Les Travailleurs de la mer/Texte entier

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Émile Testard (Tome Ip. 1-426).


ÉDITION NATIONALE




VICTOR HUGO




ROMAN


X
JUSTIFICATION DU TIRAGE

Il a été fait, pour les amateurs, un tirage spécial sur papiers de luxe, de mille exemplaires numérotés à la presse, avec une double suite des gravures hors texte.

50 exemplaires sur papier du Japon, avec eaux-fortes pures 1 à 50
200 du Japon 51 à 250
50 de Chine 251 à 300
100 Vélin à la forme 301 à 400
600 Vergé     — 401 à 1000
ÉDITION NATIONALE

VICTOR HUGO

LES TRAVAILLEURS DE LA MER
I



PARIS
LIBRAIRIE DE L’ÉDITION NATIONALE
ÉMILE TESTARD, ÉDITEUR
18, RUE DE CONDÉ, 18

1891

Je dédie ce livre au rocher d’hospitalité et de liberté, à ce coin de vieille terre normande où vit le noble petit peuple de la mer, à l’île de Guernesey, sévère et douce, mon asile actuel, mon tombeau probable.

V. H.

La religion, la société, la nature ; telles sont les trois luttes de l’homme. Ces trois luttes sont en même temps ses trois besoins ; il faut qu’il croie, de là le temple ; il faut qu’il crée, de là la cité ; il faut qu’il vive, de là la charrue et le navire. Mais ces trois solutions contiennent trois guerres. La mystérieuse difficulté de la vie sort de toutes les trois. L’homme a affaire à l’obstacle sous la forme superstition, sous la forme préjugé, et sous la forme élément. Un triple anankè pèse sur nous, l’anankè des dogmes, l’anankè des lois, l’anankè des choses. Dans Notre-Dame de Paris, l’auteur a dénoncé le premier ; dans les Misérables, il a signalé le second ; dans ce livre, il indique le troisième.

À ces trois fatalités qui enveloppent l’homme se mêle la fatalité intérieure, l’anankè suprême, le cœur humain.

Hauteville House, mars 1866.


L’ARCHIPEL DE LA MANCHE



I

LES ANCIENS CATACLYSMES


L’Atlantique ronge nos côtes. La pression du courant du pôle déforme notre falaise ouest. La muraille que nous avons sur la mer est minée de Saint-Valery-sur-Somme à Ingouville, de vastes blocs s’écroulent, l’eau roule des nuages de galets, nos ports s’ensablent ou s’empierrent, l’embouchure de nos fleuves se barre. Chaque jour un pan de la terre normande se détache et disparaît sous le flot. Ce prodigieux travail, aujourd’hui ralenti, a été terrible. Il a fallu pour le contenir cet éperon immense, le Finistère. Qu’on juge de la force du flux polaire et de la violence de cet affouillement par le creux qu’il a fait entre Cherbourg et Brest.

Cette formation du golfe de la Manche aux dépens du sol français est antérieure aux temps historiques. La dernière voie de fait décisive de l’océan sur notre côte a pourtant date certaine. En 709, soixante ans avant l’avénement de Charlemagne, un coup de mer a détaché Jersey de la France. D’autres sommets des terres antérieurement submergées sont, comme Jersey, visibles. Ces pointes qui sortent de l’eau, sont des îles. C’est ce qu’on nomme l’archipel normand.

Il y a là une laborieuse fourmilière humaine.

À l’industrie de la mer qui avait fait une ruine, a succédé l’industrie de l’homme qui a fait un peuple.


II

GUERNESEY


Granit au sud, sable au nord ; ici des escarpements, là des dunes ; un plan incliné de prairies avec des ondulations de collines et des reliefs de roches ; pour frange à ce tapis vert froncé de plis, l’écume de l’océan ; le long de la côte, des batteries rasantes, des tours à meurtrières, de distance en distance ; sur toute la plage basse, un parapet massif, coupé de créneaux et d’escaliers, que le sable envahit, et qu’attaque le flot, unique assiégeant à craindre ; des moulins démâtés par les tempêtes ; quelques-uns, au Valle, à la Ville-au-Roi, à Saint-Pierre-Port, à Torteval, tournant encore ; dans la falaise, des ancrages ; dans les dunes, des troupeaux ; le chien du berger et le chien du toucheur de bœufs en quête et en travail ; les petites charrettes des marchands de la ville galopant dans les chemins creux ; souvent des maisons noires, goudronnées à l’ouest à cause des pluies ; coqs, poules, fumiers ; partout des murs cyclopéens ; ceux de l’ancien havre, malheureusement détruits, étaient admirables avec leurs blocs informes, leurs poteaux puissants et leurs lourdes chaînes ; des fermes à encadrements de futaies ; les champs murés à hauteur d’appui avec des cordons de pierre sèche dessinant sur les plaines un bizarre échiquier ; çà et là, un rempart autour d’un chardon, des chaumières en granit, des huttes casemates, des cabanes à défier le boulet ; parfois, dans le lieu le plus sauvage, un petit bâtiment neuf, surmonté d’une cloche, qui est une école ; deux ou trois ruisseaux dans des fonds de prés ; ormes et chênes ; un lys fait exprès, qui n’est que là, Guernesey lily ; dans la saison des « grands labours », des charrues à huit chevaux ; devant les maisons, de larges meules de foin portées sur un cercle de bornes de pierre ; des tas d’ajoncs épineux ; parfois des jardins de l’ancien style français, à ifs taillés, à buis façonnés, à vases rocailles, mêlés aux vergers et aux potagers ; des fleurs d’amateurs dans des enclos de paysans ; des rhododendrons parmi les pommes de terre ; partout sur l’herbe des étalages de varech, couleur oreille-d’ours ; dans les cimetières, pas de croix, des larmes de pierre imitant au clair de lune des Dames blanches debout ; dix clochers gothiques sur l’horizon ; vieilles églises, dogmes neufs ; le rite protestant logé dans l’architecture catholique ; dans les sables et sur les caps, la sombre énigme celtique éparse sous ses formes diverses, menhirs, peulvens, longues pierres, pierres des fées, pierres branlantes, pierres sonnantes, galeries, cromlechs, dolmens, pouquelaies ; toutes sortes de traces ; après les druides, les abbés ; après les abbés, les recteurs ; des souvenirs de chute du ciel ; à une pointe Lucifer, au château de Michel-Archange ; à l’autre pointe Icare, au cap Dicart ; presque autant de fleurs l’hiver que l’été ; — voilà Guernesey.


III

GUERNESEY


(suite).


Terre fertile, grasse, forte ; Nul pâturage meilleur. Le froment est célèbre, les vaches sont illustres ; Les génisses des herbages de Saint-Pierre-du-Bois sont les égales des moutons lauréats du plateau de Confolens. Les comices agricoles de France et d’Angleterre couronnent les chefs-d’œuvre que font les sillons et les prairies de Guernesey. L’agriculture est servie par une voirie fort bien entendue, et un excellent réseau de circulation vivifie toute l’île. Les routes sont très bonnes. À l’embranchement de deux routes on voit à terre une pierre plate avec une croix. Le plus ancien bailli de Guernesey, celui de 1284, le premier de la liste, Gaultier de la Salte, a été pendu pour fait d’iniquité judiciaire. Cette croix, dite la Croix au Baillif, marque le lieu de son dernier agenouillement et de sa dernière prière.

La mer dans les anses et les baies est égayée par les corps-morts, grosses tours bariolées en pain de sucre, quadrillées de rouge et de blanc, mi-parties de noir et de jaune, chinées de vert, de bleu et d’orange, losangées, jaspées, marbrées, flottant à fleur d’eau ; on entend par endroits le chant monotone des équipes halant quelque navire, et tirant le tow rope.

Non moins que « les poissonniers », les laboureurs ont l’air content ; les jardiniers de même. Le sol, saturé de poussière de roche, est puissant ; l’engrais, qui est de tangue et de goëmon, ajoute le sel au granit ; d’où une vitalité extraordinaire ; la sève fait merveilles ; magnolias, myrtes, daphnés, lauriers-roses, hortensias bleus ; les fuchsias sont excessifs ; il y a des arcades de verbènes triphylles ; il y a des murailles de géraniums ; l’orange et le citron viennent en pleine terre ; de raisin point, il ne mûrit qu’en serre ; là, il est excellent ; les camélias sont arbres ; on voit dans les jardins la fleur de l’aloès plus haute qu’une maison. Rien de plus opulent et de plus prodigue que cette végétation masquant et ornant les façades coquettes des villas et des cottages.

Guernesey, gracieuse d’un côté, est de l’autre terrible. L’ouest, dévasté, est sous le souffle du large. Là, les brisants, les rafales, les criques d’échouage, les barques rapiécées, les jachères, les landes, les masures, parfois un hameau bas et frissonnant, les troupeaux maigres, l’herbe courte et salée, et le grand aspect de la pauvreté sévère.

Li-Hou est une petite île tout à côté, déserte, accessible à mer basse. Elle est pleine de broussailles et de terriers. Les lapins de Li-Hou savent les heures. Ils ne sortent de leur trou qu’à marée haute. Ils narguent l’homme. Leur ami l’océan les isole, Ces grandes fraternités, c’est toute la nature.

Si l’on creuse les alluvions de la baie Vason, on y trouve des arbres. Il y a là, sous une mystérieuse épaisseur de sable, une forêt.

Les pêcheurs rudoyés de cet ouest battu des vents font des pilotes habiles. La mer est particulière dans les îles de la Manche. La baie de Cancale, tout proche, est le point du monde où les marées marnent le plus.


IV

L’HERBE


L’herbe à Guernesey, c’est l’herbe de partout, un peu plus riche pourtant ; une prairie à Guernesey, c’est presque le gazon de Cluges ou de Géménos. Vous y trouvez des fétuques et des paturins, comme dans la première herbe venue, plus le brome mollet aux épillets en fuseau, plus le phalaris des Canaries, l’agrostide qui donne une teinture verte, l’ivraie raygrass, la houlque qui a de la laine sur sa tige, la flouve qui sent bon, l’amourette qui tremble, le souci pluvial, la fléole, le vulpin dont l’épi semble une petite massue, le stype propre à faire des paniers, l’élyme utile à fixer les sables mouvants. Est-ce tout ? non, il y a encore le dactyle dont les fleurs se pelotonnent, le pannis millet, et même, selon quelques agronomes indigènes, l’andropogon. Il y a la crépide à feuilles de pissenlit qui marque l’heure, et le laiteron de Sibérie qui annonce le temps. Tout cela, c’est de l’herbe, mais n’a pas qui veut cette herbe ; c’est l’herbe propre à l’archipel ; il faut le granit pour sous-sol, et l’océan pour arrosoir.

Maintenant faites courir là dedans et faites voler là-dessus mille insectes, les uns hideux, les autres charmants ; sous l’herbe, les longicornes, les longinases, les calandres, les fourmis occupées à traire les pucerons leurs vaches, les sauterelles baveuses, la coccinelle, bête du bon Dieu, et le taupin, bête du diable ; sur l’herbe, dans l’air, la libellule, l’ichneumon, la guêpe, les cétoines d’or, les bourdons de velours, les hémérobes de dentelle, les chrysis au ventre rouge, les volucelles tapageuses, et vous aurez quelque idée du spectacle plein de rêverie qu’en juin, à midi, la croupe de Jerbourg ou de Fermain-Bay offre à un entomologisteun peu songeur, et à un poëte un peu naturaliste.

Tout à coup vous apercevez sous ce doux gazon vert une petite dalle carrée où sont gravées ces deux lettres : W. D. ce qui signifie « War Department » ; c’est-à-dire Département de la Guerre. C’est juste. Il faut bien que la civilisation se montre. Sans cela l’endroit serait sauvage. Allez sur les bords du Rhin ; cherchez les recoins les plus ignorés de cette nature ; sur de certains points le paysage a tant de majesté qu’il semble pontifical ; on dirait que Dieu est plus présent là qu’ailleurs ; enfoncez-vous dans les asiles où les montagnes font le plus de solitude et où les bois font le plus de silence ; choisissez, je suppose, Andernach et ses environs ; faites visite à cet obscur et impassible lac de Laach, presque mystérieux tant il est inconnu ; pas de tranquillité plus auguste ; la vie universelle est là dans toute sa sérénité religieuse ; nul trouble ; partout l’ordre profond du grand désordre naturel ; promenez-vous, attendri, dans ce désert ; il est voluptueux comme le printemps et mélancolique comme l’automne ; cheminez au hasard ; laissez derrière vous l’abbaye en ruine, perdez-vous dans la paix touchante des ravins, parmi les chants d’oiseaux et les bruits de feuilles, buvez dans le creux de votre main l’eau des sources, marchez, méditez, oubliez ; une chaumière se présente ; elle marque l’angle d’un hameau enfoui sous les arbres ; elle est verte, embaumée, charmante, toute vêtue de lierres et de fleurs, pleine d’enfants et de rires ; vous approchez ; et, au coin de la cabane couverte d’une éclatante déchirure d’ombre et de soleil, sur une vieille pierre de ce vieux mur, au-dessous du nom du hameau, Liederbreizig, vous lisez : 22e landw. bataillon. 2e comp.

Vous vous croyiez dans un village, vous êtes dans un régiment. Tel est l’homme.


V

LES RISQUES DE MER


L’overfall, lisez : casse-cou, est partout sur la côte ouest de Guernesey. Les vagues l’ont savamment déchiquetée. La nuit, sur la pointe des rochers suspects, des clartés invraisemblables, aperçues, dit-on, et affirmées par des rôdeurs de mer, avertissent ou trompent. Ces mêmes rôdeurs, hardis et crédules, distinguent sous l’eau l’holothurion des légendes, cette ortie marine et infernale qu’on ne peut toucher sans que la main prenne feu. Telle dénomination locale, Tinttajeu, par exemple (du gallois, Tintagel), indique la présence du diable. Eustache, qui est Wace, le dit dans ses vieux vers :

Dont commença mer à meller ;
Undes à croistres et à troubler,
Noircir il cieux, noircir la nue ;
Tost fust la mer toute espandue.

Cette Manche est aussi insoumise aujourd’hui qu’au temps de Tewdrig, d’umbrafel, d’Hamon-dhû le noir et du chevalier Emyr Lhydau, réfugié à l’île de Grob, près de Quimperlé. Il y a, dans ces parages, des coups de théâtre de l’océan desquels il faut se défier. Celui-ci, par exemple, qui est un des caprices les plus fréquents de la rose des vents des Channels Islands : une tempête souffle du sud-est ; le calme arrive, calme complet ; vous respirez ; cela dure parfois une heure ; tout à coup l’ouragan, disparu au sud-est, revient du nord ; il vous prenait en queue, il vous prend en tête ; c’est la tempête inverse, Si vous n’êtes pas un ancien pilote et un vieil habitué, si vous n’avez pas, profitant du calme, pris la précaution de renverser votre manœuvre pendant que le vent se renversait, c’est fini, le navire se disloque et sombre.

Ribeyrolles, qui est allé mourir au Brésil, écrivait à bâtons rompus, dans son séjour à Guernesey, un mémento personnel des faits quotidiens, dont une feuille est sous nos yeux : — « 1er janvier, Étrennes. Une tempête, Un navire arrivant de Portrieux s’est perdu hier sur l’Esplanade. — 2. Trois-mâts perdu à la Rocquaine. Il venait d’Amérique. Sept hommes morts. Vingt et un sauvés. — 3. Le packet n’est pas venu. — 4. La tempête continue. — … — 14. Pluies. Éboulement aux terres qui a tué un homme. — 15. Gros temps. Le Tawn n’a pu partir. — 22. Brusque bourrasque. Cinq sinistres sur la côte ouest. — 24. La tempête persiste. Naufrages de tous côtés. »

Presque jamais de repos dans ce coin de l’océan. De là les cris de mouette jetés à travers les siècles dans cette rafale sans fin par l’antique poète inquiet Lhy-ouar’li-henn, ce Jérémie de la mer.

Mais le gros temps n’est pas le plus grand risque de cette navigation de l’archipel ; la bourrasque est violente, et la violence avertit ; on rentre au port, ou l’on met à la cape ; en ayant soin de placer le centre d’effort des voiles au plus bas ; s’il survente, on cargue tout, et voici peut se tirer d’affaire. Les grands périls de ces parages sont les périls invisibles ; toujours présents, et d’autant plus funestes que le temps est plus beau.

Dans ces rencontres-là, une manœuvre spéciale est nécessaire. Les marins de l’ouest de Guernesey excellent dans cette sorte de manœuvre qu’on pourrait nommer préventive. Personne n’a étudié comme eux les trois dangers de la mer tranquille, le singe, l’anuble et le derruble. Le singe (swinge), c’est le courant ; l’anuble (lieu obscur), c’est le bas-fond ; le derruble (qu’on prononce le terrible), c’est le tourbillon, le nombril, l’entonnoir de roches sous-jacentes, le puits sous la mer.


VI

LES ROCHERS


Dans l’archipel de la Manche, la côte est presque partout sauvage. Ces îles sont de riants intérieurs d’un abord âpre et bourru. La Manche étant une quasi Méditerranée, la vague est courte et violente, le flot est un clapotement. De là un bizarre martellement des falaises, et l’affouillement profond de la côte.

Qui longe cette côte passe par une série de mirages. À chaque instant le rocher essaie de vous faire sa dupe. Où les illusions vont-elles se nicher ? Dans le granit. Rien de plus étrange. D’énormes crapauds de pierre sont là, sortis de l’eau sans doute pour respirer ; des nonnes géantes se hâtent, penchées sur l’horizon ; les plis pétrifiés de leur voile ont la forme de la fuite du vent ; des rois à couronnes plutoniennes méditent sur de massifs trônes à qui l’écume n’est pas épargnée ; des êtres quelconques enfouis dans la roche dressent leurs bras dehors, on voit les doigts des mains ouvertes. Tout cela c’est la côte informe. Approchez. Il n’y a plus rien. La pierre a de ces évanouissements. Voici une forteresse, voici un temple fruste, voici un chaos de masures et de murs démantelés, tout l’arrachement d’une ville déserte. Il n’existe ni ville, ni temple, ni forteresse ; c’est la falaise, À mesure qu’on s’avance ou qu’on s’éloigne ou qu’on dérive ou qu’on tourne, la rive se défait ; pas de kaléidoscope plus prompt à l’écroulement ; les aspects se désagrègent pour se recomposer ; la perspective fait des siennes. Ce bloc est un trépied, puis c’est un lion, puis c’est un ange et il ouvre les ailes, puis c’est une figure assise qui lit dans un livre. Rien ne change de forme comme les nuages, si ce n’est les rochers.

Ces formes éveillent l’idée de grandeur, non de beauté. Loin de là. Elles sont parfois maladives et hideuses. La roche à des nodosités, des tumeurs, des kystes, des ecchymoses, des loupes, des verrues. Les monts sont les gibbosités de la terre. Madame de Staël entendant M. de Chateaubriand, qui avait les épaules un peu hautes, mal parler des Alpes, disait : jalousie de bossu. Les grandes lignes et les grandes majestés de la nature, le niveau des mers, la silhouette des montagnes, le sombre des forêts, le bleu du ciel, se compliquent d’on ne sait quelle dislocation énorme mêlée à l’harmonie. La beauté a ses lignes, la difformité a les siennes. Il y a le sourire et il y a le rictus. La désagrégation fait sur la roche les mêmes effets que sur la nuée. Ceci flotte et se décompose, ceci est stable et incohérent. Un reste d’angoisse du chaos est dans la création. Les splendeurs ont des balafres. Une laideur, éblouissante parfois, se mêle aux choses les plus magnifiques et semble protester contre l’ordre. Il y a de la grimace dans le nuage. Il y a un grotesque céleste. Toutes les lignes sont brisées dans le flot, dans le feuillage, dans le rocher, et on ne sait quelles parodies s’y laissent entrevoir, l’informe y domine. Jamais un contour n’y est correct. Grand, oui ; pur, non. Examinez les nuages ; toutes sortes de visages s’y dessinent, toutes sortes de ressemblances s’y montrent, toutes sortes de figures s’y esquissent ; cherchez-y un profil grec ! Vous y trouverez Caliban, non Vénus ; jamais vous n’y verrez le Parthénon. Mais parfois, à la nuit tombante, quelque grande table d’ombre posée sur des jambages de nuée et entourée de blocs de brume ébauchera dans le livide ciel crépusculaire un cromlech immense et monstrueux.


VII

PAYSAGE ET OCÉAN MÊLÉS


À Guernesey, les métairies sont monumentales. Quelques-unes dressent au bord des chemins un pan de mur planté comme un décor où sont percées côte à côte la porte charretière et la porte piétonne. Le temps a creusé dans les chambranles et les cintres des refends profonds où la tortule champêtre abrite l’éclosion de ses spores, et où il n’est point rare de trouver des chauves-souris endormies. Les hameaux sous les arbres sont décrépits et vivaces. Les chaumières ont des vieillesses de cathédrales. Une cabane de pierre, route des Hubies, a dans son mur une encoignure avec un tronçon de colonnette et cette date ; 1405. Une autre, du côté de Balmoral, offre sur sa façade, comme les maisons paysannes de Hernani et d’Astigarragx un blason sculpté en pleine pierre. À chaque pas, on voit dans les fermes les croisées à mailles losangées, les tourelles escaliers et les archivoltes de la renaissance, Pas une porte qui n’ait son montoir à bidet, en granit.

D’autres cabanes ont été des barques ; une coque de bateau renversée, et juchée sur des pieux et des traverses, cela fait un toit, Une nef, la cale en haut, c’est une église ; la voûte en bas, c’est un navire ; le récipient de la prière retourné, dompte la mer.

Dans les paroisses arides de l’ouest, le puits banal, avec son petit dôme de maçonnerie blanche au milieu des friches, imite presque le marabout arabe. Une solive trouée avec une pierre pour pivot ferme la haie d’un champ ; on reconnaît à de certaines marques les échaliers sur lesquels les lutins et les auxcriniers se mettent à cheval la nuit.

Les ravins étalent pêle-mêle sur leurs talus les fougères ; les liserons, les roses de loup, les houx aux graines écarlates, l’épine blanche, l’épine rose, l’hièble d’Écosse, le troëne, et ces longues lanières plissées, dites collerettes de Henri IV. Dans toute cette herbe pullule et prospère un épilobe à gousses, fort brouté des bourriques ; ce que la botanique exprime avec élégance et pudeur par le mot onagrariée. Partout des fourrés, des charmilles, « toutes sortes de brehailles » ; des épaisseurs vertes où ramage un monde ailé, guetté par un monde rampant ; merles, linottes, rouges-gorges, geais, torquilles ; le loriot des Ardennes se hâte à tire-d’aile ; des volées d’étourneaux manœuvrent en spirale ; ailleurs le verdier, le chardonneret, la cauvette picarde, la corneille aux pieds rouges. Çà et là une couleuvre.

De petites chutes d’eau, amenées dans des encaissements de bois vermoulu qui laissent échapper des gouttes, font tourner des moulins dont on entend le battement sous les branchages. Quelques cours de fermes ont encore à leur centre le pressoir à cidre et le vieux cercle de pierre creuse où roulait la roue à broyer les pommes. Les bestiaux boivent dans des auges pareilles à des sarcophages. Un roi celte a peut-être pourri dans ce coffre de granit ou s’abreuve paisiblement la vache, qui a les yeux de Junon. Les grimpereaux et les hochequeues viennent en familiarité aimable piller le grain des poules.

Le long de la mer tout est fauve. Le vent use l’herbe que le soleil brûle. Quelques églises ont un caparaçon de lierre qui court jusqu’au clocher. Par endroits, dans les bruyères désertes, une excroissance de rocher s’achève en chaumière. Les bateaux tirés à terre, faute de port, sont arc-boutés sur de grosses pierres. Les voiles des barques qu’on voit à l’horizon sont plutôt couleur d’ocre ou jaune saumon que blanches. Du côté de la pluie et de la bise les arbres ont une fourrure de lichen ; les pierres elles-mêmes semblent prendre leurs précautions et ont une peau de mousse drue et dense. Il y a des murmures, des souffles, des froissements de branches, de brusques passages d’oiseaux de mer, quelques-uns avec un poisson d’argent au bec, une abondance de papillons variant de couleur selon la saison, et toutes sortes de profonds tumultes dans les rochers sonores. Des chevaux au vert galopent à travers les jachères. Ils se roulent, bondissent, s’arrêtent, font fête au vent de toute leur crinière, et regardent devant eux dans l’espace des flots qui se suppléent indéfiniment. En mai les vieilles bâtisses rurales et marines se couvrent de giroflées ; en juin, de lilas de muraille.

Dans les dunes, des batteries s’écroulent. La désuétude des canons profite aux paysans ; des filets de pêcheurs sèchent sur les embrasures. Entre les quatre murs du blockhaus démantelé, un âne errant, ou une chèvre au piquet, broute le gazon d’Espagne et le chardon bleu. Des enfants demi-nus rient. On voit dans les sentiers les jeux de mérelles qu’ils y tracent.

Le soir, le soleil couchant, radieusement horizontal, éclaire dans les chemins creux le lent retour des génisses s’attardant à mordre les haies à droite et à gauche, ce qui fait aboyer le chien. Les sauvages caps de l’ouest s’enfoncent en ondulant sous la mer ; quelques rares tamarins y frémissent. Au crépuscule, les murs cyclopéens, laissant passer le jour à travers leurs pierres, font au haut des collines de longues crêtes de guipure noire. Le bruit du vent écouté dans ces solitudes donne une sensation de lointain extraordinaire.



VIII

SAINT-PIERRE-PORT


Saint-Pierre-Port, capitale de Guernesey, a été bâti jadis en maisons de bois sculpté, apportées de Saint-Malo. Une belle maison de pierre du seizième siècle subsiste encore dans la Grand’Rue.

Saint-Pierre-Port est port franc. La ville est étagée sur un charmant désordre de vallées et de collines froncées autour du Vieux-Havre comme si elles avaient été prises à poignée par un géant. Les ravins font les rues, des escaliers abrègent les détours. Les rues fort roides sont montées et descendues au galop par les excellents attelages anglo-normands.

Sur la grande place, les femmes du marché, assises en plein air sur le pavé, reçoivent les averses de l’hiver ; mais il y a à quelques pas la statue de bronze d’un prince. Il tombe par fin un pied d’eau à Jersey, et dix pouces et demi à Guernesey. Les poissonniers sont mieux traités que les maraîchers ; la poissonnerie, vaste halle couverte, a des tables de marbre où s’étalent magnifiquement les pêches, souvent miraculeuses, de Guernesey.

Il n’y a point de bibliothèque publique, Il y a une société mécanique et littéraire. Il y a un collège. On édifie le plus d’églises qu’on peut. Quand elles sont bâties, on les fait approuver par « les seigneurs du conseil ». Il n’est point rare de voir passer dans la rue des chariots portant les fenestrages ogives en bois donnés par tel charpentier à telle église.

Il y a un palais de justice. Les juges, vêtus de violet, opinent à haute voix. Au siècle dernier, les bouchers ne pouvaient pas vendre une livre de bœuf ou de mouton avant que les magistrats eussent choisi leur viande.

Force « chapelles » particulières protestent contre les églises officielles. Entrez dans une de ces chapelles, vous entendrez un paysan expliquer à d’autres le nestorianisme, c’est-à-dire la nuance entre la mère du Christ et la mère de Dieu, ou enseigner comme quoi le Père est puissance, tandis que le Fils n’est qu’une sorte de puissance ; ce qui ressemble fort à l’hérésie d’Abeilard. Les irlandais catholiques foisonnent, peu patients ; de façon que les discussions théologiques sont parfois ponctuées de coups de poing orthodoxes. La stagnation du dimanche fait loi. Tout est permis, excepté de boire un verre de bière le dimanche. Si vous aviez soif « le saint jour du sabbat », vous scandaliseriez le digne Amos Chick qui a licence pour vendre de l’ale et du cidre dans Highstreet. Loi du dimanche : chanter sans boire. En dehors de la prière, on ne dit pas : mon Dieu on dit : mon bon. Good remplace God. Une jeune sous-maîtresse française d’un pensionnat, ayant ramassé ses ciseaux avec cette interjection : Ah mon Dieu ! fut congédiée pour avoir « juré ». On est plus biblique encore qu’évangélique.

Il y a un théâtre. Une porte bâtarde, donnant sur un corridor dans une rue déserte, telle est l’entrée. L’intérieur se rapproche du style d’architecture adopté pour les greniers à foin. Satan n’a pas de pompes, et est mal logé. Le théâtre a pour vis-à-vis la prison, autre logis du même individu.

Sur la colline nord, au Castle Carey (solécisme ; il faudrait dire Carey Castle), il existe une précieuse collection de tableaux, la plupart espagnols. Publique, ce serait un musée. Dans certaines maisons aristocratiques, subsistent des spécimens curieux de ce carrelage peint de Hollande dont est tapissée la cheminée du czar Pierre à Saardam, et de ces magnifiques tentures de faïence, dites en Portugal azulejos, produits d’un grand art, la faïencerie ancienne ; ressuscité aujourd’hui, plus admirable que jamais, grâce à des initiateurs comme le docteur Lasalle, à des fabriques comme Premières, et à des potiers-peintres comme Deck et Devers.

La chaussée d’Antin de Jersey se nomme Rouge-Bouillon, le faubourg Saint-Germain de Guernesey se nomme les Rohais ; les belles rues correctes y abondent, toutes coupées de jardins. Il y a à Saint-Pierre-Port autant d’arbres que de toits, plus de nids que de maisons, et plus de bruits d’oiseaux que de bruits de voitures. Les Rohais ont la grande apparence patricienne des quartiers hautains de Londres, et sont blancs et propres.

Traversez un ravin, enjambez Mille street, entrez dans une sorte d’entaille entre deux hautes maisons, montez un étroit et interminable degré à coudes tortueux et à dalles branlantes, vous êtes dans une ville bédouine ; masures, fondrières, ruelles dépavées, pignons brûlés, logis effondrés, chambres désertes sans portes ni fenêtres où l’herbe pousse, des poutres traversant la rue, des ruines barrant le passage, çà et là une bicoque habitée, de petits garçons nus, des femmes pâles ; on se croit à Zaatcha.

À Saint-Pierre-Port, on n’est pas horloger, on est montrier ; on n’est pas commissaire-priseur, on est encanteur ; on n’est pas badigeonneur, on est picturier ; on n’est pas maçon, on est plâtreur ; on n’est pas pédicure, on est chiropodiste ; on n’est pas cuisinier, on est couque ; on ne frappe pas à la porte, on tape à l’hû. Madame Pescott est « agente de douanes et fournisseure de navires ». Un barbier annonçait dans sa boutique la mort de Wellington en ces termes : Le commandant des soudards est mort.

Des femmes vont de porte en porte revendre de petites pacotilles achetées aux bazars ou aux marchés ; cette industrie s’appelle chiner. Les chineuses, très pauvres, gagnent à grand’peine quelques doubles dans leur journée. Voici un mot d’une chineuse : « Savez-vous que c’est bien joli, j’ai mis de côté dans ma semaine sept sous. » Un passant de nos amis donna un jour à l’une d’elles cinq francs ; elle dit ; Merci bien monsieur, voilà qui va me permettra d’acheter en gros.

Au mois de mai les yachts commencent à arriver, la rade se peuple de navires de plaisance ; la plupart gréés en goëlettes, quelques-uns à vapeur. Tel yacht coûte à son propriétaire cent mille francs par mois.

Le cricket prospère, la boxe décroit, Les sociétés de tempérance règnent, fort utilement, disons-le. Elles ont leurs processions, et promènent leurs bannières avec un appareil presque maçonnique qui attendrit même les cabaretiers. On entend les tavernières dire aux ivrognes en les servant : « Bévez-en un varre, n’en boivez pas une bouteille. »

La population est saine, belle et bonne. La prison de la ville est très souvent vide. À Christmas, le geôlier, quand il a des prisonniers, leur donne un petit banquet de famille.

L’architecture locale a des fantaisies tenaces ; la ville de Saint-Pierre-Port est fidèle à la reine, à la bible, et aux fenêtres-guillotines ; l’été les hommes se baignent nus ; un caleçon est une indécence ; il souligne.

Les mères excellent à vêtir les enfants ; rien n’est joli comme cette variété de petites toilettes, coquettement inventées. Les enfants vont seuls dans les rues, confiance touchante et douce. Les marmots mènent les bébés.

En fait de modes, Guernesey copie Paris. Pas toujours ; quelquefois des rouges vifs ou des bleus crus révèlent l’alliance anglaise. Pourtant nous avons entendu une modiste locale, conseillant une élégante indigène, protester contre l’indigo et l’écarlate et ajouter cette observation délicate : « Je trouve une couleur bien dame et bien comme il faut un beau pensée. »

La charpenterie maritime de Guernesey est renommée ; le carénage regorge de bâtiments au radoub. On tire les navires à terre au son de la flûte. — Le joueur de flûte, disent les maîtres charpentiers, fait plus de besogne qu’un ouvrier.

Saint-Pierre-Port a un Pollet comme Dieppe, et un Strand comme Londres. Un homme du monde ne se montrerait pas dans la rue avec un album ou un portefeuille sous le bras, mais va au marché le samedi et porte un panier. Le passage d’une personne royale a servi de prétexte à une tour. On enterre dans la ville. La rue du Collège longe et côtoie à droite et à gauche deux cimetières. Une tombe de février 1610 fait partie d’un mur.

L’Hyvreuse est un square de gazon et d’arbres comparable aux plus beaux carrés des Champs-Élysées de Paris, avec la mer de plus. On voit, aux vitrines de l’élégant bazar dit les Arcades, des affiches telles que celle-ci : Ici se vend le parfum recommandé par le sixième régiment d’artillerie.

La ville est traversée en tous sens par des baquets chargés de barils de bière ou de sacs de charbon de terre. Le promeneur peut lire encore çà et là d’autres annonces : — Ici, on continue à prêter un joli taureau comme par le passé. — Ici, on donne le plus haut prix pour chiques, plomb, verre, os. — À vendre, de nouvelles pommes de terre rognonnes, aux choix. — À vendre, rames à pois, quelques tonnes d’avoine pour chaff, un service complet de portes anglicées pour un salon, comme aussi un cochon gras. Ferme de Mon-Plaisir. Saint-Jacques. — À vendre, de bons soubats dernièrement battus, des carottes jaunes par le cent, et une bonne seringue française. S’adresser au moulin de l’échelle Saint-André. — Défense d’habiller du poisson et de déposer des encombriers. — À vendre un âne donnant lait. Etc., etc.


IX

JERSEY, AURIGNY, SERK


Les îles de la Manche sont des morceaux de France tombés dans la mer et ramassés par l’Angleterre. De là une nationalité complexe. Les jersiais et les guernesiais ne sont certainement pas anglais sans le vouloir, mais ils sont français sans le savoir. S’ils le savent, ils tiennent à l’oublier. Cela se voit un peu au français qu’ils parlent.

L’archipel est fait de quatre îles ; deux grandes, Jersey et Guernesey, et deux petites, Aurigny et Serk ; sans compter les îlots, Ortach, les Casquets, Herm, Jethou, etc. Les îlots et les écueils dans cette vieille Gaule sont volontiers qualifiés Hou. Aurigny a Bur-Hou, Serk a Brecq-Hou, Guernesey a Li-Hou et Jet-Hou, Jersey a les Kere-Hou, Granville a le Pir-Hou. Il y a le cap la Hougue, la Hougue-bye, la Hougue des Pommiers, les Houmels, etc. Il y a l’île de Chousey, recueil Chouas, etc. Ce remarquable radical de la langue primitive, hou, se retrouve partout (houle, huée, hure, hourque, houre (échafaud, vieux mot), houx, houperon (requin), hurlement, hulotte, chouette, d’où (chouan, etc,) ; il transperce dans les deux mots qui expriment l’indéfini, unda et unde Il est dans les deux mots qui expriment de doute, ou et .

Serk est la moitié d’Aurigny, Aurigny est le quart de Guernesey, Guernesey est les deux tiers de Jersey. Toute l’île de Jersey est exactement grande comme la ville de Londres. Il faudrait pour faire la France deux mille sept cents Jersey. Au calcul de Charassin, excellent agronome pratique, la France, si elle était cultivée comme Jersey, pourrait nourrir deux cent soixante-dix millions d’hommes, toute l’Europe. Des quatre îles, Serk, la plus petite, est la plus belle ; Jersey, la plus grande, est la plus jolie ; Guernesey, sauvage et riante, participe des deux. Il existe à Serk une mine d’argent, inexploitée à cause de la faiblesse du rendement. Jersey a cinquante-six mille habitants, Guernesey trente mille ; Aurigny quatre mille cinq cents ; Serk six cents ; Li-Hou, un seul. De l’une de ces îles à l’autre, d’Aurigny à Guernesey et de Guernesey à Jersey, il y a l’enjambée d’une botte de sept lieues. Le bras de mer s’appelle entre Guernesey et Herm le petit Ruau, et entre Herm et Serk le grand Ruau. La pointe de France la plus proche est le cap Flamanville. De Guernesey on entend le canon de Cherbourg, et de Cherbourg on entend le tonnerre de Guernesey.

Les orages sur l’archipel de la Manche, nous l’avons dit, sont terribles. Les archipels sont les pays du vent. Entre chaque île, il y a un corridor qui fait soufflet. Loi mauvaise pour la mer et bonne pour la terre. Le vent emporte les miasmes et apporte les naufrages. Cette loi est sur les Channel’s Islands comme sur les autres archipels. Le choléra a glissé sur Jersey et Guernesey. Il y eut pourtant à Guernesey, au moyen âge, une si furieuse épidémie qu’un baillif brûla les archives pour détruire la peste.

On nomme volontiers ces îles en France îles anglaises, et en Angleterre îles normandes. Les îles de la Manche battent monnaie ; de cuivre seulement. Une voie romaine, encore visible, menait de Coutances à Jersey.

C’est en 709, nous l’avons dit, que l’océan a arraché Jersey à la France. Douze paroisses furent englouties. Des familles actuellement vivantes en Normandie ont encore la seigneurie de ces paroisses ; leur droit divin est sous l’eau ; cela arrive aux droits divins.


X

HISTOIRE, LÉGENDE, RELIGION


Les six paroisses primitives de Guernesey appartenaient à un seul seigneur, Néel, vicomte de Cotentin, vaincu à la bataille des Dunes en 1047. En ce temps-là, au dire de Dumaresq, il y avait dans les îles de la Manche un volcan. La date des douze paroisses de Jersey est inscrite dans le Livre Noir de la cathédrale de Coutances. Le sire de Briquebec s’intitulait baron de Guernesey. Aurigny était le fief d’Henri l’Artisan. Jersey a subi deux voleurs, César et Rollon.

Haro est un cri au duc (Ha ! Rollo !), à moins qu’il ne vienne du saxon haran, crier. Le cri Haro se répète trois fois, à genoux, sur la grande route, et tout travail cesse dans le lieu où le cri a été poussé jusqu’à ce que justice ait été rendue.

Avant Rollon, duc des normands, il y avait eu, sur l’archipel, Salomon, roi des bretons. De là beaucoup de Normandie à Jersey et beaucoup de Bretagne à Guernesey. La nature y répercute l’histoire ; Jersey a plus de prairies, et Guernesey plus de rochers ; Jersey est plus verte et Guernesey plus âpre.

Les gentilshommes couvraient les îles. Le comte d’Essex a laissé une ruine à Aurigny, Essex Castle. Jersey a Montorgeuil, Guernesey le château Cornet. Le château Cornet est construit sur un rocher qui a été un Holm ou Heaume, cette métaphore se retrouve dans les Casquets, Casques. Le château Cornet a été assiégé par le pirate picard Eustache, et Montorgueil par Duguesclin. Les forteresses comme les femmes se vantent de leurs assiégeants quand ils sont illustres.

Un pape, au quinzième siècle, a déclaré Jersey et Guernesey îles neutres. Il songeait à la guerre, et non au schisme. Calvin, prêché à Jersey par Pierre Morice et à Guernesey par Nicolas Baudoin, a fait son entrée dans l’archipel normand en 1563. Il y a prospéré, ainsi que Luther, fort gêné pourtant aujourd’hui par le wesleyanisme, excroissance du protestantisme qui contient l’avenir de l’Angleterre.

Les églises abondent dans l’archipel. Le détail vaut la peine qu’on y insiste ; partout des temples. La dévotion catholique est distancée ; un coin de terre de Jersey ou de Guernesey porte plus de chapelles que n’importe quel morceau de terre espagnole ou italienne de même grandeur. Méthodistes proprement dits, méthodistes primitifs, méthodistes connexes, méthodistes indépendants, baptistes, presbytériens, millénaires, quakers, bible-christians, brethren (frères de Plymouth), non-sectériens, etc. ; ajoutez l’église épiscopale anglicane, ajoutez l’église romaine papiste. On voit à Jersey une chapelle mormone. On reconnaît les bibles orthodoxes à ce que Satan y est écrit sans majuscule ; satan. C’est bien fait.

À propos de Satan, on hait Voltaire. Le mot Voltaire est, à ce qu’il paraît, une des prononciations du nom de Satan. Quand il s’agit de Voltaire, toutes les dissidences se rallient, le mormon coïncide avec l’anglican, l’accord se fait dans la colère, et toutes les sectes ne sont plus qu’une haine. L’anathème à Voltaire est le point d’intersection de toutes les variétés du protestantisme. Un fait remarquable, c’est que le catholicisme déteste Voltaire, et que le protestantisme l’exècre. Genève enchérit sur Rome. Il y a crescendo dans la malédiction. Calas, Sirven, tant de pages éloquentes contre les dragonnades n’y font rien. Voltaire a nié le dogme, cela suffit. Il a défendu les protestants, mais il a blessé le protestantisme. Les protestants le poursuivent d’une ingratitude orthodoxe. Quelqu’un qui avait à parler en public à Saint-Hélier pour une quête, fut prévenu que, s’il nommait Voltaire dans son speech, la quête avorterait. Tant que le passé aura assez de souffle pour avoir la parole, Voltaire sera rejeté. Écoutez toutes ces voix ; il n’a ni génie, ni talent, ni esprit. On l’a insulté vieux, on le proscrit mort. Il est éternellement « discuté ». C’est là sa gloire. Parler de Voltaire avec calme et justice, est-ce que c’est possible ? Quand un homme domine un siècle et incarne le progrès, il n’a plus affaire à la critique, mais à la haine.


XI

LES VIEUX REPAIRES ET LES VIEUX SAINTS


Les Cyclades dessinent le cercle ; l’archipel de la Manche dessine le triangle. Quand on regarde sur une carte, ce qui est la vue à vol d’oiseau de l’homme, les Channel’s Islands, un segment de mer triangulaire se découpe entre ces trois points culminants, Aurigny, qui marque la pointe nord, Guernesey, qui marque la pointe ouest, Jersey, qui marque la pointe sud. Chacune de ces trois îles mères a autour d’elle ce qu’on pourrait nommer ses poussins d’îlots. Aurigny a Bur-Hou, Ortach et les Casquets ; Guernesey a Herm, Jet-Hou et Li-Hou ; Jersey ouvre du côté de la France le cintre de sa baie de Saint-Aubin, vers laquelle ces deux groupes, épars mais distincts, les Grelets et les Minquiers, semblent, dans le bleu de l’eau, qui est, comme l’air, un azur, se précipiter ainsi que deux essaims vers une porte de ruche. Au centre de l’archipel, Serk, à laquelle se rattachent Brecq-Hou et l’île aux Chèvres, est le trait d’union entre Guernesey et Jersey. La comparaison des Cyclades aux Channel’s Islands eût certainement frappé l’école mystique et mythique qui, sous la restauration, se rattachait à de Maistre par d’Eckstein, et lui eût fourni matière à un symbole : l’archipel d’Hellas arrondi, ore rotundo ; l’archipel de la Manche aigu, hérissé, hargneux, anguleux ; l’un pareil à l’harmonie, l’autre à la chicane ; ce n’est pas pour rien que l’un est grec et que l’autre est normand.

Jadis, avant les temps historiques, ces îles de la Manche étaient féroces. Les premiers insulaires étaient probablement de ces hommes primitifs dont le type se retrouve au Moulin-Guignon, et qui appartenaient à la race aux mâchoires rentrantes. Ils vivaient une moitié de l’année de poisson et de coquillages ; et l’autre moitié, d’épaves. Piller leur côte était leur ressource. Ils ne connaissaient que deux saisons, la saison de pêche et la saison de naufrage ; de même que les groënlandais qui appellent l’été la chasse aux rennes et l’hiver la chasse aux phoques. Toutes ces îles plus tard normandes, étaient des chardonnières, des ronceraies, des trous à bêtes, des logis de forbans. Un vieux chroniqueur local dit énergiquement : Ratières et piratières. Les romains y vinrent, et ne firent faire à la probité qu’un pas médiocre ; ils crucifiaient les pirates, et célébraient les Furinales, c’est-à-dire la fête des filous. Cette fête se célèbre encore dans quelques-uns de nos villages le 25 juillet, et dans nos villes toute l’année.

Jersey, Serk et Guernesey s’appelaient jadis Ange, Sarge et Bissarge. Aurigny est Redanœ, à moins que ce ne soit Thanet. Une légende affirme que dans l’île des Rats, insula rattorum, de la promiscuité des lapins mâles et des rats femelles, est né le cochet d’Inde, « Turkey cony ». À en croire Furetière, abbé de Chalivoy, le même qui reprochait à La Fontaine d’ignorer la différence du bois en grume et du bois marmanteau, la France a été longtemps sans apercevoir Aurigny sur la côte. Aurigny en effet ne tient dans l’histoire de Normandie qu’une place imperceptible. Rabelais pourtant connaissait l’archipel normand ; il nomme Herm, et Serk, qu’il appelle Cerq. « Ie vous asseure que telle est cette terre icy, quelles autres fois I’ai veu les isles de Cerq et Herm, entre Bretagne et Angleterre. » (Édition de 1558. Lyon, p. 423.)

Les Casquets sont un redoutable lieu de naufrages. Les anglais, il y a deux cents ans, avaient pour industrie d’y repêcher des canons. Un de ces canons, couvert d’huîtres et de moules, est au musée de Valognes.

Herm est un eremos ; saint Tugdual, ami de saint Sampson, a été en prières à Herm, de même que saint Magloire à Serk. Il y a eu des auréoles d’ermites sur toutes ces pointes d’écueils. Hélier priait à Jersey, et Marcour dans les rochers du Calvados. C’était le temps où l’ermite Eparchias devenait saint Cybard dans les cavernes d’Angoulême et où l’anachorète Crescentius, au fond des forêts de Trêves, faisait crouler un temple de Diane, en le regardant fixement pendant cinq ans. C’est à Serk, qui était son sanctuaire, son « jonad naomk » que Magloire composa l’hymne de la Toussaint, refaite par Santeuil, Cœlo quos eadem gloria consecrat. C’est de là encore qu’il jetait des pierres aux saxons dont les flottes pillardes vinrent à deux reprises le déranger dans son oraison. L’archipel était aussi quelque peu incommodé à cette époque par l’amwarydour, cacique de la colonie celte. De temps en temps Magloire passait l’eau, et allait se concerter avec le Mactierne de Guernesey, Nivou, lequel était un prophète. Magloire un jour, ayant fait un miracle, fit vœu de ne plus manger de poisson. En outre, pour conserver les mœurs des chiens et ne point donner de coupables pensées à ses moines, il bannit de l’île de Serk les chiennes, loi qui subsiste encore. Saint Magloire rendit à l’archipel plusieurs autres services. Il alla à Jersey mettre à la raison la populace qui avait, le jour de Noël, la mauvaise habitude de se changer en toutes sortes de bêtes, en l’honneur de Mithras. Saint Magloire fit cesser cet abus. Ses reliques furent volées, sous le règne de Nominoë, feudataire de Charles le Chauve, par les moines de Lehon-les-Dinan. Tous ces faits sont prouvés par les bollandistes, Acta Sancti Marculphi, etc., et par l’histoire ecclésiastique de l’abbé Trigan. Victrice de Rouen, ami de Martin de Tours, avait sa grotte à Serk, qui, au onzième siècle, relevait de l’abbaye de Montebourg. À l’heure où nous parlons, Serk est un fief immobilisé entre quarante tenanciers.


XII

PARTICULARITÉS LOCALES


Chaque île a sa monnaie à part, son patois à part, son gouvernement à part, ses préjugés à part. Jersey s’inquiète d’un français propriétaire. S’il allait acheter toute l’île ! À Jersey, défense aux étrangers d’acheter de la terre ; à Guernesey, permission. En revanche, l’austérité religieuse est moindre dans la première île que dans la seconde, le dimanche jersiais a la clef des champs que n’a pas le dimanche guernesiais. La bible est exécutoire à Saint-Pierre-Port plus qu’à Saint-Hélier. L’achat d’une propriété à Guernesey se complique, particulièrement pour l’étranger ignorant, d’un péril singulier ; l’acheteur répond sur son acquêt, pendant vingt ans, de la situation commerciale et financière du vendeur telle qu’elle était au moment précis où la vente a eu lieu.

D’autres enchevêtrements naissent de la diversité des monnaies et des mesures. Le schelling, notre ancien ascalin ou chelin, vaut vingt-cinq sous en Angleterre, vingt-six sous à Jersey, et vingt-quatre sous à Guernesey. « Le poids de la reine » a, lui aussi, des caprices ; la livre guernesiaise n’est pas la livre jersiaise, qui n’est pas la livre anglaise. À Guernesey on mesure le champ en vergées et la vergée en perches. Ce mesurage change à Jersey. À Guernesey on ne se sert que d’argent français, et l’on ne nomme que l’argent anglais. Un franc s’appelle un « dix pence ». L’absence de symétrie va jusque-là qu’il y a dans l’archipel plus de femmes que d’hommes ; six femmes pour cinq hommes.

Guernesey a eu beaucoup de sobriquets, quelques-uns archéologiques ; elle est pour les savants Granosia, et pour les loyaux la petite Angleterre. Elle ressemble en effet par sa forme géométrale à l’Angleterre ; Serk serait son Irlande, mais une Irlande à l’est. Guernesey a dans ses eaux deux cents variétés de testacés et quarante espèces d’éponges. Elle a été dédiée par les romains à Saturne, mais par les celtes à Gwyn ; elle n’y a pas gagné grand’chose, Gwyn est, comme Saturne, un mangeur d’enfants. Elle a un vieux code français qui date de 1331 et qu’on intitule le Précepte d’Assize. De son côté Jersey a trois ou quatre vieilles tables normandes, la cour d’héritage, où ressortissent les fiefs, la cour de Catel, qui est criminelle, la cour du Billet, qui est un tribunal de commerce, et la cour du Samedi, qui est une police correctionnelle. Guernesey exporte du vinaigre, du bétail et des fruits, mais surtout elle s’exporte elle-même ; son principal commerce, c’est le gypse et le granit. Guernesey a trois cent cinq maisons inhabitées. Pourquoi ? La réponse, pour quelques-unes du moins, est peut-être dans un des chapitres de ce livre. Les russes baraqués à Jersey au commencement de ce siècle ont laissé leur souvenir dans les chevaux ; le cheval jersiais est un composé singulier du cheval normand et du cheval cosaque ; c’est un admirable coureur et un marcheur puissant. Il pourrait porter Tancrède et traîner Mazeppa.

Au dix-septième siècle, il y a eu guerre civile entre Guernesey et le château Cornet ; le château Cornet étant pour Stuart et Guernesey pour Cromwell. C’est à peu près comme si l’île Saint-Louis déclarait la guerre au quai des Ormes. À Jersey il existe deux factions, la Rose et le Laurier ; diminutifs des whigs et des tories. La division, la hiérarchie, la caste, le compartiment, plaisent aux insulaires de cet archipel, si bien qualifié La Normandie inconnue. Les guernesiais en particulier ont tellement le goût des îles qu’ils font des îles dans la population ; en haut de ce petit ordre social, soixante familles, les sixty, vivent à part ; à mi-côte, quarante familles, les forty, font un autre groupe, également isolé ; autour est le peuple. Quant à l’autorité, tout à la fois locale et anglaise, elle se décompose ainsi : dix paroisses, dix recteurs, vingt connétables, cent soixante douzeniers, une cour royale avec procureur et un contrôle, un parlement dit les états, douze juges appelés juvats, un bailli qualifié baillif. Balnivus et coronator disent les vieilles, chartes. Pour loi la coutume de Normandie. Le procureur est nommé par commission, et le baillif par patente, nuance anglaise fort sérieuse. Outre le baillif qui gouverne le civil, il y a le doyen qui règle le spirituel, et le gouverneur qui régit le militaire. Le détail des autres offices est indiqué dans le « tableau des Messieurs qui ont les premiers postes dans l’île ».



XIII

TRAVAIL DE LA CIVILISATION DANS L’ARCHIPEL


Jersey est le septième port de l’Angleterre. En 1845, l’archipel possédait quatre cent quarante navires jaugeant quarante-deux mille tonneaux ; il se faisait dans son port un va-et-vient de soixante mille tonneaux entrant et de cinquante-quatre mille tonneaux sortant sur douze cent soixante-cinq navires de toutes nations Dont cent quarante-deux steamers. Ces chiffres ont plus que triplé en vingt ans.

La monnaie fiduciaire fonctionne dans les îles sur une large échelle et donne d’excellents résultats. À Jersey, émet des billets de banque qui veut ; si ces billets résistent à l’afflux du remboursement, la banque est fondée. Le billet de banque de l’archipel est invariablement d’une livre sterling. Le jour où le billet a rente serait compris des anglo-normands, ils le pratiqueraient sans nul doute, et l’on aurait ce curieux spectacle de voir le même fait à l’état d’utopie en Europe et de progrès accompli dans les Channel’s Islands. La révolution financière serait microscopiquement faite dans ce petit coin du monde.

Une intelligence ferme, vive, alerte, rapide, caractérise les jersiais, qui seraient, s’ils voulaient, d’admirables français. Les guernesiais, tout aussi pénétrants et tout aussi solides, sont plus lents.

Ce sont de vaillantes et fortes populations, éclairées plus qu’on ne croit, et chez lesquelles on a plus d’un étonnement. Les journaux y abondent, en anglais et en français ; six à Jersey, quatre à Guernesey ; de fort grands et de fort bons journaux. Tel est le puissant et irréductible instinct anglais. Supposez une île déserte ; le lendemain de son arrivée, Robinson fait un journal, et Vendredi s’y abonne.

Pour complément l’affiche. Affichage illimité et colossal, pancartes de toute couleur et de toute dimension, majuscules, images, textes illustrés, en plein air ; sur tous les murs de Guernesey, une vaste vignette, représentant un homme de six pieds de haut une cloche à la main, sonne le tocsin de l’annonce, Guernesey, à cette heure, a plus d’affiches que toute la France.

De cette publicité sort la vie. Vie de la pensée très souvent, avec des résultats inattendus, nivelant la population par l’habitude de lire, qui produit la dignité des manières. Vous causez sur la route de Saint-Hélier ou de Saint-Pierre-Port avec un passant irréprochable : vêtu de noir, sévèrement boutonné, au linge très blanc, vous parlant de John Brown et s’informant de Garibaldi. C’est un révérend ? point. C’est un bouvier. Un écrivain contemporain arrive à Jersey, entre chez un épicier[1]. Et, dans un magnifique salon attenant au magasin, il aperçoit derrière une vitrine ses œuvres complètes reliées, dans une haute et large bibliothèque surmontée d’un buste d’Homère.


XIV

AUTRES PARTICULARITÉS


D’une île à l’autre, on fraternise ; on se raille aussi, doucement. Aurigny, subordonnée à Guernesey, s’en fâche parfois, et voudrait tirer à elle le bailliage et faire de Guernesey un satellite. Guernesey riposte, sans colère, par cette « riselée » populaire :

Hale, Pier’, hale, Jean,
L’Guernesey vian.

Ces insulaires, étant une famille de mer, ont parfois de l’amertume, jamais d’aigreur ; qui leur prête des grossièretés, les méconnaît. Nous n’ajoutons aucune foi au prétendu dialogue proverbial entre Jersey et Guernesey : — Vous êtes des ânes. — Réplique : — Vous êtes des crapauds. — C’est là une salutation dont l’archipel normand est incapable. Vadius et Trissotin devenus deux îles de l’océan, nous n’admettons point cela.

Aurigny, du reste, a son importance relative. Pour les Casquets, Aurigny est Londres. La fille du garde-phare Houguer, née aux Casquets, fit à l’âge de vingt ans, le voyage d’Aurigny. Elle fut éperdue du tumulte et redemanda son rocher. Elle n’avait jamais vu de bœufs. En apercevant un cheval, elle s’écria : Quel gros chien !

On est très jeune vieux, non de fait, mais de droit, en ces îles normandes. Deux passants causent : — Le bon homme qui venait tous les jours par ici, il est mort. — Quel âge avait-il ? — Mais bien trente-six ans.

Les femmes de cette Normandie insulaires sont, est-ce un blâme ? est-ce un éloge ? difficilement servantes. Deux dans la même maison ont quelque peine à s’accorder. Elles ne se font aucune concession ; de là un service peu souple, très intermittent, et fort cahoté. Elles s’occupent médiocrement de leur maître, sans lui en vouloir, Il devient ce qu’il peut. En 1852, une famille française, débarquée à Jersey à la suite d’événements, prit à son service une cuisinière native de Saint-Brelade et une femme de chambre native de Boulay-bay. Un matin de décembre, le maître de la maison, levé au petit jour, trouva la porte du logis, qui donnait sur un grand chemin, ouverte à deux battants, et plus de servantes. Ces deux femmes n’avaient pu s’entendre, et à la suite d’une querelle, ayant probablement du reste quelques motifs pour se considérer comme payées de leurs gages, elles avaient empaqueté leurs nippes et s’en étaient allées, chacune de son côté, au milieu de la nuit, laissant derrière elles leurs maîtres endormis et la porte ouverte. L’une avait dit à l’autre : Je ne reste pas avec une beuveresse, et l’autre avait répliqué : Je ne reste pas avec une voleresse.

Toujours les deux sur les dix, est une séculaire locution proverbiale du pays. Que signifie-t-elle ? Que jamais, si vous avez chez vous un homme de peine ou une femme de service, vos deux yeux ne quittent ses dix doigts. Conseil de maître avare ; c’est la vieille défiance qui dénonce la vieille paresse. Diderot raconte que, pour un carreau cassé à sa fenêtre, en Hollande, cinq ouvriers vinrent ; un portait la vitre neuve, un le mastic, un le seau d’eau, un la truelle, et un autre l’éponge. En deux jours, et à eux cinq, ils remirent la vitre.

Ce sont là, disons-le, les antiques langueurs gothiques, nées du servage comme les indolences créoles sont nées de l’esclavage, vices communs à tous les peuples, et qui de nos jours disparaissent partout au frottement du progrès, dans les Channel’s Islands comme ailleurs, et peut-être plus rapidement qu’ailleurs. Dans ces industrieuses communautés insulaires, l’activité, qui fait partie de la probité, est de plus en plus la loi du travail.

Dans l’archipel de la Manche, certaines choses du passé sont encore visibles. Ceci par exemple, — Cour de fief, tenue en la paroisse de Saint-Ouen, en la maison de M. Malzard, le lundi 22 mai 1854, heure de midi. La cour est présidée par le sénéchal, ayant à sa droite le prévôt et à sa gauche le sergent. Assiste à l’audience, noble écuyer sire de Morville et aux autres lieux, possédant en lige une partie de la paroisse. Le sénéchal a requis du prévôt le serment, dont la teneur suit : — Vous jurez et promettez, par votre foi en Dieu, que bien et fidèlement vous exercerez la charge de prévôt de la cour du fief et seigneurie de Morville, et conserverez le droit du seigneur. — Et, ledit prévôt, ayant levé la main et salué le seigneur, a dit : — Je l’jurons.

L’archipel normand parle français, avec quelques variantes, comme on voit. Paroisse se prononce paresse. On a « un ma à la gambe qui n’est pas commun ». — Comment vous portez-vous ? — Petitement. Moyennement. Tout à l’aisi. C’est-à-dire, mal, pas mal, bien. Être triste, c’est avoir les esprits bas ». Sentir mauvais, c’est avoir « un mauvais sent » ; causer du dégât, c’est « faire du ménage » ; balayer sa chambre, laver sa vaisselle, etc., c’est « picher son fait » ; le baquet, souvent plein d’immondices, c’est « le bouquet ». On n’est pas ivre, on est « bragi » ; on n’est pas mouillé, on est « mucre ». Être hypocondriaque, c’est avoir « des fixes ». Une fille est une « hardelle », un tablier est un « devantier », une nappe est un « doublier », une robe est un « dress », une poche est une « pouque », un tiroir est un « haleur », un chou est une « caboche », une armoire est une « presse », un cercueil est un « coffre à mort », les étrennes sont des « irvières », la chaussée est « la cauchie », un masque est un « visagier », les pilules sont des « boulets ». Bientôt, c’est « bien dupartant ». La halle est peu garnie, la denrée est rare ; le poisson et les légumes sont « écarts ». Plaider, bâtir, voyager, tenir maison, avoir table ouverte, donner des fêtes, c’est coutâgeux (en Belgique, et dans la Flandre française, frayeux). Noble est un des mots les plus usités dans ce français local. Toute chose réussie est un « noble train. » Une cuisinière rapporte du marché « un noble quartier de veau ». Un canard bien nourri « est un noble pirot ». Une oie grasse est « un noble picot ». La langue judiciaire et légale a, elle aussi, l’arrière-goût normand. Un dossier de procès, une requête, un projet de loi, sont « logés au greffe ». Un père qui marie sa fille ne lui doit rien « pendant qu’elle est couverte de mari ».

Aux termes de la coutume normande, une fille non mariée, qui est grosse, désigne le père de son enfant dans la population. Elle le choisit quelquefois un peu. Cela n’est pas sans quelque inconvénient.

Le français que parlent les anciens habitants de l’archipel n’est peut-être pas tout à fait de leur faute.

Il y a une quinzaine d’années, plusieurs français arrivèrent à Jersey, nous venons d’indiquer ce détail. (Disons-le en passant, on ne comprenait pas bien pourquoi ils avaient quitté leur pays ; quelques habitants les appelaient ces biaux révoltés.) Un de ces français reçut la visite d’un vieux professeur de langue française, établi depuis longtemps, disait-il, dans le pays. C’était un alsacien, accompagné de sa femme. Il montrait peu d’estime pour le français normand qui est l’idiome de la Manche. En entrant il s’écria : — J’ai pien te la beine à leur abrendre le vranzais. On barle ici badois.

— Comment badois ?

— Oui, badois.

— Ah ! patois ?

— C’est ça, badois.

Le professeur continua ses plaintes sur le « badois » normand. Sa femme lui ayant adressé la parole, il se tourna vers elle et lui dit : — Ne me vaites bas ici de zènes gonchicales.


XV

ANTIQUITÉS ET ANTIQUAILLES, COUTUMES,
LOIS ET MŒURS


Aujourd’hui, constatons-le, les îles normandes, qui possèdent chacune leur collège et de nombreuses écoles, ont d’excellents professeurs, les uns français, les autres guernesiais et jersiais.

Quant au patois, dénoncé par le professeur alsacien, c’est une vraie langue, point méprisable du tout. Ce patois est un idiome complet, très riche et très singulier. Il éclaire, de sa lueur obscure mais profonde, les origines de la langue française. Ce patois a des savants spéciaux, parmi lesquels il faut citer le traducteur de la bible en guernesiais, M. Métivier, qui est à la langue celte-normande ce que l’abbé Éliçagaray était à la langue hispano-basque.

Il y a dans l’île de Guernesey une chapelle à toit de pierre du huitième siècle, et une statue gauloise du sixième, qui sert de chambranle à une porte de cimetière ; exemplaires probablement uniques. Un autre exemplaire unique est un descendant de Rollon, très digne gentleman, qui habite paisiblement l’archipel. Il consent à traiter de cousine la reine Victoria.

La descendance paraît prouvée et n’a rien d’improbable.

Dans ces îles on tient à son blason. Nous avons entendu une M. faire ce reproche aux D. : Ils nous ont pris nos armoires pour les mettre sur leurs tombeaux.

Un paysan dit : Mes ancêtres.

Les fleurs de lys abondent. L’Angleterre prend volontiers les modes que la France quitte. Peu de bourgeois situés entre cour et jardin se privent d’une clôture fleurdelysée.

On est très chatouilleux sur les mésalliances. Dans je ne sais plus laquelle des îles, à Aurigny, je crois, le fils d’une dynastie très ancienne de marchands de vin s’étant mésallié avec la fille d’un chapelier récent, l’indignation fut universelle, toute l’île blâma ce fils, et une vénérable dame s’écria : Est-ce là une coupe à faire boire à des parents ! La princesse palatine n’était pas plus tragiquement exaspérée, quand elle reprochait à une de ses cousines, mariée au prince de Tingry, de s’être « encanaillée d’un Montmorency. »

À Guernesey donner le bras à une femme signifie fiançailles. Une nouvelle mariée, les huit jours qui suivent sa noce, ne sort que pour aller aux offices. Un peu de prison assaisonne la lune de miel. Une certaine honte est d’ailleurs convenable. Le mariage exige si peu de formalités qu’il peut être latent. Cahaigne, à Jersey, a entendu cet échange de questions et de réponses entre une mère, vieille femme, et sa fille, âgée de quarante ans : — Pourquoi n’épousez-vous pas ce Stevens ? — Vous voulez donc, ma mère, que je l’épouse deux fois ? — Comment cela ? — Voilà quatre mois que nous sommes mariés.

À Guernesey, en octobre 1863, une fille a été condamnée à six semaines de prison « pour avoir ennuyé son père ».


XVI

SUITE DES PARTICULARITÉS


Les îles de la Manche n’ont encore que deux statues, l’une à Guernesey, du « prince-consort » ; l’autre à Jersey, qu’on appelle le Roi Doré ; on la nomme ainsi, ignorant quel personnage elle représente et ne sachant pas qui elle immortalise. Elle est au centre de la grande place de Saint-Hélier. Une statue anonyme, c’est toujours une statue, cela flatte l’amour-propre d’une population, c’est probablement la gloire de quelqu’un. Rien ne sort plus lentement de terre qu’une statue, et rien ne pousse plus vite. Quand ce n’est pas le chêne, c’est le champignon. Shakespeare attend toujours sa statue en Angleterre, Beccaria attend toujours sa statue en Italie, mais il paraît que M. Dupin va avoir la sienne en France. On aime à voir ces hommages publics rendus aux hommes qui honorent un pays, comme à Londres, par exemple, où l’émotion, l’admiration, le regret et la foule en deuil ont été crescendo aux trois enterrements de Wellington, de Palmerston, et du boxeur Tom Sayers.

Jersey a un Mont-aux-Pendus, ce qui manque à Guernesey. Il y a soixante ans on a pendu un homme à Jersey pour douze sous pris dans un tiroir ; il est vrai qu’à la même époque en Angleterre on pendait un enfant de treize ans pour un vol de gâteaux et en France on guillotinait Lesurques, innocent. Beautés de la peine de mort.

Aujourd’hui Jersey, plus avancée que Londres, ne tolérerait plus le gibet. La peine de mort y est tacitement abolie.

En prison on surveille fort les lectures. Un prisonnier n’a droit qu’à la bible. En 1830, on permit à un français condamné à mort, nommé Béasse, de lire, en attendant la potence, les tragédies de Voltaire. Cette énormité ne serait plus tolérée aujourd’hui. Ce Béasse est l’avant-dernier pendu de Guernesey, Tapner est, et sera, espérons-le, le dernier.

Jusqu’en 1825, le bailli de Guernesey recevait pour traitement les trente livres tournois qu’il avait au temps d’Édouard III ; environ cinquante francs. Aujourd’hui il a trois cents livres sterling. À Jersey, la cour royale se nomme la cohue. Une femme qui fait un procès s’appelle l’actrice. À Guernesey, on condamne les gens au fouet ; à Jersey, on met l’accusé dans une cage de fer. On rit des reliques des saints, mais on vénère les vieilles bottes de Charles II. Elles sont respectueusement conservées au manoir de Saint-Ouen. La dîme est en vigueur. On rencontre en se promenant les magasins des dîmeurs. Le jambage semble aboli, mais le poulage sévit. Celui qui écrit ces lignes donne deux poules par an à la reine d’Angleterre.

L’impôt est un peu bizarrement assis sur la fortune totale, réelle ou conjecturée, du contribuable. Ceci a l’inconvénient de ne point attirer dans l’île les grands consommateurs. M. de Rothschild, s’il habitait à Guernesey quelque joli cottage acheté une vingtaine de mille francs, payerait quinze cent mille francs d’impôt par an. Ajoutons que, s’il ne résidait que cinq mois de l’année, il ne payerait rien. C’est le sixième mois qui est grave.

Climat, un printemps répandu. L’hiver, soit ; l’été sans doute ; mais sans excès ; jamais de Sénégal, jamais de Sibérie. Les îles de la Manche sont les îles d’Hyères de l’Angleterre. On y envoie les poitrines délicates d’Albion. Telle paroisse de Guernesey, Saint-Martin, par exemple, passe pour une petite Nice. Aucune Tempé, aucune Gémenos, aucun Val-Suzon ne dépasse la vallée des Vaux à Jersey et la vallée des Talbots à Guernesey. À ne voir que les versants méridionaux, rien de plus vert, de plus tiède et de plus frais que cet archipel. La high life y est possible. Ces petites îles ont leur grand monde. On y parle français, nous venons de le rappeler, on dit dans la haute société : Elle a-z-une rose à son chapeau. À cela près, conversations charmantes. Jersey admire le général Don ; Guernesey admire le général Doyle. Ce sont deux anciens gouverneurs du commencement de ce siècle. On trouve à Jersey Don-street et à Guernesey Doyle-road. En outre, Guernesey a bâti et dédié à son général une grande colonne qui domine la mer et qu’on voit des Casquets, et Jersey a fait cadeau au sien d’un cromlech. Ce cromlech avoisinait Saint-Hélier ; il était sur la colline où est aujourd’hui le fort Régent. Le général Don a accepté le cromlech, l’a fait charrier bloc à bloc sur le rivage, l’a embarqué sur une frégate, et l’a emporté. Ce monument était la merveille des îles de la Manche ; il était le seul cromlech circulaire de l’archipel ; il avait vu les cimmériens qui se souvenaient de Tubal-Caïn, de même que les esquimaux se souviennent de Probisher ; il avait vu les celtes dont le cerveau est au cerveau actuel comme treize est à dix-huit ; il avait vu ces étranges donjons de bois dont on retrouve les carcasses dans les tumulus et qui font hésiter l’esprit entre l’étymologie domgio de Du Gange et l’étymologie domi-junctœ de Barleycourt ; il avait vu les casse-tête de silex, et les haches druidiques ; il avait vu le grand Teutatès d’osier ; il existait avant la muraille romaine, il contenait quatre mille ans d’histoire ; la nuit les matelots apercevaient de loin dans les clairs de lune cette énorme couronne de roches droites sur la haute falaise de Jersey. Aujourd’hui c’est un tas de pierres dans un coin d’un Yorkshire quelconque.


XVII

COMPATIBILITÉ DES EXTRÊMES


L’aînesse existe, la dîme existe, la paroisse existe, le seigneur existe, il y a le seigneur de fief et le seigneur de manoir ; la clameur de haro existe, « la cause en clameur de haro entre Nicolle, écuyer, et Godfrey, seigneur de Mélèches, a été appelée devant les messieurs de justice, après que la cour a été assise par la prière d’usage ». (Jersey, 1864.) La livre tournois existe, la saisine et la dessaisine existent, le droit de commise existe, la mouvance existe, le retrait lignager existe, le passé existe. On est messire. Il y a bailli. Il y a sénéchal, il y a centeniers, vingteniers et douzeniers. Il y a vingtaine à Saint-Sauveur et cueillette à Saint-Ouen. Il y a tous les ans, pour le branchage des routes, chevauchée des connétables. Le vicomte est en tête, « tenant à la main la perche royale ». Il y a l’heure canonique, qui est avant midi. Noël, Pâques, la Saint-Jean et la Saint-Michel sont les échéances légales. On ne vend pas un immeuble, on le baille. On entend de ces dialogues devant justice : — Prévôt, est-ce le jour, le lieu et l’heure auxquels les plaids de la cour du fief et seigneurie ont été publiés ? — Oui. — Amen. — Amen. » Le cas du manant niant que sa tenure soit dans les enclaves » est prévu. Il y a les « casualités, trésors trouvés, noces, etc., dont le seigneur peut profiter ». Il y a « jouissance du seigneur par voie de garde jusqu’à ce qu’il se présente partie capable ». Il y a ajour et aveu, record et double record ; il y a chefs-plaids, affieffements, empossessions, alleux, droits régaux.

Plein moyen âge, direz-vous ; non, pleine liberté. Arrivez, vivez, existez. Allez où vous voudrez, faites ce que vous voudrez, soyez qui vous voudrez. Nul n’a droit de savoir votre nom. Avez-vous un Dieu à vous ? Prêchez-le, Avez-vous un drapeau à vous ? Arborez-le. Où ? Dans la rue. Il est blanc ? Soit. Il est bleu ? Très bien. Il est rouge ? Le rouge est une couleur. Vous plaît-il de dénoncer le gouvernement ? Montez sur la borne et parlez. Voulez-vous vous associer publiquement ? Associez-vous. Combien ? Tant que vous voudrez. Quelle limite ? Nulle limite. Avez-vous envie d’assembler le peuple ? Faites. En quel lieu ? Dans la place publique. J’attaquerai la royauté ? Cela ne nous regarde pas. Je veux afficher ? Voilà les murailles. Pensez, parlez, écrivez, imprimez, haranguez, c’est votre affaire.

Tout entendre et tout lire, d’un côté, cela implique, de l’autre, tout dire et tout écrire. Donc franchise absolue de parole et de presse. Est imprimeur qui veut, est apôtre qui veut, est pontife qui peut. Il ne tient qu’à vous d’être pape. Vous n’avez pour cela qu’à inventer une religion. Imaginez une nouvelle forme de Dieu dont vous vous ferez le prophète. Personne n’a rien à y voir. Au besoin les policemen vous aident. D’entrave point. Toute liberté ; spectacle grandiose. On discute la chose jugée. De même qu’on sermonne le prêtre, on juge le juge. Les journaux impriment : « Hier, la cour a rendu un arrêt inique. » L’erreur judiciaire possible n’a droit, chose étonnante, à aucun respect. La justice humaine est livrée aux contestations comme la révélation céleste. L’indépendance individuelle irait difficilement plus loin. Chacun est son propre souverain, non de par la loi, mais de par les mœurs. Souveraineté si entière et si mêlée à la vie qu’on ne la sent, pour ainsi dire, plus. Le droit est devenu respirable ; il est incolore, inaperçu et nécessaire comme l’air. En même temps, on est « loyal ». Ce sont des citoyens qui ont la vanité d’être sujets. Au total le dix-neuvième siècle règne et gouverne. Il entre par toutes les fenêtres de ce moyen âge resté debout. La vieille légalité normande est de part en part traversée par la liberté. Cette masure est pleine de cette lumière. Jamais anachronisme ne fut si peu réfractaire. L’histoire fait gothique cet archipel, l’industrie et l’intelligence le font actuel. Il échappe à l’immobilisation par le simple jeu des poumons du peuple. Ce qui n’empêche pas qu’on ne soit seigneur de Mélèches. Une féodalité de droit, une république de fait. Tel est le phénomène.

Cette liberté souffre une exception ; une seule ; nous l’avons indiquée déjà. Il existe en Angleterre un tyran. Le tyran des anglais a le même nom que le créancier de don Juan, il s’appelle Dimanche. L’Angleterre est le peuple qui a dit ; time is money ; le tyran Dimanche réduit la semaine active à six jours, c’est-à-dire prend aux anglais le septième de leur capital. Et aucune résistance n’est possible. Le dimanche règne par les mœurs, despotes bien autres que les lois. Le dimanche, ce roi d’Angleterre, a pour prince de Galles le spleen. Il a le droit d’ennui. Il ferme les ateliers, les laboratoires, les bibliothèques, les musées, les théâtres, presque les jardins et les bois. Du reste, insistons-y, le dimanche anglais opprime moins Jersey que Guernesey. À Guernesey, une pauvre tavernière française verse un verre de bière à un promeneur ; c’est le dimanche, quinze jours de prison. Un proscrit, bottier, veut travailler le dimanche afin de nourrir sa femme et ses enfants ; il ferme ses volets pour qu’on n’entende pas son marteau ; si on l’entend, amende. Un dimanche, un peintre, frais débarqué de Paris, s’arrête sur un chemin pour dessiner un arbre, un centenier l’interpelle, lui enjoint de cesser ce scandale, et, par clémence, veut bien ne point le loger au greffe. Un barbier de Southampton rase un passant le dimanche ; il paye trois livres sterling au fisc. C’est tout simple, Dieu s’étant reposé ce jour-là.

Heureux, du reste, le peuple qui est libre six jours sur sept. Dimanche étant donné comme synonyme de servitude, nous connaissons des nations dont la semaine a sept dimanches.

Tôt ou tard, ces dernières entraves tomberont. Sans doute l’esprit d’orthodoxie est tenace. Sans doute le procès intenté à l’évêque Golensa, par exemple, est grave. Pensez pourtant au chemin qu’a fait l’Angleterre dans la liberté depuis le temps où Elliot était traduit en cour d’assises pour avoir dit que le soleil était habité.

Il y a un automne pour la chute des préjugés, C’est l’heure du déclin des monarchies. Cette heure est arrivée. La civilisation de l’archipel normand est en marche et ne s’arrêtera pas. Cette civilisation est autochthone, ce qui ne l’empêche point d’être hospitalière et cosmopolite. Elle a reçu au dix-septième siècle le contre-coup de la révolution anglaise et au dix-neuvième le contre-coup de la révolution française. Elle a eu deux fois le profond tremblement de l’indépendance.

Au surplus, tous les archipels sont des pays libres. Mystérieux travail de la mer et du vent.


XVIII

ASILE


Ces îles, autrefois redoutables, se sont adoucies. Elles étaient écueils, elles sont refuges. Ces lieux de détresse sont devenus des points de sauvetage. Qui sort du désastre, émerge là. Tous les naufragés y viennent, celui-ci des tempêtes, celui-là des révolutions. Ces hommes, le marin et le proscrit, mouillés d’écumes diverses, se sèchent ensemble à ce tiède soleil. Chateaubriand, jeune, pauvre, obscur, sans patrie, s’est assis sur une pierre du vieux quai de Guernesey. Une bonne femme lui a dit : Que désirez-vous, mon ami ? C’est une grande douceur pour le banni français, et presque un apaisement mystérieux, de retrouver dans les Channel’s Islands cet idiome qui est la civilisation même, ces accents de nos provinces, ces cris de nos ports, ces refrains de nos rues et de nos campagnes, reminiscitur Argos. Louis XIV a jeté dans cette antique peuplade normande un contingent utile de braves français parlant purement ; la révocation de l’édit de Nantes a ravitaillé dans les îles la langue française.

Les français hors de France vont volontiers faire leur temps dans cet archipel de la Manche ; ils promènent dans ces rochers leur rêverie d’hommes qui attendent ; ce choix s’explique par le charme d’y retrouver l’idiome natal. Le marquis de Rivière, le même à qui Charles X disait : À propos, j’ai oublié de te dire que je t’avais fait duc, pleurait devant les pommiers de Jersey et préférait le Pier’road de Saint-Hélier à l’Oxford street de Londres. C’est dans ce Pier’road que logeait le duc d’Anville, qui était Rohan et La Rochefoucauld. Un jour, M. d’Anville, qui avait un vieux basset de chasse, eut à consulter pour sa santé un médecin de Saint-Hélier qu’il trouva bon aussi pour son chien. Il demanda au médecin jersiais une ordonnance pour son basset. Le chien n’était pas même malade, et c’était une gaîté de grand seigneur. Le docteur donna son avis. Le lendemain, le duc reçut du docteur une note ainsi conçue :

« Deux consultations ;

« 1o Pour M. le duc, un louis.

« 2o Pour son chien, dix louis. »

Ces îles ont été des lieux d’abri de la destinée ; toutes les formes de la fatalité les ont traversées, depuis Charles II sortant de Cromwell jusqu’au duc de Berry, allant à Louvel. Il y a deux mille ans, César, promis à Brutus, y était venu. À dater du dix-septième siècle, ces îles ont été fraternelles au monde entier ; l’hospitalité est leur gloire, Elles ont l’impartialité de l’asile. Royalistes, elles accueillent la république vaincue ; huguenotes, elles admettent le catholicisme émigré. Elles lui font même cette politesse, nous l’avons dit, de haïr autant que lui Voltaire. Et comme, selon beaucoup de gens, et surtout selon les religions d’état, haïr nos ennemis c’est la meilleure manière de nous aimer, le catholicisme doit se trouver fort aimé dans les îles de la Manche.

Pour le nouveau venu sorti d’un naufrage et faisant là un stage dans la destinée inconnue, quelquefois l’accablement de ces solitudes est profond ; il y a du désespoir dans l’air ; et tout à coup on y sent une caresse, un souffle passé qui vous relève. Qu’est ce souffle ? une note, un mot, un soupir ? rien. Ce rien suffit. Qui n’a senti en ce monde la puissance de ceci : un rien !

Il y a dix ou douze ans, un français, débarqué depuis peu à Guernesey, rôdait sur une des grèves de l’ouest, seul, triste, amer, songeant à la patrie perdue. À Paris, on flâne, à Guernesey, on rôde. Cette île lui apparaissait lugubre, la brume couvrait tout, la côte sonnait sous la vague, la mer faisait sur les rochers d’immenses décharges d’écume, le ciel était hostile et noir. On était pourtant au printemps ; mais le printemps de la mer a un nom farouche, il s’appelle équinoxe. Il est plus volontiers ouragan que zéphyr, et l’on pourrait citer un jour de mai où l’écume, sous ce souffle, a sauté vingt pieds au-dessus de la pointe du mât de signal qui est sur la plus haute plate-forme du château Cornet. Ce français avait le sentiment qu’il était en Angleterre ; il ne savait pas un mot d’anglais ; il voyait un vieil Union-Jack, déchiré par le vent, flotter sur une tour ruinée au bout d’un cap désert ; deux ou trois chaumières étaient là ; au loin tout était sable, bruyère, lande, ajonc, épineux ; quelques batteries rasantes, à larges embrasures, montraient leurs angles ; les pierres taillées par l’homme avaient la même tristesse que les rochers maniés par la mer ; le français sentait poindre en lui cet épaississement du deuil intérieur qui commence la nostalgie ; il regardait, il écoutait ; pas un rayon ; des cormorans en chasse, des nuages en fuite ; partout sur l’horizon une pesanteur de plomb ; un vaste rideau livide tombant du zénith ; le spectre du spleen dans le linceul des tempêtes ; rien nulle part qui ressemblât à l’espérance, et rien qui ressemblât à la patrie ; le français songeait, de plus en plus assombri ; tout à coup il releva la tête ; une voix sortait d’une des chaumières entr’ouvertes, une voix claire, fraîche, délicate, une voix d’enfant, et cette voix chantait :


La clef des champs, la clef des bois,
La clef des amourettes !


XIX


Toutes les réminiscences de la France dans l’archipel ne sont pas également gracieuses. Nous connaissons un passant qui, dans l’admirable île de Serk, un dimanche, a entendu dans la cour d’une ferme ce couplet d’un ancien cantique huguenot français, très solennellement chanté en chœur par des voix religieuses ayant le grave accent calviniste :


Tout le monde pue, pue, pue,
Comme une charogne.
Gniaq’ gniaq’ gniaq’ mon doux Jésus
Qui ait l’odeur bonne.


Il est mélancolique et presque douloureux de penser qu’on est mort dans les Cévennes sur ces paroles-là. Ce couplet, d’un haut comique involontaire, est tragique. On en rit ; on en devrait pleurer. Sur ce couplet, Bossuet, l’un des quarante de l’académie française, criait : Tue ! Tue !

Du reste, pour le fanatisme, hideux quand il persécute, auguste et touchant quand il est persécuté, l’hymne extérieur n’est rien. Il a son grand et sombre hymne intérieur qu’il chante mystérieusement en son âme à travers toutes les paroles. Il pénètre de sublime même le grotesque, et, quelles que soient la poésie et la prose de ses prêtres, il transfigure cette prose et cette poésie par l’immense harmonie latente de sa foi. Il corrige la difformité des formules par la grandeur des épreuves acceptées et des supplices subis. Où la poésie manque, il met la conscience. Le libretto du martyre peut être plat, qu’importe si le martyre est magnanime.


XX

HOMO EDAX


Dans un temps donné la configuration d’une île change. Une île est une construction de l’océan. La matière est éternelle, non l’aspect. Tout sur la terre est perpétuellement pétri par la mort, même les monuments extra-humains, même le granit. Tout se déforme, même l’informe. Les édifices de la mer s’écroulent comme les autres.

La mer qui les a élevés, les renverse.

En quinze cents ans, seulement entre l’embouchure de l’Elbe et l’embouchure du Rhin, sept îles sur vingt-trois ont sombré. Cherchez-les au fond de la mer. C’est au treizième siècle que la mer a fait le Zuyderzée ; c’est au quinzième qu’elle a créé la baie de Bies-Bosch en supprimant vingt-deux villages ; c’est au seizième qu’elle a improvisé le golfe de Dollart, en engloutissant Torum. Il y a cent ans, devant le Bourgdault, aujourd’hui coupé à pic sur la falaise normande, on voyait encore sous les vagues le clocher de l’ancien Bourgdault submergé. À Écré-Hou, on distingue, dit-on, parfois, à marée basse, les arbres aujourd’hui sous-marins de la forêt druidique noyée au huitième siècle. Jadis Guernesey adhérait à Herm, Herm à Serk, Serk à Jersey et Jersey à la France. Entre la France et Jersey, un enfant enjambait le détroit. On y jetait un fagot, quand l’évêque de Coutances passait, pour que l’évêque ne se mouillât point les pieds.

La mer édifie et démolit ; et l’homme aide la mer, non à bâtir, mais à détruire.

De toutes les dents du temps, celle qui travaille le plus, c’est la pioche de l’homme. L’homme est un rongeur, tout sous lui se modifie et s’altère, soit pour le mieux, soit pour le pire, Ici il défigure, là il transfigure. La brèche de Roland n’est pas si fabuleuse qu’elle en a l’air ; l’entaille de l’homme est sur la nature. La balafre du travail humain est visible sur l’œuvre divine. Il semble que l’homme soit chargé d’une certaine quantité d’achèvement. Il approprie la création à l’humanité. Telle est sa fonction. Il en a l’audace ; on pourrait presque dire, l’impiété. La collaboration est parfois offensante. L’homme, ce vivant à brève échéance, ce perpétuel mourant, entreprend l’infini. À tous les flux et reflux de la nature, à l’élément qui veut communiquer avec l’élément, aux phénomènes ambiants, à la vaste navigation des forces dans les profondeurs, l’homme signifie son blocus. Il dit lui aussi son Tu n’iras pas plus loin. Il a sa convenance, et il faut que l’univers l’accepte. N’a-t-il pas d’ailleurs un univers à lui ? Il entend en faire ce que bon lui semble. Un univers est une matière première. Le monde, œuvre de Dieu, est le canevas de l’homme.

Tout borne l’homme, mais rien ne l’arrête. Il répliqua à la limite par l’enjambée. L’impossible est une frontière toujours reculante.

Une formation géologique qui a à sa base la boue du déluge et à son sommet la neige éternelle est pour l’homme un mur comme un autre, il la perce, et passe outre. Il coupe un isthme, force un volcan, menuise une falaise, évide un gisement, met un promontoire en petits morceaux. Jadis il se donnait toute cette peine pour Xercès ; aujourd’hui, moins bête, il se la donne pour lui-même. Cette diminution de bêtise s’appelle le progrès. L’homme travaille à sa maison, et sa maison c’est la terre. Il dérange, déplace, supprime, abat ; rase, mine, sape, creuse, fouille, casse, pulvérise, efface cela abolit ceci, et reconstruit avec de la destruction. Rien ne le fait hésiter, nulle masse, nul encombrement, nulle autorité de la matière splendide, nulle majesté de la nature. Si les énormités de la création sont à sa portée, il les bat en brèche. Ce côté de Dieu qui peut être ruiné le tente, et il monte à l’assaut de l’immensité, le marteau à la main, L’avenir verra peut-être mettre en démolition les Alpes. Globe, laisse faire la fourmi.

L’enfant, brisant son jouet, a l’air d’en chercher l’âme. L’homme aussi semble chercher l’âme de la terre. Pourtant, ne nous exagérons pas notre puissance, quoi que l’homme fasse, les grandes lignes de la création persistent ; la masse suprême ne dépend point de l’homme. Il peut sur le détail, non sur l’ensemble. Et il est bon que cela soit ainsi. Le Tout est providentiel. Les lois passent au-dessus de nous. Ce que nous faisons ne va pas au delà de la surface. L’homme habille ou déshabille la terre ; un déboisement est un vêtement qu’on ôte. Mais ralentir la rotation du globe sur son axe, accélérer la course du globe dans son orbite, ajouter ou retrancher une toise à l’étape de sept cent dix-huit mille lieues par jour que fait la terre autour du soleil, modifier la précession des équinoxes, supprimer une goutte de pluie, jamais ! ce qui reste en haut reste en haut. L’homme peut changer le climat, non la saison, Faites-donc rouler la lune ailleurs que dans l’écliptique !

Des rêveurs, quelques-uns illustres, ont rêvé la restitution du printemps perpétuel à la terre. Les saisons extrêmes, été et hiver, sont produites par l’excès d’inclinaison de l’axe de la terre sur le plan de cette écliptique dont nous venons de parler. Pour supprimer ces saisons, il suffirait de redresser cet axe. Rien de plus simple. Plantez dans le pôle un pieu allant jusqu’au centre du globe, attachez-y une chaîne, trouvez hors de la terre un champ de tirage, ayez dix milliards d’attelages de dix milliards de chevaux chacun, faites tirer, l’axe se redressera, et vous aurez votre printemps. On le voit, pas grand’chose à faire.

Cherchons ailleurs l’éden. Le printemps est bon ; la liberté et la justice valent mieux. L’Éden est moral et non matériel.

Être libres et justes, cela dépend de nous.

La sérénité est intérieure. C’est au dedans de nous qu’est notre printemps perpétuel.


XXI

PUISSANCE DES CASSEURS DE PIERRE


Guernesey est une Trinacrie. La reine des Trinacries, c’est la Sicile. La Sicile appartenait à Neptune, et chacun de ses trois angles était dédié à l’une des pointes du trident. Les trois caps portaient trois temples ; l’un à Dextra, l’autre à Dubia, l’autre à Sinistra ; Dextra était la pointe des fleuves, Sinistra, la pointe des mers, Dubia, la pointe des pluies. Quoi qu’en ait dit le pharaon Psammuthis, menaçant Trasidée, roi d’Agrigente, de faire la Sicile « ronde comme un disque », ces trinacries échappent au remaniement de l’homme, et garderont leurs trois promontoires jusqu’à ce que le déluge qui les a faits vienne les défaire. La Sicile aura toujours son cap Pelore vers l’Italie, son cap Pachynum vers la Grèce et son cap Lilybée vers l’Afrique ; et Guernesey aura toujours sa pointe de l’Ancresse au nord, sa pointe de Plainmont au sud-ouest, et sa pointe de Jerbourg au sud-est.

À cela près, l’île de Guernesey est en pleine démolition. Ce granit est bon, qui en veut ? Toute la falaise est mise en adjudication. Les habitants vendent l’île en détail. Le curieux rocher la Roque-au-Diable a été dernièrement brocanté pour quelques livres sterling ; la vaste carrière de la Ville-Baudue épuisée, on passera à une autre.

Toute l’Angleterre demande de cette pierre. Rien que pour la digue construite sur la Tamise, il en faudra deux cent mille tonnes. Les personnes loyales qui tiennent à la solidité des statues royales ont fort regretté que le piédestal du bronze Albert, qui est en granit de Cheesering, n’ait pas été fait en bonne roche de Guernesey. Quoi qu’il en soit, les côtes de Guernesey tombent sous la pioche. En quatre ans, à Saint-Pierre-Port, sous les fenêtres des habitants de la Falue, une montagne a disparu.

Et cela se fait en Amérique comme en Europe. À l’heure qu’il est, Valparaiso est en train de vendre à l’enchère aux équarrisseurs les collines magnifiques et vénérables qui l’avaient fait surnommer Vallée-Paradis.

Les anciens guernesiais ne reconnaissent plus leur île. Ils seraient tentés de dire : on m’a changé mon lieu natal. Wellington le disait de Waterloo, qui était son lieu natal à lui. Ajoutez à cela que Guernesey, qui jadis parlait français, parle aujourd’hui anglais ; autre démolition.

Jusque vers 1805, Guernesey a été coupée en deux îles. Un fleuve de mer la traversait de part en part, du mont Crevel de l’est au mont Crevel de l’ouest. Ce bras de mer débouchait à l’occident vis-à-vis les Fresquiers et les deux Sauts-Roquiers ; il avait des baies entrant assez avant dans les terres, une allait jusqu’à Salterns ; on nommait ce bras de mer la Braye du Valle. Saint-Sampson, au siècle dernier, était un amarrage de barques des deux côtés d’une rue de l’océan. Rue étroite et sinueuse. De même que les Hollandais ont desséché le lac de Harlem dont ils ont fait une plaine assez laide, les guernesiais ont comblé la Braye du Valle, à cette heure prairie. De la rue ils ont fait un cul-de-sac ; ce cul-de-sac est le port de Saint-Sampson.


XXII

BONTÉ DU PEUPLE DE L’ARCHIPEL


Qui a vu l’archipel normand, l’aime ; qui l’a habité, l’estime.

C’est là un noble petit peuple, grand par l’âme. Il a l’âme de la mer. Ces hommes des îles de la Manche sont une race à part. Ils gardent sur « la grande terre » on ne sait quelle suprématie ; ils le prennent de haut avec les anglais, disposés parfois à dédaigner « ces trois ou quatre pots de fleurs dans cette pièce d’eau » ; Jersey et Guernesey répliquent : Nous sommes les normands, et c’est nous qui avons conquis l’Angleterre. On peut sourire, on peut admirer aussi.

Un jour viendra où Paris mettra ces îles à la mode et fera leur fortune ; elles le méritent. Une prospérité sans cesse croissante les attend le jour où elles seront connues. Elles ont ce singulier attrait de combiner un climat fait pour l’oisiveté avec une population faite pour le travail. Cette églogue est un chantier. L’archipel normand a moins de soleil que les Cyclades, mais plus de verdure ; autant de verdure que les Orcades, et plus de soleil. Il n’a pas le temple d’Astypalée ; mais il a les cromlech ; il n’a pas la grotte de Fingal, mais il a Serk. Le moulin Huet vaut le Tréport ; la grève d’Azette vaut Trouville ; Piémont vaut Étretat. Le pays est beau ; le peuple est bon, l’histoire est fière. Le côté sauvage est majestueux. L’archipel a un apôtre Hélier, un poëte, Robert Wace, un héros, Pierson. Plusieurs des meilleurs généraux et des meilleurs amiraux de l’Angleterre sont nés dans l’archipel. Ces pauvres pêcheurs sont dans l’occasion magnifiques ; dans les souscriptions pour les inondations et les affamés de Manchester, Jersey et Guernesey ont plus donné, proportion gardée, que la France et l’Angleterre[2].

Ces peuples ont gardé de leur vieille vie de contrebandiers un goût hautain pour le risque et le danger. Ils vont partout. Ils essaiment. L’archipel normand colonise aujourd’hui, comme jadis l’archipel grec. C’est là une gloire. Il y a des jersiais et des guernesiais en Australie, en Californie, à Ceylan. L’Amérique du Nord a son New-Jersey, et son New-Guernesey, qui est dans l’Ohio. Ces anglo-normands, quoique un peu ankylosés par les sectes, ont une incorruptible aptitude au progrès, Toutes les superstitions, soit, mais toute la raison aussi. Est-ce que la France n’a pas été brigande ? Est-ce que l’Angleterre n’a pas été anthropophage ? Soyons modestes, et pensons à nos ancêtres tatoués.

Où prospérait le banditisme, le commerce règne. Transformation superbe. Œuvre des siècles, sans doute, mais des hommes aussi. Ce magnanime exemple, c’est ce microscopique archipel qui le donne. Ces espèces de petites nations-là font la preuve de la civilisation. Aimons-les, et vénérons-les. Ces microcosmes reflètent en petit, dans toutes ses phases, la grande formation humaine. Jersey, Guernesey, Aurigny ; anciens repaires, ateliers à présent. Anciens écueils, ports maintenant.

Pour l’observateur de cette série d’avatars qu’on appelle l’histoire, pas de spectacle plus émouvant que de voir lentement et par degrés monter et surgir au soleil de la civilisation ce peuple nocturne de la mer. L’homme des ténèbres se retourne et fait face à l’aurore. Rien n’est plus grand, rien n’est plus pathétique. Jadis forban, aujourd’hui ouvrier ; jadis sauvage, aujourd’hui citoyen ; jadis loup, aujourd’hui homme. A-t-il moins d’audace qu’autrefois ? Non. Seulement cette audace va à la lumière. Quelle splendide différence entre la navigation actuelle, côtière, riveraine, marchande, honnête, fraternelle, et le vieux dromon informe ayant pour devise : Homo homini monstrum ! Le barrage s’est fait pont. L’obstacle est devenu l’aide. Là où ce peuple a été pirate, il est pilote. Et il est plus entreprenant et plus hardi que jamais. Ce pays est resté le pays de l’aventure en devenant le pays de la probité. Plus le point de départ a été infime, plus on est attendri de l’ascension. La fiente du nid sur la coquille de l’œuf fait admirer l’envergure de l’oiseau. C’est en bonne part qu’on pense aujourd’hui à l’ancienne piraterie de l’archipel normand. En présence de toutes ces voiles charmantes et sereines triomphalement guidées à travers vers ces dédales de flots et d’écueils par le phare lenticulaire et la light-house électrique, on songe, avec le bien-être de conscience inhérent au progrès constaté, à ces vieux marins furtifs et farouches, naviguant jadis, en des chaloupes sans boussoles, sur les vagues noires lividement éclairées de loin en loin, de promontoire en promontoire, par ces antiques brasiers à frissons de flammes, que tourmentaient dans des cages de fer les immenses vents des profondeurs.




les


TRAVAILLEURS DE LA MER


PREMIÈRE PARTIE

SIEUR CLUBIN


LIVRE PREMIER

DE QUOI SE COMPOSE UNE MAUVAISE
RÉPUTATION



I

UN MOT ÉCRIT SUR UNE PAGE BLANCHE


La Christmas de 182. fut remarquable à Guernesey. Il neigea ce jour-là. Dans les îles de la Manche, un hiver où il gèle à glace est mémorable, et la neige fait événement.

Le matin de cette Christmas, la route qui longe la mer de Saint-Pierre-Port au Valle était toute blanche. Il avait neigé depuis minuit jusqu’à l’aube. Vers neuf heures, peu après le lever du soleil, comme ce n’était pas encore le moment pour les anglicans d’aller à l’église de Saint-Sampson et pour les wesleyens d’aller à la chapelle Eldad, le chemin était à peu près désert. Dans tout le tronçon de route qui sépare la première tour de la seconde tour, il n’y avait que trois passants, un enfant, un homme et une femme. Ces trois passants, marchant à distance les uns des autres, n’avaient visiblement aucun lien entre eux. L’enfant, d’une huitaine d’années, s’était arrêté, et regardait la neige avec curiosité. L’homme venait derrière la femme, à une centaine de pas d’intervalle. Il allait comme elle du côté de Saint-Sampson. L’homme, jeune encore, semblait quelque chose comme un ouvrier ou un matelot. Il avait ses habits de tous les jours, une vareuse de gros drap brun, et un pantalon à jambières goudronnées, ce qui paraissait indiquer qu’en dépit de la fête il n’irait à aucune chapelle. Ses épais souliers de cuir brut, aux semelles garnies de gros clous, laissaient sur la neige une empreinte plus ressemblante à une serrure de prison qu’à un pied d’homme. La passante, elle, avait évidemment déjà sa toilette d’église ; elle portait une large mante ouatée de soie noire à faille, sous laquelle elle était fort coquettement ajustée d’une robe de popeline d’Irlande à bandes alternées blanches et roses, et, si elle n’eût eu des bas rouges, on eût pu la prendre pour une parisienne. Elle allait devant elle avec une vivacité libre et légère, et, à cette marche qui n’a encore rien porté de la vie, on devinait une jeune fille. Elle avait cette grâce fugitive de l’allure qui marque la plus délicate des transitions, l’adolescence, les deux crépuscules mêlés, le commencement d’une femme dans la fin d’un enfant. L’homme ne la remarquait pas.

Tout à coup, près d’un bouquet de chênes verts qui est à l’angle d’un courtil, au lieu dit les Basses-Maisons, elle se retourna, et ce mouvement fit que l’homme la regarda. Elle s’arrêta, parut le considérer un moment, puis se baissa, et l’homme crut voir qu’elle écrivait avec son doigt quelque chose sur la neige. Elle se redressa, se remit en marche, doubla le pas, se retourna encore, cette fois en riant, et disparut à gauche du chemin, dans le sentier bordé de haies qui mène au château de Lierre. L’homme, quand elle se retourna pour la seconde fois, reconnut Déruchette, une ravissante fille du pays.

Il n’éprouva aucun besoin de se hâter, et, quelques instants après, il se trouva près du bouquet de chênes à l’angle du courtil. Il ne songeait déjà plus à la passante disparue, et il est probable que si, en cette minute-là, quelque marsouin eût sauté dans la mer ou quelque rouge-gorge dans les buissons, cet homme eût passé son chemin, l’œil fixé sur le rouge-gorge ou le marsouin. Le hasard fit qu’il avait les paupières baissées, son regard tomba machinalement sur l’endroit où la jeune fille s’était arrêtée. Deux petits pieds s’y étaient imprimés, et à côté il lut ce mot tracé par elle dans la neige : Gilliatt.

Ce mot était son nom.

Il s’appelait Gilliatt.

Il resta longtemps immobile, regardant ce nom, ces petits pieds, cette neige, puis continua sa route, pensif.


II

LE BÛ DE LA RUE


Gilliatt habitait la paroisse de Saint-Sampson. Il n’y était pas aimé. Il y avait des raisons pour cela.

D’abord il avait pour logis une maison « visionnée ». Il arrive quelquefois, à Jersey ou à Guernesey, qu’à la campagne, à la ville même, passant dans quelque coin désert ou dans une rue pleine d’habitants, vous rencontrez une maison dont l’entrée est barricadée ; le houx obstrue la porte ; on ne sait quels hideux emplâtres de planches clouées bouchent les fenêtres du rez-de-chaussée ; les fenêtres des étages supérieurs sont à la fois fermées et ouvertes, tous les châssis sont verrouillés, mais tous les carreaux sont cassés. S’il y a un beyle, une cour, l’herbe y pousse, le parapet d’enceinte s’écroule ; s’il y a un jardin, il est ortie, ronce et ciguë, et l’on peut y épier les insectes rares. Les cheminées se crevassent, le toit s’effondre ; ce qu’on voit du dedans des chambres est démantelé ; le bois est pourri, la pierre est moisie. Il y a aux murs du papier qui se décolle. Vous pouvez y étudier les vieilles modes du papier, les griffons de l’empire, les draperies en croissant du directoire, les balustres et les cippes de Louis XVI. L’épaississement des toiles pleines de mouches indique la paix profonde des araignées. Quelquefois on aperçoit un pot cassé sur une planche. C’est là une maison « visionnée ». Le diable y vient la nuit.

La maison comme l’homme peut devenir cadavre. Il suffit qu’une superstition la tue. Alors elle est terrible. Ces maisons mortes ne sont point rares dans les îles de la Manche.

Les populations campagnardes et maritimes ne sont pas tranquilles à l’endroit du diable. Celles de la Manche, archipel anglais et littoral français, ont sur lui des notions très précises. Le diable a des envoyés par toute la terre. Il est certain que Belphégor est ambassadeur de l’enfer en France, Hutgin en Italie, Bélial en Turquie, Thamuz en Espagne, Martinet en Suisse, et Mammon en Angleterre. Satan est un empereur comme un autre. Satan César. Sa maison est très bien montée ; Dagon est grand panetier ; Succor Bénoth est chef des eunuques ; Asmodée, banquier des jeux ; Kobal, directeur du théâtre, et Verdelet, grand maître des cérémonies ; Nybbas est bouffon. Wiérus, homme savant, bon strygologue et démonographe bien renseigné, appelle Nybbas « le grand parodiste ».

Les pêcheurs normands de la Manche ont bien des précautions à prendre quand ils sont en mer, à cause des illusions que le diable fait. On a longtemps cru que saint Maclou habitait le gros rocher carré Ortach, qui est au large entre Aurigny et les Casquets, et beaucoup de vieux matelots d’autrefois affirmaient l’y avoir très souvent vu de loin, assis et lisant dans un livre. Aussi les marins de passage faisaient-ils force génuflexions devant le rocher Ortach jusqu’au jour où la fable s’est dissipée et a fait place à la vérité. On a découvert et l’on sait aujourd’hui que ce qui habite le rocher Ortach, ce n’est pas un saint, mais un diable. Ce diable, un nommé Jochmus, avait eu la malice de se faire passer pendant plusieurs siècles pour saint Maclou. Au reste l’église elle-même tombe dans ces méprises. Les diables Raguhel, Oribel et Tobiel ont été saints jusqu’en 745 où le pape Zacharie, les ayant flairés, les mit dehors. Pour faire de ces expulsions, qui sont certes très utiles, il faut beaucoup se connaître en diables.

Les anciens du pays racontent, mais ces faits-là appartiennent au passé, que la population catholique de l’archipel normand a été autrefois, bien malgré elle, plus en communication encore avec le démon que la population huguenote. Pourquoi ? Nous l’ignorons. Ce qui est certain, c’est que cette minorité fut jadis fort ennuyée par le diable. Il avait pris les catholiques en affection, et cherchait à les fréquenter, ce qui donnerait à croire que le diable est plutôt catholique que protestant. Une de ses plus insupportables familiarités, c’était de faire des visites nocturnes aux lits conjugaux catholiques, au moment où le mari était endormi tout à fait, et la femme à moitié. De là des méprises. Patouillet pensait que Voltaire était né de cette façon. Cela n’a rien d’invraisemblable. Ce cas du reste est parfaitement connu et décrit dans les formulaires d’exorcismes, sous la rubrique : De erroribus nocturnis et de semine diabolorum. Il a particulièrement sévi à saint-Hélier vers la fin du siècle dernier, probablement en punition des crimes de la Révolution. Les conséquences des excès révolutionnaires sont incalculables. Quoi qu’il en soit, cette survenue possible du démon, la nuit, quand on n’y voit pas clair, quand on dort, embarrassait beaucoup de femmes orthodoxes. Donner naissance à un Voltaire n’a rien d’agréable. Une d’elles, inquiète, consulta son confesseur sur le moyen d’éclaircir à temps ce quiproquo. Le confesseur répondit : − Pour vous assurer si vous avez affaire au diable ou à votre mari, tâtez le front ; si vous trouvez des cornes, vous serez sûre… − De quoi ? demanda la femme.

La maison qu’habitait Gilliatt avait été visionnée et ne l’était plus. Elle n’en était que plus suspecte. Personne n’ignore que lorsqu’un sorcier s’installe dans un logis hanté, le diable juge le logis suffisamment tenu, et fait au sorcier la politesse de n’y plus venir, à moins d’être appelé, comme le médecin.

Cette maison se nommait le Bû de la rue. Elle était située à la pointe d’une langue de terre ou plutôt de rocher qui faisait un petit mouillage à part dans la crique de Houmet-Paradis. Il y a là une eau profonde. Cette maison était toute seule sur cette pointe presque hors de l’île, avec juste assez de terre pour un petit jardin. Les hautes marées noyaient quelquefois le jardin. Entre le port de Saint-Sampson et la crique de Houmet-Paradis, il y a la grosse colline que surmonte ce bloc de tours et de lierre appelé le château du Valle ou de l’Archange, en sorte que de Saint-Sampson on ne voyait pas le Bû de la Rue.

Rien n’est moins rare qu’un sorcier à Guernesey. Ils exercent leur profession dans certaines paroisses, et le dix-neuvième siècle n’y fait rien. Ils ont des pratiques véritablement criminelles. Ils font bouillir de l’or. Ils cueillent des herbes à minuit. Ils regardent de travers les bestiaux des gens. On les consulte ; ils se font apporter dans des bouteilles de « l’eau des malades », et on les entend dire à demi-voix : L’eau paraît bien triste. L’un d’eux un jour, en mars 1856, a constaté dans « l’eau » d’un malade sept diables. Ils sont redoutés et redoutables. Un d’eux a récemment ensorcelé un boulanger « ainsi que son four ». Un autre a la scélératesse de cacheter et sceller avec le plus grand soin des enveloppes « où il n’y a rien dedans ». Un autre va jusqu’à avoir dans sa maison sur une planche trois bouteilles étiquetées B. Ces faits monstrueux sont constatés. Quelques sorciers sont complaisants, et, pour deux ou trois guinées, prennent vos maladies. Alors ils se roulent sur leur lit en poussant des cris. Pendant qu’ils se tordent, vous dites : Tiens, je n’ai plus rien. D’autres vous guérissent de tous les maux en vous nouant un mouchoir autour du corps. Moyen si simple qu’on s’étonne que personne ne s’en soit encore avisé. Au siècle dernier la cour royale de Guernesey les mettait sur un tas de fagots, et les brûlait vifs. De nos jours elle les condamne à huit semaines de prison, quatre semaines au pain et à l’eau, et quatre semaines au secret, alternant. Amant alterna catenœ.

Le dernier brûlement de sorciers à Guernesey a eu lieu en 1747. La ville avait utilisé pour cela une de ses places, le carrefour du Bordage. Le carrefour du Bordage a vu brûler onze sorciers, de 1565 à 1700. En général ces coupables avouaient. On les aidait à l’aveu au moyen de la torture. Le carrefour du Bordage a rendu d’autres services encore à la société et à la religion. On y a brûlé les hérétiques. Sous Marie Tudor, on y brûla, entre autres huguenots, une mère et ses deux filles ; cette mère s’appelait Perrotine Massy. Une des filles était grosse. Elle accoucha dans la braise du bûcher. La chronique dit : « Son ventre éclata. » Il sortit de ce ventre un enfant vivant ; le nouveau-né roula hors de la fournaise ; un nommé House le ramassa. Le bailli Hélier Gosselin, bon catholique, fit rejeter l’enfant dans le feu.



III

POUR TA FEMME, QUAND TU TE MARIERAS


Revenons à Gilliatt.

On contait dans le pays qu’une femme, qui avait avec elle un petit enfant, était venue vers la fin de la Révolution habiter Guernesey. Elle était anglaise, à moins qu’elle ne fût française. Elle avait un nom quelconque dont la prononciation guernesiaise et l’orthographe paysanne avaient fait Gilliatt. Elle vivait seule avec cet enfant qui était pour elle, selon les uns un neveu, selon les autres un fils, selon les autres un petit-fils, selon les autres rien du tout. Elle avait un peu d’argent, de quoi vivre pauvrement. Elle avait acheté une pièce de pré à la Sergentée, et une jaonnière à la Roque-Crespel, près de Rocquaine. La maison du Bû de la Rue était, à cette époque, visionnée. Depuis plus de trente ans, on ne l’habitait plus. Elle tombait en ruine. Le jardin, trop visité par la mer, ne pouvait rien produire. Outre les bruits nocturnes et les lueurs, cette maison avait cela de particulièrement effrayant que, si on y laissait le soir sur la cheminée une pelote de laine, des aiguilles et une pleine assiettée de soupe, on trouvait le lendemain matin la soupe mangée, l’assiette vide et une paire de mitaines tricotée. On offrait cette masure à vendre avec le démon qui était dedans pour quelques livres sterling. Cette femme l’acheta, évidemment tentée par le diable. Ou par le bon marché.

Elle fit plus que l’acheter, elle s’y logea, elle et son enfant ; et, à partir de ce moment, la maison s’apaisa. Cette maison a ce qu’elle veut, dirent les gens du pays. Le visionnement cessa. On n’y entendit plus de cris au point du jour. Il n’y eut plus d’autre lumière que le suif allumé le soir par la bonne femme. Chandelle de sorcière vaut torche du diable. Cette explication satisfit le public.

Cette femme tirait parti des quelques vergées de terre qu’elle avait. Elle avait une bonne vache à beurre jaune. Elle récoltait des mouzettes blanches, des caboches et des pommes de terre Golden Drops. Elle vendait, tout comme une autre, « des panais par le tonneau, des oignons par le cent, et des fèves par le dénerel ». Elle n’allait pas au marché, mais faisait vendre sa récolte par Guilbert Falliot, aux Abreuveurs Saint-Sampson. Le registre de Falliot constate qu’il vendit pour elle une fois jusqu’à douze boisseaux de patates dites trois mois, des plus temprunes.

La maison avait été chétivement réparée, assez pour y vivre. Il ne pleuvait dans les chambres que par les très gros temps. Elle se composait d’un rez-de-chaussée et d’un grenier. Le rez-de-chaussée était partagé en trois salles, deux où l’on couchait, une où l’on mangeait. On montait au grenier par une échelle. La femme faisait la cuisine et montrait à lire à l’enfant. Elle n’allait point aux églises ; ce qui fit que, tout bien considéré, on la déclara française. N’aller « à aucune place », c’est grave.

En somme, c’étaient des gens que rien ne prouvait.

Française, il est probable qu’elle l’était. Les volcans lancent des pierres et les révolutions des hommes. Des familles sont ainsi envoyées à de grandes distances, des destinées sont dépaysées, des groupes sont dispersés et s’émiettent ; des gens tombent des nues, ceux-ci en Allemagne, ceux-là en Angleterre, ceux-là en Amérique. Ils étonnent les naturels du pays. D’où viennent ces inconnus ? C’est ce vésuve qui fume là-bas qui les a expectorés. On donne des noms à ces aérolithes, à ces individus expulsés et perdus, à ces éliminés du sort ; on les appelle émigrés, réfugiés, aventuriers. S’ils restent, on les tolère ; s’ils s’en vont, on est content. Quelquefois ce sont des êtres absolument inoffensifs, étrangers, les femmes du moins, aux événements qui les ont chassés, n’ayant ni haine, ni colère, projectiles sans le vouloir, très étonnés. Ils reprennent racine comme ils peuvent. Ils ne faisaient rien à personne et ne comprennent pas ce qui leur est arrivé. J’ai vu une pauvre touffe d’herbe lancée éperdument en l’air par une explosion de mine. La Révolution française, plus que toute autre explosion, a eu de ces jets lointains.

La femme qu’à Guernesey on appelait la Gilliatt était peut-être cette touffe d’herbe-là.

La femme vieillit, l’enfant grandit. Ils vivaient seuls, et évités. Ils se suffisaient. Louve et louveteau se pourlèchent. Ceci est encore une des formules que leur appliqua la bienveillance environnante. L’enfant devint un adolescent, l’adolescent devint un homme, et alors, les vieilles écorces de la vie devant toujours tomber, la mère mourut. Elle lui laissa le pré de la Sergentée, la jaonnière de la Roque-Crespel, la maison du Bû de la Rue, plus, dit l’inventaire officiel, « cent guinées d’or dans le pied d’une cauche », c’est-à-dire dans le pied d’un bas. La maison était suffisamment meublée de deux coffres de chêne, de deux lits, de six chaises et d’une table, avec ce qu’il faut d’ustensiles. Sur une planche il y avait quelques livres, et, dans un coin, une malle pas du tout mystérieuse qui dut être ouverte pour l’inventaire. Cette malle était en cuir fauve à arabesques de clous de cuivre et d’étoiles d’étain, et contenait un trousseau de femme neuf et complet en belle toile de fil de Dunkerque, chemises et jupes, plus des robes de soie en pièce, avec un papier où on lisait ceci écrit de la main de la morte : Pour ta femme, quand tu te marieras.

Cette mort fut pour le survivant un accablement. Il était sauvage, il devint farouche. Le désert s’acheva autour de lui. Ce n’était que l’isolement, ce fut le vide. Tant qu’on est deux, la vie est possible. Seul, il semble qu’on ne pourra plus la traîner. On renonce à tirer. C’est la première forme du désespoir. Plus tard on comprend que le devoir est une série d’acceptations. On regarde la mort, on regarde la vie, et l’on consent. Mais c’est un consentement qui saigne.

Gilliatt étant jeune, sa plaie se cicatrisa. À cet âge, les chairs du cœur reprennent. Sa tristesse, effacée peu à peu, se mêla autour de lui à la nature, y devint une sorte de charme, l’attira vers les choses et loin des hommes, et amalgama de plus en plus cette âme à la solitude.



IV

IMPOPULARITÉ


Gilliatt, nous l’avons dit, n’était pas aimé dans la paroisse. Rien de plus naturel que cette antipathie. Les motifs abondaient. D’abord, on vient de l’expliquer, la maison qu’il habitait. Ensuite, son origine. Qu’est-ce que c’était que cette femme ? et pourquoi cet enfant ? Les gens du pays n’aiment pas qu’il y ait des énigmes sur les étrangers. Ensuite, son vêtement qui était d’un ouvrier, tandis qu’il avait, quoique pas riche, de quoi vivre sans rien faire. Ensuite, son jardin, qu’il réussissait à cultiver et d’où il tirait des pommes de terre malgré les coups d’équinoxe. Ensuite, de gros livres qu’il avait sur une planche, et où il lisait.

D’autres raisons encore.

D’où vient qu’il vivait solitaire ? Le Bû de la Rue était une sorte de lazaret ; on tenait Gilliatt en quarantaine ; c’est pourquoi il était tout simple qu’on s’étonnât de son isolement, et qu’on le rendît responsable de la solitude qu’on faisait autour de lui.

Il n’allait jamais à la chapelle. Il sortait souvent la nuit. Il parlait aux sorciers. Une fois on l’avait vu assis dans l’herbe d’un air étonné. Il hantait le dolmen de l’Ancresse et les pierres fées qui sont dans la campagne çà et là. On croyait être sûr de l’avoir vu saluer poliment la Roque qui Chante. Il achetait tous les oiseaux qu’on lui apportait et les mettait en liberté. Il était honnête aux personnes bourgeoises dans les rues de Saint-Sampson, mais faisait volontiers un détour pour n’y point passer. Il pêchait souvent, et revenait toujours avec du poisson. Il travaillait à son jardin le dimanche. Il avait un bag-pipe, acheté par lui à des soldats écossais de passage à Guernesey, et dont il jouait dans les rochers au bord de la mer, à la nuit tombante. Il faisait des gestes comme un semeur. Que voulez-vous qu’un pays devienne avec un homme comme cela ?

Quant aux livres, qui venaient de la femme morte, et où il lisait, ils étaient inquiétants. Le révérend Jaquemin Hérode, recteur de Saint-Sampson, quand il était entré dans la maison pour l’enterrement de la femme, avait lu au dos de ces livres les titres que voici : Dictionnaire de Rosier, Candide, par Voltaire, Avis au peuple sur sa santé, par Tissot. Un gentilhomme français, émigré, retiré à Saint-Sampson, avait dit : Ce doit être le Tissot qui a porté la tête de la princesse De Lamballe.

Le révérend avait remarqué sur un de ces livres ce titre véritablement bourru et menaçant : De Rhubarbaro.

Disons-le pourtant, l’ouvrage étant, comme le titre l’indique, écrit en latin, il était douteux que Gilliatt, qui ne savait pas le latin, lût ce livre.

Mais ce sont précisément les livres qu’un homme ne lit pas qui l’accusent le plus. L’inquisition d’Espagne a jugé ce point et l’a mis hors de doute.

Du reste ce n’était autre chose que le traité du docteur Tilingius sur la Rhubarbe, publié en Allemagne en 1679.

On n’était pas sûr que Gilliatt ne fît des charmes, des philtres et des « bouilleries ». Il avait des fioles.

Pourquoi allait-il se promener le soir, et quelquefois jusqu’à minuit, dans les falaises ? évidemment pour causer avec les mauvaises gens qui sont la nuit au bord de la mer dans de la fumée.

Une fois il avait aidé la sorcière de Torteval à désembourber son chariot. Une vieille, nommée Moutonne Gahy.

À un recensement qui s’était fait dans l’île, interrogé sur sa profession, il avait répondu : — Pêcheur, quand il y a du poisson à prendre. — Mettez-vous à la place des gens, on n’aime pas ces réponses-là.

La pauvreté et la richesse sont de comparaison. Gilliatt avait des champs et une maison, et, comparé à ceux qui n’ont rien du tout, il n’était pas pauvre. Un jour, pour l’éprouver, et peut-être aussi pour lui faire une avance, car il y a des femmes qui épouseraient le diable riche, une fille dit à Gilliatt : Quand donc prendrez-vous femme ? Il répondit : Je prendrai femme quand la Roque qui Chante prendra homme.

Cette Roque qui Chante est une grande pierre plantée droite dans un courtil proche monsieur Lemézurier de Fry. Cette pierre est fort à surveiller. On ne sait ce qu’elle fait là. On y entend chanter un coq qu’on ne voit pas, chose extrêmement désagréable. Ensuite il est avéré qu’elle a été mise dans ce courtil par les sarregousets, qui sont la même chose que les sins.

La nuit, quand il tonne, si l’on voit des hommes voler dans le rouge des nuées et dans le tremblement de l’air, ce sont les sarregousets. Une femme, qui demeure au Grand-Mielles, les connaît. Un soir qu’il y avait des sarregousets dans un carrefour, cette femme cria à un charretier qui ne savait quelle route prendre : Demandez-leur votre chemin ; c’est des gens bien faisants, c’est des gens bien civils à deviser au monde. Il y a gros à parier que cette femme est une sorcière.

Le judicieux et savant roi Jacques Ier faisait bouillir toutes vives les femmes de cette espèce, goûtait le bouillon, au goût du bouillon, disait : C’était une sorcière, ou Ce n’en était pas une.

Il est à regretter que les rois d’aujourd’hui n’aient plus de ces talents-là, qui faisaient comprendre l’utilité de l’institution.

Gilliatt, non sans de sérieux motifs, vivait en odeur de sorcellerie. Dans un orage, à minuit, Gilliatt étant en mer seul dans une barque du côté de la Sommeilleuse, on l’entendit demander :

— Y a-t-il du rang pour passer ?

Une voix cria du haut des roches : — Voire ! hardi !

À qui parlait-il, si ce n’est à quelqu’un qui lui répondait ? Ceci nous semble une preuve.

Dans une autre soirée d’orage, si noire qu’on ne voyait rien, tout près de la Catiau-Roque, qui est une double rangée de roches où les sorciers, les chèvres et les faces vont danser le vendredi, on crut être certain de reconnaître la voix de Gilliatt mêlée à l’épouvantable conversation que voici :

— Comment se porte Vésin Brovard ? (C’était un maçon qui était tombé d’un toit.)

— Il guarit.

— Ver dia ! il a chu de plus haut que ce grand pau[3]. C’est ravissant qu’il ne se soit rien rompu.

— Les gens eurent beau temps au varech la semaine passée.

— Plus qu’ogny[4].

— Voire ! il n’y aura pas hardi de poisson au marché.

— Il vente trop dur.

— Ils ne sauraient mettre leurs rets bas.

— Comment va la Catherine ?

— Elle est de charme.

« La Catherine » était évidemment une sarregousette.

Gilliatt, selon toute apparence, faisait œuvre de nuit. Du moins, personne n’en doutait.

On le voyait quelquefois, avec une cruche qu’il avait, verser de l’eau à terre. Or l’eau qu’on jette à terre trace la forme des diables.

Il existe sur la route de Saint-Sampson, vis-à-vis le martello numéro I, trois pierres arrangées en escalier. Elles ont porté sur leur plate-forme, vide aujourd’hui, une croix, à moins qu’elles n’aient porté un gibet. Ces pierres sont très malignes.

Des gens fort prud’hommes et des personnes absolument croyables affirmaient avoir vu, près de ces pierres, Gilliatt causer avec un crapaud. Or il n’y a pas de crapauds à Guernesey ; Guernesey a toutes les couleuvres, et Jersey a tous les crapauds. Ce crapaud avait dû venir de Jersey à la nage pour parler à Gilliatt. La conversation était amicale.

Ces faits demeurèrent constatés ; et la preuve, c’est que les trois pierres sont encore là. Les gens qui douteraient peuvent les aller voir ; et même, à peu de distance, il y a une maison au coin de laquelle on lit cette enseigne : Marchand en bétail mort et vivant, vieux cordages, fer, os et chiques ; est prompt dans son paiement et dans son attention.

Il faudrait être de mauvaise foi pour contester la présence de ces pierres et l’existence de cette maison. Tout cela nuisait à Gilliatt.

Les ignorants seuls ignorent que le plus grand danger des mers de la Manche, c’est le roi des Auxcriniers. Pas de personnage marin plus redoutable. Qui l’a vu fait naufrage entre une Saint-Michel et l’autre. Il est petit, étant nain, et il est sourd, étant roi. Il sait les noms de tous ceux qui sont morts dans la mer et l’endroit où ils sont. Il connaît à fond le cimetière océan. Une tête massive en bas et étroite en haut, un corps trapu, un ventre visqueux et difforme, des nodosités sur le crâne, de courtes jambes, de longs bras, pour pieds des nageoires, pour mains des griffes, un large visage vert, tel est ce roi. Ses griffes sont palmées et ses nageoires sont onglées. Qu’on imagine un poisson qui est un spectre, et qui a une figure d’homme. Pour en finir avec lui, il faudrait l’exorciser, ou le pêcher. En attendant, il est sinistre. Rien n’est moins rassurant que de l’apercevoir. On entrevoit, au-dessus des lames et des houles, derrière les épaisseurs de la brume, un linéament qui est un être ; un front bas, un nez camard, des oreilles plates, une bouche démesurée où il manque des dents, un rictus glauque, des sourcils en chevrons, et de gros yeux gais. Il est rouge quand l’éclair est livide, et blafard quand l’éclair est pourpre. Il a une barbe ruisselante et rigide qui s’étale, coupée carrément, sur une membrane en forme de pèlerine, laquelle est ornée de quatorze coquilles, sept par devant et sept par derrière. Ces coquilles sont extraordinaires pour ceux qui se connaissent en coquilles. Le roi des Auxcriniers n’est visible que dans la mer violente. Il est le baladin lugubre de la tempête. On voit sa forme s’ébaucher dans le brouillard, dans la rafale, dans la pluie. Son nombril est hideux. Une carapace de squames lui cache les côtes, comme ferait un gilet. Il se dresse debout au haut de ces vagues roulées qui jaillissent sous la pression des souffles et se tordent comme les copeaux sortant du rabot du menuisier. Il se tient tout entier hors de l’écume, et, s’il y a à l’horizon des navires en détresse, blême dans l’ombre, la face éclairée de la lueur d’un vague sourire, l’air fou et terrible, il danse. C’est là une vilaine rencontre. À l’époque où Gilliatt était une des préoccupations de Saint-Sampson, les dernières personnes qui avaient vu le roi des Auxcriniers déclaraient qu’il n’avait plus à sa pèlerine que treize coquilles. Treize ; il n’en était que plus dangereux. Mais qu’était devenue la quatorzième ? L’avait-il donnée à quelqu’un ? Et à qui l’avait-il donnée ? Nul ne pouvait le dire, et l’on se bornait à conjecturer. Ce qui est certain, c’est que M. Lupin-Mabier, du lieu les Godaines, homme ayant de la surface, propriétaire taxé à quatre-vingts quartiers, était prêt à jurer sous serment qu’il avait vu une fois dans les mains de Gilliatt une coquille très singulière.

Il n’était point rare d’entendre de ces dialogues entre deux paysans :

— N’est-ce pas, mon voisin, que j’ai là un beau bœuf ?

— Bouffi, mon voisin.

— Tiens, c’est vrai tout de même.

— Il est meilleur en suif qu’il n’est en viande.

— Ver dia !

— Êtes-vous certain que Gilliatt ne l’a point regardé ?

Gilliatt s’arrêtait au bord des champs près des laboureurs et au bord des jardins près des jardiniers, et il lui arrivait de leur dire des paroles mystérieuses :

— Quand le mors du diable fleurit, moissonnez le seigle d’hiver.

(Parenthèse : le mors du diable, c’est la scabieuse.)

— Le frêne se feuille, il ne gèlera plus.

— Solstice d’été, chardon en fleur.

— S’il ne pleut pas en juin, les blés prendront le blanc. Craignez la nielle.

— Le merisier fait ses grappes, méfiez-vous de la pleine lune.

— Si le temps, le sixième jour de la lune, se comporte comme le quatrième ou comme le cinquième jour, il se comportera de même, neuf fois sur douze dans le premier cas, et onze fois sur douze dans le second, pendant toute la lune.

— Ayez l’œil sur les voisins en procès avec vous. Prenez garde aux malices. Un cochon, à qui on fait boire du lait chaud, crève. Une vache, à qui on frotte les dents avec du poireau, ne mange plus.

— L’éperlan fraye, gare les fièvres.

— La grenouille se montre, semez les melons.

— L’hépatique fleurit, semez l’orge.

— Le tilleul fleurit, fauchez les prés.

— L’ypréau fleurit, ouvrez les bâches.

— Le tabac fleurit, fermez les serres.

Et, chose terrible, si l’on suivait ses conseils, on s’en trouvait bien.

Une nuit de juin qu’il joua du bug-pipe dans la dune, du côté de la Demie de Fontenelle, la pêche aux maquereaux manqua.

Un soir, à la marée basse, sur la grève en face de sa maison du Bû de la Rue, une charrette chargée de varech versa. Il eut probablement peur d’être traduit en justice, car il se donna beaucoup de peine pour aider à relever la charrette, et il la rechargea lui-même.

Une petite fille du voisinage ayant des poux, il était allé à Saint-Pierre-Port, était revenu avec un onguent, et en avait frotté l’enfant ; et Gilliatt lui avait ôté ses poux, ce qui prouve que Gilliatt les lui avait donnés.

Tout le monde sait qu’il y a un charme pour donner des poux aux personnes.

Gilliatt passait pour regarder les puits, ce qui est dangereux quand le regard est mauvais ; et le fait est qu’un jour, aux Arculons, près Saint-Pierre-Port, l’eau d’un puits devint malsaine. La bonne femme à qui était le puits dit à Gilliatt : Voyez donc cette eau. Et elle lui en montra un plein verre. Gilliatt avoua. — L’eau est épaisse, dit-il ; c’est vrai. La bonne femme, qui se méfiait, lui dit : Guérissez-moi-la donc. Gilliatt lui fit des questions : — si elle avait une étable ? — si l’étable avait un égout ? — si le ruisseau de l’égout ne passait pas tout près du puits ? — La bonne femme répondit oui. Gilliatt entra dans l’étable, travailla à l’égout, détourna le ruisseau, et l’eau du puits redevint bonne. On pensa dans le pays ce qu’on voulut. Un puits n’est pas mauvais, et ensuite bon, sans motif ; on ne trouva point la maladie de ce puits naturelle, et il est difficile de ne pas croire en effet que Gilliatt avait jeté un sort à cette eau.

Une fois qu’il était allé à Jersey, on remarqua qu’il s’était logé à Saint-Clément, rue des Alleurs. Les alleurs, ce sont les revenants.

Dans les villages, on recueille des indices sur un homme ; on rapproche ces indices ; le total fait une réputation.

Il arriva que Gilliatt fut surpris saignant du nez. Ceci parut grave. Un patron de barque, fort voyageur, qui avait presque fait le tour du monde, affirma que chez les Tungouses tous les sorciers saignent du nez. Quand on voit un homme saigner du nez, on sait à quoi s’en tenir. Toutefois les gens raisonnables firent remarquer que ce qui caractérise les sorciers en Tungousie peut ne point les caractériser au même degré à Guernesey.

Aux environs d’une Saint-Michel, on le vit s’arrêter dans un pré des courtils des Huriaux, bordant la grande route des Videclins. Il siffla dans le pré, et un moment après il y vint un corbeau, et un moment après il y vint une pie. Le fait fut attesté par un homme notable, qui a depuis été douzenier dans la Douzaine autorisée à faire un nouveau livre de Perchage du fief le Roi.

Au Hamel, dans la vingtaine de l’Épine, il y avait des vieilles femmes qui disaient être sûres d’avoir entendu un matin, à la piperette du jour, des hirondelles appeler Gilliatt.

Ajoutez qu’il n’était pas bon.

Un jour, un pauvre homme battait un âne. L’âne n’avançait pas. Le pauvre homme lui donna quelques coups de sabot dans le ventre, et l’âne tomba. Gilliatt accourut pour relever l’âne, l’âne était mort. Gilliatt souffleta le pauvre homme.

Un autre jour, voyant un garçon descendre d’un arbre avec une couvée de petits épluque-pommiers nouveau-nés, presque sans plumes et tout nus, Gilliatt prit cette couvée à ce garçon, et poussa la méchanceté jusqu’à la reporter dans l’arbre.

Des passants lui en firent des reproches, il se borna à montrer le père et la mère épluque-pommiers qui criaient au-dessus de l’arbre et qui revenaient à leur couvée. Il avait un faible pour les oiseaux. C’est un signe auquel on reconnaît généralement les magiciens.

Les enfants ont pour joie de dénicher les nids de goëlands et de mauves dans les falaises. Ils en rapportent des quantités d’œufs bleus, jaunes et verts avec lesquels on fait des rosaces sur les devantures des cheminées. Comme les falaises sont à pic, quelquefois le pied leur glisse, ils tombent, et se tuent. Rien n’est joli comme les paravents décorés d’œufs d’oiseaux de mer. Gilliatt ne savait qu’inventer pour faire le mal. Il grimpait, au péril de sa propre vie, dans les escarpements des roches marines, et y accrochait des bottes de foin avec de vieux chapeaux et toutes sortes d’épouvantails, afin d’empêcher les oiseaux d’y nicher, et, par conséquent, les enfants d’y aller.

C’est pourquoi Gilliatt était à peu près haï dans le pays. On le serait à moins.


V

AUTRES CÔTÉS LOUCHES DE GILLIAT


L’opinion n’était pas bien fixée sur le compte de Gilliatt.

Généralement on le croyait marcou, quelques-uns allaient jusqu’à le croire cambion. Le cambion est le fils qu’une femme a du diable.

Quand une femme a d’un homme sept enfants mâles consécutifs, le septième est marcou. Mais il ne faut pas qu’une fille gâte la série des garçons.

Le marcou a une fleur de lys naturelle empreinte sur une partie quelconque du corps, ce qui fait qu’il guérit les écrouelles aussi bien que les rois de France. Il y a des marcous en France un peu partout, particulièrement dans l’Orléanais. Chaque village du Gâtinais a son marcou. Il suffit, pour guérir les malades, que le marcou souffle sur leurs plaies ou leur fasse toucher sa fleur de lys. La chose réussit surtout dans la nuit du vendredi saint. Il y a une dizaine d’années, le marcou d’Ormes en Gâtinais, surnommé le Beau Marcou et consulté de toute la Beauce, était un tonnelier appelé Foulon, qui avait cheval et voiture. On dut, pour empêcher ses miracles, faire jouer la gendarmerie. Il avait la fleur de lys sous le sein gauche. D’autres marcous l’ont ailleurs.

Il y a des marcous à Jersey, à Aurigny et à Guernesey. Cela tient sans doute aux droits que la France a sur le duché de Normandie. Autrement, à quoi bon la fleur de lys ?

Il y a aussi dans les îles de la Manche des scrofuleux ; ce qui rend les marcous nécessaires.

Quelques personnes s’étant trouvées présentes un jour que Gilliatt se baignait dans la mer avaient cru lui voir la fleur de lys. Questionné là-dessus, il s’était, pour toute réponse, mis à rire. Car il riait comme les autres hommes, quelquefois. Depuis ce temps-là, on ne le voyait plus se baigner ; il ne se baignait que dans des lieux périlleux et solitaires. Probablement la nuit, au clair de lune ; chose, on en conviendra, suspecte.

Ceux qui s’obstinaient à le croire cambion, c’est-à-dire fils du diable, se trompaient évidemment. Ils auraient dû savoir qu’il n’y a guère de cambions qu’en Allemagne. Mais le Valle et Saint-Sampson étaient, il y a cinquante ans, des pays d’ignorance.

Croire, à Guernesey, quelqu’un fils du diable, il y a visiblement là de l’exagération.

Gilliatt, par cela même qu’il inquiétait, était consulté. Les paysans venaient, avec peur, lui parler de leurs maladies. Cette peur-là contient de la confiance ; et, dans la campagne, plus le médecin est suspect, plus le remède est sûr. Gilliatt avait des médicaments à lui, qu’il tenait de la vieille femme morte ; il en faisait part à qui les lui demandait, et ne voulait pas recevoir d’argent. Il guérissait les panaris avec des applications d’herbes ; la liqueur d’une de ses fioles coupait la fièvre ; le chimiste de Saint-Sampson, que nous appellerions pharmacien en France, pensait que c’était une décoction de quinquina. Les moins bienveillants convenaient volontiers que Gilliatt était assez bon diable pour les malades quand il s’agissait de ses remèdes ordinaires ; mais, comme marcou, il ne voulait rien entendre ; si un scrofuleux lui demandait à toucher sa fleur de lys, pour toute réponse il lui fermait sa porte au nez ; faire des miracles était une chose à laquelle il se refusait obstinément, ce qui est ridicule à un sorcier. Ne soyez pas sorcier ; mais, si vous l’êtes, faites votre métier.

Il y avait une ou deux exceptions à l’antipathie universelle. Sieur Landoys, du Clos-Landès, était clerc greffier de la paroisse de Saint-Pierre-Port, chargé des écritures et gardien du registre des naissances, mariages et décès. Ce greffier Landoys tirait vanité de descendre du trésorier de Bretagne Pierre Landais, pendu en 1485. Un jour sieur Landoys poussa son bain trop avant dans la mer, et faillit se noyer. Gilliatt se jeta à l’eau, faillit se noyer lui aussi, et sauva Landoys. À partir de ce jour, Landoys ne dit plus de mal de Gilliatt. À ceux qui s’en étonnaient, il répondait : Pourquoi voulez-vous que je déteste un homme qui ne m’a rien fait, et qui m’a rendu service ? Le clerc greffier en vint même à prendre Gilliatt en une certaine amitié. Ce clerc greffier était un homme sans préjugés. Il ne croyait pas aux sorciers. Il riait de ceux qui ont peur des revenants. Quant à lui, il avait un bateau, il pêchait dans ses heures de loisir pour s’amuser, et il n’avait jamais rien vu d’extraordinaire, si ce n’est une fois au clair de lune une femme blanche qui sautait sur l’eau, et encore il n’en était pas bien sûr. Moutonne Gahy, la sorcière de Torteval, lui avait donné un petit sac qu’on s’attache sous la cravate et qui protège contre les esprits ; il se moquait de ce sac, et ne savait ce qu’il contenait ; pourtant il le portait, se sentant plus en sûreté quand il avait cette chose au cou.

Quelques personnes hardies se risquaient, à la suite du sieur Landoys, à constater en Gilliatt certaines circonstances atténuantes, quelques apparences de qualités, sa sobriété, son abstinence de gin et de tabac, et l’on en venait parfois jusqu’à faire de lui ce bel éloge : Il ne boit, ne fume, ne chique, ni ne snuffe.

Mais être sobre, ce n’est une qualité que lorsqu’on en a d’autres.

L’aversion publique était sur Gilliatt.

Quoi qu’il en fût, comme marcou, Gilliatt pouvait rendre des services. Un certain vendredi saint, à minuit, jour et heure usités pour ces sortes de cures, tous les scrofuleux de l’île, d’inspiration ou par rendez-vous pris entre eux, vinrent en foule au Bû de la Rue, à mains jointes, et avec des plaies pitoyables, demander à Gilliatt de les guérir. Il refusa. On reconnut là sa méchanceté.


VI

LA PANSE


Tel était Gilliatt.

Les filles le trouvaient laid.

Il n’était pas laid. Il était beau peut-être. Il avait dans le profil quelque chose d’un barbare antique. Au repos, il ressemblait à un dace de la colonne trajane. Son oreille était petite, délicate, sans lambeau, et d’une admirable forme acoustique. Il avait entre les deux yeux cette fière ride verticale de l’homme hardi et persévérant. Les deux coins de sa bouche tombaient, ce qui est amer ; son front était d’une courbe noble et sereine ; sa prunelle franche regardait bien, quoique troublée par ce clignement que donne aux pêcheurs la réverbération des vagues. Son rire était puéril et charmant. Pas de plus pur ivoire que ses dents. Mais le hâle l’avait fait presque nègre. On ne se mêle pas impunément à l’océan, à la tempête et à la nuit ; à trente ans, il en paraissait quarante-cinq. Il avait le sombre masque du vent et de la mer.

On l’avait surnommé Gilliatt le Malin.

Une fable de l’Inde dit : Un jour Brahmâ demanda à la Force : Qui est plus fort que toi ? Elle répondit : l’Adresse. Un proverbe chinois dit : Que ne pourrait le lion, s’il était singe ! Gilliatt n’était ni lion, ni singe ; mais les choses qu’il faisait venaient à l’appui du proverbe chinois et de la fable indoue. De taille ordinaire et de force ordinaire, il trouvait moyen, tant sa dextérité était inventive et puissante, de soulever des fardeaux de géant et d’accomplir des prodiges d’athlète.

Il y avait en lui du gymnaste ; il se servait indifféremment de sa main droite et de sa main gauche.

Il ne chassait pas, mais il pêchait. Il épargnait les oiseaux, non les poissons. Malheur aux muets ! Il était nageur excellent.

La solitude fait des gens à talents ou des idiots. Gilliatt s’offrait sous ces deux aspects. Par moments on lui voyait « l’air étonné » dont nous avons parlé, et on l’eût pris pour une brute. Dans d’autres instants, il avait on ne sait quel regard profond. L’antique Chaldée a eu de ces hommes-là ; à de certaines heures, l’opacité du pâtre devenait transparente et laissait voir le mage.

En somme, ce n’était qu’un pauvre homme sachant lire et écrire. Il est probable qu’il était sur la limite qui sépare le songeur du penseur. Le penseur veut, le songeur subit. La solitude s’ajoute aux simples, et les complique d’une certaine façon. Ils se pénètrent à leur insu d’horreur sacrée. L’ombre où était l’esprit de Gilliatt se composait, en quantité presque égale, de deux éléments obscurs tous deux, mais bien différents : en lui, l’ignorance, infirmité ; hors de lui, le mystère, immensité.

À force de grimper dans les rochers, d’escalader les escarpements, d’aller et de venir dans l’archipel par tous les temps, de manœuvrer la première embarcation venue, de se risquer jour et nuit dans les passes les plus difficiles, il était devenu, sans en tirer parti du reste, et pour sa fantaisie et son plaisir, un homme de mer surprenant.

Il était pilote né. Le vrai pilote est le marin qui navigue sur le fond plus encore que sur la surface. La vague est un problème extérieur, continuellement compliqué par la configuration sous-marine des lieux où le navire fait route. Il semblait, à voir Gilliatt voguer sur les bas-fonds et à travers les récifs de l’archipel normand, qu’il eût sous la voûte du crâne une carte du fond de la mer. Il savait tout et bravait tout.

Il connaissait les balises mieux que les cormorans qui s’y perchent. Les différences imperceptibles qui distinguent l’une de l’autre les quatre balises poteaux du Creux, d’Alligande, des Trémies et de la Sardrette étaient parfaitement nettes et claires pour lui, même dans le brouillard. Il n’hésitait ni sur le pieu à pomme ovale d’Anfré, ni sur le triple fer de lance de la Rousse, ni sur la boule blanche de la Corbette, ni sur la boule noire de Longue-Pierre, et il n’était pas à craindre qu’il confondît la croix de Goubeau avec l’épée plantée en terre de la Platte, ni la balise marteau des Barbées avec la balise queue d’aronde du Moulinet.

Sa rare science de matelot éclata singulièrement un jour qu’il y eut à Guernesey une de ces sortes de joutes marines qu’on nomme régates. La question était celle-ci : être seul dans une embarcation à quatre voiles, la conduire de Saint-Sampson à l’île de Herm qui est à une lieue, et la ramener de Herm à Saint-Sampson. Manœuvrer seul un bateau à quatre voiles, il n’est pas de pêcheur qui ne fasse cela, et la difficulté ne semble pas grande, mais voici ce qui l’aggravait. Premièrement, l’embarcation elle-même, laquelle était une de ces larges et fortes chaloupes ventrues d’autrefois, à la mode de Rotterdam, que les marins du siècle dernier appelaient des panses hollandaises. On rencontre encore quelquefois en mer cet ancien gabarit de Hollande, joufflu et plat, et ayant à bâbord et à tribord deux ailes qui s’abattent, tantôt l’une, tantôt l’autre, selon le vent, et remplacent la quille. Deuxièmement, le retour de Herm ; retour qui se compliquait d’un lourd lest de pierres. On allait à vide, mais on revenait chargé. Le prix de la joute était la chaloupe. Elle était d’avance donnée au vainqueur. Cette panse avait servi de bateau-pilote ; le pilote qui l’avait montée et conduite pendant vingt ans était le plus robuste des marins de la Manche ; à sa mort on n’avait trouvé personne pour gouverner la panse, et l’on s’était décidé à en faire le prix d’une régate. La panse, quoique non pontée, avait des qualités, et pouvait tenter un manœuvrier. Elle était mâtée en avant, ce qui augmentait la puissance de traction de la voilure. Autre avantage, le mât ne gênait point le chargement. C’était une coque solide ; pesante, mais vaste, et tenant bien le large ; une vraie barque commère. Il y eut empressement à se la disputer ; la joute était rude, mais le prix était beau. Sept ou huit pêcheurs, les plus vigoureux de l’île, se présentèrent. Ils essayèrent tour à tour ; pas un ne put aller jusqu’à Herm. Le dernier qui lutta était connu pour avoir franchi à la rame par un gros temps le redoutable étranglement de mer qui est entre Serk et Brecq-Hou. Ruisselant de sueur, il ramena la panse et dit : C’est impossible. Alors Gilliatt entra dans la barque, empoigna d’abord l’aviron, ensuite la grande écoute, et poussa au large. Puis, sans bitter l’écoute, ce qui eût été une imprudence, et sans la lâcher, ce qui le maintenait maître de la grande voile, laissant l’écoute rouler sur l’estrop au gré du vent, sans dériver, il saisit de la main gauche la barre. En trois quarts d’heure, il fut à Herm. Trois heures après, quoiqu’un fort vent du sud se fût élevé et eût pris la rade en travers, la panse, montée par Gilliatt, rentrait à Saint-Sampson avec le chargement de pierres. Il avait, par luxe et bravade, ajouté au chargement le petit canon de bronze de Herm, que les gens de l’île tiraient tous les ans le 5 novembre en réjouissance de la mort de Guy Fawkes.

Guy Fawkes, disons-le en passant, est mort il y a deux cent soixante ans ; c’est là une longue joie.

Gilliatt, ainsi surchargé et surmené, quoiqu’il eût de trop le canon de Guy Fawkes dans sa barque et le vent du sud dans sa voile, ramena, on pourrait dire rapporta, la panse à Saint-Sampson.

Ce que voyant, mess Lethierry s’écria : Voilà un matelot hardi !

Et il tendit la main à Gilliatt.

Nous reparlerons de mess Lethierry.

La panse fut adjugée à Gilliatt.

Cette aventure ne nuisit pas à son surnom de Malin.

Quelques personnes déclarèrent que la chose n’avait rien d’étonnant, attendu que Gilliatt avait caché dans le bateau une branche de mélier sauvage. Mais cela ne put être prouvé.

À partir de ce jour, Gilliatt n’eut plus d’autre embarcation que la panse. C’est dans cette lourde barque qu’il allait à la pêche. Il l’amarrait dans le très bon petit mouillage qu’il avait pour lui tout seul sous le mur même de sa maison du Bû de la Rue. À la tombée de la nuit, il jetait ses filets sur son dos, traversait son jardin, enjambait le parapet de pierres sèches, dégringolait d’une roche à l’autre, et sautait dans la panse. De là au large.

Il pêchait beaucoup de poisson, mais on affirmait que la branche de mélier était toujours attachée à son bateau. Le mélier, c’est le néflier. Personne n’avait vu cette branche, mais tout le monde y croyait.

Le poisson qu’il avait de trop, il ne le vendait pas, il le donnait.

Les pauvres recevaient son poisson, mais lui en voulaient pourtant, à cause de cette branche de mélier. Cela ne se fait pas. On ne doit point tricher la mer.

Il était pêcheur, mais il n’était pas que cela. Il avait, d’instinct et pour se distraire, appris trois ou quatre métiers. Il était menuisier, ferron, charron, calfat, et même un peu mécanicien. Personne ne raccommodait une roue comme lui. Il fabriquait dans un genre à lui tous ses engins de pêche. Il avait dans un coin du Bû de la Rue une petite forge et une enclume, et, la panse n’ayant qu’une ancre, il lui en avait fait, lui-même et lui seul, une seconde. Cette ancre était excellente ; l’organeau avait la force voulue, et Gilliatt, sans que personne le lui eût enseigné, avait trouvé la dimension exacte que doit avoir le jouail pour empêcher l’ancre de cabaner.

Il avait patiemment remplacé tous les clous du bordage de la panse par des gournables, ce qui rendait les trous de rouille impossibles.

De cette manière il avait beaucoup augmenté les bonnes qualités de mer de la panse. Il en profitait pour s’en aller de temps en temps passer un mois ou deux dans quelque îlot solitaire comme Chousey ou les Casquets. On disait : Tiens, Gilliatt n’est plus là. Cela ne faisait de peine à personne.


VII

À MAISON VISIONNÉE HABITANT VISIONNAIRE


Gilliatt était l’homme du songe. De là ses audaces, de là aussi ses timidités. Il avait ses idées à lui.

Peut-être y avait-il en Gilliatt de l’halluciné et de l’illuminé. L’hallucination hante tout aussi bien un paysan comme Martin qu’un roi comme Henri IV. L’Inconnu fait parfois à l’esprit de l’homme des surprises. Une brusque déchirure de l’ombre laisse tout à coup voir l’invisible, puis se referme. Ces visions sont quelquefois transfiguratrices ; elles font d’un chamelier Mahomet et d’une chevrière Jeanne d’Arc. La solitude dégage une certaine quantité d’égarement sublime. C’est la fumée du buisson ardent. Il en résulte un mystérieux tremblement d’idées qui dilate le docteur en voyant et le poëte en prophète ; il en résulte Horeb, le Cédron, Ombos, les ivresses du laurier de Castalie mâché, les révélations du mois Busion ; il en résulte Péléïa à Dodone, Phémonoë à Delphes, Trophonius à Lébadée, Ézéchiel sur le Kébar, Jérôme dans la Thébaïde. Le plus souvent l’état visionnaire accable l’homme et le stupéfie. L’abrutissement sacré existe. Le fakir a pour fardeau sa vision comme le crétin son goître. Luther parlant aux diables dans le grenier de Wittemberg, Pascal masquant l’enfer avec le paravent de son cabinet, l’obi nègre dialoguant avec le dieu Bossum à face blanche, c’est le même phénomène, diversement porté par les cerveaux qu’il traverse, selon leur force et leur dimension. Luther et Pascal sont et restent grands ; l’obi est imbécile.

Gilliatt n’était ni si haut, ni si bas. C’était un pensif. Rien de plus.

Il voyait la nature un peu étrangement.

De ce qu’il lui était arrivé plusieurs fois de trouver dans de l’eau de mer parfaitement limpide d’assez gros animaux inattendus, de formes diverses, de l’espèce méduse, qui, hors de l’eau, ressemblaient à du cristal mou, et qui, rejetés dans l’eau, s’y confondaient avec leur milieu, par l’identité de diaphanéité et de couleur, au point d’y disparaître, il concluait que, puisque des transparences vivantes habitaient l’eau, d’autres transparences, également vivantes, pouvaient bien habiter l’air. Les oiseaux ne sont pas les habitants de l’air ; ils en sont les amphibies. Gilliatt ne croyait pas à l’air désert. Il disait : Puisque la mer est remplie, pourquoi l’atmosphère serait-elle vide ? Des créatures couleur d’air s’effaceraient dans la lumière et échapperaient à notre regard ; qui nous prouve qu’il n’y en a pas ? L’analogie indique que l’air doit avoir ses poissons comme la mer a les siens ; ces poissons de l’air seraient diaphanes, bienfait de la prévoyance créatrice pour nous comme pour eux ; laissant passer le jour à travers leur forme et ne faisant point d’ombre et n’ayant pas de silhouette, ils resteraient ignorés de nous, et nous n’en pourrions rien saisir. Gilliatt imaginait que si l’on pouvait mettre la terre à sec d’atmosphère, et que si l’on pêchait l’air comme on pêche un étang, on y trouverait une foule d’êtres surprenants. Et, ajoutait-il dans sa rêverie, bien des choses s’expliqueraient.

La rêverie, qui est la pensée à l’état de nébuleuse, confine au sommeil, et s’en préoccupe comme de sa frontière. L’air habité par des transparences vivantes, ce serait le commencement de l’inconnu ; mais au delà s’offre la vaste ouverture du possible. Là d’autres êtres, là d’autres faits. Aucun surnaturalisme ; mais la continuation occulte de la nature infinie. Gilliatt, dans ce désœuvrement laborieux qui était son existence, était un bizarre observateur. Il allait jusqu’à observer le sommeil. Le sommeil est en contact avec le possible, que nous nommons aussi l’invraisemblable. Le monde nocturne est un monde. La nuit, en tant que nuit, est un univers. L’organisme matériel humain sur lequel pèse une colonne atmosphérique de quinze lieues de haut, est fatigué le soir, il tombe de lassitude, il se couche, il se repose ; les yeux de chair se ferment ; alors dans cette tête assoupie, moins inerte qu’on ne croit, d’autres yeux s’ouvrent ; l’Inconnu apparaît. Les choses sombres du monde ignoré deviennent voisines de l’homme, soit qu’il y ait communication véritable, soit que les lointains de l’abîme aient un grossissement visionnaire ; il semble que les vivants indistincts de l’espace viennent nous regarder et qu’ils aient une curiosité de nous, les vivants terrestres ; une création fantôme monte ou descend vers nous et nous côtoie dans un crépuscule ; devant notre contemplation spectrale, une vie autre que la nôtre s’agrège et se désagrège, composée de nous-mêmes et d’autre chose ; et le dormeur, pas tout à fait voyant, pas tout à fait inconscient, entrevoit ces animalités étranges, ces végétations extraordinaires, ces lividités terribles ou souriantes, ces larves, ces masques, ces figures, ces hydres, ces confusions, ce clair de lune sans lune, ces obscures décompositions du prodige, ces croissances et ces décroissances dans une épaisseur trouble, ces flottaisons de formes dans les ténèbres, tout ce mystère que nous appelons le songe et qui n’est autre chose que l’approche d’une réalité invisible. Le rêve est l’aquarium de la nuit.

Ainsi songeait Gilliatt.


VIII

LA CHAISE GILD-HOLM-’UR


Ce serait vainement qu’on chercherait aujourd’hui, dans l’anse du Houmet, la maison de Gilliatt, son jardin, et la crique où il abritait la panse. Le Bû de la Rue n’existe plus. La petite presqu’île qui portait cette maison est tombée sous le pic des démolisseurs de falaises et a été chargée, charretée à charretée, sur les navires des brocanteurs de rochers et des marchands de granit. Elle est devenue quai, église et palais, dans la capitale. Toute cette crête d’écueils est depuis longtemps partie pour Londres.

Ces allongements de rochers dans la mer, avec leurs crevasses et leurs dentelures, sont de vraies petites chaînes de montagnes ; on a, en les voyant, l’impression qu’aurait un géant regardant les Cordillères. L’idiome local les appelle Banques. Ces banques ont des figures diverses. Les unes ressemblent à une épine dorsale, chaque rocher est une vertèbre ; les autres à une arête de poisson ; les autres à un crocodile qui boit.

À l’extrémité de la banque du Bû de la Rue, il y avait une grande roche que les pêcheurs du Houmet appelaient la Corne de la Bête. Cette roche, sorte de Pyramide, ressemblait, quoique moins élevée, au pinacle de Jersey. À marée haute, le flot la séparait de la banque, et la Corne était isolée. À marée basse, on y arrivait par un isthme de roches praticables. La curiosité de ce rocher, c’était, du côté de la mer, une sorte de chaise naturelle creusée par la vague et polie par la pluie. Cette chaise était traître. On y était insensiblement amené par la beauté de la vue ; on s’y arrêtait « pour l’amour du prospect », comme on dit à Guernesey ; quelque chose vous retenait ; il y a un charme dans les grands horizons. Cette chaise s’offrait ; elle faisait une sorte de niche dans la façade à pic du rocher ; grimper à cette niche était facile, la mer qui l’avait taillée dans le roc avait étagé au-dessous et commodément disposé une sorte d’escalier de pierres plates ; l’abîme a de ces prévenances, défiez-vous de ses politesses ; la chaise tentait, on y montait, on s’y asseyait ; là on était à l’aise ; pour siège le granit usé et arrondi par l’écume, pour accoudoirs deux anfractuosités qui semblaient faites exprès, pour dossier toute la haute muraille verticale du rocher qu’on admirait au-dessus de sa tête sans penser à se dire qu’il serait impossible de l’escalader ; rien de plus simple que de s’oublier dans ce fauteuil ; on découvrait toute la mer, on voyait au loin les navires arriver ou s’en aller, on pouvait suivre des yeux une voile jusqu’à ce qu’elle s’enfonçât au delà des Casquets sous la rondeur de l’océan, on s’émerveillait, on regardait, on jouissait, on sentait la caresse de la brise et du flot ; il existe à Cayenne un vespertilio, sachant ce qu’il fait, qui vous endort dans l’ombre avec un doux et ténébreux battement d’ailes ; le vent est cette chauve-souris invisible ; quand il n’est pas ravageur, il est endormeur. On contemplait la mer, on écoutait le vent, on se sentait gagner par l’assoupissement de l’extase. Quand les yeux sont remplis d’un excès de beauté et de lumière, c’est une volupté de les fermer. Tout à coup on se réveillait. Il était trop tard. La marée avait grossi peu à peu. L’eau enveloppait le rocher.

On était perdu.

Redoutable blocus que celui-ci : la mer montante.

La marée croît insensiblement d’abord, puis violemment. Arrivée aux rochers, la colère la prend, elle écume. Nager ne réussit pas toujours dans les brisants. D’excellents nageurs s’étaient noyés à la corne du Bû de la Rue.

En de certains lieux, à de certaines heures, regarder la mer est un poison. C’est comme, quelquefois, regarder une femme.

Les très anciens habitants de Guernesey appelaient jadis cette niche façonnée dans le roc par le flot la chaise Gild-Holm-’Ur, ou Kidormur. Mot celte, dit-on, que ceux qui savent le celte ne comprennent pas et que ceux qui savent le français comprennent. Qui-dort-meurt. Telle est la traduction paysanne.

On est libre de choisir entre cette traduction, Qui-dort-meurt, et la traduction donnée en 1819, je crois, dans l’Armoricain, par M. Athénas. Selon cet honorable celtisant, Gild-Holm-’Ur signifierait Halte-de-troupes-d’oiseaux.

Il existe à Aurigny une autre chaise de ce genre, qu’on nomme la Chaise-au-Moine, si bien confectionnée par le flot, et avec une saillie de roche ajustée si à propos, qu’on pourrait dire que la mer a la complaisance de vous mettre un tabouret sous les pieds.

Au plein de la mer, à la marée haute, on n’apercevait plus la chaise Gild-Holm-’Ur. L’eau la couvrait entièrement.

La chaise Gild-Holm-’Ur était la voisine du Bû de la Rue. Gilliatt la connaissait et s’y asseyait. Il venait souvent là. Méditait-il ? Non. Nous venons de le dire, il songeait. Il ne se laissait pas surprendre par la marée.


LIVRE DEUXIÈME

MESS LETHIERRY



On le voyait ainsi de loin dans la rafale, debout sur l’embarcation, ruisselant de pluie, mêlé aux éclairs, avec la face d’un lion qui aurait une crinière d’écume.

(Volume I. – Livre II : Chapitre I)



I

VIE AGITÉE ET CONSCIENCE TRANQUILLE


Mess Lethierry, l’homme notable de Saint-Sampson, était un matelot terrible. Il avait beaucoup navigué. Il avait été mousse, voilier, gabier, timonier, contre-maître, maître d’équipage, pilote, patron. Il était maintenant armateur. Il n’y avait pas un autre homme comme lui pour savoir la mer. Il était intrépide aux sauvetages. Dans les gros temps il s’en allait le long de la grève, regardant à l’horizon. Qu’est-ce que c’est que ça là-bas ? Il y a quelqu’un en peine. C’est un chasse-marée de Weymouth, c’est un coutre d’Aurigny, c’est une bisquine de Courseulle, c’est le yacht d’un lord, c’est un anglais, c’est un français, c’est un pauvre, c’est un riche, c’est le diable, n’importe, il sautait dans une barque, appelait deux ou trois vaillants hommes, s’en passait au besoin, faisait l’équipe à lui tout seul, détachait l’amarre, prenait la rame, poussait en haute mer, montait et descendait et remontait dans les creux du flot, plongeait dans l’ouragan, allait au danger. On le voyait ainsi de loin dans la rafale, debout sur l’embarcation, ruisselant de pluie, mêlé aux éclairs, avec la face d’un lion qui aurait une crinière d’écume. Il passait quelquefois ainsi toute sa journée dans le risque, dans la vague, dans la grêle, dans le vent, accostant les navires en perdition, sauvant les hommes, sauvant les chargements, cherchant dispute à la tempête. Le soir il rentrait chez lui et tricotait une paire de bas.

Il mena cette vie cinquante ans, de dix ans à soixante, tant qu’il fut jeune. À soixante ans il s’aperçut qu’il ne levait plus d’un seul bras l’enclume de la forge du varclin ; cette enclume pesait trois cents livres ; et tout à coup il fut fait prisonnier par les rhumatismes. Il lui fallut renoncer à la mer. Alors il passa de l’âge héroïque à l’âge patriarcal. Ce ne fut plus qu’un bonhomme.

Il était arrivé en même temps aux rhumatismes et à l’aisance. Ces deux produits du travail se tiennent volontiers compagnie. Au moment où l’on devient riche, on est paralysé. Cela couronne la vie.

On se dit : jouissons maintenant.

Dans les îles comme Guernesey, la population est composée d’hommes qui ont passé leur vie à faire le tour de leur champ et d’hommes qui ont passé leur vie à faire le tour du monde. Ce sont les deux sortes de laboureurs, ceux-ci de la terre, ceux-là de la mer. Mess Lethierry était des derniers. Pourtant il connaissait la terre. Il avait eu une forte vie de travailleur. Il avait voyagé sur le continent. Il avait été quelque temps charpentier de navire à Rochefort, puis à Cette. Nous venons de parler du tour du monde ; il avait accompli son tour de France comme compagnon dans la charpenterie. Il avait travaillé aux appareils d’épuisement des salines de Franche-Comté. Cet honnête homme avait eu une vie d’aventurier. En France il avait appris à lire, à penser, à vouloir. Il avait fait de tout, et de tout ce qu’il avait fait il avait extrait la probité. Le fond de sa nature, c’était le matelot. L’eau lui appartenait. Il disait : les poissons sont chez moi. En somme toute son existence, à deux ou trois années près, avait été donnée à l’océan ; jetée à l’eau, disait-il. Il avait navigué dans les grandes mers, dans l’Atlantique et dans le Pacifique, mais il préférait la Manche. Il s’écriait avec amour : C’est celle-là qui est rude ! il y était né et voulait y mourir. Après avoir fait un ou deux tours du monde, sachant à quoi s’en tenir, il était revenu à Guernesey, et n’en avait plus bougé. Ses voyages désormais étaient Granville et Saint-Malo.

Mess Lethierry était guernesiais, c’est-à-dire normand, c’est-à-dire anglais, c’est-à-dire français. Il avait en lui cette patrie quadruple, immergée et comme noyée dans sa grande patrie l’océan. Toute sa vie et partout, il avait gardé ses mœurs de pêcheur normand.

Cela ne l’empêchait point d’ouvrir un bouquin dans l’occasion, de se plaire à un livre, de savoir des noms de philosophes et de poëtes, et de baragouiner un peu toutes les langues.


II

UN GOÛT QU’IL AVAIT


Gilliatt était un sauvage. Mess Lethierry en était un autre.

Ce sauvage avait ses élégances.

Il était difficile pour les mains des femmes. Dans sa jeunesse, presque enfant encore, étant entre matelot et mousse, il avait entendu le bailli De Suffren s’écrier : Voilà une jolie fille, mais quelles grandes diables de mains rouges ! un mot d’amiral, en toute matière, commande. Au-dessus d’un oracle, il y a une consigne. L’exclamation du bailli De Suffren avait rendu Lethierry délicat, et exigeant en fait de petites mains blanches. Sa main à lui, large spatule couleur acajou, était massue pour la légèreté et tenaille pour la caresse, et cassait un pavé en tombant dessus, fermée.

Il ne s’était jamais marié. Il n’avait pas voulu ou pas trouvé. Cela tenait peut-être à ce que ce matelot prétendait à des mains de duchesse. On ne rencontre guère de ces mains-là dans les pêcheuses de Portbail.

On racontait pourtant qu’à Rochefort en Charente, il avait jadis fait la trouvaille d’une grisette réalisant son idéal. C’était une jolie fille ayant de jolies mains. Elle médisait et égratignait. Il ne fallait point s’attaquer à elle. Griffes au besoin, et d’une propreté exquise, ses ongles étaient sans reproche et sans peur. Ces charmants ongles avaient enchanté Lethierry, puis l’avaient inquiété ; et, craignant de ne pas être un jour le maître de sa maîtresse, il s’était décidé à ne point mener par-devant monsieur le maire cette amourette.

Une autre fois, à Aurigny, une fille lui avait plu. Il songeait aux épousailles, quand un habitant lui dit : Je vous fais mon compliment. Vous aurez là une bonne bouselière. Il se fit expliquer l’éloge. À Aurigny, on a une mode. On prend de la bouse de vache et on la jette contre les murs. Il y a une manière de la jeter. Quand elle est sèche, elle tombe, et l’on se chauffe avec cela. On appelle ces bouses sèches des coipiaux. On n’épouse une fille que si elle est bonne bouselière. Ce talent mit Lethierry en fuite.

Du reste il avait, en matière d’amour, ou d’amourette, une bonne grosse philosophie paysanne, une sagesse de matelot toujours pris, jamais enchaîné, et il se vantait de s’être, dans sa jeunesse, aisément laissé vaincre par le « cotillon ». Ce qu’on nomme aujourd’hui une crinoline, on l’appelait alors un cotillon. Cela signifie plus et moins qu’une femme.

Ces rudes marins de l’archipel normand ont de l’esprit. Presque tous savent lire et lisent. On voit le dimanche de petits mousses de huit ans assis sur un rouleau de cordages un livre à la main. De tout temps ces marins normands ont été sardoniques, et ont, comme on dit aujourd’hui, fait des mots. Ce fut l’un d’eux, le hardi pilote Quéripel, qui jeta à Montgomery, réfugié à Jersey après son malencontreux coup de lance à Henri II, cette apostrophe : Tête folle a cassé tête vide. C’est un autre, Touzeau, patron à saint-Brelade, qui a fait ce calembour philosophique, attribué à tort à l’évêque Camus : Après la mort les papes deviennent papillons et les sires deviennent cirons.


III

LA VIEILLE LANGUE DE MER


Ces marins des Channel Islands sont de vrais vieux gaulois. Ces îles, qui aujourd’hui s’anglaisent rapidement, sont restées longtemps autochthones. Le paysan de Serk parle la langue de Louis XIV.

Il y a quarante ans, on retrouvait dans la bouche des matelots de Jersey et d’Aurigny l’idiome marin classique. On se fût cru en pleine marine du dix-septième siècle. Un archéologue spécialiste eût pu venir étudier là l’antique patois de manœuvre et de bataille rugi par Jean Bart dans ce porte-voix qui terrifiait l’amiral Hidde. Le vocabulaire maritime de nos pères, presque entièrement renouvelé aujourd’hui, était encore usité à Guernesey vers 1820. Un navire qui tient bien le vent était « bon boulinier » ; un navire qui se range au vent presque de lui-même, malgré ses voiles d’avant et son gouvernail, était un « vaisseau ardent ». Entrer en mouvement, c’était « prendre aire » ; mettre à la cape, c’était « capeyer » ; amarrer le bout d’une manœuvre courante, c’était « faire dormant » ; prendre le vent dessus, c’était « faire chapelle » ; tenir bon sur le câble, c’était « faire teste » ; être en désordre à bord, c’était « être en pantenne » ; avoir le vent dans les voiles, c’était « porter-plain ». Rien de tout cela ne se dit plus. Aujourd’hui on dit : louvoyer, alors on disait : leauvoyer ; on dit : naviguer, on disait : naviger ; on dit : virer vent devant, on disait : donner vent devant ; on dit : aller de l’avant, on disait : tailler de l’avant ; on dit : tirez d’accord, on disait : halez d’accord ; on dit : dérapez, on disait : déplantez ; on dit : embraquez, on disait : abraquez ; on dit : taquets, on disait : bittons ; on dit : burins, on disait : tappes ; on dit : balancines, on disait : valancines ; on dit : tribord, on disait : stribord ; on dit : les hommes de quart à bâbord, on disait : les basbourdis. Tourville écrivait à Hocquincourt : nous avons singlé. Au lieu de « la rafale », le raffal ; au lieu de « bossoir », boussoir ; au lieu de « drosse », drousse ; au lieu de « loffer », faire une olofée ; au lieu de « élonger », alonger ; au lieu de « forte brise », survent ; au lieu de « jouail », jas ; au lieu de « soute », fosse ; telle était, au commencement de ce siècle, la langue de bord des îles de la Manche. En entendant parler un pilote jersiais, Ango eût été ému. Tandis que partout les voiles faseyaient, aux îles de la Manche elles barbeyaient. Une saute-de-vent était une « folle-vente ». On n’employait plus que là les deux modes gothiques d’amarrage, la valture et la portugaise. On n’entendait plus que là les vieux commandements : Tour-et-choque ! — Bosse et bitte ! — Un matelot de Granville disait déjà le clan, qu’un matelot de Saint-Aubin ou de Saint-Sampson disait encore le canal de pouliot. Ce qui était bout d’alonge à Saint-Malo, était à Saint-Hélier oreille d’âne. Mess Lethierry, absolument comme le duc De Vivonne, appelait la courbure concave des ponts la tonture et le ciseau du calfat la patarasse. C’est avec ce bizarre idiome entre les dents que Duquesne battit Ruyter, que Duguay-Trouin battit Wasnaer, et que Tourville en 1681 embossa en plein jour la première galère qui bombarda Alger. Aujourd’hui, c’est une langue morte. L’argot de la mer est actuellement tout autre. Duperré ne comprendrait pas Suffren.

La langue des signaux ne s’est pas moins transformée ; et il y a loin des quatre flammes, rouge, blanche, bleue et jaune de La Bourdonnais aux dix-huit pavillons d’aujourd’hui qui, arborés deux par deux, trois par trois, et quatre par quatre, offrent aux besoins de la communication lointaine soixante-dix mille combinaisons, ne restent jamais court, et, pour ainsi dire, prévoient l’imprévu.


IV

ON EST VULNÉRABLE DANS CE QU’ON AIME


Mess Lethierry avait le cœur sur la main ; une large main et un grand cœur. Son défaut, c’était cette admirable qualité, la confiance. Il avait une façon à lui de prendre un engagement ; c’était solennel ; il disait : J’en donne ma parole d’honneur au bon Dieu. Cela dit, il allait jusqu’au bout. Il croyait au bon Dieu, pas au reste. Le peu qu’il allait aux églises était politesse. En mer, il était superstitieux.

Pourtant jamais un gros temps ne l’avait fait reculer ; cela tenait à ce qu’il était peu accessible à la contradiction. Il ne la tolérait pas plus de l’océan que d’un autre. Il entendait être obéi ; tant pis pour la mer si elle résistait ; il fallait qu’elle en prît son parti. Mess Lethierry ne cédait point. Une vague qui se cabre, pas plus qu’un voisin qui dispute, ne réussissait à l’arrêter. Ce qu’il disait était dit, ce qu’il projetait était fait. Il ne se courbait ni devant une objection, ni devant une tempête. Non, pour lui, n’existait pas ; ni dans la bouche d’un homme, ni dans le grondement d’un nuage. Il passait outre. Il ne permettait point qu’on le refusât. De là son entêtement dans la vie et son intrépidité sur l’océan.

Il assaisonnait volontiers lui-même sa soupe au poisson, sachant la dose de poivre et de sel et les herbes qu’il fallait, et se régalait autant de la faire que de la manger. Un être qu’un suroît transfigure et qu’une redingote abrutit, qui ressemble, les cheveux au vent, à Jean Bart, et, en chapeau rond, à Jocrisse, gauche à la ville, étrange et redoutable à la mer, un dos de portefaix, point de jurons, très rarement de la colère, un petit accent très doux qui devient tonnerre dans un porte-voix, un paysan qui a lu l’Encyclopédie, un guernesiais qui a vu la révolution, un ignorant très savant, aucune bigoterie, mais toutes sortes de visions, plus de foi à la dame blanche qu’à la sainte Vierge, la force de Polyphème, la volonté de Christophe Colomb, la logique de la girouette, quelque chose d’un taureau et quelque chose d’un enfant, un nez presque camard, des joues puissantes, une bouche qui a toutes ses dents, un froncement partout sur la figure, une face qui semble avoir été tripotée par la vague et sur laquelle la rose des vents a tourné pendant quarante ans, un air d’orage sur le front, une carnation de roche en pleine mer ; et maintenant mettez dans ce visage dur un regard bon, vous aurez mess Lethierry.

Mess Lethierry avait deux amours : Durande et Déruchette.


LIVRE TROISIÈME

DURANDE ET DÉRUCHETTE


I

BABIL ET FUMÉE


Le corps humain pourrait bien n’être qu’une apparence. Il cache notre réalité. Il s’épaissit sur notre lumière ou sur notre ombre. La réalité c’est l’âme. À parler absolument, notre visage est un masque. Le vrai homme, c’est ce qui est sous l’homme. Si l’on apercevait cet homme-là, tapi ou abrité derrière cette illusion qu’on nomme la chair, on aurait plus d’une surprise. L’erreur commune, c’est de prendre l’être extérieur pour l’être réel. Telle fille, par exemple, si on la voyait ce qu’elle est, apparaîtrait oiseau.

Un oiseau qui a la forme d’une fille, quoi de plus exquis ! Figurez-vous que vous l’avez chez vous. Ce sera Déruchette. Le délicieux être ! On serait tenté de lui dire : Bonjour, mademoiselle la bergeronnette. On ne voit pas les ailes, mais on entend le gazouillement. Par instants, elle chante. Par le babil, c’est au-dessous de l’homme ; par le chant, c’est au-dessus. Il y a le mystère dans ce chant ; une vierge est une enveloppe d’ange. Quand la femme se fait, l’ange s’en va ; mais plus tard, il revient, apportant une petite âme à la mère. En attendant la vie, celle qui sera mère un jour est très longtemps un enfant, la petite fille persiste dans la jeune fille, et c’est une fauvette. On pense en la voyant : qu’elle est aimable de ne pas s’envoler ! Le doux être familier prend ses aises dans la maison, de branche en branche, c’est-à-dire de chambre en chambre, entre, sort, s’approche, s’éloigne, lisse ses plumes ou peigne ses cheveux, fait toutes sortes de petits bruits délicats, murmure on ne sait quoi d’ineffable à vos oreilles. Il questionne, on lui répond ; on l’interroge, il gazouille. On jase avec lui. Jaser, cela délasse de parler. Cet être a du ciel en lui. C’est une pensée bleue mêlée à votre pensée noire. Vous lui savez gré d’être si léger, si fuyant, si échappant, si peu saisissable, et d’avoir la bonté de ne pas être invisible, lui qui pourrait, ce semble, être impalpable. Ici-bas, le joli, c’est le nécessaire. Il y a sur la terre peu de fonctions plus importantes que celle-ci : être charmant. La forêt serait au désespoir sans le colibri. Dégager de la joie, rayonner du bonheur, avoir parmi les choses sombres une exsudation de lumière, être la dorure du destin, être l’harmonie, être la grâce, être la gentillesse, c’est vous rendre service. La beauté me fait du bien en étant belle. Telle créature a cette féerie d’être pour tout ce qui l’entoure un enchantement ; quelquefois elle n’en sait rien elle-même, ce n’en est que plus souverain ; sa présence éclaire, son approche réchauffe ; elle passe, on est content, elle s’arrête, on est heureux ; la regarder, c’est vivre ; elle est de l’aurore ayant la figure humaine ; elle ne fait pas autre chose que d’être là, cela suffit, elle édénise la maison, il lui sort par tous les pores un paradis ; cette extase, elle la distribue à tous sans se donner d’autre peine que de respirer à côté d’eux. Avoir un sourire qui, on ne sait comment, diminue le poids de la chaîne énorme traînée en commun par tous les vivants, que voulez-vous que je vous dise, c’est divin. Ce sourire, Déruchette l’avait. Disons plus, Déruchette était ce sourire. Il y a quelque chose qui nous ressemble plus que notre visage, c’est notre physionomie ; il y a quelque chose qui nous ressemble plus que notre physionomie, c’est notre sourire. Déruchette souriant, c’était Déruchette.

C’est un sang particulièrement attrayant que celui de Jersey et de Guernesey. Les femmes, les filles surtout, sont d’une beauté fleurie et candide. C’est la blancheur saxonne et la fraîcheur normande combinées. Des joues roses et des regards bleus. Il manque à ces regards l’étoile. L’éducation anglaise les amortit. Ces yeux limpides seront irrésistibles le jour où la profondeur parisienne y apparaîtra. Paris, heureusement, n’a pas encore fait son entrée dans les anglaises. Déruchette n’était pas une parisienne, mais n’était pas non plus une guernesiaise. Elle était née à Saint-Pierre-Port, mais mess Lethierry l’avait élevée. Il l’avait élevée pour être mignonne ; elle l’était.

Déruchette avait le regard indolent, et agressif sans le savoir. Elle ne connaissait peut-être pas le sens du mot amour, et elle rendait volontiers les gens amoureux d’elle. Mais sans mauvaise intention. Elle ne songeait à aucun mariage. Le vieux gentilhomme émigré qui avait pris racine à Saint-Sampson disait : Cette petite fait de la flirtation à poudre.

Déruchette avait les plus jolies petites mains du monde et des pieds assortis aux mains, quatre pattes de mouche, disait mess Lethierry. Elle avait dans toute sa personne la bonté et la douceur, pour famille et pour richesse mess Lethierry, son oncle, pour travail de se laisser vivre, pour talent quelques chansons, pour science la beauté, pour esprit l’innocence, pour cœur l’ignorance ; elle avait la gracieuse paresse créole, mêlée d’étourderie et de vivacité, la gaîté taquine de l’enfance avec une pente à la mélancolie, des toilettes un peu insulaires, élégantes, mais incorrectes, des chapeaux de fleurs toute l’année, le front naïf, le cou souple et tentant, les cheveux châtains, la peau blanche avec quelques taches de rousseur l’été, la bouche grande et saine, et sur cette bouche l’adorable et dangereuse clarté du sourire. C’était là Déruchette.

Quelquefois, le soir, après le soleil couché, au moment où la nuit se mêle à la mer, à l’heure où le crépuscule donne une sorte d’épouvante aux vagues, on voyait entrer dans le goulet de Saint-Sampson, sur le soulèvement sinistre des flots, on ne sait quelle masse informe, une silhouette monstrueuse qui sifflait et crachait, une chose horrible qui râlait comme une bête et qui fumait comme un volcan, une espèce d’hydre bavant dans l’écume et traînant un brouillard, et se ruant vers la ville avec un effrayant battement de nageoires et une gueule d’où sortait de la flamme. C’était Durande.


II

HISTOIRE ÉTERNELLE DE L’UTOPIE


C’était une prodigieuse nouveauté qu’un bateau à vapeur dans les eaux de la Manche en 182… toute la côte normande en fut longtemps effarée. Aujourd’hui dix ou douze steamers se croisant en sens inverse sur un horizon de mer ne font lever les yeux à personne ; tout au plus occupent-ils un moment le connaisseur spécial qui distingue à la couleur de leur fumée que celui-ci brûle du charbon de Wales et celui-là du charbon de Newcastle. Ils passent, c’est bien. Wellcome, s’ils arrivent. Bon voyage, s’ils partent.

On était moins calme à l’endroit de ces inventions-là dans le premier quart de ce siècle, et ces mécaniques et leur fumée étaient particulièrement mal vues chez les insulaires de la Manche. Dans cet archipel puritain, où la reine d’Angleterre a été blâmée de violer la bible[5] en accouchant par le chloroforme, le bateau à vapeur eut pour premier succès d’être baptisé le Bateau-Diable (Devil-Boat). À ces bons pêcheurs d’alors, jadis catholiques, désormais calvinistes, toujours bigots, cela sembla être de l’enfer qui flottait. Un prédicateur local traita cette question : A-t-on le droit de faire travailler ensemble l’eau et le feu que Dieu a séparés[6] ? Cette bête de feu et de fer ne ressemblait-elle pas à Léviathan ? N’était-ce pas refaire, dans la mesure humaine, le chaos ? Ce n’est pas la première fois que l’ascension du progrès est qualifiée retour au chaos.

Idée folle, erreur grossière, absurdité ; tel avait été le verdict de l’académie des sciences consultée, au commencement de ce siècle, sur le bateau à vapeur par Napoléon ; les pêcheurs de Saint-Sampson sont excusables de n’être, en matière scientifique, qu’au niveau des géomètres de Paris, et, en matière religieuse, une petite île comme Guernesey n’est pas forcée d’avoir plus de lumières qu’un grand continent comme l’Amérique. En 1807, quand le premier bateau de Fulton, patronné par Livingstone, pourvu de la machine de Watt envoyée d’Angleterre, et monté, outre l’équipage, par deux français seulement, André Michaux et un autre, quand ce premier bateau à vapeur fit son premier voyage de New-York à Albany, le hasard fit que ce fut le 17 août. Sur ce, le méthodisme prit la parole, et dans toutes les chapelles les prédicateurs maudirent cette machine, déclarant que ce nombre dix-sept était le total des dix antennes et des sept têtes de la bête de l’Apocalypse. En Amérique on invoquait contre le navire à vapeur la bête de l’Apocalypse et en Europe la bête de la Genèse. Là était toute la différence.

Les savants avaient rejeté le bateau à vapeur comme impossible ; les prêtres à leur tour le rejetaient comme impie. La science avait condamné, la religion damnait. Fulton était une variété de Lucifer. Les gens simples des côtes et des campagnes adhéraient à la réprobation par le malaise que leur donnait cette nouveauté. En présence du bateau à vapeur, le point de vue religieux était ceci : — l’eau et le feu sont un divorce. Ce divorce est ordonné de Dieu. On ne doit pas désunir ce que Dieu a uni ; on ne doit pas unir ce qu’il a désuni. — Le point de vue paysan était ceci : ça me fait peur.

Pour oser à cette époque lointaine une telle entreprise, un bateau à vapeur allant de Guernesey à Saint-Malo, il ne fallait rien moins que mess Lethierry. Lui seul pouvait la concevoir comme libre penseur, et la réaliser comme hardi marin. Son côté français eut l’idée, son côté anglais l’exécuta.

À quelle occasion ? disons-le.


III

RANTAINE


Quarante ans environ avant l’époque où se passent les faits que nous racontons ici, il y avait dans la banlieue de Paris, près du mur de ronde, entre la Fosse-aux-Lions et la Tombe-Issoire, un logis suspect. C’était une masure isolée, coupe-gorge au besoin. Là demeurait avec sa femme et son enfant une espèce de bourgeois bandit, ancien clerc de procureur au Châtelet, devenu voleur tout net. Il figura plus tard en cour d’assises. Cette famille s’appelait les Rantaine. On voyait dans la masure sur une commode d’acajou deux tasses en porcelaine fleurie ; on lisait en lettres dorées sur l’une : souvenir d’amitié, et sur l’autre : don d’estime. L’enfant était dans le bouge pêle-mêle avec le crime. Le père et la mère ayant été de la demi-bourgeoisie, l’enfant apprenait à lire ; on l’élevait. La mère, pâle, presque en guenilles, donnait machinalement « de l’éducation » à son petit, le faisait épeler, et s’interrompait pour aider son mari à quelque guet-apens, ou pour se prostituer à un passant. Pendant ce temps-là, la croix de Jésus, ouverte à l’endroit où on l’avait quittée, restait sur la table, et l’enfant auprès, rêveur.

Le père et la mère, saisis dans quelque flagrant délit, disparurent dans la nuit pénale. L’enfant disparut aussi.

Lethierry dans ses courses rencontra un aventurier comme lui, le tira d’on ne sait quel mauvais pas, lui rendit service, lui en fut reconnaissant, le prit en gré, le ramassa, l’amena à Guernesey, le trouva intelligent au cabotage, et en fit son associé. C’était le petit Rantaine devenu grand.

Rantaine, comme Lethierry, avait une nuque robuste, une large et puissante marge à porter des fardeaux entre les deux épaules, et des reins d’Hercule Farnèse. Lethierry et lui, c’était la même allure et la même encolure ; Rantaine était de plus haute taille. Qui les voyait de dos se promener côte à côte sur le port, disait : voilà les deux frères. De face, c’était autre chose. Tout ce qui était ouvert chez Lethierry était fermé chez Rantaine. Rantaine était circonspect. Rantaine était maître d’armes, jouait de l’harmonica, mouchait une chandelle d’une balle à vingt pas, avait un coup de poing magnifique, récitait des vers de la Henriade et devinait les songes. Il savait par cœur les tombeaux de saint-Denis, par Treneuil. Il disait avoir été lié avec le sultan de Calicut que les portugais appellent le zamorin. Si l’on eût pu feuilleter le petit agenda qu’il avait sur lui, on y eût trouvé, entre autres notes, des mentions du genre de celle-ci : « À Lyon, dans une des fissures du mur d’un des cachots de saint-Joseph, il y a une lime cachée ». Il parlait avec une sage lenteur. Il se disait fils d’un chevalier de Saint-Louis. Son linge était dépareillé et marqué à des lettres différentes. Personne n’était plus chatouilleux que lui sur le point d’honneur ; il se battait et tuait. Il avait dans le regard quelque chose d’une mère d’actrice.

La force servant d’enveloppe à la ruse, c’était là Rantaine.

La beauté de son coup de poing, appliquée dans une foire sur une cabeza de moro, avait gagné jadis le cœur de Lethierry.

On ignorait pleinement à Guernesey ses aventures. Elles étaient bigarrées. Si les destinées ont un vestiaire, la destinée de Rantaine devait être vêtue en arlequin. Il avait vu le monde et fait la vie. C’était un circumnavigateur. Ses métiers étaient une gamme. Il avait été cuisinier à Madagascar, éleveur d’oiseaux à Sumatra, général à Honolulu, journaliste religieux aux îles Gallapagos, poëte à Oomrawuttee, franc-maçon à Haïti. Il avait prononcé en cette dernière qualité au Grand-Goâve une oraison funèbre dont les journaux locaux ont conservé ce fragment : « … Adieu donc, belle âme ! Dans la voûte azurée des cieux où tu prends maintenant ton vol, tu rencontreras sans doute le bon abbé Léandre Crameau du Petit-Goâve. Dis-lui que, grâce à dix années d’efforts glorieux, tu as terminé l’église de l’Anse-à-Veau ! Adieu, génie transcendant, maç… modèle ! » Son masque de franc-maçon ne l’empêchait pas, comme on voit, de porter le faux nez catholique. Le premier lui conciliait les hommes de progrès et le second les hommes d’ordre. Il se déclarait blanc pur sang, il haïssait les noirs ; pourtant il eût certainement admiré Soulouque. À Bordeaux, en 1815, il avait été verdet. À cette époque, la fumée de son royalisme lui sortait du front sous la forme d’un immense plumet blanc. Il avait passé sa vie à faire des éclipses, paraissant, disparaissant, reparaissant. C’était un coquin à feu tournant. Il savait du turc ; au lieu de guillotiné il disait néboïssé. Il avait été esclave en Tripoli chez un thaleb, et il y avait appris le turc à coups de bâton ; sa fonction avait été d’aller le soir aux portes des mosquées et d’y lire à haute voix devant les fidèles le koran écrit sur des planchettes de bois ou sur des omoplates de chameau. Il était probablement renégat.

Il était capable de tout, et de pire.

Il éclatait de rire et fronçait le sourcil en même temps. Il disait : En politique, je n’estime que les gens inaccessibles aux influences. Il disait : Je suis pour les mœurs. Il était plutôt gai et cordial qu’autre chose. La forme de sa bouche démentait le sens de ses paroles. Ses narines eussent pu passer pour des naseaux. Il avait au coin de l’œil un carrefour de rides où toutes sortes de pensées obscures se donnaient rendez-vous. Le secret de sa physionomie ne pouvait être déchiffré que là. Sa patte d’oie était une serre de vautour. Son crâne était bas au sommet et large aux tempes. Son oreille, difforme et encombrée de broussailles, semblait dire : ne parlez pas à la bête qui est dans cet antre.

Un beau jour, à Guernesey, on ne sut plus où était Rantaine.

L’associé de Lethierry avait « filé », laissant vide la caisse de l’association.

Dans cette caisse il y avait de l’argent à Rantaine sans doute, mais il y avait aussi cinquante mille francs à Lethierry.

Lethierry, dans son métier de caboteur et de charpentier de navires, avait, en quarante ans d’industrie et de probité, gagné cent mille francs. Rantaine lui en emporta la moitié.

Lethierry, à moitié ruiné, ne fléchit pas et songea immédiatement à se relever. On ruine la fortune des gens de cœur, non leur courage. On commençait alors à parler du bateau à vapeur. L’idée vint à Lethierry d’essayer la machine Fulton, si contestée, et de relier par un bateau à feu l’archipel normand à la France. Il joua son vatout sur cette idée. Il y consacra son reste. Six mois après la fuite de Rantaine, on vit sortir du port stupéfait de Saint-Sampson un navire à fumée, faisant l’effet d’un incendie en mer, le premier steamer qui ait navigué dans la Manche.

Ce bateau, que la haine et le dédain de tous gratifièrent immédiatement du sobriquet « la galiote à Lethierry », s’annonça comme devant faire le service régulier de Guernesey à Saint-Malo.


IV

SUITE DE L’HISTOIRE DE L’UTOPIE


La chose, on le comprend de reste, prit d’abord fort mal. Tous les propriétaires de coutres faisant le voyage de l’île guernesiaise à la côte française jetèrent les hauts cris. Ils dénoncèrent cet attentat à l’écriture sainte et à leur monopole. Quelques chapelles fulminèrent. Un révérend, nommé Elihu, qualifia le bateau à vapeur « un libertinage ». Le navire à voiles fut déclaré orthodoxe. On vit distinctement les cornes du diable sur la tête des bœufs que le bateau à vapeur apportait et débarquait. Cette protestation dura un temps raisonnable. Cependant peu à peu on finit par s’apercevoir que ces bœufs arrivaient moins fatigués, et se vendaient mieux, la viande étant meilleure ; que les risques de mer étaient moindres pour les hommes aussi ; que ce passage, moins coûteux, était plus sûr et plus court ; qu’on partait à heure fixe et qu’on arrivait à heure fixe ; que le poisson, voyageant plus vite, était plus frais, et qu’on pouvait désormais déverser sur les marchés français l’excédent des grandes pêches, si fréquentes à Guernesey ; que le beurre des admirables vaches de Guernesey faisait plus rapidement le trajet dans le Devil-Boat que dans les sloops à voile, et ne perdait plus rien de sa qualité, de sorte que Dinan en demandait, et que Saint-Brieuc en demandait, et que Rennes en demandait ; qu’enfin il y avait, grâce à ce qu’on appelait la galiote à Lethierry, sécurité de voyage, régularité de communication, va-et-vient facile et prompt, agrandissement de circulation, multiplication de débouchés, extension de commerce, et qu’en somme il fallait prendre son parti de ce Devil-Boat qui violait la bible et enrichissait l’île. Quelques esprits forts se hasardèrent à approuver dans une certaine mesure. Sieur Landoys, le greffier, accorda son estime à ce bateau. Du reste, ce fut impartialité de sa part, car il n’aimait pas Lethierry. D’abord Lethierry était mess et Landoys n’était que sieur. Ensuite, quoique greffier à Saint-Pierre-Port, Landoys était paroissien de Saint-Sampson ; or ils n’étaient dans la paroisse que deux hommes, Lethierry et lui, n’ayant point de préjugés ; c’était bien le moins que l’un détestât l’autre. Être du même bord, cela éloigne.

Sieur Landoys néanmoins eut l’honnêteté d’approuver le bateau à vapeur. D’autres se joignirent à sieur Landoys. Insensiblement, le fait monta ; les faits sont une marée, et, avec le temps, avec le succès continu et croissant, avec l’évidence du service rendu, l’augmentation du bien-être de tous étant constatée, il vint un jour où, quelques sages exceptés, tout le monde admira « la galiote à Lethierry ».

On l’admirerait moins aujourd’hui. Ce steamer d’il y a quarante ans ferait sourire nos constructeurs actuels. Cette merveille était difforme ; ce prodige était infirme.

De nos grands steamers transatlantiques d’à présent au bateau à roues et à feu que Denis Papin fit manœuvrer sur la fulde en 1707, il n’y a pas moins de distance que du vaisseau à trois ponts le Montebello, long de deux cents pieds, large de cinquante, ayant une grande vergue de cent quinze pieds, déplaçant un poids de trois mille tonneaux, portant onze cents hommes, cent vingt canons, dix mille boulets et cent soixante paquets de mitraille, vomissant à chaque bordée, quand il combat, trois mille trois cents livres de fer, et déployant au vent, quand il marche, cinq mille six cents mètres carrés de toile, au dromon danois du deuxième siècle, trouvé plein de haches de pierre, d’arcs et de massues, dans les boues marines de Wester-Satrup, et déposé à l’hôtel de ville de Flensbourg.

Cent ans juste d’intervalle, 1707-1807, séparent le premier bateau de Papin du premier bateau de Fulton. La « galiote à Lethierry » était, à coup sûr, un progrès sur ces deux ébauches, mais était une ébauche elle-même. Cela ne l’empêchait pas d’être un chef-d’œuvre. Tout embryon de la science offre ce double aspect : monstre comme fœtus ; merveille comme germe.


V

LE BATEAU-DIABLE


La « Galiote à Lethierry » n’était pas mâtée selon le point vélique, et ce n’était pas là son défaut, car c’est une des lois de la construction navale ; d’ailleurs le navire ayant pour propulseur le feu, la voilure était l’accessoire. Ajoutons qu’un navire à roues est presque insensible à la voilure qu’on lui met. La galiote était trop courte, trop ronde, trop ramassée ; elle avait trop de joue et trop de hanche ; la hardiesse n’avait pas été jusqu’à la faire légère ; la galiote avait quelques-uns des inconvénients et quelques-unes des qualités de la panse. Elle tanguait peu, mais roulait beaucoup. Les tambours étaient trop hauts. Elle avait trop de bau pour sa longueur. La machine, massive, l’encombrait, et, pour rendre le navire capable d’une forte cargaison, on avait dû hausser démesurément la muraille, ce qui donnait à la galiote à peu près le défaut des vaisseaux de soixante-quatorze, qui sont un gabarit bâtard, et qu’il faut raser pour les rendre battants et marins. Étant courte, elle eût dû virer vite, les temps employés à une évolution étant comme les longueurs des navires ; mais sa pesanteur lui ôtait l’avantage que lui donnait sa brièveté. Son maître-couple était trop large, ce qui la ralentissait, la résistance de l’eau étant proportionnelle à la plus grande section immergée et au carré de la vitesse du navire. L’avant était vertical, ce qui ne serait pas une faute aujourd’hui, mais en ce temps-là l’usage invariable était de l’incliner de quarante-cinq degrés. Toutes les courbes de la coque étaient bien raccordées, mais pas assez longues pour l’obliquité et surtout pour le parallélisme avec le prisme d’eau déplacé, lequel ne doit jamais être refoulé que latéralement. Dans les gros temps, elle tirait trop d’eau, tantôt par l’avant, tantôt par l’arrière, ce qui indiquait un vice dans le centre de gravité. La charge n’étant pas où elle devait être, à cause du poids de la machine, le centre de gravité passait souvent à l’arrière du grand mât, et alors il fallait s’en tenir à la vapeur, et se défier de la grande voile, car l’effort de la grande voile dans ce cas-là faisait arriver le vaisseau au lieu de le soutenir au vent. La ressource était, quand on était au plus près du vent, de larguer en bande la grande écoute ; le vent, de la sorte, était fixé sur l’avant par l’amure, et la grande voile ne faisait plus l’effet d’une voile de poupe. Cette manœuvre était difficile. Le gouvernail était l’antique gouvernail, non à roue comme aujourd’hui, mais à barre, tournant sur ses gonds scellés dans l’étambot et mû par une solive horizontale passant par-dessus la barre d’arcasse. Deux canots, espèces de youyous, étaient suspendus aux pistolets. Le navire avait quatre ancres, la grosse ancre, la seconde ancre qui est l’ancre travailleuse, working-anchor, et deux ancres d’affourche. Ces quatre ancres, mouillées avec des chaînes, étaient manœuvrées, selon les occasions, par le grand cabestan de poupe et le petit cabestan de proue. À cette époque, le guindoir à pompe n’avait pas encore remplacé l’effort intermittent de la barre d’anspect. N’ayant que deux ancres d’affourche, l’une à tribord, l’autre à bâbord, le navire ne pouvait affourcher en patte d’oie, ce qui le désarmait un peu devant certains vents. Pourtant il pouvait en ce cas s’aider de la seconde ancre. Les bouées étaient normales, et construites de manière à porter le poids de l’orin des ancres, tout en restant à flot. La chaloupe avait la dimension utile. C’était le véritable en-cas du bâtiment ; elle était assez forte pour lever la maîtresse ancre. Une nouveauté de ce navire, c’est qu’il était en partie gréé avec des chaînes, ce qui du reste n’ôtait rien de leur mobilité aux manœuvres courantes et de leur tension aux manœuvres dormantes. La mâture, quoique secondaire, n’avait aucune incorrection ; le capelage bien serré, bien dégagé, paraissait peu. Les membrures étaient solides, mais grossières, la vapeur n’exigeant point la même délicatesse de bois que la voile. Ce navire marchait avec une vitesse de deux lieues à l’heure. En panne il faisait bien son abatée. Telle qu’elle était, « la galiote à Lethierry » tenait bien la mer, mais elle manquait de pointe pour diviser le liquide, et l’on ne pouvait dire qu’elle eût de belles façons. On sentait que dans un danger, écueil ou trombe, elle serait peu maniable. Elle avait le craquement d’une chose informe. Elle faisait, en roulant sur la vague, un bruit de semelle neuve.

Ce navire était surtout un récipient, et, comme tout bâtiment plutôt armé en marchandise qu’en guerre, il était exclusivement disposé pour l’arrimage. Il admettait peu de passagers. Le transport du bétail rendait l’arrimage difficile et très particulier. On arrimait alors les bœufs dans la cale, ce qui était une complication. Aujourd’hui on les arrime sur l’avant-pont. Les tambours du Devil-Boat Lethierry étaient peints en blanc, la coque, jusqu’à la ligne de flottaison, en couleur de feu, et tout le reste du navire, selon la mode assez laide de ce siècle, en noir.

Vide, il calait sept pieds, et, chargé, quatorze.

Quant à la machine, elle était puissante. La force était d’un cheval pour trois tonneaux, ce qui est presque une force de remorqueur. Les roues étaient bien placées, un peu en avant du centre de gravité du navire. La machine avait une pression maximum de deux atmosphères. Elle usait beaucoup de charbon, quoiqu’elle fût à condensation et à détente. Elle n’avait pas de volant à cause de l’instabilité du point d’appui, et elle y remédiait, comme on le fait encore aujourd’hui, par un double appareil faisant alterner deux manivelles fixées aux extrémités de l’arbre de rotation et disposées de manière à ce que l’une fût toujours à son point fort quand l’autre était à son point mort. Toute la machine reposait sur une seule plaque de fonte ; de sorte que, même dans un cas de grave avarie, aucun coup de mer ne lui ôtait l’équilibre et que la coque déformée ne pouvait déformer la machine. Pour rendre la machine plus solide encore, on avait placé la bielle principale près du cylindre, ce qui transportait du milieu à l’extrémité le centre d’oscillation du balancier. Depuis on a inventé les cylindres oscillants qui permettent de supprimer les bielles ; mais, à cette époque, la bielle près du cylindre semblait le dernier mot de la machinerie. La chaudière était coupée de cloisons et pourvue de sa pompe de saumure. Les roues étaient très grandes, ce qui diminuait la perte de force, et la cheminée était très haute, ce qui augmentait le tirage du foyer ; mais la grandeur des roues donnait prise au flot et la hauteur de la cheminée donnait prise au vent. Aubes de bois, crochets de fer, moyeux de fonte, telles étaient les roues, bien construites et, chose qui étonne, pouvant se démonter. Il y avait toujours trois aubes immergées. La vitesse du centre des aubes ne surpassait que d’un sixième la vitesse du navire ; c’était là le défaut de ces roues. En outre, le manneton des manivelles était trop long, et le tiroir distribuait la vapeur dans le cylindre avec trop de frottement. Dans ces temps-là, cette machine semblait et était admirable.

Cette machine avait été forgée en France à l’usine de fer de Bercy. Mess Lethierry l’avait un peu imaginée ; le mécanicien qui l’avait construite sur son épure était mort ; de sorte que cette machine était unique, et impossible à remplacer. Le dessinateur restait, mais le constructeur manquait.

La machine avait coûté quarante mille francs. Lethierry avait construit lui-même la galiote sous la grande cale couverte qui est à côté de la première tour entre Saint-Pierre-Port et Saint-Sampson. Il avait été à Brême acheter le bois. Il avait épuisé dans cette construction tout son savoir-faire de charpentier de marine, et l’on reconnaissait son talent au bordage dont les coutures étaient étroites et égales, et recouvertes de sarangousti, mastic de l’Inde meilleur que le brai. Le doublage était bien mailleté. Lethierry avait enduit la carène de gallegalle. Il avait, pour remédier à la rondeur de la coque, ajusté un boute-hors au beaupré, ce qui lui permettait d’ajouter à la civadière une fausse civadière. Le jour du lancement, il avait dit : me voilà à flot ! La galiote réussit en effet, on l’a vu.

Par hasard ou exprès, elle avait été lancée un 14 juillet. Ce jour-là, Lethierry, debout sur le pont entre les deux tambours, regarda fixement la mer et lui cria : — C’est ton tour ! Les parisiens ont pris la Bastille ; maintenant nous te prenons, toi !

La galiote à Lethierry faisait une fois par semaine le voyage de Guernesey à Saint-Malo. Elle partait le mardi matin et revenait le vendredi soir, veille du marché qui est le samedi. Elle était d’un plus fort échantillon de bois que les plus grands sloops caboteurs de tout l’archipel, et, sa capacité étant en raison de sa dimension, un seul de ses voyages valait, pour l’apport et pour le rendement, quatre voyages d’un coutre ordinaire. De là de forts bénéfices. La réputation d’un navire dépend de son arrimage, et Lethierry était un admirable arrimeur. Quand il ne put plus travailler en mer lui-même, il dressa un matelot pour le remplacer comme arrimeur. Au bout de deux années, le bateau à vapeur rapportait net sept cent cinquante livres sterling par an, c’est-à-dire dix-huit mille francs. La livre sterling de Guernesey vaut vingt-quatre francs, celle d’Angleterre vingt-cinq et celle de Jersey vingt-six. Ces chinoiseries sont moins chinoises qu’elles n’en ont l’air ; les banques y trouvent leur compte.


VI

ENTRÉE DE LETHIERRY DANS LA GLOIRE


« La Galiote » prospérait. Mess Lethierry voyait s’approcher le moment où il deviendrait monsieur. À Guernesey on n’est pas de plain-pied monsieur. Entre l’homme et le monsieur il y a toute une échelle à gravir ; d’abord, premier échelon, le nom tout sec, Pierre, je suppose ; puis, deuxième échelon, vésin (voisin) Pierre ; puis, troisième échelon, père Pierre ; puis, quatrième échelon, sieur Pierre ; puis, cinquième échelon, mess Pierre ; puis, sommet, monsieur Pierre.

Cette échelle, qui sort de terre, se continue dans le bleu. Toute la hiérarchique Angleterre y entre et s’y étage. En voici les échelons, de plus en plus lumineux : au-dessus du monsieur gentleman, il y a l’esq. (écuyer), au-dessus de l’esq., le chevalier (sir viager), puis, en s’élevant toujours, le baronet (sir héréditaire), puis le lord, laird en écosse, puis le baron, puis le vicomte, puis le comte (earl en Angleterre, jarl en Norvège), puis le marquis, puis le duc, puis le pair d’Angleterre, puis le prince du sang royal, puis le roi. Cette échelle monte du peuple à la bourgeoisie, de la bourgeoisie au baronetage, du baronetage à la pairie, de la pairie à la royauté.

Grâce à son coup de tête réussi, grâce à la vapeur, grâce à sa machine, grâce au Bateau-Diable, mess Lethierry était devenu quelqu’un. Pour construire « la galiote », il avait dû emprunter ; il s’était endetté à Brême, il s’était endetté à Saint-Malo ; mais chaque année il amortissait son passif.

Il avait de plus acheté à crédit, à l’entrée même du port de Saint-Sampson, une jolie maison de pierre, toute neuve, entre mer et jardin, sur l’encoignure de laquelle on lisait ce nom : les Bravées. le logis les Bravées, dont la devanture faisait partie de la muraille même du port, était remarquable par une double rangée de fenêtres, au nord, du côté d’un enclos plein de fleurs, au sud, du côté de l’océan ; de sorte que cette maison avait deux façades, l’une sur les tempêtes, l’autre sur les roses.

Ces façades semblaient faites pour les deux habitants, mess Lethierry et miss Déruchette.

La maison des Bravées était populaire à Saint-Sampson. Car mess Lethierry avait fini par être populaire. Cette popularité lui venait un peu de sa bonté, de son dévouement et de son courage, un peu de la quantité d’hommes qu’il avait sauvés, beaucoup de son succès, et aussi de ce qu’il avait donné au port de Saint-Sampson le privilège des départs et des arrivées du bateau à vapeur. Voyant que décidément le Devil-Boat était une bonne affaire, Saint-Pierre, la capitale, l’avait réclamé pour son port, mais Lethierry avait tenu bon pour Saint-Sampson. C’était sa ville natale. — C’est là que j’ai été lancé à la mer, disait-il. — De là une vive popularité locale. Sa qualité de propriétaire payant taxe faisait de lui ce qu’on appelle à Guernesey un habitant. On l’avait nommé douzenier. Ce pauvre matelot avait franchi cinq échelons sur six de l’ordre social guernesiais ; il était mess ; il touchait au monsieur ; et qui sait s’il n’arriverait pas même à franchir le monsieur ? Qui sait si un jour on ne lirait pas dans l’almanach de Guernesey au chapitre gentry and nobility cette inscription inouïe et superbe : Lethierry esq. ?

Mais mess Lethierry dédaignait ou plutôt ignorait le côté par lequel les choses sont vanité. Il se sentait utile, c’était là sa joie. Être populaire le touchait moins qu’être nécessaire. Il n’avait, nous l’avons dit, que deux amours et, par conséquent, que deux ambitions, Durande et Déruchette.

Quoi qu’il en fût, il avait mis à la loterie de la mer, et il y avait gagné le quine.

Le quine, c’était la Durande naviguant.


VII

LE MÊME PARRAIN ET LA MÊME PATRONNE


Après avoir créé ce bateau à vapeur, Lethierry l’avait baptisé. Il l’avait nommé Durande. La Durande, — nous ne l’appellerons plus autrement. On nous permettra également, quel que soit l’usage typographique, de ne point souligner ce nom Durande, nous conformant en cela à la pensée de mess Lethierry pour qui la Durande était presque une personne.

Durande et Déruchette, c’est le même nom. Déruchette est le diminutif. Ce diminutif est fort usité dans l’ouest de la France.

Les saints dans les campagnes portent souvent leur nom avec tous ses diminutifs et tous ses augmentatifs. On croirait à plusieurs personnes là où il n’y en a qu’une. Ces identités de patrons et de patronnes sous des noms différents ne sont point chose rare. Lise, Lisette, Lisa, Élisa, Isabelle, Lisbeth, Betsy, cette multitude est Élisabeth. Il est probable que Mahout, Maclou, Malo et Magloire sont le même saint. Du reste, nous n’y tenons pas.

Sainte Durande est une sainte de l’Angoumois et de la Charente. Est-elle correcte ? Ceci regarde les bollandistes. Correcte ou non, elle a des chapelles.

Lethierry étant à Rochefort, jeune matelot, avait fait connaissance avec cette sainte, probablement dans la personne de quelque jolie charentaise, peut-être de la grisette aux beaux ongles. Il lui en était resté assez de souvenir pour qu’il donnât ce nom aux deux choses qu’il aimait : Durande à la galiote, Déruchette à la fille.

Il était le père de l’une et l’oncle de l’autre.

Déruchette était la fille d’un frère qu’il avait eu. Elle n’avait plus ni père ni mère. Il l’avait adoptée. Il remplaçait le père, et la mère. Déruchette n’était pas seulement sa nièce. Elle était sa filleule. C’était lui qui l’avait tenue sur les fonts de baptême. C’était lui qui lui avait trouvé cette patronne, sainte Durande, et ce prénom Déruchette.

Déruchette, nous l’avons dit, était née à Saint-Pierre-Port. Elle était inscrite à sa date sur le registre de paroisse.

Tant que la nièce fut enfant et tant que l’oncle fut pauvre, personne ne prit garde à cette appellation, Déruchette ; mais quand la petite fille devint une miss et quand le matelot devint un gentleman, Déruchette choqua. On s’en étonnait. On demandait à mess Lethierry : Pourquoi Déruchette ? Il répondait : C’est un nom qui est comme ça. On essaya plusieurs fois de la débaptiser. Il ne s’y prêta point. Un jour une belle dame de la high life de Saint-Sampson, femme d’un forgeron riche ne travaillant plus, une sixty, comme on dit à Guernesey, dit à mess Lethierry : désormais j’appellerai votre fille Nancy. — Pourquoi pas Lons-Le-Saulnier ? dit-il. La belle dame ne lâcha point prise, et lui dit le lendemain : Nous ne voulons décidément pas de Déruchette. J’ai trouvé pour votre fille un joli nom, Marianne. — Joli nom en effet, repartit mess Lethierry, mais composé de deux vilaines bêtes, un mari et un âne. Il maintint Déruchette.

On se tromperait si l’on concluait du mot ci-dessus qu’il ne voulait point marier sa nièce. Il voulait la marier, certes, mais à sa façon. Il entendait qu’elle eût un mari dans son genre à lui, travaillant beaucoup, et qu’elle ne fît pas grand’chose. Il aimait les mains noires de l’homme et les mains blanches de la femme. Pour que Déruchette ne gâtât point ses jolies mains, il l’avait tournée vers la demoiselle. Il lui avait donné un maître de musique, un piano, une petite bibliothèque, et aussi un peu de fil et d’aiguilles dans une corbeille de travail. Elle était plutôt liseuse que couseuse, et plutôt musicienne que liseuse. Mess Lethierry la voulait ainsi. Le charme, c’était tout ce qu’il lui demandait. Il l’avait élevée plutôt à être fleur qu’à être femme. Quiconque a étudié les marins comprendra ceci. Ces rudesses aiment ces délicatesses. Pour que la nièce réalisât l’idéal de l’oncle, il fallait qu’elle fût riche. C’est bien ce qu’entendait mess Lethierry. Sa grosse machine de mer travaillait dans ce but. Il avait chargé Durande de doter Déruchette.


VIII

L’AIR « BONNY DUNDEE »


Déruchette habitait la plus jolie chambre des Bravées, à deux fenêtres, meublée en acajou ronceux, ornée d’un lit à rideaux quadrillés vert et blanc, et ayant vue sur le jardin et sur la haute colline où est le château du Valle. C’est de l’autre côté de cette colline qu’était le Bû de la Rue.

Déruchette avait dans cette chambre sa musique et son piano. Elle s’accompagnait de ce piano en chantant l’air qu’elle préférait, la mélancolique mélodie écossaise Bonny Dundee ; tout le soir est dans cet air, toute l’aurore était dans sa voix ; cela faisait un contraste doucement surprenant ; on disait : miss Déruchette est à son piano ; et les passants du bas de la colline s’arrêtaient quelquefois devant le mur du jardin des Bravées pour écouter ce chant si frais et cette chanson si triste.

Déruchette était de l’allégresse allant et venant dans la maison. Elle y faisait un printemps perpétuel. Elle était belle, mais plus jolie que belle, et plus gentille que jolie. Elle rappelait aux bons vieux pilotes amis de mess Lethierry cette princesse d’une chanson de soldats et de matelots qui était si belle « qu’elle passait pour telle dans le régiment ». Mess Lethierry disait : Elle a un câble de cheveux.

Dès l’enfance, elle avait été ravissante. On avait craint longtemps son nez ; mais la petite, probablement déterminée à être jolie, avait tenu bon ; la croissance ne lui avait fait aucun mauvais tour ; son nez ne s’était ni trop allongé, ni trop raccourci ; et, en devenant grande, elle était restée charmante.

Elle n’appelait jamais son oncle autrement que « mon père ».

Il lui tolérait quelques talents de jardinière, et même de ménagère. Elle arrosait elle-même ses plates-bandes de roses trémières, de molènes pourpres, de phlox vivaces et de benoîtes écarlates ; elle cultivait le crépis rose et l’oxalide rose ; elle tirait parti du climat de cette île de Guernesey, si hospitalière aux fleurs. Elle avait, comme tout le monde, des aloès en pleine terre, et, ce qui est plus difficile, elle faisait réussir la potentille du Népaul. Son petit potager était savamment ordonné ; elle y faisait succéder les épinards aux radis et les pois aux épinards ; elle savait semer des choux-fleurs de Hollande et des choux de Bruxelles qu’elle repiquait en juillet, des navets pour août, de la chicorée frisée pour septembre, des panais ronds pour l’automne, et de la raiponce pour l’hiver. Mess Lethierry la laissait faire, pourvu qu’elle ne maniât pas trop la bêche et le râteau et surtout qu’elle ne mît pas l’engrais elle-même. Il lui avait donné deux servantes, nommées l’une Grace et l’autre Douce, qui sont deux noms de Guernesey. Grace et Douce faisaient le service de la maison et du jardin, et elles avaient le droit d’avoir les mains rouges.

Quant à mess Lethierry, il avait pour chambre un petit réduit donnant sur le port, et attenant à la grande salle basse du rez-de-chaussée où était la porte d’entrée et où venaient aboutir les divers escaliers de la maison. Sa chambre était meublée de son branle, de son chronomètre et de sa pipe. Il y avait aussi une table et une chaise. Le plafond, à poutres, avait été blanchi au lait de chaux, ainsi que les quatre murs ; à droite de la porte était cloué l’archipel de la Manche, belle carte marine portant cette mention : W. Faden, 5, charing Cross. Geographer to His Majesty ; et à gauche d’autres clous étalaient sur la muraille un de ces gros mouchoirs de coton où sont figurés en couleur les pavillons et les signaux de toute la marine du globe, ayant aux quatre coins les étendards de France, de Russie, d’Espagne et des États-Unis d’Amérique, et au centre l’Union-Jack d’Angleterre.

Douce et Grace étaient deux créatures quelconques, du bon côté du mot. Douce n’était pas méchante et Grace n’était pas laide. Ces noms dangereux n’avaient point mal tourné. Douce, non mariée, avait un « galant ». Dans les îles de la Manche le mot est usité ; la chose aussi. Ces deux filles avaient ce qu’on pourrait appeler le service créole, une sorte de lenteur propre à la domesticité normande dans l’archipel. Grace, coquette et jolie, considérait sans cesse l’horizon avec une inquiétude de chat. Cela tenait à ce qu’ayant, comme Douce, un galant, elle avait, de plus, disait-on, un mari matelot, dont elle craignait le retour. Mais cela ne nous regarde pas. La nuance entre Grace et Douce, c’est que, dans une maison moins austère et moins innocente, Douce fût restée la servante et Grace fût devenue la soubrette. Les talents possibles de Grace se perdaient avec une fille candide comme Déruchette. Du reste, les amours de Douce et de Grace étaient latents. Rien n’en revenait à mess Lethierry, et rien n’en rejaillissait sur Déruchette.

La salle basse du rez-de-chaussée, halle à cheminée entourée de bancs et de tables, avait, au siècle dernier, servi de lieu d’assemblée à un conventicule de réfugiés français protestants. Le mur de pierre nue avait pour tout luxe un cadre de bois noir où s’étalait une pancarte de parchemin ornée des prouesses de Bénigne Bossuet, évêque de Meaux. Quelques pauvres diocésains de cet aigle, persécutés par lui lors de la révocation de l’édit de Nantes, et abrités à Guernesey, avaient accroché ce cadre à ce mur pour porter témoignage. On y lisait, si l’on parvenait à déchiffrer une écriture lourde et une encre jaunie, les faits peu connus que voici : — Le 29 octobre 1685, démolition des temples de Morcerf et de Nanteuil, demandée au Roy par M. l’évêque de Meaux. » — « le 2 avril 1686, arrestation de Cochard père et fils pour religion, à la prière de M. l’évêque de Meaux. Relâchés ; les Cochard ayant abjuré. » — « le 28 octobre 1699, M. l’évêque de Meaux envoie à M. De Pontchartrain un mémoire remontrant qu’il serait nécessaire de mettre les demoiselles de Chalandes et de Neuville, qui sont de la religion réformée, dans la maison des nouvelles-catholiques de Paris. » — « le 7 juillet 1703, est exécuté l’ordre demandé au Roy par M. l’évêque de Meaux de faire enfermer à l’hôpital le nommé Baudoin et sa femme, mauvais catholiques de Fublaines. »

Au fond de la salle, près de la porte de la chambre de mess Lethierry, un petit retranchement en planches qui avait été la chaire huguenote était devenu, grâce à un grillage avec chatière, « l’office » du bateau à vapeur, c’est-à-dire le bureau de la Durande, tenu par mess Lethierry en personne. Sur le vieux pupitre de chêne, un registre aux pages cotées Doit et Avoir remplaçait la bible.


IX

L’HOMME QUI AVAIT DEVINÉ RANTAINE


Tant que mess Lethierry avait pu naviguer, il avait conduit la Durande, et il n’avait pas eu d’autre pilote et d’autre capitaine que lui-même ; mais il était venu une heure, nous l’avons dit, où mess Lethierry avait dû se faire remplacer. Il avait choisi pour cela sieur Clubin, de Torteval, homme silencieux. Sieur Clubin avait sur toute la côte un renom de probité sévère. C’était l’alter ego et le vicaire de mess Lethierry.

Sieur Clubin, quoiqu’il eût plutôt l’air d’un notaire que d’un matelot, était un marin capable et rare. Il avait tous les talents que veut le risque perpétuellement transformé. Il était arrimeur habile, gabier méticuleux, bosseman soigneux et connaisseur, timonier robuste, pilote savant, et hardi capitaine. Il était prudent, et il poussait quelquefois la prudence jusqu’à oser, ce qui est une grande qualité à la mer. Il avait la crainte du probable tempérée par l’instinct du possible. C’était un de ces marins qui affrontent le danger dans une proportion à eux connue et qui de toute aventure savent dégager le succès. Toute la certitude que la mer peut laisser à un homme, il l’avait. Sieur Clubin, en outre, était un nageur renommé ; il était de cette race d’hommes rompus à la gymnastique de la vague, qui restent tant qu’on veut dans l’eau, qui, à Jersey, partent du Havre-des-Pas, doublent la Colette, font le tour de l’ermitage et du château Élisabeth, et reviennent au bout de deux heures à leur point de départ. Il était de Torteval, et il passait pour avoir souvent fait à la nage le trajet redouté des Hanois à la pointe de Plainmont.

Une des choses qui avaient le plus recommandé sieur Clubin à mess Lethierry, c’est que, connaissant ou pénétrant Rantaine, il avait signalé à mess Lethierry l’improbité de cet homme, et lui avait dit : — Rantaine vous volera. Ce qui s’était vérifié. Plus d’une fois, pour des objets, il est vrai, peu importants, mess Lethierry avait mis à l’épreuve l’honnêteté, poussée jusqu’au scrupule, de sieur Clubin, et il se reposait de ses affaires sur lui. Mess Lethierry disait : Toute conscience veut toute confiance.


X

LES RÉCITS DE LONG COURS


Mess Lethierry, mal à l’aise autrement, portait toujours ses habits de bord, et plutôt sa vareuse de matelot que sa vareuse de pilote. Cela faisait plisser le petit nez de Déruchette. Rien n’est joli comme les grimaces de la grâce en colère. Elle grondait et riait. — Bon père, s’écriait-elle, pouah ! Vous sentez le goudron. et elle lui donnait une petite tape sur sa grosse épaule.

Ce bon vieux héros de la mer avait rapporté de ses voyages des récits surprenants. Il avait vu à Madagascar des plumes d’oiseau dont trois suffisaient à faire le toit d’une maison. Il avait vu dans l’Inde des tiges d’oseille hautes de neuf pieds. Il avait vu dans la Nouvelle-Hollande des troupeaux de dindons et d’oies menés et gardés par un chien de berger qui est un oiseau, et qu’on appelle l’agami. Il avait vu des cimetières d’éléphants. Il avait vu en Afrique des gorilles, espèces d’hommes-tigres, de sept pieds de haut. Il connaissait les mœurs de tous les singes, depuis le macaque sauvage qu’il appelait macaco bravo jusqu’au macaque hurleur qu’il appelait macaco barbado. Au Chili, il avait vu une guenon attendrir les chasseurs en leur montrant son petit. Il avait vu en Californie un tronc d’arbre creux tombé à terre dans l’intérieur duquel un homme à cheval pouvait faire cent cinquante pas. Il avait vu au Maroc les mozabites et les biskris se battre à coups de matraks et de barres de fer, les biskris pour avoir été traités de kelb, qui veut dire chiens, et les mozabites pour avoir été traités de khamsi, qui veut dire gens de la cinquième secte. Il avait vu en Chine couper en petits morceaux le pirate Chanh-Thong-Quan-Larh-Quoi, pour avoir assassiné le âp d’un village. À Thun-Daû-Môt, il avait vu un lion enlever une vieille femme en plein marché de la ville. Il avait assisté à l’arrivée du grand serpent venant de Canton à Saïgon pour célébrer dans la pagode de Cholen la fête de Quannam, déesse des navigateurs. Il avait contemplé chez les Moï le grand Quan-Sû. À Rio-Janeiro, il avait vu les dames brésiliennes se mettre le soir dans les cheveux de petites bulles de gaze contenant chacune une vagalumes, belle mouche à phosphore, ce qui les coiffe d’étoiles. Il avait combattu dans l’Uruguay les fourmilières et dans le Paraguay les araignées d’oiseaux, velues, grosses comme une tête d’enfant, couvrant de leurs pattes un diamètre d’un tiers d’aune, et attaquant l’homme, auquel elles lancent leurs poils qui s’enfoncent comme des flèches dans la chair et y soulèvent des pustules. Sur le fleuve Arinos, affluent du Tocantins, dans les forêts vierges au nord de Diamantina, il avait constaté l’effrayant peuple chauve-souris, les murcilagos, hommes qui naissent avec les cheveux blancs et les yeux rouges, habitent le sombre des bois, dorment le jour, s’éveillent la nuit, et pêchent et chassent dans les ténèbres, y voyant mieux quand il n’y a pas de lune. Près de Beyrouth, dans un campement d’une expédition dont il faisait partie, un pluviomètre ayant été volé dans une tente, un sorcier, habillé de deux ou trois bandelettes de cuir et ressemblant à un homme qui serait vêtu de ses bretelles, avait si furieusement agité une sonnette au bout d’une corne qu’une hyène était venue rapporter le pluviomètre. Cette hyène était la voleuse. Ces histoires vraies ressemblaient tant à des contes qu’elles amusaient Déruchette.

La poupée de la Durande était le lien entre le bateau et la fille. On nomme poupée dans les îles normandes la figure taillée dans la proue, statue de bois sculptée à peu près. De là, pour dire naviguer, cette locution locale, être entre poupe et poupée.

la poupée de la Durande était particulièrement chère à mess Lethierry. Il l’avait commandée au charpentier ressemblante à Déruchette. Elle ressemblait à coups de hache. C’était une bûche faisant effort pour être une jolie fille.

Ce bloc légèrement difforme faisait illusion à mess Lethierry. Il le considérait avec une contemplation de croyant. Il était de bonne foi devant cette figure. Il y reconnaissait parfaitement Déruchette. C’est un peu comme cela que le dogme ressemble à la vérité, et l’idole à Dieu.

Mess Lethierry avait deux grandes joies par semaine ; une joie le mardi et une joie le vendredi. Première joie, voir partir la Durande ; deuxième joie, la voir revenir. Il s’accoudait à sa fenêtre, regardait son œuvre, et était heureux. Il y a quelque chose de cela dans la Genèse. Et vidit quod esset bonum.

Le vendredi, la présence de mess Lethierry à sa fenêtre valait un signal. Quand on voyait, à la croisée des Bravées, s’allumer sa pipe, on disait : Ah ! Le bateau à vapeur est à l’horizon. Une fumée annonçait l’autre.

La Durande en rentrant au port nouait son câble sous les fenêtres de mess Lethierry à un gros anneau de fer scellé dans le soubassement des Bravées. Ces nuits-là, Lethierry faisait un admirable somme dans son branle, sentant d’un côté Déruchette endormie et de l’autre Durande amarrée.

Le lieu d’amarrage de la Durande était voisin de la cloche du port. Il y avait là, devant la porte des Bravées, un petit bout de quai.

Ce quai, les Bravées, la maison, le jardin, les ruettes bordées de haies, la plupart même des habitations environnantes, n’existent plus aujourd’hui. L’exploitation du granit de Guernesey a fait vendre ces terrains. Tout cet emplacement est occupé, à l’heure où nous sommes, par des chantiers de casseurs de pierres.


XI

COUP D’ŒIL SUR LES MARIS ÉVENTUELS


Déruchette grandissait, et ne se mariait pas.

Mess Lethierry, en en faisant une fille aux mains blanches, l’avait rendue difficile. Ces éducations-là se retournent plus tard contre vous.

Du reste, il était, quant à lui, plus difficile encore. Le mari qu’il imaginait pour Déruchette était aussi un peu un mari pour Durande. Il eût voulu pourvoir d’un coup ses deux filles. Il eût voulu que le conducteur de l’une pût être aussi le pilote de l’autre. Qu’est-ce qu’un mari ? C’est le capitaine d’une traversée. Pourquoi pas le même patron à la fille et au bateau ? Un ménage obéit aux marées. Qui sait mener une barque sait mener une femme. Ce sont les deux sujettes de la lune et du vent. Sieur Clubin, n’ayant guère que quinze ans de moins que mess Lethierry, ne pouvait être pour Durande qu’un patron provisoire ; il fallait un pilote jeune, un patron définitif, un vrai successeur du fondateur, de l’inventeur, du créateur. Le pilote définitif de Durande serait un peu le gendre de mess Lethierry. Pourquoi ne pas fondre les deux gendres dans un ? Il caressait cette idée. Il voyait, lui aussi, apparaître dans ses songes un fiancé. Un puissant gabier basané et fauve, athlète de la mer, voilà son idéal. Ce n’était pas tout à fait celui de Déruchette. Elle faisait un rêve plus rose.

Quoi qu’il en fût, l’oncle et la nièce semblaient être d’accord pour ne point se hâter. Quand on avait vu Déruchette devenir une héritière probable, les partis s’étaient présentés en foule. Ces empressements-là ne sont pas toujours de bonne qualité. Mess Lethierry le sentait. Il grommelait : fille d’or, épouseur de cuivre. Et il éconduisait les prétendants. Il attendait. Elle de même.

Chose singulière, il tenait peu à l’aristocratie. De ce côté-là, mess Lethierry était un anglais invraisemblable. On croira difficilement qu’il avait été jusqu’à refuser pour Déruchette un Ganduel, de Jersey, et un Bugnet-Nicolin, de Serk. On n’a pas même craint d’affirmer, mais nous doutons que cela soit possible, qu’il n’avait point accepté une ouverture venant de l’aristocratie d’Aurigny, et qu’il avait décliné les propositions d’un membre de la famille Édou, laquelle évidemment descend d’Édouard le confesseur.


XII

EXCEPTION DANS LE CARACTÈRE DE LETHIERRY


Mess Lethierry avait un défaut ; un gros. Il haïssait, non quelqu’un, mais quelque chose, le prêtre. Un jour, lisant, — car il lisait, — dans Voltaire, — car il lisait Voltaire, — ces mots : « les prêtres sont des chats », il posa le livre, et on l’entendit grommeler à demi-voix : je me sens chien.

Il faut se souvenir que les prêtres, les luthériens et les calvinistes comme les catholiques, l’avaient, dans sa création du Devil-Boat local, vivement combattu et doucement persécuté. Être révolutionnaire en navigation, essayer d’ajuster un progrès à l’archipel normand, faire essuyer à la pauvre petite île de Guernesey les plâtres d’une invention nouvelle, c’était là, nous ne l’avons point dissimulé, une témérité damnable. Aussi l’avait-on un peu damné. Nous parlons ici, qu’on ne l’oublie pas, du clergé ancien, bien différent du clergé actuel, qui, dans presque toutes les églises locales, a une tendance libérale vers le progrès. On avait entravé Lethierry de cent manières ; toute la quantité d’obstacles qu’il peut y avoir dans les prêches et dans les sermons lui avait été opposée. Détesté des hommes d’église, il les détestait. Leur haine était la circonstance atténuante de la sienne.

Mais, disons-le, son aversion des prêtres était idiosyncrasique. Il n’avait pas besoin pour les haïr, d’en être haï. Comme il le disait, il était le chien de ces chats. Il était contre eux par l’idée, et, ce qui est le plus irréductible, par l’instinct. Il sentait leurs griffes latentes, et il montrait les dents. Un peu à tort et à travers, convenons-en, et pas toujours à propos. Ne point distinguer est un tort. Il n’y a pas de bonne haine en bloc. Le vicaire savoyard n’eût point trouvé grâce devant lui. Il n’est pas sûr que, pour mess Lethierry, il y eût un bon prêtre. À force d’être philosophe, il perdait un peu de sagesse. L’intolérance des tolérants existe, de même que la rage des modérés. Mais Lethierry était si débonnaire qu’il ne pouvait être vraiment haineux. Il repoussait plutôt qu’il n’attaquait. Il tenait les gens d’église à distance. Ils lui avaient fait du mal, il se bornait à ne pas leur vouloir de bien. La nuance entre leur haine et la sienne, c’est que la leur était animosité, et que la sienne était antipathie.

Guernesey, toute petite île qu’elle est, a de la place pour deux religions. Elle contient de la religion catholique et de la religion protestante. Ajoutons qu’elle ne met point les deux religions dans la même église. Chaque culte a son temple ou sa chapelle à part. En Allemagne, à Heidelberg, par exemple, on n’y fait pas tant de façons ; on coupe l’église en deux ; une moitié à saint Pierre, une moitié à Calvin ; entre deux, une cloison pour prévenir les gourmades ; parts égales ; les catholiques ont trois autels, les huguenots ont trois autels ; comme ce sont les mêmes heures d’offices, la cloche unique sonne à la fois pour les deux services. Elle appelle en même temps à Dieu et au diable. Simplification.

Le flegme allemand s’accommode de ces voisinages. Mais à Guernesey chaque religion est chez elle. Il y a la paroisse orthodoxe et il y a la paroisse hérétique. On peut choisir. Ni l’une, ni l’autre ; tel avait été le choix de mess Lethierry.

Ce matelot, cet ouvrier, ce philosophe, ce parvenu du travail, très simple en apparence, n’était pas du tout simple au fond. Il avait ses contradictions et ses opiniâtretés. Sur le prêtre, il était inébranlable. Il eût rendu des points à Montlosier.

Il se permettait des railleries très déplacées. Il avait des mots à lui, bizarres, mais ayant un sens. Aller à confesse, il appelait cela « peigner sa conscience ». Le peu de lettres qu’il avait, bien peu, une certaine lecture glanée çà et là, entre deux bourrasques, se compliquait de fautes d’orthographe. Il avait aussi des fautes de prononciation, pas toujours naïves. Quand la paix fut faite par Waterloo entre la France de Louis XVIII et l’Angleterre de Wellington, mess Lethierry dit : Bourmont a été le traître d’union entre les deux camps. Une fois il écrivit papauté, pape ôté. Nous ne pensons pas que ce fût exprès.

Cet antipapisme ne lui conciliait point les anglicans. Il n’était pas plus aimé des recteurs protestants que des curés catholiques. En présence des dogmes les plus graves, son irréligion éclatait presque sans retenue. Un hasard l’ayant conduit à un sermon sur l’enfer du révérend Jaquemin Hérode, sermon magnifique rempli d’un bout à l’autre de textes sacrés prouvant les peines éternelles, les supplices, les tourments, les damnations, les châtiments inexorables, les brûlements sans fin, les malédictions inextinguibles, les colères de la toute-puissance, les fureurs célestes, les vengeances divines, choses incontestables, on l’entendit, en sortant avec un des fidèles, dire doucement : — Voyez-vous, moi, j’ai une drôle d’idée. Je m’imagine que Dieu est bon.

Ce levain d’athéisme lui venait de son séjour en France.

Quoique guernesiais, et assez pur sang, on l’appelait dans l’île « le français », à cause de son esprit improper. Lui-même ne s’en cachait point, il était imprégné d’idées subversives. Son acharnement de faire ce bateau à vapeur, ce Devil-Boat, l’avait bien prouvé. Il disait : J’ai tété 89. Ce n’est point là un bon lait.

Du reste, des contre-sens, il en faisait. Il est très difficile de rester entier dans les petits pays. En France, garder les apparences, en Angleterre, être respectable, la vie tranquille est à ce prix. Être respectable, cela implique une foule d’observances, depuis le dimanche bien sanctifié jusqu’à la cravate bien mise. « Ne pas se faire montrer au doigt », voilà encore une loi terrible. Être montré au doigt, c’est le diminutif de l’anathème. Les petites villes, marais de commères, excellent dans cette malignité isolante, qui est la malédiction vue par le petit bout de la lorgnette. Les plus vaillants redoutent ce raca. On affronte la mitraille, on affronte l’ouragan, on recule devant Mme Pimbêche. Mess Lethierry était plutôt tenace que logique. Mais, sous cette pression, sa ténacité même fléchissait. Il mettait, autre locution pleine de concessions latentes, et parfois inavouables, « de l’eau dans son vin ». Il se tenait à l’écart des hommes du clergé, mais il ne leur fermait point résolûment sa porte. Aux occasions officielles et aux époques voulues des visites pastorales, il recevait d’une façon suffisante, soit le recteur luthérien, soit le chapelain papiste. Il lui arrivait, de loin en loin, d’accompagner à la paroisse anglicane Déruchette, laquelle elle-même, nous l’avons dit, n’y allait qu’aux quatre grandes fêtes de l’année.

Somme toute, ces compromis, qui lui coûtaient, l’irritaient, et, loin de l’incliner vers les gens d’église, augmentaient son escarpement intérieur. Il s’en dédommageait par plus de moquerie. Cet être sans amertume n’avait d’âcreté que de ce côté-là. Aucun moyen de l’amender là-dessus.

De fait et absolument, c’était son tempérament, et il fallait en prendre son parti.

Tout clergé lui déplaisait. Il avait l’irrévérence révolutionnaire. D’une forme à l’autre du culte il distinguait peu. Il ne rendait même pas justice à ce grand progrès : ne point croire à la présence réelle. Sa myopie en ces choses allait jusqu’à ne point voir la nuance entre un ministre et un abbé. Il confondait un révérend docteur avec un révérend père. Il disait : Wesley ne vaut pas mieux que Loyola. Quand il voyait passer un pasteur avec sa femme, il se détournait. Prêtre marié ! disait-il, avec l’accent absurde que ces deux mots avaient en France à cette époque. Il contait qu’à son dernier voyage en Angleterre, il avait vu « l’évêchesse de Londres ». Ses révoltes sur ce genre d’unions allaient jusqu’à la colère. — Une robe n’épouse pas une robe ! s’écriait-il. — Le sacerdoce lui faisait l’effet d’un sexe. Il eût volontiers dit : « Ni homme, ni femme ; prêtre ». Il appliquait, avec mauvais goût, au clergé anglican et au clergé papiste, les mêmes épithètes dédaigneuses ; il enveloppait les deux « soutanes » dans la même phraséologie ; et il ne se donnait pas la peine de varier, à propos des prêtres, quels qu’ils fussent, catholiques ou luthériens, les métonymies soldatesques usitées dans ce temps-là. Il disait à Déruchette : Marie-toi avec qui tu voudras, pourvu que ce ne soit pas avec un calotin.


XIII

L’INSOUCIANCE FAIT PARTIE DE LA GRÂCE


Une fois une parole dite, mess Lethierry s’en souvenait ; une fois une parole dite, Déruchette l’oubliait. Là était la nuance entre l’oncle et la nièce.

Déruchette, élevée comme on l’a vu, s’était accoutumée à peu de responsabilité. Il y a, insistons-y, plus d’un péril latent dans une éducation pas assez prise au sérieux. Vouloir faire son enfant heureux trop tôt, c’est peut-être une imprudence.

Déruchette croyait que, pourvu qu’elle fût contente, tout était bien. Elle sentait d’ailleurs son oncle joyeux de la voir joyeuse. Elle avait à peu près les idées de mess Lethierry. Sa religion se satisfaisait d’aller à la paroisse quatre fois par an. On l’a vue en toilette pour Noël. De la vie, elle ignorait tout. Elle avait tout ce qu’il faut pour être un jour folle d’amour. En attendant, elle était gaie.

Elle chantait au hasard, jasait au hasard, vivait devant elle, jetait un mot et passait, faisait une chose et fuyait, était charmante. Joignez à cela la liberté anglaise. En Angleterre les enfants vont seuls, les filles sont leurs maîtresses, l’adolescence a la bride sur le cou. Telles sont les mœurs. Plus tard ces filles libres font des femmes esclaves. Nous prenons ici ces deux mots en bonne part ; libres dans la croissance, esclaves dans le devoir.

Déruchette s’éveillait chaque matin avec l’inconscience de ses actions de la veille. Vous l’eussiez bien embarrassée en lui demandant ce qu’elle avait fait la semaine passée. Ce qui ne l’empêchait pas d’avoir, à de certaines heures troubles, un malaise mystérieux, et de sentir on ne sait quel passage du sombre de la vie sur son épanouissement et sur sa joie. Ces azurs-là ont ces nuages-là. Mais ces nuages s’en allaient vite. Elle en sortait par un éclat de rire, ne sachant pourquoi elle avait été triste ni pourquoi elle était sereine. Elle jouait avec tout. Son espièglerie becquetait les passants. Elle faisait des malices aux garçons. Si elle eût rencontré le diable, elle n’en eût pas eu pitié, elle lui eût fait une niche. Elle était jolie, et en même temps si innocente, qu’elle en abusait. Elle donnait un sourire comme un jeune chat donne un coup de griffe. Tant pis pour l’égratigné. Elle n’y songeait plus. Hier n’existait pas pour elle ; elle vivait dans la plénitude d’aujourd’hui. Voilà ce que c’est que trop de bonheur. Chez Déruchette le souvenir s’évanouissait comme la neige fond.


LIVRE QUATRIÈME

LE BUG-PIPE


I

PREMIÈRES ROUGEURS D’UNE AURORE OU D’UN INCENDIE


Gilliatt n’avait jamais parlé à Déruchette. Il la connaissait pour l’avoir vue de loin, comme on connaît l’étoile du matin.

À l’époque où Déruchette avait rencontré Gilliatt dans le chemin de Saint-Pierre-Port au Valle et lui avait fait la surprise d’écrire son nom sur la neige, elle avait seize ans. La veille précisément, mess Lethierry lui avait dit : Ne fais plus d’enfantillages. Te voilà grande fille.

Ce nom, Gilliatt, écrit par cette enfant, était tombé dans une profondeur inconnue.

Qu’était-ce que les femmes pour Gilliatt ? Lui-même n’aurait pu le dire. Quand il en rencontrait une, il lui faisait peur, et il en avait peur. Il ne parlait à une femme qu’à la dernière extrémité. Il n’avait jamais été « le galant » d’aucune campagnarde. Quand il était seul dans un chemin et qu’il voyait une femme venir vers lui, il enjambait une clôture de courtil ou se fourrait dans une broussaille et s’en allait. Il évitait même les vieilles. Il avait vu dans sa vie une parisienne. Une parisienne de passage, étrange évènement pour Guernesey à cette époque lointaine. Et Gilliatt avait entendu cette parisienne raconter en ces termes ses malheurs : « Je suis très ennuyée, je viens de recevoir des gouttes de pluie sur mon chapeau, il est abricot, et c’est une couleur qui ne pardonne pas ». Ayant trouvé plus tard, entre les feuillets d’un livre, une ancienne gravure de modes représentant « une dame de la chaussée d’Antin » en grande toilette, il l’avait collée à son mur, en souvenir de cette apparition. Les soirs d’été, il se cachait derrière les rochers de la crique houmet-paradis pour voir les paysannes se baigner en chemise dans la mer. Un jour, à travers une haie, il avait regardé la sorcière de Torteval remettre sa jarretière. Il était probablement vierge.

Ce matin de Noël où il rencontra Déruchette et où elle écrivit son nom en riant, il rentra chez lui ne sachant plus pourquoi il était sorti. La nuit venue, il ne dormit pas. Il songea à mille choses ; — qu’il ferait bien de cultiver des radis noirs dans son jardin ; que l’exposition était bonne ; — qu’il n’avait pas vu passer le bateau de Serk ; était-il arrivé quelque chose à ce bateau ? — qu’il avait vu des trique-madame en fleur, chose rare pour la saison. Il n’avait jamais su au juste ce que lui était la vieille femme qui était morte, il se dit que décidément elle devait être sa mère, et il pensa à elle avec un redoublement de tendresse. Il pensa au trousseau de femme qui était dans la malle de cuir. Il pensa que le révérend Jaquemin Hérode serait probablement un jour ou l’autre nommé doyen de Saint-Pierre-Port subrogé de l’évêque, et que le rectorat de Saint-Sampson deviendrait vacant. Il pensa que le lendemain de Noël on serait au vingt-septième jour de la lune, et que par conséquent la haute mer serait à trois heures vingt et une minutes, la demi-retirée à sept heures quinze, la basse mer à neuf heures trente-trois, et la demi-montée à douze heures trente-neuf. Il se rappela dans les moindres détails le costume du highlander qui lui avait vendu le bag-pipe, son bonnet orné d’un chardon, sa claymore, son habit serré aux pans courts et carrés, son jupon, le scilt or philaberg, orné de la bourse sporran et du smushing-mull, tabatière de corne, son épingle faite d’une pierre écossaise, ses deux ceintures, la sashwise et le belts, son épée, le swond, son coutelas, le dirck, et le skene dhu, couteau noir à poignée noire ornée de deux cairgorums, et les genoux nus de ce soldat, ses bas, ses guêtres quadrillées et ses souliers à boucles. Cet équipement devint un spectre, le poursuivit, lui donna la fièvre, et l’assoupit. Il se réveilla au grand jour, et sa première pensée fut Déruchette.

Le lendemain il dormit, mais il revit toute la nuit le soldat écossais. Il se dit à travers son sommeil que les chefs-plaids d’après Noël seraient tenus le 21 janvier. Il rêva aussi du vieux recteur Jaquemin Hérode. En se réveillant il songea à Déruchette, et il eut contre elle une violente colère ; il regretta de ne plus être petit, parce qu’il irait jeter des pierres dans ses carreaux.

Puis il pensa que, s’il était petit, il aurait sa mère, et il se mit à pleurer.

Il forma le projet d’aller passer trois mois à Chousey ou aux Minquiers. Pourtant il ne partit pas.

Il ne remit plus les pieds dans la route de Saint-Pierre-Port au Valle.

Il se figurait que son nom, Gilliatt, était resté là gravé sur la terre et que tous les passants devaient le regarder.


II

ENTRÉE, PAS À PAS, DANS L’INCONNU


En revanche, il voyait tous les jours les Bravées. Il ne le faisait pas exprès, mais il allait de ce côté-là. Il se trouvait que son chemin était toujours de passer par le sentier qui longeait le mur du jardin de Déruchette.

Un matin, comme il était dans ce sentier, une femme du marché qui revenait des Bravées dit à une autre : Miss Lethierry aime les seakales.

Il fit dans son jardin du Bû de la Rue une fosse à seakales. Le seakale est un chou qui a le goût de l’asperge.

Le mur du jardin des Bravées était très bas ; on pouvait l’enjamber. L’idée de l’enjamber lui eût paru épouvantable. Mais il n’était pas défendu d’entendre en passant, comme tout le monde, les voix des personnes qui parlaient dans les chambres ou dans le jardin. Il n’écoutait pas, mais il entendait. Une fois, il entendit les deux servantes, Douce et Grâce, se quereller. C’était un bruit de la maison. Cette querelle lui resta dans l’oreille comme une musique.

Une autre fois, il distingua une voix qui n’était pas la voix de Déruchette. Il prit la fuite.

Les paroles que cette voix avait prononcées demeurèrent à jamais gravées dans sa pensée. Il se les redisait à chaque instant. Ces paroles étaient : Vous plairait-il me bailler le genêt[7] ?

Par degrés il s’enhardit. Il osa s’arrêter. Il arriva une fois que Déruchette, impossible à apercevoir du dehors, quoique sa fenêtre fût ouverte, était à son piano, et chantait. Elle chantait son air Bonny Dundee. Il devint très pâle, mais il poussa la fermeté jusqu’à écouter.

Le printemps arriva. Un jour, Gilliatt eut une vision ; le ciel s’ouvrit. Gilliatt vit Déruchette arroser des laitues.

Bientôt, il fit plus que s’arrêter. Il observa ses habitudes, il remarqua ses heures, et il l’attendit.

Il avait bien soin de ne pas se montrer.

Peu à peu, en même temps que les massifs se remplissaient de papillons et de roses, immobile et muet des heures entières, caché derrière ce mur, vu de personne, retenant son haleine, il s’habitua à voir Déruchette aller et venir dans le jardin. On s’accoutume au poison.

De la cachette où il était, il entendait souvent Déruchette causer avec mess Lethierry sous une épaisse tonnelle de charmille où il y avait un banc. Les paroles venaient distinctement jusqu’à lui.

Que de chemin il avait fait ! Maintenant il en était venu à guetter et à prêter l’oreille. Hélas ! Le cœur humain est un vieil espion.

Il y avait un autre banc, visible et tout proche, au bord d’une allée. Déruchette s’y asseyait quelquefois.

D’après les fleurs qu’il voyait Déruchette cueillir et respirer, il avait deviné ses goûts en fait de parfums. Le liseron était l’odeur qu’elle préférait, puis l’œillet, puis le chèvrefeuille, puis le jasmin. La rose n’était que la cinquième. Elle regardait le lys, mais elle ne le respirait pas.

D’après ce choix de parfums, Gilliatt la composait dans sa pensée. À chaque odeur il rattachait une perfection.

La seule idée d’adresser la parole à Déruchette lui faisait dresser les cheveux.

Une bonne vieille chineuse, que son industrie ambulante ramenait de temps en temps dans la ruette longeant l’enclos des Bravées, en vint à remarquer confusément les assiduités de Gilliatt pour cette muraille et sa dévotion à ce lieu désert. Rattacha-t-elle la présence de cet homme devant ce mur à la possibilité d’une femme derrière ce mur ? Aperçut-elle ce vague fil invisible ? Était-elle, en sa décrépitude mendiante, restée assez jeune pour se rappeler quelque chose des belles années, et savait-elle encore, dans son hiver et dans sa nuit, ce que c’est que l’aube ? Nous l’ignorons, mais il paraît qu’une fois, en passant près de Gilliatt « faisant sa faction », elle dirigea de son côté toute la quantité de sourire dont elle était encore capable, et grommela entre ses gencives : ça chauffe.

Gilliatt entendit ces mots, il en fut frappé, il murmura avec un point d’interrogation intérieur : — Ça chauffe ? Que veut dire cette vieille ? — Il répéta machinalement le mot toute la journée, mais il ne le comprit pas.

Un soir qu’il était à sa fenêtre du Bû de la Rue, cinq ou six jeunes filles de l’ancresse vinrent par partie de plaisir se baigner dans la crique de Houmet. Elles jouaient dans l’eau, très naïvement, à cent pas de lui. Il ferma sa fenêtre violemment. Il s’aperçut qu’une femme nue lui faisait horreur.


III

L’AIR « BONNY DUNDEE » TROUVE UN ÉCHO DANS LA COLLINE


Derrière l’enclos du jardin des Bravées, un angle de mur couvert de houx et de lierre, encombré d’orties, avec une mauve sauvage arborescente et un grand bouillon-blanc poussant dans les granits, ce fut dans ce recoin qu’il passa à peu près tout son été. Il était là, inexprimablement pensif. Les lézards, accoutumés à lui, se chauffaient dans les mêmes pierres au soleil. L’été fut lumineux et caressant. Gilliatt avait au-dessus de sa tête le va-et-vient des nuages. Il était assis sur une pierre dans l’herbe. Tout était plein de bruits d’oiseaux. Il se prenait le front à deux mains et se demandait : Mais enfin pourquoi a-t-elle écrit mon nom sur la neige ? Le vent de mer jetait au loin de grands souffles. Par intervalles, dans la carrière lointaine de la Vaudue, la trompe des mineurs grondait brusquement, avertissant les passants de s’écarter et qu’une mine allait faire explosion. On ne voyait pas le port de Saint-Sampson, mais on voyait les pointes des mâts par-dessus les arbres. Les mouettes volaient, éparses. Gilliatt avait entendu sa mère dire que les femmes pouvaient être amoureuses des hommes, que cela arrivait quelquefois. Il se répondait : Voilà. Je comprends, Déruchette est amoureuse de moi. Il se sentait profondément triste. Il se disait : Mais elle aussi, elle pense à moi de son côté ; c’est bien fait. Il songeait que Déruchette était riche, et que, lui, il était pauvre. Il pensait que le bateau à vapeur était une exécrable invention. Il ne pouvait jamais se rappeler quel quantième du mois on était. Il regardait vaguement les gros bourdons noirs à croupes jaunes et à ailes courtes qui s’enfoncent avec bruit dans les trous des murailles.

Un soir, Déruchette rentrait se coucher. Elle s’approcha de sa fenêtre pour la fermer. La nuit était obscure. Tout à coup Déruchette prêta l’oreille. Dans cette profondeur d’ombre il y avait une musique. Quelqu’un qui était probablement sur le versant de la colline, ou au pied des tours du château du Valle, ou peut-être plus loin encore, exécutait un air sur un instrument. Déruchette reconnut sa mélodie favorite Bonny Dundee jouée sur le bag-pipe. Elle n’y comprit rien.

Depuis ce moment, cette musique se renouvela de temps en temps à la même heure, particulièrement dans les nuits très noires.

Déruchette n’aimait pas beaucoup cela.


IV


Pour l’oncle et le tuteur, bonshommes taciturnes,
Les sérénades sont des tapages nocturnes.

(Vers d’une comédie inédite.)


Quatre années passèrent.

Déruchette approchait de ses vingt et un ans et n’était toujours pas mariée.

Quelqu’un a écrit quelque part : — Une idée fixe, c’est une vrille. Chaque année elle s’enfonce d’un tour. Si on veut nous l’extirper la première année, on nous tirera les cheveux ; la deuxième année, on nous déchirera la peau ; la troisième année, on nous brisera l’os ; la quatrième année, on nous arrachera la cervelle.

Gilliatt en était à cette quatrième année-là.

Il n’avait pas encore dit une parole à Déruchette. Il songeait du côté de cette charmante fille. C’était tout.

Il était arrivé qu’une fois, se trouvant par hasard à Saint-Sampson, il avait vu Déruchette causant avec mess Lethierry devant la porte des Bravées qui s’ouvrait sur la chaussée du port. Gilliatt s’était risqué à approcher très près. Il croyait être sûr qu’au moment où il avait passé elle avait souri. Il n’y avait à cela rien d’impossible.

Déruchette entendait toujours de temps en temps le bag-pipe.

Ce bag-pipe, mess Lethierry aussi l’entendait. Il avait fini par remarquer cet acharnement de musique sous les fenêtres de Déruchette. Musique tendre, circonstance aggravante. Un galant nocturne n’était pas de son goût. Il voulait marier Déruchette le jour venu, quand elle voudrait et quand il voudrait, purement et simplement, sans roman et sans musique. Impatienté, il avait guetté, et il croyait bien avoir entrevu Gilliatt. Il s’était passé les ongles dans les favoris, signe de colère, et il avait grommelé : Qu’a-t-il à piper, cet animal-là ? Il aime Déruchette, c’est clair. Tu perds ton temps. Qui veut Déruchette doit s’adresser à moi, et pas en jouant de la flûte.

Un évènement considérable, prévu depuis longtemps, s’accomplit. On annonça que le révérend Jaquemin Hérode était nommé subrogé de l’évêque de Winchester, doyen de l’île et recteur de Saint-Pierre-Port, et qu’il quitterait Saint-Sampson pour Saint-Pierre immédiatement après avoir installé son successeur.

Le nouveau recteur ne pouvait tarder à arriver. Ce prêtre était un gentleman d’origine normande, monsieur Joë Ebenezer Caudray, anglaisé Cawdry.

On avait sur le futur recteur des détails que la bienveillance et la malveillance commentaient en sens inverse. On le disait jeune et pauvre, mais sa jeunesse était tempérée par beaucoup de doctrine et sa pauvreté par beaucoup d’espérance. Dans la langue spéciale créée pour l’héritage et la richesse, la mort s’appelle espérance. Il était le neveu et l’héritier du vieux et opulent doyen de Saint-Asaph. Ce doyen mort, il serait riche. M. Ebenezer Caudray avait des parentés distinguées ; il avait presque droit à la qualité d’honorable. Quant à sa doctrine, on la jugeait diversement. Il était anglican, mais, selon l’expression de l’évêque Tillotson, très « libertin », c’est-à-dire très sévère. Il répudiait le pharisaïsme ; il se ralliait plutôt au presbytère qu’à l’épiscopat. Il faisait le rêve de la primitive église, où Adam avait le droit de choisir Ève, et où Frumentanus, évêque d’Hiérapolis, enlevait une fille pour en faire sa femme en disant aux parents : Elle le veut et je le veux, vous n’êtes plus son père et vous n’êtes plus sa mère, je suis l’ange d’Hiérapolis, et celle-ci est mon épouse. Le père, c’est Dieu. S’il fallait en croire ce qu’on disait, M. Ebenezer Caudray subordonnait le texte : Tes père et mère honoreras, au texte, selon lui supérieur : La femme est la chair de l’homme. La femme quittera son père et sa mère pour suivre son mari. Du reste, cette tendance à circonscrire l’autorité paternelle, et à favoriser religieusement tous les modes de formation du lien conjugal, est propre à tout le protestantisme, particulièrement en Angleterre et singulièrement en Amérique.


V

LE SUCCÈS JUSTE EST TOUJOURS HAÏ


Voici quel était à ce moment-là le bilan de mess Lethierry. La Durande avait tenu tout ce qu’elle avait promis. Mess Lethierry avait payé ses dettes, réparé ses brèches, acquitté les créances de Brême, fait face aux échéances de Saint-Malo. Il avait exonéré sa maison des Bravées des hypothèques qui la grevaient ; il avait racheté toutes les petites rentes locales inscrites sur cette maison. Il était possesseur d’un grand capital productif, la Durande. Le revenu net du navire était maintenant de mille livres sterling et allait croissant. À proprement parler, la Durande était toute sa fortune. Elle était aussi la fortune du pays. Le transport des bœufs étant un des plus gros bénéfices du navire, on avait dû, pour améliorer l’arrimage et faciliter l’entrée et la sortie des bestiaux, supprimer les portemanteaux et les deux canots. C’était peut-être une imprudence. La Durande n’avait plus qu’une embarcation, la chaloupe. La chaloupe, il est vrai, était excellente.

Il s’était écoulé dix ans depuis le vol Rantaine.

Cette prospérité de la Durande avait un côté faible, c’est qu’elle n’inspirait point confiance ; on la croyait un hasard. La situation de mess Lethierry n’était acceptée que comme exception. Il passait pour avoir fait une folie heureuse. Quelqu’un qui l’avait imité à Cowes, dans l’île de Wight, n’avait pas réussi. L’essai avait ruiné ses actionnaires. Lethierry disait : C’est que la machine était mal construite. Mais on hochait la tête. Les nouveautés ont cela contre elles que tout le monde leur en veut ; le moindre faux pas les compromet. Un des oracles commerciaux de l’archipel normand, le banquier Jauge, de Paris, consulté sur une spéculation de bateaux à vapeur, avait, dit-on, répondu en tournant le dos : C’est une conversion que vous me proposez là. Conversion de l’argent en fumée. En revanche, les bateaux à voiles trouvaient des commandites tant qu’ils en voulaient. Les capitaux s’obstinaient pour la toile contre la chaudière. À Guernesey, la Durande était un fait, mais la vapeur n’était pas un principe. Tel est l’acharnement de la négation en présence du progrès. On disait de Lethierry : C’est bon, mais il ne recommencerait pas. Loin d’encourager, son exemple faisait peur. Personne n’eût osé risquer une deuxième Durande.


VI

CHANCE QU’ONT EUE CES NAUFRAGÉS DE RENCONTRER CE SLOOP


L’équinoxe s’annonce de bonne heure dans la Manche. C’est une mer étroite qui gêne le vent et l’irrite. Dès le mois de février, il y a commencement de vents d’ouest, et toute la vague est secouée en tous sens. La navigation devient inquiète ; les gens de la côte regardent le mât de signal ; on se préoccupe des navires qui peuvent être en détresse. La mer apparaît comme un guet-apens ; un clairon invisible sonne on ne sait quelle guerre ; de grands coups d’haleine furieuse bouleversent l’horizon ; il fait un vent terrible. L’ombre siffle et souffle. Dans la profondeur des nuées la face noire de la tempête enfle ses joues.

Le vent est un danger ; le brouillard en est un autre.

Les brouillards ont été de tout temps craints des navigateurs. Dans certains brouillards sont en suspension des prismes microscopiques de glace auxquels Mariotte attribue les halos, les parhélies et les parasélènes. Les brouillards orageux sont composites ; des vapeurs diverses, de pesanteur spécifique inégale, s’y combinent avec la vapeur d’eau, et se superposent dans un ordre qui divise la brume en zones et fait du brouillard une véritable formation ; l’iode est en bas, le soufre au-dessus de l’iode, le brome au-dessus du soufre, le phosphore au-dessus du brome. Ceci, dans une certaine mesure, en faisant la part de la tension électrique et magnétique, explique plusieurs phénomènes, le feu Saint-Elme de Colomb et de Magellan, les étoiles volantes mêlées aux navires dont parle Sénèque, les deux flammes Castor et Pollux dont parle Plutarque, la légion romaine dont César crut voir les javelots prendre feu, la pique du château de Duino dans le Frioul que le soldat de garde faisait étinceler en la touchant du fer de sa lance, et peut-être même ces fulgurations d’en bas que les anciens appelaient « les éclairs terrestres de Saturne ». À l’équateur, une immense brume permanente semble nouée autour du globe, c’est le cloud-ring, l’anneau de nuages. Le cloud-ring a pour fonction de refroidir le tropique, de même que le Gulf-Stream a pour fonction de réchauffer le pôle. Sous le cloud-ring, le brouillard est fatal. Ce sont les latitudes des chevaux, horse latitude ; les navigateurs des derniers siècles jetaient là les chevaux à la mer, en temps d’orage pour s’alléger, en temps de calme pour économiser la provision d’eau. Colomb disait : Nube abaxo es muerte. « le nuage bas est la mort. » Les Étrusques, qui sont pour la météorologie ce que les chaldéens sont pour l’astronomie, avaient deux pontificats, le pontificat du tonnerre et le pontificat de la nuée ; les fulgurateurs observaient les éclairs et les aquilèges observaient le brouillard. Le collège des prêtres-augures de Tarquinies était consulté par les Tyriens, les Phéniciens, les Pélasges, et tous les navigateurs primitifs de l’antique Marinterne. Le mode de génération des tempêtes était dès lors entrevu ; il est intimement lié au mode de génération des brouillards, et c’est, à proprement parler, le même phénomène. Il existe sur l’océan trois régions des brumes, une équatoriale, deux polaires ; les marins leur donnent un seul nom : le pot au noir.

Dans tous les parages et surtout dans la Manche, les brouillards d’équinoxe sont dangereux. Ils font brusquement la nuit sur la mer. Un des périls du brouillard, même quand il n’est pas très épais, c’est d’empêcher de reconnaître le changement de fond par le changement de couleur de l’eau ; il en résulte une dissimulation redoutable de l’approche des brisants et des bas-fonds. On est près d’un écueil sans que rien vous en avertisse. Souvent les brouillards ne laissent au navire en marche d’autre ressource que de mettre en panne ou de jeter l’ancre. Il y a autant de naufrages de brouillard que de vent.

Pourtant, après une bourrasque fort violente qui succéda à une de ces journées de brouillard, le sloop de poste Cashmere arriva parfaitement d’Angleterre. Il entra à Saint-Pierre-Port au premier rayon du jour sortant de la mer, au moment même où le château Cornet tirait son coup de canon au soleil. Le ciel s’était éclairci. Le sloop Cashmere était attendu comme devant amener le nouveau recteur de Saint-Sampson. Peu après l’arrivée du sloop, le bruit se répandit dans la ville qu’il avait été accosté la nuit en mer par une chaloupe contenant un équipage naufragé.


VII

CHANCE QU’A EUE CE FLÂNEUR D’ÊTRE APERÇU PAR CE PÊCHEUR


Cette nuit-là, Gilliatt, au moment où le vent avait molli, était allé pêcher, sans toutefois pousser la panse trop loin de la côte.

Comme il rentrait, à la marée montante, vers deux heures de l’après-midi, par un très beau soleil, en passant devant la corne de la bête pour gagner l’anse du Bû de la Rue, il lui sembla voir dans la projection de la chaise Gild-Holm-’Ur une ombre portée qui n’était pas celle du rocher. Il laissa arriver la panse de ce côté, et il reconnut qu’un homme était assis dans la chaise Gild-Holm-’Ur. La mer était déjà très haute, la roche était cernée par le flot, le retour n’était plus possible. Gilliatt fit à l’homme de grands gestes. L’homme resta immobile. Gilliatt approcha. L’homme était endormi.

Cet homme était vêtu de noir. — Cela a l’air d’un prêtre, pensa Gilliatt. Il approcha plus près encore, et vit un visage d’adolescent.

Ce visage lui était inconnu.

La roche heureusement était à pic, il y avait beaucoup de fond, Gilliatt effaça et parvint à élonger la muraille. La marée soulevait assez la barque pour que Gilliatt en se haussant debout sur le bord de la panse pût atteindre aux pieds de l’homme. Il se dressa sur le bordage et éleva les mains. S’il fût tombé en ce moment-là, il est douteux qu’il eût reparu sur l’eau. La lame battait. Entre la panse et le rocher l’écrasement était inévitable.

Il tira le pied de l’homme endormi.

— Hé, que faites-vous là ?

L’homme se réveilla.

— Je regarde, dit-il.

Il se réveilla tout à fait et reprit :

— J’arrive dans le pays, je suis venu par ici en me promenant, j’ai passé la nuit en mer, j’ai trouvé la vue belle, j’étais fatigué, je me suis endormi.

— Dix minutes plus tard, vous étiez noyé, dit Gilliatt.

— Bah !

— Sautez dans ma barque.

Gilliatt maintint la barque du pied, se cramponna d’une main au rocher et tendit l’autre main à l’homme vêtu de noir, qui sauta lestement dans le bateau. C’était un très beau jeune homme.

Gilliatt prit l’aviron, et en deux minutes la panse arriva dans l’anse du Bû de la Rue.

Le jeune homme avait un chapeau rond et une cravate blanche. Sa longue redingote noire était boutonnée jusqu’à la cravate. Il avait des cheveux blonds en couronne, le visage féminin, l’œil pur, l’air grave.

Cependant la panse avait touché terre. Gilliatt passa le câble dans l’anneau d’amarre, puis se tourna, et vit la main très blanche du jeune homme qui lui présentait un souverain d’or.

Gilliatt écarta doucement cette main.

Il y eut un silence. Le jeune homme le rompit.

— Vous m’avez sauvé la vie.

— Peut-être, répondit Gilliatt.

L’amarre était nouée. Ils sortirent de la barque.

Le jeune homme reprit :

— Je vous dois la vie, monsieur.

— Qu’est-ce que ça fait ?

Cette réponse de Gilliatt fut encore suivie d’un silence.

— Êtes-vous de cette paroisse ? demanda le jeune homme.

— Non, répondit Gilliatt.

— De quelle paroisse êtes-vous ?

Gilliatt leva la main droite, montra le ciel, et dit :

— De celle-ci.

Le jeune homme le salua et le quitta.

Au bout de quelques pas, le jeune homme s’arrêta, fouilla dans sa poche, en tira un livre, et revint vers Gilliatt en lui tendant le livre.

— Permettez-moi de vous offrir ceci.

Gilliatt prit le livre.

C’était une bible.

Un instant après, Gilliatt, accoudé sur son parapet, regardait le jeune homme tourner l’angle du sentier qui va à Saint-Sampson.

Peu à peu il baissa la tête, oublia ce nouveau venu, ne sut plus si la chaise Gild-Holm-’Ur existait, et tout disparut pour lui dans l’immersion sans fond de la rêverie. Gilliatt avait un abîme, Déruchette.

Une voix qui l’appelait le tira de cette ombre.

— Hé, Gilliatt !

Il reconnut la voix et leva les yeux.

— Qu’y a-t-il, sieur Landoys ?

C’était en effet sieur Landoys qui passait sur la route à cent pas du Bû de la Rue dans son phiaton (phaéton) attelé de son petit cheval. Il s’était arrêté pour héler Gilliatt, mais il semblait affairé et pressé.

— Il y a du nouveau, Gilliatt.

— Où ça ?

— Aux Bravées.

— Quoi donc ?

— Je suis trop loin pour vous conter cela.

Gilliatt frissonna.

— Est-ce que miss Déruchette se marie ?

— Non. Il s’en faut.

— Que voulez-vous dire ?

— Allez aux Bravées. Vous le saurez.

Et sieur Landoys fouetta son cheval.


LIVRE CINQUIÈME

LE REVOLVER


I

LES CONVERSATIONS DE L’AUBERGE JEAN


Sieur Clubin était l’homme qui attend une occasion.

Il était petit et jaune avec la force d’un taureau. La mer n’avait pu réussir à le hâler. Sa chair semblait de cire. Il était de la couleur d’un cierge et il en avait la clarté discrète dans les yeux. Sa mémoire était quelque chose d’imperturbable et de particulier. Pour lui, voir un homme une fois, c’était l’avoir ; comme on a une note dans un registre. Ce regard laconique empoignait. Sa prunelle prenait une épreuve d’un visage et la gardait ; le visage avait beau vieillir, sieur Clubin le retrouvait. Impossible de dépister ce souvenir tenace. Sieur Clubin était bref, sobre, froid ; jamais un geste. Son air de candeur gagnait tout d’abord. Beaucoup de gens le croyaient naïf ; il avait au coin de l’œil un pli d’une bêtise étonnante. Pas de meilleur marin que lui, nous l’avons dit ; personne comme lui pour amurer une voile, pour baisser le point du vent, et pour maintenir avec l’écoute la voile orientée. Aucune réputation de religion et d’intégrité ne dépassait la sienne. Qui l’eût soupçonné eût été suspect. Il était lié d’amitié avec M. Rébuchet, changeur à Saint-Malo, rue Saint-Vincent, à côté de l’armurier, et M. Rébuchet disait : Je donnerais ma boutique à garder à Clubin. Sieur Clubin était veuvier. Sa femme avait été l’honnête femme comme il était l’honnête homme. Elle était morte avec la renommée d’une vertu à tout rompre. Si le bailli lui eût conté fleurette, elle l’eût été dire au roi ; et si le bon Dieu eût été amoureux d’elle, elle l’eût été dire au curé. Ce couple, sieur et dame Clubin, avait réalisé dans Torteval l’idéal de l’épithète anglaise, respectable. Dame Clubin était le cygne ; sieur Clubin était l’hermine. Il fût mort d’une tache. Il n’eût pu trouver une épingle sans en chercher le propriétaire. Il eût tambouriné un paquet d’allumettes. Il était entré un jour dans un cabaret à Saint-Servan, et avait dit au cabaretier : J’ai déjeuné ici il y a trois ans, vous vous êtes trompé dans l’addition ; et il avait remboursé au cabaretier soixante-cinq centimes. C’était une grande probité, avec un pincement de lèvres attentif.

Il semblait en arrêt. Sur qui ? Sur les coquins probablement.

Tous les mardis il menait la Durande de Guernesey à Saint-Malo. Il arrivait à Saint-Malo le mardi soir, séjournait deux jours pour faire son chargement, et repartait pour Guernesey le vendredi matin.

Il y avait alors à Saint-Malo une petite hôtellerie sur le port qu’on appelait l’auberge Jean.

La construction des quais actuels a démoli cette auberge.

À cette époque la mer venait mouiller la porte Saint-Vincent et la porte Dinan ; Saint-Malo et Saint-Servan communiquaient à marée basse par des carrioles et des maringottes roulant et circulant entre les navires à sec, évitant les bouées, les ancres et les cordages, et risquant parfois de crever leur capote de cuir à une basse vergue ou à une barre de clin-foc. Entre deux marées, les cochers houspillaient leurs chevaux sur ce sable où, six heures après, le vent fouettait le flot. Sur cette même grève rôdaient jadis les vingt-quatre dogues portiers de Saint-Malo, qui mangèrent un officier de marine en 1770. Cet excès de zèle les a fait supprimer. Aujourd’hui l’on n’entend plus d’aboiements nocturnes entre le petit Talard et le grand Talard.

Sieur Clubin descendait à l’auberge Jean. C’est là qu’était le bureau français de la Durande.

Les douaniers et les gardes-côtes venaient prendre leurs repas et boire à l’auberge Jean. Ils avaient leur table à part. Les douaniers de Binic se rencontraient là, utilement pour le service, avec les douaniers de Saint-Malo.

Des patrons de navires y venaient aussi, mais mangeaient à une autre table.

Sieur Clubin s’asseyait tantôt à l’une, tantôt à l’autre, plus volontiers pourtant à la table des douaniers qu’à celle des patrons. Il était bienvenu aux deux.

Ces tables étaient bien servies. Il y avait des raffinements de boissons locales étrangères pour les marins dépaysés. Un matelot petit-maître de Bilbao y eût trouvé une helada. On y buvait du stout comme à Greenwich et de la gueuse brune comme à Anvers.

Des capitaines au long cours et des armateurs faisaient quelquefois figure à la mense des patrons. On y échangeait les nouvelles : — Où en sont les sucres ? — Cette douceur ne figure que pour de petits lots. Pourtant les bruts vont ; trois mille sacs de Bombay et cinq cents boucauts de Sagua. — Vous verrez que la droite finira par renverser Villèle. — Et l’indigo ? — On n’a traité que sept surons Guatemala. — La Nanine-Julie est montée en rade. Joli trois-mâts de Bretagne. — Voilà encore les deux villes de la Plata en bisbille. — Quand Montevideo engraisse, Buenos-Ayres maigrit. — Il a fallu transborder le chargement du Regina-Cœli, condamné au Callao. — Les cacaos marchent ; les sacs caraques sont cotés deux cent trente-quatre et les sacs Trinidad soixante-treize. — Il paraît qu’à la revue du Champ de Mars on a crié : à bas les ministres ! — Les cuirs salés verts saladeros se vendent, les bœufs soixante francs et les vaches quarante-huit. — A-t-on passé le Balkan ? Que fait Diebitsch ? — À San Francisco l’anisette en pomponelles manque. L’huile d’olive Plagniol est calme. Le fromage de Gruyère en tins, trente-deux francs le quintal. — Eh bien, Léon XII est-il mort ? — Etc., etc.

Ces choses-là se criaient et se commentaient bruyamment. À la table des douaniers et des gardes-côtes on parlait moins haut.

Les faits de police des côtes et des ports veulent moins de sonorité et moins de clarté dans le dialogue.

La table des patrons était présidée par un vieux capitaine au long cours, M. Gertrais-Gaboureau. M. Gertrais-Gaboureau n’était pas un homme, c’était un baromètre. Son habitude de la mer lui avait donné une surprenante infaillibilité de pronostic. Il décrétait le temps qu’il fera demain. Il auscultait le vent ; il tâtait le pouls à la marée. Il disait au nuage : montre-moi ta langue. C’est-à-dire l’éclair. Il était le docteur de la vague, de la brise, de la rafale. L’océan était son malade ; il avait fait le tour du monde comme on fait une clinique, examinant chaque climat dans sa bonne et mauvaise santé ; il savait à fond la pathologie des saisons. On l’entendait énoncer des faits comme ceci : — Le baromètre a descendu une fois, en 1796, à trois lignes au-dessous de tempête. — Il était marin par amour. Il haïssait l’Angleterre de toute l’amitié qu’il avait pour la mer. Il avait étudié soigneusement la marine anglaise pour en connaître le côté faible. Il expliquait en quoi le Sovereign de 1637 différait du Royal William de 1670 et de la Victory de 1735. Il comparait les accastillages. Il regrettait les tours sur le pont et les hunes en entonnoir du Great Harry de 1514, probablement au point de vue du boulet français, qui se logeait si bien dans ces surfaces. Les nations pour lui n’existaient que par leurs institutions maritimes ; des synonymies bizarres lui étaient propres. Il désignait volontiers l’Angleterre par Trinity House, l’Écosse par Northern Commissionners, et l’Irlande par Ballast Board. Il abondait en renseignements ; il était alphabet et almanach ; il était étiage et tarif. Il savait par cœur le péage des phares, surtout des anglais ; un penny par tonne en passant devant celui-ci, un farthing devant celui-là. Il vous disait : Le phare de small’s rock, qui ne consommait que deux cents gallons d’huile, en brûle maintenant quinze cents gallons. Un jour, à bord, dans une maladie grave qu’il fit, on le croyait mort, l’équipage entourait son branle, il interrompit les hoquets de l’agonie pour dire au maître charpentier : — Il serait avantageux d’adapter dans l’épaisseur des chouquets une mortaise de chaque côté pour y recevoir un réa en fonte ayant son essieu en fer et pour servir à passer les guinderesses. — De tout cela résultait une figure magistrale.

Il était rare que le sujet de conversation fût le même à la table des patrons et à la table des douaniers. Ce cas pourtant se présenta précisément dans les premiers jours de ce mois de février où nous ont amené les faits que nous racontons. Le trois-mâts Tamaulipas, capitaine Zuela, venant du Chili et y retournant, appela l’attention des deux menses. À la mense des patrons on parla de son chargement, et à la mense des douaniers de ses allures.

Le capitaine Zuela, de Copiapo, était un chilien un peu colombien, qui avait fait avec indépendance les guerres de l’indépendance, tenant tantôt pour Bolivar, tantôt pour Morillo, selon qu’il y trouvait son profit. Il s’était enrichi à rendre service à tout le monde. Pas d’homme plus bourbonien, plus bonapartiste, plus absolutiste, plus libéral, plus athée, et plus catholique. Il était de ce grand parti qu’on pourrait nommer le parti lucratif. Il faisait de temps en temps en France des apparitions commerciales ; et, à en croire les ouï-dire, il donnait volontiers passage à son bord à des gens en fuite, banqueroutiers ou proscrits politiques, peu lui importait, payants. Son procédé d’embarquement était simple. Le fugitif attendait sur un point désert de la côte, et, au moment d’appareiller, Zuela détachait un canot qui l’allait prendre. Il avait ainsi, à son précédent voyage, fait évader un contumace du procès Berton, et cette fois il comptait, disait-on, emmener des hommes compromis dans l’affaire de la Bidassoa. La police, avertie, avait l’œil sur lui.

Ces temps étaient une époque de fuites. La restauration était une réaction ; or les révolutions amènent des émigrations, et les restaurations entraînent des proscriptions. Pendant les sept ou huit premières années après la rentrée des bourbons, la panique fut partout, dans la finance, dans l’industrie, dans le commerce, qui sentaient la terre trembler et où abondaient les faillites. Il y avait un sauve-qui-peut dans la politique. Lavalette avait pris la fuite, Lefebvre-Desnouettes avait pris la fuite, Delon avait pris la fuite. Les tribunaux d’exception sévissaient, plus Trestaillon. On fuyait le pont de Saumur, l’esplanade de la Réole, le mur de l’observatoire de Paris, la tour de Taurias d’Avignon, silhouettes lugubrement debout dans l’histoire, qu’a marquées la réaction, et où l’on distingue encore aujourd’hui cette main sanglante. À Londres le procès Thistlewood ramifié en France, à Paris le procès Trogoff, ramifié en Belgique, en Suisse et en Italie, avaient multiplié les motifs d’inquiétude et de disparition, et augmenté cette profonde déroute souterraine qui faisait le vide jusque dans les plus hauts rangs de l’ordre social d’alors. Se mettre en sûreté, tel était le souci. Être compromis, c’était être perdu. Être accusé, c’était être exécuté. L’esprit des cours prévôtales avait survécu à l’institution. Les condamnations étaient de complaisance. On se sauvait au Texas, aux montagnes Rocheuses, au Pérou, au Mexique. Les hommes de la Loire, brigands alors, paladins aujourd’hui, avaient fondé le champ d’asile. Une chanson de Béranger disait : Sauvages, nous sommes français ; prenez pitié de notre gloire. S’expatrier était la ressource. Mais rien n’est moins simple que de fuir ; ce monosyllabe contient des abîmes. Tout fait obstacle à qui s’esquive. Se dérober implique se déguiser. Des personnes considérables, et même illustres, étaient réduites à des expédients de malfaiteurs. Et encore elles y réussissaient mal. Elles y étaient invraisemblables. Leur habitude de coudées franches rendait difficile leur glissement à travers les mailles de l’évasion. Un filou en rupture de ban était devant l’œil de la police plus correct qu’un général. S’imagine-t-on l’innocence contrainte à se grimer, la vertu contrefaisant sa voix, la gloire mettant un masque ? Tel passant à l’air suspect était une renommée en quête d’un faux passe-port. Les allures louches de l’homme qui s’échappe ne prouvaient pas qu’on n’eût point devant les yeux un héros. Traits fugitifs et caractéristiques des temps, que l’histoire dite régulière néglige, et que le vrai peintre d’un siècle doit souligner. Derrière ces fuites d’honnêtes gens se faufilaient, moins surveillées et moins suspectes, les fuites des fripons. Un chenapan forcé de s’éclipser profitait du pêle-mêle, faisait nombre parmi les proscrits, et souvent, nous venons de le dire, grâce à plus d’art, semblait dans ce crépuscule plus honnête homme que l’honnête homme. Rien n’est gauche comme la probité reprise de justice. Elle n’y comprend rien et fait des maladresses. Un faussaire s’échappait plus aisément qu’un conventionnel.

Chose bizarre à constater, on pourrait presque dire, particulièrement pour les malhonnêtes gens, que l’évasion menait à tout. La quantité de civilisation qu’un coquin apportait de Paris ou de Londres lui tenait lieu de dot dans les pays primitifs ou barbares, le recommandait, et en faisait un initiateur. Cette aventure n’avait rien d’impossible d’échapper ici au code pour arriver là-bas au sacerdoce. Il y avait de la fantasmagorie dans la disparition, et plus d’une évasion a eu des résultats de rêve. Une fugue de ce genre conduisait à l’inconnu et au chimérique. Tel banqueroutier sorti d’Europe par ce trou à la lune a reparu vingt ans après grand vizir au Mogol ou roi en Tasmanie.

Aider aux évasions, c’était une industrie et, vu la fréquence du fait, une industrie à gros profits. Cette spéculation complétait de certains commerces. Qui voulait se sauver en Angleterre s’adressait aux contrebandiers ; qui voulait se sauver en Amérique s’adressait à des fraudeurs de long cours tels que Zuela.


II

CLUBIN APERÇOIT QUELQU’UN


Zuela venait quelquefois manger à l’auberge Jean. Sieur Clubin le connaissait de vue.

Du reste, sieur Clubin n’était pas fier ; il ne dédaignait pas de connaître de vue les chenapans. Il allait même quelquefois jusqu’à les connaître de fait, leur donnant la main en pleine rue et leur disant bonjour. Il parlait anglais au smogler et baragouinait l’espagnol avec le contrebandista. Il avait là-dessus des sentences : — On peut tirer du bien de la connaissance du mal. — Le garde-chasse cause utilement avec le braconnier. — Le pilote doit sonder le pirate ; le pirate étant un écueil. — Je goûte à un coquin comme un médecin goûte à un poison. — C’était sans réplique. Tout le monde donnait raison au capitaine Clubin. On l’approuvait de ne point être un délicat ridicule. Qui donc eût osé en médire ? Tout ce qu’il faisait était évidemment « pour le bien du service ». De lui tout était simple. Rien ne pouvait le compromettre. Le cristal voudrait se tacher qu’il ne pourrait. Cette confiance était la juste récompense d’une longue honnêteté, et c’est là l’excellence des réputations bien assises. Quoi que fît ou quoi que semblât faire Clubin, on y entendait malice dans le sens de la vertu ; l’impeccabilité lui était acquise ; — par-dessus le marché, il est très avisé, disait-on ; — et de telle ou telle accointance qui dans un autre eût été suspecte, sa probité sortait avec un relief d’habileté. Ce renom d’habileté se combinait harmonieusement avec son renom de naïveté, sans contradiction ni trouble. Un naïf habile, cela existe. C’est une des variétés de l’honnête homme, et une des plus appréciées. Sieur Clubin était de ces hommes qui, rencontrés en conversation intime avec un escroc ou un bandit, sont acceptés ainsi, pénétrés, compris, respectés d’autant plus, et ont pour eux le clignement d’yeux satisfait de l’estime publique.

Le Tamaulipas avait complété son chargement. Il était en partance et allait prochainement appareiller.

Un mardi soir la Durande arriva à Saint-Malo comme il faisait encore grand jour. Sieur Clubin, debout sur la passerelle et surveillant la manœuvre de l’approche du port, aperçut près du petit-bey, sur la plage de sable, entre deux rochers, dans un lieu très solitaire, deux hommes qui causaient. Il les visa de sa lunette marine, et reconnut l’un des deux hommes. C’était le capitaine Zuela. Il paraît qu’il reconnut aussi l’autre.

Cet autre était un personnage de haute taille, un peu grisonnant. Il portait le haut chapeau et le grave vêtement des amis. C’était probablement un quaker. Il baissait les yeux avec modestie.

En arrivant à l’auberge Jean, sieur Clubin apprit que le Tamaulipas comptait appareiller dans une dizaine de jours.

On a su depuis qu’il avait pris encore quelques autres informations.

À la nuit il entra chez l’armurier de la rue Saint-Vincent et lui dit :

— Savez-vous ce que c’est qu’un revolver ?

— Oui, répondit l’armurier, c’est américain.

— C’est un pistolet qui recommence la conversation.

— En effet, ça a la demande et la réponse.

— Et la réplique.

— C’est juste, monsieur Clubin. Un canon tournant.

— Et cinq ou six balles.

L’armurier entr’ouvrit le coin de sa lèvre et fit entendre ce bruit de langue qui, accompagné d’un hochement de tête, exprime l’admiration.

— L’arme est bonne, Monsieur Clubin. Je crois qu’elle fera son chemin.

— Je voudrais un revolver à six canons.

— Je n’en ai pas.

— Comment ça, vous armurier ?

— Je ne tiens pas encore l’article. Voyez-vous, c’est nouveau. Ça débute. On ne fait encore en France que du pistolet.

— Diable !

— Ça n’est pas encore dans le commerce.

— Diable !

— J’ai d’excellents pistolets.

— Je veux un revolver.

— Je conviens que c’est plus avantageux. Mais attendez donc, Monsieur Clubin…

— Quoi ?

— Je crois savoir qu’il y en a un en ce moment à Saint-Malo, d’occasion.

— Un revolver ?

— Oui.

— À vendre ?

— Oui.

— Où ça ?

— Je crois savoir où. Je m’informerai.

— Quand pourrez-vous me rendre réponse ?

— D’occasion. Mais bon.

— Quand faut-il que je revienne ?

— Si je vous procure un revolver, c’est qu’il sera bon.

— Quand me rendrez-vous réponse ?

— À votre prochain voyage.

— Ne dites pas que c’est pour moi, dit Clubin.


III

CLUBIN EMPORTE ET NE RAPPORTE POINT


Sieur Clubin fit le chargement de la Durande, embarqua nombre de bœufs et quelques passagers, et quitta, comme à l’ordinaire, Saint-Malo pour Guernesey le vendredi matin.

Ce même jour vendredi, quand le navire fut au large, ce qui permet au capitaine de s’absenter quelques instants du pont de commandement, Clubin entra dans sa cabine, s’y enferma, prit un sac-valise qu’il avait, mit des vêtements dans le compartiment élastique, du biscuit, quelques boîtes de conserves, quelques livres de cacao en bâton, un chronomètre et une lunette marine dans le compartiment solide, cadenassa le sac, et passa dans les oreillons une aussière toute préparée pour le hisser au besoin. Puis il descendit dans la cale, entra dans la fosse aux câbles, et on le vit remonter avec une de ces cordes à nœuds armées d’un crampon qui servent aux calfats sur mer et aux voleurs sur terre. Ces cordes facilitent les escalades.

Arrivé à Guernesey, Clubin alla à Torteval. Il y passa trente-six heures. Il y emporta le sac-valise et la corde à nœuds, et ne les rapporta pas.

Disons-le une fois pour toutes, le Guernesey dont il est question dans ce livre, c’est l’ancien Guernesey, qui n’existe plus et qu’il serait impossible de retrouver aujourd’hui, ailleurs que dans les campagnes. Là il est encore vivant, mais il est mort dans les villes. La remarque que nous faisons pour Guernesey doit être aussi faite pour Jersey. Saint-Hélier vaut Dieppe ; Saint-Pierre-Port vaut Lorient. Grâce au progrès, grâce à l’admirable esprit d’initiative de ce vaillant petit peuple insulaire, tout s’est transformé depuis quarante ans dans l’archipel de la Manche. Où il y avait l’ombre, il y a la lumière. Cela dit, passons.

En ces temps qui sont déjà, par l’éloignement, des temps historiques, la contrebande était très active dans la Manche. Les navires fraudeurs abondaient particulièrement sur la côte ouest de Guernesey. Les personnes renseignées à outrance, et qui savent dans les moindres détails ce qui se passait il y a tout à l’heure un demi-siècle, vont jusqu’à citer les noms de plusieurs de ces navires, presque tous asturiens et guipuscoans. Ce qui est hors de doute, c’est qu’il ne s’écoulait guère de semaine sans qu’il en vînt un ou deux, soit dans la baie des Saints, soit à Plainmont. Cela avait presque les allures d’un service régulier. Une cave de la mer à Serk s’appelait et s’appelle encore les Boutiques, parce que c’était dans cette grotte qu’on venait acheter aux fraudeurs leurs marchandises. Pour les besoins de ces commerces, il se parlait dans la Manche une espèce de langue contrebandière, oubliée aujourd’hui, et qui était à l’espagnol ce que le levantin est à l’italien.

Sur beaucoup de points du littoral anglais et français, la contrebande était en cordiale entente secrète avec le négoce patent et patenté. Elle avait ses entrées chez plus d’un haut financier, par la porte dérobée, il est vrai ; et elle fusait souterrainement dans la circulation commerciale et dans tout le système veineux de l’industrie. Négociant par devant, contrebandier par derrière ; c’était l’histoire de beaucoup de fortunes. Séguin le disait de Bourgain ; Bourgain le disait de Séguin. Nous ne nous faisons point garant de leurs paroles ; peut-être se calomniaient-ils l’un et l’autre. Quoi qu’il en fût, la contrebande, traquée par la loi, était incontestablement fort bien apparentée dans la finance. Elle était en rapport avec « le meilleur monde ». Cette caverne, où Mandrin coudoyait jadis le comte de Charolais, était honnête au dehors, et avait une façade irréprochable sur la société ; pignon sur rue.

De là beaucoup de connivences, nécessairement masquées. Ces mystères voulaient une ombre impénétrable. Un contrebandier savait beaucoup de choses, et devait les taire ; une foi inviolable et rigide était sa loi. La première qualité d’un fraudeur était la loyauté. Sans discrétion pas de contrebande. Il y avait le secret de la fraude comme il y a le secret de la confession.

Ce secret était imperturbablement gardé. Le contrebandier jurait de tout taire, et tenait parole. On ne pouvait se fier à personne mieux qu’à un fraudeur. Le juge-alcade d’Oyarzun prit un jour un contrebandier des ports secs, et le fit mettre à la question pour le forcer à nommer son bailleur de fonds secret. Le contrebandier ne nomma point le bailleur de fonds. Ce bailleur de fonds était le juge-alcade. De ces deux complices, le juge et le contrebandier, l’un avait dû, pour obéir aux yeux de tous à la loi, ordonner la torture, à laquelle l’autre avait résisté, pour obéir à son serment.

Les deux plus fameux contrebandiers hantant Plainmont à cette époque étaient Blasco et Blasquito. Ils étaient tocayos. C’est une parenté espagnole et catholique qui consiste à avoir le même patron dans le paradis, chose, on en conviendra, non moins digne de considération que d’avoir le même père sur la terre.

Quand on était à peu près au fait du furtif itinéraire de la contrebande, parler à ces hommes, rien n’était plus facile et plus difficile. Il suffisait de n’avoir aucun préjugé nocturne, d’aller à Plainmont et d’affronter le mystérieux point d’interrogation qui se dresse là.


IV

PLAINMONT


Plainmont, près Torteval, est un des trois angles de Guernesey. Il y a là, à l’extrémité du cap, une haute croupe de gazon qui domine la mer.

Ce sommet est désert.

Il est d’autant plus désert qu’on y voit une maison.

Cette maison ajoute l’effroi à la solitude.

Elle est, dit-on, visionnée.

Hantée ou non, l’aspect en est étrange.

Cette maison, bâtie en granit et élevée d’un étage, est au milieu de l’herbe. Elle n’a rien d’une ruine. Elle est parfaitement habitable. Les murs sont épais et le toit est solide. Pas une pierre ne manque aux murailles, pas une tuile au toit. Une cheminée de brique contrebute l’angle du toit. Cette maison tourne le dos à la mer. Sa façade du côté de l’océan n’est qu’une muraille. En examinant attentivement cette façade, on y distingue une fenêtre, murée. Les deux pignons offrent trois lucarnes, une à l’est, deux à l’ouest, murées toutes trois. La devanture qui fait face à la terre a seule une porte et des fenêtres. La porte est murée. Les deux fenêtres du rez-de-chaussée sont murées. Au premier étage, et c’est là ce qui frappe tout d’abord quand on approche, il y a deux fenêtres ouvertes ; mais les fenêtres murées sont moins farouches que ces fenêtres ouvertes. Leur ouverture les fait noires en plein jour. Elles n’ont pas de vitres, pas même de châssis. Elles s’ouvrent sur l’ombre du dedans. On dirait les trous vides de deux yeux arrachés. Rien dans cette maison. On aperçoit par les croisées béantes le délabrement intérieur. Pas de lambris, nulle boiserie, la pierre nue. On croit voir un sépulcre à fenêtre permettant aux spectres de regarder dehors. Les pluies affouillent les fondations du côté de la mer. Quelques orties agitées par le vent caressent le bas des murs. À l’horizon, aucune habitation humaine. Cette maison est une chose vide où il y a le silence. Si l’on s’arrête pourtant et si l’on colle son oreille à la muraille, on y entend confusément par instants des battements d’ailes effarouchées. Au-dessus de la porte murée, sur la pierre qui fait l’architrave, sont gravées ces lettres : ELM-PBILG, et cette date : 1780.

La nuit, la lune lugubre entre là.

Toute la mer est autour de cette maison. Sa situation est magnifique, et par conséquent sinistre. La beauté du lieu devient une énigme. Pourquoi aucune famille humaine n’habite-t-elle ce logis ? La place est belle, la maison est bonne. D’où vient cet abandon ? Aux questions de la raison s’ajoutent les questions de la rêverie. Ce champ est cultivable, d’où vient qu’il est inculte ? Pas de maître. La porte murée. Qu’a donc ce lieu ? Pourquoi l’homme en fuite ? Que se passe-t-il ici ? S’il ne s’y passe rien, pourquoi n’y a-t-il personne ? Quand tout est endormi, y a-t-il ici quelqu’un d’éveillé ? La rafale ténébreuse, le vent, les oiseaux de proie, les bêtes cachées, les êtres ignorés, apparaissent à la pensée et se mêlent à cette maison. De quels passants est-elle l’hôtellerie ? On se figure des ténèbres de grêle et de pluie s’engouffrant dans les fenêtres. De vagues ruissellements de tempêtes ont laissé leurs traces sur la muraille intérieure. Ces chambres murées et ouvertes sont visitées par l’ouragan. S’est-il commis un crime là ? Il semble que, la nuit, cette maison livrée à l’ombre doit appeler au secours. Reste-t-elle muette ? En sort-il des voix ? à qui a-t-elle affaire dans cette solitude ? Le mystère des heures noires est à l’aise ici. Cette maison est inquiétante à midi ; qu’est-elle à minuit ? En la regardant, on regarde un secret. On se demande, la rêverie ayant sa logique et le possible ayant sa pente, ce que devient cette maison entre le crépuscule du soir et le crépuscule du matin. L’immense dispersion de la vie extra-humaine a-t-elle sur ce sommet désert un nœud où elle s’arrête et qui la force à devenir visible et à descendre ? L’épars vient-il y tourbillonner ? L’impalpable s’y condense-t-il jusqu’à prendre forme ? Énigmes. L’horreur sacrée est dans ces pierres. Cette ombre qui est dans ces chambres défendues est plus que de l’ombre ; c’est de l’inconnu. Après le soleil couché, les bateaux pêcheurs rentreront, les oiseaux se tairont, le chevrier qui est derrière le rocher s’en ira avec ses chèvres, les entre-deux des pierres livreront passage aux premiers glissements des reptiles rassurés, les étoiles commenceront à regarder, la bise soufflera, le plein de l’obscurité se fera, ces deux fenêtres seront là, béantes. Cela s’ouvre aux songes ; et c’est par des apparitions, par des larves, par des faces de fantômes vaguement distinctes, par des masques dans des lueurs, par de mystérieux tumultes d’âmes et d’ombres, que la croyance populaire, à la fois stupide et profonde, traduit les sombres intimités de cette demeure avec la nuit.

La maison est « visionnée » ; ce mot répond à tout.

Les esprits crédules ont leur explication ; mais les esprits positifs ont aussi la leur. Rien de plus simple, disent-ils, que cette maison. C’est un ancien poste d’observation, du temps des guerres de la révolution et de l’empire, et des contrebandes. Elle a été bâtie là pour cela. La guerre finie, le poste a été abandonné. On n’a pas démoli la maison parce qu’elle peut redevenir utile. On a muré la porte et les fenêtres du rez-de-chaussée contre les stercoraires humains, et pour que personne n’y pût entrer ; on a muré les fenêtres des trois côtés sur la mer, à cause du vent du sud et du vent d’ouest. Voilà tout.

Les ignorants et les crédules insistent. D’abord, la maison n’a pas été bâtie à l’époque des guerres de la révolution. Elle porte la date — 1780 — antérieure à la révolution. Ensuite, elle n’a pas été bâtie pour être un poste ; elle porte les lettres ELM-PBILG, qui sont le double monogramme de deux familles, et qui indiquent, suivant l’usage, que la maison a été construite pour l’établissement d’un jeune ménage. Donc, elle a été habitée. Pourquoi ne l’est-elle plus ? Si l’on a muré la porte et les croisées pour que personne ne pût pénétrer dans la maison, pourquoi a-t-on laissé deux fenêtres ouvertes ? Il fallait tout murer, ou rien. Pourquoi pas de volets ? Pourquoi pas de châssis ? Pourquoi pas de vitres ? Pourquoi murer les fenêtres d’un côté si on ne les mure pas de l’autre ? On empêche la pluie d’entrer par le sud, mais on la laisse entrer par le nord.

Les crédules ont tort, sans doute, mais à coup sûr les positifs n’ont pas raison. Le problème persiste.

Ce qui est sûr, c’est que la maison passe pour avoir été plutôt utile que nuisible aux contrebandiers.

Le grossissement de l’effroi ôte aux faits leur vraie proportion. Sans nul doute, bien des phénomènes nocturnes, parmi ceux dont s’est peu à peu composé le « visionnement » de la masure, pourraient s’expliquer par des présences obscures et furtives, par de courtes stations d’hommes tout de suite rembarqués, tantôt par les précautions, tantôt par les hardiesses de certains industriels suspects se cachant pour mal faire et se laissant entrevoir pour faire peur.

À cette époque déjà lointaine, beaucoup d’audaces étaient possibles. La police, surtout dans les petits pays, n’était pas ce qu’elle est aujourd’hui.

Ajoutons que, si cette masure était, comme on le dit, commode aux fraudeurs, leurs rendez-vous devaient avoir là jusqu’à un certain point leurs coudées franches, précisément parce que la maison était mal vue. Être mal vue l’empêchait d’être dénoncée. Ce n’est guère aux douaniers et aux sergents qu’on s’adresse contre les spectres. Les superstitieux font des signes de croix et non des procès-verbaux. Ils voient ou croient voir, s’enfuient et se taisent. Il existe une connivence tacite, non voulue, mais réelle, entre ceux qui font peur et ceux qui ont peur. Les effrayés se sentent dans leur tort d’avoir été effrayés, ils s’imaginent avoir surpris un secret, ils craignent d’aggraver leur position, mystérieuse pour eux-mêmes, et de fâcher les apparitions. Ceci les rend discrets. Et, même en dehors de ce calcul, l’instinct des gens crédules est le silence ; il y a du mutisme dans l’épouvante ; les terrifiés parlent peu ; il semble que l’horreur dise : chut !

Il faut se souvenir que ceci remonte à l’époque où les paysans guernesiais croyaient que le mystère de la crèche était, tous les ans, à jour fixe, répété par les bœufs et les ânes ; époque où personne, dans la nuit de Noël, n’eût osé pénétrer dans une étable, de peur d’y trouver les bêtes à genoux.

S’il faut ajouter foi aux légendes locales et aux récits des gens qu’on rencontre, la superstition autrefois a quelquefois été jusqu’à suspendre aux murs de cette maison de Plainmont, à des clous dont on voit encore çà et là la trace, des rats sans pattes, des chauves-souris sans ailes, des carcasses de bêtes mortes, des crapauds écrasés entre les pages d’une bible, des brins de lupin jaune, étranges ex-voto, accrochés là par d’imprudents passants nocturnes qui avaient cru voir quelque chose, et qui, par ces cadeaux, espéraient obtenir leur pardon, et conjurer la mauvaise humeur des stryges, des larves et des brucolaques. Il y a eu de tout temps des crédules aux abacas et aux sabbats, et même d’assez haut placés. César consultait Sagane, et Napoléon mademoiselle Lenormand. Il est des consciences inquiètes jusqu’à tâcher d’obtenir des indulgences du diable. Que Dieu fasse et que Satan ne défasse pas ! c’était là une des prières de Charles-Quint. D’autres esprits sont plus timorés encore. Ils vont jusqu’à se persuader qu’on peut avoir des torts envers le mal. Être irréprochable vis-à-vis du démon, c’est une de leurs préoccupations. De là des pratiques religieuses tournées vers l’immense malice obscure. C’est un bigotisme comme un autre. Les crimes contre le démon existent dans certaines imaginations malades ; avoir violé la loi d’en bas tourmente de bizarres casuistes de l’ignorance ; on a des scrupules du côté des ténèbres. Croire à l’efficacité de la dévotion aux mystères du Brocken et d’Armuyr, se figurer qu’on a péché contre l’enfer, avoir recours pour des infractions chimériques à des pénitences chimériques, avouer la vérité à l’esprit de mensonge, faire son mea culpa devant le père de la faute, se confesser en sens inverse, tout cela existe ou a existé ; les procès de magie le prouvent à chaque page de leurs dossiers. Le songe humain va jusque-là. Quand l’homme se met à s’effarer, il ne s’arrête point. On rêve des fautes imaginaires, on rêve des purifications imaginaires, et l’on fait faire le nettoyage de sa conscience par l’ombre du balai des sorcières.

Quoi qu’il en soit, si cette maison a des aventures, c’est son affaire ; à part quelques hasards et quelques exceptions, nul n’y va voir, elle est laissée seule ; il n’est du goût de personne de se risquer aux rencontres infernales.

Grâce à la terreur qui la garde, et qui en éloigne quiconque pourrait observer et témoigner, il a été de tout temps facile de s’introduire la nuit dans cette maison, au moyen d’une échelle de corde, ou même tout simplement du premier échalier venu pris aux courtils voisins. Un en-cas de hardes et de vivres apporté là permettrait d’y attendre en toute sécurité l’éventualité et l’à-propos d’un embarquement furtif. La tradition raconte qu’il y a une quarantaine d’années, un fugitif, de la politique selon les uns, du commerce selon les autres, a séjourné quelque temps caché dans la maison visionnée de Plainmont, d’où il a réussi à s’embarquer sur un bateau pêcheur pour l’Angleterre. D’Angleterre on gagne aisément l’Amérique.

Cette même tradition affirme que des provisions déposées dans cette masure y demeurent sans qu’on y touche ; Lucifer, comme les contrebandiers, ayant intérêt à ce que celui qui les a mises là revienne.

Du sommet où est cette maison, on aperçoit au sud-ouest, à un mille de la côte, l’écueil des Hanois.

Cet écueil est célèbre. Il a fait toutes les mauvaises actions que peut faire un rocher. C’était un des plus redoutables assassins de la mer. Il attendait en traître les navires dans la nuit. Il a élargi les cimetières de Torteval et de la Rocquaine.

En 1862 on a placé sur cet écueil un phare.

Aujourd’hui l’écueil des Hanois éclaire la navigation qu’il fourvoyait ; le guet-apens a un flambeau à la main. On cherche à l’horizon comme un protecteur et un guide ce rocher qu’on fuyait comme un malfaiteur. Les Hanois rassurent ces vastes espaces nocturnes qu’ils effrayaient. C’est quelque chose comme le brigand devenu gendarme.

Il y a trois Hanois : le grand Hanois, le petit Hanois, et la Mauve. C’est sur le petit Hanois qu’est aujourd’hui le « Light Red ».

Cet écueil fait partie d’un groupe de pointes, quelques-unes sous-marines, quelques-unes sortant de la mer. Il les domine. Il a, comme une forteresse, ses ouvrages avancés ; du côté de la haute mer, un cordon de treize rochers ; au nord, deux brisants, les hautes-fourquies, les aiguillons, et un banc de sable, l’Hérouée ; au sud, trois roches, le Cat-Rock, la Percée et la Roque Herpin ; plus deux boues, la South Boue et la Boue le Mouet, et en outre, devant Plainmont, à fleur d’eau, le Tas de Pois d’Aval.

Qu’un nageur franchisse le détroit des Hanois à Plainmont, cela est malaisé, non impossible. On se souvient que c’était une des prouesses de sieur Clubin. Le nageur qui connaît ces bas-fonds a deux stations où il peut se reposer, la Roque ronde, et plus loin, en obliquant un peu à gauche, la Roque rouge.


V

LES DÉNIQUOISEAUX


C’est à peu près vers cette journée le samedi, passée par sieur Clubin à Torteval, qu’il faut rapporter un fait singulier, peu ébruité d’abord dans le pays, et qui ne transpira que longtemps après. Car beaucoup de choses, nous venons de le remarquer, restent inconnues à cause même de l’effroi qu’elles ont fait à ceux qui en ont été témoins.

Dans la nuit du samedi au dimanche, nous précisons la date et nous la croyons exacte, trois enfants escaladèrent l’escarpement de Plainmont. Ces enfants s’en retournaient au village. Ils venaient de la mer. C’était ce qu’on appelle dans la langue locale des déniquoiseaux. Lisez déniche-oiseaux. Partout où il y a des falaises et des trous de rochers au-dessus de la mer, les enfants dénicheurs d’oiseaux abondent. Nous en avons dit un mot déjà. On se souvient que Gilliatt s’en préoccupait, à cause des oiseaux et à cause des enfants.

Les déniquoiseaux sont des espèces de gamins de l’océan, peu timides.

La nuit était très obscure. D’épaisses superpositions de nuées cachaient le zénith. Trois heures du matin venaient de sonner au clocher de Torteval, qui est rond et pointu et qui ressemble à un bonnet de magicien.

Pourquoi ces enfants revenaient-ils si tard ? Rien de plus simple. Ils étaient allés à la chasse aux nids de mauves, dans le Tas de Pois d’Aval. La saison ayant été très douce, les amours des oiseaux commençaient de très bonne heure. Ces enfants, guettant les allures des mâles et des femelles autour des gîtes, et distraits par l’acharnement de cette poursuite, avaient oublié l’heure. Le flux les avait cernés ; ils n’avaient pu regagner à temps la petite anse où ils avaient amarré leur canot, et ils avaient dû attendre sur une des pointes du Tas de Pois que la mer se retirât. De là leur rentrée nocturne. Ces rentrées-là sont attendues par la fiévreuse inquiétude des mères, laquelle, rassurée, dépense sa joie en colère, et, grossie dans les larmes, se dissipe en taloches. Aussi se hâtaient-ils, assez inquiets. Ils avaient cette manière de se hâter qui s’attarderait volontiers, et qui contient un secret désir de ne pas arriver. Ils avaient en perspective un embrassement compliqué de gifles.

Un seul de ces enfants n’avait rien à craindre, c’était un orphelin. Ce garçon était français, sans père ni mère, et content en cette minute-là de n’avoir pas de mère. Personne ne s’intéressant à lui, il ne serait pas battu. Les deux autres étaient guernesiais, et de la paroisse même de Torteval.

La haute croupe de roches escaladée, les trois déniquoiseaux parvinrent sur le plateau où est la maison visionnée.

Ils commencèrent par avoir peur, ce qui est le devoir de tout passant, et surtout de tout enfant, à cette heure et dans ce lieu.

Ils eurent bien envie de se sauver à toutes jambes, et bien envie de s’arrêter pour regarder.

Ils s’arrêtèrent.

Ils regardèrent la maison.

Elle était toute noire, et formidable.

C’était, au milieu du plateau désert, un bloc obscur, une excroissance symétrique et hideuse, une haute masse carrée à angles rectilignes, quelque chose de semblable à un énorme autel de ténèbres.

La première pensée des enfants avait été de s’enfuir ; la seconde fut de s’approcher. Ils n’avaient jamais vu cette maison-là à cette heure-là. La curiosité d’avoir peur existe. Ils avaient un petit français avec eux, ce qui fit qu’ils approchèrent.

On sait que les français ne croient à rien.

D’ailleurs, être plusieurs dans un danger, rassure ; avoir peur à trois, encourage.

Et puis, on est chasseur, on est enfant ; à trois qu’on est, on n’a pas trente ans ; on est en quête, on fouille, on épie les choses cachées ; est-ce pour s’arrêter en chemin ? On avance la tête dans ce trou-ci, comment ne point l’avancer dans ce trou-là ? Qui est en chasse subit un entraînement ; qui va à la découverte est dans un engrenage. Avoir tant regardé dans le nid des oiseaux, cela donne la démangeaison de regarder un peu dans le nid des spectres. Fureter dans l’enfer ; pourquoi pas ?

De gibier en gibier, on arrive au démon. Après les moineaux, les farfadets. On va savoir à quoi s’en tenir sur toutes ces peurs que vos parents vous ont faites. Être sur la piste des contes bleus, rien n’est plus glissant. En savoir aussi long que les bonnes femmes, cela tente.

Tout ce pêle-mêle d’idées, à l’état de confusion et d’instinct dans la cervelle des déniquoiseaux guernesiais, eut pour résultante leur témérité. Ils marchèrent vers la maison.

Du reste, le petit qui leur servait de point d’appui dans cette bravoure en était digne. C’était un garçon résolu, apprenti calfat, de ces enfants déjà hommes, couchant au chantier sur de la paille dans un hangar, gagnant sa vie, ayant une grosse voix, grimpant volontiers aux murs et aux arbres, sans préjugés vis-à-vis des pommes près desquelles il passait, ayant travaillé à des radoubs de vaisseaux de guerre, fils du hasard, enfant de raccroc, orphelin gai, né en France, et on ne savait où, deux raisons pour être hardi, ne regardant pas à donner un double à un pauvre, très méchant, très bon, blond jusqu’au roux, ayant parlé à des parisiens. Pour le moment, il gagnait un chelin par jour à calfater des barques de poissonniers, en réparation aux pêqueries. Quand l’envie lui en prenait, il se donnait des vacances, et allait dénicher des oiseaux. Tel était le petit français.

La solitude du lieu avait on ne sait quoi de funèbre. On sentait là l’inviolabilité menaçante. C’était farouche. Ce plateau, silencieux et nu, dérobait à très courte distance dans le précipice sa courbe déclive et fuyante. La mer en bas se taisait. Il n’y avait point de vent. Les brins d’herbe ne bougeaient pas.

Les petits déniquoiseaux avançaient à pas lents, l’enfant français en tête, en regardant la maison.

L’un d’eux, plus tard, en racontant le fait, ou l’à peu près qui lui en était resté, ajoutait : « elle ne disait rien. »

ils s’approchaient en retenant leur haleine, comme on approcherait d’une bête.

Ils avaient gravi le roidillon qui est derrière la maison et qui aboutit du côté de la mer à un petit isthme de rochers peu praticable ; ils étaient parvenus assez près de la masure ; mais ils ne voyaient que la façade sud, qui est toute murée ; ils n’avaient pas osé tourner à gauche, ce qui les eût exposés à voir l’autre façade où il y a deux fenêtres, ce qui est terrible.

Cependant ils s’enhardirent, l’apprenti calfat leur ayant dit tout bas : — Virons à bâbord. C’est ce côté-là qui est le beau. Il faut voir les deux fenêtres noires.

Ils « virèrent à bâbord » et arrivèrent de l’autre côté de la maison.

Les deux fenêtres étaient éclairées.

Les enfants s’enfuirent.

Quand ils furent loin, le petit français se retourna.

— Tiens, dit-il, il n’y a plus de lumière.

En effet, il n’y avait plus de clarté aux fenêtres. La silhouette de la masure se dessinait, découpée comme à l’emporte-pièce, sur la lividité diffuse du ciel.

La peur ne s’en alla point, mais la curiosité revint. Les déniquoiseaux se rapprochèrent.

Brusquement, aux deux fenêtres à la fois, la lumière se refit.

Les deux gars de Torteval reprirent leurs jambes à leur cou, et se sauvèrent. Le petit satan de français n’avança pas, mais ne recula pas.

Il demeura immobile, faisant face à la maison, et la regardant.

La clarté s’éteignit, puis brilla de nouveau. Rien de plus horrible. Le reflet faisait une vague traînée de feu sur l’herbe mouillée par la buée de la nuit. À un certain moment, la lueur dessina sur le mur intérieur de la masure de grands profils noirs qui remuaient et des ombres de têtes énormes.

Du reste, la masure étant sans plafonds ni cloisons et n’ayant plus que les quatre murs et le toit, une fenêtre ne peut pas être éclairée sans que l’autre le soit.

Voyant que l’apprenti calfat restait, les deux autres déniquoiseaux revinrent, pas à pas, l’un après l’autre, tremblants, curieux. L’apprenti calfat leur dit tout bas : — Il y a des revenants dans la maison. J’ai vu le nez d’un. — Les deux petits de Torteval se blottirent derrière le français, et haussés sur la pointe du pied, par-dessus son épaule, abrités par lui, le prenant pour bouclier, l’opposant à la chose, rassurés de le sentir entre eux et la vision, ils regardèrent, eux aussi.

La masure, de son côté, semblait les regarder. Elle avait, dans cette vaste obscurité muette, deux prunelles rouges. C’étaient les fenêtres. La lumière s’éclipsait, reparaissait, s’éclipsait encore, comme font ces lumières-là. Ces intermittences sinistres tiennent probablement au va-et-vient de l’enfer. Cela s’entr’ouvre, puis se referme. Le soupirail du sépulcre a des effets de lanterne sourde.

Tout à coup une noirceur très opaque ayant la forme humaine se dressa sur l’une des fenêtres comme si elle venait du dehors, puis s’enfonça dans l’intérieur de la maison. Il sembla que quelqu’un venait d’entrer.

Entrer par la croisée, c’est l’habitude des voleurs.

La clarté fut un moment plus vive, puis s’éteignit et ne reparut plus. La maison redevint noire. Alors il en sortit des bruits. Ces bruits ressemblaient à des voix. C’est toujours comme cela. Quand on voit, on n’entend pas ; quand on ne voit pas, on entend.

La nuit sur la mer a une taciturnité particulière. Le silence de l’ombre est là plus profond qu’ailleurs. Lorsqu’il n’y a ni vent ni flot, dans cette remuante étendue où d’ordinaire on n’entend pas voler les aigles, on entendrait une mouche voler. Cette paix sépulcrale donnait un relief lugubre aux bruits qui sortaient de la masure.

— Voyons voir, dit le petit français.

Et il fit un pas vers la maison.

Les deux autres avaient une telle peur qu’ils se décidèrent à le suivre. Ils n’osaient plus s’enfuir tout seuls.

Comme ils venaient de dépasser un assez gros tas de fagots qui, on ne sait pas pourquoi, les rassurait dans cette solitude, une chevêche s’envola d’un buisson. Cela fit un froissement de branches. Les chevêches ont une espèce de vol louche, d’une obliquité inquiétante. L’oiseau passa de travers près des enfants, en fixant sur eux la rondeur de ses yeux, clairs dans la nuit.

Il y eut un certain tremblement dans le groupe derrière le petit français.

Il apostropha la chevêche.

— Moineau, tu viens trop tard. Il n’est plus temps. Je veux voir.

Et il avança.

Le craquement de ses gros souliers cloutés sur les ajoncs n’empêchait pas d’entendre les bruits de la masure, qui s’élevaient et s’abaissaient, avec l’accentuation calme et la continuité d’un dialogue.

Un moment après, il ajouta :

— D’ailleurs il n’y a que les bêtes qui croient aux revenants.

L’insolence dans le danger rallie les traînards et les pousse en avant.

Les deux gars de Torteval se remirent en marche, emboîtant le pas à la suite de l’apprenti calfat.

La maison visionnée leur faisait l’effet de grandir démesurément. Dans cette illusion d’optique de la peur il y avait de la réalité. La maison grandissait en effet, parce qu’ils en approchaient.

Cependant les voix qui étaient dans la maison prenaient une saillie de plus en plus nette. Les enfants écoutaient. L’oreille aussi a ses grossissements. C’était autre chose qu’un murmure, plus qu’un chuchotement, moins qu’un brouhaha. Par instants une ou deux paroles clairement articulées se détachaient. Ces paroles, impossibles à comprendre, sonnaient bizarrement. Les enfants s’arrêtaient, écoutaient, puis recommençaient à avancer.

— C’est la conversation des revenants, murmura l’apprenti calfat, mais je ne crois pas aux revenants.

Les petits de Torteval étaient bien tentés de se replier derrière le tas de fagots ; mais ils en étaient déjà loin, et leur ami le calfat continuait de marcher vers la masure. Ils tremblaient de rester avec lui, et ils n’osaient pas le quitter.

Pas à pas, et perplexes, ils le suivaient.

L’apprenti calfat se tourna vers eux et leur dit :

— Vous savez que ce n’est pas vrai. Il n’y en a pas.

La maison devenait de plus en plus haute. Les voix devenaient de plus en plus distinctes.

Ils approchaient.

En approchant, on reconnaissait qu’il y avait dans la maison quelque chose comme de la lumière étouffée. C’était une lueur très vague, un de ces effets de lanterne sourde indiqués tout à l’heure, et qui abondent dans l’éclairage des sabbats.

Quand ils furent tout près, ils firent halte.

Un des deux de Torteval hasarda cette observation :

— Ce n’est pas des revenants ; c’est des dames blanches.

— Qu’est-ce que c’est que ça qui pend à une fenêtre ? Demanda l’autre.

— Ça a l’air d’une corde.

— C’est un serpent.

— C’est de la corde de pendu, dit le français avec autorité. Ça leur sert. Mais je n’y crois pas.

Et, en trois bonds plutôt qu’en trois pas, il fut au pied du mur de la masure. Il y avait de la fièvre dans cette hardiesse.

Les deux autres, frissonnants, l’imitèrent, et vinrent se coller près de lui, se serrant l’un contre son côté droit, l’autre contre son côté gauche. Les enfants appliquèrent leur oreille contre la muraille. On continuait de parler dans la maison.

Voici ce que disaient les fantômes :

— Asi, entendido está ?

— Entendido.

— Dicho ?

— Dicho.

— Aqui esperará un hombre, y podrá marcharse à Inglaterre con Blasquito ?


— Ainsi, c’est entendu ?

— Entendu.

— C’est dit ?

— Dit.

— Un homme attendra ici, et pourra s’en aller en Angleterre avec Blasquito ?


— Pagando ?

— Pagando.

— Blasquito tomará al hombre en su barca.

— Sin buscar de conocer su pais ?

— No nos toca.

— Ni de saber su nombre ?

— No se pregunta el nombre, pero se pesa la bolsa.

— Bien. Esperará el hombre en esa casa.

— Tenga que comer.

— Tendrá.

— En donde ?

— En esta saco que he traido.

— Muy bien.

— Puedo dexar el saco aqui ?

— Los contrabandistas no son ladrones.

— Y vosotros, cuando os marchais ?


— En payant.

— En payant.

— Blasquito prendra l’homme dans sa barque.

— Sans chercher à savoir de quel pays il est ?

— Cela ne nous regarde pas.

— Sans lui demander son nom ?

— On ne demande pas le nom ; on pèse la bourse.

— Bien. L’homme attendra dans cette maison.

— Il faudra qu’il ait de quoi manger.

— Il en aura.

— Où ?

— Dans ce sac que j’apporte.

— Très bien.

— Puis-je laisser ce sac ici ?

— Les contrebandiers ne sont pas des voleurs.

— Et vous autres, quand partez-vous ?


— Mañana por la mañana. Si su hombre de usted está parado, podria venir con nosotros.

— Parado no está.

— Hacienda suya.

— Cuantos dias esparará alli ?

— Dos, tres, quatro dias. Menos o mas.

— Es cierto que el Blasquito vendra ?

— Cierto.

— A este Plainmont ?

— A este Plainmont.

— En qué semana ?

— La que viene.

— A qual dia ?

— En viernes, o sabado, o domingo.

— No puede faltar ?

— Es mi tocayo.


— Demain matin. Si votre homme était prêt, il pourrait venir avec nous.

— Il n’est pas prêt.

— C’est son affaire.

— Combien de jours aura-t-il à attendre dans cette maison ?

— Deux, trois, quatre jours. Moins ou plus.

— Est-il certain que Blasquito viendra ?

— Certain.

— Ici ? À Plainmont ?

— À Plainmont.

— Quelle semaine ?

— La semaine prochaine.

— Quel jour ?

— Vendredi, samedi, ou dimanche.

— Il ne peut manquer ?

— Il est mon tocayo.


— Por qualquiera tiempo viene ?

— Qualquiera. No teme. Soy el Blasco, es el Blasquito.

— Asi, no puede faltar en venir à Guernesey ?

— Vengo yo un mes, y viene al otro mes.

— Entendido.

— A contar del otro sabado, desde hoy en ochidias, ne pasaran cinco dias sin que venga el Blasquito.

— Pero un mar muy malo ?

— Egurraldia gaïztoa ?

— Si.

— No vendria el Blasquito tan pronto, pero vendria.

— De donde vendrá ?

— De Vilvao.

— A donde ira ?

— A Portland.


— Il vient par tous les temps ?

— Par tous. Il n’a pas peur. Je suis Blasco, il est Blasquito.

— Ainsi, il ne peut manquer de venir à Guernesey ?

— Je viens un mois ; il vient l’autre mois.

— Je comprends.

— À compter de samedi prochain, d’aujourd’hui en huit, il ne se passera pas cinq jours sans que Blasquito arrive.

— Mais si la mer était très dure ?

— Egurraldia gaïztoa[8] ?

— Oui.

— Blasquito ne viendra pas si vite, mais il viendra.

— D’où viendra-t-il ?

— De Bilbao.

— Où ira-t-il ?

— À Portland.


— Bien.

— O a Torbay.

— Mejor.

— Su hombre de usted puede estar quieto.

— No será traidor el Blasquito ?

— Los cobardes son traidores. Somos valientes. El mar es la iglesia del invierno. La traicion es la iglesia del infierno.

— No se entiendo lo que decimos.

— Escucharnos y miranos es imposible. El espanto hace alli el desierto.

— Lo sé.

— Quien se atreveria à escuchar ?

— Es verdad.

— Aun quando escucharian no entienderian. Hablamos une lengua fiera y nuestra que no se conoce. Despues que la sabeis, sois de nosotros.


— C’est bien.

— Ou à Torbay.

— C’est mieux.

— Votre homme peut être tranquille.

— Blasquito ne trahira pas ?

— Les lâches sont les traîtres. Nous sommes des vaillants. La mer est l’église de l’hiver. La trahison est l’église de l’enfer.

— Personne n’entend ce que nous disons ?

— Nous écouter et nous regarder est impossible. L’épouvante fait ici le désert.

— Je le sais.

— Qui oserait se hasarder à nous écouter ?

— C’est vrai.

— D’ailleurs on écouterait qu’on ne comprendrait pas. Nous parlons une farouche langue à nous que personne ne connaît. Puisque vous la savez, c’est que vous êtes des nôtres.


— Soy venido para componer las haciendas con ustedes.

— Bueno.

— Y ahora me voy.

— Corriente.

— Digame usted, hombre. Si el pasagero quiere que el Blasquito le lleve à alguna otra parte que Portland o Torbay ?

— Tenga onzas.

— El Blasquito hara lo que quiera el hombre ?

— El Blasquito hace lo que quieran las onzas.

— Es menester mucho tiempo para ir à Torbay ?

— Como quiere el viento.

— Ocho horas ?

— Menos, o mas.

— El Blasquito obedecera al pasagero ?

— Si le obedece el mar à el Blasquito.


— Je suis venu pour prendre des arrangements avec vous.

— C’est bon.

— Maintenant je m’en vais.

— Soit.

— Dites-moi, si le passager veut que Blasquito le conduise ailleurs qu’à Portland ou à Torbay ?

— Qu’il ait des onces[9].

— Blasquito fera-t-il ce que l’homme voudra ?

— Blasquito fera ce que les onces voudront.

— Faut-il beaucoup de temps pour aller à Torbay ?

— Comme il plaît au vent.

— Huit heures ?

— Moins ou plus.

— Blasquito obéira-t-il à son passager ?

— Si la mer obéit à Blasquito.


— Bien pagado sera.

— El oro es el oro. El viento es el viento.

— Mucho.

— El hombre hace lo que puede con el oro. Dios con el viento hace lo que quiere.

— Aqui esta à viernes el que desca marcharse con Blasquito.

— Pues.

— A qué momento llega Blasquito ?

— A la noche. A la noche se llega, a la noche se marcha. Tenemos una muger que se llama el mar, y una hermana que se llama la noche. La muger puede faltar, la hermana no.

— Todo está dicho. Abur, hombres.

— Buenas tardes. Un trago de aguardiente ?

— Gracias.

— Es mejor que xarope.

— Tengo vuestra palabra.


— Il sera bien payé.

— L’or est l’or. Le vent est le vent.

— C’est juste.

— L’homme avec l’or fait ce qu’il peut. Dieu avec le vent fait ce qu’il veut.

— L’homme qui compte partir avec Blasquito sera ici vendredi.

— Bien.

— À quel moment arrive Blasquito ?

— À la nuit. On arrive la nuit. On part la nuit. Nous avons une femme qui s’appelle la mer, et une sœur qui s’appelle la nuit. La femme trompe quelquefois ; la sœur jamais.

— Tout est convenu. Adieu, hommes.

— Bonsoir. Un coup d’eau-de-vie ?

— Merci.

— C’est meilleur que du sirop.

— J’ai votre parole.


— Mi nombre es Pundonor.

— Vaya usted con Dios.

— Sois gentleman y soy caballero.


— Mon nom est point-d’honneur.

— Adieu.

— Vous êtes gentilhomme et je suis chevalier.


Il était clair que des diables seuls pouvaient parler ainsi. Les enfants n’en écoutèrent pas davantage, et cette fois prirent la fuite pour de bon, le petit français, enfin convaincu, courant plus vite que les autres.

Le mardi qui suivit ce samedi, sieur Clubin était de retour à Saint-Malo, ramenant la Durande.

Le Tamaulipas était toujours en rade.

Sieur Clubin, entre deux bouffées de pipe, demanda à l’aubergiste de l’auberge Jean :

— Eh bien, quand donc part-il, ce Tamaulipas ?

— Après-demain jeudi, répondit l’aubergiste.

Ce soir-là, Clubin soupa à la table des gardes-côtes, et, contre son habitude, sortit après son souper. Il résulta de cette sortie qu’il ne put tenir le bureau de la Durande, et qu’il manqua à peu près son chargement. Cela fut remarqué d’un homme si exact.

Il paraît qu’il causa quelques instants avec son ami le changeur.

Il rentra deux heures après que Noguette eut sonné le couvre-feu. La cloche brésilienne sonne à dix heures. Il était donc minuit.


VI

LA JACRESSARDE


Il y a quarante ans, Saint-Malo possédait une ruelle dite la ruelle Coutanchez. Cette ruelle n’existe plus, ayant été comprise dans les embellissements.

C’était une double rangée de maisons de bois penchées les unes vers les autres, et laissant entre elles assez de place pour un ruisseau qu’on appelait la rue. On marchait les jambes écartées des deux côtés de l’eau, en heurtant de la tête ou du coude les maisons de droite et de gauche. Ces vieilles baraques du moyen-âge normand ont des profils presque humains. De masure à sorcière il n’y a pas loin. Leurs étages rentrants, leurs surplombs, leurs auvents circonflexes et leurs broussailles de ferrailles simulent des lèvres, des mentons, des nez et des sourcils. La lucarne est l’œil, borgne. La joue, c’est la muraille, ridée et dartreuse. Elles se touchent du front comme si elles complotaient un mauvais coup. Tous ces mots de l’ancienne civilisation, coupe-gorge, coupe-trogne, coupe-gueule, se rattachent à cette architecture.

Une des maisons de la ruelle Coutanchez, la plus grande, la plus fameuse ou la plus famée, se nommait la Jacressarde.

La Jacressarde était le logis de ceux qui ne logent pas. Il y a, dans toutes les villes, et particulièrement dans les ports de mer, au-dessous de la population, un résidu. Des gens sans aveu, à ce point que souvent la justice elle-même ne parvient pas à leur en arracher un, des écumeurs d’aventures, des chasseurs d’expédients, des chimistes de l’espèce escroc, remettant toujours la vie au creuset, toutes les formes du haillon et toutes les manières de le porter, les fruits secs de l’improbité, les existences en banqueroute, les consciences qui ont déposé leur bilan, ceux qui ont avorté dans l’escalade et le bris de clôture (car les grands faiseurs d’effractions planent et restent en haut), les ouvriers et les ouvrières du mal, les drôles et les drôlesses, les scrupules déchirés et les coudes percés, les coquins aboutis à l’indigence, les méchants mal récompensés, les vaincus du duel social, les affamés qui ont été les dévorants, les gagne-petit du crime, les gueux, dans la double et lamentable acception du mot ; tel est le personnel. L’intelligence humaine est là ; bestiale. C’est le tas d’ordure des âmes. Cela s’amasse dans un coin, où passe de temps en temps ce coup de balai qu’on nomme une descente de police. À Saint-Malo la Jacressarde était ce coin.

Ce qu’on trouve dans ces repaires, ce ne sont pas les forts criminels, les bandits, les escarpes, les grands produits de l’ignorance et de l’indigence. Si le meurtre y est représenté, c’est par quelque ivrogne brutal ; le vol n’y dépasse point le filou. C’est plutôt le crachat de la société que son vomissement. Le truand, oui ; le brigand, non. Pourtant il ne faudrait pas s’y fier. Ce dernier étage des bohèmes peut avoir des extrémités scélérates. Une fois, en jetant le filet sur l’Épi-scié qui était pour Paris ce que la Jacressarde était pour Saint-Malo, la police prit Lacenaire.

Ces gîtes admettent tout. La chute est un nivellement. Quelquefois l’honnêteté qui se dépouille tombe là. La vertu et la probité ont, cela s’est vu, des aventures. Il ne faut, d’emblée, ni estimer les Louvres ni mépriser les bagnes. Le respect public, de même que la réprobation universelle, veulent être épluchés. On y a des surprises. Un ange dans le lupanar, une perle dans le fumier, cette sombre et éblouissante trouvaille est possible.

La Jacressarde était plutôt une cour qu’une maison, et plutôt un puits qu’une cour. Elle n’avait point d’étage sur la rue. Un haut mur percé d’une porte basse était sa façade. On levait le loquet, on poussait la porte, on était dans une cour.

Au milieu de cette cour, on apercevait un trou rond, entouré d’une marge de pierre au niveau du sol. C’était un puits. La cour était petite, le puits était grand. Un pavage défoncé encadrait la margelle.

La cour, carrée, était bâtie de trois côtés. Du côté de la rue, rien ; mais en face de la porte, et à droite et à gauche, il y avait du logis.

Si, après la nuit tombée, on entrait là, un peu à ses risques et périls, on entendait comme un bruit d’haleines mêlées, et, s’il y avait assez de lune ou d’étoiles pour donner forme aux linéaments obscurs qu’on avait sous les yeux, voici ce qu’on voyait.

La cour. Le puits. Autour de la cour, vis-à-vis la porte, un hangar figurant une sorte de fer à cheval qui serait carré, galerie vermoulue, tout ouverte, à plafond de solives, soutenue par des piliers de pierre inégalement espacés ; au centre, le puits ; autour du puits, sur une litière de paille, et faisant comme un chapelet circulaire, des semelles droites, des dessous de bottes éculées, des orteils passant par des trous de souliers, et force talons nus, des pieds d’homme, des pieds de femme, des pieds d’enfant. Tous ces pieds dormaient.

Au delà de ces pieds, l’œil, en s’enfonçant dans la pénombre du hangar, distinguait des corps, des formes, des têtes assoupies, des allongements inertes, des guenilles des deux sexes, une promiscuité dans du fumier, on ne sait quel sinistre gisement humain. Cette chambre à coucher était à tout le monde. On y payait deux sous par semaine. Les pieds touchaient le puits. Dans les nuits d’orage, il pleuvait sur ces pieds ; dans les nuits d’hiver, il neigeait sur ces corps.

Qu’était-ce que ces êtres ? Les inconnus. Ils venaient là le soir et s’en allaient le matin. L’ordre social se complique de ces larves. Quelques-uns se glissaient pour une nuit et ne payaient pas. La plupart n’avaient point mangé de la journée. Tous les vices, toutes les abjections, toutes les infections, toutes les détresses ; le même sommeil d’accablement sur le même lit de boue. Les rêves de toutes ces âmes faisaient bon voisinage. Rendez-vous funèbre où remuaient et s’amalgamaient dans le même miasme les lassitudes, les défaillances, les ivresses cuvées, les marches et contre-marches d’une journée sans un morceau de pain et sans une bonne pensée, les lividités à paupières closes, des remords, des convoitises, des chevelures mêlées de balayures, des visages qui ont le regard de la mort, peut-être des baisers de bouches de ténèbres. Cette putridité humaine fermentait dans cette cuve. Ils étaient jetés dans ce gîte par la fatalité, par le voyage, par le navire arrivé la veille, par une sortie de prison, par la chance, par la nuit. Chaque jour la destinée vidait là sa hotte. Entrait qui voulait, dormait qui pouvait, parlait qui osait. Car c’était un lieu de chuchotement. On se hâtait de se mêler. On tâchait de s’oublier dans le sommeil, puisqu’on ne peut se perdre dans l’ombre. On prenait de la mort ce qu’on pouvait. Ils fermaient les yeux dans cette agonie pêle-mêle recommençant tous les soirs. D’où sortaient-ils ? De la société, étant la misère ; de la vague, étant l’écume.

N’avait point de la paille qui voulait. Plus d’une nudité traînait sur le pavé ; ils se couchaient éreintés ; ils se levaient ankylosés. Le puits, sans parapet et sans couvercle, toujours béant, avait trente pieds de profondeur. La pluie y tombait, les immondices y suintaient, tous les ruissellements de la cour y filtraient. Le seau pour tirer l’eau était à côté. Qui avait soif, y buvait. Qui avait ennui, s’y noyait. Du sommeil dans le fumier on glissait à ce sommeil-là. En 1819, on en retira un enfant de quatorze ans.

Pour ne point courir de danger dans cette maison, il fallait être « de la chose ». Les laïques étaient mal vus.

Ces êtres se connaissaient-ils entre eux ? Non. Ils se flairaient.

Une femme était la maîtresse du logis, jeune, assez jolie, coiffée d’un bonnet à rubans, débarbouillée quelquefois avec l’eau du puits, ayant une jambe de bois.

Dès l’aube, la cour se vidait ; les habitués s’envolaient.

Il y avait dans la cour un coq et des poules, grattant le fumier tout le jour. La cour était traversée par une poutre horizontale sur poteaux, figure d’un gibet pas trop dépaysée là. Souvent, le lendemain des soirées pluvieuses, on voyait sécher sur cette poutre une robe de soie mouillée et crottée, qui était à la femme jambe de bois.

Au-dessus du hangar, et, comme lui, encadrant la cour, il y avait un étage, et au-dessus de l’étage un grenier. Un escalier de bois pourri trouant le plafond du hangar menait en haut ; échelle branlante gravie bruyamment par la femme chancelante.

Les locataires de passage, à la semaine ou à la nuit, habitaient la cour ; les locataires à demeure habitaient la maison.

Des fenêtres, pas un carreau ; des chambranles, pas une porte ; des cheminées, pas un foyer ; c’était la maison. On passait d’une chambre dans l’autre indifféremment par un trou carré long, qui avait été la porte, ou par une baie triangulaire qui était l’entre-deux des solives de la cloison. Les plâtrages tombés couvraient le plancher. On ne savait comment tenait la maison. Le vent la remuait. On montait comme on pouvait sur le glissement des marches usées de l’escalier. Tout était à claire-voie. L’hiver entrait dans la masure comme l’eau dans une éponge. L’abondance des araignées rassurait contre l’écroulement immédiat. Aucun meuble. Deux ou trois paillasses dans des coins, ventre ouvert, montrant plus de cendre que de paille. Çà et là une cruche et une terrine, servant à divers usages. Une odeur douce et hideuse.

Des fenêtres on avait vue sur la cour. Cette vue ressemblait à un dessus de tombereau de boueux. Les choses, sans compter les hommes, qui pourrissaient là, qui s’y rouillaient, qui y moisissaient, étaient indescriptibles. Les débris fraternisaient ; il en tombait des murailles, il en tombait des créatures. Les loques ensemençaient les décombres.

Outre sa population flottante, cantonnée dans la cour, la Jacressarde avait trois locataires, un charbonnier, un chiffonnier et un faiseur d’or. Le charbonnier et le chiffonnier occupaient deux des paillasses du premier ; le faiseur d’or, chimiste, logeait au grenier, qu’on appelait, on ne sait pourquoi, le galetas. On ignorait dans quel coin couchait la femme. Le faiseur d’or était un peu poëte. Il habitait, dans le toit, sous les tuiles, une chambre où il y avait une lucarne étroite et une grande cheminée de pierre, gouffre à faire mugir le vent. La lucarne n’ayant pas de châssis, il avait cloué dessus un morceau de feuillard provenant d’une déchirure de navire. Cette tôle laissait passer peu de jour et beaucoup de froid. Le charbonnier payait d’un sac de charbon de temps en temps, le chiffonnier payait d’un setier de grain aux poules par semaine, le faiseur d’or ne payait pas. En attendant il brûlait la maison. Il avait arraché le peu qu’il y avait de boiserie, et à chaque instant il tirait du mur ou du toit une latte pour faire chauffer sa marmite à or. Sur la cloison, au-dessus du grabat du chiffonnier, on voyait deux colonnes de chiffres à la craie, tracées par le chiffonnier semaine à semaine, une colonne de 3 et une colonne de 5, selon que le setier de grain coûtait trois liards ou cinq centimes. La marmite à or du « chimiste » était une vieille bombe cassée, promue par lui chaudière, où il combinait des ingrédients. La transmutation l’absorbait. Quelquefois il en parlait dans la cour aux va-nu-pieds, qui en riaient. Il disait : Ces gens-là sont pleins de préjugés. Il était résolu à ne pas mourir sans jeter la pierre philosophale dans les vitres de la science. Son fourneau mangeait beaucoup de bois. La rampe de l’escalier y avait disparu. Toute la maison y passait, à petit feu. L’hôtesse lui disait : Vous ne me laisserez que la coque. Il la désarmait en lui faisant des vers. Telle était la Jacressarde.

Un enfant, qui était peut-être un nain, âgé de douze ans ou de soixante ans, goîtreux, ayant un balai à la main, était le domestique.

Les habitués entraient par la porte de la cour ; le public entrait par la boutique.

Qu’était-ce que la boutique ?

Le haut mur faisant façade sur la rue était percé, à droite de l’entrée de la cour, d’une baie en équerre à la fois porte et fenêtre, avec volet et châssis, le seul volet dans toute la maison qui eût des gonds et des verrous, le seul châssis qui eût des vitres. Derrière cette devanture, ouverte sur la rue, il y avait une petite chambre, compartiment pris sur le hangar-dortoir. On lisait sur la porte de la rue cette inscription charbonnée : Ici on tient la curiosité. le mot était dès lors usité. Sur trois planches s’appuyant en étagère au vitrage, on apercevait quelques pots de faïence sans anse, un parasol chinois en baudruche à figures, crevé çà et là, impossible à ouvrir et à fermer, des tessons de fer ou de grès informes, des chapeaux d’homme et de femme effondrés, trois ou quatre coquilles d’ormers, quelques paquets de vieux boutons d’os et de cuivre, une tabatière avec portrait de Marie-Antoinette, et un volume dépareillé de l’Algèbre de Boisbertrand. C’était la boutique. Cet assortiment était « la curiosité ». La boutique communiquait, par une arrière-porte, avec la cour où était le puits. Il y avait une table et un escabeau. La femme à la jambe de bois était la dame de comptoir.


VII

ACHETEURS NOCTURNES ET VENDEURS TÉNÉBREUX


Clubin avait été absent de l’Auberge Jean le mardi toute la soirée ; il le fut encore le mercredi soir.

Ce soir-là, à la brune, deux hommes s’engagèrent dans la ruelle Coutanchez ; ils s’arrêtèrent devant la Jacressarde. L’un d’eux cogna à la vitre. La porte de la boutique s’ouvrit. Ils entrèrent. La femme à la jambe de bois leur fit le sourire réservé aux bourgeois. Il y avait une chandelle sur la table.

Ces hommes étaient deux bourgeois en effet.

Celui des deux qui avait cogné dit : — Bonjour, la femme. Je viens pour la chose.

La femme jambe de bois fit un deuxième sourire et sortit par l’arrière-porte, qui donnait sur la cour au puits. Un moment après, l’arrière-porte se rouvrit, et un homme se présenta dans l’entre-bâillement. Cet homme avait une casquette et une blouse, et la saillie d’un objet sous sa blouse. Il avait des brins de paille dans les plis de sa blouse et le regard de quelqu’un qu’on vient de réveiller.

Il avança. On se regarda. L’homme en blouse avait l’air ahuri et fin. Il dit :

— C’est vous l’armurier ?

Celui qui avait cogné répondit :

— Oui. C’est vous le parisien ?

— Dit Peaurouge. Oui.

— Montrez.

— Voici.

L’homme tira de dessous sa blouse un engin fort rare en Europe à cette époque, un revolver.

Ce revolver était neuf et brillant. Les deux bourgeois l’examinèrent. Celui qui semblait connaître la maison et que l’homme en blouse avait qualifié « l’armurier » fit jouer le mécanisme. Il passa l’objet à l’autre, qui paraissait être moins de la ville et qui se tenait le dos tourné à la lumière.

L’armurier reprit :

— Combien ?

L’homme en blouse répondit :

— J’arrive d’Amérique avec. Il y a des gens qui apportent des singes, des perroquets, des bêtes, comme si les français étaient des sauvages. Moi j’apporte ça. C’est une invention utile.

— Combien ? repartit l’armurier.

— C’est un pistolet qui fait le moulinet.

— Combien ?

— Paf. Un premier coup. Paf. Un deuxième coup. Paf… une grêle, quoi ! Ça fait de la besogne.

— Combien ?

— Il y a six canons.

— Eh bien, combien ?

— Six canons, c’est six louis.

— Voulez-vous cinq louis ?

— Impossible. Un louis par balle. C’est le prix.

— Voulons-nous faire affaire ? Soyons raisonnables.

— J’ai dit le prix juste. Examinez-moi ça, monsieur l’arquebusier.

— J’ai examiné.

— Le moulinet tourne comme Monsieur Talleyrand. On pourrait mettre ce moulinet-là dans le dictionnaire des girouettes. C’est un bijou.

— Je l’ai vu.

— Quant aux canons, c’est de forge espagnole.

— Je l’ai remarqué.

— C’est rubané. Voici comment ça se confectionne, ces rubans-là. On vide dans la forge la hotte d’un chiffonnier en vieux fer. On prend tout plein de vieille ferraille, des vieux clous de maréchal, des fers à cheval cassés…

— Et de vieilles lames de faulx.

— J’allais le dire, monsieur l’armurier. On vous fiche à tout ce bric-à-brac une bonne chaude suante, et ça vous fait une magnifique étoffe de fer…

— Oui, mais qui peut avoir des crevasses, des éventures, des travers.

— Pardine. Mais on remédie aux travers par des petites queues d’aronde, de même qu’on évite le risque des doublures en battant ferme. On corroie son étoffe de fer au gros marteau, on lui flanque deux autres chaudes suantes ; si le fer a été surchauffé, on le rétablit par des chaudes grasses, et à petits coups. Et puis on étire l’étoffe, et puis on la roule bien sur la chemise, et avec ce fer-là, fichtre ! On vous fait ces canons-là.

— Vous êtes donc du métier ?

— Je suis de tous les métiers.

— Les canons sont couleur d’eau.

— C’est une beauté, monsieur l’armurier. Ça s’obtient avec du beurre d’antimoine.

— Nous disons donc que nous allons vous payer cela cinq louis ?

— Je me permets de faire observer à monsieur que j’ai eu l’honneur de dire six louis.

L’armurier baissa la voix :

— Écoutez, parisien. Profitez de l’occasion. Défaites-vous de ça. Ça ne vaut rien pour vous autres, une arme comme ça. Ça fait remarquer un homme.

— En effet, dit le parisien, c’est un peu voyant. C’est meilleur pour un bourgeois.

— Voulez-vous cinq louis ?

— Non, six. Un par trou.

— Eh bien, six napoléons.

— Je veux six louis.

— Vous n’êtes donc pas bonapartiste ? Vous préférez un louis à un napoléon !

Parisien, dit Peaurouge, sourit.

— Napoléon vaut mieux, dit-il, mais louis vaut plus.

— Six napoléons.

— Six louis. C’est pour moi une différence de vingt-quatre francs.

— Pas d’affaire en ce cas.

— Soit. Je garde le bibelot.

— Gardez-le.

— Du rabais ! Par exemple ! Il ne me sera pas dit que je me serai défait comme ça d’une chose qui est une invention.

— Bonsoir, alors.

— C’est un progrès sur le pistolet, que les indiens chesapeakes appellent nortay-u-hah.

— Cinq louis payés comptant, c’est de l’or.

— Nortay-u-hah, cela veut dire fusil-court. Beaucoup de personnes ignorent cela.

— Voulez-vous cinq louis, et un petit écu de rabiot ?

— Bourgeois, j’ai dit six.

L’homme qui tournait le dos à la chandelle et qui n’avait pas encore parlé faisait pendant ce dialogue pivoter le mécanisme. Il s’approcha de l’oreille de l’armurier et lui chuchota :

— L’objet est-il bon ?

— Excellent.

— Je donne les six louis.

Cinq minutes après, pendant que Parisien dit Peaurouge serrait dans une fente secrète sous l’aisselle de sa blouse les six louis d’or qu’il venait de recevoir, l’armurier et l’acheteur emportant dans la poche de son pantalon le revolver sortaient de la ruelle Coutanchez.


VIII

CARAMBOLAGE DE LA BILLE ROUGE ET DE LA BILLE NOIRE


Le lendemain, qui était le jeudi, à peu de distance de Saint-Malo, près de la pointe du Décollé, à un endroit où la falaise est haute et où la mer est profonde, il se passa une chose tragique.

Une langue de rochers en forme de fer de lance, qui se relie à la terre par un isthme étroit, se prolonge dans l’eau et s’y achève brusquement par un grand brisant à pic ; rien n’est plus fréquent dans l’architecture de la mer. Pour arriver, en venant du rivage, au plateau de la roche à pic, on suit un plan incliné dont la montée est quelquefois assez âpre.

C’est sur un plateau de ce genre qu’était debout vers quatre heures du soir un homme enveloppé dans une large cape d’ordonnance et probablement armé dessous, chose facile à reconnaître à de certains plis droits et anguleux de son manteau. Le sommet où se tenait cet homme était une plate-forme assez vaste, semée de gros cubes de roche pareils à des pavés démesurés, et laissant entre eux des passages étroits. Cette plate-forme, où croissait une petite herbe épaisse et courte, se terminait du côté de la mer par un espace libre, aboutissant à un escarpement vertical. L’escarpement, élevé d’une soixantaine de pieds au-dessus de la haute mer, semblait taillé au fil à plomb. Son angle de gauche pourtant se ruinait et offrait un de ces escaliers naturels propres aux falaises de granit, dont les marches peu commodes exigent quelquefois des enjambées de géants ou des sauts de clowns. Cette dégringolade de rochers descendait perpendiculairement jusqu’à la mer et s’y enfonçait. C’était à peu près un casse-cou. Cependant, à la rigueur, on pouvait par là s’aller embarquer sous la muraille même de la falaise.

La brise soufflait. L’homme serré dans sa cape, ferme sur ses jarrets, la main gauche empoignant son coude droit, clignait un œil et appuyait sur l’autre une longue-vue. Il semblait absorbé dans une attention sérieuse. Il s’était approché du bord de l’escarpement, et il se tenait là immobile, le regard imperturbablement attaché sur l’horizon. La marée était pleine. Le flot battait au-dessous de lui le bas de la falaise.

Ce que cet homme observait, c’était un navire au large qui faisait en effet un jeu singulier.

Ce navire, qui venait de quitter depuis une heure à peine le port de Saint-Malo, s’était arrêté derrière les Banquetiers. C’était un trois-mâts. Il n’avait pas jeté l’ancre, peut-être parce que le fond ne lui eût permis d’abattre que sur le bord du câble, et parce que le navire eût serré son ancre sous le taille-mer ; il s’était borné à mettre en panne.

L’homme, qui était un garde-côte, comme le faisait voir sa cape d’uniforme, épiait toutes les manœuvres du trois-mâts et semblait en prendre note mentalement. Le navire avait mis en panne vent dessus vent dedans ; ce qu’indiquaient le petit hunier coiffé et le vent laissé dans le grand hunier ; il avait bordé l’artimon et orienté le perroquet de fougue au plus près, de façon à contrarier les voiles les unes par les autres, et à avoir peu d’arrivée et moins de dérive. Il ne se souciait point de se présenter beaucoup au vent, car il n’avait brassé le petit hunier que perpendiculairement à la quille. De cette façon, tombant en travers, il ne dérivait au plus que d’une demi-lieue à l’heure.

Il faisait encore grand jour, surtout en pleine mer et sur le haut de la falaise. Le bas des côtes devenait obscur.

Le garde-côte, tout à sa besogne et espionnant consciencieusement le large, n’avait pas songé à scruter le rocher à côté et au-dessous de lui. Il tournait le dos à l’espèce d’escalier peu praticable qui mettait en communication le plateau de la falaise et la mer. Il ne remarquait pas que quelque chose y remuait. Il y avait dans cet escalier, derrière une anfractuosité, quelqu’un, un homme, caché là, selon toute apparence, avant l’arrivée du garde-côte. De temps en temps, dans l’ombre, une tête sortait de dessous la roche, regardait en haut, et guettait le guetteur. Cette tête, coiffée d’un large chapeau américain, était celle de l’homme, du quaker, qui, une dizaine de jours auparavant, parlait, dans les pierres du petit-bey, au capitaine Zuela.

Tout à coup l’attention du garde-côte parut redoubler. Il essuya rapidement du drap de sa manche le verre de sa longue-vue et la braqua avec énergie sur le trois-mâts.

Un point noir venait de s’en détacher.

Ce point noir, semblable à une fourmi sur la mer, était une embarcation.

L’embarcation semblait vouloir gagner la terre. Quelques marins la montaient, ramant vigoureusement.

Elle obliquait peu à peu et se dirigeait vers la pointe du Décollé.

Le guet du garde-côte était arrivé à son plus haut degré de fixité. Il ne perdait pas un mouvement de l’embarcation. Il s’était rapproché plus près encore de l’extrême bord de la falaise.

En ce moment un homme de haute stature, le quaker, surgit derrière le garde-côte au haut de l’escalier. Le guetteur ne le voyait pas.

Cet homme s’arrêta un instant, les bras pendants et les poings crispés, et, avec l’œil d’un chasseur qui vise, il regarda le dos du garde-côte.

Quatre pas seulement le séparaient du garde-côte ; il mit un pied en avant, puis s’arrêta ; il fit un second pas, et s’arrêta encore ; il ne faisait point d’autre mouvement que de marcher, tout le reste de son corps était statue ; son pied s’appuyait sur l’herbe sans bruit ; il fit le troisième pas, et s’arrêta ; il touchait presque le garde-côte, toujours immobile avec sa longue-vue. L’homme ramena lentement ses deux mains fermées à la hauteur de ses clavicules, puis, brusquement, ses avant-bras s’abattirent, et ses deux poings, comme lâchés par une détente, frappèrent les deux épaules du garde-côte. Le choc fut sinistre. Le garde-côte n’eut pas le temps de jeter un cri. Il tomba la tête la première du haut de la falaise dans la mer. On vit ses deux semelles le temps d’un éclair. Ce fut une pierre dans l’eau. Tout se referma.

Deux ou trois grands cercles se firent dans l’eau sombre.

Il ne resta que la longue-vue échappée des mains du garde-côte et tombée à terre sur l’herbe.

Le quaker se pencha sur le bord de l’escarpement, regarda les cercles s’effacer dans le flot, attendit quelques minutes, puis se redressa en chantant entre ses dents :


Monsieur d’la Police est mort
En perdant la vie.


Il se pencha une seconde fois. Rien ne reparut. Seulement, à l’endroit où le garde-côte s’était englouti, il s’était formé à la surface de l’eau une sorte d’épaisseur brune qui s’élargissait sur le balancement de la lame. Il était probable que le garde-côte s’était brisé le crâne sur quelque roche sous-marine. Son sang remontait et faisait cette tache dans l’écume. Le quaker, tout en considérant cette flaque rougeâtre, reprit :


Un quart d’heure avant sa mort,
Il était encore…


Il n’acheva pas.

Il entendit derrière lui une voix très douce qui disait :

— Vous voilà, Rantaine. Bonjour. Vous venez de tuer un homme.

Il se retourna, et vit à une quinzaine de pas en arrière de lui, à l’issue d’un des entre-deux des rochers, un petit homme qui avait un revolver à la main.

Il répondit :

— Comme vous voyez. Bonjour, sieur Clubin.

Le petit homme eut un tressaillement.

— Vous me reconnaissez ?

— Vous m’avez bien reconnu, repartit Rantaine.

Cependant on entendait un bruit de rames sur la mer. C’était l’embarcation observée par le garde-côte, qui approchait.

Sieur Clubin dit à demi-voix, comme se parlant à lui-même :

— Cela a été vite fait.

— Qu’y a-t-il pour votre service ? demanda Rantaine.

— Pas grand’chose. Voilà tout à l’heure dix ans que je ne vous ai vu. Vous avez dû faire de bonnes affaires. Comment vous portez-vous ?

— Bien, dit Rantaine. Et vous ?

— Très bien, répondit sieur Clubin.

Rantaine fit un pas vers sieur Clubin.

Un petit coup sec arriva à son oreille. C’était sieur Clubin qui armait le revolver.

— Rantaine, nous sommes à quinze pas. C’est une bonne distance. Restez où vous êtes.

— Ah çà, fit Rantaine, qu’est-ce que vous me voulez ?

— Moi, je viens causer avec vous.

Rantaine ne bougea plus. Sieur Clubin reprit :

— Vous venez d’assassiner un garde-côte.

Rantaine souleva le bord de son chapeau et répondit :

— Vous m’avez déjà fait l’honneur de me le dire.

— En termes moins précis. J’avais dit : un homme ; je dis maintenant : un garde-côte. Ce garde-côte portait le numéro six cent dix-neuf. Il était père de famille. Il laisse une femme et cinq enfants.

— Ça doit être, dit Rantaine.

Il y eut un imperceptible temps d’arrêt.

— Ce sont des hommes de choix, ces gardes-côtes, fit Clubin, presque tous d’anciens marins.

— J’ai remarqué, dit Rantaine, qu’en général on laisse une femme et cinq enfants.

Sieur Clubin continua :

— Devinez combien m’a coûté ce revolver ?

— C’est une jolie pièce, répondit Rantaine.

— Combien l’estimez-vous ?

— Je l’estime beaucoup.

— Il m’a coûté cent quarante-quatre francs.

— Vous avez dû acheter ça, dit Rantaine, à la boutique d’armes de la rue Coutanchez.

Clubin reprit :

— Il n’a pas crié. La chute coupe la voix.

— Sieur Clubin, il y aura de la brise cette nuit.

— Je suis seul dans le secret.

— Logez-vous toujours à l’Auberge Jean ? demanda Rantaine.

— Oui, on n’y est pas mal.

— Je me rappelle y avoir mangé de bonne choucroute.

— Vous devez être excessivement fort, Rantaine. Vous avez des épaules ! Je ne voudrais pas recevoir une chiquenaude de vous. Moi, quand je suis venu au monde, j’avais l’air si chétif qu’on ne savait pas si on réussirait à m’élever.

— On y a réussi, c’est heureux.

— J’ai gardé mes habitudes, je loge toujours à cette vieille Auberge Jean.

— Savez-vous, sieur Clubin, pourquoi je vous ai reconnu ? C’est parce que vous m’avez reconnu. J’ai dit : il n’y a pour cela que Clubin.

Et il avança d’un pas.

— Replacez-vous où vous étiez, Rantaine.

Rantaine recula et fit cet aparté :

— On devient un enfant devant ces machins-là.

Sieur Clubin poursuivit :

— Situation. Nous avons à droite, du côté de Saint-Énogat, à trois cents pas d’ici, un autre garde-côte, le numéro six cent dix-huit, qui est vivant, et à gauche, du côté de Saint-Lunaire, un poste de douane. Cela fait sept hommes armés qui peuvent être ici dans cinq minutes. Le rocher sera cerné. Le col sera gardé. Impossible de s’évader. Il y a un cadavre au pied de la falaise.

Rantaine jeta un œil oblique sur le revolver.

— Comme vous dites, Rantaine. C’est une jolie pièce. Peut-être n’est-il chargé qu’à poudre. Mais qu’est-ce que cela fait ? Il suffit d’un coup de feu pour faire accourir la force armée. J’en ai six à tirer.

Le choc alternatif des rames devenait très distinct. Le canot n’était pas loin.

Le grand homme regardait le petit homme, étrangement. Sieur Clubin parlait d’une voix de plus en plus tranquille et douce.

— Rantaine, les hommes du canot qui va arriver, sachant ce que vous venez de faire ici tout à l’heure, prêteraient main-forte et aideraient à vous arrêter. Vous payez dix mille francs votre passage au capitaine Zuela. Par parenthèse, vous auriez eu meilleur marché avec les contrebandiers de Plainmont ; mais ils ne vous auraient mené qu’en Angleterre, et d’ailleurs vous ne pouvez risquer d’aller à Guernesey où l’on a l’honneur de vous connaître. Je reviens à la situation. Si je fais feu, on vous arrête. Vous payez à Zuela votre fugue dix mille francs. Vous lui avez donné cinq mille francs d’avance. Zuela garderait les cinq mille francs, et s’en irait. Voilà. Rantaine, vous êtes bien affublé. Ce chapeau, ce drôle d’habit et ces guêtres vous changent. Vous avez oublié les lunettes. Vous avez bien fait de laisser pousser vos favoris.

Rantaine fit un sourire assez semblable à un grincement. Clubin continua :

— Rantaine, vous avez une culotte américaine à gousset double. Dans l’un il y a votre montre. Gardez-la.

— Merci, sieur Clubin.

— Dans l’autre il y a une petite boîte de fer battu qui ouvre et ferme à ressort. C’est une ancienne tabatière à matelot. Tirez-la de votre gousset et jetez-la-moi.

— Mais c’est un vol !

— Vous êtes libre de crier à la garde.

Et Clubin regarda fixement Rantaine.

— Tenez, mess Clubin…, dit Rantaine faisant un pas, et tendant sa main ouverte.

Mess était une flatterie.

— Restez où vous êtes, Rantaine.

— Mess Clubin, arrangeons-nous. Je vous offre moitié.

Clubin exécuta un croisement de bras d’où sortait le bout de son revolver.

— Rantaine, pour qui me prenez-vous ? Je suis un honnête homme.

Et il ajouta après un silence :

— Il me faut tout.

Rantaine grommela entre ses dents : — Celui-ci est d’un fort gabarit.

Cependant l’œil de Clubin venait de s’allumer. Sa voix devint nette et coupante comme l’acier. Il s’écria :

— Je vois que vous vous méprenez. C’est vous qui vous appelez Vol, moi je m’appelle Restitution. Rantaine, écoutez. Il y a dix ans, vous avez quitté de nuit Guernesey en prenant dans la caisse d’une association cinquante mille francs qui étaient à vous, et en oubliant d’y laisser cinquante mille francs qui étaient à un autre. Ces cinquante mille francs volés par vous à votre associé, l’excellent et digne mess Lethierry, font aujourd’hui avec les intérêts composés pendant dix ans quatre-vingt-un mille six cent soixante-six francs soixante-six centimes. Hier vous êtes entré chez un changeur. Je vais vous le nommer. Rébuchet, rue saint-Vincent. Vous lui avez compté soixante-seize mille francs en billets de banque français, contre lesquels il vous a donné trois bank-notes d’Angleterre de mille livres sterling chaque, plus l’appoint. Vous avez mis ces bank-notes dans la tabatière de fer, et la tabatière de fer dans votre gousset de droite. Ces trois mille livres sterling font soixante-quinze mille francs. Au nom de mess Lethierry, je m’en contenterai. Je pars demain pour Guernesey, et j’entends les lui porter. Rantaine, le trois-mâts qui est là en panne est le Tamaulipas. Vous y avez fait embarquer cette nuit vos malles mêlées aux sacs et aux valises de l’équipage. Vous voulez quitter la France. Vous avez vos raisons. Vous allez à Arequipa. L’embarcation vient vous chercher. Vous l’attendez ici. Elle arrive. On l’entend qui nage. Il dépend de moi de vous laisser partir ou de vous faire rester. Assez de paroles. Jetez-moi la tabatière de fer.

Rantaine ouvrit son gousset, en tira une petite boîte et la jeta à Clubin. C’était la tabatière de fer. Elle alla rouler aux pieds de Clubin.

Clubin se pencha sans baisser la tête et ramassa la tabatière de la main gauche, tenant dirigés sur Rantaine ses deux yeux et les six canons du revolver.

Puis il cria :

— Mon ami, tournez le dos.

Rantaine tourna le dos.

Sieur Clubin mit le revolver sous son aisselle, et fit jouer le ressort de la tabatière. La boîte s’ouvrit.

Elle contenait quatre bank-notes, trois de mille livres et une de dix livres.

Il replia les trois bank-notes de mille livres, les replaça dans la tabatière de fer, referma la boîte et la mit dans sa poche.

Puis il prit à terre un caillou. Il enveloppa ce caillou du billet de dix livres, et dit :

— Retournez-vous.

Rantaine se retourna.

Sieur Clubin reprit :

— Je vous ai dit que je me contenterais des trois mille livres. Voilà dix livres que je vous rends.

Et il jeta à Rantaine le billet lesté du caillou.

Rantaine, d’un coup de pied, lança la bank-note et le caillou dans la mer.

— Comme il vous plaira, fit Clubin. Allons, vous devez être riche. Je suis tranquille.

Le bruit de rames, qui s’était continuellement rapproché pendant ce dialogue, cessa. Cela indiquait que l’embarcation était au pied de la falaise.

— Votre fiacre est en bas. Vous pouvez partir, Rantaine.

Rantaine se dirigea vers l’escalier et s’y enfonça.

Clubin vint avec précaution au bord de l’escarpement, et, avançant la tête, le regarda descendre.

Le canot s’était arrêté près de la dernière marche de rochers, à l’endroit même où était tombé le garde-côte.

Tout en regardant dégringoler Rantaine, Clubin grommela :

— Bon numéro six cent dix-neuf ! Il se croyait seul. Rantaine croyait n’être que deux. Moi seul savais que nous étions trois.

Il aperçut à ses pieds sur l’herbe la longue-vue qu’avait laissé tomber le garde-côte. Il la ramassa.

Le bruit de rames recommença. Rantaine venait de sauter dans l’embarcation, et le canot prenait le large.

Quand Rantaine fut dans le canot, après les premiers coups d’aviron, la falaise commençant à s’éloigner derrière lui, il se dressa brusquement debout, sa face devint monstrueuse, il montra le poing en bas, et cria : — Ha ! le diable lui-même est une canaille !

Quelques secondes après, Clubin, au haut de la falaise et braquant la longue-vue sur l’embarcation, entendait distinctement ces paroles articulées par une voix haute dans le bruit de la mer :

— Sieur Clubin, vous êtes un honnête homme ; mais vous trouverez bon que j’écrive à Lethierry pour lui faire part de la chose, et voici dans le canot un matelot de Guernesey qui est de l’équipage du Tamaulipas, qui s’appelle Ahier Tostevin, qui reviendra à Saint-Malo au prochain voyage de Zuela et qui témoignera que je vous ai remis pour mess Lethierry la somme de trois mille livres sterling.

C’était la voix de Rantaine.

Clubin était l’homme des choses bien faites. Immobile comme l’avait été le garde-côte, et à cette même place, l’œil dans la longue-vue, il ne quitta pas un instant le canot du regard. Il le vit décroître dans les lames, disparaître et reparaître, approcher le navire en panne, et l’accoster, et il put reconnaître la haute taille de Rantaine sur le pont du Tamaulipas.

Quand le canot fut remonté à bord et replacé dans les pistolets, le Tamaulipas fit servir. La brise montait de terre, il éventa toutes ses voiles, la lunette de Clubin demeura braquée sur cette silhouette de plus en plus simplifiée, et, une demi-heure après, le Tamaulipas n’était plus qu’une corne noire s’amoindrissant à l’horizon sur le ciel blême du crépuscule.


IX

RENSEIGNEMENTS UTILE AUX PERSONNES QUI ATTENDENT, OU CRAIGNENT, DES LETTRES D’OUTRE-MER


Ce soir-là encore, sieur Clubin rentra tard.

Une des causes de son retard, c’est qu’avant de rentrer il était allé jusqu’à la porte Dinan où il y avait des cabarets. Il avait acheté, dans un de ces cabarets où il n’était pas connu, une bouteille d’eau-de-vie qu’il avait mise dans la large poche de sa vareuse comme s’il voulait l’y cacher ; puis, la Durande devant partir le lendemain matin, il avait fait un tour à bord pour s’assurer que tout était en ordre.

Quand sieur Clubin rentra à l’Auberge Jean, il n’y avait plus dans la salle basse que le vieux capitaine au long cours, M. Gertrais-Gaboureau, qui buvait sa chope et fumait sa pipe.

M. Gertrais-Gaboureau salua sieur Clubin entre une bouffée et une gorgée.

— Good bye, capitaine Clubin.

— Bonsoir, capitaine Gertrais.

— Eh bien, voilà le Tamaulipas parti.

— Ah ! Dit Clubin, je n’y ai pas fait attention.

Le capitaine Gertrais-Gaboureau cracha et dit :

— Filé, Zuela.

— Quand ça donc ?

— Ce soir.

— Où va-t-il ?

— Au diable.

— Sans doute ; mais où ?

— À Arequipa.

— Je n’en savais rien, dit Clubin.

Il ajouta :

— Je vais me coucher.

Il alluma sa chandelle, marcha vers la porte, et revint.

— Êtes-vous allé à Arequipa, capitaine Gertrais ?

— Oui. Il y a des ans.

— Où relâche-t-on ?

— Un peu partout. Mais ce Tamaulipas ne relâchera point.

M Gertrais-Gaboureau vida sur le bord d’une assiette la cendre de sa pipe, et continua :

— Vous savez, le chasse-marée Cheval-de-Troie et ce beau trois-mâts, le Trentemouzin, qui sont allés à Cardiff. Je n’étais pas d’avis du départ à cause du temps. Ils sont revenus dans un bel état. Le chasse-marée était chargé de térébenthine, il a fait eau, et en faisant jouer les pompes il a pompé avec l’eau tout son chargement. Quant au trois-mâts, il a surtout souffert dans les hauts ; la guibre, la poulaine, les minots, le jas de l’ancre à bâbord, tout ça cassé. Le bout-dehors du grand foc cassé au ras du chouque. Les haubans de focs et les sous-barbes, va-t’en voir s’ils viennent. Le mât de misaine n’a rien ; il a eu cependant une sévère secousse. Tout le fer du beaupré a manqué, et, chose incroyable, le beaupré n’est que mâché, mais il est complètement dépouillé. Le masque du navire à bâbord est à jour trois bons pieds carrés. Voilà ce que c’est que de ne pas écouter le monde.

Clubin avait posé sa chandelle sur la table et s’était mis à repiquer un rang d’épingles qu’il avait dans le collet de sa vareuse. Il reprit :

— Ne disiez-vous pas, capitaine Gertrais, que le Tamaulipas ne relâchera point ?

— Non. Il va droit au Chili.

— En ce cas il ne pourra pas donner de ses nouvelles en route.

— Pardon, capitaine Clubin. D’abord il peut remettre des dépêches à tous les bâtiments qu’il rencontre faisant voile pour Europe.

— C’est juste.

— Ensuite il a la boîte aux lettres de la mer.

— Qu’appelez-vous la boîte aux lettres de la mer ?

— Vous ne connaissez pas ça, capitaine Clubin ?

— Non.

— Quand on passe le détroit de Magellan.

— Eh bien ?

— Partout de la neige, toujours gros temps, de vilains mauvais vents, une mer de quatre sous.

— Après ?

— Quand vous avez doublé le cap Monmouth.

— Bien. Ensuite ?

— Ensuite vous doublez le cap Valentin.

— Et ensuite ?

— Ensuite vous doublez le cap Isidore.

— Et puis ?

— Vous doublez la pointe Anna.

— Bon. Mais qu’est-ce que vous appelez la boîte aux lettres de la mer ?

— Nous y sommes. Montagnes à droite, montagnes à gauche. Des pingouins partout, des pétrels-tempêtes. Un endroit terrible. Ah ! Mille saints, mille singes ! Quel bataclan, et comme ça tape ! La bourrasque n’a pas besoin qu’on aille à son secours. C’est là qu’on surveille la lisse de hourdi ! C’est là qu’on diminue la toile ! C’est là qu’on vous remplace la grande voile par le foc, et le foc par le tourmentin ! Coups de vent sur coups de vent. Et puis quelquefois quatre, cinq, six jours de cape sèche. Souvent d’un jeu de voiles tout neuf il vous reste de la charpie. Quelle danse ! Des rafales à vous faire sauter un trois-mâts comme une puce. J’ai vu sur un brick anglais, le True blue, un petit mousse occupé à la gibboom emporté à tous les cinq cent mille millions de tonnerres de Dieu, et la gibboom avec. On va en l’air comme des papillons, quoi. J’ai vu le contre-maître de la Revenue, une jolie goëlette, arraché de dessus le fore-crostree, et tué roide. J’ai eu ma lisse cassée, et mon serre-gouttière en capilotade. On sort de là avec toutes ses voiles mangées. Des frégates de cinquante font eau comme des paniers. Et la mauvaise diablesse de côte ! Rien de plus bourru. Des rochers déchiquetés comme par enfantillage. On approche du Port-Famine. Là, c’est pire que pire. Les plus rudes lames que j’aie vues de ma vie. Des parages d’enfer. Tout à coup on aperçoit ces deux mots écrits en rouge : Post-Office.

— Que voulez-vous dire, capitaine Gertrais ?

— Je veux dire, capitaine Clubin, que tout de suite après qu’on a doublé la pointe Anna on voit sur un caillou de cent pieds de haut un grand bâton. C’est un poteau qui a une barrique au cou. Cette barrique, c’est la boîte aux lettres. Il a fallu que les anglais écrivent dessus : Post-Office. De quoi se mêlent-ils ? C’est la poste de l’océan ; elle n’appartient pas à cet honorable gentleman, le roi d’Angleterre. Cette boîte aux lettres est commune. Elle appartient à tous les pavillons. Post-Office ! est-ce assez chinois ! ça vous fait l’effet d’une tasse de thé que le diable vous offrirait tout à coup. Voici maintenant comme se fait le service. Tout bâtiment qui passe expédie au poteau un canot avec ses dépêches. Le navire qui vient de l’Atlantique envoie ses lettres pour l’Europe, et le navire qui vient du Pacifique envoie ses lettres pour l’Amérique. L’officier commandant votre canot met dans le baril votre paquet et y prend le paquet qu’il y trouve. Vous vous chargez de ces lettres-là ; le navire qui viendra après vous se chargera des vôtres. Comme on navigue en sens contraire, le continent d’où vous venez, c’est celui où je vais. Je porte vos lettres, vous portez les miennes. Le baril est bitté au poteau avec une chaîne. Et il pleut ! Et il neige ! Et il grêle ! Une fichue mer ! Les satanicles volent de tous côtés. Le Tamaulipas ira par là. Le baril a un bon couvercle à charnière, mais pas de serrure ni de cadenas. Vous voyez qu’on peut écrire à ses amis. Les lettres parviennent.

— C’est très drôle, murmura Clubin rêveur.

Le capitaine Gertrais-Gaboureau se retourna vers sa chope.

— Une supposition que ce garnement de Zuela m’écrit, ce gueux flanque son barbouillage dans la barrique à Magellan et dans quatre mois j’ai le griffonnage de ce gredin. — Ah çà ! Capitaine Clubin, est-ce que vous partez demain ?

Clubin, absorbé dans une sorte de somnambulisme, n’entendit pas. Le capitaine Gertrais répéta sa question.

Clubin se réveilla.

— Sans doute, capitaine Gertrais. C’est mon jour. Il faut que je parte demain matin.

— Si c’était moi, je ne partirais pas. Capitaine Clubin, la peau des chiens sent le poil mouillé. Les oiseaux de mer viennent depuis deux nuits tourner autour de la lanterne du phare. Mauvais signe. J’ai un storm-glass qui fait des siennes. Nous sommes au deuxième octant de la lune ; c’est le maximum d’humidité. J’ai vu tantôt des pimprenelles qui fermaient leurs feuilles et un champ de trèfles dont les tiges étaient toutes droites. Les vers de terre sortent, les mouches piquent, les abeilles ne s’éloignent pas de leur ruche, les moineaux se consultent. On entend le son des cloches de loin. J’ai entendu ce soir l’angélus de Saint-Lunaire. Et puis le soleil s’est couché sale. Il y aura demain un fort brouillard. Je ne vous conseille pas de partir. Je crains plus le brouillard que l’ouragan. C’est un sournois, le brouillard.


LIVRE SIXIÈME

LE TIMONIER IVRE ET LE CAPITAINE SOBRE


I

LES ROCHERS DOUVRES


À cinq lieues environ en pleine mer, au sud de Guernesey, vis-à-vis la pointe de Plainmont, entre les îles de la Manche et Saint-Malo, il y a un groupe d’écueils appelé les Rochers-Douvres. Ce lieu est funeste.

Cette dénomination, Douvre, Dover, appartient à beaucoup d’écueils et de falaises. Il y a notamment près des Côtes du Nord une Roche-Douvre sur laquelle on construit un phare en ce moment, écueil dangereux, mais qu’il ne faut point confondre avec celui-ci.

Le point de France le plus proche du Rocher Douvres est le cap Bréhant. Le rocher Douvres est un peu plus loin de la côte de France que de la première île de l’archipel normand. La distance de cet écueil à Jersey se mesure à peu près par la grande diagonale de Jersey. Si l’île de Jersey tournait sur la Corbière comme sur un gond, la pointe Sainte-Catherine irait presque frapper les Douvres. C’est encore là un éloignement de plus de quatre lieues.

Dans ces mers de la civilisation les roches les plus sauvages sont rarement désertes. On rencontre des contrebandiers à Hagot, des douaniers à Binic, des celtes à Bréhat, des cultivateurs d’huîtres à Cancale, des chasseurs de lapins à Césambre, l’île de César, des ramasseurs de crabes à Brecq-Hou, des pêcheurs au chalut aux Minquiers, des pêcheurs à la trouble à Écré-Hou. Aux rochers Douvres, personne.

Les oiseaux de mer sont là chez eux.

Pas de rencontre plus redoutée. Les Casquets où s’est, dit-on, perdue la Blanche Nef, le banc du Calvados, les Aiguilles de l’île de Wight, la Ronesse qui fait la côte de Beaulieu si dangereuse, le bas-fond de Préel qui étrangle l’entrée de Merquel et qui force de ranger à vingt brasses la balise peinte en rouge, les approches traîtres d’étables et de Plouha, les deux druides de granit du sud de Guernesey, le vieux Anderlo et le petit Anderlo, la Corbière, les Hanois, l’île de Ras, recommandée à la frayeur par ce proverbe : — Si jamais tu passes le Ras, si tu ne meurs, tu trembleras ; — les Mortes-Femmes, le passage de la Boue et de la Frouquie, la Déroute entre Guernesey et Jersey, la Hardent entre les Minquiers et Chausey, le Mauvais Cheval entre Boulay-Bay et Barneville, sont moins mal famés. Il vaudrait mieux affronter tous ces écueils l’un après l’autre que le rocher Douvres une seule fois.

Sur toute cette périlleuse mer de la Manche, qui est la mer Égée de l’occident, le rocher Douvres n’a d’égal en terreur que l’écueil Pater-Noster entre Guernesey et Serk.

Et encore, de Pater-Noster on peut faire un signal ; une détresse là peut être secourue. On voit au nord la pointe Dicard, ou d’Icare, et au sud Gros-Nez. Du rocher Douvres, on ne voit rien.

La rafale, l’eau, la nuée, l’illimité, l’inhabité. Nul ne passe aux rochers Douvres qu’égaré. Les granits sont d’une stature brutale et hideuse. Partout l’escarpement. L’inhospitalité sévère de l’abîme.

C’est la haute mer. L’eau y est très profonde. Un écueil absolument isolé comme le rocher Douvres attire et abrite les bêtes qui ont besoin de l’éloignement des hommes. C’est une sorte de vaste madrépore sous-marin. C’est un labyrinthe noyé. Il y a là, à une profondeur où les plongeurs atteignent difficilement, des antres, des caves, des repaires, des entre-croisements de rues ténébreuses. Les espèces monstrueuses y pullulent. On s’entre-dévore. Les crabes mangent les poissons, et sont eux-mêmes mangés. Des formes épouvantables, faites pour n’être pas vues par l’œil humain, errent dans cette obscurité, vivantes. De vagues linéaments de gueules, d’antennes, de tentacules, de nageoires, d’ailerons, de mâchoires ouvertes, d’écailles, de griffes, de pinces, y flottent, y tremblent, y grossissent, s’y décomposent et s’y effacent dans la transparence sinistre. D’effroyables essaims nageants rôdent, faisant ce qu’ils ont à faire. C’est une ruche d’hydres.

L’horrible est là, idéal.

Figurez-vous, si vous pouvez, un fourmillement d’holothuries.

Voir le dedans de la mer, c’est voir l’imagination de l’inconnu. C’est la voir du côté terrible. Le gouffre est analogue à la nuit. Là aussi il y a sommeil, sommeil apparent du moins, de la conscience de la création. Là s’accomplissent en pleine sécurité les crimes de l’irresponsable. Là, dans une paix affreuse, les ébauches de la vie, presque fantômes, tout à fait démons, vaquent aux farouches occupations de l’ombre.

Il y a quarante ans, deux roches d’une forme extraordinaire signalaient de loin l’écueil Douvres aux passants de l’océan. C’étaient deux pointes verticales, aiguës et recourbées, se touchant presque par le sommet. On croyait voir sortir de la mer les deux défenses d’un éléphant englouti. Seulement c’étaient les défenses, hautes comme des tours, d’un éléphant grand comme une montagne. Ces deux tours naturelles de l’obscure ville des monstres ne laissaient entre elles qu’un étroit passage où se ruait la lame. Ce passage, tortueux et ayant dans sa longueur plusieurs coudes, ressemblait à un tronçon de rue entre deux murs. On nommait ces roches jumelles les deux Douvres. Il y avait la grande Douvre et la petite Douvre ; l’une avait soixante pieds de haut, l’autre quarante. Le va-et-vient de la vague a fini par donner un trait de scie dans la base de ces tours, et le violent coup d’équinoxe du 26 octobre 1859 en a renversé une. Celle qui reste, la petite, est tronquée et fruste.

Un des plus étranges rochers du groupe Douvres s’appelle L’Homme. Celui-là subsiste encore aujourd’hui. Au siècle dernier, des pêcheurs, fourvoyés sur ces brisants, trouvèrent au haut de ce rocher un cadavre. À côté de ce cadavre, il y avait quantité de coquillages vidés. Un homme avait naufragé à ce roc, s’y était réfugié, y avait vécu quelque temps de coquillages et y était mort. De là ce nom, l’Homme.

Les solitudes d’eau sont lugubres. C’est le tumulte et le silence. Ce qui se fait là ne regarde plus le genre humain. C’est de l’utilité inconnue. Tel est l’isolement du rocher Douvres. Tout autour, à perte de vue, l’immense tourment des flots.


II

DU COGNAC INESPÉRÉ


Le vendredi matin, lendemain du départ du Tamaulipas, la Durande partit pour Guernesey.

Elle quitta Saint-Malo à neuf heures.

Le temps était clair, pas de brume ; le vieux capitaine Gertrais-Gaboureau parut avoir radoté.

Les préoccupations de sieur Clubin lui avaient décidément fait à peu près manquer son chargement. Il n’avait embarqué que quelques colis d’articles de Paris pour les boutiques de fancy de Saint-Pierre-Port, trois caisses pour l’hôpital de Guernesey, l’une de savon jaune, l’autre de chandelle à la baguette, et la troisième de cuir de semelle français et de cordouan choisi. Il rapportait de son précédent chargement une caisse de sucre crushed et trois caisses de thé conjou que la douane française n’avait pas voulu admettre. Sieur Clubin avait embarqué peu de bétail ; quelques bœufs seulement. Ces bœufs étaient dans la cale assez négligemment arrimés.

Il y avait à bord six passagers : un guernesiais, deux malouins marchands de bestiaux, un « touriste », comme on disait déjà à cette époque, un parisien demi-bourgeois, probablement touriste du commerce, et un américain voyageant pour distribuer des bibles.

La Durande, sans compter Clubin, le capitaine, portait sept hommes d’équipage, un timonier, un matelot charbonnier, un matelot charpentier, un cuisinier, manœuvrier au besoin, deux chauffeurs et un mousse. L’un des deux chauffeurs était en même temps mécanicien. Ce chauffeur-mécanicien, très brave et très intelligent nègre hollandais, évadé des sucreries de Surinam, s’appelait Imbrancam. Le nègre Imbrancam comprenait et servait admirablement la machine. Dans les premiers temps, il n’avait pas peu contribué, apparaissant tout noir dans sa fournaise, à donner un air diabolique à la Durande.

Le timonier, jersiais de naissance et cotentin d’origine, se nommait Tangrouille. Tangrouille était d’une haute noblesse.

Ceci était vrai à la lettre. Les îles de la Manche sont, comme l’Angleterre, un pays hiérarchique. Il y existe encore des castes. Les castes ont leurs idées, qui sont leurs défenses. Ces idées des castes sont partout les mêmes, dans l’Inde comme en Allemagne. La noblesse se conquiert par l’épée et se perd par le travail. Elle se conserve par l’oisiveté. Ne rien faire, c’est vivre noblement ; quiconque ne travaille pas est honoré. Un métier fait déchoir. En France autrefois, il n’y avait d’exception que pour les verriers. Vider les bouteilles étant un peu la gloire des gentilshommes, faire des bouteilles ne leur était point déshonneur. Dans l’archipel de la Manche, ainsi que dans la Grande-Bretagne, qui veut rester noble doit rester riche. Un workman ne peut être un gentleman. L’eût-il été, il ne l’est plus. Tel matelot descend des chevaliers bannerets et n’est qu’un matelot. Il y a trente ans, à Aurigny, un Gorges authentique, qui aurait eu des droits à la seigneurie de Gorges confisquée par Philippe-Auguste, ramassait du varech pieds nus dans la mer. Un Carteret est charretier à Serk. Une Mademoiselle De Veulle, arrière-petite-nièce du bailli De Veulle, de son vivant premier magistrat de Jersey, a été domestique chez celui qui écrit ces lignes. Il existe à Jersey un drapier et à Guernesey un cordonnier nommés Gruchy qui se déclarent Grouchy et cousins du maréchal de Waterloo. Les anciens pouillés de l’évêché de Coutances font mention d’une seigneurie de Tangroville, parente évidente de Tancarville sur la basse Seine, qui est Montmorency. Au quinzième siècle Johan De Héroudeville, archer et étoffe du sire de Tangroville, portait derrière lui « son corset et ses autres harnois ». En mai 1371, à Pontorson, à la montre de Bertrand Du Guesclin, « Monsieur De Tangroville a fait son devoir comme chevalier bachelor ». Dans les îles normandes, si la misère survient, on est vite éliminé de la noblesse. Un changement de prononciation suffit. Tangroville devient Tangrouille, et tout est dit.

C’est ce qui était arrivé au timonier de la Durande.

Il y a à Saint-Pierre-Port, au Bordage, un marchand de ferraille appelé Ingrouille qui est probablement un Ingroville. Sous Louis Le Gros, les Ingroville possédaient trois paroisses dans l’élection de Valognes. Un abbé Trigan a fait l’Histoire ecclésiastique de Normandie ; ce chroniqueur Trigan était curé de la seigneurie de Digoville. Le sire De Digoville, s’il était tombé en roture, se nommerait Digouille.

Tangrouille, ce Tancarville probable et ce Montmorency possible, avait cette antique qualité de gentilhomme, défaut grave pour un timonier : il s’enivrait.

Sieur Clubin s’était obstiné à le garder. Il en avait répondu à mess Lethierry.

Le timonier Tangrouille ne quittait jamais le navire et couchait à bord.

La veille du départ, quand sieur Clubin était venu, à une heure assez avancée de la soirée, faire la visite du bâtiment, Tangrouille était dans son branle et dormait.

Dans la nuit Tangrouille s’était réveillé. C’était son habitude nocturne. Tout ivrogne qui n’est pas son maître, a sa cachette. Tangrouille avait la sienne, qu’il nommait sa cambuse. La cambuse secrète de Tangrouille était dans la cale-à-l’eau. Il l’avait mise là pour la rendre invraisemblable. Il croyait être sûr que cette cachette n’était connue que de lui seul. Le capitaine Clubin, étant sobre, était sévère. Le peu de rhum et de gin que le timonier pouvait dérober au guet vigilant du capitaine, il le tenait en réserve dans ce coin mystérieux de la cale-à-l’eau, au fond d’une baille de sonde, et presque toutes les nuits il avait un rendez-vous amoureux avec cette cambuse. La surveillance était rigoureuse, l’orgie était pauvre, et d’ordinaire les excès nocturnes de Tangrouille se bornaient à deux ou trois gorgées, avalées furtivement. Parfois même la cambuse était vide. Cette nuit-là Tangrouille y avait trouvé une bouteille d’eau-de-vie inattendue. Sa joie avait été grande, et sa stupeur plus grande encore. De quel ciel lui tombait cette bouteille ? Il n’avait pu se rappeler quand ni comment il l’avait apportée dans le navire. Il l’avait bue immédiatement. Un peu par prudence ; de peur que cette eau-de-vie ne fût découverte et saisie. Il avait jeté la bouteille à la mer. Le lendemain, quand il prit la barre, Tangrouille avait une certaine oscillation.

Il gouverna pourtant à peu près comme d’ordinaire.

Quant à Clubin, il était, on le sait, revenu coucher à l’Auberge Jean.

Clubin portait toujours sous sa chemise une ceinture de voyage en cuir où il gardait un en-cas d’une vingtaine de guinées et qu’il ne quittait que la nuit. Dans l’intérieur de cette ceinture, il y avait son nom, sieur Clubin, écrit par lui-même sur le cuir brut à l’encre grasse lithographique, qui est indélébile.

En se levant, avant de partir, il avait mis dans cette ceinture la boîte de fer contenant les soixante-quinze mille francs en bank-notes, puis il s’était comme d’habitude bouclé la ceinture autour du corps.


III

PROPOS INTERROMPUS


Le départ se fit allégrement. Les voyageurs, sitôt leurs valises et leurs portemanteaux installés sur et sous les bancs, passèrent cette revue du bateau à laquelle on ne manque jamais, et qui semble obligatoire tant elle est habituelle. Deux des passagers, le touriste et le parisien, n’avaient jamais vu de bateau à vapeur, et, dès les premiers tours de roue, ils admirèrent l’écume. Puis ils admirèrent la fumée. Ils examinèrent pièce à pièce, et presque brin à brin, sur le pont et dans l’entrepont, tous ces appareils maritimes d’anneaux, de crampons, de crochets, de boulons, qui à force de précision et d’ajustement sont une sorte de colossale bijouterie de fer, dorée avec de la rouille par la tempête. Ils firent le tour du petit canon d’alarme amarré sur le pont, « à la chaîne comme un chien de garde », observa le touriste, et « couvert d’une blouse de toile goudronnée pour l’empêcher de s’enrhumer », ajouta le parisien. En s’éloignant de terre, on échangea les observations d’usage sur la perspective de Saint-Malo ; un passager émit l’axiome que les approches de mer trompent, et qu’à une lieue de la côte, rien ne ressemble à Ostende comme Dunkerque. On compléta ce qu’il y avait à dire sur Dunkerque par cette observation que ses deux navires-vigies peints en rouge s’appellent l’un Ruytingen et l’autre Mardyck.

Saint-Malo s’amincit au loin, puis s’effaça.

L’aspect de la mer était le vaste calme. Le sillage faisait dans l’océan derrière le navire une longue rue frangée d’écume qui se prolongeait presque sans torsion à perte de vue.

Guernesey est au milieu d’une ligne droite qu’on tirerait de Saint-Malo en France à Exeter en Angleterre. La ligne droite en mer n’est pas toujours la ligne logique. Pourtant les bateaux à vapeur ont, jusqu’à un certain point, le pouvoir de suivre la ligne droite, refusée aux bateaux à voiles.

La mer, compliquée du vent, est un composé de forces. Un navire est un composé de machines. Les forces sont des machines infinies, les machines sont des forces limitées. C’est entre ces deux organismes, l’un inépuisable, l’autre intelligent, que s’engage ce combat qu’on appelle la navigation.

Une volonté dans un mécanisme fait contre-poids à l’infini. L’infini, lui aussi, contient un mécanisme. Les éléments savent ce qu’ils font et où ils vont. Aucune force n’est aveugle. L’homme doit épier les forces, et tâcher de découvrir leur itinéraire.

En attendant que la loi soit trouvée, la lutte continue, et dans cette lutte la navigation à la vapeur est une sorte de victoire perpétuelle que le génie humain remporte à toute heure du jour sur tous les points de la mer. La navigation à la vapeur a cela d’admirable qu’elle discipline le navire. Elle diminue l’obéissance au vent et augmente l’obéissance à l’homme.

Jamais la Durande n’avait mieux travaillé en mer que ce jour-là. Elle se comportait merveilleusement.

Vers onze heures, par une fraîche brise de nord-nord-ouest, la Durande se trouvait au large des Minquiers, donnant peu de vapeur, naviguant à l’ouest, tribord amures et au plus près du vent. Le temps était toujours clair et beau. Cependant les chalutiers rentraient.

Peu à peu, comme si chacun songeait à regagner le port, la mer se nettoyait de navires.

On ne pouvait dire que la Durande tînt tout à fait sa route accoutumée. L’équipage n’avait aucune préoccupation, la confiance dans le capitaine était absolue ; toutefois, peut-être par la faute du timonier, il y avait quelque déviation. La Durande paraissait plutôt aller vers Jersey que vers Guernesey. Un peu après onze heures, le capitaine rectifia la direction et l’on mit franchement le cap sur Guernesey. Ce ne fut qu’un peu de temps perdu. Dans les jours courts le temps perdu a ses inconvénients. Il faisait un beau soleil de février.

Tangrouille, dans l’état où il était, n’avait plus le pied très sûr ni le bras très ferme. Il en résultait que le brave timonier embardait souvent, ce qui ralentissait la marche.

Le vent était à peu près tombé.

Le passager guernesiais, qui tenait à la main une longue-vue, la braquait de temps en temps sur un petit flocon de brume grisâtre lentement charrié par le vent à l’extrême horizon à l’ouest, et qui ressemblait à une ouate où il y aurait de la poussière.

Le capitaine Clubin avait son austère mine puritaine ordinaire. Il paraissait redoubler d’attention.

Tout était paisible et presque riant à bord de la Durande. Les passagers causaient. En fermant les yeux dans une traversée, on peut juger de l’état de la mer par le tremolo des conversations. La pleine liberté d’esprit des passagers répond à la parfaite tranquillité de l’eau.

Il est impossible, par exemple, qu’une conversation telle que celle-ci ait lieu autrement que par une mer très calme :

— Monsieur, voyez donc cette jolie mouche verte et rouge.

— Elle s’est égarée en mer et se repose sur le navire.

— Une mouche se fatigue peu.

— Au fait, c’est si léger. Le vent la porte.

— Monsieur, on a pesé une once de mouches, puis on les a comptées, et l’on en a trouvé six mille deux cent soixante-huit.

Le guernesiais à la longue-vue avait abordé les malouins marchands de bœufs, et leur parlage était quelque chose en ce genre :

— Le bœuf d’Aubrac a le torse rond et trapu, les jambes courtes, le pelage fauve. Il est lent au travail, à cause de la brièveté des jambes.

— Sous ce rapport, le Salers vaut mieux que l’Aubrac.

— Monsieur, j’ai vu deux beaux bœufs dans ma vie. Le premier avait les jambes basses, l’avant épais, la culotte pleine, les hanches larges, une bonne longueur de la nuque à la croupe, une bonne hauteur au garrot, les maniements riches, la peau facile à détacher. Le second offrait tous les signes d’un engraissement judicieux. Torse ramassé, encolure forte, jambes légères, robe blanche et rouge, culotte retombante.

— Ça, c’est la race cotentine.

— Oui, mais ayant eu quelque rapport avec le taureau angus ou le taureau suffolk.

— Monsieur, vous me croirez si vous voulez, dans le midi il y a des concours d’ânes.

— D’ânes ?

— D’ânes. Comme j’ai l’honneur. Et ce sont les laids qui sont les beaux.

— Alors c’est comme les mulassières. Ce sont les laides qui sont les bonnes.

— Justement. La jument poitevine. Gros ventre, grosses jambes.

— La meilleure mulassière connue, c’est une barrique sur quatre poteaux.

— La beauté des bêtes n’est pas la même que la beauté des hommes.

— Et surtout des femmes.

— C’est juste.

— Moi, je tiens à ce qu’une femme soit jolie.

— Moi, je tiens à ce qu’elle soit bien mise.

— Oui, nette, propre, tirée à quatre épingles, astiquée.

— L’air tout neuf. Une jeune fille, ça doit toujours sortir de chez le bijoutier.

— Je reviens à mes bœufs. J’ai vu vendre ces deux bœufs-là au marché de Thouars.

— Le marché de Thouars, je le connais. Les Bonneau de La Rochelle et les Bahu, les marchands de blé de Marans, je ne sais pas si vous en avez entendu parler, devaient venir à ce marché-là.

Le touriste et le parisien causaient avec l’américain des bibles. La conversation, là aussi, était au beau fixe.

— Monsieur, disait le touriste, voici quel est le tonnage flottant du monde civilisé : France, sept cent seize mille tonneaux ; Allemagne, un million ; États-Unis, cinq millions ; Angleterre, cinq millions cinq cent mille. Ajoutez le contingent des petits pavillons. Total : douze millions neuf cent quatre mille tonneaux distribués dans cent quarante-cinq mille navires épars sur l’eau du globe.

L’américain interrompit :

— Monsieur, ce sont les États-Unis qui ont cinq millions cinq cent mille.

— J’y consens, dit le touriste. Vous êtes américain ?

— Oui, monsieur.

— J’y consens encore.

Il y eut un silence, l’américain missionnaire se demanda si c’était le cas d’offrir une bible.

— Monsieur, repartit le touriste, est-il vrai que vous ayez le goût des sobriquets en Amérique au point d’en affubler tous vos gens célèbres, et que vous appeliez votre fameux banquier missourien Thomas Benton, le vieux lingot ?

— De même que nous nommons Zacharie Taylor le vieux Zach.

— Et le général Harrison le vieux Tip, n’est-ce pas ? Et le général Jackson le vieil Hickory ?

— Parce que Jackson est dur comme le bois hickory, et parce que Harrison a battu les peaux-rouges à Tippecanoe.

— C’est une mode byzantine que vous avez là.

— C’est notre mode. Nous appelons Van Buren le petit sorcier, Leward, qui a fait faire les petites coupures des billets de banque, Billy-Le-Petit, et Douglas, le sénateur démocrate de l’Illinois, qui a quatre pieds de haut et une grande éloquence, le petit géant. Vous pouvez aller du Texas au Maine, vous ne rencontrerez personne qui dise ce nom : Cass, on dit : le grand Michigantier ; ni ce nom : Clay, on dit : le garçon de moulin à la balafre. Clay est fils d’un meunier.

— J’aimerais mieux dire Clay ou Cass, observa le parisien, c’est plus court.

— Vous manqueriez d’usage du monde. Nous nommons Corwin, qui est secrétaire de la trésorerie, le garçon de charrette. Daniel Webster est Dan-Le-Noir. Quant à Winfield Scott, comme sa première pensée, après avoir battu les anglais à Chippeway, a été de se mettre à table, nous l’appelons Vite-une-assiette-de-soupe.

Le flocon de brume aperçu dans le lointain avait grandi. Il occupait maintenant sur l’horizon un segment d’environ quinze degrés. On eût dit un nuage se traînant sur l’eau faute de vent. Il n’y avait presque plus de brise. La mer était plate. Quoiqu’il ne fût pas midi, le soleil pâlissait. Il éclairait, mais ne chauffait plus.

— Je crois, dit le touriste, que le temps va changer.

— Nous aurons peut-être de la pluie, dit le parisien.

— Ou du brouillard, reprit l’américain.

— Monsieur, repartit le touriste, en Italie, c’est à Molfetta qu’il tombe le moins de pluie, et à Tolmezzo qu’il en tombe le plus.

À midi, selon l’usage de l’archipel, on sonna la cloche pour dîner. Dîna qui voulut. Quelques passagers portaient avec eux leur en-cas, et mangèrent gaîment sur le pont. Clubin ne dîna point.

Tout en mangeant, les conversations allaient leur train.

Le guernesiais, ayant le flair des bibles, s’était rapproché de l’américain. L’américain lui dit :

— Vous connaissez cette mer-ci ?

— Sans doute, j’en suis.

— Et moi aussi, dit l’un des malouins.

Le guernesiais adhéra d’un salut, et reprit :

— À présent, nous sommes au large, mais je n’aurais pas aimé avoir du brouillard quand nous étions devers les Minquiers.

L’américain dit au malouin :

— Les insulaires sont plus de la mer que les côtiers.

— C’est vrai, nous autres gens de la côte, nous n’avons que le demi-bain.

— Qu’est-ce que c’est que ça, les Minquiers ? continua l’américain.

Le malouin répondit :

— C’est des cailloux très mauvais.

— Il y a aussi les Grelets, fit le guernesiais.

— Parbleu, répliqua le malouin.

— Et les Chouas, ajouta le guernesiais.

Le malouin éclata de rire.

— À ce compte-là, dit-il, il y a aussi les Sauvages.

— Et les Moines, observa le guernesiais.

— Et le Canard, s’écria le malouin.

— Monsieur, repartit le guernesiais poliment, vous avez réponse à tout.

— Malouin, malin.

Cette réponse faite, le malouin cligna de l’œil.

Le touriste interposa une question.

— Est-ce que nous avons à traverser toute cette rocaille ?

— Point. Nous l’avons laissée au sud-sud-est. Elle est derrière nous.

Et le guernesiais poursuivit :

— Tant gros rochers que menus, les Grelets ont cinquante-sept pointes.

— Et les minquiers quarante-huit, dit le malouin.

Ici le dialogue se concentra entre le malouin et le guernesiais.

— Il me semble, monsieur de Saint-Malo, qu’il y a trois rochers que vous ne comptez pas.

— Je compte tout.

— De la Dérée au Maître-île ?

— Oui.

— Et les Maisons ?

— Qui sont sept rochers au milieu des Minquiers. Oui.

— Je vois que vous connaissez les pierres.

— Si on ne connaissait pas les pierres, on ne serait pas de Saint-Malo.

— Ça fait plaisir d’entendre les raisonnements des français.

Le malouin salua à son tour, et dit :

— Les Sauvages sont trois rochers.

— Et les Moines deux.

— Et le Canard un.

— Le Canard, ça dit un seul.

— Non, car la Suarde, c’est quatre rochers.

— Qu’appelez-vous la Suarde ? demanda le guernesiais.

— Nous appelons la Suarde ce que vous appelez les Chouas.

— Il ne fait pas bon passer entre les Chouas et le Canard.

— Ça n’est possible qu’aux oiseaux.

— Et aux poissons.

— Pas trop. Dans les gros temps, ils se cognent aux murs.

— Il y a du sable dans les Minquiers.

— Autour des Maisons.

— C’est huit rochers qu’on voit de Jersey.

— De la grève d’Azette, c’est juste. Pas huit, sept.

— À mer retirée, on peut se promener dans les Minquiers.

— Sans doute, il y a de la découverte.

— Et les Dirouilles ?

— Les Dirouilles n’ont rien de commun avec les Minquiers.

— Je veux dire que c’est dangereux.

— C’est du côté de Granville.

— On voit que, comme nous, vous gens de Saint-Malo, vous avez amour de naviguer dans ces mers.

— Oui, répondit le malouin, avec cette différence que nous disons : nous avons habitude, et que vous dites : nous avons amour.

— Vous êtes de bons marins.

— Je suis marchand de bœufs.

— Qui donc était de Saint-Malo, déjà ?

— Surcouf.

— Un autre ?

— Duguay-Trouin.

Ici le voyageur de commerce parisien intervint.

— Duguay-Trouin ? Il fut pris par les anglais. Il était aussi aimable que brave. Il sut plaire à une jeune anglaise. Ce fut elle qui brisa ses fers.

En ce moment une voix tonnante cria :

— Tu es ivre !


IV

OÙ SE DÉROULENT TOUTES LES QUALITÉS DU CAPITAINE CLUBIN


Tous se retournèrent.

C’était le capitaine qui interpellait le timonier.

Sieur Clubin ne tutoyait personne. Pour qu’il jetât au timonier Tangrouille une telle apostrophe, il fallait que Clubin fût fort en colère, ou voulût fort le paraître.

Un éclat de colère à propos dégage la responsabilité, et quelquefois la transpose.

Le capitaine, debout sur le pont de commandement entre les deux tambours, regardait fixement le timonier. Il répéta entre ses dents : Ivrogne ! L’honnête Tangrouille baissa la tête.

Le brouillard s’était développé. Il occupait maintenant près de la moitié de l’horizon. Il avançait dans tous les sens à la fois ; il y a dans le brouillard quelque chose de la goutte d’huile. Cette brume s’élargissait insensiblement. Le vent la poussait sans hâte et sans bruit. Elle prenait peu à peu possession de l’océan. Elle venait du nord-ouest et le navire l’avait devant sa proue. C’était comme une vaste falaise mouvante et vague. Elle se coupait sur la mer comme une muraille. Il y avait un point précis où l’eau immense entrait sous le brouillard et disparaissait.

Ce point d’entrée dans le brouillard était encore à une demi-lieue environ. Si le vent changeait, on pouvait éviter l’immersion dans la brume ; mais il fallait qu’il changeât tout de suite. La demi-lieue d’intervalle se comblait et décroissait à vue d’œil ; la Durande marchait, le brouillard marchait aussi. Il venait au navire et le navire allait à lui.

Clubin commanda d’augmenter la vapeur et d’obliquer à l’est.

On côtoya ainsi quelque temps le brouillard, mais il avançait toujours. Le navire pourtant était encore en plein soleil.

Le temps se perdait dans ces manœuvres qui pouvaient difficilement réussir. La nuit vient vite en février.

Le guernesiais considérait cette brume. Il dit aux malouins :

— Que c’est un hardi brouillard.

— Une vraie malpropreté sur la mer, observa l’un des malouins.

L’autre malouin ajouta :

— Voilà qui gâte une traversée.

Le guernesiais s’approcha de Clubin.

— Capitaine Clubin, j’ai peur que nous ne soyons gagnés par le brouillard.

Clubin répondit :

— Je voulais rester à Saint-Malo, mais on m’a conseillé de partir.

— Qui ça ?

— Des anciens.

— Au fait, reprit le guernesiais, vous avez eu raison de partir. Qui sait s’il n’y aura pas tempête demain ? Dans cette saison on peut attendre pour du pire.

Quelques minutes après, la Durande entrait dans le banc de brume.

Ce fut un instant singulier. Tout à coup ceux qui étaient à l’arrière ne virent plus ceux qui étaient à l’avant. Une molle cloison grise coupa en deux le bateau.

Puis le navire entier plongea sous la brume. Le soleil ne fut plus qu’une espèce de grosse lune. Brusquement, tout le monde grelotta. Les passagers endossèrent leur pardessus et les matelots leur suroît. La mer, presque sans un pli, avait la froide menace de la tranquillité. Il semble qu’il y ait un sous-entendu dans cet excès de calme. Tout était blafard et blême. La cheminée noire et la fumée noire luttaient contre cette lividité qui enveloppait le navire.

La déviation à l’est était sans but désormais. Le capitaine remit le cap sur Guernesey et augmenta la vapeur.

Le passager guernesiais, rôdant autour de la chambre à feu, entendit le nègre Imbrancam qui parlait au chauffeur son camarade. Le passager prêta l’oreille. Le nègre disait :

— Ce matin dans le soleil nous allions lentement ; à présent dans le brouillard nous allons vite.

Le guernesiais revint vers sieur Clubin.

— Capitaine Clubin, il n’y a pas de soin, pourtant ne donnons-nous pas trop de vapeur ?

— Que voulez-vous, monsieur ? Il faut bien regagner le temps perdu par la faute de cet ivrogne de timonier.

— C’est vrai, capitaine Clubin.

Et Clubin ajouta :

— Je me dépêche d’arriver. C’est assez du brouillard, ce serait trop de la nuit.

Le guernesiais rejoignit les malouins, et leur dit :

— Nous avons un excellent capitaine.

Par intervalles, de grandes lames de brume, qu’on eût dit cardées, survenaient pesamment et cachaient le soleil. Ensuite, il reparaissait plus pâle et comme malade. Le peu qu’on entrevoyait du ciel ressemblait aux bandes d’air sales et tachées d’huile d’un vieux décor de théâtre.

La Durande passa à proximité d’un coutre qui avait jeté l’ancre par prudence. C’était le shealtiel de Guernesey. Le patron du coutre remarqua la vitesse de la Durande. Il lui sembla aussi qu’elle n’était pas dans la route exacte. Elle lui parut trop appuyer à l’ouest. Ce navire à toute vapeur dans le brouillard l’étonna.

Vers deux heures, la brume était si épaisse que le capitaine dut quitter la passerelle et se rapprocher du timonier. Le soleil s’était évanoui, tout était brouillard. Il y avait sur la Durande une sorte d’obscurité blanche. On naviguait dans de la pâleur diffuse. On ne voyait plus le ciel et on ne voyait plus la mer.

Il n’y avait plus de vent.

Le bidon à térébenthine suspendu à un anneau sous la passerelle des tambours n’avait pas même une oscillation.

Les passagers étaient devenus silencieux.

Toutefois le parisien, entre ses dents, fredonnait la chanson de Béranger Un jour le bon Dieu s’éveillant.

Un des malouins lui adressa la parole.

— Monsieur vient de Paris ?

— Oui, monsieur. Il mit la tête à la fenêtre.

— Qu’est-ce qu’on fait à Paris ?

Leur planète a péri peut-être. — Monsieur, à Paris tout marche de travers.

— Alors c’est sur terre comme sur mer.

— C’est vrai que nous avons là un fichu brouillard.

— Et qui peut faire des malheurs.

Le parisien s’écria :

— Mais pourquoi ça, des malheurs ! à propos de quoi, des malheurs ! à quoi ça sert-il, des malheurs ! C’est comme l’incendie de l’Odéon. Voilà des familles sur la paille. Est-ce que c’est juste ? Tenez, monsieur, je ne connais pas votre religion, mais moi je ne suis pas content.

— Ni moi, fit le malouin.

— Tout ce qui se passe ici-bas, reprit le parisien, fait l’effet d’une chose qui se détraque. J’ai dans l’idée que le bon Dieu n’y est pas.

Le malouin se gratta le haut de la tête comme quelqu’un qui cherche à comprendre. Le parisien continua :

— Le bon Dieu est absent. On devrait rendre un décret pour forcer Dieu à résidence. Il est à sa maison de campagne et ne s’occupe pas de nous. Aussi tout va de guingois. Il est évident, mon cher monsieur, que le bon Dieu n’est plus dans le gouvernement, qu’il est en vacances, et que c’est le vicaire, quelque ange séminariste, quelque crétin avec des ailes de moineau, qui mène les affaires.

Moineau fut articulé moigneau, prononciation de gamin faubourien.

Le capitaine Clubin, qui s’était approché des deux causeurs, posa sa main sur l’épaule du parisien.

— Chut ! Dit-il. Monsieur, prenez garde à vos paroles. Nous sommes en mer.

Personne ne dit plus mot.

Au bout de cinq minutes, le guernesiais, qui avait tout entendu, murmura à l’oreille du malouin :

— Et un capitaine religieux !

Il ne pleuvait pas, et l’on se sentait mouillé. On ne se rendait compte du chemin qu’on faisait que par une augmentation de malaise. Il semblait qu’on entrât dans de la tristesse. Le brouillard fait le silence sur l’océan ; il assoupit la vague et étouffe le vent. Dans ce silence, le râle de la Durande avait on ne sait quoi d’inquiet et de plaintif.

On ne rencontrait plus de navires. Si, au loin, soit du côté de Guernesey, soit du côté de Saint-Malo, quelques bâtiments étaient en mer hors du brouillard, pour eux la Durande, submergée dans la brume, n’était pas visible, et sa longue fumée, rattachée à rien, leur faisait l’effet d’une comète noire dans un ciel blanc.

Tout à coup Clubin cria :

— Faichien ! Tu viens de donner un faux coup. Tu vas nous faire des avaries. Tu mériterais d’être mis aux fers. Va-t’en, ivrogne !

Et il prit la barre.

Le timonier humilié se réfugia dans les manœuvres de l’avant.

Le guernesiais dit :

— Nous voilà sauvés.

La marche continua, rapide.

Vers trois heures le dessous de la brume commença à se soulever, et l’on revit de la mer.

— Je n’aime pas ça, dit le guernesiais.

La brume en effet ne peut être soulevée que par le soleil ou par le vent. Par le soleil c’est bon ; par le vent c’est moins bon. Or il était trop tard pour le soleil. À trois heures, en février, le soleil faiblit. Une reprise de vent, à ce point critique de la journée, est peu désirable. C’est souvent une annonce d’ouragan.

Du reste, s’il y avait de la brise, on la sentait à peine.

Clubin, l’œil sur l’habitacle, tenant la barre et gouvernant, mâchait entre ses dents des paroles comme celles-ci qui arrivaient jusqu’aux passagers :

— Pas de temps à perdre. Cet ivrogne nous a retardés.

Son visage était d’ailleurs absolument sans expression.

La mer était moins dormante sous la brume. On y entrevoyait quelques lames. Des lumières glacées flottaient à plat sur l’eau. Ces plaques de lueur sur la vague préoccupent les marins. Elles indiquent des trouées faites par le vent supérieur dans le plafond de brume. La brume se soulevait, et retombait plus dense. Parfois l’opacité était complète. Le navire était pris dans une vraie banquise de brouillard. Par intervalles ce cercle redoutable s’entr’ouvrait comme une tenaille, laissait voir un peu d’horizon, puis se refermait.

Le guernesiais, armé de sa longue-vue, se tenait comme une vedette à l’avant du bâtiment.

Une éclaircie se fit, puis s’effaça.

Le guernesiais se retourna effaré.

— Capitaine Clubin !

— Qu’y a-t-il ?

— Nous gouvernons droit sur les Hanois.

— Vous vous trompez, dit Clubin froidement.

Le guernesiais insista :

— J’en suis sûr.

— Impossible.

— Je viens d’apercevoir du caillou à l’horizon.

— Où ?

— Là.

— C’est le large. Impossible.

Et Clubin maintint le cap sur le point indiqué par le passager.

Le guernesiais ressaisit sa longue-vue.

Un moment après il accourut à l’arrière.

— Capitaine !

— Eh bien ?

— Virez de bord.

— Pourquoi ?

— Je suis sûr d’avoir vu de la roche très haute et tout près. C’est le grand Hanois.

— Vous aurez vu du brouillard plus épais.

— C’est le grand Hanois. Virez de bord, au nom du ciel !

Clubin donna un coup de barre.


V

CLUBIN MET LE COMBLE À L’ADMIRATION


On entendit un craquement. Le déchirement d’un flanc de navire sur un bas-fond en pleine mer est un des bruits les plus lugubres qu’on puisse rêver. La Durande s’arrêta court.

Du choc plusieurs passagers tombèrent et roulèrent sur le pont.

Le guernesiais leva les mains au ciel.

— Sur les Hanois ! Quand je le disais !

Un long cri éclata sur le navire.

— Nous sommes perdus.

La voix de Clubin, sèche et brève, domina le cri.

— Personne n’est perdu ! Et silence !

Le torse noir d’Imbrancam nu jusqu’à la ceinture sortit du carré de la chambre à feu.

Le nègre dit avec calme :

— Capitaine, l’eau entre. La machine va s’éteindre.

Le moment fut épouvantable.

Le choc avait ressemblé à un suicide. On l’eût fait exprès qu’il n’eût pas été plus terrible. La Durande s’était ruée comme si elle attaquait le rocher. Une pointe de roche était entrée dans le navire comme un clou. Plus d’une toise carrée de vaigres avait éclaté, l’étrave était rompue, l’élancement fracassé, l’avant effondré. La coque, ouverte, buvait la mer avec un bouillonnement horrible. C’était une plaie par où entrait le naufrage. Le contre-coup avait été si violent qu’il avait brisé à l’arrière les sauvegardes du gouvernail, descellé et battant. On était défoncé par l’écueil, et, autour du navire, on ne voyait rien, que le brouillard épais et compact, et maintenant presque noir. La nuit arrivait.

La Durande plongeait de l’avant. C’était le cheval qui a dans les entrailles le coup de corne du taureau.

Elle était morte.

L’heure de la demi-remontée se faisait sentir sur la mer.

Tangrouille était dégrisé ; personne n’est ivre dans un naufrage ; il descendit dans l’entrepont, remonta et dit :

— Capitaine, l’eau barrotte la cale. Dans dix minutes, l’eau sera au ras des dalots.

Les passagers couraient sur le pont, éperdus, se tordant les bras, se penchant par-dessus le bord, regardant la machine, faisant tous les mouvements inutiles de la terreur. Le touriste s’était évanoui.

Clubin fit signe de la main, on se tut. Il interrogea Imbrancam :

— Combien de temps la machine peut-elle travailler encore ?

— Cinq ou six minutes.

Puis il interrogea le passager guernesiais :

— J’étais à la barre. Vous avez observé le rocher. Sur quel banc des Hanois sommes-nous ?

— Sur la Mauve. Tout à l’heure, dans l’éclaircie, j’ai très bien reconnu la Mauve.

— Étant sur la Mauve, reprit Clubin, nous avons le grand Hanois à bâbord et le petit Hanois à tribord. Nous sommes à un mille de terre.

L’équipage et les passagers écoutaient, frémissants d’anxiété et d’attention, l’œil fixé sur le capitaine.

Alléger le navire était sans but, et d’ailleurs impossible. Pour vider la cargaison à la mer, il eût fallu ouvrir les sabords et augmenter les chances d’entrée de l’eau. Jeter l’ancre était inutile ; on était cloué. D’ailleurs, sur ce fond à faire basculer l’ancre, la chaîne eût probablement surjouaillé. La machine n’étant pas endommagée et restant à la disposition du navire tant que le feu ne serait pas éteint, c’est-à-dire pour quelques minutes encore, on pouvait faire force de roues et de vapeur, reculer et s’arracher de l’écueil. En ce cas, on sombrait immédiatement. Le rocher, jusqu’à un certain point, bouchait l’avarie et gênait le passage de l’eau. Il faisait obstacle. L’ouverture désobstruée, il serait impossible d’aveugler la voie d’eau et de franchir les pompes. Qui retire le poignard d’une plaie au cœur, tue sur-le-champ le blessé. Se dégager du rocher, c’était couler à fond.

Les bœufs, atteints par l’eau dans la cale, commençaient à mugir.

Clubin commanda :

— La chaloupe à la mer.

Imbrancam et Tangrouille se précipitèrent et défirent les amarres. Le reste de l’équipage regardait, pétrifié.

— Tous à la manœuvre, cria Clubin.

Cette fois, tous obéirent.

Clubin, impassible, continua, dans cette vieille langue de commandement que ne comprendraient pas les marins d’à présent :

— Abraquez. — Faites une marguerite si le cabestan est entravé. — Assez de virage. — Amenez. — Ne laissez pas se joindre les poulies des francs-funains. — Affalez. — Amenez vivement des deux bouts. — Ensemble. — Garez qu’elle ne pique. — Il y a trop de frottement. — Touchez les garants de la caliorne. — Attention.

La chaloupe était en mer.

Au même instant, les roues de la Durande s’arrêtèrent, la fumée cessa, le fourneau était noyé.

Les passagers, glissant le long de l’échelle ou s’accrochant aux manœuvres courantes, se laissèrent tomber dans la chaloupe plus qu’ils n’y descendirent. Imbrancam enleva le touriste évanoui, le porta dans la chaloupe, puis remonta sur le navire.

Les matelots se ruaient à la suite des passagers. Le mousse avait roulé sous les pieds ; on marchait sur l’enfant.

Imbrancam barra le passage.

— Personne avant le moço, dit-il.

Il écarta de ses deux bras noirs les matelots, saisit le mousse, et le tendit au passager guernesiais qui, debout dans la chaloupe, reçut l’enfant.

Le mousse sauvé, Imbrancam se rangea et dit aux autres :

— Passez.

Cependant Clubin était allé à sa cabine et avait fait un paquet des papiers du bord et des instruments. Il ôta la boussole de l’habitacle. Il remit les papiers et les instruments à Imbrancam et la boussole à Tangrouille, et leur dit : Descendez dans la chaloupe.

Ils descendirent. L’équipage les avait précédés. La chaloupe était pleine. Le flot rasait le bord.

— Maintenant, cria Clubin, partez.

Un cri s’éleva de la chaloupe.

— Et vous, capitaine ?

— Je reste.

Des gens qui naufragent ont peu le temps de délibérer et encore moins le temps de s’attendrir. Cependant ceux qui étaient dans la chaloupe et relativement en sûreté eurent une émotion qui n’était pas pour eux-mêmes. Toutes les voix insistèrent en même temps.

— Venez avec nous, capitaine.

— Je reste.

Le guernesiais, qui était au fait de la mer, répliqua :

— Capitaine, écoutez. Vous êtes échoué sur les Hanois. À la nage on n’a qu’un mille à faire pour gagner Plainmont. Mais en barque on ne peut aborder qu’à la Rocquaine, et c’est deux milles. Il y a des brisants et du brouillard. Cette chaloupe n’arrivera pas à la Rocquaine avant deux heures d’ici. Il fera nuit noire. La marée monte, le vent fraîchit. Une bourrasque est proche. Nous ne demandons pas mieux que de revenir vous chercher ; mais, si le gros temps éclate, nous ne pourrons pas. Vous êtes perdu si vous demeurez. Venez avec nous.

Le parisien intervint :

— La chaloupe est pleine et trop pleine, c’est vrai, et un homme de plus ce sera un homme de trop. Mais nous sommes treize, c’est mauvais pour la barque, et il vaut encore mieux la surcharger d’un homme que d’un chiffre. Venez, capitaine.

Tangrouille ajouta :

— Tout est de ma faute, et pas de la vôtre. Ce n’est pas juste que vous demeuriez.

— Je reste, dit Clubin. Le navire sera dépecé par la tempête cette nuit. Je ne le quitterai pas. Quand le navire est perdu, le capitaine est mort. On dira de moi : Il a fait son devoir jusqu’au bout. Tangrouille, je vous pardonne.

Et croisant les bras, il cria :

— Attention au commandement. Largue en bande l’amarre. Partez.

La chaloupe s’ébranla. Imbrancam avait saisi le gouvernail. Toutes les mains qui ne ramaient pas s’élevèrent vers le capitaine. Toutes les bouches crièrent : Hurrah pour le capitaine Clubin !

— Voilà un admirable homme, dit l’américain.

— Monsieur, répondit le guernesiais, c’est le plus honnête homme de toute la mer.

Tangrouille pleurait.

— Si j’avais eu du cœur, murmura-t-il à demi-voix, je serais demeuré avec lui.

La chaloupe s’enfonça dans le brouillard et s’effaça.

On ne vit plus rien.

Le frappement des rames décrut et s’évanouit.

Clubin resta seul.


VI

UN INTÉRIEUR D’ABÎME ÉCLAIRÉ


Quand cet homme se vit sur ce rocher, sous ce nuage, au milieu de cette eau, loin de tout contact vivant, loin de tout bruit humain, laissé pour mort, seul entre la mer qui montait et la nuit qui venait, il eut une joie profonde.

Il avait réussi.

Il tenait son rêve. La lettre de change à longue échéance qu’il avait tirée sur la destinée lui était payée.

Pour lui, être abandonné, c’était être délivré. Il était sur les Hanois, à un mille de la terre ; il avait soixante-quinze mille francs. Jamais plus savant naufrage n’avait été accompli. Rien n’avait manqué ; il est vrai que tout était prévu. Clubin, dès sa jeunesse, avait eu une idée : mettre l’honnêteté comme enjeu dans la roulette de la vie, passer pour homme probe et partir de là, attendre sa belle, laisser la martingale s’enfler, trouver le joint, deviner le moment ; ne pas tâtonner, saisir ; faire un coup et n’en faire qu’un, finir par une rafle, laisser derrière lui les imbéciles. Il entendait réussir en une fois ce que les escrocs bêtes manquent vingt fois de suite, et, tandis qu’ils aboutissent à la potence, aboutir, lui, à la fortune. Rantaine rencontré avait été son trait de lumière. Il avait immédiatement construit son plan. Faire rendre gorge à Rantaine ; quant à ses révélations possibles, les frapper de nullité en disparaissant ; passer pour mort, la meilleure des disparitions ; pour cela perdre la Durande. Ce naufrage était nécessaire. Par-dessus le marché, s’en aller en laissant une bonne renommée, ce qui faisait de toute son existence un chef-d’œuvre. Qui eût vu Clubin dans ce naufrage eût cru voir un démon, heureux.

Il avait vécu toute sa vie pour cette minute-là.

Toute sa personne exprima ce mot : Enfin ! Une sérénité épouvantable blêmit sur ce front obscur. Son œil terne et au fond duquel on croyait voir une cloison devint profond et terrible. L’embrasement intérieur de cette âme s’y réverbéra.

Le for intérieur a, comme la nature externe, sa tension électrique. Une idée est un météore ; à l’instant du succès, les méditations amoncelées qui l’ont préparé s’entr’ouvrent, et il en jaillit une étincelle ; avoir en soi la serre du mal et sentir une proie dedans, c’est un bonheur qui a son rayonnement ; une mauvaise pensée qui triomphe illumine un visage ; de certaines combinaisons réussies, de certains buts atteints, de certaines félicités féroces, font apparaître et disparaître dans les yeux des hommes de lugubres épanouissements lumineux. C’est de l’orage joyeux, c’est de l’aurore menaçante. Cela sort de la conscience, devenue ombre et nuée.

Il éclaira dans cette prunelle.

Cet éclair ne ressemblait à rien de ce qu’on peut voir luire là-haut ni ici-bas.

Le coquin comprimé qui était en Clubin fit explosion.

Clubin regarda l’obscurité immense, et ne put retenir un éclat de rire bas et sinistre.

Il était donc libre ! Il était donc riche !

Son inconnue se dégageait enfin. Il résolvait son problème.

Clubin avait du temps devant lui. La marée montait, et par conséquent soutenait la Durande, qu’elle finirait même par soulever. Le navire adhérait solidement à l’écueil ; nul danger de sombrer. En outre, il fallait laisser à la chaloupe le temps de s’éloigner, — de se perdre peut-être ; Clubin l’espérait.

Debout sur la Durande naufragée, il croisa les bras, savourant cet abandon dans les ténèbres.

L’hypocrisie avait pesé trente ans sur cet homme. Il était le mal et s’était accouplé à la probité. Il haïssait la vertu d’une haine de mal marié. Il avait toujours eu une préméditation scélérate ; depuis qu’il avait l’âge d’homme, il portait cette armature rigide, l’apparence. Il était monstre en dessous ; il vivait dans une peau d’homme de bien avec un cœur de bandit. Il était le pirate doucereux. Il était le prisonnier de l’honnêteté ; il était enfermé dans cette boîte de momie, l’innocence ; il avait sur le dos des ailes d’ange, écrasantes pour un gredin. Il était surchargé d’estime publique. Passer pour honnête homme, c’est dur. Maintenir toujours cela en équilibre, penser mal et parler bien, quel labeur ! Il avait été le fantôme de la droiture, étant le spectre du crime. Ce contre-sens avait été sa destinée. Il lui avait fallu faire bonne contenance, rester présentable, écumer au-dessous du niveau, sourire ses grincements de dents. La vertu pour lui, c’était la chose qui étouffe. Il avait passé sa vie à avoir envie de mordre cette main sur sa bouche.

Et, voulant la mordre, il avait dû la baiser.

Avoir menti, c’est avoir souffert. Un hypocrite est un patient dans la double acception du mot ; il calcule un triomphe et endure un supplice. La préméditation indéfinie d’un mauvais coup accompagnée et dosée d’austérité, l’infamie intérieure assaisonnée d’excellente renommée, donner continuellement le change, n’être jamais soi, faire illusion, c’est une fatigue. Avec tout ce noir qu’on broie en son cerveau composer de la candeur, vouloir dévorer ceux qui vous vénèrent, être caressant, se retenir, se réprimer, toujours être sur le qui-vive, se guetter sans cesse, donner bonne mine à son crime latent, faire sortir sa difformité en beauté, se fabriquer une perfection avec sa méchanceté, chatouiller du poignard, sucrer le poison, veiller sur la rondeur de son geste et sur la musique de sa voix, ne pas avoir son regard, rien n’est plus difficile, rien n’est plus douloureux. L’odieux de l’hypocrisie commence obscurément dans l’hypocrite. Boire perpétuellement son imposture est une nausée. La douceur que la ruse donne à la scélératesse répugne au scélérat, continuellement forcé d’avoir ce mélange dans la bouche, et il y a des instants de haut-le-cœur où l’hypocrite est sur le point de vomir sa pensée. Ravaler cette salive est horrible. Ajoutez à cela le profond orgueil. Il existe des minutes bizarres où l’hypocrite s’estime. Il y a un moi démesuré dans le fourbe. Le ver a le même glissement que le dragon, et le même redressement. Le traître n’est autre chose qu’un despote gêné qui ne peut faire sa volonté qu’en se résignant au deuxième rôle. C’est de la petitesse capable d’énormité. L’hypocrite est un titan, nain.

Clubin se figurait de bonne foi qu’il avait été opprimé. De quel droit n’était-il pas né riche ? Il n’aurait pas mieux demandé que d’avoir de ses père et mère cent mille livres de rente. Pourquoi ne les avait-il pas ? Ce n’était pas sa faute, à lui. Pourquoi, en ne lui donnant pas toutes les jouissances de la vie, le forçait-on à travailler, c’est-à-dire à tromper, à trahir, à détruire ? Pourquoi, de cette façon, l’avait-on condamné à cette torture de flatter, de ramper, de complaire, de se faire aimer et respecter, et d’avoir jour et nuit sur la face un autre visage que le sien ? Dissimuler est une violence subie. On hait devant qui l’on ment. Enfin l’heure avait sonné. Clubin se vengeait.

De qui ? De tous, et de tout.

Lethierry ne lui avait fait que du bien ; grief de plus ; il se vengeait de Lethierry.

Il se vengeait de tous ceux devant lesquels il s’était contraint. Il prenait sa revanche. Quiconque avait pensé du bien de lui était son ennemi. Il avait été le captif de cet homme-là.

Clubin était en liberté. Sa sortie était faite. Il était hors des hommes. Ce qu’on prendrait pour sa mort était sa vie ; il allait commencer. Le vrai Clubin dépouillait le faux. D’un coup il avait tout dissous. Il avait poussé du pied Rantaine dans l’espace, Lethierry dans la ruine, la justice humaine dans la nuit, l’opinion dans l’erreur, l’humanité entière hors de lui, Clubin. Il venait d’éliminer le monde.

Quant à Dieu, ce mot de quatre lettres l’occupait peu.

Il avait passé pour religieux. Eh bien, après ?

Il y a des cavernes dans l’hypocrite, ou, pour mieux dire, l’hypocrite entier est une caverne.

Quand Clubin se trouva seul, son antre s’ouvrit. Il eut un instant de délices ; il aéra son âme.

Il respira son crime à pleine poitrine.

Le fond du mal devint visible sur ce visage. Clubin s’épanouit. En ce moment, le regard de Rantaine à côté du sien eût semblé le regard d’un enfant nouveau-né.

L’arrachement du masque, quelle délivrance ! Sa conscience jouit de se voir hideusement nue et de prendre librement un bain ignoble dans le mal. La contrainte d’un long respect humain finit par inspirer un goût forcené pour l’impudeur. On en arrive à une certaine lasciveté dans la scélératesse. Il existe, dans ces effrayantes profondeurs morales si peu sondées, on ne sait quel étalage atroce et agréable qui est l’obscénité du crime. La fadeur de la fausse bonne renommée met en appétit de honte. On dédaigne tant les hommes qu’on voudrait en être méprisé. Il y a de l’ennui à être estimé. On admire les coudées franches de la dégradation. On regarde avec convoitise la turpitude, si à l’aise dans l’ignominie. Les yeux baissés de force ont souvent de ces échappées obliques. Rien n’est plus près de Messaline que Marie Alacoque. Voyez la Cadière et la religieuse de Louviers. Clubin, lui aussi, avait vécu sous le voile. L’effronterie avait toujours été son ambition. Il enviait la fille publique et le front de bronze de l’opprobre accepté ; il se sentait plus fille publique qu’elle, et avait le dégoût de passer pour vierge. Il avait été le Tantale du cynisme. Enfin, sur ce rocher, dans cette solitude, il pouvait être franc ; il l’était. Se sentir sincèrement abominable, quelle volupté ! Toutes les extases possibles à l’enfer, Clubin les eut dans cette minute ; les arrérages de la dissimulation lui furent soldés ; l’hypocrisie est une avance ; Satan le remboursa. Clubin se donna l’ivresse d’être effronté, les hommes ayant disparu, et n’ayant plus là que le ciel. Il se dit : Je suis un gueux ! Et fut content.

Jamais rien de pareil ne s’était passé dans une conscience humaine.

L’éruption d’un hypocrite, nulle ouverture de cratère n’est comparable à cela.

Il était charmé qu’il n’y eût là personne, et il n’eût pas été fâché qu’il y eût quelqu’un. Il eût joui d’être effroyable devant témoin.

Il eût été heureux de dire en face au genre humain : Tu es idiot !

L’absence des hommes assurait son triomphe, mais le diminuait.

Il n’avait que lui pour spectateur de sa gloire.

Être au carcan a son charme. Tout le monde voit que vous êtes infâme.

Forcer la foule à vous examiner, c’est faire acte de puissance. Un galérien debout sur un tréteau dans le carrefour avec le collier de fer au cou est le despote de tous les regards qu’il contraint de se tourner vers lui. Dans cet échafaud il y a du piédestal. Être un centre de convergence pour l’attention universelle, quel plus beau triomphe ? Obliger au regard la prunelle publique, c’est une des formes de la suprématie. Pour ceux dont le mal est l’idéal, l’opprobre est une auréole. On domine de là. On est en haut de quelque chose. On s’y étale souverainement. Un poteau que l’univers voit n’est pas sans quelque analogie avec un trône.

Être exposé, c’est être contemplé.

Un mauvais règne a évidemment des joies de pilori. Néron incendiant Rome, Louis XIV prenant en traître le Palatinat, le régent George tuant lentement Napoléon, Nicolas assassinant la Pologne à la face de la civilisation, devaient éprouver quelque chose de la volupté que rêvait Clubin. L’immensité du mépris fait au méprisé l’effet d’une grandeur.

Être démasqué est un échec, mais se démasquer est une victoire. C’est de l’ivresse, c’est de l’imprudence insolente et satisfaite, c’est une nudité éperdue qui insulte tout devant elle. Suprême bonheur.

Ces idées dans un hypocrite semblent une contradiction, et n’en sont pas une. Toute l’infamie est conséquente. Le miel est fiel. Escobar confine au marquis De Sade. Preuve : Léotade. L’hypocrite, étant le méchant complet, a en lui les deux pôles de la perversité. Il est d’un côté prêtre, et de l’autre courtisane. Son sexe de démon est double. L’hypocrite est l’épouvantable hermaphrodite du mal. Il se féconde seul. Il s’engendre et se transforme lui-même. Le voulez-vous charmant, regardez-le ; le voulez-vous horrible, retournez-le.

Clubin avait en lui toute cette ombre d’idées confuses. Il les percevait peu, mais en jouissait beaucoup.

Un passage de flammèches de l’enfer qu’on verrait dans la nuit, c’était la succession des pensées de cette âme.

Clubin resta ainsi quelque temps rêveur ; il regardait son honnêteté de l’air dont le serpent regarde sa vieille peau.

Tout le monde avait cru à cette honnêteté, même un peu lui.

Il eut un second éclat de rire.

On l’allait croire mort, et il était riche. On l’allait croire perdu, et il était sauvé. Quel bon tour joué à la bêtise universelle !

Et dans cette bêtise universelle il y avait Rantaine. Clubin songeait à Rantaine avec un dédain sans bornes. Dédain de la fouine pour le tigre. Cette fugue, manquée par Rantaine, il la réussissait, lui Clubin. Rantaine s’en allait penaud, et Clubin disparaissait triomphant. Il s’était substitué à Rantaine dans le lit de sa mauvaise action, et c’était lui Clubin qui avait la bonne fortune.

Quant à l’avenir, il n’avait pas de plan bien arrêté. Il avait dans la boîte de fer enfermée dans sa ceinture ses trois bank-notes ; cette certitude lui suffisait. Il changerait de nom. Il y a des pays où soixante mille francs en valent six cent mille. Ce ne serait pas une mauvaise solution que d’aller dans un de ces coins-là vivre honnêtement avec l’argent repris à ce voleur de Rantaine. Spéculer, entrer dans le grand négoce, grossir son capital, devenir sérieusement millionnaire, cela non plus ne serait point mal.

Par exemple, à Costa-Rica, comme c’était le commencement du grand commerce du café, il y avait des tonnes d’or à gagner. On verrait.

Peu importait d’ailleurs. Il avait le temps d’y songer. Pour le moment, le difficile était fait. Dépouiller Rantaine, disparaître avec la Durande, c’était la grosse affaire. Elle était accomplie. Le reste était simple. Nul obstacle possible désormais. Rien à craindre. Rien ne pouvait survenir. Il allait atteindre la côte à la nage, à la nuit il aborderait à Plainmont, il escaladerait la falaise, il irait droit à la maison visionnée, il y entrerait sans peine au moyen de sa corde à nœuds cachée d’avance dans un trou de rocher, il trouverait dans la maison visionnée son sac-valise contenant des vêtements secs et des vivres, là il pourrait attendre, il était renseigné, huit jours ne se passeraient pas sans que des contrebandiers d’Espagne, Blasquito probablement, touchassent à Plainmont, pour quelques guinées il se ferait transporter, non à Torbay, comme il l’avait dit à Blasco pour dérouter les conjectures et donner le change, mais à Pasages ou à Bilbao. De là il gagnerait la Vera-Cruz ou la Nouvelle-Orléans. Du reste le moment était venu de se jeter à la mer, la chaloupe était loin, une heure de nage n’était rien pour Clubin, un mille seulement le séparait de la terre, puisqu’il était sur les Hanois.

À ce point de la rêverie de Clubin, une déchirure se fit dans le brouillard. Le formidable rocher Douvres apparut.


VII

L’INATTENDU INTERVIENT


Clubin, hagard, regarda.

C’était bien l’épouvantable écueil isolé.

Impossible de se méprendre sur cette silhouette difforme. Les deux Douvres jumelles se dressaient, hideusement, laissant voir entre elles, comme un piège, leur défilé. On eût dit le coupe-gorge de l’océan.

Elles étaient tout près. Le brouillard les avait cachées comme un complice.

Clubin, dans le brouillard, avait fait fausse route. Malgré toute son attention, il lui était arrivé ce qui arriva à deux grands navigateurs, à Gonzalez qui découvrit le cap Blanc, et à Fernandez qui découvrit le cap Vert. La brume l’avait égaré. Elle lui avait paru excellente pour l’exécution de son projet, mais elle avait ses périls. Clubin avait dévié à l’ouest et s’était trompé. Le passager guernesiais, en croyant reconnaître les Hanois, avait déterminé le coup de barre final. Clubin avait cru se jeter sur les Hanois.

La Durande, crevée par un des bas-fonds de l’écueil, n’était séparée des deux Douvres que de quelques encablures.

À deux cents brasses plus loin, on apercevait un massif cube de granit. On distinguait sur les pans escarpés de cette roche quelques stries et quelques reliefs pour l’escalade. Les coins rectilignes de ces rudes murailles à angle droit faisaient pressentir au sommet un plateau.

C’était l’Homme.

La roche l’Homme s’élevait plus haut encore que les roches Douvres. Sa plate-forme dominait leur double pointe inaccessible. Cette plate-forme, croulant par les bords, avait un entablement, et on ne sait quelle régularité sculpturale. On ne pouvait rien rêver de plus désolé et de plus funeste. Les lames du large venaient plisser leurs nappes tranquilles aux faces carrées de cet énorme tronçon noir, sorte de piédestal pour les spectres immenses de la mer et de la nuit.

Tout cet ensemble était stagnant. À peine un souffle dans l’air, à peine une ride sur la vague. On devinait sous cette surface muette de l’eau la vaste vie noyée des profondeurs.

Clubin avait souvent vu l’écueil Douvres de loin.

Il se convainquit que c’était bien là qu’il était.

Il ne pouvait douter.

Changement brusque et hideux. Les Douvres au lieu des Hanois. Au lieu d’un mille, cinq lieues de mer. Cinq lieues de mer ! L’impossible. La roche Douvres, pour le naufragé solitaire, c’est la présence, visible et palpable, du dernier moment. Défense d’atteindre la terre.

Clubin frissonna. Il s’était mis lui-même dans la gueule de l’ombre. Pas d’autre refuge que le rocher l’Homme. Il était probable que la tempête surviendrait dans la nuit, et que la chaloupe de la Durande, surchargée, chavirerait. Aucun avis de naufrage n’arriverait à terre. On ne saurait même pas que Clubin avait été laissé sur l’écueil Douvres. Pas d’autre perspective que la mort de froid et de faim. Ses soixante-quinze mille francs ne lui donneraient pas une bouchée de pain. Tout ce qu’il avait échafaudé aboutissait à cette embûche. Il était l’architecte laborieux de sa catastrophe. Nulle ressource. Nul salut possible. Le triomphe se faisait précipice. Au lieu de la délivrance, la capture. Au lieu du long avenir prospère, l’agonie. En un clin d’œil, le temps qu’un éclair passe, toute sa construction avait croulé. Le paradis rêvé par ce démon avait repris sa vraie figure, le sépulcre.

Cependant le vent s’était élevé. Le brouillard, secoué, troué, arraché, s’en allait pêle-mêle sur l’horizon en grands morceaux informes. Toute la mer reparut.

Les bœufs, de plus en plus envahis par l’eau, continuaient de beugler dans la cale.

La nuit approchait ; probablement la tempête.

La Durande, peu à peu renflouée par la mer montante, oscillait de droite à gauche, puis de gauche à droite, et commençait à tourner sur l’écueil comme sur un pivot.

On pouvait pressentir le moment où une lame l’arracherait et la roulerait à vau-l’eau.

Il y avait moins d’obscurité qu’au moment du naufrage. Quoique l’heure fût plus avancée, on voyait plus clair. Le brouillard, en s’en allant, avait emporté une partie de l’ombre. L’ouest était dégagé de toute nuée. Le crépuscule a un grand ciel blanc. Cette vaste lueur éclairait la mer.

La Durande était échouée en plan incliné de la poupe à la proue. Clubin monta sur l’arrière du navire qui était presque hors de l’eau. Il attacha sur l’horizon son œil fixe.

Le propre de l’hypocrisie c’est d’être âpre à l’espérance. L’hypocrite est celui qui attend. L’hypocrisie n’est autre chose qu’une espérance horrible ; et le fond de ce mensonge-là est fait avec cette vertu, devenue vice.

Chose étrange à dire, il y a de la confiance dans l’hypocrisie. L’hypocrite se confine à on ne sait quoi d’indifférent dans l’inconnu, qui permet le mal.

Clubin regardait l’étendue.

La situation était désespérée, cette âme sinistre ne l’était point.

Il se disait qu’après ce long brouillard les navires restés sous la brume en panne ou à l’ancre allaient reprendre leur course, et que peut-être il en passerait quelqu’un à l’horizon.

Et, en effet, une voile surgit.

Elle venait de l’est et allait à l’ouest.

En approchant, la complication du navire se dessina. Il n’avait qu’un mât, et il était gréé en goëlette. Le beaupré était presque horizontal. C’était un coutre.

Avant une demi-heure, il côtoierait d’assez près l’écueil Douvres.

Clubin se dit : Je suis sauvé.

Dans une minute comme celle où il était, on ne pense d’abord qu’à la vie.

Ce coutre était peut-être étranger. Qui sait si ce n’était pas un des navires contrebandiers allant à Plainmont ? Qui sait si ce n’était pas Blasquito lui-même ? En ce cas, non seulement la vie serait sauve, mais la fortune ; et la rencontre de l’écueil Douvres, en hâtant la conclusion, en supprimant l’attente dans la maison visionnée, en dénouant en pleine mer l’aventure, aurait été un incident heureux.

Toute la certitude de la réussite rentra frénétiquement dans ce sombre esprit.

C’est une chose étrange que la facilité avec laquelle les coquins croient que le succès leur est dû.

Il n’y avait qu’une chose à faire.

La Durande, engagée dans les rochers, mêlait sa silhouette à la leur, se confondait avec leur dentelure où elle n’était qu’un linéament de plus, y était indistincte et perdue, et ne suffirait pas, dans le peu de jour qui restait, pour attirer l’attention du navire qui allait passer.

Mais une figure humaine se dessinant en noir sur la blancheur crépusculaire, debout sur le plateau du rocher l’Homme et faisant des signaux de détresse, serait sans nul doute aperçue. On enverrait une embarcation pour recueillir le naufragé.

Le rocher l’Homme n’était qu’à deux cents brasses. L’atteindre à la nage était simple, l’escalader était facile.

Il n’y avait pas une minute à perdre.

L’avant de la Durande était dans la roche, c’était du haut de l’arrière, et du point même où était Clubin, qu’il fallait se jeter à la nage.

Il commença par mouiller une sonde et reconnut qu’il y avait sous l’arrière beaucoup de fond. Les coquillages microscopiques de foraminifères et de polycestinées que le suif rapporta étaient intacts, ce qui indiquait qu’il y avait là de très creuses caves de roche, où l’eau, quelle que fût l’agitation de la surface, était toujours tranquille.

Il se déshabilla, laissant ses vêtements sur le pont. Des vêtements, il en trouverait sur le coutre.

Il ne garda que la ceinture de cuir.

Quand il fut nu, il porta la main à cette ceinture, la reboucla, y palpa la boîte de fer, étudia rapidement du regard la direction qu’il aurait à suivre à travers les brisants et les vagues pour gagner le rocher l’Homme, puis, se précipitant la tête la première, il plongea.

Comme il tombait de haut, il plongea profondément.

Il entra très avant sous l’eau, atteignit le fond, le toucha, côtoya un moment les roches sous-marines, puis donna une secousse pour remonter à la surface.

En ce moment, il se sentit saisir par le pied.


LIVRE SEPTIÈME

IMPRUDENCE DE FAIRE DES QUESTIONS
À UN LIVRE


I

LA PERLE AU FOND DU PRÉCIPICE


Quelques minutes après son court colloque avec sieur Landoys, Gilliatt était à Saint-Sampson.

Gilliatt était inquiet jusqu’à l’anxiété. Qu’était-il donc arrivé ?

Saint-Sampson avait une rumeur de ruche effarouchée. Tout le monde était sur les portes. Les femmes s’exclamaient. Il y avait des gens qui semblaient raconter quelque chose et qui gesticulaient ; on faisait groupe autour d’eux. On entendait ce mot : quel malheur ! Plusieurs visages souriaient.

Gilliatt n’interrogea personne. Il n’était pas dans sa nature de faire des questions. D’ailleurs il était trop ému pour parler à des indifférents. Il se défiait des récits, il aimait mieux tout savoir d’un coup ; il alla droit aux Bravées.

Son inquiétude était telle qu’il n’eut même pas peur d’entrer dans cette maison.

D’ailleurs la porte de la salle basse sur le quai était toute grande ouverte. Il y avait sur le seuil un fourmillement d’hommes et de femmes. Tout le monde entrait, il entra.

En entrant, il trouva contre le chambranle de la porte sieur Landoys qui lui dit à demi-voix :

— Vous savez sans doute à présent l’évènement ?

— Non.

— Je n’ai pas voulu vous crier ça dans la route. On a l’air d’un oiseau de malheur.

— Qu’est-ce ?

— La Durande est perdue.

Il y avait foule dans la salle.

Les groupes parlaient bas, comme dans la chambre d’un malade.

Les assistants, qui étaient les voisins, les passants, les curieux, les premiers venus, se tenaient entassés près de la porte avec une sorte de crainte, et laissaient vide le fond de la salle où l’on voyait, à côté de Déruchette en larmes, assise, mess Lethierry, debout.

Il était adossé à la cloison du fond. Son bonnet de matelot tombait sur ses sourcils. Une mèche de cheveux gris pendait sur sa joue. Il ne disait rien. Ses bras n’avaient pas de mouvement, sa bouche semblait n’avoir plus de souffle. Il avait l’air d’une chose posée contre le mur.

On sentait, en le voyant, l’homme au dedans duquel la vie vient de s’écrouler. Durande n’étant plus, Lethierry n’avait plus de raison d’être. Il avait une âme en mer, cette âme venait de sombrer. Que devenir maintenant ? Se lever tous les matins, se coucher tous les soirs. Ne plus attendre Durande, ne plus la voir partir, ne plus la voir revenir. Qu’est-ce qu’un reste d’existence sans but ? Boire, manger, et puis ? Cet homme avait couronné tous ses travaux par un chef-d’œuvre, et tous ses dévouements par un progrès. Le progrès était aboli, le chef-d’œuvre était mort. Vivre encore quelques années vides, à quoi bon ? Rien à faire désormais. À cet âge on ne recommence pas ; en outre, il était ruiné. Pauvre vieux bonhomme !

Déruchette, pleurante près de lui sur une chaise, tenait dans ses deux mains un des poings de mess Lethierry. Les mains étaient jointes, le poing était crispé. La nuance des deux accablements était là. Dans les mains jointes quelque chose espère encore ; dans le poing crispé, rien.

Mess Lethierry lui abandonnait son bras et la laissait faire. Il était passif. Il n’avait plus que la quantité de vie qu’on peut avoir après le coup de foudre.

Il y a de certaines arrivées au fond de l’abîme qui vous retirent du milieu des vivants. Les gens qui vont et viennent dans votre chambre sont confus et indistincts ; ils vous coudoient sans parvenir jusqu’à vous. Vous leur êtes inabordable et ils vous sont inaccessibles. Le bonheur et le désespoir ne sont pas les mêmes milieux respirables ; désespéré, on assiste à la vie des autres de très loin, on ignore presque leur présence ; on perd le sentiment de sa propre existence ; on a beau être en chair et en os, on ne se sent plus réel ; on n’est plus pour soi-même qu’un songe.

Mess Lethierry avait le regard de cette situation-là. Les groupes chuchotaient. On échangeait ce qu’on savait. Voici quelles étaient les nouvelles :

la Durande s’était perdue la veille sur le rocher Douvres, par le brouillard, une heure environ avant le coucher du soleil. À l’exception du capitaine qui n’avait pas voulu quitter son navire, les gens s’étaient sauvés dans la chaloupe. Une bourrasque de sud-ouest, survenue après le brouillard, avait failli les faire naufrager une seconde fois, et les avait poussés au large au delà de Guernesey. Dans la nuit ils avaient eu ce bon hasard de rencontrer le Cashmere, qui les avait recueillis et amenés à Saint-Pierre-Port. Tout était de la faute du timonier Tangrouille, qui était en prison. Clubin avait été magnanime.

Les pilotes, qui abondaient dans les groupes, prononçaient ce mot, l’écueil Douvres, d’une façon particulière. — Mauvaise auberge, disait l’un d’eux.

On remarquait sur la table une boussole et une liasse de registres et de carnets ; c’étaient sans doute la boussole de la Durande et les papiers de bord remis par Clubin à Imbrancam et à Tangrouille au moment du départ de la chaloupe ; magnifique abnégation de cet homme sauvant jusqu’à des paperasses à l’instant où il se laisse mourir ; petit détail plein de grandeur ; oubli sublime de soi-même.

On était unanime pour admirer Clubin, et, du reste, unanime aussi pour le croire, après tout, sauvé. Le coutre Shealtiel était arrivé quelques heures après le Cashmere ; c’était ce coutre qui apportait les derniers renseignements. Il venait de passer vingt-quatre heures dans les mêmes eaux que la Durande. Il y avait patienté pendant le brouillard et louvoyé pendant la tempête. Le patron du Shealtiel était présent parmi les assistants.

À l’instant où Gilliatt était entré, ce patron venait de faire son récit à mess Lethierry. Ce récit était un vrai rapport. Vers le matin, la bourrasque étant finie et le vent devenant maniable, le patron du Shealtiel avait entendu des beuglements en pleine mer. Ce bruit de prairies au milieu des vagues l’avait surpris ; il s’était dirigé de ce côté. Il avait aperçu la Durande dans les rochers Douvres. L’accalmie était suffisante pour qu’il pût approcher. Il avait hélé l’épave. Le mugissement des bœufs qui se noyaient dans la cale avait seul répondu. Le patron du Shealtiel était certain qu’il n’y avait personne à bord de la Durande. L’épave était parfaitement tenable ; et, si violente qu’eût été la bourrasque, Clubin eût pu y passer la nuit. Il n’était pas homme à lâcher prise aisément. Il n’y était point, donc il était sauvé. Plusieurs sloops et plusieurs lougres, de Granville et de Saint-Malo, se dégageant du brouillard, avaient dû, la veille au soir, ceci était hors de doute, côtoyer d’assez près l’écueil Douvres. Un d’eux avait évidemment recueilli le capitaine Clubin. Il faut se souvenir que la chaloupe de la Durande était pleine en quittant le navire échoué, qu’elle allait courir beaucoup de risques, qu’un homme de plus était une surcharge et pouvait la faire sombrer, et que c’était là surtout ce qui avait dû déterminer Clubin à rester sur l’épave ; mais qu’une fois son devoir rempli, un navire sauveteur se présentant, Clubin n’avait, à coup sûr, fait nulle difficulté d’en profiter. On est un héros, mais on n’est pas un niais. Un suicide eût été d’autant plus absurde, que Clubin était irréprochable. Le coupable c’était Tangrouille, et non Clubin. Tout ceci était concluant ; le patron du Shealtiel avait visiblement raison, et tout le monde s’attendait à voir Clubin reparaître d’un moment à l’autre. On préméditait de le porter en triomphe.

Deux certitudes ressortaient du récit du patron, Clubin sauvé et la Durande perdue.

Quant à la Durande, il fallait en prendre son parti, la catastrophe était irrémédiable. Le patron du Shealtiel avait assisté à la dernière phase du naufrage. Le rocher fort aigu où la Durande était en quelque sorte clouée avait tenu bon toute la nuit, et avait résisté au choc de la tempête comme s’il voulait garder l’épave pour lui ; mais au matin, à l’instant où le Shealtiel, constatant qu’il n’y avait personne à sauver, allait s’éloigner de la Durande, il était survenu un de ces paquets de mer qui sont comme les derniers coups de colère des tempêtes. Ce flot avait furieusement soulevé la Durande, l’avait arrachée du brisant, et, avec la vitesse et la rectitude d’une flèche lancée, l’avait jetée entre les deux roches Douvres. On avait entendu un craquement « diabolique », disait le patron. La Durande, portée par la lame à une certaine hauteur, s’était engagée dans l’entre-deux des roches jusqu’au maître-couple. Elle était de nouveau clouée, mais plus solidement que sur le brisant sous-marin. Elle allait rester là, déplorablement suspendue, livrée à tout le vent et à toute la mer.

La Durande, au dire de l’équipage du Shealtiel, était déjà aux trois quarts fracassée. Elle eût évidemment coulé dans la nuit si l’écueil ne l’eût retenue et soutenue. Le patron du Shealtiel avec sa lunette avait étudié l’épave. Il donnait avec la précision marine le détail du désastre ; la hanche de tribord était défoncée, les mâts tronqués, la voilure déralinguée, les chaînes des haubans presque toutes coupées, la claire-voie du capot-de-chambre écrasée par la chute d’une vergue, les jambettes brisées au ras du plat bord depuis le travers du grand mât jusqu’au couronnement, le dôme de la cambuse effondré, les chantiers de la chaloupe culbutés, le rouffle démonté, l’arbre du gouvernail rompu, les drosses déclouées, les pavois rasés, les bittes emportées, le traversin détruit, la lisse enlevée, l’étambot cassé. C’était toute la dévastation frénétique de la tempête. Quant à la grue de chargement scellée au mât sur l’avant, plus rien, aucune nouvelle, nettoyage complet, partie à tous les diables, avec sa guinderesse, ses moufles, sa poulie de fer et ses chaînes. La Durande était disloquée ; l’eau allait maintenant se mettre à la déchiqueter. Dans quelques jours, il n’en resterait rien.

Pourtant la machine, chose remarquable et qui prouvait son excellence, était à peine atteinte dans ce ravage. Le patron du Shealtiel croyait pouvoir affirmer que « la manivelle » n’avait point d’avarie grave. Les mâts du navire avaient cédé, mais la cheminée de la machine avait résisté. Les gardes de fer de la passerelle de commandement étaient seulement tordues ; les tambours avaient souffert, les cages étaient froissées, mais les roues ne paraissaient pas avoir une palette de moins. La machine était intacte. C’était la conviction du patron du Shealtiel. Le chauffeur Imbrancam, qui était mêlé aux groupes, partageait cette conviction. Ce nègre, plus intelligent que beaucoup de blancs, était l’admirateur de la machine. Il levait les bras en ouvrant les dix doigts de ses mains noires et disait à Lethierry muet : Mon maître, la mécanique est en vie.

Le salut de Clubin semblant assuré, et la coque de la Durande étant sacrifiée, la machine, dans les conversations des groupes, était la question. On s’y intéressait comme à une personne. On s’émerveillait de sa bonne conduite. — Voilà une solide commère, disait un matelot français. — C’est de quoi bon ! S’écriait un pêcheur guernesiais. — Il faut qu’elle ait eu de la malice, reprenait le patron du Shealtiel, pour se tirer de là avec deux ou trois écorchures.

Peu à peu cette machine fut la préoccupation unique. Elle échauffa les opinions pour et contre. Elle avait des amis et des ennemis. Plus d’un, qui avait un bon vieux coutre à voiles, et qui espérait ressaisir la clientèle de la Durande, n’était pas fâché de voir l’écueil Douvres faire justice de la nouvelle invention. Le chuchotement devint brouhaha. On discuta presque avec bruit. Pourtant c’était une rumeur toujours un peu discrète, et il se faisait par intervalles de subits abaissements de voix, sous la pression du silence sépulcral de Lethierry.

Du colloque engagé sur tous les points, il résultait ceci :

La machine était l’essentiel. Refaire le navire était possible, refaire la machine non. Cette machine était unique. Pour en fabriquer une pareille, l’argent manquerait, l’ouvrier manquerait encore plus. On rappelait que le constructeur de la machine était mort. Elle avait coûté quarante mille francs. Personne ne risquerait désormais sur une telle éventualité un tel capital ; d’autant plus que voilà qui était jugé, les navires à vapeur se perdaient comme les autres ; l’accident actuel de la Durande coulait à fond tout son succès passé. Pourtant il était déplorable de penser qu’à l’heure qu’il était, cette mécanique était encore entière et en bon état, et qu’avant cinq ou six jours elle serait probablement mise en pièces comme le navire. Tant qu’elle existait, il n’y avait, pour ainsi dire, pas de naufrage. La perte seule de la machine serait irrémédiable. Sauver la machine, ce serait réparer le désastre.

Sauver la machine, c’était facile à dire. Mais qui s’en chargerait ? Est-ce que c’était possible ? Faire et exécuter c’est deux, et la preuve, c’est qu’il est aisé de faire un rêve et difficile de l’exécuter. Or si jamais un rêve avait été impraticable et insensé, c’était celui-ci : sauver la machine échouée sur les Douvres. Envoyer travailler sur ces roches un navire et un équipage serait absurde ; il n’y fallait pas songer. C’était la saison des coups de mer ; à la première bourrasque les chaînes des ancres seraient sciées par les crêtes sous-marines des brisants, et le navire se fracasserait à l’écueil. Ce serait envoyer un deuxième naufrage au secours du premier. Dans l’espèce de trou du plateau supérieur où s’était abrité le naufragé légendaire mort de faim, il y avait à peine place pour un homme. Il faudrait donc que, pour sauver cette machine, un homme allât aux rochers Douvres, et qu’il y allât seul, seul dans cette mer, seul dans ce désert, seul à cinq lieues de la côte, seul dans cette épouvante, seul des semaines entières, seul devant le prévu et l’imprévu, sans ravitaillement dans les angoisses du dénûment, sans secours dans les incidents de la détresse, sans autre trace humaine que celle de l’ancien naufragé expiré de misère là, sans autre compagnon que ce mort. Et comment s’y prendrait-il d’ailleurs pour sauver cette machine ? Il faudrait qu’il fût non seulement matelot, mais forgeron. Et à travers quelles épreuves ! L’homme qui tenterait cela serait plus qu’un héros. Ce serait un fou. Car dans de certaines entreprises disproportionnées où le surhumain semble nécessaire, la bravoure a au-dessus d’elle la démence. Et en effet, après tout, se dévouer pour de la ferraille, ne serait-ce pas extravagant ? Non, personne n’irait aux rochers Douvres. On devait renoncer à la machine comme au reste. Le sauveteur qu’il fallait ne se présenterait point. Où trouver un tel homme ?

Ceci, dit un peu autrement, était le fond de tous les propos murmurés dans cette foule.

Le patron du Shealtiel, qui était un ancien pilote, résuma la pensée de tous par cette exclamation à voix haute :

— Non ! C’est fini. L’homme qui ira là et qui rapportera la machine n’existe pas.

— Puisque je n’y vais pas, ajouta Imbrancam, c’est qu’on ne peut pas y aller.

Le patron du Shealtiel secoua sa main gauche avec cette brusquerie qui exprime la conviction de l’impossible, et reprit :

— S’il existait…

Déruchette tourna la tête.

— Je l’épouserais, dit-elle.

Il y eut un silence.

Un homme très pâle sortit du milieu des groupes et dit :

— Vous l’épouseriez, miss Déruchette ?

C’était Gilliatt.

Cependant tous les yeux s’étaient levés. Mess Lethierry venait de se dresser tout droit. Il avait sous le sourcil une lumière étrange.

Il prit du poing son bonnet de matelot et le jeta à terre, puis il regarda solennellement devant lui sans voir aucune des personnes présentes, et dit :

— Déruchette l’épouserait. J’en donne ma parole d’honneur au bon Dieu.


II

BEAUCOUP D’ÉTONNEMENT SUR LA CÔTE OUEST


La nuit qui suivit ce jour-là devait être, à partir de dix heures du soir, une nuit de lune. Cependant, quelle que fût la bonne apparence de la nuit, du vent et de la mer, aucun pêcheur ne comptait sortir ni de la Hougue La Perre, ni du Bourdeaux, ni de Houmet Benet, ni du Platon, ni de Port Grat, ni de la baie Vason, ni de Perelle bay, ni de Pezeris, ni du Tielles, ni de la baie des Saints, ni de Petit Bô, ni d’aucun port ou portelet de Guernesey. Et cela était tout simple, le coq avait chanté à midi.

Quand le coq chante à une heure extraordinaire, la pêche manque.

Ce soir-là, pourtant, à la tombée de la nuit, un pêcheur qui rentrait à Omptolle eut une surprise. À la hauteur du Houmet Paradis, au delà des deux Brayes et des deux Grunes, ayant à gauche la balise des Plattes Fougères qui représente un entonnoir renversé, et à droite la balise de Saint-Sampson qui représente une figure d’homme, il crut apercevoir une troisième balise. Qu’était-ce que cette balise ? Quand l’avait-on plantée sur ce point ? Quel bas-fond indiquait-elle ? La balise répondit tout de suite à ces interrogations ; elle remuait ; c’était un mât. L’étonnement du pêcheur ne décrut point. Une balise faisait question ; un mât bien plus encore. Il n’y avait point de pêche possible. Quand tout le monde rentrait, quelqu’un sortait. Qui ? Pourquoi ?

Dix minutes après, le mât, cheminant lentement, arriva à quelque distance du pêcheur d’Omptolle. Il ne put reconnaître la barque. Il entendit ramer. Il n’y avait que le bruit de deux avirons. C’était donc vraisemblablement un homme seul. Le vent était nord ; cet homme évidemment nageait pour aller prendre le vent au delà de la pointe Fontenelle. Là, probablement, il mettrait à la voile. Il comptait donc doubler l’Ancresse et le mont Crevel. Qu’est-ce que cela voulait dire ?

Le mât passa, le pêcheur rentra.

Cette même nuit, sur la côte ouest de Guernesey, des observateurs d’occasion, disséminés et isolés, firent, à des heures diverses et sur divers points, des remarques.

Comme le pêcheur d’Omptolle venait d’amarrer sa barque, un charretier de varech, à un demi-mille plus loin, fouettant ses chevaux dans la route déserte des clôtures, près du cromlech, aux environs des martellos 6 et 7, vit en mer, assez loin à l’horizon, dans un endroit peu fréquenté parce qu’il faut le bien connaître, devers la Roque-Nord et la Sablonneuse, une voile qu’on hissait. Il y fit d’ailleurs peu d’attention, étant pour chariot et non pour bateau.

Une demi-heure s’était peut-être écoulée depuis que le charretier avait aperçu cette voile, quand un plâtreur, revenant de son ouvrage de la ville et contournant la mare Pelée, se trouva tout à coup presque en face d’une barque très hardiment engagée parmi les roches du Quenon, de la Rousse de Mer et de la Grippe de Rousse. La nuit était noire, mais la mer était claire, effet qui se produit souvent, et l’on pouvait distinguer au large les allées et venues. Il n’y avait en mer que cette barque.

Un peu plus bas, et un peu plus tard, un ramasseur de langoustes, disposant ses boutiques sur l’ensablement qui sépare le Port Soif du Port Enfer, ne comprit pas ce que faisait une barque glissant entre la Boue Corneille et la Moulrette. Il fallait être bon pilote et bien pressé d’arriver quelque part pour se risquer là.

Comme huit heures sonnaient au Catel, le tavernier de Cobo bay observa, avec quelque ébahissement, une voile au delà de la Boue du Jardin et des Grunettes, très près de la Suzanne et des Grunes de l’ouest.

Non loin de Cobo bay, sur la pointe solitaire du Houmet de la baie Vason, deux amoureux étaient en train de se séparer et de se retenir ; au moment où la fille disait au garçon : — Si je m’en vas, ce n’est pas pour l’amour de ne pas être avec toi, c’est que j’ai mon fait à choser. Ils furent distraits de leur baiser d’adieu par une assez grosse barque qui passa très près d’eux et qui se dirigeait vers les Messellettes.

Monsieur Le Peyre des Norgiots, habitant le cotillon Pipet, était occupé vers neuf heures du soir à examiner un trou fait par des maraudeurs dans la haie de son courtil, la Jennerotte, et de son « friquet planté à arbres » ; tout en constatant le dommage, il ne put s’empêcher de remarquer une barque doublant témérairement le Crocq-Point à cette heure de nuit.

Un lendemain de tempête, avec ce qui reste d’agitation à la mer, cet itinéraire était peu sûr. On était imprudent de le choisir, à moins de savoir par cœur les passes.

À neuf heures et demie, à l’Équerrier, un chalutier remportant son filet s’arrêta quelque temps pour considérer entre Colombelle et la Souffleresse quelque chose qui devait être un bateau. Ce bateau s’exposait beaucoup. Il y a là des coups de vent subits très dangereux. La roche Souffleresse est ainsi nommée parce qu’elle souffle brusquement sur les barques.

À l’instant où la lune se levait, la marée étant pleine et la mer étant étale dans le petit détroit de Li-Hou, le gardien solitaire de l’île de Li-Hou fut très effrayé ; il vit passer entre la lune et lui une longue forme noire. Cette forme noire, haute et étroite, ressemblait à un linceul debout qui marcherait. Elle glissait lentement au-dessus des espèces de murs que font les bancs de rochers. Le gardien de Li-Hou crut reconnaître la Dame Noire.

La Dame Blanche habite le Tau de Pez d’Amont, la Dame Grise habite le Tau de Pez d’Aval, la Dame Rouge habite la Silleuse au nord du Banc-Marquis, et la Dame Noire habite le Grand-Étacré, à l’ouest de Li-Houmet. La nuit, au clair de lune, ces dames sortent, et quelquefois se rencontrent.

À la rigueur cette forme noire pouvait être une voile. Les longs barrages de rochers sur lesquels elle semblait marcher pouvaient en effet cacher la coque d’une barque voguant derrière eux, et laisser voir la voile seulement. Mais le gardien se demanda quelle barque oserait à cette heure se hasarder entre Li-Hou et la Pécheresse et les Angullières et Lérée-Point. Et dans quel but ? Il lui parut plus probable que c’était la Dame Noire.

Comme la lune venait de dépasser le clocher de Saint-Pierre du Bois, le sergent du château Rocquaine, en relevant la moitié de l’échelle pont-levis, distingua, à l’embouchure de la baie, plus loin que la Haute Canée, plus près que la Sambule, une barque à la voile qui semblait descendre du nord au sud.

Il existe sur la côte sud de Guernesey, en arrière de Plainmont, au fond d’une baie toute de précipices et de murailles, coupée à pic dans le flot, un port singulier qu’un français, séjournant dans l’île depuis 1855, le même peut-être qui écrit ces lignes, a baptisé le Port au quatrième étage, nom généralement adopté aujourd’hui. Ce port, qui s’appelait alors la Moie, est un plateau de roche, à demi naturel, à demi taillé, élevé d’une quarantaine de pieds au-dessus du niveau de l’eau, et communiquant avec les vagues par deux gros madriers parallèles en plan incliné. Les barques, hissées à force de bras par des chaînes et des poulies, montent de la mer et y redescendent le long de ces madriers qui sont comme deux rails. Pour les hommes il y a un escalier. Ce port était alors très fréquenté par les contrebandiers. Étant peu praticable, il leur était commode.

Vers onze heures, des fraudeurs, peut-être ceux-là mêmes sur lesquels avait compté Clubin, étaient avec leurs ballots au sommet de cette plate-forme de la Moie. Qui fraude guette ; ils épiaient. Ils furent étonnés d’une voile qui déboucha brusquement au delà de la silhouette noire du cap Plainmont. Il faisait clair de lune. Ces contrebandiers surveillèrent cette voile, craignant que ce ne fût quelque garde-côte allant s’embusquer en observation derrière le grand Hanois. Mais la voile dépassa les Hanois, laissa derrière elle au nord-ouest la Boue Blondel, et s’enfonça au large dans l’estompe livide des brumes de l’horizon.

— Où diable peut aller cette barque ? se dirent les contrebandiers.

Le même soir, un peu après le coucher du soleil, on avait entendu quelqu’un frapper à la porte de la masure du Bû de la Rue. C’était un jeune garçon vêtu de brun avec des bas jaunes, ce qui indiquait un petit clerc de la paroisse. Le Bû de la Rue était fermé, porte et volets. Une vieille pêcheuse de fruits de mer, rôdant dans la banque une lanterne à la main, avait hélé le garçon, et ces paroles s’étaient échangées devant le Bû de la Rue entre la pêcheuse et le petit clerc.

— Qu’est-ce que vous voulez, gars ?

— L’homme d’ici.

— Il n’y est point.

— Où est-il ?

— Je ne sais point.

— Y sera-t-il demain ?

— Je ne sais point.

— Est-ce qu’il est parti ?

— Je ne sais point.

— C’est que, voyez-vous, la femme, le nouveau recteur de la paroisse, le révérend Ebenezer Caudray, voudrait lui faire une visite.

— Je ne sais point.


III

NE TENTEZ PAS LA BIBLE


— Le révérend m’envoie demander si l’homme du Bû de la Rue sera chez lui demain matin.

— Je ne sais point.

Dans les vingt-quatre heures qui suivirent, mess Lethierry ne dormit pas, ne mangea pas, ne but pas, baisa au front Déruchette, s’informa de Clubin dont on n’avait pas encore de nouvelles, signa une déclaration comme quoi il n’entendait former aucune plainte, et fit mettre Tangrouille en liberté.

Il resta toute la journée du lendemain à demi appuyé à la table de l’office de la Durande, ni debout, ni assis, répondant avec douceur quand on lui parlait. Du reste, la curiosité étant satisfaite, la solitude s’était faite aux Bravées. Il y a beaucoup de désir d’observer dans l’empressement à s’apitoyer. La porte s’était refermée ; on laissait Lethierry avec Déruchette. L’éclair qui avait passé dans les yeux de Lethierry s’était éteint ; le regard lugubre du commencement de la catastrophe lui était revenu.

Déruchette, inquiète, avait, sur le conseil de Grâce et de Douce, mis, sans rien dire, à côté de lui sur la table une paire de bas qu’il était en train de tricoter quand la mauvaise nouvelle était arrivée.

Il sourit amèrement et dit :

— On me croit donc bête.

Après un quart d’heure de silence, il ajouta :

— C’est bon quand on est heureux ces manies-là.

Déruchette avait fait disparaître la paire de bas, et avait profité de l’occasion pour faire disparaître aussi la boussole et les papiers de bord, que mess Lethierry regardait trop.

Dans l’après-midi, un peu avant l’heure du thé, la porte s’ouvrit, et deux hommes entrèrent, vêtus de noir, l’un vieux, l’autre jeune.

Le jeune, on l’a peut-être aperçu déjà dans le cours de ce récit.

Ces hommes avaient tous deux l’air grave, mais d’une gravité différente ; le vieillard avait ce qu’on pourrait nommer la gravité d’état ; le jeune homme avait la gravité de nature. L’habit donne l’une, la pensée donne l’autre.

C’étaient, le vêtement l’indiquait, deux hommes d’église, appartenant tous deux à la religion établie.

Ce qui, dans le jeune homme, eût, au premier abord, frappé l’observateur, c’est que cette gravité, qui était profonde dans son regard, et qui résultait évidemment de son esprit, ne résultait pas de sa personne. La gravité admet la passion, et l’exalte en l’épurant, mais ce jeune homme était, avant tout, joli. Étant prêtre, il avait au moins vingt-cinq ans ; il en paraissait dix-huit. Il offrait cette harmonie, et aussi ce contraste, qu’en lui l’âme semblait faite pour la passion et le corps pour l’amour. Il était blond, rose, frais, très fin et très souple dans son costume sévère, avec des joues de jeune fille et des mains délicates ; il avait l’allure vive et naturelle, quoique réprimée. Tout en lui était charme, élégance, et presque volupté. La beauté de son regard corrigeait cet excès de grâce. Son sourire sincère, qui montrait des dents d’enfant, était pensif et religieux. C’était la gentillesse d’un page et la dignité d’un évêque.

Sous ses épais cheveux blonds, si dorés qu’ils paraissaient coquets, son crâne était élevé, candide et bien fait. Une ride légère à double inflexion entre les deux sourcils éveillait confusément l’idée de l’oiseau de la pensée planant, ailes déployées, au milieu de ce front.

On sentait, en le voyant, un de ces êtres bienveillants, innocents et purs, qui progressent en sens inverse de l’humanité vulgaire, que l’illusion fait sages et que l’expérience fait enthousiastes.

Sa jeunesse transparente laissait voir sa maturité intérieure. Comparé à l’ecclésiastique en cheveux gris qui l’accompagnait, au premier coup d’œil il semblait le fils, au second coup d’œil il semblait le père.

Celui-ci n’était autre que le docteur Jaquemin Hérode. Le docteur Jaquemin Hérode appartenait à la haute église, laquelle est à peu près un papisme sans pape. L’anglicanisme était travaillé dès cette époque par les tendances qui se sont depuis affirmées et condensées dans le puséysme. Le docteur Jaquemin Hérode était de cette nuance anglicane qui est presque une variété romaine. Il était haut, correct, étroit et supérieur. Son rayon visuel intérieur sortait à peine au dehors. Il avait pour esprit la lettre. Du reste altier. Son personnage tenait de la place. Il avait moins l’air d’un révérend que d’un monsignor. Sa redingote était un peu coupée en soutane. Son vrai milieu eût été Rome. Il était prélat de chambre, né. Il semblait avoir été créé exprès pour orner un pape, et pour marcher derrière la chaise gestatoire, avec toute la cour pontificale, in abitto paonazzo. L’accident d’être né anglais, et une éducation théologique plus tournée vers l’ancien testament que vers le nouveau, lui avaient fait manquer cette grande destinée. Toutes ses splendeurs se résumaient en ceci, être recteur de Saint-Pierre-Port, doyen de l’île de Guernesey et subrogé de l’évêque de Winchester. C’était, sans nul doute, de la gloire.

Cette gloire n’empêchait pas M. Jaquemin Hérode d’être, à tout prendre, un assez bon homme.

Comme théologien, il était bien situé dans l’estime des connaisseurs, et il faisait presque autorité à la cour des Arches, cette Sorbonne de l’Angleterre.

Il avait la mine docte, un clignement d’yeux capable et exagéré, les narines velues, les dents visibles, la lèvre supérieure mince et la lèvre inférieure épaisse, plusieurs diplômes, une grosse prébende, des amis baronets, la confiance de l’évêque, et toujours une bible dans sa poche.

Mess Lethierry était si complètement absorbé que tout ce que put produire l’entrée des deux prêtres fut un imperceptible froncement de sourcil.

M. Jaquemin Hérode s’avança, salua, rappela, en quelques mots sobrement hautains, sa promotion récente, et dit qu’il venait, selon l’usage, « introduire » près des notables, — et près de mess Lethierry en particulier, — son successeur dans la paroisse, le nouveau recteur de Saint-Sampson, le révérend Joë Ebenezer Caudray, désormais pasteur de mess Lethierry.

Déruchette se leva.

Le jeune prêtre, qui était le révérend Ebenezer, s’inclina.

Mess Lethierry regarda M. Ebenezer Caudray et grommela entre ses dents : mauvais matelot.

Grâce avança des chaises. Des deux révérends s’assirent près de la table.

Le docteur Hérode entama un speech. Il lui était revenu qu’il était arrivé un évènement. La Durande avait fait naufrage. Il venait, comme pasteur, apporter des consolations et des conseils. Ce naufrage était malheureux, mais heureux aussi. Sondons-nous ; n’étions-nous pas enflés par la prospérité ? Les eaux de la félicité sont dangereuses. Il ne faut pas prendre en mauvaise part les malheurs. Les voies du seigneur sont inconnues. Mess Lethierry était ruiné. Eh bien ? être riche, c’est être en danger. On a de faux amis. La pauvreté les éloigne. On reste seul. Solus eris. la Durande rapportait, disait-on, mille livres sterling par an. C’est trop pour le sage. Fuyons les tentations, dédaignons l’or. Acceptons avec reconnaissance la ruine et l’abandon. L’isolement est plein de fruits. On y obtient les grâces du seigneur. C’est dans la solitude qu’Aia trouva les eaux chaudes, en conduisant les ânes de Sébéon son père. Ne nous révoltons pas contre les impénétrables décrets de la providence. Le saint homme Job, après sa misère, avait crû en richesse. Qui sait si la perte de la Durande n’aurait pas des compensations, même temporelles ? Ainsi, lui docteur Jaquemin Hérode, il avait engagé des capitaux dans une très belle opération en cours d’exécution à Sheffield ; si mess Lethierry, avec les fonds qui pouvaient lui rester, voulait entrer dans cette affaire, il y referait sa fortune ; c’était une grosse fourniture d’armes au czar en train de réprimer la Pologne. On y gagnerait trois cents pour cent.

Le mot czar parut réveiller Lethierry. Il interrompit le docteur Hérode.

— Je ne veux pas du czar.

Le révérend Hérode répondit :

— Mess Lethierry, les princes sont voulus de Dieu. Il est écrit : « rendez à César ce qui est à César. » Le czar, c’est César.

Lethierry, à demi retombé dans son rêve, murmura :

— Qui ça, César ? Je ne connais pas.

Le révérend Jaquemin Hérode reprit son exhortation. Il n’insistait pas sur Sheffield. Ne pas vouloir de César, c’est être républicain. Le révérend comprenait qu’on fût républicain. En ce cas, que mess Lethierry se tournât vers une république. Mess Lethierry pouvait rétablir sa fortune aux États-Unis mieux encore qu’en Angleterre. S’il voulait décupler ce qui lui restait, il n’avait qu’à prendre des actions dans la grande compagnie d’exploitation des plantations du Texas, laquelle employait plus de vingt mille nègres.

— Je ne veux pas de l’esclavage, dit Lethierry.

— L’esclavage, répliqua le révérend Hérode, est d’institution sacrée. Il est écrit : « Si le maître a frappé son esclave, il ne lui sera rien fait, car c’est son argent. »

Grâce et Douce, sur le seuil de la porte, recueillaient avec une sorte d’extase les paroles du révérend recteur.

Le révérend continua. C’était, somme toute, nous venons de le dire, un bon homme ; et, quels que pussent être ses dissentiments de caste ou de personne avec mess Lethierry, il venait très sincèrement lui apporter toute l’aide spirituelle, et même temporelle, dont lui, docteur Jaquemin Hérode, disposait.

Si mess Lethierry était ruiné à ce point de ne pouvoir coopérer fructueusement à une spéculation quelconque, russe ou américaine, que n’entrait-il dans le gouvernement et dans les fonctions salariées ? Ce sont de nobles places, et le révérend était prêt à y introduire mess Lethierry. L’office de député-vicomte était précisément vacant à Jersey. Mess Lethierry était aimé et estimé, et le révérend Hérode, doyen de Guernesey et subrogé de l’évêque, se faisait fort d’obtenir pour mess Lethierry l’emploi de député-vicomte de Jersey. Le député-vicomte est un officier considérable ; il assiste, comme représentant de sa majesté, à la tenue des chefs-plaids, aux débats de la cohue, et aux exécutions des arrêts de justice.

Lethierry fixa sa prunelle sur le docteur Hérode.

— Je n’aime pas la pendaison, dit-il.

Le docteur Hérode, qui jusqu’alors avait prononcé tous les mots avec la même intonation, eut un accès de sévérité et une inflexion nouvelle.

— Mess Lethierry, la peine de mort est ordonnée divinement. Dieu a remis le glaive à l’homme. Il est écrit : « œil pour œil, dent pour dent. »

le révérend Ebenezer rapprocha imperceptiblement sa chaise de la chaise du révérend Jaquemin, et lui dit, de façon à n’être entendu que de lui :

— Ce que dit cet homme lui est dicté.

— Par qui ? Par quoi ? demanda du même ton le révérend Jaquemin Hérode.

Ebenezer répondit très bas :

— Par sa conscience.

Le révérend Hérode fouilla dans sa poche, en tira un gros in-dix-huit relié avec fermoirs, le posa sur la table, et dit à voix haute :

— La conscience, la voici.

Le livre était une bible.

Puis le docteur Hérode s’adoucit. Son désir était d’être utile à mess Lethierry, qu’il considérait fort. Il avait, lui pasteur, droit et devoir de conseil ; pourtant mess Lethierry était libre.

Mess Lethierry, ressaisi par son absorption et par son accablement, n’écoutait plus. Déruchette, assise près de lui, et pensive de son côté, ne levait pas les yeux et mêlait à cette conversation peu animée la quantité de gêne qu’apporte une présence silencieuse. Un témoin qui ne dit rien est une espèce de poids indéfinissable. Au surplus, le docteur Hérode ne semblait pas le sentir.

Lethierry ne répondant plus, le docteur Hérode se donna carrière. Le conseil vient de l’homme et l’inspiration vient de Dieu. Dans le conseil du prêtre il y a de l’inspiration. Il est bon d’accepter les conseils et dangereux de les rejeter. Sochoth fut saisi par onze diables pour avoir dédaigné les exhortations de Nathanaël. Tiburien fut frappé de la lèpre pour avoir mis hors de chez lui l’apôtre André. Barjésus, tout magicien qu’il était, devint aveugle pour avoir ri des paroles de saint Paul. Elxaï, et ses sœurs Marthe et Marthène, sont en enfer à l’heure qu’il est pour avoir méprisé les avertissements de Valencianus qui leur prouvait clair comme le jour que leur Jésus-Christ de trente-huit lieues de haut était un démon. Oolibama, qui s’appelle aussi Judith, obéissait aux conseils. Ruben et Pheniel écoutaient les avis d’en haut ; leurs noms seuls suffisent pour l’indiquer ; Ruben signifie fils de la vision, et Pheniel signifie la face de Dieu.

Mess Lethierry frappa du poing sur la table.

— Parbleu ! S’écria-t-il, c’est ma faute.

— Que voulez-vous dire ? demanda M Jaquemin Hérode.

— Je dis que c’est ma faute.

— Votre faute, quoi ?

— Puisque je faisais revenir Durande le vendredi.

M. Jaquemin Hérode murmura à l’oreille de M. Ebenezer Caudray : — Cet homme est superstitieux.

Il reprit en élevant la voix, et du ton de l’enseignement :

— Mess Lethierry, il est puéril de croire au vendredi. Il ne faut pas ajouter foi aux fables. Le vendredi est un jour comme un autre. C’est très souvent une date heureuse. Melendez a fondé la ville de Saint-Augustin un vendredi ; c’est un vendredi que Henri VII a donné sa commission à John Cabot ; les pèlerins du Mayflower sont arrivés à Providence-Town un vendredi. Washington est né le vendredi 22 février 1732 ; Christophe Colomb a découvert l’Amérique le vendredi 12 octobre 1492.

Cela dit, il se leva.

Ebenezer, qu’il avait amené, se leva également.

Grâce et Douce, devinant que les révérends allaient prendre congé, ouvrirent la porte à deux battants.

Mess Lethierry ne voyait rien et n’entendait rien.

M. Jaquemin Hérode dit en aparté à M. Ebenezer Caudray : — Il ne nous salue même pas. Ce n’est pas du chagrin, c’est de l’abrutissement. Il faut croire qu’il est fou.

Cependant il prit sa petite bible sur la table et la tint entre ses deux mains allongées comme on tiendrait un oiseau qu’on craint de voir envoler. Cette attitude créa parmi les personnes présentes une certaine attente. Grâce et Douce avancèrent la tête.

Sa voix fit tout ce qu’elle put pour être majestueuse.

— Mess Lethierry, ne nous séparons pas sans lire une page du saint livre. Les situations de la vie sont éclairées par les livres ; les profanes ont les sorts virgiliens, les croyants ont les avertissements bibliques. Le premier livre venu, ouvert au hasard, donne un conseil ; la bible, ouverte au hasard, fait une révélation. Elle est surtout bonne pour les affligés. Ce qui se dégage immanquablement de la sainte écriture, c’est l’adoucissement à leur peine. En présence des affligés, il faut consulter le saint livre sans choisir l’endroit, et lire avec candeur le passage sur lequel on tombe. Ce que l’homme ne choisit pas, Dieu le choisit. Dieu sait ce qu’il nous faut. Son doigt invisible est sur le passage inattendu que nous lisons. Quelle que soit cette page, il en sort infailliblement de la lumière. N’en cherchons pas d’autre, et tenons-nous-en là. C’est la parole d’en haut. Notre destinée nous est dite mystérieusement dans le texte évoqué avec confiance et respect. Écoutons, et obéissons. Mess Lethierry, vous êtes dans la douleur, ceci est le livre de consolation ; vous êtes dans la maladie, ceci est le livre de santé.

Le révérend Jaquemin Hérode fit jouer le ressort du fermoir, glissa son ongle à l’aventure entre deux pages, posa sa main un instant sur le livre ouvert, et se recueillit, puis, abaissant les yeux avec autorité, il se mit à lire à haute voix.

Ce qu’il lut, le voici :

« Isaac se promenait dans le chemin qui mène au puits appelé le puits de celui qui vit et qui voit.

« Rébecca, ayant aperçu Isaac, dit :

« Qui est cet homme qui vient au-devant de moi ?

« alors Isaac la fit entrer dans sa tente, et la prit pour femme, et l’amour qu’il eut pour elle fut grand. »

Ebenezer et Déruchette se regardèrent.
TABLE


DU TOME PREMIER
Pages.
II. 
 9
 12
IV. 
 15
 21
 29
XVIII. 
 71
 
 75
XX. 
 77
LES TRAVAILLEURS DE LA MER
 98
 111
VI. 
 127
 161
III. 
 169
 177
 191

IV. 
 259
 287
 337

ACHEVÉ D’IMPRIMER
À PARIS
SUR LES PRESSES DE MM. CHAMEROT ET RENOUARD



LE TRENTE DÉCEMBRE M DCCC XCI

Erreur : intervalle invalide

  1. Charles-Asplet, Beresford street.
  2. Voici, en particulier pour Guernesey et pour les inondés français de 1856, la proportion des sommes souscrites : la France a donné par tête d’habitant, trente centimes, l’Angleterre, six centimes, Guernesey, trente-huit centimes.
  3. Pau, poteau.
  4. Ogny, aujourd’hui.
  5. Genèse, chap. iii, vers. 16 : Tu enfanteras avec douleur.
  6. Genèse, chap. i, vers. 4.
  7. Me donner le balai.
  8. Basque. Mauvais temps.
  9. Des quadruples.