Aller au contenu

Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Texte entier/Tome 1

La bibliothèque libre.


HISTOIRE
CRITIQUE
DE L’ÉTABLISSEMENT
DE LA
MONARCHIE
FRANÇOISE
DANS LES GAULES.
Par M. L’Abbé DUBOS, l’un des Quarante, & Secretaire Perpetuel de l’Académie Françoise.
Nouvelle Edition, revûë, corrigée & augmentée.
TOME PREMIER.
A PARIS,
Chez la Veuve GANEAU, ruë S. Jacques, aux Armes de Dombes, proche la ruë du Plâtre.
M. DCC. XLII.
avec approbation et privilège du roi.


TABLE
DES CHAPITRES
Contenus dans ce premier Volume
.

DISCOURS préliminaire, — page 1

Notitia Dignitatum Imperii, &c. 43

Notita Provinciarum & Civitatum Gallia, &c. 46

La Carte Géographique, vis-à-vis le commencement de La Matiere.


Chapitre premier. Etat des Gaules au commencement du cinquième siècle. Leurs Habitans étaient devenus semblables en tout aux Romains, page 1
Chap. II. De la division du Peuple, laquelle avoit lieu au commencement du cinquième siécle,   12
Chap. III. Du revenu particulier de chaque Cité, de ses Milices, & de la maniere dont elle était gouvernée,  23
Chap. IV. Des Assemblées générales que tenaient les Cités des Gaules. De l’étendue de l’autorité impériale. Qui la conferoit,  19
Chap. V. Du Chef des Cohortes Prétoriennes, & des officiers nommés par les Empereurs pour gouverner les Gaules, & pour y commander les Troupes avec Constantin. De la manière dont ces Troupes faisoient le service,   41
Chap. VI. Des changemens que fit Constantin le Grand dans le forme du gouvernment de l’Empire Romain, & dans le service des Troupes,   55
Chap. VII. Des Officiers Civils envoyés dans les Gaules pour les gouverner sous Constantin le Grand, & sous les Princes ses successeurs,   60
Chap. VIII. Des Officiers Militaires qui commandaient dans les Gaules sous les successeurs de Constantin le Grand,   65
Chap. IX. Des Flottes. Des Corps de Troupes composées de Soldats Romains, & que les Empereurs entretenoient dans les Gaules au commencement du cinquième siécle,   77
Chap. X. Des Troupes étrangères que l’Empire prenait à sa solde dans le cinquième siécle, & des Létes en particulier,   87
Chap. XI. Des revenus que l’Empire Romain avait dans les Gaules. Des fonds de terre qu’il y possedoit. Origine du Droit de Tiers & Danger,   100
Chap. XII. Du Tribut public, ou du Subside ordinaire, qui comprenait la taxe par arpent, & la Capitation. Qu’il y avoit dans les Gaules du tems des derniers Empereurs, un nombre de Citoyens bien moindre que le nombre de Citoyens qui s’y trouve aujourd’hui,   112
Chap. XIII. Des autres impositions qui faisoient partie du tribut public. De la maniére dont ce tribut était levé. Des Maisons de Poste,   116
Chap. XIV. Des Gabelles, Péages & Douanes qui faisoient la troisiéme source du revenu des Empereurs. Des dons gratuits, & autres revenus casuels qui en faisoient la quatrième source, ou la quatrième branche,   135
Chap. XV. Des Nations barbares qui habitoient sur la frontière de l’Empire du côté du Septentrion. Des Bourguignons & des Allemands en particulier. Le nombre des Citoyens d’une Nation, diminuoit ou s’augmentoit à proportion du succes qu’elle avoit dans ses entreprises,   143
Chap. XVI. Des Saxons,   143
Chap. XVII. Des Francs,   155
Chap. XVIII. De la Nation Gothique,   180
Chap. XIX. Des Alains, des Huns, & des autres Peuples de la Nation Scythique,   184


Chap. I. Etat de l’Empire Romain sous Honorius, en quatre cens sept. Invasion des Vandales dans les Gaules,   189
Chap. II. Révolte des Armées. Soulèvement des Provinces du Gouvernement Armorique,   201
Chap. III. De la République des Armoriques,   213
Chap. IV. Des évenemens arrivés dans l’Empire d’Occident depuis l’année quatre cens dix, jusqu’à l’année quatre cens seize. De la dignité de Patrice. De l’établissement des Visigots dans les Gaules,   225
Chap. V. Réduction d’une partie des Armoriques à l’obéïssance de l’Empereur Honorius. Il ordonne en quatre cens dix-huit, que l’Assemblée générale des Gaules se tienne à l’avenir dans Arles. Le siége du Préfet du Prétoire des Gaules y est transferé. Division des Gaules en Gaules proprement dites, & en Pays des sept Provinces. De Pharamond,   237
Chap. VI. Les Visigots qui avoient évacué les Gaules , y rentrent. Il survient de nouveaux troubles dans l’Empire. Mort d’Honorius. Valentinien troisiéme est fait Empereur. Ce qui se passa dans les trois premières années de son régne,   255
Chap. VII. Sur quel Pays regnoit Clodion. Les Francs qui s’étoient cantonnés dans les Gaules, sont soumis par Aétius. Que les Tongriens ont été quelquefois appellés Turingiens,   272
Chap. VIII. Suite de l’Histoire depuis l’année quatre cens vingt-neuf jusqu’en l’année quatre cens trente-quatre. Les Confedérés Armoriques sont appellés Bagaudes, 286
Chap. IX. Suite de l’Histoire depuis quatre cens trente-cinq jusqu’à la défaite de Litorius Celsus par les Visigots en quatre cens trente-neuf, 295
Chap. X. Suite des évenemens. Prise de Carthage par les Vandales. Paix entre les Visigots & les Romains. Des Bagaudes d’Espagne. Saint Germain Evêque d’Auxerre interpose sa médiation en faveur des Armoriques, 306
Chap. XI. Les Francs se rendent maîtres vers l’année quatre cens quarante-cinq, du Cambrésis & de plusieurs autres Contrées adjacentes. En quel tems Clodion fut battu en Artois par Aétius. Des Francs appelles Ripuaires, 320
Chap. XII. De l’état malheureux où les Peuples soumis à l’Empire d’Occident, principalement le Peuple des Gaules, étoient réduits vers le milieu du cinquième siécle, 319
Chap. XIII. De l’opinion où plusieurs personnes étoient au commencement du cinquième siecle, que l’Empire Romain ne devoit plus subsister long-tems. Conspiration d’Eudoxius pour faire rentrer les Provinces confédérées de la Gaule, sous l’obeissance de l’Empereur, 340
Chap. XIV. Les Confédérés Armoriques reprennent les armes, & ils font une entreprise sur Tours. Siége de Chinon par l’Armée Impériale. Etat des Gaules en quatre cens quarante-six, & durant les trois années suivantes. Les Romains abandonnent la Grande Bretagne, 346
Chap. XV. Mort de Theodose le jeune, Empereur des Romains d’Orient, Qui étoit Attila, & quel étoit son dessein. Sur le bruit de sa venue dans les Gaules, les Romains concluent la paix avec les Francs & un Traité de pacification avec les Armoriques, 356
Chap. XVI. Guerre d’Attila, 367
Chap. XVII. Siége d’Orléans. Dénombrement de l’armée Romaine qui vient au secours de la Place. Attila se retire, & il est défait en regagnant le Rhin. Thorismond succede à son pere Theodoric premier Roi des Visigots,   379
Chap. XVIII. Irruption d’Attila en Italie, & sa retraite. S’il est vrai qu’il ait fait une seconde invasion dans les Gaules,   395
Chap. XIX. Thorismond est tué, & son frere Theodoric II lui succede. Diverses particularités concernant Theodoric II.   402
Chap. XX. Meurtre d’Aetius suivi de celui de l’Empereur Valentinien troisiéme. Maximus succede au dernier, & il règne peu de semaines. Les Visigots font Avitus Empereur d’Occident,   409


Chap. I. Des droits que les Empereurs d’Orient s’étaient arrogés sur l’Empire d’Occident, & du Partage qui s’était fait du Peuple Romain, en deux Peuples,   414
Chap. II. Avitus est reconnu Empereur d’Occident par l’Empereur d’Orient & il est ensuite déposé. Il meurt & il est enterré à Brioude. Majorien qui lui succede, fait Egidius Généralissime dans le Département des Gaules. Qui était Egidius,   438
Chap. III. Majorien vient dans les Gaules où durant l’interregne, il s’étoit formé un parti qui voulait proclamer un autre Empereur. Projet de chasser les Vandales de l’Afrique, formé par Majorien qui fait de grands préparatifs pour l’exécuter,   448
Chap. IV. Childéric parvient à la Couronne. Il est chassé par ses Sujets, qui prennent Egidius pour leur Chef. Que dans ce tems-là les Francs savoient communément le Latin. Du titre de Roi, & de la facilité avec laquelle il se donnait dans le cinquième siecle,   460
Chap. V. Continuation de l’Histoire & du régne de Majorien. Mort de cet Empereur, & proclamation de Severus son successeur. Etat de l’Empire d’Occident sous ce Prince,   473
Chap. VI. Egidius refuse de reconnoître Severus pour Empereur. Rétablisement de Childeric,   483
Chap. VII. Guerre entre Egidius de les Visigots qui s’emparent de Narbonne. Egidius défend Arles contr’eux. Les Ripuaires prennent Tréves & Cologne,   492
Chap. VIII. Etat des Gaules. Campagne de quatre cens soixante-trois. Childeric se trouve à la bataille donnée auprès d’Orleans entre les Romains & les Visigots. Premiere expedition d’Audoagrius Roi des Saxons sur les bords de la Loire. Mort d’Egidius,   501
Chap. IX. Mort de Severus. L’Empereur d’Orient fait Anthemius Empereur d’Occident. La paix rétablie dans les Gaules. Theodoric II. est tué par son frere Euric qui lui succéde. Les Romains d’Orient font une grande entreprise contre les Vandales d’Afrique. Projets d’Euric, & précaution qu’Anthemius prend pour les déconcerter. Il fait venir dans les Gaules un Corps de Troupes composé de Bretons Insulaires, qu’il poste sur la Loire,   511
Chap. X. En quelle année Anthemius posta le Corps de Bretons Insulaires qu’il mit dans le Berry. Trahison d’Arvandus. Rupture entre les Visigots & les Romains. Défaite des Bretons. Les Francs se joignent aux Romains. Audoagrius revient sur la Loire. Il est défait par Childéric, & par l’Armée Impériale,   526
Chap. XI. Explication de l’endroit du dix-huitième Chapitre du second Livre de l’Histoire de Grégoire de Tours : Veniente vero Audoacrio Andegavis, (Childericus Rex sequenti die advenit) intertemptoque Paulo Comite, Civitatem obtinuit. Idée de la capacité de l’Abbréviateur de Grégoire de Tours,   536
Chap. XII. Mort d’Anthemius. Olybrius qui lui succede, ne régne que sept mois. Mort de Gundéric Roi des Bourguignons, & de Ricimer. Proclamation de Glycerius, qui ne régne que quatorze mois. Les grandes dignités de l’Empire étoient compatibles avec la Couronne des Rois Barbares. Euric continue à s’agrandir,   552
Chap. XIII. Julius Nepos céde les Gaules aux Visigots, qui se mettent en possession de l’Auvergne,   568
Chap. XIV. Nepos est déposé. Orestés fait son fils Augustule Empereur. Odoacer se rend maitre de l’Italie, & détruit l’Empire d’Occident. Il traite avec Euric. Euric fait aussi la paix avec les Puissances des Gaules, à qui l’Empereur d’Orient avoit refusé du secours,   581
Chap. XV. De ce qu’il est possible de sçavoir concernant la suspension d’armes conclue dans les Gaules, vers l’année quatre cens soixante & dix-huit. Discretion de Sidonius Apollinaris en écrivant les settres où il en dit quelque chose. Que les Francs furent compris dans le Traité. Anarchie dans les Provinces obéissantes des Gaules. Etat général des Gaules en ces tems-là, & comment elles étoient partagées entre les Romains & les Barbares qui s’y étoient cantonnés,   589
Chap. XVI. Expédition de Childéric contre les Allemands. Sa mort. Son tombeau. Etat qu’il laisse à Clovis son fils. Explication d’un passage de la Vie de sainte Genevieve,   604
Chap. XVII. Gondebaud Roi des Bourguignons se défait de deux de ses freres, Chilperic & Gondemar ; & il s’empare de leurs partages. Conduite d’Euric dans les Etats ; & sa mort,   613
Chap. XVIII. Avenement de Clovis à la Couronne. Il est pourvu bientôt après d’une des dignités de l’Empire que son pere avoit tenue. Lettre écrite à Clovis par saint Remi à ce sujet-là. Affection des Gaules pour les Francs. Histoire d’Aprunculus Evéque de Langres, & chassé de son Siege, comme partisan de Clovis. Justification de cet Evêque,   620
Chap. XIX. Quelle pouvait être la constitution du Royaume de Clovis, & son étendue ; les Rois des autres Tribus des Francs étoient indépendans de lui. Des forces de Clovis. Differentes maniéres d’écrire le nom de ce Prince. De L’autorité de la Vie de saint Remi écrite par Hincmar,   630


Fin de la Table des Chapitres du premier Tome.
DISCOURS
PRÉLIMINAIRE.


ON se fait communément une fausse idée de la maniere dont la Monarchie Françoise a été établie dans les Gaules, & de la premiere constitution. Sur la foi de nos derniers Historiens, on se represente les Rois predecesseurs de Clovis & Clovis lui-même, comme des Barbares qui conquirent à force ouverte les Gaules sur l’Empire Romain, dont ils faisoient gloire d’être les destructeurs. On se dépeint les Francs qui marchoient sous les enseignes de ces Princes, comme des hommes nouvellement sortis des bois & des marécages où ils avoient vécu jusques-là, comme des hommes qui dans les tems precedens n’avoient eu aucune relation avec les anciens habitans des Gaules ; & conséquemment, l’on s’imagine que nos prétendus Sauvages Européens traiterent ces infortunés habitans avec toute la dureté qu’un vainqueur féroce est capable d’exercer contre des peuples subjugués, qu’il n’a connus avant sa victoire, que pour avoir entendu dire qu’ils étoient les ennemis mortels de sa Nation. C’est dans cette supposition que quelques Ecrivains modernes ont fait de l’établissement de notre Monarchie, un Tableau à peu près semblable à celui que des relations détaillées nous font de l’invasion de la Grece par les Turcs, ou de la conquête des Royaumes du nouveau Monde par les Castillans, & que ces Auteurs ont même prétendu que les Francs avoient réduit leurs nouveaux Sujets à une condition approchante de la servitude.

Il ne se passa neanmoins rien de semblable dans la Gaule, lorsqu’à la fin du cinquiéme siecle de l’Ere Chrétienne, & au commencement du sixiéme, ses Provinces passerent l’une après l’autre sous la domination de nos Rois.

Lorsque ce grand évenement arriva, il y avoit déja deux cens ans que les Francs, il n’importe de quelle contrée ils fussent originaires, étoient établis sur la rive droite du Rhin, donc le lit séparoit les Gaules d’avec la Germanie partagée alors entre plusieurs Peuples Barbares. Ainsi depuis deux siecles, la Nation des Francs habitoit donc un pays qui n’étoit séparé du territoire de l’Empire que par le lit de ce Fleuve.

Elle étoit dès-lors divisée en differentes Tribus confédérées ensemble par une alliance étroite, mais dont nous sçavons mal les conditions. Ce qui nous est mieux connu, c’est d’elles avoit son Roi ou son Chef particulier, qui ne dépendoit d’aucun des autres Rois, & qui très-souvent avoit interêt d’entretenir des liaisons avec l’Empire.

Les Romains d’un autre côté, avoient toujours fait leur possible depuis que cette belliqueuse Nation se fut une fois établie dans leur voisinage, pour entretenir la paix avec elle, & même pour avoir toujours avec ses Rois des Traités d’Alliance qui la rendissent en quelque sorte dépendante de l’Empire. On devine bien quelles étoient les raisons qui engageoient les Romains à rechercher l’amitié des Francs. La situation du pays qu’occupoient ces derniers, leur donnoit de grandes facilités pour faire des incursions sur le territoire de l’Empire, au lieu que tandis qu’ils étoient ses Alliés, ils lui tenoient lieu d’un corps d’armée avancé & campé au-delà d’une frontiere, afin de la couvrir mieux, puisqu’ils empêchoient les autres Barbares de venir se poster sur la rive droite du Rhin, & d’y épier le moment de tenter avec succès le passage de ce fleuve, la barriere des Gaules, qui le regardoient comme le salut de leurs Provinces. Rome avoit propos de prendre pour limite ce grand fleuve, quoiqu’elle eût porté quelquefois ses armes victorieuses au-delà du Véser, & même au-delà de l’Elbe. D’ailleurs, les Romains tiroient de la Nation dont nous parlons des soldats braves, & qui devenoient en peu de tems de bons Officiers. Aussi non-seulement l’Empire tenoit à sa solde des corps de troupes composés de Francs, & dont les Officiers étoient avancés aux grades les plus éminens de la Milice Romaine, mais il leur faisoit encore de tems en tems des presens qui peuvent bien avoir été un subside reglé. Rome, qui dans ses beaux jours assujettissoit à un tribut les Nations qu’elle dédaignoit d’asservir, se vit réduite sous les Empereurs à payer aux Barbares ses voisins les mêmes contributions qu’elle avoit souvent exigées de leurs ancêtres. Sous le regne de Caracalla, il lui en coûtoit autant pour le payement de ces tributs humilians, que pour donner la solde à ses troupes. En un mot, l’Empire traitoit les Francs depuis leur établissement sur le Rhin, comme s’ils eussent été ses Sujets naturels. Nous verrons même que dès le quatrieme siecle il donna des terres dans plusieurs Provinces des Gaules à differens essains de Francs, veritablement à condition qu’ils y vivroient en fidelles Sujets de la Monarchie Romaine, qu’ils seroient soûmis à ses loix, & qu’ils obéiroient à ses Officiers, tant civils que militaires.

Il arrivoit bien de tems en tems qu’une des Tribus des Francs ou qu’un nouvel essain échappé de plusieurs de ces Tribus, exerçoit des actes d’hostilité contre les Romains, soit en faisant des courses dans les Gaules, soit en y occupant, tantôt sous un prétexte & tantôt sous un autre, quelque canton de pays. Mais le gros de la Nation ne prenoit point ordinairement le parti des agresseurs. Il les désavoüoit, & l’on vit dans plus d’une occasion les Francs observateurs des Traités, porter les armes pour le service de l’Empire, contre les Francs qui les avoient enfreints. Aussi toutes les tentatives que firent avant le cinquiéme siecle differentes bandes de Francs attroupés, pour se cantonner dans les Gaules, en s’y rendant maîtres de quelque coin de pays où ils pussent vivre dans l’indépendance de l’Empire, furent-elles infructueuses. Ou ces audacieuses Colonies se virent forcées à repasser le Rhin, ou elles furent réduites à s’avoüer Sujectes de l’Empire, & à reconnoître l’autorité de ses Officiers.

Toutes les Tribus des Francs, c’est-à-dire, tous les Francs indépendans, habitoient donc encore dans la Germanie en l’année quatre cens sept, quand les Vandales & les autres Peuples qui s’étoient joints avec eux, firent dans les Gaules la fameuse invasion qu’on a long-tems appellée absolument l’invasion des Barbares. Les Francs se comporterent encore dans cette occasion en bons & fideles Alliés de l’Empire. Ils se firent tailler en pieces en disputant aux Vandales l’approche du Rhin. Le désordre que leur irruption mit dans la Gaule, s’accrut encore par le soulevement de cinq de ses Provinces les plus considérables[1], qui la seconde, après avoir chassé les Officiers de l’Empereur, se confédererent la troisiéme, entr’elles & s’érigerent en République. Enfin quand Rome eut été prise par Alaric[2], la confusion devint extrême dans les Gaules, qui furent le théatre de plusieurs guerres civiles entre le Parti demeuré fidele à l’Empereur Honorius qui regnoit alors, & les nouveaux Empereurs que des Légions révoltées proclamoient. Pour comble de malheur, les Visigots qui avoient pris Rome, évacuerent l’Italie, & vinrent s’établir entre le Rhône & l’Ocean. Dans ces conjonctures, differens essains des Peuples de la Germanie passerent le Rhin pour s’établir aussi dans les Gaules, qui sembloient être devenuës la proye des Nations. Quelques Tribus des Francs furent de ce nombre, & vinrent se cantonner elles-mêmes dans le pays dont elles n’avoient pas pû empêcher l’invasion. Ce fut vers l’année quatre cens treize qu’arriva cet évenement.

Dès qu’Honorius eut le loisir de se reconnoître, il prit des mesures pour rétablir l’autorité de l’Empire dans les Gaules, en obligeant les revoltés à rentrer dans l’obéissance, & les Barbares à sortir du pays ; mais ce Prince mourut[3] avant qu’il eût executé son projet. Valentinien troisiéme son successeur agit dans les mêmes vûës, & Aétius qui commandoit pour lui dans les Gaules, obligea en cinq cens vingt-huit presque tous les Francs qui s’y étoient cantonnés, à repasser le Rhin, ou à reconnoître l’autorité de l’Empire. C’étoit, comme on le verra, la coutume des Romains lorsqu’il leur convenoit de permettre à quelqu’essain de Barbares qui avoit envahi une portion du territoire de Rome, de garder le pays où il s’étoit cantonné, de l’obliger du moins, à y vivre suivant les loix de l’Empire, & sous l’obéissance de ses Officiers.

Mais les autres affaires qui survenoient de tems en tems à Valentinien, & les guerres civiles dont étoient suivis les démêlés que les Généraux Romains fiers de la foiblesse du gouvernement, avoient entr’eux, ouvroient sans cesse aux Barbares de nouvelles portes pour rentrer dans ce pays, ou des occasions d’y aggrandir le territoire dont ils s’étoient maintenus en possession.

Cependant l’Empereur regagnoit toujours du terrein, lorsqu’en quatre cens trente-neuf, l’armée qu’il avoit dans les Gaules fut battue par les Visigots, & Carthage Ville Capitale de la Province d’Afrique, prise par les Vandales. La perte de cette armée & la nécessité d’employer la plus grande partie des forces qui restoient encore à l’Empire d’Occident, pour garder les côtes de l’Italie, devenuës un pays frontiere par la prise de Carthage, dénuerent les Gaules de troupes. Voilà la conjoncture dans laquelle les premiers fondemens solides de la Monarchie Françoise y furent jettés.

Vers l’année quatre cens quarante-quatre, Clodion qui regnoit sur celle des Tribus des Francs qui s’appelloit la Tribu des Saliens, & qui, soit par une concession particuliere de l’Empereur, soit par force, avoit conservé un coin de pays sur la frontiere du district de la Cité de Tongres, se saisit de Cambray, & il se rendit maître en même tems de la contrée qui est entre cette derniere Ville & la Somme. Ce fut aussi pour lors, suivant l’apparence, que les Francs connus dans nos Annales sous le nom de Ripuaires, s’emparerent d’une partie du pays renfermé entre le Bas-Rhin & la Basse-Meuse.

Aëtius fit aussi-tôt la guerre aux Francs Saliens, mais il n’étoit pas encore venu à bout de les obliger à évacuer le pays occupé, lorsqu’on fut informé dans les Gaules qu’Attila Roi des Huns & le plus puissant des Rois Barbares, se disposoit à y faire incessamment une invasion, & que plusieurs Peuples s’étoient engagés à suivre ses enseignes, dans l’esperance de partager entr’eux cette grande & riche contrée. La crainte suspendit les guerres qui s’y faisoient. Les Romains qui commandoient dans les Provinces des Gaules qui obéissoient encore à l’Empereur, traiterent avec les Romains des Provinces Confédérées, à qui l’on accorda une Pacification, en vertu de laquelle ils devinrent les Alliés de l’Empire, de ses Sujets qu’ils étoient auparavant. Les uns & les autres s’unirent ensuite avec les Barbares établis déja dans la Gaule, & ce qui s’est passé dans la suite, montre qu’alors il fut permis à plusieurs de leurs nouvelles Colonies de tenir paisiblement les pays dont elles s’étoient mises en possession, & d’y vivre avec leurs femmes & leurs enfans, sous la souveraineté de leurs Rois, & dans l’indépendance des Magistrats Romains. On aura ſeulement exigé de ces Barbares, qu’à l’avenir ils se contiendroient dans les bornes des quartiers qu’ils avoient pris par force, qu’ils se conduiroient en bons & fideles Alliés de l’Empire, & qu’ils le serviroient dans les occasions, comme troupes auxiliaires.

La Tribu des Saliens sur laquelle Mérovée le successeur de Clodion regnoit alors, celle des Ripuaires, & peut-être quelques autres Tribus, auront été du nombre des Peuplades de Barbares avec qui cette Capitulation fut faite, & qui furent admises à demeurer sur le territoire de l’Empire en qualité de ses Hostes. C’est le nom que se donnoient eux-mêmes les Barbares, dont ces forces de Colonies étoient composées. Il est même probable que nos Francs furent ceux des Etrangers, à qui les Romains accorderent avec le moins de répugnance la concession dont nous venons de parler. L’une & l’autre Nation, comme il a été observé, fraternisoient ensemble depuis deux siécles.

Mérovée accomplit tous les engagemens qu’il avoit pû prendre, & il servit avec fidelité dans l’armée Romaine, qui battit les Huns à la célébre journée des champs Catalauniques en l’année quatre cens cinquance & un. Childéric fils & successeur de Mérovée rendit aussì des services signalés à l’Empire, dans les guerres qu’il eut à soutenir contre les Visigots qui vouloient envahir les pays voisins des quartiers qu’on leur avoit donnés dans les Gaules, & contre les Saxons qui sans cesse y faisoient des descentes. Il paroît même que ce Prince ait été l’un des Généraux des Romains. Les Rois Barbares ne croyoient point alors se dégrader en acceptant les grandes dignités militaires de l’Empire. Au contraire, ils tenoient à honneur d’en être revêtus & d’en exercer les fonctions. L’Empereur de son côté, n’avoit point une trop grande répugnance à leur confier ces emplois, parce que, comme nous le dirons plus au long dans la suite, les dignités militaires ne donnoient plus, depuis Constantin le Grand, aux Officiers qui en étoient revêtus, aucune autorité dans les affaires de Justice, de Police, & de Finance, L’Officier qui commandoit les troupes dans un département, n’y avoit plus aucun pouvoir dans toutes ces affaires, & réciproquement les Magistrats à qui elles étoient confiées, n’y avoient plus aucun pouvoir sur les troupes.

Childéric vivoit encore, lorsqu’en quatre cens soixante & seize Odoacer, l’un des Rois des Ostrogots, s’empara de Rome, & détruisit l’ancien Empire d’Occident. Celles des Provinces des Gaules, qui jusques-là étoient demeurées sous l’obéissance de l’Empereur, tomberent alors dans une espece d’Anarchie. D’un côté, elles ne pouvoient plus reconnoître Rome, dont Odoacer étoit maître absolu, pour leur Ville Capitale ; & d’un autre côté, l’Empereur des Romains d’Orient, dont elles s’avoüoient Sujettes, étoit trop éloigné d’elles pour les gouverner. A la faveur des troubles dont cette Anarchie fut cause, il y eut des Officiers Romains qui se cantonnerent, & qui firent alors la même chose que firent dans la suite les Ducs, les Comtes & les autres Seigneurs, qui sous les derniers Princes de la seconde Race de nos Rois, se rendirent les maîtres héréditaires des contrées, où ils ne commandoient qu’en vertu d’une commission du Souverain. On ne voit pas cependant que Childéric tout accrédité qu’il étoit alors, ait profité du renversement du Thrône d’Occident pour étendre ses quartiers, ou, si l’on veut, ses Etats. Quand il mourut en l’année quatre cens quatre-vingt-un, il ne laissa au Roi Clovis son fils & son successeur, qu’un très-petit Royaume, composé du Tournaisis & de quelques contrées adjacentes. Ce qui rendit le nouveau Roi des Saliens un Prince puissant, ce fut que peu de tems après son avénement au Thrône, on le revêtit de la dignité de l’Empire que son pere avoit exercée.

Clovis aussi prudent qu’il étoit ambitieux & brave, sçut si bien profiter des troubles & des désordres de la Gaule, qu’en trente ans de regne il se rendit maître des deux tiers de ce riche pays, sans se déclarer néanmoins ennemi de l’Empire. Il est vrai qu’il commença son aggrandissement par faire la conquête du Soissonnois, sur un Officier Romain qui s’en étoit rendu Seigneur. Mais l’expédition que Clovis fit en quatre cens quatre vingt-six contre Afranius Syagrius, (c’est le nom de cet Officier,) ne passa point parmi les Francs ni parmi les Romains pour une guerre de nation à nation, ni même pour un acte d’hostilité contre l’Empire. Ceux des Francs qui n’étoient ni Sujets, ni amis particuliers de Clovis, & ceux des Romains des Gaules qui ne reconnoissoient pas le pouvoir de Syagrius, demeurerent neutres durant cette guerre, qu’ils regarderent comme une querelle particuliere. Si quatre ans après Clovis se rendit entiérement le maître du territoire que la Ville de Tongres avoit pour lors, ce fut, suivant l’apparence, en obligeant les Barbares, qui depuis plusieurs années en occupoient la plus grande partie, à se soumettre à lui. Ce fut par voye de négociation que deux ans après, c’est-à-dire, vers l’année quatre cens quatre-vingt-douze, Clovis fit reconnoître son pouvoir dans la partie des Gaules, qui est entre la Somme & la Seine, & qui obéissoit encore à l’Empereur, dans le tems où le Thrône d’Occident avoit été renversé.

En quatre cens quatre-vingt-seize, Clovis reçut le Baptême, & la profession qu’il fit alors de la Religion Catholique, engagea les Provinces Confédérées ou les Armoriques, à se soumettre à son autorité. Bientôt après ce qui restoit de troupes Romaines dans les Gaules, lui prêta encore serment de fidelité, & ces deux évenemens étendirent le pouvoir du Roi des Saliens jusques à la Loire, qui servoit alors de limites au Royaume des Visigots. Si Clovis en cinq cens sept, conquit à force d’armes les Provinces situées entre ce fleuve & les Pyrenées, ce ne fut point sur l’Empire qu’il les conquit : Ce fut sur ces Barbares qui s’en étoient emparés, il y avoit déja près d’un siécle. Ce fut même à la priere des Romains de ces Provinces, que le Conquérant entreprit une expédition, qui du moins fut approuvée par l’Empereur aussi-tòt après l’évenement. En effet, à peine étoit-elle finie, qu’Anastase Empereur d’Orient, mais dont l’autorité étoit reconnuë dans les Gaules, confera au Roi Clovis la dignité de Consul, qui lui donnoit l’administration du pouvoir civil dans tous les lieux où il auroit l’administration du pouvoir militaire. Nous avons dit déja que Constantin le Grand avoit rendu ces deux pouvoirs incompatibles, & que depuis son regne, les Empereurs ne confioient plus que l’un ou l’autre à chacun des Officiers, qui dans les Provinces representoient le Souverain, Mais le Consulat, la premiere des dignités que conferoient les Empereurs, réunissoit l’un & l’autre pouvoir, en donnant droit à ceux qui en étoient revêtus, de commander dans tous les lieux où le Prince n’étoit pas, avec la même autorité que le Prince auroit commandé lui-même, & par conséquent le droit de s’y faire obéir, & par les Officiers civils & par les Officiers militaires. Aussi Clovis ne manqua-t-il point à prendre possession du Consulat avec les cérémonies ordinaires, & dès-lors on s’adressa au Roi des Saliens comme au Consul, comme on s’adressoit auparavant a l’Empereur lui-même.

Les graces dont la nouvelle dignité de Clovis le rendoit maître de disposer, lui donnerent le moyen de commencer ce qui lui qui restoit à faire, pour regner paisiblement sur la partie des Gaules qu’il avoit déja soumise & pour soumettre l’autre. C’étoit de se faire Roi de toutes les Tribus des Francs, dont chacune avoit eu jusques-là son Souverain particulier, qui étoit bien Allié, mais non pas Sujet du Roi des Saliens. Clovis vint à bout de se défaire de tous ces petits Souverains, & d’engager chacune des Tribus sur lesquelles ils regnoient, à l’élire pour son Roi. Mais il mourut avant que de s’être rendu le maître de la partie des Gaules qui lui restoit à soumettre. Ce Prince n’avoit que quarante-cinq ans à sa mort.

L’idée la plus juste qu’on en puisse donner, c’est donc, que s’il fut un Conquerant par rapport aux Visigots & aux autres Barbares qu’il chassa de plusieurs Provinces des Gaules, où ils s’étoient cantonnés, il fut un Libérateur par rapport aux Romains de ces mêmes Provinces, & un Protecteur par rapport aux Romains qui vivoient dans les pays où les Barbares ne s’étoient point encore établis.

Les quatre fils de Clovis après avoir partagé son Royaume par égales portions, tinrent pour s’aggrandir encore la même route, par laquelle leur pere avoit marché. Ce ne fut point sur l’Empire, ce fut sur les Bourguignons que nos Princes conquirent la partie des Gaules renfermée entre la Durance, le Rhône, la Saone, le Rhin & les Alpes. Il y avoit près d’un siecle que les Bourguignons l’avoient occupée sur l’Empire. Lorsque ces Rois des Francs se mirent en possession de la contrée qui s’étendoit depuis les limites du Royaume des Bourguignons jusqu’à la Mediterranée, ce fut en vertu de la cession que leur en firent les Ostrogots qui tenoient ce pays-là depuis long-tems, & en vertu de l’abandonnement que ces mêmes Ostrogots leur firent encore de la prétention qu’ils avoient sur toutes les Gaules. Cette prétention étoit fondée sur la concession faite par Zénon Empereur d’Orient à Theodoric Roi des Ostrogots vers l’année quatre cens quatre-vingt-neuf. Justinien Empereur d’Orient, dans le tems que cette importante cession fut faite aux Francs la confirma lui-même par un Diplome autentique, & il transporta par cet acte à la Monarchie Françoise tous les droits que la Monarchie Romaine pouvoit encore réclamer sur les Gaules.

Loin que ce qui nous est connu de l’état ou de la condition des Romains des Gaules sous la domination de Clovis & de ses successeurs, nous represente ces Romains comme une Nation opprimée sous le joug d’un Conquérant féroce ; au contraire, tout cela nous les represente comme une Nation qui joüit avec liberté de tous les droits qui sont réservés à un Peuple qui s’est soumis volontairement aux Princes qui regnent sur lui. En effet, nous voyons que tous nos Rois Mërovingiens, les anciens habitans des Gaules, ceux qu’on y appelloit alors les Romains, jouissoient en pleine proprieté de tous leurs biens, qu’il leur étoit permis de vivre suivant le Droit Romain, & qu’ils avoient part a toutes les dignités, même aux militaires.

Comment donc a-t-il pû se faire que la verité soit disparue, & que l’erreur se soit emparée, pour ainsi dire, de nos Annales ? Voici mes conjectures. Nos Historiens modernes, dont les ouvrages sont entre les mains de tout le monde, & où l’on prend communément l’idée de la maniere donc la Monarchie Françoise s’est établie, ont pris l’idée qu’ils nous donnent de ce grand évenement, dans ceux de nos Annalistes, qui ont écrit sous les premiers Rois de la troisième Race. Or Aimoin, Sigebert de Gemblours & les autres Annalistes qui ont écrit l’Histoire de France sous les premiers Rois de la troisiéme Race, sont eux-mêmes tombés dans l’erreur, en representant l’établissement de notre Monarchie sous la forme d’une Conquête faite par une Nation sur une autre Nation. Comment est-il possible, répliquera-t-on d’abord, que ces Annalistes contemporains des premiers Rois Capétiens, & qui par conséquent ont vécu dans un tems beaucoup plus voisin que le nôtre des commencemens de la Monarchie, le soient trompés au point de dépeindre sous la forme d’une Conquête faite à force ouverte, l’etablissement d’un Royaume, donc les anciens & les nouveaux Sujets avoient jetté de concert les fondemens ?

Je me flate de répondre à cette raison, toute spécieuse qu’elle paroît. Il est vrai que les Auteurs qui sous les premiers Rois de la troisiéme Race, ont écrit sur l’Histoire de l’établissement de la Monarchie Françoise dans les Gaules, étoient bien plus voisins que nous des tems donc ils nous ont donné les Annales, mais deux choses les ont fait tomber dans l’erreur dont je viens de les accuser. Premierement, lorsque ces Auteurs ont mis la main à la plume, l’erreur qui represente i’établissement de la Monarchie Françoise sous la forme d’une conquête, dans laquelle un Peuple subjugue un autre Peuple, s’étoit déja glissée dans notre Histoire, où l’ignorance qui regnoit sous les derniers Rois de la premiere Race l’avoit introduite. En second lieu, l’état où étoient encore les sciences sous les premiers Rois de la troisiéme Race, ne donnoit point à nos Auteurs des moyens suffisans pour découvrir l’erreur dont il est ici question. Il étoit presqu’impossible qu’ils tirassent des écrits composés avant la corruption de notre Histoire, les lumieres nécessaires pour la rétablir. Quelques réflexions sur l’état où les Lettres ont été sous les deux premieres Races de nos Rois & sous les premiers Rois de la troisiéme Race, expliqueront comment une erreur si opposée à la verité, a pû néanmoins & s’établir & durer plusieurs siécles.

Il est vrai que tant que l’Empire d’Occident subsista, les Lettres fleurirent dans les Gaules, l’une de ses Provinces les plus polies. On verra même, par ce que je dirai dans la suite de ce discours, au sujet des monumens litteraires, dont on peut se servir pour rétablir le commencement de notre Histoire, qu’il nous reste encore aujourd’hui un grand nombre d’écrits composés durant le cinquiéme siecle, quoique nous n’ayons pas à beaucoup près tous ceux qui furent faits dans ce tems-là. Mais dès que l’Empire d’Occident eut été détruit par les Barbares à la fin du cinquiéme siecle, dès que les Nations Germaniques se furent renduës entierement maîtresses des Gaules dans le cours du sixiéme, les Lettres commencerent à y être négligées. Voyons ce que dit à ce sujet Gregoire de Tours dans la Préface de son Histoire qu’il composa vers l’année cinq cens quatre-vingt-douze, & par conséquent environ cent ans après que les Gaules eurent paffé sous la domination des Francs.

» En un tems où l’étude des Lettres humaines cesse d’être cultivée avec soin, ou pour dire la verité depuis qu’elle est entierement abandonnée dans les Gaules maltraitées par les Barbares, comme il ne s’y trouve plus personne qui soit à la fois assez bon Grammairien & assez bon Logicien pour écrire, soit en Vers, soit en Prose les divers évenemens qui nous arrivent, on entend souvent le monde se plaindre, en disant : Que notre siecle est malheureux : Les Sciences que nous avons négligées, se sont retirées hors de notre Patrie. Il n’y a plus parmi nous de Citoyen capable de transmettre à la posterité l’Histoire de notre tems. Touché d’un discours si bien fondé, & de plusieurs autres de même nature qui se tiennent sans cesse, j’ai pris la résolution de mettre par écrit le moins mal qu’il me sera possible, l’Histoire des évenemens arrivés de nos jours afin d’en faire passer la mémoire à la posterité. »

Les dévastations dont furent suivies les guerres civiles que les Successeurs de Clovis se firent dès le siecle suivant où vivoit Gregoire de Tours & qui continuerent dans le siecle suivant, acheverent de faire tomber les habitans des Gaules dans l’ignorance la plus crasse. En effet, au lieu que nous avons un assez grand nombre d’Ouvrages composés dans les Gaules durant le sixiéme siecle, il ne nous en reste presque point, lesquels y ayent été faits durant le siecle suivant. D’ailleurs, la grossiereté dont sont ces derniers, sert encore plus que leur petit nombre, à montrer que la Barbarie avoir déja chassé de cette contrée, la politesse que les Romains y avoient introduite. Aussi regardai-je le septiéme siecle, comme le tems où l’erreur que j’ai entrepris de détruire, a commencé de se glisser dans nos Annales.

Un des premiers effets de la Barbarie, c’est d’anéantir dans un pays la tradition verbale, qui fait passer de génération en génération la mémoire des grands évenemens qui peuvent y être arrivés. Cette tradition qui subsiste long-tems parmi les Peuples polis, s’éteint bientôt parmi les Peuples grossiers, ou du moins elle y est bientôt mêlée avec des fables qui l’alterent dès la troisiéme génération, & qui la défigurent entierement dès la quatriéme. Combien d’exemples tirés de ce qui est arrivé dans l’ancien Monde & dans le nouveau, ne pourrois-je point rapporter, si ce que je viens de dire avoit besoin d’être prouvé ?

Ainsi la mémoire de ce qui s’étoit passé dans les Gaules sous Childéric, dont le regne commença vers l’année quatre cens cinquante-huit, y devoit être presque éteinte deux cens ans après, c’est-à-dire dans le milieu du septiéme siecle, & cela d’autant plus qu’on ne voit pas que les Francs eussent, à l’imitation des Romains, institué des Fêtes anniversaires pour perpétuer le souvenir des évenemens mémorables, ausquels leur Monarchie devoit & son origine & ses premiers accroissemens. Il n’y avoit donc plus au milieu du septiéme siecle que la tradition écrite, c’est-à-dire, les Livres d’Histoire, qui conservassent la mémoire de ces évenemens ; & ce fut justement alors, c’est-à-dire, deux cens ans environ après la mort de Childéric, que Frédégaire fit son abregé de l’Histoire que Gregoire de Tours avoit composée dans le sixiéme. Or Frédégaire, c’est ce qui paroît en lisant son Ouvrage, étoit autant inférieur en capacité à Gregoire de Tours, que Gregoire de Tours l’est à Polybe.

On peut très-bien appliquer à Frédégaire ce que lui-même dit dans la Chronique qu’il nous a laissée concernant la capacité des Auteurs de son siecle. « Le monde vieillit, & la pénétration & le jugement s’affoiblissent en nous. Quel est l’Orateur de notre age qu’on puisse comparer à ceux qui sont venus dans les tems antérieurs, ou qui ose se mettre lui-même en paralelle avec eux ? Qu’est-il donc arrivé. »

Frédégaire sans étude & privé du secours de la tradition, a mal entendu le sens de la grande Histoire ; & faute d’avoir consulté d’autres livres qu’on avoit encore & qui l’eussent redressé, il lui fait dire en plusieurs endroits le contraire de ce qui s’y trouve veritablement. On n’écrivoit gueres dans le septiéme siecle, mais à proportion, on y lisoit encore moins. Que Frédégaire ait mal entendu le Livre dont il faisoit l’Epitome, c’est un fait donc les Sçavans conviennent, & dont nous rapportons plusieurs preuves dans le chapitre onziéme du livre troisiéme de cet ouvrage.

Malheureusement pour notre Histoire, un des passages de Gregoire de Tours que Frédégaire a le plus mal entendu, est un passage essentiel & décisif, où il est parlé d’une expédition de Childéric. L’Abréviateur tombant dans une erreur dont nous tâcherons de déveloper la cause, a compris que Gregoire de Tours disoit dans ce Chapitre, que Childéric avoit fait cette expédition contre l’Empire, au lieu que Gregoire de Tours veut dire que Childéric en faisant cette expédition, portoit les armes pour le service de l’Empire. Cette illusion que Frédégaire se fit à lui-même, apparemment dès la premiere fois qu’il lut l’Histoire de Gregoire de Tours, a été cause que lorsqu’il s’est mis à composer son abregé ; il y a dépeint par-tout, prévenu de son idée, Childéric, comme l’ennemi des Romains, & particulierement qu’il lui a fait faire la guerre contre eux dans l’occasion donc je viens de parler, quoique Gregoire de Tours dise positivement que ce Prince & le Général qui commandoit l’armée Romaine dans les Gaules, agissoient alors de concert. La fausse idée que Frédégaire s’étoit faite de Childéric, a été cause qu’il s’est fait aussi une fausse idée de Clovis le fils & le successeur de ce Prince, & qu’il a parlé toujours de Clovis comme d’un ennemi né de l’Empire. Cependant comme il n’y avoit pas encore dans les tems dont nous parlons, d’autres livres que des manuscrits, l’Abregé de Frédégaire sera devenu bien plus commun que la grande Histoire de Gregoire de Tours, dont le volume étoit dix fois plus gros que cet Epitome.

Nous expliquerons dans le corps de cet ouvrage, comment il a pû se faire que l’erreur de Frédégaire n’ait pas laissé, quoiqu’elle eût été apperçuë par quelques-uns de ses contemporains, de devenir dans la suite une erreur générale. Ce qu’il convient de dire ici, c’est qu’elle fut adoptée par l’Auteur des Gestes des Francs, le premier de ceux de nos Historiens venus après Frédégaire, que nous connoissions, & qui, comme il le dit lui-même à la fin de son Ouvrage, écrivoit sous le regne de Thierri de Chelles, parvenu à la couronne la vingtiéme année du huitiéme siécle[4]. L’Auteur des Gestes n’avoit point plus de lecture que Frédégaire, & il pouvoit encore moins que lui tirer du secours de la tradition verbale. On sçait quelle étoit dans le huitiéme siecle l’ignorance des habitans des Gaules. Ainsi l’erreur éclose dans le septiéme siecle, jetta de nouvelles racines dans le siecle suivant.

Il est vrai que dans le neuviéme siecle, & quand plusieurs ouvrages anciens que nous n’avons, plus, existoient encore, Charlemagne tâcha de faire refleurir dans les Gaules l’étude des belles Lettres, mais il ne s’y étoit encore formé aucun Ecrivain capable de bien composer l’Histoire des siecles passés, lorsque les dévastations dont furent suivies les guerres civiles, qui s’allumerent à plusieurs reprises entre les successeurs de ce grand Prince, replongerent notre pays dans l’ignorance, ou pour mieux dire, l’empêcherent d’en sortir. S’il est permis de s’expliquer ici figurément, le jour que ce crépuscule annonçoit, ne se leva point, & la nuit la plus noire succeda immédiatement à l’aurore. Ainsi l’erreur établie dans les deux siecles précedens, subsista dans le neuviéme.

Tout le monde a entendu dire que pendant le dixiéme siecle, les habitans des Gaules furent aussi barbares qu’ils pouvoient l’avoir été deux cens ans avant que Jules César vînt les subjuguer. Cette barbarie extrême étoit l’effet des révolutions arrivées sous les derniers Rois de la seconde Race. Elles changerent non-seulement la constitution du Royaume, mais encore la face de la Societé, parce que les révoltés qui se firent Seigneurs héréditaires des villes ou des contrées dont le gouvernement leur avoit été confié par le Souverain, non contens d’y usurper l’autorité Royale, y dépoüillerent encore le Peuple des droits dont il avoit joui jusques-là.

Le dixiéme siecle a donc été un tems plus propre à corrompre notre Histoire qu’à la rétablir. On peut même accuser ce siecle-là, d’avoir achevé de rendre ce rétablissement comme imposible, du moins jusqu’au milieu du dix-septiéme. En effet, il n’y a point de siecle auquel on puisse reprocher avec autant de fondement qu’on peut le reprocher au dixiéme, d’avoir laissé perdre plusieurs Ouvrages composés dans le cinquiéme siecle ou dans le sixiéme, & dont la lecture seule pouvoit mettre en évidence l’erreur dans laquelle Frédégaire étoit tombé le premier.

Ainsi lorsque Roricon, quel qu’il ait été, lorsque Aimoin, Sigebert de Gemblours & les autres Auteurs, qui sous le regne des premiers Rois de la troisiéme Race, ont écrit sur l’Histoire de France, se sont mis à composer leurs Chroniques, il y avoit déja long-tems qu’on ne pouvoit plus tirer aucun secours de la tradition verbale, & l’on avoit déja perdu ceux de nos monumens litteraires, dont la lecture seule auroit écé suffisante pour préserver de l’erreur, parce qu’ils contenoient une relation méthodique de l’établissement de notre Monarchie. En effet, loin que nous voyions rien dans Aimoin, par exemple, qui nous induise à croire qu’il ait vû quelques ouvrages perdus depuis lui ; il paroît, au contraire, qu’il n’a point eu connoissance de plusieurs ouvrages plus anciens que lui, & qui sont aujourd’hui entre les mains de tout le monde. Notre proposition ne paroîtra point un paradoxe aux personnes qui ont quelque connoissance de l’Histoire des Lettres. Il n’y avoit alors que des Manuscrits, & ils étoient si rares, qu’il ne se trouvoit peut-être pas dans les Gaules, durant l’onziéme siecle, deux copies des Histoires de Procope, & autant de l’Histoire d’Agathias. Aimoin, supposé encore qu’il fût capable d’entendre ces Historiens Grecs, ne sçavoit peut-être pas où ces copies se trouvoient. Ce que je dis du Livre de Procope & de celui d’Agathias, se peut dire aussi de plusieurs autres. D’ailleurs, ceux qui possedoient les Manuscrits, en étoient très-jaloux, & ils ne souffroient pas que ces trésors fussent déplacés. Enfin, comme nous le dirons bientôt, il n’étoit pas possible du tems d’Aimoin, de tirer des monumens litteraires écrits dans le cinquiéme ou dans le sixiéme siecle, & qui nous restent, le même secours qu’on en peut tirer aujourd’hui.

Qu’en est-il donc arrivé ? Aimoin qui écrivoit vers le commencement de l’onziéme siecle, faute d’avoir entre les mains aucune Histoire suivie & méthodique de l’établissement de la Monarchie Françoise dans les Gaules, se sera vû réduit à la composer le mieux qu’il lui aura été possible, sur le peu qui se trouve concernant l’origine des Francs & leurs premiers progrès, soit dans Gregoire de Tours, soit dans Frédégaire, soit dans l’Auteur des Gestes, soit dans les Vies de quelques Saints illustres dont les Auteurs, comme je l’exposerai incessamment, n’avoient point eu le dessein d’écrire les Annales de leur tems. L’entreprise n’étoit pas facile à bien exécuter. Aussi selon mon sentiment, Aimoin s’est-il trompé en entendant les narrations obscures ou tronquées de Gregoire de Tours, conformément à l’interprétation veritablement claire, mais fausse, que Frédégaire & l’Auteur des Gestes en avoient faite. Aimoin a donc conclu, tout examiné, qu’il falloit absolument que les Francs eussent conquis les Gaules sur l’Empire Romain ; & c’est, suivant ce principe, qu’il a expliqué Gregoire de Tours, & qu’il a composé l’Histoire de nos cinq premiers Rois. Voilà ce qu’Aimoin pouvoit imaginer de plus vrai-semblable, dès que la verité lui étoit cachée.

Comme l’idée qu’Aimoin donne de l’établissement de notre Monarchie, est claire & précise, toute fausse qu’elle est, elle a été adoptée par les Chroniqueurs qui sont venus immédiatement après lui, & ceux-ci ont été suivis par les Historiens modernes. S’il est permis d’user de cette expression, voilà l’Histoire de notre Histoire, & comment il est arrivé que l’erreur a pris dans nos Annales, la place de la verité.

Supposé, dira-t’on, que Frédégaire, l’Auteur des Gestes, Aimoin & Sigebert de Gemblours se fussent égarés, les Ecrivains, qui depuis eux, nous ont donné tant d’Histoires de France, se seroient apperçus de l’erreur. Ils l’auroient corrigée en expliquant Grégoire de Tours & ses contemporains, un peu mieux que Frédégaire & Aimoin ne les avoient expliqués. Cependant tous les Historiens postérieurs à Aimoin, n’ont vû dans Gregoire de Tours & dans ses contemporains, que ce qu’y avoit vû Aimoin.

Je répondrai à cette objection, en faisant voir deux choses ; la premiere, c’est qu’il est très-difficile de composer une bonne Histoire de France, avec le secours de tous les monumens litteraires du cinquiéme & du sixiéme siécle qui nous restent. La seconde, c’est qu’une telle entreprise, qui n’est plus aujourd’hui que difficile, étoit comme impossible avant l’invention de l’Imprimerie, & même avant que tous les monumens dont il est ici question, eussent été non-seulement imprimés, mais encore expliqués & commentés, en un mot, mis par de sçavans Editeurs dans l’état où nous les avons aujourd’hui, ce qui n’a été achevé que vers l’année mil six cens soixante & dix.

Entrons en discussion, & commençons par exposer quels sont les monumens litteraires du cinquiéme & du sixiéme siècle, qui nous restent, & dont on peut se servir pour rétablir le commencement de nos Annales. Tous ces ouvrages doivent être distribués en deux classes.

Je mets dans la premiere tous les Livres d’Histoire écrits par des Auteurs contemporains ; & dans la seconde, tous les Livres qui ne sont pas une Histoire, & qui peuvent néanmoins fournir des matériaux propres à entrer dans la composition de la nôtre.

Les Livres de la premiere Classe se divisent naturellement en Histoires Ecclesiastiques & en Histoires profanes.

De nos Historiens Ecclesiastiques, les uns ont été Grecs, & les autres Latins. Comme il ne se trouve dans les Histoires Ecclesiastiques écrites en Grec pendant les siecles dont il est ici question, que trois ou quatre passages dont un Auteur qui compose celle de l’établissement de notre Monarchie dans les Gaules, puisse faire usage, je n’en parlerai point ici. D’ailleurs, Socrate & les autres Historiens Ecclesiastiques qui ont écrit en Grec, font suffisamment connus.

Pour parler des Historiens Ecclesiastiques Latins, les uns ont voulu écrire une Histoire générale, & les autres ont voulu seulement donner la vie de quelque Saint illustre.

Je ne mettrai point au nombre des premiers, Sévere Sulpice, quoi qu’il ait vêcu dans le cinquiéme siécle, & qu’il nous ait laissé un abregé de l’Histoire Ecclesiastique, parce que cet abregé ne va que jusqu’aux dernieres années du quatrieme siécle. Ainsi nos Auteurs d’une Histoire Ecclesiastique générale, se trouvent réduits à Orose & à Grégoire de Tours.

Paulus Orosius a écrit très-succintement, & son Histoire finit encore à la vingtiéme année du cinquième siécle. On ne lit donc rien dans Orose qui nous instruise sur l’établissement de notre Monarchie. Son Livre nous apprend seulement quelques faits importans, concernant l’Histoire de la Nation des Francs, & l’établissement des Barbares sur les Terres de l’Empire.

Comme l’Histoire de Georgius Florentius Gregorius Evêque de Tours à la fin du sixiéme siécle, & si connu sous la dénomination de Grégoire de Tours, porte le titre d’Histoire Ecclesiastique des Francs, & comme les Sçavans la nomment, le Flambeau de nos Annales ; il convient d’en donner ici une notion capable de mettre le Lecteur en état de juger sainement du secours qu’Aimoin en a pû tirer, & de celui que nous en pouvons esperer à present.

L’Histoire Ecclesiastique des Francs est partagée en dix livres d’une grosseur presque égale, & dont le premier qui doit être regardé comme une introduction générale, est employée à narrer succintement les principaux évenemens arrivés dans le monde, depuis la Création, jusqu’à la mort de saint Martin Apôtre des Gaules ; c’est-à-dire jusqu’à la fin du quatrieme siecle. Les deux premiers tiers ou les trente premiers Chapitres du second Livre qui en contient quarante-trois, ne doivent aussi être regardés que comme une introduction particuliere à l’Histoire des Francs depuis leur conversion au Christianisme, matiere que notre Evêque s’étoit proposé de traiter dans toute son étendue. En effet, ces premiers Chapitres embrassent un espace de tems aussi long que celui qu’embrassent, & les treize derniers Chapitres du second Livre, & les huit Livres suivans. En voici la preuve. Les trente premiers Chapitres du second Livre commencent avec le cinquième siécle, & ils ne finissent qu’au mois de Décembre de l’année quatre cens quatre-vingt-seize, de maniere qu’ils renferment l’Histoire de quatre-vingt-seize ans à peu près, au lieu que les treize derniers Chapitres du second Livre & les huit autres Livres ne contiennent tous ensemble, que l’Histoire d’environ quatre-vingt-seize années. Ils ne vont que jusqu’à l’année cinq cens quatre-vingt-douze. Quelle proportion ? Il est donc sensible, & par le titre que Gregoire de Tours a donné à celui de les Ouvrages dont nous parlons, & par la distribution qu’il a faite de sa matiere, qu’il n’a entendu commencer son Histoire proprement dite, qu’à la conversion de Clovis & des Francs ses sujets, qui reçûrent le Baptême aux Fêtes de Noël de l’année quatre cens quatre-vingt-seize. Tout ce qui précede dans le second Livre de Gregoire de Tours le récit de cette conversion, ne doit être regardé que comme une introduction spéciale à la matiere qu’il s’étoit proposé de traiter dans toute son étendue, à sa matiere principale.

Notre Auteur n’a donc pas prétendu donner dans les deux premiers tiers de son second Livre, une Histoire suivie & méthodique du Regne de Clodion, de celui de Mérovée, de celui de Childeric, ni même des quinze premieres années du regne de Clovis. Il a voulu seulement faire lire dans les trente premiers Chapitres de ce second Livre, un abregé succinct de l’Histoire de ces Princes, afin que ses Lecteurs se rappellassent ce qu’ils avoient appris ailleurs, & qu’ils en comprissent mieux, ce qu’il vouloit leur apprendre. Voilà pourquoi la mention que fait notre Historien de plusieurs évenemens considerables où Childeric eut beaucoup de part, est si legere, qu’elle induit en erreur. En effet, cette brieveté est si grande, qu’elle fait croire d’abord que tel Chapitre de l’Histoire de Gregoire de Tours, qui contient réellement une mention de plusieurs faits importans, arrivés en des années differentes & distantes même l’une de l’autre, ne parle néanmoins que de faits arrivés la même année, ou du moins dans des années consécutives. Enfin, voilà pourquoi notre Historien raconte si séchement tout ce qui s’est passé les quinze premieres années du regne de Clovis. Il en disoit assez pour tous ses contemporains, & nous trouverions nous-mêmes qu’il en auroit dit assez pour nous, si nous avions encore Sulpicius Alexander, Renatus Profuturus Frigeridus, & les autres Ecrivains où notre Auteur avoit lû l’Histoire des évenemens arrivés dans les Gaules durant le cinquiéme siecle, & qu’il a cru que nous aurions déja lûs quand nous ouvririons son Livre. Son texte paroîtroit clair si nous avions encore cette espece de Commentaire.

Quant au corps de l’Histoire de Gregoire de Tours, c’est-à-dire la parte de l’ouvrage, laquelle comprend ce que les Francs ont fait dans les Gaules, depuis leur conversion jusqu’à l’année cinq cens quatre-vingt-douze, il paroît que cet Évêque un peu trop fidele pour notre interêt, au titre que lui-même très-probablement il a donné à son Livre, ne raconte les grands évenemens qui appartiennent à l’Histoire profane, qu’à proportion de la connexité qu’ils ont avec l’Histoire Ecclesiastique. On diroit qu’il se reproche de mettre la faucille dans la moisson d’autrui, lorsqu’il lui arrive de faire mention soit d’une action de guerre, soit de quelque édit ou reglement touchant le gouvernement politique du Royaume. Il ne s’étend gueres sur ces sortes de faits, à moins que quelques-unes de leurs circonstances ne semblent les rendre miraculeux, ou qu’un saint personnage n’y ait eu beaucoup de part.

Notre Historien obmet par le même motif, de faire aucune mention de plusieurs évenemens considérables arrivés depuis le baptême de Clovis, parce qu’il croyoit, suivant les apparences, qu’ils sussent étrangers à son sujet. Par exemple, il ne dit rien de la Ligue offensive que Clovis fit avec les Bourguignons avant que de s’engager dans la guerre contre les Visigots[5]. Gregoire de Tours ne parle pas non plus de la cession que l’Ostrogot fit vers l’année cinq cens trente-six aux Rois des Francs, de tout ce qu’il tenoit encore dans les Gaules, & de tous les droits sur cette grande Province, non plus que de la confirmation de cette cession par l’Empereur Justinien. Enfin, quoiqu’on ne sçache qu’imparfaitement l’Histoire du sixiéme siécle, on pourroit néanmoins alléguer bien d’autres exemples des omissions qui se trouvent dans le corps de l’Histoire Ecclesiastique des Francs. Elles y sont en si grand nombre, qu’on ne sçauroit presque jamais fonder sur le silence de son Auteur, aucune objection raisonnable contre la vérité d’un fait particulier, dont nous avons quelque connoissance tirée d’ailleurs. Que peut prouver en effet dans ce cas-là le silence de Gregoire de Tours, quand il ne dit pas un seul mot du Concile Nationnal, que Clovis fit tenir en cinq cens onze dans Orleans, quoiqu’il soit constant que ce Concile, dont nous avons encore les Canons, a été tenu : C’est sur quoi je prie les Lecteurs de faire attention. C’est ce dont je les supplie de le souvenir.

Enfin, Grégoire de Tours ne donne presque jamais la date des évenemens qu’il rapporte, de manière qu’on dispute encore aujourd’hui sur l’année où plusieurs de ces évenemens sont arrivés. Je ne veux point attaquer davantage la réputation de cet Auteur ; mais si l’on regarde celui de ses ouvrages dont il est ici question, comme le flambeau de notre Histoire, ce n’est point parce qu’il met en un grand jour l’origine & les premiers accroissemens de la Monarchie Françoise ; C’est parce que nous n’avons pas une lumiere qui répande plus de clarté : c’est parce qu’à la lueur de ce flambeau, toute pâle qu’elle est, nous découvrons bien des choses que nous ne verrions point, si nous n’en étions pas éclairés.

Nous avons déja parlé de l’abregé de l’Histoire Ecclesiastique des Francs par Frédégaire, qui est aussi l’Auteur d’une Chronique, qui commençant vers l’année cinq cens quatre-vingt-douze, finit à l’année six cens quarante & un, & sans laquelle nous ignorerions presque entierement ce qui s’est passé dans la Monarchie durant près de cinquante ans. Mais il ne s’agit point ici de parler de ce dernier ouvrage, où l’Auteur a pû écrire fidelement les évenemens arrivés de son tems, quoiqu’il manquât de la capacité & du jugement nécessaires pour bien composer l’Histoire des siécles précedens. Une capacité médiocre suffit pour écrire année par année, & pour rédiger en forme de Chronique le récit des évenemens arrivés de nos jours.

Pour bien composer l’Histoire des tems reculés, il faut quelque chose de plus. Il faut être capable de juger du génie & des vûes des Auteurs contemporains, comme du mérite de tous ceux dont les ouvrages nous servent de mémoires. Il faut un jugement capable de discerner ce qui mérite d’être écrit. Il faut sçavoir mettre dans ses narrations cet ordre & cette précision qui les font en tendre sans peine, & retenir sans effort. En un mot, il faut avoir étudié l’Art qu’enseignoit une des neuf Muses[6].

Revenons à l’Abregé de Frédégaire. Nous avons déja dit qu’en plusieurs endroits, cet Auteur avoit mal entendu fa grande Histoire. Quant aux additions qu’il y fait quelquefois, celles de ces additions qui concernent les tems antérieurs à Clovis, ne sont propres qu’à confirmer ce qu’on vient de dire, concernant le jugement de l’Abréviateur. Elles ne contiennent gueres que des faits reconnoissables d’abord à leurs circonstances pour être fabuleux. Pour ce qui est de celles de nos additions qui contiennent des évenemens posterieurs au baptême de Clovis, & qui regardent par conséquent des tems plus voisins de celui de l’Auteur qui vivoit au milieu du septiéme siécle, elles nous apprennent quelquefois des faits également curieux & vraisemblables, que Frédégaire aura tirés d’écrits qui ne sont pas venus jusqu’à nous, ou qu’il aura sçus par une tradition qui n’étoit point encore tout-à-fait éteinte de son tems.

Comme le Livre intitulé : les Gestes des Francs, n’a été composée qu’après l’année sept cens vingt, je n’en ferois point ici une nouvelle mention, s’il n’étoit pas une espece d’abregé & de continuation de Grégoire de Tours. On peut dire, & de la capacité de son Auteur, & des additions qu’il fait quelquefois, à l’Histoire qu’il abrege, tout ce que nous venons de dire de Frédégaire & de ses additions.

Quant aux ouvrages de ceux des Ecrivains Ecclésiastiques du cinquiéme siécle & du siécle suivant, qui n’ont pas voulu nous donner des Histoires générales ; mais seulement l’Histoire particuliere de quelque Saint illustre, nous en avons un assez grand nombre, & l’on peut en tirer de grands secours, pour rétablir le commencement de nos Annales. De ce nombre, sont la vie de saint Germain, mort Evêque d’Auxerre vers le milieu du cinquiéme siécle, & écrite avant la fin du même siécle ; Celle de saint Césaire, Evêque d’Arles au commencement du sixiéme siécle, & dédiée par ses Auteurs à la propre sœur de ce Prélat ; Celle de S. Lupicinus, qui fonda dans le cinquiéme siécle, le célebre Monastere de Franche-Comté, connu aujourd’hui sous le nom de saint Claude ; Celle de saint Hilaire, Evêque de Poitiers, écrite par Venantius Honorius Clementianus Fortunatus, qui vivoit dans le sixiéme siécle, dont il étoit le meilleur Poëte, & qui fut lui-même Evêque de Poitiers. La vie de saint Remy écrite par Hincmar, est encore de ce nombre, quoique l’Auteur n’ait vêcu que dans le neuviéme siécle, parce qu’il s’est aidé pour la composer, d’une ancienne vie de cet Apôtre des Francs, faire peu d’années après sa mort. Je mettrai aussi dans le nombre des écrits, dont je parle ici, les Opuscules de Gregoire de Tours, qui tous ensemble, font un volume aussi gros que son Histoire.

Il est vrai que l’on peut ramasser dans toutes ces Histoires particulieres, bien des faits importans pour nos Annales, mais on ne sçauroit en faire usage qu’avec difficulté, parce qu’ils y sont épars, & qu’ils s’y trouvent souvent racontés sans aucune circonstance propre à en indiquer la date. Jamais les Auteurs des Ouvrages dont il est ici question, n’ont pensé que leurs écrits dussent un jour servir de Mémoires pour composer l’Histoire de France.

Suivant la disposition que nous avons faite, nous devons à present parler des Historiens profanes, qui dans le cinquieme siécle, & dans le siécle suivant, ont écrit les évenemens arrivés de leur tems. Comme ces deux siécles ont été des siécles éclairés, & comme d’un autre côté ils n’ont été que trop feconds en grands évenemens, ils doivent aussi avoir été fertiles en Historiens. En effet nous aurions de quoi nous consoler de la perte de ceux, dont les noms mêmes ne sont pas venus jusqu’à nous, si du moịns nous pouvions lire encore ceux dont nous connoissons les noms, & que nous sçavons certainement avoir mis par écrit les évenemens arrivés de leurs jours. Mais les ouvrages du plus grand nombre de ces derniers se sont perdus. Il ne nous en reste que quelques fragmens.

Telle a été la destinée d’Olympiodore qui vivoit sous les Empereurs descendus de Theodose le grand, & qui avoit écrit en Grec l’Histoire de leur regne. Il ne nous est aussi demeuré que des fragmens du Livre de Priscus Rhétor, Auteur comtemporain d’une Histoire des regnes suivans, & de l’Ouvrage de Candidus Isaurus, qui avoit fait l’Histoire de l’Empereur Leon, & celle de ses Successeurs du tems desquels il vivoit. Quoique les trois Historiens Grecs dont je parle, eussent vécu dans l’Empire d’Orient, nos Annales ne laissent pas d’avoir souffert un grand dommage, par la perte des Livres qu’ils avoient écrits, parce que la liaison qui étoit de leur tems entre les affaires de cet Empire, & celles de l’Empire d’Occident, les avoit engagés à parler des évenemens considerables, arrivés pour lors dans les Gaules & dans l’Italie. C’est ce que nous voyons par les fragmens de Priscus Rhétor, que Constantin Porphyrogenete nous a conservės, & par les extraits d’Olympiodore & de Candidus Isaurus que Photius a inserés dans la Bibliotheque. Il y est fait mention plus d’une fois des affaires de la Gaule. Nous avons encore perdu le Livre de Sulpitius Alexander, & celui de Renatus Profuturus Frigeridus, qui avoient écrit en Latin durant le cinquiéme siecle l’Histoire de leur tems : Tout ce qui nous en reste, ce sont les extraits que Grégoire de Tours en a faits, & qu’il a inserés dans le second Livre de son Histoire.

Parlons enfin des Historiens profanes, qui dans le cinquiéme siecle & dans le sixiéme, ont écrit l’Histoire de leur tems, & dont les ouvrages sont venus jusqu’à nous. De ces Auteurs, les uns n’ont donné que de simples Chroniques, & les autres ont donné des Histoires d’une juste étendue, de véritables Histoires.

Le nombre des Chroniques composées dans ces tems-là, & que nous avons encore, est allez grand. Il nous reste les Fastes de Prosper, une autre Chronique qui porte le nom du même Auteur, la Chronique d’Idace Evêque en Espagne, celle de Cassiodore, celle de Marius, Evêque d’Avanches, & quelques-autres encore dont la plûpart se trouvent dans le recueil de ces sortes d’ouvrages, publié par Joseph Scaliger. Mais les Auteurs de ces Chroniques ne nous donnent qu’une notion très-superficielle des évenemens les plus importans, dont ils font quelque mention, & ils passent encore sous silence plusieurs choses considerables, arrivées dans les tems dont ils ébauchent les Annales. Ce qu’il y a de plus triste pour nous, c’est que les évenemens qui ont donné lieu à la naissance de la Monarchie Françoise, & à son accroissement, sont du nombre de ceux dont nos Chroniqueurs omettent presque toujours de faire mention, parce que suivant les apparences, les Provinces de l’Empire où ils faisoient leur séjour ordinaire, n’y étoient pas directement interessées. Ainsi, bien que ces Chroniques fournissent d’excellens materiaux à ceux qui travaillent sur l’Histoire de France, on n’y trouve point une notion complette & satisfaisante de l’origine, des progrès, & de l’établissement de notre Monarchie.

Quant à ceux des Auteurs contemporains qui ont composé l’Histoire du cinquiéme ou du sixiéme siecle, & dont les ouvrages sont venus jusqu’à nous, les uns l’ont écrite en Grec, & les autres en Latin. Parlons d’abord de ceux qui ont écrit en Grec.

Quoique Zozime finisse son Histoire avant les tems où Clodion jetta dans les Gaules les premiers fondemens de la Monarchie, son Livre ne laisse pas de nous donner de grandes lumieres sur cet évenement. C’est Zozime qui nous apprend dans une narration circonstanciée, que sous Honorius & environ l’année quatre cens neuf, les peuples des cinq Provinces des Gaules, qui composoient le Commandement Armorique, ou le Gouvernement Maritime, se confédérerent ; & qu’après avoir chassé les Officiers de l’Empereur, elles s’érigerent en République. C’est même de Zozime seul, que nous tenons le tems & les circonstances de cette révolution, & c’est ce qu’il nous en dit, qui nous donne l’intelligence de plusieurs passages d’autres Ecrivains qui vivoient dans le cinquiéme siecle, & qui font mention de nos Républiquains. Ainsi c’est par le moyen de Zozime que nous sommes au fait des révolutions, qui sous le regne de Clodion, donnerent lieu à l’établissement de la Monarchie Françoise dans les Gaules, & qui sous le regne de Clovis, acheverent de l’y affermir, puisque rien ne contribua plus à la rendre durable, que l’union que les Francs firent avec les Armoriques en l’année quatre cens quatre-vingt-dix-sept. Malheureusement le Livre de Zozime finit peu de pages après celle où il raconte le soulevement & la confédération de ces Peuples. Il est donc veritablement d’un grand secours pour éclaircir l’Histoire des premiers tems de notre Monarchie, mais on n’y lit point cette Histoire.

On trouve, pour débrouiller le commencement de nos Annales, plus de secours dans l’Histoire des guerres faites sous les auspices de l’Empereur Justinien, & composée par Procope[7]. Il avoit été mis par Justinien même auprès de Bélisaire comme un homme de confiance, dans le tems que ce Capitaine commandoit les troupes que son Empereur avoir fait passer l’an cinq cens trente-cinq en Italie, pour y subjuguer les Ostrogots qui s’en étoient rendus maîtres. Comme les Francs jouerent un grand rôle dans la guerre dont l’Italie devint alors le théâtre, notre Historien se trouve obligé, quand ils entrent sur la scéne pour la premiere fois, à expliquer qui étoient ces nouveaux personnages. Son sujet l’engage donc, à dire en premier lieu, dans quels pays demeuroient les Francs, quand ils commencerent d’être célébres dans la societé des Nations, & à dire en second lieu, comment il étoit arrivé que ces Francs se fussent rendus maîtres en peu d’années des Gaules, dont l’acquisition les avoit mis à portée de prendre part aux guerres d’Italie. En un mot Procope en a usé ainsi qu’en useroit aujourd’hui un Auteur judicieux, qui écriroit l’Histoire particuliere de la guerre, commencée en mil six cens trente-cinq, entre la Couronne de France & la Couronne d’Espagne, & finie par la paix des Pyrenées. Comme la République des Provinces-Unies eut beaucoup de part à la guerre dont je viens de parler, notre Auteur ne manqueroit pas de mettre dans son Ouvrage un récit abregé de la maniere dont les dix-sept Provinces des Pays-Bas étoient passées sous la domination des Rois d’Espagne, & de la maniere dont sept de ces Provinces s’étoient soustraites à leur obeïssance, & s’étoient érigées en République à la fin du seiziéme siecle.

Je reviens à Procope, qui est de tous les Historiens du cinquiéme & du sixiéme siecle celui qui mérite davantage la confiance des Lecteurs. Il est Auteur contemporain, lui-même il a eu part aux affaires dont il rend compte, & il avoit de la capacité. Ainsi l’Abregé de l’Histoire de l’établissement de la Monarchie Françoise qu’il nous donne, doit être regardé comme la relation la mieux suivie, & la plus méthodique que nous ayons aujourd’hui de la fondation de cet Etat. Mais d’autant que Procope ne dit des Francs tout ce qu’il en écrit dans l’onziéme Chapitre du premier Livre de la guerre Gothique & dans les Chapitres suivants, que par forme de digression, & plûtôt afin de faire souvenir les Lecteurs de ce qu’ils auroient déja lû ailleurs, que pour faire l’Histoire de la Nation des Francs, il néglige de dater les évenemens dont il parle, & presque toujours il les rapporte dénués de circonstances propres à faire démêler en quelle année ils sont arrivés. Sans qu’il y ait pour cela de la faute de l’Historien, nous avons autant de peine à bien entendre aujourd’hui son Abregé, que nos neveux en auroient à bien entendre des Abregés de l’Histoire générale des Pays-Bas que Grotius, le Cardinal Bentivoglio, le Connestagio & le Pere Strada ont mis à la tête de leurs Histoires particulieres des troubles survenus dans ces contrées pendant le seizième siecle, si ces neveux n’avoient plus les Annales & tes Descriptions des dix-sept Provinces que nous avons aujourd’hui, & qui étoient deja entre les mains de tout le monde, quand Grotius & les autres Ecrivains, que je viens de nommer, ont composé leurs Ouvrages. En effet, plusieurs de nos Historiens modernes, faute d’avoir pris la peine nécessaire pour bien entendre l’Abregé de Procope, ont. fait un mauvais usage de ce trésor.

Il est aussi fait mention des Francs dans plusieurs autres endroits de l’Histoire de la guerre Gothique, qui nous apprennent beaucoup de particularités curieuses concernant cette Nation. Agathias le Scolastique, contemporain de Procope, & qui a continué l’Histoire des guerres de l’Empereur Justinien, rapporte encore touchant les loix, les usages & les expéditions de nos Francs plusieurs choses remarquables. On peut dire néanmoins de ces Auteurs, ce que j’ai déja dit de quelques-uns de leurs contemporains ; c’est que les passages de leurs Ouvrages, où il est parlé des Francs, sont très propres à éclaircir l’Histoire de notre Monarchie, mais que seuls, ils ne la font point. Passons aux Historiens Latins.

Il y a peu de choses dans l’Histoire tripartite de Cassiodore, dont une personne qui travaille sur le commencement de nos Annales, puisse faire usage.

Nous avons deux Histoires écrites par Jornandès qui vivoit dans le sixiéme siecle. Suivant l’ordre des matieres, la premiere est l’Histoire des révolutions arrivées dans le cours des siecles ; & la seconde, une Histoire particuliere de la Nation Gothique. Un Ecrivain qui traite le sujet que nous traitons, ramasse peu de matériaux dans la premiere. Au contraire, l’Histoire des Gots lui fournit plusieurs faits importans, & qu’on ne lit point ailleurs. Cependant comme l’objet de Jornandès étoit d’écrire l’Histoire des Gots, & non pas celle des Francs, il ne rapporte que ceux des évenemens de l’Histoire de France, dans lesquels ses Gots ont eu part. On ne trouve donc point dans son Livre aucune relation suivie de l’établissement des Francs dans les Gaules. Il y a plus ; Jornandès ne datant presque jamais les faits qu’il rapporte, il est facile de se méprendre sur l’année où ils sont arrivés, & par conséquent de placer mal dans nos Annales, les endroits de son Livre propres à les enrichir.

Il n’y a point dans l’Histoire de l’origine & des expéditions des Gots, écrite par Isiodore, qui étoit Evêque de Séville à la fin du sixiéme siecle, autant de faits propres à illustrer la nôtre, qu’il y en a dans Jornandès. Cependant l’Histoire d’Isiodore est pour nous un monument précieux, parce qu’elle est la seule qui enseigne la date de quelques évenemens des plus considérables qui soient dans nos Annales. Nous avons encore du même Auteur un Abregé de l’Histoire des Vandales, & un de l’Histoire des Sueves, tous deux fort succincts. Aussi n’y a-t’il presque rien qui concerne les Francs & les Gaules.

Après avoir donné la notion des Histoires du cinquiéme siecle & du sixiéme, écrites par des contemporains ; il nous reste à donner celle des monumens litteraires du même tems, qui ne sont pas des Histoires. Il est parvenu jusqu’à nous un assez grand nombre de ces monumens, qui par rapport à l’espece dont ils sont, se subdivisent d’eux-mêmes en deux classes, dont la premiere pourroit se nommer la Classe politique, & la seconde, la Classe sçavante. On trouve dans la premiere les Loix, les Edits, & les Réglemens émanés d’un Prince, quelques Lettres des Souverains de ce tems-là, ainsi que des testamens, des donations & d’autres Actes judiciaires, contenant des dispositions faites par des particuliers. Dans la seconde classe, on trouve des Poësies, des Epitres en prose, des Traités de morale, & tels autres ouvrages sçavans.

Les Actes & les autres Ecrits qui composent la premiere classe, sont en assez grand nombre. Il nous reste une Notice ou un Etat present de l’Empire dressé sous le regne d’Honorius, une Notice des Provinces & des Cités des Gaules rédigée dans le même tems, & plusieurs Loix faites par les Empereurs Romains, qui ont regné dans le cinquiéme siecle. Cette classe contient encore les Codes ou les Loix Nationales des peuples Barbares, qui ont fondé des Monarchies dans les Gaules. Telle est la Loy des Visigots, redigée par Euric leur Roi, qui mourut vers l’année quatre cens quatre-vingt-quatre. Telle est celle des Bourguignons, compilée par le Roi Gondebaud, en l’année cinq cens. Telles sont encore la Loy des Francs Saliens & celle des Francs Ripuaires, redigées l’une & l’autre sous le Roi Thierri, fils de Clovis. Tels sont enfin quelques autres Codes. On trouve aussi dans cette classe des Lettres écrites par Clovis & par ses premiers successeurs, comme d’autres écrites à Clovis ou à ses successeurs, & plusieurs Edits publiés, ainsi que plusieurs donations faites par tous ces Princes. Enfin, les Sçavans modernes ont recueilli, & ils ont inseré dans leurs Livres un grand nombre de Testamens & d’autres Actes judiciaires, faits par des particuliers dans les deux siecles dont nous avons entrepris d’éclaircir l’Histoire.

Quant à la classe sçavante, nous avons le Traité sur la Providence écrit par Salvien, Prêtre de l’Eglise de Marseille, & composé entre l’année quatre cens quarante, & l’année quatre cens cinquante. Salvien en y déplorant les maux dont les Gaules étoient affligées, nous apprend beaucoup de choses très-curieuses, concernant l’état où elles étoient lorsqu’il avoit la plume à la main, & par conséquent dans le tems même que Clodion s’y cantonnoit. On trouve encore plusieurs particularités de l’Histoire de la seconde moitié du cinquiéme siecle, dans les Lettres en prose, & dans les Poësies de Caïus Sollius Apollinaris Sidonius, personnage d’une grande réputation, & mort Evêque d’Auvergne en quatre cens quatre-vingt-deux. On peut dire quelque chose de semblable des Œuvres d’Alcimus Ecdicius Avitus, Evêque de Vienne au commencement du sixiéme siecle, & de celles d’Ennodius, qui dans le même tems étoit Evêque de Pavie. Quoique Magnus Aurelius Senator Cassiodorus, né en quatre cens soixante & dix, ait toujours vêcu en Italie, où il fut employé dans les affaires les plus importantes par Théodoric Roi des Ostrogots, & par les successeurs de ce Prince, il ne laisse pas de nous apprendre dans ses dix Livres d’Epitres diverses, plusieurs faits très-curieux, touchant l’Histoire de notre Monarchie. On souhaiteroit même en lisant ces ouvrages, que la Nation des Francs eût encore eu plus d’affaires à démêler avec les Ostrogots qu’elle n’en a euës, afin que Cassiodore eût été obligé à parler d’elle plus souvent qu’elle n’en a parlé. Je dirai des Poësies de Fortunat Evêque de Poitiers, & dont j’ai déja parlé à l’occasion de sa vie de saint Hilaire, ce que je viens de dire de Sidonius Apollinaris ; c’est-à-dire, qu’elles nous instruisent de plusieurs détails qui concernent notre Histoire, & qu’on ne trouve point ailleurs. Voilà toute la comparaison que je prétends faire entre ces deux Poëtes ; car quoique l’Eglise chante encore des Hymnes de la composition de Fortunat, comme Vexilla Regis prodeunt, & Pange lingua gloriosi prælium, &c. on ne sçauroit mettre en paralelle pour l’invention & pour le style, les Poësies de l’Evêque de Poitiers avec celles de l’Eveque de l’Auvergne, où l’on rencontre fréquemment des Vers dignes des meilleurs Poëtes Latins.

Il nous est encore demeuré quelques autres ouvrages sçavans du cinquiéme siecle & du sixiéme, mais qui ne sont pas aussi instructifs que ceux donc je viens de parler. Ainsi je remets à en donner la notice, que je sois au Chapitre de cet ouvrage, où j’en ferai usage pour la premiere fois.

Je tombe d’accord qu’en étudiant avec attention ces Loix, ces Actes & ces Ouvrages sçavans, on y ramasse une infinité de faits très-propres à faciliter, & l’intelligence des narrations tronquées de Gregoire de Tours, & l’explication de l’abrégé de Procope : Je tombe d’accord qu’on déterre dans tous ces monumens litteraires, des matériaux propres à faire partie d’une Histoire de France, mais on n’y trouve pas le plus léger crayon du plan de cette Histoire. Leurs Auteurs, quand ils les ont composés, avoient d’autres vûes que celles de laisser à la postérité l’Histoire du tems où ils vivoient. Ainsi quand il leur arrive de faire mention des ligues, des batailles & des autres évenemens de leur tems, ils la font sans nous en donner une relation méthodique, & même fans en marquer la date. Ils en ont parlé comme de chose dont leurs contemporains avoient déja une connoissance suffisante, ils en ont parlé relativement aux Histoires, qui pour lors étoient entre les mains de tout le monde. Si nos Auteurs ont dû penser quelquefois que leurs ouvrages passeroient à la posterité, ils auront pû penser en même tems que les Annales de leur siécle y passeroient aussi, & qu’elles donneroient les éclaircissemens nécessaires pour avoir une pleine intelligence de leurs Poësies & de leurs Epitres.

Après avoir lû la déduction que je viens de faire des Histoires & de tous les autres monumens litteraires qui nous restent du cinquiéme & du sixiéme siécle, on ne me contestera point la premiere des deux propositions que j’ai avancées ci-dessus : Qu’il est encore très difficile de composer l’Histoire de l’origine & des premiers progrès de la Monarchie Françoise, quoique nous ayons aujourd’hui tous ces monumens commentés & bien éclaircis par leurs Editeurs. A cette premiere proposition, j’en ai joint une seconde : Que ce qui n’étoit plus que difficile aujourd’hui, a été comme impossible avant l’invention de l’Imprimerie, & même jusques au tems où les monumens litteraires dont on vient de parler, se sont trouvés éclaircis suffisamment par les Sçavans qui les ont publiés ; c’est-à-dire, jusqu’à l’année mil six cens soixante & dix, ou environ. Prouvons cette seconde proposition.

Je soutiens donc en premier lieu qu’il a été, moralement parlant, impossible qu’aucun des Ecrivains qui ont travaillé avant l’invention de l’Imprimerie sur l’Histoire de France, ait eu entre les mains tous les monumens litteraires qui sont entre les nôtres. Celui qui aura pû s’aider des uns, aura même ignoré que la plûpart des autres existassent encore. Peut-être, & je l’ai dit, n’y avoit-il pas alors en France trois Manuscrits de Procope. A ce que disent les personnes les plus capables d’en juger, la plûpart de ceux qui sont dans nos Bibliothéques, ont été copiés dans le quatorziéme siécle ou dans le quinzième, & ils n’ont point été apportés en France l’instant d’après celui où l’on a eu fini de les écrire. Il faut enfin que quelques-uns des Manuscrits de nos antiquitez litteraires fussent bien rares, puisque les Sçavans, qui depuis cent cinquante ans ont fait leur occupation principale du soin de fouiller dans les Bibliotheques, pour y déterrer quelqu’ouvrage ancien qui n’eût pas encore été imprimé, afin de le publier, n’ont pû recouvrer une copie de ces ouvrages-là, que plus d’un siecle après qu’on a eu commencé à faire cette sorte de recherche. Or, & je l’ai dit suffisamment, ce n’est pas dans un seul de ces écrits qu’on peut trouver l’Histoire de notre Monarchie ; c’est en éclaircissant ce qui se lit dans un, par le moyen de ce qui se lit dans un autre, qu’on peut venir à bout de composer cette Histoire.

En second lieu, je soutiens qu’en supposant que les Ecrivains, qui avant l’invention de l’Imprimerie, ont travaillé sur notre Histoire, ayent eu entre les mains tous les monumens litteraires qui sont entre les nôtres ; il seroit toujours vrai de dire, que ces Écrivains n’auroient pas pû en tirer un secours pareil à celui que nous pouvons en tirer. Il y a bien de la difference entre avoir sur la table le Manuscrit d’une Histoire, souvent imparfait, & y avoir un exemplaire de ce même Ouvrage dont l’Editeur qui l’a publié, a collationné le texte avec soin sur plusieurs copies anciennes, & qu’il a encore accompagné de variantes, de notes & d’explications, qui ont coûté plusieurs années de travail à leur Auteur. Etoit-il possible, par exemple, que ceux de nos Historiens, qui n’ont pû lire Gregoire de Tours que dans un Manuscrit ou deux, en tirassent autant d’utilité qu’en peut tirer un Historien qui se sert de l’édition que Dom Thierri Ruinart nous en a donnée sur un grand nombre de copies anciennes, & en s’aidant de toutes les observations faites par les Sçavans qui avoient travaillé avant lui sur le Livre dont nous parlons ? Quelle difference entre un simple Manuscrit & un pareil exemplaire accompagné encore d’une Table des matieres composée judicieusement, & de notes qui indiquent aux Lecteurs les passages des Auteurs anciens propres à éclaircir la difficulté sur laquelle ces notes roulent. Les Œuvres de Sidonius Apollinaris, pouvoient-elles, lorsqu’elles n’étoient encore qu’en manuscrit, donner à un homme qui vouloit éclaircir les premiers tems de notre Histoire, autant de secours qu’elles peuvent lui en donner depuis qu’elles ont été imprimées avec le Commentaire de Savaron & avec celui du Pere Sirmond ? Ce que je viens de dire de Gregoire de Tours & de Sidonius Apollinaris, peut être dit aussi de la plûpart des écrits qui nous restent du cinquiéme siecle & du sixiéme. Afin qu’un homme pût ayant l’Imprimerie, tirer de ces écrits le même secours que nous en pouvons tirer aujourd’hui, il auroit fallu que cet homme elle sçû lui seul tout ce que sçavoient les hommes doctes qui les ont publiés & commentés. Il faudroit qu’il eût fait lui seul un travail qui a occupé plusieurs Sçavans durant toute leur vie.

Qu’on ne s’étonne donc pas que ceux qui ont composé des Histoires de France avant l’invention de ce bel Art, n’ayent point rétabli le commencement de nos Annales. Cela ne leur étoit pas possible, & même cela ne l’étoit gueres plus à Robert Gaguin, à Nicole Gilles, & à Paul Emile, qui ont écrit chacun une Histoire de France à la fin du quinziéme siecle, & trente ans environ après que l’Impression eût été trouvée. Ils n’avoient gueres que les mêmes secours qu’avoient eu leurs devanciers. Ainsi ces trois Historiens, au lieu de donner quelqu’atteinte à l’erreur, qui represente l’établissement de la Monarchie Françoise, sous la forme d’une conquête faite par un Peuple sur un autre Peuple, ils l’ont fortifiée en la suivant. Cela est vrai, principalement de Paul Emile, dont l’Histoire écrite en assez bon Latin, devint aussi-tôt qu’elle parut, l’Histoire favorite des gens de Lettres.

Voyons presentement pourquoi il est arrivé que le commencement de nos Annales n’ait pas été rétabli soixante ou quatre-vingt ans après que les Presses eurent commencé à rouler ? Je dois l’avouer, il paroît d’abord que l’invention de l’Imprimerie ait dû produire cet effet, & purger en moins d’un siecle les Histoires des Monarchies formées du débris de l’Empire Romain, de toutes les erreurs, dont l’ignorance des siecles précedens les avoit remplies. En peu de tems, la Presse fit connoître, & même elle rendit très-communs plusieurs Livres qui contenoient la verité, & qui dans le tems precedent, étoient si bien ensevelis dans les armoires de quelque Bibliotheque, que les personnes qui en avoient le plus de besoin, ignoroient qu’ils existassent.

D’ailleurs, l’impression en réduisant le prix des Livres à une somme très-modique par comparaison à celle qu’ils valoient, quand il n’y en avoit encore que d’écrits à la main, abregeoit beaucoup aux Sçavans le tems de leurs premieres études, ce tems qu’il faut employer uniquement à apprendre ce qu’ont dit les Auteurs les plus estimés dans la science à laquelle on s’applique, afin de se rendre capable de penser & de produire quelque chose de son propre fonds sur les matieres dont elle traite. Par exemple, le jeune homme, qui avant mil quatre cens soixante, aspiroit à devenir un docte Théologien, ne pouvant point acheter la plûpart des Livres nécessaires à ses études, il étoit reduit à les emprunter. Il falloit donc que pour se rendre maître des passages des Peres ou d’autres Auteurs dont il prévoyoit bien qu’il auroit souvent besoin, il les transcrivît avant que de renvoyer le Livre où il les avoit lus. Quel tems n’emportoit point une lecture ralentie par la nécessité de faire à tout moment des extraits ? On n’est plus sujet à cette interruption depuis qu’on étudie dans ses propres Livres. Un coup crayon qu’on donne, deux mots qu’on écrit sans se détourner, rendent maître du passage dont on veut s’assurer. D’ailleurs, on a communément chez soi les Livres les plus nécessaires dans les études dont on fait son travail ordinaire ; & l’on n’est plus obligé, comme il le falloit autrefois, à sortir souvent de son cabinet pour aller les consulter dans la Bibliothéque de quelque Communauté : Ainsi les Sçavans qui se sont formés depuis l’invention de l’Imprimerie, ont pû avoir fini dès trente ans leurs premieres études, quoiqu’ils eussent beaucoup plus de choses à apprendre que leurs devanciers, qui ne pouvoient pas avoir fini les leurs avant quarante ans. Les Sçavans qui se sont formés après l’invention de la Presse, ont donc été capables de bonne heure de faire usage de ce qu’ils avoient appris, de produire d’eux-mêmes, & de perfectionner les sciences par des Ouvrages qui détrompassent leurs contemporains des erreurs établies ?

Il est vrai même de dire que l’invention de l’Imprimerie a dû être encore plus profitable aux Sçavans qui s’appliquoient à l’Histoire, qu’à ceux qui s’appliquoient, soit à la Philosophie, soit aux autres sciences, qui demandent plus de méditation & plus d’invention que de lecture. Je vais répondre.

Un peu de réflexion sur le cours ordinaire des choses & sur le caractere des hommes, fera connoître qu’il n’étoit pas possible que l’Histoire de notre Monarchie profitât sitôt des avantages que l’Impression lui devoit procurer. En quoi consistoient les services que l’Histoire de France avoit à tirer de d’invention de la Presse : Ils consistoient en ce que l’Imprimerie, en rendant très-communs des Livres si rares, qu’ils étoient presque inconnus, & en donnant lieu à leurs Editeurs d’en faciliter l’intelligence par de judicieuses observations, elle mettroit les personnes qui s’attacheroient à l’étude de nos Annales, à portée de découvrir des verités qu’on ne pouvoit appercevoir qu’à la faveur du concours des lumieres differentes qui rejailliroient de tous ces écrits. Il falloit donc avant que notre Histoire pût jouir de ces avantages, que des hommes doctes & judicieux eussent publié les monumens litteraires des Antiquités Françoises, échappés du naufrage des tems, & que pour ainsi dire, ils les eussent rendus féconds par de pénibles travaux. Voilà ce qui ne pouvoit être fait qu’en un grand nombre d’années, & d’ailleurs il n’étoit pas dans l’ordre naturel des choses, que ceux de nos Sçavans, qui dans le tems de la renaissance des Arts & des Sciences, laquelle devoir suivre de près l’invention de l’Imprimerie, s’adonneroient à l’étude des Lettres humaines, s’imposassent la tâche dont nous venons de parler. Ils devoient être trop épris de la Grece & de l’Italie, la patrie & le principal objet des Ouvrages de Demosthene, de Ciceron, & de tous les Auteurs anciens dont la lecture les charmoit, pour s’occuper d’autre chose ; & sur-tout s’affectionner à notre Histoire & pour employer leurs veilles à déchiffrer des écrits, où ils n’entrevoyoient que des faits peu interessans pour eux, & racontés encore dans un style qui ne pouvoit manquer de les dégouter, tant il étoit different de celui de Thucydide & de celui de Tite-Live. Enfin, les Gots, les Francs, les Allemands, les Bourguignons, & les autres Peuples, qui dans le cinquiéme siecle & dans le sixiéme, avoient envahi le territoire de l’Empire d’Occident, étoient-ils autre chose aux yeux des Sçavans du regne de François premier, adorateurs du Code & du Digeste, & pleins de respect pour le nom Romain, que des bandes de Barbares effrénés qui avoient détruit l’Etat fondé par Romulus & par Numa, au mépris des prédictions de Virgile, lesquelles lui promettoient une durée éternelle ? Que des brigands attroupés qui avoient profané les tombeaux des Scipions, renversé les statues des Césars, & qui pour tout dire en peu de mots, avoient été cause par leurs déprédations sacriléges, qu’on eût perdu des Traités entiers de Ciceron, je ne scais combien d’autres écrits précieux, & peut-être quelques Odes d’Horace ; Avec quel dédain les sçavans donc je parle, ne devoient-ils pas regarder des Histoires grossieres, & qui ne les entretenoient en des disgraces de l’Empire Romain, réduit à ne pouvoir plus le défendre contre les Barbares, que par l’épée des Barbares mêmes ?

Alleguons quelque fait qui prouve sensiblement que tels ont été les sentimens de nos premiers Sçavans. Quoique les Manuscrits de l’Histoire de Gregoire de Tours fussent des moins rares néanmoins la premiere édition de cet ouvrage qui fut faite à Paris, ne parut qu’en mil cinq cens douze, & quand il y avoit déja cinquante ans que la Presse y rouloit. Ce ne fut encore qu’en mil cinq cens soixante, que Guillaume Morel donna dans la même Ville la seconde édition du Pere de notre Histoire. Combien avoit-on vû déja d’éditions de Virgile, de Ciceron, de Tacite, & de Tite-Live[8] ? Il y avoir eu dès-lors plus de trente éditions de l’Histoire Romaine écrite par le dernier, dont un grand nombre avoir été fait à Paris.

La premiere édition des Loix Saliques faite en France, n’y vit le jour qu’en l’année mil cinq cens soixante & treize ; & bien que ce Livre manquât alors dans toutes les Bibliotheques & qu’il dût par conséquent être bien-tôt débité, cependant il ne fut réimprimé qu’en mil six cens-deux.

Si quelques Sçavans formés sous le regne de François premier, se sont plûs à la lecture des Auteurs contemporains de l’Histoire de France, ce n’a point été à la lecture de ceux qui ont écrit sous les Rois de la premiere Race. Les Sçavans dont je parle, s’étoient affectionnés avec raison à la lecture de l’Histoire de Saint Louis, & à celle des Rois ses successeurs, qu’ils trouvoient dans Joinville, dans Commines, & dans d’autres Auteurs contemporains, écrite avec un bon sens qui les charmoit. C’est en parlant de ces Auteurs, que le Chancelier de l’Hôpital disoit[9] : Que la simplicité éclairée de nos Historiens François avoit bien autant d’attrait pour lui, que l’elegance & la délicatesse des Historiens Grecs & des Historiens Romains. Un pareil éloge ne convient pas certainement à ceux de nos Annalistes, qui ont écrit sous les Rois de la premiere Race.

Les disputes de religion qui sous le regne de François premier, occuperent tous les esprits, détournerent encore le monde de donner à l’Histoire de la Monarchie une attention capable d’engager les Sçavans à faire une étude sérieuse de nos Antiquités. Chaque Science, chaque Art a la vogue durant un tems aux dépens des autres. Ils sont presque tous également sujets à l’empire de la mode.

Enfin les disputes de religion ayant cessé d’être la matiere du tems, tous les Livres des anciens ayant été traduits & commentés ; & d’un autre côté, le nombre des Sçavans s’étant multiplié, il s’en trouva, qui par differens motifs, se mirent à travailler sur l’Histoire de leur Patrie. On commença vers la fin du seiziéme siecle à vouloir publier tous les monumens de nos Antiquités ; & du Haillan, ainsi que plusieurs autres, mirent au jour des Histoires de France, moins imparfaites à plusieurs égards, que celles qu’on avoit vûes jusques-là, mais qui néanmoins ne rétablissent pas les Annales des premiers tems de la Monarchie. Cependant du Haillan, Vignier & les autres dont j’entends parler ici, ne méritent point là-dessus plus de reproche, qu’on en peut faire à Gaguin, à Nicole Gilles, & à Paul Emile. Quand Vignier & ses contemporains ont écrit, les matériaux nécessaires au rétablissement de notre Histoire, étoient encore, s’il m’est permis d’user de cette métaphore, dans les forêts & dans les carrieres. Les en tirer, c’étoit un travail qui ne pouvoit être fait que par plusieurs personnes. C’étoit l’ouvrage d’un siecle, & à peine avoit-on commencé de mettre la main à l’œuvre.

Comme il s’en falloit encore beaucoup que ce travail ne fût achevé lorsque Monsieur Adrien de Valois composa son premier volume de l’Histoire de France imprimé en mil six cens quarante-six, ce sçavant homme ne hésita point à se conformer à l’opinion reçûe : Que les Francs s’étoient rendus maîtres des Gaules l’épée à la main. On apperçoit bien néanmoins par le peu de satisfaction qu’il témoigne avoir lui-même des interprétations forcées, qu’il est réduit à donner à plusieurs passages des Auteurs du cinquiéme siécle & du sixiéme, afin de pouvoir les expliquer suivant le systême établi, qu’il a souvent entrevû la vérité, quoiqu’il ait suivi l’erreur. Si M. de Valois, quatre ou cinq ans avant sa mort arrivée en mil six cens quatre-vingt-douze, eût composé de nouveau les sept premiers Livres de son Histoire, peut-être qu’il eût découvert la vérité en cherchant à éclaircir ces sortes de doutes qui restent toujours dans l’esprit des hommes éclairés, lorsqu’ils se trouvent malheureusement engagés dans l’erreur. Ce qui me fait penser ainsi, c’est que plusieurs personnes dignes de foi & qui l’ont connu, lui ont souvent entendu dire : Je me suis apperçû plus d’une fois en composant l’Histoire des premiers Rois Mérovingiens, & même en écrivant les additions que j’y ai faites plusieurs années après l’avoir écrite, que je ne voyois pas bien clair.

Enfin pour continuer la métaphore, tous les matériaux nécessaires au rétablissement de nos Annales, ont été rassemblés & dégrossis dans le cours du dix-septiéme siecle. Plusieurs Sçavans déterminés à ce genre d’étude par leur propre inclination ou par le motif de se rendre utiles à l’Eglise, & soutenus, soit par les récompenses du Prince, soit par les encouragemens qu’ils recevoient de la Communauté dans laquelle ils étoient engagés, contre les dégoûts d’un labeur si pénible, sont venus à bout de ce travail. Ces Sçavans illustres dont quelques-uns ont autant de part que nos meilleurs Poëtes à la réputation que la Nation Françoise s’est acquise par les Lettres, se sont donnés toute sorte de peine pour déterrer, déchiffrer, conferer & éclaircir les monumens litteraires de nos Antiquités. Grace aux travaux de Messieurs Pithou, & de Valois, de Messieurs Jerôme Bignon, Du Cange & Baluze, comme à ceux du Pere Sirmond, de Pere Pétau, da Pere Labbe, de Dom Luc d’Acheri, de Dom Jean Mabillon, de Dom Thierri Ruinart, des Bollandistes & de plusieurs autres, tous les secours qu’il nous est possible d’avoir pour éclaircir les premiers tems de notre Histoire, sont depuis environ cinquante ans à la disposition de tout le monde. Il y a déja quelque tems que nos Antiquaires disent eux-mêmes, que la moisson est achevée, & qu’ils ne font plus que glaner.

Comment est-il donc arrivé, dira-t’on, que les Auteurs, qui depuis cinquante ans ont écrit des Histoires de France, ayent suivi l’opinion ou plûtôt l’erreur établie ? Pourquoi n’ont-ils pas entrepris ce que vous tentez ? Répondons.

Les uns se sont laissé guider au préjugé qu’on a naturellement en faveur d’une opinion reçûe depuis long-tems, & qui n’a point encore été attaquée dans les formes. La prévention des hommes est bien grande pour ces sortes d’erreurs. C’est sans les détruire que les doutes les combattent. A peine cedent-elles à l’évidence. D’autres Historiens se seront bien apperçûs que le systéme établi souffroit des objections insolubles, mais ils auront été rebutés d’entrer dans la discussion de ces difficultés, par la peine qu’il auroit fallu se donner pour connoître si la vérité se trouvoit dans l’opinion établie, ou dans les objections.

En effet, entreprendre cette discussion, c’est s’imposer une tâche des plus pénibles. C’est le condamner à relire plusieurs fois le même Livre, parce que dans les lectures précédentes, on n’y aura point cherché expressément les choses qu’une découverte faite ailleurs, & qui a donné de nouvelles vûes, semble promettre qu’on trouvera dans ce Livre. Il faut à chaque moment retourner, pour ainsi dire, sur ses pas. Comme les Editeurs n’ont pas eu les mêmes vûës que nous, nous ne sçaurions dans ces sortes de recherches nous en reposer entierement sur leurs tables des matieres, quelques amples qu’elles soient, & il faut que nous relisions nous-mêmes dans les occasions le texte sur lequel ils ont travaillé, parce que sans être aussi habiles qu’eux, nous ne laissons pas d’être capables d’y découvrir, à l’aide d’une nouvelle lumiere, ce qu’ils n’y ont pas vû. Enfin il faut se résoudre à employer beaucoup d’années & beaucoup de peine à composer quelques volumes d’une grosseur médiocre.

Une pareille tâche est bien rebutante pour un Auteur, sur-tout quand il ne la regarde que comme le commencement de son travail, parce qu’il a entrepris de donner une Histoire de France complette. Il prend donc le parti de se contenter de mettre en son style l’Histoire de Clodion, de Mérouée, de Childéric & de Clovis, telle qu’elle se trouve dans les Livres de ses devanciers, afin de passer le plûtôt qu’il lui sera possible à la partie de nos Annales moins difficile à composer. C’est ainsi qu’un voyageur obligé de traverser les Alpes pour se rendre à Milan, se hâte de sortir d’une contrée si désagréable, pour entrer plûtôt dans les plaines riantes de la Lombardie. Ce n’a été, peut-être, qu’en vûe de s’épargner le travail dont il est ici question, que le Pere Daniel a voulu que les Rois prédécesseurs de Clovis, n’eussent point conservé aucune des acquisitions qu’ils avoient faites dans les Gaules, & que ç’ait été ce Prince, lequel y ait jetté les premiers fondemens de la Monarchie Françoise. Il est toujours certain que cet aimable Historien s’est épargné en prenant le parti qu’il a pris, bien des discussions encore plus pénibles que celles où il entre dans son premier Volume.

Voilà comment il est arrivé que l’erreur dont je crois Frédégaire premier Auteur, a été jusques ici suivie si genéralement par tous ceux qui ont composé nos Annales, qu’elle passe encore aujourd’hui dans les abregés destinés à être mis entre les mains des enfans, à qui l’on veut donner une premiere teinture de l’Histoire de leur patrie. Or cette erreur a été & elle sera toujours, tant qu’elle subsistera, la source d’une infinité d’autres. Elle est cause qu’on se fait une fausse idée de la constitution du Royaume des Francs sous les Rois Mérovingiens, & qu’on est disposé à croire tout ce qu’il a plû à quelques Auteurs d’imaginer, sur les Loix fondamentales, suivant lesquelles cet Etat étoit alors gouverné. On est donc porté à leur ajoûter foi, lorsqu’ils débitent : Qu’après la Conquête des Gaules, les Francs répartirent entr’eux le pays subjugué, & que chacun d’eux y exerçoit arbitrairement sur les personnes & sur les biens des Romains du district qui lui étoit échû, la Jurisdiction & les droits qui appartiennent aujourd’hui aux Seigneurs hauts Justiciers Que d’un autre côté, les Francs ne payoient rien au Prince ; qu’ils n’étoient justiciables que de la Nation assemblée, sans laquelle le Roi ne pouvoit presque rien, & que les particuliers de cette Nation ne dépendoient gueres plus de la volonté du Prince, que les Etats qui composent le Corps Germanique, dependent de la volonté de l’Empereur depuis la paix de Westphalie : Qu’enfin le gouvernement du Royaume des Francs a été dans son origine plûtôt un gouvernement Aristocratique qu’un gouvernement Monarchique.

Il est vrai qu’aucun Auteur ancien ne rapporte ni ne cite même ces Loix fondamentales de notre Monarchie si préjudiciables aux anciens habitans des Gaules, si dures pour le Roi, & si favorables aux Francs. Au contraire, tous les Décrets qui nous restent des Rois Mérovingiens, & mille faits qui se lisent dans notre Histoire, montrent que ces prétendues Loix fondamentales n’existérent jamais que dans l’imagination de ceux qui ont eu la confiance de les alleguer avec autant de hardiesse, que si elles se trouvoient parmi les Capitulaires. Mais ni les faits, ni les Décrets dont je viens de parler, ne sçauroient avoir assez de force, dispersés comme ils le sont en differens Livres & en differens endroits du même Livre, pour faire sentir la verité à ceux qui s’étant une fois persuadés eux-mêmes, que les Francs s’étoient rendus maîtres des Gaules par force, ont en conséquence de cette erreur, reçû comme bon le plan de la premiere constitution de la Monarchie, celui dont je viens de parler. Des hommes ainsi préoccupés, éludent toutes les preuves qui résultent de ces faits & de ces Décrets, parce que lorsqu’ils tombent sur chaque fait ou sur chaque Décret particulier, ils se l’interprétent suivant leur prévention qui les fait ou chicaner sur les termes, ou traiter d’exception à la Loi generale, ce qui n’a été réellement que la pure observation de cette Loi.

La constitution du Royaume des Francs ayant été sous les Princes de la seconde Race, à peu près la même qu’elle avoir été sous les Princes de la premiere, il s’ensuit que les personnes qui se sont fait une fausse idée de la forme de gouvernement en usage sous les Rois Mérovingiens, ont aussi une fausse idée de la forme de gouvernement, qui a eu lieu sous les Rois Carlovingiens. Il y a plus, cette idée porte à croire que Hugues Capet & ses successeurs auroient dû laisser les Seigneurs de leur tems, descendus des Francs compagnons d’armes de Clovis, en paisible possession de tous les droits qu’ils avoient durant l’onziéme siecle dans leurs Fiefs, puisque l’institution de ces Fiefs étoit aussi ancienne que la Loi de succession, & que leur érection n’avoit pas été l’ouvrage du Roi, mais celui de la Nation encore libre. Ainsi l’erreur dont je parle, conduit à penser que tout ce qu’ont fait les successeurs de Hugues Capet en faveur de l’autorité Royale, soit en affranchissant les sujets des Seigneurs, soit en mettant des Officiers Royaux dans tous les Fiefs de quelque dignité, soit en ôtant aux Seigneurs le droit de convoquer leurs vassaux pour faire la guerre à d’autres Seigneurs, soit enfin en se servant de toutes voyes permises aux Souverains, ait été un attentat contre la premiere constitution de la Monarchie. On regarde donc après cela comme des Tirans Louis le Gros, Philippe Auguste, & les plus grands Rois de la troisiéme Race, bien qu’ils n’ayent fait autre chose que de revendiquer les droits imprescriptibles de la Couronne, & les droits du Peuple sur les usurpateurs qui s’étoient emparés des uns & des autres dans le neuviéme siécle & dans le dixiéme. En effet ces Princes, loin de donner atteinte à l’ancienne constitution du Royaume en recouvrant une partie de leurs droits, n’ont fait que rétablir, autant qu’ils le pouvoient, l’ordre ancien.

Enfin il faut regarder la croyance : Que notre Monarchie a été établie par voye de conquête, comme la source des erreurs concernant l’origine & la nature des Fiefs dans lesquels sont tombés les Auteurs qui ont écrit sur notre Droit public, & comme celle des illusions, qui sous le regne de François I. introduisirent dans le Royaume la maxime : Qu’il n’est point de terre sans Seigneur ; maxime si contraire à la liberté naturelle, & si fausse en même tems, puisque le nom de Seigneur y est pris non pas dans la signification de Souverain, mais dans celle de Seigneur Féodal.

Je pourrois donc me flater d’avoir mis ceux qui travailleront à l’avenir sur notre Droit public, en état de l’éclaircir mieux qu’il ne l’a été jusqu’à present, si j’étois venu à bout de détruire l’idée qu’on a communément de la maniere dont la Monarchie des Francs a été établie dans les Gaules. C’est aussi ce que je me suis proposé d’exécuter, après m’être convaincu par une longue étude de la matiere, que l’idée reçûe étoit contraire à la vérité. Les raisons qui m’ont persuadé, sont même si solides, que je devrai m’en prendre uniquement à mon insuffisance, au cas qu’elles ne fassent pas sur le lecteur l’impression qu’elles ont faite sur moi. Au reste, je ne me suis épargné aucune peine de celles que j’ai dit qu’il étoit necessaire de le donner pour rétablir le commencement de nos Annales. En second lieu, pour empêcher qu’on ne pût me reprocher avec quelque raison, d’avoir bâti sur le sable, je n’avance aucun fait comme certain, sans être fondé sur l’autorité d’un Auteur contemporain ou presque contemporain. C’est des Ecrivains qui ont vécu dans le cinquiéme siecle ou dans le sixiéme que je tire toutes mes preuves. S’il m’arrive quelquefois, soit pour confirmer, soit pour expliquer ce qu’ils ont dit, de citer un ouvrage écrit dans les siecles posterieurs ; c’est après avoir averti du tems où vivoit celui qui l’a composé.

Je fais encore imprimer au bas de la page les passages dont je tire quelque preuve, soit pour réfuter le sentiment des autres, soit pour appuyer le mien. Cette précaution doit empêcher qu’on ne me soupçonne d’avoir eu la vûe de favoriser mon opinion, dans les endroits de mon ouvrage, où m’attachant uniquement à rendre dans toute son étendue le sens des passages dont je donne la version, je ne traduits point mot à mot toutes leurs expressions & principalement leurs phrases figurées. Une pareille liberté, j’en tombe d’accord, seroit toujours blâmable dans un Ecrivain qui donneroit la version d’un endroit de Salluste ou de Titelive. Quand on traduit ces Auteurs célébres & leurs semblables ; il ne suffit pas de rendre fidellement les moindres circonstances de leurs narrations, & de n’alterer en rien le sens de leur texte : On leur doit quelque chose de plus. Il faut s’assujettir à suivre l’ordre de leurs phrases, à rendre fidellement les expressions figurées dont ils ont jugé à propos de se servir, & à faire sentir, autant qu’il est possible l’élégance & la facilité de leur style. Mais j’ai crû pouvoir me dispenser d’un pareil asservissement, quand j’avois à traduire la prose de Sidonius Apollinaris, celle d’Ennodius, celle de Grégoire de Tours & celle de Jornandés, ou d’autres Ecrivains dont le style, pour ne rien dire de plus fort, ne fait point le mérite. Quelquefois il m’arrivera ce qui arrive aux Architectes, qui entreprennent de donner le plan entier & les profils d’un édifice antique, dont il ne reste plus que des masures & des ruines éparses, & quelques débris mutilés. Nos Architectes sont obligés à suppléer celles des parties de leur bâtiment dont il ne demeure plus aucuns vestiges, de maniere qu’elles s’assemblent, pour ainsi dire d’elles-mêmes, avec les parties qui subsistent encore. Je serai donc réduit comme eux, à suppléer par des conjectures aux lacunes qui se trouvent dans nos Annales, afin de lier ensemble les faits constans & certains de notre Histoire. Ainsi l’on ne pourra point me reprocher d’avoir conjecturé ; mais seulement d’avoir mal conjecturé, d’autant plus que je donne alors mes idées pour ce qu’elles sont, & non point pour des vérités prouvées.

Comme on ne sçauroit donner une juste idée de l’origine & des progrès de la Monarchie Françoise sans avoir exposé auparavant quel étoit l’état de l’Empire d’Occident, & particulierement, quel étoit celui des Gaules, lorsqu’elle commença de s’y établir, j’espere que je ne serai point blâmé d’avoir employé tout mon premier Livre à exposer quel étoit cet état au commencement du cinquiéme siecle. D’ailleurs cette exposition est absolument necessaire, dès que je prétends, comme je le dirai : Que l’état des Gaules a été sous Clovis & sous ses premiers successeurs à peu-près le même qu’il avoit été sous les derniers Empereurs.

J’employerai mon second Livre à raconter tout ce qui s’est passé dans les Gaules depuis la grande invasion que les Barbares y firent en quatre cens sept, jusqu’à l’année quatre cens cinquante six. Il n’y sera point parlé trop souvent des Francs qui ne jouoient pas encore dans cette contrée un personnage bien important. Néanmoins tous les évenemens que je rapporte dans ce Livre-là, ne laissent pas de faire en quelque sorte une partie essentielle de l’Histoire de notre Nation, parce qu’ils disposerent les Romains des Gaules à se jetter entre ses bras. Mon troisiéme Livre comprendra le regne de Childeric & le règne de Clovis jusqu’au tems où il se fit Chrétien. Le reste du regne de ce Prince se trouvera dans le quatriéme, & dans le cinquiéme, qui contiendra encore ce qui est arrivé depuis sa mort, jusques en l’année cinq cens quarante. Je destine le sixiéme & dernier Livre à l’exposition de l’état des Gaules sous le regne de Clovis, & sous celui de ses premiers successeurs.

J’ai crû ne pouvoir pas donner une forme plus convenable à un ouvrage où j’avois en même tems un systême reçu à détruire & un nouveau systême à établir, que celle d’une Histoire critique. En effet, ce genre d’écrire maintenant assez acrédité, permet tout ce que je me trouve dans l’obligation de faire. Il permet d’interrompre souvent la narration, soit pour examiner la possibilité des faits, & quelle doit être l’autorité de ceux qui les attestent, soit pour rendre raison des motifs qui déterminent à prendre parti entre deux Auteurs qui se contredisent, ou bien à concilier deux Historiens qui ne sont opposés l’un à l’autre qu’en apparence, soit enfin pour adopter ou pour réfuter les explications que nos Historiens modernes ont données aux passages importans de nos anciens Historiens. Ce genre d’écrire permet en un mot, tout ce qu’il faut faire en suivant cette méthode si vantée qui mene du connu à l’inconnu par voye de raisonnement.

Je n’ignore point que ces discussions fatiguent souvent le Lecteur. Il trouve bien plus d’agrément dans une Histoire écrite dans la forme ordinaire, & qui, n’interrompant sa narration que par des réflexions interessantes & courtes, n’employe d’autres preuves que des notes & des citations marginales. Je comparerai même, si l’on veut, toutes les discussions dont l’Histoire Critique est obligée de se charger, au harnois qu’endossoient les hommes d’armes des derniers siecles. Il les rendoit presqu’invulnerables, mais il leur ôtoit en même tems l’agilité & la bonne grace qu’ils auroient euës, s’ils n’avoient point été surchargés de fer : Néanmoins étant obligé comme je le suis, à détromper & à persuader à la fois, j’ai dû choisir le genre d’écrire le plus propre à convaincre, quoiqu’il fût le moins propre à plaire.

Veritas usu & mora, falsa, festinatione & incertis valescunt.
Tacit. Ann. Lib. secundo.


AVERTISSEMENT.

LA Notice de l’Empire & la Notice des Gaules se trouvent citées si souvent dans cet ouvrage, que j’ai cru devoir mettre à sa tête, un extrait des endroits de la Notice de l’Empire, qui concernent les Gaules, & la Notice entiere des Gaules, publiée par le Pere Sirmond. On devinera facilement par quelles raisons j’y joins encore une Carte Géographique des Gaules, divisées comme elles l’étoient au commencement du cinquiéme siécle.

NOTITIA DIGNITATUM IMPERII, tam Civilium, quam Militerium, per Gallias, antequam eas Franci, Burgundiones, & Gothi occuparent.


Ex Notitia Imperii Occidentis, ultra Arcadii Honoriique tempora.

PRaefectus Prætorio Galliarum.
Magister Equitum per Gallias.
Vicarius decem septem Provinciarum.

Comes rei Militaris I.

Tractus Argentoratensis.

Duces V.

Provinciæ Sequanicæ.
Tractus Armoricani, & Nervicani.
Belgicæ secundæ.
Germanicæ primæ.
Mogontiacensis.

Consulares VI.

Viennensis.
Lugdunensis primæ.
Germaniæ primæ.
Germaniæ secundæ.
Belgicæ primæ.
Belgicæ secundæ.

Presides XI,

Alpium Maritimarum.
Alpiam Pœninarum & Graiarum.
Maximæ Sequanorum.
Aquitaniæ primæ,
Aquitaniæ secundæ.
Novempopulanæ.
Narbonensis primæ.
Natbanensis secundæ.
Lugdunensis secundæ.
Lugdunensis tertiæ.
Lugdunensis Senanica.


Sub dispositione viri illustris
Præfecti Prætorio Galliarum


Provincia Galliarum XVII.

Viennensis.
Lugdunensis prima.
Germania prima.
Germania secunda.
Belgica prima.
Belgica secunda.
Alpes Maritimæ.
Alpes Penninæ & Graiæ.
Maxima Sequanorum.
Aquitania prima.
Aquitania secunda.
Novem Populi.
Narbonensis prima.
Narbonensis secunda.
Lugdunensis secunda.
Lugdunensis tertia.
Lugdunensis Senonia,


Intra Gallias cum viro illustri
Magistro Equitum Galliarum.


Mattiaci juniores.
Leones seniores.
Brachati juniores.
Salii seniores.
Gratianenses.
Bructerii.
Ampsivarii.
Valentinianenses.
Batavi.
Batavi juniores.
Britones.
Atecorti Honoriani seniores.
Sagittarii Nervii Gallicani.
Jovii juniores Gallicani.
Mattiaci juniores Gallicani.
Ascarii Honoriani seniores.

Armigeri Defensores seniores.
Lancearii Honoriani Gallicani.
Lancearii Sabarienses.
Menapii seniores.
Secundani.
Briones.
Ursarienses.
Præsidienses.
Germaniacenses.
Cortoriacenses.
Honoriani felices Gallicani.
Marienses.
Abricantreni.
Defensores seniores.
Mauri Sismiací.
Prima Flavia.
Superventores juniores.
Balistarii.
Defensores juniores.
Garronenses.
Andereniciani.
Acincenses.
Cornaccnses.
Septimani juniores.
Cursarienses juniores.
Musmagenses.
Romanenses.
Insidiatores.
Tricesiniani.
Abulci.
Exploratores

Intra eadem Gallias cum Comìte
& Magistri Equitum Galliarum.

Equites Batavi seniores.
Eqoites Cornuti seniores.
Equites Batavi juniores.
Equires Brachati juniores.
Equites Honoriani seniores.
Equites Honoriani juniores.
Equites Armigeri seniores.
Equites Octavo-Dalmatæ.
Equites Dalmatæ Passerentiacentes.
Equites Primi Gallicani.
Equites Mauri alites.
Equites Constantiaci feroces.

Sub Dispositione Viri Illustris
Magistri Officiorum Imperii.

Fabrica in Gallis viii.

Argentoratensis Armorum omnium.
Matisconensis Sagittaria.
Augustodunensis Loricaria.
Suessionensis Scutaria, Balistaria & Clibanaria.
Remensis Spataria.
Triberorum Scutaria.
Triberorum Balistaria.
Ambianensis Spataria & Scutaria.

Sub dispositione Viri illustris
Comitis sacrarum largationum imperii

Prapositi Thesaurorum in Galliis.

Præpositus Thesaurorum per Gallias Lugdunenses.
Præpositus Thesaurorum Arelatemsium.
Præpositus Thesaurorum Nemausensium.
Præpositus Thesaurorum Triberorum.

Procuratores Moneta.

Ptocurator Monetæ Lugdunensís.
Procuraror Monetæ Arelatensis.
Procurator Monetæ Triberorum.

Procuratores Gyneciorum.

Procurator Gynecii Arelatensis Provinciæ Viennensis.
Procurator Gynecii Lugdunensis.
Procurator Gynecii Remensis Belgicæ secundæ.
Procurator Gynecii Tornacensis Begicæ secundæ.
Procurator Gynecii Triberorur » Belgicæ primæ.
Procurator Gynecii Augustoduni translati Metis.

Procurator Linificii.

Procurator Linificii Biennensis Galliarum.

Procuratores Baphorum.

Procurator Baphii Telonensis Galliarum.
Procurator Baphii Narbonensis.

Praeposui Brambaritariorum, sive Argentariorum.

Præpositus Brambaricariorum sive Argentariorum Arelatensium.
Præpositus Brambaricariorum sive Argentariorum Remensium.

Præpositus Brambaricariorum sive Argentariorum Triberorum.

Sub dispositione spectabilis viri
Vicarii decem septem provinciarum.

Provincia Galliarum Consulares.

Viennensis.
Lugdunensis.
Germaniæ primæ.
Germaniæ secundæ.
Belgiæ primæ.
Belgicæ secundæ.

Prasides.

Alpium maritimarum.
Alpium Penninarum & Graiarum.
Maximæ Sequanorum.
Aquitanicæ primæ.
Aquitanicæ secundæ.
Novem Populorum.
Narbonensis primæ.
Narbonensis secundæ.
Lugdunensis secundæ.
Lugdunensis tertiæ,
Lugdunensis Senoniæ.

Sub dispositione viri spectabilis
Comitis Argentoratensis.

Tractus Argenteratensis.

Sub dispositione viri spectabilis
Ducis Provinciæ Sequanicæ.

Milites Latavienses Olinone.

Sub dispositione viri spectabilis
Ducis Tractus Armoricani et Nervicani.

Tribunus cohortis primæ novæ Armoricæ, Grannona in littore Saxonico.
Præfectus militum Carnotensium, Blabis.
Præfectus militum Maurorum Venetorum, Veneris.
Præfectus militum Maurorum Osismiacorum, Osismiis.
Prafectus militum Superventorur Mannatias.
Præfectus militum Martensium, Aleto.
Prefedus milicum prime Flaviæ, Constantia.
Pass militum Ursariensium, Rothomago.
Præfectus militem Dalmatarum Abrincaris.
Præfectus militem Grannonensium, Grannono.
Exenditus tamen Tractus Armoricani & Nervicani limitis per Provincias quinque. Per Aquitanicam primam, & secundam, Senoniam, secundam Lugdunensem, & tertiam.

Sub dispositione viri spectabilis
Ducis Belgicæ Secundæ.

Equites Dalmatæ Marcis in littore Saxonico.
Præfectus classis Sambricæ in loco Quartensi, sive Hornensi.
Præfectus militum Nerviorum portis Æpatiaci.

Sub dispositione viri spectabilis
Ducis Germaniæ Primæ.

Sub dispositione viri spectabilis
Ducis Moguntiacensis.

Præfectus militum Pacensium, Saletione.
Præfectus militum Menapiorum, Tabernis.
Præfectus militum Anderecianorum, vico Julio.
Præfectus militum Vindicum, Nemetes.
Præfectus militam Martensium, alta Ripa.
Præfectus militam secandæ Flavie, Wangiones.
Præfectus militum Armigerorum, Mogontiaco :
Prafectus militum Bingensium, Bingio.
Præfectus militum Bälistariorum, Bosdobriga.
Præfectus militum Defensorum, Confluentibus :
Præfectus militum Acicensium, Amtonaco.


Notitia Præpositur æ Magistri
Mililum Præsentalium.
In Provincia Gallia Ripensi[10].
Præfectus classis fluminis Rodani, Viennæ sive Arelati.
Præfectus classis Braccariorum, Ebruduni Sabaudiæ.
Præfectus militum Musculariorum, Massiliæ Græcorum.
Tribunus cohortis primæ Flaviæ, Sabaudiæ Calarone.
In Provincia Novempopulanæ.
Tribunus cohortis Novempopulanæ, Lapurdo.
In Provincia Lugdunensis prima.
Praefectus classis Araricæ, Cabalioduno.
In Provincia Lugdunensis Senomia.
Præfectus classis Anderecianorum, Parisiis.
Præfectus Lætorum Teutonicianorum, Carnunto Senoniæ Lugdunensis.
In Provincia Lugdunensis secunda & tertia,
Præfectus Estorum Baraverum & Gentilium Suevorum, Baiocas, & Constantiæ Lugdunensis secundæ.
Præfectus Lætorum Gentilium Suevorum, Cenomannos Lugdunensis tertiæ.
Præfectus Lætorum Francorum, Redonas Lugdunensis tertiæ.
In Provincia Belgica prima & secunda.
Præfectus Lætorum Lingonensium per diversa dispersorum Belgicæ primæ.
Præfectus Lætorum Actorum, Epuso Belgicæ primæ.
Præfectus Lætorum Nerviorum, Fanomantis[11] Belgicæ primæ.
Præfectus Lætorum Batavorum Contraginensium, Noviomago Belgicæ secundæ.
Præfectus Lætorum Gentilium, Remos & Silvanectas Belgicæ secundæ.
Præfectus Lætorum Lagensium, prope Tungros Germaniæ secundæ.
In Provincia Aquitania prima & secunda.
Præfectus Lætorum Gentilium Suevorum, Arvernos Aquitaniæ primæ.
Præfectus Sarmatarum & Taifalorum Gentilium, Pictavis.

In Gallia.

Præfectus Sarmatorum Gentilium & Chora Parisios usque.
Præfectus Sarmatarurm Gentilium inter Remos & Ambianos Provinciæ Belgiæ secundæ.
Præfectus Sarmatarum Gentilium per Tractum Segaulonorum.
Præfectus Sarmatarum Gentilium, Lingonas.
Præfectus Sarmararom Gentilium, Augustodunum.


NOTITIA PROVINCIARUM ET CIVITATUM GALLIÆ,
Honorii Augusti ut videtur, temporibus condita,
cum Gallias & Septem Provincias distingui mos erat.
Ex Tomo primo Conciliorum Galliæ Jacobi Sirmondi.

In Provinciis Gallicanis quæ Civitates sint
.

Provincia Lugdunensis prima, N°. iii,

Metropolis Civitas Lugdunensium.
Civitas Æduorum.
Civitas Lingonum,
Castrum Cabilonense.
Caftrum Matisconense.

Provincia Lugdunensis secunda, N°. vii.

Metropolis Civitas Rotomagensium.

Civitas Baiocassum.
Civitas Abrincatum.
Civitas Ebroicorum.
Civitas Sagiorum.
Civitas Lexoviorum.
Civitas Constantia.

Provincia Lugdunensis tertia, N° ix.

Metropolis Civitas Turonum.
Civitas Cenomannorum.
Civitas Redonum.
Civitas Andicaverum.
Civitas Namnetum.
Civitas Coriosopitum.
Civitas Venetum.
Civitas Offismorum.
Civitas Diablintum.

Provincia Lugdunensis Senonia, N°. vii,

Metropolis Civitas Seuonum.
Civitas Carnotum.
Civitas Autisiodorum.
Civitas Tricassium.
Civitas Aurelianorum.
Civitas Parisiorum.
Civitas Melduorum.

Provincia Belgica prima, N°. iv.

Metropolis Civitas Treverorum.
Civitas Mediomatricum Metrís.
Civitas Lencorum Tullo.
Civitas Verodonensium.

Provincia Belgica secunda, N°. xii.

Metropolis Civitas Remorum.
Civitas Suessionum.
Civitas Catuellaunorum.
Civitas Veromanduorum.
Civitas Atrabatum.
Civitas Camaracensìum.
Civitas Turnacensium.
Civitas Silvanectum.
Civitas Bellovacorum.
Civitas Ambianensium,
Civitas Morinum.
Civitas Bononensium.

Provincia Germania prima, N°. iv.

Metropolis Civitas Mogonciacenium.
Civitas Argentoratensium.
Civitas Nemetum.
Civitas Vangionum.

Provincia Germania secunda, N°. ii.

Metropolis Civitas Aggripinensum.
Civitas Tungrorum.

Provincia maxima Sequanorum, N°. iv.

Metropolis Civitas Vesonciensum.
Civitas Equestrium Noiodunus.
Civitas Elvetiorum Aventiens.
Civitas Basiliensium.
Castrum Vindonissense.
Castrum Ebredunense.
Castrum Rauracense.
Portus Abucini.

Provincia Alpium Graiarum, & Penninarum, N°. ii.

Civitas Centronium Darantasia.
Civitas Valensium Octodoro.

ITEM IN PROVINCIIS SEPTEM.

Provincia Viennensis, N°. xiii.

Metropolis Civitas Viennensium.
Civitas Genavensium.
Civitas Gratisaopolitana.
Civitas Albensium.
Civitas Deensium.
Civitas Valentinorum.
Civitas Tricastinorum.
Civitas Vasiensium.
Civitas Arnusicorum.
Civitas Cabellicorum.
Civitas Avennicorum.
Civitas Arelatensium.
Civitas Massiliensium.

Provincia Aquitanica prima, N°. viii.

Metropolis Civitas Biturigum.
Civitas Arvernorum.
Civitas Rutenorum.
Civitas Albiensium.
Civitas Cadureorum.
Civitas Lemovicum.

Civitas Gabalum.
Civitas Vellavorum.

Provincia Aquìtanica secunda, N°. vi.

Metropolis Civitas Burdigalensium.
Civitas Agennensium.
Civitas Ecolismensium.
Civitas Santonum.
Civitas Pictavorum.
Civitas Perrocoriorum.

Provincia Novempopulana, N°. xii.

Metropolis Civitas Elusatiom,
Civitas Aquensium.
Civitas Lactoratìum.
Civitas Convennarum,
Civitas Consorannorum,
Civitas Boatium.
Civitas Benarnensium.
Civitas Aturensium.
Civitas Vasatica.
Civitas Turba, ubi Castrum Bigorra.
Civitas Elloronensium.
Civitas Ausciorum.

Provincia Narbonensis prima, N°. vi.

Metropolis Civitas Narbooensiunu
Civitas Tolosatium.
Civitas Beterrensium.
Civitas Nemausensium.
Civitas Lutevensium.
Civitas Uceciense.

Provincia Narbonensis secunda, N°. vii.

Metropolis Civitas Aquensium.
Civitas Aptensium.
Civitas Reiensium.
Civitas Forojuliensium.
Civitas Vappincensium.
Civitas Segestiorum.
Civitas Antipolitana.

Provincia Alpìum Maritimarum, N°. viii.

Metropolis Civitas Ebrodunensium.
Civitas Diniensium.
Civitas Rigomagensium.
Civitas Solliniensium.
Civitas Sanitiensium.
Civitas Glannatina.
Civitas Semelenensium.
Civitas Vinciensium.

In Provinciis xvii. Civitates 115.





HISTOIRE
CRITIQUE
DE L'ESTABLISSEMENT
de la Monarchie Françoise
dans les Gaules.


LIVRE PREMIER

LIVRE 1 CHAPITRE 1

CHAPITRE PREMIER

Etat des Gaules au commencement du cinquiéme siécle. Leurs Habitans étoient devenus semblables en tout aux Romains.


Au commencement du cinquiéme siecle, les Gaules qui faisoient encore une portion de l’Empire Romain, étoient divisées en dix-sept Provinces dont chacune avoit sa Métropole ou sa Ville Capitale particuliere, ainsi qu’on peut le voir dans la Carte Geographique mise à la tête de cet ouvrage, et qui a été dressée sur l’Etat present, ou sur la Notice des Gaules publiée par le Pere Sirmond[12]. Personne n’ignore que cette Notice a été redigée dès le commencement du cinquiéme siécle et qu’elle est de toutes les anciennes notices des Gaules qui sont venuës jusqu’à nous, celle dont les sçavans font le plus de cas.

Chaque province des Gaules se subdivisoit en un certain nombre de Cités ou de districts, appellés en Latin Civitas, et chaque Cité avoit aussi sa Ville Capitale et dominante dans laquelle résidoit un Sénat dont la Jurisdiction s’étendoit sur tous les cantons ou Pagi, qui composoient le territoire de la Cité. C’étoit la prérogative d’être le séjour du Sénat & des Officiers qui gouvernoient la Ville et son District, qui faisoit la difference qu’il y avoit entre une simple Ville et une Ville qui avoit le droit de Cité. Quand Tite-Live parle de la condition à laquelle les Romains réduisirent la Ville de Capouë qui avoit pris le parti d’Annibal contr’eux[13], lorsqu’ils l’eurent prise par force, il dit… on ne détruisit point la ville de Capouë et l’on permit même qu’il s’y établît des habitans, mais on ne voulut point que ces habitans eussent le droit de Commune et qu’ils formassent une Cité. Il fut statué qu’ils n’auroient ni un Sénat, ni aucune Assemblée du Peuple ; mais qu’on leur envoyeroit de Rome chaque année, un Officier qui leur feroit rendre la Justice. Au commencement du cinquiéme Siécle on comptoit cent quinze Cités dans les Gaules, au lieu qu’il n’y en avoit que soixante et quatre sous le regne de Tibere[14] ; mais ses Successeurs avoient multiplié le nombre de ces Districts, en ôtant à plusieurs Cités une portion de leur Territoire pour en former de nouvelles Cités.

Comme le mot de Cité n’a point dans notre langue l’acception qu’il avoit en Latin, et comme nous l’employons communément pour signifier l’ancien quartier d’une Ville dont l’enceinte a été agrandie ; je dois avertir pour prévenir tout équivoque, que je m’en servirai toujours dans le sens du mot Latin Civitas, et que je traduirai de même Pagus par Canton.

Plusieurs de nos Ecrivains François faute d’avoir eu la même attention, rendent quelquefois mal à propos, le mot de Civitas par celui de Ville, et ils font ainsi assieger ou prendre une Ville, par des ennemis qui faisoient seulement des courses dans le plat païs de son district. Cette méprise n’obscurcit que trop souvent notre histoire.

à la fin du quatriéme Siecle, les Gaulois qui depuis près de cinq cens ans vivoient sous la domination de Rome, étoient devenus des Romains. Il n’y avoit plus alors aucune difference bien sensible entre les Habitans des Gaules et les Habitans de l’Italie : les Colonies dont Auguste et ses Successeurs avoient parsemé les Gaules, furent comme autant d’écoles où les anciens Habitans de ce Païs étudierent la langue et les loix, et prirent les mœurs et les usages de leurs vainqueurs. Un peuple subjugué par un autre devient volontiers semblable à la Nation qui l’a soûmis, pourvû qu’elle ne lui fasse point haïr son nouveau maître ; et Rome dès qu’elle eut une fois assujetti les Gaules, avoit toujours montré à leurs Habitans une prédilection qui ne leur permettoit pas de douter, qu’ils ne lui fussent beaucoup plus chers que tous les autres sujets qu’elle avoit acquis hors de l’enceinte de l’Italie.

On sçait quelle amitié et quelle confiance Jules-Cesar témoignoit aux Gaulois, même à ceux qui avoient porté les armes contre lui. Il donna le droit de Bourgeoisie Romaine à plusieurs d’entre ces Gaulois les moins civilisés, et il les fit même entrer dans le Sénat. Enfin il n’y avoit pas encore cent ans que les Gaules étoient reduites en forme de Province, quand l’Empereur Claudius accorda la faculté de pouvoir posseder les grandes dignités de l’Empire, aux familles principales de celles des Cités des Gaules, qui avoient déja le droit de BBourgeoisie Romaine, ou qui jouissoient des droits d’Alliés du Peuple Romain.[15] Peu d’années après Galba donna ce droit à toutes les Cités des Gaules[16] ; du moins n’exclut-il de cette grace generale, que quelques Cités qui s’étoient déclarées contre lui durant la Guerre civile faite dans les Gaules entre son parti et le parti de Néron.

Sous le regne de Vespasien proclamé Empereur peu de mois après la mort de Galba, nos Gaulois étoient en possession pleine et entiere de tous les droits et de toutes les prérogatives des Citoïens Romains nés à l’ombre du Capitole. On lit dans Tacite que Cerealis qui commandoit les troupes de Vespasien dans les Gaules, assembla, dès qu’il eut appaisé une revolte excitée dans la Cité de Langres et dans celle de Tréves, les principaux Citoïens de ces deux Districts pour les bien convaincre que leur interêt étoit de demeurer fidelles à l’Empire. D’où pourroit venir, leur dit-il entr’autres raisons, votre mécontentement ? Rome ne vous donne-t-elle pas tous les jours ses legions à commander ? Ne vous confie-t-elle pas le gouvernement de ses Provinces, même celui de votre propre Patrie ? Quelle est la dignité à laquelle il vous soit interdit de prétendre ?

Environ cent cinquante ans après le tems dont nous venons de parler, Caracalla donna le droit de Bourgeoisie Romaine à tous les Citoïens des differens Etats dont l’Empire étoit composé, et celles des Cités des Gaules qui pouvoient ne l’avoir pas encore obtenu, en furent alors revêtuës. Il est vrai que par là toutes les Gaules devinrent sujettes aux tributs et aux impositions qu’on levoit déja sur les Citoïens Romains ; ils commençoient dès lors à en être surchargés. En cela, la condition des Cités qui n’avoient été jusques-là Membres de l’Empire qu’en qualité d’Alliés, et qui ne devoient que des soldats et quelques contributions passageres, en devint moins heureuse qu’elle ne l’étoit précedemment. Aussi prétend-on que l’Edit par lequel Caracalla communiqua en un jour à tant de milliers de personnes le titre de Citoïen Romain qui sous les premiers Empereurs, passoit pour un bien-fait considerable, avoit plûtôt été un Edit Bursal rendu dans la vûë d’augmenter le nombre des sujets qui payoient les plus fortes impositions, qu’une marque de sa munificence.

Quoiqu’il en ait été, le droit Romain devint dans toutes les Gaules, en vertu de l’Edit de Caracalla, le droit commun. Si certaines coutumes locales demeurerent en vigueur dans quelques Districts, elles n’y eurent plus d’autorité que dans les cas sur lesquels les loix Romaines ne statuoient point précisément. En vertu de cet Edit, l’habit long particulier au Citoïen Romain ou la Toga, devint dans les Gaules le vêtement de tous leurs Citoïens, qui ne garderent plus de l’habillement de leurs ancêtres que quelques pieces dont l’usage étoit trop commode dans un païs froid, pour les quitter par la raison qu’on ne s’en servoit point à Rome. Voilà pourquoi les Aquitains avoient conservé leurs grands haut-de-chausses nommés Bracca, qu’ils portoient encore du tems de nos Rois de la seconde Race.

Mais les Gaulois n’avoient point attendu qu’ils fussent tous Citoïens Romains pour prendre les mœurs et les usages des Romains. L’endroit des plus curieux des annales de Tacite, est peut-être l’extrait du Discours que l’Empereur Claudius prononça dans le Sénat, en faveur des Habitans de la Gaule Transalpine. Une des raisons qu’il employa pour déterminer cette Compagnie à donner aux principales familles de celles des Cités des Gaules qui avoient la Bourgeoisie Romaine, ou qui jouissoient de l’état d’Alliés du Peuple Romain, le droit de posseder les grandes dignités de l’Empire, fut celle-ci : que les Gaulois avoient déja les inclinations des Romains, qu’ils faisoient les mêmes études qu’eux ; que les Gaulois épousoient tous les jours des Romaines, et les Romains des Gauloises.

Il y avoit donc long-tems quand le cinquiéme siecle commença, que le Latin étoit dans les Gaules, la langue du culte Religieux, celle de l’Etat, celle des Tribunaux, celle des Sçavans, et generalement parlant celle de tous les Citoïens. Dans les païs où la langue vulgaire étoit la langue Grecque, il avoit été peut-être moins nécessaire aux Habitans d’apprendre le Latin, parce que les Romains eux-mêmes étudioient le Grec qui leur ouvroit la porte des Sciences ; mais je crois qu’il y avoit bien peu de Romains qui daignassent apprendre ou le Celte ou l’Aquitain. Les Romains ne voulant pas devenir Gaulois, il avoit fallu que les Gaulois devinssent Romains. En effet, nous voyons par l’Histoire que dès le tems de l’Empereur Vespasien les principaux d’entre les Gaulois portoient déja des noms Latins. Le Batave qui fut alors l’auteur de la revolte de ses compatriotes s’appelloit Claudius Civilis. Un de ses parens se nommoit Claudius Labeo[17]. Le Gaulois qui dans ce tems-là même fit soulever la cité de Langres, se nommoit Julius Sabinus. On pourroit encore alleguer mille autres exemples pareils.

Tous les Ouvrages composés dans le cinquiéme siecle & dans les trois siécles anterieurs, par des personnes nées dans les Gaules, ont été écrits en Latin. Toutes les inscriptions faites alors dans ce pays et qui nous restent, sont en cette langue. Plus les Romains avoient de prédilection pour la Nation Gauloise, plus ils devoient avoir d’attention à l’engager d’apprendre à parler la langue de l’Empire. On ne pouvoit point le servir, même dans les Gaules, si l’on ne sçavoit pas le Latin, qui étoit la langue de l’Etat. Que les Romains ayent cru qu’il leur étoit d’une extrême importance d’obliger tous les sujets de l’Empire à parler la langue de l’Empire, on n’en sçauroit douter. La raison d’Etat le vouloit ainsi ; et saint Augustin dit positivement, que Rome après avoir imposé son joug aux Nations, avoit encore voulu les assujettir à parler sa langue.

Quoique le Latin fût devenu la langue generale des Gaules, et que toutes les personnes, du moins celles qui avoient quelque éducation, le parlassent, néanmoins il n’y avoit pas fait oublier les anciennes langues. Les mots Gaulois qui entrerent dans la langue Françoise lorsqu’elle commença de se former sous nos Rois de la seconde Race, en sont une preuve qu’on ne sçauroit contester[18]. La langue Latine aura donc été pendant le cinquiéme siecle d’un usage aussi commun dans les Gaules, que la langue Françoise l’est aujourd’hui à Dunkerque, et cependant les anciens Habitans des Gaules auront toujours conservé l’usage de leurs anciennes langues, comme les Habitans de Dunkerque conservent toujours l’usage du Flamand qui est leur langue naturelle ? Quelles étoient les langues qui se parloient dans les Gaules en même-tems que le Latin ?

Les habitans dont les Gaules étoient peuplées dans les tems dont je parle, étoient originairement de cinq Nations differentes : les uns tiroient leur origine des Romains qui s’étoient établis dans les Colonies que les Empereurs y avoient fondées ; les autres la tiroient ou des Belges, ou des Celtes, ou des Aquitains, les trois Nations qui partageoient les Gaules lorsque Jules-Cesar y fit ses conquêtes. Enfin les autres tiroient leur origine des differentes peuplades de Germains à qui les Empereurs avoient donné des établissemens en deça du Rhin et sur le territoire des Gaules. Il seroit inutile de parler ici de leurs Habitans Romains d’origine. Venons aux autres.

César, avant qu’il dise que la Garonne séparoit les Aquitains et les Celtes[19], et que les Celtes étoient séparés des Belges par la Marne et par la Seine, nous apprend que chacun de ces trois peuples parloit une langue differente de celles des autres. Ainsi c’étoit la langue Aquitanique qui s’étoit conservée dans la partie des Gaules qui est au midi de la Garonne, c’étoit la langue Celtique qui s’étoit conservée dans la partie des Gaules, qui est entre ce fleuve et la Marne. La langue Belgique s’étoit conservée quelle qu’elle fût, dans les païs qui sont au septentrion de cette riviere.

Quant à nos habitans de la Gaule Germains d’origine, et qui étoient dans celles de ses Provinces les plus voisines du Rhin, comme ils descendoient des Germains qui s’y étoient établis en differens tems par concession des Empereurs, ou que ces Princes y avoient transplantés par force, leur langue Nationale, celle dont ils avoient conservé l’usage, devoit être la langue Germanique.

Procope nous apprend qu’Auguste avoit donné des terres dans ces contrées aux Ubiens et à une partie des Turingiens[20]. On lit dans Suetone que ce Prince lorsqu’il reduisit en forme de Province les païs qui sont entre l’Elbe et le Rhin, en fit sortir la plûpart des anciens Habitans, et qu’il établit dans les contrées de la Gaule voisines du Rhin. Les Sueves et les Sicambres étoient du nombre de ces exilés, qui avoient capitulé avec lui. Le même Auteur nous dit que Tibere transplanta dans les païs des Gaules situés sur le bord du Rhin quarante mille prisonniers de guerre qui s’étoient rendus à lui dans le cours des expeditions qu’il avoit faites contre les Germains. Enfin on voit dans l’Histoire des Empereurs qu’il arrivoit souvent que ces Princes donnoient des terres dans la partie des Gaules voisine du Rhin, tantôt par un motif et tantôt par un autre, à de nouvelles peuplades de Germains. Les Germains faisoient si bien le plus grand nombre dans cette contrée, que les Romains l’appelloient le Païs Germanique, bien qu’il fût sur la gauche du Rhin, et par consequent une portion des Gaules. » ceux des Barbares, écrit Dion, que nous connoissons sous le nom de Germains, ayant occupé toute la partie des Gaules située sur la rive gauche du Rhin, ils ont été cause qu’on lui a donné le nom de Germanie. Elle se divise en deux Provinces, la superieure, ou celle qui est la plus voisine des sources du Rhin, & l’inferieure, ou celle qui est sur le Bas-Rhin, & qui s’étend jusques à son embouchure dans l’Ocean Britannique. » On peut voir dans la Notice des Gaules que deux des dix-sept Provinces, dans lesquelles les Gaules étoient divisées au commencement du cinquiéme siecle, s’appelloient encore, l’une la premiere Germanique, ou la Germanique superieure, et l’autre la seconde Germanique, ou la Germanique inferieure.

Il y avoit même des Colonies de Germains établies dans quelques autres Provinces des Gaules. Tacite dit que les Habitans de la Cité de Tréves et ceux du Tournaisis se glorifioient beaucoup d’être Germains d’origine. Tréves étoit la Métropole de la premiere Belgique, et Tournai une des Cités de la seconde.

L’usage de transplanter des peuplades de Germains dans les Gaules pratiqué de tout tems par les empereurs, étoit très-conforme aux plus sages maximes de la politique, qui ordonnent aux Etats de multiplier autant qu’il est possible, le nombre de leurs sujets. D’ailleurs, dès que les Germains qui generalement parlant méditoient sans cesse sur les moyens de faire quelqu’incursion dans les Gaules, tant qu’ils habitoient à la droite du Rhin, avoient été une fois transplantés sur la gauche de ce fleuve, ils devenoient autant de soldats qui servoient l’empire, sans toucher aucune paye ; dès lors ils avoient interêt de s’opposer de toutes leurs forces aux brigandages de leurs anciens compatriotes, dont ils ne pouvoient pas manquer d’être la premiere victime. Ceux qui viennent les armes à la main pour fourager nos champs et pour enlever nos troupeaux, sont nos veritables ennemis, quoiqu’ils soient de la même Nation que nous ; et les Etrangers qui se joignent à nous pour les repousser, sont nos veritables compatriotes. Enfin les nouveaux Habitans que les Romains introduisoient de tems en tems dans les Gaules, leur servoient encore à y retenir plus aisément les anciens habitans dans le devoir. On n’aura donc pas beaucoup de peine à croire, que lorsque les Francs se furent établis sur la rive droite du Rhin, ce qui arriva dans le troisiéme siecle, les Romains n’ayent en suivant une maxime des plus constantes de leur gouvernement, permis en plusieurs rencontres à des Essains de Francs qui avoient envahi dans les Gaules quelque canton du territoire de l’Empire, de continuer à y demeurer, sous la condition d’y vivre désormais en bons sujets de cette Monarchie, et d’obéïr aux ordres de ses Officiers.

Ainsi l’on parloit la langue Latine et la langue Teutone, qui étoit celle des Germains, dans les deux Provinces Germaniques, et dans une partie de la premiere Belgique, comme dans une partie de la seconde. Ce qui peut confirmer cette verité, c’est que l’Allemand qui est un idiome du Teuton, est encore aujourd’hui la langue vulgaire dans une partie de l’ancien Diocèse de Tournay, dans une partie de l’ancien Diocèse de Trèves, dans l’Alsace, et dans les autres contrées de la Gaule, où nous venons de voir que les Germains devoient faire le gros du peuple au commencement du cinquiéme siecle. Quand le Latin cessa d’être une langue vivante dans les Gaules, les habitans des deux Provinces Germaniques, et une partie des habitans du Diocèse de Tournay et du Diocèse de Trèves, s’en seront tenus à leur langue vulgaire, à celle de leurs Peres, au lieu que dans les autres pays de cette grande Province de l’Empire, les Habitans s’y seront fait une langue composée de mots Latins, comme de mots tirés de celle des langues Gauloises qu’on y parloit, et ils les auront construits suivant la syntaxe des langues Barbares, moins élegante à la verité, mais bien plus facile que la syntaxe de la langue Latine.

Comme les habitans des Gaules parloient des langues differentes lorsqu’ils apprirent à parler Latin, il n’étoit pas possible qu’ils l’apprissent tous également bien. L’experience enseigne que notre langue naturelle nous donne plus ou moins d’aptitude pour apprendre et pour bien parler une certaine langue étrangere. Par exemple, un Suedois apprend plus facilement qu’un Anglois à bien parler la langue Françoise. Il y a des langues dont la prononciation et le genie se ressemblent. Il y en a dont la prononciation et le genie paroissent opposés. Pour revenir à ce qui arriva lorsque les Gaulois apprirent à parler Latin, il se trouva que le genie de la langue naturelle des Aquitains étant plus approchant du genie de la langue Latine, que le genie de la langue des Celtes, les Aquitains en general apprirent à bien parler Latin, au lieu que les Celtes n’apprirent qu’à s’exprimer mal en cette même langue.

Severus Sulpitius, ou Severe Sulpice, à ce qu’on croit vulgairement, Evêque de Bourges, et l’un des Auteurs du cinquiéme siecle les plus connus, nous a laissé entr’autres Ouvrages, des Dialogues. Dans un de ces colloques il fait dire à l’un de ses interlocuteurs qu’il nomme Gallus, et qu’il suppose être Celte de naissance : « Etant né Celte comme je le suis, j’ai peine à me résoudre d’entreprendre de faire un discours suivi devant des personnes nées en Aquitaine, & dont mon langage écorcheroit les oreilles. Un autre Interlocuteur lui répond : Parlez en Latin Celtique, parlez même en Gaulois s’il le faut, pourvû que vous nous entreteniez de Saint Martin. »

Un autre Ecrivain celebre dans le même siécle, Sidonius Apollinaris, évêque de l’Auvergne, et né dans cette Cité, qui suivant l’ancienne division des Gaules par Nation, étoit du Pays des Celtes, quoique suivant la division politique des Gaules en dix-sept Provinces, elle fût de la premiere Aquitaine, écrit dans une lettre adressée à son compatriote Ecdicius : « Notre Pays vous a l’obligation du goût que les personnes de qualité y ont pris pour les Lettres, & du talent qu’elles y ont acquis d’écrire purement, soit en Vers, soit en Prose, après s’être défaites des mots & des phrases barbares du patois Celtique. » Je me réserve à traiter ce point-là encore plus au long, quand j’en serai à l’endroit de mon Ouvrage où il s’agira de l’interpretation d’un passage important de l’Histoire de Gregoire de Tours, concernant Childéric, et qui a paru toujours inintelligible, parce que bien qu’il soit écrit en latin, il est construit cependant suivant un tour de phrase de la langue naturelle des Celtes.

La conversion des Gaulois à la Religion Chrétienne, contribua encore à les rendre plus semblables en tout aux habitans de l’Italie. Après leur conversion, presqu’achevée dès le quatriéme siecle, les Gaulois n’eurent plus que les mêmes Autels, le même Culte ; en un mot la même Religion que les Romains.

Enfin, comme on contracte ordinairement les inclinations, comme on adopte les goûts de la Nation dont on a appris la langue et emprunté les habits, les Gaulois contracterent toutes les inclinations, ils adopterent tous les goûts des Romains. A l’exemple des Romains ils s’adonnerent à l’étude des Loix, et particulierement à celle de l’éloquence. Dès le tems de l’Empereur Adrien, des Gaulois Professeurs en Rhetorique alloient enseigner cet Art dans la Grande Bretagne. L’usage des bains devint commun dans les Gaules, et il y avoit dans leurs grandes Villes des Cirques et des Amphiteâtres où il se donnoit des combats de Gladiateurs ; spectacle si cher aux Romains.

On avoit même pour cimenter encore mieux l’union des Gaulois et des Romains, donné cours à une tradition, suivant laquelle les Gaulois descendoient des anciens Troyens, aussi-bien que les Romains ; de maniere que les uns et les autres ils avoient une origine commune. Lucain qui écrivoit sous Neron, dit que les Auvergnats se prétendoient freres du Peuple Romain, parce que comme lui, ils descendoient des Citoïens de l’ancienne Ilion. Suivant Ammien Marcellin qui avoit servi dans les Gaules, et qui écrivit son Histoire dans le quatriéme siecle, une des opinions qui avoient cours concernant l’origine de leurs peuples, étoit qu’après la prise de Troyes, quelques-uns de ses habitans échappés à la fureur des Grecs, étoient venus s’établir dans ce pays-là, qui pour lors étoit désert. Sidonius Apollinaris dit, en parlant des Auvergnats ses compatriotes, après que l’empereur Julius Népos eût cedé l’Auvergne aux Visigots en quatre cens soixante et quinze. « On a racheté la sûreté des autres aux dépens de notre liberté. Voilà les Auvergnats sous le joug, eux qui se vantent de tirer leur origine d’Ilium, & d’avoir les mêmes Ayeux que le peuple Romain. »

Quoique les personnes d’esprit pussent penser concernant cette genealogie, elle ne laissoit pas de disposer les deux peuples à fraterniser l’un avec l’autre. Il faut bien que l’opinion dont il s’agit, eût eu quelque bon effet, puisque comme nous le verrons dans la suite, les Francs voulurent aussi dès qu’ils se furent établis dans les Gaules, descendre des Troyens, pour avoir la même origine que les anciens Habitans de leur nouvelle Patrie.

Enfin il n’y avoit plus de Gaulois dans les Gaules au commencement du cinquiéme siécle, parce que tous les anciens Habitans de cette grande Province de l’Empire, avoient, pour ainsi dire, été métamorphosés en Romains. Aussi verrons-nous que dans ce siecle-là et dans les siecles suivans, les anciens habitans des Gaules se désignoient eux-mêmes par le nom de Romains, & que le nom de Romains leur étoit donné par les Francs comme par les autres Barbares, qui s’étoient établis dans cette grande Province de l’Empire.

LIVRE 1 CHAPITRE 2

CHAPITRE II.

De la division du Peuple, laquelle avoit lieu dans les Gaules au commencement du cinquiéme siecle.


Nous prendrons ici le mot d’Habitans dans son acception la plus generale suivant laquelle il comprend tous ceux qui habitent dans un pays, quelque y soit leur condition. Quant au mot de Peuple, nous l’entendrons dans la signification qu’il a communément en Droit public, et suivant la définition que Justinien en fait, lorsqu’il dit : " Tous les Citoyens, même les Sénateurs et les Patriciens, sont compris sous le nom de Peuple. "

La premiere division des Habitans des Gaules étoit, comme par tout ailleurs, celle qui se faisoit alors en Hommes libres & en Esclaves. Ces Esclaves étoient de deux conditions differentes. Les uns, ainsi qu’il se pratiquoit dans la Grèce et dans l’Italie, demeuroient dans les Maisons de leur Maître, soit à la Ville, soit à la campagne ; et là ils travailloient pour le profit de ce Maître, qui de son côté devoit leur fournir la nourriture, et tout ce qui est nécessaire à la subsistance de l’homme : les autres Esclaves des Gaules avoient chacun, quoique serfs, leur domicile particulier, et une habitation à eux, soit dans une Ville, soit sur les terres que leur Maître leur avoit assignées pour les faire valoir. Ces Esclaves étoient obligés de se nourir et de s’entretenir eux-mêmes : mais aussi les fruits de la terre qu’ils cultivoient, & le produit de leur travail leur appartenoient, moyennant qu’ils payassent annuellement à leur Maître la redevance convenuë, & qui consistoit en denrées, en bestiaux, en étoffes, en fourures ou en deniers. Suivant Tacite, le genre d’esclavage que je viens d’expliquer, étoit celui qui avoit lieu dans la Germanie au tems de cet Auteur, et dans cet ouvrage, nous l’appellerons la Servitude Germanique.

On voit par quelques Loix des derniers Empereurs Romains, et par un grand nombre de Loix contenuës dans les Codes publiés par les Rois Barbares établis dans les Gaules, & dont nous rapporterons des extraits dans la suite, que l’esclavage Germanique étoit constamment en usage dans les Gaules dès le cinquiéme siecle. Il y avoit même déja des Tenanciers de condition libre, c’est-à-dire, des Citoïens à qui les Proprietaires des terres en avoient abandonné une certaine portion, à condition de les tenir en valeur, & d’en payer une redevance. C’est de ces Tenanciers de condition libre, qu’il est si souvent parlé dans les anciennes Coutumes, sous le nom de Serfs d’heritage au lieu que les Tenanciers esclaves y sont désignés sous la dénomination de Serfs de corps & d’heritage.

Dès qu’on a quelque connoissance de l’Histoire Romaine, on n’ignore pas, que dans tous les païs de l’obéïssance de l’Empire, le nombre des Esclaves étoit beaucoup plus grand que celui des personnes libres ou des Citoïens. La Religion Chrétienne n’avoit rien fait changer à cet égard dans la constitution de la societé, et nous voyons même que sous les derniers Empereurs les Eglises avoient des Serfs de tout genre, qui leur appartenoient. Nos Rois de la premiere Race et ceux de la seconde Race, ne s’étant point fait un objet du dessein d’abolir les anciens usages concernant la servitude, il ne faut point être surpris, que sous les premiers Rois de la troisiéme Race, la France fut encore remplie d’Esclaves dont il semble que le nombre excedoit de beaucoup celui des Citoïens. Il n’est donc pas vrai que la multitude de gens de pôte & de Serfs de tout genre & de toute espece, qu’on voit avoir été dans le Royaume sous Hugues Capet & sous ses douze premiers successeurs, provenoit comme quelques Auteurs l’ont imaginé, de ce que les Francs avoient reduit en servitude l’ancien Habitant des Gaules, quand ils s’établirent dans ce païs. Elle provenoit uniquement de ce que les Gaules, ainsi que les autres Provinces de l’Empire, étoient plus peuplées d’Esclaves que d’hommes libres, quand elles passerent sous la domination de nos Rois. J’ai cru devoir ici prévenir mes Lecteurs sur un point d’une si grande importance, quoique je doive en parler ailleurs.

Nous diviserons en premier lieu les Citoïens, ou les Habitans de la Gaule qui étoient de condition libre, en Ecclesiastiques & en Laïques.

Il y avoit dans chaque Capitale des cent quinze Cités des Gaules, du moins à l’exception de quatre ou cinq villes, un Siége Episcopal. Les Siéges qui étoient placés dans les Métropoles de chacune des dix-sept Provinces, s’appelloient Siéges Métropolitains, parce que ceux qui les remplissoient avoient une primauté de rang & de jurisdiction sur les Evêques de la Province, dont cette Cité étoit la Capitale. On ne donnoit encore neanmoins que le nom d’Evêques aux Prélats qui remplissoient les Siéges Métropolitains. Ils n’ont pris le titre d’Archevêque que long-tems après le cinquiéme siécle.

Le Clergé Seculier et le Clergé Regulier, étoient alors également soumis à l’autorité des Evêques. Mais tout ce qui concerne l’Histoire & la Discipline de l’Eglise Gallicane, a été si bien expliqué par des Sçavans illustres, & dont les écrits sont entre les mains de tout le monde, que je me bornerai à parler de nos Evêques uniquement comme de Citoïens qui tenoient un grand rang dans leur Patrie, & qui avoient beaucoup de part aux révolutions. En effet les droits attachés dès lors à la dignité Episcopale, ne pouvoient pas manquer de donner à ceux qui s’en trouvoient revêtus, une grande consideration & un grand crédit dans la Societé. Durant le cinquiéme siécle les Evêques avoient le pouvoir de disposer ainsi qu’ils le jugeoient à propos, des biens de leur Eglise ; & la plûpart des Eglises étoient déja richement dotées. Les Evêques gardoient ou bien ils rendoient, suivant qu’ils le trouvoient convenable, les Esclaves, et même les criminels qui étoient venus chercher un azile dans les Temples des Chrétiens. Il y avoit plus. Les Loix Imperiales autorisoient les Evêques à se rendre en quelque sorte les tuteurs des veuves et des orphelins, comme à prendre connoissance des Jugemens qui se rendoient dans les Tribunaux Laïques, à suspendre l’execution de ces Jugemens, et même à les réformer en certains cas. Les personnes qu’ils avoient excommuniées étoient regardées comme mortes civilement, lorsqu’elles avoient laissé passer un certain tems sans faire les diligences nécessaires pour obtenir l’absolution. Ce qui donnoit encore un plus grand poids à l’autorité dont les Evêques des Gaules y joüissoient dans le cinquiéme siecle, c’est que la plûpart d’entr’eux ajoutoient à la consideration que leur dignité leur attiroit, le crédit sans bornes qui s’acquiert par un mérite personnel, éminent et reconnu de tout le monde. Si d’un côté nous voyons en parcourant le Martyrologe, que l’Eglise Gallicane lui a fourni durant le cinquiéme siécle et le siécle suivant un nombre d’Evêques mis au nombre des Saints, plus grand que le nombre qu’elle lui en a fourni durant tous les autres siécles mis ensemble, nous voyons aussi d’un autre côté dans l’Histoire, que ces Evêques saints ont été des Citoïens courageux et capables de faire tête à toute sorte d’orages. Il n’en faut point être surpris. Comme les premiers Pasteurs étoient alors choisis par les ouailles, plus les tems devenoient difficiles, plus les Diocesains avoient attention à n’élire pour leur Evêque qu’une personne capable de les défendre contre toute sorte d’ennemis. Dans cette vûë ils nommoient souvent pour être leur Evêque, un Concitoïen qui vivoit actuellement dans l’état du mariage, mais qui avoit fait voir beaucoup de mérite et de vertu, en exerçant les emplois du siécle, et on l’installoit après qu’il s’étoit separé d’avec sa femme. Aussi verrons-nous que les Evêques des Gaules eurent du moins autant de part à l’établissement de la Monarchie Françoise, que l’épée de Clovis.

Quant aux Citoïens Laïques des Gaules, nous les diviserons d’abord par rapport à la Religion qu’ils professoient. Les uns étoient Chrétiens, et les autres étoient ou Juifs ou Payens.

Dans la derniere dispersion des Juifs commencée sous l’Empire de Vespasien et consommée sous celui d’Adrien, plusieurs personnes de cette Nation se retirerent dans les Gaules, où elles firent le bien & le mal qu’elles y ont fait jusques à leur derniere expulsion par notre Roi Charles VI et qu’elles font encore dans les Païs où le Souverain leur permet d’exercer leur Religion, et de faire un peuple à part. Les Juifs dans le cinquiéme siécle prêtoient donc à usure aux Particuliers, comme aux Communautés, et ils se mêloient autant qu’ils le pouvoient du recouvrement des revenus du Prince. Nous les verrons donner lieu par leurs exactions à plusieurs évenemens. D’un autre côté le menu peuple à qui le secours même qu’il en tiroit quelquefois, les rendoit odieux, leur imputoit déja outre leurs véritables crimes, tous les malheurs dont il ne voyoit point la cause. Il les rendoit responsables de l’intemperie des saisons et de la corruption de l’air. Voilà pourquoi Rutilius, Auteur du cinquiéme siécle, et qui a écrit en Vers la relation de son voyage de Rome dans les Gaules, dit : Qu’il seroit à souhaiter que Pompée et Titus n’eussent jamais subjugué la Judée, parce que la dispersion des Juifs dans tout l’Empire, n’avoit servi qu’à donner à cette Nation le moyen d’exercer ses talens funestes dans un plus grand nombre de païs, où ces vaincus opprimoient tous les jours leurs vainqueurs.

Durant le cinquiéme siécle il y avoit encore dans les Gaules, principalement dans leurs Provinces septentrionales, plusieurs Payens, nonobstant les conversions nombreuses que Saint Martin y avoit faites par ses Missionnaires, et qui lui avoient merité le surnom glorieux d’Apôtre des Gaules, titre sous lequel il nous arrivera souvent de le désigner. C’est ce qui paroît & par l’Histoire et par la loi que publia vers le milieu du sixiéme siecle le roi Childebert, fils de Clovis, pour extirper les racines de l’idolâtrie. Nous la rapporterons en son lieu. Il est vrai que Theodose Le Grand avoit presqu’aboli le Paganisme en orient, même avant la fin du quatriéme siécle ; mais ce Prince n’avoit pas regné paisiblement dans les Gaules durant un tems assez long, pour y détruire entierement le culte des Idoles. Son fils Honorius qu’il avoit laissé Empereur d’Occident, tâcha bien d’y abolir le Paganisme en publiant plusieurs Loix qui tendoient à la destruction de cette religion ; mais les troubles et les guerres qui ne discontinuerent presque pas sous son regne, rendirent son zéle inutile & ses Ordonnances sans effet. On peut juger par l’évenement que je vais raconter, de ce qui arrivoit ordinairement à ce sujet-là.

Les complots de Stilicon, qui en ralliant les Payens avoit trouvé moyen de former dans la Cour même d’Honorius une conjuration formidable, avoient déterminé cet Empereur à publier son Edit du mois de Novembre de l’année quatre cens huit, par lequel il excluoit des principaux emplois de l’Etat tous ceux qui ne faisoient point profession de la Religion Catholique. Dès que la Loi eut été publiée, Généridus un des Barbares qui étoient dans le service de l’Empire, et qui faisoit profession du Paganisme[21], remit les marques de l’emploi dont il étoit actuellement revêtu, en déclarant qu’il l’abdiquoit. Honorius exhorta lui-même d’abord Généridus, à garder son emploi. Ce Prince soit que son dessein eût été tel, lorsqu’il avoit fait sa Loi, soit qu’il eût changé d’avis après en avoir vû les premiers effets, fit entendre à Généridus qu’elle n’étoit point une Loi sérieuse, ni qui dût être executée à la lettre, mais bien une de ces Loix d’exclusion generale que la Politique regarde comme une des grandes ressources des Souverains. En effet ces Loix leur donnent à la fois et le moyen de pouvoir sans désobliger personnellement aucun Particulier, se défaire des Officiers suspects de trahison, et le moyen de s’attacher par une distinction honorable, et qui ne coûte rien, les Officiers dignes de confiance, à qui l’on fait valoir comme une grande grace la dispense qui leur est accordée. Généridus répondit, que la Loi qui venoit d’être publiée faisoit tort à tant de braves gens, qu’il se garderoit bien de contribuer à la mettre en vigueur, ce qu’il feroit s’il en obtenoit une dispense. L’Empereur convaincu que plusieurs Officiers qu’il ne vouloit point perdre, suivroient l’exemple de Généridus, revoqua son Edit.

Nous verrons encore Litorius Celsus, et d’autres Payens commander les armées sous les successeurs d’Honorius. Plusieurs Romains ne pouvoient prendre la résolution d’abandonner le culte de ces Dieux, qu’ils s’imaginoient avoir soumis à Rome tant de Provinces, et qu’Horace et Virgile avoient chantés. Peut-être falloit-il pour extirper le Paganisme dans l’Empire d’Occident, que des Barbares élevés dans des principes bien differens, s’en rendissent les maîtres.

Les Citoïens des Gaules qui faisoient profession du Christianisme, étoient encore de deux Communions differentes. Les uns étoient Catholiques, et les autres Ariens. Véritablement ces derniers étoient en très-petit nombre durant le cinquiéme siécle. Le zéle des Evêques secondé de l’autorité Imperiale, avoit ramené la plûpart de ces Heretiques dans le giron de l’Eglise. On ne voit pas du moins que durant le cours des révolutions arrivées dans les Gaules pendant le cinquiéme siécle et le siécle suivant, ceux des anciens Habitans du païs qui étoient Ariens, ayent été assez puissans pour y former aucun parti en faveur des Visigots ou des Bourguignons qui étoient de cette secte-là, au lieu qu’on voit que ceux des anciens Habitans des Gaules qui étoient Catholiques, en formerent souvent en faveur des Francs, dès que les Francs eurent embrassé la Religion Orthodoxe. Suivant les apparences l’inaction de ceux des Romains des Gaules qui étoient Ariens, venoit de leur impuissance, et leur impuissance venoit de leur petit nombre.

Après avoir divisé les Citoïens des Gaules par rapport à la Religion qu’ils professoient, il convient de les diviser par rapport aux trois Ordres politiques ; ou pour parler le style de notre Droit public, par rapport aux trois Etats, dans lesquels tous les Citoïens Laïques étoient distribués. Ces trois Ordres étoient celui des Maisons Patriciennes ou Senatoriales, celui des personnes d’honnête famille, ou des bons bourgeois, & celui des Citoïens qui exerçoient les Arts & Métiers. Cette nouvelle division du Peuple Romain aura succedé peu à peu à la division ancienne, suivant laquelle il étoit partagé en Tribus et en Classes. Cette division qui n’étoit plus d’un grand usage depuis que Tibere eût ôté au Peuple le droit de nommer au Consulat comme aux autres Dignités, pour l’attribuer au Sénat, devint entierement inutile quand Caracalla eut donné le droit de la Bourgeoisie Romaine, à tous les sujets de l’Empire.

A l’exemple de Rome chaque Cité avoit son Senat particulier, qui sous la direction des Officiers dont la commission émanoit de l’Empereur, et dont il sera parlé dans la suite, gouvernoit le district, et y rendoit ou y faisoit rendre la Justice. Comme la Jurisdiction des Officiers Municipaux qui composoient le Sénat des Villes, n’étoit pas restrainte alors, ainsi qu’elle l’est maintenant, à une banlieuë très-bornée : comme il n’y avoit alors ni Fiefs, ni Terres Seigneuriales, tout le plat Païs d’une Cité ressortissoit de la Capitale de la Cité, et il étoit gouverné par les Tribunaux résidens dans cette Capitale. Ainsi les Citoïens considerables d’une Cité devoient être tous domiciliés dans sa Capitale, au lieu d’être domiciliés dans des Châteaux comme ils le sont aujourd’hui. C’étoit donc la Ville qui faisoit la loi à tous les Habitans de la Cité. Ainsi l’on juge bien qu’il se trouvoit dans ces Capitales un nombre de notables Citoïens assez grands pour en former un Corps respectable à tous les autres Habitans.

Les Sénats étoient composés de ceux à qui leurs dignités y donnoient entrée ; et l’on appelloit Familles Senatoriales, celles qui sortoient d’un de ces Senateurs. Elles faisoient donc le premier Ordre des Citoïens, et jouissoient de grandes prérogatives. Cependant nous verrons, en parlant des revenus que l’Empire avoit dans les Gaules, que les biens des Senateurs n’étoient pas exemts de l’imposition ordinaire mise sur tous les fonds, non plus que des subsides extraordinaires. Ils étoient seulement exemtés ordinairement de fournir des hommes pour la recruë des Troupes, & des fonctions municipales les plus onéreuses.

Le second Ordre étoit composé de differentes Décuries ou Classes, dans lesquelles étoient distribués les Citoïens qui possedoient en pleine proprieté des biens-fonds dans l’étenduë du territoire d’une Cité, et qui étoient d’ailleurs d’honnête condition. On appelloit Curiales ceux de ces Citoïens qui avoient voix active et passive dans la distribution de tous les emplois municipaux que faisoit l’assemblée des Citoïens ; ou pour parler à notre maniere l’Hôtel-de-ville ; au lieu que l’on appelloit simplement Possesseurs les personnes, qui bien qu’elles possedassent des fonds en toute proprieté dans la Cité, n’avoient pas néanmoins droit d’entrer dans les Assemblées de la Curie, soit parce qu’elles n’étoient pas encore d’une condition assez honorable pour cela, soit parce qu’elles étoient domiciliées ailleurs, et qu’on ne pouvoit point être à la fois Membre de deux Curies, ou Citoyen de deux Cités.

C’étoit de ces Curiales que se tiroient les Décurions et les autres personnes qui devoient exercer les emplois municipaux, et qui composoient la seconde Cour de la cité, ce que nous pouvons appeller le Corps de Ville. Quelques Loix Imperiales & quelques auteurs, appellent ces Curies le Senat inferieur. Du tems d’Honorius, le chef de ce second Sénat étoit électif, & il restoit cinq ans en place[22].

Au reste l’autorité du Corps de Ville s’étendoit comme celle du Sénat, sur tous les Bourgs & sur tout le plat païs, dépendans de la Cité. Ainsi c’étoit lui qui étoit chargé de toutes les affaires pénibles du district. Il étoit tenu de faire le recouvrement des impositions, en se conformant au rôle ou au cadastre arrêté par les Officiers de l’Empereur, comme d’en payer les deniers à jour nommé, moyennant une remise accordée, tant pour les frais que pour les non-valeurs. C’étoit encore aux Décurions à lever les hommes que leur Cité devoit fournir pour son contingent dans la recruë des Troupes de l’Empire. Enfin c’étoit à eux à répartir sur leurs Compatriotes les contributions extraordinaires, soit en grain, soit en fourages, que le Prince demandoit, & de faire fournir des voitures aux soldats, & à tous ceux qui avoient obtenu de l’Empereur un ordre qui enjoignoit de leur en fournir.

Dans le cinquiéme siécle la condition de ces Curiales devint si fâcheuse par le malheur des tems, et par la faute du gouvernement, que plusieurs d’entr’eux abandonnoient leur Patrie pour se retirer, soit dans les contrées des Gaules qui étoient déja sous la domination des Barbares, soit dans une autre Cité que la leur, quoiqu’ils ne dussent point tenir aucun rang dans cette Cité où ils alloient être regardés comme étrangers ; dans laquelle ils ne pourroient point enfin parvenir au moindre emploi. Le Code est rempli de Loix publiées par les derniers Empereurs, pour engager nos Curiales à retourner volontairement dans leur patrie, & même pour les forcer à y retourner quand ils vouloient s’obstiner à vivre dans l’espece d’exil, auquel ils s’étoient condamnés : « Personne n’ignore, dit l’Empereur Majorien, dans une de ses Loix, que les Curiales sont les appuis de l’Etat, & les entrailles des Cités ; & que néanmoins ces Citoïens dont la Compagnie s’appelle le Sénat inferieur, ont été tellement vexés par l’injustice de nos Officiers, & par l’avidité punissable de ceux qui avoient entrepris le recouvrement de nos revenus, que plusieurs d’entr’eux renonçans au rang honorable qu’ils avoient en vertu de leur naissance, ont abandonné leur Patrie, soit pour se cacher, soit pour se retirer en des lieux où ils ne sçauroient avoir aucune part à l’administration des affaires publiques. »

Il arriva même dans la suite que ceux des Curiales qui avoient du crédit, obtenoient du Prince des Rescrits, en vertu desquels ils étoient rayés sur les rôles des Membres des Curies, et inscrits sur le rôle des simples Possesseurs ou Possessores. Si l’état du Curialis avoit été plus avantageux que celui du simple Possesseur, quand les emplois municipaux n’étoient pas trop à charge, l’état du simple possesseur se trouva préferable à celui du Curialis, quand ces emplois furent devenus excessivement onereux. Le possesseur en étoit toûjours quitte, en payant comme il le pouvoit, son contingent dans les impositions, au lieu qu’il falloit que les Curiales fissent chacun à son tour le recouvrement des sommes dûës par chaque contribuable, et qu’ils en fissent les deniers bons. Rapportons un exemple de cette translation d’un état à l’autre qui est dans les Lettres de Cassiodore. On sçait que Theodoric, Roi des Ostrogots, et son successeur Athalaric, se sont piqués de gouverner l’Italie suivant les Loix et suivant les Maximes Romaines. Nous citerons encore dans la suite un assez grand nombre de passages de Procope & d’autres Auteurs qui font foi suffisamment que nos deux Princes se sont conformés à ces Loix et à ces Maximes tant qu’ils ont regné dans ce païs-là. Voici donc ce qu’on trouve sur notre sujet dans une lettre que Cassiodore écrit au nom d’Athalaric, au Préfet du Prétoire d’Italie, Abundantius, et cela pour lui enjoindre d’ôter Agénantia et ses enfans du rôle des Curiales de la Lucanie, & de les mettre sur celui des simples Possesseurs de la même province.

Athalaric après avoir exposé qu’un des motifs de plusieurs Loix séveres, publiées pour obliger les Citoïens enrôlés dans les Curies à demeurer dans leur état, & à ne point sortir de leur Patrie, a été celui de fournir au Prince, qui seul peut dispenser de ces Loix, des occasions de faire benir sa bonté, ajoute : « C’est dans cette vûë que nous vous enjoignons d’ôter Agenantia, femme de Campanus, personnage célebre par son éloquence, & leurs enfans, du rôle des Curiales de la Lucanie, & de les transporter sur le rôle des Possesseurs de ce district, de maniere qu’il ne reste plus aucun vestige de leur condition passée, & que la posterité puisse ignorer ce qu’ils ont été. »

Cet ordre donné par le Prince en termes clairs et précis, étoit suffisant pour faire exécuter sa volonté ; et les ordres que les Souverains envoyent à un de leurs Officiers, concernant les cas particuliers, n’ont pas coûtume d’être ni plus étendus, ni mieux motivés. Mais heureusement pour nous, Cassiodore qui a servi long-tems de Chancelier aux Rois Ostrogots, ne croyoit point qu’il dût faire toujours parler son Prince comme un Maître despotique, et qui dans ces sortes d’occasions n’a point à rendre compte du motif de ses volontés. Il le fait donc parler souvent dans les ordres envoyés à un Officier sur une affaire particuliere, comme les Souverains ont coûtume de parler dans le préambule qu’ils mettent à la tête d’une Loi generale et nouvelle, afin d’instruire leur Peuple des motifs qui les ont engagés à la publier. Il peut se faire que les Contemporains de Cassiodore ayent blâmé sa métode ; mais nous ne pouvons que sçavoir gré à cet illustre Ministre d’avoir affecté les Stiles raisonnés dont il s’est servi, puisqu’il nous instruit ainsi de plusieurs choses que nous ignorerions aujourd’hui, s’il eût fait parler toûjours ses Maîtres avec la brieveté d’un Empereur : voici donc ce qu’ajoute Cassiodore à l’ordre donné en faveur d’Agenantia, & cela dans la vûë de diminuer la jalousie, et de prévenir les plaintes, que le bienfait du Prince pouvoit exciter contr’elle et contre ses enfans.

« Cependant ils continuëront à porter les charges dont ils faisoient l’assiete auparavant : leur nouvelle condition les exposera à l’inquietude que causeront les bruits d’une taxe imprévûë & payable dans peu de jours. Ils craindront l’aspect des Collecteurs des deniers publics, & ils ne seront plus informés des ordres de la Cour, qu’après qu’ils auront été vûs par leurs Concitoïens. Agenantia & ses enfans appréhenderont ce qu’ils faisoient auparavant appréhender aux autres. Il faut que les personnes dont je change l’état se soient conduites avec sagesse lorsqu’elles ont été en autorité, puisqu’elles ne craignent point d’être surtaxées à l’avenir par des Concicoïens qu’elles ne pourront plus taxer à leur tour. »

Si j’ai été si long sur le second Ordre des Citoïens des Gaules, c’est que tout ce que j’en ai dit ici est absolument nécessaire à l’intelligence de deux ou trois sanctions des plus importantes des Loix Saliques, comme on le verra dans le dernier Livre de cet Ouvrage.

Le troisiéme Ordre étoit composé des Citoïens qui gagnoient leur vie en exerçant les Arts et Métiers[23]. Comme chaque Art ou Métier faisoit un Corps ou un College particulier, on appelloit cet Ordre les Colleges des Métiers, Collegia opificum. Il paroît que l’empereur Alexandre Severe a été l’instituteur de ce troisiéme Ordre de Citoïens. Ce Prince, dit Lampridius, réduisit en forme de Compagnie reglée les Marchands de Vin, les Grenetiers, les Cordonniers, et tous ceux qui exerçoient les autres Arts. Il donna même à chacun de ces Corps de Métier, le droit de se choisir des Chefs, pris dans le nombre de ceux qui le composoient. La plûpart de ces Citoïens étoient des Affranchis, qui suivant les Loix en vigueur dans le cinquiéme siecle, devenoient Citoïens Romains aussitôt qu’ils avoient été mis en liberté, ou les descendans de quelqu’un de ces Affranchis qui n’avoient point encore fait assez de fortune pour entrer dans le second Ordre. Il paroît que les Colleges d’Artisans où les Corps des Arts et Métiers s’assembloient bien pour régler leur Police particuliere, et qu’ils pouvoient même imposer sur leurs Membres quelques taxes legeres pour fournir aux frais que toute la Communauté est obligée de faire ; mais on ne voit point qu’ils eussent aucune part à l’imposition, ni à la levée des revenus du Prince.

LIVRE 1 CHAPITRE 3

CHAPITRE III.

Du revenu particulier de chaque Cité, de ses Milices, & de la maniere dont elle étoit gouvernée.


Chaque Cité avoit ses revenus particuliers qui provenoient de deux sources. La premiere étoit le produit des Octrois ou des Droits particuliers que le Prince permettoit à chaque Cité de lever sur les denrées et sur les marchandises, afin qu’elle fût en état de subvenir aux dépenses de la Commune. Nous avons plusieurs Loix Imperiales qui statuent touchant ces Octrois, et entr’autres une d’Arcadius et d’Honorius qui confirme les Octrois accordés aux Cités, et déclare que ceux qui voudront se pourvoir contre, ne seront pas écoutés.

La seconde source du revenu particulier des Cités ou de leurs deniers patrimoniaux, étoit le produit des biens-fonds dont la proprieté appartenoit à la Commune. Les lettres de Pline à l’Empereur Trajan[24], le Code et les autres monumens de l’antiquité Romaine font foi que les cités acqueroient et qu’elles possedoient en proprieté des fonds dont le revenu étoit employé, soit à faire de nouvelles acquisitions, soit à construire des bâtimens publics, soit à donner des spectacles.

Enfin rien ne manquoit à chaque Cité pour être en quelque maniere un Corps d’Etat particulier. Non-seulement elle avoit son Sénat & ses revenus, elle avoit encore sa Milice. Quoique depuis la conquête des Gaules, Rome ait toujours exigé de leur peuple, une pleine et entiere obéïssance, neanmoins jusques au regne de Caracalla, elle a bien voulu épargner le nom de sujet à la plûpart des Gaulois, et les appeller ses Alliés. Pour rendre son joug moins odieux, Rome donnoit le titre specieux de Traité d’Alliance, & l’Acte par lequel plusieurs Cités des Gaules s’étoient soumises à sa domination. On peut voir dans Pline[25] quelles étoient les Cités des Gaules réputées Alliées, et quelles étoient les Cités réputées sujettes. Cet usage est rendu constant par l’Histoire. Lorsque plusieurs Cités des Gaules qui avoient été sur le point de se révolter pour se joindre à Civilis, prennent enfin la résolution de demeurer fidelles à l’Empire ; Tacite dit : qu’elles prennent la résolution d’observer les Traités d’Alliance. Quand il fait dire à ces cités par un Officier Romain, que les Troupes reglées que l’Empire entretenoit, étoient suffisantes pour sa défense, et qu’il étoit inutile qu’elles fissent prendre les armes à leurs Citoïens, il fait dire à cet Officier, que les Alliés n’avoient qu’à demeurer tranquilles dans leurs foyers. On trouve par-tout le même langage. Il est vrai que ces Alliés étoient aussi soumis aux Princes que les autres sujets. Ils étoient comme eux justiciables des Officiers de l’Empereur. Mais il suffisoit à Rome d’être obéïe.

Il lui importoit peu à quel titre.

On n’avoit point pû laisser à nos Alliés l’apparence de la liberté, sans leur laisser en même-tems le maniment des armes, ni le leur laisser sans le laisser aussi aux sujets voisins des premiers. Aussi l’Histoire fait-elle foi qu’on le leur avoit laissé. Nous voyons que sous les premiers Empereurs, et long-tems avant que Caracalla eût donné le droit de Bourgeoisie Romaine à toutes les Cités de la Gaule, les Officiers du Prince avoient coûtume dans les occasions de demander à ces Cités des secours de troupes, et que les Corps qu’elles faisoient marcher aussi-tôt, se trouvoient à des rendez-vous très-éloignés des lieux de leur séjour ordinaire, peu de tems après qu’ils avoient été commandés. Cela n’auroit pas pû se faire s’il n’y avoit pas eu dans chaque Cité un certain nombre d’Habitans qui eussent toûjours leurs armes prêtes, qui fussent subordonnés à des Chefs reconnus, qui fussent disciplinés en quelque maniere ; en un mot, s’il n’y avoit pas eu une Milice semblable à celles qui sont aujourd’hui dans les Etats de la Chrétienté, et semblable à celle que les Rhétiens ou les Grisons avoient certainement sous le regne de l’Empereur Vitellius. Les Helvetiens ou les Suisses ayant commis quelques hostilités contre celle des armées de Vitellius, que Cécina conduisoit en Italie, ce general résolut d’attaquer d’un côté son ennemi, tandis qu’il le feroit attaquer de l’autre par les troupes reglées qui étoient dans la Rhetie, et par la jeunesse du Païs qui étoit accoutumée au maniment des armes & disciplinée.

Je vais rapporter quelques faits qui prouvent encore mieux ce que je viens d’avancer, après avoir néanmoins pris la précaution d’avertir ceux des Lecteurs qui pourroient penser que j’approfondirois trop une matiere étrangere à mon sujet, que je prétends faire voir dans la suite que les Cités des Gaules avoient encore les Milices dont je vais parler, sous nos Rois Merovingiens, et qu’il est faux par consequent que les Francs eussent désarmé les Romains de cette grande Province de l’Empire.

Tacite écrit, que lorsque la flotte d’Othon fit une descente sur les côtes de celle des Provinces des Gaules qui s’appelloit les Alpes Maritimes, et qui étoit sous l’obéïssance de Vitellius le compétiteur d’Othon à l’Empire : Marius Maturus qui commandoit dans ce Païs pour Vitellius, rassembla les Habitans qui borderent aussi-tôt le rivage pour s’opposer au débarquement de l’ennemi.

Ce même Historien fait souvent mention des Milices fournies par les Cités des Gaules à l’occasion des differens évenemens de la guerre que Civilis fit aux Romains la premiere année du regne de Vespasien. Notre Historien dit dans le récit du combat qu’Herennius Gallus donna près de Bonne contre les Cohortes Bataves qui desertoient du service de Rome pour aller servir Civilis contre elle ; qu’Herennius avoit sous ses ordres trois mille soldats des légions, les Cohortes des Belges qu’on avoit mises sur pied à la hâte, et un grand nombre de païsans et de valets d’armée. Tacite fait encore mention des secours des Ubiens, et il fait dire dans le même Livre à Civilis, que Virginius Rufus lorsqu’il avoit battu Julius Vindex qui s’étoit révolté contre Néron, avoit dû une partie du succès aux Belges qui l’avoient joint : que dans cette bataille ç’avoient été les Gaulois qui avoient défait les Gaulois.

Il est vrai que comme les Empereurs qui n’admettoient dans les légions que les Citoïens Romains, levoient sous le nom deCohortes auxiliaires des Corps composés de leurs autres sujets ; on pourroit croire que les secours des Ubiens et ceux des Belges signifiassent ici des Cohortes auxiliaires de troupes réglées, levées par les Officiers du Prince dans le païs de Cologne, et dans la Gaule Belgique ; mais suivant cette supposition, Tacite n’auroit pas dû dire, et il n’auroit pas dit ici, Auxilia Ubiorum, mais Cohortes Ubias. Il auroit dit les Cohortes Ubiennes, et non pas les secours des Ubiens. Il n’auroit pas dit les Belges, mais les Cohortes Belgiques.

Cet auteur prévient lui-même toutes les difficultés qu’on pourroit se faire à ce sujet, en écrivant que dans les commencemens de la guerre de Civilis, les Gaulois aidoient avec chaleur l’armée Romaine et qu’ils lui envoyoient de nombreux secours.

Dans un autre endroit, Tacite écrit aussi en rendant compte de l’arrangement que Vitellius fit après avoir terminé à son avantage sa guerre contre Othon : « Vitellius renvoya aux Cités des Gaules leurs secours, dont le nombre étoit considerable. Il avoit été bien aise de faire parade d’un tel renfort au commencement de son entreprise. Quand elle fut terminée, ce Prince pour empêcher que la dépense de l’Etat n’excédât son revenu, diminua encore le nombre des soldats dans les légions & dans les troupes auxiliaires, en défendant de recruter ces Corps, & en donnant leur congé à tous ceux qui le demanderent. » Tacite ne sçauroit mieux donner à connoître que sous le nom de secours fournis par les cités des Gaules, il n’entend point les Cohortes auxiliaires de troupes réglées et soudoyées que Vitellius auroit pû faire lever dans les Gaules. Vitellius renvoye chez elles toutes les Milices des Gaules dont il avoit voulu seulement faire parade, mais il se contente de réduire à un moindre nombre les soldats des Cohortes auxiliaires levées et soudoyées par l’Empereur.

On voit même dans Tacite que les Cités des Gaules ont fait quelquefois la guerre l’une contre l’autre dans le tems qu’elles étoient soumises à l’Empire Romain ; elles ne pouvoient faire ces guerres qu’avec leurs propres Milices. Lorsque Galba eut été proclamé Empereur, la Cité de Vienne se déclara pour lui, et celle de Lyon se déclara pour Néron, qui avoit rebâti la Capitale de ce district après qu’elle eut été brûlée. Nos deux Cités se firent ensuite une guerre sanglante, dont les évenemens furent plus d’une fois funestes à l’une et à l’autre. Tacite dit même qu’elles la continuerent avec un acharnement qu’on n’a point ordinairement quand on ne la fait que pour les interêts de son Prince. Cela suppose donc que l’un et l’autre parti pouvoient mettre en campagne des troupes parmi lesquelles il y avoit quelque discipline, & qui étoient un peu aguerries.

Durant la guerre de Civilis contre les Romains, Julius Sabinus, le même qui est si celebre par ses avantures, et par le courage de sa femme Eponine, ayant jetté avec mépris les monumens de l’alliance contractée autrefois entre la Cité de Langres et les Romains, il alla, suivi du peuple de sa patrie, attaquer la Cité des Sequanois qui vouloit demeurer fidele à l’Empereur. Il se donna entre les deux partis une bataille, où ceux de Langres furent défaits.

Nous rapportons ci-dessous un passage de Joseph, qui fait foi que sous le regne de Néron les Romains ne tenoient que douze cens hommes de troupes réglées dans l’intérieur des Gaules. Toutes les forces que l’Empire avoit dans cette grande Province, étoient postées le long du Rhin ? Douze cens soldats auroient-ils suffi pour garder cette vaste étenduë de côtes qui est depuis l’embouchure du Rhin jusqu’aux Pirénées, contre ceux des Barbares de la Germanie qui faisoient le métier de Pirates, si chaque Cité n’avoit point eu une Milice qu’on pouvoit mettre sur pied, et faire marcher en peu de tems aux lieux menacés d’une descente ?

Je crois qu’il seroit inutile d’aller chercher dans les Historiens postérieurs à Tacite d’autres preuves de ce que j’ai avancé, d’autant plus qu’il s’agit d’une chose vraisemblable par elle-même. La raison d’Etat vouloit que les Romains obligeassent les Cités des Gaules d’avoir chacune chez elle une Milice qui pût dans les occasions accourir au secours des troupes réglées qui gardoient le Rhin et les côtes de l’Ocean. Si l’on veut faire agir ici les Romains par les vûës d’une politique plus subtile, ils devoient obliger les Cités des Gaules d’avoir chacune sa Milice particuliere, afin que les contestations inévitables entre des voisins, y donnassent lieu à des hostilités que le Prince seroit toujours le maître de faire cesser, mais qui ne laisseroient pas d’entretenir entre ces Cités une aversion capable de les empêcher d’être jamais en assez bonne intelligence, pour se révolter de concert. Quoiqu’il en fût, il est certain que les Cités des Gaules n’étoient guéres en meilleure intelligence sous les Empereurs Romains qu’elles l’étoient quand leurs dissensions donnerent à Jules-Cesar le moyen de les assujettir l’une après l’autre. Nous les verrons même quelquefois en guerre ouverte l’une contre l’autre, sous les Rois Mérovingiens.

Chaque cité des Gaules avoit un Comte ou Gouverneur particulier qui tenoit son emploi de l’Empereur, et qui avoit soin d’obliger le Sénat et les Décurions à faire leur devoir. Cet Officier étoit subordonné au Président ou au Proconsul de celle des dix-sept Provinces où son district étoit enclavé. C’est de quoi nous parlerons plus au long, en exposant quels étoient les Officiers que le Prince envoyoit pour gouverner les Gaules. Mais avant que de traiter cette matiere-là, il est bon de finir tout ce qui regarde les droits dont joüissoient les Cités.


LIVRE 1 CHAPITRE 4

CHAPITRE IV.

Des Assemblées generales que tenoient les Cités des Gaules. De l’étenduë de l’autorité Impériale. Qui la conféroit.


On voit par l’Histoire, que les Cités des Gaules, tandis qu’elles étoient sous la domination des Empereurs, s’assembloient quelquefois par Députés, et qu’elles tenoient des especes d’Etats generaux pour y prendre des résolutions touchant les intérêts communs. Il ne faut pas confondre cette sorte d’Assemblée purement politique, avec l’Assemblée Religieuse qui se tenoit régulierement dans le tems marqué, aux pieds de l’Autel érigé à Auguste, auprès de la ville de Lyon, quoiqu’il arrivât quelquefois que par occasion l’on y parlât des affaires publiques. En effet nous voyons dans Dion, que sous le regne d’Auguste lui-même, Drusus Nero profita d’une de ces Assemblées Religieuses, pour ramener les esprits des principaux des Gaulois alors fort alienés ; ce qui prévint une révolte. Mais outre cette Assemblée, il s’en tenoit une autre purement politique, et qui étoit apparemment la même qu’Auguste convoqua, et qu’il tint à Narbonne lorsqu’il y fit le recensement des trois Gaules Transalpines, c’est-à-dire, de l’Aquitaine, du païs des Celtes et de celui des Belges. Ces trois Contrées n’avoient point encore jusques-là fait un même Corps politique. Au contraire elles étoient habitées, comme on l’a vû déja, par des Peuples qui avoient les mœurs differentes, et dont chacun avoit même sa langue particuliere.

Mais depuis Auguste, le païs des Belges, le païs des Celtes et le païs des Aquitains, ne firent plus qu’un Corps politique, sous le nom collectif de Gaules. Ils ne composerent plus après cette réünion, qu’une des grandes Provinces de l’Empire ; et cette Province n’eut plus qu’une Assemblée representative, qui dans les occasions, agissoit au nom de toutes les Gaules.

Suivant Dion ce fut quelque tems après la bataille d’Actium donnée en sept cens vingt-trois, et vers l’année de la fondation de Rome cinq cens vingt-sept, qu’Auguste tint pour la premiere fois cette Assemblée respectable. Auguste, dit l’Historien Grec, s’arrêta quelque-tems dans les Gaules pour en faire le recensement, pour y établir une forme de Gouvernement certaine, et pour y regler divers usages ; ce qui n’avoit point encore été fait, parce que les guerres civiles avoient commencé immédiatement après que les Gaules eurent été soumises ; et ces guerres ne faisoient que de finir en l’année sept cens vingt-sept de la fondation de Rome.

Il est aussi fait mention de l’Assemblée des Gaules dans le Sommaire du cent trente-quatriéme Livre de l’Histoire de Tite-Live. Ce Livre suivoit immédiatement celui où notre Auteur avoit raconté la bataille d’Actium et la conquête de l’Egypte. C’est ce qui nous fait croire que cette assemblée ne fut tenuë que vers sept cens vingt-sept. Voici la traduction de ce sommaire. « Cesar est appellé Auguste aprés avoir pacifié l’Empire, & avoir établi dans chaque Province une forme reglée de gouvernement…… Tandis qu’il est à Narbonne où il avoit convoqué son Asemblée, il fait le recensement des trois Gaules que Jules-Cesar son pere avoit subjuguées, & il leur impose un Tribut. » Ce qui s’est passé dans la suite et le lieu même où se tint l’assemblée dont nous parlons, fait penser que la Province que les Romains tenoient déja dans les Gaules lorsque Cesar y vint commander, et dont Narbonne étoit la Ville principale, ne laissa point d’être comprise dans la Gaule Celtique.

Tacite dit que dans le tems qu’Auguste mourut, Germanicus se trouvoit occupé à faire le recensement des Gaules, ce qui suppose la tenuë d’une Assemblée de cette grande Province. Nous trouvons encore une autre Séance de l’Assemblée des Gaules sous le regne de Vespasien. L’Histoire de Tacite nous apprend que sous cet Empereur il se tint une Assemblée des Députés de toutes les Gaules, qui paroît avoir été une Assemblée représentative réglée. Tacite raconte donc que la fidelité des peuples qui avoit été ébranlée dans ce païs-là, par le bruit des premiers succès de Civilis, y ayant été comme rafermie par les avantages que les Romains avoient remportés dans la suite, et par la nouvelle qu’il leur venoit d’Italie de puissans secours, la Cité de Reims enjoignit par un Edit aux autres Cités des Gaules d’envoyer à Reims des Députés pour y tenir une Assemblée où il seroit déliberé sur la question ; s’il étoit à propos dans les conjonctures présentes de prendre les armes pour s’affranchir du joug des Romains, ou s’il convenoit de rester sous leur obéïssance. Aussi-tôt les Cités des Gaules envoyerent des Représentans à Reims. Les Députés de Langres s’y rendirent comme les autres, quoique leur Cité eût déja pris les armes contre les Romains. Tullius Valentinus Chef de ces Députés, prononça pour exciter l’Assemblée à la révolte, un discours très-emporté, et dans lequel il reprochoit à l’Empire Romain tout ce qu’on a toûjours reproché aux grandes Monarchies. Néanmoins l’Assemblée résolut, après avoir entendu ceux qui étoient d’un avis contraire, qu’on demeureroit sous l’obéïssance de l’Empire Romain. Elle écrivit cependant au nom des Gaules à ceux de Tréves, qui avoient aussi pris déja les armes, pour leur enjoindre de cesser tous actes d’hostilité, et pour leur offrir, s’ils vouloient rentrer dans leur devoir, sa médiation auprès de l’Empereur de qui elle se promettoit d’obtenir une amnistie.

Dès qu’on fait attention aux termes dont Tacite se sert, et aux particularités de son récit, on ne sçauroit douter que cette Assemblée des Gaules ne fût une de celles qu’on appelle en Droit public des Assemblées représentatives et réglées. La Cité de Reims n’exhorte point les autres Cités des Gaules, après leur avoir représenté l’importance de la conjoncture où elles se trouvoient, à envoyer leurs Députés à une Assemblée qu’il conviendroit de tenir dans les circonstances présentes, pour y déliberer sur les interêts communs. Le Sénat de Reims enjoint aux autres Cités d’envoyer leurs Députés dans le lieu qu’il indique. Il parle comme ordonnant une chose qu’il étoit en possession d’ordonner, soit que les prérogatives dont Reims joüissoit avant Jules-Cesar lui donnassent le droit de convoquer l’Assemblée dont il s’agit, soit que toutes les métropoles de la Gaule joüissant de ce droit alternativement, Reims se trouvât cette année-là en tour de présider à l’Assemblée, et par conséquent en droit d’en indiquer le tems comme le lieu. Dans tous les Etats réglés il y a, pour user des expressions de Grotius, un petit Sénat qui a le droit de convoquer lorsqu’il le juge à propos, le grand Sénat ou l’Assemblée représentative du peuple. Nous voyons d’ailleurs que l’assemblée convoquée à Reims n’est pas plûtôt formée, qu’elle agit comme une Compagnie réglée, et qui par l’usage est autorisée à parler et à commander au nom des Gaules. C’est au nom des Gaules qu’elle ordonne à ceux de Tréves de mettre bas les armes. Elle leur promet l’intervention des Gaules auprès du Prince. Enfin, est-il possible que les Gaulois eussent osé tenir l’Assemblée qu’ils tinrent alors, si elle n’eût point été une Assemblée ordinaire, convoquée tout au plus extraordinairement, sous quelque prétexte specieux ? N’auroit-ce point été se révolter en effet, que de tenir une Assemblée non usitée, uniquement pour y déliberer si l’on se révolteroit ?

Suivant ce qu’on peut conjecturer, les Assemblées représentatives des Gaules n’auront été d’abord composées que de Députés nommés par leurs Concitoïens, et qui n’avoient d’autre vocation que celle qui leur venoit de l’élection faite de leur personne. Dans la suite les Officiers pourvûs de leurs Emplois par le Prince, auront été en cette qualité, du nombre de ceux qui avoient séance dans ces Assemblées. Elles seront devenuës d’Etats generaux composés de Députés qu’elles étoient, des Assemblées de Notables, composées principalement de gens Mandés par le Prince, en consequence de leurs Emplois. C’est ce que nous apprenons d’un Edit de l’Empereur Honorius, donné en l’année de Jesus-Christ quatre cens dix-huit, pour fixer dans Arles le lieu de l’assemblée qui se devoit tenir tous les ans pour déliberer et prendre les résolutions convenables touchant les besoins des Gaules. Nous rapporterons en son tems l’Edit d’Honorius, et ici nous nous contenterons d’observer que cet Edit qui s’étend beaucoup sur la convenance qu’il y avoit de convoquer cette Assemblée dans la ville d’Arles, ne parle que très-legerement des avantages géneraux qu’on devoit se promettre de sa tenuë. Comme l’Assemblée n’étoit point une chose nouvelle, son utilité étoit connuë depuis long-tems.

Quelle étoit originairement l’autorité de cette Assemblée sous Auguste, et sous ses premiers Successeurs ? Son concours étoit-il nécessaire au Souverain, lorsqu’il s’agissoit d’établir de nouvelles Loix ou de nouvelles impositions ? Je n’en sçais rien. Il en est des Assemblées representatives du Peuple des Monarchies, dit Grotius, soit qu’on les appelle Dietes, Etats generaux ou Parlemens, ainsi que des Souverains mêmes. Comme tous les Souverains qui portent le même titre n’ont point la même autorité dans leur Etat, comme il s’en faut beaucoup, par exemple, qu’un Roi de Pologne ait autant de pouvoir dans son Royaume qu’un Roi d’Espagne en a dans le sien ; de même il s’en faut beaucoup que les Assemblées qui representent les trois Etats dans toutes les Monarchies, ayent chacune le même pouvoir dans sa Monarchie. En quelques Monarchies l’Assemblée representative du Peuple n’est autre chose qu’un Conseil très-nombreux, tenu par le Souverain, afin d’y être pleinement informé des griefs de ses Sujets qui lui sont ou cachés, ou déguisés par les Officiers qui entrent dans son Conseil Privé. Le Souverain dont je parle peut après avoir entendu les représentations de cette Assemblée prendre le parti qui lui convient, et statuer ce qui lui plaît. En d’autres Monarchies, l’Assemblée représentative du Peuple partage le pouvoir legislatif avec le Souverain, qui lui-même est tenu de se conformer aux Loix qu’il a faites avec le concours de cette Assemblée. Elle a même droit d’entrer en connoissance de l’administration du Souverain.

Comme il y a toûjours eu des Assemblées representatives du Peuple, qui, pour ainsi dire, ont rendu leur condition meilleure qu’elle ne l’étoit originairement, en s’arrogeant plus d’autorité qu’il ne leur en appartenoit suivant la premiere Constitution de l’Etat ; de même il y en a eu d’autres qui ont laissé perdre les droits qui leur appartenoient en vertu de cette premiere Constitution. Ainsi quelle que pût être sous Auguste et sous les premiers de ses Successeurs l’autorité de l’Assemblée representative des Gaules, il ne s’ensuit pas qu’elle ait été la même dans le cinquiéme siecle. Au contraire nous sommes assez instruits de ce qui se passoit alors, pour sçavoir positivement que cette Assemblée n’avoit plus aucune part au pouvoir legislatif, et qu’elle étoit réduite à la voix consultative dans les affaires de l’Etat. En premier lieu, il est certain que les Empereurs Romains étoient alors des Souverains despotiques, et qu’ils étoient revêtus de tout le pouvoir legislatif, que ces Princes n’étoient point obligés de partager avec personne.

D’autant que nos Rois de la premiere Race ont succedé immédiatement aux Empereurs dans la Souveraineté des Gaules, il est convenable d’expliquer ici de quelle nature étoit le pouvoir des successeurs d’Auguste, et d’exposer quels étoient les droits dont l’assemblage et l’union, formoient pour parler ainsi, le diadême Imperial transmis par l’Empereur Justinien aux enfans de Clovis. La matiere qui n’est rien moins qu’étrangere à mon sujet, n’est point traitée assez clairement ni assez solidement dans aucun Livre que je connoisse, pour y renvoyer ceux qui peuvent souhaiter d’en être instruits.

Le projet d’Auguste lorsqu’il donna une forme au gouvernement de sa Monarchie, fut de rendre et lui et ses Successeurs des Souverains aussi absolus que l’étoient les Rois d’Asie, sans changer cependant que le moins qu’il seroit possible, la forme exterieure et apparente du gouvernement Republiquain, sous lequel on avoit jusques-là vêcu dans Rome. Voilà pourquoi, il refusa toujours la Dictature qui lui fut offerte plusieurs fois par le Peuple. S’il eut accepté cette dignité, le changement de la Republique en une Monarchie despotique, auroit été trop sensible.

Quel moyen ce Prince, le plus judicieux des hommes de son tems, crut-il donc devoir employer pour parvenir à l’execution de son projet. Le voici. Il se fit conferer successivement toutes les Magistratures & toutes les Dignités qui rendoient ceux qui en étoient revêtus, les dépositaires du Pouvoir suprême & de toute l’autorité de la République. En qualité d’Imperator, titre qui lui fut conferé par les Citoïens qui composoient les troupes, il devint le General à vie de toutes les forces de l’Etat. Il devint en qualité de Souverain Pontife, le Chef de la Religion[26]. Auguste joignit encore aux droits que lui donnoient ces deux Dignités, ceux que les Consuls avoient lorsqu’ils se trouvoient à la tête des armées, aussi-bien que ceux que les Proconsuls avoient dans les Provinces, et specialement le pouvoir de condamner à mort et de faire executer tous les Citoïens de quelque condition qu’ils fussent, sans garder d’autres formalités que celles qu’il lui plairoit d’observer. Les Chevaliers et les Sénateurs étoient soumis comme les simples Citoïens à cette Jurisdiction arbitraire, que l’Empereur exerçoit non-seulement dans les Provinces, mais aussi dans Rome, dans la Capitale de l’Etat, où, pour s’exprimer ainsi, est le Siége des Loix. On ne voit dans l’Histoire des Empereurs que trop d’exemples de ce Pouvoir exorbitant et odieux. Ce fut en vertu de ce Pouvoir que Tibere, je ne dirai pas, fit mourir, mais fit assassiner le jeune Agrippa. Tacite après avoir rapporté les jugemens que Neron rendit contre Pison et contre les autres conjurés convaincus juridiquement d’avoir été de la conspiration tramée par Pison, ajoute que ce prince voulant se défaire du Consul Vestinus qui lui étoit suspect, mais contre lequel il n’y avoit ni dépositions ni aucunes charges, il envoya de sa pleine autorité un Tribun des Cohortes Prétoriennes chez le Consul, avec ordre de le faire mourir, ce qui fut executé. On ne voit point cependant que les Officiers qui avoient prêté leur ministere à de pareils meurtres, ayent jamais été recherchés. Mais ce point du Droit public de l’Empire Romain est trop odieux, et prouvé d’ailleurs par trop d’exemples, pour en parler davantage.

Auguste se fit encore déclarer Prince du Sénat, & joignit à cette Dignité connuë dès le tems de la République, un droit qui pour lors n’y étoit point attaché ; celui de présider au Sénat lorsqu’il s’y trouvoit. Ce fut même par la dénomination de Prince employée absolument, qu’on désigna le plus ordinairement ses Successeurs. Elle n’avoit rien de trop fastueux, parce qu’elle signifioit originairement, le Citoïen qui étoit en droit de dire son avis le premier dans le sénat. Ainsi lorsque l’empereur se trouvoit au Sénat, il avoit droit d’y prendre les suffrages et de prononcer, quoique les Consuls en charge y fussent présens. Leur prérogative étoit bornée alors à l’avantage de dire leur avis les premiers. Lorsqu’ils y présidoient, ils n’osoient décider les affaires d’importance avant que de l’avoir consulté. Enfin Auguste se fit conferer par le Peuple la puissance Tribunitienne, et par-là non-seulement il rendoit sa personne inviolable, mais il se trouvoit encore revêtu du pouvoir de ces Magistrats, qui avoient droit de s’opposer à tout ce que les autres vouloient entreprendre, et le pouvoir de l’empêcher.

C’étoit donc la réünion des divers pouvoirs que donnoient toutes les Dignités dont il vient d’être fait mention, qui formoit, pour user de cette expression, la Couronne Imperiale. C’est l’amas des Titres de ces Dignités que Tacite[27] appelle omnia Principatus vocabula. Omnia deferri Principibus solita, c’est-à-dire, tous les titres qui appartiennent au prince, toutes les dignités dont on revêt le prince à son installation. Comme nous venons de l’observer, c’étoit par le titre de Prince, qu’on désignoit Auguste, et c’étoit sous ce nom qu’il regnoit Cuncta sub imperium nomine Principis accepit.[28] Le nom d’Imperator, il n’est pas ici question de son usage dans les tems précedens, n’étoit qu’un de ses titres. Il s’en falloit beaucoup qu’il signifiât ce que signifie en François le nom d’Empereur, qui seul, désigne un souverain. C’est abusivement qu’on a donné au mot François un sens beaucoup plus étendu, que le sens du mot Latin dont il dérive. Aussi voyons-nous que Tibere quoiqu’il se fût porté pour Imperator immédiatement après la mort d’Auguste en donnant l’ordre aux soldats comme en leur faisant monter la garde auprès de sa personne, fut neanmoins un tems sans accepter l’Empire, ou toutes les Dignités qui lui devoient attribuer le Gouvernement souverain, et qu’il fallut l’engager par prieres à déclarer enfin qu’il vouloit bien les accepter.

Toutes les Dignités dont il a été parlé ne furent déferées à Auguste par le Peuple Romain qu’en differens tems, mais dans la suite elles furent déferées à ses Successeurs par un seul et même Decret du Sénat. Le pouvoir de faire cette Loi fut ôté au Peuple et attribué au Senat dès le regne de Tibere puisque ce fut alors que le Peuple perdit le droit de nommer aux grandes Magistratures. Non-seulement toutes les Dignités dont les droits formoient l’autorité Imperiale étoient conferées au nouvel Empereur par un seul et même Décret, mais elles lui étoient encore conferées pour sa vie.

Justinien a donc raison de dire, que les décisions du Prince ont force de Loi, d’autant que tous les Citoyens se sont dépouillés en sa faveur, du pouvoir appartenant à la Societé sur chacun de ses Membres, quand le peuple a fait la Loi Royale par laquelle il lui a déferé l’Empire. On va voir par ce qui suit, que le Peuple étoit toûjours representé par le Sénat. Lorsqu’il falloit faire une nouvelle Loi Royale à chaque mutation d’Empereur.

Ainsi l’ombre, la forme apparente du Gouvernement ancien subsista dans Rome, sous les Empereurs, et l’on continua d’appeller République, un Etat qui étoit la plus absoluë des monarchies : cinq cens ans après la mort d’Auguste et du tems de Gregoire de Tours, on disoit encore quelquefois la République pour dire l’Empire.

Durant long-tems, les nouveaux Empereurs, même ceux qui avoient été proclamés Imperator par une armée révoltée et au mépris de toutes les Loix, ne prirent point le titre d’Auguste, mot qui de nom propre étoit devenu un nom appellatif et signifiant la même chose que Prince ou Souverain, qu’après que le Sénat leur avoit conferé par un Décret, les Dignités, qui, pour s’expliquer ainsi, formoient par leur réünion, la Couronne Imperiale. C’étoit ce Decret qui changeoit les Tyrans en Princes, quoiqu’il fût rendu presque toujours par force, & parce que celui qui avoit les troupes à sa disposition, étoit le maître des autres Citoïens. Comme le dit Tacite en parlant de l’avénement de Neron à l’Empire, le Sénat se conformoit à la volonté des troupes.

Vitellius proclamé Imperator dans les Gaules, ne prit le titre d’Auguste, ou de Souverain, que plusieurs mois après sa proclamation et lorsqu’il eût été inauguré dans le Capitole.

Didius Julianus qui avoit acheté l’Empire à beaux deniers comptans, & qui avoit été proclamé Imperator dans le Camp des Prétoriens, fit confirmer son titre par un Decret du Sénat qui lui conferoit en même-tems la puissance Tribunitienne et le Pouvoir Proconsulaire.

Macrin proclamé Imperator dans l’Orient par l’armée qui servoit en Syrie, écrivit une lettre au Sénat pour lui donner part de ce qui venoit de se passer, et en conséquence le Sénat confera au nouvel Empereur le Pouvoir de Proconsul & la Puissance Tribunitienne ; à en juger par l’apparence la proclamation faite par les Légions n’étoit regardée que comme un motif de déferer l’autorité suprême au Citoïen en faveur duquel la prérogative militaire, ou l’option des soldats, s’étoit déclarée, en supposant que lorsque l’Empire étoit vacant ou devoit être réputé vacant par l’indignité du possesseur, les troupes avoient le droit de requerir que la Puissance suprême fût déferée à un tel, comme au plus digne de regner ; mais que c’étoit au Sénat à l’en revêtir.

Cet usage fondé sur la premiere constitution de la Monarchie Romaine, et qui sembloit laisser du moins aux principaux Citoïens la disposition de leurs droits les plus importans, fut mal observé dans la suite. Elagabale osa l’enfreindre le premier, en s’arrogeant avant que le Sénat eût rendu son Decret, les titres qu’il ne devoit prendre qu’en vertu de ce Decret. L’armée qui salua Maximin Imperator fut la premiere qui osa donner à l’Empereur qu’elle venoit de choisir, le nom d’Auguste ; elle confera ce titre à Maximin avant que le Sénat eût rendu le Decret qu’il avoit coutume de rendre en pareilles occasions. Ces exemples n’empêcherent pas néanmoins que l’ancien usage ne fût suivi par plusieurs de ceux qui succederent à Elagabale et à Maximin ; et il paroît en faisant attention à la maniere dont Justinien parle de la Loi Royale, que cet usage étoit encore suivi de son tems.

C’étoit donc en vertu des Loix mêmes que les Empereurs étoient au-dessus des Loix, et qu’il n’y avoit plus aucun Citoïen qui dans les tems où le Trône n’étoit pas vacant ou réputé vacant, eût part au Pouvoir legislatif. Il résidoit si bien en son entier dans la personne des Empereurs que leurs Rescrits, c’est-à-dire, les décisions d’un cas particulier qu’ils faisoient dans leur cabinet, sans être obligés d’y appeller d’autres Citoïens que ceux qu’ils choisissoient eux-mêmes, étoient mis en exécution, nonobstant qu’elles se trouvassent en opposition avec les Loix actuellement subsistantes. Ces Rescrits étoient réputés de nouvelles Loix qui abrogeoient les anciennes quoique faites & publiées solemnellement. On opposoit même à ces Loix les Rescrits des Empereurs morts. La jurisprudence dont je parle étoit si bien établie, quoique sujette à des inconveniens sans nombre, que Macrin qui les connoissoit bien parce qu’il sçavoit le droit, avoit entrepris de la changer : son intention étoit d’annuller tous les Rescrits de ses Prédecesseurs, afin que les tribunaux eussent à suivre à l’avenir, dans le jugement des procès, les Loix generales, sans être astreints davantage à se conformer aux décisions que les Empereurs pouvoient avoir faites sur quelques cas particuliers. On ne voit point que le projet de Macrin ait été effectué.

Tout ce que je viens d’avancer est bien confirmé par le fragment du decret rendu pour reconnoître Vespasien comme Empereur, & dont les Antiquaires reconnoissent generalement l’autenticité.

Le Sénat y confere au nouveau Prince, tous les droits qu’avoient eu ses Prédecesseurs, celui de faire telles Alliances qu’il le jugeroit à propos ; celui de ne donner connoissance au Sénat que des affaires qu’il trouveroit bon de lui communiquer ; celui de faire nommer aux Charges les Candidats qu’il voudroit recommander ; le pouvoir de faire executer tout ce qui lui paroîtroit avantageux à l’Empire, & celui de se dispenser de l’observation des Décrets du Sénat et des Loix que ses Prédecesseurs avoient été dispensés d’observer. Enfin il est statué que tout ce qui s’étoit fait jusqu’au jour où le Decret avoit été publié, seroit réputé juste & conforme aux Loix. Notre fragment qui fait bien regretter que nous n’ayons point la table entiere, finit par une Sanction qui prend toutes les précautions imaginables pour mettre à couvert de recherche ceux qui par ordre de l’Empereur auroient dans quelque occasion que ce fût, agi contre les Loix. Voilà quel étoit le pouvoir des Empereurs Romains, mais les Successeurs des Princes à qui Justinien ceda les Gaules, et principalement les descendants de Hugues Capet, l’ont bien restraint pour leur propre avantage.

Qui rendoit le Decret par lequel le nouvel Empereur étoit pour ainsi dire, installé, depuis que le Monde Romain eut été divisé en deux partages ? Qui publioit dans le cinquiéme siécle à chaque mutation de Souverain la Loi Royale, en vertu de laquelle le Sénat & le Peuple Romain prêtoient le serment de fidélité à un Prince qui regnoit ensuite légitimement, et cessoit d’être traité de Tyran, de quelque maniere qu’il eût été proclamé Empereur ? C’étoit dans l’Empire d’Occident la partie du Sénat Romain, qui étoit demeurée à Rome ; & dans l’Empire d’Orient, la partie du Sénat qui avoit été transferée à Constantinople. Il n’y avoit donc plus que ces deux portions du Sénat, qui eussent part au Pouvoir législatif, et seulement encore lorsque le Trône étoit vacant. Les Assemblées représentatives des grandes Provinces, et même les simples Citoïens qui habitoient dans Rome, n’avoient plus aucune part à l’exercice de ce Pouvoir.

Nous voyons, en second lieu, par le Livre de Salvien, que les Assemblées représentatives dont il est ici question, n’étoient ni convoquées ni consultées, lorsqu’il s’agissoit de mettre sur les Habitans du Païs qu’elles représentoient, quelque imposition extraordinaire. Il paroît au contraire en lisant cet Ouvrage, que les ordres de l'Empereur pour lever des subsides extraordinaires étoient adressés directement au Sénat de chaque Cité. Enfin le contenu de l’Edit d’Honorius, que nous avons déja allegué, fera foi suffisamment que l’Assemblée d’Arles ne devoit pas avoir d’autre droit que celui de représenter et de conseiller, et qu’elle n’avoit pas le pouvoir de refuser ou d’accorder.

LIVRE 1 CHAPITRE 5

CHAPITRE V.

Du Chef des Cohortes Prétoriennes et des Officiers nommés par l’Empereur pour gouverner les Gaules, & pour y commander les Troupes avec Constantin. De la maniere dont ces Troupes faisoient le service.


Pour bien expliquer les fonctions des Officiers civils et des Officiers militaires que l’Empereur envoyoit dans les Gaules au commencement du cinquiéme siécle, soit pour y diriger les affaires de Justice, Police et Finance, soit pour y commander ses Troupes, il est nécessaire de dire auparavant, quelle étoit l’administration de l’Empire avant le regne de Constantin Le Grand qui introduisit la forme d’administration qui avoit lieu au commencement de ce siécle-là. On conçoit mieux l’ordre nouveau, quand on est instruit de l’ordre ancien.

Avant le regne de Constantin Le Grand, les Empereurs confioient à la même personne l’administration du pouvoir civil & celle du pouvoir militaire dans les Provinces. Ils remettoient dans les mêmes mains l’épée de la Justice & celle de la Guerre. L’Officier qui représentoit le Prince à la tête des Troupes, le représentoit aussi dans les Tribunaux & dans les Conseils. Bref, toutes les matieres de Justice, Police et Finance étoient autant du ressort de cet Officier, que les expéditions militaires.

Les Proconsuls dans les Provinces dont le Sénat nommoit les Gouverneurs, et les Présidens dans celles dont les Gouverneurs étoient nommés par l’Empereur, avoient eu dès le tems d’Auguste le pouvoir de juger en matiere civile avec une autorité pareille à celle que le Prince avoit lui-même. Quant aux gouverneurs de petites Provinces, qui ne s’appel- loient que Procuratores, Claude le Prédecesseur de Neron, leur avoit dans le cours de son regne, communiqué ce Pouvoir, et sa disposition avoit été confirmée par un Decret du Sénat.

Le Préfet du Prétoire qui recevoit et qui envoyoit de la Cour aux Officiers servans dans les Provinces, les ordres de l’Empereur qui concernoient la Guerre, étoit aussi celui qui leur envoyoit les ordres du Prince qui concernoient le Gouvernement civil. Dans les affaires d’une et d’autre nature, les Gouverneurs des Provinces s’adressoient donc également au Préfet du Prétoire. Il étoit ainsi le premier dépositaire des volontés du Prince, et il se tenoit toujours auprès de sa personne pour recevoir ses ordres de quelque nature qu’ils fussent, et les envoyer ensuite à ceux qui devoient être chargés de les executer. L’Officier dont je parle exerçoit dans l’Empire Romain toutes les fonctions qu’un Grand Vizir exerce aujourd’hui dans l’Empire Ottoman. Ainsi quoique le Préfet du Prétoire, ne fît rien en son nom, et qu’il ne parlât jamais que comme l’écho du Prince, s’il est permis de s’expliquer en ces termes, il gouvernoit néanmoins despotiquement l’Etat, sous un Empereur ou incapable d’affaires, ou dissipé ; il devoit même avoir toujours un grand crédit sous les Empereurs les plus sages et les plus appliqués : on peut bien sur ce point là en croire Macrin, qui après avoir rempli l’emploi de Préfet du Prétoire sous l’Empereur Caracalla, vint à bout de faire assassiner son Maître et de s’en faire proclamer le Successeur. Macrin en écrivant après son avenement à l’Empire, au Sénat qu’il vouloit engager à le reconnoître pour Souverain, dit entr’autres raisons. « J’ai toujours été porté par mon inclination naturelle, à la douceur & même à la débonnaireté. Ne l’ai-je point assez donné à connoître par la maniere dont j’ai exercé sous mon Prédecesseur, un Emploi qui ne donne guéres moins de pouvoir à celui qui s’en trouve revêtu, qu’en donne la Dignité Imperiale, puisque l’Empereur est obligé tous les jours de se reposer de bien des choses sur la fidelité du Chef des Cohortes Prétoriennes. ». c’est le nom François que plusieurs de nos Traducteurs donnent au Préfet du Prétoire qui commandoit ce Corps de Troupes.

Les Cohortes Prétoriennes, dont les soldats avoient une paye double de celle que touchoient les soldats des Légions, et qui acqueroient le droit de Veterance par seize années de service, au lieu que les soldats Légionnaires ne l’acqueroient que par un service de vingt années, faisoient un Corps de neuf à dix mille hommes presque tout composé d’Infanterie. Il avoit un Camp dans l’enceinte de Rome, et un Quartier dans Albane, Ville éloignée de trois ou quatre lieuës de la Capitale. L’Emploi principal de nos Cohortes étoit donc celui de servir de Garde à la personne du Prince, et de mettre en execution tous ses Ordres de quelque nature qu’ils fussent. Ainsi les Prétoriens faisoient non-seulement la fonction de Gardes du Corps près de l’Empereur, mais lorsqu’il avoit rendu sans forme de procès un Jugement qui condamnoit quelqu’un à l’exil ou à la mort, c’étoient eux qui se trouvoient chargés de l’exécution de la Sentence, et qui souvent même l’exécutoient de leur propre main. Les Prétoriens étoient Officiers de Justice aussi-bien que soldats. Quand on ne trouvoit pas indécent que le Prince lui-même fît toutes les fonctions de Juge, pouvoit-on trouver étrange que les Tribuns, les Centurions et les Soldats des Cohortes Prétoriennes, fussent assujettis à toutes les fonctions des Ministres subalternes des Tribunaux ? C’étoit sous Tibere que le Gouvernement de l’Empire avoit achevé de prendre sa forme & qu’on s’étoit formé l’idée de la Dignité Imperiale. Or Tibere lui-même avoit montré plusieurs fois qu’il ne la croyoit pas incompatible avec aucune des fonctions de la Magistrature. Plautius Silvanus ayant précipité du haut d’une fenêtre sa femme qui mourut de la chûte, Apronius le pere de cette malheureuse rendit sa plainte à Tibere, qui fit en personne la descente sur les lieux, où il trouva des preuves du crime que le mari nioit d’avoir commis, et il en fit son rapport au Sénat. Nous verrons même dans la suite de cet Ouvrage que nos Rois ont pensé long-tems, comme les Empereurs Romains dont ils étoient les Successeurs, & que les Grands de l’Etat pensoient aussi comme eux. Voici ce que disent les Grandes Chroniques[29], concernant une execution celebre faite sous le regne de Philippe Le Hardi fils de Saint Loüis. « Quand les Barons furent assemblés, Pierre de la Broche fur tantôt livré au Bourreau à un bien matin au Soleil levant, laquelle chose fut bien plaisante aux Barons de France. Si le convoyerent au Gibet le Duc de Bourgogne, le Duc de Bréban, le Comte d’Artois & plusieurs autres Nobles Barons. »

Aussi les Prétoriens ne montoient-ils la Garde auprès du Prince lorsqu’il étoit dans la capitale, que vêtus de la Toga, ou de cet habillement long affecté au Citoïen Romain, et que portoit tout le Peuple. Lorsqu’ils assistoient sous les armes à quelque Cérémonie, l’Histoire en fait mention, comme d’une chose extraordinaire. Il est vrai qu’ils ne faisoient en portant les habillemens ordinaires, que se conformer à l’usage observé par les Empereurs qui ne paroissoient dans Rome que vêtus de long[30]. Vitellius et Severe n’entrerent même dans cette capitale, qu’ils pouvoient se vanter d’avoir conquise, qu’après s’être désarmés et après avoir pris la Toga.

Enfin l’on voit par un passage de Xiphilin, que c’étoit un Officier des Prétoriens qui avoit la garde des Etats, des Journaux et des autres Papiers du Prince. Il est donc évident, comme nous l’avons déja dit, que sous un Empereur sans experience ou sans application, le Chef des Cohortes Prétoriennes devenoit le Maître de l’Etat. Aussi les Empereurs pour n’avoir point un Maître dans leur premier Officier, avoient-ils coûtume de partager son Emploi entre deux personnes, dont chacune exerçoit l’un et l’autre pouvoir dans le département que le Prince leur assignoit. Il y avoit donc presque toûjours deux Préfets du Prétoire : celui qui a un collegue a un rival. Commode partagea même entre trois personnes, l’emploi dont nous parlons, et il donna l’exemple à quelques-uns de ses Successeurs, d’avoir en même-tems trois Préfets du Prétoire au lieu de deux. Cette précaution n’empêchoit pas néanmoins que les Officiers dont je parle ne se servissent assez souvent contre le Prince de l’autorité qu’il leur avoit confiée. Dans les trois siécles écoulés depuis qu’Auguste eût donné une forme certaine à l’Empire Romain, jusqu’au regne de Constantin Le Grand, il y eut dix Empereurs assassinés par les menées des Chefs des Cohortes Prétoriennes, dont plusieurs s’assirent eux-mêmes sur le Trône de leur Maître et de leur Bienfaicteur.

Les Officiers que l’Empereur envoyoit dans les Provinces pour les gouverner, & qui recevoient les ordres du Prince par le canal du Préfet du Prétoire, étoient aussi, comme nous venons de le dire, revêtus du Pouvoir civil & du Pouvoir militaire. Il est vrai qu’il y avoit des Provinces qu’on appelloit armées & d’autres désarmées, parce qu’il y avoit toûjours dans les premieres un Corps de Troupes destiné à n’en point sortir, au lieu qu’il n’y avoit point un pareil Corps de Troupes dans les dernieres ; mais l’Officier qui gouvernoit les Provinces désarmées ne laissoit pas de commander quelquefois les Troupes qu’on y faisoit passer dans le besoin. C’est ce qui arrivoit quand le besoin n’étoit pas tel qu’il fallût envoyer dans cette Province un Officier d’un grade superieur à son Gouverneur ordinaire.

Depuis le regne de Tibere il n’y avoit dans les Gaules que deux Provinces qui fussent véritablement des Provinces armées, la Germanie superieure et la Germanie inferieure. Les autres étoient originairement des Provinces désarmées, inermes Provinciae, ou elles étoient devenues de cette condition-là, quelque titre que l’on continuât de donner à leurs Gouverneurs. Rien ne seroit plus inutile que de faire ici le recensement de ces dernieres, parce que leur condition a varié à plusieurs reprises, et qu’il n’est ici question que d’expliquer l’état des choses immédiatement avant Constantin.

Sans être trop versé dans la politique, on voit bien qu’il étoit facile aux Gouverneurs des deux Provinces Germaniques, comme aux Gouverneurs des autres Provinces armées, qui chacun dans son district faisoient à la fois les fonctions de General, de Juge & d’Intendant, de se soulever contre le Prince, & de se faire proclamer Empereur. Il est aisé à un Officier qui exerce ces trois fonctions de se faire aimer en même-tems des Troupes et des Habitans du Païs, où elles servent toûjours, & l’on séduit sans peine ceux dont on est aimé. D’ailleurs la maniere dont les Troupes Romaines étoient, pour ainsi dire, conformées, & la maniere dont elles faisoient le service, les rendoient plus susceptibles de séduction, plus enclines à se révolter, et plus capables de se donner un nouveau Maître, que ne le sont les troupes que les Potentats de la Chrétienté entretiennent aujourd’hui.

Jusques au regne d’Auguste, Rome n’avoit pas tenu à son Service, des Troupes destinées à demeurer toûjours sous leurs Drapeaux, et qui dûssent être conservées et entretenuës durant la paix, comme durant la guerre. Tant que la République avoit subsisté, on n’avoit levé des Troupes que lorsqu’il y avoit eu occasion de les employer actuellement. On y enrôloit tous les Citoïens de quelque profession qu’ils fussent, chacun à son tour, & l’on renvoyoit ces Citoïens à leurs foyers, dès que les mouvemens qui avoient fait craindre une rupture étoient calmés, ou dès que la guerre étoit terminée. Il paroît en lisant les Auteurs contemporains qui ont parlé des guerres civiles entre le parti de Cesar & celui de Pompée, que l’on supposoit également dans l’un & dans l’autre parti, que les Légions devoient être licenciées de part et d’autre, immédiatement après la pacification des troubles. En effet rien n’étoit plus opposé à l’esprit d’une République où la Puissance suprême résidoit dans le Peuple, que de tenir une portion de ses Citoïens toujours armée. Il auroit été impossible néanmoins à la République, supposé que les guerres civiles dont nous venons de parler, se fussent terminées sans détruire sa constitution, de se passer de Troupes reglées. Ses frontieres reculées à une très-grande distance de l’Italie, confinoient encore en plusieurs lieux à des Nations barbares avec lesquelles il étoit impossible d’avoir jamais une paix tranquille et durable. Il étoit devenu d’une nécessité indispensable d’avoir en tout tems des armées sur les limites de l’Etat.

Ainsi quand Auguste se fut rendu le maître dans Rome, il ne dut point hésiter à suivre le conseil que lui donna Mecénas, d’avoir continuellement sur pied un Corps de Troupes, qu’il pût faire agir d’un moment à l’autre, soit contre les ennemis domestiques, soit contre l’ennemi étranger. D’ailleurs l’entretien des Troupes reglées donnoit le moyen d’employer les Citoïens que leur caractere ou le train de vie auquel ils étoient accoutumés, rendoit incapables de toute autre profession que de celle des armes. Il se trouve toujours dans tous les Etats & dans tous les tems un grand nombre d’hommes de ce caractere, mais ce nombre est excessif dans les païs où les guerres civiles viennent de regner & où elles ont duré plusieurs années. La solde qui donne aux hommes dont nous parlons, un moyen honnête de subsister, les empêche d’être exposés à la tentation de fournir à leurs besoins par des violences. Enfin Auguste en faisant du service militaire qui jusqu’à lui n’avoit été qu’une des fonctions communes à tous les Citoïens, une profession particuliere, pouvoit se promettre que ses soldats en sçauroient mieux leur métier, et que les autres Citoïens oublieroient le maniment des armes.

Les Troupes Romaines formées par Auguste & qui ont été si long-tems la terreur des Nations, & même de leurs propres Empereurs, étoient divisées en Légions. Chaque Légion étoit composée de cinq à six mille soldats, dont il n’y avoit que quatre ou cinq cens qui fussent montés. Le reste servoit comme fantassins. L’Officier qui commandoit en chef la Légion, avoit le titre de Lieutenant d’une Légion. Comme on n’y enrôloit que des Citoïens Romains, les soldats dont elles étoient composées ne reconnoissoient guéres d’autre distinction entre eux, que celle qui provenoit des grades militaires où chacun étoit parvenu. On n’y croyoit pas que les uns ne dûssent entrer dans un Corps que pour commander, et les autres pour obéïr toûjours. Le dernier des simples soldats pouvoit devenir à son rang le premier Tribun ou le second Officier de la Légion : car il paroît véritablement que les Empereurs ne suivoient ordinairement que leur inclination lorsqu’ils nommoient le Colonel Lieutenant, ou l’Officier qui la commandoit en chef sous le nom de Legatus Legionis. Du moins juge-t’on par l’aversion que les Troupes avoient pour les Officiers avancés contre ce que nous appellons l’ordre du Tableau, que ces sortes de préferences étoient rares[31]. Ainsi les Officiers & les soldats ne passoient guéres d’un Corps dans un autre, ce qui leur avoit fait perdre leur rang d’ancienneté. Il devoit arriver aussi très-rarement que ceux qui étoient encore en état de porter les armes, voulussent quitter le Service. L’Officier étoit soutenu par la satisfaction de monter de tems en tems d’un dégré, & par l’esperance qu’en continuant à détruire les Châteaux de bois des Brigantes[32], et à mettre le feu aux cases des Maures, il parviendroit avant que d’avoir passé l’âge de soixante ans, à commander le Corps où il s’étoit vû le dernier Compagnon. Quant au soldat, il étoit encouragé par l’idée qu’il deviendroit un jour l’égal de ceux qui actuellement étoient ses Supérieurs, si sa santé lui permettoit de rester dans les Troupes ; & que s’il arrivoit qu’après avoir acquis la véterance par vingt ans ou seize ans de service, il se trouvât trop cassé pour continuer le métier de la guerre, il se retireroit alors avec une récompense, soit en terres, soit en deniers, qui le mettroit en état de subsister commodément le reste de ses jours.

D’ailleurs la paye que touchoit le simple Soldat Légionaire, et qui étoit de près d’un denier d’argent par jour[33], se trouve, toutes choses évaluées, avoir été une solde trois fois aussi forte que l’est celle des Fantassins entretenus aujourd’hui dans la Chrétienté, qui reçoivent la paye la plus haute. Enfin, la division des hommes en Citoïens et en Esclaves, laquelle avoit lieu pour lors, donnoit moyen au soldat Romain de se faire servir, & de s’épargner ainsi bien des fatigues & bien des travaux, que nos soldats sont obligés d’essuyer. Aussi voyons-nous par ce que dit Tacite en parlant du sac de Crémone arrivé sous l’Empire de Vitellius, qu’il y avoit dans un Camp Romain plus de Goujats et d’autres Valets d’armées que de Combattans.

La subordination est l’ame des Corps politiques. C’est elle qui les conserve, & qui les met en état d’agir. Mais cette subordination est bien moins respectée lorsqu’elle n’est que l’effet de la fortune ou de la faveur, que lorsqu’elle est uniquement l’effet du mérite & de la justice. Telle étoit la subordination qui avoit lieu dans les Troupes Romaines. Si quelquefois l’ordre du Tableau y avançoit quelqu’un qui ne méritât point de monter au grade où il parvenoit, du moins personne n’étoit mortifié de son avancement ; sa promotion étoit autorisée par l’usage, & l’on exécutoit toûjours de bonne foi ses ordres, quoique l’on méprisât sa personne.

Il étoit très-rare qu’on séparât, du moins pour long-tems, une Légion, afin d’en faire servir cinq Cohortes dans un Païs, & cinq Cohortes dans un autre. La Légion servoit toute entiere dans la même armée. Une Légion ne se séparoit point même quand la campagne étoit finie. Souvent elle passoit l’Hyver dans le même Camp, ou du moins dans des Camps voisins les uns des autres. L’usage de mettre les troupes en Garnison dans les Villes, n’avoit point lieu sous le Haut Empire. Jusques au regne de Constantin Le Grand, qui, comme nous le dirons dans la suite, changea l’ancien usage, les troupes hivernoient dans des Camps qu’on appelloit des Camps d’Hyver. Ils étoient placés dans l’intérieur du Païs, et le Soldat qui avoit été obligé à passer l’Eté sous des Tentes de peau, pouvoit s’y barraquer, mais il falloit toujours qu’il s’y retranchât & qu’il y fît le service aussi exactement que s’il eût été au milieu du Païs ennemi. Voilà ce qui a rempli les Gaules et les autres Provinces de l’Empire Romain, de ces Camps retranchés, qui s’appellent encore aujourd’hui Camps de César, c’est-à-dire, camps de l’Empereur en général, et non point Camps de Jules Cesar.

Il étoit même ordinaire avant le regne de Domitien, de faire camper ensemble dans le même Camp d’Hyver, plusieurs Légions : ce fut lui qui défendit cet usage, parce que Lucius Antonius président de la Germanie supérieure, avoit profité d’un pareil campement pour faire révolter les Troupes qui étoient sous ses ordres.

Ainsi les Soldats qui composoient une Légion ne se perdoient presque jamais de vûë ; & comme ils se connoissoient dès l’adolescence, ils sçavoient quels étoient ceux d’entr’eux qui avoient plus d’esprit & plus de courage que les autres. Les Officiers d’un mérite supérieur connoissoient encore la portée & les inclinations de leurs compagnons, & ils sçavoient ce qu’il falloit dire à chacun d’eux pour le faire entrer dans une cabale, ou pour le retenir dans un parti. Il étoit impossible que les Empereurs ne vissent pas clairement que l’usage de faire camper toûjours les armées avoit ses inconvéniens ; mais ils étoient si persuadés qu’on ne sçauroit maintenir une discipline exacte dans les Troupes, à moins qu’on ne tienne toûjours ensemble les Soldats et les Officiers, & qu’on ne réduise les uns et les autres à ne vivre qu’avec des personnes de leur profession ; que bien que Rome fût le séjour ou le quartier ordinaire des Cohortes Prétoriennes, ces Princes ne leur permirent pas long-tems de loger dans la Ville, où Auguste qui les avoit mises sur pied, les avoit éparses par chambrées de cent hommes chacune[34]. Elles avoient donc pour leur principale demeure un Camp entouré de murailles de briques, que Séjan leur avoit fait bâtir à une des extrêmités de Rome, dont il étoit en quelque sorte la Citadelle. Dans la suite elles en avoient eu encore un second auprès d’Albe.

Non-seulement il étoit rare qu’on séparât une Légion en plusieurs Corps qui servissent l’un dans un Païs, & l’autre dans un Païs different, mais il n’étoit pas ordinaire qu’on la fît passer de la Province où elle avoit coûtume de servir, dans une autre Province. Les Empereurs ignoroient que la raison d’Etat veut, pour me servir de l’expression usitée, qu’on promene les Troupes, et qu’on ne les laisse jamais trop long-tems dans les mêmes lieux ; ou bien ils craignoient de mécontenter les Légions s’ils la mettoient en pratique. En effet, rien ne contribua plus à faire révolter en faveur de Vespasien, et contre Vitellius les Légions qui avoient leurs quartiers en Syrie, que le bruit qu’on y sema, que le dernier pour récompenser les Légions des Gaules qui l’avoient salué Empereur, vouloit envoyer ces Légions sur l’Euphrate où le climat étoit plus beau et la guerre moins pénible, que sur les bords du Rhin, et que l’intention de ce Prince étoit de remplacer les Légions des Gaules par celles qui étoient actuellement en Syrie.

Ainsi les mêmes Légions servoient presque toûjours ensemble. Il y a plus, elles servoient presque toûjours avec les mêmes Cohortes auxiliaires, tant de Cavalerie que d’Infanterie. Ces dernieres troupes entretenuës & soudoyées par le Souverain, étoient composées de ceux des Sujets de l’Empire, qui ne pouvoient point entrer dans les Légions, parce qu’ils n’étoient pas Citoïens Romains. On ne vouloit recevoir dans ces Corps, le nerf de la Milice de l’Empire, que des hommes interessés par leur état personnel, à la conservation de la Monarchie. Le plan que Mecénas proposa à Cesar Auguste pour servir de régle dans le Gouvernement de l’Empire, & que Dion nous a conservé, établit comme une maxime fondamentale, qu’à l’avenir les Troupes seront entretenuës, comme on dit, Paix & Guerre, et qu’elles seront composées de Citoïens, d’Alliés et de Sujets. Nous avons déja observé qu’une partie des Sujets de Rome ne lui obéïssoient que sous le titre spécieux de ses Alliés. Cette disposition excluoit donc les Etrangers du Service de l’Empire. On n’étoit point reçu dans les troupes qu’il entretenoit, qu’on ne fût son Sujet à l’un des trois titres dont nous avons parlé.

Il est vrai qu’on trouve quelquefois dès le tems même des premiers Empereurs, des Troupes Etrangeres dans les armées Romaines. On en voit par exemple dans l’armée de Vespasien qui faisoit la guerre en Italie contre Vitellius, & dans l’armée de Titus lorsqu’il faisoit la guerre contre les Juifs. Mais ces Troupes composées d’Etrangers, n’étoient pas des Corps à la solde de l’Empire. Les Etrangers qui servoient dans l’armée de Vespasien, étoient des Sujets de Sido & d’Italicus rois des Sueves. Ces Barbares avoient des Volontaires qui accompagnoient leurs Souverains. Il en étoit de même des Etrangers qui servoient dans l’armée de Titus quand il assiegeoit Jerusalem. Ces Etrangers n’étoient point Soldats de l’Empire, mais des Rois d’Asie. Ils n’étoient ni à son serment, ni à sa paye. Je reviens aux Troupes composées d’Alliés. Tacite dit, qu’Auguste laissa par son Testament à chaque Soldat des Légions, dont les Cohortes sont composées de Citoïens Romains, trois cens sesterces. Ce même Auteur écrit qu’après la mort d’Auguste, Tibere lût en plein sénat l’Etat des forces de l’Empire, dressé par Auguste, & que cet Etat contenoit le Registre des revenus, celui des dépenses nécessaires, une notice des Provinces, & le nombre des Troupes composées de Citoïens, et celui des Troupes composées d’Alliés.

Ce qu’écrit notre Historien dans la vie d’Agricola confirme bien ce que nous venons d’avancer. Après avoir dit qu’Agricola en faisant la disposition de son armée pour donner bataille aux Bretons insulaires, avoit placé, contre l’usage ordinaire, les Légions en seconde ligne, et les Cohortes auxiliaires en premiere ligne, il ajoute à sa narration : « Suivant cet ordre de bataille, les Légions étoient à portée de soutenir les Cohortes, supposé que les Cohortes fussent battuës & si elles battoient l’ennemi, Agricola remportoit la victoire sans qu’il y eût eu une goute du sang Romain répanduë dans l’action. »

Comme les Cohortes auxiliaires n’étoient point réünies en forme de Corps militaire, ainsi que l’étoient les Cohortes qui composoient les Légions, et comme d’un autre côté les Soldats des Cohortes auxiliaires qui n’avoient pas les droits de Citoïen Romain, ne pouvoient pas prétendre d’avoir voix dans l’élection d’un Empereur, on voit bien qu’elles étoient réduites à suivre l’impulsion des Légions avec qui elles campoient. En effet, je ne me souviens pas d’avoir vû dans l’Histoire des Révolutions survenuës dans l’Empire Romain par la révolte des armées, que les Cohortes auxiliaires ayent jamais commencé la révolte, ni qu’elles l’ayent jamais empêchée.

Il arrivoit quelquefois que des armées qui servoient dans des provinces differentes, se conféderassent l’une avec l’autre. A quelque distance qu’elles fussent, elles se regardoient dès-lors comme associées, & les interêts de l’une devenoient les interêts de l’autre. Le sceau de cette confédération étoit, deux mains d’argent ou d’un autre métail, qui se serroient l’une l’autre, & que les armées associées s’envoyoient réciproquement comme un gage de leur union. Si plusieurs des Empereurs ont eu sujet de se loüer de ces liaisons que les armées prenoient entr’elles ; s’ils ont fait mettre sur leurs Médailles la figure des deux mains jointes ensemble qui en étoient le symbole avec la Légende, la Concorde des Armées, pour marquer que cette union avoit été cause de leur élévation, ou qu’elle faisoit leur sûreté, plusieurs de ces Princes ont été les victimes de ces dangereuses confédérations. Enfin les Troupes faisoient dans l’Empire Romain comme une République à part. Leurs Camps étoient un Etat dans un autre Etat. On ne pouvoit pas citer les Militaires devant un Tribunal, autre que celui de leurs Officiers. Bref, qu’on lise dans Juvenal combien il résultoit d’inconveniens des Privileges dont les Troupes s’étoient mises en possession. Le plus pernicieux étoit, qu’elles se figuroient souvent d’être en droit de destituer et de nommer l’Empereur, peut-être parce qu’originairement la Dignité Imperiale n’étoit autre que celle de Général digne de son Emploi. C’étoit ce Titre, c’étoit le commandement de toutes les Troupes qui avoient donné moyen à Auguste, le premier des Empereurs Souverains, de s’arroger aussi-tôt qu’il les eût usurpés, et l’autorité qui appartenoit au Sénat, & le Pouvoir suprême qui appartenoit au Peuple Romain.

On conçoit bien présentement avec quelle facilité le Gouverneur d’une Province armée, qui étoit à la fois audacieux et perfide, pouvoit se faire proclamer Empereur. Cependant dès qu’il avoit été proclamé, il se trouvoit le maître absolu de sa Province, puisque les Officiers qui devoient y rendre la Justice & ceux qui manioient sur les lieux les deniers publics, étoient dès avant sa révolte aussi soumis à ses ordres que les Officiers Militaires. Il avoit mis en place la plûpart de ceux qui lui étoient subordonnés, il connoissoit de longue main les autres, & tous ils étoient depuis long-tems dans l’habitude de lui obéïr.

Aussi voyons-nous que dans les trois siécles écoulés depuis Auguste jusqu’à Constantin, plus de cent Gouverneurs de Provinces armées se sont fait proclamer Empereurs par les Troupes qu’ils commandoient. Si quelques-uns ont succombé dans l’entreprise de se mettre à la place de leur Maître, plusieurs autres y ont réüssi. Parmi les cinquante Princes qui ont rempli le Trône depuis Auguste jusqu’à Constantin, on compte vingt de ces Usurpateurs heureux, qui après s’être fait proclamer Empereurs par une armée rebelle, ont été reconnus par le Peuple Romain. On ne trouve point dans la liste de nos cinquante Empereurs un aussi grand nombre de Princes qui ayent succedé à leurs Prédecesseurs comme leurs fils, soit adoptifs, soit naturels. Combien d’autres Gouverneurs ont tenté de se faire saluer Empereurs par leurs Soldats, même sous le regne des plus grands Princes, & n’en ont été empêchés que parce que le complot qu’ils tramoient aura été découvert avant qu’il fût entierement ourdi. Si l’on ne lit point deux cens de ces conjurations dans l’Histoire des Empereurs, c’est parce que nous avons perdu la plus grande partie des auteurs qui l’avoient écrite. Vulcatius Gallicanus cite dans la Vie d’Avidius Cassius, qui se voulut faire Empereur sous le regne de Marc Aurele, l’ouvrage d’un Æmilius Parthenianus un Auteur qui avoit composé l’Histoire de ceux qui dans tous les tems, avoient tramé des Conjurations, pour se rendre maîtres de la République. D’ailleurs l’Histoire aime à supposer que plusieurs des Gouverneurs de Provinces armées dont leurs Maîtres se défirent par toute sorte de voyes, & dont elle rapporte la fin tragique, étoient morts innocens. On ne veut point croire qu’une Conjuration qui n’a point éclaté ait été formée ; & si Galba la veille du jour qu’il fut assassiné, eût fait poignarder Othon, Othon peut-être seroit dans l’Histoire aussi peu coupable que Corbulon.

Nous avons déja dit que suivant l’établissement fait par Auguste, & qui a eu lieu jusqu’au regne de Constantin, il n’y avoit que deux des Provinces dans lesquelles les Gaules étoient divisées alors, qui fussent véritablement des Provinces armées, quoique les Troupes passassent quelquefois dans les autres, & que ces deux Provinces étoient la Germanique superieure, & la Germanique inferieure. On n’en confioit ordinairement le commandement qu’à des personnes qui avoient été Consuls. Il y avoit dans chacune de ces Provinces quatre Légions, avec un nombre proportionné de Cohortes auxiliaires, & ces Troupes, comme on l’a déja dit, étoient destinées à maintenir la paix dans les Gaules, et à empêcher que les Germains barbares qui habitoient sur la rive droite du Rhin, ne fissent des courses. Il n’y avoit que douze cens Soldats Romains dans l’interieur du païs. Joseph fait dire aux Juifs par le jeune Agrippa, lorsqu’il les harangua pour les dissuader de se révolter contre Rome : « Les Gaules obéissent aux Romains aujourd’hui les Maîtres du Monde ; quoiqu’ils ne tiennent que douze cens hommes dans l’interieur de cette Contrée, nombre qui n’excede pas le nombre de ses Villes[35]. »

LIVRE 1 CHAPITRE 6

CHAPITRE VI.

Des changemens que fit Constantin Le Grand dans la forme du Gouvernement de l’Empire Romain, & dans le service des Troupes.


Toutes les précautions imaginées par les Prédecesseurs de Constantin Le Grand, pour obvier aux accidens funestes qui provenoient de la forme d’administration en usage, comme de la maniere dont les Troupes faisoient leur Service, s’étoient trouvées insuffisantes. Les Loix faites dans le dessein de prévenir ces accidens, n’avoient pas empêché qu’ils ne fussent très-fréquens. Elles n’en prévenoient qu’une partie. La Loi de Marc Aurele par laquelle il étoit défendu de confier le commandement dans une Province, à un Citoïen né dans cette Province-là, n’avoit tari qu’une des sources du mal, qui en avoit tant d’autres. L’expedient de ne confier les emplois les plus délicats qu’à des gens de fortune, n’avoit pas même réüssi, & des Empereurs avoient été détrônés par le fils d’un Pâtre ou par le fils d’un Forgeron. Enfin le mal alloit toûjours en augmentant. Les révoltes des Gouverneurs des Provinces armées qui toûjours étoient suivies d’une guerre civile, où l’aigle abattoit l’aigle, ne furent jamais si fréquentes que dans le troisiéme siécle. Il étoit apparent que ces révolutions sanguinaires, après avoir été fatales à tant d’Empereurs, seroient bien-tôt funestes à l’Empire même. Le théatre des guerres dont je parle étoit toûjours dans ses Provinces. C’étoit du Sang Romain que les deux partis répandoient. C’étoit le territoire de l’Empire qu’ils dévastoient. Constantin crut donc qu’il falloit changer & la forme de l’ancienne administration, & la maniere dont les Troupes faisoient le Service. On pourra trouver que je traite trop au long la matiere dont il s’agit ici, mais il me paroît important de la bien expliquer. Elle facilite beaucoup l’intelligence de l’Histoire du renversement de l’Empire Romain, & cependant je ne me souviens pas de l’avoir vûë éclaircie dans les Ecrits d’aucun Auteur moderne. Voici ce que fit Constantin au rapport d’un Historien trop voisin des tems de ce Prince qu’il a pû voir, pour ignorer la verité, ou pour avoir osé l’alterer, quelqu’envie qu’il eût de le blâmer. « Constantin sans aucun égard à l’usage établi depuis long-tems, dit Zosime, multiplia les grandes Charges ; & il les dépoüilla encore de la plupart des fonctions qui leur étoient attribuées. Avant lui, il n’y avoit ordinairement que deux Préfets du Prétoire, qui conjointement exerçoient le pouvoir attaché à cette Préfecture, dont l’autorité s’étendoit non-seulement sur les Troupes de la Garde du Prince, & sur celles dont l’emploi étoit de veiller à la sûreté de la Ville de Rome[36] mais aussi sur les armées qui gardoient les frontieres de l’Empire. C’étoit encore à ces Officiers qui n’étoient subordonnés qu’à l’Empereur à pourvoir à la subsistance des Troupes, & à maintenir la discipline Militaire, en faisant châtier ceux qui en violoient les Loix, par des peines proportionnées à leurs délits. Tout cela fut bouleversé par Constantin. En premier lieu, il fit quatre Préfets du Prétoire au lieu de deux, & il assigna à chacun de ces Officiers une espéce de Diocèse, ou Département particulier dans lequel il exerceroit seul les fonctions de la Préfecture. »

Zosime nous apprend ensuite qu’un de ces Départemens fut composé de la Lybie, de l’Egypte & des Provinces que l’Empire Romain tenoit en Asie ; qu’on mit dans un autre de ces grands Diocèses civils, ou Départemens, la Grece entiere, la Pannonie, & les Provinces adjacentes ; que l’Italie, les Isles voisines, & la partie de l’Afrique qui s’étendoit depuis la Province de Lybie jusqu’à l’Ocean, formerent le troisiéme Diocèse ; enfin qu’on comprit dans le quatriéme, & c’est celui qui nous interesse le plus, les Gaules, l’Espagne & la Grande-Bretagne.

Après la déduction que je viens d’abreger, Zosime ajoute : » Constantin non content d’avoir affoibli l’autorité des Préfets du Prétoire en multipliant leur nombre, voulut encore la diminuer en dépoüillant ces Officiers de leurs fonctions les plus importantes. Avant le nouvel arrangement, toutes ses Troupes étoient subordonnées aux Préfets du Prétoire ; & Constantin quand il changea l’ancienne forme d’administration, créa un Maître des Cavaliers, ou un Géneralissime de la Cavalerie, & un Maitre des Fantassins, ou un Géneralissime de l’Infanterie[37] ; & il leur subordonna non-seulement les Centurions & les Tribuns, mais encore tous les Géneraux qu’on appelle Ducs[38], & qui sous les ordres d’un Général superieur commandent dans tout un district, avec la même autorité qu’avoient autrefois ceux des Préteurs qui étoient employés dans les Provinces. Constantin attribua encore aux Géneralissimes la fonction de veiller à la conservation de la discipline militaire & la connoissance des délits des Soldats, qui fut ôtée aux Préfets du Prétoire. On verra, continuë Zosime, par la suite de mon Histoire, que ce nouvel arrangement fut la cause de bien des maux arrivés durant la paix comme durant la guerre. En effet quand les Préfets du Prétoire avoient l’inspection dans tout l’Empire sur le maniment des deniers publics, qui pour lors se faisoit par des Officiers qui leur étoient subordonnés, & quand ils avoient en même-tems le soin de pourvoir aux besoins des Troupes, les Soldats étoient plus soumis, & ils craignoient davantage de manquer à leur devoir. Comme le Superieur qui leur envoyoit les ordres du Prince, & qui les jugeoit, étoit le même Superieur qui leur faisoit toucher leur paye & distribuer leurs provisions, un châtiment convenable suivoit de près la moindre faute. »

Il ne faut pas véritablement beaucoup de réflexion, pour voir que dès qu’un ancien Préfet du Prétoire avoit condamné des Soldats à perdre une partie de leur solde, sa Sentence étoit toûjours executée, parce qu’il n’avoit qu’à donner ordre à celui qui devoit payer ces Soldats, et qui lui étoit subordonné, de retenir la somme qu’il les avoit condamnés à perdre. Zosime reprend la parole :

» Il n’en est plus de même aujourd’hui ; c’est un Officier qui commande les Troupes, & qui est chargé du soin de leur faire observer la discipline Militaire ; & c’est un autre Officier qui leur fait toucher leur solde & qui pourvoir à leur subsistance. Chacun de ces Officiers veut être le maître de se conduire à son gré dans l’exercice des fonctions attachées à son emploi. Il ne veut faire executer ce qui est du ressort de son ministere, que par les subalternes dépendans de lui. Constantin donna encore à l’ordre établi avant lui, une atteinte, qui dans la suite a ouvert aux Barbares les portes du territoire de l’Empire. Comme nous l’avons déja dit (c’est toûjours Zosime qui parle) Diocletien avoit eu la prévoyance de garnir la frontiere de l’Empire de Places de guerre, & de Bourgs ou de Camps retranchés, dans lesquels les Troupes étoient reparties, de maniere que les Barbares qui vouloient faire une invasion dans l’Empire, avoient bien-tôt en tête un Corps d’armée. Mais Constantin dénua la frontiere de cette espece de rampart. Il en retira la plus grande partie des Troupes qu’on y logeoit, & il les dispersa dans l’interieur du Païs, ou bien il les mit en garnison dans des Villes qui n’étoient point exposées, tandis qu’il laissoit presque sans défense les lieux qui l’étoient véritablement. Ainsi, d’un côté la frontiere resta dégarnie, & de l’autre nos Soldats s’amollirent en logeant sous le toît, en menant une vie bourgeoise, & en passant leur tems dans les Cirques ou au Théâtre. Il est même encore arrivé que les Villes où sans nécessité l’on avoir mis des Garnisons, en ont été tellement vexées, que quelques-unes se trouvent aujourd’hui abandonnées par leurs Habitans & changées en solitudes. »

J’ajouterai au récit de Zosime ce que nous apprenons d’autres Historiens ; c’est que Constantin cassa non-seulement les Cohortes Prétoriennes, mais qu’il fit encore démanteler du côté de la Ville le Camp entouré de murs qu’elles avoient à Rome, afin que les nouveaux Corps qu’il mettoit sur pied, et dont nous parlerons ci-dessous, n’eussent plus leur habitation ordinaire dans une même enceinte, où ils ne seroient point mêlés avec les autres Citoïens.

Ce n’est point à nous à juger entre Constantin et Zosime, ni à prononcer si l’Empereur eut raison de faire ce qu’il fit, ou si l’Historien a raison de le reprendre. Quoiqu’il en fût, voilà l’origine de l’usage de partager les fonctions de Lieutenant du Prince dans un même district, entre deux Représentans, à l’un desquels le prince confie l’épée de la guerre, tandis qu’il confie à un autre l’épée de la justice & le maniment des finances. Avant Constantin aucun Empereur Romain n’avoit séparé le Pouvoir Civil du Pouvoir Militaire, afin de ne les confier dans le même district qu’à deux Officiers differens. On peut douter même qu’aucun Roi étranger l’eût fait.

Je crois donc qu’il est à propos de dire ici d’avance, que l’usage de séparer l’autorité Souveraine comme en deux branches ; sçavoir, celle du Pouvoir Civil, et celle du Pouvoir Militaire, continua d’avoir lieu dans la Monarchie fondée en Italie par Theodoric Roi des Ostrogots. On voit par plusieurs endroits de Procope, que nous rapporterons quand il en sera tems, et par d’autres Auteurs[39], que cet usage y fut maintenu. Mais je crois devoir dire aussi par anticipation, que l’usage dont il s’agit, fut abrogé dans les Gaules par Clovis & par ses Successeurs, lorsqu’ils se furent rendus maîtres de cette grande Province de l’Empire. Il sera facile aux Lecteurs d’observer en lisant la narration de plusieurs faits qui seront rapportés dans la suite, que sous ces Princes les Ducs & quelques autres Officiers Militaires se mêloient des affaires purement Civiles, et principalement des affaires de finances. Il étoit naturel qu’à cet égard nos Rois Mérovingiens suivissent l’usage de leur nation, qui ne connoissoit point la métode de partager l’autorité Souveraine entre deux Représentans dans une même Contrée. Si cette séparation de l’un & de l’autre Pouvoir a lieu aujourd’hui dans les Gaules, c’est qu’elle y a été introduite de nouveau par Loüis XII et par les Rois ses Successeurs, qui ont publié plusieurs Edits & Ordonnances, pour ôter à ceux qui étoient revêtus du Commandement Militaire dans un certain district, le pouvoir de s’y arroger aucune autorité dans les matieres de Justice, Police et Finance, dont ces Princes ont attribuée la connoissance à d’autres Officiers. Au reste la division que Constantin fit des deux Pouvoirs, partagea bien les emplois des Officiers qui représentoient le Prince en des emplois de deux especes differentes ; mais elle ne partagea point ces Officiers, comme ils l’ont été parmi nous depuis Loüis XII en gens de robe & en gens d’épée. Tant que l’Empire d’Occident a subsisté il y a toujours été d’usage de passer indifferemment des emplois Civils aux Militaires, ou, comme on le disoit alors, de la Milice armée dans la Milice civile, & de la Milice civile dans la Milice armée. Ainsi ces deux sortes d’emplois qu’on exerçoit alternativement ne firent point dans l’Etat deux genres de Professions differentes, et dont il suffit d’épouser l’une, pour être réputé avoir renoncé à l’autre. Avitus, le même qui fut proclamé Empereur après Petronius Maximus, avoit été déja Préfet des Gaules lorsque son prédecesseur le nomma Maître de la Milice dans ce diocèse ; ce qui l’obligea, comme il est dit dans Sidonius, à passer des Tribunaux de Justice dans les Camps. Il seroit facile de citer plusieurs autres exemples pareils.


LIVRE 1 CHAPITRE 7

CHAPITRE VII.

Des Officiers Civils envoyés dans les Gaules pour les gouverner, sous Constantin Le Grand, & sous les Princes ses Successeurs.


Les Successeurs de Constantin maintinrent la forme d’administration qu’il avoit établie. Le Préfet du Prétoire et les Officiers qui lui étoient subordonnés, ne commanderent plus les Troupes, & d’un autre côté le Géneralissime et ceux qui les commandoient sous lui, n’eurent plus l’admini- stration des affaires de Justice, de Police & de Finance. Environ dix-huit ans après la mort de Constantin Le Grand[40], son fils l’Empereur Constance envoya Julien, si connu dans l’Histoire sous le nom de Julien L’Apostat, & qu’il avoit fait César, commander les armées dans les Gaules. Quoique Julien, en qualité de César, ou d’heritier présomptif de l’Empire, pût prétendre à une autorité plus étenduë que celle qu’un Géneralissime ordinaire auroit exercée en vertu de sa commission, cependant Julien n’osoit rien décider concernant la levée des subsides & la subsistance des Troupes. Quand il s’en mêloit, c’étoit par voye d’insinuation. C’étoit en faisant ses représentations à Florentius Préfet du Prétoire des Gaules, et qui avoit en cette qualité le maniment des Finances. Ce fut sans consulter auparavant Julien, que Florentius imposa un subside extraordinaire dont on pouvoit se passer, & dont ce prince n’empêcha la levée qu’en s’adressant directement à l’empereur. Lorsque Julien qui craignoit qu’on ne fît avec trop de rigueur le recouvrement des deniers publics dans la seconde Belgique qui venoit d’essuyer plusieurs malheurs, souhaita que, contre l’usage pratiqué actuellement, on lui confiât le soin de faire lui-même ce recouvrement : Julien s’adressa au Préfet du Prétoire. Ce fut de Florentius que Julien obtint que ni les Huissiers de la Préfecture des Gaules, ni les Huissiers du Président ou du Gouverneur particulier de la seconde Belgique, n’y pourroient faire aucune contrainte, & que la levée des subsides s’y feroit par ceux que Julien lui-même en auroit chargés.

Dans un autre endroit Ammien Marcellin dit en faisant l’éloge de Constance : « Que ce Prince avoit une grande attention à contenir les Officiers Militaires dans les bornes de leurs emplois, & qu’il n’avoit jamais accordé le titre d’Illustrissime à ses Géneraux. Nous avons vû, ajoûte cet Historien, qu’il falloit qu’ils se contentassent du titre d’Excellentisime. On ne voyoit point alors le premier Officier Civil d’une Province aller au-devant d’un Géneralissime de la Cavalerie, ni souffrir que ce Militaire prît aucune connoissance des affaires Civiles. Enfin, tous les Officiers Militaires & tous les autres portoient respect aux Préfets du Prétoire comme aux premiers Officiers de l’Empereur. »

Si quelquefois il est arrivé qu’un des Successeurs de Constantin ait jugé à propos de confier à ses Officiers le Pouvoir Militaire et le Pouvoir Civil, dans la même Province ; cette disposition quoique conforme à l’ancienne administration, a cependant été regardée comme une nouveauté. On l’a remarquée comme une chose extraordinaire. Ammien Marcellin ayant dit que Procope le tyran, avoit conferé le Proconsulat d’Asie à Hormisdas avec la faculté d’exercer à la fois dans sa Province le Pouvoir Civil et le Pouvoir Militaire ; cet Historien croit devoir avertir que cette disposition conforme à l’ancien usage, étoit contraire à l’usage actuellement suivi ; & il en avertit.

Suivant la façon de penser des Romains, qui croyoient que la profession des armes dût ceder le pas à la dispensation des Loix, la Dignité de Préfet du Prétoire étoit encore après Constantin la Charge la plus éminente que l’Empereur conferât pour un tems illimité, & ceux qui s’en trouvoient revêtus, devoient quoiqu’on leur eût ôté le Commandement des Troupes, préceder dans l’occasion les Generalissimes de leurs Diocèses. Néanmoins il n’est pas étonnant qu’environ soixante ans après le nouvel établissement fait par Constantin, c’est-à-dire, à la fin du quatriéme siécle, tems où Ammien Marcellin avoit la plume à la main, les Officiers Civils eussent perdu une partie de la considération, & peut-être une partie du pouvoir qui leur étoit dû suivant les régles. Il est comme impossible que deux Officiers qui ne sont point subordonnés l’un à l’autre, & dont l’un représente dans un département le Souverain comme Chef de la Justice, quand l’autre l’y représente comme le Chef des Troupes, n’entreprennent point chacun sur les fonctions de son Collegue, ou plûtôt de son rival politique. Or ce qui arrive le plus ordinairement, c’est que les Officiers Militaires qui sont les plus audacieux et les plus forts, usurpent, sur tout dès qu’ils survient des troubles, les fonctions de ceux dont les Dignités sont, pour ainsi dire, désarmées : on ne sçauroit croire que Constantin n’eût pas prévû cet inconvenient, & peut-être avoit-ce été dans la vûë de le prévenir, qu’il avoit ôté le Commandement des Troupes aux anciens Officiers dont la Dignité connuë depuis long-tems étoit universellement respectée, & qu’il avoit pris le parti de confier ce Commandement à des Officiers moins accrédités, parce que leurs Emplois seroient, pour parler ainsi, de nouvelle création. L’idée que nous avons de Constantin ne nous laisse point croire qu’il s’en fût tenu à cette précaution. Il avoit sans doute recommandé très-sérieusement à ses Successeurs de ne jamais souffrir ces usurpations que la vigilance et l’inflexibilité du Souverain pouvoient seules empêcher. Mais il paroît en lisant Ammien Marcellin que les Successeurs de Constantin avoient été trop négligens ou trop faciles. Il se faisoit cependant de tems en tems quelques loix pour réprimer les usurpations des Comtes Militaires, & de leurs Officiers Supérieurs. En voici une qui fut publiée à ce sujet, vers la fin du quatriéme siécle, par les empereurs Valentinien le jeune, Gratien et Theodose. « Les illustres Comtes, ni les Generalissimes d’Infanterie ou de Cavalerie, n’auront aucune autorité sur les Citoïens des Provinces de leurs départemens, & d’un autre côté les Préfets du Prétoire n’auront aucune autorité sur les Troupes qui seront dans leurs Diocèses. »

Ce que nous venons de dire instruit suffisamment des fonctions du Préfet du Prétoire du Diocèse des Gaules. Au commencement du cinquiéme siécle, il faisoit encore son séjour à Tréves, le premier lieu de sa résidence. En effet, c’étoit la Ville de son Diocèse la plus considerable. Tréves, dit Zosime, en parlant d’une chose qui n’est pas de notre sujet, est la plus grande Ville qui soit au-delà des Alpes. Zosime écrivoit en Orient, & les Gaules à son égard étoient au-delà de ces montagnes[41]. Il y avoit sous le Préfet du Prétoire du Département des Gaules trois Vicaires Géneraux, dont l’un étoit pour les Gaules, le second pour l’Espagne, et le troisiéme pour la Grande-Bretagne. Nous nous bornerons ici à celui des Gaules, qui s’appelloit le Vicaire des dix-sept Provinces. Cet Officier avoit sous lui les dix-sept Gouverneurs ou Recteurs de ces Provinces ; six d’entre eux portoient le titre de Président, & les onze autres celui de Proconsul. Les Comtes qui dans chaque Cité particuliere veilloient à l’administration de la Justice, et aux affaires de Police & de Finance, étoient subordonnés au Gouverneur dans la Province dont étoit leur Cité, soit que ce Gouverneur s’appellât Président, soit qu’il s’appellât Proconsul. Il paroît cependant qu’il arrivoit quelquefois que l’Empereur donnât à un Comté le pouvoir Proconsulaire, et qu’alors ce Comte devînt indépendant du Gouverneur de la Province son Supérieur naturel, & répondît directement à l’Empereur. Ce qui est certain, c’est qu’il y avoit sous nos premiers Rois Mérovingiens des Comtes qui joüissoient de cette prérogative. Nous en parlerons dans le sixiéme Livre de cet Ouvrage.

Il faut mettre encore au nombre des Officiers subordonnés au Préfet du Prétoire plusieurs personnes qui exerçoient dans les Gaules d’autres Emplois Civils. Tels étoient les quatre Commis principaux que le Trésorier géneral de l’Empire d’Occident avoit dans les Gaules, et dont le premier se tenoit à Lyon, le second à Arles, le troisiéme à Nismes, et le quatriéme à Tréves. Tels étoient encore les trois Directeurs des Monnoyes des Gaules, dont l’une étoit à Lyon, l’autre à Arles, la troisiéme à Tréves, aussi-bien que les Directeurs des Atteliers, où differens ouvriers entretenus par le Prince, travailloient pour son compte à divers Ouvrages. Il y avoit alors dans les Gaules six Atteliers où l’on forgeoit & fabriquoit toutes sortes d’Armes & de Machines de guerre. Dans trois autres on travailloit en Damasquineure. Cet Art qui est aujourd’hui de peu d’usage, étoit alors en grande vogue, soit pour orner les Armes, principalement les défensives, dont tout le monde, jusqu’au simple Soldat, se couvroit, soit pour embellir les Vases & les Ustenciles de cuivre ou d’argent destinés au Service domestique. Il y avoit encore dans les Gaules six Manufactures, entretenuës par le Prince, où l’on faisoit des Etoffes de Laine, & une où l’on faisoit des Toiles.

LIVRE 1 CHAPITRE 8

CHAPITRE VIII.

Des Officiers Militaires qui commandoient dans les Gaules, sous les Successeurs de Constantin Le Grand.


Quand Constantin Le Grand partagea l’Empire Romain en quatre Préfectures ou Diocèses, il avoit établi à ce qui paroît, & par l’endroit de Zosime que nous avons rapporté, et par la suite de l’Histoire, un Géneralissime de la Cavalerie, et un Géneralissime de l’Infanterie dans chaque Département, & nos deux Officiers y commandoient en chef à toutes les Troupes. Cet Empereur avoit cru qu’il n’en devoit pas confier le Commandement à un seul Officier, & il avoit jugé à propos de le diviser, afin que chacun d’eux eût un surveillant.

On conçoit bien comment le Géneralissime de la Cavalerie et celui de l’Infanterie pouvoient, quoiqu’indépendans l’un de l’autre, remplir chacun ses fonctions sans se croiser, tant que les Troupes étoient dans leurs Quartiers ; mais il est difficile de concevoir comment il pouvoit se faire que l’un des deux ne fût point subordonné à l’autre quand l’armée étoit assemblée. Comment maintenir l’ordre dans une armée, comment la faire agir à propos, à moins que tous ceux qui la composent n’ayent à répondre et à obéïr à un seul & même chef ? Etoit-il de droit, comme le dernier des passages d’Ammien Marcellin que nous avons cités, peut sembler le dire, que le Géneralissime de l’Infanterie prît l’ordre du Géneralissime de la Cavalerie ? Rouloient-ils entr’eux, & chacun avoit-il son jour pour commander en chef ? N’est-il pas plus probable qu’il n’y eut dans l’Empire d’Occident, qu’un Géneralissime d’Infanterie et un Géneralissime de Cavalerie, dont chacun commandoit en chef dans un des deux grands Diocèses ou Départemens, dont le Partage d’Occident étoit composé, de maniere que les fonctions de nos deux Officiers fussent réellement les mêmes, quoique leurs Titres fussent differens : celui de ces deux Officiers dont la Commission étoit d’une date plus ancienne, commandoit-il son cadet ? C’est ce que je ne puis décider affirmativement. Ce qui m’est connu, c’est qu’on voit les armées des Gaules commandées dans le cinquiéme siécle par des Maîtres de l’une & de l’autre Milice, c’est-à-dire, par des Officiers qui étoient à la fois Généralissimes et de l’Infanterie & de la Cavalerie. Tel fut Aëtius sous Valentinien III. Tel fut Egidius sous Majorien. Cela me porte à croire que les Empereurs après avoir cherché inutilement le moyen de prévenir les contestations ausquelles le partage du Commandement, quel qu’il fût, donnoit lieu journellement, & après avoir dans cette vûë changé et rechangé plusieurs fois l’ordre établi, avoient enfin pris le parti de réünir sur une même tête les deux Emplois dont il est ici question, en les conferant à la même personne. Nous verrons plus bas que nos Géneralissimes recevoient les ordres du Prince par le ministere des Chefs des Soldats présens, institués pour exercer les fonctions Militaires dont les Préfets du Prétoire avoient été dépoüillés.

Quoique le Maître de la Milice dans le Département de la Préfecture du Prétoire, dont le Siége étoit à Tréves, eût sous ses ordres tous les Officiers Militaires qui servoient en Espagne & dans la Grande-Bretagne, aussi-bien que ceux qui servoient dans les Gaules, nous ne parlerons néanmoins que de ceux de nos Officiers qui étoient employés dans la derniere de ces grandes Provinces de l’Empire. Le sujet que nous traitons ne demande point que nous en fassions davantage.

Les principaux Officiers qui servoient dans les Gaules sous notre Géneralissime[42], étoient le Duc, c’est-à-dire le Géneral, du Commandement Armorique & Nervien, le duc de la Province Séquanoise, le Duc de la seconde Germanique, le Duc de Mayence, le Duc de la seconde Belgique, & le Comte Militaire du district d’Argentine ou de Strasbourg. On trouve bien dans tous les tems de la République Romaine & du Haut-Empire, le Titre de Duc donné à plusieurs personnes, mais il se donnoit alors relativement à l’armée que commandoit l’Officier à qui l’on le donnoit. Duc signifioit simplement Général. Ce ne fut apparemment qu’après les mutations faites dans la forme de l’administration de l’Empire, qu’on donna le Titre de Duc, relativement à un certain Païs, et qu’on appella l’Officier, lequel y commandoit les Troupes, Duc de cette Contrée-là, tandis qu’on appelloit ou Proconsul ou Président de la même Contrée, l’Officier, lequel y exerçoit le Pouvoir Civil.

Il y a peu de choses à observer concernant les cinq derniers des Officiers qui viennent d’être nommés, parce qu’il paroît par le silence de la Notice sur l’étenduë de leurs Commandemens, que les bornes de ces Commandemens étoient les mêmes que les bornes de la Province ou de la Cité dans laquelle ils commandoient aux Troupes. Comme les limites du district Militaire étoient dans ces cinq lieux-là les mêmes que les limites du district civil, on pouvoit, par exemple, désigner l’officier qui commandoit les Troupes dans la Province Sequanoise, par le Titre de Duc de la Sequanoise, aussi-bien qu’on désignoit par le titre de Président de la Sequanoise, l’Officier Civil qui régissoit cette Province. Si la notice affecte de désigner par le titre de commandant de Mayence l’Officier qui commandoit les Troupes dans une partie de la premiere Germanique, dont Mayence étoit la Capitale, au lieu de l’appeller Duc de la premiere Germanique absolument, c’est qu’on avoit démembré une portion de cette province pour en former le Commandement particulier de Strasbourg, dont le Comte obéïssoit immédiatement au Maître de la Milice.

J’ai encore une chose à dire qui concerne le Duc de la seconde Germanique, ou de la Germanique inferieure ; c’est que j’ai lû seconde Germanique, à l’endroit où les Notices de l’Empire qui sont imprimées disent premiere Germanique. Voici sur quelles raisons je me suis fondé pour faire cette correction. En premier lieu, la Notice fait mention de ceux qui commandoient dans la Germanique supérieure, lorsqu’elle nomme le Duc de Mayence & le Comte, Militaire de Strasbourg. On voit même par cette Notice, que le Duc de Mayence avoit sous ses ordres, tous les Quartiers de Troupes placés entre le district de Strasbourg & la Province nommée Germanie inferieure. Ce géneral commandoit à Saverne, à Worms & même à Coblents.

En second lieu, si l’on ne fait point dans la Notice la correction que j’ai pris la liberté d’y faire, il se trouvera qu’elle n’aura pas fait mention du Commandant de la seconde Germanique. Il n’en est parlé dans aucun autre endroit. Or il n’est pas croyable que les Romains eussent laissé dans le cinquiéme siécle sans Commandant particulier une Province aussi exposée que l’étoit la Germanique inferieure. Dès le tems des premiers Césars, la seconde Germanique avoit une armée destinée à sa défense, & commandée ordinairement par un Géneral qui avoit été Consul. Il est triste que la Notice de l’Empire ait été tronquée à l’endroit où elle faisoit mention du Duc de la Germanie inferieure. Nous eussions eu sans ce malheur une connoissance exacte de tous les postes que les Troupes qui étoient à ses ordres, devoient occuper depuis Coblents jusques aux bouches du Rhin.

Nous serons un peu diffus en parlant du premier des Officiers qui commandoit dans les Gaules sous les ordres du Maître de la Milice, je veux dire de l’Officier qui exerçoit l’emploi de Duc dans le Commandement Armorique.

Les Romains en réglant les districts de leurs Commandemens Militaires, ne s’étoient point assujettis toûjours aux bornes qu’avoient les dix-sept Provinces, par rapport au Gouvernement Civil ; en formant ces districts ils n’avoient eu égard qu’au bien du Service. La même chose arrive tous les jours dans les monarchies, & il est même comme impossible qu’elle n’arrive pas. Ainsi d’un côté ils avoient pris une partie de la premiere Germanique pour en faire un Commandement particulier, celui de Strasbourg ; & d’un autre côté ils avoient réüni cinq provinces entieres, & le païs des Nerviens qui faisoit une portion de la seconde Belgique, pour en former le Commandement Armorique ou Maritime. Ce n’étoit pas seulement dans les Gaules qu’on en avoit usé ainsi. La Grande-Bretagne qui par rapport au Gouvernement Civil étoit divisée en cinq Provinces[43], n’étoit, par rapport au Gouvernement Militaire, divisée qu’en deux Commandemens, celui du rivage Saxonique, & celui du rivage Britannique. Les cinq Provinces Civiles ne faisoient que deux Provinces Militaires.

Nous voyons par la Notice de l’Empire, que les romains donnoient le nom particulier de Tractus à ces Commandemens, dont l’étenduë ne répondoit point à celle de la Province ou des Provinces Civiles comprises dans un Commandement. D’un côté ils appelloient Tractus Argentoratensis le démembrement de la Germanique supérieure dont on avoit fait, en y ajoûtant peut-être quelqu’autre Canton de Païs, le Commandement de Strasbourg ; & d’un autre côté ils donnoient ce même nom de Tractus à l’assemblage des cinq Provinces, qui composoient le Commandement Armorique. Je m’étonne que les Sçavans qui ont si bien expliqué le sens des mots Latins forgés dans le quatriéme siécle, ou dans les siécles suivans, ainsi que la signification nouvelle qu’on y attacha à des mots plus anciens, n’ayent rien dit de Tractus pris dans l’acception dont il s’agit ici. Mais les détails où nous allons entrer prouveront suffisamment que Tractus avoit alors la signification que nous venons de lui attribuer.

La Notice de l’Empire après avoir donné le dénombrement des Troupes qui servoient sous les ordres de la personne respectable qui étoit Duc ou Général du Commandement Armorique & Nervien, ajoute : « Ce Commandement renferme cinq Provinces, sçavoir, les deux Aquitaines, la quatriéme Lyonoise ou la Sénonoise, la troisiéme Lyonoise & la seconde Lyonoise. » Notre Commandement devoit encore, suivant le Titre qu’il portoit, embrasser du moins une portion des Côtes de la seconde Belgique, c’est-à-dire, la partie qui s’étendoit le long de l’Ocean, depuis les limites de la seconde Lyonoise jusqu’à l’embouchure du Rhin dans l’Ocean. Ainsi le Commandement Armorique comprenoit trois Cités de la seconde Belgique, sçavoir, celle de Boulogne, celle des Morins, & enfin celle des Nerviens, qui étoit à l’extrêmité des Gaules et touchoit au Rhin, & que la notice désigne en géneral par l’expression, Nervicanus limes. On avoit apparemment renfermé dans le Commandement Armorique & Nervien ces trois Cités, situées entre le Rhin & les confins de la seconde Lyonoise qui est notre Normandie, afin que toutes les Troupes & toutes les Flottes destinées à la garde des Côtes de la Gaule Celtique sur l’Ocean, fussent sous les ordres du même Officier, du Duc qui commanderoit dans ce Gouvernement Militaire.

Dès que c’est un Acte public aussi autentique que la Notice de l’Empire, qui nous apprend la grande étenduë qu’avoit le Commandement Armorique ou Maritime, nous ne sçaurions douter que cette étenduë ne fût telle dans le cinquiéme siécle, tems où cet Acte a été rédigé. Il seroit fort inutile de contester ce fait, en alléguant que la partie des Gaules, à laquelle César et Pline ont donné le nom de Païs Armorique, ne comprenoit que celles des Contrées qui sont à la droite comme à la gauche de la Basse-Loire, et qui sont baignées par la Mer Océane. J’en tomberois d’accord, et j’avoüerois même qu’en se réglant sur l’étimologie du mot Armorique dérivé d’Armor qui signifie situé sur la Mer en langue celtique, on n’auroit dû donner le nom d’Armoriques qu’à des Contrées Maritimes. Mais j’ajouterois qu’après la disposition faite par le prince, l’usage qui est le tyran des Langues, et qui s’embarasse peu, quand il lui plaît, de l’origine des mots, avoit établi dans les Gaules la coutume d’y donner le nom de Païs Armorique à toutes les Cités comprises dans l’étenduë du Gouvernement Maritime, quelqu’éloignées qu’elles fussent de la Mer. On se sera donc habitué à dire qu’Orleans, que Chartres, & que Paris & les autres Cités Méditerranées de la quatriéme Lyonoise, étoient dans le païs Armorique, parce qu’elles étoient comprises dans le Commandement ou le Gouvernement Maritime. La raison veut que cela se soit passé ainsi, & voici une preuve de fait qui montre que ce que nous disons étoit arrivé réellement.

Marius évêque d’Avanches, Auteur du sixiéme siécle, dit dans sa Cronique, qu’en l’année quatre cens soixante & trois, Egidius donna aux portes d’Orleans, & sur le terrain qui est entre la Loire & le Loiret, une grande bataille contre les Visigots, & que Frédéric, un des Princes de la Maison Royale de cette Nation, y fut tué. D’un autre côté Idace, Auteur du cinquiéme siécle, dit en parlant certainement de la même bataille qu’il caracterise, pour ainsi dire, & par la mort de Frederic Prince de la Maison Royale des Visigots, & par l’année où elle fut donnée ; que cette bataille se livra dans la Province ou Commandement Armorique. Ainsi l’Evêque Idace, dont le témoignage ne sçauroit être disputé, ni recusé, nous apprend positivement que l’Orleanois faisoit partie du Gouvernement Maritime.

Enfin nous avons sous les yeux un exemple sensible de ces dénominations abusives, & qui semblent impliquer contradiction. On sçait que l’Etat connu dans la Societé des Nations sous le nom de Païs-Bas, a reçu cette dénomination, parce que la plus grande partie du territoire des Provinces dont il fut d’abord composé, est un Païs plat, & presque de niveau avec les eaux de la Mer qui le baigne, & avec celles des Fleuves qui l’arrosent. Qu’est-il arrivé dans la suite ? Les Souverains de cet Etat y ont joint des Provinces Méditerranées & montueuses, comme le Duché de Luxembourg, le Comté de Namur, et quelques autres. Mais dès que ces provinces ont été comprises dans les Païs-Bas, l’usage a fait oublier l’étimologie de Païs-Bas, & quelle étoit la nature de ces Provinces. L’on s’est accoûtumé à dire que le Duché de Luxembourg & le Comté de Namur étoient dans les Païs-Bas. On dit tous les jours que Luxembourg est la plus forte place des Païs-Bas, & qu’on va dans les Païs-Bas quand on part de Champagne pour aller à Namur. Après l’établissement du Commandement Armorique, on se sera de même habitué à dire que Sens, qu’Orleans étoient dans le Commandement ou dans le Païs Maritime.

C’est donc dans la Notice de l’Empire, & non pas dans César, ni dans Pline, qu’il faut prendre l’idée de l’étenduë qu’avoit, durant le cinquiéme siécle, la Contrée qu’on appelloit alors dans les Gaules le Païs Armorique, ou le Tractus Armoricanus ou Aremoricus . C’est faute d’avoir consulté là-dessus la Notice, que nos Auteurs ont mal compris ce qu’ont dit les Ecrivains du cinquiéme siécle, concernant la République des Armoriques, déja formée lorsque les Francs s’établirent dans les Gaules.

Quoique nous n’ayons que de foibles lueurs de ce qui s’y passoit sous le Bas-Empire, nous ne laissons pas cependant d’entrevoir les raisons qui porterent Constantin, ou celui de ses Successeurs qui avoit réglé les districts de chacun des Commandemens sur le pied où ils étoient lorsque la Notice fut rédigée, à mettre sous un seul & même chef presque toutes les forces destinées à garder les Côtes de cette grande Province sur l’Ocean, en un tems, où ses ennemis les plus incommodes, étoient les Pirates dont nous parlerons bientôt. Comme les Flottes ennemies n’avertissent point des lieux où elles prétendent faire leurs descentes, une seule Flotte qui tient la mer avec un pareil dessein, donne de l’inquiétude à deux cens lieuës de Côtes. Aujourd’hui c’est un lieu qui est menacé, & demain c’en est un autre. Si tous les bâtimens & toutes les Troupes destinées à la garde de la Côte que range une Flote ennemie ne sont point sous les ordres du même Officier, & s’il ne peut point à son plaisir les faire passer d’un endroit à un autre, le bien du Service en doit souffrir beaucoup. Dire que l’Officier qui commande dans le Païs où l’allarme cesse, envoyera sur le champ ses forces dans le Païs qui commence d’être menacé par l’armée navale des ennemis, c’est n’avoir point une idée juste de cette espece de guerre ; c’est encore ne pas connoître à quel point la jalousie regne ordinairement entre des Officiers de même grade qui commandent chacun en Chef dans des Départemens voisins, & combien elle apporte d’obstacle au service du Prince. Voilà donc ce qui aura fait comprendre dans le même Commandement, non-seulement la seconde & la troisiéme Lyonoise, ainsi que la premiere Aquitaine & la seconde Aquitaine, mais encore une partie de la seconde Belgique, c’est-à-dire, toute la Côte de cette Province-là ; de maniere que le Commandement Maritime commençoit à l’embouchure du Rhin, & s’étendoit jusqu’à la Garonne. Quant aux raisons qui auroient fait aussi renfermer dans ce Gouvernement Tours, et plusieurs autres cités de la troisiéme Lyonoise qui sont Méditerranées, aussi-bien que toute la quatriéme Lyonoise ou la Senonoise, dont aucune Cité n’étoit baignée de la Mer, voici celles que j’imagine.

Non-seulement les Saxons & les autres Barbares qui exerçoient alors le métier de Pirates, faisoient souvent des descentes sur les Côtes ; mais comme nous le dirons plus au long quand il en sera tems, ils remontoient les Fleuves sur leurs Barques legeres, & quelquefois il leur arrivoit de mettre pied à terre à cinquante lieuës de la mer. Il étoit donc nécessaire d’entretenir dans les rivieres des Flotes composées de Barques & d’autres Bâtimens plats, & il convenoit que les bassins & les arsenaux de ces Flotes fussent fort avant dans les terres, afin que les ennemis qui venoient par Mer ne pussent point les surprendre. Ainsi la nécessité de mettre les petits Bâtimens des Flotes qui gardoient la Loire & la Seine, dans des bassins où ils fussent en sureté, & la convenance qu’il y avoit que les lieux où l’on leur donnoit ces abris fussent dans le district du Commandement Armorique, y auront fait comprendre la Province Senonoise. Nous verrons que la Flote destinée à garder la Seine, avoit son bassin & ses arsenaux à Paris, qui étoit de cette Province-là. Il se peut bien faire encore que les differentes Flotes qui étoient aux ordres du Commandant de ce district, & qui étoient destinées, soit pour croiser sur les Pirates, soit pour garder le lit des Fleuves, tirassent de cette Province des Bois de construction, Des chanvres, & d’autres matieres dont elles avoient besoin journellement. Il avoit donc paru convenable, d’en faire une portion du Commandement Armorique.

Quand avoit-il été formé ? Sous quel empereur son district avoit-il été réglé tel qu’il est rapporté dans la Notice de l’Empire ? C’est ce que j’ignore : je sçais seulement que plusieurs années avant le regne de Constantin Le Grand[44], il y avoit déja dans les Gaules un district qui s’appelloit, quelle que fut alors son étenduë, le Commandement Armorique & Belgique. La nécessité de pourvoir efficacement à la sureté des Provinces des Gaules vexées par les déprédations des Peuples Septentrionaux, & dont il vient d’être parlé, aura engagé un des Prédecesseurs de Constantin à mettre sous les ordres d’un seul Géneral toutes les forces de Terre & de Mer destinées à repousser nos Barbares. On aura cru le mal assez grand pour y appliquer ce remede, quoique ce fut donner atteinte à la forme ordinaire du Gouvernement en usage pour lors. Eutrope nous apprend que sous le regne de Diocletien on donna à Carausius, qui fut depuis proclamé Empereur, la commission de nettoyer la Mer des Pirates Francs, & des Pirates Saxons, qui pour lors infestoient les côtes du Commandement Belgique & Armorique. Ce qu’ajoute notre Auteur mérite d’être rapporté comme un des présages qui annonçoient la chute de l’Empire Romain. Eutrope dit donc, que Carausius fut soupçonné de trahison, & qu’on lui reprocha de laisser passer la Manche aux vaisseaux Barbares qui alloient faire la course, vers le Midy, dans la vûë de les attaquer lorsqu’ils la repasseroient, afin de les prendre chargés du butin qu’ils auroient fait sur les sujets de l’Empire.

Nous voyons dans Ammien Marcellin, que du tems de Valentinien I qui commença son regne en l’année de Jesus-Christ trois cens soixante et quatre, il y avoit dans la Grande Bretagne un Officier dont le Titre et l’Emploi étoient les mêmes, que ceux du Commandant dans le district Maritime des Gaules. « Valentinien, dit Marcellin, apprit dans le tems qu’il alloit d’Amiens à Tréves, que la Grande Bretagne étoit réduite aux dernieres extrémités par les Barbares qui l’attaquoient de concert ; que Nectaridès lequel y exerçoit l’emploi de Comte dans le Commandement Maritime, avoit été tué, & que Fullofaudés qui remplissoit celui de Duc du même Commandement, étoit tombé entre les mains des ennemis.

Quelques lignes après, Ammien Marcellin ajoute : « La nouvelle fit d’autant plus de peine à Valentinien, que les Francs & les Saxons leurs voisins, faisoient alors des incursions & des descentes dans les commandemens des Gaules, qui sont exposés à leurs irruptions, » c’est-à-dire, dans le Commandement Armorique, & le Commandement Nervien, qui pouvoit bien n’être pas encore reünis en ce tems-là. « Ces Barbares non contens de saccager le Païs, y mettoient tout à feu & à sang, & ils sacrificient même à leurs Dieux une partie des Captifs qu’ils y faisoient. »

L’emploi de Comte du Commandement Maritime que Nectaridès exerçoit dans la Grande-Bretagne[45], étoit apparemment le même dont la Notice de l’Empire fait mention, sous le nom d’emploi du comte du Rivage Saxonique. Il étoit subordonné au Duc ou au Géneral dont il est aussi fait mention dans cette Notice.

Comme il y avoit aussi dans les Gaules, au commencement du cinquiéme siécle, un Rivage Saxonique, qui étoit la Côte de la Cité de Bayeux, il ne sera point hors de propos de dire pourquoi le rivage Saxonique qui étoit dans la Grande-Bretagne, portoit ce nom-là. Ce qui avoit fait appeller ainsi une partie du rivage de cette Isle, pouvoit bien avoir fait donner le même nom à une partie du rivage des Gaules. Le rivage Saxonique de la Grande-Bretagne étoit donc ainsi nommé, suivant mon opinion, parce qu’il s’étoit trouvé plusieurs Saxons parmi les Germains que Probus avoit transplantés dans cette Isle vers l’année deux cens soixante et dix-huit. Probus remporta de grands avantages dans ce tems-là, sur plusieurs Nations Germaniques qui s’étoient emparées d’une partie des Provinces Septentrionales des Gaules, & les Soldats Romains firent dans cette occasion un si grand nombre de prisonniers de guerre, que les Captifs ne se vendoient plus à la fin de la derniere campagne que sur le pied d’un sol d’or pour chaque tête de Captif. Je traduis ici Vopiscus, en supposant que dans le commerce d’Esclaves qui se faisoit alors, il se pratiquoit quelque chose d’approchant de ce que nous allons voir dans la levée de la Capitation, où l’on ne comptoit plusieurs personnes que pour une seule tête.

On aura introduit cette fiction dans le Négoce pour faciliter le payement du droit qui se levoit sur la vente des Esclaves. Je crois donc qu’on en usoit alors dans ce Commerce, comme on en use aujourd’hui dans le Commerce qu’on fait des Esclaves Négres, où l’on compte par piéces d’Inde, ou par têtes fictives, parce qu’elles sont composées souvent de plusieurs têtes réelles. Un homme sain & dans l’âge viril, fait seul une de ces piéces d’Inde, mais il faut plusieurs personnes pour en composer une lorsqu’on vend des Femmes, des Enfans ou des Vieillards. Il est vrai que le passage de Vopiscus semble pouvoir signifier que Probus donnoit un sol d’or à ses Soldats pour chaque tête d’ennemi qu’ils apportoient, & qu’il en usoit comme on en use encore aujourd’hui dans les armées Turques. Mais je ne me souviens pas d’avoir rien lû qui suppose que cet usage si opposé à l’esprit de la Discipline Militaire des Romains qui punissoient le Soldat qui s’étoit trop avancé, presque aussi séverement que le soldat qui avoit fui, ait jamais eu lieu dans leurs armées. Quoiqu’il en soit du sens de l’endroit de notre passage dont il vient d’être question, il est certain que Probus dans l’occasion dont il a été parlé, fit un grand nombre de Captifs dont il enrôla une partie dans ses troupes, & dont il envoya l’autre, suivant Zosime, en colonie dans la Grande-Bretagne. Nos Germains s’y établirent, & dans la suite ils y rendirent d’importans services à l’Empire, en y faisant tête aux factieux qui vouloient remuer. Voilà, suivant mon sentiment, ce qui faisoit appeller Rivage Saxonique une partie des Côtes de la Grande-Bretagne, dès le troisiéme siécle, & long-tems avant que les Saxons eussent commencé la conquête de cette Isle, ce qui n’arriva que vers l’année quatre cens quarante. Nous pouvons donc conjecturer que quelqu’événement semblable avoit fait appeller aussi Rivage Saxonique la Côte de la Cité de Bayeux, à qui l’on donnoit certainement ce nom-là dès le commencement du cinquiéme siécle, & qui le portoit encore sous nos Rois Mérovingiens. Dans leur histoire, il est fait plusieurs fois mention des Saxons Bessins. C’est peut-être de cette Colonie de Saxons établie dans les Gaules dès le tems qu’elles obéïssoient encore à l’Empire Romain, que sortit le celebre Robert Le Fort, de qui descend, de l’aveu géneral de tous les Auteurs, la troisieme Race de nos Rois. Notre supposition du moins, peut très-bien accorder les Ecrivains du dixiéme siécle & des siécles suivans, dont les uns ont dit que ce grand Capitaine, étoit de race Saxone, les autres qu’il étoit Neustrien, & les autres l’ont réputé François. Robert Le Fort aura été Saxon, parce qu’il sortoit d’une des familles de nos Saxons Bessins. Il aura été Neustrien, parce qu’il étoit né dans la Cité de Bayeux ; & il aura été regardé comme François, parce qu’il ne descendoit pas des Saxons soumis depuis peu par Charlemagne à la Monarchie, mais bien d’Ancêtres qui depuis quatre siécles habitoient dans le Royaume où ils étoient sujets de nos Rois. J’observerai à l’occasion de ces Saxons Bessins qu’on ne doit pas compter beaucoup sur la capacité de l’Auteur du Livre intitulé : Dissertation sur la noblesse de France, puisqu’il écrit[46]. » Il faut remarquer ici par rapport aux nouvelles Colonies qui sont venuës augmenter le Peuple François qui se ruïnoit lui-même, que les Provinces Maritimes de France, avoient reçu de nouveaux Habitans en differens tems sous les Rois de la premiere Race. Deux sortes de Peuple s’y vinrent établir : les Saxons qui ayant occupé l’Angleterre s’étendirent sur les Côtes voisines de Normandie, où ils ont donné leurs noms à plusieurs Contrées, comme Saxonnes Baiocasses. » On vient de lire la mention que la Notice de l’Empire rédigée dès le commencement du cinquiéme siécle, fait de nos Saxons Bessins.

Comme dans chaque Cité, il y avoit un Comte subordonné au Gouverneur de la Province, & qui géroit sous lui les affaires de Justice, Police & Finance, il y avoit aussi dans chaque Cité un Comte Militaire, ou un Tribun qui commandoit les Troupes, et qui obéïssoit au Duc ou au Général du district dont étoit sa Cité. Suivant l’apparence, il commandoit les Tribuns ou les Chefs des Corps particuliers qui s’y trouvoient. Nous avons dans Cassiodore la formule des Provisions de l’expectative d’un de ces Emplois. Il y est dit[47] : « L’équité veut que ceux qui ont bien servi soient avancés & comme d’un autre côté il est établi par l’ancien usage, que celui qui doit monter au grade de Tribun prenne une commission du Souverain, nous déclarons par ces présentes, ainsi que nous sommes en droit de le faire, qu’un tel qui est le premier montant à ce grade, en sera revêtu dès qu’il viendra à vaquer. » On trouve encore de ces Tribuns Militaires dans les Gaules, sous le regne des Petits-Fils de Clovis.


LIVRE 1 CHAPITRE 9

CHAPITRE IX.

Des Flotes : Des Corps de Troupes composés de Soldats Romains, & que les Empereurs entretenoient dans les Gaules au commencement du cinquiéme siécle.


Les Romains entretenoient des Vaisseaux de Haut-bord & des Galeres pour la garde des Côtes des Gaules qui sont sur l’océan ou sur la Méditerranée ; et ils tenoient encore à l’embouchure des Fleuves un grand nombre de petits Bâtimens, pour empêcher que les Pirates Barbares ne remontassent ces Fleuves, & qu’ils ne vinssent ainsi faire des descentes dans les lieux où ils ne seroient point attendus. Le peu d’eau que tiroient ces petits Bâtimens, est une preuve qu’ils n’étoient pas les mêmes dont on se servoit dans les Navigations en pleine Mer. Or, suivant la Notice de l’Empire[48], la Flote destinée à garder la Meuse avoit son bassin dans le lit de la Sambre, & ses arsenaux sur les bords de cette riviere. C’étoit dans Arles que venoit désarmer la Flote destinée à la garde du Rhône. Quant à celle qui étoit chargée de garder la Seine, elle avoit, comme on le lit dans la Notice de l’Empire, son bassin à Paris, suivant l’apparence, dans le lieu où est aujourd’hui l’Eglise Cathedrale. Cette conjecture est fondée sur ce que ce bassin étoit encore plus en sureté au-dessus qu’au-dessous des Ponts de Paris, & sur ce qu’en 1711 on trouva, en jettant les fondemens du maître-autel nouveau qu’on construisoit dans cette Eglise, des Inscriptions dédiées par le Corps des Matelots ou des Mariniers de Paris[49]. Elles furent publiées dans le tems de leur découverte avec des explications. Peut-être aussi la Ville de Paris ne porte-t-elle un Vaisseau dans l’écu de ses Armes, qu’en mémoire de la Flote, laquelle y avoit son bassin. Les Nations, les Villes & les Etats, avoient des symboles, par lesquels ils se désignoient, long-tems avant l’invention du Blazon & des Armoiries. En effet, long-tems avant ce tems-là l’Empire Romain avoit l’Aigle pour symbole, la ville de Rome la Louve allaitante les deux Jumeaux, & Athenes la chouette ; c’est assez conjecturer. Je reviens à mon sujet.

Des Bâtimens qui pouvoient remonter la Meuse jusqu’à l’embouchure de la Sambre, & la Seine jusqu’à Paris, n’étoient point, comme je l’ai déja dit, des Vaisseaux qui tirassent assez d’eau pour être capables de tenir la Mer.

Nous ne voyons point que les Officiers qui commandoient ces Bâtimens de toute espece, eussent, pour parler à notre maniere, un Superieur particulier, ou un Amiral qui ne commandât que sur Mer. Dans l’Empire Romain le Service de Terre et le Service de Mer n’étoient point aussi séparés qu’ils le sont aujourd’hui dans les Etats de la Chrétienté. Il paroît seulement qu’il y avoit des Officiers & des Corps destinés spécialement à servir sur les Flotes, & que les Soldats de ces Corps croyoient monter d’un grade quand ils pouvoient passer dans les Légions ; mais on ne voit pas qu’ils eussent un Général particulier dépendant immédiatement du Prince, & autre, que le Duc, qui commandoit dans les Lieux à la défense desquels ces Corps-là étoient destinés.

Venons aux Troupes de Terre que nous diviserons d’abord en deux classes. Les unes étoient les Troupes Romaines, ou celles qui étoient composées de Sujets naturels de l’Empire. Les autres étoient des Troupes étrangeres, & composées de Barbares que l’Empire avoit pris à son Service. Commençons par les premieres.

Les Troupes Romaines étoient alors divisées en deux especes de Milices, & chacune de ces Milices étoit destinée originairement à faire un service particulier, & different du service de l’autre. Une partie de ces Corps de Milice, celle que nous appellerons dans l’occasion Troupes de Campagne, étoit destinée principalement à suivre le Prince par tout où il alloit, & à marcher incessamment où il jugeoit à propos de l’envoyer. L’autre partie que nous appellerons dans l’occasion Troupes de Garnison ou Troupes de Frontiere, & qu’on trouve désignée par la dénomination de Milites limitanei ou Riparenses, dans l’Histoire du Bas-Empire, étoit spécialement destinée à la garde d’une certaine Contrée, où la plûpart de ses Soldats avoient même leurs domiciles particuliers.

Voici l’origine des Troupes de campagne. Lorsque Constantin Le Grand eut cassé les anciennes Cohortes Prétoriennes, il institua un nouveau Corps de Milice pour la garde de la personne du Prince, et l’on donna aux soldats qu’on y enrôloit le nom Soldats presens. C’est à mon sens ce que signifient toutes les dénominations sous lesquelles nous les trouvons désignés. Ce Corps de Troupes eut aussi son Chef particulier appellé le Maître des Soldats presens ; & cet Officier qui se tenoit auprès de la personne de l’Empereur, exerçoit toutes celles des fonctions des anciens Préfets du Prétoire, lesquelles étoient purement Militaires. Ainsi l’on peut croire que c’étoit par son canal que les Géneralissimes des Diocèses des quatre Préfectures du Prétoire, érigées par Constantin, recevoient les ordres du Prince. Soit que cet Empereur eût mis sur pied un gros Corps de cette nouvelle Milice, soit que ses Successeurs l’eussent augmenté, en y incorporant une partie des anciennes Légions, il est certain que du temps d’Honorius, ce Corps étoit assez nombreux pour suffire en même tems à monter la garde auprès de la personne de l’Empereur, & à fournir des détachemens qui servissent dans toutes les Provinces. La Notice de l’Empire parle de plusieurs de ces détachemens qui servoient actuellement dans les Gaules lorsqu’elle fut rédigée.

Nous pouvons comparer cette Milice de soldats presens aux Janissaires de l’Empire Turc. Le nombre de ces Janissaires institués d’abord pour la garde de la personne du Sultan, a tellement été multiplié depuis, qu’il n’y en a plus qu’une partie dont la fonction soit de rester toûjours auprès du Grand-Seigneur. L’autre partie des Janissaires, & c’est la plus nombreuse, est partagée en differentes Troupes, distribuées sur les frontieres de l’Empire Ottoman, où elles sont le nerf de la Garnison des Places fortes. Des quarante ou cinquante mille Janissaires que le Grand-Seigneur habille & soudoye, il n’y en a ordinairement que treize mille de destinés spécialement à la garde de sa personne, & qui soient du College de Constantinople. Les autres sont répartis sur la frontiere pour la garde de laquelle ils ont été levés & ils sont payés. Ainsi comme le Corps des Janissaires est aujourd’hui partagé en Janissaires de la Porte, ou de la garde du Grand-Seigneur, et en Janissaires des Provinces, il est très-probable que dans le cinquiéme siécle le Corps des Soldats presens étoit divisé en Soldats presens qui servoient auprès de la personne du Prince, & en Soldats présens qui servoient tantôt dans une province & tantôt dans une autre. Je crois donc que c’est de ceux des Soldats presens qui gardoient le Prince, qu’il est parlé sous le nom de Soldats Palatins[50], dans une Loi d’Honorius que nous rapporterons bientôt, & que c’est de ceux des Soldats presens qui étoient à la suite des Commandans envoyés par l’Empereur dans les Provinces, qu’il y est parlé sous le nom de Soldats accompagnans [51].

Suivant la Notice de l’Empire il y avoit dans les Gaules, comme nous venons de le dire, un Corps considerable de la Milice des Soldats presens, & il y étoit commandé par un Lieutenant du Chef ou du Maître de cette Milice qui ne devoit pas quitter la personne de l’Empereur. Comme c’étoit par le ministere de ce Chef que les Géneralissimes qui commandoient dans les Diocèses, recevoient les ordres du Prince, le Lieutenant dont nous parlons ne devoit pas faire difficulté d’obéïr aux Géneralissimes. Ils ne pouvoient lui commander que ce qui étoit contenu dans les instructions, que son Supérieur particulier leur avoit envoyées. Il étoit donc impossible que les ordres que recevoit le Géneralissime, & ceux que recevoit le lieutenant du Maître des soldats presens, se croisassent.

On voit bien que les Soldats presens étoient le nerf des armées Romaines. Ils étoient toûjours au drapeau ; & comme on les faisoit marcher par tout où il y avoit occasion de combattre, ils devoient être plus aguerris que les Soldats des Troupes qui étoient destinées à la garde de quelque Frontiere, & qui ne voyoient pas si souvent l’ennemi. Aussi Ammien Marcellin remarque-t’il comme un évenement singulier, que durant le siége que les Barbares mirent devant Autun, dans le tems où Julien commandoit l’armée des Gaules, les Troupes de Campagne se fussent comportées mollement, & que le salut de la Place eût été dû aux Véterans qui étoient de la Milice domiciliée, pour ainsi dire, sur la Frontiere.

Les Empereurs qui pouvoient s’aider contre leurs ennemis domestiques des Troupes de Campagne, bien mieux que des Troupes de Frontiere, avoient tant d’attention à tenir ces premieres complettes ; ils étoient si jaloux d’empêcher qu’il ne s’y glissât des mutins, qu’Arcadius et Honorius défendirent par une Loi expresse à leurs Comtes & à leurs autres Géneraux, non-seulement de laisser passer aucun Soldat Palatin ou Accompagnant du Corps où il avoit été enrôlé dans un autre Corps, mais aussi de recevoir dans ces Corps-là aucun Soldat, soit des Légions, soit des Troupes qui gardoient les Rives & Rivages, soit des autres Troupes de frontiere. Ces Princes déclarent même expressément dans leur Loi qu’ils réservent à eux seuls le pouvoir d’accorder ces sortes de translations, & ils condamnent les Officiers qui oseroient y contrevenir à payer autant de livres d’or d’amende, qu’ils auroient fait passer de Soldats d’une Milice dans une autre.

Quant aux Troupes attachées par leur institution à la garde de quelque Province frontiere[52], & que nous trouvons désignées sous le nom de Milites Limitanei, Riparenses, & autres, dans les Historiens du Bas-Empire, et dans la Loi d’Honorius qui vient d’être rapportée, elles devoient, suivant mon opinion, leur origine à l’empereur Alexandre Severe. Ce Prince, comme on le voit dans Lampridius, partagea les terres dont on avoit chassé les Barbares entre les Officiers & les Soldats qui servoient sur les frontieres, à condition que l’Etat demeureroit toûjours le véritable proprietaire de ces fonds-là, qui ne laisseroient pas néanmoins de passer aux heritiers du gratifié, lorsqu’ils voudroient bien porter les armes, & remplir la place de celui auquel ils succederoient. Alexandre Severe crut engager par-là les Troupes dont il est ici question, à mieux défendre le Païs qu’elles gardoient. Il fit plus, car il donna encore des Esclaves & du Bétail à ces Soldats, afin que la culture des terres voisines du païs des Barbares, ne fût point abandonnée, ce qu’il trouvoit honteux pour l’Empire.

Probus étant venu à bout de pénetrer dans une Contrée de l’Isaurie, où s’étoit cantonné un reste des anciens Habitans du Païs, dit après avoir examiné la situation des lieux. « Il est plus facile d’empêcher qu’il ne s’établisse des Brigands dans ce Repaire, que d’en dénicher ceux qui une fois, s’y seroient cantonnés. En consequence de cette réflexion, Probus partagea celles des terres de la Contrée, qui n’étoient pas du domaine du Prince, entre les Véterans. Il les leur donna pour en joüir eux & leur posterité, à condition que leurs fils seroient tenus de s’enrôler dès qu’ils auroient dix-huit ans, afin qu’ils fussent Soldats avant que d’avoir atteint l’âge d’être Brigands. »

On trouve encore dans l’Histoire Romaine d’autres distributions de fonds de terres faites aux Soldats, à condition qu’eux & leurs heritiers ils serviroient à la guerre, & l’on regarde même communément cette distribution comme la premiere origine des possessions si connuës dans l’Histoire des Monarchies modernes, sous le nom de Fief. Saint Augustin qui vivoit au commencement du cinquiéme siécle, parle de ces concessions de terres faites à charge de servir, comme d’une chose déja très-ordinaire de son tems. » Personne n’ignore, dit-il, que les Soldats, avant que de recevoir des bénéfices temporels des Puissances du siècle, leur prétent un serment Militaire, par lequel ils s’obligent à porter les armes pour leur service. »

Il arriva même dans la suite qu’on ne laissa plus aux fils de ceux qui tenoient de ces bénéfices Militaires, la liberté qu’ils avoient d’abord d’opter, ou de se faire Soldats, ou de déguerpir les terres tenuës par leurs peres, à charge de servir à la guerre. Severe Sulpice après avoir dit que l’inclination naturelle de S. Martin le portoit à embrasser l’état Ecclésiastique, ajoute qu’il fut d’abord empêché de suivre sa vocation, par un événement arrivé lorsque cet Apôtre des Gaules étoit à l’âge de quinze ans. L’Empereur Constantin publia pour lors un Edit[53] qui enjoignoit à tous les fils de Véterans d’entrer dans le Service, & le pere de saint Martin qui n’approuvoit point les vûës de son fils, le dénonça aux Commissaires du Prince, qui l’obligerent à s’enrôler. Nous avons encore une Loi d’Honorius qui ordonne la même chose qu’ordonnoit la Loi de Constantin.

Dès que le Service des Troupes Romaines eût été changé, & dès qu’on leur eût donné des Quartiers dans l’interieur des Gaules, il aura fallu nécessairement y établir des bénéfices Militaires de même nature que ceux qui étoient déja sur la frontiere. Les Troupes Romaines, comme nous l’avons remarqué, étoient bien plus stables dans leurs Quartiers que ne le sont nos Troupes dans les lieux où elles tiennent garnison. A peine y demeurent-elles deux ou trois ans, au lieu que les premieres restoient dans leurs Quartiers durant un si grand nombre d’années, que la Notice de l’Empire qui ne daigne pas marquer le nom des personnes qui remplissoient les plus grandes dignités, lorsqu’elle fut dressée, parce qu’elles ne les possedoient que pour un tems, a jugé à propos de marquer expressement en quels lieux étoient les Quartiers de la plûpart des Corps de Troupes dont elle fait mention. Ces Corps étoient plus stables dans ces Quartiers que les grands Officiers de l’Empire ne l’étoient dans leurs dignités. D’ailleurs nous verrons dans la suite, que les Teifales du Poitou, & quelques autres Corps de Troupes, étoient encore à la fin du cinquiéme siécle dans les mêmes Quartiers où les laisse la Notice de l’Empire rédigée dès le commencement de ce siécle-là.

Or comment un Soldat qui avoit son Quartier auprès de Bourges, auroit-il pû faire valoir un bénéfice Militaire situé auprès de Cologne ? Comment en auroit-il pû tirer les vivres & les autres commodités nécessaires à sa subsistance ? Que lui en seroit-il revenu s’il l’eût affermé à notre maniere, à moins que ce bénéfice n’eût contenu un si grand nombre d’arpens, que l’Empire Romain, tout riche qu’il étoit en fonds de terre, n’auroit pas pû en assigner d’aussi étendus, à la dixiéme partie des Soldats attachés par leur premiere destination à la garde d’un certain Païs. Ainsi dès que le Service des Troupes eut été changé par Constantin, il aura fallu établir dans l’interieur du territoire de l’Empire des bénéfices Militaires, semblables à ceux qui étoient déja sur ses frontieres. Quelque-tems après Constantin, les Corps qui étoient sur pied avant son regne, seront devenus des Troupes de frontiere.

On n’avoit point à craindre, il est vrai, que ces Soldats domiciliés dans des cantons differens, s’attroupassent avant que d’être prévenus, en un nombre assez grand, pour leur donner la confiance de proclamer un nouvel Empereur. On ne devoit pas non plus craindre que l’esprit de désertion se mît parmi eux. On pouvoit même se promettre que lorsque le Païs où ils avoient leurs Métairies seroient envahis par l’Etranger, ils combattroient avec le courage que donne l’envie de conserver son bien. Mais d’un autre côté, le Soldat ne s’appesantissoit-il pas en menant le genre de vie qu’il devoit mener dans une Métairie où il avoit des Esclaves qui labouroient & moissonnoient pour lui ? Lorsqu’il s’agissoit de prévenir une irruption des Germains, en allant les attaquer dans leur propre Païs, n’étoit-il pas bien difficile de faire marcher à tems des Troupes composées d’hommes qu’il falloit tirer de leurs propres foyers ? Quelle difference entre ces Légions toûjours campées, qui gardoient le Rhin du tems de Tibere, & les Troupes de frontiere du Bas-empire, dont les Soldats épars dans toutes les Gaules, ne voulurent plus bientôt entendre parler d’entrer en campagne avant que le mois de juillet fût venu ? L’empereur Julien, lorsqu’il commandoit dans les Gaules, forma le projet d’attaquer les Allemands avant qu’ils se fussent attroupés. Mais ce prince malgré son activité et son impatience, se vit obligé d’attendre, pour assembler l’armée, que le mois de juillet fût venu, parce que les troupes destinées à la garde des Gaules, n’entroient pas plûtôt en campagne. Pour parler le langage des tems posterieurs, les jours de service des troupes dont il s’agit, ne commençoient que dans ce mois-là.

Nous rapporterons encore dans la suite plusieurs loix impériales, concernant les bénéfices militaires, qui furent, suivant l’apparence, la principale récompense des Francs qui suivoient Clovis.

Comme les janissaires de la porte, et les janissaires qui sont en garnison dans les places frontieres de l’empire ottoman, nous retracent l’idée des soldats presens, dont les uns gardoient la personne du prince, tandis que les autres servoient tantôt dans une province et tantôt dans une autre ; de même les Timariots qui sont une autre portion de la milice turque, nous donnent une idée des troupes romaines destinées spécialement à la garde d’un certain païs. En effet ces Timariots sont des soldats à qui, pour leur subsistance, l’on assigne dans le païs, à la défense duquel ils sont spécialement attachés, la joüissance de certains fonds de terre, dont la proprieté appartient toujours à l’Etat. Il est vrai que le grand-seigneur tire quelquefois une partie des timariots des provinces qui ne sont point exposées pour les faire marcher aux endroits où la guerre se fait actuellement. Aussi doit-on croire que les empereurs en usoient souvent de même avec les troupes de frontiere, mais cela n’empêchoit pas qu’elles ne fussent principalement destinées à garder une certaine province, à la difference des troupes de campagne qui n’étoient chargées de la garde d’aucune province en particulier, et dont le service consistoit à marcher indifferemment où l’empereur commandoit de se rendre.

On ne sçauroit douter que Constantin et ses successeurs en changeant, comme ils le firent, la forme ancienne de l’administration de l’état, et le service des troupes, n’ayent pensé que les révoltes des armées étoient encore plus à craindre que les invasions des barbares, et que si l’empire avoit à être détruit, sa ruine seroit l’ouvrage de ses ennemis domestiques, et non pas de ses ennemis étrangers.

Il en est des monarchies ainsi que du corps humain : comme on y apperçoit presque toujours dès qu’il commence à vieillir, et souvent même plûtôt, quelle est celle de ses parties nobles qui péche davantage, et dont il a le plus à craindre, de même il n’y a gueres de monarchie où l’on n’apperçoive, dès qu’elle a duré quelques siécles, un vice de conformation, qui est la principale cause des maladies qui lui surviennent, et qui la menacent souvent d’une destruction prochaine. Dans un Etat, ce vice de conformation est la pente naturelle du peuple à la fainéantise, et son aversion pour l’exercice des arts et des métiers les plus nécessaires à la societé. Dans un autre, c’est la prévention où sont les principaux sujets, que la plus noble des distinctions est celle d’exempter ses biens de toutes les contributions qui se levent pour subvenir aux charges publiques. Dans un troisiéme, c’est la légereté d’esprit des sujets qui fait que ceux-mêmes qui sont obligés de faire exécuter les loix, se laissent tellement frapper par les inconvéniens qui naissent quelquefois de l’exécution des meilleures, qu’ils mettent presque toujours en déliberation si la loi dont il s’agit sera executée ou non, et qu’ils osent faire souvent la fonction de législateurs, au lieu de faire la leur, qui est celle de juge. Dans un quatriéme Etat, c’est que le commun des citoïens a une prévention si folle en faveur des personnes distinguées par leur naissance et par leur faste, qu’il leur obéït plus volontiers, quoiqu’elles n’ayent aucun droit de lui commander, qu’il n’obéït aux véritables dépositaires de l’autorité du souverain. Enfin, le vice de conformation d’un autre empire, c’est le dépeuplement des villes, c’est le plat païs réduit en solitude, par les précautions excessives qu’ont prises les fondateurs mêmes de cet Etat, pour empêcher que le peuple nouvellement subjugué, et qui étoit d’une autre religion que la leur, ne vint se soulever. Les révoltes des chrétiens ne sont plus à craindre, il est vrai, dans l’empire ottoman ; mais ceux qui entreprendroient de l’envahir, ne rencontreroient que sur la frontiere une résistance capable de les arrêter : dès qu’ils l’auroient une fois percée, dès qu’ils seroient entrés dans l’interieur du païs, le sultan n’y trouveroit plus ni des hommes dont il pût faire une nouvelle armée, ni des villes de ressource sous lesquelles il pût la rassembler.

Nous avons vû quel étoit le vice de conformation de l’empire romain. Ainsi l’on ne doit point être surpris de tout ce que firent Constantin et ses successeurs pour changer, s’il est permis de hazarder cette expression, la constitution et le temperamment du corps politique dont ils étoient chefs. Leurs précautions ont-elles avancé la ruine de la monarchie romaine ? L’ont-elles retardée ? Peut-être que les Romains qui vivoient au commencement du sixiéme siécle, et qui voyoient de près le progrès du mal et tous les effets du remede, étoient de sentiment opposé sur cette question. Peut-être les uns soutenoient-ils que les remedes appliqués par Constantin aux maux résultans du vice de conformation de l’empire, n’eussent servi qu’à leur faire faire un progrès plus rapide, tandis que d’autres prétendoient que l’empire devoit à ces remedes-là, le peu de vie qui lui restoit encore.


LIVRE 1 CHAPITRE 10

CHAPITRE X.

Des Troupes Estrangeres que l’Empire prenoit à sa solde dans le cinquiéme siécle, & des Létes en particulier.


Nous avons vû qu’avant Caracalla les cohortes auxiliaires qui servoient dans les armées romaines, étoient composées de ceux des sujets de l’empire qui ne pouvoient point entrer dans les cohortes prétoriennes, ni dans les légions, parce qu’ils n’étoient pas citoïens romains. Dès que cet empereur eut donné le droit de bourgeoisie romaine à tous les sujets de l’empire qui étoient de condition libre, l’entrée dans les légions leur fut ouverte. Ainsi les troupes auxiliaires que nous voyons servir dans les armées romaines sous le bas-empire, n’étoient plus composées de soldats nés ses sujets, mais d’étrangers qu’il adoptoit, pour ainsi dire, et à qui l’on donnoit le nom d’Alliés ou deConfederés  ; en prenant ce nom dans une acception bien differente de celle qu’il avoit euë sous le Haut-Empire.

Il n’y a point d’apparence que depuis Caracalla jusqu’à Constantin Le Grand, les empereurs n’ayent point pris quelquefois des étrangers à leur service ; mais ce fut sous ce dernier prince, si j’entends bien Jornandés, que cette sorte de Milice devint un pied de troupes toujours entretenu, et qu’elle fut connuë sous le nom de Confederés qui lui devint propre. Cet historien après avoir parlé des exploits des Gots dans les tems précedens, dit que Constantin Le Grand les rechercha, qu’il fit alliance avec eux, et qu’ils lui fournirent, moyennant une capitulation, quarante mille hommes dont il se servit dans ses guerres contre differentes nations. « La République entretient encore aujourd’hui, ajoûte notre Auteur, ce Corps de Troupes, qui porte toûjours son premier nom, c’est-à-dire, celui d’Alliés ou de Confederés. »

Les loix impériales mettent quelquefois en opposition le nom de soldat et celui d’ allié, parce que le premier étoit regardé comme propre à désigner le Romain qui servoit l’empire en qualité de son sujet, et l’autre comme propre à désigner le barbare qui le servoit, en vertu d’une convention faite volontairement. Un rescrit de Valentinien ordonne à Sigivaltus maître de la milice, de mettre des soldats et des alliés en garnison dans les villes de son département, et de garnir les rives et rivages de postes tirés des uns et des autres.

Sidonius Apollinaris pour exprimer que personne ne faisoit sa profession à Ravenne où étoit la cour de l’empereur, et qu’au contraire chacun y vouloit faire le métier d’autrui, écrit à son ami, « Les Vieillards s’y divertissent à jouer à la Paume ; & les jeunes gens aux jeux de Hazards. Les Eunuques y apprennent à faire la guerre, & les Alliés y étudient les Belles-Lettres. » Ce même auteur dit dans une autre de ses épîtres, en parlant de Petronius Maximus, que cet empereur après avoir exercé heureusement les plus grands emplois, n’avoit eu qu’un regne malheureux et troublé sans cesse, soit par des séditions populaires, soit par les révoltes des alliés ou des soldats.

Procope écrit au sujet de quelques érules : qu’ils entrerent au service de l’empire, et qu’ils furent enrôlés parmi les barbares qu’on nommoit les alliés ou les confederés.

On peut consulter encore sur la signification qu’avoit le mot faederati dans le cinquiéme siécle et dans le sixiéme, le glossaire de Monsieur Du Cange. On y trouvera plusieurs autres passages qui font foi que ce mot avoit alors l’acception que nous lui donnons. Je me contenterai donc d’ajouter ici que faederatus, qui veut dire en general celui qui est lié avec un autre par quelque traité de conféderation, avoit si bien été restraint à signifier spécialement les barbares qui servoient dans les armées de l’empire, qu’il étoit devenu leur nom propre et particulier. Aussi voyons-nous que les auteurs grecs qui ont écrit dans ces tems-là ne rendent point faederatus par un mot de leur langue qui signifie la même chose. Ils ne le traduisent point, et ils se contentent de lui donner une terminaison greque, en usant à son égard comme on en use à l’égard des noms propres des provinces, des peuples et des rivieres[54].

Rien n’a tant contribué à la ruine de l’empire romain que cet usage de prendre des étrangers à la solde de l’Etat. Il est vrai que dès le tems des premiers Césars, on tenoit dans Rome même un corps de Germains, destinés à la garde de la personne du prince. Mais ce corps étoit peu nombreux, et d’ailleurs rien n’empêche de croire qu’il ait été composé des Germains qui habitoient dans les Gaules, et qui étoient sujets de l’empire.

En effet, lever des corps de barbares, et les faire servir dans une armée romaine, n’étoit-ce pas leur enseigner ce qui avoit rendu les Romains les maîtres du monde, je veux dire, la discipline militaire et l’art de la guerre ? Si l’empire encore florissant s’étoit trouvé si mal de les avoir enseignés à des peuples domptés, mais non point encore assujettis, s’il avoit eu tant de sujet de se repentir d’avoir laissé servir dans ses troupes Arminius, Civilis, et quelques autres révoltés célebres, qui ne battirent les Romains que parce qu’ils avoient été leurs éleves dans l’art militaire, la raison d’état devoit bien empêcher l’empire dans le quatriéme siécle, de souffrir dans ses camps des corps entiers d’étrangers qui pouvoient d’un jour à l’autre devenir ses ennemis ? Ne devoit-on pas prévoir aussi, ce qui est arrivé dans tous les tems, ce qui arriva pour lors, et ce qui arrivera toujours ; c’est qu’en faisant connoître à des barbares un païs meilleur que leur patrie, on leur fait venir l’envie de l’occuper. Ne devoit-on pas faire réflexion que la superiorité que donne sur l’ancien habitant de ce païs-là, un corps plus robuste et plus capable de fatigue que le sien, en rend nos barbares les maîtres dès que cet avantage n’est plus balancé par une plus grande connoissance de l’art de la guerre. Mais Constantin et ses successeurs auront peut-être regardé cette milice barbare comme un des freins dont il falloit se servir pour retenir les troupes romaines dans la soumission, et les empêcher de proclamer de nouveaux empereurs. D’ailleurs, on ne trouvoit plus, quand il falloit lever la quantité de troupes dont on avoit besoin, un nombre suffisant de Romains qui voulussent bien s’enrôler. Nous avons vû que dès le quatriéme siécle on forçoit quelquefois les fils des véterans d’entrer dans le service, et nous verrons qu’il falloit souvent contraindre les communautés à fournir des hommes pour recruter les troupes romaines.

Quoiqu’il en ait été, il faut que les conjonctures qui donnerent lieu à introduire un usage aussi notoirement pernicieux que celui d’entretenir des corps de troupes composés d’étrangers, ayent été bien pressantes. Mais il survient quelquefois des occasions où l’on ne sçauroit sauver un Etat sans aller contre les maximes fondamentales du gouvernement. Telle aura été la conjoncture qui aura fait lever le premier corps de troupes étrangeres que les Romains ayent entretenus. D’autres conjonctures en auront fait lever un second. Enfin cet abus qu’on aura excusé par la raison qu’il falloit ménager le sang des sujets, et par celle qu’il valoit encore mieux que les barbares voisins du territoire de l’empire portassent les armes pour les Romains que contr’eux, se fortifia à un tel point, qu’il devint plus dangereux d’entreprendre de le changer, que de continuer à le souffrir.

Il y eut même des empereurs qui marquerent beaucoup plus de confiance et d’amitié aux troupes étrangeres qu’aux troupes romaines. Gratien qui regnoit environ quarante ans après Constantin, irrita les légions contre lui par sa prédilection pour les alliés. Toute son attention, dit Aurelius Victor, étoit pour un corps d’Alains qu’il avoit attirés à son service en leur donnant beaucoup d’argent, et il préferoit hautement ces barbares mercenaires aux vieilles troupes composées de soldats romains. Enfin, ce prince avoit tant d’affection, et même tant d’amitié pour nos barbares, qu’il retenoit toujours auprès de sa personne, qu’on le voyoit souvent dans les marches habillé comme eux.

Rutilius qui partit de Rome pour revenir dans les Gaules peu de tems après que cette ville eut été prise par Alaric, dit que Rome même avant sa prise, étoit déja remplie de soldats et d’officiers habillés de peaux, et qu’elle étoit aux fers avant que d’avoir été faite captive. Nous verrons dans la suite que les Romains qui s’habilloient d’étoffes, désignoient souvent les barbares par la dénomination d’ hommes vétus de peaux .

Quelles étoient les capitulations que les barbares qui s’engageoient à servir l’empire, faisoient avec lui ? Elles étoient apparemment que l’empire pourvoiroit à leur solde, qu’il leur donneroit une récompense, et qu’ils ne seroient point obligés à servir dans des provinces éloignées de leur patrie. Cette conjecture est fondée. On voit dans Ammien Marcellin que les Germains nés hors des limites de l’empire, faisoient, quand ils entroient dans son service, une espece de pacte, qui devoit ressembler en beaucoup de choses aux traités d’alliance qui sont entre les rois très-chrétiens et le corps helvetique, comme aux traités faits entre les états géneraux et l’état ou canton de Berne ; et qu’il y avoit dans ces capitulations plusieurs choses de stipulées concernant la subsistance, la discipline, et les récompenses des soldats et des officiers. Nous voyons, par exemple, que comme les Suisses sont exemtés par les traités qu’ils ont faits avec la France, de servir sur mer, de même les barbares, dont nous parlons, étoient dispensés par la capitulation qu’ils avoient faite avec les Romains, d’aller servir par tout où il plairoit à l’empereur de les envoyer.

Lorsque Constance eut pris la résolution d’aller faire la guerre aux Perses, il donna ordre à Julien qui commandoit alors les armées des Gaules, de faire passer en Grèce quelques-uns des corps de troupes étrangeres qui servoient dans ces armées. Julien lui representa qu’il convenoit d’executer cet ordre avec beaucoup de circonspection, afin de ne point donner un sujet de plainte légitime aux barbares d’au-delà du Rhin, qui servoient dans ces troupes, et qui n’étoient venus s’enrôler dans les Gaules, qu’à condition qu’on ne les obligeroit point à servir au-delà des Alpes. Julien ajoutoit qu’il étoit à craindre, si l’on usoit de violence ou de supercherie envers ces barbares, qu’on ne dégoutât du service de l’empire les étrangers qu’on n’y pouvoit engager que de leur plein gré, et qui exigeoient ordinairement la même condition avant que d’y entrer.

Tout ce que je sçais concernant la solde que les Romains donnoient aux barbares qui s’enrôloient dans leurs troupes, se trouve dans une lettre que Theodoric, roi des Ostrogots, écrivit tandis qu’il gouvernoit déja en Italie aussi absolument que s’il avoit été empereur d’Occident, et qui fut adressée à un essain de Gépides qu’il vouloit employer à faire la guerre aux Francs, qui pour lors étendoient les bornes de leur domination dans les Gaules. » Mon intention, leur écrit ce Prince, étoit d’abord de vous faire fournir l’étape en nature sur toute votre route ; mais après avoir fait réflexion qu’on pourroit bien vous délivrer des denrées de mauvaise qualité, ou vous les apporter trop tard, j’ai pris le parti de vous la faire donner en argent, en faisant toucher à chacun de vous par semaine trois sols d’or payés en especes. On vous accorde encore la liberté de vous servir des maisons qui appartiennent au Domaine, & qui pourla commodité de ceux qui voyagent par ordre du Prince, sont bâties sur toutes les grandes routes : Ces maisons sont toutes à portée de bons pâturages. Le peuple des environs vous y apportera des vivres en abondance, dès qu’il aura sçu que vous les payez bien. Au reste, faites diligence, & conduisez-vous sur la route avec une moderation qui donne à connoître, que c’est pour le Service de l’Empire Romain que vous portez les armes.[55] »

Comme il doit être parlé souvent de ces sols dans notre ouvrage, je supplie mon lecteur de se souvenir de ce que j’en vais rapporter. Les sols d’or que les derniers empereurs romains faisoient frapper[56], étoient à peu de chose près, du même titre que nos écus d’or, et ils pesoient un cinquiéme de plus que celles de ces dernieres especes qui avoient encore cours en 1689. Les sols d’or du bas empire, et ceux de nos premiers rois qui sont de la même valeur, passeroient donc aujourd’hui premier janvier 1730 s’ils étoient encore de mise, pour environ quinze livres tournois. Ainsi chaque Gépide touchoit par semaine, tant qu’il étoit en route, à peu près quarante-cinq livres de notre monnoye. Suivant toutes les apparences nos Gépides se contentoient d’une moindre solde lorsqu’ils campoient, ou lorsqu’ils étoient dans leurs quartiers. Quelle étoit alors cette solde ? Je n’en sçais rien, mais nous sçavons que dès le tems de Tibere le soldat romain touchoit par semaine la valeur de quinze francs de la monnoye qui a cours aujourd’hui, et dans tous les tems comme dans tous les états, la paye du soldat étranger a toujours été aussi haute du moins, que celle du soldat né sujet du prince qu’il sert.

On voit par la Notice de l’empire, qu’il y avoit un grand nombre de corps de troupes composées de barbares, qui servoient dans les Gaules au commencement du cinquiéme siécle. La multitude de ces cohortes ou de ces corps fait même croire qu’ils n’étoient pas bien nombreux. Il est très-probable que chacun d’eux n’étoit que de sept à huit cens hommes. Du moins il est certain que ce nombre étoit dans les tems précedens, celui des soldats qui composoient une cohorte, et nous ne sçavons pas qu’il y eût eu rien de changé à cet égard. Chacun de ces corps avoit bien un commandant de sa nation, mais il est certain que ce chef étoit subordonné à ceux des géneraux de l’empereur dans le département desquels il servoit. La notice le dit en plus d’un endroit.

Suivant la notice de l’empire, les troupes auxiliaires qui servoient dans les Gaules, étoient composées de Francs ou d’autres nations germaniques, ainsi que de celles qui habitoient à l’orient du Danube, et au nord du Pont-Euxin. La notice met au nombre des nations qui composoient les troupes dont il s’agit ici, les létes [57] dont il est fait aussi mention dans Zosime et dans Jornandés. Monsieur Du Cange et quelques autres de nos meilleurs auteurs, ont cru que ces Létes étoient une nation particuliere, et leur erreur, supposé qu’ils se soient trompés, n’est pas sans quelque fondement. Zosime dans un passage que nous rapporterons ci-dessous, semble dire que les Létes fussent alors un des peuples de la Gaule. Mon sentiment est néanmoins, que Léte n’étoit point le nom propre d’aucune nation particuliere, mais un nom qui marquoit l’état et la condition de ceux qu’on désignoit par ce terme-là ; enfin un nom qui se donnoit à tous ceux des barbares enrôlés au service de l’empire, ausquels on avoit conferé des bénefices militaires, ou quelqu’autre établissement, et cela de quelque nation que fussent ces barbares. En éclaircissant ce point de nos antiquités, qui semble d’abord appartenir à la geographie, nous ne sortirons point cependant de la matiere que nous traitons actuellement, parce que les faits que nous allons alléguer pour justifier notre sentiment, enseignent plusieurs choses concernant le service des troupes barbares qui portoient les armes pour les romains durant le cinquiéme siécle et le sixiéme.

Notre premiere raison, c’est qu’aucun auteur ancien ne dit quelle étoit la premiere patrie des Létes, ni dans quelle contrée particuliere des Gaules ils avoient leur seconde patrie. Notre deuxiéme raison, c’est qu’on trouve dans la notice de l’empire, dont l’autorité est ici décisive, des Létes de toute sorte de nation. Elle nous apprend qu’il y avoit des Létes teutons en quartier dans la cité de Chartres, des Létes sueves et bataves dans la cité de Bayeux, et des Létes francs dans celle de Rennes. Elle fait aussi mention de quelques autres Létes dont elle ne dit point la nation, peut-être parce qu’ils étoient tirés de differens peuples. Enfin, il est encore parlé dans la notice, des Létes de la cité de Langres, et des Létes du païs des Nerviens.

Il me paroît donc que le nom de Létes n’avoit d’autre acception que la signification propre du mot latin laetus, et qu’il vouloit dire simplement les contens. On leur aura d’abord donné indistinctement le nom de laeti ou de felices, et dans la suite celui de laeti aura prévalu, et il sera devenu le terme propre. Ce qui avoit fait donner le surnom de contens au corps de troupes auxiliaires qui le portoient, c’est que les officiers et les soldats de ces corps avoient été comme adoptés par l’empire, dans la collation des bénéfices militaires qu’il leur avoit conferés, et qu’ils joüissoient ainsi de l’état heureux de sujet de la monarchie romaine. On les aura nommé les contens, par rapport à ce nouvel état. C’est ainsi que par une raison contraire, on appelloit à la fin du dernier siécle les Hongrois qui avoient pris les armes contre l’empereur leur souverain, afin de n’être plus opprimés par ses officiers, les mécontens.

Il n’y a rien dans cette opinion qui soit contraire, ni à ce qu’on lit dans les auteurs anciens, ni à la vraisemblance, et d’ailleurs elle peut être appuyée par un passage d’Eumenius, et par une loi de l’empereur Honorius.

Eumenius d’Autun, dans son panégyrique prononcé devant Constantius Chlorus, dit à ce prince qui avoit pacifié la Grande-Bretagne : » Comme on vit autrefois Dioclétien changer en des Campagnes labourées les déserts de la Thrace, par le moyen des Colonies qu’il y transporta d’Asie ; comme on vit ensuite Maximien faire cultiver les Champs abandonnés dans le Pais des Nerviens & dans celui de Tréves, par des Peuplades de Francs qui s’étoient soumises à notre Gouvernement, par des Francs contens, & aussi satisfaits de leur condition que l’est de la sienne le Citoïen qui sortant de captivité rentre dans tous ses droits : Nous vous avons vû, Prince invincible, faire reverdir par les mains d’un Laboureur Barbare, celles des terres des Cités d’Amiens, de Beauvais, de Troyes & de Langres qui étoient en friche. »

Si laetus dans ce passage étoit le nom d’un peuple, et non pas le nom d’hommes qui joüissoient d’un certain état, s’il n’étoit point employé ici comme l’adjectif de francus, mais comme substantif, francus et laetus seroient deux peuples, et Eumenius ne diroit pas, comme il le dit, excoluit, mais excoluerunt au pluriel.

Voici la loi d’Honorius : » D’autant que plusieurs Etrangers de differentes nations continuent à s’établir dans l’Empire, pour y jouir du bonheur des Romains, & qu’il convient de leur donner des terres Létiques, nous réservons à nous seuls le pouvoir de les conceder : & comme il est arrivé que quelques Etrangers se sont approprié de leur autorité privée une portion de terre fort au-dessus de ce qui doit leur apartenir, & cela, soit par la prévarication de ceux qui étoient préposés pour l’empêcher, soit parce que ces Etrangers ont surpris des Rescrits du Prince qui sont trop avantageux pour eux, nous députerons pour Commissaire une personne capable, à qui nous donnerons pouvoir de dépouiller les premiers de ce qu’ils ont usurpé, & les autres de ce qu’ils se feront fait octroyer au-delà de ce qui leur étoit dû suivant l’équité. »

Les mêmes raisons qui dans le troisiéme siécle avoient fait donner le nom de laeti ou de contens aux Francs, à qui Maximien distribua des terres dans les Gaules, à condition d’y vivre comme sujets de l’empire, et de le servir dans ses guerres, auront aussi fait donner ce nom-là aux autres barbares qui se seront domiciliés aux mêmes conditions sur le territoire romain. Les létes n’auront donc été autre chose dans le quatriéme et dans le cinquiéme siécle que ceux des barbares servans dans les troupes auxiliaires, à qui l’on avoit donné des terres et un domicile dans l’empire. On les aura distingués par ce surnom des autres barbares qui servoient dans ces mêmes troupes, mais qui n’avoient encore aucun établissement fixe sur le territoire de la monarchie, et qui, pour parler suivant nos usages, n’y étoient pas encore naturalisés. Ainsi l’on pourroit en traduisant, rendre les francs létes et les bataves létes, par les Francs et par les Bataves naturalisés et domiciliés dans l’empire.

Quant au passage de Zosime, sur lequel les auteurs qui ont cru que nos létes fussent un peuple particulier, se sont fondés, il se peut très-bien interpréter en suivant mon opinion. Le voici. Zosime dit, en parlant du tyran Magnence : « Il étoit d’origine étrangere, et il avoit vêcu parmi les létes, nation gauloise. » Mais le mot grec etnos dont se sert Zosime, et que j’ai rendu ici par celui de nation, en me conformant à la version latine, ne signifie pas toûjours un peuple particulier. Il signifie encore quelquefois une societé, une condition, un état, un ordre de citoïen, et suivant l’aparence Zosime l’aura employé dans une de ces dernieres acceptions. Cet historien n’aura donc voulu dire autre chose, si ce n’est que Magnence avoit été d’abord au nombre des létes qui servoient dans les Gaules. On verra, lorsqu’il sera question de l’invasion d’Attila dans les Gaules, un passage de Jornandés qui parle de ces létes, et qui favorise encore notre opinion.

Les barbares qui servoient dans les troupes auxiliaires parvenoient aux premieres dignités de l’empire, comme nous aurons occasion de le dire plus d’une fois. Leurs fils nés dans son territoire étoient-ils réputés Romains pour cela ? Je ne le crois point. C’étoit le sang dont on sortoit, et non pas le lieu où l’on étoit né qui décidoit alors de quelle nation on devoit être reputé citoïen. Le fils d’un Franc, bien qu’il fût né à l’ombre du Capitole, étoit réputé Franc, et le fils d’un Romain étoit réputé Romain, quoiqu’il fût né sur les bords du Rhin. C’est de quoi nous parlerons plus amplement dans la suite. D’ailleurs nous verrons que la postérité des Teifales établis dès le commencement du cinquiéme siécle dans le Poitou, et que celle des Saxons établis dès le commencement du cinquiéme siécle dans le païs Bessin, étoient encore réputées une nation barbare au milieu du sixiéme siécle. Elles y faisoient toûjours chacune un peuple à part, et qui n’étoit point encore confondu avec les anciens habitans du païs, c’est-à-dire, avec les Gaulois devenus des Romains.

Voilà quelles étoient les troupes auxiliaires que l’empire entretenoit dans les premieres années du cinquiéme siécle ; mais les nouvelles disgraces qu’il essuya bientôt après, le reduisirent à faire aux barbares ou déja engagés dans son service, ou qu’il y vouloit attirer, des conditions qui lui étoient encore bien plus onéreuses, et qui porterent des coups mortels à ce corps politique dont les forces se trouvoient bientôt épuisées, par les maux et par les remedes.

Il paroît donc que sous le regne d’Honorius il arriva deux choses ; la premiere, c’est que l’état malheureux où tomberent les affaires de l’empire, empêchant le gouvernement de pourvoir à la subsistance des troupes auxiliaires, comme de leur tenir tout ce qu’on leur avoit promis, ces troupes se mutinoient et se cantonnoient dans une certaine étenduë de païs. Elles s’en emparoient comme d’un nantissement qui leur répondoit des arrerages de leur solde, de la sureté de leur récompense, en un mot de tout ce qui pouvoit leur être dû par l’empire. Elles se conduisoient en ces occasions comme les terces ou les régimens d’espagnols naturels qui servoient leur roi dans les guerres du Païs-Bas, en usoient à la fin du seiziéme siécle, lorsqu’ils n’étoient point payés. Ils se mutinoient, et après s’être choisi des chefs, ils s’emparoient ou d’Alost, ou d’autres places, et sans cesser pour cela de faire la guerre contre les ennemis de leur maître, ils gardoient le païs dont ils s’étoient saisis comme un païs de conquête, qu’ils ne remettoient à leur souverain, qu’après qu’il leur avoit donné satisfaction sur leurs demandes.

En second lieu, le désordre des affaires de la monarchie qui devenoit plus grand de jour en jour, et qui la mettoit souvent dans l’impuissance de faire les dépenses nécessaires pour lever dans un païs étranger des troupes auxiliaires, dont il avoit un besoin pressant, le réduisirent à traiter avec les rois barbares, et si j’ose parler ainsi, à les prendre eux et leurs peuples à son service. Ces princes passoient donc à la tête de toute la tribu sur laquelle ils regnoient, au service de l’empire, qui leur assignoit pour leur subsistance des quartiers stables dans un certain païs, avec la permission d’y vivre suivant la loi de leurs ancêtres, et dans l’indépendance de ses officiers civils. Ces colonies n’avoient à répondre qu’aux officiers militaires de l’empire qu’elles s’engageoient à servir. Une des premieres conventions de cette nature-là[58], dont j’aye connoissance, est celle que fit Honorius avec plusieurs tribus de la nation scythique et de la nation gothique après la prise de Rome par Alaric. Nous rapporterons dans la suite plusieurs passages des auteurs anciens qui serviront de preuves à ce qui vient d’être avancé.

Le mal s’accrut à proportion que le désordre des affaires de l’empire s’augmentoit. On n’avoit donné d’abord des terres à ces peuplades indépendantes des officiers civils, et qui faisoient un Etat dans un autre Etat, que dans les extrémités des provinces de l’empire. Ensuite l’on fut obligé de souffrir qu’elles en prissent dans l’intérieur des Gaules, et même dans l’Italie. On fut obligé, par exemple, pour sauver une partie des Gaules, d’en délaisser une portion aux Bourguignons et à d’autres barbares, qui s’en étoient emparés par force, et qui malgré l’empire se firent ses troupes auxiliaires. Il devoit être bien dur aux empereurs de souffrir dans le sein de l’Etat, des peuplades qui faisoient un corps politique indépendant à plusieurs égards de l’autorité impériale, et dont le séjour rendoit même précaire le pouvoir qu’elle conservoit sur les Romains du païs où ces peuplades s’établissoient. Mais, comme nous le verrons en parlant du progrès des colonies de ce genre, qui font le principal sujet de cet ouvrage, les conjonctures devinrent telles que les empereurs étoient souvent réduits à prendre le parti le moins mauvais. Le pouvoir des conjonctures obligea Rome, qui avoit autrefois envoyé tant de colonies s’établir sur le territoire des barbares, à recevoir des colonies de barbares sur le sien.

Les barbares, dont il est ici question, prirent le nom d’ hôtes de l’empire et c’est ainsi qu’ils se qualifient eux-mêmes dans leurs loix nationales. Le mot d’ hôte qui ne signifie parmi nous que celui qui loge un autre, ou celui qui loge chez un autre souvent à prix d’argent, avoit une acception bien plus noble chez les romains. On le donnoit aux personnes qui bien qu’elles ne demeurassent point dans le même lieu, étoient jointes néanmoins d’une amitié si étroite, qu’elles avoient droit de loger reciproquement l’une chez l’autre. Ce qui rendoit encore le nom que prenoient nos barbares, plus favorable, c’est que dès le tems du haut-empire les légions et les cités où elles avoient leurs camps, se traitoient d’ hôtes, et il étoit d’usage qu’elles s’envoyassent la figure de deux mains jointes ensemble, pour marque de leur amitié. Les barbares des peuplades établies dans le milieu du territoire de l’empire, ne pouvoient donc faire mieux que de s’arroger le titre d’ hôtes de l’empire. C’étoit un nom connu avec lequel le peuple de la monarchie étoit déja familiarisé.

Les tems devinrent mêmes si difficiles, que les empereurs furent obligés à conferer aux rois ou aux chefs de ces peuplades indépendantes, les plus grandes dignités de l’empire, et même à donner plus d’une fois à ces princes barbares la commission d’obliger par la voye des armes, les Romains révoltés, à rentrer dans leur devoir. C’est de quoi l’on verra plusieurs exemples dans la suite de cet ouvrage.


LIVRE 1 CHAPITRE 11

CHAPITRE XI.

Des Revenus que l’Empire Romain avoit dans les Gaules. Des fonds de terre qu’il y possedoit. Origine du Droit de Tiers & Danger.


Avant que de sortir des Gaules pour faire le recensement des nations qui habitoient encore au-delà du Rhin au commencement du cinquiéme siécle, et qui alloient devenir les Hôtes des Romains de cette riche contrée, il faut exposer quels y étoient alors les revenus de l’empire.

Nous avons vû déja[59], que suivant Tite-Live, ce fut dans l’assemblée tenuë à Narbonne vers l’an de Rome sept cens vingt-sept, qu’Auguste imposa un tribut aux Gaules. Tacite nous apprend aussi la même chose. Ce fut l’année huit cens vingt-deux, et par conséquent quatre-vingt quinze ans après l’assemblée de Narbonne, que Civilis prit les armes contre ceux des Romains qui reconnoissoient Vitellius pour empereur. Or Tacite fait dire par Civilis aux Gaulois que ce Batave vouloit engager dans son parti ; qu’il se trouvoit encore dans les Gaules des hommes nés avant qu’elles eussent été assujetties aux tributs. Il paroît donc qu’en l’année huit cens vingt-deux de la fondation de Rome, il y avoit déja près d’un siécle, que les Gaules avoient été renduës tributaires de l’empire, et par conséquent que cet évenement a dû arriver vers l’année sept cent vingt-sept.

Le tribut imposé à cette grande province de l’empire ne consistoit pas seulement à fournir à Rome des troupes auxiliaires. Tacite oppose la condition des Bataves qui n’étoient assujettis qu’à cette espece de subside, à la condition des au- tres Gaulois. Si nos Bataves, dit Civilis, ont pris les armes, eux qui ne payent point d’imposition, et qui fournissent à Rome pour tout tribut, des soldats, à plus forte raison les Gaulois qu’on charge d’impôts doivent-ils les imiter ?

On peut douter que sous les premiers empereurs toutes les cités des Gaules fussent assujetties aux mêmes contributions. Comme nos cités n’étoient point alors de même condition, comme les unes étoient traitées en sujets et les autres en peuples alliés, il est apparent qu’elles ne payoient pas toutes les mêmes impositions. Ce qui est certain, c’est qu’Auguste avoit rendu toutes les Gaules tributaires. Velleius Paterculus qui a écrit sous Tibere le successeur immediat d’Auguste, dit en faisant le dénombrement des grandes provinces de l’empire, que les Gaules où Domitius avoit fait voir le premier les enseignes romaines, furent soumises par Jules-César. Ce vaste païs, ajoute-t-il, nous paye aujourd’hui un subside en deniers, ainsi que le paye presque tout le reste de la terre.

Mais dès que Caracalla eut donné le droit de bourgeoisie romaine à tous les sujets de l’empire, la difference qui étoit entre les tributs que payoient les cités alliées et les cités sujettes de la Gaule, dût disparoître. Elles dûrent toutes se trouver assujetties aux mêmes impositions : voyons donc en détail, quels étoient les subsides que payoient à Rome les cités des Gaules sous les successeurs de Caracalla.

On ne doit point au reste être surpris que j’approfondisse cette matiere autant qu’il me sera possible. Les finances sont dans tous les Etats, ce qu’est le sang dans le corps humain. D’ailleurs je ne puis mieux donner à connoître quels furent d’abord les revenus de la monarchie françoise dont je veux décrire le premier établissement, qu’en expliquant le moins mal qu’il me sera possible, en quoi consistoit le revenu dont l’empire joüissoit dans les Gaules, lorsqu’elle y fut établie. Clovis et ses successeurs ne firent autre chose pour doter, s’il est permis de parler ainsi, leur couronne royale, que d’y réünir le patrimoine de la couronne impériale.

Le dernier livre d’Appien Alexandrin, le plus précieux des monumens de l’antiquité romaine que nous avons perdu, auroit bien facilité mon travail. Cet auteur nous apprend lui-même qu’il y donnoit un état fidéle des forces que l’empire romain avoit sur pied[60], et des revenus qu’il tiroit de chacune de ses provinces, sous le regne de l’empereur Adrien. C’est le tems où vivoit notre auteur. Un pareil ouvrage composé par un homme aussi-bien informé et aussi judicieux que l’étoit Appien, nous auroit instruits à fond de l’état des finances de l’empire dans le second siécle de l’ère chrétienne, et il nous auroit donné de grandes lumieres sur l’état où elles pouvoient être dans les tems postérieurs. C’est assez regretter une perte que le destin seul peut réparer. Tâchons de nous servir si bien des monumens qui nous restent, que nous ne laissions pas de donner une notion satisfaisante des revenus dont la monarchie romaine joüissoit dans les Gaules durant le quatriéme siécle et le cinquiéme.

Ces revenus, ainsi que ceux dont elle joüissoit dans ses autres provinces, émanoient de quatre sources. La premiere et la plus abondante consistoit dans les profits qui se retiroient des fonds de terre, dont la proprieté appartenoit à l’Etat. La seconde, c’étoit le subside reglé, ou l’imposition personnelle et réelle que chaque citoïen payoit soit à titre de capitation, soit à raison des terres et des autres biens ou effets qu’il possedoit. La troisiéme source des revenus du prince consistoit dans le produit des differens bureaux établis dans les Gaules, pour y faire payer les droits de péage ou de doüane. Les revenus qu’on appelle casuels faisoient la quatriéme source. Ils consistoient dans les réünions des domaines engagés, dans les confiscations, et dans les dons volontaires ou réputés tels, que les peuples faisoient au souverain en certaines occasions. Nous allons à présent parler séparément de chacune de ces quatre sources, ou de ces quatre branches du revenu de l’empire.

L’empire romain a toujours été proprietaire d’une grande quantité de fonds de terre. Une partie de ces fonds provenoit de la portion des terres que les Romains avoient coutume d’approprier à la république dans les païs qu’ils conquéroient. Ils en avoient usé dans plusieurs cités des Gaules comme en Sicile et ailleurs. L’autre partie de ces fonds provenoit des terres réünies au domaine de l’Etat, soit par désherence, soit par faute d’avoir acquitté les redevances dont elles étoient chargées, soit pour d’autres cas emportans réünion au domaine du prince.

On lit dans Appien Alexandrin, que les Romains dès leurs premieres conquêtes, avoient pratiqué l’usage d’ôter au peuple subjugué une partie de ses terres pour se les approprier ; et l’on voit par Tite-Live et par les autres historiens latins, qu’on lui imposoit cette peine plus ou moins forte, à proportion de la résistance plus ou moins obstinée qu’il avoit faite. Il arriva encore que dans la suite l’empire réünit à son domaine, les fonds de terre qui appartenoient en toute proprieté aux princes ses alliés, ou plûtôt ses sujets, lorsqu’il lui arrivoit de réduire leurs états en forme de province. Voici, suivant Appien, l’usage que les Romains faisoient de ces terres unies au domaine de la république. On les divisoit d’abord en deux classes, dont la premiere comprenoit les terres actuellement en valeur, et la seconde, les terres en friche. Quant aux terres qui étoient actuellement cultivées, et sur lesquelles il se trouvoit la quantité d’esclaves et de bétail nécessaire pour les faire valoir, on en faisoit deux lots, dont le premier se distribuoit entre les citoïens des colonies que la république établissoit dans le païs conquis pour le tenir dans le devoir. Le second lot se divisoit en deux parties. L’une étoit venduë au profit de l’Etat, afin de l’indemniser des frais de la guerre, et l’autre étoit affermée moyennant une redevance fixe, et stipulée payable en une certaine quantité de denrées.

Tout commerce étant interdit aux citoïens de l’ordre des sénateurs dès le tems de la république, il ne leur a jamais été permis de se rendre adjudicataires de ces baux. Il paroît donc que sous la république et sous les premiers empereurs, c’étoient les chevaliers romains qui les prenoient. Mais dans le bas-empire, il fut prohibé à tous ceux qui avoient quelque emploi au service du prince, et même à tout citoïen enrôlé dans les curies, de prendre à ferme les terres dont la proprieté appartenoit à l’Etat. On craignoit que les personnes qui avoient du crédit ne trouvassent moyen d’avoir ces fermes à trop bas prix, ou d’obtenir des indemnités qui ne seroient pas dûës. Une loi des empereurs Valens, Valentinien et Gratien, défend expressément aux citoïens enrôlés dans les curies, de prendre à ferme, même dans les cités autres que la leur, les métairies et les pâturages qui faisoient partie des domaines de la république. Néanmoins les personnes en crédit trouvoient le moyen d’éluder ces loix, en prenant les baux sous le nom emprunté d’un homme à eux. Voilà l’usage qui se faisoit des terres actuellement en valeur.

Quant aux terres incultes et abandonnées, dont il se trouve toujours une assez grande quantité dans les païs qui viennent d’essuyer les maux de la guerre, comme il étoit impossible de faire au juste l’estimation de leur valeur, on ne les affermoit pas, moyennant une redevance fixe et certaine, évaluée à tant, ou à tant de denrées, quelle que pût être la récolte, elles s’affermoient à des conditions telles que la république ne pouvoit pas être trompée de beaucoup dans ces sortes de marchés, et que d’un autre côté ceux qui les prenoient ne couroient pas le risque d’y perdre excessivement. On adjugeoit donc, en observant les formalités ordinaires, ces terres incultes, à ceux qui se chargeoient de les mettre en valeur, à condition de payer à l’Etat chaque année, non pas une redevance fixe et certaine, mais une redevance proportionnée à la récolte qui se pourroit faire. Cette redevance consistoit ordinairement dans la dixiéme partie des grains et des légumes qui se recueilleroient sur les terres données à défricher, et dans la cinquiéme partie du produit, soit des arbres, soit de celles des plantes qui rapportent durant plusieurs années, lorsqu’une fois elles sont venuës. Rien n’étoit plus équitable ni plus judicieux que l’apprétiation de cette redevance incertaine. On n’obligeoit le tenancier qu’à payer la dixiéme partie des grains et des légumes qu’il recueilleroit, parce que la culture de ces fruits exige beaucoup de soins, et demande beaucoup de dépense, au lieu qu’on l’obligeoit d’un autre côté à payer la cinquiéme partie du produit des arbres fruitiers, et de celui des plantes qui rapportent durant plusieurs années, sans avoir besoin qu’on les renouvelle, parce qu’on recueille ce produit avec moins de frais et moins de sueur. Il est vrai que suivant cette estimation les vignes se trouvent taxées au cinquiéme de leur produit, ce qui nous paroît d’abord une redevance bien lourde. Mais on la trouve plus légere dès qu’on a fait réflexion que la culture de la vigne ne coûte pas autant, à beaucoup près, dans les païs chauds où l’on la fait monter sur des ormeaux, que dans nos contrées. Il est à croire que lorsqu’on planta autour de Paris les vignes dont Julien dit que cette ville étoit environnée de son tems, les Romains se contenterent d’exiger de ceux à qui l’on donnoit des terres en friche pour en faire des vignobles, une redevance moindre que la cinquiéme partie de la vendange.

Comme la moindre redevance que payoient les terres dont la propreté appartenoit à l’Etat, étoit un 10e de leur produit, je crois volontiers qu’on aura donné le nom général de dixiéme, à cette redevance, quoiqu’elle fût en plusieurs occasions beaucoup plus forte. En effet nous venons de voir qu’elle étoit d’un cinquiéme du produit des arbres fruitiers et des plantes qu’il ne faut point renouveller chaque année. Mais on avoit voulu désigner la redevance dont nous parlons, par le nom le moins odieux qu’on put lui donner, et on avoit appellé généralement agri decumani, ou champs sujets à la dixme, des champs dont une partie étoit chargée réellement de payer le cinquiéme de son produit. Encore aujourd’hui, le mot de dixme qui signifie originairement le dixiéme, se donne quelquefois à des redevances ou plus fortes ou moins fortes que le dixiéme.

Quoiqu’Appien ne dise point que la république n’affermoit pas toutes les terres en valeur qu’elle s’approprioit par droit de conquête, et qu’elle en gardoit une partie pour la faire valoir à ses frais, et à son profit, la chose ne laisse point d’être véritable. On voit et par l’histoire romaine, et par plusieurs loix des empereurs, que l’Etat avoit beaucoup de métairies dont les terres étoient cultivées par des esclaves à lui, et dont tous les fruits lui appartenoient, ainsi qu’ils appartiennent au particulier proprietaire d’un héritage qu’il fait valoir par ses mains. Les empereurs faisoient encore nourrir dans ces métairies fiscales des haras et d’autres troupeaux, et suivant l’apparence, c’étoit avec les fruits qui s’y recueilloient qu’on faisoit vivre les personnes qui travailloient dans les manufactures et dans les atteliers publics. Ainsi comme la plûpart de ces ouvriers étoient des esclaves qui ne gagnoient pas de gages, et comme ils étoient nourris par d’autres serfs qui cultivoient les terres des métairies domaniales, l’entretien des manufactures et des atteliers publics ne coûtoit pas, à beaucoup près, autant que valoient les armes, les machines de guerre, les ustenciles, les toiles et les étoffes qui s’y fabriquoient. Si toutes ces choses ne se vendoient point dans des boutiques au profit de l’Etat, ce qui revient au même, elles lui épargnoient la dépense qu’il lui auroit fallu faire pour les acheter, afin d’en pourvoir les armées et les places. La diminution de la dépense enrichit aussi-bien que l’augmentation de la recette.

Appien dans le passage que nous avons cité, ne dit point que les Romains eussent aproprié à la republique une partie des forêts et bois taillis dans les pays que ces conquerans avoient réduits sous leur obéïssance. Il n’y en est fait aucune mention. Cependant il est bien difficile de croire que bons oeconomes qu’ils étoient, ils ayent oublié de s’en aproprier une partie, puisqu’il n’y a point de fonds de terre, dont le revenu soit plus solide. Voilà peut-être ce qui a donné lieu à deux auteurs célébres par les doctes ouvrages qu’ils ont composés sur le droit public du royaume de France, de penser que le Tiers et danger qui se leve en Normandie au profit du roi, sur les deniers provenans de la coupe de plusieurs forêts, dont la proprieté appartient aujourd’hui à des particuliers, est originairement un des droits établis dans les Gaules au profit de l’empire romain. Ce droit de tiers et danger consiste en ce qu’il appartient au roi vingt-six sols dans soixante sols du prix de la vente de ces bois, qui ne se peut faire encore que par les officiers du prince. Il est vrai que de tous les endroits de Cassidore que nos auteurs citent pour apuyer leur opinion, celui qui d’abord paroît être le plus positif, et dans lequel il est fait mention d’une imposition établie sous le nom de bina et terna , ne sçauroit être entendu du droit appellé aujourd’hui tiers et danger . Nous verrons dans la suite que cet auteur qui vivoit au commencement du sixiéme siécle, entend parler sous le nom de bina et terna , non pas du tiers et danger, mais des tiers et moitié de la cotte-part à laquelle chaque tête de citoyen , pour m’exprimer ainsi, avoit été taxée originairement. Lorsque la capitation fut devenuë une imimposition ordinaire, comme nous l’expliquerons dans la suite, il y avoit des citoyens qui ne payoient qu’une moitié de la somme à laquelle chaque tête de citoyen avoit été taxée, et d’autres qui ne payoient même que le tiers ou le quart de cette cottisation. C’est ce qui doit être exposé encore plus en détail dans la suite.

Mais je crois que d’autres passages de Cassiodore qui sont ceux où il est fait mention de tertia , doivent s’entendre d’une imposition, qui véritablement fût un droit de même nature que celui de tiers et danger. En effet, nous avons une lettre de Théodoric roi des Ostrogots, adressée à Faustus, prefet du prétoire d’Italie, pour lui notifier qu’on a jugé à propos d’accorder aux habitans d’une certaine ville, la grace qu’ils avoient demandée, et qui étoit d’acquitter doresnavant en deniers la redevance du troisiéme , laquelle se payoit auparavant en nature. Sous le bas empire, les contribuables regardoient comme une grande grace de pouvoir payer en deniers la somme à laquelle s’évalueroit la redevance en fruits, dont ils étoient tenus, parce qu’ils se redimoient par-là d’une infinité de véxations qu’ils avoient à essuyer de la part de ceux qui recevoient les revenus de l’Etat, tantôt sur la qualité, tantôt sur la quantité des denrées, et tantôt sur le lieu où il falloit les livrer. On verra dans la suite, qu’il n’y avoit sorte de concussion dont ces receveurs ne s’avisassent. Gregoire de Tours raconte que le bienheureux Illidius qui vivoit dans le quatriéme siécle, ayant guéri miraculeusement la fille de l’empereur Maximus, qui faisoit son séjour à Tréves, ce prince offrit au saint confesseur des monceaux d’or et d’argent, et que le saint les refusa, mais qu’il demanda et qu’il obtint de l’empereur une grace pour la cité d’Auvergne : c’étoit de payer en deniers la redevance en bled et en vin, dont elle étoit tenuë ; ce qui épargnoit aux Auvergnats plusieurs véxations, et la peine de faire voiturer ces denrées dans les magasins de la république.

Ainsi quoique je sois persuadé que les termes de bina et terna soient relatifs à la maniere dont s’imposoit la capitation, je crois néanmoins que le terme de tertia bien different de celui de Terna, peut avoir le sens que nos auteurs modernes lui ont donné, et qu’il signifie un droit introduit dans les Gaules par les Romains, et qui étoit de même nature que le droit de tiers et danger. Les Romains auroient-ils négligé de s’aproprier un revenu aussi certain que celui qui se tire des bois, eux qui ont toûjours été si persuadés que la véritable richesse d’un Etat consiste dans la possession de biens en fonds, et de la nature de ceux qu’acquiert un pere oeconome quand il veut établir solidement sa famille : eux qui pensoient que les finances d’un souverain, quelqu’abondantes qu’elles paroissent, ne sont jamais qu’un torrent sujet à tarir en plus d’une occasion, tant qu’elles n’ont point pour leur source principale, le produit assuré des biens de cette nature ?

Si le droit de tiers et danger est si ancien dans les Gaules, comment se peut-il faire, dira-t-on, qu’il ne subsiste plus que dans la province de Normandie ? Je vais répondre. Les usurpateurs, qui sous les derniers rois carlovingiens s’emparerent, dans la plus grande partie du royaume, des droits et des revenus de la couronne, se seront aproprié le droit de tiers et danger dans les lieux où ils se cantonnerent ? Que sera-t-il arrivé ensuite ? En quelques païs, ces usurpateurs auront remis ce droit aux complices de leur révolte. En d’autres contrées, les successeurs des premiers usurpateurs l’auront laissé éteindre, parce qu’ils étoient trop foibles pour l’exiger. Mais il ne sera rien arrivé de pareil en Normandie, parce qu’aux tems où les désordres, dont je viens de parler, arriverent dans le royaume, cette province étoit déja sous la domination de ses ducs, seigneurs assez puissans pour conserver les droits régaliens que nos rois leur avoient cédés en la leur inféodant. Ils auront sçu maintenir et garder contre les usurpateurs du dixiéme siécle le droit de tiers et danger, comme ils ont maintenu et gardé contr’eux le droit de monnoyage. Or ç’a été sur ces ducs qui étoient encore devenus rois d’Angleterre, que nos rois ont pris, et réüni à leur couronne la Normandie, qui par consequent n’a jamais été sous un maître assez foible pour laisser perdre aucun de ses droits domaniaux. Voilà pourquoi le droit de tiers et danger n’y aura point été anéanti comme ailleurs.

Je conçois donc que ce droit aura été originairement la redevance d’un tiers du produit, moyennant laquelle la république romaine avoit concedé à des particuliers les Bois qui lui appartenoient, et dans la suite cette redevance, qui d’abord se payoit en nature, aura été évaluée en deniers, et portée à plus d’un tiers et à un peu moins de la moitié du prix des ventes.

Ce qui se trouve dans une ordonnance du roi Loüis Le Hutin renduë dans le quatorziéme siécle, rend ma conjecture concernant l’origine du droit de tiers et danger, trés-vraisemblable. Il est statué ainsi dans cette chartre. « Se aucun dit que ses Bois ayent été plantés d’ancienneté & pour ce n’en doit-il Tiers ne Dangier, le Baillif auquel Balliage les Bois sont, ou les Maîtres de nos Forêts, ou l’un de ceux qui premier pourra, voise aux lieux Prudhommes non suspects appellés & enquerre comme il appartiendra sur ce diligemment la verité & définisse sans demeure la question pour nous ou contre nous, par les circonstances & présomptions des bonnes gens ? » Pourquoi les bois et forêts plantés de main d’homme depuis un tems connu ne devoient-ils rien, quand les taillis et forêts qui existoient en nature de bois de tems immémorial étoient tenus de ce droit-là ? Si ce n’est parce que ces derniers fonds étoient originairement du domaine du souverain, et que par conséquent ils avoient fait partie de celui des empereurs romains.

Au reste, l’empire demeuroit toujours le véritable proprietaire, tant des terres qu’il affermoit pour un tems, que de celles dont, moyennant une certaine redevance, il accordoit la joüissance non limitée, en faveur de ceux qui entreprenoient de les mettre, ou tenir en valeur.

On conservoit avec soin un état ou cadastre de tous ces biens où il se trouvoit spécifié quels en étoient les possesseurs actuels, quel tems devoit durer leur joüissance, et quelle redevance chacun d’eux étoit tenu de payer. Cet état s’appelloit le canon, et il devoit faire la principale colomne dans l’état géneral des revenus de l’empire, puisqu’il étoit son patrimoine le plus assuré. Nous verrons même qu’on donnoit quelquefois, par extension, le nom de canon à cet état géneral, quoiqu’il comprît, comme nous l’allons exposer, outre le canon proprement dit, les colomnes ou les rôles de plusieurs autres impositions.

Chaque cité avoit une copie de la partie du canon général, laquelle contenoit l’énumeration des terres appartenantes à l’empire dans la cité, et c’étoit conformément à cette copie que les décurions faisoient payer à chaque particulier sa redevance annuelle, sur laquelle, ainsi que sur tous les deniers qu’ils percevoient, on leur accordoit une remise. Les décurions disposoient ensuite, selon les ordres du prince, et sous la direction du comte, de celles de ces redevances qui étoient payables en denrées, et ils portoient dans le trésor public celles de ces redevances qui étoient payables originairement en deniers, ou qui depuis la premiere concession, avoient été évaluées en argent.

On voit dans le code de Justinien plusieurs loix faites par les empereurs, en differens tems, pour obvier à ce que les terres, dont la proprieté appartenoit à l’Etat, demeurassent incultes, et pour faciliter le payement des redevances dont elles étoient chargées. Quoiqu’il arrivât, le fisc étoit toujours le premier créancier de ceux qui joüissoient de ces sortes de terres. Il y a plus. En quelques mains qu’elles tombassent, elles étoient toujours tenuës d’acquitter la redevance dont elles se trouvoient chargées dans le canon ; mais cette redevance n’empêchoit pas que la condition du possesseur ne fût toujours assez bonne, du tems de la république et sous le haut-empire. Les Etats afferment le plus souvent leurs revenus à un prix moindre que celui auquel les particuliers proprietaires donnent à ferme les leurs. Dans le sixiéme siécle, la condition des citoïens qui tenoient ces terres décumanes étoit devenuë assez chetive. On en peut juger par le passage de Procope que nous allons rapporter.

Cet historien raconte donc que l’empereur Justinien lorsqu’il avoit jugé à propos de confisquer les biens de quelques personnes opulentes, commençoit par s’approprier tous leurs effets mobiliers, et puis celles de leurs terres dont on pouvoit tirer un revenu raisonnable ; mais presque toujours, ajoute Procope, Justinien laissoit à nos malheureux leurs terres décumanes, sans leur faire pour cela une grace bien considerable. En effet, c’étoit plûtôt les condamner à mourir de langueur, que de leur donner de quoi vivre. Les impositions dont cette nature de fond est surchargée, et l’intérêt de l’argent qu’il falloit emprunter pour les acquiter à jour nommé, ne leur laissoient pas de pain. La condition des sujets de l’empire d’Occident étoit dans le sixiéme siécle, encore plus malheureuse, que celle des sujets de l’empire d’Orient.

L’exemption des redevances dont il s’agit ici, ne se trouve point au nombre des privileges que les loix romaines accordent aux véterans ; et nous verrons même dans le sixiéme livre de cet ouvrage, que les rois barbares, qui dans le cinquiéme siécle fonderent des royaumes sur le territoire de l’empire, obligeoient ceux de leurs compatriotes, qui tenoient de ces terres domaniales, à payer la somme dont elles étoient chargées par le canon.

L’Etat tiroit encore divers profits des fonds de terre dont il étoit proprietaire[61]. Un de ces profits étoit la taxe qui s’imposoit sur le gros et sur le ménu bétail, qu’on laissoit aller dans les pâturages qui étoient du domaine de la république. Cette taxe s’appelloit scriptura ou agrarium  ; et nous avons encore plusieurs loix des empereurs, faites pour regler la maniere de la lever, et surtout pour empêcher qu’elle fût augmentée sans un ordre exprès du prince.

Si l’Etat ne possédoit qu’une partie de la superficie de la terre, il semble qu’il s’étoit aproprié, en quelque maniere, les métaux, et toutes les matieres profitables qui se pouvoient tirer du sein de cette terre. En premier lieu, il faisoit valoir pour son compte les mines d’or et des autres métaux, et il employoit ou des esclaves, ou des criminels condamnés aux travaux soûterrains, qu’on regardoit, avec raison, comme une espece de suplice.

En second lieu[62], l’Etat prenoit dix pour cent sur la valeur de tous les matériaux qui se tiroient des carrieres de marbre ou de pierre ; sçavoir, cinq pour cent comme proprietaire du fonds, et cinq pour cent pour droit de souveraineté. C’étoit sur ce pied là qu’étoit fixé l’impôt que le prince levoit sur les pierres et sur les marbres sortans des carrieres.

Plusieurs loix des derniers empereurs font foi que la monarchie romaine a toujours conservé jusqu’à sa destruction la proprieté d’un grand nombre de fonds de terre. Nous avons entr’autres une loi des empereurs Arcadius et Honorius, dans laquelle il est statué que la troisiéme partie des revenus des biens fonds apartenans à la république, sera employée aussi long-tems qu’il en sera besoin, à la réparation des thermes et des murailles des villes qui tomboient en ruine par vetusté. On pourra observer dans une infinité de passages d’auteurs du cinquiéme siécle et du sixiéme que nous rapportons dans cette histoire, qu’il étoit encore alors en usage de dire la République pour dire l’empire.


LIVRE 1 CHAPITRE 12

CHAPITRE XII.

Du Tribut public, ou du Subside ordinaire, qui comprenoit la Taxe par arpent, & la Capitation. Qu’il y avoit dans les Gaules, du tems des derniers Empereurs, un nombre de Citoyens bien moindre que le nombre de Citoyens qui s’y trouve aujourd’hui.


Nous avons dit que la seconde source, ou la seconde branche du revenu de l’Empire, consistoit dans le produit d’un subside annuel et ordinaire, qui s’appelloit le tribut public. Il se nommoit ainsi, soit parce qu’il étoit spécialement destiné pour payer les troupes, comme pour acquiter les autres charges de l’Etat, au lieu que le domaine étoit destiné à l’entretien du prince et de sa maison : soit parceque généralement parlant, personne n’en étoit exempt. Il n’y avoit que les citoïens possédans des terres domaniales qui fussent cottisés dans le canon, au lieu que tous les citoïens étoient compris dans les rôles du tribut public. Il consistoit en deux sortes d’impositions, dont l’une étoit la cottisation de l’arpent, c’est-à-dire, une taxe réelle à raison de tant par arpent, et dont l’autre étoit une taxe personnelle ou capitation désignée souvent, comme on le va voir, par le nom de Cotte-part d’une tête de citoïen. Examinons presentement trois choses ; la premiere, comment ces impositions s’asseoient ; la seconde, en quoi chacune de ces impositions consistoit ; et la troisiéme, comment elles étoient levées.

Il suffit d’avoir une connoissance legere de l’histoire romaine pour ne pas ignorer que de tems en tems les empereurs faisoient faire un état général ou dénombrement du peuple, et que dans les registres de ce recensement, on inscrivoit province par province, cité par cité, le nom des sujets, et qu’à côté de chaque nom, il étoit fait mention de l’âge, de la condition, comme des biens et des facultés de celui qui le portoit. Je me sers ici du mot de recensement pour rendre celui de census, parce que la signification de celui de cens qui semble en être la traduction, a reçu de l’usage une signification si differente de census, qu’on ne sçauroit plus emploïer cens dans l’acception du mot latin dont il est dérivé.

Il est fait mention dans l’Evangile de deux de ces descriptions ou recensemens, dont la premiere qui étoit une description générale du monde romain, fut faite dans le tems de la naissance de Jesus-Christ[63]. L’autre qui étoit une description particuliere de la Judée[64], et dont la mémoire dut être long-tems récente dans cette contrée, à cause de la révolte et des maux dont elle y avoit été la cause, fut faite quelque tems après, et tandis que Quirinus étoit président de Syrie. L’usage étoit que les rôles de ces descriptions fussent rédigés dans chaque cité par les officiers du lieu, qui les faisoient approuver ensuite par le gouverneur de la province, après quoi ils étoient déposés dans ses archives comme des actes qui faisoient foi en justice. On envoïoit à l’empereur un double des rôles arrêtés par le gouverneur de chaque province. Dion raconte que Caligula ayant perdu une grosse somme d’argent au jeu, il se fit apporter la copie des registres du recensement des Gaules, pour repartir à son gré la perte qu’il venoit de faire, sur les sujets les plus riches de cette province lesquels il fit mourir et dont il confisqua les biens. Ce même historien nous apprend aussi que sous le regne de Commode le feu ayant pris au palais des Césars, il y eut une grande partie des archives de l’empire qui fut brulée. Nous avons déja dit qu’outre cela il se gardoit dans les registres particuliers de chaque cité, une copie autentique de son dénombrement particulier. Le lecteur verra même dans mon dernier livre de nouvelles preuves qu’on en usoit ainsi.

Lorsque l’empereur vouloit faire une imposition ordinaire ou extraordinaire sur toute la monarchie, il pouvoit donc asseoir avec équité la somme dont il avoit besoin, en la repartissant, comme nous disons, au sol la livre, sur toutes les provinces dont il avoit sous les yeux les descriptions, et pour ainsi dire, la valeur. En effet, le tribut public avoit tant de connexité avec le recensement, il en paroissoit si bien une émanation, que le tribut public, c’est-à-dire, la taxe par arpent, et la capitation, sont désignées quelquefois par le mot census, non seulement dans les actes et dans les auteurs du cinquiéme siécle, mais encore dans les capitulaires de nos rois de la seconde race, ainsi qu’on le verra dans le sixiéme livre de cet ouvrage. Ces sortes de métonymies où l’on employe la cause pour l’effet, et l’adjoint pour le sujet, sont encore en usage, et ils l’ont toujours été, en parlant des impositions.

Il seroit inutile d’expliquer ici pourquoi les empereurs faisoient faire de tems en tems de nouvelles descriptions, soit de toute leur monarchie, soit de quelque province particuliere. Les changemens qui arrivent dans la fortune des sujets, et ceux qui surviennent dans la nature même des fonds de terre, rendent toûjours nécessaire, au bout de quelques années, la confection d’un nouveau recensement. On verra que cet usage avoit encore lieu sous nos rois mérovingiens.

Rapportons présentement ce que nous pouvons sçavoir concernant la taxe par arpent, et concernant la capitation.

La taxe par arpent, jugeratio, étoit donc une taxe proportionnée à la valeur du fonds, et plus ou moins forte suivant les besoins de l’Etat. Elle s’imposoit sur tous les arpens de terre, à qui que ce fût qu’ils appartinssent. Ainsi ceux qui joüissoient des terres domaniales se trouvoient payer deux redevances au prince, l’une comme au propriétaire du fond, et l’autre comme au souverain. C’est ainsi que les laboureurs qui ont pris à ferme des terres du domaine, payent en même-tems au roi le prix de leurs baux comme au propriétaire du fond, et la taille comme au prince.

Il étoit rare que les empereurs remissent la taxe par arpent ; par exemple, lorsque Theodose et Valentinien voulurent repeupler la Thrace, ils déchargerent bien pour l’avenir ses habitans du payement de la capitation, mais ils ordonnerent en même-tems que ces habitans ne laisseroient pas de continuer à payer la taxe ou la cottisation de l’arpent.

Un Etat ne fait jamais plus de tort à ses sujets que lorsqu’il leur demande à l’imprévû des subsides ausquels ils ne s’attendoient pas, et qu’il leur faut payer avec précipitation. Ainsi comme la taxe par arpent n’étoit pas toujours la même, et qu’elle devoit quelquefois se trouver très-forte l’année où les peuples se seroient flatés qu’elle seroit légere, elle pouvoit, en les surprenant, déranger les sujets les plus oeconomes et leur être très-nuisible. Aussi l’usage étoit-il établi que les empereurs annonçassent d’avance aux contribuables quelle seroit la taxe par arpent dans les années suivantes. Cette espece d’annonce qui apprenoit aux sujets quelle seroit, durant un tems année par année, la somme à laquelle la contribution dûë par chaque arpent, est même, à ce qu’on croit, ce qui a donné lieu à calculer les tems par indictions, ou par révolutions de quinze années, parce que l’usage étoit de publier au commencement de cette espece de cycle, l’annonce dont nous venons de parler. Theodose Le Jeune et Valentinien III, disent dans une loi faite en quatre cens trente-six, et qu’ils adressent aux préfets des prétoires : « Nous vous enjoignons de notifier aux Provinces, avant le tems de l’échéance du premier terme de chaque Indiction, à quoi se monte la taxe que chacune d’elles doit porter durant l’Indiction afin que les Proprietaires des fonds puissent apprendre d’avance, & non point par un commandement odieux, ce qu’ils auront à payer par chacun an pour satisfaire à leurs obligations, & qu’il ne soie fait aucune concussion par ceux qui sont chargés du recouvrement de nos revenus. »

Les indictions ne regardoient point la capitation, parce qu’elle étoit supposée, nonobstant les changemens qui s’y faisoient quelquefois, et que nous expliquerons plus bas, être une imposition fixe et non variable. « L’indiction, dit une loi des empereurs Diocletien et Maximien, publiée en l’année deux cens quatre-vingt-six, n’impose aucune taxe personnelle, puisqu’elle ne regarde que les biens-fonds. Ainsi les Gouverneurs des Provinces tiendront la main à ce qu’il ne soit rien demandé autre chose aux Ciroïens par les rôles de l’Indiction, que la contribution dont les fonds qu’ils possedent, sont chargés. » Quelle étoit, année commune, la cottisation d’un bon arpent de terre labourable, et de celle des arpens médiocres et des autres biens fonds ? Que payoit chaque arpent, je ne dis pas pour le canon ? Nous venons de le voir ; mais à raison de cette partie du subside ordinaire, laquelle s’appelloit jugeratio. Mes conjectures sont que cette imposition consistoit ordinairement dans le vingtiéme des grains et autres fruits recueillis sur chaque arpent. Voici sur quoi elles sont fondées.

On lit dans Dion, qu’Auguste établit un droit de vingtiéme, qui se percevoit encore dans le tems de la mort de ce prince, et qui se levoit sur tout le peuple. Or, suivant mon opinion, cette imposition du vingtiéme, ne peut être autre chose qu’un droit de cinq pour cent, levé en nature ou par estimation, sur les fruits recueillis. L’imposition établie par Auguste sur les immeubles qui se vendoient, n’étoit pas un vingtiéme denier ; mais seulement un centiéme denier. Il fut même réduit au deuxcentiéme denier par Tibere, et puis aboli par Caligula. On ne voit pas d’ailleurs que l’imposition mise sur les effets mobiliers vendus, ait jamais été plus forte que le quarantiéme denier, ou que deux et demi pour cent. Ainsi je conjecture que l’imposition d’un vingtiéme dont il est parlé dans Dion, est la jugeration, ou la taxe ordinaire par arpent. D’un autre côté, Dion raconte en faisant l’histoire des dernieres années d’Auguste, que ce prince bien informé que le peuple murmuroit beaucoup contre le vingtiéme, enjoignit au senat de trouver un moïen moins onereux de lever la somme que ce droit produisoit, soit en mettant une imposition d’autre nature sur les terres, soit en mettant une taxe sur les maisons, soit autrement. Le sénat, ajoute Dion, se fatigua vainement pour trouver une imposition moins onereuse que le vingtiéme ; et comme Auguste l’avoit bien prévû, il fallut s’en tenir à ce subside. On observera que notre auteur qui vivoit plus de deux siécles après Auguste, et qui a coutume, lorsqu’il rapporte quelque établissement ordonné par les empereurs dont il écrit l’histoire, de faire mention des changemens arrivés depuis dans ces établissemens, ne dit point qu’il y eût eu encore de son tems rien de changé à l’imposition mise par Auguste.

Jusqu’ici tout a été bien compassé. Voici le désordre. La nécessité qui n’a point de loi, introduisit dans l’empire l’usage d’augmenter subitement, et au sol la livre, la cottisation de l’arpent, dans les provinces où il survenoit tout à coup quelque besoin extraordinaire. Les superindictions, (c’est ainsi que s’appelloient les cruës d’impositions dont je parle) furent d’abord si legeres, et demandées sur des motifs si évidemment justes, que les empereurs avoient laissé à la discretion des préfets du prétoire de les exiger chacun dans son diocése, lorsque les conjonctures le demanderoient. Voïons ce qu’on lit à ce sujet dans Ammien Marcellin.

« Quoique le quartier d’Hyver que Julien passa dans Paris fût très-court, & quoique ce Prince y fût accablé d’affaires, il ne laissa point de trouver le tems d’examiner à fond les Etats de recette & dépense du Trésor public, en vûë de soûlager, autant qu’il lui seroit possible, les Proprietaires des terres. Florentius Préfet du Prétoire des Gaules, après avoir de son côté bien calculé tout, jugeoit qu’il fût nécessaire de demander au Païs une Superindiction, ou une subvention extraordinaire qui remplaçât les non-valeurs, qui ne manqueroient pas de se trouver dans le recouvrement de la Capitation. Julien qui sçavoit bien que ces sortes de subventions, ou plûtôt ces destructions, sont la ruine d’une Province, ne fut point de cet avis-là. Cependant quelque-tems après Florentius lui mit entre les mains un ordre pour obliger le Peuple à payer une Superindiction, mais Julien le jetta à terre sur le champ, sans daigner même se le faire lire. Julien n’auroit pas certainement donné des marques d’un mépris si sensible pour un ordre émané & signé de l’Empereur.

Les Empereurs ne laisserent pas long-tems les Préfets des Prétoires maîtres d’imposer, quand ils le trouveroient à propos, ces Superindictions. » Aucun de nos Sujets, dit une Loi de Theodose le Grand, & de ses Collégues, ne pourra être contraint sur le simple ordre des Préfers du Prétoire, à payer quoi que ce soit à titre de Superindiction ou de surcharge : & même nous voulons qu’aucune sorte d’imposition ne puisse être signifiée & exigée des contribuables qu’en vertu d’un rôle arrêté par nous-mêmes, & renvoyé aux Préfectures, afin qu’elles le mettent en exécution chacune dans son Département. »

Comme les superindictions étoient réputées n’être imposées que pour subvenir à quelque besoin urgent où l’état se trouvoit, ceux mêmes qui par une grace particuliere étoient exempts de la cottisation de l’arpent, n’étoient pas dispensés d’acquitter ces charges extraordinaires. Il dit dans une loi d’Honorius et de Theodose Le Jeune : » Tous les Proprietaires des fonds, à quelque titre que ce soit qu’ils les possedent, seront contraints au payement des Superindictions, ainsi & de la même maniere qu’ils sont contraints au payement des redevances comprises dans le Canon, & les Superindictions seront exigées comme si elles étoient comprises dans le Canon, » c’est-à-dire, dans le rôle des redevances dont étoient tenus ceux qui joüissoient des fonds appartenans à l’état en proprieté. Une loi des empereurs Theodose Le Jeune et Valentinien troisiéme, porte : » A l’exception des biens de notre Patrimoine, dont nous employons souvent le revenu à subvenir aux besoins de l’Etat ; nous voulons que toutes les terres, même sans exception de celles qui sont unies aux benefices Militaires, soient tenuës d’acquitter les charges portées dans les Superindictions. »

Nous avons dit dès le commencement de ce chapitre que le tribut public consistoit dans deux impositions ; l’une réelle, qui étoit la cottisation de l’arpent ; et l’autre personnelle, qui étoit la capitation. Après avoir parlé de la cottisation de l’arpent, il nous faut donc parler de la capitation.

Qu’elle fût un impôt purement personnel, on n’en sçauroit douter. Salvien dit, en parlant de la malheureuse condition où étoit le peuple des Gaules dans le tems qu’il écrivoit, c’est-à-dire, vers le milieu du cinquiéme siécle. » Quand un pauvre Citoïen a perdu tous ses biens-fonds, il n’est pas déchargé pour cela de payer la Capitation. Il est encore obligé d’acquitter des taxes lorsqu’il ne possede plus un pouce de terre en proprieté. »

Une loi du Digeste ordonne qu’en faisant le recensement, qui étoit le rôle sur lequel s’imposoit et se levoit la capitation, on y marquera en quel tems chaque citoïen est né, parce qu’il y en a que leur âge exempte de payer certains tributs. Or l’âge du possesseur d’un fonds ne le dispensa jamais d’acquitter la charge mise sur ce fonds. C’est des impositions personnelles, et non pas des impositions réelles que l’âge peut exempter. Nous allons encore rapporter plusieurs passages qui prouvent sensiblement que la capitation étoit une taxe personnelle.

La capitation consistoit donc en une taxe mise sur chaque citoïen, à raison de sa personne, à raison de ce qu’il étoit en tant que sujet, contribuable aux besoins de l’Etat, ou tout au plus à raison de sa profession, et cela sans égard à ses biens réels qui étoient chargés d’ailleurs. Ainsi tous les citoïens étoient employés dans le rôle de la capitation, au lieu que plusieurs d’entr’eux qui n’avoient pas de biens-fonds, n’étoient point employés sur le rôle des possesseurs ni dans le canon proprement dit. On appelloit les citoïens qui ne se trouvoient enregistrés dans les descriptions qu’à raison de leur tête capite censi.

Toutes les cottes-parts devoient donc être égalés. Aussi la capitation des citoïens d’une fortune médiocre, étoit-elle originairement aussi forte que celle des citoïens riches. Une imposition assise sur ce pied-là paroît avec raison, bien injuste, et sujette à bien des non-valeurs, si l’on en juge par rapport à l’état présent de la societé, composée entierement d’hommes libres, dont il est comme impossible que plusieurs ne soient pas dans l’indigence. Mais durant le cinquiéme siécle, la societé étoit encore composée dans les Gaules d’hommes libres et d’esclaves. Ainsi il ne devoit point y avoir de citoïen qui ne pût subsister commodément par son industrie comme par le travail de ses esclaves, et qui ne fût en état par conséquent de payer une somme raisonnable à titre de capitation. Si la mauvaise conduite, ou le malheur des tems faisoit tomber un citoïen dans l’indigence, il perdoit bien-tôt son état de citoïen. Il étoit comme impossible qu’avant que d’être ruïné, il n’eût fait bien des emprunts, et les loix ordonnoient en plusieurs cas, que le débiteur insolvable devînt l’esclave de ses créanciers. Il a même été un tems, où les loix imperiales condamnoient à la servitude les mandians valides[65].

Toutes les provinces de l’empire n’étant point également pécunieuses, il est à croire que la capitation qui se payoit en deniers, n’y étoit pas également forte. Ce que nous sçavons certainement, c’est que dans le tems où Julien vint commander les armées dans les Gaules, qui passoient véritablement pour une des plus riches provinces de l’empire, les collecteurs du tribut public y levoient vingt-cinq sols d’or, à raison de chaque tête ou de chaque cotte-part de capitation ; mais ce prince aïant diminué la dépense, et son oeconomie aïant mis la république en état de diminuer aussi la recette, chaque cotte-part de la capitation, se trouvoit réduite à sept sols d’or lorsqu’il quitta cette province.

Qu’on ne juge point de la somme que la capitation des Gaules levée à raison de vingt-cinq sols d’or sur chaque chef de famille, devoit produire aux empereurs, par celle que produiroit aujourd’hui une semblable cottisation. En premier lieu, tous les citoïens ne payoient pas, chacun à lui seul une tête , ou une cotte-part entiere de capitation. Tout citoïen ne payoit point à lui seul, comme nous allons le voir, vingt-cinq sols d’or, dans le tems que chaque cotte-part montoit à cette somme. En second lieu, il y avoit alors dans les Gaules, en supposant qu’elles fussent aussi peuplées qu’elles le sont aujourd’hui, un moindre nombre de citoïens, et par conséquent bien moins de personnes sujettes aux impositions, qu’il n’y en a présentement.

Suivant les calculs ausquels on ajoûte le plus de foi, le roïaume de France contient aux environs de treize millions d’ames, et les païs qui faisoient sous les empereurs une partie des Gaules, et qui ne sont pas aujourd’hui compris dans ce royaume, en contiennent encore à peu près quatre millions. Or suivant les principes de l’arithmétique politique, ou de l’art qui enseigne à suputer quel nombre de peuple se trouve dans un païs, quand on n’a point le dénombrement de ses habitans, il doit y avoir parmi les dix-sept millions d’ames dont nous parlons, quatre millions d’hommes, de veuves et d’autres chefs de famille, ou de personnes d’une condition à être imposées à une capitation de la nature de celle que les Romains levoient dans les Gaules, parce que, comme on vient de le dire, notre societé n’est composée que d’hommes libres. Mais dans le cinquiéme siécle, tems où la societé étoit composée d’hommes libres et d’esclaves, qui même étoient en beaucoup plus grand nombre que les hommes libres, il n’y avoit peut-être point parmi les dix-sept millions d’ames qui habitoient alors les Gaules, cinq cens mille chefs de famille ou citoïens de condition à être imposés à la capitation. Je supplie le lecteur de vouloir bien se souvenir de cette observation, parce qu’elle est d’un grand usage pour l’intelligence de l’histoire du cinquiéme siécle et du sixiéme. Elle fait concevoir entre autres choses, comment il étoit possible qu’un essain de barbares, dans lequel il n’y avoit souvent que quatre ou cinq mille combattans, se cantonnât, malgré les anciens habitans, dans une étenduë de païs, où il y a presentement quinze mille citoïens en âge de porter les armes, et qui ont en même tems assez d’intérêt à la conservation de l’état present de leur patrie, pour se bien défendre contre des hôtes fâcheux qui viendroient s’emparer d’une partie de leur bien. Mais dans cette même étenduë de païs, il ne se trouvoit pas, durant le cinquiéme siécle, deux mille citoïens, ou deux mille hommes qui eussent intérêt, et qui fussent disposés à faire la même résistance que quinze mille y feroient aujourd’hui.

Revenons à la capitation. Les Romains avoient imaginé, pour la rendre plus supportable, un expédient qui paroîtra bisarre, parce que nous ignorons tous les motifs qu’ils peuvent avoir eus de s’en servir. Tâchons d’expliquer quel étoit ce moïen, car il nous paroît que faute de l’avoir bien compris, plusieurs sçavans modernes ont mal entendu Cassidore, et les auteurs ses contemporains. Cet expédient consistoit à associer plusieurs personnes pour payer entr’elles une seule tête ou cotte-part de capitation. Il étoit bien plus simple, dira-t-on, de faire ce que Julien fit dans les Gaules, c’est-à-dire, de reduire cette cotte-part aux deux tiers ou à la moitié. Mais si on avoit pris le parti de baisser les cotte-parts, le riche eût autant profité de la diminution que le pauvre. Enfin, comme je l’ai déja dit, nous ignorons les raisons que les empereurs peuvent avoir euës de mettre en usage l’expédient dont nous parlons, et dont il suffit ici de prouver que ces princes se sont servis.

Quelqu’un des prédécesseurs de Constantin Le Grand avoit-il eu recours à cet expédient ? Je l’ignore. Il est certain seulement que ce prince le pratiqua, et qu’il fut pratiqué depuis lui. Voici ce que dit, à ce sujet dans son panégyrique, le rheteur Eumenius, dont l’on doit croire le témoignage, d’autant plus volontiers, qu’il parle de choses qui s’étoient passées à ses yeux.

Sous le regne de Constantin Le Grand, il y avoit dans la cité d’Autun, suivant le dernier recensement, vingt-cinq mille hommes, ou veuves, ou autres chefs de famille. Personne n’ignore qu’alors la cité d’Autun étoit bien plus étenduë, que ne l’est aujourd’hui le diocèse d’Autun. Cette cité devoit par conséquent vingt-cinq mille têtes , ou vingt-cinq mille cotte-parts de capitation. Son peuple étant hors d’état d’acquitter cette charge, elle s’adressa à Constantin qui lui en remit le quart et même plus, en la dispensant de payer sept mille de nos cotte-parts : les vingt-cinq mille cotte-parts furent donc reduites à dix-huit mille. Or, comme il paroît en lisant la harangue faite à Constantin par Eumenius au nom de la cité d’Autun : que le bienfait de l’empereur tourna à l’avantage de tous les vingt-cinq mille contribuables : on voit bien que ce bienfait ne consistoit pas en ce que Constantin eût exempté sept mille citoïens de la capitation, mais en ce qu’au lieu d’exiger de tous les contribuables vingt-cinq mille cotte-parts, il s’étoit réduit à exiger dix-huit mille cotte-parts. « Votre remise de sept mille cotte-parts, dit Eumenius, a rendu les forces à vingt-cinq mille personnes qui en étoient aux abois. En perdant sept mille têtes, vous en avez sauvé vingt-cinq mille. Ce ne sont pas sept mille hommes qui vous ont obligation de leur conservation, ce sont vinge cinq mille. » Dès que la remise faite par Constantin avoit operé un soulagement général, ne faut-il pas que tous les contribuables, du moins ceux qui étoient surchargés, eussent profité de cette diminution. Il est aisé de concevoir que nos vingt-cinq mille contribuables n’étant plus obligés qu’à payer dix-huit mille cotte-parts, on aura pû associer ensemble deux ou trois des moins aisés pour payer une seule cotte-part ; les plus aisés auront payé, les uns quatre cinquiémes, et les autres les trois quarts d’une tête. C’est ainsi que sous nos rois de la troisiéme race, les villes qui avoient souffert une diminution considerable de citoïens, obtenoient du prince une diminution de feux  ; c’est-à-dire, la réduction du nombre des feux, sur chacun desquels le souverain percevoit une certaine somme, à un nombre moindre. La ville, qui suivant le dernier cadastre, devoit par exemple payer l’aide pour trois-cens feux, obtenoit une remise, en vertu de laquelle cette même ville ne païoit plus que pour deux-cens cinquante. Par là tout le monde se trouvoit soulagé.

Nous avons une loi des empereurs Valens et Valentinien, qui regnerent environ trente ans après la mort de Constantin Le Grand, laquelle change notre conjecture en certitude. Cette loi adressée au préfet du pretoire, dit : « Au lieu que jusqu’ici chaque homme a payé lui seul une cotte-part entiere de la Capitation, & que deux femmes ont payé à elles deux une de ces cotte-parts, nous voulons bien que désormais on associe deux hommes, & même trois, pour payer une seule de ces cotte-parts, & qu’on associe de même jusqu’à quatre femmes pour en payer une. » Quoique la remise faite ici par nos empereurs soit differente, quant à la valeur, de celle qui avoit été faite par Constantin Le Grand à la cité d’Autun, on voit bien néanmoins que l’une et l’autre remises sont faites sur le même pied, puisqu’elles aboutissent également à partager en plusieurs portions une tête entiere, ou une cotte-part complette de capitation, et à faire payer par deux et trois personnes, la somme qu’une seule personne devoit payer originairement.

Après ce qui vient d’être déduit, on ne sçauroit douter que ce ne soit des tiers et moitiés d’une cotte-part de capitation qu’il s’agit dans Cassiodore aux endroits où il y est parlé de bina et de terna, et non pas du droit de tiers et danger. Ces termes sont employés expressément dans la loi de Valens et de Valentinien, qui vient d’être rapportée, pour dire des tiers et moitiés de nos cotte-parts. En effet, dès qu’on associoit communément deux hommes, ou trois femmes, pour payer une cotte-part de capitation, rien n’étoit si naturel que de désigner vulgairement cette imposition, par la dénomination des tiers et moitiés. La conjecture est d’autant mieux fondée, que tout ce que dit Cassiodore concernant ces bina et terna, convient parfaitement à la capitation. Rapportons ces endroits-là.

Le premier se trouve dans la formule d’un ordre que Théodoric roi des Ostrogots, et maître de l’Italie, envoyoit aux officiers ordinaires, pour leur enjoindre de faire le recouvrement des tiers et moitiés. Il est dit : « Durant le cours de la presente Indiction, vous contraindrez incessamment, par le ministere de vos Subalternes, les habitans de votre district au payement de ce qui sera échu des Tiers & Moitiés, imposition à laquelle ils sont assujettis dès le tems des Empereurs, & vous en porterez les deniers dans la caisse du premier Officier des Finances. »

Cassiodore nous a encore conservé une formule de l’ordre qui s’envoyoit aux officiers ordinaires d’un district, dans les cas où le recouvrement des tiers et moitiés y devoit être fait par des officiers extraordinaires, afin que les premiers prêtassent main-forte aux seconds. « Quoique suivant l’ancien usage, dit cette seconde formule, il vous appartienne de faire le recouvre » ment des Tiers & Moitiés, cependant pour empêcher que vous ne soyez surchargés d’affaires, nous avons donné commission à tels nos Oficiers de faire ce recouvrement. » Comme ceux qui gouvernent les finances d’un souverain, sont encore plus industrieux à inventer des moyens d’augmenter son revenu, qu’à imaginer des projets pour soulager les peuples, on n’aura point de peine à croire que si les Romains avoient trouvé l’expédient d’associer plusieurs personnes au payement d’une seule cotte-part, ils n’eussent aussi trouvé celui de faire porter à la même personne plusieurs cotte-parts de la capitation. En effet, nous avons encore une requête en vers que Sidonius Apollinaris présenta en l’année quatre cens cinquante-huit à Majorien, pour suplier cet empereur de le décharger de trois cotte-parts de la capitation ausquelles on l’avoit imposé, en haine de ce qu’il avoit été du parti oposé à cet empereur. Comme chaque cotte-part s’appelloit quelquefois une tête absolument, Sidonius supplie Majorien de le défaire de ces trois têtes, c’est-à-dire, de les réduire à une, en lui representant qu’il ne peut subsister sans cela. Il compare cette triple capitation à un nouveau Geryon. Si dans les deux vers que nous rapportons, Sidonius donne à la capitation le nom de tribut public, quoiqu’elle n’en fût qu’une partie, c’est qu’il est ordinaire à ceux qui parlent de ces sortes de choses, principalement s’ils en parlent en vers, de prendre souvent, comme nous l’avons déja remarqué, la partie pour le tout. Sidonius d’ailleurs n’étoit pas un financier.

Non seulement l’âge exemptoit, comme on l’a déja vû, plusieurs personnes de la capitation[66], mais beaucoup d’autres encore étoient dispensées du payement de cette imposition par leur dignité, par leur profession, ou bien à titre de privilége accordé à quelques cités.

LIVRE 1 CHAPITRE 13

CHAPITRE XIII.

Des autres impositions qui faisoient partie du Tribut public. De la maniere dont ce Tribut étoit levé. Des Maisons de Poste.


Ces charges consistoient principalement en quatre choses. Dans les corvées qu’il falloit faire pour le transport des denrées, dans celles qui se faisoient pour l’entretien des grands chemins, dans l’obligation de prêter ses chevaux aux voyageurs en certaines occasions, et enfin dans celle de fournir des hommes pour recruter les troupes.

Dès que le prince recevoit une partie de son revenu en denrées, dont il faisoit délivrer une portion aux troupes et aux ouvriers employés dans les manufactures, et dans les atteliers publics, on conçoit bien qu’il étoit souvent question de transporter des denrées du lieu de leur cru, dans celui de leur consommation. Ce transport qui se faisoit ou par eau, ou par terre, suivant la nature des païs, étoit toûjours à la charge des habitans, comme on le peut voir dans plusieurs loix qui statuënt concernant ce sujet-là. Ils étoient aussi tenus de faire les corvées nécessaires pour la réparation et l’entretien des chemins militaires, ou des chaussées construites sur toutes les grandes routes. Les empereurs Honorius et Theodose Le Jeune, avoient même ordonné que les terres, dont la proprieté leur appartenoit, ne seroient point exemptes de cette espece de corvée[67]. Mais c’est une matiere sur laquelle le sçavant livre de Bergier, intitulé l’Histoire des grands chemins de l’Empire Romain, ne laisse rien à souhaiter.

Personne n’ignore que les empereurs avoient sur toutes les grandes routes des maisons de poste, placées à une distance convenable les unes des autres, et qu’on y fournissoit, sans payer, des chevaux, des voitures, en un mot tout ce qui est nécessaire en route, à tous ceux qui étoient porteurs d’un ordre du prince expedié en forme de brevet et qui déclaroit que ces personnes voyageoient pour le service de la république. C’étoit même une espece de crime d’état que de prendre des chevaux dans une de ces maisons, sans avoir l’ordre dont je viens de parler ; et l’empereur Pertinax[68] fut condamné, dans le tems qu’il étoit déja chef de cohorte, à faire à pied une longue traite, pour s’être rendu coupable d’un pareil délit. Il seroit inutile de rapporter ici toutes les loix qui sont dans le code concernant la poste romaine[69], et je me contenterai de dire que lorsque les chevaux que le prince entretenoit dans les maisons bâties sur les voyes militaires ne suffisoient point, les habitans qui demeuroient à une certaine distance de ces maisons-là, étoient tenus de fournir des leurs, afin que le service ne souffrît point de retardement. Si le nombre de chevaux qu’on pouvoit ramasser dans cette étenduë de païs n’étoit pas encore suffisant, les habitans des contrées voisines de ce canton-là, étoient obligés subsidiairement, d’y suppléer, en donnant de leurs chevaux.

Dès le quatriéme siécle, l’empire romain se vit dans la nécessité de contraindre très-souvent les communautés à lui fournir des hommes pour recruter les troupes. Tant qu’il avoit été florissant, l’envie de se distinguer et l’espérance d’obtenir les riches récompenses qu’il distribuoit, lui avoient fait trouver presque toujours plus de soldats qu’il n’en vouloit avoir sous ses enseignes. Il ne les achetoit point alors, il les choisissoit. Mais ses disgraces ayant dégouté les sujets du service, Rome qui avoit trouvé assez de soldats pour conquérir le monde, en manquoit pour défendre l’Italie. Ainsi non-seulement, comme nous l’avons dit ailleurs, les empereurs furent contraints dès le quatriéme siécle à prendre des barbares à leur service ; il leur fallut obliger les fils des véterans à s’enrôler, et demander encore aux communautés des hommes de recruë. Nous voyons par une lettre de Symmachus, qui vivoit dans ce siécle-là, qu’on évaluoit du moins quelque fois, à une certaine somme d’argent chaque soldat qu’une communauté étoit dans l’obligation de fournir, et que cette obligation devenoit ainsi une taxe pécuniaire. Apparemment que les deniers qui en provenoient servoient à donner un engagement à ceux qui venoient s’enrôler volontairement. Symmachus se plaint dans la lettre que nous citons, et qu’il écrit à un de ses amis, pour l’exciter à lui rendre service : que les commis des décurions d’une contrée où il avoit du bien, vouloient contraindre celui qui faisoit ses affaires sur les lieux à contribuer pour faire un soldat de recruë, sans lui faire voir néanmoins aucun ordre du prince, qui les autorisât dans cette demande. Dès qu’il y avoit un pareil ordre, chacun pouvoit être contraint à son exécution. Une loi des empereurs Honorius et Theodose Le Jeune ordonne même que les fonds de terre dont ils étoient eux-mêmes proprietaires comme particuliers, en qualité de simples citoïens, payeroient leur contingent des taxes faites dans le canton, pour fournir des soldats de recruë.

Après avoir vû comment s’asseoient les impositions, et en quoi elles consistoient, voyons de quelle maniere elles étoient levées. Les décurions qui étoient chargés de la confection des differentes colomnes du canon géneral ou du canon par extension, étoient aussi chargés de la rédaction du capitulaire, ou du rôle particulier qui se signifioit à chaque citoïen, et qui contenoit la somme qu’il devoit payer, et les termes ausquels il devoit s’acquitter. On accordoit aux décurions une remise sur chaque rôle, pour les indemniser, tant des frais qu’il convenoit de faire pour contraindre les contribuables, que de l’interêt des sommes qu’il étoit nécessaire qu’ils avançassent, parce qu’il leur falloit payer le prince à jour nommé, et souvent avant qu’ils eussent encore reçu ce qu’ils devoient porter dans les caisses de l’Etat. Il est vrai que chaque contribuable pouvoit gagner lui-même cette remise, en portant au jour de l’échéance du payement de son imposition, les deniers dont il étoit débiteur dans les coffres du prince[70]. Il paroît aussi qu’en certaines occasions le prince faisoit lui-même contraindre les particuliers par des officiers de son tribunal envoyés à cet effet.

Non-seulement les décurions ont été chargés du soin de rédiger sous l’inspection des officiers du prince les colomnes du canon, et d’asseoir les taxes qui se faisoient en consequence sur chaque particulier, tant que l’empire d’Occident a subsisté, mais ils ont continué à être chargés de ces fonctions sous le gouvernement des rois barbares qui se rendirent maîtres des Gaules. Il est vrai que l’empereur Anastase changea l’ancien usage dans l’empire d’Orient. Suivant Evagrius, ce prince à la persuasion de Marinus, un Romain syrien qu’il avoit fait préfet du prétoire de Constantinople, ôta la levée des impositions aux curies des cités, pour la donner à des officiers qu’il établit à cet effet dans chaque district, et qu’on trouva bon d’appeller les défenseurs du fisc. Evagrius ajoute qu’il arriva deux inconveniens de cette nouveauté ; l’un, que les impositions furent bien-tôt augmentées. L’officier municipal qui ne doit exercer que durant un tems, la commission de faire payer par ses compatriotes leur part et portion des charges publiques, a interêt par deux raisons, de rendre le fardeau le plus leger qu’il lui est possible. Une portion de ces charges, doit être bien-tôt imposée sur lui-même par une main étrangere. En second lieu, quand l’imposition est médiocre, il l’asseoit sans peine, et il en fait sans peine le recouvrement. Ainsi l’officier municipal est toujours porté à trouver qu’il est impossible d’augmenter les impositions. Le citoïen qui n’a point d’autre profession que celle de lever les droits et les revenus du souverain, a interêt de parler et d’agir bien differemment. L’autre inconvénient qui résulta de la nouveauté introduite par Anastase, fut que les villes déchurent de leur splendeur : car avant ce changement les personnes des meilleures familles se faisoient mettre sur les rôles des curies de leur cité, parce qu’alors la curie y étoit considerée comme un second sénat, au lieu que depuis ce changement elles cesserent de se faire inscrire sur ces rôles. Mais d’autant que l’empereur Anastase qui monta sur le trône de Constantinople en quatre cens quatre-vingt-onze, et quand l’empire d’occident avoit été déja presque entierement envahi par les barbares, n’eut jamais qu’une autorité précaire dans les Gaules, on n’aura point de peine à croire que le changement qu’il lui plut de faire à l’administration des finances de l’empire d’Orient, n’eut point lieu dans cette province.

Quand bien même toutes les impositions dont nous venons de parler, et dont le produit composoit la seconde branche du revenu des empereurs, auroient été assises avec justice, et levées avec clemence, elles se montoient si haut, qu’il n’étoit pas possible qu’elles ne fussent très à charge aux peuples. Mais la maniere dont s’en faisoit le recouvrement, les eût renduës onéreuses, quelque legeres qu’elles eussent été, si les loix qui statuoient sur la maniere de les asseoir, et sur celle de les exiger, avoient été redigées par des personnes bien intentionnées, et capables de rendre le mal moins nuisible. Ces loix étoient souvent exécutées par des hommes sans probité, et par des citoïens sans consideration pour leur patrie.

En premier lieu, les officiers du prince chargés d’obliger les décurions à payer, en usoient avec une dureté barbare. Nous avons déja rapporté, en parlant de la division du peuple des Gaules en trois ordres, une partie de la loi que Majorien proclamé empereur en l’année 458, publia pour le soulagement des sujets, et qui décrit si pathétiquement la triste condition où les officiers chargés du recouvrement des revenus du prince, avoient mis les citoïens enrôlés dans les curies. On se souviendra que les vexations de ces officiers réduisoient journellement plusieurs personnes du second ordre à la nécessité d’abandonner leurs terres, et de s’exiler de leur patrie. Voici ce qui est ordonné dans cette loi faite pour le soulagement des décurions : » Les personnes chargées par nous de la commission de faire entrer nos revenus dans le trésor public, ne contraindront point les officiers Curiaux à rien payer au-delà de ce qu’il apparoîtra qu’ils auront reçu des Contribuables, & ces Officiers municipaux ne pourront être forcés, ou qu’à compter l’argent qu’ils auront touché, ou qu’à faire leurs diligences pour le restant, & à remettre entre les mains de nos susdits Commissaires un titre valable contre les particuliers qui n’auront point encore acquitté leur part & portion des charges publiques. » Le même édit ordonne encore que les biens-fonds des curiales ne pourront être vendus à l’encan pour quelque cause que ce soit, qu’avec la permission du préfet du prétoire, dans le diocèse duquel ils se trouveront situés.

Cet article de la loi de Majorien ne fut point toûjours observé : car nous verrons que sous les premiers successeurs de Clovis, les officiers du prince dans une cité, étoient quelquefois obligés à faire des emprunts, pour porter à jour nommé dans les coffres du prince, les quartiers échus du tribut public. Or cette obligation est d’une telle nature, qu’on n’y sçauroit assujettir l’officier supérieur, sans y assujettir l’officier inférieur en même tems.

En second lieu, toutes les duretés que les officiers de l’empereur exerçoient sur les décurions, les décurions les exerçoient sur ceux de leurs concitoïens dont la fortune étoit médiocre. Je ne rapporterai point ici ce que disent les auteurs du cinquiéme siécle et du sixiéme, sur la misere et sur le désespoir où les collecteurs des impôts avoient réduit le peuple, parce que je crois plus à propos de le garder pour l’endroit de cet ouvrage, où j’examinerai d’où venoit la facilité que trouverent les barbares à se cantonner dans les Gaules, et où je ferai voir qu’elle procedoit principalement du mécontentement géneral des sujets de l’empire, causé par la dureté du gouvernement, et par les concussions des officiers. En un mot, s’il n’y avoit sorte de vexation que les officiers du prince n’exerçassent sur les officiers municipaux, il n’y en avoit point aussi que ces officiers n’exerçassent à leur tour sur le pauvre, c’est-à-dire sur le troisiéme ordre. Comme ceux qui composoient cet ordre-là n’étoient jamais appellés à l’imposition et au recouvrement des deniers publics, le second ordre ne craignoit point qu’ils se vengeassent quand leur tour d’imposer et de lever ces deniers, seroit venu. Une de ces tyranies, c’étoit de refuser, dans les païemens qui se faisoient en deniers, les espéces d’or les plus communes, ou sous un prétexte ou sous un autre, et de vouloir être payé en especes d’or, frapées au coin de quelque prince mort depuis long-tems, et desquelles il ne pouvoit pas rester un grand nombre dans le commerce, de maniere que le pauvre débiteur, faute de pouvoir recouvrer la quantité de ces monnoyes dont il avoit besoin, étoit réduit à composer. Il falloit qu’il payât en autres especes l’exacteur, qui ne manquoit point d’évaluer chaque espece d’or qu’il avoit demandée, à une somme plus forte que ce qu’elle valoit suivant le prix des matieres, et conformement à la proportion qui étoit alors entre l’or et l’argent. Voici ce qui est ordonné contre cet abus dans l’édit de Majorien.

» Nous défendons à tous ceux qui font le recouvrement des impositions, de rebuter aucun sol d’or de poids, sous prétexte que le titre en est trop bas, si ce n’est les sols d’or Gaulois, où il y a trop d’alliage » [Nous expliquerons dans la suite ce qni est entendu ici par sol d’or Gaulois.] » Et pour obvier à toutes concussions, nous faisons expresse inhibition de se servir dans les demandes qui se feront aux contribuables, de termes ou de noms autres que les termes ou noms ordinairement usités, & tous ceux qui dans leurs demandes se serviroient d’autres termes & noms, soit Officiers des Prefets du Prétoire, soit Officiers de notre Palais & de nos finances, soit Gens d’affaires, seront condamnés au suplice des esclaves. Quant au poids dont doivent être les especes d’or, & sur lequel les Exacteurs commettent tous les jours des malversations, lorsqu’en abusant des noms en usage autrefois ; » ils demandent aux contribuables, des Faustines, c’est-à-dire, des especes frapées avec l’effigie des Faustines ou d’autres Princesses & Princes morts depuis long-tems, & dont les contribuables n’ont jamais oüi parler ; nous ordonnons, pour supprimer tous abus à cet égard, que les Prefets du Prétoire envoyent dans chaque Province, & même dans chaque Cité, des poids étalonnés, & que tous ceux qui manient nos deniers, & toutes autres personnes, ayent, pour peser les especes d’or, à se servir dans les recettes & payemens, de poids conformes aux susdits étalons, & ce sous peine de la vie. »

Il y a eu trois imperatrices du nom de Faustine, dont la premiere étoit femme d’Antonin Pie, la seconde de Marc Aurele, et la troisiéme, fut une des femmes d’Elagabale. Probablement c’étoit des especes d’or frapées avec l’effigie des deux premieres, que les exacteurs dont parle l’édit de Majorien, demandoient aux contribuables. Nous en avons encore aujourd’hui, et même elles ne sont pas du nombre des médailles rares. Cependant comme il y avoit déja deux-cens ans que la plus jeune de nos deux Faustines étoit morte, lorsque Majorien fit son édit, il devoit n’y avoir dans le commerce qu’une petite quantité de ces especes. Quoiqu’elles fussent encore en assez grand nombre pour devenir un jour des médailles communes, cela n’empêchoit pas qu’elles ne fussent déja une monnoye difficile à recouvrer. D’ailleurs les especes d’or, frapées avec l’effigie de ces princesses pesoient beaucoup plus que les especes d’or frapées depuis Constantin Le Grand, qui étoient alors les especes les plus communes, et celles dans lesquelles on contractoit. Le procédé des exacteurs étoit donc doublement injuste, et l’on ne doit pas être surpris que Majorien condamne au dernier supplice ceux qui commettroient à l’avenir l’espece de concussion réprimée par son édit. Elle étoit aussi onereuse aux peuples, que l’auroit été en France avant l’année mil six cens quatre-vingt-neuf, tems où les écus d’or furent mis hors de tout cours, la vexation d’un receveur des tailles qui auroit voulu que les collecteurs ne l’eussent payé qu’en écus d’or frappés au coin de Loüis XII ou de François I. Quoiqu’il y eût encore alors quelques-unes de ces espéces dans le commerce, elles y étoient en si petit nombre qu’il auroit fallu presque toujours composer avec lui et convenir d’une évaluation payable en monnoye commune.

Je ne puis me refuser de faire à l’occasion de l’édit de Majorien, l’observation suivante, quoiqu’elle soit étrangere à l’histoire de l’établissement de la monarchie françoise. La raison la plus plausible qu’alléguent, pour soutenir leur opinion, ceux des sçavans qui ne croyent pas que les médailles romaines, que nous avons aujourd’hui, ayent été la monnoye courante dans les tems où elles ont été frappées, c’est de dire qu’il est sans apparence que les empereurs eussent souffert qu’on eût mis sur leur monnoye la tête seule de leurs meres, de leurs femmes et de leurs sœurs. Ainsi on conclut que des piéces d’or et d’argent qui ne portent point d’autre effigie que celle de ces princesses, n’ont été frappées que pour être de simples médailles, et par conséquent on veut aussi que les piéces d’or et d’argent où l’effigie des empereurs est empreinte, et qui sont de même titre et de même poids que les premieres, n’ayent été faites que pour être des pieces de plaisir. Véritablement les souverains sont si jaloux aujourd’hui de leurs monnoyes, qu’ils ne souffrent plus qu’on en frappe sans leur tête, ni même qu’on y mette d’autre tête avec la leur. Du moins cela n’arrive-t-il que dans les Etats où l’usage a introduit que durant les minorités on y mette sur la monnoye la tête de la régente avec celle du souverain. Mais il paroît en lisant l’édit de Majorien, que les Romains avoient pour les femmes une complaisance plus flatteuse, et que les Antonins avoient souffert qu’on mît la tête seule des Faustines leurs femmes sur des especes d’or ayant cours. Comme l’égalité de poids et de titre qui se trouve entre les médailles des Antonins, et celle des Faustines, se trouve aussi entre les médailles des autres empereurs, et les médailles des femmes ou des parentes de ces empereurs, on ne sçauroit s’empêcher de croire qu’ils n’ayent eu aussi pour ces princesses la même complaisance que les Antonins ont euë pour les Faustines.

Je reviens à nos impositions. Comme elles excédoient ordinairement la somme que le peuple étoit en état de fournir[71], et qu’il ne pouvoit presque jamais les payer à leur échéance, les particuliers demeuroient toujours débiteurs de leurs officiers municipaux, et ceux-ci demeuroient à leur tour, débiteurs des officiers qui tenoient les caisses de l’empereur. C’est ce qui donnoit lieu à des vexations continuelles. On vendoit les héritages des particuliers débiteurs du fisc, et les communautés étoient obligées à emprunter à gros interêt l’argent des usuriers, pour n’être pas livrées à l’avidité de ceux qui en certains cas faisoient un traité public avec le prince pour le recouvrement des restes ou arrerages de ses revenus, et un marché secret avec ses officiers, par lequel ils partageoient avec eux le profit de cette entreprise à forfait. Aussi les empereurs qui cherchoient à se rendre recommandables par des actions de bonté, remettoient-ils de tems en tems aux provinces ce qu’elles leur devoient encore de vieux. On donnoit le nom d’indulgence à cette liberalité, et on voit par les médailles d’Adrien, de Severe et d’autres empereurs, qu’ils se sçavoient gré de l’avoir exercée. Tous les prédecesseurs de Justinien, dit Procope, avoient été dans l’usage de remettre non pas une fois, mais plusieurs fois durant leur regne, aux débiteurs du fisc les sommes dont ils se trouvoient reliquataires, et qu’ils étoient hors d’état de payer, afin que ces citoïens ne vêcussent pas en des allarmes continuelles, et qu’ils ne demeurassent pas toujours exposés aux poursuites des questeurs. Mais cet empereur ne fit aucune de ces remises génerales durant trente-deux ans de regne, ce qui obligea plusieurs de ses sujets qui étoient dans l’impossibilité de s’acquitter, à se condamner eux-mêmes à un éxil volontaire. Cependant ces remises n’étoient pas sans inconvenient, et ce qu’on en peut dire de mieux, c’est qu’elles étoient quelquefois si nécessaires pour empêcher l’entiere désolation d’une province, qu’il convenoit de les faire nonobstant les conséquences. En effet, l’esperance de pouvoir gagner le tems où l’on publieroit une de ces indulgences, devoit porter les citoïens qui étoient le plus en état de payer leur contingent, à differer toujours de l’acquitter. Ainsi elles tournoient plûtôt au profit du riche, qu’au soulagement des pauvres, qui étant ordinairement dénués de crédit, sont les premiers que les receveurs des impositions contraignent à payer. L’empereur Julien qui avoit une profonde intelligence des maximes du gouvernement, croyoit ces sortes d’indulgences contraires à la saine politique, et il ne voulut point en accorder aucune durant son regne.

Je n’ai plus qu’une chose à dire concernant les impositions qui faisoient la seconde branche du revenu des empereurs, c’est que la quittance qu’on délivroit à ceux qui avoient acquitté toute leur cotte-part, s’appelloit sureté, en latin securitas.


LIVRE 1 CHAPITRE 14

CHAPITRE XIV.

Des Gabelles, Péages & Doüanes qui faisoient la troisiéme source du revenu des Empereurs. Des Dons gratuits, & autres revenus casuels qui en faisoient la quatriéme source, ou la quatriéme branche.


On voit par une loi du Code, que les empereurs romains s’étoient attribué le droit de faire seuls la marchandise de sel ; en un mot, que ces princes pratiquoient de leur tems ce que François I a depuis introduit en France, lorsque non content des droits que ses prédecesseurs avoient im- posés sur le sel, il en réserva la vente exclusive à lui comme à ses successeurs. » Si quelqu’un, dit cette Loi du Code, ou de la seule autorité, ou bien à la faveur d’une permission de nous, laquelle il auroit surprise, achete des sels, & si quelqu’un en vend sans un congé de ceux qui ont affermé les Salines, que les sels ainsi commerces, & l’argent reçu, soient confisqués au profit des susdits Fermiers. » On confisquoit donc en premier lieu tous ces sels de contrebande, et en second lieu, on obligeoit ceux qui les avoient vendus en fraude à payer aux fermiers le prix qu’ils en avoient touché. Nous ignorons quel étoit le prix du minot de sel, et quelle étoit la somme que ces fermiers rendoient au prince pour prix de leur bail.

La troisiéme branche du revenu imperial comprenoit, outre les gabelles, les droits de doüane qui se levoient à l’entrée de l’empire, et les droits que payoient les marchandises qu’on transportoit d’une grande province dans une autre. Cette branche comprenoit encore les droits de péage qui s’exigeoient au passage des fleuves et rivieres, et le quarantiéme denier qui se prenoit sur ce qui se vendoit dans les marchés. Je ne sçai point si ce dernier droit a été jamais plus fort que le quarantiéme denier. Peu de personnes étoient exemptes de ces impôts. Si les soldats étoient dispensés de payer cette sorte de droit sur les denrées et marchandises qu’ils achetoient ou transportoient pour leur consommation, ils étoient tenus de les acquitter sur les denrées ou marchandises qu’ils achetoient ou transportoient pour en faire commerce.

Le peu de mémoires que nous avons de ces tems-là, et les changemens arrivés dans tous ces droits et impôts, ne nous permettent point d’en faire une discussion éxacte et méthodique. Un empereur ôtoit souvent le droit que son prédécesseur avoit mis, et le successeur faisoit revivre aussi quelquefois le droit que son prédécesseur avoit éteint. Par exemple, on retrouve sous des successeurs de Galba l’impôt sur la vente des esclaves que cet empereur avoit ôté. Ainsi nous ne remonterons pas plus haut que le troisiéme siécle, et nous rapporterons simplement ce que nous pouvons sçavoir touchant les doüanes, les péages, et les droits que nous appellons droits d’entrée, lesquels se levoient sous les derniers empereurs.

Le droit de doüane que devoient acquitter toutes les denrées et marchandises qu’il étoit permis d’introduire dans l’empire, étoit le huitiéme denier du prix de leur estimation. Elles payoient ce droit à leur entrée dans le territoire romain, à qui que ce fût qu’elles appartinssent. La loi statuë même expressément, que les effets appartenans à ceux qui servoient dans les troupes, ne joüiroient d’aucune exemption ou diminution de ce droit de doüane.

J’ai dit les marchandises et denrées qu’il étoit permis d’introduire dans l’empire, parce qu’il y en avoit dont l’entrée étoit prohibée. Par exemple, il étoit défendu aux particuliers d’y faire entrer des étoffes de soye. Suivant une loi de Théodose Le Grand et de ses collégues, il n’étoit permis qu’au seul officier qui exerçoit l’emploi d’intendant général du commerce, d’introduire des soiries dans l’empire : ou l’on avoit voulu mettre en parti le commerce de cette marchandise, afin d’en faire entrer le profit dans les coffres du prince, ou l’on l’avoit cru si préjudiciable à l’Etat, que faute de pouvoir l’empêcher entierement, on avoit du moins tâché de le restraindre, en l’interdisant aux particuliers.

L’achat des soyes devoit faire sortir de grandes sommes de l’empire, parce qu’il les falloit tirer de Perse et des Indes. Il est bien vrai que dans le sixiéme siécle, il y avoit dans quelques villes de la Phenicie des fabriques d’étoffes de soye[72], mais il paroît en lisant l’auteur même qui nous apprend cette particularité, que les matieres qu’on y employoit venoient de Perse. Voilà pourquoi Tibére avoit défendu que les hommes portassent des habits de soye. C’étoit du moins diminuer de moitié un commerce si ruineux, et qui très-probablement étoit une des causes qui faisoient sortir chaque année de l’empire des sommes considerables d’argent comptant.

En effet la soye étoit alors d’un prix excessif, par rapport au prix qu’elle vaut aujourd’hui. Il falloit encore sous l’empire d’Aurelien[73], une livre d’or pésant, pour payer une livre de soye. Sous l’empire de Justinien, la livre de soye de douze onces, ne valut plus que huit sols d’or, c’est-à-dire, environ six-vingt livres de la monnoye qui a cours aujourd’hui[74]. Une si grande diminution dans le prix de la soye, venoit de ce que sous le regne de ce prince, les Romains d’Orient avoient appris la maniere d’élever les vers à soye[75], et de faire du fil avec le travail de ces insectes. Voilà, suivant l’apparence, ce qui l’engagea à la taxer du moins à ce prix-là.

Quant aux marchandises et denrées dont l’extraction étoit permise aux nations amies, elles ne payoient aucun droit à la sortie des terres de l’empire. Il n’est pas nécessaire qu’un Etat ait fait déja de grands progrès dans la politique, pour sçavoir, qu’en général il ne peut trop favoriser l’extraction de ses denrées et de ses marchandises. On ne peut, sans se declarer à demi-barbare, manquer à cette maxime de gouvernement.

Comme il y avoit des marchandises qu’il étoit défendu d’introduire dans l’empire, il y en avoit aussi d’autres dont l’extraction étoit prohibée. Il y avoit déja long-tems lorsque la loi que nous venons de citer, et qui est de la fin du quatriéme siécle, fut publiée, que les Romains avoient défendu de transporter dans les païs étrangers de l’or, des esclaves qui eussent certains talens, et des armes tant offensives que défensives ; cette derniere prohibition a même été souvent renouvellée par nos premiers rois. Nous verrons encore en parlant des motifs qui engageoient les barbares à faire si fréquemment des incursions sur le territoire de l’empire, quoique ces expéditions fussent très-périlleuses, que les empereurs avoient défendu de leur vendre du vin, ni de l’huile, ni des sauces composées, et cela pour leur ôter, s’il se pouvoit, la connoissance de ces denrées. Les magistrats qui délivroient des passeports aux vaisseaux qui alloient trafiquer sur les côtes des païs étrangers, étoient chargés du soin de les faire visiter, pour voir si l’on n’y avoit point embarqué quelques-unes des marchandises ou des denrées dont l’exportation étoit prohibée.

On trouve aussi des bureaux des doüanes impériales dans l’interieur de la monarchie romaine, et établis dans Marseille comme dans d’autres villes, pour y faire payer le droit de péage, et tous les droits que devoient les marchandises qui passoient d’une province à une autre. Nous entrerons dans un plus grand détail de tous ces droits, en parlant de ceux de même nature, que levoient nos rois de la premiere race.

Suivant une loi publiée par Constantin Le Grand en trois-cens vingt-deux, les droits de doüane et péages qui appartenoient au fisc, devoient être affermés après les publications convenables, au plus offrant et dernier encherisseur. La durée des baux qu’on en faisoit, ne pouvoit être moindre que de trois ans, et durant ces trois années, les fermiers ne pouvoient pas être dépossedés. Au bout de ce terme, les fermes devoient être mises de nouveau à l’enchere.

Outre les bureaux des doüanes impériales, il y en avoit encore plusieurs autres, où les cités particulieres faisoient lever à leur profit les droits que le prince leur avoit permis d’imposer, et qu’elles ne pouvoient pas multiplier sans son exprès consentement. Nous avons déja rapporté dans le troisiéme chapitre de ce livre une loi d’Arcadius et d’Honorius concernant ces octrois, dont le produit faisoit une partie du revenu ou des deniers patrimoniaux de chaque cité, et lui aidoit à faire les dépenses dont elle étoit tenuë.

Une des dépenses de ces communautés (nous avons parlé déja des autres) consistoit dans les dons gratuits qui se faisoient au prince en certaines occasions, et ces présens composoient une partie de la quatriéme branche du revenu des empereurs, de celle qu’on pouvoit appeller, leurs revenus casuels. L’autre portion de ces revenus casuels consistoit en partie dans les droits appartenans au prince en certains cas sur les successions ; en partie dans les biens dévolus au domaine de l’Etat, soit par confiscation, soit par déshérence, soit enfin par la mort du dernier possesseur décedé sans laisser un héritier capable de tenir le demembrement du domaine dont son auteur avoit eu la joüissance à titre de bénéfice militaire, ou autrement. Les terres qui revenoient de tems en tems au domaine, et dont il se mettoit réellement en possession, remplaçoient celles que les empereurs pouvoient donner aux Romains et aux barbares qui portoient les armes pour le service de l’Etat. Voilà pourquoi, comme nous l’avons déja remarqué, l’empire étoit encore propriétaire dans les tems de sa décadence, d’une grande quantité de métairies et autres fonds de terre.

Quelle étoit la somme à laquelle se montoit le produit de tous les revenus que les derniers empereurs avoient dans les Gaules ? C’est ce qu’on ne sçauroit dire. Nous voyons bien dans Eutrope que la subvention imposée par César à celles des cités des Gaules obligées en vertu de la condition dont elles étoient à payer tribut, ne se montoit qu’à dix millions de livres ou environ. Il faut que cette somme eût été considerablement augmentée bien-tôt aprés, puisque Velleïus Paterculus dit, que lorsqu’Auguste conquit l’Egypte quatorze ou quinze ans après la mort de Jules-César, Auguste augmenta le revenu de l’Etat d’une somme aussi forte que celle dont Jules-César l’avoit acrûë par la conquête des Gaules. Or Auguste en faisant la conquête de l’Egypte, augmenta de six millions d’écus ou de dix-huit millions de nos livres, le revenu de l’empire. Au rapport de Diodore de Sicile, qui vivoit du tems de ce prince, l’Egypte rendoit par chacune année aux Ptolomées sur qui les Romains la conquirent, six mille talens.

Au regard des Gaules, il y a deux choses à observer. La premiere est, qu’il n’est pas bien clair si Eutrope entend par le mot de tribut, le tribut public seulement, ou généralement tous les revenus que l’empire tiroit des Gaules. L’autre, c’est qu’il est très probable qu’Auguste augmenta encore ce revenu, quand l’an de Rome sept-cens vingt-sept, et deux ans après qu’il eût conquis l’Egypte, il fit en personne le recensement des Gaules dont nous avons parlé, et qu’il y établit le tribut tel qu’il se payoit encore sous Vespasien. Il faut qu’Auguste eût alors augmenté si considerablement les subsides que les Gaules avoient payés jusques-là, qu’on y ait regardé cette augmentation, comme ayant été le véritable établissement du tribut, qui devint alors onereux, de leger, d’insensible qu’il étoit auparavant. Ce qu’on païa depuis l’année sept cens vingt sept, aura fait regarder ce qu’on avoit payé précédemment, plûtôt comme une subvention, que comme un véritable tribut. Que pouvoit coûter à chaque particulier son contingent dans dix-huit millions de nos livres repartis sur toutes les Gaules ? Quoiqu’il en ait été, il est certain que les derniers empereurs devoient tirer des Gaules beaucoup plus que n’en tiroit Auguste, et cela par plusieurs raisons.

En premier lieu, les richesses des Gaules s’augmenterent tellement dès que leur assujettissement aux Romains y eût établi une tranquillité inconnuë auparavant, et dès qu’elles purent commercer librement dans tout l’empire, qu’on les citoit ordinairement comme sa province la plus opulente. Lorsque l’empereur Claude voulut faire approuver par le sénat, le dessein qu’il avoit de rendre ceux des Gaulois qui tenoient le premier rang dans leur patrie, capables de posseder les plus grandes dignités de la république, ce prince, parmi plusieurs autres raisons allégua celle-ci : « Ne vaut-il pas mieux pour nous, gager les Gaulois à venir dépenser leurs revenus dans Rome, que de les laisser jouir de leur or & de leurs richesses au-delà des Alpes ? » « Les Gaules, dit aux Juifs le jeune Agrippa en les haranguant, pour les dissuader de se révolter contre Néron, ont chez elles une source intarissable de toutes sortes de biens qu’elles distribuent dans le reste du monde. Cependant elles sont contentes de faire une des Provinces de l’Empire Romain. Elles sont persuadées que c’est de son bonheur que dépend leur félicité. » Comme le revenu du souverain consiste toujours, pour la plus grande partie, en redevances et en droits, qui se perçoivent sur les fruits qui se recueillent, sur les marchandises qui se fabriquent, et sur la consommation qui s’en fait, il faut que ce revenu augmente considerablement dans un Etat qui devient plus riche par le commerce, qu’il ne l’étoit auparavant, quand bien mêmeces redevances et ces droits ne se leveroient que sur l’ancien pied. Mais nous trouvons dans les Gaules, sous les derniers empereurs, une taxe par tête, et plusieurs autres impositions, qui très-probablement n’y avoient point été établies par Jules-César ni par Auguste, et qui auront accru les revenus qu’en tiroit l’empire du tems de leurs successeurs quand bien même ce païs n’auroit point été amelioré.

En second lieu, l’édit par lequel Caracalla donna le droit de bourgeoisie romaine à tous les citoïens des communautés, et des Etats soumis à l’empire, dut, comme nous avons déja observé, accroître de beaucoup le revenu dont il joüissoit dans les Gaules. En effet, les citoïens de plusieurs communautés ou Etats, qui avant cet édit de Caracalla, n’étoient point sujets aux impositions dont le citoïen romain commençoit déja d’être surchargé, parce que n’étant unis à l’empire, qu’en qualité d’alliés, leur condition les obligeoit seulement à lui fournir des soldats, et tout au plus quelque subside, ou quelque contribution en denrées, devinrent sujets par la publication de cet édit, à toutes les impositions payables par le citoïen romain. On croit même que le véritable motif qui fit agir Caracalla, lorsqu’il rendit cet édit célébre, fut celui d’augmenter les revenus de l’empire, en augmentant l’ordre des sujets qui païoit le plus au prince, par l’extinction des ordres qui ne lui païoient presque rien. La condition de citoïen romain qui faisoit, sous les premiers Césars, l’objet de l’ambition des autres sujets de Rome, étoit déja devenuë pire que l’état de plusieurs autres de ses sujets, qui peut-être ne l’eussent point acceptée lorsqu’elle leur fut offerte, s’il leur eût été loisible de la refuser.

Ainsi quoique nous ne sçachions point précisement quelle somme rapportoient annuellement les revenus domaniaux, et les droits que le fisc avoit dans les Gaules, nous ne laissons point de voir qu’elle devoit être très-considerable, et peut-être six fois plus grande que celle qu’en tiroit Auguste. Le païs étoit devenu fort opulent, et les redevances et les droits y étoient forts, et en grand nombre.

LIVRE 1 CHAPITRE 15

CHAPITRE XV.


Des Nations Barbares qui habitoient sur la frontiere de l’Empire du côté du Septentrion. Des Bourguignons et des Allemands en particulier. Le nombre des Citoïens d’une nation diminuoit ou s’augmentoit, à proportion du succès qu’elle avoit dans ses entreprises.


Après avoir donné la notion la plus exacte qu’il nous a été possible de l’état des Gaules au commencement du cinquiéme siécle, il convient d’exposer quelles étoient les nations barbares qui habitoient sur la frontiere de l’empire du côté du nord ou du côté du levant, et qui par conséquent se trouvoient le plus à portée de lui fournir des soldats quand elles avoient la paix avec lui, comme de faire des invasions, ou du moins des incursions dans son territoire en tems de guerre ou de troubles. De ces nations, les unes avoient leur demeure dans la Germanie, les autres avoient les leurs à l’orient de la Germanie, et dans les païs qui sont sur la rive gauche du Danube et sur le rivage du Pont-Euxin.

Les principales de celles de nos nations qui habitoient dans la Germanie, étoient les bourguignons, les allemands, les saxons et les francs. Celles qui habitoient sur le bas du Danube, et sur la côte du Pont-Euxin, étoient les goths et les peuples scytiques, c’est-à-dire, les huns, les alains, les taifales, et quelques autres nations. Parlons en premier lieu des nations germaniques, et nous parlerons ensuite des nations gothiques et puis des nations scytiques.

Heureusement mon objet ne demande point que je marque avec précision quelle contrée habitoit chacune de ces nations, ni à quelle province de la géographie moderne, cette contree répond. Il me seroit impossible de l’exécuter. Les auteurs anciens font souvent mention du même peuple sous differens noms, et ils donnent quelquefois le même nom à differens peuples ; d’ailleurs ils ne se soucient pas de marquer exactement les limites de la contrée que chaque peuple habitoit. Je crois même plus volontiers qu’il leur étoit impossible de le marquer avec précision, à moins que ces limites ne se trouvassent par hazard être des bornes naturelles, comme sont les fleuves et les montagnes. Tous les païs dont s’agit, encore à demi défrichés, n’étoient point semés de villes dont chacune eût un district certain. Comme il n’y avoit point eu de demarcation faite entre ces peuples, les bornes arbitraires de leur domination se remuoient si souvent, qu’on ne sçauroit désigner les lieux qu’ils habitoient, que par le voisinage de la mer, des fleuves ou des montagnes.

Il seroit donc inutile de rechercher quelle étoit l’ancienne patrie des nations germaniques, et de quelle contrée elles étoient parties pour venir s’établir dans le païs qu’elles occupoient au commencement du cinquiéme siécle, et même de vouloir marquer précisement quelles étoient les bornes de la region que chacune d’elles possedoit, ou plûtôt occupoit alors. Nous venons d’en dire la raison. Ceux qui voudront s’instruire de ce qu’il est possible de sçavoir concernant ces deux points-là, pourront consulter le docte livre que Cluvier a écrit sur la Germanie ancienne. Nous nous contenterons donc ici, de parler des mœurs, des usages, et des forces de chacune de ces nations, et d’indiquer quels étoient à peu près, les lieux où elle habitoit immédiatement avant que d’entrer dans les Gaules pour s’y établir.

Les Bourguignons occupoient au commencement du cinquiéme siécle le païs qui est à la droite du Rhin, entre l’embouchure du Necre et la hauteur de la ville de Basle. Ammien Marcellin dit que cette nation étoit très-nombreuse et composée d’hommes braves qui s’étoient rendus la terreur des peuples voisins. Orose en parlant d’une expédition faite vers l’année trois-cens soixante et dix, et dans laquelle les Bourguignons prirent part en qualité d’alliés de l’empire, dit qu’ils se presenterent sur les bords du Rhin au nombre de quatre-vingt mille combattans. C’en est assez pour juger que notre nation devoit être très-nombreuse. Voici encore ce qu’on lit dans Orose qui écrivoit vers l’année quatre-cens vingt, concernant l’origine et l’état où se trouvoit de son tems la nation des Bourguignons dont pour lors une partie avoit déja passé le Rhin pour s’établir dans les Gaules. » On dit que Drusus Nero & Tibére son frere après avoir soumis l’intérieur de la Germanie, y laisserent pour la tenir en sujecion, des camps palissadés & retranchés, & que les Bourguignons qui sont aujourd’hui une Nation si nombreuse, sont les descendans des Soldats qu’on y avoit mis pour les garder. On prétend même que le nom de Bourguignon leur vient de ce qu’on appelle en langue du Païs, des Bourgs, les lieux fortifiés à dessein de couvrir une Contrée. Les Provinces des Gaules qu’ils ont occupées, & qu’ils tiennent aujourd’hui, sont une preuve que cette Nation est à la fois nombreuse & entreprenante : il est vrai que la Providence a voulu que ces Bourguignons embrassassent la véritable Religion. Ainsi la Foi Catholique, dont ils font profession, & nos Ecclésiastiques dont ils ont reconnu le pouvoir spirituel, les ont rendus doux & traitables. En effet, ils ne vivent point dans les Gaules avec les anciens habitans des Pais où ils sont cantonnés, comme avec des étrangers subjugués, mais comme avec leurs freres en Jesus Christ. » Nous verrons dans la suite de cet ouvrage, que trente ans après le tems où Orose écrivoit, les Bourguignons devenus ariens, traiterent les Romains des provinces des Gaules, dont ils s’étoient rendus les maîtres, avec une injustice bien éloignée de la débonnaireté dont cet historien les avoit loüés. Je me contenterai d’ajoûter pour confirmer ce qui se lit dans Orose concernant l’origine de la nation des Bourguignons ; qu’eux-mêmes ils se prétendoient issus des Romains. Ils répondirent à l’empereur Valentinien qui leur demandoit du secours contre d’autres peuples de la Germanie, qu’ils lui en donneroient d’autant plus volontiers, qu’ils n’avoient point oublié que leur nation étoit descenduë de la nation romaine.

Il convient de suspendre ce que j’ai encore à dire concernant les Bourguignons, pour faire une observation, dont je prie le lecteur de se souvenir, parce qu’on ne sçauroit l’avoir trop presente à l’esprit quand on lit une histoire qui traite des roïaumes fondés par les barbares sur le territoire de l’empire romain. Cette observation sert à empêcher qu’on ne trouve de l’opposition dans des récits, qui d’abord semblent se contredire. La voici : ce que disent les historiens concernant le nombre d’une certaine nation barbare, ne conclut que pour le tems même dont parlent ces auteurs, et ne prouve point que dix ans auparavant, ou que dix ans après, ce nombre eût été, ou fût encore le même. La multitude des hommes de chaque nation dépendoit de ses succès et de ses disgraces. La nation florissante s’augmentoit subitement, parce que d’autres barbares abjuroient leur propre nation pour se faire adopter dans celle-là, qui de son côté naturalisoit, pour ainsi dire, volontiers les étrangers, parce que plus une nation étoit nombreuse, plus elle devenoit puissante. Voici un exemple convainquant de cette sorte de transmigration des citoïens d’une nation dans une autre nation.

Procope observe, en parlant de la guerre que l’empereur Léon fit vers l’année quatre-cens soixante et seize aux Vandales qui s’étoient rendus maîtres de l’Afrique, que cette nation s’étoit beaucoup multipliée depuis sa conquête. » Les Vandales, y dit notre Historien, lorsqu’ils passerent en Afrique en quatre-cens vingt-sept, ne faisoient que cinquante mille hommes, même en comprenant dans ce nombre les Alains qui s’étoient joints avec eux. Mais lorsque Léon attaqua cinquante ans après les Vandales, ils étoient en un nombre bien plus grand, soit parce qu’ils avoient multiplié, soit parce que plusieurs autres Barbares avoient renoncé à leur Nation pour se faire de la Nation Vandalique. Tous ces Barbares s’étoient transformés en Vandales ; même les Alains qui étoient venus en Afrique comme leurs Alliés, s’étoient incorporés avec eux. » Les barbares dont je viens de parler, et les Alains s’appelloient aussi-bien vandales que les Vandales d’extraction. Procope ne dit point précisement dans cet endroit-là en quel nombre étoient alors les Vandales d’Afrique ; mais il écrit dans un autre endroit de ses ouvrages, que lorsque Justinien conquit l’Afrique sur eux, environ soixante ans après[76] la guerre entreprise par Léon : ces Vandales étoient au nombre de cent soixante mille hommes portant les armes, c’est-à-dire, sans compter les femmes, les enfans et les esclaves. Quelle multiplication en si peu d’années !

Je reviens aux Bourguignons. Avant que de s’établir dans les Gaules, ils avoient été long-tems, tantôt les confederés, et tantôt les ennemis des Romains.

Ce qu’il y a de plus singulier à remarquer dans le portrait que l’histoire du moïen âge nous fait des bourguignons, c’est que la plûpart de ces braves gens étoient forgerons ou charpentiers de profession. Avant que d’être établis dans les Gaules, ils y venoient apparemment gagner leur vie à la sueur de leur front, au lieu que le commun des barbares ne connoissoit guéres d’autres outils que leurs armes. Tous les autres barbares regardoient le travail qui se fait pour le service d’autrui, comme un des plus grands malheurs de l’esclavage. Agathias le scolastique qui a écrit dans le sixiéme siécle, dit aussi que la nation des bourguignons étoit également brave et laborieuse. Quant au gouvernement politique, cette nation étoit divisée tandis qu’elle habitoit la Germanie, en plusieurs corps ou tribus, dont chacune avoit son chef, de qui l’autorité, loin d’être héréditaire, n’étoit point même perpétuelle.

Agathias qui vient d’être cité, dit qu’au raport d’Asinius Quadratus, auteur bien plus ancien que lui, et qui avoit donné une description de la Germanie, les Allemands étoient un peuple ramassé et composé de familles sorties de differentes nations. C’est ce que veut dire en langue germanique le mot composé All-man. Agathias observe encore qu’à l’exception de quelques usages particuliers, les Allemands avoient les mêmes coûtumes et les mêmes mœurs que les francs. L’ancienne habitation des Allemands étoit au nord du Danube, et à l’orient du païs que nous venons de voir occupé par les Bourguignons ; mais dès le quatriéme siécle, un essain de ces allemands avoit traversé le Rhin, et il s’étoit cantonné sur la gauche de ce fleuve dans le païs des Helvetiens, qui faisoit une partie des Gaules. Sous le regne d’Honorius il y occupoit les contrées voisines du lac Léman ou du lac de Genéve, et Servius qui écrivoit vers l’année quatre-cens onze son commentaire sur Virgile, y dit : « Le Peuple qui habite auprès du Lac Léman le nomme les Allemands. ». Cette Nation étoit encore Payenne au commencement du cinquiéme siécle, et même elle ne se convertit qu’après qu’elle eut été subjuguée par Clovis et par ses successeurs.

LIVRE 1 CHAPITRE 16

CHAPITRE XVI.

Des Saxons.


Au commencement du cinquiéme siécle ceux des Germains qui étoient appellés Saxons, occupoient les païs qui sont depuis l’Ems jusqu’à l’Eyder. Peut-être même s’étendoient-ils au nord de ce dernier fleuve qui sert aujourd’hui de limites à l’empire germanique. Du côté de l’orient les Saxons confinoient aux Turingiens qui commençoient à s’étendre dans les païs qui sont au midy de l’Elbe. En quels lieux étoient les bornes qui séparoient les possessions des deux peuples ? C’est ce que j’ignore, et je ne voudrois pas même assurer que les Saxons ne tinssent point encore dans les tems dont je parle quelque partie des païs situés au midy de l’Ems, laquelle ils pouvoient avoir conquise dans le siécle précedent. Ce qui importe bien davantage à l’histoire de notre monarchie, les Saxons possedoient trois isles sur la côte du païs qu’ils habitoient ; sçavoir, Nostrand, Heilegeland et une autre. Ces trois isles situées au nord de l’embouchure de l’Elbe, étoient connuës par les geographes dès le tems de l’empereur Marc-Aurele, sous le nom des isles des Saxons. Gregoire de Tours en a parlé sous ce nom-là, et il faut qu’elles ayent encore été connuës sous la même dénomination dans le septiéme siécle. L’anonyme de Ravenne qui a vêcu dans ce siécle-là, supposé qu’il n’ait point vêcu plus tard, dit : « Il y a dans l’océan septentrional sur la côte de la patrie des Saxons quelques isles, dont l’une s’appelle Nordostracha, et une autre Eustrachia. » c’étoit dans les moüillages de ces isles que les pirates saxons, dont nous allons parler assez au long, se rassembloient pour y attendre les vents de la Bande du nord qui regnent ordinairement sur la mer germanique, et qui les amenoient presque toujours vent en poupe, jusques sur les côtes des Gaules.

Les Saxons étoient une de celles des nations germaniques dans lesquelles il y avoit deux ordres ; sçavoir, un ordre des nobles, et un ordre des simples citoïens, au lieu qu’il n’y avoit qu’un ordre dans plusieurs autres. Mais nous remettons la discussion de ce point-là à notre sixiéme livre, destiné à exposer quel étoit l’état des Gaules sous les enfans de Clovis qui avoient des peuplades de saxons dans leur royaume.

Nos Saxons étoient divisés en plusieurs tribus, dont chacune avoit un roi ou un chef particulier, comme les tribus des Francs, et ils passoient encore comme les Francs pour être des plus robustes et des plus braves des barbares septentrionaux. Aussi voit-on que les Saxons, dans les tems que leur païs ne confinoit point encore avec les Gaules, tâchoient cependant de pénetrer jusques dans cette province, en prenant passage sur le territoire des Francs. Un des plus grands exploits de Valentinien I qui monta sur le trône en trois cens soixante et quatre, fut la victoire qu’il remporta sur un corps de Saxons qui s’étoient mis en chemin pour faire une irruption dans les Gaules, et qu’il défit dans le tems qu’ils mettoient le pied sur le territoire des Francs qu’il leur falloit traverser pour entrer dans celui de l’empire.

Mais ce n’étoient pas ces incursions faites par terre qui rendoient les Saxons les ennemis les plus terribles que les Gaules eussent alors. C’étoit la guerre piratique qu’ils leur faisoient sans discontinuation. Les Saxons étoient dans le cinquiéme siécle le fleau des Gaules, comme les Normands l’ont été dans le neuviéme, et comme les corsaires de Barbarie le sont aujourd’hui de l’Italie et de l’Espagne.

Non-seulement les Saxons prenoient les vaisseaux qu’ils trouvoient en mer, non-seulement ils faisoient des descentes sur les côtes, mais ils remontoient encore les fleuves jusqu’à des lieux éloignés de leur embouchure de plus de quarante lieuës. Ainsi, dans un païs où l’on se croyoit à l’abri des hostilités de toutes sortes de corsaires, ils mettoient à terre des armées assez fortes pour attaquer les plus grandes villes, et pour piller toute une province. Il ne sera point hors de propos d’expliquer ici quelle étoit la construction des bâtimens de mer sur lesquels nos Saxons faisoient des expéditions qui peuvent paroître incroyables.

César nous enseigne lui-même quelle étoit la construction de ces vaisseaux. Après avoir exposé la situation fâcheuse où il se trouvoit dans le camp qu’il avoit fortifié sur un des bords de la Ségre, et à laquelle il étoit réduit, parce qu’Afranius qui commandoit l’armée ennemie avoit posté de ses troupes sur tous les chemins par lesquels on pouvoit voiturer des munitions de bouche à ce camp, César ajoute, qu’il prit la résolution de tenter enfin le passage de la riviere, pour tâcher à tirer des vivres du païs qui étoit de l’autre côté. Mais comme il n’avoit point de pont sur la Ségre, il voyoit bien qu’il ne pouvoit exécuter son projet et passer cette riviere, à moins qu’il ne surprît les ennemis. Dans le dessein de les surprendre, il commanda donc aux soldats de construire des barques, sur le modéle des bâtimens dont il avoit vû les habitans de la Grande-Bretagne se servir. La quille, dit César lui-même, et les œuvres vives, ou la partie de ces bâtimens qui plonge dans l’eau, sont d’un bois très-leger, et la partie du bâtiment qui est au-dessus de l’eau ou les œuvres mortes, ne sont qu’un tissu d’osier couvert de cuirs. Il ajoute que, lorsque ces barques eurent été fabriquées, il les fit mettre sur des chariots qui les voiturerent en une nuit jusqu’à un lieu éloigné de sept à huit lieuës de l’endroit où elles avoient été construites.

Lucain fait aussi une description poëtique de cette sorte de vaisseau. » On entrelace, dit-il, des branches de saule & des scions d’osier, qu’on a rendus encore plus lians en les faisant tremper, & lorsque le vaisseau est ainsi construit, on le couvre de peaux de bœufs. Les hommes confient ensuite leur vie à ces frêles machines nageantes sur les ondes en couroux. C’est dans de pareils bâtimens que le Venére vogue sur le Po, & que le Breton navige sur l’Océan qui l’environne. » Les Gaulois qui s’étoient établis dans le païs qu’on nomme aujourd’hui la Lombardie, y avoient porté l’art de construire ces sortes de barques. Il en est aussi fait mention dans Pline et dans Solin qui en disent la même chose que César et que Lucain, et qui en parlent comme de bâtimens d’un usage très-commun dans les mers septentrionales de l’Europe[77]. Le lecteur jugera bien par la légereté dont devoient être ces vaisseaux qu’ils alloient à rames et à voiles. On croira sans peine que leur construction n’étoit pas inconnuë aux saxons qui habitoient sur une côte de la Germanie si voisine de la Grande-Bretagne. Si l’on en pouvoit douter, il seroit facile de prouver par les auteurs du cinquiéme siécle, que les vaisseaux de course des saxons étoient d’une construction pareille à celle des bâtimens dont nous venons de parler.

Sidonius après avoir dit que le commandement armorique craignoit une descente des saxons sous le regne de Petronius Maximus, ajoute : « C’est un jeu pour eux que de naviger sur les mers britanniques dans des barques faites de cuirs cousus ensemble. » On pourroit croire que nos pirates avoient des vaisseaux construits plus solidement, et plus propres à résister aux violentes tempêtes des mers qu’ils fréquentoient. On pourroit se figurer que c’étoit sur des navires entierement construits de bonnes piéces de bois, qu’ils faisoient le trajet de leurs ports à l’embouchure des fleuves où ils prétendoient entrer, et qu’ils ne se servoient des barques fragiles, dont nous venons de donner la description, que comme nos vaisseaux de guerre se servent de leurs chaloupes. Mais on lit dans Pline que les bretons faisoient sur leurs bâtimens d’osier la traversée qu’il y avoit depuis leur isle jusqu’à celle de Mitis, qui cependant en étoit distante de six journées de navigation[78]. On voit encore dans d’autres histoires que les Saxons faisoient leurs voyages de long cours sur les bâtimens dont il est ici question. Le fait est certain, et deux observations que je vais faire le rendront plus vraisemblable qu’il n’aura pû le paroître d’abord.

La premiere est, que les Saxons, lors même qu’ils alloient jusqu’aux extrémités de l’Espagne, pouvoient toujours faire route sans perdre la terre de vûë, puisque leurs bâtimens tiroient si peu d’eau, que rien ne les empêchoit de ranger la côte où il leur étoit facile de trouver quelque abri s’il survenoit un gros tems. Ils ne se hazardoient de faire canal, ou de traverser un golfe en allant de la pointe d’un cap à la pointe de l’autre cap par la ligne droite, que lorsque le beau tems étoit assuré, et nous verrons bien-tôt qu’ils étoient grands navigateurs. Ainsi tout compensé, je crois que les navigations ordinaires des saxons, n’étoient gueres plus sujettes aux naufrages et aux autres disgraces de la mer, que celles des nations qui ne se servoient que de vaisseaux entierement construits de piéces de bois.

Ma seconde observation, c’est que l’équipage des vaisseaux saxons étoit excellent. Il étoit composé de gens accoûtumés à la mer, déterminés et robustes. Voici comment Sidonius Apollinaris en parle dans une de ses lettres. « Le moindre rameur d’entr’eux est capable de commander un vaisseau Corsaire. Ils ne laissent point passer une occasion de s’instruire réciproquement l’un l’autre, sans la mettre à profit, & ils font alternativement la fonction de Soldat & celle d’Officier. Vous ne sçauriez trop vous tenir sur vos gardes contre le plus dangereux des ennemis. S’il vous trouve en défense, il se retire ; Si ces Pirates vous surprennent, ils vous mettent en déroute. Ils laissent là ceux qui les attendent pour aller chercher ceux qui ne les attendent pas. Si le Saxon poursuit, il a bientôt gagné les devans ; s’il fuit, il échape. Les naufrages ausquels il se faut exposer en tentant quelque entreprise, lui paroissent des inconvéniens, mais non des obstacles. On croiroit que nos Saxons ayent vû la mer à sec, tant la connoissance qu’ils ont de tous ses bancs & de tous ses écueils, est précise ; l’Océan d’ailleurs n’a point de danger avec lequel ils ne soient, pour ainsi dire, familiarisés. Une tempête horrible augmente leur confiance, & c’est en se félicitant les uns les autres de ce que le Ciel leur accorde un tems si propre à rassurer contre la crainte d’une descente, le Pais qu’ils veulent surprendre & saccager, que nos Saxons luttent contre les ondes en fureur. »

Enfin, les exemples nous aprennent que des pirates qui font la guerre pour leur propre compte, et qui doivent partager entr’eux tout le butin, sont capables de tenter et d’exécuter des entreprises qui paroîtroient excessivement témeraires à des flottes montées par des matelots et par des soldats à gages, et qui ne doivent avoir qu’une petite part au pillage, parce que tout le profit de la guerre doit être pour le souverain qui les paye. Croit-on que des troupes reglées eussent jamais fait les expéditions que firent contre les Espagnols à la fin du dernier siécle, les flibustiers d’Amerique, si ces troupes avoient été en aussi petit nombre que l’étoient ces pirates ? Mais tout devenoit possible aux flibustiers animés par l’esperance de partager entr’eux, suivant leur charte-partie, tout le butin qu’ils pourroient faire.

Je reviens aux Saxons. Quelle expédition pouvoit paroître impossible à des flottes composées de bâtimens si legers qu’ils pouvoient aborder par tout, et si hardis qu’ils tenoient la mer aussi fierement que les gros vaisseaux, qui pour lors avoient peu d’avantage sur les petits bâtimens ?

Avant l’invention de l’artillerie, les gros vaisseaux ne pouvoient point avoir sur les petits la même supériorité qu’ils ont aujourd’hui. Cette supériorité de nos grands vaisseaux sur les petits, vient de ce que les premiers étant plus forts de bois, sont plus difficilement endommagés par l’artillerie des autres, et de ce qu’ils endommagent plus aisément les petits bâtimens qui sont moins épais. D’ailleurs, les gros vaisseaux portant une artillerie plus nombreuse et d’un plus gros calibre, que celle des petits vaisseaux ; ces derniers ne sçauroient demeurer sous le feu des autres, au lieu que les grands souffrent peu sous le feu des petits. Mais lorsque les combats de mer se faisoient à coup de pierres, à coup de flêches, ou à coups de main, la grosseur d’un vaisseau qui le rendoit moins propre à maneuvrer que les petits vaisseaux, ne lui donnoit pas un si grand avantage sur eux. Aussi voyons-nous qu’à la bataille d’Actium, les gros vaisseaux d’Antoine furent battus par les vaisseaux legers d’Auguste. La même chose étoit arrivée déja en plusieurs autres combats de mer.

Je reviens à nos flottes saxones. Elles faisoient tantôt des descentes sur les côtes de la mer, et tantôt elles remontoient des fleuves, sans que les machines de guerre placées sur la rive, pussent les empêcher d’aller plus loin. Le canon auroit certainement retenu les Saxons, à cause de la grande destruction de leurs bâtimens fragiles qu’il auroit faite. Mais il n’y en avoit point dans les tems dont nous parlons, et les machines de guerre dont on se servoit alors, ne pouvoient être que des foibles armes, soit pour défendre une plage, soit pour en imposer aux bâtimens qui voudroient couler le long de la rive où elles étoient disposées. Il étoit trop difficile d’ajuster si bien les balistes et les catapultes, que les pierres ou les traits qu’elles décochoient, vinssent en rasant la superficie de l’onde, entammer à fleur d’eau les barques ou les vaisseaux contre lesquels on les lançoit. Nous avons assez de connoissance de ces machines la plûpart très-composées, pour juger encore qu’il étoit difficile de les transporter d’un lieu à un autre, et qu’il falloit beaucoup de tems pour les y monter, et les y mettre en état de tirer.

Lorsque les vaisseaux saxons avoient remonté un fleuve jusqu’aux endroits où il n’y avoit plus assez d’eau pour les porter, on les allégeoit en faisant mettre pied à terre à une partie de leur monde, qui suivoit ensuite la flotte, en marchant le long de la rive, et qui pouvoit même remorquer à bras nos bâtimens legers, lorsque le tirage étoit bon. S’il falloit que cette infanterie eût à traverser une riviere qui entroit dans le fleuve, que toute l’armée corsaire remontoit, nos bâtimens la passoient d’un bord à l’autre. Il n’y avoit que les barques plates, dont les Romains tenoient un grand nombre dans les fleuves, et les ponts enclos dans les murailles des villes, qui fussent capables d’arrêter ces barbares. Encore surmontoient-ils quelquefois cette derniere digue, en faisant ce que nos François du Canada appellent un portage. Les Saxons transportoient donc par terre leurs barques, depuis l’endroit du fleuve où une ville fortifiée les empêchoit de le remonter plus haut, jusqu’au-dessus de cette ville, et là ils les remettoient à flot. Comment voituroient-ils leurs bâtimens ? Comme nous avons vû que César avoit fait voiturer les siens.

Ce fut ainsi que les Normands, qui la plûpart n’étoient autres que des Saxons qui n’avoient pas voulu vivre sujets de Charlemagne, en userent en plusieurs occasions, et principalement quand ils voulurent, en l’année huit cens quatre-vingt-huit, entrer dans la partie du lit de la Seine, laquelle est au-dessus de la ville de Paris, dont ils n’étoient pas maîtres[79]. L’histoire moderne parle même en plus d’un endroit des flottes à qui l’on a fait faire d’assez longs trajets par terre ; sur tout on ne sçauroit ne se pas souvenir que Mahomet II désesperant, lorsqu’il assiégeoit Constantinople, de faire entrer par mer ses galeres dans le port de cette ville, parce qu’il avoit plusieurs fois attaqué sans succès l’estacade et la chaîne de bâtimens qui en fermoient l’ouverture, ce sultan vint à bout enfin de les y introduire, en les y transportant par terre.

Les Saxons étoient payens, et même le culte qu’ils rendoient à leurs dieux étoit très-cruel. Lorsqu’ils avoient réussi dans une entreprise, ils avoient coûtume de sacrifier à ces divinités une partie des captifs, afin d’obtenir un heureux retour. Cette nation avoit même plus d’éloignement que les autres nations barbares pour le christianisme, et l’on sait que nos rois eurent encore plus de peine à la convertir, qu’à se rendre maîtres de son païs.


LIVRE 1 CHAPITRE 17

CHAPITRE XVII.

Des Francs.


De toutes les nations germaniques qui habitoient sur la droite du Rhin et dans le voisinage des Gaules, les Francs étoient celle qui avoit le plus de liaison avec les Romains, et qui étoit la moins barbare. Suivant la carte géographique de l’empire romain, qu’on croit dressée sous l’empire d’Honorius, et qu’on appelle communément les Tables de Conrard Peutinger, à cause que ce fut lui qui trouva l’exemplaire antique dont Velser s’est servi pour les publier ; suivant, dis-je, les tables de Peutinger, le païs des Francs s’étendoit dans le cinquiéme siécle, depuis l’embouchure du Mein dans le Rhin, jusqu’à l’embouchure du Rhin dans l’océan. On trouve dans cette carte le nom de Francia écrit à la droite du cours du Rhin, et entre les deux bornes que nous venons de marquer au païs des Francs.

Procope confirme ce qu’on trouve dans la carte de Peutinger, touchant la contrée où habitoient les Francs avant que leurs tribus se fussent établies en deça du Rhin. Cet historien dit, en commençant à faire mention de leurs premiers progrès dans les Gaules durant le cinquiéme siécle. » Le Rhin se jette dans l’Océan. C’étoit dans les lieux marécageux qui sont à son embouchure, qu’habitoient en premier lieu ceux des Germains qui sont aujourd’hui si connus sous le nom de Francs, mais qui dans le tems dont je parle, faisoient une Nation peu considerable. » Agathias dit aussi que dans les mêmes tems les Francs étoient connus sous le nom de Germains, et c’est pourquoi l’un et l’autre historien les désignent si souvent par le nom de Germains. Que Procope qui écrivoit en Gréce ait crû que cent cinquante ans avant lui, les Francs n’occupassent que les marais qui sont à l’embouchure du Rhin, et qu’il n’ait point dit que leurs habitations s’étendoient en remontant ce fleuve jusqu’au Mein, et peut-être jusqu’au Nécre, on n’en sera point surpris, attendu la difference des tems, la distance des lieux, et le peu de cartes géographiques qu’on avoit alors. D’ailleurs l’omission de Procope est encore suppléée par l’histoire, et sur tout par un passage de S. Jerôme, mort dans le cinquiéme siécle. Ce passage dit : » La Contrée habitée par les Francs, s’étend depuis le Pais occupé par les Saxons, jusqu’au Pais occupé par les Allemands. Quoiqu’elle ait très peu de largeur, elle ne laisse point d’être un Etat, dont les forces sont considerables. Les anciens Historiens lui donnoient le nom de Germanie, mais on l’appelle aujourd’hui France. » C’est de cette France que nous entendrons parler toutes les fois que nous dirons dans cet ouvrage la France germanique, ou la France ancienne. Quand nous voudrons parler du païs qui se nomme à present la France, nous dirons la France absolument.

On ne sçauroit guéres douter, quand on fait attention à la maniere dont s’explique Procope, que dans les tems dont il veut parler, les Francs ne possedassent l’isle des Bataves, qui faisoit cependant une partie des Gaules. Elle étoit formée par le Rhin même, séparé en deux bras. D’ailleurs Zosime dit, en parlant d’une expédition de l’empereur Julien, que lorsque ce prince la fit, c’est-à-dire, vers le milieu du quatriéme siécle, les Francs saliens tenoient déja l’isle des Bataves que les Romains avoient possedée autrefois toute entiere. C’est de-là qu’étoient partis les Saliens, qui après avoir passé le bras méridional du Rhin, s’étoient cantonnés dans la Toxiandrie, comme le dit Ammien Marcellin, en parlant des exploits du même empereur. Suivant Monsieur Menson-Alting, cette Toxiandrie étoit à la gauche du Rhin, et s’étendoit jusqu’à la Meuse. Or l’on voit bien dans l’histoire que Julien contraignit les Francs qui s’étoient cantonnés dans la Toxiandrie, dans la terre ferme des Gaules, à en sortir, mais on ne voit point qu’il les ait chassés de l’isle des Bataves. Cette isle fait aujourd’hui la plus grande partie du territoire de la province de Hollande et une partie de celui de la province d’Utrecht, et la Toxiandrie est à peu près le Brabant.

C’étoit donc depuis l’isle des Bataves jusqu’aux environs du lieu où est à présent Francfort, que s’étendoient les habitations des Francs divisés alors en plusieurs tribus, dont chacune avoit son roi particulier, ou son chef suprême.

Un auteur moderne presque toujours malheureux dans ses conjectures, a pensé, que chaque tribu des Francs avoit deux chefs presque égaux en autorité, sçavoir un roy et un général. Son opinion est fondée sur un passage de Tacite qui dit que les Germains, et les Francs étoient un des peuples compris dans cette nation, déferoient, lorsqu’ils avoient à faire choix d’un roy, à l’illustration qui vient de la naissance, au lieu que lorsqu’ils avoient à faire choix d’un général ou d’un duc, ils n’avoient égard qu’au mérite militaire. Suivant cette opinion, l’autorité roïale étoit bien restrainte chez les Francs.

Montrons en premier lieu, que le passage de Tacite ne sçauroit signifier ce qu’on lui fait dire, et faisons voir en second lieu quel est son véritable sens.

Comment deux chefs installés également par la nation, et dont l’un par conséquent ne tiroit point son pouvoir de l’autre, auroient-ils pu s’accorder et gouverner de concert. On connoît mal le cœur humain, quand on croit cet accord possible. Les faits contredisent encore plus le sentiment que nous refutons, que le raisonnement ne le contredit. Notre histoire est remplie d’événemens qui font voir que nos rois commandoient en personne leurs armées. Elle ne fait aucune mention de ces prétendus généraux, nommés par la nation, quoique leurs démêlés avec les rois eussent dû l’obliger d’en parler assez souvent. On ne sçauroit regarder les maires du palais, comme les successeurs de ces généraux. Il n’y a point eu de maires du palais sous les premiers rois mérovingiens, et lorsqu’il y en a eu depuis, ces officiers étoient nommés, non point par la nation, mais par le roi qui les destituoit à son gré.

En second lieu, je crois que le passage de Tacite dont il est question, montre seulement que toutes les tribus des Germains n’avoient point chacune un roi, mais qu’il y en avoit plusieurs qui se gouvernoient en république, et qui par conséquent se trouvoient dans la nécessité d’élire un chef ou un général qui les commandât lorsqu’ils alloient à la guerre. Voilà pourquoi en faisant un pareil choix, ils n’avoient égard qu’au mérite militaire. Qu’il y eut plusieurs tribus de la nation germanique qui n’eussent point de roy, cela est évident par Tacite. Il dit dans un endroit de sa Germanie, que lorsqu’une tribu est assemblée pour déliberer sur ses intérêts, les prêtres font faire silence, et qu’ensuite le roi ou le premier citoïen prend l’avis des assistans. Dans un autre endroit notre auteur écrit que les affranchis n’ont aucune part à l’administration des affaires publiques, si ce n’est dans les tribus qui sont gouvernées par un roi. Il y avoit donc des tribus qui n’étoient pas gouvernées par un monarque. Nous rapporterons la suite de ce passage remarquable, quand nous parlerons du pouvoir de Clovis sur ses sujets.

D’ailleurs, lorsque plusieurs tribus joignoient leurs armes et qu’elles vouloient agir de concert dans quelque grande entreprise, il falloit bien qu’elles se choisissent un chef qui les commandât. On ne sçauroit faire la guerre, si le pouvoir de commander, n’est déposé entre les mains d’un seul.

Tous ces rois des Germains, ainsi que nous espérons de le faire voir, lorsque nous parlerons de l’avénement de Clovis à la couronne, étoient égaux en dignité ; aucun d’eux n’avoit le droit de commander aux autres.

Les devoirs de la roïauté consistoient alors à remplir en personne deux fonctions. L’une étoit de commander ses sujets lorsqu’ils marchoient à quelque expédition. L’autre de s’asseoir sur le tribunal pour leur rendre la justice. Les rois des nations les moins civilisées s’acquittoient du dernier de ces devoirs comme du premier. » Alors, dit Priscus Rhctor, on vit paroître Attila, qui suivi d’Onéligius, s’avançoit d’un air grave, & qui attiroit sur lui les regards de tout le monde. Il s’sssit sur un banc qui étoit à l’entrée de son Palais. Aussitôt ceux qui avoient des procès se presenterent, & le Roi des Huns les entendit, & prononça ses Jugemens. » Procope, après avoir dit comme une preuve de la modestie de Théodoric, que ce prince qui étoit le maître de Rome et de l’Italie, se contenta du titre de roi que les Romains réputoient bien inférieur au titre que donnoient les grandes dignités de leur empire, ajoute, que le nom de roi est celui que les barbares ont coûtume de donner à leur chef suprême. Nous parlerons dans la suite plus au long de l’étenduë du pouvoir des rois des Germains sur leur peuple.

Je me suis flatté, durant quelque tems, de pouvoir venir à bout d’éclaircir en combien de tribus les Francs étoient divisés au commencement du cinquiéme siécle, et quel étoit le nom propre que chacune d’elles portoit ; mais j’ai enfin abandonné cette entreprise, principalement par une raison. C’est que les auteurs contemporains aïant désigné quelquefois la même tribu par des noms differens, peuvent bien aussi avoir donné le même nom à des tribus differentes. Comme il est certain que les uns nomment Saliens les mêmes Francs que d’autres appellent Sicambres, ils peuvent bien aussi avoir donné à plusieurs tribus differentes ou le nom de Cattes, ou le nom de Camaves, ou le nom d’Ampsivariens. Il y a même quelques-uns de nos auteurs qui s’expriment avec tant de négligence en parlant des Francs, qu’après en avoir fait mention en général, ils font une mention particuliere des Saliens, comme si ces Saliens n’eussent pas été compris sous le nom de Francs. Si quelques auteurs parlent des Saliens et des Sicambres, comme supposant que ces noms differens fussent les noms de la même tribu, d’autres font des Saliens et des Sicambres, deux tribus differentes.

D’ailleurs il paroît que lorsque les Francs eurent commencé dans le cinquiéme siécle à se faire en deça du Rhin des établissemens indépendans de l’empire, il se forma parmi eux de nouvelles tribus, composées d’essains échapés des anciennes tribus, et ceux des écrivains de ce tems-là, dont les ouvrages nous sont demeurés, ont négligé de nous apprendre en quelles occasions, ces peuplades s’étoient formées, quel nom elles avoient pris, et de quelles tribus elles étoient sorties. C’est ce qu’on peut dire, par exemple, de la peuplade établie dans le Maine, et de la peuplade ou colonie des Ripuaires.

Il n’y a point lieu de douter que toutes les tribus des Francs ne fussent confederées, et qu’elles ne fussent obligées par une alliance défensive, d’accourir au secours de celle qui seroit attaquée dans ses foïers. C’est ce qui fait que souvent les auteurs contemporains ont parlé de ces differentes tribus comme de plusieurs societés qui ne composoient qu’une même nation. Mais les faits qui vont être rapportés, supposent que cette alliance ne fut point offensive. J’adopte volontiers concernant le tems de leur premiere alliance, l’opinion de Monsieur Menson Alting, qui croit qu’elle se fit sous le regne de Maximin proclamé empereur l’an de Jesus-Christ deux-cens trente-cinq. Les dévastations que ce prince fit dans la Germanie, où, comme il l’écrit lui-même au sénat, il avoit pillé, ravagé, et brûlé près de deux-cens lieuës de païs, où il menaçoit encore, avec apparence d’exécuter sa ménace ; d’achever d’exterminer les habitans et de tout brûler jusqu’à la mer océane, y furent cause de plusieurs transmigrations. Durant cette guerre, des peuples entiers se seront retirés dans le fond de la Germanie, pour s’éloigner de l’ennemi. Après la mort de Maximin, et quand la terreur qu’il avoit jettée dans le nord eut été passée, d’autres peuples seront venus occuper le païs abandonné. Les peuples qui vinrent alors s’établir dans l’ancienne France, étoient peut-être sortis de nations differentes ; mais la confédération que le voisinage les engagea de faire pour le maintien de leur liberté, leur aura fait donner à tous le nom général de Francs. En quelle année ces peuples nouvellement ligués vinrent-ils s’établir sur la rive droite du Rhin ? Aucun auteur ne le dit précisement. On voit seulement par ce qu’écrit Trebellius Pollio dans la vie de Gallien fait empereur l’année de Jesus-Christ deux cens cinquante-trois, que sous le regne de ce prince, quinze ou vingt ans après l’invasion de Maximin dans la Germanie, la nation des Francs étoit déja établie sur la frontiere des Gaules. Trebellius en parlant de la guerre que Gallien entreprit contre Posthume qui s’étoit fait proclamer empereur dans la seconde Germanique, dit que l’armée de Posthume fut fortifiée par les secours que les Gaulois et les Francs lui fournirent. Quand Probus fut fait empereur en deux-cens soixante et seize, il avoit déja battu les Francs dans leurs marécages. Ce fut donc vers l’année deux-cens cinquante que la nation des Francs s’établit sur la rive droite du Rhin.

L’alliance qui étoit entre les differentes tribus des Francs n’empêchoit pas que chacune d’elles ne fût souveraine dans son territoire. Ils étoient unis ainsi que les treize cantons de la haute Allemagne sont unis aujourd’hui les uns avec les autres, par ce lien que leurs écrivains appellent communion d’armes, et qui oblige tous les cantons à prendre les armes pour secourir celui d’entr’eux qui seroit attaqué, sans que cette union empêche que chaque canton soit dans son territoire particulier, un potentat indépendant. On verra dans le second et dans le troisiéme livre de cet ouvrage plusieurs faits qui prouvent ce que je viens d’avancer touchant l’état et la condition des Francs. Quant à leur religion, ils sont demeurés païens presque tous, tant qu’ils sont restés dans la Germanie, et ils ne se sont convertis, qu’après s’être établis dans les Gaules.

Les anciens historiens parlent des Francs, comme de la nation la plus valeureuse qui fût parmi les barbares de l’Europe. Ils nous la dépeignent composée d’hommes également braves sur l’un et sur l’autre élément. Tout le monde sçait les grands exploits que les Francs ont fait sur terre, de quelles armes ils se servoient, et ce qu’ils avoient de particulier dans leur maniere de combattre. Quant à leurs expéditions maritimes, nous avons déja rapporté un passage d’Eutrope, qui fait foi qu’ils étoient des pirates aussi entreprenans que les Saxons. Eumenius et Zosime racontent à ce sujet, un fait qui mérite bien d’avoir place ici. Sous le regne de l’empereur Probus, quelques particuliers d’un essain de Francs qui s’étoit soûmis à l’empire, et à qui l’on avoit donné des habitations sur le bord du Pont-Euxin, se saisirent de plusieurs vaisseaux sur lesquels ils s’embarquerent pour retourner par mer dans leur patrie. Qu’on juge par ce que fit cette troupe de déserteurs, si ceux qui la composoient étoient de bons hommes de mer. Elle saccagea d’abord les côtes de l’Asie et les côtes de la Grece qui se trouverent sur sa route, et puis elle fit avec succès plusieurs descentes en Lybie. Elle aborda ensuite en Sicile, où elle prit et pilla Syracuse, ville autrefois si célébre par les avantages que ses flottes avoient remportées dans plusieurs actions de mer. Après cela nos brigands mirent pied à terre dans le païs que les Romains appelloient la province d’Afrique, et ils ne se rembarquerent qu’à l’approche des troupes qui, pour venir les attaquer, s’étoient rassemblées dans Carthage, la capitale de cette contrée. Enfin, ils entrerent dans l’océan par le détroit de Gibraltar, et ils arriverent sans beaucoup de perte, dans leur païs natal, apprenant au monde par le succès de leur voïage, qu’aucun païs où des vaisseaux peuvent aborder, n’étoit à couvert des entreprises de ces pirates. Les Francs, écrit Libanius, sont aussi assurés dans leurs vaisseaux durant les tempêtes les plus violentes, que s’ils étoient en terre ferme.

Un des panégyristes de Constantin Le Grand raconte que des pirates de la nation des Francs s’étant laissé emporter à leur audace, ils étoient entrés dans la Méditerranée, et qu’ils avoient saccagé les côtes de l’Espagne. Enfin, les auteurs du quatriéme siécle et du cinquiéme sont remplis de passages qui font voir que les Francs étoient également bons soldats et bons hommes de mer.

Comme les habitans des régions situées à la droite du Rhin et sur la gauche du Danube, n’avoient point de villes murées où les plus considerables d’entre eux fussent domiciliés, et comme par conséquent on ne pouvoit pas subjuguer le païs et le tenir soûmis, en prenant et en gardant des places, les Romains depuis long-tems avoient renoncé au dessein d’asservir cette partie de l’Europe, et de la réduire en forme de province. Ils s’étoient donc résolus à prendre le Rhin pour borne de l’empire, et à faire de son lit leur barriere contre les barbares. Voilà pourquoi ce fleuve est appellé le salut des provinces dans les médailles de Posthume. Rien ne convenoit mieux aux Romains, dès qu’ils s’en tenoient à ce plan-là, que d’entretenir la paix et une bonne amitié avec ceux des Germains qui habitoient sur la rive droite du Rhin, afin qu’ils ne fissent point d’incursions dans les Gaules, et même afin qu’ils défendissent l’approche de ce fleuve contre les nations qui habitoient dans l’intérieur de la Germanie. On trouve cette maxime de gouvernement, qui servoit de base à la politique des derniers empereurs, très-bien expliquée dans une lettre que Probus proclamé empereur l’année de Jesus-Christ deux-cens soixante et seize, écrivit au sénat, après avoir rétabli la tranquillité dans les Gaules, et la paix sur la frontiere. « Je rends graces aux Dieux qui ont daigné justifier le jugement que vous avez porté de moi… Les Barbares nos voisins labourent maintenant pour nous. Ils ont les armes à la main pour le service de l’Empire, & contre les Nations qui sont dans l’intérieur de leur propre pais. Enfin les bæufs des Barbarês servent à cultiver les terres des Gaules. C’est pour notre consommation que les Barbares nourrissent du bétail, ce sera pour fournir des remontes à notre Cavalerie, que leurs haras multiplieront désormais.

Il est vrai que Probus ne nomme point les Francs ni leur païs dans cette lettre ; mais nous sçavons d’ailleurs que c’étoit à eux qu’il venoit d’avoir affaire quand il l’écrivit. Zosime dit que Probus avoit entrepris son expédition dans les Gaules pour mettre en sûreté les cités des deux provinces germaniques, où les barbares qui habitoient sur la rive droite du Rhin, faisoient des incursions, et que dans le cours de cette expédition les generaux romains avoient défait un gros corps de Francs.

Je supplie le lecteur de faire ici une observation nécessaire pour bien expliquer le passage de Zosime qui vient d’être rapporté, et plusieurs autres passages d’auteurs ses contemporains, sur lesquels des écrivains modernes se sont trompés quelquefois. Cette observation est qu’il faut y entendre souvent par la Germanie absolument dite, non point la Germanie qui étoit sur la droite du Rhin, ou si l’on veut la grande Germanie, mais les deux provinces germaniques qui étoient sur la gauche du Rhin, et qui faisoient deux des dix-sept provinces des Gaules. Il n’y auroit pas de sens dans le passage de Zosime si l’on entendoit de la grande Germanie ce qui s’y trouve dit de la Germanie. Il en est de même de plusieurs passages des auteurs contemporains de Zosime ; et par conséquent on ne sçauroit douter qu’il ne les faille entendre de la Germanie gauloise. Par exemple, on ne sçauroit douter que le nom de Germanie ne soit emploïé pour dire les provinces germaniques des Gaules dans le passage suivant qui est tiré de l’un des fragmens de Sulpitius Alexander, que Gregoire de Tours nous a conservés. » En ce tems-là les Francs sous le commandement de Genobaudés, de Marcomer & de Sunon, firent une irruption dans la Germanie, & franchissant la frontiere de l’Empire, ils y mirent à feu & à sang les Contrées les plus fertiles. Les habitans de Cologne tremblerent même pour leurs foiers durant cette incursion. Dès qu’on en eût appris la nouvelle à Tréves, Naniemus & Quintinus rassemblerent l’armée, à la tête de laquelle ils s’avancerent jusqu’à Cologne. Mais l’ennemi chargé de butin qu’il avoit fait en pillant le meilleur Païs de nos Provinces , repassa le Rhin.»

Je reviens à la politique, suivant laquelle les Romains se conduisoient avec les nations barbares qui habitoient sur la frontiere de l’empire. Elle leur aura donc fait rechercher l’amitié des Francs dès que ces derniers se furent une fois établis sur la rive droite du Rhin, ce qui arriva vers le milieu du troisiéme siécle, ainsi qu’on vient de le dire. Comme nous ne pouvons pas sçavoir rien de plus précis concernant la date de cet établissement, nous ne pouvons pas sçavoir non plus en quel tems précisément fut fait le premier traité de paix, de bonne correspondance et d’alliance entre les Romains et les Francs. On ne trouve rien concernant ce traité original dans les auteurs anciens, qui font seulement mention de son renouvellement. Il en est parlé dans un passage de Sulpitius Alexander, où l’on lit : que le tyran Eugéne proclamé empereur en trois-cens quatre-vingt onze, renouvella suivant l’usage les anciens traités d’alliance avec les rois des Francs, et avec les rois des Allemands. Une alliance qui est traitée vers l’année trois-cens quatre-vingt onze d’ancienne alliance, et qu’on disoit dès lors, avoir été déja renouvellée plusieurs fois, devoit avoir été contractée il y avoit long-tems, et un petit nombre d’années après l’an de Jesus-Christ deux-cens cinquante. C’est le tems où il est probable, comme je viens de le dire, que la nation des Francs se forma et qu’elle s’établit sur la rive droite du Rhin. Quelles étoient les conditions de ces premiers traités d’alliance ? Je n’en sçais rien positivement. Ce qu’on peut conjecturer, c’est qu’attendu l’inégalité des parties contractantes, ils étoient de la nature de ceux que les Romains appelloient alliance inégale foedus inaequale , et que par conséquent ils furent pour eux un titre qui les autorisoit à exiger des Francs une espéce de sujetion. Voilà pourquoi les Francs l’ont appellé quelquefois, le joug que les Romains leur avoient voulu imposer.

Le meilleur moyen que les Romains pussent employer pour obliger les nations barbares établies sur la frontiere, à laisser en paix le territoire de l’empire, nous venons de le dire, c’étoit celui d’engager ces peuples à cultiver leurs propres terres, et à élever du bétail. Dès que les hommes ont de quoi vivre chez eux, dès qu’ils ont quelque chose à perdre, ils deviennent plus circonspects et moins entreprenans. D’ailleurs le Romain profitoit encore du travail des barbares ses voisins qui venoient commercer avec lui, parce qu’il trouvoit, sans sortir de sa maison, des chevaux et des troupeaux à bon marché. Aussi voyons-nous que les auteurs du quatriéme siécle et du cinquiéme, mettent au nombre des actions les plus loüables de leurs heros, celle d’avoir sçu engager les barbares établis sur la frontiere de l’empire, à forger avec le fer de leurs armes des outils propres au labourage, à changer leurs bruieres en champs couverts de moissons, et leurs marais en prairies peuplées de bétail. Claudien employe toute son emphase à loüer Stilicon, le ministre et le géneral de l’empereur Honorius, d’avoir contraint les Saliens et les Sicambres à cultiver si bien la rive droite du Rhin sur laquelle ils habitoient, que le voyageur incertain ne pouvoit plus discerner quelle étoit la rive du fleuve qui appartenoit aux Francs, et quelle étoit la rive qui appartenoit à l’empire. Il faut, ajoute notre poëte, que le voyageur s’en informe aux gens du païs. Les Romains mettoient encore en usage un autre moyen d’engager les barbares qui habitoient sur la frontiere de l’empire, et particulierement les Francs, à ne point exercer d’hostilités. C’étoit de leur payer des subsides. Une des loüanges que Claudien donne à Stilicon, est que sa renommée avoit réduit ces rois Francs à longue et blonde chevelure, qui faisoient leur séjour où le Rhin se sépare en deux branches pour former l’isle des Bataves, ces rois qui étoient en possession de tout tems de faire acheter aux Romains par un tribut honteux la tranquillité des Gaules, et qui n’avoient jamais voulu venir faire leur cour aux empereurs, à passer enfin ce fleuve pour venir supplier Stilicon de leur accorder la paix, et de joindre à leur humble priere l’offre de lui donner en ôtage leurs propres enfans.

Il paroît même que les Romains, soit en répandant de l’argent, soit par leurs intrigues, eussent beaucoup de crédit dans l’élection des rois des Francs, et qu’il leur fût permis de se vanter, avec quelque vraisemblance, que c’étoient eux qui avoient mis ces princes sur le trône. » Nos Provinces, dit Claudien à Stilicon, chasseront plûtôt les Officiers envoyés par l’Empereur pour les gouverner, que les Francs ne détrôneront les Rois que vous leur aurez donnez. »

Un troisiéme moyen que les Romains employoient pour vivre en bonne intelligence avec les Francs, c’étoit de tenir à leur solde des corps de troupes de cette nation, et d’avancer aux premieres dignités de l’empire les Francs qui servoient dans ces corps. Non-seulement les Romains empêchoient par cette politique que les hommes les plus actifs et les plus audacieux d’une nation guerriere, ne machinassent sans cesse quelque entreprise sur les Gaules, mais ils attachoient encore à leur service de braves soldats, et de bons officiers.

La notice de l’empire met au nombre des troupes subordonnées au géneralissime de la cavalerie du département des Gaules, l’ancien corps des Saliens, celui des Bructeres, celui des Ampsivariens, et d’autres corps désignés aussi par le nom des païs que les Francs tenoient quand elle fut rédigée, c’est-à-dire, dans le tems d’Honorius. Nous avons déja vû que suivant ce même monument, il y avoit à Rennes un quartier de Francs qui étoient du nombre de ces troupes à qui les Romains avoient donné des terres, et qu’on nommoit les létes ou les Contens. Si nous avions une entiere intelligence de la signification de tous les noms que portoient les corps de troupes dont la notice de l’empire fait mention, et si nous sçavions l’origine de ces dénominations, nous verrions peut-être qu’il y avoit dans les Gaules, sous le regne d’Honorius bien d’autres corps de Francs que ceux dont nous venons de faire mention. Parmi une nation aussi courageuse que l’étoit celle des Francs, il devoit se trouver plusieurs citoïens qui aimassent mieux mener la vie d’un soldat qui sert dans des troupes réglées, où il subsiste honorablement de sa paye et où il monte de grade en grade, que de faire le métier de brigand, ou de vieillir sous une chaumiere dans les travaux rustiques. Ceux des Francs qui s’engageoient au service des Romains, n’étoient point certainement les plus mauvais sujets de la nation. Aussi en trouvons-nous plusieurs de parvenus aux premieres dignités de l’empire.

Quoique je ne commence mon histoire qu’à l’invasion des Gaules par les Vandales, je crois qu’on me pardonnera de rapporter ici de suite plusieurs évenemens arrivés dans les tems antérieurs, mais très-propres à mettre en évidence qu’il y avoit déja deux siécles quand Clovis commença son regne, que les Francs étoient en grande relation avec les Romains, et que par conséquent ils étoient dès lors accoutumés de longue main à vivre les uns avec les autres. Quand ce prince monta sur le trône, il y avoit déja deux cens ans que les Francs avoient avec les Romains les liaisons de commerce et d’alliance que les Suisses ont avec les François depuis le regne de notre roi Loüis XI. Je ne pense pas que celles des Francs avec les Romains ayent été plus souvent interrompuës que les autres.

On a vû que dès le tems de Diocletien, il y eut plusieurs familles de Francs, qui sous le bon plaisir des empereurs, s’établirent en differentes contrées de la Gaule, et c’est même parmi ces Francs qu’il faut chercher les Francs qui peuvent avoir été chrétiens avant le baptême de Clovis.

Mais pour ne pas remonter plus haut que Constantin Le Grand, il y avoit sous son regne plusieurs Francs qui portoient les armes dans les troupes de l’empire. Ammien Marcellin parle d’un Bonitus Franc de nation, qui servoit en qualité de tribun sous cet empereur lorsqu’il faisoit la guerre à Licinius. Silvanus fils de ce Bonitus servoit aussi les Romains dans les Gaules, et il y fut tué dans le tems que Julien y commandoit. Suivant les apparences, Magnence qui fut proclamé empereur en l’année trois cens cinquante, et son frere Decentius qu’il fit César, étoient de cette même nation. Quand Julien eut fait une convention avec les Saliens, il enrôla un grand nombre de Francs qu’il fit même entrer dans les légions. Plusieurs des dignités de la cour imperiale étoient alors possedées par des Francs.

Gratien commença son regne l’an de Jesus-Christ trois cens soixante et quinze. Ammien Marcellin dit que ce prince, en confiant à Nanienus l’exécution d’une entreprise importante, lui donna pour collegue un homme d’un grand courage, et d’une grande expérience à la guerre, Mellobaudés, un des rois des Francs, et qui étoit outre cela l’un des capitaines de la garde impériale. Je prie le lecteur de faire attention à ce passage, qui montre que les rois des Francs ne croyoient pas, non plus que les autres rois barbares, que leur couronne fût incompatible avec les grandes dignités de la monarchie romaine. Si Mellobaudés a bien pû vers l’année trois cens quatre-vingt, exercer l’emploi dont nous venons de le voir en possession, à plus forte raison Childeric aura-t-il pû cent ans après, accepter, quoiqu’il fût roi des Francs, la dignité de maître de la milice romaine dans les Gaules. Les apparences veulent que notre Mellobaudés soit la même personne que le Mérobaudés dont il est fait mention dans les fastes de Prosper. Cet auteur dit : » L’Empereur Gratien ayant perdu auprès de Paris une bataille contre les Troupes du Tyran Maximus, ce qui arriva par la trahison de Mérobaudés Maître de la Milice, il se sauva dans Lyon, où il fut tué. » Rien n’est plus naturel que de trouver en trois-cens quatre-vingt-quatre, maître de la milice, le même officier qu’on a trouvé l’un des capitaines de la garde impériale quelques années auparavant. Il est vrai qu’il y a un peu de difference entre Mellobaudés et Merobaudés ; mais on sçait bien que les Romains n’écrivoient pas tous de la même maniere le nom des barbares dont ils avoient occasion de parler. L’ortographe de ces noms étoit comme arbitraire dans la langue latine. En combien de manieres differentes les auteurs qui ont composé en cette langue ont-ils écrit le nom d’Attila. C’est un point de critique, qui dans la suite sera traité plus amplement. Il est toujours certain que ce Mérobaudés qu’on reconnoît à son nom avoir été barbare, fut deux fois consul. La premiere, en l’année de Jesus-Christ trois-cens soixante et dix-sept, et la seconde, en trois-cens quatre-vingt-trois.

Mellobaudés n’est pas le seul général Franc de nation que Gratien ait emploïé. Nous apprenons de Zosime que dans une conjoncture fort délicate cet empereur confia le commandement d’un gros corps de troupes à Baudon et à Arbogaste. L’un et l’autre étoient Francs, ajoute cet historien, mais très-portés par leur inclination à servir l’empire, et même très-désintéressés, quoique barbares. D’ailleurs ils étoient hommes de projet et d’exécution. Il est parlé encore de ce Baudon qui fut consul en trois-cens quatre-vingt-cinq dans d’autres écrivains du quatriéme siécle. Saint Ambroise dans la lettre[80] où il rend compte à l’empereur Valentinien le jeune, de la négociation qu’il avoit faite par son ordre avec le tyran Maximus, fait mention de notre Baudon, comme d’un officier très attaché à ses maîtres.

Arbogaste, cet autre Franc qui servoit l’empire, ne ressembloit pas à Baudon. Ce fut Arbogaste qui se rendit maître de la personne de Valentinien II son empereur, et qui le fit mourir, après avoir mis sur le trône le tyran Eugéne. Voici ce qu’on trouve au sujet de cet événement arrivé vers l’année trois cens quatre-vingt-dix, et de quelques autres événemens qui l’avoient précédé, dans un des fragmens de Sulpitius Alexander. Je le rapporte d’autant plus volontiers qu’on y peut observer deux choses. La premiere, c’est qu’il y est fait mention, comme on l’a déja vû, du renouvellement des anciens traités, ce qui prouve que les Francs avoient fait des alliances avec l’empire long-tems avant l’année trois cens quatre-vingt-dix. La seconde, que des Francs servoient l’empire contre d’autres Francs ; ce qui fait voir que le gros de la nation ne prenoit point toujours part aux querelles que s’attiroit quelqu’une de ses tribus, en commettant des hostilités dans les Gaules. Comme chacune d’elles avoit son roi et ses intérêts particuliers, il devoit arriver souvent qu’une tribu commît des hostilités, quand les autres aimoient mieux s’en tenir à l’observation religieuse des traités.

Sulpitius Alexander, après avoir raconté dans son quatriéme livre la mort de Victor fils du tyran Maximus, et qui fut tué l’année trois cens quatre-vingt-huit, peu de jours après que son pere eût été défait et massacré par les troupes de Valentinien Ii, écrit : » Dans ce tems Carietto & Syrus, à qui l’on venoit de donner le commandement que Nanienus avoit auparavant, se tenoient dans les deux Provinces Germaniques pour en imposer aux Francs. A quelques lignes de là Sulpitius ajoute, Nonobstant ces précautions, les Francs firent une incursion dans les Provinces Germaniques, d’où ils emporterent un grand butin. Arbogaste vouloit que sans temporifer, l’Empereur Valentinien fît châtier les Francs, à moins qu’ils ne meritassent leur pardon, en rendant sur le champ, outre ce qu’ils venoient de prendre, tout le pillage qu’ils avoient fait l’année précédente, lorsqu’ils avoient défait l’armée Romaine qui étoit entrée dans leur Païs, & à moins qu’ils né livrassent les auteurs de la guerre pour être punis d’avoir été les infracteurs de la paix entre les deux Nations. » Sulpitius ayant fini de rendre compte de la maniere dont les Généraux s’y étoient pris pour s’acquitter de leur commission, rapporte encore : » Que l’Empereur après avoir eu une entrevûë avec Sunnon & avec Marcomer Rois des Francs, & après les avoir engagés à lui donner des ôtages, avoit repris le chemin de Tréves pour y passer l’hyver.

Quelques lignes après, c’est toujours Gregoire de Tours qui parle, Sulpitius Alexander écrit ce qu’on va lire touchant les malheurs de Valentinien II. Tandis que les événemens dont nous avons fait mention, arrivoient dans la Thrace qui étoit de l’Empire d’Orient, ceux qui survinrent dans les Gaules mirent l’Empire d’Occident en une grande confusion. L’Empereur Valentinien dans le tems qu’il étoit à Vienne, fut fait prisonnier dans son propre Palais par les menées d’Arbogaste, qui ne laissoit point plus de part dans le gouvernement à ce Prince, que s’il eût éré un Particulier. Tous les emplois militaires étoient remplis par des Francs, & les personnes qui exerçoient les emplois civils, s’étoient livrées à Arbogaste. Ainsi aucun des Officiers de l’Empereur n’osoit obéir à ses ordres, ni même faire la moindre des choses dont il les prioit. Au milieu de l’hyver qui étoit fort rude, Arabogaste qui avoit une haine de famille contre Sunnon & contre Marcomer, deux des Rois des Francs, se rendit à Cologne, dans l’idée que la saison lui seroit favorable pour ravager impunément les Etats de ces Princes, parce que les arbres étant dépouillés de leurs feuilles, il seroit plus difficile qu’en un autre tems de lui dresser des embuscades. Dès qu’Arbogaste fut arrivé à Cologne, il tira l’armée Romaine de ses quartiers, & après avoir passé le Rhin, il mit à feu à sang les habitations des Bructeres, qui sont sur la rive droite de ce fleuve, & il traita de même la Tribu des Chamaves. Personne ne se mit en devoir de lui faire tête. Il y eut seulement un petit nombre de Cattes & d’Ampsivariens qui s’assemblerent sous le Duc Marcomer ; mais il ne se montra que sur la croupe de quelques montagnes voisines. J’observerai en passant, que suivant l’usage des Francs, la Tribu des Cattes & la Tribu des Ampsivariens, qui se mirent en campagne sous le commandement de Marcomer, devoient avoir chacune leur Roi. Mais obligées à se choisir un Chef commun dans la guerre qu’elles avoient à soûtenir, elles seront convenuës de prendre Marcomer pour leur Duc, c’est-à-dire pour leur Général.

Nous ne pouvons pas donner la date précise de tous ces événemens, et nous nous contenterons de dire qu’il est probable qu’ils arriverent en trois cens quatre-vingt-onze ; car il est certain que ce fut cette année-là qu’Arbogaste fit proclamer Eugéne empereur, et qu’il se rendit maître de la personne de Valentinien II, qu’il fit mourir à Vienne l’année suivante. Cette guerre des Romains contre les Francs fut bien-tôt terminée, puisqu’il est évident par le récit de Sulpitius Alexander, qu’Eugéne avoit fait déja la paix avec eux, lorsqu’il fut détrôné et mis à mort par l’empereur Théodose Le Grand, ce qui arriva en trois-cens quatre-vingt-quatorze.

« le tyran Eugéne, dit Sulpitius Alexander, s’étant mis en campagne, s’avança jusqu’au Rhin la frontiere des Gaules, afin de renouveller suivant l’usage, les anciens Traités d’alliance avec les Rois des Francs, comme avec les Rois des Allemands, & de donner ainsi à connoître aux Nations Sauvages qu’il avoit à la disposition une armée innombrable. » Les Romains appelloient probablement, les nations sauvages, celles des nations barbares avec lesquelles ils n’avoient encore fait aucun pacte ni convention ; au lieu qu’ils appelloient les nations alliées, celles de ces nations avec lesquelles ils avoient des traités qu’on rompoit bien de tems en tems, mais qu’on renouvelloit de même. Paulin de Milan, en parlant de l’expédition d’Arbogaste contre les Francs, de laquelle il vient d’être fait mention, observe qu’Arbogaste y fit la guerre contre la nation des Francs dont il étoit.

Le quatriéme des moïens que les Romains mettoient en œuvre pour empêcher que les Francs ne commissent des hostilités, c’étoit d’en transplanter de tems en tems, comme on l’a déja dit, des peuplades dans le territoire de l’empire, où ils leur donnoient des habitations. La sortie de ces essains hors de l’ancienne France devoit avoir deux bons effets. Le premier étoit de tirer ces colons de la triste nécessité de se faire brigands pour subsister ; et le second, c’étoit de mettre les Francs qui restoient dans leur patrie, en état d’y vivre plus commodément. Un païs qui n’est point capable de nourrir trois mille hommes, en nourrit très-bien deux mille. D’ailleurs, les peuplades dont nous parlons, étoient encore avantageuses à l’empire par une troisiéme raison : on ne leur donnoit point des terres qui fussent actuellement cultivées, mais des terres abandonnées, et qu’elles mettoient en valeur au grand avantage de l’Etat, puisqu’elles y étoient soûmises aux charges publiques, et tenuës d’obéir aux officiers du prince, ainsi que les autres sujets. Nous avons rapporté, en parlant des létes, un passage du panégyrique de Constantius Chlorus par Eumenius[81], dans lequel l’auteur après avoir loüé l’empereur Maximien sur les peuplades de Francs qu’il avoit établies dans le pays de Tréves, et dans celui des Nerviens, loüe Constantius d’avoir fait cultiver aussi par des laboureurs barbares ce qu’il y avoit de champs abandonnés dans la cité d’Amiens, dans celle de Beauvais, dans celle de Troïes, et enfin dans celle de Langres qui étoit au milieu des Gaules.

Quelquefois, c’étoit en se servant de la force ou du moins de ménaces, que l’empereur obligeoit des familles entieres de Francs à venir s’établir dans les Gaules. Eumenius dit à Constantin Le Grand dans le panégyrique de ce prince, « Parlerai-je des Tribus des Francs les plus enfoncées dans le Païs de cette Nation, de ces Tribus qui n’habitoient pas sur la frontiere, ni en des lieux dont les Romains se fussent jamais rendus maîtres, mais que vous avez néanmoins arrachées du fond de leur ancienne patrie pour les transplanter dans les cantons dépeuplés des Gaules, où elles apprennent à vivre en paix de leur travail, & où elles fournissent des hommes pour recruiter nos Troupes ? »

Suivant les apparences, la colonie des Francs qui sous le regne d’Honorius étoit établie dans la cité de Tongres, où elle habitoit sur le bord de l’Alve, et qui, comme nous le verrons dans l’histoire du regne de l’empereur Avitus, étoit de la tribu des Cattes, aura été une de ces peuplades que les empereurs précédens avoient transplantées dans le sein des Gaules. Claudien dit, en parlant du bon ordre que Stilicon faisoit observer dans l’empire : « La sureté étoit si grande par tout, que les troupeaux gaulois passent, sans craindre, l’Alve pour aller paître dans les montagnes où les Francs habitent. » Cette Alve est une riviere des Ardennes qui entre dans l’Ourte, laquelle se jette dans la Meuse. Il ne faut point être surpris que Claudien louë Stilicon d’avoir empêché que des sujets de l’empire n’enlevassent les bestiaux à d’autres sujets de l’empire. Ce malheur étoit arrivé sans doute plusieurs fois avant que notre ministre eût rétabli l’ordre dans les Gaules. En effet, c’étoit exposer les Francs dont nous parlons, à une grande tentation, que d’envoïer paître ses troupeaux sur leurs collines. Je ne crois point que les voisins des colonies des Tartares que le souverain a établies en Pologne, envoïent du moins sans précaution, leurs chevaux pâturer dans les communes de ces colonies. Sans sortir de l’ancien district de Tongres, on y trouveroit bien encore aujourd’hui quelque canton dont les habitans pourroient être capables de dîmer au moins, le bétail qui viendroit de loin paître trop près de leurs villages.

Il est vrai que l’Alve s’appelle en latin alba, et non pas albis, comme Claudien a écrit ; mais ce poëte aura cru qu’il lui étoit permis de changer pour rendre son vers plus harmonieux la derniere syllabe de ce mot, et il aura pris cette licence avec d’autant moins de scrupule, qu’elle ne déguisoit point le mot propre dont il s’agit. Quelle que fût la terminaison du mot, soit qu’on dît ou albis ou alba, il étoit facile de reconnoître à l’aide des circonstances qu’elle étoit entre les rivieres qui portoient un nom à peu près semblable, et tiré de la couleur blanchâtre de leurs eaux, celle dont l’on entendoit parler.

Il est certainement bien plus apparent que Claudien ait pris cette licence poëtique, ou même que cet auteur né en Egypte n’ait point sçû la véritable terminaison du nom latin de l’Alve, qu’il ne peut l’être que Claudien ait voulu dans cet endroit parler de l’Elbe, ce grand fleuve qui traverse la Germanie et se jette dans l’océan. Enfin, et cela seul pourroit suffire, Sidonius Apollinaris appelle albis et non point alba, la riviere dont il s’agit. Ce qu’il en dit en écrivant que les Francs de la tribu des Cattes qui étoient en mouvement pour faire une invasion dans l’intérieur des Gaules, se retirent au-delà de son lit, fait bien voir qu’il n’entend point parler de l’Elbe. Je n’ignore point que le sentiment que je combats, est celui de plusieurs auteurs modernes ; mais il me paroît mal fondé. En premier lieu, on ne voit pas que les Francs ayent eu dans le quatriéme siécle et dans le cinquiéme des établissemens au nord de l’Elbe. En second lieu, il est sans apparence que les habitans des Gaules ayent jamais envoyé leurs bestiaux paître au-delà de ce fleuve, qui dans tout son cours ne s’approche du Rhin, qu’à la distance de plus de soixante de nos lieuës. Or le lit du Rhin servoit de limite aux Gaules. Il y a des païs si arides pendant l’été, qu’il faut que le bétail aille durant cette saison chercher des pâturages dans les contrées éloignées, mais plus humides. Il faut que les bestiaux de la Calabre viennent tous les étés chercher de l’herbe verte dans l’Abruzze. Ceux des plaines d’Espagne viennent pâturer en cette saison dans les gorges septentrionales des Pyrenées. Mais les environs du bas Rhin et de la basse Meuse, étoient alors comme aujourd’hui, remplis de prairies, dont l’eau des rivieres qui se jettent en grand nombre dans ces fleuves, entretient la verdure. L’excès de chaleur qui pouvoit y dessecher quelquefois l’herbe, devoit dessecher aussi celle qui croissoit sur le bord de l’Elbe. D’ailleurs quel étoit alors l’état du païs situé entre le lit du Rhin et celui de l’Elbe ? Quels en étoient les habitans ? Qui l’ignore. Il ne seroit pas revenu la dixiéme partie des bœufs qui seroient partis de Cologne pour aller paître au-delà de l’Elbe, quand même chaque tête de bétail auroit eu un hercule pour la garder, tant il y avoit de Cacus sur cette route. Nous aurons encore plus d’une occasion de parler de la peuplade des Francs, qui dès le tems d’Honorius étoit déja établie sur l’Alve. Il n’est pas sans apparence que cette colonie s’y étoit formée dès le tems de l’empereur Probus qui regnoit environ cent trente ans avant Honorius. L’historien de Probus dont nous avons raconté déja les exploits contre les barbares, nous dit que ce prince délivra par ses victoires non-seulement l’intérieur des Gaules que les barbares ravageoient, mais qu’il contraignit encore ces peuples brigands à se retirer au-delà du Nécre et au-delà de l’Alve ; c’est-à-dire, premierement qu’il chassa entierement des provinces rhétiques les barbares qui les avoient envahies ; et secondement, qu’il contraignit d’autres barbares à évacuer la seconde Germanique, du moins jusques à l’Alve, au-delà de laquelle il voulut bien leur permettre de demeurer, aux conditions que les Romains avoient coutume d’exiger en pareil cas.

Après tout ce qu’on vient de lire, je ne serai point obligé pour persuader au lecteur que plus de deux cens ans avant le regne de Clovis, les Romains et les Francs fussent très-familiarisés les uns avec les autres, de faire valoir l’édit de Constantin Le Grand, cité dans une loi publiée par Constantin Porphyrogenete. Cette loi après avoir défendu de donner les princesses de la maison impériale en mariage à des barbares, permet cependant de leur faire épouser des Francs, et elle s’autorise, pour faire cette exception de l’édit du grand Constantin qui avoit permis ces sortes d’alliances, parce que les Francs ayant depuis long-tems avec les Romains des liaisons étroites, ils méritoient une pareille distinction. Quoiqu’on ait grande raison de douter de la verité de cet édit de Constantin Le Grand, que les sçavans soupçonnent avec fondement le Porphyrogenete d’avoir supposé pour faire trouver bon le mariage de son fils avec une princesse du sang des rois Francs, il est certain que ce dernier empereur n’eût pas osé avancer dans une loi qu’il faisoit au commencement du dixiéme siécle, et qu’il publioit au milieu de Constantinople, où l’on avoit plusieurs histoires que nous n’avons plus, et où une tradition non interrompuë, par les dévastations, conservoit encore quelque mémoire de ce qui s’étoit passé dans les cinq siécles précedens ; que dès le tems de Constantin Le Grand les Romains avoient déja des affinités et d’étroites liaisons avec les Francs, s’il n’eût point été notoire dans cette ville-là que les Romains avoient toujours mis une grande difference entre les Francs et les autres barbares. Dans la conjoncture où se trouvoit le Porphyrogenete, il pouvoit gagner à passer les bornes de la verité ; mais il auroit trop perdu à sortir de celles de la vraisemblance. D’ailleurs quel obstacle pouvoit empêcher qu’on ne donnât en mariage aux rois des Francs des princesses de la maison impériale, qui ne portoient en dot à leurs maris aucun droit à la succession au trône de la monarchie romaine, quand les empereurs eux-mêmes épousoient des filles de la nation des Francs ? Eudoxia, femme d’Arcadius, et mere entr’autres enfans de Theodose le jeune, n’étoit-elle pas fille de Baudon Franc de nation, et de qui nous avons parlé ci-dessus ?

Quoiqu’il en soit de l’exposé qui se voit dans la loi de Constantin Porphyrogenete, et quand bien même cet exposé ne prouveroit rien, il seroit toujours apparent que dans le quatriéme siécle et dans le cinquiéme les Francs devoient être la nation la plus civilisée qui fût parmi les peuples barbares. Comme il y avoit plus long-tems qu’ils habitoient sur la frontiere de l’empire, et qu’ils servoient dans ses troupes, que les autres peuples, il falloit que la chose fût ainsi. Les hostilités mêmes qui pouvoient se commettre de tems en tems entre les Romains et les Francs, étoient aux Francs une occasion d’apprendre la langue, et de s’instruire un peu dans les arts et dans les sciences qu’on cultivoit alors dans les Gaules. Les sujets de l’empire que les francs emmenoient dans leur païs comme prisonniers de guerre, y enseignoient à leur maître ou à ses enfans quelque chose de ce qu’ils sçavoient, et le Franc qui avoit été captif dans les Gaules, n’en revenoit pas aussi sans y avoir pris quelque teinture des arts et même des sciences qui pouvoient être à portée de son esprit. Salvien qui écrivoit au milieu du cinquiéme siécle, dit que les Francs étoient des hôtes très-commodes, c’est-à-dire qu’ils étoient des troupes auxiliaires avec qui les Romains des païs où elles avoient des quartiers, pouvoient vivre en bonne amitié. Nous verrons dans la suite que l’historien Agathias qui écrivoit dans le sixiéme siécle, dit que les Francs étoient par leurs mœurs et par leurs manieres, plus semblables aux Romains, qu’ils ne l’étoient aux autres barbares. Il est impossible, en effet, que deux nations, dont l’une est polie, et dont l’autre n’est point encore civilisée, habitent durant deux siécles sur la frontiere, et pour ainsi dire, en vûë l’une de l’autre, sans que la nation sauvage se polisse, à moins qu’elle ne soit du nombre de ces peuples malheureux que l’intemperie du climat sous lequel ils habitent, semble avoir condamnés à une stupidité invincible. Or dans les tems dont je parle, la nature ne mettoit pas plus de difference physique entre les habitans des deux rives du Rhin, qu’elle en met aujourd’hui, et l’on sçait qu’elle n’en met guéres. Il falloit donc que le séjour des Francs sur la frontiere de la Gaule les civilisât, quand même ils n’auroient eu relation avec les Romains que pour des échanges ou des rachats de prisonniers, et que par le moyen de tous les autres commerces que la guerre même oblige les ennemis les plus aigris à entretenir l’un avec l’autre ; cependant nous avons vû que nos deux peuples avoient ensemble d’étroites liaisons, qu’il leur importoit également de cultiver.

Je crois même que la nation entiere des Francs n’a point eu depuis son établissement sur la rive droite du Rhin, une guerre génerale contre l’empire. Il n’y aura point eu entre les Francs et les Romains depuis ce tems-là, une guerre de peuple à peuple. Si l’on voit à la fin du troisiéme siécle, et dans le cours du quatriéme, des Francs faire des courses dans les Gaules, ou bien y occuper par force quelque canton de païs, on voit que les Romains ne s’en prenoient pas eux-mêmes au gros de la nation, puisqu’ils ne renvoyoient pas les Francs qui portoient les armes pour le service de l’empire, et qu’au contraire l’empire les employoit contre ceux des Francs dont il vouloit tirer raison.

Ammien Marcellin et Zosime qui font mention de ces hostilités des Francs, disent aussi que dans ce tems-là même les Francs servoient dans les armées romaines, et qu’ils remplissoient les dignités les plus éminentes de l’empire. Si les invasions et les courses faites par les Francs sur les terres des Romains, avoient été les évenemens d’une guerre génerale entre l’un et l’autre peuple, cette guerre auroit été presque continuelle, puisqu’il est fait mention fréquemment dans les auteurs du quatriéme siécle, d’hostilités commises par les Francs. Il y auroit eu entre les Francs et les Romains par conséquent, une animosité de nation à nation, que les intervalles de paix n’auroient pas éteinte. Eux et les Romains ils se seroient regardés comme les Carthaginois et les Romains se regardoient avant la destruction de Carthage, c’est-à-dire, ou comme ennemis déclarés, ou comme prêts à le devenir. Or, comme on vient de le voir, cela n’étoit point. Je conclus donc que les courses et les hostilités des Francs dont il est fait si souvent mention dans l’histoire du quatriéme siécle, étoient des entreprises faites, non point par le gros de la nation, qui au contraire les désavoüoit, mais bien par quelques audacieux attroupés, ou tout au plus par quelqu’une de nos tribus. Comme elles avoient chacune un roi particulier, il étoit naturel qu’elles tinssent souvent une conduite differente, et que tandis qu’une tribu qui avoit perdu une partie de son territoire, tâchoit à s’indemniser sur les Gaules, les tribus ses confederées observassent néanmoins les traités que la nation avoit faits à l’empire.

Ce qui arriva au commencement du cinquiéme siécle lorsque, comme on le verra dans la suite de cet ouvrage, les Francs se firent tailler en piéces, en voulant empêcher les ennemis de l’empire d’entrer dans les Gaules, enfin plusieurs autres événemens qui se sont passés dans ce siécle-là, ou dans le siécle suivant, et que nous rapporterons chacun en son lieu, acheveront de faire voir qu’il est plus que probable que le gros de la nation des Francs ait toujours, depuis son établissement sur la rive droite du Rhin, vêcu en amitié avec les Romains. C’est seulement de ceux de cette nation, qui contre son esprit géneral, avoient commis des hostilités dans l’empire, qu’il est mal parlé dans les auteurs du quatriéme siécle. C’est du châtiment de ces Francs que les empereurs y sont loüés.

Je remets à parler des Turingiens, et de quelques autres nations germaniques qui ne devinrent célébres qu’après la destruction de l’empire, que j’en sois à l’histoire des tems où elles se rendirent illustres par leurs expeditions.


LIVRE 1 CHAPITRE 17

CHAPITRE XVII.

De la Nation Gothique.


Nous avons dit dans le quatorziéme chapitre de cet ouvrage que du côté du septentrion l’empire romain confinoit avec le païs de trois nations principales, et dont chacune comprenoit plusieurs peuples. Nous y avons dit encore que ces trois nations étoient la Germanique, la Gothique et la Scythique. Il nous convient donc après avoir parlé assez au long de la nation germanique, de dire à présent quelque chose de la nation gothique et de la nation scythique. En effet, ces deux nations ont eu presque autant de part à la destruction de l’empire d’occident, qui donna lieu à l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules, que les nations établies depuis long-tems dans la Germanie.

Ce fut la nation gothique qui, pour ainsi dire, sappa les fondemens de cet édifice, à qui Virgile, et tant d’autres poëtes avoient promis une durée éternelle. Les Gots de quelque contrée que ce soit qu’ils ayent été originaires, vinrent s’établir sur la rive gauche du bas Danube, après que les Romains eurent abandonné l’ancienne Dace, c’est-à-dire, la province que Trajan avoit soumise au-delà de ce fleuve par rapport à l’Italie. Or, ce fut vers l’année de Jesus-Christ deux cens soixante et quatorze, qu’Aurelien retira les troupes et les habitans de cette province, et que désesperant de pouvoir la garder, il prit le parti de conserver du moins à l’empire les citoïens romains dont elle étoit habitée.

Voyons à présent ce qu’on lit concernant le Gots dans la premiere des histoires que Procope a écrites, et dans laquelle il lui convenoit par consequent d’apprendre à son lecteur quels étoient les barbares qu’il alloit voir aux prises avec les Romains.

» Il faut dire ici quels étoient les Barbares, qui sous le regne d’Honorius envahirent l’Empire d’Occident. La nation Gothique a toujours été divisée, comme elle l’est encore aujourd’hui, en plusieurs peuples, dont les principaux sont les Ostrogots, les Vandales, les Visigots & les Gépides. On les a désignés long-tems sous le nom de Sauromates ou de Mélanchlénes. Quelques-uns leur ont aussi donné le nom de Géres. Ces peuples ne different entr’eux que de nom, car ils sont tous de la même nation. Ils ont la peau blanche, de longs cheveux blonds, la taille élevée, & la phisionomie heureuse. Ils ont aussi tous les mêmes Loix, la même Religion qui est l’Ariéne, & ils parlent tous la même langue ; de sorte qu’il est facile de connoître qu’ils sont originairement de la même nation, & que les noms differens qu’ils portent leur viennent uniquement, de ce qu’ayant été partagés en plusieurs societés, chacune aura pris le nom du premier Chef particulier qu’elle aura eu. Tous ces peuples habitoient autrefois, c’est-à-dire depuis le regne d’Aurelien, les pais qui sont à la gauche du Danube. Dans la suite des tems les Gépides se rendirent maîtres du district de Segedin & de celui de Sirmisch, où ils se trouvent encore établis, de maniere qu’ils sont maîtres de plusieurs païs situés sur l’une & sur l’autre rive de ce fleuve. Pour ce qui concerne les Visigots en particulier, ils s’attacherent d’abord, en qualité de troupes auxiliaires, au service de l’Empereur Arcadius. Mais comme les Barbares observent mal les Traités qu’ils signent avec nous, les Visigots firent bientôt la guerre à ce Prince ; & leur Roi Alaric, après avoir ravagé la Thrace, une des Provinces de l’Empire d’Orient, & après avoir commis plusieurs autres hostilités contre cet Etat, attaqua encore quelque-tems après Honorius frere d’Arcadius, & qui regnoit sur l’Empire d’Occident. » Les Ostrogots habitoient à l’Orient du pais des Visigots.

L’infanterie de la nation dont nous parlons, avoit plus de réputation que sa cavalerie. Cette infanterie ne sçavoit pas se bien servir des fleches[82] ni des autres armes offensives qui se dardent ou qui se tirent. Son mérite consistoit à se bien battre l’épée à la main. Au reste, tous les peuples de cette nation n’étoient point également braves ni gens d’honneur. Par exemple, les auteurs du cinquiéme siécle ne parlent point avantageusement du courage et des mœurs des Vandales. Suivant le rapport de ces écrivains[83], il n’y avoit point de peuple barbare dont on fît moins de cas. J’ajouterai même qu’une de ses tribus qui subsiste encore aujourd’hui dans les états du roi de Prusse, en forme d’un peuple particulier, et aussi distingué du reste des habitans des païs situés autour de celui où elle demeure, que les Juifs le sont des chrétiens en Italie, y a la même réputation que les Vandales avoient dans l’empire d’occident au tems dont nous parlons ici. Voici le portrait des Vandales modernes, tel que le fit Frederic-Guillaume électeur de Brandebourg[84], et bisayeul du roi de Prusse d’aujourd’hui, en s’entretenant avec Monsieur Tollius, personne connuë dans la république des lettres, et qui traversoit les Etats de ce prince.

» C’est un Peuple leger, séditieux & perfide, qui n’habite que dans des bourgades, dont véritablement il y en a de cinq ou six-cens feux. Ces Vandales reconnoissent en secret un Roi de leur Nation ; mais ce Roi ne se donne à connoître qu’à ses Sujets qui lui payent chaque année la redevance d’un écu par tête ; on sçait même qu’il garde dans la maison un Sceptre & une Couronne. Le hazard, ajoutoit l’Electeur, me fir voir une fois le Roi des Vandales. C’étoit un jeune homme qui avoit l’air robuste & la mine haute. Un des plus considerables de la Nation s’étant apperçu que je regardois fixement ce jeune homme, il le fit retirer à coups de bâton, comptant bien qu’il me donneroit le change par-là, & que je v ne pourrois jamais penser qu’un homme qu’il traitoit ainsi, fût son Roi. J’ai fait traduire en leur langue la Bible & le Catechisme de Heildelberg, mais je n’ai point encore érigé d’écoles publiques dans la Contrée qu’ils occupent. J’ai craint le caractere de ce Peuple, qui d’ailleurs habite un Païs où il est facile de se cantonner. Ces Vandales qui ne manquent pas de vûës, ont même déja trouvé moïen d’avoir quelques piéces d’artillerie qu’ils cachent avec soin. Un jour que je traversois leur Païs, ils s’attrouperent jusqu’au nombre de cinq à six mille, dans le dessein de m’enlever, & quoique j’eusse une escorte de huit cens Grenadiers, ce ne fut pas sans peine que je me tirai d’affaire. »

Il semble que de tous les Peuples de la Nation Gothique, les Vandales fussent le Peuple le plus nombreux. Suivant les apparences, il étoit le premier qui eût envoyé des Peuplades du côté de l’Occident, & jusques sur les bords de la mer Baltique. Tacite qui écrivoit sous Trajan, parle déja des Vandales comme d’une des nations qui habitoient dans la Germanie au tems où il vivoit, et même il les met au nombre des peuples germaniques. Cependant les Vandales, qui subsistent encore aujourd’hui en Allemagne en forme de peuple séparé, ne parlent point la même langue, que les nations qui sont sorties originairement des peuples germaniques et qui confinent avec lui. Il peut bien se faire que les copistes de Tacite ayent écrit ici les Vandales au lieu d’un autre nom. En effet, Sidonius Apollinaris appelle les Vandales qui de son tems s’étoient établis en Afrique le rebelle parti des bords du Tanaïs, et Procope dit positivement que les Vandales qui firent dans les Gaules la célébre invasion de quatre cens sept, habitoient sur les bords des Palus Méotides. Ces contrées n’ont point fait partie de la Germanie ancienne.

Comme nous ne faisons point l’histoire d’une monarchie établie par les Gots, il seroit inutile de parler ici plus au long de cette nation, dont nous ne devons même rapporter les disgraces et les succès, que lorsqu’ils se trouvent faire une partie des annales des Francs.

LIVRE 1 CHAPITRE 19

CHAPITRE XIX.

Des Alains, des Huns, & des autres peuples de la nation Scythique.



CEtte Nation qui habitoit sur les bords du Pont-Euxin, d’où elle s’étendoit fort avant dans l’Asie, s’avança jusques sur les bords du Danube, après que les Gots eurent abandonné le Païs qu’ils occupoient à la gauche de ce fleuve, pour s’établir sur le territoire de l’Empire. Les principaux Peuples de la Nation Scythique étoient les Alains, les Huns et les Teïsales.

Les Alains furent long-tems le Peuple dominant parmi les Scythes. Ammien Marcellin qui écrivoit à la fin du quatriéme ſiécle, dit en parlant des tems antérieurs à ceux dont il composoit l’Histoire : « les Alains habitoient dans les vastes déserts de la Scythie,[85] qui s’étendent jusqu’en Asie, & à ce qu’on assure jusqu’au Gange. Ils avoient obligé les peuples voisins, à force de les vaincre, de s’unir avec eux, & de prendre le nom d’Alains. Ainsi comme les peuples que les Perses soumirent du tems de Cyrus, furent compris sous le nom de Perses, de même les peuples que les Alains subjuguerent, furent compris sous le nom d’Alains. »

Les Huns, le second des peuples de la nation Scythique, étoient en tout semblables aux Alains, si ce n’est que les Alains étoient moins grossiers et mieux faits que les Huns. Mais les uns & les autres se trouvoient presque tous des hommes,[86] d’une bonne taille, dont les cheveux étoient chatains, & qui avoient quelque chose de feroce dans le regard. Les armes qu’ils portoient dans leur païs, étoient très-legeres par comparaison aux armes des autres nations.

Il arriva dans la suite aux Alains ce qui étoit arrivé aux Perses. Les Perses sous le nom de qui l’on comprenoit souvent les Parthes tant que dura la monarchie fondée par Cyrus, se trouverent eux-mêmes souvent compris sous le nom de Parthes, après qu’Arsacés eut fondé dans l’Orient une nouvelle monarchie, où les Parthes étoient la nation dominante. Ainsi les Alains qui avoient été long-tems le peuple dominant dans la nation Scythique, et conséquemment celui par le nom duquel on désignoit quelquefois tous les autres peuples de cette nation en géneral, devint un peuple, pour ainsi dire, subalterne, et que l’on comprenoit quelquefois sous le nom de Huns. Voici comment se fit cette espece de changement.

» Les Huns, dit Ammien Marcellin, en parlant du tems dont il écrit l’Histoire, ayant fait une invasion dans le pais des Alains, ils obligerent ce peuple, aprés en avoir exterminé une partie, à leur faire serment qu’il seroit toujours à leur dévotion. Jornandés écrit. Les Huns après avoir, comme un tourbillon funeste, ravagé le païs de plusieurs peuples qui demeuroient dans la Scythie, & après s’être rendus les maîtres de ces peuples-là, subjuguerent encore les Alains qui disputerent long-tems la victoire. En effet, le courage, les armes, tout étoit égal entre ces deux peuples. S’ils different en quelque chose, c’est que leur figure n’est pas tout-à-fait la même, & que les Alains sont mieux faits & plus civilisés que les Huns. »

Voilà pourquoi ce même Auteur dit en parlant d’Attila qui étoit proprement Roi des Huns : » Il étoit Souverain de tous les Huns, c’est-à-dire, de tous les peuples connus sous ce nom, & par conséquent le maître en quelque façon de la Scythie entiere. »

Les Teïfales dont nous verrons une peuplade établie dans le Poitou, étoit encore une de nos nations Scythiques.

Après ce que je viens d’exposer, on ne sera point surpris de voir que les auteurs du cinquiéme siécle et du sixiéme désignent souvent un des peuples Scythiques par le nom géneral de Scythes, par celui de Massagetes, ou par quelqu’autre nom, que les écrivains plus anciens qu’eux avoient donné à quelque peuple particulier du nombre de ceux qui étoient compris sous le nom géneral de Scythes. On ne sera point étonné, par exemple, de trouver les Alains, à qui Aëtius donna des établissemens dans le centre des Gaules vers l’année cinq cens quarante, désignés dans des auteurs differens, et quelquefois dans le même auteur, tantôt par le nom de Huns, tantôt par le nom d’Alains et quelquefois par celui de Scythes.

Tout ce que les écrivains du moyen âge rapportent de la nation scythique, nous la represente entierement semblable à ceux des Tartares qui habitent aujourd’hui son ancienne patrie. Ces écrivains donnent à la nation scythique les mœurs et les usages qui distinguent les Tartares des autres peuples, parce qu’ils leur sont particuliers. Enfin la difference spéciale que nos écrivains mettent entre les Huns, les Alains et les Teïfales, est celle qui se trouve encore entre les Tartares de la Crimée, les Tartares calmucs et les autres hordes ou tribus de cette nation.

Quand Jornandés fait le portrait d’Attila, c’est un Tartare qu’il peint. » Ce Prince, dit-il, avoir le visage court, la poitrine large, la tête grosse, les yeux très-petits, le nez écrasé & le teint plombé. Il n’avoit que quelques cheveux sur sa tête, & peu de barbe. En un mot, toute sa personne faisoit deviner d’abord de quelle nation il étoit. »

Sidonius Apollinaris ayant occasion dans le panégyrique d’Anthémius de parler de nos scythes, il en fait un portrait semblable à celui qu’on vient de voir. » Leur crâne, dit-il, se termine en pointe. On apperçoit à peine leurs yeux, tant ils sont enfoncés dans la tête. Au reste ces hommes sont bien proportionnés. Ils n’ont presque point de ventre, & ils ont au contraire les épaules quarrées & la poitrine large. »

Nous lisons encore dans Ammien Marcellin, et dans d’autres écrivains du cinquiéme siécle et du sixiéme, quelques détails concernant le païs et la maniere de vivre des Scythes de ce tems-là, et ces détails montrent que les mœurs et les usages de nos Scythes étoient semblables à ceux de la plûpart des Tartares. Les Scythes, ainsi que la plus grande partie des hordes des Tartares, n’avoient d’autre domicile que des hutes construites sur des chariots, et s’il est permis de s’expliquer ainsi, souvent ils transportoient d’une contrée à l’autre ces bourgades ambulantes. C’étoit dans ces cabanes portatives que leurs femmes faisoient leurs couches, et qu’elles élevoient leurs enfans.

Un des usages particuliers aux Tartares, c’est quand ils ont faim, de saigner leurs chevaux, et d’en avaler le sang, tel qu’il est sorti de la veine, pour se sustenter. Les Huns, au rapport d’Isidore de Seville, faisoient la même chose.

Tout le monde a entendu parler de la vîtesse singuliere des chevaux Tartares, qui tout rosses qu’ils paroissent, fournissent néanmoins à des traites qui seroient impossibles aux meilleurs chevaux des autres païs. Vopiscus raconte qu’on présenta un jour à Probus un cheval pris à la guerre sur les Alains, ou sur quelqu’autre nation du païs où ce prince tenoit alors la campagne, et que les captifs assuroient que cet animal, assez chetif en apparence, faisoit cent milles ou trente-cinq lieuës par jour, et qu’il pouvoit faire chaque jour la même traite durant dix journées consécutives. Probus n’en voulut point, en disant que ce cheval étoit plûtôt le fait d’un homme qui vouloit s’enfuïr, que la monture d’un homme qui vouloit combattre.

Si les Tartares sont bons hommes de cheval, les Huns paroissoient des centaures. Ils tiroient de l’arc étant à cheval, avec autant de justesse que s’ils avoient eu les deux pieds sur terre ; et c’est ce qui les rendoit la terreur des Gots, qui presque tous étoient fantassins, et dont les armes principales étoient l’épée, et un javelot qu’ils ne sçavoient point lancer étant à cheval. Un endroit des plus curieux de l’histoire de la guerre de Justinien contre les Ostrogots, c’est celui où Procope raconte un combat qui se donna dans le champ de Mars, qui étoit encore du tems de cet historien hors des murs de Rome, entre les barbares dont nous parlons et les troupes de l’empereur. Voici celle des circonstances de cette action de guerre qui fait à notre sujet. Procope après avoir dit que Constantin qui commandoit les Romains, débanda des archers Huns sur un corps d’Ostrogots, ajoute en appellant Massagetes ceux qu’il venoit de nommer Huns. » Les ennemis tournerent le dos, mais les Massagetes ne laisserent point d’en percer un grand nombre à coup de fleches, qu’ils tirent avec une justesse surprenante ; même en courant à toute bride. »

Ainsi que les Tartares le pratiquent encore aujourd’hui, les Huns faisoient quelquefois semblant de fuir, afin que les escadrons ennemis se débandassent pour les suivre, et qu’ils pussent alors, en revenant à la charge, les trouver en désordre, et les attaquer avec avantage. Lorsqu’Agathias raconte que Narsés qui commandoit pour Justinien en Italie, mit en œuvre ce stratagême ; il dit que le géneral romain se servit d’une des ruses de guerre que les Huns pratiquent. Enfin, les auteurs du moyen âge reprochent aux nations scythiques les vices les plus infames dont on accuse aujourd’hui les Tartares.


LIVRE SECOND

LIVRE 2 CHAPITRE 1

CHAPITRE PREMIER.

Etat de l’Empire Romain en quatre cens sept. Invasion des Vandales dans les Gaules.


Au commencement du cinquiéme siécle l’empire romain étoit divisé en deux partages. Arcadius l’aîné des fils de Theodose Le Grand étoit empereur des Romains d’Orient, et Honorius le puîné étoit empereur des Romains d’Occident. Les auteurs qui ont voulu loüer Honorius, ont été réduits à faire l’éloge de sa bonté, qualité aussi dangereuse dans un prince qui n’a point les vertus nécessaires aux souverains, que les plus grands vices. Honorius n’avoit point ces vertus, et sa bonté fut ainsi plus funeste à l’empire que les vices de Néron, et ceux de Domitien. Il paroît sur tout qu’il fut dépourvû du talent de se faire craindre. Que n’osent point les méchans, sous un souverain qu’ils ne craignent pas ?

L’empire romain étoit alors une monarchie entierement despotique. L’autorité de l’empereur y étoit même plus absoluë que ne le fut jamais dans l’Asie, celle d’aucun de ses monarques. C’étoient la violence et la crainte qui avoient rendu ces monarques indépendans des loix ; mais c’étoient les loix mêmes qui avoient attribué aux empereurs un pouvoir sans bornes. Tous les princes qui depuis deux cens ans ont voulu se rendre absolus dans leurs Etats, n’ont fait qu’y renouveller les loix du droit public de l’empire romain.

D’un autre côté, la conservation des Etats despotiques dépend presque entierement des talens du prince qui les gouverne. Comme en revêtant d’une portion de son autorité ceux qu’il employe, il leur confie un pouvoir absolu dans leur département ; que ne doit-il point arriver lorsqu’il choisit des hommes sans capacité, ou des traîtres ?

Il est vrai qu’on ne sçauroit reprocher à la memoire d’Hono- rius le choix de Stilicon pour son principal ministre, choix qui fut la premiere cause de tous les malheurs dont nous allons parler. Theodose Le Grand avoit ordonné à sa mort, que durant la minorité d’Honorius, Stilicon auroit l’administration de l’empire d’Occident : et l’on croira sans peine que ce ministre prit, dès qu’il fut en possession du gouvernement, toutes les mesures soit bonnes soit mauvaises, que prennent les ministres ambitieux, pour n’être point aisément déplacés. Quand Stilicon ne les auroit point prises, le caractere doux d’Honorius ne lui eût pas permis d’entreprendre de le renvoyer. Ce Stilicon qui a porté à Rome des coups plus funestes que tous ceux qu’elle avoit reçus d’Annibal, de Mithridate, et de tous ses autres ennemis, étoit Vandale d’origine, mais il servoit l’empire depuis long-tems. Il étoit déja parvenu au grade de general, et il avoit même épousé une niéce de Theodose Le Grand, lorsque ce prince le fit, pour ainsi dire, le gouverneur d’Honorius. Enfin, Stilicon se vit à la fois le ministre, le favori, et le generalissime de son maître, à qui même il fit encore épouser sa fille.

Ses prospérités l’aveuglerent. Non content de regner sous le nom d’autrui, il voulut regner sous le sien, ou du moins mettre l’empire dans sa famille, en faisant monter sur le trône son fils Eucherius. Dans cette idée, Stilicon, tout chretien qu’il étoit, fit élever ce fils dans l’idolâtrie, afin de lui concilier l’affection des payens qui étoient encore en grand nombre, et qui étoient indisposés contre la postérité de Theodose, à cause du zele qu’il avoit eu pour la propagation de la veritable religion. Ce méchant homme fit encore une autre chose pour venir à son but. Jusqu’à l’année quatre cens six, il avoit été le fleau des barbares qui faisoient des incursions sur le territoire de l’empire, ou qui tâchoient de s’y cantonner. En plusieurs occasions il avoit remporté sur eux des avantages signalés. Il changea de conduite cette année-là, et il excita les barbares par des émissaires affidés, à faire une invasion dans les Gaules, où il leur fit entendre qu’ils ne rencontreroient pas de grands obstacles. Stilicon s’imaginoit qu’aussitôt que la confusion seroit dans la monarchie d’Occident, le souvenir des victoires qu’il avoit remportées obligeroit tout le monde à tourner les yeux sur lui, comme sur la seule personne qui pût être le restaurateur de l’Etat, et qu’on proclameroit empereur Eucherius.

Les émissaires de Stilicon ne dûrent point avoir beaucoup de peine à persuader aux Vandales et aux autres barbares, de tenter une irruption dans les Gaules. Le même motif, qui dans le quatriéme et dans le cinquiéme siecle de la fondation de Rome, avoit engagé les Gaulois, dont la patrie n’étoit point encore aussi-bien cultivée qu’elle l’étoit quatre cens ans après, à faire des invasions en Italie, rendoit les barbares de la Germanie, et ceux des pays voisins du Danube, toujours disposés à venir saccager les provinces de la Gaule. Ce motif étoit le dessein d’envahir, ou du moins de piller un pays rempli de biens, et sur tout abondant en vin, ainsi qu’en plusieurs sortes de fruits qu’on ne connoissoit pas encore dans la patrie de nos barbares. Ainsi comme Brennus et les Gaulois qui le suivoient étoient allés en Italie, poussés principalement du desir de boire abondamment du vin, et de manger des fruits qu’on ne recueilloit point encore dans leur pays ; de même les Germains qui faisoient des courses dans les Gaules durant le troisiéme siécle et les siécles suivans, y venoient principalement pour y satisfaire une pareille envie.

Dès que les Gaules eurent été assujetties à Rome, leurs habitans avoient appris la culture des vignes, et ils en avoient planté dans leur pays. Il est vrai que l’empereur Domitien avoit ordonné par un édit celebre qu’il ne seroit plus fait de nouveaux plans de vigne même en Italie, et que l’on seroit obligé d’arracher dans plusieurs provinces de l’empire, la moitié de celles qui étoient déja plantées. Mais cet édit n’avoit jamais été exécuté à la rigueur. D’ailleurs Probus qui regna environ deux siécles après Domitien, avoit permis expressément aux habitans des Gaules et de plusieurs autres provinces de l’empire de planter autant de vignes qu’ils le trouveroient à propos. Cet empereur avoit même employé les troupes à ce travail, et lorsque quatre-vingt ans après Probus, Julien commandoit les armées dans les Gaules, les environs de Paris étoient couverts de vignobles. Dans tous les tems les barbares ont eu pour le vin, lorsqu’ils l’ont connu, le même goût que les sauvages d’Amérique, et les négres, ont pris pour l’eau-de-vie, aussitôt que cette liqueur dangereuse leur a été portée par les Européans.

Enfin, les Romains avoient si bien connu par une longue expérience, que le motif principal des incursions que les barbares faisoient dans les Gaules et dans l’Italie, étoit l’envie de se gorger de vin, comme de se rassasier des fruits qu’on y cultivoit, et qu’on n’avoit pas chez eux, que les derniers empereurs firent tout leur possible pour faire oublier aux barbares le goût de ces choses-là. Ces princes firent prohibition par des loix expresses à tous leurs sujets de transporter dans les pays étrangers, sous quelque prétexte que ce fût, du vin, de l’huile, ni aucune sauce ou assaisonnement préparé. Quoique les Etats abondans en denrées ne demandent pas mieux que d’en faciliter la traite à leurs voisins, néanmoins les Romains, loin de favoriser l’extraction des leurs, avoient jugé à propos de la deffendre, tant ils craignoient que les barbares ne prissent trop de goût pour ces denrées, et qu’ils n’en vinssent chercher l’épée à la main quand ils n’auroient plus de quoi en acheter. Les bêtes carnassieres qui ont goûté du sang chaud, attaquent les animaux vivans, avec bien plus d’ardeur, que celles qui n’en connoissent point la saveur.

Céréalis, un des generaux de l’empereur Vespasien, dit, en parlant aux sénateurs de Langres, et à ceux de Tréves, qui durant la guerre de Civilis, avoient appellé à leur secours les Germains : » Ce n’est point pour mettre l’Italie en sureté que nous avons établi tant de postes, & fortifié des camps le long du Rhin. C’est dans la crainte qu’un Roi Barbare, qu’un nouvel Arioviste ne se fasse le tyran des Gaules. Vous figurez-vous que Civilis, ses Bataves, & les peuples d’au-delà du Rhin qui sont ligués avec lui, ayent plus d’amitié pour vous que leurs ancêtres n’en avoient pour les vôtres, & qu’ils viennent jamais dans les Gaules uniquement à dessein de vous secourir ? Toutes les fois qu’ils y mettront le pied, ce sera pour satisfaire leur avidité & leur gourmandise qu’ils y viendront. Ce sera dans la vûë de s’emparer d’un pays meilleur que celui qu’ils habitent, ce sera pour sortir de leurs déserts & de leurs marécages, & se transplanter dans vos fertiles contrées, que même ils vous contraindront bientôt de cultiver à leur profit.

Voilà les attraits que les Gaules & les autres Provinces de l’Empire avoient pour nos Barbares qui manquoient (a) souvent & toujours de vin.

On peut donc juger de ce qui arrivoit en ces tems-là dans la Germanie, quand un audacieux y proposoit de faire une incursion au-delà du Rhin, par ce qu’on voyoit y arriver à la fin du seiziéme siécle, que les guerres de religion étoient fréquentes en France. Dès qu’un chef tant soit peu acrédité vouloit alors lever du monde en Allemagne, pour servir en France soit le parti des catholiques, soit le parti des huguenots, les lansquenets et les reitres venoient en foule se ranger sous son drapeau ou sous sa cornette, poussés à cela principalement par l’envie de piller et de boire abondamment du vin, qui pour lors étoit encore assez rare dans leur patrie, parce que les trois quarts des vignobles qu’on y cultive aujourd’hui, n’étoient point encore plantés. Voilà, je l’avouë, un motif bien grossier. Aussi je prétends seulement qu’il ait agi sur les soldats, et je ne disconviens point que les chefs, et même les officiers de nos cavaliers et de nos fantassins allemands, n’ayent eu des objets plus relevés.

Je reviens au cinquiéme siécle. Les barbares qui habitoient alors dans la Scythie, sur le Danube, et dans la Germanie, étoient tous belliqueux. Il est seulement vrai de dire que les uns l’étoient plus que les autres : d’ailleurs que pouvoient-ils gagner lorsqu’ils se faisoient la guerre ? Quelque bétail, quelques esclaves, et une petite provision des vivres les plus grossiers. Le vainqueur ne sçauroit profiter que des biens que les vaincus ont à perdre. Ainsi quand une de ces nations barbares portoit la guerre dans le païs d’une autre, c’étoit proprement un corsaire qui attaquoit un corsaire. Mais quand elle pouvoit mettre le pied sur le territoire de l’empire, elle y trouvoit toute sorte de biens, et sur tout de l’or et de l’argent, dont le prix n’étoit que trop connu des peuples les moins civilisés. Le Germain le connoissoit dès le tems des premiers Césars, et il l’avoit appris dans les traites qu’il faisoit avec les Romains, lorsqu’il échangeoit ses bestiaux, la seule chose dont il pût faire commerce, contre du vin ou de l’huile. Les Germains aujourd’hui si habiles dans les arts mécaniques, et qui remplissent de leurs ouvrages l’Europe entiere, ne sçavoient fabriquer alors que des étoffes mal tissues, des armes, ou les ustenciles grossiers de leurs ménages rustiques.

Les nations qui se liguerent ensemble par les menées de Stilicon pour faire une irruption dans les Gaules, furent les Alains, les Vandales et les Suéves. Nous avons déja parlé des Alains et des Vandales, et nous n’avons autre chose à rapporter concernant les Suéves, si ce n’est qu’ils étoient un des peuples de la Germanie. Après ce que nous avons dit concernant la disposition où étoient alors les barbares, on croira sans peine que les trois peuples que nous avons nommés, n’arriverent sur les bords du Rhin, qu’après avoir été joints par plusieurs essains des nations dont ils traverserent le païs. Nous verrons même qu’il y eut des sujets de l’empire qui se mêlerent avec eux.

Le dernier décembre de l’année de Jesus-Christ quatre cens six, fut la journée funeste où les barbares entrerent dans les Gaules pour n’en plus sortir. Nous ignorons où cette armée de brigands se forma, en quel lieu précisément elle passa le Rhin, et si elle traversa ce fleuve sur la glace, ou sur un pont dont les menées de Stilicon lui auroient facilité la construction. Les seules circonstances de ce fait mémorable qui soient parvenuës à notre connoissance, sont celles que nous lisons dans Orose, dans Procope, et dans un passage de Renatus Profuturus Frigeridus, que Gregoire de Tours nous a conservé. Orose dit : » La nation des Alains, celle des Suéves, celle des Vandales, & plusieurs autres qui se joignirent avec elles, excitées, comme je l’ai dit, par Stilicon, ayant passé sur le ventre aux Francs, traverserent le Rhin, envahirent les Gaules, & arriverent sans avoir trouvé d’obstacle qui les arrêtât, jusqu’aux pieds des Mons Pyrénées. » Ç’a été apparemment par inadvertance qu’Isidore de Seville a fait mention du passage du Rhin avant que de parler de la défaite des Francs, et qu’il a changé l’ordre dans lequel Orose et Gregoire de Tours ont raconté ces deux évenemens. Cependant quelques historiens des siécles posterieurs ont fait la même faute qu’Isidore ; ainsi que l’a remarqué Monsieur De Valois[87].

Voici le récit de Procope : » Les Vandales qui habitoient le long des Palus Méorides, s’étant associés avec les Alains, ils prirent ensemble la route du païs de ceux des Germains qui sont aujourd’hui si connus sous le nom de Francs. Ce fut-là que les deux peuples passerent le Rhin, & qu’ils entrerent dans les Gaules, d’où ils s’avancerent ensuite sous la conduite de Godigisile jusques dans l’intérieur de l’Espagne. » Gregoire de Tours appelle Gunderic le prince que Procope nomme peut-être à tort Godigisile. Cela vient apparemment, de ce que Procope ne se souvenoit plus dans le tems où il écrivit ce qu’on vient de lire, que ce Godigisile qui étoit à la tête de l’armée des barbares quand ils commencerent leur entreprise, avoit été tué dès ce tems-là, comme on va le voir. Gunderic lui aura succedé.

Nous apprenons de Frigeridus que les Francs ne furent point défaits dès le premier combat, et qu’ils ne succomberent qu’après avoir battu en plusieurs rencontres les barbares, qui vouloient passer le Rhin. Voici le passage de Gregoire de Tours, où l’on trouve l’extrait du livre de Frigeridus, qui confirme ce que dit Orose concernant le parti que tenoient alors les Francs, et de la résistance qu’ils firent aux ennemis des Romains. » Renatus Profuturus Frigeridus raconte dans la partie de son Ouvrage, où il fait l’Histoire de la prise & du saccagement de Rome par les Visigots, qu’après que Goar eut quitté le parti des Barbares, pour embrasser celui des Romains, Respendial Roi des Allemands, qui marchoit au Rhin, rebroussa chemin aussitôt ; ce qu’il fit d’autant plus promptement, que les Vandales étoient très-malmenés par les Francs qui leur avoient déja tué vingt mille hommes du nombre desquels étoit le Roi Godégisile. Tous les Vandales y seroient même demeurés, si les Alains ne fussent point arrivés encore assez à tems pour les tirer d’affaire. Une chose me fait quelque peine, ajoute Gregoire de Tours ; c’est que Frigeridus n’ait pas daigné nous apprendre ici le nom des Princes qui regnoient alors sur les Francs, quand il veut bien nous dire le nom des Rois des autres nations Barbares, dont il parle en cet endroit.

Au reste, le passage de Frigeridus qui vient d’être rapporté, me paroît très-clair, et je ne vois pas bien pourquoi on a cru que son texte eût besoin qu’on y fît des corrections. En effet, la vraisemblance est que les Vandales et les Alains s’étoient donné rendez-vous à quelque distance du Rhin, et que là ils devoient se joindre, et rassembler leurs amis, pour venir ensuite attaquer les Francs qu’on prévoyoit bien devoir disputer l’approche de ce fleuve. Respendial un des rois des Allemands, qui étoit du nombre des amis des Vandales, marche donc vers le Rhin dans le tems convenu, pour se trouver au rendez-vous ; mais il apprend sur la route deux nouvelles qui l’engagent à rebrousser chemin. L’une est que Goar qui avoit pris d’abord le même parti que lui, s’est laissé gagner par les Romains, et qu’il se déclare pour eux. Ce Goar étoit un autre roi des Allemands, qui comme les Francs en avoient plusieurs, et que la situation de ses Etats mettoit à portée de faire une invasion dans les Gaules, et d’être des premiers sur les bords du Rhin. En effet, nous le verrons entrer dans la révolte de Jovinus. L’autre nouvelle qui engage Respendial à tourner le dos au Rhin vers lequel il marchoit, c’est que les francs ayant eu connoissance du projet et des mouvemens des nations liguées contre l’empire, ont prévenu les vandales, qu’ils ont été attaquer les vandales tandis qu’ils étoient encore seuls au lieu du rendez-vous, et que les Vandales ont été battus en plusieurs rencontres. Respendial retourne donc sur ses pas en apprennant ces deux nouvelles, et ce n’est qu’après qu’il a pris ce parti que les Alains arrivent au rendez-vous general, qu’ils joignent les Vandales, et qu’unis ensemble ils défont les Francs, après quoi les peuples attroupés prennent poste sur la rive droite du Rhin, et passent ensuite ce fleuve. Le rapport qui se trouve entre les récits d’Orose, de Procope et d’Isidore, et le récit de Frigeridus, montre distincteque ce dernier veut parler dans le passage que nous venons de rapporter, des événemens qui arriverent lorsque les barbares s’approcherent du Rhin pour le passer et faire dans les Gaules l’invasion qu’ils y firent la nuit qui précédoit le premier jour de l’année quatre cens-sept. D’ailleurs, comme nous l’apprenons de Gregoire de Tours, Frigeridus racontoit ce qu’on vient de lire dans la partie de son ouvrage, où il faisoit l’histoire de la prise et du pillage de Rome par Alaric roi des Visigots. Or l’irruption des barbares dans les Gaules en l’année quatre cens sept, faisoit naturellement le premier chapitre de cette histoire. Ce fut cette invasion qui donna le courage au roi des Visigots, Alaric I, de rentrer en quatre cens huit dans l’Italie, d’où il avoit encore été chassé peu d’années auparavant. Ce furent les suites de cette invasion qui lui livrerent au bout de deux campagnes la ville de Rome, comme nous le verrons dans la suite.

Je confirmerai encore par l’autorité de S. Jerôme les témoignages des auteurs, qui déposent que les Francs tinrent le parti des Romains lors de l’irruption des Vandales. Ce pere de l’Eglise qui n’est mort que treize ans après, fait, en écrivant à une personne de ses amies, une énumeration si longue des nations qui ravageoient les Gaules, au tems dont nous parlons, qu’on voit bien qu’il ne veut point omettre aucune d’elles dans sa liste. Or l’on n’y voit point les Francs, et c’est à mon avis une nouvelle preuve qu’ils ne s’étoient pas joints avec les autres barbares, et qu’ils tinrent alors le parti des Romains. » Tout ce qui est, dit S. Jerôme, entre les Alpes, les Pyrénées, l’Océan & le Rhin, est devenu la proye du Quade, du Vandale, du Sarmate, de l’Alain, du Gépide, de l’Herule, du Saxon, & du Bourguignon. Quelle est la malheureuse destinée de l’Etat : Les Pannoniens mêmes, eux qui sont sujets de l’Empire, se font joints à ces ennemis. »

Nous avons déja vû que Constantin Le Grand avoit introduit l’usage de ne plus faire camper toujours les troupes sur la frontiere, mais de les tenir la plûpart dans des quartiers séparés, et assignés dans l’interieur du païs. Cette disposition génerale empêchoit seule que les barbares qui faisoient leur expédition durant l’hyver, ne trouvassent sur le Rhin un corps d’armée campé et capable de leur en disputer le passage. Cependant les troupes de frontiere destinées à garder ce fleuve, auroient peut-être suffi pour arrêter l’ennemi durant un tems, et pour donner à celles qui en étoient à la distance de quinze ou vingt lieuës, le loisir de se rassembler, et de former une armée, si la perfidie de Stilicon n’eût pas dénué les Gaules de tout secours. Mais ce traître, sous prétexte qu’elles étoient en pleine sureté, parce que les barbares n’osoient enfraindre la paix qu’il avoit faite avec eux, avoit tiré de cette grande province les troupes destinées particulierement à garder le Rhin contre les Sicambres, les Cattes, les Cherusques, et les autres peuples qui habitoient sur la rive droite, ou à peu de distance de la rive droite de ce fleuve, et il les avoit envoyées faire la guerre sur le Danube contre les Gots. C’est du panégyriste même de Stilicon que nous apprenons que Stilicon avoit fait cette disposition. Il est aisé aux ministres de justifier les mesures qu’ils prennent avant que l’événement ait fait voir si ces mesures sont sages. Ainsi je ne suis pas surpris que Claudien qui écrivoit le poëme dont nous parlons avant l’invasion de quatre cens sept, ait loüé Stilicon d’avoir tenu une conduite si peu judicieuse. Je suis étonné seulement que Stilicon ait osé dénuer de ses naturels défenseurs, le Rhin, la barriere qu’il importoit le plus à l’empire romain de garder, et que les premiers empereurs gardoient avec tant de jalousie. Ce perfide pouvoit-il se flater de s’excuser après que les barbares seroient entrés dans les Gaules, en disant, que ce n’étoient pas les nations voisines de ce fleuve, celles dont on se défioit ordinairement, qui l’avoient passé, mais bien des nations venuës de loin, et qui jusqu’alors n’avoient point encore tenté une pareille entreprise ?

Nous sommes si peu instruits du détail des événemens les plus mémorables du cinquiéme siécle, que nous ignorons par quelle fatalité il arriva que les barbares parvinssent jusqu’aux pieds des Pyrénées, peu de mois après avoir passé le Rhin, et que ces montagnes ayent été la seule digue capable d’arrêter l’impétuosité du torrent. Les écrits de cet âge-là qui nous restent nomment bien les villes prises, ils parlent bien des persécutions que les Vandales et les autres barbares firent souffrir aux Fideles ; mais ils ne nous apprennent pas s’il n’y eut point d’actions de guerre en rase campagne, si personne ne se mit plus en état de faire tête à ces barbares dès qu’ils eurent une fois passé le Rhin, ou si les armées qu’on rassembla pour les leur opposer, furent toujours battuës.

Suivant les apparences, et il nous est permis ici de conjecturer, les barbares ne seront point venus, sans coup ferir, jusqu’aux Pyrénées. Quelque petit que fût le nombre des troupes que Stilicon avoit laissées dans les Gaules, quelque mauvaise que fût la répartition que Stilicon qui vouloit favoriser les barbares, avoit affecté de faire de ces troupes à l’entrée du quartier d’hyver de quatre cens six, il est impossible qu’il ne s’y soit point fait plusieurs rallimens. Des troupes réglées ne se dissipent point sur la nouvelle que l’ennemi a percé la frontiere. Ainsi les troupes Romaines, quoiqu’éparses dans les Gaules, à cause de la nouvelle maniere de faire le service et distribuées mal, à dessein, se seront néanmoins ralliées les unes avec les autres. Elles se seront mises en corps d’armée derriere les fleuves, et les habitans du païs qui avoient leurs foyers à défendre, auront mis en campagne leurs milices. Si quelques officiers dévoüés à Stilicon ont trahi leur patrie, d’autres lui auront été fideles. On se sera rallié encore après avoir été battu. Tandis que les barbares campoient devant une place, les Romains auront formé un nouveau camp sous une autre. Les gens du païs auront dressé des embuscades à ces étrangers, et les étrangers sont ordinairement battus dans les rencontres par les habitans du païs où la guerre se fait, même lorsque ces habitans ont accoutumé d’être défaits dans les batailles rangées.

Lorsque l’empereur Charles-Quint voulut faire en mil cinq cens trente sept une invasion dans le royaume de France, il commença son expédition par le siége de Fossan. Cette ville est du Piémont, mais les François la tenoient, et l’empereur ne vouloit pas la laisser dans ses derrieres. Quand la place eut capitulé, Charles-Quint demanda au gouverneur, Monsieur De La Roche Du Maine, Combien de journées il pouvoit encore y avoir depuis le lieu où ils étoient jusqu'à Paris. A quoi ledit de la Roche répondit : que s'il entendoit dire, journées pour batailles , il pouvoit y en avoir encore une douzaine pour le moins , sinon que l'aggresseur eût la tête rompuë dès la premiere[88].

Sur ce pied-là les barbares ont dû donner dix batailles avant que d’avoir traversé le païs qui est entre le Rhin et les monts Pyrénées. Charles-Quint ne prétendoit autre chose que d’obliger les peuples à changer de maître. Les Vandales et les Alains vouloient saccager le païs, et y faire esclaves les habitans. Tout citoyen devient soldat lorsqu’il s’agit de repousser un tel ennemi. D’ailleurs les guerres civiles avoient été fréquentes dans les Gaules durant les cinquante dernieres années du quatriéme siécle. Ainsi en quatre cens sept, lorsque les barbares passerent le Rhin, il devoit y avoir dans cette province de l’empire, où les hommes naissent belliqueux, un très-grand nombre de citoyens accoutumés au maniment des armes. Les guerres civiles qui commencerent en France l’année mil cinq cens soixante et deux et qui durerent presque sans discontinuation, jusques en mil cinq cens quatre-vingt-dix-sept, y avoient tellement multiplié le nombre des personnes qui ne faisoient pas d’autre profession que celle des armes, le nombre des soldats y étoit devenu si excessif par rapport à celui des autres citoyens, qu’Henry IV. lorsqu’il voulut rétablir l’ordre dans son royaume[89], fut obligé de faire autant de loix pour diminuer ce nombre, que ses prédécesseurs en avoient fait pour l’augmenter.

Cependant nous ne sçavons rien des batailles et des combats qui ont dû se donner dans les Gaules l’année quatre cens sept. Qu’on juge par-là des lacunes qui se trouvent dans l’histoire du cinquiéme siécle, et qu’on voye s’il doit être permis d’alléguer contre la vérité des faits dont il reste quelques traces dans les poëtes ou dans les orateurs contemporains, une objection fondée sur le silence de ceux des livres d’histoire qui ont été écrits dans ce tems-là, et qui sont venus jusqu’à nous. Mais j’ai déja traité ce point-là dans le discours préliminaire qui se trouve à la tête de l’ouvrage.

Quant aux villes prises alors par les barbares, voici ce que nous en apprend S. Jerôme dans une lettre écrite avant que les barbares eussent pénétré en Espagne, ce qui arriva en quatre cens neuf. « Mayence ville célébre, a été prise et détruite. La ville de Vormes a été ruinée après avoir soutenu un long siége. Celle de Reims qui étoit si puissante, Amiens, Arras, la Cité des Morins située à l’extrémité des Gaules, Tournai, Spire & Strasbourg sont au pouvoir des Germains. Les deux Aquitaines, la Novempopulanie, la Lyonoise & la Narbonoise ont été ravagées. Un petit nombre de leurs Villes a été exempt du malheur géneral ; encore sont-elles comme assiégées par l’ennemi qui les affame. Je ne puis retenir mes larmes en parlant de Toulouse, qui ne doit son salut qu’aux priéres de son saint Evêque Exsuperius. L’Espagne même qui se voit à la veille de la perte, est dans la consternation. Que de maux ! Il ne faut point s’en prendre à nos Princes qui sont très-religieux. Le mal est arrivé par la trahison de Steliçon, ce barbare travesti en Romain. » On ne doit point être surpris de l’extrême affliction avec laquelle saint Jerôme parle du malheur des Gaules. Tous les bons citoïens y auront été aussi sensibles que lui. ôter les Gaules à l’empire romain, c’étoit pour ainsi dire, lui couper le bras droit.

LIVRE 2 CHAPITRE 2

CHAPITRE II.

Révolte des armées. Soulevement des Provinces du Commandement Armorique.


L’indignation que des troupes romaines qui gardoient la Grande-Bretagne, conçurent contre la trahison de Stilicon, dont personne ne doutoit plus, leur fit prendre le parti de se révolter contre le prince qui employoit un ministre si perfide, et d’élire un empereur capable de chasser des Gaules les barbares, comme de venger la république. Ces troupes proclamerent d’abord un nommé Marcus, mais elles s’en défirent quelques jours après, et elles mirent en sa place un Gratien qui étoit né dans cette isle. Son regne ne dura que trois ou quatre mois, au bout desquels il fut tué, et il n’eut pas ainsi le loisir de rien exécuter de considérable. Enfin, les légions de la Grande-Bretagne proclamerent un empereur destiné à regner plus long-tems. Ce fut un homme de fortune, qui étoit entré dans le service en qualité de simple soldat, et qui s’appelloit Constantin, sans être pour cela de la famille de Constantin Le Grand. Le nom que portoit notre Constantin fut néanmoins un des motifs qui le firent saluer empereur par les soldats. On crut qu’il étoit d’un heureux augure de proclamer dans la Grande-Bretagne un Constantin, parce que c’étoit dans ce même païs que Constantin Le Grand avoit été salué empereur.

Le nouveau prince passa la mer incontinent à la tête d’une puissante armée, et il fut reconnu par la plûpart des cités des Gaules. Les troupes romaines éparses dans le païs prêterent serment aux généraux de Constantin, et puis elles vinrent se ranger sous ses enseignes. Il y eut même plusieurs cités de l’Espagne qui se soumirent à lui.

Constantin travailla d’abord avec assez de succès à la délivrance des Gaules. Il battit en plusieurs rencontres les barbares qui les avoient envahies. Une partie d’entr’eux fut contrainte à évacuer le païs. L’autre fut réduite à se réfugier aux extrémités de cette grande province, et à se cantonner dans la seconde Aquitaine, et dans la premiere Narbonoise. Une autre partie traita avec Constantin, qui leur permit de s’établir dans les Gaules, à condition qu’ils s’y comporteroient en bons et véritables confederés de l’empire. Enfin, Constantin avoit déja rétabli un an après son avenement au trône, les camps et les autres postes retranchés que les Romains tenoient sur le Rhin, et il avoit ainsi fermé la porte par laquelle les barbares étoient entrés dans les Gaules.

Il semble que les légions dont les quartiers étoient en Italie, dûssent se mettre en marche dès qu’on y eut appris l’invasion des Gaules, et passer aussi-tôt les Alpes pour donner du secours à celle des provinces de l’empire d’Occident, où étoient ses plus grandes ressources. Cependant on ne voit pas que Stilicon y ait envoyé aucune armée pour repousser, ou pour en chasser les barbares. Son dessein pouvoit être de n’agir qu’après avoir fait proclamer son fils empereur, de laisser battre cependant les barbares par Constantin, et d’attaquer ensuite ce tyran affoibli par les victoires qu’il auroit remportées sur eux. Enfin, vers le milieu de l’année quatre cens huit les troupes qui reconnoissoient encore Honorius, commencerent à se montrer en-deça des Alpes. Elles avoient à leur tête Sarus Got de nation, mais attaché depuis long-tems au service de l’empire d’Occident. Ce géneral remporta d’abord plusieurs avantages sur Constantin, et même il le réduisit à s’enfermer dans Valence où il l’assiégea. Mais bientôt Edobincus Franc de nation, et Gerontius originaire d’Espagne, qui commandoient pour Constantin en d’autres contrées des Gaules, eurent assemblé une puissante armée, avec laquelle ils s’avancerent vers le Rhône, pour dégager leur empereur. A leur approche Sarus leva le siege de Valence, pour se retirer en Italie, ce qu’il ne put encore exécuter qu’en capitulant avec les Bagaudes qu’il trouva postés dans les Alpes dont ils occupoient les gorges. Ils ne lui permirent de repasser en Italie qu’après qu’il leur eut abandonné tout le butin qu’il avoit fait dans les Gaules.

Comme c’est ici la premiere fois qu’il est question des Bagaudes, dont il nous arrivera souvent de parler dans la suite, il ne sera point inutile de dire ce qu’on peut sçavoir sur l’origine et la signification de ce nom, que les auteurs grecs qui ont occasion de faire mention de ceux à qui l’on le donnoit, employent toujours comme un nom propre, c’est-à-dire, en se contentant seulement d’en changer la terminaison.

Eutrope dit que sous l’empire de Dioclétien il y eut dans les Gaules un grand soulevement des habitans du plat païs, et que ces révoltés se donnerent eux-mêmes le nom de Bagaudes. Leurs chefs, ajoute notre auteur, étoient Amandus et Helianus. Aurelius Victor s’explique à peu près de même concernant ces mouvemens-là. « Diocletien, écrit-il, ayant appris qu’aussitôt que l’Empereur Carinus avoir eu quitté la Gaule, Helianus & Amandus y avoient attroupé un grand nombre de gens de la campagne, & de ces brigands, à qui leurs compatriotes donnent le nom de Bagaudes, que ces révoltés ravageoient le plat pais, & qu’ils faisoient même des entreprises sur les Villes, il déclara Maximien Herculeïus son Collegue, en le faisant proclamer Empereur, & il l’envoya contre ces révoltés. » Ce que dit Aurelius Victor, en écrivant, que nos Bagaudes étoient assez puissans pour faire des tentatives sur les plus grandes villes, est confirmé par un passage du panégyrique d’Eumenius d’Autun prononça en l’honneur de Constantius Chlorus qui fut fait César sous l’empire de Maximien Herculeïus. Ce rheteur y dit que nos Bagaudes avoient voulu se rendre maîtres d’Autun, et que cette ville souffrit beaucoup de leurs hostilités.

Que signifioit le mot de Bagaude en langue gauloise, quelle étoit son étymologie ? Les anciens ne nous l’apprennent point. Il me paroît cependant que M Du Cange a raison, lorsqu’il le dérive de Bagad [90], qui en langue celtique signifioit l’attroupement, l’assemblée des habitans d’un païs, en un mot ce que nous appellons la commune en armes. Les Gaulois qui se révolterent sous l’empire de Diocletien, s’étant donné le nom de Bagaudes, comme un nom propre à marquer que leur parti n’avoit pris les armes que pour les interêts de la patrie : ce nom paroissoit honorable par lui-même, mais il ne laissa point de devenir odieux dans la Gaule, pour la raison que les premiers Gaulois qui l’avoient porté, l’avoient pris comme un nom de parti. Il aura donc été dans la suite le surnom ou le sobriquet que les sujets fideles y auront donné à tous ceux qui vouloient, sous divers prétextes secoüer le joug de Rome, et ne plus obéïr à l’empereur, et cela quelque puissant que fût leur parti, et quelque figure qu’il pût faire. On verra même que dans le cinquiéme siécle, le mot de Bagaude devint aussi en usage dans l’Espagne[91], et que les sujets fideles y appellerent de ce nom ceux de leurs compatriotes qui s’étoient révoltés contre l’empire. Ainsi l’on comprendra bien que Zosime, lorsque dans l’endroit de son histoire que nous avons rapporté, il parle des Bagaudes qui obligerent Sarus à capituler avec eux, entend parler des milices de celles des cités des Gaules, qui reconnoissoient pour empereur, Constantin, que cet historien qualifie de tyran. Quelques païsans attroupés n’auroient point été capables de faire tête à l’armée impériale qui venoit d’entreprendre le siege de Valence, et de l’obliger à faire avec eux une composition honteuse.

Arcadius mourut dans ces conjonctures, et il laissa l’empire d’Orient à son fils Theodose Le Jeune, qui étoit encore un enfant. En même tems Alaric roi des Visigots, et que la crainte d’Arcadius auroit pû retenir, descendit de nouveau en Italie. Il jetta donc Rome, qui prévit d’abord une partie des malheurs dont elle étoit menacée par cette invasion, dans des allarmes qui l’empêchoient de penser aux Gaules. En effet, Alaric devoit être d’autant plus redoutable aux Romains, qu’il marchoit contr’eux, à la tête d’une armée qui avoit appris la discipline militaire dans leurs camps. Lui-même il avoit servi long-tems sous Theodose Le Grand, qui lui avoit conferé successivement plusieurs des dignités de l’empire. Enfin, Stilicon, dont tout le monde, à l’exception de son maître, connoissoit les trahisons, fut massacré par les soldats. Tant de troubles mettoient si bien Honorius dans l’impossibilité de faire passer une armée dans les Gaules, que le tyran Constantin qui comme nous venons de le voir, en étoit le maître, crut qu’il pouvoit, sans s’exposer trop, employer une partie de ses forces à s’assûrer de l’Espagne. Il proclama donc César son fils Constans, et il l’envoya pour soumettre cette grande province du monde romain, dans laquelle l’empereur légitime avoit encore un parti considerable.

L’année suivante Honorius connoissant bien qu’il lui étoit impossible de faire tête en même tems, et au tyran Constantin, qui se mettoit en devoir de passer les Alpes, et au roi Alaric, qui étoit déja en Italie, fit avec le premier un traité, par lequel il l’associoit à l’empire. Ce traité eut d’abord un bon effet dans la Gaule. Les Vandales, les Alains, et les Suéves qui s’y étoient cantonnés et qui occupoient encore ses provinces méridionales, comptant bien qu’ils alloient être attaqués, firent un nouvel effort pour entrer en Espagne, dont les habitans deffendoient les passages depuis deux ans. Nos barbares s’exposoient moins en faisant cette invasion, qu’en tâchant de regagner le Rhin, et ils pouvoient esperer que Constantin, à qui ses interêts ne permettoient pas de s’éloigner trop des Alpes, ne les iroit pas chercher au fond de l’Espagne où ils alloient se cantonner.

Suivant Idace ce fut à la fin du mois de septembre, et au commencement du mois d’octobre de l’année quatre cens neuf de Jesus-Christ, que nos barbares passerent les Pyrénées. Cette année-là de l’ére chrétienne, répond à l’année quatre cens quarante-sept de l’ére d’Auguste dont Idace s’est servi, parce que de son tems elle étoit en usage en Espagne, où l’on a même daté les actes et les événemens, en suivant cette époque, jusques dans notre quatorziéme siécle. Isidore de Seville dit que cet événement arriva dès l’année quatre cens quarante-six de l’ére d’Auguste, c’est-à-dire, dès l’année de Jesus-Christ quatre cens huit.

Comment se peut-il que deux auteurs qui ont été évêques l’un et l’autre en Espagne, et dont le premier a vêcu dans le cinquiéme siécle, et le second, dans le siécle suivant, se trouvent en contradiction sur la date d’un événement si mémorable et arrivé si peu de tems avant eux ? Je crois avoir trouvé un moyen d’expliquer d’où vient cette contradiction apparente, et de concilier Isidore avec Idace.

Comme le Pere Petau le prouve très-bien, l’ére d’Auguste ou l’ére d’Espagne, commençoit certainement avec l’année sept cens seize de la fondation de Rome[92], et elle étoit antérieure de trente-huit ans à l’ére de la naissance de Jesus-Christ, laquelle ne commence qu’avec l’an de Rome sept cens cinquante-quatre. Par conséquent Idace ne peut avoir fait commencer l’ére d’Espagne plutôt que l’an de Rome sept cens seize. Isidore ne peut l’avoir fait commencer plus tard. Il s’ensuit de-là, que si ces évêques different d’une année, en datant le même événement, il faut qu’ils different, parce que Idace aura compté par années courantes, au lieu qu’Isidore n’aura compté que par années révoluës. Dans cette disposition, Idace a dû dater de l’année quatre cens quarante-sept de l’ére d’Espagne, le même événement qu’Isidore ne date que de l’année quatre cens quarante-six, quoiqu’il calcule les tems relativement à la même époque qu’Idace.

Si cette conjecture mérite d’être reçûë, elle explique aussi pourquoi la date qu’Idace qui compte par années courantes, assigne à un certain événement, ne quadre point avec la date que donne à ce même événement Prosper, ou tel autre chronologiste qu’on voudra, qui en calculant les tems suivant l’époque tirée de la fondation de Rome, ou suivant l’époque tirée de la naissance de Jesus-Christ, aura compté par années révoluës. En remontant jusqu’à l’époque de l’un, et jusqu’à l’époque de l’autre, on trouvera toujours que la date d’Idace devancera d’un an la date de nos chronologistes. Au contraire, la date d’Isidore qui a compté par années révoluës, quadrera avec celle de nos chronologistes qui ont compté de même, mais elle sera plus reculée d’un an que celle du chronologiste qui aura compté par années courantes, en calculant les tems, suivant l’ére de la fondation de Rome, ou suivant l’ére chrétienne.

Ce moyen d’accorder Isidore avec Idace, et de les concilier l’un et l’autre avec les chronologistes qui ont suivi l’ére de Rome ou bien l’ére chrétienne, ne m’a point paru souffrir dans l’application que j’en ai faite assez souvent, aucune contradiction sans réplique ; et d’ailleurs on trouve quelquefois dans la discussion d’autres questions chronologiques, qu’il faut que de deux écrivains qui ont calculé les tems relativement à la même époque, l’un ait compté par années courantes, et l’autre par années révoluës. Apportons une preuve. Tout le monde sçait que les tables de marbre antiques, qui contiennent les fastes des Romains, et qui se voyent encore aujourd’hui à Rome dans le Capitole, datent les consulats d’un an plûtôt qu’ils ne sont datés dans les fastes consulaires, publiés par le cardinal Noris, sur un ancien manuscrit, comme dans les autres fastes consulaires, rédigés suivant le calcul de Varron[93], et qui de copie en copie sont venus jusqu’à nous ; et cela nonobstant que l’époque et des tables du Capitole, et des autres fastes, soit également la fondation de Rome. Par exemple, le consulat de Scipion l’afriquain et de Crassus Dives, qui est marqué sur l’année de Rome cinq cens quarante-huit dans les tables du Capitole, n’est marqué que sur l’année de Rome cinq cens quarante-neuf dans les fastes rédigés suivant le calcul de Varron. D’où cela peut-il venir, si ce n’est de la raison que j’ai alléguée ?

Les Vandales évacuerent donc les Gaules dès qu’ils sçurent l’accommodement d’Honorius avec Constantin ; mais Alaric plus hardi, ou peut-être mieux informé qu’eux, ne sortit point de l’Italie. Le roi des Visigots comptant sur ses amis, ou sur la mésintelligence qui étoit toujours entre les deux empereurs reconciliés seulement en apparence, osa même s’approcher de Rome, et il ne leva le blocus qu’il forma autour de la capitale du monde, qu’après qu’on lui eut donné toutes les satisfactions qu’il prétendoit. On lui accorda même celle de ses propositions par laquelle il avoit demandé qu’on mît un Romain sa créature, à la place d’Honorius. Attalus, c’est le nom de ce phantôme de prince, fut proclamé empereur dans Rome avant qu’Alaric levât son blocus.

Voilà quelle étoit la situation des affaires dans l’empire d’Occident à la fin de l’année quatre cens neuf. Au commencement de l’année suivante, l’armée que Constantin avoit envoyée en Espagne sous les ordres de son fils Constans, y battit les Romains du parti, qui sans égard pour le traité dont nous avons fait mention, ne vouloit pas reconnoître d’autre empereur qu’Honorius. Elle soûmit ensuite toute cette grande province, à l’exception des cantons que les barbares y venoient d’occuper. Constantin fit encore davantage. Il descendit en Italie pour en chasser les Visigots ; mais après s’être avancé jusqu’à Vérone, il revint dans les Gaules, sans avoir fait aucun exploit. Une entreprise d’une si grande importance abandonnée avec tant de légereté, fit soupçonner du mistere dans la conduite de Constantin. On crut qu’il n’étoit allé en Italie que dans l’espérance de se rendre maître de la personne d’Honorius, qui se tenoit pour lors enfermé dans les murs de Ravenne, d’où il pouvoit dès qu’il le trouveroit à propos, se sauver sur le territoire de l’empire d’Orient. Le monde crut d’autant plus volontiers, que les mouvemens de l’armée de Constans avoient été faits dans la vûë de faire réüssir quelque complot tramé par des traîtres, qu’on vit ce prince reprendre le chemin des Gaules dans l’instant qu’il eut entendu dire qu’Honorius venoit de découvrir une conspiration contre sa personne, et que les conjurés avoient été punis de mort. Quoiqu’il en fût, la mésintelligence entre ces deux princes et la confusion devinrent plus grandes que jamais dans l’empire romain. Avant que l’année quatre cens dix fût révoluë, il y eut un nouveau parti formé en Espagne, la Grande-Bretagne se révolta, plusieurs provinces des Gaules se mirent en république, et Rome fut prise par les Visigots. Voyons ce qu’on peut apprendre concernant tous ces événemens, dans ceux des auteurs contemporains, dont les ouvrages nous sont demeurés.

Commençons par la narration de Zosime : » Constans après avoir défait en Espagne ceux qui dans cette Province avoient pris les armes pour Honorius, amena avec lui leurs Chefs Didimius & Verenianus, lorsqu’il revint trouver dans les Gaules son pere Constantin, & il lui presenta ces deux prisonniers de guerre qui furent aussi-tôt mis à mort. Quand Constans partit d’Espagne il y avoit laissé le commandement des troupes à Gérontius, qui s’obstina à confier la garde des Pyrénées, qui sont les passages par où l’on entre dans cette Province, aux troupes des Gaules, nonobstant les representations des troupes d’Espagne, qui demandoient que suivant l’usage on continuât de leur laisser cette garde, & qu’on ne mît point en d’autres mains que les leurs, les clefs d’un país, à la conservation duquel elles étoient attachées. Voilà l’état où les choses étoient lorsque Constantin renvoya en Espagne Constans, qui emmena avec lui un General de réputation, nommé Justus. Aussi-tôt Gérontius s’imagine qu’on veut lui ôter son emploi pour en revêtir Justus, & résolu de ne point se laisser dépouiller, il s’assure des troupes qui sont à ses ordres, & il négocie si bien avec ceux des Barbares, à qui l’on venoit de permettre de rester dans les Gaules, qu’il les engage à reprendre les armes, & à recommencer la guerre contre Constantin. Comme la plus grande partie des forces de cet Empereur se trouvoit alors en Espagne, il ne lui fut pas possible de réprimer leurs hostilités. D’un autre côté, la foiblesse où les peuples Barbares qui habitoient au-delà du Rhin le voyoient, leur donna tant d’audace que chacun se jetta sur la Province de l’Empire qu’il avoit envie de piller. Tant de désordres que Constantin n’étoit point en état d’empêcher, furent suivis de maux sans nombre. Ce fut alors que les habitans de la Grande Bretagne osérent se soustraire à l’obéissance de l’Empire, & qu’ils ne voulurent plus reconnoître le pouvoir de ses Officiers, après quoi nos Insulaires se conduisirent avec tant de courage & d’intrépidité, qu’ils chasserent les Barbares des Cités qu’ils avoient occupées. L’exemple des Bretons Insulaires fut suivi par les peuples du Commandement Armorique, & par ceux de quelques autres Provinces de la Gaule, qui chasserent les Officiers de l’Empereur, se mirent en liberté, & puis établirent dans leur patrie une forme de gouvernement Républicain. Ce soulevement des peuples de la Grande-Bretagne, & de ceux d’une partie des Gaules, arriva donc sous le regne de ce Constantin, & à l’occasion des invasions ausquelles il avoit donné lieu, en faisant la disposition de ses troupes que nous lui avons vû faire », c’est-à-dire, en faisant passer en Espagne celles qui étoient destinées à la deffense des Gaules.

Voyons presentement ce que dit Frigeridus concernant la révolte de Gérontius, qui fut le premier mobile de la plupart des événemens dont parle Zosime. « Constantin manda son fils Constans, qui étoit alors en Espagne, afin de conferer avec lui sur des affaires de la derniere importance. Constans après avoir nommé Gérontius, pour commander en son absence dans cette grande Province, laissa sa Femme & sa Cour à Sarragosse, d’où il partoit, dans l’intention de se rendre en diligence auprès de son pere. Leur entrevuë dura plusieurs jours, au bout desquels Constantin qui étoit persuadé qu’il n’y avoit rien à craindre pour lui du côté d’Honorius, & qui ne vouloit plus songer qu’à faire bonne chere, renvoya son fils en Espagne. Constans fit aussi-tôt prendre les devans à quelques troupes, qui devoient y passer avec lui, mais il étoit encore à la Cour de son pere quand on y reçut la nouvelle que Gérontius avoit fait proclamer Empereur Maximus, une de ses créatures, & que son projet étoit de venir dès qu’il auroit été joint par les nations Barbares qu’il avoit mises dans ses interêts, attaquer Constantin. Une pareille nouvelle allarma beaucoup le pere & le fils, qui crurent ne pouvoir faire mieux que d’envoyer Edobeccus lever au-delà du Rhin un corps de troupes auxiliaires. Peu de jours après, Constans partit lui-même, suivi de Décimus Rusticus, auparavant Grand-Maître du Palais, & qui venoit d’être fait Préfet du Prétoire des Gaules. Leur dessein étoit d’aller recevoir les Francs & les Allemands qu’Edobecous avoit eu commission de lever, & de les amener incessamment à Constantin.

C’est un malheur pour nous que Gregoire de Tours n’ait point extrait ce qui, dans le livre de Frigeridus, suivoit immédiatement la narration qu’on vient de lire. Nous sçaurions ce que le dernier historien, dont nous avons perdu l’ouvrage, disoit concernant le soulevement de la Grande-Bretagne, et celui de plusieurs provinces des Gaules. Mais Gregoire de Tours qui n’avoit que ses Francs en vûë, et qui ne copioit dans Frigeridus que les endroits où il étoit parlé de cette nation, aura interrompu son extrait à l’endroit où Frigeridus cessoit de parler d’eux, et il n’aura recommencé à transcrire cet auteur, qu’à l’endroit où cet auteur recommençoit lui-même à faire mention des Francs. Nous rapportons plus bas ce dernier passage de Frigeridus, où la fin tragique du tyran Constantin est racontée.

Autant qu’on en peut juger par la date des événemens, qui selon l’ordre gardé par Zosime dans sa narration, ont ou suivi, ou précédé la révolte de la Grande-Bretagne, et celle du commandement Armorique, ces deux révoltes sont arrivées en quatre cens neuf. Cette conjecture est confirmée par la chronique de Prosper. On y lit, quelques lignes avant l’endroit qui parle de la prise de Rome par Alaric, l’année quatre cens dix. « En ce tems les forces que l’empire tiroit de la Grande-Bretagne, furent perduës à cause du mauvais état où les affaires des romains se trouvoient. » On ne sçauroit douter que ce passage ne doive s’entendre de la révolution dont Zosime parle en termes plus clairs. Or suivant Zosime, le soulevement des Gaules suivit de près la révolte de la Grande-Bretagne. Ainsi ce soulevement doit être arrivé à la fin de quatre cens neuf, ou bien au commencement de quatre cens dix. Ce qui est de certain, c’est qu’il est arrivé avant la prise de Rome par Alaric, qui s’en rendit maître, et qui la pilla au mois d’août de cette année-là. La preuve est que Zosime ne rapportoit la prise de Rome, car nous avons perdu l’endroit de son histoire où il en faisoit mention, qu’après avoir rapporté la révolte des Armoriques.

D’où venoit tant d’audace aux Bretons insulaires comme aux Armoriques ? De leur désespoir, et de la confusion extrême où se trouvoit alors l’empire d’Occident. Elle y étoit si grande dès le commencement de l’année quatre cens dix, qu’Honorius n’osa nommer un consul qui n’auroit été reconnu que dans les murs de Ravenne. Les fastes de Prosper disent qu’il n’y eut cette année-là qu’un consul, celui qui avoit été nommé par l’empereur d’Orient, et que la prise de Rome en fut la cause. D’ailleurs nos révoltés ne se soulevoient point contre un empereur redoutable par son génie, et par sa puissance, ils ne se soulevoient point contre un prince, dont l’autorité leur fût respectable, parce qu’il regnoit depuis long-tems. Ils ne faisoient que secoüer le joug de Constantin, d’un homme de fortune qu’un gros de soldats mutins avoient fait empereur il n’y avoit que deux ans, et qui devoit son élévation à la malignité des conjonctures. Qui sçait même si les partisans qu’Honorius devoit avoir encore dans les Gaules, nonobstant qu’elles reconnussent Constantin, n’attiserent point le feu de la sédition, et s’ils ne persuaderent point aux gens bien intentionnés pour la conservation de l’Etat, qu’il falloit secouer le joug du tyran, et que ceux qui se révolteroient contre lui, seroient avoués du souverain légitime. Enfin si les peuples du commandement Armorique étoient par leur état citoyens romains, ils étoient aussi Gaulois par leur naissance. Or Trebellius Pollio qui écrivoit sous le regne de Constantin Le Grand, dit en parlant de la révolte des armées et du peuple des Gaules contre l’empereur Gallien : les Gaulois sont legers de leur nature : ils n’ont point d’ailleurs pour l’empire l’attachement que devroient avoir des citoyens romains. Ainsi dédaignant des maîtres plongés dans le luxe, ils proclamerent avec le concours des armées, un nouvel empereur, qui fut Posthume. Depuis l’édit de Caracalla qui avoit donné à tous les Gaulois le droit de bourgeoisie romaine, les légions qui servoient sur le Rhin, devoient être presque toutes composées de soldats nés en-deçà des Alpes.

LIVRE 2 CHAPITRE 3

CHAPITRE III.

De la République des Armoriques.


La révolte ou la conféderation des provinces Armoriques doit être regardée comme un des principaux événemens de nos annales, puisqu’elle a plus contribué qu’aucun autre, à l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules. Voyons donc puisque nous n’avons plus ce que Frigeridus avoit écrit probablement touchant la constitution de cette république, ce que nous pouvons sçavoir ou conjecturer concernant la forme de son gouvernement.

On a vû dès l’entrée de cet ouvrage que le gouvernement ou le commandement armorique comprenoit cinq des dix-sept provinces des Gaules ; sçavoir, les deux Aquitaines, et la seconde, la troisiéme et la quatriéme des Lyonoises. Il renfermoit encore, comme on l’a vû aussi, une partie de la seconde Belgique, c’est peut-être de la seconde Belgique qu’entend parler Zosime, lorsqu’il dit : que d’autres cantons des Gaules adhererent à la conféderation du commandement armorique ou maritime. La partie de la seconde Belgique qui étoit du gouvernement armorique, aura entraîné dans la révolte la partie qui n’en étoit pas.

Comme il y a plusieurs degrés dans la soumission des sujets au souverain, il y en a aussi plusieurs dans leurs révoltes. Quelquefois un peuple passe de la désobéissance au souverain, à une rébellion ouverte contre lui. Ce peuple non content de secouer le joug de son maître légitime, va jusqu’à prêter serment de fidelité à un autre prince, ou ce qui est à peu près la même chose, il érige son païs en une république indépendante. Quelquefois aussi les sujets se soulevent sans en venir jusqu’à une révolte consommée, c’est-à-dire, sans faire de leur païs une république qui se dise indépendante, et sans se donner à un nouveau souverain. Ainsi quoique les séditieux de cette derniere espece, refusent d’obéir aux ordres du prince, quoiqu’ils établissent de leur autorité de nouveaux commandans, et de nouvelles loix, ils ne laissent pas néanmoins de le reconnoître toujours, du moins de bouche, pour leur véritable souverain. C’est en son nom qu’ils agissent, même quand ils agissent contre lui. Quoiqu’ils chassent ses officiers, et quoiqu’ils fassent la guerre à ses troupes, il n’a point cependant, à les entendre parler, de sujets plus fideles qu’eux. L’histoire fait mention de plusieurs révoltes de ce genre.

Le soulevement des provinces-unies des Païs-Bas contre le roi d’Espagne Philippe II, fut durant les neuf premieres années une révolte de ce genre-là. Ces provinces en conséquence de plusieurs résolutions prises par leurs Etats, et puis en conséquence de la pacification de Gand, et de l’union concluë à Utrech en mil cinq cens soixante et dix-neuf, firent long-tems la guerre contre les armées et contre les officiers avoués par Philippe II, en disant que néanmoins elles le reconnoissoient toujours pour leur prince légitime. Dans toutes les villes qui étoient entrées dans la conféderation, on prioit Dieu pour la prospérité du roi d’Espagne, immédiatement avant que de demander au ciel la victoire sur les troupes de ce prince. Les tribunaux faisoient en son nom le procès à ses sujets fideles, et l’on frappoit à son coin l’argent destiné à payer les armées qui agissoient contre lui. Enfin, on lui faisoit prêter serment de fidélité par des officiers, et par des magistrats qui ne pouvoient cependant lui obéir sans être punis comme traîtres. Ce ne fut qu’en mil cinq cens quatre-vingt-un que les Etats Generaux déclarerent Philippe II déchu de son droit de souveraineté sur leurs provinces, en publiant à cet effet un acte motivé et autentique, qui suppose que jusques-là ils fussent demeurés sous l’obéissance de ce prince.

L’état des Armoriques aura été, après qu’ils se furent soulevés contre l’empereur, sous le regne du tyran Constantin, le même qu’étoit l’état des provinces-unies, immédiatement avant l’acte d’abdication  ; c’est ainsi que se nomme la déclaration de mil cinq cens quatre-vingt-un. Les Armoriques auront dit dans leurs manifestes qu’ils ne se révoltoient point contre l’empire, et que c’étoit pour le servir mieux, qu’ils ne vouloient plus obéir à des officiers et à des magistrats à la fois exacteurs et dissipateurs, et à qui le prince, s’il les eût bien connus, n’auroit jamais confié les emplois dont ils avoient obtenu les provisions, par surprise. On aura peut-être avec fondement, imputé à la trahison, ou du moins à la négligence de ces officiers, les malheurs des Gaules, et principalement l’invasion de l’année quatre cens sept. Si nous n’eussions pas eu pour nos chefs, auront dit les factieux, des traîtres, des poltrons, ou des stupides, les Gaules qui ne manquoient ni de têtes, ni de bras capables de les bien défendre, ne seroient point devenuës la proye d’une multitude ramassée. Pourquoi le prince ne veut-il pas confier plûtôt son autorité aux gens du païs, qui connoissent de longue main ses forces, son foible et ses ressources, et qui ont tant d’intérêt à le conserver, que la remettre entre les mains de personnes d’un autre monde, souvent incapables des emplois que leur procure la faveur d’un courtisan en crédit, et toujours plus occupées du soin de s’enrichir, durant une administration passagere, que du soin de faire le bien d’un païs où elles ne sont pas nées, et qu’elles comptent même de ne plus revoir, dès qu’elles auront fait leur fortune à ses dépens ? Pour faire cesser les maux de la Gaule, il n’y a qu’à remettre ses forces entre les mains de ses enfans. Nous ne demandons à Rome ni argent, ni soldats. Qu’elle nous laisse seulement la liberté de faire un bon usage de nos hommes et de nos richesses. Dès que les deniers qui se levent dans notre patrie, ne seront plus maniés par des magistrats venus de Rome, dès que nos milices ne seront plus sous les ordres de géneraux qui ne les connoissent point, et qu’elles connoissent encore moins, il ne restera plus de barbares entre le Rhin et l’océan. Bien-tôt même nous serons en état de passer les Alpes, et d’aller noyer dans l’Arne et dans le Tibre les Visigots, qui menacent de près le Capitole. Nos ancêtres ont bien pû prendre Rome ; nous pourrons bien la délivrer des ennemis qui sont à ses portes. Enfin, à qui les Gaules obéissent-elles aujourd’hui ? à Constantin, à un tyran, dont le nom fait le plus grand mérite. Ce n’est point nous révolter contre l’empire, que de secouer le joug de cet usurpateur.

Nous verrons par plusieurs passages de Salvien, qui seront rapportés ci-dessous, que les concussions, et la mauvaise administration des officiers du prince, furent véritablement les causes de la conféderation des provinces Armoriques ; et nous verrons aussi par ces passages, et par ceux d’autres auteurs, que bien qu’elles se soient deffenduës, quelquefois les armes à la main, contre les officiers de l’empire, qui vouloient les remettre sous son obéissance par force, elles n’ont jamais cependant reconnu d’autres souverains que l’empire, ni refusé de l’aider lorsqu’il leur demandoit du secours, et cela jusqu’à l’année quatre cens quatre-vingt-dix-sept qu’elles se soumirent à Clovis, en conséquence du traité qu’elles firent avec lui, aussi-tôt après son baptême.

Les apparences sont même que les Armoriques, c’est-à-dire, ici les peuples du commandement maritime, continuerent après qu’ils eurent érigé leur espece de république, à frapper leur monnoye au coin de l’empereur regnant. Voici quels sont les fondemens de cette conjecture. Les Armoriques doivent avoir frappé un grand nombre d’especes d’or et d’argent durant les quatre-vingt-sept années qui s’écoulerent depuis leur association jusqu’à leur incorporation à la monarchie des Francs. Quoique l’interregne qui eut lieu dans les Gaules durant la guerre civile allumée par la proclamation de Galba, ait été très-court, quoiqu’il ne puisse pas avoir duré une année entiere, nous ne laissons pas d’avoir encore des médailles romaines frappées durant ce court interregne, lesquelles ne portent ni le nom ni l’effigie d’aucun empereur, et qu’on connoît pourtant à leur fabrique être du tems de Neron et de Galba. Cependant parmi les médailles romaines qu’on reconnoît au goût de leur gravure pour être des monnoyes du cinquiéme siécle, il n’y en a point qui ne soit frappée au coin de quelqu’un des empereurs. Voici encore une autre raison qui me porte à croire ce que j’avance : des révolutions pareilles à celle qui se fit dans le gouvernement Armorique, quand les provinces dont il étoit composé, se souleverent contre le souverain, sont toujours suivies de besoins urgens, et qui contraignent d’avoir recours aux expédiens les plus équivoques. Celui de gagner sur la monnoye est ordinairement un des premiers qu’imaginent les Etats dont les finances tarissent.

Un souverain profite sur sa monnoye en deux manieres, qui au fond reviennent au même. Ou bien il augmente le prix des especes d’or et d’argent qui sortent de ses monnoyes, quoiqu’il ne reçoive que pour l’ancien prix, les matiéres d’or ou d’argent qu’on y apporte ; ou bien en laissant les matieres à leur ancien prix, il fabrique des especes moindres soit par le poids, soit par le titre, que les especes qui avoient cours lorsque le prix du marc d’or et le prix du marc d’argent ont été fixés, et néanmoins il donne cours à ces nouvelles especes pour le même prix dont étoient les anciennes. En effet, les provinces-unies du Païs-Bas, dès qu’elles se furent mises en république, userent du premier moyen de gagner quelque chose sur leur monnoye. Elles augmenterent la valeur de leurs especes de cinq pour cent, sans augmenter d’abord les matieres de ces cinq pour cent ; ils font encore la difference essentielle et permanente, bien que sujette à quelques variations dépendantes des conjonctures, laquelle se trouve entre le prix qu’ont aujourd’hui ces especes dans la banque d’Amsterdam, et celui qu’elles ont dans les payemens en deniers entre citoyen et citoyen. Elles ne sont reçûës que sur l’ancien pied dans les recettes que fait la banque qui les donne aussi pour le prix qu’elle les reçoit. Mais dans les payemens de particulier à particulier, elles sont données et reçûës sur le pied de leur nouvelle valeur. Les Armoriques auront pratiqué l’autre moyen, et ils auront, sans avoir augmenté le prix du marc, fabriqué des sols d’or, d’un titre plus bas que celui des anciens ; mais ausquels ils n’auront pas laissé de donner cours pour la valeur numeraire qu’avoient les anciens. Ce qui est certain, c’est que cinquante ans après la conféderation des Armoriques, il couroit dans l’empire des sols d’un titre plus bas, et qui s’appelloient les sols gaulois, parce qu’ils avoient été fabriqués dans les Gaules.

Nous avons déja cité l’édit que l’empereur Majorien, qui regnoit en quatre cens cinquante-huit, et environ cinquante ans après l’établissement de la république des Armoriques, publia, pour rémédier aux désordres, et aux abus qui faisoient gémir les sujets dans les Gaules et dans les autres provinces du partage d’occident. Un article de cette loi dit : « Nous défendons à ceux qui reçoivent nos deniers, de rebuter dans les payemens, sous quelque prétexte que ce soit, aucun sol d’or pourvu qu’il soit de poids, si ce n’est le sol gaulois, dont l’or est d’un titre plus bas que celui des autres sols. » Certainement la loi de Majorien ne statue point ici sur les especes d’or qui pouvoient courir dans les Gaules avant Jules-César. Lorsque Majorien regnoit, il y avoit déja cinq cens ans qu’elles étoient soumises aux Romains, trop jaloux des droits de la souveraineté pour avoir laissé courir si long-tems des especes frappées au coin des anciens princes : supposé qu’il y en eût encore, elles étoient devenues des médailles. D’ailleurs Majorien appelle lui-même sols d’or les especes dont il s’agit ; il suppose qu’ils sont du poids des autres sols d’or qui étoient alors la monnoye courante, puisque ce n’est qu’à cause de leur titre qu’il les décrie. Il s’agit donc d’especes courantes et frappées depuis que les Romains étoient les maîtres des Gaules. Mais, dira-t-on, Majorien désigne bien superficiellement les sols d’or, dont il interdit le cours. Je réponds que cette désignation étoit suffisante pour ceux qui vivoient quand il publia son édit. Des loix précédentes à la sienne avoient déja statué sur les sols d’or qui s’y trouvoient décriés. Enfin, tout le monde sçavoit dans le cinquiéme siécle ce que signifioient les lettres qui sont dans les exergues des monnoyes du bas empire, et que nous ne sçavons pas lire aujourd’hui. C’étoit apparemment à ces lettres qu’on reconnoissoit le sol d’or gaulois, et qu’on discernoit les especes de bon titre, lesquelles avoient été frappées dans les monnoyes imperiales, d’avec les especes fabriquées dans les monnoyes des provinces conféderées, et même d’avec les especes de même valeur et titre que celles des Armoriques, lesquelles les empereurs peuvent bien avoir fait fabriquer par une mauvaise politique. Nous parlerons incessamment de ces dernieres especes.

Je crois même que c’est de ces sols d’or armoriques dont il devoit y avoir un grand nombre de répandus dans les Gaules, que fait mention une loi particuliere que Gondebaud roi des Bourguignons y publia probablement vers l’année cinq cens sept. Elle parle des especes d’or alterées, quant au titre, et sur tout de celles qu’Alaric II roi des Visigots venoit de faire frapper. Or nous verrons dans la suite que ce fut vers l’année cinq cens six qu’Alaric fit fabriquer cette espece de fausse monnoye. Voici la loi de Gondebaud : » Nous défendons de rebuter dans les payemens aucun sol d’or pourvu qu’il soit de poids, à moins qu’il ne soit d’une des quatre fabrications suivantes : sçavoir, de celle de l’Empereur Valentinien, de celle de Genéve, de celle qui a été faite dans le pais tenu par les Visigots du tems d’Alaric, & dans laquelle le titre de l’espece a été empiré, & enfin de celle d’Ardaric. »

Il n’y a point de difficulté sur les trois premieres fabrications. Gondebaud décrie les especes frapées sous Valentinien, parce que sous le regne de ce prince on avoit probablement alteré dans les monnoyes impériales le titre des sols d’or qui s’y fabriquoient, afin de se mettre au pair, avec les sols armoriques, et d’éviter l’inconvénient plus apparent que réel qu’il y auroit eu, si les sujets des provinces obéïssantes eussent donné dans le commerce aux sujets des provinces confederées des sols d’or meilleurs que ceux qu’ils recevoient des sujets des provinces conféderées. Gondebaud décrie de même les sols d’or que son frere Godégisile avoit fait fabriquer à Genéve, lorsqu’il y tenoit sa cour, soit par aversion pour la mémoire de Godégisile, soit par d’autres motifs. Notre législateur met semblablement hors de tout cours les sols d’or fabriqués à Toulouse au coin d’Alaric II. Tout cela est sans difficulté. Mais quels sont ces sols d’or ardaricains, dont la loi de laquelle il s’agit, déclare qu’elle ne veut point autoriser l’exposition.

Je ne trouve dans le cinquiéme siécle qu’un prince qui ait porté le nom d’Ardaric, et qui ait pû donner le nom d’ ardaricains à des sols d’or courans dans les Gaules. C’étoit un roi des Gépides, qui au rapport de Jornandés et de Sigebert le chroniqueur, fut un des rois soumis à l’autorité d’Attila. Il est vrai qu’Ardaric ne voulut point obéïr aux successeurs d’Attila, qu’il se mit dans une entiere indépendance, et qu’il se rendit même célebre, en donnant à plusieurs autres rois, qui comme lui avoient été soumis au roi des Huns, l’exemple de secoüer ce joug. Mais nous ne voyons pas qu’Ardaric ait jamais eu aucun établissement ni dans les Gaules, ni dans les autres contrées voisines de cette province. Il regnoit entre le Danube et le Pont-Euxin. Est-il probable que ce prince ait fait frapper dans ces païs-là une quantité d’espéces d’or telle, qu’il en fut passé dans les Gaules un si grand nombre, que cinquante ans après il y en restât encore assez pour mériter que Gondebaud en fît une mention particuliere dans une loi génerale concernant les monnoyes.

Ce sont apparemment ces réflexions qui ont fait penser à M Du Cange[94] que le texte de la loi de Gondebaud étoit corrompu, et qu’au lieu d’y lire ardaricanos, on pouvoit lire alaricanos. Mais comme l’a très-bien observé M De Valois[95], cette correction n’est point admissible, parce qu’en l’adoptant il se trouveroit que Gondebaud auroit fait deux fois mention dans la même phrase, sous deux differentes désignations, des sols d’or d’Alaric, ce qui n’est pas soûtenable. En effet, Gondebaud ayant dit que son intention est de mettre hors de cours les sols d’or de quatre fabrications differentes ; sçavoir, ceux de la fabrication de Valentinien troisiéme, ceux de la fabrication de Genéve, ceux qu’Alaric avoit fait fabriquer avec trop d’alliage, et ceux d’une quatriéme fabrication, il est impossible que le nom par lequel il désigne cette quatriéme fabrication, soit le nom d’Alaric. En ce cas-là Gondebaud eût dit d’abord qu’il privoit de tout cours les especes d’or fabriquées dans trois monnoyes differentes. En faisant l’énumération des fabriques dont il décrioit les monnoyes, il auroit encore averti que les espéces d’or frappées au coin d’Alaric, lesquelles il mettoit hors de cours, étoient les mêmes sols d’or qui s’appelloient vulgairement alaricains.

Je crois donc que ce n’est point hazarder une conjecture sans fondement, que de lire dans la loi de Gondebaud armoricanos pour ardaricanos. Un copiste a pû changer aisément l’ m en d et l’ o en a. L’inattention des écrivains, qui comme nous le verrons dans la suite, a été cause qu’on lit aujourd’hui dans Procope arboricos pour armoricos, aura été cause aussi qu’on lit aujourd’hui dans la loi gombette ardaricanos pour armoricanos. Enfin, il est aussi probable qu’en cinq cens huit il restoit encore dans les Gaules une grande quantité de sols d’or, fabriqués dans les villes de la conféderation Armorique, où l’on avoit battu monnoye jusques à leur réduction à l’obéïssance de Clovis en quatre cens quatre-vingt dix-sept, qu’il l’est peu qu’il y eût encore alors un assez grand nombre de ces especes frappées au coin d’Ardaric, pour faire un objet aux yeux d’un législateur, et pour mériter qu’il les décriât expressément.

Quelle étoit la forme du gouvernement dans la république des provinces maritimes des Gaules, qui se confédérerent en quatre cens neuf ? Tout ce que nous en sçavons, c’est ce que Zosime nous apprend : qu’elles chasserent les officiers du prince, et qu’elles pourvûrent au gouvernement ainsi qu’elles le trouverent bon. Nous sommes réduits sur ce point-là aux conjectures. Il est donc probable que chaque cité aura conservé la forme de son gouvernement municipal. Chaque sénat aura exercé dans son district les fonctions de comte, et il y aura fait ce que firent les Etats de la province de Hollande dans leur territoire, lorsqu’après la mort du roi d’Angleterre Guillaume III ils se mirent en possession d’exercer par eux-mêmes, les fonctions attachées à la charge de statholder ou de gouverneur du païs, devenuë vacante par le décès de ce prince. On sçait bien que les fonctions et les droits attribués à cette charge, étoient les fonctions et les droits que les souverains de la province y avoient attachés eux-mêmes autrefois. Guillaume prince d’Orange, celui qu’on désigne par le surnom de Taciturne, et qui étoit gouverneur de la province pour Philippe II lorsqu’elle se révolta, avoit conservé, nonobstant la révolution, toutes les fonctions et tous les droits qu’il avoit comme statholder avant la révolution, et ses successeurs à cette dignité, en avoient joüi de même.

Peut-être que dans quelques-unes de celles des cités des Gaules qui entrerent dans la confédération, il se sera fait un nouveau conseil, à qui tous les citoïens auront attribué l’exercice des fonctions, qui précédemment appartenoient aux officiers nommés par le prince. Ce conseil extraordinaire aura été composé des députés des curies, d’un certain nombre de sénateurs, et de quelques ecclésiastiques. Comme on voit que les évêques eurent une trés-grande part à toutes les révolutions qui arriverent dans la suite, on ne peut guéres douter qu’ils n’eussent entrée dans ces nouveaux sénats, et même qu’ils n’y présidassent. Ils y auront tenu le premier rang, non point comme chefs de la religion dans leurs diocèses, mais en qualité de premiers citoïens. Au défaut de magistrats institués ou désignés par le prince, c’est à ses premiers sujets de se mettre à la tête du gouvernement.

Grotius, quoique protestant, ne laisse pas de reconnoître ce droit des évêques : » Ce fut avec raison, le Peuple Romain refusant de reconnoître l’autorité d’Iréne, s’élut un Empereur, & qu’il le proclama par la bouche de son premier Citoïen c’est-à-dire, de son Evêque. Le Grand-Prêtre n’étoit-il pas en Judée la premiere personne de l’Etat, quand il n’y avoit point de Roi ? Voilà, continuë Grotius, d’où vient le droit qu’a l’Evêque de Rome, de conférer les Fiefs Impériaux pendant la vacance de l’Empire. Durant ce tems-là, l’Evêque de Rome est la premiere personne du peuple Romain, & les droits appartenans à une societé, s’exercent ordinairement en son nom par la personne la plus apparente, par celle qui tient le premier rang dans cette societé. »

Les évêques des Gaules étoient chacun dans sa cité le premier citoïen, ainsi que le pape l’étoit à Rome. C’étoit donc à eux d’exercer pendant l’interregne, et au défaut de magistrats institués ou désignés par le prince, les droits appartenans à la societé, dont ils étoient la premiere personne, comme c’est au pape, suivant Grotius, à exercer, quand il n’y a point d’empereur, les droits qui appartiennent, ou qui sont censés appartenir au peuple Romain. Ainsi c’étoit à nos prélats à présider à l’administration temporelle de leurs diocèses, dès qu’ils n’avoient pas pû venir à bout d’empêcher que ces diocéses ne tombassent dans la funeste nécessité de se gouverner par eux-mêmes. Le droit de préséance emporte avec lui cette obligation. Voilà suivant mon opinion pourquoi plusieurs évêques saints, qui ont vêcu dans le cinquiéme siécle et dans le sixiéme, sont entrés si avant dans tous les projets et dans toutes les négociations qui se firent alors, pour rétablir l’ordre dans leurs diocèses, ou du moins pour y prévenir l’anarchie qui auroit operé leur entiere dévastation. Voilà pourquoi ils font une si grande figure dans l’histoire de l’établissement de la monarchie françoise. Le rang qu’ils tenoient dans leur païs, les obligeoit à se mêler de toutes les affaires, et nous verrons encore dans la suite qu’ils n’ont rien fait que leur conscience et leur honneur ne leur permissent pas.

Le conseil qui gouvernoit dans chaque cité, y aura institué un officier militaire pour commander les gens de guerre, c’est-à-dire, les milices et les troupes de frontiere, qui pour conserver leurs bénefices et leurs quartiers, se seront soûmises au nouveau gouvernement établi dans les païs où elles étoient réparties.

En quelles mains passa le pouvoir qu’avoit le préfet du prétoire des Gaules, et celui de géneralissime de ce département dans les Provinces-unies avant leur conféderation, après qu’elles se furent soustraites à l’autorité des officiers du prince ? L’un et l’autre pouvoir étoit-il exercé par le conseil qui gouvernoit chaque diocèse, et par ceux qui avoient commission de ce conseil, ou bien l’un et l’autre résidoient-ils dans quelque assemblée générale, composée de députés de chaque province ou de chaque cité ? Je n’ai point de peine à croire que du moins de tems en tems il ne se tînt, suivant l’ancien usage, une pareille assemblée ; mais je crois qu’elle ressembloit plûtôt aux dietes des cantons suisses, qui ne peuvent rien résoudre qui oblige tout le corps politique, à moins que le résultat ne soit fait d’un consentement unanime ; qu’elle ne ressembloit aux Etats géneraux des Provinces-unies, qui peuvent à la pluralité des suffrages faire touchant les monnoyes, touchant la conclusion de la paix, ou touchant les entreprises proposées contre une puissance qui a été déja déclarée ennemie d’un consentement géneral, plusieurs décisions ausquelles les provinces qui auroient été d’un avis contraire, sont tenuës de se conformer.

Mon opinion est fondée sur ce qu’on ne voit rien dans les auteurs du cinquiéme siécle et du sixiéme concernant la république des Armoriques, qui porte à croire qu’elle ait eu une assemblée representative qui gouvernât souverainement en décidant à la pluralité des suffrages : et qu’il est d’ailleurs très-probable que ceux des peuples des Gaules qui composoient notre assemblée, se conduisirent après avoir secoué le joug de l’empire romain, comme ils se conduisoient avant que Jules-César leur eût imposé ce joug. Or nous voyons par ce qu’il nous dit lui-même sur l’état où étoient la Gaule celtique et la Gaule belgique lorsqu’il les soumit à Rome, que le parti de Reims et le parti d’Autun qui partageoient les Gaules, avoient plûtôt la forme d’une ligue, ou d’une association de plusieurs petits Etats indépendans l’un de l’autre, et seulement engagés à donner du secours à celui d’entr’eux qui se trouveroit dans certaines conjonctures, qu’ils n’avoient la forme d’un corps politique régulier, dont tous les membres sont soumis au même sénat, et doivent obéir aux ordres de la même assemblée. Les cités qui s’étoient attachées à Autun, n’étoient pas ses sujettes, mais ses clientes. Il en étoit de même de celles qui s’étoient jettées dans le parti de Reims, ou dans celui des Auvergnats.

Comment les cités qui étoient entrées dans la conféderation Armorique, pouvoient-elles s’accorder lorsqu’il s’agissoit de faire une entreprise ? Comment pouvoient-elles seulement vivre en paix les unes avec les autres ? On sçait quelle fut toujours la légereté des Gaulois, et avec quelle promptitude ils ont toujours eu recours aux armes. Je répondrai en appliquant à la république dont il est ici question, ce que dit Grotius de celle de Hollande : que c’étoit une république formée au hazard, mais que la crainte que tous ceux dont elle étoit composée, avoient du roi d’Espagne, ne laissoit pas de tenir unie et de faire subsister. La crainte que les Armoriques avoient des officiers de l’empereur et des barbares, aura donc fait aussi subsister durant un tems leur république, toute mal conformée qu’elle pouvoit être. Les cités qui la composoient auront bien eu souvent des démêlés entr’elles, mais elles auront fait ce que font les personnes embarquées sur le même vaisseau, qui s’accordent, ou plûtôt qui suspendent leurs contestations à l’approche d’une tempête, pour les recommencer, dès que le beau tems sera de retour. Voilà comment il a pu arriver que la conféderation des Armoriques ait subsisté durant quatre-vingt ans et plus, véritablement en perdant de tems en tems quelques-uns de ses associés.

D’ailleurs comme la république des Provinces-unies a dû en partie sa conservation aux diversions que le hazard ou leurs amis firent en sa faveur, et qui souvent mettoient le roi d’Espagne hors d’état de pousser la guerre contr’elle avec vigueur ; de même la république des Armoriques aura dû sa conservation aux guerres civiles, aux guerres étrangeres, et aux autres malheurs qui affligerent l’empire d’Occident pendant le cinquiéme siécle. Une courte exposition de ce qui s’y passa durant les quatre années qui suivirent immédiatement celle où les provinces qui composoient le commandement maritime, s’érigerent en république, fera voir que l’empereur ne fut point pendant tout ce tems-là, en état de songer à les réduire, et qu’elles eurent ainsi le loisir de donner une espece de forme à leur nouveau gouvernement, et le tems de l’accréditer.

LIVRE 2 CHAPITRE 4

CHAPITRE IV.

Des évenemens arrivés dans l’Empire d’Occident depuis l’année quatre cens dix jusqu’à l’année quatre cens seize. De la dignité de Patrice. de l’établissement des Visigots dans les Gaules.


Au mois d’août de l’année quatre cens dix Alaric prit et saccagea la ville de Rome. Il ne survêcut pas long-tems à cet exploit ; mais son successeur Ataulphe ne fit sa paix avec l’empereur, et il n’évacua l’Italie qu’en quatre cens douze. Jusqu’à cette convention dont nous parlerons bien-tôt, Honorius craignit plus d’une fois pour sa liberté. Voici d’un autre côté ce qui se passa dans les Gaules en quatre cens dix et l’année suivante.

Gérontius, s’étoit soulevé contre son maître le tyran Constantin, et il avoit entrepris de le déposer. Ce géneral rebelle peu inquiet des progrès que les Vandales ne manqueroient pas de faire en Espagne durant son absence, passa les Pyrénées, comme je l’ai déja dit, et entra dans les Gaules sous les auspices du Maximus qu’il avoit fait proclamer empereur. Constantin dénué de troupes, à cause de la disposition qu’il avoit faite des siennes, ne put imaginer rien de mieux que de se jetter dans Arles après avoir envoyé son fils Constans et Edobécus un de ses géneraux faire des levées d’hommes sur les bords du Rhin. La ville d’Arles fut donc attaquée par Gérontius, mais ce rebelle fut bien-tôt obligé à lever son siége. L’armée d’Honorius commandée par Constance ayant passé les Alpes, s’étoit approchée d’Arles, et Gérontius n’avoit pas moins de peur de cette armée-là, qu’il en auroit eu de celle même de Constantin.

Constance le géneral de l’armée d’Honorius, n’étoit pas un barbare comme la plûpart de ceux à qui jusques-là, Honorius avoit confié le commandement de ses armées. Il étoit né citoïen romain, et son mérite qui l’avoit fait monter de grade en grade jusqu’à celui de géneralissime, le fit même bien-tôt parvenir à la dignité de patrice de l’empire. Cette dignité qui étoit à vie, n’étoit subordonnée qu’à celle d’empereur et à celle de consul, qui n’étoit qu’une dignité tout au plus, annuelle. Nous apprenons de Zosime même, quel étoit le rang que les patrices que pour ainsi dire il avoit vû créer, tenoient dans l’empire. Zosime dit en parlant d’un optatus qui avoit été fait patrice. » L’Empereur Constantin le Grand en érigeant la dignité de Patrice inconnuë avant lui, avoit statué par l’Edit de la création, que ceux qui s’en trouveroient revêtus, seroient superieurs aux Préfets du Prétoire. » Cassiodore nous a conservé une formule des lettres de provision de la dignité de patrice, et le prince qui la confere dit dans cette formule : » Nous vous revêtons d’une dignité supérieure à celle des Préfets du Prétoire, & à celle de tous nos autres Officiers, le Patriciat n’étant subordonné qu’à la dignité que nous-mêmes nous exerçons quelquefois. » Comme les empereurs se revêtoient quelquefois eux-mêmes du consulat, il est clair que Cassiodore veut désigner le consulat quand il fait mention de la seule des dignités de l’empire, qui fût supérieure au patriciat, et qu’un sujet pût posseder. Jornandés après avoir dit, en parlant de Théodoric roi des Ostrogots, que ce prince parvint au consulat ordinaire, ajoute, qu’il est la plus éminente des dignités que les empereurs conféroient à des particuliers.

Dès que le patriciat étoit une dignité supérieure à celle des préfets du prétoire, et dès que la dignité des préfets du prétoire étoit plus grande que celle des officiers militaires, qui, comme on l’a vû, cédoient le pas aux préfets du prétoire, il s’ensuit que le patrice dans les départemens où il se trouvoit, devoit, quand l’empereur et le consul n’y étoient pas, commander à tous les officiers civils, et à tous les officiers militaires de ces départemens. C’est aussi ce qu’énoncent les provisions, et c’est ce qu’on pourra observer en lisant plusieurs faits rapportés dans cette histoire.

Constance épousa encore quelques années aprés Placidie, la sœur d’Honorius, qui voulut bien même ensuite associer à l’Empire ce grand capitaine. On peut croire qu’il auroit été le restaurateur de la monarchie, s’il ne fût point mort comme nous le dirons, quelque tems après son élévation sur le trône.

Pour retourner à ce qui se passa dans les Gaules en quatre cens onze, Honorius y avoit envoyé Constance à la tête d’une puissante armée, avec la commission d’y établir l’autorité impériale. à l’approche de l’armée de Constance, Gérontius qui assiegeoit Arles, leva donc son siege. Il fut bien-tôt après abandonné par ses soldats, et réduit à se sauver en Espagne, où il fut tué à quelque tems de là. Maximus son phantôme d’empereur, disparut si bien qu’on ne sçait pas même certainement ce qu’il devint. Constance qui d’abord avoit paru prendre le parti de Constantin associé à l’empire précédemment par Honorius, et vouloir le soutenir contre Gérontius, se déclara dès qu’il n’eut plus rien à craindre de Gérontius, contre ce même Constantin, et il l’assiega dans Arles. Constance attaqua donc la même ville dont il venoit de faire lever le siege.

Edobécus celui de ses géneraux que Constantin avoit envoyé dans la Germanie comme nous l’avons vû, pour y lever un corps de troupes auxiliaires, se presenta peu de tems après pour faire lever le nouveau siege d’Arles ; mais il fut battu par Constance. Enfin, Constance pressa tellement la place, que les assiegés alloient être réduits à se rendre à discretion, lorsqu’il reçut une nouvelle qui l’obliga suivant l’apparence, à leur offrir une capitulation afin de pouvoir terminer son entreprise quelques jours plûtôt[96]. Cette nouvelle disoit premierement, que Jovinus l’un des plus puissans seigneurs des Gaules, avoit été proclamé empereur, et reconnu dans les deux provinces Germaniques ; secondement, que Goar roi des Allemands, apparemment le même qui avoit quitté le parti des Vandales pour s’allier avec les Romains lorsque les Vandales firent leur invasion en quatre cens sept, s’étoit déclaré pour Jovinus ; cette nouvelle apprenoit enfin que Jovinus étoit à la tête d’une armée formidable, composée en grande partie des Francs, des Bourguignons et des autres barbares qui avoient été engagés à prendre les armes en faveur de Constantin, et que leur armée s’avançoit à grandes journées pour livrer bataille à l’armée d’Honorius. Quelle convention Constans fils de Constantin, et Decimus Rusticus, que ce même Constantin avoit envoyés sur le Rhin, pour y engager les Francs et les Bourguignons à prendre les armes en sa faveur, auront-ils faite avec Jovinus ? L’histoire ne nous l’apprend pas.

Constance, pour faire finir plûtôt le siege d’Arles, et pour n’avoir plus qu’un ennemi à combattre, fit donc proposer aux assiégés, qui peut-être n’étoient pas encore informés du secours qui leur venoit, une capitulation qu’ils accepterent, et dès qu’elle eut été concluë, ils livrerent leurs portes. On ne sçait point quelles y étoient les conditions stipulées concernant Constantin. Voici quelle fut sa destinée. Pour rendre sa personne inviolable, il prit les ordres sacrés, avant que de se remettre au pouvoir de Constance, qui l’envoya sous une bonne et sûre garde à Honorius. Mais ce tyran n’arriva point jusqu’à la cour qui faisoit alors son séjour à Ravenne. Il étoit encore à trente lieuës de cette ville, quand on le fit mourir par ordre de l’empereur. Rapportons le récit de ses événemens tel qu’il se trouvoit dans l’histoire de Frigeridus. » Il y avoir déja quatre mois que le Patrice Constance avoit mis le siege devant Arles, lorsqu’il eut nouvelle que Jovinus qui avoit pris la Pourpre dans la Gaule ultérieure, étoit en pleine marche pour venir attaquer l’Armée Impériale, & qu’il amenoit avec lui un gros corps de Francs, de Bourguignons, d’Allemands & d’Alains. A cette nouvelle, tous les obstacles qui retardoient la reddition de la Ville, furent levés, & Constantin vint au pouvoir de Constance. Le Patrice fit conduire en Italie Constantin, qui fut tué sur le bord du Mincio, par ceux qu’Honorius avoit envoyés pour le faire mourir. » Suivant Sozoméne, Arles se rendit, parce que Constance défit un secours qui venoit à Constantin. C’étoit apparemment celui que menoit Edobeccus.

Ce succès ne mettoit pas Constance en état d’obliger par force les Armoriques à rentrer dans le devoir. Jovinus étoit toujours le maître des provinces germaniques, et suivant les apparences, des provinces qui sont à leur couchant. D’ailleurs, peu de mois après la prise d’Arles, l’autorité impériale fut encore très-affoiblie dans les Gaules par l’arrivée des Visigots. Ils y venoient pour y prendre des quartiers sur les terres domaniales des païs qui sont entre le bas Rhône, la Méditerrannée, et l’océan, et cela en vertu de la concession qu’Honorius leur avoit faite. Elle étoit l’article le plus important du traité conclu avec eux, pour les engager à évacuer l’Italie et à se retirer au-delà des Alpes. Quoique nous n’ayons plus l’acte de la convention qui fut faite à ce sujet entre Ataulphe successeur d’Alaric roi des Visigots, et Honorius, nous voyons clairement par la suite de l’histoire, qu’il devoit porter, que les Visigots vivroient dans ces quartiers suivant leur loi nationale, qu’ils n’y auroient d’autre superieur que leur roi, et qu’ils ne rendroient d’autre devoir à l’empire que celui de le servir dans ses guerres comme troupes auxiliaires. La suite de l’histoire nous fait voir encore que les villes capitales d’une cité, quoiqu’elles se trouvassent assises au milieu des quartiers des Visigots, devoient demeurer en pleine possession de leur état, et que nos barbares n’y pouvoient mettre ni troupes, ni commandans, à l’exception toutefois de Toulouze. Il paroît que cette ville fut exceptée de la régle génerale dans la convention qui se fit alors, et qu’elle fut accordée au roi des Visigots pour y tenir sa cour.

Voilà, suivant mon opinion, le premier royaume ou la premiere colonie de barbares indépendante des officiers civils, et obligée seulement à des services militaires, laquelle ait été établie sur le territoire de l’empire par la concession du prince. J’ai déja dit que les peuplades de barbares, qui dans les tems précédens avoient obtenu la permission de s’établir dans quelque canton de ce territoire, ou qui après s’y être établies par force, avoient eu la permission d’y rester, n’avoient eu la permission de s’y établir ou d’y rester, qu’à condition d’y vivre en sujets de la monarchie, c’est-à-dire, d’obéir à ses loix et à ses officiers, ainsi que faisoient les anciens habitans.

Ataulphe qui avoit succedé au roi Alaric mort peu de tems après la prise de Rome, avoit bien voulu faire la convention dont nous venons de parler, en vue d’assurer à ses compatriotes un avenir tranquile, et les Romains avoient cru de leur côté qu’ils ne pouvoient point acheter trop cherement l’évacuation de l’Italie, et que c’étoit l’obtenir à bon marché, que la payer en livrant aux barbares une partie des Gaules et même toute la province, attendu l’état malheureux où pour lors elle se trouvoit réduite.

Les Visigots arriverent donc dans les Gaules l’année quatre cens douze, et ils prirent d’abord leurs quartiers dans les cités qui sont à l’occident du bas Rhosne. Suivant la chronique de Prosper, on étendit ces quartiers du vivant même d’Ataulphe, et on leur donna l’Aquitaine qui devoit être encore de la confédération Armorique, et dont ils réduisirent apparemment plusieurs cités à recevoir les officiers de l’empereur. Mais les Visigots, loin de tenir la promesse qu’ils avoient faite, de se conduire dans les Gaules en bons alliés et confédérés, n’y eurent pas plûtôt mis le pied, qu’ils prirent avec Jovinius des liaisons qui auroient été funestes à l’empire, sans l’avanture que je vais raconter. Sarus, un officier Got qui servoit les Romains, et dont nous avons déja parlé, venoit de quitter le parti d’Honorius qui l’avoit mécontenté, pour se jetter dans celui de Jovinus. Ataulphe qui s’étoit mis en marche à la tête d’une armée, pour joindre Jovinus, rencontra sur sa route Sarus, qui n’avoit qu’une simple escorte avec lui. Il y avoit entre ces deux Gots une vieille querelle, et l’occasion de la terminer à son avantage, parut si favorable à Ataulphe, qu’il ne put résister à l’envie d’en profiter. Il chargea donc Sarus, et il le fit tuer. Ce meurtre mit de la mésintelligence entre Ataulphe et Jovinus, et cette mésintelligence s’augmenta encore parce que Jovinus associa son frere Sebastianus à l’empire. Il falloit que cette démarche fût une contravention à quelqu’une des conditions du traité que Jovinus venoit de faire avec les Visigots. Quoiqu’il en fût, Ataulphe fit son accommodement pour la seconde fois avec Honorius, et il se déclara contre Jovinus.

En conséquence de cet accommodement, Ataulphe l’année suivante, débarassa Honorius de nos deux tyrans. Il lui envoya d’abord la tête de Sebastianus qui avoit été tué dans une action de guerre ; et après avoir fait Jovinus prisonnier, il le lui livra vivant. Honorius le traita, comme il avoit déja traité Constantin. Ce fut sans doute à la faveur de tous ces mouvemens que les Bourguignons à qui nous venons de voir prendre les armes pour le service de Jovinus, passerent le Rhin en l’année quatre cens treize, pour s’établir dans les Gaules, où ils s’emparerent de plusieurs contrées assises sur la rive gauche de ce fleuve. Toutes les apparences sont que le païs que les Bourguignons occuperent alors, est le même que nous nommons à présent l’Alsace. Jovinus dans la vûë de conserver leur amitié, eut-il la complaisance de les y laisser prendre des quartiers ? Honorius pour les gagner, leur fit-il une concession pareille à celle qu’il venoit de faire aux Visigots ? Les histoires qui nous restent n’en disent rien.

Gregoire de Tours nous a conservé un fragment de l’endroit de l’histoire de Frigeridus, où il est parlé de la fin tragique de plusieurs des partisans de Jovinus et de Sebastianus. Le voici. » Dans ce tems-là, ceux qui commandoient pour Honorius, arrêrerent en Auvergne Decimus Rusticus que les Tyrans avoient fait Préfet du Prétoire des Gaules, Agoccerius un des principaux Ministres de Jovinus ainsi que plusieurs autres personnes de considération, & ils les firent mourir. » Comme l’Auvergne étoit une des cités de la premiere Aquitaine, et comme la premiere Aquitaine étoit une des provinces de la confédération Armorique, il faut que Constance et ceux qui commandoient pour Honorius dans les Gaules, eussent déja obligé une partie de cette province à rentrer dans le devoir. « La cité de Tréves (c’est Frigeridus qui reprend la parole) fut mise à feu et à sang par les Francs dans une seconde invasion qu’ils y firent. » Frigeridus comptoit sans doute pour la premiere irruption des Francs dans les Gaules, leur entrée dans ce païs-là, lorsqu’ils y vinrent joindre Jovinus en quatre cens onze, dans le tems que ce tyran se mettoit en marche pour aller attaquer le patrice Constance qui assiégeoit Arles. Il paroît aussi que Frigeridus compte pour la seconde irruption des Francs dans la cité de Tréves, les hostilités qu’ils commirent dans ce district qui tenoit peut-être le parti d’Honorius, lorsqu’ils vinrent dans les Gaules en quatre cens treize pour secourir Jovinus contre Ataulphe.

Suivant Jornandés, les hostilités des Francs et des Bourguignons, cesserent dès qu’Ataulphe fut bien établi dans les Gaules, et ces deux nations intimidées se continrent dans les païs qu’elles occupoient alors ; c’est-à-dire, qu’elles n’envahirent plus les contrées voisines, et qu’elles discontinuerent même d’y faire des courses. Ainsi le passage de Jornandés ne signifie point que les Bourguignons et les Francs ayent alors repassé le Rhin pour retourner dans leur ancienne patrie. Comme nous le verrons par la suite de l’histoire, les Bourguignons demeurerent dans l’Alsace ou dans les païs voisins, et les Francs resterent dans les régions des Gaules qu’ils avoient déja occupées, dans celles où nous verrons qu’ils étoient encore quand Castinus les attaqua en quatre cens dix-huit, et dans lesquelles ils se maintinrent comme peuple indépendant, jusqu’à la guerre qu’Aëtius leur fit en quatre cens vingt-huit. Quelle étoit cette contrée des Gaules dont les Francs auront pû se saisir à la faveur de leurs liaisons avec Jovinus ? Celle dont nous verrons qu’Aëtius les déposseda, la partie de la rive gauche du Rhin séparée de l’ancienne France uniquement par le lit de ce fleuve.

Suivant le cours que prenoient les affaires de l’empire depuis qu’Honorius s’en reposoit sur Constance, on pouvoit esperer qu’au bout de quelque tems la tranquillité et l’ordre seroient rétablis dans le partage d’Occident ; mais les événemens qui arriverent durant le reste de l’année quatre cens treize et l’année suivante, y augmenterent bien le trouble et la confusion.

En premier lieu, Heraclien proconsul d’Afrique, s’y fit proclamer empereur, et peu de tems après sa révolte il arma la flote la plus nombreuse dont l’histoire romaine fasse mention, et il passa sur cette flotte en Italie, pour s’y faire reconnoître. Dans ces circonstances Honorius n’aura point manqué de rappeller une partie des troupes qu’il avoit dans les Gaules, afin d’en grossir l’armée qu’il vouloit opposer à son ennemi le plus dangereux. En effet l’armée de l’empereur se trouva bien-tôt assez forte pour donner auprès d’Otricoli une bataille contre celle de l’usurpateur. L’action fut sanglante. Enfin Heraclien fut défait et réduit à se sauver en Afrique. Ceux qui s’étoient attachés à lui dans sa prosperité, l’abandonnerent dans sa disgrace. Quand il voulut y lever une nouvelle armée, il ne trouva plus de soldats, et il fut obligé à chercher son azile dans un temple de Carthage ; c’est-là qu’il fut arrêté, et dans la suite il fut mis à mort.

En second lieu, Honorius et Ataulphe se brouillerent de nouveau. Une des conditions de leur traité étoit que le roi des Visigots rendroit à l’empereur sa sœur Placidie. Ataulphe refusa de la rendre, alléguant pour raison qu’Honorius ne lui avoit point encore fourni tout ce qu’il devoit lui fournir aux termes du traité. L’apparence est que les raisons dont Ataulphe se servoit pour justifier son refus, n’étoient que des prétextes, et qu’il vouloit, quoiqu’il eût promis, retenir Placidie dans le dessein de l’épouser ; ce qu’il fit l’année suivante.

Les Visigots recommencerent donc leurs hostilités, en tâchant de surprendre Marseille et quelques autres villes importantes qui étoient à portée de leurs quartiers. Ils échouerent dans leur tentative sur Marseille, mais ils furent plus heureux à Narbonne, puisqu’ils s’en rendirent maîtres durant le tems des vendanges de l’année quatre cens-treize. Ce qui rend certaine l’année de cet événement, c’est qu’Idace le rapporte immédiatement, avant que de raconter la mort d’Heraclien arrivée constamment avant la fin de cette année-là.

L’année suivante Ataulphe ne garda plus aucunes mesures avec Honorius. Ataulphe engagea Attale, ce phantôme d’empereur qu’Alaric avoit fait proclamer dans Rome lorsqu’il étoit aux portes de cette ville, et qui avoit depuis suivi les Visigots dans les Gaules, à y reprendre la pourpre ; et à s’y ériger de nouveau en souverain ; c’étoit déclarer Honorius déchu de toute autorité dans les lieux où les Visigots auroient quelque pouvoir, et lui donner à connoître qu’ils y vouloient regner véritablement. Heureusement pour Honorius, Ataulphe épousa la même année Placidie. Cette princesse habile sçut si bien ramener l’esprit de son mari, qu’il changea de sentiment et de dessein.

Au lieu que jusques-là il n’avoit pensé qu’à détruire les Romains, pour rendre les Visigots les maîtres de la monarchie fondée par Romulus, il s’affectionna aux Romains, et il voulut devenir leur défenseur. Voici ce que nous lisons dans Orose concernant les sentimens où étoit Ataulphe, lorsqu’il mourut l’année suivante, c’est-à-dire, en quatre cens-quinze.

« Ataulphe, comme je l’ai toûjours oüi dire, & comme la cause de sa mort l’a bien montré, ne vouloit plus autre chose qu’entretenir la paix, être bon Allié d’Honorius, & faire servir l’épée des Gots à la défense de la République Romaine. Il me souvient d’avoir été present à une conversation, où un Citoyen de Narbonne qui avoit servi avec distinction sous Theodose le Grand, & qui d’ailleurs étoit un homme vrai, éclairé & fort sage, racontoit à Saint Jerôme dans la Ville de Bethleem en Palestine ; Que lui qui parloit, il avoit eu beaucoup de part, quand il étoit dans la patrie, à la confiance d’Araulphe. Que ce Roi lui avoit dit plusieurs fois en faisant serment qu’il ne disoit rien qui ne fût vrai : Quand mon imagination & mon courage avoient encore toute leur fougue j’ai souhaité avec passion d’éteindre le nom Romain, & de lui substituer le nom des Gots. Mon idée étoit donc alors de faire de ma Nation, la Nation dominante dans le monde, & que l’Empire Romain devînt l’Empire Gotique. Enfin, ajoutoit Ataulphe, je n’aspirois pas à moins, qu’à devenir, ainsi qu’Auguste, la souche d’une nouvelle tige d’Empereurs. Mais après avoir reconnu par une longue expérience que mes Gots étoient d’un caractere trop dur & trop violent, pour s’accoutumer à porter le joug des Loix civiles ; & après avoir d’un autre côré fait réflexion qu’un Etat où les Lois civiles ne sont pas respectées par tous les Sujets, n’est point un Etat qui puisse subsister ; j’ai senti que mon salut & ma gloire consistoient à employer les armes des Gots pour rétablir, & même pour augmenter encore l’Empire Romain. Dès que je ne sçaurois venir à bout de changer la constitution, je veux en être le Restaurateur, & que l’avenir me célébre en cette qualité. Voilà ce qui fit suspendre au Roi Ataulphe toutes sortes d’hostilités, & rechercher la paix. Sa femme Placidie, Princesse qui joignoit à un esprit perçant beaucoup de religion, n’avoit pas peu contribué à le faire entrer dans ces sentimens débonnaires.

Les peuples qui s’établissent dans les païs éloignés de leur patrie, changent bien de caractere et de mœurs au bout de quelques générations. Ces Visigots, que leur roi croyoit incapables des vertus civiles les plus nécessaires dans une societé, s’établirent à quelque tems delà en Espagne, et c’est d’eux qu’étoient descendus ces vieux Castillans si sages et si fermes, enfin nés avec un talent si superieur pour le gouvernement des nations étrangeres.

L’inquiétude que donnoit aux Visigots le patrice Constance, qui commandoit dans les Gaules pour Honorius, aura peut-être autant contribué à faire prendre au roi Ataulphe des sentimens de modération, que toutes les réflexions dont l’histoire d’Orose nous rend compte. En effet, le géneral romain se conduisoit avec tant de prudence et tant d’habileté, il étoit si dévoué aux interêts de sa monarchie, qu’il faisoit dire à tous ses concitoyens ; « Que les empereurs avoient eu grand tort de ne pas confier toujours leurs armées à leurs Sujets naturels, au lieu d’en abandonner le commandement à des Géneraux ou à des Comtes Barbares. »

Ataulphe, conformément à ses bonnes intentions et à ses interêts presens, traita donc avec Honorius, et il paroît que les conditions de leur accommodement furent que les Visigots abandonneroient la protection d’Attale, et qu’ils évacueroient les Gaules, d’où ils passeroient en Espagne, pour y faire la guerre au nom de l’empire contre les barbares qui s’étoient cantonnés dans cette province et pour la réconquérir. Il étoit sans doute permis aux Visigots par cette convention, de prendre des quartiers en Espagne, et principalement dans les lieux d’où ils chasseroient les Vandales, les Alains et les autres étrangers. Ce que dit Idace sur l’accommodement d’Ataulphe, qui se fit à la fin de l’année quatre cens quatorze, ou au commencement de l’année quatre cens quinze, semble pouvoir signifier que cet accommodement fut précedé par quelque action de guerre dans laquelle Ataulphe auroit reçu un échec. Quoiqu’il en ait été, les Visigots en l’année quatre cens quinze évacuerent Narbonne, aussi-bien que tous les lieux qu’ils tenoient dans les Gaules, et ils prirent la route d’Espagne. Ils abandonnerent aussi Attale, qui fut ensuite arrêté par les Romains du païs, et livré entre les mains de Constance. Ataulphe n’entra point dans l’interieur de l’Espagne, il fut tué à Barcelonne par les Visigots, et Vallia s’empara du trône, après s’être défait de quelques autres ambitieux qui avoient la même prétention que lui. « Idace dit : Ataulphe déterminé par le patrice Constance à quitter Narbonne pour passer en Espagne, fut assassiné par un des siens, tandis qu’il étoit en conversation avec ses courtisans[97]. » Il eut pour successeur immédiat Sigéric qui fut tué peu de tems après son élection. Vallia qui succeda à Sigéric, convint avec les Romains d’entretenir l’accord qu’eux et son prédecesseur Ataulphe ils avoient fait, et il passa ensuite en Espagne pour y faire la guerre aux Alains et aux Vandales qui occupoient la Lusitanie et la Bétique ; ce sont les païs connus aujourd’hui sous le nom de Portugal et d’Andalousie. Suivant la chronique de Prosper, la premiere idée de Vallia n’étoit point de s’en tenir au traité que son prédecesseur Ataulphe avoit fait. « Après le meurtre d’Ataulphe dit Prosper, les Visigots ayant fait quelques mouvemens, ils eurent aussi-tôt en tête le patrice Constance qui les repoussa. » Ce ne fut donc apparemment qu’après que Constance eût remporté quelque avantage sur les Visigots, qu’ils renouvellerent le traité fait entr’eux et ce patrice sous le regne d’Ataulphe.

On peut bien croire que lorsque Constance et Vallia renouvellerent le traité fait sous le regne d’Ataulphe, ils y changerent et ajouterent quelques articles. Une des nouvelles conditions qu’on y insera, fut que Vallia rendroit à Honorius sa sœur Placidie, veuve d’Ataulphe. Constance qui songeoit dès lors à épouser cette princesse, ce qu’il fit peu de tems après, avoit interêt de faire inserer dans le traité qu’il négocioit, un article qui stipulât qu’elle seroit remise entre les mains d’Honorius ; et dans ces occasions, le ministre le plus fidele est celui qui fait seulement aller de pair ses interêts particuliers, avec ceux de son maître. Le traité fut executé de bonne foi. Les Visigots rendirent Placidie, et ils passerent en Espagne, dans le dessein d’y verser leur sang, en y faisant la guerre sous les auspices de l’empereur contre les barbares qui s’y étoient cantonnés. Suivant l’apparence, ce traité fut executé peu de tems après sa conclusion ; et ce fut en quatre cens seize que Placidie fut renduë, et que Vallia acheva de passer les Pyrénées. Ce prince fit d’abord de grands progrès en Espagne où il répandit des ruisseaux du sang, des barbares qu’il sacrifioit à la vengeance de Rome. Quand nous aurons parlé de ce qui se passa dans les Gaules, lorsque Vallia les eut évacuées, nous dirons quelque chose de plus, concernant les exploits qu’il fit en Espagne.


LIVRE 2 CHAPITRE 5

CHAPITRE V.

Réduction d’une partie des Armoriques à l’obéïssance de l’Empereur. Honorius ordonne en quatre cens dix-huit que l’Assemblée générale des Gaules se tienne à l’avenir dans Arles. division des Gaules, en Gaules absolument dites en Pays des sept Provinces. De Pharamond.


Nous sçavons qu’à la fin de l’année quatre cens-seize, ou au commencement de l’année quatre cens dix-sept, Honorius traitoit actuellement avec les Armoriques, pour les ramener sous son obéissance. Cette négociation étoit conduite principalement par Exuperantius, citoyen du diocèse de Poitiers, et que nous verrons dans la suite préfet du prétoire dans le département des Gaules ; le lieu de sa naissance le rendoit très-propre à être l’entremetteur de cet accomodement.

Voici comment nous sçavons ce fait-là. Claudius Rutilius Numantianus étoit un homme de grande considération né en Aquitaine, mais qui avoit demeuré long-tems en Italie, et il y avoit même rempli plusieurs dignités éminentes, lorsque vers l’année quatre cens seize de l’ére chrétienne, il voulut revenir dans les Gaules sa patrie, où l’on se flattoit que le calme alloit être rétabli. Rutilius y revint en effet. Comme il étoit poëte, il lui prit envie, durant l’oisiveté à laquelle ceux qui sont en route se trouvent réduits quelquefois, de composer en vers la relation de son voyage ; et nous avons encore une grande partie de cette relation. Il nous y apprend qu’il se mit en chemin l’année onze cens soixante et neuf de la fondation de Rome, c’est-à-dire, l’année quatre cens seize de la naissance de Jesus-Christ.

Dans un endroit de son poëme, Rutilius dit, en parlant d’un Palladius, jeune homme d’une grande esperance, né dans les Gaules, et qu’on avoit envoyé à Rome pour s’y former ; « qu’Exsuperantius, le pere de ce Palladius, enseignoit actuellement aux Contrées Armoriques à cherir le retour de la paix ; qu’Exsuperantius y rétablissoit l’autorité des loix & la liberté, & qu’il y affranchissoit les Maîtres de la servitude où les tenoient leurs propres Valets. » Il étoit probablement arrivé dans les païs de la confédération Armorique, ce qui arrive ordinairement dans les païs qui se soulevent contre leur souverain, et qui veulent établir une nouvelle forme de gouvernement ; c’est que les personnes de condition médiocre qui sont plus hardies et plus entreprenantes que les citoyens notables, parce qu’elles sont moins satisfaites de leur condition presente que les autres, s’arrogent dans leur parti toute la considération, et qu’elles en abusent, pour opprimer ceux à qui elles obéissoient avant les troubles. » La noblesse des Provinces-Unies, & celles des Provinces Obéissantes, die Grotius, en parlant des troubles du Païs-Bas, demeuroient dans l’inaction, ou elles n’ambitionnoient que les dignités qui ne donnoient point de part aux affaires. Celle des Provinces Confédérées craignoit de s’exposer à l’envie du peuple, & celle des Provinces Obéissantes ne vouloit pas donner de jalousie aux Espagnols. » On sçait avec quelle insolence la canaille ligueuse traitoit en France les personnes respectables qui se trouvoient engagées dans le parti de la sainte Union.

Il paroîtra clairement par la suite de cette histoire, qu’en quatre cens seize, ou dix-sept, Exsuperantius ne fit rentrer dans le devoir qu’une partie des provinces de la confédération Armorique, et qu’ainsi ce Romain ne termina point l’affaire à laquelle il travailloit actuellement, tandis que Rutilius écrivoit son itineraire. Suivant les apparences, Exsuperantius ne put ramener alors sous l’obéissance de l’empereur que celles des cités de la seconde Aquitaine que les Visigots n’avoient point réduites, et la plûpart des cités de la premiere Aquitaine. En effet nous trouverons dorénavant plusieurs cités de ces deux provinces dans une pleine dépendance des officiers du prince, quoiqu’elles fussent comprises certainement dans le commandement Armorique[98]. Il en sera de même des cités de la seconde Belgique dont il est probable qu’une partie, du moins étoit entrée d’abord dans cette confédération. Mais d’un autre côté, la seconde, la troisiéme, et la quatriéme des provinces Lyonnoises doivent avoir été sourdes aux remontrances d’Exsuperantius. Car l’on verra clairement par la suite de l’histoire que ces provinces persevererent alors dans la résolution de ne point se soumettre à l’autorité des officiers nommés par l’empereur.

Quoique les Armoriques ne se fussent point soulevés contre Honorius, mais contre le tyran Constantin, il ne s’ensuit pas qu’ils ayent dû consentir à se remettre sous le gouvernement du prefet du prétoire et des autres officiers impériaux, aussi-tôt que ces officiers eurent cessé d’être ceux de Constantin, et qu’ils furent redevenus les officiers d’Honorius. Depuis l’année quatre cens neuf que les provinces Armoriques s’étoient mises en république jusqu’à l’année quatre cens seize, les personnes qui s’étoient emparées de l’autorité dans cet Etat, avoient gouté la douceur de commander. Elles ne manquoient donc pas de representer à leurs compatriotes qu’ils ne seroient pas mieux traités par les officiers d’Honorius, qu’ils l’avoient été par les officiers du tyran et par ceux de ses devanciers. Elles leur disoient qu’on rétabliroit les impôts supprimés, qu’en un mot toutes les véxaplaignoit depuis plusieurs siécles, recommenceroient, dès qu’on seroit rentré sous le joug des courtisans d’Honorius. Enfin ceux dont l’interêt étoit de faire durer la révolte, avoient le pouvoir en main.

Honorius pour accelerer la pacification des Gaules, que le passage des Visigots en Espagne, et ses négociations avec les Armoriques lui faisoient esperer, accorda dans ce tems-là une amnistie générale de tous les crimes commis à l’occasion des derniers troubles. Il étoit impossible que pendant ces désordres plusieurs personnes, sous prétexte de servir l’Etat, n’eussent vengé des injures particulieres, et qu’un grand nombre de citoïens ne fût coupable d’avoir entretenu des intelligences secrettes avec les barbares, crime qui, suivant les loix impériales, devoit être puni par le feu. » Si quelqu’un, dit une de ces Loix, a donné aux Barbares le moyen de piller les Sujets de l’Empire, ou s’il a participé en quelque maniere que ce soit à leurs brigandages, qu’il soit brûlé vif. »

Ce fut aussi dans le même tems qu’Honorius, dont les provinces germaniques, du moins en partie, reconnoissoient l’autorité depuis la mort de Jovinus, y envoya Castinus qui commandoit les troupes de la garde impériale, pour faire la guerre aux Francs, c’est-à-dire, suivant les apparences, à ceux des Francs qui avoient pillé la cité de Tréves, et qui s’étoient cantonnés sur le territoire de l’empire. On lit dans Gregoire de Tours : » Frigeridus, après avoir raconté qu’Asterius reçut les Patentes de la Dignité de Patrice que l’Empereur lui envoyoit, ajoûte ce qui suit : En même tems on envoya Castinus dans les Gaules, où se faisaient les préparatifs d’une expédition contre les Francs. On trouve ce qu’on vient de lire concernant les Francs dans Sulpitius Alexander & dans Profuturus Frigeridus. Pour Orose, autre Historien, voici ce qu’il dit de l’invasion des Barbares en quatre cens sept, &c. » N’y avoit-il dans Sulpitius et dans Frigeridus, concernant les Francs, que les passages que Gregoire de Tours en a extraits ? C’est ce qui paroît impossible, attendu le sujet que ces deux auteurs avoient traité ? Pourquoi Gregoire de Tours, s’est-il lassé d’extraire ? Reprenons la suite de l’histoire.

Ce qui nous fait rapporter à l’année quatre cens dix-sept, ou pour le plus tard, à l’une des deux années suivantes, l’entreprise d’Honorius contre les Francs de laquelle il est ici question, c’est que lorsqu’elle se fit, Castinus n’étoit point encore maître de la milice dans le département des Gaules. Frigeridus l’eût désigné par le nom de cet emploi, puisque cet historien qui étoit Romain, a dû qualifier exactement les officiers qui de son tems ont rempli les grandes charges de l’empire, lorsqu’il avoit occasion de parler d’eux. Or quand Constance le mari de Placidie mourut, en quatre cens vingt et un, Castinus étoit déja maître de la milice. Idace lui donne cette qualité, en parlant d’un événement arrivé en Espagne, et qu’il rapporte immédiatement après avoir parlé de la mort de Constance. Quel succès eut l’expédition de Castinus ? Frigeridus le disoit, mais Gregoire de Tours, nous venons de nous en plaindre, n’a point transcrit ce qu’en rapportoit cet historien ; et nous allons voir qu’en l’année quatre cens dix-huit Honorius n’étoit encore bien obéi que dans les sept provinces méridionales des Gaules. Nous verrons même dans la suite que les Francs étoient toujours cantonnés en quatre cens vingt-huit dans les Gaules. Cependant dès l’année quatre cens dix-sept, cet empereur fit à Rome une entrée triomphale, comme si tous ses ennemis eussent été domptés. On vit marcher devant son char cet Attale qui avoit été proclamé deux fois empereur, et qui fut relegué après le triomphe dans l’isle de Lipari.

Enfin Honorius qui étoit alors très-bien servi par Constance, donna en l’année quatre cens dix-huit l’édit suivant, pour rétablir l’ordre dans celles des provinces des Gaules qui reconnoissoient pleinement son autorité ; c’étoit un moyen d’acheminer la réduction de celles qui perseveroient encore dans la confédération Armorique.

HONORIUS ET THEODOSE, EMPEREURS.
au très-illustre Agricola, Préfet du Prétoire des Gaules.

« Nous avons résolu en conséquence de vos sages représentations, d’obliger par un Edit perpetuel & irrévocable, nos Sujets des sept Provinces à pratiquer un usage capable de les faire parvenir enfin à l’heureux état où ils souhaitent d’être. En effet, rien n’est plus avantageux au Public & aux Particuliers de votre Diocèse, que la convocation d’une Assemblée qui se tiendra tous les ans sous la direction du Préfet du Prétoire des Gaules, & qui sera composée non-seulement des personnes revêtues des Dignités qui donnent part au Gouvernement géneral de chaque Province, mais encore de celles qui exercent les emplois qui donnent part au Gouvernement particulier de chaque Cité. Une telle Assemblée pourra déliberer avec fruit sur les moyens qui seront les plus propres à pourvoir aux besoins de l’Etat, & qui feront en même tems les moins préjudiciables aux interêts des Propriétaires des fonds. Notre intention est donc que dorénavant les sept Provinces s’assemblent chaque année au jour marqué dans la Ville Métropolitaine, c’est-à-dire, dans Arles. En premier lieu il ne sçauroit être pris que des résolutions salutaires pour tout le monde dans une Assemblée des plus notables personnages de chaque Province, & qui sera tenuë ordinairement sous la direction du Préfet de notre Prétoire des Gaules. En second lieu, nos Provinces les plus dignes de notre attention ne pourront plus ignorer les raisons qui auront engagé à prendre le parti auquel on se sera déterminé ; & comme le demandent la justice & l’équité, on aura soin d’instruire aussi de ces raisons celles des Provinces qui n’auront point eû de Representans dans cette Assemblée. Il reviendra encore à nos Sujets un avantage du choix que nous avons fait de la Ville de Constantin[99] pour le lieu de l’Assemblée que nous voulons être tenuë annuellement, puisqu’ainsi elle deviendra pour tous les membres de cette Assemblée l’occasion d’une entrevûë agréable par elle-même. L’heureuse assiette d’Arles la rend un lieu d’un si grand abord & d’un commerce si florissant, qu’il n’y a point d’autre Ville où l’on trouve plus aisément à vendre, à acheter & à échanger le produit de toutes les Contrées de la Terre : Il semble que ces fruits renommés, & dont chaque espece ne parvient à la perfection sous le climat particulier qu’elle rend celebre, croissent tous dans les environs d’Arles. On y trouve encore à la fois les trésors de l’Orient, les parfums de l’Arabie, les délicatesses de l’Assyrie, les denrées de l’Afrique, les nobles animaux que l’Espagne éleve, & les armes qui se fabriquent dans les Gaules. Arles est enfin le lieu que la Mer Méditerranée & le Rhône semblent avoir choisi, pour y réunir leurs eaux, & pour en faire le rendez-vous des Nations qui habitent sur les côtes & sur les rives qu’elles baignent. Que les Gaules ayent donc quelque reconnoissance de l’attention que nous avons euë à choisir pour le lieu de leur Assemblée une semblable Ville où d’ailleurs il est si facile d’arriver en toute sorte de voiture, soit qu’on veuille s’y rendre par terre, soit qu’on veuille y venir par eau. Il y a quelque tems que notre Préfet du Prétoire des Gaules ordonna étant mû par ces considérations, la même chose que nous statuons aujourd’hui ; mais comme son Mandement est demeuré sans effet, soit par la négligence de ceux qui auroient dû le faire mettre à éxécution ce soit par la nonchalance des Usurpateurs, pour tout ce qui regardoit le bien Public ; nous vous ordonnons de nouveau d’accomplir & de faire accomplir le Décret suivant.

» Notre volonté est qu’en exécution du present Edit, & conformément aux anciens usages, vous & vos Successeurs vous ayez à faire tenir chaque année dans la Ville d’Arles une Assemblée composée des Juges & de nos autres Officiers dans les sept Provinces ainsi que des Notables & des Députés des Propriétaires des fonds de nos sept Provinces, laquelle Assemblée commencera ses séances le treiziéme du mois d’Août, & les continuera, sans les interrompre que le moins qu’il sera possible, jusqu’au treizième du mois de Septembre. Nous voullons encore que nos Officiers qui administrent la Justice dans la Novempopalanie, & dans la seconde Aquitaine, celles des sept Provinces qui sont les plus éloignées d’Arles, & qui auront des affaires d’une telle importance, qu’ils ne pourront se rendre dans cette Ville, y envoyent du moins des Representans, ainsi qu’il est d’usage en pareils cas. En faisant la présente Ordonnance, nous sommes très-persuadés que nous rendons un bon office à tous vos Sujets, & que nous donnons en même tems à la Ville d’Arles un témoignage autentique de la reconnoissance que nous conservons de son attachement à nos interêts, lequel nous est suffisamment connu par les bons rapports du Patrice Constance, que nous regardons comme notre Pere. Enfin nous ordonnons qu’on fera payer une amende de cinq livres d’or pesant, aux Juges qui auront manqué de se rendre à l’Assemblée d’Arles, & une amande de trois livres d’or aux Notables & Officiers Municipaux, qui se seront rendus coupables de la même négligence. Donné le dix-septiéme Avril, l’année de notre douziéme Consulat, & du huitiéme Consulat de l’Empereur Théodose. Publié dans Arles le vingt-troisiéme May de la même année. »

Nous ferons plusieurs observations sur l’édit d’Honorius ; et la premiere sera sur la question qui se presente d’abord. Quelles étoient les sept provinces des Gaules dont il est fait mention dans cet édit, sans que néanmoins le dénombrement y en soit fait ? Voici mon opinion sur ce point-là.

Dès le quatriéme siécle, il étoit déja d’usage dans le discours ordinaire, de diviser quelquefois la Gaule, en Gaules proprement dites, et en un païs désigné alors par le nom des cinq provinces , et qui comprenoit les provinces méridionales de la Gaule. Quelques-unes de ces cinq provinces ayant été partagées en deux, depuis que cette division arbitraire eût été mise en usage, on ne dit plus les Gaules et les cinq provinces , mais les Gaules et les sept provinces[100]. La notice des Gaules rédigée sous le regne d’Honorius et imprimée par le pere Sirmond, celle en un mot que les sçavants croyent la meilleure de toutes, après avoir fait l’énumération des dix provinces qu’on appelloit proprement la Gaule suivant cette division ; et après avoir dit quelles cités se trouvoient dans chacune de ces dix provinces, ajoûte : Il y a encore les cités suivantes dans les sept provinces, et puis elle fait l’énumération des cités qui se trouvoient dans chacune des sept provinces. C’est-à-dire dans la Viennoise, dans la province des Alpes Maritimes, dans la seconde Narbonoise, dans la premiere Narbonoise, dans la Novempopulanie, dans la seconde Aquitaine, et dans la premiere Aquitaine. On peut voir dans les annales ecclesiastiques du pere Le Cointe plusieurs passages d’auteurs, soit du quatriéme siécle, soit du cinquiéme, qui font foi que la division de la Gaule en Gaules proprement dites, et en païs des cinq ou des sept provinces, avoit lieu de leur tems dans le langage ordinaire.

Je ne crois pas néanmoins que les sept provinces, ayent jamais fait soit dans l’ordre civil, soit dans l’ordre militaire, un corps d’état distinct du reste de la Gaule, ni jamais eu un gouvernement séparé, et même aucun commandant particulier.

La division de la Gaule en sept provinces, et en Gaules proprement dites, n’avoit lieu que dans le langage ordinaire avant l’année quatre cens dix-huit qu’elle devint réelle en quelque maniere par la convocation de l’assemblée d’Arles. Cette division étoit à peu prés de même nature que la division de la Gaule en Gaules citérieures, et en Gaules ultérieures, laquelle avoit aussi lieu quelquefois dans le stile du monde durant le cinquiéme siécle, et passoit même dans les histoires, bien que, comme nous le verrons plus bas, on n’eût aucun égard à cette derniere division dans l’ordre civil et dans l’ordre militaire. Il est vrai que plusieurs sçavans ont cru que dès le commencement du regne d’Honorius nos sept provinces fussent régies par un officier particulier, nommé le vicaire des sept provinces, et qu’elles fissent par conséquent dès lors, une espece de corps d’Etat particulier. Mais je crois qu’ils ont été trompés par une faute de copiste ou d’imprimeur, laquelle se trouve dans le texte de la notice de l’empire donné par le Pancirole, et qui a passé de-là et dans l’extrait de cette notice que Duchesne a inserée dans son premier volume du recüeil des historiens de France, et dans bien d’autres livres. Voici en quoi consiste ce vice de clerc.

Le diocèse du préfet du prétoire des Gaules comprenoit les Gaules, l’Espagne et la Grande-Bretagne ; et cet officier avoit dans chacune de ces trois grandes provinces de l’empire, un vicaire général. Le vicaire général des Gaules s’appelloit le vicaire des dix-sept provinces des Gaules. C’étoit le nombre des provinces dans lesquelles les Gaules étoient alors divisées, et sur lesquelles s’étendoit l’autorité de ce vicaire. Or le texte de la notice de l’empire donné par le pancirole, au lieu d’appeller ce vicaire général des Gaules dans l’endroit où il en est parlé, le vicaire des dix-sept provinces ; au lieu de dire vicarius decem et septem provinciarum, ce texte l’appelle seulement vicarius septem provinciarum. On y lit : Voici les provinces qui reconnoissoient le vicaire des sept provinces … Que ce soit une faute, on n’en sçauroit douter ; car dans l’énumération des provinces qui reconnoissoient cet officier, et qui suit immédiatement les paroles que je viens de rapporter, on trouve le nom de toutes les dix-sept provinces des Gaules. Ce que je viens de dire, est si sensible, que Pancirole commente son texte sans égard à la faute d’impression, qui se trouve dans son édition, je veux dire sans égard à l’omission de decem  ; par-tout il appelle le vicaire dont nous parlons, le vicaire des dix-sept provinces, et non pas le vicaire des sept provinces . Voilà la source de l’erreur qui a fait croire que les sept provinces avoient un officier particulier, et qu’elles faisoient une espece de corps d’Etat distinct du reste des Gaules, même avant l’édit d’Honorius rendu en quatre cens dix-huit, qui en fit une espece de corps d’Etat particulier, mais plûtôt fictif que réel. Ce corps ne fut jamais réputé une grande province séparée du reste des Gaules. Il n’eut jamais à ce qui me paroît, ni un préfet du prétoire, ni un maître de la milice, ni aucun gouverneur particulier. Les sept provinces même après 418, continuerent d’obéïr aux officiers supérieurs qui commandoient dans les Gaules.

La division de la Gaule ou des Gaules, en Gaules proprement dites, et en païs des sept provinces, n’étoit donc avant cet édit qu’une de ces divisions purement arbitraires, que l’état ne connoissoit point. Il est vrai qu’on trouve dans la notice de l’empire quelques emplois de finance particuliers dans les sept provinces. Mais on peut dire deux choses à cet égard. La premiere c’est que pour multiplier les emplois lucratifs, on aura créé avant l’année 418, quelques nouvelles commissions dans nos sept provinces. La seconde, c’est que ces emplois n’auront été érigés que depuis l’année quatre cens dix-huit, et la convocation de l’assemblée d’Arles, mais qu’on en aura fait mention dans les copies de la notice transcrites posterieurement à cette année-là.

Le peuple ne laisse pas d’adopter ces sortes de divisions, parce qu’elles sont fondées sur des choses sensibles, comme la difference des coûtumes, des usages, des mœurs et des habits qui se trouve entre les habitans de païs contigus, et qui se fait remarquer aisément. Suivant toutes les apparences, la division des Gaules, en Gaules proprement dites, et dans les païs des sept provinces, provenoit de-là, ainsi que cette autre division du même païs en Gaules ulterieures et en Gaules citerieures, de laquelle nous avons déja promis de parler en son lieu.

Toutes les Gaules ne se transformerent pas, s’il est permis de parler ainsi, en une contrée romaine dans l’espace d’un seul jour. La ressemblance qui se trouvoit sous l’empire d’Honorius entre les habitans des Gaules et les habitans de l’Italie, avoit été l’ouvrage de plusieurs siecles. Elle ne s’étoit introduite que successivement, et le progrès de la politesse et des mœurs romaines ne dut point même se faire par-tout également. Il étoit naturel que les provinces méridionales des Gaules, que celles qui furent appellées les cinq provinces, et puis les sept provinces se polissent et prissent les mœurs romaines plûtôt que les provinces septentrionales. Ces provinces méridionales avoient plus de commerce avec l’Italie, que n’en avoient les autres, et leur climat étant d’ailleurs semblable à celui de l’Italie, il favorisoit davantage l’introduction des bains et de plusieurs autres usages des Romains. Ainsi ces provinces méridionales étant venuës à se polir plûtôt que les autres, ayant pris plûtôt que les autres les mœurs et les usages des Romains, elles auront paru du moins durant un tems, plus semblables à l’Italie, qu’au reste des Gaules ; et par-là elles auront porté le monde à les distinguer du reste des Gaules par un nom particulier, qui leur sera même demeuré dans la suite, quoique, si l’on veut, le reste des Gaules fût devenu presqu’aussi romain qu’elles. Il suffit que la difference dont je parle, eût subsisté durant un tems. Or Pline qui vivoit sous Vespasien, dit, en parlant de la plus grande partie du païs appellé dans le cinquiéme siecle les sept provinces, et en suivant la premiere division des Gaules suivie par les Romains. » On appelle la Province Narbonnoise, cette Partie des Gaules qui confine à l’Italie, dont elle est séparée par les Alpes ou par le Var, & qui est baignée par la Mer Méditerrannée. Du côté du Seprentrion, la Narbonnoise s’étend jusqu’au Mont Jura, & jusqu’au Mont Gébenna. Au reste, la Gaule Narbonnoise est si bien cultivée, ses campagnes sont si bien ornées, ses Habitans ont tant de politesse & de capacité ; enfin elle est si opulente, que pour tout dire en un mot, on la prendroit plûtôt pour une portion de l’Italie, que pour la portion d’une Terre étrangere réduite en forme de Province. »

Il étoit même permis aux sénateurs romains originaires de la Gaule narbonnoise d’y aller sans en demander la permission à l’empereur[101], quoiqu’une loy d’Auguste défendît à ces magistrats de sortir de l’Italie et d’aller dans les provinces sans une permission expresse du souverain. On avoit excepté cette portion des Gaules, ainsi que la Sicile, de la loy génerale, parce qu’on les regardoit, s’il est permis de parler ainsi, comme une extension, comme une continuation du territoire de l’Italie. La loy particuliere[102] faite en faveur des sénateurs de la Gaule narbonnoise avoit même été faite dès le regne de l’empereur Claudius. L’Aquitaine qu’on sçait avoir été un païs si poli du tems des empereurs, et si fertile alors en poëtes et en orateurs latins, faisoit presque toute l’autre partie du païs appellé les sept provinces au commencement du cinquiéme siecle. Voilà, suivant mon opinion, tout ce qui aura fait donner dans le langage ordinaire, cette dénomination à la contrée dont il s’agit ici.

Je ne pense donc pas, et je le répéte, que les sept provinces ayent jamais fait un corps d’état particulier et réellement distinct ni dans l’ordre civil ni dans l’ordre militaire, même après l’année quatre cens dix-huit ; mais cette année-là, les conjonctures où se trouvoient les Gaules, donnerent lieu à former une espece de corps d’Etat apparent plûtôt que réel, qui aura été composé de six de ces provinces demeurées dans l’obéïssance, et d’une autre province, qui par rapport à sa situation présente se trouvoit de même condition qu’elles. Ces six provinces auront donc été la Viennoise, la province des Alpes, la seconde Narbonoise, la premiere Narbonoise, la Novempopulanie et la seconde Aquitaine, qui étoient déja comprises dans le nombre des sept provinces. Les cinq premieres depuis le passage des Visigots en Espagne étoient pleinement sous l’obéïssance de l’empereur ; et jamais aucunes d’elles n’étoient entrées dans la confédération Armorique. Nous avons vû qu’il étoit probable qu’Exsuperantius eût ramené à son devoir la seconde Aquitaine, qui faisoit la sixiéme province. Honorius qui songeoit à rétablir l’ordre dans la partie des Gaules où il étoit le maître, en attendant qu’il pût obliger l’autre partie à reconnoître l’autorité impériale, aura donc jugé à propos en quatre cens dix-huit, de convoquer les Etats de ces six provinces. Il ne pouvoit point appeller les représentans de la premiere Aquitaine qui faisoit la septiéme province parce qu’elle étoit encore du moins en partie, de la confédération Armorique. D’un autre côté, l’on étoit accoutumé à entendre dire les sept provinces, et il convenoit pour plusieurs raisons dont il sera bien-tôt parlé, de ne se pas servir d’une autre dénomination. On aura donc substitué à la premiere Aquitaine, la premiere Lyonnoise demeurée fidelle à l’empereur, quoiqu’originairement elle ne fut pas une des sept provinces, mais bien une province du païs appellé proprement les Gaules, dans le langage ordinaire. Honorius aura convoqué ensuite sous le nom des Etats des sept provinces les Etats de chacune de ces sept provinces, en leur envoyant une expédition de l’édit que nous avons rapporté. On étoit accoûtumé dans les Gaules depuis long-tems à cette dénomination, qui par conséquent ne paroissoit point annoncer aucune nouveauté de mauvais augure ; au contraire elle cachoit en quelque sorte, la cause qui avoit comme réduit à sept provinces les dix-sept provinces des Gaules.

D’où sçavez-vous, me dira-t’on, que les sept provinces qu’Honorius convoquoit à Arles, et que son édit ne nomme point, n’étoient pas les mêmes que celles qui sont comprises sous le nom des sept provinces dans la notice des Gaules, et que ce n’étoit pas la premiere Aquitaine, mais la premiere Lyonnoise qui faisoit la septiéme province ? Je le sçais d’Hincmar, et voici l’endroit de ses ouvrages qui me l’apprend. » Un Reglement, qui sous le Regne des Empereurs Theodose & Honorius, & sous le Pontificat du Pape Zosime fut publié dans les sept Provinces, lesquelles étoient, la Viennoise, la Lyonnoise, la Province des Alpes, les deux Narbonoises, la Novempopulanie & la seconde Aquitaine ; ordonne que les Personnes constituées en dignité, les Proprietaires des fonds, les Juges & les Evêques de toutes ces Provinces se rendront chaque année dans la Ville de Constantin, c’est-à-dire, dans Arles, pour y tenir un Concile & une Assemblée civile, qui commenceront leurs séances le treiziéme du mois d’Août, pour être continuées sans interruprion jusqu’au treisiéme du mois de Septembre. Ce Reglement porte encore, que si les Juges & les Métropolitains de la Novempopulanie & de la seconde Aquitaine, qui parmi les sept Provinces, sont les deux Provinces les plus éloignées d’Arles, se trouvent retenus dans leurs districts par dess empêchemens légitimes, ils envoyeront alors, suivant l’usage, des Representans occuper leur place à cette Assemblée. » Voilà quelle est la teneur de l’édit des empereurs, et quelle étoit suivant Hincmar, celle des décretales des papes.

Bornons-nous ici à ce qui regarde le gouvernement civil dans le passage d’Hincmar que nous venons de rapporter. On ne sçauroit douter que ce prélat n’y entende parler de l’édit d’Honorius, dont nous avons donné la traduction. Ce que dit Hincmar de la date et du dispositif de l’espece de rescript dont il parle, le fait connoître suffisamment ; d’ailleurs, comme ce prélat qui fleurissoit sous le regne de Loüis-Le-Débonnaire, a vêcu dans un tems où la mémoire des changemens considérables arrivés dans le gouvernement civil des Gaules durant le cinquiéme siécle, n’étoit pas encore tout-à-fait éteinte, et quand l’ancienne division par provinces subsistoit toujours dans l’ordre ecclésiastique, il mérite d’être cru, lorsqu’il fait le dénombrement des sept provinces, à qui s’adresse l’édit d’Honorius, et que cet édit ne nomme point. Il est vrai que des sçavans du dernier siécle ont prétendu, sans alléguer aucune autorité, qu’il fallut corriger le texte d’Hincmar, et y lire non pas Lugdunensem, mais Aquitaniam primam. Mais qu’on fasse attention que dans la supposition qu’il y a une faute aussi grossiere dans le texte d’Hincmar, et qu’il s’y trouve la premiere Lyonnoise au lieu de la premiere Aquitaine, il faut penser que c’est Hincmar lui-même qui a commis cette faute. On ne sçauroit la mettre sur le compte des copistes. Il ne leur est arrivé que trop souvent et tout le monde en tombe d’accord de mettre une lettre, ou bien un chiffre pour un autre, mais on ne leur reproche pas d’avoir mis un nom propre pour un autre quand ces deux mots se ressemblent aussi peu que Lugdunensis et Aquitania. Or c’est ce qu’on ne croira point, quand on fera réflexion que Hincmar a vêcu dans un tems où la tradition devoit conserver encore la mémoire d’un pareil évenement, comme sur la connoissance qu’il avoit de nos antiquités. En second lieu, quoiqu’on ne soit point obligé d’alleguer des raisons, pour rejetter les corrections qu’on propose sans être autorisé, ou sur un manuscrit, ou sur la nécessité évidente de restituer un texte sensiblement défectueux, je ne laisserai pas d’en rapporter ici une très-forte, pour ne point admettre la correction dont il s’agit. La voici. Si la premiere Aquitaine eût été l’une des sept provinces convoquées à l’assemblée d’Arles, Honorius n’auroit pas dit dans son rescript, comme il le dit : « Que des sept provinces, la Novempopulanie et la seconde Aquitaine étoient les provinces les plus éloignées de la ville d’Arles. » Il eût dit que c’étoient les deux Aquitaines. Les extrêmités de la premiere Aquitaine, dont Bourges étoit la ville métropolitaine, sont encore plus éloignées d’Arles que les extrêmités de la Novempopulanie.

Enfin le texte d’Hincmar tel qu’il est, s’accorde beaucoup mieux avec ce que nous sçavons d’ailleurs touchant l’état où les Gaules étoient en quatre cens dix-huit, qu’il ne s’accorderoit avec ces mêmes notions, après qu’il auroit souffert la correction dont nous ne voulons pas.

Honorius aura convoqué la premiere Lyonnoise à l’assemblée d’Arles, parce que cette province étoit alors pleinement soûmise à ses ordres, et il n’aura point convoqué la premiere Aquitaine, parce que plusieurs de ses cités étoient encore engagées dans la confédération Armorique, quoique l’Auvergne et quelques autres des cités de cette même province fussent déja rentrées dans le devoir. Il aura paru contre la dignité de l’empire, dont on ne fut jamais si jaloux que lorsqu’il avoit cessé d’être respectable par ses forces, et qu’il touchoit à sa ruine, de convoquer une partie des cités d’une province, sans convoquer l’autre en même-tems, et d’avoüer ainsi dans un édit qu’il y avoit des sujets dont on n’étoit déja plus le maître. L’inconvénient étoit encore plus grand à convoquer des sujets qui n’obéïroient pas. Personne ne peut avoir oublié une observation que M. De Valois fait en plus d’un endroit, concernant la vanité des empereurs des romains d’Orient, qui dans la vûë de montrer qu’ils regnoient toujours sur un aussi grand nombre de provinces que leurs prédécesseurs, avoient coûtume, afin que ce nombre ne parût point diminué, quand les barbares leur en avoient enlevé quelqu’une, de partager alors en deux provinces, une des provinces qui leur restoient. Claudien introduit dans un de ses poëmes l’Orient qui se plaint de cette supercherie. La cour » dit ce Personnage allegorique, n’est occupée que de danses & de festins. Attentive uniquement à jouir de ce qui lui reste, elle songe peu à ce qu’elle a perdu. Cependant afin que les profits de ceux qui font trafic des emplois & des dignités, ne diminuënt point par la perte que l’Empire vient de faire de quelqu’une de ses Provinces, on partage en deux Provinces, une de celles qui nous sont demeurées. Cette malheureuse Contrée se voit alors condamnée à nourrir comme à enrichir deux Tribunaux & deux Officiers au lieu d’un. Le fardeau que portoit la Province démembrée de la Monarchie retombe sur la Province qui appartient encore à l’Empire. Le nombre de ses Provinces se multiplie quand son territoire diminuë. »

Les raisons qui empêchoient qu’on n’invitât la premiere Aquitaine à l’assemblée d’Arles, auront aussi empêché qu’on n’y invitât les deux provinces Germaniques et les deux provinces Belgiques, quoiqu’il y eût plusieurs de leurs cités où l’autorité de l’empereur étoit reconnuë. Les barbares en tenoient plusieurs autres, et d’autres étoient encore engagées dans la confédération Armorique.

Il faut faire encore une observation sur celle des dispositions de l’édit d’Honorius qui semble fixer dans Arles le siege de la préfecture des Gaules. Nous avons rapporté dans le premier livre de cet ouvrage que Constantin Le Grand avoit mis dans Tréves le prétoire ou le siége de la préfecture des Gaules, qui comprenoit les Gaules, l’Espagne et la Grande-Bretagne ; et l’on voit par l’histoire et par diverses loix des empereurs, que ce tribunal auguste y étoit encore les dernieres années du quatriéme siecle ; très-probablement il ne fut déplacé qu’après la grande invasion que les barbares firent dans les Gaules en l’année quatre cens sept. Les guerres et les autres malheurs dont cet évenement fut suivi, et qui, comme nous l’avons vû, furent si funestes à la ville de Tréves en particulier, auront obligé le préfet des Gaules, qui ne devoit pas commettre sa dignité très-respectable à la verité, mais désarmée, à se retirer pour quelque tems dans un lieu moins exposé aux insultes des ennemis, et aux outrages des mauvais sujets. Aussi voyons-nous dans la vie de saint Germain que vers l’année quatre cens quatorze, et un peu avant qu’il fût fait évêque d’Auxerre, Julius préfet des Gaules se tenoit à Autun. Mais le désordre augmentant dans les Gaules, au lieu de diminuer, Julius ou quelqu’un de ses successeurs aura cru qu’il lui convenoit de s’éloigner encore davantage des païs ennemis ou suspects, et il aura été attendre dans Arles des conjonctures plus heureuses, et qui lui permissent de reporter son siége à Tréves.

Tant que ce siége ne pouvoit pas être à Tréves, il ne pouvoit pas être placé plus convenablement que dans Arles, demeure voisine de l’Italie, et située à une aussi grande distance des provinces confédérées, et de celles où les barbares s’étoient cantonnés, que le pouvoit être une ville des Gaules. Le Rhône la couvroit même du côté le plus suspect. Cette ville étoit encore plus à portée de l’Espagne qui étoit du département du préfet du prétoire des Gaules, que Tréves et qu’Autun. Il est vrai qu’Arles est bien éloigné de la Grande-Bretagne qui étoit aussi dans le département de ce préfet ; mais on a vû que cette grande province s’étoit soustraite dès l’année quatre cens neuf à l’obéissance des officiers de l’empereur. Il y avoit encore une convenance à mettre, pour ainsi dire, en dépôt dans Arles, le siége de la préfecture des Gaules, puisque cette ville étoit déja depuis long-tems la métropole de la province des Gaules, ou le lieu de la résidence du vicaire des dix-sept provinces, dans lesquelles se divisoit la province des Gaules. Nous avons dit que ce vicaire étoit le lieutenant que le préfet des Gaules avoit dans les Gaules, ainsi qu’il en avoit un autre en Espagne, et un autre dans la Grande-Bretagne.

Il paroît en lisant une supplique présentée par quelques évêques des Gaules, en faveur des droits de l’église d’Arles, au grand saint Leon élû pape en quatre cens quarante, qu’Arles avoit été déja qualifiée de métropole des Gaules dans les rescripts d’un des deux empereurs du nom de Valentinien, qui ont regné avant Honorius, et dans des rescripts d’Honorius lui-même. Or comme du tems de ces deux Valentiniens, c’étoit Tréves qui étoit la métropole du grand diocèse ou du département du préfet des Gaules, le Valentinien auteur du rescript, n’a pû qualifier Arles de métropole des Gaules, que parce qu’elle étoit la métropole particuliere des dix-sept provinces des Gaules, qui faisoient un des trois districts de ce diocèse, et par conséquent le lieu de la résidence ordinaire du vicaire de ces dix-sept provinces. Tréves étoit la métropole de tout le diocèse du préfet du prétoire des Gaules. Arles étoit la métropole particuliere des Gaules.

Les conjonctures étant devenues plus fâcheuses de jour en jour, Honorius aura par son édit de quatre cens dix-huit, fixé dans Arles le siége du préfet des Gaules, jusqu’à ce que des tems plus favorables permissent de le reporter à Tréves. Si dans la supplique dont nous venons de parler, les évêques qui la presenterent à saint Leon près de trente ans après cet édit, il n’est pas fait mention de la nouvelle dignité qu’il sembloit donner à la ville d’Arles. Si cette ville n’y est point qualifiée de métropole de tout le ressort de la préfecture du prétoire des Gaules, mais seulement de métropole des Gaules, c’est suivant mon opinion, que les Romains aussi occupés du soin de déguiser les disgraces de l’empire que nous avons vû qu’ils l’étoient, n’avoient garde de parler de cette nouvelle dignité comme d’une préeminence permanente. Ils n’auroient pas voulu qu’on eût pû penser qu’ils désesperoient de recouvrer Tréves, et d’y rétablir le siége de la préfecture des Gaules. D’ailleurs cette nouvelle dignité ne donnoit dans les Gaules aucun droit nouveau à l’église d’Arles. L’affaire dont il s’agissoit étoit une prétention de superiorité qu’avoit l’église d’Arles sur d’autres églises des Gaules, et sa qualité de métropole particuliere des Gaules suffisoit seule pour fonder une pareille prétention. Il n’étoit pas nécessaire qu’Arles, pour avoir cette prétention, fût la métropole de tout le diocèse du préfet des Gaules. Aussi voit-on qu’Arles avoit mis en avant la prétention dont il s’agit dès l’année quatre cens un. Le tems de reporter à Tréves le siége de la préfecture des Gaules n’arriva jamais, et ce siége étoit encore dans Arles vers l’année cinq cens trente-sept, tems où les Francs furent mis en possession d’Arles par les Ostrogots.

Suivant la chronique de Prosper, Pharamond regnoit dans l’ancienne France vers l’année quatre cens dix-huit. De quelle tribu étoit-il roi ? Je l’ignore. Ainsi je ne parlerai point davantage de ce prince, dont je ne trouve rien dans les autres écrivains du cinquiéme et du sixiéme siécle. Il y a même des critiques qui s’imaginent, mais sans fondement si l’on s’en rapporte à mon opinion, que la chronique de Prosper a été interpolée dans l’endroit où elle fait mention de Pharamond, et qu’on y a inseré le peu de mots qu’elle en dit.


LIVRE 2 CHAPITRE 6

CHAPITRE VI.

Les Visigots qui avoient évacué les Gaules, y rentrent. Il survient de nouveaux troubles dans l’Empire. Mort d’Honorius. Valentinien III est fait Empereur. Ce qui se passa les trois premieres années de son Regne.


Après que les Visigots eurent évacué les Gaules, leurs habitans devoient se flatter de l’esperance d’y voir la tranquillité rétablie par la voïe de la conciliation et de la douceur. Mais cette esperance ne fut point de longue durée. Les Visigots y revinrent, ou du moins ils se mirent en mouvement pour y revenir dès l’année quatre cens dix-huit. Voici ce qui se trouve dans Idace à ce sujet. " tous les Vandales silingiens fu- rent exterminés par Vallia dans l’Espagne Bétique ; les Alains que la jonction d’autres Vandales & celle des Sueves, avoient rendus puissans, furent si maltraités par les Visigots, que ceux qui resterent, désesperant après la mort de leur Roi Atax, de pouvoir maintenir le souverain qu’ils éliroient, renoncerent à l’avantage d’avoir un Roi particulier, & se mirent sous la domination de Gundéric, un Roi des Vandales, & qui s’étoit établi en Galice. Cependant les Visigots discontinuant la guerre qu’ils faisoient en Espagne, retournerent dans les Gaules. On leur donna en Aquitaine des quartiers qui s’étendoient depuis Toulouse jusqu’à l’Ocean ; & ce fut dans la suite en cet endroit-là, qu’après la mort de Vallia, Theodoric premier fut proclamé Roi des Visigots. La guerre s’alluma dans l’Espagne, entre Gundéric Roi des Vandales, & Hermeric Roi des Sueves, & les premiers investirent les Sueves dans les montagnes de la Galice. Valentinien, fils de Constance & de Placidie vint au monde. » Suivant les fastes de Prosper, ce fut le second jour de juillet de l’année quatre cens dix-huit, que nâquit ce prince, qui fut depuis l’empereur Valentinien IIIe du nom. Ainsi, à en juger par l’ordre qu’Idace garde dans sa narration, le retour des Visigots dans les Gaules étoit du moins convenu avant le deux de juillet de l’année quatre cens dix-huit que Valentinien nâquit, ou du moins avant qu’Idace apprît cette naissance. Quant à la mort de Vallia, c’est par anticipation qu’Idace en parle sur l’année quatre cens dix-huit, puisqu’il est certain, comme on le verra, que ce prince ne mourut qu’en quatre cens dix-neuf.

Cependant les Visigots ne furent rétablis de fait dans les quartiers des Gaules qu’ils avoient évacués, pour passer en Espagne qu’en l’année quatre cens dix-neuf. » Le Patrice Constance, disent les Fastes de Prosper, sur l’année quatre cens dix neuf, consolida la paix faite avec Vallia, en donnant aux Visigots pour leur habitation la seconde des Aquitaines, & quelques Cités voisines. » Quelles furent précisément les bornes de cette concession qui s’étendoit jusques-à l’ocean, suivant le passage d’Isidore qui va être rapporté ? Je n’en sçais rien. Il paroît seulement, en faisant attention à la suite de l’histoire qu’on donna aux Visigots, non pas la seconde Aquitaine en entier, mais seulement une portion de cette province, et quelques cités dans la premiere Narbonoise ; on leur donna même dans d’autres provinces quelques districts.

Comme Rome ne cedoit point aux Visigots la pleine propriété et la souveraineté des provinces où elle leur accordoit des quartiers, elle n’aura point eû autant d’attention pour ne point laisser enclaver le païs gardé dans les païs cedez, que les Etats qui font une cession absolue à un autre Etat, ont coutume d’en avoir dans ces occasions. Rome, c’est une observation que mon objet principal m’oblige de repeter, Rome, dis-je, qui ne permettoit aux barbares qui n’obéissoient pas à ses officiers civils, en un mot aux barbares ses hôtes, de s’établir sur son territoire que pour y jouir de certains fonds, dont le revenu devoit leur tenir lieu de solde, ne se faisoit pas une grande peine de loger quelquefois ces hôtes en des lieux séparés les uns des autres par des païs où ces barbares n’auroient point de quartiers. Au contraire, il convenoit à l’empire que les quartiers de nos confédérés ne fussent point contigus, afin qu’on pût couper plus aisément la communication entr’eux. Le retour des Visigots dans les Gaules, étoit donc l’effet du nouveau traité que Constance avoit conclu avec eux, et en vertu duquel ces barbares, avant que d’y venir reprendre leurs quartiers, dont le principal étoit à Toulouse, remirent à l’empire romain plusieurs contrées des Espagnes qu’ils avoient reconquises sur ses ennemis. Ce fut donc en quelque maniere pour récompenser les Visigots des services qu’ils lui avoient rendus, qu’il leur accorda de nouveau des quartiers dans les Gaules. En effet, nous allons voir que dans ces tems-là l’empereur envoya des officiers en Espagne, pour y gouverner le païs, dont les Sueves, les Alains et d’autres barbares s’étoient emparés depuis l’année quatre cens neuf, et dont les Visigots venoient de les chasser.

Quels étoient les motifs qui peuvent avoir engagé Constance à tirer les Visigots de l’Espagne, où ils servoient si bien les Romains, mais d’où ils n’avoient pas encore entierement chassé les autres barbares, et à leur donner de nouveau des quartiers dans les Gaules qu’il sacrifioit ainsi au bien géneral de l’empire ? Autant qu’on peut le deviner, Constance en avoit deux : le premier étoit de se servir des Visigots contre les Armoriques qui ne vouloient point se laisser imposer de nouveau le joug qu’ils avoient secoüé. L’autre étoit de tirer les Visigots de l’Espagne, où il leur seroit trop facile de se cantonner et de fonder une monarchie entierement indépendante et formidable, pour les transplanter dans les Gaules, d’où il seroit plus aisé de les renvoyer un jour au-delà du Rhin. Tous les empereurs et tous ceux de leurs ministres qui ont été réduits par la malignité des conjonctures à employer les armes des rois barbares dans les provinces romaines, ont dû, s’ils avoient quelque prudence, songer continuellement aux moyens dont ils pourroient se défaire de ces hôtes, dans l’instant où l’empire cesseroit d’avoir besoin de leur épée.

Quand j’ai dit qu’en quatre cens dix-neuf les Visigots furent mis de nouveau en possession des quartiers qu’ils avoient dans les Gaules, avant qu’ils allassent en Espagne, je n’ai point prétendu dire qu’on les eût remis en possession précisément des mêmes lieux, et sur-tout de la ville de Narbonne, ni des autres villes, dont ils pouvoient s’être rendus maîtres dèslors contre la teneur de leurs conventions avec les Romains[103]. Nous verrons que ce fut long-tems après quatre cens dix-neuf, et seulement en quatre cens soixante et deux que les Visigots se saisirent de Narbonne pour la seconde fois. Ils n’y entrerent même pour lors, que comme ils y étoient entrés la premiere fois, c’est-à-dire, par surprise. En effet, plus on fait réflexion aux circonstances de l’établissement de la monarchie françoise, et de l’établissement des autres monarchies fondées durant le cinquiéme siecle sur les débris de l’empire romain, plus on est persuadé de la verité d’une observation que nous avoit déja fait plus d’une fois… elle est que les empereurs en donnant des quartiers à un corps de barbares dans le plat-païs d’une cité, ne prétendoient pas lui abandonner la souveraineté de ce district, ni même lui donner le droit de s’y ingerer en aucune maniere dans le gouvernement civil. Il paroît que les empereurs exceptoient ordinairement les villes capitales de la cité où ils donnoient des quartiers aux barbares, des lieux où ces barbares pourroient tenir garnison. C’étoit le moyen le moins mauvais d’assurer l’effet des conventions, qui probablement se faisoient dans ces conjonctures entre les barbares et les empereurs, et suivant lesquelles le senat de la cité où l’on avoit donné des quartiers, devoit demeurer en possession pleine et entiere de l’administration de la justice et de la police. Il se pouvoit faire néanmoins que l’empereur abandonnât dans le milieu des quartiers, dont il faisoit la concession à quelque peuplade de barbares, une ville capitale de cité, afin que le roi ou le chef de cette peuplade y fît sa résidence. En lisant ce que dit Idace concernant le retour des Visigots dans les Gaules, on est porté à croire, comme il a été déja remarqué, qu’on abandonna pour lors à leur roi la ville de Toulouse, pour y tenir sa cour, et l’histoire des tems posterieurs confirme dans cette pensée. Mais à moins qu’il n’y eût quelque article spécial inseré à ce sujet dans les conventions dont il s’agit, je crois toujours que les senats des villes, dans le district de qui les Visigots par exemple, avoient leurs quartiers, n’étoient pas plus comptables de leur gestion au roi de ce peuple, qu’ils l’étoient auparavant au maître de la milice, dans le département de qui ces villes étoient assises. Or nous avons rapporté ci-dessus une loi impériale, où il est statué expressément que les officiers militaires ne devoient avoir de l’autorité que sur les troupes, et qu’ils ne pouvoient s’arroger aucun pouvoir sur les citoïens qui n’y étoient pas enrollés.

M De Tillemont dit donc très-bien[104] : « Il faut remarquer quand les Romains donnoient une Province à des Barbares, qu’ils prétendoient, autant qu’on en peut juger par l’Histoire, ne la leur donner que comme à des Sujets, pour y habiter avec les Naturels du pais, en partager les terres avec eux, & donner des Soldats à l’Empire. » Mais les conjonctures survenues depuis l’année quatre cens dix-neuf où nous en sommes ; enfin, le renversement du trône de l’empire d’Occident arrivé en quatre cens soixante et seize, donnerent aux Visigots, qui avoient la force à la main, les moyens d’étendre leurs droits, de s’en arroger de nouveaux, d’assujettir les capitales des cités, et de se rendre peu-à-peu les veritables souverains des provinces, dont ils ne devoient être, s’il est permis de parler ainsi, que la garnison. Ce que firent les Visigots dans leurs quartiers, les Francs et les Bourguignons le firent aussi dans les quartiers où ils s’étoient établis à titre d’hôtes ou de confédérés. On observera cependant que même après que les barbares domiciliés sur le territoire de Rome se furent rendus réellement indépendans, l’empereur ne laissoit pas encore de leur parler comme si le païs dont ils jouissoient étoit toujours du domaine de l’empire. On verra que lorsque Valentinien IIIe demanda du secours contre Attila, à Theodoric premier roi des Visigots, il lui écrivit. « Donnez du secours à la république, vous qui êtes un de ses Membres, puisque vous jouissez de plusieurs Provinces qui font partie de son Territoire. »

C’est assez anticiper sur l’histoire des tems posterieurs. Revenons à l’année quatre cens dix-neuf. Le motif qui fit agréer si facilement aux Visigots la proposition de remettre ce qu’ils avoient conquis en Espagne à l’empereur, et à revenir dans les Gaules, fut suivant l’apparence, l’envie de retourner dans un païs, dont le climat convenoit beaucoup mieux que celui d’Espagne à un peuple, qui étoit encore composé d’hommes nés sur les bords du Danube.

Vallia, comme on l’a déja vû, ne survêcut pas long-tems à son retour dans les Gaules. Il y mourut en quatre cens dix-neuf, et il eut pour successeur Theodoric Premier, dont nous aurons beaucoup à parler dans la suite de notre histoire. Le changement de souverain dans un royaume qui n’étoit pas encore successif, aura bien pû déconcerter pour un tems les mesures que l’empereur Constance avoit prises avec les Visigots contre les Armoriques. Cet empereur est la même personne, que jusqu’ici nous avons nommée le patrice Constance[105]. Honorius qui lui avoit déja fait épouser Placidie, l’associa encore à l’empire en quatre cens vingt. Suivant l’usage, le nouvel empereur donna part de son élevation à Theodose, qui regnoit en Orient. Theodose qu’Honorius n’avoit point consulté, avant que d’exécuter sa résolution, ne fut point content de ce que son oncle avoit fait, et il refusa d’accorder l’unanimité à Constance, c’est-à-dire, comme nous l’expliquerons dans la suite, qu’il refusa de reconnoître Constance pour son collegue. Après un pareil refus, Constance n’aura point fait passer dans les Gaules les troupes qui se trouvoient en Italie. Il n’aura point voulu allumer la guerre sur la Loire, quand il se devoit croire à la veille de l’avoir sur le Tibre.

La mésintelligence entre les deux empires n’étoit point encore finie quand Constance mourut en quatre cens vingt et un. Quels troubles cette mort ne dut-elle pas exciter dans une cour aussi peu respectueuse envers son prince, que l’étoit celle d’Honorius ! On peut bien attribuer à cette mort la brouillerie survenue entre les géneraux romains qui commandoient en Espagne, et la guerre civile qui la suivit.

Ceux des Vandales, qui d’abord s’étoient établis en Galice, avoient voulu depuis passer dans la Bétique, pour se saisir d’un païs plus fertile sans comparaison que celui qu’ils abandonnoient. Nous avons vû que les Romains avoient recouvré dès-lors par l’épée des Visigots, et sur d’autres Vandales cette province Bétique. Castinus qui commandoit l’armée romaine, et qui avoit avec lui un corps de troupes auxiliaires composé de Visigots, suivit les Vandales qui s’étoient mis en marche pour faire cette nouvelle conquête. Les barbares que les Romains poursuivoient se sentant pressés, se posterent dans des montagnes où Castinus les bloqua, de maniere que la faim les alloit obliger à se rendre, lorsqu’il prit inconsidéremment le parti de les attaquer. Ses troupes auxiliaires le trahirent dans l’action ; il fut réduit à fuir jusqu’à Terragonne.

Bonifacius, personnage de merite et d’une grande réputation, devoit servir avec Castinus ; mais Castinus fit donner tant de dégoût à cet officier, qu’il ne jugea pas à-propos d’aller en Espagne. Au contraire il prit le parti de se dérober de la cour, pour s’embarquer furtivement à Porto, d’où il passa en Afrique. Là il prit les armes, et sa révolte fut cause de bien des malheurs. Comme la ville de Rome et une partie de l’Italie vivoient du bled qui venoit d’Afrique, il ne pouvoit point arriver de cette province une mauvaise nouvelle, qu’elle ne fît rencherir le pain. Qu’on juge donc, si la défaite de l’armée romaine qui faisoit la guerre en Espagne, et le soulevement de l’Afrique arrivé en quatre cens vingt-deux, facilitoient beaucoup la réduction des Armoriques et la pacification des Gaules.

L’année suivante fut encore plus orageuse. Honorius qui avoit du moins pour Placidie toute l’amitié qu’un frere peut avoir pour une sœur, eut sujet de croire que cette sœur si cherie le trahissoit, et il lui ordonna de quitter la cour, qui faisoit son séjour ordinaire à Ravenne, et de se retirer à Rome. Cette princesse quitta bien la cour, mais au lieu d’aller à Rome, elle se réfugia à Constantinople, où elle emmena Valentinien et Honoria, les deux enfans qu’elle avoit eus de l’empereur Constance. La plûpart de ceux qui remplissoient les dignités et les emplois importans, étoient des créatures de Placidie qui avoit regné long-tems sous le nom de son frere. Bonifacius qui s’étoit rendu maître de l’Afrique, se déclara même hautement pour le parti de cette princesse.

Voilà quelle étoit la situation des affaires dans l’empire d’Occident, lorsqu’Honorius mourut après un regne de trente ans. Comme ce prince ne laissoit pas de garçon, l’empire d’Occident, suivant le droit public en usage dans la monarchie romaine, fut réuni par sa mort à l’empire d’Orient. Idace dont le témoignage est décisif sur ce point-là, dit expressément : « Theodose fils d’Arcadius, et qui depuis le décès de son pere, étoit empereur d’Orient, posseda seul après la mort de son oncle Honorius, l’empire en entier. » Mais je remets à faire les réflexions ausquelles ce passage donne lieu, que j’en sois à l’endroit de cet ouvrage, où je dois parler des prérogatives que l’empire d’Orient avoit sur l’empire d’Occident.

Quoique par la mort d’Honorius, Theodose le jeune fût de droit empereur d’Occident. Joannés le fut quelque tems de fait. Les troupes qui étoient en Italie, le proclamerent successeur d’Honorius. Suivant Procope, qui n’avoit aucun interêt, quand il écrivit, de flatter Joannés, ce prince étoit un homme de valeur, et d’une prudence reconnue. Ses mœurs étoient même très-douces. Quand il fut salué empereur, il étoit un des principaux officiers de la garde impériale. Ses partisans les plus distingués étoient Castinus maître de la milice du département du prétoire des Gaules, celui-là même qui étoit actuellement à la tête de l’armée qui faisoit la guerre en Espagne, et Flavius Gaudentius Aëtius qui joua depuis un si grand rôle dans les Gaules. Le nouvel empereur le fit comte du palais, ou pour s’exprimer en des termes dont la signification soit plus connue, grand-maître de sa maison.

Le passage de Gregoire de Tours que je vais rapporter, et qui contient un fragment de l’histoire de Frigeridus, fera connoître Aëtius, et il donnera encore une idée de la confusion où fut l’empire d’Occident durant les deux ou trois années qui suivirent immédiatement la mort d’Honorius. Voici donc mot à mot ce qu’on lit dans Gregoire de Tours. » Je crois devoir transcrire ici ce qui se trouve (a) concernant Aëtius, le fleau d’Attila, dans le douziéme Livre de l’Histoire de Frigeridus. Cet Auteur ayant raconté qu’après la mort d’Honorius, Theodose le jeune avoir fait Empereur son cousin Valentinien, qui n’étoit encore âgé que de cing ans, & que dans le même tems le Tyran Joannes, qui s’étoit fait proclamer Empereur à Rome, avoit envoyé des Ambassadeurs à Theodore, qui les avoir reçûs avec mépris ; il ajoûte le récit suivant. Tandis que ces choses se passoient, les Ambassadeurs que Joannés avoit envoyés à Theodose, revinrent, & ils rapporterent à leur Maître pour toute réponse ; Qu’il abdiquât l’Empire, s’il vouloit conserver sa tête. Joannés se disposa donc à repousser l’Armée que Theodose alloit faire passer en Italie, & il envoya Flavius Aëtius, Comte du Palais, auquel il confia une grosse somme d’argent, traiter avec les Huns dont cet Officier s’étoit acquis l’estime & l’amitié, tandis qu’il étoit en otage chez eux. Sa commission étoit d’engager les Huns à charger en queuë l’Armée de Theodose, dès qu’elle seroit entrée dans les Alpes, pour passer en Italie, & de leur promettre que dans le tems même qu’ils l’attaqueroient, Joannès la chargeroit en tête. Mais comme je me trouverai souvent obligé de parler d’Aëtius, il me paroît convenable de dire de quel Sang il sortoit, & de tracer ici son portrait en peu de mots. Son pere Gaudentius étoit un des plus notables Citoïens de la portion de la Scythie, qu’on avoit réduite en forme de Province, & après avoir servi d’abord dans le Palais, il étoit parvenu jusqu’au Généralat de la Cavalerie. La mere d’Aëtius étoit née dans l’Italie & issuë d’une famille riche & illustrée. Aëtius au sortir de l’enfance, servit dans les Troupes de la Garde du Prince. Il fut donné pour otage en premier lieu au Roi Alaric, auprès duquel il demeura trois ans. Après son retour, il fut encore donné en otage aux Huns. Ensuite il épousa la fille de Carpilio, & il fut successivement Commandant de la Garde Impériale, & Grand-Maître de la Maison de Joannés. Quant à la personne d’Aëtius, sa taille étoit médiocre, mais bien prise, son temperamment robuste, & même son embonpoint ne l’empêchóit pas d’être vif & dispos ; il étoit bon homme de cheval, & très-adroit à se servir de toute sorte d’armes. Son éloquence & le talent qu’il avoit pour les affaires, l’auroient seuls rendu illustre, d’autant plus qu’il ne se soucioit ni d’amasser de l’argent, ni de faire des acquisitions. Naturellement il avoit l’esprit droit & le cœur bien placé. Les mauvais conseils ne le tiroient point de la bonne route. Il aimoit le travail, souffroit les injustices avec patience, son courage étoit à l’épreuve des plus grands dangers, & il pouvoit se passer long-tems de boire, de manger & de dormir. Dès sa jeunesse on lui avoit prédit son élevation, & qu’il seroit un jour l’honneur de son siecle. Voilà, c’est Gregoire de Tours qui parle encore, le portrait que Frigeridus fait d’Aëtius. »

Pour reprendre le fil de l’histoire, nous avons vû que Placidie s’étoit réfugiée à Constantinople la derniere année du regne d’Honorius, et qu’elle y avoit emmené avec elle Valentinien, le fils qu’elle avoit eu de l’empereur Constance. Theodose le jeune résolu de recouvrer l’empire d’Occident sur Joannés, crut que Placidie pouvoit contribuer beaucoup par ses intrigues, à l’avancement de ce projet. Il donna donc à cette princesse un plein pouvoir, et il la fit passer en Italie, s’il est permis de s’exprimer ainsi, revêtue de la qualité de vicaire géneral de l’empereur. Elle emmenoit avec elle son fils, à qui Theodose n’avoit donné d’autre titre que celui de nobilissime, titre qui appartenoit alors aux Cesars, c’est-à-dire, aux héritiers de l’empire, et elle marchoit à la tête d’une puissante armée commandée en chef par Ardaburius, qui avoit sous lui son fils Aspar. Quel parti prirent dans cette guerre civile celles des provinces des Gaules qui étoient demeurées sous l’obéissance de l’empire ? Quoique Joannés fût reconnu à Rome, le sang de Theodose Le Grand devoit avoir des partisans dans les Gaules. Mais nous sçavons seulement qu’en quatre cens vingt-quatre, qui est l’année où Placidie passa en Italie, une partie des troupes qui servoient dans les Gaules se révolta, et qu’Exsuperantius, très-probablement le même qui avoit traité avec les Armoriques dans les tems précédens, et qui étoit alors préfet du prétoire d’Arles, y fut massacré par les soldats mutinés. L’impunité des meurtriers que Joannés ne fit point rechercher, donne lieu de croire que le préfet des Gaules étoit dans les interêts de Theodose. Quoique les Gaules reconnussent Joannés, cet événement ne devoit point disposer les Armoriques, qui, comme nous l’avons vû, avoient de la confiance dans Exsuperantius leur compatriote, à ouvrir les portes de leurs villes aux troupes imperiales.

Les premiers succès de la guerre furent si favorables à l’usurpateur, qu’il crut pouvoir, sans préjudicier aux affaires qu’il avoit encore en Italie, employer une partie de ses forces à réduire la province d’Afrique, où Bonifacius qui s’y étoit cantonné dès le vivant d’Honorius, se déclaroit pour Theodose. Mais l’année suivante, la fortune tourna le dos au mauvais parti. Placidie rallia, et encouragea les serviteurs de Theodose, elle remit une armée en campagne, et négocia enfin si heureusement avec Aëtius, qu’il engagea les Huns qu’il avoit lui-même mis en mouvement pour faire une diversion sur laquelle comptoit Joannés, à quitter le parti de ce prince, et à s’en retourner chez eux. Ainsi Joannés fut abandonné, défait et tué, et tout le partage d’Occident fut réduit sous l’obéissance de Theodose. Dès la même année il le donna au fils de Placidie. Valentinien IIIe en vertu du décret de l’empereur d’orient, fut donc proclamé empereur d’Occident. Placidie qui avoit conquis en quelque façon l’empire, le gouverna jusqu’à sa mort, sous le nom de son fils, car ce fut elle qui regna véritablement. La posterité de Theodose Le Grand auroit rétabli l’empire romain, si les princes issus de son sang avoient eu autant de capacité et de courage que les princesses qui descendoient de lui. Mais, comme nous le verrons par plus d’un exemple, il sembloit que dans la maison de Theodose Le Grand, l’art de regner fût, pour ainsi dire, tombé de lance en quenouille.

Nous avons vû qu’Aëtius avoit fait sa paix avec Placidie aux dépens de Joannés. Ainsi non-seulement Valentinien pardonna le passé à ce géneral, mais il l’envoya encore dès l’année quatre cens vingt-cinq, commander dans les Gaules, où les provinces demeurées sous l’obéissance de l’empire, étoient en grand danger. Les Visigots, soit sous le prétexte de soutenir le parti de Joannés, soit sous un autre, s’étoient mis en campagne ; et comme la ville d’Arles où étoit dès-lors le siége de la préfecture du prétoire des Gaules, ne voulut point les recevoir, ils l’assiégerent dans les formes. Ils avoient autant d’interêt à s’en rendre les maîtres, que les Romains à la conserver. Tant que les Romains conservoient Arles, ils pouvoient, en passant le Rhône sur le pont construit auprès de cette ville, pénétrer aisément jusqu’au milieu des quartiers des Visigots en cas de rupture. Durant la paix, cette place donnoit aux Romains une communication facile avec ceux des sujets de l’empire, qui demeuroient dans les païs où étoient les quartiers de nos barbares, et par conséquent le moyen d’entretenir ces sujets dans l’esprit d’obéïssance à leur veritable souverain. D’un autre côté les Visigots, en se rendant maîtres d’Arles, fermoient, pour ainsi dire, cette porte qui pouvoit donner entrée à une armée impériale dans le centre de leurs quartiers, et ils pouvoient, en s’étendant ensuite jusqu’aux Alpes occuper les passages par où l’on vient d’Italie dans les Gaules. C’étoit le moyen de se rendre entierement maîtres de cette derniere province. Voilà pourquoi nous verrons Arles assiegée tant de fois dans la suite de cette histoire.

A l’approche d’Aëtius les Visigots leverent leur siége ; mais ils ne se retirerent pas impunément devant lui. Il les chargea, et les batit. Un grand nombre de ces barbares resta sur le champ de bataille, et Anaolfus, un de leurs principaux officiers fut fait prisonnier dans l’action. Mais Valentinien avoit des affaires encore plus pressées, que ne l’étoient pour lui celles des Gaules. Il aura donc accordé et peut-être demandé un armistice à Theodoric roi des Visigots, qui tous n’étoient pas morts devant Arles. On ne voit pas du moins que les deux années suivantes Aëtius ait rien entrepris contre cette nation.

Voici quelles étoient les affaires que Valentinien avoit alors, et qui devoient lui tenir au cœur encore plus que celles des Gaules.

En premier lieu, Bonifacius qui, comme nous l’avons dit, s’étoit rendu le maître de l’Afrique, et qui s’étoit dit la créature de Placidie, avant que Valentinien eût été reconnu dans Rome empereur d’Occident, refusoit de prêter serment de fidelité à ce prince. Ou Bonifacius s’étoit accoûtumé à l’indépendance, ou bien il étoit persuadé sur un faux avis qu’Aëtius lui avoit fait donner, comme nous le dirons plus bas, que Placidie ne le mandoit à la cour que pour se défaire de lui. On a déja dit que l’Afrique nourrissoit Rome. En second lieu, les Juthunges, un des peuples de la nation des Allemands, s’étoient rendus maîtres de la Norique. Cette province située entre les Alpes et le Danube, étoit à l’Italie du côté du septentrion ce que sont les dehors à une place de guerre. Il falloit donc ou la reconquerir au plûtôt, ou se résoudre à voir incessamment quelque nouvel Alaric forcer les remparts de cette grande province, et s’avancer après avoir passé les Alpes jusques aux portes de Rome. On n’avoit rien de pareil à craindre des Visigots ni des Armoriques. Aussi voyons-nous qu’en l’année quatre cens vingt-sept, et quand on eut désesperé de ramener Bonifacius par la voye de la négociation, les forces que l’empereur avoit en Italie, furent employées à soumettre l’Afrique, et celles qu’il avoit dans les Gaules, à reconquérir la Norique.

« Bonifacius, disent les fastes de Prosper, étant devenu accrédité, & tout-puissant en Afrique, il refusa enfin de venir à Rome où l’Empereur le mandoit. Sur son refus & à la sollicitation de Félix, on lui déclara la guerre au nom de l’Empereur, qui en confia la conduite à Mavortius, à Galbio, & à Saonéces. Ce dernier trahit les deux autres. Ils furent tués dans le tems qu’ils alliégeoient Bonifacius, qui se défit ensuite de Saonécés, dont il avoit découvert les nouvelles menées. Cette guerre fut cause que des Nations qui n’avoient aucune connoissance de la navigation, ne laisserent point de passer la Mer. Le parti qui les appelloit en Afrique, leur fournir des vaisseaux. On donna la conduite de la guerre qui se faisoit contre Bonifacius, au Comte Sigisvaldus. Ce fut donc à la faveur de cette guerre-là que les Vandales passerent d’Espagne en Afrique. Suivant Idace, cette transmigration si funeste à l’Empire d’Occident se fit dans le mois de Mai de l’année quatre cens vingt-sept. Le Roi Genséric, dit notre Auteur, & tous les Vandales, qui emmenoient avec eux leurs femmes & leurs enfans, s’embarquerent au mois de May, fur les côtes de la Bétique, & abandonnant l’Espagne, ils mirent pied à terre dans la Mauritanie, d’où ils passerent dans la partie du continent de l’Afrique, qu’on nomme la Province d’Afrique. Isidore de Seville dit, en parlant du même évenement : Genséric le même qui abandonna la Religion Catholique, pour se faire Arien s’embarqua avec ses Vandales & toutes leurs familles sur les côtes d’Espagne, & il débarqua en Mauritanie, d’où il passa dans la Province d’Afrique. » On verra dans la suite que l’empereur, après avoir fait durant neuf ans bien des efforts inutiles, pour en chasser ces Vandales, fut enfin obligé à leur permettre d’y demeurer. La chronique d’Alexandrie ne place le passage des Vandales en Afrique qu’en quatre cens vingt-huit. On n’aura sçû positivement en Orient, que cette année-là, l’évenement dont il s’agit, ou ce qui est plus probable, l’auteur de cette chronique aura voulu parler de l’entrée des Vandales dans la province d’Afrique proprement dite, au lieu qu’Idace aura entendu parler de leur premier débarquement sur les côtes de la partie du monde connuë sous le nom d’Afrique. Il se peut très-bien faire qu’il y ait eu sept ou huit mois entre le premier débarquement des Vandales en Afrique, et leur entrée dans la province dont Carthage étoit la capitale ; et qu’ils ayent consommé tout ce tems, à faire la guerre dans les deux Mauritanies. On réprendra plus bas, l’histoire de Bonifacius qui les avoit appellés.

Nous avons dit que la seconde des affaires les plus pressantes qu’eût l’empereur Valentinien, étoit celle de chasser les Juthunges de la Norique, et de remettre sous son obéïssance les peuples de cette province qui les avoit reçûs. Aëtius fut chargé de cette expédition. Les fastes de Prosper ne nous apprennent point en quelle année il l’acheva ; mais on voit par la chronique du même auteur, que ce général s’y disposoit au plus tard dès le commencement de l’année quatre cens vingt-sept, puisque cette chronique dit immédiatement, avant que de parler du passage des Vandales en Afrique, évenement dont nous venons de voir la date : « Aëtius fait le projet d’exterminer la nation des Juthunges. »

Il faut qu’Aëtius ait fini son expédition dès la même année, ou du moins dès le commencement de l’année suivante, qui étoit quatre cens vingt-huit. En voici la raison. Idace rapporte la réduction de la Norique plusieurs lignes, avant que de parler de la défaite des Francs par Aëtius. Or cette défaite dont nous allons parler, est un évenement arrivé certainement en quatre cens vingt-huit ; les fastes de Prosper le disent ainsi. Il est vrai que si nous voulons bien nous en rapporter aux chiffres mis dans la chronique d’Idace, pour marquer en quelle année du regne des empereurs, chaque évenement dont elle parle, est arrivé, la Norique aura été remise sous le joug par Aëtius, maître de l’une et de l’autre milice, la septiéme année de l’empire de Theodose Le Jeune, à compter depuis la mort d’Honorius ; c’est-à-dire, la septiéme année du regne de Theodose en Occident. Or cette année revient à l’année de Jesus-Christ quatre cens vingt-neuf ; mais on ne doit pas compter avec confiance sur ces chiffres, que les copistes ont pû mal placer et mettre, ou deux lignes plus haut, ou deux lilignes plus bas, autant que sur le calcul des fastes consulaires, où tous les évenemens arrivés dans le cours d’une année, font une petite section ou un paragraphe particulier, au-dessus duquel sont écrits les noms des consuls de cette année-là. Une legere inadvertance suffit pour déplacer un chiffre en copiant. On ne sçauroit déplacer les lignes qui contiennent le récit d’un évenement, et les mettre dans une autre section et sous un autre consulat, que celui où elles doivent y être, à moins qu’on ne veuille tromper. Or c’est de négligence, et non point de prévarication qu’on accuse le plus ordinairement ceux qui ont copié les anciens manuscrits. Ainsi j’ai cru pouvoir, et dans cette occasion et dans plusieurs autres, rectifier les chroniques rédigées par les années du regne des empereurs, en m’autorisant sur les chroniques qui sont en forme de fastes consulaires.

Un passage de Sidonius Apollinaris fait voir qu’Aëtius commença d’agir, pour rétablir l’ordre et la tranquillité dans les Gaules, dès qu’il eut terminé son expédition dans la Norique. Ce poëte adressant la parole au même Avitus, qui fut empereur environ trente ans après les évenemens dont nous parlons, il lui dit : » Vous vous attachâtes au célebre Aëtius, parce qu’il avoit appris, en faisant la guerre contre les Scythes, un art que vous ne sçaviez pas encore. Mais Aëtius tout grand Capitaine qu’il étoit, ne fit rien sans vous avoir avec lui, & vous fites vous, plusieurs exploits sans qu’il se trouvât avec vous. Vous étiez avec lui, lorsqu’après avoir défait les Juthunges, réduit la Norique, & soumis les Vindeliciens, il délivra le Belge opprimé par le Bourguignon. Sidonius ajoute, c’est alors que le Franc & le Salien sont surmontés. » Tous ces évenemens ne paroissent-ils pas être arrivés consécutivement, je veux dire sans qu’il y ait eu de longs intervalles de tems entre leurs dates. D’ailleurs le recit finit par les avantages remportés sur les Francs, évenemens qui comme nous allons le voir, appartiennent certainement à l’année quatre cens vingt-huit. Personne n’ignore que la Vindelicie étoit une des provinces de l’empire, qu’elle étoit située entre le Danube et les Alpes, et qu’elle confinoit avec la Norique. Quel étoit le Belge que le Bourguignon opprimoit ? Suivant les apparences, c’étoient la cité de Mets et celle de Toul que les Bourguignons qui tenoient alors une partie de la premiere Germanique, vouloient envahir. Comment Aëtius délivra-t-il ces deux cités des mains des Bourguignons ? Fut-ce en traitant avec eux, ou en les battant, l’histoire n’en dit rien. Mais à en juger par les évenemens posterieurs, il paroît que ce géneral romain traita pour lors avec les Bourguignons, et qu’il les laissa dans les Gaules, à condition de s’y tenir dans les bornes des quartiers qu’on leur assigneroit, et de servir l’empire, lorsqu’il y auroit occasion de tirer l’épée contre ses ennemis.

Il faut qu’Idace lui-même soit venu dans les Gaules à la fin de l’année quatre cens vingt-sept, ou au commencement de l’année suivante. Voici ce qu’il raconte concernant ce voyage. » Les Sueves établis en Espagne, rompirent l’accord qu’ils » avoient fait avec les Romains ou les anciens Habitans de la » Galice. Les hostilités que commettoient ces Barbares, furent » cause que l’Evêque Idace alla comme Député trouver Aëtius, Maître de l’une & de l’autre Milice, & qui pour lors donnoit tous ses soins à une expédition qu’il avoit entreprise dans les Gaules. Vetto que les Visigots avoient envoyés aux Citoïens de la Galice, pour les tromper, s’en retourna sans avoir rien fait. Aëtius ayant battu les Francs, & ce Géneral ayant consenti à leur accorder la paix, il envoya le Comte Censorius pour faire des representations aux Sueves, & Idace retourna en Espagne accompagné de cet Officier. »

Idace sera arrivé dans les Gaules précisément dans le tems qu’Aëtius faisoit la guerre contre les Bourguignons ou contre les Francs. Cette guerre s’étant terminée, comme nous allons le voir, à l’avantage des Romains, Aëtius devenu plus fier par ses succès, aura envoyé Censorius menacer les Sueves de leur faire sentir le poids des armes romaines, s’ils n’observoient pas mieux les traités, et l’évêque Idace sera retourné dans sa patrie, emmenant Censorius avec lui. Comme dans l’endroit même d’Idace que nous rapportons, Aëtius est qualifié de maître de l’une et de l’autre milice ; et comme Aëtius, ainsi que nous le verrons, ne fut fait maître de la milice dans le département du prétoire d’Italie qu’en l’année quatre cens vingt-neuf, on ne sçauroit douter que dès quatre cens vingt-sept, il ne fût maître de la milice dans l’autre département de l’empire d’Occident, c’est-à-dire, dans le département du prétoire des Gaules. Or nous avons vû que l’Espagne étoit l’une des trois grandes provinces qui composoient ce département-là. Ainsi les troupes y étoient alors sous les ordres d’Aëtius.


LIVRE 2 CHAPITRE 7

CHAPITRE VII.

Sur quel païs regnoit Clodion. Les Francs cantonnés dans les Gaules, sont soumis par Aëtius. Que les Tongriens ont été quelquefois appellés Turingiens.


Suivant la Cronique de Prosper, Clodion commença de regner sur les Francs peu de tems après que Placidie se fût rendue maîtresse de l’empire d’Occident, c’est-à-dire, vers l’année quatre cens vingt-six. De quelle tribu des Francs ce prince étoit-il roi ? Parvint-il à la couronne par voïe d’élection ou de succession ? C’est ce que Prosper ne dit pas. Nous verrons dans la suite de ce chapitre, et dans le chapitre où nous parlerons des évenemens arrivés en l’année quatre cens quarante-quatre, ce qu’on peut sçavoir ou conjecturer concernant tous ces points-là. Prosper dit seulement que ce prince si celebre depuis dans les Gaules, regnoit alors dans l’ancienne France, c’est-à-dire, au-delà du Rhin ; remarquons que cela ne signifie point que Clodion ne tînt pas en même tems dans les Gaules quelque contrée assise vis-à-vis le petit Etat qu’il avoit dans la Germanie. étoit-ce-lui qui regnoit sur les Francs dont il va être parlé et qui furent soumis par Aëtius ? C’est un point de notre histoire que les écrivains du cinquiéme et du sixiéme siécle, nous laissent encore ignorer.

Voici ce qu’on trouve dans les fastes de Prosper concernant ce qui se passa entre Aëtius et une partie des Francs, en l’année quatre cens vingt-huit. La partie des Gaules voisine du Rhin que les Francs avoient occupée, pour s’y établir, fut recouvrée par les exploits d’Aëtius. » Sous le Consulat de Felix & de Taurus, dit Cassiodore, Aëtius ayant taillé en pieces un grand nombre de Francs, il recouvra la partie des Gaules, voisine du Rhin qu’ils avoient occupée. » Nous avons déja vû qu’Idace disoit, en parlant de cet exploit, qu’Aëtius après avoir défait les Francs vers l’année quatre cens vingt-huit, les avoit admis à faire leur paix. Ainsi rien ne nous oblige à croire qu’il ait obligé pour lors tous les Francs qui s’étoient cantonnés dans les Gaules, à repasser le Rhin, et à retourner dans l’ancienne France. Le projet de soumettre les Armoriques, l’aura engagé de recevoir à capitulation les Francs, qui s’étoient établis en forme de peuplade indépendante sur le territoire de l’empire, et à leur permettre d’y demeurer, à condition de s’avoüer sujets de cette puissance, et de la servir dans ses guerres. Plusieurs essains de Francs qui depuis l’invasion des Vandales s’étoient cantonnés dans les Gaules, y seront donc restés pour y vivre dans le même état et condition qu’y vivoient les essains de leur nation, à qui les prédecesseurs de Valentinien troisiéme y avoient donné des habitations, ainsi qu’on l’a vû dans le premier livre de cet ouvrage. Ce que nous disons ici concernant le parti qu’Aëtius aura fait en quatre cens vingt-huit aux Francs établis depuis l’année quatre cens sept dans les Gaules, est rendu très-vraisemblable, par l’éloge que Jornandés fait des vûës génerales de ce grand capitaine ; et par les loüanges qu’il lui donne sur la conduite qu’il tint à l’égard des Francs. L’historien des Gots, dit donc en parlant des premiers exploits d’Aëtius : Que c’étoit un homme né uniquement pour le bien de la République Romaine, & qu’il réduisit par ses victoires un grand nombre de Sueves & de Francs, du nombre de ceux qui ne reconnoissoient point l’Empire, à se soumettre à son pouvoir en qualité de sujets. » Or comme Aëtius n’obligea point les Sueves après qu’ils eurent fait une pareille soumission à sortir d’Espagne où l’on les voit encore dans les tems posterieurs, on peut croire qu’il ne contraignit pas non plus les Francs indépendans, qui s’étoient établis dans les Gaules, à repasser le Rhin. Il força seulement les uns et les autres à s’avoüer sujets de l’empire, et à porter désormais les armes pour son service. C’en étoit assez pour faire dire à Prosper et à Cassiodore, qu’Aëtius avoit recouvré la partie des Gaules voisine du Rhin, de laquelle les Francs s’étoient emparés. N’avoit-il pas remis réellement cette contrée sous la domination de l’empire en réduisant les barbares qui s’y étoient cantonnés à s’avoüer sujets de l’empire et même en s’avoüant seulement ses hostes ou ses troupes auxiliaires ? Nous avons vû en parlant des quartiers donnés dans les Gaules aux Visigots, que les Romains comptoient que le païs où les barbares avoient des quartiers, ne laissoient pas de faire toujours une partie du territoire de l’empire, quoiqu’ils n’obéîssent point aux magistrats civils mais à leurs rois ou à leurs chefs nationaux dans tout ce qui ne regardoit point le service militaire ; quoiqu’ils ne vêcussent point suivant les loix romaines, mais suivant leur loi nationale.

Enfin on verra par un passage du panegyrique d’Avitus rapporté dans le dix-septiéme chapitre de ce livre, que lorsqu’en quatre cens cinquante-cinq, l’empereur qui vient d’être nommé, contraignit les Francs qui avoient fait une invasion dans la seconde Belgique, à se retirer dans leur propre païs, ces Francs se retirerent non point au-delà du Rhin, mais seulement au-delà de l’Alve, riviere du diocèse de Tongres et de laquelle nous avons déja parlé. Ainsi la colonie que nous avons vû que les Francs avoient sur cette riviere dès l’année quatre cens six et probablement plusieurs autres, étoient restées dans les Gaules en quatre cens vingt-huit.

Je ne crois pas néanmoins qu’Aëtius ait permis aux Francs de continuer à demeurer dans toutes les cités où ils s’étoient cantonés depuis quatre cens sept. Après les avoir réduits à capituler avec lui, il aura exigé d’eux qu’ils évacuassent quelques contrées, où il ne jugeoit point à propos de les laisser, et il leur aura permis seulement de rester dans quelques autres. S’il est loisible de conjecturer, il aura tiré des païs propres à donner entrée dans l’interieur des Gaules et dans l’Armorique, les Francs qui pouvoient être habitués en ces contrées-là ; il leur aura assigné des terres dans la cité de Tréves, et principalement dans la cité de Tongres, qui avoit perdu beaucoup de ses habitans dans l’invasion des Vandales. En un mot, nous avons vû que dès le tems de Claudien, dès l’année quatre cens six, il y avoit déja des colonies de la nation des Francs. La raison d’Etat demandoit qu’il en usât ainsi.

Notre conjecture est encore appuyée sur un passage de Gregoire de Tours, qui dit positivement que la premiere contrée en deça des deux bras du Rhin, où les Francs ayent eu des colonies, a été la cité de Tongres, qui s’étendoit jusqu’au Rhin. Ces colonies auront vêcu dans la dépendance de l’empire, lorsqu’il étoit en état de se faire respecter ; elles auront cessé de s’avoüer ses sujettes dans les tems où sa foiblesse leur permettoit de lui désobéïr impunément. Plusieurs personnes, dit, le pere de notre histoire, prétendent que les Francs sont originaires de la Pannonie, qu’ils s’établirent d’abord sur la rive droite du Rhin & que dans la suite ils passerent ce fleuve & s’étendirent dans la Cité de Tongres. Ils vivoient dans tous ces païs-là, divisés en plusieurs petites Cités ou Cantons, dont chacun avoit élû son Roi à longs cheveux, & qu’il avoit choisi dans la plus illustre & dans la plus courageuse de ses familles, comme les victoires de Clovis, que nous raconterons dans la suite, l’ont bien montré. Nous voyons même dans les Fastes Consulaires, que Theudomer, un de ces Rois Francs & fils du Roi Ricimer, fur mis à mort avec sa mere Archila. Ces Fastes parlent aussi de Clodion qui vivoit dans le même-tems, comme du Roi le plus renommé & le plus vaillant qui fût alors dans toute la Nation. Il demeuroit ordinairement dans le Château de Dispargum, qui est sur la liziere de la Cité de Tongres.

Les antiquaires des Païs-Bas prétendent avec raison que ce dispargum ne soit autre chose que Duysborch, lieu situé auprès de Louvain. En effet, la partie même de Louvain qui est à la droite de la Dyle a été du diocèse de Tongres, jusqu’à ce que ce diocèse ait été démembré, et qu’on lui ait ôté en mil cinq cens cinquante-neuf une grande partie de ses paroisses, pour les attribuer à l’archevêché de Malines[106], à l’évêché de Bois-Le-Duc, ou à quelques autres des nouveaux siéges que Philippe II roi d’Espagne fit ériger alors dans les Païs-Bas dont il étoit souverain. Personne n’ignore que l’évêché de Tongres est devenu l’évêché de Liege, parce que le siége épiscopale de ce diocèse a été transferé dans la derniere de ces villes. Enfin ce qu’ajoute Gregoire de Tours, immédiatement après avoir parlé de Dispargum : au midy de ces contrées habitoient les Romains qui tenoient le reste du païs jusqu’à la Loire, montre sensiblement qu’il a prétendu parler d’une contrée des Gaules, et non pas d’une contrée de la Germanie, lorsqu’il a fait mention du lieu où Dispargum étoit situé. Ainsi ce n’est point sur la droite du Rhin qu’il faut chercher ce Dispargum. Ce sera donc de cet endroit des Gaules, que partira Clodion, lorsqu’il se rendra maître de Cambray vers l’année quatre cens quarante-trois.

Il seroit curieux de sçavoir l’histoire de Theudomer, contemporain de Clodion, et dont Gregoire de Tours dit que ceux des fastes consulaires qu’on appelloit de son tems dans les Gaules, les fastes consulaires par excellence, faisoient mention ; mais ces fastes sont perdus, et aucun autre monument ancien ne fait mention de Theudomer. Quels étoient les fastes que Gregoire de Tours appelle les fastes consulaires absolument ? C’étoient apparemment ceux qui étoient tenus et rédigés par l’autorité publique dans la ville où résidoit le préfet du prétoire des Gaules, et sur lesquels on écrivoit consulat par consulat, année par année, ce qui étoit arrivé de plus considérable dans l’empire, spécialement dans le département de cet officier. Nous regretterons encore la perte de ces fastes, lorsque nous aurons à parler du consulat de Clovis. Je reviens à mon sujet.

L’histoire des tems postérieurs à l’année quatre cens vingt-huit, confirme ce que nous venons de dire touchant l’état où étoit la nation des Francs au commencement du regne de Clodion et touchant la situation de Dispargum. Il paroît en effet, quand on réflechit sur les faits qu’elle rapporte, qu’il faut que Clodion eût un pied en-deçà du Rhin, lorsqu’il surprit Cambray, et qu’il occupa en même tems le territoire qui est entre cette ville et la Somme. Je ne connois qu’une objection qui puisse être faite avec quelque fondement contre notre systême. Il est vrai qu’elle a paru d’une si grande importance à plusieurs de nos écrivains, qu’elle les a seule empêchés d’adopter le sentiment que nous suivons. Voici cette objection.

Dans la plûpart des manuscrits de Gregoire de Tours, on lit à l’endroit que nous venons de rapporter, toringia, et non pas tongria, on lit toringi, et non pas tongri. Ainsi ce n’est pas en suivant cette leçon, dans le païs de Tongres, l’une des cités des Gaules, qu’il faut chercher l’établissement des francs sujets de Clodion, et Dispargum, la demeure ordinaire de ce prince. C’est dans la Turinge, région de la Germanie, qu’il faut chercher tous les Etats que tenoit Clodion avant l’année quatre cens quarante-trois qu’il passa le Rhin, et qu’il s’établit dans les Gaules, en se rendant maître de Cambray et des païs adjacens. Mais cette derniere supposition quadre si mal avec ce que dit Gregoire de Tours dans le passage même dont il est ici question, et où il écrit que les Francs venus de la Pannonie passerent le Rhin pour s’établir dans leur Turinge : elle s’accorde si mal, comme on le verra dans la suite, avec ce que nous sçavons de certain sur les conquêtes de Clovis, qu’elle n’est pas soutenable. Quand bien même on ne trouveroit rien dans la lettre de tous les monumens de nos antiquités qui autorisât à corriger ici le texte de Gregoire de Tours en y lisant tongri au lieu de toringi, et tongria au lieu de toringia, il ne faudroit point laisser d’y faire d’une maniere ou d’une autre cette restitution. Heureusement nous ne sommes pas réduits à ne pouvoir sortir d’embarras que par un coup aussi hardi. En premier lieu, il y a des manuscrits autentiques, où cette correction se trouve toute faite, et où on lit tongri et tongria, et non point toringi et toringia. Il y a plus, c’est que je crois qu’au fonds, et cela est encore plus décisif, il n’est pas necessaire de faire aucune restitution, et qu’il suffit de montrer qu’ici Gregoire de Tours a entendu la tongrie par turingia, et les tongriens par turingi, et même qu’il a cru pouvoir dire indifferemment tongri et toringi, tongria et toringia. En suivant mon opinion, tous les manuscrits auront également raison, et il ne sera pas besoin d’en corriger aucun, pour avoir l’intelligence du texte de notre historien. C’est un avantage que n’ont point les auteurs, qui croyent que Gregoire de Tours ait voulu dire que les Francs s’établirent d’abord dans cette partie de la Germanie, qui s’appelle encore la Turinge. Comme il ne faut point passer le Rhin pour venir de la Pannonie dans la Turinge, et comme Gregoire de Tours écrit cependant : Que les Francs qui venoient de la Pannonie, s’établirent d’abord sur les bords du Rhin, et qu’ayant passé ensuite le Rhin, ils s’habituerent dans la Turinge, nos auteurs se sont vûs réduits à dire qu’il y avoit une faute énorme dans le texte de cet historien qui devoit avoir écrit le Mein, et non pas le Rhin. Ces auteurs ont été donc obligés à corriger le texte de Gregoire de Tours, sans être autorisés par aucun manuscrit, et d’y lire de leur autorité moeno pour rheno. Comme on adjuge ordinairement les corrections au rabais, c’est-à-dire, à celui qui rétablit le sens de l’auteur, en changeant le moins de lettres dans son texte, je demanderois et je mériterois la préference, si j’étois réduit pour combattre la supposition dont il s’agit, à faire de mon autorité la correction legere qu’il faut faire, afin de changer toringi en tongri. En effet, il faut bien plus de changemens pour faire Moeno de Rheno, que pour faire Tongri de Toringi. Mais comme je l’ai déja dit, mon opinion accommode toutes les difficultés, sans que je me trouve dans l’obligation de corriger aucun manuscrit.

Cette opinion est donc que du tems de Gregoire de Tours on disoit indifferemment Tongri, et Toringi ou Thoringi, en parlant des peuples du diocèse de Tongres. Et par conséquent, Tongria, Toringia, Thoringia, en parlant de ce païs-là. Elle est fondée sur trois raisons. La premiere est qu’il est sensible par des manuscrits mêmes de Gregoire de Tours, que l’auteur, et ceux qui les ont copiés les premiers, se sont servis du nom Tongri, et du nom Toringi, comme de deux noms appartenans à un même peuple, et qu’on pouvoit employer également pour le désigner : la seconde, que très-probablement ces noms sont originairement le même nom prononcé differemment et diversement ortographié. La troisiéme est que Procope, contemporain de Gregoire de Tours, donne certainement le nom de Turingiens aux Tongriens, au peuple, qui dès le tems de l’empereur Auguste habitoit dans la cité de Tongres, dans la Gaule enfin. Déduisons ces trois moyens.

Guillaume Morel qui donna en mil cinq cens soixante et un la seconde édition de l’histoire de Gregoire de Tours, rapporte qu’il avoit vû un ancien manuscrit de cet auteur, où l’on lisoit écrit de la même main : Dispargum qui est sur les confins des Tongriens ou des Turingiens. N’est-ce point à dire, sur les confins du peuple connu sous le nom de Tongriens, et sous celui de Turingiens  ? Il y a plus. D’autres copistes ou Gregoire de Tours lui-même, ont été si bien persuadés que Toringi et Toringia, signifioient ici la même chose que signifient Tongri et Tongria, qu’ils ont employé indistinctement les mots de Toringi et de Tongri, et ceux de Toringia et de Tongria, en parlant du même peuple et de la même contrée.

Le pere Ruinart, à la capacité et à l’exactitude de qui l’on peut bien s’en rapporter, cite deux manuscrits ; sçavoir, un qui appartient à l’abbaye de Royaumont, et celui dont s’est servi le premier éditeur de l’histoire de Gregoire de Tours, dans lesquels on lit au commencement de notre passage : Que les Francs ayant passé le Rhin, s’établirent en Turinge, et dans la suite de ce même passage : Que Dispargum étoit sur les lizieres du païs des Tongriens.

Faisons voir présentement qu’il est d’ailleurs très-probable que Tongri et Toringi soient le nom du même peuple prononcé differemment. Suivant Tacite, le mot Tongri a été d’abord un nom aussi géneral que celui de Germain l’a été dans la suite ; un nom commun aux peuples, qui composoient la nation germanique. » Le nom de Germanie, dit cet Historien, n’est pas fort ancien, & il n’y a pas long-tems qu’on donne le nom de Germains à ceux qui le portent aujourd’hui ; car les premiers de ces Barbares qui ont passé le Rhin, pour venir se rendre maîtres de quelques Contrées des Gaules, s’appelloient alors les Tongriens ; ce n’est que dans la suite qu’ils se sont nommés les Germains. » Suivant les apparences, le mot de Tongriens est un nom patronimique, comme celui de Teuton qui dérivoit du nom de Tuiston ou de Théut un des dieux des barbares connus sous le nom de Teutons et qui habitoient au nord de la Germanie. De même, le nom de Tongrien aura été dérivé de celui de Thor, que les Germains adoroient comme le dieu du ciel ; et qu’ils regardoient comme l’auteur de leur nation. Ce Thor étoit fils de Woden, et il étoit sorti d’Asie avec son pere, pour s’établir dans les païs septentrionaux de l’Europe, et l’un et l’autre ils étoient devenus les dieux tutélaires des nations qui descendoient d’eux. C’étoit à eux que les Saxons faisoient ces sacrifices de victimes humaines, dont il est si souvent parlé dans l’histoire. Ce Thor est peut-être le même Tuder dont Tacite dit : que les descendans avoient regné jusques à des tems très-voisins du sien, sur les Marcomans, et sur les Quades qui les respectoient comme des hommes sortis du sang le plus illustre qui fut parmi eux.

Deux choses seront arrivées dans le cours des siécles. La premiere aura été que les descendans de Thor venant à se diviser en plusieurs peuples, le peuple aîné, s’il est permis de parler ainsi, aura conservé comme son nom propre, le nom sous lequel toute la nation avoit d’abord été connuë, tandis que l’un des peuples cadets aura été appellé Saxon, l’autre Sueve, l’autre Chérusque, etc. Ensuite le nom patronimique de ce peuple aîné, aura été prononcé differemment, et par conséquent écrit differemment. Les Romains l’auront adouci comme ils ont certainement adouci plusieurs noms des peuples germaniques, quand ces maîtres du monde ont bien voulu les latiniser. C’est ainsi que du mot Cherstken ils avoient fait le mot Cherusci le nom d’un des plus celebres peuples de la Germanie. Ainsi les Romains auront encore dit Tungri pour Thuringhi.

Il y a plus : dans le même païs, on aura prononcé differemment, au moins durant un tems, le nom des Tungriens, c’est une variation à laquelle ont été sujets tous les noms propres des barbares, dont parlent les écrivains latins du cinquiéme et du sixiéme siecles. En combien de manieres n’ont-ils pas ortographié le nom d’Attila ? En combien de manieres n’ont-ils pas écrit les noms de Clovis et de Clotilde, parce que les Romains, les Ostrogots et les Francs prononçoient ces mots suivant le génie de leur langue, et qu’ils l’écrivoient ensuite, suivant la valeur que les caracteres avoient dans chaque langue. Les Francs mêmes, après avoir demeuré quelque-tems parmi les Romains des Gaules, adoucirent la prononciation de ce nom, et Hincmar appelle simplement Hludovicus le prince qu’on nommoit communément Chlodovechus trois siecles auparavant. Dom Thierry Ruinart observe qu’on trouve le nom de sainte Clotilde écrit de cinq ou six manieres differentes dans des auteurs latins.

La même chose sera donc arrivée pour le mot de Thuringiens. Les Romains portés à corriger l’âpreté de la prononciation tudesque, auront dit Tongriens, au lieu de Thoringiens  : et ils se seront en écrivant ce nom, conformés à l’adoucissement qu’ils apportoient à sa prononciation.

Mais, dira-t-on, comment se peut-il faire que le même peuple des Gaules qui s’étoit appellé Tongri durant cinq siecles abusivement, si l’on veut, ait repris son nom de Toringi dans le cinquiéme ? C’est ce que je crois pouvoir expliquer par l’histoire de ce peuple-là. Il fut partagé sous le regne de l’empereur Auguste en deux essains. Une partie demeura dans le nord de la Germanie, et l’autre fut transplantée par cet empereur dans la seconde des Germaniques et placée dans la contrée des Gaules qui se nomma depuis la cité des Tongriens. Procope le dit positivement dans un endroit de son histoire de la guerre Gothique, lequel nous rapportons deux pages plus bas. Si quelques personnes ne trouvoient point l’autorité de Procope suffisante, pour rendre constant qu’Auguste établit dans les Gaules une peuplade de Germains qui s’appellerent les Tongriens, il seroit facile de fortifier le témoignage de cet historien par la déposition d’auteurs encore plus anciens que lui.

Comme l’observe Cluvier, il n’y avoit point encore de Tongriens dans les Gaules du tems de Jules-Cesar. Cet empereur appelle Eburones, Condrusii, etc. les peuples[107], qui de son tems occupoient la contrée des Gaules, que les Tongriens habiterent dans la suite. Cependant Pline l’historien, et Tacite parlent en plusieurs endroits de leurs ouvrages des Tongriens, comme d’une des nations qui habitoient dans la seconde des provinces germaniques des Gaules, dans le tems qu’ils écrivoient. Il faut donc nécessairement que ces Tongriens y eussent été établis entre le tems où Jules-Cesar a écrit, et le tems où a écrit Pline, c’est-à-dire, le tems de Vespasien. Ainsi l’on doit croire Procope, lorsqu’il dit que ce fut Auguste qui établit les Tongriens dans les Gaules.

Au milieu du cinquiéme siecle, l’essain des Turingiens qui étoit demeuré dans la partie de la Germanie qui est au septentrion de l’Elbe, en sortit, et s’emparant d’une portion de l’ancienne France, il fonda le royaume des Turingiens, qui fut si celebre dans le sixiéme siecle, et dont nous aurons occasion de parler plus d’une fois. En quel tems, dit-on ? Autant que je puis le sçavoir, la premiere fois qu’il est fait mention de ces Turingiens germaniques dans les auteurs anciens ; c’est dans l’énumeration que fait Sidonius Appollinaris, des peuples qui suivoient Attila, lorsque ce roi des Huns fit son invasion dans les Gaules en quatre cens cinquante et un. Le nom de Turingien se rendit donc celebre vers le milieu du cinquiéme siecle ; et comme il devint alors notoire à tout le monde, que les Tongriens des Gaules faisoient originairement une partie de ce peuple, et comme les barbares dont elles étoient alors remplies devoient appeller les Tongriens, les Turingiens, quelques auteurs auront cru devoir restituer aux Tongriens leur ancien et veritable nom, et rétablir ce que les Romains y avoient alteré du tems d’Auguste. Ces écrivains auront cru devoir montrer du moins, qu’ils n’ignoroient pas que le Tongrien des Gaules, et ce Turingien ou Toringien devenu si celebre de leurs jours, ne fussent la même nation.

Exposons maintenant notre troisiéme preuve tirée de ce que Procope donne le nom de Turingiens aux Tongriens établis dans les Gaules par Auguste. Avant que de rapporter le passage où cela se trouve, il ne sera pas hors de propos de faire souvenir les lecteurs de la maniere dont la digression qu’il contient, est amenée.

L’objet de Procope, quand il mit la main à la plume, comme nous l’avons déja dit dans notre discours préliminaire, étoit d’écrire l’histoire des guerres que les Romains d’Orient avoient faites de son tems, et sous les auspices de l’empereur Justinien. Ainsi notre auteur, aprés avoir écrit en deux livres la premiere expédition que les armées de Justinien firent en Occident, et qui fut terminée en cinq cens trente-quatre par la conquête de l’Afrique sur les Vandales, passe naturellement à l’expédition qu’entreprirent ces mêmes armées, dès que l’expédition d’Afrique eût été finie. Cette seconde entreprise fut celle de chasser les Ostrogots de la Sicile et de l’Italie, et l’on sçait qu’elle commença dès cinq cens trente-cinq. Ainsi Procope commence le premier livre de l’histoire de cette seconde expédition, et que nous appellons le premier livre de la guerre Gotique, comme il a dû le commencer, c’est-à-dire, par rendre compte au lecteur de la maniere dont en quatre cens soixante et seize, les barbares avoient renversé le trône de l’empire d’Occident et s’étoient rendus maîtres de l’Italie, où devoit être la scene des évenemens qu’il alloit raconter. Il entre ensuite en matiere. Qu’arrive-t-il au bout de quelques pages ? à peine sa narration est-elle commencée, qu’un acteur inconnu entre sur la scene, et prend beaucoup d’interêt à tout ce qui s’y passe. Il y joüe un rôle important. Il faut donc que l’historien explique quel est cet acteur, et comment il se trouve mêlé dans tout ce qui se passe. Cet acteur nouveau, c’est la nation des Francs sur laquelle regnoient alors les fils de Clovis. Ainsi Procope se trouve dans la necessité de faire une digression pour expliquer quels étoient ces Francs, d’où ils venoient, comment ils s’étoient rendus maîtres des Gaules, en un mot comment ils étoient devenus assez puissans pour oser mesurer leurs armes avec celles de Justinien. Procope se reconnoît lui-même obligé à faire cette digression. Après avoir parlé des Francs à l’occasion de la jalousie qu’ils donnoient du côté des Alpes aux Ostrogots, il ajoûte à la fin de l’onziéme chapitre du premier livre. » Je vais donc exposer quelle étoit la premiere habitation de ces Francs connus autrefois sous le nom de Germains, de quelle maniere ils s’étoient rendus maîtres des Gaules, & enfin ce qui les avoit fait devenir ennemis des Gots. » Procope tient parole, et dans les chapitres suivans il fait un récit abregé, mais méthodique de tout ce que les Francs avoient fait depuis qu’ils avoient mis le pied dans les Gaules, jusqu’aux tems où cet historien les introduit sur son théâtre.

Dès que Procope avoit à faire une pareille digression dans une histoire écrite pour les Grecs, on voit bien qu’il lui convenoit de la commencer par une legere description des parties occidentales de l’Europe, pour parler après cela plus particulierement des Gaules, et dire l’état où elles étoient aux tems du renversement de l’empire d’Occident, afin d’exposer ensuite plus intelligiblement les changemens survenus depuis ces tems-là, jusqu’au tems où étoit arrivé l’évenement qui l’obligeoit à faire sa digression, c’est-à-dire jusques vers l’année cinq cens trente-six. Procope expose donc après une description succinte des parties occidentales de l’Europe, en quel état étoient les Gaules vers l’année quatre cens soixante et quatorze, tems où commencerent les mouvemens qui donnerent lieu aux Ostrogots de se rendre les maîtres de l’Italie, et il dit en quel état elles étoient dans ce tems-là, où les Visigots ne s’étoient pas encore rendus maîtres de toutes celles des provinces des Gaules qui sont entre le Rhône, la Loire et l’ocean, et où ils ne s’étoient pas encore emparés de l’Espagne, pour la tenir en leur propre nom ; ce qui n’arriva que quelques années après quatre cens soixante et quatorze. Voici enfin le passage de Procope.

» Le Rhin, avant que de se jetter dans l’Ocean, forme plusieurs marécages où habitoient autrefois ces Germains qu’on nomme aujourd’hui les Francs, Nation peu celebre alors. Ils confinoient avec les Armoriques, qui comme tous les autres Peuples des Gaules & de l’Ėspagne, avoient été dans les tems précedens sujets de l’Empire Romain. A l’Orient des Armoriques habitoient les Turingiens, Peuple barbare à qui Octavius Cesar, si connu sous le nom d’Auguste, & le premier des Empereurs, avoit permis de s’établir dans cette Contrée. En marchant du côté du Midy, on trouvoit à quelque distance da païs des Taringiens celui que les Bourguignons habitoient. Plus avant dans les Gaules que le païs des Turingiens, étoit la Contrée tenuë par les Sueves & par les Allemands, Nations puissantes, & qui ne reconnoissoient point l’Empire. » On voit bien que Procope suppose ici que le reste des Gaules appartenoit encore alors aux Romains du moins en proprieté. Voici ce qu’il ajoute, en parlant des tems subsequens à l’année quatre cens soixante et quatorze. » Il arriva dans la suite que les Visigots envahirent l’Empire Romain & qu’après plusieurs hostilités, ils se rendirent Maîtres & Souverains de toute l’Espagne & des Provinces des Gaules qui sont au couchant du Rhône. » J’observerai, en passant, que Procope a raison de faire confiner les Francs avec les Armoriques dans le tems dont il parle. Nous verrons que dès l’année quatre cens quarante-trois les Francs eurent des établissemens indépendans jusques sur la Somme.

On ne sçauroit désigner mieux la cité de Tongres que la désigne ici Procope sous le nom du païs des Turingiens établis dans les Gaules par Auguste. En effet, il est si sensible que cet historien entend ici la cité de Tongres par le païs des Turingiens, que Cluvier le lui reproche comme une faute. Ce sçavant geographe dit, après avoir rapporté le passage de Procope dont il est question : » Ce ne fut pas sous le nom de Turingiens, mais sous celui de Tongriens, que ces premiers Germains s’établirent par la permission, ou plûtôt par l’ordre d’Auguste dans le pais des Gaules, dont je viens de marquer l’étenduë. » Supposé que j’aye raison, Procope n’aura plus le tort que Cluvier lui donne.

Comme je serai obligé dans la suite à faire usage plusieurs fois de ce que je viens de dire concernant les motifs de la digression de Procope, et concernant le tems auquel elle est relative, je crois devoir anticiper ici sur les tems posterieurs, et rendre du moins un compte succint au lecteur de ce qui est contenu dans la suite de notre digression. Procope après avoir dit au commencement du douziéme chapitre de son premier livre de l’histoire de la guerre Gothique ce qu’on vient de lire, raconte les progrès que firent ensuite les Francs dans les Gaules, et comment ils s’y unirent avec les Armoriques. Il narre après cela les guerres des francs contre les Visigots, et puis il dit comment les premiers conquirent le royaume que les Turingiens avoient fondé dans la Germanie, et celui que les Bourguignons s’étoient fait dans les Gaules. Enfin il expose tout ce que les Francs avoient fait depuis qu’ils s’étoient établis en deça du Rhin, jusqu’en l’année cinq cens trente-six qu’ils prirent part dans la guerre que Justinien faisoit en Italie contre les Ostrogots, évenement qui est cause de sa digression.

Pour revenir au nom de Turingiens donné aux Tongriens, qui nous a engagé nous-mêmes dans une longue digression, je dirai que Gregoire de Tours aura fait en parlant du premier établissement des Francs dans les Gaules et de la situation de Dispargum , la même faute ; si c’en est une, que Procope a faite, en parlant des Tongriens établis par Auguste dans les Gaules. Enfin nous verrons encore ci-dessous qu’il faut entendre des habitans du païs de Tongres, ce que dit Gregoire de Tours, quand il raconte : « Que Clovis la dixiéme année de son regne fit la guerre aux Turingiens, et qu’il les subjugua. »

Avant que de finir ce chapitre, je crois devoir rapporter encore un passage des fragmens de Fredegaire. Il me paroît montrer qu’il y avoit une Toringie gauloise, un païs situé en-deçà du Rhin, et auquel on donnoit le nom de Toringie . On verra par l’histoire de l’expédition d’Attila dans les Gaules en l’année quatre cens cinquante et un, qu’Aëtius qui commandoit l’armée romaine, ne poursuivit pas ce roi barbare lorsqu’il se retira, que jusques-au Rhin. Cependant on lit dans notre passage qu’Aëtius, lequel y est nommé Agecius, poursuivit Attila jusques dans la Toringie .


LIVRE 2 CHAPITRE 8

CHAPITRE VIII.

Suite de l’Histoire depuis l’année quatre cens vingt-neuf, jusqu’en quatre cens trente-quatre. les Confédérés Armoriques sont appellés Bagaudes.


Il semble qu’Aëtius après avoir soumis en quatre cens vingt-huit les Francs qui vouloient ériger sur le territoire de l’empire des royaumes indépendans, et après avoir obligé les Visigots à promettre que désormais ils se contiendroient dans leurs quartiers, dût contraindre en une campagne ou deux les Armoriques à rentrer sous l’obéissance de l’empereur. Cependant il ne paroît point qu’il ait alors tenté de les réduire. Ce n’est pas que ce capitaine manquât d’activité ; elle étoit une de ses principales vertus. Mais peu de tems après avoir terminé les expéditions dont je viens de parler, il fut obligé de l’employer ailleurs, et de la faire servir à sa propre défense. Le simple récit de ce qui se passa durant les cinq ou six années qui suivirent immédiatement la soumission des Francs, et la pacification accordée aux Visigots, montrera suffisamment que l’empire ne fut point alors en état de faire de grands efforts pour soumettre les provinces confédérées. Il est vrai qu’on ne voit point que les troubles et les guerres civiles qui agiterent l’empire dans les tems dont nous parlons, ayent éclaté dès l’année quatre cens vingt-neuf ; mais il paroît que dès-lors la semence en avoit été jettée, et que les grands officiers de l’empire s’étoient brouillés entre eux dès ce tems-là. Les fastes de Prosper disent sur cette année quatre cens vingt-neuf, que Felix ayant été fait patrice, Aëtius fut fait maître de la milice, ce qu’il faut entendre de la milice du département du prétoire d’Italie, par deux raisons. La premiere, c’est que nous allons voir Aëtius agir en cette qualité dans l’Italie : la seconde, c’est que nous avons vû par le titre que lui donne Idace, en parlant de la guerre contre les Juthunges, et par l’interêt qu’il lui fait prendre dans les affaires d’Espagne, que ce capitaine étoit déja maître de la milice dans le département des Gaules dès quatre cens vingt-sept. Comme ces deux emplois ne pouvoient point être compatibles, il est aussi très-probable qu’Aëtius qui étoit l’ame de la monarchie, dont Valentinien étoit le chef, aura quitté le géneralat du département des Gaules, en acceptant celui du département d’Italie, et que c’est une des causes pour lesquelles il ne s’y fit rien de remarquable en quatre cens vingt-neuf. Nous observerons encore que nous ne verrons plus Aëtius commander dans les Gaules, qu’après l’avoir vû revêtir de la dignité de patrice, qui, comme nous l’avons dit, mettoit en droit de commander au maître de la milice dans son propre département. Mais pour revenir à notre sujet, des orages pareils à celui que nous allons voir, ne se forment pas en un jour, et sans faire souffrir le corps politique long-tems avant qu’ils éclatent.

Enfin, l’année quatre cens trente, Aëtius ayant connu que le patrice Felix, Padusia femme de Felix et Grunitus, lui dressoient des embuches, il les fit assassiner tous trois. Qu’on juge du trouble et de la confusion qu’un pareil attentat dut causer en occident ; et si Placidie qui d’un côté se voyoit outragée par un de ses officiers, et qui d’un autre côté apprenoit chaque jour que les Vandales faisoient de nouveaux progrès en Afrique, avoit le loisir de songer aux affaires des Gaules. Il faut cependant qu’Aëtius ait fait sa paix avec Placidie en quatre cens trente-un, puisque nous le voyons consul en quatre cens trente-deux ; mais les mouvemens qui arriverent cette année-là même, montrent bien que le parti de ce capitaine, et le parti qui lui étoit opposé, ne s’étoient pas reconciliés veritablement, et que leur raccommodement n’avoit pû produire aucun fruit.

Nous avons parlé déja plus d’une fois de Bonifacius. Cet officier romain qui commandoit en Afrique, lorsque Placidie fut réduite à se réfugier à Constantinople, et qui s’étant alors déclaré pour elle, ne voulut plus lui obéir, lorsqu’elle fut devenue la maîtresse de l’empire d’Occident sous le nom de Valentinien[108]. Nous avons vû même qu’en quatre cens vingt-sept ce Bonifacius avoit été déclaré ennemi de l’Etat, qu’on avoit envoyé une armée contre lui, et que pour se mettre mieux en défense, il avoit par un crime des plus fameux dont l’histoire romaine fasse mention, attiré en Afrique les Vandales d’Espagne. Or Procope nous apprend que la désobéissance de Bonifacius, et tous les malheurs dont elle avoit été la cause, étoient l’effet d’une trame ourdie par Aëtius, et que toute l’intrigue fut découverte dans le tems où nous en sommes. Aëtius avoit d’abord écrit à Bonifacius que la cour étoit résolue à le perdre, et qu’elle alloit le mander, afin de se défaire de lui aussi-tôt qu’il auroit mis le pied dans les lieux où elle faisoit son séjour. Aëtius avoit ensuite insinué à Placide que Bonifacius se mettoit en état de se maintenir malgré elle dans le gouvernement d’Afrique, et il avoit avancé, pour montrer qu’il disoit vrai : qu’elle pouvoit éprouver Bonifacius, en le mandant à la cour, et qu’elle verroit alors s’il ne désobéiroit pas. L’ordre avoit été envoyé à Bonifacius ; il avoit désobéi, et la guerre civile dont nous venons de récapituler les évenemens s’en étoit ensuivie. On conçoit aisément l’interêt qu’avoit Aëtius de brouiller Bonifacius avec Placidie. Aëtius n’étoit pour cette princesse qu’un ennemi reconcilié, et qui suivant le cours ordinaire des choses, ne pouvoit prétendre à aucune dignité au préjudice d’un ancien serviteur. Toute la trame, comme je l’ai déja dit, fut donc découverte pleinement vers l’année quatre cens trente-deux. Il n’y aura eu d’abord que des soupçons violens contre Aëtius, qui se sera justifié quoique coupable, parce qu’on n’avoit point encore des preuves claires de sa prévarication. Cette justification que je suppose s’être faite en quatre cens trente et un, aura été suivie de sa nomination au consulat pour l’année suivante. Mais on aura eu cette année-là contre Aëtius, des preuves si claires, qu’on aura rompu de nouveau avec lui. Par qui la trame fut-elle découverte ? C’est ce que nous ignorons. Nous sçavons seulement que la perfidie d’Aëtius devoit être pleinement éclaircie en quatre cens trente-deux, puisque cette année-là même Bonifacius revint d’Afrique, et que l’empereur lui confera la dignité de maître de la milice dans le département de la préfecture du prétoire d’Italie, quoiqu’Aëtius en fût actuellement revêtu. Croyoit-on que la promotion d’Aëtius au consulat, qui étoit une dignité supérieure à celle de maître de la milice, et même au patriciat, fît vaquer l’emploi d’Aëtius ? Je n’en sçais rien. Voici ce que nous sçavons des suites qu’eut cette déposition.

Aëtius n’ayant pas voulu se laisser dépoüiller, se retira de la cour, et il prit les armes. Son rival gagna contre lui une bataille ; mais le vainqueur reçut dans l’action une blessure, dont il mourut quelques jours après. Cependant on ne laissa point à Aëtius l’emploi de maître de la milice ; et l’on étoit si bien résolu à le lui ôter, qu’après la mort de Bonifacius, on le confera à Sebastianus gendre de Bonifacius. Il paroît qu’il se fit alors une convention entre Placidie et Aëtius, en conséquence de laquelle l’empereur devoit cesser de poursuivre Aëtius comme rebelle, et de son côté Aëtius devoit se retirer sur ses terres. On voit du moins qu’après s’être démis de toutes ses dignités, il vivoit comme un particulier à la campagne, lorsqu’il fut informé que ses ennemis vouloient le faire enlever. Il reçut cet avis assez à tems, pour avoir le loisir de gagner la Dalmatie, d’où il se sauva dans le païs des Huns, qui l’aimoient autant que s’il eût été un de leurs compatriotes. Rugila qui regnoit alors sur ce peuple, et qui est célebre dans l’histoire, pour avoir été le prédecesseur de Bléda et du fameux Attila, prit même les armes en faveur d’Aëtius, et il entra dans le territoire des Romains, qui de leur côté demanderent du secours aux Ostrogots. L’empire étoit donc menacé d’une guerre très-sanglante, quand la paix fut faite tout à coup. Sebastianus le gendre de l’ennemi d’Aëtius fut déposé, et réduit à s’en aller chercher fortune à la cour de Constantinople. D’un autre côté Aëtius fut fait patrice. En cette qualité il eut droit de commander par tout où ne se trouveroient point l’empereur ni le consul d’Occident. Idace et les deux Prospers, ou bien les deux ouvrages du même Prosper, marquent tous ces évenemens sur l’année quatre cens trente-deux, où Aëtius fut consul ; mais comme il ne paroît pas bien vrai-semblable que ces grands évenemens soient tous arrivés la même année ; d’ailleurs comme ils n’ont commencé d’arriver que sous le consulat d’Aëtius, et que les fastes de Prosper ne rapportent rien sur l’année quatre cens trente-trois, j’aime mieux croire que ce ne fut que dans cette derniere année que tous les troubles finirent, par le raccommodement de Placidie et d’Aëtius. Pour peu qu’on ait de connoissance de la méthode de nos chroniqueurs, on n’aura pas de peine à croire qu’ils ayent mieux aimé anticiper l’histoire de l’année suivante, en rapportant sur l’année quatre cens trente-deux des circonstances d’un évenement principal, qui n’appartenoient qu’à l’année quatre cens trente trois, que de couper en deux la narration de cet évenement.

Je crois pouvoir rapporter à l’année suivante quatre cens trente-quatre, sur laquelle on ne trouve rien non plus dans les fastes de Prosper, le soulevement d’une partie de celles des provinces des Gaules, qui étoient demeurées réellement sous l’obéïssance de l’empereur, et dont la chronique du même Prosper qui nous apprend cet évenement, parle sur la douziéme année du regne de Valentinien IIIe, où ce prince entra vers le commencement de l’année quatre cens trente-cinq. On lit dans cette chronique : » Les Provinces Septentriona » les des Gaules s’étant laissé séduire par Tibaton, renoncerent à l’alliance de l’Empire Romain ; ce qui fut cause que dans toutes les Gaules, le menu peuple fit differens complots en faveur des Bagaudes ou de la République des Provinces-Unies. » Si l’on est choqué des termes impropres dont Prosper se sert pour dire, que les provinces septentrionales des Gaules se révolterent, on doit se rappeller l’observation que nous avons faite dès le commencement de notre ouvrage. C’est que les Romains vouloient bien traiter d’alliance, les liens qui attachoient les Gaules à l’empire, quoique ces liens fussent de véritables chaînes et même des chaînes très-dures.

Répondons à quelques objections qui peuvent se faire contre notre version du passage de la chronique de Prosper.

On pourroit dire en premier lieu que j’ai tort de traduire en faveur des Bagaudes ces mots latins in Bagaudiam, parce que in ne signifie pas en faveur, mais contre. Ce dernier sens, j’en tombe d’accord, est le sens de in le plus ordinaire ; mais cela n’empêche pas que dans les bons auteurs latins in n’ait aussi quelquefois l’acception d’ en faveur. Il y a plus : Gregoire de Tours employe in dans cette derniere acception, et il est certain par conséquent qu’elle a eu lieu dans la basse et dans la moyenne latinité.

Disons en second lieu pourquoi nous avons rendu Gallia ulterior, par les provinces septentrionales des Gaules. Le partage de la province des Gaules en Gaules plus reculées, ou en Gaules ultérieures, et en Gaules plus voisines ou citérieures, auquel se sont conformés quelques auteurs du cinquiéme siécle et du sixiéme, n’a été qu’une division arbitraire, et que l’usage seul avoit introduite dans le langage commun : la division des Gaules par rapport à l’Italie, en Gaules citérieures, et en Gaules ultérieures, n’avoit point lieu pour lors, ni dans l’ordre ecclésiastique, ni dans l’ordre politique. C’étoit une division de même nature que la premiere division des Gaules, en Gaules proprement dites, et en païs des sept provinces, de laquelle nous avons parlé si au long sur l’année quatre cens dix-huit. L’une et l’autre division étoient fondées probablement sur les mêmes principes, et introduites dans l’usage ordinaire par les mêmes raisons. Ainsi c’est uniquement des auteurs qui ont écrit dans le tems où la division de la Gaule en Gaules citérieures et en Gaules ultérieures avoit lieu, que nous pouvons apprendre quel païs s’appelloit les Gaules citérieures, et quel païs s’appelloit les Gaules ultérieures. Or Rénatus Profuturus Frigéridus qui écrivoit dans le même-tems que Prosper, nous apprend que de son tems les provinces germaniques étoient dans les Gaules ultérieures, et que par conséquent celles des provinces des Gaules qui étoient encore plus éloignées de l’Italie que les provinces germaniques, étoient aussi comprises dans les Gaules ultérieures, et qu’elles en faisoient une portion. Frigeridus dit donc, et son passage a déja été cité dans le chapitre quatriéme de ce livre de notre histoire. « On apprit dans Arles que Jovinus avoit été proclamé empereur dans la Gaule ultérieure : » on a vû dans ce même chapitre, qu’Olympiodore nous apprend que ce fut dans les provinces germaniques que notre proclamation se fit. Voilà donc les Gaules ultérieures et les Gaules citérieures trouvées autant qu’il nous l’importe. Nous avons aussi exposé, quand il en étoit tems, que les deux provinces Germaniques, et les deux provinces Belgiques n’étoient point, à l’exception d’une partie de la seconde Belgique, entrées dans la confédération maritime : ainsi toutes les convenances veulent que ce soit dans les provinces Belgiques, et dans les Germaniques demeurées jusques-là sous l’obéïssance de l’empereur, que Tibaton ait excité un soulevement, et puis ce soulevement aura donné lieu à la populace de la premiere Lyonnoise, de la premiere Aquitaine, et de quelques autres provinces encore fideles, de former le complot de se joindre aux Armoriques.

Où étoit la ligne qui faisoit la séparation des Gaules citérieures et des Gaules ultérieures ? Aucun auteur ancien ne le dit positivement. J’avois cru d’abord que cette ligne fût la Loire, de maniere que la Gaule ultérieure étoit la partie de la Gaule qui est au septentrion de ce fleuve ; mais j’ai trouvé des passages d’auteurs qui font foi sur cette matiere-là, et qui m’ont fait connoître que je m’abusois. On voit par ces passages (j’aurai occasion de les citer) que plusieurs villes assises au midi de la Loire, étoient comprises dans les Gaules ultérieures.

Lorsque je traduis Galliarum servitia par le menu peuple des Gaules, j’ai pour garant l’usage du tems attesté par le glossaire latin de M Ducange, qui fait foi que dans la basse latinité, servitium ne signifioit pas seulement les hommes qui étoient dans l’état de servitude, mais aussi les personnes libres obligées par differentes raisons, à en servir d’autres.

Venons au dernier des éclaircissemens, dont je suis redevable envers le lecteur. J’ai aussi pour moi le sentiment de M Ducange, et toutes les convenances, lorsque je rends bagaudia par la république des Armoriques. Nous avons vû d’où venoit le nom de Bagaudes[109], et qu’on donnoit ce nom dans les Gaules à tous les révoltés. C’étoit une espece de sobriquet, par lequel les sujets fideles les désignoient. Nous verrons même que ce sobriquet avoit passé les Pyrénées, et qu’on le donnoit en Espagne aux sujets rebelles. Il est fait mention plus d’une fois dans l’histoire des Bagaudes du territoire de Terragone, et d’autres cités d’Espagne. D’un autre côté, la signification naturelle de Bagaudia est celle que lui donne M Ducange, le païs des Bagaudes. Or qui étoient les rebelles, ou les Bagaudes des Gaules en quatre cens trente-quatre, et dans le tems que Tibaton fit révolter la Gaule ultérieure ? C’étoient les confédérés de l’union Armorique. Prosper suit, en les désignant, ainsi qu’il les désigne, l’esprit du parti dans lequel il se trouvoit. Mais, dira-t-on, le nom de Bagaudes qui originairement étoit celui de païsans attroupés, pouvoit-il être donné à des peuples qui formoient une république aussi étendue et aussi puissante que l’étoit celle des Armoriques ? Je réponds deux choses à cette objection : l’une est, que les premiers Bagaudes, que ceux qui firent connoître ce nom, et qui le mirent en usage, ne devoient pas être simplement un gros de mutins rassemblés au hazard, un attroupement de personnes de la lie du peuple, puisque, comme nous l’avons vû, ils faisoient des entreprises sur les villes, et qu’ils oserent même mettre le siege devant Autun. Mais quelqu’abjecte qu’eût été la condition dont étoient les premiers révoltés qu’on appella Bagaudes, il suffit que ce nom fût devenu le sobriquet ordinaire que les sujets fideles donnoient aux sujets rebelles, pour être attribué dans la suite à tous les révoltés, quelle que fût leur condition, et quelque puissant que fût leur parti. En ces sortes d’occasions l’usage l’emporte sur la signification propre du nom ; il le fait donner à des personnes à qui ce mot pris dans son sens naturel, ne convient en aucune façon.

On vit quelque chose de semblable à ce que nous venons de dire durant les troubles du Païs-Bas, commencés en mil cinq cens soixante et cinq. Les premiers factieux qui se donnerent à eux-mêmes le nom de Gueux, se trouvoient être presque tous des personnes de condition, dont plusieurs étoient riches. Ils prirent tous néanmoins ce nom-là, comme le nom de leur parti, et cela indépendemment de l’état de leur fortune et même indépendemment de leur religion. Lorsque dans la suite le nom de Gueux fut devenu le sobriquet propre aux calvinistes, parce qu’il n’y avoit plus que les provinces où les calvinistes étoient les maîtres qui persistassent dans l’union d’Utrecht, on a continué de l’employer toujours comme un nom de parti, sans avoir aucun égard ni à la pauvreté ni à la richesse. Combien de fois a-t-on donné le nom de Gueux à des personnes qui jouissoient de trente mille livres de rente ? Dans la portion des Païs-Bas qui s’appelle la généralité, c’est-à-dire, dans la partie du duché de Brabant, et dans celle du comté de Flandres, qui appartiennent aux sept provinces-unies en commun, parce qu’elles ont conquis cette contrée à frais communs ; il arrive tous les jours qu’un pauvre païsan catholique dit que le seigneur de son village est gueux, lorsque ce seigneur est calviniste ? Ne dit-on pas aussi, comme nous l’avons remarqué, que Luxembourg est une ville des Païs-Bas ? L’usage est le tyran des langues vivantes.

Nous verrons encore dans la suite de cet ouvrage, que Salvien qui vivoit dans les provinces obéissantes, et qui a écrit vers le milieu du cinquiéme siécle, a toujours désigné les Armoriques par le nom de Bagaudes.

LIVRE 2 CHAPITRE 9

CHAPITRE IX.

Suite de l’Histoire depuis quatre cens trente-cinq, jusqu’à la défaite de Litorius Celsus par les Visigots en quatre cens trente-neuf.


De toutes les guerres que l’empereur d’Occident avoit alors à soutenir, celle qu’il faisoit en Afrique contre les Vandales, qui pouvoient affamer l’Italie, et y faire des descentes chaque jour, étoit la plus inquiétante. Aussi voyons-nous que dès le onziéme février de l’année quatre cens trente-cinq, Valentinien traita avec eux aux conditions qu’il les laisseroit en paisible possession d’une partie de la côte de l’Afrique, et qu’eux de leur côté, ils cesseroient tous actes d’hostilité. Suivant les apparences, Aëtius avoit attendu pour revenir dans les Gaules que cette paix fût conclue. Ce qui est certain, c’est que nous ne l’y voyons point agir avant l’année quatre cens trente-cinq. Voici en quel état il les trouva. La seconde, la troisiéme et la quatriéme Lyonnoises persistoient encore dans la confédération Armorique, et refusoient toujours d’obéir aux officiers du prince. Tibaton avoit fait révolter la Gaule ultérieure, et les Visigots occupoient le plat-païs et quelques villes de la premiere Narbonnoise, de la Novempopulanie et de la seconde Aquitaine. Ainsi Aëtius ne trouva dans les Gaules aucun païs où l’empereur fût véritablement le maître, si ce n’est quelques cités de la premiere Aquitaine, la province Sequanoise, la premiere Lyonnoise, et les provinces qui sont situées entre cette province-là, les Alpes, la Méditerrannée et le Rhône. Il y avoit plus : le peuple de ces dernieres provinces faisoit des complots en faveur des Armoriques, et Gundicaire roi des Bourguignons en avoit encore envahi une partie. Quelle étoit précisément cette partie ? Nous l’ignorons. Voici ce que fit Aëtius.

Dès l’année quatre cens trente-cinq, ce capitaine obligea Gundicaire et ses Bourguignons à se soumettre aux conditions qu’il voulut bien leur octroïer. Mais soit qu’Aëtius ne leur eût accordé la paix qu’avec l’intention de prendre mieux ses avantages pour les attaquer, soit que le hasard seul l’ait voulu ainsi, un an après le traité, Gundicaire, et tous ceux des Bourguignons qui, suivant les termes dont Prosper se sert, devoient être restés dans les Gaules avec ce roi, furent exterminés par les Huns.

J’ai deux choses à faire observer au lecteur concernant cet évenement. La premiere est qu’Idace ne marque la défaite de Gundicaire par les Huns, que sur l’année quatre cens trente-six, quoique les fastes de Prosper, pour ne point couper le récit des avantures de Gundicaire, la placent en quatre cens trente-cinq. Idace ne rapporte le massacre des Bourguignons, qu’après avoir dit qu’Aëtius fit lever le siege de Narbonne aux Visigots. Or nous verrons par les fastes mêmes de Prosper, que la rupture ouverte entre les Romains et les Visigots, qui fut suivie du siége de Narbonne et de la levée de ce siége, est un évenement arrivé seulement en quatre cens trente-six. La seconde chose que j’ai à dire au lecteur concernant le massacre de Gundicaire et de ses Bourguignons, c’est que, suivant les apparences, ce massacre fut l’ouvrage du corps nombreux d’Alains ou de Huns, qu’Aëtius fit venir alors dans les Gaules, pour l’y employer contre les ennemis de l’empire, et pour avoir auprès de lui des troupes, sur la fidelité desquelles il pût compter en toute occasion. Nous avons parlé déja de l’affection que cette nation avoit pour lui, et nous ferons mention plusieurs fois dans la suite de ce corps de troupes, dont notre géneral tira de grands services, et auquel il donna même quelques années après, des quartiers stables, ou si l’on veut des habitations le long de la Loire. Je me contenterai donc de dire ici que c’est le corps de troupes ou la peuplade, de laquelle je viens de parler, qu’on trouve désignée dans les auteurs contemporains, tantôt sous le nom des Alains de la Loire tantôt sous le nom de Huns, et quelquefois sous celui de Scythes. On peut voir dans le chapitre dix-huitiéme du premier livre de cet ouvrage, par quelle raison tous ces noms-là convenoient aux troupes auxiliaires, dont il est ici question. Apparemment que nos Alains, soit qu’ils eussent un ordre secret d’Aëtius ou non, chargerent, quand ils eurent passé le Rhin, les sujets de Gundicaire, qui après avoir fait leur paix avec Aëtius, ne se défioient point de ces barbares qui arrivoient dans les Gaules en qualité de troupes auxiliaires de l’empire. Prosper ne nous donne point précisément, il est vrai, la date de la venuë de ces Alains dans les Gaules, mais il ne laisse point de nous indiquer le tems qu’ils y vinrent, en disant dans un passage qui va être rapporté, qu’en l’année quatre cens trente-sept les Alains servirent dans les Gaules comme troupes auxiliaires de l’empire qui étoit entré en guerre avec les Visigots.

Le passage de la chronique de Prosper qui concerne la défaite des Bourguignons, étant lû, comme les sçavans pensent qu’il faut le lire, semble décider que ce fut sur un ordre d’Aëtius que les Alains attaquerent les Bourguignons, et qu’ils les défirent. » Il s’alluma pour lors, dit cette Chronique, une guerre mémorable entre l’Empire Romain & les Bourguiguons, dans laquelle le Roi de ces Barbares perdit la vie, & leur Nation fut presqu’entierement exterminée par Aëtius. »

Immédiatemehr après ces paroles, la Chronique ajoûte : » Tibaton ayant été pris, & les principaux Auteurs de la révolte ayant été ou mis à mort ou mis aux fers, tous les mouvemens qui se faisoient en faveur des Bagaudes furent appaisés. » L’endroit où Prosper place cet évenement, doit faire croire qu’il est arrivé en l’année quatre cens trente-six.

Comme l’histoire des tems posterieurs à cette année-là fait encore mention plusieurs fois des Bagaudes et des Armoriques, soit comme des alliés, soit comme des ennemis de l’empire, il est évident que le passage de la chronique de Prosper qui vient d’être rapporté, ne concerne point la république des Provinces-unies de la Gaule, qui s’étoient confédérées dès l’année quatre cens neuf ; mais uniquement les provinces de la Gaule ultérieure, voisines de cette république, et que Tibaton avoit fait révolter l’année précédente.

Après tant de succès, et après avoir reçu les secours des Huns, Aëtius auroit bien-tôt attaqué et réduit les Armoriques, si les Visigots n’eussent point rompu la paix cette année-là même, en tâchant de se rendre maîtres de Narbonne, et des autres bonnes villes qui se trouvoient au milieu de leurs quartiers. Nous avons dit à l’occasion de la premiere prise de Narbonne par les Visigots en quatre cens treize, de quelle importance il leur étoit de se rendre maîtres de cette place, et de quelle importance il étoit aux empereurs de la conserver. Voici ce qu’on lit dans les fastes de Prosper sur l’année quatre cens trente-six, concernant la nouvelle guerre des Visigots contre les Romains. » Les Gots violent les Traités, & ils s’emparent de la plûpart des Villes Capitales de Cités qui se trouvoient voisines de leurs quartiers. Ils en veulent principalement à Narbonne. Le Comte Litorius leur fait lever le siege de cette place, où les vivres manquoient, & qu’ils attaquoient vivement. Il fit prendre en croupe à chaque Cavalier deux mesures de bled ; & après avoir passé sur le ventre aux Visigots, il entra dans la ville qu’il secourut ainsi, & contre la famine & contre les efforts de l’ennemi. Idace se contente de dire : » Le siége de Nabonne est levé par les soins d’Aëtius, qui commandoit en Chef dans tout le (b) pais.

On voit donc que dès l’année quatre cens trente-six la guerre étoit rallumée dans les Gaules entre les Romains et les Visigots, qui sans doute étoient d’intelligence avec les Armoriques. Ils n’étoient pas bien éloignés les uns des autres, et ils avoient les mêmes ennemis. La guerre continua l’année suivante entre les Visigots et les Romains fortifiés par le corps d’Alains qui avoit massacré les Bourguignons. Cette guerre auroit seule suffi pour empêcher Aëtius de faire de grands progrès contre les Armoriques ; mais il se fit encore une nouvelle diversion en leur faveur. Plusieurs barbares qui servoient dans les troupes auxiliaires, déserterent ; et s’étant attroupés, ils se firent pirates. Combien de détachemens le géneral romain n’aura-t-il pas été obligé de faire, pour empêcher les descentes et les courses de ces brigands ? Aëtius avoit donc assez d’affaires, quoiqu’il ne fît aucune entreprise importante contre les Armoriques, et quoiqu’il dût tirer de grands services du corps de troupes auxiliaires composé de Huns et d’Alains qu’il avoit fait venir dans les Gaules. D’ailleurs, comme Aëtius fut consul pour la seconde fois en quatre cens trente-sept, les affaires des Gaules ne firent cette année-là qu’une partie de celles dont il étoit chargé.

Chaque nation a son mérite particulier dans la guerre. Celui des Visigots étoit de se bien battre à l’arme blanche. Ils s’aidoient parfaitement de l’espieu d’armes et de l’épée. Comme les Romains, ils avoient peu de cavalerie dans leurs armées. Au contraire, les nations scythiques fournissoient d’excellente cavalerie. Les Huns, les Alains et les autres peuples compris sous le nom de Scythes, étoient adroits à manier leurs chevaux, comme à se servir de fléches et de toute sorte de traits. On peut se figurer quel avantage un géneral aussi intelligent qu’Aëtius tiroit des Huns auxiliaires qui servoient dans son armée, quand il faisoit la guerre dans un païs de plaines et quand il avoit affaire à des ennemis qui n’avoient point une cavalerie qu’ils pussent opposer à la sienne. Voilà, suivant l’apparence, ce qui le rendit si supérieur aux Visigots, qu’il les battit plusieurs fois durant la campagne de quatre cens trente-huit, quoiqu’ils eussent alors à leur tête un des grands rois qu’ait jamais eu cette nation, Theodoric premier. Ces barbares demanderent même à traiter, et ils convinrent avec Aëtius de l’armistice que nous verrons enfraindre par les Romains en quatre cens trente-neuf. Ce qu’on peut conjecturer avec probabilité touchant les conditions de cette espece de tréve dont les historiens ne parlent qu’à l’occasion de son infraction, c’est qu’elle portoit une cessation d’armes de part et d’autre, et qu’elle renvoyoit au prince d’accorder ou de refuser les demandes que faisoient les Visigots sur les points contestés entr’eux et les officiers de l’empire. Comme les Visigots avoient interêt à ne point se séparer des Armoriques, on peut croire qu’ils les comprirent dans la tréve, et la suite de l’histoire rend cette conjecture très-plausible.

Ce qui est de certain, c’est que vers le commencement de l’année quatre cens trente-neuf, Aëtius comptoit si bien que les troubles des Gaules étoient appaisés, ou du moins qu’il affectoit tellement de le croire, qu’il en partit pour se rendre à la cour de Valentinien, où il étoit bien aise d’être present quand on y traiteroit sur les interêts des Visigots, et sur ceux des Armoriques. Mais avant que de passer les Alpes pour aller à Rome, il fit une disposition qui ralluma la guerre durant son absence, peut-être plûtôt qu’il ne s’y attendoit. Il assigna donc des quartiers stables et permanens dans les environs de la ville d’Orleans aux Scythes auxiliaires qui servoient dans son armée, et qui avoient alors pour roi, ou pour chef Sambida. Aëtius en usa ainsi, en interprétant à son avantage, suivant l’apparence, quelqu’article de la pacification qu’il avoit accordée aux Armoriques, qui de leur côté firent de leur mieux pour se défendre contre l’entreprise faite en conséquence de cette interprétation. Mais ils succomberent à la fin, comme nous le verrons ; et je crois même que ce fut alors qu’Orleans se vit contraint à rentrer sous l’obéissance de l’empereur.

Je fais ici une correction importante dans le texte de la chronique de Prosper, où je lis que ce fut autour d’Orleans qu’Aëtius donna des quartiers à ses Alains, quoique le texte de Prosper dise que ce fut autour de Valence.

Deux raisons m’engagent à la faire, et à changer Valence en Orleans, en lisant Urbis Aurelianae deserta rura, pour urbis valentinae deserta rura. La premiere est, qu’il n’est point vraisemblable que les Romains ayent voulu donner aux Alains les terres incultes de la cité de Valence, ville située sur le Rhône, entre Arles, où étoit le siege de la préfecture du prétoire des Gaules, et Lyon. Pourquoi établir sur le bas Rhône, et dans une contrée des Gaules où tout le peuple étoit soumis, une colonie suspecte, et qui pouvoit, dès que l’envie lui en prendroit, empêcher la communication de la capitale avec la premiere Lyonnoise, et les autres provinces obéissantes qui étoient au septentrion et à l’orient de celle-là ? Au contraire, il convenoit pour plusieurs raisons, de placer cette colonie dans les campagnes des environs d’Orleans, que la guerre entre les provinces obéïssantes et les provinces confédérées, avoit rendues incultes. Cette peuplade devoit encore servir de frein aux Armoriques dans le païs de qui l’on l’établissoit.

En effet, et c’est ma seconde raison, il est certain qu’Aëtius établit pour lors une colonie de ses Alains sur la Loire et dans les environs d’Orleans. On lira dix évenemens dans la suite de l’histoire qui rendent ce fait-là constant. Je crois donc que c’est de cette colonie que Prosper a voulu parler à l’endroit de sa chronique où il dit qu’Aëtius avoit établi les Alains dans les terres incultes des environs d’Orleans, quoique les copistes lui ayent fait dire, dans la suite, qu’on avoit établi les Alains dans les terres incultes des environs de Valence. Cette conjecture est bien confirmée ; par ce que dit Prosper lui-même, concernant l’histoire de l’établissement des Alains en l’année quatre cens trente-neuf, dans les quartiers qui leur avoient été assignés par Aëtius, et qui ne se fit pas sans coup férir. La résistance des habitans du païs fut même assez grande, pour donner lieu à Sidonius Apollinaris de dire dans des vers, qui seront rapportés plus bas, et dans lesquels il parle d’un évenement arrivé en quatre cens trente-neuf : que les Scythes venoient de subjuguer les Armoriques. Voici le passage de Prosper, où il est parlé de l’établissement des Alains dans leurs quartiers. » Les Alains, à qui le Patrice Aëtius avoit donné le droit de prendre la moitié des terres dans la Gaule ultérieure, à condition d’en laisser l’autre moitié aux anciens Habitans, subjuguent par les armes ceux qui leur font résistance, & ils se mettent en possession de ce qui leur avoit été donné. » Or, quel qu’ait été le point par rapport auquel on divisoit dans le cinquiéme siécle les Gaules, en Gaule citérieure et en Gaule ultérieure, on ne sçauroit mettre Valence dans la Gaule ultérieure. Au contraire, Orleans étoit de la Gaule ultérieure ; puisqu’on voit en lisant un passage de la vie de saint Eloy, écrite dans le septiéme siécle, que Limoges, ville beaucoup plus méridionale qu’Orleans, étoit cependant de la Gaule ultérieure. C’est pourquoi M. De Valois dit, en parlant du passage de la chronique de Prosper, dont il est ici question. Je ne puis être du sentiment de Prosper, lorsqu’il semble dire, que Valence fût dans la Gaule ultérieure. Au contraire, Orleans devoit être de cette Gaule-là, puisque Limoges, comme nous l’avons vû, en étoit bien.

D’un autre côté, le premier passage de la chronique de Prosper, celui où il est parlé de la concession de quartiers faite par Aëtius aux Alains de laquelle il s’agit, doit être relatif à celui qui rend compte de ce que firent les alains pour s’en mettre en possession ; et ce second passage n’est même séparé du premier que par un autre article d’une ligne et demie ; pourquoi Prosper auroit-il fait mention dans le premier de ces deux articles de sa chronique, de ceux des quartiers accordés aux Alains, dans lesquels ils seroient entrés sans coup férir, quand il n’auroit rien dit dans ce premier article, de la concession de ceux des quartiers accordés aux Alains, dans lesquels ils n’entrerent qu’après avoir livré plusieurs combats, dont notre auteur sçavoit bien qu’il seroit obligé de parler lui-même à deux lignes de-là ? En verité, quand on examine avec attention la chronique de Prosper, il paroît, nonobstant les dates tirées de l’avenement de Theodose Le Jeune au trône de l’empire d’Occident, que les copistes ont transcrites à la marge du récit de chaque fait, et qui sont démenties par les autres chronologistes, que les deux évenemens dont il est ici question ; je veux dire, la concession des quartiers faite aux Alains, et la prise de possession de ces quartiers par les Alains, sont des évenemens arrivés l’un et l’autre la même année, c’est-à-dire en quatre cens trente-neuf.

Si l’on nous fait là-dessus une objection, fondée sur ce que l’action par laquelle les Alains se mirent en possession de leurs quartiers, n’a pû arriver qu’après l’année quatre cens quarante, puisque Prosper n’en parle dans sa chronique qu’après avoir rapporté l’exaltation du pape saint Leon, qui ne se fit qu’en cette année-là, nous répondrons que, comme quelques sçavans croyent que cette chronique a été interpolée aux endroits où elle marque le regne de Pharamond, de Clodion et de Merouée ; elle peut avoir été aussi interpolée aux endroits où elle marque l’exaltation des papes. Celui qui aura écrit les lignes qui regardent l’exaltation de ces pontifes les aura mal placées, en inserant trop haut ce qu’il dit concernant l’exaltation de saint Leon ? Qu’il les ait mal placées : c’est dequoi l’on ne sçauroit douter, parce qu’il met cette mention de l’exaltation de S. Leon avant la prise de Carthage par Genséric. Or il est constant par les fastes de Prosper, par ceux de Cassiodore, et par tous les monumens les plus autentiques du cinquiéme siécle, que les Vandales prirent Carthage dès l’année quatre cens trente-neuf, et que saint Leon ne fut fait pape qu’en quatre cens quarante. Ainsi l’on ne sçauroit se fonder sur la chronique de Prosper, pour contredire la date de l’établissement des Alains dans les quartiers qu’Aëtius leur avoit donnés sur la Loire, non plus que celle des évenemens arrivés en quatre cens trente-neuf.

Mais dira-t-on, comment Prosper a-t-il pû se tromper, et mettre urbis valentinae pour urbis aurelianae. Je tombe d’accord qu’il n’y a point d’apparence qu’il ait fait cette faute. Aussi je la rejette sur quelqu’un de ses copistes présomptueux en demi-sçavant, et qui se figuroit que ce n’étoit pas l’empereur Aurelien, mais un des empereurs du nom de Valentinien qui avoit donné à Orleans, le nom qu’elle portoit dans le cinquiéme siécle. Je reprends l’histoire.

L’avantage que Litorius Celsus et les troupes auxiliaires qu’il commandoit remporterent sur les Armoriques, en violant, suivant l’apparence, la suspension d’armes, fit faire à ce géneral une réflexion séduisante, c’est qu’il étoit facile de défaire un ennemi qu’on attaque dans le tems qu’il croit n’avoir plus rien à craindre, parce que la paix vient d’être faite, et qu’un vainqueur est dispensé de rendre raison de sa conduite. Ne fut-ce point un pareil motif qui engagea le prince d’Orange à attaquer en mil six cens soixante et dix-huit les François campés près de Saint Denis en Hainault, quoiqu’il fût bien informé que la paix entre la France et la Hollande dont il commandoit l’armée, avoit été signée à Nimégue. Comme les Visigots ne s’attendoient pas d’être attaqués, soit qu’ils se flatassent que l’empereur désavoueroit les violences qui s’étoient faites contre les Armoriques, soit par d’autres raisons, Litorius se hâta de marcher contre les Visigots. Il paroît cependant qu’avant que d’aller à son expédition, il voulut s’attacher les Bourguignons qui avoient échappé au fer des Alains, et dont nous avons parlé. Litorius qui commandoit dans les Gaules sous les auspices d’Aëtius, donna donc, soit de son propre mouvement, ou en vertu d’ordres supérieurs, des quartiers dans la Sapaudie à ce reste de Bourguignons, à condition qu’ils s’y contenteroient d’une certaine portion des terres, et qu’ils laisseroient l’autre aux anciens habitans. Si l’on s’en rapporte aux chiffres marqués à côté du récit de chaque évenement dans la chronique de Prosper, ce traité n’aura été fait que vers l’année quatre cens quarante-trois, et non pas en quatre cens trente-neuf où nous le plaçons. Mais il y a certainement faute dans ce chiffre. La preuve est, que la chronique dont il s’agit, place notre traité avant la prise de Carthage par les Vandales, évenement arrivé certainement en quatre cens trente-neuf. Comme le païs appellé ici Sapaudia, n’est ni une des provinces, ni une des cités dans lesquelles la Gaule se divisoit pour lors, il est bien difficile de dire précisément quelles étoient les bornes de la concession faite aux Bourguignons. Autant qu’on en peut juger, elle leur donnoit des quartiers dans le duché de Savoye proprement dit, dans le Chablais, dans une portion de notre gouvernement de Bourgogne, et dans une partie de la Franche-Comté. On peut voir ce que dit M De Valois dans sa notice des Gaules, sur la Sapaudia.

Litorius Celsus se crut le maître des Gaules après ce traité ; et résolu de ne pas mieux garder la foi aux barbares que ceux-ci la gardoient ordinairement aux Romains, il se mit en marche pour attaquer les Visigots. Suivant les fastes de Prosper, Litorius commandoit immédiatement sous Aëtius, qui pour lors étoit patrice ; cependant aucun auteur ne qualifie Litorius de maître de la milice : que son expédition fut l’infraction de quelque nouveau traité fait entre les Romains et les Visigots, depuis la rupture arrivée en quatre cens trente-six, on n’en sçauroit douter, quoique l’histoire ne parle point, ni du tems de la conclusion, ni des conditions de ce traité. Nous avons vû qu’en quatre cens trente-huit les Visigots étoient encore en guerre ouverte avec les Romains, et nous allons voir que l’expédition que Litorius fit contre eux en quatre cens trente-neuf sous le consulat de Theodose et de Festus, est qualifiée par Jornandés, de violement de la paix. C’est ce que notre auteur n’auroit point fait, si la guerre eût toujours duré. Pour rompre un traité, il faut en avoir signé un auparavant.

Litorius Celsus, rival de la gloire d’Aëtius, et qui croyoit que rien ne pouvoit résister à une armée composée d’une infanterie romaine et d’une cavalerie scythe, marcha donc en tratraversant l’Auvergne, contre les Visigots, dès qu’il eût soumis les Armoriques, c’est-à-dire, dès qu’il les eût réduits à donner ou à laisser prendre les quartiers dont nous avons tant parlé. Voici en quels termes les fastes de Prosper rendent compte du succès de l’expédition de ce géneral. » Litorius qui commandoit sous le Patrice Aëtius les Troupes auxiliaires des Huns, voulant effacer la réputation d’Aëtius, & se confiant sur les réponses des Augures comme sur les promesses des Démons, livre mal— à-propos la bataille aux Visigots. Le succès donna bien à connoître qu’il n’y avoit rien qu’on ne dût attendre de l’Armée qui fut battue sous ses ordres, si elle avoit eu un Géneral plus sage, puisqu’ayant à sa tête ce Chef inconsideré, elle ne laissa point de rompre plusieurs Corps des ennemis, de maniere que s’il n’eût pas été fait prisonnier, on n’auroit sçû auquel des deux partis il falloit attribuer la victoire. »

Ce fut aux environs de Toulouse que se donna la bataille entre Litorius et les Visigots. Comme il les surprenoit, il avoit pénétré d’abord jusques dans le centre de leurs quartiers. » Dans la guerre faite aux Visigots sous le Regne de leur Roi Theodoric, dit Idace, Litorius qui commandoit l’Armée Romaine, ayant chargé à la tête des Troupes Auxiliaires des Huns & attaqué très-imprudemment auprès de Toulouse les Visigots ses ennemis, les Huns furent défaits, & ce Géneral fait prisonnier ; il fut même mis à mort quelques jours après sa défaite. » Salvien dans son traité de la Providence parle fort au long de la catastrophe de Litorius Celsus, véritablement c’est sans le nommer ; cependant il n’est point douteux que ce ne soit de Litorius que cet auteur entend parler. Toutes les circonstances de l’évenement qu’il rapporte, sont celles de la défaite de Litorius, et les commentateurs de Salvien l’ont remarqué. C’est dommage que notre auteur qui écrivoit quelques années après la défaite de Litorius, se soit contenté de parler de cet évenement en orateur. Il ne laïsse pas néanmoins de nous apprendre, en exposant combien le doigt du seigneur y fut sensible, que le roi Theodoric partit de l’église, où il avoit passé plusieurs heures prosterné aux pieds de l’autel, pour donner la bataille, et qu’il ne chargea l’ennemi qu’après avoir merité par son humiliation et par ses prieres que le Dieu des armées combattît pour lui. Au contraire, Salvien accuse Litorius Celsus de la même présomption que les autres écrivains lui reprochent. Nous trouverons encore en plus d’une occasion dans la conduite de Theodoric, le caractere que lui donne ici cet écrivain.


LIVRE 2 CHAPITRE 10

CHAPITRE X.

Suite des évenemens. Prise de Carthage par les Vandales. Paix entre les Visigots & les Romains. Des Bagaudes d’Espagne. Saint Germain, évêque d’Auxerre interpose sa médiation en faveur des Armoriques.


Avant que de parler des suites de la défaite de Litorius Celsus, il est à propos de dire quelque chose de la prise de Carthage par les Vandales, puisque ce fut à la faveur des distractions que les affaires des Gaules donnoient sans cesse à Aëtius, qu’ils s’emparerent de la capitale de la province d’Afrique. Le dix-neuviéme d’octobre de l’année quatre cens trente-neuf, fut le jour qu’arriva un évenement si mémorable. Les Romains qui ne se défioient plus de Genséric, depuis qu’ils avoient fait la paix avec lui quatre ans auparavant, et qui avoient tant d’affaires ailleurs, ne prenoient pas les précautions nécessaires, pour garder une place d’une aussi grande importance, et située dans le voisinage d’un ennemi qui n’observoit les traités, que lorsqu’il ne pouvoit pas le violer avec avantage. Carthage fut donc aussi-tôt prise, qu’attaquée.

Idace rapporte avec ces mêmes circonstances la prise de la ville dont il s’agit. « Le roi Genséric, dit-il, ayant surpris Carthage le dix-neuf d’octobre, il se rendit maître de toute la province d’Afrique. »

La prise de cette ville qui rendit en peu de tems Genséric maître de l’Afrique, fut, suivant la chronique de Prosper, la principale cause de la chute totale de l’empire d’Occident. En effet les Vandales devinrent par leur nouvelle conquête, les maîtres d’affammer Rome. Les grains dont elle avoit besoin pour subsister, lui venoient presque tous d’Afrique, et ce qui mérite encore d’être observé, le peuple de Rome ne faisoit point de provisions. Il étoit dans l’habitude dangereuse, d’acheter dans les marchés et au jour la journée, les vivres qu’il consommoit. A combien de monopoles la moindre interruption du commerce ne donnoit-elle pas lieu ? Quels ménagemens nuisibles au reste du corps de l’Etat, ne falloit-il point avoir, pour un peuple barbare qui avoit de pareilles armes à sa disposition, et qui pouvoit encore comme il arriva plusieurs fois dans la suite, venir attaquer les Romains dans Rome même. Nous verrons plus en détail dans la continuation de l’histoire, toutes les suites funestes de la prise de Carthage par les Vandales. Aussi Salvien dit-il, après avoir parlé de plusieurs provinces de l’empire envahies par les barbares : qu’enfin en s’emparant de l’Afrique, ils avoient mis, pour parler ainsi, l’ame même de la république sous le joug.

Ce saint personnage revient plusieurs fois dans son traité de la Providence, à la prise de Carthage. Il paroît que de tous les malheurs arrivés à l’empire durant le cinquiéme siécle, où il essuya tant de disgraces, elle fut celui qui affligeoit davantage Salvien. Dans l’endroit que nous venons de citer, il fait une description pathetique du sac de Carthage, où l’on ne se tenoit point sur ses gardes, et dont les citoyens ne s’occupoient que de leur plaisir, quoiqu’ils eussent un voisin suspect et dangereux à leurs portes. « Les cris des Habitans qu’on massacra dans les rues de Carthage, furent, dit-il, confondus avec les cris de joie que jettoient ceux des Habitans, qui pour pour lors étoient au Cirque. » Notre auteur dit dans un autre endroit : que dans Carthage et dans la province d’Afrique, les prédicateurs étoient plus exposés avant cet évenement, aux insultes des habitans, à qui par une vie exemplaire et par des discours pathétiques, ils reprochoient leurs débauches et leurs vices, que ne l’étoient les apôtres lorsqu’ils entroient dans les villes payennes ; et que c’est par un juste jugement de Dieu que ces habitans, qui s’étoient montrés barbares envers les serviteurs de Dieu, portent, dans le tems qu’il écrit, le joug des barbares. Nous serons encore obligés de revenir plus d’une fois à ce sujet-là.

Voyons présentement quels furent dans la Gaule les suites de la défaite de Litorius Celsus. Sidonius Apollinaris dit que les Visigots après cet évenement auroient subjugué une grande partie de cette province de la monarchie romaine, si son beau-pere, le même Avitus qui fut depuis empereur, et qui étoit sorti d’une famille patricienne de la cité d’Auvergne, ne se fût servi du crédit qu’il avoit sur l’esprit de Theodoric, pour obliger ce vainqueur à traiter. » Ce fut en vous, dit notre Poëte à son beau-pere Avitus, que les Gaules mirent leur espérance lorsque les Visigots les faisoient trembler après la défaite de Litorius. Aëtius étoit accouru en vain ; ses prieres & ses offres ne fléchissoient point les Barbares, & dénué de troupes, il ne pouvoit point employer d’autres armes pour les arrêter. La prise de Litorius nous livroit à la discrétion de Théodoric, qui étoit résolu d’étendre ses quartiers jusqu’au Rhône. Pour executer ce projet, il n’avoit point de combat à donner ; il n’avoit qu’à marcher en avant. D’ailleurs la crainte que Theodoric avoit sentie, en voyant les Scythes aux pieds des remparts de Toulouse, s’étoit changée en fureur depuis sa victoire. Il ne pouvoit point pardonner son épouvante à ceux qui l’avoient causée. Quand Rome n’espere plus rien de ses Capitaines & de ses Négociateurs, Avitus, vous faites revivre la paix par un simple renouvellement des Traités que nous avions faits précedemment avec les Visigots. Vous écrivez une lettre d’une page à un Roi qui ne respire que le carnage, & il s’appaise. » Véritablement la paix fut faite dans la même année, c’est-à-dire, dès quatre cens trente-neuf.

Mais j’aime mieux en croire Prosper que Sidonius, sur l’état où se trouverent les Gaules après le désastre de Litorius. Sidonius écrit ce qu’on vient de lire dans un Panegyrique, & encore dans un Panegyrique en vers qu’il composoit, pour louer son Compatriote, son beau-pere, & son Empereur. Nous ne sçavons point que Prosper ait eu aucun motif d’altérer la vérité. Voici sa narration : » On fit la paix avec les Visigots la même année que Litorius avoir été battu. Ces Barbares la demanderent avec encore plus de soûmission après le combat douteux où Litorius fut fait prisonnier, qu’ils ne la demandoient auparavant. » Jornandés dit, en parlant de ce même évenement : » Les Romains & les Visigots renouvellerent les anciens Traités & après qu’une paix sincere eût été faite entre les deux Partis, les armées rentrèrent de part et d’autre dans leurs quartiers. En effet, nous avons vû qu’une partie des troupes de Litorius avoit battu les ennemis qu’elle avoit en tête, et que si ce général fut pris, ce fut apparemment parce que le corps où il combattoit en personne, eut le malheur d’être rompu. Il lui étoit arrivé une disgrace à peu près semblable à celle qui arriva au connétable Anne De Montmorenci à la bataille de Dreux. Ce général fut pris, mais cela n’empêcha point l’armée qu’il commandoit, de battre l’ennemi.

Il falloit bien enfin que l’armée Romaine n’eût point été entierement défaite, puisque Jornandés dit qu’elle ne rentra dans ses quartiers qu’après la conclusion de la paix. Ce que nous allons voir, porte même à croire que les Visigots abandonnerent par leur traité les Armoriques, ou du moins qu’ils consentirent qu’Aëtius obligeât ces révoltés à se soûmettre à certaines conditions.

Ce qui me paroît constant, c’est que le patrice Aëtius étoit encore dans les Gaules en l’année quatre cens quarante, et il est même probable qu’il y négocioit alors, pour engager les Armoriques à rentrer dans le devoir. Voici sur quoi je me fonde pour assurer ce que j’assure, et pour conjecturer ce que je conjecture.

En premier lieu, Sidonius dit positivement dans les vers qui viennent d’être rapportés, qu’Aëtius étoit sur les lieux, lorsqu’Avitus engagea Théodoric à renouveller les traités rompus par Litorius Celsus. On n’aura pas de peine à croire qu’Aëtius étoit revenu dans les Gaules à la premiere nouvelle de la bataille de Toulouse.

En second lieu, Prosper dit dans ses fastes : » Après la mort du Pape Sixte, l’Eglise de Rome fut près de quarante jours sans un Chef visible, parce qu’on attendoit avec patience le retour du Diacre Leon qu’on vouloit mettre sur le Thrône de S. Pierre, & qui se trouvoir actuellement dans les Gaules, où il travailloit à la réconciliation d’Albinus avec Aëtius. » Ainsi ce patrice étoit encore dans les Gaules en l’année quatre cens quarante. Il est presqu’aussi certain qu’il y négocioit avec les Armoriques, pour les engager à recevoir les officiers de l’empereur.

En effet, qui pouvoit être cet Albinus qui traitoit par la voye d’un médiateur si considérable, avec Aëtius le dépositaire de l’autorité impériale dans les Gaules ? Quel particulier jouoit un personnage assez considérable dans ce païs-là, pour avoir merité que Leon quittât l’Eglise de Rome, dont il étoit déjà un des principaux ministres, et qu’il passât les Alpes, pour être l’entremetteur du raccommodement de ce particulier avec un patrice ? Prosper ne donne point à notre Albinus le titre d’aucune dignité, lui qui qualifie presque toujours ceux dont il fait mention. Il ne devoit donc point y avoir dans l’empire d’occident un citoïen, un sujet d’une si grande importance, à moins qu’il ne fût à la tête d’un parti très-puissant, et en possession de ne pas obéir aux ordres du prince. Cependant l’histoire ne nous dit pas quel étoit cet Albinus. Ainsi son nom qui est romain, et les conjonctures où l’on étoit alors, me portent à conjecturer qu’il étoit un des principaux personnages de la confédération Armorique. Cette conjecture est rendue encore plus vraisemblable, par la certitude où l’on est qu’il y avoit dans le païs des Armoriques une famille illustre qui portoit le nom d’Albina. C’est ce que l’on apprend par la vie de l’évêque d’Angers, saint Aubin, qui s’appelloit en latin Albinus. Cette vie est d’une grande autorité, puisqu’elle est écrite par Venantius Fortunatus, évêque de Poitiers dans le sixiéme siécle. Or il y est dit, que saint Aubin qui fut fait évêque d’Angers vers l’année cinq cens vingt-neuf, étoit né dans une des plus illustres et des meilleures familles de la cité de Vannes. Comme cette cité étoit alors de la confédération des Armoriques, ne peut-on pas croire que l’Albinus qui traitoit avec Aëtius en quatre cens quarante, par l’entremise du pape saint Leon, étoit un des ancêtres d’Albinus évêque d’Angers, et qu’il a été un personnage des plus importans dans la confédération maritime.

Les descentes que les Vandales d’Afrique firent dans le même tems en Sicile, auront obligé Aëtius à retourner en Italie, comme à donner ordre à ceux qu’il laissoit pour commander dans les Gaules, de n’y point rallumer la guerre. Ainsi ces officiers n’auront commis alors aucune hostilité contre les Armoriques. En effet, tous les Romains sentoient si bien que l’occupation de l’Afrique par les Vandales, portoit un coup funeste à la monarchie entiere, que l’empereur d’Orient envoya en quatre cens quarante et un une flote considérable dans cette province qui étoit du partage d’Occident, pour en expulser les barbares. Mais Theodose ayant été obligé de rappeller ses forces, avant qu’on eût encore rien exécuté contre les Vandales, le peu de succès de cette entreprise, détermina Valentinien à faire la paix avec eux. Il fut dit dans le nouveau traité conclu en l’année quatre cens quarante-deux, que les Vandales demeureroient en possession d’une partie de l’Afrique, et qu’ils laisseroient l’empereur jouir paisiblement de l’autre partie.

Cette paix donnoit loisir au patrice Aëtius de songer aux affaires des Gaules, et ce qui se passoit en Espagne, l’encourageoit encore à les terminer par quelque coup décisif. Asturius, maître de l’une et de l’autre milice dans le département des Gaules, défit les séditieux qui s’étoient cantonnés en differens lieux de l’Espagne tarragonoise, et ausquels, comme nous l’avons dit plus d’une fois, on donnoit dans les Espagnes mêmes le nom de Bagaudes. Asturius étant mort peu de tems après cet évenement arrivé vers l’année quatre cens quarante, Merobaudes son gendre fut pourvu, quoique né barbare, de l’emploi de maître de l’une et de l’autre milice, et il contraignit à faire des soumissions ceux des Bagaudes d’Espagne qu’on appelloit Aracelitains, parce que le siege du gouvernement de leur république étoit dans Araciola, lieu du païs qui s’appelle aujourd’hui la Navarre.

Ce fut apparemment en ces circonstances, et durant le cours de l’année quatre cens quarante-trois, qu’Aëtius crut qu’il étoit tems de faire contre les Armoriques, une entreprise hardie et capable de les obliger à se remettre sans négocier plus long-tems, sous l’obéissance de leur souverain. Il résolut donc de faire à l’imprévu une invasion dans leur païs ; mais il ne jugea point à-propos de se mettre lui-même à la tête de l’armée qu’il destinoit à cette expédition. Si elle ne réussissoit point, il valoit mieux qu’il ne s’y fût pas trouvé, afin d’être le maître de désavouer les violences qui auroient été commises, et de pouvoir mieux après avoir conservé toujours le caractere d’un conciliateur qui n’a jamais voulu que la paix, renouer la négociation, que les hostilités qu’il ordonnoit lui-même, alloient rompre. Ainsi Aëtius chargea d’exécuter l’entreprise dont il s’agit, Eocarix, roi des Alains établis sur la Loire, et suivant les apparences, le successeur de Sambida. M. De Valois croit que c’est de notre Eocarich qu’il est parlé dans les fastes de Prosper sur l’année quatre cens trente-neuf, lorsqu’il y est dit ? « Dans ce tems-là Vitricus se distinguoit par son attachement pour l’empire, et par ses exploits de guerre. » Suivant M. De Valois, Prosper avoit écrit Eucricus  ; c’est une maniere d’écrire le nom d’Eocarich, dont un Romain aura bien pû se servir, et les copistes qui ne connoissoient point Eucricus, en auront fait Vitricus.

Quoiqu’Aëtius ne fût pas en personne à cette expédition, on ne sçauroit douter en lisant ce que nous allons transcrire, qu’il n’en fût l’ame.

Voici la narration de cet évenement, telle qu’elle se trouve dans la vie de saint Germain, évêque d’Auxerre, écrite quarante ans après sa mort, c’est-à-dire, vers l’année quatre cens quatre-vingt-huit, par le prêtre Constantius, qui mit la main à la plume sur les instances de saint Patient, évêque de Lyon. » A peine Saint Germain (c) étoit-il revenu de la Grande-Bretagne à Auxerre, qu’il y arriva des Envoyés du Commandement Armorique, venus pour le supplier d’entreprendre un nouveau travail. Aëtius qui sous l’Empereur gouvernoit la Republique, indigné de la hauteur & de l’orgueil des Habitans de ce païs-là, avoit donné commission à Eocarix, Roi des Alains & Prince trés-feroce, d’imposer le joug à ces Rébelles présomptueux. Le Barbare qui souhaitoit ardemment de piller les Contrées où l’on l’envoyoit porter la guerre, s’étoit chargé de la commission avec joie. C’étoit donc mettre en tête à un Roi Payen, & suivi d’une Armée aguerrie, un Vieillard seul & désarmé, mais la force que Jesus-Christ donnoit à Saint Germain, le devoit rendre victorieux. Notre Evêque se met en chemin incontinent, parce que les Alains étoient déja en marche, & après avoir passé au milieu des Cavaliers couverts de fer qu’il trouve sur la route, il parvient enfin jusqu’au Roi. Voilà le Saint personnage qui s’oppose seul au passage d’un Prince qui se hậtoit d’avancer, & que tant de milliers d’hommes armés accompagnoient. Saint Germain fit d’abord entendre à Eocarix par le moyen d’un Interprete, l’humble supplication qu’il venoit lui faire ; mais ce Barbare differant à donner une réponse favorable, le Serviteur de Dieu lui fait les representations les plus fortes, & même il saisit les rênes de la bride du cheval du Roi ; ce qui l’arrêra & fit faire halte à toute l’Armée. Enfin la Providence voulut que les diverses passions dont le cæur d’Eocarix étoit rempli, y fissent place à des sentimens d’admiration & de respect, pour le courage, pour la fermeté & pour l’air vénérable de Saint Germain. Tout ce grand appareil de guerre, tout ce mouvement de troupes aboutit donc à tenir paisiblement une conférence amiable, où l’on discuta les moyens de mettre en exécution, non pas le projet du Roi des Alains, mais celui de notre Prelat. En conséquence du résultat de cette conférence, Eocatrix remena ses troupes dans leurs quartiers, ou il promit qu’elles vivroient sans commettre aucune hostilité, à condition que les Armoriques feroient incessamment les démarches nécessaires pour obtenir de l’Empereur ou d’Aëtius, la ratification de la convention qu’il venoit de conclure avec eux. Voilà comment les grandes qualités & l’entremise de Saint Germain l’Auxerrois, arrêterent un Roi Barbare, firent rebrousser chemin à ses troupes, & empêcherent les Provinces du Commandement Armorique d’être ravagées. »

Si le prêtre Constantius avoit prévu la perte des livres qu’on avoit de son tems, et qu’on n’a plus aujourd’hui, il auroit été plus exact dans sa narration. Il nous auroit dit le tems et le lieu où l’évenement dont il parle étoit arrivé, et il nous auroit informé du contenu des articles qu’Eocarix d’un côté, et saint Germain de l’autre, arrêterent alors, pour servir de préliminaires au traité de pacification entre l’empereur et les Armoriques. Mais cet auteur qui comptoit sur ces livres, a mieux aimé écrire en panegyriste, qu’en historien, et il a évité les détails. Nous sommes ainsi réduits à conjecturer. Quant au tems, nous avons déja dit que les convenances veulent que cet évenement miraculeux soit arrivé en quatre cens quarante-trois ; et quelques circonstances de la nouvelle guerre entre les Romains fidelles à l’empereur, et les Armoriques, et qui seront rapportées dans la suite, fortifieront encore cette conjecture. Pour le lieu ; la situation du diocèse dont saint Germain étoit évêque, et la contrée où étoient les quartiers des Alains, peuvent faire penser que l’entrevûë de ce prélat et d’Eocarix se soit faite dans le diocèse de Chartres, bien plus étendu pour lors qu’il ne l’est à-présent. Pour ce qui est des articles préliminaires, à en juger par ce que nous avons vû, et par la suite de l’histoire, ils contenoient apparemment : que les Armoriques envoyeroient incessamment à la cour de Valentinien un homme chargé de leurs pouvoirs, pour conclure leur accommodement avec l’empereur, à condition que ce prince leur accorderoit une amnistie pour le passé, comme des sûretés pour l’avenir, et qu’il y auroit une suspension d’armes entre les deux partis, durable jusqu’à la conclusion du traité de pacification, auquel on alloit travailler.

Je crois devoir prévoir deux objections qu’on pourra me faire ici. La premiere seroit de dire que j’ai tort de faire Eocarix, roi des Alains, puisque les éditions que nous avons de la vie de saint Germain, l’appellent non pas roi des Alains, mais roi des Allemands. D’où vient, dira-t-on, changez-vous rex alamannorum en rex alanorum  ? Je répondrois en premier lieu, que ce n’étoit pas des Allemands mais des Alains établis dans les environs d’Orleans, et qui se trouvoient ainsi à portée de faire une invasion brusque et inattenduë dans le païs des Armoriques que ce barbare étoit roi. Ceux des Allemands qui étoient alors cantonnés dans les Gaules, avoient leur demeure auprès du lac-Léman. Ainsi je suis bien fondé à soutenir que Constantius avoit écrit Alanorum, et que ce sont les copistes qui de ce mot ont fait Alamannorum, en y ajoutant trois lettres. J’ai de bons garans de ce que j’avance.

Eric, un moine d’Auxerre qui vivoit sous le regne de Charles-Le-Chauve, c’est-à-dire, dans le neuviéme siécle, et qui a mis en vers la vie de saint Germain, évêque de cette ville, ajoute, après avoir fait une courte description des Armoriques, laquelle nous rapporterons plus bas. » Aëtius le Conservateur de sa Patrie, poussé à bout par l’insolence & par la rebellion criminelle de ces Peuples, donna la commission de dévaster leur Païs, aux Alains, dont le feroce Eochar étoit alors le Roi ; » et ce poëte raconte ensuite comment son prélat arrêta le roi barbare. La mesure du vers fait foi qu’Eric a écrit alanis, et non pas alamannis, ainsi qu’on le lit à present dans le texte de son original. Enfin le pere Sirmond et d’autres sçavans ont observé il y a déja long-tems, qu’il y avoit faute dans l’endroit de la vie de saint Germain écrite par Constantius, et dont il est question ici. Ils en restituent le texte, en y lisant les Alains au lieu des Allemands.

La seconde objection que je dois prévoir, consisteroit à dire qu’il ne paroît point croyable qu’Aëtius qui a laissé la réputation de bon citoyen, eût donné commission à un roi barbare et payen, d’aller le fer et la flamme à la main subjuguer le païs des Armoriques qui étoient chrétiens, qui étoient Romains, et qui bien que rebelles faisoient toujours profession de respecter la majesté de l’empire, et offroient même sans doute, de rentrer à certaines conditions sous l’obéissance du prince. à cela je réponds que dans tous les tems les souverains ont employé des troupes étrangeres à réduire des provinces rebelles. Les Alains étoient alors payens, et les Armoriques étoient chrétiens, j’en tombe d’accord, mais on voit par trente endroits de l’histoire du cinquiéme siécle, que les empereurs chrétiens se servoient souvent de troupes et d’officiers payens contre d’autres chrétiens. Litorius Celsus, comme on a pû le remarquer, étoit payen, cependant Valentinien IIIe ne l’employa-t-il pas contre Theodoric Premier, roi des Visigots, qui étoit chrétien, et contre nos Armoriques, qui comme les autres peuples de la Gaule, faisoient depuis long-tems profession de la religion catholique ? Nous verrons encore dans la suite de cette histoire que le même Valentinien dont étoit émanée la commission sur laquelle Eocarix fit la guerre aux Bagaudes de la Gaule, en donna une en l’année quatre cens cinquante-trois à Fréderic, fils de Theodoric Premier, roi des Visigots, pour faire la guerre aux Bagaudes d’Espagne, et que Frederic en qualité d’officier de l’empire romain, attaqua, et battit ces révoltés. Enfin Constantius dit positivement qu’Eocarix agissoit par ordre d’Aëtius, et ce témoignage seul suffiroit pour réfuter une objection fondée sur un simple raisonnement.

Je crois devoir anticiper ici sur l’histoire des années postérieures à l’année quatre cens quarante-trois, pour rapporter de suite tout ce que nous sçavons concernant la négociation de saint Germain l’Auxerrois en faveur des Armoriques. Il étoit dit dans la convention préliminaire qu’il avoit faite avec Eocarix, que les provinces confédérées en demanderoient incessamment la ratification à l’empereur, et qu’elles traiteroient de bonne foi sur leur réduction à l’obéissance du souverain. Notre vertueux évêque se chargea lui-même de cette négociation. Beda, auteur du septiéme siécle, dit dans son histoire ecclésiastique de la Grande-Bretagne où notre saint étoit célebre, parce qu’il y avoit fait deux voyages, pour y défendre la religion contre les pélagiens ; « Saint Germain se rendit à Ravenne, pour y être le médiateur des Armoriques, et il y fut reçu avec vénération par Valentinien, comme par la mere de ce prince. » Il y mourut, mais avant que d’avoir pû mettre la derniere main à l’accommodement, dont il avoit bien voulu être le médiateur. C’est du prêtre Constantius que nous apprenons cette derniere particularité. Après avoir parlé du voyage de saint Germain, et des honneurs qu’il reçut sur la route et à la cour, cet auteur ajoute : » Quant à l’accommodement des Confédérés Armoriques qui étoit le sujet du voyage de Saint Germain, il l’auroit conclu à son gré, en leur obtenant une Amnistie pour le passé, & des sûretés pour l’avenir, si ce Peuple leger & intraitable ne fût point retombé dans la révolte par une inconstance perfide. Cet évenement rendit inutile & l’entremise du Saint Evêque, & la facilité que l’Empereur apportoit dans cette négociation. Les Armoriques ne furent pas long-tems sans porter la peine dûë à leur supercherie & à leur témérité. »

Nous verrons dans la suite que cette seconde révolte des Armoriques, c’est-à-dire, le violement de la suspension d’armes que saint Germain leur avoit obtenue, a dû arriver entre l’année quatre cens quarante-trois et l’année quatre cens quarante-six. C’est tout ce que j’ai pû conjecturer concernant la date de ces évenemens, en m’aidant des lumieres tirées des évenemens postérieurs. Comme, lorsque les Armoriques reprirent les armes, saint Germain étoit encore à Ravenne, et même comme il y mourut, nous sçaurions quelque chose de plus précis sur la date, dont nous sommes en peine, si nous sçavions positivement la date de la mort de saint Germain. Cet évêque n’aura point voulu demeurer à Ravenne long-tems, après que sa médiation y aura été rendue inutile par le renouvellement de la guerre entre les Armoriques et les officiers de l’empereur. Ainsi dès que saint Germain est mort à Ravenne, il faut qu’il y soit mort peu de semaines après la rupture dont nous parlons. Mais Constantius se contente de nous dire que saint Germain entra dans la trente-uniéme année de son épiscopat, sans nous apprendre distinctement en quelle année commença ce sacerdoce, ni en quelle année il finit. La chronique d’Alberic dont nous allons parler, dit bien que saint Germain fut fait évêque d’Auxerre en quatre cens trente huit ; de maniere que ce prélat qui constamment a siégé trente et un ans, ne seroit mort qu’en quatre cens soixante et neuf. Mais cette date est insoutenable, et l’on doit regarder le passage d’Alberic, comme une des fautes dont sa chronique fourmille. Enfin je ne trouve point que les auteurs modernes qui ont voulu fixer avec précision la date de ces deux évenemens, ayent bien réussi à l’établir.

On a dit que je me trompois lorsque je conjecturois que l’expédition d’Eocarix contre les Armoriques avoit été faite en l’année quatre cens quarante-trois, puisqu’il est prouvé par la chronique d’Alberic, religieux du monastere des Trois-fontaines, qu’elle fut faite en l’année quatre cens quarante-sept. On a cité pour prouver ce sentiment, un passage de cette chronique où il est dit seulement : En quatre cens quarante-sept Ecchard roi des Alains dont il est parlé dans la vie de saint Germain, Le texte de la chronique n’ajoute rien à ces paroles. Qui sçait si ce qui manque pour en rendre le sens complet, n’est pas, mourut. L’obiit ou mortuus, est la restitution la plus plausible qu’on puisse faire, et il peut être suppléé avec d’autant plus de fondement, qu’il y a dans notre chronique une infinité d’articles, qui ne disent autre chose de ceux dont il y est parlé, si ce n’est qu’ils moururent. D’ailleurs Alberic n’a composé sa chronique que dans le treiziéme siécle, et ce n’est point dans des tems aussi éloignés des évenemens dont je fais mention que le treiziéme siécle l’est du cinquiéme, que j’ai coutume de prendre mes garants. Eocarix a pu survivre quatre ans à son expédition.

En réfléchissant sur ce que nous sçavons de l’histoire du milieu du cinquiéme siécle, je trouve que les Armoriques peuvent avoir eu vers l’année quatre cens quarante-cinq plusieurs motifs de rompre la négociation qui se faisoit à la cour de Valentinien, et dont la conclusion les auroit toujours obligés à recevoir dans leur païs les officiers du prince, et à se soumettre à leur autorité. Le premier étoit l’embarras que donnoient au patrice Aëtius les Francs, qui en ce tems-là faisoient une invasion dans le nord des Gaules où ils s’étoient emparés de Cambray et de Tournay. Le second, étoit l’état déplorable où se trouvoient réduits par la faute des officiers du prince, les peuples qui vivoient dans les provinces obéissantes dont plusieurs citoyens abandonnoient chaque jour leur patrie, pour venir chercher dans les Provinces-unies un asyle contre la misere. Le troisiéme motif aura été l’opinion fausse et ridicule, si l’on veut, mais presqu’universelle néanmoins, que le terme marqué par le ciel à la durée de l’empire de Rome étoit prêt d’expirer. Enfin le quatriéme motif aura été l’abus que les officiers du prince faisoient de l’armistice. Ils s’en prévaloient, pour former dans la république des provinces confédérées un parti, à l’aide duquel ils pûssent la subjuguer par la force. Traitons plus au long ces quatre points de l’histoire des Gaules.

LIVRE 2 CHAPITRE 11

CHAPITRE XI.

Les Francs se rendent maîtres vers l’année quatre cens quarante-cinq, du Cambresis, et de plusieurs autres Contrées adjacentes. En quel tems Clodion fut battu en Artois par Aëtius. Des Francs appellés, les Ripuaires.


Parlons en premier lieu de la diversion des forces de l’empereur, que les progrès des Francs dans la seconde Belgique, durent opérer. Gregoire de Tours est le seul de tous les auteurs qui ont écrit dans les deux siécles où nous prenons nos garans, qui fasse mention de l’invasion dont on va lire le récit. Nous avons déja vû qu’il avoit écrit que Clodion faisoit son séjour ordinaire à Duysborch sur les confins du diocèse de Tongres. à cela notre historien ajoûte : » Ce Prince ayant envoyé des espions à Cambray, pour prendre langue, il marcha par la route qu’ils avoient reconnuë, passa sur le ventre aux Romains, & se rendit maître de la Cité. A peine s’y fut-il reposé quelque tems, qu’il se remit aux champs, & qu’il occupa tout le païs qui est entre Cambray & la Somme. » L’abréviateur ne fait que copier cette narration.

L’auteur des Gestes des Francs que nous ne laisserons pas de citer ici, quoiqu’il n’ait pas vêcu dans nos deux siécles, enrichit de quelques détails la narration précédente. » Clodion, dit cet Ecrivain, ayant marché par les Ardennes, se rendit maître de Tournay. De-là il vint brusquement à Cambray, où il entra, & où il passa ce qu’il y trouva de troupes Romaines au fil de l’épée. Ce Prince s’empara ensuite de tout le païs qui est entre cette Ville & la Somme. » Comme Tournay a été la premiere capitale de notre monarchie, et comme elle a joüi de cet honneur durant plus de soixante ans, ainsi que nous le dirons dans la suite, il est difficile à croire que dès le septiéme siécle, on eût oublié comment et dans quel tems elle étoit venue au pouvoir de nos rois. Je pense donc qu’on peut croire ce qu’en dit ici l’auteur des gestes. D’ailleurs la narration de cet historien est par elle-même très-vraisemblable. Quand il fait passer Clodion par la forêt charbonniere, pour le faire venir de Duysborch à Tournay, il fait tenir à ce prince précisément la route qu’il devoit tenir. Cette forêt qui faisoit une partie des Ardennes, renfermoit le lieu où Louvain a été bâti depuis, et elle s’étendoit jusqu’au païs des Nerviens, c’est-à-dire, jusqu’à la cité de Tournay[110].

Suivant les apparences la conquête de Clodion ne lui fut pas bien disputée. En premier lieu il tomba sur les Romains lorsqu’ils ne s’attendoient pas d’être attaqués. En second lieu, il fut apparemment favorisé, par les Francs qui étoient établis déja dans la cité de Tournay. On a vû ci-dessus, que l’empereur Maximien y avoit donné des terres à une peuplade de cette nation.

La situation des deux cités que les Francs occuperent alors, et l’état malheureux où se trouvoit l’empire romain, rendirent l’établissement qu’ils y firent, un établissement solide. Ces cités étoient situées à l’extrêmité septentrionale des Gaules, et rien ne leur coupoit la communication ni avec le païs de Tongres, où il y avoit déja d’autres Francs cantonnés, ni avec le Wahal, et par conséquent avec l’ancienne France. Clodion ne pouvoit être attaqué par les Romains, que du côté du midi. Le païs qui s’étend depuis Tournay jusqu’au Wahal, comme jusqu’à la Meuse, et qui est aujourd’hui si peuplé, si rempli de grandes villes, et si herissé de places fortes, étoit encore dans le cinquiéme siécle dénué de villes, et plein de forêts ou de marécages. On n’avoit point encore creusé les canaux qui donnent à ce païs-là le moyen de s’égouter. Il n’étoit gueres praticable à des hommes moins accoûtumés à brosser dans les bois, et à franchir les flaques d’eaux que les sujets de Clodion. Aussi verrons-nous que lorsqu’Aëtius voulut attaquer ce prince, il l’attaqua du côté des plaines de notre Artois. On sçait bien que ç’a été seulement sous la domination de nos rois, qu’on a bien défriché le païs qui est entre l’Artois, l’ocean, le Rhin et les Ardennes, et que les grandes villes dont il est si rempli qu’elles sont en vûë les unes des autres, n’ont été bâties que dans ces tems-là. Bruges, Gand, Anvers, Bruxelles, Malines, Louvain et les autres villes de ce territoire ont été construites sous les successeurs de Clovis, et sous ceux de Charlemagne. Ainsi la prise de Tournay et celle de Cambray, les seules villes qui fussent alors dans la contrée que nous venons de désigner, en rendit Clodion le maître absolu.

Gregoire de Tours ne nous donne point la date de l’expédition de Clodion, quoique l’établissement de la monarchie françoise qui en avoit été la suite, eût rendu cette expédition très-mémorable. Le pere Petau[111] la place vers l’année quatre cens quarante-cinq. On verra dans la suite de ce chapitre sur quelles raisons il s’appuye pour fixer cette époque, au tems où il la fixe.

Aëtius qui étoit revenu dans les Gaules, tandis que S. Germain négocioit toujours à Ravenne l’accommodement des Armoriques, marcha contre les Francs, dès qu’il fut informé de ce qui venoit d’arriver au-delà de la Somme. Il fit la guerre à Clodion, et même il lui enleva auprès du vieil Hesdin un quartier qu’il surprit le jour qu’on y faisoit les réjoüissances d’une nôce. Mais Sidonius Apollinaris qui nous apprend cet évenement, ne dit point qu’Aëtius ait alors obligé les Francs à évacuer le païs qu’ils venoient d’occuper. A en juger par son récit même, les Romains ne tirerent point d’autre avantage de ce succès, que celui de faire quelques prisonniers de guerre. Si cette camisade eût été suivie d’un avantage plus réel, Sidonius en auroit fait mention ; car il n’obmet rien de ce qui pouvoit augmenter la gloire que Majorien y acquit, en combattant à côté d’Aëtius. Sidonius ne pouvoit pas même en user autrement. C’est dans le panegyrique de Majorien qui étoit parvenu à l’empire, environ dix ans après ce combat, que notre poëte parle de l’action de guerre dont il s’agit ici. Nous avons même l’obligation à l’envie que Sidonius avoit de bien loüer Majorien, du bel éloge que cet auteur fait de la bravoure des ennemis, à qui son héros avoit eu affaire. » Les Francs que vous avez battus, dit Sidonius, sont Soldats avant que d’être hommes. Si le lieu, si le nombre donnent l’avantage à leur ennemi, ils peuvent bien alors être tués, mais ils ne sçauroient être mis en fuite. Ils meurent sans perdre le courage, & ils ont encore de la valeur, quand ils n’ont presque plus de vie. »

Un auteur moderne qui a très-bien écrit l’histoire de France, mais qui veut, quoiqu’il en puisse couter à la vérité, que Clovis à son avenement à la couronne, ne possedât rien dans les Gaules, prétend que la surprise de Cambray par Clodion, et le combat où les troupes de ce prince furent battues auprès du vieil Hesdin par Aëtius et par Majorien, soient des évenemens contemporains ou antérieurs au consulat de Felix et de Taurus en l’année quatre cens vingt-huit, tems où nous avons vû qu’Aëtius réduisit les Francs qui s’étoient établis en-deçà du Rhin, à se soumettre à l’empire, ou bien à repasser ce fleuve.

Le p Daniel soutenant le systême qu’il a entrepris d’établir, a grande raison de prétendre ce qu’il prétend ; car s’il est une fois avéré que la surprise de Cambray, et le combat donné près du vieil Hesdin, sont des évenemens bien postérieurs au consulat de Felix et de Taurus, il s’ensuivra que les Francs soumis ou renvoyés au-delà du Rhin en l’année quatre cens vingt-huit, l’auront passé de nouveau avant le regne de Clovis, et dès le regne de Clodion, et que dès le regne de Clodion ils auront encore établi dans les Gaules des peuplades indépendantes des officiers de l’empereur, en un mot, un royaume. Ainsi, comme on ne lit point dans aucun auteur du cinquiéme siécle ou du sixiéme, que les Romains ayent obligé jamais ces nouvelles colonies fondées postérieurement à l’année quatre cens vingt-huit, à retourner dans la Germanie, ni à se soumettre à l’empereur, on en pourra conclure qu’elles auront sçû se maintenir dans les Gaules, et qu’elles s’y seront maintenues dans l’indépendance. Or comme on trouve d’un autre côté que les Francs étoient maîtres dès les premieres années du regne de Clovis, de Tournay et de Cambray, les deux cités conquises par Clodion, il sera facile d’inferer de tout ce qui vient d’être exposé, que Clodion avoit laissé ce païs qu’il avoit conquis aux rois Francs ses successeurs, que c’étoit en qualité d’un des successeurs de Clodion que Clovis tenoit Tournay dont on le trouve en possession, sans qu’on voye qu’il l’ait jamais conquis, et par conséquent que la monarchie françoise a eu trois rois avant Clovis. C’est ce que dit positivement Hincmar dans sa vie de saint Remi. Les Francs, écrit-il, sortis de Dispargum se rendirent maîtres de Tournay, de Cambray, comme de toute cette partie de la seconde Belgique, qui est au nord de la Somme, et ils y habiterent long-tems sous le regne de Clodion et de Mérovée. Rapportons enfin le texte du pere Daniel.

» Voici donc l’objection qu’on peut me faire[112]. Le Roi Clodion, suivant Gregoire de Tours qui l’appelle Chlogion, s’empara de Cambray & du païs d’alentour jusqu’à la Riviere de Somme. J’ajoute pour fortifier l’objection, que plusieurs Auteurs contemporains font mention aussi bien que Gregoire de Tours, de cette expédition, entr’autres l’Evêque d’Auvergne Apollinaire, dans le Panegyrique de Majorien, auquel il parle de la sorte : pugnastis pariter, &c. Prosper, Cassiodore, l’Evêque Idace s’accordent sur ce point avec Gregoire de Tours, avec Apollinaire, mais tous ajoutent ce que Gregoire de Tours n’a pas ajouté, qu’Aëtius General de l’Armée Romaine, sous lequel Majorien servoit alors, défit Clodion, & qu’il reprit sur lui tout ce qu’il avoit enlevé à l’Empire Romain en-deçà du Rhin. Pars Galliarum, dit Prosper, propinqua Rheno, quam Franci possidendam occupaverant Aëtii Comitis armis recepta. Cassiodore en dit autant dans sa Chronique.

Je réponds au pere Daniel. Il est bien vrai que Gregoire de Tours n’ajoute point au récit de l’entreprise et des succès de Clodion ce qu’on trouve dans Prosper et dans Cassiodore : Que sous le consulat de Felix et de Taurus, Aëtius recouvra la partie des Gaules voisine du Rhin, de laquelle les francs s’étoient rendus les maîtres ; mais c’est parce que Gregoire de Tours n’entend point parler du même évenement dont nos deux annalistes ont voulu parler. Gregoire de Tours, dans le passage que nous discutons, parle d’un évenement arrivé vers l’année quatre cens quarante-cinq, et dix-sept ou dix-huit ans après l’évenement dont Prosper et Cassiodore ont parlé, évenement qui étoit arrivé dès l’année quatre cens vingt-huit selon leurs fastes. Quant à Sidonius, ce n’est point aussi de l’expédition que fit Aëtius l’année quatre cens vingt-huit contre les Francs qu’il veut parler, mais bien de celle que fit ce géneral contre les Francs, après que Clodion se fût rendu maître d’une partie de la seconde Belgique ; en un mot de l’expédition d’Aëtius, laquelle suivit l’évenement dont Gregoire de Tours fait mention.

Je ne sçaurois deviner pourquoi le pere Daniel a ignoré les bonnes raisons que le pere Sirmond et le pere Petau ont alléguées, pour montrer que la camisade donnée auprès du vieil Hesdin par Aëtius à un corps de troupes de Clodion, est un évenement bien postérieur à l’année quatre cens vingt-huit. Le pere Daniel se seroit rendu à ces raisons, du moins il auroit entrepris de les réfuter.

Voici ce que dit le pere Sirmond dans ses notes sur les vers du panegyrique de Majorien : Pugnastis pariter, etc. rapportés ci-dessus. » Plusieurs voudroient placer sous le Consulat de Felix & de Taurus, c’est-à-dire, en quatre cens vingt-huit, cette guerre contre les Francs, dans laquelle Aëtius & Majorien défirent Clodion, parce qu’il est dit dans les Fastes de Prosper & dans ceux de Cassiodore, que cette année-là Aëtius recouvra la partie des Gaules voisine du Rhin, que les Francs avoient occupée. Mais comment Majorien qui fit des merveilles dans l’action de guerre dont parle Sidonius, auroit-il pû se trouver à ce combat, s’il se fût donné dès l’année quatre cens vingt-huit, lui, qui au dire de notre Poëte, étoit encore un jeune homme en quatre cens cinquante-huit ? Ce fut en cette année-là que Sidonius fit le Panegyrique de Majorien, puisqu’il fit ce Panegyrique durant le Consulat de cet Empereur, & qu’il est certain par les Fastes que ce fut en quatre cens cinquante-huit que Majorien fut Consul. Or Sidonius dit dans son panegyrique, & en parlant d’un évenement arrivé depuis un mois ou deux, que Majorien étoit encore alors Juvenis, un jeune homme. Comment accorder cela » avec la suppolition que Majorien eût trente ans auparavant fait des merveilles dans une action de guerre ? En second lieu, dit le Pere Sirmond, l’expédition qu’Aëtius fit en quatre cens vingt-huit, il la fit sur le Rhin, & le combat dont parle ici Sidonius, se donna dans l’Artois, & près du Bourg d’Helena, dont on voit encore les ruines sur le bord de la Canche, connues sous le nom du Vieil-Hesdin. Il est donc raisonnable de penser que ce combat donné en Artois, n’ait été donné qu’après l’année de Jesus-Christ quatre cens quarante-cinq, tems ou, suivant Gregoire de Tours, Sigebert & nos Annales, Clodion partit des confins de la Turinge, passa sur le ventre aux Romains qui étoient en-deçà du Rhin, traversa la Forêt Charbonniere, & le rendit maître de Tournay, de Cambray & de tous les pais qui sont au Septentrion de la Somme. Comme ces Contrées sont voisines de l’Artois, je conjecture que les Francs auront voulu s’y jetter, & qu’ils auront été contenus par l’avantage qu’Aëtius remporta sur eux, suivant la narration de Sidonius. »

Le Pere Petau est du même sentiment que le Pere Sirmond concernant la date du combat du Vieil Hesdin. » Clodion, dit-il, monta sur le Thrône en quatre cens vingt-huit ou vingt-neuf, cinq ans après la mort de l’Empereur Honorius, & il fut le premier de nos Rois qui passa le Rhin, pour s’établir dans les Gaules ; mais ayant été attaqué par Aetius, il perdit la partie des Gaules qu’il avoit occupée. Dix huit ans après, ou environ, c’est à-dire, vers quatre cens quarante-cinq, Clodion amena une Armée de Francs dans le Cambresis & dans l’Artois, il y défit les Romains, & il se rendit maître du païs qui est entre ces deux Cités & la Somme. On voit néanmoins que Clodion fut alors battu dans une rencontre où il fut poussé par Aëtius, sous qui servoit Majorien, & c’est de cette action que parle Sidonius Apollinaris dans le Panegyrique de Majorien au Vers deux cens-douze, Pugnastis pariter, Franc. Ç’aura donc été vers l’année quatre cens quarante-cinq que Clodion se sera emparé du Cambrésis, & vers quatre cens quarante-six qu’il aura eu un de les quartiers enlevé près le Vieil Hesdin, mais sans être obligé pour cela de repasser le Rhin. ç’aura été le même tems que la tribu des francs, qui a porté le nom de Ripuaire, jusques sous nos rois de la seconde race, se sera établie entre le bas Rhin, et la basse Meuse. On ne sçauroit presque douter que ce ne soit la situation du païs qu’elle occupoit entre ces deux fleuves qui lui ait fait donner par les romains ce nom tiré du mot latin Ripa, qui signifie rive. Or comme Jornandès met les Ripuaires au nombre des peuples qui joignirent Aëtius, lorsqu’en quatre cens cinquante et un il marcha contre Attila, il faut que notre tribu fût dès-lors établie dans le païs qui lui avoit donné son nom. D’un autre côté, nous ne trouvons dans aucun monument de notre histoire, en quel tems les Ripuaires se cantonnerent dans le païs, dont ils étoient en possession dès l’année quatre cens cinquante et un. Voilà ce qui me porte à supposer que cet établissement se soit fait à la faveur des désordres que dut causer parmi les troupes romaines en quartier au-dessus et au-dessous de Cologne, l’invasion de Clodion dans la seconde Belgique.

M. Eccard[113] croit que cette tribu ou plûtôt cette nation des Ripuaires étoit composée en partie de Francs, et en partie des soldats romains qui avoient leurs quartiers entre le Bas-Rhin et la basse-Meuse. Il pense que ces derniers étant coupés d’un côté par les Francs-Saliens, qui s’étoient rendus les maîtres de la portion du lit du Rhin qui est au-dessous de Cologne, et d’un autre côté, par les peuples qui s’étoient emparés de la premiere Germanique, consentirent à s’incorporer avec quelques essains de Francs. Les Francs et les Romains qui composerent dans la suite le peuple Ripuaire, s’unirent donc alors entr’eux, suivant notre auteur, à peu près comme nous verrons que les Francs-Saliens et les Armoriques s’unirent ensemble sous le regne de Clovis. M Eccard croit même que ce furent ces soldats romains qu’on appelloit dès avant cette union, des troupes ripuaires, parce qu’ils étoient spécialement destinés à garder la rive du Rhin, qui donnerent leur nom à la nouvelle nation composée d’eux-mêmes, et des Francs, avec lesquels ils s’associerent. On peut fortifier cette conjecture par plusieurs endroits de la loi des Ripuaires. Par exemple il est dit dans cette loi : Si quelque esclave a maltraité avec excès un Franc ou un Ripuaire, son maître payera une amende de trente-six sols d’or, et cela me paroît supposer que Ripuaire qui se trouve ici opposé à Franc, signifie un de nos soldats, un des Romains qui s’étoit fait citoïen de la nouvelle nation, d’autant plus que l’esclave qui avoit blessé le Romain dont il y est parlé est condamné à la même peine, que l’esclave qui auroit blessé un Franc. Tous les Romains ne sont point traités avec la même égalité par cette loi. Non-seulement elle qualifie d’ étrangers d’autres Romains, mais elle statue encore que celui qui auroit tué un de ces Romains étrangers, ne seroit condamné qu’à une amende de cent sols d’or, au lieu que celui qui auroit tué un citoïen de la societé ou de la nation des Ripuaires prise collectivement, étoit condamné par la même loi, à une amende de deux cens sols d’or. D’ailleurs tous les citoïens de toutes les provinces de la Gaule étant aussi-bien Romains, que les anciens citoïens du païs occupé par les Francs et Ripuaires ; à quel égard un Romain pouvoit-il être dit Advena, un étranger, dans le païs des Ripuaires, si ce n’est parce qu’il n’étoit pas du nombre des Romains ripuaires, c’est-à-dire du nombre de ceux qui s’étoient joints et associés avec un essain de Francs, pour composer avec lui la nation connuë ensuite sous le nom de Ripuaires ?

Comme les Francs, quelque supposition que l’on suive, faisoient du moins une partie de la nation des Ripuaires, et comme son roi étoit un prince de la maison royale parmi les Francs, la nation entiere fut réputée une des tribus du peuple Franc. Nos antiquaires conviennent que c’est la loi des Ripuaires qui est désignée par le nom de loi des Francs dans le préambule qui se trouve à la tête du code de la loi des Bavarois, de la rédaction de Dagobert I, et où il est dit que ce prince avoit mis dans une plus grande perfection la loi nationale des Francs, celle des Bavarois, et celle des Allemands, compilée par le roi Thierri I. Nous rapporterons dans le dernier livre de cet ouvrage, les raisons qui montrent que dans le préambule de la loi des Bavarois, on ne sçauroit entendre de la loi salique, ce qui s’y trouve dit de la Loi des Francs.

Lorsque Clovis parle de Sigebert, roi de Cologne, qui étoit la capitale du païs des Ripuaires, Clovis l’appelle son parent ; ce qui montre que Sigebert étoit Franc. D’ailleurs après la mort de Sigebert, les Ripuaires choisirent Clovis pour leur roi ; et quand on a quelque connoissance des mœurs des nations germaniques, et de l’idée avantageuse que chacune avoit d’elle-même, il ne paroît pas vrai-semblable qu’une nation germanique, ou une nation dont des Germains faisoient la principale partie, ait choisi volontairement pour roi un homme d’une autre nation barbare.

Enfin, la loi salique et la loi ripuaire ont tant de conformité, qu’on voit bien qu’elles sont les codes de deux tribus d’une même nation. Aussi verrons-nous qu’Eghinard, qui a fleuri sous Charlemagne, dit que de son tems la nation des Francs vivoit suivant deux loix, entendant par ces deux loix, la loi salique et la loi ripuaire.

LIVRE 2 CHAPITRE 12

CHAPITRE XII.

De l’état malheureux où les Peuples soumis à l’Empire d’Occident, & principalement le Peuple des Gaules, étoient réduits au milieu du cinquiéme siécle.


Nous avons dit que le second des motifs que les Armoriques auront eu de rompre la négociation que saint Germain faisoit à Ravenne pour moyenner leur accommodement avec l’empereur Valentinien, étoit la crainte de rendre leur état aussi malheureux que l’étoit la condition à laquelle ils voyoient réduits ceux de leurs compatriotes, qui vivoient dans les provinces obéissantes. Elle étoit si misérable, que l’apprehension d’y tomber pouvoit bien déterminer les Armoriques à s’exposer plûtôt à tous les maux de la guerre, qu’à subir de nouveau le joug qui écrasoit leurs concitoyens. Ces concitoyens étoient même si mécontens de leur destinée, que les Armoriques pouvoient esperer qu’avant peu il se feroit un soulevement géneral dans les provinces obéissantes, et qu’elles entreroient dans la confédération maritime. Mais quelle que fût la fidélité des sujets obéissans, leur impuissance ne leur permettoit pas de fournir au prince de grands secours d’hommes ni d’argent contre les provinces confédérées. Entrons dans le détail.

Dès le tems d’Orose qui écrivoit vers la vingtiéme année du cinquiéme siécle, il y avoit déja dans les provinces soumises au gouvernement des officiers du prince, plusieurs citoyens que la misere réduisoit à se bannir eux-mêmes de leur patrie ; il leur paroissoit moins dur de vivre pauvres, mais libres dans les païs où l’empereur n’étoit plus le maître absolu de la destinée des sujets, que de continuer à vivre dans les païs pleinement soumis à son obéissance, et d’y être traités en esclaves par les exacteurs des deniers publics. Les évenemens arrivés dans les Gaules, depuis qu’Orose avoit écrit, n’y avoient pas certainement changé en mieux la condition de ceux des habitans qui étoient demeurés soumis au gouvernement des officiers de l’empereur.

En premier lieu, les Huns ou lesAlains, à qui l’on avoit donné des quartiers dans l’Orleanois, et sur la frontiere des Armoriques, y commettoient chaque jour tant de violences, qu’ils rendoient odieux le gouvernement du prince, dont les officiers y avoient appellé ces barbares. Sidonius Apollinaris dit, en parlant des désordres que ces troupes auxiliaires commirent dans leur marche, quand Litorius les menoit attaquer les Visigots : « Que ces alliés faisoient toutes les violences que peut commettre un soldat sans discipline, lorsqu’il traverse un païs ennemi. » Une seule raison empêchoit les sujets du prince que ces barbares servoient, de croire qu’ils fussent en guerre avec eux, c’est que nos Scythes se disoient les confédérés de l’empire romain.

Nous avons une vie de saint Martin en vers, composée par Benedictus Paulinus Petrocorius, auteur du cinquiéme siécle, et qu’on cite ordinairement sous le nom de Paulin de Perigueux, en le distinguant par-là de saint Paulin, évêque de Nole, qui vivoit dans le même siécle, qui étoit aussi poëte, et à qui l’on a même attribué long-tems l’ouvrage dont nous parlons. Cette vie a été écrite entre l’année quatre cens soixante et quatre et quatre cens quatre-vingt-un, puisque notre Paulin y apostrophe plusieurs fois Perpetuus, évêque de Tours, comme un homme encore vivant. Or Perpetuus fut installé sur ce siége en quatre cens soixante et quatre, et il mourut en quatre cens quatre-vingt-un. Paulin de Perigueux parle de nos Huns comme Sidonius. » Dans le tems, dit Paulin, que les Gaules épouvantées étoient réduites à se laisser piller par les Troupes auxiliaires composées de Huns, & à nourrir un Allié qui leur étoit plus à charge, que ne l’auroient été les ennemis contre lesquels on l’employoit. Qu’est-ce en effet qu’un ami qui fait plus de désordres qu’un ennemi n’en feroit, & qui ne répond que par des discours féroces aux representations fondées fur le contenu des Traités que nous avons avec lui ? » Notre poëte ajoute à ce qui vient d’être rapporté la punition et la guerison miraculeuse d’un de ces barbares. Cet homme, qui autant qu’on le peut juger, étoit entré comme ami dans l’église de saint Martin de Tours, ayant osé enlever la couronne posée sur le tombeau de l’apôtre des Gaules, il perdit soudainement la vûë qu’il recouvra subitement, dès qu’il eut restitué son vol. Gregoire de Tours fait aussi mention de deux miracles arrivés à l’occasion de ce sacrilége, qui n’aura pas manqué de faire beaucoup de bruit, et d’augmenter l’aversion génerale pour les Huns. On sçait en quelle vénération le tombeau de saint Martin a toujours été dans les Gaules, et que rien ne contribua plus à rendre les Huguenots odieux aux bons François, que les outrages que les prétendus-réformés firent aux reliques de notre saint, quand ils se rendirent maîtres de Tours durant les guerres de religion allumées sous le regne de Charles IX.

Nous avons déja rapporté en differens endroits de cet ouvrage quelques passages des écrits du cinquiéme siécle, qui suffiroient pour faire foi qu’alors les peuples de l’empire étoient réduits à une extrême misere par les taxes et par les impositions exhorbitantes qu’on levoit sur eux, de maniere qu’à parler en géneral, tous les ordres inférieurs étoient mal-intentionnés, et las du gouvernement present. Cependant je crois devoir encore rapporter ici quelques passages du Livre de la Providence écrit dans le milieu du cinquiéme siecle, par Salvien, prêtre de l’Eglise de Marseille. Ils peignent vivement quelle étoit alors la disposition d’esprit des sujets de l’empire dans les Gaules, et ils font connoître mieux qu’aucun autre monument litteraire de ce tems-là, les causes principales de la chute d’une monarchie, à qui ceux qui la virent dans son état florissant, avoient eu raison, suivant la prudence humaine, de promettre une éternelle durée. Ces passages mettent, pour ainsi dire, sous les yeux tous les symptômes qui annoncent la destruction prochaine d’un corps politique, dont la constitution est robuste, et qui périt uniquement par un mauvais regime, c’est-à-dire ici par une mauvaise répartition des charges publiques.

On ne sçauroit douter que Salvien n’ait écrit son Livre de la Providence après l’année quatre cens trente-neuf. Nous avons rapporté ci-dessus les passages où cet auteur parle de la défaite de Litorius Celsus par les Visigots, et de la prise de Carthage par les Vandales, deux évenemens arrivés constamment cette année-là. Quoique Salvien ait vêcu jusqu’à la fin du cinquiéme siecle, puisque Gennade qui composa ses éloges en ce tems-là, y parle de cet auteur, comme d’un homme encore vivant, il est néanmoins très-apparent que Salvien a écrit son Livre de la Providence avant l’année quatre cens cinquante-deux. La raison que j’en vais alleguer, paroîtra convaincante à ceux qui connoissent cet ouvrage. L’auteur, qui vivoit dans les Gaules, y parle à plusieurs reprises de l’invasion des Vandales, des entreprises des Visigots, de la rebellion des Armoriques, en un mot de tous les malheurs arrivés dans cette grande province de l’empire avant l’année quatre cens cinquante et un ; et cependant il n’y dit rien de l’invasion qu’y fit Attila dans cette année-là. Il auroit parlé d’un tel évenement, s’il n’eût pas écrit avant qu’il fût arrivé.

Je vais rapporter deux extraits de Salvien, en transposant l’ordre où sont les passages dans son livre, uniquement afin de parler de la cause, avant que de parler de son effet. L’auteur qui a écrit en orateur, et qui composoit pour des contemporains, qui avoient sous les yeux les choses dont il traite, a pû se dispenser de s’assujettir à l’ordre naturel.

« Les Citoyens des Ordres inférieurs sont traités si durement, qu’ils doivent tous aspirer à se délivrer du joug ; c’est le poids seul de ce joug qui les empêche de le secouer. S’ils n’en sont pas libres encore, croyons que ce n’est pas leur faute. Quels sentimens veut-on qu’ayent des Peuples exterminés, pour ainsi dire, par les impositions, & qui sont continuellement à la veille de devenir Esclaves, faute d’avoir acquitté des subsides, qu’ils se trouvent presque toujours hors d’état de payer, qui sont réduits à quitter leurs maisons, pour n’y être pas mis à la torture, & qui se condamnent souvent à l’exil, pour ne point souffrir les supplices ? L’ennemi ne leur est point aussi redoutable que l’Exacteur des revenus du Prince. Ils se réfugient donc chez les Barbares, pour éviter les persecutions des Collecteurs des deniers publics. Ces véxations pourroient encore paroître supportables, si tous les Citoyens les souffroient également. Ce qui acheve de les rendre telles qu’on ne sçauroit les endurer, c’est qu’il s’en faut beaucoup que tout le monde porte sa part des charges publiques. Le pauvre est obligé de payer pour lui-même & pour le riche. C’est sur les épaules des foibles qu’on mer le fardeau des plus robustes, & il faut bien ainsi qu’il écrase les premiers. Ces malheureux sont à la fois la victime de leur propre misere & de i l’envie des riches, deux fleaux dont il semble que l’un dût les garantir de l’autre. Pourquoi ne peuvent-ils point payer les charges publiques ? c’est qu’on leur demande plus qu’ils n’ont vaillant. A regarder ce qu’ils payent, on les croiroit dans l’opulence, mais à ne regarder que ce qu’ils possedent, ils sont dans l’indigence. Quelle iniquité de faire payer comme riche celui qui est pauvre ! Je n’ai pas encore dit ce qu’il y a de plus fort à dire. Il me reste à parler des impositions extraordinaires, ou des superindictions qui ne sont payées que par les foibles, & qui enrichissent les personnes en autorité ; mais comment les personnes qui sont en autorité, & qui ayant de grands revenus doivent payer par consequent un subside ordinaire proportionné à leurs biens, peuvent-elles accorder si facilement la levée de ces impositions extraordinaires qui doivent être assises, en augmentant au sol la livre le subside ordinaire : Elles consentent à ces sortes d’impositions, parce qu’elles sont bien assurées de n’en rien payer. Je vais dire comment ces affaires-là le traitent. Il arrive dans une Cité un Commissaire, un Officier extraordinaire dépêché par les Puissances supérieures qui recommandent les interêrs du Prince aux plus illustres de la Cité, afin qu’ils les fassent valoir au préjudice de ceux du pauvre Peuple. Dès que notre Commissaire a promis à ces Illustres de nouvelles graces de la Cour, la levée des superindictions est accordée. Le Senat de la Cité condamne volontiers les malheureux à payer, parce qu’il est indemnisé. Voulez-vous, die-il alors, qu’on n’ait aucun égard pour ceux qui nous sont envoyés par les Puissances supérieures ? Voulez-vous qu’on leur refuse tout ? Je consens que vous leur accordiez ce qu’ils viennent vous demander, pourvû que vous soyez les premiers à contribuer au payement de ce que vous accordez. » Salvien ajoute à ce qu’on vient de lire, une page entiere, où il dépeint vivement l’atrocité de cette injustice.

Notre Auteur employe le Chapitre suivant à parler d’autres injustices que les riches faisoient encore aux pauvres. » Vous croiriez, dit-il, que comme les pauvres sont les plus vexés dans l’imposition des superindictions ou surcharges, ils sont aussi les premiers qu’on soulage, lorsque le Prince fait quelque remise aux contribuables : point du tout. Les pauvres sont bien les premiers à se sentir des surcharges, mais ils sont les derniers à le sentir des remises. Car lorsqu’il arrive, comme nous l’avons vû depuis peu, que les Puissances remettent à quelque Cité désolée une partie des impositions qu’elle étoit tenue d’acquitter, les riches régalent sur leurs biens cette diminution. Qui prend alors le parti des miserables, qui ose soutenir que les indigens doivent avoir leur cote-part, dans le bienfait, dans l’indulgence du Prince ? Permet-on que ceux » qui sont les premiers qu’on a chargés du fardeau, soient du moins soulagés les derniers. Disons-le en un mot, il semble que le pauvre ne paye rien des impositions, s’il ne paye pas tout ce qu’il lui est possible de payer, & cependant quand on soulage les contribuables, on l’oublie, comme s’il n’étoit pas de leur nombre. Quand on est injuste à cet excès, croit-on qu’il y ait une Providence ? En effet, on ne trouve point parmi les Nations une iniquité pareille à la nôtre. Les Francs & les Huns ne sont point injustes. L’iniquité ne regne point parmi les Gots, ni parmi les Vandales. Tant s’en faut que les Gots fassent des injustices à ceux de leur Nation, qu’ils n’en font pas même au Citoyen Romain, qui habite dans les lieux où ils sont les maîtres. Aussi, tous les Romains dont le domicile est dans ces lieux-là, demandent-ils au Ciel comme une grande grace, de ne retourner jamais sous l’obéissance des Officiers de l’Empereur, & de pouvoir vivre toujours sous le Gouvernement des Gots. Quand les Romains mêmes aiment mieux vivre sous le pouvoir des Gots que sous le pouvoir de l’Empereur, pouvons nous être surpris que notre parti ne l’emporte pas sur le parti des Gots ? En effet, loin de voir nos Compatriotes qui vivent dans les lieux où ces Barbares sont les maîtres, abandonner leurs domiciles pour se réfugier parmi nous ; nous voyons au contraire les Romains qui demeurent dans les Contrées où l’Empereur est encore le maître, quitter leurs pénates, pour chercher un asyle dans celles où regnent les Gots. Il faudroit même s’étonner que tous les contribuables des Ordres inférieurs ne prissent point ce dernier parti, s’il étoit entierement à leur choix de le prendre, & s’ils pouvoient, en se transplantant, emporter leurs meubles avec leurs chaumieres, & emmener avec eux le petit nombre d’Esclaves qu’ils ont encore. Ne pouvant faire ce qu’ils voudroient, ils font ce qu’ils peuvent, en se mettant sous la protection de personnes puissantes, ausquelles ils se rendent, pour ainsi dire, en qualité de Prisonniers de guerre. »

Salvien invective ensuite contre les supercheries que le riche, en qualité de protecteur du pauvre, faisoit au pauvre, pour lui ôter ce qui lui restoit. Il dit même que plusieurs de ces malheureux citoyens que les cantonnemens des barbares sur les terres de l’empire, où les poursuites des exacteurs des deniers publics, avoient obligés à prendre le parti de délaisser leurs biens, et d’abandonner leurs maisons, se trouvoient réduits dans les métairies de quelque personne puissante, où ils se réfugioient, à se dégrader par les services bas qu’ils lui rendoient. C’est sur quoi Salvien insiste beaucoup, parce que les empereurs eux-mêmes n’osoient gueres par égard pour la dignité de citoyen romain, employer aucun de ceux qui l’avoient, à leur rendre les services purement domestiques, ils chargeoient des esclaves ou des affranchis de ce soin-là. Achevons de voir ce qu’on trouve encore dans le livre de Salvien concernant les suites funestes de l’injustice du gouvernement des derniers empereurs. Salvien, après avoir dit que les citoyens infortunés ne trouvoient personne qui voulût, ou qui osât prendre leur défense, et les proteger contre les oppresseurs, ajoute : » Voilà ce qui fait que les Citoyens sont dépouillés de leurs biens, que les Veuves gémissent, & que les Orphelins sont, pour ainsi dire, foulés aux pieds, de maniere que plusieurs personnes des meilleures familles, & qui ont reçu une éducation convenable à leur naissance, se jettent tous les jours parmi les ennemis, pour ne plus être exposés aux injustices de leurs Concitoyens. Ils vont chercher parmi les Barbares un gouvernement doux & conforme à l’esprit Romain, parce qu’ils ne sçauroient plus supporter l’esprit barbare avec lequel les Romains gouvernent aujourd’hui : Quoique nos infortunés ne professent pas la même Religion, quoiqu’ils ne parlent pas la même langue, que ceux sous la Domination desquels ils se retirent, quoique les mæurs & les usages des Barbares doivent les choquer, ils aiment mieux se faire à tout cela, que de rester exposés à l’injustice cruelle de leurs Compatriotes. Nous voyons donc tous les jours nos Concitoyens se réfugier dans les païs occupés, soit par les Bagaudes, soit par les Gots ou par les autres Barbares qui se sont rendus les maîtres en tant de Provinces differentes, du Territoire de l’Empire, & ces Concitoyens se sçavent bon gré du parti qu’ils ont pris. Ils aiment mieux être Sujets en apparence & Libres en effet, que d’être véritablement Esclaves, & de paroître Libres. Le nom de Citoyen Romain si beau & si recherché autrefois, est aujourd’hui dédaigné ; on a honte de le porter. Quelle preuve plus sensible peut-on avoir de l’iniquité du Gouvernement, que de voir des personnes nées dans les plus illustres familles, & qui doivent être contentes du rang qu’elles tiennent dans leur Patrie, réduites par les injustices criantes qu’elles essuyent, à renoncer aux droits de leur naissance ? C’est donc l’injustice du Gouvernement qui a contraint plusieurs Sujets de l’Empire à ne plus reconnoître son autorité, & à devenir des Etrangers à son égard, même sans sortir de son Territoire. Telle est aujourd’hui la condition des Peuples dans une grande partie de l’Espagne, dans une portion considérable des Gaules, & dans plusieurs lieux où l’injustice Romaine les a fait renoncer à la qualité de Sujets de la République Romaine. C’est des Bagaudes que j’entends parler, dit Salvien. Ces rébelles n’ont abjuré la qualité de Romain, qu’après avoir été privés des droits de leur naissance par les Magistrats qui les maltraitoient, les dépouilloient, & qui les égorgeoient plûtôt, qu’ils ne les faisoient mourir. Nous sied-il après cela de reprocher leur état present à ces Sujets infortunés ? Pouvons-nous leur imputer comme un crime de s’être rendus dignes du nom que nous les avons contraints de porter ? Devons-nous traiter, de gens sans foi, de rébelles, ceux que nous avons comme forcés à se révolter ? En effet, qui les a fait devenir Bagaudes : Ne sont-ce pas nos injustices : Ne sont-ce pas ces Sentences de confiscation & de proscription rendues par des Magistrats avides & corrompus, qui vouloient s’enrichir en levant les deniers publics, & qui moyennant quelques avances qu’ils avoient faites, étoient devenus les véritables Propriétaires des revenus du Prince ? Ces hommes féroces en ont usé avec les Habitans des Départemens dont on leur avoit confié l’administration, en bêtes carnassieres, & non pas en Bergers. Ils ont dévoré le Peuple dont ils devoient être les Pasteurs. Plus cruels que les Voleurs de grands chemins qui se contentent de détrousser le voyageur qui tombe entre leurs mains, ils s’en sont pris à la personne de l’infortuné qui n’avoit point ce qu’ils lui demandoient. Voilà pourquoi tant de Sujets de l’Empire, qu’on n’y traitoit plus comme des Citoyens, se sont lassés de souffrir les supplices ausquels l’avidité des Officiers du Prince & des Exacteurs, les condamnoit, & n’ont plus voulu demeurer Sujets de la Monarchie Romaine. Ils ont dépouillé par notre faute la qualité de Citoyen ; c’est par notre faute qu’ils sont devenus des étrangers pour nous. Ce n’est qu’après avoir perdu tous les droits de leur premier état, qu’ils y ont renoncé pour mettre leur vie en sureté. Eh ! que fair-on aujourd’hui ? Tout ce qu’il faut, afin que les Sujets de l’Empire qui ne sont point encore Bagaudes, le deviennent bientôt. On les traite assez mal pour leur en faire venir le dessein. Leur impuissance seule les fait vivre dans l’obéissance. Il n’y a plus d’autre lien entre le Prince & ses Sujets, que les liens qui retiennent on Peuple conquis sous le joug du Vainqueur : La force d’un côté, la crainte de l’autre. Ce n’est point l’affection, c’est la nécessité qui leur fait prendre leur mal en patience. Ils désirent de secouer leur joug, & ils le feroient, si sa pesanteur ne les rendoit pas comme immobiles.

Il n’y a pas de doute que la premiere cause de tous les maux que les peuples enduroient alors dans les provinces obéissantes, ne fût l’énormité des impositions : dès qu’elles sont montées à un certain point, les contraintes qu’il convient de faire pour les lever, sont tellement odieuses, que toutes les personnes ausquelles il reste encore quelques principes de justice et quelque humanité, ne veulent plus se mêler en aucune maniere du recouvrement des deniers publics. Il faut donc le confier à des magistrats sans pudeur et à des exacteurs sans pitié, ce qui doit irriter encore un mal déja dangereux, et donner lieu ensuite à toutes les violences dont parle Salvien dans les endroits de son livre que nous avons rapportés, et dans plusieurs autres. Les Armoriques ne sçauroient avoir publié un manifeste qui les excusât mieux, que ce livre-là.

Les maux sous lesquels gémissoit le peuple dans les provinces obéissantes, lui sembloient d’autant plus insuportables, qu’il voyoit les riches consumer sa substance en vaines sumptuosités et en débauches. Si les particuliers les plus riches de l’empire se trouvoient dans les Gaules, si les plus riches des Gaules étoient en Aquitaine, c’étoit aussi dans l’Aquitaine qu’il falloit chercher les citoyens romains les plus vicieux.

Sidonius Apollinaris fait dire par le génie de la ville de Rome à Majorien, qui fut élevé à l’empire environ douze ans après que Salvien eût écrit son Livre de la Providence : « Ma Gaule obéit depuis long-tems à des Empereurs qu’elle ne connoît pas & qui la connoissent encore moins. Voilà la source principale de les maux : Tandis que le Prince étoit inaccessible, on a chaque année pillé méthodiquement tout ce qui s’est trouvé sans appui. Que les Sujets de Valentinien étoient à plaindre, lorsque celui qui devoit les gouverner, avoit besoin lui-même d’être gouverné ! »

Voilà les désordres et les injustices qui faciliterent l’établissement de la monarchie des Visigots, de celle des Bourguignons, et finalement de celle des Francs. Ces étrangers qui ne s’embarrassoient pas du remboursement des avances faites à l’empereur, et qui n’avoient qu’à fournir aux dépenses courantes, n’étoient pas obligés à lever des sommes aussi fortes que l’empereur. D’ailleurs, comme ils étoient les plus forts, et dispensés par conséquent de tant ménager les citoyens romains puissans dans chaque cité, ils pouvoient faire asseoir les impositions avec plus d’équité qu’elles ne s’asseoient sous les ordres du préfet du prétoire, et des gouverneurs de province.


LIVRE 2 CHAPITRE 13

CHAPITRE XIII.

De l’opinion où plusieurs personnes étoient au milieu du cinquiéme siécle, que l’Empire Romain ne devoit plus subsister long-tems. Conspiration d’Eudoxius, pour faire rentrer les Provinces Confédérées de la Gaule, sous l’obéïssance de l’Empereur.


Nous avons dit que le troisiéme des quatre motifs qui purent durant l’année quatre cens quarante-six engager les Armoriques à rompre la négociation qui se faisoit alors à Ravenne, pour moyenner leur réduction à l’obéissance de l’empereur Valentinien, aura été l’opinion qu’avoient alors les peuples : que la ville de Rome et son empire ne devoient plus subsister long-tems. Voici sur quoi cette opinion étoit fondée. Censorius qui a écrit son livre du Jour natal ou de la Nativité, un peu avant le milieu du troisiéme siécle de l’ére chrétienne, y fait dire à Varron si célebre par sa science, et qui vivoit cent ans avant Jesus-Christ : » L’Augure Vettius mon Contemporain & mon ami, étoit du sentiment que les douze Vautours que vit Romulus, lorsqu’il prit les Augures, avant que de jetter les fondemens de Rome, présageoient entr’autres choses le nombre des années ou des révolutions chroniques, durant lesquelles la nouvelle Ville devoit subsister. » Ainsi le nombre de ces vautours signifioit, suivant l’opinion de Vettius, qu’au cas que la nouvelle ville, après avoir duré douze ans, parvînt encore à durer dix fois douze ans qui font six vingt ans, elle passeroit douze fois cent ans, et qu’elle dureroit par conséquent autant de siécles que Romulus avoit vû de vautours. Or comme Rome avoit passé six vingt ans, il y avoit déja long-tems, lorsque Vettius parloit à Varron vers la fin du septiéme siécle de l’ére de Rome, il s’ensuivoit que le sentiment de Vettius avoit été que Rome devoit durer douze cens ans. Suivant le calcul commun, Rome fut fondée sept cens cinquante-trois années avant la naissance de Jesus-Christ. Ainsi le douziéme siécle de Rome devoit expirer l’année quatre cens quarante-sept de l’ére chrétienne. Les prédictions qui concernent la durée des Etats, trouvent toujours des curieux qui les retiennent, et qui cherchent à les faire valoir, quand ce ne seroit que pour acquerir la réputation de personnes qui ont des lumieres supérieures, et un esprit plus perçant que celui des autres. On peut donc croire que le prognostic de Vettius sur la durée de Rome et de son empire, avoit pour ainsi dire, fait fortune ; et comme cet augure sembloit y avoir marqué la durée de douze cens ans, comme la plus longue durée que Rome pût esperer, ceux qui se mêloient de l’art de prédire l’avenir, n’avoient pas manqué d’établir que la Ville éternelle ne passeroit point ce terme-là. Suivant le cours ordinaire des choses, cette espece de prophetie quoique fondée sur un fait notoire, et dont on ne pouvoit pas douter, je veux dire sur le nombre des vautours qu’avoit vû Romulus, n’aura été bien connue que des curieux dans les siécles éloignés du terme marqué pour son accomplissement. Le peuple, ou n’en aura pas eu connoissance, ou il n’y aura fait qu’une legere attention durant les quatre premiers siécles de l’ére chrétienne ; mais la prédiction dont il s’agit, sera devenue l’entretien de tout le monde, dès le commencement du cinquiéme siécle, quand le tems fatal n’étoit plus éloigné que d’une quarantaine d’années.

La religion chrétienne, dira-t-on, n’avoit-elle pas enseigné la vanité de tous les présages tirés des augures, et de toutes les especes de divination en usage dans la religion payenne ; or presque tous les Romains étoient déja chrétiens au milieu du cinquiéme siécle. Je tombe d’accord que nos Romains devoient géneralement parlant être alors désabusés de l’opinion qu’il fût possible de trouver dans les entrailles des animaux, et dans les augures aucun présage de l’avenir. Cela devoit être, mais cela n’étoit pas ; les superstitions fondées sur les dogmes du paganisme, ont survêcu long-tems à ces dogmes. L’histoire du cinquiéme siécle et celle des siécles suivans sont remplies de faits qui le prouvent. Quoique, par exemple, sous le regne de l’empereur Justinien qui monta sur le trône du partage d’Orient en l’année cinq cens vingt-sept, il y eut déja plus de cent ans que tout exercice de la religion payenne eut été défendu ; cependant lorsque cet empereur eut ordonné par un édit, qu’on recherchât ceux des chrétiens qui pratiquoient encore en secret les cérémonies superstitieuses de l’idolâtrie, on découvrit, suivant le récit de Procope, auteur contemporain, une infinité de coupables, parmi lesquels il se trouva même un grand nombre des principales personnes de l’Etat : nous rapporterons encore dans la suite de cet ouvrage quelques autres faits, qui prouvent la même chose. On les croira sans peine, pour peu qu’on fasse attention à la curiosité et à la foiblesse de l’esprit humain. Enfin n’avons-nous pas plusieurs loix faites par nos rois mérovingiens dans le sixiéme siécle, et quand il n’y avoit plus d’idolâtres dans les Gaules, pour y extirper les restes d’idolâtrie qu’on y voyoit encore ? Quelle peine saint Gregoire Le Grand, qui mourut au commencement du septiéme siécle, ne fut-il pas obligé de prendre, pour achever de déraciner le paganisme mort, s’il est permis de parler ainsi, il y avoit déja plus de deux cens ans, lorsque ce pape s’assit sur le trône de saint Pierre.

Quoique les hommes fussent bien plus crédules dans le cinquiéme siécle, qu’ils ne le sont aujourd’hui, je pense néanmoins que les Romains s’y seroient moins occupés de l’augure qu’avoit eu le fondateur de leur ville, si l’empire eût été aussi florissant sous le regne d’Honorius, qu’il l’avoit été sous le regne de Trajan, et sous celui des Antonins. Mais dès le commencement du cinquiéme siécle, on voyoit les forces de l’Etat diminuer chaque jour. Ainsi la prudence humaine, en s’aidant des lumieres naturelles, faisoit sur ce qui arrivoit tous les jours, un pronostic des plus sinistres, et semblable par conséquent au présage que l’art de la divination par le vol des oiseaux, tiroit de l’augure qu’avoit eu Romulus. Dès la seconde année du cinquiéme siécle, et lorsqu’Alaric eût mis le pied en Italie pour la premiere fois, les Romains commencerent donc d’avoir une grande peur de cette espece d’oracle, et ils craignirent sérieusement la subversion de leur ville qu’il annonçoit. Tout le monde, dit Claudien, en parlant de la situation où les esprits se trouvoient en quatre cens deux, et lors de la premiere invasion du roi des Visigots, rappelloit les anciens présages qui menaçoient Rome d’essuyer dans les tems qui étoient prêts d’arriver, une destinée funeste. » Tout le monde faisoit son calcul concernant la durée de cette Ville, & en raisonnant sur quelques circonstances du vol des Vautours, & de l’Augure qu’avoient eu ses Fondateurs, on rapprochoit encore le terme fatal. »

Comme il y avoit eu des hommes qui avoient craint l’accomplissement de notre prédiction avant l’année quatre cens quarante-sept, et que le tems précis de son accomplissement fût venu, il y en eut encore qui le craignirent, après que le tems critique fut passé, et que l’année quatre cens quarante-sept fut écoulée. Sidonius Apollinaris fait dire à Jupiter qu’il introduit parlant au génie de Rome sur le meurtre d’Aëtius tué par l’empereur Valentinien en quatre cens cinquante-quatre, et sur les tristes évenemens dont fut suivi ce meurtre, qui auroit causé la ruine de l’empire, si enfin Avitus, le héros du poëte, ne fût pas monté au trône. » Quand les destins se préparoient pour accomplir l’Augure des douze Vautours, Rome, vous ne sçauriez ignorer vos propres destinées ; Aëtius est massacré par le fils efféminé de Placidie devenu furieux. »

Ainsi l’on peut juger si dans l’année quatre cens quarante-cinq, et dans la suivante, si dans le tems fatal, les peuples fideles à l’empire devoient être intimidés par la prédiction de Vettius, et si au contraire elle ne devoit point encourager les sujets révoltés. La superstition fait souvent d’une terreur panique un malheur réel, et souvent cette terreur est le plus grand mal d’une monarchie qui peut courir quelque danger véritable. Il y a même des conjonctures telles qu’il suffiroit que les peuples fussent bien persuadés de la vérité d’une prédiction chimérique, pour faire avoir un plein effet à cette prédiction. Personne n’ignore qu’il arriva quelque chose d’approchant dans le seiziéme siécle. Les astrologues ayant annoncé avec effronterie un second déluge pour l’année 1524 les paysans crurent la prédiction, et ils cesserent de travailler à la culture de la terre[114]. On eut toutes les peines du monde à les obliger de reprendre leur travail, et à empêcher que leur prévention ne causât un mal réel, et presqu’aussi funeste que celui qui faisoit l’objet de leur terreur.

Je me figure donc que l’approche de l’année 1447, aura produit dans le monde romain autant d’allarmes, d’agitation, et de troubles qu’en produisit dans des tems plus voisins du nôtre, l’approche de la milliéme année de l’ére chrétienne. Comme dans les dernieres années du dixiéme siécle chacun arrangeoit ses affaires, et prenoit ses mesures sur le pied que la fin du monde arriveroit avec la fin du siécle, de même en quatre cens quarante et les années suivantes, plusieurs personnes auront pris leurs mesures, dans la persuasion que l’année quatre cens quarante-sept seroit le terme fatal de la durée de Rome et de son empire. Les Armoriques se seront conduits en quatre cens quarante-six conformément à cette opinion ; c’est-à-dire, que les principaux d’entr’eux auront profité de l’erreur où étoit le peuple, pour rompre un accommodement qui les eût dégradés, en leur redonnant des maîtres.

Enfin, et c’est le quatriéme des motifs qui auront fait rompre la négociation que saint Germain suivoit à Ravenne. Ceux qui commandoient dans les Gaules pour l’empereur, abusoient de l’armistice, pour tramer des complots dans les provinces confédérées, et pour y former un parti qui par quelque coup de main, les remit sous l’obéïssance du Prince, malgré le gouvernement present, et avant qu’il y eût eu aucun accord conclu entre lui et la cour. Cette conjecture est fondée sur un passage de la chronique de Prosper.

Il est certain par les fastes de Prosper que ce fut en quatre cens quarante-quatre qu’Attila se défit de Bléda son frere, qui partageoit avec lui le royaume des Huns. Or la chronique de Prosper dit après avoir raconté ce meurtre, et trois ou quatre lignes avant que de rapporter la mort de Theodose Le Jeune arrivée en quatre cens cinquante : » Eudoxius, Médecin de profession, homme d’un méchant esprit, mais habile & versé dans le maniment des affaires, fut déféré comme coupable dans la Bagaudie, où il se fit de grands mouvemens dans ce tems-là, & il se réfugia parmi les Huns. »

Il n’y a pas d’apparence que Prosper eût fait mention de l’évasion de notre médecin, au sujet d’une accusation intentée contre lui, si cet incident n’eût point été lié à quelque évenement important, et tel qu’il interessoit l’Etat. D’ailleurs les circonstances de cette évasion qui sont dans le récit de Prosper ; sçavoir, que lorsqu’elle arriva, les Bagaudes remuerent de nouveau, et que l’accusé se réfugia chez les Huns, rendent encore plus vrai-semblable qu’Eudoxius avoit tramé quelque conspiration, pour faire rentrer précipitamment sous l’obéissance de l’empereur les Armoriques, à l’insçû de ceux qui étoient alors à la tête de leur république, et qui lui firent reprendre les armes à cette occasion. En effet, nous allons voir que les Armoriques firent une entreprise sur Tours en quatre cens quarante-six, et toutes les convenances font croire que les Huns, chez qui se réfugia Eudoxius, n’étoient pas les Huns qui habitoient dans la Pannonie sur les bords du Danube, mais les Huns à qui l’empereur avoit donné des quartiers auprès d’Orleans. L’asile que chercha Eudoxius, montre seul quel parti il servoit.

LIVRE 2 CHAPITRE 14

CHAPITRE XIV.

Les Conféderés Armoriques reprennent les armes, & ils font une entreprise sur Tours. Siege de Chinon par l’armée impériale. Etat des Gaules en quatre cens quarante-six, & durant les trois années suivantes. Les Romains abandonnent la Grande Bretagne.


Aëtius fut consul pour la troisiéme fois en l’année 446. Et par conséquent il est probable que cette année-là, il passa en Italie, pour y prendre possession de sa dignité, et que ce fut durant cette absence que les Armoriques firent sur Tours l’entreprise dont nous allons parler, et dont la principale de celles de ses circonstances qui nous sont connues, est qu’Aëtius n’étoit point dans les Gaules, lorsqu’elle fut faite.

Qu’Aëtius vers l’année quatre cens quarante-six eut déja remis sous l’obéissance de l’empereur, soit par la voye des armes, soit par la voye de la négociation, Tours et tout le païs qu’on trouve en remontant la Loire, depuis cette ville-là jusqu’à Orleans, où le prince étoit le maître, puisqu’il y avoit établi une peuplade d’Alains, il n’est pas permis d’en douter. La troisiéme des provinces Lyonnoises dont Tours étoit la capitale ; et la Sénonoise, dont Orleans étoit une cité, entrerent, comme nous l’avons vû en quatre cens-neuf dans la confédération Armorique. Or nous voyons qu’en quatre cens quarante-cinq, une partie de l’une et de l’autre province, obéissoient aux officiers de l’empereur. Il ne reste plus donc qu’à montrer en quel tems la réduction de ces contrées à l’obéissance du prince peut avoir été faite.

Nous avons une lettre de Sidonius Apollinaris écrite à Tonantius Ferreolus, en un tems où Ferreolus avoit été déja préfet du prétoire des Gaules, et dans laquelle Sidonius lui dit, en le louant des services qu’il avoit rendus à la patrie. » Durant votre administration vous avez fait jouir les Gaules de la plus grande tranquillité dont elles eussent joui depuis long-tems. Ç’a été principalement par votre moyen, & par des secours que vous avez fournis à propos, que l’entreprise d’Attila, cet ennemi venu d’au-delà du Rhin, a échoué, que Thorismond, Roi des Visigots qui vouloit s’établir en qualité d’Hôte dans les païs situés sur le bord du Rhône, est rentré dans ses quartiers, & qu’Aëtius est venu à bout de délivrer la Loire. » Or nous allons voir que cette délivrance de la Loire ne peut s’entendre que de la réduction de la Touraine, ainsi que des païs adjacens, sous l’obéissance de l’empereur, et que cette réduction doit s’être faite avant l’année quatre cens quarante-cinq.

J’observerai donc en premier lieu que les Armoriques ont été les seuls dont on ait pû dire du vivant d’Aëtius, qu’ils eussent mis la Loire aux fers ; ce ne fut qu’après la mort de ce capitaine que les Visigots se mirent en possession des païs qu’ils ont tenus sur la rive gauche de ce fleuve, et qu’ils ont gardés jusques en l’année cinq cens sept que Clovis les en chassa. Apollinaris n’a pas pu d’un autre côté écrire qu’Attila qui ne resta que peu de jours sur les rives de la Loire, l’eût enchaînée. Au contraire, suivant le langage des sujets fideles, et Sidonius étoit du nombre de ceux que l’empire avoit conservés dans les Gaules, c’est affranchir un païs tenu par des rebelles, que de le remettre sous l’obéissance de son prince légitime.

En second lieu, j’observerai que la réduction de Tours par Aëtius, dont Sidonius ne dit point le tems, doit avoir été faite avant la fin de l’année quatre cens quarante-cinq ; parce que ce fut vers l’année quatre cens quarante-six que les confederés Armoriques, tâcherent de reprendre cette ville-là. La preuve de cette date, c’est qu’il paroîtra par l’endroit du panégyrique de Majorien, que nous allons extraire, que l’entreprise des Armoriques pour reprendre Tours fut faite, et qu’elle échoüa peu de jours avant qu’Aëtius de retour dans les Gaules, battît Clodion auprès du vieil Hesdin ; ce qui arriva vers l’année quatre cens quarante-six, comme on l’a vû ; cette entreprise sur Tours aura donc été tentée durant l’absence d’Aëtius, causée, comme on l’a vû déja, par le voyage qu’il fit à Rome cette année-là même, pour y prendre possession de son troisiéme consulat.

Voici ce qui se lit dans le panegyrique de Majorien, concernant l’entreprise des Armoriques sur Tours, laquelle Majorien fit avorter. Sidonius, après y avoir exposé que Majorien donnoit dès sa jeunesse les plus grandes espérances, parle de la jalousie qu’en conçut la femme d’Aëtius. Il introduit même dans son poëme cette matrône romaine, parlant à son mari, et lui représentant entr’autres choses, que la gloire qu’il avoit acquise couroit risque d’être obscurcie par celle qu’acqueroit le jeune Majorien, qui chaque jour, ajoûte-t-elle, fait mille belles actions sans vous, au lieu que vous ne faites plus rien de grand sans lui. Elle dit dans l’énumération des derniers exploits de Majorien : » Vous n’étiez point avec lui lorsqu’il étanchoit sa soif avec les eaux de la Loire congelée, & mises en morceaux à coups de hache. C’est sans vous qu’il a rassuré les Tourangeaux allarmés à l’approche de l’ennemi. Je sçais bien que très-peu de jours après vous avez combattu ensemble contre le Roi des Francs Clodion, au milieu des plaines de l’Artois. »

Il est vrai que Sidonius ne dit point que les Armoriques fussent les ennemis contre qui Majorien défendit les Tourangeaux ; mais cela paroît incontestable quand on fait attention sur l’état où les Gaules se trouvoient pour lors. Dans ce tems-là les Visigots étoient en paix avec l’empire ; et d’ailleurs ils n’avoient point encore étendu leurs quartiers dans la premiere Aquitaine, comme nous verrons qu’ils les étendirent dans la suite. Les Francs ne tenoient rien alors en deça de la Somme, et les Bourguignons ne possedoient aucune contrée qui ne fût éloignée de Tours d’une centaine de lieuës. Ainsi les Armoriques qui conserverent Nantes jusques sous le regne de Clovis, étoient à portée, et les seuls en état en quatre cens quarante-six, de faire la tentative qui fut faite en ce tems-là sur Tours, et que l’armée de l’empereur empêcha de réussir. En effet, quoique le pere Sirmond ne témoigne pas avoir eu en faisant ses notes sur Sidonius Apollinaris, les vûës que nous avons, il ne laisse pas d’avoir entendu les vers dont il s’agit ici, comme nous les entendons. « Les Tourangeaux, dit-il, craignoient alors suivant l’apparence, les Armoriques, qui, comme on le voit dans le sixiéme Livre de Zosime, vouloient depuis long-tems, ne plus dépendre de personne, & qui pour lors étoient en guerre avec les Romains. »

Ce fut aussi probablement en quatre cens quarante-six qu’Egidius Afranius, qui fut dix ans après généralissime dans le département du prétoire des Gaules, et qui jouë un personnage considerable dans notre histoire, mit devant la forteresse de Chinon en Touraine, le siege, dont il est fait mention dans la vie de saint Meisme, disciple de saint Martin. C’est l’un des opuscules de Gregoire de Tours. Selon les apparences, Aëtius en partant pour marcher contre Clodion, avoit donné à Egidius le commandement du corps de troupes qui demeuroit sur la Loire pour faire la guerre contre les Armoriques. Voici ce qu’on lit dans Gregoire de Tours, concernant le siege de Chinon.

» Saint Meisme vint ensuite à Chinon, lieu fortifié dans la Cité de Tours, & il y fonda un Monastere. Lorsqu’Egidius mit le siege devant cette forteresse où tous les habitans du Canton s’étoient réfugiés, il fit combler un puits creusé sur le penchant de la montagne, & ou les Assiegés puisoient l’eau qu’ils buvoient. Le Serviteur de Dieu qui le trouvoit enfermé dans la place, voyant avec douleur les compagnons de sa destinée mourir faute d’eau, passa une nuit en prieres, pour demander au Ciel qu’il ne laissât point consumer ce peuple par l’ardeur de la soif, & qu’il déconcertât les projets de l’ennemi qui l’avoit réduit à une si cruelle extrêmité. Saint Meisme eut alors une révelation, & dès que le jour fut venu, le jour fut venu, il dit aux Assiegés : Que tous ceux qui ont des vaisseaux propres à contenir de l’eau, les mettent en des lieux découverts, & qu’ils implorent avec confiance l’aide du Seigneur. Il vous donnera de l’eau en abondance, & vous en aurez plus qu’il n’en faut pour vous désalterer vous & vos enfans. A peine avoit-il achevé de parler, que le Ciel se couvrit d’épais nuages, & la pluye tomba en abondance à la lueur des éclairs, & au bruit du tonerre. Ce fut un double avantage pour les Assiégés. La tempête qui leur donna de l’eau dont ils manquoient ; obligea encore les Assiégeans d’abandonner leurs travaux. Tout le monde étancha. sa soif, & tous les vaisseaux furent remplis. Ainsi les prieres de Saint Meisme eurent la vertu de faire lever le siege de Chinon, de maniere que les Habitans des environs qui s’y étoient enfermés, sortirent sains & saufs de la place. »

Il faut bien croire que lorsque la ville de Tours étoit rentrée sous l’obéissance de l’empereur, toute la cité ou tout le district de cette ville n’avoit pas suivi son exemple, et que la place de Chinon s’étoit obstinée à demeurer dans le parti des Armoriques. Cela supposé, rien n’étoit plus important pour l’empereur que de la prendre par force, afin, comme on le dit ordinairement en ces occasions, de nettoyer le païs, et d’ôter aux Armoriques une place qui les mettoit en état d’entreprendre sur Tours, et d’inquieter la premiere Aquitaine, dont les peuples étoient alors soumis au prince.

M De Valois est un peu surpris de voir Egidius faire à la tête de l’armée imperiale le siége de Chinon. En effet, Chinon devoit être depuis long-tems une ville pleinement soumise à l’empereur, si l’on s’en rapporte à l’opinion commune, qui suppose que dès l’année quatre cens dix-huit, les Armoriques étoient tous rentrés sous l’obéissance du prince, par la médiation d’Exsuperantius. D’un autre côté, celui qui l’assiege, c’est Egidius qui commandoit sous Aëtius une partie des troupes que l’empereur avoit dans les Gaules, où nous le verrons dans quelques années maître de la milice. Enfin c’est le même Romain, qui est si célebre dans les commencemens de nos annales, et la même personne dont nos écrivains font mention sous le nom de Gilles ou du comte Gillon. Quelques auteurs grecs l’appellent Nygidios, parce que les Latins disoient eux-mêmes quelquefois Igigius pour Egidius. Nous rapportons dans la suite de cet ouvrage des vers de Fortunat, où il appelle Igidius le même évêque de Reims que Gregoire de Tours nomme Egidius.

M De Valois, pour expliquer ce qui lui paroît difficile à comprendre, suppose donc que les Visigots s’étoient emparés de Chinon, et qu’ils tenoient une garnison dans la place. Cette opinion est établie dans son premier volume de l’histoire de France. Un peu de réflexion sur le texte de Gregoire de Tours, suffit néanmoins, pour appercevoir que ce sentiment n’est point soutenable. En premier lieu, ce texte, loin de dire que les Visigots fussent les maîtres de Chinon, dit au contraire positivement que les habitans du plat-païs de ce canton s’y étoient jettés. Cela ne seroit point arrivé, si Egidius eût fait ce siége, pour contraindre un ennemi étranger à sortir de Chinon. En second lieu, Gregoire de Tours parle des assiégés avec affection, et comme s’interessant pour eux, ce qu’il n’auroit point fait, s’ils eussent été des barbares ennemis de l’empire. Enfin, comme nous l’avons déja dit, et comme nous le verrons dans la suite, ce ne fut qu’après la mort d’Egidius que les Visigots mirent le pied dans la Touraine.

La guerre qu’Aëtius avoit à soutenir, soit contre les Armoriques, soit contre les differentes tribus des Francs qui vouloient établir dans les Gaules des peuplades, ou des Etats indépendans, donnoient tant d’occupation à toutes les forces dont il pouvoit disposer, qu’il se trouva en l’année quatre cens quarante-six dans l’impuissance de fournir aucun secours aux Romains de la Grande-Bretagne qui étoient également pressés et mal menés, soit par les barbares du nord de l’isle, soit par ceux des barbares de la Germanie que ces Romains mêmes avoient appellés déja, pour les opposer aux premiers. Dès la fin du quatriéme siécle l’empereur Maxime en avoit tiré pour soutenir la guerre contre Theodose Le Grand toutes les troupes reglées que les Romains y entretenoient, et il les avoit fait passer avec lui dans les Gaules. Il avoit même emmené toute la jeunesse avec lui, et ces jeunes gens n’étant point accoutumés aux travaux militaires, y avoient succombé. Durant les six années du regne de Maxime, très-peu d’entr’eux étoient rétournés dans leur patrie : ainsi les provinces de la Grande-Bretagne, où les successeurs de Maxime avoient bien fait repasser quelques troupes, mais qui étoient épuisées de citoyens furent presque toujours depuis désolées par les incursions des barbares du nord de l’isle. Theodose Le Grand et son fils Honorius ne les continrent que durant un tems.

Voici ce que dit Beda écrivain du septiéme siécle, sur l’état où se trouvoit la Grande Bretagne vers le milieu du cinquiéme, après avoir parlé du peu qu’Honorius avoit fait pour la secourir. » La vingt-troisiéme année du Regne de Theodose le jeune en Occident, c’est-à-dire à compter de la mort d’Honorius, le Patrice Aëtius exerça son troisiéme Consulat, dans lequel il eut Symmachus pour Collégue. » Comme Honorius mourut en quatre cens vingt-trois, la vingt-troisiéme année du regne de Theodose Le Jeune en Occident, tomboit dans l’année quatre cens quarante-six de l’ére chrétienne ; et c’est aussi cette année-là, suivant les fastes, qu’Aëtius fut consul pour la troisiéme fois, et qu’il eut pour collégue Symmachus. Béda reprend la parole : » Les Restes infortunés des anciens Habitans de la Grande-Bretagne écrivirent à ce Patrice une Lettre, dont l’adresse étoit : Les gémissemens des Bretons à Flavius Aëtius, Consul pour la troisiéme fois. Voici comment ils s’exprimoient dans la suite de la Lettre sur leur déplorable situation. Les Barbares nous poussent sur le bord de la mer, & la mer semble nous repousser sur les Barbares. Nous sommes sans cesse à la veille d’être noyés ou d’être égorgés. Cependant toutes les représentations des Bretons ne purent obtenir d’Aëtius aucun secours. »

Il est bien apparent que dès lors plusieurs citoïens de la Grande Bretagne auront pris le parti de se réfugier dans les Gaules, mais ils n’y auront point fait un peuple séparé ou une nation distincte des habitans du païs, parce qu’elle auroit vécu sous une loi particuliere, qu’elle se seroit vêtuë autrement qu’eux et qu’elle auroit parlé une autre langue, enfin parce qu’elle auroit professé une autre religion, toutes choses qui distinguoient sensiblement les essains de barbares qui s’établissoient sur le territoire de l’empire. Nos Romains de la Grande Bretagne, qui en vertu de l’édit de Caracalla étoient citoïens Romains aussi-bien que les Romains des Gaules, auront donc été regardés dans cette derniere province, comme le sont des sujets qui ont quitté leur domicile pour en prendre un autre, sous la même domination que l’ancien. Nos Bretons auront obéï aux officiers qui commandoient dans les Gaules au nom de l’empire, comme ils obéïssoient dans la Grande Bretagne aux officiers qui commandoient au même nom dans cette isle-là. Ceux de ces Bretons qui auront pris leur azile dans les païs soumis à la confédération Armorique, y auront vêcu sous l’obéïssance des magistrats et des officiers établis dans chaque cité. Je reviens à mon sujet principal.

Suivant les apparences, la guerre qu’Aëtius soutenoit dans les Gaules contre les Francs, et contre les Armoriques, aura duré deux ou trois ans, sans qu’il ait pû faire de grands progrès ni sur les uns ni sur les autres. Les Francs auront gardé la meilleure partie de ce qu’ils avoient envahi sur le territoire de l’empire, et les Armoriques en auront été quittes pour perdre quelques villes prises par force, ou quelque canton dont Aëtius aura regagné les habitans. En effet, les secours qui pouvoient lui venir de l’Italie, que les Vandales d’Afrique tenoient en de continuelles allarmes, et dont il lui falloit encore envoyer une partie en Espagne, ne le mettoient point en état ni de chasser les Francs, ni de réduire les provinces confédérées. Que pouvoient fournir les peuples des provinces obéissantes de la Gaule, épuisés et mal-intentionnés qu’ils étoient ? D’ailleurs celles des provinces obéissantes qui étoient encore libres, c’est-à-dire ici, celles qui n’étoient dans aucune dépendance des barbares, parce qu’elles n’avoient point d’hôtes, se trouvoient ne faire plus qu’une étendue de païs assez médiocre vers l’année quatre cens quarante-huit. Les Francs occupoient une partie des deux Belgiques et de la seconde Germanique. D’un autre côté, les Visigots jouissoient de la premiere Narbonnoise, de la Novempopulanie, et de la seconde Aquitaine presqu’en entier, et les Bourguignons tenoient une partie de la premiere Germanique, et de la province Sequanoise.

On croira bien que quelles que fussent les conditions ausquelles les empereurs avoient accordé aux barbares des quartiers dans les provinces qui viennent d’être nommées, ces princes néanmoins n’en tiroient plus guéres de revenu, et que les deniers qui s’y pouvoient lever encore en leur nom, étoient absorbés soit par les dépenses ordinaires d’un Etat, soit par les prétentions que nos hôtes avoient contre l’empire, et qui étoient toujours justes, parce que ces créanciers étoient les maîtres dans le païs. On croira encore sans peine que les cités qui n’étoient que frontieres de ces fieres colonies, mais qu’il falloit ménager, payoient mal les subsides.

Il est vrai, comme on l’a vû, par ce que nous avons dit, et comme on le verra encore mieux par la suite de l’histoire, et principalement par ce qui se passa sous le regne de Clovis, qu’Aëtius avant l’invasion qu’Attila fit en quatre cens cinquante et un dans les Gaules, avoit soumis Orleans, Tours et Angers, et ce que la topographie du païs rend encore très-vrai-semblable, qu’il avoit réduit sous l’obéissance du prince, toute l’étendue de terrain qui est entre le Loir et la Loire, où suivant l’usage des Romains, il avoit fortifié plusieurs postes, et laissé des garnisons. Mais on verra aussi que la plus grande partie de la troisiéme Lyonnoise, et principalement celle que nous appellons aujourd’hui la Bretagne, étoit toujours rébelle, et perseveroit dans la confédération Armorique ; Nantes étoit encore de cette confédération sous le regne de Clovis. Si Aëtius avoit réduit Orleans et plusieurs autres cantons de la province Senonoise, il s’en falloit beaucoup qu’il ne l’eût subjuguée entierement. Paris continuoit toujours dans la révolte[115], et le Château des Bagaudes assis où nous voyons aujourd’hui le château de Saint Maur Des Fossés, ne portoit apparemment par excellence le nom de la forteresse des Bagaudes qui en avoient tant d’autres, que parce qu’il étoit de ce côté-là la clef du païs des Armoriques. Un passage de Procope[116] et un passage de la vie de sainte Geneviéve que nous rapporterons dans la suite, prouveront même, que peu d’années avant le batême de Clovis, Paris étoit encore de la confédération Armorique. Enfin toute la seconde Lyonnoise, c’est-à-dire, les sept cités qui forment aujourd’hui la province de Normandie, étoient du parti des confédérés. Eric, l’auteur de la vie de saint Germain l’Auxerrois en vers hexametres, et qui vivoit dans le neuviéme siécle, tems où la tradition conservoit encore quelque mémoire de l’état où les Gaules étoient, lorsque les Francs y établirent leur monarchie, dit : » Que le Peuple Armorique pour qui Saint Germain négocia une suspension d’armes avec Eocarix, Roi des Alains, étoit connu depuis long-tems sous ce nom-là, & qu’il étoit renfermé entre deux rivieres, c’est-à-dire, entre la Loire & la Seine. » Le poëte donne la même idée que nous de l’étendue qu’avoit le païs des Armoriques en quatre cens quarante-six.

On voit par cet exposé qu’il n’y avoit plus que le tiers des Gaules où les officiers de l’empereur fussent obéïs, et où ils pussent exiger des subsides et lever des soldats. On observera encore, ce qui est très-important en de semblables conjonctures, que ce tiers n’étoit point ramassé ou composé de cités contiguës, qui composassent un territoire arrondi, et dont il n’y eût que la liziere qui confinât avec un païs ennemi ou suspect. Au contraire, les païs demeurés sous l’obéïssance de l’empereur étoient épars dans toute l’étenduë des Gaules, et par conséquent, frontieres de tous les côtés de contrées dont des ennemis déclarés, ou des amis suspects étoient les maîtres. Aucun de ces païs ne se reposoit, pour ainsi dire, à l’abri d’une barriere assûrée, et n’étoit assez tranquille, pour ne penser qu’aux besoins généraux de l’Etat. D’ailleurs sçavons-nous si la cour de Valentinien, qui ne regarda jamais Aëtius que comme un ennemi reconcilié, ne limitoit pas tellement ses pouvoirs, qu’il n’étoit point le maître de faire ni la paix ni la guerre quand il le falloit, ni comme il le falloit ? Il n’est donc point surprenant que lorsqu’on apprit dans les Gaules qu’Attila se disposoit à y faire dans peu une invasion, Aëtius n’eût point encore réduit les Armoriques, ni contraint les Francs à capituler avec lui aux mêmes conditions qu’ils avoient traité en quatre cens vingt-huit. Cette terrible nouvelle obligea tous ceux qui habitoient dans les Gaules, de quelque nation qu’ils fussent, à se réünir contre le roi des Huns. Nous avons vû que la guerre n’avoit recommencé entre les officiers de l’empereur et les Armoriques que vers l’année quatre cens quarante-cinq, et que c’étoit vers cette année qu’elle s’étoit allumée entre les Romains et les Francs Saliens par la surprise de Cambray ; d’un autre côté nous allons voir qu’il est probable que le projet d’Attila ait été connu dans les Gaules dès la fin de l’année quatre cens quarante-neuf.

LIVRE 2 CHAPITRE 15

CHAPITRE XV.

Mort de Theodose le jeune, Empereur des Romains d’Orient. Qui étoit Attila, et quel étoit son dessein ? Sur le bruit de sa venuë dans les Gaules, les Romains concluent la paix avec les Francs & font un Traité de Pacification avec les Armoriques.


Avant que de parler de l’invasion d’Attila, je crois devoir dire un mot de ce qui se passoit en Orient, lorsque le roi des Huns se disposoit à entrer dans les Gaules. Theodose le jeune qui regnoit à Constantinople, tandis que son cousin Valentinien, auquel il avoit cedé l’administration de l’empire d’Occident, regnoit à Rome, mourut l’année quatre cens cinquante. Comme il ne laissoit point de fils, sa sœur Pulchérie qui regnoit veritablement en Orient, ainsi que Placidie regnoit en Occident, crut que si le sexe dont elle étoit, lui interdisoit l’espérance de monter sur le thrône, il ne devoit pas l’empêcher du moins d’y placer le mari qu’elle daigneroit prendre. Son choix tomba sur Martian, qui étoit déja l’un des premiers officiers de l’empire d’Orient, et qui cependant ne devoit son avancement qu’à son merite. Pulchérie le fit donc proclamer empereur, et dès qu’il fut assis sur le thrône, elle l’épousa. Martian étoit véritablement digne de porter le diadême, mais il n’étoit pas un fils qui succedoit à son pere ; et comme le siége de l’empire d’Orient se trouvoit placé dans un païs naturellement rempli de gens inquiets et factieux, Attila ne devoit pas craindre que Martian fût de long-tems en état de donner de puissans secours à l’empire d’Occident. Le nouvel empereur devoit avoir besoin long-tems de toutes ses forces, pour maintenir la tranquillité et la paix dans ses propres Etats.

Nous rapporterons ici une remarque qu’ont faite les sçavans à l’occasion de l’exaltation de Martian, parce qu’elle peut être de quelqu’usage dans l’histoire de nos rois. Les sçavans ont donc observé[117], que Martian est le premier des empereurs romains qui a été couronné par les mains des pontifes de l’Eglise chrétienne. Quoique depuis long-tems ses prédecesseurs fissent profession du christianisme, néanmoins ils n’avoient point fait encore de leur inauguration, une cérémonie religieuse. L’installation des empereurs consistoit uniquement dans l’exercice de la premiere de leurs fonctions, qui étoit celle de recevoir le serment de fidelité que leur prêtoient les troupes, et le serment que leur prêtoit ensuite le sénat, comme representant le reste du peuple Romain.

Nous avons vû dans le commencement de cet ouvrage que les Huns avoient soumis les Alains et les autres nations Scythiques qui habitoient sur les rives du Danube, et sur le rivage du Pont-Euxin. Attila étoit le seul monarque de tous ces peuples.

Ce prince, comme nous l’avons dit, étoit successeur de Rugila qui avoit rendu de si grands services à Aëtius. Rugila avoit laissé, par sa mort, ses états à deux freres, Bléda et Attila. Le dernier ou plus cruel ou plus rusé que Bléda, s’étoit défait de lui dès l’année quatre cens quarante-quatre, et depuis ce tems-là, il regnoit seul. Cette horrible action pouvoit bien avoir allumé une haine personnelle entre lui et Aëtius, l’ami de Rugila.

Attila avoit autant d’audace et de courage qu’en ait eu aucun autre prince barbare, et il avoit d’un autre côté autant de conduite et de capacité qu’en ait eu aucun capitaine Romain. Ce qu’on pouvoit sçavoir alors de l’art militaire, il l’avoit appris en servant dans les armées de l’empire. Il avoit même auprès de lui des Romains dont il pouvoit tirer des lumieres, lorsqu’il s’agissoit d’affaires sur lesquelles il ne pouvoit point prendre un bon parti, sans être auparavant informé de plusieurs détails concernant la situation des lieux, où il faudroit agir. Priscus Rhétor qui fut employé à négocier avec lui, nous apprend que ce prince avoit eu long-tems un secretaire nommé Constantius né dans les Gaules, et qui avoit été remplacé par Constantinus un autre Romain. On peut voir dans les fragmens de l’historien que je viens de citer, et qui nous sont demeurés, plusieurs autres particularités curieuses touchant la cour et la personne d’Attila. Nous nous contenterons donc de dire ici, pour achever de donner une idée du caractere de ce roi, qui merita d’être distingué par le surnom terrible du Fleau de Dieu , dans un tems où le ciel employoit tant d’autres provinces comme des instrumens de sa vengeance, qu’il n’y eût jamais de Grec plus artificieux ni d’Afriquain plus perfide que lui. Du reste, aucun souverain ne sçauroit être, ni plus absolu dans ses Etats, qu’il l’étoit dans les siens, ni plus accredité dans les païs voisins qu’il l’étoit aussi, supposé même qu’on ne l’y crût qu’un homme : en effet il passoit en plusieurs contrées pour fils de Mars. Dans d’autres on étoit persuadé que Mars avoit du moins une prédilection particuliere pour lui, et que c’étoit pour en donner une marque autentique, que ce dieu avoit voulu que son épée fût découverte miraculeusement par un pastre dans le lieu où elle avoit été enterrée durant plusieurs siécles, et qu’elle tombât dans la suite entre les mains du prince dont nous parlons.

On peut bien croire qu’un roi barbare du caractere d’Attila, rouloit toujours dans son imagination le projet d’une entreprise contre les Romains, soit pour aggrandir son royaume, ou seulement pour s’enrichir par le pillage de quelque province. Il avoit déja fait plusieurs incursions sur le territoire de l’empire d’Orient, lorsque vers l’année quatre cens quarante-neuf il forma le vaste dessein de se rendre le maître des Gaules, et de les répartir entre les differens essains de barbares qui l’auroient suivi. Les Gaules étoient encore alors, malgré les malheurs qu’elles avoient essuyés, la plus riche et la meilleure province de l’empire d’Occident. D’ailleurs la temperature des Gaules convenoit mieux aux nations Scythiques et aux nations Germaniques, dont la patrie étoit un païs froid, que la Grece et même que l’Italie. Les conjonctures étoient favorables au roi des Huns ; ces Gaules se trouvoient alors partagées entre plusieurs puissances qui paroissoient trop animées à s’entre-détruire, pour craindre qu’elles se donnassent jamais des secours sérieux. La haine des unes étoit un garant de l’amitié des autres. Ainsi, persuadé qu’il trouveroit des partisans dans les Gaules, dès qu’il y auroit mis le pied, il ne doutoit pas de s’y établir, et de s’y rendre même en peu de tems le maître de la destinée de ceux qui l’auroient aidé à faire réüssir son entreprise.

Ce qui l’encourageoit encore à la tenter, c’est qu’il ne craignoit point de trouver à l’approche du Rhin la même résistance que les Vandales y avoient trouvée en l’année quatre cens six. Nous avons vû que ces barbares y eurent d’abord à combattre la nation des Francs, alliée des Romains, et que même peu s’en fallut qu’ils n’eussent été défaits avant que d’être parvenus jusqu’au lit de ce fleuve. Le projet d’Attila, comme on le verra par la suite, étoit de passer le Rhin auprès de l’embouchure du Nécre. Or supposé que la tribu des Francs qui habitoit sur les bords de cette riviere, fut toujours demeurée fidelle aux engagemens qu’elle avoit avec les Romains, supposé qu’elle fût encore disposée à leur rendre en bon allié le même service qu’elle avoit tâché de leur rendre en quatre cens six : heureusement pour le roi des Huns, elle étoit actuellement hors d’état de s’opposer avec succès à leur passage. Voici ce qu’on trouve sur ce sujet-là dans Priscus Rhetor.

Notre auteur, après avoir dit que le roi des Huns acheva de se déterminer après la mort de Theodose le jeune arrivée en quatre cens cinquante, à porter la guerre dans l’empire d’Occident, quoiqu’il sçût bien qu’il y auroit affaire à de braves nations, ajoute : » Ce qui l’enhardissoir à entrer hostilement dans le pais des Francs, étoit la mort d’un de leurs Rois, dont les enfans se disputoient la Couronne. L’Aîné avoit eu recours au Roi des Huns, & le Cadet au Patrice Aëtius. J’ai vû ce Puîné à Rome où il étoit pour ses affaires, & je me souviens bien qu’il n’avoit point encore de poil au menton, mais qu’il portoit des cheveux blonds d’une si grande longueur, qu’ils lui flotoient sur les épaules. Aëtius l’adopta, & après que l’Empereur & lui ils l’eurent comblé de présens, ils le firent encore déclarer l’ami & l’allié du peuple Romain, avant que de le renvoyer dans son pais. »

Quelques-uns de nos écrivains ont prétendu que le jeune prince Franc que Priscus avoit vû à Rome dans le tems dont il parle implorer le secours de l’empereur contre Attila, devoit être notre roi Merovée le successeur et même suivant les apparences, le fils de Clodion, et très-certainement le pere de Childéric. Il est vrai que les tems s’accordent en quelque chose. Autant que nous en pouvons juger par l’endroit où la chronique de Prosper marque le commencement du regne de Merovée, ce prince parvint à la couronne vers l’année quatre cens quarante-six, et ce doit être vers l’année quatre cens cinquante, et peu de tems avant l’irruption d’Attila, que Priscus vit à Rome le jeune prince Franc dont il fait mention.

Mais en examinant à fonds ce point d’histoire, il paroît évident que le jeune prince dont Priscus parle, ne peut avoir été notre roi Merovée ; Childeric a dû commencer son regne vers quatre cens cinquante-sept, puisque suivant les Gestes des Francs, il avoit déja regné vingt-quatre ans, quand il mourut, en l’année quatre cens quatre-vingt-un. Or Childeric fut chassé par ses sujets parce qu’il séduisoit leurs filles et leurs femmes, et il fut chassé au plus tard en l’année quatre cens cinquante-neuf, comme j’espere de le prouver quand je parlerai de son rétablissement. Il falloit donc que cette année-là Childeric eût au moins dix-huit ans, et par conséquent qu’il fût né en quatre cens quarante et un. Donc Childeric ne sçauroit avoir été le fils du prince Franc, lequel en quatre cens cinquante n’avoit point encore de poil au menton ; d’où il s’ensuit manifestement que le prince que Priscus vit à Rome vers l’année quatre cens cinquante, ne sçauroit avoir été Merovée. Quel étoit donc ce jeune prince ? Le fils du roi d’une des tribus des Francs, et comme nous l’allons voir, il étoit selon les apparences, le fils du roi d’une tribu de cette nation qui habitoit auprès du Nécre. C’étoit le fils d’un roi de quelqu’essain des Francs appellés Mattiaci qui s’étoit établi sur cette riviere après avoir passé le Mein. D’ailleurs, et cette observation me paroît d’un grand poids, c’étoit dans la cité de Tournai, dans celle de Cambrai et dans les contrées adjacentes que regnoit Merovée et non pas sur les bords du Nécre. Or c’étoit près de l’embouchure du Nécre dans le Rhin, qu’Attila vouloit passer et qu’il passa ce fleuve. C’étoit près de-là qu’il devoit entrer dans le païs tenu par les Francs.

Attila étoit encore animé à poursuivre l’exécution de son projet par les sollicitations de Genséric, roi des Vandales d’Afrique. Ce dernier prince ne pouvoit pas se cacher que la cour de Ravenne et celle de Constantinople ne songeassent perpetuellement à trouver le moyen de le chasser d’un établissement d’où il tenoit toute la Méditerranée en sujettion, et les côtes de l’Italie et de la Gréce dans des alarmes continuelles. Genséric cependant ne pouvoit plus compter alors sur aucun allié qu’il pût opposer à ses ennemis ; il venoit de se broüiller avec Theodoric, dont il auroit pû sans cela esperer du secours, et le sujet de leur broüillerie étoit si grave, qu’il devoit craindre que le roi des Visigots n’aidât même à le dépoüiller. Le roi des Vandales avoit fait épouser à son fils Hunneric la fille du roi des Visigots. Quelque-tems après le mariage, Genséric crut ou sans fondement, ou bien avec fondement, que cette princesse avoit voulu l’empoisonner, afin de faire regner plûtôt son mari ; et dans cette persuasion, il lui fit couper le nez, et il la renvoya mutilée ainsi à son pere, qui témoigna un ressentiment proportionné à l’outrage. Genséric crut alors que le meilleur moyen qu’il eût d’éloigner l’orage, c’étoit d’engager Attila connu pour un prince inquiet, et qui méditoit sans cesse quelqu’entreprise extraordinaire, à tourner ses armes contre les Gaules, où les Visigots avoient leur établissement, et de lui envoyer en même-tems l’argent nécessaire pour l’exécution d’un projet si vaste. Le roi des Huns acheva donc de se résoudre à venir incessamment dans les Gaules avec l’armée la plus nombreuse qu’il lui soit possible de ramasser.

Comme l’armée à la tête de laquelle Attila y entra au commencement de l’année quatre cens cinquante et un, devoit être composée de nations, dont quelques-unes étoient indépendantes de ce prince, et très-éloignées de ses Etats, ainsi que nous le verrons, en faisant le dénombrement de ses troupes, on conçoit bien qu’il lui aura fallu faire plusieurs négociations, avant que de pouvoir s’en assurer. Or il est impossible que tous ceux que le roi des Huns aura pour lors invités à joindre leurs armes aux siennes, ayent accepté ses propositions. Ceux qui les auront refusées, en auront fait part aux Romains, et quelques-uns même de ceux qui les auront agréées, auront été indiscrets, de maniere que les Romains peuvent en avoir été bientôt informés par la confidence de leurs amis, et par l’indiscretion de leurs ennemis. Les Romains auront sçu le projet d’Attila, avant que la mort de Theodose eût déterminé Attila à l’exécuter incessamment. D’ailleurs, comme nous le dirons, Attila pour faire réussir son projet, traita avec les Alains, qui depuis dix ans étoient dans les Gaules, où ils avoient des quartiers sur la Loire ? Ne se seroit-il trouvé personne parmi eux assez fâché de la mort de Bléda, ou bien assez ami du patrice Aëtius, qui dans tous les tems avoit eu de si grandes liaisons avec cette nation, pour l’avertir des menées d’Attila ? Aëtius n’avoit-il pas des espions dans les Etats de ce prince ? Enfin suivant le cours ordinaire des choses, un projet tel que celui du roi des Huns, ne sçauroit être mis en exécution que dix-huit mois après qu’il a été conçû, et un an après qu’il a été ébruité. Ainsi puisque ce prince est entré dans les Gaules dès le mois de février de l’année quatre cens cinquante et un, comme nous le verrons, il faut que son projet y ait été sçû au plus tard, dès l’année quatre cens cinquante. Il y a plus : comme la possibilité qui est dans ces sortes d’entreprises, fait que plusieurs personnes les imaginent souvent, avant que celui qui est destiné à les exécuter, les ait projettées, ou qu’il se soit résolu déterminément à les tenter, on aura parlé dans les Gaules du dessein d’Attila peut-être avant qu’il l’eût formé, et ce qu’on en aura dit trois ou quatre ans avant l’évenement, aura paru si bien fondé au patrice Aëtius, qu’il aura voulu pacifier les Gaules à quelque prix que ce fût.

D’ailleurs nous avons des preuves historiques qu’on fut informé du projet d’Attila dans les Gaules, long-tems auparavant qu’il y entrât pour l’exécuter. Gregoire de Tours, avant que de parler des ravages qu’Attila y fit, et du siége qu’il mit devant Orleans, raconte que le saint homme Aravatius, qui pour lors étoit évêque de Tongres, se mit en prieres sur la nouvelle qui couroit que les Huns alloient faire une invasion en-deçà du Rhin. Il ne cessa durant plusieurs jours, dit notre historien, de demander au ciel d’écarter les malheurs prêts à fondre sur les Gaules. Mais ce prélat convaincu qu’il n’avoit aucun sujet de croire que ses prieres fussent exaucées, prit le parti d’aller à Rome pour les y continuer sur le tombeau des saints apôtres. Il fit donc ce pelerinage, où tout ce qu’il put obtenir, fut d’apprendre par révelation, qu’il ne seroit pas le témoin des malheurs de sa patrie, et que le Seigneur l’appelleroit à lui, avant que les Huns eussent passé le Rhin. En effet, le saint étant revenu dans son diocèse de Tongres, il y mourut après avoir pris congé de tous ses amis, et cela dans le tems qu’Attila étoit encore au-delà de ce fleuve. Les prieres du saint personnage Aravatius, son pelerinage à Rome et sa mort, évenemens arrivés tous entre le tems, où l’on apprit dans les Gaules qu’Attila y feroit bien-tôt une invasion, et cette invasion même, montrent que ce tems-là fut assez long, et nous autorise à supposer qu’on s’y préparoit dès quatre cens quarante-neuf à repousser ce prince, quoiqu’il n’y ait mis le pied, qu’à la fin de l’hiver de quatre cens cinquante et un. M De Tillemont dit[118] en parlant de l’invasion d’Attila dans l’empire. » On commençoit apparemment en quatre cens quarante-neuf à entendre le bruit de cette tempête, puisque Saint Leon s’excuse[119] de se trouver au Concile d’Ephése, sur l’état flottant & incertain où l’on se trouvoit alors. »

On lit dans Idace immédiatement après la mention qu’il fait de la mort de Placidie, décedée au mois de novembre de l’année quatre cens cinquante, qu’au mois d’avril précedent, on avoit vû la partie boréale du ciel s’enflammer après le coucher du soleil, et devenir de couleur de sang ; que d’espace en espace on remarquoit des rayons brillants, et que ce phénomene qui fut le présage de si grands évenemens, dura plusieurs heures. C’est le phénomene si connu aujourd’hui sous le nom d’aurore boréale. Isidore parle aussi des prodiges qui annoncerent aux peuples selon lui, la venue d’Attila, long-tems avant son invasion. Il y eut, dit Isidore, de frequens tremblemens de terre. La lune levante fut éclipsée, et on vit une comete terrible du côté de l’occident. Du côté du pole, le ciel parut de couleur de sang, et l’on y remarqua d’espace en espace des lances d’un feu brillant. Tous ces prodiges qui n’étoient point arrivés en un jour, devoient être cause que les peuples parlassent très-souvent, des avis certains qu’on recevoit dans les Gaules concernant les projets d’Attila, et qu’ils fissent de ces nouvelles le sujet ordinaire de leurs entretiens.

Dès qu’Aëtius et les autres officiers de l’empereur auront vû que le nuage se formoit, ou du moins qu’il étoit formé, ils n’auront point attendu qu’il se fût approché du Rhin, pour traiter avec les Francs, tant Ripuaires que Saliens, et même avec les Armoriques. Ces officiers auront eu encore plus d’empressement pour se reconcilier avec des ennemis qui auroient été si dangereux durant l’orage qu’on alloit essuyer, qu’à demander du secours aux Bourguignons et aux Visigots comme aux alliés de l’empire. Je crois donc que ce fut vers quatre cens cinquante, que les officiers du prince signerent la paix, et même qu’ils contracterent une alliance du moins défensive, avec les Armoriques, ainsi qu’avec tous les rois Francs qui s’étoient faits dans les Gaules des Etats indépendans. Je crois même que la négociation de cette paix ne fut pas bien longue, quoique l’accord entre l’empereur et les Armoriques fût au fond si difficile à moyenner, à cause des interêts et des prétentions, auxquelles il étoit nécessaire de renoncer pour y parvenir, qu’il n’auroit pas été possible de le conclure, ou que du moins il ne l’auroit été qu’après des pourparlers continués durant des années entieres, en des tems où les conjonctures eussent été moins urgentes. Mais la crainte d’un péril éminent, qui est le plus persuasif de tous les mediateurs, sçait concilier en huit jours des puissances qui se croyent elles-mêmes bien éloignées de tout accommodement : elle sçait leur faire signer un traité de ligue offensive, dans le tems qu’elles paroissent encore éloignées de signer même un traité de paix. L’Europe vit dans le dernier siécle un exemple celebre de ces alliances inattendues, lorsque la campagne triomphante que le roi Louis XIV avoit faite en mil six cens soixante et sept dans les Païs-Bas espagnols, engagea l’Angleterre, la Suede et la Hollande reconciliées seulement depuis quelques mois par la paix de Bréda, à conclure la ligue si connue sous le nom de la Triple alliance. Elle fut signée en moins de jours qu’il n’auroit fallu de mois, pour convenir sur une seule des conditions que ce traité renferme, si la crainte du pouvoir exhorbitant de la France n’eût pas rempli, pour ainsi dire, toutes les fonctions d’un médiateur, que dis-je, d’un arbitre décisif et respecté.

Quelles furent les conditions des traités qu’Aëtius fit alors avec les tribus des Francs établies dans les Gaules, et de la pacification accordée aux Armoriques ? Nous les ignorons. Nous ne sçavons même positivement qu’il y eut un accord fait entre ces Francs et les Romains, et entre les Romains et les Armoriques vers l’année 450 que parce qu’après avoir vû les Francs et les Armoriques en guerre ouverte avec l’empereur, en quatre cens quarante-six, nous voyons les uns et les autres servir comme troupes auxiliaires dans l’armée qu’Aëtius mena contre Attila en quatre cens cinquante et un. Tous les monumens litteraires du cinquiéme siécle qui nous restent, ne nous apprennent rien de ce qui se passa dans les Gaules depuis l’année quatre cens quarante-sept, jusqu’à l’année quatre cens cinquante et un. Les fastes de Prosper qui sont le plus instructif de tous ces monumens, ne rapportent même sur l’année quatre cens quarante-cinq, et sur les trois années suivantes que le nom des consuls de chaque année. Ces fastes ne parlent que de l’héresie d’Eutyche sur l’année quatre cens quarante-neuf, et des affaires d’Orient sur l’année quatre cens cinquante. D’où vient ce silence ? Prosper n’a-t-il rien écrit sur ces années qui doivent avoir été fertiles en grands évenemens ? Les Francs ou les Romains des Gaules qui ont fait dans les siécles suivans les copies de ces fastes qui sont venues jusqu’à nous, y auroient-ils supprimé quelque chose par des motifs que nous ne sçaurions deviner aujourd’hui.

Pour revenir aux conditions de nos traités, autant qu’on peut deviner, en raisonnant sur les convenances et sur l’histoire des tems postérieurs à l’invasion d’Attila ; les Romains auront permis aux Francs Saliens et aux Francs Ripuaires de tenir paisiblement, et sans dépendre de l’empire en qualité de sujets, ce qu’ils avoient occupé dans les Gaules, moyennant qu’ils cessassent tous actes d’hostilité, et qu’ils s’engageassent à fournir des troupes auxiliaires toutes les fois qu’on auroit une juste occasion de leur en demander. Quant aux Armoriques, Aëtius leur aura accordé une suspension d’armes durable, jusqu’à ce qu’on fût convenu avec eux d’un accommodement définitif, et il aura promis au nom de l’empereur que durant cet armistice les officiers du prince n’entreprendroient point de réduire, ni par menées, ni par force les provinces confédérées, à condition qu’elles reconnoîtroient toujours l’empire pour souverain, et qu’elles seroient gouvernées en son nom par les officiers civils et militaires qu’elles choisiroient, et qu’elles installeroient elles-mêmes, qu’elles payeroient chaque année une certaine somme à titre de redevance, et que du reste elles se conduiroient en tout, suivant l’expression consacrée, en bons et loyaux serviteurs de la monarchie romaine ; ut comiter majestatem imperii romani colerent. En vertu de cet accommodement, les provinces confédérées n’auront plus été sujettes qu’en apparence ; elles seront devenuës libres en effet.

Il est vrai cependant qu’un auteur connu, rapporte le contenu d’un traité de ligue offensive et défensive, conclu à l’occasion de la venuë d’Attila dans les Gaules, entre Aëtius, Theodoric roi des Ostrogots, et Mérovée roi des Francs Saliens. En voici les articles essentiels. » Les Romains les Visigots & les Francs feront la guerre de concert, & il ne sera point loisible à aucune des trois Puissances de se départir de l’alliance. Chacune d’elles demeurera en paisible possession des Villes & des Contrées qu’elle occupe actuellement. Si quelqu’un des contractans manque à son engagement, il sera traité comme ennemi par les deux autres. Chacune des Puissances donnera aide & secours à ses Alliés, ainsi qu’elle les donneroit à ses propres Sujets. Tout le butin que feront les armées de la Ligue, & tous les païs qu’elles pourront conquérir, seront partagées par égales portions entre les trois Puissances contractantes. » Ce traité seroit assûrément d’un grand secours, pour expliquer l’histoire du cinquiéme siécle, s’il étoit autentique. Ainsi c’est dommage que l’auteur qui le rapporte, et qui ne dit point où il l’a pris, ne soit autre que Forcadel, pour tout dire en un mot, le Varillas du seiziéme siécle.

La pacification générale dont nous venons de parler, étoit bien le premier moyen qu’il falloit employer, pour mettre les Gaules en sûreté contre les entreprises d’Attila, mais elle n’étoit pas le seul. Cependant nous allons voir que Valentinien négligea long-tems de mettre en œuvre les autres moyens, qui n’étoient guéres moins nécessaires.

LIVRE 2 CHAPITRE 16

CHAPITRE XVI.

Guerre d’Attila.


Avant que de raconter les évenemens de cette guerre, il convient de rendre compte aux lecteurs de la maniere dont Attila vouloit executer son dessein, et d’exposer, pour s’expliquer avec nos expressions, quel étoit son projet de campagne. Nous avons vû dans le premier livre de cet ouvrage que du tems d’Attila, les Alains étoient une des nations sujettes au roi des Huns ; et nous avons parlé déja plus d’une fois dans ce second livre, du corps de troupes auxiliaires composé d’Alains, qu’Aëtius avoit fait venir dans les Gaules, et à qui ce général avoit assigné des quartiers stables aux environs d’Orleans. Nous avons vû aussi que ces Alains avoient Sambida pour roi, lorsqu’ils s’établirent dans ces quartiers, et que quelques années après, ce Sambida avoit eu Eocarix pour successeur. Il faut que ce dernier fût déja mort, lorsqu’Attila vint dans les Gaules, puisque Jornandès appelle Sangibanus, le prince qui regnoit alors sur les Alains, établis dans l’Orleannois et dans les païs adjacens. Attila dont ils étoient en quelque maniere sujets, négocia si bien avec Sangibanus, et il sçut l’intimider si à propos, que ce dernier manquant aux engagemens qu’il avoit avec l’empire romain promit de livrer Orleans au roi des Huns, et de se déclarer pour lui.

Les convenances, et ce qui se passa dans la suite, ne permettent pas de douter que dès qu’Attila se crut assûré d’entrer dans Orleans sans coup férir, il ne résolût d’y marcher aussi-tôt qu’il auroit passé le Rhin, pour se rendre maître d’une ville, qui sembloit faite exprès pour lui servir de place d’armes. En effet, l’assiette d’Orleans bâtie au centre des Gaules, et située sur la Loire qui les partage, l’ont renduë dans tous les tems de troubles une ville d’une extrême importance. Durant les guerres que les Anglois firent aux successeurs de Philippe de Valois, l’un et l’autre partis, firent leurs plus grands efforts, pour s’en rendre maîtres ou pour la conserver, et les Huguenots en firent encore leur place d’armes en mil cinq cens soixante et deux qu’ils leverent l’étendart de la révolte pour la premiere fois. Lors de la seconde prise des armes, un de leurs premiers soins fut encore celui de s’emparer d’Orleans.

Environ deux siécles avant qu’Attila vînt dans les Gaules, l’importance dont étoit la ville capitale de la cité qui s’appelle aujourd’hui l’Orleannois, engagea l’empereur Aurelien, qui lui donna le nom d’Aurelia, à la rebâtir, ou du moins à l’envelopper d’une nouvelle enceinte de murailles[120]. Mais attendu l’état où les Gaules étoient en quatre cens cinquante, l’occupation d’Orleans devoit être un évenement décisif. En effet, celui qui en seroit maître, se trouveroit posté entre les Visigots et les Francs, comme entre les Romains et les Armoriques, et conséquemment à portée d’empêcher la jonction de leurs forces, soit en leur donnant à tous de la jalousie en même-tems, soit en attaquant durant la marche les corps de troupes, qui se seroient mis en mouvement, pour se rendre au lieu où tous ces peuples seroient convenus de s’assembler. D’ailleurs plusieurs des voyes militaires, ou de ces chemins ferrés, dont les romains avoient construit un si grand nombre dans les Gaules, passoient par Orleans, et ces chaussées étoient presque la seule route par laquelle une armée qui traînoit avec elle beaucoup d’attirail, et de machines de guerre d’un transport difficile, pût marcher diligemment.

Comme nous avons déja dit qu’Attila avoit à son service des Romains des Gaules, on ne demandera point de qui ce prince avoit tiré une notion si juste de la topographie du païs. D’ailleurs, il y avoit depuis plus de dix ans un corps d’Alains, sujets d’Attila, en quartier sur la Loire, et il étoit impossible que plusieurs de ces Alains ne fussent pas retournés dans leur patrie, soit pour y faire des recruës, soit par d’autres motifs.

Dans le tems même qu’Attila prenoit des mesures, pour s’assurer d’un lieu d’où il pût empêcher à force ouverte les nations qui occupoient les Gaules, de réunir leurs forces contre lui, il tâchoit encore de les rendre suspectes les unes aux autres, pour leur ôter même le dessein de se joindre en corps d’armée, et de l’attaquer toutes ensemble. Il tâchoit donc de persuader aux Romains qu’il étoit leur ami, et qu’il n’en vouloit qu’aux Visigots, tandis qu’il assuroit ces derniers qu’il n’en vouloit qu’aux Romains. C’étoit le meilleur moyen de semer parmi ses ennemis une mésintelligence capable de retarder du moins, l’union de leurs forces, et ce retardement devoit lui faciliter son entreprise. En effet ce moyen lui réussit. Voici ce qu’on trouve à ce sujet dans Jornandès.

» Attila résolu d’entreprendre l’expédition à laquelle il avoit été déterminé par les subsides que Genséric lui avoit fournis, songea d’abord à mettre aux mains les Romains & les Visigots qui devoient le défaire, s’ils se réunissoient pour le combattre. Dans ce dessein, il envoya des Ambassadeurs à l’Empereur Valentinien, qui lui rendirent une lettre, dans laquelle le Roi des Huns assuroit qu’il n’avoit point intention de rien entreprendre contre la République, avec laquelle il se tiendroit heureux de pouvoir vivre en bonne intelligence : Que son unique projet étoit de tirer raison du Roi des Visigots, & qu’il souhaitoit de tout son cœur que l’Empire n’entrât point dans cette querelle. Toutes les protestations les plus fortes d’attachement inviolable, en un mot, toutes les expressions les plus propres à persuader que celui qui écrivoit la lettre, s’expliquoit de bonne foi, y étoient employées. Dans le même tems, Attila écrivit à Theodoric une autre lettre aussi sincere que la premiere, & dans laquelle il l’exhortoit de renoncer à l’alliance des Romains, en le faisant ressouvenir de la mauvaise foi avec laquelle ils en avoient usé avec lui dix ans auparavant. Cet homme rusé attaquoit ses ennemis par des artifices, avant que de les attaquer les armes à la main. » On voit bien que c’est de l’expédition de Litorius Celsus contre les Visigots qu’Attila entend parler dans la lettre dont Jornandès rapporte le contenu. Prosper nous donne la même idée que l’historien des Gots, de la conduite que tenoit le roi des Huns. » Attila après s’être rendu très-puissant, en joignant à ses Etats ceux de Bléda, son frere, qu’il avoit tué, assemble une armée nombreuse composée des Peuples ses voisins, en déclarant qu’il n’en vouloit qu’aux Visigots, contre lesquels il prenoit les interêts de l’Empire Romain. »

Comme Valentinien n’eut point dans le tems, une copie de la lettre qu’Attila écrivoit à Theodoric, ni Theodoric une copie de celle qu’Attila écrivit à Valentinien, l’empereur et le roi des Visigots purent croire chacun de son côté, que le roi des Huns ne lui en vouloit pas, et qu’il convenoit de s’informer plus particulierement de ses intentions, afin de voir s’il n’étoit pas possible de faire quelqu’usage de l’armée qu’il mettoit sur pied. A en juger par la suite de l’histoire, Valentinien et Theodoric se laisserent abuser long-tems, puisqu’Attila, comme nous allons le voir, étoit en-deçà du Rhin, avant que les deux autres puissances se fussent conciliées, et qu’ils eussent fait les dispositions nécessaires, pour s’opposer avec succès à son invasion. Aëtius lui-même s’étoit-il ébloui au point de croire que la paix faite avec les Francs et les Armoriques, mettoit les provinces obéissantes des Gaules en état de ne rien craindre, ou bien ce capitaine ne fut-il pas écouté à la cour de son prince, lorsqu’il y aura representé la convenance qu’il y avoit à prendre de bonne heure toutes les mesures possibles contre un ennemi aussi actif et aussi rusé que le roi des Huns ? Nous l’ignorons ; mais nous trouvons encore dans le peu de mémoires qui nous restent de ce tems-là, un évenement auquel on peut imputer en partie l’inaction de Valentinien. Il perdit à la fin du mois de novembre de l’année quatre cens cinquante Placidie qui étoit à la fois sa mere et son premier ministre.

La mort de cette princesse dut déranger les affaires autant et encore plus que l’auroit fait la mort même de l’empereur. Tous ceux qui remplissoient alors les secondes places, aspirerent sans doute à la premiere. Chacun d’eux tâcha de devenir le supérieur de ceux qui avoient été ses égaux, tant que Placidie avoit vêcu. Chacun d’eux aura voulu tourner à son profit une partie des revenus de l’empire, à peine suffisans pour bien soutenir la guerre qu’on alloit essuyer. Ainsi durant un tems la cour aura été plus occupée de leurs interêts que des interêts de l’empire, et l’on aura peut-être répondu à ceux qui répresentoient qu’il falloit avant tout pourvoir aux besoins des Gaules, et conférer une espece de dictature à Aëtius, le seul qui fût capable de les défendre : qu’un prince aussi artificieux qu’Atn’auroit point écrit et publié que son projet étoit d’entrer dans les Gaules, si son dessein sérieux n’eût pas été de marcher d’un autre côté : que ses preparatifs regardoient sans doute l’empire de Constantinople, et que c’étoit à Martian de prendre ses précautions : qu’en tout cas la paix qu’on venoit de conclure avec les Francs comme avec les Armoriques, et l’alliance que l’empire entretenoit avec les Visigots, mettroient le général qui seroit chargé par le prince du soin de défendre les Gaules, en état d’empêcher les Huns d’y pénétrer.

Tandis que la cour perdoit le tems à raisonner sur le projet d’Attila, ce prince se mit en marche. Ce fut à la fin de l’année quatre cens cinquante, ou au commencement de l’année suivante. Le chemin qu’il avoit à faire, et le tems où il prit Mets, qui fut la veille de Pâques de l’année quatre cens cinquante et un, empêchent de croire qu’il soit parti plus tard. Personne n’ignore que les peuples qui habitent dans les païs froids, ne voyagent pas aussi volontiers durant l’été que durant l’hyver, qui rend praticables les terrains les plus humides, et qui donne le moyen de passer sur la glace, les rivieres et les fleuves. Il falloit bien que les Vandales et les autres barbares, qui firent dans les Gaules en quatre cens sept la fameuse invasion dont nous avons fait mention tant de fois, eussent marché durant l’hyver, et à la faveur de la gelée, puisqu’ils passerent le Rhin la nuit du dernier decembre au premier janvier. A en juger par les convenances et par les évenemens subséquens, les Huns auront remonté le Danube, en marchant sur la rive gauche de ce fleuve, et quand ils auront eu gagné la hauteur du lieu où est aujourd’hui la ville d’Ulm, ils auront pris sur leur droite, afin de n’avoir point à traverser la Montagne Noire. Enfin en recüeillant toujours sur la route les essains de barbares qui avoient promis de les joindre, ils seront arrivés au Nécre, qu’ils auront suivi jusqu’à son embouchure dans le Rhin, et ce fut, comme nous le verrons bien-tôt, auprès de ce confluent, qu’ils passerent le fleuve qui servoit de barriere aux Gaules.

L’armée d’Attila étoit de plusieurs centaines de milliers d’hommes. Voici le dénombrement qu’en fait Sidonius Apollinaris. « Tous les barbares conspirent contre les Gaules qui vont être inondées par les peuples nés sous la grande & sous la petite Ourse. Le hardi Gélon est accompagné du Rugien, & ils sont suivis du féroce Gépide. Le Bourguignon marche après le Scyrus : Le Hun, le Bellonotus, le Neurus, le Basterne, le Turingien & le Bructère sont avec eux. La Tribu des Francs qui habite sur les bords fangeux du Nécre, les joint. Les Forêts de la Montagne noire tombent sous la coignée de ces Barbares, & leurs arbres changés en barques, joignent ensemble les deux rives du Rhin. » On verra ci-dessous la suite de ce passage de Sidonius.

C’est à ceux qui écrivent sur l’ancienne Germanie, à expliquer, autant qu’il est possible de le faire, quels étoient les peuples qu’Attila avoit rassemblés sous ses enseignes. Nous nous contenterons de faire deux observations à ce sujet. La premiere sera que les nations que Sidonius nomme, en faisant le dénombrement des troupes d’Attila, n’étoient pas toutes entieres dans son camp. Il n’y avoit qu’une partie du peuple de ces nations qui se fût attachée à la fortune de ce prince. Nous verrons par exemple que s’il y avoit des Francs et des Bourguignons dans l’armée de ce roi, il y avoit aussi des Francs et des Bourguignons dans l’armée d’Aëtius. La guerre dont nous parlons, n’étoit point une guerre de nation à nation, c’étoit une guerre que tous les peuples qui vouloient envahir les Gaules, venoient faire aux peuples qui en étoient en possession. Ma seconde observation sera que le lieu où Attila passa le Rhin, et le secours qu’il reçut d’une tribu des Francs qui habitoit alors sur le Nécre, acheve de persuader que c’étoit la couronne de cette tribu que se disputoient les deux freres, dont l’un étoit à Rome, lorsque Priscus Rhetor s’y trouva vers l’année quatre cens cinquante. Nous avons vû déja que le roi des Huns avoit compté principalement sur la facilité que la querelle qui étoit entre ces deux princes, lui donneroit pour entrer dans les Gaules, et ici nous le voyons passer le Rhin sur un pont construit avec des arbres coupés dans la Forêt Noire, au pied de laquelle on peut dire que le Nécre coule.

Dès qu’Attila fut en-deçà du Rhin, il prit le chemin d’Orleans, et il marcha avec autant de diligence qu’il lui étoit possible d’en faire à la tête d’une armée aussi nombreuse que la sienne, et qui étoit souvent obligée de se détourner, ou de s’étendre, pour trouver de la subsistance. Attila n’avoit ni munitionnaires avec lui, ni magasins sur sa route, et la saison de l’année où l’on étoit, ne lui permettoit point de tirer du plat-païs les secours qu’on en tire vers la fin de l’été, quand la campagne est couverte de fruits mûrs et de moissons qu’on recueille. Ce fut donc la nécessité d’avoir des vivres qui le contraignit suivant l’apparence, d’attaquer quelques places qui étoient hors du chemin qu’il lui falloit tenir, et dans lesquelles, suivant ce qui arrive en de pareils cas, les habitans du plat-païs avoient retiré leurs effets, à moins qu’il n’en ait usé ainsi, pour faire prendre le change aux Romains, en leur donnant à penser que c’étoit sur la Meuse, et non pas sur la Loire qu’il vouloit avoir sa place d’armes. Quoiqu’il en soit, dès qu’il eut pris Mets qu’il força, et qu’il saccagea la veille de Pâques, il cessa de ruser, et tira droit à Orleans. Mais avant que de parler du siége de cette ville, il faut rendre compte de ce que les Romains avoient fait, tandis qu’Attila traversoit la Germanie, qu’il passoit le Rhin, et qu’il saccageoit une partie des deux provinces Germaniques, et des deux Belgiques.

Aëtius étoit encore à la cour de Valentinien, où durant long-tems on avoit tantôt cru et tantôt traité de vision l’entreprise d’Attila, lorsqu’enfin on y fut pleinement convaincu qu’elle étoit sérieuse, et qu’elle étoit même sur le point de s’exécuter. On renvoya donc au plûtôt ce général dans les Gaules, pour s’opposer à l’invasion des Huns, mais on ne put lui donner que quelques troupes qui encore n’étoient pas complettes, des lettres adressées à ceux dont il pourroit avoir besoin, des pouvoirs pour traiter avec les ennemis, ou bien avec les alliés, en un mot, tout ce qui s’appelleroit aujourd’hui des secours en papier. On lui remit entr’autres une lettre écrite par l’empereur à Theodoric, pour engager ce roi des Visigots à aider les Romains de toutes les forces de sa nation. Comme les Visigots étoient assez puissans pour faire tête seuls à l’ennemi, on croyoit avec raison qu’il ne seroit point aussi facile de leur faire épouser la cause commune, qu’il le seroit de la faire épouser aux Bourguignons, aux Francs, et aux autres barbares établis dans les Gaules, que leur foiblesse livroit à l’ennemi, et qui ne pouvoient esperer de salut qu’en réunissant leurs forces à celles des Romains. Voici le contenu de la dépêche que les ambassadeurs de Valentinien rendirent aux Visigots, ou du mémoire qu’ils leur lurent par ordre de l’empereur. » Vous êtes la plus brave des Nations étrangeres, & la prudence exige de vous que vous joigniez vos forces aux nôtres, pour repousser Attila, qui prétend subjuguer le genre humain. C’est un Tyran qui croit que tout ce qui lui est possible, lui est permis. Les Nations doivent leur haine à un ennemi qui veut les détruire toutes. Si vous ne pouvez pas oublier l’évenement malheureux de l’année quatre cens trente neuf[121], du moins rappellez-en toutes les circonstances. Vous vous souviendrez pour lors, que les Huns en furent la véritable cause. Ce furent les artifices de cette Nation qui sont plus à craindre que son épée, qui engagerent ceux des Romains qu’on sçait avoir été les promoteurs de cette expédition, à l’entreprendre. Quand vous seriez résolus à ne rien faire pour nos interêts, les vôtres seuls suffiroient pour vous animer à punir une injure dont vous n’êtes point encore assez vengés. Joignez-vous donc à nous dans cette occasion. Que votre valeur serve votre ressentiment. Un autre motif vous engage encore à vous joindre à nous. Vous devez du secours à la République, vous qui êtes un de ses membres, puisque vous habirez dans son Territoire. Jugez par le soin que l’ennemi commun a pris pour nous brouiller, combien notre union lui doit être funeste. Ces représentations & les instances des Ambassadeurs de Valentinien toucherent Theodoric, & il leur répondit : Romains, mon intention est de faire tout ce que vous me proposez ; je suis, & je me déclare l’ennemi d’Attila, & me voilà prêt à marcher par tout où nous pourrons le rencontrer. Il estt, je ne l’ignore pas, vainqueur de plusieurs Nations belliqueuses ; mais le titre de victorieux n’impose point aux Visigots. On ne doit craindre les hazards de la guerre, que lorsqu’on fait une guerre injuste, mais quand on défend une cause approuvée par le Dieu des armées, on ne doit point avoir peur de l’évenement des combats. Tous les Visigots applaudirent au discours de leur Roi. »

Suivant la narration de Sidonius Apollinaris qui vivoit alors, Theodoric ne se laissa point persuader avec tant de facilité, de joindre ses forces à celles de Valentinien. Il s’en faut beaucoup, suivant cet auteur, que le roi barbare ait montré pour lors autant de bonne volonté que le dit Jornandès. Mais l’historien des Gots qui lui-même étoit Got, et qui étoit du nombre de ceux de cette nation qui vivoient en Italie sous la domination des Romains d’Orient, après que ces derniers l’eurent conquise sur les Ostrogots vers le milieu du sixiéme siécle, aura un peu alteré la verité. Il aura dépeint sa nation comme toujours portée par son inclination naturelle à servir l’empire, afin de diminuer l’aversion que ses vainqueurs avoient pour elle.

Sidonius Apollinaris écrit donc dans le panegyrique de l’empereur Avitus, que ce Romain s’étoit retiré à la campagne au sortir de la préfecture du prétoire des Gaules, et qu’il y vivoit dans une espece de retraite, quand sa patrie fut inondée, pour ainsi dire, par un torrent formé de toutes les ravines du nord. « Les troupes d’Attila courent déja pais des Belges, & Aëtius qui vient d’Italie pour défendre les Gaules, est encore aux débouchés des Alpes ; l’armée qu’il amene avec lui, est presque sans Soldats. C’est sur les Visigots qu’il compte. Il présume qu’ils voudront bien remplir le vuide qui est dans son camp. Ainsi ce Général devient proye des soucis les plus cuisans, aussi-tôt qu’il est informé que ces Barbares ont résolu d’attendre dans leurs quartiers les Huns, dont ils n’ont point de peur. Enfin il prend le parti d’avoir recours à l’entremise d’Avitus, & d’un ton de suppliant, il lui dit dans une assemblée des principaux personnages des Gaules : Avitus, vous dont le monde Romain attend aujourd’hui son salut, il ne vous est pas nouveau de voir Aëtius recourir à vous. Dès que vous avez voulu empêcher que les Visigots vainqueurs de Litorius Celsus & des Huns, ne fissent de nouvelles conquêtes sur l’Empire, les Visigots ont remis l’épée dans le foureau. Ils la tireront aujourd’hui pour son service, si vous le voulez, N’est-ce pas la crainte de vous déplaire qui retient tant de milliers de ces Barbares dans les bornes de leurs Concessions. Quoiqu’au fond du cœur ils soient nos ennemis, ils ne veulent pas rompre une paix que vous avez conclue. C’est l’amitié qu’ils ont pour vous qui sert de rempart à nos Provinces ouvertes. Allez, Avitus, amenez à notre secours leurs enseignes victorieuses. Si la défaite des Huns commandés par Litorius, laquelle nous jetta dans de si grandes allarmes, aboutit enfin à notre gloire par votre moyen, vous pouvez nous en faire acquérir une nouvelle par une seconde défaite des Huns. Engagez les Visigots à les battre une autre fois. Dès qu’Aerius eut cessé de parler, Avitus promit de faire tout ce qui lui seroit possible, & sa promesse fut réputée un gage assûré du succès. Il part donc, & bien-tôt cet homme qui sçavoit manier à son gré l’esprit de nos Visigots, leur fait prendre les armes. »

Ainsi ces barbares se mirent aux champs, et ils joignirent l’armée Romaine. Aëtius continua de commander en chef après cette jonction, et c’étoit de lui que les Visigots prenoient l’ordre. On voyoit, dit Sidonius, des troupes de cavalerie, dont les Soldats étoient couverts de peaux, obéir aux signaux que la trompette Romaine donnoit. Le Visigot fait son service avec la ponctualité la plus exacte. Il semble qu’il craigne de se trouver dans quelqu’un des cas où le Soldat Romain qui s’y trouve, perd, suivant nos loix militaires, une partie de sa solde, »

Pour peu qu’on ait d’habitude avec les auteurs du cinquiéme et du sixiéme siécle, on ne sera point étonné de voir que Sidonius désigne ici les Visigots, en les appellant des cavaliers couverts de peaux. Les barbares affectoient de porter des habits faits de peaux, quoiqu’ils se fussent établis dans des païs où il se fabriquoit des étoffes, et où il n’étoit pas aussi nécessaire de se fourer que dans les contrées dont ils étoient la plûpart originaires. Si quelqu’un, dit l’Auteur du Poëme de la Providence qui se trouve parmi les Ouvrages de Saint Prosper Disciple de Saint Augustin, demande pourquoi Dieu a créé les Loups les Loups cerviers & les Ours, qu’il fasse réflexion à la beauté comme à l’utilité des fourures qui se font des peaux de ces bêtes féroces. Les Grands & les Rois des Scythes & des Gots ne preferenc-ils pas ces fourures aux étoffes de soye teintes en pourpre » ? Sidonius parle en une infinité de ses ouvrages des vêtemens de peaux que portoient les barbares, comme d’un habillement qui leur étoit propre, et par lequel il étoit aussi facile de les distinguer du Romain, que par leur longue chevelure. Dans le discours que Sidonius fit aux citoïens de Bourges, pour les engager à choisir Simplicius leur compatriote, pour évêque, il leur dit que s’il est jamais question d’envoyer une députation dans quelqu’occasion importante, Simplicius s’acquittera d’une pareille fonction aussi-bien qu’aucun autre, et qu’il a déja été plusieurs fois envoyé avec succès par ses concitoïens, vers des rois habillés de peaux, et vers des officiers vêtus de pourpre. Sidonius oppose ici les barbares aux romains, en désignant les uns et les autres par les vêtemens qui leur étoient propres.

Après la jonction des Visigots, l’armée Romaine s’approcha de la cité d’Orleans, dont on voyoit bien alors qu’Attila vouloit faire le théâtre de la guerre. Il semble que les regles de l’art militaire vouloient qu’Aëtius se retranchât sous la capitale, et qu’il y attendît les Huns dans un camp bien fortifié. Mais Aëtius qui n’avoit pas encore assemblé toutes ses forces, comprit que s’il se laissoit une fois entourer par l’armée innombrable d’Attila, il ne pourroit plus être joint par les Francs et par les autres alliés de l’empire qui devoient venir à son secours de toutes les parties septentrionales des Gaules, et qui n’avoient pas voulu s’éloigner de leur païs, tant que les Huns avoient été à portée d’y entrer.

Les maximes de l’art militaire prescrivent au général qui fait la guerre au milieu de son propre païs contre des ennemis étrangers, de ne point leur livrer une bataille rangée, qu’il n’y soit forcé par quelque nécessité insurmontable. Ainsi le dessein d’Aëtius étoit très apparemment, de ne point en venir à une action décisive, mais il vouloit si jamais il se trouvoit réduit à donner une bataille, ne la point donner du moins, que tous les secours qui étoient en marche pour se rendre à son camp ne l’eussent joint. Dans cette résolution il prit un parti sage, quoiqu’il puisse avoir été traité alors par bien du monde, de parti trop timide ; ce fut celui de s’éloigner d’Orleans, pour occuper probablement, sur les bords de la Seine quelque poste avantageux, où il pût être joint facilement par ses alliés, et où l’ennemi ne pût point l’attaquer, sans s’exposer à une défaite presque certaine.

Il est vraisemblable qu’Aëtius n’avoit point été jusqu’au tems où il fit le mouvement timide en apparence, duquel nous venons de parler, sans avoir des avis certains de la trahison de Sangiban roi de ces Alains, qui avoient des quartiers sur la Loire, et de la promesse qu’il avoit faite au roi des Huns de lui livrer Orleans. Le général romain aura néanmoins dissimulé long-tems qu’il sçût rien de cette intelligence, dans la crainte qu’Attila, s’il apprenoit que son premier projet étoit découvert, avant qu’il en eût commencé l’exécution, n’en formât quelqu’autre qu’on ne pourroit point déconcerter, parce qu’on n’en seroit point instruit à tems. Mais dès qu’Attila se fut avancé à une certaine distance d’Orleans, et lorsqu’il fallut que l’armée Romaine s’éloignât de cette place, il ne fut plus nécessaire de feindre, et les regles de la guerre ne le permettoient pas. Ainsi Aëtius prit toutes les précautions qu’il lui convenoit de prendre, nonobstant qu’elles dussent donner à connoître aux ennemis qu’il étoit au fait de leur projet de campagne. En premier lieu, Aëtius fit rompre en plusieurs endroits les chaussées militaires, ou les grands chemins qui aboutissoient à Orleans. Par-là il rendoit plus difficile l’accès de la place à l’armée d’Attila, qui avoit, comme on va le voir, un charroi nombreux dans son camp, et qui traînoit beaucoup de machines de guerre à sa suite. Aëtius lui ôtoit encore par précaution la facilité de se porter plus avant dans le païs. En second lieu, Aëtius et Theodoric obligerent Sangibanus et ses Alains à joindre l’armée Romaine, et ils eurent même l’attention de les faire toujours camper au milieu des troupes auxiliaires qui l’avoient déja jointe, et qu’ils avoient placées dans son centre, en faisant l’ordre de bataille.


LIVRE 2 CHAPITRE 17

CHAPITRE XVII.

Siege d’Orleans. Dénombrement de l’armée Romaine qui vient au secours de la place. Attila se retire, & il est défait en regagnant le Rhin. Thorismond succede à son pere Theodoric premier, Roi des Visigots.


Enfin le roi des Huns arriva devant la ville d’Orleans ; mais au lieu d’y entrer par surprise, comme il s’en étoit flatté, il se vit réduit à en faire le siége dans toutes les formes. Ses béliers ouvrirent une bréche. S. Aignan alors évêque d’Orleans, avoit prédit, suivant Gregoire de Tours, que la ville ne seroit point prise, et que le secours arriveroit avant que l’ennemi y fût entré ; mais il faut croire que S. Aignan avoit prédit seulement que sa ville ne seroit point saccagée, et qu’elle seroit bientôt délivrée des mains de l’ennemi ; car il est certain que les troupes d’Attila y entrerent. Sidonius Apollinaris qui étoit déja au monde lorsque cet évenement arriva, dit dans une lettre qu’il écrit à Prosper, évêque d’Orleans, et par conséquent un des successeurs de saint Aignan. » Vous voulez exiger de moi que je compose l’Hitoire de la guerre d’Attila, & que j’apprenne à nos neveux comment il a pu se faire, que la Ville d’Orleans ait été prise par force après un siege fait dans les formes, sans avoir été cependant mise au pillage. Vous voulez que je les instruise de la prophétie célebre que fit le Saint Evêque qui siégeoit dans ce tems-là, dès que le Seigneur lui eut revelé qu’il avoit exaucé ses prieres ? » Qu’alleguer contre une déposition aussi claire et aussi peu reprochable que l’est celle de Sidonius. Elle ne sçauroit certainement être infirmée par le témoignage d’un auteur qui n’a écrit que cent cinquante ans après l’évenement. Ainsi, quoique Gregoire de Tours dise positivement qu’Orleans tenoit encore, lorsqu’Aëtius parut en vûë de la ville, on ne sçauroit s’empêcher de croire qu’elle ne fût déja prise, quand ce patrice s’en approcha. Si Attila ne traita point Orleans, comme il avoit traité Mets quelques semaines auparavant, c’est peut-être parce qu’il avoit pris dès lors la résolution de regagner le Rhin, et que prévoyant que plus ses soldats seroient chargés de butin, plus il seroit facile à l’armée Romaine de les atteindre et de les battre, il fut bien aise de leur ôter les occasions de piller ? Comment sera-t-il venu à bout d’empêcher une armée comme la sienne, de saccager une ville emportée d’assaut ? Il en sera venu à bout, en ne faisant monter à l’assaut que les troupes composées de ses sujets naturels, par qui ensuite il aura fait garder les brêches et les portes de la ville, avec ordre de n’y laisser entrer personne.

Attila se sera donc contenté de la contribution qu’Orleans aura donnée pour se racheter, et cette contribution aura été reglée par saint Aignan. Les rois barbares de ces tems-là avoient, quoique payens, beaucoup de respect pour les évêques ; Attila aura donc eu dans l’occasion dont il s’agit, les mêmes complaisances pour saint Aignan, qu’Eocarix avoit euës dix ans auparavant pour saint Germain l’Auxerrois. Enfin Attila aura eu en quatre cens cinquante et un pour l’évêque d’Orleans les mêmes égards, que ce prince barbare eut lui-même l’année suivante pour saint Leon, lorsque, comme nous le dirons en son lieu, il accorda dans le tems même qu’il marchoit pour aller à Rome, une suspension d’armes, aux prieres de ce grand pape.

Ainsi je crois qu’Attila évacua Orleans le quatorze de juin[122], et qu’il reprit le chemin du Rhin à l’approche de l’armée d’Aëtius. Nous avons laissé ce général dans le poste qu’il avoit occupé pour y recevoir les secours des alliés de l’empire. La plûpart avoient attendu qu’Attila se fût avancé jusqu’au centre des Gaules, pour quitter leur païs, dans la crainte qu’il ne fît une contre-marche qui l’y portât. Mais dès que les Francs et les Bourguignons auront vû le roi des Huns dans le voisinage d’Orleans, ils se seront mis en mouvement, pour joindre Aëtius ; cependant, comme il aura fallu marcher avec précaution, pour ne point s’exposer à être surpris par quelque détachement de l’armée ennemie, il n’est pas étonnant qu’Orleans fût déja réduit aux abois, lorsqu’ils arriverent au rendez-vous géneral, et que la place ait été emportée, quand ils en étoient encore éloignés de deux ou trois journées.

Il paroît par celles des circonstances de ce grand évenement qui nous sont connues, qu’Attila prit le parti de se retirer et de regagner le Rhin, dès qu’il vit son projet déconcerté par la réunion de tous les peuples de la Gaule, et par la découverte des intelligences qu’il entretenoit avec Sangibanus. En effet, au lieu d’entrer sans coup férir dans Orleans, il s’étoit vû d’abord obligé à faire dans les formes le siége de cette place ; ce qui avoit donné aux nations, dont il esperoit de gagner une partie, et qu’il se flattoit du moins de n’avoir à combattre que l’une après l’autre, le tems de se concilier et de joindre leurs forces. On peut croire encore que l’armée d’Aëtius qui avoit le païs pour elle, enlevoit chaque jour les fourageurs de celle d’Attila et que les Huns sentirent bien-tôt toutes les incommodités qui ne manquent pas de se faire sentir à des troupes qui se sont engagées trop avant, et que l’ennemi resserre. Quelque nombreux que fût leur camp, il ne pouvoit, ayant dans son voisinage l’armée d’Aëtius, tenir en sujettion qu’une certaine étendue de païs, laquelle dut être mangée au bout de huit jours. D’ailleurs tous les soldats que le roi des Huns avoit dans son armée, n’étoient point ses sujets naturels, le plus grand nombre étoient des Germains qui le suivoient uniquement par le motif de faire fortune. Il étoit donc à craindre que ces barbares dégoutés de rencontrer de la résistance, et d’essuyer la disette dans des lieux où l’on les avoit flattés qu’ils n’auroient point d’armée à combattre, et qu’ils trouveroient une subsistance abondante et toute sorte de biens, ne traitassent avec Aëtius, et qu’ils ne laissassent les Huns à sa merci. Le mieux étoit donc de remener incessamment tous ces barbares dans la Germanie, et de leur promettre que l’année prochaine, on les conduiroit dans des contrées aussi abondantes que les Gaules, et où ils ne trouveroient point d’ennemis qui tinssent la campagne. Il est d’autant plus apparent qu’Attila se sera servi de cette ruse, pour empêcher les troupes qui n’étoient pas composées de ses sujets naturels, de le quitter, qu’on peut croire sans peine qu’il avoit dès-lors formé le dessein de faire en Italie l’invasion qu’il y fit l’année suivante.

Enfin l’armée à la tête de laquelle Aëtius s’approchoit d’Orleans, étoit suffisante même sans tous ces motifs, pour déterminer le roi des Huns à prendre le parti de se retirer et de regagner le Rhin. » Les Romains & les Visigots, dit Jornandès, furent joints par les troupes auxiliaires des Francs, des Sarmates, des Armoriques, des Létes, des Saxons, des Bourguignons, des Ripuaires & des Bréons, qui dans les tems précédens avoient été Sujets de l’Empire Romain, mais qui dans cette occasion le servoient seulement en qualité de ses Alliés. » J’ai traduit Miles par Sujet, fondé sur ce que Jornandès l’oppose ici à Soldat dans des troupes auxiliaires, et sur la signification que ce mot avoit communément dans le cinquiéme et dans le sixiéme siécle. Il en est parlé ailleurs. Outre ces peuples, ajoute Jornandès, plusieurs autres nations de la Gaule et de la Germanie, joignirent l’armée d’Aëtius.

Les Francs qui joignirent Aëtius, étoient trés-probablement la tribu sur laquelle regnoit alors Mérovée. Ce prince, suivant la chronique de Prosper, étoit monté sur le trône dès l’année quatre cens quarante-huit, et il ne doit être mort que vers l’année quatre cens cinquante-huit, puisque Childeric son fils et son successeur qui, comme nous l’avons déja dit, mourut après un regne de vingt-quatre ans, ne mourut qu’en l’année quatre cens quatre-vingt-un. Pour les Sarmates dont parle Jornandès, c’étoient très-probablement les Alains, sujets de Sangibanus, qu’il a plû à cet historien de désigner ici par le nom géneral de Sarmates. Ma conjecture est fondée sur ce qu’il est certain par Jornandès même, que ces Scythes, que ces Alains étoient dans le camp d’Aëtius, et que cependant notre auteur ne les désigne par aucun autre nom, que celui de Sarmates, en faisant le dénombrement des troupes de ce camp-là. Nous avons déja dit qui étoient et les Armoriques et les Létes. Quant aux Saxons, c’étoit peut-être la peuplade de Saxons établie il y avoit déja long-tems dans la cité de Bayeux, et dont nous avons parlé dès le commencement de cet ouvrage. Ils avoient suivi, selon l’apparence, le parti des Armoriques dont ils étoient environnés. Nos Bourguignons étoient l’essain de cette nation, à qui Aëtius avoit donné des terres dans la sapaudia. On a vû qui étoient les Ripuaires. Quant aux Brions ou Bréons dont il est fait aussi mention dans Cassiodore : c’étoit le même peuple dont il est parlé dans les auteurs plus anciens, sous le nom de Brenni. Leur païs faisoit une partie de la Norique, et il avoit été subjugué sous le regne d’Auguste par Drufus Nero, le frere de l’empereur Tibere.

Parmi les peuples et parmi les essains échappés de quelque nation barbare, dont on vient de lire le dénombrement, il n’y en avoit point, suivant Jornandès, qui n’eussent été sujets, ou du moins qui n’eussent été à la solde de l’empire, et à qui ses officiers n’eussent été n’agueres en droit de commander. Mais comme ces peuples et ces essains de barbares s’étoient rendus indépendans, ou que du moins ils se gouvernoient comme s’ils eussent été indépendans de l’empire, il avoit fallu qu’Aëtius leur eût demandé du secours comme à des alliés, au lieu de leur ordonner en maître, comme il auroit pû le faire dans les tems antérieurs, de joindre son armée un tel jour. En un sens, il étoit plus glorieux à l’empire qu’on vît son général commander à tant de rois qui n’étoient pas sujets de la monarchie ; mais dans la verité il étoit triste qu’il y eût tant de souverains sur son territoire. Un prince est bien plus puissant, lorsqu’il n’y a que lui qui soit un grand seigneur dans ses Etats, que lorsqu’il a des vassaux qui sont eux-mêmes de grands seigneurs.

Dès qu’Attila eût évacué Orleans, ce qui arriva le quatorziéme juin de l’année quatre cens cinquante et un, il se mit en route, comme nous l’avons dit, pour regagner le Rhin, et il marcha prenant toutes les précautions nécessaires, pour n’être point obligé à donner une bataille contre une armée qui ne devoit pas être de beaucoup moins nombreuse que la sienne, et qui avoit l’avantage de poursuivre un ennemi qui se retiroit. Aëtius qui avoit jugé à propos de suivre les Huns, soit pour leur ôter l’envie de faire quelque nouvelle entreprise, dont le succès les eût dispensés de sortir des Gaules, soit pour les empêcher, en les obligeant à marcher serrés, de courir les païs qui se trouveroient à la droite et à la gauche de leur route, les atteignit peut-être sans le vouloir, dans les champs Catalauniques ou Mauriciens. « Attila, dit Jornandès, consterné de la découverte de ses intelligences avec Sangibanus, & ne comptant point assez sur les troupes ramassées qui le suivoient, pour s’exposer à leur tête aux hazards d’une action generale & décisive, avoit résolu, quoique le parti qu’il alloit prendre fût bien mortifiant pour lui, de regagner le Rhin, en marchant avec tant de précaution, que les ennemis ne pussent pas les obliger à livrer bataille. » Il changea néanmoins de sentiment, à ce qu’il paroît, quand il eût consulté les devins, ce qu’il aura fait, suivant toutes les apparences, lorsque les romains et lui ils se trouverent en présence. » La réponse que firent ces Devins après avoir examiné les entrailles des victimes, fut que les Huns seroient battus, mais que le plus grand Capitaine de l’armée ennemie demeureroit sur la place. Attila croyant que cette prédiction regardoit Aëtius, qu’il considéroit comme le plus grand obstacle à ses desseins, résolut d’acheter par la perte d’un combat, la mort du Géneral Romain ; & comme il ne prenoit point son parti à la guerre, sans avoir bien examiné le pour & le contre, s’il se détermina à livrer bataille, ce fut avec la précaution de ne la donner qu’environ trois heures avant le coucher du Soleil, afin que s’il y avoit du désavantage, il pût à la faveur de la nuit se retirer à travers la partie des champs Catalauniques, qui lui restoit à passer. Les deux armées se trouverent donc en présence dans ces plaines qui s’appellent aussi les champs de Maurice, & qui ont cent lieuës de long & soixante-dix de large. » La lieuë, ajoute Jornandès, est une mesure dont on se sert dans les Gaules, pour calculer la distance d’un lieu à un autre, et chaque lieuë a quinze cens pas de longueur. Aujourd’hui nos plus petites lieuës françoises sont d’un tiers plus longues que ne l’étoient ces lieuës gauloises.

Il est sensible, et par la narration de l’historien des Gots, dans laquelle je n’ai rien changé, si ce n’est la place de la description des champs Catalauniques, laquelle j’ai jugé à propos de transposer, pour la mettre dans son endroit naturel, et par la narration de Gregoire de Tours, qu’Attila se retiroit, lorsqu’Aëtius l’atteignit dans les vastes plaines dont nous venons de parler.

Il seroit ennuyeux de lire ici les differentes opinions que les sçavans ont euës concernant la partie des Gaules où étoient les champs Catalauniques et Mauriciens. D’ailleurs il y a trois raisons décisives qui empêchent de douter que ces champs ne fussent dans la province, qui peut-être en a tiré son nom, et que nous appellons aujourd’hui la Champagne. En premier lieu, c’étoit la route qu’Attila devoit tenir. Il étoit parti d’Orleans pour regagner le Rhin. En second lieu, la description que Jornandès fait des champs Catalauniques, convient aux plaines qui sont aux environs, non pas de Châlons Sur Saône, mais de Châlons en Champagne, dont le nom latin est encore Catalaunum. Enfin Idace dit en parlant de l’évenement dont il s’agit : « Les Huns violant la paix, saccagent les Provinces des Gaules, & ils forcent plusieurs Villes. Mais par un effet particulier de la

Providence, ils sont défaits dans une bataille rangée qu’ils

donnent contre le Roi Theodoric & contre le Géneral Aëtius, » qui avoient réuni leurs forces. Cet évenement arriva dans les champs Catalauniques, en un lieu peu éloigné du District de la Ville de Mets, que ces mêmes Huns avoient prise & pillée, lorsqu’ils étoient entrés dans les Gaules. » Les lizieres du territoire de cette ville ne devoient pas être fort éloignées des champs Catalauniques. Or Idace dit ici, La cité et non point la ville de Mets. Nous avons vû au commencement de cet ouvrage la difference qui est entre ces deux mots.

M. De Valois prétend avec fondement, que Jornandès confond mal-à-propos les champs Mauriciens qui tiroient leur nom de Mauriacum, aujourd’hui Méri lieu du diocèse de Troyes, avec les champs Catalauniques qui étoient dans le diocèse de Châlons dont ils prenoient leur nom. Il ne faut point être surpris que Jornandès qui n’étoit peut-être jamais venu dans les Gaules, ait confondu dans un tems où les cartes de geographie étoient fort imparfaites et fort rares, deux plaines voisines l’une de l’autre, et peut-être contiguës ; car nous ne sçavons point où commençoient du côté de l’orient les champs Mauriciens, ni où finissoient du côté de l’occident les champs Catalauniques. Les lieux que nous ne voyons que de loin, se rapprochent les uns des autres à nos yeux.

Reprenons le récit de Jornandès. Cet auteur après avoir dit qu’Attila résolut sur la réponse des devins, de combattre ses ennemis, raconte assez en détail les principales circonstances de la bataille qui se donna en conséquence de cette résolution. Il paroît néanmoins en réflechissant sur le récit même de cet historïen, qu’Attila, quoiqu’il fût résolu d’en venir à une action génerale, s’il en trouvoit l’occasion favorable, ne donna point la fameuse bataille des champs Catalauniques, comme on le dit, de propos déliberé. On voit au contraire dans les manœuvres que fit le roi des Huns, la conduite d’un géneral habile qui voudroit bien ne point hazarder encore la bataille qu’il a résolu de donner, mais qui sçait prendre son parti, quand les conjonctures le forcent, ou à la livrer plûtôt qu’il ne l’auroit voulu, ou bien à s’exposer aux inconvéniens d’une retraite, qu’il prévoit devoir nécessairement dégénérer en une fuite.

Un combat des plus sanglans, et qui se donna la veille de la bataille générale, en fut comme le prélude. Aëtius avoit placé à la tête de son avant-garde un corps de cinq mille Francs, et Attila avoit mis à la queuë de son arriere-garde un corps d’un pareil nombre de Gépides. Ces deux troupes composées d’hommes vaillans, et fieres d’occuper chacune dans son armée le poste d’honneur, se mêlerent durant la nuit, et se chargerent avec tant de furie, que presque tous les combattans demeurerent sur le champ de bataille.

Voici le récit de la défaite d’Attila, tel qu’il se trouve dans Jornandès. » Les deux armées étant dans les champs Catalauniques, il se trouva entr’elles une plaine haute terminée en talus de deux côtés, & sur laquelle chaque armée voulut camper, parce que le poste étoit avantageux. Les Romains monterent donc sur cette hauteur par une de ses pentes tandis que les Huns y montoient par l’autre. Aussitôt que les deux avant-gardes se furent apperçûes, elles firent halte au lieu de se charger. Chacune d’elles attendit son armée, & les deux armées dès qu’elles furent arrivées sur la hauteur, se rangerenr en bataille. Le Roi Theodoric à la tête de ses Visigots se mit à l’aîle droite de l’armée Impériale, & Aëtius plaça les troupes Romaines à l’aîle gauche. Ils mirent Sangibanus avec ses Alains au centre de la premiere ligne du corps de bataille, afin que les Alains dont on se défioit, fussent obligés de combattre, quand ils auroient à leur droite, à leur gauche & derriere eux des troupes fidelles qui les empêcheroient de fuir. Voilà quel fut l’ordre de bataille de l’armée Romaine, & voici quelle fut la disposition de celle des Huns. Attila se mit au corps de bataille, qu’il composa des Huns ses anciens Sujets, sur la bravoure & sur la fidelité desquels il pouvoit compter dans les plus grands périls, & il forma ses deux aîles des peuples qu’il avoit soumis, ou des Nations qui le suivoient volontairement. » Jornandès entre ici concernant ces peuples et ces nations, dans un détail dont l’objet de notre ouvrage nous dispense de rendre compte au lecteur. Cet historien reprend la parole : « On en vient donc aux mains, pour décider qui demeureroit le maître de la plaine haute dont il est ici question. Il y avoit dans cette plaine une colline donc les deux armées voulurent encore se saisir en même tems. Attila se présente à la tête d’un corps de ses troupes pour occuper cette éminence, mais il y trouve Aëtius à la tête d’une partie des Visigots qui s’y étoient déja postés, & qui avoient par conséquent l’avantage du lieu sur les Huns. Ainsi les Visigots repousserent facilement ce corps qui ne pouvant les attaquer qu’après avoir monté le tertre devant eux retourna joindre son armée. Attila qui vit bien que le succès de cette premiere action pouvoit intimider ses troupes, leur représenta qu’après tant de victoires, il leur seroit honteux d’avoir besoin d’être encouragées puisqu’elles n’avoient en tête qu’un ennemi qui n’osoit les attendre en rase campagne, & qui se repentant déja d’être sorti de derriere les murailles cherchoir des postes dont la situation lui pût tenir lieu de remparts. Ne connoissez-vous pas, ajouta-t-il, la pusillanimité des Romains, que la poussiere seule met hors de combat. Chargez-les tandis qu’ils sont leurs évolutions mais plûtôt dédaignez un ennemi qui n’est capable que de bien faire l’exercice. Attachez-vous principalement aux Alains & aux Visigots. Les Romains qui n’ont la hardiesse de nous attendre que parce qu’ils les voyent dans leur armée, prendront la fuite dès qu’ils verront leurs troupes auxiliaires battuës. Quand les nerfs d’un corps sont coupés, ses bras & ses autres membres ne sçauroient plus agir. » Les discours d’Attila animerent ses troupes, qui vinrent charger l’ennemi avec furie. La mêlée commença sur les trois heures après midi, et elle fit couler tant de sang, qu’on prétendit qu’il s’en étoit formé une espece de ravine. Le roi Theodoric fut jetté à bas de son cheval et écrasé par ses propres troupes qui lui passerent sur le corps sans le reconnoître. Sa chute l’avoit apparemment étourdi ; cependant d’autres prétendent qu’il fut tué d’un coup de javelot que lui lança Andagis un des Ostrogots qui servoit dans l’armée d’Attila. Voilà comment s’accomplit par hazard la prédiction que les devins avoient faite au roi des Huns, lorsqu’ils lui avoient annoncé qu’il perdroit la bataille, mais que le principal chef des ennemis demeureroit sur la place. L’on se rompit et l’on se rallia plusieurs fois. Enfin les Visigots qui faisoient l’aîle droite de l’armée Romaine, prirent le parti de charger les Huns qui étoient au centre de l’armée d’Attila, et qui lui servoient, pour ainsi dire de forteresse. Les Visigots déborderent donc d’abord le corps d’Alains, qui étoit au centre de l’armée Romaine, et marchant ensuite sur leur gauche, ils occuperent le terrain que ce corps avoit devant lui. Les Visigots se trouverent ainsi en face des Huns, et ils les chargerent avec beaucoup d’ardeur. Les Huns plierent, et leur roi même auroit été tué, s’il ne se fût pas retiré dans son camp, qui suivant l’usage de sa nation étoit retranché ou plûtôt barricadé avec des chariots dont elle étoit dans l’usage de mener toujours un grand nombre à l’armée. J’observerai à ce sujet, qu’encore aujourd’hui les Polonois et les peuples leurs voisins, qui habitent le même païs qu’habitoit une partie des nations qui suivoient Attila, menent un charroy nombreux quand ils vont à la guerre, et qu’ils s’en servent aussi pour faire autour de leurs campemens cette enceinte qu’ils appellent le tabor. Suivant le récit d’Idace, la nuit favorisa beaucoup la retraite d’Attila. Aussi nous avons vû que la résolution de ce prince, lorsqu’il se fut déterminé à donner bataille, étoit de n’engager l’action que trois heures avant le coucher du soleil, afin qu’il pût, au cas que ses troupes eussent du désavantage, éviter une entiere défaite, en se retirant à la faveur de la nuit. Voilà donc l’armée à laquelle il n’y avoit point de remparts qui pûssent résister quand elle entra dans les Gaules, réduite à se mettre à couvert derriere la fresle enceinte de ses chariots.

Thorismond, fils du roi Theodoric, qui avoit poursuivi les ennemis jusques à la nuit noire, se trompa quand il voulut retourner dans son camp. Il prit le camp des Huns pour celui des Visigots, et il s’approcha si près du camp des Huns, qu’il en sortit du monde dans le dessein de l’enlever. Il fut même démonté après avoir été blessé à la tête ; mais les Visigots qui le suivoient, le secoururent si à propos, qu’ils le dégagerent, et qu’ils l’emmenerent dans sa tente. Aëtius inquiet de ce qui seroit arrivé à ce corps de Visigots, courut aussi quelque danger pour s’être trop avancé afin d’apprendre plûtôt de ses nouvelles. Il se trouva souvent au milieu de plusieurs pelotons des ennemis qui s’étoient ralliés. Cependant il rentra sain et sauf dans son camp, où ses soldats, tout vainqueurs qu’ils étoient, ne laisserent point de passer la nuit sous les armes.

Le lendemain, les Romains virent sensiblement que l’avantage de l’action avoit été pour eux. Le champ de bataille étoit jonché d’ennemis, et Attila se tenoit renfermé dans son retranchement, sans oser mettre dehors aucunes troupes. Il se contentoit de faire sonner les trompettes, et de faire entendre les autres instrumens dont on se sert à la guerre, afin de donner à penser qu’il se disposoit à une nouvelle action. Les Romains et leurs alliés tinrent donc un conseil de guerre, pour y résoudre ce qu’il y avoit à faire, et s’il convenoit d’investir le camp des ennemis, pour l’affamer, ou si l’on insulteroit l’enceinte de chariots dont il étoit environné, bien qu’elle fût d’une approche dangereuse, à cause des archers et des autres gens de trait qui la défendoient. Quant au roi des Huns, dont les disgraces n’avoient point abbattu le courage, il avoit pris son parti. Convaincu que ses retranchemens seroient emportés s’ils étoient attaqués, il avoit fait dresser au milieu un bucher, où son intention étoit de mettre le feu et de s’y jetter dès qu’il verroit son camp forcé, afin que lui, qui jusques-à ce jour avoit été la terreur des nations, ne tombât point, même après sa mort, au pouvoir d’une d’entr’elles.

Pendant qu’Aëtius et ses alliés tenoient le conseil de guerre, dont nous venons de parler, plusieurs détachemens de l’armée des Visigots battoient la campagne, pour avoir des nouvelles de Theodoric qui ne se trouvoit point. Enfin, quelques-uns d’entr’eux plus braves que les autres, ayant eu la hardiesse d’aller examiner de près les morts étendus le long des retranchemens d’Attila, ils reconnurent le corps de leur roi, et ils l’emporterent en chantant suivant l’usage de leur nation, le cantique fait à la gloire de ceux qui mouroient en combattant pour la patrie, sans que les Huns osassent faire aucune sortie pour l’enlever. Les Visigots avant que d’achever les funerailles de Theodoric, proclamerent son fils Thorismond roi ; et ce fut lui qui fit en cette qualité les honneurs de la cérémonie.

J’interromprai ici la narration de Jornandès, pour dire ce que nous apprend un autre endroit du même auteur ; c’est que Theodoric I roi des Visigots, laissa six garçons quand il mourut, sçavoir, Thorismond, Theodoric qui regna après Thorismond, sous le nom de Theodoric II, Euric ou Evaric, qui succeda à ce Theodoric II, Frétéric ou Frederic qui ne regna point, et qui fut tué, comme nous le dirons sur l’année quatre cens soixante-trois, dans une bataille qu’il perdit contre Egidius, et enfin Rotemir et Himmeric. Theodoric I en partant de Toulouse pour joindre Aëtius, avoit bien amené avec lui Thorismond et Theodoric II ses deux fils aînés ; mais il y avoit laissé ses quatre puînés.

Thorismond qui souhaittoit avec ardeur (je reprends la narration de Jornandès) de venger la mort de son pere, en exterminant les ennemis, proposa au géneral Romain de marcher à leurs retranchemens. Vous avez, lui dit-il, plus d’experience que moi, faites la disposition de l’attaque, et je donnerai à la tête de mes Visigots. Mais Aëtius qui craignoit que la cour de Ravenne ne le maltraitât derechef s’il cessoit d’être nécessaire, ne voulut point forcer le camp d’Attila. ç’auroit été exterminer en un jour presque tous les ennemis de l’empire. Aëtius pour faire approuver sa conduite aux Romains, leur representa qu’on devoit apprehender que si les Huns et leurs alliés restoient tous sur la place, les Visigots ne fissent la loi à l’empire. Il conseilla ensuite à leur nouveau roi de ne songer qu’à s’en retourner au plûtôt dans les quartiers de sa nation, c’est-à-dire, à Toulouse, de s’y mettre en possession du gouvernement, et d’empêcher par sa diligence que ceux de ses freres qui étoient sur les lieux, ne s’emparassent du tresor de son pere, et qu’ils ne s’en servissent pour se faire un parti, qui pourroit lui donner bien des affaires en proclamant roi l’un d’entr’eux. Thorismond regarda ce conseil, qui avoit plus d’une face, par le bon côté, c’est-à-dire par celui qui lui étoit utile ; et sans parler davantage de forcer le camp d’Attila, il prit le chemin de Toulouse.

Ce que dit Jornandès concernant la retraite de Thorismond, est conforme à ce qu’en dit Gregoire de Tours. » Aëtius, après avoir été joint par les Francs & par les Visigots, donna bataille contre les Huns. Attila voyant que toute son armée alloit être défaite, prit le parti de se retirer. Le Roi Theodoric avoir été tué dans l’action ; mais son fils Thorismond & le Général Romain n’avoient point laissé de remporter l’avantage. Dès que l’affaire fut décidée, Aëtius dit à Thorismond : Je vous conseille de reprendre sur le champ le chemin de vos établissemens. Vous devez craindre que quelqu’un de vos freres ne se cantonne dans une partie de vos quartiers, & qu’il ne s’y fasse un petit Etat indépendant de vous. Thorismond déferant à cet avis, partit incontinent pour être le premier à s’asseoir sur le trône de son pere. Aêtius se défit aussi par une ruse à peu près pareille, de la sujection où l’auroit tenu le Roi des Francs qui étoient dans son camp. Ainsi ce Général devenu entierement le maître de sa conduite, ne songea qu’à profiter du butin qu’il lui fut possible de ramasser sur le champ de bataille, & à l’emporter avec lui. Pour Attila, il reprit le chemin de ses Etats, où il n’arriva qu’avec très-peu de monde. » Aëtius aura donné à croire à Mérovée que quelqu’un des autres rois Francs, vouloit entreprendre sur Tournai ou sur Cambrai.

Isidore de Seville confirme ce que Gregoire de Tours dit concernant la perte que fit Attila dans son expédition. Suivant l’auteur espagnol, le roi des Huns ne remena en Germanie que peu de monde ; et il périt de part et d’autre trois cens mille hommes dans la guerre dont il est ici question. On n’aura point de peine à donner foi au récit d’Isidore, qui sur ce point n’a fait que copier Idace, dès qu’on fera réfléxion que le calcul d’Idace comprend non-seulement les hommes tués dans des combats ou morts des maladies ordinaires dans les camps, mais encore tous ceux qui furent égorgés par les barbares dans le sac des villes, et tous les barbares qui en pillant le plat-païs, furent surpris et assommés par les gens de la campagne. Voilà le moyen de concilier ces auteurs avec Jornandès, qui dit que dans les differens combats qui se donnerent durant le cours de cette guerre, il y eut de part et d’autre cent soixante et deux mille hommes de tués. Le reste sera mort de misere, de maladie, ou aura été égorgé par les païsans…

» Attila ayant sçû le départ des Visigots, écrit Jornandès, crut long-tems qu’il n’étoit qu’une ruse de guerre des ennemis, qui vouloient l’attirer hors de son retranchement. Mais dès qu’il eut reconnu au silence qui regnoit dans les lieux circonvoisins, qu’ils étoient partis tout de bon, il se rassura, & il recommença de former de nouveaux projets. » En effet, nous verrons ce prince faire l’année suivante une invasion dans l’Italie. Il reprit donc dans le tems dont je parle, la route du Rhin, sans être suivi que par des corps de troupes qui le cottoyoient, afin de l’obliger à marcher serré, et comme nous l’avons déja dit, il repassa le Rhin ayant peu de monde avec lui, à proportion de ce qu’il en avoit lorsqu’il passa ce fleuve.

Voilà comment se termina l’invasion mémorable qu’Attila fit dans les Gaules en quatre cens cinquante-un, et contre laquelle l’empire Romain ne fut défendu que par les armes des usurpateurs de son territoire. Mais l’esprit qui regnoit alors parmi les principaux sujets de cette monarchie, étoit encore un présage plus certain de sa chûte prochaine que ne l’étoit sa foiblesse même. En effet, que penser autre chose quand on voit Aëtius trahir les interêts de Rome, en n’achevant point de défaire les Huns et leurs alliés dans les champs Catalauniques, sous le prétexte grossier qu’après cette défaite les Visigots qui venoient de perdre leur roi, et à qui l’on pouvoit opposer tant d’autres nations amies, feroient la loi à l’empire d’Occident. Comme ce général avoit mérité durant long-tems la réputation d’homme vertueux et de bon citoyen, il faut croire qu’il ne devint perfide, que parce que sous le regne où il vivoit, une personne comme lui étoit en danger de perdre ses dignités et peut-être la vie, dès qu’elle se trouvoit à la merci d’un prince livré à des courtisans, la plûpart avides du bien d’autrui ; parce qu’ils avoient dissipé le leur, et presque tous ennemis du véritable mérite, parce qu’ils n’en avoient pas d’autre que celui d’exceller dans les amusemens frivoles, qui font la plus grande occupation des cours. En épargnant Attila, Aëtius aura crû encore faire revivre l’amitié que les Huns avoient toujours euë pour lui, et que le nouveau crédit qu’il acquiereroit ainsi sur leur esprit, le rendroit en quelque façon le maître de les faire agir à son gré, de maniere que quand il lui plairoit, il pourroit jetter la cour de Ravenne en de telles allarmes, qu’il y seroit toujours respecté comme un homme nécessaire à l’Etat. Les soupçons ausquels la conduite d’Aëtius durant la campagne de quatre cens cinquante-un auront donné lieu, et les discours qui se seront tenus en conséquence à Ravenne, auront augmenté l’inquiétude de ce géneral, qui, dans la crainte d’être recherché pour son premier crime, en aura commis un second, celui dont il doit être parlé dans le chapitre suivant.

LIVRE 2 CHAPITRE 18

CHAPITRE XVIII.

Irruption d’Attila en Italie, & sa retraite. s’il est vrai qu’il ait fait une seconde invasion dans les Gaules.


Attila étoit à peine de retour sur le Danube, qu’il y fit les préparatifs d’une nouvelle expédition. Comme ce prince ne disoit point en quel païs il vouloit porter ses armes, les Gaules dûrent apprehender une seconde invasion, et cette crainte y aura entretenu la paix rétablie par Aëtius. Ainsi les differentes puissances qui partageoient entr’elles cette grande province de l’empire, auront observé les conditions de leurs traités, et les Romains se seront contentés des raisons que Sangibanus, qui peut-être n’avoit point été convaincu, quoiqu’il eût été soupçonné avec fondement, aura pû alléguer pour sa justification. Je raisonne ainsi, en supposant qu’il n’ait point été déposé, et qu’on n’ait point alors donné aux Alains un autre chef que lui ; car l’histoire qui parle encore plusieurs fois des Alains établis sur la Loire, ne nomme plus Sangibanus. Quoiqu’il en ait été de sa destinée, il est toujours certain par la suite de l’histoire, qu’Aëtius fut satisfait des raisons que ces Alains, qui la plûpart ne sçavoient rien de l’intelligence de leur roi avec Attila, ne manquerent pas d’alleguer pour se justifier, ou que ce général leur pardonna. En chassant des Gaules cette peuplade, il se seroit dénué d’un corps de troupes composé de soldats attachés à sa personne, et il auroit rendu les Armoriques et les Visigots trop audacieux.

L’année suivante, c’est-à-dire, en quatre cens cinquante deux, Attila ayant assemblé une nouvelle armée, se mit en marche, et traversant la Pannonie il se rendit aux pieds de celles des montagnes des Alpes qui couvrent de ce côté-là l’Italie. Aëtius sur qui Valentinien s’étoit reposé du soin de garder les passages de ces montagnes, et qui avoit promis à l’empereur tout ce qu’il falloit lui promettre pour le rassurer, n’avoit fait néanmoins aucune des dispositions nécessaires pour les mettre en état de défense. Il n’avoit ni coupé les voyes militaires, ni retranché les défilés. Ainsi les Huns entrerent en Italie sans obstacle et sans coup férir. Aëtius augmenta encore les soupçons que sa conduite devoit donner à l’empereur, en lui proposant d’abandonner l’Italie, et de se retirer avec sa cour dans les Gaules. Ce géneral se flattoit apparemment de gouverner plus à son gré la cour, lorsqu’elle seroit dans cette derniere province remplie des quartiers de confédérés, qui le regardoient comme leur ami particulier, que si elle continuoit à faire son séjour en Italie, où les barbares n’avoient point encore d’établissement : mais ce parti si deshonorant, et qu’on ne pouvoit prendre sans livrer à l’étranger la plus noble des provinces de l’empire Romain, celle qui avoit été son berceau, et où son trône étoit encore, ne fut point suivi.

Cependant Attila qui avoit pris Aquilée, s’avançoit toujours, et bien-tôt il alloit passer l’Apennin, le seul rempart qui couvroit encore la ville de Rome, aussi peu en état d’être défenduë que l’avoient été les Alpes. Il fallut donc demander la paix au roi des Huns. Le pape saint Leon consentit à se charger de la négociation. Sa presence majestueuse, et la force de ses représentations firent tant d’impression sur Attila, qu’il voulut bien accorder au souverain pontife la paix qui lui étoit demandée. Ce barbare qui s’étoit avancé jusques à Governolo sur le Mincio, où il donna audience à saint Leon, rebroussa chemin aussi-tôt. Après avoir ordonné à ses troupes de cesser tous actes d’hostilité, il regagna la Pannonie, et il se rendit sur le Danube, que même il repassa.

Pour finir ce qui concerne Attila, j’anticiperai sur l’histoire de l’année suivante, et je dirai qu’en quatre cens cinquante-trois ; ce prince mourut d’une hémorragie, et qu’il décéda dans ses propres Etats. C’est ce que nous apprenons des fastes de Prosper, ausquels le récit d’Idace est conforme. Ce dernier dit : » La seconde année du regne de Marcian, les Huns qui avoient fait une invasion en Italie, où ils avoient saccagé quelques Villes, furent si maltraités par les fleaux du Ciel, & si mal menés par les troupes auxiliaires que cet Empereur avoit prêtées à Aëtius ; & d’un autre côté ceux d’entre ces Barbares qui étoient restés dans leur païs, y furent aussi tellement affligés par les fleaux dont nous avons parlé, & si vivement attaqués par une autre armée de Marcian, laquelle y fit une puissante diversion, que la Nation se trouva réduite à faire la paix avec les Romains. En conséquence de la paix, ceux des Huns qui étoient entrés en Italie en sortirent, & se retirerent dans leur propre pais, où le Roi Attila mourut peu de tems après qu’il y eut été de retour. »

Il est facile de concilier Idace avec Prosper et avec Jornandès dans ce qu’ils écrivent concernant l’invasion qu’Attila fit en Italie, et dont nous venons de donner le récit tel qu’il se trouve dans les deux premiers. Si Prosper et Jornandès disent tous deux que saint Leon eut le principal mérite de la paix qui fut faite alors entre Valentinien et les Huns, ils ne disent pas que les Huns avoient été déja déterminés à faire bien-tôt cette paix par les infortunes et par les succès malheureux dont parle Idace. Il suffit que saint Leon l’ait concluë plûtôt qu’elle ne l’auroit été sans son entremise, et qu’il ait ainsi prévenu par sa médiation l’effusion de sang et les saccagemens qui se seroient faits encore si la guerre eût duré davantage. Que pouvoient prétendre les Romains de plus que l’évacuation de l’Italie ? Et ils l’obtinrent en moins de jours par l’entremise de saint Leon, qu’il ne leur auroit fallu de mois pour contraindre Attila par la voye des armes, à repasser les Alpes. Si la narration d’Idace dit qu’Attila mourut lorsqu’il fut de retour dans ses Etats, il ne s’ensuit pas pour cela qu’Idace veuille dire que ce prince soit mort dès l’année quatre cens cinquante-deux. Attila ne sera revenu dans son païs qu’à la fin de cette année, et il sera mort quelques jours après son retour, mais en quatre cens cinquante-trois, comme le disent les fastes de Prosper, qui écrivoit dans un lieu moins éloigné de la Pannonie que l’Espagne, où écrivoit Idace. Il est bien plus difficile de concilier sur un autre point Idace et Prosper avec Jornandès, qui prétend qu’Attila ait fait entre son retour d’Italie et le jour de sa mort, une nouvelle expédition, qui fut une seconde invasion dans les Gaules. L’historien des Gots, après avoir dit qu’Attila repassa le Danube au retour de l’incursion qu’il avoit faite en Italie, ajoute :

» Attila ne fut point plûtôt dans ses Etats, que se sentant incapable de mener une vie paisible, il chercha querelle à Martian. Le Roi des Huns envoya donc des Ambassadeurs à Constantinople, pour y déclarer que si l’on n’accomplisoit incessamment les promesses que Theodose lui avoit faites, il entreroit hostilement sur le territoire de l’Empire d’Orient, & qu’on verroit bien que tous les Huns n’avoient point été tués dans les champs Catalauniques, ni en Italie. Mais ce n’étoit pas ceux que ce Bárbare artificieux menaçoit, qu’il avoit envie de frapper. Son dessein qui ne lui réussit pas, comme lui avoit réusli l’Invasion qu’il avoit faite en Italie, étoit de rentrer dans les Gaules par un chemin different de celui qu’il avoit tenu en quatre cens cinquante-un, & de surprendre si bien ses ennemis, qui ne s’attendroient point à lui voir tenir cette route-là, qu’ils ne pussent pas l’empêcher de se rendre maître du païs occupé par ceux des Alains qui avoient leurs quartiers sur la droite de la Loire. Attila partit donc de la Dacie & de la Pannonie, Provinces que les Huns & plusieurs autres Peuples occupoient alors, & il se mit en campagne pour venir dans le païs tenu par les Alains, dont nous venons de parler. Thorismond Roi des Visigots, dont la pénétration n’étoit pas moindre que celle du Roi des Huns, devina ce projet, & usant de diligence, il s’assura du païs occupé par les Alains de la Loire ; de maniere qu’il y étoit déja posté lorsqu’Attila se presenta pour y entrer. Il se donna cependant entre ces deux Rois une grande bataille, dont l’évenement fut à peu-près le même que l’avoit été celui de la bataille des plaines de Châlons. Les Huns désabusés de l’esperance dont ils s’étoient flatés, s’en retournerent dans leur païs., & tout ce qu’avoit fait leur Roi pour recouvrer l’honneur que les Visigots lui avoient ôté dans les champs Catalauniques, ne servit qu’à le couvrir d’une nouvelle confusion. Ainsi Thorismond après avoir repoussé Attila & ses Sujets, revint à Toulouse sans que sa Nation eût rien perdu de ses conquêtes & de sa réputation. »

La narration de Jornandès est tellement circonstanciée, qu’on ne sçauroit dire qu’il y ait confondu les évenemens, et qu’il y ait pris l’invasion qu’Attila fit en Italie, pour une seconde invasion dans les Gaules. Jornandès, avant que de parler de cette seconde invasion d’Attila dans les Gaules, a fait une assez longue mention de l’invasion d’Attila en Italie. Nous avons même rapporté quelques circonstances particulieres de cette invasion-là, que nous avons tirées de notre auteur. D’un autre côté, comment concilier Jornandès avec Prosper et avec Idace, qui disent, comme nous l’avons observé, qu’au sortir de l’Italie Attila se retira au-delà du Danube, et qu’il mourut peu de tems après y être arrivé. Ma conjecture sur cette difficulté est, qu’il y a du vrai et du faux dans la narration de Jornandès, et qu’en la dépouillant des faits inventés à l’honneur des Visigots, dont cet auteur l’embellit, on la peut accorder avec le récit de Prosper comme avec celui d’Idace, tous deux auteurs contemporains.

Il y a du vrai dans la narration de Jornandès ; car il est certain, par l’histoire de Gregoire de Tours, que Thorismond roi des Visigots, fit après la mort de son pere Theodoric I la guerre aux Alains établis sur la Loire, et qu’il les mit à la raison. Cet historien, après avoir raconté la défaite d’Attila dans les champs Catalauniques, la mort de Theodoric I roi des Visigots, et l’avenement de Thorismond, fils de ce prince à la couronne, ajoute : » Le Thorismond de qui je viens de parler, est celui-là même qui défit les Alains, & qui, après avoir donné plusieurs combats, & après avoir eu plusieurs démêlés avec ses freres, périt dans les embûches qu’ils lui dresserent. » Ainsi comme Thorismond parvenu au trône vers le mois de juillet de l’année quatre cens cinquante-un mourut, comme on le verra, à la fin du mois d’août de l’année quatre cens cinquante-trois, il faut que ce soit précisément dans le tems où Jornandès fait faire au roi des Huns après son expédition en Italie, une seconde invasion dans les Gaules, c’est-à-dire, dans l’année quatre cens cinquante-deux, ou bien dans l’année suivante que Thorismond ait défait les Alains. Or, qu’il s’agisse dans le passage de Gregoire de Tours, qui vient d’être rapporté, des Alains établis sur la Loire, on n’en sçauroit douter. Jornandès dit positivement que ce fut contre les Alains qui habitoient au-delà de la Loire que Thorismond eut affaire : d’ailleurs, quels démêlez Thorismond, dont les Etats situés sur les bords de la Garonne ne s’étendoient pas encore jusques au Rhône, pouvoit-il avoir avec ceux des Alains qui demeuroient dans leur ancienne patrie ?

En second lieu, il y a du faux dans la narration de Jornandès. C’est qu’Attila soit revenu dans les Gaules en personne, et qu’il y ait perdu une bataille aussi sanglante que celle qu’il avoit perduë en quatre cens cinquante et un dans les champs Catalauniques. Premierement, le peu de tems qui s’est écoulé depuis le retour d’Attila dans ses Etats après son expédition d’Italie jusques à sa mort, ne permet pas de croire qu’il ait eu le loisir d’assembler une armée assez nombreuse pour tenter à sa tête une seconde fois la conquête de la Gaule. Enfin, cette seconde invasion des Gaules auroit été un évenement si considerable, que Prosper, Idace, en un mot tout ce qui nous reste d’historiens, et même les poëtes contemporains en auroient fait quelque mention. Aucun d’eux n’en a parlé. Si le silence d’un de ces auteurs ne prouve rien, du moins leur silence, si j’ose le dire, unanime, doit être réputé une preuve. J’ajoûterai même que la maniere dont s’explique Idace dans l’endroit où il parle de la mort d’Attila, et que nous avons rapporté, montre qu’Attila ne sortit point de ses Etats depuis son retour d’Italie.

Je crois donc qu’il est certainement faux qu’Attila soit jamais revenu dans les Gaules, et qu’il y ait perdu en personne une bataille aussi mémorable que celle des champs Catalauniques : mais je crois en même-tems, que ce prince aura dès qu’il eut évacué l’Italie à la fin de l’année quatre cens cinquante-deux, formé le projet d’une seconde invasion dans les Gaules. Il y aura fait passer des émissaires, dont les pratiques découvertes, auront été cause que Thorismond sera venu lui-même dans les quartiers de nos Alains, pour s’y assurer des traîtres qui s’étoient laissé gagner par ces émissaires une seconde fois. Cela ne se sera point fait sans effusion de sang. Les partisans d’Attila se voyant découverts, se seront défendus contre les Alains fidelles à l’empire, et contre Thorismond. Là-dessus Jornandès toujours désireux de faire honneur à ses Gots, aura imaginé celles des circonstances de l’évenement dont il s’agit, qui sont contraires à la vraisemblance. Peut-être même que Jornandès qui écrivoit cent ans après, n’a rien imaginé, et qu’il a seulement eu le malheur de s’informer à des personnes qui n’étoient pas bien instruites. Il n’y avoit dans le sixiéme siécle, ni gazettes, ni journaux politiques. Si l’on en croit Juvencius Coelius Calanus[123] qui a écrit la vie d’Attila dans le onziéme siécle, ce roi des Huns n’avoit encore que cinquante-six ans, lorsqu’il mourut dans son lit. Il sembloit destiné à périr d’une mort violente après avoir été pendant plusieurs années, le fleau dont la providence se servoit pour châtier les nations.

La monarchie formidable, dont Attila étoit le fondateur, ne subsista point long-tems après sa mort. Ses fils se broüillerent sur le partage des états qu’il leur laissoit, et la guerre civile, qui bien-tôt s’alluma entr’eux, fut pour les peuples subjugués par le pere, une occasion favorable de secoüer le joug qu’il leur avoit imposé. Ils en sçurent profiter, et les romains furent ainsi délivrés d’une puissance rivale, qui les menaçoit sans cesse, et qui les attaquoit souvent. On doit aussi regarder la dissipation des états qui formoient la monarchie d’Attila, comme un évenement favorable à l’établissement de celle des francs dans les Gaules, où les barbares qui habitoient les bords du Danube, ne furent plus en état de revenir.

LIVRE 2 CHAPITRE 19

CHAPITRE XIX.

Thorismond est tué, et son frere Theodoric II lui succede. Diverses particularités concernant Theodoric II.


Le Roi des Visigots mourut la même année que le Roi des Huns. Thorismond avoit des projets qui déplaisoient à toute sa maison, parce qu’ils tendoient à rallumer la guerre entre les Visigots et l’empire, avec qui elle croyoit alors avoir interêt d’entretenir la paix. Ses freres, fils comme lui du roi Theodoric I lui ayant représenté à plusieurs reprises, mais toujours inutilement, que sa conduite auroit de funestes suites, ils se défirent enfin de lui par le fer, et leur aîné Theodoric II fut proclamé roi des Visigots : » Thorismond, qui étoit ennemi des Romains, dit Idace, ayant laissé voir que ses desseins étoient contraires à la durée de la paix, ses freres Theodoric & Frederic le firent tuer. » Il eut pour successeur Theodoric II. Isidore de Séville écrit, en calculant par années révoluës : » Thorismond, qui avoit été élevé sur le trône, quand on comptoit encore la premiere année du regne de Martian, ayant montré dès le commencement de son administration, qu’il avoit l’esprit trop entreprenant, & qu’il ne laisseroit point durer la paix, fut tué par ses freres Théodoric & Fréderic. Il ne regna qu’un an. » C’est-à-dire, qu’en supposant que Thorismond eut été proclamé roi le sixiéme du mois de juillet de l’année quatre cens cinquante et un, environ trois semaines après l’évacuation d’Orleans par Attila, et le lendemain de la bataille donnée dans les champs Catalauniques, il mourut avant le sixiéme du mois de juillet de l’année quatre cens cinquante-trois, et par conséquent, lorsqu’il n’avoit point encore achevé la seconde année de son regne. En effet Martian avoit été proclamé empereur au mois d’août de l’année quatre cens cinquante.

Théodoric II et son frere Fréderic se montrerent véritablement pendant plusieurs années, très-attachés aux interêts de l’empire. Nous verrons même que Theodoric rendit plusieurs services importans aux Romains pendant les cinq ou six premieres années de son regne. Quant à Fréderic, les Romains avoient tant de confiance en lui, qu’ils lui donnerent la commission de faire la guerre en leur nom aux Bagaudes de l’Espagne Tarragonoise, qu’il battit en plusieurs rencontres.

Je crois qu’il est à propos, avant que de continuer l’histoire des évenemens arrivés dans les Gaules, de rapporter ici la peinture que Sidonius Apollinaris fait de la maniere de vivre, et de la cour de Theodoric II. Elle servira à donner quelque idée de la cour de nos premiers rois. S’il y avoit de la difference, pour parler ainsi, entre la cour de Tournai et celle de Toulouse, c’est que la premiere devoit être encore moins sauvage que l’autre. Il y avoit déja pour lors deux cens ans, que les Francs habitués sur les bords du Rhin, fréquentoient les Romains, et qu’ils passoient la moitié de leur vie dans les Gaules, au lieu qu’il n’y avoit pas encore quarante-cinq ans que les Visigots partis des bords du Danube, s’étoient établis dans ce païs-là, et qu’ils avoient commencé à s’y polir par le commerce des anciens habitans.

Vous m’avez prié plusieurs fois, dit Sidonius, dans une Lettre qu’il écrit à son beau-frere Agricola, de vous donner une juste idée de la personne & de la maniere de vivre du Roi des Visigots Theodoric II. que la voix publique vante comme un Prince très-exact à remplir les devoirs de son rang & ceux de la vie civile. Je vais, autant que l’étenduë d’une Lettre peut le permettre, contenter une curiosité si louable & si digne d’un citoien qui prend à cour les interêts de la République. Theodoric a tant de belles qualités naturelles & acquises, qu’il est un homme presqu’accompli, & donc le mérite se fait connoître, même à ceux qui n’approchent que rarement de sa personne. Ses mœurs sont telles, que malgré l’envie qu’on porte naturellement aux Grands, on ne sçauroit s’empêcher de le louer. Quant à l’extérieur de ce Prince, sa taille n’est qu’au-dessus de la médiocre, mais elle est bien prise. Il a la tête ronde & garnie de cheveux qui se relevent sur le haut du front. Ses yeux sont assez grands, & ils sont couverts de sourcils fort épais. Les cils ou les poils de ses paupieres sont si longs, qu’ils lui descendent jusques sur les jouës lorsqu’il ferme les yeux. On ne lui voit point les oreilles, parce que, suivant la maniere de se coëffer en usage parmi les Visigots, elles sont couvertes par ses cheveux tressés en forme de petites nates ; son nés est aquilin, mais il ne le dépare pas. Sa bouche dont les lévres sont fort minces, est petite, & laisse voir lorsqu’elle s’ouvre, des dents qui semblent d’yvoire.

J’obmettrai plusieurs détails concernant la personne de Theodoric, quoique Sidonius en rende un compte exact, parce qu’ils se sentent trop des tems où tout le monde avoit journellement occasion d’acheter ou de vendre des esclaves, et où tout le monde sçavoit par conséquent le jargon de cette espece de commerce que nous ne connoissons gueres. Chaque trafic a son style particulier, et composé de termes qui lui sont propres.

» Si vous me demandez (Sidonius reprend la parole) quel est l’emploi que Theodoric fait du tems, je vous rendrai compte du moins de ce que le public sçait là-dessus. Il se leve de grand matin, & la premiere chose qu’il fait c’est d’aller, peu accompagné, assister à la Priere qui se fait dans l’Eglise Arienne. Vous sçavez qu’il est de cette Communion. Si l’on, en croit la médisance, son assiduité aux exercices de la Religion, vient moins d’un sentiment de dévotion que d’habitude. Au sortir de là il se met à travailler, & il vaque à ses affaires le reste de la matinée. Ce qu’il fait en premier lieu c’est de prendre séance dans son Prétoire. L’Officier qui porte ses armes est toujours à côté de lui, & ses Gardes couverts de peau s’y font appercevoir. C’est ce qu’on peut dire de leur apparition ; car comme on ne leur permet d’entrer dans le Prétoire qu’afin qu’il ne soit pas dit qu’on les ait empêchés de faire aucune de leurs fonctions, dès qu’ils ont paru on leur fait signe de sortir. Ils sortent donc, & ils vont dans une autre piéce, où ils peuvent faire du bruit, sans que le Roi ni ceux qui ont affaire à lui, soient interrompus. Dès que les Gardes sont sortis, on admet à l’audience du Prince les Envoyés des Nations & les Députés des Communautés, dont il écoute les représentations, quelque longues qu’elles soient, souvent sans les interrompre. Il répond ensuite en peu de paroles, soit en décidant sur le champ les affaires qui demandent une prompte expédition, soit en renvoyant à une plus ample discussion celles qui veulent être approfondies. Sur les huit heures du matin, il sort de son Prétoire pour entrer dans son Trésor, & pour aller faire un tour à ses Ecuries. S’il est jour de chasse, il monte à cheval, mais sans porter ni arc ni carquois, car il croit ne devoir point en porter étant ce qu’il est. Cependant, si chemin faisant, il apperçoit quelque gibier qu’il lui prenne envie de tuer, un de les Veneurs lui présente un ac détendu, dont lui-même il bande la corde. S’il croit que la dignité ne lui permet pas de se charger d’un arc il croiroit aussi témoigner trop de molesse en faisant tendre par un autre l’arme dont il veut se servir. Au reste Theodoric est très-adroit à tirer de l’arc. C’est sans descendre de cheval, & sans que personne lui aide, qu’il bande son arc ; & qu’il y ajuste sa fléche. Enfin, il est bon Archer, qu’après avoir demandé à ceux qui le suivent quelle est la bête qu’ils voudroient voir percer, sa fléche va toujours frapper où ils l’ont prié de la tirer. Lorsqu’il n’atteint rien, ce n’est pas sa faute. Il se trouve qu’il a bien visé mais que celui qui lui avoit dit, il y a là une telle bête, avoit mal vû, & qu’il avoit pris ou un tas de feuilles ou des branches rompuës pour un lapin, ou pour quelqu’autre gibier.

» Les jours ordinaires, la table du Roi des Visigots est servie comme celle des particuliers. Vous n’y voyez pas des domestiques ésoufflés remuer avec peine des piéces de vaisselle d’argent d’un poids excessif & devenuës jaunâtres, parce que les ornemens en relief dont elles sont chargées, empêchent qu’on ne puisse les bien nettoyer. Vous n’y voyez personne se mettre hors d’haleine en amoncelant des vases sur un Buffet dont les planches plient sous le poids. Ce sont, pour ainsi dire, les discours graves & sententieux qui se tiennent à la table de ce Prince, qui sont d’un grand poids. Les garnitures des lits de tables & les autres meubles de la salle à manger, sont toujours de couleur de pourpre. On change cependant de tems en tems ces ameublemens, qui sont quelquefois d’un pourpre foncé, & quelquefois d’écarlate. Ce qui fait que le mérite des mets qu’on sert à la table de notre Monarque, ce n’est point le prix excessif auquel ils reviennent, c’est la maniere dont ils sont apprêtés & servis ; car s’il ne se soucie point que sa vaisselle soit très pesante, il a grand soin qu’elle soit bien nette. Les convives ont plûtôt à se plaindre qu’on ne leur porte point un assez grand nombre de santés, que d’être obligés à boire trop. En un mot, on est servi à la table de Theodoric avec le goût de la Grece, avec l’abondance en usage dans les Gaules, & avec la ponctualité dont on se pique en Italie. Si le nombre des convives vous fait croire que vous mangez à un festin, tout s’y passe avec tant d’ordre & de silence, que vous croyez y d’un autre côté, être à un repas qu’un particulier donne à son ami. Mais le respect où vous voyez tout le monde, vous fait bien-tôt sentir que vous êtes à la table d’un grand Roi.

» Je ne vous entretiendrai point de la magnificence qu’on voit les jours de fête à la Cour de Theodoric, parce qu’elle est connuë des personnes les plus sequestrées du commerce du monde. Ainsi je reprends le récit de son train de vie ordinaire. Il fait quelquefois la méridienne, mais elle n’est jamais longue. Quand il se met au jeu après le repas avec assez de vivacité, sans sortir néanmoins de son sang-froid ordinaire. Lorsqu’il gagne, il ne dit mot, il rit lorsqu’il perd, ne se fâche jamais quoi qu’il lui arrive, & raisonne toujours sur les incidens de son jeu avec autant de suite, qu’il raisonneroit sur des évenemens de guerre. S’il perd il ne demande point sa revanche, quoiqu’il ne la refuse jamais quand il gagne. Il ne craint pas les joueurs les plus habiles, & il ne cherche point à faire des parties avantageuses avec des gens qui en sçachent moins que lui. Il n’affecte point de se retirer sur son gain, mais il ne trouve pas mauvais que les autres quittent le jeu quand il leur plaît. Cependant il est bien aise dans le moment qu’il gagne le coup qu’il jouë, & il quitte alors pour quelques instans sa gravité accoutumée. La premiere chose qu’il fait après avoir proposé de se mettre au jeu, c’est d’exhorter à jouer avec liberté & comme on jouë avec ses égaux. A dire vrai, il semble qu’il apprehende pour lors qu’on ne le craigne.

» La bonne humeur où le gain met Theodoric, a donné occasion à ceux qui ont sçu en profiter, de faire des fortunes considérables, & d’obtenir de lui des graces qu’il avoit refusées plusieurs fois. Je suis de tems en tems assez heureux pour faire de ces petites pertes, dont on peut tirer de grands profits. Sur les trois heures après midi, le Roi se remet au travail, & l’on ouvre la porte à la cohuë des Supplians. Cette foule s’éclaircit à mesure que l’heure du souper s’approche, parce que chacun d’eux aprés avoir présenté sa requête, se retire pour aller rendre ses devoirs au Courtisan son patron, chez qui on reste jusqu’à l’heure de se mettre au lit. Quelquefois Theodoric fait venir des Mimes & des Farceurs à son souper, mais il ne souffre pas qu’ils disent rien de trop piquant contre aucun des convives. Quant à sa Musique, elle est peu nombreuse, & jamais elle ne chante ni ne jouë des airs lascifs. Là, vous n’entendez ni joueuses d’instrumens, ni grandes orgues, ni rien de ce qui peut faire penser à la débauche. Aussi-tôt que le Roi est hors de table, on monte la garde aux portes du Palais. Je m’arrête-là, puisque je ne vous ai pas promis une information concernant le gouvernement de l’Etat où ce Prince commande, mais bien concernant la personne & sa maniere de vivre.

On peut conjecturer sur ce que dit Sidonius, du bonheur qu’il avoit de perdre quelquefois son argent, qu’il étoit venu à Toulouse pour affaires. Quoique la cité d’Auvergne, dont il étoit senateur, et où par conséquent il devoit avoir la principale portion de son patrimoine, ne fût point encore sujette aux Visigots, il se peut très-bien que Sidonius eût affaire d’eux parce qu’il avoit des terres dans les provinces où étoient les quartiers qu’on leur avoit accordés, et dont on voit bien par sa lettre, qu’ils s’arrogeoient déja le gouvernement, soit du consentement de l’empereur, soit malgré lui.

On pourroit soupçonner avec quelque fondement l’auteur de cette lettre trop travaillée pour avoir été écrite dans le dessein qu’elle ne fût lûë que par une seule personne, de n’avoir dépeint avec tant de soin la sagesse et l’application du roi des Visigots, qu’afin d’attirer plus de monde dans quelque parti qui se formoit alors parmi les habitans des provinces obéïssantes des Gaules, pour secoüer le joug des officiers envoyés par la cour de Ravenne, et pour se mettre sous la protection des Visigots. Qu’il y eût alors dans ces provinces plusieurs citoïens, fatigués, désesperés de l’état déplorable où leur patrie étoit réduite par les querelles qui s’excitoient de tems en tems entre les barbares, qui en tenoient une partie, et l’empereur qui en conservoit une autre, qu’il ne pouvoit garder sans l’épuiser en même-tems ; et que ces citoïens persuadés d’un autre côté que l’empereur ne viendroit jamais à bout de reprendre ce que tenoient les barbares, voulussent se donner à certaines conditions à ces mêmes barbares, afin de n’avoir plus à faire la guerre continuellement ; on n’en sçauroit douter. On verra même dans la suite, que les Romains de la Gaule, je dis des plus considérables, ont quelquefois exhorté le barbare d’achever de se rendre maître de leur patrie. Ce qui empêcha jusques au regne de Clovis que les Romains des Gaules ne prissent tous de concert, et qu’ils n’executassent le dessein de se jetter entre les bras des barbares, c’est que ces derniers étoient encore ou payens comme les Francs et les Allemands, ou Ariens comme les Visigots et les Bourguignons, et que le gros de ces Romains ne pouvoit pas se résoudre à se donner à un maître ou idolâtre ou héretique. Aussi c’est peut-être par cette raison-là, que Sidonius Apollinaris a soin de faire mention dans son épître du peu de zéle que Theodoric avoit pour sa secte. Cependant Sidonius dans les lettres qu’il écrivit, lorsque les Visigots se furent rendus maîtres de l’Auvergne, ce qui n’arriva que plusieurs années après la mort de Theodoric, témoigne tant d’affliction de voir sa patrie sous leur joug, que j’ai peine à croire, qu’il ait jamais souhaité qu’elle fût soumise à leur domination. Peut-être aussi, le changement des circonstances, aura fait changer de sentiment à Sidonius. Il aura souhaité de voir passer l’Auvergne sous le pouvoir de Theodoric, prince sage, et nullement ennemi des Catholiques ; mais il aura été au desespoir de la voir passer sous la domination d’Euric, le successeur de Theodoric, parce qu’Euric étoit un prince violent et cruel persécuteur de la véritable religion. D’ailleurs Sidonius qui étoit encore laïque, lorsqu’il écrivit la lettre dont nous avons rapporté le contenu, étoit devenu évêque de l’Auvergne, lorsqu’Euric s’en mit en possession, ce qui n’arriva comme nous le verrons que vers l’année quatre cens soixante et quinze.

LIVRE 2 CHAPITRE 20

CHAPITRE XX.

Meurtre d’Aëtius suivi de celui de l’Empereur Valentinien III. Maximus lui succede, & regne peu de semaines. Les Visigots font Avitus Empereur d’Occident.


Il est impossible que la conduite qu’Aëtius avoit tenuë quand il laissa échapper en quatre cens cinquante et un Attila battu dans les champs catalauniques, et lorsque l’année suivante, il lui tint ouvertes les portes de l’Italie, ne l’eût mis très-mal à la cour de l’empereur. Ce grand capitaine avoit fourni aux courtisans des sujets de parler mal de lui avec fondement, et l’on peut croire que les hommes de cette profession ne l’avoient point ménagé, eux qui loin d’épargner le général le plus fidele à son prince, ne parlent souvent de ses victoires, que comme en parle l’ennemi vaincu, parce qu’ils craignent qu’on ne récompense les services du guerrier en lui conférant les dignités qu’ils ambitionnent, et dont ils sçavent bien qu’ils ne sont point aussi dignes que lui. Valentinien se seroit défait dès lors d’Aëtius, s’il avoit pû s’en défaire, mais il est à croire que ce patrice se tenoit sur ses gardes, et qu’ayant autant d’amis et de créatures qu’il en avoit, il n’étoit pas possible de le tuer dans quelqu’endroit que ce fût, sans livrer une espece de combat, dont le succès auroit été bien douteux. Ainsi l’empereur fut réduit à recourir à l’artifice pour se faire raison d’un sujet. » L’accommodement de l’Empereur & d’Aëtius disent les Fastes de Prosper sur l’année quatre cens cinquante-quatre, fut enfin conclu. Il fut convenu que Valentinien donneroit en mariage une de ses filles à Gaudentius, fils d’Aëtius, & de part & d’autre on fit les sermens les plus solemnels d’observer religieusement l’accord, » Mais cet accommodement qui devoit rétablir une bonne intelligence entre le prince et le sujet, fut la source d’une querelle encore plus animée que celle qui venoit de finir. On crut alors qu’Heraclius, un eunuque qui avoit beaucoup de part à la confiance de Valentinien, étoit le principal auteur de la nouvelle broüillerie, et que c’étoit lui qui avoit persuadé au prince, qu’il n’avoit point d’autre moyen d’éviter sa propre ruine, que de prendre le parti de se défaire comme on pourroit, d’Aëtius. De son côté ce patrice aigrissoit l’esprit de Valentinien, en pressant avec trop d’ardeur le mariage de Gaudentius, et en exigeant avec hauteur qu’on lui tînt ponctuellement toutes les paroles qui lui avoient été données, et qu’on les accomplît aussi ponctuellement que s’accomplissent les traités conclus de couronne à couronne ; enfin Aëtius fut massacré par des courtisans affidés, après que l’empereur lui eût porté le premier coup de sa propre main. Boéce, préfet du prétoire d’Italie, et qui étoit l’un des amis intimes d’Aëtius, fut tué avec lui.

Idace a écrit : » Aëtius, Duc & Patrice, eut ordre de venir au Palais secretement : & s’y étant rendu sans être accompagné, il y fut tué de la main même de l’Empereur Valentinien. Aussitôt après, ce Prince envoya des Ambassadeurs aux Nations. Celui d’entr’eux qui vint trouver le Roi des Sueves, établis en Espagne, s’appelloit Justinianus. » La précaution que prit la cour après le meurtre d’Aëtius, de rendre compte en quelque façon aux barbares confédérés des motifs qu’elle avoit eus de se défaire de lui, montre que ces alliés étoient attachés à Aëtius, non seulement comme à un officier du prince, mais encore comme à un homme dont les interêts personnels étoient très-mêlés avec les leurs.

Si nous en croyons Gregoire de Tours, Aëtius, ne tramoit rien contre la république, dans le tems qu’il fut assassiné. Voici ce que dit cet historien. L’Empereur Valentinien étant parvenu à l’âge viril, & craignant qu’Aërius ne se fît proclamer Empereur, & ne se défît de lui, il le tua lui-même, sans avoir d’autre sujet de se porter à cette extrémité, que sa propre frayeur. » On ne sçauroit douter cependant, que du moins dans les tems précédens, Aëtius n’eût songé à faire son fils Gaudentius empereur, et que par sa conduite il n’ait souvent donné lieu aux soupçons dont il fut enfin la victime malheureuse, mais moins à plaindre encore que le prince qui l’immola de sa main.

Valentinien ne survêcut que de quelques mois à Flavius Aëtius. Cet empereur mal conseillé avoit laissé à plusieurs créatures d’Aëtius, qui servoient dans les troupes de la garde du prince, ou qui exerçoient des fonctions qui les approchoient de sa personne, les emplois qu’elles avoient. Occylla, né barbare, et une de ces créatures d’Aëtius, enhardi par d’autres conspirateurs, tua Valentinien, dans le tems même que ce prince venoit de monter sur une petite tribune, pour haranguer le peuple. Cet évenement arriva au mois de mars de l’année quatre cent cinquante-cinq, et quand ce prince étoit dans la trente-sixiéme année de son âge. Sans entrer ici dans les autres circonstances de l’assassinat de Valentinien, qui ne sont point de notre sujet, je dirai qu’aussi-tôt après sa mort on proclama un nouvel empereur d’Occident. Ce fut Petronius Maximus, qui avoit été deux fois consul et préfet du prétoire d’Italie. Il étoit descendu du tyran Maximus, l’ennemi de Theodose Le Grand. Les grandes qualités et l’expérience du nouvel empereur sembloient promettre un restaurateur à l’Etat, mais il ne remplit point les espérances que son élevation avoit fait concevoir. Le premier acte de souverain qu’il devoit faire, c’étoit d’envoyer au supplice les meurtriers de son prédécesseur, qui avoient enfraint la plus sacrée des loix, celle qui rend la personne des chefs de la societé, inviolable. Mais, soit que lui-même il fût complice des conjurés, comme on le crut dans la suite, soit qu’il eût d’autres motifs de les épargner, il n’en fit point justice. Il commit encore une autre faute, qui fut de choquer les bienséances, en obligeant Eudoxie, veuve de son prédecesseur, à se marier avec lui, même avant que le tems du deuil qu’elle devoit passer en viduité, fût encore fini. Il est souvent aussi dangereux pour un souverain d’aller contre certaines bienséances, quoiqu’elles n’aïent pour fondement qu’un ancien usage, que de violer les loix fondées sur le droit naturel. Un empereur qui se conduisoit avec tant d’imprudence, ne pouvoit pas demeurer long-tems sur le trône, d’autant plus qu’il n’y étoit pas monté par voye de succession, mais en vertu d’une élection si précipitée, que les mécontens pouvoient bien la qualifier, de Coup de la Fortune.

Cependant Maximus, qui suivant la destinée des souverains, prenoit quelquefois de bons, et quelquefois de mauvais partis, ne laissa point de faire plusieurs dispositions assez sages, en conferant les dignités et les emplois vacans. Telle fut la collation de l’emploi de maître de l’une et de l’autre milice dans le département du prétoire des Gaules, qu’il confera à Ecdicius Avitus, qui fut empereur six semaines après : c’est la même personne dont nous avons déja parlé à l’occasion de la défaite de Litorius Celsus, et à l’occasion de la venuë d’Attila dans les Gaules. La nouvelle de la mort d’Aëtius qui, comme nous l’avons dit, avoit de grandes liaisons avec les barbares établis sur le territoire de l’empire, et dont le grand nom contenoit encore ceux qui habitoient sur la frontiere, avoit mis toutes les Gaules en combustion et en allarmes. Maximus les calma par son choix. Voici ce que dit Sidonius Apollinaris à ce sujet.

« Dans le tems où l’on craignoit l’accomplissement de l’augure des douze vautours, qu’avoit vû Romulus, Valentinien tuë Aëtius, & peu de jours après, cet Empereur est tué lui-même, & Maximus est proclamé. Aussi-tôt tous les Barbares remuent. Il semble que les Cieux aillent livrer la terre à la fureur de ses Habitans, & Rome craint de voir bientôt, pour la seconde fois, les Visigots maîtres du Capitole. Les Côtes du Commandement Armorique s’attendent à une descente des Saxons, qu’on croit déja être à bord de leurs vaisseaux legers. Quelques Francs pénetrent dans la premiere des Provinces Germaniques, & d’autres Francs s’emparent d’une partie de la seconde des Belgiques. L’Allemand féroce passe le Rhin, & bien-tôt il se croit le maître sur la rive gauche de ce fleuve, ainsi qu’il l’étoit déja sur la rive droite. Il tient la rive Barbare comme son héritage, & la rive Romaine comme sa conquête. Maximus ne voit qu’un moyen d’empêcher que les Gaules ne soient enlevées à l’Empire ; c’est d’y faire Avitus Maître de l’une & de l’autre Milice. Il lui envoye donc les provisions & les marques de cette Dignité. Ceux qui les lui apportoient le trouvent dans une de ses métairies uniquement occupé du soin de cultiver le champ de ses pères. Dès que le nouveau Cincinnatus s’est mis en possession de la dignité, l’Allemand repasse le Rhin, & prie qu’on oublie le passé. Le Saxon désarme ses vaisseaux corsaires. Les Francs de la Tribu des Cattes évacuant tout ce qu’ils avoient occupé de nouveau dans la seconde Belgique, se retirent dans les quartiers qu’il ont au-de-là de l’Albe, & le lit de cette riviere, tout petit qu’il est, devient une barriere suffisante pour les contenir. Enfin il n’y avoit pas encore trois mois qu’Avitus exerçoit son emploi, lorsqu’il alla trouver les Visigots, les seuls Barbares dont les Gaules eussent encore quelque chose à craindre. Il les trouve se disposant à la guerre ; mais aussi-tôt qu’on le voit, chacun se doute bien qu’il engagera Theodoric à entretenir la paix. Tout le monde cesse les préparatifs. En effet, dès qu’Avitus a eu son audiance du Roi des Visigots, la continuation de la paix devient certaine. La médiation des Sabines, lorsqu’elles s’entremirent pour faire un accord entre leurs peres & leurs maris, n’eut pas un effet lus soudain, que celle d’Avitus. Dès la premiere entrevue du Roi des Visigots & du Généralissime, ce Prince parut confus d’avoir ose former quelque projet, dont l’exécution l’auroit obligé à combattre contre des armées qui auroient vu notre Romain à leur tête. Une courte négociation, ou plûtôt une legere explication raccommode tout, & Theodoric entre dans Toulouse, en tenant dans la main en ligne de concorde, celle du Géneralissime, qui marchoit entre le Roi & un des freres du Roi.

Nous avons quelques observations à faire sur le passage de Sidonius, dont nous venons de rapporter le contenu. Nous remarquerons d’abord que les Francs qui envahissoient la seconde des provinces Belgiques, n’étoient pas les mêmes que ceux qui dans ce tems-là couroient la premiere des Germaniques. Supposé que les Francs, qui envahissoient la seconde Belgique, eussent été les mêmes que ceux qui avoient couru la premiere Germanique, il eût fallu qu’ils eussent, après avoir couru la premiere Germanique, et avant que d’entrer dans la seconde Belgique, ravager la premiere Belgique, qui séparoit de la seconde Belgique la premiere Germanique. Si cela fût arrivé ainsi, Sidonius se seroit expliqué autrement qu’il ne s’explique. Ainsi le sens le plus apparent du passage de notre auteur, est que les Francs restés dans l’ancienne France avoient passé le Rhin, et pris poste dans le territoire de la premiere Germanique, tandis que d’autres essains de la même nation, qui depuis long-tems étoient établis sur les confins de la seconde Belgique, avoient étendu leurs quartiers, en usurpant quelque canton de cette province, qui n’étoit pas compris dans leurs concessions. C’est de ces essains que parle Sidonius, quand il dit qu’après la promotion d’Avitus au généralat, les Cattes repasserent l’Albe, et qu’ils se continrent derriere ce ruisseau fangeux. Personne n’ignore que les Cattes faisoient une des tribus de la nation des Francs. Quant à la riviere qu’ils repasserent, ce fut, ainsi qu’il a été observé déja, l’Alve ou l’Albe dont Sidonius parle ici et ailleurs, comme d’une des rivieres sur lesquelles habitoient les Francs. L’Albe dont il est fait ici mention, est donc une petite riviere de la cité de Tongres, et non pas l’Elbe, ce fleuve célébre de la Germanie. Les raisons que nous avons alleguées dans le premier livre de cet ouvrage, pour montrer que c’étoit de l’Albe, et non pas de l’Elbe, qu’il falloit entendre le passage de Claudien, où ce poëte parle de la sécurité avec laquelle les pastres et les bergers des Gaules menoient paître leurs troupeaux, au-delà de l’Albis , prouvent suffisamment que Sidonius a voulu aussi parler de l’Albe, et non point de l’Elbe, dans le passage du panegyrique d’Avitus, que nous discutons ici. Il seroit inutile d’en alléguer de nouvelles.

J’ai traduit la phrase de Sidonius. Quin & Aremoricus piratam Saxona Tractus sperabat par ces mots, les côtes du Commandement Armorique s'attendoient à une descente des Saxons, quoique le mot de s’attendre signifie ici craindre , et que sperare signifie dans son acception ordinaire s’attendre à quelque chose d’heureux, esperer . Mais sperare est souvent employé par les bons auteurs latins[124], dans le sens de s’attendre à quelque chose de fâcheux, de craindre . Ce qui suffit ici, Sidonius l’a employé dans cette derniere acception, même en écrivant en prose. Il dit en parlant de l’Auvergne qu’on vouloit livrer aux Visigots irrités de longue main contre cette cité : Namque alia regio tradita servitium sperat , Arverna supplicium[125].

Le grand crédit qu’avoit Avitus sur l’esprit de Theodoric II venoit de ce que le généralissime romain avoit donné à ce prince barbare la premiere teinture des belles-lettres et du droit. Theodoric I avoit voulu, pour adoucir dans son fils l’humeur sauvage naturelle aux Visigots, que ce jeune prince lût les poëtes latins, et qu’il étudiât les loix romaines. Avitus à qui l’on s’étoit adressé, avoit bien voulu donner lui-même ses soins à l’éducation du fils d’un prince aussi puissant dans les Gaules et principalement dans les provinces voisines de l’Auvergne, que l’étoit Theodoric I.

Le généralissime Romain étoit encore à la cour de Toulouse, quand on y apprit que Petronius Maximus avoit été tué à Rome[126]. Cet empereur, à ce que raconte Procope, fit confidence à la veuve de Valentinien qu’il avoit épousée, que c’étoit lui-même qui par amour pour elle, avoit tramé la conjuration dont son premier mari avoit été la victime. Eudoxie indignée de se voir entre les bras d’un des assassins de son époux, excita Genséric, roi des Vandales d’Afrique, à venir faire une descente en Italie, et à prendre Rome. Genséric qui se flattoit avec fondement que son entreprise, favorisée comme elle le seroit par l’imperatrice regnante, ne manqueroit pas de réussir, et que s’il ne pouvoit point garder Rome, il s’enrichiroit du moins en la pillant, se mit en mer incontinent, et il fit son débarquement à trois ou quatre lieuës de cette ville, où il n’y avoit personne qui l’attendît, du moins si-tôt. A la premiere nouvelle de cette descente, Rome fut en combustion. Maximus craignant autant ses sujets que les Vandales, et résolu d’ailleurs d’abdiquer l’empire, dont le fardeau lui sembloit insupportable, quoiqu’il eût rempli sans peine tous les devoirs du consulat et de la charge de préfet du prétoire d’Italie, ne songea plus qu’à s’évader. Il se mit donc en devoir de s’échapper ; mais ceux qu’il abandonnoit et ceux qui le poursuivoient, s’unirent contre lui, et il fut tué le soixante et dix-septiéme jour de son empire, qui étoit le douziéme du mois de juin de l’année quatre cens cinquante-cinq.

Sidonius dit en parlant du meurtre de Maximus, et en s’adressant à la ville de Rome : » Cependant les Vandales vous surprennent , & le Bourguignon abusant du commandement qui lui avoit été confié, allume dans votre sein une fureur timide qui vous fait massacrer votre Empereur. » Le Pere Sirmond croit que Sidonius veut dire ici simplement, que Maximus fut tué par quelque Bourguignon qui étoit soldat dans la garde étrangere de l’empereur. Mais il me semble que notre poëte fait jouer ici à son Bourguignon un personnage plus important que celui de soldat et même d’officier dans la garde étrangere. Les vers de Sidonius donnent l’idée d’une personne revêtuë d’un commandement considérable, et qui lui concilie un grand crédit. D’ailleurs, il désigne cette personne par le titre de la Bourgogne, ou de Bourguignon, par excellence, et comme on auroit pû désigner l’empereur, en l’appellant le Romain absolument ; quel étoit donc ce Bourguignon ? Je conjecture que ce pouvoit bien être Gunderic, roi d’un des essains de cette nation, qui s’étoient établis dans les Gaules, et à qui Aëtius avoit donné des quartiers dans cette grande province de l’empire. Nous verrons dans la suite le roi Gondebaud et le roi Chilperic, deux des fils et des successeurs de ce Gunderic, revêtus des plus éminentes dignités de l’empire d’Occident. Ainsi leur pere peut bien n’avoir pas dédaigné d’en exercer une. Quelle étoit cette dignité ? S’il est permis d’enter conjecture sur conjecture, je dirai qu’à en juger par les expressions de Sidonius, elle doit avoir été une des principales des dignités militaires, celle de maître de la milice dans le département du prétoire d’Italie, ou celle de chef de la garde étrangere du prince, emploi qu’Odacer, qui renversa l’empire d’Occident, exerça dans la suite sous le regne de Julius Nepos. Peu de tems après la mort de Maximus, Genséric entra dans Rome, qu’il abandonna durant quarante jours à l’avarice de ses Vandales. Enfin le sac finit, et leur roi se rembarqua pour retourner en Afrique. Il emporta des richesses immenses ; et il emmena encore avec lui Eudoxie, veuve de deux empereurs, et les deux filles de Valentinien III. Genséric fit dans la suite épouser la cadette à son fils Hunneric. On peut croire que ce mariage, et celui que Placidie, sœur d’Honorius, avoit contracté avec Ataulphe, roi des Visigots, auront été deux exemples, dont les matrônes romaines, qui par des vûës d’ambition, ou par d’autres motifs, auront voulu épouser des barbares, se seront bien autorisées dans les tems suivans.

Tant que les Vandales furent les maîtres de Rome, on n’y songea point à donner un successeur au malheureux Maximus. Suivant les apparences on y attendit, même après qu’ils eurent évacué la ville, les ordres de Martian. Enfin on y déliberoit encore sur le choix du successeur de Maximus, lorsqu’on y apprit qu’on avoit déja un empereur. Avitus étoit à la cour de Theodoric, quand ce prince fut informé du meurtre de Maximus, et de la surprise de Rome par les Vandales. L’état déplorable où ces évenemens mettoient les affaires des Romains, ne fit point concevoir au roi des Visigots, l’idée de s’agrandir. Il protesta dans les termes les plus forts qu’il se conduiroit dans une conjoncture si délicate en véritable confédéré de la république, et que c’étoit dans le dessein de lui donner une preuve incontestable de ses bonnes intentions, qu’il alloit contribuer à faire empereur, Avitus. Montez au trône, lui dit Théodoric, et l’empire n’aura point de soldat qui lui soit plus dévoüé que moi.

Ce n’étoit point véritablement au roi des Visigots à désigner l’empereur. Ce prince et ses sujets naturels quoique soldats de l’empire, n’étoient pas citoïens romains, et ils ne pouvoient point ainsi, s’arroger la prérogative militaire , ou le droit dont les légions avoient trop souvent abusé. Mais Théodoric étoit alors si puissant, qu’il n’y avoit point d’apparence que les Romains osassent se choisir un autre maître que celui qui auroit été trouvé digne de l’être, par ce prince, qui d’ailleurs se déclaroit en faveur d’un bon sujet. Ainsi l’on peut dire qu’Avitus partit de Toulouse empereur désigné, quand il en sortit pour aller rendre compte de sa négociation à ceux qui exerçoient la préfecture du prétoire des Gaules, dont le siége, comme nous l’avons déja dit plusieurs fois, étoit dans la ville d’Arles, depuis l’année quatre cens dix-huit. En effet ce fut sans Arles suivant la chronique d’Idace dont nous rapporterons le passage ci-dessous, qu’Avitus fut proclamé empereur, par les Romains des Gaules. La renommée y avoit déja publié, avant qu’Avitus arrivât, le succès de sa négociation, et que le meilleur moyen d’affermir la paix, dont la patrie avoit tant de besoin, étoit de le choisir, ou plûtôt de l’accepter pour maître. Les Romains des Gaules étoient encore portés à entrer dans les vûës de Théodoric, par l’honneur que leur feroit un de leurs compatriotes assis sur le trône d’occident. Avitus fut donc salué empereur à son arrivée. » Aussi-tôt quc vos concitoïens inquiets sur le succès de votre négociation, dit Sidonius en parlant à ce Prince, furent informés des conditions ausquelles Théodoric promettoit l’observation des Traités d’alliance ; ils vont au-devant de vous avec allegresse, & ils vous conduisent au tribunal qu’ils vous avoient préparé, sans que vous en sçûssiez rien. Dès que les principaux Citoiens le voyent assemblés en un nombre assez grand & composé des habitans de nos Provinces des Alpes, de ceux de la rive du Rhin, & du rivage de la Mer Méditerranée, enfin de ceux qui sont séparés des Espagnols par les Pyrenées, ils saluent Empereur avec joye, un Prince qui étoit la seule personne qui parut triste dans cette cérémonie. Il songeoit » aux beloins de l’Etat dont il alloit devenir le Chef. »

On observera que dans l’énumeration assez ample que Sidonius fait des citoïens des Gaules, qui composoient l’assemblée qui élut Avitus empereur, et qui, autant qu’on en peut juger par conjecture, étoit celle-là même qui, suivant l’édit d’Honorius, devoit se tenir au mois d’août de chaque année dans Arles, il n’est fait aucune mention des Gaulois qui habitoient sur le rivage de l’ocean, quoiqu’il y soit parlé de ceux qui habitoient sur la rive du Rhin et sur la côte de la Méditerranée. C’est que les Armoriques, qui étoient gouvernés au nom de l’empire, mais par des officiers qu’ils choisissoient et qu’ils installoient eux-mêmes, n’envoyoient point des députés à l’assemblée d’Arles, et il n’y en venoit pas non plus des autres provinces assises sur les côtes de l’ocean, parce qu’elles étoient alors réellement au pouvoir des Visigots ou des Francs. Si l’on trouve des députés de la premiere Germanique à l’assemblée qui salua empereur Avitus, quoique cette province ne fût point du nombre de celles à qui Honorius y avoit donné séance par son édit de l’année quatre cens dix-huit, c’est que la province, dont il s’agit, et qui n’étoit point encore cette année-là réduite entierement sous la pleine puissance et autorité des officiers du prince, y avoit été réduite comme on l’a vû, vers l’année quatre cens vingt-huit par Aëtius, et qu’elle y étoit encore en l’année quatre cens cinquante cinq. En effet, nous venons de voir que les Allemands et la tribu des Francs, qui en avoient envahi de nouveau une partie, immédiatement après la mort de Valentinien III l’avoient évacuée, dès qu’Avitus eût été fait maître de la milice ; et nous rapporterons ci-dessous un passage de Procope qui dit positivement, que l’empire conservoit encore son autorité sur les bords du Rhin, lorsque le trône d’Occident fut renversé par Odoacer en l’année quatre cens soixante et seize. Les députés de la premiere Germanique, remplaçoient donc dans l’assemblée d’Arles où ils avoient été appellés depuis l’entiere réduction de leur province, sous l’obéïssance de l’empereur, les députés des provinces dont les Visigots s’étoient rendus les maîtres depuis l’an quatre cens dix-huit, qu’elle avoit été instituée par Honorius et qui par cette raison, n’y étoient plus convoqués.

Voici sur quoi est fondée la conjecture qu’Avitus aura été reconnu par l’assemblée annuelle, qui se tenoit dans Arles. Maximus fut tué le douziéme de juin ; mais comme les Vandales entrerent quelques heures après dans Rome, la confusion où se trouva pour lors cette capitale, aura bien pû être cause qu’on n’aura point envoyé de courier dans les provinces, pour informer ceux qui commandoient sur les lieux, de tout ce qui venoit d’arriver. Ainsi ce mois étoit peut-être écoulé, lorsqu’on en apprit la nouvelle à Toulouse, où les choses ne se passerent point encore aussi simplement ni aussi promptement, que le dit Sidonius. On lit dans Gregoire de Tours, qu’Avitus senateur et citoïen de l’Auvergne, ne fut désigné empereur par les Visigots, qu’après avoir menagé par des intrigues son élevation. En effet il y a des fastes qui disent que ce ne fut que le dixiéme de juillet que celles des troupes auxiliaires des Gaules, qui avoient leurs quartiers à Toulouse, c’est-à-dire les Visigots, déclarerent qu’elles vouloient avoir Avitus pour empereur. Le mois d’août sera donc venu avant qu’Avitus eût réglé avec Theodoric tout ce qu’il leur convenoit de regler, et après cela le romain sera entré dans Arles en même-tems que les députés, qui s’y rendoient pour tenir l’assemblée annuelle, ordonnée par l’édit d’Honorius, et qui devoit s’ouvrir le treiziéme du mois d’août. La narration d’Idace confirme notre conjecture. » Avitus, dit-il, né dans les Gaules, fut salué Empereur, premierement à Toulouse par une des armées de cette grande Province de l’Empire ; & en second lieu à Arles par les Honorables. » C’est le nom par lequel on désignoit les députés et les officiers, à qui Honorius avoit donné séance à l’assemblée qui devoit se tenir chaque année dans cette derniere ville.

Le Romain Gaulois, par qui Sidonius suppose qu’Avitus fut harangué dans cette occasion, dit à ce prince : » Il seroit entierement inutile de faire l’énumération des calamités que les Gaules ont endurées sous le regne de Valentinien, d’un Prince qui n’est jamais sorti veritablement de l’enfance, bien qu’il soit parvenu à l’âge viril. Qui peut avoir oublié ces années malheureuses, dont nous ne faisons que de sortir, & où la vie n’étoit qu’un long supplice pour les bons citoïens. Mais tant que nous avons eu un respect aveugle pour des loix qui ne nous mettoient point à l’abri des violences, & dont nous croyions néanmoins sur la parole de nos Ancêtres, que dépendoit le salut des Gaules : tant que nous avons attendu, en nous conformant aux anciens usages si funestes alors à notre Patrie, que Rome nous donnât des maîtres nous avons été gouvernés au nom d’Empereurs, qui n’étoient que des fantômes de Souverains, & nous avons souffert plûtôt par habitude que par devoir toutes les exations des Officiers qu’il leur plaisoit de nous envoyer. Les Gaules eurent une belle occasion de faire usage de leurs forces, il y a quelques mois, lorsque Maximus se rendit maître de Rome épouvantée. Hélas : il seroit devenu le maître paisible de tout l’Empire : Il y eut bientôt été reconnu, s’il vous eût fait le dépositaire de toute son autorité, au lieu de vous en confier seulement une portion. En effet, quel est ce citoïen des Gaules qui sçut alors fléchir la colere des Visigots, attendrir les Francs établis dans les campagnes de la Belgique, & ramener les esprits des Armoriques : Personne n’ignore » que ce fut Avitus.

On remarquera aisément en lisant ce discours, où l’on peut bien croire que Sidonius aura fait entrer la substance de ce qui se disoit chaque jour dans les Gaules, à l’occasion de l’élevation de son beau-pere, ce que pensoient alors les Romains de ce païs-là, concernant les interêts de leur patrie, et la gestion des magistrats et des autres officiers envoyés de Rome par le prince. Faut-il s’étonner, que les Armoriques persistassent dans la résolution de ne les plus recevoir. Peut-être même, et c’est ce qui aura donné occasion à Sidonius de parler d’eux ici, avoient-ils fait difficulté de reconnoître Maximus, et de lui rendre les devoirs qu’ils rendoient encore à l’empereur. Nous avons expliqué en quoi ces devoirs pouvoient consister. Le Gaulois que Sidonius fait parler, ajoûte à ce que nous avons déja rapporté : que la patrie choisit Avitus pour son empereur, par les mêmes raisons qui avoient fait élire autrefois aux Romains les Camilles, les Fabius, et les autres restaurateurs de la république, pour leurs chefs suprêmes. Enfin, dit cet orateur au nouveau prince : tous les sujets croiront jouir de la liberté sous votre regne. Tout le monde applaudit à l’orateur, et protesta qu’il étoit du même avis que lui, autant à cause du mérite d’Avitus, que par respect pour le roi des Visigots, qui suivi de ses freres étoit venu à Arles, pour y favoriser en personne, la proclamation de son ami. Quoique Theodoric fût entré sans troupes et comme allié dans cette ville, sa présence ne laissoit pas d’en imposer à ceux qui auroient été tentés de traverser l’exaltation d’Avitus. Ce Romain après s’être défendu quelque tems d’accepter la dignité qu’on lui offroit, consentit enfin, suivant l’usage ordinaire des élections, à s’en laisser revêtir.

Aussi-tôt que ce prince eût été proclamé, et dès qu’il eût ratifié comme empereur ce qu’il pouvoit avoir promis, quand il étoit encore particulier, il partit pour se rendre à Rome, et il y fut reçû comme si son élection eût été l’ouvrage du peuple et du sénat de cette capitale, et non pas de l’assemblée particuliere d’une des provinces de la monarchie. Il y avoit déja long-tems que l’élection de Galba avoit mis en évidence un des plus grands défauts qui fût dans la constitution de l’empire ; c’est que l’empereur pût être élû ailleurs que dans Rome. Dès qu’Avitus y eut été reçû, il n’eut pas de soin plus pressant que celui de faire demander à Martian, pour lors empereur d’Orient, l’ unanimité, c’est-à-dire, de vouloir bien le reconnoître pour son collégue, et de consentir que l’un et l’autre ils agîssent de concert dans le gouvernement du monde Romain. La démarche que faisoit Avitus, n’étoit pas une démarche qui fût simplement de bienséance, et de même nature que celle qui se fait par les potentats indépendans l’un de l’autre, quand ils se donnent part réciproquement de leur avenement à la couronne. Dans le cinquiéme et dans le sixiéme siécle, tous les Romains croyoient que, lorsque l’empire d’Occident venoit à vaquer, il fût comme réüni de droit à l’empire d’Orient, et que si les interêts de la monarchie Romaine ne souffroient pas que l’empereur d’Orient réünît de fait à son partage, le partage d’Occident, ce prince avoit le droit au moins, de disposer du partage d’Occident. On pensoit que la portion du peuple Romain restée à Rome ne pouvoit point se donner un maître, sans avoir obtenu l’approbation du chef de cette portion du peuple Romain, qui s’étoit transplantée à Constantinople. Je comprends ici sous le nom de peuple tous les citoïens, et même les patriciens, ainsi que les loix romaines les comprennent.


LIVRE TROISIÉME

LIVRE 3 CHAPITRE 1

CHAPITRE PREMIER.

Des Droits que les Empereurs d’Orient s’étoient arrogés sur l’Empire d’Occident, & du partage qui s’étoit fait du Peuple Romain, en deux Peuples.


Il convient d’autant plus de traiter ici des droits acquis à l’empire d’Orient sur l’empire d’Occident, que rien n’est plus utile pour l’intelligence de notre histoire, qu’une déduction de ces droits, puisqu’ils ont été reconnus par les Francs, et par les autres barbares établis dans les Gaules en qualité de confédérés. Dans les tems où le trône d’Occident étoit vacant, ou réputé vacant, ces hostes se sont adressés à l’empereur d’Orient, ils en ont obtenu des concessions, et même ils se sont fait pourvoir par ce prince des grandes dignités de l’empire d’Occident. Enfin nous verrons que ç’a été la cession de tous les droits que l’empire Romain avoit sur les Gaules, faite aux enfans de Clovis par Justinien empereur d’Orient, en vertu de son droit de souveraineté sur le territoire du partage d’Occident, qui a consommé l’ouvrage de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules. Voilà pourquoi Theodoric, roi des Ostrogots, comme on le dira plus amplement quand il en sera tems, écrivoit, lorsqu’il étoit déja le maître de l’Italie, à l’empereur Anastase monté sur le trône d’Orient en l’année quatre cens quatre-vingt-onze : » C’est de vous dont part la splendeur qui rejaillit sur tous les Rois ; vous êtes le défenseur salutaire de tout le Monde Romain, & c’est avec raison que les autres Souverains reconnoissent en vous une prééminence particuliere, » Examinons donc comment ces droits avoient été acquis à l’empire d’Orient, et en quoi ils consistoient.

Avant le regne de Constantin Le Grand, il y avoit bien eu quelquefois deux empereurs en même-tems dans la monarchie romaine, mais il n’y avoit point eu encore deux trônes ou deux empires séparés par des limites certaines, et dont chacun eût sa capitale, son sénat et ses grands officiers ; de maniere que le prince qui commandoit dans l’un des deux empires, n’eût pas le pouvoir de rien ordonner dans l’empire où regnoit un autre prince. Il y avoit bien eu sous le regne d’Antonin Caracalla et de Géta son frere, un projet fait et arrêté pour diviser la monarchie Romaine, en deux partages indépendans, dont chacun auroit son empereur particulier. Mais comme l’humeur incompatible de ces deux freres à qui Sévere leur pere avoit laissé son trône, étoit l’unique cause de ce projet, il demeura sans exécution par la mort de Geta.

Quelque-tems auparavant, Marc Aurele avoit bien associé à l’empire Lucius Verus, et plusieurs des empereurs, successeurs de Marc-Aurele, s’étoient donné en la même maniere que lui des collegues. Mais le gouvernement de l’empire n’avoit point été partagé entre ces collegues, de maniere que l’un eût pour toujours, et exclusivement à l’autre, l’administration souveraine d’une moitié de l’empire, tandis que son collegue avoit de même l’administration de l’autre moitié. Les deux collegues regnoient conjointement. Tout se faisoit au nom de l’un et de l’autre. Ils gouvernoient, pour ainsi dire, en commun, ou par indivis ; et si quelques provinces de l’empire paroissoient durant un tems affectées particulierement à l’un des deux, c’étoit parce qu’il s’y trouvoit actuellement, et que son collegue s’en rapportoit à lui de ce qu’il y avoit à y faire. Cette espece d’attribution de quelques provinces à un seul des empereurs, n’étoit donc qu’une appropriation passagere, occasionnée par les convenances et qui finissoit avec les conjonctures, lesquelles y avoient donné lieu. Enfin sous Diocletien il n’y avoit point encore deux empires et deux sénats, mais un seul empire, un seul senat, une seule capitale, et un seul trône. Les princes qui regnerent ensemble immédiatement après lui, repartirent bien entr’eux le gouvernement de l’empire comme si l’empire eut été partagé, mais ils ne le partagerent point.

Constantin Le Grand qui leur succeda fit entre ses enfans un partage de la monarchie Romaine, permanent et durable. Ce fut après lui qu’on vit l’empire divisé en autant d’Etats qu’il y avoit d’empereurs. Jusques à lui on avoit seulement partagé entre plusieurs personnes l’autorité impériale. Constantin partagea la monarchie en plusieurs portions, dont chacune devoit être régie par un souverain, qui eût son senat, sa capitale, ses officiers particuliers, et qui n’eût point à requerir le consentement de ses collegues, pour faire ce qui lui plairoit dans le district où il regneroit, mais qui n’eût rien aussi à commander dans les districts où regneroient ses collegues. Theodose Le Grand réunit véritablement tous ces partages ; mais ce prince voulant laisser un empire à chacun de ses deux fils, il divisa de nouveau le monde Romain, en suivant le plan de Constantin en tout, hors dans le nombre des parts et portions, s’il est permis d’user ici de ces termes.

Theodose partagea donc la monarchie romaine en deux empires, dont chacun auroit sa capitale, et il mit dans chacun de ces deux Etats un souverain particulier, un senat, un consul, un trône en un mot. Cependant après cette division la monarchie romaine ne laissa point de demeurer unie à plusieurs égards. Les deux partages, celui d’Orient et celui d’Occident, étoient plûtôt deux gouvernemens séparés, que deux royaumes différens, qui dûssent être regardés comme deux monarchies étrangeres l’une à l’égard de l’autre. L’empire d’Orient que Theodose laissa à son fils aîné Arcadius, et celui d’Occident qu’il laissa à son fils cadet Honorius, continuerent, quoique gouvernés chacun par un souverain particulier, et en forme d’Etats séparés, de faire à plusieurs égards, une portion d’un seul et même corps d’Etat, qui étoit la monarchie romaine.

Les citoïens du partage d’Orient furent toujours réputés regnicoles, et capables de toute sorte d’emplois dans le partage d’Occident, et ceux du partage d’Occident furent toujours traités aussi favorablement dans le partage d’Orient. En un mot, aucun des sujets d’un des deux empires, n’étoit tenu pour étranger dans l’autre. Les deux empires avoient les mêmes fastes, où l’on écrivoit toutes les années le nom du consul nommé par l’empereur d’Orient, et le nom du consul nommé par l’empereur d’Occident. On vivoit dans l’un et dans l’autre empire sous les mêmes loix civiles. S’il étoit à propos de publier quelque loi nouvelle, les deux empereurs la rédigeoient, et ils la publioient ordinairement de concert. Les noms des deux princes paroissoient à la tête de cette loi. Pour me servir de l’expression usitée alors, ils étoient réputés gouverner unanimement, et dans le même esprit, le monde Romain.

Dès que l’empereur d’Orient et celui d’Occident étoient regardés, non pas comme deux souverains étrangers l’un à l’égard de l’autre, mais comme deux collégues, et d’un autre côté dès que la monarchie Romaine étoit réputée, du moins par ses maîtres, pour un état patrimonial dont ils pouvoient disposer, ainsi qu’un particulier dispose de ses biens libres, il s’ensuivoit que les fonctions de celui des deux collégues, qui étoit hors d’état d’exercer les siennes, fussent regardées comme étant dévoluës de droit à l’autre. Dès qu’un collégue est hors d’état d’exercer ses fonctions, c’est à son collégue, ou bien à ses collégues, lorsqu’il en a plusieurs, qu’il appartient de les remplir. Ainsi lorsque l’un des deux trônes venoit à vaquer, parce que le dernier installé étoit mort sans successeur désigné, il semble que ce fût au prince qui remplissoit l’autre à pourvoir aux besoins du trône vacant, et à le remplir, soit par lui-même, soit en y faisant asseoir avec le consentement de la partie du peuple Romain qui ressortissoit à ce trône-là, une autre personne. Il paroît que ce droit dût être réciproque entre les deux empires.

Néanmoins cette réciprocité n’eut point de lieu. Le peuple de l’empire d’Orient se mit en droit de disposer à son bon plaisir du trône de Constantinople, quand il venoit à vaquer, et d’installer en ce cas-là un nouvel empereur, sans demander ni le consentement ni l’agrément du prince, qui étoit pour le tems empereur d’Occident ; au lieu que le peuple de l’empire d’Occident observa toujours, lorsque le trône de Rome devenoit vacant, de ne point le remplir sans le consentement demandé, du moins présumé, de l’empereur d’Orient. Ou bien les Romains d’Occident attendoient alors, la décision de l’empereur d’Orient, ou si les conjonctures les obligeoient à la prévenir, ils demandoient du moins à ce prince la confirmation du choix qu’ils avoient fait.

Nous ne voyons pas que Martian, lorsqu’il fut proclamé empereur d’Orient après la mort de Theodose Le Jeune, dont il n’étoit à aucun titre le successeur désigné, se soit mis en devoir d’obtenir le consentement de Valentinien III qui regnoit alors sur le partage d’Occident. Il est vrai que Martian épousa, pour être fait empereur, Pulcherie sœur de Theodose, son prédécesseur ; mais ce mariage, qui ne fut même célebré qu’après l’élevation de Martian, ne lui donnoit aucun droit réel à l’empire, puisque Pulcherie elle-même n’y en avoit aucun. Lorsqu’Attila fit demander en mariage à Valentinien sa sœur Honoria, et qu’il prétendit encore qu’on donnât à cette princesse sa part et portion dans l’empire, comme dans un bien appartenant à la maison dont elle étoit sortie, Valentinien répondit : que l’empire ne tomboit point en quenouille, et que les filles n’avoient rien à y prétendre. Ce furent les intrigues et non pas les droits de Pulcherie, qui firent asseoir son mari sur le trône. Si quelques empereurs ont déclaré leurs meres, leurs sœurs, et leurs niéces, augustes, ils n’ont point prétendu pour cela donner à ces princesses aucun droit de succeder à l’empire. Les princes qui sont parvenus à l’empire, à la faveur du mariage qu’ils avoient contracté avec des filles d’empereur, n’y sont point parvenus, parce que leurs femmes leur eussent apporté en dot un droit juridique à la couronne : ils y sont parvenus, en vertu de l’adoption de leurs personnes, faite par l’empereur regnant en considération d’un tel mariage.

Nous ne voyons pas non plus que Leon I qui ne succeda point à Martian par le droit du sang, et qui monta sur le trône de Constantinople, long-tems avant le renversement de l’empire d’Occident, ait demandé le consentement ni l’agrément de l’empereur, qui pour le tems regnoit à Rome. Enfin on ne voit pas que, lorsque l’empire d’Orient est venu à vaquer, l’empereur d’Occident se soit porté pour seul souverain de toute la monarchie Romaine, et pour unique empereur.

Au contraire, nous voyons que les empereurs d’Orient ont toujours prétendu que le droit de disposer du trône d’Occident lorsqu’il venoit à vaquer, leur appartenoit, et que le prince qui regnoit alors à Constantinople, s’est toujours porté pour être seul et unique empereur. Il y a plus, nous voyons cette prétention reconnue en occident, même après que l’empire d’Orient fut sorti de la maison de Theodose Le Grand.

Après la mort d’Honorius, Joannes, qu’un parti avoit proclamé empereur d’Occident, envoya, comme nous l’avons rapporté, demander à Theodose Le Jeune qu’il voulût bien le reconnoître pour son collégue. Theodose Le Jeune traita Joannes d’usurpateur, et il disposa de l’empire d’Occident en faveur de Valentinien III que le peuple reçut à Rome comme un prince revêtu d’un droit légitime.

Nous ne sçavons pas ce que fit Maximus, dont le regne ne fut que de deux mois et demi ; mais nous venons de voir qu’un des principaux soins d’Avitus fut celui de demander à Martian l’unanimité. Nous verrons encore dans la suite de cette histoire, les successeurs d’Avitus en user comme lui, et nous rapporterons même qu’Anthemius, à qui l’empereur d’Orient avoit conferé l’empire d’Occident, comme s’il lui eût conferé le consulat ou quelqu’autre dignité, dont la libre disposition appartenoit à l’empereur d’Orient, fut reconnu empereur dans tout le partage d’Occident, en vertu de cette collation. En effet, quand l’empire d’Occident venoit à vaquer, il étoit réputé même dans l’étenduë de son territoire, être dévolu de droit à l’empereur d’Orient, et lui appartenir pour lors légitimement. Idace, évêque dans l’Espagne, après avoir parlé de la mort d’Honorius, à la place de qui un parti avoit installé Joannes, écrit : » Honorius écant mort, Theodose le jeune Neveu d’Honorius, & qui depuis la mort de son Pere Arcadius regnoit déja sur le Partage d’Orient, devint seul Souverain & unique Monarque de tout l’Empire. »

Cassiodore dit expressément qu’après la mort d’Honorius, la monarchie Romaine appartint en entier à l’empereur Theodose Le Jeune. Nous avons rapporté ci-dessus un passage de Béda, où cet auteur, en racontant ce qui s’étoit passé dans l’empire d’Occident, ne laisse pas de dater les évenemens par les années du regne de ce même Theodose en Occident, quoique Valentinien III, à qui Theodose avoit cedé ses droits, y regnât actuellement, quand ces évenemens étoient arrivés.

On ne peut point objecter, et nous l’avons déja montré, que ce droit de réunion fut attaché au sang de Theodose Le Grand, et non pas à la couronne impériale d’Orient. Le même Idace dit sur l’an quatre cens cinquante-cinq : « Après la mort de Valentinien, Martian, qui depuis quatre années étoit Empereur d’Orient, devint seul Monarque du Monde Romain. » Nous avons déja observé que Martian n’étoit point du sang de Theodose Le Grand. D’ailleurs, il ne devint point de fait empereur d’Occident, et il n’y fut jamais proclamé. Quand Idace s’explique comme il le fait, c’est donc uniquement par rapport au droit de ce prince.

On observera encore que les empereurs d’Orient, à qui, comme il sera rapporté dans la suite, les successeurs d’Avitus demanderent l’unanimité n’étoient pas de la descendance de Theodose le pere, non plus que Martian. Après avoir prouvé l’existence du droit des empereurs d’Orient, voyons quelle pouvoit être son origine.

Cette prérogative attachée à l’empire d’Orient, venoit, suivant mon opinion, de plusieurs causes. En premier lieu, c’étoit à son fils aîné que l’empereur Theodose Le Grand avoit assigné le partage d’Orient, c’étoit à son fils cadet qu’il avoit assigné le partage d’Occident. En vertu de la disposition faite par Theodose Le Grand, Arcadius remplit le trône de Constantinople, et Honorius celui de Rome. La prééminence attachée suivant le droit naturel à la primogéniture, parut donc aux yeux de tous les sujets de la monarchie avoir été annexée au trône d’Orient. Une telle disposition, et les conjonctures changerent ensuite cette prééminence en une veritable supériorité. Elles furent cause que l’empire d’Orient, qui ne devoit avoir que la prééminence sur l’empire d’Occident, acquit sur lui une espéce de droit de suzeraineté. Quand Theodoric roi des Ostrogots reprocha en l’année quatre cens quatre-vingt-neuf, à Zénon empereur d’Orient, le peu d’interêt qu’il prenoit à la situation où se trouvoit l’empire d’Occident opprimé par Odocier, Theodoric dit à Zénon : que l’empire d’Occident avoit été dans les tems antérieurs gouverné par les soins des empereurs d’Orient, prédécesseurs de Zénon. Voici, suivant mon opinion, comment ce droit aura été établi.

La premiere vacance d’un des partages qui soit arrivée, sans que le dernier possesseur laissât un successeur reconnu pour tel, survint en Occident, lorsqu’Honorius mourut. Arcadius empereur d’Orient étoit bien mort avant Honorius ; mais Arcadius avoit laissé en la personne de Theodose Le Jeune, un fils capable de recueillir la succession vacante par la mort de son pere. Honorius au contraire mourut sans laisser aucun garçon qui pût lui succeder, et comme son neveu Theodose se trouvoit ainsi le plus proche parent paternel de l’empereur décedé, il prétendit avec raison que la succession de son oncle lui fût dévoluë. Aucune loy ne s’opposoit à sa prétention. Comme nous le dirons plus au long dans l’endroit du sixiéme livre de cet ouvrage, où il sera traité de la loy de succession établie dans la monarchie des Francs, il n’y eut jamais dans l’empire Romain une loy de succession bien claire et bien constante. Ainsi toutes les contestations qui pouvoient survenir dans cette monarchie, concernant la succession à la couronne, devoient se décider suivant le droit des particuliers, et ce droit étoit favorable à Theodose Le Jeune dans la question : Qui, suivant la loy, est le successeur legitime d’Honorius ? Aussi Joannes, qu’un parti avoit proclamé successeur d’Honorius, fut-il, généralement parlant, traité d’usurpateur, et abandonné comme tel. Au contraire, Valentinien III, à qui Theodose Le Jeune avoit cedé ses droits sur l’empire d’Occident, y fut reconnu pour empereur. Valentinien III n’avoit aucun droit de son chef à l’empire d’occident : c’étoit par femme qu’il descendoit de Theodose Le Grand. Il est vrai que Constance le pere de notre Valentinien, avoit été proclamé empereur d’Occident ; mais comme on l’a vû, Theodose Le Jeune alors empereur d’Orient, et dont on vient de voir les droits, avoit refusé de reconnoître Constance en cette qualité. C’étoit si peu comme fils de Constance, que Valentinien III fut reconnu empereur d’Occident, qu’après le dècés de Constance, mort avant Honorius, Valentinien ne se porta point en aucune maniere pour successeur de son pere. Valentinien fut aussi long-tems après la mort d’Honorius, sans prendre ni le titre d’empereur ni même celui de César. Il ne prit successivement et l’un et l’autre titre, que lorsqu’ils lui eurent été conferés par Theodose son cousin.

La maniere dont les actes publics de ces tems-là, qui nous restent, se trouvent rédigés, nous autorise à conjecturer que dans l’instrument de la cession de l’empire d’Occident faite à Valentinien III par Theodose Le Jeune, et dans les autres actes qui se seront faits en conséquence, il n’aura point été énoncé en quelle qualité Theodose agissoit, il n’y aura point été expliqué s’il faisoit la cession, dont on parle, en qualité d’empereur d’Orient, ou en qualité de seul héritier d’Honorius. Ainsi comme Theodose n’y prenoit point apparemment la qualité d’héritier d’Honorius, et qu’il y prenoit certainement son titre d’empereur des Romains, le monde aura conçû l’idée que Theodose avoit agi comme empereur d’Orient, et par conséquent tous les esprits se seront laissés prévenir de l’opinion : que c’étoit à l’empereur d’Orient qu’il appartenoit de disposer du partage d’Occident, lorsqu’il venoit à vaquer. Cette opinion aura préoccupé tous les esprits d’autant plus facilement, qu’elle les aura trouvés n’étant point encore imbus d’aucun autre sentiment sur ce point-là du droit public de l’empire. Une suite nécessaire de cette opinion, c’étoit la croyance que l’empereur d’Orient fût le souverain véritable et légitime de l’empire d’Occident, tandis qu’il n’y avoit point d’empereur à Rome.

La distinction entre ce que Theodose avoit fait comme empereur des Romains d’Orient, et ce qu’il avoit fait comme héritier d’Honorius par le droit du sang, aura paru dans la suite une subtilité, quand quelqu’un se sera avisé de la proposer, parce que depuis vingt ans les esprits étoient imbus de l’opinion que cette distinction combattoit. On aura répondu que du moins Theodose avoit réuni à la couronne qu’il avoit portée, tous ses droits personnels, tous les droits qu’il tenoit du sang dont il étoit sorti, et que cette couronne étoit celle d’Orient, laquelle Martian portoit actuellement. Les peuples s’imaginent naturellement qu’un prince qu’ils voyent revêtu du même titre que son prédécesseur, ait aussi tous les droits qu’avoit son prédécesseur.

Quoique plusieurs personnes ayent protesté apparemment, pour la conservation des droits de l’empire d’Occident, et qu’elles ayent combattu l’opinion, dont nous parlons, cette opinion sera demeurée néanmoins l’opinion généralement reçûe, parce que les conjonctures l’ont toujours favorisée. En premier lieu, la question avoit été décidée en faveur de l’empire d’Orient, la premiere fois qu’elle s’étoit présentée. En second lieu, depuis l’année quatre cens sept jusqu’au renversement du trône établi à Rome, l’empire d’Occident fut toujours plus affligé et plus malheureux que l’empire d’Orient. Ce dernier essuya bien plusieurs disgraces ; mais sa capitale du moins ne fut point prise par les barbares, et ses plus riches provinces ne furent point envahies par des nations étrangeres ; au lieu que l’empire d’Occident vit trois fois dans le cours du cinquiéme siécle les barbares maîtres de la ville de Rome sa capitale, et qu’il vit encore les nations se rendre les seigneurs de ses meilleures provinces. L’empire d’Occident perdit, dans le tems dont je parle, la Grande Bretagne, une partie de l’Afrique, une partie de l’Espagne, et une partie des Gaules, où étoient ses plus grandes ressources. Ainsi Rome étant réduite souvent à demander du secours à Constantinople, qui lui en donnoit quelquefois, soit en lui envoyant des troupes, soit en faisant des diversions en sa faveur ; il ne fut pas bien difficile à Constantinople de s’établir sur Rome un droit de suzeraineté, quelque legers qu’en fussent les fondemens. Il est aisé de faire reconnoître ses droits par des supplians. Enfin les Romains qui ont vêcu dans les tems postérieurs, s’étoient tellement accoutumés à parler de la superiorité que l’empire d’Orient s’étoit arrogée durant le cinquiéme siecle sur l’empire d’Occident, comme d’un droit légitime, et ils avoient si bien eux-mêmes donné ce ton-là aux barbares établis sur le territoire du partage d’Occident, qu’Hincmar dans la lettre où il cite l’édit fait par Honorius en quatre cens dix-huit, pour convoquer dans Arles les sept provinces des Gaules, met le nom de Theodose Le Jeune avant le nom d’Honorius, quoique Theodose ne fût que le neveu d’Honorius, quoique Theodose ne fût monté sur le trône que plusieurs années après Honorius, et quoiqu’enfin il s’agît d’un decret donné pour être exécuté seulement dans l’empire d’Occident. J’ajouterai même, ce qui rend le stile d’Hincmar encore plus digne d’attention, que dans l’acte original qui fut publié en un tems où la superiorité de l’empire d’Orient sur celui d’Occident n’étoit pas encore établie, Honorius est nommé avant Theodose. Nous avons parlé fort au long de cet édit dans notre second livre.

Le célebre Grotius, il est vrai, est d’un sentiment contraire à celui que nous venons d’exposer. Ce respectable sçavant, après avoir dit que la constitution d’Antonin Caracalla, laquelle donnoit le droit de bourgeoisie romaine à tous les citoyens des villes et communautés renfermées dans les limites de l’empire, n’eut d’autre effet que de communiquer à ces nouveaux citoyens, les droits que le peuple romain s’étoit acquis par ses conquêtes, mais que la proprieté de ces droits, que l’autorité de disposer du gouvernement, demeurerent toujours affectées et attachées aux citoyens habitans dans la ville de Rome, où, pour ainsi dire, en étoit la source, ajoute ce qui va suivre.

» Les droits du Peuple de Rome ne furent point affoiblis, parce qu’il arriva dans la suite que les Empereurs aimerent mieux faire leur sejour à Constantinople qu’à Rome, car il falloit encore après la translation du siege de l’Empire, que tout le Peuple ratifiât l’élection qu’avoient faite celles de ses familles qui s’étoient établies à Constantinople, & que Claudien appelle les Citoyens Romains Byzantins. Le Peuple demeuré à Rome garda même une marque sensible de son droit, soit en maintenant la prééminence de la ville, soit en conservant un des deux Consuls, soit en plusieurs autres choses. Ainsi le droit d’élire un Empereur, que les Citoyens domiciliés à Constantinople s’arrogeoient, ne s’exerçoit que dépendamment du bon plaisir des autres citoyens qui étoient demeurés à Rome. Voilà pourquoi, lorsque nos citoyens Byzantins eurent reconnu l’imperatrice Iréne pour Souveraine, quoique suivant le Droit public & suivant les mæurs du Peuple Romain, le Sceptre ne dût jamais tomber en quenquille, ses citoyens restés à Rome eurent un juste sujet, sans parler des autres motifs qu’ils avoient encore, de déclarer qu’ils n’adhéroient pas au consentement soit tacite soit exprès que les citoyens Byzantins avoient donné à l’installation d’Iréne. Voilà pourquoi les citoyens restés à Rome furent bien fondés à faire élection d’un autre Chef, qui fut Charlemagne, & à rendre leur choix public par l’organe du premier d’entr’eux, c’est-à-dire de leur Evêque. Tout le monde sçait que dans la République des Juifs, le Souverain Pontife étoit la premiere personne de l’Etat, durant les interregnes. »

Voilà tout ce que dit Grotius pour appuyer son sentiment. Cet auteur qui avoit l’histoire ancienne et l’histoire moderne si présentes à l’esprit n’allégue point d’autres raisons. Il ne rapporte point d’autres faits que celui de la réprobation d’Iréne, et de l’élection de Charlemagne. Or ce fait ne prouve point que les citoyens de Rome ayent cru, après la division de leur monarchie, avoir aucun droit de disposer du partage d’Orient. Il faudroit pour cela qu’ils eussent proclamé Charlemagne empereur d’Orient, ce qu’ils ne firent pas. Ils se contenterent de le proclamer empereur d’Occident. Si les habitans de cette ville oserent alors se soustraire à l’obéissance du trône d’Orient, ce fut parce qu’on y avoit fait asseoir une femme contre une des loix fondamentales de la monarchie. D’ailleurs cet évenement n’arriva que dans le huitiéme siecle, et après que les differentes révolutions survenues dans les provinces qui composoient durant le cinquiéme siecle l’empire d’Occident, y eurent changé le droit public.

Je crois que l’erreur de Grotius, supposé que ce soit lui qui se trompe, vient de ce qu’en prenant son parti, il n’aura point fait attention que le droit de bourgeoisie Romaine n’étoit point un droit attaché au domicile ni à l’habitation dans Rome, mais un droit attaché à la filiation, et pour ainsi dire, inhérent au sang de ceux qui en jouissoient. Je m’explique.

Il y a des villes dont on devient citoyen par la seule habitation. Le droit d’être un des membres de la communauté y est si bien attaché au domicile, que dans quelques-unes de ces villes il suffit d’y avoir demeuré un tems, et que dans les autres il suffit du moins d’y être né pour y pouvoir jouir des droits annexés à la qualité de citoyen. Dans les villes, où le droit de citoyen s’acquiert par l’habitation, il se perd par l’absence. Un citoyen de ces villes-là, qui a transporté son domicile dans une autre ville, ne transmet point le droit, qu’il avoit apporté en venant au monde, aux enfans qui lui naissent dans son nouvel établissement. Ces enfans n’ont point le droit de citoyen dans la patrie de leur pere. Ils y sont étrangers, bien que leurs ancêtres y ayent été citoyens durant plusieurs générations. Les villes de France, d’Angleterre et des Païs-Bas où Grotius étoit né, sont de celles dont je viens de parler. On observera même que les restrictions faites par quelques-unes de ces villes, à la loy commune, afin de n’admettre aux emplois municipaux les plus importans, que les petits-fils des étrangers qui s’y seroient domiciliés, sont des statuts postérieurs au tems où Grotius écrivoit, et d’ailleurs des exceptions qui prouvent la regle.

Il y a d’autres villes où le droit de citoïen ne s’acquiert point en y demeurant, ni même en y naissant. Ce droit y est attaché au sang et à la filiation ; il faut pour l’avoir, être né d’un pere citoïen, ou du moins l’obtenir du souverain par une concession expresse. Un homme né dans une des villes dont nous parlons ici ; et même descendu d’ancêtres tous nés depuis dix générations dans une de ces villes-là, n’en seroit point pour cela citoïen ; il n’y seroit qu’habitant, si sa famille n’étoit pas au nombre des familles, lesquelles y joüissent du droit de bourgeoisie. Berne, et plusieurs autres villes de la Suisse, sont du nombre de ces villes, où le droit de citoïen est attaché au sang. Telles sont encore plusieurs villes d’Allemagne et d’Italie, principalement Venise et Genes. Il n’y a, par exemple, dans ces deux dernieres villes de veritables citoïens que les nobles, puisqu’ils sont les seuls qui ayent voix active et passive dans la collation des principaux emplois de l’une et de l’autre république. Les autres habitans, quelque nom qu’on leur donne, n’y sont pas les concitoïens des nobles, mais bien leurs sujets. Comme ce n’est point la seule habitation, ni même la naissance dans l’enceinte des villes dont je viens de parler qui mettent en possession du droit de citoïen, aussi on ne le perd pas pour être domicilié, ni même pour être né hors de ces villes. Le fils d’un citoïen conserve, quoiqu’il soit né dans une terre étrangere, tous les droits attachés au sang dont il est sorti, et il en joüit, dès qu’il a fait preuve de sa filiation, suivant la forme prescrite en chaque Etat. Combien y a-t-il de bourgeois dans chacun des treize cantons, qui non-seulement sont nés hors de leur canton, mais encore hors de la Suisse. J’observerai même à ce sujet, que le droit de citoïen, lorsqu’il est inhérent au sang, y demeure attaché durant un très-grand nombre de génerations. Par exemple, lorsque la république de Venise possedoit encore la Candie, et qu’il y avoit plusieurs familles de ses nobles établies dans cette isle, tous les mâles issus de cette espece de colonie, joüissoient du droit de citoïens venitiens, quoique leurs peres, leurs ayeux et leurs ancêtres fussent tous nés en Candie.

Pour revenir au droit de bourgeoisie Romaine, il étoit entierement attaché au sang et à la filiation. Il falloit, comme tout le monde le sçait, pour être citoïen Romain, ou bien être fils d’un pere qui fût citoïen, ou bien avoir été fait citoïen par une loi générale ou particuliere, émanée du souverain : d’un autre côté une famille qui étoit une fois revêtuë de ce droit, ne le perdoit point en se domiciliant dans une autre ville de l’empire, et même dans les provinces les plus éloignées de la capitale. Les rejettons de cette famille ne laissoient pas d’être citoyens Romains, quoiqu’ils fussent nés hors de Rome et même hors de l’Italie. Comme il naissoit tous les jours dans Rome des enfans qui n’étoient point citoyens Romains, il naissoit aussi tous les jours des citoyens Romains auprès des cataractes du Nil, sur les bords de l’Euphrate, sur les rives du Guadalquivir, et dans les marais du Bas-Rhin.

Comment, dira-t’on, la plûpart des citoyens Romains, nés en des lieux si éloignés les uns des autres, pouvoient-ils prouver leur descendance, lorsqu’ils avoient un procès concernant leur état ? Je réponds qu’il est vrai que plusieurs inconvéniens devoient résulter de l’observation du droit public de l’empire dès les premiers Césars ; mais on y avoit mis ordre de bonne heure, et même avant que Caracalla eût multiplié les citoyens à l’infini, en donnant le droit de bourgeoisie romaine à tous les sujets de la monarchie. Marc-Aurele Antonin avoit déja ordonné long-tems avant que Caracalla fit son édit, que tous les citoyens Romains seroient tenus de donner un nom à leurs enfans trente jours au plus tard après qu’ils seroient nés, et que leurs peres feroient inscrire dans le même terme, le nom de cet enfant sur les registres publics ; que le nom des enfans nés à Rome seroit inscrit sur les registres du temple de Saturne, où étoit le dépôt public, et le nom des enfans nés dans les provinces, sur le registre de celle où ils seroient nés, et qu’à cet effet on établiroit un greffe dans chacune de ces provinces. Ces registres devoient avoir dans l’empire le même effet, que le livre d’or sur lequel on inscrit les noms des enfans qui naissent aux nobles venitiens, doit avoir aujourd’hui dans leur république : un extrait de ces archives établies par Marc-Aurele, étoit alors ce qui est à present un extrait-baptistaire, et faisoit foi en justice dans les procès concernant l’état des personnes.

Ainsi lorsque Constantin Le Grand eût transporté dans Byzance une partie du peuple romain, il se trouva dans Byzance une partie de ces hommes à qui les droits que le peuple Romain avoit acquis, devoient appartenir. La portion du senat et du peuple romain, laquelle se transplanta dans la nouvelle capitale, conserva les droits que le sang dont elle sortoit lui avoit transmis. Ce fut à cause de cela que bien-tôt Constantinople s’appella Ville absolument, ou par excellence, et comme Rome se l’appelloit déja. L’empire ayant donc été divisé pour lors en deux partages, chaque portion du peuple romain exerça tous les droits appartenans au peuple romain dans le partage où elle se trouvoit établie. De-là je conclus que Grotius n’a pas eu raison de supposer que les droits du peuple romain fussent demeurés en entier à la partie du peuple romain qui resta dans Rome, lorsque la monarchie fut divisée en deux empires. Au contraire nous venons de voir que dans la suite la partie du peuple romain qui s’étoit transplantée à Byzance, s’arrogea une espece de supériorité sur celle qui étoit restée à Rome. Il est tems de finir une digression qui ne laissera point de paroître longue, quoiqu’elle soit assez curieuse par elle-même ; mais j’ai cru ne devoir pas l’épargner au lecteur, parce qu’elle est nécessaire pour le mettre en état de porter un jugement sage sur plusieurs évenemens que nous avons à rapporter, et principalement sur ce que nous dirons concernant le consulat conferé à Clovis par Anastase empereur d’Orient, et concernant la cession des Gaules que Justinien, un des successeurs d’Anastase, fit aux enfans de Clovis.


LIVRE 3 CHAPITRE 2

CHAPITRE II.

Avitus est reconnu Empereur d’Occident par l’Empereur d’Orient, & il est ensuite déposé. Il meurt et il est enterré à Brioude. Majorien qui lui succede fait Egidius Généralissime dans le Département des Gaules. Qui étoit Egidius.


Les ministres qu’Avitus avoit envoyés à Martian, pour lui demander l’unanimité, furent très-bien reçus, et l’empereur d’orient reconnut pour son collegue le nouvel empereur d’Occident. Les auteurs du cinquiéme et du sixiéme siécle nous apprennent très-peu de choses du regne d’Avitus. Voici ce qu’on peut y ramasser.

Idace dit que Theodoric second roi des Visigots, passa les Pyrenées à la tête d’une puissante armée de ses sujets, pour faire la guerre en Espagne, par ordre et sous les auspices de l’empereur Avitus, dont il avoit pris une commission. La condition de cette grande province étoit à peu près la même que celle des Gaules. Les barbares en tenoient une partie, et celle qu’ils n’occupoient pas, obéissoit aux officiers de l’empereur, ou bien à ces Bagaudes de qui nous avons déja fait mention. Mais les évenemens de la guerre que Theodoric fit en Espagne, ne sont point de notre sujet.

Ce fut encore sous le regne d’Avitus, que Ricimer battit dans l’isle de Corse un corps considérable des Vandales d’Afrique. Il y avoit mis pied à terre, afin de s’y rafraîchir, dans le dessein de se rembarquer ensuite, pour venir faire une descente sur les côtes des Gaules ou de l’Italie. Ce qui s’étoit passé à Rome, quand Maximus y fut tué, avoit rallumé la guerre entre les Vandales et les Romains. Ricimer dont nous aurons tant à parler dans la suite, et qui fut alors fait patrice, en considération du service qu’il venoit de rendre, étoit fils d’un homme de la nation des Sueves, et de la fille de Vallia, roi des Visigots, et le prédécesseur de Theodoric I. Ainsi Ricimer étoit un des officiers barbares qui servoient l’empire ; mais, comme nous le verrons dans la suite, les services de ce Sueve furent plus funestes à la monarchie Romaine que toutes les hostilités des Alaric et des Attila. Ce fut lui qui souleva contre Avitus ce qu’il y avoit alors de troupes en Italie. Le senat de Rome qui ne voyoit qu’avec répugnance sur le trône, un empereur installé par des Gaulois, profita du mécontentement des soldats, et par des moyens dont nous n’avons point connoissance, il contraignit Avitus à abdiquer en l’année quatre cens cinquante-six. L’empereur déposé prit même le parti, afin de se mettre mieux à couvert de toute sorte de violence, d’entrer dans l’état ecclesiastique. Il reçut donc les ordres, et même il fut sacré dans Plaisance, évêque d’un diocèse entier. Avant que de parler de l’interregne qui suivit l’abdication d’Avitus, et qui finit par la proclamation de Majorien, rapportons quelques circonstances de l’abdication d’Avitus, propres à donner une notion de la condition des Romains des Gaules, et à faire connoître quel y étoit alors l’esprit des peuples.

Si nous en croyons le récit de Gregoire de Tours, compatriote d’Avitus, ce prince eut avis que nonobstant le sacrifice qu’il avoit fait de ses droits et de son nouvel état, le senat de Rome vouloit le faire mourir. Là-dessus il prit le parti de venir se refugier dans les Gaules, et d’y chercher un azile dans l’église de Brioude, dédiée au martyr saint Julien l’Auvergnac, lequel y est inhumé. Avitus étoit en chemin pour s’y rendre, quand il mourut, et son corps y fut apporté pour y être déposé auprès du tombeau du saint qu’il avoit choisi pour son protecteur. On voit encore dans un caveau de cette église une grande urne de marbre, dans laquelle on croit que le corps d’Avitus fut renfermé.

Suivant l’apparence, le dessein que prit Avitus, dès qu’il eut été informé que même après son abdication ses ennemis en vouloient encore à sa vie, fut de revenir dans les Gaules, pour y engager les Visigots qui l’avoient fait empereur, à prendre sa défense. Il aura repassé les Alpes avec ce projet ; mais après que ceux qu’il avoit envoyés pour sonder les intentions du roi Theodoric, lui auront eu rapporté que ce prince étoit dans la résolution de ne point tirer l’épée contre les Romains, il aura changé ce projet en celui de se réfugier dans l’église de Brioude, où étoit le tombeau de saint Julien martyr. On sçait à quel point ces aziles étoient alors respectés, et que les puissances séculieres n’osoient rien attenter, du moins à force ouverte, sur la personne de ceux qui s’y étoient refugiés. Avitus sera mort, quand il étoit en chemin pour exécuter cette derniere résolution.

Non-seulement ce qu’Idace dit concernant la destinée d’Avitus, ne s’oppose point à notre conjecture, mais il la confirme. Le voici : » La troisiéme année après qu'Avirus eut été proclamé Empereur par les Visigots & par les Romains des Gaules, il fut déposé, & les Visigots manquant ensuite à leurs promesses, il perdit la vie. » En effet ce recit suppose qu’Avitus ayant été déposé en quatre cens cinquante-six, il eut alors recours aux Visigots qui lui avoient fait mille promesses, lorsqu’il étoit monté sur le trône ; mais qu’à cause de son malheur les Visigots refuserent de tenir ces promesses, et que la mort d’Avitus, qui est le dernier des faits contenus dans le recit d’Idace, et celui auquel la date est relative, arriva la troisiéme année après qu’Avitus eût été proclamé empereur, c’est-à-dire, vers la fin du mois d’août, ou au mois de septembre de l’année quatre cens cinquante-sept. Avitus ayant été proclamé vers la fin du mois d’août en quatre cens cinquante-cinq, la seconde année d’après cette proclamation, finissoit au mois d’août quatre cens cinquante-sept, et la troisiéme commençoit au même tems. Ainsi Cassiodore, et Marius évêque d’Avanches, auront eu raison de dire qu’Avitus fut déposé dès l’année quatre cens cinquante-six, et de son côté Idace aura eu raison de dire que cet empereur n’étoit mort qu’en quatre cens cinquante-sept, et quand l’interregne avoit déja cessé par l’élevation de Majorien à l’empire.

Peut-être le fait, dont nous allons parler, a-t-il eu quelque rapport avec la déposition d’Avitus. Marius évêque d’Avanches, dont le siege, après avoir été quelque tems à Lauzane, est présentement à Fribourg en Suisse, et auteur qui a continué les fastes de Prosper, finissans en l’année quatre cens cinquante-cinq inclusivement, dit que l’année de la déposition d’Avitus, les Bourguignons occuperent une partie des Gaules, et qu’ils y partagerent les terres avec le concours des senateurs du païs. La premiere des Lyonoises, et plusieurs cités de la premiere Aquitaine et des provinces voisines, mécontentes du traitement que le senat de Rome venoit de faire à l’empereur Avitus, dont les Gaules regardoient l’élevation comme leur ouvrage, refuserent, comme nous allons le dire, d’obéir aux ordres de ce senat lesquels Ricimer, qui gouvernoit durant l’interregne, leur envoyoit. Nous verrons même que Majorien, lorsqu’il eut été proclamé empereur, ce qui arriva en quatre cens cinquante-sept, fut obligé d’employer la force pour réduire ces mécontens à l’obéissance : ainsi Ricimer, pour gagner les Bourguignons, et pour les détacher du parti qui s’étoit formé dans les Gaules contre le senat de Rome, leur aura permis apparemment d’élargir les quartiers qu’ils avoient dans la sapaudia , et de les étendre sur le territoire des cités qui étoient entrées dans ce parti-là. L’accord aura été fait et exécuté l’année même de la déposition d’Avitus, et avant que Majorien eût encore été proclamé, c’est-à-dire, dès quatre cens cinquante-six.

Quelles furent les cités que les Bourguignons occuperent alors ? Vraisemblablement ils s’étendirent de proche en proche, et ils s’établirent dans les païs qui sont sur la droite du Rhône, et sur la gauche de la Saône, au-dessus de la ville de Lyon, où ils n’entrerent, comme on le verra, qu’après la mort de Majorien. Quant au partage des terres dont Marius fait mention, comme j’en dois parler ailleurs assez au long, je me contenterai de dire ici que ce partage fut fait par égales portions. Une moitié des terres fut laissée aux Romains, et l’autre fut abandonnée aux Bourguignons, qui pour revêtir d’une ombre d’équité l’injustice qu’ils exerçoient, auront appellé à l’assemblée, qui se tint pour regler ce partage, quelques senateurs des cités où l’on dépouilloit l’ancien habitant de la moitié de son bien. Il n’y aura point eu trop de terres à donner, eu égard au nombre des Bourguignons qui en demandoient. Premierement, cette nation étoit nombreuse. D’ailleurs, il y a de l’apparence que les essains de ce peuple-là, qui demeuroient encore au-de-là du Rhin, lorsqu’Attila fit son invasion dans les Gaules, auront presque tous quitté vers l’année quatre cens cinquante-six, leurs anciennes habitations, pour venir partager la fortune de leurs compatriotes établis sur les bords du Rhône et de la Saone. Du moins je ne me souviens pas d’avoir rien lû dans aucun auteur ancien, qui donne à croire qu’après cette année-là il y ait eu encore des Bourguignons dans la Germanie, si ce n’est un passage de la loi Gombette, rapporté ci-dessous, et qui semble supposer que dans le sixiéme siecle il vint encore de tems en tems quelque barbare de la nation des Bourguignons, demander d’être aggregé aux Bourguignons sujets de la maison de Gondebaud. Mais il n’est pas dit dans cette loi, que ces nouveaux venus arrivassent de la Germanie.

Quoiqu’Avitus eût été déposé dès l’année quatre cens cinquante-six, Majorien son successeur ne fut proclamé que l’année quatre cens cinquante-sept. Suivant une des notes du P. Sirmond sur le panegyrique de Majorien, cet empereur n’étoit encore que maître de la milice au mois de mars de l’année quatre cens cinquante-sept lorsqu’un de ses lieutenans défit aux environs de Coire un parti considérable des Allemands établis sur la droite du Danube ou dans les Alpes, et qui venoit de saccager un canton de l’Italie, d’où il emportoit un riche butin. Nous verrons en parlant d’une expédition de Childéric contre ces Allemands, qu’ils faisoient souvent de pareilles incursions en Italie. Elles leur tenoient lieu de récolte.

Ce ne fut que le premier jour du mois d’Avril quatre cens cinquante-sept, que Majorien prit la pourpre, suivant les fastes que cite le pere Sirmond. Tout le tems qui s’étoit écoulé entre la déposition d’Avitus et l’exaltation de Majorien, avoit été sans doute employé en négociations entre l’empereur d’Orient et les Romains d’Occident, qui vouloient lui faire agréer le choix auquel ils s’étoient déterminés, avant que de le consommer. Jornandès dit dans son histoire des Gots, que ce fut par ordre de Martian, empereur des Romains d’Orient, que Majorien monta sur le trône de l’empire d’Occident. Il est vrai cependant que ce fut bien par ordre de l’empereur d’Orient, mais non point par ordre de Martian, que Majorien fut proclamé empereur d’Occident. Martian mourut, et Leon I son successeur fut proclamé dès le mois de janvier de l’année quatre cens cinquante-sept. Ce qui peut avoir trompé Jornandès, qui écrivoit cent ans après l’évenement, c’est que la négociation que les Romains d’Occident firent à Constantinople, pour y faire agréer l’élevation de Majorien, aura été entamée dès le regne de Martian, quoiqu’elle n’ait été terminée que sous le regne de Leon I son successeur. En effet Jornandès lui-même a reconnu son erreur, et son histoire des révolutions arrivées dans les Etats durant le cours des siécles, dit expressément : » Leon qui étoit de la Thrace, fut proclamé Empereur d’Orient. Peu de tems après être monté sur le Trône, il donna l’Empire d’Occident, tel que Valentinien III. l’avoit tenu, à Majorien qui prit la Pourpre dans la ville de Ravenne. »

On lit aussi dans Sidonius Apollinaris, que l’empereur Leon donna son consentement au projet de faire Majorien empereur. Sidonius dit, en adressant la parole à Majorien : » Après que le Senat, le Peuple & les troupes vous eurent choisi pour regner, & que votre Collegue fut entré dans le sentiment de tous les Ordres. » On ne sçauroit douter que le collegue, dont parle ici Sidonius, ne soit Leon. En premier lieu, quelle personne pouvoit-on appeller absolument le collegue de l’empereur d’Occident, si ce n’est l’empereur d’Orient ? En second lieu, et c’est ce qui leve tout scrupule, lorsque Sidonius prononça[127] le panegyrique de Majorien en quatre cens cinquante-huit, ce prince étoit consul, et il avoit pour collegue dans cette dignité, l’empereur Leon.

Gregoire De Tours, après avoir dit que Majorien fut le successeur d’Avitus, ajoûte : Egidius qui étoit Romain, fut fait maître de la milice dans le département des Gaules.

Nous avons déja parlé de Majorien à l’occasion de l’expédition qu’Aëtius fit dans la seconde Belgique contre le roi des Francs Clodion, et même nous avons eu dès-lors occasion de remarquer que ce Romain étoit encore un jeune homme, quand il fut fait empereur. Nous avons dit aussi quelque chose d’Egidius, au sujet du siege qu’il mit devant Chinon durant la guerre d’Aëtius avec les Armoriques. Mais Egidius Syagrius, que nos historiens appellent le comte Gilles ou Gillon, et son fils connu sous le nom de Syagrius, qui étoit leur nom de famille, jouent un si grand rôle dans le commencement des annales de notre monarchie, qu’il convient de rassembler ici tout ce qui se trouve dans les auteurs contemporains, concernant la naissance et le caractere de ce maître de la milice dans le département des Gaules. Il étoit de la famille Syagria, l’une des plus illustres du diocèse de Lyon, et qui avoit eu un consul en trois cens quatre-vingt-deux. Symmachus, auteur du quatriéme siecle, dit, en parlant de ce consul, qui s’appelle dans les fastes, Afranus Syagrius ; que ce Syagrius avoit son patrimoine de l’autre côté des Alpes, par rapport à Rome, c’est-à-dire, dans les Gaules. Nous sçavons encore par une lettre de Sidonius Apollinaris, qu’Afranus Syagrius, qui avoit été consul, étoit enterré à Lyon sa patrie, et inhumé dans le monument de sa famille, qui se trouvoit à un trait d’arbalêtre du lieu, où reposoit le corps de saint Juste évêque de cette ville-là. Un auteur du cinquiéme siecle, Ennodius évêque de Pavie, dit en parlant d’un rachat d’esclaves que saint Epiphane un de ses prédécesseurs avoit fait vers l’année quatre cens quatre-vingt-douze, dans la partie des Gaules occupée par les Bourguignons : » Après que les grandes sommes d’argent, que Saint Epiphane avoit emportées avec lui, eurent été dépensées, il trouva une ressource dans la charité de Syagria qui fournit au Serviteur de Dieu de quoi continuer la redemption des Captifs. Les biens de cette pieuse Matrône Romaine sont le patrimoine le plus assuré, que l’Eglise ait dans toutes ces Contrées. »

Priscus Rhetor dit aussi qu’Egidius étoit de la Gaule, et qu’il avoit servi long-tems sous Majorien. Il n’y a point même lieu de douter que ce ne soit de notre Egidius qu’il est parlé dans l’endroit du panégyrique de Majorien, où Sidonius fait un éloge si magnifique du maître de la milice, qui commandoit sous cet empereur, l’armée à laquelle il fit passer les Alpes pour la mener dans les Gaules, à la fin de l’année quatre cens cinquante-huit. à en juger sur le passage de Gregoire de Tours, que nous venons de rapporter, Egidius fut fait maître de la milice très-peu de tems après l’élevation de Majorien, et le panegyrique où nous croyons que Sidonius Apollinaris désigne Egidius, fut prononcé environ un an après cette élevation. Voici ce qui se trouve dans ce poëme. » Qu’il y a de louanges à donner à vos Généraux, aussi bien qu’à vos Ministres ? Quel personnage sur tout, que votre Maître de la Milice, qui durant la marche a toujours été à la queuë des colomnes de l’armée, pour obliger vos troupes qui marchoient gaiment, à faire encore plus de diligence. Il sçait mettre une armée en bataille, aussi bien que l’auroit fait Sylla. Il a plus de genie pour la guerre que n’en avoit Fabius, & il sçait toutes les ruses de l’art Militaire aussi-bien quc Camille. Il a encore plus d’audace dans l’occasion que Fulvius. Enfin Metellus n’étoit pas plus débonnaire, & Appius n’étoit pas plus éloquent que lui. »

Paulin de Périgueux, l’auteur de la vie de saint Martin écrite en vers, laquelle nous avons déja citée, et qui, comme Sidonius Apollinaris, étoit contemporain d’Egidius, ne fait pas un moindre éloge de ce personnage : « Egidius si celebre par ses vertus militaires, dit ce poëte, s’est encore rendu plus illustre par ses vertus morales et chrétiennes. » D’autres auteurs du cinquiéme et du sixiéme siecle, parlent aussi très-avantageusement du mérite de ce Romain. Nous transcrirons leurs passages en parlant de ceux des évenemens où il a eu part, lesquels nous sont connus.

Le pere Sirmond n’est pas du sentiment qu’il faille entendre d’Egidius, les vers du panegyrique de Majorien par Sidonius, que nous avons rapportés. Au contraire il pense que Sidonius y veut parler ou de Ricimer ou de Népotianus, qui, suivant Idace, étoit cette année-là maître de la milice dans le département des Gaules.

Quant à Ricimer, il est bien vrai qu’il avoit été maître de la milice, mais c’étoit dans le département de l’Italie, et même il ne l’étoit déja plus à la fin de l’année quatre cens cinquante-huit, et quand Sidonius prononça son panegyrique de Majorien actuellement consul. Suivant les fastes cités par le Pere Pétau, Majorien qui fut proclamé empereur le premier jour d’avril quatre cens cinquante sept, avoit été fait maître de la milice dès le mois de février de la même année, à la place de Ricimer, qui venoit d’être élevé à la dignité de patrice, et par conséquent avancé à un grade superieur à celui qu’il laissa vacant. Ainsi ce n’est point lui que Sidonius désigne dans les vers dont il s’agit. Si cela étoit, Ricimer y seroit appellé patrice, et non pas maître de la milice. Sidonius n’a point pû se méprendre sur ces choses-là.

Quant à Népotianus, je ne crois pas non plus que ce soit lui dont notre poëte entend parler. En voici la raison. Sidonius très-certainement veut parler ici du maître de la milice, qui commandoit sous Majorien l’armée qui à la fin de l’année quatre cens cinquante-huit vint dans les Gaules, comme nous allons le dire, pour y dissiper le parti qui s’y étoit formé contre cet empereur, et pour les soumettre à son pouvoir. Or Népotianus ne sçauroit avoir été ce géneralissime. En voici la raison. On voit par la chronique d’Idace que Theodoric II roi des Visigots, qui soit à cause de la déposition d’Avitus, soit à cause de quelques circonstances de la mort de cet empereur, en étoit venu à une rupture ouverte avec le parti de Majorien, ne fit sa paix avec cet empereur qu’après avoir été battu dans un combat, et par conséquent quelque tems après que Majorien eut passé les Alpes, pour venir dans les Gaules. Cette paix n’a dû donc être concluë que l’année quatre cens cinquante-neuf. Or il paroît par Idace et par Isidore de Seville que Népotianus servit sous Theodoric durant tout le cours de cette guerre, qu’il étoit encore attaché au roi des Visigots, quand ce prince fit sa paix avec Majorien : enfin que lorsque cette paix fut faite, notre Népotianus envoya de concert avec Sunneric, qu’Idace a qualifié quatre lignes plus haut de géneral de Theodoric, une députation aux Romains de la Galice. Idace après avoir parlé de l’élevation de Majorien, et après avoir ajouté, à ce qu’il en a dit, le recit d’un grand nombre d’évenemens, écrit donc : » Les habitans de la Galice reçurent les Députés qui leur étoient envoyés par Népotianus, Maître de la Milice, & par le Comte Sunneric, pour leur donner avis que l’Empereur Majorien & le Roi Theodoric avoient fait ensemble une paix durable après que les Visigots eurent été battus dans une action. » Isidore dit aussi très-positivement, qu’alors Népotianus et Sunneric commandoient conjointement une des armées de Theodoric. Ainsi ce que nous venons de voir concernant Népotianus, et ce que nous verrons encore dans la suite, porte à croire que ce Népotianus avoit été fait maître de la milice dans le département des Gaules par Avitus. Comme ce prince étoit maître de la milice, lorsqu’il fut salué empereur, son avenement au trône aura fait vacquer l’emploi dont il s’agit, et il y aura nommé Népotianus. Il aura ensuite envoyé ce géneral en Espagne avec Theodoric, lorsque, comme nous l’avons vû, il engagea ce roi des Visigots d’y aller faire la guerre aux ennemis de l’empire. Après la déposition d’Avitus, Népotianus sera demeuré attaché à Theodoric. Népotianus aura continué de faire dans les armées des Visigots et des Romains de la Gaule, réunis contre le nouvel empereur, les fonctions de sa dignité. De son côté Majorien aura nommé un autre maître de la milice des Gaules. Il aura conferé cet emploi à Egidius. Il est donc très-probable que ce n’est point ni de Ricimer, ni de Népotianus, mais d’Egidius que parle Apollinaris dans un panegyrique fait en quatre cens cinquante-huit.


LIVRE 3 CHAPITRE 3

CHAPITRE III.

Majorien vient dans les Gaules, où durant l’interregne il s’étoit formé un Parti qui vouloit proclamer un autre Empereur. Projet de chasser les Vandales de l’Afrique formé par Majorien qui fait de grands préparatifs pour l’exécuter.


Majorien parvenu à l’empire en un tems où il étoit encore jeune, quoiqu’il fût déja un grand capitaine, l’auroit rétabli dans son ancienne splendeur, s’il eût suffi d’avoir de l’esprit, du courage, et de savoir l’art militaire, pour être le restaurateur de la monarchie. Mais l’empire perissoit encore plus par la corruption qui regnoit à la cour, que par le mauvais état où se trouvoient les finances et les armées. Les vices de ses principaux sujets faisoient donc son mal le plus grand, et il étoit presqu’impossible d’ôter à ces hommes souverainement corrompus le credit ou l’autorité dont ils s’étoient emparés sous les regnes précedens. Quoique l’envie et les autres vices les rendissent ennemis les uns des autres, ils ne laissoient pas de se trouver toujours d’accord, dès qu’il s’agissoit d’empêcher qu’on ne sacrifiât les interêts de la cour aux interêts de l’Etat, en diminuant les dépenses, en mettant dans toutes les places importantes des gens de merite, et en éloignant des emplois ceux qui n’avoient d’autre recommandation que leur naissance ou la faveur ; enfin, en déconcertant les cabales, et en ôtant aux méchans les moyens d’empêcher les bons de faire le bien.

Il étoit moins difficile de remettre quelqu’ordre dans les finances et de rétablir la discipline dans les troupes en y faisant revivre l’esprit d’équité et l’esprit de soumission par des récompenses données à propos aux subalternes justes ou du moins obéissans, comme par le châtiment des concussionnaires et des séditieux. Ainsi Majorien vint à bout de corriger les abus les plus crians qui fussent dans l’administration des finances, et de rendre aux troupes Romaines leur ancienne vigueur ; mais il ne put venir à bout de réformer sa cour, et de corriger les vices qui étoient, pour ainsi dire, dans les premiers ressorts du gouvernement. Au contraire il fut, comme nous le verrons, la victime des mauvais citoyens qui conjurerent sa perte, dès qu’ils eurent connu ses bonnes intentions, et qui réussirent dans leurs projets, parce que les méchans employent toutes sortes de moyens pour perdre les hommes vertueux, au lieu que ceux-ci ne veulent mettre en œuvre contre les méchans que des moyens permis par les loix.

Le premier exploit que fit Majorien après avoir été proclamé empereur, fut de battre un corps nombreux des Vandales d’Afrique, qui avoient fait une descente dans la Campanie, et qu’il surprit auprès de l’embouchure du Gariglan.

Après cette victoire, Majorien donna tous ses soins à faire un armement par mer et par terre, tel qu’il pût par son moyen soumettre le parti formé contre lui dans les Gaules, et reconquérir ensuite l’Afrique sur les vandales. Ces deux expéditions, dont la premiere l’acheminoit à la seconde, étoient presqu’également importantes pour lui.

Le parti qui s’étoit formé dans les Gaules, où l’on étoit très-mécontent du traitement que les Romains d’Italie avoient fait au malheureux Avitus, et où l’on ne reconnoissoit point encore pour lors aucun empereur, vouloit placer sur le trône Marcellinus. Ce Marcellinus, ou comme quelques-uns l’écrivent d’après les auteurs grecs, ce Marcellianus étoit un homme de naissance, qui après le meurtre d’Aëtius, dont il avoit été l’ami, s’étoit révolté contre l’empereur, et s’étoit ensuite cantonné en Dalmatie. Il y faisoit si bonne contenance, que personne n’osoit entreprendre de le réduire, et il y regna en souverain, jusqu’à ce que Leon I qui, comme nous l’avons dit, ne fut fait empereur d’Orient qu’en quatre cens cinquante-sept, eut trouvé moyen de l’engager par la voye de la persuasion, à se soumettre à l’autorité impériale, et à se charger même d’une commission qu’il voulut bien exécuter. Elle étoit de chasser les Vandales de la Sardaigne dont ils s’étoient emparés. Nous aurons dans la suite d’autres occasions de parler de ce Marcellianus, et nous nous contenterons ici de remarquer qu’il n’avoit point encore fait sa paix avec l’empire, lorsque Majorien fut proclamé, puisque ce fut seulement après des négociations commencées par Leon déja empereur, et qui n’ont pas dû être terminées en un jour, que cet accommodement fut conclu.

Je ne doute point que les historiens que nous avons perdus ne parlassent au long du parti qui se forma dans les Gaules l’année quatre-cens cinquante-sept, en faveur de Marcellianus, et contre Majorien ; mais tout ce que nous sçavons aujourd’hui concernant cet évenement, est ce que nous en apprend une lettre de Sidonius Apollinaris. Il y est raconté que sous le consulat de Severinus, (les fastes le marquent en quatre cens soixante et un, c’est-à-dire, trois ans après que Majorien eut été reconnu dans les Gaules) cet empereur fit manger Sidonius avec lui dans un festin, où il arriva un incident par rapport à une satire qu’on accusoit à tort Sidonius d’avoir composée. Cet incident engage Sidonius à parler d’un Poeonius qui avoit voulu l’en faire croire auteur, et ce qu’il en dit lui donne lieu de faire mention de la conjuration formée en faveur de Marcellianus.

» Pæonius est un de ces hommes qui sçavent se faire adorer du menu peuple en épousant toutes ses fantaisies, & qui le calment ou le font remuer quand il leur plaît. Dans les tems qu’il se fit à Arles une conjuration pour mettre le diadême sur la tête de Marcellianus, ce Pæonius de qui, bien qu’il fût déja vieux, le monde n’avoit pas encore en » tendu beaucoup parler, se rendit celebre en le mettant à la tête des jeunes gens les plus échaufés. Il doit son illustration à l’audace qu’il montra dans la confusion où la République étoit durant l’interregne. En effet il fut le seul qui osât se présenter alors pour remplir la place de Préfet du Prétoire des Gaules, & même il eut l’effronterie de se mettre en possession de cette dignité, & de l’exercer pendant un grand nombre de mois, sans avoir été pourvû par les Lettres Patentes d’aucun Empereur. » On voit bien que l’interregne dont il est fait ici mention, et qui est arrivé quand Sidonius étoit déja dans l’âge viril, est celui qui eut lieu dans les Gaules entre la déposition d’Avitus et la reconnoissance de Majorien par les Romains d’en deça les Alpes à notre égard, et non pas l’interregne, lequel eut lieu après la mort de Petronius, et avant la proclamation d’Avitus. L’interregne, lequel eut lieu dans les Gaules depuis qu’on y eut appris la mort de Maximus, jusqu’à la proclamation d’Avitus, ne sçauroit avoir duré deux mois, comme on l’a vû en lisant l’histoire de l’avenement d’Avitus à l’empire, et Sidonius parle d’un interregne qui avoit duré un grand nombre de mois. Au contraire nous venons de voir qu’il s’écoula près d’un an entre la déposition d’Avitus et la proclamation de Majorien faite en Italie, et nous verrons encore que Majorien ne fut reconnu dans les Gaules que long-tems après sa proclamation en Italie.

Majorien devoit craindre que le parti qui s’étoit formé contre lui dans les Gaules, et dont étoient certainement les Visigots, et selon toutes les apparences les Francs, ne proclamât enfin empereur ou Marcellianus ou un autre, ce qui auroit rendu le parti encore plus difficile à abbatre. Le nouvel empereur ne pouvoit donc faire mieux que d’attaquer la ligue dont on parle, avant que tous ceux qui déja y étoient entrés fussent d’accord entr’eux sur le chef qu’ils lui donneroient.

Nous avons dit que le second projet de Majorien, celui qu’il devoit executer après avoir fait reconnoître son autorité dans les Gaules, étoit de passer en Afrique, pour y reconquerir les provinces dont les Vandales s’étoient emparés à main armée. De tous les barbares qui avoient envahi le territoire de l’empire, les Vandales d’Afrique devoient être les plus odieux au peuple Romain, parce qu’ils étoient ceux qui lui faisoient le plus de peine. L’Italie et Rome surtout ne pouvoient subsister alors, qu’avec le secours des bleds d’Afrique. Ainsi l’on peut croire que même dans les intervalles de paix, le peuple Romain avoit souvent à se plaindre de toutes les vexations qu’un Etat maître de couper les vivres à un autre, ne manque guéres à lui faire souffrir. En tems de guerre nos Vandales désoloient l’Italie, soit en faisant sur ses côtes des descentes imprévûës, soit en croisant sur la Méditerranée. Nous avons vû Genseric roi de ces Vandales saccager Rome peu de tems après la mort de Valentinien III et l’histoire du cinquiéme siécle parle de plusieurs autres villes surprises par les sujets de ce roi barbare. Sidonius dans le panegyrique d’un des successeurs de Majorien, fait dire à l’Italie : » D’un autre côté le Vandale me presse. Chaque année il arme une flotte qui me fait quelque nouvel outrage. L’ordre des choses est renversé. Le Midi déchaîne contre moi les vents furieux du Septentrion. » Procope dit en parlant des Vandales d’Afrique, qu’il y avoit long-tems, lorsque Justinien les attaqua, qu’ils étoient en possession de saccager chaque année les côtes de l’Illyrie, du Péloponese, de la Grece, des isles voisines de ce païs-là, et les regions maritimes de la Sicile et de l’Italie. Un jour, ajoûte notre historien, Genseric s’étoit embarqué sur sa flotte, sans avoir dit encore quel étoit son projet. Elle mettoit à la voile, lorsque son premier pilote lui vint demander vers quelle contrée il vouloit faire route. Abandonnons-nous aux vents, répondit ce prince. Ils nous porteront sur les côtes du païs contre qui le ciel est le plus irrité. L’air des côtes de l’Afrique sur la mer Méditerranée a-t-il quelque chose de contagieux, et propre à faire de tous ceux qui les habitent, une nation de pirates ? Est-il cause que plusieurs peuples qui dans differens tems se sont établis sur ce rivage, soient devenus corsaires de profession. Cela ne vient-il pas plûtôt de ce que ces infâmes côtes sont remplies de syrtes et d’écueils, où les vaisseaux font souvent naufrage, et où ils deviennent la proïe de l’habitant du païs, qui là, comme en bien d’autres lieux, croit que tout vaisseau qui échoûë sur son rivage, est un présent que le ciel lui veut envoyer. La douceur que ce peuple trouve dans le profit qui lui revient du pillage des vaisseaux qui ont fait naufrage, le détermine à courir la mer pour s’y emparer de ceux qu’il y rencontrera hors d’état de se défendre, et la situation de son païs lui donne tant d’avantage pour exercer la piraterie, qu’il prend bien-tôt le parti d’en faire son métier ordinaire.

Voyons présentement ce qu’il nous est possible de sçavoir aujourd’hui des préparatifs que Majorien fit par terre et par mer pour assûrer en premier lieu le succès de l’expédition qu’il vouloit faire dans les Gaules, et en second lieu le succès de celle qu’il esperoit de faire ensuite contre les Vandales. L’empereur employa le reste de l’année quatre cens cinquante-sept, et une partie de l’année quatre cens cinquante-huit à ces préparatifs. » On coupa les forêts de l’Apennin si fertile en bois propres à la construction des vaisseaux, & l’on en fabriqua des bâtimens dans tous les ports du Golfe Adriatique, & de la mer de Toscane. La flotte sur laquelle s’embarqua le Roi Agamemnon pour aller faire le siége de Troye fut moins nombreuse. »

Il faut que les Gaules où Majorien, ainsi que la bonne politique le vouloit, aura fait passer l’armée de terre qu’il mit sur pied dès qu’elle fut prête, ayent été soumises, avant que la flotte fût encore en état de se mettre en mer, puisque Sidonius dit : » Quoique les Gaules fussent épuisées par les subsides qu’on levoit sur elles depuis long-tems, elles trouvent néanmoins des ressources dans le zele qu’elles ont pour leur nouvel Empereur, & fournissent des sommes considerables qui aident à faire les frais d’un armement si nécessaire. »

L’armement que Majorien fit par terre se trouva plûtôt prêt que celui qu’il faisoit par mer, quoique ce premier armement ne fut pas moins considérable que le second. Outre les troupes Romaines, il avoit dans son camp des corps composés de tous les barbares qui pour lors s’étoient fait quelque réputation à la guerre. Il paroît même par le dénombrement de ces corps qu’on lit dans Sidonius, que plusieurs barbares du nombre de ceux qui avoient des établissemens dans les Gaules, et qui avoient été à portée de se rendre dans le camp de Majorien, avoient abandonné les quartiers de leur nation pour passer les Alpes, et pour aller joindre en Italie cet empereur, sous lequel ils avoient déja servi, dans le tems qu’il étoit un des lieutenans d’Aëtius. Il est vrai que Sidonius dans l’énumération qu’il fait de ces barbares, ne nomme point les Francs, et le Pere Daniel tire même une induction de cette omission, pour appuyer son sentiment qui, comme on le sçait, est que les prédécesseurs de Clovis n’ont eu aucun établissement stable dans les Gaules, et que la déposition du roi Childeric, et le choix que les Francs firent ensuite d’Egidius pour les gouverner, n’est qu’une fable inventée à plaisir. Mais voici ses propres paroles.

» Egidius[128], ou le Comte Gilles, devoit être Roi au moins lorsqu’il accompagna l’Empereur Majorien en Espagne pour l’expédition d’Afrique, que l’incendie des vaisseaux fit manquer. Cependant Sidoine Apollinairc faisant un long dénombrement des diverses Nations que Majorien avoit alors dans son armée, ne nomme ni les François, ni le Roi des François. On n’y voit ni le nom de Franci, ni ceux de Bructeri, de Chatti, de Sicambri, ni aucun des autres noms que les Ecrivains & les Historiens de ce tems-là ont coutume de donner aux François. Si le Comte Gilles étoit alors Roi, n’auroit-il pas eu une armée entiere de François sous son commandement, & auroit-il quitté son Royaume sans amener avec lui les principaux Capitaines & les meilleures troupes, dans un tems où il devoit tout appréhender de l’inconstance de la Nation ? »

Tout ce raisonnement porte à faux. Voici pourquoi. Il suppose qu’Egidius regnât déja sur la tribu des Francs dont Childéric étoit roi, lorsque Majorien assembla l’armée dont Sidonius fait le dénombrement, et dans laquelle on ne trouve point les Francs. Cela ne peut avoir été. En voici la raison. Cette tribu ne sçauroit avoir choisi Egidius pour son roi, qu’après que Majorien se fut rendu le maître des Gaules. Egidius ne fut reconnu pour maître de la milice dans les Gaules, que lorsque Majorien qui lui avoit conferé cette dignité, y eut été reconnu pour empereur. Gregoire de Tours dit positivement, comme on le verra, que lorsque les sujets de Childéric choisirent Egidius pour les gouverner, Egidius étoit déja maître de la milice. Or Majorien n’assembla point l’armée, dont il s’agit, dans les Gaules après les avoir soumises. Il l’assembla en Italie pour venir à sa tête subjuguer les Gaules. Sidonius, pour ainsi dire, passe cette armée en revûë dans le vers quatre cens soixante et douze du panegyrique de Majorien, et dans les vers suivans. C’est-là qu’il en fait le dénombrement, et ce n’est que dans le vers cinq cens dix qu’il commence à la mettre en marche et à lui faire traverser les Alpes pour venir à Lyon. Ce n’est qu’au vers cinq cens dix que commence la narration du passage de ces montagnes, que Sidonius décrit éloquemment dans les vers suivans, qui conduisent enfin Majorien à cette ville-là. Ainsi lorsque ce prince assembla l’armée dont il s’agit ici, celle qui devoit après avoir soumis les Gaules, passer en Afrique, il n’étoit point encore le maître de ce que l’empire tenoit dans les Gaules, et son maître de la milice Egidius, n’y étoit point encore reconnu en cette qualité. Par conséquent il ne pouvoit point avoir été déja choisi par la tribu des Francs, dont Childeric étoit roi, pour la gouverner. Le moyen de croire que cette tribu eût choisi pour son chef, durant l’interregne, un géneral qui n’étoit pas reconnu sur leurs frontieres, et qui étoit encore en Italie. D’ailleurs Sidonius dit positivement qu’Egidius ne passa les Alpes qu’avec Majorien, et que dans la marche ce fut cet officier qui commanda l’arriere-garde. Dès que l’armée de Majorien a été rassemblée en Italie, dès qu’elle a été rassemblée avant qu’Egidius regnât sur aucune tribu des Francs, on ne sçauroit rien conclure de ce qu’il n’est point fait mention des Francs dans le dénombrement de cette armée-là.

Il est encore très-vraisemblable que les Francs étoient alors aussi-bien que Theodoric II dans le parti opposé à Majorien, et même que ce ne fut que quelque tems après la réduction des Gaules, qu’ils firent leur paix avec lui. Mon opinion est fondée sur l’imprécation que Sidonius fait contre les Francs dans une espece de requête en vers, qu’il presenta dans Lyon à Majorien, quelques jours après que la ville eut été réduite, comme nous l’allons dire, sous l’obéissance de cet empereur. Sidonius y expose en premier lieu sa demande, qui étoit d’être déchargé de trois coteparts de capitation, qu’on lui avoit imposées en lui accordant son pardon. Nous avons dit dès le premier livre de cet ouvrage quelle sorte de taxe étoient ces coteparts de capitation. Le suppliant finit ensuite sa requête à l’ordinaire, c’est-à-dire, en faisant des vœux pour la prosperité du prince. Un de ces vœux est : « Que l’orgueil de l’une et de l’autre rive soit humilié, et que Sicambre tondu n’ait plus d’autre boisson que l’eau du Vahal. » c’est-à-dire, en stile simple ; que les Francs, tant ceux qui habitent encore sur la rive droite du Rhin, que ceux qui se sont cantonnés sur la rive gauche de ce fleuve, et qui sont à present si altiers, soient punis de leur orgueil, que le Romain après les avoir fait captifs, leur coupe les cheveux aussi courts que le sont ceux des esclaves, et qu’ensuite ces barbares relegués tous au-delà du Vahal, n’ayent plus que ses eaux pour boisson. Nous avons vû dans le premier livre de cet ouvrage, que l’envie de boire du vin étoit un des motifs qui attiroient les barbares sur le territoire de l’empire. Revenons au succès de l’expédition de Majorien dans les Gaules.

Ce prince, comme le dit Sidonius, passa les Alpes lorsque l’hyver étoit déja commencé. Il arriva cependant à Lyon avant la fin de l’année quatre cens cinquante-huit avec laquelle son consulat expiroit, puisque notre poëte y prononça devant ce prince, tandis qu’il étoit encore consul, son panegyrique en vers. D’ailleurs Cassiodore dit dans ses fastes, que ce fut cette année-là que Majorien partit pour son expédition d’Afrique. Nous avons vû que l’expédition de Majorien contre les Vandales d’Afrique devoit succeder immédiatement à celle qu’il lui falloit exécuter la premiere, c’est-à-dire, à celle qui lui devoit soumettre les Romains de la Gaule qui refusoient encore de le reconnoître. Ainsi Cassiodore compte Majorien parti pour son expédition d’Afrique, dès qu’il est parti d’Italie pour entrer dans les Gaules. La diligence avec laquelle Majorien s’y montra, dût déconcerter le parti qui lui étoit opposé, et qui probablement ne s’attendoit point à l’y voir arriver au cœur de l’hyver. Nous ne sçavons pas d’autres particularités de la guerre civile qui s’y fit alors, que celles qu’on peut ramasser dans les écrits de Sidonius, qui n’a point eu certainement le dessein d’en faire l’histoire.

On a déja vû par l’extrait d’une de ses lettres que nous avons rapporté, que le dessein des ennemis de Majorien étoit de proclamer empereur Marcellianus, avec qui suivant l’apparence ils traitoient encore, quand le premier les surprit en passant les Alpes dans une saison que les armées ne prennent pas ordinairement pour traverser les monts. On voit encore par le panegyrique de Majorien du même auteur, que dans le cours de cette guerre civile, la ville de Lyon fut prise et saccagée par les troupes de cet empereur. « Grand prince, y dit Sidonius, vous dont la venue pouvoit seule nous rendre l’esperance, relevez-nous de notre chute, & jettez un regard favorable sur votre bonne ville de Lyon, que vous traversez en triomphant. Vous lui avez déja octroyé son pardon. Accordez-lui encore des graces qui la mettent en état de respirer…… » Elle est vuide de citoyens, & sa prise a fait connoître son importance encore mieux qu’on ne la connoissoit auparavant. Quand on est redevenu heureux, on ne craint plus de rappeller le souvenir des malheurs passés. Ainsi, Prince magnanime, je ne me ferai point une peine de parler de l’incendie & du sac que votre ville a essuyés, afin d’avoir l’occasion de » vous dire que vous pouvez, en nous tendant une main secourable, nous faire oublier nos maux, & même nous mettre au point de ne plus les regarder que comme des évenemens qui auront donné lieu au triomphe de notre Restaurateur. »

Sidonius qui étoit de la cité d’Auvergne, n’auroit point parlé comme il parle du désastre de celle de Lyon, si ces deux cités n’eussent point été dans le même parti. D’ailleurs nous avons encore dans les écrits de cet auteur d’autres preuves que celles qu’on a déja vûes de l’engagement qu’il avoit pris avec les ennemis de Majorien. Sidonius dit lui-même dans la préface du panégyrique de Majorien, qu’il avoit été obligé d’avoir recours à la clémence de cet empereur qui lui avoit pardonné. Notre poëte compare même en cela, sa destinée à celle de Virgile et à celle d’Horace, à qui Auguste pardonna d’avoir été d’un parti contraire au sien, et d’avoir porté les armes contre lui. Vous m’avez, dit-il à Majorien, répondu avec la bonté d’Auguste victorieux, que je n’avois qu’à vivre en repos.

La prise de Lyon et les autres évenemens de cette guerre qui nous sont inconnus, joints au crédit qu’Egidius et les autres serviteurs de Majorien avoient dans les provinces obéïssantes des Gaules, les lui auront soumises. Majorien qui avoit alors pour objet l’expédition d’Afrique, aura de son côté rendu cette réduction plus facile en montrant beaucoup d’indulgence pour leurs habitans. Il en aura usé de même à l’égard des barbares confédérés. Aussi Majorien n’eut pas eu plûtôt réduit les Visigots, en gagnant une bataille contr’eux, à lui proposer un accommodement, qu’il conclut la paix avec cette nation. C’est ce qui arriva dans le cours de l’année quatre cens cinquante-neuf. Il est fait mention de cette paix dans Priscus Rhetor. On y lit. » Les Gots établis dans les Gaules, firent leur paix avec Majorien Empereur d’Occident, & ils promirent de le servir en qualité de troupes auxiliaires. Ce Prince obligea encore soit par la voye des armes, soit par celle de la négociation, les Peuples qui habitoient sur les confins du territoire que tenoient les Romains, à se soumettre à son pouvoir. » Il est hors d’apparence que cette pacification des Gaules, ait été achevée plûtôt que l’année quatre cens cinquante-neuf, que nous avons marquée comme le tems de sa conclusion ; puisque Majorien n’arriva dans les Gaules, comme on l’a vû, qu’à la fin de l’année quatre cens cinquante-huit. Le renouvellement des anciennes conventions aura été la principale condition du nouvel accord, qui mit l’empereur en état de subjuguer par les armes, ou de ramener par la douceur les autres nations établies sur les frontieres de l’empire. ç’aura donc été pour lors qu’il aura accordé la paix aux Francs, et sur tout à la tribu des Saliens. Ils auront été du nombre de ceux dont Priscus Rhetor a voulu parler, lorsqu’il a dit que Majorien après avoir fait la paix avec les Visigots, la fit aussi avec les autres barbares qui habitoient sur la frontiere du territoire de l’empire romain. En effet nous allons voir les Saliens prendre pour roi le même Egidius, qui avoit été fait maître de l’une et de l’autre milice dans le département des Gaules, par l’empereur Majorien.

LIVRE 3 CHAPITRE 4

CHAPITRE IV.

Childéric parvient à la couronne. Il est chassé par ses sujets, qui prennent Egidius pour leur chef. Que dans ce tems-là les Francs sçavoient communément le Latin. Du titre de Roi & de la facilité avec laquelle il se donnoit dans le cinquiéme siécle.


Il convient d’interrompre ici le récit des expéditions de Majorien, pour parler de l’avenement de Childéric à la couronne, et des avantures qu’il essuya les premieres années de son regne. Ce prince, suivant le passage de Gregoire de Tours que nous avons déja rapporté, étoit certainement fils de Merovée son prédécesseur, et suivant l’auteur des Gestes il commença son regne vers quatre cens cinquante-sept. Cet auteur dit que Childéric avoit déja regné vingt-quatre ans lorsqu’il mourut, et il mourut, comme on le dira quand il en sera tems, en quatre cens quatre-vingt-un. Ainsi le regne de Childéric doit avoir commencé en quatre cens cinquante-sept, ou l’année suivante.

Nous verrons dans la suite que Tournay étoit le lieu ordinaire de sa résidence, ou si l’on veut sa capitale ? Pourquoi Cambray qui avoit été une des premieres conquêtes de Clodion, n’appartenoit-il pas à Childéric, et pourquoi trouvons-nous cette ville au commencement du regne de Clovis, sous le pouvoir de Ragnacaire, un autre roi des Francs ? Peut-être Ragnacaire étoit-il fils d’un frere de Mérovée ; et peut-être ce frere avoit-il eu Cambray pour son partage à la mort de Clodion son pere.

Les premiers évenemens du regne de Childéric qui nous soient connus, sont sa déposition et son rétablissement. Voici ce qu’on trouve dans Gregoire de Tours concernant cette déposition. » Childéric irrita tellement contre lui les Francs ses sujets, en séduisant leurs filles, qu’il fut obligé de s’évader pour éviter d’être assassıné. Il prit le parti de se refugier dans la Turinge, mais il laissa dans son Royaume un Ministre affidé, & capable d’appaiser avec le tems, l’esprit des révoltés. Childéric avant que de partir convint avec ce Serviteur fidele d’une contremarque, par le moyen de laquelle à il pût l’informer du tems ou les conjonctures seroiene favorables à son retour. Pour cet effet on rompit en deux une piéce d’or, dont le Roi emporta une moitié, laissant l’autre à son Ministre, qui lui dit, quand ils se séparerent : Dès que je vous aurai fait tenir la moitié que je garde, commencez par rapporter avec celle qui demeure entre vos mains, & après vous être bien assuré que ce sera ma moitié que vous aurez reçûë, revenez dans vos Etats avec confiance. Incontinent Childéric partit, & il se réfugia dans la Turin où il vecut comme un simple particulier à la Cour du Roi Basinus, & de la Reine femme de ce Prince. » Fut-ce dans la Turinge Gauloise, ou dans la Turinge Germanique, que Childéric prit son azile : Nous l’ignorons. » Après le dé » part de ce Prince, Gregoire de Tours reprend ici la parole : » Les Francs d’un consentement unanime choisirent pour les gouverner ce même Egidius, dont j’ai dit ci-dessus qu’il avoit été fait Maître de la Milice par l’Empereur. » Nous rapporterons le reste du passage, quand nous en serons à l’année quatre cens soixante et deux, qui suivant mon opinion, fut celle du rétablissement de Childéric.

L’abbréviateur et l’auteur des Gestes racontent ce fait, comme Gregoire de Tours. Ils disent même le nom du confident de Childéric, ils nous apprennent que ce sujet fidelle s’appelloit Viomade.

Quoique Gregoire de Tours ne dise point que les interêts de l’empire ayent eu part au détrônement de Childéric, on est tenté néanmoins, quand on fait réflexion sur les conjonctures où il arriva, de croire que cette destitution aura été ménagée par Egidius, qui pouvoit avoir des raisons de penser que Majorien ne devoit point se fier à ce roi des Francs. Cette déposition peut donc bien avoir été une des conditions du traité fait entre Majorien et les Francs, qui étoient encore si mal avec lui en quatre cens cinquante-huit, lorsque Sidonius faisoit contre eux les imprécations qu’on a lûës, et qui peu de tems après étoient si bien néanmoins avec cet empereur, qu’ils choisirent pour les gouverner, Egidius qu’il avoit fait son généralissime dans le département des Gaules, et qui lui étoit entierement dévoué, ainsi qu’on l’a déja vû et qu’on le verra encore par la suite de l’histoire.

Comme Gregoire de Tours nacquit en l’année quatre cens quarante-quatre, et seulement soixante et trois ans après la mort de Childéric, il a dû voir plusieurs personnes qui avoient vû et ce prince et ses contemporains. Ainsi l’on ne pourroit point recuser le témoignage de notre historien sur un évenement aussi public et aussi mémorable que celui de la déposition du roi des Saliens, et du choix que les Saliens firent ensuite d’Egidius pour les gouverner, quand bien même les principales circonstances de cet évenement seroient de nature à paroître moralement impossibles. Il est vraisemblable qu’il arrive souvent plusieurs choses contre la vraisemblance. Mais la narration de notre historien ne contient rien que de très-plausible, à en juger par les usages du tems, comme par ce que nous sçavons, soit concernant la situation où étoient alors les Francs Saliens établis sur le territoire de l’empire, soit concernant les relations continuelles où ils étoient depuis deux siécles avec les Romains. Si Childéric a recours à l’expédient de la piece d’or partagée en deux pour être informé avec certitude quand le tems favorable à son rétablissement seroit enfin arrivé, c’est que l’art d’écrire en chiffres n’étoit connu ni de lui ni de son correspondant, et que ce correspondant ne vouloit pas être obligé de confier un jour son secret, ou bien à un messager qui pourroit être infidele, ou bien à une lettre écrite en caracteres ordinaires, et qui pourroit être interceptée.

Il est donc trés-croyable qu’une tribu de Francs qui demeuroit sur le territoire de l’empire en qualité de confédérés, ait, après avoir destitué son roi, choisi pour la gouverner dans ses quartiers, le même homme qui la commandoit quand elle servoit en campagne. Les personnes sensées de ce petit Etat dûrent représenter aux autres que c’étoit là ce qu’on pouvoit faire de mieux. Childéric, auront-elles dit, est un prince brave et liberal, nous l’avons reconnu pour roi, et il ne sera pas toûjours aussi jeune qu’il l’est aujourd’hui. Le tems et les malheurs s’en vont le rendre sage, et notre colere toute juste qu’elle est, ne durera point si long-tems. Nous serons donc bien-aises un jour de rappeller le fils de Merovée. Si nous élisons aujourd’hui un autre roi qui soit de notre nation, nous ne pourrions plus rappeller Childéric, sans allumer entre nous une guerre civile ? Qui nous gouvernera durant l’interregne ? Prions Egidius de vouloir bien être notre chef pendant ce tems-là. Nous lui obéïssons déja quand nous sommes à la guerre. Nous lui obéïrons aussi quand nous serons revenus dans nos quartiers. La réputation de justice et de probité qu’Egidius avoit dans les Gaules aura achevé de déterminer les sujets du roi dépossedé à prier Egidius de se charger du soin de leur administrer la justice, et de décider les contestations qui naîtroient entr’eux. D’un autre côté le Romain à qui ce choix donnoit encore plus de crédit sur la tribu des Saliens, qu’il n’en avoit en qualité de généralissime des troupes des Gaules, se sera chargé volontiers du soin de la gouverner. Comme il faisoit son séjour ordinaire à Soissons, dont il laissa même la possession à son fils Syagrius, ainsi qu’il le sera dit dans la suite, le lieu de sa demeure n’étoit pas bien éloigné des quartiers des Francs qui le prenoient pour leur chef politique.

Nous avons déja dit à l’occasion du dénombrement que Sidonius Apollinaris fait de l’armée de l’empereur Majorien, que le Pere Daniel s’inscrivoit en faux contre l’histoire de la déposition de Childeric, et même nous avons réfuté l’argument qu’il tire pour appuyer son opinion, de ce qu’il ne se trouvoit point de Francs parmi les barbares qui servoient dans cette armée-là, en qualité de troupes auxiliaires. Mais cet argument n’est pas le seul qu’il employe pour montrer que l’histoire, dont il s’agit, n’est qu’une fable, et que la conduite qu’on fait tenir aux Francs en cette occasion doit paroître aussi bizarre, que l’auroit été en mil six cens quatre-vingt-sept la conduite des Turcs, si lorsqu’ils eurent déposé Mahomet IV ils avoient placé sur le trône des ottomans le prince Charles de Lorraine, qui commandoit alors l’armée de l’empereur en Hongrie, et qui ne devoit sa gloire qu’aux avantages qu’il avoit remportés sur eux. Notre auteur met encore en œuvre plusieurs autres preuves pour appuyer son sentiment. Il est vrai qu’aucune n’est du genre de celles qu’on nomme des preuves positives. Le P. Daniel ne cite aucun écrivain ancien qui se soit inscrit en faux contre la narration de Gregoire de Tours, ou qui ait dit le contraire. Il est réduit à des preuves négatives. En premier lieu, allégue-t-il, le fait est incroyable. En second lieu, aucun auteur contemporain ne le rapporte.

Paroît-il possible, dit notre critique, que les Francs qui étoient barbares et payens, ayent choisi pour leur roi un Romain qui étoit chrétien ; supposé qu’ils l’ayent élû, ce Romain a-t-il pû accepter leur couronne ? N’a-t-il pas dû en être empêché par la crainte de se rendre suspect à l’empereur.

J’en ai déja dit assez pour montrer que les Francs sujets de Childéric se trouvoient, après la déposition de ce prince, dans des circonstances, où il leur convenoit de choisir un Romain tel qu’Egidius pour les gouverner. Il est vrai que ces Francs étoient encore payens, et qu’Egidius étoit catholique, mais rien n’étoit plus commun dans ces tems-là, que de voir le soldat payen obéir à un officier chrétien, et le soldat chrétien obéir à un officier payen. Sans parler des Romains qui, comme Litorius Celsus, étoient encore payens dans le cinquiéme siécle, la plûpart des officiers barbares qui servoient l’empire alors, étoient idolâtres. Combien y avoit-il de subalternes et de soldats de la religion dominante, qui pour lors étoit la chrétienne, dans les troupes que ces officiers commandoient. Les Saliens qui choisirent Egidius pour roi, ne lui obéissoient-ils pas déja auparavant comme au géneralissime qui commandoit dans le païs où ils étoient cantonnés ?

En quelle langue, dira-t-on, Egidius qui étoit Romain pouvoit-il se faire entendre à ses nouveaux sujets, dont la langue naturelle étoit la langue tudesque ou germanique. Je ne me prévaudrai pas de ce que nous avons vû de nos jours, des rois gouverner des sujets dont ils n’entendoient point la langue naturelle. Je puis alléguer des raisons plus satisfaisantes. En premier lieu, je dirai qu’Egidius né dans les Gaules, et qui toute sa vie avoit servi dans des armées, où il y avoit tant de troupes composées de soldats germains, pouvoit bien avoir appris le tudesque, et probablement il le sçavoit assez pour entendre ceux qui lui parloient en cette langue, et pour s’y faire entendre. Egidius aura voulu sçavoir le tudesque par la même raison que les officiers françois vouloient durant les guerres terminées par le traité de Munster et par le traité des Pyrenées, sçavoir l’allemand. Ce qui est certain, c’est que le fils d’Egidius, le Syagrius celebre dans le commencement de nos annales, sçavoit si bien, comme nous le verrons, la langue des peuples germaniques, que ces barbares appréhendoient de faire des barbarismes lorsqu’ils la parloient devant lui.

Je dirai en second lieu, qu’il est plus que probable que les Francs sujets de Childéric parloient, ou du moins, que généralement parlant, ils entendoient tous le latin en quatre cens cinquante-neuf. Avant même que les Francs eussent établi sur le territoire de l’empire aucune colonie indépendante, le latin devoit être dans leur païs une langue aussi commune, que l’est le françois dans la partie de la Suisse où la langue naturelle est l’allemande. La relation qui étoit entre les Francs et les Romains, et dont nous avons parlé fort au long, avoit dû rendre la langue latine très-commune dans l’ancienne France, et réciproquement celle des Francs commune dans les païs qui n’en étoient séparés que par un fleuve. Il n’étoit guéres plus difficile aux barbares d’apprendre à parler latin, qu’aux Romains d’apprendre la langue germanique. Aussi voyons-nous que dès le regne d’Auguste, il y avoit déja plusieurs païs où le latin étoit une langue sçûë de beaucoup de monde, quoiqu’ils ne fussent point sous la domination de Rome. Velleïus Paterculus en parlant de la guerre que les habitans de la Pannonie et d’autres païs qui n’avoient point encore été réduits en forme de province, déclarerent à l’empire, dit : que non-seulement les Pannoniens avoient connoissance de la discipline militaire des Romains, mais qu’ils sçavoient encore la langue de ces derniers. Supposé néanmoins que les Francs qui suivoient Clodion, lorsqu’il s’établit entre l’Escaut et la somme vers l’année quatre cens quarante-cinq, n’eussent point appris déja le latin en fréquentant les Romains, et en servant dans leurs armées, ils en auront appris du moins quelque chose dans le commerce continuel qu’ils eurent après cette occupation, avec les anciens habitans de la seconde Belgique, au milieu desquels ils s’étoient domiciliés. La langue latine étoit alors une langue vivante. Il doit encore être arrivé que les enfans de cette peuplade, qui en quatre cens quarante-cinq étoient au-dessous de l’âge de dix-huit ans, ayent appris à parler la langue latine, même sans avoir pensé à l’étudier. On sçait combien à cet âge les hommes ont d’aptitude pour apprendre les langues qu’ils entendent parler sans cesse. Or ces enfans devoient faire déja une grande portion des chefs de famille sujets de Childéric dans le tems qu’ils choisirent Egidius pour les gouverner.

Enfin on ne sçauroit douter que lors de la mort de Childéric, les Francs ses sujets ne sçussent tous, généralement parlant, la langue latine. En voici la preuve. Personne n’ignore que nos premiers rois ont pratiqué, pour donner l’autenticité et la validité à leurs diplomes et rescripts, l’usage des empereurs et de tous les Romains : celui d’y apposer leur cachet gravé sur un anneau qu’ils portoient ordinairement au doigt. C’étoit, pour ainsi dire, à l’empreinte de ce sceau que déferoient ceux à qui les ordres étoient adressés, et ils ne devoient les exécuter qu’après l’avoir bien reconnuë. L’usage commun étoit alors d’écrire sur des tablettes enduites de cire, et il étoit trop facile de contrefaire cette écriture, parce que les faussaires pouvoient retoucher chaque lettre à leur plaisir, sans qu’il parût sensiblement que les caracteres eussent été altérés. Aussi l’anneau dans le chaton duquel se trouvoit ce cachet, servoit-il de lettre de créance et de pouvoir à celui à qui on le confioit. Quand Clovis envoya Aurelien négocier le mariage de sainte Clotilde, il remit un de ses anneaux à ce ministre, comme une marque suffisante à persuader qu’on pouvoit ajouter foi à tout ce qu’il proposeroit au nom de son maître. Gregoire de Tours, pour donner à entendre que le ministre en qui le roi Sigebert avoit le plus de confiance, étoit Siggo le référendaire, dit que ce prince laissoit son anneau entre les mains de Siggo. La loi nationale des Allemands rédigée par les soins de notre roi Dagobert I dont ils étoient sujets, s’explique en ces termes pour statuer sur le châtiment de ceux qui manqueroient à obéïr à leurs supérieurs. » Si quelqu’un a méprisé le cachet ou le sceau de son Géneral, qu’il paye douze sols d’or d’amende, s’il a méprisé le cachet de son Comte, qu’il en paye six, & trois s’il a méprisé le cachet de son Centurion. » On voit bien qu’ici cachet est pris pour un ordre où un cachet avoit été apposé.

Or nous avons encore aujourd’hui à la bibliotheque du roi, l’anneau dont Childéric se servoit pour signer ses ordres lorsqu’il mourut, puisque c’est celui qui fut trouvé dans le cercueil de ce prince, lorsqu’on découvrit son tombeau à Tournay en l’année mil six cens cinquante-trois. C’est une matiere dont nous parlerons plus au long, quand nous en serons à la mort de Childéric. On voit, et c’est ce qui est important ici, la tête de Childéric gravée sur le métail du chaton de cet anneau qui est d’or, et on y lit cette inscription écrite en forme de legende Childerici regis. C’est sur quoi je renvoye aux livres qui nous ont donné l’estampe de ce cachet. Est-il croyable que Childérîc eût fait graver l’inscription qui caracterisoit son sceau, pour parler ainsi, et qui par conséquent en faisoit l’autenticité, dans une langue qui géneralement parlant n’étoit entenduë par ceux qui devoient obéïr aux ordres qui tiroient leur force de ce sceau ? Il est vrai que nos rois mettent autour des effigies et des écus qui sont sur leurs sceaux et sur leurs monnoyes des legendes latines, quoique la plus grande partie de leurs sujets n’entende point le latin. Mais nos rois, n’en usent ainsi, qu’en continuant l’usage ancien introduit sous la premiere race, et quand le latin étoit encore dans les Gaules une langue vivante, et même la langue la plus en usage. Au contraire, Childéric auroit introduit une nouveauté odieuse. Si l’on suppose que la legende des sceaux de son prédécesseur fût en latin, il faudra convenir que dès le tems de son prédecesseur, les Francs entendoient déja communément la langue latine.

Enfin le séjour que les barbares firent sur le territoire de l’empire dans le cinquiéme siécle souvent comme ses soldats, quelquefois comme captifs, dûrent rendre la langue latine une langue commune parmi ces peuples. Aussi Priscus Rhetor, écrivain grec, rapporte-t-il que se trouvant en qualité d’envoyé de l’empereur de Constantinople à la cour d’Attila, il fut surpris de voir qu’un homme vêtu en Scythe lui parloit grec, parce, dit-il, que les Scythes ne se servent guéres que de langues qui sont étrangeres pour nous autres Grecs. Nos barbares, ajoûte Priscus, parlent la langue des Huns, mais plus communément celle des Gots. Ceux d’entre eux qui ont eu occasion d’avoir plus de commerce avec les Romains, parlent latin.

Rien n’empêcha donc les Francs sujets du roi Childeric de prier Egidius de leur rendre la justice, et de leur tenir lieu de roi durant l’interregne. Je ne vois pas non plus ce qui pourroit avoir empêché Egidius de se charger de ce soin-là. Il a dû craindre, allegue-t-on, de se rendre suspect à l’empereur et à ses ministres, en acceptant la couronne qui lui étoit offerte par une nation étrangere. En premier lieu, je réponds qu’Egidius avoit mérité, et qu’il paroît avoir eu, toute la confiance de l’empereur Majorien. En second lieu, la couronne que les Francs mettoient sur la tête d’Egidius, ne le rendoit guéres plus puissant qu’il l’étoit déja. Cette couronne n’étoit point alors rien d’approchant de la couronne de France : ni même de la plus petite des couronnes qui sont aujourd’hui dans la societé des nations. D’ailleurs, supposé que véritablement ces Francs lui ayent donné le titre de roi, je ne crois point qu’il l’ait jamais voulu prendre. Premierement, le peuple qui l’avoit proclamé roi, étoit, comme nous le verrons dans la suite, peu nombreux. Le territoire dont il étoit maître étoit peu considérable, tant par sa petite étenduë, que par l’état où il étoit encore alors. Quel pays occupoit la tribu des Francs sur laquelle regnoit Childéric ? La cité de Tournay et quelques contrées sur les bords du Vahal. Nous avons exposé déja combien il s’en falloit que ce pays-là ne fût alors peuplé et cultivé ainsi qu’il l’est aujourd’hui. Secondement, le titre de roi ne devoit guéres honorer dans ce tems-là, un homme comme Egidius, qui en vertu de la dignité dont il étoit revêtu commandoit tous les jours à plusieurs rois.

Ce titre ne supposoit point alors comme il le suppose aujourd’hui, une indépendance entiere de celui qui le porte. Les Romains étoient accoutumés depuis long-tems à compter des rois parmi les sujets de l’empire. Velleius Paterculus qui écrivoit sous le regne de Tibere et dans un tems où il y avoit un si grand nombre de rois en Asie, dit que parmi ces princes il n’y avoit plus que le roi des Parthes qui jouît de l’indépendance.

Le titre de roi si grand et si auguste aujourd’hui, n’étoit donc point alors aussi respectable relativement aux autres titres des souverains. Qui fait d’ailleurs la noblesse et l’éminence d’un titre ? Deux choses. Le petit nombre de ceux qui le portent, et le pouvoir qui s’y trouve ordinairement attaché. Or dans le cinquiéme siécle il y avoit en Europe des rois sans nombre, parce qu’on y donnoit le titre de roi à tous les chefs suprêmes des nations barbares, et même aux chefs des differens essains de ces nations que l’envie de changer leur fortune contre une meilleure, faisoit entrer au service de l’empire, souvent malgré lui. Procope dit en parlant de Theodoric roi des Ostrogots et dont il sera fait souvent mention dans la suite ; » Qu’il se contenta toujours du nom de Roi, qui est le titre que les Peuples Barbares ont coutume de donner à leurs Chefs suprêmes. » Notre historien regarde comme une action de modestie, que Theodoric qui pouvoit prendre le titre d’une des grandes dignités de l’empire, s’en soit tenu au titre de roi.

Il y avoit donc plusieurs de ces rois moins puissans encore que ne l’étoit Childéric, qui du moins avoit un territoire. Plusieurs rois n’en avoient aucun. La contrée où ils habitoient étoit du domicile de l’empire, et ils ne se disoient rois que parce qu’ils avoient quelques sujets. Ennodius, évêque de Pavie, et né dans le cinquiéme siécle, dit en parlant d’une armée que Theodoric, roi des Ostrogots, et souverain de l’Italie, mena en personne contre des barbares qui lui faisoient la guerre : » Qu’il y avoir dans cette armée une si grande quantité de Rois, que leur nombre étoit égal au nombre des Soldats qu’on pouvoit nourrir avec les subsistances que les habitans du District où elle campoit, étoient obligés à fournir. Le titre de roi n’étoit pas plus commun dans la Grece, lorsqu’elle entreprit la guerre de Troye, qu’il l’étoit dans l’empire d’Occident pendant le cinquiéme siécle. Aussi les Romains d’Orient ne vouloient-ils pas donner à tous ces rois le titre de Basileus, qui cependant signifie roi en langue grecque. Ils auroient crû avilir ce titre, qu’Alexandre, ses successeurs et les autres grands rois d’Asie avoient porté, et que prirent même les empereurs de Constantinople. C’est pour ne point tomber dans cet inconvénient qu’ils avoient, s’il est permis d’user de ce terme, grecisé le mot rex en lui donnant une terminaison grecque, et ils l’employoient ainsi travesti, lorsqu’ils avoient occasion de parler des rois barbares de l’Occident, et même des rois des Francs. Ce n’a été qu’à nos rois de la seconde race que les empereurs de Constantinople ont donné le titre de basileus au lieu de celui de regas. Les Grecs furent long-tems sans vouloir changer leur ancien usage, quoique la condition des rois, pour parler ainsi, fût bien changée en Occident.

A proportion que le grand nombre de rois qu’il y avoit dans le cinquiéme siecle vint à diminuer, et à mesure que leur pouvoir vint à s’augmenter, la societé des nations se fit une plus grande idée de la royauté, et le titre de roi devint plus auguste. Elle en vint donc jusqu’à refuser ce titre respectable à des princes beaucoup plus puissans que ceux qui l’avoient porté dans les siécles précedens, mais qui cependant ne l’étoient point encore assez pour lui en paroître dignes, depuis qu’elle s’étoit fait une idée du nom de roi differente de celle qu’on en avoit dans le cinquiéme siécle. Dès le quinziéme on ne vouloit plus qu’un souverain méritât d’être appellé du nom de roi, si son Etat ne renfermoit pas au moins dix diocèses et une métropole. Les réünions de plusieurs couronnes sur une seule et même tête qui se firent en Europe dans le cours du seiziéme siécle, ou dans le commencement du dix-septiéme siécle, et qui diminuant le nombre des rois augmentoient en même-tems la puissance de ceux qui restoient, donnerent encore plus de splendeur aux têtes couronnées. A quel point le titre de roi ne devint-il pas respectable dans la societé des nations en mil six cens quatre, qu’il ne s’y trouva plus que six souverains qu’on désignât par le nom de roi. Elevés que nous sommes dans l’idée du titre de roi laquelle on se fit alors, notre premier mouvement nous porte à penser que tout prince à qui nous voyons qu’un historien donne le nom de roi, a été un prince puissant, dont la domination s’étendoit sur une vaste contrée. Mais pour se mettre bien au fait de l’histoire du cinquiéme siécle, il faut se défaire de cette prévention, et se redire à soi-même en plusieurs occasions ce qui vient d’être exposé. Il faut se rappeller de tems en tems que ceux de ces rois qui servoient l’empire, et c’étoit la destinée de plusieurs d’entr’eux, étoient subordonnés au maître de la milice dans le département où étoient leurs quartiers. Voilà pourquoi j’ai crû pouvoir avancer qu’il n’est point vraisemblable qu’Egidius ait jamais daigné se parer du titre de roi des Francs.

Les rois barbares eux-mêmes regardoient le grade de maître de la milice comme une dignité superieure à la royauté, et ils tenoient à grand honneur de parvenir à ce grade. L’histoire le dit assez, et c’est même, comme pénétré d’un pareil sentiment que s’explique un des rois des Bourguignons dans une lettre qu’il écrit à l’empereur des Romains d’Orient, et que nous rapporterons en son lieu[129]. Ici je me contenterai, pour confirmer la conjecture que je viens d’avancer concernant Egidius, que lorsque les Romains avoient à parler d’un prince qui étoit à la fois l’un des rois de sa nation, et l’un des grands officiers de l’empire, ils dédaignoient de le nommer roi, et qu’ils ne le designoient que par le titre de la dignité que l’empereur lui avoit conferée. Quand le pape Hilaire dans une lettre qu’il adresse à Leontius évêque d’Arles parle, de Gundiacus ou Gunderic, roi des Bourguignons, et maître de la milice, c’est par ce dernier titre qu’il désigne le roi des Bourguignons[130]. Quand Sidonius Apollinaris fait mention de Chilpéric, fils de Gunderic, et qui comme son pere étoit à la fois roi des Bourguignons et maître de la milice, il ne l’appelle point le roi Chilperic , mais Chilperic maître de la milice. Enfin lorsqu’Alcimus Avitus fait mention de Sigismond neveu de ce Chilperic, et qui étoit en même-tems roi des Bourguignons et patrice, il l’appelle le patrice Sigismond et non pas le roi Sigismond[131].

Le titre de roi des Francs, qu’Egidius aura pris ou qu’il n’aura pas pris, et le pouvoir que ce titre lui donnoit, n’ont point dû par conséquent exciter la jalousie des ministres de Majorien, ni mériter que dans le tems même il en fût beaucoup parlé. Ainsi la seconde objection que le Pere Daniel fait contre la vraisemblance de l’évenement dont il est ici question, et qu’il tire du silence des auteurs contemporains, se trouve réfutée suffisamment par les mêmes raisons que nous avons employées à combattre la premiere. Je me contenterai donc de faire une simple remarque sur cette seconde objection. On se figure d’abord en la lisant que nous ayons plusieurs volumes d’histoires, où les évenemens arrivés dans les Gaules pendant le tems qu’Egidius gouvernoit les Francs établis dans le Tournaisis, soient narrés fort au long par des auteurs contemporains. Cependant tous les écrits composés dans ce tems-là, et que nous avons encore, se réduisent à la cronique d’Idace, et à quelques ouvrages, soit en prose, soit en vers, de Sidonius Apollinaris. Idace qui écrivoit en Espagne, ou n’aura point entendu parler de la déposition de Childéric, ou bien il n’aura point jugé à propos de faire mention d’un évenement qui n’interessoit guéres ses compatriotes, lui qui écrivoit une cronique si succincte, que souvent elle n’employe qu’une ligne pour raconter les batailles et les sieges les plus mémorables qui ayent été données, ou qui ayent été faits dans les Gaules. Quant à Sidonius Apollinaris, on sçait bien qu’il n’a point écrit les annales de son tems, et que s’il parle dans ses ouvrages de plusieurs événemens arrivés pour lors, c’est uniquement par occasion. Ou ce saint évêque n’aura point eu celle de parler de l’évenement dont il s’agit, ou ceux de ses ouvrages dans lesquels il en faisoit mention, ne seront point venus jusqu’à nous.

Outre les objections que nous venons de réfuter, le Pere Daniel en fait encore deux pour montrer que l’histoire de la déposition de Childéric et de l’installation d’Egidius sur le trône de ce prince, n’est qu’une histoire apocryphe. Une de ces objections est de dire : que cette histoire est pleine de circonstances pueriles et indignes de foi en même-tems : l’autre objection est que cette histoire est démentie par la cronologie. On peut, dit-il, prouver par la cronologie qu’il est impossible que le détrônement de Childéric ait duré huit ans. En effet Egidius étoit déja maître de la milice quand il fut choisi par les Francs pour regner sur eux après la dépossession de Childéric, et cependant Childéric fut rétabli avant la mort d’Egidius qui mourut au plus tard cinq ans après avoir été fait maître de la milice par Majorien. Nous le prouverons dans la suite.

Je réponds à la premiere objection que les circonstances pueriles, et si l’on veut, extravagantes qui sont dans la narration de cet évenement, telle que le Pere Daniel nous la donne, ne sont point dans la narration de Gregoire de Tours. On peut connoître quelles sont les circonstances que le Pere Daniel a tirées des écrivains postérieurs à Gregoire de Tours, et qu’il a inserées dans sa narration, en la comparant avec celle de Gregoire de Tours que nous avons rapportée fidelement. Un fait attesté par un auteur presque contemporain en deviendra-t-il moins croyable, parce qu’il aura plû aux écrivains postérieurs d’ajoûter à la narration de cet auteur des circonstances indignes de foi ? Quant à la seconde objection tirée de la cronologie, nous y répondrons lorsque nous traiterons du rétablissement de Childéric. Ici je me contenterai de dire que l’objection à laquelle je promets de satisfaire prouve bien que la destitution de Childéric n’a pu durer huit ans, mais non pas qu’elle n’ait point eu lieu, et de rapporter un passage du P. Daniel lui-même, concernant les loix de l’histoire. Voici donc ce qu’il dit à ce sujet, après avoir raconté la condamnation et le suplice de la fameuse reine Brunehaut, femme de Sigebert premier roi d’Austrasie et petit-fils du grand Clovis. » Un de nos celebres Historiens[132], Cordemoy, entreprit ils a quelques années, de faire l’Apologie de cette malheureuse Princesse, qui avoit déja été faite par le Jesuite Mariana dans son Histoire d’Espagne, en faveur de son pays où elle avoit pris naissance, » Notre auteur montre ensuite que les raisons du pere Mariana et de M de Cordemoy ne sont rien moins que solides, et qu’elles se trouvent réfutées dans l’histoire de France par M De Valois. Après quoi il écrit : » Vouloir en faveur de cette Reine révoquer en doute sur de foibles conjectures & par des raisonnemens géneraux, des faits rapportés par les plus anciens Historiens que nous avons, & dont ils conviennent entr’eux pour la plupart, c’est agir contre toutes les loix de l’Histoire. »


LIVRE 3 CHAPITRE 5

CHAPITRE V.

Continuation de l’Histoire du regne de Majorien. mort de cet Empereur, & Proclamation de Severus son successeur. Etat de l’Empire d’Occident sous Severus.


Le dessein qui avoit engagé Majorien à faire la paix le plus promptement qu’il lui avoit été possible avec toutes les puissances des Gaules, étoit, comme on l’a dit déja, le projet de passer incessamment en Afrique, et de reconquerir cette importante province sur les Vandales. Nous avons vû que de tous les projets qu’il pouvoit former, celui-ci étoit le plus avantageux à l’empire d’Occident, et nous avons parlé des préparatifs que ce prince avoit faits, même avant qu’il eût pacifié les Gaules. Dès que Majorien y eut rétabli l’ordre ou du moins la tranquillité, il se mit en marche pour passer en Espagne. C’étoit sur les côtes de cette grande province qu’il avoit donné aux bâtimens de sa flotte, leur rendez-vous. Il semble d’abord qu’il dût prendre une autre route, et qu’il lui convînt mieux de s’embarquer en Sicile pour passer en Afrique. Du cap Lilybée qui est dans cette isle, jusqu’au promontoire de Mercure qui est en Afrique, il y a moins de trente lieuës. Lorsque les Romains avoient envoyé des armées dans ce pays pendant la premiere, la seconde et pendant la troisiéme guerre punique, ils leur avoient fait prendre cette route-là, quoiqu’ils fussent les maîtres de les faire partir d’Espagne. Cependant on trouve en faisant reflexion sur les circonstances des tems et des lieux, que Majorien avoit pris un parti judicieux.

En premier lieu, il n’étoit point à propos de faire passer à travers toute l’Italie et près de Rome l’armée qu’il conduisoit en Afrique. Nous avons vû qu’elle étoit composée en grande partie de barbares. Il valoit donc encore mieux que cette armée commît dans les Gaules et dans l’Espagne, les desordres qu’il étoit comme impossible qu’elle ne fît pas dans les contrées qu’elle traverseroit, que de les commettre en Italie. En second lieu, les dispositions que Genséric avoit faites pour se mettre en état de défense contre tous les Romains qui voudroient entreprendre de le chasser de l’Afrique, obligeoient encore Majorien à prendre le parti auquel il se détermina. Ce roi des Vandales avoit démantelé toutes les villes de la province d’Afrique, à l’exception de Carthage dont il avoit fait sa place d’armes, et dans les environs de laquelle il tenoit le plus grand nombre de ses troupes, comme dans le lieu qui étoit le plus exposé en cas de guerre contre l’empire. Ainsi Majorien, s’il fût parti de Sicile, auroit été contraint à faire son débarquement en presence des ennemis, ou bien il auroit été réduit à ranger une côte fameuse par ses Syrtes et par ses autres écueils, jusqu’à ce qu’il eût dévancé ces ennemis qui n’auroient pas manqué de le suivre par terre, et de tenter l’impossible pour faire autant de chemin que sa flotte, afin d’être toujours à portée de s’opposer à la descente. Au contraire ce prince en partant d’Espagne, et rangeant la côte de cette grande province, n’avoit qu’un trajet de quatre ou cinq lieuës à faire pour aborder dans un endroit de l’Afrique, où il étoit comme assuré de mettre pied à terre sans opposition. Ce lieu-là qui étoit dans la Mauritanie, et en face de Cadix, se trouvoit être à une si grande distance de Carthage où les Vandales avoient leurs arsenaux, où ils avoient fait leurs dépôts, et dont par conséquent ils ne pouvoient pas trop s’éloigner, qu’on ne devoit pas craindre de les avoir en tête quand on y aborderoit. Il est vrai que Genséric avoit devasté la Mauritanie, dès qu’il eût été informé que c’étoit sur les côtes d’Espagne que l’armée Romaine devoit s’embarquer. Il avoit même fait empoisonner les puits, et combler les fontaines. Mais l’empereur Majorien comptoit qu’il auroit deux ressources pour faire subsister ses troupes lorsqu’elles auroient mis pied à terre en Mauritanie. L’une consistoit dans les vivres qu’il feroit venir de l’Espagne, des Gaules ou de la Sicile, et l’autre dans les provisions que les anciens habitans de la Mauritanie seroient encore en état de lui fournir, quoique Genséric eût devasté leur pays. Ces habitans devoient avoir sauvé une grande partie de leur grain, parce que l’usage de cette contrée est de les garder dans de grandes fosses recouvertes de terre, et qu’il étoit impossible que la plûpart de ces caches n’eussent échappé aux recherches des Vandales.

Enfin ce qu’il y avoit de plus important pour Majorien, c’étoit de mettre pied à terre au-plutôt. On ne sçauroit prendre de trop bonnes mesures pour épargner à une flotte nombreuse et qui doit transporter des troupes de terre, l’inconvenient dangereux de tenir la mer long-tems. Comme l’expédition dont il s’agit ici, est la derniere entreprise d’éclat que l’empire d’Occident ait faite pour se relever, il doit être permis à un auteur qui écrit l’histoire de l’établissement de la monarchie françoise fondée sur les ruines de cet empire, de faire quelques reflexions sur les causes qui rendirent un pareil armement infructueux.

Majorien eût peut-être été le restaurateur de l’empire, s’il eût employé les forces qui restoient encore dans ce corps politique à faire d’abord quelqu’expédition moins importante à la verité que celle d’Afrique, mais aussi moins exposée aux contretems. Pour rétablir la réputation des armes d’une monarchie qui depuis cent ans n’écrivoit plus guéres dans ses fastes que des jours malheureux, il étoit essentiel que son restaurateur réussît dans sa premiere expédition, telle qu’elle pût être. Majorien devoit donc, quelques motifs qu’il eût de reconquerir l’Afrique sur les Vandales, ne point débuter par une expédition dont la prudence et l’activité ne pouvoient pas rendre le succès certain, moralement parlant. Or ces flottes monstrueuses que le souverain qui veut s’en servir, ne sçauroit mettre en mer sans tirer de regions éloignées une partie, du moins de ce qui est nécessaire pour les équiper, et sans faire venir de loin les troupes qu’il y veut embarquer, ne réussissent presque jamais dans leurs expéditions. Comme l’ennemi contre qui l’armement se fait est instruit de la destination de ces flottes long-tems avant qu’elles puissent mettre à la voile, il a du moins le loisir de se préparer à se bien défendre. Quelquefois même il trouve le moyen de déconcerter le projet formé contre lui, avant que l’exécution en soit encore commencée. Tout le monde sçait ce qui arriva au roi d’Espagne Philippe II lorsqu’il arma cette flotte si celebre sous le nom de l’Invincible, pour l’envoyer conquérir l’Angleterre. Ce prince ayant été contraint de tirer des regions éloignées une partie des matelots, des agrès, des bois, des voiles, et des autres choses nécessaires à l’équipement de son armée navale, les Anglois eurent le loisir de se préparer à la combattre, et secondés par les tempêtes ils la défirent entierement.

Du moins Philippe II eut la satisfaction de voir sa flotte mettre en mer, et d’entendre dire qu’elle menaçoit d’assez près l’Angleterre qu’il lui avoit ordonné de subjuguer ; mais celle que Majorien avoit équipée dans les ports du même pays où dans la suite l’Invincible fut armée, ne parvint pas jusqu’à faire voile. Voici ce qu’on trouve dans Idace et dans Marius Aventicensis à ce sujet. » L’Empereur Majorien vint en Espagne au mois de Mai de l’année quatre cens soixante : Tandis qu’il étoit encore en chemin pour se rendre dans la Province où est Carthagène, les Vandales informés par des gens du pays qui trahissoient ce Prince, vinrent enlever les vaisseaux qu’il avoit armés pour passer en Afrique, & qui étoient mouillés dans les rades & les ances des côtes voisines de Carthagène. Majorien ayant vû avorter son projet par la destruction des préparatifs qu'il avoit faits, s'en retourna en Italie.» Voilà quelle fut la destinée de la flotte dont Sidonius Apollinaris fait une si magnifique description. On croira sans peine que Ricimer et les autres grands qui haïssoient Majorien, parce qu’en voulant rétablir l’empire il vouloit aussi par conséquent leur ôter la considération que leur donnoient le désordre et la confusion où l’Etat étoit tombé, profiterent de la disgrace de ce prince pour le rendre méprisable à ceux qui le respectoient auparavant. Ils lui auront imputé, suivant l’usage ordinaire des cours, toutes les fautes des subalternes et tous les contretems dont le hazard étoit la seule cause. Rien n’est plus aisé que de persuader aux peuples que les affaires malheureuses dont ils ne sçavent point le secret, ont été mal conduites.

Dès que Majorien fut de retour en Italie, Genséric roi des Vandales d’Afrique lui fit demander la paix. Ce prince barbare pensoit que l’incendie ou la prise des vaisseaux Romains sur les côtes d’Espagne ne faisoit que reculer le danger, et qu’il ne pourroit point résister à un empereur aussi grand capitaine que Majorien, dès que l’armée Romaine auroit une fois pris terre en Afrique. Nous ignorons s’il agréa les propositions du roi des Vandales, ou s’il persevera dans la résolution de passer la mer pour faire, s’il est permis de s’expliquer ainsi, une nouvelle guerre punique contre les barbares du nord. Il mourut avant que d’avoir rien fait qui nous apprenne à quel parti il s’étoit déterminé.

à peine Majorien étoit-il de retour en Italie, qu’il y apprit que la peuplade d’Alains qui avoit ses quartiers sur les bords de la Loire, avoit pris les armes, et qu’elle commettoit de grandes hostilités dans les Gaules. Il se mit donc aussi-tôt en marche pour passer les Alpes une seconde fois, mais il ne s’avança point jusques-là. Son armée étoit encore campée sur la Scrivia, et assez près de Tortonne quand elle se souleva contre lui, et quand il périt de la même maniere que la plûpart des empereurs Romains.

Comme on a déja pû le remarquer[133], et comme on le verra encore mieux par la suite, Ricimer étoit à la fois le plus ambitieux et le plus dangereux des officiers qui servoient l’empire. S’il faisoit des empereurs, ce n’étoit point pour leur obéir, mais pour regner sous leur nom. Etant barbare, il n’osoit entreprendre de regner sous le sien, et de se faire proclamer empereur. Y avoit-il, demandera-t’on, une loi expresse qui exclût de l’empire les barbares ? Je ne le crois point ; mais si l’on n’avoit point fait une pareille loi, c’est qu’il avoit paru inutile de la faire. Les Romains comme les Francs supposoient que pour être le chef d’une nation, il falloit être de cette nation-là. Si Capitolin dit positivement que Maximin le successeur d’Alexandre Severe étoit né barbare, il nous apprend aussi que ce prince cacha sa naissance avec soin, dès qu’il fut parvenu à l’empire, et que pour dérober aux Romains la connoissance de son origine il fit mourir tous ceux qui la sçavoient par eux-mêmes.

Je retourne à Ricimer. Dès qu’il s’apperçut que Majorien qui étoit alors dans la force de l’âge vouloit gouverner par lui-même, et rétablir l’ordre dans la monarchie, il conçut contre lui la haine que les esprits orgueilleux conçoivent contre un homme qu’ils ont élevé à une place éminente, dans la persuasion que son génie étant subordonné au leur ils le conduiront toujours à leur gré ; lorsque cet homme-là vient à démentir leur opinion, et qu’il ose leur tenir tête dans les occasions où ils ont tort. Ricimer avoit crû en élevant au trône Majorien y faire monter un soldat qui n’ayant pour mérite que les vertus militaires, seroit toujours obligé de se laisser guider, et cet empereur donnoit à connoître qu’il avoit aussi les vertus civiles. Les loix qu’il publia durant un regne de quatre ans, et qui doivent la plûpart avoir été faites dans des camps et sous la tente, montrent seules qu’il connoissoit à fonds les maux dont son état étoit affligé, et qu’il étoit capable d’y appliquer des remedes efficaces. Nous rapportons dans cet ouvrage plusieurs extraits de ces loix, qui suffisent pour donner une idée de l’équité et de la prudence du legislateur qui les a dictées. Ainsi Ricimer dont la conduite que Majorien tenoit dans l’administration de l’état mortifioit à la fois la présomption et l’orgueil, résolut de se défaire de l’empereur, parce que cet empereur avoit les vertus d’un souverain. Malheureusement pour l’empire d’Occident, Ricimer ne trouva que trop de facilité à l’exécution de son projet. Les restaurateurs sont toujours haïs par la cabale des citoyens qui profite des désordres, et cette cabale est toujours composée des citoyens les plus corrompus, mais aussi les plus actifs et les plus entreprenans. Résolus à tout oser, afin de n’être pas bornés à la jouissance des biens et de l’autorité qui leur appartiennent suivant les loix, il n’y a point de crime qu’ils ne consentent de commettre et qu’ils ne soient capables d’exécuter, quand il peut les affranchir de la crainte de voir la justice et l’ordre rétablis. Le fondateur d’un nouvel état n’a pour l’ordinaire que des ennemis étrangers à combattre ; au lieu que le restaurateur d’un état tombé en désordre, a pour ses ennemis tous ceux qui l’approchent de plus près ; sa propre cour. L’histoire fait mention de plusieurs heros qui ont réüssi à fonder des royaumes et des républiques. A peine y trouve-t-on deux ou trois restaurateurs qui ayent réüssi à raffermir les fondemens ébranlés de l’Etat qu’ils avoient entrepris de rétablir. Une mort violente est ordinairement la récompense de leurs travaux. Il fut donc facile à Ricimer de soûlever l’armée contre Majorien. Le second jour du mois d’août de l’année quatre cens soixante et un elle se révolta[134], et le septiéme du même mois elle massacra son empereur. Nous ne sçavons pas d’autres circonstances de ce meurtre, qui, comme nous l’avons déja dit, fut commis dans le district de Tortonne.

Ce qui paroît de plus probable après avoir conferé tout ce que disent les auteurs anciens concernant la révolution qui pour lors arriva dans l’empire Romain, c’est que Ricimer ne fit point proclamer un nouvel empereur immédiatement après la mort de Majorien, et qu’il envoya proposer à Leon de donner son agrément au choix de Severus qu’on avoit résolu en Italie de mettre sur le trône d’Occident ; mais que Leon tardant trop long-tems à s’expliquer, Ricimer fit proclamer Severus avant que l’agrément dont il s’agit eût été donné[135]. En effet, quoique Severus n’ait été installé que le dix-neuf novembre de l’année quatre cens soixante et un, cependant Jornandès observe que ce prince fut placé sur le trône avant qu’on eût encore reçû les ordres de Leon sur ce sujet là. Ainsi l’on ne doit point être surpris de la confusion et du désordre où cette proclamation précipitée acheva de jetter tout l’empire d’Occident qui craignit à la fois d’être attaqué par l’armée de Leon, par celle que commandoit Egidius et par les Vandales. Expliquons cela.

Nous avons parlé de Marcellianus cet ami d’Aëtius que le parti qui s’étoit formé dans les Gaules pour empêcher qu’on n’y reconnût Majorien, avoit voulu proclamer empereur, et nous l’avons laissé en Dalmatie où il s’étoit cantonné. Voici ce qui lui étoit arrivé dans la suite. L’empereur Leon l’avoit engagé à passer à son service, et il lui avoit donné le commandement des forces qu’il vouloit faire agir contre les Vandales d’Afrique. Ces barbares après s’être emparés de la Sardaigne, tâchoient encore de se rendre entierement maîtres de la Sicile, dont ils avoient déja pris la plus grande partie. Marcellianus après avoir obligé les Vandales d’abandonner la Sardaigne, avoit mis pied à terre en Sicile où il avoit remporté plusieurs avantages sur ces ennemis. Ses forces étoient considérables, et il paroît même qu’il avoit réduit les Vandales à traiter avec lui, avant la mort de Majorien. Les Romains d’Occident avoient donc sujet de craindre qu’il ne vînt un ordre de Constantinople qui enjoignît à Marcellianus de marcher contr’eux, et de les contraindre à déposer l’empereur qu’ils avoient osé proclamer, sans avoir obtenu auparavant le consentement de Leon. D’un autre côté Egidius irrité du meurtre de Majorien menaçoit de se servir de tout le crédit qu’il avoit dans les Gaules sa patrie, et des troupes nombreuses qui étoient à ses ordres, pour venger la mort de son empereur dont la mémoire lui étoit d’autant plus chere qu’ils avoient été long-tems compagnons d’armes. Nous avons parlé plusieurs fois de ce que l’Italie avoit à craindre des Vandales.

Il n’y eut qu’un de ces trois orages qui fondit sur l’Italie. Ricimer conjura celui qui le menaçoit du côté des Gaules en allumant la guerre, comme nous le dirons incessamment, entre Egidius et les Visigots. Le patrice vint encore à bout de détourner celui qui se préparoit du côté de la Sicile, en faisant enfin agréer l’élection de Severus à l’empereur d’Orient. Après cela Philarchus que les Romains d’Occident envoyoient traiter avec les Vandales d’Afrique, n’eut pas de peine, lorsqu’il passa par la Sicile, à persuader à Marcellianus qui commandoit dans cette isle pour Leon, de s’abstenir de toute hostilité contre l’Italie. Mais Philarchus ne réussit pas aussi bien en Afrique qu’il l’avoit fait en Sicile. Genséric lui répondit qu’il ne vouloit point de paix ni de tréve que les Romains d’Occident ne lui eussent rendu tout ce qu’ils détenoient des biens qui avoient appartenu en propre à l’empereur Valentinien III et à Flavius Aëtius, ainsi et de la même maniere que les Romains d’Orient lui avoient déja rendu la partie de ces mêmes biens qui se trouvoit située dans le district de leur empire. La prétention de Genséric étoit fondée sur ce qu’il avoit auprès de lui Honoria fille de cet empereur, et Gaudentius fils du celebre Flavius Aëtius. Le roi des Vandales avoit enlevé de Rome ces deux personnes, lorsqu’il la saccagea en quatre cens cinquante-cinq, et même il avoit fait épouser à son fils Honoric la princesse Honoria. Quoiqu’il en fût de la justice de cette prétention, souvent elle avoit servi de pretexte à Genséric pour faire des invasions dans le territoire des Romains d’Occident, et la situation où il les voyoit le rendoit plus fier. Il saccagea donc les côtes de l’Italie, où il pilla et brûla tous les lieux ouverts qu’il surprit. Les troupes de Severus ne pouvoient point se trouver dans tous les endroits où les Vandales faisoient des descentes, et ce prince n’avoit point de flotte qui pût disputer à ces barbares l’empire de la mer. Lorsqu’il voulut emprunter quelques vaisseaux à Leon, cet empereur répondit, que le traité qu’il venoit de conclure avec les Vandales lui défendoit de donner à qui que ce fût, aucun secours contr’eux. Les Romains d’Occident eurent ainsi beaucoup à souffrir à l’occasion du traité particulier conclu entre Genséric et l’empereur d’Orient qui ne les y avoit pas compris. Enfin Severus se vit réduit à envoyer de nouveau des ambassadeurs à Leon pour lui déclarer que s’il ne vouloit pas du moins se faire médiateur d’un accommodement entre l’empire d’Occident et les Vandales, il n’y auroit plus bien-tôt d’empire d’Occident. Sur ces nouvelles representations, Leon fit passer à Carthage le patrice Tatianus. Le fragment de Priscus Rhetor qui nous instruit de tous ces détails, ne nous dit pas en quelle année Tatianus fut envoyé pour moyenner la paix entre les Vandales et les Romains d’Occident, ni ce qu’il fut conclu par le patrice. Le texte de Priscus suppose cependant que la guerre ait encore duré plusieurs années après l’avenement de Severus à l’empire, entre lui et Genséric, et l’on verra par les faits que nous rapporterons sur l’année quatre cens soixante et trois que la paix n’étoit point encore faite alors entre l’empereur d’occident et le roi des Vandales.

Comme nous l’avons dit déja, Ricimer fut plus heureux à conjurer la tempête qui le menaçoit du côté des Gaules, qu’à conjurer celle qui venoit du côté de l’Afrique. Les Visigots suscités apparemment par ses menées, donnerent tant d’affaires à Egidius, qu’il ne fut point en état de passer les Alpes, pour lui aller demander raison du meurtre de Majorien. Voici ce qu’on lit dans Priscus Rhetor à ce sujet. » La guerre qu’Egidius eur à soutenir dans les Gaules contre les Visigots qui vouloient étendre leurs quartiers, l’empêcha de passer en Italie. Il fit dans le cours de cette guerre plusieurs exploits dignes d’un homme de courage & d’un grand Capitaine. » Mais avant que d’entreprendre d’expliquer et de ranger par ordre le peu que nous sçavons concernant les évenemens de cette guerre-là, où Childéric eut tant de part, il convient de parler du rétablissement de ce prince sur le trône des Francs, comme des motifs qui engagerent Egidius à y donner les mains, et peut-être à s’en faire le promoteur. On ne sçauroit penser autrement quand on fait attention aux conjonctures où ce Romain se trouva, lorsque Severus eut été proclamé empereur, et aux expressions dont se sert Gregoire de Tours en parlant de l’union qui fut entre Egidius et Childéric après le rétablissement du dernier.

LIVRE 3 CHAPITRE 6

CHAPITRE VI.

Egidius refuse de reconnoître Severus pour Empereur. Rétablissement de Childéric.


Il est évident par la narration de Priscus Rhetor, qu’Egidius ne voulut jamais reconnoître Severus et qu’il persista toujours dans sa révolte, puisqu’il n’y eut que les affaires que les Visigots donnerent dans les Gaules à ce maître de la milice, qui l’empêcherent de descendre en Italie pour y faire la guerre contre le nouvel empereur. D’ailleurs nous verrons encore qu’Egidius peu de mois avant sa mort, envoya des personnes de confiance traiter avec les vandales d’Afrique, pour lors les ennemis déclarés de Severus et de tout son parti. Mais, dira-t’on, Egidius ne se fit point proclamer empereur ? Il est mort maître de la milice ? Sous les auspices de quel prince commandoit-il les troupes que la république avoit dans les provinces obéissantes de la Gaule ?

Je réponds que la connoissance que nous avons de ce qui s’est passé dans les Gaules sous le regne de Severus est si bornée, qu’on ne doit pas être surpris que nous ignorions de quel prince Egidius s’avoüoit sujet, quoique nous voyons bien qu’il ne reconnoissoit pas l’empereur de Ricimer. Peut-être qu’Egidius aura imité l’exemple de quelques officiers de l’empire servans dans les Gaules, et qui ne voulant pas d’un coté continuer à obéir au prince regnant actuellement, et n’étant point résolus d’un autre côté à proclamer un nouveau souverain, firent prêter à leurs troupes le serment militaire au nom du senat et du peuple romain. Egidius aura protesté ensuite qu’il ne recevroit les ordres de personne jusqu’à ce que le peuple et le senat eussent été mis en liberté, et qu’ils eussent choisi un maître digne de l’être. Le credit que ses emplois, ses grandes qualités et ses alliances lui donnoient dans les provinces obéissantes, joint à l’autorité qu’il y avoit comme généralissime, auront obligé le préfet du prétoire d’Arles et les autres officiers civils, d’adhérer à son parti. Egidius aura donc jusqu’à sa mort continué à commander dans les Gaules, et à les gouverner au nom du senat et du peuple Romain. Il aura pris la qualité de leur lieutenant géneral. C’étoit ainsi qu’en avoit usé Galba. Quand il se révolta contre Neron ; il ne voulut point d’abord prendre d’autre titre que celui de lieutenant du senat et du peuple Romain. Ce ne fut que dans la suite et après la mort de Neron, que Galba prit le nom par lequel on désignoit alors le souverain. Egidius enfin en aura usé comme en usoit Cluvius Rufus gouverneur de l’Espagne, qui dans le tems qu’Othon et Vitellius se disputoient l’empire, ne mettoit le nom d’aucun des deux à la tête de ses édits : peut-être aussi qu’Egidius aura demandé une commission à l’empereur d’Orient.

Dès qu’Egidius se fut déclaré contre Severus, ou plutôt contre Ricimer, ce dernier n’aura pas manqué de lui susciter dans les Gaules le plus grand nombre d’ennemis qu’il lui aura été possible, et il en aura usé comme ses pareils en usent en des conjonctures semblables, c’est-à-dire, qu’il n’aura eu égard qu’à ses interêts presens, et qu’il se sera peu mis en peine des interêts de l’empire. Il aura donc excité les Visigots à faire la guerre contre Egidius, quoique dans la réalité, cette guerre dût se faire contre l’empire même, puisque suivant le cours ordinaire des affaires du monde, nos barbares devoient demeurer les maîtres des cités qu’ils soustrairoient au pouvoir de ce géneral. Peut-être fut-ce alors, que Gunderic roi des Bourguignons aura été fait maître de la milice par Severus, qui vouloit mettre dans son parti cette nation puissante dans les Gaules, et la faire agir contre Egidius. Le pape Hilaire dit dans une de ses lettres écrite en quatre cens soixante et trois, et un an avant la mort d’Egidius : qu’il a été informé par son cher fils Gunderic maître la Milice, de l’intrusion d’un évêque sur le siege de Die. Ainsi Gunderic doit avoir été maître de la milice avant la mort d’Egidius.

Severus et Ricimer auront encore porté l’Agrippinus dont nous allons parler, et les autres officiers Romains employés dans les Gaules, et sur lesquels ils avoient quelque credit, à se ranger du côté des Visigots. La suite de l’histoire fait même croire que la peuplade d’Alains établie sur la Loire et dont les hostilités avoient obligé Majorien à se mettre en chemin pour revenir en-deça des Alpes, prit aussi dans cette conjoncture le parti des Visigots. Ainsi Egidius pour opposer des alliés à ses ennemis aura recherché les autres puissances des Gaules, et il leur aura representé l’interêt qu’elles avoient d’empêcher que les Visigots qui étoient déja plus puissans qu’aucune d’elles en particulier, ne s’agrandîssent encore. Egidius né Gaulois, et pour lors l’honneur de son pays, n’aura point eu de peine à obtenir des Armoriques qu’ils se confédérassent avec lui. La situation où étoit au commencement de l’année quatre cens soixante et deux l’intérieur des Gaules, suffiroit seule donc pour faire paroître vraisemblable le plan que je donne de la ligue et de la contre-ligue qui s’y firent alors, mais j’ose dire que le peu que nous sçavons concernant les évenemens de la guerre dont ces associations furent suivies, et que je rapporterai quand j’aurai raconté le rétablissement de Childéric, persuadera que ce plan est véritable.

Comme le rétablissement de Childéric se fit au plus tard au commencement de l’année quatre cens soixante et trois, ainsi que nous allons le faire voir : ne peut-on point penser qu’il ait été l’un des moyens qu’Egidius crut devoir employer pour s’assurer encore davantage des Francs Saliens dans les conjonctures fâcheuses, où il se trouvoit en quatre cens soixante et deux ? Egidius en donnant les mains ou même en procurant le rétablissement de ce prince, s’attachoit un jeune homme brave, courageux, roi d’une des plus puissantes tribus des Francs, et généralement estimé dans toute sa nation.

Gregoire de Tours immédiatement après le récit de la destitution de Childéric qu’on a lû ci-dessus ; ajoûte : « Il y avoit déja près de huit ans qu’Egidius regnoit sur les Francs, lorsque l’ami fidele de Childeric ayant ramené sans faire aucun éclat, les esprits en faveur de ce Prince, il lui fit tenir la moitié du sol d’or partagé en deux. Childéric ayant appris par là que les Francs souhaitoient son retour, il partit du pays des Turingiens, & il revint dans son Royaume, où il rentra en exercice de son autorité. Tandis qu’Egidius & lui, ils gouvernoient de concert, la Reine Basine, dont il a déja été parlé ci-dessus, abandonna son mari, & s’en vint trouver le Roi des Francs, qui ne put s’empêcher de lui demander, pourquoi elle avoit quitté une Couronne aussi considerable que celle qu’elle venoit d’abandonner. On prétend qu’elle répondit : Parce que je vous connois pour homme d’honneur, de courage & digne enfin de tout mon attachement. S’il y avoit eu au monde un Prince qui l’eût mérité davantage, j’aurois été le chercher au-delà des mers. Childéric flatté par cette réponse, épousa Basıne qui mit au monde Clovis, Roi li vanté pour la valeur & pour ses autres vertus. »

Voilà le récit de Gregoire de Tours qui ne contient rien que de plausible. Il est vrai que les écrivains des siecles postérieurs y ont ajouté plusieurs circonstances difficiles à croire. Ils disent qu’Egidius s’opposa les armes à la main au rétablissement de Childéric, et que ce ne fut qu’après qu’il y eut eu beaucoup de sang de versé que ce rétablissement se fit. Il faut tomber d’accord en premier lieu que tous ces détails paroissent être contre la vraisemblance, lorsqu’on fait attention aux affaires qu’avoit alors Egidius. Aussi je n’en crois rien, et je m’en tiens à la narration du pere de notre histoire, qui fait connoître que Childeric remonta sur le trône sans coup férir. Non-seulement Gregoire de Tours ne dit rien de ces prétendus combats, dont cependant il auroit dû parler s’ils eussent été vrais, mais il dit positivement que Childéric après son rétablissement vêcut en bonne intelligence avec Egidius, et que l’un et l’autre ils gouvernerent de concert. Nous avons dit dans notre discours préliminaire que Frédegaire, de qui nos autres écrivains ont copié les fautes, avoit mal entendu, la premiere fois qu’il avoit lû Grégoire de Tours, le dix-huitiéme chapitre du second livre de son histoire, et que cet abbreviateur avoit crû mal-à-propos que Gregoire de Tours y parlât de Childéric comme d’un prince actuellement en guerre avec les Romains. Nous avons dit aussi que ce qui devoit être arrivé de là, c’est que Frédegaire, lorsqu’il s’étoit mis dans la suite à faire son abregé de Gregoire de Tours, eût, plein qu’il étoit de l’idée qu’il s’étoit faite de Childéric, alteré plusieurs endroits de son original où il est fait mention de Childéric ; et que cet auteur eût contre le sens clair de son original, parlé en toute occasion de Childéric, comme d’un ennemi déclaré des Romains. Ainsi Frédegaire en abregeant à sa maniere le douziéme chapitre de l’histoire de Gregoire de Tours, aura mis dans son abregé tout ce qu’on y lit concernant la guerre prétenduë de Childéric avec Egidius, et qui ne se trouve pas dans le texte de Gregoire de Tours. Frédegaire n’aura pas pû concevoir qu’Egidius eût souffert sans tirer l’épée le rétablissement de Childéric son ennemi. On sera encore plus disposé à croire que j’ai raison, lorsqu’on aura lû ce que je dirai à quelques pages d’ici sur le dix-huitiéme chapitre du second livre de Grégoire de Tours.

Une des additions faites par Frédegaire au récit du rétablissement de ce prince tel qu’il se lit dans Gregoire de Tours, c’est l’histoire d’un prétendu voyage de Childéric à Constantinople, pour y solliciter l’empereur de le rétablir, et celle du retour de Childéric dans les Gaules sur une flotte que lui prêta Maurice qui selon notre auteur, regnoit dans ces tems-là sur le partage d’Orient. Que penser de la capacité de l’abbréviateur et par conséquent des circonstances qu’il a le premier ajoutées à la narration contenuë dans l’histoire ecclesiastique des Francs, quand cet écrivain a ignoré que Maurice ne monta sur le trône de Constantinople, qu’un siécle après la mort de Childéric ? Cette supposition n’est donc propre qu’à montrer, qu’on ne doit aucune croyance aux circonstances que Frédegaire ajoute au récit de Gregoire de Tours. Tout ce qu’elle peut prouver de plus, c’est, comme nous aurons occasion de le dire encore plusieurs fois, qu’on pensoit communément dans les Gaules durant le septiéme siécle, et quand l’abbreviateur a écrit, que pendant le cinquiéme siécle les empereurs d’Orient avoient été en droit de se mêler de ce qui se passoit sur le territoire de l’empire d’Occident, et qu’il étoit d’usage pour lors, que les puissances du partage de Rome qui se croyoient lesées, eussent recours à la protection de Constantinople. Notre auteur n’auroit point écrit ce fait supposé, s’il n’eût pas été vraisemblable, suivant l’opinion générale de ses contemporains.

Quoiqu’il en soit, Gregoire de Tours n’est pas responsable de toutes les erreurs qu’on peut avoir ajoutées à son récit de l’avanture de Childéric. Les visions que les écrivains des siécles postérieurs ont cousuës à ce récit, n’empêchent point qu’il ne soit toujours très-plausible, quand on le lit tel qu’il est dans l’histoire de notre évêque. Ainsi de toutes les objections qu’on a faites pour en affoiblir l’autorité, je n’en vois plus qu’une qui mérite que j’y réponde. La voici.

Grégoire de Tours dit qu’Egidius fut assis durant huit années sur le trône de Childéric. Cela ne sçauroit avoir été. Egidius étoit déja certainement maître de la milice, et Majorien étoit déja reconnu dans les Gaules, lorsque les Francs mirent Egidius à la place de Childéric. Cet auteur le dit. Or Majorien ne fut reconnu dans les Gaules qu’à la fin de l’année quatre cens cinquante-huit. Ainsi Egidius ne peut avoir été choisi pour roi par les sujets de Childéric qu’en l’année quatre cens cinquante-neuf. D’un autre côté, il est certain par Gregoire de Tours, que Childéric fut rétabli avant la mort d’Egidius, et il est constant par un passage de la cronique d’Idace qui va être rapporté, qu’Egidius mourut dès quatre cens soixante et quatre, et par conséquent la cinquiéme année après la déposition de Childéric. Idace marque la mort d’Egidius avant celle de l’empereur Severus, mort suivant les fastes de Cassiodore en quatre cens soixante et cinq. Il est donc impossible qu’Egidius ait regné sur les sujets de Childéric, huit ans révolus, ni même huit ans commencés : et l’erreur où Gregoire de Tours tombe sur ce point-là, fait douter de toute son histoire du détrônement et du rétablissement du roi des Saliens.

Je tombe d’accord de tous ces faits qui se prouvent très-clairement par des témoignages incontestables, et que j’ai déja rapportés, ou que je rapporterai dans la suite. Aussi ma réponse sera-t-elle de dire qu’il y a une faute dans le texte de Gregoire de Tours, et qu’au lieu d’y lire, la huitiéme année qu’Egidius regnoit sur les Francs, il faut y lire, la quatriéme année qu’Egidius regnoit sur les Francs.

De quelle raison vous appuyez-vous, me dira-t-on, pour faire une correction qui n’est pas fondée sur aucun manuscrit. Ils portent tous la même leçon. Qui cum octavo anno, etc.

Je m’appuye, repliquerai-je, sur trois raisons. La premiere est la nécessité de concilier Gregoire de Tours avec lui-même et avec Idace, ce qui ne peut se faire autrement. On vient de le voir. La seconde raison, est la facilité avec laquelle la faute, dont il s’agit, se sera glissée dans le texte de l’historien des Francs. Enfin la troisiéme, c’est qu’il se trouve dans l’histoire de Gregoire de Tours d’autres dates qui de l’aveu des sçavans ont été corrompuës. Nous n’accusons ses copistes, que d’un délit, dont pour ainsi dire, ils ont été déja plusieurs fois convaincus juridiquement.

On sçait que dans plusieurs manuscrits anciens de Gregoire de Tours les nombres sont écrits en chiffres romains. Cet évêque avoit donc pû mettre : Qui cum IIII anno, et un copiste aura changé le premier I en un V qui vaut cinq, ce qui aura fait VIII anno, qu’on lit aujourd’hui dans les manuscrits, et même dans les ouvrages des auteurs anciens qui ont suivi notre historien. J’avouë que ma seconde raison ne seroit pas d’un bien grand poids, sans la troisiéme et si les sçavans ne convenoient point unanimement que les copistes ont réellement alteré quelquefois les chiffres dont Gregoire de Tours s’étoit servi pour marquer le nombre des années. Je pourrois citer beaucoup d’exemples de ces altérations reconnuës de tout le monde, mais je me contenterai d’en alleguer deux.

Il est dit dans le second livre de l’histoire de Gregoire de Tours, qu’Euric roi des Visigots, qui mourut vers l’année quatre cens quatre-vingt-quatre, étoit décedé la vingt-septiéme année de son regne. Cependant il est certain qu’Euric n’a jamais regné qu’environ dix-sept ans. Il succeda à son frere Theodoric II. comme nous le verrons, vers quatre cens quatrevingt-quatre. D’ailleurs Isidore de Seville dit positivement qu’Euric regna dix-sept ans ; et Jornandès qui fait regner ce prince quelques mois de plus, dit en comptant par années courantes, qu’Euric mourut la dix-neuviéme année de son regne. Il faut donc absolument que quelque copiste ait changé XVII en XXVII par l’insertion d’un X et il faut encore que cette faute ait été faite peu de tems après Gregoire de Tours, puisqu’elle se trouve dans tous les manuscrits. Il y a même eu, suivant l’apparence, plus d’un chiffre numeral d’alteré dans le chapitre de Gregoire de Tours, où il est parlé de la mort d’Euric.

Nous lisons encore dans un autre chapitre du même livre de l’histoire de Gregoire de Tours, que Clovis mort certainement en cinq cens onze, déceda la onziéme année de l’épiscopat de Licinius, évêque de Tours. Cependant, comme le remarque très bien Dom Ruinart, il est impossible que l’année de Jesus-Christ cinq cens onze fut la onziéme année de l’épiscopat de Licinius. Il faudroit pour cela que Licinius eut été élû en l’année cinq cens. Or cela ne sçauroit avoir été suivant la cronologie des évêques de Tours que notre historien donne lui-même dans son dixiéme livre. D’ailleurs, il est constant par les actes du concile d’Agde que Verus le prédecesseur de Licinius sur le siége de Tours, remplissoit encore ce siege en cinq cens six. Le diacre Leon souscrivit au nom de Verus les actes de ce concile tenu dans Agde cette année-là. La leçon de ce passage qui est la même dans tous les manuscrits est donc certainement vitieuse, d’autant plus que nous verrons en parlant de l’entrée de Clovis dans la ville de Tours, que Licinius ne fut fait évêque de cette ville là, qu’en cinq cens neuf. Ainsi la faute qui est constante, consiste probablement dans la substitution d’un X à la place de deux II. On aura fait de cette maniere du nombre trois le nombre XI. Si l’on n’a point fait ces fautes, on en aura fait d’autres équivalentes. Le même copiste qui a par mégarde alteré le texte du chapitre vingtiéme et du chapitre quarante-troisiéme du second livre de l’histoire de Gregoire de Tours, peut bien avoir interpolé aussi le douziéme chapitre de ce même livre, en y formant un V pour un I et les mêmes raisons qui ont fait passer dans tous les manuscrits les deux premieres fautes, y auront fait passer encore la derniere, celle qui concerne le nombre des années que dura l’exil de Childeric.

Quelques critiques voudroient justifier Gregoire de Tours sur les huit années de regne que son texte donne à Egidius, en supposant qu’Egidius ne fut mort que long-tems après l’année quatre cens soixante et quatre. Leur opinion me paroît insoutenable, parce qu’elle suppose qu’Idace se soit trompé sur la date de la mort d’Egidius qu’il place avant celle de Severus arrivée en 465. N’est-il pas plus raisonnable de supposer que les copistes de Gregoire de Tours ont fait ici la même faute qu’ils ont fait certainement en d’autres endroits, qu’il ne l’est de croire qu’Idace auteur contemporain se soit trompé en plaçant dans sa cronique la mort d’un homme tel qu’Egidius, avant la mort de l’empereur Severus, au lieu de le placer après la mort de ce prince. Cette supposition n’éclaircit la difficulté qu’aux dépens de la réputation d’Idace, et la mienne l’éclaircit aux dépens de la réputation des copistes de Gregoire de Tours. D’autres critiques ont voulu que Childeric fut monté sur le trône beaucoup plûtôt que l’année quatre cens cinquante-six et vers l’année quatre cens quarante-neuf, de maniere qu’il auroit pû être déposé dès l’année quatre cens cinquante-deux, et rétabli dès l’année quatre cens soixante après un exil de huit ans durant lequel Egidius auroit regné sur les Saliens. Mais cette supposition est démentie par l’auteur des Gestes dont nous avons rapporté le texte en parlant de l’avenement de Childeric au trône. Suivant cet auteur, Childeric n’a pas pû commencer à regner avant l’année quatre cens cinquante-sept, puisqu’il comptoit encore la vingt-quatriéme année de son regne, lorsqu’il mourut en quatre cens quatre-vingt-un.

LIVRE 3 CHAPITRE 7

CHAPITRE VII.

Guerre entre Egidius & les Visigots qui s’emparent de Narbonne. Egidius défend Arles contre eux. Les Ripuaires prennent Treves & Cologne.


C’est à Idace que nous avons l’obligation de ce que nous sçavons sur les évenemens particuliers de la guerre qui commença dans les Gaules l’année quatre cens soixante et un, entre le parti qu’y avoit Egidius, et le parti de Séverus dont étoient les Visigots. Priscus Rhétor, comme on vient de le voir, nous apprend bien la déclaration de cette guerre ; mais il ne parle de ses succès qu’en termes très-géneraux : et sans la narration d’Idace, je crois que nous aurions trop de peine à entendre les passages des auteurs du cinquiéme et du sixiéme siecle, où il est parlé de ces succès.

Cet écrivain ayant raconté le meurtre de Majorien et la proclamation de Severus qui donnerent lieu à la guerre dont nous parlons, il dit que Theodoric fit destituer Nepotianus, et qu’il mit Arborius en la place de cet officier. Nous avons déja fait mention de ce Nepotianus, et nous avons vû qu’il falloit probablement qu’il eût été nommé par Avitus maître de la milice dans le département des Gaules, et qu’il falloit de même qu’après que Majorien le successeur d’Avitus, eut conferé cette dignité à Egidius, Nepotianus n’eût pas laissé de continuer à servir en Espagne comme maître de la milice romaine. Il en exerçoit les fonctions dans l’armée de Theodoric, qui pour lors y faisoit la guerre, au nom et sous les auspices de l’empire. Dès le commencement de cet ouvrage on a lû que l’Espagne étoit comprise dans le commandement du maître de la milice dans le département de la préfecture du prétoire des Gaules, et peut-être pour accorder Nepotianus pourvû par Avitus avec Egidius pourvû par Majorien, avoit-on dans ces tems difficiles, et où l’exécution d’un ordre de l’empereur faite à contre-tems, pouvoit allumer une guerre civile, partagé entre les deux maîtres de la milice ce département. Le stile d’Idace rend notre conjecture très-vraisemblable. Cet auteur ne donne jamais à Egidius le titre de maître de la milice, mais seulement le titre de comte. Il ne qualifie point Egidius autrement, et cela en parlant d’évenemens arrivés quand Egidius étoit déja maître de la milice depuis long-tems. Je rapporterai à quelques pages d’ici les passages d’Idace qui font foi de ce que j’avance. Mais la dignité de maître de la milice ayant été partagée en deux, Egidius n’exerçoit pas en Espagne l’emploi de maître de la milice, et c’étoit dans cette province qu’Idace avoit son évêché et qu’il écrivoit. Ce fut Nepotianus et dans la suite ce fut son successeur Arborius qui pour lors exercerent dans cette grande province l’emploi de maître de la milice. Aussi avons-nous vû qu’Idace donnoit encore à Népotianus le titre de maître de la milice, dans un tems postérieur à la conclusion de la paix entre Majorien et les Visigots et par conséquent quand il y avoit déja plus d’un an qu’Egidius avoit été fait maître de la milice par Majorien, puisqu’Egidius l’étoit déja quand ce prince vint à Lyon. Theodoric aura cru dans la suite qu’il ne pouvoit plus, dès qu’il avoit la guerre contre les Romains des Gaules, compter sur Nepotianus créature d’Avitus, et il l’aura fait déposer par Severus, qui aura encore sur la recommandation de Theodoric, nommé Arborius à la place vacante. Nous parlerons dans la suite d’Arborius. Quant à Nepotianus je ne sçai de lui que ce que j’en ai dit, quoique cependant il dût être un homme de grande considération par lui-même, puisque le tems de sa mort arrivée après sa destitution et vers quatre cens soixante et trois, se trouve marquée comme un évenement mémorable, dans la cronique d’Idace, toute succincte qu’elle est.

Une guerre qui se faisoit dans un pays tel que les Gaules, entre des peuples aussi belliqueux que ceux qui venoient de prendre les armes les uns contre les autres, a dû être féconde en grands évenemens dès la premiere campagne. Cependant de tous ceux qui ont dû arriver, en quatre cens soixante et deux, nous ne connoissons que le siege d’Arles et la prise de Narbonne par les Visigots. On a déja dit plus d’une fois d’où procedoit notre ignorance sur ces matieres-là.

En parlant du siege mis devant Arles par le roi Theodoric I j’ai tâché d’expliquer de quelle importance il étoit pour les Romains de conserver cette place alors la capitale des Gaules, et qui rendoit maître d’un pont construit sur le bas-Rhône. Nous avons dit aussi de quelle importance il étoit pour les Visigots de la prendre. Ainsi l’on peut croire que le premier projet que fit Theodoric II dès qu’il se vit en guerre avec les Romains des Gaules, fut celui de s’emparer de cette ville, et que le soin le plus pressant qu’eut Egidius fut celui de la bien garder. En effet, il s’y jetta lui-même, apparemment faute de pouvoir faire mieux. Tout ce que nous sçavons concernant le siege que les Visigots mirent alors devant Arles, c’est qu’ils furent obligés à le lever, sans qu’il y eût en campagne, aucune armée qui fût en état de secourir la place, mais uniquement parce que la brave résistance des assiegés avoit rebuté les assiegeans. " » Egidius, dit Gregoire de Tours, se trouvant enfermé dans une place que les assiégeans avoient enveloppée de maniere qu’elle ne pouvoit être secouruë, il fur délivré par l’intercession de saint Martin à laquelle il avoit eu recours. Les ennemis se retirent avec précipitation. Un Energumene dit tout haut dans l’Eglise bâtie sur le tombeau de ce Saint, & à l’heure même qu’ils levoient le siege : Dieu accorde dans ce moment la délivrance d’Egidius aux prieres de S. Martin. »

Il est vrai que Gregoire de Tours ne dit point le nom de la ville dans laquelle Egidius avoit été assiegé, mais Paulin de Perigueux qui raconte aussi la délivrance miraculeuse d’Egidius assiegé dans une place entourée de lignes de circonvallation, qu’il n’étoit pas possible de forcer, désigne si bien Arles en racontant cet évenement, qu’on ne sçauroit douter qu’elle ne soit la ville dont il s’agit, et que les ennemis qui l’attaquoient ne fussent les Visigots. Il n’y avoit qu’eux alors qui fussent à portée de mettre le siege devant Arles. » C’est ainsi, dit Paulin après avoir raconté les mêmes choses que Gregoire de Tours, qu’on apprit la délivrance de cette ville dont le pont de bateaux impose, pour ainsi dire, le joug au Rhône fleuve si rapide, en joignant ensemble quatre rives, par une voye militaire non interrompuë, & sur laquelle toute flotante qu’elle est, on ne laisse pas de marcher à pied sec. On peut de-là voir au-dessous de soi, les vaisseaux qui remontent le Rhône jusqu’à ce pont. »

Quand nous en serons au siege mis par les Francs devant Arles en l’année cinq cens huit, nous rapporterons la description que Cassiodore fait du pont qu’elle avoit sur le Rhône, et à l’aide duquel quatre rives communiquoient ensemble, parce que ce pont servoit à passer les deux bras dans lesquels le Rhône se partage auprès d’Arles.

Comme Gregoire de Tours et Paulin ne donnent point la date du siege qu’Egidius soutint dans Arles, il nous reste encore à exposer les raisons qui autorisent à le placer dans l’année quatre cens soixante et deux. Les voici. Il est certain qu’en l’année quatre cens cinquante-cinq, les Visigots n’avoient encore depuis leur rétablissement dans les Gaules, assiegé la ville d’Arles qu’une seule fois, ce qui arriva dans l’année quatre cens vingt-cinq. Les fastes et la cronique de Prosper ne finissent qu’à l’année quatre cens cinquante-cinq, et cependant ces deux ouvrages ne font mention que d’un seul siege d’Arles par les Visigots, celui qu’ils mirent devant cette ville en quatre cens vingt-cinq, celui qu’Aetius fit lever, et dont nous avons parlé ci-dessus. Si les Visigots eussent assiegé Arles une autre fois dans le tems qui s’est écoulé depuis l’année quatre cens vingt-cinq, jusqu’en quatre cens cinquante-cinq, Prosper auroit fait mention de cet autre siege, lui qui résidoit dans un lieu assez voisin d’Arles. Or le siege mis devant Arles par les Visigots en quatre cens vingt-cinq, ne sçauroit être le siege dont parlent Paulin de Perigueux et Gregoire de Tours dans les passages qui viennent d’être rapportés. En premier lieu, ces auteurs supposent que la défense de la ville assiegée roulât principalement sur Egidius, et probablement ce Romain étoit encore trop jeune en quatre cens vingt-cinq pour qu’on lui eût confié le gouvernement d’une place d’une aussi grande importance. Il paroît qu’Egidius étoit du même âge que Majorien dont il avoit été compagnon d’armes, et nous avons vû que Majorien étoit encore un jeune homme en quatre cens cinquante-huit. En second lieu, et ceci paroît décisif, le siége mis devant Arles par les Visigots en quatre cens vingt-cinq ne fut pas levé miraculeusement. Comme on l’a vû, ce fut Aëtius qui à la tête d’une puissante armée le fit lever, et battit même les assiegeans.

Dès que le second siege d’Arles par les Visigots ne s’est fait qu’après l’année quatre cens cinquante-cinq, et que d’un autre côté il s’est fait du vivant d’Egidius, mort en quatre cens soixante et quatre, il ne sçauroit s’être fait qu’en quatre cens cinquante-huit, ou bien après quatre cens soixante et un. Depuis la mort de Valentinien III arrivée en quatre cens cinquante-cinq, où finissent les fastes de Prosper, jusqu’à la proclamation de Majorien arrivée en quatre cens cinquante-sept, les Visigots vêcurent en bonne intelligence avec l’empire. Ce ne fut que cette année-là qu’ils rompirent avec l’empire, et encore demeurerent-ils amis de ceux des Romains des Gaules qui ne vouloient point reconnoître Majorien. Ainsi les Visigots ne sçauroient avoir fait avant quatre cens cinquante-huit le second siege d’Arles. D’ailleurs, s’ils eussent fait ce siege alors, ce n’auroit pas été Egidius qui auroit défendu la place. Il étoit avec Majorien en Italie, et comme nous l’avons vû, il ne vint dans les Gaules qu’avec l’armée que cet empereur y amena en quatre cens cinquante-huit. D’un autre côté si les Visigots eussent osé tenter le siege d’Arles dans le tems qui s’est écoulé entre l’année quatre cens cinquante-huit et la mort de Majorien, certainement celui qui auroit défendu la place n’auroit pas été privé de l’esperance d’être secouru, ni réduit à n’attendre sa délivrance que d’un miracle. Telle fut cependant la destinée d’Egidius, lorsqu’il soûtint le siege dont nous parlons. Enfin la paix entre les Visigots et Majorien laquelle dura jusques à sa mort, fut faite au plus tard en quatre cens cinquante-neuf. Ainsi je conclus de tout ce qui vient d’être exposé, que notre siege a dû se faire après la nouvelle rupture entre les Romains des Gaules et les Visigots, à laquelle le meurtre de Majorien et la proclamation de Severus donnerent lieu en quatre cens soixante et un. Je ne place point le siege d’Arles dans cette année-là, parce qu’il ne paroît point vraisemblable que les Visigots ayent aussi-tôt après la rupture, fait une entreprise qui demandoit de grands préparatifs, et comme le sujet de la guerre fut un évenement inattendu, on n’avoit pas prévû la rupture long-tems avant qu’elle se fît. Si je place le siege en quatre cens soixante et deux plûtôt que l’année suivante, c’est parce qu’en quatre cens soixante et trois Egidius se tint apparemment sur la Loire, où fut le fort de la guerre cette année-là, comme on le verra dans la suite.

C’est Idace qui nous apprend le second de ceux des évenemens de la campagne de quatre cens soixante et deux, dont nous ayons connoissance. » Agrippinus, dit-il, lui qui étoit né dans les Gaules & qui exerçoit l’emploi de Comte dans Narbonne sa patrie, livra cette ville à Theodoric Roi des Visigots pour en obtenir du secours contre Egidius Comte & personnage très-illustre. » Agrippinus avoit sujet de haïr Egidius, et de craindre que ce général prévenu de longue main contre lui, ne lui fît un mauvais parti. Exposons ce qu’on sçait à ce sujet.

Un des plus illustres cenobites qui vivoient dans ce tems-là, et l’un des plus respectés par les Romains et par les barbares, étoit saint Lupicinus. Il s’étoit retiré dans les solitudes du mont Jura, où il fonda plusieurs monasteres, et entr’autres celui qui présentement est connu sous le nom de l’abbaye de S. Claude. Nous avons deux anciennes vies de ce saint, dont la premiere est écrite par un religieux son contemporain, et la seconde par Gregoire de Tours. C’est la premiere qui nous instruit du sujet qu’avoit Agrippinus de haïr Egidius et de le craindre. On y lit donc. » Egidius lorsque déja il étoit Maître de la Milice, noircit dans l’esprit de l’Empereur Majorien, Agrippinus, homme d’un génie perçant, & que ses talens pour la guerre avoient fait parvenir au grade de Comte Militaire dans les Gaules, en l’accusant malignement & avec artifice d’être traître à la patrie, & d’abuser de l’emploi qu’elle lui avoit confié ; pour faire en sorte que les Provinces qui étoient encore soûmises au gouvernement de Rome, tombassent au pouvoir des Barbares. Comme Agrippinus n’avoit aucune connoissance des imputations qui lui étoient faites, il ne pensa point à s’en justifier, & Majorien se prévint tellement contre lui, qu’il envoya ordre dans les Gaules de conduire à Rome le prétendu coupable pour l’y faire punir comme criminel de Leze-Majesté. Cet ordre qui condamnoit d’avance Agrippinus, fut adressé à son Délateur. L’Accusé ayant eu pour lors quelques avis de ce qui se passoit, se retira dans son Gouvernement & quand il s’y crut en sûreté, il déclara qu’il n’iroit point à Rome, à moins que ceux qui l’accusoient ne s’y rendissent avec lui. Egidius entreprit de se justifier dans le monde, du soupçon d’être l’auteur des rapports faits au Prince contre Agrippinus, & il fit à ce sujet mille sermens. Mais son dessein étoit moins de rendre justice à l’Accusé, que de l’engager à se livrer lui-même entre les mains de l’Empereur. Enfin Egidius protesta si bien qu’il n’étoit point à la connoissance qu’aucune personne en place, ou qu’aucun témoin dont la déposition fût digne de foi, eût accusé Agrippinus, que ce dernier résolut de se rendre à Rome, après qu’en présence de Lupicinus, Egidius auroit juré que ce qu’il disoit, étoit la vérité. Egidius fit le serment, Lupicinus le reçut, & Agrippinus plein de confiance se rendit à Rome où il fut arrêté condamné à mort avant que d’être entendu & renfermé dans un cachot pour y attendre le jour de son exécution. Lupicinus qui étoit demeuré dans les Gaules ne laissa point d’être informé, soit par révélation ou autrement, du danger que son ami couroit à Rome. Il se mit donc en prieres & son intercession eut tant d’efficacité, qu’une nuit Agrippinus fut tiré de sa prison par un miracle à peu près semblable à celui qui tira saint Pierre des liens ou le Roi Herode l’avoit fait mettre. Dès que le Comte se vit en liberté, il se réfugia dans l’Eglise de Saint Pierre sur le mont Vatican, & là il fit la paix avec l’Empereur qui le renvoya absous de l’accusation intentée contre lui. Agrippinus revint aussi-tôt dans les Gaules, où il fut se jetter aux pieds du serviteur en de Dieu & lui raconter les merveilles que le Tout-puissant venoit d’operer. » La trahison que commit quelque-tems après Agrippinus en livrant Narbonne aux Visigots, montra bien qu’Egidius n’avoit point été un calomniateur.

Il est vrai que l’auteur de la vie de Lupicinus que nous venons d’extraire, ne dit point positivement que l’empereur dont il entend parler fut Majorien ; mais les circonstances de son récit le disent suffisamment. Suivant cet écrivain, Egidius étoit déja maître de la milice, lorsqu’il abusa du crédit qu’il avoit sur l’esprit de l’empereur pour perdre Agrippinus. Or nous avons vû que ce fut Majorien qui fit Egidius maître de la milice. Egidius d’un autre côté ne sçauroit avoir accusé Agrippinus devant Severus le successeur de Majorien, puisque Egidius ne reconnut jamais Severus pour son empereur. Ainsi comme Egidius mourut sous le regne de Severus, il faut absolument que l’empereur devant qui Egidius étant déja maître de la milice, accusa Agrippinus, ait été Majorien.

Nous avons déja observé en parlant de l’occupation de Narbonne par les Visigots sous l’empire d’Honorius, de quelle importance leur étoit cette ville, située de maniere qu’elle donnoit entrée au milieu de leurs quartiers, et qui dans ces tems-là avoit un port capable de recevoir toutes les espéces de bâtimens qui navigeoient ordinairement sur la Mediterranée. Tant qu’une pareille place d’armes demeuroit au pouvoir des Romains, la possession où les Visigots étoient de la premiere Narbonoise et des contrées adjacentes, ne pouvoit être qu’une possession précaire. Aussi avons-nous vû que dès qu’Honorius leur eut assigné des quartiers dans les Gaules ils voulurent se rendre maîtres de Narbonne et qu’ils la surprirent dans le tems que ses citoyens faisoient leurs vendanges. Nous avons vû aussi qu’ils l’évacuerent lorsqu’en consequence d’un nouvel accord qu’ils firent avec Honorius, ils passerent en Espagne. On l’avoit exceptée sans doute, des villes dont on les remit en possession lorsqu’ils revinrent de l’Espagne en quatre cens dix-neuf, pour reprendre leurs anciens quartiers dans les Gaules.

Nous placerons sous cette année quatre cens soixante et deux la prise de Cologne et le sac de Treves par les Francs Ripuaires, d’autant que l’auteur des Gestes des Francs qui nous apprend ces évenemens, les rapporte immédiatement après avoir raconté à sa mode, le rétablissement de Childéric. D’ailleurs l’on voit par la part que notre auteur donne à Egidius dans ces évenemens, qu’il falloit qu’Egidius fût encore vivant quand ils arriverent. Ils étoient d’une si grande importance qu’il est bien mal aisé de croire qu’on eût oublié dans les Gaules deux cens ans après, qui étoit le général, lequel commandoit en chef dans ce païs-là, lorsqu’il essuya une pareille révolution.

L’auteur des Gestes dit donc : » En ce tems-là les Francs » se rendirent maîtres de la Colonie d’Agrippine située sur le Rhin, & dont ils se sont accoutumés à nommer la ville principale, La Colonie absolument. Ils y tuerent plusieurs de ceux des Citoyens qui s’étaient déclarés pour Egidius. Ce Géneral étoit alors lui-même dans te païs, mais il trouva moyen de se sauver. Ces mêmes Francs marcherent ensuite à Treves, Cité située sur la Moselle, & quand ils eurent pris sa ville Capitale, ils la saccagerent ainsi que tout le plat païs des environs. »

On ne sçauroit douter que ce ne soit ceux des Francs qu’on appelloit les Ripuaires qui ayent fait ces deux expéditions. Nous avons vû que dès le tems de la venuë d’Attila dans les Gaules, la tribu des Ripuaires occupoit déja le païs qui lui avoit donné le nom qu’elle portoit, je veux dire le païs qui est entre le Bas-Rhin et la Meuse. Ils n’en avoient point été chassés depuis ce tems-là, et nous verrons même dans l’histoire de Clovis[136], que Sigebert qui dans le tems où Clovis regnoit sur les Saliens, regnoit de son côté sur les Ripuaires, étoit maître de la ville de Cologne quand il mourut. Si les Ripuaires n’étoient pas encore entrés dans Cologne et dans Tréves en quatre cens soixante et deux, quoiqu’il y eût déja plus de douze ans qu’ils fussent cantonnés sur le territoire de ces deux villes, c’étoit par la même raison qui avoit été cause que les Visigots n’étoient entrés que cette année-là dans la ville de Narbonne, quoique depuis l’année quatre cens dix-neuf ils eussent eu continuellement des quartiers dans les environs de la place.

Comme Tréves étoit la capitale de la province qui se nommoit la premiere Belgique, et Cologne la capitale de la province nommoit la seconde Germanique, l’empire aura toujours excepté ces deux métropoles de toutes les concessions qu’il aura pû faire aux Ripuaires, et il aura veillé avec tant de soin à les garder, qu’il les conservoit encore l’année quatre cens soixante et deux, et quand l’état déplorable où ses affaires étoient alors réduites, les lui fit perdre.

Nous avons exposé dès le second livre de cet ouvrage, que l’empereur lorsqu’il assignoit dans quelque province de la monarchie Romaine des quartiers aux barbares qui s’appelloient les Confederés , prétendoit ne leur en point ceder la souveraineté, et le meilleur moyen d’empêcher qu’ils ne se l’arrogeassent, c’étoit d’excepter de la concession les villes principales, et de les garder si bien, qu’il ne leur fût pas possible de s’en saisir. Comment finit la guerre que les Ripuaires firent aux Romains vers quatre cens soixante et trois ? Les historiens qui nous restent ne le disent point. Autant qu’on le peut conjecturer en réflechissant sur l’état où les Gaules étoient alors et sur l’histoire des tems postérieurs, cette guerre aura été terminée de la maniere dont se terminoient les démêles que les Romains avoient alors si souvent avec leurs confédérés. D’un côté les Romains auront laissé aux Ripuaires ce qu’ils venoient d’envahir, et de l’autre les Ripuaires auront promis de ne plus commettre aucune hostilité, et de donner du secours aux Romains des Gaules contre leurs ennemis. En conséquence de cet accord les Ripuaires auront fourni un corps de troupes auxiliaires pour renforcer l’armée d’Egidius.


LIVRE 3 CHAPITRE 8

CHAPITRE VIII.

Etat des Gaules. Campagne de quatre cens soixante & trois. Childéric se trouve à la bataille donnée auprès d’Orleans entre les Romains et les Visigots. Premiere expédition d’Audoagrius Roi des Saxons sur les bords de la Loire. Mort d’Egidius.


Egidius tout grand capitaine qu’il pouvoit être, auroit succombé cette campagne-là, si Severus et Ricimer eussent passé les Alpes pour se joindre dans les Gaules aux autres ennemis que notre général y eut à combattre. Mais les descentes que les Vandales d’Afrique faisoient journellement en Italie, y retinrent cet empereur et son ministre. Ils n’avoient point encore fait la paix avec ces barbares.

Je supplie ici le lecteur de vouloir bien, pour se faire une idée plus nette des évenemens dont je vais parler, se souvenir de l’état où les Gaules furent mises par la pacification qui s’y fit quand Attila se disposoit à les envahir. La confédération, ou si l’on veut, la république des Armoriques tenoit tout ce qui est entre l’ocean, le Loir et la Seine. La langue de terre qui est entre le Loir et la Loire étoit tenuë par les officiers du prince, qui par-là étoient maîtres du cours de la Loire jusqu’à la hauteur d’Angers seulement : car, comme nous le verrons, Nantes étoit encore sous le regne de Clovis, au pouvoir des Armoriques. Nous avons observé plusieurs fois qu’Aëtius avoit établi dans les environs d’Orleans une peuplade d’Alains, et nous venons de voir que lorsque Majorien fut tué, cet empereur étoit en marche pour se rendre dans les Gaules afin de les punir des hostilités qu’ils y avoient commises depuis peu. Les Visigots occupoient la plus grande partie de la seconde Aquitaine, la Novempopulanie et la premiere des Narbonoises, mais comme on le verra par plusieurs évenemens que nous rapporterons dans la suite, ils ne tenoient point alors la premiere Aquitaine. Du moins ils n’étoient point maîtres du Berri et de l’Auvergne. Ces deux cités, étoient encore certainement en ce tems-là au pouvoir des officiers de l’empire.

L’autorité de ces officiers étoit aussi reconnuë dans les autres provinces de la Gaule à l’exception toutefois, de la partie qu’en tenoient les Francs, les Bourguignons et les Allemands. Il seroit inutile de rappeller ici ce que nous avons déja dit concernant les lieux où ces barbares étoient cantonnés.

Tel étoit l’état des Gaules lorsqu’en quatre cens soixante et trois l’armée des Visigots commandée par Fréderic fils du roi Theodoric premier, et frere du roi Theodoric second actuellement regnant, s’avança jusques sous Orleans, laissant derriere elle, le Berri et d’autres païs ennemis. Cette marche hardie montre bien que les Visigots avoient des amis sur la Loire, et ces amis ne pouvoient être que la peuplade d’Alains établie dans ces quartiers. Elle devoit se déclarer naturellement contre Egidius qui faisoit profession d’être toujours l’ami et même de vouloir être le vengeur de Majorien, mort quand il étoit prêt de passer les Alpes pour venir la détruire. Ainsi nos Alains auront joint l’armée des Visigots lorsqu’elle se fut avancée jusques dans l’Orleanois, où étoient leurs quartiers. Probablement c’est de ces Alains qu’Idace dit dans un passage qui va bien-tôt être rapporté : Que ceux qui avoient joint l’armée de Fréderic, furent défaits avec elle. Audoagrius ou Adoacrius roi des Saxons devoit tandis que les Visigots attaqueroient Orleans, remonter la Loire sur sa flote qui étoit formidable, et venir après avoir débarqué au-dessous du pont de Cé, prendre la ville d’Angers. Quel parti les Visigots avoient-ils fait à Audoagrius ? Je l’ignore : mais, comme il agissoit contre le même ennemi qu’eux et dans le même tems qu’eux, je puis supposer qu’ils agissoient de concert, et la suite de l’histoire est très-favorable à cette supposition.

Il est sensible que le projet des Visigots étoit de se rendre maîtres du cours de la Loire et de séparer ainsi en deux, les provinces obéïssantes. Si après cela, Egidius se retiroit dans la partie de ces provinces qui étoit entre la Loire, la Somme et le Rhin, on lui enlevoit aisément la partie qui étoit entre la Loire et la Méditerranée. S’il se retiroit dans la premiere Lyonoise, il abandonnoit les Armoriques, et on les obligeoit eux et les habitans des provinces obéïssantes qui étoient au nord de la Loire, à se soumettre à l’empereur de Ricimer, à Severus dont les Visigots se disoient apparemment, les troupes auxiliaires.

Le projet des Visigots fut déconcerté par la bataille qu’Egidius et Childéric gagnerent contr’eux et qui se donna entre la Loire et le Loiret en quatre cens soixante et trois. » Frederic frere de Theodoric Roi des Visigots, dit Idace, s’étant mis en campagne pour attaquer Egidius qui, suivant ce que publie la Renommée, est une personne agréable à Dieu & par ses vertus& par ses œuvres, ce Prince a été défait ainsi que tous ceux qui l’avoient joint, & lui-même il a été tué sur la place. Cette bataille s’est donnée dans le Commandement Armorique. » Marius Aventicensis ajoute quelques circonstances au récit d’Idace. » Sous le Consulat de Balilus & de Bibianus, écrit l’Evêque d’Avanches, Egidius donna une bataille contre les Visigots auprès d’Orleans & sur le terrain. qui est entre la Loire & le Loiret. Frederic un des Rois des Visigots fut tué. » On ne sçauroit douter que nos deux croniqueurs ne parlent ici du même évenement. Le même prince ne sçauroit être tué dans deux actions differentes. Si Marius appelle roi, le Fredéric qui commandoit l’armée des Visigots et qu’Idace ne qualifie que de frere de roi, c’est, comme nous le dirons plus au long ailleurs, que l’usage commun étoit alors de donner le titre de roi aux enfans des rois. Nous verrons même qu’en France où la couronne ne tomboit point en quenoüille, on donnoit le nom de reines aux filles de nos rois, parce qu’elles étoient leurs filles. C’est ce que Monsieur De Valois a très-bien éclairci et ce que personne n’ignore. On ne sera pas non-plus surpris de voir qu’Idace mette dans le commandement Armorique le petit espace de terrain qui est entre la Loire et le Loiret, dès qu’on se rappellera ce que nous avons dit dans notre premier livre sur l’étenduë de ce commandement qui renfermoit la quatriéme Lyonnoise ou la province Senonoise dont étoit Orleans.

Aucun des deux auteurs qui viennent d’être cités ne dit pas, il est vrai, que Childéric étoit avec Egidius lorsque ce dernier gagna la bataille où Fréderic fut tué, mais on peut montrer par le témoignage de Gregoire de Tours, que ce roi des Francs s’y trouva en personne ; n’est-ce pas de cette bataille-là qu’il convient d’entendre ce que dit notre auteur quand il écrit. « Pour reprendre le fil de l’histoire, Childéric combattit dans les actions de guerre dont l’Orleanois fut le theâtre. » Ceci, je le sçais bien, veut être discuté plus au long. Déduisons donc nos preuves.

Gregoire de Tours après avoir raconté à la fin du douziéme chapitre du second livre de son histoire, le rétablissement de Childéric, laisse ce prince pour un tems et il employe les cinq chapitres qui suivent immédiatement le douziéme, au récit de plusieurs actions édifiantes et de quelques autres évenemens qui sont plutôt de l’histoire ecclesiastique que de l’histoire prophane. Ce n’est donc qu’au commencement du dix-huitiéme chapitre que Gregoire de Tours reprend l’histoire de Childéric, et il la reprend encore à la maniere dont notre Discours préliminaire dit que cet historien en usoit dans la narration des évenemens arrivés avant le baptême de Clovis, c’est-à-dire, en citant plûtôt ces évenemens, qu’en les racontant avec quelques détails. Voici le commencement de ce dix-huitiéme chapitre.

» Pour reprendre le fil de l’Histoire, Childéric se trouva aux combats qui se donnerent dans l’Orleanois. Audoagrius & ses Saxons débarquerent près d’Angers. Les maladies firent perir une grande partie du Peuple. Egidius mourut, & il laissa un fils qui s’appelloit Syagrius. Après la mort d’Egidius, Audoagrius reçut des otages de la Cité d’Angers & de plusieurs autres. » Nous rapporterons dans la suite le reste de ce passage. Expliquons ce qui vient d’en être traduit.

Il est rendu certain par ce qu’on vient de lire, que les combats donnés auprès d’Orleans et la descente d’Audoagrius en Anjou sont des évenemens arrivés entre le rétablissement de Childéric et la mort d’Egidius, c’est-à-dire, entre l’année quatre cens soixante et deux et l’année quatre cens soixante et quatre, qui, comme on va le voir, est suivant Idace, l’année où mourut Egidius. D’un autre côté il est constant par la cronique d’Idace et par les fastes de Marius Aventicensis que ce fut en quatre cens soixante et trois qu’Egidius gagna aux portes d’Orleans la bataille où les Visigots et ceux qui les avoient joints, c’est-à-dire, les Alains établis sur la Loire, furent défaits à plate couture. Ainsi le tems et le lieu où se donna cette bataille font croire que c’est d’elle dont Gregoire de Tours entend parler, lorsqu’il écrit : Pour reprendre le fil de l’histoire, Childéric se trouva aux combats donnés dans l’Orleanois.

Il est donc sensible par le récit d’Idace, par celui de Marius comme par celui de Gregoire de Tours confrontés ensemble et éclaircis l’un par l’autre ; que Fredéric s’étoit avancé jusques dans les quartiers des Alains ; qu’il y avoit été joint par ces barbares, et qu’il prétendoit se rendre maître d’Orleans à la faveur de la diversion que les Saxons devoient faire, mais que son armée après plusieurs rencontres, fut enfin taillée en pieces par Egidius et par Childéric, dans une bataille rangée. Les Visigots auront ensuite regagné leurs quartiers le mieux qu’ils auront pû, et les Alains auront été desarmés et dispersés. On aura voulu détruire entierement cette colonie, qui depuis cinquante ans qu’elle avoit été établie par Aëtius dans le centre des Gaules, n’avoit point cessé d’y commettre des violences, et qui par ses intelligences avec les étrangers, les avoit mises plus d’une fois dans un danger éminent. On aura donc pour l’extirper, transplanté nos Alains dans les provinces obéissantes, et dans les provinces confédérées, et l’on les y aura si bien esparpillés, s’il est permis d’user ici de ce mot, qu’il leur étoit impossible de commencer à s’attrouper en aucun endroit, sans y être aussi-tôt enveloppés. Voilà peut-être, pourquoi le nom propre d’Alain, est encore aujourd’hui si commun dans le duché de Bretagne, qui dans les tems dont il est ici question, étoit un des pays compris dans la confédération Armorique. Comme cette portion du commandement Maritime n’avoit point essuyé depuis long-tems les malheurs de la guerre, elle devoit être très-peuplée et l’on y aura relegué à proportion un plus grand nombre d’Alains que dans les autres contrées, parce qu’il y étoit plus aisé qu’il ne l’étoit ailleurs, de les réduire à vivre en paix dans les lieux où ils seroient distribués. Ceux qui avoient été pris les armes à la main, y furent envoyés comme captifs, et ceux qui s’étoient rendus, comme exilés.

L’observation que nous allons faire, fortifiera encore notre conjecture. Paulin de Perigueux comme on l’a déja lû dans le chapitre douziéme du second livre de cet ouvrage, écrivit son poëme sur les miracles operés par l’intercession de saint Martin, sous le pontificat de Perpetuus fait évêque de Tours vers l’année quatre cens soixante et deux, mais qui ne mourut que vers quatre cens quatre-vingt-onze. Notre poëte dédie son ouvrage à ce grand prélat, connu aujourd’hui en Touraine sous le nom de Saint Perpète. Ainsi les apparences sont que ce n’aura été qu’après l’année quatre cens soixante et trois, où nous en sommes, que Paulin aura composé le poëme dont nous parlons. Or Paulin en faisant mention des maux que les Alains avoient faits au pays, en parle comme d’un mal passé. Dans le tems où les Gaules avoient tant à souffrir des Huns qui servoient l’empire en qualité de ses Confédérés. voilà comment il s’explique dans des vers que nous avons rapportés. Ce qui est encore certain c’est qu’il n’est plus fait aucune mention des Alains de la Loire, dans l’histoire des tems posterieurs à l’année quatre cens soixante et trois.

Les Romains et les Francs eussent aussi chassé pour lors Audoagrius de l’Anjou, en le forçant l’épée à la main à se rembarquer comme nous verrons qu’ils l’y forcerent dix ans après, si la mort d’Egidius ne les en eût point empêchés ; mais cette mort qui devoit apporter un grand changement dans la Gaule, les réduisit à capituler avec ce roi des Saxons. Ils lui accorderent donc une forte contribution afin de l’engager à reprendre la route de son pays ; et pour sûreté du payement de la somme convenuë, ils lui donnerent des otages qu’il emmena sur ses vaisseaux. Notre histoire contient trente exemples de semblables compositions, conclues entre les pirates du nord et différentes contrées des Gaules où ils avoient fait des descentes.

Comme la necessité d’expliquer la narration de Gregoire de Tours m’a contraint à parler d’avance de la mort d’Egidius et de la retraite des Saxons, deux évenemens qui appartiennent à la fin de l’année quatre cens soixante et quatre dans laquelle je n’étois point encore entré ; j’avertis pour plus de clarté que je vais remonter au commencement de cette année quatre cens soixante et quatre. Je dirai donc en reprenant l’ordre chronologique, qu’Egidius voyant que Ricimer lui avoit mis les Saxons sur les bras, résolut de se liguer de son côté avec les Vandales d’Afrique et de les engager à concerter avec lui quelque entreprise capable d’operer une puissante diversion en faveur des Gaules. On peut bien croire qu’un citoyen aussi vertueux que les auteurs contemporains d’Egidius disent qu’il l’étoit, n’auroit pas recherché l’alliance des plus dangereux ennemis de l’empire, si Ricimer et les Visigots ne l’eussent point réduit dans une situation pareille à celle où étoit François Premier lorsqu’il fit venir à son secours la flotte du sultan des Turcs.

Tout mal instruits que nous sommes des évenemens du regne de Séverus, nous ne laissons pas de sçavoir qu’Egidius avoit encore un autre motif de prendre des liaisons avec les vandales d’Afrique. Theodoric Second, l’ami de Ricimer, négocioit alors en son nom et au nom de Séverus, un traité de paix avec les Sueves qui s’étoient emparés d’une partie de l’Espagne et contre qui le roi des Visigots faisoit actuellement la guerre au nom et sous les auspices de l’empire. Arborius reconnu pour maître de la milice des Gaules par tous les partisans de Séverus entroit même dans la négociation. Ainsi Egidius ne pouvoit pas douter que ses ennemis ne voulussent, en faisant la paix avec les Sueves, se mettre en état de pouvoir rappeller dans les Gaules une partie des troupes qu’ils avoient en Espagne, afin de lui faire la guerre avec plus de vigueur. Rien n’est plus autorisé par la loi naturelle, que d’opposer des alliés à des ennemis.

Egidius envoya donc des personnes de confiance à Carthage pour y traiter avec Genséric. Voici ce que dit Idace à ce sujet. » Au mois de Mai de la troisiéme année du regne de Séverus, c’est-à-dire, en l’année quatre cens soixante & quatre, les Envoyés du même Egidius dont nous avons parlé ci-dessus, se rendirent auprès des Vandales par la route de l’Ocean, & le mois de Septembre suivant ils revinrent dans les Gaules par la même route. » Egidius en faisant aller ses envoyés par la mer oceane, ne leur faisoit point prendre la voye la plus courte et la plus commode pour se rendre des Gaules à Carthage ; mais ce voyage-là, qu’il avoit apparemment dessein de tenir secret, se pouvoit cacher plus aisément que celui qu’ils auroient fait en s’embarquant dans un des ports des Gaules sur la mer Mediterannée. Il auroit fallu, s’ils eussent pris cette derniere route, qu’ils eussent traversé pour aller s’embarquer à Marseille, plusieurs provinces où Ricimer avoit des amis, et qu’ils se fussent encore exposés à être pris par ceux de ses vaisseaux qu’il faisoit croiser sur la côte des provinces Narbonoises.

Les Vandales prirent-ils des engagemens avec Egidius et firent-ils quelques mouvemens en sa faveur ? Les auteurs qui nous restent n’en disent rien. Il est à croire que la mort de ce généralissime arrivée peu de tems après le retour de ses envoyés rendit inutile tout ce qu’ils avoient traité à Carthage. Suivant Idace, ces envoyés ne furent de retour qu’au mois de septembre de l’année quatre cens soixante et quatre, et suivant ce même auteur, Egidius mourut avant le dix-neuviéme novembre de la même année, puisque, lorsqu’il mourut, on comptoit encore la troisiéme année du regne de Severus, qui avoit commencé son empire le dix-neuviéme novembre de l’année quatre cens soixante et un.

Idace écrit, en rapportant la mort d’Egidius, que les uns disoient que ce Romain avoit été empoisonné, les autres qu’il avoit été étranglé par quelque domestique gagné. Veritablement tout ce qu’on peut inferer des expressions qu’Idace employe, c’est qu’Egidius fut trouvé mort dans son lit, et que sa mort ne fut pas naturelle ; mais qu’il ne fut point averé s’il avoit été empoisonné ou s’il avoit été étouffé. Cet auteur contemporain ne s’expliqueroit pas comme il le fait, si notre Egidius eût été poignardé, ou si sa mort eût été une mort naturelle.

Suivant les apparences, ce Romain eut la même destinée que Scipion l’Emilien. On sçait que le destructeur de la ville de Carthage fut trouvé mort dans son lit, ayant à la gorge des meurtrissures capables de faire croire qu’il avoit été étranglé, et que par des raisons faciles à deviner, on ne fit point les recherches nécessaires pour découvrir la verité. Quoiqu’il en ait été, l’incertitude sur le genre de mort d’Egidius, dans laquelle nous sommes obligés à laisser le lecteur, ne paroîtra point surprenante à ceux qui ont étudié l’histoire du bas-empire. Vopiscus n’est-il pas réduit à dire, en parlant de la mort de l’empereur Tacite, qu’on ne sçavoit pas bien si la mort de ce prince avoit été violente ou naturelle.

Après la mort d’Egidius, ajoûte Idace, les Visigots se mirent en possession de plusieurs contrées qu’il défendoit contr’eux et qu’il prétendoit conserver à l’empire Romain ; quelles furent ces contrées que les Visigots envahirent immédiatement après la mort d’Egidius ? Peut-être fut-ce alors qu’ils étendirent leurs quartiers d’un côté jusqu’au bas-Rhône et d’un autre côté jusqu’à la basse-Loire, en occupant celle des cités de la seconde Aquitaine qu’ils ne tenoient pas encore. Les Visigots ne firent point alors de plus grandes acquisitions. Theodoric leur roi gardoit des mesures avec l’empire dont il se disoit l’allié quoiqu’il fut en guerre avec Egidius. La cronique d’Idace, où il est fait mention de la mort de Theodoric, ne dit point que ce prince ait jamais rompu avec l’empire. D’ailleurs on voit par la suite de l’histoire, que ce ne fut que sous le regne d’Euric le successeur de Theodoric, que les Visigots envahirent la premiere Aquitaine, Tours et quelques autres villes de la troisiéme Lyonoise et le pays qui s’appelle aujourd’hui la basse-Provence.

Comme nous trouvons en lisant l’histoire des tems subsequents à la mort d’Egidius, que l’autorité imperiale étoit en ces tems-là, rétablie dans les Gaules, il faut croire que la mort prématurée d’Egidius, qu’on peut regarder comme un coup de Ricimer, y fit cesser les troubles et la guerre civile. Egidius n’étant plus en vie, les Romains de son parti et leurs alliés auront reconnu après quelques négociations l’empereur Severus, et par-là ils auront fait leur paix avec les Visigots, qui n’avoient tiré l’épée, disoient-ils, que pour le service de ce prince.

Quel fut le successeur d’Egidius dans l’emploi de maître de la milice ? L’histoire ne le dit point positivement. Suivant le cours ordinaire des affaires d’Etat on aura mis en pleine possession de cet emploi Arborius, qui l’exerçoit déja en Espagne en qualité de successeur légitime de ce Nepotianus que Majorien avoit destitué pour installer à sa place Egidius. On aura fait patrice Gunderic roi des Bourguignons, que le pape Hilaire qualifie de maître de la milice dans une lettre écrite du vivant d’Egidius, et de laquelle nous avons parlé ci-dessus. Peut-être aussi Gunderic fut-il le successeur d’Egidius seulement dans les Gaules, tandis qu’Arborius continuoit d’exercer les fonctions de maître de la milice, dans l’Espagne.

Quelques auteurs modernes ont cru qu’après la mort d’Egidius la dignité de maître de l’une et de l’autre milice dans le diocèse de la préfecture des Gaules, avoit été conferée à son fils Syagrius. Cependant nous verrons dans la suite que Syagrius n’a jamais été maître de la milice dans le département de la préfecture des Gaules et qu’il ne succeda à son pere que dans l’emploi de comte ou de gouverneur particulier de la cité de Soissons, qu’Egidius avoit toujours gardé quoiqu’il fût revêtu d’une dignité bien superieure à cet emploi. D’autres écrivains ont cru que le comte Paulus dont il est parlé dans Gregoire de Tours, à l’occasion d’un évenement arrivé vers l’année quatre cens soixante et douze, comme d’un des chefs des troupes Romaines, avoit été le successeur d’Egidius dans l’emploi de maître de la milice ; mais je pense qu’ils se trompent aussi, parce que Gregoire de Tours en parlant de cet évenement où Paulus fut tué, ne le qualifie que de comte. Or vouloir que Gregoire de Tours se soit trompé et qu’il ait par erreur donné à Paulus en racontant sa mort, le titre de comte au lieu de celui de maître de la milice, c’est vouloir que des historiens François du dix-septiéme siécle se soient trompés sur le titre qui appartenoit à un de nos capitaines celebres, tué seulement quelque soixante ans avant qu’ils fussent au monde, et qu’ils ayent qualifié le mort de lieutenant géneral, au lieu de l’appeller ainsi qu’ils l’auroient dû, maréchal de France. Je conclus donc que ce qu’on peut imaginer de plus probable concernant le successeur d’Egidius, c’est que ce fut ou Gunderic ou bien Arborius dont nous venons de parler. ç’aura été à l’un des deux qu’aura succedé Chilpéric l’un des rois des Bourguignons que nous verrons maître de la milice dans quelques années.


LIVRE 3 CHAPITRE 9

CHAPITRE IX.

Mort de Severus. L’Empereur d’Orient fait Anthemius Empereur d’Occident. La paix est rétablie dans les Gaules. Theodoric Second est tué par son frere Euric, qui lui succede. Les Romains d’Orient font une grande entreprise contre les Vandales d’Afrique. Projets d’Euric & précaution qu’Anthemius prend pour les déconcerter. Il fait venir dans les Gaules un corps de troupes composé de Bretons Insulaires, qu’il poste sur la Loire.


Environ un an après la mort d’Egidius, Ricimer qui s’étoit dégouté de gouverner Severus et qui se croyoit le maître de l’empire d’Occident, se défit de ce prince. Severus empoisonné mourut le quinziéme du mois d’août de l’année quatre cens soixante et cinq[137], et dans la quatriéme année de son regne, qui devoit être accomplie le dix-neuviéme novembre suivant. Il y eut en Occident après la mort de Severus un interregne de deux ans ou environ. Ce tems s’écoula avant que Ricimer qui regnoit veritablement sur le partage d’Oc- cident et Leon alors empereur des Romains d’Orient, fussent convenus d’un sujet propre à remplir au gré de l’un et de l’autre le trône imperial qui étoit en Italie. Enfin ils convinrent de faire Anthemius empereur des Romains d’Occident, à condition qu’il donneroit sa fille en mariage au patrice Ricimer. L’année quatre cens soixante et sept étoit donc déja commencée quand Anthemius prit la pourpre, non pas dans Constantinople, mais dans un lieu éloigné d’environ une lieuë de cette capitale ? Croyoit-on que la dignité de l’empire d’Orient seroit blessée, si l’empereur d’Occident paroissoit dans Constantinople, revêtu des ornemens imperiaux ?

Anthémius passa aussi-tôt en Italie accompagné de Marcellianus comme de plusieurs autres officiers de l’empire d’Orient, que Leon lui avoit donnés pour lui servir de conseil, et d’une armée. Dans le mois d’août de la même année quatre cens soixante et sept, il fut reçû à huit mille de Rome par les citoyens de cette capitale, qui le proclamerent de nouveau, et le reconnurent pour empereur.

Suivant le texte d’Idace tel que nous l’avons, ce fut au mois d’août de la huitiéme année du regne de l’empereur Leon, qu’Anthemius fut reconnu empereur d’Occident par le peuple de la ville de Rome, en un lieu éloigné de huit milles de cette capitale. Ainsi, comme Leon commença son regne dès le mois de janvier de l’année quatre cens cinquante-sept, il s’ensuivroit que l’exaltation d’Anthemius appartiendroit à l’année quatre cens soixante et quatre, supposé qu’Idace ait compté les années de Leon par années révoluës, et à l’année quatre cens soixante et cinq, supposé qu’il les ait comptées par années courantes ; mais il est à présumer qu’il y a faute dans cet endroit du texte d’Idace, et que les copistes y auront mis anno octavo, pour anno decimo ou undecimo. Plusieurs raisons me le font bien penser, mais je n’en alleguerai qu’une, parce qu’elle me paroît décisive : c’est que Cassiodore et Marius Aventicensis qui ont divisé leurs chroniques par consulats, disent positivement que ce ne fut qu’en quatre cens soixante et sept qu’Anthemius fut fait empereur. Or comme nous l’avons déja remarqué, il est bien plus difficile que des copistes transposent un évenement, en le transportant du consulat où il a été placé par l’auteur, sous un autre consulat auquel il n’appartient point, qu’il n’est difficile que des copistes alterent les chiffres numeraux, servans à marquer les années du regne d’un prince, et qu’ils mettent octavo pour decimo.

Anthemius étoit frere d’un Procope qui avoit exercé les plus grands emplois de l’empire d’Orient, et lui-même il étoit déja parvenu à la dignité de patrice, lorsqu’il fut choisi par Leon pour regner sur le partage d’Occident : si nous voulons bien croire ce que dit Sidonius Apollinaris, à la loüange d’Anthemius, il possedoit toutes les vertus ; mais l’ouvrage où Sidonius en fait un si grand homme, est un panégyrique et encore un panégyrique en vers. En effet, à juger de son héros par ce qu’en disent les autres écrivains, cet empereur étoit sage, capable d’affaires, et il avoit plusieurs autres bonnes qualités ; mais il n’avoit ni le courage, ni la fermeté, ni la hardiesse nécessaires pour être un grand prince ; il étoit plus propre à récompenser des sujets vertueux, qu’à mettre des hommes corrompus hors d’état de nuire.

Procope l’historien écrit que le motif qui détermina Leon à choisir Anthemius pour le faire empereur d’Occident, fut le dessein d’avoir à Rome un collégue avec qui l’on pût prendre des mesures certaines pour faire incessamment la guerre de concert aux Vandales d’Afrique. Nous avons vû que Leon avoit fait la paix ou du moins une trêve avec ces barbares quelque tems avant la mort de Majorien, et que par accord une partie de la Sicile étoit restée entre leurs mains, tandis que l’autre partie étoit demeurée au pouvoir des Romains d’Orient. Nous avons vû même que Leon pour ne point enfraindre ce traité, avoit refusé du secours aux Romains d’Occident. Enfin l’accord dont il s’agit subsistoit encore lorsque Severus mourut.

Mais la mort de Severus avoit brouillé de nouveau l’empire d’Orient avec les Vandales. Voici comment la chose arriva. Durant l’interregne dont la mort de Severus fut suivie, et qui dura deux ans, Genseric demanda l’empire d’Occident à Leon pour le même Olybrius, qui fut empereur de ce partage après Anthemius. Olybrius ayant épousé une des princesses, fille de Valentinien Troisiéme, et Hunnerich ou Honoric fils de Genseric ayant épousé la sœur de cette princesse, on ne doit pas être surpris que Genseric portât avec chaleur les interêts d’Olybrius beau-frere de son fils. En parlant des évenemens de l’année quatre cens cinquante-cinq, on a dit que les deux princesses dont il vient d’être parlé, avoient été enlevées de Rome par Genseric, qui les avoit emmenées à Carthage, où il avoit disposé de leurs mains. Leon refusa au roi des Vandales de lui accorder ce qu’il demandoit en faveur d’Olybrius, et le dépit qu’en conçut le barbare, le porta dès le moment, et quand l’interregne duroit encore en Occident, à rompre l’accord qu’il avoit fait avec l’empereur d’Orient, et à saccager les côtes des Etats de ce prince. C’étoit donc pour tirer raison de cette insulte, que Leon voulut installer sur le trône d’Occident un empereur, qui de longue main fût accoutumé à une déference entiere pour ses ordres ; et dans cette vûë, il crut ne pouvoir faire mieux que de mettre le diadême de Rome sur la tête d’un homme né et élevé son sujet. A en juger par l’ordre dans lequel Idace raconte les évenemens, Leon avoit même commencé déja la guerre contre les Vandales, lorsqu’il déclara Anthemius empereur d’Occident. Ce chronologiste peu de mots avant que de parler de l’exaltation d’Anthemius, dit que Marcellianus qui commandoit en Sicile pour Leon, y avoit batu les Vandales ; et qu’il les avoit chassés de la portion de ce païs, qui leur étoit demeurée par la tréve.

Ce fut dans le tems même de ces évenemens, qu’arriva la mort de Theodoric Ii roi des Visigots, qui donna lieu à de grandes révolutions dans les Gaules. Ce prince mourut dans l’année qu’Anthemius fut proclamé empereur, c’est-à-dire, en quatre cens soixante et sept.

Comme nous l’avons vû, Theodoric étoit monté sur le trône en faisant tuer son frere, et son prédecesseur, le roi Thorismond. Euric leur frere y monta par le même degré. Après avoir fait tuer Theodoric, il se fit proclamer roi des Visigots dans Thoulouse, la capitale de leurs quartiers, ou plûtôt de leur Etat. Un des premiers soins d’Euric fut celui d’envoyer des ambassadeurs à l’empereur Léon, pour lui donner part de son avénement à la couronne. La mission de ces ambassadeurs envoyés à Constantinople, fait juger que ce fut avant le mois d’août de l’année quatre cens soixante et sept, et par conséquent avant qu’Anthemius fût arrivé à Rome, et qu’il y eût été proclamé, qu’Euric fit assassiner Theodoric, et qu’il s’empara du royaume des Visigots ; supposé qu’il y eût dans le tems de cet évenement un empereur d’Occident reconnu dans Rome, il étoit naturel que ce fût à lui qu’Euric s’adressât pour donner part de son avenement à la couronne, puisque les quartiers des Visigots étoient dans le partage d’Occident. Cependant ce fut à Léon empereur d’Orient qu’Euric envoya ses ambassadeurs. Quoiqu’il en ait été, cette ambassade est une des preuves que nous avons promis de donner pour faire voir que les rois barbares qui avoient des établissemens sur le territoire de l’empire d’Occident, s’adressoient à l’empereur d’Orient comme au souverain de ce territoire, dans les tems où le trône de Rome étoit vacant.

Euric envoya encore pour lors des ambassadeurs à plusieurs autres puissances, et même aux Gots, à ce que dit Idace. Comme un prince n’envoye point des ambassadeurs à ses sujets, il faut que ces Gots fussent ceux de cette nation qui étoient demeurés sur les bords du Danube, et qui s’appelloient les Ostrogots. Nous aurons bien-tôt occasion d’en parler.

Ce ne fut point immédiatement après être parvenu au trône qu’Euric rompit avec les Romains. Il continua de se dire l’allié de l’empire. Il paroît même que dans un évenement arrivé la troisiéme année du regne d’Anthemius, et du regne d’Euric, ce dernier portoit encore les armes pour le service de Rome. Voici quel fut cet évenement. Jusqu’à la troisiéme année du regne d’Anthemius, les Romains avoient conservé la ville de Lisbonne, quoique les Sueves se fussent emparés de la plus grande portion de la Lusitanie. La troisiéme année du regne d’Anthemius, c’est-à-dire, en l’année quatre cens soixante-neuf, Lusidius qu’on connoît à son nom avoir été un Romain, et qui étoit un citoyen de Lisbonne, où même il commandoit, livra cette ville aux Sueves par un motif que nous ignorons. Aussi-tôt les Visigots entrerent dans la Lusitanie pour reprendre Lisbonne, et dans leur expédition ils maltraiterent également les Sueves et les Romains du pays, qui s’étoient mis sous la dépendance des Sueves. Quel fut le succès de cette expédition des Visigots contre les Sueves ? Idace qui finit sa chronique à l’année quatre cens soixante et neuf, ne nous l’apprend point, et tout ce qu’on trouve dans cet ouvrage qui puisse avoir quelque rapport avec l’évenement dont il est question ; c’est que Rémisundus roi des Sueves envoya le Lusidius dont nous venons de parler, en qualité de son ambassadeur à l’empereur Anthemius, et que ce roi barbare fit accompagner Lusidius par plusieurs personnes de la nation des Sueves. Qu’alloit dire à Rome Lusidius ? Apparemment, il y alloit pour justifier sa conduite ; pour y representer qu’on n’avoit reçû les Sueves dans Lisbonne, que pour la défendre contre les Visigots qui vouloient s’en rendre maîtres absolus. Quoiqu’il en ait été, les suites font croire que les Romains s’accorderent alors avec les Sueves, et qu’ils firent un traité avec nos barbares dont les Visigots se déclarerent mécontens. Il est toujours certain qu’Euric n’avoit pas encore rompu avec les Romains, lorsque les Suéves s’emparerent de Lisbonne sur les Romains. On le voit, et par la manœuvre que fit alors Euric, et parce qu’Idace, dont la chronique vient jusqu’à l’année quatre cens soixante et neuf, ne dit rien de cette rupture. Mais il paroît en lisant Isidore de Séville, que le roi des Visigots commença ses hostilités contre les Romains quand son expédition en Lusitanie n’étoit point encore terminée, c’est-à-dire, à la fin de quatre cens soixante et neuf, ou l’année suivante.

Isidore immédiatement après avoir rapporté l’invasion d’Euric dans la Lusitanie, ajoute qu’Euric se saisit ensuite de Pampelune, de Saragosse et de l’Espagne supérieure dont les Romains étoient en possession. Euric aura fait servir le traité entre les Romains et les Suéves, de prétexte à ses usurpations, dont nous reprendrons l’histoire quand nous aurons parlé de la guerre que l’empire d’Orient et l’empire d’Occident firent conjointement aux Vandales d’Afrique au commencement du regne d’Anthemius, guerre qui donna la hardiesse au roi des Visigots d’oser faire ces usurpations.

Nous avons vû que le grand dessein de Leon étoit de joindre les forces des deux empires pour chasser enfin de l’Afrique les Vandales qui l’occupoient depuis près de quarante années, et que c’étoit pour assurer l’exécution de son entreprise qu’il avoit placé un de ses sujets sur le trône d’Occident. Dès l’année même de la proclamation d’Anthemius, les deux empereurs voulurent porter la guerre en Afrique ; mais la négligence de ceux qui avoient entrepris les fournitures de l’armée, et qu’on se vit obligé de changer, fut cause que la mauvaise saison vint avant qu’elle put se mettre en mer. Il fallut differer l’entreprise et la remettre à une autre année. Enfin en quatre cens soixante et huit l’armée partit pour l’Afrique. » Les Ambassadeurs qu’Euric, dit Idace sur l’année suivante, avoit envoyés à Leon, revinrent, & ils rapporterent qu’ils avoient vû partir une nombreuse armée commandée par des Capitaines de grande réputation, & que cet Empereur, envoyoit faire la guerre aux Vandales d’Afrique. Nos Ambassadeurs ajoûtoient, qu’Anthemius avoit envoyé de son côré, un gros corps de troupes commandé par Marcellianus, joindre l’armée de l’Empereur d’Orient. »

Nous apprenons de Procope[138] que la flotte Romaine aborda heureusement au promontoire de Mercure, et qu’elle y débarqua l’armée de terre. Mais les géneraux de Leon n’ayant point assez pressé Genseric qui s’étoit retiré sous Carthage la seule place de ses Etats qu’il n’eût point démentelée, ils lui donnerent le loisir de ménager des intrigues qui le tirerent d’affaire. On a vû que le roi des Vandales avoit fait épouser à son fils une des deux filles de Valentinien III et qu’il avoit marié l’autre fille de cet empereur avec Olybrius. Cet Olybrius engagé par l’alliance qu’il avoit faite avec Genseric à le servir, et qui étoit encore irrité de ce que Leon lui eût préferé Anthemius, avoit sans doute des amis dans l’armée de l’empire d’Occident. Enfin il cabala si bien que les officiers de cette armée conjurerent contre Marcellianus leur géneral particulier, et le poignarderent. Cet évenement qui a pû suivre de près le débarquement de l’armée Romaine en Afrique, arriva dès l’année quatre cens soixante et huit suivant la cronique de Cassiodore, quoique si l’on en juge par la chronique d’Idace, on n’ait sçu en Espagne qu’en quatre cens soixante et neuf, que l’armée Romaine étoit partie pour aller faire la guerre aux Vandales.

Autant qu’on le peut comprendre par ce qu’en disent les auteurs contemporains, Marcellianus fut assassiné en Sicile où il étoit allé faire quelque voyage, à cause que sa présence y étoit nécessaire, soit afin d’y ramasser un convoi pour l’armée qui étoit en Afrique, soit par quelqu’autre raison. La cronique d’un auteur qui s’appelloit aussi Marcellinus, dit en parlant du patrice Marcellianus, dont il est ici question : « Marcellinus, qui nonobstant qu’il fît encore profession de la religion payenne, étoit Patrice d’Occident, fut assassiné par les Romains, dans le tems même que pour le service de l’Empire, il faisoit la guerre aux Vandales retranchés sous Carthage. »

On peut bien croire qu’après le meurtre de Marcellianus, qui comme nous venons de le dire, étoit l’homme de confiance de Leon, la division se mit entre l’armée des Romains d’Orient, et celle des Romains d’Occident. Ce que nous sçavons positivement, c’est que les uns et les autres se rembarquerent, et qu’ils laisserent Genseric possesseur de ce qu’il tenoit en Afrique.

Retournons aux entreprises d’Euric qui obligerent les Romains des Gaules à se servir nécessairement des Francs, et par conséquent à leur accorder bien des concessions, qu’ils leur auroient refusées en d’autres circonstances. Je commencerai à traiter cette matiere, en répetant ce que j’ai déja dit au commencement du chapitre où nous en sommes : qu’il n’y a point d’apparence que le roi des Visigots soit entré en guerre ouverte avec l’empire Romain avant l’année quatre cens soixante et dix, ou du moins avant la fin de l’année quatre cens soixante et neuf, comme il a déja été observé. Idace dont la cronique va jusqu’à cette année-là, y auroit fait mention, de la rupture survenuë entre les deux nations, si elle avoit eu lieu plûtôt et il n’en parle point. Aucun évenement ne pouvoit l’interesser davantage, puisqu’il étoit Romain de naissance comme d’inclination, et qu’il étoit évêque en Espagne, où Euric commença la guerre, en s’y rendant maître, suivant le passage d’Isidore qu’on vient de rapporter, des provinces que l’empire y tenoit encore. Mais les projets d’Euric auront été connus d’Anthemius quelque-tems avant que les deux nations en vinssent aux armes.

Jornandès après avoir parlé de l’avenement d’Anthemius à l’empire, et après avoir dit que Ricimer, gendre de cet empereur, défit au commencement du regne de son beau-pere, c’est-à-dire, en quatre cens soixante et sept, un corps d’Alains qui vouloit pénétrer en Italie, ajoûte : » Euric voyant les fréquentes mutations de Souverain qui survenoient dans le Partage d’Occident, résolut de faire valoir les prétentions que les Visigots, dont il étoit Roi, pouvoient avoir sur les Gaules. » Quoique les Romains eussent accordé uniquement aux Visigots le droit d’y joüir des revenus que l’empire avoit dans certaines cités, afin que ce revenu leur tînt lieu de la solde dûë à des troupes auxiliaires, ces barbares prétendoient suivant les apparences, que leurs capitulations avec les empereurs emportassent quelque chose de plus. Quelles étoient ces prétentions ? Nous n’avons pas le manifeste d’Euric, et nous sçavons seulement en general qu’il vouloit avoir des droits sur plusieurs provinces de la Gaule, lesquelles il n’occupoit pas encore. Quant au projet qu’il avoit formé lorsqu’il entreprit la guerre, nous en sommes mieux instruits, parce que nous l’apprenons dans plusieurs lettres de Sidonius Apollinaris, écrites après qu’Euric eût donné suffisamment à connoître ses desseins, en commençant de les exécuter. Il est aussi facile de pénétrer les projets des princes, lorsqu’ils en ont executé déja une partie, qu’il est difficile de les deviner avant que l’exécution en ait été commencée.

Voici donc ce qu’on trouve concernant les projets d’Euric, dans une lettre que Sidonius Apollinaris écrivit à son allié Avitus, pour le remercier d’avoir donné une métairie à l’église d’Auvergne. Comme Sidonius étoit déja évêque de l’Auvergne lorsqu’il écrivit la lettre dont nous allons donner un extrait, et comme il ne fut élevé à l’épiscopat qu’en quatre cens soixante et douze, notre lettre ne peut avoir été écrite au plûtôt que cette année-là, et par conséquent elle aura été écrite quand le roi des Visigots avoit déja commencé l’execution de son projet, et par conséquent lorsqu’on avoit pénetré déja ses desseins. Cependant il est à propos de la rapporter dès à présent, parce qu’elle contient le plan de l’entreprise d’Euric, et parce que le plan d’une entreprise doit être mis à la tête du récit de tout ce qui s’est fait pour l’exécuter.

» Il ne reste plus qu’à vous prier d’avoir autant d’attention pour les interêts de notre Province, que vous en avez euë pour les besoins de notre Eglise. Les biens que vous possedez en Auvergne devroient vous y attirer. Quand bien même vous ne connoîtriez point par un autre endroit son importance, le violent désir que les Visigots ont de se rendre maîtres de ce coin de pays, tout desolé qu’il est, suffiroit pour vous la donner à connoître. Cette envie est si grande, que si l’on veut bien avoir la bonté de les en croire sur leur parole, ils sont prêts à évacuer leurs anciens quartiers, ils sont prêts à déguerpir de leur Septimanie, pourvû qu’on leur abandonne l’Auvergne dans le miserable état où elle se trouve aujourd’hui. Mais nous espérons que le Ciel vous inspirera de vous porter pour Médiateur entre la République & ces Barbares, & que vous nous épargnerez l’affiction de voir de pareils Hôtes au-tour de nos foyers. Quand les Visigots non contens d’avoir outrepassé les limites des concessions qui leur avoient été faites par les Empereurs, veulent encore étendre leur pouvoir, qui dérange entierement l’ordre public par tout où il s’établit, jusqu’aux rives du Rhône, & jusqu’à celles de la Loire ; nous ne sçaurions faire mieux que d’avoir recours à vous. La considération où vous êtes auprès des Romains, & auprès des Visigots, engagera les premiers à refuser ce qu’ils ne doivent point accorder, & les seconds à ne point tant insister sur celles de leurs demandes qu’on aura refusées avec justice. »

La Maison Avita étoit alors une des plus considérables des Gaules, et ceux qui portoient ce nom, devoient avoir du crédit auprès des Visigots. On a vû l’amitié que Theodoric I dont la mémoire étoit en véneration parmi eux, avoit pour l’empereur Avitus.

Il s’en faut beaucoup que les auteurs modernes soient d’accord entr’eux sur ce que signifie dans la lettre qui vient d’être extraite, le terme de Septimanie . Suivant mon opinion, l’opposition où l’on les voit, vient de ce que Sidonius et les écrivains qui l’ont suivi immédiatement, ont donné le nom de Septimanie, qui a été d’abord comme la dénomination de Gaules ulterieures et de Gaules ulterieures , un nom que le gouvernement ne reconnoissoit point et dont il ne se servoit pas, à des cités differentes.

Ils s’en sont servis pour désigner tantôt une certaine portion des Gaules, et tantôt une autre. Je n’entreprendrai point d’accorder nos auteurs modernes, et ce qui suffit en traitant la matiere que je traite, je me contenterai d’observer que dans le passage que je viens de rapporter, Septimanie signifie certainement les quartiers que Constance, mort collegue de l’empereur Honorius, assigna dans les Gaules aux Visigots à leur retour d’Espagne en l’année quatre cens dix-neuf. On aura donné dans le langage ordinaire, au païs compris dans ces quartiers le nom de Septimanie, parce qu’il renfermoit suivant l’apparence, sept cités qui n’étoient pas toutes de la même province. Comme ces cités composoient à certains égards un nouveau corps politique, il aura bien fallu lui trouver une dénomination, un nom par lequel on pût lorsqu’on avoit à en parler, le désigner, sans être obligé d’avoir recours à des circonlocutions. Quelles étoient nos cités ? Nous avons vû en parlant de cet évenement dans notre livre second, que Toulouse et Bordeaux en étoient deux. Quelles étoient les cinq autres ? Les cités qui sont adjacentes à ces deux-là de quelque province de la Gaule que ce fût, qu’elles fissent partie. On aura donc attribué à nos sept cités le nom de Septimanie par un motif à peu près semblable à celui qui avoit fait donner en droit public le nom des sept provinces à ces sept provinces des Gaules dont nous avons parlé à l’occasion de l’édit rendu par Honorius en l’année quatre cens dix-huit. Ainsi Sidonius aura écrit dans l’intention de donner une juste idée de l’envie qu’avoient les Visigots d’être maîtres de l’Auvergne, que pour y avoir des quartiers, ils étoient prêts, à ce qu’il leur plaisoit de dire, d’évacuer et de rendre leurs premiers quartiers. Quoique certainement la proposition ne fût point faite sérieusement, et qu’elle ne fût qu’un simple discours, elle aidoit néanmoins à faire voir que les Visigots avoient une extrême envie de posseder l’Auvergne. On se sera accoutumé dès le tems de Sidonius à dire la Septimanie, pour dire le païs tenu par les Visigots, ce qui aura été cause que dans la suite on aura donné ce nom à d’autres païs qu’à celui qui l’avoit porté d’abord : mais toujours relativement à sa premiere acception, c’est-à-dire, parce que ces païs-là étoient tenus par les Visigots.

Sidonius parle encore du projet d’Euric dans une lettre écrite lorsque ce prince l’executoit déja et qu’il étendoit chaque jour ses conquêtes. Elle est adressée à saint Mammert évêque de Vienne, qui venoit d’instituer des prieres solemnelles, pour demander à Dieu de préserver les fidéles des fléaux dont ils étoient menacés. Ces prieres sont les mêmes qui se font encore aujourd’hui toutes les années en France sous le nom de Rogations.

» Les Visigots, dit-on, c’est Sidonius qui parle, sont entrés hostilement dans des pays, qui jusqu’ici n’ont pas encore eu d’autre maître que l’Empereur. Nous autres pauvres Auvergnats, nous sommes toujours les premiers exposés en pareils cas. Ces Barbares ont interêt de nous subjuguer, & nous sommes outre cela l’objet de leur aversion. Comme ils sont Ariens, ils pensent que ce soit l’Auvergne qui par le secours de Jesus-Christ, les ait jusques ici empêché d’achever de clore leurs quartiers, en joignant par le moyen du lit de la Loire, la barriere que l’Ocean leur fait du côté du Couchant à une autre barriere que leur feroit le Rhône du côté du Levant. En effet ils se sont déja rendus maîtres des Cités qui confinent avec la nôtre ; ils ont envahi tous ces païs-là. »

Il ne faut que jetter les yeux sur une carte des Gaules pour voir que les Visigots ne pouvoient pas se remparer mieux, qu’en se couvrant de la Loire du côté du septentrion, et du Rhône du côté de l’orient, quand ils étoient déja couverts du côté du midi par la Méditerranée, et du côté du couchant par l’ocean. Ainsi le dessein d’Euric étoit d’envahir toutes les cités situées entre les quartiers qu’il avoit déja, et les mers et les fleuves qui viennent d’être nommés. Voyons à présent comment ce prince vint à bout d’exécuter en moins de dix ans un projet si vaste, et retournons à l’année quatre cens soixante et huit.

Les princes n’ont pas coutume d’avoüer avant que de l’avoir achevé, le projet qu’ils ont fait pour arondir leur état aux dépens des puissances voisines. Ainsi l’on peut croire qu’Euric cacha son projet avec soin jusqu’à ce que le tems où il devoit en commencer l’exécution fût arrivé ; mais il est plus facile aux souverains de découvrir le secret d’autrui, que de cacher long-tems le leur. Anthemius fut donc informé du dessein d’Euric, avant qu’Euric en commençât l’exécution, et il prit les meilleures mesures qu’il lui fut possible de prendre pour le déconcerter. En voici une. « L’Empereur Anthemius, dit Jornandès, ayant eu connoissance qu’Euric avoir formé le dessein de faire valoir par la force les droits qu’il prétendoit avoir sur les Gaules, il envoya chercher du renfort dans la grande Bretagne, & le Roi Riothame y leva un corps de douze mille hommes pour le service des Romains. Il s’embarqua ensuite avec ces troupes sur l’Ocean, & après qu’elles eurent mis pied à terre dans les Gaules leur donna des quartiers dans la Cité de Bourges. »

Il peut bien paroître étonnant que les Romains fissent lever pour leur service un corps de troupes dans la Grande Bretagne en quatre cens soixante et huit, puisque comme nous l’avons vû, il y avoit déja vingt-cinq ans qu’ils avoient renoncé à la souveraineté de cette isle, en refusant aide et secours à ses habitans. Cependant les circonstances de la narration de Jornandès et plusieurs autres faits que nous rapporterons dans la suite, empêchent de douter que ce ne soit dans la Grande Bretagne qu’ait été levé le corps que Riothame amena au service de l’empire la seconde année du regne d’Anthemius, et qui fut posté dans le Berri. D’ailleurs l’état où étoit alors cette isle rend très-vraisemblable qu’on y ait pû lever le corps de troupes dont nous parlons.

Les Bretons abandonnés à eux-mêmes par l’empereur, disputerent si bien le terrain contre les Saxons, que jusqu’à l’année quatre cens quatre-vingt-treize, ils se maintinrent non-seulement dans le païs de Galles, mais encore dans la cité de Bath et dans quelques contrées voisines. Ce ne fut que cette année-là, comme nous le dirons dans la suite, que le Saxon les relegua au-delà du bras de mer qui s’appelle aujourd’hui le golphe de Bristol, et que plusieurs d’entr’eux abandonnerent leur patrie pour aller s’établir ailleurs. La partie de la Grande Bretagne que les Bretons défendoient encore en quatre cens soixante et huit, devoit donc fourmiller d’hommes aguerris, parce qu’ils avoient toujours les armes à la main contre les Saxons. Ainsi quoique les Bretons ne fussent plus sujets de l’empire, Riothame aura sans peine enrollé parmi eux autant de soldats qu’il avoit commission d’en lever, et ces soldats se seront engagés d’autant plus volontiers, qu’il étoit question d’aller faire la guerre dans les Gaules, où ils esperoient de toucher une solde reglée, et où ils sçavoient bien qu’ils auroient de bons quartiers. Enfin les peuples n’oublient pas en un jour leur ancien souverain, lorsqu’ils ont été contens de son administration.

Si j’appelle Riothame le chef qui commandoit nos Bretons Insulaires, et que Jornandès nomme dans son texte, Riothime, c’est en suivant Sidonius Apollinaris, qui l’appelle Riothame dans une lettre qu’il lui écrivit, et dont nous allons faire mention. Sidonius qui eut beaucoup de relation avec lui, à l’occasion des désordres que nos Bretons faisoient quelquefois jusques sur les confins de l’Auvergne, où Sidonius avoit part alors au gouvernement comme un des sénateurs de cette cité, a dû sçavoir mieux le véritable nom de Riothame, que Jornandès qui n’a écrit qu’au milieu du sixiéme siecle. Quant au titre de roi que Jornandès donne à ce Rhiothame, il suit en le lui donnant, un usage qui commençoit à s’établir dès le cinquiéme siécle, et qui étoit géneralement reçû dans le sixiéme, tems où notre auteur écrivoit. Cet usage étoit de donner, comme nous l’avons déja dit ailleurs, le nom de roi à tous les chefs suprêmes d’une societé libre, et qui ne dépendoit que des engagemens qu’elle prenoit. Or les Bretons Insulaires que Riothame commandoit, n’étoient plus sujets de la monarchie Romaine. Ils étoient devenus des étrangers à son égard, et ils ne lui devoient plus ce qu’ils lui avoient promis par la capitulation qu’ils venoient de faire avec elle.

Soit que cet usage ne fut point encore pleinement établi du tems de Sidonius, soit que Sidonius crût qu’une personne qui tenoit un rang tel que le sien, ne dût point s’y soumettre, il ne qualifie Riothame que de son ami, et il le traite même avec familiarité, dans la lettre qu’il lui écrivit quand nos Bretons étoient déja postés dans le Berri. On va le voir par sa teneur.

» Voici encore une Lettre dans le stile ordinaire, vous y trouverez à la fois des complimens & des plaintes ; mais ce n’est point ma faute, & l’on doit s’en prendre au malheur des tems. Il donne lieu chaque jour à quelque désordre dont mon devoir m’oblige à faire des plaintes, quoiqu’il soit bien difficile de faire des plaintes sans rien dire de désagréable, surtout quand on s’adresse à des personnes qui ont le cœur assez bon, pour rougir des fautes d’autrui. Le Porteur de ma Lettre, qui est un homme d’une condition médiocre, se plaint que les Bretons lui ont débauché certains esclaves qui se sont enfuis de sa maison. Je ne sçai pas bien si le fait est vrai, mais il me paroît qu’il vous sera facile de l’éclaircir, en confrontant ce pauvre homme avec ceux qu’il accuse ; & en lui témoignant pour lors une bonne volonté capable de rassurer une personne qui n’est pas du pays, qui se trouve sans consideration, qui est d’ailleurs sans usage du monde, & qui sent qu’il a affaire à des gens de guerre rusés, que la compagnie de leurs camarades qui sont à leurs côtés, rend encore plus confiants. »

LIVRE 3 CHAPITRE 10

CHAPITRE X.

En quelle année Anthemius posta le corps de Bretons Insulaires qu’il mit dans le Berri. Trahison d’Arvandus. Rupture ouverte entre les Visigots & les Romains. Défaite des bretons. Les Francs se joignent aux Romains. Audoagrius revient sur la Loire ; il est défait par Childéric et par l’armée Impériale.


Anthemius n’ayant été reconnu Empereur d’Occident qu’au mois d’août de l’année quatre cens soixante et sept, il paroît impossible que le corps de Bretons qu’il posta dans le Berri, y ait été placé plûtôt qu’en l’année quatre cens soixante et huit. Il n’aura pas fallu moins de huit ou dix mois pour envoyer des personnes de confiance traiter dans la Grande Bretagne avec Riothame, et convenir avec lui d’une capitulation, pour y lever le corps de troupes qu’il aura promis d’amener au service de l’empire, pour ramasser les vaisseaux qui devoient transporter douze mille hommes dans les Gaules, et pour les faire marcher depuis le lieu où ils auront mis pied à terre jusques dans le Berri. Je ne croirois pas même qu’ils y eussent été postés dès cette année-là, si d’un côté il n’étoit pas certain qu’ils y étoient déja lorsqu’on découvrit la trahison d’Arvandus, et si d’un autre côté, il n’étoit point prouvé que ce fut en quatre cens soixante et neuf que la trahison d’Arvandus fut découverte, et qu’on lui fit son procès.

Il est facile de s’imaginer quelle étoit alors la situation des esprits dans celles des provinces des Gaules, qui se trouvoient encore gouvernées par des officiers et des magistrats que nommoit l’empereur ; Leon qu’elles ne connoissoient point, et Ricimer qu’elles n’aimoient gueres, parce qu’il avoit été la principale cause des malheurs d’Avitus, venoit de leur donner pour maître Anthemius, et il est probable qu’elles n’avoient point entendu parler de ce Grec avant sa proclamation. On n’attendoit point de lui qu’il chassât des Gaules les barbares. Ainsi les provinces obéïssantes devoient être remplies de citoyens, qui fatigués d’un côté de voir leur patrie en proye à tous les maux inévitables dans un païs partagé entre plusieurs souverains, souvent en guerre, et toujours en mauvaise intelligence, et qui n’esperant plus d’un autre côté que les officiers de l’empereur vinssent jamais à bout de renvoyer les barbares au-delà du Rhin, souhaitoient que les barbares renvoyassent du moins ces officiers au-delà des Alpes. Il est naturel que plusieurs de ces citoyens ne se contentassent point de faire des vœux pour l’accomplissement de leurs desirs, et qu’ils eussent recours à des moyens plus efficaces, et réellement capables de procurer à leurs compatriotes un repos durable. Le peu de mémoires qui nous restent sur l’histoire de ces tems-là, est cause que nous ne sçavons point ce que cent Romains des Gaules auront tenté dès lors, pour secouer le joug du Capitole, et pour se donner à un maître qui pût les défendre. Mais nous pouvons juger, par ce que fit Arvandus quand il étoit préfet du prétoire des Gaules pour la seconde fois, et par conséquent le premier officier dans ce département, de ce que bien d’autres auront tenté.

On intercepta donc dans les commencemens du regne d’Anthemius une lettre que cet Arvandus écrivoit au roi des Visigots, et dans laquelle il lui conseilloit de ne point vivre en amitié avec ce Grec, qu’on avoit fait monter sur le thrône d’Occident. Il est tems, ajoûtoit Arvandus, que les Visigots et les Bourguignons s’emparent des Gaules, et qu’ils les partagent entr’eux, comme ils sont en droit de le faire. Liguez-vous donc avec le roi Gundéric, et commencez l’exécution de votre traité par enlever le corps de Bretons qu’Anthemius a posté sur la Loire.

Les officiers qui servoient sous Arvandus s’assurerent de lui dès que les preuves de sa trahison leur furent tombées entre les mains. Le coupable fut ensuite conduit à Rome où ils envoyerent en même-tems trois députés, du nombre desquels étoit Tonantius Ferreolus, petit-fils d’Afranius Syagrius consul en trois cens quatre-vingt-deux, et qui lui-même avoit été préfet du prétoire d’Arles. Leur commission étoit de déferer Arvandus, et de l’accuser juridiquement au nom des Gaules. On fit donc le procès dans les formes à l’accusé, qui fut après les procedures usitées alors en pareils cas, condamné à mort comme coupable du crime de leze-majesté ; mais l’empereur usant de clémence, commua la peine, et la changea en celle d’un bannissement perpetuel.

Suivant Sidonius, il ne s’écoula qu’un petit espace de tems entre l’arrêt fait sur la personne d’Arvandus, son transport à Rome, l’instruction de son procès et la sentence renduë contre lui. Ainsi l’on peut placer tous ces évenemens dans la même année. Or suivant les fastes de Cassiodore, ce fut en l’année quatre cens soixante et neuf qu’Arvandus, qui s’étoit déclaré ennemi de l’empire, fut envoyé en exil par Anthemius. Il est vrai que dans l’édition de Cassiodore, que le Pere Garet nous donna en mil six cens soixante et dix-neuf, on ne lit point dans le passage que je viens de citer Arvandus, on y lit Ardaburius . Mais l’Ardaburius qui vivoit alors, et à qui l’on pourroit imputer d’abord, à cause du pouvoir dont il étoit revêtu, le crime d’Arvandus, étoit un officier de l’empire d’Orient, et par conséquent il n’étoit ni sujet ni justiciable d’Anthemius. D’ailleurs il est sensible par ce que nous allons rapporter, que Cassiodore avoit écrit Arvandus, et non pas Ardaburius, et que ce sont les copistes et les imprimeurs qui, à force d’alterer le nom d’Arvandus, en ont fait le nom d’Ardaburius.

On ne sçauroit douter que le Pere Sirmond n’ait vû des textes de Cassiodore où le nom d’Arvandus étoit presqu’encore dans son entier, puisqu’il écrit que Cassiodore et les croniqueurs qui l’ont suivi, appellent Aravundus, la même personne que Sidonius appelle Arvandus. Monsieur De Valois qui a fait imprimer son premier volume de l’histoire de France en mil six cens quarante-six, y observe que dans l’ancienne édition de Cassiodore on lisoit Arabundus au lieu d’Arbandus ou d’Arvandus, et que ce n’étoit que dans une édition posterieure qu’on avoit mis ardaburius . Je crois qu’en voilà suffisamment pour persuader aux lecteurs que Sidonius et Cassiodore ont parlé de la même personne l’un dans sa lettre, et l’autre dans sa cronique.

Dès que le corps de Bretons commandé par Riothame, étoit encore tranquille dans ses postes sur la Loire, quand l’intelligence d’Arvandus avec Euric fut découverte, et dès que cette intelligence ne fut découverte qu’en quatre cens soixante et neuf, on en peut inferer, comme je l’ai déja observé, que la guerre entre les Romains et les Visigots ne commença que l’année suivante. En effet il paroît qu’Euric ait fait les premiers actes d’hostilité ouverte contre l’empire, en surprenant et enlevant les quartiers de nos Bretons, qui veritablement se défioient bien de lui, mais qui ne prenoient point encore toutes les précautions que des troupes qui gardent une frontiere, ont coutume de prendre, quand la guerre est déclarée. Il est encore sensible en lisant avec attention la lettre de Sidonius à Riothame, qu’elle suppose un commerce lié depuis quelque-tems entre deux personnes qui exercent chacun un emploi important dans les lieux où elles se trouvent, et qui plusieurs fois ont eu déja relation l’une avec l’autre pour des incidens de même nature que celui dont il est parlé dans notre lettre. Ainsi nos Bretons auront été du moins un an tranquilles dans leurs quartiers, et la guerre qui se déclara par l’enlevement de ces quartiers, n’aura commencé que vers la fin de l’année quatre cens soixante et neuf ou l’année suivante. Le silence d’Idace, dont la chronique néanmoins, va jusqu’à la fin de l’année quatre cens soixante et neuf, porte encore à croire très-aisément, comme il a déja été dit, que la guerre dont il est question, n’ait commencé qu’en quatre cens soixante et dix.

Voici ce qu’écrit Jornandès sur l’enlevement des quartiers de Riothame : » Euric s’étant mis à la tête d’une nombreuse armée, il marcha droit aux Bretons qui étoient dans le Berri, & le combat fut très opiniâtré, quoiqu’il les eût si bien surpris, que le corps commandé par le Roi Riothame en personne, fûr défait avant que les troupes Romaines qui devoient le soutenir, eussent pû le joindre. Riothame perdit dans ces actions la meilleure partie de son armée, & après en avoir rallié ce qu’il put, il se retira dans les païs tenus par le Bourguignon, qui faisoit alors tout devoir de bon & de fidele Confédéré des Romains. » L’enlevement des quartiers des Bretons ne paroît-il pas une de ces surprises par lesquelles les souverains commencent souvent à faire la guerre avant que de l’avoir déclarée ? Gregoire de Tours, comme on va le voir, écrit que le principal quartier de Riothame étoit dans le lieu nommé le Bourgdeols ou le Bourgdieu, près du Château-Roux en Berry.

Nous avons déja exposé que le dix-huitiéme chapitre du second livre de l’histoire ecclésiastique des Francs, n’étoit qu’un tissu de titres ou de sommaires de chapitres, et voici bien de quoi le prouver encore. Gregoire de Tours après avoir parlé de la mort d’Egidius arrivée, comme on l’a vû, dès l’année quatre cens soixante et quatre, et de la capitulation que les Romains firent avec Audoagrius dès qu’Egidius fut mort, ajoute immédiatement à ce qu’il en a dit. « Les Visigots chasserent les bretons du Berry, et ils en tuerent auparavant un grand nombre au Bourgdieu. » Cependant, comme nous l’avons fait voir, cet évenement ne sçauroit être arrivé plûtôt que vers la fin de l’année quatre cens soixante et neuf, et cinq ans après la mort d’Egidius. On observera encore la brieveté avec laquelle Gregoire de Tours raconte cette défaite des Bretons qui donna lieu aux Visigots de s’emparer d’un quart de la Gaule. Il est donc évident que les narrations d’évenemens arrivés à plusieurs années l’une de l’autre, sont contiguës dans le chapitre dont il s’agit ici, et que son auteur n’y fait que des récits très succints, même de ceux des évenemens importans dont il juge à propos d’y faire mention ; en un mot que le dix-huitiéme chapitre du second livre de son histoire, n’est autre chose qu’un tissu de titres, ou de sommaires de chapitres. Nous avons dit dans notre discours préliminaire par quelle raison Gregoire de Tours avoit ainsi tronqué ses narrations, quand il lui avoit fallu parler de quelques évenemens de notre histoire, antérieurs au batême de Clovis.

Autant qu’on peut en juger par les évenemens arrivés dans la suite, et dont le lecteur trouvera la narration ci-dessous, les troupes Romaines qui devoient joindre Riothame, auront sauvé la ville de Bourges, et une partie de la province Sénonoise, mais ç’aura été dans le cours de cette guerre que les Visigots auront occupé l’Espagne Terragonoise, la cité de Marseille, la cité d’Arles, les cités de la seconde Aquitaine qu’ils ne tenoient pas encore, la ville et une partie de la cité de Tours ; ç’aura été alors qu’ils étendirent leurs quartiers dans six des huit cités, dont la premiere Aquitaine étoit composée, je veux dire, dans le Rouergue, l’Albigeois, le Querci, le Limosin, le Gévaudan et le Velay, de maniere qu’il ne sera demeuré à l’empereur que deux cités dans cette province ; sçavoir, celle d’Auvergne, et celle de Bourges, qui en étoit la métropole. En effet on verra dans la suite que ce ne fut qu’en quatre cens soixante et quinze, que l’Auvergne fut occupée par les Visigots. Quant au Berry, si les Visigots en chasserent les Bretons vers quatre cens soixante et dix, les Visigots ne le conquirent pas pour cela. Une chose montre que ces barbares ne s’en emparerent point immédiatement après la défaite des Bretons, c’est qu’il étoit encore au pouvoir des Romains en l’année quatre cens soixante et douze : en voici la preuve. Sidonius Apollinaris ne fut fait évêque de l’Auvergne que cette année-là. Cependant il devoit être déja évêque, quand les habitans de Bourges l’appellerent dans leur ville pour y présider à l’élection et à l’installation du sujet qu’on alloit choisir pour remplir le siege de cette métropole, actuellement vacant. Sidonius ne fut donc appellé à Bourges au plûtôt, qu’à la fin de l’année quatre cens soixante et douze. Or Sidonius nous dit lui-même qu’il étoit le seul évêque appellé à Bourges, et qu’il ne fut le seul appellé, que parce qu’il étoit le seul évêque dans la premiere Aquitaine, de qui la cité se trouvât encore sous l’obéissance de l’empereur. L’Auvergne étoit la seule cité de cette province qui appartînt encore au même maître que la métropole. Le motif qui fit appeller Sidonius à Bourges durant la vacance dont il s’agit, prouve suffisamment, que l’Auvergne et Bourges étoient alors sous la même domination. Nous avons outre la lettre que je viens de citer[139], deux autres lettres de Sidonius, qui concernent l’élection d’un sujet pour remplir le siege de Bourges, lors de la vacance dont nous parlons, et nous avons même le discours que Sidonius prononça devant les habitans du Berri en cette occasion. Il paroît encore en lisant ces trois écrits que ces habitans n’étoient point pour lors sous la puissance des Visigots. Il y a plus, on voit par un endroit de Gregoire de Tours que les Visigots n’étoient point encore maîtres du Berri en quatre cens quatre-vingt-un. Notre auteur dit, en parlant d’un Victorius, à qui le roi Euric donna cette année-là, qui étoit la quatorziéme année de son regne, un commandement en vertu duquel l’Auvergne obéïssoit à cet officier : Euric donna à Victorius, le commandement sur sept cités ; et Victorius se rendit aussi-tôt en Auvergne. Quels étoient ces cités, si ce n’est les sept cités de la premiere Aquitaine, dont l’Auvergne étoit une, et desquelles les Visigots étoient devenus maîtres ? S’ils eussent tenu le Berri en quatre cens quatre-vingt-un, comme ils eussent été maîtres en ce cas-là de toute la province, qui ne comprenoit que ces huit cités, Gregoire de Tours au lieu de chercher une périphrase qui dît précisement ce qu’il vouloit dire, eût écrit simplement ; qu’Euric avoit donné à Victorius le gouvernement de la premiere Aquitaine. Je crois donc qu’il est très-probable que la ville de Bourges et la plus grande partie du Berri, n’appartinrent jamais aux Visigots qui, comme on le verra, n’étendirent plus leurs quartiers dans les Gaules, après la pacification faite vers l’année quatre cens soixante et dix-sept, et que le Berri a été une des contrées que les troupes Romaines remirent à Clovis lorsqu’elles firent leur capitulation avec lui en l’année quatre cens quatre-vingt dix-sept. Il en sera parlé en son tems. Revenons à ce qui dut arriver dans les Gaules immédiatement après la défaite de Riothame.

Quel parti auront pris les Romains dans cette conjoncture. à en juger par les faits qui vont être rapportés, il paroît que les Romains s’allierent plus étroitement que jamais avec les Bourguignons, comme avec les Francs ; que ces alliés firent deux corps d’armée : le premier composé d’une partie des troupes Romaines et des Bourguignons, aura veillé à la sureté des pays situés à la gauche du bas-Rhône qui étoient encore libres, et à celle de l’Auvergne. Le second corps d’armée composé des Romains des provinces obéïssantes comme des Romains des provinces confédérées et des Francs, aura gardé les pays voisins de la Loire et du Loir, qui étoient devenus la barriere de l’empire du côté des Visigots, et qui lui rendoient contre ces barbares le même service, que le Rhin lui avoit rendu pendant plusieurs siecles contre les Germains.

Lorsque je donne aux Romains dans tout le cours de cette guerre les provinces conféderées ou les Armoriques pour alliés, je ne suis pas fondé uniquement sur les convenances. Procope dit positivement : que durant la guerre dans laquelle les Visigots tâcherent de se rendre maîtres de toutes les provinces de l’Espagne, et dans laquelle ils envahirent encore les pays situés au-delà du Rhône par rapport au lieu où cet historien écrivoit, c’est-à-dire, les pays situés à la droite de ce fleuve, les Armoriques portoient les armes pour la défense de l’empire, et qu’ils lui rendoient tous les services qu’on peut attendre d’un bon allié. Comme on le verra encore plus clairement par la suite de l’histoire, il est impossible de mieux caracteriser celle des guerres entre les Romains et les Visigots, qui commença par l’enlevement du corps des Bretons commandé par Riothame, que Procope l’a caracterisée.

Gregoire de Tours immédiatement après avoir parlé de l’expulsion des bretons insulaires hors du Berri, ajoute : « Paulus qui exerçoit l’emploi de comte ayant été joint par les Francs, attaqua les Visigots, et remporta plusieurs avantages sur eux. » Ces actions de guerre se passerent-elles l’année quatre cens soixante et dix ou l’année suivante ? Qui peut le dire. Ce qu’il y a de plus apparent concernant l’année où Childeric et Paulus battirent les Visigots, et concernant les années où arriverent les évenemens que nous allons raconter, c’est qu’elles ont été anterieures à l’année quatre cens soixante et quinze, tems où l’empereur Julius Nepos ceda l’Auvergne à Euric, parce que cette cession rétablit, comme on le verra, une espece de paix dans les Gaules. Ainsi quoique nous sçachions bien l’ordre où sont arrivés les évenemens dont nous parlerons dans le reste de ce chapitre et dans le chapitre suivant, nous n’en pouvons point sçavoir la date précise. Malheureusement pour nous cette date n’est pas encore la seule circonstance de ces évenemens importans, qui nous soit inconnuë.

Il paroît que ce qui empêcha Paulus et Childéric de profiter des avantages qu’ils avoient remportés sur les Visigots, ce fut la diversion qu’Audoagrius fit en leur faveur. Ce roi des Saxons allié des Visigots avec qui nous avons vû qu’il étoit ligué, lorsqu’il fit sa premiere descente sur les rives de la Loire en quatre cens soixante et quatre, et à qui peut-être les Romains n’avoient point encore payé les sommes qu’ils avoient promises après la mort d’Egidius, pour engager ce prince à se rembarquer, y sera revenu vers quatre cens soixante et onze et dès qu’il aura eu nouvelle que ses confedérés avoient recommencé la guerre contre l’ennemi commun.

Gregoire de Tours dit immédiatement après avoir parlé des avantages que les Romains et les Francs remporterent sur les Visigots. » Audoagrius vint attaquer Angers dont il se rendit maître après que le Comte Paulus eût été tué, car le Roi Childéric ne put arriver que le lendemain de l’action. Le jour de la prise d’Angers, le Cloître de l’Eglise de Tours fut brûlé. » Notre historien ayant fini par cet incendie son dix-huitiéme chapitre, commence le dix-neuviéme, qui comme le précedent n’est qu’un tissu de sommaires, en disant. » Ensuite les Romains firent la guerre avec tant de vigueur aux Saxons, qu’ils les obligerent à évacuer le pays. Dans la retraite un grand nombre de ces Barbares fut passé au fil de l’épée par les Romains qui les poursuivoient. Les Francs prirent encore les Isles des Saxons où ils firent beaucoup de captifs, & où ils rompirent les digues. »

Cet endroit de l’histoire de Gregoire de Tours étant entendu comme je viens de l’interpreter, éclaircit le commencement de nos annales, au lieu qu’il les obscurcit lorsqu’on l’explique comme l’ont fait jusques ici tous les auteurs qui l’ont employé. En supposant comme ils le supposent, qu’il faille entendre de Childéric ce que l’historien dit d’Audoagrius, et en voulant que ç’ait été le roi des Francs, et non point le roi des Saxons qui ait pris Angers après avoir tué Paulus, ils embrouillent le tissu de notre histoire, au lieu qu’il est très-clair en suivant mon interprétation. Mais, comme ces auteurs ne se sont pas déterminés au parti qu’ils ont pris, sans avoir des raisons très-spécieuses, je vais employer un chapitre entier à réfuter leur sentiment et à établir mon opinion. Il faut néanmoins avant que de commencer ce chapitre, que je dise quelque chose concernant les Isles des Saxons, dont il est parlé dans l’endroit de l’histoire de Gregoire de Tours, qui vient d’être rapporté, et qu’il s’agit ici d’expliquer.

Quelques auteurs du dix-septiéme siecle ont imaginé que ces Isles des Saxons que les Francs prirent et dont ils rompirent les digues, étoient des isles situées dans le lit de la Loire et où s’étoit retranché Audoagrius lorsqu’il vint faire sa premiere descente sur la rive de ce fleuve vers l’année quatre cens soixante et trois. Ils supposent que ce prince y fut toujours demeuré depuis et que ce furent ces isles que les Francs prirent sur lui, quand les Saxons après la mort de Paulus, eurent été obligés par l’armée impériale à évacuer l’Anjou et qu’ils eurent été battus en se rembarquant. Je ne vois que deux choses qui ayent pû engager nos auteurs à donner l’être à ces isles imaginaires. L’une de n’avoir point sçû que dès le tems de Ptolomée on donnoit le nom d’ isles des Saxons à Nostrand et à quelques autres isles de l’ocean Germanique qui sont au septentrion de l’embouchure de l’Elbe. Nous avons suffisamment parlé dans le premier livre de cet ouvrage de la situation de ces isles et des avantages qu’en tiroient les saxons dans leurs guerres piratiques. La seconde chose qui ait pû engager nos auteurs du dix-septiéme siecle à placer dans la Loire les Isles des Saxons, c’est qu’ils auront pensé qu’Audoagrius devoit être resté dans les Gaules durant le tems qui s’écoula entre ses deux expéditions, celle qu’il fit du vivant d’Egidius en quatre cens soixante et quatre, et celle qu’il y fit vers quatre cens soixante et onze. Nos auteurs croyant ce tems beaucoup plus court qu’il ne l’a été, et ne faisant point attention à la facilité avec laquelle les Saxons faisoient leurs voyages, ont supposé donc, que les Saxons fussent restés sur la Loire durant le tems qui s’écoula entre leurs deux expeditions. Or nous venons de voir qu’il a dû y avoir aumoins six ans entre la premiere et la seconde expedition d’Audoagrius sur les rives de la Loire, et nous avons vû dès le premier livre de cet ouvrage que les voyages par mer ne coûtoient rien aux Saxons. Ainsi les Isles des Saxons que les Francs prirent sous le regne de Childéric, celles qu’ils saccagerent alors et dont ils percerent les digues, sont Nostrand où il y a beaucoup de terres basses sujettes aux inondations et les isles adjacentes ; que les Francs pour déconcerter quelque projet des Saxons ayent tenté alors une entreprise difficile, mais nécessaire, et qu’ils ayent fait une descente avec succès dans les Isles des Saxons ; c’est la chose du monde la plus probable. Il y avoit alors des Francs établis à l’embouchure du Rhin dans l’ocean, et ils se seront joints à Childéric pour faire cette expédition. Dès le premier livre de cet ouvrage nous avons rapporté plusieurs passages d’auteurs du quatriéme siecle et des siecles suivans, lesquels font foi, que les Francs étoient d’aussi bons hommes de mer que les Saxons mêmes. Ces Francs pouvoient-ils rendre un meilleur service aux Gaules que d’aller ruiner, que de mettre sous l’eau, les Isles des Saxons qui étoient le repaire de ces pirates et le lieu où s’assembloient les flottes qui venoient saccager chaque jour quelque canton de cette grande province de l’empire ?


LIVRE 3 CHAPITRE 11

CHAPITRE XI.

Explication de l’endroit du dix-huitiéme chapitre du second livre de l’histoire de Gregoire de Tours. Veniente vero Adouacrio Andegavis, (Childericus Rex sequenti di advenit) interemptoque Paulo Comite civitatem obtinuit. Idée de la capacité de l’Abbreviateur de Gregoire de Tours.


En expliquant ce passage comme tout le monde l’a jusqu’à present expliqué, c’est-à-dire, en supposant qu’il y soit dit : que ce fut Childéric qui prit Angers sur les Romains après avoir tué Paulus, on tombe dans des difficultés dont on ne sçauroit sortir. En premier lieu, les évenemens qu’on fait raconter à Gregoire de Tours sont tels qu’il est impossible de les croire. Suivant ce que dit cet historien immédiatement avant notre passage, Childéric et Paulus faisoient conjointement la guerre aux Visigots, et suivant ce passage entendu comme on l’entend communément, Childéric auroit changé brusquement de parti, et il se seroit joint à Audoagrius pour attaquer le comte Paulus et pour prendre Angers. Childéric peu de tems après auroit encore changé d’écharpe une seconde fois, et redevenu l’allié des Romains, il les auroit servis contre les Saxons. A quelque tems de-là Childéric se seroit raccommodé avec Audoagrius qu’il venoit de trahir, et comme nous le dirons bien-tôt plus au long, Audoagrius auroit eu néanmoins assez de confiance en un prince aussi leger que Childéric, pour entreprendre avec lui une expédition dans laquelle on ne pouvoit point avoir un ami trop assuré. Supposé qu’en si peu de tems Childéric eût changé trois fois de parti, Gregoire de Tours tout succinct qu’il est sur l’histoire de ce roi des Francs, auroit inseré quelque mot dans sa narration, soit pour blâmer, soit pour justifier la conduite du pere de Clovis.

En second lieu, l’interprétation ordinaire du texte de Gregoire de Tours est démentie par la suite de notre histoire, qui fait foi que Clovis à son avénement à la couronne n’étoit maître que de la cité de Tournay et de quelques contrées adjacentes. Nous verrons par le témoignage de Procope, de Grégoire de Tours et d’autres écrivains, que ce fut partant de là et successivement que Clovis agrandit son royaume, en l’étendant d’abord jusqu’à la Seine et dans la suite jusqu’à la Loire. Cette derniere extension de ses états ne se fit même qu’après son batême. Cependant, si Childéric eût pris Angers, il s’ensuivroit qu’il auroit laissé l’Anjou et par conséquent plusieurs cités qui sont entre Angers et Tournay au roi son fils. Aucun écrivain ancien ne dit que les Romains ayent jamais repris Angers sur Childéric. Aussi voyons-nous que plusieurs de nos historiens modernes sont obligés après avoir entendu le passage dont il est question dans le sens ordinaire, de dire ; que l’Etat sur lequel regnoit Childéric lorsqu’il mourut, s’étendoit jusqu’à la Loire. Cette seconde erreur est une suite nécessaire de la premiere.

Au contraire en expliquant le passage de Gregoire de Tours ainsi que nous l’avons expliqué, c’est-à-dire, en supposant que Gregoire de Tours ait écrit que ce fut Audoagrius qui prit Angers après avoir tué le comte Paulus, et que cet auteur n’y fasse mention de Childéric que pour dire en parenthese que ce prince n’arriva que le lendemain de l’action, et qu’il ne put ainsi rien empêcher ; tout ce qui se trouve dans le passage en question est entierement vraisemblable et s’accorde facilement avec la suite de l’histoire. Childéric aura été l’allié fidele des Romains durant toute la guerre qu’ils eurent à soûtenir alors contre les Saxons et contre les Visigots. Après la cessation des hostilités entre les Romains et les Visigots alliés des Saxons, il se sera joint avec Audoagrius pour faire l’expédition dont nous avons déja promis de parler, et le roi des Saxons aura été content d’avoir pour son compagnon d’armes, un prince fidele à ses engagemens et dont il avoit éprouvé la valeur lorsqu’il avoit été en guerre contre lui. Enfin, comme Childéric n’aura plus conquis l’Anjou, il ne sera plus nécessaire qu’il ait laissé à Clovis son fils et son successeur aucun Etat au midi de la Somme. Il n’y a donc point de doute qu’il ne convienne d’entendre le passage de Gregoire de Tours, dans le sens que nous l’entendons.

Pourquoi donc tant d’habiles écrivains qui ont senti la difficulté qui est dans ce passage et qui se sont donné la torture pour l’expliquer, ne l’ont-ils pas entendu d’abord comme vous ? Je réponds que cela est arrivé par deux raisons. En premier lieu, le texte de Gregoire de Tours semble à la premiere lecture, refuser de se prêter à notre explication. En second lieu, nos plus anciens annalistes, ceux qui depuis Gregoire de Tours ont écrit les premiers sur notre histoire, ont entendu le passage dont il est ici question, dans le sens où il est entendu communément. Ces annalistes ont compris que Gregoire de Tours y avoit voulu dire que ç’avoit été Childéric qui avoit tué Paulus et qui avoit pris Angers. Discutons d’abord la premiere de ces deux raisons.

Dans la phrase de laquelle il s’agit : Veniente verò Audonacrio Andegavis (Childericus Rex sequenti die advenit) interemproque Paulo Comite civitatem obtinuit. Childéric paroît ce qu’on appelle le nominatif du verbe, et par tant c’est Childéric qui semble régir le verbe prendre. Par consequent a-t-on toujours dit, il faut que ce soit Childéric qui ait pris Angers après que le comte Paulus eût été tué.

Voici ma réponse à cette raison dont je sens tout le poids. Si cette phrase étoit dans Ciceron ou dans quelqu’autre écrivain qui auroit parlé latin purement et comme on parloit cette langue à Rome du tems d’Auguste, l’objection que je viens de rapporter seroit presque sans réplique : mais la phrase en question se trouve dans un auteur de la basse latinité. Elle se trouve dans un auteur celtique, qui se permet des constructions que la syntaxe latine n’autorise pas. Telle aura été celle de faire servir de nominatif du verbe dans la suite d’une phrase, le même nom qui avoit été employé dans les membres précédens à l’ablatif, en sous-entendant ce nom-là comme s’il étoit répeté au nominatif devant le verbe. Ainsi dans notre phrase, Gregoire de Tours après avoir employé en la commençant le nom d’Audoagrius dans un cas oblique, c’est-à-dire ici à l’ablatif, il sous-entend dans la suite de la phrase, ce même nom dans le cas direct, c’est-à-dire, au nominatif, et il lui fait régir le verbe. Il faut donc lire en supléant Audoacrius à l’endroit où ce nom est sous-entendu au nominatif, Veniente verò Audouacrio Andegavis(Childericus Rex sequenti die advenit) Adoacrius, interempto Paulo Comite, civitatem obtinuit. Il ne sera plus alors fait mention de Childéric dans cette phrase que par forme de parenthese. S’il y est dit que Childericus sequenti die advenit, Childéric n’arriva que le jour suivant, c’est pour donner à entendre que probablement les choses se seroient passées tout autrement si Childéric fût arrivé un jour plûtôt ; mais Childericus ne régira plus civitatem obtinuit. Il ne s’agit plus que de sçavoir si le style de Gregoire de Tours autorise ma conjecture par des phrases ainsi construites. En ce cas j’aurai raison.

Prouvons donc solidement que Gregoire de Tours a sous-entendu souvent dans une phrase au cas direct, le même nom qu’il venoit d’y employer dans un cas oblique, et qu’il fait servir le nom ainsi sousentendu, de nominatif du verbe. L’importance de la matiere me fera pardonner toutes ces discussions grammaticales. Elles doivent ennuyer, j’en tombe d’accord, mais l’intelligence de notre histoire en dépend en quelque façon.

On trouve dans le cinquiéme chapitre du livre cinquiéme de l’histoire de Gregoire de Tours, Consenescente beato Tetrico Ecclesie Lingonum Sacerdote, cum Lampridium Diaconum ejecisset & frater meus consensisset. Ne faut-il pas sous-entendre dans cette phrase Tetricus et lire comme s’il y avoit Consenefcente beato Tetrico Ecclesia Lingonum Sacerdote, cum beatus Tetricus Lampridium Diaconum ejecisset.

Voici encore une autre phrase de notre historien où il faut sous-entendre le nom qui d’abord a été employé à l’ablatif, repété au nominatif, ou du moins sous-entendre en son lieu le pronom ille, ce qui revient ici au même. Il est dit de Gondovaldus dans le trente-quatriéme chapitre du livre septiéme de Gregoire de Tours : Igitur commorante eo apud Convenas, locutus est incolis dicens. Le sens de cette phrase ne demande-t-il point qu’on y sous-entende Gondovaldus ou ille, et qu’on lise comme s’il y avoit ille locutus est incolis dicens  ? Il y a plus. Cette maniere de construire une phrase en sous-entendant le nom employé d’abord dans un cas, repété dans un autre cas, étoit si familiere à Gregoire de Tours, qu’on trouve encore dans son histoire des phrases où c’est à l’accusatif qu’il sous-entend le nom qu’il a d’abord employé à l’ablatif. En voici quatre exemples.

On lit dans le quatorziéme chapitre du cinquiéme livre de l’histoire de cet auteur. Sed ille usus consilio Guntramni & se ulcisci desiderans, redeunte Marileiso a praesentia Regis, comprehendi jussit casumque gravissimè, &c. Ne faut-il pas Marileisum comprehendi jussit, ou bien illum comprehendi, &c.

Dans le vingt-neuviéme chapitre du même livre, on voit Arreptis quoque libris descriptionum, incendio multitudo congregata concremavit. Certainement l’Auteur a entendu, Arreptis quoque libris descriptionum, libros descriptionum incendio multitudo. congregata concremavit.

Dans le trente-troisiéme chapitre du livre de la gloire des confesseurs, on lit ce recit d’un miracle arrivé au tombeau de saint Amable. Vam ad hujus tumulum cum Dux Victorius despexisset orare, adfixo è regione equo, nequaquam poterat amovere. Quem cum flagris stimulisque urgeret, & ille quasi aneus staret immobilis. Ne faut il pas entendre, Adfixo è regione equo, equum nequaquam poterat amovere.

Je finis par un passage du quarante-uniéme chapitre du huitiéme livre de l’Histoire Ecclesiastique des Francs, écrit au sujet d’un esclave mis à la question. Il y est dit : Qui cum eum im supplicio posuisset, omnem rem evidenter aperuit dixitque, ne faut-il pas Qui cùm eum in supplicio posuisset, hic omnem rem evidenter aperuit ; dixitque, à Regina centum solidos accepi ut hoc facerem.

Gregoire de Tours n’est pas le seul des auteurs qui ont écrit en latin celtique, dans les phrases de qui l’on trouve le nom employé d’abord à l’ablatif, sous-entendu ensuite au cas direct pour tenir lieu de nominatif du verbe. Il est dit dans le chapitre douziéme de l’abregé de l’histoire de Gregoire de Tours, abregé fait dès le septiéme siécle… etc. N’y faut-il pas lire Mortuo Ægidio filium reliquit Syagrium nomine. N’y faut-il pas lire Mortuo Ægidio, Ægidius reliquit filium, ou bien, ille reliquit filium.

Nous rapporterons encore un exemple tiré des annales de Metz pour montrer que cette sorte de construction celtique s’est long-tems conservée dans les Gaules[140]. Post non multos verò annos patre ejus odone Duce defunito, reliquit Henrico filio suo Ducatum totius Saxonia. C’est-à-dire, Odone Duce defuncto, odo reliquit filio suo, &c. Il faut même que cette construction vicieuse se fût glissée dans le stile de ceux des auteurs du cinquiéme siécle, qui ont écrit en latin avec plus de pureté que leurs contemporains. On lit dans l’endroit des ouvrages de Sevére Sulpice, où il est parlé des troubles ausquels les écrits d’Origene avoient donné lieu en Egypte[141]. Istiusmodi ergo turbatione, cum veni Alexandriam, fluctuabat. Ne faut-il pas suppléer le nominatif du verbe, & lire : Cum veni Alexandriam, Alexandria fluctuabat.

Je reviens à Gregoire de Tours. Il est vrai que Dom Ruinart n’a point observé dans le style de cet historien la construction irréguliere qui lui fait sous-entendre au nominatif ou bien à l’accusatif le nom qu’il vient d’employer à l’ablatif ; mais ce sçavant religieux a fait sur le style de Gregoire de Tours d’autres observations qui nous mettroient en droit de prétendre, que notre historien a entendu dire Veniens verò Audonacrius Andegavis, interemptoque Paulo Comite, Audonacrius civitatem obtinuit, quand bien même nous n’aurions pas les preuves que nous venons de rapporter. Voici donc ce que dit au sujet du style de Gregoire de Tours, son sçavant éditeur.

» Si du tems de Gregoire de Tours quelqu’un eût voulu écrire l’Histoire en bon latin, son ouvrage auroit été de peu d’usage à cause du petit nombre de ceux qui auroient été, capables de l’entendre. Gregoire de Tours le dit lui-même en plus d’un endroit. Ainsi notre Auteur pour se conformer au style de son tems, met quelquefois un accusatif où il sçavoit bien qu’il falloit mettre un ablatif absolu. Ce n’est donc point à Gregoire de Tours, c’est à ses Contemporains qu’il s’en faut prendre de ces fautes-là. » Comme la remarque de Dom Ruinart favorise beaucoup mes sentimens, je l’appuyerai ce qu’il a négligé de faire, en rapportant au bas de cette page, trois passages de Gregoire de Tours, dans lesquels il employe un accusatif où il falloit un ablatif absolu.

Je doute beaucoup néanmoins que Gregoire de Tours ait fait par choix et par complaisance pour ses contemporains les fautes de syntaxe où il est tombé. Voici ce qu’il nous dit lui-même concernant sa capacité en grammaire. » J’ai bien sujet de craindre, comme je ne sçai ni la Rhetorique ni la Grammaire, qu’on ne me dise : Pourquoi mettez-vous la main à la plume ? Croyez-vous mériter un rang entre les Auteurs par des ouvrages grossiers & que les Sçavans ne liront point, tant ils les trouveront mal écrits. Vous ne sçavez pas le genre des mots. Vous faites souvent masculin le nom qui est feminin, & masculin celui qui est neutre. Vous employez les prépositions contre toutes les regles reçúës. Enfin vous mettez des ablatifs où il faut des accusatifs, & des accusatifs où il faut des ablatifs. »

Dans la préface de son Livre de la vie des Peres, Gregoire de Tours dit encore : Qu’il n’a gueres étudié la grammaire, ni songé à se former un stile par la lecture des bons auteurs profanes, mais que suivant les conseils du bienheureux Avitus évêque d’Auvergne, il s’est appliqué principalement à l’étude des écrivains ecclésiastiques. Enfin notre historien dit dans le préambule du premier livre de l’Histoire ecclesiastique des Francs : qu’il commencera par demander pardon à ses lecteurs, si dans l’ortographe et si dans la diction, il viole quelquefois les regles de la grammaire qu’il n’a jamais apprises parfaitement. Or de quoi s’agit-il ici, n’est-ce pas de sçavoir si Gregoire de Tours n’a point sous-entendu au nominatif un nom qu’il venoit de mettre à l’ablatif, ou ce qui revient au même, s’il n’a point employé un ablatif absolu pour un nominatif ? En un mot, si au fond il n’a point dit : Veniente verò Audonacrio Andegavis pour veniens verò Audonacrius Andegavis. Ne pourrions-nous pas dire après avoir rapporté les trois passages de Gregoire de Tours qu’on vient de lire : ne cherchons plus d’autre preuve. L’accusé avouë ce dont il est chargé.

Je tomberai d’accord après cela que les vices dont le style de cet historien est rempli, ne doivent point être imputés à lui en particulier, il étoit Celte, et nous avons vû dès le premier chapitre du premier livre de cet ouvrage que généralement les Celtes parloient mal latin, au lieu que les Aquitains le parloient bien. Dire que Gregoire de Tours n’étoit pas Celte mais Aquitain, parce que l’Auvergne sa patrie étoit une des cités de la province qui portoit le nom de la premiere Aquitaine, ce seroit faire une objection de mauvaise foi. Qui ne sçait pas que dans la division originaire des Gaules, dans celle qui se faisoit par rapport au païs des trois anciens peuples qui l’habitoient, comme par rapport aux mœurs, aux usages et à la langue de ces trois peuples, l’Auvergne a toujours été de la Gaule celtique. L’édit de l’empereur qui rendit l’Auvergne une portion de la premiere Aquitaine n’avoit point changé dans cette cité-là, ni la langue ni les mœurs, ni les usages anciens. L’union de Lisle et celle de Tournai au comté de Flandres, avoient-elles empêché que ces deux villes ne fussent toujours des villes de langue françoise. La cession de Strasbourg que l’empire a faite au roi très-chrétien et par laquelle cette ville est devenuë une portion du royaume de France, empêche-t-elle que Strasbourg par rapport aux mœurs, aux usages nationnaux et à la langue ne soit toujours une ville allemande. L’ordre politique, s’il est permis de parler ainsi, ne change point l’ordre physique, et les divisions arbitraires que les princes font d’un pays, n’anéantissent point, elles ne font pas même oublier les divisions fondées sur les differences sensibles qui sont entre les peuples. Nous avons sous les yeux cent autres preuves de cette vérité. Ainsi les Auvergnats auront toujours été comptés, et ils se seront comptés eux-mêmes au nombre des Celtes, bien que leur cité fût devenuë une portion de la premiere Aquitaine. Sidonius Apollinaris né en Auvergne, ne dit-il pas en écrivant à son compatriote Ecdicius ; notre patrie commune vous a plusieurs obligations, dont l’une est que la jeune noblesse ait voulu à votre imitation se défaire des impolitesses du langage celtique, et qu’elle se soit encore adonnée à l’art oratoire comme à l’art poëtique. Enfin l’auteur ancien de la vie de Gregoire de Tours, qu’on croit être Odon l’abbé de Cluni, qui vivoit dans le neuviéme siecle, dit positivement que cet évêque étoit de la Gaule celtique et qu’il nâquit en Auvergne .

Nous avons dit que deux raisons avoient été cause que les sçavans du seiziéme siécle et du dix-septiéme qui ont employé le passage de Gregoire de Tours dont il s’agit, ne l’avoient point entendu comme nous l’expliquons. L’une de ces raisons a été que le texte paroissoit s’opposer à l’interprétation que nous lui donnons, et l’autre que les auteurs les plus voisins du siecle de Gregoire de Tours avoient donné au texte de ce passage le même sens qu’on lui a donné jusqu’aujourd’hui. Après avoir réfuté la premiere de ces raisons, il convient de répondre à la seconde.

Il est vrai que l’abbreviateur de Gregoire de Tours qui a composé son épitome dès le septiéme siecle, s’énonce très-distinctement concernant le fait que la phrase de son original laisse dans l’obscurité. Cet abbreviateur dit donc en faisant à sa maniere l’extrait de son auteur. « Childéric donna une bataille auprès d’Orleans contre Audouagrius Roi des Saxons, & après l’avoir gagnée il marcha vers Angers. Egidius mourut & il laissa un fils qui s’appelloit Syagrius. Dans le même tems les Bretons Insulaires furent chassés du Berry par les Visigots, & un grand nombre de ces Bretons fut tué au Bourgdieu. Le Comte Paulus à la tête des Romains & des Francs porta la guerre dans le pays tenu par les Visigots, & il y fit un grand butin. Childéric après avoir battu Audouagrius tua le Comte Paulus, & il se rendit le maître d’Angers. »

L’auteur des Gestes, qui peut avoir écrit environ cent ans après l’abbreviateur, s’explique aussi clairement que lui concernant la prise d’Angers. C’est à Childéric qu’il fait prendre la place. » Alors Childéric ayant mis en campagne une grande armée, il s’avança jusqu’à Orleans dont il ravagea le plat pays. Audouagrius General de Saxons débarqua son monde auprès d’Angers. Il y commit beaucoup de désordres, & les Angevins aussi-bien que leurs voisins furent obligés à donner des otages à ce Barbare. Dans le tems qu’il se rembarquoit, Childéric arriva suivi des Francs, & après avoir tué le Comte Paulus qui commandoit dans la Cité il s’en rendit maître. » On conçoit bien que le passage de Grégoire de Tours, Veniente vero, etc. étant obscur et ceux que nous venons de rapporter étant clairs, tous les écrivains modernes ont entendu la phrase obscure de Gregoire de Tours, suivant l’interprétation que l’abbreviateur et l’auteur des Gestes avoient faite de cette phrase. Nos écrivains modernes ne méritent donc aucune censure pour avoir pris le parti auquel ils s’en sont tenus. Aussi mon intention n’est-elle point de les blâmer. Je veux seulement détruire la conséquence qu’on pourroit tirer de l’espece de jugement qu’ils ont rendu en prenant ce parti-là. Pour en venir à bout je vais prouver deux choses. La premiere est, que l’abbreviateur entend ordinairement si mal le texte de Gregoire de Tours, que les interprétations qu’il fait d’un passage obscur de cet historien ne doivent être d’aucun poids, et par conséquent qu’on ne sçauroit prétendre qu’il nous faille déferer à l’autorité de l’abbreviateur dans les occasions où nous avons de bonnes raisons pour entendre quelques endroits du livre dont il fait l’épitome, autrement qu’il ne lui a plû de les entendre. La seconde est, que l’auteur des Gestes et tous les écrivains qui sont venus depuis lui n’ayant fait que se conformer à l’interprétation de l’abbreviateur, leur témoignage n’ajoute rien à l’autorité de son interprétation. Il s’ensuivra seulement qu’ils se seront trompés en s’en rapportant à lui.

Nous sommes pleinement en état de juger de la capacité de notre faiseur d’épitome, puisque nous avons et son ouvrage et le livre qu’il a voulu abreger. Comme il intitule cet ouvrage : Gregorii Episcopi, Turonensis Historia Francorum Epitomata. On ne sçauroit refuser de croire que son dessein n’ait été de donner un extrait fidele de l’Histoire de Gregoire de Tours, et il est sensible par plusieurs exemples, que son extrait est souvent infidele et dit le contraire de ce que dit son original. Entrons en preuve.

Gregoire de Tours rapporte un passage de Sulpitius Alexander, dans lequel on lit[142] : que Nannenus et Quintinus qui commandoient l’armée romaine dans les Gaules, ayant battu les francs en-deçà du Rhin, Quintinus s’obstina à les poursuivre jusques dans leur propre pays. Quintinus passa donc le Rhin à Nuitz sans Nannenus, et il entra hostilement dans le pays des Francs qui le reçurent si bien, qu’il perdit presque tous les officiers de son armée, entr’autres Heraclius tribun des Joviniens, et qu’il eut enfin beaucoup de peine à faire sa retraite. On voit par la notice de l’empire, qu’il y avoit dans son service plusieurs corps de troupes qui portoient le nom de Joviniens[143], et l’on apprend dans Zosime, qu’ils portoient ce nom, parce qu’ils avoient été levés par l’empereur Dioclétien, qui vouloit qu’on l’appellât Jovien comme étant protegé spécialement par Jupiter. Ces corps étoient distingués les uns des autres par des surnoms.

Voici comment l’abbreviateur rend cette narration. » Nanninus & Quintinus Maîtres de la Milice rassemblerent l’armée & ils obligerent les Francs qu’ils défirent dans les Ardennes, à évacuer les Provinces Ġermaniques. Ensuite Heraclius & Jovianus passerent le Rhin avec leurs troupes dans le dessein d’exterminer les Francs, qui firent cependant une si grande boucherie des Romains que Heraclius & Jovianus eurent beaucoup de peine à se sauver. »

Les fautes de l’abregé sont trop sensibles pour les faire observer. Chacun les remarquera de lui-même.

Voyons un autre exemple de l’exactitude et du jugement de notre faiseur d’épitome. Gregoire de Tours dit, qu’Euric roi des Visigots donna la quatorziéme année de son regne, c’est-à-dire en quatre cens quatre-vingt-un, le gouvernement des sept cités au duc Victorius. Nous avons déja vû que par les sept cités il falloit entendre ici les sept cités de la premiere des Aquitaines, tenuës alors par les Visigots, qui n’avoient pû se rendre maîtres de Bourges, qui étoit une des huit cités et même la cité metropole de cette province-là. Aussi notre historien comme je l’ai déja observé, n’ose-t-il appeller ce commandement, celui de la premiere Aquitaine. Gregoire de Tours ajoûte que ce Victorius peu de tems après avoir été pourvû du commandement dont nous venons de parler, se rendit en Auvergne qui étoit une des sept cités de la premiere Aquitaine soumises alors aux Visigots, et qu’il y fit construire plusieurs édifices, entr’autres les chapelles souterraines de l’église de saint Julien le martyr. Voici comment l’abbreviateur travestit la narration de Gregoire de Tours, lorsqu’il en est venu à cet endroit de l’histoire ecclesiastique des francs. » Euric roi des Visigots bâtit à Brioude la quatorziéme année de son regne, l’église de saint Julien qu’il orna de colomnes merveilleuses. »

on observera en premier lieu, que ce ne fut point Euric qui fit construire les bâtimens dont il est parlé dans Gregoire de Tours, ce fut Victorius. La méprise marque même dans celui qui l’a faite, une ignorance grossiere de l’histoire du cinquiéme siecle. En effet, supposer qu’Euric eût bâti à Brioude, l’église de saint Julien martyr c’est ne pas sçavoir que ce prince, comme nous le dirons, étoit un arien zelé et un persécuteur cruel des catholiques. En second lieu, et c’est une remarque de Dom Thierri Ruinart : l’abbreviateur place mal à propos à Brioude l’église dont il fait mention. Celles des églises de saint Julien dont Gregoire de Tours entend parler, étoit dans Clermont même, comme l’ont prouvé les auteurs cités par Dom Ruinart. En troisiéme lieu, Gregoire de Tours ne dit point que l’église de saint Julien dont il s’agit, ait été construite la quatorziéme année du regne d’Euric. Il dit seulement, ce qui est conforme à la verité, que cette église qui étoit l’une des plus anciennes des Gaules, fut alors embellie par Victorius.

Il me seroit facile d’alleguer encore plusieurs autres exemples de l’inattention et de l’incapacité de l’abbreviateur ; mais comme les sçavans connoissent la portée de cet écrivain, je n’en rapporterai point davantage. En effet quoique les éditeurs soient enclins à louer ou du moins à excuser les auteurs dont ils publient les ouvrages, Dom Ruinart, qui dans son édition des œuvres de Gregoire de Tours a placé immédiatement après l’Histoire ecclesiastique des Francs l’abregé dont il est ici question, ne sçauroit s’empêcher de reprocher à son auteur les fautes les plus grossieres, et entr’autres celle d’avoir confondu les deux expeditions du roi Childebert contre les Visigots et de n’en avoir fait qu’une, bien qu’il y eût eu un intervalle d’onze années entre la premiere de ces expéditions et la seconde. Comme les deux expéditions de Childebert avoient été faites en des tems bien plus voisins de ceux où l’abbreviateur écrivoit que celle d’Audoagrius, il a été plus difficile qu’il se trompât sur les principales circonstances des deux expéditions d’Espagne, que sur celles de l’expédition d’Audoagrius.

Ainsi l’abbreviateur a été très-capable d’appliquer au roi Childéric ce que Gregoire de Tours avoit dit d’Audoagrius dans le passage Veniente verò Adonacrio Andegavis. Il peut bien y être tombé dans cette erreur, puisque certainement il y est tombé dans d’autres concernant ce même évenement. Telle est celle de dire que ce fut contre Audoagrius que Childéric combattit auprès d’Orleans, quoiqu’Audoacrius ne soit point nommé dans l’original en cet endroit-là, et quoiqu’il soit sensible par toutes les circonstances de la narration de Gregoire de Tours, que ce roi des Saxons ne remonta point au-dessus du pont de Cé en quatre cens soixante et quatre. Telle est encore la faute d’avoir dit expressément que la mort d’Egidius et la défaite des Bretons au Bourgdieu étoient deux évenemens arrivés dans le même-tems. Nous avons montré que la mort d’Egidius appartient à l’année quatre cens soixante et quatre et que les Bretons Insulaires levés par Anthemius ne sçauroient à toute rigueur, avoir été battus dans le Berri par les Visigots avant l’année quatre cens soixante et huit, puisque ce prince qui les avoit levés ne fut proclamé empereur qu’au mois d’août de l’année quatre cens soixante et sept. Nous avons vû même qu’il est très-probable que les quartiers de ces Bretons ne furent enlevés par les Visigots que vers la fin de l’année quatre cens soixante et neuf. On ne sçauroit disculper l’abbreviateur en rejettant cette faute sur Gregoire de Tours. Il parle de la mort d’Egidius avant que de parler de la défaite de nos Bretons, et il ne dit point que ces deux évenemens fussent arrivés dans le même-tems. Il est vrai que les récits de ces évenemens sont contigus dans Gregoire de Tours ; mais cet auteur ne dit rien dans sa narration qui induise à croire, qu’ils appartiennent l’un et l’autre à une même année.

Est-il possible, répliquera-t-on, qu’une faute de la nature de celle que vous imputez à l’abbreviateur de Gregoire de Tours, n’ait point été relevée dans le tems même qu’elle fut faite et qu’elle ait pû conséquemment être adoptée par les écrivains posterieurs ?

Je crois bien que la faute de cet auteur aura été remarquée par quelqu’un de ses contemporains. La tradition conservoit encore dans le septiéme siecle la mémoire des évenemens considérables arrivés dans le cinquiéme ; mais ou personne n’aura mis son observation par écrit, ou l’ouvrage qui la contenoit sera demeuré inconnu. Il aura péri comme plusieurs autres. Ainsi l’abregé au bout de quelques années se sera trouvé sans contradicteur, et les hommes sont si sujets à se tromper qu’ils auront réformé la tradition pour la rendre conforme à la teneur de cet ouvrage. Tout le monde aura cru à la fin qu’il falloit éclaircir le texte de Gregoire de Tours, qui, s’il est permis de parler ainsi, ne se défend point par lui-même, en l’expliquant comme l’auteur qui en avoit fait l’épitome l’avoit expliqué.

Je sçai bien que tout cela paroît impossible à croire, quand on veut en juger par ce qui arriveroit aujourd’hui en pareil cas. On tireroit quinze cens exemplaires d’un ouvrage de même nature que l’abregé de Gregoire de Tours. Une infinité de personnes remarqueroient une faute aussi sensible que celle dont il est ici question, et les journaux litteraires qui tous en feroient mention, seroient cause qu’on la corrigeroit dans les éditions suivantes. Du moins ils préserveroient les écrivains des âges posterieurs d’adopter cette faute-là. Mais dans le septiéme siécle, on ne faisoit que des copies à la main d’un ouvrage nouveau. On ne l’imprimoit pas. Il se faisoit donc une trentaine de copies du livre dont on imprime présentement en six ans quatre mille exemplaires. Au lieu que dix mille personnes ont d’abord connoissance d’un livre nouveau depuis que les livres se multiplient par l’impression, il n’y avoit pas cent personnes qui eussent d’abord connoissance d’un livre nouveau dans les tems où les livres ne se multiplioient que par le moyen des copies manuscrites. Il n’y avoit dans le septiéme siécle ni dictionnaires critiques, ni journaux litteraires ni d’autres répertoires des fautes des auteurs. Ainsi les observations que quelques personnes éclairées auront faites sur l’ouvrage de l’abbreviateur n’auront pas été connuës de l’auteur des Gestes. Enfin comme ces observations n’avoient pas, pour ainsi dire, été enregistrées dans aucun dépôt public, elles n’auront point eu une durée plus longue que celle de nos traditions historiques. Les désordres et l’ignorance du dixiéme siecle auront fait perdre la mémoire de ces observations.

Qu’est-il encore arrivé dans la suite. Aimoin et les écrivains qui ont travaillé sur l’histoire de France au commencement du regne de la troisiéme race, auront pris leurs premieres idées dans l’abregé et non pas dans Gregoire de Tours. Cet abregé étant dix fois plus court que l’original, il devoit être, surtout dans un tems où l’on n’imprimoit pas encore, bien plus commun que l’original. Nous sommes même trop heureux qu’il ne soit point arrivé aux dix livres de l’histoire de Gregoire de Tours la même avanture qui est arrivée à l’histoire de Trogue-Pompée et à l’ancienne vie de S. Remi archevêque de Reims. Hincmar un de ses successeurs nous apprend dans la vie de notre saint, laquelle il composa durant le neuviéme siécle, qu’aussi-tôt après la mort de saint Remi arrivée en cinq cens trente-trois, on avoit écrit son histoire fort au long. Mais, ajoute Hincmar, Fortunat évêque de Poitiers ayant fait à la fin du sixiéme siecle un abregé de cet ouvrage ; l’abregé a été cause qu’on a négligé l’original, de maniere qu’il ne nous en est demeuré que quelques cahiers. C’est un fait dont nous parlerons encore plus au long ci-dessous. Ainsi Aimoin et ses successeurs qui avoient pris la premiere teinture de l’histoire de notre monarchie dans l’abbreviateur auront entendu le passage obscur de Gregoire de Tours dans le sens que cet abbreviateur et l’auteur des Gestes lui avoient donné, et nos derniers historiens s’en seront tenus à l’interprétation qu’Aimoin et nos premiers chroniqueurs avoient faite de ce passage. Il est bon de faire voir aux lecteurs de quelle maniere Aimoin rapporte les évenemens dont parle Gregoire de Tours dans le passage qui nous retient si long-tems. Ils connoîtront par les fautes dont la narration de cet historien fourmille, si j’ai tort de l’accuser d’avoir manqué quelquefois de pénétration et de jugement. » Childéric, qui étoit à la fois brave & prudent, gagna une bataille auprès d’Orleans contre Audoagrius. Ce Barbare s’étant sauvé, Childéric le poursuivit jusqu’aux portes d’Angers ; mais n’ayant pû le joindre, il prit du moins la ville. Childéric tua ensuite Paulus qui exerçoit l’emploi de Comte dans le parti des Romains. Ce fut ainsi que ce Prince étendit les bornes de son Royaume jusqu’à Orleans, & enfin jusqu’à la Cité d’Angers. » Comme on vient de lire la narration de Gregoire de Tours, on est en état de juger des fautes qui sont dans celle d’Aimoin. On verra donc que ce dernier, en voulant éclaircir ce qu’avoit dit Gregoire de Tours, altere tout ce que le pere de notre histoire rapporte, et qu’il confond ensemble des évenemens arrivés en des tems differens. Néanmoins c’est ce passage-là d’Aimoin, qui a le plus contribué à obscurcir l’histoire de France. En premier lieu, il nous dépeint Childéric comme un ennemi des Romains, et qui fait des conquêtes sur eux. En second lieu, l’étenduë que le passage d’Aimoin donne au royaume dont Clovis hérita, rend presqu’inintelligible, ce que disent des auteurs du cinquiéme et du sixiéme siécles, concernant les progrès successifs de ce prince. On ne pouvoit pas couvrir la verité de nuages plus épais, que ceux dont Aimoin l’enveloppe.


LIVRE 3 CHAPITRE 12

CHAPITRE XII.

Mort d’Anthemius. Olybrius qui lui succede, ne regne que sept mois. Mort de Gundéric, Roi des Bourguignons, & celle de Ricimer. Proclamation de Glycerius, qui ne regne que quatorze mois. Les grandes dignités de l’Empire étoient compatibles avec la Couronne des Rois Barbares. Euric continuë à s’agrandir.


Tous les évenemens dont il a été parlé dans les deux chapitres précedens étoient-ils arrivés lorsqu’Anthemius mourut ? L’histoire ne l’enseigne plus. Peut-être que la défaite des Saxons dans l’Anjou, et la dévastation de leurs Isles par les Francs, sont des évenemens qui appartiennent au regne des successeurs de ce prince ? C’est ce que nous n’avons aucun moyen d’éclaircir.

Ricimer le gendre et presque le tuteur d’Anthemius, se de lui voir occuper le thrône si long-tems. Il souleva l’armée contre son beaupere, qui succombant à ses disgraces, mourut enfin le troisiéme juillet de l’année quatre cens soixante et douze. Son successeur ou plûtôt le nouveau lieutenant de Ricimer, fut Olybrius, dont nous avons parlé déja, et qui avoit épousé une des filles de Valentinien Iii. Peut-être que Genseric, qui s’interessoit pour lui par le motif expliqué ci-dessus, avoit promis de faire cesser pour toujours la guerre piratique qu’il faisoit à l’Italie, moyennant que les romains prissent pour empereur, le beaufrere de son fils Honorich.

Ricimer, ce nouvel Attila travesti en Romain, ne survécut que quarante jours à sa derniere victime. Olybrius suivit de près celui qui l’avoit élevé à l’empire, et il mourut au mois d’octobre de la même année quatre cens soixante et douze. La mort d’Olybrius fut suivie d’un interregne de cinq ou six mois. Ricimer qui étoit en possession de nommer les empereurs d’Occident n’étoit plus au monde, et leur thrône seroit demeuré vacant peut-être encore plus long-tems, si Gondébaud roi des Bourguignons et qu’Olybrius avoit fait patrice des Romains, n’eût engagé Glycerius à se laisser proclamer empereur.

Gunderic roi des Bourguignons établis dans les Gaules, le même que le pape Hilaire appelle maître de la milice dans une lettre dont nous avons parlé ci-dessus, venoit de mourir ; il avoit laissé quatre garçons, sçavoir, Gondébaud, Godégisile, Chilpéric et Gondemar. Les Etats, ou pour parler avec plus d’exactitude, les soldats, les richesses et le pouvoir de leur pere avoient été partagés entr’eux ; et Gondébaud l’aîné avoit été fait encore patrice de l’empire d’Occident. Ce fut donc lui qui, comme on vient de le dire, persuada Glycerius de monter sur le trône, ce qu’il fit le cinquiéme mars de l’année quatre cens soixante et treize. Glycerius abdiqua involontairement l’année suivante, et il se réfugia en Dalmatie, où il fut fait évêque de Salone le vingt-quatriéme juin de l’année quatre cens soixante et quatorze. Julius Nepos fils d’une sœur du patrice Marcellinus ou Marcellianus, dont nous avons tant parlé, fut proclamé Auguste. La même année Leon I empereur de Constantinople mourut. Son successeur Leon II ne regna que peu de mois, et Zenon qui remplit la place de Leon II fut reconnu dès la même année quatre cens soixante et quatorze empereur des Romains d’Orient.

Euric continua de profiter des facilités que lui donnoient pour s’agrandir, la confusion où ces fréquentes mutations de souverain, devoient jetter l’empire d’Occident. Voici l’idée génerale qu’Isidore de Seville nous donne des progrès du roi des Visigots. » Euric après avoir ravagé la Lusitanie, se rendit maître de Pampelune, comme de Saragosse, & s’étant fait prêter serment de fidélité par les troupes Romaines, qui gardoient le païs ; il réduisit sous sa puissance l’Espagne supérieure. Il extermina même à main armée les personnes distinguées de la partie de l’Espagne qu’on appelle la Tarragonoise, qui avoient voulu lui résister. Ensuite il repassa dans les Gaules, & il y fit la guerre avec tant d’avantage, qu’il s’empara d’Arles & de Marseille. »

Ce fut donc en ces conjonctures qu’Euric se rendit maître d’une partie des pays que l’empire tenoit encore en Espagne, et dont la plus grande portion avoit été remise sous son pouvoir par les armes des Visigots. Mais ce qui se passa pour lors en Espagne ne nous interesse point assez pour en parler ici davantage. C’est ce qui se passa en ce tems-là dans les Gaules, et dont nous avons donné déja une idée génerale dans le septiéme chapitre de ce livre, qui doit être l’objet de nos recherches.

On peut bien sçavoir quels sont les cités qu’Euric y occupa depuis sa rupture avec les Romains jusqu’à sa mort ; je me flatte de pouvoir l’exposer à la satisfaction du lecteur ; mais il me paroît impossible de débroüiller nettement l’année précise qu’il occupa chacune des differentes cités dont il se rendit maître successivement. Ainsi tout ce qu’il nous est possible de dire, concernant le tems où Euric s’appropria chaque cité des Gaules du nombre de celles dont il s’empara depuis quatre cens soixante et dix jusqu’à quatre cens soixante et quinze ; c’est que les premieres de ces cités-là furent celle d’Arles et celle de Marseille, et la derniere celle de l’Auvergne. Je ne sçaurois tirer des monumens historiques qui nous restent, rien de plus précis concernant la date des acquisitions qu’Euric fit dans les Gaules depuis l’année quatre cens soixante et dix jusqu’en quatre cens soixante et quinze.

C’est d’une note ancienne ajoutée à la cronique de Victor Tununensis, qui est une de celles que Joseph Scaliger nous a données, qu’on apprend qu’Arles et Marseille furent occupées par les Visigots sous le consulat de Jordanus et de Severus, c’est-à-dire, dès l’année quatre cens soixante et dix.

Voici ce que dit à ce sujet Jornandès. » Euric Roi des Visigots voyant que le gouvernement étoit devenu vacillant dans l’Empire Romain, s’empara d’Arles & de Marseille. Il étoit encouragé par les représentations & par les subsides de Genseric, à profiter du désordre où se trouvoient les affaires de cette Monarchie, car le Roi des Vandales voulant empêcher que l’Empereur Leon & dans la suite que l’Empereur Zenon, n’executassent les projets qu’ils formoient sans cesse contre lui, il crut que le meilleur moyen de leur donner des affaires, étoit de déchaîner les Visigots contre l’Empire d’Occident, & les Ostrogots contre l’Empire d’Orient. Il assuroit par-là le repos de l’Afrique où il regnoit. » Ainsi Genseric eut dans la guerre qu’Euric fit alors aux Romains des Gaules, la même part qu’il avoit déja euë dans celle que leur avoit faite Attila vingt ans auparavant. Il est vrai que Jornandès n’a placé le passage qu’on vient de lire, que dans le quarante-septiéme chapitre de son histoire, et que dès le quarante-cinquiéme chapitre il raconte l’occupation de l’Auvergne par les Visigots, qui ne fut faite, comme on le verra, que vers l’année quatre cens soixante et quinze, et qui fut même la derniere conquête d’Euric ; mais cela n’empêche point que le passage de Jornandès que nous venons de rapporter ne soit applicable aux tems qui ont précedé l’occupation de l’Auvergne. La date de la prise d’Arles et de Marseille que nous sçavons positivement, et celle de l’occupation de l’Auvergne que nous sçavons à quelque mois près, le prouvent suffisamment. On connoît d’ailleurs la capacité de Jornandès. Je retourne aux années anterieures à l’année quatre cens soixante et quatorze.

Suivant l’apparence ce fut dans ce tems-là que les bourguignons s’emparerent de toute la premiere Lyonoise, d’une partie de la Séquanoise qu’ils ne tenoient pas encore, et peut-être de quelque canton dans les provinces voisines, et principalement dans la premiere Aquitaine. Ce n’étoit point l’intention de l’empereur que ces alliés étendissent leurs quartiers ; mais les conjonctures où l’on se trouvoit, l’auront obligé à dissimuler la peine que lui donnoient ces nouveautés, comme à dissimuler les entreprises que les Francs auront faites de leur côté sur le territoire Romain. L’empire si respectable aux nations lorsqu’il avoit en campagne des armées entierement composées de ses sujets naturels, et dans ses coffres de quoi donner une solde exacte aux étrangers qui le servoient, avoit bien perdu de sa considération depuis qu’il n’avoit plus gueres d’autres troupes que des corps de conféderés, dont la solde étoit souvent mal payée, parce que ses finances se trouvoient épuisées. Il étoit donc réduit à souffrir pour éviter, ou plûtôt pour reculer de quelques années, sa ruine totale, que ces auxiliaires se saisissent des pays à leur bienséance, afin qu’ils leur tinssent lieu de nantissement. L’empire étoit réduit au point d’être obligé d’avoir pour ses alliés, toutes les complaisances qu’il exigeoit d’eux dans le tems qu’il étoit florissant. Enfin les progrès des Visigots réduisoient ses officiers à differer de montrer leur ressentiment, et même à faire leurs plaintes. Ce fut donc sous le regne des trois premiers successeurs d’Anthemius, qu’il est probable que les tribus des Francs se saisirent de plusieurs contrées, dont on ne sçait point quand elles prirent possession, et dont nous les verrons bientôt les maîtres, et ç’aura été dans le même-tems que les Bourguignons auront étendu leurs quartiers dans la premiere Lyonoise, dans la Séquanoise, dans la Viennoise, et même dans la premiere Aquitaine. Rien de ce qu’ils firent alors ne donna lieu à une rupture, parce que Rome n’étoit point en état de leur faire la guerre. On vient de le dire ; ce n’étoit qu’avec le secours de ces amis dangereux, qu’elle pouvoit se défendre contre les ennemis déclarez qu’elle avoit déja. Ne rappellez-vous pas trop souvent, me dira-t-on, l’idée de l’état où les Romains étoient réduits sous les derniers empereurs d’Occident ? Je tombe d’accord de ma faute, mais si ces répetitions fatiguent les lecteurs attentifs, elles seront utiles aux lecteurs un peu distraits, et j’ai lieu de croire, que ces derniers ne soyent en plus grand nombre que les autres.

Si je ne fais que conjecturer dans ce que j’ai dit des Francs, je suis fondé sur des faits, dans ce que je viens de dire des Bourguignons. Nous avons vû que cette derniere nation étoit amie des Romains dans le tems que se donna le combat du Bourgdieu, et nous allons voir que bien qu’elle portât toujours les armes pour eux sous les trois premiers successeurs d’Anthemius, elle ne laissa point d’étendre sous leur regne, ses quartiers, et même de s’y mettre en possession du gouvernement civil.

En premier lieu nous trouvons dans une lettre de Sidonius Apollinaris écrite à un de ses parens, qui portoit le nom d’Apollinaris comme lui, que sous le regne des successeurs d’Anthemius, Chilpéric un des fils de Gundéric, et l’un des rois des Bourguignons, étoit actuellement maître de la milice. Ce Chilpéric apparemment est le même dont il est fait mention dans Jornandès. Notre historien dit en parlant d’une campagne que Theodoric II roi des Visigots fit en Espagne pour le service de l’empire, et contre les Sueves, que ce roi y avoit avec lui, Gunderic et Chilperic rois des Bourguignons. Lorsque Jornandès donne à Chilperic le nom de roi du vivant de Gunderic pere de ce prince ; Jornandès ne fait rien que l’usage de son tems n’autorisât. Nous justifions ailleurs cette observation. Voici l’extrait de la lettre de Sidonius laquelle nous venons de citer : » J’ai vû à Vienne votre frere Thaumastus. Il est inquiet sur les suites des mauvais rapports qu’on a faits de vous à Chilperic, Maître de la Milice & Capitaine si heureux. Des scélerats lui ont insiriué que c’étoit par vos menées que la Ville de Vaisons se déclaroit pour le nouvel Empereur. Mandez-moi si vous ou si les vôtres, vous trempez dans cette intrigue, afin que je puisse tandis que je suis encore sur les lieux, vous rendre service. Si vous avez quelque chose à vous reprocher, j’obtiendrai votre grace, du moins j’éclaircirai l’affaire de maniere que vous sçaurez précisément à quoi vous en tenir. »

Suivant toutes les apparences, Julius Népos est le nouvel empereur dont il est parlé dans cette lettre. Ce fut en l’année quatre cens soixante et quatorze qu’il fut proclamé après que Glycerius eût été déposé, et nous avons vû que c’étoit à la sollicitation de Gondebaud, un des rois des Bourguignons, que Glycerius étoit monté sur le trône. Ainsi nous pouvons croire que cette nation avec laquelle Glycerius avoit des liaisons particulieres, trouva mauvais qu’il eût été déposé, et qu’on lui eût donné un successeur. Il étoit donc naturel que les Bourguignons fissent de leur mieux, pour empêcher que Nepos qui étoit ce successeur, ne fût reconnu par les Romains des Gaules, et qu’ils ne trouvassent mauvais que l’Apollinaris, à qui Sidonius écrit, se fût intrigué pour faire proclamer Nepos dans Vaisons. Si notre auteur qualifie simplement ce Chilpéric de maître de la milice, c’est parce qu’il croyoit qu’il fût encore plus glorieux de porter le titre d’une des grandes dignités de l’empire, que le titre de roi, si commun alors ; car ce prince étoit certainement en quatre cens soixante et quatorze roi et de nom et d’effet. Sidonius lui-même donne dans une autre lettre, dont nous parlerons bien-tôt, le titre de tétrarque à Chilpéric, et Grégoire de Tours dit dans la vie de Lupicinus, abbé, et qui comme nous l’avons vû, étoit contemporain d’Egidius ; que ce saint fut trouver le roy Chilpéric qui regnoit pour lors sur les Bourguignons, et qui faisoit sa résidence à Geneve. On voit même dans la vie de notre saint publiée par les Bollandistes, et dont nous avons déja fait usage, que Chilpéric étoit roi, quoique ce fût seulement en qualité de patrice, qu’il avoit l’administration des affaires civiles dans la partie du territoire de l’empire qui composoit son royaume. Quel étoit ce royaume ? La portion des pays occupés par les Bourguignons, laquelle étoit échuë à Chilpéric, lorsqu’après la mort de Gunderic son pere, il avoit partagé ces pays avec Gondebaud, Godegisile et Gondemar, qui comme lui étoient fils du roi Gunderic. En effet ce fut à cause de la dignité de patrice dont Chilpéric avoit été revêtu, ou qu’il s’étoit arrogée, que Lupicinus s’adressa à lui, pour l’engager à rendre justice, comme ce prince la rendit en effet, à des personnes d’une condition libre, qu’un seigneur puissant vouloit réduire à la condition d’esclaves. Au reste je crois avoir raison de traduire Ditionis regiae jus publicum, comme je le traduis ici, quand mon auteur lui-même a entendu certainement par Ditio publica la monarchie Romaine, en écrivant le passage dont j’ai fait usage dans le septiéme chapitre du livre où j’en suis. Que Chilpéric ait été fait patrice après avoir été fait maître de la milice, ç’aura été un avancement suivant les regles. Nous avons déja vû à l’occasion d’Aëtius et de plusieurs autres, que le grade de maître de la milice étoit inférieur au patriciat, et qu’il servoit de degré pour y monter. Quand Chilpéric qui avoit déja le commandement des troupes, aura demandé le patriciat, pouvoit-on le lui refuser, dès qu’il étoit maître de s’en arroger toute l’autorité.

Il n’est pas besoin d’expliquer bien au long, par quelles raisons les rois des peuplades de barbares établies à titre d’hôtes sur le territoire de la monarchie Romaine, recherchoient les dignités de l’empire, et se faisoient un honneur d’en être revêtus. Ces dignités ajoutoient au pouvoir qu’ils avoient comme chefs d’un corps de milice, capable de se faire obéir par la violence dans le pays où ils étoient cantonnés, un pouvoir autorisé par les loix et respecté de longue main. Les anciens habitans des contrées où les Francs et les Bourguignons étoient cantonnés, ne devoient obéir que par force aux ordres d’un roi des Francs, et d’un roi des Bourguignons. Ces Romains ne devoient rien executer de ce que leur enjoignoit un roi barbare, dès qu’ils n’apprehendoient point une execution militaire. Mais ces mêmes Romains obéissoient volontiers à un roi patrice, ou maître de la milice, qui par sa dignité étoit revêtu d’une autorité respectée depuis long-tems, et qui faisoit porter et executer ses ordres par les officiers ordinaires de l’empire. Un roi barbare ordonnoit-il en son nom une contribution de quelque nature qu’elle fût, il falloit qu’il employât le fer et le feu pour la faire payer. Mais il étoit obéi par tout ; et même dans les grandes villes, lorsqu’il ordonnoit cette contribution comme revêtu du pouvoir imperial, et que pour la lever, il employoit les officiers du prince regnant. Aussi la plûpart des rois Bourguignons ont-ils voulu être revêtus d’une des grandes charges de l’empire. Nous avons vû que Gunderic étoit maître de la milice, et que son fils aîné Gondebaud étoit patrice. Nous voyons que Chilpéric frere de Gondebaud avoit été maître de la milice, et qu’il fut même patrice dans la suite. Sigismond fils de Gondebaud et roi des Bourguignons après lui, fut aussi patrice ; voici même ce que dit à ce sujet notre Sigismond dans une lettre adressée à l’empereur des romains d’orient, Anastase. » Mes peres & moi, nous avons toujours été si devoüés à la Monarchie Romaine, que nous sommes tenus plus honorés par les dignités que les Ėmpercurs nous ont conferées, que par les titres que nous tenions de notre naissance. La couronne à laquelle le sang nous fait parvenir, ne nous a jamais paru qu’un degré propre à nous faire monter aux dignités que vous conferez. »

Nous avons parlé dès le premier livre de cet ouvrage de plusieurs rois Francs revêtus des dignités de la monarchie Romaine, et nous dirons dans la suite, qu’il est très probable que notre roi Childéric soit mort maître de la milice, et que son fils Clovis ait été revêtu peu de tems après de l’emploi de son pere. Il est certain du moins, que Clovis fut nommé consul par l’empereur, et qu’il prit solemnellement possession de cette dignité.

Quoique ces princes devinssent en quelque façon dépendans de l’empire, dès qu’ils devenoient ses officiers, ils ne laissoient pas néanmoins d’accepter ses dignités, et même de les briguer. Nous venons de parler de l’autorité qu’elles leur procuroient actuellement, et d’un autre côté on avoit encore dans l’Occident durant le cinquiéme et le sixiéme siecles un extrême respect pour l’empire Romain dont on avoit vû long-tems les principaux officiers traiter d’égal à égal, et même de superieur à inferieur avec les rois les plus puissans. Plusieurs de ces rois n’avoient même été que des chefs donnés par les empereurs aux nations barbares voisines du territoire de la monarchie Romaine. Ainsi les princes dont nous parlons, ne croyoient point qu’ils se dégradassent, en remplissant des emplois qu’avoient exercés Aëtius, Egidius, et d’autres Romains dont la mémoire étoit encore en vénération. D’ailleurs les rois barbares qui acceptoient les grandes dignités de l’empire, ne laissoient pas de demeurer de veritables souverains. En qualité de chefs suprêmes d’une nation qui étoit alliée de l’empire, et non pas sujette de l’empire, ils étoient toujours des potentats, qui ne relevoient que de Dieu et de leur épée, et par conséquent des rois indépendans.

Qu’un prince indépendant puisse sans déroger à son rang et à son état, accepter un emploi qui le met dans la nécessité de recevoir une instruction et même des ordres d’une autre puissance, et qui le rend à certains égards comptable de sa gestion à un autre souverain, on n’en sçauroit douter. Dans les questions du droit des gens, et celle-ci en est une, le sentiment des potentats doit avoir autant de force qu’en a le sentiment des juges d’un district dans toutes les questions qui viennent à se mouvoir concernant le veritable sens d’un article de la coutume de ce district. Or les exemples font foi que les souverains ne croyent pas que ceux d’entr’eux qui acceptent des emplois qui les subordonnent à certains égards, à un autre prince, se dégradent en aucune maniere. Sans sortir de notre âge, ne vîmes-nous pas durant la guerre terminée par la paix de Riswick, Guillaume III roi d’Angleterre, exercer l’emploi de capitaine géneral, et d’amiral géneral des Provinces Unies, et agir en cette qualité suivant les ordres que les états généraux lui donnoient ? Nous vîmes encore le roi de Sardaigne commander durant cette guerre-là l’armée d’Espagne et ensuite celle de France. Ce même prince n’a-t-il point encore commandé durant la guerre terminée par la paix d’Utrecht, l’armée des couronnes de France et d’Espagne, et dans la suite celle de l’empereur. On a vû encore pendant cette guerre l’Electeur de Baviere commander les armées de France et d’Espagne, lui qui n’étoit vassal d’aucune de ces couronnes, à l’égard desquelles, il étoit un souverain étranger et pleinement indépendant.

Je reviens au prince qui a donné lieu à la digression que nous venons de faire, à Chilpéric roi des Bourguignons, et maître de la milice dans le département des Gaules en quatre cens soixante et treize. Nous avons fait lire ce que Sidonius écrivit à son parent Apollinaris, concernant les rapports qu’on avoit faits contre lui à Chilpéric ; mais nous ne sçaurions faire lire la réponse que cet Apollinaris fit à notre lettre. Le recuëil des épîtres de l’évêque de Clermont ne contient que celles qu’il a écrites lui-même. Malheureusement pour nous, on n’y trouve point les lettres écrites à l’auteur, comme on les trouve dans quelques-uns des recueils que les modernes ont faits des lettres des ministres, ou des sçavans des deux derniers siecles. Tout ce que je puis donc faire ici, c’est de donner le fragment d’une autre lettre de Sidonius dans laquelle il parle encore de l’incident dont il est question, et où il nous apprend aussi que les Bourguignons étoient déja maîtres dès lors de la premiere des Lyonoises. Elle est écrite à Thaumastus frere d’Apollinaris, et voici ce qu’elle contient : » Je suis bien trompé, si je n’ai enfin découvert les délateurs qui ont dénoncé votre frere à notre Tétrarque & qui l’accusent d’être fauteur du parti du nouvel Empereur. Ce sont ces mêmes Romains qui font encore plus de mal aux Gaules que tous les Barbares qui s’y sont cantonnés. Ce sont ces hommes qui ont trouvé l’art de se rendre redoutables aux principaux Citoyens, & qui ne cessent de calomnier, de menacer, & de piller. » Sidonius reproche ensuite à ces mauvais citoyens tout ce que l’histoire du haut empire reproche aux Narcisses, aux Pallas, aux Icelus, et aux hommes les plus odieux dont elle fasse mention. » Des personnes de ce caractere, notre Auteur reprend la parole, en imposent facilement à un Prince, dont la bonté est aussi grande, que sa dignité est élevée. Comment se pourroit-il faire, qu’assiegé comme il l’est de délateurs, il ne fut point quelquefois prévenu par des calomnies. Il a beaucoup de probité, mais il est toujours obsedé par des scélerats. La plus grande ressource des infortunés, c’est que la Tanaquil de notre Lucumon, a sur son mari assez de crédit pour le désabuser. C’est elle, & il faut que vous en soyez informé, qui a empêché que la calomnie semée contre les deux freres par un homme comparable à ceux dont Verrès se servit autrefois pour piller la Sicile, ait fait une impression durable sur l’esprit de celui de qui nous dépendons tous aujourd’hui. Cette calomnie n’aura point d’autres suites, pourvû qu’Agrippine reste auprès de son Germanicus, qui est bien aussi le nôtre & qui le sera aussi long-tems, que la Province Lyonoise continuera de faire une portion du pays tenu par les Germains. »

On voit bien que Sidonius donne à Chilpéric le nom de Tétrarque, parce que ce prince partageoit avec ses trois freres les établissemens que les Bourguignons avoient dans les Gaules. Le roi Chilpéric en possedoit une quatriéme partie. Tout le monde a entendu parler du crédit que Tanaquil avoit sur l’esprit de son mari Lucumon, si connu dans l’histoire romaine sous le nom du vieux Tarquin, et de la confiance que Germanicus avoit en sa femme Agrippine. Mais nous ignorons le nom de la femme de Chilpéric que Sidonius compare avec Tanaquil et avec Agrippine la mere. Nous voyons seulement que cette reine étoit bien intentionnée pour les Romains, et par consequent pour les catholiques, et qu’elle avoit des liaisons d’amitié avec l’évêque d’Auvergne. Nous dirons cy-dessous que notre Chilpéric étoit pere de sainte Clotilde, et qu’on doit croire que lui-même il étoit catholique, quoique ses trois freres fussent ariens. Comme les Bourguignons étoient Germains d’origine, on ne sera point surpris de voir que Sidonius appelle la premiere Lyonoise, dont ils étoient déja maîtres, lorsqu’il écrivit cette lettre, une portion de la Germanie.

Les mauvais citoyens dont il est fait mention dans notre lettre, étoient la principale cause des malheurs qu’essuyoient alors les Gaules leur patrie. Comme on a vû qu’Arvandus l’apratiqué, ils excitoient les barbares à s’emparer des cités voisines des quartiers que ces barbares avoient déja, et ils donnoient continuellement à ces hôtes, des avis qui leur enseignoient à lever des contributions exorbitantes. Tel étoit un Seronatus dont Sidonius parle en plusieurs de ses lettres comme d’un factieux, qui sous prétexte de s’entremettre pour appaiser les contestations qui naissoient souvent entre les Romains et les barbares, excitoit les derniers à envahir les provinces qui n’étoient encore gouvernées que par des officiers Romains. On n’osoit même, et c’étoit le plus grand des malheurs, punir ces traîtres comme ils le méritoient. Sidonius dit concernant un voyage que Séronatus avoit fait à la cour d’Euric, sous le prétexte d’obtenir une diminution des contributions que l’Auvergne payoit à ce prince, ou quelqu’autre grace. » Quand on publie une superindiction, tout le monde craint » pour ses biens, & moi je crains tout ce que Séronatus » nous apporte. Les bienfaits des brigands me font suspects. » Dans une autre lettre que cet auteur écrivit après que Nepos eût cedé l’Auvergne aux Visigots, il dit pour montrer quel avoit été l’attachement des habitans de cette contrée pour l’empire. Ils n’ont point craint d’instruire le procès de Séroatus, qui faisoit profession de livrer les Provinces de l’Empire aux Barbares, mais quoiqu’ils l’eussent convaincu du crime de leze-Majesté, le Prince n’osa fairc mourir ce Catilina de notre siecle, qu’après qu’il eut commis de nouveaux crimes. »

L’amour de la patrie est une vertu, qui diminue de jour en jour dans les états qui tombent en décadence. Ainsi l’empire se trouvant sur son déclin, plusieurs des Romains des Gaules oublioient les devoirs de leur naissance, et ils épousoient les interêts des rois barbares, qui suivant le cours ordinaire des choses, y devoient être bientôt les maîtres. Ces mauvais sujets se tournoient, comme on le dit, du côté du soleil levant.

Non seulement les Auvergnats parmi lesquels il y avoit de bons et de mauvais citoyens, avoient le malheur de ne pouvoir point par cette raison, être bien d’accord les uns avec les autres, mais cette division empêchoit encore que les Bourguignons, qui devoient les défendre contre Euric, ne prissent confiance en eux. » Gozolas, Juif de Nation, dit Sidonius dans une de ses Epîtres, & pour qui j’aurois une veritable amitié, sans le mépris que j’ai pour sa Secte, vous rendra cette Lettre. Je ne suis rien moins que tranquille, quand je vous l’écris. Les deux Nations Barbares qui nous entourent, sont en armes aux portes de notre Cité, que chacune d’elles regarde comme la barriere qui l’empêche de s’agrandir. Notre Patrie se trouve ainsi comme entre deux rivaux, & paroît destinée à être la proye de l’un des deux. D’un côté, nous sommes à la bienséance des Visigots que notre resistance irrite contre nous. D’un autre côté, les Bourguignons qui nous défendent, n’ont point de confiance en nous. Ainsi les Visigots nous allarment, & les Bourguignons ne nous rassurent gueres. » Sidonius en particulier étoit si fatigué des complaisances qu’il falloit avoir pour l’yvrognerie et pour la malpropreté des Bourguignons, ausquels il aime à reprocher leur taille de six pieds, qu’il mande à une personne de ses amis ; que tant qu’il sera réduit à vivre au milieu de ces barbares, il ne pourra point avoir le courage de composer un seul vers.

On voit par une autre lettre de Sidonius que les Visigots avant que de se mettre en possession de l’Auvergne en vertu de la cession que Nepos leur en fit vers l’année quatre cens soixante et quinze, avoient déja tâché de se rendre maîtres de ce païs-là, les armes à la main vers l’année quatre cens soixante et quatorze. Mais l’Auvergne fut défenduë alors par Ecdicius, fils de l’empereur Avitus, et beaufrere de Sidonius. C’est ce qui paroît en lisant une lettre de Sidonius à notre Ecdicius, écrite depuis cette invasion de l’Auvergne tentée sans fruit par les Visigots, et avant le tems où ils se mirent en possession de cette cité, en consequence de la cession que leur en fit Julius Nepos. Sidonius l’écrit donc à son beaufrere pour l’exhorter à revenir dans leur patrie, et il lui mande que sa présence en Auvergne est plus nécessaire qu’elle ne l’avoit jamais été. Notre auteur le fait souvenir en même-tems de la belle action qu’on lui avoit vû faire, lorsque suivi d’un gros de cavalerie peu nombreux, il avoit passé à travers l’armée des Visigots qui bloquoit Clermont, pour se jetter dans la place. Il rappelle ensuite la mémoire d’un combat qu’Ecdictius avoit gagné bien-tôt après contre les Visigots, et dont la perte les avoit obligés à lever leur blocus. Ensuite il ajoûte que les ennemis perdirent tant de monde dans cette action, que pour cacher leur disgrace, ils avoient coupé la tête à leurs morts, afin qu’on ne pût point connoître si les troncs dont le champ de bataille restoit jonché, étoient les cadavres des Romains ou des barbares. Nous l’avons déja dit, la difference la plus frappante qui fût alors entre les Romains et les barbares, venoit de ce que les premiers portoient les cheveux si courts qu’ils ne couvroient point entierement les oreilles, au lieu que les autres portoient une chevelure si longue qu’elle descendoit jusqu’aux épaules. On verra même dans la suite que nos premiers rois, lorsqu’ils vouloient dans leurs ordonnances désigner en général, et par opposition aux Romains, tous les barbares sujets de la couronne de quelque nation qu’ils fussent, les nommoient les Chevelus. Enfin Sidonius exhorte Ecdicius à revenir au plûtôt dans leur patrie, et à ne point faire un plus long séjour à la cour du roi, où il étoit alors, et qui probablement étoit celle d’un des rois des Bourguignons. Il ne faut, ajoûte-t-il, s’approcher des princes, que comme on s’approche du feu.

Je crois que ce fut dans ce tems-là, que Sidonius écrivit celles de ses lettres qui sont adressées à Principius évêque de Soissons et frere de saint Remy évêque de Reims, qui fait un personnage si important dans l’histoire de Clovis. Il étoit naturel que Sidonius entretînt des liaisons avec tous les Romains de la Gaule qui obéissoit encore à l’empire, et dont l’Auvergne pouvoit esperer quelque secours par voye de diversion ou autrement. La premiere ne contient rien que nous devions rapporter, si ce n’est une plainte contre les difficultés qu’on avoit à surmonter pour communiquer avec ses amis absens. On trouve quelque chose de plus remarquable dans la seconde. Sidonius y louë la fidélité de la personne qui avoit été le porteur des lettres de Principius, et il dit qu’on peut bien s’y fier. Il ajoute qu’il espere dumoins être joint à son ami dans la patrie celeste, puisque dans ce monde ils habitent des païs qui sont éloignés les uns des autres, quoiqu’ils se trouvent réunis à certains égards. Le Soissonnois étoit alors ainsi que l’Auvergne, compris dans les provinces obéissantes. A ce prix, dit Sidonius, je consens que nous vivions esclaves des Gabaonites, c’est-à-dire, des Visigots qui avoient peut-être envoyé offrir leur alliance au sénat de Soissons, dans le dessein de le tromper.

Un long récit de ce qui se passa en Auvergne sous le regne des trois premiers successeurs d’Anthemius, pourroit bien paroître inutile dans une histoire de l’établissement de la monarchie Françoise dans les Gaules, puisque les Francs n’étoient point pour m’expliquer ainsi, du nombre des acteurs. Mais je supplie ceux qui feroient cette réflexion de vouloir bien aussi en faire une autre. C’est que l’histoire ne nous apprend pas les détails de la réduction de plusieurs cités de la seconde Belgique, et de la Senonoise, à l’obéissance de Clovis, et qui se fit, quelques années après le tems dont nous parlons. Or rien n’est plus propre à suppléer à ce silence, et à nous donner quelqu’idée de la maniere dont les Romains de nos provinces passerent sous l’obéissance du roi des Francs, que la connoissance des ressorts qu’Euric fit joüer pour s’emparer des provinces des Gaules dont il se rendit maître. On voit par ce qui s’est passé dans la premiere Aquitaine, à peu près ce qui a dû se passer ensuite dans les contrées des Gaules que Clovis soûmit à son pouvoir. Ainsi non content d’avoir rapporté tout ce qu’on vient de lire, concernant les mouvemens qui précederent la soumission de l’Auvergne aux Visigots ; nous allons encore raconter aussi en détail qu’il nous le sera possible, de quelle maniere cette cité tomba enfin entre les mains de leur roi.

LIVRE 3 CHAPITRE 13

CHAPITRE XIII.

Julius Nepos cede les Gaules aux Visigots, qui se mettent en possession de l’Auvergne.


Tandis que Sidonius engageoit Ecdicius à revenir en Auvergne, pour la défendre une seconde fois contre les Visigots, saint Epiphane évêque de Pavie, négocioit à Toulouse au nom de Julius Nepos, le traité par lequel l’empereur cedoit cette contrée aux Visigots, et même leur délaissoit toutes les Gaules. Voici ce qu’on lit concernant cette négociation dans la vie de ce prélat, écrite par Ennodius, auteur né dans le cinquiéme siecle, et qui fut lui-même évêque de Pavie dans le sixiéme. » Il y eut alors de grands démêlés entre Julius Nepos & les Visigots, dont le principal quartier étoit à Toulouse. Euric qui gouvernoit despotiquement, & qui ne respectoit pas beaucoup un Empereur, encore mal affermi sur le trône, entreprenoit tous les jours sur les païs qui par rapport au gouvernement civil, doivent être de la dépendance de l’Italie, bien qu’à l’égard de l’Italie ils se trouvent situés au-delà des Alpes, la barriere naturelle qui la sépare des Gaules. Nepos craignoit de son côté que l’usurpation ne devînt titre, & il vouloit recouvrer la portion de l’Etat dont la Providence l’avoit fait Souverain, c’est-à-dire ici, de l’Italie. »

Avant que de continuer à traduire Ennodius, nous observerons trois choses. La premiere, c’est qu’Ennodius qui étoit sujet des Gots, et qui vouloit flater cette nation, a tourné son récit de la cession des Gaules de maniere qu’il y insinue sans le dire, que dès avant Nepos toutes les Gaules appartenoient déja aux Visigots, apparemment en vertu de la cession qu’ils ont prétendu quelquefois, qu’Honorius leur en eût faite, pour les obliger à évacuer l’Italie. Cette convention avoit été concluë peu de tems après la prise de Rome par Alaric I. En ce cas Euric n’étoit point un usurpateur, mais un possesseur fondé sur des droits légitimes, quand il vouloit se rendre maître de toutes les Gaules. Euric n’étoit proprement usurpateur, que par rapport aux districts que l’Italie avoit gagnés sur les Gaules, et que ce prince revendiquoit parce qu’ils étoient, par rapport aux Gaules, en-deça des Alpes, qui de tout tems avoient été les bornes de chacune de ces deux grandes provinces ? Pourquoi si Ennodius n’avoit pas cette vûë-là, suppose-t-il en écrivant, que Nepos n’eût point été proclamé empereur de tout le partage d’occident, mais seulement de l’Italie ? La seconde, ainsi qu’on va le lire, c’est que les Visigots, qui comme on l’a vû ci-dessus, avoient passé le Rhône, et s’étoient emparés d’Arles et de Marseille, sous le consulat de Jordanus et de Severus, marqué dans les fastes sur l’année quatre cens soixante et dix, tâchoient en quatre cens soixante et quatorze de se rendre maîtres des cités situées entre les Alpes et le bas-Rhône, et qui étoient encore soumises au gouvernement des officiers de l’empereur. L’inconvenient de laisser ces barbares se rendre maîtres des cités dont nous parlons, étoit d’autant plus grand, qu’elles leur ouvroient l’entrée de l’Italie. Notre troisiéme observation roulera sur ce que Nepos se contentoit de pouvoir conserver l’Italie, résolu qu’il étoit d’abandonner les Gaules à leur destinée, mais qu’il prétendoit néanmoins avant que de les abandonner, en démembrer les contrées qu’il jugeoit nécessaire de garder, afin d’être toujours le maître des gorges des Alpes, et que dans cette vûë il vouloit faire reconnoître dans son traité les contrées dont il s’agit, pour être des annexes de l’Italie, parce que sous quelques empereurs, elles avoient veritablement été de ses dépendances et comprises pendant quelque-tems dans ses limites légales.

Lorsque saint Epiphane eut audience d’Euric, il lui dit après les préambules ordinaires sur les maux de la guerre, et sur les avantages de la paix : » L’Empereur Nepos à qui la Providence a donné le gouvernement de l’Italie, m’envoye ici pour vous proposer une paix, qui faisant cesser toute défiance, rétablisse une bonne correspondance entre l’Italie & les Gaules, ces deux puissantes contrées, qui confinent l’une avec l’autre. S’il est le premier à proposer la paix, ce n’est point qu’il craigne la guerre. Vous sçavez en general quelles sont les bornes légitimes de chacun de ces deux païs, & jusqu’où s’est étendu le district des Officiers employés d’un côté à gouverner les Gaules, & le district des Officiers employés de l’autre à gouverner l’Italie. Que l’Empereur que le Roi des Visigots se contiennent chacun dans les limites du partage qui lui est échu, & qu’un Romain qui a mérité d’être élevé sur le trône puisse se dire votre ami. »

L’ambassadeur de Nepos jugea par le maintien d’Euric, et par le ton dont ce prince profera quelques mots en sa langue naturelle, qu’il avoit été attendri. D’un autre côté, Leon, c’étoit un Romain dont le roi des Visigots se servoit dans ses affaires les plus importantes, et dont nous aurons à parler au sujet des lettres que Sidonius Apollinaris lui a écrites, tenoit la contenance d’un homme qui pense qu’il faille accepter les propositions qu’il vient d’entendre. Mais l’incertitude où pouvoit être encore saint Epiphane ne dura pas long-tems. Euric répondit par le moyen d’un interpréte. Que les traits de l’éloquence romaine l’avoient percé nonobstant le bouclier qu’il portoit à la main, et la cuirasse qu’il avoit endossée. Il ajoûta ensuite : j’accepte les conditions que vous me proposez, et je jure de m’y tenir. Vous, de votre côté, promettez que l’empereur votre maître accomplira le traité tel que vous me l’avez offert, et que je viens de l’accepter. Je me fie à votre simple parole ; il seroit superflu que vous la confirmassiez par un serment. Le traité fut donc rédigé et signé sur le champ, et le vénerable évêque ne songea plus qu’à s’en retourner en Italie. Il est fâcheux que nous n’ayons point ce traité, à l’aide duquel nous éclaircirions bien des choses. Mais nous n’en sçavons gueres plus que ce que nous en apprend Ennodius, dont le but principal est encore de faire honneur à son héros d’avoir été l’entremetteur d’une convention, qui paroît si lâche aujourd’hui.

Avant que d’en venir au recit des suites qu’eut le traité dont saint Epiphane fut le mediateur, il est bon de faire encore quelques reflexions sur la narration d’Ennodius. Je remarquerai d’abord que cet auteur n’a pas raison d’attribuer tout le succès de cette negociation à saint Epiphane. La negociation avoit été du moins ébauchée par Faustus évêque de Riez, par Grécus évêque de Marseille, par Basilus évêque d’Aix, et par d’autres prelats de leur voisinage[144], qui aimoient mieux voir le Visigot maître de leurs diocèses, que de les voir mis à feu et à sang. C’est ce qui paroît par une lettre de Sidonius Apollinaris, de laquelle nous rapporterons le contenu dans le quatorziéme chapitre de ce livre. En second lieu, je remarquerai qu’il se peut bien faire que l’interprete dont Euric se servit pour répondre à saint Epiphane, n’ait point été un truchement, mais simplement un officier, dont l’emploi fut à peu près le même que celui des chanceliers des rois de France, ou des rois d’Angleterre, et dont une des fonctions auroit été par conséquent de faire entendre aux sujets de ce prince ses volontés, et de les leur interpreter. Après que le roi des Visigots s’étoit énoncé avec la brieveté convenable aux souverains, cet officier disoit le reste. Supposé que cet interprete ait été un veritable truchement, employé à redire mot à mot en latin, ce qu’Euric lui avoit dit en langue gothique, il ne s’ensuivroit pas pour cela qu’Euric, qui suivant toutes les apparences, étoit né dans les Gaules, ou qui du moins y étoit venu encore enfant, ne sçût point le latin. D’ailleurs il étoit fils de Theodoric I et nous avons parlé de l’éducation que ce prince avoit fait donner à ses fils. Euric aura voulu se conformer à quelqu’article du céremonial des rois Visigots où il étoit dit, qu’ils ne répondroient qu’en leur propre langue aux ministres étrangers ausquels ils donneroient audiance, dans la crainte que ces princes en parlant une autre langue que la leur, ne donnassent quelqu’avantage sur eux à un ambassadeur dont cette langue auroit été la langue naturelle. En effet on voit par la narration d’Ennodius qu’Euric entendit très-bien saint Epiphane qui parloit en latin. Peut-être aussi les Visigots avoient-ils assujetti leurs premiers rois à cet usage, afin que tout le conseil entendît ce que le roi traiteroit avec les étrangers. Quand Annibal se servit d’un truchement dans le pour-parler qu’il eut avec Scipion l’Afriquain avant la bataille de Zama, croit-on que le general carthaginois se soit assujetti à tous les dégoûts d’une conversation où l’on ne répond, et où l’on n’entend qu’à l’aide d’organes empruntés, parce qu’il ne sçavoit pas le latin, lui qui avoit fait la guerre en Italie seize ans durant. Il n’y a point d’apparence ; il en aura usé, comme il en usa, uniquement pour se conformer à l’esprit d’une loi en vigueur dans la république de Carthage, et faite il y avoit déja long-tems, pour empêcher que ses officiers ne pussent communiquer avec l’ennemi, soit de vive voix, soit par écrit, sans l’intervention d’un tiers.

Pour revenir au latin d’Euric, ce fut lui qui, comme nous le dirons bien-tôt, fit rediger par écrit la loi nationale des Visigots, qui avant ce prince avoient vécu suivant une coutume non écrite. Or l’on n’a jamais vû ce code d’Euric qu’en latin, et les sçavans conviennent qu’il doit avoir été écrit en cette langue. Voilà ce qui n’auroit point été, si le législateur et même ses sujets naturels n’eussent sçû le latin.

Ma troisiéme reflexion concernera Leon, qui bien que Romain et catholique, étoit employé par Euric dans ses affaires les plus importantes. Leon étoit parvenu à sa place par son éloquence qui lui avoit fait remporter plusieurs des prix qui se distribuoient alors à ce talent. Il étoit arriere petit-fils d’un orateur celebre nommé Fronton. Sidonius dit dans une des deux lettres qu’il adresse à ce Leon qui le pressoit d’écrire l’histoire : » Vous êtes plus en état de composer les Annales de notre tems, que je ne le suis, vous qui êtes le depositaire des secrets d’un Prince très-accredité, qui prend connoissance des affaires de tout l’Empire, qui est informé des droits & des pretentions de toutes les Puissances, qui est au fait de leurs alliances, comme de leurs demeslés ; & qui est si bien instruit & des forces de chacune d’elles & de l’importance des pays qu’elle occupe. » On voit bien que cette lettre dont nous ne rapportons ici d’avance un extrait qu’à l’occasion de Leon, doit avoir été écrite après l’occupation de l’Auvergne par les Visigots, et quand Euric étoit devenu l’arbitre des Gaules ; c’est ce que nous exposerons ci-dessous. Sidonius dans une autre lettre écrite vers le même tems, exhorte Leon à se donner du relâche, et il lui dit entr’autres choses : « Suspendez pour quelque tems la composition de ces discours, où vous faites parler le Prince, & que tout le monde apprend ensuite par ceur pour les reciter à ses amis. » Ainsi Leon étoit non-seulement l’homme de confiance d’Euric, mais il étoit encore son organe, et ce prince se servoit de lui pour mettre en stile oratoire ce qu’il avoit à dire. La faveur de Leon ne finit pas même avec la mort d’Euric, et il fut l’un des principaux ministres d’Alaric second fils de ce prince. C’est ainsi que le qualifie Gregoire de Tours dans l’endroit de ses ouvrages où il rapporte que ce Leon perdit les yeux, pour avoir conseillé au roi Alaric de faire baisser le toît d’une église qui cachoit une belle vûë.

Il se peut donc bien faire que Leon qui étoit present à l’audiance qu’Euric donnoit à saint Epiphane, ait été l’interprete dont ce prince se servit pour faire sa réponse. C’est par la seconde des lettres de Sidonius que nous avons extraites, qu’on sçait que Leon étoit catholique. Sidonius lui écrit en parlant d’Apollonius de Tyane, dont il lui envoyoit la vie : ce philosophe, à la religion catholique près, étoit assez semblable à vous.

Il est apparent par ce qu’Ennodius dit de l’accord fait entre Euric et Nepos, que la base, que le fondement de leur traité étoit une convention, qui laissoit les Visigots maîtres de garder tout ce qu’ils tenoient déja dans les Gaules, et d’en occuper le reste s’ils pouvoient, à condition qu’ils laisseroient l’empereur joüir paisiblement de l’Italie et de ses annexes, telles qu’elles étoient spécifiées dans ce traité. Mais il reste encore une difficulté très-importante. Nepos ceda-t’il les Gaules aux Visigots pour les tenir désormais en toute proprieté et souveraineté, ou bien Nepos ceda-t’il seulement cette grande province de l’empire aux Visigots pour la tenir ainsi, et de la même maniere qu’ils avoient tenu, ou dû tenir jusques-là, une partie de la premiere Narbonnoise, une partie de la seconde Aquitaine, en un mot tous les pays où ils s’étoient établis par concession des empereurs ; c’est-à-dire, pour y joüir seulement d’une partie des revenus du fisc, laquelle leur tiendroit lieu de la solde qui leur étoit dûë, comme à des troupes auxiliaires, que la monarchie Romaine avoit prises à son service, et à condition d’y laisser toujours joüir l’empereur des autres droits de souveraineté ? S’il s’agissoit d’une pareille cession faite dans le douziéme siecle, nous dirions, a-t’elle été faite à condition que les princes, qui devoient en joüir, tiendroient les Gaules en qualité de vassaux et de feudataires de l’empire Romain ; ou avec la clause qu’ils les tiendroient en toute souveraineté, et sans relever, ni être mouvans de personne. Voici mes conjectures touchant cette question. Véritablement elles ne sont fondées que sur les évenemens posterieurs ou sur quelques mots échappés aux auteurs du cinquiéme et du sixiéme siecles ; je dis échappés, car ces écrivains n’ont pas songé à nous instruire là-dessus.

En premier lieu, Jornandès dit dans le quarante-septiéme chapitre de son histoire des Gots, où il donne une idée génerale des conquêtes d’Euric : « Ainsi Euric ayant accepté les offres d’amitié que les Vandales d’Afrique lui avoient faites, il se rendit maître des Espagnes, & des Gaules, sur lesquelles il regna dès lors en vertu de son propre droit. Il soumit même les Bourguignons, & il mourut enfin dans Arles, la dix-neuviéme année de son regne. » Il me semble plus je relis ce passage, qu’il signifie, qu’Euric avoit acquis sur l’Espagne et sur la Gaule un droit que n’avoient pas les rois Visigots ses predecesseurs, et qu’il contraignit même les Bourguignons, qui étoient après les Visigots, le peuple le plus puissant qui fût alors entre les nations barbares établies dans ces deux grandes provinces de la monarchie Romaine, à reconnoître ce droit, et à lui promettre au moins, de lui rendre les mêmes déférences, et les mêmes services qu’ils étoient tenus auparavant de rendre aux empereurs. En effet c’est dans ce sens-là qu’il faut entendre l’endroit de Jornandès, où il dit, qu’Euric soumit les Bourguignons ; car on voit par la suite de l’histoire, qu’ils ne furent jamais sujets du roi Visigot, et que leur monarchie subsista toujours en forme de corps d’Etat ou de royaume particulier, jusqu’à ce qu’ils furent subjugués par les enfans de Clovis. Il est certain en un mot, comme nous le dirons plus bas, qu’Euric étoit, quand il mourut, l’arbitre des Gaules, et que les Francs mêmes lui faisoient leur cour.

En second lieu, le pouvoir legislatif n’appartient qu’au seigneur suzerain, qu’à celui qui a le domaine suprême dans un territoire ; or Euric et son fils Alaric II, ont exercé dans les Gaules, du moins dans la partie de cette province où ils étoient les maîtres de l’exercer, le pouvoir legislatif dans toute son étenduë. Avant le regne d’Euric, les Visigots bien qu’ils fussent établis depuis soixante années dans les Gaules, n’avoient point encore eu de loi redigée par écrit. Euric fit rediger le code que nous avons encore sous le nom de la loi des Visigots . On ne sçauroit dire que cette loi n’étant que pour les Visigots, Euric a pû, comme leur souverain particulier, la publier, bien qu’il ne fût pas seigneur suprême dans la partie du territoire de l’empire, où ils étoient domiciliés. Il est bien vrai que le code d’Euric est fait principalement pour être la loi nationale des Visigots ; mais comme nous le verrons dans la derniere partie de notre ouvrage, ce code statuë beaucoup de choses concernant les Romains habitans dans les provinces où les Visigots avoient leurs quartiers. Si ces Romains eussent encore été sujets de l’empire, Euric ne pouvoit point ordonner tout ce qu’il statuë, concernant leur état et leurs possessions.

Alaric II, le fils et le successeur d’Euric, exerça encore d’une maniere plus autentique le pouvoir legislatif dans les provinces des Gaules soumises à son pouvoir. Il y fit faire par ses jurisconsultes, une nouvelle redaction du droit Romain. Jusques-là les anciens habitans, les Romains de ces provinces avoient eu pour loi le code publié par l’empereur Theodose le jeune, et Alaric leur donna le code que nous avons encore sous le nom du code d’Alaric , à la place du code theodosien.

Enfin, comme nous le dirons plus au long quand il en sera tems, Alaric Ii fit battre des especes d’or à son coin. On sçait que les rois barbares qui tenoient quelque province de l’emseulement à titre de confederés, n’en faisoient point frapper de ce metail. Nos rois francs eux-mêmes, n’ont fait fabriquer des monnoyes d’or à leur coin, qu’après que l’empereur Justinien leur eût cedé la pleine et entiere souveraineté des Gaules. Venons presentement à l’exécution du traité conclu par la mediation de saint épiphane entr’Euric et Julius Nepos, et voyons d’abord ce qu’en écrit Jornandès : » Euric voulant, comme nous l’avons déja dit, profiter de la confusion ou les frequentes mutations de Prince avoient jetté l’empire d’Occident, se rendit maître de la Cité d’Auvergne. Décius Senateur, sorti d’une des plus illustres familles de ce pays, & fils de l’Empereur Avitus, y commandoit alors pour les Romains. » Cette qualité de fils de l’empereur Avitus nous fait connoître suffisamment que le Décius de Jornandès est la même personne que l’Ecdicius beau-frere de Sidonius Apollinaris. Notre historien reprend la parole. » Décius disputa courageusement le terrain aux Visigots ; mais voyant bien enfin qu’il n’étoit point assez fort pour leur tenir tête, il leur abandonna la Ville de Clermont la Patrie & la Plaine d’Auvergne, pour se retirer dans la montagne. Julius Nepos étant informé de l’état des choses, fit donner ordre à Décius de quitter les Gaules pour se rendre à la Cour ; & il envoya Orestés, Maître de la Milice, commander dans cette Province. Orestés après avoir assemblé son armée, partit de Rome, & il s’avança jusques à Ravenne, où il trouva bon de faire quelque sejour. »

Il est sensible par ce récit qu’un des articles du traité de Nepos avec Euric, étoit que le traité demeureroit secret jusqu’à ce que l’Auvergne eût été remise aux Visigots. Ecdicius qui ne sçavoit rien du traité, défendit sa patrie de bonne foi, et ne pouvant plus faire mieux, il abandonna la plaine, et se jetta dans la montagne pour y attendre du secours d’Italie. Nepos qui ne vouloit pas lui communiquer son secret, et qui ne devoit pas compter sur lui pour l’exécution du traité, ne songe qu’à le tirer des Gaules. Il l’appelle donc à la cour, et il dit qu’il veut envoyer dans les Gaules son armée pour les défendre. En effet Nepos fait partir Orestés à la tête de l’armée d’Italie ; mais son intention n’étoit pas qu’elle arrivât dans les Gaules avant que les ordres secrets dont étoient chargés ceux qui devoient remettre l’Auvergne aux Visigots, eussent été executés pleinement. Ainsi Orestés qui la commandoit, n’avoit point encore passé Ravenne, lorsqu’il apprit que les païs qu’on l’envoyoit défendre, avoient été livrés à Euric. On verra dans le chapitre suivant quelles suites eut cette nouvelle, quand elle fut sçûë dans le camp d’Orestés.

L’explication que je viens de faire du passage de Jornandès est confirmée par les particularités qui se trouvent dans celles des lettres de Sidonius où il parle des circonstances de la cession de l’Auvergne faite aux Visigots. Voici ce qu’il écrit à Papianilla qui avoit été sa femme avant qu’il fût évêque, et qui étoit sœur d’Ecdicius. » Le Questeur Licinianus, qui vient de Ravenne (c’étoit lui qui avoit le secret de Nepos), m’a écrit dès qu’il a eu mis le pied dans les Gaules, pour me donner part de son arrivée, & par ses Lettres il m’apprend qu’il apporte à votre frere Ecdicius dont l’élevation ne nous donnera pas moins de joye que mon avancement vous en a donné, les provisions de la dignité de Patrice. En faisant réflexion à l’âge d’Ecdicius, on trouve cet honneur prématuré, mais on trouve qu’il s’est fait attendre long-tems quand on pense à ses services. C’est toujours une belle action à Julius Nepos d’avoir exécuté la promesse qu’Anthemius’un de ses prédecesseurs avoir faite à votre frere. Nepos, quand il en use avec tant d’équité, se montre aussi digne de l’Empire » par ses sentimens qu’il l’est par ses vertus militaires. Voilà de quoi encourager tous les bons citoyens. » Ce fut donc pour obliger Ecdicius à quitter les Gaules, et à se rendre plûtôt à la cour, que Nepos le fit patrice de l’empire d’Occident. Sidonius se seroit bien donné de garde de loüer Julius Nepos autant qu’il le loüe, si lorsqu’il écrivit la lettre qu’on vient d’extraire, il eût été instruit du secret de ce prince.

Sidonius ne sçavoit même rien encore de la commission de Licinianus lorsqu’il écrivit à Felix la lettre, où il le prie de lui mander quels ordres avoit apporté de la cour le questeur, et si tout le bien qu’on disoit de cet officier étoit véritable. Notre auteur après avoir parlé avec beaucoup d’éloge de Licinianus, ajoûte donc : » Il a de plus la réputation d’un homme integre, & d’un Citoyen incapable d’imiter la conduite que tiennent communément les Romains chargés de traiter avec les Barbares. Ces indignes Ministres se soucient peu du succès de leur ambassade, pourvû que l’Ambassadeur y trouve son compte. »

Cependant l’instruction que Licinianus avoit reçûë, ne demeura pas secrete long-tems. Sidonius étoit déja informé de cette convention, bien qu’elle n’eût pas encore été mise en exécution, lorsqu’il écrivit la lettre dont nous allons donner quelques extraits. Elle est adressée à Graecus, évêque de Marseille, et qui par reconnoissance du bon traitement qu’il avoit reçu du roi des Visigots, avoit bien voulu entrer dans les interêts de ce souverain, et même relever de lui. Euric après s’être rendu maître de cette ville, l’avoit laissée en possession de son état, qui lui donnoit le droit de se gouverner en république sous la protection de l’empire, et à peu près comme se gouvernent aujourd’hui les villes impériales d’Allemagne. C’est ce qu’on peut prouver par un passage d’Agathias qui sera rapporté en son lieu, et dans lequel il est dit expressément, que la ville de Marseille avoit toujours été gouvernée en république, jusques aux tems où elle vint au pouvoir des princes enfans du roy Clovis.

Comme Marseille étoit une des premieres villes dont Euric se fût emparé après la rupture, il avoit voulu donner en la traitant bien, un exemple qui disposât d’autres villes à se soumettre à son gouvernement. Sidonius mande donc à Graecus dans notre lettre dont le porteur, à ce qu’il marque, étoit un homme de confiance : » On achette le repos de l’Italie aux depens de notre liberté. Les Auvergnats vont devenir esclaves, eux qui peuvent se vanter d’être sortis du même sang que les Fondateurs de Rome, & de tirer aussi leur origine des Troyens ; eux qui servoient de bouclier aux Gaules contre les traits de l’ennemi commun : eux qui ont soutenir avec tant de courage les siéges mis devant leur Ville Capitale par le Visigot, qu’ils ont mieux aimé se nourrir des herbes qui croissoient dans les crevasses de leurs murailles, que de se rendre ; de maniere que contre l’ordinaire on voyoit alors la terreur dans le Camp des Assiegeans, & la confiance dans la Place attaquée. Voilà quels sont les fideles Sujets qu’on veut livrer aux Barbares. Qu’on nous laisse du moins soutenir encore des sieges, & nous défendre ; nous sommes prêts à subir les dernieres extrêmités pour demeurer Romains. » Sidonius ajoute ensuite, que livrer une province au barbare, c’est donner un maître cruel à ses habitans ; mais que livrer l’Auvergne aux Visigots, c’est condamner ses citoyens au supplice. On a vû que les Auvergnats étoient extrêmement haïs des Visigots à cause que la longue resistance qu’ils avoient faite, avoit empêché long-tems ces barbares d’étendre leurs quartiers dans les provinces voisines. » Enfin dit Sidonius, si vous & vos amis qui entrez si avant dans cette infâme négociation, vous livrez notre Patrie, ayez du moins quelque soin de notre vie. Faites construire des cabanes où nous puissions nous retirer, & préparez-nous du pain. »

Notre évêque dont les parens étoient les plus puissans citoyens de l’Auvergne, ne pouvoit point voir sans horreur sa patrie livrée à un maître, qui peut-être en confieroit le gouvernement à leurs ennemis particuliers. Cependant l’Auvergne fut remise aux Visigots, et Euric y fit aller Victorius pour y commander en son nom. Nous avons déjà parlé de ce Victorius, et nous en parlerons encore dans la suite. Quant à Sidonius Apollinaris, les Visigots qui le regardoient comme leur ennemi déclaré, soit à cause de ce qu’il avoit fait pour les empêcher de se rendre maîtres de sa patrie, soit à cause de son zele contre l’arianisme qu’ils professoient, le tinrent éloigné de l’Auvergne, et sous differens pretextes ils l’empêcherent long-tems d’y résider. Enfin ils lui permirent d’y revenir, et il eut la consolation de passer les dernieres années de sa vie parmi les Auvergnats, qui étoient à la fois ses compatriotes et ses diocésains. Il étoit apparemment déja de retour dans son évêché, lorsqu’il dit en envoyant à Volusianus les vers qu’on l’avoit pressé de faire à la loüange de saint Abraham confesseur. » Je ne veux point differer à faire ce que l’on souhaite de moi. Vous sçavez le crédit que vous avez toujours sur ma veine, & les égards que je dois aux sollicitations du Comte Victorius. Si je suis son pere, suivant l’ordre Ecclésiastique, il est mon superieur suivant l’ordre Civil. Aussi je l’aime comme mon fils, & je l’honore comme mon pere. » Nous parlerons ci-dessous un peu plus au long, des circonstances de l’exil et du retour de l’évêque d’Auvergne dans sa patrie.

Sidonius ne traite ici Victorius que de comte, quoique Gregoire De Tours dise positivement qu’il avoit l’emploi de duc. Mais comme l’observe le Pere Sirmond, Sidonius n’a égard ici qu’à celles des fonctions de Victorius qui regardoient l’Auvergne en particulier. Comme les rois barbares qui se formerent des monarchies des débris de celle de Rome, conserverent l’usage de mettre dans chaque cité un gouverneur qui avoit le nom de comte, et de donner à plusieurs de ces gouverneurs un superieur qui avoit le titre de duc, ainsi que le faisoient les empereurs dans l’ordre militaire, Sidonius et Gregoire De Tours ne sçauroient avoir pris une de ces qualités pour l’autre. L’évêque de Clermont ne qualifie donc Victorius de comte, que parce qu’il demeuroit toujours en Auvergne, ainsi que le remarque Gregoire De Tours, et qu’il la gouvernoit immédiatement par lui-même, comme il en avoit le pouvoir en qualité de lieutenant d’Euric dans la premiere Aquitaine. Nous parlerons dans la derniere partie de cet ouvrage des comtes et des ducs institués par les rois barbares.

Comme il est certain que Nepos, qui avoit été élevé à l’empire en quatre cens soixante et quatorze, fut déposé dès l’année suivante, et par conséquent que les officiers qui avoient reçu de lui leur commission, furent privés dès lors de leur autorité ; on ne sçauroit reculer la remise de l’Auvergne aux visigots faite par les officiers de Nepos, au-delà de l’année quatre cens soixante et quinze.


LIVRE 3 CHAPITRE 14

CHAPITRE XIV.

Nepos est déposé. Orestés fait son fils Augustule empereur. Odoacer se rend maître de l’Italie, & détruit l’Empire d’Occident. Il traite avec Euric. Euric fait aussi la paix avec les Puissances des Gaules, à qui l’Empereur d’Orient avoit refusé du secours.


Nous avons laissé à Ravenne Orestés que Nepos envoyoit commander dans les Gaules, en même tems qu’il y faisoit aussi passer Licinianus, avec ordre de remettre aux Visigots tous ceux des pays cédés, dont l’empereur pouvoit disposer. Orestés étoit encore suivant l’apparence à Ravenne, lorsqu’on y sçut que l’Auvergne avoit été livrée aux Visigots, et par conséquent lorsque le traité conclu entre Euric et Nepos devint public par son exécution. Quoique l’amour de la patrie ne fut plus à beaucoup près aussi vif dans les Romains sujets de cet empereur, qu’il l’étoit dans les contemporains des Camilles et des Scipions, tout le monde se souleva contre un traité si pernicieux et non pas moins infâme ? Que n’aura-t’on pas dit alors sur ce qu’il en avoit coûté pour dompter les Gaules, et sur les malheurs dont leur perte menaçoit l’Italie. Ainsi toute l’armée que commandoit Orestés se révolta contre un empereur qui trahissoit la république, et il fut aisé au géneral de donner à Rome un nouveau maître. Ce nouvel empereur fut son propre fils connu sous le nom d’Augustule ou de Petit Auguste, que l’enfance où il étoit encore lui fit donner. L’évenement dont je parle arriva le 28 d’août de l’année quatre cens soixante et quinze[145]. Nepos bientôt après fut réduit à se réfugier sur le territoire de l’empire d’Orient. Il s’y retira, et il y vécut jusqu’en l’année quatre cens quatre-vingt ; se portant toujours pour empereur légitime d’Occident, et toujours reconnu pour tel par l’empereur d’Orient.

Augustule n’est gueres moins célebre pour avoir été le dernier empereur d’Occident qu’Auguste l’est pour avoir été le premier empereur des Romains. Personne n’ignore que ce fut sous le regne d’Augustule que le trône de l’empire d’Occident fut renversé. Voici de quelle maniere Procope raconte ce mémorable évenement : » Dans le tems que Zenon était Empereur d’Orient, Momyllus qui étoit encore dans la premiere jeunesse, & à qui les Romains donnoient à cause de cela le nom d’Augustule, étoit Empereur d’Occident. Son pere Orestés gouvernoit l’Etat avec beaucoup de capacité. Mais il étoit arrivé dans les tems précedens que les Romains Occidentaux, pour se précautionner contre des accidens pareils à l’invasion d’Alaric & à celle d’Attila dont le seul souvenir les faisoit trembler,… avoient pris à leur service des corps de troupes composées de Scirres, d’Alains, & de Gots. Plus les avantages que les Empereurs faisoient à ces étrangers étoient grands, plus ils témoignoient de considération pour eux, plus ces Princes abbatoient le courage des troupes composées de leurs Sujets naturels. Nos Barbares enorgueillis se rendirent donc les Tyrans des Romains, sous le prétexte qu’ils vouloient remplir tous les devoirs de bons & fideles Confédérés. Enfin l’impudence de ces troupes mercenaires devint si grande, qu’après s’être fait accorder par force plusieurs graces, elles osferent bien demander qu’on leur assignât des terres dans l’enceinte de l’Italie.

J’interromps la narration de Procope pour dire, qu’apparemment ces auxiliaires alleguoient qu’il étoit nécessaire qu’on leur donnât des quartiers en Italie, afin qu’ils n’eussent plus de si longues marches à faire, quand il faudroit la défendre, soit contre les Visigots des Gaules, soit contre les Vandales d’Afrique : Procope va reprendre la parole.

» L’avenement d’Augustule à l’Empire parut aux troupes auxiliaires dont je parle, une conjoncture favorable, pour se faire accorder une demande si hardie. Ils presserent donc Orestés son pere, de leur donner le tiers des terres de l’Italie, & sur le refus qu’il en fit, ils le massacrerent. Un Officier de ces troupes auxiliaires qui s’appelloir Odoacer, & qui commandoit la garde étrangere de l’Empereur, leur promit, s’ils vouloient bien le prendre pour Chef, de les mettre en possession du tiers des terres de l’Italie. A ces conditions tous les Confédérés le reconnurent pour leur Prince. Odoacer s’étant ainsi rendu le maître des troupes, & ensuite de l’Italie, il se contenta de déposer Augustule qu’il laissa vivre comme particulier, mais il mít réellement ses soldats en possession du tiers des terres de ce pays, ainsi qu’il leur avoit promis. Son exactitude à leur tenir parole, les attacha si fortement à lui, qu’ils le maintinrent dans l’exercice de l’autorité qu’il avoit usurpée, de maniere qu’il la gardoit encore dix ans après l’entier accomplissement de la parole. «  Cette distribution de terres n’avoit pas pû se faire en un jour ; & il paroît qu’il eût fallu y employer quatre ans, quand on fait attention qu’Odoacer regna véritablement quatorze ans en Italie.

Voici ce qu’on trouve dans la Chronique de Marcellin au sujet de ce Prince. » Sous le Consulat de Basiliscus & d’Armatus, c’est-à-dire, l’année de Jesus-Christ quatre cens soixante & seize, Odoacer un des Rois des Gots se rendit maître de Rome, où il fit tuer Orestés, dont le fils Augustule fut deposé & relegué dans un Château de la Campanie appellé Lucullanum. Ainsi l’Empire d’Occident qu’Octavianus Cæsar le premier des Augustes, avoit commencé d’établir l’année sept cens dix de la fondation de Rome, finit avec cet Augustule, après avoir duré plus de cinq cens ans, & Rome passa sous la domination des Rois Gots.

Ce ne fut donc point à la tête d’aucune nation particuliere qu’Odoacer se rendit maître de Rome et de l’Italie, mais à la tête de celles des troupes auxiliaires de l’empire d’Occident, qui avoient leurs quartiers dans les pays qui sont entre la pointe de la mer Adriatique et le Danube. Elles étoient, comme nous l’avons vû, composées de differentes nations, et Odoacer qu’elles firent leur chef, étoit auparavant le roi de quelqu’essain du peuple gothique, puisque Marcellin et Isidore De Seville le qualifient de roi des Gots. On conçoit sans peine pourquoi ces troupes barbares demandoient des terres en Italie. Nous avons vû à quel point les peuples du nord aimoient l’huile et le vin ; et les pays où elles avoient eu jusques-là leurs quartiers, n’en produisoient gueres alors, au lieu que l’Italie produisoit une grande abondance de ces denrées. Il faut que ces Hôtes vissent les Italiens dans une extrême foiblesse, lorsqu’ils oserent demander le tiers des terres à ces vainqueurs des nations qui avoient été si long-tems en possession d’ôter aux autres peuples le tiers de leurs propres terres et quelquefois davantage.

Suivant le récit de Malchus de Philadelphie[146], auteur qui a écrit dans le cinquiéme siecle l’histoire de son tems, dès qu’Odoacer fut le maître de Rome, il engagea le sénat d’envoyer des ambassadeurs à Zenon pour lui porter les ornemens imperiaux qui étoient dans cette capitale, et pour lui dire que les Romains d’Occident renonçoient au droit d’avoir leur empereur particulier, et qu’ils n’en vouloient plus d’autres à l’avenir, que l’empereur d’Orient. Ces ambassadeurs devoient ajouter, que dans ce dessein, les Romains avoient choisi Odoacer aussi habile politique que grand capitaine, pour les gouverner sous les auspices de Zenon : qu’ils le supplioient donc, qu’ils le conjuroient de créer Odoacer patrice, et de lui envoyer une commission pour commander en Occident au nom de l’empire d’Orient. Zenon répondit à ces ambassadeurs : que des derniers empereurs que l’empire d’Orient avoit donnés aux Romains d’Occident, ils en avoient fait mourir un ; sçavoir Anthemius ; qu’ils avoient réduit Julius Nepos qui étoit l’autre, à se réfugier en Dalmatie ; que Nepos malgré sa prétenduë déposition, n’étoit pas moins le legitime souverain du partage d’Occident ; que c’étoit donc à ce prince qu’Odoacer devoit s’adresser, s’il vouloit être fait patrice, et que s’il pouvoit obtenir de lui cette dignité, il s’habillât alors comme un grand officier de l’empire Romain devoit être vêtu. Sur-tout, ajouta Zenon ; qu’Odoacer ne manque jamais de reconnoissance envers Nepos, s’il peut une fois en obtenir la dignité qu’il demande. Je transcris ici le passage de l’histoire de M. De Valois, où il est parlé de cet évenement, parce qu’on y trouve outre la narration de Malchus, quelques circonstances curieuses, que l’auteur moderne a prises apparemment dans des garants, capables d’en répondre, mais que je ne connois pas.

Odoacer ne suivit pas les conseils de Zenon, ou bien il ne put pas obtenir de Nepos ce qu’il lui demandoit. Cassiodore dit dans sa chronique, qu’en quatre cens soixante et seize, Odoacer après avoir tué Orestés et Paulus frere d’Orestés, prit bien le nom de roi ; mais qu’il le prit sans porter ni les marques de la royauté, ni les vêtemens de pourpre, c’est-à-dire, sans prendre pour cela ni les marques de la royauté, qui étoient en usage parmi les nations Gothiques, ni aucune robe de pourpre, ou qui fût ornée du moins, de bandes d’étoffe de couleur de pourpre. C’étoit à ces robes qu’on reconnoissoit les personnes pourvuës des grandes dignités de l’empire. Cassiodore qui n’a composé sa chronique que plusieurs années après la mort d’Odoacer, n’auroit point écrit ce qu’on vient de lire, si ce prince eût changé quelque chose dans ses vêtemens ou dans ses titres durant le cours de son regne. Du moins cet auteur auroit-il parlé d’un pareil changement sur l’année où il seroit arrivé ; c’est ce qu’il ne fait point.

Voyons ce qui pouvoit se passer dans les Gaules dans le tems que l’Italie étoit en confusion, soit à cause des troubles qui durent accompagner la déposition de Nepos, soit à cause de l’invasion, et du nouveau partage des terres qu’y fit Odoacer.

On peut bien croire que dès qu’Augustule eût été proclamé empereur[147], et Nepos déposé, Augustule protesta contre le traité dont saint Epiphane avoit été le médiateur, je veux dire la convention par laquelle Nepos avoit cédé aux Visigots les droits de l’empire sur les Gaules. Augustule aura encouragé également les provinces obéissantes, les provinces confédérées, les Francs et les Bourguignons à s’opposer à l’exécution de ce pacte. Les forces de toutes ces puissances réunies ensemble auront arrêté les progrès d’Euric durant l’année quatre cens soixante et seize. Elles auront mis des bornes à ses conquêtes d’autant plus facilement, que non-seulement leurs troupes devoient être nombreuses ; mais que le pays qu’elles avoient à défendre contre l’ennemi qui vouloit subjuguer toutes les Gaules, étoit comme remparé par la Loire, ou par d’autres barrieres naturelles. On a vû qu’Euric avoit d’un côté poussé ses conquêtes jusqu’à ce fleuve, et que d’un autre il les avoit étenduës jusqu’au Rhône ; qu’il n’avoit passé que près de son embouchure, pour occuper les pays qui sont entre la Durance et la Méditerranée. Chacun des deux partis aura donc été assez fort pour garder sa frontiere, mais il ne l’aura point été assez pour percer la frontiere de son ennemi. Voilà, suivant les apparences, quel étoit l’état des Gaules, lorsqu’on y apprit qu’Odoacer étoit le maître de l’Italie, et le trône d’Occident renversé. Dans cette conjoncture, chacune des puissances des Gaules aura pris les mesures qui lui convenoient davantage. Euric aura recherché l’amitié d’Odoacer, et les ennemis d’Euric auront proposé aux Romains d’Orient d’agir de concert avec eux contre Euric, et contre Odoacer, pour chasser le premier de la Gaule, et le second de l’Italie. Voici les faits sur lesquels notre conjecture si plausible par elle-même, se trouve encore appuyée. Procope dit au commencement de son histoire de la guerre des Gots : » Tant que la Ville de Rome demeura sa maîtresse, l’autorité des Empereurs fut toujours reconnuë dans les Gaules, & jusques sur les bords du Rhin ; mais dès qu’Odoacer se fut emparé de cette Capitale, il céda aux Visigors toutes les Gaules, sans se réserver rien au-dela des Alpes qui les séparent de la Ligurie.

En effet Odoacer & Euric ne pouvoient traiter ensemble, sans que le premier article de leur convention fût la confirmation de l’accord qu’Euric avoit fait avec Nepos, dont Odoacer remplissoit réellement la place, et sans qu’Odoacer approuvât et agréât tout ce qu’Euric avoit fait déja, et tout ce qu’il feroit dans la suite en vertu de ce traité.

En second lieu nous sçavons que les Romains des Gaules eurent recours à l’empereur d’Orient, mais qu’ils ne le trouverent pas disposé à s’unir avec eux, pour faire la guerre contre Odoacer, et pour la continuer contre Euric. Nous l’apprenons de Candidus Isaurus, qui avoit écrit l’histoire de l’empire d’Orient depuis l’année quatre cens cinquante-sept jusqu’à l’année quatre cens quatre-vingt-onze, et qui lui-même vivoit dans ce tems-là. C’est une des grandes pertes qu’ayent faite nos annales, que celle de l’histoire dont nous parlons ; car les fragmens que Photius nous en a conservés, sont encore plus propres à nous faire regretter l’ouvrage, qu’ils ne le sont à nous instruire. Voici le contenu d’un de ces fragmens : » Après la déposition de Nepos & celle d’Augustule, Odoacer se rendit maître de l’Italie, & même de la Ville de Rome. Il envoya ensuite une ambassade à l’Empereur Zenon, à qui les Romains des Gaules, qui s’étoient déclarés contre ce Roi des Gort, en avoient aussi envoyé une de leur côté. Mais Zenon se détermina en faveur d’Odoacer » Ce fut donc avec Odoacer que Zenon s’allia, apparemment en l’année quatre cens soixante et dix-sept. On peut bien croire que les francs et les bourguignons étoient entrés dans le projet qui fut proposé à Zenon, et que les romains des Gaules se faisoient fort de ces deux nations.

Il ne faut pas confondre les ambassadeurs d’Odoacer dont nous venons de parler avec la députation du peuple Romain de l’empire d’Occident, que ce même Odoacer avoit envoyée à Constantinople dès qu’il se fut rendu maître de l’Italie, c’est-à-dire, dès l’année quatre cens soixante et seize, et qui comme nous l’avons dit, fut si mal reçûë par Zenon. Mais Odoacer qui ne se sera point rebuté pour ce premier refus, et qui d’ailleurs étoit informé que les conjonctures rendroient Zenon, contre lequel il s’étoit formé en orient un puissant parti, plus traitable, lui aura envoyé une seconde ambassade[148], celle dont il est ici question, et qui fut traversée dans sa négociation par les députés des Gaules. Alors Zenon qui ne faisoit que de rentrer dans Constantinople, dont il avoit été chassé en quatre cens soixante et seize, peu de jours peut-être après avoir rebuté les députés d’Odoacer, ne voulut pas s’engager dans une entreprise aussi vaste que celle qui étoit proposée par la députation des Gaules. L’empereur d’Orient avoit encore eu le tems de s’informer de la véritable situation des affaires d’Occident. Il se sera donc déterminé à traiter avec Odoacer, qui de son côté aura promis alors à Zenon bien des choses qu’il ne lui tint pas, puisqu’à quelques années de-là cet empereur donna commission à Theodoric roi des Ostrogots, comme nous le dirons plus bas, de faire la guerre contre Odoacer, et de le dépoüiller de l’autorité qu’il avoit usurpée en Italie.

Dès que les puissances des Gaules auront vû qu’elles ne devoient plus se promettre que l’empereur d’Orient voulût bien faire aucune diversion en leur faveur, elles auront dû songer à convenir d’une suspension d’armes avec Odoacer, et à faire leur paix avec les Visigots ; il n’y avoit plus d’autre moyen d’empêcher l’entiere dévastation des Gaules. De son côté le roi des Visigots avoit plusieurs motifs d’entendre à un accord, pourvû que les conditions lui en fussent honorables et avantageuses. En premier lieu, les pays dont il étoit actuellement maître, étoient assez étendus pour y donner des quartiers commodes à tous ses Visigots. En second lieu, ces Visigots n’étoient peut-être point en assez grand nombre pour en former des armées capables de faire de nouvelles conquêtes, et pour en laisser en même-tems dans les pays subjugués, un corps suffisant à les tenir dans la sujetion. Cependant les Visigots étoient presque les seuls des sujets d’Euric à qui ce prince, qui méditoit déja de faire fleurir l’arianisme dans ses états et de persécuter les orthodoxes, pût se fier. Presque tous les Romains des Gaules étoient alors catholiques. En troisiéme lieu, les affaires qu’Euric avoit en Espagne, qu’il avoit entrepris de soumettre entierement à sa domination, lui devoient faire souhaiter d’avoir la paix avec les puissances des Gaules. Enfin Genseric roi des Vandales d’Afrique, qui lui fournissoit des subsides, comme nous me nous l’avons vû, étoit mort en quatre cens soixante et seize. Il avoit laissé ses états à son fils Honoric ou Huneric, et Huneric qui avoit épousé une fille de Valentinien III n’avoit point autant d’aversion pour les Romains qu’en avoit son pere. Ce qui est très-certain, c’est que postérieurement à l’occupation de l’Auvergne par les Visigots, il y eut un traité de paix ou de tréve conclu entre les Visigots d’un côté, et les Bourguignons et leurs amis ou alliés de l’autre ; et que les Gaules en conséquence de cet accord joüirent durant plusieurs années d’une espece de calme.


LIVRE 3 CHAPITRE 15

CHAPITRE XV.

De ce qu’il est possible de sçavoir concernant la suspension d’armes concluë dans les Gaules, vers l’année quatre cens soixante et dix-huit. Discrétion de Sidonius Apollinaris en écrivant les Lettres où il en dit quelque chose. Que les Francs furent compris dans le traité. Anarchie dans les Provinces obéïssantes des Gaules. Etat général des Gaules en ces tems-là, & comment elles étoient partagées entre les Romains et les Barbares qui s’y étoient cantonnés.


Aucun de ceux des monumens litteraires du cinquiéme siecle qui sont venus jusqu’au dix-huitiéme, ne nous donne ni le contenu, ni la date précise de l’accord dont il est ici question. Tout ce qu’on peut tirer de ces monumens, c’est qu’il fut conclu quelque tems après qu’Euric eût fait avec Julius Nepos le traité dont nous avons tant parlé, et qu’il se fut rendu maître de l’Auvergne. Cela paroît certain en lisant les lettres de Sidonius, dont nous allons rapporter des extraits, et qu’il a écrites ou durant son exil ou immédiatement après son rappel. Ainsi les apparences sont que l’accord dont nous sommes en peine, soit qu’il ait été un traité de paix, soit qu’il n’ait été qu’un traité de tréve, ou même une simple suspension d’armes qu’il fallût renouveller toutes les années, aura été conclu vers la fin de l’année quatre cens soixante et dix-sept. Les Romains des Gaules auront envoyé à Constantinople les ambassadeurs dont nous avons parlé, pour y proposer à Zenon de faire la guerre de concert avec eux contre Odoacer et contre Euric, allié avec Odoacer, dès que le dernier se fut rendu maître de l’Italie. Au retour de ces ambassadeurs revenus de leur commission avec une réponse négative, nos Romains et leurs alliés auront traité avec Euric. Or autant qu’on en peut juger par le tems où le roi Odoacer se rendit maître de l’Italie, et par la distance des lieux, ces ambassadeurs seront partis des Gaules au commencement de l’année quatre cens soixante et dix-sept, et ils y auront été de retour vers la fin de cette année-là.

On ne sçauroit douter que Sidonius n’ait écrit la troisiéme lettre du neuviéme livre de ses épîtres, lorsqu’il étoit à Bordeaux, où il paroît que les Visigots l’avoient mandé dès qu’ils furent les maîtres de son diocèse, et où ils le retinrent malgré lui durant trois ou quatre années. C’est le sentiment de Savaron, et celui du pere Sirmond qui nous ont donné chacun une sçavante édition de cet auteur, et le contenu de la lettre suffit même pour le faire penser à tout lecteur attentif. Or dans cette lettre écrite pendant l’exil de Sidonius, qui commença vers quatre cens soixante et quinze, et qui finit vers l’année quatre cens soixante et dix-huit, on trouve plusieurs choses qui font foi que dès ce tems-là, il y avoit ou paix ou tréve entre les Visigots d’un côté, et les Bourguignons et leurs alliés d’un autre côté. La lettre dont il s’agit, est adressée à Faustus évêque de Riez, ville de la seconde Narbonnoise, laquelle a été durant plusieurs années au pouvoir des Bourguignons, qui probablement y avoient jetté du monde pour la garder, au tems qu’Euric faisoit des conquêtes dans les pays voisins de cette place, et qu’il s’emparoit d’Arles, de Marseille et d’autres villes. On lit dans cette lettre.

» Vous continuez à nous donner des marques de votre amitié, & des preuves de votre éloquence. Nous sommes toujours » très-sensibles à l’une & très-touchés de l’autre. Cependant sous votre bon plaisir, il me paroît à propos, & cela pour plusieurs bonnes raisons, de ne point entretenir une correspondance si vive, quand nous nous trouvons vous & moi dans deux Villes si éloignées l’une de l’autre, & quand l’agitation où sont à présent les Nations, expose nos Lettres à bien des accidens. Il y a des gardes postés sur tous les grands chemins, qui ne laissent passer aucun Courier sans lui faire subir un interrogatoire rigoureux. Si vous voulez, il n’y a rien à craindre pour ceux qui ne trempent point dans les intrigues ; mais il est toujours désagréable d’être mêlé dans une telle procédure, car les Couriers sont questionnés sans fin sur toutes les commissions dont ils peuvent être chargés. Pour peu qu’un pauvre homme semble se couper dans les réponses, on s’imagine qu’il a charge de dire de vive voix les secrets qu’on ne trouve pas dans les dépêches qu’il porte, & là-dessus on l’arrête & on entre en défiance de celui qui l’envoye. Cer inconvénient qui n’est que trop connu depuis longtems, est à craindre à present plus que jamais. Le Traité que les deux Royaumes rivaux viennent de faire ensemble, contient des conditions moins propres à rétablir l’union & la confiance, qu’à faire naître de nouveaux sujets de défiance, & de nouveaux motifs de jalousie. D’ailleurs mes disgraces abbatent le peu d’esprit qui me reste. Après que j’ai eu rendu les devoirs qui m’ont engagé, ou plûtôt qui m’ont forcé à sortir de mon Diocèse, on me fait demeurer ici comme dans un lieu où je serois relegué. Par tout je suis malheureux ; ici je suis regardé comme un étranger, & dans l’Auvergne on saisit & on confisque mes biens, comme si leur maître étoit proscrit. Se peut-il donc faire qu’on attende de moi, des Lettres écrites avec la moindre élégance. »

On ne sçauroit lire cette lettre sans faire une reflexion. C’est qu’on n’est point plus en droit d’attaquer la verité d’aucun fait rapporté par un auteur du cinquiéme siecle, en se fondant sur le silence de Sidonius Apollinaris, que nous avons vû qu’on étoit en droit de l’attaquer en se fondant sur le silence de Gregoire De Tours. On ne doit jamais dire, par exemple, si les Francs eussent occupé un tel pays dans ce tems-là, l’évêque de Clermont en auroit dit quelque chose dans ses ouvrages. Il peut avoir eu les mêmes raisons de se taire sur ces évenemens, en supposant encore que l’occasion d’en parler se soit offerte, qu’il avoit de ne point entrer en matiere avec Faustus concernant ce que cet ami lui avoit écrit sur la dureté des traitemens qu’Euric faisoit à une partie de ses sujets. D’ailleurs il est plus que probable que nous n’avons pas toutes les lettres de Sidonius, soit parce que lui-même il n’aura pas jugé à propos de garder les broüillons de celles où il s’expliquoit sur les affaires d’état en termes clairs et intelligibles pour tout le monde ; soit parce que l’éditeur n’ayant point crû devoir publier ces lettres-là, il les aura supprimées par égard pour les nations, ou pour les particuliers dont elles pouvoient interesser la réputation. Le recueil des lettres de Sidonius, est un livre très-ancien. Il peut bien avoir été publié dès le regne de Clovis, et lorsque du moins les fils des personnes dont notre auteur avoit pû parler avec liberté, vivoient encore. La grande réputation que Sidonius s’étoit acquise par son éloquence, et dont Gregoire De Tours rend un témoignage autentique, porte même à croire que les ouvrages de l’évêque de Clermont avoient été rendus publics peu d’années après sa mort, arrivée en quatre cens quatre-vingt-deux. En effet, Gregoire De Tours[149] cite lui-même dans plus d’un endroit les lettres de Sidonius Apollinaris, comme on cite un écrit qu’on suppose entre les mains de tout le monde. Nous rapportons ci-dessous le passage où cette citation se trouve.

Je reviens à sa lettre écrite à l’évêque de Riez. On ne sçauroit douter que les deux royaumes rivaux qui venoient de faire un traité dont les conditions étoient si propres à donner lieu bien-tôt à de nouvelles broüilleries, et dans l’un desquels la ville de Riez se trouvoit être comprise, quand Bordeaux l’étoit dans l’autre, ne fussent, quoique l’auteur ne les nomme point, le royaume des Bourguignons, et le royaume des Visigots. Toutes les circonstances de tems et de lieux le veulent ainsi. Mais quelles étoient les conditions de ce traité ? Fut-ce par un article de ce traité que les Bourguignons s’obligerent de rendre à Euric les services et les hommages qu’ils rendoient à l’empereur de Rome, avant que le thrône d’Occident eût été renversé ? C’est ce que nous ignorons presqu’entierement.

Il paroît en lisant deux autres lettres de Sidonius dont nous allons encore donner des extraits : premierement, que les Bourguignons avoient reconnu Euric comme tenant dans la Gaule un rang superieur à celui de leurs rois, c’est-à-dire, comme revêtu en quelque sorte du pouvoir impérial, ce qui aura donné lieu à Jornandès de dire dans un endroit de son histoire des Gots que nous avons déja rapporté : qu’Euric avoit soûmis les Bourguignons. Secondement, il paroît en lisant ces deux extraits, que les Bourguignons avoient, ainsi que la prudence le vouloit, compris dans leur traité leurs alliés tant Romains que barbares, et que les Francs eux-mêmes y étoient entrés.

Voici le premier de ces extraits tiré d’une lettre écrite en prose et en vers par Sidonius, tandis qu’il étoit dans Bordeaux, et adressée à Lampridius. Sidonius mande d’abord à son ami. » J’ai reçu votre Lettre en arrivant à Bordeaux ; mais je ne suis point en état de vous répondre sur le ton que vous m’écrivez. Je suis accablé de soins, & vous, vous êtes heureux ; vous êtes dans votre patrie, & je suis ici comme en exil. Cependant il ne laisse pas de continuer en vers la Lettre qu’il a commencée en prose ; il dit entr’autres choses. Depuis deux mois que je suis ici, je n’ai encore pû saluer qu’une fois le Roi des Visigots. Aussi n’a-t-il gueres plus de repos que moi, à présent qu’il est devenu l’oracle du monde entier, qui semble aujourd’hui n’être plus peuplé que de ses sujets. Nous voyons ici le Saxon aux yeux bleus, qui tout intrépide qu’il est sur la mer, ne laisse point d’avoir peur sur la terre où je me trouve. Ici nous voyons les vieillards Sicambres à qui l’on avoit coupé leur chevelure, lorsqu’ils furent faits captifs, relever les cheveux qui leur sont revenus depuis, & tâcher de s’en couvrir la nuque du col. Nous y voyons les Erules dont les joüës font teintes en bleu, & qui ont le teint de la même couleur que l’Océan dont ils habitent les côtes les plus reculées. Le Bourguignon haut de sept pieds, y vient aussi fléchir les genoüils, & demander comme une grace qu’on ne lui fasse point la guerre. C’est à l’aide de la protection qu’Euric donne aux Ostrogots, qui habitent sur le Danube, qu’ils assujettissent les Huns leurs voisins. Ce sont les soûmissions que ces Ostrogots font ici, qui les rendent si fiers ailleurs. Enfin c’est ici que le Romain vient demander du secours, lorsque sur la nouvelle des attroupemens, qui se font sous les climats voisins de l’Ourse, il appréhende une invasion ; il implore alors, Grand Euric l’aide de votre bras, & son espérance est que la Garomne renduë audacieuse par la présence du nouveau Mars qui s’est établi sur ses rives, prendra la défense du Tibre, réduit, s’il est permis de parler ainsi, à un filet d’eau. » Si l’on veut bien en croire notre poete, les Perses eux-mêmes n’étoient retenus que par la crainte qu’ils avoient d’Euric. C’étoit elle qui les empêchoit d’attaquer l’empire d’Orient. Sidonius en changeant de maître, avoit bien changé de langage.

Pour peu qu’on soit versé dans notre histoire, on n’ignore pas que les chefs qui gouvernoient sous le roi une tribu des Francs, s’appelloient les Vieillards, en latin, Seniores. Ce sont eux que Sidonius désigne ici par l’expression Vieillards Sicambres. La guerre étant le métier le plus ordinaire des Francs, il n’est pas étonnant que la plûpart d’entr’eux eussent été faits captifs, qu’on leur eût coupé les cheveux, comme on les coupoit aux esclaves, et qu’ayant ensuite recouvré leur liberté, ils les eussent laissé croître assez longs pour qu’ils pussent venir jusques sur la nuque du col.

Voici l’extrait de l’autre lettre de Sidonius. Elle est écrite à Léon un des principaux ministres d’Euric, et de qui nous avons déja parlé à l’occasion du traité dont saint Epiphane fut l’entremetteur. Quoiqu’elle soit la troisiéme lettre du livre huitiéme, cependant je ne la crois écrite qu’après celle dont on vient de lire l’extrait, qui n’est cependant que la neuviéme dans ce même livre. Voici mes raisons : nous avons vû par la lettre de Sidonius à Faustus évêque de Riez, que ç’avoit été sous prétexte de rendre des devoirs, que Sidonius avoit été tiré de son diocèse. Ainsi l’on peut penser que les Visigots l’attirerent d’abord à Bordeaux, où étoit Euric qu’il y salua, comme il l’est dit dans la lettre à Lampridius, et que ce fut de Bordeaux, qu’ils l’envoyerent à Livia. C’est le nom d’un château bâti assez près de Carcassonne, et où Sidonius fut long-tems relegué. Or la lettre dont nous allons donner l’extrait, est écrite par Sidonius après qu’il fut sorti de Livia, et les termes dont il se sert pour dire qu’il en est sorti, sont : Qu’il est de retour. Or comme ces termes conviennent plus à un homme qui est sorti du lieu de son exil pour revenir chez lui, qu’à un homme qui n’auroit fait qu’aller d’un lieu d’exil à un autre lieu d’exil ; je me trouve bien fondé à croire notre lettre écrite par Sidonius seulement après qu’il eut été de retour en Auvergne sa patrie, et en même-tems son diocèse. Il est vrai qu’en dattant les lettres de Sidonius, comme je les date ici, je ne me tiens point à l’ordre où elles sont disposées dans les manuscrits ni dans les éditions qu’on nous en a données ; mais j’ai déja fait voir que ceux qui les premiers ont publié ces lettres, n’ont point observé en les arrangeant, l’ordre des tems où elles avoient été écrites.

Sidonius commence sa lettre à Leon en disant : » Il m’a été impossible durant mon séjour à Livia de faire finir la copie de la vie d’Apollonius de Tyane que vous m’aviez demandée, & de la revoir. J’y ai été trop distrait par mon affliction, & trop interrompu par deux vieilles Visigotes, yvrognesses & querelleuses perpétuelles, qui s’y trouvoient logées à côté de moi. Dès que le pouvoir de Jesus-Christ, & vos bons offices m’ont eu tiré de-là, & que j’ai été de retour, j’ai profité de mon premier loisir pour mettre ce Livre en état de vous être présenté, & je vous l’offre plûtôt pour vous obéir, que pour vous donner un témoignage convenable de ma reconnoissance. Interrompez donc pour le lire vos occupations ordinaires. » Je passe ici l’endroit de cette lettre que j’ai déja rapporté en parlant de Léon à l’occasion du traité d’Euric avec Julius Nepos. Sidonius reprend la parole. » Oubliez pour un tems la composition de ces discours où vous faites parler le Prince, & que tout le monde, dès qu’il les peut avoir, se plaît à réciter ; ces discours par lesquels notre grand Roi épouvante tantôt les Vandales d’Afrique tantôt les Saxons, & tantôt renouvelle avec cet air de superiorité que donne la victoire, l’alliance avec les Barbares qui boivent en tremblant l’eau du Vahal ; enfin suspendez la composition de ces discours par lesquels il oblige les pays compris dans les nouvelles bornes qu’il vient de donner à ses quartiers, à recevoir ses troupes qu’il contraint en même tems à y vivre suivant les réglemens. » Nous avons parlé trop de fois de Vahal et des Francs pour nous arrêter à faire voir que c’est d’eux qu’il est ici question, et qu’ainsi ces Francs étoient entrés dans le traité de paix ou de tréve que les Bourguignons avoient fait les premiers avec Euric, parce qu’ils étoient les plus voisins de ses quartiers.

Nous avons encore deux autres preuves pour montrer que les Francs furent en paix avec les Visigots, du moins les dernieres années du regne d’Euric, mort vers l’année quatre cens quatre-vingt-quatre. Lorsque Clovis le fils et le successeur de Childéric eut défait en quatre cens quatre-vingt-seize les Allemands à la journée de Tolbiac, Théodoric alors roi des Ostrogots, et maître d’une grande partie de l’empire d’Occident, écrivit à Clovis pour le féliciter sur sa victoire, et pour interceder en faveur des Allemands échappés à la fureur des armes. Dans cette lettre que nous rapporterons quand il en sera tems, Théodoric complimente Clovis sur ce qu’il avoit engagé les Francs à sortir de l’inaction dans laquelle ils avoient vécu sous le regne précédent, et à faire parler d’eux de nouveau. En second lieu, vers l’année cinq cens quatre, Clovis eut quelques démêlés avec Alaric II le fils et le successeur d’Euric. Le même Theodoric qui vivoit encore, s’entremit pour accommoder ces deux princes. Le roi des Francs étoit son beau-frere, et celui des Visigots étoit son gendre. Nous avons encore la lettre que Theodoric écrivit à Clovis dans cette conjoncture, et nous la rapporterons en entier ; mais voici dès à present ce qui concerne notre sujet. Theodoric y dit donc à Clovis : » Je vous envoye des Ambassadeurs qui feront la fonction de Médiateurs & qui tâcheront d’empêcher que les Francs & les Visigots qui ont fleuri à la faveur d’une longue paix, sous le regne de Childéric votre pere, & sous le regne d’Euric pere d’Alaric, ne s’entredétruisent, en se faisant la guerre. »

Nous voyons bien, dira-t-on, qu’après la pacification qui se fit dans les Gaules vers l’année quatre cens soixante et dix-sept, les Visigots resterent les maîtres des pays qui sont entre le Rhône, la Méditerranée, les Pyrenées, l’océan et la Loire, et qu’ils tenoient même au-delà du Rhône une portion du pays, qui s’appelle aujourd’hui la basse Provence. Nous voyons bien que les Bourguignons tenoient les diocèses qui sont au nord de la Durance, et qui sont situés entre la Durance, le Rhône et les Alpes ; qu’il est même probable que dès ce tems-là leurs quartiers s’étendoient jusques à Langres et jusques à Nevers. On les trouve en possession dans la suite de l’histoire de ces deux villes, sans qu’elle dise en quel tems ils s’en étoient emparés. On conçoit bien que differentes tribus des Francs avoient occupé les pays qui sont entre le Bas-Rhin et la basse-Meuse, et les pays qui sont entre le Bas-Rhin et la Somme. Nous voyons bien que les Armoriques ou les provinces confederées se seront maintenuës en possession du territoire qu’elles avoient, et qui se trouvoit borné au septentrion par la Seine, au couchant par la mer océane, au midi par la Loire et le Loir, et au levant par des limites, dont la situation des lieux et le cours des rivieres avoient apparemment décidé. Mais qui commandoit dans les provinces obéissantes, c’est-à-dire, dans les pays qui sont entre la Somme et la Seine, ainsi que dans la premiere Germanique, dans la premiere Belgique, dans une partie de la province Sénonoise, dans le Berri, et dans les autres cités où les barbares n’avoient point de quartiers, et qui toujours avoient reconnu jusques-là, l’autorité des officiers de l’empereur ? On voit par l’ambassade que ces provinces envoyerent à Zenon, qu’elles ne vouloient pas reconnoître Odoacer pour leur souverain, et cependant il n’y avoit plus sur le trône d’Occident d’autre souverain qu’Odoacer. C’étoit lui que le sénat et le peuple de la ville de Rome reconnoissoient pour leur maître.

Le siege de la préfecture des Gaules établi dans Arles, ajoutera-t-on, avoit encore été renversé par la prise d’Arles. Dès que cette place eut passé sous la domination d’Euric en quatre cens soixante et dix, les Romains des provinces obéissantes des Gaules, n’auront plus voulu obéir aux ordres de ce préfet, qui ne pouvoit pas leur en envoyer d’autres que ceux qui lui auroient été dictés par un roi barbare. D’un autre côté, nous ne voyons pas que le siege de la préfecture des Gaules ait été transferé après la prise d’Arles dans une autre ville. Il paroît donc que la préfecture des Gaules demeura pour lors comme supprimée. Elle ne fut rétablie que par Theodoric roi des Ostrogots, qui la fit revivre dans le siecle suivant ; qui suppléoit alors aux fonctions du préfet du prétoire des Gaules ?

Les monumens litteraires du cinquiéme siecle ne disent rien sur tous ces points-là. Ainsi je ne sçaurois les éclaircir que par des conjectures fondées sur les évenemens arrivés dans les tems posterieurs au regne d’Euric. Il paroît donc qu’après la déposition d’Augustule, il y eut dans les provinces obéissantes des Gaules une espece d’anarchie qui dura jusqu’au tems où ces provinces se soumirent à tous égards au gouvernement de Clovis. Elles auront été jusqu’à ce tems-là, sans avoir aucun officier civil, qui tînt lieu de préfet du prétoire, et dont l’autorité fût reconnuë dans toute leur étenduë. Les comtes et les présidens de provinces qui avoient des commissions d’Augustule ou de ses prédécesseurs auront continué d’exercer leurs fonctions au nom de l’empire, chacun dans son district particulier. Quelques-uns auront gouverné au nom de Zenon. Lorsqu’un de ces officiers venoit à manquer, si c’étoit un comte, l’évêque et le sénat de la cité lui nommoient un successeur. S’il étoit président ou proconsul d’une des dix-sept provinces, son emploi demeuroit vacant, et les fonctions en étoient dévoluës à ses subalternes, ou bien les cités de la province convenoient entr’elles sur le choix d’un successeur, qui envoyoit demander des provisions de sa dignité à Constantinople. Les officiers militaires auront été ou remplacés ou suppléés en la même maniere. En quelques contrées, l’officier civil se sera arrogé les fonctions de l’officier militaire au mépris de la regle d’état établie par Constantin, et toujours observée depuis. Dans plusieurs autres, l’officier militaire se sera arrogé les fonctions de l’officier civil. C’est par exemple ce qu’il paroît que Syagrius le fils d’Egidius avoit fait dans les cités que nous verrons Clovis conquérir sur lui, et dont Gregoire De Tours l’appelle roi. Qui peut deviner quel fut un arrangement dont le desordre même étoit la cause ?

Enfin tout se sera passé pour lors dans les provinces obéissantes, à peu près comme tout se passa dans les provinces de la confédération Armorique après qu’elles se furent associées. La crainte de tomber sous le joug d’Euric, l’apprehension de voir la moitié de son patrimoine devenir la proye d’un essain de barbares, aura prévenu les contestations, elle aura appaisé les querelles si frequentes entre ceux qui cessent d’avoir un superieur et qui ont à vivre dans l’égalité. Cette crainte aura fait dans les provinces obéissantes, le bon effet que suivant Grotius la crainte des armes du roi d’Espagne produisit dans la république des provinces-unies des Pays-Bas lorsqu’elle étoit encore naissante.

Je crois que c’est aux tems dont je parle, c’est-à-dire, aux tems qui suivirent la paix faite entre Euric et les puissances des Gaules vers l’année quatre cens soixante et dix-huit, et aux années immediatement suivantes, qu’il faut rapporter le plan de la division et du partage des Gaules entre les differens peuples qui les habitoient alors, et qui se trouve dans le second livre de l’histoire de Gregoire De Tours. Cet auteur après avoir dit que Clodion faisoit ordinairement sa residence à Duysborch sur les confins de la cité de Tongres, ajoûte : » Les Romains habitoient dans les pays qui sont au Midi de cette Cité, & leur dominacion s’étendoit encore jusqu’à la Loire. Les Visigots étoient maîtres des pays qui sont au-delà de ce Fleuve, & les Bourguignons qui comme les Visigots étoienr de la Secte des Ariens, habitoient sur l’endroit de la rive gauche du Rhône, où se trouve la Cité de Lyon. » Veritablement, c’est immediatement après cette exposition, que Gregoire De Tours raconte l’histoire de la surprise de la ville de Cambray par le roi Clodion, telle que nous l’avons donnée en son lieu. Par conséquent l’exposition dont il s’agit ici doit être regardée comme relative à l’année quatre cens quarante-cinq, et aux années immediatement suivantes.

Il faut donc, je l’avoüe, tomber d’accord que Gregoire De Tours a voulu lui-même rapporter le plan du partage des Gaules qui vient d’être détaillé aux tems où regnoit Clodion ; mais ce plan ne quadre point avec l’état où nous sçavons certainement qu’étoient les Gaules quand Clodion regnoit. Suivant la chronique de Prosper et nos meilleurs chronologistes, Clodion mourut vers l’année quatre cens quarante-huit. Ainsi Clodion étoit mort, Mérovée son successeur étoit mort aussi, et Childéric son fils qui monta sur le thrône en quatre cens cinquante-huit, au plus tard, regnoit déja depuis long-tems, lorsque les Visigots étendirent leur domination jusqu’à la rive gauche de la Loire. Comme nous l’avons dit, cet évenement n’a pû arriver que sous le regne d’Anthemius parvenu à l’empire seulement en quatre cens soixante et sept. Nous avons vû même que la bataille du Bourgdieu après laquelle les Visigots se rendirent maîtres de toute la seconde Aquitaine, et puis de la Touraine, n’avoit gueres pû se donner que vers quatre cens soixante et dix. D’un autre côté le plan que nous donne notre historien, de la division et du partage des Gaules entre les differens peuples qui les habitoient, convient très-bien avec l’état où nous voyons qu’elles se trouverent après la pacification de quatre cens soixante et dix-sept, et où elles resterent neuf ans durant, puisque les Frans tenoient alors la partie septentrionale de cette grande province : les romains, c’est-à-dire, les Armoriques et les officiers de l’empereur, la partie qui étoit entre les quartiers des francs et la Loire ; les Visigots, la partie qui est entre la Loire et les Pyrenées ; et les Bourguignons, la partie qui est à la gauche du Rhône.

Qu’il me soit donc permis de conjecturer ici, que Gregoire De Tours[150], qui comme je vais le dire, a pû voir l’ancienne vie de saint Remi, écrite peu de tems après sa mort, celle dont Fortunat a fait l’abregé, et dont Hincmar s’est aidé pour composer la sienne, aura pris dans cette premiere vie de saint Remi, le plan du partage des Gaules qu’il nous donne, mais qu’il l’aura mal placé dans son histoire, où il le rapporte aux tems de Clodion, au lieu de le rapporter aux tems de Childéric et de Clovis, ainsi que le rapportoit le livre dont il l’a extrait.

En effet, Hincmar dans sa vie de saint Remi nous donne bien le plan du partage des Gaules dont il s’agit, tel à peu près que le donne Gregoire De Tours, mais il le rapporte aux tems qui ont suivi le rétablissement de Childéric, et aux premieres années du regne de Clovis, en un mot, aux tems où nous croyons qu’il faut le rapporter. Ce n’est qu’après avoir parlé du mariage de Childéric avec Basine, et de la naissance de Clovis qu’il écrit. » En ce tems-là, les Romains tenoient les pays qui sont entre les rives du Rhin & celles de la Loire, & le principal d’entr’eux, étoit Egidius. Les Gots s’étoient rendus maîtres des Contrées qui sont au-delà du dernier de ces Fleuves. Ils avoient Alaric pour Roi. Les Bourguignons qui étoient Ariens aussi-bien que les Gots, & sur lesquels regnoit alors Gondebaud, avoient aussi-bien que ces Gots, leurs quartiers sur le Rhône. Ils s’étendoient jusques à la Cité de Lyon & aux Villes voisines. »

En rapportant ce plan, comme le rapporte Hincmar, aux tems de Childéric, de Clovis et de Gondebaud et d’Alaric, c’est-à-dire, aux tems qui se sont écoulés posterieurement au rétablissement de Childéric, et jusques à l’agrandissement de Clovis, on ne trouve point dans notre histoire les difficultés qu’on y rencontre, quand on veut qu’il soit relatif aux tems de Clodion. On applanit toutes ces difficultés qui font un des plus grands embarras de nos annalistes modernes. L’objection qu’on peut faire sur ce que dit Hincmar d’Egidius, mort avant les conquêtes d’Euric que ce plan suppose déja faites dès-lors, n’est pas sans réponse. Ce n’est point à une seule année que ce plan est relatif, mais à plusieurs. Il est relatif à l’état où se trouverent les Gaules après la pacification qui mit fin aux guerres commencées quand Egidius vivoit encore. D’ailleurs il se peut faire qu’Hincmar ait entendu parler ici de Syagrius le fils d’Egidius. Ce fils qui étoit de la nation Romaine, pouvoit bien porter le même nom propre que son pere, quoiqu’on le désignât ordinairement par le nom de sa famille, qui étoit celui de Syagrius .

Quelles étoient du côté de l’Orient les bornes de la partie des Gaules demeurée Romaine, c’est-à-dire, de celle où les barbares confédérés n’avoient point des quartiers qui les en rendissent les veritables maîtres ? Je ne le sçais pas precisément. Procope dit dans un passage rapporté quelques pages plus haut, que tant que l’empire d’Occident subsista, son pouvoir fut toujours reconnu jusques sur les bords du Rhin. On voit aussi dans une lettre écrite par Sidonius Apollinaris au comte Arbogaste, que Treves étoit encore une ville Romaine, à prendre le mot de Romain dans l’acception où nous venons de l’employer, quand cette lettre fut écrite, et il est manifeste par le sujet dont il y est question, qu’elle doit avoir été écrite après l’année de Jesus-Christ quatre cens soixante et douze. Ce ne fut que cette année-là que Sidonius laïque jusqu’alors, fut fait évêque de Clermont ; et l’on voit par le contenu de cet épître, qu’elle est écrite en reponse à une lettre dans laquelle il étoit consulté par Arbogaste sur des questions de theologie. J’ajoûterai que Sidonius ne se défend de prononcer sur ces questions qu’en les renvoyant à la décision d’autres évêques. Les Francs qui avoient saccagé la ville de Treves plusieurs fois, ne l’avoient point gardée.

Avant que de rapporter l’extrait de cette lettre de Sidonius, il convient de dire qui étoit notre Arbogaste. Nous apprenons d’une épître en vers adressée par Auspicius évêque de Toul, et contemporain de Sidonius, à cet Arbogaste, qu’il étoit fils d’Arrigius homme d’une grande consideration, et descendu d’un autre Arbogaste Franc de nation, attaché au service de l’empire, et parvenu à la dignité de maître de la milice sous le regne de Valentinien le jeune. Nous apprenons encore par cette épître, que notre Arbogaste étoit chrétien, et qu’il étoit revêtu de l’emploi de comte de Treves. Ainsi cet officier né sujet de l’empire, ne commandoit point vraisemblablement à Treves au nom d’aucun roi Franc. Voilà le préjugé dans lequel il faut lire la lettre que Sidonius lui adresse, et la lecture de la lettre change ce préjugé en persuasion.

Sidonius après avoir dit au comte Arbogaste : » Que son stile est plûtôt celui d’un homme qui écrit sur les bords du Tibre, que celui d’un homme qui écrit sur les bords de la Moselle, ajoûte : Votre Latin ne se sent en aucune maniere du commerce que vous avez tous les jours avec les Barbares. Comme nos anciens Capitaines, vous vous servez également bien de la plume & de l’épée. C’est chez vous que s’est refugiée l’éloquence Romaine exilée, generalement parlant, de la Gaule Belgique & des contrées voisines du Rhin. Tant que vous composerez, tant que vous respirerez, on pourra dire que la langue Romaine se conserve encore dans toute sa pureté sur la frontiere de l’Empire, bien qu’on n’y obéisse plus aux ordres de Rome. »

Comme rien n’empêche de supposer que cette lettre, qui ne sçauroit avoir été écrite avant l’année quatre cens soixante et douze, n’ait été écrite après l’année quatre cens soixante et seize ; on peut bien croire qu’Arbogaste quoiqu’il commandât dans Treves au nom de l’empire, ne recevoit point pour cela les ordres de Rome, où regnoit Odoacer, et c’est une nouvelle raison pour nous déterminer à penser qu’alors il y avoit plusieurs officiers de l’empire servans dans les Gaules, qui n’obéissoient à aucun empereur. Sidonius à la fin de sa lettre envoye Arbogaste à Auspicius évêque de Toul, à Lupus évêque de Troyes, et à l’évêque de Treves pour être instruit de quelques points de religion sur lesquels ce comte avoit consulté l’évêque de Clermont.

Ainsi je crois qu’après la pacification de quatre cens soixante et dix-sept, l’autorité des officiers de l’empire continua d’être reconnuë dans les pays qui sont sur la rive gauche du Rhin, depuis Basle jusques-à la Moselle, et qu’elle n’y fut détruite, quoique ces officiers n’obéîssent plus à un empereur, que lorsque la nation des allemands s’empara de cette contrée vers l’année quatre cens quatre-vingt dix.

LIVRE 3 CHAPITRE 16

CHAPITRE XVI.

Expédition de Childéric contre les Allemands. Sa mort. Son tombeau. Etat qu’il laisse à Clovis son fils. Explication d’un passage de la vie de sainte Géneviéve.


La critique veut que je place après la paix faite vers l’année quatre cens soixante et dix-sept entre Euric et les autres puissances des Gaules, l’expédition que fit Childéric contre quelques essains d’Allemands établis aux pieds des Alpes du côté de la Germanie. Il n’y a point d’apparence que Childéric, qui joüoit un personnage aussi considerable sur le théâtre des Gaules, que celui qu’on lui a vû joüer, ait fait une entreprise de fantaisie, pour ainsi dire, et telle que fut l’expédition dont nous allons parler, quand la guerre y étoit encore allumée, et quand sa presence pouvoit d’un jour à l’autre, devenir absolument nécessaire à son parti. D’ailleurs le dix-neuviéme chapitre du second livre de l’histoire de Gregoire De Tours, et c’est à la fin de ce chapitre que se trouve le recit de l’expédition dont il s’agit, n’est aussi-bien que le précedent, et nous l’avons montré, qu’un tissu de sommaires qui parlent d’évenemens arrivés en des années differentes. Ainsi, bien que Gregoire De Tours fasse mention de l’expédition de Childéric contre les Allemands immediatement aprés avoir rapporté la prise et le saccagement des Isles des Saxons, cela n’empêche point que cette expédition n’ait pû se faire long-tems après.

Voici ce qu’on trouve à ce sujet dans notre historien. « Il y eut au mois de Novembre de cette année-là un grand tremblement de terre. Audoagrius fit alliance avec Childeric, & ils allerent ensuite faire passer sous le joug, une Tribu des Allemands, qui revenoit d’une incursion qu’elle avoit faite en Italie. »

On se souviendra bien qu’Audoagrius étoit roi des Saxons, et que c’étoit lui qui avoit fait deux descentes sur les rives de la Loire, pour favoriser les armes des Visigots.

Plusieurs auteurs ont cru qu’il fût nécessaire de corriger ici le texte de Gregoire De Tours, et qu’il fallût y lire… etc., et non pas… etc. Mais cette correction qu’aucun manuscrit n’autorise, n’est pas nécessaire, si l’on veut bien suivre mon sentiment. Nous avons vû à l’occasion d’un avantage que l’empereur Majorien remporta sur les Allemands au commencement de son regne, qu’il y avoit dès-lors plusieurs essains de cette nation établis dans les Alpes et sur le revers de ces montagnes du côté du septentrion, et qui, s’il étoit permis de s’énoncer ainsi, faisoient métier de courir l’Italie, et d’y aller faire leurs recoltes l’épée à la main. Ces brigands menoient encore le même train de vie, lorsque Childéric eut affaire à eux vers l’année quatre cens soixante et dix-neuf, et même ils le continuerent jusqu’à l’année quatre cens quatre-vingt-seize qu’ils furent en partie subjugués, et en partie chassés de ce pays-là par Clovis. Nous verrons en parlant de cet évenement, que Theodoric qui étoit déja roi d’Italie quand il survint, donna retraite à un nombre de ces Allemands, et voici ce que dit Ennodius de ceux à qui Theodoric donna retraite. » Vous avez, c’est à Theodoric qu’il adresse la parole, établi en Italie sans aliener aucune portion du territoire de l’Empire, un corps d’Allemands. Vous nous faites garder par ceux mêmes qui nous pilloient auparavant. Si dans le tems qu’ils méritoient d’être dispersés, ils ont trouvé en vous un Roi débonnaire, qui les a conservés en corps de Nation, de votre côté vous avez donné à l’Italie pour son ange tutelaire, & pour son conservateur un Peuple qui sans cesse y faisoit des incursions. Vous avez changé ses ennemis les plus dangereux en Citoyens des plus utiles. »

Revenons à l’expédition de Childéric. Il étoit arrivé à ce prince et au roi des Saxons Audoagrius, ce qui arrive aux grands capitaines qui font la guerre l’un contre l’autre ; c’est de concevoir réciproquement beaucoup d’estime pour son ennemi. Quand les Francs et les Saxons eurent fait la paix, Audoagrius et Childéric se seront vûs, et ils auront fait ensemble la partie d’aller détrousser une bande de brigands, et de lui enlever le butin qu’elle venoit de faire en saccageant un canton de l’Italie. Une expédition aussi périlleuse que celle-là, et entreprise pour un objet de très-petite importance, étoit une partie bien digne des deux freres d’armes qui la lierent, et qui sans doute ne s’y seront engagés, que vers la fin d’un repas. Cependant elle n’étoit pas aussi hazardeuse qu’elle le paroît d’abord. Comme il n’y avoit point en ce tems-là, de troupes reglées dans la Germanie, et comme cette contrée n’étoit point alors remplie de villes et de bourgades, ainsi qu’elle l’est aujourd’hui, un corps de troupes qui marchoit sans machines de guerre, sans gros bagage, et qui étoit accoutumé à ne point trouver des étapes sur la route, pouvoit, lorsqu’il étoit bien mené, traverser tout ce pays-là sans avoir un si grand nombre de combats à rendre. Dans des pays à moitié défrichés, et où les demeures des habitans étoient éparses et éloignées les unes des autres, il lui étoit facile de surprendre le passage des rivieres et des montagnes ou de les forcer avant qu’il se fût rassemblé un nombre de combattans assez grand pour les disputer long-tems. Ce corps pouvoit aussi après avoir percé jusqu’aux lieux où il vouloit pénetrer, prendre à son retour un chemin different de celui qu’il avoit tenu en allant, et revenir dans son pays sans avoir perdu beaucoup de monde. Audoagrius et Childéric se seront apparemment donné rendez-vous sur le Bas-Rhin, et après s’être joints, ils auront marché par la droite de ce fleuve jusqu’aux pieds des Alpes, où ils auront obligé les Allemands ausquels ils en vouloient, à capituler avec eux. Nos deux princes après avoir détroussé ces brigands, consternés de voir qu’il y eût à l’autre bout de la Germanie des hommes qui les surpassoient en audace, seront revenus sans accident chacun dans son royaume.

Voilà tout ce que nous sçavons concernant l’histoire de Childéric. La premiere fois que Gregoire De Tours reparle de ce prince, c’est pour faire mention de sa mort. Il n’est rien dit de Childéric dans les chapitres qui sont entre le dix-neuviéme chapitre du second livre de l’Histoire ecclésiastique des Francs, lequel finit par le récit de l’expédition dont nous venons de parler, et le vingt-septiéme chapitre de ce même livre. Or il commence par ces paroles : Childéric étant mort sa place fut remplie par son fils Clovis. Cependant Childéric a dû survivre quelques années à la pacification des Gaules, puisqu’il n’est mort qu’en quatre cens quatre-vingt-un ; comme nous l’apprenons de Gregoire De Tours. Véritablement il ne dit point positivement que Childéric mourut cette année-là ; mais il ne laisse pas de nous l’enseigner, en écrivant dans le dernier chapitre du second livre de son histoire, que Clovis le fils et le successeur de ce prince, mourut après un regne de trente ans. Or comme nous sçavons positivement que Clovis mourut en cinq cens onze ; nous apprendre qu’il regna trente ans, c’est nous apprendre que le roi son prédecesseur étoit mort en quatre cens quatre-vingt ou l’année quatre cens quatre-vingt-un.

Suivant l’auteur des Gestes Childéric mourut la vingt-quatriéme année de son regne, et comme il mourut en quatre cens quatre-vingt, ou l’année d’après, on voit bien qu’il falloit qu’il fut monté sur le trône en quatre cens cinquante-sept ou en quatre cens cinquante-huit.

Childéric fut enterré aux portes de Tournay où il faisoit sa résidence ordinaire, et qui peut-être étoit la seule capitale de cité, dans laquelle il fût véritablement souverain. Nous allons voir bien-tôt que Clovis son successeur fit aussi long-tems son séjour ordinaire dans cette même ville. Si le lieu où Childéric fut inhumé n’étoit point encore enclos dans l’enceinte de Tournay, lorsqu’on l’y enterra, il n’en faut point inférer que la ville ne lui appartînt pas. Les Francs auront enterré Childéric hors des murs de Tournay pour ne point déplaire aux Romains, qui ne vouloient pas encore souffrir qu’on enfreignît la loi si souvent renouvellée, laquelle défendoit d’inhumer les morts dans l’enceinte des villes. L’édit de Theodoric roi des Ostrogots et maître de l’Italie[151], lequel défend sous de grieves peines d’enterrer les corps dans la ville, montre que les Romains du sixiéme siécle avoient pour l’inhumation des morts dans l’enceinte des villes, autant d’aversion que leurs ancêtres. On observera même que les premiers évêques de Tours, de Paris, et des autres diocèses des Gaules, n’ont point été enterrés dans leur cathédrale, qui étoit dans la ville, mais dans des lieux qui pour lors étoient hors de l’enceinte des murs de la ville, et où l’on a bâti dans la suite des églises sur leurs sépultures.

Le tombeau de Childéric dont personne n’avoit plus connoissance fut découvert par hazard en mil six cens cinquante-trois[152], et quand Tournay étoit sous la domination du roi d’Espagne Philippe IV. On y trouva outre l’anneau de Childéric, où la tête de ce prince est representée, et où il y a pour légende Childerici Regis, un grand nombre de médailles d’or, qui toutes sont frappées au coin des empereurs Romains, et des abeilles de grandeur naturelle, faites aussi d’or massif. Childéric, suivant l’apparence portoit ces petites figures cousuës sur son vêtement de cérémonie, parce que la tribu des Francs sur laquelle il regnoit, avoit pris les abeilles pour son symbole, et qu’elle en parsemoit ses enseignes. Les nations Germaniques, et les Francs en étoient une, prenoient chacune pour son symbole, et parlant selon l’usage present, pour ses armes[153], quelqu’animal dont elle portoit la figure sur ses enseignes. D’abord elles n’auront mis dans ces drapeaux que les bêtes les plus courageuses, mais le nombre des nations et le nombre des tribus venant à se multiplier, il aura fallu que les nouvelles nations et les nouvelles tribus prissent pour leurs armes afin d’avoir un symbole particulier et qui les distinguât des autres, des animaux de tout genre et de toute espece. Je crois même que nos abeilles sont par la faute des peintres et des sculpteurs, devenuës nos fleurs de lys, lorsque dans le douziéme siecle la France et les autres Etats de la chrétienté commencerent à prendre des armes blazonnées. Quelques monumens de la premiere race qui subsistoient encore dans le douziéme ou treiziéme siecle, et sur lesquels il y avoit des abeilles mal dessinées auront même donné lieu à la fable populaire : que les fleurs de lys que nos rois portent dans l’écu de leurs armes, fussent originairement des crapauds. Elle n’a pas laissé néanmoins d’avoir cours long-tems dans quelques provinces des Pays-Bas où l’on vouloit rendre les François méprisables par toutes sortes d’endroits. On trouva encore dans le tombeau de Childéric un globe de crystal, que quelques auteurs modernes ont cru n’y avoir été mis que parce que durant la derniere maladie de ce prince, il lui avoit servi à se rafraîchir la bouche. Mais il me paroît plus raisonnable de croire, que ce globe n’aura été déposé dans le tombeau où il a été trouvé, que parce que le roi des Francs le tenoit à la main les jours de cérémonie, comme une des marques de sa dignité. Il est vrai que cette boule est deux ou trois fois plus petite que celles dont les souverains peuvent encore se servir pour un pareil usage, et que les peintres et les sculpteurs mettent aujourd’hui dans la main des empereurs et des rois. Mais il faut qu’insensiblement on ait augmenté le volume des globes dont nous parlons. Ce qui est certain, c’est que les globes qui sont employés dans les médailles antiques des empereurs Romains comme le symbole de l’Etat, ne sont pas plus grands, à en juger par rapport aux figures d’hommes qui sont sur ces mêmes médailles, que l’est le globe trouvé dans le tombeau de Childéric. J’ajoûterai même que nous avons encore plusieurs statuës de nos rois de la premiere race faites sous le regne de la troisiéme, qui representent ces princes tenans à la main un globe plus petit sans comparaison que les globes symboliques, ausquels les peintres et les sculpteurs des derniers siecles, ont accoutumé nos yeux. Il y a encore quelques autres pieces parmi les joyaux antiques trouvés dans le tombeau de Childéric, mais nous nous abstiendrons d’en parler, parce que nous n’en sçaurions tirer rien qui soit utile à l’éclaircissement de l’histoire. Ceux qui veulent en être plus amplement instruits[154], peuvent lire l’ouvrage que Monsieur Chiflet publia peu de tems après l’invention de ce tombeau, et dans lequel il donne la description et l’explication de toutes les curiosités qu’on y trouva. Je me contenterai donc de dire ici, que dès lors on ramassa toutes ces reliques prophanes avec grand soin et qu’elles furent mises dans le cabinet de l’archiduc Leopold D’Autriche, gouverneur des Pays-Bas pour le roi d’Espagne. Quelque tems après elles furent portées à Vienne, où l’on leur donna place dans le cabinet de l’empereur. Dans la suite, Leopold I voulut bien les donner à Maximilien Henri De Baviere, électeur de Cologne, dont le dessein avoit été quand il les avoit demandées, d’en faire présent au roi Louis Le Grand, comme de joyaux qui naturellement appartenoient à la couronne de France. Dès que l’électeur de Cologne eut les curiosités dont il s’agit en sa possession, il exécuta son dessein, et il les envoya au successeur de Childéric. Ils sont gardés aujourd’hui dans la bibliotheque du roi.

On verra par ce que nous dirons bientôt des acquisitions de Clovis, et du petit nombre des Francs ses sujets, que Childéric ne laissa point à son fils un grand Etat. Il est vrai que plusieurs historiens donnent à Childéric un royaume qui s’étendoit depuis le Vahal jusqu’à la Loire, et qui devoit renfermer un tiers des Gaules. Mais nous avons suffisamment détruit les fondemens de cette supposition en expliquant le passage de Gregoire De Tours où il est parlé de la mort du comte Paulus, et de la prise d’Angers. On ne trouve point qu’aucun autre des auteurs qui ont écrit dans le cinquiéme et dans le sixiéme siécles, ait dit que Childéric avoit étendu les bornes de son royaume jusqu’à la Loire ni même jusqu’à la Seine. La Somme lui aura toujours servi de limites.

Le seul livre écrit dans les deux siecles dont nous venons de parler, lequel puisse fournir une objection contre cette proposition, est la vie de sainte Geneviéve, patrone de Paris. Son auteur dit qu’il l’a composée dix-huit ans après le trépas de la sainte, morte sous le regne de Clovis. Quoiqu’il en soit, cette vie est d’une grande antiquité, puisque nous en avons des manuscrits copiés dès le neuviéme siecle. Voici donc ce passage qui doit avoir contribué à faire croire à plusieurs de nos historiens, que Childéric avoit été le maître de Paris, et que du moins, il avoit étendu son royaume jusqu’à la Seine. » Je ne sçaurois exprimer l'amitié ni la vénération que Childéric cet illustre Roi des Francs , a toujours euës pour Géneviéve, tant qu'il a vécu. Un jour qu'il vouloit faire exécuter des criminels qui méritoient la mort , il ordonna en entrant à Paris , qu'on tînt les portes de la Ville fermées dans la crainte que la Sainte n'y vînt pour lui demander la grace des condamnés. » Une porte s’ouvrit miraculeusement quand la sainte s’y présenta, et elle obtint leur grace de ce prince. Si Childéric, dit-on, a fait faire des exécutions dans Paris, s’il y a fait fermer de son autorité les portes de la ville, c’est qu’il y étoit le maître, c’est qu’il l’avoit soumise à sa domination.

Je réponds en premier lieu, que Childéric n’aura point agi dans cette occasion en qualité de souverain de Paris, mais en qualité de maître de la milice, dignité dont il aura été pourvû après Chilpéric un des rois des Bourguignons. Comme nous le dirons en son lieu, Chilpéric mourut vers l’an quatre cens soixante et dix-sept, et Childéric aura été nommé à cette dignité vacante, soit par les Romains des Gaules, soit par l’empereur d’Orient. Il est toujours certain, comme on le verra par la premiere lettre de saint Remy à Clovis, laquelle nous allons rapporter, que Clovis peu de tems après la mort de Childéric, et peu de tems après lui avoir succedé à la couronne des Francs Saliens, lui succeda encore à un emploi ou dignité autre que la royauté. La preuve, comme nous le dirons, est que saint Remy qualifie cet emploi d’administration, c’est-à-dire, de gestion faite au nom d’autrui ou pour autrui : cet emploi étoit certainement une des dignités militaires des Gaules. La lettre de saint Remy le dit positivement. Toutes les apparences sont donc que cette dignité de l’empire étoit celle de maître de la milice que les Romains dans les circonstances où ils se trouvoient vers quatre cens soixante et dix-sept, avoient eu interêt d’offrir à Childéric, et qu’il avoit eu aussi grand interêt d’accepter. Ç’aura donc été non pas comme roi des Francs, mais comme officier de l’empire, que Childéric aura donné dans Paris les ordres que la vie de sainte Génevieve dit qu’il y donna.

En second lieu, le passage de cette vie duquel il s’agit, ne prouveroit pas encore, quand même on ne voudroit pas convenir que Childéric eut été maître de la milice, que ce prince ait été souverain dans Paris ; en voici les raisons. Nous avons vû que Childéric étoit l’allié des Romains, et que souvent il faisoit la guerre conjointement avec eux. Ainsi, le bien du service demandoit qu’il pût dans l’occasion passer à travers leurs places, qu’il pût même y faire quelquefois du séjour, et qu’il campât souvent dans le même camp qu’eux. Ce prince pour ne point perdre le droit de vie et de mort qu’il avoit sur ses Francs, et pour ne les point laisser s’accoutumer à reconnoître d’autre supérieur immédiat que lui, se sera reservé en faisant sa capitulation avec les Romains, le droit de juger en quelque lieu qu’il se trouvât, ceux des soldats qui étoient ses sujets, du moins dans tous les cas où ils seroient accusés de délits militaires. La précaution que je suppose ici que le roi des Francs ait prise, est si sage, elle se présente si naturellement à l’esprit, qu’il n’y a point de souverain, qui lorsqu’il mene ou qu’il envoye ses troupes servir un autre prince, ne veuille en prendre une pareille, et à qui le potentat au service de qui les troupes passent, n’accorde de la prendre ; en effet c’est le meilleur moyen d’empêcher ceux qui composent ces troupes d’oublier quel est leur souverain naturel, comme de prendre l’idée qu’ils soient à tous égards les sujets de la puissance dont ils se trouvent être actuellement les soldats. C’est enfin le moyen le plus efficace d’entretenir parmi ces troupes l’esprit de retour dans leur patrie. D’ailleurs les hommes étant ce qu’ils sont, la reserve de sa juridiction que le souverain qui prête ou qui loue de ses troupes, fait en sa faveur et au préjudice des droits naturels du prince dans le territoire de qui elles vont servir, prévient plusieurs injustices, qui arriveroient sans cette réserve.

Les puissances qui envoyent des troupes auxiliaires dans un pays étranger, remettent ordinairement la jurisdiction qu’ils ont en vertu du droit naturel, sur leurs sujets, et qu’ils se sont réservée, entre les mains d’un conseil de guerre national, c’est-à-dire, composé d’officiers nationaux. Tel est par exemple l’ordre judiciaire établi parmi les troupes Suisses qui servent le roi très-chrétien, les Etats Géneraux des Provinces-unies et quelques autres potentats. Le canton qui permet la levée d’un regiment remet la jurisdiction qu’il a sur ceux qui le composent, entre les mains des officiers qui le commandent, pour être exercée conformément aux capitulations generales et particulieres faites à ce sujet. A plus forte raison, lorsqu’un prince qui fournit des troupes auxiliaires à un autre Etat, mene en personne ces troupes, peut-il exercer par lui-même la jurisdiction naturelle qu’il a sur ses sujets ; et peut-il les juger de même qu’il les jugeroit s’ils étoient sur son propre territoire, et cela nonobstant qu’ils soient actuellement sur le territoire d’autrui. Lorsque le roi d’Angleterre Guillaume III faisoit la guerre en Brabant, et sur le territoire du roi d’Espagne, n’y avoit-il pas l’exercice suprême de la justice sur les officiers et sur les soldats des troupes Angloises, comme il l’auroit euë si ces troupes eussent été en Angleterre ? Childéric ne fit donc rien à Paris que le roi Guillaume n’ait pû faire à Bruxelles en mil six cens quatre-vingt-douze, quoiqu’il ne fût pas cependant le souverain de cette ville-là. Childéric ne fit même rien dans Paris que ce que pourroit faire un colonel suisse en garnison à Lisle ou bien à Mastricht. Il est vrai que l’auteur de la vie de sainte Genevieve ne dit point que ce prince demanda qu’on fermât les portes ; il dit qu’il l’ordonna. Mais le style de l’auteur de cette vie est-il assez exact, pour fonder une objection sur ce qu’il n’aura point employé le terme propre dont il devoit se servir ?

Enfin une preuve que Childéric n’étoit pas le maître de Paris, et qui se tire de la vie même de sainte Genevieve, c’est que son auteur après avoir raconté dans le vingt-cinquiéme chapitre de l’ouvrage le fait que nous venons de commenter ; raconte dans le trente-quatriéme un miracle que fit la sainte durant le blocus de Paris par les Francs. Ce blocus dont nous parlerons en son lieu, étant un évenement posterieur à la grace obtenuë par sainte Geneviéve pour les coupables que Childéric vouloit faire exécuter ; je conclus que Paris n’étoit point au pouvoir de ce prince, lorsqu’il y fit grace à des criminels. Cette ville étoit encore alors une des villes Armoriques, et comme nous le dirons plus bas, elle ne vint au pouvoir des Francs que sous le regne de Clovis.


LIVRE 3 CHAPITRE 17

CHAPITRE XVII.

Gondebaud Roi des Bourguignons se défait de deux de ses freres, Chilpéric et Gondemar ; & il s’empare de leurs partages. Conduite d’Euric dans ses Etats, & sa mort.


Avant que de commencer l’histoire du regne de Clovis, il convient de rapporter ce qui s’étoit passé avant la mort de Childéric, dans les pays de la Gaule tenus par les Bourguignons, et dont nous n’avons pas encore parlé. On a vû que dès l’année quatre cens soixante et treize, Gundéric roi de cette nation étoit mort, et qu’il avoit laissé quatre fils ; sçavoir Gondebaud, Godégisile, Gondemar et Chilpéric. On a vû de même que ce dernier étoit maître de la milice Romaine, et nous devons dire ici que quoique ses freres fussent ariens, il ne laissoit pas d’être catholique. Quand Gregoire De Tours cite les rois qui avoient fait une fin funeste parce qu’ils avoient vécu dans l’hérésie, il nomme bien Gondebaud, Godégisile et Gon- demar ; mais il ne nomme pas leur frere Chilpéric, qui comme nous l’allons voir, finit cependant d’une maniere assez tragique, pour tenir sa place dans l’énumération des princes sur qui la profession des erreurs d’Arius avoit attiré la colere celeste. Ce que nous pouvons sçavoir d’ailleurs concernant ce Chilpéric appuie encore l’induction tirée de notre passage de Gregoire De Tours. La femme de ce prince étoit, ainsi que nous l’avons vû, la grande protectrice des catholiques auprès de son mari, sur l’esprit duquel elle avoit beaucoup de crédit. Enfin sainte Clotilde leur fille avoit été élevée dans la religion catholique.

Les quatre fils de Gundéric ne furent pas long-tems en bonne intelligence. Vers l’an quatre cens soixante et dix-sept, et peu de tems après qu’Euric eut fait la paix ou établi un armistice entre les puissances de la Gaule, Chilpéric et Gondemar conspirerent pour détrôner Gondebaud leur frere aîné, et pour s’emparer de son partage, qui étoit le meilleur apparemment. Godégisile resta neutre durant cette guerre civile. Les deux princes ligués prirent à leur solde un corps des Allemands qui s’étoient établis sur les bords du lac de Geneve, ou de ceux que nous trouverons bien-tôt en possession des pays qui sont entre la rive gauche du Rhin et les montagnes de Vosges. Avec un pareil secours ils défirent Gondebaud dans une bataille qu’ils lui donnerent auprès d’Autun, et ce prince fut réduit à se cacher. Mais ayant été informé peu de tems après, que ses freres avoient congedié leurs troupes auxiliaires, il sortit de sa retraite, et il rassembla une armée à la tête de laquelle il rentra dans Vienne, qui étoit la capitale du royaume des Bourguignons ; c’est-à-dire, le lieu où Gundéric avoit fait son séjour ordinaire. La fortune devint aussi favorable à Gondebaud qu’elle lui avoit été contraire auparavant. Gondemar réduit à s’enfermer dans une tour, y fut brûlé. Chilpéric, sa femme, ainsi que deux fils et deux filles qu’il avoit d’elle, tomberent encore au pouvoir de Gondebaud. Il fit couper la tête à Chilpéric. La femme de ce prince infortuné fut jettée dans l’eau une pierre au col. Les deux garçons qu’ils avoient eurent la tête coupée, et ils furent jettés dans le même puits où leur mere avoit été précipitée. Les sœurs de ces princes, dont l’aînée s’appelloit Chroma, et la puînée Clotilde demeurerent en vie. On se contenta de les releguer ; l’aînée prit l’habit que portoient alors les filles qui renonçoient au mariage pour se consacrer au service des autels. Clotilde épousa Clovis treize ou quatorze ans après cet évenement tragique, et dans la suite elle sçut bien tirer vengeance du traitement barbare fait à ses freres, à son pere, et à sa mere.

Comme dans cette catastrophe tout le tort n’étoit pas du côté de Gondebaud, on ne doit pas être surpris qu’Alcimus Ecdicius Avitus fait évêque de Vienne à la fin du cinquiéme siecle, et obligé en cette qualité de complaire à ce prince, maître de la ville capitale de ce diocèse, ait voulu en quelque façon, si ce n’est le justifier, du moins le rendre excusable. Voici donc ce que cet évêque écrit à Gondebaud lui-même long-tems après l’évenement dont nous venons de parler, et quand ce prince s’étoit encore défait de Godégisile le seul qui lui restât des trois freres qu’il avoit eus : » Votre tendresse pour vos proches qu’on ne sçauroit loüer assez, vous a fait pleurer amerement la mort de vos freres. Tous vos Sujets s’affligeoient alors avec vous sur des évenemens dont la Providence vouloit faire un jour le sujet de notre consolation. C’étoit pour le bonheur de l’État que se diminuoit le nombre des Princes de la Famille Royale, & qu’il n’en restoit qu’autant qu’il étoit nécessaire qu’il en demeurâr pour nous gouverner. En effet l’expérience nous a fait voir que des évenemens que nous regardions alors comme des malheurs, étoient destinés à faire un jour notre bonheur. Nous nous congratulons aujourd’hui de ce qui faisoit autrefois le sujet de notre affliction. »

Avitus esperoit comme nous le dirons dans la suite, convertir Gondebaud, lorsqu’il lui écrivit la lettre dont on vient de lire un extrait. Mais lorsque Clovis monta sur le thrône des Saliens, et c’est ce qu’il importe de dire, Godégisile étoit encore en vie et il regnoit sur une portion de la partie des Gaules qui étoit occupée par les Bourguignons.

Quoiqu’Euric ne soit mort que la quatriéme année du regne de Clovis, cependant je crois devoir rapporter ce qui me reste à dire de ce roi des Visigots.

Il est rare qu’un conquerant devienne persécuteur. Euric cependant, le devint, et les dix dernieres années de son regne il fit des maux infinis aux catholiques pour les obliger à se rendre ariens. » Gregoire de Tours écrit qu’Euric faisoit couper la tête à ceux qui s’opposoient avec le plus de zele au progrès de la secte. Il faisoit emprisonner, dit encore notre Historien, les Ecclésiastiques, & il n’épargnoit pas les Evêques, dont il exila un grand nombre, & dont il fit mourir quelques-uns. On condamna les portes des Eglises des Catholiques, afin de faire oublier la Religion qu’on y préchoit, & dont le culte s’y exerçoit. La Novempopulanie, & les deux Aquitaines, eurent beaucoup à souffrir de cette persécution, au sujet de laquelle Sidonius écrivit à Basilius, la lettre que nous avons. » Il ne sera point inutile pour mieux éclaircir la matiere dont il est question, de faire quelques remarques sur ce passage de Gregoire De Tours.

Quant à Basilius, le Pere Sirmond croit avec beaucoup de fondement qu’il étoit évêque d’Aix. Pour ce qui regarde le tems où la lettre qui lui est adressée doit avoir été écrite, je crois qu’on peut la dater des premiers mois de l’empire de Julius Nepos. Le lecteur se souviendra bien des choses que Sidonius informé du traité secret qui se ménageoit aux dépens des Auvergnats entre Euric et Julius Nepos, écrivit à Graecus évêque de Marseille[155], pour l’obliger à traverser cet accord plûtôt qu’à le favoriser, ce qu’on le soupçonnoit de faire. Or la lettre dont il s’agit ici, celle qui est écrite à Basilius, finit en déclamant contre cette même négociation, et par tant elle doit avoir été écrite aussi bien que la lettre à Graecus, après que la négociation eût été nouée, mais avant que le traité eût été conclu ou du moins exécuté : Vous, dit Sidonius Apollinaris à Basilius, Vous dont l’Evêché est au milieu des Diocèses de Leontius Evêque d’Arles, de Faustus Evêque de Ricz, & de Græcus Evêque de Marseille, & qui avez tant de liaison avec eux, vous sçavez bien que c’est par votre entremise que se négocie le renouvellement des Alliances à des conditions si fâcheuses. Vous êtes les Médiateurs entre les deux Couronnes ; obtenez donc du moins, quel que soit le Traité, qu’on ait dans toutes les Gaules la liberté d’élire & d’installer des Evêques, afin que ceux de leurs habitans qui ne seront plus nos Concitoyens, parce qu’ils auront passé sous la domination des Visigots, continuent du moins d’être toujours nos freres en Jesus-Christ. Qu’ils puissent demeurer Sujets de l’Eglise, s’il faut qu’ils deviennent en vertu du nouveau Traité de Confédération, Sujets d’un autre Prince que de l’Empereur, leur Souverain naturel. »

Voici ce que dit Sidonius dans le corps de la lettre concernant le traitement qu’Euric faisoit aux évêques catholiques des provinces de la Gaule où il étoit déja le maître, et ce qui a engagé Gregoire De Tours à citer la lettre de l’évêque d’Auvergne.

» Il ne nous est point permis à nous autres pauvres pécheurs d’accuser la Providence de ce qu’Euric Roi des Visigots ayant violé l’Alliance anciennement faite entre ceux » de sa Nation & les Romains, étend fes quartiers, & que » dans tous les lieux où il se rend le maître, il y établit par la » force des armes son autorité. Quelles que soient vos lumie » res & votre fainteré, il ne vous conviendroit pas non plus d’expliquer comment cela se conduit…….. Quoiqu’il en puisse être, il est bien à craindre que ce Prince ne soit encore plus attentif à détruire la Religion Catholique dans les pays des quartiers, qu’à s’y emparer par ruse des Villes, où il ne devroit point mettre de troupes. Il a tant d’aversion pour la Catholicité, qu’on le prendroit plûtôt pour le Chef de la Secte, que pour le Roi de la Nation. Son aveuglement va jusqu’à croire qu’il ne doit pas ses prosperités à son courage, à son activité ni à ses autres vertus guerrieres, mais à la Justice du Ciel qui veut récompenser dès ce monde, son zele pour l’Arianisme. Voici le triste état où la Religion Orthodoxe se trouve, & jugez s’il n’est pas tems d’apporter quelques remedes à ses maux. Les Diocèses de Bordeaux, de Périgueux, de Rhodès, de Limoges, de Mandes, d’Euse, de Bazas, de Commenge, d’Auch & un plus grand nombre d’autres, sont aujourd’hui fans Evêques, parce qu’on n’a point donné de successeurs à ceux que la mort a enlevés. » Gregoire De Tours dit positivement qu’Euric avoit fait mourir quelques-uns de ces prélats ; a-t’il seulement éclairci le texte obscur de Sidonius par ce qu’il en sçavoit d’ailleurs ; ou ce qui me paroît plus vraisemblable, n’a-t’il point mal entendu le texte de l’évêque de Clermont qui n’auroit jamais donné à Euric les loüanges qu’il lui donne dans des lettres dont nous avons rapporté le contenu, et qui sont posterieures à celles dont nous discutons le sens, s’il eût été notoire que ce roi des Visigots avoit fait martiriser plusieurs évêques. Je reviens à Sidonius. Il fait ensuite une vive peinture de l’état déplorable où les troupeaux privés de leur premier pasteur étoient réduits, et des véxations qui se faisoient journellement aux catholiques, pour les empêcher d’exercer le culte de leur religion.

Nous verrons dans la suite combien cette persécution d’Euric fut favorable aux progrès de Clovis, parce qu’elle fit craindre aux Romains des Gaules qui presque tous étoient catholiques, qu’ils n’eussent souvent à essuyer de pareilles tempêtes, tant qu’ils seroient sous la domination des Visigots et des Bourguignons. Les uns et les autres étoient également ariens.

Enfin Euric après un regne d’environ dix-sept ans, mourut vers la fin de l’année quatre cens quatre-vingt-trois de l’ère chrétienne. Voici ce que dit à ce sujet Isidore De Seville. » Euric mourut dans Arles de mort naturelle l’année cinq cens vingr & un de l’Ere d’Auguste, & la dixiéme année de l’Empire de Zenon. Après sa mort son fils Alaric II. fut proclamé dans Toulouse Roi des Visigots, & il regna vingt-trois ans. »

Tout le monde sçait que l’ère d’Auguste, qui a été en usage en Espagne jusques dans le quatorziéme siecle, précede de trente-huit ans l’ère chrétienne. Ainsi Euric sera mort, comme nous venons de le dire, à la fin de l’année de Jesus-Christ quatre cens quatre-vingt-trois ou bien au commencement de l’année suivante, et par consequent la dixiéme année, soit courante, soit révoluë, du regne de Zenon parvenu à l’empire en quatre cens soixante et quatorze. Nous ferons observer comme une nouvelle preuve de ce que nous avons dit concernant les prérogatives du thrône d’Orient, qu’Isidore qui écrivoit en Occident date la mort d’Euric par les années de l’empereur d’Orient, parce qu’il n’y avoit plus d’empereur en Occident, lorsqu’elle arriva.

Nous avons remarqué ci-dessus[156] en parlant de la durée de l’exil de Childéric, qu’il étoit impossible que, comme le dit aujourd’hui le texte de Gregoire De Tours, Euric eût regné vingt-sept ans ; les copistes auront corrompu peu à peu ce texte, et comme l’abbréviateur a écrit qu’Euric n’avoit regné que vingt ans, on peut croire que du tems de l’abbréviateur le texte de Gregoire De Tours n’étoit point encore entierement dépravé et qu’il portoit, qu’Euric n’avoit point regné davantage. Si cette faute est la cause, ou bien si elle est l’effet de celles qui sont dans la date de la durée de l’administration de la premiere Aquitaine et qui fut conferée à Victorius par Euric, je n’en sçais rien. Il est seulement certain que les dates en sont aussi fausses que l’est celle de la durée de la disgrace de Childéric. Gregoire De Tours ayant dit que Victorius n’avoit eu cet emploi que la quatorziéme année du regne d’Euric, et que cet officier l’avoit gardé neuf ans ; il ajoute qu’Euric avoit encore regné quatre ans après la retraite de Victorius. Ces trois nombres d’années font ensemble le nombre de vingt-sept ans, et par conséquent Euric, suivant ce calcul, devroit avoir regné en tout vingt-sept ans. Mais ce prince comme on l’a déja dit, ne sçauroit avoir regné ce tems-là. Nous avons vû[157] qu’il ne monta sur le thrône qu’en l’année quatre cens soixante et sept, et nous voyons qu’il mourut au plus tard dès l’année quatre cens quatre-vingt-cinq, puisque Alaric Second son fils et son successeur, mort en cinq cens sept, ne mourut cependant qu’après avoir commencé la vingt-troisiéme année de son regne.


LIVRE 3 CHAPITRE 18

CHAPITRE XVIII.

Avenement de Clovis à la Couronne. Il est pourvû bientôt après d’une des dignités de l’Empire que son pere avoit tenuës. Lettre écrite à Clovis par saint Remy à ce sujet-là. Affection des Gaules pour les Francs. Histoire d’Aprunculus Evêque de Langres, & chassé de son Siége comme Partisan de Clovis. Justification de cet Evêque.


Clovis qui n’avoit que quarante-cinq ans lorsqu’il mourut en cinq cens onze[158], n’avoit par conséquent que quinze à seize ans en quatre-vingt-un, et lorsqu’il parvint à la couronne de la tribu des Francs établie dans le Tournaisis. Son âge ne l’empêcha pas néanmoins d’être encore revêtu peu de tems après son avenement au trône, de celle des dignités militaires de l’empire Romain que Childéric avoit exercée, et qui suivant les apparences étoit, comme nous l’avons déja dit, l’emploi de maître de la milice. La même puissance qui avoit conferé au pere la dignité dont il s’agit, la confera encore au fils, et Clovis qui ne fit point de difficulté d’accepter à l’âge de quarante-deux ans le consulat auquel l’empereur Anastase le nomma pour lors, peut bien aussi avoir accepté quand il étoit encore adolescent, le géneralat que l’empereur Zénon, ou les Romains des Gaules lui auront conferé. Quoiqu’il en soit, il est toujours certain que Clovis, quand il étoit encore dans sa pre- miere jeunesse, et par consequent peu de tems après la mort de son pere, lui succeda dans un emploi que ce pere avoit eu au service d’un autre prince, et qui donnoit l’administration des affaires de la guerre. Une des lettres de saint Remy à Clovis servira de preuve à ce que nous venons d’avancer. Nous observerons avant que de la rapporter, que saint Remy quand il l’écrivit, étoit déja évêque de Reims depuis vingt ans. Lorsqu’il mourut au mois de janvier de l’année de Jesus-Christ cinq cens trente-trois, il avoit déja siégé suivant Gregoire De Tours, plus de soixante et dix ans, et suivant Flodoard, il en avoit siégé soixante et quatorze. Ainsi saint Remy devoit avoir été élû évêque de Reims vers l’année quatre cens cinquante-neuf. Ses grandes qualités acquises et naturelles, et plus de vingt années d’épiscopat dans une ville métropolitaine et, qui dès le tems de Jules César étoit regardée avec respect par la plûpart des Belges, devoient donc avoir donné déja au saint une grande considération dans les Gaules, et cela d’autant plus que les tems difficiles survenus depuis son exaltation, n’avoient fourni aux grands hommes, que trop d’occasions de manifester leurs talens. Ainsi la réputation de notre saint que la providence avoit destiné pour être l’apôtre des Francs, et pour avoir plus de part qu’aucun des capitaines qui servoient Clovis, à l’établissement de notre monarchie, fleurissoit déja dans toutes les Gaules, lorsque ce prince parvint à la couronne. Sidonius Apollinaris qui mourut un an ou deux après cet avenement, ayant trouvé moyen d’avoir une copie de quelques discours prononcés par saint Remy, il écrivit à saint Remy pour le supplier de lui envoyer ses ouvrages à l’avenir, et nous avons encore cette lettre. » Vous êtes, lui dit-il dans cette Epître, l’homme le plus éloquent qui vive aujourd’hui. Si je compose mal, vous sçavez que je juge bien. » Voici enfin la Lettre de saint Remy au jeune Roy des Francs.

Remy évêque, à l’illustre seigneur le roi Clovis, célebre par ses vertus. Nous apprenons de la renommée que vous vous êtes chargé de l’administration des affaires de la guerre, & je ne suis pas surpris de vous voir être ce que vos peres ont été. Il s’agit maintenant de répondre aux vûës de la Providence, qui récompense votre modération, en vous élevant à une dignité si éminente. C’est la fin qui couronne l’œuvre. Prenez donc pour vos Conseillers des personnes dont le choix fasse honneur à votre discernement. Ne faites point d’exactions dans votre Benefice militaire. Ne disputez point la préséance aux Evêques dont les Diocèses se trouvent dans votre département, & prenez leurs conseils dans les occasions. Tant que vous vivrez en bonne intelligence avec eux, vous trouverez toute sorte de facilité dans l’exercice de votre emploi. Faites du bien à ceux qui sont de la même Nation que vous, mais soulagez tous les malheureux, & surtout donnez du pain aux Orphelins avant même qu’ils soient en âge de vous rendre quelque service. C’est le moyen de vous faire aimer par ceux mêmes qui vous craindront. Que l’équité préside à tous les jugemens que vous rendrez, & que l’injustice n’ose plus se promettre la dépoüille du foible & de l’étranger. Que votre Prétoire soit ouvert à tous ceux qui viendront demander justice à ce Tribunal, & que personne n’en sorte avec le chagrin de n’avoir point été entendu. Vous voilà possesseur de toute la fortune de votre pere. Servez-vous-en pour acheter des captifs, mais que ce soit afin de leur rendre la liberté. Que ceux qui auront affaire à vous, n’ayent point sujet de s’appercevoir qu’ils sont d’une autre Nation que la vôtre. Admettez de jeunes gens à vos divertissemens, mais ne parlez d’affaires qu’avec vos Senieurs ou vos Vieillards. Enfin si vous voulez être toujours bien obéï, faites voir les inclinations d’un jeune homme digne de commander. »

Nous remarquerons en premier lieu, qu’il s’agit ici d’un emploi que les Peres de Clovis avoient tenu véritablement, mais où ce prince étoit parvenu à cause de sa modération ; c’est consequemment par une autre voye que celle de succession ; c’est ce qui ne convient gueres à la couronne des Francs Saliens, qui dès lors étoit successive ou comme successive. La lettre dit vos peres au pluriel, parce que peut-être Merovée grand-pere de Clovis avoit exercé durant quelque-tems l’emploi que Childéric exerçoit lorsqu’il mourut. Peut-être aussi saint Remy entend-il parler en disant à Clovis vos peres, et de Childéric, et de quelques-uns des rois Francs que nous avons vûs maîtres de la milice sous les empereurs d’Occident, et qui pouvoient être du nombre des ancêtres de Clovis. Nous ne sçavons que très-imparfaitement la généalogie de ce prince, dont nous ne connoissons certainement que le pere et l’ayeul ; ainsi l’histoire ne fournit rien qui contredise notre conjecture. En second lieu, l’emploi dont il s’agit, est qualifié d’administration, et nous avons déja eu l’occasion de dire que ce mot convenoit à la gestion d’un officier qui commande au nom d’autrui, et qui exerce une autorité déposée entre ses mains, mais non pas à un souverain qui exerce une autorité qui lui est propre, qui lui appartient personnellement. En troisiéme lieu, je remarquerai que le reste de la lettre appuye encore mes premieres observations. Il contient des conseils qui regardent la conduite que Clovis doit tenir, comme maître absolu du Tournaisis, et d’autres qui regardent la conduite que ce prince avoit à tenir comme maître de la milice Romaine dans les provinces obéissantes. Le conseil donné à Clovis de ne point faire d’exaction dans son bénefice militaire, regarde le Tournaisis, ou si l’on veut, le royaume de ce prince. Nous avons vû dès le premier livre de cet ouvrage que les bénefices militaires n’étoient autre chose que la joüissance d’une certaine étenduë de terres que les empereurs donnoient aux soldats, et aux officiers pour leur tenir lieu de solde, et de récompense. Nous avons vû aussi qu’il étoit devenu d’usage sous les derniers empereurs, de conferer aux barbares qui s’étoient attachés au service de la monarchie romaine, de ces sortes de bénefices, et que ceux qui en avoient obtenus s’appelloient les Létes , ou les Contents . Saint Remi qui étoit encore sujet de l’empire, pouvoit-il suivant ses principes donner un nom plus convenable à l’Etat que les auteurs de Clovis avoient conquis sur la monarchie Romaine, qu’en qualifiant cet Etat de bénefice militaire, c’est-à-dire d’une étenduë du territoire, dont on laissoit joüir Clovis et les Francs ses sujets en qualité de troupes auxiliaires. C’est encore sur la maniere de gouverner cet Etat que sont donnés les conseils qui concernent le traitement que Clovis doit faire à tous ses sujets, et sur l’obligation de laisser un accès libre à son prétoire. On peut bien penser que Clodion dès qu’il se fût rendu maître par force des pays qui sont au nord de la Somme, n’y souffrit plus aucun des officiers du préfet du prétoire des Gaules, et qu’il s’y mit en possession du pouvoir civil aussi-bien que du pouvoir militaire. Il y aura donc rendu la justice non-seulement aux Francs, mais aussi aux anciens habitans du pays, aux Romains. Tel est encore le conseil de ne parler d’affaires qu’avec les Senieurs, c’est-à-dire avec ceux des Francs, qui par les dignités où leur âge les avoit fait parvenir, étoient les conseillers nés de leur roi, et les meilleurs ministres qu’il pût consulter. Nous parlerons plus au long des Senieurs des Francs dans le dernier livre de cet ouvrage. Quant au conseil de ne point disputer la préseance aux évêques, de prendre leur avis, et de vivre en bonne intelligence avec eux, il regarde Clovis comme maître de la milice. En effet, et nous allons le voir incessamment, il n’y avoit point alors plusieurs évêchés dans le royaume de Clovis. Il n’y avoit que celui de Tournay ; au contraire il y avoit alors plusieurs évêchés dans le département du maître de la milice. Ce qu’ajoûte saint Remy confirme notre observation. Tant que vous vivrez, dit-il, en bonne intelligence avec les évêques, vous trouverez toute sorte de facilité dans l’exercice de votre emploi. Votre province sera beaucoup mieux affermie. on sçait que les Latins disoient souvent : La province de quelqu’un, pour dire son emploi, ou sa fonction, de quelque nature qu’elle fût. Si notre évêque qui parle si bien des vertus chrétiennes, et qui montre un si grand dévouëment pour son prince dans la lettre qu’il écrivit à Clovis quelque-tems après son batême[159], et que nous rapporterons en son lieu, ne parle dans celle que nous commentons à présent, que des vertus morales ; si ce prélat s’y explique moins en sujet qu’en allié, c’est par deux raisons. Clovis étoit encore payen lorsque saint Remy lui écrivit la lettre dont il est ici question, et d’un autre côté saint Remy n’étoit pas encore sujet de ce prince. Clovis n’étoit pour lors reconnu dans le diocèse de Reims, et dans les provinces obéïssantes que pour maître de la milice ; il n’y avoit encore aucune autorité dans les matieres de justice, police et finance, parce que le pouvoir civil y étoit toujours exercé par les officiers subordonnés au préfet du prétoire des Gaules. Quoiqu’il n’y eût plus alors dans Arles, qui étoit sous la puissance des Visigots, un préfet du prétoire, néanmoins les officiers qui lui répondoient, ses subalternes, continuoient d’exercer leurs fonctions chacun dans son district particulier, sous la direction ou du président de leur province, ou du sénat de chaque ville. Mais lorsque saint Remy écrivit sa seconde lettre à Clovis, celle que nous avons promis de rapporter ; Clovis s’étoit déja rendu maître, comme on le verra, de toute la partie des Gaules qui est entre la Somme et la Seine. Après y avoir exercé quelque-tems le pouvoir militaire seulement, il s’y étoit arrogé le pouvoir civil. Enfin Clovis étoit chrétien. Il est vrai que saint Remy donne déja dans la suscription de sa premiere lettre, de celle que nous avons rapportée, le titre de Dominus ou de seigneur à Clovis. Mais saint Remy vivoit dans le cinquiéme siécle, tems où les Romains donnoient déja par politesse le titre de seigneur à leurs égaux, et même à des personnes d’un rang inférieur. Combien de lettres de Sidonius Apollinaris écrites à des personnes dont le rang n’étoit pas supérieur au sien, sont adressées au seigneur tel . Mais et ceci seul décideroit ; nous avons dans le recueil de Duchesne des lettres écrites par saint Remy, à des évêques dont il se plaignoit amerement, ausquels il ne laisse pas de donner le titre de Dominus dans la suscription.

Est-il possible, dira-t-on, que les Romains des provinces obéissantes ayent pû nommer, et même qu’ils ayent voulu reconnoître pour maître de la milice un prince qui possedoit déja de son chef un royaume assez considerable, et limitrophe de leur territoire ? N’étoit-ce pas lui mettre en main un moyen infaillible de se rendre bientôt aussi absolu dans leur pays, qu’il l’étoit déja dans son propre état. Je tombe d’accord que les provinces obéïssantes, en reconnoissant le roi des Francs saliens pour maître de la milice, le mirent à portée de se rendre réellement souverain de leur pays, et d’exécuter ce que nous lui verrons faire en l’année quatre cens quatre-vingt-douze. Mais le fait me paroît prouvé ; il est encore rendu très-vraisemblable par l’exemple de Chilpéric roi des Bourguignons et par d’autres pareils, et nous ne sommes pas assez instruits sur l’histoire de ce tems-là pour blâmer ceux qui gouvernoient alors dans les provinces obéïssantes, et pour les traiter d’aveugles qui se guidoient les uns les autres. Ils auront bien prévu les suites que pouvoit avoir leur choix ; mais ce qui arrive tous les jours aux plus éclairés, ils auront pris un parti dangereux pour se tirer d’un pas encore plus dangereux. Quand les Etats Generaux des Provinces-unies, laisserent au prince d’Orange après qu’il eut été fait roi d’Angleterre sous le nom de Guillaume III la charge de capitaine general et d’amiral general : quand les états des cinq provinces dont il étoit statholder, lui laisserent l’autorité de gouverneur ? Ignoroient-ils les inconveniens du parti qu’ils prenoient. Non certes, mais en se conduisant comme ils se conduisirent, ils vouloient éviter des inconveniens qui leur sembloient encore plus à craindre que ceux auxquels ils sçavoient bien qu’ils s’exposoient. Il n’y a que les hommes qui n’ont jamais eu aucune part aux affaires publiques qui puissent ignorer, que les Etats sont très-souvent dans la triste nécessité de ne pouvoir choisir qu’un mauvais parti, et qu’on n’appelle quelquefois le bon parti celui qu’ils prennent, que parce qu’il est moins mauvais que les autres.

Je reviens aux Romains des Gaules. Si dans les conjonctures fâcheuses où ils se trouvoient à la fin du cinquiéme siecle ils n’eussent point ou pris ou accepté successivement Childéric et Clovis pour maître de la milice, il leur auroit fallu reconnoître en cette qualité quelqu’autre roi des Francs, qui n’aimoit pas les Romains autant que ces princes les aimoient. Peut-être les provinces obéïssantes, si elles n’eussent point pris le parti après la mort de Chilpéric, de reconnoître le roi des Francs pour maître de la milice, auroient-elles été obligées à se soumettre pleinement au gouvernement de Gondebaud frere de Chilpéric, et comme lui un des rois des Bourguignons. Nous avons vû que Gondebaud étoit patrice de l’empire d’Occident, et nous avons dit quel pouvoir donnoit le patriciat à ceux qui en étoient revêtus. Ils étoient après les empereurs et les consuls les premieres personnes de l’empire, et comme tels ils pouvoient s’arroger tout le pouvoir civil et le pouvoir militaire dans les lieux où l’empereur et le consul n’étoient pas. Il n’y avoit alors ni empereur en Occident, ni consul dans les Gaules.

Gondebaud étoit en état de soûtenir avec force les prétentions qu’il pouvoit avoir comme patrice, sur les provinces obéïssantes. Il étoit à la tête d’une nation brave et nombreuse. Nous allons voir qu’il étoit maître de la cité de Langres, qui tenoit en sujetion une partie des provinces obéïssantes, et il avoit assez de crédit à Constantinople pour obtenir les diplomes qu’il demanderoit à Zénon que les Romains des Gaules regardoient alors comme leur empereur légitime. Nous rapporterons dans la suite plusieurs preuves des liaisons étroites que Gondebaud entretenoit avec les empereurs d’Orient. Dans ces conjonctures, si les provinces obéïssantes n’eussent point choisi Clovis pour maître de la milice dès qu’elles eurent appris la mort de Childéric, elles eussent été de nouveau exposées à tomber sous le pouvoir de Gondebaud, qui auroit voulu comme patrice, être le maître du gouvernement civil aussi-bien que du gouvernement militaire. Du moins Clovis qui devenoit seulement maître de la milice, devoit-il laisser l’administration du pouvoir civil à ceux qui depuis plusieurs années étoient en possession de l’exercer.

D’un autre côté, les Romains des provinces obéïssantes, et surtout les ecclésiastiques, devoient mieux aimer, s’il falloit avoir un roi barbare pour maître, d’en avoir un qui fût payen, qu’un qui fût hérétique. Il y avoit moins à craindre pour eux, de Clovis idolâtre, que de Gondebaud arien. Le paganisme étoit sensiblement sur son déclin, et l’on pouvoit se promettre plûtôt la conversion d’un prince payen, que celle d’un prince arien. En second lieu, comme la religion payenne n’avoit rien de commun avec la religion chrétienne, les prêtres payens n’avoient aucun droit apparent de demander à leurs princes de les mettre en possession des églises bâties et dotées par les chrétiens. Au contraire les ecclésiastiques ariens, qui faisoient profession du christianisme, et qui même osoient prétendre que leur communion fût la véritable église chrétienne, avoient un prétexte plausible de demander les temples et les revenus du clergé catholique, et ils ne les demandoient, et ne les obtenoient que trop souvent. Ce qu’Euric qui vivoit encore pour lors, faisoit tous les jours dans les provinces où il étoit le maître, devoit faire appréhender encore plus aux catholiques des provinces obéïssantes de tomber sous la domination de Gondebaud. La persécution d’Euric devoit même inspirer aux catholiques qui se trouvoient sous la domination des Bourguignons, le dessein de secoüer, dès que l’occasion s’en présenteroit, le joug dangereux de tous les ariens.

Le témoignage de Gregoire De Tours que je vais rapporter, montrera bien que les Romains des Gaules pensoient alors, comme je viens de les faire penser, et qu’ils aimoient mieux être sous le pouvoir de Clovis encore payen, que sous celui de Gondebaud arien. Je dois même suivant l’ordre chronologique faire lire ici ce témoignage de Gregoire De Tours, puisque l’évenement à l’occasion duquel il le rend, arriva la premiere ou la seconde année du regne de Clovis. Nous avons vû que ce prince étoit monté sur le trône en quatre cens quatre-vingt-un, et le fait qu’on va lire arriva dans le tems de la mort de Sidonius Apollinaris dixiéme évêque de l’Auvergne, décedé en quatre cens quatre vingt-deux.

Gregoire De Tours parlant des cabales et des brigues ausquelles donnoit lieu la vacance du siége épiscopal de l’Auvergne arrivée par la mort de Sidonius, dit : » Ce Saint avoit prédit lui-même avant que de mourir, qu’il auroit pour son successeur immédiat Aprunculus qui étoit actuellement Evêque de Langres. Il y avoit si peu d’apparence à cet évenement, que ceux qui entendirent la prédiction de Sidonius, crurent que leur Évêque n’avoit plus l’usage de la raison. Dès qu’il eut les yeux fermés, les ambitieux qui prétendoient à l’Episcopat se mirent en possession des biens de l’Eglise par voye de fait. » Ils en furent punis miraculeusement, & notre Historien, après avoir raconté leur châtiment, ajoûte : » Qu’arrive-t-il cependant ? Le nom des Francs faisoit déja beaucoup de bruit dans tous les pays voisins de Langres, & chacun y souhaitoit avec une passion incroyable de passer sous leur domination. Cette inclination génerale rendit saint Aprunculus qui étoit Evêque de cette Cité, suspect aux Bourguignons, & la haine qu’ils conçurent pour lui en vint au point, qu’ils donnerent ordre de le faire mourir secretement. Saint Aprunculus qui en fut averti à tems, se fit descendre la nuit de dessus les murailles de Dijon où il se trouvoit alors, & il se réfugia en Auvergne. Aussitôt après son arrivée, il fût élû l’onziéme Evêque de ce Diocèse ; ainsi que le Seigneur l’avoit révelé à Sidonius Apollinaris. »

Bien des gens pourront penser que sa prophétie ne fut qu’une prédiction humaine, et fondée sur la connoissance qu’il avoit de la découverte que les Bourguignons venoient de faire des intelligences d’Aprunculus avec les Francs, comme de l’inclination que les Auvergnats avoient déja pour les derniers, et par consequent pour tous leurs partisans. L’aversion de Sidonius pour les Visigots, la crainte d’un nouvel éxil, et sa haine pour l’arianisme avoient bien pû le faire entrer lui-même dans les vûës d’Aprunculus. Nous verrons encore dans la suite de l’histoire trois autres évêques catholiques chassés de leurs siéges, comme coupables d’intelligence avec Clovis. On peut même croire que tous ceux qui étoient de ses amis dans les pays tenus par les Visigots, et par les Bourguignons, ne furent pas découverts, et que tous ceux qui furent découverts, ne furent point pour cela chassés de leurs siéges.

Au reste ces prélats ont pû faire tout ce qu’ils ont fait pour servir Clovis au préjudice des barbares qui s’étoient cantonnés dans leurs diocèses, sans mériter en aucune maniere le nom de rebelles. La condition de ces prélats n’étoit pas celle des évêques dont le souverain naturel a par un traité revêtu de toutes les formes, cedé les diocèses à un autre souverain, et qui en conséquence de ce traité par lequel ils ont été liberés de droit de leur premier serment, ont prêté un autre serment de fidélité à leur nouveau maître. L’empire n’avoit point encore cédé valablement la pleine souveraineté d’aucune portion des Gaules. Les Gaulois étoient donc encore dans les tems dont je parle, sujets de l’empire, et non pas sujets des rois Visigots et des rois Bourguignons. Au contraire nos évêques ne pouvoient regarder ces princes, que comme des tyrans, que comme des usurpateurs, qui vouloient se rendre souverains absolus dans les contrées où tout au plus ils devoient avoir des quartiers. Ainsi durant l’espece d’anarchie qui a eu lieu dans les Gaules depuis le renversement du trône d’occident, jusqu’à la cession formelle de cette grande province de l’empire, faite aux enfans de Clovis par Justinien vers l’année cinq cens quarante, et dont nous parlerons quand il en sera tems, les évêques qui n’y avoient d’autre souverain légitime, que l’empereur d’Orient dont l’éloignement ne leur permettoit pas de recevoir les ordres à tems, ont dû souvent agir de leur chef, et prendre dans les conjonctures pressantes, le parti qui leur paroissoit le plus convenable aux interêts de la religion catholique comme au salut de leur patrie. Ils ont pû favoriser des barbares au préjudice d’autres barbares, et appeller le Franc, lorsqu’ils avoient de justes sujets de plaintes contre le Visigot ou contre le Bourguignon, qui avoient envahi leurs diocèses. Ils ont pû faire en un mot en qualité de premiers citoyens de leurs diocèses, tout ce que peut faire un officier qui n’est point à portée de recevoir un ordre spécial de son prince, concernant des affaires imprévûës, et sur lesquelles il faut néanmoins prendre incessamment un parti.


LIVRE 3 CHAPITRE 19

CHAPITRE XIX.

Quelle pouvoit être la constitution du Royaume de Clovis, & son étenduë. Les Rois des autres Tribus des Francs étoient indépendans de lui. Des forces de Clovis. Differentes manieres d’écrire le nom de ce Prince. De l’autorité de la vie de Saint Remy écrite par Hincmar.


Lorsque les officiers de l’empereur laisserent Mérovée, et les autres rois des Francs maîtres de Tournay, de Cambray, en un mot de la partie des Gaules renfermée entre le Vahal, l’ocean et la Somme, et que ces princes ou leurs auteurs avoient occupée vers l’année quatre cens quarante-cinq, je crois bien que ce fut à condition que la monarchie Romaine en conserveroit toujours la souveraineté. On aura stipulé, que nos barbares se contenteroient d’y joüir en qualité de ses confédérés, d’une portion des fonds et des revenus publics, qui leur tiendroit lieu de solde. Je m’imagine donc, que la condition de la partie des Gaules dont il s’agit ici, fut alors précisement telle que l’est aujourd’hui dans la même contrée, la condition de Furnes, d’Ypres, de Menin et de Tournay, en conséquence du traité de barriere fait entre l’empereur d’un côté et le roi d’Angleterre et les Etats Géneraux des Provinces-unies des Pays-Bas de l’autre, en mil sept cens quinze. Suivant ce traité, la souveraineté de ces quatre villes et de leurs districts, appartient bien toujours à l’empereur, en sa qualité de chef de la maison d’Autriche, mais leurs hautes puissances y ont le droit des armes, et celui de s’y faire payer d’une maniere ou d’une autre, les sommes nécessaires pour entretenir les fortifications et les troupes qu’elles y doivent avoir en garnison.

Que sera-t-il arrivé dans Tournay et dans les autres villes des Gaules, où les Romains avoient consenti de gré ou de force que les Francs eussent des quartiers. C’est que durant les troubles survenus après la mort de Valentinien III nos barbares se seront arrogé dans ces contrées limitrophes de l’ancienne France, tous les droits de la souveraineté, ou sous un prétexte ou sous un autre. Rien n’est plus facile, quand on a le droit des armes dans un pays, que d’y usurper les autres droits de souveraineté. Il aura fallu lever des subsides extraordinaires dans quelques cas urgens. Le moyen d’imposer et d’exiger des taxes avec équité et avec la promptitude requise, si l’on n’a point à sa dévotion tous les tribunaux et tous les magistrats qui peuvent traverser en mille manieres la levée des deniers ? Les rois Francs se seront mis donc en possession de nommer les officiers civils, dans la présomption que ceux qu’ils auroient nommés, seroient confirmés par le préfet du prétoire des Gaules. Sur le refus qu’il aura fait de confirmer quelqu’un de ces officiers, on se sera abstenu de lui demander davantage son agrément, et les rois Francs auront instalé en leur propre nom tous les officiers civils des villes et autres lieux où ces princes avoient leurs quartiers. Enfin les armes, comme le dit Tacite, attirent si bien à elles toute l’autorité, que celui qui a le droit des armes dans quelque lieu, s’en rend le véritable souverain insensiblement, et pour ainsi dire, sans y penser. Je conclus donc que Clovis étoit également revêtu du pouvoir civil et du pouvoir militaire dans son royaume, bien que cet Etat fût encore, suivant le droit des gens, une portion du territoire de l’empire.

Ce royaume étoit-il étendu ? Mon sentiment est qu’il comprenoit uniquement le Tournaisis, quelques autres pays situés entre le Tournaisis et le Vahal, et suivant les apparences, la portion de l’Isle des Bataves que les Saliens avoient occupée dès le regne de l’empereur Constans, et dont on ne voit point dans l’histoire que les Romains les ayent jamais expulsés. Il est vrai qu’aucun auteur du cinquiéme ou du sixiéme siécle ne nous dit expressément quelles étoient les bornes du royaume que Childéric laissa en mourant à son fils ; mais je m’appuye sur deux raisons pour croire que l’étenduë de cet Etat fut très-petite. La premiere de ces raisons est, que les cités qui confinent avec le Tournaisis, étoient possedées par d’autres rois lors de l’avenement de Clovis à la couronne. La seconde, c’est que nous sçavons positivement que le nombre des Francs sujets de Clovis étoit encore très-petit la seiziéme année de son regne. Il convient de déduire tous ces faits et toutes ces raisons.

Comme Childéric fut enterré à Tournay, on ne sçauroit douter qu’à sa mort il ne fût maître de cette ville, et qu’il ne l’ait laissée à son fils. Nous sçavons encore que Clovis lui-même y fit sa résidence ordinaire les premieres années de son regne. Saint Ouen évêque de Rouen dans le septiéme siecle, dit en parlant de la promotion de S. Eloy son contemporain et son ami, aux évêchés de Tournay et de Noyon qui pour lors étoient unis. » Voilà comment ils confererent à un Orfévre, qui n’avoit pas coupé ses cheveux, c’est-à-dire, qui étoit encore Laïque, & malgré lui, le gouvernement spirituel de la Capitale du Vermandois & de Tournay, qui dans les tems précedens avoit été la Ville royale. » Or en quels tems Tournay a-t-il pû être une ville royale, la ville dans laquelle le roi du peuple qui l’avoit conquise faisoit son séjour ordinaire, en un mot une ville capitale, si ce n’est durant les premieres années du regne de Clovis et sous Childéric et sous Mérovée les successeurs de Clodion, qui comme nous l’avons vû, s’en étoit emparé vers l’an quatre cens quarante-quatre. Dès que Clovis eut conquis la cinquiéme année de son regne, les pays où Syagrius s’étoit cantonné, il fit son séjour ordinaire à Soissons, et il continua d’y demeurer jusqu’aux tems qu’il transporta le siege de sa monarchie à Paris, où il est toujours demeuré depuis. Nous parlerons de ces évenemens dans la suite.

En effet après que les Gaules eurent été assujetties à la monarchie Françoise, tous les autres Francs eurent long-tems une considération particuliere pour les Francs du Tournaisis, parce que ceux-ci descendoient apparemment des Francs dont Clovis étoit né roi, et qui lui avoient aidé à faire ses premieres conquêtes. On regardoit donc alors les Francs du Tournaisis, comme l’essain le plus noble de la nation, comme la tribu qui avoit jetté les premiers fondemens de la grandeur de la monarchie. Deux Francs du Tournaisis ayant une querelle l’un contre l’autre, la reine Frédégonde voulut les accorder elle-même, dans la crainte que leurs démêlés ne donnassent lieu à de grands désordres à cause des partisans que chacun d’eux trouveroit. Cette princesse ne pouvant point venir à bout de les accorder, elle se porta jusqu’à les faire assassiner de la maniere la plus barbare, afin d’éteindre l’étincelle qui pouvoit allumer le feu ; mais ce meurtre fit soulever toute la Champagne où elle étoit alors, et ce ne fut point sans peine qu’elle se sauva.

On peut aussi regarder la considération qu’on avoit dans la monarchie pour les Francs du Tournaisis, comme une des causes pour lesquelles sous la troisiéme race, la cité de Tournai demeura soûmise immédiatement à nos rois. Dans le tems de la formation des grands fiefs, Tournai resta une Régale, c’est-à-dire, une enclave qui bien que située au milieu du territoire d’un vassal puissant, ne reconnoissoit point le pouvoir de ce vassal, mais relevoit nuëment de la couronne, et ne recevoit d’autres ordres que ceux du seigneur suzerain ou du roi. Tournai n’a donc point reconnu les comtes de Flandres, quelque puissans qu’ils ayent été, jusqu’en mil cinq cens vingt-neuf, que le roi François Premier le céda par la paix de Cambrai à l’empereur Charles-Quint comte de Flandres. Pour revenir au royaume auquel Clovis succéda, après avoir fait voir qu’il comprenoit le Tournaisis, et que très-probablement il s’étendoit jusques dans l’Isle des Bataves du côté du septentrion, faisons voir que des trois autres côtés il ne pouvoit gueres s’étendre au-delà des limites de la cité de Tournai. Du côté de l’orient, le Tournaisis confinoit avec la cité de Tongres, et peut-être avec celle de Cologne ; car qui peut sçavoir précisement quelles étoient alors les limites de ces trois cités. Or nous sçavons par l’histoire que Clovis n’occupa la cité de Cologne qu’après la mort de Sigebert roi des Ripuaires arrivée au plûtôt en l’année cinq cens neuf. Quant à la cité de Tongres, Gregoire De Tours dit en termes exprès que Clovis ne la subjugua que la dixiéme année de son regne. Du côté du midi, le royaume de Clovis étoit borné par celui de Regnacaire qui tenoit la cité de Cambrai. Nous verrons encore que Clovis, lorsqu’il eut affaire contre Syagrius en quatre cens quatre-vingt-six, n’étoit point le maître de la cité de Reims dont le diocèse de Laon n’avoit pas encore été démembré. Tenoit-il quelque chose dans la cité de Vermandois ? Je l’ignore. Enfin l’état du roi Cararic, qu’on ne sçauroit placer ailleurs qu’entre l’ocean et l’Escault, devoit bien resserrer du côté de l’occident le royaume de Clovis. D’ailleurs on verra par la suite de l’histoire, que ce prince conquit et qu’il ne conquit qu’en differens tems, tous ceux des pays qu’il laissa unis à sa couronne quand il mourut, et qui ne sont point du nombre de ceux dont nous avons dit qu’il herita.

On ne sçauroit dire que j’aye tort de circonscrire le royaume de ce prince dans des bornes aussi étroites que le sont celles que je lui ai marquées : on ne sçauroit alleguer que s’il est vrai en un sens que le royaume de Clovis étoit borné au Tournaisis, et à quelques pays alors peu habités, il est aussi vrai dans un autre sens que le royaume de Clovis étoit beaucoup plus étendu ; puisque le roi des Ripuaires, le roi de Cambrai, et les autres rois Francs étoient dépendans de lui, et qu’il pouvoit disposer de leurs forces ainsi que des siennes propres. Cette supposition qui fait de tous les Etats possedés alors par les differentes tribus des Francs un seul et même corps d’Etat gouverné par le même chef suprême, en un mot un seul et même royaume, a contribué autant qu’aucune autre erreur, à donner une fausse idée de l’établissement de notre monarchie. Je vais donc montrer que dans le tems où Clovis succeda au roi Childéric, les rois des differentes tribus de la nation des Francs, étoient indépendans les uns des autres ; tous les rois qu’on vient de nommer, étoient bien en quatre cens quatre-vingt-un les alliés de Clovis, mais ils n’étoient pas ses sujets, ni même pour parler le langage des siecles postérieurs, ses vassaux. Les tribus sur lesquelles ces princes regnoient ne passerent sous la domination de Clovis, qu’en cinq cens neuf au plûtôt. Ce fut alors seulement que ce prince qui n’avoit été jusques-là, qu’un des rois des Francs, devint roi de tous les Francs, ou roi des Francs absolument.

Quand les titres de plusieurs princes sont égaux, la raison veut qu’on suppose que leur rang soit égal, à moins que le contraire n’apparoisse par quelque preuve autentique. Or tous les chefs des differentes tribus du peuple Franc portoient alors également le nom de roi, et l’on ne trouve point dans les monumens du cinquiéme et du sixiéme siecles, que parmi ces rois il y en eût un dont la couronne fût d’un ordre supérieur à celle des autres, de maniere qu’elle donnât droit au prince qui la portoit de se faire obéïr par ceux dont le titre étoit égal au sien, comme par des inferieurs : il y a plus, les monumens litteraires de nos deux siecles fournissent plusieurs faits capables de prouver que Clovis n’avoit aucune supériorité de jurisdiction, ni de commandement sur les autres rois des Francs.

Lorsque Clodéric fils de Sigebert roi des Ripuaires eut tué son pere, Clovis qui avoit formé le projet de se défaire du meurtrier pour s’emparer du royaume de Sigebert, ne fit point le procès au meurtrier devant sa tribu, qui ne pardonnoit pas non plus que les autres tribus des Francs, le parricide et les crimes de leze-majesté. Clovis en usa comme un prince en use en cas pareils envers un autre prince, qui n’est son justiciable en aucune maniere. Le roi des Francs Saliens trama un complot contre Clodéric, et ce fut en conjuré, et non point en juge qu’il le fit mourir. Clovis le fit assassiner par des meurtriers apostés. Nous raconterons ce fait plus au long quand il en sera tems.

D’ailleurs depuis qu’il y a des empires et des monarchies, la subordination d’une couronne à une autre couronne, a toujours établi en faveur de la couronne dominante, le droit de réünir à elle la couronne inférieure au défaut de ceux qui étoient appellés à la porter, ou du moins le droit d’en disposer en faveur d’un tiers capable de la porter. Dès que les royaumes dépendans de l’empire Romain venoient à vacquer de cette maniere-là, les empereurs les réduisoient en forme de provinces, ou bien ils les conferoient aux personnes qu’il leur plaisoit d’en gratifier. Ainsi dans la supposition que la couronne des Ripuaires eût été pour parler à notre maniere, mouvante de la couronne des Saliens, Clovis auroit réüni de droit la couronne des Ripuaires à celle des Saliens au défaut d’un descendant de Sigebert capable de lui succeder. En cas pareil la couronne des Ripuaires étoit dévoluë de droit à Clovis. Voilà néanmoins ce que Clovis ne prétendit point, et voici comment Gregoire De Tours, après avoir narré la maniere dont ce prince fit assassiner Clodéric, raconte l’élection que les Ripuaires firent du roi des Saliens pour roi de la tribu des Ripuaires.

« Clovis ayant été informé que Clodéric avoit eu la même destinée que Sigebert son pere, il se rendit sur les lieux en personne, & il fit assembler leurs sujets. Après leur avoir dit qu’il n’avoit point de part aux meurtres qui s’étoient commis, il ajoûta : J’ai un conseil à vous donner dont vous vous trouverez bien, si vous voulez le suivre. Jettez-vous entre mes bras, afin que mon devoir m’oblige à vous défendre. Aussi-tôt les Ripuaires témoignerent par leurs cris, & en frappant sur leurs boucliers, qu’ils acceptoient la proposition de Clovis, & après l’avoir élevé sur un pavois, its le proclamerent Roi. Ce fut ainsi que Clovis hérita des trésors & des Etats de Sigebert, dont il réünit les sujets au peuple sur lequel il regnoit déja. »

Cette élection et cette nouvelle inauguration de Clovis ne se seroient point faites, si la couronne des Ripuaires eût été ce que nous appellons mouvante de la couronne des Saliens. Les Saliens eux-mêmes n’auroient point souffert un pareil procedé qui eût donné atteinte à des droits dont l’on est très-jaloux quand on croit les avoir.

Voici encore un fait propre à montrer que les autres rois des Francs n’étoient point dans aucune dépendance de Clovis. Ce prince lorsqu’il fit son expédition contre Syagrius en l’année quatre cens quatre-vingt-six, voulut engager Cararic à joindre ses forces aux siennes ; Cararic n’en voulut rien faire. Le roi des Saliens fut, comme on peut bien le croire, piqué jusqu’au vif de ce refus, et sans doute il eût satisfait son ressentiment bien-tôt après sa victoire, si Cararic eût été son inférieur, et si le refus que Cararic avoit fait, eût pû être traité de félonie. Néanmoins Clovis après avoir pleinement triomphé de Syagrius, ne dit rien à Cararic. Clovis differa sa vengeance pendant plus de vingt années faute de trouver occasion de l’exercer plûtôt. Il ne put, comme nous le verrons, se faire raison de Cararic qu’en l’année cinq cens neuf. On observera même que lorsque Clovis se vengea, ce ne fut point en superieur qui se fait justice d’un inferieur contumace  ; ce fut en égal et par des voyes qui font bien voir qu’il n’avoit aucune sorte de jurisdiction sur celui qu’il sacrifioit à son ressentiment. » Dès que Clovis, dit Gregoire de Tours, eût été proclamé Roi des Ripuaires, il marcha contre Cararic. Dans le tems que Clovis se disposoit pour faire la guerre à Syagrius, il avoit prié ce Cararic de le joindre, mais Cararic n’avoit point jugé à propos de prendre part à la querelle, & il n’avoit donné aucun secours ni à l’un ni à l’autre parti. Son dessein étoit d’attendre à se déclarer qu’il eût vû le succès de la guerre, afin de s’allier ensuite avec le vainqueur. Un pareil procedé irrita beaucoup contre Cararic le Roi des Saliens. Ce fut donc pour satisfaire son ressentiment que Clovis entreprit de perdre Cararie, & les pieges qu’il lui dressa se trouverent si bien tendus, que ce Prince malheureux & son fils y tomberent, & devinrent ses prisonniers. » Nous verrons le reste en son lieu.

Ce qui acheve de montrer que les rois Francs contemporains de Clovis étoient indépendans les uns des autres, c’est que les rois Francs successeurs de Clovis étoient aussi peu dépendans les uns des autres que le sont aujourd’hui les têtes couronnées. Quoiqu’ils descendissent tous de Clovis, et qu’il y eût par consequent parmi eux une ligne aînée, le chef de cette ligne n’avoit aucune sorte d’autorité ou d’inspection sur les royaumes possedés par ses cadets ou par les fils de ses cadets. Quoique les partages de tous ces princes ne fussent autre chose au fonds, que des portions differentes de la monarchie Françoise, qui toutes devoient même être réünies réciproquement les unes aux autres au défaut de la posterité masculine des compartageans, néanmoins il n’y avoit aucune subordination entre leurs possesseurs. Tous les successeurs de Clovis étoient également souverains indépendans. Chaque partage formoit un royaume à part, et que le prince auquel il étoit échu, gouvernoit indépendamment des autres rois. On observe même en donnant quelqu’attention aux pactes et aux traités que les rois Mérovingiens faisoient les uns avec les autres, que ces princes regardoient réciproquement les partages où regnoient leurs freres et leurs cousins, comme des royaumes étrangers. Si la monarchie françoise lorsqu’elle étoit divisée en plusieurs partages, ne laissoit pas d’être encore un même corps d’Etat, ce n’étoit qu’à quelques égards, et parce qu’en certains cas tous ces partages étoient réunissables les uns aux autres.

Nonobstant ce lien, nos partages appellés en latin, Sortes, subsistoient en forme d’Etats séparés, et qui n’avoient d’autre obligation l’un envers l’autre, que celles qu’impose le droit des gens aux Etats voisins l’un de l’autre, ou celles qui étoient contenuës dans les traités que leurs souverains faisoient entr’eux. En effet les sujets d’un partage étoient regardés comme étrangers dans les autres partages. Pour user de notre expression, les sujets d’un royaume étoient réputés aubains dans les autres royaumes. Je m’explique. Si les sujets d’un de nos rois Mérovingiens pouvoient commercer et posseder des fonds dans les Etats des autres rois, ce n’étoit point parce qu’en vertu de leurs droits naturels, ils y fussent réputés citoyens, ou regnicoles ; c’étoit en vertu de stipulations expresses énoncées formellement dans les traités que les princes compartageans faisoient entr’eux, qu’il étoit permis respectivement aux sujets des puissances contractantes, de tenir des biens fonds dans le territoire des rois dont ils n’étoient pas sujets, et d’en joüir sans trouble. Lorsqu’il n’y avoit point un traité qui donnât aux sujets de part et d’autre un pareil privilege, l’on opposoit au sujet d’un prince qui vouloit joüir des biens qu’il avoit dans le territoire d’un autre prince, la maxime : Que personne ne peut servir deux maîtres à la fois ; et l’on prétendoit qu’elle signifiât, que le sujet d’un prince ne pût point joüir d’aucun bien dans les Etats d’un autre souverain, parce qu’il ne pouvoit point à la fois servir son prince naturel, et un autre souverain.

Prouvons à présent ce que nous venons d’avancer. Il est vrai que notre digression en deviendra bien longue ; mais il est d’une si grande importance pour faciliter l’intelligence de notre histoire que la question dont il s’agit ici, soit bien éclaircie, que si nos preuves paroissent satisfaisantes, on ne nous reprochera point d’avoir été trop diffus. Il n’y a pas de point plus important dans le droit public en usage sous les rois Mérovingiens.

Dom Thierri Ruinart a inseré parmi les pieces originales qu’il nous a données dans son édition des œuvres de Grégoire De Tours, la lettre qu’un concile tenu en Auvergne environ trente-cinq ans après la mort de Clovis, écrivit au roi Théodebert petit-fils de ce prince, et qui tenoit le premier des partages de la monarchie Françoise divisée pour lors en trois royaumes. Or le concile dont nous parlons, écrivit cette lettre à Théodebert à l’instance de plusieurs clercs et autres personnes domiciliées dans les partages de Childebert et de Clotaire fils de Clovis et oncles de Théodebert, lesquelles se plaignoient que les biens qu’elles possedoient dans les pays de la domination de Théodebert eussent été suivant l’usage, saisis sur elles comme sur des étrangers, et demandoient en même-tems la main-levée de ces biens-là. Les évêques qui composoient ce concile, finissent ainsi leur lettre à Théodebert. » C’est pourquoi nous vous supplions très-humblement, & au nom de Dieu, de vouloir bien octroyer que les Pasteurs, les autres Ecclésiastiques, & même les Laïques qui sont domiciliés dans les Partages ou Royaumes de vos oncles, & qui cependant se trouvent soûmis aux Loix publiées dans vos Etats, parce qu’ils y possedent du bien, n’y soient point traités comme étrangers & qu’ils puissent y jouir des biens dont il est notoire qu’ils sont possesseurs depuis long-tems, à condition cependant d’acquitter les charges dont ces biens sont tenus en vertu des impositions faites dans le Partage où ils sont situés. »

Grégoire de Tours a inseré tout au long dans son Histoire, l’instrument d’un traité, ou d’un pacte de famille fait en l’année cinq cens quatre-vingt-sept entre le roi Gontran petit-fils de Clovis et le roi Childebert arriere petit-fils de ce grand prince. Dans ce traité, les puissances contractantes stipulent en faveur de leurs sujets respectifs, les mêmes conditions que les rois de France et les rois d’Espagne de la maison d’Autriche, avoient coutume de stipuler en faveur des sujets d’une et d’autre part, dans ces traités de paix que les malheurs des tems, qui les empêchoient d’être durables, ont rendu si fréquens pendant deux siecles. Voici deux articles de ce pacte de famille, ou pour dire mieux de ce traité fait de couronne à couronne entre les deux rois descendans de Clovis, qui viennent d’être nommés.

» Les sujets de part & d’autre jouiront sans trouble des biens qui leur appartiennent légitimement, lesquels se trouvent être situés dans le territoire de celui des deux Rois dont ils ne seront point sujets, & ils en recevront les revenus sans aucun empêchement. Ceux dont les biens auront été saisis en haine de la guerre, & sans qu’il y eût aucune raison particuliere de les saisir, s’adresseront aux Tribunaux qui les rétabliront contre tout ce qui aura été fait à leur préjudice, durant les derniers troubles.

» Et d’autant que moyennant la grace du Ciel, une bonne paix & une parfaite union se trouvent à présent rétablies entre les susdits Rois ; il est convenu que les sujets d’une & d’autre part pourront en tout tems aller & fréquenter aux pays l’un de l’autre tant pour le bien de leurs affaires particulieres, que pour le service de leur Prince. »

On ne voit point que les empereurs des Romains d’Orient, et ceux des Romains d’Occident ayent jamais inseré dans leurs édits et rescripts aucune sanction pareille à celle que nous venons de lire ; qu’elle en a été la raison ? C’est, qu’ainsi que nous l’avons dit fort au long, les citoyens Romains du partage d’Occident étoient réputés regnicoles dans le partage d’Orient, comme ceux du partage d’Orient étoient réputés regnicoles dans le partage d’Occident.

Dans les traités faits entre les princes dont les Etats font actuellement portion d’une seule et même monarchie, on n’insere point de stipulations de la nature de celles qui sont contenuës dans le traité fait entre Gontran et Childebert. Par exemple les électeurs et les autres princes membres du corps Germanique ou de l’empire moderne, ne mettent point dans les traités d’alliance, ni dans les autres pactes qu’ils font les uns avec les autres, concernant les Etats qu’ils y possédent, des articles pareils aux deux articles dont il s’agit. Les sanctions qu’ils renferment, sont dans toute monarchie, une partie de la loi commune à la monarchie entiere. Elles sont, pour ainsi dire, de droit naturel dans toute societé politique.

Ainsi je conclus, que puisque sous les rois Mérovingiens les sujets d’un partage, n’étoient point regardés comme regnicoles de droit dans les autres partages, il falloit que chacun de ces partages fût alors réputé un royaume séparé, et une monarchie à part, et qu’il n’y eût d’autre lien qui unît ces partages, et qui les tînt encore comme annexés les uns aux autres, que les convenances et la réünion nécessaire d’un partage aux autres partages arrivant certains cas. La loi de succession établie également dans chaque partage, appelloit au défaut de posterité masculine dans la ligne regnante, les lignes qui regnoient sur les autres partages ou royaumes et qui sortoient de la même tige. Cette nécessité de réünion établissoit bien de droit, quoique tacitement, une alliance défensive entre tous ces partages, laquelle étoit pareille à celle qui ne s’établit que par des traités formels, entre deux royaumes ou Etats absolument étrangers à l’égard l’un de l’autre. Cette alliance quoique tacite, obligeoit bien les princes Francs compartageans, à se protéger réciproquement par la voye des armes, contre les ennemis étrangers, et par consequent à entretenir une correspondance continuelle dans quelque lieu neutre, qui fût comme la capitale de toute la monarchie ; mais cela n’empêchoit pas que les possesseurs actuels de nos partages, ne fussent ainsi que le sont les loüables cantons, pleinement souverains et indépendans les uns des autres, et par conséquent que chacun de ces partages ne formât un royaume actuellement séparé des autres.

En effet tant qu’une monarchie n’a point, pour ainsi dire, un chef commun, et dont la superiorité soit reconnuë par les princes qui gouvernent ses differentes portions ou les differens états dans lesquels cette monarchie est divisée, elle ne sçauroit être réputée un seul et même corps politique. Elle n’est pas une seule et même societé, tant qu’il n’y a point un pouvoir absolu, à qui tous ses sujets puissent avoir recours, lorsque les voyes de conciliation ne mennent point à un accord, et qui soit en droit de donner des ordres à tous ceux qui en sont membres. C’est ce qui n’étoit point dans la monarchie Françoise, lorsqu’elle étoit divisée en plusieurs partages.

Nous verrons encore dans la suite de cet ouvrage que les successeurs de Clovis regardoient si bien leurs partages comme des royaumes séparés, et qui n’étoient point actuellement la portion d’un corps politique plus étendu, qu’ils ne vouloient point que les évêques dont le diocése se trouvoit dans leur partage, assistassent sans une permission spéciale, aux conciles convoqués pour être tenus dans un autre partage que le leur.

Dès que les rois Francs successeurs de Clovis, et qui étoient tous ses descendans, regnoient sans aucune dépendance les uns des autres, on ne doit point avoir de peine à se rendre aux preuves positives que nous avons alléguées déja, pour montrer que lorsque ce prince commença son regne, il n’avoit aucune autorité sur les autres rois des Francs, et que chacun de ces princes étoit dans ses états un souverain indépendant. Clovis pouvoit tout au plus avoir quelque crédit sur eux. Si l’on voit que dans quelques occasions, ils l’ont aidé de leurs forces, et même qu’ils ont servi en personne dans ses camps ; ç’aura été en qualité de ses alliés, et comme Clovis lui-même a servi dans les leurs, mais non point en qualité de princes, subordonnés au chef d’une monarchie dont ils fussent les membres, ou pour parler le stile des temps posterieurs, en qualité de ses vassaux.

Nous avons promis de rapporter une seconde preuve du peu d’étenduë de l’Etat que Childéric laissa en mourant à son fils Clovis. Elle sera très-propre à confirmer tout ce que nous avons déja dit dans ce chapitre concernant les bornes étroites de ce royaume, et l’indépendance des autres rois des Francs. La voici : au défaut de témoignages clairs et positifs rendus par des auteurs dignes de foi concernant l’étenduë d’un nouvel Etat, et ce qui est essentiel, d’un Etat composé de pays conquis depuis trente ou quarante ans, le meilleur moyen de juger de cette étenduë, et d’en juger et par le nombre des conquerans, lorsqu’on peut le sçavoir avec quelque précision, et par le génie plus ou moins belliqueux des peuples assujettis. En effet il y a des pays, où pour user de cette expression, une poignée de conquerans peut subjuguer, et tenir dans la sujetion une nation nombreuse. Sans remonter jusqu’à l’histoire ancienne, on vit dans le seiziéme siécle, les Castillans dompter et asservir quoiqu’ils fussent en très-petit nombre, des pays vastes et fort peuplés. C’étoit l’effet des avantages que les Castillans avoient sur les nations de l’Amérique, par le courage naturel, par les armes dont ils se servoient, et par la discipline militaire. Mais lorsque la guerre se fait entre des peuples dont les pays sont limitrophes, un petit nombre d’hommes ne sçauroit subjuguer un plus grand nombre d’hommes, parce que ceux qui attaquent, et ceux qui sont attaqués n’ont pas plus de courage naturel les uns que les autres, qu’ils se servent tous à peu près des mêmes armes, et qu’ils ont tous la même discipline. D’ailleurs il est passé en proverbe, que c’est la guerre qui fait le soldat ; et il est bien rare qu’un peuple soit en guerre durant long-tems, sans que ses voisins y soient aussi. Les habitans de la partie des Gaules qui est à la droite de la Somme, étoient voisins des Francs depuis deux siécles, lorsque Clodion et Mérovée la conquirent. Ces habitans ne devoient point alors être moins agguerris que les Francs. Ainsi l’on peut juger par le nombre des sujets naturels d’un roi des Francs, de l’étenduë de pays qu’il avoit pû conquerir dans le nord de la Gaule Belgique, et de l’étenduë de pays qu’il pouvoit retenir dans la sujetion. Jusqu’à la destruction de l’empire d’Occident, et même jusqu’au regne de Clovis, on ne voit point que des cités entieres se soient mises volontairement et par choix, sous la domination d’un roi barbare.

Or nous voyons que Clovis à son avenement à la couronne et même seize ans après, n’avoit encore sous ses ordres que quatre ou cinq mille combatans qui fussent Francs de nation. La tribu des Saliens sur laquelle il regnoit, et dont tous les citoyens étoient autant de soldats, ne comprenoit encore en quatre cens quatre-vingt seize, que ce nombre d’hommes capables de porter les armes.

Comme ce fait est très-important à l’éclaircissement de notre histoire, je ne me ferai point un scrupule d’employer quelques pages à en prouver la verité, et même d’anticiper pour cela sur l’histoire des tems postérieurs. Je vais donc établir deux choses ; la premiere, que lorsque Clovis se fit chrétien en quatre cens quatre-vingt-seize, le plus grand nombre des Francs ses sujets reçut le batême avec lui. La seconde, que cependant, il n’y eut que trois ou quatre mille hommes en âge de porter les armes, qui furent baptisés avec Clovis.

Le pape Hormisdas dit à saint Remy dans une lettre qu’il lui écrivit vingt ans après ce baptême, et par laquelle il l’institue légat du Saint Siége dans toute l’étenduë des pays occupés par les Francs. » Vous remplirez donc nos fonctions dans le Royaume fondé par notre très-cher fils en Jesus-Christ Clovis, que vous avez converti & baptisé avec tout son Peuple. »

Quoique Hincmar archevêque de Reims n’ait vécu que dans le neuviéme siecle, cependant les circonstances du tems et du lieu où il a rendu à la verité le témoignage que nous allons citer, sont telles, qu’il doit avoir ici la même autorité que s’il avoit été rendu par un auteur contemporain de Clovis. Ce prélat, l’un des successeurs de saint Remy sur le thrône épiscopal de Reims, dit en représentant à l’assemblée qui se tenoit à Metz pour couronner comme roi du royaume de Lothaire, notre roi Charles Le Chauve, petit-fils de Charlemagne, qu’il falloit procéder incessamment à cette inauguration : » Charles est fils, ajoûta-t-il, de l’Empereur Louis le Débonnaire, Prince sorti de la Maison de Clovis ce grand Roi des Francs, qui fut aussi-bien que tout son Peuple converti par Saint Remy, & qui fut baptisé par ce même Saint, lui & trois mille hommes de ses Sujets, sans compter les femmes & les enfans. » Ce témoignage dépose également comme la plûpart de ceux qui nous restent à rapporter sur les deux points en question ; l’un que quand Clovis se fit chrétien, la plûpart des Francs ses sujets furent baptisés avec lui ; et l’autre qu’il n’y eut cependant qu’environ trois mille hommes en âge de porter les armes, qui reçurent le baptême avec ce prince.

On ne sera point surpris de voir que Hincmar appelle Hludovicus, et le pape Hormisdas Ludovicus, le même prince que Gregoire De Tours appelle Chlodovechus, Avitus évêque de Vienne Chlodovecus, Théodoric roi des Ostrogots, Luduin, et que nous nommons aujourd’hui Clovis. Nous avons observé déja cette variation dans la maniere d’écrire en latin les noms propres des barbares, et nous avons dit d’où elle pouvoit venir. Personne n’ignore que Clovis et Louis ne soient originairement le même nom. Ceux qui l’auront voulu écrire suivant la valeur que les Francs donnoient aux caracteres, y auront mis pour lettres initiales, un C suivi d’une H, afin de marquer l’aspiration que faisoient les Francs, en prononçant la premiere syllabe de ce nom. Comme le commun des Romains prononçoit cette premiere syllabe sans aspiration, il y aura eu plusieurs personnes qui dès le sixiéme siécle, auront écrit le nom de Clovis sans aucune marque d’aspiration, c’est-à-dire sans c et sans h, et cet usage aura prévalu dans la suite des tems. Je reviens à mes preuves.

Grégoire De Tours dit : » Clovis ayant été convaincu de la vérité de la Religion Chrétienne par saint Remy, ce Prince ne voulut point en faire profession avant que d’avoir communiqué la résolution à ses sujets. Il les fit donc assembler à ce dessein, mais avant qu’il eût ouvert la bouche, ils s’écrierent tous comme s’ils eussent été inspirés par le Saint-Esprit : Nous renonçons au culte des Dieux que le tems détruit, & nous ne voulons plus adorer que le Dieu éternel, dont Remy prêche la Religion. Clovis fut donc baptisé. & trois mille de ses soldats reçurent le Baptême avec lui. L’auteur des Gestes dit à peu près la même chose que Grégoire de Tours, et suivant son récit il y eut un peu plus de trois mille hommes faits, ou en âge d’aller à la guerre, qui furent baptisés avec Clovis.

Il est vrai que l’abbréviateur semble dire le contraire : « Clovis, écrit-il, fut baptisé à pâques, et il y eut six mille francs de baptisés avec lui. » Mais la narration de l’abbréviateur peut très-bien être conciliée avec celle de Grégoire de Tours ; comme celle de l’auteur des gestes par ce que nous apprend Hincmar concernant la question dont il s’agit ici, qui est le nombre des personnes baptisées avec Clovis. Car c’est ailleurs que nous examinerons, s’il est vrai que Clovis ait été baptisé l’un des jours de la semaine sainte.

Or nous avons déja vû que Hincmar avoit dit devant l’assemblée de Metz, que saint Remy avoit baptisé Clovis, et qu’il avoit encore baptisé en même tems trois mille Francs en âge de porter les armes, et un grand nombre de femmes et d’enfans. Ainsi Gregoire de Tours qui n’aura compté que les chefs de famille baptisés avec Clovis, aura eu raison de dire qu’il y avoit eu seulement trois mille personnes de baptisées avec ce prince. D’un autre côté, l’abbreviateur qui aura compté non-seulement les hommes faits, mais aussi les femmes et les enfans baptisés en même tems que Clovis, n’aura point eu tort de dire qu’il y avoit eu six mille personnes de baptisées avec le roi des Saliens.

Hincmar dit encore dans sa vie de saint Remy, concernant le nombre de ceux qui furent baptisés avec Clovis, la même chose qu’il avoit dite devant l’assemblée de Metz. Cette vie est, à mon sentiment, un des plus précieux monumens des antiquités françoises, parce que son auteur, évêque de Reims et personnage d’une grande considération, en a tiré une partie d’une ancienne vie de l’apôtre des Francs écrite peu d’années après sa mort, parce que l’ouvrage d’Hincmar a été composé sous le regne des enfans de Charlemagne, et par conséquent dans des tems où l’on sçavoit encore bien des choses et où l’on avoit bien des actes dont les siecles suivans n’ont point eu de connoissance. Voyons ce que Hincmar nous dit lui-même à ce sujet : « Je ne doute pas que les habitans du diocèse de Reims ne se souviennent d’avoir entendu dire à leurs peres, qu’ils avoient vû autrefois un Livre assez gros, écrit en caracteres fort anciens, & qui contenoit l’Histoire de Saint Remy ; mais nous en avons perdu une grande partie de la maniere que je vais raconter. Egidius le quatrième des successeurs de Saint Remy à l’Evêché de Reims, engagea Fortunat, personnage si celebre par ses Poësies, & si recommandable par ses vertus, d’extraire l’Ouvrage dont nous parlons écrit dans le Latin qui se parloit alors dans les Gaules, & de mettre en un style qui pût être entendu dans toute la Chrétienté, quelques-uns des principaux faits qui s’y trouvoient rapportés. Cet extrait fait par Fortunat réussit tellement, qu’on s’en servit pour lire au Peuple la Vie de Saint Remy. D’ailleurs comme cet extrait n’étoit pas bien long, ce fut lui dont on fit des copies, & les personnes peu soucieuses qui avoient l’original en garde, négligerent encore davantage la conservation. Dans la suite, les guerres civiles qui survinrenr du tems de Charles Martel, furent cause qu’on abandonna les revenus de l’Eglise de Reims à des Laïques, & que le Clergé qui la déservoir, fut réduit à subsister comme il le pourroit. Durant ces desordres, plusieurs livres de la Bibliotheque de cette Eglise furent perdus, & d’autres mutilés. Ainsi lorsque j’ai voulu me servir de l’ancienne Vie de Saint Remy, je n’en ai pû retrouver que quelques cahiers séparés, encore sont-ils endommagés, ou pour avoir été rongés des rats, ou pour avoir été mouillés. Il a donc fallu pour donner en entier la Vie de notre Saint, que j’aye eu recours aux chartres comme à ce que disent de lui les Histoires écrites par nos ancêtres, & que j’aye encore recueilli les faits que la tradition a conservés. »

Quant à l’ancienne vie de saint Remy, elle devoit avoir été certainement composée environ cinquante ans après sa mort arrivée en cinq cens trente-trois, puisqu’elle fut extraite par Venantius Fortunatus, fait évêque de Poitiers vers l’année cinq cens quatre-vingt-dix, et qui même à en juger par la maniere dont Hincmar s’explique, ne l’étoit pas encore lorsqu’il fit son extrait. Nous sçavons outre cela par les poësies de Fortunat, dont une piece est adressée à Egidius, que ce poëte étoit lié d’amitié avec Egidius évêque de Reims à la fin du sixiéme siecle. Flodoard parle aussi de l’amitié qui étoit entre ces deux prélats, et des vers que Fortunat fit pour son ami. Il les rapporte même dans son histoire de l’église de Reims.

Après ce que nous avons dit concernant le latin celtique, on conçoit bien pourquoi Egidius fit composer une nouvelle légende de saint Remy par Fortunat, qui étant né en Italie, devoit parler latin mieux qu’on ne le parloit à Reims. Au reste nous avons encore cet abregé de la vie de saint Remy par Fortunat, et on peut le lire dans Surius qui le rapporte sur le premier d’octobre, jour de la translation de notre saint. J’ajoûterai que cet écrit est d’un usage très-utile dans l’étude de notre histoire, parce qu’il sert à reconnoître que certains faits rapportés dans la vie de saint Remy par Hincmar, se trouvoient dans l’ancienne vie de saint Remy dont Fortunat a fait l’épitome. étoit-ce cet abregé de la vie de saint Remy ? étoit-ce l’ancienne vie dont Gregoire De Tours entend parler, lorsqu’il dit : « Nous avons une vie de saint Remy, dans laquelle il est écrit qu’il ressuscita un mort » ? Je n’en sçai rien. Gregoire de Tours a pû voir et l’ancienne vie de saint Remy, et l’abregé que Fortunat en avoit fait ; cet historien contemporain de Fortunat a pû lire l’ouvrage de Fortunat. D’un autre côté, Gregoire de Tours qui nous apprend lui-même qu’il avoit fait un voyage à Reims, où il avoit été reçû avec beaucoup d’amitié par notre Egidius, alors évêque de cette ville, peut bien y avoir lû l’ancienne vie de saint Remy. Aucun livre n’étoit plus curieux pour une personne qui vouloit écrire l’histoire ecclésiastique des Francs. On a même vû qu’il est très-probable que Gregoire de Tours y avoit copié le plan de la division, et du partage des Gaules entre les differens peuples dont elles étoient habitées, et dont nous avons parlé fort au long dans le cinquiéme chapitre de ce livre. On doit donc regarder la vie de saint Remy compilée par Hincmar, autant comme un monument du sixiéme siécle, que comme une production du neuviéme ; puisque son auteur s’est servi pour le composer, d’un ouvrage écrit dès le sixiéme siécle, de plusieurs piéces anciennes de ce tems-là, et dont la plus grande partie est perdue, afin que de la tradition que le laps de tems et les dévastations n’avoient point encore éteinte entierement. Revenons aux circonstances du baptême de Clovis et de ses sujets, rapportées dans la vie de S. Remy écrite par Hincmar. On conçoit bien que les sujets furent baptisés par aspersion.

Ce qu’ajoute notre auteur à la circonstance, qu’il n’y eut que trois mille hommes faits, de baptisés avec Clovis, montre cependant que les chefs de famille qui composoient la tribu sur laquelle ce prince regnoit alors, étoient en un plus grand nombre. Voici donc ce qu’il ajoute : » Plusieurs Francs qui servoient sous Clovis, & qui ne se convertirent pas, se donnerent à Ragnacaire parent de Clovis, & durant un tems ils vécurent dans les Etats de Ragnacaire, qui étoient au Septentrion de la Somme », c’est-à-dire, que ces Francs devinrent sujets de Ragnacaire, et ils le furent jusqu’à ce que Clovis s’empara du royaume de ce prince. Aussi avons-nous fait l’attention convenable à ce dernier passage d’Hincmar, lorsque nous avons dit dès le commencement de notre discussion, que Clovis avoit pour sujets quatre ou cinq mille hommes en âge de porter les armes, quoique Gregoire de Tours et l’auteur des Gestes, après avoir dit que tous les sujets de ce prince se convertirent avec lui, ajoutent neanmoins, qu’il n’y eut que trois mille hommes faits qui reçurent le baptême, quand il le reçut lui-même. La maniere positive dont s’expliquent ces deux auteurs, et l’expression incertaine dont se sert Hincmar dans sa vie de saint Remy, me font croire qu’on ne sçauroit avoir pour le passage où elle se trouve, plus de déque j’en ai, en augmentant d’un tiers le nombre des combattans, qui composoient l’armée de Clovis dans le tems qu’il se fit chrétien.

L’idée que je donne ici de la puissance de Clovis, durant les premieres années de son regne, est très-conforme à celle qu’en donnent les deux monumens les plus respectables des antiquités Françoises, la loi Salique et l’histoire de Gregoire de Tours. Il est dit dans le préambule de cette loi rédigée par les soins des fils de Clovis : que la nation des Francs Saliens, quoiqu’elle fût encore peu nombreuse alors, s’étoit rendue par son courage indépendante des Romains. Gregoire De Tours qui commence le cinquiéme livre de son histoire par une invective contre les guerres que les rois Francs ses contemporains faisoient souvent les uns aux autres, et par l’exhortation qu’il leur fait, d’employer leur ardeur martiale contre l’étranger, y dit en adressant la parole à ces princes. » Souvenez-vous de ce qu’a fait Clovis, à qui vous devez toute votre grandeur, & qui a commencé, pour ainsi dire, la conquête des Pays qui composent votre Monarchie. Il a fait périr par l’épée les Rois ses rivaux, & il a mis plusieurs Nations dangereuses hors d’état de vous nuire. Il a soumis à la Couronne que vous portez toutes les Tribus des Francs, & il vous a laissez les maîtres paisibles des Etats dont elles s’écoient emparées. Quand il a fait tous ces exploits, il n’avoit point de trésor en argent comptant comme vous en avez. »

Il est aisé de juger par tout ce qu’on a déja lû, que durant le cinquiéme siécle un roi barbare qui avoit un grand nombre de sujets de sa nation, devoit être un prince très-puissant. Ainsi Gregoire de Tours, en nous représentant Clovis comme un prince qui avec des forces assez foibles, étoit venu à bout d’achever de vastes entreprises, insinue assez que ce prince ne devoit point avoir un bien grand nombre de sujets, lorsqu’il les avoit commencées ; d’ailleurs ce que dit notre historien : Que Clovis avoit subjugué toutes les tribus de sa nation, suffiroit à montrer que Clovis n’étoit pas né leur maître. Reprenons enfin le fil de notre histoire, et revenons à la premiere année du regne de Clovis.

  1. Les deux Aquitaines ; la seconde, la troisième, et la quatrième des Lyonnoises.
  2. En 409.
  3. En 429.
  4. En 720.
  5. En 506.
  6. Clio.
  7. Allemana. Praef. in Anec. Procop. p. 9.
  8. Lib. Clerici, Tom, pri.
  9. In Epist. ad Card. Turnonium.
  10. Al. Riparensi.
  11. Fanomartis.
  12. Concil Gall. Tom. I.
  13. L’an de Rome 541.
  14. Tacit. Ann. lib. 3.
  15. Tacit. Ann. lib ii.
  16. Plutarq. Vie de Galba, Art. 5.
  17. Tacit. Histor. lib. 3.
  18. Voyez l’hist. de Bret. du P. Lobineau. 10. sec. pag. 5.
  19. Comment. lib. 1.
  20. Procop. de Bell. Goth. lib. I.
  21. Zoli. lib. 5. Ed. Ozon. p. 164.
  22. Cod. Theod. lib. 2. Evagr. Hist. Ecli. lib. 3. cap. 42.
  23. Codex Justin. lib. 7. Titul. 6.
  24. Lib. 9. titul. 69.
  25. Hist. Nat. lib. 4.
  26. Diod. li. Hist. 51 & 52i.
  27. Hist. lib. 2 & 4.
  28. Tacit. Ann. lib. primo.
  29. Tom. 2. fol. 207, verso.
  30. Tac. lib. hist. secu. Dio. lib. 74.
  31. Tac. hist. lib. 1.
  32. Juv. Sat. 14.
  33. Tac. Annal. Lib. I.
  34. Dio. lib. hist. quinq. septimo.
  35. Guerre des Juifs, livre 2. chap. 28.
  36. Cohortes Prætoriæ, Urbanæ, Vigiles.
  37. Magister equitum, Magister peditum.
  38. Duces.
  39. Cassiod. variar. tit. 6. n. 3.
  40. En 355.
  41. Pancirol, in Noti. Imperii cap. 66. p. 155 & cap. 68 p. 157.
  42. Panc. Not. Imp. part. 2. cap. 1.
  43. Pancirol. in Not. Imp. p. 158 & 161.
  44. Vers l’année 286.
  45. Lib. 2. cap. 71. Lib. 2. cap. 89.
  46. Page 98.
  47. Variar. lib. 7. Form. Tribun.
  48. Notit. Imp.
  49. Hist. de l’Acad. des Belles Lettres, no. 3. p. 242.
  50. Milites Palatini.
  51. Milites Comitatenses.
  52. Vopisc. im Probo.
  53. Vers l’année 331.
  54. Procop. de Bello Vand. lib 1 cap. 19. de Bello Goth. lib 3. Olympios apud Photium pag 117.
  55. Isidor. orig. liv. 16 cap. 24.
  56. Le Blanc, Traité Historique des Monnoyes, p. 3.
  57. Laeti & Laetiani.
  58. Procop. Bell. Goth. lib. 1. c. 1.
  59. Voyez le chapitre quatrième.
  60. In Proëmio pag. 9. edit. anni 1594.
  61. App. Bell. Civil. lib. i. Not. Bign. in For. Marcul. tom. 2. cap. Baluf. p. 948. Codex Just. lib. 9. tit. 60.
  62. Cod. Just. lib. 9. tit. 6.
  63. Saint Luc, chap. 2.
  64. Jos. Ant. Jud. liv. 18. chap. 1.
  65. L. de Mend. Validis.
  66. Cod. Just. lib. xi, tit. 45. Lege unica.
  67. Cod. Theo. lib. xi. tit. 74. leg. 4.
  68. Capitolinus in Pertinace.
  69. Lib. 12. tit. 5. De cursu publico & angariis & parangariis.
  70. Cassiod. lib. 32. Var. ep. 2.
  71. Cassiod. lib. Variat. xi. epost. 7.
  72. Proc. hist. arc. pag. 110.
  73. En 270.
  74. En 1738.
  75. Pho. Bib. Cod. 64.
  76. En 434.
  77. Plin. hist. lib. 4. cap. 16. Solinus cap. 23.
  78. Hegesippus Hist. Ecl. lib. 5.
  79. Ana. Metenses ad annum 888.
  80. Ep. 27.
  81. Eum. in Panegyr. Const. c. 21.
  82. Missilia.
  83. Orosius, Hist. lib. 7. Salv. de Gubern. Del. lib. 7.
  84. En 1687, Jac. Tollil Iter. Hung. pag. 42.
  85. Hoc tranſito in immenſum extentas Scythiæ ſolitudines Alani inhabitant, ex montium appellatione cognominati… paulatimque conterminas crebitate victoriarum attitas as gentilitatem ſui vocabuli trazerunt ut Pefſæ… quas dilatari ad uſque fluvium Gangem accepi. Amm. Marcell. lib. hiſt. 31.
  86. Proceri aurem Alani penè ſunt omnes & pulchri, crinibus mediocriter flavis, oculorum temperata torvitate terribiles & armorum levitate veloces ; Hunniſque per omnia ſuppates, verum victu mitiores & cultu. Ibidem.
  87. Vide Val. de reb. Fran. to. pr. p. 99.
  88. Memoires de Guill. de Bellay, liv. 6.
  89. Voyez l’Edit sur les Tailles donné en 1600.
  90. Gloss. Med. Latinitatis.
  91. Voyez le Chap. 10 de ce Livre.
  92. Ration. temp. lb. 3. cap. 14.
  93. Com. Sigon. in Fast. Rom. fol. 10 & 65.
  94. Gloss. Latin. ad vocem Ardaricani
  95. Valesiana, page 24.
  96. Olymp. apud Phociam.
  97. Isid. Hispal. Hist. Goth. pag. 44.
  98. Voyez Roy. Gall. & Fr. Scii. T. p. pag. 587.
  99. Constantin le Grand avoit donné son nom à la ville d’Arles, qu’il avait augmentée d’un quartier.
  100. Simon. Concil. Gal. Tom. 1.
  101. Diod. lib. 52.
  102. L’année de Rome 802.
  103. Idatii Chr. ad an. 462.
  104. Hist. des Emp. Tom. 5. p. 641.
  105. Olymp. apud Phot. p. 193.
  106. Le Cointe Ann. Eccles. Fran. To. I. pag.59.
  107. Germ. antiqua, lib. 2. cap. 20.
  108. Procop. Bell. Vand. lib. 1 cap. 3.
  109. Voyez le Chap. second de ce Livre second.
  110. Notit. Gall. ad vocem, Sylvia carbonaria.
  111. Petav. Rat. Temp. lib. 6. p. 343.
  112. Hist. de Fr. Préface historique pag. 93. de l’Ed. de 1722.
  113. Comm. in Leg. Ripuar.
  114. Voyez le Dict. de Bayle à l'art. de Stoffler.
  115. Glossar. Cangii.
  116. De Bell. Goth. lib. I. Vita S. Gen. c. 34 & pag. 24. Ed. ann. 1697.
  117. Valesius Rerum Franc. lib. 3. p. 139.
  118. Tom. 6. pag. 146.
  119. Leo. Epi. 27.
  120. Vid. Val. Not. G. p. 228.
  121. La bataille donnée par Litorius Celsus.
  122. Val. Nov. G. p. 229.
  123. Editl. anni 1736. p ; 153.
  124. Virg. En. 1. & 4.
  125. Ep.7. lib. 7.
  126. Proc. de Bell. Vand. Lib. I. Cap. 4.
  127. Sirm. in Notisad Sid. B. 116.
  128. Praef. Hist. p. 116. Ed. de 1720.
  129. Liv. 5. Ch. 3.
  130. Lib. 6. Ep. 6.
  131. Ep. 7.
  132. Tom. I. pag. 268. Edit. de 1722.
  133. Petav. Rat. Temp. lib. 6.
  134. Petav. Rat. Temp. lib. 6 page 363.
  135. Petav. Rat. Temp. lib. 6. pag. 365.
  136. Gr. Tur. Hist. lib. 2. cap. 40.
  137. Petav. Rat. Temp. lib. 6. cap. 18.
  138. De Bell. Vand. lib. I.
  139. Lib. 1, Ep. 8. & 9.
  140. Du Chesne, tom. 3. pag. 331.
  141. Dial. pr. p. 361.
  142. Vers l’année 380.
  143. Not. Imp. part. 2, pages 124 & 226.
  144. Sidonius, ep. VI, lib vii.
  145. Pet. Rat. temp. lib. 6. p. 365.
  146. In except. de Leg. pag. 185.
  147. En l’année 473.
  148. Pet. Rat. temp. lib. 6. cap. 27.
  149. Greg. Tur. Hist. lib. 2. cap. 24. & 25.
  150. Voyez ci-dessous Chap. 19.
  151. Anicula cent. und.
  152. Valef. in add. ad To. prim. Rerum F.
  153. Vide Cluv. lib. pr. cap. quadragesimo nono Germ. antiq.
  154. Analasis Childerica Regis.
  155. Ep. 6 lib. 7.
  156. Voy. ci-dessus Chap vi.
  157. Voyez ci-dessus Chap. ix.
  158. Greg. Tur. Hist. lib. 2. cap. 43.
  159. En l’année 496.