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Sanguis martyrum/Texte entier

La bibliothèque libre.
Mame (p. --332).
Louis Bertrand




Sanguis


Martyrum
Éditions Mame, Tours
Sanguis Martyrum




No 201
copyright by louis bertrand, 1918.
Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction,
réservés pour tous pays.
LOUIS BERTRAND
de l’académie française




Sanguis          


          Martyrum




Illustration de G. Dutriac



TOURS
MAISON ALFRED MAME ET FILS
AGENCE À PARIS : 6, rue madame (vie)
À
ÉMILE BAUMANN

PROLOGUE

Valérien et Gallien étant empereurs de Rome, Aspasius Paternus et Galerius Maximus proconsuls d’Afrique, Caius Macrinius Decianus légat impérial pour la Numidie, – les événements qu’on va lire se déroulèrent dans les mines de Sigus et sur le territoire de Cirta, de Lambèse et de Carthage, colonies très illustres.

Qu’on ne cherche point dans ce récit ce qu’on appelle une « résurrection historique », une œuvre de dilettante ou d’érudit, qui s’applique à faire revivre et à faire comprendre tout ce qui, dans l’héritage du passé, est décidément mort et inintelligible pour nous. Il ne s’agit ici que de ce qui vit toujours, de ce qui nous est éternellement contemporain dans la plus lointaine histoire. En un temps où l’héroïsme abonde, il n’est peut-être pas inutile de savoir quelle espèce de héros furent les saints et les martyrs, et, en nous demandant pour quoi ils sont morts, de dégager, avec le sens mystique, la signification humaine de leur sacrifice. Et ce récit de sanglantes horreurs est destiné encore à rappeler que les grands chocs de peuples, les misères, les dévastations, les atrocités les plus sauvages, les cruautés les plus savantes et les plus infernales, les pires retours à la barbarie ne sont point choses nouvelles qui doivent nous surprendre et affoler notre jugement ; enfin, qu’il n’est âge si sombre, terre si désolée, qui n’ait eu son rayon de joie, son petit jardin secret, plein d’ombrages et d’eaux vives.

Telle est la règle de l’humanité. Malgré l’effort obstiné des soldats du Bien, le Mal persiste invaincu. De là vient, avec la loi du sacrifice, la nécessité périodique du martyre, c’est-à-dire du témoignage en faveur de la justice et de la vérité. Le martyre n’est point de l’archéologie. Les martyrs ne sont point des ossements poudreux enfouis dans les niches des catacombes, ou dans les auges de pierre des nécropoles. Leur sang est une vivante semence qui doit fructifier jusqu’au dernier jour. Leur geste se renouvelle indéfiniment. Au temps de l’évêque Cyprien, après une longue paix de l’Église, on pouvait croire que l’ère des martyrs était close. Et voilà que Cyprien, lui aussi, comme autrefois Félicité et Perpétue et tous les confesseurs africains, dut quitter sa villa de Carthage et les doctes entretiens sous la treille, à l’époque des vendanges, pour s’en aller vers une vendange imprévue et terrible et jeter sa chair au pressoir de l’éternel Vendangeur…

10 juillet 1917.


PREMIÈRE PARTIE

I

PRINTEMPS CHRÉTIEN

Il devait être près de la onzième heure lorsque les voyageurs, après avoir descendu une forte pente, au flanc d’une colline boisée, se trouvèrent tout à coup en face d’une rivière. En ces premiers jours de mai, la lumière se prolonge très tard. Derrière les parasols des pins, criblés de rayons aigus et vifs comme des aiguilles de cristal, l’orbe éblouissant du soleil s’inclinait à peine vers les cônes violets des montagnes.

Sans même la présence des deux légionnaires à cheval, qui précédaient le convoi, le nombre des serviteurs, la netteté de leur accoutrement, et la bonne apparence des bêtes de somme eussent annoncé tout de suite le cortège d’un personnage important. Le jeune soldat brun, qui marchait en tête, arrêta brusquement sa monture devant la tête du pont en dos d’âne, dont l’arche unique était rompue. Les pluies printanières avaient fait déborder la rivière torrentueuse et emporté une des piles. Cependant, en bien des places, le lit caillouteux était à sec. Au milieu, par une sorte de chenal profondément raviné, une masse d’eau écumeuse et jaunâtre précipitait son cours inégal, en rebondissant contre des obstacles invisibles et en roulant des paquets d’herbes et de branchages. Alors, un des muletiers se détacha de la colonne, retroussa vivement autour de ses reins sa longue blouse de toile jaune rayée de blanc, et, s’appuyant sur un bâton ferré, il s’apprêta à descendre dans le lit de la rivière, pour voir si les chevaux et les mulets pouvaient passer : ceux-ci, stupides, se seraient laissé entraîner par le courant et noyer infailliblement, sans essayer même de se sauver. On jeta au muletier une longue corde, qu’il noua à sa ceinture, afin qu’on pût le retenir si, par hasard, le courant l’emportait.

Trapu, carré d’épaules, épanoui de figure, l’homme s’avançait avec précaution, en tâtant, au fond de l’eau, du bout de sa matraque, les galets aplatis sur lesquels glissaient ses pieds nus. Arrivé au milieu du chenal, il s’immobilisa tout à coup, et, retournant vers ses camarades sa lourde face hâlée et luisante de sueur, il leur cria par plaisanterie :

« Ah ! mes enfants, le bon bain !…»

Du haut de la berge, le chef des muletiers, grand homme maigre, aux yeux d’un gris métallique comme ceux des chats, l’encourageait par ses flatteries, attestait les autres hommes qui suivaient du regard le muletier audacieux :

« Voyez Bos ! il ne tremble pas !… Ah ! il n’a pas volé son nom, celui-là ! Solide comme le bœuf sur ses quatre pieds, il faudrait un déluge pour l’ébranler ! »

Courbé sur son bâton, Bos allait toujours à pas prudents : il avait de l’eau jusqu’à mi-cuisse. Puis, ses mollets trapus émergèrent ; il sortit du chenal, atteignit l’autre berge, et, se retournant de nouveau vers ses compagnons, il lança d’un ton triomphal :

« On peut passer, fils de Dieu ! Faites avancer vos bêtes ! »

Le soldat brun, qui maintenait son cheval avec peine, piqua des deux le premier. L’autre légionnaire le suivit, puis les trois muletiers tenant par la bride leurs bêtes chargées d’ustensiles, de couvertures et d’appareils de campement ; puis les serviteurs, montés sur de petits chevaux numides, le cubiculaire, le cuisinier, le chef des écuries. Les maîtres étaient restés assez loin en arrière. Enfin, il y avait un jeune nègre, qui remplissait l’office de coureur et qui, pour tout bagage, portait une boîte ronde, en buis, qu’il pressait avec tendresse et ostentation contre sa poitrine. Derrière les serviteurs, à distance respectueuse, l’attitude un peu embarrassée et hésitante, venaient deux étrangers, qui s’étaient joints au convoi pour profiter d’une si imposante escorte et surtout de la protection officielle des deux légionnaires : car cette région forestière de la Numidie passait pour être infestée de brigands. L’un de ces individus était un gros homme pâle, à la figure molle, encadrée d’une barbe d’un noir intense, et qui traînait à l’arçon de sa selle un coffre bariolé et muni de fortes ferrures. L’autre, maigre, les cheveux crépus, le regard oblique et mauvais, dissimulait sous sa tunique tout un cordon de sacoches en cuir jaune, qui lui gonflaient le ventre ridiculement.

Lorsque tout le convoi fut de l’autre côté du pont, Jader, le chef des muletiers, compta son monde ; puis, attachant son mulet à un arbuste épineux, il prononça du bout de ses lèvres minces :

« Reposons-nous un instant, pour donner aux maîtres le temps d’arriver ! »

On s’assit sur l’herbe déjà flétrie, sur des troncs de chênes-verts abandonnés par les bûcherons, ou sur des amas de roseaux secs que l’inondation avait charriés jusque-là. Instinctivement, des groupes se formèrent. Les soldats et les étrangers se tenaient un peu à l’écart des serviteurs. On sentait qu’ils n’étaient pas familiarisés les uns avec les autres. Cependant Saturninus, le gros homme au coffre bariolé, les suivait depuis Carthage, où il tenait une boutique de curiosités et de menus objets en bois de citronnier, à main droite, en sortant du Forum, proche le quartier des parfumeurs. Une sorte de défiance l’environnait. Quant à son compagnon, c’était un cabaretier de Thuburnica, la dernière étape, où l’on venait de passer la nuit. Ayant affaire en pays numide, il avait tellement supplié Mâtha, le chef des écuries, que celui-ci finit par lui permettre de se glisser dans le convoi. Les cabaretiers étant, d’habitude, des gens mal famés qui se livraient à toute espèce de métiers louches, on le traitait en brebis galeuse. Mais le drôle, fort insolent, payait d’audace.

Les deux légionnaires venaient aussi de Thuburnica, où il y avait un poste de police préposé à la surveillance des routes. Les voyageurs avaient demandé cette escorte au commandant du castellum, simplement pour se protéger pendant la traversée de la zone montagneuse qui sépare la Numidie de la Proconsulaire, contrée particulièrement propice aux embuscades : le lendemain, les deux soldats devaient regagner leur quartier.

Mâtha, qui admirait beaucoup la monture du plus jeune d’entre eux, s’approcha de la bête, un superbe étalon de Maurétanie. Le cavalier s’était assis à l’ombre de son cheval, et, lorsqu’il se fut installé commodément sur une pierre plate, Mâtha le vit ébaucher un geste furtif sous la visière de son casque. Le palefrenier, ostensiblement, traça le signe de croix sur son front. Les yeux du soldat brillèrent :

« Tu es chrétien ? » demanda-t-il à voix basse.

Mâtha se borna à lui serrer la main, en signe de fraternité. Du coin de l’œil, il lui montra Delphin, le cubiculaire, qui les observait. Cependant, Jader commençait à s’impatienter. Il dit avec humeur :

« Le maître n’arrive pas.

— Mais qui est le maître ? » lança arrogamment le cabaretier.

Delphin, toisant l’individu, prononça :

« C’est un grand orateur de Carthage !

— Et qui s’appelle ?… insista l’homme d’un ton sceptique.

— Que t’importe, puisque tu ne le connais pas ?

— Oh ! moi, je ne fais pas tant de mystère pour dire mon nom… Je m’appelle Salloum ! Quoique né Maltais, je suis citoyen de Thuburnica et j’ai du bien au soleil. »

Alors, le jeune soldat, qui suivait attentivement ce dialogue, se pencha vers Mâtha toujours en arrêt devant le beau cheval maurétanien. Il murmura :

« Qui est-ce, le maître ? C’est un des nôtres, n’est-ce pas ? »

Mâtha, d’un battement de paupières, fit signe que oui, puis, profitant d’un moment où nul ne les regardait, il ajouta, très vite :

« C’est Cyprien, l’évêque !

— Cyprien, l’évêque de Carthage ? »

De nouveau, les paupières de Mâtha battirent, tandis que le visage brun du jeune légionnaire s’illuminait tout entier. Cependant, le chef des muletiers perdait complètement patience :

« Les maîtres ont dû s’égarer ! dit-il rudement. Qui veut aller à leur recherche ?

— Moi ! » dit le soldat imberbe, comme pris d’un enthousiasme subit.

Et il s’élança sur son cheval.

« Je t’accompagne ! » dit le maigre Delphin, d’un ton bref et soupçonneux.


Le cavalier, pour repasser le lit de la rivière, avait mis son cheval au galop. Mais, comme la montée de la route était raide, il dut bientôt ralentir et prendre le pas. Le cubiculaire le rejoignit à mi-côte.

« Dépêche-toi ! lui cria le soldat : moi, j’ai hâte de voir l’évêque Cyprien.

— Cyprien ?… qui t’a dit ? fit Delphin, la figure de plus en plus brouillée de bile… C’est Mâtha sans doute !… Il aurait mieux fait de se taire, celui-là ! Toujours le même !… C’est lui qui nous a attiré ce cabaretier maudit, sans compter ce renégat de Saturninus… Enfin, ce n’est que demi-mal, puisque tu es chrétien, toi aussi… Oh ! ne dis pas non ! Je t’ai vu faire le signe… »

Le soldat éclata d’un grand rire d’enfant, tandis que ses prunelles pétillaient de malice :

« Par le Christ, rien ne t’échappe, à toi ! Tu ferais mieux la police que moi ! Mais, je t’en prie, aimable frère, ne te courrouce pas. Moi, je suis si content… »

Un peu interloqué par ce ton railleur, le cubiculaire dévisagea son compagnon. Ce devait être une jeune recrue ! Vingt ans au plus, une moustache naissante, des lèvres entr’ouvertes, comme pour aspirer tous les souffles qui passent, de grands yeux noirs illuminés, des yeux de candeur et de foi, — c’était le disciple, l’âme juvénile et fervente s’élançant d’instinct vers tout semeur de paroles, toujours prête à suivre le voyageur inspiré qui montre le chemin avec son bâton d’apôtre… Mais, sous sa jaquette militaire, son grand manteau rouge et l’aigrette écarlate de son casque, il avait déjà une très fière et très mâle tournure, une prestance qui trahissait le soldat de race.

Delphin, conscient tout à coup de sa laideur, lui demanda sans bienveillance :

« Mais qui es-tu, toi, pour parler si familièrement ?… » Le soldat répondit avec une naïveté pleine d’assurance :

« Je suis Victor, cavalier à la IIIe Auguste, et, pour l’instant, détaché au préside de Thuburnica. Jadis, Cyprien, lorsqu’il était avocat, sauva mon père innocent d’une condamnation et d’une mort infamantes. Alors, tu comprends pourquoi je suis si heureux de pouvoir saluer Cyprien de Carthage !… Mon père, Fabius Victor, se trouvait, à cette époque, en garnison à Théveste. Aujourd’hui, il est vétéran, il demeure à Thamugadi, là-bas du côté de l’Aurès… »

Et il tendit son bras vers les montagnes lointaines qui, à l’extrême limite de l’horizon, dessinaient sur le ciel comme une haute muraille grise, une muraille de prison, compacte et sans ouvertures.

Ils étaient arrivés au sommet de la côte, et, tout de suite, ils aperçurent, venant à eux, un groupe de trois cavaliers, qui cheminaient au petit trot. Immédiatement, Delphin reconnut son maître Cyprien, accompagné de Pontius, le diacre, et de Célérinus, le secrétaire. Victor considérait avidement le groupe, et, quand ils n’en furent plus qu’à une portée de javelot, il dit très vite au cubiculaire :

« C’est bien lui, n’est-ce pas ?… Celui qui est au milieu ? »

Il désignait un homme de haute taille, à figure pleine, vêtu d’une ample dalmatique de lin blanc. Une écharpe de couleur brune, comme les bandes de son vêtement, pendait en étole, sur sa poitrine. Maintenu par un cordon rouge, son chapeau conique était rejeté en arrière, inutile maintenant que le soleil était tombé, et les larges bords formaient une sorte d’auréole derrière sa tête chauve. Son front nu paraissait très grand. Son regard aigu et pénétrant sondait de loin les mauvaises consciences.

Delphin, ayant pris un temps, répondit avec importance :

« Oui, celui qui se tient au milieu, c’est Cyprien, l’évêque ! »

Précipitamment, le soldat mit pied à terre, et il s’élança d’une telle hâte vers le voyageur que celui-ci dut arrêter son cheval pour ne pas l’écraser. Le jeune homme s’agenouilla, cherchant à saisir, pour le baiser, le pied pendant du prélat qui se dérobait :

« Père très saint, dit-il, je ne suis qu’un passant pour toi. Je partirai demain, et, sans doute, je ne te verrai plus jamais. C’est pourquoi je veux que tu me bénisses, afin de pouvoir dire, quand je retournerai là-bas, chez mon père : « J’ai été béni par l’évêque et très glorieux confesseur Cyprien ! »

Celui-ci, habitué à ces démonstrations affectueuses de la piété populaire, ébaucha spontanément le geste de la bénédiction. Mais le soldat, s’étant relevé, regarda l’évêque bien en face et lui dit :

« Je suis le fils de Fabius Victor, le centurion, que tu as sauvé… Tu te souviens ? Il était païen en ce temps-là. Puis, ayant appris ta conversion, il s’est converti, lui aussi, et il m’a engendré dans la foi du Christ… Ah ! comme il parlait de toi ! Avec quelle abondance de cœur, si tu savais, père très saint !… Mais toute l’Afrique est pleine du bruit de tes œuvres et de tes paroles… »

Cyprien se rappelait en effet Fabius Victor, le centurion. C’était à l’époque du premier Gordien, l’empereur des colons d’Afrique, lorsque Carthage était continuellement en tumulte. Le soldat, pris dans une bagarre entre civils et militaires, s’était vu faussement accusé d’un meurtre. Non seulement Cyprien le défendit de toute son éloquence, mais il rédigea pour lui une supplique à César ; et, comme en ces temps-là il avait déjà l’amour des pauvres et des opprimés, il refusa les honoraires du centurion. Et voilà que celui-ci s’était converti au Christ à l’exemple de son bienfaiteur, convaincu qu’un tel guide ne pouvait pas le tromper… À cette pensée, les traits austères de Cyprien s’épanouirent. Il regarda ce soldat chrétien qui se tenait si fièrement devant lui, et, songeant aux répercussions infinies de la grâce, il lui sembla que ce beau jeune homme était un peu le fils de son âme et comme la récompense de sa bonne action. Il lui dit avec une tendresse soudaine, qui faisait trembler légèrement sa voix :

« Remonte sur ton cheval et viens m’embrasser, mon enfant. »

Le cavalier s’étant remis en selle s’approcha de l’évêque qui l’accola et le baisa au front.

Cependant, Delphin, le cubiculaire, s’irritait de cette scène et de la familiarité du soldat, qui l’empêchait d’aborder son maître. Finalement, il se décida à adresser la parole, le premier, à Cyprien ;

« Maître, dit-il, nous étions inquiets de toi : c’est pourquoi nous sommes venus… Mais il y a aussi une chose dont il faut que tu sois averti. »

Devant les airs mystérieux et la longue figure soucieuse du serviteur, Cyprien fit signe à ses compagnons de prendre les devants. Alors Delphin lui dit, avec de grands gestes dramatiques :

« Maître, tu as vu ce cabaretier, cet homme de Thuburnica ?

— Je n’ai rien remarqué, » fit l’évêque.

Le cubiculaire baissa la voix :

« C’est un païen, qui pourrait te trahir.

— Comment veux-tu ? Il ne sait pas qui je suis…

— Ah ! cher bon maître, que tu es confiant !… Ignores-tu combien Mâtha est bavard, comme il aime à se vanter ? Car c’est lui qui a permis à cet homme de profiter de notre escorte.

Delphin pensait : « Et Mâtha a dû recevoir pour cela un beau présent. » Mais il n’en était pas sûr, et la charité chrétienne lui défendait de calomnier un frère.

« Accueillons-le parmi nous, dit l’évêque, il vivra un peu de notre vie, il verra ce que c’est que des chrétiens.

— Y songes-tu ? Un cabaretier !… un marchand d’esclaves, un vendeur de chair humaine !

— Je lui parlerai, dit Cyprien avec son intrépidité d’apôtre, convaincu qu’on ne résiste pas à un mouvement de charité.

— Je t’assure, maître, insista Delphin, qu’il y a danger pour toi. »

Cyprien demeura un instant perplexe, puis il déclara :

« Alors, vois. Fais ce que tu jugeras à propos… Mais, pour plus de sûreté, nous ne passerons pas la nuit à Thagaste, où je sais que doit être, en ce moment, un affranchi de César. Nous camperons dans la forêt. Avertis Jader. »

Ravi d’être arrivé à ses fins, le cubiculaire talonna son mulet afin de transmettre plus vite les ordres de Cyprien. Victor alla se ranger derrière le prélat et ses acolytes, comme pour leur faire une garde d’honneur. Quand le fils du centurion passa près de l’évêque, celui-ci le salua légèrement de la main, avec un sourire paternel. Puis, instantanément, ses traits se figèrent. Des pensées graves et douloureuses sans doute l’obsédaient. Respectant sa méditation, ses deux compagnons s’étaient replacés à ses côtés. Habituellement taciturne, Célérinus, le secrétaire, n’avait pas de peine à garder le silence. Physionomie ingrate de fonctionnaire, aux yeux flétris et continuellement baissés, il paraissait indifférent à tout, même à sa tâche, qu’il accomplissait néanmoins en conscience. Au contraire, le diacre Pontius, d’un naturel pétulant et communicatif, bridait difficilement sa langue. Avec sa mine naïve, ses yeux à fleur de tête, ses narines trop ouvertes dans une figure trop rose, il était le type du famulus, toujours empressé, toujours prêt à faire écho à la parole ou à la pensée du maître. Le voyant anxieux, il ne put se contenir plus longtemps :

« Mon bon seigneur, dit-il, pourquoi te tourmenter ? Nous arriverons au jour convenu. Tu présideras le concile pour les ides de mai. Et, tu verras, nous célébrerons joyeusement la Pentecôte à Cirta… »

Cyprien, perdu dans sa songerie, prononça d’une voix lointaine :

« Si encore il n’y avait que ce concile ! Mais il y a bien autre chose… »

Sa tête retomba sur sa poitrine, puis il ajouta :

« Que Dieu m’épargne cette douleur ! »

Et il ne dit plus rien jusqu’au moment où il fallut franchir la rivière.

Le convoi n’était plus sur l’autre berge. Dès l’arrivée de Delphin, Jader avait donné le signal du départ et l’on s’était mis à la recherche d’un endroit propice pour camper et passer la nuit.

Toujours escortés par Victor, le légionnaire, qui trottait à distance, et ses compagnons, une fois sortis du lit torrentueux, regagnèrent la route, dont les lacets escaladaient, par de fortes rampes, les hauteurs opposées. On montait vers des plateaux étagés, couverts de pins et de chênes-verts et, çà et là, de tamarins et d’oliviers sauvages. Partout, les frondaisons forestières déferlaient en une vaste houle moutonnante. Le soleil allait tomber derrière l’horizon. Une fraîcheur exquise s’élevait de toutes ces verdures. Mais Cyprien, obsédé par les mêmes pensées, ne sentait ni ne voyait rien. Il repassait en son esprit les difficultés auxquelles se heurtait son projet de concile. Il savait combien l’autorité impériale était soupçonneuse, de quel œil inquisiteur elle épiait les réunions des chrétiens, surtout les allées et venues des évêques. Réussirait-il à tromper la vigilance des espions et des gens de police ? Pourtant les précautions les plus minutieuses avaient été prises ! Mais les difficultés étaient peut-être pires du côté des fidèles eux-mêmes. L’évêque de Carthage connaissait par expérience l’entêtement irréductible de certains confesseurs, la sottise obtuse et l’insolence de ces demi-martyrs, qui semblaient n’avoir donné leur sang que pour ébranler la foi, en propageant l’anarchie dans l’Église… Il voyait tout cela avec tristesse. Et cependant les dangers du dehors lui apparaissaient non moins redoutables que ceux du dedans. Voici que des rumeurs sinistres recommençaient à courir. Est-ce que la persécution allait encore une fois se rallumer ?

Et puis, une autre angoisse le torturait, une angoisse plus pénible que toutes les autres, ce à quoi il avait fait allusion tout à l’heure, ce qui, au fond, plus que le concile, déterminait son voyage à Cirta : l’état d’âme de son intime ami Cécilius Natalis, ce rival de gloire et d’éloquence, qu’il avait autrefois converti et baptisé à Carthage. Et voilà que, depuis quelque temps, il le sentait faible dans la foi, — depuis que Cécilius était revenu s’installer et comme s’ensevelir dans ses propriétés de Cirta. Déjà vieux et sans famille, comment vivait-il ? Avec qui vivait-il ? Quelle était la cause de sa tiédeur ? Allait-il, après beaucoup d’autres, apostasier, — lui, personnage illustre, orateur de talent, vanté à Rome comme à Carthage, sur qui toute la province avait les yeux fixés ?… Quel scandale ! Quel coup ce serait pour l’Église ! Mais surtout quel déchirement de cœur pour lui, Cyprien, qui avait amené au Christ cet ami très cher ! Cécilius lui infligerait-il ce désaveu, et cela à la veille peut-être des plus cruelles épreuves pour les âmes fidèles ?

« Tio, tio, tio, tiotinn’x ! »

Cyprien, comme réveillé en sursaut d’un mauvais rêve, prêta l’oreille avec ravissement. Les trilles mélodieux se répondaient d’un fourré à l’autre. Après l’assoupissement diurne, toute la forêt semblait s’éveiller, elle aussi, pour chanter. Des milliers de rossignols remplissaient ces bois de Thagaste. Subjugué par le chant printanier, l’évêque avait arrêté son cheval et, accoutumé qu’il était à voir partout des symboles, des signes de la volonté divine et des présages de l’avenir, il crut entendre dans les frêles gosiers des oiseaux chanteurs une réponse céleste aux doutes qui l’opprimaient. Le rossignol, messager du printemps, lui apportait l’assurance de ce Printemps éternel qui succéderait aux tourmentes du Siècle… Oui, qu’importaient les défaillances individuelles ? Le temps de la grande fête des Élus était proche…

Il poursuivit sa route plus confiant. À cet endroit, la voie militaire formait un coude le long d’une crête qui dominait un ravin. En bas, retentissait le fracas d’un torrent. C’était comme un gouffre de verdure où éclataient, par myriades, les pétales jaunes des genêts. Une immense couleur d’or et d’émeraude tapissait le ravin, envahissait les collines et les mamelons boisés. Les pins veloutés luisaient dans les pentes et les précipices. En haut, les chênes-verts se multipliaient en futaies compactes, coupées par des taillis où s’épanouissait toute une neige végétale, où les boules blanches des acacias se bombaient parmi les cistes et les myrtes en fleur. On aurait dit des tables de communion dressées dans des vergers paradisiaques. Et partout l’odeur des résines et des mauves brûlées de soleil flottait comme une fumée d’encens. Pour les voyageurs carthaginois, au sortir de leurs plaines arides, cette forêt de Thagaste était un enchantement. Ils s’émerveillaient de cette luxuriance, de ces verdures gonflées de sève, de ce murmure perpétuel des eaux courantes…

« Tio, tio, tio, tiotinn’x ! »

À travers les branches, la flûte invisible du rossignol continuait à découper ses mélodies éblouissantes et capricieuses. Ivre de crépuscule autant que la cigale de soleil, la voix de l’oiseau d’or, filtrant sous les ramures, était fraîche comme une source au clair de lune. Cyprien écoutait toujours.

Puis, soudain, au détour d’un fourré, on fut sur un grand plateau dénudé, un herbage au sol inégal et montueux, où des vapeurs naissantes commençaient à ramper dans les lointains. Des vaches rentraient à l’étable, talonnées par des pasteurs, qui brandissaient des bâtons. Il allait faire nuit bientôt. Le soleil, derrière les montagnes de l’Aurès, n’était plus qu’un disque rouge, dont on apercevait à peine le sommet. Dans l’herbe haute de la prairie, les genêts vermeils brillaient, comme des candélabres d’or aux branches innombrables, tandis que les asphodèles, avec leurs tiges longues et minces, leurs petites corolles d’un rose pâle, se détachaient, dans l’air léger, pareils à de sveltes chandeliers. Des pourpres traînaient au couchant ; vers l’Est, des cônes vaporeux s’effaçaient peu à peu dans un ciel violet. Comme halluciné par une Présence surnaturelle, l’évêque tenait ses yeux fixés sur les montagnes du couchant. Tel un fleuve céleste épanché en ruisseaux de diamant sur la cime des monts, une bordure cristalline ondulait derrière les crêtes toutes noires, qui se découpaient avec une netteté un peu dure sur les rougeurs crépusculaires…

Cyprien cherchait encore un symbole derrière ces formes et ces couleurs extraordinairement splendides, lorsqu’il aperçut, à l’extrémité de la prairie, un homme qui venait vers eux. C’était Jader accouru au-devant du maître. Il avait fait établir le campement à une assez grande distance de la route, derrière un épaulement de terrain. Les fumées des feux, tout de suite allumés, en indiquaient la direction. À gauche, les vaches, toujours poursuivies par les bergers, se précipitaient en désordre vers les étables et quelques tentes de nomades, dont les rayures sombres se distinguaient dans le vert des herbages.

« Maître, dit le chef des muletiers, j’ai fait dresser ta tente, là-bas, derrière ce tas de sable. Delphin ne voulait pas. Il prétendait qu’il fallait aller plus loin dans la forêt. Si cela te déplaît, il est encore temps peut-être pour changer… »

Cyprien fit signe que cela lui était indifférent. Alors le muletier, baissant la voix, dit encore :

« Il a voulu aussi chasser le cabaretier, sous prétexte que Thagaste est proche et qu’il peut y trouver un gîte. Mais l’homme, ulcéré, se défend… »

En effet, lorsque les voyageurs mirent pied à terre, ils trouvèrent le camp plein d’agitation et de clameurs. Remonté sur son cheval, Salloum, le cabaretier, injuriait Delphin. Finalement, il cria, en tendant son poing :

« Adieu, camarades ! Je vous laisse adorer votre tête d’âne et vous livrer en famille à vos orgies dégoûtantes… Ah ! ah ! ce n’est pas sans raison que vous campez loin des villes et de la police. »

Apercevant les nouveaux venus et intimidé par le visage sévère de Cyprien, il tourna bride subitement et, avec toutes ses sacoches gonflées d’argent, il disparut derrière un fourré de lentisques.

L’évêque fut très contrarié de cet incident. Il gronda Delphin : « Pourquoi avoir irrité cet homme ? Peut-être qu’on aurait pu tolérer sa présence, au moins jusqu’à Thagaste. » Puis la joie de se trouver au milieu des siens, dans ce beau paysage apaisant, si doux à l’âme et aux sens, dissipa ces impressions fâcheuses. Il était naturellement gai, et l’habitude des périls, la nécessité d’inspirer confiance à son entourage avaient encore développé en lui cette disposition originelle.

La plupart de ceux qui se trouvaient là, avec lui, étaient d’anciens esclaves nourris dans sa maison familiale. Aussitôt après sa conversion, Cyprien les avait affranchis, mais il était si bon maître que tous avaient demandé en grâce de rester à son service. Jader et ses deux muletiers appartenaient depuis longtemps à l’église de Carthage : ils étaient même ses aînés dans la foi. Au plus fort de la récente persécution, leur fidélité ne s’était point démentie. Il n’en était pas de même, hélas ! de Saturninus, le marchand de curiosités, qui, lui, avait lamentablement « failli ». Cependant il était revenu, en se frappant la poitrine, et sa pénitence paraissait sincère.

Seul, le second soldat de l’escorte excitait quelque défiance dans l’esprit de Cyprien. Il le dévisagea plus attentivement : c’était un Pannonien, gros garçon au teint rose, aux cheveux blonds frisés, que partageait, sur le côté gauche, une raie correcte, l’air stupide et doux d’un mouton, d’ailleurs parfaitement discipliné. Victor, qui devinait les pensées de l’évêque, lui dit avec son insouciance, ordinaire :

« Ne crains rien, Père ! On peut tout dire et tout faire devant lui. Il ne sait pas un mot de latin, ni de punique : il ne comprend que les commandements militaires. Nos rites ne peuvent être pour lui que des coutumes romaines, et notre Dieu qu’un dieu de Rome. »

Cyprien finit par engager le barbare à s’approcher du repas que l’on prit en commun : ce fut une véritable agape, que Migginn, le cuisinier, avait préparée aussi copieuse et succulente que possible, comme il convenait pendant cette longue fête du temps pascal. Quand ce fut fini, l’évêque récita l’action de grâces, puis il dit aux convives :

« Frères, achevons joyeusement cette soirée, et, pour que l’heure même du repos ne soit pas exempte des grâces divines, si vous le voulez bien, nous allons chanter un de nos cantiques habituels… »

Et, s’adressant au diacre Pontius :

« Toi qui as été lecteur et qui possèdes une belle voix, je te prie, donne-nous le prélude. »

Le diacre connaissait par cœur tout le psautier. Aussitôt, il entonna le début du Psaume onzième :

« Sauve-moi, Seigneur ! Il n’y a plus de saints, et les vérités sont diminuées par les enfants des hommes

— Non ! pas celui-là ! interrompit aussitôt Cyprien ; un autre, qui réponde mieux à l’allégresse de la Pâque ! » Alors Pontius commença le Psaume huitième :

« Seigneur, notre Seigneur, que ton nom est admirable par toute la terre ! Ta magnificence s’est élevée au-dessus du firmament… j’irai voir tes cieux, l’œuvre de tes doigts, la lune et les constellations que tu as créées… »

Les assistants répétaient en chœur les versets qu’ils avaient retenus. Le ciel nocturne, avec son fourmillement d’astres, se déployait au-dessus de leurs têtes, et, tout autour d’eux, sur les genêts et les asphodèles, sur les cistes et les myrtes en fleurs, les lucioles éphémères, étincelles palpitantes, ferventes, innombrables, tourbillonnaient comme une pluie d’étoiles. Quand Pontius chantait seul, il y avait une courte pause, pendant laquelle on entendait, sous les taillis, la mélodie infatigable du rossignol. Mais le chœur des voix pieuses reprenait bientôt, couvrant tous les murmures et tous les bruits. La petite flûte païenne se taisait, perdue dans le grand vent sonore de la harpe royale, tandis qu’au loin les nomades, veillant auprès de leurs feux, se demandaient quelle était cette race d’hommes qui, comme l’oiseau du printemps, semblaient ne vivre que pour chanter.



II

À THUBURSICUM

Lorsque Cyprien se réveilla sous la tente, il se prit à répéter machinalement les paroles du psaume que Pontius avait commencé la veille : « Defecit sanctus ! Il n’y a plus de saints !… » Et cela le frappa d’abord comme un mauvais présage. Mais aussitôt son cœur d’apôtre se raffermit… Si ! il y aurait encore des saints, peut-être plus que jamais. La force de l’Esprit divin, inépuisable en son effusion sans fin, ne pouvait manquer, même en ces tristes jours. Comme cette forêt, qu’il voyait du seuil de sa tente, ces arbres gorgés de sève, cette prairie soulevée par les germes printaniers, la terre d’Afrique baignée par le sang des fidèles suppliciés allait faire fructifier la bonne semence…

Il vivait ainsi dans une exaltation continuelle entrecoupée par des retours de froide raison, une raison d’administrateur, positive et clairvoyante à la romaine. Cette sagesse pratique n’avait rien de médiocre ni de bas, parce qu’elle tendait vers une fin sublime.

Dans le tumulte trivial du campement, il fit ses préparatifs de départ, avec une joie sereine.

Tandis que les deux soldats reprenaient le chemin de Thuburnica, le convoi reformé se dirigeait vers Thagaste. On sortit de la forêt. Les bouquets d’arbres devenaient de plus en plus clairsemés. Bientôt, dans une dépression de terrain, on aperçut le municipe avec ses maisons blanches qui luisaient parmi les verdures des jardins et des vergers. Les poiriers sauvages qui bordaient la route étaient tout fleuris de blancs pétales. Dans l’air subtil du matin, Cyprien se sentait le corps dispos et l’esprit agile. Thagaste, épanouie en sa ceinture verdoyante, brillait devant lui, oasis de fraîcheur et de fécondité sur le seuil des steppes et des sables dont l’haleine brûlante se pressentait déjà. Cyprien, ayant arrêté son cheval, la contempla un instant, et il pensait en lui-même : « Petite ville, je te bénis pour le rafraîchissement que tes bois et tes prés ont donné à mon âme. Puisses-tu, comme eux, être féconde et enfanter à l’Église des fils illustres !… »

Puis il enjoignit à Jader de diviser le convoi, afin de ne point attirer l’attention, quand on s’engagerait dans les rues du municipe. Il fit passer en tête Pontius et Célérinus. Lui-même, à une notable distance des muletiers et des serviteurs, fermait la marche. Il avait appris par des frères qu’un affranchi nommé Zopicus, Grec de naissance, devenu procurateur impérial en Numidie, devait séjourner quelque temps à Thagaste, pour y faire des achats de blé. Il était bien inutile d’éveiller la curiosité de ce fonctionnaire avec qui Cyprien entretenait autrefois, à Carthage, des relations d’intérêt et qu’il considérait comme un fourbe capable des pires choses.

On traversa la ville sans encombre. Et puis, voilà qu’au moment où le convoi venait de se reformer, à deux milles environ de Thagaste, on croisa un autre convoi précédé de quatre soldats à cheval. Ils encadraient une voiture de la poste, qui allait au pas et dont les rideaux retroussés laissaient voir un amas de coussins, où se pavanait, la mine insolente, un personnage au profil bovin et aux gros veux saillants. C’était lui, Zopicus, le procurateur impérial. De loin, Cyprien le reconnut, rien qu’à son port de tête. Immédiatement, il releva très haut son mouchoir de cou, y plongea sa bouche et ses narines, comme pour se préserver de la poussière de la route, mit sa houssine dans la main qui tenait les rênes, et, de la droite, il envoya le baiser de salutation, en passant au grand trot. Le personnage, négligemment, ébaucha le même geste de courtoisie, et ce fut tout.

Néanmoins, cette rencontre désagréable eut pour effet de rappeler à l’évêque de Carthage qu’il n’était pas encore à Cirta. Il lui tardait d’arriver à Thubursicum et d’y trouver, comme il était convenu entre eux, une lettre de son ami Cécilius Natalis. En effet, c’était chez celui-ci, dans une de ses propriétés, que devaient se réunir les évêques. Des difficultés et même des périls graves pouvaient surgir au dernier moment… Et Cyprien recommençait à calculer les chances mauvaises, tout en escaladant les rampes pierreuses de la route qui se rétrécissait en suivant les détours d’une vallée très resserrée.

Le pays devenait de plus en plus austère et âpre. La route montait toujours. Elle allait monter ainsi pendant des lieues, jusqu’à l’étape encore lointaine. De temps en temps, on longeait des ravins aux pentes perpendiculaires qui s’abîmaient d’un mouvement brusque ; et, quand on se penchait sur le bord, on voyait, tout au fond, miroiter au soleil, dans des cuvettes de rochers, les replis d’un cours d’eau, toujours le même, qui disparaissait et reparaissait sans cesse, comme les tronçons d’un interminable serpent. Par les lacets sans fin, entre des couloirs d’une extraordinaire sauvagerie, on atteignait de mornes espaces, et les heures s’écoulaient dans une monotonie désespérante… Le seul incident de cette fastidieuse montée fut l’apparition d’un jeune pâtre qui gardait un troupeau de chèvres efflanquées et qui jouait des airs du Sud sur une flûte de roseau peinte au minium : toute rouge, elle semblait saigner sous ses lèvres. On fit halte un instant pour l’écouter, après quoi l’ennui de la montée parut plus opprimant.

Enfin, à la tombée du crépuscule, on atteignit un faubourg de Thubursicum, simple groupe de maisons, qu’on appelait la Villa Titiana. On devait y passer la nuit dans une ferme écartée, à quelque distance de la route, chez un chrétien averti, le mois d’avant, par Jader qui lui avait donné toutes ses instructions pour le passage de l’évêque. Depuis le fermier avait dû réfléchir et trouver un tel hôte un peu trop compromettant. Ou bien peut-être était-il sincère, lorsqu’il se présenta tout tremblant devant Cyprien et s’excusa sur la pauvreté de son logis, indigne de recevoir un si grand personnage.

Mais il s’était arrangé avec un certain Goudoul, qui tenait un caravansérail à l’autre bout de la ville et qui était plus en mesure que lui d’héberger avec toute la décence convenable l’illustrissime voyageur et sa suite. L’hôtelier avait préparé une chambre pour l’évêque, il l’attendait depuis plusieurs jours. Et l’individu affirmait que ce Goudoul était un homme sûr, donnant même à entendre que, s’il n’était pas chrétien, il voulait du bien aux frères. Finalement, après des discussions irritantes, Cyprien, à contre-cœur, dut se laisser persuader.

Le convoi poussa donc jusqu’à Thubursicum, en prenant un chemin détourné, toujours pour éviter de traverser la ville en trop nombreux équipage.

Il faisait presque nuit. On devait être très haut, à en juger par le froid qui vous tombait sur les épaules. L’air était même si vif que Cyprien demanda sa lacerne de laine. Et, tout à coup, au sortir du chemin, bordé par une double muraille en pisé, on déboucha sur un plateau désert où l’on ne distinguait, de loin en loin, que des sépultures. Au revers de ce plateau, la ville descendait en amphithéâtre. On n’en apercevait qu’une porte monumentale, dont l’arche très haute s’ouvrait sur un ciel encore tout enflammé par le couchant.

Immédiatement après la porte, les maisons commençaient. Nulle transition entre la brousse et cette agglomération humaine. Cent pas en arrière, c’était la solitude et le silence : ici, l’agitation et le grouillement d’une rue populeuse, bruyante, encombrée d’attelages et de bêtes de somme, bordée de chaque côté par des tavernes, des boucheries et beaucoup d’étalages en plein vent. Le caravansérail de Goudoul se trouvait tout de suite à gauche, appuyé à l’une des piles de la porte. La cour intérieure, avec ses arcades superposées, était presque entièrement couverte par une vigne grimpante, dont les jeunes pousses retombaient en guirlandes jusque sur la margelle des citernes et des abreuvoirs, qui en occupaient le milieu. Bêtes et gens emplissaient cette cour d’un va-et-vient continu : car les animaux devaient la traverser pour pénétrer dans les écuries aménagées sous les arcades du fond. Dans un coin, des chameaux, les jambes repliées sous leur ventre, ruminaient, en tournant leurs longs cols avec un air de majesté offensée et faisant claquer leurs babines sur leurs gencives fortement endentées. Près des citernes, des charmeurs de serpents, venus des oasis les plus prochaines, avaient attiré un grand concours de curieux. Et cela fit que Cyprien et son escorte entrèrent presque inaperçus dans l’auberge.

Cependant Goudoul, le maître du logis, accouru au-devant de son hôte, déclara n’avoir reçu aucun messager de Cirta. Ce fut, pour l’évêque, un cruel désappointement, car il avait donné à son ami Cécilius Natalis les plus minutieuses précisions sur la date de son passage à Thubursicum. On allait perdre une journée, peut-être davantage, à attendre sa lettre ! D’ailleurs, pourquoi ce retard, et qu’était-il arrivé ?… Cyprien, inquiet et préoccupé, dormit mal dans la belle chambre qu’on lui avait préparée.

La journée du lendemain fut longue à passer pour tous. Cyprien n’osait pas trop sortir, dans la crainte de provoquer des commentaires. Un étranger de son allure et de sa condition ne pouvait guère échapper à la curiosité publique. Alors, pour patienter jusqu’à l’arrivée du messager, il manda son secrétaire Célérinus et se mit à lui dicter une note sur le baptême des hérétiques, qu’il comptait lire, pendant le concile, à ses collègues de Numidie. Désœuvrés, les muletiers et les serviteurs flânaient dans la cour, à regarder les charmeurs de serpents qui, au son d’une flûte et d’un tambourin, faisaient danser ces reptiles inoffensifs.

Après l’heure de la sieste, le vacarme causé par les charmeurs devint tellement assourdissant que Cyprien dut renoncer à toute velléité de travail. Pour comble d’ennui, la lettre de Cécilius n’arrivait toujours pas. L’évêque envoya Pontius interroger Goudoul à ce sujet, et, comme le diacre rentrait, disant qu’aucun messager n’avait paru, Delphin, le cubiculaire, pénétra dans la chambre, tout agité et palpitant d’une grosse émotion : il venait de croiser Salloum, le cabaretier éconduit, au moment où celui-ci sortait des bains. Le Maltais l’avait accablé d’injures, mais Delphin s’était éclipsé si prestement que l’autre n’avait pas eu le temps d’exciter un scandale dans la rue.

« Encore ce cabaretier ! fit Cyprien, en réprimant un mouvement d’irritation : il va nous attirer quelque avanie !… Je te l’avais bien dit ! Pourquoi l’avoir éloigné ?…

— Bah ! répondit Delphin : demain, il aura perdu nos traces ! »

Et il s’excusa de n’avoir point caché à son maître cette ridicule algarade. Encore sous le coup de la dispute, son ressentiment l’avait emporté. En réalité, il était entré chez Cyprien pour un autre motif : un homme était en bas qui demandait à entretenir l’évêque dans le plus grand secret.

« C’est l’envoyé de Cécilius Natalis ? lança joyeusement celui-ci.

— Non, dit Delphin, c’est un homme que Nartzal, un de nos muletiers, a rencontré chez un marchand d’orge… Mais ils vont t’expliquer eux-mêmes… »

Et, sur un signe d’acquiescement, il introduisait, l’instant d’après, les deux individus. Nartzal, maigre et osseux, montrait une figure ascétique, un corps tellement desséché que ses camarades l’appelaient par plaisanterie « le gymnosophiste ». Presque toujours taciturne, l’air effacé et modeste, il avait pris néanmoins l’habitude de la parole dans les réunions liturgiques : de sorte qu’il s’exprima devant l’évêque sans nul embarras. Il dit que son compagnon se nommait Pastor : c’était un Espagnol de Carthagène, avec qui il avait travaillé autrefois à Hippone et à Rusicade. Celui-ci désirait voir Cyprien pour une communication importante. Quant à lui, Nartzal, il répondait de l’Espagnol : c’était un homme sûr, une âme droite, quoique… Et rien qu’en appuyant sur ce dernier mot, il fit comprendre à l’évêque que l’autre n’était pas chrétien.

Cyprien ayant congédié Nartzal, l’Espagnol parla à son tour, l’air gêné, en cherchant ses mots, car il savait mal le latin. Figure inexpressive, brûlée par tous les soleils méditerranéens, fouettée par les vents et les averses, il avait l’air d’une poutre mal dégrossie. Il dit :

« Maître, voilà !… Je suis voiturier. Je fais sans cesse le chemin entre Thubursicum et les mines de Sigus, où je conduis de la farine, du vin, de l’huile, des fers pour les mulets et les chevaux. Cet hiver, un peu après les saturnales, comme j’étais à Sigus chez le coiffeur, celui qui est près du temple, le garçon qui me rasait me dit : « Connais-tu un homme de confiance pour porter une lettre à Carthage ? » En hiver, les occasions sont rares. Je dis oui tout de même. Et, le soir, il m’amena à l’auberge un contremaître de la grande mine, un nommé Mappalicus, de Thuburbo, qui me remit pour toi la lettre que j’ai là dans ma blouse. Seulement, la saison a été si mauvaise que, pendant trois mois, je n’ai pu trouver un seul messager pour Carthage… Et puis voilà que tout à l’heure, chez le marchand d’orge, j’ai rencontré Nartzal, qui m’a dit que tu étais ici… »

Il porta la main à sa blouse, mais, comme pris d’une défiance soudaine :

« Tu es bien Thascius, le Carthaginois ?

– Je le suis en effet ! dit l’évêque : car on m’appelle aussi Thascius.

L’homme tira d’un petit sac de cuir des tablettes grossières, comme en ont les intendants pour inscrire leurs comptes, et il les tendit à Cyprien :

« Je te remercie de ta fidélité ! » dit celui-ci.

Et, ayant frappé dans ses mains, pour appeler Célérinus, son secrétaire, il ajouta :

« Donne un auréus à cet homme et reconduis-le auprès de Nartzal ! »

Les tablettes étaient scellées d’un sceau de plomb. Cyprien fit sauter le cachet du bout de son style, et il lut ces mots tracés péniblement dans la cire, comme avec la pointe d’un gros clou :

« AU BIENHEUREUX PAPE CYPRIEN, PRIVATIANUS, L’EXORCISTE, BARIC, LE CISELEUR, ET GUDDEN, LE CORDONNIER, QUI SONT DANS LES MINES DE SIGUS, SALUT ÉTERNEL DANS LE SEIGNEUR DES SEIGNEURS.

« Nous te saluons, Père bien-aimé, et nous crions vers toi du fond de cet enfer de Sigus, où nous sommes plongés depuis si longtemps que le monde et Dieu lui-même paraissent nous avoir oubliés. Vivant dans des ténèbres perpétuelles, il n’y a plus pour nous ni jour ni nuit, et nous ne savons plus depuis combien d’années dure notre martyre. Nous espérions obtenir la couronne avec nos autres frères qui, tout de suite, sont morts dans cette géhenne, mais, pour notre malheur, Dieu ne l’a pas permis.

« Père bien-aimé, nous sommes à bout de force et de patience. Nous ne voulons pas rester plus longtemps dans ce lieu de torture, qui est aussi un lieu de perdition. C’est un cloaque impur, la sentine de tous les vices. Nous voulons bien mourir, mais nous ne voulons pas perdre nos âmes. Des choses graves se préparent ici. Les misérables condamnés, dont nous partageons les souffrances, murmurent entre eux et prononcent des paroles de révolte. Or, nous sommes les soldats du Christ, mais non point des séditieux. Nous t’en supplions, cher Cyprien, envoie-nous quelqu’un de tes prêtres avec de l’or pour nous racheter. Nous n’avons pas peur des verges, ni des chevalets, ni des croix, mais nous ne voulons point être éternellement confondus.

« Nous souhaitons, notre cher Père, que tu te portes toujours bien dans le Dieu vivant.

« Moi, Privatianus, j’ai écrit et relu. Nous, Baric et Gudden, nous avons signé. »

Au bas de la dernière feuille des tablettes quelqu’un avait tracé d’une grosse écriture maladroite : « Et salue bien mon frère Eutychianus, s’il vit encore ! »

Des larmes coulaient des yeux de l’évêque, tandis qu’il achevait ces lignes. Il songeait à tout ce qu’elles avaient dû coûter d’efforts, de ruses, de calculs, de persévérance aux malheureux qui les avaient écrites. Oui, que n’avait-il pas fallu pour que cette lettre pût être rédigée et pour qu’elle parvînt jusqu’à lui ! Quel espoir invincible, quelle confiance en lui cela supposait ! Il en était ému jusqu’au fond de l’âme… Ce Privatianus qu’il avait cru mort, il se le rappelait maintenant ! c’était, en effet, un exorciste de l’Église de Carthage. Il était en fonctions lors de son élection épiscopale, à lui Cyprien, et il avait même été un de ses plus chauds partisans. Quant aux deux autres, il les ignorait complètement. Ils avaient dû être condamnés aux mines avec Privatianus pendant la persécution de Dèce, voilà bientôt huit ans. Huit ans ! quel long supplice ! Il était prodigieux, vraiment, qu’ils n’eussent point succombé !…

Mais comment s’y prendre pour les tirer de là ? On ne pouvait pas racheter des condamnés frappés d’une sentence régulière. Alors quoi ? Les faire évader ?… Et, tout de suite, Cyprien songea que Cécilius, son ami de Cirta, était un de ceux qui affermaient les mines de Sigus. Sans doute, Cécilius pouvait beaucoup. En arrivant, il lui parlerait de cette affaire… Mais pourquoi celui-ci tardait-il à lui faire parvenir le message convenu ? C’était la faute du messager sans doute…

Le soir, il était tellement excédé par l’attente qu’il se décida finalement à sortir. Pour ne point se montrer dans les rues, il contourna la ville par un chemin extérieur bordé de stèles et de mausolées. Partout des pierres blanches avec des dédicaces aux dieux mânes, des inscriptions en caractères phéniciens, sous une tête de Baal, ou la silhouette gravée d’un palmier entre deux fleurs de lis. Ce chemin funéraire aboutissait à un ravin, en longeant les murs d’un théâtre inachevé. Au bout du ravin, à droite, tout à coup, une vision inattendue et charmante arracha, pour un instant, Cyprien à ses tristesses et à ses inquiétudes.

C’était un bassin en hémicycle, prolongé par un parterre d’eau, que, de chaque côté, bordait une colonnade. Au bout du grand canal, au fond de la perspective miroitante, un petit temple en marbre rose, exhaussé par un large escalier, se détachait sur la blondeur fauve d’une colline pierreuse, entre deux peupliers d’Italie, droits comme deux cierges sur leur chandelier. Les jeunes gens qui se baignaient dans le canal troublaient à peine la limpidité de l’eau morte. Les mauves liquides se mêlaient aux reflets roses du ciel et des marbres. Dans l’âpreté et la sécheresse des terres, ces grandes surfaces fraîches et souriantes, ces miroirs enchantés par le crépuscule, et, dans le lointain, le mol ionique du petit temple, tout cela composait un ensemble plein d’une grâce légère et mélancolique, qui n’était point sans noblesse. Cyprien, homme de haute culture, habitué aussi à voir dans toute beauté une image de la splendeur divine, ne pouvait rester insensible à ce spectacle. Il regarda plus attentivement. Ces portiques solennisaient la source du Bagradas, le fleuve nourricier de la Proconsulaire : le temple rose était consacré à la divinité fluviale. Sans doute, on y avait célébré quelque fête dans la journée, car la Porte du sanctuaire était encore ouverte à deux battants. Au fond de la cella, on apercevait l’effigie du Fleuve, une statue de bois, que drapait, comme un mannequin, une prétexte de soie bleue ramagée d’argent. Aux environs et jusque sous les portiques, une foule d’édicules et de petites chapelles étaient consacrés aux sources tributaires du Bagradas.

Ce rappel de l’idolâtrie omniprésente et toujours triomphante fit fuir l’évêque de Carthage. Une rue montante, qui s’ouvrait devant lui, l’obligea à traverser le forum, encombré, lui aussi, de piédestaux, où se dressaient des statues de dieux et d’empereurs divinisés. Tout un côté était occupé par des temples, derrière lesquels on en construisait un autre plus grand… Ces dieux païens, on ne pouvait faire un pas sans se heurter à leurs figures ou à leurs sanctuaires ! La terre d’Afrique pliait sous le poids de ses idoles. Comme elles pesaient sur le monde et sur les âmes, ces divinités menteuses ! C’était à cause d’elles que, dans les mines de Sigus, des créatures humaines étaient obligées de vivre, comme des bêtes de somme, sous le fouet des gardes-chiourmes ; à cause d’elles, peut-être que les évêques numides ne pourraient pas s’assembler à Cirta, et que Cécilius, l’ami très cher, allait retirer son cœur à son ami et trahir le Christ…

Quand Cyprien rentra, il trouva enfin, comme pour dissiper toutes ses craintes et tous ses doutes, le message qui avait tant tardé. La lettre de Natalis ne contenait que ces mots : « Tout est bien. Je t’attends avec joie. »

Le lendemain, au petit jour, dans la cour du caravansérail, où les serviteurs de l’évêque dormaient sur des couvertures, il y eut une scène tumultueuse. Pendant le sommeil de Jader, le chef des muletiers, un des serpents des charmeurs, échappé on ne savait comment, s’était enroulé autour de sa tête à la façon d’un diadème. C’est ainsi que, soixante ans plus tôt, dans une auberge toute pareille à celle-ci, l’empire avait été présagé à Septime Sévère, Africain de Leptis Magna, et célèbre dans toutes les Afriques. Sur quoi les païens qui étaient là se mirent à acclamer le muletier par dérision :

« Salut, Jader Auguste !… Longue vie au nouveau César ! » Cyprien, indisposé par cet incident qui attirait l’attention sur lui et son escorte, reprit la route dans un état d’esprit assez sombre. Malgré la lettre rassurante de Cécilius, il pressentait aussi toutes les amertumes de ce voyage, les luttes de toute sorte qu’il lui faudrait soutenir, et, ce qu’il y avait de pire, des luttes contre un ami. Autour de lui, l’aube terne et pâle enveloppait d’une clarté frigide d’immenses ondulations sans caractère, des montagnes dénudées, aux flancs d’un vert cru et aux sommets pelés et grisâtres. Des nuages couraient dans le ciel balayé. Un vent glacé soufflait, qui courbait jusqu’au sol les tiges roides et sèches des asphodèles.



III

L’HÉRITIER DES ROIS NUMIDES

Sur son rocher cyclopéen, déjà frappé par le soleil levant, Cirta émergeait peu à peu des brumes matinales. Cyprien, qui avait le sommeil léger de l’homme errant et souvent traqué, s’éveilla dès les premières lueurs de l’aube. Les choses environnantes étaient si étrangères pour lui, le décor de la haute salle si nouveau pour ses yeux, que, tout d’abord, il se sentit comme égaré dans un lieu inconnu. Il lui fallut un effort de mémoire pour se rappeler qu’il était chez son ami Cécilius.

Arrivé de la veille, il avait erré quelque temps dans la ville, attendant la nuit close, pour suivre un esclave, envoyé à sa rencontre, jusqu’à la maison de campagne que Cécilius habitait, en ce moment, en face de Cirta, sur l’énorme masse rocheuse, qui se dresse de l’autre côté du ravin. Il était si harassé du voyage qu’à peine avait-il pu toucher au repas préparé pour lui, et, après avoir embrassé son hôte et échangé quelques paroles, il s’était retiré dans son appartement.

À la lumière parcimonieuse des cires, il n’avait fait qu’entrevoir ce somptueux gîte. C’était une grande pièce complètement revêtue de marbre blanc jusqu’à la hauteur du plafond en berceau, où étaient peintes des figures allégoriques et des guirlandes de fleurs et de fruits aux couleurs éclatantes. Elle avait un aspect clair et joyeux, qui rasséréna l’âme de Cyprien. Levant ses deux paumes ouvertes, l’évêque se tourna, pour prier, vers l’Orient… Puis, étouffant le bruit de ses pas, il s’approcha de la large baie en plein cintre qui éclairait sa chambre et qui s’ouvrait directement sur les jardins. Près de lui, dans les pièces voisines, Pontius et Célérinus dormaient encore.

Extraordinaire d’immensité, de grandeur étrange et sauvage, le spectacle qui se déployait soudain devant ses yeux étonna le voyageur. Les jardins de Cécilius s’avançaient jusqu’au bord de l’éperon calcaire occupé par la villa. De cet endroit, on dominait les gorges de l’Amsaga, la rivière torrentueuse qui enserre dans une de ses boucles le rocher et la citadelle de Cirta. De l’autre côté du gouffre sonore, sur ses formidables entassements de pierre, la ville s’étalait, suivant un plan incliné, avec ses toits rouges, ses maisons peintes en bleu, ou blanchies à la chaux. En haut, émergeaient les frontons des temples bâtis sur le forum, le pinacle d’un arc de triomphe. Tout près, séparée seulement de la balustrade par le précipice des gorges, une roche perpendiculaire s’abîmait à pic dans le ravin. Et, par derrière ce gigantesque pylône, comme coulé d’un seul jet de métal, la vue s’étendait sur un vaste cirque de montagnes, un paysage pétré, aux grands espaces fauves ou ferrugineux d’où la vie végétale semblait bannie. Les sommets turriformes se découpaient sur un ciel très pur. L’air était léger, salubre, délicieux à respirer.

Cyprien, tout en se penchant vers le magnifique horizon, se disait que, décidément, son ami Cécilius était toujours le voluptueux qu’il avait connu autrefois à Carthage. On ne pouvait choisir un endroit plus propice que ces hauteurs boisées, pour y établir une résidence d’été. Devant la nudité éblouissante des roches voisines, les verdures de ces jardins étaient déjà un repos pour le regard.

Engagé par la fraîcheur matinale, il descendit vers les parterres. Des arcatures de buis, où se nouaient des roses grimpantes et des volubilis, encadraient les parterres. À l’extrémité de la perspective, un xyste, aux tuiles et aux treillages dorés, déployait ses entre-colonnements sur un fond vaporeux de montagnes, tandis qu’au centre, dans un massif de lauriers blancs, un tétrastyle coiffé d’un toit pointu abritait une statue de Vénus au miroir. Elle était peinte de façon à imiter la rose des carnations, la blondeur vermeille des cheveux…

À la vue de cette image sensuelle, l’évêque se détourna, repris par ses soupçons et ses craintes. Évidemment, Cécilius avait tout accepté de l’héritage paternel, sans y rien changer. Nonchalance coupable chez un chrétien ! Ainsi, cette chapelle rustique, personne n’avait osé y toucher depuis la mort du maître idolâtre. Tout était encore en place : les cornes de taureau et le pot de fleurs qui surmontaient l’édicule, les colombes en terre cuite plantées aux quatre angles, comme des girouettes sur leurs aiguilles : il n’y manquait que des couronnes et des bouquets… La chose était manifeste : Cécilius continuait à vivre, au moins en apparence, comme avait vécu son père, païen zélé et adulateur dévot des Césars. Et Cyprien se rappelait que, la veille, en traversant le forum, il avait aperçu au frontispice de l’arc de triomphe, élevé par ce provincial ambitieux, une dédicace à la Vertu d’Antonin Auguste, Notre Seigneur, et plus loin, une statue de bronze, qui représentait l’Indulgence de ce même seigneur… « L’Indulgence, la Vertu de Notre Seigneur ! » Ces paroles retentissaient comme des blasphèmes aux oreilles de l’évêque. Car il n’y a qu’un seul Seigneur ! « Tu n’auras point d’autres dieux devant ma face ! » dit l’Écriture. Et le dieu que l’on glorifiait ainsi par le marbre et par l’airain, c’était Caracalla, une brute sanguinaire !… Mais quoi ! il fallait bien payer les honneurs par des largesses et des apothéoses. Ces dérisoires honneurs municipaux, Cécilius le père les avait tous obtenus l’un après l’autre, tous, jusqu’au flaminat perpétuel. Peut-être que le fils, lui aussi, était flamine, comme tant de riches chrétiens qui croyaient pouvoir rester fidèles au serment baptismal, tout en acceptant le sacerdoce de Rome et des Empereurs… Que c’était étrange, en tout cas ! Lorsque, la veille au soir, encore oppressé par le souvenir des frères de Sigus, il avait parlé d’eux en arrivant, son ami ne s’était guère montré ému de tant de souffrances, et, négligemment, il avait répondu qu’il en dirait un mot à son intendant. Durant tout leur court entretien, il paraissait gêné d’ailleurs, malgré l’exubérance de ses paroles et toute une affectation de joie que pourtant Cyprien sentait sincère au fond. L’âme païenne de ce logis fastueux avait-elle reconquis l’âme du maître chrétien ?…

L’évêque songeait ainsi devant la muraille rocheuse de Cirta, lorsque, sous la colonnade du xyste, Cécilius lui-même parut.

« Eh bien, dit-il à mi-voix, j’espère que tu rends grâce à ma prudence. Il n’était pas possible avoue-le, de trouver, pour votre assemblée, un lieu plus secret et plus inaccessible. D’un côté, les murs de mes jardins, de l’autre, le puits sans fond des gorges… »

Il montrait le gouffre vertigineux, au fond duquel on entendait le jaillissement des cascades et le grondement continu des eaux écumeuses. Souriant, il reprit :

« C’est à cause de toi, cher Cyprien, que je suis venu ici. Oui, pour toi, je me suis refait presque citadin, moi qui ne me plais que dans ma solitude rustique. Je n’aime pas beaucoup cette maison construite par mon père. Je ne m’y sens pas chez moi : c’est presque un édifice public. Mon père voulait d’abord en faire des thermes pour ses concitoyens. Mais c’était un peu loin de la ville, et puis le monument une fois sorti de terre lui a tellement plu qu’il a préféré le garder pour lui et aménager à côté des bains toute une villa estivale… Quant à moi, je préfère de beaucoup ma campagne de Muguas, à deux milles au plus de Cirta… Cher Cyprien, il faudra que je t’y emmène après ton concile. Tu verras quel cadre charmant pour nos pieux dialogues…

Il souriait toujours avec une nuance d’imperceptible ironie. L’évêque le regardait, essayant de déchiffrer le secret de cette physionomie toujours amène, mais jalousement fermée. Les deux anciens compagnons de jeunesse ne s’étaient pas vus depuis bientôt dix ans. Cyprien constata que Natalis avait vieilli : si sa barbe était restée à peu près noire, ses cheveux étaient tout blancs, bien qu’il n’eût guère dépassé la cinquantaine. Les tempes creusées, les lèvres amincies et tombantes, il avait aux deux coins de la bouche un pli d’amertume et tout son visage, de même que son attitude, trahissait l’usure physique et comme une fatigue de vivre. Il n’était plus que le fantôme du beau jeune homme d’autrefois : à Carthage, ses condisciples le comparaient à la statue d’Hadrien, qui décorait l’orchestre de l’Odéon. Souvenir lointain ! Du César voyageur il ne conservait que la fine courbure du nez et les lèvres railleuses. Lui aussi, il avait jadis beaucoup erré par le monde. Maintenant, il vivait reclus à la campagne, en désabusé, en voluptueux… Et, plus il l’écoutait et l’observait, plus Cyprien se rendait compte que ses appréhensions ne l’avaient point trompé : la foi de ce nouveau chrétien devait être assez tiède !…

Cécilius, à qui rien n’échappait, lui dit malicieusement :

« Allons, épargne-toi le spectacle de ma décrépitude, et viens voir plutôt là-bas comme j’ai travaillé pour vous, comme j’ai pensé à toi. Je vous ai installé, dans l’atrium des thermes, une salle de séances des plus commodes, vraiment… »

Et entraînant Cyprien, il lui fit contourner la maison pour gagner la façade opposée. Cette maison, par sa superficie, sa hauteur, toute son ordonnance architecturale, était un véritable palais. Néanmoins, on sentait les tâtonnements des architectes et les changements dans la destination primitive de l’édifice. Les thermes proprement dits se rattachaient par une soudure visible au reste de la bâtisse assez irrégulière en son plan.

Un esclave ouvrit la porte principale, qui donnait accès dans le vestibule des bains. À droite, une tenture relevée permettait d’apercevoir, à travers une large baie, une salle en hémicycle, aux murs nus, au sol entièrement recouvert de sable :

« C’est la palestre ! » dit Cécilius avec une certaine complaisance.

En effet, des boules écailleuses, des ballons, comme ceux dont se servent les enfants, étaient éparpillés par terre : « Qui peut bien jouer ici ? » se demanda Cyprien en passant. Mais une foule de curiosités se disputaient son attention. Les pavements resplendissaient sous ses pas, les murs sonores lui renvoyaient l’écho amplifié de ses paroles. Son ami le guidait à travers des salles en enfilade, séparées les unes des autres par des arcatures à colonnes et à pilastres, et éclairées d’en haut par les ouvertures des coupoles peintes à fresque. Sur un des côtés de l’atrium se creusait une grande abside, ayant au milieu un bassin d’eau froide, où l’on descendait par des degrés. Autour du bassin, une piscine semi-circulaire s’arrondissait le long du mur de l’abside environné d’un portique et tapissé d’arbrisseaux et de plantes vivaces. Ce qui étonnait surtout, c’était la profusion des marbres, l’éclat des mosaïques. Dans cette Numidie riche en minéraux précieux, un tel luxe semblait à peine possible. Cécilius disait à son ami :

« Vois-tu, mon père avait la folie de bâtir, une manie d’ostentation, un besoin d’éblouir ses compatriotes… Regarde ces onyx, ces porphyres, ces quartz cristallins et translucides encastrés dans les coupoles. Il a épuisé les carrières de la région, celle du Filfila près de Rusicade, celles de Simitthu. La Maurétanie elle-même lui a fourni. On peut dire que toute l’Afrique a travaillé pour le plaisir de ses yeux. »

Il n’exagérait point. Les murs disparaissaient sous des revêtements de marbres jaunes et rouges, d’une somptuosité inouïe. Des colonnes blondes, tachetées de noir comme des peaux de serpents, encadraient des médaillons et des rinceaux sculptés dans des matières aussi fines et aussi douces à l’œil que des ivoires, nuancés des lilas et des roses les plus tendres, des colorations les plus rares et les plus harmonieusement fondues.

Ces splendeurs murales n’éclipsaient pas celles du sol. Entre les sièges que Cécilius avait fait disposer par rangs concentriques, autour d’une estrade, on distinguait les figures de la vaste mosaïque, qui recouvrait toute la superficie de l’atrium : des scènes marines superposées, avec des navires et des poissons, des pêcheurs tirant leurs filets, des enfants qui jouent dans le sable de la plage, des quais de stations balnéaires encombrés de kiosques et de pavillons, des embarcadères pour les barques de plaisance. De chaque côté, dans les deux pièces latérales, d’autres mosaïques, représentant des Néréides, se déployaient comme des tapis persans à la trame serrée et aux couleurs éclatantes. Et, parmi toutes ces surfaces, qui chatoyaient et scintillaient de tous les feux de leurs pierres, à la façon d’un immense écrin, le bruit perpétuel des eaux courantes et jaillissantes paraissait plus délicieux à entendre sous le soleil déjà brûlant du dehors, qui filtrait là-haut, à travers les toiles tendues et les ciels des coupoles…

Natalis, qui s’était appuyé contre l’estrade, embrassa d’un geste large la salle de séances improvisée :

« Que t’en semble, dit-il, mon cher Cyprien ? Juges-tu que ce sera suffisamment épiscopal pour tes collègues et pour toi ?

– J’aurais préféré la nudité de la palestre, dit l’évêque visiblement contrarié. Toute cette pompe me gêne. Elle gênera plus encore certains de mes confrères, gens simples et rudes qui vivent dans des bourgades, sur les confins du désert… »

Un peu piqué, Cécilius ricana :

« Oui, tu as raison. Que va penser de tout ceci Félix, de Bagaï, ou Némésien, de Thuburnæ, je me le demande !… Excuse-moi, ami très cher, je n’avais point songé à ces barbares, je n’ai songé qu’à toi. »

L’évêque le regarda d’un air de reproche, mais il évita de répondre directement :

« Et puis, toutes ces figures païennes ! reprit-il en tendant sa main vers les Néréides des mosaïques…

– Vous ne les verrez pas de l’atrium, dit vivement Cécilius. Mais pourquoi ces scrupules ? Est-ce que des dieux en peinture te font peur ?… Tiens, il y a là, de chaque côté de la piscine, une statue d’Esculape et une autre d’Hygie. Je me suis borné à les faire couvrir d’un voile. »

Il souleva légèrement des tentures accrochées à la corniche et qui, tombant jusqu’à terre, cachaient effectivement les statues et leurs socles.

« Pourquoi les conserves-tu chez toi ? fit l’évêque avec humeur.

– Elles ont été mises là par mon père : j’aurais scrupule d’y toucher… Et d’ailleurs, que veux-tu que j’en fasse ? Veux-tu que je les brise ?… Est-ce que tu les briserais, toi ? »

Cyprien, étourdi par ce coup direct, baissa les yeux et se tut un instant. Il reprit, en cherchant ses mots :

« Les briser ?… La colère des foules s’en charge. Sans le savoir, elles exécutent les volontés divines.

– Bon pour les foules ! jeta Cécilius dédaigneusement. Moi je ne vois dans ces figures que de la beauté, — reflet de Dieu.

– Mais tu ne vois donc pas qu’elles sont rouges du sang des nôtres ! De l’Orient à l’Occident, le sang des victimes crie l’anathème contre la hideuse beauté. Songe à tous ceux qu’on a torturés pour elle, qu’on a brûlés, décapités, jetés aux bêtes, rien que sur cette terre d’Afrique !… Songe à mes frères de Sigus ! »

L’émotion de l’évêque faisait trembler sa voix, mais il sentait bien que son ami ne la partageait pas. Un silence pénible suivit cette première escarmouche. Ils se trouvaient dans une salle en rotonde, contiguë à l’atrium, et peinte en pourpre jusqu’à la frise. Au centre, sur une table de bronze, une horloge hydraulique étageait ses vases et ses tubes de cristal. De part et d’autre, des sièges et des pupitres étaient disposés.

« Ce sera le bureau de vos secrétaires et de vos sténographes, » dit le maître du logis avec une négligence affectée.

Au même moment, une sorte de sifflement modulé de l’horloge annonça la troisième heure. Un peu impatienté par l’attitude de son ami, Natalis s’en irrita :

« C’est absurde, cette machine qui siffle ! »

Puis il ajouta, d’un air dégagé :

« Que veux-tu ? mon père avait le goût de ces babioles… »

Sur cette phrase, en apparence indifférente, ils se séparèrent : Célérinus venait annoncer à l’évêque qu’un prêtre du clergé de Cirta l’attendait dans son appartement. L’un et l’autre, en se quittant, refoulaient des paroles qui leur montaient aux lèvres, Cyprien par charité, Natalis par une gêne qui venait du trouble de sa conscience. Ils le sentaient : l’accord était rompu entre leurs pensées, et cependant, à travers ces contrariétés passagères, ils éprouvaient tous deux un ardent désir de resserrer au moins l’union de leurs âmes.


L’heure de la méridienne les rassembla de nouveau. Le repas avait été préparé dans le grand triclinium qui faisait suite aux salles de réception et de conversation. Quand Cécilius venait à Cirta pendant l’été, c’était son habitude de manger là, non point par goût du faste, mais parce que la pièce, très haute et très spacieuse, était fraîche à toutes les heures du jour et que c’était la seule de toute la villa dont la décoration lui plût.

Dans le fond, trois portes à deux battants s’ouvraient sur les allées ombreuses du jardin, et, de chaque côté, des baies et des fenêtres très larges encadraient des massifs d’arbres et d’arbustes aux frondaisons épaisses. À l’extrémité opposée, une cascade artificielle tombant dans des vasques superposées remplissait un bassin quadrangulaire, d’où l’eau courante se répandait à travers toute la salle, par une foule de petits canaux très compliqués, intriqués les uns dans les autres et revenant sur eux-mêmes, de façon à multiplier la chanson de l’eau en une modulation sans fin et variée à l’infini. Comme un parterre, devant le bassin et jusqu’au seuil du triclinium, s’épanouissait une mosaïque délicate et fleurie, que Cécilius aimait pour sa simplicité. On y voyait un triomphe de Neptune, entouré, aux quatre angles, par les figures allégoriques des Saisons. Les silhouettes graciles se dessinaient sous des berceaux de pampres, des rosiers en fleur, des entrelacs d’oliviers et de blés mûrs aux longues tiges minces et aux maigres feuillages élégants. Par terre, un esclave ramassait les olives tombées. Un vieillard portait sur son épaule, aux deux bouts d’une perche, des paniers de raisins. Tous ces jolis motifs brillaient parmi les marbres du sol, comme un tapis de soie blanche brodé à l’aiguille de couleurs vives et légères.

Le maître de maison avait fait placer la table et les lits un peu à gauche, en face d’une des baies. Les verdures pendantes semblaient obstruer les portes et les fenêtres, comme les rideaux de plantes qui tapissent l’ouverture des grottes. Une lumière sylvestre emplissait toute la salle, tandis qu’au dehors un jet d’eau qui fusait sous les feuilles imitait le crépitement de la pluie. On se serait cru dans une forêt, pendant une ondée, lorsqu’une moitié du ciel est assombrie de nuages, et l’autre toute riante de soleil.

Un repas frugal, mais exquis, attendait les deux convives. Des plats froids recouverts d’une cloche d’argent reposaient au bord de l’eau, sur la margelle d’onyx et, par une invention un peu recherchée de Cécilius, tout un dessert flottant se rafraîchissait au milieu du bassin, sur de petites trirèmes d’ivoire ou de bois de citronnier, qui portaient des fruits, des confitures, des boissons à la neige…

À la vue de ces raffinements, Cyprien se récria :

« Pourquoi tant d’apprêts ? N’aurais-je pas pu dîner dans ta salle ordinaire ?

– Je dîne ici tous les jours, » répliqua Cécilius, d’un ton froissé.

Mais il ajouta aussitôt, avec une nuance de tristesse affectueuse qui toucha l’évêque :

« D’ailleurs, pour toi, rien ne me paraît de trop… Tu ne sembles pas comprendre combien je suis fier de te recevoir, quelle joie surtout c’est pour moi. »

Cyprien lui prit vivement la main qu’il serra :

« Si, si ! Je comprends tout. Excuse-moi, pardonne-moi. Je sais, je devine tout ce que tu as fait. Je m’en veux de t’en remercier si mal. Mais, vois-tu, il y a un sentiment qui domine en moi tous les autres, même les plus doux : c’est… comment dirai-je ? la peine que me cause ton indifférence, non pas certes pour moi, mais pour le Christ peut-être, pour l’Église, pour nos frères !… Ainsi, hier, quand je t’ai parlé de ces malheureux qui agonisent dans tes mines de Sigus…

– Je t’ai déjà dit que je m’occuperais d’eux, » fit Cécilius avec brusquerie.

Ils s’étaient assis au bord des lits, tandis qu’un esclave leur enlevait leurs chaussures. Puis il disposa des coussins sous leurs bras. Sur un signe de Cyprien, Cécilius le congédia. L’évêque, baissant la voix, reprit :

« J’apprends qu’une révolte couve dans les mines. Les confesseurs veulent bien mourir, mais ils ne veulent pas être pris pour des séditieux !

– Une révolte ? fit Cécilius, subitement inquiet. Les nôtres peuvent y périr ! Je vais avertir le procurateur de l’exploitation…

– Mais comment ignorais-tu que des chrétiens étaient là… depuis si longtemps, depuis la persécution de Dèce !… Et que, dans cette géhenne, ces chrétiens, des frères, peinaient pour toi, pour entretenir ton luxe ?… »

L’évêque montrait les mosaïques, les colonnes d’onyx et les fontaines. Natalis haussa les épaules, en homme qui n’attachait à tout cela aucune importance :

« Que veux-tu, très cher Cyprien, c’est mon intendant qui s’occupe de ces choses. Il est païen. Imagines-tu qu’on vienne lui dire : Tu sais, il y a, là-bas, des chrétiens à délivrer ! »

– Alors ton intendant est païen ! Ta domesticité aussi, sans doute ?

– Je ne contrains personne, dit Natalis. Cependant la plupart de mes serviteurs sont chrétiens, et presque tous ont refusé d’être affranchis.

– Ainsi, tu vis dans une maison à demi païenne, environné de souvenirs et de symboles païens !

– Encore une fois, cher ami, tu oublies que je suis le fils d’un père dont la succession est lourde à porter. Et tu ne sais pas peut-être qu’on m’appelle ici « l’héritier des rois numides » ?… Oui, on prétend que nous descendons par les femmes du bonhomme Syphax, le vieil époux de la belle Sophonisbe. Ces généalogies valent ce qu’elles valent. Toujours est-il que nous possédons, à Cirta, des maisons, et, dans la campagne, quelques villas qui passent pour avoir appartenu aux anciens maîtres du pays. Alors tu le comprends, cette noblesse, vraie ou fausse, m’oblige à de grands devoirs. J’ai une clientèle immense à nourrir, la clientèle de mon père. Je ne pouvais pas, du jour au lendemain, l’abandonner, lui retirer le pain quotidien.

– Que n’as-tu fait comme moi ? dit Cyprien : il fallait vendre ton bien et en donner le produit à l’Église. Cela aurait tout simplifié.

– Pour toi peut-être ; pour moi, c’est bien plus compliqué que tu ne penses. »

Cécilius soupira profondément, comme s’il chassait des pensées pénibles, puis il reprit avec vivacité :

« Mais toi, qui parles ainsi, tu as toujours ta villa des Jardins, si j’en crois la renommée.

– Les fidèles ont voulu me la racheter, dit l’évêque en étendant ses deux mains vides, comme en témoignant de sa pauvreté.

En même temps, ses yeux brillaient d’un air de défi. Les esprits s’échauffaient de nouveau. Néanmoins, l’un et l’autre tenaient à rester calmes. Cécilius versa quelques gouttes d’absinthe dans un grand verre d’eau, qu’il but d’un trait. Il reprit plus posément :

« Et puis, cher Cyprien, j’ai à cœur de continuer la tradition de Minucius Félix, qui fut un grand chrétien et un ami très fidèle et très aimant de Cécilius, mon père.

– Ton père est resté païen, dit l’évêque, tout en montrant de la bienveillance et même de la sympathie pour la religion du Christ. C’était aussi la philosophie, ou la politique, de l’empereur Alexandre Sévère. Mais sois sûr que si Minucius eût vécu davantage, il l’en eût blâmé.

– Peut-être. Ce qui est non moins sûr, c’est que Minucius prêchait la conciliation, qu’il croyait pouvoir unir l’enseignement de l’Évangile et ce que la pensée païenne a de plus pur et de plus élevé… Ah ! je t’en prie, ne creuse pas un abîme entre nos pères et nous. Laisse-moi croire aussi qu’il est toujours possible de la continuer, cette tradition souriante et si doucement humaine de Minucius Félix. »

L’évêque secouait tristement sa tête, et, d’un ton sévère, épiscopal, il prononça :

« Non, c’est une chimère ! »

Le regard illuminé par une flamme intérieure, il considérait douloureusement son ami.

« Comme toi, dit-il, j’ai cru à la conciliation. Aujourd’hui, ce serait folie. Il y a trop de sang entre nos ennemis et nous. Et ce n’est pas fini ! Bientôt peut-être, le sang chrétien va recommencer à couler… »

Et, fixant sur Cécilius un regard toujours plus intense et plus douloureux :

« O mon ami, y as-tu pensé ?… Peut-être que demain ce sera notre tour. Peut-être que le moment est venu, pour nous aussi, d’offrir notre vie en sacrifice… Vois-tu, le peuple a assez payé. C’est aux bergers maintenant à payer pour le troupeau.

– Ton imagination s’égare, dit Cécilius d’un ton gêné. Tu vis à Carthage dans un milieu d’exaltés… Ah ! ces faux confesseurs, ces intrigants et ces fanatiques, qui poussent à la surenchère du martyre…

– Je sais démêler l’ivraie du bon grain, dit sentencieusement l’évêque.

– Cependant, insista Cécilius, tu t’es dérobé toi-même à la persécution, et j’estime que tu as bien fait. Néanmoins, des rumeurs calomnieuses circulaient dans le peuple : on t’accusait d’avoir fui…

– Et je fuirais encore dans des circonstances pareilles… Autant que toi, je blâme les excès de zèle et les sacrifices inutiles. Cependant je me serais offert alors, s’il l’avait fallu… Mais rappelle-toi ces jours néfastes. Parmi nous, des furieux criaient : « Tout le monde aux lions ! » Et certains, qui paraissaient les plus échauffés, avaient déjà l’apostasie dans le cœur… « Tout le monde aux lions ! » Quelle absurdité ! C’eût été la fin de l’Église. Rappelle-toi en quel état de relâchement la persécution nous surprit. La tiédeur des âmes suivait l’ignorance de la doctrine ; les mœurs devenaient aussi corrompues que celles des Gentils. L’Église du Christ s’installait dans le siècle, elle qui ne doit être en ce monde qu’une perpétuelle voyageuse. On vivait bien. On s’engraissait, comme des Juifs, dans le commerce et même dans l’usure… Et puis le grand coup fut frappé à l’improviste. Quel effondrement ! Quelle débandade dans le troupeau, tu t’en souviens ! Je pouvais mourir alors. Je serais même mort avec joie, tellement la lâcheté humaine me révoltait. Mais Dieu ne me l’a pas permis. J’ai vécu pour essayer de refaire son Église. Autant que je l’ai pu, je l’ai refaite. J’ai rallié ses ouailles dispersées, je leur ai donné des pasteurs, j’ai rétabli la discipline. J’ai rempli nos caisses qui étaient vides. Notre charité s’étend jusqu’aux nomades du désert. J’ai créé des hospices pour les veuves, les orphelins, les confesseurs indigents. Partout j’ai combattu la pauvreté, qui est mauvaise conseillère et qui, à la longue, dissout des courages que la torture n’a pu vaincre. Maintenant, tout est en ordre dans la maison de Dieu. Je puis partir comme un bon intendant qui a rendu ses comptes. »

Ces paroles déconcertaient Cécilius, nullement préparé à les entendre. Ne voulant pas troubler son repos, il s’efforçait de croire à la sécurité qu’il affectait :

« Pourquoi, dit-il, t’émouvoir ainsi !… Je t’assure, nous n’avons rien à redouter de Rome en ce moment. Je connais l’Empereur. Valérien Auguste est un homme modéré, et qui, s’il n’est pas des nôtres, est entouré de chrétiens…

– Tu te paies d’illusions, dit Cyprien. Je crois, hélas ! que les temps prédits sont proches. »

Et, levant vers son ami ses yeux tragiques de visionnaire :

« La paix m’a été promise en rêve…, non pas la paix transitoire du monde, mais la Paix du grand Jour, celle que doit annoncer une aurore de sang !… »

Les esclaves emportaient les corbeilles de fruits. Cyprien se mit debout, se signa et prononça l’action de grâces. Puis ils descendirent dans les jardins.

De plus en plus, l’évêque souffrait de sentir Cécilius si complètement étranger à ses préoccupations et à ses angoisses. Il ne savait comment tirer de sa torpeur cette âme volontairement engourdie. Entre les arcatures des buis et les hautes quenouilles des cyprès, il suivait mélancoliquement son ami. Ils s’assirent sur un banc du xyste. Cirta s’étalait en amphithéâtre derrière le treillage doré de la colonnade. Tout en haut du forum, dominant les toits des maisons, se dressait l’arc de triomphe élevé par Cicilius le père à la Vertu d’Antonin Auguste, « Notre Seigneur ». Cyprien le remarqua. L’édifice insolent semblait le provoquer de loin. Il dit doucement :

« Je viens de te résumer toute ma vie pendant ces années de séparation. Et toi, frère bien-aimé, qu’as-tu fait ? »

Il tentait de l’amener ainsi à une sorte de confession, ou du moins de percer le secret qui rendait ce cœur si fermé.

« Oh ! moi, dit Cécilius en riant, je n’ai pas tes grandes ambitions. Pourtant, moi aussi, j’ai travaillé pour mon troupeau, pour mes clients, pour nos frères de Cirta, pour tous ceux qui mangent mon pain et qui vivent à mon foyer… »

Un instant, il parut hésiter, puis il déclara d’un ton légèrement contraint :

« Je n’ai pas encore eu l’occasion de te parler d’elle… mais j’ai une fille…

– Toi ! fit Cyprien, qui tressaillit à cette espèce d’aveu.

– Une fille adoptive… Son père ne t’est pas inconnu : c’est un de nos compagnons de jeunesse, Cornélius Pompeianus de Sitifis. Sa mère, Lélia Juliana, était une femme d’une rare beauté et d’un esprit plus rare encore. Tous deux m’avaient institué tuteur de leur enfant. Après leur mort, j’ai recueilli chez moi, puis adopté la jeune Lélia. Tu la verras bientôt. Elle est le vivant portrait de sa mère, une créature légère, ailée, un être de grâce et de flamme. Outre ces dons, un esprit et une science précoces qui t’étonneraient toi-même, ô docte Cyprien. Elle connaît toutes nos histoires et toutes nos légendes. Elle se passionne pour tous les héros de notre Afrique, elle a un culte pour Sophonisbe… Ah ! c’est une véritable Africaine. Indomptable, hardie, aussi propre aux exercices de la palestre qu’à ceux de l’école. Tu verras quelle fière et séduisante nature !… Nous l’avons surnommée Birzil, parce qu’elle est intrépide comme un jeune cavalier du Sud.

– Et elle est chrétienne ? demanda l’évêque stupéfait.

– C’est-à-dire que sa mère l’avait fait inscrire parmi les catéchumènes… Avec moi, elle assiste à nos réunions. Mais, jusqu’ici, elle est restée tiède. Comme j’ai horreur de toute contrainte, j’attends que son cœur soit mûr pour plus de vérité… »

Un silence lourd suivit ces paroles. Cyprien n’osait pas regarder le visage de Cécilius. Devant eux, dans son cirque de pierre, Cirta flambait sur son rocher, qui barrait durement la vue.

« Écoute ! dit tout à coup Cyprien. Ce n’est pas l’évêque qui te parle, c’est l’ami… Natalis, tu sais combien je t’aime. C’est moi qui t’ai conduit au Verbe de Dieu, après avoir été amené moi-même à Lui par ton oncle, le vieillard Cécilius, saint prêtre de Carthage. Je lui ai promis, lorsqu’il est mort, de prendre soin de ton âme, autant que de celle de ses enfants. Cela me donne sans doute le droit de t’interroger sur cette âme. Eh bien ! je t’en supplie, réponds-moi en toute sincérité !… Tu ne crois plus, n’est-ce pas ?

– Si je crois ! » dit fermement Cécilius.

Et, après un moment d’hésitation, comme s’il cherchait ses mots, il ajouta, non sans un frémissement d’émotion :

« Comment ne croirais-je pas ? Je n’attends plus rien ni du monde, ni des hommes. Je sens que nous sommes à la veille de bouleversements terribles. L’Empire est pourri. Les Barbares sont aux portes. Les vieilles religions et les vieilles philosophies s’abîment dans les superstitions les plus basses ou dans les plus folles extravagances. Sur quoi m’appuyer, où tourner mes yeux, sinon là où je vois luire un peu de vérité et d’espoir ?…

– Je constate ta lassitude, dit Cyprien rudement, mais je cherche ta foi. Où est le Christ dans tes paroles, comme dans ta vie ? Encore un coup, crois-tu en lui ?

– Je crois ! répéta Cécilius.

– Jusqu’au martyre ?

– Oui, dit-il, jusqu’au martyre ! »

Une exaltation soudaine s’était emparée de lui. Il vibrait tout entier, comme si l’évêque eût touché au point vital de son âme. Mais ce ne fut qu’un instant. Tout de suite, il se ressaisit :

« La mort ne m’effraie pas, dit-il, surtout quand il vaut la peine de mourir. Mais pourquoi cette préoccupation perpétuelle du martyre ? Ton Dieu est-il un Moloch altéré de sang humain, comme celui des Carthaginois ?… Moi, je suis convaincu que nos existences sont nécessaires pour lutter contre les ténèbres et la barbarie montantes, et que nous ne devons nous sacrifier qu’à la dernière extrémité. Je suis surtout d’avis que la conciliation vaut mieux qu’un zèle inconsidéré et que toute attitude tant soit peu provocatrice est blâmable.

– Tu sais bien que, sur ce sujet de la violence, je pense comme toi, interrompit Cyprien. Ce que tu dis là, je l’ai dit moi-même et écrit maintes fois, au grand scandale de certains.

– Alors pourquoi rompre, avec une conduite si sage ? Quant à moi, en évitant de heurter le sentiment populaire, en obligeant, sans distinction, païens et chrétiens, j’ai désarmé bien des haines, attiré à nous bien des adversaires, j’ai peut-être fait autant que toi pour l’Église. En tout cas, avec l’aide de Crescens, ton collègue, j’ai assuré la paix dans Cirta. Tout le monde y sait que je suis chrétien, car je ne m’en cache pas. Personne, je crois, ne m’en fait un crime… Veux-tu un exemple de cette tolérance ? On m’a conjuré d’accepter, comme mon père, le flaminat perpétuel. J’ai cédé. Eh bien, on ne me demande même pas d’assister aux cérémonies. Je m’arrange toujours pour être absent ce jour-là. J’envoie à nos décurions un cadeau pour les pauvres de la ville, et chacun est satisfait.

– Et tu t’imagines que cela va durer indéfiniment ?

– Cela durera bien autant que moi, » dit Cécilius.

Au même moment, on entendait un bruit de galop sur la route, au bas de la terrasse. Des esclaves parurent qui couraient vers la grande porte du jardin. Cécilius, ayant prêté l’oreille, se leva précipitamment :

« C’est elle ! dit-il. Elle arrive de Muguas à l’improviste. Que se passe-t-il là-bas ? »

Au bout de l’allée du xyste, Cyprien vit surgir un cavalier sur un superbe cheval noir, qui encensait à chaque pas :

« Birzil ! Birzil ! » cria Cécilius.

Il avait abandonné son hôte pour s’élancer au-devant de la jeune fille.

C’était elle, en effet, vêtue, comme toujours quand elle montait à cheval, de vêtements masculins. Tandis que, prestement, elle glissait de la selle, un palefrenier nègre, qui l’escortait, tenait la bride de l’animal. Elle portait des bottes de cuir rouge broché d’or, une culotte de soie verte rehaussée d’une bande blanche, et, flottant sur sa casaque lacée de blanc, une courte chlamyde. Agrémentée par derrière d’une plume de coq, la casquette ronde des coureurs du cirque coiffait belliqueusement sa petite tête enfantine.

Légère, effleurant à peine le sol du bout de ses chaussures de cuir souple, elle se jeta dans les bras de Cécilius.

L’évêque détourna la tête : il comprenait maintenant pourquoi son ami ne voulait pas mourir.



IV

LA FOIRE DE CIRTA

Le lendemain matin, sous un gai soleil de mai, la ville était en liesse. C’était l’ouverture de la foire printanière. Des contrées avoisinantes et même de la région montagneuse de l’Atlas, les paysans et les petits propriétaires affluaient à Cirta. Ils venaient faire leurs achats pour la moisson. Très habilement, Cyprien et son collègue Crescens avaient profité de ce grand concours de peuple pour convoquer en concile les évêques de Numidie. Les prélats seraient perdus dans la presse des chalands et des visiteurs.

La foule se pressait vers la porte de Lambèse et se répandait sur le plateau dénudé qui domine l’entrée des gorges, en face de la ville. Il y avait là un marché, vaste cour rectangulaire encadrée d’un portique, avec les échoppes aménagées au fond de la cour, dans un hémicycle, qu’on entrevoyait derrière les colonnes. Au centre, à fleur de sol, s’étalait un bassin, où coulait l’eau d’une fontaine entourée d’abreuvoirs. Sous l’arcade centrale donnant accès à l’hémicycle, se dressait une statue en toge, celle d’un certain Julius Félix, aux frais de qui l’édifice avait été construit. On pouvait lire, en belles lettres rouges, sur le socle de la statue, le texte du rescrit impérial autorisant « les gens d’alentour et les étrangers à se réunir en ce lieu deux fois par mois, le deuxième jour avant les nones et le treizième avant les calendes, mais seulement pour vendre et pour acheter, en s’abstenant de tout acte illégal et de toute violence contre les personnes ».

Les dernières lignes de l’inscription trahissaient les arrière-pensées du gouvernement, qui redoutait toujours les réunions nombreuses, comme des foyers d’intrigues et d’agitation politique. C’est pourquoi l’autorité avait fait placarder cet avis à l’endroit le plus apparent du marché.

Ceux des évêques qui le déchiffraient et qui n’ignoraient point ce que leur réunion projetée avait d’illégal, se sentaient tenus à plus de prudence. Tacitement, ils s’étaient donné rendez-vous dans cette enceinte bruyante, où les marchandises exposées, les disputes, les rixes accaparaient toutes les attentions. Ils se reconnaissaient de loin, se saluaient, en évitant, autant que possible, les conciliabules trop prolongés. Quelques-unes de leurs ouailles étaient là. Entre chrétiens, on se signalait, parmi ces pieux personnages, les plus célèbres, ceux qui passaient pour les plus riches ou qui avaient souffert pour la foi : Novatus, de Thamugadi, Januarius, de Lambèse, Lucius, de Théveste… Certains d’entre eux étaient de vrais paysans aux mains calleuses, polies par le pressoir et par le manche de la charrue. Ils s’appuyaient sur de forts bâtons noueux, en bois de frêne ou d’olivier, sculptés naïvement et peints de couleurs barbares, et leur peau hâlée et luisante tranchait fortement sur la blancheur bise de leurs manteaux en laine de brebis.

À mots couverts, ils s’entretenaient du concile prochain, tout en ayant l’air de suivre la foule qui s’arrêtait devant les étalages. Les instruments agricoles étaient disposés sous les arcades de gauche du portique intérieur, envahi par des bandes de travailleurs mercenaires, qui venaient de toutes les régions de l’Afrique et même de l’Espagne. Les chefs d’équipe essayaient les faucilles, passaient leurs doigts sur les fers minces et recourbés, qui affectaient les formes les plus diverses : il en était de triangulaires et de légèrement coudées ; d’autres s’arrondissaient comme des sistres. Les hommes soupesaient dans le creux de leurs mains les beaux étuis de cuir jaune qui enveloppaient les pierres à aiguiser ou, l’index plié, ils tapaient sur des gourdes revêtues de pailles tressées et de fibres de palmiers. Ils soulevaient, avec des rires, de petits tonneaux en argile poreuse, qui figuraient grossièrement un porc ou un chameau. L’un d’eux, un paysan de Diana, brandissant une faucille neuve, se vantait de faire sa vingt-deuxième moisson ; il avait, disait-il, parcouru, en fauchant, toute la Numidie. Une fois même, il était allé jusqu’en Sicile…

Les badauds faisaient cercle autour du hâbleur. Par convenance, les évêques s’arrêtaient un instant pour l’écouter, puis ils se dirigeaient mystérieusement vers le fond de l’hémicycle, qui servait de marché aux vêtements. Dans le recoin le plus obscur, derrière une table de pierre qui barrait toute l’entrée de son échoppe et où luisaient confusément de menus objets étalés, se tenait un personnage obséquieux, visité seulement par quelques acheteurs discrets. C’était Saturninus, le marchand de curiosités, qui s’était glissé dans l’escorte de l’évêque de Carthage. Beaucoup de prélats le connaissaient, car il venait chaque année à la foire de Cirta. Ils lui achetaient un chrisme, un agneau, un poisson en ivoire ou en agate, et, tout en leur glissant dans la main le symbole mystique, le marchand leur chuchotait les nouvelles. À ceux qui l’ignoraient encore, il apprenait que Cyprien était arrivé de l’avant-veille… « C’était aux thermes de Cécilius Natalis que, décidément, le concile aurait lieu… La première séance était fixée au lendemain soir… Mais quelle contrariété ! Voilà que Crescens, l’évêque de Cirta, était malade ! Comment allait-on faire sans lui ? Cyprien, en ce moment même, devait se trouver à l’église pour en conférer avec ceux du clergé cirtéen et prendre une décision… »

Cet incident parut si grave aux prélats que quelques-uns d’entre eux, notamment Januarius, de Lambèse, et Novatus, de Thamugadi, prirent immédiatement le chemin de l’église, afin de s’en informer.

En effet, la présence de Crescens était indispensable au concile, qui ne se réunissait que pour valider son élection déjà ancienne. Or, une cabale, qui s’appuyait sur quelques confesseurs suspects, attaquait cette élection sous prétexte que le nombre des évêques électeurs avait été insuffisant. La faction adverse venait d’élire de son côté un certain Paulus, prêtre de la banlieue, déconsidéré par ses débordements et ses malversations, et qui même pratiquait ouvertement l’usure…

Comme ils rentraient en ville, les prélats joignirent précisément Cyprien qui descendait à l’église située dans le bas quartier. Ils lui témoignèrent la plus respectueuse déférence. Bien qu’il ne fût pas officiellement primat d’Afrique, l’autorité morale de l’évêque de Carthage, sa science de l’Écriture, son talent de parole en faisaient un véritable chef. Sitôt les premières politesses échangées, ses collègues ne lui cachèrent pas que plusieurs évêques du Sud, particulièrement ceux de la région de l’Aurès, s’étaient abstenus de venir et que, secrètement, ils favorisaient Paulus. C’était la vieille rivalité entre les villes et les campagnes, les contrées maritimes et les hauts plateaux, — entre la Numidie et la Proconsulaire.

Cyprien était visiblement inquiet et préoccupé. Cette dernière nouvelle acheva de le troubler. La maladie de Crescens, dont on l’avait averti la veille, était déjà un assez fâcheux contre-temps. Mais peut-être que quelque chose de pire se préparait… Bride abattue, Birzil était accourue à la villa des Thermes pour dire à Cécilius qu’un des magistrats municipaux l’attendait, le lendemain, à Muguas, fort surpris de ne pas l’y rencontrer. Qu’il s’y trouvât dès la première heure !… Il devait y être encore… Et la jeune fille était repartie précipitamment, sans même demander à saluer l’évêque !… Qu’est-ce que tout cela présageait !…

Pourtant, cette matinée riante semblait chasser tous les soucis. La ruelle ensoleillée aboutissait à une impasse pleine d’une ombre fraîche.

Cyprien avait laissé passer devant lui ses deux collègues plus jeunes. Il allait seul, avec Pontius, le diacre, qui, naïvement, s’ébahissait de toutes choses, nouvelles pour lui. Entre les hauts murs peints en bleu clair, tout était bleu, tout baignait dans une lumière très douce. Des voiles bleuâtres se posaient sur les angles des vieilles bâtisses, tamisaient les couleurs trop crues. Çà et là, accroupis sur le bord des seuils, entre des piles de galettes, des boulangers disposaient, sur leurs éventaires, de petits pains chauds saupoudrés de grains d’anis et de cumin. Tout au fond du cul-de-sac, sous un trou sombre creusé par une voûte, une porte basse donnait accès à l’église installée dans une vieille maison, qui datait des rois numides et qui appartenait à Cécilius.

Januarius et Novatus venaient d’entrer. La porte, lourde et bardée de ferrures, était entrebâillée par le portier. Dans le vestibule, Cyprien fut reçu par un des diacres de Crescens, grand homme maigre, à la barbe rousse en pointe, qui avait un air d’illuminé. C’était Jacques, un confesseur célèbre dans toute la région. Pendant la persécution de Dèce, il avait été mis aux fers et battu de verges. L’étreinte des ceps lui avait presque brisé les chevilles, de sorte qu’il marchait avec peine et en boitant. Il s’inclina jusqu’à terre devant l’évêque de Carthage, et après s’être touché aux genoux, à la place du cœur et au front, il baisa l’épaule et la main de l’hôte illustre. Et, prévenant toute question, il lui annonça que Crescens, parti pour sa maison de campagne, n’était qu’indisposé. Demain sans doute il serait debout et pourrait assister au concile. Mais une autre raison que la santé de son collègue avait amené Cyprien à l’église de Cirta. Il y avait donné rendez-vous aux délégués de Paulus, afin d’entendre leurs doléances avant la première session : on devait se réunir à l’église comme en un terrain neutre.

Or, ceux-ci n’étaient pas encore arrivés. Jacques affirma que, sans doute, ils ne tarderaient point, et, tout en boitant, il conduisit Cyprien vers le triclinium, la grande salle des agapes, où, selon l’usage, une collation avait été préparée pour le visiteur. Sur un plateau de cuivre, étaient disposés des gâteaux, des jus de fruits dans des fioles irisées, de l’eau fraîche dans des vases de terre.

Cyprien n’accepta qu’un peu d’eau, et, après avoir refusé de s’asseoir, il finit par prendre un siège, les émissaires de Paulus tardant à paraître. Autour de lui, sur le dallage, s’espaçaient des lits, des tables, des nattes, des sièges de toute sorte : il y en avait pour toutes les conditions et toutes les coutumes. L’évêque promenait un regard surpris sur la salle. Elle respirait l’ordre, la prospérité, la richesse même. Sur un buffet, resplendissaient deux grands calices d’or, sans compter les calices d’argent et les plats de même métal. Des lampes, des chandeliers, des candélabres de bronze, avec leurs chaînettes et leurs aiguilles, s’alignaient dans les encognures et sur les étagères. Les murs étaient peints à fresque de gracieux motifs ornementaux, guirlandes de roses, corbeilles de fleurs ou de fruits, ou bien de figures et de scènes naïves tirées de l’Écriture : Moïse frappant le rocher, la multiplication des pains, le Bon Pasteur, le repas des Sept disciples. Jacques, devinant la pensée de l’évêque, s’empressa de lui dire :

« Nous n’avons pas eu à souffrir beaucoup, même sous Dèce. La persécution a été très courte, et on a respecté les biens de l’église. »

Novatus et Januarius déclarèrent qu’il en avait été de même à Lambèse et à Thamugadi.

Alors le diacre, comme s’il voulait éblouir l’évêque de Carthage en étalant sous ses yeux l’opulence de l’église de Cirta, lui proposa de visiter la maison. Pendant ce temps, on enverrait quelqu’un à l’auberge où étaient descendus les partisans de Paulus, pour s’enquérir de leur retard. Marien, le lecteur de l’église, qui se trouvait là, y courut en toute diligence.

Déjà le diacre avait poussé la porte du cellier qui s’ouvrait au fond du triclinium. Des rangées de tonneaux et de jarres apparurent dans la pénombre. Le cellier regorgeait de vin et d’huile. Et il y avait aussi, empilés jusqu’à la voûte, des sacs de farine, des légumes secs dans des corbeilles et des boisseaux :

« Tu vois, dit Jacques, si les mauvais jours reviennent, nous aurons de quoi nourrir les veuves et les enfants de nos martyrs.

– Et vous pourrez aussi les habiller, » dit Januarius.

En effet, le vestiaire occupait toute une chambre longue et profonde, où l’on entrevoyait, sur des rayons, des amoncellements de tuniques et de voiles, des chaussures d’hiver et d’été, de gros manteaux de laine à capuchon pour les paysans et les esclaves.

« C’est grâce à Cécilius Natalis que nous avons tout cela, dit Jacques, sa libéralité est inépuisable pour nous.

– Ainsi, il donne beaucoup à l’église ? demanda l’évêque, qui se reprochait déjà d’avoir mal pensé de son ami.

– Beaucoup plus que tu ne peux croire, Père très saint. Il nous donne tous les vêtements et toutes les nourritures, jusqu’aux nourritures de l’esprit… Tiens ! cette bibliothèque, c’est encore un cadeau de Cécilius. »

Dans une pièce en rotonde, des armoires peintes et dorées, qui s’alignaient autour des murs, montraient derrière leurs volets rabattus des évangéliaires et des psautiers somptueusement reliés. Mais Cyprien, qui voulait se recueillir un instant dans le sanctuaire, ne fit que traverser cette studieuse retraite.

La salle du banquet dominical avait été aménagée dans un sous-sol, qui s’étendait sous la cour intérieure et où l’on descendait par un escalier tournant. C’était une véritable crypte, que soutenaient des piliers énormes. Un jour avare tombait par les ouvertures de la voûte. Çà et là, le long des murailles noyées de ténèbres, quelques lampes brûlaient dans des niches. Au centre, supportant une rangée de gros cierges de cire, se dressait l’autel, simple table de bois recouverte d’une nappe. Devant, on distinguait l’estrade du lecteur, et tout au fond, dans une abside récemment construite et encore blanche de maçonnerie, le siège épiscopal.

Debout, les deux paumes étendues, dans l’attitude de la prière, l’évêque se tenait devant l’autel. Instantanément, ses yeux semblèrent se vider de toute forme sensible, comme si l’univers s’était tout à coup aboli pour sa conscience. Le regard tourné à l’intérieur, il priait pour l’église de Cirta, cette église trop riche et trop heureuse, suppliant Dieu de lui épargner tout ce qu’il pressentait de ruines et de tribulations imminentes. De loin, les assistants le contemplaient, craignant, par un geste ou une parole, de troubler son oraison, lorsque Marien le lecteur rentra de l’auberge, accompagné de Delphin le cubiculaire. Il fallut bien apprendre la vérité à Cyprien.

Agitant ses longs bras, avec toute une mimique indignée, Jacques lui rapporta la réponse des délégués de Paulus. Ils avaient déclaré que ni eux ni leur chef n’assisteraient au concile. Ce concile était irrégulier, les évêques n’étant pas plus en nombre, cette fois, que pour l’élection de Crescens : tout le monde savait maintenant que les évêques du Sud s’étaient abstenus… Une telle traîtrise révolta Cyprien. Après avoir accepté son arbitrage et pris jour pour une entrevue, comment ces mauvais chrétiens osaient-ils se dérober ? Car l’absence de quelques prélats n’était qu’un prétexte, la majorité étant réunie à Cirta… Mais il n’eut pas le temps d’y penser davantage. Delphin lui confiait à voix basse que Cécilius venait d’arriver de Muguas avec un visage sombre et qu’il priait l’évêque de venir au plus vite le trouver, pour une affaire des plus urgentes…

À la villa, devant la porte de son appartement, son secrétaire, Célérinus, le prévint qu’un courrier, venu de Carthage à franc étrier et qui le poursuivait depuis son départ, avait apporté des lettres de Rome : lui-même était occupé à déchiffrer ces dépêches rédigées en caractères secrets, et, autant qu’il en pouvait juger à première vue, les nouvelles qu’elles donnaient semblaient alarmantes… Ainsi, tout s’enchaînait pour justifier les appréhensions de Cyprien. Ces contrariétés successives annonçaient quelque chose de pire sans doute !… Cécilius l’attendait dans sa chambre. Sans autre préambule, il lui dit :

« Votre réunion est interdite ! »

Un de ses amis, un triumvir de Cirta, était venu conférer avec lui mystérieusement à Muguas : le légat de Lambèse, averti on ne savait comment du concile, s’y opposait absolument, menaçait les prélats de la prison, en cas de désobéissance. Cécilius ajouta :

« Il paraît qu’il est très irrité contre vous, contre toi particulièrement ! »

Cyprien ne vit qu’une chose : la trahison possible, probable, d’un frère. Car enfin qui avait pu le dénoncer ? Salloum, le cabaretier ? ou l’intendant Zopicus, croisé en sortant de Thagaste ? Cela paraissait bien invraisemblable. Un affreux soupçon traversait son esprit : c’était Paulus, sans doute, qui, sûr d’avance d’être condamné par le concile, s’était fait le délateur de ses collègues ?… Au même moment, une portière se souleva et Célérinus apparut. Il tenait en main la lettre dont il venait de déchiffrer la cryptographie. Désignant du regard Cécilius, le secrétaire demanda à Cyprien :

« Je puis parler, n’est-ce pas ?

– Lis, » dit l’évêque.

Alors, de sa voix pâle et impersonnelle de fonctionnaire, Célérinus lut ceci :

LES PRÊTRES ET LES DIACRES AFRICAINS, QUI DEMEURENT À ROME, AU PAPE CYPRIEN, SALUT !

Nous croyons devoir t’informer, vénérable Père, des complots qui se trament ici et qui menacent ton église, autant que celle du Pontife romain. Nous avons appris par ceux de nos frères qui sont dans la maison de César, que Valérien Auguste est devenu la proie des magiciens d’Egypte. Les Barbares ayant attaqué l’Empire, ils lui ont promis de le faire triompher de ses ennemis, grâce à leurs enchantements. On dit, en effet, que les Alamans ont franchi le Rhin, que les Goths s’apprêtent à passer le Danube et les Perses l’Euphrate. Les magiciens, hommes scélérats et abominables, ont persuadé à Valérien que ces malheurs sont dus à sa tolérance pour notre religion très sainte et aussi à sa complaisance pour les mages de Ctésiphon, leurs rivaux. Déjà, deux de ces derniers, accusés d’avoir prédit la pourpre à Macrianus, chef des armées d’Orient, ont été brûlés vifs. Chose horrible à dire, des sacrifices d’enfants ont eu lieu au Palatin. Les entrailles de ces victimes innocentes n’ayant pas révélé d’auspices intelligibles, les magiciens d’Egypte ont déclaré alors que la faute en était à nos sortilèges qui contrariaient les leurs. De là, un redoublement de haine contre les chrétiens. Un des nôtres, un carrier du nom d’Hippolyte, a été décapité avec toute sa famille, qu’il avait convertie à la foi du Christ. Quelque temps après, deux époux chrétiens, Chrysanthe et Daria, furent, par l’ordre du préfet de la Ville, enterrés vivants dans une carrière de sable, près de la voie Salaria nouvelle. Le bruit court enfin que, dans les conseils de l’Empereur, un édit se prépare contre nous, dont on veut confisquer les biens, et empêcher les réunions sous peine de la torture et du dernier supplice.

Nous avons jugé bon de te faire connaître ces choses, afin que tu règles ta conduite d’après elles, selon ta grande sagesse et pour le salut de ton troupeau. Nous souhaitons, vénérable Père, que tu te portes toujours bien en Dieu.


À travers les ternes expressions de ce style protocolaire, Cyprien avait entrevu les foules hurlantes brisant les stèles des cimetières, pillant les églises, lâchant dans les ruisseaux des rues les tonneaux de vin et d’huile, — et les files de confesseurs agenouillés, le cou tendu à la lame rouge du bourreau, les poteaux au milieu de l’arène, les bêtes fauves bondissant hors de leurs cages et les bûchers flambant aux portes des villes…

Quand Célérinus eut terminé la lecture de la lettre, l’évêque regarda Cécilius qui paraissait abasourdi, incapable de rassembler ses pensées, et il dit simplement :

« Voilà !… Toute l’horreur est là devant nous !.. Mes visions ne m’avaient pas trompé ! »

Et, soudain, avec une exaltation qui mit des éclairs dans son regard et comme un nimbe autour de son front :

« Ils peuvent crier maintenant : « Cyprien aux lions ! » Je suis prêt à rendre mon témoignage… Quand le Seigneur voudra… »

Un silence suivit ces paroles. Cécilius, comme frappé de stupeur par cette nouvelle que, pourtant, il aurait dû prévoir, n’osait pas lever les yeux vers Cyprien. Alors l’évêque, se penchant vers lui, dit avec douceur :

« Et toi, mon ami, que vas-tu faire ?

– Je ne sais ! »

Puis s’efforçant de dominer son trouble :

« Ces alertes sont fréquentes. Jusqu’ici nous avons été tranquilles à Cirta… D’ailleurs, je ne crains rien. Presque tous sont mes clients ou mes obligés.

– Tu dois avoir des ennemis, ou tout au moins des envieux, dit Cyprien. Tu ne peux pas savoir… Et si l’on te dénonce, que feras-tu ? »

Fièrement, celui qu’on avait comparé autrefois au césar Hadrien redressa sa tête sous sa couronne de cheveux gris :

« Je ne ferai rien, dit-il, dont tu doives rougir ! »

De nouveau, leurs volontés divergentes s’affrontaient et se défiaient. Enfin, Cécilius, avec un haussement d’épaules, comme s’il rejetait tout un fardeau de pensées importunes :

« Mais pourquoi t’émouvoir d’avance, sur des rumeurs peut-être infondées ? Ne pense plus à tout cela. Viens te reposer à Muguas : tu y seras en sûreté, tu verras Crescens et quelques-uns de tes collègues.

– Non ! dit Cyprien fermement, je retourne à Carthage. Un évêque doit mourir au milieu de son troupeau. Je vais partir sans tarder, ce soir même.

– Ce soir même ! Quelle hâte, quelle folie ! » dit Cécilius en laissant retomber ses mains, d’un air découragé.

Cyprien épiait le visage de son ami, avec des alternatives de révolte et de pitié. Il pensait à tout ce qui retenait Cécilius dans ce palais somptueux, auprès d’une fille adoptive trop aimée et trop belle… Soudain il se jeta dans ses bras, et, avec un accent où il mit tout son cœur, toutes ses angoisses, tout son désir de salut et d’immortalité glorieuse pour cette âme faible, il s’écria :

« Ah ! frère bien-aimé ! puisse la paix du Seigneur être toujours avec toi ! »

DEUXIÈME PARTIE

I

LE COIN DU PHILOSOPHE

Julius Martialis, triumvir de Cirta, possédait, sur la route de Sitifis, un vaste domaine avec une maison des champs. Cette maison se trouvait sur le territoire de Muguas, où Cécilius avait, lui aussi, une villa. Une clôture continue environnait les jardins et les dépendances, véritable muraille de forteresse, avec ses saillants turriformes, que hérissaient des créneaux en manière de triangle renversé. Devant l’entrée principale, haute comme la porte d’une ville, Cécilius fit arrêter sa litière, puis, en étant descendu, il renvoya ses gens.

À peine avait-il franchi le seuil, qu’un chien énorme, un dogue au poil ras et aux courtes oreilles, se précipita contre lui en tirant sur sa chaîne et en hachant l’air de ses aboiements enragés. Pour cet animal redoutable, le Cave canem inscrit en mosaïque devant la loge du portier n’était que trop justifié. Celui-ci, de l’intérieur de sa maisonnette, gémissait d’une voix molle :

« Paix, Fidèle ! Paix !… »

Mais le chien redoublait de fureur. Le vacarme devint tel que Julius Martialis lui-même, homme vieux et quelque peu podagre, se porta au-devant de son hôte, en s’appuyant sur une haute crosse de cornouiller.

« Ah ! clarissime seigneur, lui cria, en riant, Cécilius, tu ne m’as donc invité que pour me faire dévorer par tes chiens !

– Excuse ! dit Martialis, cette bête rustique n’a pas l’habitude du beau monde… Allons, Fidèle ! Paix !… Mais où est donc ce portier maudit ? Holà, portier ! Tu dors ? »

Tout tremblant, l’esclave se montra dans l’embrasure étroite de la porte. C’était un vieillard enchaîné, lui aussi, comme le chien, et d’une ossature si mince et si frêle qu’il semblait un fantôme flottant sous les plis de sa longue blouse blanche. Il se jeta aux pieds de Martialis :

« Pardonne, maître ! Le chien a l’habitude d’aboyer au moindre bruit. Et puis je n’avais pas bien entendu !… »

De son doigt approché de l’oreille, il fit signe qu’il était un peu sourd.

« C’est absurde, dit Martialis en attestant son ami, de faire garder une porte par un Tithon de cette espèce. Je vais tancer mon fermier et lui enjoindre de t’envoyer à la ville, pour garder les enfants : tu n’es plus bon qu’à cela.

– Non, maître ! Laisse-moi mourir ici !

– Mais quel âge as-tu, pour vouloir déjà mourir ?

– J’ai ton âge, maître, dit l’esclave… Eh quoi ? tu ne te souviens pas ? Je suis Speratus avec qui tu as joué tout enfant. Quand ton père, aux Saturnales, te donnait des sigillaires, tu partageais avec moi les poupées et les bonshommes d’argile…

– Par Pollux ! cela ne me rajeunit pas, s’exclama le vieillard, en se tournant vers Cécilius.

– Laisse-le à la campagne et ôte-lui sa chaîne, conseilla le visiteur apitoyé.

– Tu entends ? dit Martialis au portier.

– Non, maître ! je t’en prie, laisse-moi dans ma loge. J’y suis accoutumé et j’y suis tranquille Les autres serviteurs seraient méchants pour moi… »

Cependant Martialis, qui ne l’écoutait plus, avait passé son bras sous celui de Cécilius. Fouetté par le portier, le chien s’était retiré dans sa niche, où il grommelait encore.

« J’ai ces bêtes en horreur ! jeta, presque agressivement Cécilius à son hôte qui, par une allée de platanes, l’emmenait vers la maison.

– Et moi qui les adore ! dit le vieillard d’un air d’affliction comique.

– Est-ce possible ! Toi, un sage !… Comment peux-tu souffrir à tes côtés ces outres d’Éole ambulantes, ces bêtes malpropres et puantes, bruyantes et stupides, les seules qui étalent leur ordure et qui reviennent à leur vomissement ? Connais-tu rien de plus imbécile que l’aboiement mécanique du chien ? Les autres animaux ont au moins un semblant de voix articulée… La voix du chien, c’est du vent qui fait rage, — le soufflet du cyclope…

– Voilà une opinion solidement motivée, dit Martialis railleur. Néanmoins, tu souffriras que je ne la partage point. Tu sais, je suis un sceptique incorrigible. Toutes les opinions me paraissent défendables. C’est pourquoi j’aurais mauvaise grâce à contester contre la tienne. »

Il rit d’un gros rire débonnaire, et serra d’une pression plus affectueuse le bras de Cécilius.

Celui-ci aimait sincèrement ce voisin de campagne, le seul d’ailleurs qu’il fréquentât. Malheureusement, Martialis ne venait jamais qu’en passant à Muguas. Presque tout l’été et l’automne, il séjournait dans un immense domaine, dont il avait hérité aux environs de Milève. C’était un homme aimable, qui se piquait de rester fidèle, comme Cicéron son idole, aux enseignements de l’Académie. Il appartenait au siècle précédent non seulement par son âge, mais par ce libéralisme superficiel qui avait été de mode sous les premiers Antonins. Maintenant, dans une société étroitement dévote, cet esprit large et très peu crédule était comme perdu : il avait l’air d’un provincial arriéré. En tout cas, un sceptique de ce genre était un oiseau rare. De là l’estime de Cécilius pour lui. Le chrétien trouvait dans ce vieillard lettré un juge indulgent à sa croyance. Certainement Martialis, par amitié pour son voisin, s’était entremis auprès du légat, afin d’arrêter toute poursuite contre Cyprien et ses collègues. Avant d’écrire à l’évêque de Carthage, Cécilius avait désiré le voir, pour le sonder précisément sur les dispositions du légat de Lambèse. Martialis avait répondu en l’invitant à déjeuner pour le lendemain.

Sous l’allée de platanes, le vieillard marchait difficilement, à cause de sa goutte qui lui avait déformé le pied droit. Mais, par toute une affectation de gaîté, il s’efforçait de faire oublier cette disgrâce. Il disait à Cécilius :

« Tu as dû voir, au-dessus de mon toit, la petite fumée qui annonce l’arrivée d’un ami… Hélas ! dans cette campagne où l’on n’a rien, je ne te ferai pas grand’chère. Mais tout ce que je t’offrirai vient de mon jardin ou de mes champs. Tout a été apprêté pour toi par des mains africaines, des mains qui ont retenu la leçon de nos aïeules… »

Cécilius cherchait en vain, au-dessus des toits, la petite fumée dont parlait son hôte, — une image poétique, sans doute. Il ne voyait que les tourterelles qui roucoulaient sous les tuiles des pigeonniers.

Au bout de l’allée, le corps de logis apparaissait maintenant tout entier derrière un rideau de cyprès, qui défendaient la maison contre le vent du nord. Cette maison des champs n’avait rien de somptueux. C’était une simple ferme, avec sa cour intérieure, son portail pour les charrettes, ses hangars aux fourrages, ses pressoirs, ses écuries, dont les stalles en arcades se déployaient, dans le fond, entre deux gros pavillons carrés, que coiffaient des toits pointus, surmontés chacun d’une girouette. Les fermiers habitaient une des ailes. Tout le devant était laissé à la disposition des maîtres : une succession de chambres basses, en enfilades, percées de fenêtres étroites et couvertes par une série de petites coupoles aplaties. Blanchis à la chaux, les murs et les coupoles resplendissaient au soleil. Un peu à gauche, des tas de paille s’élevaient au bord d’une mare.

« Je réclame ton indulgence, dit Martialis au visiteur, tu es chez un paysan.

– Oh ! un paysan qui a passé par l’Académie ! »

Cependant l’heure du repas emplissait la cour d’une animation joyeuse. Les esclaves rentraient des champs. Comme de monstrueux insectes aux longues jambes, sur leurs hautes roues peintes en rouge, des charrettes de foin s’alignaient devant les granges. Les valets de charrue, qui avaient été sarcler le blé mûrissant, rapportaient des brassées d’herbes odorantes, où éclataient des bluets et des coquelicots. Un chasseur gétule tenait enfilées par le bec, à l’aide d’un brin d’osier, une couple de perdrix qu’il venait de prendre au lacet. Coiffé d’une peau de gazelle, il avait l’air d’un satyre cornu à côté de la fileuse qui, assise sur la margelle de l’abreuvoir, étirait le fil de sa quenouille entre ses doigts bruns et durs. La fermière, retroussant un pan de sa jupe gonflée comme un pis et semant le grain à la volée, marchait à grands pas au milieu d’un troupeau d’oies et de canards. Un jeune porc aussi noir qu’un sanglier trottait d’un air fringant, bousculait les volailles, tandis que les pintades, heureuses d’être bien vernissées, se rengorgeaient autour du puits, et tout en picorant de çà et là, poussaient leur petit cri de poulie intolérable et continu.

« Ah ! c’est tout à fait la campagne ! ricana Martialis. Nous allons voir si tu l’aimes autant que tu le prétends.

– Peut-être plus que toi, dit Cécilius… Moi, au moins, je n’ai pas tes ambitions municipales, ô clarissime. »

À dessein, il lui prodiguait ce titre, qui flattait l’innocente vanité du bonhomme, tout fier d’être traité en sénateur romain.

« « Clarissime » est de trop, » protesta néanmoins le vieillard, en introduisant son hôte dans la salle à manger.

Cette salle, assez exiguë et simplement stuquée, était agréable à l’œil, avec ses peintures murales qui représentaient des natures mortes. Les motifs, très ordinaires, se trouvaient charmants à force de naïveté. Ce n’était rien : un cédrat posé sur une planche à côté d’une pêche verte entamée et laissant voir le noyau par un trou fait au couteau, — quelques amandes fraîches, fendues et montrant leur pulpe, un vase de cristal à demi rempli d’eau. À droite, par une triple arcature surbaissée, on apercevait un cubiculum, à la fois salle de repos et salle de lecture, et, tout au fond, une fresque poussiéreuse et à demi effacée, où l’on devinait encore la figure consacrée de Virgile assis entre la muse des Églogues et celle des Géorgiques.

« Philosophi locus ! dit Cécilius, en montrant la fresque et le cubiculum : c’est le vrai coin du philosophe.

– Tu me flattes, mon cher ! Je ne suis pas plus philosophe que sénateur : tout au plus du troupeau d’Épicure… Mais si tu veux bien prendre place… »

Et le vieillard désignait le lit en maçonnerie grossière mal dissimulé sous des coussins et des tapis d’Alexandrie, comme en ont les conducteurs de caravanes. La table, toute petite, également en brique et passée à la chaux, s’arrondissait entre les branches du lit minuscule, où l’on ne pouvait tenir qu’à trois personnes. Dès qu’ils se furent installés, Martialis, avec une gravité toute sénatoriale, prononça :

« Afin de ne pas tromper ton appétit, je vais t’énumérer les plats du festin… Ce sera bientôt fait. Ah ! il est frugal, il est laconien, le déjeuner de ma fermière !… D’abord tu auras des œufs frais, cuits sous la cendre du foyer, puis une saucisse numide, fille d’une truie de Milève ; après cela, des boulettes de pultis enveloppées de feuilles de vigne et arrosées d’une sauce merveilleuse, dont une de mes esclaves maurétaniennes a le secret, où il entre toute espèce d’herbes aromatiques, de la sauge, de la sarriette, du thym, du romarin, tous les parfums des champs et du potager… enfin des perdrix rôties, prises par mes chasseurs et engraissées dans ma cave…

– Mais c’est un repas de prêtres saliens ! » dit, en riant, Cécilius, qu’amusaient les mines affriolées du vieillard.

Aussitôt il ajouta :

« Abondance et délicatesse, je suis sûr que tout sera parfait. On connaît ta gourmandise raffinée.

– Une gourmandise de campagnard, qui se satisfait de peu ! »

Avec son gros nez recourbé, ses grosses lèvres rouges et luisantes, Martialis ressemblait au Maccus des antiques atellanes. Cependant l’élégance de ses gestes contrastait avec la vulgarité apparente de sa personne. Cécilius le regardait manier d’une main légère et complaisante, une main voluptueuse d’amateur, la menue vaisselle qui chargeait la table et qui, comme le maître du logis, n’offrait rien que de rustique au premier coup d’œil. C’étaient des coupes et des fioles de terre cuite. Elles semblaient d’abord rugueuses et ternes, et pour peu qu’on les examinât, elles révélaient des colorations originales et discrètes, des tons passés de fruits mûrs, des verts sombres ou des violets dorés de prunes vertes ou d’aubergines, avec des formes inattendues de végétaux bulbeux et de coquillages.

Cet étalage de pièces rares dénotait un certain apprêt, un désir de flatter les yeux exigeants de l’hôte. Tout de suite Cécilius soupçonna que Martialis avait eu d’autres intentions, en l’invitant, que de l’entretenir du légat de Lambèse. Cela fit qu’il demanda brusquement au vieillard :

« Et Manus, ton fils ?

– Toujours à Cirta, où il plaide du matin au soir, — fanatique du barreau et se plaignant de la surcharge des affaires… Ah ! je voudrais bien le marier ! Mais il est tellement austère et farouche !… Seule, une femme de haute vertu…

– Il conviendrait d’y penser, » dit Cécilius avec un fin sourire.

Or, le bonhomme y pensait depuis longtemps : Birzil, héritière de deux familles également opulentes, lui semblait une bru très souhaitable. Et, de son côté, Cécilius, malgré son intention bien arrêtée de garder le plus longtemps possible auprès de lui sa fille adoptive, avait songé pour elle au jeune orateur, qui passait pour un homme de talent et qui, d’ailleurs, penchait secrètement en faveur des chrétiens. Tous deux savaient certainement que la même idée leur était venue. Mais chacun attendait que l’autre fît le premier pas, risquât une allusion à ce beau projet. Le vieux Martialis était trop habile pour manifester avec un empressement indiscret ce qui pouvait paraître chez lui une ambition excessive, Birzil étant beaucoup plus riche que son fils. Il dit d’un air détaché :

« Tu m’excuseras encore une fois : je n’ai à t’offrir que du vin de Calama… Mais il est sucré comme la figue et parfumé comme la violette.

– Mille grâces ! dit Cécilius, tu sais que je ne bois que de l’eau.

– Eh bien, tu en auras d’excellente ! »

Et le maître ordonna à l’une des filles du fermier, qui vaquaient au service, de remplir la coupe de Cécilius avec une énorme gourde d’argile en forme de poire munie de sa queue.

« C’est de l’eau des Nymphes, dit Martialis. Chaque matin, avant l’aube, un esclave va m’en chercher, à cinq milles d’ici, près du sanctuaire du dieu Giddabal… Oui, il y a là une fontaine consacrée aux divinités de la montagne… Cher ami, bois de l’eau des Nymphes, tandis que je boirai du vin… Moi, j’aime le vin, et même, je te l’avoue, homme triste et insociable, une petite pointe d’ivresse n’est pas pour me déplaire. Entre gens diserts et bien élevés, cela donne plus d’éclat à la conversation. Comme le répétait mon aïeul, la vapeur d’un vin généreux agit sur l’esprit à la façon du feu sur l’encens, dont il libère les parcelles les plus subtiles et les plus exquises… »

Il reposa sur le bord de la table le grand verre à pied où il avait dégusté le vin de Calama, et il soupira avec un air de béatitude :

« Ah ! la vie est douce !

– Tu crois ? dit amèrement Cécilius.

– Pour moi du moins. Tout m’a réussi jusqu’à présent. Mes filles se sont mariées de bonne heure. Ma femme elle-même m’a fait l’amitié de me quitter au moment où ses infirmités devenaient tout à fait importunes. Sans la goutte qui me tourmente de temps en temps et le souci de mon fils, je serais parfaitement heureux… Sais-tu que Marcus m’inquiète ? J’ai peur qu’avant peu il ne passe ouvertement dans votre secte.

– Nous serons très honorés d’une telle recrue, dit Cécilius. Mais toi-même, qui parles si librement de toutes choses, pourquoi n’es-tu pas des nôtres ?

– Comment veux-tu que j’abandonne une religion qui me donne le bonheur, en assurant la tranquillité de mon esprit ? D’ailleurs, pour changer, il faudrait discuter, et j’ai horreur de la dispute. Deux philosophes aux prises me font l’effet de ces crabes qu’on voit se dresser l’un contre l’autre, sur le sable des plages, en agitant dans le vide leurs pinces furibondes… »

Il lança son gros rire épanoui. Des mulets s’ébrouaient dans la cour. C’était l’heure où les charretiers rattelaient leurs charrettes, pour retourner aux prés. Martialis, étalé sur ses coussins, prêtait l’oreille avec complaisance à ces bruits familiers de la ferme et il se rengorgeait dans son orgueil de maître. Jugeant l’instant propice, Cécilius poursuivit :

« En tout cas, je connais ta bienveillance. Je suis sûr que c’est grâce à toi que les prélats, convoqués par Cyprien, ont pu quitter Cirta sans encombre.

– Sans doute ! …Mais tu m’assures, n’est-ce pas, que Cyprien est parti, lui aussi ?

– Le soir même de notre entrevue.

– Il n’était que temps ! J’ai appris par l’envoyé du légat que celui-ci est extrêmement courroucé contre Cyprien : il le considère comme un fanatique des plus dangereux. Quant à toi, il te suspecte à cause de ton origine, de tes liens de parenté avec les anciens maîtres du pays. Il redoute toujours que tu ne suscites quelque mouvement populaire.

– Quelles imaginations ! protesta Cécilius. Tu n’ignores pas combien je vis retiré et paisible. Tes collègues m’accusent même d’inertie. En réalité, je me contente de faire quelque bien autour de moi… Mais, toi qui sais tout, dis-moi un peu : par qui Macrinius a-t-il eu vent du concile ?

– Tu veux le savoir ?… Eh bien ! c’est par Roccius Félix, ton voisin, notre voisin, car sa propriété touche aux nôtres pour notre malheur à tous deux. Or, des amis communs l’ont aperçu en conciliabule avec le prêtre Paulus… »

Ainsi, le prêtre Paulus avait trahi ! Les soupçons de Cyprien étaient justifiés. Cécilius nota le fait soigneusement, pour en avertir l’évêque de Carthage. Mais le vieillard, échauffé par le vin de Calama, en venait aux confidences :

« Veux-tu me permettre un conseil amical ? dit-il en se penchant à l’oreille de Cécilius : défie-toi de Roccius !

– Pourquoi ?… Je ne m’occupe pas de lui.

– Raison de plus ! Tu l’humilies et il te jalouse. Déjà son père et le tien étaient en rivalité. Lorsque Cécilius Natalis faisait construire à ses frais un arc de triomphe, Roccius Félix s’empressait d’offrir aux gens de Cirta un marché, ou une bibliothèque… La vanité du fils dépasse encore celle du père… Tu ne l’as pas vu se pavaner dans le carrosse qu’il vient d’acheter à Carthage ? C’est la fable de la ville !… Oui, mon cher, un carrosse doré, avec tout un système de roues enchevêtrées, extraordinaires, des sièges suspendus, des appareils ingénieux qui marquent l’heure, et même la distance parcourue ! Mais goûte-moi ces dattes frites dans du beurre ! »

La fille aînée du fermier les apportait, en effet, dans des cassolettes de terre brune où elles mijotaient encore.

« Goûte, cher ami, cette surprise de ma cuisinière maurétanienne : je t’assure que c’est délicieux. »

Au même moment, des cris de douleur, puis des hurlements retentirent du côté des jardins :

« Ce sont les esclaves de Roccius que l’on fouette, dit Martialis. Son ergastule est ici tout près, adossé au mur du jardin… Ah ! il est terrible ! Écoute ! On entend siffler les verges !… Chez lui, il y a toujours quelque misérable lié au poteau, ou pantelant sous la fourche. L’imbécile : il considère cette sévérité comme une preuve d’attachement aux mœurs des ancêtres. Aussi se montre-t-il d’une dévotion outrée, insupportable. Il nous empoisonne avec la fumée de ses sacrifices. Les moindres fêtes sont chômées dans sa maison… Si tu entres dans son domaine, tu n’y verras que des autels couronnés de fleurs, des grottes consacrées et tapissées de guirlandes, des chênes hérissés de cornes de bœuf, des hêtres où se balancent des peaux de brebis, de vieux troncs façonnés en forme de divinités rustiques… Si tu traverses ses vignes, tu butteras contre des ceps encrassés par les libations. Dans ses champs, tu graisseras le bas de ta tunique, en frôlant ses bornes pieusement arrosées d’huile… Et il ne voyage jamais sans un petit autel portatif et tout un assortiment de statuettes devant lesquelles il fait sa prière… Naturellement, il est très animé contre les chrétiens.

– Laissons ce grotesque ! fit Cécilius, impatienté, et espérons que ses esclaves sauront le mettre à la raison… Mais, dis-moi, as-tu constaté chez Macrinius la même haine contre nous ?

– Le légat n’est qu’un fonctionnaire, répondit Martialis, il exécute des ordres.

– Précisément ! N’a-t-il pas reçu des ordres nouveaux ?… Tu n’as rien remarqué, rien qui doive nous inquiéter ?

– À Cirta, tout est tranquille. On raconte qu’à Rome Valérien Auguste se prépare à partir en guerre contre les Perses. À Lambèse, Macrinius a assez à faire avec les nomades et avec les montagnards qui, paraît-il, recommencent à s’agiter… Cher Cécilius, fais-moi la grâce de goûter ce miel ! Vois comme il est joli dans ce pot de terre rouge. C’est du miel de mes abeilles, qui sont un peu les tiennes, car elles vont aussi piller tes parterres, les voleuses ! »

Mais Cécilius n’écoutait plus le bavardage mignard du bonhomme : il savait maintenant ce qu’il voulait savoir, ce pour quoi il était venu. Le repas touchant à sa fin, il brusqua le dernier service, et, malgré les instances de Martialis qui voulait lui faire admirer une récente plantation d’oliviers, il prit congé de son hôte, en prétextant que Birzil l’attendait à Muguas.



II

LES RAISONS DE CÉCILIUS

La nouvelle d’une persécution imminente avait d’abord atterré Cécilius Natalis. Jusqu’au moment du départ de Cyprien, il était resté en proie à l’obsession des terrifiantes images évoquées par son ami. Puis bientôt son esprit lucide et ferme avait repris le dessus. Et d’abord, sitôt l’évêque parti, il s’était empressé de quitter la villa des Thermes pour rentrer à Muguas, afin d’ôter tout prétexte aux accusations. Il convenait que la maison où les magistrats soupçonnaient une réunion illicite fût abandonnée par son maître, comme en témoignage officiel d’obéissance aux ordres du légat.

Dans ce calme milieu de Muguas, auprès de Birzil insouciante et rieuse, il n’était pas devenu précisément plus optimiste, mais ses idées et ses sentiments avaient repris leur pente habituelle. Encore une fois, il cherchait à s’adapter aux circonstances, à sauvegarder la paix, en tâchant de concilier les intérêts et de désarmer les haines. Son besoin un peu égoïste de repos s’accommodait trop bien de ce parti pris de modération et de cette sagesse pratique, dont il sentait toutes les insuffisances. Cependant la haute supériorité morale de Cyprien l’humiliait secrètement, et il regrettait que leur rencontre, au lieu de les rapprocher, les eût peut-être séparés davantage. Leurs cœurs ne s’étaient pas suffisamment parlé. C’était sa faute sans doute, à lui Cécilius, qui avait eu peur de s’abandonner devant son ami. Il en éprouvait comme un remords. C’est pourquoi son premier mouvement avait été de lui écrire, en quelque sorte pour se disculper. Mais il s’était dit qu’il ne s’agissait pas seulement, en cette affaire, de lui et de Cyprien, mais des frères, de l’avenir de l’Église. Il fallait prouver à l’évêque que, contrairement à ses préventions, il s’intéressait à eux, s’employait de toutes ses forces à la défense de la cause ; il fallait aussi lui donner, non seulement quelques paroles d’espoir et de réconfort, mais des certitudes rassurantes. Maintenant, après son entretien avec Julius Martialis, triumvir de Cirta, il croyait pouvoir les lui offrir.

À peine était-il de retour à Muguas qu’il lui écrivit en ces termes :


« Cher Cyprien, je t’envoie cette lettre en toute diligence par Auster, mon coureur, afin que tu saches immédiatement ce que m’a rapporté l’homme envoyé par moi à Sigus. Une saison s’est écoulée depuis que nos malheureux frères ont réussi à t’écrire. Pendant ce temps, Baric, le ciseleur, et Gudden, le cordonnier, sont morts. Mais Privatianus, l’exorciste, est toujours vivant. Sache que je pars demain pour les mines, afin de voir ce qu’il est possible de tenter pour le tirer de là et d’abord pour le voir lui-même, pour lui porter le salut et les consolations de son évêque. Cher Cyprien, je me réjouis à la pensée que je vais tenir ta place là où tu ne peux être en personne. Sans doute, je ne la tiendrai pas aussi bien que toi. Mais ton souvenir sera présent au milieu de nous, et j’aurai la joie d’être plus près de ton cœur peut-être, en faisant ce que tu ferais toi-même avec tant de bonheur.

« Très cher ami, je sais que tu ne doutes pas de mon amitié. Mais pendant ton séjour à Cirta, j’ai bien deviné que tu doutes de mon âme. C’est peut-être autant ta faute que la mienne. Si je n’ai pas osé parler, peut-être aussi m’es-tu arrivé trop prévenu contre moi. Tu ne m’as pas compris. Ce qui t’a paru tiédeur de foi n’était que prudence, souci de ta propre conservation, désir de t’épargner des soucis inutiles. Pourquoi te tourmenter ainsi sans raison sérieuse ? Eh quoi ! parce que de jeunes clercs, désœuvrés à Rome, ont voulu faire les gens importants et bien renseignés, en t’envoyant des nouvelles dramatiques, voilà que ton imagination entre en campagne. Laisse-moi te citer un mot d’un sage païen, que nous considérons comme un peu des nôtres : « Ne sis miser ante tempus ! disait Sénèque : Ne te rends pas malheureux avant le temps ! » Les maux que tu redoutes ne viendront peut-être jamais. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’ils ne sont pas encore venus. Je viens de causer avec Julius Martialis, que tu connais, et qui est ami du légat de Lambèse : il m’assure qu’il n’y a rien à craindre si les chrétiens se tiennent en repos. Penses-tu que Valérien Auguste, à la veille de marcher contre les Perses, veuille se mettre à dos, en nous persécutant, les populations asiatiques, qui sont, en grande partie, chrétiennes ? Et penses-tu que, pour la même raison, le légat Macrinius risque d’exaspérer contre lui les nomades et les montagnards de l’Atlas, qui, paraît-il, sont en pleine effervescence ?…

« Permets-moi de te le dire, cher Cyprien : Carthage est assurément une très grande et très savante métropole, mais, comme Alexandrie et Antioche, immodérément livrée à la fureur des sectes. Dans cette atmosphère orageuse, on perd la juste appréciation des choses. Marc-Aurèle Antonin nous reprochait l’abus des grands mots et des attitudes théâtrales. Quoique flamine des Empereurs, je n’ai qu’un médiocre respect pour les oracles de ce nouveau dieu. Pourtant il faut avouer que beaucoup d’entre nous ont une tendance à tout pousser au tragique. Ne dis pas non ! Toi-même as condamné ces excès de conduite et de langage dans des lettres adressées à ton peuple et à ton clergé. Or, en suivant une règle, qui fut autrefois la tienne, on peut arriver, à force de douceur patiente et obstinée, à dénouer des situations en apparence inextricables. Pourquoi compromettre la nôtre ? De plus en plus, le monde vient à nous. Demain, sans doute, nous l’aurons conquis. Avec un peu de prudence et de bonne volonté, ce grand changement peut s’accomplir sans causer trop de désastres ni de ruines. Sans achever d’ébranler le corps vermoulu de l’Empire, n’est-il pas possible de tout y rénover dans le Christ ? Sous le masque antique, la vie nouvelle continuerait à sourire. Tu as blâmé les mosaïques et les statues de ma villa des Thermes. Pourtant, les Heures et les Saisons païennes ne cessent pas de dérouler leurs rondes sur les murs de nos nécropoles et sur les flancs de nos sarcophages. Les Hermès Criophores se sont transfigurés en symboles du Bon Pasteur. Un jour viendra peut-être où ce qui reste de la beauté ancienne sera sauvé par les successeurs de Pierre.

« Là-dessus tu m’accuses d’avoir des faiblesses cachées pour les superstitions des Gentils. Tu crois que je ne suis chrétien que des lèvres et que mon cœur est resté attaché à ces religions de mort. Je les hais au contraire à cause de leur matérialité épaisse, de leur appétit de la chair et du sang. Je ne saurais sans répugnance assister à leurs rites. Les viandes et les graisses de leurs sacrifices, les fumées fétides, les odeurs de laine et de corne brûlée, les entrailles et les peaux des victimes, tout cela me donne la nausée. À Rome, j’étais constamment révolté par ces tueries en masse, qui, sous prétexte de cérémonies religieuses, emplissent les rues d’une puanteur d’étable et de tout un ignoble tumulte. Des vieillards me contaient qu’un jour Septime Sévère, après un sacrifice expiatoire, fut suivi jusqu’au seuil du Palatin par deux vaches noires mal égorgées, et que cela fut considéré comme un présage funèbre. N’est-ce point une chose dégradante que cette promiscuité des hommes et des bêtes sous le regards de divinités ivres de sang ? Je me rappelle ces fêtes qui n’étaient que des orgies et des ripailles, où l’on se crevait de boisson et de nourriture, où l’on tranchait et débitait des quartiers de viande à tous les carrefours, où l’on voyait se sauver le savetier du coin, cachant sous son manteau une échine de porc ou un poumon d’agneau. Des troupeaux de bœufs et de moutons montaient au Capitole, escortés par la foule, suivis par les sénateurs en corps, les chevaliers, les magistrats de la ville, tout cela piétinant dans les fientes étalées, hurlant, beuglant, bêlant pêle-mêle. Cette bestialité sacrée et triomphante, quel spectacle d’ignominie !…

« Tu penses peut-être que si je condamne de bouche ces dieux brutaux, je leur pardonne dans le secret de mon cœur, à cause de la beauté qu’ils auraient mise dans le monde, cette beauté qui respire dans le marbre ou l’ivoire de leurs statues et qui leur prête un semblant de vie. Mais cette beauté n’a rien de commun avec la superstition. Les religions de nos pères l’ignorèrent toujours, comme aujourd’hui encore celles de leurs descendants. La superstition ne crée que la laideur. Vois dans les sanctuaires païens : les idoles les plus vénérées sont toujours les plus vieilles et les plus hideuses, celles en qui le type humain se dégage à peine des formes animales. La beauté des dieux est l’œuvre des poètes, que les théologiens et les philosophes eux-mêmes n’ont cessé de honnir. Cette création de la libre poésie, ils la réprouvent et la repoussent avec des mines scandalisées. Donne à ces dévots un chef-d’œuvre de l’art à placer sur leurs autels, tu verras ce qu’ils en feront. Ce sont eux qui affublent d’oripeaux la Vénus de Praxitèle, qui l’écrasent sous les bijoux, les bagues, les colliers, les boucles d’oreille, les diadèmes et qui en font une sorte de courtisane barbare. À Syracuse, n’avaient-ils pas déformé stupidement un Jupiter olympien, en lui emprisonnant les épaules sous un manteau d’or massif ! Il fallut le sacrilège du tyran Denys qui vola le manteau, pour restituer à la statue célèbre sa noblesse primitive. S’ils salissent le seuil de leurs temples par les tueries et les cuisines de leurs sacrifices, ils en tapissent les murs d’ex-voto ridicules, dégoûtants ou obscènes, pieds-bots ou pieds tordus, ventres ouverts, hernies et goitres, membres atrophiés. Tant il est vrai que la laideur est le fruit naturel de la superstition ! Ne la crains pas pour moi, cher Cyprien ! La beauté que j’aime et où je me plais à voir un reflet de Dieu est étrangère aux idoles des Gentils.

« Mais du moins, la pensée de leurs sages aurait-elle séduit mon intelligence ? Tu le sais bien, je ne fais état de leurs philosophies que dans la mesure où elles se rapprochent de la vérité du Christ. Presque toujours j’y trouve la même matérialité que dans leurs religions. En réalité, ils n’ont jamais pu se dégager complètement de la matière. Platon lui-même, après avoir isolé splendidement son Dieu du reste du monde et avoir aperçu dans un éclair la spiritualité divine, éprouve le besoin de diviniser le soleil, les astres, le ciel tout entier. Ne pouvant nier Dieu, ils l’ont noyé dans la matière. De là, leur dévotion, d’autant plus fanatique qu’elle se croit plus positive. Y a-t-il quelque chose de risible comme un philosophe dévot jusqu’à la superstition ? C’est par cette cagoterie que les stoïciens en particulier me dégoûtent si fort. Ayant fait de la Nature le Dieu unique, ils se prosternent devant elle. À les en croire, ses lois sont toutes sages et toutes bonnes : il faut les subir non seulement avec résignation, mais avec joie. Et il ne leur a pas suffi d’écraser l’homme sous le destin, de moraliser ce qui est étranger à toute morale, de donner une intelligence à des forces brutes : il a fallu encore qu’ils relèvent les plus absurdes superstitions, en les justifiant par une louche sophistique. Pour eux, il n’y a jamais assez de temples, d’autels, de sacrifices, d’haruspices, d’augures et de devins. Aussi nous traitent-ils d’athées et d’impies. Le type de cette engeance est bien ce Marc-Aurèle Antonin, pour qui, décidément, je ne comprends pas les indulgences des nôtres. Ah ! celui-là ! comme il est agenouillé devant la Nature et ses lois ! C’est le parfait élève du stoïcisme. Il accepte tout, — la scélératesse humaine comme les catastrophes cosmiques, les atrocités de l’amphithéâtre, la cruauté des supplices, la coquinerie et la rapacité de ses amis, la luxure de sa femme, l’ignominie de son fils. Et quelle basse crédulité ! Ce disciple de Zénon consulte les mages chaldéens, se laisse duper par un vulgaire charlatan comme Alexandre d’Abonotique, et demande à ses dieux de lui révéler en songe un remède contre ses crachements de sang… Est-ce croyable ? Ne faut-il pas voir en lui un hypocrite ?… Tout au plus un pédant. Tu as dû, comme moi, t’arrêter à Rome, devant sa statue : c’est un honnête professeur de grammaire.

« Tu vois, cher Cyprien, combien je suis éloigné de ces hommes. Je suis aussi loin d’eux que tu peux l’être toi-même… Mais il importe que j’aille jusqu’au fond de tes soupçons. J’en suis sûr : tu t’imagines que, si je repousse l’idolâtrie sous toutes ses formes, je feins néanmoins, par ambition politique, de la professer publiquement. Cependant, tu devrais assez me connaître pour savoir que si, par exemple, j’ai accepté un sacerdoce impérial, c’est parce qu’il m’était impossible de faire autrement et aussi parce que j’y vois un moyen d’agir sur nos ennemis et de protéger nos frères. Les satisfactions du pouvoir ne m’ont jamais tenté. Je vais même t’avouer un sentiment bien peu chrétien, à mon grand regret : les hommes ne m’intéressent pas plus que leurs honneurs. Je les haïrais, si je n’étais obligé de croire qu’ils ont été rachetés par le sang du Christ. Je hais leur sottise et leur brutalité.. Il y a des moments où je voudrais m’enfuir, me retirer du monde, pour me donner tout à Dieu. Cher Cyprien, personne ne proclamera plus haut que moi le droit au silence et à la solitude, le droit pour toute âme de s’appartenir, et non point aux hommes. Depuis que tu me connais, mon rêve n’a pas changé : partir, m’en aller, être d’ailleurs, — ne pas être du municipe surtout !

« Que veux-tu que devienne un homme de vieille éducation commue moi, au milieu de l’agitation vulgaire et de l’anarchie de l’Empire ? Peut-être as-tu raison lorsque tu annonces comme imminente la fin du monde. Ce qui est sûr, c’est qu’il n’y a plus de place pour nous dans un monde tel que celui-ci. Les foules sont reines. Tourbes des camps ou tourbes des grandes villes, — ce sont elles, aujourd’hui, qui nous donnent des maîtres. Que sont devenues les armées citoyennes de la République ? Des cohues de Barbares, conduites par des chefs, barbares eux-mêmes, les ont remplacées. Des Maures et des Parthes, des Osdroènes et des Bretons combattent pêle-mêle contre les Germains et les Marcomans. Dieu sait ce qu’il va sortir de cette Babel des armes, de cette confusion monstrueuse des peuples. Car leurs conducteurs leur ressemblent. Les empereurs sont au niveau des soldats ivrognes et rapaces qui les élisent. Maximin le Thrace était un bouvier. Caracalla fut, sous la pourpre, un boucher et un gladiateur. Même chez les mieux nés, les meilleurs comme les plus nobles, il y a toujours de l’hercule ou du mime. Hadrien abattait des lions à coups d’épieu, comme un chasseur de l’amphithéâtre. Alexandre Sévère, le philosophe, ne le cédait à aucun lutteur pour les exercices de la palestre. Il faut cet étalage de muscles pour séduire les peuples. Aussi, comme ils acclament le césar qui sait les flatter ! En revanche, celui-ci a pour eux toutes sortes de tendresses. Gorger les foules oisives, remplir des ventres toujours affamés, telle est l’œuvre impériale par excellence. Bientôt, dans toutes les grandes villes, les riches n’auront d’autre raison d’être que d’amuser et de nourrir une plèbe qui ne veut plus travailler, — de même qu’à Rome l’Élu des foules décime le Sénat et confisque les fortunes patriciennes, pour assurer la pitance du prolétaire. Celui-ci peut se croiser les bras. Chaque matin, en s’éveillant, il sait qu’il trouvera chez le boulanger son pain de gruau, cuit par les soins de César. Les jours de fête, il a son quartier d’oie rôtie et, pour le reste du temps, sa provision d’huile et de porc salé, ses allocations de farine et de légumes secs. « Si les soldats étrangers, — ce qui est bien naturel, — traitent les provinces en pays conquis, les chefs leur donnent l’exemple et sont d’ailleurs comblés de cadeaux par le maître. C’est la ruine du trésor. Lorsque j’étais à Rome avocat du fisc, je me souviens que, sur un rescrit d’Alexandre Auguste, on paya à un tribun militaire vingt livres pesant d’argenterie, six grandes patères, deux mulets, deux chevaux, deux uniformes, une robe d’intérieur, un costume de bain, cent auréus, un cuisinier, un muletier. Il faut bien habiller et meubler des officiers sortis des derniers rangs de la plèbe et qui sont venus à l’armée sans souliers. Comme celle du prolétaire, l’avidité de ces hommes nouveaux est insatiable. De là leur conviction à tous qu’une guerre doit rapporter au peuple non seulement de l’or, mais toute espèce de butin, des esclaves, des troupeaux, des grains, des salaisons, et jusqu’à des habits tout faits. Un jour viendra, pensent-ils, où l’univers entier nourrira le peuple romain. « Ce jour-là, on n’aura plus besoin de soldats. La République régnera tranquillement sur toutes les nations et jouira sans trouble de tout ce qu’elle possède. Plus d’armes, plus d’impôts, plus de guerres. Partout la paix, partout les lois romaines, partout nos magistrats !… » Ce rêve insensé, tu sais bien que je ne l’invente pas. Ces paroles mêmes, je les ai entendu prononcer par des personnages consulaires. Elles l’ont été officiellement par des empereurs et tu les trouveras consignées dans tes histoires.

« En attendant, la guerre reste l’unique moyen de rassasier les masses. L’idéal de tous, c’est l’athlète victorieux qui écrase l’adversaire, le cocher frénétique qui passe sur le ventre des autres coureurs. Et c’est pourquoi, en face de ces brutes qui tuent misérablement pour des biens périssables, nous avons dû dresser l’athlète chrétien qui se laisse tuer pour une félicité et pour une gloire immortelles.

« Cher Cyprien, si je juge ainsi ce monde charnel qui nous menace, ce monde sans beauté, sans bonté, sans justice, sans amour, tu dois comprendre de quel élan je me retourne vers la douceur et la charité du Christ. Sans doute, ceux qui habitent avec l’Agneau sont encore le petit nombre. Mais lui-même l’a dit : « Bienheureux les doux, car ils posséderont la terre ! » Préparons-nous donc à posséder cette terre qui nous est promise. Mettons-nous en route pour sa conquête, et si, chemin faisant, l’ennemi nous assaille, suivons encore le précepte du Seigneur : « Quand ils vous persécuteront dans une ville, fuyez dans une autre ! » Car si les enfants de l’Amour sont tués par les fils de la Haine, comment le monde se sauvera-t-il, comment la lumière prévaudra-t-elle contre les ténèbres ?… Mais, si tu trouves que ce mot de « fuite » a quelque chose de blessant pour les oreilles d’un citoyen romain, dégageons le vrai sens de la pensée du Maître, et ne disons pas : « Fuyez ! » mais « Réservez-vous pour des temps plus propices ! » Toi-même tu t’es réservé jusqu’ici pour le plus grand bien de l’Église, c’est-à-dire pour élargir la société des hommes doux et pacifiques qui adorent en esprit et en vérité.

« Je t’embrasse fraternellement, frère très aimé et très désiré, et je souhaite que tu te portes bien en ton corps mortel comme dans le Christ Jésus, Fils du Dieu vivant. »

Ayant terminé cette lettre, Cécilius s’approcha d’une fenêtre ouverte sur les jardins, pour respirer la fraîcheur du crépuscule et calmer un peu la fièvre de son cerveau. Il éprouvait une joie confuse, où il entrait un peu de vanité littéraire, avec la satisfaction d’avoir dit ce qu’il croyait devoir dire. Devant lui, par-dessus les montagnes violettes, se déployait un ciel rose et bleu, où flottaient de légers nuages orangés. Une odeur chaude, enivrante et suave, montait des parterres. Elle était exhalée par de grands lis aux pistils d’or, qui, en une longue nappe de blancheur, s’enfonçaient dans la pénombre des verdures, comme une procession de vierges qui s’avancent pour prendre le Corps du Seigneur.

Cette image s’effaça lentement dans l’esprit de Cécilius, y laissant tout un sillage de correspondances mystérieuses. Son regard remonta un peu à droite, vers une allée de cyprès coupée par un jet d’eau et terminée par une pergola, dont on distinguait les blanches colonnes sous un échevèlement de cytises. Soudain, il perçut un frôlement furtif le long de la bordure qui emprisonnait les lis. Sur la sombre muraille des buis, une silhouette glissa, une pâle figure de vieille femme, au profil coupant et aux regards aigus comme des poignards. C’était Thadir, la maîtresse du gynécée. Cécilius, en l’apercevant, tressaillit. D’un ton bref et dur, il lui cria de la fenêtre :

« Où est Birzil ?

– Sous la pergola ! » dit la vieille, dressée tout de suite dans une attitude de défense.

Puis elle ajouta, avec un haussement d’épaules : « Occupée à lire, comme toujours !

– Appelle-moi Birzil ! commanda Cécilius.

– C’est impossible ! Voici l’heure du repas.

– Eh bien ! le repas attendra ! »

La vieille, immobile, semblait vouloir résister.

« M’entends-tu ? » lui jeta Cécilius, en frappant du pied avec colère.

Elle se précipita vers l’allée de cyprès, et, tandis qu’il la suivait des yeux, une irritation croissante l’envahissait.

Sans cesse, il se heurtait au mauvais vouloir, à l’opposition sournoise de cette vieille sorcière couverte d’amulettes et toute bruissante de pendeloques. Il l’accusait de lui aliéner l’esprit de sa fille adoptive, d’entraver son influence sur elle, sans doute par haine de race et de religion. Esclave, elle était venue toute jeune du pays des Arzuges, adorateurs de fétiches. Elle avait grandi dans la maison de Pompeianus, et, petit à petit, elle avait pris un ascendant incompréhensible sur Lélia, la mère de Birzil. À ce souvenir, Cécilius se troubla… Et voici que l’enfant était soumise à l’esclave comme la mère ! C’était la fascination de la barbarie sur une nature trop affinée. Maintes fois il avait voulu renvoyer Thadir. Mais, devant les larmes de la jeune fille, il lui fallait bien céder. Malgré son adoption, celle-ci n’avait jamais consenti à l’appeler « mon père », et Cécilius attribuait cette réserve blessante aux suggestions de la vieille femme.

Il remuait encore ces pensées pénibles, lorsque Birzil parut, la démarche traînante, l’air las, enveloppée dans une stola très ample et très lâche, la tête cachée sous un voile, qui dissimulait complètement son visage et à travers lequel elle ne voyait clair que par une fente étroite, à la façon des femmes d’Arabie. Elle jeta son voile, se laissa baiser au front et s’affala sur les coussins d’un lit de repos très bas. Ses yeux vagues, comme chargés de songe, semblaient continuer la lecture du livre laissé là-bas. Elle dit, d’un ton à la fois boudeur et câlin :

« Que me veux-tu, cher grand ami ?

– Birzil, fit Cécilius en prenant son air le plus paternel, nous allons quitter Muguas. Moi, je pars pour Sigus. Mais j’ai l’intention de passer avec toi la saison chaude à Rusicade, dans une villa délicieuse, au bord de la mer… Tu m’y précéderas seulement de quelques jours… »

Mais la jeune fille se récria : elle ne redoutait nullement la chaleur, répétant qu’elle était une vraie Gétule. Puisque Cécilius partait pour le Sud, qu’il l’emmenât avec lui. Tandis qu’il s’arrêterait aux mines, elle poursuivrait jusqu’au Calcéus, à l’entrée du désert.

Que t’importe, dit-elle, Rusicade ou le Calcéus ? Les deux villas sont également agréables pour toi. Mais, au Calcéus, moi je pourrai faire de grandes courses dans le désert et dans les palmeraies… »

Et, s’exaltant tout à coup, elle se mit à battre des mains :

« Oui, oui ! je monterai à cheval du matin au soir ! J’emmènerai mes deux maurétaniens, Amour et Diomède !

– C’est absurde, dit Cécilius, de vouloir passer l’été dans cet enfer !… Birzil, tu n’es pas raisonnable. Tu n’es jamais raisonnable… Tu as des caprices tout à fait déconcertants, des lubies qu’on ne s’explique point… »

Il hésita un instant, puis, avec un accent de reproche tempéré de tendresse :

« Ainsi, pourquoi n’as-tu pas voulu voir Cyprien, mon ami ?

– Tu sais bien que je n’aime pas les chrétiens. »

Et, se blottissant la tête entre les coussins :

« A toi je te pardonne de l’être, parce que tu es très bon… Et puis parce que tu comprends beaucoup de choses…

– Lélia ! gronda Cécilius.

– Non, je ne suis pas Lélia ! Je suis Birzil !

– Tu es trop grande pour que l’on continue à te donner ce surnom enfantin…

– Enfantin, si tu veux, c’est un nom africain. Je suis une Africaine, moi, je ne veux pas être Romaine !

– Tu l’es par tes parents !

– Non, l’Afrique est mon pays ! Je l’aime, l’Afrique !… Tu la connais, toi qui as voyagé !… Oh ! tu voyageras encore ! tu m’emmèneras… ou plutôt non, je voyagerai avec mon mari… mon mari ?.. un conducteur de caravanes, un cavalier gétule ! C’est la vie, cela !

– Mais tu es folle, ma pauvre enfant !… Tes livres, ou Thadir, t’ont dérangé l’esprit.

– Non, non ! Je rêve du désert !… Je veux voir les oasis, les dunes… la fontaine d’Ammon !… Tu l’as vue, toi, cette fontaine merveilleuse, qui jaillit au milieu des sables ?…

– Oui, dit Cécilius, en allant à Alexandrie par Leptis et la Cyrénaïque.

– Et c’est vrai, n’est-ce pas, qu’elle bout, pendant la nuit, à gros bouillons, et qu’elle est glacée au lever du soleil ?… Quel prodige !

– Il n’y a rien là que de très naturel, dit Cécilius.

– Tais-toi ! Tu es un athée, comme tous les chrétiens. Tu ne crois pas aux dieux !

– Tu ne sais ce que tu dis, mon enfant. »

Mais elle ne l’écoutait point. Ses petits yeux noirs, brillants, extraordinairement dilatés, semblaient poursuivre des visions lointaines. Elle reprit, comme se parlant à elle-même :

« Et toutes les autres fontaines enchantées qui se trouvent par le monde !… Tiens ! là-bas, sous la pergola, je viens de lire dans un gros livre de ta bibliothèque qu’aux Iles Fortunées, il y a, l’une à côté de l’autre, deux sources miraculeuses, l’une qui guérit les maladies, l’autre qui donne un rire inextinguible et qui fait mourir… Mourir ! Est-ce qu’on peut mourir ?… Si je mourais !…

– Il faudra bien y penser un jour, petite Birzil ! dit Cécilius gravement.

– Tais-toi, tais-toi, je t’en prie ! »

Elle-même se tut un instant, mais emportée par sa rêverie nostalgique :

– Que de choses à voir !… Le jardin des Hespérides avec ses fruits d’or ; la montagne d’Atlas si haute qu’on y voit se lever le soleil à minuit ; et derrière le rivage stérile des Nigritiens, ces bois délicieux de citronniers et de térébinthes tout remplis d’éléphants ! Et l’étrange pays des Éthiopiens, hommes admirables qui cultivent toutes les vertus, dit le livre… »

Cécilius éclata de rire :

« Ce sont des nègres affreux à la peau plissée comme celle des vieilles femmes, ou des caméléons !

– N’empêche ! c’est dans leur pays qu’on rencontre les tables du Soleil… oui, des tables toujours servies ! Les passants ont beau y manger, les mets renaissent sans cesse par la volonté des dieux… Ah ! que je voudrais dîner à la table du Soleil ! Est-ce que tu ne voudrais pas, toi ?… »

Elle l’éblouissait par ces mirages d’imagination, elle le charmait par toutes les caresses de sa voix. Cécilius la contemplait avec ravissement, à demi soulevée sur son coude au milieu des coussins, les yeux vagues et en apparence toujours songeurs. Sentant le moment propice, elle dit d’un petit air suppliant :

« Alors, tu veux bien que j’aille au Calcéus ? »

Cécilius sourit de la ruse ingénieuse et obstinée :

« Soit ! Tu iras au Calcéus passer un mois, sous la garde du vieux Trophime, mon écuyer.

– Et j’emmènerai Thadir… »

Exaspéré par cet entêtement, il fit un geste violent de colère et de dénégation. Birzil, la tête enfouie dans les coussins, se mit à pleurer, à sangloter :

« Allons, j’y consens, dit Cécilius, vaincu : tu emmèneras Thadir ! »



III

DANS LES MINES DE SIGUS

Cécilius avait quitté Birzil dans la région des lacs, à l’endroit où la route de Lambèse se détachait de la route de Sigus. Tandis que la jeune fille descendait vers le Calcéus, il s’acheminait vers les mines en très simple équipage, à cheval, avec une escorte de quatre serviteurs seulement.

L’approche du crépuscule enveloppait d’une ombre de tristesse les grandes plaines dénudées. Un ciel violacé, obscurci de gros nuages, pesait sur des montagnes noires comme de l’ébène, qui, avec leurs entassements de rochers pareils à des tours et à des coupoles, se déployaient en une interminable muraille de forteresse. Au bas des montagnes funèbres, l’eau morte des lacs se plombait sous les reflets du couchant. De loin en loin, immobiles et l’air maléfique, des cigognes se tenaient sur une patte, au bord de cette eau lourde qui, dans ses noirceurs, semblait éteindre les rayons épars et les images des choses. Aux arrière-plans brumeux des steppes, on distinguait des tentes, des hommes, des troupeaux qui bougeaient vaguement. Mais tout cela se perdait dans l’immensité uniforme.

Avec le beau détachement du propriétaire romain qui possède des domaines vastes comme des royaumes, le principal fermier de Sigus n’avait jamais daigné y venir. Tout était donc nouveau pour lui : ces vastes étendues minérales, ce sol pelé, ces lointains hostiles avec leurs hérissements de roches. Cécilius en avait le cœur serré, et le sentiment de la mission pénible dont il s’était chargé pour Cyprien ajoutait encore à son oppression : en quel état allait-il trouver le malheureux survivant, qu’il venait arracher à la géhenne ?

À la nuit tombante, il arriva en vue des mines. Sur un plateau, au pied d’un contrefort qui se rattachait à une haute chaîne montagneuse, un gros bourg alignait ses rangées de maisons basses. Alentour, l’aspect du terrain, partout bouleversé, annonçait le pays minier, la terre depuis longtemps travaillée et comme harassée par l’avidité humaine. Pendant des siècles, les Carthaginois avaient tiré de l’or de ces montagnes. Les Romains, accourus sur leurs traces, en extrayaient du cuivre et ce que leurs prédécesseurs avaient laissé de minerai aurifère à regratter. D’autres mines éparpillées dans le voisinage leur donnaient de l’argent en abondance. Çà et là, le sol était coupé de rivières artificielles pour le lavage des pépites. Des rigoles, des canaux en bois sillonnaient les flancs des roches, dont quelques-unes très minces étaient percées à jour par des espèces de lucarnes où passaient des aqueducs et des chutes d’eau. Pareilles à des tours, de hautes cheminées de bois signalaient les puits d’aérage accouplés de distance en distance. Une sorte de rougeoiement volcanique palpitait par intervalles dans toute la campagne déjà nocturne, parmi les fumées d’essences résineuses qui prenaient à la gorge : c’étaient les fours allumés des fonderies de lingots. Et, parmi les grêles silhouettes des monte-charges et des roues hydrauliques, des hommes pliant sous le poids des fardeaux allaient et venaient sans cesse, comme des ombres silencieuses, dans la poussière épaisse de la piste, où s’étouffait le bruit de leurs pieds nus.

Le chef de l’exploitation, qui portait le titre de sous-procurateur, était venu au-devant de Cécilius, personnage important, dont la visite inattendue autant qu’insolite l’intriguait fort. Quelques ingénieurs s’étaient joints à lui. Ensemble ils pénétrèrent dans le bourg, construit avec cette régularité militaire que Rome mettait en toutes choses. À l’intersection de deux longues rues qui se coupaient à angle droit, ils traversèrent la place, appelée pompeusement le Forum, et où l’on apercevait dans la pénombre une statue de divinité, qui, du haut de son piédestal, brandissait un trident ; autour, un petit temple trapu, une basilique judiciaire, une prison. À l’angle de la rue décumane, un établissement de bains se signalait par une lanterne allumée dans le vestibule.

La maison des hôtes se trouvait dans cette même rue, à côté des bains. C’était là que descendaient les visiteurs de distinction, — les agents de l’annone, le gouverneur de la province et même le procurateur du Patrimoine, quand il daignait quitter le Palatin pour faire une tournée en Afrique. Le chef de l’exploitation y conduisit Cécilius et ses gens. Après de nouvelles salutations aussi abondantes que délicates, il se mit complètement aux ordres du clarissime seigneur. Petit homme aux manières onctueuses, aux yeux rouges, à la barbe clairsemée et malade, il était Syrien de naissance et se nommait Théodore. Bien que cet Oriental fût très rusé, et soupçonneux aussi par profession, le secrétaire de Cécilius lui avait fait croire que son maître était un grand savant désireux de descendre dans la mine pour ses études. D’habitude, les administrateurs n’aimaient pas montrer cet enfer aux étrangers. Mais du moment qu’il s’agissait d’un nouveau Pline !…

« Si ta Prudence y consent, dit Théodore, ce sera pour moi un honneur que de t’accompagner, demain, dans les galeries… »

Cécilius le remercia, disant qu’il se contenterait d’un simple contremaître, un certain Mappalicus de Thuburbo, que lui avait recommandé un de ses amis. C’était ce même homme qui, trois mois plus tôt, s’était chargé d’envoyer à Cyprien la lettre des condamnés. Et c’était lui encore qui, l’avant-veille, avait renseigné l’émissaire de Cécilius. Un peu surpris de ce caprice, Théodore s’inclina néanmoins devant le plus gros fermier du groupe de Sigus :

« Puisque ton Excellence le désire !… »

Et, après lui avoir baisé la main, il se retira avec d’infinies protestations de dévouement.

Quelques instants plus tard, l’écuyer de Cécilius introduisit dans la maison des hôtes un grand paysan au dos rond, presque bossu à force de s’être courbé dans les boyaux de la mine. Uniquement vêtu d’une blouse de grosse toile, il portait une massette glissée dans sa ceinture et, sur le devant d’un chapeau de cuir à larges bords, une petite lampe de cuivre fixée dans un godet : c’était Mappalicus. Cécilius le fit asseoir en face de lui, tandis que le cubiculaire plaçait sur une table un haut candélabre, en forme d’arbre, qui soutenait à chacune de ses branches une nacelle où brûlait de l’huile de naphte. Ébloui par la splendeur du luminaire, par la tunique à larges manches et à bandes de pourpre de son interlocuteur, le rustre promenait des regards effarés sur les murs nus de la pièce, où leurs ombres bougeaient. Finalement, encouragé par Cécilius, il se décida à parler. Il parlait même avec facilité, en homme qui a l’habitude du commandement. Il dit, à voix basse d’abord :

« Cela presse, maître ! Il était temps que tu arrives, si tu veux sauver Privatianus. Peut-être est-il déjà trop tard, car nous sommes à la veille d’une révolte terrible…

– Comment n’as-tu pas averti plus tôt le procurateur ? fit Cécilius assez rudement.

– Je l’ai averti, maître, mais à mots couverts… Ici, la révolte est toujours latente… Tu comprends ! si j’avais dénoncé les coupables, toute la mine aurait été décimée. Une foule d’innocents auraient péri dans les supplices. Si, au contraire, les chefs ne m’avaient pas cru, je m’exposais au ressentiment de mon collègue, un contremaître germain, aussi cruel que dissimulé, et qui est l’âme du complot.

– Un Germain ! s’exclama Cécilius : il y a donc des Germains ici !

– Beaucoup, maître ! Ce sont des prisonniers de guerre. Celui dont je te parle a fini par se faire affranchir, à force de servilité devant les chefs. Il s’appelle Hildemond. Tu le verras, c’est un vrai bourreau ! Il flatte ses compatriotes, les Franks, les Goths, les Alamans, mais il frappe les Asiatiques, afin de les exaspérer et de les pousser à la révolte… »

Et, regardant autour de lui, d’un air toujours plus craintif, il chuchota :

« J’ai tout su par Gudden, le cordonnier, qui vient de mourir dans la mine et qui le tenait de son camarade de chaîne, un Goth chrétien… Je te prie, maître, écoute bien ce que je vais te dire !… Il y a, en ce moment, à Ténès, un fort contingent d’auxiliaires germains à la XXIIe légion Primigénia. Les sévérités de la discipline les ont, paraît-il, rendus furieux. Or, Hildemond a noué des intelligences avec ces hommes de son pays. Comme les Maures s’agitent, ils doivent marcher tous ensemble et venir délivrer leurs compatriotes qui sont dans les mines, après avoir opéré, ici, leur jonction avec les montagnards de Bagaï… Quelque chose du complot a déjà dû transpirer, car le procurateur a demandé à Lambèse de renforcer notre poste militaire. Le légat a envoyé un détachement de cavalerie sous la conduite d’un préfet. Tu les verras : ils sont campés auprès de nos puits…

– Et tu es sûr de ce que tu avances ? dit Cécilius. Comment as-tu pu savoir ?…

– Ah ! maître ! Tout est mystérieux ici, et, pourtant tout se sait : tu le vois bien !… Mais, je te le répète, il faut te hâter ! Demain, les mines peuvent être à feu et à sang… Le difficile sera de décider le vieillard Privatianus. Depuis que Gudden et Baric, ses deux compagnons, sont morts, il est comme découragé : il dit qu’il veut mourir au fond du puits. Mais tu le persuaderas sans doute… Quant à moi, voici ce que j’ai combiné. Ce vieux est très bas. Il a continuellement des syncopes, qui lui donnent l’aspect d’un mort. Or, après-demain, Pastor, le voiturier, que tes gens connaissent, doit descendre un cheval dans la mine. Privatianus feindra un évanouissement. Je serai là. Je ferai charger le prétendu cadavre sur le plateau qui aura descendu le cheval, et je l’accompagnerai jusqu’à la sortie du puits. Pastor déposera sur sa charrette le corps enveloppé d’un sac, et, sous prétexte de le mener au cimetière, il le mènera chez toi, à Muguas… N’est-ce pas, maître, que c’est une bonne idée ?

– Je le crois ! dit Cécilius. Mais puisque tu es si fertile en stratagèmes, voilà longtemps que Privatianus devrait être sorti de la mine. Pourquoi donc ne nous as-tu pas avertis ?

– Pouvais-je savoir qu’il était chrétien ?… Nos prisonniers sont si défiants ! Songe que j’ai des milliers d’hommes, de femmes, d’enfants sous mes ordres. Ils ont peur de moi. Je n’ai appris qu’à la longue et par hasard qui étaient ce Privatianus et ses compagnons. Aussitôt j’ai fait avertir Cyprien… Maître, c’était là une chose très grave : je risquais ma vie !

– J’aurais été là pour te défendre auprès des chefs. » dit Cécilius.

L’ouvrier secoua la tête :

« Tu serais arrivé trop tard, ou tu n’aurais rien su !… Même aujourd’hui, toi présent, je risque encore… Qu’importe ! je puis bien faire cela pour toi, — pour mériter la couronne peut-être : je ne souffrirai jamais tant que Privatianus et ses amis ! »

Il tenait ses yeux toujours baissés en disant ces mots, mais sa rude voix de manœuvre avait pris un accent d’une douceur et d’une noblesse étranges, comme si un autre, — quelqu’un de très grand, — parlait par sa bouche.

Cécilius, surpris et troublé, se leva précipitamment de son siège en tendant les bras :

« Merci, frère ! » dit-il.

Penchés l’un vers l’autre, l’héritier des rois numides et l’humble mineur de Sigus se donnèrent le pacifique baiser des temps nouveaux.


Le lendemain, vers la troisième heure, le contremaître revint chercher Cécilius pour descendre dans la mine. Il avait apporté tout un accoutrement spécial à l’intention du visiteur : des brodequins à semelles de bois ferrées, des braies gauloises, une tunique de toile grossière, un chapeau de cuir, semblable au sien, et dont la coiffe était bourrée d’étoupes afin d’amortir les chocs du front contre les parois trop basses.

Comme les deux hommes sortaient de la maison des hôtes, un soldat du poste surgit brusquement devant Cécilius un peu empêtré de son déguisement. C’était Victor, le légionnaire, qui avait escorté Cyprien dans la forêt de Thagaste. L’écuyer lui avait appris que son maître, récemment arrivé à Sigus, était un ami de l’évêque. Toujours familier et un peu vain, le jeune cavalier avait aussitôt désiré voir ce haut personnage, sous prétexte de fraternité chrétienne, mais en réalité pour se faire valoir aux yeux de ses camarades. Intrépidement, il s’avança et pria Cécilius, quelque peu déconcerté par cette assurance, de transmettre ses salutations au prélat. Il ajouta avec désinvolture :

« Et dis-lui que je suis las de ce métier maudit ! Les chefs deviennent insupportables, la discipline toujours plus barbare… »

Puis, d’un ton où il y avait de la fanfaronnade juvénile avec l’enthousiasme d’une âme toute vibrante de foi :

« Bientôt peut-être j’entrerai dans une autre milice… sous les enseignes d’un autre Empereur ! »

Heureusement que Théodore, le procurateur, n’entendit point ce propos, dont le sens pouvait paraître séditieux. Plus obséquieux et empressé que jamais, il était accouru pour accompagner son hôte au moins jusqu’à l’entrée des puits :

« Tu vois, dit-il à Cécilius, en lui montrant Victor et les soldats qui allaient et venaient sur la place, — j’ai suivi les conseils de ta Prudence : j’ai demandé des renforts à Lambèse.

– Et tu feras bien d’en demander encore !… Des mouvements suspects sont signalés, paraît-il, du côté d’Auzia. »

Ils baissaient la voix, en traversant le forum qu’emplissait toute une agitation matinale. La place du bourg servait de marché deux fois par semaine. Des légionnaires du détachement achetaient des légumes et des volailles à des paysans aux figures sauvages, accroupis sur les dalles, parmi leurs corbeilles et leurs paniers. Sous les arcades de la basilique judiciaire, un commissaire-priseur, assisté du crieur public, vendait de vieux habits. Les garçons du baigneur récuraient leurs chaudrons devant la porte des thermes, à l’angle de la rue qui descendait vers la mine. On longea les murs de l’école. Le maître primaire, armé de sa gaule, souleva le voile qui masquait la porte de la classe, pour voir passer l’imposant personnage à qui le procurateur faisait escorte. Et, tandis que les écoliers, de leurs petites voix aiguës, reprenaient la cantilène enfantine : « Un et un font deux, deux et deux font quatre, » celui-ci expliquait à Cécilius :

« Ce sont les enfants de nos scribes, de nos boutiquiers, de nos contremaîtres. Car, parmi ceux-ci, les uns sont ou bien des affranchis, ou bien des hommes libres comme ton guide Mappalicus… »

Mais un esclave qui, depuis quelques instants, suivait Théodore à distance, s’approcha de lui pour lui dire qu’on l’attendait aux offices. Cela parut contrarier vivement le procurateur, qui désirait ne quitter Cécilius qu’après l’avoir expédié sous terre. Il recommanda au contremaître :

« Tu feras passer le clarissime seigneur par le puits de la Vieille-Mine : la descenderie serait trop pénible pour son Excellence… »

Et, s’excusant sur une entrevue pressante, il prit congé de son hôte, manifestement à regret.

Cependant Cécilius observait, sur la gauche de la route, un rassemblement considérable d’individus, que refoulaient, à coups de matraques, des gardes-chiourmes et autour desquels bondissaient, avec des aboiements féroces, d’énormes chiens de berger.

« C’est la « catène ! » dit Mappalicus… un contingent de prisonniers qui arrivent d’Égypte… »

Il s’efforçait de détourner l’attention du visiteur.

« Je veux voir ! » dit celui-ci d’un ton de maître, en s’avançant vers la horde des misérables.

Effectivement, c’étaient, en majeure partie, des Alexandrins qui, dans une émeute, avaient massacré la garde du préfet. Condamnés aux mines de Numidie, il leur avait fallu des mois pour faire à pied le trajet jusqu’à Sigus, en suivant la piste des caravanes. La tête à demi rasée, marqués au fer rouge comme un bétail, ils portaient des chaînes légères, qu’on remplaçait par des entraves plus pesantes, après quoi, on les poussait, attachés deux par deux, vers la sombre ouverture de la descenderie qui, pareille à une gueule de monstre accroupi aux pieds de la montagne, absorbait sans relâche toute cette chair vivante. Une abominable odeur de roussi empoisonnait l’air. Des forgerons agenouillés rivaient de forts anneaux autour des tibias maigres et poussiéreux. Les malheureux hurlaient, atrocement brûlés. Beaucoup, épuisés de fatigue, couverts de plaies repoussantes, se couchaient comme morts sur le sol, en refusant de bouger. Tel un vautour attiré par le relent du carnage, un individu à mine patibulaire rôdait autour de ces déchets humains. Cet individu n’était autre que Salloum, le marchand d’esclaves de Thuburnica, qui faisait son choix dans le rebut de la mine.

Certains de ces condamnés semblaient n’avoir plus que le souffle. On leur avait crevé un œil et vidé l’orbite avec un poignard : l’horrible blessure purulente bâillait sous des essaims de mauvaises mouches. À d’autres on avait coupé un nerf du jarret et brûlé les jointures du pied gauche, de sorte qu’ils pouvaient à peine se tenir debout. Le Maltais les examinait, les palpait comme des bêtes en foire, tandis qu’un contremaître les frappait à coups de barre de fer, pour les obliger à se lever.

« Celui qui frappe, dit Mappalicus, c’est Hildemond, le Germain : je te l’avais bien dit, c’est une bête fauve ! »

Cécilius, déjà révolté par le spectacle lamentable des condamnés, bondit, en serrant les poings, contre le Barbare.

– Misérable !… Mauvais berger, qui estropies ton troupeau ! »

Trompé par le costume de mineur qui déguisait Cécilius, le Germain se retourna contre lui, brandissant la barre de fer, grinçant des dents sous sa moustache rousse. D’un mot Mappalicus l’arrêta :

« Le chef ! »

Comme foudroyé, la brute s’écroula dans la poussière, en gémissant :

« Pardonne, maître ! Pardonne !… Je ne pouvais pas savoir ! »

Et il essayait de baiser les gros brodequins à clous de Cécilius, qui le repoussait du pied :

« Prends garde à toi !… ou je te fais mourir sous les verges ! » tonna le visiteur.

Il suffoquait de colère. Il eut honte de son emportement, — et il était excédé, gêné par l’étalage de telles horreurs.

« Viens, maître, lui dit Mappalicus, en l’entraînant. Tu n’en finirais pas, si tu voulais punir tous les abus, et tu exciterais tout le monde contre toi… D’ailleurs, la patience et la douceur sont, la plupart du temps, impuissantes. Songe qu’il y a là, parmi ces prisonniers, une foule de bandits, d’assassins, de condamnés de droit commun…

Ils avaient rebroussé chemin et ils se dirigeaient de nouveau vers le puits de la Vieille-Mine. Ce puits était l’entrée habituelle des ingénieurs et des chefs de l’exploitation, désireux de ne point se mêler à la cohue sordide des ouvriers. Ils se munirent de lampes portatives, qui contenaient de l’huile pour une journée de douze heures, et, par précaution, ils passèrent deux torches dans leur ceinture. Puis un treuil, actionné par des mules, les descendit sur un plateau jusqu’à l’entrée d’une galerie de dimensions fastueuses. Celle-ci s’ouvrait sur une chambre oblongue, qui servait de vestiaire et de lampisterie, et où l’on remarquait, dans une niche, un ancien autel consacré aux Cabires, divinités protectrices des mineurs et des forgerons.

L’autel avait été mis à cette place par les Carthaginois premiers exploiteurs du sous-sol. Les Romains, qui se ruèrent après eux à la poursuite du filon, avaient agrandi en tous sens l’œuvre de leurs prédécesseurs. Maintenant que cette partie de la mine était abandonnée depuis bientôt cinquante ans, l’ampleur des travaux exécutés là par les maîtres du monde attestait encore, en même temps que leur cupidité insatiable, leur goût de la force et de la magnificence. Précédant Cécilius dans les ténèbres denses de la galerie, Mappalicus lui cria du seuil :

« Tu vas voir, maître, c’est colossal ! »

En effet, ils se trouvaient dans un immense corridor, où deux chariots auraient pu circuler de front et qui mesurait huit ou dix pieds de haut. Le toit, taillé régulièrement dans le roc, semblait formé par d’énormes dalles de pierre. Les parois, vidées de leur minerai jusqu’à la dernière pépite, étaient lisses comme des murs de cave. Partout la sécheresse des lieux entièrement stériles dans une nudité de tombeau. Puis le plafond s’abaissa peu à peu : il fallut se courber, sous peine de se cogner la tête aux rondins en bois de pin qui soutenaient la couverture. Un air humide et froid emplissait le couloir rétréci. Des rigoles où brillait de l’eau stagnante rampaient le long des murs. Des suintements filtraient entre les poutres du boisage. Par endroits, une pluie crépitante et glaciale vous mouillait les épaules. La pente de la galerie devenait plus rapide et, à mesure qu’on descendait, les rigoles s’élargissaient en canaux où roulait une eau livide sur un fond de vase grisâtre. Les semelles ferrées des brodequins glissaient dans une boue épaisse et gluante. L’humidité glacée vous enveloppait comme un suaire. À la lueur grésillante des lampes, on voyait pendre aux poutres du toit et s’épanouir sur les poteaux de soutènement toute une étrange végétation, vaporeuse et pâle comme une neige fraîchement tombée. On aurait dit des guirlandes de lis, des échevèlements de blanches campanules, — apparition fantastique dans ces noirceurs opaques. Mais ces fleurs de ténèbres fondaient comme des bulles au moindre contact. C’était l’écume des eaux souterraines épanouie au bout des radicelles des pins qui s’étaient remis à pousser dans cette humidité perpétuelle. Des caillots ferrugineux, rouges comme du sang, flottaient à la surface des canaux. Des flaques verdâtres, sinistres, croupissaient çà et là…

Tout à coup, un souffle véhément fouetta le visage de Cécilius. On approchait d’un puits d’aérage.

« Attention ! » cria le contremaître, en poussant une porte massive, devant laquelle étaient tendues des toiles grossières, et qui servait à régler le tirage.

Aussitôt les lampes s’éteignirent. Ils essayèrent inutilement d’allumer les torches. Des trombes d’air s’engouffraient à travers la galerie toujours plus basse :

« Marche derrière moi, maître ! cria Mappalicus : tu sentiras sous tes pieds, comme les degrés d’une échelle, les bourrelets de terre tassés par les pieds des mineurs ! »

Ils s’enfoncèrent à tâtons dans la nuit. L’ouragan faisait rage, l’eau jaillissait plus drue. À de certains moments, devant des crevasses béantes, que l’on devinait toutes proches, on percevait un formidable écroulement de cataracte. Et ce bruit d’abîme, cette course folle des eaux aveugles dans la ténèbre lourde, impénétrable, dans ce grand vent venu on ne savait d’où, avait quelque chose d’effrayant.

« Baisse-toi, maître ! Prends garde à la roche ! » criait, dans l’obscurité opprimante, la voix du mineur, qui avait jusqu’au bout des doigts et des orteils la notion instinctive des lieux.

Peu à peu, le vent s’apaisa, mais les eaux grondaient toujours. Mappalicus alluma finalement les deux torches et l’on se remit en marche dans la galerie déserte. Rien, pas un être vivant, rien que la fureur des torrents déchaînés. Puis ce grondement lui-même se tut, la pluie intermittente des voûtes s’arrêta, et les murailles grises continuaient à défiler sans fin, comme au bord d’une route d’éternité.

Cécilius se sentait harassé déjà. Il allait, entraîné par le contremaître, attentif uniquement à se préserver des heurts et des faux pas, lorsque, dans le lointain nocturne de la galerie, il distingua quelques petites lueurs qui se déplaçaient. En même temps, l’atmosphère se faisait plus pesante. Une odeur chaude, animale, puis bientôt une puanteur intolérable, le suffoquèrent. On percevait une vague rumeur, des cris étouffés qui semblaient avoir traversé d’immenses étendues opaques de matière souterraine. Enfin, à travers la fumée asphyxiante des torches, dont la flamme dansait dans un halo de poussière très fine, une sorte de crypte géante apparut, coupée, de distance en distance, par de gros piliers naturels qui soutenaient le toit fendillé. Une foule grouillante s’agitait vaguement dans les demi-ténèbres. Continuellement, de nouvelles équipes de travailleurs arrivaient par les galeries qui débouchaient sous la crypte, comme des avenues autour d’un rond-point. Les fouets des gardes-chiourmes claquaient dans l’ombre, des hurlements montaient, se répondaient en échos déchirants le long des corridors.

« C’est le solvicatenas, dit Mappalicus, l’endroit où l’on ôte les entraves à ceux qui vont travailler et où on les rattache à ceux qui rentrent du chantier.

– Mais quel besoin de les frapper ? dit Cécilius, que cette nouvelle confrontation avec la souffrance des misérables mettait mal à l’aise.

– Ah ! maître, ignores-tu qu’ils s’exècrent entre eux beaucoup plus qu’ils ne nous détestent, nous leurs geôliers ?… Si nous n’étions pas là avec nos nerfs de bœuf, ils se massacreraient les uns les autres. »

Effectivement, la plupart avaient une apparence d’animaux féroces qui rentrent leur colère sous la menace du dompteur. Pieds nus, la tête à demi rasée, le front brûlé d’une marque rouge, n’ayant pour tout vêtement qu’une blouse courte et un tablier de cuir froncé autour des hanches, ils défilaient deux par deux, le pic d’abattage ou la barre à forer sur l’épaule. Un chef d’escouade, un colosse, armé d’une massue en cœur de chêne, les talonnait de près. Et, sans cesse, par petits groupes de six, ils débouchaient des galeries pleines de tumulte et de lueurs intermittentes, dans un courant d’air chargé des mêmes émanations chaudes : odeur de misère et de pourriture, fétidité d’étable humaine. On sentait devant les bouches de ces vomitoires, qui se développaient pendant des lieues, comme la respiration d’une ville énorme et lointaine, le halètement de tout un peuple de damnés.

« Mais combien sont-ils donc ? jeta tout à coup Cécilius, que ce défilé interminable hallucinait.

– Je ne sais, maître, dit Mappalicus. Pour moi, j’en ai plus de deux mille sous mes ordres… Qui peut connaître leur nombre ? Ils sont des milliers, venus de tous les pays du monde. Ils vivent dans des cryptes comme celle-là, parqués à la façon des bêtes, mangeant, dormant, satisfaisant leurs besoins en une promiscuité dégoûtante. Ils n’en sortent que morts, pour ne pas achever d’infecter la mine. Alors, on leur accorde l’honneur de passer par le puits des chefs. On les remonte sur le plateau qui t’a descendu. C’est ce qu’ils appellent, par moquerie, l’apothéose. Devant un cadavre des leurs, ils ricanent : « Encore un qui va monter au ciel ! »

À ces propos atroces, l’ami de l’évêque Cyprien sentit plus douloureusement les aiguillons de sa conscience. Comment avait-il pu rester si longtemps sans s’inquiéter d’une pareille abomination ?… Et voilà que, comme un écho ironique de ses pensées, la phrase voluptueuse prononcée l’autre jour par Julius Martialis sonnait de nouveau à ses oreilles : « La vie est douce. » Ah oui ! en vérité !… À cet instant, une équipe, de mineurs passa devant lui. L’expression de haine homicide, qui, à sa vue, flamba dans les yeux d’un condamné, le transperça comme un coup de stylet. Mais le pire, c’étaient les orbites sans regard de certains manœuvres. Aveugles, on les plaçait sur un échelon d’une des descenderies, et ils restaient là, cariatides vivantes, passant à l’homme de l’échelon supérieur des couffins de minerai, recommençant pendant des heures le même geste d’élever et d’abaisser leurs bras… Une honte de plus en plus consciente accablait Cécilius. Car non seulement il tolérait cela, mais lui, le principal fermier de Sigus, il vivait de la torture de ces misérables. Parfois il s’arrêtait, comme si le poids du remords ralentissait sa marche.

« Hâte-toi, maître ! lui cria son guide. Nous avons à marcher encore pour trouver Privatianus… »

Et ils s’engagèrent dans une galerie montante, assez basse de plafond. Près de l’entrée, Mappalicus, éclairant la muraille avec sa lampe, fit lire à son compagnon, gravée au couteau dans le roc, cette inscription en caractères naïfs : Chantier découvert par Hermotime, affranchi de Notre Seigneur. À peine visibles, une palme et une croix monogrammatiques gravées plus bas avertissaient les initiés que l’auteur de l’inscription était chrétien.

« Tu vois, dit le mineur, ces signes sont une consolation pour les nôtres… J’ai connu Hermotime déjà vieux. Il restait ici, comme moi, pour adoucir quelques souffrances et gagner au Christ quelques âmes… »

Cécilius songeait : « Et moi, qu’ai-je fait ? Quelles souffrances ai-je adoucies ? Quelles âmes ai-je gagnées ? » Il songeait ainsi, marchant de plus en plus courbé, se cognant le front au boisage. Brusquement, la piste montante s’inclina d’un mouvement rapide. Du haut en bas du couloir on entendait un vacarme de ferrailles, de choses lourdes qu’on entre-choquait. Le bruit se rapprocha, devint assourdissant :

« Gare-toi ! Vite, vite ! » lança le contremaître, en se retournant.

Ils n’eurent que le temps de se blottir dans une niche creusée à même la paroi. Tout près d’eux, un train de voiturettes se précipitait en avalanche, suivant les ornières creusées par leurs roues. De l’autre côté, se cramponnant à une corde qui longeait la muraille, des adolescents squelettiques tiraient à grands coups de reins, au bout d’une chaîne attachée à leur ceinture, d’autres voiturettes chargées de minerai. Ils disparurent, avec le tapage expirant, dans la nuit de la galerie mouchetée de petites flammes tremblotantes.

En bas du plan incliné, Cécilius commença à butter dans des gravats mouvants et dans des détritus de toute sorte. A droite et à gauche du corridor, des boyaux étroits comme les soupiraux d’une cave conduisaient à des chantiers en exploitation. Dans le lointain, on entendait le heurt intermittent des pics et des voix humaines qui paraissaient venir des profondeurs de la terre. Parfois le soupirail montrait, tout proche du regard, à travers une poussière jaunâtre, des visages inondés de sueur, des échines courbées, dont les vertèbres saillaient, des jambes et des bras pliés dans des postures violentes. Et tous ces corps écrasés sous l’éboulement des roches, convulsés et rétractés sous l’oppression de la pierre, se tordaient à la rouge clarté des lampes, comme des corps de suppliciés vus à travers la flamme d’un brasier.

Des enfants, agiles malgré leurs chaînes, se glissaient en rampant dans l’ouverture des boyaux. Ils reparaissaient l’instant d’après, poussant devant eux des corbeilles pleines de minerai. Des femmes à demi nues recevaient les corbeilles et les entassaient sur les véhicules traînés par les adolescents… Ainsi tous les âges et tous les sexes étaient enfermés dans la géhenne souterraine.

« C’est le pire, dit Mappalicus, cette promiscuité où ils vivent ! Tu ne peux pas te l’imaginer, maître ! La mine est une Sodome, un enfer de luxure et de dépravation. »

Cécilius n’osa pas répondre. La pensée qu’il était le complice, fût-ce involontaire, de cette infamie le terrassait. Donc, il ne leur suffisait pas de martyriser, il fallait encore souiller l’enfance ! Malgré toutes les excuses et tous les prétextes de la sagesse pratique, il y avait là une iniquité révoltante, une chose qui ne devait plus être, qui ne serait plus !… Le fardeau invisible sous lequel il pliait lui semblait accru. Les reins cassés, il cheminait, en se courbant, sous la voûte du couloir extraordinairement bas. L’air devenait réellement irrespirable. On étouffait, on suffoquait de chaleur. Puis il faisait froid, un froid glacial : l’humidité pénétrante recommençait. À la lueur de la lampe, les fleurs d’écume luisaient sur les rondins de soutènement. Les moindres blancheurs, les moindres parcelles brillantes prenaient un éclat fantastique. Soudain, tout s’effaçait. Et l’on ne percevait plus aucun bruit dans les ténèbres qui semblaient s’épaissir à chaque pas.

« Regarde, maître ! dit Mappalicus qui, par habitude, frappait la paroi avec sa massette de mineur : voici encore des inscriptions tracées par nos frères ! »

Levant sa lampe, il déchiffrait des lignes écrites au charbon et qui se poursuivaient comme des hirondelles le long d’une muraille. La plupart du temps, c’était un simple mot : Vie, vie, vie ! répété avec une sorte d’acharnement mystique. D’autres fois, la promesse d’immortalité s’exaltait comme un cri prophétique : Tu vivras… Tu vivras dans le Christ… Tu vivras éternellement… Et plus loin : Lucilla, puisses-tu vivre avec les tiens !… Lucilla, ma douce amie, tu vivras éternellement en Dieu… Au-dessous, quelqu’un d’illettré, un homme du peuple sans doute, avait écrit en latin barbare : Saintes âmes, souvenez-vous du pauvre Marcianus !… En lisant ces appels tout frémissants d’un espoir invincible, les paupières de Cécilius s’emplissaient de larmes. Quelle confiance, quelle ardeur de foi !… Comme de lamentables oiseaux emportés par la tourmente, les âmes fraternelles perdues dans cette nuit d’horreur se cherchaient, se faisaient signe, finissaient par se retrouver, ne fût-ce qu’une minute. Elles n’étaient pas seules dans ces ténèbres. Par la mutuelle charité des frères, un rayon du Christ parvenait jusqu’à elles : Je suis avec vous jusqu’à la consommation des siècles… Et le cri de ralliement qui montait de toutes ces pierres : « Tu vivras, tu vivras dans l’éternité, » ce défi jeté à la mort par des suppliciés qui étaient déjà des cadavres, avec quel éclat fulgurant il résonnait dans ce silence de sépulcre ! Cécilius s’était agenouillé devant la dernière inscription : « Souvenez-vous du pauvre Marcianus ! » et, pour que le vœu du misérable fût exaucé, il le commémorait dans le Christ.

Cependant Mappalicus qui l’avait devancé, revint sur ses pas, le toucha à l’épaule :

« Maître, dit-il, si tu t’arrêtes continuellement, nous arriverons peut-être trop tard… Il n’y a plus que quelques pas à faire. Privatianus est ici tout près, dans son écurie. Car, — je te l’ai dit, n’est-ce pas ? — le malheureux soigne les chevaux de la mine. Il était trop faible pour manier le pic ou porter des fardeaux. Grâce à moi, il a obtenu ce travail plus doux… Mais presse-toi, car nous sommes en retard. Les charretiers vont être là dans un instant pour prendre leur repas : il ne faut pas leur donner de soupçon !… »

Bientôt, en effet, ils parvinrent à un carrefour encombré de chariots vides, que les chevaux traînaient en longues files vers les chantiers. Dans un renfoncement de la paroi, un rais de lumière filtrait par une fente verticale. Mappalicus poussa une porte feutrée de grosse toile de sac : une odeur chaude de bêtes et de fourrage s’en exhala. L’écurie était creusée en cet endroit, un peu en retrait de la galerie. Elle semblait déserte. La lampe pendue au toit n’éclairait, près de l’entrée, qu’une statuette de divinité dans une niche fleurie de guirlandes : c’était celle d’Épone, la déesse des écuries, figure de paysanne aux joues vermillonnées, qui, d’une main, s’appuyait sur une fourche et, de l’autre, tenait une étrille. Les chevaux travaillaient au dehors. Dans le halo trouble on ne distinguait que des amoncellements de litières et, tombant en lambeaux poussiéreux de toutes les saillies du plafond et des murailles, d’invraisemblables toiles d’araignées.

Près du coffre à orge, un vieux dormait, recroquevillé dans la paille, la respiration rauque et embarrassée :

« C’est lui ! dit Mappalicus. Vois, maître, on dirait un mort ! »

La face livide, comme empoisonné par les exhalaisons de la mine, il était d’une maigreur presque risible. Les entraves pesantes qui lui emprisonnaient les deux jambes se rattachaient par une chaîne à sa ceinture, de sorte que le prisonnier, perpétuellement courbé, ne pouvait jamais redresser sa taille. De la tête aux pieds, pas une place de son corps n’était intacte. Les brodequins, les verges, les ongles de fer l’avaient sillonné partout d’entailles et de cicatrices. Un coup de fouet lui avait arraché le lobe de l’oreille et balafré la joue. Son front rasé portait la brûlure rosâtre de la marque. Ses clavicules se creusaient en salières profondes, et, sous l’étoffe rugueuse de sa blouse, on voyait son cœur battre, comme s’il était à nu. Une de ses mains saignait : sans doute, il avait été mordu par les rats pendant son sommeil.

Mappalicus, s’approchant avec précaution, le poussa doucement :

« Père, père, éveille-toi ! »

Lentement, le vieillard se souleva sur un coude et, aidé par le contremaître, qui soutenait ses entraves, il s’assit sur le coffre à orge.

« Tu vois, lui dit celui-ci, en montrant Cécilius, c’est un ami de Cyprien qui vient te chercher… »

La face du martyr s’illumina, tandis que ses prunelles, habituées aux ténèbres, semblaient éteintes. Il s’écria : « Cyprien ! l’apôtre de Dieu ! »

Son cri jaillit avec une telle intensité d’amour, que la présence réelle du grand évêque n’eût rien ajouté à la tendresse qui débordait de son cœur. Soudain, il se laissa tomber sur ses genoux, et, se prosternant devant Cécilius, il s’efforçait de lui baiser les pieds, comme s’il était Cyprien lui-même :

« Je t’en prie, frère, dit Cécilius qui se dérobait, ce serait plutôt à moi de baiser tes chaînes !… Laisse-moi au moins te donner le salut fraternel ! »

Le vieillard s’étant relevé, tous deux s’accolèrent :

« Je te le donne, reprit le visiteur, pour Cyprien, notre père.

– Tu es un de ses prêtres, n’est-ce pas ? dit Privatianus, en se rejetant en arrière, pour mieux le contempler.

– Non, je ne suis qu’un laïque… un ami de ton évêque. »

À ces paroles, le vieil exorciste laissa retomber ses mains d’un geste accablé. Son visage illuminé se voila tout à coup :

« Alors, dit-il, je n’ai plus qu’à mourir !… Mes compagnons, Gudden et Baric, sont morts dans la vaine attente du Banquet dominical. Pour moi, ce qui m’a soutenu jusqu’à ce jour, c’est l’espoir que Cyprien me procurerait au moins cette consolation de goûter une dernière fois sur cette terre la saveur de Pain de vie…

– Ici, tu le sais bien, dit Cécilius, c’est impossible. Je ne saurais moi-même faire lever cette interdiction… Mais laisse-toi sauver, je t’en supplie !… Mappalicus t’expliquera notre plan… Demain, si tu veux, tu seras libre ; tu assisteras chez moi au divin Sacrifice…

– Ou j’y assisterai dans le ciel avec le Christ !

– Encore une fois, je t’en conjure, laisse-toi sauver ! » Privatianus secoua la tête, et, avec un pâle sourire : « Je n’ai aucun espoir en ce monde… Fais ce que tu voudras… ce que le Seigneur voudra ! »

Cécilius contemplait ce frêle corps de supplicié, sur qui les bourreaux s’étaient si longtemps acharnés. Il touchait les cicatrices de ses épaules, palpait la plaie de sa main, et, promenant un coup d’œil sur l’écurie sordide, il considérait cet homme cultivé (Privatianus était un ancien grammairien) qui était devenu palefrenier, et qui consentait à cette déchéance, qui endurait toutes ces tortures, depuis des mois et des années, uniquement pour attester qu’un Juif de Nazareth, qu’il n’avait jamais vu, qui avait été crucifié deux cents ans auparavant, était ressuscité d’entre les morts ! Et ce témoignage en faveur du Dieu très doux, mort pour le salut de tous les hommes, ce vieil infirme était venu le donner au monde là où le monde foulait le plus durement les hommes, dans ces limbes douloureuses dont les damnés souffraient sans espérance !… Au prix d’une telle abnégation et d’une telle foi, combien son œuvre, à lui Cécilius, était médiocre, combien sa petite sagesse pratique était dérisoire et même un peu lâche !…

Il ne put résister à ce reproche de sa conscience. A son tour, il se jeta aux pieds du martyr, en sanglotant :

« Bénis-moi, mon père ! Je ne suis que cendre et poussière devant toi. Je suis plus vil que ce fumier !

– C’est au Christ de te bénir, dit Privatianus. Moi, je ne suis qu’un misérable moribond, dont les yeux ne te voient même plus…

– Tes yeux qui ont accepté ces ténèbres sont dignes de voir le Seigneur !

Cependant Mappalicus, qui faisait le guet derrière la porte, l’entre-bailla, en criant vers l’intérieur de l’écurie :

« Maître, il est temps de partir ! Voici les hommes qui rentrent du travail ; ce serait mauvais si l’on nous trouvait tous les trois ensemble. »

Cécilius étreignit une dernière fois le martyr :

« Salut, frère ! Je suis heureux et plus fier que si j’avais vu César lui-même.

– Adieu ! dit le vieillard. Souviens-toi de Privatianus ! »

Et, de ses yeux vagues, avec l’angoisse de la séparation irrévocable, il suivit jusqu’au seuil de la porte ténébreuse celui qui allait remonter vers la lumière…

Le soir même, en reprenant la route de Cirta, Cécilius, de plus en plus halluciné par les images toutes vives de cette infernale descente, arrêtait dans son esprit des résolutions radicales et violentes. Il se gourmandait de sa mollesse, et, tout en évoquant la marque infamante imprimée au fer rouge sur le front de l’exorciste, il se disait : « J’étais aveuglé ! C’est Cyprien qui a raison ! »



TROISIÈME PARTIE

I

LE CHANT DU COQ

Birzil à Cécilius, salut.

« Notre Zéphyr, ô Cécilius, te remettra cette lettre, écrite aussitôt que je l’ai pu, afin de tranquilliser ton esprit toujours prompt à s’alarmer pour ta Birzil. Cesse de te tourmenter. J’ai fait un très bon voyage. A peine t’avais-je laissé sur la route de Sigus, que nous nous sommes arrêtés au bord du lac Royal, non loin de la sépulture de tes ancêtres, illustre descendant des rois numides, et j’ai goûté là avec mes femmes, en regardant les cigognes pêcher des grenouilles dans les trous d’eau. Nous avons beaucoup ri. Le soir, nous couchâmes à Lambiridi, petite ville au nom plaisant, mais à l’aspect maussade, où je n’ai rien vu de curieux qu’une assez belle porte triomphale. Puis, ayant repris la route, nous fîmes un maigre repas à la basilique de Diadumène, et, pendant des heures, nous cheminâmes à travers des montagnes farouches, sans nul encombre, sauf qu’une roue de notre voiture se détacha de l’essieu, entre la ferme de Symmaque et l’auberge des Deux-Rivières. Cet accident fut promptement réparé par un de nos esclaves, habile forgeron, et le même jour, très tard dans la nuit, nous arrivâmes enfin à ta maison du Calcéus.

« Comme je l’aime, cette maison ! Comme elle me plaît ! Je suis sûre que tu la connais beaucoup moins bien que moi, toi qui ne bouges jamais de Muguas. Chaque jour, j’y fais de nouvelles découvertes. Elle est si grande, plus grande même que le fortin qui est au-dessus et où se trouve en permanence une compagnie d’archers syriens qui nous protégeraient en cas d’incursion des nomades. Je te dis cela pour te rassurer davantage, très cher Cécilius… Ce qui me ravit par-dessus tout dans ton logis du Calcéus, c’est la cour intérieure avec son pavé de marbre, son jet d’eau et son bassin. Elle est toujours si fraîche au lever du soleil ! Chaque matin, j’y fais mes ablutions, puis je monte Diomède et je pars avec Trophime, ton écuyer, pour une grande course à travers les oasis. Quand je rentre, la chaleur est déjà forte. Je me tiens dans la cour, accroupie, comme une femme du Sud, au bord de la vasque murmurante. Je lis ou j’écris. Dès avant midi, il fait tellement chaud que je dois m’enfermer dans une haute chambre voûtée et pleine d’ombre, dont il faut encore boucher les ouvertures avec des rondelles de feutre. Là, je dors ou je rêve jusqu’au moment où l’air se rafraîchit. Je remonte à cheval avec Trophime. Je galope en plein désert jusqu’à la nuit close. Quelle volupté que ces courses sans but et sans fin ! Je vais très loin. L’autre jour, j’ai été jusqu’aux Thermes d’Hercule, où je me suis baignée dans la grande piscine d’eau froide. Je reviens ivre d’espace et d’air pur, mais non harassée, et, comme je ne puis pas dormir, je passe une partie de la nuit à jouer de l’orgue ou de la pandore et à chanter avec mes femmes. L’une d’elles, qui est du pays de Thadir, m’apprend les danses des Nomades…

« Ah ! qui dira l’enchantement de ce pays ! Le Sud !… Il me semble que c’est mon royaume. Peut-être est-ce le beau jardin terrestre, dont parlent tes chrétiens, où la seule douceur de vivre est une jouissance si parfaite qu’on n’a plus besoin d’autre chose. Tous les jours, avant l’aube, je reste des heures à écouter, sur le balcon de ma chambre, l’écoulement sans fin des torrents dans les gorges et l’étrange sanglot des eaux aux flancs des roches sonores. Même aux heures les plus brûlantes, dans l’accablement et le silence de la terre, il passe des brises légères, suaves comme une caresse. Les lauriers-roses frémissent le long des berges, les feuilles des palmiers font un bruit ténu d’ondée printanière. En bas, dans le lit de la rivière, des femmes agenouillées lavent des linges couleur de pourpre. Venue on ne sait d’où, une modulation de flûte, d’abord à peine perceptible, monte peu à peu avec une acuité déchirante, puis expire soudain dans l’horreur splendide de midi… Je voudrais demeurer ici toujours ! Je t’en prie, cher Cécilius, laisse-moi passer tout l’été sur cette terre de flamme et de joie. Ne crains rien ! Trophime est un père pour ta Birzil. Quant à Thadir, elle veille sur moi comme sur un trésor nuptial. Porte-toi bien ! »


Cécilius reçut cette lettre, en arrivant à Muguas, quelques jours après avoir quitté Sigus. Il s’était arrêté, chemin faisant, à Buduxi, chez un riche propriétaire, qui était avec lui co-fermier des mines, Julius Proculus, païen zélé, néanmoins esprit très libre, maître très humain et très respecté. Celui-ci était aussi fort au courant de tout ce qui touchait à l’exploitation minière. Natalis, agité par mille projets de réforme, désirait conférer longuement avec Proculus sur le régime des condamnés. En même temps, comme les confidences de Mappalicus lui faisaient redouter le soulèvement, si souvent annoncé, des montagnards de l’Aurès, il avait envoyé un homme sûr au Calcéus, avec un message qui enjoignait à Birzil de regagner Cirta en toute diligence. Sans doute, la lettre de la jeune fille s’était croisée avec la sienne. Il tremblait que le messager n’arrivât trop tard.

Une foule d’autres soucis s’ajoutaient à celui-là ; l’approche des Barbares, la révolte couvant dans la mine et surtout le sort du vieux Privatianus, heureusement évadé du puits, grâce à la ruse du contremaître. Mais Pastor, le voiturier, l’avait amené mourant à Muguas. Le vieillard était hospitalisé dans une petite maison, dépendance de la villa, où il recevait les soins d’une vierge consacrée, que Jacques, le diacre de l’église de Cirta, avait chargée de cette œuvre charitable. Malheureusement, le pauvre homme était si faible que, d’un moment à l’autre, on s’attendait à ce qu’il rendît le dernier soupir. Par surcroît de disgrâce, des bruits continuels de persécution semblaient vérifier les craintes de Cyprien… Et voici que Birzil, avec son inconscience ordinaire du danger, s’exposait, comme à plaisir, aux pires mésaventures ! Il relut la lettre de la jeune fille, dans sa chambre à coucher, à la lueur d’un flambeau, avant de s’endormir. Moins que la légèreté, l’insouciance, l’égoïsme ingénu à quoi elle l’avait accoutumé dès longtemps et qui se reflétait naïvement dans ces lignes, ce qui le peina plus que tout le reste, ce fut de constater encore une fois l’emprise de Thadir sur sa fille adoptive. Cette manie du Sud, ce goût de la vie nomade, ce culte des religions, des traditions et des légendes barbares, tout cela était l’œuvre occulte et persévérante de la vieille maîtresse du gynécée. Elle essayait d’attirer Birzil à sa race et à ses dieux, c’était trop évident et, jusqu’ici, elle n’avait que trop réussi à la séduire ! Mais, peut-être qu’en lui soufflant la contradiction perpétuelle avec son beau-père, et comme un esprit de rébellion, peut-être que la vieille poursuivait un dessein plus profond, quelque chose comme une vengeance centre lui, Cécilius !… Oui, c’est bien cela ! En lui prenant la fille, elle voulait le punir d’avoir dérobé autrefois la mère à son influence, à son affection jalouse et tyrannique !… Et il se rappelait douloureusement son intimité, d’abord tout intellectuelle, avec Lélia Juliana, puis bientôt son grand amour pour la femme de son ancien condisciple. Comme il l’avait aimée ! Aujourd’hui, le chrétien qu’il était devenu jugeait sévèrement cette passion coupable… Mais même maintenant encore, après neuf ans qu’elle était morte, est-ce qu’il ne l’aimait pas toujours, peut-être plus follement que jamais ? Et voilà qu’un soupçon angoissant traversait son esprit : n’était-ce point par désespoir d’amour qu’un an après la mort de Lélia, il avait cédé aux instances de Cyprien et s’était converti ?…

Dans un angle obscur de la chambre, sur un guéridon de bronze, il y avait un portrait d’elle, un portrait en miniature, peint sur verre et enchâssé dans un médaillon de forme ronde que supportait un pied de vermeil. Cécilius se leva de son lit, contempla un instant la fragile peinture, en l’approchant du flambeau de cire, puis il la baisa pieusement. Aussitôt sa pensée revola avec plus de tendresse vers Birzil. Cécilius ne le savait que trop : quelque chose de la morte revivait dans cette enfant indisciplinée, vagabonde et fantasque. Soudain, pris d’une terreur inexplicable, cédant à une impulsion désordonnée, il frappa dans ses mains, manda son secrétaire et lui ordonna de faire partir immédiatement un nouveau coureur au Calcéus, afin de hâter encore le retour de la jeune fille. Après quoi il s’endormit d’un sommeil pénible, coupé par des réveils fréquents, où il ressassait en son esprit les tâches qui l’attendaient, les résolutions qu’il avait à prendre.


Le lendemain fut une superbe journée d’été. Dans la bibliothèque où Cécilius travaillait, une fenêtre s’ouvrait sur la pente d’une colline pierreuse, plantée de très vieux oliviers. Parmi ces arbres vénérables, il y en avait deux surtout qu’il affectionnait, à cause de la silhouette presque humaine de leurs troncs, des reploiements et des gestes tragiques de leurs branches. Entre les brindilles traînantes des deux plus basses, on apercevait dans le lointain les montagnes de Cirta, enveloppées de vapeurs bleuâtres, où transparaissait un peu de rose. Pour le maître de Muguas habitué à les contempler chaque matin, cette trouée sur l’azur, à travers les nobles feuillages argentés, c’était la porte du rêve… Mais, ce matin-là, il n’avait pas le temps de caresser des chimères. Il se sentait agité de sentiments contraires, en homme qui cherche à retrouver l’équilibre de son esprit, et il était malade de son indécision. Si Birzil restait toujours sa grande inquiétude, d’autres soucis le tiraillaient. Il n’avait pris encore aucune détermination au sujet des mines. Et ce qui le tourmentait et l’humiliait le plus, c’était de voir que toute sa bonne volonté était inutile en cette affaire. Ses généreuses indignations ne pouvaient que rester sans effet. Proculus, homme sage, le lui avait bien dit ! Tout dépendait de l’Empereur lui-même, et l’ingérence de l’État se faisait sentir jusque dans les plus petits détails de l’administration. Un fermier ne pouvait même pas faire déplacer un comptable ou un contremaître sans l’assentiment du procurateur. Celui-ci nommait jusqu’au coiffeur et jusqu’au maître d’école, fixait le prix des moindres denrées. Le pouvoir central s’arrogeait les plus humbles monopoles. Les droits des fermiers se bornaient à toucher leurs revenus, après avoir versé au fisc les sommes stipulées pour leur fermage… Mais peut-être qu’on pourrait au moins adoucir le sort des condamnés ?… Alors quoi ? Relâcher la discipline ? Or, Mappalicus ne lui avait-il pas déclaré que, sans cette contrainte terrible, les mineurs se massacraient entre eux… Les remplacer par des hommes libres ? Mais, à moins d’y être forcé, qui consentirait jamais à subir ce régime effroyable de la mine, — d’ailleurs si promptement meurtrier ? Pourtant, il y avait là une œuvre de nécessité publique ! Sauf en temps de persécution, les chrétiens n’y participaient que pour une infinie minorité. Les autres, la grande masse des autres, étaient ou des prisonniers de guerre, ou des condamnés de droit commun, justement punis !… Mais ces rigueurs barbares, ces atrocités inutiles ? Cécilius allait-il continuer à se faire le complice de ces infamies ?… Sans doute, il pouvait résilier son contrat de fermage. Il le résilierait avec perte, c’était certain ! Et quelle diminution de ses revenus ! La plus grosse part en venait de Sigus… Lui, sans doute, il pouvait vivre dans la médiocrité, dans la pauvreté même ! Mais Birzil, accoutumée à une existence fastueuse, pouvait-il la condamner à une vie plus modeste, qui lui paraîtrait misérable ? Car, réduite à son seul héritage, la jeune fille était pauvre. Son père avait gaspillé une fortune énorme en constructions insensées, en réceptions ruineuses.

Birzil pauvre ! Il ne pouvait supporter cette idée… Qu’il était donc malaisé d’accorder l’enseignement du Christ avec les exigences de la pratique ! Il le sentait : son amour pour sa fille adoptive allait peu à peu endurcir son cœur pour tout le reste… Eh bien ! oui ; il ne penserait plus à la mine, ni aux tortures des condamnés. D’ailleurs, n’en avait-il pas retiré le dernier survivant chrétien ? Cyprien ne pourrait plus l’accuser d’être indifférent aux souffrances des frères !

Dans le même moment, derrière les ifs du jardin, du côté des basses-cours, tout à coup un coq chanta. Cécilius se souvint du récit évangélique : une rougeur lui monta au front. Il était un renégat ! Il trahissait les promesses, les engagements pris devant sa conscience. Nerveux, agité, il se leva brusquement de la table où il s’était accoudé, en se murmurant à lui-même :

« Puisque c’est impossible !… »

Et il descendit vers la pergola où la fille de Lélia Juliana avait coutume de lire ses histoires merveilleuses.


Quelques jours après, la nouvelle parvint à Cirta d’une grande défaite infligée aux Barbares, du côté d’Auzia. Les auxiliaires germains, qui s’étaient joints aux montagnards des Babors, avaient été massacrés jusqu’au dernier. On respirait. La Numidie se trouvait désormais à l’abri de l’invasion. En même temps, la réponse de Birzil, qui avait beaucoup tardé, en raison des mouvements de troupes qui parcouraient la province, parvint enfin à Cécilius. Elle mettait une obstination incompréhensible à ne point quitter le Calcéus. Comme toujours, elle parlait avec enthousiasme de ses courses dans le désert, de ses visites aux chefs indigènes et de la façon pompeuse dont elle avait été reçue sous leurs tentes. Mais aucune allusion à un danger, ou même à une alerte quelconque. Cécilius, en lisant cette lettre, entra dans une véritable fureur contre Thadir, qu’il accusait plus que jamais de suborner la jeune fille. Puis la pensée qu’elle était en sécurité le calma peu à peu. Une autre constatation qui ressortait des événements lui procura un véritable soulagement : c’est que la révolte des mineurs devenait impossible. Un instant, il songea à dénoncer au procurateur le contremaître germain qui l’avait fomentée, cet Hildemond dont la cruauté aussi l’avait révolté, lors de sa visite à Sigus. Mais comment expliquer que lui, Cécilius, eût découvert le complot, sans compromettre en même temps Mappalicus, qui n’avait rien dit ? Et puis la répression serait terrible. Une foule d’innocents seraient mis à la torture, le plus grand nombre d’entre eux condamnés à périr sur la croix. Du moment que tout était apaisé, il aima mieux se taire que de provoquer ces châtiments féroces.

D’ailleurs, des préoccupations et des tâches plus urgentes le réclamaient. L’église de Cirta menaçait de se dissoudre dans des discordes intestines. L’évêque Crescens venait de mourir subitement, aussitôt après le départ de Cyprien. On avait élu à sa place un prêtre selon le cœur de l’évêque de Carthage, Agapius, homme doux et ferme, qui avait fait ses preuves de fidélité pendant la persécution de Dèce. Mais il était désavoué et combattu par le parti de Paulus, ce prêtre usurier et débauché, qui avait déjà combattu Crescens et qui était considéré comme l’évêque légitime par toute une catégorie de fidèles. Celui-ci ralliait autour de lui, avec les violents et les intransigeants, pour qui l’on n’était jamais assez pur dans ses mœurs, assez intègre dans la doctrine, toute une démagogie turbulente de prétendus confesseurs. Pour mériter ce beau titre, il suffisait d’avoir confessé le Christ publiquement. Un séjour en prison, des traces de fers ou de bastonnade transformaient en martyrs des gens sans aveu, dominés par les vices les plus vulgaires. Ces individus suspects ou tarés criaient sans cesse à l’hérésie, dénonçaient des personnages au-dessus de tout soupçon, et, sous prétexte qu’ils avaient versé leur sang pour l’Église, prétendaient la régenter, imposer leurs caprices aux clergés comme aux évêques. En vain Cyprien, dans ses lettres à ses collègues, prêchait-il le respect de la discipline : à Cirta, comme en beaucoup d’autres villes, les énergumènes paraissaient devoir l’emporter.

Sur ces entrefaites, le vieil exorciste Privatianus finit par succomber aux suites des mauvais traitements qu’il avait endurés si longtemps dans la mine. Ce fut la cause d’un incident des plus graves.

Quelques fidèles de Cirta, ayant appris son long martyre, venaient le visiter dans sa retraite de Muguas. Les femmes surtout se signalaient par leur zèle. Elles apportaient des friandises au malade, touchaient ses vêtements, baisaient les stigmates de ses blessures. Cécilius avait déjà blâmé ces manifestations excessives autant qu’imprudentes. Lorsque le vieillard eut expiré, il fut d’avis, en raison des menaces de persécution, qu’on l’enterrât secrètement. D’accord avec Agapius, le nouvel évêque, il décida que les funérailles auraient lieu la nuit et qu’on déposerait le corps, à la villa des Thermes, dans une sépulture creusée à même le roc, à l’endroit le plus retiré et le plus inaccessible des jardins. Mais déjà Paulus et ses partisans avaient comploté de s’emparer du cadavre. Désireux de relever le prestige de leur faction, en revendiquant ce martyr authentique, ils protestèrent contre cet enterrement clandestin, criant que c’était une indignité et que les lâches qui n’avaient point combattu voulaient étouffer la gloire des vrais soldats de Dieu…

Néanmoins, le cortège funèbre quitta Muguas un peu après minuit, comme Cécilius et l’évêque l’avaient résolu. Il se réduisait à un petit nombre de personnes, qui cheminèrent sans lanternes, dans l’obscurité d’une nuit sans lune, afin de dépister la surveillance de la police. Mais ceux de Paulus veillaient.

Il fallut au moins deux heures pour aller à pied de Muguas à la villa des Thermes. Quand la troupe arriva sous les murs des jardins, des hommes armés de matraques, des paysans fanatiques se précipitèrent sur les serviteurs de Cécilius qu’ils dispersèrent. Enveloppé d’un simple linceul, le corps du martyr gisait par terre, sur un brancard. Les dissidents arrachèrent le linceul comme impur et ils le remplacèrent par un autre qu’ils avaient apporté : un voile de soie verte tout brodé d’inscriptions de l’Écriture, en lettres d’or. Puis, soulevant le mort sur leurs épaules, ils descendirent à tâtons vers le grand pont de pierre qui enjambe les gorges de l’Amsaga. L’aube commençait à poindre quand ils y parvinrent. Des gens de la campagne armés, eux aussi, des mendiants avec leurs bâtons, les attendaient à l’entrée : tout décelait le complot organisé par Paulus et ses sectaires. Leur idée était de traverser Cirta en grand tapage pour gagner le cimetière chrétien, qui se trouvait à flanc de coteau sur la route de Sitifis, et qui était le siège légal de l’association funéraire.

Précédé par les hommes aux matraques et suivi par toute une foule aux figures non moins inquiétantes, le brancard mortuaire s’engagea dans la principale rue de la ville. Ceux qui venaient en tête chantaient des psaumes. Étonnés de ces psalmodies et de tout ce piétinement matinal, les gens accouraient aux fenêtres et aux balcons, et, de leurs yeux mal éveillés, ils regardaient passer sous leurs pieds ce cadavre à peine voilé, oscillant sur les épaules d’individus qui paraissaient furieux et qui, tout en chantant, lançaient à droite et à gauche des regards de défi. Ce fut une stupeur d’abord, puis une colère parmi les païens exaspérés d’une telle audace. Ils n’avaient pas encore eu le temps de se ressaisir que déjà le convoi était aux portes du cimetière. Là, il fut arrêté sur le seuil par Jacques, qui, en sa qualité de diacre, avait la direction du clergé et du cimetière de Cirta. Au mépris de ses services et de ses blessures reçues pour la foi, les fanatiques, sous la conduite de Paulus, le bousculèrent et passèrent outre. Ils s’acheminaient vers la cella où un sarcophage tout préparé attendait le cadavre, lorsque les orthodoxes massés autour du bâtiment tentèrent de leur barrer le passage. On en vint aux mains. L’échauffourée se prolongeant et menaçant de tourner à l’émeute, la police dut intervenir. Mais les forces dont pouvaient disposer les magistrats municipaux se trouvèrent trop faibles : ils furent obligés de recourir aux pompiers de la ville pour disperser les combattants.

Cependant, comme il fallait bien enterrer ce cadavre abandonné sur son brancard et qu’un sarcophage était tout prêt dans la cella, on y déposa le corps de Privatianus. Ainsi Paulus triomphait, avec l’appui apparent de l’autorité. Cela ne lui suffit pas. Huit jours plus tard, il s’avisa de célébrer une agape funéraire sur la tombe du martyr. Après avoir distribué la sportule à une foule de miséreux, il convoqua pour le soir même les principaux meneurs de sa faction à un repas aux flambeaux qui devait se donner à ses frais dans la cella du cimetière.

Cette cella était une chapelle en forme de trèfle, fort somptueusement construite et aménagée, comme toutes les bâtisses appartenant à l’église de Cirta. À l’entrée, dans le vestibule, il y avait un autel pour le Banquet dominical, et, de chaque côté, dans les deux absides latérales, des sépultures de martyrs. Celle du centre était un triclinium avec un hémicycle massif en maçonnerie, dont les bords s’abaissaient comme ceux des lits de salle à manger. Dès la veille, Paulus l’avait fait garnir de couvertures, de coussins, d’oreillers et de tapis. Des piles de serviettes, des vêtements de table s’entassaient sur les bancs, le long des murs. Au milieu de l’hémicycle, se creusait une sorte de bassin semi circulaire, où les mets étaient disposés : les convives mollement couchés tout autour, sur les plans inclinés du lit, n’avaient qu’à étendre la main pour y prendre les morceaux qui leur plaisaient.

C’étaient, en général, des hommes du peuple, gens grossiers, plus soucieux d’abondance que de délicatesse. Connaissant leur goût, l’usurpateur épiscopal avait prodigué les nourritures épaisses et copieuses, les jambons fumés, les saucisses, les fromages de chèvre, les boulettes de viande. Des dattes, des gâteaux au miel, toute espèce de pâtisseries et de fruits desséchés débordaient du bassin, au milieu de la table. Les boissons coulaient avec non moins d’abondance, gros vins de plaine, fumeux et brutaux, qui montaient vite à la tête. A un bras de lumière, près de la porte, on avait suspendu une outre en peau de bouc remplie de vin de Lalétanie. Le liquide noirâtre jaillissait, comme le sang d’une artère, par une des pattes que liait une cordelette. Continuellement des mains violentes déliaient la corde, et des bouches s’ouvraient pour recevoir jusqu’au fond de la gorge l’éclaboussement du jet. Avant la fin du repas, tous les invités étaient ivres. Ils ne tardèrent pas à se colleter. Ceux qui purent rentrer chez eux causèrent un tel vacarme et de tels attroupements dans les rues, que la police dut intervenir de nouveau : la prison municipale, qui se trouvait sur le forum, près de la curie, était trop étroite pour tous les délinquants.

Des incidents pareils provoquèrent à Cirta une recrudescence de haine contre les chrétiens, englobés indistinctement dans une même réprobation. Cécilius, affligé de ces désordres et de ces discussions, s’efforça vainement de réconcilier les deux partis qui divisaient l’église et d’apaiser le ressentiment des magistrats. Paulus demeurait intraitable. Julius Martialis, le triumvir, à qui il avait demandé un rendez-vous, s’arrangea pour ne pas le recevoir. Manifestement, le vieillard craignait de se compromettre, en continuant des relations avec un homme suspect de christianisme. Il l’évitait. Celui-ci s’en étonna d’abord, puis cela l’amena à réfléchir sur la prétendue tolérance des sceptiques et sur la douceur de certaines âmes sensibles, qui se glorifient sans cesse de leur humanité. Si Martialis tolérait les opinions hardies ou subversives entre gens bien élevés, il se montrait impitoyable pour la canaille. Et même, il en avait la conviction maintenant, ce cher ami n’hésiterait pas à le faire arrêter, pour peu que ses opinions à lui, Cécilius, vinssent à causer du scandale dans le public. Ce scepticisme-là, qui n’était que faiblesse ou indécision d’esprit, comme il se limitait rapidement et de lui-même dans la pratique ! Et quelle supériorité avait-il sur le fanatisme le plus obtus, si, malgré son parti pris de ne pas juger les doctrines, il les punissait néanmoins avec la même atrocité ?…

Il méditait sur le cas de Julius Martialis, lorsque, déplaçant des volumes dans sa bibliothèque, il déroula l’un d’eux et tomba sur ce passage de Pline le Jeune : « J’ai eu ces temps-ci des esclaves malades. D’autres, à la fleur de l’âge, sont morts. J’en suis accablé !… » Ah ! le cœur tendre que voilà ! C’est le même qui, étant légat impérial en Bithynie, faisait appliquer la torture aux chrétiens récalcitrants et conduire au supplice des servantes, des femmelettes qui persévéraient dans leur foi et, de ce chef, contrevenaient aux lois de l’Empire ! En vérité, l’homme est un animal bien singulier !…

Le même jour, à sa grande surprise, on lui annonça la visite de l’avocat Marcus, le fils de Martialis, grand jeune homme à la figure pâle et à l’air mélancolique, qui semblait la vivante antithèse de son père. Comme catéchumène encore secret de l’évêque Agapius et peut-être aussi comme prétendant éventuel à la main de Birzil, il venait avertir Cécilius que des poursuites allaient être intentées contre les récents fauteurs de désordre et que, par la jalousie de Roccius Félix, triumvir en exercice, il serait très probablement impliqué dans cette affaire :

« Il y a un moyen, dit-il, de tout arranger : c’est de te démettre de tes fonctions de flamine en faveur de Roccius. Je sais par des amis communs qu’à cette condition il ne formulera aucune plainte contre toi. Quant à mon père, qui est son collègue, je réponds de son silence…

– Je te rends grâce, dit Cécilius, de tes bons sentiments à mon égard ; mais ta démarche était inutile : depuis longtemps, j’ai l’intention de renoncer au flaminat. Le faire en ce moment, au prix que me propose Roccius Félix, serait une lâcheté. Je n’y consentirai jamais ! »

Marcus, un peu gêné par le ton péremptoire de son hôte, balbutia :

« Laisse-toi fléchir ! Il y va peut-être de ta vie !

– Qu’importe ! Je n’ai pas peur ! Tu peux le dire à Roccius ou à ceux qui t’envoient. »

Et il congédia assez rudement le visiteur.


Au milieu de ces tribulations, de cette effervescence continuelle du populaire, l’édit de persécution contre les chrétiens, qui menaçait depuis si longtemps, fut enfin promulgué. Au nom de Valérien et de Gallien Augustes, le crieur public l’annonça à son de trompe et le lut à haute voix dans tous les carrefours de la ville. Sans cesse, sur le forum, des groupes stationnaient devant le texte du rescrit impérial, affiché à la porte de la curie. On y lisait que « les évêques et les prêtres étaient requis de sacrifier aux dieux de Rome et au génie des Empereurs. Défense aux laïcs comme aux clercs de se réunir et d’entrer dans les cimetières, qui allaient être mis sous séquestre. Quiconque tiendrait une assemblée, ou y prendrait part, serait puni du dernier supplice… »

Ce fut une panique dans la communauté de Cirta, d’autant plus que les pires nouvelles arrivaient des églises voisines. Bientôt on sut que Carthage était en révolution et que Cyprien avait été une des premières victimes. Cécilius, tremblant pour la vie de son ami, reçut de lui une lettre, qui adoucit un peu son angoisse et où l’évêque lui apprenait son exil à Curube. Mais déjà un procès-verbal de son interrogatoire par le proconsul courait toutes les églises, pour l’édification des fidèles. On admirait son attitude, digne d’un vrai citoyen romain. Sommé de sacrifier, cet homme d’ordre avait répondu au gouverneur : « Fais ton devoir ! Je ferai le mien. » Et, sans vaines récriminations, en juriste qui connaît toutes les conséquences d’un acte illégal, il était parti pour le lieu de son exil.

La lettre qu’il écrivait à Cécilius reflétait cette même sérénité d’âme. Le ton était presque enjoué. Il disait à son ami : « L’épreuve que le Seigneur m’envoie est vraiment trop douce. Je suis à Curube, au bord de la mer, dans une contrée riante et arrosée de fontaines. Autour de ma maison, il y a un jardin plein d’arbres fruitiers. Tout offre ici l’image de l’été : les grenades commencent à rougir, les figues se gonflent d’un suc laiteux. C’est une solitude charmante, environnée d’ombrages où je prends comme un avant-goût du rafraîchissement céleste. » Et plus loin il ajoutait : « Tu vois, mes prévisions ne m’avaient pas trompé, ou elles ne m’avaient trompé que de bien peu. Tu me cites Sénèque à ce sujet : « Ne sis miser ante tempus, Ne sois pas malheureux avant le temps ! » Permets que je te paie de la même monnaie. Je me souviens que ce sage selon le monde écrivait à un ami : « Prends soin de ton corps, mais dans un tel esprit que, si la raison l’exige, ou l’honneur, ou la foi, tu n’hésites pas à l’envoyer au bûcher ! » Cher Cécilius, en ces conjonctures de plus en plus menaçantes, c’est à toi de voir ce que la raison, l’honneur et la foi prescrivent à ta conscience… »

Ce langage ne choqua point Cécilius. Il était prêt à tout événement. Cette fois, la mauvaise fortune ne l’avait pas surpris. Avec une volonté toujours ferme et lucide, il avisait aux tâches les plus pressantes. Avant tout, il importait de mettre à l’abri les clercs et les évêques particulièrement visés par le rescrit impérial. Comme Agapius venait d’être arrêté et conduit à Lambèse, il recueillit à Muguas le diacre Jacques, Marien le lecteur, avec quelques clercs de Cirta. Une foule d’autres réussirent à se cacher dans les nombreuses fermes qu’il possédait un peu partout en Numidie. De nouveau, il s’agissait de sauver l’avenir.

Le présent devenait, chaque jour, plus épouvantable. Si nombre de chrétiens se montrèrent pusillanimes, les païens, en général, furent ignobles. Comme aux temps de Dèce, Cécilius atterré assistait à la débandade du troupeau. Celui-ci était littéralement terrorisé par les fureurs de l’adversaire. Avec la complicité des magistrats, les vengeances de quartier, de palier et d’étage s’assouvissaient librement entre gens du peuple. Ayant pour eux l’avantage du nombre, les païens en profitaient pour assommer l’ennemi à coups de matraques et à coups de pierre. On lapidait et on brûlait couramment dans les rues de la ville et dans les campagnes. On poussait les victimes dûment ligotées sur des tas de bois et de chiffons arrosés d’huile et on y mettait le feu. Un prêtre roué de coups et lapidé fut laissé pour mort sur le terrain. Par excès de zèle (car, selon le décret, les clercs seuls étaient tenus de sacrifier), des maris y contraignaient leurs femmes, les traînaient aux temples, et, leur tenant la main, les forçaient à jeter quelques grains d’encens sur les brasiers des autels. On racontait qu’une nourrice païenne avait étouffé un enfant chrétien, en lui bourrant la bouche de pain trempé dans du vin qui venait d’être consacré aux idoles.

Un matin, des processions et des cérémonies lustrales se déployèrent par toute la ville. Pieds nus, bannières en tête, des confréries païennes firent le tour des remparts en chantant des hymnes. Des prières et des sacrifices publics étaient officiellement ordonnés afin de purifier l’Empire de l’impiété chrétienne, à la veille de l’expédition que Valérien Auguste projetait contre les Perses. Ce jour-là, Cécilius, en traversant le forum, aperçut devant le temple de Saturne, parmi tout un attirail de marmites et de chaudières fumantes, des victimaires en train de râcler une tête de bœuf ébouillantée, sur une espèce de tréteau encombré de tripailles et d’abatis. A côté, un rassemblement de forcenés entourait un vieil homme à genoux, les bras liés derrière le dos, dont un fort gaillard entr’ouvrait la bouche avec une cuiller à libations. On l’obligeait à manger des viandes consacrées, qu’un prêtre païen tout de blanc vêtu lui tendait au bout d’une fourchette.

Beaucoup de chrétiens, affolés par ces sévices, se précipitaient d’eux-mêmes au Capitole pour sacrifier. Les riches corrompaient les gens de justice et se faisaient délivrer à prix d’argent de fausses attestations de sacrifice. Des défections retentissantes attristèrent la communauté de Cirta. La couturière Euphrosyne, une veuve qui avait fait vœu de viduité perpétuelle, apostasia publiquement et se remaria avec un païen. Ceux qui persévéraient dans leur foi se voyaient en butte aux vexations des fanatiques et des prétendus intransigeants. Les faux confesseurs, ces professionnels du martyre, dès qu’ils avaient reçu quelques coups, vivaient aux dépens de la charité publique. Certains se mutilaient eux-mêmes. Ils étalaient par les rues une ivrognerie crapuleuse et plusieurs furent surpris faisant la débauche dans les églises. Au fond de sa retraite de Curube, Cyprien s’indignait de ces hontes. Dans des lettres d’une éloquence enflammée, il criait aux coupables : « Si vous n’épargnez pas vos corps sanctifiés et illustrés par la confession du Christ, épargnez au moins les temples de Dieu ! »

Mais l’arrogance de ces bandits se croyait tout permis. Soudoyés par les « faillis », par ceux qui avaient acheté des billets de sacrifice et qui désiraient néanmoins rester dans l’Église, ils se faisaient forts de les réconcilier, en leur appliquant le mérite de leur martyre, et, comme on disait, ils leur « donnaient la paix ». Ils écrivaient aux évêques et aux prêtres : « Nous, martyrs du Christ, nous donnons la paix à un tel et à tous les siens. Qu’ils soient admis dans votre communion ! » Et l’on voyait s’approcher du Banquet dominical des renégats, qui n’avaient manifesté aucun signe de repentir, des chefs de famille, suivis de leurs enfants, de leurs domestiques, de leurs villages ou de leurs tribus, tout ce monde réconcilié en bloc et d’un seul coup par le bon plaisir d’un soi-disant confesseur. Agapius et Cyprien protestaient énergiquement contre cet indigne usage du Sacrement et contre ce renversement de toute discipline. Aux véritables confesseurs, ils disaient : « Soyez humbles, soyez modestes, soyez paisibles ! Conservez l’honneur de votre nom. Ne flétrissez pas la gloire de votre confession par le dérèglement de vos mœurs ! » — A ceux qui avaient failli, ils ne cessaient de répéter dans leurs mandements : « Pénitence ! Pénitence !… Que nul d’entre vous ne se hâte de prendre sa tunique déchirée et de s’en revêtir, avant de l’avoir fait recoudre par un bon tailleur et blanchir soigneusement par le foulon ! »

Ces turpitudes et ces lâchetés, non plus que les violences et les cruautés des païens, n’étonnaient Cécilius. Il avait trop mauvaise opinion des hommes pour ne pas s’y attendre. Mais, dans le désarroi de l’Église, les arguments de Cyprien, qui le poussait à la confession publique, prenaient une force de plus en plus grande. Si chacun s’empressait de déserter le combat, et, sous prétexte de concilier des choses inconciliables, essayait de biaiser, de ruser avec la loi, que devenait l’esprit d’une doctrine fondée tout entière sur le sacrifice ? Et si chacun tirait de son côté, c’était la dissolution à bref délai. Une âme droite ne devait pas accepter le mal, se résigner à l’injustice triomphante, quand sa protestation devenait l’unique moyen d’empêcher ce mal et d’abolir cette injustice. Or, ce monde brutal méritait d’être nié dans son culte exclusif de la force, dans son appétit de l’or et de la jouissance immédiate, dans son matérialisme hideux. Et qui donc le nierait, si les cœurs les plus fermes se dérobaient à leur devoir ? Ce n’étaient pas ces cohues de misérables qui tremblaient devant un soldat de police et qui n’étaient bons qu’à recueillir les aumônes des frères, ni non plus ces bourgeois riches en biens de toute sorte et si pauvres de charité !… Et Cécilius se prit à sourire amèrement en pensant aux philosophes païens qui expliquaient les progrès rapides de l’Évangile par la fraternité entre chrétiens et par l’assistance mutuelle. Il se disait : « Tout cela n’est rien. Les païens en font autant. Ce ne sont pas nos pauvres qui assureront le triomphe de l’Église, ce sont les âmes intrépides, les corps indomptables de ces hommes, qui, comme Privatianus, se laissent torturer et arracher la vie, pour affirmer que le Christ est ressuscité d’entre les morts et que son royaume est la réalité unique. » Alors il lui semblait entendre Cyprien, qui se penchait vers lui, en murmurant d’une voix brisée par l’émotion : « Cette Réalité unique, y crois-tu vraiment, mon frère ?… Et si tu y crois, peux-tu vivre en niant, ne fût-ce que des lèvres, ce qui est le principe même de ta vie ?… » En même temps, il songeait à ce qu’allait devenir son existence sans cesse espionnée et traquée. Être traité en suspect, être surveillé par la police comme les cabaretiers, les gladiateurs, les tenanciers de mauvais lieux ! Quelle ignominie et quel dégoût !… »

S’il en était ainsi, il ne lui restait plus qu’à se sacrifier pour donner l’exemple et pour affirmer sa foi !… Mais la pensée de Birzil lui revenait et le bouleversait de nouveau. Il n’était pas seul au monde. Allait-il abandonner cette enfant, livrée par sa faiblesse à tant d’influences délétères ? Ne devait-il pas s’efforcer de reconquérir son âme, de l’arracher à Thadir ?… Une sorte d’apostolat s’offrait à lui, une tâche noble qui lui cachait la laideur de son inconscient égoïsme. Hésitant, il finit par conclure : « Lutter ? pourquoi ? Il n’est pas de victoires définitives. Durer vaut mieux. » Et le sophisme habituel auquel il se laissait prendre se représentait à son esprit : « Durer, pour se sauver, pour sauver l’Église ! On pouvait, à la rigueur, s’accommoder de la loi. Aucune abjuration n’était exigée, pas même des évêques ni des prêtres. Le tout était de s’arranger pour n’être pas mis en demeure de sacrifier. D’ailleurs, les laïcs n’y étaient nullement obligés !… » Une voix méchante, sarcastique, prononçait au fond de sa conscience : « Ils n’auront pas ton sang ! ils n’auront pas ton sang ! » Et une joie ironique et âcre le remplissait à la pensée que, par cette abstention dédaigneuse, il attestait son mépris pour les païens qui ne valaient pas le sacrifice de sa vie, et aussi qu’il faisait échec à Cyprien, dont l’héroïsme l’humiliait.

Il essayait de s’affermir dans cette résolution sans gloire, lorsqu’il se rappela tout à coup qu’il devait une réponse à son ami. A cet exilé, à ce martyr volontaire qui s’apprêtait à marcher au supplice, il écrivit avec une dureté de cœur, dont il eut conscience, mais contre laquelle il ne pouvait réagir, et qui, plus tard, lui apparut comme une instigation satanique. Il terminait sa lettre par ces phrases d’une sécheresse calculée : « Mon intention est de me tenir dans la légalité. Quant à toi, je te conseille encore de te dérober. Jamais tu n’as été plus nécessaire à l’Église. »


Cette ligne de conduite n’était pas aisée à suivre. A moins de se séparer complètement de la communauté, il était obligé de concéder quelque chose au sentiment populaire, et aussi de tenir compte des avis des chefs d’autant plus qu’il était un des dirigeants de l’Église. Il ne tarda point à constater combien sa position était délicate et difficile.

Aux termes du rescrit impérial, toute réunion était interdite aux chrétiens. Leur cimetière venait d’être fermé par l’autorité. Il ne leur restait, pour leurs offices, que « l’église » proprement dite, la vieille maison cachée au fond d’une impasse et qui appartenait à Cécilius. Pour cette raison, parce que c’était une propriété particulière, les magistrats n’y avaient point apposé les scellés. Néanmoins, on n’osait plus s’y réunir, dans la crainte d’exciter le fanatisme des païens. On se retrouvait chez Cécilius, à Muguas, où l’on arrivait le soir, par petits groupes. Cependant le parti de Paulus, toujours avide de manifester, accusait les orthodoxes de couardise, et, d’autre part, le clergé de Cirta comprenait lui-même la nécessité d’une assemblée générale, afin de relever le courage des fidèles. Jacques, le confesseur, proposa une synaxe nocturne à l’église, avec agape et allocution. A l’aube, on célébrerait le Sacrifice divin, et le Corps du Seigneur serait distribué aux frères. Les portes devaient être ouvertes après minuit. Il y avait trois entrées, par lesquelles on pénétrerait en cachette et par groupes restreints, comme à Muguas. Malgré l’opinion contraire de Cécilius, qui jugeait l’entreprise fort dangereuse, le projet de Jacques l’emporta. Et, parce que sa situation l’engageait à donner l’exemple, le prudent ami de Cyprien se vit obligé d’assister à la synaxe qu’il désapprouvait.

Ceux qui vinrent n’étaient guère plus d’une cinquantaine, tellement les récentes horreurs commises par les païens avaient épouvanté la communauté. A tâtons, ils se cherchaient, comme perdus, à travers la crypte faiblement éclairée. On avait préféré cette salle souterraine à celle des agapes, qui était au rez-de-chaussée et qui paraissait moins sûre… Soudain, au moment où Jacques commençait son exhortation, un tumulte s’éleva à l’entrée de l’escalier. Les hommes qui gardaient les portes se précipitèrent, en criant que la police était là. Les barres et les verrous allaient sauter. Un affolement s’empara des assistants. Comme à un souffle de déroute, les lampes et les candélabres s’éteignirent. Dans l’obscurité subite, où il se sentait foulé et meurtri par tous ces gens éperdus de terreur, Cécilius, très maître de soi, malgré la trépidation de ses nerfs, se disait froidement : « Est-ce que tu vas fuir, toi aussi ?… Non, tu resteras là ! » Une force mystérieuse qui se confondait avec le meilleur de sa volonté le retenait, le clouait au sol, malgré l’entraînement de la foule, malgré la sagesse pratique, — malgré Birzil… Il allait contredire toutes ses résolutions, être héroïque en dépit de lui-même ! Mais un remous le poussait vers un point lumineux, la petite flamme tremblotante d’un cierge, que protégeait une main tendue. Tous se ruaient vers cette lueur, qui éclairait vaguement un énorme pilier. Le portier de l’église, agitant un trousseau de clés, chuchotait à mi-voix qu’il y avait là, dissimulée dans la maçonnerie, une descente secrète aboutissant aux gorges de l’Amsaga. Cécilius crut se souvenir d’avoir entendu son père parler de ce passage souterrain, lequel datait des rois numides. Mais ce ne fut qu’un éclair dans sa pensée. Un flot humain le roula. Derrière le portier qui brandissait une torche, on s’engouffra dans un escalier à vis, aux marches glissantes, interminables, où bientôt l’on suffoqua dans l’air raréfié et dans les ténèbres, la torche, qui fumait, s’étant éteinte… Enfin, une bouffée d’air frais annonça la sortie. On débouchait, parmi des pierres, des morceaux de roches, sur une bande étroite de terrain, où il était difficile d’avancer. Le portier ralluma son flambeau de résine. On était au fond des gorges, sous une voûte naturelle, d’une hauteur prodigieuse, percée au sommet d’un large trou par lequel on apercevait les étoiles. Le torrent du fleuve, peu profond à cet endroit, coulait presque au niveau du sol, parmi d’énormes cailloux, qui formaient comme un pont d’un bord à l’autre.

À la clarté sinistre de la torche, les fugitifs se dévisageaient dans l’ombre, avec des yeux égarés. Ils étaient une vingtaine au plus : il y avait là Jacques le diacre et Marien le lecteur, qui prodiguaient les paroles de réconfort… Où aller maintenant ? Le murmure du torrent, emporté d’un cours rapide sur son lit de galets sonores, semblait dire : « Hâtez-vous ! hâtez-vous ! » Or, on ne pouvait sortir des gorges que par l’extrémité sud, du côté du marché. Un homme fut envoyé en éclaireur dans cette direction. Il revint tout pâle d’effroi et claquant des dents : l’issue était fermée par un détachement de soldats : on était pris comme dans un piège.

Déjà des pas résonnaient dans la descente du souterrain. Des voix crièrent :

« Nous sommes perdus ! »

Alors un esclave de Cécilius, que celui-ci connaissait à peine, lui glissa furtivement à l’oreille :

« Viens, maître ! il y a là-bas, derrière cette roche, un couloir qui mène à ta villa des Thermes. »

Il fut entendu par une femme, qui se tenait dans l’ombre, tout près de Cécilius. Aussitôt celle-ci se mit à hurler d’une voix démente :

« Il y a un couloir là-bas ! Vite, vite !… »

Les hommes traqués s’élancèrent vers la roche libératrice, tandis que Cécilius, honteux de cette fuite, faisait mine de rester en arrière. On le menaça, on l’obligea à marcher comme les autres :

« Avance, ou tu vas nous trahir ! »

Il n’était plus qu’une tête dans le troupeau, il allait sans pensée, sans volonté. Sa conscience vacillait au milieu des contradictions et des reniements d’elle-même. Quand, après une montée pénible, il se trouva brusquement dans les jardins de sa villa, tout grelottant à l’air glacé du matin, soudain, de l’autre côté des gorges, derrière les remparts de Cirta, un coq lança son appel strident : Cécilius tressaillit de nouveau, comme à un reproche public…



II

À L’AUBERGE DE L’AIGLE

Vingt sept personnes, parmi lesquelles vingt femmes, furent capturées par la police dans la crypte de l’église. Perdues au milieu des ténèbres, elles ne purent trouver l’entrée du souterrain, dont les fuyards avaient d’ailleurs refermé la porte sur eux. Leur sort inspirait au reste de la communauté les plus angoissantes inquiétudes, car, aux termes du rescrit, la moindre peine qu’elles pussent encourir était la mort. Mais la colère des magistrats et la cruauté des foules, surexcitées par les dernières exécutions, ne se contenteraient pas certainement de la mort toute simple ; on y joindrait les raffinements des pires supplices.

Quant à Cécilius Natalis, le bruit courait qu’il allait être poursuivi, d’abord pour avoir prêté sa maison aux chrétiens frauduleusement assemblés, et ensuite comme responsable de la manifestation et des troubles du cimetière. Peut-être pour éviter un dangereux scandale en arrêtant, dans sa villa, un si important personnage, peut-être uniquement grâce à l’intervention secrète de Julius Martialis, ou plutôt de son fils Marcus, il fut mandé à Lambèse, afin de s’expliquer devant le légat impérial. Il s’apprêtait à partir, quand, à l’improviste, un courrier lui apporta la nouvelle que Birzil, avec tous ses serviteurs, venait d’être enlevée par les Maures… « Des détachements de cavaliers, mis en fuite à Auzia, avaient gagné le désert, et là, s’étant joints à des nomades, ils avaient rebroussé chemin vers le Calcéus. Les archers syriens, après avoir vainement essayé de leur barrer la route, s’étaient vus obligés de se renfermer dans leur bordj. C’est ainsi que les Maures avaient pu piller et incendier la villa, emmener Birzil et toute sa maison en captivité. »

Cécilius, qui, sachant l’insécurité des campagnes, avait toujours redouté cet événement, se maudit de sa faiblesse. Par quel sortilège se trouvait-il ainsi désarmé devant la volonté de cette enfant, ou plutôt la volonté de Thadir, qui lui dictait toutes ses démarches ? Il fallait que son ancien amour pour Lélia Juliana eût enfoncé en lui des racines bien vivaces et que, devant le visage en pleurs de la jeune fille, il revît, jusqu’à l’hallucination, le visage chéri de la morte !… Quel châtiment pour elle ! Quelle leçon pour lui ! Et il s’énumérait tous les dangers qu’elle courait chez les Nomades et dont le pire n’était pas la mort. Mais surtout, ce qui l’accablait, c’était la pensée des démarches qu’il allait être obligé de tenter auprès des autorités militaires pour obtenir la poursuite des ravisseurs. Quelle attitude humiliée cela lui imposait devant le légat ! Non seulement, comme chrétien, il serait forcé de s’excuser, de plaider sa cause et celle des frères, de donner toutes les assurances de repentir peut-être, mais de flatter ce soudard, de tâcher de l’attendrir en faveur de Birzil !… Jamais il ne s’était senti si bas. Jamais il n’avait eu une conscience plus honteuse et plus douloureuse du désaccord, qui se perpétuait et s’aggravait sans cesse, entre sa conduite et ses principes de vie.

Dans la douleur et dans le trouble que lui causait cette catastrophe, une petite circonstance lui parut néanmoins de bon augure : c’est que Julius Martialis, le triumvir, dont il savait, malgré tout, la bienveillance à son égard, était mandé avec lui à Lambèse. La même voiture de la poste devait venir les prendre à Cirta.

Effectivement, ils firent route ensemble. Mais Martialis, sans lui témoigner précisément de la froideur, se montrait d’une extrême réserve. Constamment il se tenait sur la défensive. Dès que Cécilius faisait mine d’aborder des sujets brûlants, il détournait la conversation ou il se taisait. Pourtant celui-ci devinait chez le vieillard une sympathie persistante, qui n’osait plus se manifester, un désir secret de s’entendre, d’écarter tout malentendu, — à cause de Birzil peut-être. Néanmoins, Martialis était gêné. Ce n’était plus, entre eux, l’intimité d’autrefois. Aussi firent-ils un désolant voyage, sous la poussière et la chaleur torride de cette fin d’août. Pendant des lieues interminables, la voiture courut à travers des plaines monotones, sans un arbre, à l’herbe rare déjà brûlée par la canicule, aux grands espaces calcaires, où des pierres trouées comme des éponges semblaient s’émietter par la véhémence du soleil. Plus que cette terre incolore, à l’aspect rude et âpre, l’idée qu’il allait voir un administrateur romain assombrissait Cécilius. Il avait beau être lui-même citoyen de Rome et se prévaloir de sa noblesse sénatoriale, — comme tous les provinciaux, il haïssait le fonctionnaire et méprisait le soldat. Or le légat était le commandant en chef de toutes les forces armées de Numidie, et Lambèse, où il se rendait, une ville toute militaire…

Longtemps avant qu’on pût apercevoir les maisons du municipe, on distinguait, au bout de l’horizon, les murailles du camp retranché dominé par la masse hautaine du prætorium. Visible de tous les points de la plaine, lourdeur opprimante et colossale, elle paraissait niveler, autour d’elle, jusqu’aux montagnes elles-mêmes. Cette insolente bâtisse symbolisait la force lointaine et terrible sous laquelle l’Afrique, comme le monde, était courbée… Enfin, dans sa rigidité géométrique, le quadrilatère de la forteresse se précisa, avec ses tours et ses remparts crénelés, ses chemins de ronde, ses portes monumentales. L’équipage contourna les terrains militaires qui entouraient le camp. Les sabots des chevaux sonnèrent sur les superbes dalles de la voie Septimienne, et, par l’arc triomphal de Septime Sévère, les voyageurs entrèrent en ville.

La physionomie des rues acheva d’indisposer Cécilius. Tout y manifestait l’empreinte du génie militaire. Tout était l’œuvre des soldats, depuis les fontaines et les aqueducs jusqu’aux portiques des temples et jusqu’au Capitole. Le légionnaire y régnait en maître, s’y pavanait, prenait toute la largeur des galeries couvertes, bousculant le colon craintif et écrasant sous ses semelles ferrées les pieds de quiconque ne portait point le sagum et le baudrier. Sur les murs, dans les cours et les avenues des sanctuaires, il étalait son culte de Rome et des Césars, sa dévotion aux dieux de l’Empire, ses superstitions particulières. Les dédicaces, les inscriptions étaient prodiguées. Partout des emblèmes religieux et militaires sculptés aux clefs de voûtes ou aux frontons des édifices, des trophées, des étendards, des effigies impériales, des victoires, des génies du camp, des génies de la légion, des aigles surtout. L’hôtellerie où Cécilius et Martialis descendirent arborait elle-même une aigle sur son enseigne : A l’Aigle majeure.

Lambèse n’étant point un endroit où l’on venait pour son plaisir ou ses affaires, ni Martialis ni Cécilius n’y avaient d’hôtes ; aussi durent-ils se contenter de cette auberge située à l’autre extrémité de la ville, entre l’arc d’Hadrien et celui d’Antonin le Pieux. Ils demandèrent au portier qu’il les logeât aussi loin que possible des cuisines et des écuries. Mais des marchands de laine, qui arrivaient de Mascula et de Thamugadi, avaient envahi les salles du rez-de-chaussée. Ils passèrent la nuit à jouer aux dés et à s’enivrer, de sorte que Cécilius ne put s’endormir avant une heure avancée.


Le lendemain, de bon matin, un strator vint le chercher en voiture (car une distance d’un mille environ séparait Lambèse du camp retranché), pour le conduire auprès du légat, qui devait l’interroger au prétoire même.

Chemin faisant, tout en longeant les arcades de l’amphithéâtre, il s’étonnait de son calme. Il ne craignait pas pour sa vie, il n’y songeait même pas : il ne pensait qu’à Birzil et aux moyens à mettre en œuvre pour la délivrer. Tout dépendait du légat, et, bien qu’il le sentît plutôt disposé à l’indulgence en sa faveur, — cela d’ailleurs uniquement par politique, — il redoutait sa haine contre les chrétiens. Caius Macrinius Decianus, légat d’Auguste, propréteur pour la province de Numidie, avait la réputation d’un homme brutal et borné. Appartenant à une vieille famille sénatoriale, il était une créature de Valérien, ancien président du Sénat. Il sortait donc du milieu le plus rétrograde et le plus fanatique de Rome. La « coutume des ancêtres » était pour lui la règle suprême et le suprême argument. Et nul ne se montrait aussi fier de son titre, aussi jaloux des prérogatives de son ordre. Ses récents succès militaires avaient encore enflé sa vanité. Comme Cécilius entrait dans le camp, près de l’arc triomphal de Commode, il vit un ouvrier occupé à graver une inscription sur un piédestal, en remerciement de la victoire remportée par Macrinius sur les Maures et autres Barbares : la place était prête pour sa statue.

Ce haut personnage reçut Cécilius dans le secretarium attenant au tribunal du prétoire. C’était un bel homme, de taille et de physionomie sculpturales. Botté et casqué, le glaive sur la cuisse et le manteau de commandement rejeté sur l’épaule, il se tenait assis, au bord d’une estrade que, de chaque côté, environnaient des licteurs. A sa droite, au milieu d’une table massive, une petite Victoire d’airain, les ailes déployées et tenant une couronne d’or au bout d’un bras tendu, posait son pied sur une boule d’onyx. Toute cette mise en scène était évidemment calculée pour étonner Cécilius et le frapper de crainte devant la majesté du peuple romain. Le légat voulait être très imposant et très distant. Les salutations d’usage échangées, il fit asseoir Cécilius assez loin de son propre siège, comme pour lui témoigner tout à la fois que, s’il n’était pas là précisément en accusé, il y était du moins en inférieur et en sujet de l’Empire. Dès ses premières paroles, Macrinius inspira une sourde aversion à son interlocuteur. Cécilius sentit s’accroître son horreur du fonctionnaire, de l’homme qui n’est rien par lui-même, qui ne paraît être quelque chose que par l’autorité qu’il détient, qui ne parle jamais en son nom, et qu’on regarde un peu de la même manière qu’une statue allégorique, — un symbole en pierre, aux yeux vides et aux lèvres scellées.

Manifestement, le légat se proposait d’intimider Cécilius. Il fut presque injurieux. Il commença par une allusion aux origines numides du propriétaire de Muguas. D’un ton bref, il ajouta :

« Prends garde à toi ! Tu sais que Rome n’a jamais été tendre pour les roitelets étrangers.

– Mes ancêtres l’ont su, sans doute !

– Mais toi, tu as des devoirs envers le Sénat et les Augustes Empereurs.

– Crois-tu que je les oublie ?… Je suis Romain… et sénateur, moi aussi ! »

Sentant qu’il ne gagnerait rien par la violence, Macrinius changea de tactique, et, abordant les affaires en litige, les manifestations du cimetière, la réunion à l’église de Cirta, il essaya de raisonner Cécilius :

« Toi, un homme sage, pourquoi avoir prêté ta maison à des factieux et à des sacrilèges… des athées qui refusent le culte aux dieux et aux Empereurs ? Tu sais à quoi tu t’exposes ?

– Je sais en effet les sévérités de la loi contre les fauteurs de troubles. Mais je ne suis point un séditieux ni un violateur des lois… »

Et, en ancien avocat, qui connaît son métier, il exposa sa thèse : La maison n’était plus à lui. Il l’avait louée à Crescens de Cirta. On pouvait voir dans les archives l’acte passé devant les magistrats municipaux. Quant à cette réunion clandestine, il l’avait désapprouvée, comme l’eût fait d’ailleurs l’évêque lui-même, s’il eût été présent… Il conclut :

« Malheureusement, je ne suis pas plus le maître dans cette maison que je ne suis écouté dans l’église… Voilà tout ce que j’avais à dire à Ta Clémence !

– Cependant, reprit rudement le légat, tu passes pour un des porte-étendards de cette secte maudite ! »

Cécilius éluda une réponse directe et il se borna à alléguer ce que disaient toujours les chrétiens en pareil cas : « Il était fidèle aux empereurs. Il priait pour leur santé et pour le succès de leurs armes. Nul enfin n’était plus attaché que lui à la paix et à la concorde… Et, se rappelant que Martialis était là, qu’il allait être entendu sans doute après lui, il affirma :

« Tu peux interroger à ce sujet nos magistrats : ils te diront que personne ne s’est plus employé que moi à sauvegarder l’ordre dans notre colonie !… »

Ces protestations répétées de loyalisme produisirent leur effet. Voyant le légat mieux disposé, il risqua sa supplique en faveur de Birzil. Les Maures lui avaient enlevé sa fille adoptive. Il conjurait Macrinius de prendre toutes les mesures afin d’obliger ces bandits à restituer leur proie.

« Peux-tu penser, dit superbement le légat, que j’aie attendu ta prière pour m’occuper des captifs ? Nous allons envoyer dans le Sud une véritable expédition contre les rebelles. Mais, sitôt leur agression connue, j’avais lancé à leur poursuite une turme de cavaliers auxiliaires. Le jeune option qui la commandait est revenu blessé de ce premier engagement. Interroge-le en mon nom. Il t’expliquera ce que tu veux savoir. »

D’un geste, le propréteur impérial pour la province de Numidie signifia à Cécilius qu’il lui donnait congé. Comme l’huissier relevait devant celui-ci la tenture qui masquait la porte du secretarium, Macrinius prononça de sa voix officielle, sur un ton plein de menaces et d’allusions ambiguës :

« Sache qu’on n’échappe pas à la vindicte du peuple romain et que les Augustes Empereurs ne laissent jamais une injure impunie ! »


Dans la cour intérieure du prétoire, Cécilius se croisa avec Julius Martialis, qui avait été convoqué, en effet, et qui attendait son tour d’audience. Tout en le saluant, il lui murmura à l’oreille :

« Je t’en supplie, ami très cher, plaide pour Birzil ! »

Le vieillard agita ses bras d’un air mystérieux, et, traînant sa jambe goutteuse, il disparut derrière la tapisserie.

Cependant, comme un centurion primipilaire, tout bruissant de plaques et de médailles, s’avançait vers lui, Cécilius lui demanda à voir le lieutenant qui avait été blessé dans l’engagement contre les Maures et qui, peut-être, pourrait l’aider à retrouver les traces de la captive :

« Il est soigné à l’hôpital, dit le centurion. Mais, puisque le général t’y autorise, je vais te conduire auprès de lui. »

L’hôpital militaire était une annexe des thermes, qui se trouvaient au fond d’une grande place dallée, derrière le prétoire et dont il occupait toute une aile. Au rez-de-chaussée, dans des boutiques bordant la cour intérieure, des pharmacopoles étaient installés avec tous les ustensiles de leur négoce. L’oculiste de la légion y avait aussi son laboratoire. En passant, Cécilius aperçut le bonhomme en train de boucher ses fioles de collyres et de les étiqueter à l’aide d’un poinçon.

Au premier étage, le centurion l’introduisit dans une petite chambre, véritable cellule toute garnie de nattes, et où il n’y avait qu’un seul lit de sangles. Debout près du lit, un médecin à grande barbe et à longue robe brune tâtait le pouls du malade. Quelle ne fut pas la surprise de Cécilius, lorsqu’il reconnut dans le jeune blessé le soldat qui, à Sigus, l’avait chargé de ses salutations pour Cyprien. C’était Victor, en effet, toujours aussi pétulant, malgré sa blessure, débordant de jactance et d’audace juvéniles. Lui-même reconnut tout de suite Cécilius :

« Tu vois, dit-il, illustrissime seigneur, les Barbares ont failli me couper un bras !… J’ai encore un peu de fièvre. Mais ce cher Esculape, qui se prodigue à mon chevet, assure que je serai bientôt guéri… »

Le médecin, très grave et économe de ses paroles comme un oracle, releva les larges manches de sa robe, qui étaient tombées sur ses mains, et il déclara effectivement que la blessure, d’ailleurs légère, était cicatrisée. Puis, ayant mis sous son bras sa boîte de pansement, il salua et sortit avec le centurion.

« C’est un Grec très savant ! dit Victor. Il a étudié au Muséum d’Alexandrie. Il m’a fort bien soigné. Aussi, dans quelques jours, je vais être sur pied et je pourrai repartir en campagne !… Quelle délivrance ! Moi, le camp m’est odieux ! La guerre, c’est la liberté !… »

Il fallut interrompre les fanfaronnades du lieutenant tout fier de son nouveau grade et grisé par son premier combat. Cécilius eut beaucoup de peine à l’interroger. Sans cesse, il retournait au récit de ses exploits. En tout cas, il ignorait ce qu’étaient devenus Birzil et ses serviteurs.

« Tout ce que je sais, dit-il, c’est que nous serrions de près une bande de cavaliers maures grossie de quelques Nomades, lorsque des renforts les ont rejoints. Nous avons dû tourner bride, en laissant quelques-uns des nôtres sur le terrain… Mais, dans notre retraite, entre Mésar-Filia et les Bains d’Hercule, nous avons pris un groupe de fuyards et, parmi eux, un individu suspect, un marchand d’esclaves, qui se dit cabaretier à Thuburnica. Celui-là doit savoir ! Il a dû revendre des captifs à des chefs du Sud !…

– Et il est ici ? fit Cécilius.

– Il est en prison. On doit le mettre à la torture, si ce n’est déjà fait… Comme cela, on saura, peut-être sait-on déjà, quelque chose… Alors, puisque tu es l’ami de Cyprien, je demanderai le commandement de l’escadron envoyé contre les Maures. C’est moi qui irai chercher ta fille. Nous l’arracherons à ses geôliers, je t’en donne ma parole !

– Je te promets pour cela une belle récompense !

– Je n’en veux pas d’autre, dit Victor, que celle d’obliger un frère !… Et, même si tu n’en étais pas un, cette nouvelle occasion d’échapper à l’insupportable vie du camp serait déjà un grand bonheur pour moi !… »

Au même moment, des cris aigus montèrent, puis un hurlement prolongé, qui semblait venir du côté du prétoire.

« Tu entends ? fit tout à coup le soldat en prêtant l’oreille, c’est peut-être le cabaretier qu’on torture ?… » Cécilius se leva précipitamment :

« Porte-toi bien ! dit-il au soldat, je te reverrai ce soir. Mais il faut que je sache… »

Cécilius se leva précipitamment :

Et il s’enfonça dans l’escalier cherchant à deviner d’où venaient les cris. Peut-être pourrait-il aborder immédiatement les magistrats instructeurs !… Tout en descendant quatre à quatre, il avait conscience de ce que cette hâte avait d’inhumain, de peu chrétien surtout. Déjà avant sa conversion, sans nulle considération philosophique, par pure générosité d’âme, il blâmait la torture. Et voilà que maintenant il trouvait tout naturel qu’un gueux fût tourmenté pour Birzil ! Mais il n’en était plus à une contradiction près.


Comme il sortait des thermes, il faillit se heurter contre Julius Martialis qui sortait lui-même du cabinet du légat. A voir la figure épanouie du vieillard, il jugea que Macrinius avait dû parler de lui avec indulgence, et que, sans doute, on était satisfait de sa soumission. A tout le moins, il sentit, dès l’abord, que la glace était rompue décidément entre lui et le triumvir de Cirta. Sans autre préambule, il lui demanda :

« Sais-tu si l’on a …interrogé l’homme de Thuburnica, le marchand d’esclaves ?

– Il doit passer ce soir à la question, dit Martialis, ou demain matin au plus tard : je le tiens de Rufus en personne, le préfet des camps…

– Mais ces cris ?… Écoute ! »

En effet, le hurlement de douleur avait repris. Cela venait de l’autre côté du prétoire. Cécilius, entraînant son ami, traversa la cour intérieure de l’édifice. Ils débouchèrent sur le forum, où, devant le grand autel, des poppes et des victimaires faisaient les apprêts d’un sacrifice. La prison et la préfecture des camps se trouvaient là, à droite, en bordure de la place. Des plaintes de suppliciés montaient par les soupiraux d’un sous-sol qui servait d’office aux « questionnaires ». L’un d’eux, qui allait entrer en séance, déclara à Martialis d’un ton important :

« Nous sommes obligés de nous hâter aujourd’hui : demain, c’est vacation. Les auxiliaires dalmates célèbrent la fête de leur dieu Medaurus. En ce moment, ce sont des nomades, voleurs de grands chemins, qu’on interroge. Ce soir, on travaillera le marchand d’esclaves. Mais il y a toute une bande de chrétiens, des gens de Cirta, qui doivent passer avant lui… »

À ces mots, Cécilius pâlit. Son cœur battit tout à coup tumultueusement. Il oubliait Birzil. Il ne songeait plus qu’aux misérables frères torturés dans le sous-sol de cette prison. Il voyait Agapius l’évêque, un vieillard, corps pitoyable, étendu sur le chevalet. Alors, repassant dans son esprit toutes les humiliations qu’il venait de subir, il eut un mouvement de révolte. Il étouffait d’indignation. Il aurait voulu pouvoir écraser d’un geste cette prison, ce prétoire et tout ce camp, repaire de la tyrannie étrangère. Cependant Martialis, qui ne se doutait pas de son trouble, lui disait de sa voix placide et débonnaire, tout en remontant vers le prætorium :

« On est très content de toi là-bas. On espère même que tu feras davantage et qu’aux prochaines féries, ô flamine perpétuel des Empereurs, tu rempliras tous les devoirs de ta charge… »

Cécilius n’attendait qu’un prétexte pour se décharger de sa colère. Il éclata en paroles véhémentes :

« Jamais, jamais ! C’en est trop ! Je suffoque sous la honte !

– Comment ? fit Martialis avec bénignité. Un homme intelligent comme toi ! s’emporter ainsi pour une simple formalité qu’on te demande… quelques grains d’encens à jeter sur des charbons !

– Un homme intelligent ! répéta Cécilius avec un ricanement sarcastique : avoue plutôt que vous nous prenez pour des sots quand vous essayez de nous convaincre par de tels arguments !… Eh quoi ? Vous nous torturez, vous nous décimez, et il faut encore que nous adorions nos bourreaux, vos Empereurs divinisés, les dieux de Rome à qui l’on nous immole ? Le grain d’encens n’est rien. Ce qui est tout, c’est l’adhésion, la soumission dégradante qu’il signifie. Parce qu’il vous plaît d’adorer votre Empire et votre Empereur, de leur consacrer des autels, et, — parlons franc, — de vous déifier vous-mêmes sous leur nom, il faudra que nous fléchissions le genou devant ces monstrueuses idoles ?… Non, non ! tant qu’il y aura un homme libre sur la terre, sa conscience protestera contre une telle déchéance de la dignité humaine, contre une telle injure faite à Dieu !…

– Reconnais au moins, dit Martialis, que si Rome impose ce culte d’État, elle le fait avec beaucoup de ménagements, beaucoup de tolérance…

– Ah ! je l’admire vraiment, votre tolérance ! Elle consiste à courber les dieux des nations sous l’unique divinité à laquelle vous croyiez réellement, — l’Empire : ils sont de sa suite, ils lui font cortège. Vous faussez les religions, vous fausseriez celle du Christ elle-même pour la fondre dans la vôtre… Pourquoi toute cette hypocrisie ? La vérité, vous le savez bien, c’est qu’il faut adorer les dieux de Rome ou mourir… Rome ! Rome ! quand j’y pense, mon sang numide bout dans mes veines ! Toi qui me parles pour elle, tu n’es donc plus un Africain ? Tu ignores de quel poids elle pèse sur notre Afrique et sur l’univers vaincu ?… Regarde plutôt ce camp, cette machine d’oppression, avec ses rouages innombrables et compliqués, cette organisation militaire qui ne laisse rien au hasard, qui a tout prévu, depuis cet arsenal, où l’on moule des balles d’argile pour les frondes, où l’on entasse des boulets pour les catapultes, jusqu’à la caisse d’épargne où les sous-officiers déposent leur pécule. Et ces chapelles où les enseignes militaires sont adorées par le soldat, ces salles de réunion, ces archives, ces greniers, ces celliers, ces écuries, ces forges, ces fabriques d’armes et de vêtements… tout jusqu’au logement des prêtres, des augures et des haruspices de la légion…

– C’est avec tout cela que Rome nous défend, dit Martialis, et qu’elle nous donne la paix…

– Radotages du vieux temps !… Elle n’est même plus capable de nous protéger contre les nomades ! Tu sais ce qui est arrivé à Birzil !… Oui, voilà comme l’Empire nous défend ! Mais lui-même est la proie des Barbares. On affecte de les mépriser, ce qui n’empêche pas de leur ouvrir les campagnes, les fermes, les ateliers, l’administration, l’armée : ils sont partout… Ici, ceux qui montent la garde devant nos domaines sont des Lusitaniens, des Palmyréniens, des Commagéniens, des Thraces, que sais-je encore ?… »

Blessé au fond dans tous ses préjugés officiels, le triumvir s’efforçait, pour ne pas s’emporter à son tour, de prendre les choses en plaisantant.

« Je t’en prie, dit-il, cher Cécilius, respecte au moins les armées de Rome. C’est grâce à elles que, bientôt sans doute, tu vas retrouver ta fille… »

À ce rappel de Birzil, l’excitation de Cécilius tomba subitement. S’il voulait la revoir, il ne devait songer qu’à son salut, au lieu de se laisser aller à ces vaines colères… Et, de nouveau, il supputait en son esprit tout ce qu’il lui faudrait accepter et subir à cause d’elle.

En discutant ainsi, ils avaient franchi l’enceinte du camp, et, sans même s’en apercevoir, ils avaient traversé la ville. Ils se trouvaient maintenant devant leur auberge, — A l’Aigle majeure. En apercevant l’emblème impérial, un dernier sursaut d’irritation secoua Cécilius. Il se retourna brusquement, et, levant son bras vers le prætorium dont le fronton, chargé de trophées et d’étendards, s’apercevait de partout :

« Tiens ! dit-il à Martialis, la voilà, la véritable auberge de l’Aigle !… Mais que dis-je ? C’est l’Empire lui-même qui est devenu l’auberge du monde. Les peuples déracinés ne sont plus qu’une poussière d’hommes qui roule d’un pays à l’autre. Au milieu de cette cohue, les rapaces venus de tous les points de l’univers font bombance dans les salles de la grande hôtellerie, en attendant qu’ils se battent pour se partager les dépouilles de l’hôte !

– Tu exagères, mon ami ! fit le vieillard impatienté : c’est le chagrin d’avoir perdu ta fille qui trouble ton esprit. Mais rassure-toi ! On te la rendra, ta fille !… Ce soir même, nous saurons… »

Et, en disant ces mots, il regardait Cécilius, dont le visage décomposé exprimait le paroxysme de la souffrance intérieure.



III

LA CHASSE DU LÉGAT

Le marchand d’esclaves, le cabaretier de Thuburnica capturé par Victor, était bien ce Salloum, ce Maltais arrogant et vantard, qui avait failli trahir Cyprien pendant son voyage à Cirta. Depuis trois mois, il écumait les hauts plateaux numides et les confins des régions désertiques, où le gibier humain est toujours abondant.

Quoique musclé comme un athlète, endurci aux coups comme un mulet qui a tourné la meule, il n’attendit pas que les aides du bourreau l’eussent couché sur le chevalet, pour se résoudre à tout avouer. La seule vue des fers qui chauffaient fit flageoler ses jambes. Spontanément, il confessa que Birzil avait été vendue par lui à Sidifann, un grand chef nomade, qui possédait dans le Sud d’immenses territoires et qui, en ce moment, avait planté sa tente aux alentours de la Piscine, sur la route de Gemellæ. Les autres femmes, parmi lesquelles plusieurs matrones qui habitaient les Deux-Rivières, avaient été emmenées par les Maures. Quant à la vieille Thadir, elle était morte au Calcéus, égorgée par un soldat ivre, contre lequel elle essayait de défendre sa maîtresse. Enfin, le gros des rebelles chargés de butin s’était rassemblé au delà de Vescera et avait tourné bride dans la direction du Grand Lac Salé…

Immédiatement, le légat Macrinius décida qu’une cohorte de cavalerie, qui comprenait un corps d’archers palmyréniens, une véritable petite armée, irait châtier les rebelles. Mais avec Sidifann on ne pouvait pas procéder aussi brutalement. Passionné pour les femmes comme tous les indigènes, il cacherait sa captive. Il nierait l’avoir achetée, ou jurerait par tous les dieux du désert qu’il l’avait déjà revendue. Mieux valait employer la ruse contre lui. Et voici le plan qui fut imaginé par l’état-major du légat. On allait l’inviter à une grande chasse officielle, qui devait avoir lieu dans la région de l’Aurès, où une battue en règle venait d’être décidée, en effet, à la requête des colons. Depuis longtemps, les bergers se plaignaient des ravages causés par les panthères et les guépards, lesquels s’étaient prodigieusement multipliés après le retrait momentané, sous le jeune Gordien, de la IIIe légion Auguste. Les montagnards signalaient aussi des lions dans la partie boisée. D’habitude, on conviait à ces chasses quelques chefs indigènes et, bien que cet honneur fût lourd pour eux, — car ils devaient fournir des hommes, des bêtes et des vivres, — ils s’en montraient toujours très flattés et très avides.

Une estafette accompagnée de deux légionnaires à cheval alla porter à Sidifann l’invitation du grand chef. Le vieux bandit promit de venir avec un contingent de chasseurs. Pendant qu’il battrait les broussailles de l’Aurès, une turme de cavaliers, sous la conduite de l’option Victor, profiterait de son absence pour fouiller sa tente et les environs. Ses coffres devaient être pleins d’or, depuis le temps qu’il rançonnait les pasteurs des steppes et les agriculteurs des oasis. Ordre serait donné de saisir le produit de ses rapines : ce qui paierait largement les frais de la double expédition. Si l’on ne trouvait rien, ni le trésor, ni la prisonnière, Sidifann serait gardé comme otage à Lambèse. Le cachot et, au besoin, la torture finiraient bien par avoir raison de son entêtement.

Toute cette combinaison, avec les allées et venues indispensables, prit environ une semaine. Elle fut mortelle pour Cécilius resté seul à l’auberge de l’Aigle ; car Martialis était reparti pour Cirta le lendemain même de son entrevue avec le légat. Outre l’incertitude angoissante où il était sur le sort de Birzil, un remords de tous les instants l’obsédait. Il savait que des chrétiens étaient là, tout près de lui, emprisonnés dans les souterrains du prætorium. Ces chrétiens étaient des frères très proches, des hommes de son église, — et il n’osait pas aller les visiter, tenter quoi que ce fût pour leur défense, dans la crainte d’indisposer contre lui les autorités. Il jugeait sa conduite odieuse. Mais quoi ? Rien ne servait de récriminer : le salut de Birzil était à ce prix !… Cependant, il ne cessait de s’intéresser à eux, de leur faire passer de l’argent et des provisions par les clercs de Lambèse. Il apprit de ceux-ci que l’évêque Agapius, on ne savait pourquoi, avait été transféré à Thamugadi. Et cette circonstance fortuite lui adoucit l’humiliation de sa défaillance : cela le dispensait d’aller voir le prélat. Le connaissant de longue date, il n’aurait guère pu se soustraire à cette démarche, tandis que les autres malheureux, enfermés à Lambèse, étaient des gens du commun, des inconnus, envers lesquels il se sentait des obligations moins immédiates.

Enfin, au commencement de la semaine suivante, les préparatifs de la chasse furent terminés. Il y avait fallu un certain temps, car Macrinius tenait la main à ce que tout se passât comme de coutume, dans le plus grand appareil. Ces battues générales étant une des prérogatives de la souveraineté, le commandement militaire de la province entendait les organiser et les diriger. Par cet étalage de pompe et ce déploiement de force armée, on voulait tout ensemble éblouir les indigènes et flatter l’orgueil des soldats. Aussi le départ des chasseurs mit-il en révolution le municipe de Lambèse et les campagnes avoisinantes. Malgré l’heure matinale, un grand nombre de colons, venus pour le marché, bloquaient les abords de la voie Septimienne et essayaient de rompre le cordon de troupes qui gardaient l’avenue, afin de contempler de plus près le défilé.

Le cortège se rassemblait à l’intérieur du camp. Bientôt on vit surgir, sous le cintre trapu de la porte monumentale, la carrure martiale du légat, monté sur un cheval bai qui caracolait. Le poitrail resplendissant de phalères, l’encolure fleurie de colliers et de pendeloques où les verroteries s’entremêlaient aux laines éclatantes, avec ses caparaçons de soie rouge brochée d’or, sa bride écailleuse, sa croupière constellée, cet animal de prix, venu des haras célèbres des Nasamons, à l’autre bout du Désert, attirait les regards autant que son cavalier. Pourtant celui-ci avait très fière tournure sous sa toque de fouine blanche et la chlamyde légère, bordée d’une bande de pourpre, qui s’enflait au vent derrière ses épaules. Un couteau tolédan passé dans sa ceinture, il brandissait une paire de phalariques, dont les fers et les anneaux sonnaient à son poing de façon farouche et belliqueuse. Les principaux dignitaires de la légion l’entouraient, parmi lesquels Rufus, le préfet des camps, gros homme ventru, qui paraissait se tenir péniblement à cheval, et tout un groupe de tribuns militaires, chacun ayant à la main une couple d’épieux acérés et pesants comme des piques. Des boucliers ronds, secoués par l’amble des petits chevaux numides, s’entrechoquaient à l’arçon de leurs selles.

Les invités, qui devaient suivre la chasse en spectateurs, venaient après le cortège officiel. C’étaient des notables du municipe et des propriétaires des environs, ravis de se montrer en si galant équipage, — molletières rayées, culottes collantes, justaucorps surchargés de broderies et de passementeries blanches, qui se laissaient voir complaisamment sous un court manteau retroussé à la naissance du bras par une fibule.

Puis, des soldats à califourchon sur des mulets, portant d’immenses réseaux en lin d’Égypte, des filets de quarante pieds de longueur sur dix de haut, qui servaient à emprisonner les fauves préalablement attirés dans un piège par des appâts vivants. D’autres agitaient, en guise d’épouvantails pour le gibier, de longues fourches garnies de plumes de cygnes. Éblouissantes au soleil africain, ces blancheurs neigeuses affolaient d’une véritable panique les bêtes forestières. Il y en avait aussi en plumes de vautour, barbouillées de vermillon et dont l’odeur fétide produisait une terreur semblable. Et l’on dénombrait les rabatteurs armés de matraques, et ceux qui avaient des frondes et des lassos enroulés autour de leurs bras (car, au retour, Macrinius avait l’intention de pousser jusqu’au désert et de traquer l’autruche), et les valets de chenil en vestes et en caleçons écarlates, les jambes chaussées de brodequins de cuir safrané. Ils tenaient en laisse des chiens magnifiques, comme on n’en avait jamais vus à Lambèse, — des chiens amenés à grands frais du pays des Sères, vrais monstres à face humaine, toujours hargneux et prêts à mordre, — et des celtes, des sicambres, aux taches irrégulières, habitués à bondir parmi les rochers, — des bretons, des morins, renommés par la finesse de leur flair, — des molosses d’Hyrcanie, aussi féroces que des tigres, — et aussi des chiens d’Afrique, ces fameux lévriers des Mazaces, admirablement découplés, avec leurs jambes hautes et fermes, leur large poitrine, leurs côtes élégamment courbées en forme de carène, leur ventre mince et grêle, leurs cuisses bien arquées, sous leur corps allongé, onduleux et souples comme des serpents.

Enfin, des ânes robustes fermaient la marche, ployant sous le faix des tentes de campements, des panetières, des bissacs pour les provisions de bouche, des outres d’eau et de vin. Les chasseurs devant déjeuner sur l’herbe, des cuisiniers en bonnets phrygiens et en blouses de toile jaune rayées de rouge poussaient devant eux des ânons chargés de trépieds, de réchauds, de chaudrons et de marmites. D’un cri guttural ils excitaient les petites bêtes indociles qui se mettaient à trotter plus vite, tandis que les triques sonnaient sur les maigres échines.

Toute cette cohue des esclaves et des goujats piétinait dans la poussière, parmi les aboiements des chiens, les hennissements et les piaffements des chevaux, le son prolongé des trompes qui se répondaient d’un bout à l’autre de la colonne. Elle se déployait sur une longueur de près d’un mille, barrant toute la voie Septimienne. Longtemps on aperçut, par-dessus le fourmillement des piques et les entassements des bagages, les épouvantails en plumes de vautours barbouillées de vermillon, qui se balançaient au rythme de la marche, comme des trophées sanglants. Puis les tourbillons de poussière les couvrirent, et ils disparurent dans la direction des montagnes…


Cécilius, qui, du seuil de son auberge, avait assisté au défilé, se demandait anxieusement pourquoi Sidifann n’était pas là. Mais il apprit de Victor que le vieux chef, suivi de ses meutes et de ses équipages, devait rejoindre la colonne seulement à Verecunda. On redoutait qu’à Lambèse une indiscrétion ou une trahison volontaire ne l’avertît du complot tramé contre lui. Dans la crainte d’éveiller des soupçons, il avait été décidé que l’option et ses hommes, chargés de fouiller la tente du nomade et de ramener Birzil, voyageraient pendant la nuit. Comme des embuscades étaient toujours à redouter dans ces régions peu sûres, on mit sous les ordres de Victor une turme de quarante cavaliers auxiliaires, de véritables brigands hardis et déterminés, des Asturiens basanés et crépus comme des Maures. On comptait faire la route en deux étapes, à marches forcées, jusqu’à la Piscine. Par surcroît de prudence, le décurion de qui dépendait Victor avait fait jouer le télégraphe optique, afin de savoir si tout était tranquille dans les environs des oasis. Les postes, éparpillés sur les crêtes montagneuses jusqu’à Gemellæ, donnèrent des signaux favorables. La petite expédition partit donc comme il était convenu, en pleines ténèbres, passé la deuxième heure.

Ayant obtenu du légat l’autorisation d’accompagner les cavaliers, Cécilius les attendait à la porte du camp, sur un cheval de louage. Dès qu’il l’eut reconnu dans l’ombre, le jeune lieutenant piqua des deux vers lui, heureux de trouver quelqu’un qui l’aidât à tuer cette longue étape nocturne. Ils chevauchèrent l’un à côté de l’autre. Victor s’empara littéralement de l’étranger, qui se défendait de son mieux contre cette fougue et cette pétulance toutes militaires. Au fond, l’aristocrate qu’était Cécilius n’aimait point le fils du centurion. Et pourtant il lui eût été assez difficile d’expliquer les raisons de son éloignement. C’était quelque chose de tout instinctif, l’opposition sourde de deux natures très différentes. Ce qu’il y avait de certain, c’est que la jactance du jeune homme, sa témérité, sa bravoure tout impulsive, presque animale, lui déplaisaient. Il y avait surtout entre eux l’inégalité de leur âge, qui les empêchait de se comprendre. Pourtant Cécilius sentait bien la nécessité de flatter l’option : le succès de l’entreprise, la délivrance de Birzil dépendaient de lui. Il se força donc à l’écouter et à subir sa présence. Puis, peu à peu, la fraîcheur d’âme de ce soldat, qui était presque encore un enfant, séduisit son âme lasse. Il fut sensible à cet enthousiasme toujours prêt à jaillir, à cette exaltation des paroles qui traduisait mal la générosité d’un cœur avide de se donner. Et il devinait une telle candeur, une bonne foi si naïve, dans ce désir de l’approbation d’autrui, dans ce besoin perpétuel de plaire, et aussi de se faire louer et admirer !…

Cependant, cette première étape fut pénible pour tous deux. Ils n’avaient pas encore eu le temps de s’habituer l’un à l’autre. A travers cette grande plaine morne, où l’on buttait continuellement dans les ornières de la piste, la nuit leur parut interminable. A l’aube, ils campèrent dans la montagne, et, toujours pour voyager de nuit, ils repartirent seulement après la grosse chaleur. Ils évitaient les passages fréquentés et notamment les défilés du Calcéus, toujours encombré d’un va-et-vient de voyageurs. Ils étaient dans une gorge sauvage, coupée çà et là par des éboulements de roches, qu’il fallait faire enjamber continuellement aux chevaux. Le crépuscule tombait. Tandis que tout le bas des énormes masses calcaires flottait dans des vapeurs de pourpre, les sommets arrondis en coupoles resplendissaient d’une couleur d’or, un or fluide, éclairé et dissous par un feu inférieur. Le torrent d’or gagnait toutes les hauteurs, s’élargissait pareil à un fantastique paysage solaire, nappe rougeoyante de flamme et de minéraux en ignition, dont le bouillonnement s’apaise et se refroidit par degrés.

Dans cette atmosphère traversée de reflets splendides, les cavaliers descendaient maintenant vers le Désert. Enivré, sans le savoir, par la magnificence de l’heure, Victor parlait avec une abondance insolite. Il ne cessait de célébrer la liberté et la douceur de cette vie errante, qu’il opposait à la dure contrainte du camp. Sur ce sujet de la discipline militaire, il ne tarissait pas. On sentait, à travers ses propos, une révolte latente, qui peu à peu s’exaspérait, éclatait en récriminations indignées. Il disait à Cécilius :

« Tu n’imagines pas combien je suis heureux d’échapper à cet ergastule de la caserne, d’être ici, avec toi, à respirer l’air frais du ravin, sous les étoiles de Dieu !… Oui, l’existence là-bas devient impossible pour nous. La sévérité de Macrinius finira pas soulever la légion !… Tu verras !

– Je n’en serais pas étonné : c’est un homme maladroit et de peu de jugement ! » prononça Cécilius, qui n’avait pas encore pardonné au légat l’insolence de son accueil.

Sûr maintenant d’avoir rencontré une oreille complaisante, Victor épanchait toutes ses rancœurs. Il dit précipitamment :

« Parce qu’il a servi en Pannonie sous les ordres d’Aurélien, un homme à demi barbare, d’une raideur inflexible, il croit devoir afficher une rigidité encore plus grande.

– Pourtant, affirma Cécilius, la turbulence et les vices du soldat ont besoin d’être contenus…

– Oui, sans doute ! Par exemple, Macrinius a raison de lutter contre l’ivrognerie et la débauche des païens. Il nous répète sans cesse : « Ayez votre paie dans vos ceinturons et non au cabaret ! » Cela je le veux bien. Mais il nous harcèle continuellement par des règlements nouveaux, aussi minutieux qu’insupportables. Tous les jours, il fait inspecter nos vêtements et nos chaussures. Gare à ceux qui les vendent, ou qui trafiquent sur l’orge et le fourrage des chevaux ! Un de mes camarades a été battu de verges pour cela : il a failli en mourir ! Ah ! le chef est impitoyable pour les fautes légères comme pour les fautes graves. Le mois dernier, il a fait écarteler un adultère et décapiter un maraudeur qui avait volé deux poules !… Plus de pitié pour le soldat ! Depuis l’insurrection des Maures, il nous tient perpétuellement en haleine : exercices quotidiens, marches forcées à l’ardeur du soleil. Défense d’habiter en ville : nous devons vivre sous la tente, comme si nous étions en campagne. Quelques sous-officiers avaient construit des berceaux de feuillage pour y prendre leur repas : il a ordonné qu’on les brûlât ! Que te dirai-je encore ?… Défense de faire la cuisine, de manger chaud : il faut nous contenter de viande de conserve, de lard, de fromage, de biscuit, comme à la frontière, derrière les pieux du retranchement. Pour toute boisson, du vinaigre militaire !… Le croirais-tu ? il nous a interdit jusqu’aux bains de vapeur et même, à l’intérieur du camp, l’accès des portiques où l’on flâne, le soir, en buvant et en jouant aux osselets…

– Hélas ! mon ami, observa Cécilius, si vous voulez lutter contre les Barbares et les vaincre, il importe peut-être de redevenir vous-mêmes des Barbares, en tout cas de vous reviriliser après cette longue période de mollesse…

– Ah ! dit Victor, que d’autres se plient, s’ils le veulent, à cette discipline brutale ! A moi, elle me répugne… D’ailleurs, on ne m’a pas consulté pour me faire prendre ce beau métier. Dès la mamelle, j’étais voué au service, sous prétexte que mon père est centurion et que l’État lui a donné un petit bien. Dès dix-huit ans, j’ai dû passer sous la toise. On m’a marqué au fer rouge, on m’a suspendu au cou une bulle de plomb à l’effigie des Empereurs, comme on attache une clochette au cou d’un bélier ou d’un taureau. Et voilà ! J’étais soldat pour la vie ! Il n’y a pas à discuter les ordres de Rome : il faut servir ou mourir !

– Mourir n’est rien ! fit Cécilius à mi-voix, comme se parlant à lui-même.

– Oh ! je veux bien mourir ! reprit fièrement le jeune soldat, mais au moins que ce soit pour une noble cause et non pour assurer l’Empire à un gardeur de porcs comme Maximin, ou à des bourreaux, des Busiris comme Gallien et Valérien, qui torturent nos frères, qui les supplicient, qui les déciment… »

Après un moment de silence, il ajouta impétueusement : « As-tu vu, à Lambèse, les chrétiens de Cirta qui sont dans la prison ?

– Non ! dit Cécilius : je ne l’ai pas pu ! »

Et il se sentit rougir à ce rappel.

« Moi, je les ai vus, avec un diacre de Mascula ; ils sont admirables. Tous veulent la couronne. Quelques-uns prophétisent ; d’autres, comme en extase, se voient déjà dans les prairies de l’Agneau. Ah ! s’il faut se faire tuer, j’aime mieux mourir, comme eux, — pour le Christ !… D’ailleurs, quand bien même je ne le voudrais pas, j’y serai peut-être contraint. Mes colères me trahiront… Vois-tu, je suis indigné contre les chefs ! On nous prend tout entiers. On exige de nous non seulement notre sang, mais nos âmes. Il faut assister aux sacrifices, brûler de l’encens pour le natalice de César, adorer le cheval ou le sanglier des enseignes !… »

Puis, tout à coup, dans une sorte de soulèvement de tout son être, comme si un grand vent, venu on ne sait d’où, passait sur lui et l’emportait :

« Être martyr ! témoin du Christ ! que ce serait beau !… N’est-ce pas, frère, que tu viendrais avec moi ?… Mourir ensemble, pour le Christ, les yeux levés vers la même couronne, quel triomphe !… »

Surpris par l’accent étrange de ces paroles, Cécilius regardait son compagnon. Le soldat chevauchait à quelques pas de lui, bercé doucement par l’amble de sa monture. Dans la pénombre crépusculaire, où se mouvaient les reflets d’or du couchant, ses yeux enivrés, ses lèvres rouges comme un fruit sous la moustache naissante, tout son visage brillait de jeunesse et de vie.

Cela indisposa Cécilius, déjà gêné par cette exaltation qu’il ne partageait pas… Soudain, il tressaillit, comme à une réminiscence. Victor disait :

« Et pourtant la vie est douce !… On assure qu’il n’y a de vie véritable qu’avec le Christ. Pourtant !… si, dès ici-bas, il était possible d’en pressentir quelque chose… Oh ! moi, je veux vivre ! J’aspire à je ne sais quelle grande joie, une joie que je ne goûterai peut-être jamais !… »

Ces discours paraissaient outrecuidants à Cécilius, en tout cas déclamatoires et vides de sens. Excédé de l’entretien, il interrompit assez rudement le soldat :

« En attendant, il faut servir : toi-même le reconnais ! Il faut faire comme le centurion de l’Écriture, qui commande à ses hommes et qui est commandé à son tour : « Va ! » et il va. On t’a dit d’aller à la Piscine : j’espère que tu nous y conduiras dans les délais prescrits… »

Au même moment, un dizenier auxiliaire s’approcha de l’option pour l’avertir qu’une rixe s’était élevée entre les hommes de l’avant-garde. Tous deux partirent au grand galop.

Leurs manteaux claquaient au vent. Cécilius, resté seul, méditait sur lui-même. L’ombre se rembrunissait. Les étoiles s’allumaient dans un ciel très clair, à la transparence unie et sans profondeur d’un miroir d’argent… Et voilà que, soudain, comme un coup de brise faisait siffler la cordelette de son chapeau, il entendit aussi distinctement que si quelqu’un parlait dans la nuit, à ses côtés, les paroles que Cyprien lui avait dites à Cirta : « Tu ne crois plus, n’est-ce pas ?… » Oui, qu’avait-il fait de sa foi ? Comparée à celle de ce soldat, combien la sienne était débile ! La source rafraîchissante qui avait inondé son âme baissait de plus en plus. Bientôt elle serait complètement tarie. Il était comme un nageur entraîné vers la haute mer et qui, suspendu au-dessus de l’abîme, sentirait que l’eau ne le soutient plus et qu’il va couler… Et puis il songeait à la présomption et à la sottise des confesseurs qu’il avait entendus, dans les églises, raconter leurs épreuves. Ils s’enivraient de leurs discours, comme ce Victor, ce jeune écervelé, qui prenait son dégoût du métier militaire pour un appel céleste ! Et c’était là le troupeau où se recrutaient les martyrs ! De quoi donc pouvaient-ils être témoins ? Témoins de qui ?… Il interrogeait son âme comme on éprouve du doigt la pureté d’un métal, et le mauvais son qu’elle rendait lui faisait accuser de mensonges les autres âmes… Certes, les preuves qu’on avait fournies à sa raison et que lui-même s’était données, les passages probants des Écritures, tout cela était en bon ordre dans sa mémoire. Mais il savait bien que cela ne suffisait pas, qu’il y fallait encore l’inclination du cœur, l’illumination de l’esprit et, pour tout dire, le Don gratuit de la Vérité. Or, son cœur était appesanti et sans courage, son esprit vacillait dans les ténèbres… Mais n’était-il pas frappant que pareille chose lui arrivât chaque fois qu’il était moins pur ? Cette torpeur d’âme le prenait, comme une ivresse lourde suivie d’un lent engourdissement, chaque fois qu’il remuait, en une délectation morose, la bourbe stagnante de ses vieilles passions. Depuis quelque temps, n’avait-il pas trop vécu avec le souvenir de Lélia Juliana ? Même à Muguas, au milieu des soucis qui n’avaient cessé de le harceler pendant les derniers mois, l’ombre de la morte était toujours assise à son chevet. Il se disait : « Allons ! Encore cette hantise abominable ! D’où me vient cette suggestion criminelle contre laquelle proteste tout mon être ? Est-ce que ma tête s’égare ?… »

La nuit était complètement venue. Le cheval de Cécilius buttait contre d’énormes cailloux, ou faisait de brusques écarts, épouvanté par un reflet d’étoile sur une boucle de harnais, ou sur une cassure de rocher toute brillante de mica.

Derrière lui, les goujats talonnaient leurs mulets, en lançant dans le noir leur cri guttural et strident… Et Birzil occupait toujours sa pensée. Il se demandait : « Ces engouements pour le Sud, cette obstination à rester au Calcéus, malgré la chaleur et les pires dangers, qu’est-ce que cela signifiait ? Avec la complicité de Thadir y avait-elle caché quelque amour commençant ? Ou bien était-ce seulement une folie d’imagination ? Et il se rappelait les divagations de la jeune fille, un soir, à Muguas, dans la bibliothèque : « Mon mari ?… Un conducteur de caravanes, un cavalier Gétule !… » Mais non ! Enfantillages que tout cela ! L’entêtement de Birzil s’expliquait uniquement par celui de Thadir. La vieille maîtresse du gynécée avait continué son œuvre, en s’efforçant de lui ravir l’enfant et de la soustraire à son influence. Fanatique, elle haïssait les chrétiens. Elle les redoutait pour Birzil, elle avait eu peur du Christ !… A ce nom venu malgré lui sur ses lèvres, Cécilius eut un mouvement d’impatience. Eh quoi ? Toujours Lui, plus obsédant que la pensée de son amour inguérissable !… Et, plein de trouble, il s’interrogeait de nouveau. Pourquoi donc, en se refusant à Lui, éprouvait-il une telle détresse ? Est-ce qu’il avait eu l’âme malade et désespérée, quand il s’était refusé aux anciens dieux, quand il avait retiré son adhésion à telle ou telle doctrine ? Or, Celui-là, on ne pouvait pas se séparer de Lui, sans étouffer de remords et de tendresse inutile. Pourquoi cette honte, cette nostalgie ? Pourquoi ?…

Il chevauchait ainsi dans une insomnie fiévreuse, coupée par des périodes de torpeur, où sa pensée sombrait tout à fait. Ployé sur la selle, il s’assoupissait jusqu’au moment où un faux pas de son cheval le réveillait en sursaut.

Vers la neuvième heure, les étoiles pâlirent. Insensiblement, par des pentes en lacet, on était sorti des ravins et des extrêmes ondulations de l’Atlas. La région des sables et des oasis commençait là, sans transition, à la sortie du défilé. Encore indistincte, l’immense plaine désertique s’élargissait sans fin comme une mer de ténèbres. Des souffles froids passaient, frôlant les brindilles desséchées des dernières touffes d’herbes. On aurait dit des chuchotements qui rampaient au ras du sol. L’aube mystérieuse naissait.

Victor, frissonnant sous sa chlamyde trop courte, avait rebroussé chemin. Il s’approcha de Cécilius, qui somnolait, bercé par sa monture. Le lieutenant avait eu beaucoup de peine à calmer la rixe qui s’était élevée entre les Espagnols de l’avant-garde et quelques Syriens introduits, comme cavaliers supplémentaires, dans la cohorte. Enfin, à force de flatteries et de promesses de butin, il les avait séparés. Maintenant il venait avertir son compagnon des dispositions adoptées pour l’attaque. Avec ses hommes, il cernerait la Piscine et l’oasis environnante, de façon à surprendre, à la pointe de l’aube, le douar qui s’éveillait.

« Tu verras, dit-il, nous allons les forcer comme des chacals dans leur repaire… Toi, reste ici : tu nous gênerais dans nos manœuvres, et il y aurait peut-être du danger pour toi !… »

Et, tandis que son cheval se remettait au galop, il se retourna pour crier :

« Bon courage, frère ! Je te ramènerai ta fille, si Dieu le veut ! »

Cécilius resta donc en arrière avec les muletiers chargés de préparer le campement. Ils s’étaient arrêtés dans une dépression de terrain, qui les cachait aux gens de l’oasis. Au fond s’étalait le lit pierreux d’un oued qui venait de la Piscine. Un filet d’eau sulfureuse, à l’odeur méphitique, légèrement tiède au toucher, croupissait dans quelques flaques pleines de vase. Sous un repli de la berge, où des infiltrations pluviales entretenaient un peu d’humidité, un unique laurier-rose, au maigre feuillage poussiéreux et aux fleurs décolorées par le soleil, avait réussi à prendre pied. Plus loin, en contre-bas, deux lacs desséchés ne se distinguaient de la plaine fauve que par la craquelure de leur bassin, où luisaient çà et là des croûtes de sel. Des coquillages, des excroissances végétales, sans cesse broutées à fleur de terre par la dent tranchante des moutons, formaient des plaques galeuses dans le jaune uniforme. Ces mornes étendues, barrées par la muraille des montagnes lointaines, étaient d’une désolation infinie.

Le voyageur, ayant fait dégarnir son cheval, se coucha pour essayer de prendre un peu de repos, dans l’ombre grêle du laurier-rose, avec sa selle sous sa tête en guise d’oreiller. Son sommeil trépidant fut bref. Haletant d’angoisse, il ne quittait pas des yeux la ceinture verdoyante et les hautes cimes des palmiers qui dissimulaient la Piscine… Les heures passaient. Vers midi, le vent du nord s’éleva, un grand vent glacial, qui se déchaînait avec un grondement formidable et continu, comme en pleine mer. Des tourbillons de sable bondissaient comme des lames. Victor et ses hommes ne revenaient point. Cependant, des cris montaient du côté de l’oasis. On distinguait des gens qui s’enfuyaient dans la direction du Désert.

Quand l’option reparut, suivi de la colonne, il avait la tête basse et l’air harassé. Du plus loin qu’il aperçut Cécilius, il agita ses bras avec une mimique découragée, puis il cria d’une voix furibonde :

« Le vieux bandit a dû se douter de quelque chose ! Il a dû faire partir son gynécée pour le Sud… Nous avons tout fouillé, les tentes, le douar, jusqu’au vestiaire de la Piscine ! Nous n’avons trouvé personne… Malédiction ! c’est à recommencer !… Heureusement qu’on doit retenir à Lambèse ce scélérat de Sidifann ! »

Cécilius n’écoutait plus les clameurs courroucées de l’option. Dès les premiers mots, il s’était abattu, le visage contre la selle, et il sanglotait sous son manteau.

« Ne te chagrine pas, frère ! lui dit doucement Victor… Nous finirons bien par te la retrouver ! Et puis le Christ te la rendra !… »

Brusquement, Cécilius releva la tête, et, dévisageant le soldat avec une pitié méprisante, il haussa les épaules :

« Le Christ ? Et dire qu’il y a des gens qui meurent pour ce fantôme ! Quelle aberration ! Cyprien est un fou !… »

Plus rien n’existait pour lui, plus rien ne le rattachait au monde ; tout lui semblait vide comme les vastes espaces désolés qui s’étendaient à perte de vue sous son regard.

Mais un espoir acharné, plus fort que le destin, le remit debout subitement.

« Partons ! dit-il à Victor. Retournons à Lambèse. Il faut qu’on arrache son secret à ce misérable !… »



QUATRIÈME PARTIE

I

LE JEU DE PSYCHÉ

Ni l’option Victor ni les Asturiens qu’il commandait ne se souciaient de retourner directement à Lambèse, où les attendaient les corvées et la discipline inhumaine du camp. Au besoin, on inventerait quelque prétexte pour allonger les étapes et retarder le plus possible la rentrée au quartier. Déjà, le lieutenant soutenait qu’on avait plus de chances de découvrir le gynécée de Sidifann dans quelque gourbi, au fond d’une palmeraie prochaine, que dans les régions inhospitalières du Sud. Il annonça son intention de camper à Mésar-filia, malgré l’avis contraire de Cécilius, qui, dans sa hâte de voir le légat, aurait voulu qu’on couchât, ce même soir, aux Bains d’Hercule :

« À quoi bon ? lui dit Victor. Macrinius ne reviendra pas de la chasse avant cinq ou six jours. Ces grandes battues durent au moins une semaine. Es-tu tellement pressé de retrouver le mauvais grabat de ton auberge ?… »

L’escadron traîna si bien, chemin faisant, qu’on ne put atteindre, avant la nuit, l’étape projetée. Comme le soleil commençait à décliner, on s’arrêta à la Fontaine des Gazelles, — nom qui désignait un petit bouquet de palmiers adossé à un monticule sablonneux. La fontaine elle-même, creusée dans le sable, n’était qu’une étroite cuvette où jaillissait, par une fistule de roseau, un mince filet d’eau pure. Lorsque Victor et son dizenier y arrivèrent, des hommes étaient assis autour de ce bassin exigu, pas plus grand qu’une écuelle militaire. Presque nus, sans autre vêtement qu’un pagne de couleur noué autour des reins, le visage brouillé de sang nègre, ces nomades devaient appartenir à des tribus voisines des Garamantes. Accroupis sur leurs talons, ils mangeaient dans un grand plat de terre brune des piments, des laitues et des concombres, toutes sortes de légumes frais dont les hommes du Sud sont friands. Parmi eux, il y avait un individu de type méditerranéen et vêtu en muletier, qui paraissait être leur chef. Coiffé d’un vaste chapeau conique en sparterie, il portait une blouse bouffante, qui se gonflait sur la poitrine, comme bourrée d’une foule de choses, et que serrait une ample ceinture, où pendaient, au bout de lanières tressées, des couteaux, des vrilles et autres menus ustensiles bons pour son métier. Près du groupe, des mulets broyaient de l’orge éparpillée sur des toiles tendues et soutenues par des piquets de manière à former comme une auge. Un peu à l’écart, accroupis sur leurs jarrets repliés, des chameaux ruminaient, en une bouillie jaunâtre, les écorces des concombres, que les hommes leur jetaient sitôt rongées.

A la vue de l’option et du manteau ronge de l’Empire, la bande se troubla. Quelques-uns des nomades, intimidés par les casques et les glaives, s’étaient levés précipitamment. Victor, encore mal remis de sa colère contre Sidifann et les gens de l’oasis, ne cherchait qu’une occasion de la déverser sur quelqu’un. Il poussa son cheval vers le muletier, en criant d’une voix impérieuse et frémissante :

« Qui es-tu ?… Es-tu Romain ?

– Je le suis ! » affirma l’homme, qui reprit subitement son assurance.

Debout, il avait empoigné la bride du cheval de Victor et il le faisait reculer doucement. Puis, mettant la main à sa blouse, les yeux hardis, il regarda le lieutenant :

« Et je suis en règle aussi, dit-il. J’ai sur moi une lettre du décurion de Gemellæ ! Tu veux voir la lettre ?… »

L’homme fouilla dans un petit sachet de cuir pendu à son cou par une chaînette, et il tendit à l’option la tessère officielle. Tandis que celui-ci la parcourait, il bredouilla en mauvais latin :

« Voilà : j’ai loué ces hommes, qui sont avec moi, pour transporter des marchandises sur leurs chameaux. Mes chariots à moi amènent les ballots jusqu’au Calcéus, et ceux-ci viennent les prendre, à la sortie des gorges, pour les charger sur leurs bêtes et les mener ensuite jusqu’aux postes les plus éloignés, en plein désert… Tu comprends, les chariots ne peuvent pas avancer dans le sable. Alors, il faut les chameaux… »

Cependant, Victor, lent à se laisser convaincre, dévisageait l’individu d’un air soupçonneux, tout en repliant la tessère.

« Tu vois, insista l’homme, le papier est en règle : le commandant de Gemellæ me garantit les hommes et il m’autorise à les emmener jusqu’à Lambèse, si besoin est… »

Dans le même moment, le gros de l’escorte, les quarante cavaliers de la turme s’approchaient au galop. Arrogant de sentir derrière lui et de commander cette force imposante, Victor répliqua, l’air querelleur :

« Qui me dit que tu ne l’as pas volé, le papier ? »

Pour le coup, le muletier s’inquiéta. Il feignit une grande indignation :

« Moi ! Voler le papier !… Je te jure que j’ai payé le sou d’or pour l’avoir ! Tu demanderas à ton camarade, le décurion de Gemellæ !… Je te le jure sur les mânes de mon père !… »

Il levait la main, avec une mimique solennelle, en écarquillant les yeux, comme pour qu’on lui lût la vérité jusqu’au fond du cœur. Sur ces entrefaites, Cécilius, qui avait suivi les Asturiens, vint se placer aux côtés de Victor, et il se mit à considérer l’homme avec attention. L’option lui dit, en baissant la voix :

« Que t’en semble ?… C’est peut-être quelque complice de Sidifann !

– Je le connais ! » dit Cécilius à voix haute.

Et se retournant vers le muletier :

« C’est toi, n’est-ce pas, qui es venu à Muguas, il y a deux mois, conduire un malade ?… »

C’était en effet Pastor, le voiturier de Thubursicum. Au ton bienveillant de Cécilius, il devina en lui un protecteur inespéré. Il s’élança vers le maître de Muguas, qu’il reconnaissait, lui aussi :

« Ah ! seigneur, je t’en prie : défends-moi contre l’officier ! »

Il gesticulait violemment, apostrophait tour à tour Cécilius et Victor :

« Allons ! laisse-moi ! cria-t-il à l’option, puisque l’illustrissime seigneur me connaît !… D’ailleurs, d’ici à Thubursicum, tout le monde connaît Pastor le voiturier… Tu peux demander à Lambèse, à l’Auberge de l’Aigle, ou à Verecunda, aux Trois Perdrix ! Je ne fais que le chemin. Je viens même quelquefois jusqu’ici avec mes équipages… »

Croyant se faire valoir aux yeux du lieutenant et de son compagnon, il ajouta :

« Ainsi, la semaine dernière, j’ai transporté au Village Rouge, dans deux de mes voitures, le gynécée de Sidifann, le grand chef indigène !… »

À ces mots, Cécilius et Victor échangèrent un coup d’œil, qui n’échappa point au muletier. Il crut devoir préciser :

« Dans deux voitures couvertes ! Tu sais que les nomades n’en ont pas. Ils n’ont que leurs chameaux !

– Et ils n’ont pas davantage de maison au Village Rouge, reprit Victor, d’un ton inquisiteur, puisqu’ils vivent sous la tente !…

– Tu as raison peut-être ; mais je suis certain que Sidifann, qui est très riche, possède une maison au Village Rouge, où il vient passer la saison chaude !… Cela, je te le jure sur les mânes de mon père !

– Et tu pourrais l’indiquer, cette maison ? interrogea Victor, toujours officiel et sévère.

– Informe-toi au Village Rouge ; le premier enfant venu t’y conduira !

– Bien ! dit Victor, j’ai un message à remettre à Sidifann. »

Soudainement apaisé, il renvoya le muletier auprès de ses hommes. C’était une chance inattendue ! Tout joyeux de la rencontre, Cécilius et l’option se retirèrent à l’écart pour conférer.

– Je m’en doutais ! s’exclama aussitôt Victor ; le vieux bandit a fait partir ses femmes avant de se rendre à la chasse. Il a dû soupçonner quelque chose ! »

Cependant Cécilius, à mesure qu’il réfléchissait, concevait des doutes. Il n’osait pas croire à tant de bonheur.

« Comment, dit-il, Sidifann se serait-il douté ? Qui l’aurait averti ?… Toi-même, jusqu’à notre départ de Lambèse, tu ignorais ce projet d’expédition !

– Oh ! dit Victor, tout se sait dans le Sud ! Il y a des yeux et des oreilles partout, — derrière un tas de sable, une touffue d’absinthe, un pauvre caroubier rabougri, un buisson épineux ; c’est pourquoi il faut prendre garde. Tu réponds du muletier, c’est bien ; mais les nomades qui sont avec lui pourraient nous trahir… »

Enfin, après bien des discussions, on arrêta tout un plan. Sous prétexte de leur prêter main-forte, on encadrerait solidement Pastor et ses hommes jusqu’au Village Rouge et on ne les lâcherait qu’après avoir vérifié les allégations du voiturier. Ensuite on irait s’installer au fortin du Calcéus :

« Du fort au village, il n’y a qu’un pas, dit Victor. J’irai, j’examinerai la maison et ses entours. Je verrai ce qu’il sera possible de tenter pour tirer ta fille de là. Si nous procédons militairement comme à la Piscine, ils auront le temps encore une fois de faire partir les femmes : une troupe de cavaliers aux environs du village leur donnerait l’alarme, tu comprends !… »

Au fond, Victor ne cherchait qu’à accumuler les obstacles et les délais, afin de rentrer au camp le plus tard possible. Néanmoins, les assurances qu’il prodiguait réconfortèrent Cécilius. Tout enfiévré d’espoir, celui-ci ne put dormir de la nuit. La chaleur était accablante et on avait encore allumé de grands feux autour du campement, pour écarter les scorpions. Le lendemain, dès l’aube, l’escouade se remit en marche vers le Village Rouge et la maison mystérieuse où Sidifann avait caché sa proie.


Le muletier n’avait pas menti : Birzil était là, effectivement, près du Calcéus, dans ce Village Rouge, dont la couleur extraordinaire avait si souvent émerveillé ses regards, lorsqu’elle passait à cheval, au bas de ses terrasses et de ses jardins, dans le lit pierreux et à demi desséché de l’oued. Toute la région d’ailleurs lui était familière : elle l’avait parcourue en tous sens avec le vieil écuyer Trophime, pendant son séjour à la villa. Dans la voiture couverte qui l’amenait à la maison de Sidifann, entre les courtines mal jointes, elle avait pu identifier les étapes l’une après l’autre et reconnaître la figure des lieux. Mais elle s’était gardée d’en manifester quoi que ce fût, pas plus qu’elle n’avait révélé son origine à ses compagnes. Si près des ruines de sa villa, dans le voisinage du poste militaire où les archers syriens faisaient bonne garde, elle espérait qu’une chance favorable d’évasion ne tarderait pas à se présenter, peut-être avec la complicité des soldats.

Pour l’instant, elle se remettait tant bien que mal des émotions tragiques de ces dernières semaines. Elle prenait des forces pour la fuite ; car elle n’aspirait qu’à s’échapper de ce milieu barbare, elle qui, autrefois, s’était laissé éblouir avec tant de naïveté et d’enthousiasme juvéniles par le mirage des mœurs et des pays nomades. Maintenant, tout cela lui faisait horreur.

D’abord, le meurtre de Thadir, tuée presque dans ses bras, lui avait causé un tel ébranlement que, même après ces semaines de repos et de vie paisible, ses sommeils étaient toujours traversés de cauchemars et de visions de carnage. Le corps de l’esclave était tombé à ses pieds, et le sang, qui s’échappait à gros bouillons de la gorge trouée, avait rejailli jusque sur sa stola. Elle ne dut alors son salut qu’à un jeune capitaine maure qui, devinant tout le prix d’une pareille capture, la mit à part du butin et la vendit, le soir même, au Maltais Salloum. Sa figure à la fois espiègle et candide, la gracilité presque enfantine de son corps, toutes ces apparences d’extrême jeunesse la protégèrent ensuite contre la brutalité de Sidifann, lorsque le marchand d’esclaves vint l’offrir à celui-ci. Le vieux chef, l’ayant achetée pour une somme considérable, ordonna qu’on la conduisît à sa tente et qu’on l’inscrivît parmi les vierges destinées pour plus tard à son gynécée et dont une matrone dirigeait l’éducation.

Comme les illusions cultivées en elle par Thadir s’étaient rapidement évanouies, — cette Thadir qui était cause de son malheur ! Et pourtant elle se disait qu’elle ne pouvait pas en vouloir à la vieille femme. La misérable l’avait tant aimée, — aimée au point de mourir pour elle ! Et puis elle avait tant souffert dans son affreuse vie d’esclave ! Au cours de leurs longues causeries, elle avait tout conté à Birzil. Née au pays des Arzuges, enlevée toute petite, dans une razzia, par les guerriers d’une tribu voisine, puis vendue dans la maison de Pompeianus, elle avait été martyrisée par les autres esclaves. Plus grande, elle était devenue le jouet des servantes romaines, qui se moquaient de ses cheveux crépus et de son teint basané et qui la traitaient de petite guenon brune. Ces brimades et ces sévices n’aboutissaient qu’à la renforcer davantage dans sa barbarie native. Et pourtant elle ne dédaignait pas d’emprunter aux usages des civilisés tout ce qu’elle jugeait bon pour elle ou tout ce qui lui plaisait. Birzil, avec sa finesse d’enfant précoce, avait remarqué cela déjà, et, souvent, elle en avait plaisanté Thadir. Mais quoi ! Thadir s’était élevée toute seule, comme elle avait pu ! Et puis enfin elle avait été si malheureuse !… Aussi quelle revanche contre ses tourmenteurs, lorsqu’elle finit par gagner la faveur des maîtres ! Elle y avait mis une volonté, un acharnement extraordinaires. Cette petite fille barbare dissimulait une âme indomptable. Birzil s’en rendait mieux compte, maintenant qu’elle en était réduite à cette extrémité par la suggestion patiente et obstinée de l’esclave. C’est ainsi qu’à la longue elle était parvenue à dominer Lélia Juliana. Sans doute, elle l’avait séduite par sa sauvagerie même, par on ne savait quel charme étrange…

Favorite de Birzil, comme elle l’avait été de sa mère, elle lui disait sans cesse : « O ma demoiselle très chère, tu épouseras un grand chef de mon pays ! Tous les habitants des tentes seront à nos pieds… Tu verras, tu seras honorée comme une reine… La Reine du Sud ! Tout ce que tu aimes, tu l’auras : des gazelles caressantes, des chevaux agiles comme l’Auster, des chameaux splendidement harnachés, qui te balanceront sur leur dos, dans des tentes tout environnées de voiles flottants, au rythme de leurs clochettes… Et, là-bas, tu pourras adorer nos dieux sans contrainte, — tous les dieux du Désert, immenses et mystérieux comme lui ! » Au souvenir de ces paroles, Birzil revoyait l’effigie de Varsutina, la grande déesse des Maures, une statuette d’argile que Thadir lui avait procurée et que toutes deux vénéraient dans leur sanctuaire domestique, parmi les dieux lares. C’était une figure de Mauresse, aux traits empâtés et lourds, avec des frisures symétriques sur le front et de longues papillotes qui pendaient, en touffes, de chaque côté de ses joues : image adoucie de la barbarie, adaptée au goût romain, devenue aimable et presque belle… Il fallait entendre de quel ton la vieille Thadir parlait de cette déesse ! Quel frémissement d’émotion tremblait dans sa voix, quand elle disait : « Nos dieux ! » Et, maternelle, elle avertissait Birzil : « Prends garde ! Cécilius veut te détourner d’eux. Défie-toi de lui !… Ah ! ce Cécilius, que ses dehors sont trompeurs ! Vois-tu, c’est un homme qui n’est pas juste… Je ne sais comment t’exprimer cela… Oui, son cœur n’est point selon la droiture… Et puis… et puis il y a encore d’autres choses que je ne peux pas te dire !… »

Birzil, se rappelant tous ces propos, sans doute dictés par la haine religieuse, se reprochait à présent de les avoir trop écoutés ! Elle avait été dure, cruelle même pour cet homme très bon ! Elle éprouvait un remords d’avoir mal répondu à la tendresse dont il était si prodigue pour elle !… Comme il devait souffrir en ce moment ! Sans doute il mettait tout en œuvre pour la délivrer ! Oui, il l’arracherait à cette prison, à cette servitude infamante, elle en était sûre !… Et quand, humiliée, pleurant de honte et de repentir, elle évoquait sa douce vie de Muguas, elle sentait davantage la rudesse, la grossièreté sauvage du milieu où elle était tombée. Elle comprenait enfin de quelle chimère elle avait vécu jusque-là. La barbarie réelle était tout autre chose que l’aimable décor machiné pour le plaisir de ses yeux par l’artifice de Thadir !…

Au début surtout, lorsqu’elle était à la Piscine, le contact de cette barbarie lui causait une répulsion insurmontable. La promiscuité de la tente froissait toutes ses délicatesses et toutes ses pudeurs, la tente livrée aux animaux comme aux gens, sans cesse bouleversée par les fureurs, les cris, les violences de Sidifann, qui, de son bâton d’ivoire, frappait aussi bien ses femmes que les esclaves, et les bêtes de somme. D’abord, le chef avait étonné la jeune fille par son aspect quasi sacerdotal, les draperies somptueuses de son grand manteau blanc, la couronne que formaient autour de sa tête les cordelettes en poil de chameau retenant son cache-col, par ses façons d’aventurier héroïque, son air de noblesse et de commandement. Puis, quelques jours après, elle l’avait vu rentrant d’une expédition dans les oasis voisines : il avait ôté son manteau, déposé sa haute coiffure, et, ainsi dépouillé de ses ornements, il était apparu tel qu’un vieil oiseau de proie, un vautour chauve, avec son crâne bleuâtre et rasé de près. Sortie de ses voiles immaculés et privés de sa couronne, sa figure aux traits féroces et sournois était celle d’un voleur de grands chemins. D’un geste violent, sa main avait jeté contre le poteau de la tente un sabre court, encore humide de sang frais. Cette main avait épouvanté Birzil. Elle la voyait toujours, cette main brune, rapace, qui avait volé, égorgé, coupé des têtes, cette main mal essuyée de la tuerie, avec ses tendons saillants, ses ongles durs, ses veines grosses comme des cordes, sa peau luisante, tannée et recuite par le soleil, et preste, dangereuse, meurtrière, furetant dans le butin, éventrant les sacs, comme une petite bête sauvage qui vit dans les trous, habile à fouir la terre, à percer, à déchirer, à saigner… Birzil, qui n’avait pas oublié la scène du marché, en conçut plus de répugnance et de haine pour Sidifann.

Les autres habitants de la tente, les femmes surtout, excitaient en elle une semblable aversion. Les épouses en titre, qui vivaient dans une oisiveté absolue, l’indignaient par leur paresse, leur stupidité. Parmi elles, il y avait une favorite, une demi-négresse, nommée Siddina, dont on ne parlait qu’avec tremblement. Inaccessible comme une idole, elle ne se laissait apercevoir qu’à la dérobée, derrière une tenture somptueuse, vautrée ou accroupie sur des coussins, dans une attitude hiératique, ayant sur la tête une sorte de diadème en cristal de roche grossièrement taillé, qui fixait à son front un voile transparent. Une gourmette formée de plaques métalliques faisait le tour de ses joues, et, quand elle bougeait, des bracelets sonnaient autour de ses bras et de ses jambes, de lourds anneaux pareils à des entraves, tout hérissés de pointes et de cabochons, comme des pustules ou des épines sur une plante grasse et vénéneuse.

Ces femmes n’interrompaient leurs bavardages et leurs criailleries que pour se bourrer de sucreries et de gâteaux au miel, friandises qui donnaient la nausée à Birzil. D’ailleurs toutes les nourritures des nomades la rebutaient. Elle n’arrivait point à s’accoutumer au beurre rance des brebis, au lait sûri des chamelles, aux grillades de mouton, qui sentaient le suint et la laine échauffée. Par ce refus des mets et par mille raffinements de civilisée, dont elle n’avait même pas conscience, la jeune fille se signalait davantage à la haine des épouses, qui, devinant en cette Romaine intelligente et cultivée une rivale redoutable, s’efforçaient par tous les moyens de se débarrasser d’elle. Un jour, en soulevant les couvertures de son lit, elle y trouva blotti un scorpion qui, par miracle, était resté inoffensif. Une autre fois, en s’éveillant, elle faillit s’évanouir de terreur et de dégoût : elle avait dormi sur une ignoble pharmacopée préparée par quelque sorcière de la tribu et composée de débris humains, doigts coupés, mèches de cheveux, bribes de cervelle. Birzil soupçonna l’impérieuse Siddina d’avoir fait placer cette ordure maléfique sous ses oreillers.

Outre l’hostilité des épouses, elle avait à se prémunir contre celle des enfants. Les enfants foisonnaient dans la tente. Ils étaient presque tous aussi méchants que leurs mères. Les filles se montraient déjà menteuses, perfides, ingénieuses à nuire. Quant aux petits garçons, leur turbulence et leur cruauté précoce affolaient leurs nourrices et exaspéraient les bêtes elles-mêmes. Ils mordaient les passants, par derrière, ou, se précipitant à l’improviste, ils leur assénaient des coups de tête, comme de jeunes boucs.

Aussi, ce fut un soulagement pour elle lorsqu’elle se vit transportée avec les femmes à la maison du Village Rouge.

Cette maison, toute en pisé, avait l’aspect fruste et primitif des bâtisses du Sud. Mais, sous le grand soleil du désert, ses blocs de boue solidifiée resplendissaient comme des murailles de cuivre vermeil, et les détritus de menue paille qu’on y avait mêlés luisaient dans la pâte rugueuse comme des pépites d’or. Sans nul ornement ni commodité d’aucune sorte, ce logis quadrangulaire, qui s’ordonnait autour d’une cour carrée, n’offrait d’autre avantage que d’être assez spacieux. Les épouses en occupaient tout un côté, tandis que les jeunes filles étaient logées dans l’aile du fond, la partie la plus secrète de l’habitation. Birzil trouva là, pour compagnes, trois adolescentes Gétules à la peau dorée et transparente comme celle des dattes, tatouées d’une étoile bleuâtre sur le front, les pommettes, le menton et les deux seins. Il y avait aussi deux Grecques de Cyrène, qui d’abord attirèrent Birzil, parce qu’elle pouvait converser avec elles dans leur langue. Mais elle ne tarda pas à s’apercevoir que les étrangères sortaient de la plus basse plèbe. Prématurément corrompues et vicieuses, elles étaient aussi très rusées. La jeune fille, qui les sentait jalouses d’elle, finit par les redouter plus que les trois barbares. Avec celles-ci, elle échangeait quelques mots de libyque, que lui avait appris Thadir. Et les Gétules, habituées au mépris, lui en avaient comme une reconnaissance. Tout ce monde féminin vivait sous la haute autorité de la vénérable Nabira, la mère de Sidifann, vieille femme au visage ascétique, illuminé par de superbes yeux noirs aux paupières peintes, et encadré de larges bandeaux toujours teints, comme au temps de sa jeunesse. Sous ses voiles de byssus, elle avait très grand air, et, quand elle distribuait la laine aux servantes, elle faisait voir de belles mains effilées, alourdies de bagues précieuses.

Toutes ces filles étalaient une telle puérilité que Birzil finit par prendre conscience et par avoir honte de son propre enfantillage. Elles ne savaient que se parer, se peigner, se teindre les cheveux. Elles enviaient à la nouvelle venue la couleur extraordinaire de sa chevelure, qui était d’un châtain clair moiré de reflets blonds imperceptibles, et, dans l’espoir d’obtenir des nuances semblables et d’avoir d’aussi beaux cheveux que la Romaine, elles s’acharnaient à tremper dans le henné leurs noires crinières. Du matin au soir, elles se tenaient dans une salle basse qui s’ouvrait sur la cour intérieure. Cette salle était dénuée de mobilier. Mais des tapis admirables masquaient la pauvreté des murs et la terre battue, grossièrement aplanie, qui recouvrait le sol : hautes lisses de Babylonie et de Bactriane, laines profondes de Tyr et d’Alexandrie apportées par les caravanes d’Égypte. Le seul luxe consistait en des lampes et des miroirs pendus aux murs, — lampes de toutes formes, miroirs de toute substance. Une glace de verre, fabriquée à Canope, excitait une sorte d’admiration superstitieuse. De même, une ombrelle minuscule, dont personne ne se servait et que l’on gardait dans une boîte de laque, était considérée comme une espèce de fétiche. Venue du pays des Sères, elle avait un manche de jade curieusement sculpté, et, si on la déployait, elle s’épanouissait en un bouquet de fleurs inconnues et de figures bizarres semées sur un fond de soie bleue à brochures d’or…

Quand elles étaient lasses de se parer, ou quand elles s’ennuyaient, les jeunes filles ouvraient de lourds coffres bardés de ferrures et enluminés de couleurs sombres qui chatoyaient au fond de l’appartement. Elles en sortaient des étoffes de prix, des laines de Tarente, de Bétique, de Milet, et les soies blanches des Sères, les soies jaunes des Assyriens, les mousselines de Cos pressées entre des planchettes de palmier. Ou bien elles vidaient sur les tapis le contenu de leurs coffrets à bijoux.

Les Gétules qui ne portaient à leurs oreilles que les anneaux des négresses ou des pendants de forme archaïque surchargés de figures et d’ornements compliqués, s’ébahissaient devant les légères merveilles des orfèvres romains : une grenade, une grappe de raisin, des feuilles de lierre émaillées, toutes menues, de petites marguerites en or… D’autres fois, on passait des après-midi à extraire des cassettes en bois de citronnier les bibelots vendus par Saturninus, le marchand carthaginois. Birzil qui en avait, à Muguas, de véritables collections, s’étonnait de retrouver ces délicats brimborions jusque dans la sauvagerie du Sud : c’était tout un animalier de pygmées, — des lions, des cerfs, des loups, des ours, des sangliers, des grues, des perdrix, des canards, des vaches accroupies, des lapins, des porcs, des dauphins la queue en l’air, des chevaux au galop, des tortues, des abeilles, des cigales, tout cela en bronze doré, en émail, en cornaline, en ivoire, en agate, ciselé dans l’extrême détail et pas plus gros que le bout du petit doigt…

Austère et mélancolique, la vieille Nabira présidait à ces divertissements, toujours entrecoupés de criailleries et de disputes. Elle était bonne, au fond, pour les pauvres filles confiées à sa garde. Le soir, comme celles-ci n’arrivaient pas à s’endormir, elle leur contait des histoires merveilleuses. Elle en savait un grand nombre qui se ressemblaient toutes comme les grains d’un collier. Après s’être assise commodément parmi les coussins entassés, au milieu des jeunes filles, elle passait avec lenteur une de ses longues mains effilées sur ses bandeaux lisses et elle commençait invariablement en ces termes : « Il était une fois une princesse si admirablement belle que les paroles manquaient pour exprimer sa beauté… » Mais, entre tous ces récits, son auditoire préférait ceux où il y avait des brigands et des sorcières, — des fables milésiennes toutes farcies d’enlèvements, de meurtres, d’incantations et de métamorphoses.

Les Gétules raffolaient de ces effroyables histoires, qui donnaient le frisson. Pour se remettre de leur terreur, soudain elles bondissaient, se prenaient la main, et, les cheveux épars, elles se mettaient à chanter une ronde de leur pays, dont Birzil saisissait confusément le sens. C’était la chanson du « petit pigeon bleu, » la tourterelle des sables : — « O petite tourterelle bleue, chantaient les Barbares, ô ma sœur, combien tu es impatiente ! Combien tu désires sa rencontre !… » Sa rencontre, c’était celle du bien-aimé. Elles tournaient, tournaient en fermant les yeux, et, à travers la buée rouge, qui montait à leurs paupières closes, elles croyaient apercevoir le visage adoré.

Alors les Cyrénéennes, se piquant d’honneur, proposaient un jeu que Birzil ne connaissait pas, « le jeu de Psyché. » Elles allaient chercher une lampe qui ne servait point à autre chose et qui était placée dans une niche, à leur chevet, une petite lampe ronde, en argile rouge, avec une anse en proue de navire, un bec pointu et deux trous d’air près de la queue, une petite lampe élégante, quoique très ordinaire, bien adaptée à la main et moelleuse comme un ivoire. Au centre, un médaillon en relief montrait Psyché près du lit d’Éros, au moment où la goutte d’huile fatale tombe sur l’épaule du jeune dieu endormi. L’artiste avait véritablement animé l’image de la lampe indiscrète. Une des danseuses désignée par le sort devait saisir la petite flamme vacillante et descendre toute seule dans un cellier, où elle était censée voir, au milieu des ténèbres, la figure de son fiancé. Dès le seuil de l’antre noir, la lampadophore se sentait prise d’épouvante, ou bien elle trichait. Et c’était un redoublement de cris, d’invectives et de querelles que Nabira avait beaucoup de peine à réprimer.

D’habitude, Birzil se tenait à l’écart des jeux. La vieille gardienne du gynécée lui savait gré d’être plus sage que ses compagnes. Elle commençait même à lui témoigner une certaine amitié, comme si elle appréciait son intelligence et sa finesse, et comme si, d’avance, elle voulait se ménager en elle une alliée contre la favorite de Sidifann, l’altière Siddina. D’ailleurs, la maison était pleine d’intrigues qui s’entre-croisaient et s’enchevêtraient. Nabira surveillait jalousement son troupeau, mais, par goût invincible du romanesque, elle n’hésitait point à semer le trouble dans les gynécées voisins. Sans cesse d’autres vieilles se coulaient mystérieusement dans le logis de Sidifann, apportant et remportant des messages. Birzil, avertie, songeait à les circonvenir, pour faire parvenir une lettre au poste du Calcéus. Mais Nabira était d’une vigilance décourageante, et l’occasion ne se présentait point.


Les jours passaient. Birzil, désespérée, se demandait si elle parviendrait jamais à sortir de cette prison. Du côté du village, la maison n’avait d’autre ouverture que la porte d’entrée gardée par un esclave et par des chiens féroces. Du côté de la palmeraie, elle était environnée de hauts murs. Quant au jardin attenant au corps de logis, ce n’était qu’une étroite terrasse dominant presque à pic le lit torrentueux de la rivière. Mais cette terrasse pouvait devenir un excellent observatoire. La jeune fille se souvenait que les soldats du poste descendaient quelquefois laver leur linge dans l’oued. Si seulement elle en apercevait un, et s’il lui était possible, sans être vue, de lui faire des signaux !… Hantée de cette idée, elle se mit à flatter Nabira, en essayant de l’apitoyer sur elle-même. Elle était pâle et languissante, touchant à peine à la nourriture. C’était sa réclusion, disait-elle, dans cette salle sans air et presque sans lumière, qui était cause de sa langueur. Qu’on lui permît d’aller respirer sur la terrasse, ne fût-ce que quelques instants, à l’heure de la sieste !… La vieille se laissa fléchir. Birzil put transporter des coussins et des tapis sous un figuier, qui donnait un peu d’ombre, à l’extrémité du jardin. Au plus fort de l’ardeur méridienne, elle allait s’y étendre, en feignant de dormir. Mais, entre ses cils mi-clos, elle épiait anxieusement tout ce qui se passait, à ses pieds, au fond du ravin.

À cette heure-là, rien ne bougeait dans la campagne, accablée par la chaleur torride. Le lit de l’oued était désert. Quand Birzil retournait la tête sur ses coussins, elle apercevait derrière elle, dans un grand flamboiement de lumière, le Village Rouge étageant ses cubes de pisé, pareils à des stratifications de boue cuite à l’haleine véhémente d’un four. La pâte cuivrée des bâtisses se détachait intensément sur les coulées rocheuses du Calcéus et les pylônes vermeils de la Porte d’Or. Les surfaces planes des terrasses vibraient sous le soleil comme une onde en ébullition, tandis que les portes surbaissées et les petites ouvertures rondes des murailles y découpaient des trous noirs comme des nids d’abeilles. Mais la jeune fille avait, devant elle, pour reposer ses yeux, les jardins de l’oasis, paradis minuscules pleins d’eaux courantes et de verdures, qui prenaient un air d’enchantement, un aspect de fantasmagorie et d’irréalité au milieu de cette désolation et de cette sécheresse mortelle des sables. De chaque côté de l’oued, sur la double pente du vallon, où s’encaissait le lit de la rivière, un fouillis de jardinets en amphithéâtre se superposaient, déchiquetés par des clôtures basses en terre battue, arrosés par des canaux au léger glissement d’eau murmurante. Sous les parasols des palmes, dans une pénombre traversée de rayons, brillaient des fruits et des fleurs de légumes, — les papillons rouges et blancs des fèves et des pois chiches, la grêle dorée des abricots crevant les feuilles, les balles vertes ou bleues des prunes et des citrons mûrissants.

Birzil, affamée par ses longs jeûnes, cueillait une figue ou une grenade sur une branche à portée de sa main. Et, tout en pressant entre ses lèvres la pulpe fraîche des fruits, elle s’amusait à considérer les petites rainettes aux yeux d’or, qui sortaient des canaux, et qui, enhardies par son immobilité, se posaient, tout près d’elle, sur un caillou, et qui restaient là un instant, la gorge palpitante, comme si elles savouraient l’air avec délices. Des lézards bleus, à longue queue, glissaient d’une pierre à l’autre, le cou dressé, d’un air fringant, tels des oiseaux qui volètent au ras du sol. Du lit de l’oued, l’odeur âcre des lauriers-roses montait jusqu’à la terrasse et, quand Birzil se penchait sur le mur d’appui, elle voyait leurs racines voraces s’enfoncer dans des trous d’eau qu’elles empoisonnaient, où flottaient des moirures grasses et troubles, d’une couleur de sang décomposé…

Personne. Aucun bruit, un silence de mort et d’abandon. Puis, dès l’approche du crépuscule, une sorte de résurrection de la vie dans tout l’oasis. Bientôt une rumeur laborieuse emplissait les palmeraies. La pioche des jardiniers sonnait sur les troncs pourris des vieux arbres. On les entendait s’invectiver d’une berge à l’autre, tout en levant les écluses des barrages, et s’accuser mutuellement de soustraire au voisin sa part de l’eau précieuse. Des chèvres, des moutons dévalaient en troupeaux le long des murs des jardinets. Des ânes, entre leurs couffes, passaient au trot, bâtonnés par des hommes aux maigres jambes basanées. C’est alors que Nabira, d’une voix aiguë, rappelait Birzil. Soupçonneuse, la vieille redoutait pour sa captive les mauvais conseils de l’ombre et de la solitude. Et ainsi, au moment où une chance de salut aurait pu s’offrir pour la jeune fille, on la replongeait inexorablement dans la promiscuité odieuse du gynécée.


Un jour, à l’heure la plus brûlante de la sieste, comme elle avait à peu près perdu conscience, un bruit ténu la tira de sa torpeur. Dans cet air extraordinairement sec, les moindres vibrations s’exagéraient, se propageaient à de grandes distances. Elle prêta l’oreille, puis elle vit un vieillard qui, sur la berge opposée, débouchait d’un sentier encadré par des murs de jardins. Il avait les pieds nus. On ne l’entendait pas marcher. Il avançait d’ailleurs lentement, avec précaution, en tâtant le terrain du bout de son bâton : c’était un aveugle. Le dos voûté, presque bossu, il allait à tout petits pas, appuyé d’une main sur son bâton et, de l’autre, tenant une branche de laurier pour se garantir du soleil et chasser les mouches qui se collaient à ses yeux… Tout à coup, il s’arrêta, en tournant la tête. Derrière l’aveugle, venait un cavalier monté sur un superbe cheval numide dont la robe d’ébène chatoyait au soleil. L’animal, étroitement tenu en bride, buttait sans cesse contre les galets de la piste. Le cavalier devait être un soldat ou un officier du poste, à en juger par sa casaque rouge et l’aigrette de son casque que dissimulait un chapeau de feuillages destiné à le protéger contre la chaleur. Une courte culotte laissait voir ses jambes nues, qui balançaient, à chaque pied, des bottines légères. Le vieux et lui échangèrent à mi-voix quelques paroles dont le son même n’arriva point jusqu’à Birzil, et, tout en parlant, l’aveugle, avec une sûreté parfaite du geste, montra au soldat un chemin montant, qui escaladait la berge opposée et longeait des clôtures, des jardins et des maisons. Puis il tendit son doigt dans la direction de la terrasse où était la jeune fille, en ayant l’air de dire : « C’est là ! »

Le cavalier piqua des deux. Birzil, le cœur oppressé, le regardait s’approcher de la dune que surplombait le jardin de Sidifann. Il avait enlevé son cheval, qui battait le sol régulièrement, au galop de parade, en s’éclaboussant dans les flaques d’eau de l’oued. Et l’élève de l’écuyer Trophime admirait en connaisseur l’aisance et la grâce souveraine du cavalier… Maintenant, il était tout près, sous le mur de la terrasse. Leurs regards se croisèrent. Elle vit son air de bravoure et de jeunesse et la lèvre en fleur sous la moustache brune naissante. Instinctivement, elle lui envoya le salut à la romaine. Il répondit en souriant. Elle devina qu’il allait crier quelque chose. Avec toute une mimique terrifiée, elle mit un doigt sur sa bouche, pour lui recommander le silence. Immédiatement le soldat, comme pris de panique, tourna bride et disparut dans le chemin montant, sous les palmes pendantes des premiers jardins. Birzil, éperdue, le cherchait des yeux. Elle le vit reparaître devant les maisons en pisé, dont les portes s’ouvraient précipitamment. Un cavalier, à cette heure, dans ce raidillon impraticable, c’était une chose insolite, presque un scandale. Sous ses voiles traînants, une femme jaillit brusquement d’une couverture fauve. Elle agitait ses bras vers le cavalier qui grimpait la ruelle escarpée, sans retourner la tête. Puis, comme foudroyée par le soleil dévorateur de midi, elle s’évanouit dans le trou d’ombre d’où elle était sortie, et ce fut une lueur de pourpre, une flamme violette, qui balayait le sol, léchait la muraille et s’éteignait tout à coup. Des enfants dégringolèrent entre les murs de cuivre vermeil. Leurs petites tuniques orangées, lilas et vertes, s’allumèrent un instant, au milieu des cris aigus et des jets de pierres. L’instant d’après, ces couleurs ardentes s’étaient fondues dans la ruelle déserte et silencieuse. L’incandescence de la méridienne absorbait tout en une même pâleur éblouissante. Birzil, qui défaillait sous ce feu du ciel, rentra dans son abri de verdure, angoissée, se demandant ce que signifiait cette fuite soudaine du soldat…

Le jour suivant, à la même heure, alors que tout dormait dans le Village Rouge, elle vit surgir du même sentier, sur la rive opposée, un berger avec sa crosse, le haut du visage dissimulé par un pétase à larges ailes. Il s’assit au bord de l’oued sur une grosse pierre, et, prenant une flûte qui pendait à sa ceinture, il se mit à jouer en sourdine un air si primitif qu’il se distinguait à peine des modulations intermittentes des souffles dans les roseaux. Birzil, qui, à travers les branches du figuier, épiait tous ses mouvements, avança un peu sa tête au-dessus du petit mur en pisé. Il l’aperçut, rejeta son chapeau en arrière, et la jeune fille reconnut aussitôt le soldat de la veille. Le doigt sur la bouche, elle commanda encore une fois le silence, car elle tremblait que Nabira ou quelques esclaves de la maison ne fût aux écoutes. Alors le faux berger lança une pierre sur la terrasse, et, toujours avec la même promptitude, il s’éclipsa entre les rochers qui obstruaient le lit de la rivière. Une tablette était attachée à la pierre. Ce fut, pour Birzil, une opération très longue et très délicate que de la ramasser, puis de la lire, sans être vue par les gens du logis, ou par ceux du dehors. Elle sentait autour d’elle des yeux aux aguets et elle savait que, derrière tous les murs et dans tous les jardins, des hommes veillaient pour donner la chasse ou pour traquer les maraudeurs nomades. Enfin, elle put entrebâiller furtivement la tablette derrière un voile qu’elle avait suspendu au figuier, sous prétexte de s’abriter du soleil, et elle lut ces mots : « N’es-tu pas Birzil, la fille de Cécilius Natalis de Cirta ? Je viendrai demain chercher ta réponse. Aie bon courage ! »

Cette réponse, elle l’écrivit comme elle put, sur l’autre feuillet de la tablette, en se servant d’une aiguille qu’elle avait retirée de ses cheveux, — et, le lendemain, effectivement, le prétendu berger fut exact au rendez-vous. Ayant lu en toute hâte les mots tracés par Birzil, il lança une autre tablette qui contenait ce message : « Peux-tu être prête pour demain ? Je viendrai te chercher, avec une corde que tu enrouleras autour de l’arbre. Fais signe si cela est possible. » La jeune fille, appuyée des deux mains sur le rebord du petit mur, inclina la tête par trois fois, en manière d’assentiment, et le berger disparut de nouveau, comme un fantôme, dans l’étroit couloir de rochers qui conduisait au Calcéus…


Ainsi, son déguisement pastoral avait réussi à Victor : il s’applaudissait de sa ruse, d’autant plus que Cécilius en avait combattu le projet. Dès leur arrivée au Calcéus, après bien des débats irritants, l’option avait dû déclarer au père adoptif de Birzil :

« Je t’en prie, va nous attendre à Lambèse. Ta présence ici ne peut être ignorée. On sait que tu cherches ta fille capturée par les Maures. Les gens du Village Rouge l’ayant appris, la nouvelle peut en pénétrer jusque dans la maison de Sidifann, et la curiosité des femmes est vite éveillée !… »

Cécilius partit, sans même avoir l’assurance que Birzil se trouvait dans le gynécée amené de la Piscine par le voiturier Pastor. Victor ne le sut qu’après. Maintenant qu’il en était certain, le lieutenant se proposait de l’enlever sans bruit, pendant la sieste, en escaladant la terrasse, à l’aide d’une corde à nœuds. Pendant ce temps les Asturiens de sa cohorte, divisés par petits groupes, de manière à ne pas attirer l’attention, bloqueraient les entours du logis de Sidifann, les berges de l’oued et toutes les ouvertures de la palmeraie.

Birzil ne dormit pas cette nuit-là, tant elle était inquiète des réprimandes de la vieille Nabira qui l’avait gourmandée avec une rudesse inaccoutumée : « Que fais-tu si longtemps au jardin ? Ce n’est pas naturel. Et puis, c’est mauvais pour toi ! Tu rentres tout enfiévrée !… » Le lendemain, à l’heure dite, elle put heureusement profiter d’une minute où toutes les femmes s’émerveillaient devant les bijoux envoyés par Sidifann, pour se glisser sous les ombrages de la terrasse.

Elle se pencha vers le ravin. Victor était en bas, toujours travesti en berger et dissimulé par un laurier-rose qui trempait dans le lit de la rivière. Il lui semblait à une distance infinie. Pourtant, elle faillit être renversée par le paquet de cordes qu’il lui lança. Alors tout se déroula pour elle comme dans un rêve, avec cette rapidité et cette facilité étranges qui précipitent les événements dans les hallucinations nocturnes.

Suivant les prescriptions du soldat, elle noua la corde au tronc du figuier. Puis elle le vit monter le long de la dune, lutter pour franchir une passe difficile, une saillie du calcaire, où il s’écorcha les mains contre la roche. Enfin son visage émergea, il enjamba d’un bond le parapet de la terrasse. Birzil, fermant les yeux, se sentit saisir :

« Suspends-toi à mes épaules ! » lui souffla le soldat…

Et ce fut la descente vertigineuse, la perception angoissante du passage dangereux. Elle ne rouvrit les yeux qu’en touchant le sol, où elle trébucha et se laissa tomber. Victor était là devant elle, épuisé par l’horrible effort. Ses côtes palpitantes se soulevaient sous sa tunique de berger. Il regardait Birzil comme extasié. Elle, sentant que ses babouches avaient glissé, par un mouvement instinctif de pudeur, elle rentrait ses pieds nus sous sa robe, elle faisait le geste d’arranger ses cheveux.

« Ah ! demoiselle bénie ! dit Victor en s’agenouillant, combien j’ai eu de peine à te trouver !… »

Pour Birzil le rêve continuait. L’œil égaré, le regard lointain, on eût dit qu’elle cherchait à reconnaître ce beau jeune homme, qui se courbait vers elle avec un air d’adoration :

« Je t’attendais ! » dit-elle en poussant un grand soupir.

Et elle s’évanouit.



II

LA VIGNE ET LA MAISON

A Lambèse, les choses allaient si mal pour les chrétiens que Cécilius, plutôt que de s’y arrêter, avait préféré rentrer en toute hâte à Muguas.

Des serviteurs, laissés à l’Auberge de l’aigle et chargés de ce soin, lui ramèneraient Birzil, au cas où l’option Victor réussirait à la tirer des griffes de Sidifann. Dans l’état de désarroi moral où il se trouvait, il ne se sentait pas assez maître de lui-même pour assister froidement aux atrocités qui se perpétraient par ordre des autorités impériales. En effet, les interrogatoires des inculpés de Cirta se poursuivaient quotidiennement dans la prison du prætorium. Les chevalets de torture ne chômaient plus. Sur le parvis du temple d’Esculape, la multitude ameutée avait brûlé vifs un homme et une femme de Verecunda qui, en sortant de la prison où ils étaient allés visiter des consanguins, s’étaient répandus en malédictions et en anathèmes contre les dieux de l’Empire. Continuellement des collisions se produisaient dans les rues. On assommait à coups de matraque les « athées », les « sacrilèges, ennemis des très saints Empereurs », comme on appelait les chrétiens. Si Cécilius intervenait en faveur des frères, c’était se trahir immédiatement ; c’était la confession publique imposée par sa conscience. Car il savait bien qu’il irait jusque-là, et plus loin encore, ne fût-ce que pour rester fidèle à son serment baptismal. Avait-il le droit de compromettre la délivrance de Birzil, d’indisposer le légat contre elle, uniquement par point d’honneur ? Allait-il sacrifier cette enfant, qui d’ailleurs n’était pas chrétienne, à un mouvement d’indignation, ou aux obligations toutes personnelles qu’il lui plaisait de se prescrire ?… Et puis surtout il lui tardait de fuir le spectacle de ces ignominies, pour se donner uniquement à Birzil, si par fortune elle lui revenait. Il avait besoin de sa présence. Ce serait la solitude à deux. Après cette cruelle aventure, elle rentrerait assagie. On ferait le désert autour de soi. On s’enfermerait à Muguas, et là, loin des hommes ignobles et féroces, dans la sécurité de leur mutuelle tendresse, ils ignoreraient le reste du monde.

A peine arrivé, il dut se rendre à Cirta, afin de régler une affaire en suspens. Il tomba dans une ville non moins agitée que Lambèse. La veille, un nouvel édit contre les chrétiens venait d’être rendu public. Cette fois, Valérien avait jugé à propos de donner à son décret l’autorité d’un sénatus-consulte : la curie romaine, en corps, approuvait par un vote solennel ses mesures persécutrices. Cécilius, mêlé à la foule, put en lire le texte affiché sur le Forum. Il y était dit que les évêques et les prêtres, convaincus de christianisme, seraient incontinent mis à mort. Les personnages de l’ordre équestre et sénatorial, après avoir été dépouillés de leurs biens, se verraient déchus de leur rang et, si néanmoins ils persévéraient dans leur obstination, on les punirait, eux aussi, de la peine capitale… En déchiffrant ces lignes, Cécilius tressaillit, comme s’il y était visé personnellement. Sénateur, il pouvait être dénoncé d’un moment à l’autre. Déjà les délations se multipliaient. Les confiscations suivies de ventes forcées offraient un trop bel appât à la cupidité, et les vengeances particulières rencontraient là une trop facile occasion de s’assouvir ! Le maître du domaine de Muguas et d’une foule d’autres propriétés immenses se rappelait les paroles du légat que Julius Martialis lui avait rapportées à Lambèse, ce matin où ils devisaient ensemble sur la place du prétoire. Il était flamine perpétuel des Empereurs : on attendait de sa docilité et peut-être de sa gratitude, en échange de la protection officielle récemment accordée, qu’il remplît désormais les devoirs de sa charge et qu’il sacrifiât publiquement. Un piège était préparé contre lui. Cécilius résolut de s’y dérober, du moins tant que Birzil ne lui serait pas rendue. Il tâcherait de se sauver momentanément, afin de sauver la jeune fille. C’est pourquoi, dès qu’il fut rentré à Muguas, il envoya sa démission de flamine aux magistrats municipaux.

Il donnait pour prétexte le mauvais état de sa santé, qui, déjà très affaiblie auparavant, venait de recevoir un coup fatal par la perte de sa fille adoptive. L’avocat Marcus Martialis était chargé par lui de faire valoir ses raisons devant la Curie. Elles furent acceptées sans commentaires ni protestations d’aucune sorte, comme si l’assemblée obéissait à un mot d’ordre. Martialis le père fit même savoir à Cécilius qu’il était satisfait de sa détermination. Celui-ci devina tout de suite les motifs secrets de cet acquiescement : ses collègues voulaient ignorer qu’il était chrétien. Autrement, ç’aurait été compromettre le bon renom des magistrats de la république cirtéenne. Ceux qui étaient revêtus de la dignité sénatoriale, comme Roccius Félix, son seul ennemi, eussent jugé infamant pour leur caste d’y compter un membre suspect de sacrilège envers les dieux et de déloyauté à l’égard de Rome et des Augustes. Le Sénat n’était que trop décimé par les Empereurs : il ne fallait pas leur fournir de nouveaux arguments pour le frapper et pour achever de détruire son prestige aux yeux du peuple. En réalité, les collègues et les pairs de Cécilius, y compris ses ennemis, respectaient en lui le patricien, l’homme de leur classe et de leur municipe.

Le flamine démissionnaire s’avisa aussitôt de mettre à profit ces dispositions conciliantes. Comme il lui semblait impossible d’échapper indéfiniment à la délation, il n’attendrait pas que ses biens fussent confisqués. Il les vendrait sous main, et, dès que ces opérations seraient terminées, il partirait avec Birzil pour l’Égypte, de préférence pour Alexandrie, où les juifs et les chrétiens, étant en majorité, vivaient dans une tranquillité relative… Il s’attachait d’autant plus à ce projet que, les jours suivants, une recrudescence de massacres ensanglanta la ville. Comme à Lambèse, des bûchers flambèrent au Capitole, et il y eut de nombreuses lapidations dans la banlieue et dans les campagnes environnantes. Par surcroît, des rumeurs alarmantes arrivaient des autres régions de la Numidie et de la Proconsulaire. Sans cesse des convois de chrétiens condamnés aux mines encombraient les routes. En revanche, on ne savait plus rien de l’évêque de Carthage. Un silence de mauvais augure s’était fait autour de Cyprien depuis son exil à Curube. Le proconsul l’y avait-il volontairement oublié ?… Cécilius, sans nouvelles de lui depuis longtemps, redoutait les pires conjonctures.


Sur ces entrefaites, Birzil, après un court repos au Calcéus, arriva de Lambèse à l’improviste.

La déception fut dure pour celui qui n’osait plus guère espérer ce retour et qui, dès le seuil, la serra dans ses bras avec un élan de toute son âme. Malgré la reconnaissance et le repentir qu’elle affectait d’étaler, il sentit aussitôt que le cœur de la jeune fille ne répondait pas au sien. Plus que jamais elle était fermée, défiante, prête à la défensive. Elle paraissait d’ailleurs pressée d’échapper à la présence de Cécilius. Elle se déclarait épuisée par les émotions de sa captivité et par les fatigues du voyage. Elle suppliait qu’on la laissât seule. De fait, elle avait l’air accablé et languissant. Mais sa belle vigueur de jeunesse prit bientôt le dessus. Le surlendemain elle était debout.

Néanmoins, elle se montrait toujours inquiète, agitée, d’une irritabilité presque maladive. Cécilius s’apercevait bien qu’elle continuait à être gênée, surtout qu’elle manquait de franchise avec lui. Et pourtant une joie irrésistible émanait de sa personne, de sa démarche, de ses moindres mouvements. Sa taille menue et gracile, qui la faisait ressembler à une statuette d’ivoire, semblait grandie, ses joues étaient plus colorées, ses yeux plus brillants. Ses jolis cheveux châtains flamboyaient dans une sorte d’irradiation, et tout son visage mutin, au nez un peu court, avait pris une beauté harmonieuse et pleine qui la transfigurait. Visiblement, elle débordait d’un bonheur mystérieux qu’elle s’efforçait de taire. Ses esclaves l’avaient remarqué tout de suite. Cécilius lui-même s’efforçait d’interpréter ces indices dans le sens le plus favorable. On aurait dit qu’avec Birzil l’allégresse allait enfin rentrer dans le vieux logis de Muguas. C’est du moins ce que répétaient Julius Martialis et son fils qui, contrairement à leurs habitudes, s’étaient installés dans leur maison des champs et qui recommençaient à visiter Cécilius, en voisins. Tous les jours, Marcus, affichant un extrême intérêt pour la santé de la jeune fille, venait s’informer d’elle. Mais celle-ci ne témoignait aucune inclination pour ce grand jeune homme maigre, au visage de prêtre, au dos déjà un peu voûté, comme courbé sous le poids des affaires. Elle le jugeait même un peu ridicule.

Un matin, en s’éveillant, elle trouva des couronnes de roses suspendues à la porte et aux fenêtres de sa chambre. C’était un hommage significatif de Marcus Martialis.

Birzil, offensée des fleurs indiscrètes, en conçut d’abord un grand courroux. Mais elle dissimula son dépit et son ressentiment. Puis, quand elle se fut entraînée, qu’elle se crut assez forte pour la lutte, capable d’affronter une colère virile, elle envoya une de ses femmes demander pour elle un entretien à Cécilius.

Celui-ci la reçut, comme d’habitude, dans la bibliothèque. C’était le soir. Les derniers rayons du crépuscule éclairaient doucement la corniche de la haute salle voûtée en berceau et faisaient reluire dans la pénombre les volets dorés des armoires ouvertes, qui montraient sur leurs rayons les plats incrustés d’émaux des reliures précieuses. Le maître occupait un lourd escabeau aux applications de bronze. Un pupitre posé en travers de ses genoux, il écrivait une lettre sur une feuille de parchemin. A ses côtés, dans des coffrets en bois de cèdre, gisait tout un amoncellement de volumes sortis de leurs gaines de soie rouge et dont les ombilics étaient peints de couleurs éclatantes.

Cécilius, attirant à lui la jeune fille, l’embrassa avec effusion. Mais elle s’arracha à son étreinte, refusa de s’asseoir sur le siège qu’il lui désignait, et, la gorge palpitante, soulevée par une émotion dont tout son corps tremblait, elle éclata immédiatement en paroles violentes et saccadées :

« Je dois t’avertir ! dit-elle… Déjà Thadir m’avait révélé quelque chose de tes projets sur moi… Mais jamais le fils de ton voisin, ce Marcus, ne s’était permis de me manifester ses sentiments. Il vient de le faire, sans doute de connivence avec toi… Eh bien ! sache-le, car je te le dis une fois pour toutes : je n’aurai d’autre époux que Fabius Victor, l’option de la IIIe Auguste… celui qui m’a délivrée !… »

Victor ! À ce nom, Cécilius sursauta. C’était si loin de sa pensée ! Que ce soldat sorti des derniers rangs de la plèbe pût un jour pénétrer dans sa famille, une telle idée ne lui serait jamais venue. Il avait déjà oublié le jeune lieutenant, qui, pour lui, était une tête perdue dans la foule. Il se leva précipitamment et, prenant entre ses mains celles de Birzil, avec douceur, comme on fait à une malade :

« Ma pauvre enfant, ton esprit divague encore ! Tu n’es pas remise de tes fatigues et de tes émotions !… » Et, haussant les épaules :

« Épouser Victor !…

– Pourquoi pas ? répliqua Birzil, la lèvre frémissante… Nous sommes déjà fiancés !

– Tu veux rire ?… Toi fiancée au fils d’un centurion ! »

Elle le regarda bien en face et, avec une nuance sarcastique dans la voix :

« C’est un chrétien, ce fils de centurion !… Je m’étonne que toi, qui l’es aussi, tu parles si dédaigneusement de tes frères !… Et puis qu’importe ! Il est beau, brave, il deviendra tribun, général d’armée ! Il peut même, comme un autre, prétendre à la pourpre. Aujourd’hui, tout soldat est un candidat à l’Empire… Mais à quoi bon tant de discours, puisque je l’aime ?… »

Il ne comprit qu’une chose, c’est qu’elle voulait partir, le quitter au plus vite… Elle rentrait à peine et déjà elle était excédée de vivre auprès de lui. Cette instinctive et inconsciente aversion, qu’il avait devinée si souvent, lui brisait le cœur. En même temps, il s’indignait de l’ingratitude de Birzil. La colère finit par l’emporter. Il lui dit rudement :

« Et si je m’y oppose ?

– Certes, tu le peux ! Tu m’as adoptée sans me demander mon avis. La loi me livre à ta merci. Mais, s’il le faut te le répéter, je n’épouserai personne, ou ce sera celui-là !

– Et si je te déshérite ?…

– Les biens de mes parents me suffiront ! dit-elle avec fierté : je n’ai pas besoin de tes aumônes.

– Malheureuse ! Tu es ruinée !…

– Soit ! Je serai pauvre comme lui ! Nous serons deux pour porter notre pauvreté ! Moi je n’en ai pas peur !

De nouveau, elle le défiait du regard. Cécilius la considérait douloureusement :

« Lélia, dit-il, je t’en supplie : ne me parle pas ainsi ! Si tu savais quelle peine tu me causes !

– Mais enfin, quel droit as-tu sur moi ? Peux-tu bien invoquer les lois romaines, toi qui les foules aux pieds comme chrétien ?… Et puis, il faut que je te le dise : je suis lasse de la sujétion où tu me tiens. Sans cesse, je te rencontre dressé sur mon chemin pour contrarier mes désirs, pour m’imposer une règle qui n’est pas la mienne, une protection dont je ne veux pas…

Et, se souvenant tout à coup des insinuations de Thadir, elle ajouta durement, afin qu’il y eût entre eux quelque chose d’irréparable :

« Oui !… pour m’imposer une affection, dont j’ai à rougir peut-être !… »

Cécilius, à ces mots, jeta un cri comme un homme blessé à mort :

« Ah !… Lélia, mon enfant, qu’as-tu osé dire ! »

Il la considérait avec des yeux pleins d’une douceur étrange. Mais elle se tenait devant lui, la tête haute, l’air révolté, inflexible dans son obstination, décidée à en finir, à conquérir enfin sa liberté. Sans se laisser attendrir, comme pour le pousser à bout, elle reprit agressivement :

« Encore une fois, qui es-tu pour vouloir me contraindre ? »

Ses prunelles étincelaient. Elles exprimaient une telle détermination et une telle force de résistance, une volonté tellement implacable, que Cécilius eut la sensation d’un mur élevé entre elle et lui. Ce regard effrayant de la jeune fille l’avait frappé plus que ses paroles. Il fallut qu’elle répétât, avec une intonation insultante :

« Mais qui es-tu donc ?

– Qui je suis ?… »

Il se redressa de toute sa hauteur, et, avec une majesté qu’elle ne lui connaissait pas, il prononça lentement : « Je suis ton père !…

– Mon père !… »

Comme foudroyée par cette déclaration, Birzil se refusait à comprendre. Elle balbutiait :

« Toi, toi ?… mon père ?…

Un sanglot jaillit de sa poitrine. Elle s’abattit sur un amas de coussins qui encombrait le lit de repos.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Soudain, elle se leva, rabattit son voile sur son visage et, sans dire un mot, sans retourner la tête, plus étrangère, plus lointaine que jamais, elle s’avança lentement vers la porte. La tenture retomba sur elle et elle disparut, dans ses longs vêtements blancs, comme une morte, comme un fantôme derrière la pierre d’un sépulcre.


Épuisé par la violence de cette scène, Cécilius s’était jeté sur l’escabeau, où tout à l’heure, choisissant ses expressions, il rédigeait une lettre à Macrinius Decianus, légat de Numidie, pour le remercier de lui avoir rendu Birzil. Ses yeux vagues tournés vers les larges baies des fenêtres ne voyaient pas le couchant si calme, qui achevait de descendre sur les montagnes de Cirta. Des vapeurs violettes s’élevaient de la campagne pierreuse comme un lit de molles nuées pour le sommeil de la terre. Il ne voyait rien, il ne percevait rien du dehors. Il restait écrasé de stupeur devant le fait accompli. Ainsi, le secret qu’il avait su taire pendant tant d’années lui avait échappé malgré lui ! Ce secret qu’il partageait avec la seule Thadir, dont il tremblait sans cesse d’apprendre la divulgation, il avait espéré pouvoir le sauvegarder jusqu’au bout. Il avait bâillonné son amour, afin que rien ne ternît pour la jeune fille la mémoire adorée de sa mère. En vain, il s’était infligé ce long supplice… ou plutôt ce long mensonge ! Il se jugeait maintenant comme Birzil : les mêmes mots lui venaient à l’esprit. Mais tout ne valait-il pas mieux que cette odieuse équivoque ? A présent qu’elle s’était dissipée, son attitude allait devenir plus nette et plus franche. Jusqu’ici, il se sentait timide devant sa fille et devant Thadir. Il avait redouté les questions indiscrètes de l’enfant, les trahisons ou les réticences empoisonnées de l’esclave. Il la recherchait et la fuyait tout ensemble, craignant de se livrer trop à sa tendresse. Il avait eu peur surtout du trouble et de la faiblesse de son propre cœur. Birzil ressemblait tellement à Lélia Juliana !

Oui, tout valait mieux que cette situation fausse ! Désormais, il savait à quoi s’en tenir sur les sentiments de la rebelle. Et il la revoyait, comme tout à l’heure, les yeux fulgurants, dressée contre lui, manifestant, jusqu’à la plus douloureuse évidence, la contrariété irréductible de leurs deux natures. Cela était sans remède. Cette enfant de sa chair et de son sang lui refusait son cœur. Sûrement elle le méprisait. Peut-être même qu’elle le haïssait !… Les ombres nocturnes avaient éteint les fresques des voûtes, les marbres des pavements et des murailles. Cécilius sombrait dans un abandon mortel, dans une détresse désespérée. Il faisait nuit noire. Il songeait, immobile au milieu des ténèbres… C’était sa faute ! Il était puni par sa propre enfant ! Les chrétiens avaient raison : tout se paie en ce monde ou en l’autre ! En trompant son ami et son hôte, il n’avait su ni se créer un foyer, ni donner à son cœur la pâture dont il était avide, ni seulement être un père. Son enfant se détournait de lui ! Il n’avait même pas pu l’élever comme il aurait dû et comme il aurait voulu !… Mais justement parce qu’il avait été coupable, des réparations s’imposaient à lui. Il ne pouvait pas se désintéresser de l’ingrate. Devant Dieu, il répondrait d’elle. Il devrait la protéger contre elle-même, contre ses caprices, ses entraînements d’imagination. Autrefois, elle s’était passionnée pour une foule de chimères. Elle avait eu les engouements les plus bizarres et les plus inexplicables. Bientôt, sans doute, elle serait dégoûtée de ce soldat, qui ne devait son prestige qu’aux circonstances romanesques où il l’avait rencontrée !… Pourtant ce Victor était un chrétien, un ami, un protégé de Cyprien ! Qui sait comment l’évêque envisagerait cette union ?…

Le jour suivant, au réveil, une esclave de Birzil lui remit un billet ainsi conçu : « Quand tu liras ces mots, je serai chez Julius Proculus, de Buduxi. Prévoyant ton opposition, je me suis entendue avec lui, avant de rentrer à Muguas. Je ne te reverrai jamais. Il est inutile de me faire chercher : je ne reviendrai pas. »

La tragédie de la veille avait tellement tendu et froissé toutes les fibres aimantes de Cécilius que cette catastrophe le trouva presque insensible. Il n’avait pas le courage d’ordonner qu’on poursuivît la fugitive. A quoi bon d’ailleurs ? Ce serait causer un scandale inutile, tout en risquant d’indisposer Proculus. Car il connaissait de longue date les résistances indomptables de la jeune fille. Il la savait capable de se tuer plutôt que de se laisser ramener au logis paternel. Sans nul doute les conseils indulgents de Proculus, homme d’âge et d’expérience, qui, en outre, était son ami, obtiendraient d’elle beaucoup plus que la contrainte et la sévérité. Si, malgré tout, elle persévérait dans ce projet de mariage, alors il ferait agir Cyprien auprès de Victor. Ou plutôt, c’est l’évêque qui déciderait. Il était possible, en effet, qu’il approuvât les intentions de Birzil. Mais il fallait l’avertir au plus vite, se confesser à lui en toute sincérité d’âme. En lui cachant sa liaison avec Lélia Juliana, il avait continué à lui laisser croire que Birzil était seulement sa fille adoptive. Il avait hâte de rejeter ce fardeau d’ambiguïtés et de mensonges. Quand il se serait soulagé de ces aveux, peut-être qu’il goûterait un peu d’apaisement et de sérénité.

Cécilius méditait les termes de cette difficile confidence, lorsqu’il reçut de Cyprien lui-même un message secret, apporté en toute diligence par un serviteur de l’évêque. Celui-ci lui disait : « Je sais que je suis condamné. Le proconsul, qui est actuellement à Utique, a donné l’ordre de m’y amener, dans l’intention de me faire mettre à mort. Mais je me suis échappé clandestinement de Curube, pour venir me cacher dans ma villa des Jardins. Je me livrerai dès que je le jugerai convenable, c’est-à-dire lorsque le proconsul sera de retour à Carthage. Car un évêque doit mourir dans sa ville épiscopale. Frère bien-aimé, voici l’heure pour nous de rendre témoignage au Christ. Je sais que tu ne failliras pas. C’est pourquoi je te quitte sans tristesse. J’ai la certitude que je te reverrai bientôt. Je suis ton avant-coureur. Je vais t’annoncer, dire qu’on te réserve la place au banquet de l’Époux… »

La lettre était tombée des mains de Cécilius : « Je pars, se dit-il immédiatement. Je cours le rejoindre à Carthage. Je ne puis pas le laisser mourir sans lui avoir donné l’adieu suprême !… » Un grand attendrissement l’envahissait à la pensée de cette séparation si proche. Puis une colère le souleva. Eh quoi ! Ils avaient osé toucher à un tel homme ! Cette haute et ferme intelligence, cette activité infatigable et bienfaisante, ils allaient détruire tout cela, ils allaient trancher cette noble vie ! Malgré la fureur des passions déchaînées et l’appétit du martyre si souvent manifesté par le saint, il ne croyait pas que cette ignominie fût possible. Il pensait que le pouvoir reculerait devant un tel scandale, comme les décurions de Cirta et le légat lui-même avaient éludé toute poursuite contre lui. Mais l’Empire et les ennemis du Christ se rendaient odieux à plaisir ! Des crimes étaient commis journellement par eux. Cyprien, en terminant sa lettre, apprenait à son ami que, dans cette ville d’Utique, où le proconsul le citait, trois cents chrétiens venaient de périr d’un affreux supplice. On les avait mis en demeure de sacrifier aux dieux, ou de se précipiter dans des fosses remplies de chaux vive. La plupart de ces martyrs, qu’on appelait déjà « la Masse blanche », avaient préféré à l’apostasie cette mort atroce.

Comme si le châtiment céleste voulait frapper tout de suite les coupables, des nouvelles terrifiantes se propageaient. Jacques, le diacre de Cirta, que Cécilius, depuis le commencement de la persécution, hospitalisait à Muguas, lui avait communiqué des dépêches adressées aux églises africaines par les églises d’Asie. Celles-ci conjuraient les frères de leur envoyer des secours en argent et en vivres, car les Perses, après avoir envahi la Syrie, venaient de saccager Antioche, où ils avaient fait un grand carnage. Partout les armées se révoltaient contre les Empereurs de Rome, des tyrans militaires s’affublaient de la pourpre et, à la tête de bandes indisciplinées et pillardes, traversaient les provinces qu’ils mettaient à feu et à sang… « L’Afrique, pensait Cécilius, pouvait craindre le retour des dévastations qu’elle avait subies autrefois sous Maximin le Thrace. En regard de ces calamités qui semblaient à la veille de bouleverser tout le monde romain, que pesaient des tribulations et même des drames domestiques ? Que Birzil épousât ou non le légionnaire Victor, cela n’avait qu’une médiocre importance, alors qu’il s’agissait des destinées de l’Église tout entière, peut-être du salut de l’Empire et du monde !… »

Le père meurtri et désabusé se livrait à ces réflexions chagrines. Et pourtant il se disait : « Birzil est ma fille. Au moment où je cours vers je ne sais quel destin, je dois pourvoir à sa sûreté et à son avenir. Ce qui est arrivé à Cyprien peut m’arriver demain, tout à l’heure même. Il ne faut pas tarder ! » Il voulait, dès le soir, se mettre en route pour Carthage. Il partirait la nuit, afin que son absence fût, autant que possible, ignorée de son entourage. Trophime, son écuyer, qui avait sa confiance, s’occupa des préparatifs du départ, tandis que lui-même prenait ses dispositions pour Birzil. Il écrivit à Julius Proculus qu’un voyage impossible à différer l’obligeait de quitter Muguas pour quelque temps. Que celui-ci, jusqu’à son retour, voulût bien garder la jeune fille : il l’en suppliait. La question de mariage qui avait causé leur brouille momentanée, — il l’espérait du moins, — recevrait prochainement sa solution. Il se proposait justement de consulter à ce sujet un ami sûr et dévoué. Mais comme, à la veille d’un long voyage, il fallait tout prévoir, il avertissait Proculus qu’il laissait la totalité de sa fortune à Birzil et qu’en cas de confiscation, il resterait à celle-ci trois petites fermes, héritage de sa mère, et une somme de cinq cent mille sesterces confiée par lui à Marcus Martialis… Il régla encore quelques autres affaires, prescrivit quelques paiements, distribua des cadeaux à de vieux serviteurs, des gratifications à des esclaves dont il était satisfait. Quand tout fut en ordre, il erra mélancoliquement, jusqu’à la nuit tombante, à travers les appartements et les jardins de sa villa.

Il avait le pressentiment qu’il ne reverrait plus cette chère solitude où, après l’âge des grandes passions, il avait vécu dans un recueillement qui ressemblait presque à du bonheur. Il rangea ses livres, déroula ses volumes préférés, son Virgile, son Évangéliaire, et il arrêta les index sur les passages qu’il aimait à relire et à méditer. Puis il sortit, contempla longuement la maison, comme s’il voulait en graver l’image dans son souvenir. C’était une spacieuse bâtisse à l’italienne que son trisaïeul avait fait construire après un séjour dans le Latium. Très simple, sans aucun ornement extérieur, elle ne se signalait aux regards que par une loggia en arcades qui couronnait tout le premier étage. A chaque angle, des tourelles carrées dressaient leurs toits pointus hantés des colombes. Au centre de la terrasse qui dominait la loggia, un belvédère coiffé d’une espèce de coupole couronnait l’édifice. Toute la vie de Cécilius tenait dans cet antique logis, que son père n’avait jamais cessé d’habiter, même après la construction de la fastueuse villa des Thermes. Il se souvenait : sa mère avait une préférence pour cet appartement à gauche de la tourelle, et dont les fenêtres s’ouvraient sur la loggia. Il y avait joué avec une sœur morte prématurément, et, du haut du belvédère, sous la coupole chauffée par le soleil africain, ses yeux puérils avaient découvert le monde immense…

Il fit le tour du xyste, où les hautes tiges des lis et des héliotropes brûlés par les chaleurs estivales achevaient de se dessécher. Des colonnades de buis se déployaient autour d’une rotonde où, sous une pluie de gouttelettes, crépitait un jet d’eau. Çà et là, des kiosques d’osier tapissés de roses grimpantes érigeaient leur bizarre silhouette cornue et recourbée. Cécilius avait une faiblesse pour la bonhomie naïve et compliquée de cette décoration rustique. Il traversa ces architectures végétales, descendit les marches de la terrasse. Au bas du mur de soutènement, il y avait une vigne très ancienne, mais encore vigoureuse, qui remontait à l’époque du trisaïeul, le fondateur de Muguas. Une inscription encastrée dans le mur et peinte au minium attestait que ce pied de vigne, rapporté d’outre-mer par l’ancêtre, était un rejeton des vignobles illustres de Cécube. Caïus Cécilius Natalis l’avait planté de ses mains et lui-même en avait fait la dédicace le Xe jour des Calendes d’avril, sous le consulat de Nerva et de Trajan, ad fausti eventus memoriam. Le descendant s’approcha du cep avec respect, toucha les pampres, qui, en cette saison, étaient d’un rouge de sang ; et il descendit plus bas encore vers les jardins potagers et les bâtiments de la ferme, les granges, les celliers, les écuries, les huileries. On construisait, en ce moment, un pressoir et un cellier neufs. Perchés sur des troncs de peupliers, des scieurs de long manœuvraient leur scie grinçante ; une escouade de charpentiers groupés deux par deux transportaient une poutre avec des cordes. L’aide-maçon versait de l’eau dans l’auge à mortier. Toute une activité joyeuse emplissait ce coin paisible de la villa. Et Cécilius se demandait avec une invincible appréhension :

« Pour qui sont-ils en train de bâtir ? Qui sera l’héritier de tout cela ?… » Il songeait aussi aux bouleversements annoncés, à l’approche des Barbares, aux pillages, aux incendies, aux destructions sauvages et stupides. Après la longue paix dont on avait joui, il faudrait donc connaître encore l’imbécile et sanglante folie de la guerre. Les hommes, un instant adoucis par l’habitude de la sécurité, allaient redevenir rudes et féroces ! Mieux valait s’en aller tout de suite que d’assister à ces horreurs !…

Le crépuscule enveloppait de vapeurs ténues les cyprès et les colonnades des jardins. Étreint d’une angoisse grandissante, Cécilius se réfugia dans la bibliothèque et là, accoudé sur l’escabeau de bronze où il avait coutume de lire, il embrassa encore une fois du regard le spectacle familier du vieux domaine. Comme toutes ces choses tenaient profondément à son âme ! Est-ce que la vie serait possible sans elles ? Tel bouquet d’arbres, telle molle inflexion des collines, telle dentelure des montagnes éveillaient dans son esprit mille résonances imprécises. De quel monde innommé et splendide ces formes lui parlaient-elles ? de quoi étaient-elles les signes ?… Et ces symboles amis lui rappelaient certaines heures enivrées de sa jeunesse, certaines exaltations extraordinaires, dont sa mémoire n’avait retenu qu’un reflet éblouissant : un soir à Rome, sur la voie Flaminienne, près d’un monticule ombragé de pins en parasols, d’où l’on découvrait le Tibre et le mausolée d’Hadrien, — un autre soir, à Sunium, sur les degrés du temple de Neptune ; — un matin de lumière rose, plein de vols de tourterelles, dans l’île d’Éléphantine, au bruit sonore des cataractes ; — mais surtout un matin de Carthage, une promenade, à la pointe de l’aube, qu’il avait faite avec Cyprien, lorsque tous deux étaient encore étudiants, hors des faubourgs, du côté de la nécropole et de la grande lagune. Au détour de la route, derrière un rocher, la pleine mer s’était tout à coup déroulée à leurs yeux. On ne voyait plus que le ciel et l’eau, d’immenses étendues radieuses, un infini paysage de cristal et d’azur. Ils marchaient, l’un à côté de l’autre, sans se rien dire, mais il leur avait semblé alors que toute la gloire du monde venait à eux, comme un tapis triomphal déployé sous leurs pieds…

Ah ! que la terre était belle ! Comme c’était délicieux et comme cela faisait mal de se pencher vers ses splendeurs toujours trop brèves, toujours décevantes et qui pourtant renaissaient sans cesse en une inextinguible illusion ! Est-ce qu’il pourrait jamais s’en arracher ? S’en arracher, pour quoi, pour quelle vertu, effrayante, pour s’en aller vers quelle région sublime et glaciale, où l’on est si seul, où l’on a si froid ?…

La tête entre les mains, Cécilius sanglotait doucement. La nuit était tout à fait venue.



III

CYPRIEN AU CHAMP DE SEXTIUS

Aiguillonné par la crainte de ne plus trouver Cyprien vivant, Cécilius, forçant les étapes, avait parcouru en quatre jours et une nuit le trajet de Cirta à Carthage. Trophime l’accompagnait. Ils étaient partis à cheval pour aller plus vite. Les esclaves, envoyés en avant par l’écuyer, les attendaient, avec des montures fraîches, aux relais importants du parcours.

Il était environ la neuvième heure lorsqu’ils arrivèrent en vue de l’aqueduc monumental qui amenait l’eau du Zaghouan jusqu’à la péninsule carthaginoise. À cette époque de l’année, vers les ides de septembre, le soleil commence tôt à décliner. Afin de profiter du jour finissant, car on risquait de s’égarer dans le dédale des petits chemins qui sillonnaient la banlieue, Cécilius décida qu’on éviterait d’entrer en ville. Par une traverse qui rejoignait la route d’Utique, on irait directement à la villa des Jardins où Cyprien devait se trouver encore.

Ils eurent beaucoup de peine à la découvrir, le quartier ayant été complètement bouleversé depuis le temps que Cécilius n’était revenu à Carthage. Comme ils appréhendaient les pires événements, ils ne furent pas trop étonnés lorsqu’ils constatèrent que la maison et les alentours étaient gardés militairement. En vain les voyageurs essayèrent-ils d’interroger les soldats de police qui discrètement faisaient le guet autour du jardin, ceux-ci se retranchant derrière leur consigne refusaient de répondre. Finalement Trophime, ayant avisé dans un enclos, à quelque distance de la route, un vieux jardinier qui chargeait des légumes sur son âne, réussit à en obtenir quelques renseignements : « On venait d’arrêter à l’instant même Thascius Cyprien, l’évêque des chrétiens. Cela s’était passé sans bruit. Dans ces parages peu fréquentés, personne ne s’en était douté. Pourtant lui, le vieux, il avait aperçu quelques soldats embusqués mystérieusement autour de la villa. Puis deux officiers proconsulaires arrivés en voiture couverte étaient descendus devant le portail. Quelques instants plus tard, ils repartaient en compagnie de l’évêque. Ils l’avaient fait asseoir dans la voiture entre eux deux, sans lui mettre les menottes, et même ils lui témoignaient beaucoup de respect. D’après ce qu’il avait cru comprendre en écoutant les propos des soldats, les officiers étaient venus surprendre Cyprien dans sa maison pour le conduire de là au prétoire, où il serait jugé par le clarissime seigneur Galerius Maximus, proconsul d’Afrique. Tout cela s’était accompli avec une extrême célérité et si peu de tapage, que les serviteurs eux-mêmes n’avaient soupçonné le guet-apens qu’après le départ de leur maître. Immédiatement, la voiture s’était dirigée du côté de Mégara… »

Cécilius, d’abord, ne fit pas attention aux dernières paroles du jardinier. Il ne comprit que ceci, c’est que le proconsul, redoutant le scandale d’une telle arrestation, et, néanmoins soucieux d’exécuter les prescriptions du rescrit impérial, s’efforçait d’étouffer cette affaire. Peut-être avait-il peur de provoquer des émeutes, Cyprien étant très populaire même parmi les païens. Et puis enfin, il était une des illustrations de la ville. Galerius devait savoir par expérience combien les Africains sont ombrageux et qu’on ne touche pas impunément à leurs gloires municipales. Sans doute, il voulait essayer de la persuasion, sauver Cyprien, grâce à une équivoque tacitement consentie de part et d’autre, afin d’ôter tout prétexte aux manifestations. Ou bien, si l’évêque s’obstinait dans son refus de sacrifier, il tenterait d’escamoter la procédure comme l’exécution : il le ferait mettre à mort clandestinement… Et c’est sans doute pourquoi la voiture avait pris le chemin de Mégara : ce grand circuit par les quartiers suburbains ne tendait qu’à dépister les conjectures des fidèles. On introduirait Cyprien dans Carthage en suivant des voies détournées. Ce qu’il y avait de sûr, en tout cas, c’est qu’en ce moment même, l’évêque était conduit sous escorte au prétoire. C’était donc au palais proconsulaire qu’il fallait courir au plus vite !

Par la grande voie des Mappales, il s’achemina au galop vers l’Acropole de Byrsa, que couronnait la masse imposante du palais. Trophime suivait toujours à distance. En passant devant l’amphithéâtre, il constata aux abords de l’énorme édifice une animation insolite. Sous les arcades se pressait une foule oisive et parée comme pour un jour de solennité religieuse… Est-ce que l’on y donnait des jeux ? Cécilius trembla en se rappelant le cri furieux, si souvent poussé sur ces gradins par la populace de Carthage : « Cyprien aux lions !… » Mais, tout à coup, il se souvint que c’était la fête des Vendanges. Et alors, les intentions du proconsul lui apparurent de plus en plus claires. C’est à dessein que Galerius Maximus avait choisi ce jour-là pour l’arrestation de l’évêque : l’incident serait noyé dans le tumulte des réjouissances. En effet, ces bacchanales de septembre étaient une des fêtes les plus chères aux Carthaginois. Elles mêlaient aux citadins les gens de la campagne. Bruyantes et désordonnées, elles dégénéraient tout de suite en orgie. A mesure que Cécilius avançait vers Byrsa, la foule en liesse devenait plus compacte. A Byrsa même, sur la place entourée de portiques, qui précédait le temple d’Esculape, il y avait un tel concours de peuple que les deux cavaliers durent mettre pied à terre. Difficilement, ils se frayèrent un passage jusqu’au palais proconsulaire qui formait un des côtés du parvis. Tout le long de la façade, les galeries couvertes étaient encombrées de curieux, massés là pour voir le défilé de la procession et la mascarade des vendanges.

Une sentinelle du palais apprit à Cécilius que le proconsul était absent. Indisposé, il se trouvait à sa maison de campagne, au bord de la mer, de l’autre côté de Mégara, dans le quartier qu’on appelait le Champ de Sextius. A cette nouvelle, une atroce angoisse étreignit le voyageur. Il vit nettement Cyprien agenouillé dans la poussière du Champ de Sextius pour recevoir le coup de la mort. Ainsi tout confirmait ses présomptions tragiques : tandis que le peuple s’amusait, Galerius, à petit bruit, sur quelque place déserte de la banlieue, dans quelque recoin obscur de sa villa, faisait trancher la tête à Cyprien !… Éperdu, talonné par une hâte fébrile, il sauta précipitamment sur son cheval, tenta de franchir le cordon de troupes qui maintenait la cohue des spectateurs, pour se lancer sur la route de Mégara. Des badauds bousculés l’injurièrent. Un dizenier lui intima l’ordre de s’arrêter. Force lui fut de s’immobiliser au milieu de la foule. Un supplice intolérable commença pour lui. Cerné par ces flots humains qui, de toutes parts, l’empêchaient de fuir, il dut assister jusqu’au bout, et sans perdre le plus petit détail du spectacle, à cette mascarade orgiastique, à cette fête du Vin, qui déchaînait sur Carthage un véritable vent de folie et qui, pendant près d’une semaine, plongeait la ville dans une ivresse interminable et crapuleuse.

Soudain, la mélodie aigrelette des flûtes déchira l’air, les grondements sourds des tambourins se répercutèrent sous les portiques. Toutes les têtes se tournèrent vers l’escalier monumental qui, au bout du parvis, descendait sur la rue de la Santé et faisait communiquer Byrsa avec les bas quartiers de la ville. Des clameurs de soulagement s’élevèrent après cette longue attente, puis des cris aigus, des rires, des huées. Derrière les musiciens, énorme, gesticulant et bariolé, se déroulait tout un cortège de figures grotesques et monstrueuses : des silènes aux têtes démesurées, aussi volumineuses que le reste du corps et dont les chevelures et les barbes pendantes traînaient jusqu’à terre ; des hommes-poissons avec des nageoires, des mufles et des gueules de bête marine ; des nains portant collés sur leurs visages des masques de plâtre d’une laideur horrifiante, aux narines épatées et aux lèvres épaisses comme celles des nègres ; d’autres ayant des anneaux passés dans leurs oreilles trop larges, dans leurs gros nez renflés en tubercules, le rictus de travers, la peau du front et des joues zébrées par des tatouages, des balafres et des entailles saignantes ; — des Sciopodes, espèce de pygmées qui sautaient sur une jambe et qui, redressant l’autre terminée par un pied hyperbolique, affectaient de s’en servir comme d’une ombrelle. Puis venait, en une folle bigarrure de costumes, la mêlée hurlante et grouillante des gens qui s’étaient travestis à l’occasion de la fête, ceux-ci uniquement par plaisir, ceux-là pour s’acquitter d’un vœu fait à Bacchus.

Il y avait des soldats avec la casaque et le baudrier, des chasseurs l’épieu à la main, le poignard passé dans la ceinture, prenant des airs farouches et cambrant leur taille sous la chlamyde courte. D’autres s’étaient déguisés en femmes, en gladiateurs, en magistrats. Ils s’avançaient précédés par les faisceaux, la mine avantageuse et se carrant sous leurs laticlaves à bordure de pourpre. Les mollets serrés dans des cnémides de cuir ou de métal, ils brandissaient des épées ou des boucliers ronds, en faisant rouler leurs biceps, comme les rétiaires ou les mirmillons de l’amphithéâtre, ou bien chaussés de brodequins dorés, en robe de soie lâche et ramagée de couleurs vives, la poitrine couverte de bijoux, la tête surchargée de tout un échafaudage de cheveux postiches, l’éventail à la main, ils affectaient la démarche onduleuse et molle des courtisanes, ou ils minaudaient comme les dames élégantes. Pêle-mêle des paysans les suivaient, des oiseleurs tenant des filets et des roseaux enduits de glu, des pêcheurs en chapeau de paille, avec leurs lignes, leurs panetières et leurs hameçons. La foule applaudissait les déguisements qui lui semblaient les plus ingénieux. En revanche, elle conspuait ou criblait de ses railleries les costumes déplaisants, les silhouettes impopulaires. Des quolibets, puis des injures, des cris menaçants accueillirent des individus qui marchaient pieds nus dans des sandales grossières et qui étalaient la barbe de bouc des philosophes, le bâton, le manteau troué et la besace. Mais on salua d’acclamations frénétiques une guenon apprivoisée, coiffée d’une mitre phrygienne, qui se trémoussait dans des pantalons flottants à la mode asiatique et qui tendait une pomme d’or, pour singer Pâris entre les trois déesses. Cela devint du délire quand on vit surgir, par-dessus les têtes, dans une chaise à porteurs roulant sur les épaules de superbes Liburniens, une ourse affublée en matrone, un mouchoir dans une patte et un parasol dans l’autre.

La clameur s’apaisa, puis reprit de plus belle au passage du dieu lui-même environné de son thiase. Travesti comme ses fidèles, l’indolent Bacchus était vêtu d’une robe de soie jaune, serrée très haut sous les aisselles, et, par un contraste cherché, il exhibait sur ses épaules la peau de lion et la massue d’Hercule. Comme toujours, le vieux Silène, à califourchon sur son âne, escortait le maître fanfaron. Immédiatement après eux, c’était la horde bruyante et fanatique des initiés, qui se livraient à toute espèce de contorsions, en agitant des thyrses et des nébrides. Certains faisaient mine de se jeter sur les spectateurs pour les détrousser ou les rouer de coups. D’autres poursuivaient les femmes apeurées, en tordant dans leurs mains des paquets de couleuvres. D’autres, qui tournaient indéfiniment sur eux-mêmes, poussaient un hurlement continu, épouvantable, comme un hurlement de bête fauve. D’autres s’affaissaient, roulaient sur le sol, les yeux hagards, l’écume à la bouche. Et ils brandissaient des encensoirs, décrivaient des cercles de feu avec des cierges et des torches, cognaient sur des tambourins, entre-choquaient des sistres et des cymbales. Le vacarme devenait démoniaque et assourdissant, lorsqu’une poussée de la foule se produisit du côté de l’escalier monumental. Accrochés aux chapiteaux des colonnes, des hommes crièrent. Le cri se propagea de bouche en bouche :

« Les Dieux !… voici les Dieux !… »

Avec la foule Cécilius tourna la tête. Du haut de son cheval, entre les arcades des portiques ouverts sur l’espace, il dominait tout le réseau des avenues qui se coupaient à angle droit autour du Forum. Dans la direction des ports, un spectacle étrange fascinait la multitude. Cela semblait sortir de la mer, inerte et plombée sous un ciel nuageux, que l’approche du crépuscule rendait plus vague encore, entre la montagne à double corne et la chaîne des monts aux sommets coniques qui enserre la courbe du golfe. C’était quelque chose de gigantesque, de comique et d’un peu effrayant. Bientôt on distingua des mannequins en marche qui représentaient des divinités. Les premiers escaladaient déjà les rampes du grand escalier, tandis que la queue du cortège longeait encore les quais du Cothon. Brusquement on vit se dresser à l’entrée du parvis, émergeant lentement de l’escalier, une tête de vache emmanchée d’un corps de femme que drapait un manteau d’azur semé d’étoiles. C’était la Vierge Céleste, la grande divinité de Carthage, qui, pour faire honneur à Liber, daignait suivre son thiase, en compagnie de tous les dieux d’Orient et d’Occident, ceux de Phénicie, de Libye et d’Égypte, comme ceux de Rome et d’Afrique. Leurs têtes d’animaux, aux gros yeux stupides, atteignaient les premiers étages et les terrasses des maisons basses. Ils se courbaient pour passer sous les arcs de triomphe, avaient l’air d’enjamber les édicules et les colonnades des places publiques et ils s’avançaient lentement d’un mouvement automatique et burlesque, élevant au-dessus des fronts inclinés un masque bestial de taureau, de chien, de cheval et de bélier. Le défilé couvrait toute la distance de Byrsa au quartier des ports. Il en venait sans cesse. Ils semblaient émerger du rivage et des profondeurs nébuleuses de la mer. Et l’on aurait dit une résurrection de ces monstres fabuleux, — Géants, Titans et Hécatonchyres, — qui naissaient des eaux marines et du limon de la terre, au lendemain du déluge…

Quand ce fut fini, à la nuit tombante, et que les routes conduisant à Mégara redevinrent libres, Cécilius, qui chevauchait, bride abattue, vers la villa du proconsul, aperçut longtemps à l’horizon les silhouettes colossales des mannequins sacrés, ondulant par-dessus les arbres et les toits des faubourgs. La pensée ardemment tendue vers celui qui allait mourir, il croyait voir tous les dieux de l’Afrique, depuis les Cataractes jusqu’aux colonnes d’Hercule, se lever en une ruée confuse et furibonde, pour accabler l’athlète du Christ.


Au Champ de Sextius, il dut rebrousser chemin encore une fois : Cyprien n’était plus là. Un strator de l’office proconsulaire, circonvenu à prix d’argent par Trophime, se décida à lui avouer que Galerius, toujours indisposé, n’avait pu interroger l’évêque des chrétiens. « L’interrogatoire était renvoyé au lendemain. En attendant, l’inculpé serait gardé par un officier de l’état-major qui l’avait emmené à Carthage dans sa maison, rue de Saturne, entre la rue de Vénus et la rue de la Santé. Il y passerait la nuit, plutôt comme un hôte que comme un prévenu. »

Par un brusque revirement, ces explications fortifièrent de nouveau Cécilius dans sa conviction première que Galerius Maximus désirait sauver Cyprien. Sûrement, son indisposition était feinte. Il remettait l’affaire au lendemain, sans doute parce qu’il voulait lui laisser le temps de réfléchir au cas où celui-ci ne se déciderait point à se dérober. Car, en ne lui imposant que cette détention courtoise, et en quelque sorte bénévole, sans autre surveillance que celle d’un fonctionnaire très déférent, il suggérait évidemment à l’évêque et à son entourage l’idée d’une fuite, qu’il souhaitait secrètement… Mais comment Cécilius n’avait-il pas rencontré l’officier et Cyprien dans la voiture qui les ramenait à Carthage ? Probablement, afin de ne pas attirer l’attention de la foule qui se portait du côté des Mappales à la suite de la mascarade des vendanges, on avait fait passer l’attelage par la corniche qui surplombe la mer et par les faubourgs maritimes…

Cependant le mystère de cette arrestation si soigneusement cachée avait dû se trahir déjà. Si tout était tranquille dans le quartier des riches, celui des villas et des jardins, Cécilius constata une agitation croissante à mesure qu’il se rapprochait de l’Acropole. Des attroupements se multipliaient. A l’entrée de la rue de Saturne, il lui fallut descendre de cheval, tellement l’affluence du populaire rendait le passage difficile. Devant la maison de l’officier, la rue était barrée par les gens qui stationnaient. En face, la foule avait envahi le portique du temple de Saturne. Beaucoup s’apprêtaient à passer la nuit sous les arcades, autour de la fontaine jaillissante, dont les vasques superposées rafraîchissaient l’air. Certains avaient apporté des coussins et des couvertures. Il y avait là des familles entières, avec les enfants et les serviteurs. Des marchands ambulants disposaient déjà leurs éventaires éclairés par de petites bougies, pâtissiers, vendeurs de boissons fraîches, vendeurs de boudins et de viandes cuites. Quelques soldats de police surveillaient ce rassemblement. Ils auraient bien voulu disperser les manifestants, mais les duumvirs redoutaient une émeute encore plus que le proconsul. D’ailleurs, la foule était paisible, même recueillie. C’était comme une vigile de la Passion dans une église. Un deuil pesait sur toutes les âmes. La nuit elle-même était lourde, orageuse comme d’habitude en Afrique à cette époque de l’année. On se dissolvait dans une atmosphère de bain tiède, une humidité, une moiteur alanguissante. Cécilius en fit la remarque : la nature, elle aussi, semblait de connivence avec le proconsul pour amollir le courage du martyr.

Dans le vestibule du logis, il se heurta à l’obstination inflexible du portier, qui avait reçu l’ordre de ne plus laisser entrer personne. Devant l’insistance du visiteur, il finit par faire appeler de l’intérieur le diacre Pontius, qui, ayant reconnu tout de suite son hôte de Cirta, s’empressa de le conduire auprès de Cyprien.

Il y avait beaucoup de monde dans l’étroite cour du logis où se tenait l’évêque. Les artisans et les gens du peuple surtout étaient nombreux. Ils se pressaient autour du banc où Cyprien était assis près d’une fausse grotte en albâtre et en stuc. Des mains pieuses avaient drapé ce banc comme un siège épiscopal. L’évêque semblait là dans sa propre maison. L’officier, par courtoisie, évitait de se montrer. C’est à peine si, de temps en temps, un esclave, une servante curieuse entre-bâillait une porte ou soulevait une tenture, pour épier la scène et dévisager ceux qui entraient. Dès qu’il aperçut Cécilius devant qui les groupes s’écartaient, Cyprien se leva. Ses traits étaient reposés et souriants. Sa grave figure de magistrat romain avait sa sérénité habituelle. Il ouvrit ses bras à son ami en lui disant :

« Frère bien-aimé, ta venue me cause une grande joie. Mais, tu le sais, ce n’est pas ici, c’est ailleurs que je t’attends ! »

Et, lui ayant donné le baiser, il prononça d’une voix plus basse :

« Que la paix soit avec toi ! »

Le ton de l’évêque était à dessein impersonnel, sacerdotal. Ses mains quittèrent les épaules de Cécilius et il se retira doucement de lui, comme pour lui signifier que ce n’était plus l’ami qui lui parlait, mais l’évêque, le père commun du troupeau. Celui-ci le sentit immédiatement, et, pour son affection tout égoïste et jalouse, ce fut d’abord une douloureuse blessure. On lui prenait son ami. Il ne pourrait pas lui confesser le trouble et les remords de son âme, le consulter pour lui-même, l’entretenir de Birzil enfin. Il détestait ces hommes, ces étrangers, ces inconnus qui lui disputaient les dernières paroles et les derniers instants de son plus cher compagnon de jeunesse. Mais n’avaient-ils pas des droits, eux aussi ? Ils étaient l’Église de Carthage, représentée auprès de son évêque par toute espèce de délégations, depuis la domesticité particulière du prélat et les plus humbles corporations d’artisans, jusqu’aux notables de la ville.

Delphin, le cubiculaire, se trouvait là, auprès de son maître, avec Mâtha, le chef des écuries, Migginn, le cuisinier, Célérinus, le secrétaire. Outre Jader, le maître muletier, qui d’habitude accompagnait Cyprien dans ses continuels voyages, et qui était un des plus considérés parmi les anciens de l’Église, outre Nartzal et Bos, ses deux serviteurs, une foule de petites gens étaient venus : des cordonniers, des tapissiers, des matelots, des pêcheurs, des fabricants de pâtes sèches. Et avec eux, se coudoyant en toute simplicité, des rhéteurs, des grammairiens, des avocats, un procurateur des domaines impériaux, des changeurs et des banquiers, à la tête desquels était Straton le Syrien, le plus riche des financiers de Carthage. Tous ces hommes se connaissaient, échangeaient en entrant le baiser fraternel, comme s’ils avaient à cœur de justifier le grief courant des païens contre eux : « Voyez comme ils s’aiment ! » Tout, dans leur attitude réciproque et dans leurs propos, annonçait une communauté fortement constituée, une solidarité à toute épreuve, une assistance mutuelle toujours prête, et, dans tout le corps de l’Église, une circulation continue de charité. Les services et les bienfaits matériels ne faisaient que traduire cette unanimité spirituelle.

Cependant, malgré cette égalité effective, le poids des persécutions retombait plus particulièrement sur les hommes sans naissance, les artisans et les misérables. Ils auraient bien voulu que Cyprien, en se dérobant au martyre, les affranchît par son exemple de cette dure nécessité, qu’il leur enseignât le moyen de satisfaire aux exigences du pouvoir sans renier leur foi. Du moins, ils l’adjuraient de fuir, puisque c’était possible et que les autorités elles-mêmes semblaient s’y prêter. Agenouillés devant l’évêque, ils se serraient autour de lui, le touchaient de leurs mains suppliantes, essayaient de le fléchir en l’attendrissant sur son propre sort. Jader, qui avait subi la flagellation sous Dèce et qui jouissait d’une grande considération parmi les fidèles, se montrait plus pressant que les autres. Il disait de sa grosse voix rauque qu’il essayait d’adoucir :

« Père saint, nous sommes venus pour te voir une dernière fois, mais nous voudrions te sauver ! Nous savons que tu refuses. Je t’en prie, nous t’en prions, garde-toi pour nous ! Nous avons besoin de toi ! Les païens eux-mêmes te demandent de te sauver !

– Oui, dit Cyprien, ils sont venus me trouver lorsque j’étais encore à Curube. Mes vieux amis, Publicola de Carpi, Liberalis d’Hadrumète, voulaient me faire évader. Ils me proposaient l’hospitalité dans leurs domaines. Ces jours-ci encore, quand j’arrivai aux Jardins, ils renouvelèrent leurs instances… »

Straton le banquier crut devoir intervenir au nom de ses collègues :

« Si tu le veux, Père, nous t’offrons l’argent pour le voyage. La voiture, les chevaux sont prêts. Tu n’as qu’à consentir : il est encore temps ! »

Des voix s’élevèrent parmi les artisans :

« Consens, Père très saint, nous t’en conjurons : sauve-toi ! sauve-nous !… par la charité du Christ !

– Tu entends ce qu’ils disent ? fit Cécilius en regardant son ami avec un air de tendre reproche.

– Non ! prononça l’évêque, je ne me sauverai pas, — ou plutôt je me sauverai pour l’éternité. Si je déserte le combat, d’autres m’imiteront. L’Église, trahie par ses chefs, sera vaincue. D’ailleurs pourquoi pleurez-vous sur moi ? Je ne marche pas à la mort, mais au triomphe… »

On l’écoutait plus religieusement encore que lorsqu’il parlait dans l’église. On savait que les dernières paroles des confesseurs leur sont directement inspirées par l’Esprit-Saint. Et, Cyprien lui-même avait maintes fois répété que son ambition la plus chère était de mourir en prêchant son peuple. Il reprit :

« Mon vénéré collègue, le pape Sixtus, vient de me frayer la route. J’apprends de Rome qu’il a été frappé par le bourreau sur sa chaire pontificale, dans la crypte du cimetière où il annonçait la parole de Dieu… »

Et, comme un frémissement d’horreur et d’indignation parcourait les rangs de l’assistance, il ajouta de sa voix calme :

« Sixtus a bien travaillé pour l’Église. Je suis heureux qu’il ait couronné une administration si intègre et si sage par une fin si honorable… Mais comprenons bien la leçon qu’il nous donne. Ne prenons pas prétexte de son martyre pour braver les Gentils. Le pape Sixtus a résisté à un pouvoir injuste, il ne l’a pas provoqué. Car il faut que je vous le redise encore, frères bien-aimés, nous devons confesser le Christ, mais non le professer avec ostentation. Évitons le faste des discours et des attitudes. Pas d’enflure tragique. Pas de tumulte surtout. Nous ne sommes point des séditieux. Nous devons rendre à César ce qui appartient à César. Nous acceptons César, nous acceptons l’Empire. Ce que nous ne voulons pas, ce sont leurs mœurs et leurs dieux. Quand ils auront abandonné leurs dieux, leurs mœurs changeront. Nous ne venons pas bouleverser l’Empire, ni sa politique, ni les conditions des citoyens. Les Gentils nous accusent d’être des fauteurs de désordre, parce que certains d’entre nous affranchissent en masse leurs esclaves. Sans doute c’est une pieuse pensée que de donner la liberté à de bons serviteurs, mais encore faut-il que ceux-ci en soient dignes. Il importe principalement qu’ils soient assurés de ne pas mourir de faim hors de votre maison. Que cette coutume ne devienne pas pour vous un prétexte de vous soustraire au premier de tous vos devoirs, la charité envers votre prochain pour l’amour de Dieu. Comme pères de familles, vous avez à votre charge les corps aussi bien que les âmes des vôtres… Ne l’oubliez pas !… »

Honoratus le rhéteur secouait la tête en écoutant Cyprien :

« A quoi bon, dit-il, nous préoccuper de toutes ces choses, — de l’Empire, de nos cités, de nos maisons et de nos biens ! La fin du monde est proche, tout cela va passer !

– Oui, reprit l’évêque, les signes précurseurs, tels qu’ils ont été prédits, paraissent annoncer l’approche du Juge. Les famines, les pestes, les tremblements de terre, les nations dressées les unes contre les autres, les Barbares aux portes, la guerre épuisant et désolant le monde entier, — toutes ces calamités, nous les souffrons aujourd’hui. Mais, en réalité, nous ne savons ni l’heure ni l’instant. Et même, si le jour de colère est imminent, il ne faut pas que la trompette de l’Ange ne convoque autour du Tribunal que des morts ou des infidèles. Il faut que nous entretenions ici-bas la race des Justes. Et c’est pourquoi vous devez vivre !… »

En disant ces mots, l’évêque se tourna vers les artisans et les misérables :

« Vous ne devez pas courir à la mort, mais y marcher d’un pas ferme, quand il vous est impossible de l’éviter. Le but du chrétien, ce n’est pas la mort, mais la vie, — la Vie éternelle. Vous ne devez rejeter cette vie mortelle que si elle vous empêche de gagner l’autre ! »

Quelques exaltés se méprirent sur le sens de ces paroles et, croyant que Cyprien blâmait la confession publique, firent entendre un léger murmure. Il les calma du geste :

« Je connais, dit-il, votre généreuse ardeur, votre impatience de gagner la couronne. Et pourtant, frères très aimés, laissez-moi vous le dire : le premier degré dans la vertu, c’est de confesser Notre-Seigneur, quand nous sommes pris à cause de notre foi. Le second, c’est de nous mettre à l’abri des persécuteurs et de nous réserver pour ce qu’il plaira à Dieu d’exiger de nous. »

De tels conseils, dans la bouche d’un homme qui n’avait jamais cessé de conformer sa conduite à ses discours, prenaient une autorité singulière. Et cette exhortation à la prudence, lancée par un martyr qui allait mourir volontairement pour sa foi, atteignait à une sublimité si émouvante que des larmes montaient aux yeux des auditeurs.

Cependant Delphin le cubiculaire, qui s’était approché discrètement de l’évêque, l’avertit à mi-voix que le repas était prêt : il conjurait son maître de prendre un peu de nourriture.

« C’est vrai, s’exclama Cyprien, je l’avais oublié !… Mes très chers, voici l’heure de rentrer dans vos maisons et de réparer vos forces. Prenez votre repas, puisque c’est la loi des créatures, et, demain, comme d’habitude, retournez à vos affaires… Je vous le répète une dernière fois : ne vous livrez pas ! Attendez qu’on vous arrête ou qu’on vous dénonce. Alors l’Esprit divin vous inspirera. Il n’est jamais avare de ses lumières. Si votre tour doit venir, il viendra.… Et maintenant, allez ! Pas de tumulte surtout. Dites à ceux qui sont dehors de rentrer chez eux sans bruit !… »

Un grand cri déchirant répondit à l’adieu du martyr : « Salut, Père !… Souviens-toi de nous !

– Porte-toi bien dans le Seigneur !

– Père, ne nous oublie pas ! »

Les artisans qui se serraient de plus en plus autour de Cyprien, semblaient vouloir l’emprisonner dans leur affection, lui faire un rempart de leurs corps. Des femmes prosternées baisaient avec ardeur le bas de sa dalmatique. Beaucoup sanglotaient :

« Excuse-nous, Père, nous ne pleurons pas de chagrin, mais de joie !…

– Mes très chers, dit l’évêque, je ne puis pas vous embrasser tous : j’embrasse pour vous Jader comme le plus ancien de l’Église… »

L’homme rude, ses yeux farouches voilés de pleurs, sous la broussaille hirsute des sourcils, s’avança pour recevoir de l’évêque le baiser fraternel. A cette vue, les protestations d’amour reprirent avec une ferveur délirante :

« Salut, Père !

– Ne nous oublie pas !

– Souviens-toi de nous au moment de ton sacrifice ! »

Quelques-uns jetaient leurs noms, afin d’être plus sûrs de participer à la gloire du martyr, d’être avec lui, pour une petite part, dans son triomphe tout proche.

« Mes bien-aimés, dit Cyprien en les congédiant, c’est à vous de vous souvenir de moi à l’autel du Seigneur… »

Les gens du peuple, les artisans s’en allaient lentement, comme à regret. Les banquiers eux-mêmes partirent. Il ne resta plus qu’une douzaine de personnes qui étaient des domestiques ou les amis les plus intimes de l’évêque. Alors Cécilius, croyant le moment propice, essaya de prendre à part Cyprien :

« Je t’en prie, dit-il, écoute-moi !

– Tu vois ces hommes, dit l’évêque en montrant la foule qui s’écoulait, je leur appartiens, ce sont mes brebis, mais toi, je t’ai pris dans mon cœur. »

Et, ayant dit cela, il fit mine de revenir vers le groupe qui demeurait.

« Ah ! Cyprien ! protesta douloureusement Cécilius, est-ce que tu m’abandonnes ? Est-ce là la foi promise ? Te souviens-tu de ce matin radieux sur la route de la nécropole ?…

– C’était l’actuel triomphe annoncé d’avance ! Comme ce matin-là, tu seras de moitié avec moi dans la gloire ! Je te l’ai dit : je t’attends !

– J’en suis indigne, » dit Cécilius.

Il aurait voulu pouvoir parler, confier à l’ami tous les regrets, toutes les inquiétudes et toutes les hésitations qui oppressaient son âme. Il sentait que Cyprien n’avait pas le temps de l’entendre. En quelques mots hâtifs, précipités, il se borna à lui rappeler Birzil et Fabius Victor, le fils du centurion de Théveste, et le projet d’union de ces deux enfants.

« Qu’ils s’épousent ! s’écria aussitôt le saint. Ceux-là ne doivent pas mourir. C’est le couple chrétien de l’avenir, l’espoir de l’Église. Dis-leur que, par la pensée, l’évêque Cyprien les unit devant Dieu… Puisse un peu de mon sang contribuer à leur bonheur !… »

Mais Delphin, qui se tenait à distance près de la grotte, ne dissimulait plus son impatience. Il était tard, très tard. Cyprien ne voulut pas différer davantage l’heure du repas. Conduit par le cubiculaire, il se dirigea avec tous ceux qui étaient là vers une petite salle très fraîche qui se trouvait près du vestibule dans la partie la plus reculée des appartements. Elle ne prenait jour sur le dehors que par l’ouverture arrondie d’une coupole. Des lampes disposées autour de la corniche éclairaient les murailles entièrement peintes à fresques sur fonds rouges. Ces peintures étaient joyeuses à l’œil, comme à l’esprit, autant par la vivacité des couleurs que par la gaîté des motifs représentés. C’étaient des paysages champêtres, des scènes de pêche avec des ponts de bois enjambant des ruisseaux, des chaumières, de petites chapelles rustiques. Les convives les considéraient, tout en prenant place autour de la table. Outre Cécilius, il n’y avait à cette agape suprême que Pontius, le diacre, Julien, le sous-diacre, un autre Julien, également prêtre de l’Église de Carthage, Lucianus, le futur successeur de l’évêque, Célérinus, son secrétaire, le rhéteur Honoratus, Secundinus, l’ancien professeur de grammaire de Cyprien, Faustus, un philosophe platonicien récemment converti, une des célébrités de Carthage, Straton, le banquier syrien, et Donat, un de ses confrères. Comme ils s’accoudaient sur les lits, on entendit une grande rumeur du côté de la rue. La foule qui veillait devant la maison entonnait un hymne. Ils chantaient pour combattre le sommeil. Ces chants parurent contrarier vivement Cyprien :

« Pontius, dit-il, va les prier de ma part de retourner chez eux… S’ils refusent par affection pour moi, au moins qu’ils fassent rentrer les jeunes filles ! Il ne convient point qu’elles passent la nuit dehors, dans cette promiscuité des portiques et des rues. Surtout, tâche d’obtenir qu’ils se taisent ! »

Et, se retournant vers ses invités :

« Il ne faut pas que les Gentils nous accusent de rivaliser avec les chanteurs et les tragédiens de leurs théâtres, pas plus qu’avec leurs athlètes, leurs bestiaires et leurs gladiateurs !

– Tu as raison, répondit Honoratus le rhéteur, le vulgaire n’est point clairvoyant. Il ne distingue pas entre le comédien qui pousse des plaintes ampoulées et le martyr qui crie sa souffrance avec son espoir, entre le gymnosophiste qui prend des poses devant le public et le chrétien qui meurt pour sa foi… Ainsi il arrive souvent que la leçon donnée par les nôtres est perdue.

– Tu te trompes, dit l’évêque. Ce n’est pas en vain que le sang chrétien coule dans leurs théâtres… Hélas ! une des plus grandes infirmités humaines est de ne pouvoir convaincre, ni être convaincu par la raison ! C’est pourquoi nous devons recourir à la vertu persuasive du sang. Il n’y a que nos plaies et notre sang qui puissent parler au monde, forcer à raisonner les habiles et les sages et toucher ceux de la plèbe.

– Toi, dit Faustus, tu persuaderas par la raison. Tu n’es pas l’exalté qui ameute les foules, qui défie les gradins et les loges de l’amphithéâtre et qui se précipite à la mort avec un zèle souvent téméraire. Toi, tu sais pourquoi tu veux mourir. Ton sacrifice a été longuement délibéré !

– Ne soyons pas injustes, dit Cyprien, pour tant d’humbles serviteurs du Christ qui sont morts comme Lui sur la croix ou sous la dent des bêtes !… Encore une fois, leur sacrifice consommé au grand jour de l’arène, devant des multitudes assemblées, n’a pas été vain, — nous en avons la certitude. Et puis nous sommes tous égaux devant la souffrance. La même sueur, les mêmes affres de la chair et de l’âme accompagnent l’agonie de l’esclave et celle du sénateur. Eux aussi, tout aussi bien que moi, ils savaient pourquoi ils donnaient leur vie. Ils la donnaient, ils souffraient la torture pour affirmer que le Christ est ressuscité et que son règne doit venir. En l’affirmant moi aussi, je proteste avec eux contre le règne de la force, contre un monde livré uniquement au marchand et au soldat. Le monde sans le Christ, sans la justice, sans l’amour, sans l’intelligence du Verbe, est une chose abominable à désespérer les âmes. Nous mourons donc pour que son règne arrive. Et nous le devons d’autant plus, nous les chefs, qu’on ameute le peuple contre nous. On lui dit : « Voyez ! Les riches vous poussent au martyre, tandis qu’eux, bien tranquilles dans leurs palais, se rient des persécuteurs ! » Or, aujourd’hui, nous sommes mis en cause personnellement. L’édit nous désigne par nos dignités : nous ne pouvons pas nous soustraire au combat, abandonner les foules à elles-mêmes et à leurs mauvais bergers. Il importe, au contraire, de leur montrer, par la facilité joyeuse avec laquelle nous la dépouillons, que cette vie éphémère n’est rien, qu’il n’y a de vie véritable qu’avec le Christ : mourir pour sauver la liberté de nos âmes, se donner pour ne pas se perdre, pour s’enrichir de l’opulence et de la magnificence de Dieu qui est le Riche des riches, voilà le grand devoir !…

– Oui ! interrompit Faustus, il importe beaucoup d’affirmer cela, car la plupart ne pensent point ainsi. La vie présente leur suffit : ou bien elle comble tous les désirs, ou bien ils en sont tellement excédés qu’ils n’aspirent plus qu’au repos pour l’éternité…

– Je les connais, dit Cyprien, ces voluptés du monde ! Ceux qui s’y livrent sans retour ne comprennent pas que ces plaisirs ne sont que de beaux supplices et que leurs cœurs sont liés par des chaînes d’or. Les uns et les autres, les voluptueux et les désespérés, sont des âmes débiles. Ils ne veulent pas vivre, ils tendent à la mort de tout le poids de leur inertie. Nous autres, nous sommes les vivants, les éternels vivants, — par la rédemption et la grâce du Christ !…

– Père, tu t’en vas vers cette gloire, dit Lucianus, l’évêque désigné, sois indulgent à ceux qui restent.

– Tu sais bien que ma pensée est constamment avec eux, dit Cyprien. Jusqu’à ces derniers instants, je me suis occupé de vous tous, comme si je devais, ô fils très chers, rester toujours parmi vous… »

Et il leur rappela ce qu’il avait fait pour l’Église de Carthage ; il descendit aux plus humbles détails de son administration.

Tous se mirent alors à parler. Ils disaient que les biens des pauvres étaient en sûreté, que la discipline survivrait à tous les troubles, soit du dedans, soit du dehors. Les places vacantes dans le clergé étaient déjà pourvues par les soins de l’évêque. Ils parlaient aussi des compétiteurs suscités par les dissidents et les hérésiarques. Cécilius écoutait vaguement ces propos, comme perdu dans des songeries pénibles. De temps en temps, la rumeur de la foule qui stationnait encore devant la maison pénétrait jusque dans la salle. Une lassitude manifeste s’emparait de quelques-uns parmi les convives… Tout à coup, un peu après la troisième heure, un chant de psaume soutenu par des milliers de poitrines, un chant à l’accent funèbre, d’une indicible désolation, plana par-dessus tous les bruits. Delphin, qui se tenait derrière l’évêque, lui dit à l’oreille :

« Mon bon seigneur, tu entends comme ils chantent. Ils resteront là tant qu’ils sauront que tu veilles. Je t’en prie, épargne-les. Épargne-toi toi-même. Il est nécessaire que tu prennes un peu de repos.

– Tu as besoin d’être fort pour demain ! insista le diacre Pontius. Nous nous relaierons pour garder ton sommeil. »

Mais Cyprien s’y opposa :

« Je dormirai sans crainte, dit-il. Quoi qu’il arrive, mon esprit est calme, et, comme il est écrit, « ma chair elle-même se reposera dans l’espérance… »

Et, malgré leurs instances filiales, il leur enjoignit à tous de se retirer pour aller dormir. Puis il baisa chacun d’eux, en murmurant :

« Que la paix soit avec toi ! »


Cécilius qui avait gagné une hôtellerie voisine se débattait en vain contre l’insomnie. Il souffrait cruellement de ce qu’il appelait la froideur de Cyprien. Quelle déception pour son inconscient égoïsme ! Il était accouru à Carthage sous prétexte d’assister le martyr à ses derniers moments : en réalité, il n’était venu que pour se faire plaindre de lui, pour trouver une oreille complaisante au récit de ses malheurs comme à la confession de ses fautes. Et voilà que Cyprien, se retranchant dans son caractère sacerdotal, l’avait traité comme le premier venu d’entre les fidèles. Il l’avait humilié sous la terrible égalité chrétienne. La leçon était trop dure pour sa faiblesse de cœur : il se refusait à l’accepter ! Après sa fille il accusait son ami d’indifférence et d’insensibilité. Maintenant, tout était bien fini pour lui ! Plus rien, absolument plus rien ne le rattachait au monde !… »

Il roula pendant de longues heures ces pensées désolantes. Vaincu par la fatigue, il commençait à peine à s’assoupir, quand il fut réveillé en sursaut par Trophime, tout frémissant d’émotion.

« Maître, dit-il, ils viennent d’enlever Cyprien à la pointe de l’aube. Ils l’ont fait partir immédiatement, en lui laissant tout juste le temps de se vêtir ! Lève-toi, si tu veux le voir encore !… »

Les chevaux harnachés étaient déjà prêts. Ils s’élancèrent sur la route de Mégara. La journée s’annonçait radieuse. Un vent d’est ayant soufflé vers la fin de la nuit, l’atmosphère était débarrassée de ses brouillards tièdes et amollissants. Dans la courbe harmonieuse des rivages, sous les masses architecturales des hautes montagnes, le golfe d’un bleu laiteux resplendissait à la façon d’un immense parvis d’albâtre, comme si la terre d’Afrique se purifiait et se faisait belle pour le triomphe de son martyr.

Malgré l’heure matinale, la route regorgeait de monde, de gens du peuple surtout qui se hâtaient vers le Champ de Sextius et la villa proconsulaire. Quand Cécilius y arriva, il apprit qu’au moment même, Galerius Maximus interrogeait Cyprien dans une salle publique qu’on appelait l’atrium de Sauciolus. Une grande foule silencieuse bloquait les abords de cet édifice. Il ne fallait pas songer à y pénétrer. Non seulement la foule en barrait l’accès, mais une consigne sévère interdisait l’entrée de la salle à quiconque ne faisait point partie des Offices. Impatientes, des femmes criaient :

« Écartez-vous ! Cyprien va sortir ! »

Cependant personne ne bougeait. De groupe en groupe on se répétait et on se commentait les paroles de l’évêque transcrites à mesure par les sténographes. Il circulait déjà des copies du procès-verbal, échappées on ne savait comment du prétoire. Cyprien s’était borné à répondre ce qu’il avait auparavant répondu au prédécesseur de Galerius, lors de son exil à Curube : « Je sais le prix de ma résistance. Fais ton devoir, je ferai le mien ! » Cécilius, qui écoutait tout cela, attendait, haletant d’angoisse, le dénouement inévitable. A côté de lui, un gros homme à la barbe noire clairsemée et au visage noyé de graisse causait à mi-voix avec un artisan. C’était Saturninus, le marchand de curiosités. Il dit à l’oreille de l’autre :

« Tu as vu, il est arrivé de Carthage tout en sueur. Alors je me suis entendu avec un de ses gardes, un sergent qui a été autrefois chrétien, pour qu’il lui propose des vêtements secs en échange des siens… »

Et, comme son interlocuteur tardait à comprendre, il ajouta, en clignant de l’œil :

« Cela se vend très cher aux fidèles !… »

Cécilius n’eut pas le temps de s’indigner contre ce cynisme mercantile. Le bruit de la condamnation se répandait déjà par toute la place. Le proconsul venait de prononcer contre Thascius Cyprien la peine de la décollation. Cette rapidité du jugement et de la procédure était d’ailleurs conforme aux édits impériaux. L’identité du coupable sitôt établie, il devait être immédiatement traîné au supplice. À cette nouvelle, une clameur s’éleva :

« Nous sommes tous Thascius Cyprien ! Qu’on nous décapite avec lui ! »

Parmi les païens eux-mêmes, beaucoup s’indignaient. Ils se rappelaient l’héroïsme, l’abnégation et la charité admirables de l’évêque pendant la peste récente. « N’était-ce pas ce Thascius qui s’en allait par les rues ramasser les moribonds, sans distinguer entre les chrétiens et les autres, qui les soignait, les faisait ensevelir, secourait les pauvres, nourrissait les affamés ! Et voilà la récompense de son dévouement ! »

Ils disaient tout haut :

« C’est une indignité !… ou bien Galerius a la fièvre, il perd la tête ! »

Tout à coup les portes de l’atrium s’ouvrirent. Encadré par un tribun et par un centurion, le martyr parut. Une acclamation formidable s’élança au-devant de lui :

« Cyprien, salut !… Salut !

– Nous voulons tous mourir avec toi ! »

Les soldats, sentant la foule houleuse, n’osaient réprimer ces cris dans la crainte d’un soulèvement. Le condamné n’ouvrit pas la bouche, ne fit pas un geste, mais, par toute son attitude et l’expression de son visage, il semblait dire au peuple : « Si vous m’aimez, gardez le silence ! » Il s’avançait d’un pas ferme, escorté par les officiers et encadré par une escouade de soldats. Derrière lui, d’un seul mouvement, la foule s’ébranla. Il passa devant Cécilius qui était resté à l’entrée de la place. Il marchait les yeux baissés, le front rayonnant, comme si toute sa pensée était retirée au dedans, comme s’il voulait signifier aux hommes que, maintenant, il en avait fini avec eux et qu’il était tout à Dieu. En le voyant si près de lui, Cécilius eut envie de crier, de l’appeler ; mais ce n’était plus celui qu’il avait connu. C’était un être de lumière devant lequel il sentait ses genoux fléchir. Entre lui et le martyr, il y avait comme un mur de clarté éblouissante.

La foule courut derrière le cortège qui se hâtait. Cécilius courut avec la foule, entraîné à la poursuite du saint par il ne savait quel espoir. On arriva bientôt au champ de Sextius qui se trouvait tout proche. C’était un vallon minuscule, une sorte de terre-plein entouré d’éminences boisées et aménagé en jeu de paume. Des platanes et des cyprès en ombrageaient les bords, mais, au milieu, il y avait un grand espace libre et ensoleillé. Tandis que les soldats se formaient en carré autour de l’évêque et de ses acolytes, des gens grimpaient dans les arbres, escaladaient, pour mieux voir, les hauteurs avoisinantes. Parmi les rangs pressés des spectateurs, des individus louches, aussi avisés que Saturninus, s’agitaient, s’insinuaient, prêts à mettre la main sur les dépouilles du condamné. Celui-ci, comme absent de la scène, dégrafa de ses épaules le byrrus léger, long manteau rouge, qui le couvrait jusqu’aux pieds. Puis, s’étant agenouillé à la place même où il allait mourir, il se mit à prier, il s’abîma profondément dans sa prière. Soudain, il se releva avec une sorte de légèreté juvénile, comme s’il eût puisé dans l’oraison une vigueur et une souplesse nouvelles. Il ôta sa dalmatique qu’il tendit à ses diacres, et, le cou découvert dans sa chemise de lin blanc, qui laissait voir sa poitrine encore robuste, debout au milieu de la place inondée de soleil, il attendit le bourreau…

Ce fut une minute d’inexprimable angoisse. Cécilius ne quittait pas des yeux la victime ainsi offerte aux regards de tout un peuple. Le martyr était ailleurs. Une flamme extraordinaire, pareille à la palpitation d’un grand foyer qui s’allume, éclaira sa pâle figure. Cécilius ne cherchait plus son ami. En cette minute, sur le visage transfiguré de Cyprien, il avait vu avec les yeux de sa chair, — la splendeur du Christ !

Mais un scribe des Offices venait d’amener l’exécuteur portant sur son épaule un énorme coutelas à deux tranchants. Eu égard à la dignité du condamné qui appartenait à l’ordre sénatorial, on avait désigné pour lui trancher la tête un centurion de taille colossale renommé pour sa force et son habileté à manier le glaive. Au bruit des pas, Cyprien, comme tiré de son extase, se tourna vers celui qui venait :

« C’est toi ! » dit-il simplement.

Et, s’adressant au diacre Pontius :

« Tu feras donner pour sa peine cinq pièces d’or à cet homme ! »

Puis il se banda les yeux de ses propres mains, pendant que les fidèles disposaient alentour de grands carrés de linge pour recueillir le sang. Le prêtre Julien, aidé d’un sous-diacre, après lui avoir lié délicatement les poignets, attacha derrière son dos les manches de sa chemise qu’il avait rabattue jusqu’à la ceinture. Sous les yeux béants des spectateurs, le saint s’agenouilla de nouveau, et, comme un homme qui se penche pour boire, il tendit le cou au bourreau…

Celui-ci, habitué à frapper des voleurs, des assassins ou des barbares féroces, était comme pétrifié d’effroi devant cet homme doux, qui ne se défendait pas et qui paraissait tout environné de clartés… Il tremblait, n’osait pas asséner le coup mortel. Le peuple commençait à murmurer. Il fallut que le martyr lui-même l’encourageât :

« N’aie pas peur, fais ton devoir, toi aussi ! »

Brusquement le fer s’abattit, mais la main était mal assurée : le colosse manqua son coup. Une huée s’éleva. On lui lança des pierres. Enfin le coutelas retomba pour la seconde fois, une trombe rouge jaillit, et toute la place couverte de linges s’imbiba de sang, comme un pré qu’on arrose…

Les yeux de Cécilius s’étaient voilés. A demi écrasé par des hommes aux visages convulsés qui, rompant toutes les barrières, se précipitaient vers le corps du martyr, il fuyait, ivre d’horreur.



CINQUIÈME PARTIE

I

SUR LES PAS DE CYPRIEN

Cécilius revit sa maison de Muguas, mais avec des yeux nouveaux. Quand il aperçut, derrière les cimes des platanes, les tourelles quadrangulaires de l’antique logis, il lui sembla qu’un abîme l’en séparait, que des siècles s’étaient écoulés depuis son départ. Là-haut, sous les arcades de la loggia, c’étaient les appartements déserts de Birzil. Maintenant, il songeait à elle sans amertume. Sa première pensée fut de lui transmettre au plus tôt le vœu de Cyprien. Il ne s’était pas détaché de sa fille, pour s’être guéri de son affection jalouse. Il croyait seulement l’aimer véritablement, d’un autre amour plus lumineux, plus profond, plus sûr. Il se sentait lui-même un autre homme. Il commençait une vie nouvelle. Le sang du martyr était comme un fleuve de flamme entre lui et son passé.

Il arriva de bonne heure à la villa, s’étant mis en route avant l’aube. Deux palefreniers l’escortaient. Trophime, parti de Carthage un jour plus tôt, était depuis la veille à Muguas, où il faisait tout préparer pour le retour du maître. Comme Cécilius longeait la partie basse de ses jardins, celle qui touchait à la propriété de Roccius Félix, il tomba dans un rassemblement de populaire, une cohue de mendiants et de gens sans aveu, venus sans doute de Cirta, qui vociféraient et lançaient des pierres contre la clôture. Des cris significatifs dominaient le tumulte :

« Mort aux athées !… Mort aux sacrilèges ! »

Des esclaves de Roccius, que Cécilius reconnut en passant, excitaient ces gueux de la parole et du geste. A l’aspect du « clarissime seigneur », ceux-ci se turent subitement, cachèrent sous les plis de leurs manteaux et laissèrent tomber sournoisement les pierres qu’ils avaient ramassées. Quelques-uns, retroussant leurs guenilles, prirent leur course et disparurent derrière des buissons. La mine hautaine, le regard assuré, Cécilius traversa les groupes hostiles. Il se rappela soudain que le diacre Jacques et Marien, le lecteur, habitaient précisément de l’autre côté de la muraille, dans le petit pavillon inoccupé, où, depuis le commencement de la persécution, il leur avait donné l’hospitalité. C’était contre eux sûrement que la canaille était ameutée… peut-être aussi contre lui-même. Rien de plus vraisemblable. Tout le monde savait qu’il était chrétien. Ces choses devaient s’accomplir. D’ailleurs, il y était préparé…

En descendant de cheval, il trouva le vieux Trophime dans un grand émoi. L’écuyer, homme sage et d’expérience, chrétien de foi sérieuse et d’esprit pondéré, réprouvait par principe tout excès de zèle. Sans dissimuler sa mauvaise humeur, il dit tout de suite à Cécilius :

« Maître, tu as vu ces bandits qui nous lapident ? C’est la faute de Jacques : il finira par se faire arrêter et par te compromettre toi-même, pour ne rien dire de plus !… Je t’assure, il devient un danger pour nous. Si tu m’en crois, tu l’éloigneras d’ici, tu l’enverras, lui et Marien, dans une de tes villas du Sud, ou bien dans les montagnes… »

Et, avec force récriminations contre une telle imprudence, il conta que le diacre, de sa propre autorité, avait reçu l’évêque Agapius et un prêtre nommé Secundinus, qui venaient de Lambèse, sous la garde d’un officier de police et de deux soldats, pour être jugés à Cirta par les magistrats municipaux. Jacques les avait hébergés pendant trois jours dans le pavillon, en attendant leur tour de comparaître. Ils y avaient tenu une synaxe nocturne à laquelle avaient participé en trop grand nombre des fidèles de la banlieue… Et, comme si cela ne suffisait pas, il avait encore fallu qu’il recueillît des réfugiés, qui fuyaient devant la persécution, des gens de la Byzacène, de la Zeugitane, quelques-uns des villes maritimes. Ils étaient là une centaine environ, arrivés par petits groupes pendant l’absence du maître. Jacques, sans consulter personne, les avait installés dans les granges, les celliers, les pressoirs, et il ne cessait de harceler l’intendant et les esclaves des cuisines, afin d’en obtenir de la nourriture pour les fugitifs…

« Il a fait cela au vu et au su de tout le monde, s’exclama Trophime. Le bruit s’en est répandu jusqu’à Cirta. De là cette invasion de la canaille et ces hurlements !… Entends-tu ?… Ils rugissent comme le fauve qui sent la chair fraîche !

– Ordonne aux esclaves des champs de les disperser ! dit froidement Cécilius. Quant à Jacques, je ne saurais le blâmer. J’entends que ma maison soit ouverte à tous nos frères… D’ailleurs, aujourd’hui, qui peut se vanter d’avoir encore une maison ?… Nos maisons ne sont plus à nous : elles sont à Dieu !

– Oui, maître, oui, sans doute ! concéda Trophime, qui néanmoins s’obstinait. Mais ces réfugiés sont trop nombreux. Nous ne pourrons jamais cacher leur présence dans ton domaine… Viens voir plutôt ! »

Par les jardins et les vignes, il l’emmena vers les habitations des fermiers, à la lisière des champs. La cour intérieure d’une de ces bâtisses agricoles était effectivement encombrée par une foule de pauvres gens, qui, d’un air hébété, allaient et venaient autour de la ferme et des écuries, cherchant un gîte, un petit coin propice où s’abriter. Quelques-uns, la tête dans les mains, sanglotaient à l’écart, assis sur des poutres ou des bottes de paille. C’étaient des paysans qui avaient été surpris par les soldats dans des villages isolés, où toute résistance était impossible. Les plus fortunés s’étaient enfuis avec leurs ânes et leurs mulets, ayant entassé en hâte sur le dos des bêtes de somme des matelas, des couvertures, de primitifs ustensiles de cuisine. Des riches, sans doute réveillés en sursaut à l’approche des légionnaires, portaient à leurs pieds nus des babouches d’intérieur toutes déchirées et souillées de poussière, et, sur une simple tunique de nuit, un manteau somptueux pris au hasard dans la trépidation de la fuite. La plupart avaient dû faire la route à pied, troupeau lamentable où il n’y avait que des femmes, des enfants, des vieillards, la soldatesque s’étant acharnée sur les hommes valides et les adolescents. Comme des bêtes fourbues, ils gisaient par terre, pêle-mêle, au milieu de la cour, parmi les débris navrants et risibles qu’ils traînaient avec eux.

Redressant sa haute taille malgré sa jambe boiteuse, le diacre Jacques se multipliait auprès des fugitifs. Deux petits garçons pendus aux plis de sa dalmatique embarrassaient sa marche. Marien le suivait, avec une équipe de panetiers et de cuisiniers portant des marmites et des outres. Il engageait les misérables à manger et à boire, leur prodiguait les mots de réconfort et de consolation. Il était extraordinaire de confiance, d’allégresse. On aurait dit qu’il laissait derrière lui un sillage de lumière et de joie. Les visages mornes se relevaient au son de la voix chaude et vibrante. Lui, il allait d’un groupe à l’autre, le front rayonnant, l’air enivré, jetant à la foule des images exaltantes, ne parlant que de gloire, de couronne, de triomphe, de rafraîchissement éternel…

Dès qu’il aperçut Cécilius, il courut à lui, en prenant par la main les deux petits garçons. Il les montra au maître :

« Cher seigneur, dit-il, tu les adopteras, n’est-ce pas ? Je les ai déjà adoptés pour toi. Ce sont des jumeaux. Leur mère est morte égorgée par les soldats. Comme celui-ci que tu vois, le plus faible des deux, s’accrochait désespérément au cadavre, les barbares lui ont tranché le poignet… Regarde ! C’est un petit martyr ! »

Et Jacques, le poussant devant lui, saisissait délicatement entre ses doigts le bras manchot encore enveloppé de linges sanglants. Cécilius caressa l’enfant d’un geste lassé : cette douleur se perdait dans la masse de toutes les autres souffrances qui gisaient là, confusément, sur la paille de la cour. Il embrassa du regard ce désolant spectacle. À cette vue, son cœur se serra. Il se rappela les exhortations suprêmes de Cyprien, et, connaissant le zèle souvent inconsidéré du diacre, il lui dit, en désignant les fugitifs :

« Je t’en prie, ne les livre pas, dans l’emportement de ta foi !… Il faut au contraire les sauver ! Ceux-là non plus ne doivent pas mourir !

– Ils sont prêts pour le sacrifice !» répliqua Jacques, les yeux étincelants.

Avec un calme feint, Cécilius reprit comme se parlant à lui-même :

« Une telle hécatombe livrée aux bourreaux ?… Non ! Dieu ne peut pas exiger le sacrifice de tant d’innocents. Il importe au contraire de les faire partir au plus vite et de prendre toutes les sûretés possibles pour leur protection et leur salut… Mais venez là-bas, toi et Marien ! Nous y causerons de tout cela plus tranquillement. »

Toujours suivi de Trophime, il conduisit le diacre et le lecteur vers un hangar rustique, qui se trouvait à quelque distance de la ferme, près d’un bouquet d’arbres. Un réfugié s’était joint à eux, qui salua cérémonieusement Cécilius. Aussitôt Jacques le lui nomma : c’était Flavien, de Tigisi, personnage important dans son municipe et appartenant à l’ordre équestre. Le maître de Muguas, ayant dévisagé le chevalier, sentit tout de suite qu’il trouverait un appui en cet homme de mine réfléchie et circonspecte. Regardant Flavien, il prononça lentement :

« Vous devez fuir ! Vous devez vous dérober. C’est l’ordre exprès de Cyprien. »

Et, s’étant retourné vers Trophime :

« Ce soir même, tu commenceras à faire partir ces fugitifs, par petites bandes de cinq ou six, pour ne pas attirer l’attention. Tu leur donneras des guides qui les mèneront dans mes fermes de l’Aurès. Avertis les intendants ! »

Jacques l’interrompit impétueusement :

« Seigneur, je te le répète : ils veulent mourir !

– Non ! dit Cécilius, tu ne peux pas savoir ce qui se passe dans l’âme de chacun d’eux !

– Et toi, tu ne sais pas ce que c’est qu’un martyr !

– Je viens de l’apprendre ! répondit Cécilius, dont la voix se brisa subitement. J’ai suivi jusqu’au champ du supplice mon ami le plus cher : Cyprien est mort à Carthage, en confessant le Christ. »

Il y eut un cri de stupeur :

« Cyprien est mort !…

– Il est vivant ! » lança Jacques, avec un étrange accent de jubilation…

Puis, s’adressant à Cécilius :

« En ce moment peut-être, sous les beaux ombrages des Jardins du ciel, il se lève pour aller au-devant d’Agapius, qui achève sa victoire… Ce matin, en m’embrassant, Agapius me l’avait dit : « Je vais rejoindre Cyprien ! » Il savait que Cyprien était désigné comme lui pour le triomphe. Il n’y arrivera pas seul ! Moi aussi je suis désigné et Marien avec moi !… Ah ! mon cher seigneur, tu ne sais pas, tu ne peux pas savoir !… »

Il lui prit la main, qu’il étreignit fortement, et fixant sur lui des prunelles qui resplendissaient d’un extraordinaire flamboiement :

« Écoute ! Il faut que je te fasse part, à toi aussi, de ce qui m’est arrivé avant-hier, sur la route des Lauriers… Les Lauriers ! quel nom prophétique ! Car rien de tout cela n’est dû au hasard… J’étais donc allé avant-hier, de bon matin, à la ferme des Lauriers pour assister un moribond. Flavien que voici m’accompagnait ainsi que Marien portant dans une custode le Corps du Seigneur. Nous étions tous les trois dans la même voiture. C’était en plein midi. Les rochers de la route renvoyaient une lumière aveuglante. Il faisait une chaleur torride, mais sèche, qui nous donnait une sorte d’alacrité du corps et de l’esprit. Nous chantions des hymnes, chemin faisant… Tout à coup, à un endroit où la chaussée est mal empierrée, je m’assoupis, et, malgré les cahots de la voiture, malgré mes compagnons qui m’appelaient, qui me poussaient pour me réveiller, je tombai dans un sommeil profond… Alors, je vis venir un adolescent dont la taille était prodigieuse. Il était vêtu d’une tunique blanche tellement éclatante que je fermai les paupières. Ses pieds ne touchaient pas le sol, tandis que son front se cachait dans les nuées. Impétueusement, comme un vent d’orage, ou comme un éclair, il passa devant nous, en me jetant une ceinture de pourpre, et une autre à Marien. Et je l’entendis qui criait : « Vite, hâtez-vous ! Venez avec moi ! » J’écoutai, je prêtai l’oreille. La vision radieuse avait disparu. Et aussitôt je m’éveillai. Tu vois, mon bon Seigneur, Marien et moi, nous sommes désignés, nous avons cet insigne honneur ! Peut-être que toi aussi tu es appelé…

– Nous le sommes tous ! dit Cécilius, gagné par l’émotion mystique qui transportait le diacre. Mais je demande grâce pour ces malheureux, pour ces enfants ! Il vaut mieux qu’ils vivent : telle est la volonté suprême de Cyprien ! »

Soutenu par Flavien et par Trophime, il finit par obtenir de Jacques et de Marien que, tout de suite, sans tarder davantage, ils s’occupassent de préparer le départ des réfugiés. Puis il leur demanda la permission de les quitter un instant pour vaquer à ses affaires, mais surtout parce qu’il éprouvait un grand besoin de se recueillir.

Comme toujours, il se réfugia dans la bibliothèque, qui avait été son asile aux heures de mélancolie, de détresse et d’abandon. Il sentait que les événements se précipitaient, qu’il était inutile de détourner la tête : toute l’horreur annoncée par Cyprien était là, devant lui. Troublé par cette agitation du populaire qui venait le menacer jusque sous les murs de sa villa, encore frémissant des confidences et des exhortations de Jacques, il désirait mettre un peu d’ordre dans ses pensées, concerter sa conduite, en prévision d’une catastrophe, ne rien laisser au hasard.

Bientôt, il eut recouvré son calme habituel. La méditation l’avait apaisé. Il s’étonnait même de la tranquillité de son esprit. Déjà, à Carthage, le soir des funérailles de Cyprien, cette tranquillité l’avait surpris. Avec tous les fidèles portant des torches et des cierges, il était allé au Champ de Sextius chercher le corps du martyr, pour l’ensevelir, près des Piscines, dans la propriété du procurateur Macrobius Candidianus. Un moment, il avait contemplé, à la lueur des cires, la tête exsangue du supplicié, plus livide que la cire même des cierges, et qui paraissait plus morte que la mort, à cause du souvenir de l’extraordinaire vivant, dont le souffle palpitait tout à l’heure sur ces lèvres closes. Quel contraste avec le glorieux visage entrevu, le matin, sous les platanes de Sextius, — ce visage illuminé comme à l’approche d’une aube surnaturelle ! L’âme héroïque était trop cruellement absente de cette affreuse relique. Elle était partie emportant avec elle sa révélation, une révélation si soudaine, si terrassante, si victorieuse, que, dans la déroute des apparences, il avait vu surgir brusquement cette réalité unique, dont parlait Cyprien. Devant les yeux enivrés du martyr, il en avait perçu le reflet éblouissant. C’était comme un rayon sous la porte d’un lieu de splendeur, où il était sûr maintenant que l’on pouvait entrer. Avec le repos de son esprit et de son cœur, une confiance inébranlable lui était venue. Son âme débordait d’une force à toute épreuve. Désormais, il y avait Quelqu’un auprès de lui. L’horrible solitude était rompue. A travers le sang, les déchirements et les douleurs, Cyprien, l’ami qu’il croyait perdu, l’avait mené au seul Ami. Celui qui « demeure éternellement… »

Il songeait ainsi, dans le silence et la torpeur chaude de la méridienne, lorsqu’un nouveau tumulte se produisit devant l’entrée principale de la villa. En toute hâte, un esclave se précipita à la bibliothèque, disant qu’un centurion était là avec une troupe de soldats.

Cécilius descendit dans le jardin, où il vit s’avancer vers lui un centurion primipilaire de stature imposante, avec une grande barbe qui lui descendait jusqu’au milieu de la poitrine, et, sur sa jaquette de laine brune, plusieurs rangées de décorations qui s’entre-choquaient comme les phalères d’un harnais. Il le reconnut aussitôt : c’était le même qui, à Lambèse, l’avait conduit à l’hôpital auprès de Victor malade de la fièvre. Ainsi, pour frapper davantage les populations, l’autorité ne s’était pas contentée d’envoyer un simple strator. Un officier, environné de tout un déploiement de force militaire, était chargé d’arrêter les chrétiens de Muguas. A l’approche du soudard, Cécilius eut un mouvement de révolte :

« Que viens-tu faire ici ? lui dit-il durement.

– M’assurer de Marien et de Jacques, prêtres des chrétiens et suborneurs du peuple.

– Ils sont mes hôtes : tu n’as pas le droit de violer ma maison !

– J’ai l’ordre du légat ! » répliqua le centurion en exhibant une tessère.

Et, la main tendue vers le manipule de légionnaires armés de piques :

« Tu vois : toute résistance est inutile !

– C’est bien ! Fais ta besogne ! Je saurai défendre les miens ! »

Se souvenant de son ancien métier d’avocat, il s’était décidé immédiatement à suivre les inculpés et à les protéger par tous les moyens légaux. Il pensait : « Nous ne devons pas nous laisser égorger sans résistance, ni leur laisser croire qu’ils viendront à bout de nous si facilement. Il importe au contraire de lutter jusqu’à la dernière extrémité, ne fût-ce que pour affirmer notre droit, pour prouver qu’en nos personnes on immole la justice !… » Et, tandis que le primipilaire emmenait Jacques et Marien, que les soldats, à coups d’épieu et à coups de fouet, poussaient devant eux la cohue des réfugiés, il remonta au plus vite pour changer d’habit et donner des ordres à ses serviteurs.

Il se revêtit de la tunique sénatoriale à larges bandes de pourpre, puis il demanda sa toge, une lourde toge à la romaine, de forme archaïque, toute blanche, sans broderies ni ornements d’aucune sorte, costume incommode et trop chaud qu’il ne portait jamais. Ensuite, on lui attacha aux pieds des brodequins de cuir blanc à lunule d’or. Quand il fut habillé complètement, drapé dans sa toge, il avait l’air d’un Père conscrit des vieux âges, d’un Caton sorti de la chambre des ancêtres pour rappeler leur devoir aux petits-fils dégénérés. Il prit des tablettes, afin de noter les principaux points de sa défense, et, ses dernières recommandations confiées à Trophime, il se fit transporter en litière jusqu’à la curie.

Sur la route de Cirta, il croisa des gens de mauvaise mine, qui couraient derrière les prisonniers et les fugitifs, en brandissant des bâtons. Des figures hostiles le défièrent au passage : il se sentit environné de haine. Certes, il n’avait jamais été populaire, malgré ses bienfaits. Mais on le respectait à cause de son éloquence, de sa science, de sa générosité, de son immense richesse surtout. Maintenant que cette richesse était menacée, la foule, abjecte comme toujours, se préparait à prendre sa revanche contre le grand seigneur déchu : en même temps que la haine, le mépris montait autour de lui.

Il ne voulait pas y prendre garde. S’efforçant de ne rien voir, il méditait sa harangue. Néanmoins, comme il entrait dans Cirta, son attention fut détournée par le spectacle insolite qu’offraient les rues. Leurs étendards déployés, des collèges d’artisans se dirigeaient vers le forum. Des victimaires traînaient par les cornes des vaches et des béliers. D’un bout à l’autre de la ville, des cérémonies lustrales recommençaient. Mal combattue par l’encens qui brûlait dans les carrefours, devant les niches des divinités protectrices, une âcre odeur de chair brûlée alourdissait l’air. En arrivant au forum, sous l’arc de triomphe élevé par son propre père, Cécilius dut faire arrêter sa litière pour laisser passer un cortège d’esclaves qui portaient une statue sur leurs épaules. Autour du brancard, des hommes tenant à la main des lampes de bronze chantaient des hymnes en l’honneur du dieu. L’idole était un Jupiter Capitolin que Roccius Félix, le triumvir, emmenait avec lui dans tous ses déplacements. Dorée et peinte, elle chatoyait sous un splendide manteau de soie rouge alourdi de pierres précieuses et d’applications d’or et d’argent. Autant par ostentation que par courtisanerie à l’égard du pouvoir, Roccius aimait à étaler cette statue : sur son ordre, on la portait au tribunal, comme pour présider aux débats qui allaient s’ouvrir et surtout pour recevoir les adorations des chrétiens, dont on escomptait l’apostasie.

Déjà les magistrats étaient en séance dans la basilique judiciaire. La vue de faisceaux plantés devant les portes fit craindre à Cécilius que le légat en personne ne fût dans la salle, venu tout exprès à Cirta pour diriger les interrogatoires. Mais il n’y trouva que son représentant, le préfet des camps, Rufus, qui trônait au siège présidentiel, entre les triumvirs en exercice, Roccius et Julius Martialis. En quelques instants, ils venaient d’expédier la condamnation du diacre Jacques. Ses noms et qualités sitôt entendus, les assesseurs avaient prononcé contre lui la peine de mort, à laquelle il fallait bien surseoir, les prisons regorgeant d’une foule d’autres condamnés, sans parler des prévenus. C’est pourquoi il fut conduit au cachot où il attendrait que des mesures eussent été prises pour son exécution.

Dans le moment que Cécilius pénétrait au prétoire, les gardes y introduisaient Marien. Ils le firent monter sur une petite estrade en bois, de façon qu’on pût le voir de tous les points de la basilique. Pendant ce temps, les esclaves de Roccius Félix installaient sur un piédestal, devant les juges, l’idole somptueuse. Le préfet Rufus gourmandait les tortionnaires, rudoyait l’accusé. C’était un gros homme sanguin, aux yeux injectés de rouge, avec des bourrelets de graisse sous la nuque. Tourmenté par une goutte chronique, il était, ce jour-là particulièrement, de fort méchante humeur.

« Allons ! qu’on se hâte ! » cria-t-il aux valets du bourreau.

Et, apostrophant Marien, qui se tenait en face de lui sur l’estrade :

« Quant à toi, tu persistes à nier que tu es prêtre ? »

Sur un faux rapport du centurion primipilaire qui avait arrêté Marien, le préfet s’entêtait à lui faire avouer qu’il était diacre comme Jacques. Suivant les intentions du rescrit impérial, les magistrats s’acharnaient, en effet, tout spécialement contre les prêtres, comme plus dangereux que le commun des fidèles. Marien qui, en réalité, n’était que lecteur, répondit avec assurance :

« Pourquoi usurperais-je une qualité qui ne m’appartient pas ! J’ai dit que je suis lecteur. Je le répète encore, car telle est la vérité !

– Prends garde à toi ! gronda Rufus d’une voix tonnante. Si tu t’obstines, celui-ci saura bien te mettre à la raison. »

Il désignait le bourreau qui, les bras croisés, se tenait debout, appuyé contre un chevalet. Près de lui, la mine arrogante, Roccius Félix commentait ces menaces par toute une mimique d’intimidation. De l’autre côté, Julius Martialis, la tête basse, paraissait consterné : il avait reconnu son fils Marcus dans l’auditoire. Et voilà que le jeune avocat, se dégageant de la presse, prononça d’une voix qui tremblait un peu :

« Cet homme a dit vrai : je sais qu’il n’est que lecteur, comme il l’affirme ! »

Cécilius, qui était à côté de lui, répéta :

« J’affirme qu’il n’est que lecteur ! »

Mais le maître primaire, placé près du tribunal et qui semblait avoir une rancune particulière contre Marien, cria, en gesticulant comme un furieux :

« Ce sont les chrétiens qui disent cela ! Ce sont tous des faussaires et des menteurs. »

Julius Martialis, effrayé de voir son fils se compromettre à plaisir, tenta de faire dévier la discussion. Il prononça d’un air sage, en regardant l’accusé :

« Il y a un moyen bien simple de terminer cette contestation : c’est de renoncer à ton erreur !

– Jamais ! dit Marien : je méprise tes dieux ! »

Et, avec un geste insultant, il tendit la main vers l’idole, dont on n’apercevait plus que le visage aux joues teintes de vermillon, à la barbe frisée et dorée. Le reste du corps disparaissait dans une fumée d’encens, les esclaves de Roccius ayant allumé une cassolette d’argent au pied de la statue, sur le rebord du piédestal.

Ce geste déchaîna la fureur du dévot personnage. Récemment promu à la dignité de flamine perpétuel, après la démission de Cécilius, Roccius Félix confondait volontiers sa dignité avec celle des dieux et considérait tout sacrilège comme une injure personnelle :

« Misérable ! dit-il, tu es assez fou pour préférer des fantômes à des êtres vivants et triomphants ! Tu crois à des choses invisibles, alors que tu fermes les yeux à des réalités aveuglantes ! »

Pour faire sa cour au représentant de l’Empire, il crut devoir formuler toute une déclaration de principes, dont il avait soigneusement préparé les termes. Il ajouta, en regardant le préfet Rufus, comme s’il quêtait son approbation :

« Comment peux-tu nier nos dieux, quand tu vois partout, dans nos temples, sur nos forums, les images sacrées des augustes Empereurs, dont le divin génie s’atteste par des effets assez palpables, il me semble, dans le gouvernement du monde. La force du monde s’incarne en celui qui en est le maître visible. L’Empire est la manifestation la plus complète et la plus haute de la divinité. »

Un silence gêné accueillit ces paroles. Rufus lui-même, qui n’ignorait pas l’indifférence ni l’hostilité secrète des Africains à l’égard de Rome et du pouvoir, trouva que Roccius allait trop loin. Marien, toujours debout sur l’estrade, haussait les épaules dédaigneusement. Il finit par dire :

« Notre Dieu aussi est visible. Il a habité parmi nous et il s’est manifesté après sa résurrection.

– Illusions ! Contes de bonne femme ! vociféra Roccius. Nos histoires à nous sont pleines des apparitions de nos dieux. On les a vus. Te faut-il des exemples fameux ?… Pendant que les Romains se battaient auprès du lac Régille, les Dioscures vinrent annoncer dans Rome le gain de la bataille, avant même qu’elle ne fût gagnée. Un citoyen de haute naissance, Domitius Ænobarbus, vit sur le forum, devant l’abreuvoir, deux jeunes gens d’une taille et d’une beauté extraordinaires qui faisaient boire leurs chevaux tout couverts de sueur, et qui lui dirent : « Rome a remporté la victoire ! » Et, comme Ænobarbus paraissait en douter, un des jeunes gens lui toucha la barbe qui, de noire qu’elle était, devint rousse…

– Illusions ! Contes de bonnes femmes ! » rétorqua Marien en ricanant, au grand scandale de l’auditoire que ce pieux récit avait émerveillé.

Alors sentant que la faveur de l’assistance lui revenait, le nouveau flamine se mit à déclamer intrépidement :

« Pauvre fou, qui nie l’évidence ! Homme sans culture, tu récuses par ignorance le témoignage de l’histoire. Mais tu ne peux pas contester les preuves que nos dieux nous prodiguent journellement de leur réalité et de leur omnipotence. Regarde ces temples et ces lieux sacrés, qui sont l’ornement et la protection de nos villes : tu y verras des inscriptions et des ex-voto qui affirment d’une manière irrécusable les bienfaits, les prédictions, les interventions de la divinité. Regarde ces temples, — plus augustes par la présence des dieux qui les habitent que magnifiques par les offrandes et les richesses qu’ils renferment… Ah ! ces dieux que tu nies, nous vivons au milieu d’eux ! Nos cités en sont pleines. Ils nous parlent, nous coudoient dans nos rues, nous révèlent l’avenir par leurs oracles, nous avertissent des périls, nous guérissent de nos maladies. Ils sont le refuge des misérables, la consolation des affligés, le remède de tous nos maux !… »

À ces mots, Marien, qui ne se contenait plus, s’écria d’une voix haute et ferme :

« Il y a des souffrances que vos dieux ne peuvent pas consoler ! Il y a des maladies qu’ils ne peuvent pas guérir. Pour le reste, ce sont des puissances mauvaises qui agissent sous leur nom !

– Assez ! » cria Rufus, impatienté par l’éloquence intempestive de Roccius Félix, autant que par l’obstination de l’accusé.

D’un geste furibond, il fit signe au bourreau en roulant ses gros yeux :

« Qu’on le suspende ! »

Aussitôt les valets se précipitèrent vers l’estrade, afin d’en arracher Marien. C’est alors que Cécilius, qui guettait l’occasion propice pour intervenir, rompit le cordon des licteurs et s’avança vers le tribunal.

« Je demande, dit-il, à défendre cet homme qui est mon hôte. Je suis avocat, et d’ailleurs assez connu parmi vous. Comme mes ancêtres, j’ai parcouru dans votre cité toute la carrière des honneurs : vos monuments et vos arcs de triomphe s’en souviennent, si vous l’avez oublié. »

Là-dessus, la foule cria :

« C’est un complice du sacrilège !

— Un mauvais citoyen qui dilapide sa fortune au profit des chrétiens et qui ne donne rien aux anciens clients de son père ! clama un parasite.

— C’est un criminel !

— Et voilà votre erreur et votre injustice ! » reprit Cécilius, en rejetant les plis de sa toge.

Il avait escaladé les rostres où, malgré l’irritation non dissimulée de Rufus, il prit place et se dressa avec un air de maître :

« Si nous sommes des criminels, dit-il, prouvez nos crimes. Sinon, relâchez-nous ! Que signifie cette procédure illégale ?

— Tu le sais, dit le préfet avec irritation, vous êtes poursuivis comme ennemis de Rome et de l’Empire !

— Et nous n’acceptons pas cette accusation calomnieuse. Ce n’est pas nous qui assassinons vos Empereurs : ils n’ont pas de meilleurs soldats que les nôtres. Si nous voulions, nous pourrions exciter des émeutes dans vos villes et dans vos provinces : nous sommes assez nombreux pour cela ! C’est pourquoi vous pouvez nous décimer : vous ne viendrez pas à bout de notre multitude. Il vous faudrait pour cela dépeupler l’Empire ! Si nous mourons, c’est afin d’accroître votre injustice, de la rendre plus manifeste et plus scandaleuse. Tuez-nous : il en restera toujours ! À quoi bon nous défendre ? Nous avons assez prouvé que nous n’avons pas peur de la mort ! »

À l’autre extrémité de la basilique, un prêtre de Saturne vociféra :

« C’est parce qu’on vous tolère que les dieux se vengent en nous envoyant des fléaux et des guerres !

— Vous seuls en êtes responsables ! riposta Cécilius. Ce sont vos vices qui attirent le châtiment ! Changez vos dieux pour changer vos mœurs : le salut est à ce prix. Toutes les lois militaires ou somptuaires, tous les impôts du monde ne vous sauveront pas. D’ailleurs, la paix que vous nous faites est pire que la guerre. Est-ce que la tyrannie de vos fonctionnaires, de vos riches, de vos sectaires, n’est pas plus à craindre que toute la puissance des Barbares ? Vous vous plaignez de la stérilité et de la famine, comme si les exactions du fisc et les brigandages de vos soldats n’en étaient pas cause autant que la sécheresse ! Vous vous plaignez que la mer soit fermée, accapareurs qui fermez vos greniers aux pauvres ! Vous avez murmuré de la peste, et la peste a découvert ou accru vos crimes. Car on ne secourait point ceux qui en étaient atteints. On fuyait les moribonds. On pillait les morts. Timides pour les assister, on se montrait hardis pour les voler. Et maintenant on ne craint ni accuseurs, ni juges, parce qu’on est de connivence avec les uns et qu’on a corrompu les autres… »

Cécilius se laissait emporter par son indignation et ses rancunes. Il desservait la cause de celui qu’il voulait défendre et il se trahissait lui-même. Il s’en aperçut trop tard, en entendant les protestations et les clameurs furibondes de l’auditoire. Ses dernières paroles se perdirent dans le tumulte.

Pendant ce temps, Rufus délibérait à voix basse avec Roccius Félix et Julius Martialis. Il secouait la tête, l’air contrarié, hésitant à prendre un parti. Sans doute il s’agissait de raisons de poids, de considérations importantes qui ne pouvaient pas être exposées en public. Tout à coup, devant les huées excitées par les derniers mots de Cécilius, il frappa violemment sur l’appui de son siège, et, apostrophant l’orateur :

« Ce scandale a trop duré ! dit-il. Je t’ordonne de quitter les rostres !… Qu’on l’emmène ! »

Deux licteurs s’avancèrent, sur le geste menaçant du préfet qui désignait l’orateur. Puis, se retournant vers Marien, Rufus lui fit une dernière sommation :

« Tu avoues que tu es prêtre ?

– Non, je ne le suis pas !

– Tu mens !… Qu’on le suspende ! »

Tandis que les aides du bourreau se jetaient sur le misérable, Cécilius, écartant les licteurs, descendait de lui-même les degrés des rostres. De nouveau, la force l’écrasait, sans résistance possible. Encadré par les soldats, il se laissa conduire jusqu’à une porte latérale et il fit semblant de sortir.

Les tortionnaires avaient dépouillé Marien. Sans autre vêtement qu’un lambeau d’étoffe nouée autour de la ceinture, il grelottait sur les dalles du prétoire. On l’obligea à lever ses deux bras joints au-dessus de sa tête, on lui lia les deux pouces avec une cordelette accrochée à une corde plus grosse, puis on attacha à ses pieds un cylindre de pierre qui servait à peser l’huile…

Encore une fois, veux-tu avouer ? dit Rufus.

« Non ! »

La corde fila sur une poulie fichée dans une poutre : en une horrible tension, le corps du malheureux se souleva du sol, la pierre oscilla au bout des pieds, les articulations craquèrent, les côtes remontèrent affreusement, tandis que les flancs se creusaient. Le martyr étouffa un hurlement de douleur :

« Christ, aide-moi ! »

Deux valets se mirent à le flageller avec des lanières de bœuf : ils ne lui arrachèrent pas un cri. Entre ses deux bras tendus à se briser, dans l’étirement atroce des nerfs et des jointures, les yeux hagards, il considérait Rufus congestionné et torturé, lui aussi, par les pointes lancinantes de sa goutte :

« Je te plains ! lui dit-il : tu agis injustement. »

Le préfet, hors de lui, enjoignit aux bourreaux de déchirer le corps du patient avec les ongles de fer. A la première morsure des griffes dans sa chair, un long frisson lui secoua l’échine et les côtes. Il poussa un soupir convulsif et profond comme s’il entrait en agonie :

« Mon Dieu, aie pitié de moi !… Seigneur, je te rends grâces ! »

Et, ses yeux dolents fixés de nouveau sur Rufus :

« Nous n’avons pas commis d’homicides ni de fraudes. Nous sommes des innocents ! »

Exaspéré, le préfet ordonna aux tortionnaires de redoubler leur jeu, d’appuyer davantage sur leurs sinistres engins. Bientôt le ventre du supplicié ne fut plus qu’une plaie. Des lambeaux de chair se rabattaient sur ses cuisses, le sang l’inondait, coulait jusqu’à terre, en ruisseaux. Les yeux vitreux, dans l’anesthésie de l’extase, il ne faisait que murmurer, d’une voix douce comme une caresse :

« O Christ, je te loue !… A toi mes louanges ! »

Puis, sur une morsure plus pénétrante, plus aiguë :

« Mon Dieu, je te rends grâces !… Je ne suffis pas à te rendre grâces ! »

Maintenant, les entrailles de la victime étaient à nu. Les spectateurs hurlaient, trépignaient d’aise. Des femmes s’évanouissaient… Tout à coup, un cri formidable, terrible, traversa toute la basilique :

« Moi aussi je suis chrétien !… Suspendez-moi ! »

C’était Cécilius qui, à la dérobée, était rentré dans la basilique par la porte principale, et qui, se glissant à travers la foule, était parvenu, sans se faire remarquer, jusqu’aux premiers rangs de l’assistance, tellement l’attention passionnée du public était prise par cette scène de torture. L’abominable spectacle l’avait soulevé de colère et de dégoût. Il répéta, d’une voix éperdue :

« Moi aussi !… Qu’on me suspende ! »

Ses voisins, se jetant sur lui, voulurent le bâillonner. Des gens crièrent :

« Il est fou !

– Tais-toi ! On ne te croit pas ! »

Au milieu du tapage, le préfet avait donné l’ordre de détacher Marien évanoui. On l’emportait tout saignant à la prison, tandis que des soldats de police saisissant Cécilius par les bras le poussaient devant le tribunal. Rufus et ses assesseurs, visiblement irrités de cette obstination, se concertaient.

Le maître primaire qui se tenait toujours près de l’estrade du prétoire, à côté des scribes et des sténographes, ayant reconnu l’illustre élève des rhéteurs de Carthage, l’interpella quinteusement :

« Comment ! Toi, un savant, tu soutiens des illettrés !

– Il a l’esprit troublé ! dit Julius Martialis, en se penchant à l’oreille de Rufus. Depuis qu’il a perdu sa fille, il est devenu comme un insensé ! »

Et Roccius Félix, ravi d’humilier son ancien rival, ajouta :

« C’est une tête faible ! Il a toujours été incapable de remplir ses charges ! »

Cécilius haussa les épaules en dévisageant le vaniteux parvenu :

« Ne sois pas si fier, Roccius, de ta nouvelle dignité ! Tu manges les reliefs de mon festin ! »

Puis, montrant des accusés qu’on venait d’introduire, et qui, enchaînés, attendaient leur tour :

« Je suis avec ces hommes. Je suis l’un d’eux ! S’ils ont mérité le supplice, je l’ai mérité aussi… »

Alors Rufus, outré d’une telle audace, rejeta décidément son masque de prudence officielle :

« Tu le veux ! dit-il. Tu as réfléchi aux conséquences de ton acte ?

– Oui ! dit fermement Cécilius.

– C’est bien !… Conformément aux édits des sacrés Empereurs, je prononce contre toi la peine de la confiscation. Je te déclare déchu de tes titres et honneurs. Je te dégrade… Qu’on lui enlève le laticlave ! Licteurs, saisissez-le ! »

Des claquements de mains, des clameurs frénétiques accueillirent la sentence du préfet :

« Mort au sacrilège !

– Cécilius aux bêtes ! »

Les aides du bourreau lui arrachèrent sa tunique à bande de pourpre, ses souliers à lunules d’or. Il était là pieds nus, frissonnant sur les dalles, comme tout à l’heure Marien. On l’affubla de haillons, d’une vieille blouse en toile bise, d’une espèce de couverture faite de lambeaux de toutes couleurs et de toute provenance, sordide et trouée, malgré des rapiéçages sans nombre. Sous ces loques dérisoires, le descendant des rois numides n’était plus qu’une lamentable épave, un pauvre être à la fois ridicule et touchant. Rufus le montra au peuple :

« Voilà ce qu’il en coûte de désobéir aux ordres des très saints Empereurs ! »

Et, comme les licteurs, au commandement du centurion, emmenaient le condamné, Rufus lui lança ce suprême sarcasme :

« Puisque tu dédaignes si fort les biens de ce monde, va méditer en prison sur leur fragilité ! »

Cependant Marcus Martialis, le jeune avocat, veillait sur le père de Birzil. Il le suivit de loin jusqu’à la porte de la geôle municipale. Il se glissa derrière lui dans le vestibule, et là, avec la complicité du gardien qu’il connaissait, il put aborder Cécilius. Il l’embrassa, lui offrit ses services pour tout le temps de sa détention :

« Je t’en prie ! protesta celui-ci, ne t’occupe pas de moi. Si tu as aimé ma fille, comme je le crois, fais-lui parvenir un message. Dis-lui que Cyprien bénit son union avec Fabius Victor. Dis-lui que je désire ardemment la voir avant de mourir, qu’en tout cas elle me pardonne, comme je lui pardonne… Et maintenant, je demande à Dieu qu’elle vive heureuse avec l’époux de son choix.

– Je te promets tout, dit Marcus, qui éclata en sanglots… Au revoir, frère. Peut-être que je te rejoindrai bientôt. »


Huit jours plus tard, à la suite d’une nouvelle comparution devant le préfet des camps, Quintus Cécilius Natalis, coupable de rébellion envers les Empereurs et d’impiété envers les dieux, convaincu de superstition étrangère et persévérant dans son erreur, s’entendit condamner aux mines pour un laps de dix ans : c’était la mort lente, mais certaine, dans un délai plus ou moins rapproché, après des épreuves et des tortures épouvantables. En même temps, Marien, le lecteur, qui avait survécu par miracle à ses horribles blessures, fut condamné à la peine capitale. Considéré comme prêtre malgré ses dénégations, il devait avoir la tête tranchée, à Lambèse, avec le diacre Jacques. On avait différé leur exécution, parce que les prisons étaient bondées et que les bourreaux ne suffisaient pas à leur tâche. Déjà, pour faire de la place dans la prison de Cirta, on venait de massacrer d’un seul coup les soixante réfugiés capturés à Muguas. Les enfants eux-mêmes n’avaient pas été épargnés. On les avait précipités dans le lit de l’Amsaga du haut d’un rocher qui surplombe les gorges et qui, depuis la plus haute antiquité, servait à ce genre de supplice.

Le lendemain du jugement, à la pointe de l’aube, Cécilius et ses compagnons de chaînes, conduits par un peloton de légionnaires à cheval, partirent pour Lambèse et Sigus. Jacques et Marien venaient en tête, puis, avec Cécilius, Flavien de Tigisi, qui avait été dégradé et condamné aux mines, lui aussi. Des malfaiteurs de droit commun, au nombre d’une cinquantaine, fermaient la marche. C’était par un froid matin d’automne : il y avait de la glace dans les rues, au creux des pavés. Cécilius, déjà très affaibli par le régime de la prison, claquait des dents et frissonnait sous son manteau troué. Il était triste et abattu. Une détresse immense l’envahissait. Birzil le laissait sans nouvelles et Marcus Martialis n’avait point reparu… Cependant, Jacques, qui, comme toujours, débordait d’allégresse et de foi, s’efforçait de le consoler. Il inventait, pour l’égayer, mille propos joyeux. Mais Cécilius secouait la tête d’un air désespéré.

Lorsqu’ils parvinrent au pont de pierre qui enjambe le torrent de l’Amsaga, à l’entrée des gorges, tout près de l’endroit où les réfugiés de Muguas avaient été précipités, il se retourna pour considérer les roches encore éclaboussées de sang, où les corps des martyrs étaient venus s’écraser. Un peu plus haut, sur la berge étroite, dans des cuves de maçonnerie quadrangulaires, des foulons piétinaient du linge, comme s’ils s’acharnaient à laver toutes les souillures du massacre. On entendait un fracas d’eaux qui rebondissaient et dévalaient dans les gorges et, sous les voûtes sonores, dans la pénombre du sinistre couloir rocheux, la plainte profonde du gouffre. Cécilius, soulevant sa chaîne dont le poids lui brisait les chevilles, enviait les misérables qui étaient venus mourir là. Eux au moins, ils en avaient fini tout de suite, tandis que lui il s’épouvantait à la pensée de la longue souffrance qu’il lui faudrait endurer. Le cri de Marien pendant sa torture lui montait invinciblement aux lèvres : « Christ aide-moi ! » Et il se répétait : « La mort n’est rien ! La chose horrible, c’est cette douleur sans trêve et sans limite ! Ah ! puissé-je résister jusqu’au bout !… »



II

LES MINEURS DU CHRIST

De tous les points de l’immense plaine de Sigus et même des bords du lac, on apercevait, à l’extrémité d’une éminence rocheuse, la silhouette d’un homme nettement découpée sur le bleu pâle du ciel, ou sur le fond des montagnes, tantôt fauves, tantôt d’un violet profond, suivant la distance ou l’orientation. Cette montagne, aiguë et très élevée, formait un cône aux flancs légèrement creusés, mais d’une ligne si parfaite et si régulière, terminée par une flèche si élancée et si étroite qu’elle avait l’air d’un pinacle naturel et que l’homme grimpé tout en haut semblait une statue sur son piédestal.

Du forum de la petite ville, on distinguait parfaitement tous les détails du costume et de l’accoutrement de ce personnage aérien : la couleur rouge de son bonnet phrygien, les plis nombreux de son large pantalon bouffant à la mode asiatique, la massette de mineur passée dans sa ceinture, et jusqu’aux pointes tombantes de ses longues moustaches, quand il se tournait de profil. D’une main, il s’appuyait sur un bâton ferré et, de l’autre, il élevait une trompe, prêt à l’emboucher. C’était un contremaître, un Galate qui avait travaillé dans toutes les mines d’Asie et d’Europe et qui était renommé pour son expérience et sa connaissance du métier. Ainsi planté au sommet de la montagne, il évoquait l’image d’un chef d’armée qui, sur une hauteur, épie les évolutions des troupes ennemies.

Ses yeux fixaient avec une attention méticuleuse un monticule sablonneux de forme ronde, qui s’étalait au pied du cône rocheux, un peu à gauche dans la direction de Sigus et qu’il dominait complètement du haut de son observatoire. Attaqué de tous côtés, par des équipes de mineurs et de terrassiers, évidé et creusé dans tous les sens comme le sous-sol de la région, ce monticule qui contenait de l’or et du cuivre ne se tenait debout que par miracle. Suivant un procédé qui exigeait une main d’œuvre formidable, un gaspillage effrayant de forces et de vies humaines, des centaines et des milliers de captifs et d’esclaves toujours disponibles, on provoquait artificiellement par des percées nombreuses et hardies l’écroulement de la montagne riche en minerai. Puis quand elle était par terre, on précipitait sur les décombres, en véritables cascades, des trombes d’eau dérivées et captées par de longs travaux de canalisation et retenues par des barrages sur les hauteurs voisines. On créait ainsi des torrents artificiels, qui, après avoir lavé les débris métallifères, se déversaient dans le lac, laissant sur le sable des parcelles de cuivre, ou même des pépites d’or natif.

Or, l’évidement du monticule était aussi avancé que possible. Depuis plusieurs jours, le Galate, continuellement en faction sur son rocher, guettait l’affaissement de la coupole naturelle formée par le sommet de la colline. Déjà des éboulements partiels s’étaient produits en maints endroits. Avec son sûr instinct de vieux mineur, le Galate savait que la chute se produirait le jour même. Il avait sonné un premier coup de trompe pour avertir les ouvriers qui se trouvaient dans les galeries. Ceux-ci fuyaient précipitamment par files compactes, s’écrasaient à la sortie des couloirs. Autour du monticule, des escouades de manœuvres enchaînés établissaient des barrages en fascines et en pierres sèches pour limiter l’éparpillement des décombres : çà et là, ils les consolidaient par des amoncellements de cailloux. D’autres fouaillaient des trains entiers de chevaux et de mulets qui tiraient des câbles attachés à l’intérieur, autour des plus gros piliers centraux, afin de hâter la chute du toit. Ailleurs, par escouades de dix ou de vingt, des hommes étaient attelés à des cordes. En cette claire matinée de novembre, les heurts des pioches, les piétinements des bêtes, les cris des surveillants montaient tout droit dans l’air subtil et se répercutaient au loin sur la terre durcie et gelée de la plaine. Tout le personnel de la mine se trouvait là. Hildemond, le contremaître germain, les jambes nues sous ses courtes braies, tout fier de son sayon rouge en peau de brebis, ses longues tresses blondes flottant sur ses épaules, courait d’un groupe à l’autre, hargneux et féroce comme un chien de berger. Il stimulait particulièrement du fouet et de la parole une bande de captifs gruthonges aux cheveux jaunes comme les siens. Entouré de quelques ingénieurs, Théodore, le procurateur de la mine, assistait aux derniers préparatifs et, pour se donner de l’importance, il clamait à pleins poumons des ordres tardifs autant qu’inutiles. Il ne cessait de vociférer :

« Qu’on fasse sortir tous les ouvriers ?… Tout le monde est bien sorti, n’est-ce pas, Hildemond ?

– Holà hô ! Holà hô !… » hurlaient en cadence les hommes qui tiraient sur les cordes et aussi sur de grosses chaînes de fer enroulées à des treuils.

Des claquements de fouet crépitaient sans interruption. Les chevaux arquaient leurs jambes violemment. De son observatoire à la pointe du rocher, le Galate voyait le renflement de la colline s’affaisser peu à peu. Il lança deux coups de trompe à deux minutes d’intervalle d’une façon brève et haletante. Le troisième devait annoncer l’écroulement décisif. Une certaine angoisse étreignait la foule, car, en dépit de toutes les précautions prises, cette colossale opération entraînait toujours des morts. Soudain, Hildemond, bondissant vers les barrages, se mit à crier :

« Où est Cariovisque ?… »

Ce Cariovisque était un autre contremaître germain qui avait dû s’attarder dans les galeries, ou trouver les issues bouchées par les premières chutes de gravats. Hildemond avait à peine lancé son cri que la trompe sonna. Un fracas épouvantable suivit, un bruit d’explosion qui se prolongea en un grondement souterrain. Et un souffle de tempête faillit renverser les hommes et les bêtes, tellement le déplacement d’air était énorme et violent. Puis, après ce vacarme assourdissant, il y eut une seconde de grand silence que rompirent tout de suite des hurlements de blessés et les clameurs furieuses des surveillants. Des carriers n’avaient point reparu. L’équipe de Cariovisque avait dû être écrasée sous les ruines. Pourtant, les chefs n’y regardaient pas de si près.

« Combien de manquants ? lança Théodore à Hildemond ?

– Une cinquantaine, maître !

– Allons ! ce n’est rien, » fit le procurateur.

Mais, parmi ceux qui travaillaient aux barrages, un tumulte s’élevait. Un certain nombre de manœuvres avaient été blessés par des éclats de roches, par les rebondissements et les ricochets des débris. L’un d’eux autour duquel on s’empressait gisait sur le sol, inerte et livide, comme un cadavre. On le crut mort ; il n’était qu’évanoui. Sa cheville gauche, déjà luxée par les fers qu’il traînait, venait d’être écrasée par la projection d’une grosse pierre :

« Il me semble que je le reconnais, dit Théodore, qui s’était approché avec Hildemond… C’est notre sénateur, le condamné de Cirta, Cécilius Natalis, ancien fermier de Sigus. »

Et, à la grande stupéfaction des manœuvres, qui dans une attitude tremblante faisaient cercle autour de lui et du contremaître, et qui s’étonnaient d’une telle déférence pour un des leurs, il ordonna à deux travailleurs libres de relever le blessé et de le transporter en toute diligence à l’infirmerie de la mine.

C’était Cécilius en effet. Il se trouvait depuis deux jours à peine à Sigus, et, pour son début sur le chantier, il jouait de malheur. Non sans intention, Rufus, le préfet des camps, l’avait condamné aux travaux forcés dans sa propre mine. Le maître était devenu esclave sur son domaine. Convaincu qu’un homme de cet âge ne pourrait pas supporter longtemps une telle existence, le préfet comptait fermement sur sa rétractation toute prochaine. Il avait donné l’ordre au procurateur de le faire surveiller, de profiter de ses moindres défaillances pour en obtenir le désaveu de sa conduite et de ses propos. De là, les égards que Théodore témoignait au forçat. L’autorité s’intéressait à lui, et, demain peut-être, il pouvait reprendre son rang. C’est pourquoi le Syrien avait veillé à ce qu’on ne lui imposât, du moins au début, que les tâches les moins pénibles. On se bornerait d’abord à l’effrayer par la menace que sa condition deviendrait pire s’il s’obstinait ; on le dompterait petit à petit par les rigueurs de la discipline et du métier. Pour commencer, on lui avait rasé la moitié de la tête en différant de le marquer au front, et on l’avait ferré de nouveau. Outre la chaîne qu’il portait aux jambes, on lui en avait rivé une autre, mobile, qui partait de la cheville et se rattachait à sa ceinture, de telle façon que le prisonnier ne pût jamais redresser sa taille. Enfin, par une autre chaîne mobile, on l’avait accouplé avec un condamné de droit commun : un Italien sournois et renfrogné, un savetier de Réate qui, étant ivre, avait coupé la gorge à un voisin, à coups de tranchet.

Depuis Lambèse, Cécilius était séparé de ses compagnons de Cirta, Jacques et Marien, incarcérés au prætorium, en attendant leur supplice. Quant à Flavien de Tigisi, venu avec lui jusqu’à Sigus, il avait dû descendre dans la mine avec tout un contingent de forçats récemment arrivés de Palestine. Lui, Cécilius, il échappait, du moins pour l’instant, à l’horreur de la geôle souterraine. La lumière du soleil lui restait. C’était presque une joie. Et voilà que, tout de suite, dès le premier jour de travail, il était terrassé, blessé, rendu impropre à sa tâche. Dès qu’il eut repris connaissance, cette pensée l’affola. Il tremblait que, pour l’achever, on ne l’envoyât pourrir au fond de la mine. D’ailleurs, il se sentait exténué par ce long voyage à pied, par les privations endurées à Cirta et par l’abominable régime de la prison.

L’infirmerie où il gisait était une ancienne écurie dont on avait masqué les ouvertures par des châssis en planches, tout à fait insuffisants pour la défendre contre les intempéries du dehors. Il reposait sur un établi de bois en plan incliné, qui occupait toute la longueur du local, et que des supports enfoncés en terre exhaussaient de quelques pouces au-dessus du sol. On lui avait ôté ses fers et donné une couverture de laine qui atténuait un peu la dureté de sa couche. Heureusement pour lui, il fut soigné par un médecin campanien, peut-être dépêché tout exprès par le procurateur, mais qui lui donna les soins les plus dévoués et les plus intelligents, en lui laissant comprendre qu’il savait à qui il avait affaire et qu’il admirait la noblesse de son sacrifice. C’était une âme douce, humaine, un peu craintive. Cécilius, de son côté, apprécia tout de suite, avec la bonté, la distinction de cette nature d’homme. Il devina en lui un initié aux cultes isiaques. Le Campanien avait la tête complètement rasée, comme un prêtre égyptien. Des sandales de papyrus claquaient sous ses talons. Il manifestait une répulsion significative pour toutes les substances animales, sans doute considérées par lui comme impures. Sa médecine même était très particulière, moins surchargée de recettes que docile aux indications de l’expérience. Quoi qu’il en soit, Cécilius, entre ses mains, se guérit très vite. Lui-même s’en émerveillait. Était-ce à l’habileté de ce praticien qu’il le devait, ou fallait-il croire qu’il y a une thérapeutique spéciale du martyre, que la volonté indomptable de vivre est capable d’arrêter les puissances de la mort ? Dans la prison de Cirta, le cas de Marien l’avait frappé de stupeur. Celui-ci, roué de coups, les jointures brisées, le ventre déchiré par les ongles de fer, les entrailles à nu, s’était guéri de lui-même au milieu des pires infections, des miasmes, des contagions les plus dangereuses, dans des conditions d’hygiène et de traitement qui étaient un défi à l’art des médecins. Sous l’influence d’un pouvoir surnaturel, les vertus curatives de la nature atteindraient donc à un degré d’énergie et d’efficience incalculable, imprévisible ? Le fait certain, c’est que, comme le lecteur de Cirta, Cécilius, d’ailleurs moins atteint que lui et soigné convenablement, se rétablit bien plus tôt qu’il n’aurait pu l’espérer. Cependant, il lui restait une boiterie très apparente à la jambe luxée.

Quand il fut debout, le procurateur délégué par Rufus, préfet des camps, s’empressa de procéder à un nouvel interrogatoire du condamné. Il le fit avec les plus grands ménagements d’abord, car il avait naturellement le respect des puissances même déchues, et il redoutait toujours une réhabilitation de Cécilius. L’ayant mandé à son office, il lui dit avec une bienveillance affectée :

« Veux-tu abjurer ton erreur ? Tu n’as qu’une parole à prononcer. »

Cécilius le savait bien qu’il n’avait qu’une parole à prononcer pour être libre. Et il n’ignorait pas davantage que le légat attendait impatiemment ce mot de désaveu et qu’il était prêt à mener grand tapage autour de son apostasie : c’était exactement la tactique qu’on avait employée avec Cyprien. On espérait ainsi semer le scandale et la désunion dans les églises, obtenir peu à peu la dispersion des fidèles. Instantanément toutes ces idées se présentèrent à son esprit. De son ton le plus calme, il répondit à Théodore :

« Non, je ne prononcerai pas le mot que tu me demandes !

– Encore une fois, insista le procurateur, tu as bien réfléchi aux conséquences de ta rébellion ? »

Cécilius répondit :

« En une chose si juste, il n’y a pas à réfléchir. »

Et il se refusa obstinément à rien ajouter. Malgré les menaces, les intimidations, les flatteries du Syrien, il gardait sa tranquillité d’âme. Jamais sa pensée ne lui avait paru plus lucide, plus lumineuse qu’en ce moment. Pour lui, sa détermination était une chose si raisonnable, qu’elle échappait à toute discussion : elle était la raison même. Il ne pouvait pas accorder le « oui » qu’on voulait lui extorquer, l’assentiment honteux qu’on essayait de lui imposer. Le monde ignoble que symbolisait l’Empire était la négation du Christ, de son amour, de sa justice, de sa vérité. Il ne voulait pas de ce monde-là. Il fallait que le règne du Christ arrivât, selon la promesse des Écritures. C’est pourquoi, à toutes les tentatives du procurateur, il n’opposa que le silence.

Le lendemain, on lui remit ses chaînes. Mais, à sa grande surprise, il ne fut point expédié dans le sous-sol. On le replaça dans l’équipe de manœuvres où il se trouvait avant son accident. Il rentra dans l’ergastule où il se vit de nouveau accouplé avec l’Italien de Réate. Cet homme, ce serait dorénavant son double, l’ombre inséparable qui le suivrait jusqu’à son dernier souffle. À l’intérieur du campement comme dans les marches au dehors, l’un ne pouvait bouger sans l’autre. Ils dormaient côte à côte sur le même lit, les pieds réunis par les mêmes chaînes, qui s’inséraient dans des anneaux scellés de distance en distance entre les dalles du pavement. Une fois sur le chantier, ils étaient détachés, mais chacun gardait aux jambes ses entraves, lesquelles avaient tout juste la longueur suffisante pour leur permettre de marcher et d’exécuter les mouvements de leur travail.

La jouissance de continuer à vivre en plein air, de voir toujours la lumière du soleil, adoucit d’abord pour Cécilius l’ignominie et la rigueur d’un tel traitement. Mais cette satisfaction ne dura guère. L’initiation au labeur servile fut dure pour ses muscles et sa chair d’aristocrate.

Il eut de la peine à s’y faire, d’autant plus que le travail continuel de son cerveau se surajoutait au labeur de ses mains. Il ne pouvait s’en empêcher. Sa tête allait sans cesse avec ses bras, et c’était une torture épuisante. Pendant ces longues heures de peine, sous le soleil, la pluie ou le gel, il pensait éperdument à Birzil. La revoir devenait une idée fixe. Il lui tardait d’apprendre que sa fille avait déposé son ressentiment, qu’elle lui avait pardonné. Il ne voulait pas laisser de haine derrière lui… Et il espérait toujours que des clercs viendraient lui apporter de ses nouvelles, que Marcus Martialis allait arriver à Sigus avec une lettre de l’enfant rebelle, mais personne ne venait. Après un mois bientôt qu’il s’était remis au travail, il n’avait même pas encore aperçu une seule fois Mappalicus, le contremaître chrétien qui, sans doute, était constamment occupé au fond de la mine. Les jours passaient, ce fut terrible. Il eut une crise de désespérance. Il se disait : « Même si je résiste jusqu’au bout, ce sera le sacrifice sans joie… c’est peut-être une faiblesse qu’il faut surmonter, mais il me manquera la consolation d’avoir revu mon enfant… » Puis, il en vint à redouter quelque chose de pis. Il sentait approcher l’hébètement de son esprit avec l’endurcissement de son corps, l’accoutumance passive aux injures et aux coups. C’étaient les derniers pas vers la déchéance totale. Maintenant, Hildemond le traquait partout, goûtant un méchant plaisir à le prendre en faute à l’improviste. D’abord, à l’exemple de Théodore, il avait ménagé par prudence le sénateur déchu ; puis, après la confirmation de sa peine, il avait gardé quelque temps une attitude expectante. A présent, il se soulageait de sa réserve, il prenait sa revanche. Le fouet levé, il bondissait sur Cécilius avec un ricanement sauvage, en vociférant :

« Ah ! tu as voulu me faire expirer sous les verges !… Moi, je dédaigne les vaines menaces. Quand je promets, je tiens !… »

Et il l’y condamnait sur-le-champ à tout propos, pour le moindre manquement et même sans autre raison que le besoin de nuire et de faire souffrir. Tandis que les gardes-chiourmes frappaient le misérable lié à un poteau, il le couvait avec des yeux de loup flambants d’une sorte de lueur phosphorescente, mais où la férocité de l’instinct bestial s’aiguisait d’une pensée mauvaise qui le rendait plus abject encore. Cécilius, pantelant, détournait ses regards sous le défi de la brute. Il songeait : « À quoi bon la haine ? On ne peut se vaincre que par l’amour. » Et, faisant un effort surhumain, il finissait par relever ses paupières et avec une douceur pleine de pitié, il considérait un instant son ennemi écumant de rage et il murmurait en lui-même : « Barbare, nous te vaincrons ! Le Christ sera Roi !… »

Cet Hildemond semblait mettre son orgueil, en le persécutant, à justifier sa réputation de cruauté. Parmi tous les contremaîtres, nul n’était plus redouté des esclaves. Il avait sous son autorité un grand nombre d’Asiatiques, de Sarmates, de Goths pris dans les dernières guerres : il les traitait comme des troupeaux. En revanche, il relâchait beaucoup de sa sévérité à l’égard des Germains, ses compatriotes, ce qui ne l’empêchait pas de s’en faire obéir aveuglément. Le procurateur n’ignorait rien de ses agissements. Cependant, les chefs comptaient avec lui, parce qu’il connaissait les langues de tous ces barbares, et que les plus farouches tremblaient au seul bruit de ses pas, comme le fauve devant le dompteur.

Sûrs de sa complicité tacite, les Germains ne cessaient de harceler Cécilius et son camarade de chaîne. Ils s’arrangeaient toujours de façon que les corvées les plus fatigantes retombassent sur eux. À bout de patience, Cécilius finissait par se révolter, mais l’Italien, plus endurci à la servitude, se bornait à hausser les épaules :

« Que veux-tu faire contre eux ? ils sont les plus forts ! »

« Ils sont les plus forts ! » c’étaient les paroles mêmes que l’ami de Cyprien avait entendues bien souvent à Rome, lorsqu’on parlait d’une invasion imminente des Daces ou des Marcomans. L’Empire était comme fasciné par la barbarie. Les peuples eux-mêmes renonçaient à la lutte, persuadés qu’une fatalité irrésistible les poussait sous le joug. Cécilius se rappelait tout cela en écoutant le savetier de Réate lui prêcher, l’oreille basse, la résignation. Puis une indignation le soulevait contre cette lâcheté des foules qui s’abandonnaient. Et, songeant à la marche triomphale de la Bonne Nouvelle à travers le monde, il se répétait sans cesse pour raffermir son cœur : « Barbares, nous vous vaincrons ! »

Cette espérance l’aidait à vivre. Quand il y tenait son esprit fixé, il attendait avec plus de confiance l’arrivée d’un prêtre apportant un message de Birzil ou l’apparition de Mappalicus sur le chantier. Et malgré les sévices et la fatigue écrasante, il continuait à traîner son corps. La vie semblait s’acharner en lui. La misère et la souffrance agissaient comme des révulsifs sur ce corps amolli.

Il traversait ainsi une période d’accalmie, presque de sérénité, lorsque, brusquement, il fut désigné par Hildemond pour aller travailler avec une escouade d’Arméniens, à trois milles environ de Sigus. C’était un raffinement de cruauté. Le supplice de la marche avec des fers aux pieds s’ajouterait, pour ce quinquagénaire exténué, à la surcharge d’un labeur plus pénible et plus intense.

En ce moment-là, en effet, on venait de commencer dans les montagnes qui dominent Sigus des travaux extraordinaires. On y construisait un immense bassin où il s’agissait de capter des masses d’eau énormes pour les précipiter en cataractes sur une autre colline aurifère récemment attaquée par les mineurs et les carriers : œuvre insensée devant laquelle ne reculait point l’avidité romaine, habituée à tout plier sous son caprice, à bouleverser et à violenter la nature, à niveler les montagnes, à combler les vallons et les plaines, à dessécher les marais. Par un système compliqué de canaux d’adduction, on déverserait dans ce bassin en maçonnerie une foule de petites sources qu’on était allé capter très loin, et principalement un oued torrentueux dont on se proposait de détourner le cours.

Quand l’équipe où était Cécilius parvint au bord de l’oued, on ôta leurs chaînes aux manœuvres, celles qui les attachaient deux à deux, et ils regardèrent la montagne comme les prisonniers regardent le mur de leur prison. Dentelée au sommet, toute hérissée de pics et d’aiguilles, elle étageait très haut ses escarpements sablonneux où çà et là seulement quelques bouquets de pins rabougris, des chênes-verts poussiéreux, avaient réussi à prendre racine. Le long des pentes, comme des files grouillantes de fourmis, des hommes échelonnés se passaient de main en main des matériaux de toute sorte, jusqu’à l’endroit où l’on élevait le réservoir. Plus haut, sur la ligne des crêtes, on perçait une série de roches tabulaires par où devaient passer les tuyaux de canalisation. Les carriers, suspendus à des cordes, plantaient des pieux dans les anfractuosités des murailles rocheuses ou attaquaient le calcaire avec la barre à forer. Balancés au-dessus des précipices, ils avaient l’air de gros oiseaux de proie décrivant des cercles dans l’air. De là-haut, ils apercevaient sous eux, à mi-hauteur, sur une espèce de terrasse oblongue, un monde de maçons et de terrassiers qui s’affairaient autour du bassin en construction.

Malgré le gonflement de ses articulations, Cécilius, aidé par l’Italien, dut escalader les pentes rapides et glissantes de la montagne pour prendre sa place dans la file des travailleurs. Par des sentiers de chèvres, ils s’accrochaient aux ronces, se hissaient jusqu’à une pierre ou une racine en saillie. Ils utilisaient, pour s’y blottir, les moindres accidents de terrain. Cécilius eut beaucoup de peine à trouver une sorte d’échelon naturel où poser solidement ses pieds, à distance à peu près égale de l’homme qui était au-dessous de lui et de celui qui venait immédiatement au-dessus. Il s’y installa avec précaution, dans la crainte de faire ébouler la terre et il ne bougea plus. Alors commença pour lui une torture non encore éprouvée : l’immobilité sous le soleil, le brouillard, la pluie, le verglas. Le froid surtout, le froid qui alternait avec une chaleur torride, lui était particulièrement insupportable. En cette fin de novembre, la température devenait très rigoureuse, à de certaines heures, dans cette région des hauts plateaux. Grelottant, ou la peau brûlée par la réverbération solaire, il lui fallait indéfiniment abaisser et relever ses bras douloureux et raidis par l’ankylose, saisir au vol des paquets de briques, des pierres, quelquefois des blocs de chaux. Les jointures de ses membres craquaient, et, pour comble d’angoisse, il se sentait mal assuré sur ses jambes. Il avait peur de choir dans le vide, d’une chute presque verticale. Des vertiges continuels le prenaient…

Puis, au bout d’une semaine, ses muscles surmenés se mirent à travailler automatiquement. Son cerveau, réveillé d’une longue torpeur, fonctionnait à part. Délivré du souci de mesurer exactement et d’équilibrer ses gestes, il commençait à ouvrir ses yeux aux choses du dehors.

Devant lui, la plaine fauve de Sigus, vaste étendue pierreuse, tachetée d’une sorte de moisissure végétale, se déroulait jusqu’au bord du lac, comblé d’eau et débordant en cette saison de l’année. La surface immobile et brillante resplendissait au loin sous le soleil comme un grand foyer d’incendie. A droite, c’étaient les maisons blanches du bourg, et, au milieu du forum, la statue du dieu Baliddir, avec son trident doré. De loin en loin, en files profondes qui se perdaient dans les vapeurs de l’horizon, pareilles à des pylônes égyptiens, les cheminées d’aérage signalaient le réseau souterrain des couches métallifères et le tracé des galeries. Les grues dressaient leurs bras sinistres de potences au-dessus des hangars, des magasins et des écuries… De l’autre côté, se creusaient et riaient des lointains féeriques. Les masses violettes des montagnes se découpaient sur le bleu clair du ciel : cités de rêves, avec leurs créneaux, leurs tours, leurs palais, leurs portes triomphales. Et, le long des pentes rocheuses les plus voisines, la rivière qu’on voulait détourner inscrivait ses courbes et ses anneaux dans la plaine blonde dont les cailloux, au bord de l’eau, étincelaient, tels des galets d’or. Le cours du torrent, uni par places, miroir d’argent ou d’acier bleuâtre traversé par les reflets rouges des terrains, se brisait ailleurs et bouillonnait autour de bandes de sable émergeantes qui, de loin, semblaient noires comme des baguettes d’ébène.

Tout cela était dur, figé, splendide. Cette indifférence des choses attristait Cécilius qui, tout en passant ses briques, contemplait, au-dessus de sa tête, comme à ses pieds, ce peuple d’esclaves, — ses frères, — courbé sous les verges des surveillants et donnant ce qui leur restait de souffle pour engraisser le fisc du peuple romain.

Le calme de la nature le révoltait. Cette nature, tant adorée par les stoïciens, était comme Hildemond : elle frappait, elle tuait et détruisait en toute candeur et tranquillité. Elle absolvait l’instinct féroce du Germain. Elle conseillait le meurtre sans remords, l’ignominie soutenue par une bonne conscience… Un matin, cette pensée l’obsédait avec une telle persistance, que le spectacle radieux qu’il avait sous les yeux lui fit horreur comme une espèce de complicité monstrueuse avec l’iniquité. Ce jour-là il se sentait faible et plus accablé que de coutume. Néanmoins, il songeait : « Il ne faut pas mollir, il ne faut pas accepter l’injustice, il faut lutter jusqu’au bout. C’est à cause de cela que je souffre, que je vais mourir peut-être… » En même temps, il levait les bras pour passer le fardeau à l’homme qui était au dessus de lui. Ses bras étaient dressés tout droit comme ceux d’un supplicié suspendu par les deux mains. Il revit Marien devant le tribunal de Cirta, et, dans le moment où il évoquait la scène atroce, il manqua le paquet de briques qu’on lui lançait d’en bas. Vivement, il se baissa pour le rattraper, mais il perdit l’équilibre, roula parmi les pierres et les racines et vint buter à demi mort dans un trou peu profond qui, par bonheur, arrêta sa chute…

Bientôt, la douleur le ranima. On le battait à coup de nerfs de bœuf.

Hildemond, grinçant des dents, était devant lui : il ricanait :

« Ah ! ah ! mon cher sénateur, je vais envoyer ta Claritude à quelques centaines de pieds sous la terre pour lui apprendre la discipline. »

C’était, en effet, une faute grave que Cécilius venait de commettre. Il avait interrompu la chaîne. On avait dû lui chercher un remplaçant, faire venir un homme de Sigus, de sorte que le travail ne put reprendre que deux heures plus tard.

Le lendemain, on le détacha de son compagnon de chaîne, l’Italien de Réate, et on lui annonça qu’il allait descendre dans la mine.


Il ne fut pas seul pour cette funèbre descente. On lui fit prendre son rang dans une colonne de condamnés punis pour une défaillance légère, ou victimes comme lui de la malveillance d’un chef. Par une ouverture creusée au flanc de la montagne, étroite comme une entrée de cave, ils s’engouffrèrent, les entraves aux chevilles, dans une galerie inclinée, dont la pente était si rapide qu’il fallait se cramponner à une corde tendue le long de la paroi pour ne pas rouler jusqu’en bas.

Cécilius sentait ses jambes flageoler sous le poids de son corps. Les tendons de ses muscles, froissés par un labeur insolite, se contractaient douloureusement. Il glissait sur des échelons de bois à demi enfoncés dans la terre gluante et continuellement détrempés par les infiltrations souterraines. L’homme qui le précédait retenait sa chute. Les malheureux se soutenaient mutuellement comme ils pouvaient, s’avertissaient des passes difficiles, s’épaulaient au moindre trébuchement. Ils avançaient d’un pied tâtonnant, ils s’enfonçaient lentement dans les ténèbres, précédés par un surveillant qui portait une lampe de mineur. On n’apercevait pas la lampe qui était en tête de la colonne, perdue dans les profondeurs opaques de la descente. Ceux qui se trouvaient en haut, comme Cécilius, n’avaient, pour se guider, que la lumière décroissante du dehors, dont les derniers reflets touchaient la voûte toute brillante d’humidité et comme diamantée de gouttelettes. Les regards des malheureux s’attachaient désespérément à cette lueur suprême. Ils savaient que, dans une minute, ce serait fini, et qu’ils ne la reverraient plus jamais. A un certain moment, ils se crurent complètement dans le noir. Ils descendaient toujours du même mouvement saccadé et interminable. Mais leurs pupilles ardemment dilatées finirent par saisir un faible rayon lumineux qui se reflétait encore sur une poutre du toit. Le rayon s’amenuisa, s’allongea comme le trait de clarté qui filtre sous une porte close, il sembla s’attarder un instant sur l’arête de la poutre, et tout à coup, il s’éteignit… Cécilius, haletant, sentit, en cette minute-là, l’angoisse mortelle de tous ses compagnons de chaîne. Le silence était si profond qu’on distinguait les battements des cœurs oppressés d’une terreur inexprimable. Chacun percevait à ses tempes le choc précipité de ses artères. Puis le cliquetis de leurs pas sonnant sur les aspérités du sol les étourdit de son bruit intermittent et monotone. Enfin le vacarme des chaînes traînées et entre-choquées devint régulier ; ils étaient au bas de la descente.

La galerie où ils s’engagèrent était large et haute. Les ténèbres y paraissaient toujours plus épaisses et plus profondes, car la lampe du surveillant qui marchait en tête s’éclipsait sans cesse, et, chaque fois qu’elle disparaissait, les noirceurs de l’espace refluaient en une houle plus impénétrable et plus écrasante. Le couloir faisait des coudes brusques, ou bien le plafond s’abaissait subitement. Il fallait se baisser continuellement, sans réussir pourtant à éviter tous les heurts. Dans cette obscurité, c’était miracle si les crânes ne se brisaient pas contre les saillies coupantes des roches. Ils cheminèrent ainsi pendant plus de deux heures. A de certains moments, ils avaient dû se couler dans des boyaux étranglés qui n’avaient guère plus de trois pieds de haut et de large, et, couchés sur le ventre, tirant leurs chaînes, se meurtrissant les coudes, ramper en un horrible effort. C’était affreux cette sensation de la matière qui étreint un corps vivant, de la fosse qui se rétrécit autour du supplicié et qui l’étouffe lentement.

Après des détours sans fin, ils débouchèrent dans une crypte abandonnée par les mineurs, étable humaine qui abritait une centaine de misérables. Ceux-ci étaient comme perdus entre les énormes piliers naturels qui supportaient le toit souterrain. A travers les demi-ténèbres qui rougeoyaient dans cette caverne, on n’en soupçonnait pas d’abord l’étendue, ni les profondeurs poussées en tous sens. On n’était frappé dès le seuil que par la puanteur effroyable de ce lieu, où, depuis des années, des milliers d’humains s’étaient entassés, accomplissant toutes les fonctions de la vie animale en une lamentable promiscuité.

Cécilius, suffoqué dès le seuil par cette fétidité innommable, s’épouvanta. Il se disait : « Pour moi, cela est pire que tout. Comment pourrai-je supporter cela ? » Il revit, en cet instant, la tête radieuse de Cyprien, telle qu’elle lui était apparue au Champ de Sextius, et il envia le martyr. La promiscuité de cette geôle était en effet continuelle. On était sans cesse l’un à côté de l’autre, pendant le travail, pendant les repas et même pendant le sommeil. Pour un homme comme lui, ce supplice dépassait les pires tortures. Sa pensée même ne lui appartenait plus. Il était là, confondu avec des gens de la plus basse sorte, dont les criailleries, les injures, les propos abjects s’imposaient à lui jusqu’au moment où il perdait conscience, terrassé par la fatigue et la torpeur d’un mauvais sommeil.

La plupart de ces hommes étaient des esclaves fugitifs, des serfs des domaines impériaux dont on châtiait la fuite par un séjour plus ou moins prolongé dans la mine. Presque tous venaient de Fussala, dans la région d’Hippone, où Cécilius avait possédé lui-même d’immenses fundi. Émergeant un peu de cette cohue, se distinguant par une moindre grossièreté, voire par des prétentions à la culture et à l’élégance, il s’y rencontrait aussi quelques condamnés de l’Attique qui étaient venus s’échouer à Sigus après avoir traversé toutes les exploitations d’Espagne et d’Afrique : un individu de Décélie, ancien contremaître dans les mines d’argent du Laurium, condamné pour vol aux dépens du fisc ; un orfèvre de Chalcis qui avait dérobé une coupe d’or dans le temple des Grâces, à Orchomène ; un laboureur de Mégare, meurtrier par avarice d’un de ses proches parents. Il y avait enfin un juif d’Alexandrie accusé d’avoir fabriqué de la fausse monnaie et qui ne cessait de déclamer contre la rapacité ou l’idolâtrie des magistrats romains. Tous ces prisonniers peinaient sous la trique d’un contremaître asiatique, un Carien d’Halicarnasse, nommé Pamphile. En général, c’étaient des gens âgés ou très jeunes, impropres à un labeur compliqué ou trop pénible. On les employait à charger des voiturettes, ou à entasser les blocs que les mineurs abattaient dans les tranchées voisines.

Ce qui étonna le plus Cécilius, ce fut de supporter malgré tout cette vie nouvelle. Il était obligé de ramper continuellement pour aller remplir des couffes derrière les travailleurs au fur et à mesure de l’abattage, parmi des poussières aveuglantes, des avalanches de sables qui s’écroulaient. L’asphyxie des lampes et des torches résineuses rendait plus intolérable cet étouffement des boyaux resserrés et sans air. Les poitrines s’arrachaient sous la toux, la toux inguérissable et invétérée des mineurs. Et à chaque instant, des explosions ensevelissaient sous les décombres des contingents entiers, ou bien on s’évanouissait, à demi empoisonnés par des exhalaisons de substances délétères. Mais le pire, c’était après la tâche quotidienne la rentrée à l’étable de la crypte. Cécilius éprouvait les mêmes nausées qu’au premier jour. Il ne pouvait s’accoutumer à cette puanteur de sentine, à ces ordures, à ces chiffons, à ces détritus accumulés, à toute cette saleté au milieu de laquelle il fallait manger et dormir. Çà et là une paille gluante et à demi pourrie recouvrait le sol. Bien heureux encore quand on en trouvait un petit tas pour s’y étendre. La plupart du temps, on s’allongeait sur la terre nue, enveloppés dans des lambeaux de vêtements et dans de vieilles couvertures trouées. La vermine pullulait et, avec elle, les rats, les souris, les araignées. Parmi celles-ci, il y en avait de monstrueuses dont les piqûres provoquaient de furieuses démangeaisons, quelquefois l’enflure ou l’engourdissement d’un membre. Ces bêtes malfaisantes composaient l’unique faune de la mine, de même qu’on n’y connaissait point d’autre flore que les livides calices écumeux qui se balançaient en guirlandes sous les rondins de soutènement.

A de certaines époques, les suintements perpétuels des parois se transformaient en de véritables inondations. Le sol mou se diluait. On vivait dans la boue, on s’y enlisait, pour dormir, comme dans un marécage. Cette sensation de froid visqueux devenait épouvantable pour Cécilius, dès qu’il pouvait penser. D’ordinaire, dans la tranchée, au milieu des heurts, des chocs, des écroulements et des éboulements de matière, il était comme écrasé et anéanti. Son cerveau se paralysait. Mais quelquefois, dans la fange de la crypte, pendant le répit laissé au sommeil, son esprit se réveillait de sa léthargie. Il était le dormeur dont les yeux s’ouvrent tout à coup, qui n’a plus conscience ni de lui-même, ni de l’endroit où il se trouve et qui s’évertue à rattacher la minute présente au souvenir de sa vie passée, qui le fuit. La notion du temps s’abolissait pour lui. « Quelle heure était-il ? Que faisait-on là-haut ?… Que devenait Birzil ? Pourquoi cette absence, ce mutisme obstiné ?… » Et, au milieu des ténèbres qui l’étouffaient, il sentait se décolorer toujours davantage et s’évanouir lamentablement les visions les plus habituelles, les images les plus chères de son existence antérieure. Les formes sensibles s’effaçaient peu à peu de sa mémoire. Il n’était plus qu’une volonté nue, dans la nuit, sans aube et sans limite. Dans ce noir, la notion même de l’espace se perdait. En quel recoin de l’immense labyrinthe était-il enfermé ? Tout au bout de la mine sans doute, à en juger par la disparition presque totale des bruits. Souvent ce silence était rendu plus effrayant par les plaintes, les cris de détresse, qui tout à coup montaient dans les ténèbres de la crypte, par les accès de toux déchirante qui ne s’arrêtaient pas. Certaines fois, l’insomnie redressait tous ces misérables sur la paille de leur repaire. Une humeur méchante les poussait, les travaillait, un besoin de frapper, de tuer, d’assouvir sur quelqu’un l’effroyable rancune amassée en eux par cette injustice sans nom. Ou bien, quand ils avaient trop soif, quand leurs gosiers brûlaient, quand leurs estomacs affamés criaient famine, ils se mettaient à délirer. Des rêves de déments troublaient leurs cerveaux fiévreux. Un jour comme ils n’avaient pas mangé depuis vingt-quatre heures, il y eut dans la mine une véritable contagion de folie. Le paysan de Mégare se croyait dans sa cabane, au coin du feu, devant une table servie. Il vociférait comme un ivrogne :

« Ah ! la bonne vie, la bonne vie !… Voilà ce que j’aime, moi ! Boire avec des camarades autour du foyer où pétille un bois bien sec, coupé au cœur de l’été, et où l’on fait griller des pois chiches et des glands de hêtre sous la cendre…

– Moi, reprit l’homme de Décélie, je préfère la canicule, quand la cigale chante et qu’on va voir si le raisin de Lemnos commence à mûrir. »

L’orfèvre de Chalcis, le voleur des Grâces, dont l’esprit était resté lucide, se répandait en gémissements :

« Ah ! oui, heureuse vie, où es-tu ?… où sont les beaux paniers de figues fraîches, les myrtes, le vin doux, les violettes épanouies auprès de la source ?… »

À ces mots, le paysan éclata de rire et il se mit à respirer bruyamment :

« Moi je sens le fumet des grives… Cela sent la grive, je vous assure !… Voici que les brebis reviennent à l’étable. Les femmes, chargées de provisions, courent à la cuisine. La servante est saoûle. L’amphore est renversée… Ah ! ah ! ça sent le vin ! ça sent le rôti ! »

Cécilius pleurait en écoutant ces divagations. L’instant d’après, les malheureux dégrisés, frissonnant sur la terre glacée de leur prison, flairant les miasmes de la gadoue, l’infection perpétuelle de cette sentine, se retrouvaient devant toute l’horreur de leur sort.

Alors, pour fouetter les énergies, raviver les colères, le juif d’Alexandrie se mit à réciter d’une voix stridente un poème sibyllin, qui courait alors les synagogues d’Égypte et même les communautés chrétiennes. Il clamait :

« Malheur à toi, fille du Latium, vierge molle et opulente, passée au rang d’esclave ivre de vin ! A quels hymens tu es réservée ! Une dure maîtresse tirera tes cheveux. Tu pleureras, dépouillée de ton brillant laticlave et revêtue d’habits de deuil, ô reine orgueilleuse, fille du vieux Latinus ! Tu tomberas, abattue pour toujours. La gloire de tes légions aux aigles superbes s’en ira en fumée ! Où sera ta force ? Quel peuple voudra être ton allié parmi ceux que tu as asservis à ton ambition et à la voracité de ton ventre ?…

Et, aux applaudissements des Grecs, des Asiatiques et des Africains, il reprenait avec une exaltation farouche :

« Oui, tu vas disparaître, ô Aigle, et tes ailes horribles, et tes ailerons maudits, et tes têtes perverses, et tes ongles détestables, et tout ton corps sinistre, afin que la terre respire, qu’elle se relève délivrée de ta tyrannie et qu’elle recommence à espérer en la justice et en la pitié de Celui qui l’a faite…


Cette scène désolante avait atterré Cécilius. Il était retombé dans sa torpeur coutumière lorsque, le lendemain ou le surlendemain, comme il gisait couché à plat ventre dans une tranchée de mine, il entendit, par l’étroite ouverture qui débouchait sur la galerie, une conversation rapide entre le surveillant Pamphile et un contremaître de passage. L’inconnu disait :

« Mappalicus ?… Il est en ce moment au chantier d’Hermotime… Oui, on vient de rouvrir ce chantier abandonné. Il paraît qu’on a découvert un nouveau filon. »

Ces quelques mots, surpris par hasard, suffirent à lui rendre cœur pour quelque temps. Sans doute il ne savait pas comment s’y prendre pour joindre Mappalicus, ni par quel chemin gagner le chantier d’Hermotime. Mais un instinct invincible lui faisait croire qu’il retrouverait cet homme : c’était une chose certaine. Le jour suivant, il lui sembla même le reconnaître à travers le soupirail de la tranchée, où, parmi les écroulements continuels de gravats et la poussière épaisse, il entassait des blocs… Sûrement c’était lui, Mappalicus, avec son tablier de cuir, son chapeau bourré d’étoupes, sa petite lampe de cuivre fixée au bord, contre son front. Il avançait à une vive allure, comme de coutume. C’était bien son dos voûté de grand paysan, ses longues jambes, son visage de rustre mal dégrossi… Quoiqu’il risquât un châtiment sévère, Cécilius se précipita vers l’ouverture étroite, en se glissant péniblement dans le boyau et il cria de toutes ses forces :

« Mappalicus ! Mappalicus ! »

Mais quand il parvint à dégager complètement son corps, l’individu ou le fantôme qu’il avait cru voir venait de disparaître dans les ténèbres de la galerie.

Cette déception le désespéra encore une fois. Maintenant d’ailleurs, Pamphile semblait vouloir l’écarter à dessein du chantier où il travaillait habituellement et qui était très fréquenté. Il l’envoyait bien loin dans une tranchée nouvellement ouverte en compagnie du Mégarien et de l’homme de Chalcis. Ils servaient d’aides à des mineurs occupés en ce moment à forer d’énormes morceaux de quartz qui barraient le filon. Les ouvriers après avoir percé le roc avec la barre, obtenaient la rupture en versant de la chaux et des acides dans les trous, ou bien ils faisaient éclater la pierre à la chaleur d’un grand feu. Pendant le forage, des aides les éclairaient avec la lampe, leur présentaient les outils ou déblayaient la place derrière eux. C’était un travail fastidieux et qui exigeait une application continue.

Le deuxième jour qu’ils travaillaient à cet endroit, les mineurs annoncèrent qu’ils allaient allumer des branches de pins au fond d’une absidiole pour fendre un bloc qui les gênait. Ils avaient pris avec eux, ce matin-là, l’homme de Décélie, l’ancien contremaître des mines du Laurium. Lorsqu’il pénétra dans le cul-de-four, où un ouvrier recroquevillé s’acharnait à piquer la veine, le Grec fronça les narines en percevant une odeur suspecte. Tout de suite il dit au chef :

« A ta place, je n’allumerais pas : je crois qu’il y a danger. »

Mais le chef, s’étant baissé, déclara qu’il ne sentait rien. Il donna l’ordre de mettre le feu au tas de branches que les aides avaient apportées et amoncelées sous la roche. Bientôt la fumée âcre devint tellement suffocante que les hommes durent rétrograder dans le boyau qui faisait communiquer l’absidiole avec la galerie. Cette fumée pénétrait les paupières, congestionnait les poumons, qui s’arrachaient dans une toux convulsive et continue. Cécilius, les yeux pleurants, avait reculé jusqu’à l’ouverture du couloir, sur le seuil même de la galerie. Il entrevoyait à peine, à l’autre extrémité du boyau, dans un flamboiement rougeâtre aux palpitations intermittentes, les silhouettes de ses compagnons qui se courbaient sous la voûte trop basse. La voix du chef, criant des commandements, lui semblait venir de très loin.. Tout à coup, un bruit d’explosion formidable retentit. Une sorte de tremblement de terre secoua toute la mine. Cécilius, violemment projeté contre le mur de la galerie, s’abattit sous une grêle de pierres. Ce fut un brusque saut dans le noir… Combien de temps son évanouissement dura-t-il ? Il se rappela seulement plus tard que la douleur d’une ecchymose au poignet avait fini par le ranimer. Il était dans l’obscurité complète, dans un silence effrayant, comme enseveli au plus profond de la terre. Il palpa son corps meurtri, couvert de contusions. A part l’écorchure du poignet, tous ses membres étaient intacts. Cette constatation stimula son courage. En tâtonnant, il ramassa sa lampe qui était tombée à côté de lui et, ayant battu le briquet, il fit un peu de lumière.

L’explosion avait bouché l’ouverture du couloir et tout bouleversé dans la galerie. Il ne songea même pas à ses compagnons sans doute écrasés sous les décombres. Il n’avait qu’une pensée, c’était de rejoindre au plus vite la crypte d’où il était parti tout à l’heure, en se laissant guider, dans l’obscurité, par les contremaîtres. La lampe qui avait déjà brûlé longtemps ne contenait d’huile que pour douze heures. Il fallait l’économiser pour arriver jusqu’au bout. Et il se demandait avec angoisse comment retrouver son chemin dans le labyrinthe de la mine. A un endroit où la galerie bifurquait, il hésita une seconde, puis instinctivement il prit le corridor de droite. Celui-ci était large et haut, et si spacieux, avec un sol si parfaitement uni, que Cécilius éteignit sa lampe, convaincu qu’il pourrait cheminer ainsi quelque temps sans encombre au milieu des ténèbres. A un tournant il dut la rallumer, et voilà qu’en élevant la petite flamme vacillante, en la promenant le long de la paroi, il reconnut, tracées au charbon, sur la pierre lisse, les inscriptions des frères, qui, lors de la première descente, l’avaient si profondément ému : Lucilla, tu vivras… Tu vivras toujours en Dieu… Puisses-tu vivre dans l’éternité… Saintes âmes, souvenez-vous du pauvre Marcianus !… À cette vue, il poussa un cri de joie qui se répercuta en longs échos dans le silence sonore de la mine. Maintenant il était sauvé. Il savait que le chantier d’Hermotime, où commandait Mappalicus, ne devait pas être très loin. D’après ses souvenirs il s’orienta sans trop de peine. La main étendue devant la lumière de sa lampe, il se hâtait le plus possible, craignant à chaque pas d’être arrêté par une patrouille de surveillants et ramené à l’enfer de la crypte. Au moindre bruit, il se collait contre la paroi, il se blottissait dans les anfractuosités et les niches naturelles de la galerie, dans les tranchées latérales. Et il reprenait sa course haletante, retrouvant au passage les chutes d’eaux qui, après avoir traversé la plus grande partie du sous-sol, se déversaient dans le lac de Sigus. L’haleine du gouffre lui soufflait au visage une poussière de gouttelettes. Puis des toiles palpitèrent devant des portes de bois. La tempête de l’aérage faillit le coucher par terre… Là-bas, très loin, des flammes tremblotantes comme des lucioles se déplaçaient dans l’obscurité dense. Arriverait-il jusque-là ? Il apercevait de grandes ombres qui se découpaient sur le fond d’une caverne toute rouge… Cependant, il se sentait à bout de souffle et de force. Quand il franchit le seuil du chantier, ses genoux fléchirent : il expirait…


Son heure n’était pas venue sans doute. Il reprit conscience encore une fois. En ouvrant les yeux, il se vit couché sur un grabat de chiffons. Une figure bénigne se penchait sur son front : celle de Flavien de Tigisi. D’autres visages fraternels l’entouraient. Il les reconnut. Il les avait vus à Carthage. C’était Jader, le maître muletier ; Bos et Nartzal, ses deux serviteurs ; le maître des écuries, et Célérinus, le secrétaire de Cyprien. Ce fut une grande joie pour lui, et, à travers ses larmes, il leur répétait les paroles du psaume : « Il est bon et doux que des frères habitent sous le même toit. »

Ils étaient là, vivant en communauté, formant une véritable petite église, grâce à la complicité de Mappalicus sans cesse à la recherche des chrétiens que l’on envoyait dans la mine. D’autres contremaîtres, également serviteurs du Christ, veillaient avec lui sur les frères. Ils avaient choisi pour les nouveaux venus les travaux les moins fatigants. Flavien et Célérinus étaient occupés au triage du minerai. Quant aux trois muletiers et à l’ancien chef des écuries de Cyprien, ils conduisaient les véhicules à l’intérieur de la mine.

Dès que Cécilius put se remettre à la tâche, Mappalicus l’avertit que, dorénavant, il travaillerait avec Célérinus et le chevalier de Tigisi. Il lui dit confidentiellement :

« Prends garde de te trahir ! C’est moi qui serais puni ! Après l’explosion, on a dû te croire mort avec tes camarades. Je vais te cacher ici. Personne ne fera attention à toi. Mais, je te le répète, sois prudent !… »

Cécilius ne pensait pas à lui. Ce qu’il demandait tout de suite, c’était des nouvelles du dehors. Malheureusement le contremaître lui-même ne savait rien de Birzil. Il apprit seulement à son prisonnier que Marcus Martialis, ayant confessé la foi publiquement, venait d’avoir la tête tranchée à Lambèse, avec Jacques et Marien. Les diacres envoyés par l’évêque de Théveste et par Lucianus de Carthage lui avaient confirmé cette rumeur déjà parvenue à Sigus. Ceux-ci lui avaient en outre apporté des provisions de bouche avec du linge pour les frères captifs. Mais, très surveillés par la police et les administrateurs de l’exploitation, ils s’étaient vu refuser l’autorisation de descendre dans la mine.

« Mais toi, insista Cécilius, tu ne pourrais les revoir, leur confier un message ?…

– Oui, dit Mappalicus, à condition qu’ils reviennent ! C’est douteux d’ailleurs, car l’autorité se montre très soupçonneuse et de plus en plus sévère. Moi-même, je suis suspect. Hildemond m’a dénoncé au procurateur. »

Ainsi, aucune nouvelle ne lui parviendrait ! C’était fini ! Birzil était comme morte pour lui. Une pensée humiliante le tourmentait. Cela devenait une obsession, un véritable remords. Il s’en voulait de n’avoir pas su forcer l’amour de la jeune fille.

Alors il sombra dans une tristesse sans espérance. Il ne pouvait même plus prier. C’était l’endurcissement de sa longue souffrance. Son âme, comme son corps, était tellement à bout qu’il n’avait pas la force d’appeler le secours surnaturel. Puis, les jours passant, le milieu fraternel où il était entré finit par lui donner au moins l’apaisement. La discipline y était aussi plus douce que là-bas, quoique les prisonniers y portassent toujours la chaîne et que Mappalicus fût obligé d’affecter une certaine rigueur, pour ne pas attirer les soupçons des chefs. La crypte où ils vivaient était enfin moins nauséabonde et malsaine, en dépit de l’humidité constante de la terre. D’humbles satisfactions matérielles procuraient aux captifs des joies extraordinaires. Parmi les provisions apportées par les diacres missionnaires, on avait glissé quelques friandises, des figues sèches, des pommes, des galettes, du pain de froment, qui les changeaient un peu de l’affreuse nourriture de la mine. Cécilius sentit les larmes lui monter aux yeux, quand Jader lui fit manger un petit morceau de pain blanc et boire une gorgée de vin pur.

La présence, l’aide affectueuse et empressée de ces humbles gens lui étaient le meilleur de tous les réconforts. Il les trouvait admirables d’espoir, de foi, de courage ferme et résolu. Comme autrefois les apôtres à Jérusalem, ils vivaient dans l’exultation et la simplicité du cœur, in exultatione et simplicitate cordis. Nartzal, particulièrement, l’homme maigre, celui qu’on appelait à Carthage « le gymnosophiste », entraînait tous ses compagnons. Fréquemment, il avait des visions. Une fois qu’il était allé avec son attelage dans une galerie lointaine et abandonnée, il rentra, le visage illuminé, les yeux flamboyants. Il dit aux frères béants de stupeur :

« J’ai vu Cyprien !… Il m’a exhorté à le suivre. Et comme je lui demandais si le coup de la mort fait bien mal, il m’a répondu : « Le corps ne sent plus rien quand l’âme est ailleurs. Ce n’est plus notre chair qui souffre, c’est le Christ qui souffre pour nous… »

Et, s’exaltant soudain :

« Le Christ ? Je le verrai, lui aussi ! Je verrai le Seigneur. Je devine sa présence autour de moi. Quand je chemine en sueur à côté de mes chevaux, dans les ténèbres des galeries, je sens son souffle qui passe. Toute ma chair frissonne et mon visage, comme ma poitrine, en est rafraîchi. »

Ces propos enflammaient Jader, le maître muletier. Mais, toujours taciturne et obstiné, il n’en laissait rien voir. Seulement ses dures pupilles grises, à l’éclat métallique, brillaient d’un feu intense. Ce veuf, qui n’avait jamais voulu se remarier, était un homme austère. A force de voyager, derrière ses bêtes à travers les montagnes de la Numidie et les grandes plaines désertes de la Proconsulaire, il avait pris, pendant ses longues heures solitaires, l’habitude de la méditation. Il était devenu un contemplatif. La calme résolution, la persévérance inébranlable de ce silencieux fortifiaient Bos et Mâtha et Célérinus lui-même, qui avaient moins de fermeté d’âme et qui parfois laissaient échapper des paroles amères. Mais les prédications enthousiastes de Nartzal et aussi de Flavien de Tigisi emportaient toutes les hésitations et toutes les défaillances. Ceux-là ne voulaient pas voir les laideurs ambiantes, ni les tristesses du moment. Ils excitaient les autres à la vie spirituelle, qui, si elle n’était pas précisément la négation de l’épouvantable vie qu’ils menaient, en était la glorification continuelle. Tout leur offrait un prétexte à se réjouir ; les moindres objets, les plus pénibles épreuves se transfiguraient instantanément dans leurs esprits, se muaient en symboles consolants ou glorieux. Si quelqu’un des frères se plaignait de ces ténèbres de la mine où l’on rampait à tâtons comme des aveugles, Nartzal lui répondait que la nuit même est lumineuse pour les enfants de la Lumière… « Et qu’était-ce que ce délai de quelques jours pour ceux qui attendent la Lumière éternelle ?… » La mèche charbonneuse des lampes exhalait « la divine odeur du Christ ». La tonsure des forçats était « une couronne de gloire ». Quand on suffoquait dans la fumée des torches, la poussière et les miasmes empoisonnés des tranchées, Nartzal s’écriait :

« Votre cœur se dilatera dans la joie !… Vous êtes l’or et l’argent de la mine, la richesse future du monde !… Vous êtes le froment dans les silos de l’Éternel !… »

À ces affirmations et à ces promesses magnifiques, des lettres d’encouragement, arrivées du dehors, faisaient écho. Malgré les pronostics de Mappalicus, les diacres avaient pu de nouveau pénétrer jusqu’à Sigus. Ce fut une fête pour les prisonniers, quand Jader déballa les provisions. Au fond d’une couffe on découvrit une épître encyclique adressée autrefois par Cyprien à tous les condamnés des mines et remise en lumière par Lucianus, le nouvel évêque de Carthage. Au milieu d’un silence recueilli, Cécilius en donna lecture.

Avec d’ingénieux artifices de style, des comparaisons fleuries, des allégories gracieuses et parfois un lyrisme éclatant d’images, l’évêque s’efforçait de leur démontrer qu’ils n’avaient pas à regretter dans leur prison souterraine le monde perdu pour la Justice… « Sans doute, disait-il, le soleil qui se lève illumine l’Orient, la lune errante inonde le ciel de ses clartés ! Mais Celui qui a fait ces deux astres vous est dans vos cachots une plus grande lumière. La splendeur du Christ qui se lève dans vos cœurs et dans vos esprits chasse les ténèbres de votre géhenne. Ce lieu de noirceur et de mort pour les autres est pour vous tout radieux de blancheur et d’éternité. Que vous dirai-je de plus ? La marche des saisons est la même pour vous que pour ceux qui voient le jour. L’Hiver est venu pendant que vous étiez enfermés sous la terre. Mais l’Hiver de la persécution a bien valu pour vous les mois de froidure qui sévissaient là-haut. Après l’Hiver, va s’avancer le Printemps, tout parfumé de ses roses, tout éblouissant sous la couronne de ses fleurs. Mais les délices du paradis, déjà présent pour vos yeux, vous ont environnés de roses et de fleurs, et les guirlandes célestes ont ceint votre tête. Voici bientôt l’Été, voici venir les moissons fécondes, voici le blé qui regorge sur l’aire. Mais vous qui avez semé pour la gloire, vous récolterez des gerbes glorieuses. Vous aurez aussi votre Automne, et, par la grâce spirituelle, vous en accomplirez tous les travaux. Là-haut on apporte les paniers de la vendange, on foule les raisins dans les cuves, mais vous, pampres gonflés de sève dans la vigne de Dieu, belles grappes aux grains déjà mûrs, vous êtes foulés par la haine et la persécution du siècle. La mine est votre pressoir. Au lieu de vin, c’est votre sang que vous répandez. Intrépides et forts dans les tortures, vous buvez d’un cœur joyeux la coupe de votre martyre… »

Tout fiers d’avoir inspiré une pareille lettre, les misérables l’écoutaient en pleurant de joie, trouvant sans doute qu’aucuns mots ne seraient jamais assez beaux pour exprimer la splendeur de leur sacrifice. Et Cécilius ayant replié la lettre se disait : « Voilà, nous sommes tellement corrompus qu’il nous faut toute une rhétorique de décadence pour nous voiler l’horreur de la mort ! Cependant personne n’aura poussé plus loin que nous la sincérité. Nous scellons notre foi dans notre sang. Celui qui a écrit ces phrases, trop étudiées peut-être, et ceux-ci qui les ont entendues avec ravissement, tous sont prêts à donner leur vie pour attester ce qui semble une folie aux yeux du monde, à savoir que le Christ est ressuscité d’entre les morts. »

L’exaltation que cette lettre répandit parmi ses compagnons le gagna lui-même. Momentanément, il en oublia sa grande douleur. Il ne pensait plus à sa fille. Une foi débordante envahissait son âme. Il retrouvait, pour une meilleure cause, l’éloquence de sa jeunesse. A son tour, comme Nartzal et Flavien, il exhortait les frères. Il leur disait :

« A quoi bon nous désoler ? Nous ne voulons pas de ce monde, qui nous persécute et qui nous torture. Pour quelle misère lui vendrions-nous nos âmes ? Travailler, prolifier, jouir, se divertir par ordre, voilà ce qu’il nous propose. Ah ! nous le vaincrons, ce monde de la matière et des sens, ce monde de la force et de l’iniquité ! Nous affirmerons la Justice et la Réalité uniques ! »

Et il pensait : « Ici même, j’aperçois déjà les prémices d’un monde meilleur. Les durs travailleurs que voici sont devenus des hommes doux, résignés, acceptant leur sort, quelquefois même avec enthousiasme. Ils sont le monde jeune, le monde vivant. Quelle différence avec l’ataraxie, l’abstention des stoïciens, leur dédain de la foule ! Ici, les conditions se rapprochent dans l’égalité des besoins. Les hommes fraternisent, se comprennent mieux par l’amour. C’est l’union de tous dans le Christ. »

Comme pour le confirmer dans ces pensées, chaque soir Nartzal rentrait de la tranchée tout frémissant, tout éperdu d’espoir, et il s’écriait, en embrassant les frères :

« Je vous le dis, en vérité, le Seigneur va venir ! »


Puis les jours se succédant sans que rien vînt modifier leur triste vie, cette interminable et vaine attente de la délivrance finit par briser encore une fois leur courage. Maintenant, les diacres espaçaient leurs visites. Mappalicus lui-même, occupé ailleurs, semblait délaisser les captifs. Un affreux sentiment de tristesse et d’abandon les pénétrait lentement, victorieusement. Ils se sentaient trop seuls, trop loin du monde. Pourtant, il y avait des frères dans la mine, il y en avait même un grand nombre, Mappalicus l’avait dit. Ils le savaient d’ailleurs. Quand des équipes de chrétiens étaient à proximité, soudain, à l’heure de la prière, trois coups espacés étaient frappés contre la paroi, puis sept, à des intervalles plus rapprochés. Ces nombres mystiques précisaient le signe de ralliement qui se propageait d’un bout à l’autre des galeries. Alors un murmure d’oraison emplissait toute la mine. Mais voilà que, depuis longtemps, les mineurs du chantier d’Hermotime n’avaient plus rien entendu. Ils s’en affligeaient comme s’ils étaient décidément retranchés de tout commerce humain. Leurs corps s’affaiblissaient de plus en plus. Les poisons de l’air vicié par les fumées des torches et des lampes, les exhalaisons délétères du sol, décomposaient leur sang. Cécilius s’effrayait de plus en plus à l’idée que ses nerfs pouvaient le trahir. Ses plaies anciennes se ravivaient. Il murmurait tout bas :

« Ah ! que l’épreuve est longue ! Seigneur, quand viendra le terme ? »

Malgré Nartzal et Flavien, qui s’efforçaient de résister, un abattement morne les gagnait l’un après l’autre. Jader même, d’habitude si ferme, avait des moments de faiblesse. Une nuit, après une traite de labeur harassant, les misérables crièrent véritablement « du fond de l’abîme ». Bos évoquait sa femme, son enfant si beau, qui avait, disait-il, des yeux resplendissants comme deux étoiles. Célérinus divaguait, parlant de sa petite maison dans le faubourg d’Utique. Jader revoyait son logis près des Mappales, — l’écurie, la grange tout odorante de foin. Il se disait : « Qui aura racheté les mulets ?… et le petit cheval maurétanien ?… » Pour tous, ç’avait été une vie si tranquille, si douce !… Cécilius, songeant à la sienne, prononça avec un accent de détresse infinie :

« Christ, aide-nous !

— Pourquoi vous désoler ? dit Nartzal : le Seigneur va venir. »

Finalement, avant de chanter le psaume nocturne, ils battirent le rappel contre la paroi. Ils collèrent anxieusement leurs oreilles contre le sol… Aucune réponse. Un silence insondable, coupé de temps en temps par la chute d’une gouttelette, la fuite d’un rat, un frôlement léger à croire que quelqu’un rangeait des étoffes dans une chambre voisine. Puis, plus rien que le battement plus ou moins perceptible de leurs cœurs, comme si le flux vital baissait à chaque minute, se tarissait en eux.

Le lendemain, Cécilius était assis par terre devant un tas de minerai qu’il s’occupait à trier. Célérinus, avec sa démarche traînante, son air las, sa longue figure triste, s’approcha de lui et le toucha à l’épaule :

« Frère, dit-il, lève-toi ! Un prêtre est arrivé de là-haut !…

– Un prêtre ! s’exclama Cécilius. Il vient de la part de Birzil sans doute !…

– Parle bas, il y a danger peut-être ! C’est un inconnu : il dit que cela presse, qu’il faut rassembler les frères au plus vite… Je t’en prie, va chercher Flavien au carrefour des trois galeries : moi, je vais appeler les autres. »

Ils travaillaient aux environs. Quelques instants plus tard, tous étaient réunis dans la crypte. Jader arriva le premier, son fouet sur l’épaule. Les autres suivirent, traînant leurs chaînes, avec leurs visages verdâtres, leurs mains souillées de boue, noircies par le minerai, toutes saignantes de crevasses et d’écorchures. Nartzal, apercevant l’inconnu, se précipita vers lui, les bras ouverts. Il s’écria :

« Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! »

Et il voulut lui donner le baiser fraternel. Mais l’envoyé l’écarta doucement :

« Hâtons-nous ! dit-il, car les méchants nous épient. »

Puis, d’un ton plus bas, avec un accent de charité si pénétrante, que tous sentirent leur cœur se fondre d’amour dans leur poitrine :

« Je suis venu pour rompre avec vous le Pain de vie…

– Tu es prêtre, n’est-ce pas ? demanda Nartzal.

– Oui !… pour l’éternité… Sacerdos in æternum ! » Ses paroles sonnèrent avec une solennité étrange. Ils le regardèrent vaguement inquiets. C’était certainement un étranger. Il portait un long manteau de laine brune dont le capuchon rabattu cachait tout le haut de son visage. Sa main droite s’appuyait à un bâton recourbé comme en ont les pâtres, et sur son flanc gauche une panetière gonflait un peu l’étoffe de son manteau. Il avait dû se déguiser en berger pour dépister la surveillance des soldats de police. Mais cet homme inconnu des mineurs avait l’air de connaître très bien la mine. Il les entraîna rapidement vers le fond de la crypte où il y avait une niche assez grande creusée dans la paroi. Les travailleurs y déposaient leurs outils quand ils rentraient du travail. Aidé par Flavien de Tigisi qui s’offrit comme diacre, le prêtre enleva les marteaux et les barres de rechange qui encombraient la tablette inférieure de la niche. Puis, il sortit de sa panetière un linge dont la blancheur parut éblouissante aux yeux des misérables accoutumés à la vue de leurs haillons sordides. Il l’étendit comme une nappe sur le rebord de la tablette, et, de ses mains pâles qui semblaient éclairer les noirceurs sinistres de la roche, il arrangea sur le linge immaculé deux pains sillonnés d’une croix, une fiole de verre en forme de lécythe qui contenait le vin, et enfin un calice d’or à deux anses. Flavien suspendit de chaque côté de la niche deux lampes de mineurs en guise de cierges. En face une torche était fichée dans un anneau de fer contre un pilier. Les exhalaisons résineuses remplaçaient l’encens. La fumée épaisse des luminaires, montant dans l’air étouffant, se perdait dans les ténèbres de la voûte qui, par places, luisait d’un dur éclat métallique.

Les captifs, agenouillés en cercle autour de la niche, suivaient avec des yeux avides ces préparatifs sacrés. Ils ne pensaient qu’à une chose dans la joie de leur cœur, c’est que la grâce du Banquet dominical, — le banquet suprême peut-être, — leur était enfin accordée. Ils se disaient que pour leurs corps épuisés, ce serait, comme pour leurs âmes, le grand remède. Des miracles pareils s’étaient vus. Des mourants avaient été ranimés tout à coup par la divine Eucharistie…

Soudain, le célébrant se tourna vers cette chair de souffrance écroulée à ses pieds, et il prononça les paroles liturgiques. Le son angélique de cette voix fit se lever tous les pauvres visages penchés vers la terre. Cécilius contempla le prêtre. Celui-ci avait rabattu son capuchon et rejeté sur ses épaules les deux pans de son manteau. Il apparaissait tel qu’un jeune berger, vêtu d’une tunique blanche qui bouffait autour des hanches et qu’une ceinture serrait à la taille. Ses sandales de bois laissaient voir ses pieds nus à travers un réseau de bandelettes entrecroisées autour de ses jambes et montant jusqu’aux genoux. Son visage imberbe rayonnait d’une beauté merveilleuse. Et Cécilius songeait : « C’est un étranger, un Oriental, sans doute : il suffit de l’entendre. Mais c’est un bon prêtre. Sûrement, celui-là vient de Dieu ! »

Après le Pater, quand il eut béni les Espèces et rompu le Pain, l’officiant se retourna de nouveau vers les misérables en prononçant :

«  Sancta Sanctis ! »

Alors son visage déjà si beau se transfigura dans la conscience accablante du mystère qui venait de s’accomplir. A l’approche de cet être de clarté qui s’avançait tenant le Corps du Seigneur, Nartzal, dont l’âme débordait d’enthousiasme et d’extase, ne put retenir un grand cri d’amour :

«  Veni, Domine Jesu ! »

Ses compagnons et lui s’étaient levés pour la communion. L’un derrière l’autre, ils défilaient devant le prêtre, tendant leur main droite croisée sur leur main gauche, leurs mains de travailleurs et d’esclaves meurtris par les coups et les blessures — et les paumes tremblaient en se creusant pour recevoir dans leur chair douloureuse ce Présent ineffable. Ensuite le prêtre, saisissant le calice par les deux anses, l’approcha des lèvres des communiants. Chacun buvait à son tour et ils se pressaient autour de lui comme les brebis qui rentrent des champs se pressent autour de l’abreuvoir. À chaque fois, il disait :

«  Calix Christi ! Calix salutis !… Voici la coupe du Christ ! Voici le calice salutaire ! »

L’accent de ses paroles leur conférait un éclat si radieux de vérité que les pauvres hommes, ne pouvant supporter l’illumination soudaine d’une telle évidence, éclatèrent en sanglots. Mais déjà le prêtre, s’étant retourné vers le fond de la crypte, rangeait les linges et les vases sacrés. Agenouillés, prosternés, la figure contre terre, les mineurs s’abîmaient dans une longue action de grâces.

Brusquement un tumulte s’éleva le long de la galerie, des clameurs, des bruits de chaînes entrechoquées, tout un piétinement d’hommes en marches. C’était une équipe sans doute qui, escortée par des surveillants et des soldats de la chiourme, se transportait à un chantier voisin. Affolés à la pensée d’être découverts, les mineurs coururent en hâte à l’entrée de la crypte. Mais la colonne passa sans s’arrêter dans des tourbillons de poussière. Quand ils rentrèrent, le prêtre avait disparu, sans qu’ils pussent s’expliquer par quelle issue il s’était enfui. Ils s’approchèrent de la niche. Plus rien, la fiole de cristal, le calice, la nappe éblouissante avaient été emportés par le mystérieux voyageur.

Dans le même moment, Mappalicus entra, pliant le dos sous son bissac, sa figure ayant l’expression placide et résignée qui lui était habituelle. Nartzal s’élança au-devant de lui, en l’apercevant :

« Tu as vu le prêtre, n’est-ce pas ?… demanda-t-il, c’est toi qui nous l’a envoyé ?

– Quel prêtre ? » fit Mappalicus, déconcerté.

Il n’en avait vu aucun, il n’avait envoyé personne. Il ne savait pas ce que cela voulait dire. Et déjà il s’effrayait à la pensée qu’un chrétien du dehors avait pu s’introduire dans la mine malgré la surveillance si rigoureuse.

« Mais alors, reprit lentement Cécilius, ce jeune homme qui est venu, qui nous a distribué le Corps du Seigneur ?…

– C’était Lui ! s’écria Nartzal d’une voix tonnante… c’était le Seigneur lui-même !… Tout de suite, dès qu’il nous a parlé, n’avez-vous pas senti, comme les disciples d’Emmaüs, votre cœur bondir au-devant de Lui ? Moi, le mien était tout brûlant de charité ! »

Leurs esprits se troublaient… « Eh quoi ! le Seigneur… le Seigneur avait daigné venir !… Ah ! puisqu’il avait fait cela pour eux, leurs longues souffrances étaient récompensées au centuple. A présent, ce serait le sacrifice dans la joie, dans l’allégresse triomphale de la victoire sur le monde… Oui, en vérité, c’était Lui !… Le Seigneur était venu !… » Cette certitude s’imposa aux frères avec une force tellement irrésistible que tous ensemble ils tombèrent à genoux et que les mêmes accents de jubilation jaillirent de leurs poitrines :

Magnificat anima mea Dominum et exsultavit spiritus meus in Deo salutari meo

Comme ils achevaient les premiers versets, trois coups espacés retentirent le long de la paroi, puis sept autres plus précipités : c’était l’heure de la prière méridienne. D’autres chrétiens se trouvaient à proximité, dans une galerie parallèle sans doute. Ils avaient perçu à travers les murs opaques de leurs prisons, le chant d’allégresse et de reconnaissance, et, comme s’ils devinaient quel Visiteur avait, ce jour-là, traversé les mines de Sigus, comme s’ils voulaient s’associer à la joie des frères, ils entonnèrent à leur tour avec une sorte de frénésie mystique le verset suivant :

Quia fecit mihi magna qui potens est et, sanctum nomen ejus !

Sous les voix éperdues, toute la mine vibrait, un grondement souterrain se propageait à travers les galeries. On eût dit que la terre se soulevait, qu’elle allait éclater sous le cri de l’amour et de la justice, parti des profondeurs de l’abîme et s’élançant comme une trombe vengeresse et dévastatrice contre l’ignominie d’en haut.

Mais les surveillants et les soldats de la chiourme, attirés par le bruit, inquiets de ce chant formidable, accouraient en foule de tous les couloirs et de tous les chantiers contigus. Mappalicus, craignant d’être arrêté comme complice, tourna précipitamment les talons et s’enfonça dans la nuit des corridors.



III

DANS LE VALLON DE LAMBÈSE

Le jour même où ces événements mémorables s’étaient déroulés dans les mines de Sigus, les chrétiens du chantier d’Hermotime et ceux qui travaillaient dans les tranchées voisines, accusés de rébellion et de chants séditieux, se virent extraits du sous-sol et aussitôt acheminés à pied sur Lambèse, afin d’y être jugés par le préfet des camps.

Décidé à faire un exemple, le légat avait ordonné des condamnations et des exécutions en masse. Il fallait en finir une bonne fois, frapper de terreur ce pays de fanatiques et de pillards, cette région mystérieuse et si peu sûre de l’Aurès, où des révoltes couvaient toujours. C’est pourquoi les mineurs de Sigus, au nombre de cent cinquante environ, s’entendirent condamner tous ensemble à la peine de la décollation. Comme les plus coupables, Cécilius et ses compagnons devaient être exécutés les premiers. Avec la rapidité foudroyante qui présidait à ce genre de répressions sommaires, on les avertit, au sortir du prétoire, qu’ils allaient être conduits immédiatement au lieu de leur supplice.

C’était le matin, de très bonne heure. On avait parqué le troupeau des confesseurs dans l’arrière-cour pavée de larges dalles, qui s’étendait devant les chapelles des enseignes et l’hôpital militaire. L’économe de la prison, suivi par des gardiens qui portaient des corbeilles, leur offrait des boissons et de la nourriture. La plupart refusaient. Ils n’acceptaient qu’un peu de vin pur, afin de soutenir leurs forces jusqu’au bout. Cécilius et ses compagnons firent comme les autres. Ils se passèrent la coupe de main en main, puis ils se donnèrent pour la dernière fois le baiser fraternel. Ils étaient calmes, pleins d’une sérénité, d’une confiance en Dieu, d’un abandon total à sa volonté qui tenait du miracle. Tous restaient silencieux, sauf Nartzal qui, toujours inquiet, agité de pressentiments, frôlé par des présences invisibles, prophétisait. Les bras tendus vers le septentrion, il annonçait la ruée de cavaliers aux visages terrifiants, aux armures éblouissantes de clarté, montés sur des chevaux dont la robe était blanche et lumineuse comme de la neige au lever du soleil. Déjà il entendait le hennissement des cavales, le martèlement de leurs sabots foulant le sol conquis. Et il prédisait que les justes seraient vengés, que des calamités et des épreuves inouïes allaient s’abattre sur le monde : des pestes, des famines, des captivités et des servitudes, — et les dévastations des villes et des champs, les incendies des temples et des bois sacrés… Comme il parlait très haut, lançant ces paroles enflammées, dans tout l’emportement de l’inspiration, cela exaspérait les soldats et les gardiens qui étaient là : ils redoublaient de sévérité, d’injures et de mauvais traitements à l’égard des condamnés. Alors Cécilius, par pitié pour les frères, supplia Nartzal de se taire ou de parler plus bas. Quant à lui, il ne voyait qu’une chose : la fin de l’épreuve, la joie toute proche d’être avec le Christ. D’abord cette pensée d’être réuni au Verbe de Dieu l’avait épouvanté. Une telle gloire pour une pauvre créature, était-ce possible ? Une telle fulguration du mystère n’allait-elle pas l’aveugler à jamais ? Il espérait bien le repos, le rafraîchissement céleste après ce long labeur et cette aridité de la mine. Mais posséder le Christ ! Être avec Lui ! Cela pouvait-il se concevoir sans l’anéantissement de la pensée même ? Et puis la vision du Prêtre éternel célébrant le sacrifice dans la crypte de Sigus avait dissipé ses craintes et illuminé son esprit. Ç’avait été à la fois si simple, si magnifique et si doux, — si simple, en vérité, qu’il se disait : « Eh quoi, Seigneur, ce n’est que cela ! » Mais « cela » il le sentait bien, c’était tout, c’était une plénitude qui comblait tout son cœur, toute son âme, toute sa pensée. C’était la grande Paix promise. Une telle paix ne serait jamais payée assez cher !… Et, en songeant ainsi, il enveloppait d’un dernier regard l’énorme force hostile qui l’environnait et qui l’écrasait. Il voyait les soupiraux des chambres de torture, d’où montaient les cris des suppliciés. Et il contemplait les Victoires, les Génies et les Aigles qui érigeaient leurs cous d’oiseaux voraces et qui battaient des ailes sur les corniches et les clefs de voûtes des édifices, les statues d’empereurs sous leurs couronnes, leurs cuirasses de parade, les lames d’airain et les lanières qui ceignaient leurs torses de marbre, — tous ces symboles de la violence et de l’oppression séculaire par laquelle il allait périr…

Tout à coup une trompette sonna : c’était le signal du départ. Dans un grand bruit de chaînes, la colonne s’ébranla, encadrée par un peloton d’auxiliaires lusitaniens qui caracolaient sur de petits chevaux espagnols. Cette matinée de printemps était d’une limpidité merveilleuse. Il y avait encore de la rosée sur les touffes d’herbe qui bordaient la route. Une douceur extrême flottait dans l’air, avec les mousselines des petits nuages blancs épars à l’horizon. Dans la campagne, quelques arbres tardifs dressaient comme des cierges leurs branches constellées de pétales blancs et roses, et, tout le long de la Voie Septimienne, les boules blanches des acacias, les troènes, les sureaux en fleurs se déroulaient en une procession virginale. De longues guirlandes de roses blanches se nouaient aux cyprès des jardins, où les lis au cœur d’or élevaient vers les misérables qui passaient l’encensoir brûlant de parfums de leurs calices immaculés. Là-bas, tout au fond du ciel, un peu de neige resplendissait encore sur les plus hautes montagnes de l’Atlas. Toute la nature en joie semblait émerger d’un bain d’innocence. Une pureté baptismale enchantait les yeux des pauvres mineurs, encore mal habitués au grand jour. Après les ténèbres et les miasmes étouffants de la mine, quelle ivresse de voir encore cette belle lumière, de respirer cet air subtil et frais du matin ! Soudain, Nartzal, qui marchait en avant de Jader, se retourna pour lui dire :

« Frère, te souviens-tu de la forêt de Thagaste, où nous passâmes, l’autre année, avec Cyprien ? Elle était toute blanche, elle aussi, et pleine de rossignols…

– Je m’en souviens, dit Jader. Mais, le soir, le ciel s’empourpra d’un rouge de sang : c’était l’annonce de notre martyre. Qui aurait pu croire que cela fût si proche ? »

Alors Mâtha, son compagnon de chaîne :

« Et te rappelles-tu, frère, l’auberge de Thubursicum et le serpent qui s’enroula autour de ta tête, comme un diadème ?

– Ah ! reprit Jader, avec un étrange accent de jubilation et de fierté, mon cœur était aveugle. Je ne devinais pas à quelle couronne, et combien plus glorieuse que toutes celles de la terre, j’étais prédestiné !…

– Oui, oui ! nous aurons la couronne et la pourpre ! » lança Nartzal, en agitant ses bras enchaînés, comme un vainqueur du stade.

Ils devisaient ainsi tout en marchant, avec une gaieté un peu fébrile. Les autres restaient toujours silencieux, l’air absorbé dans une méditation sans fin. La pensée de la mort toute proche les rendait graves. Cécilius y pensait peut-être plus que ses compagnons. Mais l’acceptation réfléchie du sacrifice le fortifiait. Il ne regrettait rien du monde. Seule, l’absence de Birzil lui était une pointe douloureuse. Le souvenir de l’ingrate qui, malgré lui, passait et repassait devant son esprit, troublait un peu sa sérénité d’âme. Mais la paix profonde des choses, la bonté qui semblait descendre du ciel enveloppaient son être, guérissaient les cicatrices de ses vieilles blessures.

Tout était si calme autour de lui et du lamentable cortège !

Au bout de la plaine, sur un terrain en pente, un laboureur aiguillonnait un attelage de deux grands bœufs aux cornes démesurées et au pelage d’un gris blanc comme celui des vieux marbres. Les roues luisantes soulevaient des bandes de terre ocreuse, et, sur le fond rouge du plan incliné, le groupe se détachait comme un bas-relief sur la métope d’un temple. Partout, les gestes perdurables du labeur s’accomplissaient. Disséminés dans la campagne, des esclaves émondaient la vigne, taillaient les oliviers. Le maître inspectait les champs d’orge dont les tiges déjà hautes se veloutaient au soleil. Les vaches pâturaient dans les prés, tout éclatants de coquelicots, de boutons d’or, de trèfles, de sainfoins. Peu de monde se pressait sur la route où défilaient les confesseurs. Chacun était à son travail. Les paysans n’avaient pas l’air de se soucier d’eux… Puis, aux entours de la ville, la foule se fit tout à coup plus compacte. Les frères, très nombreux, se trouvaient là, confondus avec les païens. Quelques-uns, se glissant entre les jambes des chevaux, baisaient les chaînes des condamnés. Et ils agitaient des branches de lauriers, des mouchoirs, des bandelettes multicolores, en criant :

« Salut, frères !

– Vivez en Dieu !

– Portez-vous bien dans le Seigneur !

– Longue vie !… Vie éternelle aux témoins du Christ ! »

En contemplant les mineurs, ils éprouvaient une sorte d’effroi mêlé de pitié et d’admiration. La décrépitude, la misère physique de ces hommes étaient, en effet, effrayantes. Tous paraissaient n’avoir plus que le souffle. Et pourtant on ne savait quelle force intérieure les soutenait en vue de la gloire prochaine.

Ils traversèrent rapidement Lambèse, où la population était en majorité païenne. Aux environs du Capitole et du temple d’Esculape, des cris hostiles accueillirent les confesseurs. Mais pour éviter des rixes, on les fit passer par des ruelles détournées qui débouchaient sur les jardins. Des murs de pisé, vermeils comme de l’or, encadraient la route toute blanche qui poudroyait au soleil. On longeait les petites villas et les métairies des vétérans, reconnaissables à l’abondance des fleurs et des plantes exotiques. Ceux qui avaient combattu sur les confins de la Perse ou de l’Arménie avaient planté dans leurs parterres des tulipes, dont les couleurs fauves rutilaient parmi les buis des bordures. Au centre, des massifs de lilas blancs environnaient des statues de divinités. Une odeur capiteuse, enivrante, alourdissait l’air. Mais les martyrs étaient insensibles à tout cela. À mesure qu’ils se rapprochaient du lieu de leur supplice, des visions supraterrestres semblaient occuper leurs yeux voilés dans la fixité de l’extase.

L’endroit choisi pour cette exécution en masse était un étroit vallon qui s’étendait au sud de la ville. Le côté le plus élevé formait des gradins naturels, comme dans un cirque ou un amphithéâtre, tandis que la colline opposée s’abaissait par une pente abrupte jusqu’à un talus assez haut et large, qui dominait et qui suivait, sur une longue étendue, le cours régulier d’un oued encore gonflé par les pluies printanières. L’eau trouble et torrentueuse baignait au passage les racines des sureaux et les chevelures des saules qui se penchaient, de distance en distance, au bord des berges. Au sommet de la colline en gradins, une rangée de peupliers érigeait tout droit ses feuillages frissonnants. Au-dessus, perdus dans des lointains indistincts, les cimes tabulaires de l’Aurès se dessinaient faiblement sur le ciel pâle et vaporeux.

Eu égard au grand nombre des condamnés, les magistrats avaient adopté pour le supplice une disposition ingénieuse. Afin d’éviter l’amoncellement des cadavres à la même place, on rangea les patients par escouades de dix tout le long de la berge. Ainsi les corps décapités ne gêneraient pas les évolutions des exécuteurs, et les ruisseaux de sang jaillis de tous ces troncs s’écouleraient dans la rivière au lieu de s’étaler sur le sol en mares stagnantes. Déjà le bourreau était à son poste, entouré de ses valets et de ses aides. La foule le montrait du doigt, en criant son nom :

« Mucapor ! Mucapor !… »

C’était le nom générique que l’on donnait à tous les chefs de tortionnaires. Mais celui-là, un Libyen de taille colossale, avait une réputation sinistre dans toute la région. Obèse, noir et crépu, avec une sorte de mufle proéminent à la façon des monstres marins, il se tenait appuyé, d’un air farouche, sur un énorme glaive triangulaire à deux tranchants. Une large ceinture soutenait son ventre qui saillait sous une tunique rouge arrêtée au-dessus des genoux. Des sandales de bois également peintes en rouge s’attachaient par des courroies de cuir rouge autour de ses jambes nues. Il portait sur sa tête une peau de lion dont les moustaches se hérissaient au-dessus de ses sourcils et dont les pattes étaient nouées sur sa poitrine. La queue, très longue, lui battait les mollets.

Cécilius, qui arrivait en tête de la colonne, n’aperçut même pas l’homme patibulaire. Il tendait ses regards vers la colline qui s’étageait en face, toute bariolée et mouvante sous la cohue des spectateurs. Comme aux portes de la ville, les chrétiens étaient là mêlés et confondus avec les païens. Par peur de collisions entre eux, les strators ordonnaient le silence à la foule qui se tenait relativement tranquille. A une grande distance, au-dessus des dernières rangées de curieux, commençaient les jardins en terrasse, les villas, les pavillons de plaisance. Çà et là, entre les fourrés de lentisques, des bouquets de pins ou de cyprès, émergeaient des belvédères, des rotondes à pilastres surmontées de coupoles, des cabinets de verdure avec des bancs de marbre tout autour, des treilles tapissées de roses rouges et jaunes, des jets d’eau fusant dans des vasques, des fontaines et des cascades. Dans un de ces jardins, à une grande hauteur, il y avait une espèce de plate-forme environnée par des arcatures aux frêles colonnettes et aux chapiteaux fleuris, et que fermait une balustrade découpée à jour. Accoudée sur le rebord de la balustrade, une jeune fille à la magnifique chevelure blonde et vêtue d’une robe couleur d’hyacinthe, jouait d’un instrument dont on n’entendait pas la musique et dont on ne pouvait distinguer la forme… Pour les yeux extasiés du martyr, c’était une colline céleste, un paysage paradisiaque avec ses édifices mystiques, ses chœurs d’anges et d’élus, ses musiciens ailés jouant de la flûte ou de la pandore… A la vue de la jeune fille, l’image de Birzil s’évoqua une dernière fois devant ses regards. Il la chercha parmi la foule tumultueuse qui s’agitait au bas du vallon, sur l’autre berge, et, ne la voyant pas, ce lui fut un serrement de cœur dans son ravissement. Puis il murmura :

« Que Ta volonté soit faite ! »

Les valets du bourreau s’emparaient de lui : il devait être décapité le premier de cette hécatombe. On le poussa, on le brutalisa, on lui banda les yeux, on lui lia les mains derrière le dos, et un homme, pesant sur ses épaules, l’obligea à s’agenouiller au bord du torrent, comme avait fait Cyprien pour recevoir le coup mortel. Ainsi courbé vers l’eau de la rivière, en cette minute tragique, il semblait, lui aussi, comme Cyprien, se pencher pour boire au fleuve de Vie…

Pourtant, à travers l’extase de son oraison suprême, il entendait les soldats de garde qui causaient derrière lui, tandis qu’on attachait les autres condamnés. Soudain, l’un d’eux s’exclama :

« Regarde !… Vois-tu cette femme qui accourt ! Que veut-elle ?

– C’est une folle ! dit l’autre, ses cheveux sont dénoués, sa stola traîne sur ses talons toute souillée de poussière…

– La voilà qui force les sentinelles, de l’autre côté de la rivière !

– Elle écarte la corde pour passer !

– Comme elle s’agite ! comme elle est impérieuse !

– Elle s’élance vers nous ! Elle se précipite… » Et, tout à coup, un cri déchirant retentit aux oreilles du martyr :

« Père ! père ! c’est moi ! »

Ce cri, Cécilius l’aurait reconnu dans la rumeur assourdissante d’une multitude : il l’attendait depuis si longtemps ! Le front rayonnant sous le bandeau qui l’aveuglait, il redressa la tête et, son cou décharné comme rompu par une violence de tendresse surhumaine, il lança, tout éperdu :

« Birzil ! Birzil !… mon enfant ! »

Puis son visage retomba vers la terre, et il dit encore à voix haute, — une voix qui tremblait de joie et d’adoration, et qui s’entendit de l’autre côté de la berge :

« Louange à Dieu ! »

Mucapor s’approchait, sa lame élevée en l’air et resplendissante comme un soleil. Il allait passer le long de la file, tel un faucheur qui abat des javelles dans un champ. Cécilius, sentant son approche, se baissa davantage, en tendant le cou convulsivement. Le glaive tournoya, plongea, rebondit aussitôt, en éparpillant dans l’air une pluie de gouttelettes vermeilles…

Le sacrifice était consommé.

Mais, soulevés d’horreur et d’enthousiasme à la vue du premier sang versé, les chrétiens qui étaient là se levèrent frémissants sur le gazon des berges et se mirent à acclamer le martyr. Dominant les vociférations de la foule exaspérée, une clameur triomphale montait vers le ciel de toutes les pentes du vallon :

« Louange !… Louange à Dieu !… »

FIN
TABLE

Pages.
PREMIÈRE PARTIE
DEUXIÈME PARTIE
TROISIÈME PARTIE
QUATRIÈME PARTIE
CINQUIÈME PARTIE

 

42495-1930. — TOURS, IMPR. MAME

 


Fabriqué en France.
Collection “POUR TOUS”

IL PARAIT CHAQUE MOIS UN VOLUME NOUVEAU
On peut souscrire d’avance
Nos d’ordre TITRES ET NOMS D’AUTEURS
173. À la Conquête du grand serpent de mer, par Philine Burnet et Coutenud ; illustrations de Goichon.
160. À la Dérive, par M. A. d’Arvor ; illustrations de Fournier.
144. Agathé la Belle, par J. Imbert ; illustrations de Maîtrejean.
1. Anneau fatal (l’), par Charles Poley ; illustrations de Dutriac.
2. Anne-Marie la Providence, par Daniel Laumonier ; illustrations d’Orazl.
165. Antiquaire (l’), par Walter Scott ; illustrations de F. Lix.
146. Auberge du Spessard (l’), par Hauff ; nombreuses illustrations.
52. Audiences joyeuses (les), par Jean Drault ; illustrations de Guydo.
139. Au gré de la tourmente, par Karl May.
129. Aventures de Robinson Crusoé, tome I, par Daniel de Foë.
130. Aventures de Robinson Crusoé, tome II, par Daniel de Foë.
136. Belle Olonnaise (la), par Lucien Darville ; illustrations de Pichot.
144. Berlingot et Radingois, par Jean Drault ; illustrations de E. Bouard.
143. Brelan américain (le), par Karl May ; illustr. de Mouchot.
176. Brin de Bruyère, par Dabaumont ; illustrations d’André Fournier.
5. Cadette de Gascogne, par Champol ; illustrations de René Lelong.
170. Captivité du sieur Mouette dans les royaumes de Fez et de Maroc (la), par la Marquise de Serres.
56. Caravane de la Mort (la), par Karl May ; illustrations de Meyer.
172. Cécilia, par F. de Nocé ; illustrations de F. Lix.
157. Chasseur de Pirates (le), par Léon Berthaut.
80. Chasseurs d’Epaves (les), par G. Price ; illustrations de Mucha.
6. Château de la Vieillesse (le), par Guy Chantepleure ; ill. de Métivet.
158. Chemin de Roselande (le), par Henry Bordeaux, de l’Académie française.
65. Citoyenne Bonaparte (la), par Imbert de Saint-Amand ; illustré de documents de l’époque.
7. Collier d’or, par Daniel Laumonier ; illustrations de M. Pille.
181. Colomba, par Prosper Mérimée ; illustrations de Maîtrejean.
58. Compagnon du Dauphin (le), par Simon Boubée ; illustrations de Zier.
187. Comtesse de Keroualen (la), par Luc Nyamel ; illustr. d’André Fournier.
68. Contes arabes, tirés des Mille et une Nuits, traduits par Galland ; illustrations de Yan Dargent.
27. Contes de Bonne Perrette, par René Bazin, de l’Académie française ; illustrations de E. Vuillemin.
140. Contes de Fées, par Perrault et Mme d’Aulnoy ; illustr. de Métivet.
10. Contes de l’Épée (les), par Henry de Brisay ; illustrations de Zier.
212. Contes français, par Julie Lavergne.
314. Contes merveilleux, par Hauff ; nombreuses illustrations.
107. Coqs de France, par Georges de Lys ; illustrations de Dutriac.
76. Cour de Louis XIV (la), par Imbert de Saint-Amand ; illustrations d’après des documents anciens.
81. Cour de Louis XV (la), par Imbert de Saint-Amand ; illustrations d’après des documents anciens.
102. Crâne de mon oncle (le), par Paul Combes ; illustrations de Léon Rose.
188. Cratère (le), par Fenimore Cooper.
128. Cruelle victoire, par Maurice Vallet ; illustrations de P. Courcelles.
51. Damaris l’Athénienne, par Henri Guerlin ; illustrations de Dutriac.
175. Dans l’ombre de la tour, par M. Vrignault et Valdor ; illustrations de Job.
11. Demoiselle blanche (la), par Charles Foley ; illustrations de G. Dutriac.
147. Dernier des Mohicans (le), par Fenimore Cooper ; adaptation de A.-J. Hubert.
124. Derniers jours de Pompéi (les), imité de Bulwer.
84. Destinée d’Isabelle (la), par Marguerite Levray ; illustr. de Vuillemin.
Nos d’ordre TITRES ET NOMS D’AUTEURS (suite)
12. Dette et l’Otage (la), par J. Edhor.
13. Deux Antoinette (les), par Ernest Daudet ; illustrations de Dutriac.
123. Deux Chemins du Paradis, par G. Montméril.
189. Deux Voix (les), par Pierre du Château ; illustrations de Lecoultre.
57. Enclos des Cerisiers (l’), par Georges de Lys ; illustrations de Dutriac.
14. Enseigne de vaisseau Paul Henry (l’), par René Bazin, de l’Académie française ; nombreuses illustrations.
185. Épopée Vendéenne (l’), par Gustave Gautherot.
17. Étoile-du-Pacifique (l’), par Georges Price ; illustrations de Jordic.
118. Étrange histoire de Sylvie (l’), épisode de la Révolution et de la Restauration, par Paul Lambert.
83. Explorateurs et Terres lointaines, par Méhier de Mathuisieulx ; nombreuses illustrations.
153. Fabiola, par le cardinal Wiseman.
102. Fauves et Bandits, par Karl May ; illustrations de Maîtrejean.
18. Fiancée de Brumaire (la), par Jean Drault ; illustrations de Conrad.
20. Fille du Boyard (la), par Paul Yalb ; illustrations de G. Lhuer.
21. Filleule de Du Guesclin (la), par Pierre Maël ; illustrations de Marcel Pille.
22. Foules de Jérusalem et Solitudes de Judée, par Henry Guerlin ; illustrations d’après les photographies de l’auteur.
81. Français au Canada (les), par l’abbé Casgrain ; ill. de documents anciens.
95. Frère Ange, par Mme la baronne de Boüard ; illustrations de Zier.
141. Frères ennemis (les), par Dabaumont ; illustrations de Robida.
23. Frivole, par Jacques des Gâchons ; illustrations de Dutriac.
167. Gardienne du Foyer, par Claude Bellecombe ; illustrations de A. Fournier.
  Grande Guerre (la), par A. Nicot ; nombreuses photographies.
105. I. Les Prétextes. — L’invasion.
106. II. De la Marne à la mer.
109. III. Des Flandres à Verdun.
115. IV. La Guerre hors de France.
116. V. La Victoire.
126. Grotte mystérieuse (la), par G. Price ; illustrations de Robida.
164. Héritier de M. de Salernes (l’), par Vrignault ; illustrations de M. Berty.
78. Héros de Québec (les), par l’abbé Casgrain ; ill. de documents anciens.
24. Histoire de la reine de Bohême, par Charles Foley ; illustr. de Dutriac.
25. Hommes et Choses du vieux temps, par M. Maindron ; ill. de Guillonnet.
100. Idylle dans la ville rouge (l’), par Jean Drault ; illustrations de Conrad.
152. Il était quatre petits enfants, par René Bazin, de l’Académie française ; illustrations de R. Broders.
166. Isabelle Le Trégonnec, par Marguerite Levray ; illustr. de Félix Lacaille.
59. Jeunesse de Bonaparte (la), par Jules Mazé ; illustré de reproductions de tableaux.
62. Jeunesse de l’Impératrice Joséphine (la), par Imbert de Saint-Amand ; illustré de reproductions de tableaux.
137. Jumeaux de la Maison forestière (les), par S. Ducamp.
154. Lac Ontario (le), par Fenimore Cooper.
26. Lande aux loups (la), par Pierre Maël ; Illustrations d’Edmond Carrier.
101. Légende de Moïna (la), par Pierre Maël ; illustrations de Hérouard.
180. Louis XIV, par Louis Bertrand, de l’Académie française ; illustrations d’après les documents de l’époque.
169. Lucienne, par Marthe Lachèse ; illustrations de G. Dutriac.
28. Lune rousse (la), par Champol ; illustrations de René Lelong.
132. Mademoiselle Joujou, par Charles de Vitis ; illustrations de J. Girard.
48. Mademoiselle Pompon, par Pierre Maël.
192. Maison du Pardon (la), par J. Lasserre ; illustrations de Lecoultre.
191. Masque (le), par Luc Nyamel ; illustrations d’André Fournier.
46. Mauvais Gars (les), par Ch. Foley ; illustrations de Lhuer.
93. Ménétrier de la République (le), par A. Schirmer ; illustr. de F. Lix.
117. Mine d’or infernale (la), par G. Price ; illustrations de Robida.
133. Mon Expédition au Sud Polaire, par Ernest Shackleton ; nombreuses photographies.
Nos d’ordre TITRES ET NOMS D’AUTEURS (suite)
113. Monsieur l’espion et sa fille, par Jean Drault ; illustrations de E. Bouard.
184. Mystérieux concours (le), par Catherine d’Erve ; illustrations de A. Fournier.
179. Nouvelle Croisade des enfants (la), par Henry Bordeaux, de l’Académie française ; illustrations de Maillaud.
190. Or fatal (l’), par Karl May ; illustrations de Maîtrejean.
31. Où le Grain tombe…, par Georges de Lys ; illustrations de Dutriac.
120. Page de la Duchesse Anne (la), par A. de Laroche.
193. Panthère noire (la), par Mayne-Reid.
177. Paroisse de l’abbé Daniel (la), par Pierre du Château.
74. Perdus dans l’Arctique, tome I, par Ejnar Mikkelsen ; nombr. illustr.
75. Perdus dans l’Arctique, tome II, par Ejnar Mikkelsen ; nombr. illustr.
32. Petite Patricienne (la), par Henri Guerlin ; illustrations de Marcel Pille.
40. Petits Drames du poste (les), par Jean Drault ; illustrations de Guydo.
168. Pilote (le), par Fenimore Cooper.
42. Pirates de la mer Rouge (les), par Karl May ; illustrations de Fraipont.
111. Plus fort que la force, par H. de Brisay ; Illustrations de Robida.
156. Prairie (la), par Fenimore Cooper.
63. Prisonnière de la Sierra (la), par Pierre Luguet ; illustrations de Zier.
155. Quentin Durward, par Walter Scott.
33. Récits du temps passé, par Maurice Maindron ; illustr. de Marcel Pille.
34. Record du tour du monde (le), par Léon Berthaut ; illustr de Robida.
36. Roche-qui-tue (l’), par P. Maël ; illustrations de Scott.
119. Roman de Jacqueline (le), par R. Lebrun.
37. Roman de l’Ouvrière (le), par Charles de Vitis ; illustrations de Zier.
90. Roman d’un Gentilhomme (le), par Ch. Géniaux ; illustrations de Jordic.
41. Rose-des-Chemins, par Charles de Vitis ; illustrations de Jordic.
186. Rose d’or (la), par Jean Rosmer ; illustrations de Maurice Berty.
178. Saint Augustin, par Louis Bertrand, de l’Académie française ; illustré de reproductions de tableaux.
182. Sainte Elisabeth de Hongrie, par Montalembert.
163. Sainte Thérèse d’Avila, par Louis Bertrand, de l’Académie française, édition spéciale ; illustrations de reproductions de tableaux.
87. Secret de l’Indien (le), par Léon Berthaut ; illustrations de Robida.
43. Secret du livre d’heures (le), par Charles Dodeman ; illustr. de Robida.
45. Souveraines des Tuileries (les), par Imbert de Saint-Amand ; illustrations de documents de l’époque.
38. Stéphanette, par René Bazin, de l’Académie française ; ill. de Vuillemin.
171. Surcouf le Corsaire, par Karl May ; illustrations de Maîtrejean.
151. Terre de France chez la Fontaine (la), par Louis Arnould.
131. Théâtre de la Primevère (le), par Guy Chantepleure ; illustr. de Métivet.
161. Tour morave (la), par M. Emmanuel.
61. Trémor aux mains rouges, par Henry de Brisay ; illustrations de Zier.
72. Trois disparus du Sirius (les), par Georges Price ; illustrations de Zier.
138. Trois loups de mer (les), par Lucien Darville ; illustrations de Vuillemin.
135. Tueur de Daims (le), par Fenimore Cooper ; illustrations de Clair-Guyot.
54. Une Idylle dans un drame, par E. Daudet ; illustrations de Dutriac.
70. Une Maison mystérieuse à Stamboul, par Karl May ; illustr. de Gervais.
47. Une Visite au pays du diable, par Karl May ; illustrations de Toiani.
53. Un Trésor dans les ruines, par Ch. Foley ; illustrations de Dutriac.
125. Vagabonde (la), par M. de Mathuisieulx ; illustrations de Ch. Clérice.
77. Vaillante épée, par M. de Campfranc ; illustrations de Thiriac.
82. Vallée fumante (la), par Léo Claretie ; illustrations de Zier.
50. Vendée, par Charles Foley ; illustrations d’après des estampes anciennes.
159. Vengeance du Farmer (la), par Karl May.
145. Vers l’aube, par Edmond Coz ; illustrations de Hérouard.
142. Vestale (la), par Klitsche de Lagrange ; illustrations de Maîtrejean.
183. Voyageurs en France depuis la Renaissance jusqu’à la Révolution (les), par Albert Babeau ; illustrations d’après des documents du temps.
55. Wagon de 3e classe (le), par Jean Drault ; illustrations de Gerbault.
174. Waverley, par Walter Scott ; illustrations de F. Lix.