Essais moraux et politiques (Hume)/Texte entier

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Essais moraux et politiques (Hume)

ŒUVRES

PHILOSOPHIQUES

DE

M. D. HUME.

TOME SIXIÈME.

ŒUVRES

PHILOSOPHIQUES DE

M. D. HUME

TRADUITES DE L’ANGLOIS.

TOME SIXIÈME,

CONTENANT

Les quatre Essais sur l’Entendement Humain & les quatre Philosophes.

NOUVELLE ÉDITION

À LONDRES,

1788.


PREMIER ESSAI.

La délicatesse du goût & la vivacité des Passions.


Il y a des personnes qui ont les passions extrêmement vives : sensibles à l’excès à tous les accidens de la vie, si la moindre prospérité leur cause une joie immodérée, la plus légere traverse les accable & les désespere : un bon accueil, un petit service suffisent pour vous concilier leur amitié ; mais une ombre d’injustice excite leur ressentiment : les honneurs & les marques de distinction leur causent des transports qui passent toute imagination, mais le mépris ne les afflige pas moins vivement. Il n’y a point de doute que le plaisir & la douleur ne fassent sur les personnes de cette humeur de plus fortes impressions que sur les tempéramens froids & phlegmatiques ; je crois cependant qu’il n’y a personne qui ne préférât ce dernier caractere, si le choix étoit en son pouvoir. Nous ne sommes gueres les maîtres de notre destinée, & c’est sur les esprits sensibles que le malheur frappe ses plus rudes coups : il s’empare de toutes leurs facultés, il émousse jusques au goût pour ces biens communs, dont la jouissance bien réglée fait la partie la plus essentielle du bonheur. Comme les plaisirs vifs sont de beaucoup plus rares que les grandes peines, les esprits sensibles en ont d’autant plus d’épreuves à soutenir ; pour ne pas dire que les fortes passions nous font commettre des imprudences & des indiscrétions, & faire de fausses démarches qu’il est souvent impossible de redresser.

Il y a une délicatesse de goût qui ressemble beaucoup à cette vivacité des passions, & qui nous rend sensibles à la beauté & à la laideur, comme l’autre à la prospérité & à l’adversité, aux bons offices & aux injures. Que l’on présente à un homme de goût un poëme ou un tableau, il sentira, pour ainsi dire, dans chaque partie de cet ouvrage, si les coups de maître qu’il y remarque, le ravissent & le transportent ; rien n’égale le désagrement & le dégoût que lui causent les endroits négligés ou mal traités : si une conversation assaisonnée de raison & de politesse est pour lui le plus grand des plaisirs, les grossiéretés & les impertinences sont pour lui le plus rude des supplices. En un mot, la délicatesse du goût & la vivacité des passions produisent les mêmes effets ; elles élargissent toutes deux la sphere des biens & des maux, & nous donnent toutes deux des peines & des plaisirs inconnus au reste des hommes.

Cependant, malgré cette ressemblance, je crois que l’on conviendra généralement que la délicatesse du goût est une chose très-desirable & qui mérite d’être cultivée ; au-lieu qu’un homme qui a les passions vives est à plaindre, & doit faire des efforts pour les adoucir. Les biens & les maux de la vie ne sont gueres en notre disposition ; mais nous pouvons choisir nos lectures, nos récréations, nos sociétés. Les philosophes qui ont voulu rendre le bonheur tout-à-fait indépendant des choses de dehors, ont tenté l’impossible : cependant tout homme sage doit tâcher de trouver son bonheur dans des objets qu’il a le pouvoir de se procurer ; & la délicatesse du goût lui en fournit les plus sûrs moyens. Ceux qui ont le talent de sentir le beau sont plus heureux par ce sentiment, qu’ils ne pourroient l’être en satisfaisant leurs appétits : une belle poésie, un raisonnement bien conduit a pour eux des attraits que n’ont point tous les plaisirs dont le luxe le plus prodigue pourroit les enivrer.

Il seroit difficile de déterminer quelle est, dans la constitution primitive de l’esprit, la liaison entre la délicatesse du goût & la vivacité des passions ; mais il me paroît qu’il y en a une très-étroite. Les femmes, qui ont les passions plus vives que nous, ont aussi plus de goût pour tout ce qui sert à embellir : c’est à elles à juger d’un habit & d’un équipage, & à régler les bienséances : ces sortes de beautés font plus d’impression sur elles que sur nous ; & si l’on réussit à flatter leur goût, on est sûr de leur plaire.

Mais quoi qu’il en soit de cette liaison, je suis persuadé que rien n’est si propre à réprimer l’effervescence des passions que la culture du goût, je dis de ce goût fin & sublime, qui nous met en état d’apprécier le caractere des hommes, les ouvrages de génie & les productions des beaux arts. Le goût pour ces beautés communes qui frappent les sens, est toujours proportionné aux degrés de sensibilité du tempérament : au-lieu que dans les sciences & dans les arts libéraux la délicatesse du goût n’est en effet autre chose que la force du bon-sens, ou du moins en est inséparable. Pour juger d’un ouvrage de génie, il y a tant de vues à combiner, tant de circonstances à confronter, il faut une si profonde connoissance de la nature humaine, qu’à moins d’avoir un entendement bien exquis, on ne fera jamais lien de passable dans ce genre. Et c’est une nouvelle raison pour nous engager à cultiver les beaux-arts. Notre jugement se fortifiera par cet exercice : nous nous formerons des idées plus justes de la vie humaine : plusieurs choses qui contristent ou réjouissent les autres, nous paroîtront trop frivoles pour y faire attention, & nous perdrons peu-à-peu cette excessive sensibilité, cette grande vivacité qui nous est si fort à charge.

Mais peut-être ai-je été trop loin, en disant que le goût des beaux-arts éteint les passions, & nous donne de l’indifférence pour ces objets qui sont si fort recherchés des autres hommes. En y réfléchissant plus mûrement, je trouve que ce goût augmente plutôt notre sensibilité pour les passions douces & agréables, & qu’il n’étouffe que les passions grossieres & féroces.


—— Ingenuas didicisse fideliter artes,
Emollit mores, nec sinit esse feros.


& j’en conçois deux raisons très-naturelles.

Premiérement rien n’est plus propre à adoucir l’humeur, que l’étude des beautés, soit de la poésie, soit de l’éloquence, soit de la musique, soit de la peinture : cette étude donne au sentiment une certaine élégance que sans elle personne ne sauroit acquérir : ces arts excitent de douces & de tendres émotions ; ils retirent l’esprit du trouble des affaires, lui inspirent le désintéressement, répandent des charmes sur la méditation, nous font aimer la vie tranquille, & nous plongent dans cette douce mélancolie, qui de toutes les dispositions d’esprit est la plus favorable à la naissance & de l’amour & de l’amitié.

En second lieu, la délicatesse du goût contribue à l’amour & à l’amitié, en bornant notre commerce à un nombre choisi de personnes, & en nous rendant indifférens pour les grandes sociétés. Rarement les gens du monde, quelque esprit qu’ils ayent, sont en état de discerner les caracteres, de remarquer ces différences fines, ces gradations imperceptibles qui rendent un homme si préférable à un autre homme : le premier venu, pourvu qu’il ait du sens commun, leur suffit ; ils lui parlent de leurs plaisirs & de leurs affaires avec la même franchise qu’ils en parleroient à tout autre ; ils le quittent avec la même légéreté, & trouvant d’abord de quoi le remplacer, ils ne s’apperçoivent pas de son absence. Mais, pour me servir des expressions d’un célebre François, le jugement ressemble à une horloge : les horloges les plus communes & les plus grossieres marquent les heures ; il n’y a que celles qui sont travaillées avec plus d’art qui marquent les minutes[1]. Un homme qui a bien digéré ses connoissances acquises dans la lecture & dans le monde, ne se plaît que dans une petite société choisie : il sent trop combien le reste des hommes répond peu aux idées qu’il s’en étoit formées. Ainsi ses affections étant compassées dans un espace plus étroit, faut-il s’étonner qu’elles agissent plus fortement que si elles étoient plus générales & plus répandues ? Souvent la bonne humeur d’un compagnon de table inspirera pour lui une solide amitié, & des ardeurs d’une bouillante jeunesse naîtra une belle passion.

SECOND ESSAI.

La liberté de la Presse.

Rien ne cause plus d’étonnement à un étranger qui aborde dans cette isle, que cette grande liberté dont nous jouissons de communiquer tout ce que bon nous semble au public par la voie de l’impression, jusqu’à censurer ouvertement toutes les mesures que le roi & ses ministres jugent à propos de prendre. Si le ministere se décide pour la guerre, aussi-tôt nous l’accusons ou de négliger les intérêts de la nation, ou de les méconnoître : l’état présent des affaires, disons-nous, exigeoit manifestement la continuation de la paix. Si au contraire le gouvernement incline pour la paix, nos politiques ne respirent que carnage & désolation : alors les sentimens pacifiques, selon eux, ne procedent que d’une bassesse & d’une lâcheté impardonnable. Cette liberté de tout dire, qui regne parmi nous, n’étant admise sous aucun autre gouvernement, soit monarchique, soit républicain, & n’étant pas plus tolérée en Hollande & à Venise qu’en France & en Espagne, elle fait naturellement naître ces deux questions. 1. D’où vient à la Grande-Bretagne un aussi singulier privilége ? 2. L’usage illimité que nous en faisons est-il avantageux ou préjudiciable au bien public ?

La forme mixte de notre gouvernement, qui fait que nous ne sommes ni monarchie ni république, mais quelque chose entre deux, peut, si je ne me trompe, fournir une réponse solide à la premiere de ces questions. Les politiques ont fait deux observations fort justes : la premiere, c’est que la liberté & l’esclavage, qui paroissent deux extrémités diamétralement opposées, sont plus voisines qu’on ne pense, & même se touchent de bien près : la seconde, c’est qu’en mêlant beaucoup de liberté avec un peu de monarchie, celle-ci y gagne & devient plus puissante ; au-lieu qu’en mettant dans un état monarchique une petite dose de liberté, le joug s’appesantit & devient plus insupportable. Je m’explique.

Dans un gouvernement absolu comme est celui de la France, où les coutumes ? les loix & la religion concourent pour rendre le peuple soumis, & même pour lui faire chérir la soumission, dans un tel gouvernement, dis-je, le monarque ne peut concevoir aucun ombrage de ses sujets, & par conséquent il n’a besoin de gêner ni leurs discours, ni leurs actions. D’un autre côté, dans un état purement républicain, en Hollande, par exemple, le magistrat n’étant jamais assez élevé en rang pour donner de la jalousie au peuple, on peut, en toute sûreté, lui confier un pouvoir très-étendu : mais si ce pouvoir est propre à maintenir l’ordre & le repos public, il contraint par-là même les actions des particuliers, & les retient dans les bornes du respect envers leurs supérieurs. C’est ainsi que les monarchies & les républiques se ressemblent dans les circonstances les plus essentielles. Dans les premieres, la suprême puissance ne se défie point du sujet : dans les dernieres le peuple n’est point jaloux de son magistrat : dans les unes & les autres, tout ombrage étant également banni, il naît une confiance réciproque entre ceux qui gouvernent & ceux qui sont gouvernés. De cette façon on voit régner une espece de liberté dans les états monarchiques, & une espece de pouvoir arbitraire dans les états républicains.

Je vais prouver ma seconde these : c’est-à-dire, que les formes moyennes de gouvernement, pour peu qu’elles different ; produisent les effets les plus opposés ; qu’un mélange de monarchie & de république, rend toujours la sujétion plus ou moins grande, & la domination plus ou moins pesante. Je produirai d’abord une remarque de Tacite concernant les Romains qui vivoient du tems des empereurs[2]. Ils ne s’accommodent, dit-il, ni d’une entiere liberté, ni d’un entier esclavage. Un poëte célebre applique cette même pensée à la nation angloise, dans ce beau tableau qu’il trace du regne d’Elizabeth.

… elle, dont la puissance

De l’Europe, à son choix, fit pencher la balance, Et fit aimer son joug à l’Anglois indompté,

Qui ne peut ni servir ni vivre en liberté[3],

En suivant ces idées, nous voyons, dans le gouvernement des empereurs romains, un mélange où le despotisme prévaut sur la liberté, & dans le nôtre un mélange où la liberté prévaut sur le despotisme. Les suites, de part & d’autre, sont, ainsi qu’on devoit s’y attendre, exactement conformes à la proposition que je veux établir. C’est le propre des formes mixtes de produire une jalousie réciproque entre le souverain & les sujets. Plusieurs des empereurs de Rome étoient des tyrans affreux, l’horreur de la nature & l’opprobre du genre humain : mais les motifs qui les portèrent à ces détestables cruautés, ne sont point inconnus, ils savoient fort bien que tous les patrices romains voyoient de mauvais œil l’empire entre les mains d’une famille qui, peu de tems auparavant, avoit été, tout au plus, leur égale ; & c’est ce qui excitoit & nourrissoit leurs jalouses fureurs. Si de-là nous tournons nos regards sur l’Angleterre, qui est plus république que monarchie, nous verrons que le parti républicain ne sauroit veiller à sa conservation, sans observer continuellement d’un œil jaloux ceux qui sont à la tête des affaires, sans s’élever contre tout ce qui sent le pouvoir absolu, & sans maintenir rigoureusement ces loix générales & inflexibles dont dépend la sûreté de nos biens & de nos vies. Chez nous une action ne doit passer pour criminelle, à moins que le législateur l’ait déclarée en termes exprès : on ne doit imputer un crime à personne, sans pouvoir en exhiber des preuves légales : le juge doit être concitoyen de l’accusé & sujet du même maître, afin que son propre intérêt l’engage à tenir ferme sur les loix, & à s’opposer aux usurpations & aux violences de la part du ministere. Il regne à-peu-près autant de liberté & même de licence parmi nous, qu’il y avoit d’esclavage & de tyrannie dans l’ancienne Rome ; & je viens d’en indiquer la véritable raison.

Ce sont donc là les principes sur lesquels est fondée la grande liberté dont la presse jouit en Angleterre. Personne ne doute que le pouvoir despotique ne se glissât insensiblement parmi nous, si nous n’étions continuellement sur nos gardes, attentifs à tous ses progrès. Dans cette supposition, il nous faut un moyen commode de sonner le tocsin, & de communiquer l’allarme aux deux bouts du royaume. L’esprit du peuple doit être excité, de tems à autre, contre les vues ambitieuses de la cour, & l’ambition de la cour doit être réfrénée par la crainte d’aigrir la nation. Rien ne répond mieux à cette fin que la voie de l’impression : c’est elle qui nous met en état d’employer tout notre savoir, tout notre esprit, tout notre génie pour la défense de la liberté, & d’inspirer le même zele à tous nos compatriotes. Nous ne saurions donc veiller trop scrupuleusement à la conservation d’un privilége d’où dépend la durée de notre république : & lorsque les Anglois se relâcheront sur ce point, soyons sûrs que leur état républicain va expirer, &. qu’il est prêt à être englouti par le pouvoir monarchique. Si la liberté de la presse est essentielle à notre constitution, on ne peut plus demander si elle est utile ou pernicieuse, & notre seconde question est décidée en même tems que la premiere ; car que peut-il y avoir de plus important pour un état libre que le maintien de son ancienne forme ? Mais je vais plus loin ; outre que cette liberté paroît un privilége commun que tout le genre-humain est en droit de réclamer, les inconvéniens qu’elle entraîne sont en si petit nombre & si peu considérables, qu’il me semble qu’il n’y a point de gouvernement qui ne dût la tolérer : j’excepte pourtant le gouvernement ecclésiastique, à qui, en effet, elle pourroit devenir funeste. Au reste, on se tromperoit fort, si l’on en appréhendoit ici les mêmes suites qui résulterent autrefois des harangues des orateurs d’Athenes, ou de celles des tribuns de Rome ; il n’y a point de comparaison à faire entre ces deux cas. En lisant un livre ou une brochure qui roule sur les affaires du tems, nous sommes seuls, & rien ne trouble le calme de notre esprit : les passions que cette lecture peut faire naître, ne sauroient devenir contagieuses : personne n’est-là pour les enflammer, ou à qui nous puissions les communiquer : il n’y a point-là de ton ni de geste, point d’appareil oratoire, propre à nous séduire : & supposé que notre esprit soit naturellement porté à la sédition, il n’en peut pourtant arriver aucun mal, dès que nous n’avons point d’objet devant nous contre lequel nous pouvons éclater dans les premiers momens. Ainsi, quelque abus que l’on puisse faire de la liberté de la presse, je doute fort qu’elle puisse jamais occasionner des tumultes ou des rebellions. Les murmures & les mécontentemens qu’elle occasionne, s’évaporent en paroles : par-là le magistrat en est informé à tems ; & cela ne vaut-il pas mieux que s’ils ne parvenoient à sa connoissance, que lorsqu’il est trop tard, pour prendre des mesures pour y remédier ? Les hommes, il est vrai, sont toujours plus enclins à croire le mal que le bien qu’on dit de leur supérieur ; mais qu’on le leur imprime ou non, ils n’en croiront ni plus ni moins. Un bruit lourd qu’on se répete à l’oreille, fait souvent autant de chemin, devient aussi dangereux que si on le confioit au papier. Que dis-je ? Le danger sera d’autant plus grand, que la liberté de penser sera plus gênée, qu’on sera moins en état de poser le pour & le contre, & de distinguer le vrai du faux.

Plus on acquiert d’expérience, plus on le détrompe de cette idée qui représente le peuple comme une hydre formidable, comme un monstre furieux qu’il faut enchaîner. On apprend qu’à tous égards on gagne plus sur les hommes en les guidant par la raison, qu’en les traînant ou en les poussant comme des bêtes. On croyoit autrefois que la tolérance étoit tout-à-fait incompatible avec les maximes du gouvernement : on ne concevoit pas que différentes sectes pussent vivre ensemble en paix, s’aimer les unes les autres, & avoir toutes la même affection pour leur patrie commune : les Provinces-unies, en admettant la liberté religieuse, ont fait revenir le monde de cette erreur : l’Angleterre a donné un exemple pareil par rapport à la liberté civile, & n’a pas eu jusqu’ici sujet de s’en repentir ; car je ne compte pour rien cette légere fermentation qui paroit s’être emparée actuellement des esprits. Il est plutôt à espérer qu’à mesure que nous nous accoutumerons d’avantage à voir discuter librement les affaires de l’état ; nous apprendrons à en juger avec plus de solidité, & serons d’autant moins séduits par les bruits vagues & par les rumeurs populaires.

N’est-ce pas une pensée consolante, pour tous ceux qui aiment la liberté, que le privilége de la presse ne sauroit gueres nous être enlevé, sans qu’on nous enleve en même tems notre état républicain & notre indépendance. Il est rare que la liberté, de quelque espece qu’elle soit, ait été détruire d’un seul coup. Des hommes nés libres, ont de l’horreur pour le seul nom d’esclavage : il ne peut donc s’insinuer que par degrés ; & il faut qu’il essaie mille formes différentes, avant d’en trouver une qui le fasse recevoir. Mais si la liberté de la presse devoit périr parmi nous, elle devroit périr tout-à-la-fois : sa chûte, pour ainsi dire devroit être instantanée, & voici pourquoi. Nos loix générales contre les séditions & contre les libelles sont à un point à ne pouvoir être renforcées. Il ne reste donc que deux moyens de nous borner d’avantage à ces égards. Le premier, ce seroit de soumettre tout ce qui s’imprime à la censure : le second, de confier à la cour le pouvoir arbitraire de châtier les auteurs de tous les écrits qui lui déplaisent. Or l’un & l’autre de ces moyens seroit une infraction si criante de tous nos priviléges, que probablement ce ne pourront être-là que les derniers abus d’un gouvernement despotique : de sorte que lorsque nous verrons réussir de pareilles entreprises, nous pourrons hardiment conclure que c’en est fait

pour toujours de la liberté de la Grande-Bretagne.

TROISIÈME ESSAI.

L’Impudence & la Modestie

Il me semble que les plaintes faites contre la providence ont été souvent mal fondées, & que les bonnes ou mauvaises qualités des hommes contribuent plus qu’on ne pense communément à leur bonne ou à leur mauvaise fortune.

Il y a sans doute des exemples contraire à ce que j’avance, & en assez grand nombre ; mais ces exemples ne sauroient néanmoins être mis en parallele avec ceux que nous avons d’une distribution juste & équitable de la prospérité & de l’adversité, & cette distribution est même une suite naturelle du train ordinaire des choses humaines.

Une disposition à la bienveillance envers les autres hommes produit presque toujours un retour d’estime & d’amitié de leur part ; ce qui, outre la satisfaction qui nous en revient immédiatement, fait la circonstance la plus importante de notre vie, en tant qu’elle facilite l’exécution de tous nos desseins & de toutes nos entreprises. Les autres vertus sont à-peu-près dans le même cas : la prospérité est naturellement, quoique non nécessairement attachée au mérite & à la vertu : & l’adversité l’est de même au vice & à la folie.

Je dois cependant convenir que cette regle admet une exception par rapport à une qualité morale. La modestie cache nos talens, au-lieu que l’impudence les déploie & les fait paroître dans tout leur éclat : c’est par-là qu’elle fait parvenir tant d’hommes dans le monde, malgré le désavantage d’une basse naissance & d’un mérite obscur.

L’indolence & l’incapacité de la plupart des hommes les dispose toujours à recevoir tout fait qui veut leur en imposer pour tout ce qu’il veut paroître, & à regarder ses airs avantageux comme des preuves de mérite qu’il s’attribue. Une sorte d’assurance & de fermeté semble être la compagne naturelle de la vertu, & peu de gens savent la distinguer de l’impudence ; d’un autre côté la défiance. étant un effet naturel du vice & de la folie, elle a décrédité la modestie qui lui ressemble de si près à la premiere vue.

Quoique l’impudence soit en effet un vice, nous remarquons cependant qu’elle a la même influence sur la fortune que si c’étoit une vertu, & qu’elle coûte presque tout autant de peine à acquérir, ce qui la distingue de tous les autres vices qui nous deviennent familiers en fort peu de tems, & s’enracinent dans nos cœurs à mesure que nous nous y livrons. Combien de gens, qui convaincus que la modestie nuisoit à leur fortune, ont résolu d’être impudens, & de paroître dans le monde avec un visage effronté ? Mais c’est une remarque à faire, que ces gens-là ont rarement réussi dans leur entreprise, & qu’ils ont été obligés pour l’ordinaire de retomber malgré eux dans leur premiere modestie. Rien ne fait faire plus de chemin dans le monde qu’une bonne dose d’impudence naturelle : la fausse ne sert à rien, ni ne sauroit se soutenir. En toute autre entreprise. quelque faute qu’un homme commette, dès, qu’il s’en apperçoit, il est d’autant plus près de s’en corriger ; mais s’il prétend à l’impudence, & qu’il lui soit jamais échappé un trait de modestie, le souvenir de cette faute le couvrira de confusion, lui fera infailliblement perdre contenance ; après quoi il rougira encore & de l’avoir commise & de la honte d’en avoir rougi, jusqu’à ce qu’il soit enfin reconnu pour un fourbe & pour un plagiaire mal-adroit,

S’il y a quelque chose qui puisse augmenter la confiance d’un homme modeste, il faut que ce soit quelque avantage de fortune, auquel le hasard l’ait fait parvenir : les richesses font ordinairement qu’un homme en est plus favorablement accueilli dans le monde, elles donnent un nouveau lustre au mérite, & suppléent en grande partie à son défaut.

C’est une chose surprenante & digne de remarque, que les airs de supériorité que se tiennent des sots & des coquins dans l’opulence sur des gens de plus grand mérite dans la misere, & de voir ces derniers ne s’opposer presque point à ces usurpations, mais sembler même les autoriser par la modestie de leur conduite : leur bon-sens & leur expérience, les rendant défians dans leurs jugemens, leur fait examiner chaque chose avec la plus scrupuleuse exactitude : ainsi la délicatesse de leurs sentimens les intimide, leur fait craindre de commettre des fautes, & de perdre dans le commerce du monde cette intégrité de mœurs dont ils sont si jaloux. Accorder la sagesse avec la confiance est une chose aussi difficile, que de concilier le vice avec la modestie.

Voilà les réflexions qui se sont présentées à mon esprit sur le sujet de l’impudence & de la modestie. Je pense que mon lecteur ne sera pas fâché de les voir reparoître sous une autre forme dans l’allégorie suivante.

Au commencement du monde, Jupiter joignit ensemble la vertu, sagesse, & la confiance ; & le vice & la folie avec la défiance. Ainsi associées, il les plaça sur la terre. Mais quoiqu’il se flattât de les avoir assorties avec beaucoup de jugement, & qu’il eût dit que la confiance étoit la compagne naturelle de la vertu, & la défiance celle du vice, la désunion ne tarda pas à se mettre parmi elles. La sagesse qui étoit le guide de l’une des deux sociétés, croit accoutumée à ne s’engager dans aucun chemin avant d’avoir soigneusement examiné où il conduisoit, & sans avoir pesé la possibilité & la vraisemblance du danger : elle consumoit ordinairement quelque tems dans ces délibérations, délai qui déplaisoit fort à la confiance, dont l’avis étoit toujours de prendre sans examen le premier chemin qui se présentoit. La sagesse & la vertu étoient inséparables ; mais un jour la confiance, suivant son naturel impétueux, devança de beaucoup ses guides & ses compagnes, & ne se sentant aucun besoin de leur secours, elle ne sembarrassa plus du soin de les rejoindre, & les abandonna sans retour.

L’autre société eût le même sort que la premiere, & se désunit comme elle. Comme la folie ne voyoit que d’une vue très-courte & très-bornée, elle ne savoit quel chemin prendre, & le choix l’embarrassoit ; cet embarras étoit encore augmenté par la défiance qui retardoit toujours le voyage par ses doutes & par ses irrésolutions. Tous ces retardemens n’étoient point du goût du vice qui n’aime ni les difficultés, ni les délais, & qui n’est satisfait que lorsqu’il a pleine carrière, & qu’il peut suivre librement ses inclinations. Il savoit bien que, quoique la folie prêtât l’oreille à la défiance, elle seroit aisée à gouverner lorsqu’elle seroit seule ; c’est pourquoi ainsi qu’un cheval rétif jette loin son cavalier, il se débarrassa brusquement de ce contrôleur de tous ses plaisirs, & continua son voyage avec la folie, à laquelle il demeura toujours inviolablement attaché.

La confiance & la défiance, ainsi éloignées de leurs compagnes, errèrent pendant quelque tems, jusqu’à ce que le hasard les conduisît toutes deux au même village. La confiance prit d’abord le chemin du château qui appartenoit à la richesse, dame du lieu ; & sans attendre le portier, elle s’introduisit elle-même jusques dans le cabinet le plus reculé, où elle trouva le vice & la folie qui avoient été fort bien reçus avant elle ; elle se joignit à eux, & gagna en peu de tems les bonnes graces de son hôtesse. Sa familiarité avec le vice devint si grande, qu’elle fût enrôlée avec lui & la folie dans la même société ; ils devinrent dès lors les favoris de la richesse, & dès ce moment ne la quittèrent plus.

La défiance, en attendant n’osant approcher du château, accepta l’invitation d’un des vassaux nommé la pauvreté ; elle entra dans sa cabane où elle trouva la sagesse & la vertu, qui s’y étoient retirées après que la richesse leur eût refusé le gite. La vertu eut pitié d’elle, & la sagesse, lui trouvant des dispositions qui promettoient un heureux changement de conduite, elles l’admirent dans leur compagnie : & en effet leur commerce la corrigea en fort peu de tems, devenue plus douce & plus aimable, on l’appella modestie.

Comme la mauvaise compagnie a toujours plus d’influence que la bonne, la confiance, quoique d’ailleurs fort rebelle aux conseils & aux exemples, dégénéra si fort par ses liaisons avec le vice & la folie qu’elle reçut le nom d’impudence. Les hommes qui avoient vû les sociétés dans leur état primitif, & telles que Jupiter les avoit formées, ne sachant rien de ces désertions mutuelles furent entraînés par-là dans de fort étranges méprises, qui durent encore, car par-tout où ils voyent l’impudence, ils comptent sur la vertu & sur la sagesse, & où ils remarquent la modestie, ils donnent les noms de vice & de folie à ses associés.

QUATRIÈME ESSAI.

Où l’on prouve que la Politique peut être réduite en forme de Science.

On dispute s’il y a une différence réelle entre diverses sortes de gouvernement ? Il y en a qui penchent à croire que tout dépend du caractere & de la conduite des chefs de l’état, & que par conséquent tout gouvernement n’est bon ou mauvais que selon qu’il est bien ou mal administré[4]. De cette façon on termineroit bientôt la plupart des disputes de politique ? Il y auroit de la folie, ou du moins de la bigotterie, à se passionner pour une constitution au point de la préférer à une autre quelconque. Quoiqu’ami de la modération autant qu’on puisse l’être, je ne puis m’empêcher de condamner ce sentiment : il seroit en effet bien fâcheux que les choses humaines eussent si peu de consistance, & que leur sort dépendît uniquement du caractere & de l’humeur accidentelle de quelques particuliers.

L’histoire, à-la-vérité, semble former une présomption contre moi. On a vû le même gouvernement, en différentes mains, passer d’une extrémité à l’autre, devenir tout d’un coup très-bon de très-mauvais qu’il étoit, & réciproquement se changer à son désavantage. Qu’on considere le royaume de France sous les deux Henris. Des chefs tyranniques, inconstans, artificieux, des sujets séditieux, traîtres, rebelles, & perfides : voilà le triste tableau du regne de Henri III. Un héros, un roi patriote lui succéda, & il n’eût pas plutôt affermi son trône, que tout changea de face : ce ne fût plus ni le même gouvernement, ni le même peuple ; & il n’y a point d’autre raison de ce changement, que les différens caracteres & les différentes façons de penser de ces deux princes. En comparant le regne d’Elisabeth avec celui de Jacques, nous remarquerons la même différence dans un sens contraire ; & l’histoire tant ancienne que moderne, en fournit des exemples sans nombre.

Mais qu’on me permette ici de distinguer. Dans tous les gouvernemens absolus, & tel à peu près étoit celui d’Angleterre jusqu’au milieu du siecle passe, en dépit de toutes les belles déclamations sur l’ancienneté de notre liberté ; dans tous ces gouvernemens, dis-je, l’administration fait beaucoup : & c’est-là un de leurs plus grands inconvénient. Il n’en est pas de-même dans un état républicain. Si la liberté du peuple ne mettoit pas un frein à l’autorité des chefs, si une pareille constitution n’avoit aucune influence sur l’esprit humain, si elle n’intéressoit pas même les plus méchans d’entre les hommes au bien commun, une république seroit assurément la chose du monde la plus absurde. Mais au moins est-ce-là le dessein de leur établissement ; & c’est encore-là l’effet qui en résulte, si elles sont fondées sur de sages loix ; au-lieu qu’elles ne peuvent devenir que des sources secondes en désordres, en crimes & en noirceurs, toutes les fois que la vertu & la sagesse n’ont point présidé à leur institution, & à la formation de leur premier plan.

Je ne sais si la géométrie nous offre des conclusions plus générales & plus certaines que celles qu’on peut fonder sur la forme particuliere que la législation a donnée à chaque gouvernement ; ce qui montre assez que cette forme n’est pas le fruit de l’humeur & de caprice.

Dans la république Romaine le pouvoir de faire ou d’abroger les loix, résidoit tout entier chez le peuple : les consuls & les grands n’y avoient pas même voix négative ; & ce n’étoit point par des représentans, c’étoit en corps que le peuple exerçoit ce pouvoir. Quelles en furent les suites ? Les voici. Cette nation s’étant accrue par ses succès. & par ses conquêtes, & s’étant étendue à une grande distance de la capitale, toutes les résolutions continuèrent de rouler sur les suffrages des tributs de Rome, quoique composées de la plus vile populace : c’étoit donc le peuple qu’il falloit gagner, pour lui plaire il falloit le caresser, affecter ses manieres, flatter son goût. Dès-lors, pour s’insinuer dans sa faveur, il falloit l’entretenir dans l’oisiveté. Distributions publiques de bled, présens particuliers, rien ne fut épargné par les candidats qui briguoient les charges, c’étoit à qui inventeroit quelque nouveau moyen de le corrompre. De jour en jour la licence s’accrut ; le champ de Mars devint le théâtre du tumulte & de la sédition ; des esclaves armés se mêlèrent parmi ces indignes citoyens : l’état n’étoit plus qu’une anarchie, & les choses étant parvenues à ce point, le despotisme des Césars fut un vrai bonheur pour les Romains, & la seule ressource qui pouvoit les sauver d’une ruine totale. Voilà à quoi aboutit une démocratie où il n’y a point de corps représentatif.

La noblesse peut posséder le pouvoir législatif, soit en tout, soit en partie, & cela de deux manieres. Ou chaque noble participe à ce pouvoir, comme membre du corps entier de la noblesse ; ou bien le corps entier en jouit, en tant qu’il est composé de membres dont chacun en a une portion séparée. Le gouvernement de Venise est de la premiere espece, celui de Pologne de la seconde. À Venise, la souveraine puissance réside dans la noblesse en corps ; les particuliers ne jouissent d’aucune autorité qui ne soit subordonnée à celle-là. Il en est tout autrement en Pologne : là, chaque gentilhomme a sur ses vassaux un pouvoir héréditaire, qu’il exerce librement dans son domaine ; l’autorité de la diete n’est que le résultat du concours de tous ses membres. Par cette seule idée de ces deux sortes de gouvernement, on pourroit déjà prévoir & déterminer quels effets ils tendent à produire, & les suites qu’ils doivent avoir l’un & l’autre. Quelque différence que l’éducation & le tempérament puisse mettre entre les hommes, l’aristocratie Vénitienne sera toujours infiniment au-dessus de la Polonoise. Une noblesse, qui possede la souveraineté en commun, est intéressée à maintenir la paix & l’ordre, tant dans son propre corps que parmi ses sujets. Personne n’y est assez puissant pour oser enfreindre la barrière des loix ; les possessions sont toujours assurées aux propriétaires : la domination que les nobles exercent sur le peuple, ne peut jamais dégénérer en tyrannie. Un gouvernement tyrannique ne pourroit être avantageux qu’à quelques individus ; mais il seroit contraire aux intérêts de tous, & par conséquent il ne sauroit prévaloir. Il n’y a que deux corps dans la république, les nobles & le peuple, & ils ne sont distingués que par le rang ? ce qui ferme l’entrée à ces haines & à ces factions qui désolent les pays, & qui hâtent la chûte des états. Si l’on compare à cette constitution celle de la Pologne, on verra aisément combien, à tous égards ; elle perd dans la comparaison.

On peut tellement partager le pouvoir d’une république, qu’il en demeure une partie considérable entre les mains d’une seule personne, d’un duc, d’un prince, d’un roi, ou comme on voudra la nommer, ce pouvoir faisant le contre-poids de celui qui reste à la nation, le gouvernement sera tenu dans un juste équilibre. Cette premiere dignité de l’état peut être élective ou héréditaire ; ceux qui ne considerent les choses que superficiellement, se déclareront pour la forme élective ; mais un homme qui réfléchit, verra bientôt que cette forme est sujette à de grands inconvéniens, & que l’autre vaut mieux en toute façon : & l’on peut dire que c’est-là une vérité éternelle & immuable. Dans un gouvernement électif, la succession au trône est un objet de trop grande conséquence, pour ne pas diviser toute la nation. De-là, à chaque vacance on doit s’attendre à une guerre civile, le plus horrible de tous les fléaux. On ne peut élire pour chef qu’un étranger ou un concitoyen. Le premier ne connoît point le peuple qu’il doit commander : une défiance réciproque régnera entre lui & ses sujets ; il se livrera à des étrangers, qui n’auront rien de plus pressé que de mettre à profit le tems de leur faveur & l’autorité de leur maître, pour amasser des richesses. Si l’on place sur le trône un natif du pays, il y portera toutes ses amitiés & ses haines privées : il sera l’objet perpétuel de la jalousie des grands, qui ne verront jamais de bon œil leur égal devenu leur supérieur. Enfin on n’obtient jamais des couronnes par la raison qu’on en est digne : ce sont des choses d’un trop haut prix pour pouvoir être la récompense du mérite. Leur brillant éclat tentera toujours les aspirans à employer tout les moyens possibles pour se les procurer. S’ils ne peuvent arracher par force les suffrages des électeurs, ils feront des intrigues pour les gagner, ou répandront de l’argent pour les corrompre. De sorte qu’à tout prendre on n’est pas plus sûr de bien rencontrer par le hasard de l’élection, que par le hasard de la naissance. On peut donc, regarder comme des axiômes en politique ces trois propositions.

La meilleure MONARCHIE est celle où la souveraineté est héréditaire : la meilleure ARISTOCRATIE exige une noblesse sans vassaux : & un peuple qui opine par des représentans, fait la meilleure DÉMOCRATIE.

J’ai donc prouvé que la politique admet des vérités générales, vérités invariables, qui ne dépendent ni de l’éducation ni de l’humeur, soit des souverains, soit des sujets. Mais ce ne sont pas-là les seuls principes de cette science ; je vais en produire d’autres, qui mettront ce sujet encore dans un plus grand jour.

Dans les états libres on ne sauroit douter que le citoyen, qui participe à la liberté, ne soit fort heureux ; mais d’un autre côté nous voyons que le gouvernement républicain a fait, dans tous les tems, la désolation & la ruine des provinces sujettes. Ce trait historique peut, si je ne me trompe, être érigé en maxime.

Lorsqu’un monarque a étendu ses domaines par la force des armes, il ne met plus de différence entre ses anciens & ses nouveaux sujets, il les traite tous sur le même pied, & en effet à l’exception d’un petit nombre de favoris qui approchent de sa personne, tout le reste lui est fort égal. Les loix de l’état les regardent donc tous indistinctement, & il ne se fera exception en faveur de personne. Le prince veillera à la sûreté commune, & ne souffrira point qu’aucun particulier ose opprimer l’autre. Dans les républiques, au contraire, il y a de grandes distinctions à tous ces égards ; cela doit être, & ce mal ne peut cesser que lorsque les hommes auront appris, & quand l’apprendront-ils ? à aimer leur prochain comme eux-mêmes. Ici tous les conquérans sont, en même-tems, des législateurs, & comptez qu’en travaillant pour le public, ils ne s’oublieront pas. Soit en gênant le commerce, soit en imposant des taxes, ils sauront fort bien, faire tourner à leur profit particulier les victoires qu’ils remportent pour la patrie. Dans, une république, les gouverneurs des provinces ont beau jeu ; la cabale, la subordination, mille ressorts d’intérêt leur ouvrent autant de portes par où ils peuvent se sauver avec le butin qu’ils ont fait ; & leurs concitoyens ont de l’indulgence pour des abus qui répandent l’abondance parmi eux, les enrichissent de la dépouille des nations. Ajoutons que dans un état libre, c’est une précaution nécessaire de changer souvent le gouvernement des provinces ; ce qui oblige ces despotes, qui n’ont qu’un tems, à être plus expéditifs dans leurs rapines, afin de faire leur coup avant qu’ils soient déplacés.

Les Romains, du tems de la république, étoient les maîtres & les tyrans du monde. Rien n’égale la cruauté de leurs magistrats provinciaux ; Il y eût à-la-vérité des loix séveres contre la véxation des provinces, mais Cicéron étoit d’avis que pour le bonheur des sujets de Rome, on devoit abolir toutes ces loix. Car alors, dit-il, nos magistrats, sûrs de l’impunité, ne pilleroient au moins que pour eux-mêmes ; au-lieu qu’actuellement ils sont obligés de piller encore pour leurs juges, & pour tous les grands de Rome, dont la protection leur peut devenir nécessaire. Peut-on lire, sans frissonner, le récit des horreurs que commit Verrès ? Et peut-on voir ensuite cet infâme scélérat, après que Cicéron eut épuisé contre lui toutes les foudres de son éloquence, & l’eut fait condamner selon toute la rigueur des loix, peut-on, dis-je, sans la derniere indignation, voir ce monstre jouissant en paix, jusqu’à l’âge le plus avancé, d’une opulence si indignement acquise ? Il ne fut compris que trente années après dans la proscription, & sans l’immensité de ses richesses, dont Marc-Antoine étoit avide, il eût échappé pour la seconde fois. Sa chûte fut honorable, il succomba avec Cicéron lui-même, & avec tout ce que Rome avoit de plus illustre & de plus vertueux.

Tacite[5] nous apprend que dès que Rome cessa d’être république, le joug des provinces devint plus léger ; les plus inhumains des empereurs, un Domitien[6], par exemple, avoient pourtant soin d’empêcher qu’on ne les foulât. Sous Tibere, ou estimoit les Gaules plus riches que l’Italie[7]. Sous les Empereurs la valeur & la discipline militaire étoient sur leur déclin, mais on ne voit pas que le gouvernement monarchique ait jamais appauvri ou dépeuplé les provinces de l’empire Romain.

Si de l’Italie nous partons en Afrique, nous verrons avec quelle barbarie Carthage traite les pays qui sont sous sa domination. Ces tyrans républicains ne se contenterent point d’en exiger la moitié du produit des terres, taxe déjà très-exorbitante : ils y ajoutèrent nombre d’autres impôts, que l’on peut voir dans Polybe[8].

Mais sans nous enfoncer d’avantage dans l’antiquité, l’histoire moderne & ce qui se passe sous nos yeux, suffit pour confirmer la vérité de notre maxime. Nous voyons par-tout les pays soumis à des monarques absolus, jouir d’un sort plus doux que les sujets des républiques. L’Irlande, peuplée en grande partie de colonies Angloises, ornée de plusieurs droits & priviléges, sembleroit devoir se trouver beaucoup mieux que des états soumis par le droit de la guerre ; mais qu’on la compare aux pays conquis de la France, & l’on verra de quel côté est l’avantage. L’isle de Corse est encore une preuve frappante de notre proposition.

Machiavel a fait, sur les conquêtes d’Alexandre le Grand, une réflexion politique, que l’on peut, je crois, regarder comme une de ces vérités éternelles, que les tems ni les accidens ne sauroient changer. Il peut paroître surprenant, dit cet écrivain, que des provinces aussi subitement conquises, aient été si paisiblement possedées par les successeurs d’Alexandre, & qu’il ne soit jamais venu dans l’esprit aux Persans de profiter des troubles & des guerres civiles qui divisoient la Grèce, pour rétablir leur ancien gouvernement. Mais voici comme on peut expliquer ce singulier phénomene. Un monarque peut gouverner ses peuples de deux façons différentes, il peut, en suivant les maximes de l’Orient, ne laisser parmi ses sujets d’autre distinction que celle de sa faveur, elle seule réglera les rangs : dès-lors il n’y a ni titres ni possessions héréditaires, la naissance a perdu ses droits ; tout le crédit qu’un particulier peut avoir dans la nation, releve de la volonté de souverain. Un monarque peut aussi user de son pouvoir d’une maniere plus douce : nous en voyons l’exemple dans nos souverains de l’Europe. Sous leur domination, il y a des sources d’honneur ouvertes, qui ne dépendent point uniquement de la faveur ; la naissance, les titres, les biens, le courage, la probité, les connoissances, les grandes actions, les heureuses entreprises donnent une distinction qui n’est point empruntée du sourire du maître. Dans la premiere sorte de gouvernement, il est impossible au peuple, qui a été conquis, de secouer le joug, parce que personne n’a assez d’autorité ou de crédit personnel pour s’ériger en chef de l’entreprise ; au-lieu que dans la seconde le moindre désastre qui arrive aux vainqueurs, la moindre désunion qui naît entr’eux, animera les vaincus à prendre les armes, & à se révolter, parce qu’ils sont sûrs de ne jamais manquer de chefs prêts à se mettre à leur tête[9] Ce sont-là les réflexions de Machiavel. Elles me paroissent très-solides & très-concluantes : je souhaiterois qu’il ne les eût point gâtées, en y mêlant des faussetés. Il dit qu’autant qu’il est facile de contenir dans l’obéissance une monarchie accoutumée au gouvernement oriental, lorsqu’on l’a une fois subjuguée, autant il est difficile de la subjuguer. La raison qu’il en donne, c’est que dans ces sortes d’empires il n’y a aucun sujet assez puissant pour favoriser les entreprises de l’ennemi par son mécontentement ou par ses cabales. Mais, pour ne pas dire que la tyrannie énerve le courage des peuples, & leur inspire de l’indifférence pour leur souverain, il n’y a qu’à remarquer une chose, sur laquelle l’expérience ne laisse aucun doute. C’est que dans ces gouvernemens, l’autorité que le prince confie aux généraux, & aux magistrats, est aussi absolue dans sa sphere que la sienne propre : & chez des barbares, habitués à une aveugle obéissance, il n’en faut pas d’avantage pour produire les révolutions les plus dangereuses & les plus funestes. Ainsi, à tout prendre, un gouvernement doux & modéré, est le meilleur que puissent souhaiter & le monarque & le sujet, puisqu’il fait également la sûreté de l’un & de l’autre.

Le légistateur, qui songe à se rendre digne de ce glorieux titre, ne remettra donc pas le sort de l’état au hasard, il tâchera de pourvoir au bonheur des peuples à naître, en fondant un systême qui puisse durer jusqu’à la postérité la plus reculée. Les mêmes causes produiront toujours les mêmes effets : de sages réglemens sont le meilleur héritage qu’un patriote puisse laisser aux siecles à venir.

Dans le tribunal le moins considérable, dans un petit bureau, on prévient bien des abus qui naîtroient de la dépravation naturelle des hommes, en établissant de l’ordre, & en observant des formalités. Pourquoi n’en seroit-il pas de même dans les grandes sociétés ? À quoi peut-on attribuer la longue durée & l’état florissant de la république de Venise, si ce n’est à la sagesse de ses loix ? D’un autre côté ne peut-on pas voir dans la constitution primordiale des gouvernemens de Rome & d’Athenes le fondement des troubles qui ont déchiré ces fameuses cités, & le germe de leur destruction ? Rien ne dépend ici de l’éducation & des mœurs des hommes : on a vu la même république prospérer dans un de ses départemens, tandis que les autres tomboient en décadence, quoiqu’ils fussent tous gouvernés par les mêmes personnes. Il est visible que cela ne pouvoit venir que de la différence des instituts, selon lesquels ses différentes parties étoient dirigées. C’étoit-là précisément le cas de la république de Genes pendant ses divisions intestines. Tandis que l’état fut en proie à la sédition, au tumulte & au désordre, la banque de Saint George, sous laquelle étoit comprise une partie considérable de la nation, fut conduite avec toute la sagesse & toute l’intégrité que l’on pouvoit desirer[10].

Le zele pour le bien public ne suppose pas toujours des particuliers vertueux, & les tems les plus féconds en patriotes, ne sont pas les plus recommandables pour la pureté des mœurs dans la vie privée. Tous les politiques vous diront que le période le plus brillant de l’Histoire Romaine tombe entre la premiere & la derniere guerre Punique. Les contestations des Tribuns tenoient alors la balance égale entre la noblesse & le peuple, & les conquêtes n’étoient point encore assez vastes pour troubler cet équilibre. Cependant dans ce même tems rien n’étoit plus commun que le crime horrible de l’empoisonnement. Dans moins d’une saison un préteur avoit infligé, dans une partie de l’Italie, la peine capitale à plus de trois mille empoisonneurs[11], & les informations se multiplioient encore de jour en jour.

Ce n’étoit-là rien de nouveau : les tems les plus reculés de la république nous offrent des exemples de ce crime, plus affreux encore que celui que nous venons de rapporter[12]. Telle étoit, dans sa vie privée, cette nation que nous admirons si fort dans l’histoire. Je ne crains point de dire que les Romains ont été infiniment plus vertueux sous les deux triumvirats, lors même que déchirant à l’envi les entrailles de leur commune patrie, ils plongeoient l’Univers dans le sang & dans le carnage, & que l’on vit.

Romains contre Romains, parens contre parensi, Combattre seulement pour le choix des tyrans,[13],

Ce sont-là autant de motifs propres à échauffer le zele du citoyen pour le maintien des vieux établissemens, ces établissemens sont le boulevard de la liberté, la base du bien public, le frein qui retient la cupidité & l’ambition des particuliers entreprenans. Rien ne fait plus d’honneur à l’homme que de le voir susceptible d’un amour ardent de son pays, cet amour est la plus noble de toutes les passions, & d’un autre côté ne rien sentir pour sa patrie, c’est trahir un caractere vil & une ame basse. Celui qui n’aimant que lui-même, ne fait ni estimer le mérite, ni répondre aux amitiés, est un monstre exécrable ; & celui qui est ami, sans être patriote, n’a gueres de prétention au titre d’homme vertueux.

Mais qu’est-il besoin d’insister sur ce sujet ? Les Zélateurs ne nous manquent pas ; il s’en trouve toujours assez qui ne cherchent qu’à aigrir les esprits, à échauffer les passions ; leur véritable dessein c’est de grossir leur parti ; le bien public n’est que le prétexte spécieux dont ils colorent leurs vues particulieres. Ce n’est pas de cette espece de zele que je voudrois enflammer mes compatriotes ; j’aimerois mieux leur apprendre à le modérer ; mais peut-être le plus sûr moyen d’inspirer de la modération aux membres, ce seroit d’augmenter l’affection & le zele pour le tout. Si l’on pouvoit rendre les partis qui divisent[14] actuellement ; notre nation plus modérés & plus équitables les uns envers les autres, d’une façon qui ne diminuât rien de leur attachement pour la patrie, & qui n’empêchât personne de remplir le plus important de tous les devoirs, en travaillant pour les intérêts de son pays, ce seroit-là, je crois le tempérament le plus juste & le plus convenable. Voyons si nous pourrons le trouver à l’aide des principes que nous avons posés.

Dans un état tel que le nôtre, où regne une liberté sans bornes ; soit qu’on attaque soit qu’on défende un Ministre qui est en place ; on outre les choses ; on exagere les bonnes qualités qu’il a, ou on le charge de défauts qu’il n’a pas. Ses ennemis le peindront des plus noires couleurs : il aura mal administré tant l’intérieur du royaume que les affaires du dehors. Il n’y aura bassesse, faute, ni crime dont ils ne le jugent capable. On mettra sur son compte toutes sortes de malversation, des guerres entreprises sans nécessité, des traités scandaleux, la dissipation du trésor, des taxes onéreuses. Sa mauvaise conduite, ajoutera-t-on, pour aggraver sa condamnation, portera des influences pestilentieuses jusques dans la postérité ; il a sappé les fondemens de la plus excellente constitution qui soit dans l’Univers : c’en est fait de ces loix, de ces établissemens, de ces coutumes, de ce sage systême qui a fait le bonheur de nos Ancêtres pendant tant de siecle. Il ne lui suffit donc pas d’être un méchant lui-même, il faut encore qu’en forçant les barrieres les plus respectables il prépare l’impunité à tous les méchans qui pourront lui succéder.

Si au contraire nous écoutons les partisans, du Ministre, nous entendrons des Panégyriques qui ne sont pas moins excessifs. Il remplit toutes les fonctions avec prudence, avec fermeté, avec modération : il veille à notre gloire & à nos intérêts : sous son ministere, la nation est respectée au dehors, le crédit public est maintenu au-dedans : il réprime l’esprit persécuteur, il éteint le feu de la sédition, nous ne jouissons d’aucun bien dont nous ne lui soyons redevables. Et ce qui met le comble à ses éloges, il est le gardien religieux de notre admirable constitution : c’est lui qui nous l’a conservée & transmise dans sa pureté : c’est par ses soins qu’elle va faire la sûreté & le bonheur de nos derniers neveux.

Ces diverses façons de représenter les choses trouvent chacune ses partisans ; faut-il s’étonner de la fermentation extraordinaire qu’elles excitent dans les esprits, & des animosités violentes dont elles remplissent la nation ? Je voudrois pouvoir persuader aux zélateurs des deux partis, que le jugement qu’ils portent ne roule de côté & d’autre que sur une contradiction. Et assurément, sans cette contradiction, il seroit impossible qu’ils outrassent comme ils le font, soit la louange, soit le blâme du ministre. Si notre constitution est en effet ce superbe Edifice, dont la Grande-Bretagne de s’enorgueillir, qui nous attire la jalousie de nos voisins, dont la fondation est de plusieurs siecles, dont la réparation nous a coûté tant de millions, & que nous avons cimenté de notre sang[15] ; si, dis-je, notre constitution mérite un seul de ces-éloges, comment se pourroit-il qu’un ministre foible ou corrompu eût pu triompher à sa tête pendant vingt ans ? Comment auroit-il pu tenir contre les efforts réunis des premiers génies de la nation, qui ne l’ont ménagé ni dans leurs discours ni dans leurs écrits, qui ont harangué contre lui au parlement, & l’ont encore plus souvent dénoncé au peuple ? Mais si le ministre a les foiblesses ou la méchanceté dont on le taxe si hautement, il faut que notre constitution soit bien mauvaise pour le souffrir, & qu’il y ait de grands défauts dans ses premiers principes ; & alors c’est à tort qu’on l’accuse de miner la constitution la plus parfaite qui soit sur la terre : Elle ne peut être bonne qu’autant qu’elle remédie aux abus de ministere : si parvenue à sa vigueur, affermie par deux événemens les plus remarquables, la révolution & l’accession, & par le sacrifice que nous lui avons fait de l’ancienne famille de nos rois ; si, dis-je, avec tous ces avantages, elle ne fournit aucun remede contre le plus grand de tous les maux, nous devons de la reconnoissance au ministre, qui, en la renversant, nous donne occasion de mettre quelque chose de mieux à sa place.

Je puis me servir de la même réflexion pour modérer le zele des adhérans du ministre. Notre constitution est-elle une chose si excellente ? Je ne vois pas où est le grand danger qu’un changement de ministere peut lui faire courir. Il est de l’essence d’une bonne constitution de se conserver pure sous quelque ministere que ce soit, & de prévenir les, attentats & les injustices criantes de l’administration. Est-elle extrêmement mauvaise ? L’appréhension du changement de ministere est encore déraisonnable : il seroit aussi singulier d’en être jaloux, que de l’être de la fidélité d’une femme que l’on auroit tiré d’un lieu de débauche : dans un tel gouvernement la confusion & la ruine sont inévitables, quelles que soient les mains qui conduisent les rênes de l’état. Dès-lors le patriotisme est hors de saison il n’y a qu’à s’armer de patience & de résignation philosophique. J’estime fort la vertu & les bonnes intentions de Caton & de Brutus ; mais de quoi leur zele a-t-il servi à la république romaine ? À accélérer sa chûte, à rendre ses dernieres convulsions plus douloureuses, & à la faire expirer dans une plus cruelle agonie ?

Ce n’est pas que je croie que les affaires publiques ne méritent point d’attention, & qu’il n’y faille prendre aucun intérêt. Si les hommes étoient modérés & constans dans leurs principes, on pourroit admettre, ou du moins examiner leurs prétentions. Le parti national, partant du principe que l’excellence de notre constitution n’empêche point qu’elle ne puisse être jusqu’à un certain point mal administrée, auroit raison de prétendre qu’il faut s’opposer aux mauvaises manières avec un zele raisonnable. D’un autre côté il seroit très-permis au parti de la cour de soutenir, & même avec quelque chaleur, un ministre dont il approuveroit la conduite. Je voudrois seulement qu’on n’en vînt point à des extrémités, qu’on ne s’abîmât point dans cette querelle, comme s’il s’agissait de défendre ses foyers & ses autels ; & que par la violence des factions on ne fît point servir à de mauvaises fins une constitution bonne en elle-même[16]. Je ne m’arrête point ici à ce qu’il peut y entrer de personnel dans cette dispute. Dans une forme de gouvernement dont on vante tant la supériorité, les bonnes ou les mauvaises intentions du ministre ne sauroient demeurer cachées ; & chacun est à portée de juger si par son caractere particulier il est digne d’amour ou de haine.

Mais ces discussions qui sont de peu d’importance pour le public, font soupçonner à bon droit les écrivains qui les entreprennent, ou de flatterie ou de mauvaise volonté.

CINQUIÈME ESSAI.

Les premiers principes du Gouvernement.

Rien ne paroît plus surprenant à ceux qui contemplent les choses humaines d’un oeil philosophique, que de voir la facilité avec laquelle le grand nombre est gouverné par le petit, & l’humble soumission avec laquelle les hommes sacrifient leurs sentimens & leurs penchans à ceux de leurs chefs. Quelle est la cause de cette merveille ? Ce n’est pas la FORCE ; les sujets sont toujours les plus forts. Ce ne peut donc être que l’OPINION. C’est sur l’opinion que tout gouvernement est fondé, le plus despotique & le plus militaire, aussi-bien que le plus populaire & le plus libre, Un sultan d’Egypte, un empereur de Rome peut forcer les actions de ses peuples innocens, mais ce n’est qu’après s’être affermi dans l’opinion de ses gardes : ils peuvent mener leurs sujets comme des bêtes brutes ; mais il faut qu’ils traitent comme des hommes, l’un ses mamelucs, l’autre sa cohorte prétorienne. Il sa deux sortes d’opinions, opinion d’INTÉRET, & opinion de DROIT. Par opinion d’intérêt, j’entends le sentiment de l’utilité publique, que le gouvernement en général peut procurer, joint à la persuasion que le gouvernement, sous lequel nous vivons, la prouve autant que tout autre pourroit le faire. Cette opinion, lorsqu’elle prévaut dans un état, ou du moins auprès de ceux qui sont la force de l’état, fait la plus grande sûreté des chefs.

Il y a aussi deux sortes de droits : droit de PUISSANCE & droit de PROPRIÉTÉ.

Pour voir jusqu’où peut influer l’opinion du droit de puissance, il n’y a qu’à considérer l’attachement que toutes les nations ont pour leur ancien gouvernement, & pour les noms même qui portent le sceau de l’antiquité. L’antiquité fait toujours naître une opinion de droit, & quelque mal qu’on puisse dire des hommes, on les a toujours vus prodigues de leurs biens & de leur sang, lorsqu’il s’est agi de maintenir ce qu’ils ont cru être de droit public. Qu’on donne à cette passion le nom d’enthousiasme, ou tel nom que l’on voudra, ce qu’il y a de très-sûr, c’est qu’un politique qui néglige d’en tenir compte, ne peut être qu’un esprit borné. Il est vrai qu’à la premiere vue rien ne paroît plus contradictoire que cette circonstance. Lorsque les hommes sont une fois engagés dans une faction, nous les voyons, sans honte & sans remords, fouler aux pieds tous leurs devoirs & toutes les loix de l’honneur. S’agit il de rendre service à leur parti ; Ils sont capables de tout. Cependant, lorsque les factions se forment, nous voyons les mêmes hommes ne se déterminer qu’en vertu de quelque principe de droit, & maintenir obstinément la justice & l’équité. Ce que l’on apperçoit ici de contradictoire, vient pourtant de la même source, je veux dire, du penchant que nous avons tous pour la société.

On voit de reste que l’opinion du droit de propriété est de la derniere importance dans tout ce qui regarde le gouvernement. Un auteur connu a fondé tout le droit de gouverner sur la propriété, & son sentiment paroît avoir été goûté par la plupart de nos auteurs qui ont écrit sur la politique. Il est vrai que c’étoit aller trop loin : cependant on ne sauroit disconvenir d’un autre côté, que l’opinion du droit de propriété n’ait une très-grande influence.

Il n’y a donc point de gouvernement, point d’autorité exercée par un petit nombre de personnes sur un grand nombre, qui ne soit fondée sur quelqu’une de ces trois opinions, celle de l’intérêt public, celle du droit de puissance, ou celle du droit de propriété. Ce n’est pas qu’il n’y ait d’autres principes propres à fortifier ceux-ci, de même qu’à déterminer, à limiter & à changer leurs opérations. Tels sont l’intérêt propre, la crainte & l’affection. Tout ce que je soutiens, c’est que ces derniers principes ne peuvent avoir aucun effet indépendamment des premiers, & que leur influence suppose toujours l’influence antérieure des opinions dont j’ai fait le dénombrement. On ne doit donc pas, à proprement parler, les appeller principes originaires mais principes secondaires du gouvernement. D’abord, l’intérêt propre n’étant autre chose que l’attente d’un avantage particulier, de qui n’est point compris dans ceux que le gouvernement procure à tous, il est clair que là où l’autorité du magistrat n’est pas préalablement établie, où du moins présumée, cette attente ne sauroit avoir lieu. L’espoir de la récompense peut augmenter l’autorité du magistrat à l’égard de quelques particuliers, mais ne peut jamais la faire naître à l’égard du public. C’est de leurs amis & des personnes de leur connoissance que les hommes se promettent naturellement des avantages & des bienfaits : & comme dans un état ces relations sont extrêmement variées, il seroit impossible que les espérances du grand nombre s’appuyassent sur la même classe d’hommes, si ces hommes n’avoient d’autres titres à la magistrature que celui de bienfaiteurs ; il faut absolument que l’opinion les qualifie pour cette dignité par une influence qui lui est propre.

Il en est de même des principes de la crainte & de l’affection. On n’auroit aucune raison de craindre la fureur d’un tyran, si la crainte étoit l’unique appui de son autorité. En tant qu’homme la force corporelle se réduit à fort peu de chose ; sa puissance ne peut être fondée que sur l’opinion que nous en avons, ou sur celle que nous présumons qu’en ont les autres. Enfin, quelque loin que puisse aller l’affection des peuples pour un souverain sage & vertueux, si on ne le supposoit d’avance revêtu d’un caractere public, cette affection ne lui serviroit gueres, & l’estime que ses vertus inspirent, n’auroit que des influences très-bornées.

Un gouvernement peut subsister pendant plusieurs générations, quoique la balance ne soit pas égale entre le pouvoir & la propriété ; cela se voit principalement dans des états où un certain ordre de personnes, exclu du gouvernement par les loix fondamentales, possede de grandes richesses. Sous quel prétexte un individu de cet ordre prétendrai-t-il se mêler des affaires publiques ? Les citoyens affectionnés, comme ils le sont communément à leur ancienne constitution, favoriseroient-ils de pareilles usurpations ? Mais en échange, par-tout où les loix de l’état accordent une portion de pouvoir, quelque petite qu’elle puisse être, à une classe d’hommes qui jouit de grands biens, il lui fera aisé d’étendre peu-à-peu son autorité, & de faire à la fin coïncider la balance du pouvoir, avec celle de la propriété. La chambre des Communes nous en fournit un exemple domestique.

La plupart des auteurs qui ont écrit sur le gouvernement britannique, supposent que la chambre des Communes, qui représente tout le peuple de la Grande-Bretagne, doit avoir, dans la balance, un poids proportionné au pouvoir & à la propriété de tous ceux dont elle est représentatrice. Cela n’est rien moins qu’absolument vrai. Quoique le peuple, regardant la chambre des Communes comme son représentant, & comme la gardienne de sa liberté, lui soit ordinairement plus attaché qu’aux autres membres de la constitution, il est pourtant arrivé que cette chambre, lors même, qu’elle contrarioit la couronne, n’a point été suivie par le peuple. Nous en voyons un exemple frappant sous le regne de Guillaume, lorsque les Communes étoient composées de Torys. Ce seroit autre chose, si les membres de ce corps étoient obligés de prendre des instructions de ceux qui les élisent, comme cela se pratique en Hollande à l’égard des députés aux états. En ce cas, le pouvoir & les richesses immenses de toute la nation étant mises dans le bassin, il n’est pas douteux qu’ils n’emportassent la balance : alors il seroit même inconcevable que la couronne pût influer en aucune façon sur la multitude, ou qu’elle pût tenir contre ce poids supérieur de propriété. Il est vrai qu’il lui resteroit l’élection des membres, & par conséquent le crédit qu’elle peut donner sur le corps collectif de la nation ; mais si ce crédit, dont elle ne jouit qu’une fois dans sept ans, devoit être employé à gagner chaque suffrage l’un après l’autre, il seroit bientôt dissipé ; & tout l’art, toutes les intrigues, les manieres les plus insinuantes, & tous les revenus de la cour ne seroient pas en état de le maintenir. Je ne puis m’empêcher de croire qu’un pareil changement n’entraînât le changement total de notre constitution : il la réduiroit à un état purement républicain, & peut-être à une forme assez passable. On me dira que le peuple réuni dans un grand corps, comme l’étoient autrefois les tributs romaines, n’est nullement propre au gouvernement. J’en conviens., mais il en seroit tout autrement, s’il étoit dispersé en plusieurs petits corps : alors la raison & l’ordre reprendroient leur ascendant : l’impétuosité du torrent seroit rompue : on pourroit introduire des procédés méthodiques & des regles constantes, convenables au bien de la société. Mais à quoi bon faire des spéculations sur une forme qui probablement n’aura jamais lieu en Angleterre, & dont les différens partis qui nous divisent, paroissent également éloignés ? Chérissons plutôt le gouvernement qui nous a été transmis par nos ancêtres, & nous bornant à le corriger autant qu’il est possible, gardons-nous de donner à nos compatriotes du goût pour des innovations, qui sont toujours dangereuses.

Je conclurai, en remarquant que la controverse sur les Instructions, qui actuellement tourmente si fort nos politiques, est la chose du monde la plus frivole, & que de la maniere dont on s’y prend de part & d’autre, il est impossible qu’elle soit jamais terminée.

Le Parti National ne prétend pas que les membres soient absolument liés par leurs instructions, comme le seroit un Ambassadeur, ou un général, & que leurs suffrages ne soient recevables dans la chambre qu’autant qu’ils sont conformes à ces instructions.

D’un autre côté, le parti de la cour ne prétend pas non plus que le membre élu ne doive avoir aucun égard pour les avis du peuple qu’il représente, encore moins qu’il doive mépriser ces avis & les relations particulieres qu’il a avec ceux qui les lui donnent : s’ils ont des vues utiles à lui proposer, pourquoi ne les proposeroient-ils pas ? La question ne roule que sur les degrés de valeur affectés aux instructions : & ici le langage manque de termes propres à spécifier ces différens degrés. Ainsi, pour peu que l’on pousse cette dispute, il peut arriver que l’on s’accorde pour le fond, tandis qu’on differe dans l’expression, ou bien que l’on accorde pour l’expression, tandis que l’on differe pour le fond. D’ailleurs, comment fixer ces degrés dans cette grande variété d’affaires qui se présentent à débattre devant la chambre, & dans cette diversité de villes ou de provinces que les différens membres représentent ? Les Instructions de Totness auront-elles le même poids que celles de la Cité de Londres ? Faudra-t-il y avoir les mêmes égards dans les affaires étrangeres & dans les affaires domestiques, les mêmes lorsqu’il s’agit de la convention & lorsqu’il

s’agit de l’Excise ?

SIXIÈME ESSAI.

l’Amour & le Mariage,

Je ne sais pourquoi les femmes prennent toujours en mauvaise part ce qui se dit comtre le mariage, & pourquoi l’on ne sauroit satyriser cet état sans les offenser. Se regarderoient-elles comme la partie principalement intéressée ? Penseroient-elles y avoir le plus à perdre, si la mode de se marier tomboit en discrédit, ou bien se sentiroient-elles plus coupables que les hommes des disgraces qui accompagnent les mariages mal assortis ? Je ne crois pas qu’elles tombent d’accord sur aucun de ces articles ; elles seroient bien fâchées qu’on pût les soupçonner de vouloir faire des concéssions aussi avantageuses à leur partie adverse.

Pour complaire au beau-sexe, j’ai souvent été tenté d’entreprendre le Panégyrique du mariage ; mais en cherchant des matériaux pour la tractation de mon sujet, j’en ai trouvé un si singulier mélange, que toute réflexion faite, je me suis senti disposé à placer une satyre vis à vis du panégyrique : & comme d’ordinaire on ajoute plutôt foi aux satyres qu’aux éloges, j’ai craint de faire par-là plus de tort que de bien à une aussi belle cause. J’aurois pu me servir de palliatifs, mais les dames sont trop équitable pour le prétendre : quelque attachement que je leur doive, je dois sacrifier leurs intérêts toutes les fois qu’ils sont en conflict avec ceux de la vérité.

Je m’en vais leur découvrir le grand sujet des plaintes que nous formons contre le mariage : si elles se trouvent d’humeur à le faire cesser, il fera facile de s’arranger pour le reste. Tranchons le mot, elles sont trop impérieuses. Je sais qu’elles me répondront que nous ne les trouvons telles, que parce que nous le sommes nous-mêmes ; que si nous ne nous arrogions pas sur elles un empire tout-à-fait déraisonnable, nous ne les taxerions pas tant de vouloir le prendre sur nous. Quoiqu’il en soit, de toutes les passions dont les esprits féminins sont agités, l’amour de dominer me paroît celle, qui a le plus d’ascendant sur eux. Eh ! ne les a-t-on pas vues lui immoler l’unique penchant qui auroit naturellement dû le balancer ?

L’Histoire nous en fournit un exemple très-frappant. Les femmes Scythes ayant formé une conspiration contre les hommes, furent si bien garder le secret qu’il n’y eut pas moyen de prévenir l’exécution de leur complot. Les hommes furent surpris, les uns dans l’yvresse, les autres pendant le sommeil, tous furent chargés de chaînes. On convoqua une assemblée générale du sexe pour délibérer sur le meilleur usage qu’il y eût à faire de cet heureux succès, & sur les mesures à prendre pour ne plus retomber dans la sujetion dont on venoit de s’affranchir. Quoiqu’elles eussent bien des injures sur le cœur, personne n’opina pour le massacre : il fut résolu de créver les yeux à tous les mâles, & l’on ne manqua pas de faire valoir la douceur de la sentence. Pouvoit-on faire un plus important sacrifice au desir de régner ? Des femmes, pour affermir leur naissant empire, renoncent pour jamais à tirer vanité de leurs charmes. Ne songeons plus, disoient-elles, à la parure & à l’étalage, & nous serons libres : nous n’entendrons plus les tendres soupirs de l’amant, mais en échange la voix impérieuse du mari ne frappera plus nos oreilles : nous disons un adieu éternel à l’amour, mais nous le disons aussi à l’esclavage.

Puisque, dit un certain auteur, pour rendre les hommes souples & soumis, il fallut absolument les priver d’un sens, c’étoit un grand malheur pour les pauvres Scythes que le son de l’ouïe n’ait pu s’accommoder au dessein de leurs femmes, & qu’elles se soient jettées sur celui-là : à s’en rapporter à la décision unanime des savans les plus profonds, il n’y a pas pour un mari beaucoup d’inconvénient de ne pas entendre. Au reste, il court sur cette histoire des anecdotes : quelques femmes avoient en secret épargné les yeux de leurs époux, en supposant que cela ne porteroit point de préjudice au gouvernement. C’étoit trop présumer d’elles-mêmes : à mesure que ces dames avançoient en âge & que leur beauté se passoit, les époux devinrent plus revêches & plus intraitables. Enfin leur incorrigibilité alla au point que leurs cheres moitiés furent obligées de suivre l’exemple commun : ce qui, comme on peut penser, se fit sans obstacle dans un pays où les femmes tenoient les rênes de l’état.

J’ignore si nos dames écossoises tiennent de l’humeur de ces Amazones Scythes, dont elles descendent ; mais j’avoue que j’ai souvent été surpris de voir la grande inclination qu’elles ont pour les fous ; il n’y a point d’espece dont elles aiment mieux se faire des maris ; & ce n’est que pour être plus absolues, & pour régner plus despotiquement ; cela me paroît plus que Scythe, & d’autant plus barbare, que les yeux de l’entendement sont préférables aux yeux du corps.

Mais soyons justes, & partageons le différend avec plus d’équité. N’est-ce pas notre faute si les femmes aiment tant à régenter ? si nous n’avions pas abusé de notre autorité, il ne leur seroit peut-être jamais venu dans l’esprit de nous la disputer. Il est connu que les tyrans font les rebelles : & nous savons par l’histoire que les rebelles, dès qu’ils ont gagné le dessus, deviennent tyrans à leur tour. Voilà pourquoi je souhaiterois qu’on ne prétendît à la supériorité ni de part ni d’autre, & que tout fût égal comme entre les membres que nous avons doubles. C’est dans la vue d’inspirer aux deux partis ces sentimens pacifiques, que je vais leur répéter le conte de Platon sur l’origine de l’Amour & du mariage.

Voici ce que nous apprend là-dessus ce philosophe, qui avoit l’imagination si brillante. Le genre-humain ne fût pas toujours divisé en mâles & en femelles, comme il l’est aujourd’hui. Au commencement chaque individu étoit un composé des deux sexes ; où l’homme & la femme fondus ensemble ne constituoient qu’une créature vivante. Il fallut que cette union fût bien parfaite, & que les parties se fussent ajustées avec beaucoup d’exactitude ; puisque, malgré le nœud étroit qui les joignoit, l’homme & la femme vivoient en si bonne intelligence. On peut juger combien l’harmonie & la félicité qui résultoient de ce mélange devoient être complettes, par l’effet qu’elles produisirent sur ces Hermaphrodites ou sur ces Ardrogunes, comme Platon les nomme ; la prospérité les rendit insolens, ils se souleverent contre les dieux. Pour punir leur témérité, Jupiter ne trouva point de meilleur expédient que de les trancher en deux, & de séparer les sexes. Ce tout si parfait se décomposa en deux êtres remplis d’imperfection : de-là vient la différence des hommes & des femmes. Mais cette séparation ne nous empêche pas de conserver un souvenir vif du bonheur dont nous avons joui dans notre état originel, & ce souvenir est fatal à notre repos. Chacune de ces moitiés parcourt sans interruption toute l’espece, dans l’espérance de retrouver son autre moitié dont elle a été retranchée ; & lorsqu’elle la rencontre, elle s’y attache avec une affection tout-à-fait particuliere. Mais c’est-là une affaire de hasard, sujette à bien des méprises. On prend souvent pour sa moitié ce qui ne l’est pas, & ce qui n’a point de rapport avec nous : alors il en arrive, comme dans les fractures mal remises, que les parties ne s’assortissent point. Une pareille union ne sauroit durer : on se sépare, chaque partie se remet tout de nouveau à chercher fortune, se joint, par maniere d’essai, à tout ce qu’elle rencontre, jusqu’à ce qu’une parfaite sympathie avec sa compagne lui fasse connoître qu’elle a trouvé ce qui lui convient.

Cette allégorie de Platon explique très-agréablement l’origine de l’amour entre les deux sexes : si j’étois d’humeur à la continuer, je le serois de la maniere suivante.

Jupiter ayant dompté l’orgueil de ses créatures par cette cruelle opération, ne fut pas long-tems à se repentir d’avoir porté sa vengeance si loin. Le sort des pauvres mortels le toucha : privé des douceurs du repos condamné à mener une vie errante, en proie à mille besoins & à mille angoisses, ils maudissoient le jour de leur création : l’existence même leur parut un supplice. En vain vouloient-ils se distraire par des occupations ou par des amusements d’une autre espece ; ni les plaisirs des sens, ni l’exercice de la raison, rien en un mot ne pouvoit dissiper leurs inquiétudes, rien ne pouvoit remplir le vuide des coeurs, rien ne pouvait les consoler de la perte fatale de leur compagnie. Pour remédier à ce désordre, & pour adoucir, au moins en quelque façon, la situation déplorable du genre humain, Jupiter fit descendre du ciel deux êtres qui se nommoient l’Amour & l’Hyménée ; il les chargea de ramasser les pieces réparées, de rajuster les moitiés & de replâtrer le tout le mieux qu’il étoit possible. Ils exécuterent d’abord leur commission avec beaucoup de succès : les hommes qui ne demandoient pas mieux que de rentrer dans leur ancien état, s’y prêtèrent très-volontiers, mais dans la suite le malheur voulut qu’un différend s’élevât entre ces deux divinités. Le premier ministre de l’Hyménée, nommé le Souci, s’étoit emparé de l’oreille de son maître, qu’il ne cessoit de remplir de soins pour l’avenir, des vues d’établissement d’enfans, de famille, de domestiques, &c. de sorte qu’il ne se faisoit plus de mariage sans que toutes ces considérations y entrassent. L’amour, de son côté, avoit pris un mignon qui s’appelait le Plaisir ; les conseils qu’il donnoit étoient tout aussi pernicieux que ceux du favori de l’Hyménée ; la volupté des sens, la présente satisfaction des desirs, étoient leuc unique objet. En peu de tems ces deux favoris conçurent l’un pour l’autre une haine implacable : ils firent leur unique étude de se miner réciproquement, & de se traverser dans toutes leurs entreprises. L’Amour avoit-il jeté sa vue sur deux moitiés, pour former une étroite union entre elles, aussi-tôt le Souci persuadoit à l’Hyménée de rompre cette union, en appareillant chacune de ces moitiés à une autre qu’il avoit soin de tenir prête. Que fait le plaisir pour se venger de cette supercherie ? Le dieu du mariage n’a pas plutôt assemblé une paire, qu’accompagné de l’Amour il se glisse entre deux, & fait former à chacune des parties des nœuds clandestins qui ne sont pas du goût de l’Hyménée. Ce manege ne pouvoit durer long-tems sans entraîner les suites les plus funestes. On n’entendit que plaintes devant le trône de Jupiter : il se vit obligé de citer ses deux commissionnaires pour rendre compte de leurs procédés. Après qu’on eût plaidé de part & d’autre, il ordonna en souverain juge une réconciliation immédiate entre l’Amour & l’Hymenée, comme le seul moyen de rendre les hommes heureux. Et pour rendre cette réconciliation durable, il enjoignit très-séverement à l’un & à l’autre de ne rien faire désormais sans avoir consulté les deux favoris, & de ne former aucune union que du consentement & de l’accord du Plaisir & du Souci. Par-tout où cet ordre est bien observé, l’hermaphrodite est rétabli, & la race humaine jouit du même bonheur dont elle jouissoit dans son état d’intégrité : les deux pieces sont si parfaitement unies, qu’on a bien de la peine à remarquer la couture ; & de cette composition résulte la plus accomplie & la plus heureuse des

créatures.

SEPTIÈME ESSAI.

l’Étude de l’Histoire.

L’Étude de l’histoire est le genre d’occupation que je crois devoir recommander avec le plus de soin aux dames qui liront cet ouvrage. Elle est la plus convenable à leur sexe & à leur éducation, infiniment plus instructive que ne le sont tous ces livres frivoles qui servent d’ordinaire à leur amusement, & plus agréables en même tems que, tous ces ouvrages sérieux qu’on ne manque gueres de trouver dans leurs cabinets.

Parmi plusieurs vérités importantes qu’elles pourroient puiser dans cette étude, il en est deux sur-tout qui contribueroient peut-être à leur repos & à leur tranquillité. La premiere, c’est que notre sexe, ainsi que le leur, est très-éloigné de ce degré de perfection qu’elles sont si portées à lui supposer. La seconde, que l’amour n’est pas la seule passion qui nous domine : qu’au contraire l’avarice, l’ambition, la vanité & mille autres passions prennent souvent le dessus dans notre cœur.

Je ne sais si c’est aux fausses idées dont le beau-sexe est imbu à ces deux égards, qu’il faut attribuer son penchant pour les contes & pour les fictions. Mais j’avoue que je ne saurois lui voir, sans chagrin, un goût si décidé pour le faux, & une aversion si forte pour la réalité. Il y a quelque tems qu’une jeune beauté qui m’avoit inspiré une sorte de passion, me pria de lui envoyer des romans pour s’amuser à la campagne. C’étoit une occasion favorable de me servir contre elle d’armes empoisonnées ; mais trop généreux pour en profiter, je lui envoyai les vies de Plutarque, en l’assurant qu’elles ne contenoient que des récits entiérement fabuleux. Elle lut fort attentivement jusqu’aux vies d’Alexandre & de César, sans s’appercevoir de ma tromperie. Mais ces deux noms, que par hasard elle connoissoit, la lui ayant découverte, elle me renvoya aussi-tôt mon livre, en se plaignant amèrement du tour que je lui avois joué.

On m’objectera peut-être que le beau-sexe n’a point pour l’histoire l’aversion dont je l’accuse, pourvu que ce soit quelque histoire secrette qui contienne des aventures remarquables & propres à piquer sa curiosité.

Mais comme je ne trouve point que la vérité, qui est le fondement de l’histoire, soit, en aucune façon, respectée dans ces anecdotes, je ne vois point non plus que la passion pour cette étude puisse être prouvée par le goût que l’on a pour ces sortes d’ouvrages. Quoiqu’il en soit, je ne conçois pas pourquoi cette même curiosité, qui porte les dames à s’instruire des aventures de leurs contemporains, ne pourroit pas, étant mieux dirigée, s’étendre aux personnes qui vivoient dans les siecles passés. Qu’importe à Cléore que Fulvie ait ou n’ait pas un commerce secret avec Philandre ; Ne s’amuseroit-elle pas autant en apprenant ce que quelques historiens nous font entendre d’une amourette clandestine entre César & la sœur de Caton, & comme quoi elle fit passer pour fils de son mari, Marcus Brutus, qui en effet étoit fils de son amant ? Ne trouveroit-on pas, dans les amours de Messaline & dans ceux de Julie, des sujets de conversation aussi intéressans que dans les plus célebres intrigues que la ville puisse fournir[17] ?

Mais comment me suis-je laissé entraîner dans une espece de raillerie sur le chapitre des dames ? Ne seroit-ce pas par la même raison qui fait qu’on plaisante le plus volontiers sur la personne qui fait les délices d’une compagnie, dans l’idée que là persuasion où elle est d’une estime & d’une affection générale, l’empêchera de s’en offenser ? Je vais traiter à présent mon sujet d’un ton plus sérieux, en mettant dans tout leur jour les avantages sans nombre qui découlent de l’étude de l’histoire ; en montrant combien cette étude est utile & convenable à tout en général, & en particulier aux personnes à qui une complexion trop délicate, ou une éducation trop foible interdisant des études plus sérieuses & plus difficiles.

Les avantages que l’on recueille de l’histoire me semblent se réduire à trois chefs ; elle charme l’esprit ; elle perfectionne le jugement ; elle nourrit la vertu.

Y a-t-il en effet rien de plus amusant pour l’esprit, que de transporter dans les siecles les plus reculés, afin d’y contempler la société humaine dans son enfance, faisant de foibles essais de ses forces, & s’élevant avec lenteur aux arts & aux sciences ; de voir la politique, la conversation & tout ce qui contribue à l’ornement & à la douceur de la vie, se rafiner par degrés & tendre à la perfection ; d’observer la naissance, les progrès, la décadence, & la chûte des plus florissans empires, les vertus qui les ont aggrandis & les vices qui les ont conduits à leur période fatale ; de voir en un mot, tous les hommes qui ont vécu depuis l’origine des tems, passer sous nos yeux, revêtus de leurs couleurs naturelles, & dépouilles de ce fard & de ces déguisemens, qui pendant leur vie mettoient en défaut le jugement & la pénétration des meilleurs observateurs ? Où trouver ailleurs un spectacle aussi magnifique, aussi varié, aussi intéressant ? Où trouver un plaisir sensible ou un plaisir d’imagination comparable à celui-ci ? Lui préférerons-nous, jugerons-nous plus dignes de l’homme ces amusemens frivoles qui consument une partie si considérable de son tems ? Quelle ne doit pas être la perversité du goût d’un homme capable d’un aussi mauvais choix ?

Mais l’histoire n’est pas moins fertile en instructions qu’en amusemens : elle est même la plus instructive de toutes nos connoissances. Une grande partie de ce qui porte communément le nom d’érudition, & que nous estimons si fort, n’est autre chose qu’une connoissance historique. Une étude approfondie de cette nature convient à l’homme de lettres ; mais il me paroît impardonnable, de quelque sexe & de quelque condition que l’on soit, d’ignorer l’histoire de sa patrie, & celle de l’ancienne Grece & de Rome. Une femme peut avoir naturellement des bonnes manieres & de la vivacité, mais si son esprit est si dénué, il est impossible que sa conversation plaise long-tems à des personnes sensées, qui aiment à réfléchir.

J’ajoute que l’hissoire non seulement est une partie très-estimable de nos connoissances, mais encore qu’elle ouvre l’entrée à plusieurs autres, & fournit des matériaux à la plupart des sciences. En effet, si nous considérons la briéveté de la vie, & combien nous connoissons peu, même ce qui arrive de nos jours, nous ferons convaincus que sans l’admirable invention qui étend notre expérience à tous les siecles passes, & fait servir les nations les plus éloignées à perfectionner notre jugement, comme si elles étoient présentes & soumises à notre examen immédiat ; que sans cette invention, dis-je, la raison humaine ne seroit gueres plus formée dans l’âge mur qu’elle ne l’est ordinairement dans l’enfance. Un homme versé dans l’histoire peut-être regardé comme ayant vécu depuis le commencement du monde, & comme ayant fait dans chaque siecle des additions continuelles à ses connoissances. Il y a, outre cela, dans les lumieres que donne l’étude de l’histoire, un avantage qui ne se trouve point dans l’expérience acquise par le commerce du monde. C’est qu’elle nous instruit de train des affaires de la vie, sans rien diminuer des sentimens que la vertu la plus délicate inspire. J’avoue que je ne connois aucun genre d’étude, aucune occupation aussi irréprochable à cet égard.

Les poetes savent peindre la vertu des couleurs les plus agréables ; mais comme pour l’ordinaire ils ne parlent qu’aux passions, ils deviennent souvent les avocats du vice. Les philosophes même sont sujets à s’embarrasser dans la subtilité de leurs spéculations, & nous avons vu quelques-uns s’égarer au point de nier toute moralité. Mais voici une remarque bien digne de l’attention d’un lecteur judicieux. C’est que les historiens ont été presque tous amis de la vertu, & l’ont toujours représentée sous ses véritables traits, lors même qu’ils se sont trompés dans leurs jugemens à l’égard des personnes particulieres. Machiavel lui-même paroit en avoir de vrais sentimens dans son histoire de Florence. Ce n’est que parlant en politique, & dans des raisonnemens généraux qu’il considere l’empoisonnement, l’assassinat, & le parjure comme des actions que le pouvoir souverain rend légitimes. Mais voyez-le dans les narrations particulieres où il parle en historien, il y montre une si vive indignation contre le vice & un zele si ardent pour la vertu, qu’on ne sauroit s’empêcher de lui appliquer le passage d’Horace[18] : on a beau chasser la nature, elle revient toujours.

Pour trouver la raison de ce concours des historiens en faveur de la vertu, il n’y a qu’à considérer qu’un homme impliqué dans la vie active se sent toujours plus disposé à juger des autres sur les diverses relations qu’ils ont avec lui, que sur ce qu’ils sont effectivement : c’est pourquoi son jugement peut aisément être séduit & troublé par la violence de ses passions. D’un autre côté, lorsque le philosophe contemple les mœurs & les caracteres du fond tranquille de son cabinet, la vue générale & abstraite des objets laisse son ame dans une situation si froide & si inanimée, que les sentimens naturels n’y sauroient trouver place, & qu’il apperçoit à peine la différence qui est entre le vice & la vertu. L’histoire garde un juste milieu entre ces deux extrémités, en plaçant les objets dans leur vrai point de vue. L’historien & le lecteur sont suffisamment intéressés dans les caracteres & dans les événemens pour sentir avec vivacité ce qui mérite le blâme ou la louange ; cependant ils n’y prennent pas un intérêt assez particulier pour que leur jugement

en puisse être perverti[19].

HUITIÈME ESSAI.

L’Indépendance du Parlement.

En comparant la différente conduite des deux partis qui nous divisent, j’ai remarqué que dans la conversation le parti de la cour est pour l’ordinaire moins touchant, moins positif, plus accommodant, & plus prêt à céder que le parti national. Ce n’est peut-être pas qu’il soit moins opiniâtre dans ses sentimens, mais il peut souffrir qu’on le contredise ; au lieu que l’autre, dès la premiere objection, perd toute contenance. Pour peu que vous raisonniez de sang froid & avec impartialité, ou que vous accordiez quelque chose à ses antagonistes, vous pouvez vous attendre à être traité d’esprit malintentionné, & d’ame vénale.

C’est ici un fait dont la vérité ne sauroit être révoquée en doute, par ceux qui fréquentent les coteries où la politique fait le sujet des entretiens ; mais si nous demandons la raison de ces différentes dispositions des esprits, chaque parti nous en donnera une à sa maniere.

Les raisonneurs opposés à la cour nous diront que leur parti étant fondé sur l’amour du bien public & sur un zele vif pour le maintien de la constitution, il est de sa nature d’être révolté de tout dogme qui tend au préjudice de la liberté. Les courtisans répondront par un conte qu’on trouve dans les ouvrages de Lord Shaftsbury[20]. «Un jour, dit cet excellent écrivain, un païsan prit la fantaisie de vouloir entendre les disputes latines des Docteurs de l’Université. On lui demanda quel plaisir il pouvoit prendre à des combats où il lui étoit impossible de distinguer le vainqueur du vaincu : oh, repliqua-t-il, je ne suis pas si sot pour ne pas remarquer lequel des deux se met le premier en colere. La simple nature apprit à ce païsan que celui qui avoit la raison de son côté, devoit être tranquille & de bonne humeur, tandis que celui qui avoit tort, se décontenanceroit, & se laisseroit aller à des emportemens».

À qui des deux nous en rapporterons-nous ? Ni aux uns ni aux autres, à moins que nous n’ayons envie de prendre parti parmi eux, & d’imiter leur zele. Sans offenser aucun des deux partis, je crois pouvoir rendre raison de la différence de leur conduite. Le parti que nous appellons National est celui du peuple, ou peu s’en faut ; & l’a été sous presque tous les Ministres. Etant donc accoutumé de triompher dans la plupart des compagnies, il ne peut souffrir de voir ses opinions contestées : se sentant fort de la faveur de public, il croit ses sentimens aussi infaillibles que s’ils étoient démontrés à la rigueur. Les partisans de la cour, au contraire, sont ordinairement si fort accablés par les déclamations tumultueuses des orateurs de la multitude, que pour peu que vous leur parliez mpdérément, ou que vous défériez à leurs avis, ils croiront vous devoir beaucoup de reconnoissance, & feront disposés à vous rendre politesse pour politesse. Ils savent fort bien que la même chaleur qui attire à leur partie adverse le nom de zélés patriotes ne leur attireroit que celui de gens sans pudeur & de vils mercenaires.

Dans toutes sortes de controverses, on peut remarquer, abstraction faite du fonds des choses, que les défenseurs de l’opinion qui est en vogue, ont le ton plus dur & le style plus impérieux que leurs adversaires. C’est que ceux-ci, pour adoucir les préjugés qu’il peut y avoir contre eux, affectent de paroître souples, polis & modestes. Voyez la conduite de nos esprits-forts de toute espece, soit qu’ils s’élèvent contre toute révélation, soit qu’ils ne s’opposent qu’à la domination & au pouvoir excessif du clergé, celle de Collins ou de Tyndal, ou bien celle de Fosser & de Hoadley, vous leur trouverez de la modestie & de bonnes manieres ; au-lieu que leurs antagonistes ne respirent que fureur, & sont de très-mauvais plaisans.

Dans la fameuse dispute sur les anciens & les modernes, agitée parmi les beaux esprits François, Boileau, monsieur & madame Dacier, l’abbé du Bos mêlerent tous leurs raisonnemens de satires & d’invectives ; Fontenelle, La Motte, Charpentier & Perrault même, quoique provoqués par les railleries les plus piquantes, ne passerent jamais les bornes de l’honnêteté.

Ces réflexions me sont venues en lisant quelques brochures qui roulent sur le lieu commun qui est aujourd’hui le plus en vogue, je veux dire sur l’influence de la cour & sur la dépendance du parlement. Si j’ose dire ce que je pense de ces écrits, il me semble que le parti national non-seulement s’y prend d’une maniere trop violente, & avec trop d’aigreur, mais encore qu’il montre trop de roideur & d’inflexibilité ; on diroit qu’il n’appréhende rien si fort que de faire des concessions & des avances. En outrant les raisonnemens, on les dépouille de leur force ; en s’appliquant à les mettre au goût de peuple, on néglige la justesse & la solidité. C’est-là mon sentiment : en voici les preuves.

Les politiques ont établi pour maxime, que ceux qui jettent la base d’un gouvernement, & qui posent ses limites, doivent regarder tous les hommes comme des fripons ; ou du moins qu’ils ne doivent supposer à leurs actions d’autres motifs, que l’interêt particulier. C’est par ce motif qu’il faut les gouverner : il faut rendre leur avarice insatiable, leur ambition démesurée, & tous leurs vices profitables au bien public. Une constitution, disent-ils, ne peut être avantageuse, qu’autant qu’elle est réglée sur ce principe : & si nous le négligeons, il ne nous restera d’autre sûreté pour nos biens & nos libertés, que le bon plaisir de nos supérieurs, c’est-à-dire, qu’il ne nous en restera point de tout.

C’est donc une maxime juste, qu’il faut prendre tous les hommes pour des fripons. Cependant, n’est-il pas étrange que ce qui est faux en lui-même, puisse être-vrai en politique ? Une observation pourra nous expliquer ce paradoxe. Le caractere particulier des hommes vaut mieux que leur caractere public, ils sont plus honnêtes & moins intéressés lorsqu’ils n’agissent que pour euxmêmes, que lorsqu’ils agissent en corps : l’intérêt de la faction, où ils se sont engagés, les fait, toujours aller plus loin que leur intérêt propre. Le principe de l’honneur a de grandes influences sur les individus, mais sa force se perd dans les communautés. Quoi qu’on fasse pour le bien-commun, on est sûr d’être approuvé de son parti, & l’on s’accoutume bientôt à mépriser les censures & les clameurs de ses adversaires. Ajoutons, que chaque sénat étant déterminé dans ses résolutions par la pluralité des suffrages, il suffit qu’un intérêt particulier influe sur le grand nombre, comme il ne manque jamais d’arriver, toute l’assemblée sera entraînée dans le même tourbillon, & le résultat total ne portera pas la moindre marque de l’amour du public ou de la liberté.

Je suppose que nous ayions à examiner le plan d’un gouvernement, soit réel, soit imaginaire, où le pouvoir est distribué dans plusieurs départemens, & entre différentes classes de personnes, la premiere chose qu’il y a à faire, est de connoître l’intérêt qui regne dans chacune de ces classes. Lorsque nous trouvons que par une répartition habile tous ces intérêts particuliers tendent ensemble à l’intérêt public, nous pouvons hardiment prononcer que c’est-là un gouvernement sage & un état heureux. Si au contraire les intérêts particuliers de chaque classe demeurent particuliers, & ne se rapportent pas au bien commun, n’attendons que factions, désordres & tyrannie. Je ne dis rien ici que l’expérience ne prouve, & que l’autorité de tous les philosophes & de tous les politiques, tant anciens que modernes, ne confirme.

N’eût-il donc pas paru surprenant à des génies tels que Cicéron ou Tacite, d’entendre dire que dans les siecles futurs, il naîtroit un systême mixte très-régulier, où un des départemens pourroit, quand bon lui sembleroit, absorber tous les autres & s’approprier tout le pouvoir de la constitution ? Ils auroient nié sans-doute qu’un pareil gouvernement pût être un gouvernement mixte. L’ambition des hommes, eussent-ils dit, n’a point de terme, aucun degré de puissance ne peut la satisfaire. Aussi-tôt qu’une des classes du gouvernement peut usurper la domination sur les autres sans blesser ses intérêts, elle le fera, elle tâchera de se rendre absolue & indépendante autant qu’il est possible.

Ils se seroient trompés, ce qu’ils auroient jugé impassible est réalisé dans la constitution Britannique. Nos loix fondamentales accordent à la chambre des communes une portion de pouvoir qui lui soumet toutes les autres parties du gouvernement. Le pouvoir législatif du roi n’y sauroit mettre de restriction ; sa voix négative ne peut jamais empêcher de passer en loi ce que les deux chambres ont résolu, & le consentement royal n’est regardé que comme une pure formalité. Le principal pouvoir de la couronne est celui d’exécuter ; mais outre que dans toutes sortes de gouvernemens, ce pouvoir est subordonné à l’autorité législative, on ne sauroit l’exercer sans des frais immenses, & les communes jouissent du droit de disposer du trésor public. Rien donc ne leur seroit plus facile que d’arracher à la couronne ses prérogatives l’une après l’autre : elles pourroient désespérer le roi en attachant des conditions à chaque somme d’argent qu’elles accorderoient, & si bien prendre leur tems que le refus des subsides ne donnât aucun avantage sur nous aux nations étrangeres. Si la chambre des communes dépendoit du roi, comme le roi en dépend ; si tous les biens que ses membres possedent, étoient un don de ses mains, les résolutions de la chambre ne dépendroient-elles pas uniquement de sa volonté, & ne seroit-il pas absolu ? Il est vrai que la chambre des seigneurs est un puissant appui de trône, mais elle ne l’est qu’autant que le trône la soutient à son tour : l’expérience & la raison nous enseignent également que sans ce support mutuel, ni l’une ni l’autre de ces puissances ne sauroit se maintenir.

Comment donc expliquer ce paradoxe ? D’où vient que la chambre des communes, qui, par notre constitution, a entre ses mains tout le pouvoir qu’elle peut desirer, & qui n’est gênée qu’autant qu’elle veut bien se gêner elle-même, d’où vient dis-je, qu’elle, ne passe jamais les justes bornes ? Comment concilier ces phénomenes avec ce que nous connoissons d’ailleurs de la nature humaine ? Je réponds que l’intérêt commun de ce corps est restreint par l’intérêt particulier des individus qui le composent : s’il n’étend point sa puissance aussi loin qu’elle pourroit aller, c’est qu’un pareil abus seroit contraire aux intérêts de la plus grande partie de ses membres. La couronne, à l’aide de ce grand nombre de charges qui sont en sa disposition, & assistée des membres les plus honnêtes & les plus désintéressés de cette assemblée, aura toujours sur ses résolutions une influence, qui au moins la mettra en état d’empêcher qu’on ne donne atteinte à la constitution anciennement établie. Qu’on appelle cette influence comme on voudra, qu’on lui donne les noms odieux de corruption & d’esclavage, il n’en sera pas moins vrai qu’elle est jusqu’à un certain point inséparable de la nature même de notre constitution, & absolument nécessaire au maintien de notre gouvernement mixte.

J’en conclus, qu’au lieu de soutenir sans restriction que la dépendance du parlement est une infraction de la liberté britannique[21], le parti national eût mieux fait d’user de quelque complaisance envers ses adversaires, en se bornant à examiner le point où cette dépendance doit s’arrêter, de peur qu’elle ne mette la liberté en danger. Mais ce n’est point chez les personnes que l’esprit de parti anime qu’il faut chercher une pareille modération. S’ils en étoient capables, ils mettroient fin aux déclamations ; nous lirions des discussions calmes & sérieuses sur le degré d’influence qui appartient à la cour, & sur celui de la dépendance qui convient au parlement. Il se pourroit fort bien que le parti national triomphât dans cette dispute, mais le triomphe ne seroit pas aussi complet qu’il paroît le desirer. Le vrai patriote tiendroit toujours un juste milieu : il se garderoit bien de se livrer à un zele fougueux : il sait qu’en diminuant trop le pouvoir de la cour[22], il n’éviteroit une extrémité que pour tomber dans l’autre. Les avocats du parti national l’ont senti : voilà pourquoi Ils nient que cette derniere extrémité puisse jamais être dangereuse pour la constitution, & que l’influence de la couronne sur les membres du parlement puisse jamais être trop resserrée.

Marquer un juste milieu entre deux extrémités quelconques, est toujours une chose très-difficile : non-seulement on ne trouve pas les mots propres à déterminer ce milieu, on ne le trouve pas lui-même. Dans la plupart des cas le bien & le mal sont séparés par des nuances si fines, que le jugement demeure suspendu par le doute & par l’ incertitude. Mais le sujet que nous traitons a une difficulté de plus, & une difficulté propre à embarrasser les personnes les plus judicieuses & les plus impartiales. Le pouvoir de la couronne réside toujours dans un individu, dans le roi, ou dans son ministre ; & comme cet individu peut avoir plus ou moins d’ambition, de capacité, de courage, d’affabilité, de richesses, le même degré de pouvoir, qui seroit trop grand entre les mains de l’un, peut être trop petit dans celles de l’autre. Dans les républiques parfaites, où l’autorité est répartie sur différens corps, on peut poser des barrières plus exactes, & l’on peut compter avec plus de sûreté sur les effets. On ne se trompe gueres. en supposant que les membres de ces nombreuses assemblées font toujours à-peu-près les mêmes pour la vertu & pour la capacité. Il n’y a que leur nombre, leurs richesses & leur autorité qui entrent en considération. Il en est autrement d’une monarchie environnée de limites : on ne sauroit déterminer le degré, précis de la puissance royale, qu’il faut pour balancer exactement les autres parties de la constitution ; ce degré change selon la personne qui en est revêtue. C’est-là un inconvénient attaché aux grands avantages, qui d’ailleurs résultent de cette forme de gouvernement.

NEUVIÈME ESSAI.

Examen de la Question : De quel côté le gouvernement d’Angleterre penche le plus, vers la monarchie absolue, ou vers l’état républicain ?

Il subsiste contre presque tous les arts & toutes les sciences une présomption, qui leur fait beaucoup de tort. L’homme le plus prudent & le plus sûr de ses principes, ne sauroit prévoir les événemens futurs, ni prédire les conséquences éloignées des événemens présens. Le plus habile médecin n’oseroit déterminer ce que son malade deviendra dans quinze jours ou dans un mois. Comment donc un politique pourroit-il savoir qu’elle sera la situation des affaires publiques dans quelques années d’ici ? Harrington avoit posé pour principe général, que balance du pouvoir dépend de celle de la propriété. Il en étoit si convaincu que le rétablissement de la monarchie, en Angleterre lui parût une chose impossible, &il le publia hardiment. À peine son livre avoit vu le jour, que le roi remonta sur le trône, & depuis ce tems nous avons vu l’autorité royale continuer sur le même pied qu’auparavant.

Le mauvais succès de cette prophétie ne m’empêchera pas d’examiner une question très-importante. De quel côté le gouvernement Britannique penche-t-il d’avantage ? Est-ce vers la monarchie absolue ? vers l’état républicain ? Et dans laquelle de ces deux formes est-il probable qu’il doit un jour se terminer ? Si je suis téméraire, c’est sans beaucoup de danger : comme nous ne paroissons être menacés d’aucune révolution subite, je puis me flatter en tout cas de me soustraire personnellement à la honte d’avoir mal deviné.

Voici les raisons que peuvent alléguer ceux qui croient que nous penchons à devenir monarchie absolue. Quoiqu’il soit incontestable que les richesses influent beaucoup sur le pouvoir, il ne s’ensuit pas absolument de-là que le degré du pouvoir doive être proportionné à celui des richesses. Cette maxime ne peut être admise qu’avec des restrictions. Il est évident qu’une moindre somme dans une main peut en contrebalancer une plus grande, partagée entre plusieurs personnes. Ce n’est pas seulement parce qu’il est difficile d’inspirer les mêmes vues à un certain nombre de personnes, & de leur faire prendre des mesures en commun ; c’est encore parce que le même bien fait plus d’effet lorsqu’il se trouve réuni, que lorsqu’il est dispersé. Cent particuliers dont chacun jouit de mille livres sterling par an, peuvent consumer tout leur revenu, sans qu’il en revienne de l’avantage à personne, excepté à leurs domestiques & aux artisans qu’ils emploient ; & ceux-ci regardent, à juste titre, le profit qu’ils tirent comme le fruit de leur travail : au-lieu qu’un homme qui jouit de cent-mille livres par an, pour peu qu’il ait de générosité & d’adresse, se fera un grand nombre de client ; les uns, il les gagnera par des services réels, & la plupart par les services qu’il leur fera espérer.

De-là vient que dans-tous les états libres, les particuliers fort riches ont toujours causé de l’ombrage ; quoiqu’il n’y eût aucune proportion entre leurs richesses & celles de l’état. Crassus, si je ne me trompe ne possedoit qu’un peu au-delà de 1600000. livres de notre argent[23]. Cependant ce ne fut pas par son génie, qui n’avoit rien d’extraordinaire, mais par ses biens, qu’il balança jusqu’à sa mort l’autorité de Pompée & de César ; ils ne purent devenir les maîtres du monde que lorsque Crassus eut cessé de vivre. C’est par ses trésors que la famille de Médicis s’empara du gouvernement de Florence ; & assurément ces trésors étoient fort peu de chose, comparés aux richesses de tous les habitans d’une république aussi opulente.

Ces considérations sont bien propres à donner une haute idée de l’esprit de liberté, dont la nation angloise est animée. Comment sans cela eussions-nous pu maintenir, depuis tant de siecles, notre constitution contre des souverains, qui à la splendeur & à la majesté de la couronne ont toujours joint des richesses immenses, & telles qu’il n’y a point d’exemple qu’aucun citoyen d’un état libre en ait jamais possédé de pareilles ? Cependant on peut dire avec assurance, que cet esprit patriotique, fût-il plus ardent encore, ne sera point en état de résister à ce poids énorme de propriété dont jouit le roi qui est actuellement sur le trône, & qui s’augmente de jour en jour.

À ne faire qu’un calcul très-modéré, on peut compter que la couronne dispose à-peu-près de trois millions. La liste civile peut aller à un million ou peu s’en faut ; la perception de tous les impôts à un second million ; les charges militaires & navales, conjointement avec les bénéfices ecclésiastiques portent au-delà d’un troisième million. Quelle somme ! elle comprend, sans exagération, plus de la trentième partie de tout ce que produisent les revenus & le travail du royaume. Si nous y ajoutons, d’un côté, les besoins de luxe, qui augmente continuellement, & la corruption de nos mœurs ; de l’autre, la puissance & les prérogatives du roi, avec les nombreuses armées qu’il commande en chef, il n’y a personne qui puisse se promettre une longue durée de notre liberté. Sans les efforts les plus extraordinaires, il est impossible qu’elle ne succombe à tant de circonstances qui tendent à sa destruction.

Ceux qui soutiennent que nous tendons à devenir république, se fondent sur des argumens qui ne sont gueres moins plausibles. Ils diront que les biens immenses du souverain, la dignité de premier magistrat, & toutes les autres prérogatives dont les loix lui accordent la jouissance, & qui naturellement semblent devoir augmenter sa puissance, la rendent en effet moins pernicieuse à la liberté. Si l’Angleterre étoit une république, on auroit raison de concevoir de l’ombrage d’un particulier qui n’auroit que le tiers ou même que la dixième partie des revenus dont la couronne dispose : ce particulier ne manqueroit pas d’avoir beaucoup d’influence dans le gouvernement, & une autorité irréguliere & aussi illégale est infiniment plus dangereuse qu’une autorité beaucoup plus grande, qui est avouée par les loix. Un usurpateur[24] ne met point de bornes à ses prétentions : ses créatures forment en sa faveur les espérances & les projets les plus vastes : l’acharnement de ses ennemis pique son ambition, en même tems qu’il lui inspire des craintes & des soupçons ; & lorsque le gouvernement est une fois mis en fermentation, toutes les humeurs vicieuses de l’état se rejettent sur lui & prennent le dessus. L’autorité légitime, au contraire, quelque étendue qu’elle soit, est toujours environnée de barrières qui bornent les espérances & les prétentions de celui qui la possede : les loix fournissent des remedes contre l’abus qu’il en voudroit faire ; une personne aussi éminente a beaucoup à perdre, & n’a que peu à gagner par des usurpations. Enfin, comme on ne lui refuse jamais la soumission qui lui est due, elle n’est gueres tentée d’aspirer plus haut ; & si elle l’étoit, elle ne trouveroit pas l’occasion favorable pour réussir.

D’ailleurs, il en est des vues ambitieuses comme des sectes qui se forment dans la philosophie ou dans la religion. Dans leur nouveauté elles mettent tous les esprits en agitation : on les défend, & on les combat avec une égale chaleur : par-là elles se répandent avec une vitesse prodigieuse, & se font beauçoup plus d’adhérens que les doctrines qui sont consacrées par la sanction des loix, & qui portent le sceau respectable de l’antiquité. Tels sont les effets de la nouveauté : lorsqu’une chose plaît parce qu’elle est nouvelle, elle plaît doublement, & par la même raison, lorsqu'il est désagréable, Elle cause un double déplaisir. On remarque presque toujours que les hommes ambitieux sont autant favorisés dans leur dessein par la violence de leurs ennemis, que par le zele de leurs partisans. Enfin, si le grand nombre se laisse gouverner par l’intérêt, l’intérêt lui-même, aussi-bien que toute la vie humaine, est soumis à l’empire de l’opinion. Or depuis Environ cinquante ans, la liberté & le progrès des sciences ont fait un changement considérable dans les opinions. La plupart des habitans de notre isle se sont dépouillés de cette vénération superstitieuse qu’on avoit autrefois pour les noms & pour les autorités. Le clergé a beaucoup perdu de son crédit : on a tourné en ridicule ses dogmes & ses prétentions : la religion elle-même a de la peine à s’en sauver. Le nom du roi n’est pas fort respecté ; & si quelqu’un s’avisoit aujourd’hui de l’appeller le vicaire de Dieu sur la terre, ou de lui conférer un de ces titres magnifiques dont autrefois le genre humain étoit si ébloui, il ne feroit qu’exciter des éclats de rire. Il est vrai que dans des tems tranquilles la couronne peut, par le moyen de ses grands revenus, maintenir son autorité, en influant sur les esprits intéressés. Mais au moindre choc, à la moindre convulsion de l’état, les motifs d’intérêt s’en iront en fumée : à quoi tiendra alors un pouvoir à qui les opinions & les principes reçus ne prêtent plus d’appui ? Sa destruction immédiate en sera la suite. Si du tems de la révolution les hommes avoient pensé comme ils pensent aujourd’hui, la monarchie courroit grand risque d’être à jamais proscrite de l’Angleterre.

Si après avoir pesé les argumens de part & d’autre, j’ose dire mon sentiment, le pouvoir de la couronne, soutenu par tant de richesses, me semble devoir aller en croissant, à moins que quelque événement extraordinaire ne vienne s’opposer à ses progrès. J’ajouterai que ce pouvoir me paroît croître en effet, quoique avec lenteur & par des gradations presque imperceptibles. La balance a longtems eu une pente très-forte vers le gouvernement populaire ; ce n’est que depuis peu qu’elle s’incline vers le monarchisme.

Il est connu que chaque gouvernement a son période fatal, le corps politique meurt comme le corps animal ; mais tous les genres de mort n’étant pas également desirables, on peint demander quel est celui qui conviendroit le mieux à notre constitution ? Faudra-t-il souhaiter de la voir se résoudre en démocratie, ou en monarchie absolue ? Quoique la liberté soit pour l’ordinaire infiniment préférable à l’esclavage, je dirai pourtant avec franchise que j’aimerois mieux voir un souverain absolu sur le trône, que de voir l’Angleterre convertie en république.

Quelle sorte de république pourrions-nous espérer ? Il ne s’agit pas ici d’un de ces plans imaginaires que les spéculateurs enfantent dans leurs cabinets. Il n’y a point de doute qu’on ne puisse imaginer une république plus parfaite que ne l’est la monarchie absolue, plus parfaite même que ne l’est notre constitution ; mais avons-nous lieu de croire que cet état puisse jamais s’établir sur les ruines de notre gouvernement ? Si, dans une pareille conjoncture, il se trouve parmi nous un particulier assez puissant peut ramasser les débris de notre constitution, & pour en former, une nouvelle, ce particulier sera en effet un monarque absolu, & il n’aura garde d’abdiquer son pouvoir pour rendre la liberté à sa patrie. Nous en avons vu un exemple, propre à nous convaincre de cette vérité. Il faudroit donc abandonner notre sort au cours naturel des événemens ; & en ce cas la chambre des communes, telle que nous la voyons aujourd’hui, seroit chargée de la législation & des soins de l’état. Mais ici se présentent des inconvéniens par milliers. Supposons, ce qui est peu probable, que cette chambre vienne à se congédier elle-même, chaque nouvelle élection allumera le flambeau de la guerre civile. Si la chambre se proroge sans jamais se dissoudre, nous éprouverons toutes les horreurs d’une faction subdivisée à l’infini. Un état aussi violent ne peut durer : après des troubles & des guerres intestines sans nombre, nous serons trop heureux de pouvoir nous sauver dans les bras de la monarchie ; & n’auroit-il pas mieux valu d’y avoir acquiescé dès le commencement ? Je conclus de-là que la monarchie absolue est la mort la plus douce, la vraie luthanafia de la constitution Britannique. Si d’un côté nous avons plus de raison d’appréhender le pouvoir absolu, parce que le péril est plus imminent ; de l’autre nous avons plus de sujet de redouter le gouvernement populaire, parce que le péril est plus terrible. Que ces réflexions nous apprennent à être modérés dans nos controverses de politique ; c’est la plus sage leçon que nous en puissions tirer.

DIXIÈME ESSAI.

Les Partis..

Parmi les grands hommes qui ont illustré leurs noms par des faits mémorables, le premier rang me paroît appartenir aux législateurs & aux fondateurs des états. Ce sont eux qui créent les nations, & qui en assurent la durée par de sages établissemens : c’est à eux que la postérité la plus reculée doit le repos, le bonheur, & toutes les prérogatives dont elle jouit. L’usage des découvertes que l’on fait dans les arts & dans les sciences est peut-être plus universel que celui des loix, qui se renferme toujours dans un tems & dans un espace limité ; mais ce dernier est plus sensible & plus frappant. Si les sciences spéculatives perfectionnent L’esprit, ce n’est que d’un petit nombre de personnes qui ont assez de loisir pour s’y appliquer. Quant aux arts qui fournissent aux commodités & aux agrémens de la vie, on fait que c’est moins l’abondance de ces sortes de biens que leur paisible possession qui fait le bonheur de l’homme, cet avantage est le fruit d’un gouvernement bien regle. Enfin, ni les préceptes les plus rafinés de la philosophie, ni les commandement les plus severes de la religion, ne sauroient répandre la vertu & les bonnes mœurs, sans lesquelles aucune société ne peut être heureuse. Tout dépend d’une éducation bien dirigée de la jeunesse & celle-ci à son tour dépend de la sagesse des lois & des fondations. Je dois donc ici prendre la liberté de m’écarter du sentiment de mylord Bacon : le partage, que l’antiquité a fait des honneurs, ne me paroît pas trop équitable. N’étoit-il pas injuste d’ériger en divinités de premier ordre les inventeurs des arts utiles, une Cérès, un Bacchus, un Esculape, tandis, que des législateurs tels que Romulus & Thésée demeuroient confondus dans la classe des demi-dieux ?

Mais autant que les fondateurs des loix & des états sont dignes d’être honorés & respectés, autant les fondateurs de sectes & les chefs de factions méritent d’être haïs & détestés. Les factions produisent des effets directement contraires au but que le législateur se propose : elles bouleversent l’état, font taire les loix, suscitent les animosités les plus cruelles parmi des concitoyens qui se doivent mutuellement du secours & de la protection. Ce qui devroit rendre plus odieux encore les auteurs des factions, c’est la grande difficulté qu’il y a à les extirper, lorsqu’une fois elles ont pris racine. On les retrouve encore au bout de plusieurs siecles ; & pour l’ordinaire elles ne finissent qu’avec l’état où elles se sont glissées, & dont elles sont le germe destructeur. Remarquons encore que c’est dans les terroirs les plus fertiles que ce germe pousse le plus abondamment : quoique les gouvernemens despotiques ne soient pas tout-à-fait exempts de factions, il faut avouer pourtant qu’elles naissent plus facilement & se répandent plus vite dans les pays de liberté, & c’est-là que leurs suites sont les plus funestes : infectant toujours le systême de la législation, elles ruinent d’abord l’efficace des récompenses & des châtimens, de sorte qu’il ne reste plus aucun moyen de les déraciner.

Les sections ou les partis sont de deux sortes : il y en a de personnels & de réels : les premiers sont fondés sur l’amitié ou la haine personnelle, les seconds sur une contrariété réelle de sentimens d’intérêts. On sent la justesse de cette division : cependant je conviens que dans l’un & l’autre genre, on trouve rarement des factions pures & sans mélange. Lorsqu’un état se divise, on remarque communément, dans les différens partis, une différence de vues ou de dessein, soit réelle soit apparente, soit de petite soit de grande importance. Et d’un autre côté il n’y a point de faction si réelle, où les inimitiés & les factions privées ne se mêlent. Mais cela n’empêche pas que nous ne puissions nommer le partis personnels ou réels d’après le principe qui prédomine, & qui a le plus d’influence.

Les factions personnelles naissent le plus aisément dans les petites républiques. Là chaque querelle domestique devient une affaire d’état. Là toutes les passions divisent le public ; l’amour, la vanité, l’émulation, aussi-bien que le ressentiment & l’ambition.

Sous cette classe on peut ranger les Neri & les Blanchi de Florence, les Fregosi & les Adorni de Gênes, les Colonnesi & les Orfini de la Rome moderne.

Les factions personnelles sont si fort du goût des hommes, que la plus légère apparence d’opposition les fera toujours naître à coup sur. Peut-on imaginer rien de plus puérile que des disputes sur la couleur d’une livrée, ou sur la couleur d’un cheval ? C’est pourtant ce qui a donné naissance aux Prasini & aux Vaneti, deux factions qui, partageant l’empire Grec, se portèrent pendant longues années la haine la plus violente, & entraînèrent enfin dans leur ruine celle de ce malheureux empire.

L’histoire Romaine nous offre l’exemple d’une faction très-mémorable entre la tribu Pollienns & la tribu Papirienne. Elle dura pendant près de trois siecles, & il ne se fit point d’élection de magistrats, où elle ne se manifestât dans les suffrages[25]. Ce qu’il y a de plus singulier c’est que pendant un si long tems elle ne se répandit point, n’entraîna aucune des autres tribus. Lorsqu’un état entier se partage en deux sa factions égales, il n’est pas étonnant de les voir durer ; les bienfaits & les injures, les sympathies & les antipathies leur fournissent tous les jours de nouveaux alimens. Mais ici la dissension ne regne qu’entre deux tribus, & ne sembleroit-il pas que le reste de la république, qui n’y prenoit aucune part, devroit avoir bientôt étouffé ces folles animosités ? Puisque cela n’est point arrivé, j’en conclus qu’il faut que les hommes se plaisent fort aux querelles & aux divisons.

Rien n’est plus commun que de voir des partis nés d’une différence réelle continuer, lors même que cette différence ne subsiste plus. Les hommes prennent toujours en affection les personnes dont ils embrassent le parti, & en haine celles qui constituent le parti opposé ; & ces passions se transmettent souvent à la postérité. Le sujet réel qui avoit divisé les deux maisons Italiennes connues. sous le nom des Guelphes & des Gibelins, n’existoit plus depuis long-tems, lorsque ces deux factions existerent encore.

La premiere s’étoit déclarée pour le pape, la seconde pour l’empereur. Cependant, lorsque la famille de Sforza, s’étant alliée avec l’empereur, quoiqu’elle fût Guelphe, fut chassée de Milan par Louis XII. roi de France, assisté de Jacomo Trivulzio & des Gibellins on a vu ces derniers se liguer avec le pape contre l’empereur.

Il n’y a que peu d’années qu’il s’éleva, dans l’empire de Marocco, une guerre civile pour un sujet fort plaisant. C’étoit les noirs & les blancs qui se disputoient sur la couleur. Nous nous en moquons mais à bien examiner la chose, les Maures n’auroient-ils pas plus de raison de se moquer de nous ? Qu’est-ce, je vous prie, que toutes les gueres de religion qui se sont allumées dans la partie du monde la plus éclairée & la plus civilisée ? Je les trouve encore plus absurdes que les guerres civiles de l’Afrique. La différence des couleurs est une différence réelle qui frappe les sens ; au lieu que lorsqu’on se dispute sur un article de foi, ou absurde, ou du moins inintelligible, la différence ne regarde pas même un sentiment ; mais quelques phrases, quelques expressions, que d’un côté on accepte, & que de l’autre on rejette sans y rien comprendre. D’ailleurs je ne vois point que ni les blancs ni les noirs de Marocco aient prétendu forcer leurs adversaires par des loix pénales à changer de couleur, où qu’en cas de refus ils les aient menacés de l’inquisition. Mais sommes-nous plus les maîtres de changer nos opinions, que le sont les Maures de changer leur teint. ; Non. Que produira donc la crainte & la violence dans ces deux cas ? Les uns farderont leur peau, & les autres leurs sentimens.

Les factions réelles sont de trois sortes ; c’est toujours ou l’intérêt, ou des principes, ou l’affection qui les fait naître. Celles qui naissent de l’intérêt, me paroissent les plus raisonnables & les plus pardonnables. Lorsque dans un état où tout n’est pas exactement ajusté & balancé, deux ordres de citoyens, par exemple la noblesse & le peuple, ont chacun sa part au gouvernement, il est naturel que la diversité d’intérêts cause des divisions : on n’en sauroit douter, si l’on considere jusqu’à quel point l’amour-propre est enraciné dans le cœur humain, & combien nous nous intéressons tous pour nos propres individus. Le législateur qui trouveroit le secret de prévenir de pareilles factions, seroit assurément un bien habile homme : & au jugement de plusieurs philosophes, ce sont-là de ces projets qui, comme le grand élixir & le mouvement perpétuel, peuvent amuser dans la théorie, mais dont il ne faut pas espérer de voir l’exécution. Il est vrai que dans les gouvernemens despotiques, les factions souvent ne paroissent point, mais elles n’en sont pas pour cela moins réelles : ou plutôt c’est précisement ce qui leur donne plus de réalité, & les rend plus pernicieuses. La noblesse, le peuple, le soldat, le marchand, chacun de ces ordres a ses intérêts particuliers, mais le plus puissant opprime le plus foible avec impunité & sans résistance ; & ce n’est que de là que vient le calme apparent qui regne dans ces états[26].

C’est sans succès que l’un a voulu distinguer en Angleterre l’intérêt des possesseurs de biens en fonds de l’intérêt de ceux qui font rouler leur argent dans le commerce ; ces deux intérêts ne différent point, & ne differeront que lorsque nos dettes nationales seront montées au point de devenir insupportables & entiérement ruineuses pour le pays.

Les factions fondées fût la différence des principes, & sur-tout de principes abstraits, & qui sont de pure spéculation, & ne sont pas de fort ancienne date. C’est peut-être là le phénomene le plus singulier & le plus inexplicable qui se soit jamais présenté aux observateurs du genre humain. Par-tout où une opposition de principes produit une opposition de conduite, comme cela arrive dans tout les différents politiques, il y a des raisons valables de se diviser. Celui qui place le droit du gouvernement dans un individu ou dans une famille particulière, ne peut gueres s'accorder avec son concitoyen, qui attribue ce droit à un autre individu ou à une autre famille ; & naturellement chacun souhaite que les choses se passent selon les notions qu'il s’en est formées. Mais dans les controverses de religion, où la différence des principes ne produit point des actions contraires, où chacun peut suivre sa propre route sans incommoder son voisin, quelle folie, ou plutôt quelle fureur peut causer tant de malheureuses & funestes divisions ?

Deux personnes qui voyagent sur le grand chemin, l’un tirant vers l’est, l’autre vers l’ouest, n’ont pas besoin de se heurter si le chemin est assez large. D’où vient donc que deux hommes qui fondent leurs raisonnemens sur différent principes de religion ne peuvent pas faire la même chose ? N’y a-t-il pas suffisamment d’espace pour tous les deux ? & chacun ne peut-il pas aller son chemin sans troubler l’autre, & sans en être troublé ? Mais telle est la nature de l’esprit humain : il se prend à tout ce qui peut le flatter, il s’attache à tout ce qui a quelque ressemblance avec lui. Environnés de gens qui pensent comme nous, nous nous sentons plus fortifiés dans nos opinions ; & par la même raison toute contradiction nous choque, & nous met mal à notre aise. De-là vient cette aigreur qui regne dans la plupart des disputes : de-là vient qu’on ne peut souffrir de se voir contrarié, fût-ce dans le sujet le plus spéculatif & le plus indifférent. Cette constitution de l’esprit humain, qui paroît d’abord une chose bien frivole, a été la cause de tous les schismes & de toutes les guerres religieuses. Cependant quoiqu’elle regarde tous les hommes, & que son influence soit universelle, on ne lui a pas vu produire les mêmes effets dans tous les tems, & chez toutes les sectes : il falloit que des circonstances accidentelles s’y joignirent pour en faire naître de si grands excès, & pour faire devenir ce principe de notre nature une source seconde en misere & en désolation.

La plupart des religions de l’ancien monde naquirent dans ces siecles ténébreux, où les esprits étoient plongés dans l’ignorance & dans la barbarie ; où le prince étoit aussi disposé que le dernier de ses sujets à recevoir, avec une foi implicite, toutes les factions pieuses qu’on vouloit lui débiter. Le magistrat, embrassant la religion du peuple, se chargeoit cordialement de l’administration des choses sacrées, & le pouvoir ecclésiastique étoit réuni au pouvoir civil. La religion chrétienne au contraire s’éleva dans un tems où des principes, qui lui étoient directement contraires, étoient établis par autorité publique, dans la partie policée du monde, dont la nation, qui la premiere avoit produit cette nouveauté, étoit généralement méprisée. Cela étant, il ne faut point être surpris qu’elle n’ait rencontré que peu d’obstacles de la part du magistrat, & que les prêtres aient eu tout le loisir d’affermir l’autorité qu’ils s’arrogeoient dans la nouvelle secte. Ils en abuserent déjà dans ces premiers tems, & peut-être est-ce au moins en partie[27] à l’esprit violent qu’ils avoient inspiré à leurs sectateurs, que l’on doit attribuer les persécutions que le christianisme a souffert. Lorsqu’il devint la religion dominante, ces dispositions, subsitant encore, engendrerent à leur tour l’esprit de persécution, qui depuis ce tems n’a jamais cessé d’empester la société humaine ; c’est lui qui a fait naître ces haines invétérées, & ces factions irréconciliables dont nous voyons tous les gouvernemens infectés. Il faut donc distinguer par rapport à l’origine de ces factions. On peut dire à juste titre que le peuple les adopte par principes ; au-lieu que de la part des ecclésiastiques, qui en sont les auteurs, ce ne sont que des factions d’intérêt.

Outre l’autorité des prêtres, & la séparation du pouvoir civil d’avec l’ecclésiastique, il y a encore une bonne raison à rendre pourquoi le christianisme est devenu le théâtre de la discorde & de la guerre. Les religions, qui naissent dans les siecles d’ignorance & de barbarie, ne consistent gueres qu’en récits & en fictions traditionnelles. Ces récits peuvent être différens en différentes sectes sans se contredire, & quand ils se contrediroient, chacun s’en tient à la tradition de son parti, sans raisonner & sans disputer. Ce ne fut pas là le cas de la religion chrétienne. Dès sa naissance la philosophie étoit fort répandue dans le monde : les docteurs de cette nouvelle secte furent obligés de se former un systême spéculatif : il fallut diviser avec exactitude les articles de foi, il fallut expliquer, commenter, prouver, réfuter scientifiquement, & déployer toutes les subtilités de l’argumentation. De là résulterent des disputes téméraires, des schismes & des hérésies. Ces divisions, déchirant la religion, favoriserent la pernicieuse politique des prêtres, qui ne tendoient qu’à fomenter des inimitiés & des haines mutuelles entre les adhérens des partis opposés. Chez les anciens les sectes philosophiques étoient plus zélées que les sectes de religion ; au-lieu que de nos jours celles-ci montrent plus de rage & de fureur que n’en ont jamais exercé les factions les plus cruelles que l’ambition & l’intérêt aient fait naître.

La derniere classe de factions que nous avons nommées réelles, comprend celles qui naissent de l’affection. Elles viennent de cet attachement que nous avons pour certaines familles, ou pour certaines personnes, sous la domination desquelles nous souhaitons de vivre. Ces factions sont souvent très-violentes. J’avoue cependant que je ne comprends gueres comment on peut s’affectionner si fort à des personnes que l’on ne connoît pas, que peut-être on n’a jamais vues, & dont souvent on ne peut recevoir ni espérer aucune faveur. C’est pourtant ce qui arrive tous les jours : on trouve cet attachement dans des hommes, qui d’ailleurs ne montrent pas des sentimens fort généreux, à qui l’amitié ne fait pas négliger leurs intérêts. Nous nous imaginons, je ne sais à quel titre, qu’il y a une liaison très-étroite entre nous & notre souverain : il semble que l’éclat rayonnant du trône réfléchisse sur chaque particulier, & que la majesté de la suprême puissance nous rende plus important & plus heureux. Et si notre bon naturel ne forme pas en nous cette opinion, notre mauvais naturel nous la donnera ; nous la prendrons par dépit, & pour avoir le plaisir de contrarier ceux qui ne pensent pas comme

nous.

ONZIÈME ESSAI.

Les Partis de la Grande-Bretagne.

Si l’on proposoit à un homme qui s’est formé l’esprit par de bonnes études ; si on lui proposoit, dis-je, le gouvernement Britannique comme on objet de spéculation, il y remarqueroit aussi-tôt une source de divisions & de partis qui ne sauroient manquer d’éclater, de quelque façon que ce gouvernement fût administré. La juste balance entre la partie monarchique & républicaine de notre constitution, est, en-vérité, par elle même une chose si délicate & sujette à tant d’incertitude, que pour peu que les préjugés & les passions s’en mêlent, la différence des opinions est inévitable : les meilleurs esprits ne pourront s’accorder sur ce point. Les humeurs douces, amies de l’ordre & de la paix, qui détestent la sédition & la guerre civile, penseront toujours plus favorablement au sujet de la monarchie, que les esprits hardis & entreprenans, qui se passionnent pour la liberté, & ne connoissent point de plus grand malheur que la sujettion & l’esclavage. Enfin, quoique tous les hommes raisonnables se déclarent pour le maintien de notre gouvernement mixte, ils cessent pourtant d’être du même avis, dès qu’on en vient à des détails. Les uns voudroient donner plus de pouvoir à la couronne ; ils voudroient rendre son influence plus efficace ; ils appréhendent moins de lui voir empiéter sur les prérogatives de la nation, tandis que l’apparence la plus éloignée de tyrannie & de despotisme, cause aux autres les allarmes les plus vives.

On peut voir par-là que cette espece de factions, que nous avons nommées factions par principe, est inséparable de la nature même de notre constitution. Les noms de parti de la cour[28] & de parti national, sont très-propres à les désigner & à les distinguer. La force & la violence de ces partis dépend, en grande partie, des maximes particulieres que suit chaque ministere. Lorsque l’administration est fort mauvaise, le grand nombre se jette, dans le parti opposé à la cour.

Lorsqu’au contraire elle est bonne, on voit le parti de la cour augmenté par un bon nombre de ceux même qui aiment la liberté avec le plus de passion. Mais quoi qu’il en soit de ce flux & reflux de la nation, les partis subsistent toujours, & subsisteront aussi long-tems que nous serons gouvernés par un monarque dont le pouvoir est limité.

Ce n’est pas uniquement par la diversité des principes, c’est sur-tout par la diversité des intérêts que ces partis sont fomentés & entretenus : ils ne seroient gueres violens, & leurs suites seroient rarement dangereuses, si l’intérêt ne s’en mêloit. Il est naturel que la cour mette toute sa confiance en ceux dont les principes, réels ou prétendus, favorisent le gouvernement monarchique, & qu’elle les avance préférablement aux autres ; & il est naturel encore que ces créatures de la cour soient tentées par-là à pousser les choses plus loin qu’ils n’auroient fait en se réglant uniquement sur leurs principes. Leurs antagonistes, d’un autre côté, se voyant frustrés dans leurs vues ambitieuses, embrassent les maximes du pgrti jaloux de la puissance royale ; & l’on peut croire qu’ils outreront ces maximes, en les étendant au-delà des bornes de la saine politique.

C’est ainsi que, le parti de la cour & le parti national sont des especes de partis mixtes : les principes & l’intérêt concourent à leur naissance, & les font éclorre du sein du gouvernement Britannique, dont ils sont la vraie progéniture : l’intérêt pour l’ ordinaire gouverne les chefs : les membres subalternes sont guidés par des principes. Il ne faut entendre ceci que de ceux à qui il faut des motifs pour se décider ; & en-vérité c’est là le plus petit nombre : la plupart s’engagent sans savoir pourquoi, par inclination, par oisiveté, par ennui. Cependant il faut bien qu’il y ait une source réelle de division, soit dans les principes, soit dans l’intérêt ; puisque autrement les personnes oisives ne trouveroient point de parti auquel elles pourroient s’associer.

Quant aux partis ecclésiastiques, on peut remarquer que, dans tous les âges du monde, les prêtres ont été les ennemis de la liberté[29]. Une conduite aussi constante doit nécessairement être fondée sur des raisons qui sont toujours & par-tout les-mêmes ; je veux dire sur l’intérêt & sur l’ambition. De tout tems la liberté de penser & de dire sa pensée a été fatale au pouvoir du clergé, & à ces fraudes pieuses dont ce pouvoir est communément appuyé ; par une conséquence infaillible, cette liberté, comme toutes les autres, ne peut avoir lieu que dans un gouvernement limité ; au moins n’y a-t-il point d’exemple qu’elle ait fleuri ailleurs. Voilà pourquoi dans un gouvernement tel que celui de la Grande-Bretagne, tant qu’il garde sa situation naturelle, le clergé de l’église dominante se rangera toujours du parti de la cour ; au-lieu que les non-conformistes de toute espece, qui ne peuvent se promettre la tolérance dont ils ont besoin que sous l’abri d’un gouvernement libre, se déclareront pour le parti national.

Tous les princes, qui ont visé aux despotisme ont senti combien il leur importoit de gagner le clergé de l’eglise dominante ; & le clergé, à son tour, s’est montré facile à entrer dans les vues de ces princes[30].

Gustave Vasa est peut-être le seul exemple d’un prince ambitieux qui ait opprimé l’église, dans le tems même qu’il opprimoit la liberté. Mais ce pouvoir exorbitant des évêques Suédois, qui pour lors surpassoit celui de la couronne, aussi-bien que leur attachement à une famille étrangere, est la vraie raison qui a fait embrasser à ce roi une politique si extraordinaire.

Ce que nous venons de dire du penchant des prêtres pour le monarchisme & pour le despotisme, ne regarde pas une seule secte. En Hollande les ecclésiastiques presbytériens & calvinistes ont constamment adhéré à la maison d’Orange, tandis que les Arminiens, qui passent pour des hérétiques, se sont attachés à la faction de Louvestein, & ont signalé leur zele pour la cause de la liberté. Cependant on voit aisément qu’un prince, si le choix est en son pouvoir, préférera toujours l’épiscopat au presbystérianisme, tant parce qu’il est plus voisin de la monarchie, que parce qu’il fournit au monarque un moyen plus facile de gouverner le clergé par la voie de ses supérieurs spirituels[31].

Si nous remontons au tems de nos guerres civiles pour y chercher la premiere origine des factions qui se sont élevées en Anglegleterre, nous verrons que conformément à notre théorie, ces factions ont été des suites régulieres & nécessaires de l’espece de gouvernement sous lequel nous vivons. Avant cette époque, notre constitution n’étoit pas encore bien débrouillée : les sujets jouissoient de plusieurs beaux priviléges, & quoique ces priviléges ne fussent ni exactement déterminés ni garantis par les loix, une longue possession les faisoit généralement regarder comme autant de droits de naissance. Un prince ambitieux, ou plutôt un prince ignorant & mal avisé monta sur le trône : nos prérogatives ne furent à ses yeux que des grâces accordées par des prédecesseurs : il s’imagina qu’il ne dépendoit que de sa volonté de les conserver ou de les abolir, & se réglant sur ces maximes, il donna, pendant le cours de plusieurs années, les atteintes les plus manifestes à la liberté. Enfin, il se vit dans la nécessité de convoquer un parlement. L’esprit de liberté se réveilla, & fit de rapides progrès. Le roi, se trouvant sans appui, fut obligé de souscrire à tout ce qu’on exigeoit ; & ses ennemis jaloux & implacables ne mirent point de bornes à leurs prétentions. C’est ici le commencement des querelles & des schismes politiques de l’Angleterre.

On ne s’étonnera pas de voir la nation divisée dans ces tems-là, si l’on considere qu’aujdurd’hui même les personnes les plus impartiales sont embarrassées à décider de quel côté étoit le bon droit. Si l’on accordoit au parlement ses prétentions, notre constitution perdoit son équilibre, & l’ Angleterre devenoit, à peu de chose près, un état républicain. Si on ne les accordoit pas, on risquoit d’être subjugué par le despotisme. On avoit tout à craindre des anciennes maximes & des habitudes invétérées d’un prince, qui, dans les concessions mêmes que le parlement lui extorqua en faveur de son peuple, ne savoit pas les cacher. Dans un cas si délicat & si ambigu, il étoit naturel que chacun prit le parti le plus conforme à ses principes habituels. Les partisans les plus zélés de la monarchie se déclarerent pour le roi, les amateurs de la liberté pour le parlement. Comme l’espérance de succès étoit à peu près égal de part d’autre, l’intérêt n’entroit pas pour beaucoup dans le gros de ces démêlés. C’est uniquement la différence des principes qui fit naître les deux partis connus sous les noms de Tête ronde & de Cavaliers. Il ne faut pas croire que l’un de ces partis ait été entiérement républicain & l’autre entiérement royaliste : ils vouloient tous deux conserver la liberté conjointement avec la monarchie, mais les premiers étoient plus affectionnés à cette partie de notre gouvernement qui est république, les seconde à celle qui est monarchie, & à cet égard ils étoient ce que sont actuellement le parti de la cour & le parti national, à la guerre civile près, où une complication de circonstances malheureuses, & l’esprit turbulent du siecle les entraîna. Il est vrai qu’il y eut dans ces deux partis des partisans, d’un côté d’une liberté absolue, & de l’autre d’un absolu despotisme ; mais ils se tinrent cachés, & leur nombre n’étoit que peu considérable.

Le clergé, dans cette occasion, ne s’écarta point de ses maximes ordinaires ; il seconda d’une maniere honteuse les desseins du roi, qui tendoient au pouvoir arbitraire ; & par reconnoissance, il eut la permission de persécuter les hérétiques & les schismatiques ; car ce sont les noms qu’il donnoit à ses ennemis. L’église épiscopale étoit la dominante ; les presbytériens étoient des non-conformistes ; tout concouroit à faire embrasser à la premiere le parti du roi sans réserve, & aux seconde celui du parlement. Les prélats de la haute église ne pouvoient donc pas manquer de s’unir aux Cavaliers qui faisoient le parti de la cour, & le clergé presbytérien aux Têtes-rondes qui composoient le parti national de ce tems-là. Cette union étoit si naturelle & si conforme aux principes généraux de la politique, qu’il eût fallu des circonstances tout-à-fait extraordinaires pour la prévenir ou pour la rompre.

Les événemens que cette querelle a fait naître, sont connus de tout le monde : elle fut d’abord fatale au roi, ensuite au parlement. Après des troubles & des révolutions sans nombre, la famille royale fut rétablie, & le gouvernement remis sur l’ancien pied. La catastrophe sanglante du pere ne corrigea point le fils : Charles II suivit le plan de Charles I ; mais il s’y prit dans les commencemens avec plus de secret & plus de circonspection. C’est alors que s’élevèrent les Whigs & les Torys, deux nouvelles factions, qui depuis ce tems n’ont jamais cessé de brouiller & de déchirer notre état.

Quelle est la nature & le caractere distinctif de ces deux partis ? Il n’y a peut-être point de question plus difficile à décider : elle nous montre que l’histoire a des problèmes aussi embarrassés qu’en ont les sciences les plus abstraites. On a pu suivre la conduite de ces deux partis durant le cours de soixante-dix années : on a pu les observer pendant la paix & pendant la guerre sous une variété infinie de situations, tantôt au haut, tantôt au bas de la roue. : il n’y a point d’heure que nous n’entendions quelqu’un déclarer pour l’une ou l’autre de ces factions ; il n’y a ni compagnie sérieuse, ni partie de plaisir où il n’en soit fait mention : il n’y a personne parmi nous qui ne soit, en quelque façon, contraint de se ranger de côté ou d’autre. Et cependant, si l’on nous demande qu’elles sont la nature, les prétentions & les différens principes des deux partis, nous ne savons que répondre. Les préventions & la violence des esprits factieux ont embrouillé encore d’avantage ce problème, déjà assez difficile par lui-même.

Si nous comparons les Whigs, & les Torys aux Têtes-Rondes & aux Cavaliers, la premiere différence qui se présente, roule sur les principes de l’obéissance passive, & du droit inviolable. Ces principes, peu connus des Cavaliers,sont devenus la doctrine universelle, & selon l’opinion commune la doctrine caractéristique des Torys. Une renonciation formelle à toutes nos libertés, & une soumission totale au pouvoir absolu, paroissent en être les conséquences immédiates. Rien en effet ne seroit plus absurde qu’un pouvoir limité, auquel cependant on n’oseroit s’opposer, lors même qu’il passe les bornes qui lui sont prescrites. Cependant si les principes les plus raisonnables ne sont souvent que de foibles barrières pour nos passions, faut-il s’étonner que des principes aussi absurdes, des principes, qui, suivant un célebre écrivain[32], choqueroient le sens-commun d’un Hottentot, ou d’un Samojede, soient obligés de plier devant elles ? Comme hommes, & plus encore comme Anglois, les Torys furent ennemis de l’oppression & du despotisme : leur zele pour la liberté pouvoit être moins ardent que celui de leurs antagonistes ; mais il suffisoit pour leur faire oublier les principes de leur parti, toutes les fois qu’ils voyoient notre ancienne constitution menacée d’une ruine manifeste. Ce sont ces sentimens qui ont produit la révolution, événement de la plus grande importance, & qui est devenu la base la plus solide de la liberté Britannique. La conduite des Torys pendant & après la révolution est propre à nous donner de justes idées de cette faction.

Premiérement, les Torys me paroissent avoir eu pour la liberté les sentimens de tous les vrais Bretons, résolus de ne la sacrifier ni à des principes abstraits, ni aux droits imaginaires des princes. J’avoue qu’avant la révolution on avoit raison de douter que ce fût-là leur caractere ; les conséquences immédiates des principes qu’ils professoient, & leur excessive complaisance pour une cour qui ne faisoit pas mystere de ses vues despotiques, étoient propres à les faire soupçonner du contraire. Mais on a n’étoient qu’un véritable parti de cour, comme il y en aura toujours sous le gouvernement Britannique, je veux dire qu’ils étoient amis de la liberté, mais plus attachés à la monarchie. On ne sauroit pourtant nier que dans la pratique même ils n’aient outré leurs maximes monarchiques, & que dans la théorie ils ne les aient portées à un degré qui est absolument incompatible avec notre gouvernement limité.

En second lieu, le nouvel établissement qui suivit la révolution, & les changemens qui y furent faits dans la suite, n’étoient ni conformes aux principes des Torys, ni entiérement de leur goût. Ce caractere paroîtra contredire le précédent ; car, dans la situation où l’Angleterre se trouvoit alors, il n’y avoit point d’autre constitution à imaginer qui ne fût dangereuse pour la liberté, ou plutôt qui ne lui fût funeste. Mais le cœur de l’homme n’est-il pas fait pour concilier les contradictions ? Et les Torys n’en avoient-ils pas déjà concilié une plus grande ? Je parle de celle qui est entre l’obéissance passive, & entre la résistance qu’ils avoient opposée dans la révolution. Voici donc comment depuis la révolution on peut définir en peu de mots les Torys & les Whigs. Le Tory est un homme qui s’attache à la monarchie sans abandonner la liberté, & un partisan de la maison de Stuart. Le Whig est un homme qui aime la liberté sans renoncer à la monarchie, & qui s’affectionne pour la succession dans la ligne protestante[33]. Les Torys & les Whigs sont donc les mêmes que ces vieux partis, les seuls essentiels au gouvernement Britannique ; je veux dire qu’ils sont le parti de la cour & le parti national, chargés de quelques additions, que des accidens très-naturels y ont introduites. Nous avons vu que ces additions regardoient la différence des sentimens, par rapport au droit de remplir le trône. Tout changement de succession déplaît à un amateur passionné de la monarchie, de pareils changemens lui semblent trop tenir de la république. D’un autre côté, un homme enthousiasmé pour la liberté voudroit y subordonner toutes les parties du gouvernement. Mais quoique le principe qui anima les Whigs, & celui qui anima les Torys, fussent l’un & & l’autre d’une nature composée, il est cependant à remarquer que les ingrédiens qui dominoient dans ces deux compositions, ne correspondoient point. Le Tory aimoit le gouvernement monarchique & la maison de Stuart, mais cette derniere affection étoit la plus forte. Le Whig chérissoit la liberté, & s’attachoit à la maison protestante, mais la premiere inclination l’emportoit de beaucoup sur la seconde. La vengeance ou la politique a souvent engagé les Torys à agir en républicains ; & il n’y en avoit pas un seul d’entr’eux, qui, en supposant que la couronne ne tombât point selon ses desirs, n’eût voulu imposer les limitations les plus séveres à la puissance royale, & rapprocher le plus qu’il fût possible notre état de la forme d’une république ; le tout dans l’intention de rabaisser la famille qui, selon ses idées, n’avoit point de titre légitime pour succéder. Il est vrai que les Whigs, sous prétexte de vouloir assurer la succession à la famille qu’ils favorisoient, ont souvent fait, des démarches qui pouvoient devenir dangereuses pour la liberté ; mais ce n’est que par ignorance, par foiblesse, ou parce qu’ils se livroient à des guides qui agissoient par des intérêts particuliers. Ce parti en corps ne s’affectionnoit à la maison protestante qu’autant qu’il la regardoit comme un moyen de maintenir la liberté.

L’article de la succession étoit donc celui qui intriguoit le plus les Torys, au-lieu que les Whigs faisoient leur affaire capitale de la conservation de la liberté. Cette irrégularité apparente s’explique fort bien par notre théorie. Le parti de la cour & le parti national sont le germe des Torys & des Whigs. Il étoit presque nécessaire que l’attachement que les partisans de la cour ont pour la monarchie, dégénérât en affection pour la personne du monarque : ces deux objets sont dans une relation fort étroite, & le dernier d’ailleurs est un objet plus naturel & plus sensible. Le culte de la divinité dégénere aisément en idolâtrie. Il n’y a pas tant de liaison entre la divinité du vieux parti national ou des Whigs, je veux dire entre la liberté & la personne ou la famille d’un souverain, & par conséquent il seroit déraisonnable de croire que l’adoration pût facilement passer de l’une à l’autre. Cependant en ceci même il n’y auroit pas grand miracle. S’il est difficile de pénétrer les opinions d’un particulier, il est presque impossible de distinguer celles d’un parti entier, où souvent il ne se trouve pas deux personnes guidées par des maximes qui soient exactement les mêmes. Je hasarderai pourtant de dire que ce n’étoit pas tant par principe ou par l’opinion d’un droit inviolable, que par affection ou par estime personnelle que les Torys s’attachoient à l’ancienne famille royale. C’est pour une raison semblable que l’Angleterre se partagea autrefois entre les maisons de Yorck & de Lancastre, & l’Écosse entre celles de Bruce & de Baliol. Dans ces tems-là les disputes politiques étoient fort peu à la mode, & par conséquent les principes politiques devoient n’avoir qu’une influence très-médiocre sur les esprits.

La doctrine de l’obéissance passive est si absurde en elle-même, & si contraire à toutes nos libertés, qu’elle paroît avoir été abandonnée aux déclamations de la chaire, & au commun peuple séduit par ces déclamations. Les gens plus sensés devinrent Torys par affection ; pour ce qui est des chefs de ce parti, il est probable que l’intérêt fut leur principal motif, & que leur conduite n’étoit pas toujours aussi conforme à leurs véritables sentimens que celle des chefs du parti opposé. Quoiqu’il ne soit gueres possible d’embrasser avec zele les droits d’un prince ou ceux d’une famille, sans se prendre de bienveillance pour eux, & sans changer le principe en affection, cela est pour-tant moins ordinaire aux personnes d’un rang élevé & qui ont reçu une bonne éducation. Ces personnes, à portée de remarquer les foiblesses, les égaremens & l’orgueil des monarques, ont pu s’appercevoir de plus près que loin d’être supérieurs en rien, ils étoient souvent inférieurs au reste des hommes. Il faut donc que l’intérêt qu’ils trouvoient à se voir à la tête d’un parti, leur ait tenu lieu de principe ou d’affection.

Il y en a, qui n’osant assurer que la différence réelle entre Whig & Tory se soit perdue dans la révolution, sont pourtant portés à croire qu’elle ne subsiste plus de nos jours, & que les choses sont rentrées dans leur état naturel, au point qu’il ne reste que deux partis parmi nous, celui de la cour & le parti national, tous deux composés d’hommes qui, soit par intérêt, soit par principe, s’attachent à la monarchie ou à la liberté. Il faut convenir en effet que dans ces derniers tems, le nombre des Torys semble être considérablement fondu ; leur zele a encore plus diminué que leur nombre, mais ils sont sur-tout déchus en crédit & en autorité. Depuis que M. Locke a écrit, il y a peu de gens lettrés, peu de philosophes au moins, qui n’auroient honte de passer pour Torys ; & dans la plupart des compagnies, le nom de vieux Whig est devenu un titre d’honneur. Les ennemis du ministere pensent ne pouvoir faire de reproche plus sanglant aux courtisans, qu’en les nommant de vrais Torys, & ne pouvoir honorer d’avantage le parti opposé qu’en le décorant du nom de vrais Whigs. Les Torys mêmes sont obligés, depuis si long-tems, de s’exprimer dans le style républicain, qu’ils semblent s’être convertis à force d’hypocrisie, & avoir embrassé les sentimens de leurs adversaires, aussi-bien que leur langage. Tout cela n’empêche point qu’il n’y ait en Angleterre des résidus considérables de ce parti, imbus de tous les vieux préjugés : une preuve claire que le parti de la cour & le parti national ne sont pas les seuls qui restent, c’est que presque tous les non-conformistes se rangent du côté de la cour, tandis que tout le bas clergé, celui au moins de l’église Anglicane, lui est opposé. Par-là nous pouvons nous convaincre qu’il doit y avoir encore quelque poids ou quelque force externe qui détourne notre constitution de son état naturel, & qui met de la confusion dans ses différentes parties.

Je finirai par une derniere observation. Nous n’avons jamais eu en Écosse de Torys, à prendre ce mot dans sa signification propre ; les partis de ce royaume doivent être divisés en Whigs & en Jacobites. Le Jacobite semble être un Tory qui n’a aucun égard pour la constitution, partisan zélé de pouvoir monarchique, ou du moins toujours prêt à sacrifier nos libertés à la succession de la famille à laquelle il s’est dévoué. Cette différence entre l’Angleterre & l’Écosse peut, je crois, être expliquée par la raison suivante. Depuis la révolution, les divisions politiques & religieuses de l’Écosse se sont tenu fidelle compagnie. Tous les presbytériens, sans exception, ont été des Whigs, & les favoris de l’épiscopat du parti contraire. Le clergé épiscopal ayant perdu ses églises par la révolution, cette secte n’eut plus de motif de flatter le gouvernement ni dans ses sermons ni dans ses formules de prieres : il poussa donc les principes de son parti à toute outrance. De-là vint que ses sectateurs parurent plus à découvert, & furent plus violens que leurs freres, les Torys

de l’Angleterre.

DOUZIÈME ESSAI.

La Superstition & le Fanatisme.

C’est une maxime incontestable, que de l’abus des meilleures choses il en résulte souvent de très-mauvaises. Entre autres preuves de cette vérité, une des plus fortes est celle que l’on tire des pernicieux effets du fanatisme & de la superstition, considérés comme des abus de la vraie religion.

Ces deux especes de fausses religions, quoiqu’également funestes, sont cependant d’une nature fort différente, & même entiérement oppofée.

L’esprit de l’homme est sujet à certaines terreurs, à certaines craintes dont il ne sauroit se rendre raison à lui-même, procédantes soit du mauvais état des affaires publiques, quelquefois d’une humeur sombre & mélancolique, ou bien aussi du concours de toutes ces circonstances.

Dans cette situation l’ame redoute une infinité de maux chimériques, dont elle se croit menacée par des êtres mal-faisans. Les objets réels manquent-ils à ses terreurs ? Aussi-tôt active à son propre préjudice, & s’abandonnant à son goût pour le merveilleux, elle s’en fait d’imaginaires, & ne met aucunes bornes à leur pouvoir & à leur méchanceté. Comme ces ennemis sont entiérement invisibles &c inconnus, la méthode qu’il faut employer pour se les rendre favorables, est également étrange & bizarre : elle consiste en cérémonies, en observances, en mortifications, en présens, en sacrifices, ou en d’autres pratiques absurdes & frivoles, tributs que la sottise & la fourberie exige de l’aveugle crédulité. Beaucoup de foiblesse, de terreur & de mélancolie, jointes à l’ignorance, voilà les vraies sources de la superstition.

Mais l’esprit de l’homme est encore sujet à je ne sais quelle élévation présomptueuse qui naît des heureux succès, d’une abondance de l’ame, de la vigueur du fluide nerveux, d’une disposition à la confiance & au courage. Dans cet état de l’ame, l’imagination, enflée & remplie d’idées grandes & sublimes, ne trouve rien dans ce monde sublunaire, qui puisse la contenter : toutes les choses mortelles & périssables disparoissent à sa vue comme indignes de son attention, tandis que les régions invisibles du monde des esprits lui ouvrent une vaste carriere, où elle peut se livrer, à son aise, à toutes les rêveries, & à toutes les chimeres qui sont les plus propres à flatter son goût. De-là naissent les extases, les ravissemens, & ces élans prodigieux qui, paroissant excéder le pouvoir ordinaire de nos facultés, sont attribués par la confiance & par l’orgueil à l’inspiration immédiate de l’être divin, qui est l’objet de la dévotion.

Il faut peu de tems ensuite au prétendu inspiré pour en venir au point de se croire le premier favori de la divinité, & quand une fois cette fantaisie a pris racine, & ce qui est le comble de l’enthousiasme, dès lors chaque folie est consacrée : la raison & la morale ne sont plus regardées que comme des guides propres à nous égarer. Le fanatique extravagant s’abandonne, en aveugle & sans réserve, aux émanations de l’esprit divin & aux inspirations supposées. L’espérance, l’orgueil, la présomption, une imagination échauffée, jointes à l’ignorance, ce sont-là les vraies sources du fanatisme.

Ces deux especes de fausses religions pourroient fournir de la matiere à bien des spéculations ; mais je me borne, pour le présent, à quelques réflexions sur leurs diverses influences par rapport au gouvernement & à la société.

Ma premiere réflexion est que la superstition est très-favorable au pouvoir du clergé, au-lieu que le fanatisme lui est autant ou même plus contraire que la saine raison & la philosophie. Comme la superstition est fondée sur la crainte, sur une disposition à l’humeur chagrine & sur la foiblesse des esprits, la personne qui en est atteinte, se voit elle-même sous des couleurs, si méprisables, & paroît à ses propres yeux si indigne d’approcher de la présence divine, qu’il lui semble naturel d’avoir recours à quelque mortel plus favorisé du ciel, & dont la vie sanctifiée lui en ait mérité des graces plus particulieres, ou peut-être aussi dont la seule impudence & l’adresse ait su le faire accroire aux autres. C’est à lui que le superstitieux confie ses dévotions ; c’est à ses soins qu’il recommande ses prieres & ses requêtes, & c’est par ce seul moyen qu’il espere les faire agréer à la divinité courroucée. De-là l’origine des prêtres[34], qu’on peut regarder, à juste titre, comme une des plus grossieres inventions d’une superstition basse & craintive, qui toujours défiante, & n’osant offrir elle-même ses adorations à l’être suprême, se flatte, dans ses accès de folie, d’en solliciter plus efficacement la bienveillance par la médiation de ceux qu’elle suppose ses amis & ses serviteurs. La philosophie seule est en état de subjuguer toutes ces vaines terreurs. De-là vient que presque toutes les religions, sans en excepter les plus fanatiques, conservent un alliage de superstition : & de-là vient encore que presque toutes les sectes ont leurs prêtres, dont le pouvoir est toujours exactement proportionné au plus ou au moins de superstition qui y regne. Le judaïsme moderne, & sur-tout le papisme, étant les plus absurdes & les plus barbares superstitions qui ayent paru dans le monde, sont aussi les plus esclaves de l’autorité ecclésiastique.

Comme l’église Anglicane peut être accusée d’avoir retenu un bon nombre de superstitions papales, elle peut l’être aussi de conserver de sa constitution originaire, une forte pente vers le pouvoir & la domination du clergé, laquelle se manifeste particuliérement dans le respect excessif qu’elle ordonne de lui rendre ; car, quoique suivant la doctrine de cette église, les prieres du ministre, pour être efficaces, doivent être accompagnées de celles de l’assemblée, il en est cependant l’interprête : Sa personne est sacrée : & sans sa présence il en est peu qui crussent leurs dévotions publiques, leurs sacremens & leurs autres cérémonies recevables.

D’un autre côté, l’on a pu s’appercevoir que tous les enthousiastes ont secoué le joug ecclésiastique ; & ont toujours affecté une fort grande indépendance dans leur culte, jointe à beaucoup de mépris pour les cérémonies, pour les traditions, & pour les autorités. Les Quakres sont les plus fameux, & en même tems les plus innocens fanatiques que l’on connoisse jusqu’ici, & peut-être la seule secte dans le monde qui n’ait jamais admis de prêtres chez elle. Les Indépendans sont de tous les sectaires Anglois ceux qui approchent le plus des Quakres, soit pour le fanatisme soit pour avoir su, comme eux, se soustraire à la tyrannie des prêtres. La secte des presbytériens vient ensuite, tenant un juste milieu à ces deux égards.

En un mot notre observation est fondée sur l’expérience la plus certaine, & l’on verra qu’elle l’est encore sur la raison, si l’on considere que le fanatisme naît de l’orgueil, & d’une confiance présomptueuse qui fait croire qu’on est suffisamment qualifié pour approcher de Dieu sans l’intercession d’aucun médiateur humain. Les dévotions de l’entousiaste sont si extatiques, & ses extases lui paroissent si réelles, qu’il s’imagine s’unir à l’être suprême par la voie de la contemplation & du commerce intérieur. C’est ce qui lui fait négliger toutes ces cérémonies & toutes ces pratiques pour lesquelles l’assistance des prêtres paroît si nécessaire aux yeux du dévot superstitieux. Le fanatique se consacre lui-même, & se revêt d’un saint caractere, qu’il croit bien supérieur à celui que la forme & les rites institués conferent aux autres.

Ma seconde réflexion sur ce sujet est que les sectes qui tiennent au fanatisme, sont beaucoup plus violentes & furieuses que celles qui tiennent à la superstition, mais elles deviennent aussi en peu de tems, bien plus douces & plus modérées. Leur zele & leur violence éclatent lorsqu’elles sont excitées par la nouveauté, & enflammées par la contradiction. Les Anabaptistes en Allemagne, les Camisards en France, les Niveleurs[35] & autres fanatiques en Angleterre, & les Ligueurs[36] en Écosse, nous en fournissent des preuves sans nombre.

Le fanatisme, ayant sa source dans la force des esprits & dans un caractere présomptueux & hardi, porte naturellement à des résolutions extrêmes, sur-tout lorsqu’il parvient à remplir la tête du misérable qui en est possédé, de l’idée qu’il est illuminé par la grâce, & de mépris pour les loix communes de la raison, de la morale & de la prudence.

C’est ainsi qu’il suscite les plus cruelles divisions dans la société, mais sa fureur ressemble à celle du tonnerre & de la tempête, qui s’épuise en peu de tems, & laisse ensuite l’air plus calme & plus serein qu’il n’étoit auparavant. Lorsque le premier feu de l’enthousiasme est exhalé, il arrive ordinairement à ses plus zélés disciples de tomber dans le relâchement & dans la plus parfaite indifférence sur ce qui regarde les choses sacrées, vu sur-tout qu’il n’y a aucun corps d’hommes parmi eux revêtu d’une autorité suffisante, ou assez intéressé pour soutenir cette religieuse folie.

Les progrès de la superstition, au contraire, sont lents & insensibles. Le magistrat voit avec plaisir les hommes devenir plus traitables & plus soumis, & la chose ne paroît point dangereuse pour le peuple, jusqu’à ce que les prêtres, ayant affermi leur autorité, deviennent les tyrans & les perturbateurs de la société par leurs disputes éternelles, par leurs persécutions, & par les guerres de religion qu’ils fomentent. Avec quelle douceur l’église Romaine ne parvint-elle pas à l’acquisition du pouvoir qu’elle possede aujourd’hui ? Mais dans quels troubles affreux n’entraîna-t-elle pas l’Europe entiere, lorsqu’il fut question de l’y maintenir ? Au-lieu que nos sectaires, bigots autrefois si dangereux, tiennent à présent le premier rang parmi nos esprits forts. Les Quakres sont peut-être le seul corps régulier de Déïstes qu’il y ait dans l’univers, si l’on en excepte les lettrés Chinois, disciples de Confucius.

J’observe, en troisieme lieu, que la superstition est l’ennemie de la liberté civile, que le fanatisme favorise. Une preuve suffisante en est, que celui-ci renverse l’empire des prêtres, pendant, que celle-là gémit sous leur tyrannie. Et il n’est pas nécessaire d’ajouter que le fanatisme, étant la maladie des esprits hardis & ambitieux, s’unit naturellement à l’amour de la liberté & de l’indépendance ; tandis que la superstition, en rendant les hommes lâches & timides, les forme pour la servitude & pour l’esclavage.

L’histoire d’Angleterre nous apprend que pendant les guerres civiles, les Indépendans & les Déïstes, malgré la différence de leurs principes en matiere de religion, se réunirent tous dans leurs maximes de politique, & dans leur attachement au gouvernement républicain. Depuis l’origine des Whigs & des Torys les chefs du parti Whig ont été ou Déïftes, ou Latitudinaires déclarés, c’est-à-dire amis de la tolérance & indifférens pour toutes les sectes de Chrétiens. Cependant les sectaires, qui ont tous une bonne dose d’enthousiasme, ont toujours & sans exception concouru avec eux pour la défense de la liberté civile.

La conformité de la superstition avoit uni, depuis long-tems, les Torys de la haute église avec les Catholiques Romains, quant au maintien de leurs prérogatives & du pouvoir royal. Ce n’est que depuis peu que l’esprit tolérant des Whigs semble avoir réconcilié les Catholiques avec leur parti.

Les Molinistes & les Jansénistes en France ont eu mille disputes inintelligibles, & indignes de l’attention d’un homme sensé : mais ce qui distingue principalement ces deux sectes, & qui mérite d’être remarqué, c’est le différent esprit de leurs religions. Les Molinistes, conduits par les Jésuites, sont grands partisans de la superstition, rigides observateurs des cérémonies extérieures, dévoués à l’autorité des prêtres & de la tradition. Les Jansénistes au contraire, enthousiastes fort zélés pour la dévotion outrée, & pour la vie intérieure, se soucient peu des autorités, & ne sont en un mot qu’à demi catholiques. Les suites qui résultent de cette diversité, sont exactement conformes à nos réflexions précédentes. Les Jésuites sont les tyrans & les esclaves de la cour, & les Jansénistes seuls conservent la foible étincelle de l’esprit de liberté qui subsiste encore dans la nation Françoise.

TREIZIÈME ESSAI.

L’Avarice.

Les auteurs comiques outrent toujours les caracteres. Ont-ils à peindre un fat ou un poltron ? Ils en font des portraits qui n’ont point d’original dans la nature. Les peintures morales du théâtre ont souvent été comparées aux peintures des coupoles & des plats-fonds, dont toutes les couleurs sont chargées, & dont toutes les parties sortent de la grandeur naturelle. Lorsqu’on voit ces figures de près, elles paroissent monstrueuses & disproportionnées, au-lieu que considérées de loin, & dans leur vrai point de vue, tout y paroît régulier & comnme il doit être. Il en est de même des caracteres tracés dans les représentations théatrales. La fiction, qui fait tout leur être, les met à une sorte de distance : ils deviendroient froids & peu intéressans si on ne remplaçoit, à force de coloris, ce qui leur manque en réalité.

C’est ainsi qu’un conteur, qui s’est une fois permis de s’écarter du vrai, ne peut plus même se renfermer dans les bornes de la probabilité : à chaque répétition de son conte, il ajoute une nouvelle circonstance, qui plaît à son imagination, ou qu’il croit propre à augmenter le merveilleux. C’est ainsi que ce qui au commencement du récit de Falftaff, étoit deux hommes, en devint onze avant qu’il eût achevé.

Cependant il y a un vice pour lequel les poëtes satiriques ou comiques n’ont point de traits trop chargés, ni de trop fortes couleurs, & dont la peinture n’est jamais au-dessus de la réalité ; c’est l’AVARICE. Nous voyons tous les jours des hommes, jouissans d’une fortune immense, sans héritiers, sur le bord de la fosse, se refuser les besoins de la vie les plus ordinaires, & souffrir volontairement tous les maux les plus accablans de l’indigence.

On conte d’un vieux usurier agonisant, que lorsque le prêtre lui présenta le crucifix, il ouvrit ses yeux mourans, le considéra, & s’écria un moment avant d’expirer. Ce sont de faux diamans, je ne puis prêter sur ce gage que dix pistoles.

On peut prendre ceci pour l’imagination de quelques faiseurs d’épigrammes : mais y a-t-il personne à qui l’expérience n’ait montré des exemples gueres moins frappans que ce que nous venons de rapporter ?

Qui ignore l’histoire que l’on dit être arrivée dans cette ville ? Un fameux ladre, se sentant près de sa derniere heure, fit chercher quelques magistrats à qui il remit un billet de cent livres sterling, payables après sa mort, & qui selon son intention devoient être employés en usages charitables ; mais il peine l’avoient-ils quitté, qu’il les rappella pour leur proposer de recevoir, au-lieu du billet, de l’argent comptant, en rabattant cinq livres sur la somme.

Un autre avare, des plus renommés d Nord, voulut frauder ses héritiers, & destiner ses biens à la construction d’un hôpital ; mais il différa de jour en jour la déclaration authentique de sa derniere volonté, & si ceux qui s’intéressoient à son exécution, n’en avoient payé les frois, on croit qu’il seroit mort sans testament. En un mot les plus furieux excès de l’amour & de l’ambition ne sont rien en comparaison des excès d’avarice.

Ce qu’on peut dire de mieux pour excuser l’avarice, c’est que généralement parlant il n’y a que les vieillards & les tempéramens phlegmatiques qui en soient infectés. Cette passion monstrueuse est la derniere ressource des esprits où toutes les autres passions sont éteintes, & qui cependant ne peuvent demeurer entiérement oisifs ; aussi est-elle parfaitement assortie à leur froideur, & au foible degré de leur activité.

Il paroît d’abord bien extraordinaire qu’une passion si froide & si brute, puisse nous porter à de plus grands excès que ni la bouillante jeunesse, ni tous les attraits de plaisir. Mais, à considérer la chose de plus près, nous verrons que cette même circonstance fournit la meilleure explication du phénomene que nous trouvons si singulier. Un tempérament plein de feu & de vigueur ne sauroit Ce borner à un seul objet : il s’élance de plusieurs côtés à la fois : il fait naître des passions inférieures, qui toutes ensemble tiennent la passion dominante dans une espece d’équilibre. Avec une pareille complexion, il est impossible d’étouffer tout sentiment de pudeur, & tout égard pour ce que peut penser de nous le reste de genre humain ; les conseils de nos amis font impression sur nous, mille considérations peuvent nous ramener, ou du moins nous contenir dans de certaines bornes. L’avare, au contraire, que son tempérament froid rend insensible à la réputation, à l’amitié, au plaisir, n’obéit qu’à la voix du seul penchant qui le domine : il ne faut donc point s’ étonner que ce penchant ait sur lui un si prodigieux empire.

C’est pour la même raison que l’avarice est le plus incorrigible de tous les défauts. Depuis les tems les plus reculés jusqu’à nos jours, à peine pourra-t-on nommer un moraliste ou un philosophe qui n’ait lancé quelque trait contre les avares ; mais les exemples de ceux que leurs leçons ont corrigés sont encore bien plus rares. J’aime donc mieux ces écrivains spirituels qui exercent sur ce vice leur bonne humeur, qui en sont l’objet de leurs plaisanteries. Y ayant si peu d’espérance de guérir les avares de leur folie, il est juste au moins que nous nous divertissions à leurs dépens : & il n’y a point de divertissement qui soit si fort du goût des hommes.

Monsieur de la Motte a fait sur l’avarice une fable qui me paroît d’un tour plus naturel & moins recherché que les autres. La

voici.

Auprès d’un immense trésor,
Certain avare expira de misere,
Et dans sa demeure derniere
N’emporta qu’un denier, qu’on lui plaignit encor.
Car telle est la gente héritiere :
Vous lui laissez des monceaux d’or ;
Elle plaint au défunt le bûcher ou la biere.
Notre ombre arrive au Styx dans le tems que Caron
Recevoit son droit depassage,
Et repoussoit de l’aviron
Quiconque n’avoit pas pour payer son voyage.
Mais l’avare, amoureux de son pauvre denier,
Ne peut s’en dessaisir. Il fraude le péage :
À la barbe du nautonnier,
Dans le milieu du Styx il se jette à la nage,
Fend le fleuve. On a beau crier ;
L’ombre, à force de bras, atteint l’autre rivage.
Cerbere, à son aspect, aboya triplement.
Bientôt à l’affreux hurlement
Des noires sœurs vient la cruelle bande,
Qui se saisit dans le moment
De cette ombre de contrebande.
On la mene à Minos, le cas étoit nouveau ;
On veut par un exemple assurer le bureau.
Vous eussiez vu Minos rouler dans sa cervelle
Le crime & la punition.
L’ombre avare mérite-t-elle
Le tourment de Tantale ou celui d’Ixion ?
L’enverra-t-il relayer Prométhée,
Ou bien aider Sisyphe à rouler son fardeau ?

Vaut-il mieux l’obliger à remplir ce tonneau
Où des brus d’Egyptus la troupe détestée
Perd toujours sa peine & son eau ?
Non, dit Minos. Il faut le punir d’avantage.
Les tourmens d’ici ne sont rien.
Qu’il s’en retourne au monde : ouvrons-lui le passage.
Je le condamne a voir l’usage
Que l’on va faire de son bien.

J’ajouterai ici une autre fable de ma propre invention, & qui rend au même but ; & je me flatte qu’on ne me soupçonnera pas de vouloir me mettre en parallele avec le célebre la Motte. J’en ai pris l’idée dans ces deux vers de Pope[37] : Le sort de l’avare est le même que celui de l’esclave Américain. Ils sont tous deux condamnés au travail des mines : l’un déterre les trésors, l’autre les enterre.

«Un jour notre vieille mere la Terre dénonça l’Avarice devant le tribunal céleste, l’accusant d’avoir, par ses traîtres conseils, séduit les enfans de la plaignante, & de les avoir portés à commettre le crime horrible de parricide, en fouillant dans son corps, en déchirant ses entrailles pour y chercher les trésors qu’elle cachoit. L’accusation sur prolixe. Nous épargnons au lecteur l’ennui des répétitions & des termes synonymes. L’Avarice, sommée de comparoître devant Jupiter, n’eût pas beaucoup à dire à sa décharge : le fait étoit notoire, l’injure manifeste : on prouvoit qu’elle avoit été souvent réitérée. La Terre demanda justice, & Jupiter décréta en sa faveur. La sentence portoit que dame Avarice, comme défenderesse, convaincue d’avoir grièvement offensé dame Terre, sa partie adverse, on lui ordonnoit de prendre les trésors que, par félonie, elle avoit fait enlever à ladite dame, & de les remettre dans son sein sans diminution & sans rétention. En vertu de cette sentence, dit Jupiter aux assistans, il arrivera dans tous les tems à venir, que les esclaves de l’Avarice cacheront leurs richesses dans la Terre ; & c’est ainsi qu’ils restitueront ce qu’ils lui

ont enlevé.»

QUATORZIÈME ESSAI.

La dignité de la Nature Humaine.

Il y a dans le monde savant, comme dans le monde politique, un esprit sectaire, formé dans le secret & dans l’ombre, qui n’éclate que rarement, mais dont on apperçoit les traces dans les différent tours d’esprit, dans les diverses façons de penser des hommes.

Les plus remarquables de ces sectes sont celles qui sont fondées sur la diversité des opinions concernant la dignité de la nature humaine, question qui semble avoir divisé les philosophes & les poëtes, ainsi que les théologiens, depuis le commencement du monde jusqu’à nos jours. Quelques-uns d’entr’eux élevent l’homme jusques aux nues, & le représentent comme une sorte de demi-dieu, dont l’origine est céleste, & qui retient des marques évidentes de la noblesse de sa race. D’autres insistent sur le côté foible de la nature humaine, & ne voyent point que l’homme ne l’emporte en rien sur les autres animaux, pour lesquels il affecte tant de mépris, si ce n’est par sa vanité & par son orgueil.

Un auteur qui possede le talent de la déclamation prend ordinairement parti dans la premiere de ces deux classes, celui que son tour d’esprit porte à l’ironie & à la satire se range plus naturellement dans la seconde.

Je suis très-éloigné de croire que tous ceux qui ont avili la nature humaine, aient été ennemis de la vertu, & qu’ils aient exposé les foiblesses de leurs semblables avec une mauvaise intention. Au contraire, je suis convaincu qu’un sentiment de vertu fort délicat, sur-tout lorsqu’il est accompagné d’une certaine dose de misantropie, est sujet à inspirer à l’homme ce dégoût du monde, & à lui faire envisager le train ordinaire de la vie avec trop de bile & d’indignation.

Je dois cependant convenir que les sentimens de ceux qui pensent avantageusement de la nature humaine sont infiniment plus favorables à la vertu, que ne le sont les principes contraires qui nous en donnent une idée méprisable. Lorsqu’un homme est rempli d’une haute idée de son caractere & du rang qu’il tient dans l’Univers, il s’efforcera naturellement d’agir en conséquence, & rougira de commettre une action basse ou vicieuse, qui le dégraderoit à ses propres yeux. C’est cette raison qui fait que tous nos moralises à la mode insistent sur ce point, & qu’ils tâchent de nous représenter le vice comme étant aussi indigne de l’homme, qu’il est odieux en lui-même.

Les femmes sont généralement beaucoup plus encensées dans leur jeunesse que les hommes, ce qui peut avoir sa source en ce que leur honneur étant regardé comme infiniment plus délicat & plus difficile à conserver que le notre, il a besoin d’être soutenu par cette noble fierté qu’on leur inspire.

Il est très-peu de disputes qui ne tirent leur origine de quelque ambiguïté dans les expressions, & je suis persuadé que celle dont il s’agit touchant la dignité de la nature humaine n’en est pas plus exempte que toute autre ; c’est ce qui me fait croire qu’il sera utile d’examiner ce qu’il y a de réel & ce qu’il y a de purement verbal dans cette controverse.

Nul homme raisonnable ne sauroit disconvenir qu’il n’y ait une différence naturelle entre le mérite & le démérite, le vice & la vertu, la sagesse & la folie. Mais il est cependant très-évident qu’en nous formant l’idée de ce qui est digne de blâme ou de louange, nous jugeons bien plutôt par comparaison, que par quelque regle fixe & invariable qui soit dans la nature des choses : de même la quantité, l’étendue & la grosseur, sont des choses dont la réalité est reconnue par tout le monde ; mais lorsque nous disons d’un animal qu’il est grand ou petit, nous faisons toujours une comparaison secrette entre cet animal & les autres de la même espece, & c’est cette comparaison qui regle notre jugement touchant sa grandeur. Un chien & un cheval peuvent être de la même taille, pendant que l’un est admiré pour sa grandeur & l’autre pour sa petitesse. C’est pourquoi lorsque je me trouve présent à quelque dispute, j’examine toujours si la question qui en fait le sujet, n’est pas uniquement de comparaison, & si je trouve qu’elle le soit, j’examine si les disputans comparent les mêmes objets, ou s’ils ne parlent pas de choses entiérement différentes. Comme ce dernier cas est le plus commun, je me suis fait depuis long-tems une loi de dédaigner ces sortes de disputes, comme des abus manifestes de loisir, le présent le plus estimable qui pût être fait aux mortels.

Dans les idées que nous nous formons sur la nature humaine, nous sommes fort sujets à faire une comparaison entre les hommes & les animaux, les seuls êtres pensans qui tombent sous nos sens. C’est une comparaison qui nous est assurément fort avantageuse. D’un côté nous voyons une créature dont les idées ne sont point limitées par aucune borne trop étroite ni de tems ni de lieu, qui étend ses recherches dans les régions les plus éloignées de ce globe, & au-delà de ce globe jusqu’aux planetes & aux corps célestes, qui regarde en arriere pour considérer la premiere origine de la race humaine, & jette un coup d’œil curieux dans l’avenir pour y voir l’influence que ses actions auront sur la postérité, & le jugement qui en sera porté dans mille ans d’ici ; une créature qui remonte des effets aux causes, quelque éloignées & quelque compliquées qu’elles puissent être, qui des phénomenes particuliers tire des principes généraux, profite de ses découvertes, corrige ses méprises, & fait servir ses erreurs même à son avantage. De l’autre côté nous voyons une créature qui est précisément le contraire, bornée dans ses observations & dans ses raisonnemens au peu d’objets sensibles qui l’environnent, sans curiosité, sans prévoyance, aveuglément conduite par l’instinct, & arrivant dans un très-court espace de tems au dernier degré de perfection dont elle soit susceptible, au-delà duquel elle ne sauroit jamais avancer d’un seul pas. Quelle immense différence n’y a t-il pas entre ces deux especes d’êtres, & comment ne concevrions-nous pas la plus haute idée de l’un en la comparant avec l’autre ?

Il y a deux moyens que l’on emploie communément pour détruire cette conséquence ; le premier, en faisant une fausse représentation du cas dont il s’agit, & en n’insistant que sur le côté foible de la nature humaine ; le second, en formant en nous-mêmes, un nouveau parallele entre l’homme & les êtres plus parfaits. Entre plusieurs avantages dont l’homme jouit, celui-ci sur-tout est remarquable ; c’est qu’il peut se former une idée de perfection fort supérieure à celle que sa propre expérience lui fait appercevoir en lui-même, qu’il peut toujours étendre ses idées de sagesse & de vertu, & concevoir ces qualités dans un degré qui, comparé à celui où il les possede, lui fera paroître ce dernier fort méprisable, & servira en quelque maniere à faire évanouir la différence qui reste encore entre lui & les animaux. Or tout le monde convenant que l’intelligence humaine est infiniment au-dessous de la perfection, il seroit bon de savoir, avant de disputer, si notre antagoniste ne fait pas secrétement cette comparaison, afin que nous ne disputions point, lorsqu’il n’y a aucune différence réelle dans nos sentimens. L’homme est beaucoup plus éloigné d’une entiere perfection, & même de ses propres idées de perfection, que les animaux ne le sont de l’homme ; mais cette derniere différence est cependant encore si considérable, qu’il n’y a qu’une comparaison avec la premiere qui puisse la faire paroître de peu d’importance.

Il nous arrive assez souvent de comparer les hommes entr’eux ; & comme il en est peu que nous puissions à juste titre qualifier de sages ou de vertueux, nous prenons ordinairement une idée désavantageuse de toute l’espece en général. Pour bien sentir la fausseté de ce raisonnement, il faut remarquer que ces qualifications de sage & de vertueux, ne sont attachées à aucun degré particulier de sagesse & de vertu, mais naissent de la comparaison que nous faisons d’un homme à un autre. Un homme est appellé sage lorsqu’il est parvenu à un degré de sagesse supérieur, & auquel il n’est pas ordinaire d’arriver. Ainsi de dire qu’il y a peu d’hommes sages dans le monde, c’est en effet ne rien dire du tout, puisque ce n’est que par leur rareté qu’ils méritent ce titre. Supposons que les hommes les moins sages le fussent autant que Cicéron & le chancelier Bacon, il seroit encore vrai de dire qu’il y a peu de sages dans le monde ; parce qu’en ce cas nous étendrions d’avantage nos idées de sagesse & de vertu, & que nous n’aurions pas une fort grande estime pour ceux qui ne se distinguent pas d’une façon toute particuliere. De même j’ai vu des gens peu sensés faire cette remarque ; c’est qu’il y a peu de femmes qui soient belles en comparaison de celles qui ne le sont pas, sans considérer que nous ne donnons l’épithete de belle qu’à celles qui possedent un degré de beauté qui ne leur est commun qu’avec un très-petit nombre. Un même degré de beauté est souvent une difformité dans une femme, pendant que c’est une beauté réelle dans un homme.

Comme il est ordinaire qu’en nous formant une idée de notre espece, nous la comparions avec les autres especes supérieures ou inférieures, ou que nous comparions les individus de l’espece les uns avec les autres, ainsi nous comparons souvent les différens motifs ou principes agissans de la nature humaine, dans la vue d’en porter un jugement vrai ; & c’est en effet la seule espece de comparaison qui soit digne de notre attention, ou qui décide quelque chose dans cette question.

Si l’amour-propre & les principes vicieux de la nature humaine l’emportent autant sur les principes de sociabilité & de vertu, que quelques philosophes le prétendent, nous avons droit assurément de la mépriser.

Il y a beaucoup de disputes de mots dans cette controverse. Lorsqu’un homme nie la réalité de tout amour du bien public, de toute affection pour la patrie & pour la société, je suis fort embarrassé de l’idée que j’en dois concevoir ; peut-être n’éprouva-t-il jamais cette passion d’une maniere assez claire & assez distincte pour pouvoir éloigner tous ses doutes touchant sa force & sa réalité. Mais s’il continue de rejeter toute affection particuliere où l’amour-propre n’a point départ, alors je suis convaincu qu’il abuse des termes, & qu’il confond les idées des choses, parce qu’il est impossible à qui que ce soit d’être assez intéressé ou plutôt assez stupide pour ne faire aucune différence d’un homme à un autre, & pour ne pas donner quelque préférence à des qualités qui méritent son approbation & son estime. Etes-vous, lui demanderai-je, aussi insensible à la haine que vous prétendez l’être à l’amitié ? les injures & les mauvais traitemens ne font-ils pas sur vous une impression plus forte que les bienfaits & les bons offices ? Cela ne sauroit être. Je soutiens donc que vous ne vous connoissez pas vous-même, que vous avez oublié les mouvemens de votre ame, ou plutôt que vous vous servez d’un langage différent de celui de vos concitoyens, & ne donnez pas aux choses les noms propres qui leur conviennent.

Je continue. Que dites-vous de la tendresse naturelle des peres pour leurs enfans ? Est-elle aussi une branche de l’amour-propre ? Oui, tout est amour-propre. Vos enfans ne vous sont chers que parce qu’ils vous appartiennent ; vos amis par la même raison ; & à votre patrie vous n’y êtes attachés qu’autant qu’il y a de la liaison entre elle & vous : l’idée de l’intérêt personnel éloignée, rien ne vous toucheroit : vous seriez également inactif & insensible, ou si vous vous donniez encore quelque mouvement, la vanité & la soif de la réputation en seroient le principe.

Je consens de recevoir l’interprétation que vous venez de me donner des actions humaines, pourvu que vous admettiez les faits. Il faut d’abord que vous conveniez que l’espece d’amour-propre qui se répand en bienfaits sur les autres hommes, doit avoir une grande influence, & même une plus grande dans plusieurs occasions, que celle qui demeure renfermée en elle-même : car combien peu y a-t-il d’hommes qui étant peres de famille, ayant des amis & des parens, ne dépensent pas d’avantage pour leur éducation & pour leur soutien que pour leurs propres plaisirs. Ceci, comme vous le remarquez judicieusement, peut-être encore un effet de leur amour-propre ; la prospérité de leur famille & de leurs amis étant apparemment le plus touchant de leurs plaisirs, & leur principale gloire. Soyez aussi un de ces hommes intéressés, & vous serez sûr d’une approbation & d’une bienveillance générale, ou pour ne pas choquer la délicatesse de vos oreilles par ces expressions, l’amour-propre de tous les hommes & le mien en particulier, sera porté à vous rendre toutes sortes de bons offices, & à parler de vous avantageusement.

Il me semble que les philosophes, qui ont tant insisté sur l’humeur intéressée de l’homme, ont été trompés par deux choses : ils ont remarqué, en premier lieu, que chaque acte de vertu ou d’amitié étoit accompagné d’un secret plaisir, & de-là ils ont très-faussement conclu que l’amitié & la vertu ne pouvoient être désintéressées. Mais c’est le sentiment vertueux ou la passion vertueuse qui produit le plaisir ; le plaisir ne fait point naître ce sentiment ou cette passion. Je trouve du plaisir à obliger mon ami, parce que je l’aime ; mais je ne l’aime point à cause de ce plaisir.

On s’est apperçu en second lieu que les hommes vertueux étoient très-éloignés d’être insensibles à la louange, & c’est pourquoi ils ont été représentés comme étant pleins de vaine gloire, & n’ayant d’autre vue dans la pratique de la vertu que de s’attirer des applaudissemens. Mais ce raisonnement est encore faux, & c’est une extrême injustice aux hommes de rabaisser une action louable, parce qu’ils y trouvent un mélange de vanité, & de l’attribuer, sans autre examen, à ce seul motif. Il n’en est pas de la vanité comme des autres passions ; lorsque l’avarice ou la vengeance ont part dans une action vertueuse en apparence, il nous est difficile de déterminer jusqu’à quel point ces deux passions y entrent, & il est assez naturel de supposer qu’elles en sont le seul principe. Mais la vanité est alliée de si près à la vertu, & l’amour de la gloire attaché aux actions vertueuses ressemble si fort à l’amour dont ces actions elles-mêmes sont l’unique objet, que ces passions plus qu’aucune autre sont susceptibles d’alliage, & qu’il est presque impossible d’avoir la derniere sans quelque teinture de la premiere. Aussi voyons-nous que l’amour de la gloire se plie ordinairement au goût particulier de ceux qui en sont animés.

La même vanité qui faisoit conduire un char à Néron, faisoit gouverner l’empire à Trajan avec sagesse & habileté. Aimer la gloire que procurent les actions vertueuses, c’est aimer ces actions elles-mêmes.

QUINZIÈME ESSAI.

La Liberté & le Despotisme..

Ceux, qui exercent leur plume sur des sujets de politique avec un esprit libre & dégagé de passions, cultivent assurément la science la plus utile au public, & vu les agrémens attachés à cette étude la plus satisfaisante pour eux-mêmes. Il me reste cependant un scrupule sur ce sujet. Je crains que le monde n’ait pas encore assez vieilli pour nous permettre d’établir beaucoup de proportions politiques, qui soient généralement vraies, & dont la vérité puisse se soutenir dans les âges les plus reculés. Notre expérience ne s’étend pas au-delà de trois mille ans, ainsi non-seulement la logique de cette science est défectueuse comme celle de toutes les autres ; nous n’avons pas même assez de ces matériaux dont nous devrions faire usage dans nos raisonnemens. Nous ignorons jusqu’à quel degré précis la nature humaine peut rafiner sur les vertus & sur les vices, & ce qu’elle pourroit devenir si l’éducation, les coutumes & les principes venoient à subir quelque grande révolution.

Machiavel étoit sans contredit un génie supérieur ; mais ayant borné ses recherches à ces gouvernemens furieux & tyranniques, dont l’histoire ancienne nous a conservé le souvenir, & à ces petites principautés d’Italie, qui étoient des scenes de désordre, ses raisonnemens sont très-fautifs, ceux sur-tout qu’il a faits sur les états monarchiques.

À peine trouve-t-on, dans son prince, une maxime que l’expérience des tems posterieurs n’ait démentie. Il est impossible, dit-il, qu’un prince foible reçoive un bon conseil. S’il consulte plusieurs personnes, il n’a point les talent nécessaires pour choisir différens avis. S’il se livre à un ministre qui a de la capacité, ce ministre ne se contentera pas long-tems de son poste, il ne tiendra qu’à lui de déposséder son maître, & de faire passer la couronne dans sa propre famille. Ce n’est ici qu’un seul exemple, pris dans la foule des erreurs & des faux jugemens, où Machiavel n’est tombé que pour avoir vécu trop-tôt. Depuis à-peu-près deux siecles, presque tous les souverains de l’Europe sont gouvernés par des ministres, & dans tout ce tems nous ne voyons pas que l’événement ait justifié la maxime de Machiavel, il étoit même impossible que cela arrivât. Séjan pouvoit former le projet de détrôner les Césars. Le cardinal de Fleury, quand il auroit été aussi vicieux que lui, n’auroit pourtant jamais conçu l’idée de déplacer les Bourbons, à moins qu’il n’eût perdu le bon-sens.

Avant le siecle passé, le commerce ne faisoit pas une affaire d’état ; à peine trouve-t-on un ancien auteur politique qui en fasse mention[38]. Les écrivains de l’Italie gardent un profond silence sur le commerce, lors même qu’il s’est déjà attiré l’attention des ministres aussi-bien que celle des spéculateurs. Les richesses immenses, la grandeur & les exploits militaires des deux puissances maritimes semblent avoir ouvert, pour la premiere fois, les yeux du genre-humain sur les avantages qui résultent d’un commerce étendu.

Mon dessein ayant été de faire dans cet essai un parallele complet de la liberté & du despotisme, & de montrer combien la premiere mérite la préférence, il me vint le scrupule dont j’ai parlé. Je pensois que peut-être aucun des mortels, qui vivent dans ce siecle, n’a les qualités requises pour venir à bout de cette entreprise. En effet, il est très-probable que tout ce qu’on pourra avancer sur ce sujet, sera réfuté par l’expérience des tems à venir, & par conséquent rejeté de la postérité. Les choses humaines sont sujettes à de si étonnantes révolutions, nous avons tant vu d’événemens contraires aux vues politiques des anciens, que cela suffit pour nous faire présumer qu’il arrivera de nouveaux changemens après nous.

Les anciens ont observé que tous les arts & toutes les sciences sont nées parmi des nations libres. Les Persans & les Egyptiens, quoique vivant dans la plus grande aisance, dans l’abondance même & dans le luxe, ne firent que de foibles efforts pour se procurer ces plaisirs délicats, que durant des guerres continuelles, malgré la pauvreté qui en étoit une suite, & la simplicité de leurs mœurs, les Grecs ont portés à un si haut point de perfection : la Grece devint riche par les conquêtes d’Alexandre, mais ses richesses ne purent empêcher les arts de tomber dans le déclin dès le moment même qu’elle eût perdu sa liberté : & depuis cet époque ils n’ont jamais pu se relever dans ce climat. Le savoir passa à Rome, le seul état libre qui fût alors dans l’univers, & pendant plus d’un siecle il fructifia dans ce terroir fertile d’une maniere qui tient du prodige. La ruine de la liberté Romaine entraîna celle des lettres, & le monde entier fut enveloppé dans la nuit de la barbarie.

De ces deux expériences chacune est double dans son genre, chacune nous montre les lettres en décadence dans les gouvernemens despotiques, & florissantes dans les gouvernemens populaires. Longin se crut autorisé à conclure de-là que les arts & les sciences ne peuvent fleurir que dans les états libres. Son sentinrent a été répété par des écrivains distingués de notre nation[39], soit que ces écrivains ne se soient regles que sur l’antiquité, soit qu’ils aient été trop prévenus en faveur de notre constitution.

Mais qu’auroient eu à dire ces écrivains, si on leur avoit opposé l’exemple de Rome moderne & celui de Florence : si on leur avoit montré la premiere de ces villes perfectionnant tous les beaux arts, la sculpture, la peinture, la musique, la poésie, dans un tems où elle languissoit sous la tyrannie des prêtres : si on leur avoit montré la seconde faisant les plus grands progrès dans les arts & dans les sciences, précisement dans ce période fatal à sa liberté qui la soumit au pouvoir usurpé de la maison de Médicis ? Arioste, Le Tasse, Galilée, Raphaël & Michel Ange n’étoient point nés dans des républiques. Si l’école Lombarde égaloit l’école Romaine en célébrité, ce n’est pas les Vénitiens qui s’y sont le plus distingués : ils paroissent même inférieurs en génie aux autres Italiens. Ce n’est pas à Amsterdam, mais à Anvers que Rubens établit son école. Le centre de la politesse Germanique n’est pas à Hambourg, mais à Dresde.

Mais la France est sans contredit la preuve la plus frappante des progrès que fait le savoir sous les gouvernemens despotiques. Quoique ce pays n’ait jamais joui d’une liberté avouée, on y a porté tous les arts & toutes les sciences aussi loin que par-tout ailleurs. Les Anglois excellent peut-être en philosophie ; les Italiens en peinture & en musique ; les Romains en éloquence ; les français sont le seul peuple, après les Grecs, qui ait produit tout à la fois des poëtes, des orateurs, des historiens, des peintres, des architectes, des sculpteurs & des musisiens. Leur théâtre surpasse même le théâtre Grec, qui est infiniment supérieur au théâtre Anglois. Enfin si nous descendons dans la vie commune, il n’y a point de nation qui ait tant perfectionné cet art, le plus agréable de tous ; l’art de la société & de la conversation, qu’ils nomment communément le savoir-vivre.

À bien considérer l’état où sont chez nous les sciences, la politesse & les beaux arts, je crois qu’on peut nous appliquer ce qu’Horace a dit des Romains.

Sed in longum tamen œvum

Mansuerunt, hodieque manent vestigia ruris.

L’élégance de style & la propriété des expressions ont été fort négligées en Angleterre. Nous n’avons point de dictionnaire : à peine avons-nous une grammaire passable : nous devons notre premiere bonne prose à un auteur qui est encore en vie[40]. Sprat, Locke, Temple même connoissoient trop peu les regles, pour pouvoir passer pour des écrivains fort élégans. Les ouvrages de Bacon, de Harrington & de Milton, quoi-que pleins de sens, sont écrits d’un style dur & pédantesque. Nos savans sont trop occupés des grandes disputes de religion, de politique & de philosophie, pour avoir voulu s’abaisser jusqu’aux minuties grammaticales & aux subtilités de la critique. Il est naturel que ce tour d’esprit, qui nous porte à penser & à réfléchir, doit nous avoir conduit dans l’art du raisonnement à de plus grands progrès que n’en ont faits les autres nations. Avouons cependant que dans les sciences mêmes dont nous venons de parler, nous n’avons aucun livre classique à transmettre à la postérité. Notre plus grande gloire consiste dans quelques essais de philosophie recommandables pour leur justesse : Ces essais promettent beaucoup, mais ils sont encore bien éloignés de la perfection.

C’est une opinion généralement reçue, que le commerce ne peut fleurir que dans les états libres, & cette opinion paroît fondée sur une expérience & plus longue & plus étendue que celle qui regarde les arts & les sciences. Si nous suivons le commerce dans tous les progrès qu’il a fait à Tyr, à Athenes, à Syracuse, à Carthage, à Venise, à Florence, à Gênes, à Anvers, en Hollande, en Angleterre, nous le trouverons toujours fixé dans les républiques. Londres, Amsterdam & Hambourg, les trois villes les plus commerçantes de la terre, sont toutes trois libres & Protestantes, c’est-à-dire, doublement libres. Cependant l’ombrage que le commerce de la France nous a donné depuis peu, ne semble-t-il pas prouver que cette maxime n’est pas plus certaine & plus infaillible que la précédente, & que les sujets d’un monarque absolu peuvent devenir nos rivaux dans le négoce, aussi-bien que dans les lettres ?

Si j’osois dire mon sentiment sur une matiere si pleine d’incertitude, Je dirois que malgré les efforts que fait la France, il y a un vice pernicieux au commerce, enraciné, pour ainsi parler, dans la nature même du gouvernement absolu, & qui en est inséparrable. La raison qui me le fait croire, est un peu différente de celle qu’on allegue communément.

Dans une monarchie civilisée, comme le sont les monarchies européennes, les biens des particuliers sont à-peu-près aussi assurés aux propriétaires qu’ils pourroient l’être dans une république. On n’y est gueres exposé à des violences de la part du souverain, & l’on n’a pas plus de sujet de les craindre que les effets de la foudre, les tremblemens de terre, ou d’autres événemens des plus extraordinaires. L’avarice, que l’on peut appeller l’aiguillon de l’industrie, cette passion si opiniâtre, accoutumée à se faire jour à travers tant d’obstacles, & à affronter tant de périls réels, s’épouvanteroit-elle d’un péril imaginaire, d’un péril si léger, qu’à peine pourroit-on l’évaluer ?

Si donc le commerce est sujet à décheoir sous les gouvernemens absolus, ce n’est pas, selon moi, parce qu’il n’y est pas assez sûr ; c’est parce qu’il n’est pas assez honoré. La subordination des états est essentielle au soutien des monarchies : la naissance, les titres, le rang y doivent marcher avant l’industrie & les richesses ; & tant que ces notions subsistent, les grands négocians seront toujours tentés d’abandonner le commerce pour aspirer aux places propres à les distinguer par les priviléges & par les honneurs qui y sont attachés.

Puisque je suis sur le chapitre des changemens que le tems a produits & peut produire encore dans la politique, je ne dois pas oublier une remarque qui concerne tous les gouvernemens en général, soit despotiques, soit libres. Ils semblent tous s’être améliorés de nos jours, tant par rapport aux affaires étrangeres qu’aux affaires domestiques. La balance du pouvoir n’est plus un mystere : il étoit réservé à nos tems de la développer pleinement. Ajoutons que la police a été beaucoup perfectionnée dans le siecle passé. Salluste nous apprend que l’armée de Catilina s’étoit considérablement grossie par l’affluence des voleurs de grand chemin qui exerçoient leur brigandage dans les environs de Rome. Si l’on assembloit actuellement tous les gens de cette profession, qui sont répandus dans l’Europe, je ne crois pas qu’on en pût faire un régiment. Dans le plaidoyer de Cicéron pour Milon, entre les argumens dont il se sert pour prouver que Milon n’a point assassiné Clodius, je trouve celui-ci : Si Milon, dit-il, avoit médité cet assassinat, il n’auroit point attaqué Clodius en plein jour, & à une si grande distance de la ville : il l’auroit guetté, pendant la nuit, près des faux-bourgs, où l’on eût pu le supposer massacré par des brigands ; & la fréquence de ces accidens auroit favorisé cette imposture. Combien la police de Rome ne doit-elle pas avoir été relâchée ? Et quel ne doit pas avoir été le nombre & la force de ces brigands ? Clodius alors se faisoit accompagner de trente esclaves[41], armés de pied en cap, que les fréquens tumultes, excités par un tribun séditieux, devoient avoir assez aguerris, & assez familiarisés avec les dangers.

Mais de tous les-genres de gouvernement, le genre monarchique me paroît celui qui a fait les plus grands progrès : on peut appliquer aujourd’hui aux monarchies civilisées ce qu’on disoit autrefois à la louange des républiques, qu’elles ne sont pas gouvernées par les hommes, mais par les loix.

En effet on est surpris de voir l’ordre & la régularité dont elles sont susceptibles, & la consistance que l’on a su leur donner. Chacun y jouit en assurance de ce qui lui appartient, l’industrie est encouragée, les arts fleurissent : le souverain vit parmi ses sujets comme un pere au milieu de ses enfans. Il y a peut-être en Europe environ deux cents princes absolus en les y comprenant tous, les petits aussi-bien que les grands & depuis deux siecles ce nombre est le même. De sorte que si l’un portant l’autre on compte vingt ans pour chaque regne, on trouve cet intervalle rempli en tout par deux mille de ces monarques à qui les Grecs auroient donné le nom de tyrans. On n’en trouve pas un seul parmi eux, pas même Philippe II. d’Espagne, qu’on puisse comparer en méchanceté à un Tibère, à un Caligula, à un Néron, à un Domitien, qui sont déjà quatre des douze premiers empereurs de Rome. Mais quoique le gouvernement monarchique se soit rapproché du gouvernement populaire, il faut pourtant convenir qu’il ne l’égale pas encore ni pour la douceur ni pour la stabilité. Notre éducation & nos mœurs modernes inspirent une humanité & une modération peu connues des anciens, & avec tout cela n’a pu surmonter tous les désavantages attachés à la forme monarchique.

Ici je dois demander qu’on me passe une conjecture, que je trouve très-probable, mais dont la postérité seule est en droit de bien juger.

Je crois appercevoir dans les gouvernemens monarchiques une source d’amélioration, & dans les gouvernemens libres une source de détérioration, qui avec le tems rapprocheront d’avantage ces deux sortes de gouvernemens, l’ans la France, qui est le plus parfait modele d’une pure monarchie, les plus grands abus ne naissent pas du nombre des impôts ni de leur grandeur, ces deux articles ne sont point si excessifs, si on les compare à ce qui se pratique à cet égard dans les contrées libres. Ces abus résultent uniquement de la méthode dont on se sert pour lever les impôts ; méthode coûteuse, inégale, arbitraire, qui décourage les pauvres, les paysans sur-tout & les fermiers, qui arrête l’industrie, qui fait de l’agriculture une occupation de mendians & d’esclaves. Mais qui est-ce qui retire de l’avantage de ces abus ? Si c’étoit la noblesse, on pourroit les regarder comme essentiels au gouvernement, & par conséquent comme incorrigibles ; l’intérêt de la noblesse, qui est le vrai soutien de la monarchie, devant naturellement prévaloir sur celui du peuple. Mais c’est tout le contraire : ce sont précisément les nobles qui perdent le plus par ces vexations ? Leurs terres se ruinent, & leurs fermiers sont réduits à la besace. Les seuls qui y gagnent, ce sont les financiers, race également méprisée & haïe de la noblesse & de tout le royaume. Or je suppose qu’il s’élevât un roi ou un ministre qui eût assez de discernement pour connoître ses avantages & le bien public, assez de pouvoir & de courage pour enfreindre de vieilles coutumes, & pour remédier à ces abus, en ce cas, dis-je, la différence qu’il y a entre le gouvernement absolu de la France & notre gouvernement libre, ne paroîtroit plus si grande.

La source de corruption, observable dans les états libres, consiste dans l’usage de contracter des dettes, & d’hypothéquer les revenus de la nation. Par-là les taxes deviendront un jour tout-à-fait insupportables, & toute la propriété de l’état passera entre les mains des particuliers. Cette pratique est de fort nouvelle date. Les Athéniens, quoique républicains, payoient près de deux cents pour cent des sommes, qu’une nécessité pressante les obligeoit d’emprunter comme on peut le voir dans Xénophon[42]. Parmi les Modernes, les Hollandois ont les premiers introduit la méthode d’emprunter de grosses sommes à bas intérêt, & peu s’en faut qu’ils ne se soient ruinés par cette invention. Les princes absolus ont aussi contracté des dettes, mais comme ils peuvent faire banqueroute quand il leur plaît, leurs peuples n’en souffrent point. Dans les états libres, au contraire, les citoyens, & ceux sur-tout qui occupent les plus grands emplois, étant toujours les créditeurs du public, il est impossible qu’on fasse jamais usage de ce remede, qui d’ailleurs est toujours cruel & barbare, quoique souvent nécessaire.

Voilà donc un inconvénient qui menace presque tous les gouvernemens libres, & principalement le nôtre dans les conjonctures présentes ; Quel grand motif pour nous de ménager nos fonds publics ? Leur épuisement nous réduiroit, à force de multiplier les taxes, à maudire notre liberté, & à envier leur servitude aux nations dont nous sommes environnés.

SEIZIÈME ESSAI.

L’Éloquence.

La contemplation du genre-humain, dans ses différens périodes & dans les révolutions qu’il a subies, est une source de mille plaisirs. L’histoire nous offre ce spectacle dans une agréable variété. Quoi de plus surprenant que de voir la même classe d’êtres si prodigieusement changée d’une époque à l’autre ! Ce ne sont plus les mêmes mœurs, les mêmes coutumes, les mêmes opinions. Il faut cependant reconnoître qu’il y a plus d’uniformité dans l’histoire civile que dans celle des lettres & des sciences. Les guerres, les traités, la politique se ressemblent d’avantage dans diverses générations, que le goût, l’esprit & les maximes spéculatives. L’intérêt, l’ambition, l’honneur, la honte, l’ amitié, la haine, la reconnoissance, le desir de se venger, voilà les premiers ressorts de tous les grands événemens ; & ces passions ont quelque chose de moins flexible & de moins variable que le goût & l’intelligence, facultés sur lesquelles l’éducation & l’exemple ont plus de prise. Si les Romains surpassoient les Goths, c’étoit plus en connoissance & en finesse d’esprit, qu’en courage & en vertu.

Mais pourquoi comparer des nations qui se ressemblent si peu qu’on pourroit presque en faire deux especes d’êtres ? Sans aller si loin, ne voyons-nous pas, à plusieurs égards, une opposition marquée entre l’état actuel du savoir humain, & celui où il se trouvoit dans les tems de l’antiquité ?

Nous sommes meilleurs philosophes que les anciens, mais il s’en faut bien que nous soyons de si bons orateurs ; malgré tous nos rafinemens, leur éloquence l’emporte de beaucoup sur la nôtre.

Dans ces tems-là, on pensoit que les harangues publiques étoient de toutes les productions de génie celles qui demandoient les plus grands talens & la plus haute capacité. Des auteurs illustres ont élèvé le talent de l’éloquence au dessus de celui de la poésie, de celui même de la philosophie, qu’ils croyoient être d’une nature inférieure. La Grece & Rome n’ont produit chacune qu’un seul orateur accompli : qu’elle qu’ait été la célébrité des autres, ils suivent de bien loin ces grands modeles.

C’est une chose remarquable, que les anciens critiques ont eu de la peine à trouver deux orateurs contemporains d’un mérite égal, & dignes d’être placés au même rang. Calvus, Cælius, Curio, Hortense, César pouvoient être distingués par des degrés intermédiaires ; mais le plus grand d’entre eux étoit effacé par Cicéron, l’homme le plus éloquent qui ait jamais paru à Rome. Les plus fins connoisseurs sont obligés de convenir qu’il n’y eut jamais en ce genre rien de pareil à l’orateur Romain & à l’orateur Grec ; ils ajoutent pourtant que ni l’un ni l’autre n’est parvenu au point de perfection dans l’art oratoire. Cet art est infini, non seulement les forces de l’homme n’y sauroient atteindre, son imagination ne peut le concevoir. Cicéron lui-même déclare qu’il n’est entiérement satisfait ni de ses propres productions, ni de celles de Démosthene. Ita sunt avida & capaces mea aures, ut semper aliquid immensum infinitumque désiderent.

En faut-il d’avantage pour nous faire sentir l’énorme distance qu’il y a entre les orateurs anciens & modernes ? Les Anglois sont la seule nation polie & lettrée qui vive sous un gouvernement populaire, la seule dont le pouvoir législatif réside dans de nombreuses assemblées, qui sembleroient devoir être les domaines de l’éloquence : Cependant qu’avons-nous en ce genre dont nous puissions tirer vanité. Les poëtes, les philosophes, voilà les grands hommes qui ont illustré notre pays, & les seuls dont nous puissions nous glorifier. Où sont les orateurs, Et s’il y en a, où sont les monumens de leur génie, Il reste à-la-vérité dans nos histoires quelques noms de personnes qui ont su diriger les résolutions du parlement ; mais nous ne voyons pas que ni ces personnes ni d’autres ayent jugé qu’il valoit la peine de conserver leurs harangues : leur crédit paroît plutôt avoir été dû à leur expérience, à leur sagesse, ou à leur pouvoir qu’à leurs talens oratoires. Nous avons aujourd’hui plus d’une demi-douzaine de harangueurs dans les deux chambres du parlement, dont l’éloquence est à-peu-près égale, personne ne songe à préférer l’un d’entr’eux aux autres ; preuve certaine, selon moi, qu’il n’y en a aucun qui ait poussé son art au-delà du médiocre, & que cette espece d’éloquence à laquelle il aspire, ne demandant point l’exercice des facultés sublimes de l’ame, peut s’acquérir avec des talens ordinaires, & par une application superficielle. Il y a cent menuisiers à Londres également capables de bien faire une table ou une chaise ; il n’y a pas un seul poëte qui sache mettre dans ses vers l’esprit & l’élégance qu’on trouve dans ceux de M. Pope.

Toutes les fois que Démosthene devoit plaider, il y eut à Athenes un concours de tous les gens d’esprit de la Grece : on s’y rendoit des régions les plus éloignées, comme au plus beau de tous les spectacles[43]. À Londres vous verrez les Anglois se promener nonchalamment dans la chambre des requêtes pendant que l’on débat les choses les plus importantes devant les deux chambres du parlement. Et il y en a beaucoup qui, tandis que nos plus fameux orateurs déployent leur éloquence, regrettent leur dîné. Lorsque le vieux Cibber doit reparoître sur la scene, la curiosité du public est plus piquée que lorsque notre premier ministre doit se laver d’une accusation, ou se défendre, contre une ligue, qui veut le dépouiller de son emploi.

Il n’est pas besoin d’être versé dans les divins écrits qui nous restent des anciens orateurs pour se convaincre que leur style ou leur genre d’éloquence étoit d’un sublime auquel les orateurs modernes n’osent pas même prétendre. Ne crieroit-on pas à l’absurde si quelqu’un de nos froids & tranquilles discoureurs s’avisoit d’imiter cette apostrophe de Démosthene tant célébrée par Quintilien & Longin, lorsqu’en justifiant le malheureux succès de la bataille de Chéronée, il s’écrie tout d’un coup : Non, mes chers Concitoyens, non : vous n’avez point commis de faute. J’en jure par les mânes de ces Héros qui ont combattu pour la même cause dans les plaines de Marathon & de Platée.

Qui pourroit supporter aujourd’hui la figure hardie & poétique dont Cicéron fait usage, après avoit décrit, dans les termes les plus tragiques, la crucifixion d’un citoyen de Rome ? Si je devois peindre cette horrible scene, je ne dis pas à des citoyens Romains, je ne dis pas aux alliés de notre état, je ne dis pas aux nations éloignées chez qui le nom de Rome est parvenu ; Si je devois la peindre non à des hommes, mais aux animaux brutes ; c’est trop peu dire encore : Si je pouvois au milieu de la solitude des déserts faire entendre ma voix plaintive aux montagnes & aux rochers ? les parties muettes & inanimées de la nature seroient saisies horreur & d’indignation au récit de ces atrocités[44]. De quel feu la déclamation de ce morceau ne devroit-elle pas être animée pour être goûtée, & pour faire impression sur les auditeurs ? Et que d’art, que de talens ne faudroit-il pas pour savoir monter son ton, par des justes gradations, jusqu’à enflammer tellement l’auditoire qu’il ressentît toute la violence de ces passions, & pour le forcer de suivre l’orateur dans des conceptions aussi élevées ; enfin quel torrent d’éloquence ne faudroit-il pas pour empêcher qu’on ne s’apperçût de l’art même qui produit tous ces grands effets ?

Dans les anciens, orateurs la véhémence de l’action étoit parfaitement assortie à celle des pensées & des paroles. Un de leurs gestes les plus ordinaires & les plus modérés consistoit à frapper du pied contre la terre, ce qu’ils nommoient supplosio pedis[45]. Aujourd’hui ce geste même paroît encore outré ; & pour cette raison il est également proscrit du sénat, du barreau & de la chaire, on ne le souffre qu’au théâtre, & seulement lorsqu’il s’agit de représenter les plus fortes passions.

Il n’est pas facile d’assigner les causes qui dans ces derniers tems ont produit ce declin si sensible de l’éloquence. Le génie des hommes paroît être toujours le même : on a poussé de nos jours tous les autres arts, & toutes les autres sciences avec beaucoup de succès : une des nations les plus savantes de la scerre jouit, d’un gouvernement libre, qui sembleroit devoir ouvrir la plus belle carrière à l’exercice de ce noble talent. Et malgré tous ces avantages, nos progrès dans l’éloquence ne sont rien en comparaison de ceux que nous avons faits dans les autres branches des connoissances humaines.

Dirons-nous que le ton où l’éloquence ancienne étoit montée, n’est point sortable à notre âge, & que les orateurs modernes ne sauroient le copier ? Comment le prouver ? De toutes les raisons qu’on produit, je suis persuadé qu’il n’y en a aucune qui puisse soutenir l’examen.

Premiérement, on peut dire que du tems que les lettres fleurissoient chez les Grecs & chez les Romains, n’y ayant que peu de loix municipales, & ces loix étant fort simples, la décision des causes dépendoit presque entiérement du bon sens & de l’équité des juges. Alors l’étude des loix n’étoit pas une occupation laborieuse, elle ne prenoit pas la vie entiere de l’homme, il ne falloit pas des travaux de forçât pour la finir : enfin elle n’étoit point comme aujourd’hui incompatible avec toute autre étude, & toute autre profession. Tous les grands politiques, & tous les grands généraux Romains étoient versés dans le droit civil. Pour montrer combien cette science est facile, Cicéron s’engage d’en acquérir en peu de jours une connoissance parfaite, sans déroger à aucune de ses occupations ordinaires. Lorsqu’on ne suppose que de l’équité dans les juges, le plaideur a bien plus, d’occasions de déployer son éloquence, que lorsqu’il est réduit à tirer ses argumens de la rigueur des loix, à prouver par des statuts, à confirmer par des exemples. Dans le premier cas, il peut peser sur des circonstances, qui dans le second seroient déplacées : il peut amener des considérations personnelles : il peut même donner une apparence d’équité à la bienveillance que son art captive. Comment veut-on qu’un jurisconsulte moderne, noyé dans de pénibles recherches, ait le loisir de cueillir les fleurs de Parnasse ? Et supposé qu’il les cueille, comment les fera-t-il figurer au milieu des preuves rigoureuses & subtiles, des objections & des répliques dont il est obligé de faire usage ? Le plus grand génie, l’orateur le plus éloquent qui après s’être appliqué pendant un mois à la jurisprudence, s’aviseroit de plaider devant le chancelier, ne gagneroit que de se faire tourner en ridicule.

Si je tombe d’accord que le fatras embrouillé de nos loix est propre à décourager les auteurs modernes, ce n’est pas que j’y trouve la vraie raison de la chûte de l’éloquence. Que l’art oratoire soit proscrit de la salle de Westminster, je le veux ; mais qu’est ce qui l’empêcheroit de paroître dans les deux chambres du parlement ?

Les aréopagites d’Athenes avoient, par une loi expresse, défendu de faire usage des attraits de l’éloquence ; aussi ne trouvons-nous pas, dans les harangues grecques, qui sont dans la forme judiciaire, cette rhétorique hardie qui brille dans les plaidoyers romains. Mais à quelle grandeur les Athéniens ne s’éleverent-ils pas dans le genre délibératif, dans ce genre qui embrasse les affaires d’état, la liberté, le bonheur, & la gloire dès nations ? Il n’y a rien qui anime autant le génie, rien qui ouvre un si beau champ à l’éloquence que ces sortes de discussions : & à cet égard nous ne manquerons jamais d’étoffe en Angleterre.

On peut attribuer en second lieu, le déclin de l’éloquence à la supériorité de notre bon sens. Nous rejetons, peut-on dire, avec dédain tous ces cours de rhétorique, propres à séduire les tribunaux ou les assemblées, & nous n’admettons que de solides argumens. Vous accusez un homme d’avoir commis un meurtre ; c’est a vous à produire des témoins & des preuves évidentes. Les loix détermineront ensuite le châtiment du criminel selon l’exigence du cas. Si vous alliez décrire, avec emphase, la cruauté & l’horreur de l’action, si vous faisiez paroître les parens du défunt, si à un signal donné vous leur faisiez pousser des lamentations, prosterner aux pieds des juges, & les arroser de larmes, vous donneriez assurément la comédie à tout le monde. Ce seroit bien pis, si pour émouvoir la compassion, vous vous avisiez d’exposer un tableau, où le peintre eût représenté un cadavre sanglant, avec toutes ses plaies : ce tragique spectacle ne seroit qu’exciter de grands éclats de rire. Cependant ignorons-nous que les anciens avocats ont quelquefois mis en œuvre ces pitoyables artifices ? Si vous ôtez le pathétique des discours publics, il n’y restera que l’éloquence moderne, c’est-à-dire le bon sens rendu par de justes expressions.

Peut-être y-a-t-il de vrai dans cette réflexion. Peut-être que nos mœurs, ou, si vous voulez, la supériorité de notre bon sens, devroit rendre nos orateurs circonspects, lorsqu’ils entreprendroient d’enflammer l’imagination des auditeurs ; mais cela doit-il les faire désespérer absolument du succès d’une pareille entreprise, & leur faire abandonner entiérement un qrt, dans lequel il ne faudroit peut-être pour réussir qu’un redoublement d’application ? Les anciens n’étoient pas sans délicatesse sur ce point, mais leurs orateurs savoient mieux leur faire illusion[46]. Par des torrens de sublime & de pathétique qui couloient de leur bouche, ils enlevoient tellement leur auditoire, qu’on n’avoit pas le tems de s’appercevoir de l’artifice par lequel on étoit trompé. Disons mieux, on n’étoit pas trompé : l’orateur, entraîné par la force de son génie & de son éloquence, entroit lui-même en passion : ce n’est qu’après avoir senti lui-même les transports d’indignation, de pitié & de douleur, qu’il faisoit passer ces mouvemens impétueux dans l’ame de ceux qui l’écoutoient.

Quelqu’un prétendroit-il avoir plus de bon sens que n’en eut Jules-César ? Cependant ce fier conquérant, subjugué par les charmes de l’éloquence de Cicéron, ne fut-il pas forcé, en quelque maniere, de changer de dessein & d’absoudre un criminel, qu’avant que d’avoir entendu le discours de l’orateur, il étoit fermement résolu de condamner ?

Mais malgré les brillans succès de Cicéron, j’avoue pourtant qu’on peut trouver à redire à quelques-unes des ses périodes. Il est souvent trop fleuri, & trop rhéteur : ses traits sont trop chargés, ses figures trop palpables, ses divisions sentent les regles de l’école, d’où pour la plupart elles sont tirées. Il fait trop le bel-esprit, quelquefois même il ne dédaigne pas de s’abaisser jusqu’à des jeux de mots, & à de petites rimes, & en général il sacrifie trop à la cadence. Le sénat & les juges de Rome composoient des auditoires bien plus délicats & plus éclairés que celui devant lequel Démosthene prononça ses harangues ; la plus vile populace d’Athenes, voilà les souverains de ce dernier, & les arbitres de son éloquence[47]. Cependant son ton est plus sévere & plus châtié que celui de l’orateur latin : celui qui de nos jours sauroit l’imiter, ne manqueroit pas de réussir. C’est une harmonie rapide & soutenue, toujours exactement assortie au sens : c’est une véhémence de raisonnement où il ne paroît rien d’apprêté. C’est un torrent de preuves qui roule avec lui toutes les passions, le dédain, la colere, le courage, & l’amour de la liberté. De toutes les productions humaines, les harangues de Démosthene sont les plus voisines de la perfection.

Enfin, on pourra prétexter que les fréquens désordres qui troubloient les anciens gouvernemens, & les crimes énormes, dont les citoyens se rendoient souvent coupables, fournissoient à l’éloquence des matériaux qui nous manquent : s’il n’y avoit point eu un Verrès, ou un Catilina, il n’y auroit point eu de Cicéron. La frivolité de ce prétexte saute aux yeux. Il seroit aisé de trouver un Philippe dans les tems où nous vivons, mais où trouverons-nous un Démosthene ?

Il ne reste donc qu’à s’en prendre à un manque de génie ou de jugement dans nos orateurs de génie, s’ils se sentent incapables d’atteindre à la majesté de l’éloquence antique ; de jugement, s’il n’osent la tenter, de peur de choquer l’esprit moderne. Peut-être ne faudrait-il que quelques tentatives heureuses pour élever le génie de la nation, et pour façonner nos oreilles à une élocution plus sublime et plus pathétique.

Il y a certainement, dans la naissance & dans le progrès des talens, quelque chose d'accidentel et qui tiennent du hasard. D'où vient que l'ancienne Rome, qui a reçu de la Grèce tous ses arts, entre autres la peinture, la sculpture & l’architecture n'a jamais eu que le goût de ces derniers, sans pouvoir parvenir à l’imitation ; tandis que la Rome moderne, excitée par un petit nombre de modeles, tirés des décombres de l'antiquité, a porté ces mêmes arts à la plus grande perfection ? Je note qu'on puisse en rendre raison d’une maniere satisfaisante. Supposons qu’un aussi beau génie que Waller, ne pour l’art oratoire, comme celui-ci l’étoit pour la poésie, eût paru pendant nos guerres civiles, dans ce tems où les fondemens de notre liberté furent posés, & où les assemblées populaires commencerent à se mêler des choses, les plus essentielles qui concernent le gouvernement, je suis persuadé qu’un exemple aussi illustre eût donné un tour tout-à-fait différent à notre éloquence, & l’eût rapprochée de son ancienne perfection. Notre patrie s’honoreroit autant de ses orateurs que de ses poëtes & de ses philosophes : la Grande-Bretagne auroit ses Cicéro, comme elle a ses Plutarque & ses Virgile.

Quoique ce que je viens de dire de l’influence du hasard sur l’origine & les progrès des arts, regarde toutes les nations, je ne puis pourtant m’empêcher de croire que si quelque autre des nations savantes & policées de l’Europe avoit joui, comme nous, des avantages d’un gouvernement populaire, l’éloquence y seroit parvenue à un plus haut point. Les sermons François, sur-tout ceux de Flechier & de Bossuet, sont infiniment plus éloquens que tout ce que l’Angleterre a dans ce genre ; on y trouve des traits de la plus sublime poésie. Quoiqu’en France on ne plaide devant le parlement & devant les cours de judicature que les causes des particuliers, plusieurs des avocats de ce pays font briller une éloquence, qui pourroit aller bien loin, si elle étoit cultivée & encouragée, comme il faut. Les plaidoyers de Patru sont très-élégamment écrits. S’il lui avoit été permis de s’exercer sur les grandes questions, sur la liberté ou l’esclavage de tout un peuple, sur la paix ou sur la guerre ; que n’auroit-on pu attendre d’un aussi beau génie, qui déjà parle si bien sur les matieres les plus triviales, sur le prix d’un vieux cheval, sur des aventures de commeres, sur la futile querelle entre une abbesse & ses religieuses ; Cet excellent écrivain ne fut jamais employé, pas même devant les tribunaux, dans aucune cause fort considérable : il vécut pauvre, & mourut de même. C’est que sans doute il souffrit de ce vieux préjugé, que les hommes de génie ne sont pas propres pour les affaires ; préjugé répandu avec soin. & transmis d’âge en âge par les sots de toutes les nations.

Les désordres occasionnés par les factions qui s’étoient formées contre le Cardinal Mazarin, obligèrent le parlement de Paris de se mêler des affaires publiques. Durant ce court intervalle l’éloquence antique sembloit vouloir revivre. On vit l’avocat-genéral Talon, au milieu d’une harangue, invoquer à genoux l’esprit de St. Louis, le priant de jeter, du haut des cieux, un regard compâtissant sur les malheurs de son peuple, déchiré par des divisions intestines, & de lui inspirer l’amour de la concorde & de la paix[48]. Les membres de l’académie Françoise nous ont donné des essais d’éloquence dans leurs discours de réception. Il est vrai que faute de matiere, ils donnent tous dans un fastidieux panégyrique & dans la flatterie, qui est le plus stérile de tous les sujets. Cela n’empêche point que pour l’ordinaire leur style ne soit sublime & brillant ; que seroit-ce s’il étoit employé dans un sujet plus riche & plus intéressant ?

Il y a, je l’avoue, dans le tempérament & dans le caractère de notre nation, des qualités préjudiciables aux progrès de l’éloquence, & qui rendent les tentatives de cette nature plus difficiles & plus dangereuses chez nous que partout ailleurs. Les Anglois sont recommandables par leur bon sens, & ce bon sens inspire de l’ombrage contre tout ce qui sent l’illusion : ils ne veulent point se laisser éblouir par des fleurs de rhétorique, & par les charmes de la diction. Les Anglois sont encore fort modestes ; & ils craindroient de paroître trop présomptueux, s’ils osoient proposer autre chose que des raisons aux assemblées publiques, s’ils vouloient surprendre les suffrages en remuant les passions, ou en échauffant l’imagination de leurs auditeurs. Me permettra-t-on d’ajouter que généralement parlant, ils n’ont pas le goût fort délicat, ni l’esprit fort sensible aux agrémens des beaux-arts. Les Muses ne leur ont pas dispensé leurs faveurs avec trop de largesse. Pour leur plaire, leurs poëtes comiques n’ont que la ressource des obscénités, & leurs auteurs tragiques ne sauroient les toucher sans ensanglanter la scene. Les orateurs, ne pouvant recourir ni à l’un ni à l’autre de ces moyens, ont renoncé à toute espérance de les émouvoir, & se sont réduits à la simple argumentation.

Ces obstacles, modifiés par d’autres accidens, peuvent retarder l’origine de l’éloquence dans ce royaume ; mais ils ne l’empêcheront point de réussir, si jamais elle peut y éclorre. On peut dire que c’est ici un champ fertile en lauriers, qui attendent une main assez adroite pour les cueillir. Ce sera celle de quelque jeune homme d’un esprit accompli, rompu dans les beaux-arts, & suffisamment instruit de nos affaires publiques ; il se produira dans le parlement, & il accoutumera nos oreilles à une éloquence plus forte & plus touchante. Deux raisons aident à me le faire croire, l’une prise de l’antiquité, l’autre des tems modernes.

Lorsque, soit en poésie, soit en éloquence, le mauvais goût a prévalu, il est rare, peut-être n’arrive-t-il jamais qu’il se soutienne contre le bon goût, en supposant qu’on puisse les apprécier l’un & l’autre & en faire la comparaison. L’empire du faux n’est fondé que sur l’ignorance du vrai : la perversité de goût ne vient que d’un défaut de modeles propres à faire naître de plus justes idées, & à épurer les plaisirs qui résultent des ouvrages de génie. Ces modeles n’ont qu’à paroître pour réunir tous les suffrages en leur faveur : les esprits les plus prévenus ne tiendront pas contre les puissans attraits de leur beauté naturelle : le préjugé se changera en amour & en admiration. Nous portons tous avec nous les germes du sentiment & des passions, il ne s’agit que de s’y bien prendre pour les faire éclorre, ils ne sont pas plutôt développés qu’ils échauffent le cœur, & le remplissent de cette douce satisfaction par laquelle les vraies beautés se distinguent si bien de ces beautés postiches, fruits du caprice & d’une bizarre imagination. Si cela est vrai par rapport à tous les beaux arts, il doit l’être sur-tout par rapport à l’éloquence. L’éloquence étant destinée pour le public & pour les gens du monde, ne peut sous aucun prétexte en appeller de ces juges à des juges plus éclairés : Elle doit se soumettre à leur avis, sans réserve & sans restriction. Quiconque est reconnu pour le plus grand orateur par l’applaudissement universel de son auditoire, doit encore être reconnu pour tel par les savans & les sages. Mais si un orateur médiocre triomphe pour un tems, & passe pour parfait auprès du vulgaire. Ce vulgaire n’en est content que parce qu’il ne connoît rien de mieux. Le vrai génie n’a qu’à se montrer : aussi-tôt il attirera l’attention de tout le monde, & il éclipsera tous ses rivaux.

À juger d’après ces principes, l’éloquence antique, qui tend au sublime, & que les passions échauffent, est d’une toute autre justesse, & d’un goût bien supérieur à cette éloquence moderne, qui se borne à l’argumentation & au raisonnement ; & lorsqu’on saura la maniere comme il faut, elle aura toujours plus de pouvoir & d’ascendant sur l’esprit des hommes. Si nous nous contentons du médiocre, c’est que nous n’avons pas le bon. Les anciens, qui avoient de tout, après avoir comparé les différens genres, donnèrent la préférence à celui dont ils nous ont laissé des modeles si généralement applaudis. Notre éloquence moderne, si je ne me trompe, appartient à cette classe que les anciens critiques ont nommée le style attique : douce, élégante, subtile, elle parle moins au cœur qu’à la raison, & ne s’éleve point au-dessus du ton de la dissertation & du discours. Telle fut dans Athenes l’éloquence de Lysias, à Rome celle de Calvus, orateurs estimés dans leur tems, mais qui comparés avec Démosthene & Cicéron disparoissent comme la lumiere d’une bougie exposée aux rayons du soleil en plein midi. C’est que ces derniers, avec autant d’élégance, de finesse & de force de raisonnement, savoient répandre, & répandoient toujours à propos dans leurs discours ce sublime & ce pathétique, qui les rendoit si admirables, & qui ne pouvoit manquer d’enlever tous les suffrages.

Les Anglois auroient bien de la peine à produire un seul exemple d’un orateur qui ait possédé cette sorte d’éloquence : au moins seroient-ils fort embarrassés à le trouver parmi ceux qui ont harangué en public. Nos écrivains nous en fournissent quelques-uns ; & ces morceaux ont eu un succès qui, en promettant à notre jeunesse une gloire égale, & une plus grande encore, devroient lui inspirer la noble ambition de faire naître l’éloquence des siecles passés. Quelque défaut de raisonnement, de méthode & de précision que l’on puisse reprocher aux ouvrages de mylord Bolingbroke, il est incontestable que par rapport à la force & à l’énergie du style, nos orateurs ne le suivent que de bien loin ; cependant il est visible que l’élévation du style sied infiniment mieux à l’orateur qu’au simple écrivain, & produit un effet plus prompt & plus surprenant, lorsqu’elle est secondée d’une belle voix & d’une action gracieuse. Alors les émotions, que l’orateur éprouve, se transmettent, par une espece de sympathie, dans l’esprit de ceux qui l’écoutent ; & d’un autre côté la seule vue d’une assemblée nombreuse, attentive au discours que l’orateur prononce, éleve son ton à la hauteur nécessaire, pour rendre avec vérité les figures les plus hardies, & les expressions les plus fortes.

Il existe, je l’avoue, un préjugé contre ces oraisons préméditées. Un homme qui, sans faire attention à ce qui se dit durant la discussion d’une affaire, ne fait que réciter son discours comme un écolier répete sa leçon aura bien de la peine à se sauver du ridicule. Mais ne sauroit-on se garantir de cet inconvénient ? Celui qui parle en public doit sans doute être instruit du sujet sur lequel on délibére : il peut donc préparer d’avance ses argumens, ses objections, ses répliques, & les arranger dans l’ordre qui lui paroît le plus convenable[49]. Se présentet-il une question neuve, & à laquelle il ne s’attendoit pas ? son imagination lui fournira de quoi y suppléer : il inventera, entre la partie préméditée de sa harangue & celle qu’il aura composée sur le champ, la différence ne sera pas fort remarquable : l’esprit une fois ému conserve de lui-même cette force, cette impétuosité qu’il a acquise par son premier ébranlement : il en est comme d’une barque poussée par la rame qui continue, pendant quelque tems, à se mouvoir, lors méme que le principe de son mouvement vient à cesser.

Je finirai en observant que quand même nos orateurs modernes ne pourroient pas s’élever au point de disputer la palme aux anciens, il y a pourtant dans toutes leurs harangues une faute essentielle, qu’ils pourroient corriger sans sortir de ce genre argumentatif où ils bornent toute leur ambition. Leur affection pour les discours impromptus leur a fait négliger tout ordre & toute méthode, choses cependant si nécessaires pour bien argumenter, & pour porter une pleine conviction dans l’esprit. Ce n’est pas que je voulusse qu’ils chargeassent de beaucoup de divisions formelles les discours qu’ils prononcent dans le public ; mais on peut être méthodique sans être formaliste : & les auditeurs, sensibles à l’ordre, sont toujours charmés de voir les argumens naître naturellement les uns des autres : il leur en reste une persuasion plus complette, que les raisons les plus fortes n’en peuvent produire, lorsqu’elles se présentent en confusion.

DIX-SEPTIÈME ESSAI.

L’origine & les progrès des Arts & des Sciences

La tâche la plus difficile & la plus délicate que les philosophes, qui se proposent la vie humaine pour l’objet de leurs recherches, aient à remplir, est de distinguer, avec précision, les événemens qui viennent du hasard, de ceux qui doivent leur origine à des causes. Il n’y a point de matiere où les écrivains soient plus sujets à se tromper eux-mêmes par des rafinemens outrés, & par de fausses subtilités. Lorsqu’on dit qu’une chose est arrivée par hasard, cela coupe court à tout examen, & laisse le philosophe dans la même ignorance où est plongé le reste des hommes. On ne peut raisonner sur les effets, qu’en supposant qu’ils soient produits par des causes dont l’action est réguliere ; c’est en indiquant ces causes que l’on montre son génie ; & comme à cet égard les esprits subtils ne se trouvent jamais en défaut, ils ont occasion d’enfler leurs volumes, & de déployer la profondeur de leurs connoissances dans des observations qui échappent au stupide vulgaire.

Pour découvrir la différence qu’il y a entre cause & hasard, il faut cette sagacité qui examine & qui pese tous les incidens. Mais si je devois établir une regle générale qui put nous être utile dans l’application de ces recherches, j’établirois celle ci : Les événemens, qui dépendent d’un petit nombre de personnes, doivent, pour la plupart, être attribués au hasard, ou, ce qui revient au même, à des causes inconnues ; au-lieu que l’on peut souvent assigner des causes connues & déterminées pour ceux où un grand nombre d’hommes sont impliqués.

Cette regle est fondée sur deux raisons. Premiérement, supposons qu’un dé soit construit de façon à pencher plus aisément sur une de ses facettes que sur les cinq autres, & que cette pente ne soit que fort légère, peut-être que dans deux ou trois jets elle ne se fera point remarquer ; mais elle paroîtra sûrement après un grand nombre de jets, & cette facette emportera la balance. Il en est de même, lorsque dans un tems & chez un peuple donnés, certaines causes font naître certaines inclinations & certaines passions ; il y aura assurément des individus que la contagion ne gagnera pas, & qui continueront de suivre le torrent des passions qui leur sont propres ; mais la multitude sera indubitablement entraînée par la passion commune, & la conduite du gros des hommes en portera l’empreinte.

En second lieu, les principes ou les motifs qui influent sur le gros des hommes, sont toujours plus matériels, & par-là même plus durables, moins sujets aux accidens & à l’empire de la fantaisie, que ceux qui n’operent que sur quelques particuliers.

Ces derniers sont, pour l’ordinaire, d’une finesse & d’une delicatesse extrême, le moindre changement qui arrive, soit dans la santé, soit dans l’éducation, soit dans la fortune, en dérange les ressorts, & les empêche de produire leurs effets : on ne sauroit les réduire sous des observations, sous des maximes générales : de ce qu’ils influent aujourd’hui on ne peut jamais conclure qu’ils influeront demain, pas même en supposant que les circonstances générales soient parfaitement semblables dans les deux cas.

Il s’ensuit de notre regle que les révolutions domestiques, & celles qui se font par degrés, sont plus du ressort du raisonnement & de l’observation, que les révolutions étrangeres, & celles qui se font brusquement, vu que celles-ci sont, pour l’ordinaire, l’ouvrage de quelque particulier, & sont plus souvent amenées par quelque fantaisie, quelque folie, ou quelque caprice, que par des sur la généralité des hommes. Il est plus aisé d’expliquer, par des principes généraux, l’abaissement des lords, & l’élévation de la chambre des communes, arrivée en Angleterre après l’établissement des statuts d’aliénation ; il est plus aisé de rendre raison des progrès que le commerce & l’industrie ont fait parmi nous, qu’il ne l’est de développer, par ces mêmes principes, les causes de la décadence de la monarchie Espagnole, & de l’aggrandissement de la monarchie Françoise, après la mort de Charles-Quint. Si Henri IV, le cardinal de Richelieu & Louis XIV avoient été Espagnols : si Philippe II, PhilippeIII, Philippe IV & Charles II avoient été François, tout eût été renversé ; l’histoire de l’Espagne eût été celle de la France, & l’histoire de la France celle de l’Espagne.

Voilà encore pourquoi il est plus facile d’assigner les causes de la naissance & de l’accroissement du commerce, que celles de l’origine & des progrès du savoir : ce qui explique en même tems pourquoi les nations, qui encouragent le commerce, peuvent se promettre de plus grands succès que celles qui s’appliquent à favoriser la culture des lettres. C’est que l’avarice ou le desir de gain est une passion universelle, qui opere en tout tems, en tout lieu, sur tous les hommes ; tandis que la curiosité ou l’amour des sciences n’a qu’une influence très-limitée, & demande de la jeunesse, du loisir, de l’éducation, du génie & de grands modeles, sans quoi elle ne sauroit ni éclore ni fructifier. Tant qu’il y aura des acheteurs de livres, on ne manquera pas de libraires ; mais souvent il y a des lecteurs, & il n’y a rien qui soit digne d’être lu. Le nombre des habitans, le besoin & la liberté ont donné naissance au commerce de la Hollande ; l’étude & l’application n’y ont produit que fort peu de bons écrivains.

Concluons donc que l’histoire des arts & des sciences est de tous les sujets celui qui doit être traité avec le plus de précaution : sans quoi nous imaginerons des causes qui n’ont jamais existé, & nous tomberons dans l’abus de vouloir réduire à des principes stables & universels les événemens les plus contingens. Dans quelque pays que ce soit, il n’y a toujours qu’un petit nombre de personnes qui s’appliquent aux sciences : la passion qui les anime a ses bornes, leur goût & leur jugement sont sujets à se gâter : le moindre incident trouble leur application. D’où il s’ensuit que le hasard, ou les causes secretes & inconnues ont toujours beaucoup d’influence sur la naissance & les progrès de tous les arts qui demandent un certain degré de rafinement.

Cependant je ne saurois croire que ce soit-là entiérement l’ouvrage du hasard ; & la raison qui m’empêche de le croire, la voici. Il est vrai que dans tous les tems & dans toutes les nations il n’y a toujours que peu d’hommes qui cultivent les sciences avec assez de succès pour se faire admirer de la postérité ; mais ceux-là même n’existeroient point, si dès leur plus tendre enfance ils n’avoient trouvé des circonstances propres à développer, à former & à nourrir leur goût & leur jugement : il faut donc au moins qu’avant que ces excellens écrivains parussent, une portion du même esprit & du même génie ait été répandue dans les pays qui les ont produits : il n’est pas possible que des esprits aussi exquis aient été extraits d’une masse tout-à-fait insipide. C’est dieu, dit Ovide, qui allume en nous ce feu céleste dont nous sommes animés[50].

De tout tems les poëtes ont prétendu être inspirés, & cependant ce feu poétique n’a rien de surnaturel : il ne descend pas du ciel, mais il parcourt la terre : il passe d’un esprit dans l’autre, & il excite les flammes les plus vives en ceux où il trouve les matériaux les plus propres. Ainsi la question sur l’origine & les progrès des arts & des sciences ne se réduit pas uniquement au goût, au génie & à l’esprit de quelques particuliers, elle regarde plutôt des nations entieres ; on peut jusqu’à un certain point la résoudre par des causes universelles & par des principes généraux. Je conviens que celui qui rechercheroit pourquoi un certain poëte, Homere par exemple, a vécu en tel tems & en tel pays, se chargeront d’une entreprise chimérique, & dont il ne pourroit jamais se tirer que par de fausses subtilités. J’aimerois autant qu’il tentât d’expliquer pourquoi Fabius & Scipion vécurent à Rome dans telle ou telle époque, & pourquoi Fabius naquit avant Scipion. La seule raison que l’on puisse donner de ces faits est comprise dans ces vers d’Horace,

Scit genius, natale comes qui temperat astrum,

Naturæ Deus humanæ, mortalis in unum —

— Quodque caput, vultu mutabilis, albus & ater

Au lieu que je suis persuadé que souvent on peut fort bien indiquer les causes qui sont que dans tel ou tel tems il y a chez une nation plus de politesse & de savoir que chez les nations voisines. Au moins ce sujet est-il assez curieux pour ne pas l’abandonner avant que d’avoir essayé de l’assujettir au raisonnement, & de le réduire à des principes. C’est ce qui m’engage à proposer ici quelques observations, que je soumets à l’examen & à la censure des connoisseurs.

Première observation. Il est impossible que les arts & les sciences prennent leur premiere origine dans un pays qui n’est pas un pays de liberté.

Dans l’enfance du monde, lorsque les hommes sont encore ignorans & barbares, les précautions qu’ils prennent contre les violences & les injustices se réduisent à choisir un ou plusieurs chefs, auxquels il se confient aveuglément, sans songer à se munir de loix ou d’institutions politiques qui puissent les mettre en sûreté contre leurs attentats. Lorsque toute l’autorité est concentrée dans une seule personne, & que le peuple, soit par la voie des conquêtes, soit par la voie naturelle de la génération, devient fort nombreux, le monarque, ne pouvant suffire, par lui-même, à toutes les fonctions de la souveraineté, & ne pouvant se trouver par-tout, se voit obligé de déléguer son pouvoir à des magistrats subalternes, qu’il charge de veiller au maintien de la paix & du bon ordre dans les districts qui leur sont soumis. Comme l’expérience & l’éducation n’ont pas encore formé l’esprit humain, le prince qui jouit d’un pouvoir sans bornes, ne songe pas à borner ses ministres, chacun d’entr’eux exerce une pleine autorité dans le département qui lui est confié. Il n’y a point de loix générales qui n’aient leurs inconvéniens, lorsqu’il s’agit de les appliquer à des cas particuliers : il faut une grande expérience, une grande pénétration, & pour sentir que ces inconvéniens sont moindres que ceux qui résultent du pouvoir arbitraire des magistrats, & pour discermer les loix générales les moins sujettes aux inconvéniens. Rien n’est plus difficile que cette tâche : on verra les hommes faire des progrès dans l’art sublime de la poésie, & dans celui de l’éloquence, avant que d’avoir mis leurs loix municipales sur un pied convenable : c’est que pour se pousser jusqu’à un certain point dans les arts, il suffit d’un génie heureux & d’une imagination vive ; au-lieu que les loix ne se perfectionnent qu’après bien des essais, & par une assiduité infatigable à faire des observations.

Il n’est donc pas à supposer qu’un monarque barbare puisse jamais devenir législateur ? Jouissant d’un pouvoir sans bornes, & n’ayant point les lumieres requises pour en diriger l’exercice, il ne songera pas même à limiter celui des Bassas, ou des Cadis ; il les laissera tyranniser à leur aise les provinces & les villages. Le dernier Czar étoit sans-doute un génie supérieur : il étoit pénétré d’amour & d’admiration pour les arts de d’Europe ; mais cela n’empêchoit point qu’il ne fît beaucoup de cas de la politique Ottomane, & qu’il n’approuvât très-fort ces décisions absolues qui sont en usage dans ce barbare empire, où il n’y a ni méthode, mi forme, ni loi pour modérer l’autorité des juges. Il ne sentoit pas combien cet usage étoit contraire au projet qu’il avoit formé de polir sa nation. Le despotisme tend toujours à opprimer les peuples & à dégrader les esprits : lorsque son exercice est resserré dans une petite enceinte, il devient tout-à-fait ruineux & insupportable ; mais il n’est jamais plus funeste que lorsque le despote fait que sa domination doit finir, & que le tems de sa durée est incertain : alors il dispose de ses sujets avec une autorité aussi absolu que s’ils lui appartenoient en propre ; & d'un autre côté il les néglige ou les tyrannise, comme s’ils appartenoient à un autre, & que leur sort ne dût en aucune façon l'intéresser. Les peuples qui vivent sous une pareille domination sont des esclaves dans toute la rigueur du terme, & ne peuvent aspirer ni à polir leur goût, ni à perfectionner leur entendement, trop heureux encore s'il pouvoient jouir en paix du nécessaire.

Habet subjectos, tanquam suos, viles ut alienos.

Tacit. Hist. lib. I.

Il est donc impossible que les arts & les sciences prennent leur premier essor dans une monarchie. Comment y pourroit-on songer sous un monarque ignorant & dépourvu d'instruction ? Rien ne lui faisant sentir la nécessité d'assujettir son gouvernement à des loix générales, il donne plein pouvoir à tous les magistrats subalternes. Cette barbare politique dégrade l'esprit du peuple, & l’empêche pour jamais de s’élever. S'il étoit possible qu'avant que les sciences parussent dans le monde, il y eût un monarque assez sage pour s’ériger en législateur, & que le peuple, gouverné selon les loix, ne dépendît jamais de la volonté arbitraire des magistrats, sujets, comme lui, du même souverain ; dans cette sorte d’état, dis je, les sciences & les arts pourroient commencer. Mais cette supposition est manifestement contradictoire.

Il peut arriver que dans son enfance une république n’ait pas plus de loix qu’une monarchie barbare, & que l’autorité dont ses juges & ses magistrats jouissent, ne soit pas moins absolue. Mais outre que cette autorité est considérablement réfrénée par les fréquentes élections où le peuple donne son suffrage, il est impossible qu’on ne sente avec le tems, combien il est nécessaire, pour la conservation de la liberté, de borner ces magistrats : & dès lors on aura des loix & des statuts. Il y eut un tems où les consuls de Rome jugeoient de toutes les causes en dernier ressort, & sans être astreints à des loix positives : mais à la fin le peuple, à qui ce joug pesoit, créa les Décemvirs : ceux-ci publierent les Douze Tables. Ce corps de loix avoit peut-être moins de volume qu’un seul acte du parlement d’Angleterre ; & ce furent pendant quelques générations les seules loix écrites, les seules par lesquelles cette célebre république régloit le droit de propriété, & la nature des châtimens : cependant, jointes à la forme d’un gouvernement libre, elles suffisoient pour assurer à chacun sa vie & ses biens, pour empêcher que les uns ne fussent foulés par les autres, & pour défendre chaque particulier contre la violence & la tyrannie de ses concitoyens. Dans cette situation les sciences peuvent se pousser & fleurir ; mais il n’est pas possible que cela arrive au milieu d’une scene qui ne présente qu’oppression d’une part & esclavage de l’autre : & cette scene est le résultat infaillible de ces dominations barbares où le peuple rampe sous la pouvoir des magistrats, & où les magistrats ne reconnoissent ni loix ni statuts. Un despotisme aussi illimité arrête toute sorte de progrès : il interdit aux hommes toutes les connoissances propres à les instruire des avantages qu’une meilleure police, & une autorité plus modérée pourroient leur procurer.

Ici donc paroît le grand avantage des républiques, quelques barbares qu'elles soient ; les lois y naissent, & y naissent avant même que les sciences aient répandu beaucoup de clarté : De l'établissement des lois résultent la sécurité, la sécurité engendre la curiosité, & la curiosité est la mère de la science : les derniers degrés de cette progression n’en sont peut-être que des suites accidentelles ; mais les premiers, sont enchaînés par une nécessité inévitable ; une république sans loix ne saurait durer. Dans les gouvernemens monarchiques c'est tout le contraire ; les loix ne sont pas un résultat nécessaire de ces sortes d'états ; il semble même que les monarchies absolues répugnent à la législation ; ce n'est que par de sages mesures que l'on vient à bout de les concilier ; & l'on ne saurait atteindre à ce haut degré de sagesse, avant que la raison soit cultivée & perfectionnée. Cette culture seule fait naître la curiosité, produit la sécurité, & enfante les loix. D'où il paroît encore que le germe des arts & des sciences ne sauroit se développer dans un état despotique.

Dans l’ordre des choses, les loix marchent nécessairement avant les sciences. Dans les républiques cet ordre peut avoir lieu, parce que la constitution même de ces états exige des loix, au lieu que cet ordre n’est point affecté aux monarchies, & que les loix n’y peuvent point précéder les sciences. Sous un prince absolu, plongé dans la barbarie, tous les ministres, tous les magistrats sont aussi absolus que lui-même, & il n’en faut pas d’avantage pour étouffer à jamais l’industrie, la curiosité & la science.

Si je dis que le manque de loix, & la délégation du plein pouvoir aux magistrats subalternes sont les principales causes qui empêchent les beaux-arts d’éclorre dans les états despotiques, ce n’est pas que je prétende que ce soient les seules. Il est certain, que les états populaires sont naturellement, le champ le plus propre pour l’éloquence : il est certain encore que dans tous les genres l’émulation y est plus vive & plus animée enfin ces états ouvrent au génie & aux talens une carrière plus vaste. Toutes ces causes concourent pour assurer aux seules républiques l’honneur d’être les pépinières des arts & des sciences.

Seconde observation. Rien ne favorise autant la naissance de la politesse & du savoir qu’un nombre d’états voisins indépendants, entre lesquels le commerce & la politique ont formé des liaisons. L’émulation d’abord qui ne sauroit manquer de régner entre ces états, tend manifestement à les perfectionner. Mais sur quoi je me fonde principalement, c’est que dans des territoires ainsi limités, le pouvoir & l’autorité le sont aussi.

Pour rendre les grands états despotiques, il ne faut qu’un citoyen qui ait beaucoup de crédit ; au-lieu que les petits états prennent naturellement une forme républicaine. Un gouvernement étendu se fait peu-à-peu à la tyrannie. Les premieres violences ne s’exerçant que sur des parties qui se perdent, pour ainsi dire, dans l’immensité du tout, on ne les remarque gueres, & elles ne sauroient exciter de grandes fermentations. D’ailleurs, quand même le mécontentement seroit universel, il ne faut qu’un peu d’art pour retenir les peuples dans l’obéissance : la partie de l’état qui voudroit éclater, ignorant la résolution que prendront les autres, craindra toujours d’être la premiere à lever le bouclier. Pour ne point parler ici de cette vénération superstitieuse que la personne du prince inspire, naturelle surtout aux peuples qui ne voient que rarement leur souverain, dont plusieurs ne le connoissent pas, & par conséquent ne sauroient appercevoir ses foiblesses. Enfin les empires puissans fournissent abondamment aux dépenses nécessaires pour soutenir la pompe & l’éclat de la majesté : cet éclat fascine les yeux des peuples, & les retient dans l’esclavage.

Dans un petit état les injustices sont d’abord remarquées : le mécontentement & le murmure se communiquent par-tout ; & l’indignation qu’elles excitent, en est d’autant plus forte, que la distance qu’il y a entre le souverain & les sujets paroît moins grande. On n’est jamais héros, dit le prince de Condé, pour son valet de chambre ; & il est très-certain que l’admiration est incompatible avec la familiarité. Les flatteurs divinisoient Antigone, & l’érigeoient en fils de la brillante planete qui éclaire l’univers : Sur ce sujet, dit-il, vous pouvez consulter la personne qui a soin de ma chaise percée. Deux choses convainquoient Alexandre qu’il n’étoit pas dieu, l’amour & le sommeil ; mais je pense que ceux qui étoient journellement autour de lui, & à portée de remarquer ses nombreuses foiblesses, eurent pu lui donner des preuves encore plus solides de son humanité.

Ce n’est pas seulement en arrêtant l’ascendant du pouvoir, que de petits états séparés favorisent les sciences, c’est encore en diminuant l’influence de l’autorité. Souvent nos yeux ne sont pas moins éblouis de la réputation que de la souveraineté, & la premiere n’est pas moins funeste à la liberté de penser & d’examiner. Mais lorsque plusieurs états voisins se communiquent par la voie des arts & du commerce, la jalousie commence à naître : aucun de ces états ne veut, en matiere de goût & de raisonnement, recevoir des loix d’une autre nation : les productions de l’art sont examinées avec soin, & d’un œil critique. Les opinions populaires ne passent pas si aisément d’un pays dans l’autre, & sont moins contagieuses : on les rejette d’abord, pour peu qu’elles heurtent les préjugés nationaux. Il n’y a que la nature & la raison, ou du-moins ce qui paroît naturel de raisonnable, qui puisse franchir tant d’obstacles, triompher de la rivalité des peuples, & se faire généralement admirer.

La Grece fut d’abord un amas de petites principautés, qui bientôt devinrent des républiques : unies déjà par un proche voisinage, parlant la même langue, ayant les mêmes intérêts, ces provinces resserrerent leur lien en se communiquant leur commerce & leurs connaissances. La beauté du climat, la fertilité du terroir, l’harmonie & la force du langage, toutes ces circonstances, dis-je, sembloient concourir pour faire naître les arts & les sciences. Chaque ville eut ses artistes & ses philosophes qui disputoient la palme à ceux des peuples voisins : ces disputes aiguisoient les esprits : pendant que chacun se revendiquoit la préférence, les objets, sur lesquels le jugement peut s’exercer, se multiplioient : & les sciences, n’étant point traversées par l’autorité, firent éclorre de leur sein ces chef-d’œuvres qui sont encore aujourd’hui le sujet de notre admiration.

Lorsque l’église chrétienne de la communion de Rome, se fut répandue dans le monde civilisé, & se fut emparée de tout le savoir de ces tems, cette église ; n’étant en effet qu’un grand état réuni sous un chef, fit disparoître la diversité des sectes : la philosophie péripatéticienne régna seule dans les écoles, son regne entraîna la ruine de toutes les connoissances humaines. Depuis que les hommes ont secoué ce joug qu’ils avoient porté si long-tems, les choses sont revenues sur l’ancien pied, & l’Europe moderne est en grand ce que la Grece avoit été en mignature.

Nous avons pu voir, en plusieurs rencontres, combien cette situation des affaires est avantageuse. Qu’est-ce qui arrêta le succès de la philosophie cartésienne, pour laquelle, vers la fin du siecle passé, la nation Françoise eut un si fort attachement ? Ce n’est que l’opposition des autres peuples de l’Europe, qui ne tardèrent pas à découvrir le foible de cette philosophie. Ce ne sont pas les compatriotes de Newton, ce sont les étrangers qui ont fait subir à sa théorie l’épreuve la plus rigoureuse : & si cette théorie peut vaincre les obstacles qu’elle rencontre actuellement dans toute l’Europe, il y a beaucoup d’apparence qu’elle passera triomphante jusques à la postérité la plus reculée. La décence & la bonne morale qui regne sur le théâtre François, nous ont fait remarquer la scandaleuse licence du nôtre. Les François, à leur tour, se sont convaincus que l’amour & la galanterie ont rendu leur théâtre trop efféminé, & commencent à approuver le goût plus mâle de quelques-uns de leurs voisins.

Dans la Chine il y a un fonds de politesse & de science, qui depuis tant de siecles sembleroit avoir dû mûrir, & produire quelque chose de plus parfait & de plus fini, Mais la Chine est un vaste empire, uniforme par-tout dans sa langue, dans ses loix & dans ses mœurs. L’autorité d’un docteur, tel que Confucius, ne trouva point de difficulté à s’y établir, & passa d’un bout de l’empire à l’autre : personne n’avoit alors allez de courage pour s’opposer au torrent de l’opinion populaire : & les Chinois d’aujourd’hui n’en ont pas assez pour oser contester ce qui a été universellement reçu de leurs ancêtres. Il me semble que ceci explique fort naturellement, pourquoi les sciences ont fait si peu de progrès dans ce puissant état [51]. Il ne faut que jeter un coup d’œil sur la surface de globe pour voir qu’il n’y a aucune des quatre parties du monde qui soit autant coupée par des lacs, des rivières & des montagnes que l’Europe, & que de toutes les contrées de l’Europe il n’y en a aucune qui le soit autant que la Grèce. De-là vient que ces régions sont séparées en plusieurs états, & la nature elle-même semble avoir fait cette séparation. Aussi la Grece a-t elle été le berceau des sciences, & l’Europe leur domicile le plus constant.

J’ai souvent été porté à croire que les interruptions des périodes savans, si elles n’en|traînoient traînoient pas la perte des anciens livres & des monumens de l’histoire, seroient plutôt favorables que nuisibles aux arts & aux sciences, elles servent à borner l’influence de l’autorité, & à détrôner les usurpateurs qui tyrannisent la raison humaine : il en est de même à cet égard que des interruptions dans les gouvernemens & dans les sociétés politiques. Que l’on considere la soumission aveugle des anciens philosophes aux chefs de leurs écoles, & l’on sera convaincu qu’une philosophie aussi servile n’auroit jamais pu produire rien de bon, quand elle eût duré des centaines de siecles. La secte même des éclectiques, qui naquit vers les tems d’Auguste, quoiqu’elle fît profession de choisir librement ce qu’elle trouvoit à son gré dans les dogmes des différentes sectes, n’en étoit pas pour cela moins dépendante & moins esclave que les autres : ce n’étoit pas dans la nature qu’elle cherchoit la vérité ; mais dans les diverses écoles où elle la croyoit dispersée. Depuis la renaissance des lettres il n’a plus été question de Stoïciens, d’Épicuriens, de Platoniciens, de Pythagoriciens : aucune de ces sectes n’a pu recouvrer son crédit ; & le souvenir de leur chûte a empêché les hommes de se soumettre aveuglément aux sectes plus récente, qui ont voulu prendre de l'ascendant sur le point Voici ma troisième observation. Quoique les gouvernemens libres soit le terroir le plus propre pour les arts & les sciences, cela n'empêche pourtant pas qu'on ne les puisse transplanter dans toutes sortes d'états ; les république favorisent davantage le progrès des sciences, & les monarchies civilisées celui des beaux-arts.

Rien n’est si difficile que de fixer les lois générales qui puissent réduire une société nombreuse ou un vaste état à son juste équilibre ; cette difficulté est si grande, que l'esprit le plus étendu ne saurait la surmonter par la seule force du raisonnement & de la réflexion. Cet ouvrage suppose la réunion des jugements : il faut que l'expérience le conduise, que le temps le perfectionne, & que le sentiment des méprises que l'on n'a pu manquer de commettre dans les premiers essais, aide à le corriger. Par là il est manifeste que c'est entreprise ne sauroit être commencée ni poussée dans les monarchies. Avant qu'une Monarchie soit civilisée, tout le secret de sa politique consiste à confier un pouvoir illimité à chaque gouverneur & à chaque magistrat, ce qui revient à subdiviser le peuple en autant d'ordres d'esclaves. D'une pareille constitution on ne saurait se promettre aucun progrès ni dans les sciences, ni dans les arts, ni dans les loix, ni peut-être même dans les arts mécaniques & dans les manufactures. L'ignorance & la barbarie qui ont présidé au commencement de cet état, passent à la postérité, & ces malheureux esclaves n’ont ni assez d'adresse, ni assez de force pour s’en délivrer.

Mais quoique la législation, cette source de sécurité & de bonheur, étant le fruit tardif de l'ordre & de la liberté, trouve bien de la peine à s'introduire dans les états, il est d'un autre côté moins difficile de la conserver, lorsqu'une fois elle est introduite : c'est une plante vigoureuse & profondément enracinée, que la négligence du cultivateur ne détruit pas facilement, & qui résiste à l’ inclémence des saisons. Les arts qui nourrissent le luxe, & à plus forte raison les arts libéraux, qui suppose une delicatesse de sentiment, se perdent aisément : peu de personnes ont assez de loisir, de fortune & de génie pour les goûter : au-lieu que les découvertes, dont l’utilité est générale, se fait sentir dans la vie commune, ne sauroient gueres périr que dans la ruine totale de la société, ou par ces inondations de barbares qui détruisent jusqu’au souvenir de la politesse & des arts. L’imitation est une autre ressource pour les arts grossiers & utiles ; elle les transporte de climat en climat, & leur fait faire plus de chemin qu’aux beaux arts, quoique peut-être ceux-ci soient nés & se soient répandus les premiers. De ces causes résultent les monarchies civilisées, qui s’approprient les arts relatifs au gouvernement, inventés dans les républiques, & qui se conservent pour l’avantage & la sûreté réciproques du souverain & du sujet.

Quelque parfaite donc que puisse paroître à de certains politiques la forme des monarchies, elle doit toute sa perfection à la forme républicaine : & il n’est pas possible qu’un despotisme absolu, établi dans, une nation barbare, se police & se perfectionne par sa propre force. Il tient toutes ses loix, ses méthodes, ses instructions, & par conséquent son arrangement & sa stabilité, des gouvememens libres : ces avantages sont la production des républiques. Le despotisme étendu des monarchies barbares, en influant dans tous les détails du gouvernement, aussi-bien que dans les points capitaux de l’administration, étouffe pour jamais toute espece de progrès.

Dans une monarchie civilisée le prince seul possede un pouvoir sans bornes ; il n’y a que la coutume, l’exemple & le sentiment de son propre intérêt qui puisse lui en faire restreindre l’exercice. Les ministres & les magistrats les plus éminens en dignité sont assujettis aux lois générales de la société, & n’osent exercer leur autorité que selon la méthode qui leur est prescrite. Le peuple ne dépend que du souverain en tout ce qui regarde la sûreté des possessions ; & le souverain est si fort au-dessus du peuple, & par conséquent si peu susceptible de jalousie & de motifs intéressés, que cette dépendance n’est point sentie. C’est-là cette espece de gouvernement que dans un accès de fanatisme politique on peut nommer tyrannie, mais qui, étant administré avec justice & prudence, est propre à rassurer le peuple, & satisfait aux principaux besoins de la société civile.

Mais, quoique par rapport à la jouissance des biens, la sûreté soit égale dans les monarchies civilisées & dans les républiques, il est à considérer que dans l’un & l’autre de ces gouvernement ceux qui sont au timon des affaires, djsposent de plusieurs charges honorables & lucratives, qui réveillent l’ambition & l’avarice. Il n’y a que cette différence, que dans les républiques ceux qui aspirent aux places doivent baisser les yeux vers le peuple & tâcher de gagner ses suffrages, au-lieu que dans les monarchies ils doivent les hausser vers-les grands, s’insinuer dans leur faveur & captiver, leur bienveillance. Pour réussir dans le premier, de ces états, il faut se rendre utile, soit par son industrie, soit par sa capacité, soit par ses connoissances ; pour prospérer dans le second, il faut se rendre agréable par son esprit, par sa complaisance, par sa politesse : dans les républiques les succès sont pour le génie, dans les monarchies pour le goût : & par-là les unes sont plus propres pour les sciences, les autres pour les beaux-arts.

Je pourrois ajouter que le pouvoir monarchique, tirant sa principale force d’un respect superstitieux pour le clergé & pour le souverain, gêne toujours la liberté de penser en fait de religion & de politique, s’oppose par conséquent aux progrès de la métaphysique & de la morale, qui sont les deux branches les plus considérables de nos connoissances ; il ne reste donc que les mathématiques & la philosophie naturelle, sciences infiniment moins estimables.

Il y a une liaison étroite entre tous les arts agréables, & le même goût qui perfectionne les uns, ne souffrira pas que les autres demeurent en friche. Parmi les arts qui embellissent la conversation, le plus aimable sans doute, c’est cette déférence mutuelle, cette civilité qui nous fait sacrifier nos inclinations à ceux de la compagnie, qui nous fait surmonter ou du moins cacher ces présomptions arrogantes, si naturelles à l’esprit humain. Un homme bien né & bien élevé est civil envers tout le monde sans efforts, & sans des vues intéressées : cependant, pour rendre cette excellente qualité générale dans une nation, il semble qu’il faille aider aux dispositions naturelles par des motifs généraux. Dans les républiques, où le pouvoir va en montant depuis le peuple jusques aux grands, on ne rafine gueres sur la politesse, parce que tous les ordres de l’état sont presque au niveau, & que les citoyens dépende fort peu les uns des autres : le peuple influe par l’autorité des suffrages, les grands par la dignité des charges dont ils sont revêtus. Dans une monarchie civilisée au contraire, on voit une longue chaîne de personnes qui dépendent les unes des autres, & qui s’étend, depuis le souverain jusqu’au dernier des sujets ; cette dépendance à la vérité ne va par jusqu’à rendre les propriétés précaires, & jusqu’à déprimer l’esprit du peuple ; mais elle suffit pour lui inspirer le desir de plaire à ses supérieurs, & de se former sur les modeles les plus goûtés des gens de condition, & de ceux qui ont reçu une éducation distinguée : De-là vient que la politesse des mœurs prend naturellement son origine dans les monarchies & dans les cours ; & là où elle fleurit, il est impossible que les beaux-arts soient entiérement négligés ou mésestimés.

Les républiques modernes de l’Europe sont décriées pour le manque de politesse. La politesse d’un Suisse en Hollande civilisé[52] est chez les François une expression synonyme à celle de rusticité. Les Anglois, malgré leur génie & leur savoir, sont sujets au même reproche, & si les Vénitiens sont une exception à cette maxime, ils le doivent à leur commerce avec les autres peuples de l’Italie, dont les gouvememens, pour la plupart, produisent une dépendance plus que suffisante pour les civiliser. Il est difficile de juger quel étoit à cet égard le rafinement des républiques de l’antiquité ; mais je soupçonne que la conversation n’y étoit pas autant perfectionnée que la composition & le style. On trouve dans les anciens plusieurs traits d’une scurrilité choquante, & qui passe toute imagination : leur vanité ne l’est pas moins[53] & leurs écrits en général respirent la licence & l’immodestie. Quicunque impudicus, adulter, ganeo, manu, ventre, pene, bona patriœ laceraverat, dit Salluste dans un passage de son histoire des plus graves & des plus remplis de morale :

Nam fuit ante Helenam cunnus teterrima belli causa :

c’est Horace qui se sert de cette expression, en traitant de l’origine du bien & du mal moral. Mylord Rochester n’est pas plus licencieux que le sont Ovide & Lucrece[54], quoique ceux-ci fussent gens de be| air & d’admirables écrivains, tandis que le premier, nourri au milieu des débordemens d’une cour corrompue, sembloit avoir abjuré toute pudeur. Juvénal prêche la modestie avec beaucoup de zele ; mais à en juger par l’impudence qui regne dans ses satires, il en est lui-même un très-mauvais modele.

Je dirai donc hardiment que les anciens avoient peu de manières, & ne connoissoient gueres cette déférence polie & respectueuse que la civilité nous oblige d’exprimer, ou du moins de contrefaire dans la conversation. Cicéron était certainement un des hommes le plus poli de son tems, & cependant j’avoue que j’ai souvent été outré de la triste figure qu’il fait faire à son ami Atticus, dans ces dialogues où il est lui-même un des interlocuteurs. Ce savant vertueux citoyen, quoiqu’il se bornât à la vie privée, étoit égal en dignité à tout ce que Rome avoit de plus illustre ; & Cicéron le charge d’un rôle plus pitoyable encore que celui de l’ami de Philalethes, dans nos dialogues modernes : toujours très-humble admirateur & fertile en complimens, il reçoit les instructions que l’orateur lui donne avec toute la docilité & la soumission d’un écolier[55]. Caton même est traité assez cavalièrement dans les dialogues de finibus. Ce qui est sur-tout remarquable, c’est que Cicéron, ce grand sceptique en matieres religieuses, & qui s’est toujours abstenu de décider entre les opinions des différentes sectes, fait disputer ses amis sur l’existence & sur la nature des dieux, tandis que lui même demeure tranquille auditeur : il croyoit apparemment qu’il ne convenoit pas à un homme de son génie de parler sur un sujet sur lequel il n’avoit rien à dire de décisif, & où il ne pouvoit pas triompher, comme il étoit accoutumé de le faire dans d’autres occasions. L’esprit de dialogue est observé dans le livre éloquent de Oratore, & l’égalité se soutient assez bien entre les interlocuteurs : mais ces interlocuteurs sont les grands hommes du tems passé, & l’auteur ne fait que raconter leur conférence comme par ouï dire.

Polybe[56] nous a conservé un dialogue réel, plus détaillé qu’aucun de ceux dont l’antiquité a trasmis le souvenir ; c’est la conférence entre Philippe, roi de Macédoine, prince qui ne manquoit ni d’esprit ni de talens, & Titus Flamininus, un des Romains le plus civilisé, comme Plutarque nous en assure[57], suivi alors des ambassadeurs de presque toutes les cités de la Grece. Celui des Etoliens dit au roi à propos rompu, qu’il parle comme un fou, ou comme un homme en délire (M’) ; à quoi sa majesté réplique : ce que vous dites est si clair que les aveugles mêmes ne sauroient s’y tromper : raillerie qui faisoit allusion à l’état où se trouvoient les yeux de son excellence. Tout ceci ne passoit pas les bornes de l’honnêteté, la conférence n’en fut point troublée, & Flamininus se divertit extrêmement de ces traits de belle humeur. Vers la fin, lorsque Philippe demanda du tems pour consulter avec ses amis dont il n’y en avoit aucun autour de lui, le général Romain, dit l’historien, voulant à son tour dire quelque chose de spirituel, lui dit, que peut-être la raison de l’absence de ses amis, c’étoit parce qu’il les avoit, tous massacrés, ce qui en effet étoit vrai, & d’autant plus brutal. Cependant l’historien ne condamne point cette grossiéreté. Philippe lui-même ne la ressentit gueres, il n’y répondit que par un rire sardonien, qui revient à ce que nous appellons grimacer : elle n’empêcha pas que la conférence ne recommençât le lendemain : & Plutarque place cette raillerie parmi les bons mots de Flamininus[58].

Horace ne fait à son ami ; Grosphus qu’un compliment très-ordinaire, Rien, dit-il, n’est complettement bon. Achille est plein de gloire : une mort prématurée l’emporte. Tithon ne meurt point ; il languit dans une triste & longue vieillesse. Peut-être que les Parques m’accorderont ce qu’elles jugeront à propos de vous refuser. Vous avez cent troupeaux qui mugissent dans la Sicile, & des chevaux superbes, qui en attendant les courses du Cirque, font retentir les vallées de leurs hennissemens ; vous êtes vêtu de la plus riche pourpre d’Afrique, le sort qui est juste, m’a donné à moi peu de biens, mais j’ai reçu de lui un souffle de cet esprit poétique dont les Grecs furent animés, & une ame qui fait mépriser la basse malignité du vulgaire[59]. Si vous lisez mon ouvrage, dit Phedre à son patron Eurychus : j’en serai bien aise. Si non, il aura au moins l’avantage de charmer la postérité[60]. Virgile, après avoir prodigué à Auguste les flatteries les plus extravagantes, & l’avoir mis, selon la coutume de ces tems, au rang des dieux, finit par se mettre lui-même de niveau avec cette divinité. Secondez, dit il, mon entreprise par vos favorables influences : & ayez, comme moi, pitié des gens de la campagne, qui ignorent le véritable art de l’agriculture[61]. Je doute fort qu’un poëte moderne eût commis cette incongruité, & certainement si du terms de Virgile ces sortes de rafinemens avoient été en usage, cet écrivain, d’ailleurs si délicat, eût tourné sa phrase autrement. Quelque politesse qu’il y eût à la cour d’Auguste, il paroît qu’elle n’avoit pas encore usé les mœurs républicaines.

Le cardinal Wolfey, s’étant servi de l’insolente expression EGO ET REX MEUS, moi & mon roi, crut s’exçuser en disant qu’elle étoit exactement conforme à l’idiome latin, où l’on se nommoit toujours avant la personne à qui ou de qui l’on parloit ; mais cet usage même est une preuve du manque de politesse des Romain.

Les anciens, s’étoient fait la maxime de nommer toujours les premieres les personnes du rang le plus élevé, cela alloit si loin qu’un poëte ayant nommé les Etoliens avant les Romains dans un chant où il célébroit la victoire remportée par leurs armes combinées sur les troupes de Macédoine, il en nâquit des jalousies & des querelles entre ces deux nations[62]. C’est aînsi que Tibère prit Livie en aversion, parce que dans une inscription elle avoit fait placer son nom avant le sien[63].

Il n’y a point de bien dans ce monde qui soit pur & sans mélange. La politesse moderne, naturellement si pleine de grâces, devient souvent affectation, niaiserie, déguisement & perfidie. La simplicité ancienne, cette simplicité si aimable & si affectueuse dégénere quelquefois en rusticité, en bouffonnerie, en indécence, & en obscénité.

En accordant à nos tems la préférence en fait de politesse, qu’elle est la raison de cette préférence ? On la cherchera probablement dans deux notions modernes ; dans celle de la galanterie & dans celle de l’honneur, qui sont toutes deux les productions des cours & des monarchies. On ne sauroit nier que ce ne soient-là des inventions modernes ; [64] mais les plus zélés partisans de l’antiquité disent que ce sont des inventions sottes & ridicules, l’opprobre plutôt que la gloire de nos jours.[65] Il ne sera donc pas inutile d'examiner cette question & par rapport à la galanterie, & par rapport à l'honneur. Commençons par la premiere point

Dans tous les genres de créatures vivante, La nature a établi une affection mutuel entre les deux sexes, & cette affection, dans les animaux même les plus sauvages & Les plus carnassiers, ne se borne point à l'appétit corporel ; elle produit une amitié & une sympathie qui ne finit que par la mort. on peut observer que dans les espèces même ou la nature limite la satisfaction de l'appétit à une saison et à un objet, & forme une sorte de mariage ou d'association d’un mâle avec une femelle, il existe une complaisance et une bienveillance visible, qui s’étend plus loin, qui dompte la férocité du naturel, & qui adoucit les deux sexes l’un envers l’autre[66]. À combien plus forte raison cela ne doit-il pas avoir lieu dans l’homme, dont l’appétit n’est à aucun égard borné par la nature, & ne l’est qu’accidentellement, soit par les charmes puissans de l’amour, soit par un principe de devoir & de bienséance ?

Rien n’est donc moins affecté que la passion de la galanterie, elle est toute naturelle : l’art & l’éducation qui regnent dans les cours les plus polies, n’y font pas plus de changement que dans les autres passions louables ; lui donnent plus de force, plus de finesse, plus de délicatesse, plus de grâce, & plus d’expression.

La galanterie est généreuse, aussi-bien que naturelle. C’est à la morale à corriger ces vices grossiers qui nous font commettre des injustices, & l’éducation la plus ordinaire suffit pour produire cet effet ; sans cet expédient aucune société humaine ne peut subsister. Les bonnes manieres ont été inventées pour répandre de l’aisance & de l’agrément dans la conversatian, mais il en résulte encore de plus grands biens ; Lorsque notre naturel nous fait pancher vers un vice, ou vers une passion désagréable aux autres hommes, le savoir-vivre est pour ainsi dire un contrepoids qui entraîne l’esprit du côté opposé, & nous fait revêtir l’apparence des sentimens contraires à ceux pour lesquels nous inclinons. Nous sommes naturellement fiers, épris de nous-mêmes, & portés à nous préférer aux autres ; la politesse nous apprend à mettre des égards dans la conversation, & à céder dans tous les incidens communs de la société. Vous êtes soupçonneux, mais vous êtes poli : vous cacherez les motifs de votre jalousie, & vous afficherez des sentimens directement contraires. Les vieillards, sentant leurs infirmités, craignent toujours d’être méprisé des jeunes gens ; la jeunesse bien élevée redouble de respect & d’égards envers eux. Les étrangers manquent de protection : dans tous les pays civilisés on les reçoit avec politesse, et on leur donne la place la plus honorable. Chacun est maître dans sa maison, les conviés sont, en quelque façon, soumis à son autorité : il se met au dernier rang : vous le voyez toujours attentif à ce qui peut faire plaisir aux autres, et se donnant pour cela toutes les peines qui ne trahissent point une affectation trop visible, qui ne gênent pas la compagnie[67].

La galanterie est un de ces raffinements de générosité. Comme la nature a donné la supériorité à l’homme, en lui conférant une plus grande force de corps & d’esprit, c’est à lui à compenser cet avantage, autant qu’il lui est possible, par une conduite généreuse, par des égards, par une complaisance étudiée pour les penchans & pour les opinions du beau sexe. Les peuples barbares se servent de cette supériorité pour réduire les femmes à l’esclavage le plus rampant : ils les enferment, ils les battent, ils en trafiquent, ils les font mourir. Chez les nations policées, cette autorité se manifeste d'une maniere plus noble, quoique tout aussi marquée, par la politesse, par le respect, par la complaisance, en un mot par la galanterie. Dans une bonne société on n’a jamais besoin de demander qui est celui qui donne le festin : c'est celui qui est assis au bas bout de la table, & qui sert les autres ; on ne saurait s'y méprendre. Il faut ou condamner tous ces usages comme sots & affectés, ou recevoir la galanterie conjointement avec eux. Les anciens Moscovites présentoient à leurs fiancées un fouet au-lieu de la bague nuptiale : ces mêmes peuples prenoient, dans leurs maisons, le pas sur les étrangers, & même sur les ambassadeurs.[68] Ces deux traits de générosité & de savoir-vivre partoient du même principe.

La galanterie ne s’accorde pas moins avec la sagesse & avec la prudence qu’avec la nature & avec la générosité, & lorsqu’elle se renferme dans de justes bornes, elle contribue, plus que toute autre chose, à former la jeunesse des deux sexes. Dans tous les Végétaux on remarque une liaison constante entre la fleur & le germe : & dans le regne animal la nature a voulu que l’amour fit le plaisir le plus doux des individus de l’une & de l’autre espece. Mais la jouissance corporelle n’est pas la seule que l’on doive rechercher : il n’y a pas jusqu’aux bêtes brutes qui ne jouent & folâtrent, & ces expressions de leurs tendres folies font leur plus grand plaisir. On ne sauroit nier qui l’esprit ne doive avoir beaucoup de part aux divertissemens des êtres raisonnables ; & si l’on retranche de l’amour le sel de la raison, de la conversation, de la sympathie, de l’amitié & de la bonne humeur, il y restera à peine de quoi piquer le goût d’un honnête homme : je m’en rapporte au jugement des hommes vraiment voluptueux & des plus fins débauchés.

Y a-t-il une meilleure école de mœurs qu’une société de femmes vertueuses, où le défit réciproque de plaire polit insensiblement l’esprit, où l’exemple de la douceur & de la modestie du sexe se communique à ses admirateurs, où sa délicatesse nous accoutume à la décence, en nous faisant craindre de l’offenser par des propos trop libres ?

J’avoue qu’en mon particulier, je préférérois une société d’amis choisis, avec lesquels je pourrois me livrer paisiblement aux charmes de la raison, & éprouver la justesse de toute sorte de réflexions sérieuses ou plaisantes, comme elles se présenteroient. Mais comme on ne rencontre pas tous les jours des compagnies aussi délicieuses, les compagnies mêlées où il n’y a point de femmes me paroissent le plus insipide de tous les amusemens, & autant destituées de sens & de raison que de plaisir & de politesse. Je ne sache que l’usage des boissons fortes qui puisse en écarter l’ennui, & le remede est pire que le mal.

Chez les anciens le caractere du sexe passoit pour un caractere domestique, on ne regardoit pas les femmes comme faisant partie du beau monde ou de la bonne compagnie. C’est peut-être par cette raison que tandis que l’antiquité nous a laissé des productions inimitables dans le genre sérieux, il ne nous en reste rien de fort exquis dans le genre plaisant, à moins qu’on ne veuille excepter le banquet de Xénophon & les dialogues de Lucien. Horace condamne les grossiers bons-mots & les froides plaisanteries de Plaute, mais les siennes valent-elles beaucoup mieux ? & quoiqu’il fût certainemens le plus aisé, le plus agréable & le plus judicieux des écrivains, peut-on dire qu’il excelle dans l’art de ridiculiser avec esprit & avec délicatesse ? Ce sont donc là des progrès considérables que la galanterie, & les cours où elle a pris son origine, ont fait faire, aux beaux-arts. Le point d’honneur, ou l’usage des duels, est une invention moderne, aussi-bien que la galanterie, et dans l’esprit de bien des gens une invention tout aussi utile pour polir les mœurs ; mais en vérité je serois fort embarrassé de dire comment elle peut y avoir contribué. La conversation même des plus grands rustres est rarement infestée d’une grossiéreté qui puisse occasionner des duels, à les aprécier même selon les maximes les plus pointilleuses de ce chimérique honneur ; & quant aux petites indécences qui choquent le plus, parce qu’elle reviennent le plus fréquemment, jamais on ne s’en défera par l’usage des duels. Mais ces notions ne sont pas seulement inutiles, elles sont encore pernicieuses. Dès lors qu’on peut être homme d’honneur sans être vertueux, les plus grands scélérats, souillés des vices les plus infâmes, ont le moyen de se faire considérer, & de faire bonne contenance : ils sont débauchés, prodigues, il ne payent jamais leurs dettes ; mais ils sont gens d’honneur, & par conséquent gens de bonne compagnie. Il y a pourtant une partie de l’honneur moderne qui est, en même tems, une partie essentielle de la morale : elle consiste dans l’exactitude à tenir ses promesses, & à dire toujours la vérité. C’est ce point d’honneur que monsieur Addisson a en vue, lorsqu’il fait dire à Juba : l’honneur est un lien sacré, la loi inviolable des monarques, la perfection qui caractérise les grandes ames : par tout où il se rencontre avec la vertu, il l’éleve & la fortifie : il l’imite où elle n’est pas : il ne faut pas se jouer de l’honneur [69]. Quoique ces vers soient d’une extrême beauté, je crains que monsieur Addisson ne soit tombé ici dans cette impropriété de sentiment qu’il reproche souvent, avec tant de raison, à nos poëtes. Assurément les anciens ne connoissoient pas cet honneur qui differe de la vertu. Je reviens de ma digression, & je finis par une quatrieme remarque. Du moment où les arts & les sciences ont atteint, dans un état, leur dernier degré de perfection, ils commencent à décliner : cette décadence est naturelle ou plutôt nécessaire, & il n’arrive jamais, ou du-moins il est bien rare que les arts & les sciences renaissent dans les pays qui autrefois les avoient vû fleurir.

Je conviens que cette maxime, quoique conforme à l’expérience, doit paroître peu raisonnable au premier abord. Si comme, je le crois, le génie naturel des hommes est à-peu-près le même dans tous les tems, & dans toutes les contrées, qu’y a-t-il de plus propre à cultiver & à perfectionner ce génie, que d’avoir sans cesse devant les yeux des modeles exquis propres à former le goût, & à fixer les objets les plus dignes d’être imités ? N’est ce pas aux modeles qui sont restés de l’antiquité que nous devons la renaissance des arts, arrivée il y a deux siecles, & les progrès qu’ils ont faits depuis par toute l’Europe ? Et pourquoi sous le regne de Trajan & de ses successeurs, lorsqu’ils étoient encore en entier, lorsque tout l’univers les admiroit & les étudioit, n’ont-ils pas produit les mêmes effets ? Du tems de l’empereur Justinien, Homere passoit encore parmi les Grecs pour le poëte par excellence, comme Virgile parmi les Romains : l’admiration dûe à ses divins génies subsistoit encore, quoique depuis plusieurs siecles il n’eût paru aucun poëte qui eût pu se vanter de les avoir imités.

Dans les commencemens de la vie, le génie d’un homme lui est inconnu à lui-même, aussi-bien qu’aux autres, ce n’est qu’aprés plusieurs heureux essais qu’il ose se croire assez fort pour des entreprises qui ont mérité l’applaudissement universel à ceux qui s’y sont distingués. Si sa nation a de grands modeles d’éloquence, il confrontera ses exercices de jeunesse avec ces modeles, & sentant l’infinie disproportion, il sera découragé, & ne hasardera jamais d’entrer en concurrence avec des écrivains qu’il admire si fort. On ne va au grand que par l’émulation ; mais l’admiration & la modestie étouffent l’émulation ; & le vrai génie est toujours admirateur & modeste. Après l’émulation, le plus puissant ressort, c’est la gloire. Un écrivain qui entend retentir, autour de lui, les éloges que l’on donne à ses premieres productions, se sent de nouvelles forces ; aiguillonné par ce motif il atteint souvent un degré de perfection qui étonne ses lecteurs, & qui le surprend lui-même. Mais lorsque toutes les places honorables sont prises, les nouvelles tentatives, comparées aux ouvrages les plus excellens en eux-mêmes, & dont la réputation est déjà faite, ne sont que froidement reçues. Si Moliere & Corneille portoient aujourd’hui sur le théâtre les productions de leur jeunesse, estimées dans leur tems, ils seroient découragés pour jamais par l’indifférence & le dédain du public. Il n’y a que l’ignorance des tems qui ait pu faire supporter le prince de Tyr ; mais ce n’est qu’au succès de cette piece que nous devons le More de Venise : si le drame intitulé chacun dans son humeur avoit manqué, nous n’eussions jamais vu Volpone.

Il n’est peut-être pas avantageux pour une nation de recevoir des arts trop perfectionnés de ses voisins. L’émulation s’éteint, & le feu de la jeunesse ambitieuse s’évapore. Tant d’ouvrages finis de peintres Italiens transportés en Angleterre, au-lieu d’encourager nos artistes, sont la véritable cause du peu de progrès que le noble art de la peinture a faits parmi nous. Il paroît qu’il en fût de même à Rome, lorsqu’elle reçut les arts de la Grèce. Le grand nombre de belles productions qui ont paru en France, répandues dans toute l’Allemagne, & dans le Nord, empêchent ces peuples de cultiver leurs propres langues, & les rendent esclaves de leurs voisins dans tout ce qui regarde les connoissances agréables.

Les anciens, il est vrai, nous ont laissé dans tous les genres, les modeles les plus admirables ; mais, outre qu’ils ont paru dans des langues qui ne sont entendues que des savans, les beaux-esprits modernes ne sont pas absolument comparables à ceux qui vivoient dans ces tems reculés, Si Waller étoit né à Rome sous le regne de Tibere, ses premieres productions, vûes à côté des odes si finies & si parfaites d’Horace, eussent été sifflées : au-lieu que dans cette isle la supériorité du poëte Romain n’a fait aucun tort à la réputation du nôtre. C’est que nous nous estimons assez heureux que notre climat & notre langage aient pû produire une faible copie d’un aussi excellent original.

En un mot, les arts & les sciences, semblables à certaines plantes, exigent un terrein frais : & quelque fertile que ce soit le sol, quelque soin qu’on prenne de l'entretenir & de le renouveler par art & par industrie, lorsqu'il est une fois épuisé, il ne produit plus rien d'exquis & de parfait.

DIX-HUITIÈME ESSAI.

La Polygamie & le Divorce.

Le mariage étant un contrat qui suppose un consentement réciproque, & ayant pour but la propagation de l’espece, il est clair que les conditions du mariage peuvent varier, comme dans tous les autres contrats où le consentement est requis, pourvu qu’il n’y entre rien de contraire au but de son institution.

Tout homme qui s’associe à une femme est lié par la teneur de son contrat ; lorsqu’il lui naît des enfans, les loix de la nature & de l’humanité l’oblige à pourvoir à leur subsistance & à leur éducation : quand il a rempli ces deux devoirs, il a satisfait à tout ce que la justice exigeoit de lui ; & il est irréprochable. & comme les termes du contrat aussi bien que la maniere de faire subsister les enfants peuvent varier à l'infini, c’est une superstition, de s’imaginer que le mariage doive être entiérement uniforme, & n’admettre qu’une seule méthode. Si la liberté naturelle n’étoit pas restreinte par les loix humaines, il y auroit entre les mariages autant de différence, qu'il y en a entre toutes les autres sortes de marchés & de contrats.

Nous voyons que les conditions de cet important engagement varient, en divers tems & en divers lieux, selon la variété des circonstances & des avantages que les loix y ont attachés. Au Tonquin c'est la coutume des matelois de se marier pour la saison, dans les ports ou leurs vaisseaux ont relâché ; & quelques précaires que puisse paroître cet engagement, ils sont, dit-on, assurés de la fidélité de ces épouses passageres, aussi-bien que de la bonne admmistration de leurs affaires économiques.

J’ai lu quelque part, sans pouvoir à présent me rappeller l’endroit, que la république d’Athênes, ayant perdu par la guerre & par la peste un grand nombre de ses citoyens, pour réparer cette perte au-plutôt possible, donna la permission générale d’épouser deux femmes. Le poëte Euripide eut le malheur d’être associé à deux demons incarnés, dont les jalousies & les querelles le tourmenterent à un tel point que dans la suite il devint l’ennemi le plus déclaré du sexe ; & c’est le seul écrivain dramatique, peut-être le seul poëte, qui ait eu une aversion aussi générale pour les femmes.

Dans cet agréable roman, appellé l’Histoire des Sévarambes, où l’on suppose un grand nombre d’hommes & un petit nombre de femmes qui font naufrage sur une côte déserte, voici comment le chef de la troupe termine les querelles, & comment il regle les mariages. Après avoir pris pour lui une femme aimable, il range ses officiers deux à deux, & en assigne une pour chaque paire ; enfin il donne toujours à cinq hommes du dernier rang une femme en commun. Le plus fameux législateur eût-il pu prendre un plus sage parti.

Les anciens Bretons se marioient d’une façon bien singuliere, & dont il n’y a point d’exemple chez les autres peuples. Une dixaine ou une douzaine d’hommes, formoient une société entr’eux, ce qui peut-être, dans ces tems barbares, étoit nécessaire pour leur sûreté : pour resserrer d’autant plus ce lien, ils prenoient un nombre égal de femmes en commun ; les enfans qui en naissoient, étoient censés leur appartenir à tous, & entretenus aux dépens de la communauté.

La nature, en souverain législateur, a dicté elle-même les loix qui reglent les mariages des créatures qui sont au-dessous de l’homme, & a diversifié ces loix suivant les différentes circonstances où ces êtres sont placés. Partout où elle fournit à l’animal nouveau-né une nourriture aisée & des armes pour se défendre, le mariage se termine d’abord après l’accouplement, & le soin des petits ne regarde que la femelle. Si la nourriture est moins facile à acquérir, le mariage dure pendant une saison, jusqu’à ce que les jeunes puissent se pourvoir eux-mêmes : dès lors l’union cesse, & chacun des deux animaux a la liberté de former des nouveaux engagemens pour la saison prochaine. La nature n’a pas si exactement réglé les articles de nos contrats de mariage : nous ayant doués de raison, elle a laissé à notre prudence le soin de les ajuster à nos diverses situations ; & comme chaque individu en particulier n’a pas toujours assez de cette prudence, les loix municipales y suppléent, & en resserrant la liberté naturelle, ces loix assujettissent, en même tems, l’intérêt particulier à l’intérêt public. Tous les réglemens que l’on peut faire concernant les mariages, sont donc également conformes aux loix & aux principes naturels, mais ils ne sont pas également convenables au bien de la société. Les loix peuvent, permettre la polygamie, comme cela se pratique chez les peuples de l’Orient : elles peuvent permettre les divorces volontaires, comme ils étoient en usage chez les Grecs & chez les Romains : elles peuvent enfin obliger les hommes de se contenter d’une femme, comme cela se fait aujourd’hui par toute l’Europe. Il ne sera pas désagréable de considérer les avantages & les inconvéniens attachés à ces différentes institutions.

Ceux qui plaident pour la polygamie, nous diront qu’elle est le seul remede efficace contre les fureurs & les désordres de l’amour, le seul moyen de délivrer les hommes de cet esclavage où les a réduits la violence de leur passion pour le sexe. Par-là nous reprenons le droit de souveraineté que nous avons perdu : nous rassasions notre appétit sans préjudicier à l’empire que la raison doit exercer sur notre esprit, ni par conséquent à l’autorité que nous devons exercer dans nos familles. L’homme est un monarque foible, qui ne peut se soutenir contre le manége & les intrigues de ses sujets, qu’en mettant les diverses factions aux prises les une avec les autres : il ne peut se rendre absolu qu’en excitant des jalousies entre les femmes. Divise et regne, est une maxime universelle : les Européans, en manquant de la pratiquer on subi un esclavage plus dur & plus ignominieux que n’est celui des Turcs & des Persans, sujets à la-vérité d’un souverain éloigné d’eux, mais maîtres à leur tour dans leur domestique, où ils gouvernent avec un pouvoir illimité. Quelle ne seroit pas la surprise d’un honnête Musulman, sortant de son serrail, où tout tremble devant lui, de voir Sylvie dans sa chambre de parade, adorée de toute la belle jeunesse & de tous les petits maîtres de la ville ? il la prendroit assurément pour une reine puissante & despotique entourée de sa garde, servie par ses esclaves & par ses eunuques.

Mais, d’un autre côté, l’on peut prétendre avec plus de raison, que ce despotisme des hommes est une véritable usurpation, destructrice de cette proximité, pour ne pas dire égalité de rang que la nature a réglée entre les sexes. Elle a ordonné que nous fussions les amans, les amis & les protecteurs des femmes ; voudrions-nous renoncer à des noms si chéris, & les échanger contre les noms barbares de maître & de tyran ?

Comment gagneroit-on à ces procédés inhumains ? est-ce comme amant, ou comme mari ? L’amant est anéanti lorsque les femmes ne peuvent pas disposer d’elles-mêmes, lorsqu’on les vend & les achete comme du bétail, personne ne se soucie de leur faire la cour, & la vie humaine y perd une de ses scenes les plus agréables. Le mari gagne tout aussi peu lorsqu’il a trouvé le beau secret de bannir de l’amour tout ce qu’il a de piquant, & de n’y laisser que la jalousie. Il n’y a point de roses sans épines ; mais celui qui extirpe les roses pour ne conserver que les épines, doit avoir abjuré le bon sens.

Je ne voudrois pas faire l’éloge des mœurs Européanes dans les termes de Méhémet Yffendi, dernier ambassadeur Turc en France. Nous sommes bien sots, nous autres Turcs, disoit-il, en comparaison des Chrétiens. Nous nous causons du trouble & des dépenses pour entretenir des serrails dans nos maisons : vous vous dispensez de cette peine-là, & vous trouvez chacun votre serrail dans les maisons de vos amis. La vertu reconnue de nos Angloises les met assez à couvert de ce reproche : & ce Turc lui-même, s’il avoit voyagé parmi nous, eût été obligé de convenir que notre commerce libre avec le beau-sexe contribue plus que toute autre chose, à embellir, à animer & à polir nos sociétés.

Mais si les mœurs Asiatiques sont funestes à l’amour, elles ne le sont pas moins à l’amitié. La jalousie détruit toute intimité, & même toute familiarité : personne n’ose introduire son ami dans sa maison, ni l’admettre à sa table, de peur d’amener un galant à sa femme. De-là vient que les familles vivent dans un état de séparation qui les fait ressembler à autant de royaumes différens. Il ne faut donc pas s’étonner que Salomon, vivant en prince oriental au milieu de ses sept cents femmes & de ses trois cents concubines, & n’ayant point d’ami, ait traité si pathétiquement le chapitre de la vanité du monde. S’il eût essayé la méthode de n’avoir qu’une femme, ou une maîtresse avec peu d’amis & beaucoup de compagnons, il eût trouvé plus, d’agrémens dans la vie. Otez l’amour & l’amitié du monde, il n’y restera rien qui soit digne d’être recherché.

Pour rendre la polygamie odieuse, je n’ai pas besoin de détailler les horribles effets des jalousies, & la contrainte où elles retiennent le beau-sexe dans toutes les régions de l’Orient. Dans ces contrées, non-seulement tout commerce avec les femmes est interdit : le médecin n’ose les approcher, lors même qu’il est à supposer que la maladie a éteint tous les desirs voluptueux dans le sein de ces belles, ou les a rendues des objets peu propres à en faire naître. Tournefort nous raconte qu’ayant été introduit en qualité de médecin dans le serrail du grand-seigneur, il ne fût pas peu surpris, en parcourant des yeux une longue galerie, de voir sortir partout des bras nuds du mur des appartemens. Il ne pouvoit s’imaginer ce que cela signifioit, jusqu’à ce qu’on lui dit que ces bras appartenoient à des corps qui avoient besoin du secours de son art, & qu’il devoit guérir, sans en savoir autre chose que ce que ces bras pouvoient lui en apprendre. On ne lui permit pas de faire une seule question aux malades, ni à leurs domestiques, de peur qu’il ne trouvât nécessaire de s’enquérir de circonstances que la délicatesse du serrail défend de révéler. C’est de là que les médecins Orientaux prétendent connoître la nature de toutes les maladies en tâtant le pouls, comme nos charlatans par l’inspection de l’urine. Si Tournefort avait été de cette derniere classe, je doute fort qu’à Constantinople les Turcs jaloux eussent voulu lui fournir les matériaux requis pour l’exercice de sa profession.

Dans un autre pays, où la polygamie est aussi en vogue, on rend les femmes percluses, & on leur estropie les pieds, afin de les retenir chez elles. Mais ce qui doit paroître plus étrange, c’est que dans une contrée de l’Europe, où la polygamie est défendue, la jalousie aille au point que l’on regarde comme indécent de supposer qu’une femme de qualité puisse avoir des pieds ou des jambes. L’Espagnol est jaloux de la pensée même de ceux qui approchent de sa femme, il craint d’être déshonoré par leur imagination ; témoin l’histoire suivante, qui vient de fort bon lieu[70]. La mere de dernier roi d’Espagne, étant sur la route de Madrid, passa par une petite ville Espagnole, renommée par ses manufactures de gands & de bas. Les honnêtes magistrats de cette place pensoient ne pouvoir mieux marquer leur joie, & solemniser la réception de leur nouvelle reine, qu’en lui présentant un échantillon des marchandises qui seules rendoient leur ville fameuse. Le majordôme, qui conduisoit la reine, reçut les gands fort gracieusement ; mais lorsque les bas furent présentés, il les jeta avec beaucoup d’indignation, taxa les magistrats d’indecence, & leur fit une sévere réprimande : Sachez leur dit-il, que les reines d’Espagne n’ont point de jambes. La jeune reine, qui dans ce tems-là n’entendoit gueres la langue, & que l’on avoit souvent effrayée par des histoires relatives à la jalousie Espagnole, s’ imagina qu’on allait lui couper les jambes : elle jeta les hauts cris ? que l’on me ramena en Allemagne, dit-elle, je ne pourrai jamais soutenir cette opération : on eut bien de la peine, à l’appaiser. Cet événement fut raconté à Philippe IV, & l’on assure que c’est la seule fois qu’on l’ait vu rire de bon cœur.

Si l’on n’ose croire que les dames Espagnoles aient des jambes, que faudra-t-il penser des dames Turques ? Il ne faut pas s’appercevoir qu’elles existent, aussi les maris de Constantinople se croient-ils forts affrontés, lorsqu’en leur présence on est assez impoli pour faire mention de leurs femmes[71].

Il est vrai qu’en Europe les gens du bel air se sont fait une loi de ne jamais parler de leurs femmes ; mais ce n’est pas par jalousie ; c’est, je crois, pour ne pas importuner la compagnie en parlant trop d’elles.

L’Auteur des Lettres Persannes donne un autre sens à cette maxime de politesse : ils ne parlent, dit-il, presque jamais de leurs femmes : c’est qu’ils ont peur d’en parler devant des gens qui les connaissent mieux qu’eux.

Après avoir ainsi rejeté la polygamie, après avoir marié un homme avec une femme, voyons à présent la durée que doit avoir cette union, & si l’on peut admettre ces divorces volontaires qui étoient en usage parmi les Grecs & les Romains. Voici comment raisonneront ceux qui sont pour le divorce.

Combien de fois n’arrive-t-il pas que le dégoût & l’aversion naissent du sein des mariages ? L'événement le plus ordinaire peut les exciter, souvent les humeurs sont incompatibles, & lorsqu'on en est venu au offenses, le tems, au lieu de fermer la plaie, ne fait que la rendre incurable, & l'entretien par des querelles et des reproches éternels. Séparons deux cœurs qui ne sont pas faits pour s'aimer, peut-être l’un et l'autre trouveront-ils ailleurs mieux leur compte ; au moins est-ce le comble de la cruauté, de maintenir par force une union que l’amour avoit d’abord formé, mais que la haine dissout.

La permission du divorce, non-seulement est un remede contre les animosités & les querelles domestiques, mais encore un excellent préservatif qui les empêche de naître, & l’unique moyen d’entretenir l’amour qui a commencé l’union. Le cœur humain aime la liberté, l’idée de la contrainte lui répugne déja : le choix qu’il auroit fait de lui-même, il ne se le laisse pas extorquer : dès qu’on use de violence, l’inclination s’évanouit, & le désir se change en aversion. Si l’intérêt public ne vous permet pas de nous accorder la polygamie, & cette agréable variété dont elle assaisonne l’amour, au-moins ne nous ôtez pas une liberté qui nous est si nécessaire. En vain vous me dites que j’étois libre de choisir la personne avec laquelle je voulois passer ma vie : il est vrai que je pouvois choisir ma prison, triste consolation ! en est-elle moins prison pour cela.

Tels sont les argumens qui militent pour le divorce, mais il y a contre-eux trois objections, qui me paroissent sans réplique. Premiérement. Lorsque les parens se séparent, que deviendront les enfans ? Faudra-t-il les abandonner aux soins d’une belle-mere, & au-lieu des tendresses maternelles, leur faire essuyer toute la haine d’une étrangère, toute la haine d’une ennemie ? Ces inconvéniens se font assez sentir lorsque la nature elle-même fait le divorce par le coup inévitable à tout ce qui est mortel ; & faudrat-il chercher à les multiplier en multipliant les divorces ? & faudra-t-il laisser au caprice des parens le pouvoir de rendre leur postérité malheureuse ?

En second lieu, quoique le cœur humain aime naturellement la liberté, & haïsse tout ce à quoi l’on veut le forcer, il lui est pourtant tout aussi naturel de se soumettre à la nécessité, & de perdre les inclinations auxquelles il voit qu’il lui est impossible de satisfaire. Vous attribuez, me direz-vous, à la nature humaine deux principes qui se contredisent ; mais l’homme est-il autre chose qu’un amas de contradictions ? Cependant il est remarquable que deux principes, qui produisent deux effets contraires, ne s’ entredétruisent pas toujours : ils regnent chacun à son tour, & lorsque les circonstances lui sont favorables. L’amour, par exemple, est une passion inquiete & impatiente, pleine de caprices & de variations : elle est l’ouvrage d’un moment : un trait, une physionomie, un rien la fait naître, & un rien l’éteint tout aussi subitement. Une passion de cette nature demande sur toute chose de la liberté : c’est pourquoi Eloïse, pour conserver son amour, eut raison de ne point vouloir épouser son cher Abeilard.

Tu le fait, Abeilard : quand ton ame charmée
Me pressa de subir les loix de l’hymenée :
Non, te dis-je en courroux, je déteste à jamais
Ces liens étrangers que l’amour n’a point faits.
L’amour tremble à l’aspect de la pesante chaîne,
Où veut le retenir la tyrannie humaine :
Cet enfant du plaisir & de la liberté
Demande, comme l’air, un champ illimité ;
Au seul mot de contrainte, il déploie ses ailes,
Et fend des vastes cieux les voûtes éternelles.

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Mais l’amitié est une affection plus paisible & plus calme : la raison y préside, l’habitude l’affermit : née d’une longue familiarité & d’obligations réciproques, elle ne connoît ni la jalousie, ni la crainte, ni tous ces accès fiévreux de chaud & de froid, qui font le doux tourment des cœurs que l’amour a subjugués. Une affection aussi sobre gagne à être contrainte, loin d’en souffrir, & ne va jamais plus loin, que lorsqu’un grand intérêt, ou la nécessité même a formé le lien, & a engagé deux personnes à fournir la même carriere. Voyons donc lequel des deux doit dominer dans le mariage, si c’est l’amitié ou l’amour. Par-là nous pourrons déterminer si c’est la liberté ou la gêne qui lui convient le mieux.

Les mariages les plus heureux sont assurément ceux où l’amour par un long usage, s’est converti en amitié. Il n’y a qu’un fou qui puisse se figurer des transports & des extases au-delà du premier mois. Les romanciers eux-mêmes, malgré la liberté qu’ils ont de feindre, sont obligés d’abandonner leurs héros à leur jour de noces : ils trouvent moins de difficulté à soutenir l’intérêt pendant des années qui se passent en froissemens, en dedains & en traverses, que durant une semaine de jouissance & de sécurité. Ne craignons donc point de trop serrer le nœud du mariage. Si l’amitié des époux est solide & sincere, elle ne peut qu’y gagner ; & si elle est incertaine & chancelante, c’est le meilleur moyen de la fixer. Il ne faut qu’une prudence médiocre pour oublier je ne sais combien de querelles & de dégoût frivoles, lorsque l’on se voit obligé de passer la vie ensemble : au-lieu qu’on les pousseroit aux dernieres extrémités, & qu’il en naîtroit des haines mortelles, si l’on étoit libre de se séparer.

En troisieme lieu, il faut considérer que rien n’est plus dangereux que de confondre les intérêts de deux personnes, sans rendre leur union complette. Dès qu’il y a la moindre apparence, la moindre possibilité d’un intérêt séparé, il en naîtra des disputes & des jalousies éternelles : ce petit esprit voleur des femmes, comme le docteur Parnel s’ exprime[73] sera doublement ruineux pour le ménage, & l’amour-propre du mari, soutenu de plus de pouvoir, aura des suites encore plus funestes.

Ceux à qui ces raisons ne suffisent pas, ne rejeteront pas au moins le témoignage de l’expérience. Du tems que les divorces étoient le plus en vogue chez les Romains, les mariages étoient rares, au point qu’Auguste se vit obligé de forcer les gens de façon à se marier, circonstance dont on trouvera peu d’exemples en d’autres tems & chez d’autres nations. Denis d’Halicarnasse donne de grands éloges à ces loix plus anciennes de Rome, qui interdisoient les divorces. Il régnoit, dit cet historien, une harmonie admirable entre les époux, produite par l’union inséparable des intérêts : considérant la nécessité inévitable qui les lioit, ils abandonnoient toutes les vues étrangeres à cet établissement.

L’exclusion de la polygamie & du divorce fait suffisamment connoître l’utilité des maximes

de l’Europe, par rapport aux mariages.

DIX-NEUVIÈME ESSAI.

Le Style simple & le Style orné.

La beauté du style, selon M. Addisson, consiste dans des pensées & des expressions qui sont naturelles sans être communes. Il ne se peut point de définition plus juste ni plus concise.

Les pensées qui ne sont que naturelles ne causent aucun plaisir à l’esprit, & ne méritent pas d’attention. Les plaisanteries d’un batelier, les réflexions d’un paysan, les polissonneries d’un portier ou d’un fiacre, tout cela est naturel & d’autant plus désagréable. Quelle insipide comédie ne feroit-on pas, en transcrivant fidélement, d’un bout à l’autre le babil des femmes assises autour d’une table à thé ? Il n’y a que la nature ornée de toutes ses grâces, ou ce que l’on nomme la belle Nature, qui puisse plaire aux gens de goût : ou si l’on veut peindre la vie des personnes de basse extraction, il faut que ce soit par des traits frappans, & bien marqués, qui portent une image vive dans l’esprit : c’est ainsi que l’absurde naïveté[74] de Sancho Pança, sous le pinceau inimitable de Cervantes, nous amuse autant que le portrait du héros le plus magnanime, ou celui de l’amant le plus doucereux.

Il en est de même des orateurs, des philosophes, des critiques & de tout auteur qui parle pour lui-même, & sans introduire des interlocuteurs ou des auteurs étrangers, à moins que son langage ne soit élégant, ses observations peu communes, & qu’il ne regne dans ses écrits un goût noble & épuré ; on ne lui tiendra aucun compte du naturel & de la simplicité de son style ; quelque correct qu’il soit, il ne sera pas agréable. Le plus grand malheur pour ces écrivains, c’est qu’on ne prend pas même la peine de les critiquer. Ce qui fait le bonheur de l’homme, ne fait pas la fortune de l’auteur : un état ignoré & tranquille, fallentis femita vitæ, comme Horace l’appelle, est pour l’un le sort le plus desirable, & le plus disgracieux pour l’autre.

D’un autre côté, les productions qui ne sont que surprenantes, sans être naturelles, ne sauroient causer à l’esprit un plaisir durable. On ne peut pas dire de celui qui crée des chimeres, qu’il copie ou qu’il imite la nature ; & ses représentations manquent de justesse ; & l’on se dégoûte des tableaux qui ne ressemblent à rien, & dont l’original n’existe nulle part.

Ce rafinement excessif ne plaît pas davantage dans le style épistolaire, ou dans le style philosophique, que dans le style épique ou tragique : trop d’ornement est un défaut dans tous les genres. Des expressions peu communes, des éclairs d’esprit, des comparaisons recherchées qui se terminent par une pointe, des tours épigrammatique, sur-tout lorsqu’ils reviennent trop fréquemment, toutes ces parures, dis-je, défigurent un ouvrage au-lieu de l’embellir. De même que l’œil est distrait par cette multitude d’ornemens dont l’architecture gothique est surchargée, & perd la beauté de tout par une attention trop minutieuse aux parties, l’ame se sent fatiguée & révoltée à la lecture d’un ouvrage surchargé d’esprit, qui trahit une affectation constante de briller & de surprendre. Un écrivain qui met de l’esprit par-tout, est sûr de déplaire, quand même cet esprit seroit juste & agréable en lui-même. Mais il arrive, pour l’ordinaire, à ces sortes d’écrivains, d’employer leurs fleurs favorites lors même que le sujet répugne, & de noyer une pensée qui est véritablement belle dans une vingtaine de concetti insipides.

La critique n’a point de sujet plus riche que celui qui regarde le juste mélange du style simple avec le style orné. Pour ne m’égarer point dans un champ trop vaste, je me borne à quelques réflexions générales.

J’observe d’abord que quoiqu’il faille également éviter les excès dans ces deux genres, & tâcher d’atteindre un juste milieu, ce milieu cependant n’est pas un point ; mais admet une grande latitude. Que l’on considere la distance qu’il y a, à cet égard, entre M. Pope & Lucrece ; ces auteurs me semblent être placés dans les deux dernieres extrémités du style simple & du style orné, qu’un poëte puisse se permettre sans tomber dans un excès blâmable. Cet intervalle peut être rempli de poëtes qui different les uns des autres, mais qui peuvent exceller également, chacun dans son style & à sa maniere. Corneille & Congreve, qui ont poussé l’esprit & le rafinement plus loin que M. Pope, si tant est qu’on puisse comparer des écrivains dont les genres sont si différens ; Corneille, dis-je, & Congreve, de même que Sophocle & Térence, qui sont plus simples que Lucrece, paroissent sortir de ce milieu, & se rendre coupables de quelque excès dans leurs genres. De tous les grands poëtes, Virgile & Racine, à mon avis, sont les plus voisins du centre, & les plus éloignés des deux extrêmes.

J’observe, en second lieu, qu’il est très-difficile, si non tout-à-fait impossible, de trouver des termes propres à désigner la position de ce milieu entre le style trop simple & le style trop orné, & d’établir une regle qui nous fasse reconnaître avec précision les limites qui séparent la beauté du défaut. On peut discourir très-judicieusement sur ce sujet, sans instruire son lecteur, & même sans bien posséder la matiere. Il n’y a pas de plus belle critique que la dissertation sur la poésie pastorale de M. de Fontenelle : elle est remplie de réflexions & de raisonnemens philosophiques, qui ont pour but de fixer le milieu le plus convenable pour ce genre de poésie. Mais qu’on lise les églogues du même auteur, on sera convaincu que malgré les délicates & judicieuses critiques, il avoit le goût faux, & que contre le génie de la poésie pastorale il cherche le point de perfection trop près de l’extrémité du rafinement. En ne lisant que sa critique, qui est-ce qui s’en douteroit ? Il y blâme l’excès des ornemens apprêtés autant que l’eût pu faire Virgile, s’il eût composé une dissertation sur ce sujet. Mais en effet dans les discours généraux des hommes, on ne s’apperçoit pas de la différence des goûts : ils disent tous la même chose sur ces sortes de matieres. Voici pourquoi la critique n’est jamais fort instructive, à moins qu’elle n’entre dans des détails, & ne fournisse des exemples & des éclaircissemens. Tout le monde convient que la beauté comme la vertu est toujours placée dans un certain milieu ; mais il s’agit de fixer ce milieu, & c’est à quoi les raisonnemens généraux ne suffisent pas.

J’observe, en trosième lieu, Que nous avons plus de sujet de nous mettre en garde contre le rafinement excessif, que contre l'excessive simplicité ; parce que le premier excès est plus nuisible à la beauté & plus dangereux que le dernier.

C’est une maxime incontestable que l’esprit & la passion ne sauroient subsister ensemble. Lorsque la passion parle, l’imagination se tait. L’esprit humain étant naturellement limité, il n’est pas possible que toutes ces facultés agissent à la fois, & plus l’une de ces facultés domine, moins il y a de place pour les autres. Voici pourquoi les écrits, où l’on peint les hommes avec leurs actions & leurs passions, exigent plus de simplicité que ceux où l’on ne débite que des remarques ou des réflexions ; & comme les premiers sont les plus beaux les plus attrayans, on peut, en toute sûreté, donner la préférence à un style trop simple sur un style trop orné.

On peut encore observer que les écrits qu’on relit le plus souvent, & que tout le monde apprend par coeur, sont ceux qui se recommandent par leur simplicité, & qui, dépouillés de l’élégance du tour & de l’harmonie des nombres dont ils étoient revêtus, ne présentent aucune pensée extraordinaire à l’esprit. Les ouvrages, dont tout le mérite consiste en des traits spirituels, peuvent d’abord nous frapper, mais à une seconde lecture ils ne nous affectent plus, parce que nous anticipons les pensées qu’ils renferment. Lorsque je lis une épigramme de Martial, la premiere ligne me rappelle tout ce qu’elle contient, & je ne trouve point de plaisir à répéter ce que je sais d’avance : au-lieu que dans Catulle chaque ligne ayant son prix, je la reverrai toujours sans me lasser. Il me suffit d’avoir une fois parcouru Cowley ; mais Parnet, à la cinquantième lecture, me paroit aussi nouveau qu’à la premiere. D’ailleurs il en est des livres comme des femmes, en qui une certaine simplicité de mœurs & de parure nous plaît d’avantage que ce faux brillant, ce fard, ces airs & ces habillemens étudiés, qui ne font qu’éblouir la vue sans toucher le cœur. On peut comparer Térence à une beauté moderne & timide, à qui nous passons tout, parce qu’elle ne s’arroge rien, & dont le naturel simple & pur fait sur nous une impression d’autant plus durable qu’elle est moins vive.

Mais cette extrémité de rafinement est encore la plus dangereuse, parce qu’elle est la plus séduisante. La simplicité, à moins d’être soutenue d’une extrême élégance & d’une extrême justesse : passe pour stupidité : les bluettes, au contraire, éblouissent d’abord : le gros des lecteurs en est frappé au point de s’imaginer que c’est-là l’esprit le plus difficile, & le style le plus excellent. Seneque fourmille de fautes agréables[75], dit Quintilien, mais c’est pour cela même que sa lecture est dangereuse pour les jeunes gens, & propre à leur gâter le goût.

J’ajouterai que dans les tems où nous vivons, on a plus de raison que jamais de se mettre en garde contre ce faux rafinement, dans ces tems, dis-je, où la raison a fait de grands progrès, & où tous les genres ont produit de célèbres écrivains. C’est cette envie de plaire par des productions d’un goût nouveau, qui détourne les auteurs du simple & & du naturel, & remplit leurs ouvrages d’affectation & de faux bel esprit. C’est ainsi que l’éloquence asiatique dégénéra de l’éloquence attique : c’est ainsi que les tems de Claude & de Néron devinrent, pour le goût & pour le génie, si inférieurs à ceux d’Auguste ; & peut-être y a-t-il déjà quelques symptomes d’une corruption semblable en

France, aussi-bien qu’en Angleterre.

VINGTIÈME ESSAI.

Le caractere des Nations.

Les hommes, pour l’ordinaire, sont extrêmes dans les jugemens qu’ils portent sur le caractere des nations, & ils étendent leurs principes à tous les individus dont ces nations sont composées, sans admettre aucune exception : à les entendre, cette contrée ne produit que des ignorans, cette autre que des lâches, une troisieme que des fripons. Si les personnes raisonnables condamnent cette façon de penser, ce n’est pas qu’elles ne conviennent que certaines qualités soient plus affectées à une nation qu’aux autres. On trouve assurément plus de probité chez le commun-peuple en Suisse qu’en Irlande : l’idée de François comporte plus d’esprit & de belle humeur que celle d’Espagnol, quoique Cervantes fût ne en Espagne : les Anglois passent en général pour être plus savans que les Danois, quoique Tycho-Brahé ait été natif du Dannemarc. Il y a deux manieres d’expliquer l’origine du caractere national, par des causes morales, & par des causes physiques. J’appelle cause morale tout ce qui peut opérer sur l’esprit en qualité de motif, & le façonner à certaines habitudes, comme sont la nature du gouvernement, les révolutions qu’il a subies, l’abondance ou la disette qui regne parmi le gros de la nation, la figure qu’elle fait vis-à-vis de ses voisins, & ainsi de suite. Par cause physique j’entends l’air qu’on respire, le climat qu’on habite, en un mot tout ce que l’on suppose influer sur le tempérament, altérer l’état du corps, changer les complétions, & produire de ces effets que la raison & la réflexion surmonte quelquefois, mais qui paroissent pourtant assez visiblement dans le génie & dans les mœurs générales d’une nation.

Il faudroit avoir étudié les hommes bien superficiellement pour nier l’influence des causes morales. Les individus de l’espece humaine sont, à chaque moment, déterminés par des motifs, & les nations, ne sont que des assemblages d’individus. L’ indigence & la dureté du travail dégrade l'esprit du commun peuple, et lui ôte toute capacité pour les sciences et les nobles travaux : le gouvernement despotique dont le joug s’appesantit sur chaque sujet, produit en effet semblable dans le génie & dans l'humeur : il proscrit également les sciences & les beaux arts : on pourroit le prouver par des exemples sans nombre.

Ce principe moral détermine encore le caractere des différentes professions, & va souvent jusqu’à altérer les dispositions naturelles. Dans tous les pays & dans tous les tems, les mœurs du militaire different de celles de l’ecclésiastique, & cette différence est fondée sur des loix éternelles & invariables.

L’incertitude de la vie rend l’officier prodigue, généreux & brave : le désœuvrement où il vit dans le camp ou dans les garnisons, & les grandes compagnies qu’il voit, le portent au plaisir & à la galanterie : dans le fréquent changement de société il prend des manieres aisées, & acquiert une certaine franchise : n’étant employé que contre des ennemis publics, il est sincere, honnête, sans intrigues : enfin, comme il travaille plus de corps que de l’esprit, il ne réfléchit gueres, & les connoissances ne sont pas son fait[76].

Il y a du vrai dans le proverbe qui dit que le clergé de toutes les religions, se ressemble. Quoique le catactere de la profession ne domine pas toujours sur le caractere personnel, cela arrive pourtant plus souvent. On observe en chymie que les esprits extraits de toutes sortes de corps sont les mêmes, lorsqu’ils sont sublimés à un certain point. C’est aussi que ces hommes, qui s’élèvent au-dessus de l’humanité, acquierent un caractere uniforme qui leur appartient en propre, & qui, généralement parlant ne me paroît pas être un des plus aimables. Il est presque en tout l’opposite du caractere des soldats, comme la vie ecclésiastique est opposée à la vie militaire [77]. Quant aux causes physiques, je doute absolument de leur influence, & je ne pense pas que ni l’air, ni la nourriture, ni le climat puissent décider du tempérament & du caractere. J’avoue que la probabilité ne paroît pas d’abord être de mon côté ; car enfin nous voyons que ces circonstances influent sur les autres animaux, & que ceux même qui peuvent vivre en toutes sortes de climats ne parviennent pas également partout à leur perfection.

L’Angleterre est renommée pour le courage de ces dogues & de ses coq de combat, la Flandre pour les gros chevaux, l’Espagne pour les chevaux légers et vigoureux. Toutes ces races dégénèrent lorsqu’on les transplante, & perdent les qualités qu’elles tenoient de leur climat natal. L’homme seul seroit-il excepté de la loi commune[78] ? Comme il y a peu de questions plus curieuses que celle-ci, ni qui influent davantage dans les recherches qui ont la vie humaine pour objet, il y en a peu aussi qui demandent un examen plus sérieux.

L'esprit humain est extrêmement porté à l’imitation : il n'est pas possible aux hommes de se voir souvent, sans contracter une ressemblance de mœurs, & sans se communiquer leurs vices aussi bien que leurs vertus. Un penchant naturel nous entraîne à la société, & ce même penchant nous fait entrer dans les sentimens les uns des autres ; il fait, pour ainsi dire, circuler les mêmes passions, & les fait passer d'esprit en esprit, comme par une espece de contagion. Un certain nombre de personnes, réunies dans un corps politique, parlant la même langue, et que des raisons, de sûreté commune, de commerce ou de gouvernement rassemblent presque journellement, ne peuvent pas manquer de se former les unes sur les autres, et de prendre cette ressemblance qui ajoute le caractere nationale au caractère personnel, propre à chaque individu.

Mais quoique la nature varie à l’infini les humeurs & les esprits, elle ne les varie pas dans les mêmes proportions : il y a dans toutes les sociétés de la valeur & de la lâcheté, de l'industrie & de la paresse, de la douceur & de la brutalité, de la sagesse & de la folie ; mais la dose de ces qualités n'est pas la même : Or les qualités, dont la dose est la plus forte dans l'origine de la société, sont celles qui s’imbibent le plus, & qui donnent la teinte au caractere national. Ou si l'on veut supposer que dans ces sociétés, quoique d'abord fort resserrées, aucune de ces qualités ne domine sur les autres, & qu'elles soient toutes en équilibre ; au-moins est-il certain que les gens en place, & ceux qui sont au timon des affaires, qui forment un corps encore plus petit, n’auront pas toujours le même caractere ; & ce sont eux qui ont le plus d’influence sur les mœurs du peuple. Un Brutus préside à la naissance d’une république : son enthousiasme pour la liberté & la patrie lui fait fouler aux pieds tout intérêt particulier, & le rend sourd à la voix même du sang & de la nature. Un exemple aussi illustre doit nécessairement influer sur toute la société, & produire le même enthousiasme dans l’esprit des citoyens. Quoi que ce soit qui forme les mœurs d’une génération, la génération suivante y renchérira : les peres les inspireront à leurs enfans dès cet âge tendre dont les impressions durables nous suivent jusqu’au bout de notre carrière. Je dis donc que le caractere national est toujours produit par des accidens de cette nature, lorsqu’il n’est pas immédiatement fixé par des causes morales : les causes physiques n’y sont rien, au moins leur influence n’est-elle pas sensible.

Parcourez le globe de la terre, feuilletez les annales des tems, vous trouverez partout des traces de cette sympathie des mœurs, & vous verrez que l’air & climat n’y entrent pour rien. 1. Dans un état fort étendu qui compte une longue suite de siecles écoulés depuis son origine, on remarquera toujours, que le caractere national se répand universellement, & produit partout les mêmes mœurs. C’est ainsi que l’empire de la Chine nous montre, dans tous ses habitans, une uniformité frappante, que l’extrême différence des zônes, & les diverses températures de l’air, ne sont pas capables d’effacer.

2. De petits états qui se touchent, different souvent du tout au tout par rapport au caractere ; & on les discerne aussi aisément que les nations les plus éloignées les unes des autres. Les Athéniens se distinguoient autant, par leur bonne humeur, leur esprit & leur politesse, que les Thébains par leur froideur, leur bêtise & leur rusticité : cependant Athenes n’étoit qu’à une petite journée de Thebes. Plutarque, discourant des effets de l’air sur l’esprit humain, observe combien peu il y avoit de ressemblance entre les habitans du port de Pyrée, & ceux de la haute ville d’Atheênes, qui en étoit à peu-près à quatre milles de distance. Je ne crois pourtant pas qu’il y ait personne à Londres qui mette sur le compte de l’air ou du climat les diverses façons de vivre qui sont en vogue dans le quartier de St. James, & dans celui de Wapping.

3. Le caractere national a, pour l’ordinaire, les mêmes bornes que l’état. En traversant une riviere, en passant une montagne, on trouve, avec un nouveau gouvernement, de nouvelles mœurs. Les Languedociens & les Gascons sont les peuples de France dont la vivacité est la plus gaie & la plus saillante ; il n’y a que les Pyrénées entre eux & les graves Espagnols. Comment conçoit-on que les qualités de l’air changent si exactement avec les limites d’un empire ? Les batailles, les traités ; les mariages, qui reglent souvent ces limites, décideroient-ils du climat & de l’atmosphere ?

4. Lorsque les membres d’une nation, disperée par toute la terre, malgré cette dispersion, sont étroitement unis, & ont de la communication entre eux, ils conferent tous le caractere national. Voyez les Juifs par toute l’Europe & les Arméniens dans tout l’Orient : leur caractere ne se dément nulle part ; les uns sont fourbes partout, & les autres par-tout honnêtes gens.[79] Dans toutes les contrées catholiques-romaines où il y a des jésuites on retrouve le génie de la société.

5. Lorsque deux nations, habitant la même contrée, ne se mêlent point, soit par principe de religion, soit à cause de la différence des langues, chacune conserve, durant plusieurs siecles, ses mœurs propres, qui sont souvent opposées à celles de leurs compatriotes. Les Turcs sont integres, courageux & graves ; la légéreté ; la duplicité & la poltronnerie sont le caractere des Grecs modernes. 6. Les peuples ne quittent point leur caractere avec leur pays natal : il les suit aussi-bien que leurs loix & leur langage, il voyage avec eux par toute la surface de globe. Entre les tropiques même, on discerne aisément les colonies Espagnoles, Angloises, Françoises & Hollandoises.

7. Les mœurs des habitans du même climat changent considérablement d’une génération à l’autre : un autre gouvernement, le mélange d’un peuple étranger, & cette inconstance même à qui toutes les choses humaines sont sujettes, peuvent produire ces changemens.

Les talens & l’industrie des anciens Grecs qu’ont-ils de commun avec la stupidité & la nonchalance des peuples qui aujourd’hui habitent la Grece ? La candeur, la bravoure, l’amour de la liberté caractérisoient les Romains des hommes faux, lâches ; & formés pour l’esclavage, en ont pris la place. Les Espagnols d’autrefois étoient des esprits inquiets, turbulent, & si passionnés pour le métier de la guerre, que lorsqu’ils furent privés de leurs armes par les Romains, plusieurs d’entre eux se tuerent de désespoir[80]. Aujourd’hui ce ne sont pas de grands guerriers, & il n’y a que cinquante ans qu’il eût fallu autant de peine pour les armer qu’il en falloit alors pour les désarmer. Tous les Bataves étoient soldats de fortune aux gages de Rome, leurs descendans payent des troupes étrangeres pour se battre en leur place, & en font le même usage que les Romains avoient fait de leurs ancêtres. On ne sauroit nier que l’on ne trouve quelques traits de la nation Françoise dans la caractere Gaulois, tracé par César, cependant quelle différence à d’autres égards ! D’un côté l’on voit la civilité, les sciences & les arts dans leur plus haut période ; de l’autre, ce n’est qu’ignorance, barbarie & grossiéreté. Je n’appuyerai point sur la comparaison du peuple Britannique d’à présent avec celui qui vivoit avant que les Romains eussent fait la conquête de notre isle ; voici quelque chose de plus récent. Il n’y a que peu de siecles que nous étions les plus superstitieux de tous les hommes : dans le siecle passé nous des fanatiques furieux : aujourd'hui nous sommes la nation du monde la plus froide & la plus indifférente pour tout ce qui concerne la religion.

8. La politique, le commerce, les voyages donnent à des nations voisines une ressemblance de caractere plus ou moins frappante, selon que leurs liaisons sont plus ou moins étroites. Tous ceux que l’on nomme Francs dans les régions orientales paroissent tirés du même moule. Les différences qui restent entre eux échappent aux étrangers : il en est comme des accens de différentes provinces, dont la diversité ne se fait sentir qu’à une oreille exercée.

9. On voit souvent, dans la même nation, parlant la même langue, & vivant sous les mêmes loix, un mélange singulier de mœurs & de caracteres. L’Angleterre est l’exemple le plus remarquable de ce genre, & assurément on ne sauroit l’attribuer à l’inconstance & à la variabilité du climat ; car pourquoi cette même cause ne produiroit-elle pas le même effet en Écosse ? Voici la vraie raison du phénomene. Le gouvernement républicain produit un caractere particulier : le gouvernement monarchique, en produit un autre, encore mieux marqué que le précéder, parce que le peuple copie le monarque ; dans un état tout composé de marchands, comme la Hollande, on voit une façon de vivre unie, qui fixe d’abord le caractere : il en est de même en Allemagne, en Espagne, en France, où la grande noblesse, & les gentilshommes terriens donnent le ton : enfin les religions & les sectes mettent aussi du leur dans la formation du caractere. Or l’Angleterre est un composé de tout cela : son gouvernement est tout-à-la-fois monarchie, aristocratie, & démocratie : la nation est moitié noble, moitié marchande : toutes les sectes y sont tolérées ; & la grande liberté dont on jouit, fait que chacun donne pleine carriere à son humeur & à ses penchans. Voilà pourquoi les Anglois sont la nation de l’univers la moins caractérisée, leur caractere est de n’en avoir point.

Si l’air & le climat influoient sur le caractere des hommes, on y dévroit observer sur tout les influences du froid & du chaud, qui sont si remarquables dans les végétaux & dans les animaux brutes. Mais en effet, n’y a t-il pas quelque raison de croire que les nations qui vivent au-delà des cercles polaires, & sous la zone torride, sont inférieures au reste de l’espece humaine, & que leur esprit ne sauroit atteindre à un certain degré de perfection ? Il se pourroit pourtant que sans recourir à des causes physiques la pauvreté, & la vie misérable des uns les retînt dans une éternelle enfance, & que l’abondance où vivent les autres, & leur peu de besoins les endormît dans une molle oisiveté. Quoi qu’il en soit, il est certain que sous les zônes tempérées les caracteres sont fort mêlés ; & que toutes les observations que l’on a prétendu fonder sur le plus ou le moins de distance où sont les peuples de ces climats du pôle arctique ou antarctique, se trouvent fausses & défectueuses[81]. Dirons-nous que le voisinage du soleil enflamme les imaginations, & exalte les esprits ? Mais les François, les Grecs, les Egyptiens & les Persans sont d’une humeur fort gaie : les Espagnols, les Turcs & les Chinois sont d’un sérieux à glacer : cette contrariété de tempérament ne sauroit venir de celle du climat.

Les Grecs & les Romains bornoient le génie, le goût & l’esprit aux limites des contrées qui sont vers le midi : toute le reste du genre humain, & sur-tout les peuples septentrionaux passoient chez eux pour des barbares, sans savoir, sans politesse, & incapables d’en acquérir. Mais l’Angleterre peut opposer ses grands hommes en tout genre à tout ce que la Grece & l’Italie ont produit de plus illustre.

On prétend que le goût s’épure & que le sentiment du beau devient plus délicat, à mesure qu’une région est plus exposée aux rayons de l’astre du jour, & que cette difference se regle sur les degrés de latitude. On en donne pour preuve les langues. Les peuples méridionaux parlent, dit-on, un langage doux & mélodieux, au-lieu que les langues du nord ne rendent que des sons durs & discordans. Mais cela n’est pas généralement vrai. L’Arabe est rude & désagréable à l’oreille, les Russes ont l’intonnation douce & musicale. La langue latine a de la force, même un peu de rudesse ; l’Italien, qui lui a succédé, est la plus coulante, la plus molle & la plus efféminée de toutes les langues. Chaque langue dépend en partie des mœurs de ceux qui la parlent, mais infiniment plus de ce fonds primitif de mots & de sons qu’ils tiennent de leurs ancêtres, & qui se conserve inaltérable parmi le changement des mœurs & des usages. Les Anglois, du tems de Milton, étoient sans contredit une nation bien plus policée & plus savante que les Grecs du tems d’Homere ; cependant quelle comparaison entre le langage de ces deux poëtes pour ce qui regarde la douceur & l’harmonie ? Que dis-je ? plus les mœurs changent & se perfectionnent, moins le langage changera : il n’appartient qu’à un petit nombre d’esprits supérieurs de fixer le goût & le savoir de tout un peuple ; mais leurs écrits fixent en même tems la langue, & la fixent pour toujours. Mylord Bacon a observé que, généralement parlant, le génie est plus commun dans le sud, mais que dans le nord il s’éleve plus haut. Un écrivain moderne, pour appuyer cette observation, compare les beaux esprits méridionaux aux concombres, qui sont presque tous bons dans leur espece, mais dont l’espece est insipide, & les septentrionaux aux melons ; on en trouve à peine un bon entre cinquante, mais celui-ci est un fruit délicieux[82]. Je crois que cela est vrai à l’égard des tems présens, ou plutôt des tems passés ; mais on peut l’expliquer par des raisons morales. Toutes les sciences & tous les beaux-arts nous sont venus du sud, & l’on s’imagine aisément que dans la premiere chaleur le petit nombre de ceux qui s’y appliquerent, animés par l’émulation, aiguillonnés par l’amour de la gloire, faisoient tous leurs efforts pour les porter au sommet de la perfection : de si grands modeles ne pouvoient pas manquer de répandre le savoir par-tout, & de lui acquérir l’estime universelle. Après quoi il ne faut point s’étonner de voir que l’application se relâche : elle n’est plus assez encouragée, ces succès n’obtiennent plus les mêmes honneurs & les mêmes distinctions. Les pays, dont la grossiere ignorance est entiérement bannie, & où le savoir est trop répandu, produisent rarement de grands hommes. Il semble que dans le dialogue sur les orateurs, on pose en fait qu’il y eut plus de savans à Rome du tems de Vespasien que du tems de Cicéron & d’Auguste. Quintilien se plaint que le savoir est profané par la multitude de ceux qui s’en piquent. Autrefois, dit Juvénal, la science étoit renfermée dans les limites de la Grece & de l’Italie, aujourd’hui toute la terre veut devenir l’émule d’Athênes & de Rome. Le Gaulois enseigne l’éloquence au Breton, qui déjà compose des plaidoyers : dans l’isle de Thulé on forme le projet de prendre des rhéteurs à gage[83]. Ceci est d’autant plus remarquable, que Juvénal est le dernier des écrivains de Rome qui ait eu du génie : ceux qui sont venus après lui n’ont d’autre mérite que de nous avoir transmis l’histoire de leur tems. Je souhaite que la conversion des Moscovites à l’étude, arrivée dans ce siecle, n’ait pas été le prognostic de la décadence des lettres.

Le cardinal Bentivoglio présere les peuples du nord à ceux du midi, les Flamands & les Allemands aux Espagnols & aux Italiens, pour la sincérité & la candeur. Mais cette différence de caractere me paroît n’être qu’accidentelle ; les anciens Romains n’étoient pas moins honnêtes & sinceres que les Turcs modernes : & s’il falloit qu’elle fût fondée sur des causes fiables, tout ce qu’on en pourroit conclure, ce seroit que les extrêmes se touchent, & produisent le même effet. Le caractere double & sans foi résulte ordinairement de l’ignorance & de la barbabarie : si l’on a vu des nations civilisées embrasser une politique tortueuse, cela n’est arrivé que par un excès de rafinement qui leur a fait dédaigner le droit chemin, qui conduit à la puissance & à la gloire.

Comme presque tous les conquérans ont porté leurs armes victorieuses du septentrion au midi, on a cru que les peuples du nord étoient les plus courageux & les plus féroces. On auroit mieux raisonné en concluant que c’est presque toujours la pauvreté & l’indigence qui fait des conquêtes sur le luxe & la richesse. Les Sarrazins, quittant les déserts de l’Arabie, & tirant vers le nord, inondèrent les provinces les plus fertiles de l’empire Romain : à moitié chemin ils rencontrerent les Turcs, qui venant des déserts de la Tartarie, alloient vers le sud.

Un illustre écrivain[84] a remarqué que tous les animaux courageux sont carnaciers : d’où il conclut, que les Anglois, dont la nourriture est forte & succulente, doivent surpasser de beaucoup en courage ces autres nations chez qui le commun-peuple meurt presque de faim. Cependant cela n’empêche pas que les Suédois ne soient braves & d’aussi bons soldats qu’il y en ait jamais eu.

On peut dire en général que le courage est de toutes les qualités nationales la moins fixe & la plus journaliere : n’étant exercée que par intervalle, & par un certain nombre d’hommes, il n’est pas d’un usage aussi constant & aussi universel que l’industrie, le savoir & la politesse : il est par conséquent moins durable, & ne passe pas si aisément en habitude. Pour l’entretenir, il faut l’émulation, la discipline, & sur-tout l’opinion. Les soldats de la dixième légion de César, de-même que ceux du régiment de Picardie en France, étoient pris indifféremment dans la foule ; mais s’étant une fois piqués de passer pour les meilleures troupes de l’armée, ils le furent en effet.

Pour se convaincre combien l’opinion contribue au courage, il n’y a qu’à jeter un coup d’oeil sur les deux principales tribus de la Grèce : leurs colonies étoient mêlées dans toutes les provinces Grecques, par toute l’Asie-Mineure la Sicile, l’Italie, & les isles de l’Archipel ; cela n’empêcha point que la tribu Dorique, anciennement réputée pour la plus brave, ne conservât cette réputation par-tout, & ne se distinguât par-là de la tribu Ionienne : les Athéniens sont le seul peuple de cette derniere qui ait été connu par sa valeur & par ses exploits, encore n’ont-ils jamais atteint la renommée des Spartiates, qui pour le courage tenoient le premier rang dans la tribu Dorique.

Le seul fait auquel il semble qu’on puisse se fier par rapport à l’influence du climat, c’est que les peuples du nord sont passionnés pour les liqueurs fortes, pendant que ceux du sud, s’adonnent à l’amour & aux femmes. L’explication physique qu’on en donne est assez plausible. D’un côté le vin & les liqueurs distillées réchauffent le sang, & munissent le corps contre le froid & les intempéries de l’air. D’un autre côté, dans les pays plus exposés au soleil, le sang s’enflamme, & le penchant qui entraîne un sexe vers l’autre monte à un plus haut degré.

Mais ce fait ne pourroit-il pas être expliqué par des raisons morales ? Peut-être que dans le nord c’est la rareté des liqueurs qui y fait trouver tant de goût. Du tems de Diodore de Sicile[85], les Gaulois étoient de grands ivrognes, apparemment parce que le vin étoit rare parmi eux. La chaleur des climats qui sont vers le midi, obligeant les hommes & les femmes de se vêtir légérement, & de demeurer à demi-nuds, leur passion mutuelle s’augmente, & leur commerce en devient d’autant plus dangereux. De-là la jalousie des peres & des maris, & cette jalousie est une nouvelle amorce pour la passion. Pour ne pas dire que dans les pays où les femmes parviennent plutôt à la maturité, leur éducation demande plus de soin, & leur conduite plus de réserve : à douze ans il est bien plus difficile à une fille de se gouverner, & de dompter l’ardeur de ses désirs, que dans sa dix-sept ou dix-huitième année.

Peut-être enfin que le fait n’est pas vrai, qu’il n’est pas vrai, dis je, que l’amour de la boisson & celui du sexe soient particulierement affectés, l’un au climat septentrional, l’autre, celui du midi. Les Grecs, quoique nés dans un climat chaud, aimoient beaucoup le vin : leurs parties de plaisir se passoient à boire ; ces parties n’étoient composées que d’hommes : les femmes n’étoient jamais admises dans leur compagnie, & vivoient entiérement séparées d’eux. Lorsqu’Alexandre les mena en Perse, royaume situé sous un climat encore plus chaud que le leur, ils devinrent encore plus débauchés, en imitant les mœurs Persanes[86]. Il faut en effet que l’ivrognerie ait été de tout tems un grand titre d’honneur parmi les Persans : Cyrus le jeune, sollicitant les sobres Lacédémoniens de venir à son secours contre son frere Artaxerxès fait valoir trois prérogatives qui le mettoîent au-dessus de ce frere : il avoit plus de courage, il étoit meilleur prince, & il savoit mieux boire[87]. Darius Hystaspès, dans la liste des qualités royales qu’il ordonna de graver sur sa tombe, n’oublie pas celle du plus fort buveur de son tems. Il n’y a rien que vous n’obteniez des Negres pour des liqueurs fortes : ils vous vendront parens, femmes & maîtresses pour un tonneau d’eau de vie. En France & en Italie, on ne boit gueres de vin pur que dans le fort de l’été : alors il est à-peu-près aussi nécessaire pour réparer l’évaporation des esprits animaux, qu’il l’est en Suède, durant le grand froid, pour rendre la chaleur à des corps glacés.

La jalousie n’est pas non plus une marque bien claire d’une complexion amoureuse. Il n’y eut autrefois aucun peuple de la terre plus jaloux que les Moscovites : leurs mœurs n’ont changé à cet égard que depuis qu’ils connoissent les autres nations de l’Europe, & encore en voit-on des traces.

Mais quand il seroit vrai que la nature eût mis ces deux passions, l’une dans le nord, l’autre dans le sud, il ne s’ensuivroit autre chose si ce n’est que le climat peut agir sur les organes du corps les plus grossiers & les plus matériels : ces organes subtils, qui gouvernent l’esprit & l’entendement, demeureroient toujours soustraits à son empire. Cela seroit très-conforme à l’analogie que la nature observe dans ses productions : les races des animaux cultivées avec soin, ne dégénerent pas : les chevaux sur-tout décelent dans leur figure, leur vivacité, leur légéreté, la race dont ils sont issus : mais souvent un sot engendre une philosophe, & un faquin doit sa naissance à un homme d’honneur.

Finissons. Le penchant à la boisson est assurément une passion bien basse & bien brutale en comparaison de l’amour : celui-ci, retenu dans de justes bornes, rend l’homme aimable, & fait le charme de la société. Cependant le midi ne tire pas de-là un si grand avantage sur le septentrion qu’on pourroit d’abord le croire. L’amour, dans ces excès, devient fureur : il excite la jalousie, & rompt cette liberté de commerce entre les deux sexes qui contribue le plus à polir les nations. Enfin si nous voulions rafiner sur ce sujet, il faudroit dire que les climats tempérés sont les plus propres à faire des hommes accomplis ; parce que le sang ne s’y enflamme pas jusqu’à produire les grands symptômes de la jalousie, & que cependant il s’échauffe assez pour faire sentir le mérite du beau-sexe, & pour faire rechercher l’agrément

de son commerce.

VINGT-UNIÈME ESSAI.

Le Contrat Primitif.

Tous les systêmes politiques qui se forment dans le siecle où nous vivons, ont besoin de l’appui de la philosophie & de la spéculation. Aussi voyons-nous que les différens partis qui divisent cette nation, ont chacun son systême spéculatif où il se retranche, & qui lui sert à justifier son plan de conduite. Le peuple, étant peu versé dans cette architecture philosophique, & se laissant entraîner par un esprit factieux, on s’imagine bien que l’ordonnance de ses édifices ne fera pas fort réguliere, & que ces édifices porteront l’empreinte de la confusion dans laquelle ils ont été élevés.

Les uns prétendent que tout gouvernement est émané de Dieu : par-là il devient saint & inviolable : dans quelque désordre qu’il puisse tomber, c’est une pensée sacrilége que de croire qu’il soit permis de le réformer, & même d’y faire le plus léger changement. Les autres, qui pensent que le consentement du peuple est l’unique base du gouvernement, supposent une espece de contrat primitif, en vertu duquel les sujets se seroient réservé le privilége de s’opposer au souverain, lorsqu’il voudroit trop appesantir le joug, & abuser de cette autorité qui lui a été confiée dans de tout autres vues. Ce sont-là les principes spéculatifs de ces deux partis, & les conséquences pratiques qu’ils en tirent.

Je hasarderai de dire : 1°. Que ces deux systêmes sont également justes quant à la spéculation, quoique dans un sens différent de celui que les deux partis y attachent. 2°. Que de part & d’autre on en tire de très-sages conséquences quant à la pratique ; mais qu’elles cessent d’être sages, parce que pour l’ordinaire les deux partis les poussent trop loin.

Dès-lors qu’on admet une providence universelle, qui préside sur l’univers, qui suit un plan uniforme dans la direction des événemens, & qui les conduit à des fins dignes de sa sagesse, on ne sauroit nier que Dieu ne soit le premier instituteur de gouvernement. Le genre humain ne peut subsister sans gouvernement ; au-moins n’y a-t-il point de sécurité où il n’y a point de protection : il est donc indubitable que la souveraine bonté, qui veut le bien de toutes ses créatures, a voulu que les hommes fussent gouvernés : aussi le sont-ils, & l’ont-ils été dans tous les tems & dans tous les pays du monde : ce qui fait encore une preuve plus certaine des intentions de l’être tout sage, à qui aucun événement n’est caché, & à qui rien ne sauroit faire illusion. Cependant, comme Dieu n’y est point intervenu par une volonté particuliere, ou par des voies miraculeuses, & que cet établissement ne doit son origine qu’à cette influence secrete qui anime toute la nature, on ne sauroit, à proprement parler, appeller les souverains les vicaires du très-haut : ce nom ne peut leur convenir que dans le même sens qu’il convient à toute puissance, à toute force qui dérive de la divinité, & dont on pourroit dire également qu’elle a fait par sa commission. Tout ce qui arrive est compris dans le plan de la providence : le prince le plus puissant & le plus légime n’a donc aucun droit de prétendre que son autorité soit plus sacrée & plus inviolable que celle d’un magistrat subalterne, celle même d’un usurpateur, d’un brigand ou d’un pirate. Le même Dieu qui, pour des vues sages, fit monter les Elizabeth & les Henri IV sur les trônes d’Angleterre & de France, le même Dieu, dis-je, pour des vues qui sans doute sont tout aussi sages, quoiqu’elles nous soient inconnues, mit le pouvoir entre les mains des Borgias & dès Angrias. La puissance souveraine, & les jurisdictions les plus bornées, soumises à cette puissance, sont établies par les mêmes causes : un commissaire de quartier exerce les fonctions de sa charge par ordre de Dieu, aussi-bien que le monarque, & ses droits ne sont pas moins respectables.

Les hommes, si l’on met de côté l’education qu’ils reçoivent, sont à-peu-près tous égaux, tant pour la force du corps que pour les facultés de l’esprit ; pour peu que l’on réfléchisse, il faudra nécessairement convenir qu’il n’y a que leur libre consentement qui ait pu d’abord les rassembler en société, & les assujettir à un pouvoir quelconque. Si nous cherchons la premiere origine de gouvernement dans les forêts & dans les déserts, nous verrons que toute autorité & toute jurisdiction vient du peuple, nous verrons que c’est lui qui pour l’amour de l’ordre & de la paix a volontairement renoncé à sa liberté naturelle, & a reçu des loix de ses égaux & de ses compagnons. Les conditions auxquelles il s’est soumis, ont été ou expressément déclarées, ou si clairement sous-entendues, qu’il eût été superflu de les exprimer. Si c’est-là ce qu’on entend par contrat primitif, il est incontestable que dans son origine le gouvernement a été fondé sur un pareil contrat, & que c’est ce principe qui a porté les hommes des premiers tems à s’attrouper, & à former entre eux des sociétés encore grossieres, & qui se ressentoient de la barbarie. Il seroit inutile de nous renvoyer aux monumens de l’histoire, pour y chercher les patentes de notre liberté : elles n’ont point été écrites sur deu parchemin, ni même sur des feuilles ou des écorces d’arbres, elles sont antérieures en datte aux inventions de l’écriture, des arts & de la politesse mais nous les découvrons clairement dans la nature de l’homme, & dans cette égalité qui subsiste entre tous les individus de notre espece. La puissance dont nous sommes les sujets, & qui se fonde sur des flottes & des armées, n’est qu’un pouvoir politique, dépendant de L’autorité, qui est l’effet du gouvernement. La force naturelle de l’homme ne consiste que dans la vigueur du corps, & dans la fermeté du courage ; & cette force n’eût jamais pu soumettre la multitude des hommes à un seul homme. Cela n’a donc pu arriver que de leur consentement, & ils n’y ont consenti que dans la vue d’en retirer certains avantages.

Mais les philosophes qui ont embrassé un parti, (si tant est que les philosophes puissent en embrasser un), ne se contentent pas de ces concessions, il ne leur suffit pas que le gouvernement, dans sa naissance, dérive du consentement, ou des volontés combinées du peuple ; ils prétendent qu’aujourd’hui même, qu’il est parvenu à sa maturité, il n’a point d’autres fondemens. Tous les hommes, disent-ils, naissent libres ; sans rien devoir à aucun prince, ni à aucun gouvernement, à moins qu’ils ne soient censés s’obliger eux-mêmes, & se lier par là sanction d’une promesse. Or, comme personne ne voudroit résigner sa liberté naturelle, & s’assujettir à la volonté d’autrui, sans attendre quelque équivalent en retour de sa soumission, on ne peut supposer ici que des promesses conditionnelles, & qui ne sont obligatoires qu’autant que notre souverain nous rend bonne justice, & nous accorde de la protection. Ce sont-là des avantages qu’il nous a promis de son côté ; s’il manque de nous les procurer, il enfreint les articles du contrat, & par-là il nous dégage de toutes nos obligations. Telle est, selon ces philosophes, la source de l’autorité dans tous les gouvernemens, & tel est le droit de résistance appartenant aux sujets.

Mais que ces discoureurs ouvrent les yeux pour un moment, afin de voir ce qui se passe dans le monde. Y trouveront-ils rien qui réponde à leurs idées, rien qui serve à confirmer un systême aussi abstrait & aussi quintessencié ? Au contraire, ils verront partout des princes qui regardent leurs sujets comme des biens qu’ils possedent en propre, & qui réclament une souveraineté indépendante sur eux, soit par droit de conquête, soit par droit de succession. D’un autre côté, ils ne verront que des sujets qui reconnoissent ce droit dans leurs maîtres, & qui se croient autant nés sous l’obligation de leur obéir, qu’ils le sont avec le devoir de respecter ceux dont ils tiennent le jour. Dans tous les pays du monde, en Perse, à la Chine, en France, en Espagne, en Hollande même & en Angleterre, par-tout en un mot où la doctrine contraire n’est pas soigneusement inculquée, ces liaisons sont considérées comme indépendantes du consentement des particuliers. On se familiarise si fort avec l’obéissance & la sujettion, que la plupart des hommes ne s’informent pas d’avantage de son origine ou de sa cause, que des principes de la pesanteur, de l’inertie, ou des loix les plus générales de la nature : ou bien si jamais cette curiosité les prend, ils n’ont pas plutôt appris que pendant plusieurs générations, ou même depuis un tems immémorial, eux & leurs ancêtres ont été soumis à tel ou tel gouvernement, à telle ou telle famille, qu’ils y acquiescent immédiatement, & se rangent à leur devoir. Dans la plupart des contrées de la terre, si vous alliez prêcher que les relations publiques ne sont fondées que sur un consentement volontaire, ou sur une promesse réciproque, le magistrat vous feroit aussi-tôt emprisonner comme un séditieux, dont l’intention est de relâcher les nœuds de l’obéissance, à moins que vos amis ne le prévinssent, en vous faisant enfermer comme un fou qui débite des absurdités. Il seroit bien étrange qu’un acte de l’esprit, que l’on suppose que nous avons tous formé, & cela du plein usage de notre raison, parce qu’autrement il n’auroit point de valeur, qu’un pareil acte, dis-je, nous fût à tous si totalement inconnu, que sur toute la superficie du globe il en reste à peine la trace ou le souvenir.

Mais, dira-t-on, l’on voit par le nom même de contrat primitif, qu’il est de trop vieille datte pour pouvoir être connu de la génération présente. Si l’on entend cette convention faite entre des hommes sauvages, pour s’associer & pour combiner leurs forces, il est sûr que ce contrat a existé, mais il a si fort vieilli, il a été si souvent effacé par les révolutions arrivées dans les gouvernemens, & par le changement des monarques, que l’on ne peut plus lui supposer aucune valeur. Pour dire donc quelque chose de relatif à cette matiere, il faudroit plutôt soutenir que chaque gouvernement légitime, qui est en droit d’exiger de l’obéissance & de la fidélité de la part de ses sujets, est originairement fondé sur un accord ou sur un pacte volontaire. Mais outre que cela supposeroit que les pères peuvent s’engager pour leurs enfans, & même pour leur postérité la plus reculée, ce dont les auteurs républicains ne conviendront jamais ; outre cela, dis-je, ce fait n’a pour lui ni l’histoire, ni l’expérience, nous ne trouvons pas qu’il ait jamais eu lieu dans aucune contrée du monde. Presque tous les gouvernemens qui subsistent aujourd’hui, ou dont l’histoire nous a conservé le souvenir, sont fondés sur l’usurpation où sur la conquête, ou sur l’une & l’autre à la fois, sans que l’on puisse le moins du monde prétexter un consentement libre, ou une sujettion volontaire de la part du peuple. Lorsqu’un homme intrigant & téméraire est placé à la tête d’une armée ou d’une section, il trouve aisément les moyens, soit par violence, soit sous de faux prétextes, d’établir sa domination sur un peuple cent fois plus fort en nombre que ne le sont ses partisans. Il a soin d’empêcher que ses ennemis ne connoissent jamais leur force & leur nombre : il ne leur donne pas le loisir de s’assembler, il se peut que les instrumens même de son usurpation souhaitent sa chûte ; mais chacun ignore l’intention des autres, & cette ignorance, fait sa sûreté. C’est par ces sortes d’artifices que tous les gouvernemens ont été établis, & c’est-là le seul contrat primitif dont nous puissions nous glorifier.

La face de la terre éprouve un changement continuel : ici un petit royaume devient un grand empire ; là, un grand empire se résout en des petits états : on forme de nouvelles colonies : des tribus entieres quittent leur pays natal pour en peupler un autre. Dans tous ces changemens voit-on autre chose que de la force & de la violence ? & où demeure ce consentement, cette association volontaire dont on fait tant de bruit ?

Les mariages & les cessions sont les voies les plus douces par lesquelles un peuple puisse recevoir un maître étranger, mais elles ne sont pas fort honorables ; elles supposent que l’on puisse disposer d’une nation comme d’un douaire ou comme d’un legs, selon le bon plaisir ou selon les intérêts du prince.

On pourroit croire que dans les royaumes électifs, la force ne s’en mêle pas, mais qu’est-ce que cette élection tant vantée ? C’est ou un accord fait entre les grands, qui décident pour toute la nation, & dont la volonté ne souffre point d’opposition : ou bien c’est le tumulte d’une populace qui suit un chef de sédition, à peine connu d’une douzaine d’entr’eux, qui doit son élévation à son impudence, ou au caprice momentané de ses camarades. Des élections aussi irrégulieres, qui encore sont fort rares, seroient-elles d’un assez grand poids pour devenir la base solide du gouvernement & de la soumission des peuples ?

À dire vrai, rien n’est plus terrible qu’une dissolution totale du gouvernement, qui déchaîne, pour ainsi dire, la multitude, & fait dépendre le choix d’un nouvel établissement d’un nombre approchant de celui du peuple en corps ; car ce n’est pourtant jamais tout le peuple qui s’en mêle. Alors il n’y a point d’homme sage qui ne souhaite de voir à la tête d’une armée puissante & affectionnée un général qui se saisisse immédiatement de la proie, & qui donne un maître au peuple qui est si peu en état de s’en choisir un. On peut voir par-là combien la réalité du fait differe de ces nations philosophiques.

Que l’établissement qui a suivi la révolution ne nous en impose pas au point de nous rendre amoureux de cette origine philosophique du gouvernement, & de nous faire rejeter toute autre comme monstrueuse & irréguliere. Cet événement même étoit bien éloigné de ces idées si rafinées. Le changement qui se fit alors ne regardoit que la succession dans la partie monarchique du gouvernement ; & sept cents personnes décidèrent du sort de près de dix millions. Ce n’est pas que je doute que les dix millions n’aient acquiescé à cette décision, mais les a-t-on seulement consultées ? N’a-t-on pas dès-lors regardé avec raison cette affaire comme terminée, & puni tous ceux qui réfusoient de reconnoître le nouveau souverain ? Comment sans cela eût-on jamais pu voir la fin de cette discussion.

La république d’Athenes est, si je ne me trompe, la démocratie la plus étendue dont l’histoire fasse mention : cependant, si nous en exceptons les femmes, les esclaves & les étrangers, sans parler même des isles & des domaines que les Athéniens possédoient par droit de conquête, nous trouverons que cette forme n’a pas été établie, ni aucune loi faite par la dixième partie de ceux qui étoient obligés de s’y soumettre. On sait combien de licence & de désordre a régné dans leurs assemblées populaires malgré les réglemens destinés à les prévenir.

Le désordre doit être bien plus grand lorsque ces assemblées ne font pas partie de la constitution, & ne se tiennent qu’en tumulte après la dissolution de l’ancien gouvernement, & dans la vue d’en établir un nouveau. Dans de pareilles circonstances, il n’y a qu’un esprit chimérique qui puisse parler de choix ou d’élection.

La démocratie des Achéens étoit la plus libre & la plus parfaite de toutes celles dont l’antiquité nous a transmis le souvenir ; cependant Polybe nous dit qu’ils userent de force pour obliger quelques cités d’entrer dans leur ligue[88].

Henri IV & Henri VII d’Angleterre n’avoient en effet d’autre droit à la couronne que celui que leur donnoit l’élection du parlement, cependant ils ne voulurent jamais en convenir, de peur d’affoiblir leur autorité par cet aveu. Conduite bien étrange, si toute autorité est fondée sur un consentement ou sur une promesse.

Ce seroit en vain que l’on diroit que les gouvernemens ont, ou du moins devroient avoir pour base le consentement du peuple, autant que l’ordre des choses humaines le permet. Cela fait pour moi. Je soutiens que la nature des choses humaines n’admet jamais ce consentement, & n’en admet l’apparence que fort rarement. Je dis que les conquêtes & les usurpations, ou pour parler net, la force a produit tous les nouveaux gouvernemens qui se soient jamais formés des débris des anciens. Je dis enfin, que dans ces cas rares où le consentement semble avoir eu lieu, il a été si irrégulier, si restreint, si entremêlé de fraude ou de violence, que l’on n’y peut absolument faire aucun fonds.

Ce n’est pas que je prétende que le consentement du peuple, s’il existoit, ne fût un titre légitime au gouvernement : ce seroit sans doute le meilleur & le plus sacré de tous. Je dis seulement qu’il existe très-rarement, même dans un moindre degré qu’il n’a jamais existé en entier, & que par consentement il faut chercher une autre source du gouvernement.

Si tous les hommes étoient rigides observateurs de la justice, en sorte qu’il ne leur vînt jamais dans l’esprit de s’approprier les biens d’autrui, ils seroient toujours restés dans un état de liberté parfaite ; on ne sauroit ce que c’est que des magistrats, & la société civile seroit encore à naître. Mais c’est-là une perfection dont on a raison de croire la nature humaine incapable. Si tous les hommes avoient l’entendement assez éclairé pour jamais méconnoître leurs véritables intérêts, on ne se fût soumis qu’à des formes de gouvernement examinées & approuvées par chaque membre de la société. Mais cette perfection est encore au-dessus de l’homme. La raison, l’histoire, & l’expérience nous apprennent également qu’aucune société politique n’a eu une origine aussi réguliere & aussi exactement calquée : si l’on vouloit recueillir les époques où le consentement du peuple a le moins influé dans les affaires publiques, il trouveroit que ce sont précisément les époques de la fondation des nouveaux gouvernemens. Dans un état dont la constitution est fixée, on défere souvent aux inclinations du peuple ; mais durant la fureur des révolutions, de la guerre, & des convulsions publiques, ce sont communément ou le tranchant de l’épée, ou les prestiges de la politique qui décident la controverse.

Les peuples, pour l’ordinaire, sont malsatisfaits des gouvernemens nouvellement établis, & s’ils obéissent, c’est plutôt par crainte & par nécessité que par un sentiment de devoir & d’obligation morale. Le prince est toujours sur ses gardes, & observe d’un œil jaloux toutes les démarches qui semblent tendre à la révolte. Peu-à-peu le tems surmonte ces obstacles,& accoutume la nation à regarder comme son souverain légitime celui qu’elle avoit d’abord pris pour un étranger & pour un usurpateur : pour l’y engager on ne fait valoir ni sa promesse ni son consentement volontaire, parce que l’on sait bien que rien de semblable ne fût jamais ni exigé ni attendu : violence d’une part, nécessité de l’autre : telle est d’origine de cet établissement. L’administration suivante est encore maintenue par force : & si le peuple y acquiesce, ce n’est pas librement, c’est parce qu’il le faut bien ; il ne s’imagine pas même que son consentement puisse donner un droit au souverain : cependant il consent, parce qu’il pense qu’une longue possessiona acquis au prince ce droit tout-à-fait indépendant du choix & de la volonté des sujets.

On dira peut-être qu’en vivant dans les états d’un souverain, qu’on est libre de quitter, on s’engage tacitement à respecter son autorité & ses loix. Je réponds que ce consentement implicite ne peut avoir lieu que lorsque nous nous croyons en effet avoir la liberté de choisir. Mais lorsque nous pensons, comme le pensent tous les hommes nés sous un gouvernement établi, que notre naissance même nous oblige à nous soumettre à ce gouvernement, i| seroit absurde de parler d’un choix ou d’un consentement auquel nous renonçons en termes exprès, & que nous abjurons, pour ainsi dire, dans notre serment de fidélité.

Peut-on affirmer sérieusement qu’un pauvre paysan, qu’un artisan qui ne connoît ni les langues ni les mœurs des pays étrangers, & qui vit au jour la journée de ce qu’il gagne par son travail, peut-on dire qu’un tel homme soit libre de quitter son pays natal ? J’aimerois autant dire qu’un homme que l’on a embarqué pendant qu’il dormoit, reconnoît volontairement l’autorité du capitaine du vaisseau ; & pourquoi non, n’a-t-il pas la liberté de sauter dans la mer, & de se noyer ?

Mais que sera-ce si le souverain défend aux sujets de quitter ses états ? Dans les tems de Tibere on fit un crime à un chevalier Romain d’avoir voulu se sauver chez les Parthes, pour se soustraire à la tyrannie de cet empereur[89]. Chez les anciens Moscovites il étoit défendu sous peine de mort de voyager ; & si un prince remarquoit qu’un grand nombre de ses sujets prît la fantaisie de sortir du pays, & de se transplanter ailleurs, la raison & la justice même demanderoit qu’il y mît ordre, & qu’il empêchât ses états de se dépeupler. Est ce qu’une loi aussi raisonnable & aussi sage dispenseroit les sujets de l’obéissance ? & cependant il est sûr que cette loi leur ôteroit la liberté de choisir.

Une société d’hommes, qui abandonneroient leur pays natal, pour peupler quelque région déserte, pourroit s’imaginer avoir recouvré la liberté naturelle, mais ce ne seroit qu’un beau rêve : ils se verroient bientôt réclamés par leur souverain, & traités de sujets jusques dans leur nouvelle habitation ; & en ceci le souverain n’agiroit que conformément aux notions les plus communes.

Le consentement tacite le plus valide que l’on puisse se figurer, c’est celui d’un étranger qui vient s’établir dans un pays dont il connoît d’avance le souverain, le gouvernement & les loix ; & cette sujettion, quelque volontaire qu’elle soit, a pourtant moins de force que celle d’un sujet né. Bien au contraire, son souverain naturel réclame toujours le droit qu’il a sur lui, & si, en cas qu’on le saisisse en tems de guerre chargé de quelque commission de son nouveau prince, il n’est pas puni comme un traître, il ne faut point attribuer cette indulgence à la douceur des loix municipales, qui dans tous les pays du monde le condamneroient ; mais à de certains ménagemens dont les monarques sont convenus entr’eux, afin d’empêcher que l’on n’use de représailles.

Supposons un usurpateur qui, ayant détrôné son souverain légitime, & banni la famille royale, gouverneroit le pays pendant dix ou douze années, & sauroit si bien maintenir la discipline militaire, si bien garnir les places fortes qu’il n’y eût jamais de soulévement, & que son administration n’excitât pas le moindre murmure. Peut-on dire que le peuple, qui dans le fond du cœur abhorre cette trahison, ait tacitement souscrit à son autorité, & lui ait rendu hommage, uniquement parce qu’une nécessité inévitable le retient sous sa domination ? Supposons de plus que le roi légitime, par le moyen d’une armée qu’il assemble hors du pays, parvienne à se rétablir, il est reçu avec des transports de joie qui font connoître clairement avec combien de répugnance la nation avoit porté un joug étranger. À présent je demande sur quoi est fondé le droit de ce prince. Ce n’est certainement pas sur le consentement du peuple : quoique le peuple reconnoisse avec plaisir l’autorité de son maître, il ne s’imagine pas qu’il la tienne de son consentement ; si le peuple consent, ce n’est que parce qu’il croit déjà que c’est-là, par droit de naissance, son légitime souverain. Et quant à ce consentement tacite, qui consiste à vivre sous la domination d’un souverain, il a été accordé à l’usurpateur & au tyran, comme il l’est à celui-ci.

En disant que le droit de gouverner dérive du peuple, nous lui faisons assurément plus d’honneur qu’il n’en mérite, & même qu’il n’en prétend. Lorsque l’empire Romain fut devenu, pour ainsi dire, une masse trop lourde pour le gouvernement républicain, toutes les nations de la terre alors connue, furent bon gré à Auguste de s’être rendu absolu, & se fournirent avec la même docilité au successeur qu’il avoit nommé dans son testament. Ce fût ensuite un malheur pour les Romains que la succession ne se soutînt jamais long-tems dans la même famille, & que la tige impériale souffrît de fréquentes catastrophes, soit par des assassinats, soit par des rébellions. Une famille n’étoit pas plutôt éteinte que la cohorte prétorienne élisoit un nouvel empereur, les légions de l’Orient un autre, & quelquefois celles de la Germanie un troisieme, & le différend se vuidoit à coups de sabre. Si le sort du peuple de cette puissante monarchie étoit déplorable, cela ne venoit point de ce qu’il ne choisissoit pas lui-même son empereur, ce qui eût été impossible, mais de ce qu’il n’y avoit point de suite d’empereurs qui se succédassent réguliérement. Pour ce qui est des violences, des guerres, & de l’effusion de sang que l’on vit à chaque vacance du trône impérial, on ne sauroit les blâmer, parce qu’elles étoient inévitables.

La maison de Lancastre a occupé le trône d’Angleterre durant près de soixante ans, & cependant les partisans de la Rose blanche sembloient journellement se multiplier. L’ établissement présent subsiste, ou peu s’en faut, depuis le même nombre d’années ; mais quoique peu de personnes aujourd’hui vivantes fussent parvenues à l’âge de raison, lorsque notre ancienne famille royale fut expulsée, & que par conséquent peu d’entre nous eussent pu reconnoître sa domination, & lui promettre de l’obéissance, c’est toujours une question de savoir si les droits de cette famille sont absolument annullés. Cela montre évidemment qu’elle est l’opinion générale du genre-humain sur ce sujet. Nous ne blâmons point les adhérens de la maison de Stuard, parce qu’ils conservent, pendant si long-tems, leur fidélité imaginaire : nous les blâmons, parce qu’ils s’attachent à une famille que nous prétendons avoir été justement détrônée, & qui depuis le nouvel établissement a perdu tous ses droits à la royauté.

Si l’on demande une réfutation plus réguliere, ou du moins plus philosophique du principe du contrat primitif, ou du consentement populaire, peut-être que les observations suivantes pourront suffire.

Nos devoirs moraux sont de deux especes. La premiere comprend ceux où nous sommes portés par un instinct naturel, par un penchant immédiat, qui agit, en nous indépendamment de toute idée d’obligation, de toute vue relative, soit au bien public, soit au bien particulier. De cette sorte sont l’amour pour nos enfans, la reconnoissance envers nos bienfaiteurs, la compassion pour les infortunés. En réfléchissant aux avantages que la société retire de ces instincts, nous leur payons le juste tribut de l’approbation & de l’estime morale ; mais celui qui en est animé, sent leur pouvoir & leur influence antécédemment à toute réflexion.

Les devoirs renfermés sous la seconde espece ne sont point fondés sur cet instinct originaire ; nous nous reconnoissons obligés de les pratiquer, après avoir considéré les besoins de la société humaine, & combien il est impossible qu’elle subsiste lorsque ces devoirs sont négligés. C’est ainsi que la justice, qui consiste à s’abstenir du bien d’autrui, & la fidélité, qui consiste à tenir ses promesses, deviennent obligatoires & prennent de l’autorité sur nous. Comme chacun d’entre nous a plus d’amour-propre que d’amour pour ses semblables, nous sommes tous naturellement portés à faire autant d’acquisitions qu’il nous est possible ; il n’y a que l’expérience & la réflexion qui puissent nous arrêter, en nous montrant les pernicieux effets de cette licence, & la société prête à se dissoudre, si elle n’est pas réprimée. Ici donc le penchant naturel est refréné par le jugement & par la réflexion.

Il en est de même du devoir politique ou civil de soumission, que des devoirs naturels de justice & de fidélité. Nos instincts primitifs nous portent toujours ou à nous permettre une liberté sans bornes, ou à subjuguer les autres : il n’y a que la réflexion qui nous engage à sacrifier des passions aussi fortes à l’amour de l’ordre & de la paix. Il ne faut qu’un peu d’expérience pour apprendre que la société ne sauroit se maintenir sans l’autorité d’un magistrat, & que cette autorité sera bientôt vilipendée, si l’on manque à l’exacte obéissance. L’observation de ces intérêts communs, observation qui est à la portée de tout le monde, est la source de toute soumission, & de l’obligation morale que nous y avons attachée.

Quelle nécessité y a-t-il donc à fonder le devoir de la soumission ou de l’obéissance due aux magistrats sur la fidélité à tenir sa promesse, & à supposer que c’est notre propre consentement qui nous assujettit aux loix de l’état ; pendant qu’il est évident que cette soumission & cette fidélité sont également fondées sur la considération des intérêts & des besoins de la société ? Nous devons obéir, dit-on, à notre souverain, parce que nous l’avons tacitement promis, mais pourquoi sommes-nous obligés de garder nos promesses ? Ce ne peut être que parce que le commerce avec nos semblables, dont nous retirons de si grands avantages, n’a aucune sûreté dès que l’on peut manquer à ses engagemens. Mais il est tout aussi vrai que les hommes ne pourroient vivre en société sans loix, sans magistrats & sans juges qui empêchassent le fort d’opprimer le foible, & la violence de triompher de la justice & de l’équité. Le devoir de la soumission n’ayant donc pas plus de force ni plus de poids que le devoir de la fidélité, que gagnons-nous à expliquer l’un par l’autre ? Ils découlent tous deux de l’intérêt & des besoins de la société.

Si l’on veut savoir pourquoi nous sommes obligés d’obéir au gouvernement, je réponds immédiatement, parce que sans cette obéissance la société ne sauroit subsister ; & cette réponse il n’y a personne qui ne la comprenne. Vous dites que c’est parce qu’il faut tenir sa parole ; mais outre que cette raison ne sauroit être ni comprise, ni goûtée que par des personnes versées dans ces systêmes philosophiques, outre cela, dis-je, on peut vous embarrasser, en demandant, qu’est-ce qui nous oblige à garder notre parole ? Ici il ne vous reste qu’une réponse qui auroit expliqué d’abord sans aucune périphrase, pourquoi nous sommes obligés de nous soumettre & d’obéir.

Mais à qui sommes-nous obligés de nous soumettre, & quels sont nos légitimes souverains ? Cette question est souvent la plus difficile de toutes, & les discussions qu’elle souffre vont à l’infini. Lorsqu’un peuple est assez heureux pour pouvoir répondre, nous devons l’obéissance au prince qui est sur le trône, & qui descend en droite ligne d’une suite d’ancêtres, qui depuis plusieurs siecles ont régné sur nous, cette réponse ne souffre point de réplique : & c’est en vain que les historiens, en remontant jusqu’à l’antiquité la plus reculée, pour y chercher l’origine de la famille royale, nous objecteroient que le pouvoir a passé dans cette famille par usurpation & par violence. Ce n’est pas que pour l’ordinaire cela ne soit vrai, mais cela ne change rien à la these. On sait de reste que la justice particuliere, ou l’abstinence du bien d’autrui est une des vertus cardinales ; mais la raison & l’examen nous apprennent que toute possession de choses durables qui passent d’un propriétaire à l’autre, comme sont les maisons & les terres, a été dans un certain tems fondée sur la fraude & sur l’injustice. Ni la vie privée, ni la vie sociale ne permettent des recherches aussi exactes : & il n’y a aucune vertu, aucun devoir, qui, étant mis au creuset de cette fausse philosophie, & de cette logique captieuse, ne s’en allât également en fumée. La jurisprudence & la philosophie se sont beaucoup exercées sur les questions qui ont les possessions particulieres pour objets : si l’on veut compter les commentaires aussi-bien que les textes, les volumes écrits sur cette matiere sont innombrables ; cependant plusieurs des regles que nous y trouvons, sont incertaines, ambigues & arbitraires. Il en est de même des sentimens qui regardent les successions, les droits des princes, & les formes de gouvernement. Dans les premieres années d’un gouvernement sur-tout, il y a bien des cas qui ne sauroient être décidés par les loix de la justice & de l’équité. Rapin, qui a écrit notre histoire, convient que la dispute entre Edouard III & Philippe de Valois, étoit de cette nature, & ne pouvoit être terminée que par un appel au ciel, c’est-à-dire par les armes.

Qui me dira lequel des deux, de Germanicus ou de Drusus, étoit le successeur légitime de Tibere, en supposant que cet empereur fût mort de leur vivant, & sans désigner l’héritier de L’empire ? Le droit d’adoption doit-il égaler le droit du sang, dans une nation sur-tout où ce droit étoit valide dans les familles privées, & l’avoit même été deux fois dans la famille impériale ? Germanicus devoit il passer pour le fils aîné, parce qu’il étoit né avant Drusus ? ou pour le cadet, parce qu’il fut adopté après la naissance de son frere ? Le droit d’aînesse devoit-il être considéré dans un pays où aucune prérogative n’y étoit attachée ? Deux exemples suffisoient-ils pour rendre l’empire Romain héréditaire ? ou bien, comme il étoit fondé sur une usurpation encore très-récente, devoit il être regardé, dans ces tems-là, comme le partage du premier occupant ou du plus fort ?

Commode succéda à une suite longue d’excellens empereurs, qui n’avoient tenu leur droit de souveraineté ni de leur naissance, ni de l’élection du peuple, mais du rite de l’adoption. Ce débauché sanguinaire ayant été assassiné par une conspiration subitement formée entre une femme prostituée qui étoit sa maîtresse, & le préfet du prétoire, ou le chef de la garde, qui étoit le galant de cette femme, ces deux personnages résolurent immédiatement de donner, un nouveau maître au genre-humain, pour parler le langage de ces tems-là, & jeterent les yeux sur Pertinax avant que la mort du tyran eût éclaté ; le préfet se rendit en secret chez ce sénateur, qui, à la vue des soldats, s’imagina que Commode avoit ordonné son exécution, Aussi-tôt l’officier, & ceux qui le suivoient, le saluerent du nom d’empereur ; la canaille le proclama avec des cris de joye : la garde le reçut contre son gré : il fut reconnu formellement par le sénat, & passivement par les provinces & les armées de l’empire.

Le mécontentement de la cohorte prétorienne devint bientôt une sédition, suivie du meurtre de ce bon prince. Alors le monde étant sans maître, la garde jugea à propos de mettre l’empire en vente publique. Julien, un des aspirans, parvint à se faire proclamer des soldats : le sénat le reconnut, le peuple se soumit, & les provinces se fussent déclarées pour lui, si la jalousie des légions n’y avoit mis obstacle. Pescennius Niger, ayant obtenu le suffrage tumultueux de l’armée de Syrie, se créa empereur luimême, & fut secrétement favorisé du sénat & du peuple de Rome. Albin, qui commandoit en Britannie, forma de son côté des prétentions ; mais à la fin Sévere, qui gouvernoit la Pannonie, emporta la couronne. Aussi grand politique que grand guerrier, & craignant que sa naissance & son emploi ne fissent du tort à ses prétentions au trône, il commença par déguiser ses desseins sous le prétexte de venger la mort de Pertinax, il marcha en Italie comme général : il défit Julien : & sans que l’on puisse fixer l’époque du consentement des soldats, le sénat & le peuple se virent obligés de lui conférer la dignité impériale : enfin, après avoir vaincu Niger & Albin, il demeura le seul maître d’un empire qu’il avoit conquis par la force des armes[90].

Inter hæc Gordianus Cæsar, dit Capitolin, en parlant d’un autre période de tems, sublatus à militibus, imperator est appellatus, quia non erat alius in præsenti. Il faut noter que Gordien étoit un petit garçon, âgé de quatorze ans.

Ces sortes d’exemples ne sont pas rares : l’histoire des empereurs, celle des successeurs d’Alexandre, & celle des autres nations en fourmillent. En un mot, un gouvernement despotique où il n’y a point de succession réguliere, & où à chaque vacance il faut recourir à la force ou à l’élection, un tel gouvernement, dis-je, est le plus grand des malheurs. Dans les états libres on a souvent besoin des mêmes ressources, mais elles y sont moins pernicieuses : le peuple est souvent obligé de changer l’ordre de la succession, pour maintenir sa liberté ; mais lorsque la constitution est mixte & composée de plusieurs formes de gouvernement, elle conserve sa stabilité. S’il arrive de tems en tems du changement dans une de ces formes, ce n’est que pour la remettre de niveau avec les autres ; & lorsque la partie monarchique vient à être ébranlée, la constitution se repose sur les parties républicaines, sur l’aristocratie ou sur la démocratie. Dans les gouvernemens absolus, lorsqu’il n’y a plus de successeur légitime, on peut dire hardiment que le trône appartient au premier occupant. Nous n’en trouvons que trop d’exemples, sur-tout dans les monarchies de l’Orient. Lorsqu’une race royale vient à manquer, la volonté ou la destination du dernier de cette race est regardée comme un titre suffisant. C’est ainsi que l’édit de Louis XIV, qui en cas d’extinction des princes de sa maison, appelle ses enfans naturels à la couronne, donneroit en effet quelque droit[91]. La cession des propriétaires passe encore pour un très-bon titre, sur-tout lorsqu’elle est renforcée par le droit de conquête. Le besoin & l’intérêt de la société sont les principaux liens qui nous attachent au gouvernement ; & ce sont des liens très-sacrés : la personne individuelle du monarque & la forme de l’état sont plus sujettes au doute & à l’incertitude. Ce qu’il y a de sûr, c’est que dans tous ces cas la possession actuelle est d’un plus grand poids, que lorsqu’il s’agit des biens des particuliers, à cause des désordres qui accompagnent toutes les révolutions & tous les changemens qui arrivent dans les états[92]. Je finirai par la remarque suivante. C’est que si dans les sciences spéculatives, comme en métaphysique, en philosophie naturelle, en astronomie, l’universalité d’une opinion ne prouve rien en sa faveur, il en est tout autrement en morale & en critique, où cette universalité est la seule regle décisive ; où toute théorie est censée fausse, dès qu’elle conduit à des paradoxes contraires aux sentimens communs du genre humain, & qui répugnent aux opinions & aux usages reçus dans tous les tems & chez toutes les nations. Telle est manifestement la doctrine qui fonde le gouvernement sur le contrat primitif & sur le consentement du peuple. On le voit aux conséquences que les partisans les plus zélés de cette doctrine en ont tirées : ils ont été réduits à soutenir que la monarchie absolue est incompatible avec la société civile, & par conséquent ne sauroit entrer dans la forme d’un gouvernement civil[93]. Ils ont dit encore que le pouvoir souverain d’un état ne peut ôter à aucun particulier une partie de ses biens par le moyen des taxes & des impôts, à moins que ce particulier n’y consente ou par lui-même ou par ses représentans[94]. Il est facile de juger de quel poids doit être un raisonnement moral dont les conséquences heurtent de front des usages pratiqués par tout le monde, à l’exception du seul royaume d’Angleterre[95].


VINGT-DEUXIEME ESSAI.

L’Obéissance passive.


Dans l’essai précédent nous avons réfuté les spéculations de politique qui ont cours en Angleterre : nous avons examiné un systême religieux & un systême philosophique, & nous avons fait main-basse sur tous les deux. Il nous reste à présent à considérer les conséquences pratiques relatives au degré d’obéissance dûe au souverain, que les deux partis tirent chacun de son systême.

Comme le devoir, qui nous oblige à être justes, est uniquement fondé sur l’intérêt de la société, qui demande que pour l’amour de la paix nous nous abstenions du bien d’autrui, il est clair que la pratique de la justice doit être suspendue, toutes les fois qu’elle entraîneroit des suites funestes, & que dans des cas aussi extraordinaires & aussi pressans, elle doit céder à l’utilité publique. La maxime qui dit que justice se fasse quand le monde devroit périr[96], est une fausse maxime, qui en sacrifiant la fin aux moyens renverse l’ordre de nos devoirs. Où est le commandant de forteresse qui se fasse le moindre scrupule de brûler les fauxbourgs, lorsqu’ils facilitent les approches de l’ennemi ? Où est le général qui hésite un moment de piller un pays neutre, lorsque la nécessité l’exige, & lorsque son armée manque de subsistance ? Il en est de-même du devoir de l’obéissance envers le magistrat : le sens-commun nous dicte que ce devoir ne nous oblige qu’en vertu de sa tendance au bien public : ainsi toutes les fois que l’obéissance seroit suivie de la ruine de l’état, on doit faire taire ce devoir, & n’écouter que l’obligation primitive & fondamentale. Le salut du peuple est la loi suprême[97]. Sentence consacrée dans tous les tems & dans tous les esprits. Y a-t-il personne qui en lisant l’histoire des soulévemens suscités contre un Néron, ou contre un Philippe, soit assez infatué de son systême pour ne pas louer ceux qui ont formé ces entreprises, & pour ne leur pas souhaiter du succès ? Il n’y a pas jusqu’à nos plus zélés royalistes, qui dans de pareilles occasions ne soient forcés de renoncer à leur sublime théorie, de penser, de sentir, d’approuver comme les autres hommes ?

La résistance étant donc permise dans des occasions aussi extraordinaires, il ne reste entre les personnes qui raisonnent juste, qu’une seule question à discuter : quel est le degré de nécessité qui puisse justifier la résistance, ou même la rendre légitime & louable ? Ici j’avoue que je pencherai toujours du côté de ceux qui resserrent le plus qu’il est possible, les liens de la soumission, qui ne permettent de les briser que dans les cas les plus désespérés, & qui regardent l’infraction de ce devoir comme le dernier asile contre les débordemens de la tyrannie la plus affreuse, comme le dernier remede pour sauver l’état d’une ruine totale. Car outre les malheurs affectés aux guerres civiles, qui ne sauroient manquer de résulter des soulévemens, il est certain que lorsqu’un prince remarque dans ses sujets une disposition à la revolte, sa cruauté redouble : il prend alors des mesures violentes, & dont il ne se fût jamais avisé, s’il avoit cru commander à des peuples obéissans & soumis. C’est ainsi que la coutume d’assassiner les tyrans, si fort approuvée des anciens, au-lieu de les corriger, ne fait que les rendre plus féroces & plus sanguinaires ; & par cette raison est justement abolie par le droit des gens, & universellement condamnée comme une trahison, comme une action lâche, & comme un moyen très-peu propre à ramener ces perturbateurs de la société aux loix de la justice.

De plus, il faut considérer que l’obéissance étant un des devoirs les plus essentiels dans la vie commune, on ne sauroit assez l’inculquer & qu’il n’y a rien de plus inutile & de plus dangereux, que d’établir avec beaucoup de soin tous les cas où l’on peut s’en dispenser, & opposer de la résistance. Il est permis au philosophe, dans le cours d’un raisonnement, de convenir que les regles de la justice peuvent être négligées dans une urgente nécessité. Mais que penser d’un prédicateur ou d’un casuiste qui feroit sa principale étude de rechercher ces cas, de rafiner sur cette matiere, de lui prêter toute la force de l’argumentation, toutes les couleurs de l’éloquence ? N’employeroit-il pas mieux son tems en prêchant la doctrine générale, qu’en insistant sur ces exceptions particulieres, que l’on n’est peut-être que trop porté à adopter, & à étendre au-delà de leurs justes bornes ?

Cependant il y a deux raisons qui semblent favoriser le parti qui, avec tant d’industrie, a répandu parmi nous les maximes de la résistance, maximes si pernicieuses, généralement parlant, & si contraires au bonheur de la société. La premiere est que les antagonistes de ce parti, poussent la doctrine de la soumission jusqu’à l’extravagance, & ne se contentant pas de ne point parler des cas extraordinaires qui font exception, (ce qui peut-être seroit excusable) mais niant en termes exprès qu’il existe de pareils cas, il est devenu nécessaire de venger, en les exposant, les droits de la vérité & de la liberté violés. La seconde raison, & peut-être la meilleure des deux, est déduite de la constitution & de la forme du gouvernement Britannique.

C’est une singularité propre à notre constitution de conférer à un chef ou à un premier magistrat une dignité & des prérogatives, bornées à-la-vérité par les loix, mais qui cependant le mettent en quelque façon au-dessus des loix, du moins quant à sa personne, qui ne peut jamais être punie, ni même rendue responsable des injustices qu’il a commises, ou du mal qu’il a fait. Il n’y a que ses ministres ou ses commissionnaires qui puissent être traduits devant le tribunal. Ceci a son bien : le prince sachant que sa personne est en sûreté, rien ne le gêne dans l’exécution des loix : d’un autre côté la sécurité publique n’en souffre pas, tant que l’on peut s’en prendre aux coupables subalternes : & en même tems on évite les guerres civiles qui seroient inévitables, si chaque fois que l’on est mécontent de la conduite du souverain, on pouvoit s’attaquer directement à sa personne. Cependant, quelque utile que soit cette espece de compliment, par où la constitution exprime son respect pour le monarque, ce seroit très-mal entrer dans son sens, que de croire que par-là elle ait signé sa propre destruction, en s’engageant à une soumission servile, & à fermer les yeux lorsque le roi, protégeant ses minières, persévereroit dans son injustice, & voudroit usurper tout le pouvoir de l’état. Il est vrai que ce cas n’est pas expressément excepté par les loix, parce qu’il seroit impossible d’y pourvoir en établissant un magistrat supérieur, muni d’une autorité suffisante pour punir les transgressions du prince. Mais comme un pareil droit seroit la plus grande des absurdités, s’il n’y avoit pas moyen de remédier à son abus, il reste ici le remede extraordinaire de la résistance, s’entend lorsque les choses en sont venues au point que la constitution ne puisse être sauvée par une autre voye. Et voilà pourquoi la résistance est d’un usage plus fréquent dans le gouvernement Britannique qu’en d’autres, qui sont moins composés de parties & de ressorts, ou qui en un mot sont plus simples. Un roi absolu n’est gueres tenté de commettre des actes tyranniques assez crians pour faire naître de justes sujets de rébellion : au-lieu qu’un prince limité, sans avoir de grands vices, pour peu qu’il joigne l’imprudence à l’ambition, peut aisément se mettre dans une situation aussi critique & aussi périlleuse. Il est clair que ce fut là le cas de Charles I ; & si, après la cessation des animosités, il est permis de dire la chose comme elle est, ce fut encore celui de Jacques II. Si ces deux princes n’étoient pas innocens, c’étoient au moins de bonnes gens quant à leur caractere privé ; mais ayant méconnu la nature de notre constitution, & ayant voulu s’approprier tout le pouvoir législatif, il devint nécessaire de s’opposer avec force à ces abus, & même de dépouiller le dernier de cette autorité dont il usoit si imprudemment, & avec tant d’indiscrétion.


TABLE
Des Essais contenus dans ce Volume.

    Abstulit clarum cita mors Achillem,
    Longa Tirhonum minuit senectus,
    Ex mihi forsan, tibi quod negarit,
                                   Porriget hora.
    Te greges centum, Siculæque circum
    Muginas vacca, tibi tollit hinnitum
    Apta quadrigis aqua : re bis Afro
                                   Murice tinctæ.
    Vestiunt lana ; mihi parva rura, &
    Spiritum Graiæ tenuem Camens
    Parce non mendax dedit, & malignum
                                   Sparnere vulgus.

    Lib. II. Od. XVI.

  1. Voyez la pluralité des Mondes de M. de Fontenelle. Soirée VI.
  2. Nec totam libertatem, nec totam servitutem pari possunt.
  3. Henriade, liv. I.
  4. For forms of governement let footis contest :
    Whate’et is best administer’d, is best.
    Essay on Man Book 3.
    Que les spéculatifs recherchent follement, Quel plan est le meilleur pour le gouvernement :
    Tel qu’il soit, le meilleur, c’est le plus équitable,
    Et dont le bien public est l’objet immuable.
    Essai sur l’homme, Ep. 3. de la trad. de l’abbé de Resnel.
  5. Annal. L. I. c. 2.
  6. Suet. in vitâ Domitiani.
  7. Egregium resumende libertatis tempus : quàm inops halia, quàm imbellis urbana plebs, nihil validum in exercitibus nisi quod externum cogitarent.
    Tacitus, Ann. Lib. III.
  8. L. I. C. 72.
  9. Je suppose ici avec Machiavel qu’il n’y a point eu de noblesse dans l’ancienne Perse, mais il y a lieu de présumer que le sécretaire de Florence, plus versé dans les auteurs Romains que dans les Grecs, s’est trompé à cet égard. Les Persans des tems les plus reculés, dont Xénophon nous décrit les mœurs, étoient un peuple libre, & il y eut des nobles parmi eux. Ces nobles appellés ,0/Âvri/*ot subsistoient encore, lorsque le nombre de leurs conquêtes eut entraîné le changement de la forme de l’état. Arrien en fait mention dans les tems de Darius. De Exped. Alex. Lib. 2.
    Lorsque les historiens parlent des commandant des troupes, ils ajoutent souvent que c’étoient des personnes d’extraction. Tygranes, général des Medes sous Xerxès, étoit issu de la race d’Achamenès. Herod. 1. 7. c. 62. Artachaès, celui qui dirigea l’entreprise du canal, percé à travers le mont Athos, étoit de la même famille. Ibid. c. 118. Megabyze étoit un de cet sept illustres Persans qui conspirerent contre les mages : Zopyre, son fils, occupoit une des premieres charges de l’armée de Darius, à qui il livra la ville de Babylone. Son petit-fils Megabyze commanda l’armée qui fut battue dans les plaines de Marathon. Zopyre, son arriere petit-fils, banni de la Perse, nous est représenté comme un personnage éminent par sa dignité. Herod. lib. 3. Thucydides, Lib. 1. Rosacès, général de l’armée d’Artaxerxès en Égypte, étoit aussi descendu d’un des sept conjurés. Diod. Sic. lib. 16. . Xénophon nous raconte, Hist. Græc. lib. IV, qu’Agésilas, dans le dessein de marier la fille de son allié le roi Cotys à un Persan de condition, qui s’étoit réfugié chez lui, nommé Spithridates, eut d’abord soin de s’informer de la famille de Spithridates. Sur quoi Cotys lui répliqua, qu’elle étoit une des plus distinguées du royaume de Perse. Ariæus refusa la souveraineté qui lui fut offerte par Cléarque à la tête des dix mille Grecs, sous prétexte de sa basse extraction : il représenta que jamais tant de Persans de haute naissance ne souffriroient qu’il leur donnât des loix. Id. de Exped. lib. 2.

    Quelques familles descendues des sept Persans dont nous avons parlé, subsisterent durant tout le regne des successeurs d’Alexandre : sous celui d’Antiochus, nous voyons Mithridate, descendu de l’un d’entre eux Polyb. lib. V, cap. 43.

    Arrien nous apprend qu’Artabaze passoit pour un seigneur de premier rang en Perse, ἐν τοῖς πρῶτοις περβῖον. lib. III. Alexandre maria dans un seul jour quatre-vingt de ses officiers à autant de femmes Persanes, & il n’est pas douteux que son intention ne fût d’allier les Macédoniens avec les maisons les plus illustres de la Perse. Id. lib. VII. En effet elles étoient toutes de la premiere naissance. Diod. Sic. lib. XVII. Quoique le gouvernement de la Perse fût despotique, & conforme à plusieurs égards aux maximes orientales, ce despotisme n’excluoit pourtant pas la noblesse ; il n’alloit pas jusqu’à confondre les ordres & les rangs. La grandeur n’y étoit pas toute empruntée des charges & de la volonté du prince, il laissoit aux sujets l’avantage de la naissance, & la permission de s’illustrer eux-mêmes par leurs actions, il faut donc chercher ailleurs les causes de la facilité que trouverent les Macédoniens à retenir les Persans dans la dépendance, & ces causes ne sont pas difficiles à découvrir. Mais cela n’empêche pas qu’en lui-même le raisonnement de Machiavel ne soit juste, quelque peu applicable qu’il soit à ce sujet

  10. Essempio veramente raro, & de Filosofi in tante loro immaginare e vedute republichemai non trovato, vedere dentro ad un medesimo cerchio, fra medesimi Cittadini, la libertà, e la tirannide la vita civile, e la corrotta, la giustizia e la licenza : perchè quello ordine solo mantiene quella citta piena di costumi antichi e venerabili. E s’egli asvenisse : che co’l tempo in ogni modo avverrà che San Giorgio tutta quella citta occupasse, sarebbe quella una republica piu che la Venetiana memorabile. Della Hist. Fiorent, lib. 8.
  11. T. Livii lib. 40. cap 41.
  12. T. Livii lib. 8. cap 25.
  13. Corneille.
  14. En 1742.
  15. Dissertation sur les partis. Lettre X.
  16. On voit bien, de quel ministre il est ici question. Dans les éditions précédentes de ces Essais, l’auteur en avait tracé un portrait qui fait connaître ce qu’il en perçoit. Le voici.
    Caractere du chevalier Robert Walpole.
    Il n’y eût jamais d’homme dont le catactere & les actions aient été plus séverement examinées, & plus ouvertement discutées. Ce ministre, qui gouverne depuis tant d’années une Nation libre & savante, pourroit se faire une vaste bibliotheque de tout ce qui a été écrit pour & contre lui. On peut dire qu’il remplit plus de la moitié du papier que nous usons depuis vingt ans. Il seroit à souhaiter pour notre bonheur qu’il existât de lui un portrait assez judicieux & assez impartial, pour pouvoir se souvenir auprès de la postérité, & pour pouvoir apprendre aux siecles à venir ; qu’une fois au moins nous avons fait un bon usage de notre liberté. Je suis sûr de ne point pécher par partialité, mais je pourrois manquer de jugement. Mais enfin, supposé que cela fût, ce ne fera qu’une page de plus sur un sujet sur lequel on en a rempli plus de cent mille, qui sont toutes tombées dans la nuit de l’oubli. En attendant le sort de la mienne, je me plais à penser que les historiens futurs pourront l’adopter.

    M. Walpole, premier ministre de la Grande-Bretagne, a de la capacité sans avoir de génie, il est bon sans être vertueux, ferme sans être magnanime, modéré sans être équitable(1). Il a de bonnes qualités sans avoir les défauts qui ont coutume de les accompagner. Ami généreux, il n’est point ennemi implacable. Il a des défauts qui ne sont point compensés par les vertus qui s’y joignent ordinairement, il n’est pas entreprenant, & cependant il n’est pas frugal. En lui, le particulier vaut mieux que l’homme d’état : il a plus de bonnes que de mauvaises qualités : sa fortune est plus grande que sa renommée ; avec bien des qualités il n’a su échapper à la haine publique. Sa capacité ne l’a point sauvé du ridicule : il eût été jugé digne de sa place éminente s’il ne l’avoit jamais occupée. En général, il est plus fait pour le second rang que pour le premier. Son ministere a été plus utile à sa famille qu’a sa patrie, plus compassé pour le tems présent que pour la postérité : le mal qu’il a fait, consiste moins en des torts actuels qu’en mauvais exemples & en mauvaises conséquences. Sous lui, le commerce a fleuri, la liberté est tombée en décadence, & le savoir en ruine. Entant que je suis homme, je l’aime, entant que je suis lettré, je le hais entant que je suis Breton, je souhaite sa chûte, mais tranquilement & sans aigreur. Si j’étois membre de l’une des deux chambres du parlement, je donnerois mon suffrage pour l’éloigner de St. James ; mais je serois charmé, en même tems, de le voir dans sa retraite à Houghton-Hall, passer le reste de ses jours dans l’aisance & dans les plaisirs.

    (1) Il exerce son pouvoir avec modération : s’agit-il de l’augmenter ? les injustices ne lui coûtent rien. L’auteur de ce portrait est bien aisé de voir qu’après la cessation des animosités & de la calomnie, presque toute la nation angloise est revenue à ces sentimens modérés par rapport à ce grand personnage, & que même, par un passage très-commun d’une extrémité à l’autre, elle lui est devenue favorable. L’auteur n’a garde de vouloir s’opposer à des jugemens que l’humanité inspire envers les morts, mais il croit pouvoir remarquer que la grande faute, & la seule grande faute du long ministere de Walpole, c’est de n’avoir pas acquité plus de nos dettes nationales.

  17. Ceci est contraire à la philosaphie même de M. Hume. Voyez ce qu’il dit de l’influence du rapport de contiguité, dans ses Essais sur l’Entendement Humain, Ess. 3. & 5. On pourroit lui demander si le combat d’Actium l’intéresse autant que celui de la Baye de Quiberon, & la prise de Jérusalem autant que celle de Quebec ? S’il n’a voulu que plaisanter, je crains qu’il n’ait pas réussi.
  18. Naturam expellas furcâ, tamen usque recurrit…
  19. Vera votes cum demùm pectore ab imo elliciuntur. Lucret.
  20. Miscellaneous, réflexions, p. 107.
  21. Voyez la Dissertation sur les Partis d’un bout à l’autre.
  22. Par cette influence de la couronne, dont je plaide la cause, je n’entends que celle qui résulte de la distribution des emplois & des honneurs donc le roi dispose ; pour ce qui est des brigues particulieres, je les compare à l’usage d’employer des espions, usage que l’on peut à peine justifier dans un bon ministere, & qui dans un mauvais est une très-grande infamie. Mais comme sous tous les ministres, c’est une honteuse prostitution de faire soi-même le métier d’espion, ainsi l’est-il de se laisser corrompre. Polybe croit avec raison que l’influence pécuniaire du sénat & des censeurs, peut-être regardée comme un des poids réguliers & constitutionels, qui conserverent l’équilibre dans la balance du gouvernement romain. Lib. 17, cap. 15.
  23. Comme l’intérêt étoit plus haut à Rome que chez nous cela pouvoit faire à-peu-près cent mille livres sterling par an.
  24. Cromwel disoit président de Bellievre. On ne monte jamais si haut que quand on ne sait pas ou l’on va. Mémoires du cardinal de Retz.
  25. Comme ce fait paroît avoir échappé à l’attention de la plupart des politiques & des antiquaires, je le placerai ici dans les propres paroles de l’historien romain. Populus Tusculanus cum conjugibus ac liberis Romam venit, en multitudo veste mutatâ, & specie reorum tribus circuit, genibus se omnium advolvens. Plus itaque misericordia ad pænæ veniam impetrandam, quàm causa ad crimen purgandum valuit. Tribus omnes, præter Polliam, antiquarum legem. Polliæ sententia fuit, puberes virberatos necari, liberos conjugesque sub coronâ lege belli venire. Memoriamque ejus iræ Tusculanis in pœnâ tam atroci auctores mansisse ad patris ætatem constat : nec quemquam ferè ex Polliâ tribu candidatum papiriam ferre solitam. Tit. Liv. Lib. VIII.
    À Venise il y a deux factions plébéiennes, les Cartelani & les Nicolotti, qui se battent souvent à coups de poing, & après s’être bien battus, finissent leurs querelles, & se reposent pour quelque tems.
  26. Voyez Considérations sur la grandeur & la décadence de l’empire romain.
  27. Je dis en partie. C’est une erreur vulgaire de s’imaginer que les anciens aient été amis de la tolérance, comme le sont aujourd’hui les Anglois & les Hollandois. Les loix romaines contre les superstitions étrangeres, sont aussi anciennes que les douze tables, & les Juifs, aussi-bien que les Chrétiens, ont quelquefois été punis selon la teneur de ces loix, Cependant on ne les exécutoit gueres à la rigueur. Immédiatement après la conquête des Gaules, on défendit à tous ceux qui n’étoient pas Gaulois, de se faire initier dans la religion des Druïdes, c’étoit déjà une espece de persécution. Environ un siecle après, l’empereur Claude abolit ce culte superstitieux par des loix pénales : ce qui eût été une persécution très-grave, si les Gaulois, se piquant d’imiter les mœurs de Rome, ne s’étoient déjà auparavant désaccoutumés de leurs vieux préjugés. Suet, in vitâ Claudii.
    Si Pline attribue l’abolition de cette secte à Tibere, c’est vraisemblablement parce que cet empereur avoit pris des mesures pour la borner & la restreindre. Lib 30, cap. I. Cet exemple peut nous montrer avec combien de modération & de prudence les Romains procédoient dans ces sortes d’occurences. Si l’on y compare la maniere cruelle & sanglante dont ils en ont usé avec les Chrétiens, on peut soupçonner que ces derniers ont donné en partie occasion aux fureurs que l’on a exercées contre eux par un zele inconsidéré, & par la bigoterie des prédicateurs de leur secte ; & l’histoire ecclésiastique soutient des faits propres à confirmer ce soupçon.
  28. Ces expressions étant autorisées par l’usage, je les employerai, mais sans intention d’approuver ni de blâmer universellement les partis qu’ils désignent. Il se peut sans doute que dans certaines occasions le parti de la cour agisse pour le bien de pays, tandis que le parti national s’y oppose. Les optimates & les populares parmi les Romains, faisoient deux partis assez semblables aux nôtres. Cicéron, en vrai zélateur de son parti, définit les premiers ceux qui, dans toutes leurs actions publiques, se reglent sur les sentimens des plus honnêtes gens, & des plus dignes citoyens de Rome. Pro Sextio, cap. 4. On pourroit tirer de l’étymologie du terme de parti national une définition favorable du même genre, nais il y auroit de la folie d’en tirer aucune conclusion ; aussi n’est-ce pas dans ce sens que je me sers de ce terme.
  29. Il est vrai que dans les premiers tems du gouvernement Anglois, le clergé faisoit le parti le peut fort & le plus animé contre la couronne, mais cela n’ôte rien à la vérité de notre proposition. C’est qu’alors le clergé, possédant des biens immenses, comprenoit une partie considérable des propriétaires d'Angleterre. De-là vint que dans plusieurs contestations en pouvoit regarder les ecclésiastique comme les rivaux de la couronne.
  30. Judæi sibi ipsi reges imposuere, qui mobilitate vulgi expulsi, resumptâ per arma dominatione, fugas civium, urbium eversiones, fratrum, conjugum, parentum neces, aliaque solita regibus ausi, superstistionem fovebant ; quia honor sacerdotii firmamentum potentiæ assumebatur. Tac. Hist. L. V.
  31. Populi imperium juxta libertatem paucorum dominæ regiæ libidini proprior est. Tacit. Ann. Lib. 6.
  32. Dissertation sur les partis, L. II.
  33. L’auteur que nous avons cité tantôt, prétend que depuis la révolution il n’y a plus de distinction réelle entre Whig & Tory, & que ce ne sont plus que des partis personnels, comme l’étoient les Guelphes & les Gibellins, lorsque les empereurs eurent perdu leur autorité en Italie. Si cette opinion étoit reçue, toute notre histoire deviendroit une énigme.
    Je tâcherai de prouver qu’il y a une différence réelle entre ces deux partis, & pour premiere preuve j’en appelle à ce que chacun d’entre nous peut avoir vu ou entendu touchant la conduite ou les discours des amis, ou des personnes de connoissance qu’il a parmi les Whigs & les Torys. Les Torys ne se sont-ils pas toujours ouvertement déclarés pour la famille de Stuart ? Et leurs adversaires ne se sont-ils pas toujours vigoureusement opposés à la succession de cette famille ?
    Personne ne doute que les maximes des Torys ne soient favorables au pouvoir monarchique. Cependant depuis 50 ans on a presque toujours vu les Torys contraires à la cour ; lors même que le roi Guillaume les employa ; ils ne le servirent jamais avec affection. On ne sauroit supposer que le trône leur ait déplû ; il faut donc que ç’ait été la personne qui l’occupoit.
    Dans les quatre dernieres années de la reine Anne, ils furent fortement attachés à la cour, mais qui est-ce qui en ignore la raison ?
    Pour peu que l’on prenne intérêt au bien public, la succession à la couronne d’Angleterre est une chose trop importante pour pouvoir être regardée d’un œil indifférent. Il seroit encore bien plus absurde de supposer ce stoïcisme aux Torys, qui ne sont rien moins que renommés pour leur modération. Mais vit-on jamais éclater leur zele pour la maison d’Hanovre ? Ou plutôt si tant est qu’on n’ait pas vu le contraire, faut-il attribuer leur retenue à autre chose qu’à un sentiment de sagesse & de décence ?
    Il est monstrueux de voir le clergé de l’église épiscopale s’opposer à la cour, tandis qu’un clergé non conformiste agit de concert avec elle. D’où pouvoit venir une conduite si peu naturelle de côté & d’autre ? C’est que les épiscopaux portoient leurs maximes monarchiques beaucoup au-delà de ce que notre constitution, fondée sur des maximes de liberté, pouvoit admettre. Les presbytériens, au contraire, qui ne craignoient rien si fort que de voir triompher les maximes épiscopales, se rangèrent du parti donc ils se promettoient le maintien de la liberté & de la tolérance.
    La conduite que ces deux partis ont tenue par rapport aux affaires étrangeres, prouve la même chose. Les Whigs ont toujours été pour la Hollande, & les Torys pour la France. En un mot, ces preuves sont si évidentes, que c’est presque un hors-d’œuvre d’y insister.
  34. Par prêtres je n’entends que ceux qui prétendent ou au pouvoir & à la domination, ou au caractere supérieur d’une sainteté distincte de la vertu & des bonnes mœurs ; fort différens en cela des personnes établies par les loix, pour veiller à l’administration des choses sacrées, & pour maintenir l’ordre & la décence dans nos dévotions publiques. Il n’y a point d’hommes dans la société plus respectables que ces derniers.
  35. Levellers. C’est ainsi qu’on appelloit un parti républicain de l’armée de Cromwel, qui demandoit une égalité dans l’administration du gouvernement.
  36. Covenanters. Membres de la ligue presbytérienne du tems de Cromwel.
  37. Damad to the mines an equal fato betides, The slave that digs it, and the slave that hides.
  38. Xénophon parle du commerce, mais en doutant s’il peut être de quelque utilité à l’état. Ἐι δὲ ϰαὶ ἐμπορία ὀφελεῖτι πόλιν : Platon le bannit entiérement de sa république imaginaire. De legibus Lib. IV.
  39. Addisson & le Lord Shaftsbury.
  40. Le D. Swift.
  41. Vide Asc. Ped. in Orat. pro Milone.
  42. Κτῆσιν δὲ ἀπ' ὀυδενὸς ἀν ὅυτος ϰαλὴν ϰτήσαιντο, ὠσπερ ἀφοὖ ἀν προτελέσωσιν εἰς τήν ἄφο μὴν. οἱ δὲ γε πλεῖστοι Ἀθηναὶων ναὶων πλείονα λήψονται, ϰατ’ ἐνιαντὸν ἤ ὅσα αν εἰσενέγϰωσιν, οἱ γάρμὰν προτελέσαντες, ἑγγὺς δυοῖν μναῖν πρόσοδον ἔξουσι – δοϰεῖ τῶν ανθρωπίνων ασφαλέστατον δὲ ϰαὶ πολυχρονιώτατον ἔιναι ΖΕΝ. ΠΟ′ΡΟΙ.
  43. Ne illud quidem intelligunt, non modo ita memoria proditum effe, sed ita necesse fuisse, cum Demosthenes dicturus esset, ut concursus audiendi causâ ex totâ Græcia fierent At cum isti Attici dicunt non modo à coronâ, quod est ipsum miserabile, sed etiam ab advocatis relinquuntur. Cicero de Claris Oratoribus.
  44. Voici le passage en original. Quod si hæc non ad cives Romanos, non ad aliquos amicos nostre civitatis, non ad eos qui populi Romani nomen audissent ; denique si non ad homines, verùm ad bestias ; aut etiam, ut longiùs progrediar, si in aliquâ desertissimâ solitudine ad saxa & ad scopulos hoc conqueri & deplorare vellem, tamen omnia muta atque inanima tantâ & tam indignâ rerum atrocitate commoverentur. Cic. in Verrem.
  45. Ubi dolor ? ubi ardor animi ? qui etiant ex infantium ingeniis elicere voces & querelas solet ? Nulla perturbatio animi, nulla corporis ; frons non percussa, non femur ; pedis, quod minimum est, nulla supplosio. Itaque tantum abfuit, ut inflammaret nostros animos : somnum isto loto vix tenebamus, Cicero de Claris Oratoribus.
  46. Longinus, cap. 5.
  47. Ce furent les orateurs qui formèrent le goût du peuple Athénien, ce ne fut-pas le peuple qui forma le goût des orateurs. Gorgias de Léonce s’accommodoit à la fantaisie du peuple, jusqu’à ce que les oreilles fussent accoutumées à un meilleur ton : il y eut un tems, dit Diodore de Sicile, où les figures de Gorgias, méprisées aujourd’hui, produisirent de grands effets : elles consistoient principalement dans l’antithese & dans ce qu’on nommoit ἰστόϰηχος & ὁμοιοτέλευτον. Lib. 12, p. 106, ex edit. Rhod. C’est donc en vain que les orateurs modernes voudroient se décharger, sur le goût de leurs auditoires, de la foiblesse de leurs productions. Il faudroit être étrangement prévenu pour l’antiquité, attribuer à la canaille d’Athênes autant de jugement & de finesse qu’au parlement de la Grande-Bretagne.
  48. Mém. du card. de Retz.
  49. Périclès, homme rompu dans les affaires, & homme sensé s’il en fut jamais, est le premier des Athéniens qui ait travaillé & couché par écrit ses harangues : πρῶτος γραπτὸν λόγον ἔν διϰασθρίῳ εἶπε, τῶν πρὸ αὐτοῦ σχέσιαζόντων.
  50. Est Deus in nobis : agitante calescimus illo : Impetus hic sacræ semina mentis habet. Ovid. Fast. Lib. I.
  51. Si l’on me demandoit, comment je puis concilier mes principes avec le bonheur, les richesses & l’excellente police des Chinois, qui ont toujours obéi à un monarque, & sont à peine en état de se former l’idée d’un gouvernement libre ? Je répondrois que l’empire Chinois, quoique monarchique, n’est pas, à proprement parler, une monarchie absolue. Cela vient de la situation du pays, les Chinois n’ont d’autres voisins que les Tartares, contre lesquels ils sont en quelque façon, rassurés, ou du moins semblent l’être, par leur fameux mur & par la grande supériorité de leur nombre. Voilà pourquoi ils ont toujours négligé la discipline militaire : les troupes qu’ils entretiennent ne sont que de la mauvaise milice, incapable de réprimer une révolte générale dans un pays si peuplé. On peut donc dire que l’épée est toujours entre les mains du peuple, ce qui borne assez le pouvoir du monarque, pour l’obliger à precrire, aux mandarins ou aux gouverneurs des provinces, des loix générales, propres à prévenir ces rebellions qui ont été très-fréquentes, & toujours extrêmement dangereuses dans cet empire. Une monarchie de cette espece, pourvu qu’elle fût en état de se défendre contre les ennemis de dehors, seroit peut-être le meilleur de tous les gouvernemens : on y jouiroit de toute la tranquillité que le pouvoir souverain procure ; & l’on y trouveroit, en même tems, la modération & la liberté des républiques.
  52. Rousseau.
  53. Il seroit superflu de citer ici Cicéron & Pline, ils sont assez connus. Mais on est un peu surpris de vojr Arrien, cet auteur si grave & si judicieux, interrompre brusquement le fil de sa narration, pour nous apprendre qu’il est aussi célebre parmi les Grecs par son éloquence, qu’Alexandre l’étoit par ses conquêtes. Lib. I.
  54. Ce poëte recommande un remede contre l’amour qui est des plus extraordinaires, & que l’on ne se fût jamais attendu de trouver dans un poëme aussi élégant & aussi philosophique V. Lib. IV. V. 1165. Cette idée paroît avoir suggéré au docteur Swift quelques unes de ses belles & décentes images. L’aimable Catulle, l’élégant Phedre ne sont pas plus irréprochables à cet égard.
  55. Att. Non mihi videtur ad beatè vivendum satis esse virtutem. Mar. At herculè Bruto meo videtur, cujus ego judicium, pace tuâ dixerim, longé antepono tuo. Tusc. Quæst. Lib. V. T
  56. Lib. XVII.
  57. In vitâ Flamin.
  58. In vitâ Flamin.
  59. Nihil est ab omni
    Parte beatum.
  60. Quem si loges, lætabor ; sin autem minus,
    Habebunt cortè quo si obdestent posteri.

  61. Ignarosque vite mecum miseratus agrestes,
    Ingredere, & votis jam nunc assuesce vocari.

    On ne diroit pas aujourd’hui à un prince ou à un grand seigneur : Lorsque vous & moi nous fûmes dans un tel endroit, nous vîmes arriver telle chose : on diroit, lorsque j’eus l’honheur de vous accompagner dans un tel endroit, nous vîmes arriver telle chose.

    Je ne puis m’empêcher de citer ici, un trait de délicatesse françoise, qui me paroît excessif & ridicule : il ne faut pas dire : ceci est une belle chienne madame, mais madame ceci est une belle chienne. C’est qu’ils pensent qu’il y auroit de l’indécence à joindre le mot de chienne à celui de madame, quoique par rapport au sens ces deux mots n’eussent rien de commun.

    Je conviens après tout, que ces conséquences, tirées de quelques passages, détachés des anciens, peuvent paroître fausses, ou du moins très-foibles à ceux qui ne sont pas bien versés dans ces écrivains, & qui ne connoissent pas le ton général de l’antiquité. Combien, par exemple, ne seroit-il pas absurde de prétendre que Virgile ne comprenoit pas la force des termes qu’il emploie, & ne savoit pas choisir les épithetes les plus convenables, parce que dans les vers suivans, où il s’adresse encore à Auguste, il a commis la faute d’attribuer aux Indiens une qualité qui semble en quelque façon tourner son héros en ridicule ?

    Ec te, maxime Cæsar,
    Qui nunc extremis. Asiæ jam victor in oris
    Imbellem avertis Romanis arcibus Indam.

  62. Plut, in vitâ Flamin. Tome VI.
  63. Tacit. Ann. Lib. III, cap, 64.
  64. Dans le Heautontimorumenos de Térence, Clinie, revenant en ville, au-lieu d’aller faire sa cour à sa maîtresse, l’envoie chercher.
  65. Voyez les moralistes the Mylord Shaftesbury.
  66. Tutti gli altri animai, che sono in terra,
    O che vivan quieli estanno in pace ;
    O si vengon a rissa, & si fan guerra,
    A la femina il maschio mai non la face.
    L’Orsa con l’orso al bosco sicura erra,
    La leonessa appresso il Leon giace,
    Con lupo vive la lupa sicura,
    Ne la Giuvenca ha del Torel paura.

    Ariosto Canto 5.

  67. Chez les anciens le père de famille mangeoit du meilleur pain, & buvoit du meilleur vin que les convives, & cette coutume dont les auteurs parlent si fréquemment ne fait gueres l'éloge de la politesse de l'antiquité. V. Juvenal. Sat. V. Plin. Lib. XIV. cap, 13 ejud. Epist. Lucian. de mercede conductis, Saturnalia, &c. On aura de la peine en trouver un pays de l'Europe, où de nos jours cette coutume incivile soit en vogue.
  68. Relation de trois Ambassades, par la comte de Carlile.
  69. Honours’s a sacred tye, the law of Kings,
    The noble mind’s distinguishing perfection,
    That aids and strengthens virtue, where it meets her,
    And imitates her actions where she is not :
    It ought not to be sported with.

  70. Mémoires de la cour d’Espagne, par madame d’Aunoi.
  71. Mémoires du marquis d’Argens.
  72. Hou oft, when prest to marriage, have J said,
    Curse on all laws, but those which love has made.
    Love, free as air, at sight of human ties,
    Spreads his light wing, and in amoment flies.

    Tome VI.

  73. The Little pils’ring temper of a wife.
  74. M. Hume emprunte ce mot de la Langue Françoise parce que, dit-il, la sienne n’en a point d’équivalent.
  75. Abundat dulcibus vitiis.
  76. C'est une sentence de Méandre : Κομψὸς στρατιώτης, ἐυδ’ ἂν ἔι πλάττη θεὸς ϰουδὲες γενοιτ’ ἂν. Il n’est pas même au pouvoir d’un Dieu de rendre un militaire poli. Men. : apud Stobæum. On observe aujourd’hui précisement le contraire. Cela me fait croire que les anciens devoient toute leur politesse aux livres & à l’étude, pour laquelle en effet la vie militaire n’est pas fort propre : le monde & la société, voilà sa sphere ; & si l’on peut y acquérir de la politesse, ce sont les militaires sans doute qui doivent en être les mieux partagés.
  77. Quoique dans certains tems & dans certaines dispositions d’esprit, les hommes aient beaucoup de penchant pour la religion, il n’y en a pourtant que peu en qui ce penchant soit assez fort & assez constant pour former un caractere soutenu. Les ecclésiastiques, comme les autres hommes qui se destinent à une profession, sortent de la masse commune du genre humain, pour embrasser l’état sacré ; & ce sont, pour la plupart, des vues d’intérêt qui les y déterminent. Il arrivera donc que sans être ni athées ni esprits-forts, ils se voient souvent obligés de paroître plus dévots qu’ils ne le sont en effet, & d’afficher un air grave & zélé, lors même que leurs fonctions les ennuient, ou lorsqu’ils s’occupent des affaires de la vie commune. Ils n’oseroient donner l’essor aux mouvemens & aux sentimens naturels de leur ame, il faut qu’ils s’observent & dans leurs actions, & dans leurs parole & jusques dans leurs regards : pour se maintenir dans la vénération où ils sont auprès du peuple, il ne leur suffit pas d’une extrême retenue ; il leur faut par des grimaces & par des hypocrisies perpétuelles fomenter l’esprit de superstition ; cette habitude de dissimuler, détruit la bonté & la candeur naturelle, & cause au caractere un préjudice irréparable. Si par hasard il se trouve un ecclésiastique dont l’esprit soit susceptible d’une dévotion extraordinaire, en sorte qu’il ne lui en coûte pas beaucoup d’hypocrifie pour se maintenir dans le caractere de son état ; il lui est si naturel d’estimer cet avantage plus qu’il ne vaut, de croire même qu’il compense le défaut des mœurs, que souvent il n’est pas plus vertueux que les hypocrites. Quoiqu’il n’y en ait gueres qui osent professer tout haut cette opinion si décriée. Que tout est permis aux saints, & qu’il n’y a qu’eux qui possedent leurs biens en propre, on s’apperçoit pourtant que ce principe gît dans leur cœur, lorsqu’on leur voit représenter le zele pour les observances religieuses, comme assez méritoire pour expier les vices les plus énorme. Cela est si bien connu, que toute dévotion outrée devient suspecte aux personnes de bon sens ; quoiqu’en même tems il faille convenir que cette regle souffre beaucoup d’exceptions, & que la superstition même n’est pas tout-à-fait incompatible avec la probité.

    Les hommes sont ambitieux ; mais leur ambition, pour l’ordinaire consiste à vouloir exceller dans la profession qu’ils ont embrassée, & par-là se rendre utiles à la société : au-lieu que celle du clergé souvent ne se nourrit que d’ignorance, de superstition, de foi implicite & de fraude pieuse. Ayant trouvé ce qui manquoit à Archimede, je veux dire un autre monde où l’on puisse affermir des machines, est-il surprenant qu’il remue celui-ci à son gré.

    La plupart des hommes ont trop d’amour-propre, mais

    c’est aux écclésiastiques que ce vice offre les tentations les plus séduisantes ; à eux, dis-je, qui se voient si fort honorés & respectés, souvent même consacrés par le peuple stupide.

    Les gens de même profession ont beaucoup d’égard les uns pour les autres ; mais chaque jurisconsulte, chaque médecin, chaque marchand suit le train de ses affaires ; son intérêt n’est pas aussi étroitement lié à celui du corps donc il est membre, comme le sont les intérêts du clergé d’une même religion. Ici la vénération des dogmes établis, & la suppression des dogmes qui leur sont contraires, tournent au profit du collége entier.

    Les contradictions déplaisent à presque tout le monde, mais elles rendent souvent le clergé furieux. Tout son crédit & toute sa subsistance se fonde sur la foi que l’on accorde à ses opinions & comme il n’y a que lui qui s’arroge une autorité surnaturelle & divine, il a seul la ressource de taxer ses adversaires d’impiété & de profanation. La haine théologique a passé en proverbe pour désigner la haine la plus furieuse & la plus implacable.

    Le desir de se venger est une passion très-naturelle, mais particuliérement affectée aux prêtres & aux femmes ; ces deux sortes de personnes ne pouvant immédiatement exhaler leur colere par des actions d’éclat, sont toujours sujettes à croire qu’on les méprise, & leur orgueil augmente leur esprit vindicatif.  Voilà donc des causes morales, qui dans l’état ecclésiastique enflamment la plupart des vices attachés à la nature humaine, & quoique plusieurs individus échappent à la contagion générale, tout gouvernement sage ne sauroit assez se mettre en garde contre les attentats d’une société toujours prête à devenir faction, & qui en tant que société, sera toujours animée par l’ambition, l’orgueil, la vengeance & l’esprit persécuteur.

    Le génie de la religion est sérieux & grave ; & c’est-là le caractere qu’on exige des prêtres, caractere qui les astreint à la décence la plus exacte, & pour l’ordinaire les preserve de l’intempérance & de l’irrégularité de conduite. La gaîté, & à plus forte raison les plaisirs excessifs, sont défendus aux ecclésiastiques, & c’est peut-être la seule vertu dont ils soient redevables à leur état. Il est vrai encore que dans les religions fondées sur des principes spéculatifs, & où les discours publics font partie du service, on peut supposer que le clergé doit être savant ; cependant il est certain qu’il aura toujours plus de goût pour l’éloquence, que de pénétration en fait de raisonnement & de philosophie. Mais les ecclésiastiques, en qui l’on remarque les autres belles vertus, l’humanité, la douceur, la modération, comme il y en a un très-grand nombre, ne doivent assurément pas ces vertus à l’esprit de leur vocation, mais uniquement à leur heureux naturel & à de sages réflexions.

    Les Romains s’y prenoient assez bien pour empêcher les influences pernicieuses du caractere prêtral, en défendant par une loi d’admettre au sacerdoce, toute personne qui n’avoit pas passé sa cinquantième année. Diod. Hal. Lib. 2. En demeurant laïque jusqu’à cet âge, il était à présumer que le caractere se fixeroit.
  78. Nous voyons dans les Commentaires de César (Livre I.) que de son temps les chevaux Gaulois étoient excellens, ceux de la Germanie très-mauvais, & si mauvais qu’il fut obligé de se servir des premiers pour remonter la cavalerie Germanique. (Livre VII.) Aujourd’hui les chevaux de France sont les plus méchans de toute l’Europe, & l’Allemagne en produit d’excellens. Cela peut faire soupçonner que les animaux même ne dépendent pas tant du climat que du soin que l’on prend de les dresser & d’en cultiver les races. L’Angleterre septentrionale produit tout ce qu’il y a de mieux en fait de chevaux. Si de-là vous passez le Tweed en tirant vers le Nord, vous n’en trouverez pas une espece passable. Strabon rejette presque tout ce que l’on débite de l'influence du climat ; tout vient, dit-il, de la coutume & de l'éducation : ce n'est pas la nature qui a fait les Athéniens savans, les Lacédémoniens ignorans, & même les Thébains, quoique plus voisins de l’Attique. La différence même qui est entre les animaux, ajoute-t-il, ne vient pas du climat. Lib. II.
  79. Une petite secte, ou une petite société, incorporée dans une grande, est ordinairement fort réguliere dans sa conduite, parce qu’elle est fort observée, & parce que les fautes des particuliers rejaillissent sur le corps entier. Il n’y a qu’une exception ; c’est lorsque, soit par préjugé soit par superstition, il arrive que la petite société soit notée d’infamie, indépendamment de sa morale : en ce cas elle ne se gêne point, parce qu’elle n’a point de caractere ni à sauver ni à perdre : & ceux qui la composent ne s’observent qu’entr’eux.
  80. Tit. Liv. Lib. XXIV, cap. 17.
  81. Je croirois volontiers que les Negres & d’autres especes humaines, car il y en a quatre ou cinq de différentes, sont toutes au-dessous de l'espece des Blancs. Il n'y eût jamais parmi elles de nation civilisée, ni de particulier qui se soit distingué, soit par ses actions, soit par ses lumières : les manufactures, les sciences et les arts n'ont jamais fleuri chez ces peuples : les Blancs les plus grossiers et les plus barbares, les Germains d'autrefois, ou les Tartares modernes les surpassent toujours, soit en valeur, soit pour la forme de leur gouvernement, soit par quelque autre avantage. Il n'est pas possible qu'une différence si constamment observée dans tant de pays, & perpétuée dans tant de générations, vienne du climat ; Elle paroît fondée sur une distinction originaire et inviolable que la nature a mise entre les especes. On voit chez nous des gens de la plus basse extraction se tirer de l'obscurité, & s’immortaliser par leurs talens : nos colonies dans les Indes sont remplies de Negres ; & il y en a par toute l’Europe, leur vit-ont jamais donner le moindre signe de génie ? On parle d'un Negre savant Dans la Jamaïque, mais il est à croire qu'on l'admire à-peu-près comme un perroquet qui articule plus distinctement que les autres*.

    * J’ai eu occasion de faire une expérience qui confirme le sentiment de M. Hume. J'ai remarqué que les jeunes Negres qui ont le plus d'esprit, & de vivacité, lorsqu'on les applique aux arts & aux sciences, y font d'abord de rapides progrès ; mais passé un certain terme, leurs idées se brouillent, & l’on prendroit en vain toutes les peines imaginables pour les pousser plus loin. Note du Traduct.

  82. V. Le petit Philosophe. du docteur Berkeley.
  83. . . . Sed cantaber unde
    Stoïcus ? antiqui præsertim ætate Metelli,

    Nunc totus grajas, nostrasque habet orbis Athenas.
    Gallia caussidicos docuit facunda Britannos :
    De conducendo loquitur jam Rhetore Thule.

    Satyra XV.

  84. Le chevalier Temple. V. sa Relation des Pays-bas.
  85. Lib. V. Le même auteur dit que les Gaulois sont un peuple taciturne : cela montre encore combien le caractere national varie en divers tems. Celui de la taciturnité supposeroit un esprit peu sociable.
  86. Babylonii maximè in vinum, & quæ ebrietatem sequuntur, affusi sunt. Quint. Curt. Lib. V. Cap. I.
  87. Plut. Symp. Lib. I. Qtl. 4.
  88. Lib. II, cap, 32.
  89. Tacit. Ann. VI, cap. 14.
  90. Herodianus. Lib, II.
  91. Il est remarquable que dans la remontrance présentée contre cet édit par le duc de Bourbon, & les autres princes légitimes, on insiste sur la doctrine du contrat primitif ; ce qui paroît fort déplacé sous un gouvernement aussi absolu. La nation Françoise, dit-on, en choisissant Hugues Capet, & ses descendans pour ses rois, & ceux de sa postérité, s’est tacitement réservé le droit de transférer la couronne dans une autre maison, lorsque celle de Capet viendroit à s’éteindre ; & ce droit est envahi par l’édit qui appelle les princes légitimes au trône, sans le contentement de la nation. Mais le comte de Boulainvilliers, qui plaidoit la cause de ces princes, tourne la notion de contrat primitif en ridicule, & sur-tout l’application qu’on en faisoit à Hugues Capet. Ce roi, dit-il parvint à la royauté par les mêmes artifices, qui en ont toujours frayé le chemnin aux conquérans & aux usurpateurs : il est vrai qu’après s’en être mis en possession, il se fit reconnoître des états du royaume ; mais peut-on appeller cela un choix ou un contrat ? Le comte de Boulainvilliers avoit l’esprit républicain ; mais étant habile homme, & très-versé dans l’histoire, il savoit que dans les révolutions des états, & dans les nouveaux établissemens qui s’ensuivent, le peuple n’est gueres consulté ; & que le tems seul peut convertir en droit & en autorité ce qui d’abord n’étoit que force & violence. V. État de la France. Volume III.
  92. Les anciens désignoient le crime de la rébellion par le mot de νεωτερίζειν, novas res moliri.
  93. V. Locke, Traité du Gouvernement, chap. 7, §. 90.
  94. V. Locke, ch. II. §. 138, 139, 140.
  95. Dans toute l’antiquité je ne sache qu’un passage où le devoir de l’obéissance ou de la sourmission au gouvernement soit attribué à une promesse : ce passage se trouve dans un dialogue de Platon (*), où Socrate refuse de se sauver de la prison, parce qu’il a tacitement promis d’obéir aux loix. C’est ainsi qu’il déduit une maxime de Tory, je veux dire l’obéissance passive, d’un principe de Whig, savoir du contrat primitif.
    On ne sauroit s’attendre à voir de nouvelles découvertes dans ces sortes de sujets. On ne s’est avisé que fort tard de fonder le gouvernement sur un contrat, & cela même démontre qu’il n’y est point fondé. (*) In Crizone.
  96. Fiat justitia & ruat cælum.
  97. Salus populi suprema lex est.