L’Empire des tsars et les Russes/Texte entier/Tome 3

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L’EMPIRE
DES TSARS
ET LES RUSSES


par


Anatole LEROY-BEAULIEU
Membre de l’Institut

TOME III
LA RELIGION
LE SENTIMENT RELIGIEUX ET LE MYSTICISME SLAVE
L’ORTHODOXIE ORIENTALE EN RUSSIE
L’ÉGLISE, L’ÉTAT ET LE TSAR
LES DEUX CLERGÉS : MOINES ET POPES
LE « RASKOL » ET LES VIEUX-CROYANTS
SECTES RATIONALISTES, SECTES MYSTIQUES
PROTESTANTS, CATHOLIQUES, JUIFS, MUSULMANS


PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
79, boulevard saint-germain, 79

1889



LIVRE I
DE LA RELIGION ET DU SENTIMENT RELIGIEUX EN RUSSIE.




CHAPITRE I


Pourquoi ce volume est-il consacré à la religion ? — Intérêt scientifique et politique des questions religieuses. — Leur importance particulière dans un pays tel que la Russie. — Révolution et religion. — Caractère religieux du « nihilisme » et du mouvement révolutionnaire en Russie.


Ce troisième volume est tout entier consacré à la religion et aux choses religieuses. On s’en étonnera peut-être en France comme en Russie. Pour beaucoup de nos contemporains, l’époque de pareilles études est passée ; ils n’en comprennent ni l’intérêt ni l’attrait. S’y livrer, c’est, à leurs yeux, se montrer en retard sur le siècle, avoir des idées ou des curiosités d’un autre temps. En vérité, on pourrait leur retourner ce reproche et leur dire qu’ils en sont encore au dix-huitième siècle. Que faut-il pour démontrer l’importance des questions religieuses, si l’histoire, depuis la Révolution, n’y suffit point ? Le dix-neuvième siècle s’était flatté d’en avoir fini avec elles ; il a eu beau les dédaigner, elles ne l’en ont pas moins agile ; et force lui est de reconnaître qu’elles lui survivront. Tout annonce que, sous ce rapport, le siècle qui vient ne différera guère de celui qui s’en va.

Il me revient à la mémoire un souvenir de mon adolescence, sous l’Empire. M. Guizot venait de publier ses Méditations religieuses ; M. de Morny, alors dans le voisinage du Val-Richer, à Deauville, disait à ce propos : « Comment, de notre temps, peut-on s’occuper de pareilles questions ? » C’était, il est vrai, à un banquet pour l’inauguration d’un chemin de fer. Bien des Russes, aujourd’hui encore, seraient de l’avis de l’homme d’État du second Empire. Il est peu de pays cependant où pareille opinion nous semble moins de mise. La religion y mérite d’autant plus d’attention qu’elle a gardé plus de prise sur les masses. N’aurait-elle d’autre attrait pour notre curiosité, que l’étude en serait encore pour nous un moyen de connaître le peuple, de pénétrer ses sentiments et ses instincts, de le saisir dans ce qu’il a de plus intime ou de plus spontané.

Les religions sont comme des moules où les générations se viennent successivement modeler, et dont souvent l’empreinte persiste après que le moule est brisé. Parfois, au contraire, la religion se moule elle-même sur le peuple qu’elle prétend former à son image. Ainsi en est-il notamment des sectes russes. En Russie, l’empreinte religieuse, chez le peuple du moins, est d’autant plus marquée que la religion est demeurée plus nationale, plus populaire ; que, dans les sectes, elle a pris quelque chose de plus personnel, de plus russe. C’est dans le vaste champ de la religion, dans les aériennes et nébuleuses régions de la théologie, que l’esprit encore inculte du peuple a pu jusqu’ici se donner le plus librement carrière. L’étudier dans ses croyances, c’est étudier l’ethnographie russe dans ce qu’elle a de plus relevé, non seulement dans les coutumes ou dans les vêtements du paysan, mais dans son esprit, dans son âme et sa conscience.

Est-ce là le seul intérêt d’une pareille étude ? Nullement. À cette sorte d’intérêt à demi scientifique, à demi littéraire, s’en joint un autre au moins égal, l’intérêt politique. En examinant la religion du peuple, en scrutant ses croyances, en considérant l’Église qui l’a instruit et les sectes qui l’attirent, nous sommes persuadé que nous étudions l’État et la société russes dans un de leurs principaux éléments, dans ce qui, en réalité, leur sert de base et de support.

Il serait aussi facile de bâtir une ville dans les airs que de constituer un État sans croyance aux dieux. Ainsi parle un ancien, Plutarque, si je ne me trompe, et, sur ce point, la plupart des penseurs modernes, y compris Rousseau et Robespierre, ont été d’accord avec l’antiquité. En dépit des apparences, cette vieille maxime ne nous paraît pas encore surannée. La science a eu beau émanciper la pensée de l’homme, les sociétés humaines ont peine à vivre sans croyances supérieures, non pas assurément sans culte officiel ou sans religion d’État, mais sans culte ni sentiment religieux. Ils montrent une présomption naïve, les philosophes qui, avec le fondateur du positivisme, croient l’heure venue de reconduire Dieu aux frontières de leur république, sauf « à le remercier de ses services provisoires ». Dieu a encore des services à rendre. Dieu exilé de la cité, bien des choses pourraient émigrer à sa suite.

Telle est, à notre sens, la difficulté capitale de notre civilisation arrivée à l’âge adulte. Loin de diminuer avec le temps et avec l’habitude, cette difficulté s’accuse de plus en plus avec l’affaiblissement des croyances religieuses et l’énervement des notions morales dont ces croyances faisaient la force. Le péril des États modernes, leurs révolutions périodiques, leurs agitations incessantes, l’esprit d’inquiète convoitise qui travaille la plupart des nations, proviennent, avant tout, de ce que les peuples contemporains ont, en grande partie, perdu leur ancienne foi, sans que rien l’ait remplacée. De là, les ébranlements de l’Occident et toutes ces commotions populaires qui menacent la société européenne d’un bouleversement sans analogue depuis quinze siècles.

Le socialisme, l’anarchisme ou, d’une manière plus générale, l’esprit révolutionnaire est le fils aîné de l’incroyance. Les utopies de la terre remplacent la foi au ciel. Partout de nos jours il y a, entre les questions religieuses et les questions sociales, une corrélation qui éclate aux yeux les moins ouverts ; et cette connexité deviendra plus manifeste à chaque génération. Nous ne pouvons ici que répéter ce que nous disions récemment ailleurs[1] : frustrées du paradis et des espérances supraterrestres, les masses populaires poursuivent l’unique compensation qu’elles puissent découvrir. À défaut des félicités éternelles, elles réclament les jouissances de la terre. Le socialisme révolutionnaire prend chez elles la place de la religion ; et plus s’affaiblit l’empire de cette dernière, plus cet héritier importun acquiert d’ascendant. Le sentiment religieux disparu, les luttes de classes deviennent fatales ; l’ordre social n’a vis-à-vis des appétits déchaînés d’autre garantie que la force.

Encore, chez certains peuples, en Occident notamment, la société, privée de base religieuse, peut en retrouver une autre, plus ou moins chancelante, dans la science, dans les progrès du bien-être, dans les intérêts matériels surtout. Un État relativement pauvre, tel que la Russie, un peuple encore peu cultivé, comme le peuple russe, ne saurait de longtemps avoir une pareille ressource. Chez lui, comme ailleurs durant de longs siècles, la religion demeure le principal, si ce n’est l’unique étai de la société et de la paix sociale.

Ainsi en est-il bien en effet. Le grand obstacle à la révolution est dans la conscience populaire[2]. Tout le lourd édifice de la puissance russe repose sur un sentiment, sur le respect, sur l’affection du peuple pour le tsar. Or, comme nous le verrons, ce sentiment du peuple envers son souverain est entièrement d’essence religieuse.

À regarder certains côtés de son existence, de ses mœurs communales, certaines de ses notions ou de ses traditions, ce peuple semble avoir la vocation du socialisme ; il porte en lui, pour ainsi dire, la révolution à l’état latent[3]. A-t-il jusqu’ici fermé son âme à des doctrines souvent d’accord avec les instincts du moujik, c’est, en grande partie, qu’il a un frein invisible, plus puissant que toute l’autorité de la police et le génie de la bureaucratie, la foi religieuse. Sans cette foi, la Russie serait déjà, de tous les États des deux mondes, le plus révolutionnaire et le plus bouleversé.

S’étonne-t-on que l’esprit révolutionnaire, sous sa forme la plus radicale, ait si profondément pénétré la pensée russe, c’est que, chez des classes entières, l’ascendant de la religion a été ébranlé. L’affaiblissement du sentiment religieux a produit, à cette extrémité de l’Europe, les mêmes effets qu’en Occident. Là aussi, la place laissée vide par la foi chrétienne a été occupée par l’esprit d’utopie et les rêveries socialistes. Là aussi, au culte de l’invisible a succédé le culte des réalités tangibles, et aux promesses de la Jérusalem céleste les visions d’un paradis humanitaire.

C’est une observation déjà ancienne que, chez les peuples modernes, la révolution agit à la manière d’une religion. Nulle part cela n’est plus sensible qu’en Russie. Nous avons eu mainte fois l’occasion de faire cette remarque aujourd’hui devenue banale[4]. En aucun pays le mouvement révolutionnaire n’a autant pris l’aspect et les allures d’un mouvement religieux. Quelle en est la raison ? C’est qu’en Russie la secousse a été plus brusque et la conversion plus rapide ; que l’esprit russe a plus vite passé de la foi chrétienne à la foi révolutionnaire, et qu’en sautant de l’une à l’autre il a apporté dans sa conversion toute la ferveur d’un néophyte. C’est, en même temps, que l’âme russe est restée plus profondément religieuse ; que, jusr qu’en ses révoltes et ses négations, elle a gardé, à son insu, les habitudes, les émotions, les générosités de la foi, de façon qu’en devenant révolutionnaire elle n’a fait, pour ainsi dire, que changer de religion.

Telle est, nous l’avons vu, la principale originalité du « nihilisme » russe[5]. Cette originalité est dans le sentiment bien plus que dans les idées. Jamais l’âme humaine, si souvent dupe d’elle-même, ne s’était montrée aussi religieuse à travers son irréligion. Ils ont beau faire profession d’athéisme, le « nihilisme », chez beaucoup de ses adeptes, n’est que de la religion retournée. C’est pour cela que le sexe pieux par excellence, que la femme a pris une si large part au mouvement révolutionnaire russe. Elle allait aux sociétés secrètes et aux missionnaires du socialisme, comme elle eût été au Messie et à ses prophètes. Précipitée du faîte des espérances chrétiennes, la femme russe a cherché un refuge dans les rêveries humanitaires, et remplacé l’attente de la résurrection par les songes de palingénésie sociale, portant dans sa foi nouvelle le même besoin d’idéal et les mêmes ardeurs, le même appétit de renoncement, la même ivresse de sacrifice.

La jeune fille a dit à la Révolution : « Tu me tiendras lieu d’époux, tu me tiendras lieu d’enfants ». Et elle s’est donnée à cette divinité farouche, comme d’autres se vouent aux fiançailles du Christ ; abandonnant pour son impérieuse idole père et mère ; lui offrant en holocauste beauté, jeunesse, amour, pudeur même. Les cheveux que d’autres laissent tomber au pied de l’autel sous les ciseaux du prêtre, elle les a coupés en l’honneur de ce Moloch insensible. Pour lui, elle a dit adieu aux parures de son sexe et quitté les vêtements de son rang. Elle a dépouillé les habitudes du monde et revêtu une robe grossière ; elle a frappé à la maison des indigents et a partagé leur repas et leur manière de vivre. Elle a fait, à sa façon, vœu de pauvreté pour se consacrer au service des humbles et à l’évangélisation des ignorants, servant et adorant le Dieu nouveau dans ses membres souffrants.

Le jeune homme, de son côté, obéissant aux mêmes voix, a laissé là ses études et ses livres. Il s’est dit, comme l’auteur de l’Imitation, que l’abondance du savoir n’amenait qu’orgueil et affliction de l’esprit. Il a, lui aussi, découvert qu’une seule science importait à l’homme, celle du salut ; qu’une seule doctrine valait d’être enseignée, celle qui pouvait racheter l’homme de la servitude de la misère. Périsse tout le reste, s’il le faut, et l’art et la civilisation ! Une seule chose est nécessaire, la rédemption des masses opprimées. Tel est le nouvel Évangile, et, s’il veut des confesseurs et des martyrs, l’élite de la jeunesse se disputera l’honneur de mourir pour lui. Il se trouvera des centaines, des milliers de jeunes gens pour avoir cette folie de la révolution, comme d’autres, en d’autres temps, ont eu la folie de la croix.

C’est à cette exaltation religieuse que le nihilisme russe a dû sa force et sa vertu. Peut-être eût-il fait plus de conquêtes, peut-être eût-il été plus difficile à vaincre, si, fidèle à sa première inspiration[6], il s’en fût toujours tenu à l’apostolat pacifique, au lieu de faire appel aux mines et aux bombes. Mais, pour n’avoir d’autre ambition que celle de s’immoler, pour s’enfermer obstinément dans la sereine protestation du martyr, il ne suffit pas d’une quasireligion sans Dieu et sans ciel : il faut une foi possédant un Dieu, attendant tout de Dieu, lui laissant le choix de ses voies et de son heure.

La révolution a beau devenir une sorte d’humaine religion, aussi fervente, aussi croyante à sa manière que l’ancienne ; elle a beau inspirer le même zèle enthousiaste et la même abnégation, elle ne saurait longtemps résister au démon de la violence. Elle est condamnée par son principe à laisser la force morale pour la force brutale. Sur ce point, il lui est interdit de rivaliser avec les vieilles doctrines qu’elle prétend supplanter. Il faut le Christ pour dire à Pierre de remettre l’épée au fourreau. Le croyant seul peut, devant le juge ou le bourreau, répéter le fiat voluntas tua. N’est-il pas sûr d’avoir son jour et sa revanche ? Et encore, que de fois le croyant même s’est lassé d’attendre ! Que de religions ont, elles aussi, armé le maigre bras du fanatique ! À certains esprits, le fanatisme semble même un trait essentiel de l’exaltation religieuse. Rien, à ce compte, n’a été plus religieux que le « nihilisme ». Ses héros, un Jéliabof, une Sophie Pérovsky, ont égalé le fakir le plus endurci ; et cela, sans Dieu pour les voir, ni paradis pour les recevoir.

De tous les mouvements révolutionnaires du siècle, le nihilisme russe est celui qui a le plus clairement affecté les caractères d’un mouvement religieux, et c’est pour cela qu’il a surpassé, en intensité et en grandeur morale, des mouvements politiques autrement importants par leurs résultats. Toute sa force était dans sa foi, une foi russe. La jeunesse des écoles, dédaigneuse des conceptions théologiques, « l’intelligence », comme on dit là-bas, a montré qu’en elle le besoin de croire était toujours vivant. Pour ses dogmes révolutionnaires, l’athée a bravé la pauvreté et l’exil, souffrant pour la foi nouvelle avec une patience russe, comme ont souffert, durant des siècles, ses compatriotes du peuple, les Raskolniks, pour « la vieille foi ». Si la révolution a eu l’air, en Russie, de prendre elle-même l’aspect d’une secte, comment s’en étonner dans un pays où fleurissent tant de sectes ? Ainsi, là même où la religion semble avoir entièrement disparu, la révolution, qui en a pris la place, laisse voir le fond religieux de l’âme russe.




CHAPITRE II


Comment, chez le peuple, le sentiment religieux a gardé toute sa puissance. — Raisons de ce phénomène. — L’état de culture de la Russie. — L’histoire et le mode de gouvernement. — Du mysticisme et du fatalisme russes. — Où faut-il en chercher les sources ? — Est-ce dans la race ou dans le sol et le climat ? — Influences de la nature et du milieu. — La plaine et la forêt. — Les saisons. — Les maux historiques : épidémies et famines. — Comment il ne faut pas outrer le mysticisme des Russes. — Quels en sont les caractères et les limites ? — Fréquente combinaison de réalisme et d’idéalisme.


Chez le peuple, et non seulement chez le paysan, mais chez l’ouvrier, chez le petit bourgeois et le marchand des villes, le sentiment religieux a conservé son antique naïveté. La religion y donne une incontestable preuve de vie : la fécondité ; elle y est sans cesse en enfantement, mettant au monde des sectes bizarres dont le nombre même est difficile à fixer. L’homme du peuple semble n’avoir pas encore franchi ce degré de civilisation où toutes les conceptions prennent spontanément une forme religieuse. À cet égard, comme à tant d’autres, il est le contemporain de générations depuis longtemps disparues chez nous. S’il est, en Europe, des États où la religion a tenu une aussi grande place, il n’en est peut-être point où elle en occupe encore une aussi large. La rudesse du sol et du climat avait préparé son empire ; les vicissitudes de l’histoire, la forme du gouvernement public et privé l’ont affermi ; l’état de culture l’a maintenu.

Lorsque, au-dessus d’un village des steppes, j’apercevais l’église dominant de ses coupoles vertes les noires cabanes du paysan, il me semblait voir un emblème de cette vieille royauté de la religion sur la terre russe. Que si l’on nous demande comment ou pourquoi la religion a gardé, sur le peuple et sur la vie populaire, un ascendant qu’elle a perdu en tant de contrées de l’Europe, les raisons en sont multiples. C’est d’abord, et avant tout, le degré de civilisation du pays et, si l’on peut ainsi parler, l’âge intellectuel de la nation. Ce peuple, encore jeune malgré ses mille ans d’histoire, en est à une sorte d’adolescence, où les croyances de sa longue enfance conservent presque toute leur autorité.

Il n’en est pas encore arrivé (nous parlons, bien entendu, des classes populaires) à Ja phase du scepticisme, à cette crise des croyances que traversent depuis un siècle les sociétés occidentales. Il n’a pas encore passé par cette redoutable mue intellectuelle qui a, pour longtemps, ébranlé la santé morale des peuples modernes. Il a eu beau être visité par Diderot, il a beau posséder la bibliothèque de Voltaire, il en est encore à l’âge théologique, et, malgré les recrues faites chez lui par les disciples de Comte, rien n’indique qu’il en doive bientôt sortir.

Dans cette Russie, pareille à ses paresseuses rivières, les siècles paraissent couler plus lentement. Pour la grande masse de la nation, le moyen âge dure toujours. Luther est encore à son couvent, et Voltaire, l’ami de Catherine, n’est pas né. Elle est restée au quinzième siècle, pour ne pas dire au treizième. C’est une impression que j’ai souvent eue en Russie. Après avoir franchi, au milieu d’un peuple de pèlerins, les hautes portes du monastère de Saint-Serge, ou être descendu, à travers deux longues files de mendiants, dans les galeries des catacombes de Kief, il me semblait mieux comprendre notre moyen âge. De même, pour qui n’a pas foulé le sol encore intact de la sainte Russie, la meilleure manière de se représenter le peuple russe, c’est encore de remonter au delà de la Réforme et de la Renaissance, aux siècles où la foi au surnaturel dominait toute la vie populaire, où des hérésies naïves et grossières étaient le refuge des esprits les plus hardis.

Ce peuple a conservé l’intégrité de croyances des époques où l’on n’ose mettre en doute que les conditions de la foi et la forme du salut. Son grand charme et sa grande force, c’est qu’il n’a pas été entamé par notre aride scepticisme. De là vient qu’à travers son apparente grossièreté il a souvent l’âme moins grossière que des peuples extérieurement plus policés. Ce qu’il avait de noble et d’élevé dans le cœur ne s’est pas flétri au contact d’un esprit de négation qui n’est pas fait pour les petits et les humbles, et qui, en descendant des lettrés ou des savants dans les foules, s’y dessèche en un inepte et brutal matérialisme. C’est uniquement, dira-t-on, que la Russie est arriérée de plusieurs générations. Ç’en est au moins une des raisons. Libre à chacun de l’en plaindre ou de l’en féliciter. Ce qui est certain, c’est que c’est là un fait gros de conséquences, d’autant qu’à considérer l’épaisseur des couches populaires et le mince épiderme de classes soi-disant instruites qui les recouvre, il faudra longtemps pour que ce qu’on appelle les idées modernes en pénètre le fond.

La Russie populaire vit dans une autre atmosphère que la nôtre : les vents qui soufflent de l’Occident seront longtemps avant d’en avoir renouvelé l’air. C’est presque le seul pays de l’Europe où l’homme du peuple ait conservé le sens de l’invisible, où il se sente réellement en communion avec les hôtes du monde supraterrestre. Ses villages de bois, en vain traversés par la vapeur, sont de ceux où un saint des vieux jours se sentirait le moins dépaysé.

L’état de culture du peuple n’est pas la seule raison de cette persistante prédominance des penchants religieux ; l’histoire, l’état social, l’état politique de la Russie n’y sont pas étrangers. Dure a été la vie sous le sceptre paternel des tsars. Rares et précaires étaient les joies qu’offrait l’existence à ce peuple de serfs. Sentant peser sur lui tout le poids d’un des plus pesants édifices sociaux qu’ait connus le monde chrétien ; ne voyant s’ouvrir à ses yeux de chair aucune libre perspective, il était d’autant plus enclin à chercher des échappées sur l’au delà. Il lui fallait un monde plus clément, où il trouvât en tout temps un refuge. La religion le lui assurait. En même temps que la grande consolatrice, la foi était pour lui la grande revanche de l’âme. Plus cette vie était lourde, plus il vivait de l’autre.

L’ignorance des masses, le manque de tout bien-être, la double tyrannie du bailli représentant le seigneur et de la police représentant l’État, toutes les tristesses de l’existence russe concouraient au même effet, tournaient le cœur du peuple dans le même sens.

Cette influence historique s’étend secrètement jusqu’aux classes cultivées, aux classes atteintes, depuis un siècle, du scepticisme occidental. Elles aussi ont durement ressenti le poids de l’histoire et de la vie. De là, en grande partie, l’accent original de leur mélancolie, leur précoce désenchantement d’une civilisation inférieure à leurs exigences, leur effort convulsif, dans le naufrage de leurs croyances, pour se rattacher à une foi nouvelle. De là, chez tant de ceux qui traversent le désert de la vie russe, un penchant au pessimisme, au mysticisme, au nihilisme, trois puits profonds et voisins l’un de l’autre, où se laissent choir bien des âmes lasses. De là, pour une bonne part, les soudains et douloureux coups d’aile d’une littérature restée croyante dans l’incrédulité, gardant le sentiment d’une foi qu’elle a perdue et frappant de ses élans impuissants un ciel vide.

Nous sommes portés, en Occident, à demander à la race, au sang slave, le secret des penchants mystiques et de l’instinct religieux des Russes. De pareilles vues ont beau se retrouver jusqu’à Pétersbourg ou à Moscou, c’est là, me semble-t-il, moins une explication qu’une simple constatation. Entre le génie slave et le génie hindou, entre le nihilisme de l’un et le bouddhisme de l’autre, on s’est plu à découvrir une ressemblance ; et cette ressemblance, on a été, chez nous et en Russie, jusqu’à l’attribuer à une parenté des deux races et à la pureté du sang russe[7].

Le nihilisme mystique de certains contemporains (nous ne parlons pas ici du nihilisme révolutionnaire, assez improprement dénommé) a beau présenter certains points de contact avec le vieux bouddhisme des bords du Gange, il y a entre l’esprit russe et l’esprit hindou, l’un essentiellement réaliste, l’autre essentiellement métaphysique, non moins de contrastes que de similitudes. À tout prendre, ils ne diffèrent guère moins que les épaisses jungles du Deccan et les pâles forêts du Nord. L’un tient du soleil des tropiques et l’autre des neiges du cercle polaire. Si notre œil perçoit entre eux de secrètes affinités, cela prouve une fois de plus que les extrêmes se touchent ; cela montre que la nature sait, dans les régions les plus dissemblables et par des moyens opposés, aboutir parfois aux mêmes effets ; que l’homme peut, sous les cieux les plus divers, éprouver à son insu les mêmes sentiments. Encore, en pareil cas, la part de l’histoire et de l’état de culture, la part du régime social, politique ou religieux, est-elle peut-être plus grande que celle de la nature.

Quant à conclure de pareilles similitudes de tempérament a une étroite parenté de race ; quant à en faire honneur à la pureté du sang aryen des Russes, regardés comme la lignée directe des Aryas, toutes les données de l’ethnographie protestent contre ce système. S’il est injuste de refuser aux Russes le titre d’Aryens, il est hors de doute que le Slave moderne, que le Russe en particulier, fortement croisé d’éléments fînno-turcs, est par le sang un des moins aryens des peuples indo-européens[8]. La ressemblance du vieux slavon avec le sanscrit ne saurait, à cet égard, rien prouver. Les Lithuaniens du Niémen seraient, à ce compte, en droit de faire valoir des titres supérieurs. Les plus éloignés du berceau supposé de nos ancêtres communs, les Celtes, pourraient, eux aussi, par certains côtés, prétendre à une ressemblance avec leurs lointains cousins du Gange, sans que Bretons ou Gallois en puissent conclure au privilège d’un sang plus pur.

Ici, comme en bien d’autres questions, l’appel à la race n’éclaire rien, d’autant que l’instinct mystique est loin d’être également commun à tous les peuples de souche slave. Il est peut-être plus rare chez les Slaves du Danube ou de l’Elbe que chez leurs voisins de sang germanique. Il n’a guère d’empire que chez les Russes et les Polonais, en tant de choses si différents, en cela seul peut-être semblables. Et encore, si, au dix-neuvième siècle, la littérature polonaise, la religieuse poésie de Mickiewicz, ou de Krasinski, le poète anonyme, est tout imprégnée d’un douloureux mysticisme, cela tient avant tout aux souffrances ou, comme disent ses fils, au long martyre, à la passion de la Pologne, cette crucifiée des nations. Si Mickiewicz, le grand poète de Lithuanie, s’est, avant Léon Tolstoï, égaré dans les subtils brouillards des sectes mystiques, c’était chez l’adepte du tovianisme, attendant la résurrection de sa patrie, autant folie patriotique que folie religieuse.

Veut-on, chez les Slaves du Nord, regarder le penchant au mysticisme comme un trait du tempérament national, il faut, croyons-nous, en rechercher l’origine dans l’histoire d’un côté, dans la nature de l’autre. Pour employer le langage du jour, la théorie des « milieux » nous paraît ici moins décevante que celle des races. Si de pareilles recherches ne sont pas entièrement vaines, l’explication la moins trompeuse est encore celle que nous fournissent ces deux grands facteurs du caractère d’un peuple, l’histoire et le climat, autrement dit le milieu moral et le milieu physique

Chez les Slaves, comme chez toutes les grandes races, l’instinct religieux a ses sources au plus profond du cœur ; chez le Russe, le sentiment mystique nous semble jaillir du sol et découler du ciel.

Nous avons déjà tenté d’analyser les principaux traits de la nature russe et la manière dont ce ciel et cette terre ont agi sur le caractère national[9]. Les impressions de cette pâle nature se résument pour nous en un contraste. Sur ces vastes plaines tantôt nues, tantôt couvertes de maigres forêts, l’homme se sent petit, sans que la nature se montre réellement grande. Il se sent faible, il se sent pauvre sans que la nature lui fasse toujours sentir sa force ou sa richesse. Une pareille terre, sous le froid ciel du Nord, éveille aisément l’instinct de l’infini avec le sentiment de l’inanité de la vie. Cette terre russe, à la fois immense et débile, incline l’âme à la mélancolie, à l’humilité, à la méditation intérieure, par suite au mysticisme.

La plaine illimitée, forêt ou steppe, a sur le Russe une influence comparable à celle du désert sur l’Arabe. Ces espaces sans fin donnent à l’homme, suivant les âges ou les tempéraments, deux impressions différentes. Tantôt cette étendue plate et monotone l’effraye, le rapetisse, le replie sur lui-même, lui donne le besoin de se serrer contre ses semblables et lui rend Dieu présent derrière ce ciel toujours fuyant. Tantôt ces vastes horizons lui donnent, avec le sentiment de l’espace libre, celui de la vie libre ; ils le sollicitent à des courses illimitées et à de longues chevauchées, excitant en lui le goût de l’indépendance, de l’entreprise, de l’aventure. Ces deux impressions se retrouvent chez le Russe, non moins que chez l’Arabe, parfois isolées et souvent réunies. L’une a encouragé le moujik à ses migrations séculaires et poussé au loin le Cosaque, le sauvage enfant de la steppe, qui ne pouvait tolérer de frein à sa liberté ou de bornes à ses incursions. L’autre a peuplé les couvents ou les skites des forêts du Nord et fomenté les rêves des sectes mystiques de la Grande-Russie. Toutes deux ensemble ont conduit aux sanctuaires lointains les longues files de pèlerins, sans cesse en marche de tous les coins de l’empire, et mis en mouvement les sectes d’errants ou de vagabonds, car le vagabondage du corps et de l’esprit est devenu une des formes de la piété et de la mystique russes.

Vues d’en haut, du sommet des falaises abruptes ou des collines boisées qui bordent le Dniepr, le Don ou le Volga, vues des tours de Kief ou des murailles de Nijni, ces plaines russes donnent la même sensation d’infini qu’ailleurs la mer. Ce paysage, tout horizontal, laisse généralement au ciel la plus grande place. Souvent le ciel occupe seul tout le tableau ; la terre, à force d’être plate, s’efface ; les regards, que rien n’arrête, vont en tous sens se perdre dans le ciel. Les diffuses forêts du Centre ou du Nord donnent d’une autre manière une impression analogue. L’œil, à travers les noires aiguilles des pins dénudés ou le grêle feuillage des trembles et des bouleaux, se sent invinciblement attiré vers le ciel. La forêt, comme la nuit, est partout mystérieuse. Les songes habitent la vivante solitude des bois. Leur silence, fait de bruissements confus, a une solennité grave dont l’âme se sent enveloppée ; et, quand le vent du pôle passe sur leur tête, les forêts du Nord ont tour à tour les gémissements et les grondements de la vague sur la grève.

À ces impressions du sol russe s’ajoutent celles qu’apportent les saisons, plus contrastées ici que nulle part ailleurs en Europe ; les saisons, dont les oppositions violentes nous ont semblé expliquer ce qu’il y a de heurté, de déréglé, d’outré, dans le caractère et la pensée russes[10] ; expliquer par leurs contrastes l’antithèse perpétuelle de l’âme russe, tour à tour résignée et révoltée, douce et dure, indifférente et passionnée, somnolente et fiévreuse ; tour à tour et souvent à la fois réaliste et mystique, positive et rêveuse, brutale et idéale, et sans cesse prête à passer d’un extrême à l’autre, avec une égale sincérité de conviction, avec des emportements et des élans étranges. Ce manque d’équilibre, ce manque de mesure, si frappant chez ce peuple, comme sous ce climat, ferait seul comprendre ses accès de mysticisme et les bonds et les chutes de sa pensée, violemment renvoyée de la terre au ciel.

Les saisons, avons-nous dit, confirment et corroborent les impressions du sol ; le ciel russe est en cela d’accord avec la terre russe. C’est d’abord l’hiver, le long recueillement de l’hiver, le froid sommeil de la nature, engourdie sous la neige, et dont la mort apparente fait une impression solennelle. N’est-ce pas un fait trop peu remarqué que l’énergie du sentiment religieux dans les pays du Nord ? À cet égard, comme pour tout ce qui touche l’influence du climat, nous vivons peut-être sur un préjugé. Le Nord n’est pas moins religieux que le Midi ; peut-être serait-il permis de dire qu’il l’est davantage. L’histoire en fait foi. Quels sont, en dehors de l’Espagne, les pays de l’Europe où les croyances ont pris l’empire le plus absolu et le plus persistant ? Ce sont les pays les plus septentrionaux, trois États de confessions et de races différentes, l’Écosse, la Suède de Swedenborg, la Russie. Nulle part la tolérance ou ce qui en est le dernier terme, l’égalité civile des cultes n’a eu plus de peine à se faire admettre. Nulle part, l’Église dominante n’a obtenu un tel ascendant sur les mœurs privées et sur les mœurs publiques. L’Écosse presbytérienne a, sous ce rapport, mérité d’être comparée à l’Espagne de l’Inquisition. La Pologne, l’Irlande, l’Angleterre même ont, de tous temps, été au nombre des pays les plus croyants de l’Europe. Le sentiment religieux des peuples septentrionaux diffère de celui des peuples du Midi comme les lacs de l’Écosse ou de la Finlande diffèrent des golfes bleus de Naples ou de Valence. Des aspects du Nord, il prend une teinte plus sombre et plus austère, il devient plus mélancolique et plus rêveur, peut-être en est-il plus profond.

Les régions septentrionales, où ont longtemps été confinés les Grands-Russes, sont celles où ont pris naissance la plupart des sectes mystiques de la Russie. Sous cette latitude, les longues nuits de l’hiver, les longs jours de l’été tendent presque également à ouvrir l’âme aux impressions mystiques ou aux religieuses angoisses. Ce n’est pas seulement au figuré que les ténèbres engendrent la superstition, elle naît spontanément, chez l’homme comme chez l’enfant, de l’obscurité physique et des heures nocturnes. Partout la nuit est le temps des craintes mystérieuses qui, ainsi que les phalènes et les oiseaux du soir, se cachent dans le jour pour voltiger autour de l’homme après le coucher du soleil. L’été, les longues soirées de juin, avec leur diaphane crépuscule qui n’est ni la nuit ni le jour, donnent à l’atmosphère du Nord quelque chose d’éthéré, d’immatériel, de fantastique, qui semble étranger au monde réel ; tandis que, durant les gelées d’hiver, les deux Ourses, inclinées sur le pôle, et l’innombrable armée des étoiles scintillent sur les cieux noirs avec un éclat obsédant.

Partout ce qui déconcerte l’esprit, ce qui trouble et épouvante les sens, éveille, avec l’idée de l’inconnu, le sentiment du surnaturel. Il semble, au premier abord, que la Russie soit entièrement libre des grands phénomènes, des commotions de la nature, qui, à Java ou au Pérou et, en Europe même, sur les pentes du Vésuve ou les croupes des Alpujaras, donnent à l’imagination populaire une sorte d’ébranlement périodique. Elle n’a, la vaste Russie, ni volcans comme l’Italie, ni tremblements de terre comme l’Espagne ; elle n’a ni pics neigeux, ni avalanches, ni glaciers, ni fiords aux bords escarpés, ni rochers battus des flots du large. Elle n’a ni les serpents ni les tigres de l’Inde ; elle a, il est vrai, des loups dans ses bois, des ours dans ses solitudes du Nord. Ces deux fauves ont, durant des siècles, été la terreur de ses campagnes ; ils ont l’un et l’autre inspiré maintes superstitions ; mais tous deux, l’ours surtout, sont devenus relativement rares. Ce serait un tort cependant de croire les plaines russes entièrement dénuées des phénomènes ou des spectacles qui, avec l’épouvante, provoquent les idées superstitieuses. Au lieu de provenir du sol, c’est encore aux saisons qu’ils appartiennent, aux saisons qui fournissent à l’imagination russe les aliments que le sol lui refuse.

« L’hiver a le bourane ou chasse-neige, tempête de terre non moins effrayante que les tempêtes de mer. La neige, soulevée violemment du sol, se mêle aux flocons qui tombent d’en haut, en sorte que la terre semble se confondre avec le ciel. Tous les objets disparaissent dans une obscurité trouble ; les chemins s’évanouissent dans le tourbillon dont les tournoiements emportent troupeaux et voyageurs. Le printemps a la débâcle, phénomène moins effrayant, mais encore frappant pour l’imagination. Les golfes, les lacs, les larges fleuves, transformés par l’hiver en plaines immobiles, se fendent avec un sourd craquement, se divisent en énormes bancs de glace qui se mettent en marche vers la mer, en s’entre-choquant pendant des centaines de lieues. Après la débâcle viennent les inondations, partout un des fléaux où l’homme croit le plus sûrement reconnaître la main divine. Les rivières, grossies par la fonte d’un océan de neige, débordent sur les plaines ou sur les plates vallées, qui se transforment en lacs[11]. La Russie tout entière est comme une mer basse ou un immense marais. Rien alors n’égale la majesté de ses fleuves ; ils ont plusieurs kilomètres, parfois plusieurs lieues de large. Le Volga va porter ses grands bateaux à plusieurs étages jusqu’aux murs de Kazan, à plus d’une lieue de sa rive ordinaire. Pétersbourg, pris entre le Ladoga et le golfe de Finlande, semble en danger d’être submergé ; la Neva, enflée des eaux des grands lacs, franchit ses quais de granit et bat le roc qui porte le Pierre le Grand de Falconnet. Les villes construites sur les fleuves ne sont à l’abri qu’en se mettant, comme Kazan, à plusieurs verstes de distance, ou en s’élablissant, ainsi que les deux Novgorod, sur les pentes des falaises qui dominent les rivières.

L’été a d’autres phénomènes moins redoutables, mais plus mystérieux, qui, dans le cœur de l’homme simple, éveillent de vagues terreurs. Sur les innombrables marais du Nord et du Centre auxquels souvent, comme en Occident, des craintes naïves ont donné le nom de Mare au Diable, voltigent des feux follets, pris par le paysan russe pour des âmes en peine. Dans le Nord, les aurores boréales mettent le ciel en feu, et leurs reflets, couleur d’incendie ou couleur de sang, semblent de sinistres présages. Dans le Sud et jusque dans le Centre, dans les steppes ou les plaines dénudées, c’est un spectacle plus rare, le mirage, qui, ainsi que dans les déserts de l’Asie, rend les objets lointains mobiles et présente aux yeux des images fantastiques. En quelques contrées de la Russie, plus d’une apparition miraculeuse, rappelée par des chapelles commémoratives, semble devoir être attribuée à des illusions de cette sorte[12].

En dehors de ces phénomènes naturels, les Russes de la Grande-Russie sont restés, pendant des siècles, sous le joug de trois fléaux qui ont plus fait encore pour les incliner à la superstition ou au fatalisme : ce sont les famines, les épidémies, les incendies. Cette Russie, si riche en blés, a eu pendant longtemps de la peine à suffire à sa maigre population. Le sol et le climat s’unissaient pour rendre les terres du Nord et du Centre peu productives ; il suffisait d’un retard dans le printemps pour empêcher les grains de mûrir durant le court délai que leur accorde l’été. Dans le Sud et la plus grande partie du tchernoziom, la culture, grâce aux Tatars, fut longtemps impossible ou précaire. Là même, l’insuffisance ou l’irrégularité des pluies, la sécheresse, contre laquelle ses prières implorent en vain pendant des mois la clémence du ciel, expose le cultivateur à voir des récoltes misérables succéder à de magnifiques. Aussi a-t-il fallu, dès longtemps, instituer dans chaque commune des greniers de réserve, qui, mal surveillés, trahissaient l’espérance publique, et laissaient les disettes aboutir à des famines. Nul pays de l’Europe n’a plus longtemps et plus horriblement souffert de ce mal, dont la facilité des voies de communication a pour jamais affranchi l’Occident. C’étaient des famines comme celles de l’Asie ou de l’Afrique, comme nous en avons encore vu de nos jours dans l’Inde ou dans la Perse, qui font périr en une année jusqu’à un cinquième ou un quart de la population. Dans notre siècle même, la Russie a éprouvé de ce fait des souffrances qu’on croirait impossibles en Europe.

La rigueur du climat condamnait la vieille Moscovie à de fréquentes famines ; sa position géographique la livrait souvent à un fléau non moins terrible. Le contact de l’Asie l’a, pendant des siècles, soumise à des invasions plus dangereuses que celles des Mongols ou des Tatars, à l’invasion d’épidémies asiatiques. Innombrables sont les pestes enregistrées, à côté des famines, par les annalistes de la Moscovie, et, sous le nom de peste noire, de mort noire, le choléra y a peut-être mis le pied bien avant d’avoir apparu dans le reste de l’Europe. Aux maladies venues de l’Asie, les animaux et le bétail n’échappent pas plus que l’homme ; la peste sibérienne est encore aujourd’hui la terreur des paysans. Épidémies et famines, s’abattant pendant des siècles sur chaque génération, n’ont pas moins affecté le tempérament moral des Russes que la richesse de la Russie.

Tout ce qui rend la vie précaire, tout ce qui semble la mettre dans la dépendance de causes extérieures à la nature, porte l’homme à implorer plus vivement un secours surnaturel. Les fléaux soudains, sans cause apparente ou explicable, sont attribués par le peuple à des crimes de la terre ou à des vengeances du ciel. Rien n’entretient davantage la conception primitive de la maladie, tour à tour imputée à des sortilèges ou à une punition divine, sans autre remède que les prières ou les enchantements. C’est là une des sources historiques du fatalisme et de la superstition des populations orientales. À l’aide du médecin, au soulagement incertain d’une science qu’il ne comprend point, le paysan russe préfère souvent des paroles mystérieuses, une amulette ou un pèlerinage. Pour chacune des épidémies dont est atteint son village, pour la petite vérole, pour le choléra, comme pour la peste bovine, le moujik a des charmes traditionnels, des rites magiques parfois hérités de l’ancien paganisme. Par contre, on l’a vu souvent, par une religion mal entendue, repousser comme diaboliques les spécifiques les plus efficaces. On dirait qu’il réserve sa foi pour le sorcier et ses scrupules pour le médecin. C’est ainsi qu’en plusieurs contrées la vaccination a été longtemps fuie comme un péché, sous prétexte que c’était le sceau de l’antéchrist. Naguère encore, lors des épidémies de diphtérie, devenues si fréquentes dans l’Europe orientale, les villageois de Poltava s’opposaient opiniâtrement à la désinfection de leurs maisons, voyant dans les procédés sanitaires une profanation de leurs demeures et dans les fumigations une opération diabolique[13]. Quand il a recours au médecin, le moujik en attend souvent le même genre de service que du sorcier ; si ses remèdes sont impuissants, il le traite comme un imposteur. Aussi, dans plusieurs épidémies, a-t-on vu la vie des médecins mise en péril par l’aveugle colère du peuple.

La peste et la famine, ces deux blêmes et maigres sœurs si longtemps acharnées sur elle, sont en train de disparaître de la Russie comme du monde civilisé. Il n’en est pas de même d’un autre fléau dont l’Occident peut à peine comprendre les ravages et l’impression décourageante, l’incendie. Le feu, le coq rouge, comme l’a surnommé le moujik, s’attaque aux forêts, aux villes, aux villages, encore presque entièrement construits en bois ; il prend par accident, il est allumé par une main criminelle. La Russie a, de nos jours même, été désolée par de véritables épidémies d’incendies, car, pour les faibles et les opprimés, le feu a, de tout temps, été l’arme populaire contre les puissants. Les pertes par le feu se chiffrent chaque année à des centaines de millions, mais ce n’est pas le seul dommage qu’il apporte à la Russie. Le caractère du peuple en a été aussi éprouvé que son bien-être. Comme les famines et les épidémies, comme tout ce qui rend la santé, la vie ou la fortune instables, l’incendie a fomenté chez les Russes la superstition et le fatalisme. Lui aussi a souvent provoqué les soupçons aveugles et les violences soudaines d’une foule atteinte d’un mal dont la cause lui échappait. L’origine du feu, qu’allume parfois la foudre, est souvent aussi mystérieuse, aussi énigmatique que celle de la peste. Comment s’étonner que l’imagination populaire y voie également un châtiment céleste, contre lequel il n’y a d’autre secours que la prière ou une image miraculeuse ? Naguère encore, ce sentiment était assez fort chez le paysan pour paralyser ses bras en face des flammes. On en a vu déménager leurs maisons, enlever leurs vêtements et leurs ustensiles, décrocher les châssis de leurs doubles fenêtres, et laisser leur village brûler en s’écriant : « C’est la main de Dieu ! » L’établissement des assurances, plus bienfaisantes en Russie que partout ailleurs, trouva dans cette croyance un obstacle inattendu. Par une sorte de scrupule de fataliste, le vieux paysan se faisait un remords de se mettre en garde contre un mal envoyé du ciel ; il lui répugnait d’acheter à prix d’argent l’immunité contre les colères d’en haut. Bien des campagnes fussent demeurées en dehors de toutes les assurances, si les assemblées provinciales n’avaient imaginé d’en établir d’obligatoires.

Les villageois font parfois encore le même accueil résigné aux maladies nouvelles qui déciment leurs troupeaux ou leur famille et aux insectes qui fondent à l’improviste sur leurs champs. Le sud de la Russie n’est pas toujours à l’abri des ravages des sauterelles. Vers 1880 on a vu, dans le gouvernement de Kherson, les paysans refuser de se défendre contre une invasion de criquets. « Dieu est irrité, disaient-ils : les sauterelles sont un châtiment de Dieu. » Et ils restaient assis, immobiles, en face de l’armée dévorante des locustes, répétant : « Quand le jour du châtiment sera passé, les sauterelles partiront ». Pour triompher de l’obstination de ces moujiks, l’autorité civile dut s’adresser au clergé, et, en pareille rencontre, le peuple des campagnes est loin de toujours obéir aux exhortations de ses prêtres.

Le fatalisme est un des traits les plus marqués du caractère national. Général chez les paysans, il persiste fréquemment dans des classes ou chez des hommes que leur éducation semblerait devoir y soustraire. L’esprit russe en est, pour ainsi dire, imprégné. On en retrouve la trace dans sa bravoure comme dans sa résignation, dans ses révoltes comme dans ses soumissions, dans ses témérités non moins que dans ses découragements, dans ses accès d’activité fiévreuse aussi bien que dans ses langueurs et son apathie, dans ses négations presque autant que dans sa religion. Il perce jusque dans ses plaisirs et ses goûts, comme dans la passion des jeux de hasard, passion qui repose au fond sur une sorte d’acte de foi à la chance et au pouvoir mystérieux du sort. Si le Russe a vraiment quelque chose d’oriental, c’est par là.

Au fatalisme s’allie souvent chez lui le mysticisme, un mysticisme inavoué qui s’ignore, qui fréquemment se nie lui-même et a honte de se reconnaître. Cette veine mystique, longtemps inaperçue des indigènes, frappe l’étranger. Nous l’avions, pour notre part, dès longtemps signalée[14]. Après avoir été lente à le découvrir, l’Europe est peut-être aujourd’hui disposée à grossir ce mysticisme russe, à lui faire une trop grande part dans la littérature, dans la pensée, dans le caractère slaves. Il s’en faut que tous les Russes en soient vraiment atteints. Partout, sur notre globe déjà vieux, c’est là forcément chose rare. Peut-être même est-on d’autant plus frappé de le rencontrer en Russie qu’il s’y mêle fréquemment à des instincts qui semblent jurer avec lui.

Pareil à une vapeur subtile, le mysticisme n’en plane pas moins sur la terre russe. S’il n’a pas de prise sur toutes, il pénètre certaines âmes ou plus fines, ou plus ardentes, ou plus maladives. À l’opposé de ce qu’on serait tenté d’imaginer, les années semblent y rendre plus sensible ; la jeunesse s’en défend parfois mieux que l’homme fait. Le mysticisme est, chez plus d’un Russe, une affection de la maturité. Tel qui en semblait exempt à vingt-cinq ans, en est atteint à cinquante. Gogol et Léon Tolstoï en sont des exemples. Cette sorte d’évolution, et comme de conversion mystique, s’est vue également ailleurs. En Russie elle ne s’explique pas seulement par l’éternel désenchantement de la vie humaine, mais aussi par les fatales déceptions encore inhérentes à la vie russe. Les étroites limites de l’activité intellectuelle sous le régime autocratique ; les barrières où se heurte en tous sens l’initiative individuelle ; l’inaction tôt ou tard imposée aux esprits indépendants ; le vide mal dissimulé de l’existence officielle et le vide trop apparent de tout ce qui n’est pas service d’État ; en un mot, l’impuissance d’agir et la fatigue de vouloir, l’inutilité de l’effort, mieux ressentie avec l’âge, rejettent parfois dans la contemplation et le mysticisme des âmes robustes qui, en d’autres pays, se fussent absorbées dans l’action. Peut-être l’usure du climat n’y est-elle pas non plus étrangère, car les forces morales ne lui résistent souvent pas mieux que les forces physiques ; on vieillit vite sous ce ciel.

En Russie le mysticisme habite le Nord plutôt que le Midi et l’izba du paysan de préférence à la maison seigneuriale, parce que le moujik est plus voisin de la nature et qu’en Russie la nature est d’ordinaire plus mélancolique et plus mystérieuse dans le Nord. Le mysticisme russe se ressent, du reste, du sol et du peuple ; il conserve presque toujours une saveur de terroir. Ne lui demandez point l’exquise et allègre poésie de ce doux extatique de François d’Assise qui, dans sa charité, embrassait toute la nature vivante, prêchant aux petits oiseaux et « à ses sœurs les hirondelles ». Peut-être faut-il pour cela le ciel et les fraîches vallées de l’Ombrie ou de la Galilée. S’il n’a pas la suavité franciscaine, le mysticisme russe a rarement l’âpreté de l’ascétisme oriental. S’il est, lui aussi, souvent bizarre, lourd, prosaïque, il est d’ordinaire moins sombre et moins farouche. Il perd rarement tout à fait le sens du réel ; il garde des soucis pratiques jusque dans ses conceptions les plus folles. Son vol ne dépasse jamais les sommets. Le vide éther des espaces célestes, l’air raréflé des hautes cimes ne conviennent point à ces enfants de la plaine. Jusqu’en ses envolées les plus hardies, le Russe ne quitte presque jamais la terre du regard. Aux songes les plus étranges de l’illuminisme religieux ou de l’utopie politique, il mêle fréquemment les calculs de l’esprit le plus pratique : curieuse alliance qui se rencontre en d’autres pays du Nord, en Angleterre et surtout aux États-Unis. C’est là peut-être une des rares ressemblances des Russes et des Américains.

C’est que le fond du caractère russe demeure un positivisme latent, un réalisme, lui aussi, parfois inconscient qui perce à travers tout ce qui le recouvre et le déguise. Nous avons déjà eu l’occasion d’insister sur ce trait, et il suffit de le rappeler[15]. Ce n’est pas seulement dans la littérature, dans le roman qu’on trouve combinés en Russie ce que les Occidentaux ont appelé positivisme et mysticisme, naturalisme et idéalisme ; c’est dans l’âme, dans la vie, dans le caractère russes. Les contrastes que Joseph de Maistre se plaisait déjà à signaler dans les idées et dans les mœurs de ses hôtes de la Neva, nous les avons partout retrouvés dans l’homme lui-même[16]. Il faut toujours en revenir là, quand on parle des Russes. C’est cette alliance même de traits opposés qui fait l’originalité de leur caractère national, qui lui donne quelque chose d’imprévu, de troublant, d’insaisissable et en rend l’étude si attachante parce qu’elle réserve toujours des découvertes ou des énigmes. Chez le Russe, les contraires s’attirent. Toutes ces oppositions de tempérament, tous ces contrastes de caractère se manifestent dans sa religion, et nulle part peut-être avec plus de relief que dans ses sectes populaires. N’aurait-il d’autre intérêt, l’examen de ses croyances, de ses rites, de ses superstitions, de ses ignorantes et grossières hérésies, serait toujours un curieux chapitre de psychologie nationale.




CHAPITRE III


De la nature de la religion en Russie. — Est-il vrai que le peuple russe ne soit pas chrétien ? — Caractères du sentiment religieux chez lui. — Comment son christianisme est parfois demeuré extérieur. — Raisons de ce fait. — Manière dont la Russie a été convertie. — De quelle façon le polythéisme a persisté sous le christianisme. — Dieux slaves et saints chrétiens. — En quel sens le peuple russe est un peuple bireligieux. — Rites chrétiens et notions païennes. — Persistance de la sorcellerie. — Religion envisagée comme une sorte de magie. — Pourquoi le peuple russe n’en doit pas moins être regardé comme chrétien. — Influence de l’Évangile sur ses idées, ses mœurs, sa littérature.


Nous étudions le sentiment religieux en Russie ; mais le peuple russe est-il vraiment religieux, est-il vraiment chrétien ? Les vagues et grossières croyances du moujik méritent-elles le nom de religion ; ses confuses notions sur la vie et sur le monde proviennent-elles bien de la foi chrétienne ? Beaucoup de ses compatriotes le contestent. Pour un grand nombre de Russes, la Russie n’est ni religieuse ni chrétienne. À Pétersbourg, à Moscou même, cela est devenu une sorte d’axiome. Des hommes, d’opinions d’ailleurs fort diverses, sont là-dessus d’accord. À les en croire, le moujik n’a de la religion que l’apparence ; il n’a de chrétien que les dehors. En certains cercles, ce n’est pas là seulement un lieu commun, c’est aussi une prétention nationale. On est disposé à s’en faire gloire, oubliant que, s’il y a là une part de vérité, la cause en est surtout au peu de culture du pays. Déjà, sous Nicolas, l’un des oracles de la pensée russe, Biélinsky écrivait à Gogol, si je ne me trompe : « Regardez bien le peuple et vous verrez qu’au fond il est athée. Il a des superstitions, il n’a pas de religion. » À plus d’un Pétersbourgeois cela semble préférable. On trouve avantage à ce qu’au point de vue religieux, comme au point de vue politique, l’esprit russe soit une table rase.

Un Russe, ami et disciple de Littré, a fort bien, sur ce point, exprimé l’opinion de beaucoup de ses compatriotes ; il nous reprochait d’avoir attaché trop d’importance à l’entrée de la Russie au nombre des nations chrétiennes[17]. En Russie, a dit M. Wyroubof, il y a eu des Églises, il n’y a jamais eu de religion, si ce n’est le polythéisme primitif. L’Église a dissous peu à peu le paganisme sans réussir à lui rien substituer. Le peuple, resté sans croyances en rapport avec ses besoins, s’est montré accessible à toutes les superstitions, à toutes les étrangetés. En fait, la Russie n’a jamais été ni réellement chrétienne, ni réellement orthodoxe ; elle n’a jamais été soumise qu’à un simulacre de baptême.

L’objection revient à dire que les sujets du tsar ont un culte et n’ont pas de religion. C’est là, qu’on veuille bien le remarquer, une observation que, pour des raisons analogues, on pourrait étendre à bien d’autres pays, à bien d’autres époques. Certes, il n’a pu suffire aux Varègues de Vladimir de prendre un bain dans les eaux du Dniepr pour en sortir chrétiens. À Kief et à Novgorod, comme plus tard à Moscou, un paganisme latent et inconscient a pu longtemps régner à l’ombre de la croix byzantine. Mais, à regarder l’histoire, la Russie n’est ni le seul État de l’Europe où le christianisme ait été officiellement imposé par une sorte de coup d’autorité, ni le seul où la foi chrétienne soit longtemps demeurée tout extérieure, toute superficielle. Les Francs de Clôvis et les Saxons de Charlemagne ne nous semblent pas avoir beaucoup mieux compris le christianisme que les droujinniks de Vladimir et d’Iaroslaf. Nous pourrions, à cet égard, faire de curieux rapprochements entre les Francs peints par Grégoire de Tours, et les Slaves décrits par la Chronique de Nestor. À comparer les deux pays et les deux époques, ce n’est pas toujours chez le moine de Kief et chez les Rurikovitch qu’on trouverait le moins de religion et le moins de sens chrétien. Dans la Russie des Apanages, l’Église et la foi n’ont guère eu moins d’ascendant sur les grands princes qu’elles n’en ont eu, en Occident, sur les Carolingiens et les premiers Capétiens. Qu’on lise les instructions de Vladimir Monomaque à ses fils[18] ; l’empereur Louis le Débonnaire ou le roi Robert n’auraient pas, dans leur testament, montré plus de respect de l’Évangile ou de souci de l’Église.

À prendre l’époque actuelle, la Russie n’est pas non plus le seul pays des deux mondes où le christianisme se réduise fréquemment en pratiques extérieures et en notions grossières. Ce que certains Russes disent de leurs compatriotes, bien des nationaux ou des étrangers l’ont dit de maint peuple de l’Europe ou de l’Amérique méridionale. Combien de fois n’a-t-on pas répété que, avec toute sa dévotion, avec tous ses hommages aux saints et aux images, le Napolitain ou l’Andalou, et, à plus forte raison, le Mexicain ou le Péruvien, n’étaient réellement pas chrétiens ; que, sous le mince vernis de leur christianisme de surface, perçait partout le vieux polythéisme ? Pour un esprit non prévenu, le cas de la Russie n’est donc pas aussi singulier que semblent le croire beaucoup de Russes. Il n’y a pas là de quoi dénier au moujik le titre de chrétien, car il faudrait alors le refuser à bien d’autres. On risquerait d’aboutir à cette bizarre découverte, que les pays où la religion est restée le plus en honneur, où ses rites et ses préceptes ont gardé le plus d’empire sur les masses, ne connaissent ni religion ni christianisme.

La religion, et cela est vrai de la plus sublime comme des plus humbles, la religion s’épure ou se dégrade selon le milieu qui la reçoit. Chez un peuple grossier, ignorant, elle devient ignorante et grossière. Entre elle et le croyant il y a une action réciproque ; elle se matérialise quand elle ne peut le spiritualiser ; elle s’abaisse avec ceux qu’elle ne peut élever. La religion prend les hommes par le dedans ou par le dehors, selon leur degré de culture ; et c’est par le dehors que commence le plus souvent son empire, comme c’est encore par le dehors qu’il se prolonge, alors que s’affaiblit son autorité sur le dedans.

Il se rencontre souvent ici une confusion d’idées qu’il importe d’éviter. De ce qu’une religion est grossière, de ce que les rites et les formes y prédominent, il ne s’ensuit pas toujours qu’elle soit toute de forme. Elle peut être, ou, mieux, elle peut sembler tout extérieure, sans être pour cela superficielle. Ce sont là deux choses fort différentes. Telle pratique, qui nous paraît de pure forme, peut tenir au plus profond des notions populaires ou au plus intime du cœur ; il faudra des siècles pour l’en déraciner. L’importance attachée aux rites et aux observances ne prouve point que le culte reste sans prise sur le fond de l’homme. Loin de là, à un certain degré de culture, comme à un certain âge de la vie, l’intérieur est asservi à l’extérieur. Il ne pénètre à l’âme que ce qui frappe le sens ; il n’y a de règle pour le dedans que ce qui règle le dehors, parce qu’alors l’homme est presque tout en dehors, ou le dehors est presque tout l’homme.

Cette réserve faite, il reste vrai qu’en Russie la religion est demeurée plus grossière qu’en tel ou tel autre pays. La foi chrétienne y est entachée de notions païennes. En dehors même de ces tribus d’origine finno-turque, qui n’ont de chrétien que leur inscription sur les registres de l’église, le paysan, s’il est toujours religieux, ne semble pas toujours chrétien. Pour être parvenu à rayer de l’âme russe le nom et le souvenir des dieux païens, le christianisme n’a pas toujours réussi à y graver ses dogmes et ses croyances. Entre les vieilles conceptions païennes et les enseignements évangéliques, il y a une sorte de superposition qui a persisté jusqu’à nous. Ce ne sont pas seulement les rites du paganisme que le paysan a çà et là conservés, c’est, sous une enveloppe chrétienne, l’esprit même du polythéisme. Aussi, est-ce devant le moujik qu’on pourrait dire que le paganisme est immortel.

Ce phénomène s’explique par plusieurs raisons faciles à saisir, par l’état de culture du peuple, par son manque d’éducation historique, et aussi par son caractère, par son réalisme invétéré, son attachement traditionnel aux rites et aux coutumes. Il s’explique par l’esprit de l’Église qui lui apporta l’Évangile, par les défauts du christianisme byzantin, lui-même déjà tombé dans le formalisme, et aussi par la manière dont la foi nouvelle se substitua à l’ancien polythéisme. Le missionnaire grec était enclin à faire consister toute la religion dans les rites, et ses protecteurs, les convertisseurs du peuple, les princes de Kief étaient naturellement, par leur éducation païenne, encore plus portés à ne demander à leurs sujets que le respect des observances de la foi nouvelle.

Une des choses qui frappent dans l’histoire de la Russie, c’est la facilité avec laquelle le christianisme s’est introduit chez les Slaves russes. Entre l’Évangile et le paganisme, la lutte fut courte, la victoire peu disputée. À Kief, où le Christ avait des églises dès avant Vladimir, le polythéisme semble avoir été vaincu sans avoir presque combattu. Il s’efface, en quelque sorte, il s’évanouit tout à coup devant le conquérant étranger[19]. Or, en religion, plus encore qu’en politique, il n’y a de complètes et de durables que les victoires disputées.

Le triomphe du christianisme fut d’autant plus rapide que le polythéisme des Slaves Russes était plus informe, plus vague, plus primitif. S’il avait des dieux, s’il possédait même des images, des statues de ses dieux, le Slave du Dniepr n’avait ni temples pour les abriter, ni clergé pour les défendre. Le culte, pour ne pas dire la religion, était encore chez lui en voie de formation. Au lieu d’être en décadence, comme le polythéisme classique, son paganisme semble avoir été plutôt dans la période d’élaboration. Ce qui, en d’autres circonstances, en eût pu rendre la résistance plus vive, ne l’a pas empêché de succomber devant une religion supérieure non seulement par ses croyances, mais par son organisation, par son culte et son clergé. Toutefois, comme le sentiment païen était encore dans toute sa vigueur, que l’âme populaire en était imbue, le triomphe du Dieu unique a été longtemps plus apparent que réel. Les idées et les notions du polythéisme ont, après sa défaite officielle, persisté à travers les rites du nouveau culte. Ce qui a été renversé par Vladimir, ce sont les dieux de bois à barbe d’or du paganisme russo-slave, plutôt que les antiques conceptions que ces dieux personnifiaient. Aux anciennes idoles, convaincues d’impuissance devant le Dieu des missionnaires byzantins, ont succédé le Christ et les saints du christianisme. La victoire de l’Évangile s’est ainsi trouvée d’aulant plus facile qu’elle était moins profonde. Il a pris d’autant plus vite possession des collines de Kief et des demeures des Varègues qu’il s’emparait moins des esprits et apportait moins de trouble dans les âmes, moins de changement dans les idées. On comprenait si peu le christianisme qu’on restait à demi païen sans le savoir. Telle est encore souvent, après des siècles, la religion du moujik. Ce paga nisme latent, l’Église et l’État se sont donné d’autant moins de peine pour le déraciner qu’il opposait moins de résistance extérieure et s’ignorait davantage lui-même[20].

La religion du peuple a ainsi été longtemps une sorte de paganisme chrétien, ou mieux de christianisme païen, où le polythéisme « représentait les croyances et le christianisme le culte ». Si les idées chrétiennes s’infiltraient peu à peu à travers les notions païennes, en revanche les vieilles cérémonies du paganisme, avec ses chants et ses danses, revivaient souvent au-dessous des rites de l’Église[21]. On a pu dire que le peuple russe était un peuple bireligieux. Les vieux chroniqueurs en faisaient déjà la remarque. Cette sorte de dualité de croyances, persistant à travers les siècles, a frappé tous ceux qui ont étudié le paysan ; elle se retrouve encore aujourd’hui dans ses chants, ses contes, ses traditions, comme dans son imagination. L’élément chrétien et l’élément païen s’y mêlent et s’y entrecroisent de telle façon que sa religion ressemble à une étoffe de deux couleurs[22].

Les dieux slaves ont-ils été effacés de sa mémoire, le peuple a gardé le souvenir des divinités secondaires, de celles du moins qui, par leur nom ou par leurs attributs, personnifiaient le plus nettement les forces de la nature. Comme presque partout, c’est la partie inférieure de la mythologie qui a le mieux résisté. C’est ainsi que, en près de dix siècles, le christianisme n’a pu supprimer ni le Vodiany, l’esprit des eaux, vieillard au visage boursouflé et aux longs cheveux humides qui habite les rivières et fait sa demeure près des moulins ; ni les Rousalkas, sorte de sirènes ou de naïades slaves, à la peau d’argent et à la chevelure verte, qui, de même que les nymphes grecques le jeune Hylas, attirent les jeunes gens au fond des eaux ; ni le Léchii, l’esprit des bois, sorte de lutin folâtre ou de Sylvain aux pieds de chèvre, qui égare les voyageurs dans la forêt ; ni le Domovoï, le génie de la maison, dont le poêle, ce foyer russe, est la demeure préférée. Tous ces êtres fantastiques jouent un grand rôle dans les chants et les contes populaires. Les marais, les lacs, les forêts les ont fait vivre dans l’imagination russe[23].

En Russie plus qu’ailleurs, c’est surtout dans le culte des saints que le polythéisme s’est survécu. Si oubliés que soient les dieux slaves, ils n’ont disparu du sol russe qu’en se travestissant en saints chrétiens. Pour se retrouver dans l’Orient hellénique, comme dans l’Occident latin, de pareilles métamorphoses n’ont nulle part été plus fréquentes qu’en Russie. Elles seules expliquent la vogue de certains bienheureux et la bizarre hiérarchie du ciel russe. La place assignée par la dévotion populaire à ses saints favoris est sans rapport avec leur rôle dans l’histoire ecclésiastique ou leur rang dans la liturgie orthodoxe. On a remarqué que, parmi les hôtes de l’empyrée chrétien, les plus vénérés du peuple étaient souvent les moins humains ou les moins historiques, ceux que la légende a le plus librement modelés à son gré. La raison en est simple : saints légendaires, anges du ciel ou prophètes de l’ancienne loi, les préférés de la dévotion russe ont pour la plupart conservé un caractère mythique.

Plusieurs ne sont que des dieux dégradés ou purifiés. De l’Olympe barbare de la Rouss primitive ils se sont glissés dans le paradis orthodoxe. Parfois, sous le couvert d’une ressemblance de noms, ils ont transmis à un saint leurs attributs et leurs fonctions. C’est ainsi que saint Blaise, en russe Vlas, a, dans les superstitions locales, pris l’emploi de l’antique Volos ou Veles, le dieu des troupeaux. Le Jupiter slave, Péroun, le dieu de la foudre, dont les statues furent jetées dans le Dniepr et le Yolkof, est remonté sur les autels sous la figure d’Élie, saint Élie, Ilia. Le prophète d’Israël, enlevé au ciel sur un char de feu, a succédé au dieu du tonnerre des anciens Russes, de même que, chez les Grecs, le même Élie avait déjà hérité d’Hélios, le Soleil. Lorsqu’il tonne, c’est, pour le moujik, le char du prophète Elie qui roule dans les cieux[24]. En même temps que de la foudre, ce maître de l’orage dispose de la grêle. Un conte du gouvernement de Iaroslavl le montre détruisant les récoltes d’un paysan qui célébrait la Saint-Nicolas sans fêter la Saint-Élie[25].

Pour d’autres bienheureux, pour saint Nicolas, pour l’archange saint Michel, pour saint Georges, l’un des patrons de l’empire, dont l’équestre image, d’origine païenne, décore l’écusson national, le caractère mythique n’est pas moins marqué. Saint Georges et saint Michel partagent avec saint Élie, et aussi avec saint André et saint Pierre, la succession du Thor slave, Péroun. D’autres fois, dans sa fête du printemps, le 23 avril, Georges, Iouri ou Iégory le brave devient le protecteur des troupeaux et apparaît, de même que saint Blaise, comme l’héritier du dieu Volos. Dans la légende du chevaleresque pourchasseur du dragon, sorte de Persée ou de Bellérophon chrétien, les souvenirs païens et les idées chrétiennes s’enchevêtrent et se confondent, chez les Russes tout comme chez les Grecs et les Latins.

Il en est de même de saint Nicolas, le plus invoqué et le plus puissant de tous les saints russes, celui qui, selon la croyance populaire, doit succéder à Dieu, lorsque Dieu se fera vieux. Saint Nicolas a les vocations les plus diverses. C’est, comme en Occident, le patron des enfants, c’est le protecteur des matelots, des pèlerins, des gens en danger. Par opposition à saint Élie, souvent dur et vindicatif, saint Nicolas, est le bon saint, obligeant et secourable par excellence. Le Russe en emporte le culte partout avec lui et le répand autour de lui. Chez les indigènes de la Sibérie, saint Nicolas est le dieu agricole et le dieu de la bière que l’on fête pendant la moisson. Les païens d’au delà de l’Oural ont pour lui les mêmes hommages que les orthodoxes : ainsi les Votiaks non baptisés et les Ostiaks, qui l’appellent Kola, le dieu russe. En Europe, comme en Asie, plusieurs tribus finno-turques, officiellement converties au christianisme, ne connaissent guère d’autre dieu chrétien. Presque toute la religion des Tchouvaches du Volga se réduit en pèlerinages à ses sanctuaires, partout fort nombreux. On peut ainsi encore aujourd’hui suivre, en Russie même, les diverses phases de l’évolution religieuse, du paganisme ou du fétichisme au christianisme.

La façon dont le paysan honore ses saints, l’idée qu’il se fait de leur puissance, de leur protection, de leurs rancunes, est souvent encore toute païenne. Il redoute leur vengeance et prend garde de blesser leur amour-propre. Il cherche à gagner leur faveur et leur en veut de leur négligence. « Te sert-il, prie-le ; ne te sert-il pas, mets-le sous le pot », dit un dicton populaire[26]. On sait que dans chaque maison, presque dans chaque chambre, la place d’honneur, un des angles de la pièce, selon un usage oriental, est occupée par les saintes images, ces dieux lares moscovites. Pour elles est le premier salut de tout Russe qui entre. Veut-il commettre un acte qui puisse les choquer, le pécheur a le soin de leur voiler la face. Ainsi les femmes de mœurs légères.

Les Russes ont l’habitude d’honorer les saints et le Christ lui-même en faisant brûler des cierges devant leurs images. Durant les offices, les fidèles, debout les uns derrière les autres, se transmettent de main en main les petits cierges à poser devant l’iconostase. Un jour, c’était la fête de saint Georges, un paysan passait ainsi deux cierges. « Pourquoi deux ? lui demanda-t-on. — C’est, répondit le moujik, qu’il y en a un pour le saint et un pour le serpent. » Plus d’un homme du peuple serait enclin à rendre ainsi hommage en même temps à saint Georges ou à saint Michel et au dragon terrassé par le saint. Il y a dans leurs croyances une sorte de dualisme inconscient. La vie leur apparaît comme la lutte de deux principes opposés. On a cru retrouver dans les traditions populaires le souvenir de deux dieux ennemis : le dieu blanc, dieu du bien, le dieu noir, dieu du mal. Cette vue, à en croire les mythologues, a beau sembler inexacte, elle est d’accord avec les idées et la religion de nombre de moujiks. On dirait parfois que, sous leur christianisme, se retrouve une sorte de manichéisme latent. Maintes sectes populaires croient partout découvrir le diable et l’antéchrist.

Une chose plus d’une fois remarquée, c’est la facilité avec laquelle le moujik russe, le colon russe, transporté au milieu de populations idolâtres, en adopte les superstitions et parfois même les rites païens. En Sibérie notamment, un grand nombre de paysans orthodoxes se laissent prendre aux grossières séductions du chamanisme et figurent parmi les ouailles des chamans. Aux bords de la Lena, beaucoup fréquentent les sanctuaires bouddhistes des Bouriates, leurs voisins. Jusqu’aux environs d’Irkoustk, la capitale de la Sibérie orientale, siège d’un archevêché orthodoxe, on rencontre, dans les izbas russes, des idoles bouriates, en même temps que des images de saint Nicolas dans les huttes des Bouriates. En Europe même, dans la région du Volga, le paysan subit souvent la contagion des superstitions polythéistes ou fétichistes de ses voisins allogènes, les Tchouvaches ou les Tchérémisses, par exemple. Il semble qu’à demi émergé du paganisme, le moujik sent toujours près de s’y laisser retomber, quand il ne rencontre pas de main pour l’aider à en sortir. L’immensité du pays, l’éloignement de centres intellectuels et religieux, l’insuffisance et la négligence d’un clergé à la fois trop peu nombreux et trop peu instruit, sont pour la religion autant de causes de corruption. Chez un pareil peuple, ce qui doit étonner, ce n’est point que le christianisme s’y allie souvent à des notions païennes, c’est que la foi chrétienne y ait vécu et duré, qu’elle n’ait pas été entièrement étouffée par les ronces du paganisme.

Sous le polythéisme chrétien du moujik se retrouve une couche religieuse encore inférieure, qu’en creusant un peu l’on découvre également au fond des peuples de l’Occident, la sorcellerie. On ne saurait demander au paysan du Don on du Volga d’avoir perdu l’antique foi dans les sortilèges et les maléfices, alors que de semblables croyances rampent encore au fond des campagnes, dans les pays les plus anciennement civilisés. À cet égard encore, le spectacle que nous offre l’izba russe nous fait remonter de plusieurs siècles en arrière. En aucun pays contemporain, la confiance dans les charmes magiques, la crainte du mauvais œil et des mauvais présages, la foi dans les songes et les enchantements, ne sont aussi communes. Il est peu de villages qui n’aient leurs sorciers, et l’un des livres les plus répandus dans le peuple est le Sonnik, l’interprète des songes.

Ces superstitions sont tellement enracinées que, si l’on ne savait quelle peine a eu la culture à en triompher en des pays autrement favorisés, l’on serait tenté d’en rejeter la faute sur le sol ou sur la race. Le Nord a toujours été la terre des magiciens et la sorcellerie y a conservé un caractère plus sombre. Entre toutes les races ou les nationalités de l’Europe, les Finnois ont, sous ce rapport, longtemps joui d’une sorte de primauté. Aucun peuple n’a eu plus de foi dans la force des enchantements. Les magiciens tchoudes ont, en Russie comme en Scandinavie, gardé leur antique renom. Les traditions finnoises, les poésies recueillies dans les villages de Finlande, font à la sorcellerie une place unique dans la littérature. Le grand poème dont les runot, habilement soudées, ont formé le Kalevala, est Tépopée des conjurations magiques. Dans cette sombre Iliade ou cette brumeuse Odyssée du Nord, les héros, au lieu de combattre avec le fer ou l’airain, luttent à coups d’incantations et de talismans, terrassant leurs ennemis et domptant les éléments par la puissance de leurs évocations. Le principal personnage, le vieux runoia Wâinâmôinen, n’est qu’un sorcier divin, l’Achille ou l’Ulysse de la sorcellerie. Lônnrot et les savants finlandais qui ont recueilli les runot du Kalevala ont également publié des formules d’enchantement et des exorcismes, destinés à conjurer tous les périls dont la colère d’êtres malfaisants peut menacer l’homme.

Chez les Finnois modernes, chez les Finlandais protestants du moins, la religion et la culture ont secoué le joug des plus grossières de ces superstitions. Il n’en est pas de même en Russie. Le Grand Russe, dans les veines duquel coule tant de sang finnois, le Russe qui, pour la sorcellerie, a été l’élève des devins tchoudes, est demeuré plus fidèle aux croyances de ses ancêtres et maîtres. Dans toutes les calamités publiques ou privées, en cas de maladie, en cas de disette ou d’épidémie, le moujik continue à recourir à la science du magicien et à l’expérience des sorcières. En certains villages, le paysan fait régulièrement exorciser son champ par le sorcier après l’avoir fait bénir par le prêtre ; il est ainsi en règle des deux côtés. En Sibérie et dans certaines régions du nord, les sorciers et les chamans prélèvent une sorte de dîme pour protéger les villages contre les maladies et les épizooties. Ce ne sont pas seulement des paysans isolés qui consultent en secret les maîtres de la science noire ; ce sont des villages entiers, publiquement et en quelque sorte officiellement, parfois après délibération des assemblées communales.

Jusqu’au centre de la Russie, dans les gouvernements qui entourent Moscou, on voit la population des campagnes recourir, pour chasser la peste bovine, aux rites de leurs ancêtres. Les femmes, rassemblées au milieu des ténèbres, pendant que les hommes demeurent enfermés, font à demi nues une procession nocturne. En tête marchent les saintes images, associant malgré lui le christianisme aux antiques cérémonies païennes. Des jeunes filles sont attelées à la charrue ; elles tracent autour du village un sillon que des incantations traditionnelles interdisent à la peste de franchir. D’autres fois la maladie, personnifiée par un mannequin de paille, est noyée dans la rivière, ou bien enterrée ou brûlée solennellement, avec un chien ou un chat. On a vu, en temps de choléra, des payans du centre de l’empire contraindre leur prêtre en habits sacerdotaux à ensevelir, selon les rites de l’Église, une poupée de cette sorte représentant le choléra.

C’est contre la sorcellerie et non contre les dieux du paganisme que l’Église et le clergé ont eu le plus à lutter. Dans ce combat séculaire, le christianisme, loin de toujours triompher de son occulte adversaire, ne l’a emporté qu’en dégénérant lui-même, pour nombre de moujiks, en une sorte de magie sainte, officiellement consacrée par l’Église et l’État. Aux yeux de maint paysan, les rites de l’Église ne sont que des charmes plus solennels et ses prières des incantations propres à conjurer les périls réels ou imaginaires. Pour lui, le prêtre est avant tout le dépositaire des saintes formules et le maître des célestes évocations ; le Christ n’est, en quelque façon, que le plus puissant et le plus doux des enchanteurs ; Dieu n’est que le magicien suprême[27].

Un des traits les plus marqués de la religion du moujik ce n’est pas seulement le formalisme extérieur, c’est l’attachement aux rites, à l’obriad, comme disent les Russes. Cet attachement, qui a été, chez les Moscovites, le principe d’un schisme et de nombreuses sectes, tient en partie au caractère national respectueux de toutes les formes, dans les choses profanes comme dans les choses sacrées ; il tient aussi à la conception religieuse du peuple. Pour lui, le rituel et les paroles sacrées ont par eux-mêmes une vertu mystérieuse, on pourrait presque dire une vertu magique ; les changer, c’est leur faire perdre cette vertu. Ainsi s’expliquent, par exemple, les longues controverses sur l’orthographe du nom de Jésus ou sur le signe de croix, dont, aujourd’hui encore, les Russes de toutes classes font un tel usage. Si la manière de se signer a coupé l’ancienne Moscovie et, après elle, la Russie contemporaine, en deux partis ennemis, c’est que, pour la masse du peuple, le signe de croix n’était pas seulement une sorte de mémento du Crucifié et de profession de foi du christianisme, mais une espèce de signe magique, un préservatif contre le mauvais œil et contre les dangers du corps et de l’âme.

Si grossière que semble une pareil le religion, c’est encore là (nous devons le répéter) de la religion ; c’est encore là du christianisme ; et un christianisme qui, en réalité, ne vaut peut-être pas beaucoup moins que celui de plusieurs peuples des deux mondes. En Occident même, si notre façon d’entendre la foi du Christ est généralement supérieure, elle ne l’a pas toujours été. Dans la dévotion du moujik, bien des pratiques que protestants et catholiques lui reprochent comme d’indignes superstitions, ne sont que des restes d’un âge ailleurs évanoui, et, si l’on peut ainsi parler, des traits d’archaïsme religieux.

À côté des sorciers suspects de relations avec le Malin, il se rencontre, par exemple, des hommes ou des femmes faisant profession de piété que la crédulité populaire érige en une espèce de devins chrétiens. Ainsi parfois de dévotes appelées sviatochi, ou de pèlerins revenus de Terre Sainte, qui se plaisent à expliquer aux simples les phénomènes de la nature avec les mystères des Écritures. Le peuple des campagnes recherche les oracles de ces voyants illettrés qui souvent inventent ou répandent de nouvelles sectes. Comme toujours en pareil cas, il est malaisé de distinguer les illuminés des imposteurs, d’autant que, chez les visionnaires comme chez les hystériques, la volonté est souvent la dupe ou la complice de l’hallucination. Il n’y a, dans tout cela, rien qu’on ne puisse retrouver en bien d’autres contrées, à des époques peu reculées. Il en est de même des possédés que leurs parents transportent, pour les guérir, sur la tombe des saints en renom. Il en est de même encore des « innocents », comme le bienheureux Vassili de Moscou, qu’ainsi que l’Orient musulman, la Russie populaire continue à entourer d’une sorte de vénération religieuse.

Est-ce uniquement par la naïveté de ses conceptions ou par ses pratiques enfantines que le peuple russe a droit au titre de chrétien ? Nullement ; s’il est chrétien, ce n’est pas seulement par les dehors, par ces rites auxquels il attache tant de prix, c’est aussi par le dedans, par l’esprit et par le cœur. Peut-être même mérite-t-il plus, à cet égard, le nom de chrétien que beaucoup de ceux qui le lui contestent. À travers cette religion obscurcie et comme épaissie par son ignorance et sa grossièreté, on retrouve souvent chez lui le sentiment religieux dans toute sa noblesse. Sous ce demi-paganisme, et jusque sous les aberrations de sectes bizarres, se fait jour l’esprit chrétien dans ce qu’il a de plus intime et de plus singulier, tel qu’en la plupart des pays de l’Occident il n’apparaît presque jamais dans les couches populaires.

De tous les peuples contemporains, le Russe est un de ceux où il est le moins rare de rencontrer les aspirations propres au christianisme, et les vertus qui en ont fait une religion unique entre toutes, la charité, l’humilité, et chose moins commune encore, chose ailleurs presque inconnue de l’homme du peuple, l’esprit d’ascétisme et de renoncement, l’amour de la pauvreté, le goût de la mortification et du sacrifice. S’il comprend mal la doctrine du Christ, s’il est peu au fait des dogmes de l’Église, d’autant que son clergé omet parfois de les lui enseigner, le moujik entend la morale et les conseils du Christ ; son cœur en sent l’esprit. A-t-il l’intelligence ou l’imagination encore païenne, il a déjà l’âme chrétienne. À travers l’impur alliage des superstitions, sous la rouille des sectes, reluit l’or de l’Évangile,

Pour s’expliquer ce singulier phénomène, moins extraordinaire et moins rare peut-être chez les pauvres d’esprit que nous ne le croirions de loin, il faut dire que cette compréhension de l’Évangile, que cette disposition à se pénétrer du sentiment chrétien, semble tenir en partie au caractère ou au génie national, à de secrètes affinités entre la foi chrétienne et le fond de l’âme russe. Tertullien, par un sublime paradoxe, disait de l’âme humaine qu’elle était naturellement chrétienne. Si cela a jamais été vrai, c’est peut-être surtout de la Russie et des Slaves du nord. Entre l’Évangile et la nature russe il y a une sorte de conformité, si bien qu’il est souvent difficile de décider ce qui revient vraiment à la foi et ce qui appartient au tempérament national.

Une chose manifeste, c’est qu’en tombant sur la terre russe, dans les tourbières des forêts, et dans les grandes herbes de la steppe, la mystique semence du semeur de l’Évangile n’est pas tombée sur un sol ingrat. Les ronces du paganisme et les broussailles de la superstition ne l’ont pas empêchée d’y lever, d’y donner parfois ses fleurs les plus délicates et ses fruits les plus exquis. Ce peuple, que certains de ses fils se plaisent à mettre hors du Christianisme, est du petit nombre de ceux qui ont conservé l’idée de la sainteté ; chez lesquels cette haute vision, si étrangère aux foules de l’Occident, est demeurée populaire et vivante, avec ce qu’elle a pour nous de sublime et d’étrange. Le paysan russe est presque le seul en Europe à chercher encore la perle de la parabole évangélique et à vénérer les mains qui semblent l’avoir trouvée. Ce qui est l’essence du christianisme, il aime la croix ; il ne la porte pas seulement à son cou, en cuivre ou en bois de cyprès, il se réjouit de la porter dans son cœur. Il n’a pas désappris la valeur de la souffrance ; il en goûte la vertu ; il sent l’efficacité de l’expiation et en savoure l’amère douceur. Un des appâts qui l’attirent aux sectes, c’est le désir de souffrir pour la vérité ; c’est la soif de la persécution et du martyre. « La souffrance est une bonne chose ; Mikalka a peut-être raison de vouloir souffrir, » dit un des héros de Dostoievsky[28].

Ces sentiments se retrouvent dans la littérature, depuis que cette littérature s’est rapprochée du peuple ; non point, il est vrai, chez les écrivains « démophiles » à tendances révolutionnaires qui exaltent le paysan sans le connaître ou le comprendre, mais chez les grands romanciers dont l’âme a pénétré son âme, qui, parfois, pour mieux s’identifier à lui, n’ont pas craint de dépouiller l’homme cultivé. Ainsi de Léon Tolstoï ; ainsi de Dostoievsky ; ainsi même d’Ivan Tourguénef, quoique, à l’inverse de ses grands émules, l’auteur des Reliques vivantes eût personnellement la tête libre de toutes fumées mystiques.

Chose singulière, cette littérature russe contemporaine, presque tout entière œuvre de sceptiques libres-penseurs, est par certains côtés une des plus religieuses de l’Europe. Le fond en est souvent, à son insu, secrètement chrétien. Les romanciers sont avant tout préoccupés de l’dme, de la conscience et de la paix du cœur ; ils ont le souci anxieux de l’énigme de l’existence et des mystérieuses destinées humaines. À travers leur rationalisme perce le sentiment religieux dans ce qu’il a de plus obsédant. Chez eux, le christianisme s’est, pour ainsi dire, volatilisé. On peut leur appliquer la belle image d’un de nos penseurs : pareille à ces vases qu’imprègnent encore des parfums évaporés, la littérature russe, comme l’âme russe, reste souvent imbue des sentiments d’une foi évanouie. Du peuple, comme du sol, s’élève jusqu’aux froides couches lettrées une sorte de vapeur religieuse.




CHAPITRE IV


Du dualisme de la Russie lettrée et de la Russie populaire, au point de vue religieux. — Si le peuple en est resté au moyen âge, les classes supérieures en sont souvent encore au dix-huitième siècle. — En quel sens l’état religieux de la Russie est inverse de celui de la France. — De quelle façon la diffusion des idées révolutionnaires tend à modifier cette situation. — Efforts de l’État pour fortifier l’ascendant de la religion. — Du « cléricalisme » gouvernemental. — Rôle de l’Église au point de vue politique. — Lien séculaire de la foi orthodoxe et de la nationalité. — La Russie patronne de l’orthodoxie. — De quelle manière l’État, de même que la nation, conserve un caractère religieux et confessionnel. — Comment l’autocratie russe est une sorte de théocratie.


En Russie, de même que dans le reste de l’Europe, l’ère de l’unanimité morale est passée pour ne plus jamais revenir peut-être. La religion a cessé de « relier » toutes les âmes ; elle a perdu son sens étymologique ; elle n’enveloppe plus les intelligences d’une atmosphère commune. Ici se montre un des contrastes que l’on retrouve partout en Russie. Ici se manifeste le dualisme qui, depuis Pierre le Grand, coupe la nation en deux. Nulle part la religion n’a une telle influence ; nulle part elle n’en a si peu. Tandis que le gros de la nation est demeuré sous son empire, des classes presque entières se vantent d’en avoir secoué le joug. Cette seule opposition expliquerait comment l’action du christianisme et l’importance de la religion sont jugées d’une manière si diverse.

À cet égard, les classes cultivées, « l’intelligence », comme on dit là-bas, et le peuple, les deux Russies superposées et presque étrangères l’une à l’autre, semblent appartenir à deux âges différents, sans qu’aucune d’elles peut-être soit tout à fait notre contemporaine. Si l’une nous paraît en être toujours au moyen âge, au quinzième ou au quatorzième siècle, l’autre en est fréquemment restée au dix-huitième siècle, à l’incrédulité frivole ou au naïf philosophisme antérieur à la Révolution. Dans les salons de Pétersbourg, un Mesmer, un Saint-Martin, un Cagliostro, tous les rêveurs ou les faiseurs de la fin du dix-huitième siècle, auraient bien des chances de rencontrer le même accueil que chez les contemporains de Catherine II. Pour être plus ou moins sceptique et n’accorder qu’une foi limitée aux dogmes d’aucune Église, alors même qu’il en observe décemment les rites, le beau monde n’a pas toujours renoncé à tout commerce avec le surnaturel. Si nombre d’hommes et de femmes croient de leur dignité d’êtres cultivés de se confiner dans la sphère des réalités scientifiques, bien peu se résignent à ne pas dépasser les étroites frontières des connaissances positives et savent s’arrêter aux bords obscurs de l’incognoscible. Parmi les contempteurs les plus décidés des chimères métaphysiques et des illusions religieuses, plus d’un se donne carrière dans les utopies du millénarisme humanitaire. D’autres en reviennent, comme leurs arrière-grands-pères, à une sorte de théosophie ou d’illuminisme nébuleux. L’obsession de l’inconnu, le goût toujours renaissant du merveilleux, avec cette sorte de mysticisme inconscient qui travaille l’homme russe, apparaissent sous les formes les plus diverses jusque dans les classes instruites. Tel qui, pour scruter la nuit des destinées humaines, méprise les lointaines clartés de la religion et le demi-jour de la foi, recourt volontiers aux troubles lueurs des visionnaires et des magnétiseurs. À défaut du christianisme, on fait appel au spiritisme.

Pétersbourg est une des villes où le « médiumisme », comme on disait aux bords de la Neva, a excité le plus d’engouement. Il n’y a certes là rien de singulier ; ne faut-il pas partout, en pareil cas, faire la part de la vogue, du besoiu de nouveauté et de distraction ? Ce que je n’ai guère vu qu’en Russie, c’est, dans le monde scientifique, des savants de profession se passionner pour de semblables questions. Je ne crois pas que, en aucun autre pays, des naturalistes ou des chimistes aient jamais exposé dogmatiquement les preuves du spiritisme, que des revues sérieuses se soient appliquées à démontrer la théorie de « la matérialisation » de la main des esprits, qui opèrent pour l’édification des croyants[29].

Entre l’état religieux de la Russie et celui d’une notable partie de l’Occident, il n’y en a pas moins une différence capitale, pour ne pas dire un contraste. La situation est en quelque sorte inverse. L’axe religieux est déplacé, le point d’appui de la foi chrétienne retourné. Tandis qu’en plusieurs pays de la vieille Europe, en France et en Angleterre notamment, la religion, devenue suspecte au bas peuple qu’elle a si longtemps consolé, s’est en grande partie réfugiée dans les hautes classes, dont le dix-huitième siècle lui avait fait essuyer les dédains ; chez les Russes, les croyances chrétiennes vont en diminuant de bas en haut. En bas, chez le paysan, chez le marchand, chez l’ouvrier même, la foi ; en haut, chez les classes cultivées, le scepticisme ou l’indifférence. Cette sorte d’interversion des rôles est avant tout imputable à l’état social et à l’histoire. Plus le peuple montre de foi, plus il reste attaché aux croyances de ses pères, et plus les classes supérieures sont portées à regarder la religion comme bonne pour le peuple, moins elles sentent le besoin de la soutenir de l’autorité de leur exemple. Le sentiment aristocratique est alors d’accord avec l’orgueil du savoir pour pousser à mettre sa vie comme ses idées au-dessus des règles communes. Le frein social est assez solide pour qu’on ne se fasse pas scrupule de ne s’y point soumettre. Ainsi longtemps de la Russie ; l’empire de la religion semblait assez fort pour qu’en le secouant elles-mêmes, les classes civilisées ne craignissent pas de l’ébranler au-dessous d’elles. Ce n’est pas qu’il y eût moins d’hypocrisie (il y a partout, en pareil cas, plus d’instinct que de calcul), c’est plutôt qu’il y avait plus de frivolité et moins d’expérience.

Qu’un jour, à une époque prochaine peut-être, il y ait dans la société russe une reprise religieuse analogue à celle dont a été témoin le dix-neuvième siècle en Angleterre, en France, en maintes parties de l’Allemagne, on ne saurait en être surpris. Là, tout comme ailleurs, un des effets de la propagande révolutionnaire parmi les foules sera de ramener à la vieille foi les sympathies des esprits, des professions, des classes qu’effrayent les progrès de la démocratie et les menaces du socialisme. Assaillie comme un obstacle par les uns, la religion est par les autres défendue comme un rempart. Le flot de la Révolution n’a qu’à grossir ou à se rapprocher, pour que la foi religieuse apparaisse comme une digue contre le débordement des idées subversives, et qu’on voie les mains qui se faisaient un jeu de la miner, s’efforcer de la relever.

Il y a déjà, en Russie, des symptômes d’un pareil revirement. Cela est sensible dans la haute société, dans les couches aristocratiques. Une certaine liberté d’esprit y est-elle toujours de mise, le respect, si ce n’est la pratique, de la religion y est de bon ton. L’impiété, l’athéisme tranchant, on les laisse à de moins raffinés. Cela est plus sensible encore dans le monde officiel, où la politique a toujours tenu la religion en honneur. Plus la propagande révolutionnaire lui a donné de soucis et plus le gouvernement a été pris de ferveur religieuse.

Ainsi à diverses époques, sous Nicolas et sous Alexandre III notamment. Le « nihilisme » a valu à la Russie un réveil de ce zèle officiel. L’État a tout fait pour fortifier l’ascendant des croyances religieuses, non seulement sur le peuple, mais sur toutes les classes de la nation, dans tous les établissements d’instruction, de l’école populaire aux universités. À cet égard, la politique impériale, sous Alexandre III, comme autrefois sous Nicolas, eût, en tout autre pays, été qualifiée de cléricale.

Beaucoup de Russes, il est vrai, affirment que toute espèce de « cléricalisme » est incompatible avec la Russie, incompatible avec l’orthodoxie orientale. N’est-ce pas là encore une prétention que les faits peuvent démentir ? Si cet équivoque terme de cléricalisme, mal défini en Occident même, semble particulièrement impropre en Russie, c’est d’abord que l’Église et l’État y sont trop intimement liés pour que l’activité de l’Église s’exerce aux dépens de l’État et contre l’État ; c’est ensuite que le clergé est loin d’y posséder, ou d’y pouvoir revendiquer le même ascendant que dans les pays catholiques. Presque entièrement isolé de ses compatriotes, formant lui-même, comme nous le verrons, une sorte de caste, le clergé russe a peu de rapports avec les autres classes et, par suite, peu d’empire sur elles, en haut surtout. Pour la noblesse, pour l’État lui-même, l’Église a longtemps été une Église de paysans, ses prêtres un clergé de moujiks. Cela a-t-il empêché l’État de la soutenir de son autorité, de lui prêter, d’une manière constante, ce qui lui fait défaut presque partout en Occident, l’appui de la loi et du bras séculier ? Repousse-t-on le terme de clérical, le gouvernement russe s’est maintes fois montré piétiste. L’État, en effet, peut faire du piétisme ou du cléricalisme, peu importent les mots, par calcul politique autant que par conviction religieuse ; l’État peut être dévot par instinct de conservation, dans son propre intérêt, bien ou mal entendu, et non dans l’intérêt d’une Église ou d’une doctrine. Même en pays catholiques, la plupart des hommes que leurs adversaires traitent de cléricaux ont beaucoup moins en vue l’avantage du clergé, ou la défense de la foi, que le bien de l’État et de la société.

L’Église russe a conservé des droits et prérogatives dont aucune autre Église ne jouit en Europe, Nulle part le spirituel et le temporel ne sont restés aussi étroitement unis ; nulle part la religion n’est aussi protégée. Il est vrai que, selon la règle commune, ses privilèges vis-à-vis du pays, l’Église a dû les payer en dépendance vis-à-vis du pouvoir.

Une des raisons de cette intimité de l’État et de l’Église c’est qu’en Russie la religion est demeurée essentiellement nationale. Cela explique comment l’Église excite si peu de haine jusque dans les cercles où l’on est le plus rebelle à ses dogmes. Le scepticisme est commun dans les classes cultivées ; l’esprit de négation y est souvent tranchant ; l’Église y est rarement attaquée. L’indifférence n’est point seule, comme en Occident, à retenir dans son sein les hommes qui franchissent les limites du dogme. En perdant la foi de ses enfants, l’Église russe garde généralement leur sympathie. Comme certains fils, on en voit qui lui témoignent de l’affection en lui montrant peu de respect ou même peu d’estime. Le plus grand nombre reportent sur elle une part de l’attachement qu’ils ont pour leur patrie. Les deux choses leur paraissent liées ; le Russe qui ose renoncer au culte de ses ancêtres est honni moins comme apostat à sa foi que comme traître à son pays. C’est que l’Église est pour eux chose russe ; qu’elle est avant tout une institution nationale, la plus ancienne et, malgré tout, la plus populaire de toutes. C’est que, non seulement elle a contribué à former la nation et à faire la Russie, mais qu’aujourd’hui même elle en est restée le ciment.

Le peuple russe n’est pas encore entièrement sorti de cette phase où la religion tient lieu de nationalité et se confond avec elle. Pour les masses, bien mieux, pour les hautes classes, pour le gouvernement lui-même, il n’y a de vrais et foncièrement Russes que les orthodoxes[30]. « Autocratie, orthodoxie, nationalité », disait l’empereur Nicolas, et de cette triple devise, reprise par l’empereur Alexandre III, les deux derniers termes, regardés comme équivalents, sont les moins contestés. Pour le moujik, russe ou orthodoxe semblent synonymes. Le paysan, dont le nom traditionnel signifie chrétien[31], le paysan, quand il s’adresse à ses pareils, les appelle orthodoxes, mettant à l’orientale la religion à la place de la nationalité. Veut-on dans le peuple exciter la fibre nationale, c’est la foi qu’il faut toucher. Ainsi ont toujours procédé les hommes qui ont poussé la Russie à guerroyer en Orient. C’est pour les souffrances des orthodoxes opprimés par le musulman, que le cœur du peuple battait en 1878, sous Alexandre II, comme un demi-siècle plus tôt sous Nicolas. Ce n’est qu’à une époque relativement récente que l’idée d’affinité de races a tendu, dans les cercles cultivés, à se substituer à l’idée de fraternité religieuse ; chez les masses, celle-ci a toujours primé. Pour remuer les couches profondes, il n’y a qu’à leur montrer des orthodoxes à délivrer, ou la croix à relever sur la coupole de Sainte-Sophie. Veut-on réveiller les passions guerrières, ce n’est pas le clairon qu’il faut sonner ; ce sont les cloches des trois cents églises de Moscou. Le vieil esprit des Croisades couve encore dans le sein du peuple. Peut-être un jour l’entraînera-t-on ainsi en Asie jusqu’au tombeau du Christ, sauf à s’arrêter, comme les Francs de la quatrième croisade, à faire des conquêtes en chemin.

Ce lien de la religion et de la nationalité, l’histoire l’a noué et les siècles n’ont fait que le resserrer. Sous ce rapport, la Russie nous a rappelé l’Espagne[32], avec cette différence que toutes ses luttes nationales, toutes ses guerres politiques, à l’Occident comme à l’Orient, ont pris pour le peuple l’aspect de guerres de religion. Qu’il eût affaire à l’Asie ou à l’Europe, au Nord ou au Midi, au Mongol ou au Turc, au Suédois ou au Polonais, à l’Allemand ou au Français même, c’était toujours l’infidèle, l’hérétique, le schismatique qu’il avait à combattre. Son ennemi était toujours l’ennemi de Dieu. Ce sentiment a survécu à l’émancipation du joug tatar. Il lui était antérieur. Déjà, dans la Russie des apanages, le baptême était regardé comme la marque distinctive du Russe vis-à-vis des populations allogènes. Déjà la foi était le garant ou la marque de la nationalité. Le Finnois ou le Finno-Turc converti était regardé comme Russe. Dans la cuve baptismale se combinaient les éléments d’où devait sortir le peuple nouveau. C’est l’orthodoxie, non moins que l’autocratie, qui a fondé l’unité russe ; elle a créé et conservé la conscience nationale[33].

Comment, après cela, les théoriciens de la nationalité, les Russes résolus à vanter tout ce qui est russe, les slavophiles et leurs émules, ne se seraient-ils pas faits les panégyristes de l’Église nationale ? Ils n’y ont pas manqué ; les Samarine, les Aksakof, les Khomiakof ont célébré à l’envi les mérites et les services de l’orthodoxie orientale. Ils n’ont pas craint d’en établir la supériorité sur toutes les autres formes vivantes du christianisme. Ils ont été jusqu’à montrer dans le peuple russe le représentant de la vraie civilisation chrétienne, parce que le Russe possède, dans l’orthodoxie, le vrai christianisme. À force d’exalter leur Église, de lui chercher des titres aux yeux même des incrédules, certains slavophiles ont, par le rationalisme de leurs arguments, éveillé les défiances de cette orthodoxie dont ils s’étaient constitués les apologistes. Quelques-uns ont eu la surprise de se voir censurés par le Saint Synode[34]. Par son principe, il est vrai, leur apologétique était autant politique que religieuse. L’apôtre était, chez eux, au service du patriote.

S’ils ne donnent pas dans les exagérations systématiques des slavophiles, la plupart des Russes croient devoir à leur pays de faire taire leurs préférences religieuses personnelles devant ce qui leur semble un intérêt national, « En religion, me disait à Moscou une femme du monde, je suis simplement chrétienne, sans attache à aucune confession ; mes tendances seraient plutôt protestantes ; mais, comme Russe, je suis passionnément orthodoxe. » Telle est la pensée, si ce n’est le langage, de la plupart de ses compatriotes : étant Russes, ils sont orthodoxes ou pravoslaves, ainsi qu’on dit en russe.

Le rôle déjà séculaire de patronne de l’orthodoxie a été trop avantageux à la Russie pour qu’aucun patriote ose en faire fi. De pareilles missions historiques apportent d’ordinaire autant de profit que d’honneur. Les considérations politiques et l’instinct populaire sont d’accord pour ne pas le laisser oublier à Pétersbourg. Entre les Russes et l’Orient grec ou roumain, la religion est le seul lien qui subsiste. Entre eux et leurs congénères du Danube, elle est peut-être encore le moins fragile, car, tôt ou tard, chez les Slaves émancipés par l’aigle moscovite, les affinités de race s’effaceront devant le sentiment national ; le Slave disparaîtra sous le Serbe, sous le Bulgare, Les Bulgares entendraient la messe en latin que la Russie n’aurait pas plus de prise sur eux que sur les Polonais. Si, parmi les Grecs, les Roumains, les Serbes même, la politique russe a gardé quelques sympathies, c’est surtout parmi le clergé. Cet instrument religieux viendrait à s’user en Europe qu’il pourrait encore servir en Asie, où déjà il a ouvert aux tsars la Géorgie et le Transcaucase. L’orthodoxie a valu au peuple russe une sorte de primato dont, à l’inverse d’autres nations, en cas analogue, l’empire du nord n’entend pas se dépouiller lui-même.

Au dehors comme au dedans, les destinées de l’État semblent liées aux destinées de l’Église. Après avoir été le premier facteur de la nationalité russe, l’orthodoxie orientale a été le premier élément de sa grandeur. Ce qu’elle était sous les Rurikovitch et les vieux tsars, elle l’est encore, près de deux siècles après Pierre le Grand. De nos jours même, nous devons le répéter, la religion est restée la pierre angulaire de l’Empire. Sur elle repose tout l’État autocratique. Il nous faut terminer ces réflexions par où nous les avons commencées. La Russie n’est pas seulement un pays chrétien, c’est encore, à bien des égards, un État chrétien. Et, quand nous disons qu’elle est demeurée un État chrétien, nous avons bien moins en vue la situation légale de l’Église, ou la conception officielle de l’État, que les notions populaires.

Les vieilles lois russes donnent fréquemment à l’empereur le titre de souverain chrétien, et c’est à ce titre qu’elles reconnaissent aux tsars une autorité sans limite. Le code, le svod, débute en proclamant le pouvoir autocratique et en réclamant pour lui l’obéissance au nom de la loi divine, dans les termes mêmes prescrits par l’apôtre[35]. Mais, encore une fois, ce qui fait de la Russie un État chrétien à base religieuse, c’est bien moins la loi et l’enseignement officiel de l’État ou de l’Église que la notion de l’immense majorité du peuple. Pour le paysan, le tsar est le représentant de Dieu, délégué par le ciel au gouvernement de la nation. Là sont, pour la conscience populaire, le principe et la justification de l’autocratie. Là est la raison de l’espèce de culte public et privé rendu par le moujik au tsar, oint du Seigneur. Il a réellement pour son souverain une religion souvent poussée jusqu’à la superstition ; mais le culte qu’il lui rend dans son cœur, comme par ses actes, le paysan le fait remonter au Dieu que l’Église appelle le roi des rois et ses livres slavons le tsar éternel. C’est pour cela qu’il se courbe et se prosterne devant lui et parfois se signe à son passage, comme devant les saintes icônes. Pour son peuple, l’empereur sacré au Kremlin a un caractère strictement religieux ; le tsar est le lieutenant et comme le vicaire de Dieu ; cela explique l’autorité et l’ingérence que le peuple orthodoxe lui a laissé prendre dans l’Église. À plus forte raison, cela explique l’esprit de docilité, des masses, le peu de goût d’une grande partie de la nation pour les libertés politiques. Le tsar gouvernant au nom de Dieu, n’est-il pas impie de lui oser résister ? L’Église ne lance-t-elle pas, chaque année, l’anathème contre les téméraires qui ne craignent pas de mettre en doute la divine vocation du tsar et contre les rebelles à son autorité[36] ? La soumission aux puissances n’a-t-elle pas été commandée par l’apôtre ; et l’obéissance et l’humilité ne sont-elles plus les premières vertus chrétiennes ? Ces sentiments ne sont pas toujours confinés dans le peuple. L’un des chefs du slavophilisme, Constantin Aksakof, dans un mémoire remis à l’empereur Alexandre II, le conjurait de ne pas se dessaisir de l’autocratie, parce que, de toutes les formes de gouvernement, c’était la plus conforme à l’Évangile[37].

Un survivant des luttes du nihilisme, se plaignant des privilèges accordés au clergé, s’attaquait à ce qu’il appelait la théocratie russe[38]. Ce mot jeté à la légère, comme un reproche banal, par un révolutionnaire, pourrait, à bien des égards, être pris au sens propre. Le gouvernement russe n’est pas sans droit au titre de théocratique. Chez lui, la théocratie est à la base de l’autocratie. Et cela n’a rien de surprenant : il en a été de même ailleurs. Chrétiens ou musulmans, la plupart des gouvernements autocratiques ont eu un principe religieux. L’Église, au lieu de dominer le pouvoir civil, a beau lui sembler subordonnée, le gouvernement russe est demeuré une théocratie, en ce sens qu’il s’appuie tout entier sur la foi religieuse. J’oserais, à cet égard, le comparer au gouvernement des Hébreux qui, sous leurs rois comme sous leurs juges, faisaient profession d’être gouvernés par Dieu et par la loi divine. Le rapprochement est d’autant plus naturel que le Russe, lui aussi, s’est, depuis des siècles, habitué à se regarder comme le peuple élu, comme le peuple de Dieu. Les fils de la sainte Russie ont, pour leur gosoudar, quelque chose du sentiment que pouvaient avoir les Hébreux pour leurs rois ou, comme dit le Slavon, pour leurs tsars David et Salomon. Qu’est-ce au fond que le régime russe, cette sorte d’anachronisme vivant dans l’Europe moderne ? Le tsarisme n’est qu’une théocratie patriarcale, déguisée par la nécessité des temps et l’influence du voisinage en monarchie militaire et bureaucratique[39].




LIVRE II
L’ÉGLISE ORTHODOXE RUSSE.




CHAPITRE I


Caractère général de l’orthodoxie orientale. — Faut-il y voir la forme slave du christianisme ? — Orthodoxie et pravoslavie. — De l’infériorité de l’Église gréco-russe dans l’histoire de la civilisation. — Où doit-on en chercher la raison ? — Des différences dogmatiques entre les deux Églises. — Opposition de leurs points de vue. — Comment l’immobilité de l’orthodoxie orientale peut être favorable à la liberté de penser. — La constitution de l’Église gréco-russe. — Absence d’autorité centrale. — Ses conséquences. — Tendance à former des Églises nationales. — Annexions de l’Église russe et démembrement du patriarcat byzantin. — Le « phylétisme ». — Comment, dans l’orthodoxie orientale, les luttes religieuses recouvrent d’ordinaire des querelles politiques.


Comme l’Église anglicane, l’Église russe est une Église nationale ; comme notre ancienne Église gallicane, c’est, en même temps, une branche d’une grande communion chrétienne élevée au-dessus des divisions de peuples et d’États. Cette communion se donne à elle-même le nom de Sainte Église catholique, apostolique, orthodoxe ; nous la désignerons sous cette dernière dénomination, qu’emploient de préférence ses fidèles, réservant le terme de catholique pour sa grande rivale d’Occident.

À l’époque de sa rupture avec Rome, l’Église orthodoxe orientale ne comptait peut-être point 20 millions d’adhérents ; aujourd’hui elle en a environ 100 millions, dont près de 80 sont sujets de la Russie[40] ; sur le reste, la moitié sont des Slaves de l’ancienne Turquie ou de l’Autriche-Hongrie. Dans cette Église, originairement tout hellénique et que nous appelons encore du nom de grecque, le nombre a passé aux Slaves, et la civilisation, comme la puissance, donne le premier rôle à la Russie.

On a souvent vu dans le catholicisme la forme latine du christianisme, dans le protestantisme la forme germanique ; les Russes aiment à regarder l’orthodoxie comme la forme slavonne. Il y a, au moins, cette différence qu’au lieu de se la façonner à eux-mêmes, les Slaves, selon leurs habitudes d’emprunt, ont reçu d’autrui leur foi toute faite ; par suite, ils se sont presque également partagés entre les deux Églises rivales.

La vérité est que la religion a coupé en deux le monde slave. À prendre l’histoire, l’orthodoxie orientale n’est pas plus slave que le catholicisme romain. Le Russe, le Serbe, le Bulgare en ont-ils fait leur culte national, le latinisme n’a guère été moins national chez les Polonais, les Slovènes, les Croates, voire même chez les Tchèques. Des Slaves d’ordinaire regardés comme foncièrement orthodoxes, il en est qui ont longtemps flotté entre Byzance et Rome. Ainsi naguère, sur le sol russe, les Ruthènes ; ainsi, au temps de leur grandeur, les Bulgares. Si, parmi les Slaves contemporains, la supériorité numérique appartient au rite oriental, la cause n’en est nullement une secrète sympathie de race ; elle est tout entière dans la géographie et la politique. Il n’y a guère là qu’un phénomène de gravitation. Comme des corps attirés en sens contraire, les Slaves d’Orient et les Slaves d’Occident, en allant les uns à Sainte-Sophie, les autres à Saint-Pierre, n’ont fait qu’obéir aux lois de l’attraction.

En dépit des doctrines en vogue à Moscou, les Slaves catholiques sont aussi Slaves que les Slaves orthodoxes. Il est vrai que les premiers ont généralement subi plus d’influences étrangères. C’est un point qu’il est difficile de contester ; on ne saurait même refuser aux slavophiles de Moscou que la religion y a été pour quelque chose. Le slavisme des Slaves du rite latin vous semble-t-il moins intact, le développement en a-t-il été moins libre ou moins spontané, la religion n’en a été que la cause indirecte. La principale raison, c’est la supériorité de la civilisation latine transmise par Rome, sur la civilisation byzantine puisée à Constantinople. Si, aux yeux des Russes, les Slaves catholiques semblent plus ou moins dénationalisés, c’est qu’ils n’ont pas en vain approché de la culture occidentale. À y bien regarder, ils ne vous semblent peut-être moins Slaves que parce qu’ils ont été plus civilisés.

Au terme grec d’orthodoxe, le russe a substitué le vocable slavon « pravoslave ». Bien que calqué sur le grec, ce mot pravoslave a, pour les étrangers, le défaut de prêter à l’équivoque, comme si l’orthodoxie était de nature ou d’origine slave. Il n’y a là, faut-il le dire, qu’une rencontre de sons[41]. Pour s’appeler en russe ou en slavon pravoslavie, l’orthodoxie orientale n’a rien de spécialement slave. Loin qu’il y ait une confession, une foi slave, il n’y a même pas, à proprement parler, de rite slave, les Slaves ayant une langue liturgique plutôt qu’une liturgie particulière. Y a-t-il une Église russe, une Église serbe, une Église bulgare, il n’y a point d’Église slave. Pour imposer leur nom à la vieille orthodoxie grecque, il ne suffit point aux Slaves d’y être en majorité. Les peuples de souche germaine seraient tous restés fidèles à Rome que l’Église catholique n’en serait pas pour cela plus germanique. En fait, les Slaves orthodoxes ont été les prosélytes des Grecs, comme les Germains et les Anglo-Saxons l’ont été de Rome. La foi qu’ils ont reçue de leurs instituteurs byzantins, ils se sont bornés à en conserver le dépôt, ils ne lui ont, d’aucune façon, donné l’empreinte de l’esprit slave. Ils n’ont eu ni leur Luther, ni leur Réforme. Ni les Bogomiles bulgares du moyen Age, ni les Raskolniks russes de nos jours n’en sont l’équivalent. Pour trouver un mouvement religieux que l’on puisse appeler slave, il faut sortir du monde orthodoxe et aller à Jean Huss, chez les Bohèmes catholiques. Elle a eu beau s’allier intimement à la nationalité russe, et devenir, pour le peuple, vraiment nationale, la foi orthodoxe n’en est pas moins demeurée grecque. Il n’a point suffi d’en traduire en slavon le Credo et le rituel pour leur enlever le caractère hellénique.

Grecque par ses origines et son esprit, slave par la majorité de ses adhérents, l’orthodoxie orientale a, grâce aux Russes, franchi dès longtemps ses vieilles limites historiques. Sans être, comme l’Église latine, devenue vraiment universelle, elle déborde au delà de son aire primitive. Elle n’est pas plus confinée dans une race que dans un État. De même que le catholicisme et le protestantisme, l’orthodoxie compte des fidèles parmi des nations de toute race : en Europe, les Hellènes, les Roumains, des Slaves croisés de divers éléments, des Albanais, et, au milieu même des Russes, des tribus finnoises à demi russifiées ; — à l’entrée de l’Asie, les Géorgiens ; en Syrie ou en Égypte, des Arabes ou des Sémites ; au cœur de la Sibérie, des peuples d’origine turque ou mongole convertis par leurs maîtres ; et, plus loin, les Aléoutes, qui relient le Nouveau Monde à l’Ancien. Elle a des prosélytes jusque dans l’Amérique du Nord ; en abandonnant l’Alaska aux États-Unis, les Russes y ont laissé un évêque orthodoxe. Grâce à la Russie, l’Église orientale a des missions en Chine et au Japon ; un évêque russe réside à Tokio et il a sous sa direction un clergé indigène déjà nombreux. De la mer Noire au Pacifique, l’Église orientale prend l’Asie à revers ; si le christianisme s’empare jamais de ces vieilles contrées, il est probable que la propagande religieuse et politique des Russes fera à l’orthodoxie une large part dans ces conquêtes[42].

Ses fidèles ne sauraient le nier, cette grande Église n’a pas, dans l’histoire de la civilisation, tenu une place comparable à celle du catholicisme latin. À cet égard, il y a eu une fâcheuse coïncidence entre l’Église orthodoxe et la race slave. Notre culture européenne se fût aisément passée de l’une comme de l’autre, tandis qu’on ne saurait, sans la mutiler, lui retrancher la part des protestants ou des catholiques, des peuples germains ou des latins. Cette frappante infériorité, dont la Russie a doublement souffert, est-elle réellement le fait du culte ou le fait de la race ?

On a souvent discuté la supériorité relative des nations protestantes et des nations catholiques ; on n’a guère mis en doute l’infériorité des peuples du rite oriental, et on en a toujours rendu la religion plus ou moins responsable. En Occident, catholiques et protestants ont cherché dans l’orthodoxie byzantine la principale raison du retard de l’Est sur l’Ouest de l’Europe. On a vu dans cette Église un principe d’engourdissement, une façon de narcotique ; on a fait de cette forme orientale du christianisme une sorte d’islamisme stationnaire frappant d’immobilité les peuples qu’il retenait en ses liens.

Dans cette question, on nous semble avoir pris l’effet pour la cause ; on a oublié que les religions n’agissent point sur une matière inerte, que, si les peuples sont souvent formés par leur culte, les cultes sont encore plus souvent ce que les peuples les font. Au quinzième siècle, l’infériorité de l’Église d’Orient est manifeste ; il n’en était pas de même au dixième. Est-ce la foi de Byzance qui, ainsi qu’on l’a dit, a momifié l’Orient, ou le génie oriental qui a pétrifié l’orthodoxie grecque ? Est-ce bien l’Église qui a entravé la civilisation du Russe, du Bulgare et du Serbe ? Ne serait-ce pas l’infériorité de ces peuples qui a fait celle de l’Église ? À nos yeux, ce sont des influences extérieures, indépendantes de la religion comme de la race, qui ont arrêté ou ralenti la culture des nations orthodoxes. La longue stérilité de l’Église tient à la stérilité des peuples, et l’une comme l’autre vient des lacunes de leur éducation séculaire.

La faute vulgairement attribuée à l’Église orientale doit, pour une bonne part, être rejetée sur les destinées politiques de ses enfants, sur une histoire tourmentée, incomplète et comme tronquée ; et, à son tour, la faute de l’histoire retombe sur la géographie, sur la position de toutes ces nations orthodoxes aux avant-postes de la chrétienté, dans les régions de l’Europe les moins européennes et les plus exposées aux incursions de l’Asie[43].

À Byzance, comme aujourd’hui en Russie, le principe des maux dont souffrit l’Église fut peut-être plutôt politique que religieux. Au lieu de créer le despotisme stationnaire du Bas-Empire, l’orthodoxie en fut la première victime. Le schisme des deux Églises accrut le mal en séparant l’Orient de l’Occident, où l’élément classique et l’élément barbare s’étaient mieux fondus. L’isolement géographique fut aggravé de l’isolement religieux. C’est par là surtout, c’est par la rupture avec la grande communauté chrétienne du moyen âge que les Russes, les Bulgares, les Serbes ont vu leur civilisation souffrir de leur religion. Abandonnés de l’Occident, parfois même assaillis par lui, les peuples du rite grec succombèrent sous les barbares de l’Asie : leur développement national en fut interrompu pour des siècles.

Ce n’est point en elle-même qu’est la cause première de la longue infériorité de l’Église gréco-russe vis-à-vis de l’Église latine ; ou, du moins, ce n’est ni dans son dogme, ni dans sa discipline ou ses rites, c’est dans le schisme, dans le schisme dont l’Orient a bien autrement pâti que l’Occident. Les usages, les traditions, l’esprit de l’orthodoxie orientale n’en expliquent pas moins, pour une bonne part, la diversité de son rôle historique, comparé à celui du catholicisme romain. L’examen des différences des deux Églises peut seul permettre de juger de la différence de leur action sur les sociétés.

Ce que nous avons ici en vue, ce ne saurait être les divergences théologiques ; ce sont leurs conséquences intellectuelles, sociales, politiques. Or, à cet égard, des croyances en apparence étrangères à la vie pratique ont souvent, sur les mœurs et la vie des nations, une influence cachée.

Séparées à l’origine par de simples questions de prééminence et de discipline, les deux Églises le sont aujourd’hui par le dogme : de schismatiques elles sont, l’une pour l’autre, devenues hérétiques.

Longtemps il n’y eut, entre les Grecs et les Latins, d’autre dissidence dogmatique que la procession du Saint-Esprit, l’Orient refusant d’ajouter au Credo de Nicée le Filioque des Occidentaux. Encore, pour ne pas admettre que l’Esprit procédât du Fils aussi bien que du Père, les Grecs n’ont-ils jamais proclamé explicitement la croyance opposée. Cette différence toute théologique, qui a tant coûté à l’Orient et à l’Europe, tenait en somme, comme la plupart des dissidences des deux Églises, à ce que Rome avait poussé plus loin la définition du dogme, précisant avec soin ce que Byzance laissait obscur. L’une des deux Églises refusant de s’arrêter dans la voie des définitions dogmatiques, tandis que l’autre demeurait immobile, elles devaient peu à peu cesser de se trouver d’accord, et l’intervalle entre elles risquait fort d’aller en s’élargissant. C’est ce qui arriva, d’autant que, les passions nationales ou les préjugés d’école se joignant à une antipathie séculaire, les théologiens des deux camps, les théologiens d’Orient du moins, grecs ou russes, ont presque constamment travaillé à creuser le fossé entre Byzance et Rome, s’attachant à multiplier les points de dissidence, à les grossir ou à les mettre en relief. Les différences les moins importantes dans les formules dogmatiques, dans les rites, dans la discipline, furent relevées avec soin par les Grecs pour constituer, en face de Rome, une doctrine nationale, et permettre de répondre au reproche de schisme des Occidentaux par l’accusation d’hérésie[44]. Et ce qu’ont fait autrefois les Grecs du Bas-Empire, les Russes, en cela imitateurs des Byzantins, l’ont fait souvent à leur tour. C’est ainsi que Rome et Constantinople qui, malgré les anathèmes intermittents des papes et des patriarches, étaient encore en communion au onzième siècle et même au commencement du douzième[45], ont fini par former non seulement deux Églises, mais deux confessions, deux cultes distincts.

C’est ainsi qu’à cette vieille querelle sur la procession du Saint-Esprit s’en est jointe une autre moins ancienne sur le purgatoire. Ici encore le différend provenait en grande partie de ce que, chez les Grecs, le dogme était moins défini. Les Orientaux, de même que les Latins, ont toujours prié pour les morts ; mais leurs théologiens n’ont pas précisé l’état des âmes avant d’être admises à la béatitude. Non contents de rejeter tout le système des indulgences de l’Église romaine, ils se montrent scandalisés du feu spirituel des Latins, repoussant la purification par les flammes, refusant même aux âmes sorties de cette vie la faculté d’expier leurs fautes, ou n’admettant pour elles d’autre expiation que les prières des vivants et les saints mystères[46]. À cette double différence dogmatique dont la première est d’ordre tout spéculatif, le Vatican en a, sous le pape Pie IX, ajouté deux autres, également repoussées des théologiens russes et grecs, l’Immaculée Conception de la Vierge et l’infaillibilité du pape[47]. De toutes ces dissidences, anciennes ou récentes, une seule, la dernière, a une réelle importance religieuse et politique. En elle se résument tous les dissentiments des deux Églises.

Le fait même de la proclamation de certains dogmes par les Latins, alors que les Grecs repoussent toute définition dogmatique nouvelle, a une sérieuse gravité. Cette opposition révèle une conception différente du rôle de l’Église et de la marche du christianisme. Pour les catholiques, la période des définitions doctrinales reste toujours ouverte ; pour les orthodoxes, elle est depuis longtemps close. Ils n’ont rien à ajouter aux décisions des grands conciles antérieurs à la rupture de Rome et de Constantinople. Certains théologiens romains ont réduit la promulgation successive des dogmes en théorie ; ils l’ont représentée comme une sorte de manifestation graduelle de la vérité se dévoilant de plus en plus clairement aux fidèles. Cette application des idées modernes de développement et de progrès à la théologie est repoussée par l’Église gréco-russe. Elle se refuse à rien laisser ajouter à son symbole, comme à y rien retrancher. « Notre Église, disait sous Nicolas à un théologien anglais Séraphim, métropolitain de Pétersbourg, notre Église ne connaît pas de développement[48] ». À cet égard, l’orthodoxie est presque aussi éloignée des catholiques que des protestants. L’Orient, qui jadis a élucidé et formulé pour l’Occident les dogmes fondamentaux du christianisme, condamne toute adjonction, comme toute dérogation, à l’œuvre des vieux conciles. À ses yeux, l’édifice est achevé depuis des siècles.

Cette divergence a des conséquences capitales. Dans l’orthodoxie gréco-russe, ni la conscience des fidèles ni la prévoyance des hommes d’État n’ont à se préoccuper de la possibilité de décisions dogmatiques nouvelles. Les limites de la foi étant à jamais fixées, il n’y a, de ce côté, ni motif ni prétexte à des inquiétudes privées ou publiques. Soumis aux décisions de l’Église dans le passé, le fidèle n’a point à craindre de se heurter contre elles dans l’avenir ; il peut se mouvoir à son gré dans l’enceinte du dogme. Tandis que Rome, en transformant en croyances obligatoires des opinions libres, se réserve le droit d’enfermer ses enfants dans un cercle dogmatique de plus en plus circonscrit, l’Orient, cantonné dans ses frontières théologiques, ne resserre ni n’élargit le domaine de la foi. Chez lui, le champ occupé par le dogme étant plus étroit et ne pouvant être agrandi, l’espace abandonné à la discussion est plus vaste et moins exposé aux empiétements.

C’est une des différences entre les deux Églises dont on ne s’est pas assez rendu compte ; dans la foi orthodoxe il y a moins de points déterminés, moins de précision dans l’enseignement, moins de rigueur dans les définitions, partant plus de liberté d’opinion, plus de place à la variété des points de vue et des écoles. Le plus illustre adversaire catholique de l’Église orientale, J. de Maistre, a lui-même tiré parti de cet avantage, lorsque dans ses Soirées de Saint-Pétersbourg il a mis sur les lèvres d’un sénateur russe les plus hardies de ses hypothèses religieuses[49]. L’orthodoxie grecque n’ayant pas plus d’autorité centrale pour condamner les erreurs que pour proclamer les vérités, il y a double raison pour que l’horizon ouvert à la pensée ou à l’interprétation individuelle y reste plus étendu.

La liberté de l’esprit est-elle un élément de progrès, ce n’est pas à ce point de vue que la foi grecque le cède à la foi latine. Si, aujourd’hui, les Orientaux peuvent tirer parti de cette latitude théologique, il est difficile de n’y point voir dans le passé une cause, ou mieux un signe d’infériorité. Cette immobilité dogmatique, devenue comme un garant de liberté, provenait d’une espèce de somnolence. Elle a été un des effets de l’engourdissement spirituel qui a, pendant des siècles, paralysé l’Orient. Si la Grèce chrétienne, en son premier âge, si éprise de spéculations et d’abstractions, a cessé de disputer et de raffiner sur le dogme, n’est-ce point que, sous le joug turc, succédant au despotisme byzantin, son génie épuisé avait perdu le goût des hautes recherches, pour se réduire à de vaines subtilités ou s’absorber dans un étroit et minutieux formalisme ? Si la Russie moscovite ou pétersbourgeoise n’a point creusé les abîmes de la haute théologie, se bornant à conserver pieusement le dépôt de la tradition, n’est-ce point que l’esprit russe n’a jamais eu le goût de la métaphysique ? que le sol russe n’a pas engendré plus de théologiens que de philosophes ? que les Origène, les Athanase, les Grégoire, perdus par les Grecs, Moscou ne les a jamais possédés ? L’Église orientale s’est-elle figée dans son dogme, c’est que la chaleur de sa jeunesse s’était refroidie.

Un brillant et parfois paradoxal apologiste de l’orthodoxie orientale, Khomiakof, s’est plu à montrer dans le catholicisme romain et dans le protestantisme un principe commun, développé en sens opposé. Ce que le slavophile russe reprochait à la fois à Rome et à la Réforme, sous le nom de rationalisme latin, c’est le goût des déductions logiques, des définitions, des abstractions, sans voir que pareil goût a été un des principes de la philosophie et de la science modernes, aussi bien que de la scolastique et de la Réformation. Quand tout penchant analogue disparut de l’Église byzantine, le monde orthodoxe perdit un des ferments du progrès en des temps où la pensée humaine se concentrait sur la religion. Pour le passé, il en est resté une lacune dans la vie des peuples du rite grec. Pour le présent, où, devant l’activité intellectuelle, s’ouvrent des champs plus sûrs que la théologie, les disciples de l’Église gréco-russe peuvent trouver avantage à ce qu’en Orient ces obscures régions aient été moins explorées.

Entre les latins et les grecs il y a une différence considérable dans la manière de concevoir le développement du dogme chrétien ; il y en a une plus profonde encore dans l’organisation du pouvoir ecclésiastique. Avec une hiérarchie analogue de prêtres et d’évêques, le mode de gouvernement des deux Églises est en complète opposition. Dans l’orthodoxie orientale il n’y a point d’autorité vivante devant laquelle tout doive s’incliner. Selon les catéchismes russes, en cela d’accord avec les grecs, l’Église n’a d’autre chef que Jésus-Christ et ne lui connaît pas de vicaire qui tienne sa place. En face des controverses jadis soulevées dans le monde catholique par la proclamation de l’infaillibilité papale, les Orientaux, les Russes en particulier, se montraient fiers de n’être point soumis à la monarchie spirituelle de Rome. Que de fois les ai-je entendus insister sur ce contraste des deux Églises, se plaisant à en exposer toutes les conséquences !

« Vous appelez, me disaient-ils, la Russie la patrie de l’autocratie, et vous en admettez en France une plus absolue, l’autocratie religieuse des papes. Votre principe de la division des pouvoirs, si nous ne l’avons pas dans l’État, nous l’avons dans l’Église. Dans cette orthodoxie si méprisée de vous, la puissance législative, réservée aux conciles, et la puissance executive et administrative, déférée aux évêques ou aux synodes nationaux, ne sont jamais unies, au lieu de l’être indissolublement sur une seule tête comme à Rome. Dépourvue de chef visible, la religion ne peut intervenir de la même manière vis-à-vis des consciences ou vis-à-vis des peuples. Toute la puissance qu’elle a reçue du ciel ne se concentre pas en une seule voix pour commander aux hommes. L’autorité collective de l’Église, qui, chez nous, tient la place de l’infaillibilité personnelle du pape, n’a pas pour s’exprimer d’organe permanent. Aucun de nos pontifes n’a le droit de nous parler au nom de l’Église entière ; c’est le privilège des conciles œcuméniques, et de telles assemblées sont toujours malaisées, souvent impossibles à réunir. Chez nous, l’Inquisition eût été plus difficile à établir, plus difficile à maintenir. Ce n’est point que notre clergé n’ait souvent eu recours au bras séculier ; ce n’est point qu’il ne se mêle aussi d’approuver ou de prohiber les opinions ou les livres, c’est que tout cela se fait avec moins de logique et avec un poids moins accablant d’autorité. Notre synode a bien sa « censure spirituelle », à laquelle sont soumis les ouvrages traitant de sujets religieux. Il en résulte qu’en ces matières la liberté de la presse n’a point, en Russie, la même latitude que dans la plupart des pays catholiques. La faute n’en est pas à l’orthodoxie : c’est le fait de l’État, qui croit encore devoir donner aux décisions ecclésiastiques une sanction que, chez vous, leur a généralement retirée le pouvoir civil. Alors même que nous sommes condamnés par nos évêques ou réduits au silence par leur censure, nos opinions, nos consciences, restent, dans le for intérieur, plus libres que les vôtres. Les décisions du Saint-Synode de Pétersbourg ou du patriarcat de Constantinople ne peuvent avoir qu’une valeur locale ; ni les unes ni les autres ne se prétendent infaillibles. Rien, pour nous, d’équivalent à votre Roma locuta est. Nous n’avons pas de juge dont l’autorité, vis-à-vis des consciences, se puisse comparer à celle du pape ou des congrégations instituées par le pape ; nous n’avons pas de ces censures sans appel auxquelles un Fénelon se soumet, auxquelles un La Mennais ne résiste qu’en sortant de l’Église. En Russie même, notre doukhovnaïa tsenssoura (censure spirituelle) n’est guère qu’une affaire de police ecclésiastique. »

Ainsi parlent les Russes, et, sur ce point, les adversaires de leur Église sont d’accord avec ses panégyristes. « À l’heure qu’il est, écrivait un homme qui connaissait la « pravoslavie » pour y avoir été élevé, la plus étrange anarchie règne dans l’Église russe[50]. Pourvu que vous approchiez des sacrements à la première ou à la dernière semaine du Carême, aucune autorité ecclésiastique ne s’avisera de vous demander ce que vous croyez ou ne croyez pas. Vous pouvez rejeter les dogmes les plus essentiels ; tant que vous ne vous exclurez pas vous-même de la communion de l’Église, elle ne vous exclura pas. » Cette dernière assertion du prince russe, mort dans la Compagnie de Jésus, peut bien paraître outrée, car tout orthodoxe reste tenu en conscience de conformer sa foi aux décisions des conciles et des Pères. Il n’en est pas moins vrai que, les conciles n’ayant pas tout défini, ni les Pères tout prévu, et la controverse ou l’exégèse moderne passant souvent par-dessus les anciennes querelles théologiques, la foi orthodoxe jouit d’une latitude qu’il est difficile de lui enlever. Sous ce rapport, comme sous plus d’un autre, l’Église gréco-russe n’est pas sans ressemblance avec l’Église anglicane ; et encore celle-ci, avec ses 39 articles, a-t-elle peut-être en réalité des frontières doctrinales mieux délimitées.

En Russie, comme en Angleterre, cette liberté de mouvement dans les terres vagues de la foi n’est pas également goûtée de tous les esprits. Quelques-uns en souffrent au lieu d’en jouir. Certaines âmes ont besoin d’une autorité sur laquelle s’appuyer, qui leur affirme qu’elles sont dans le vrai et leur épargne les angoisses du doute. Pour elles, l’incertitude religieuse, même en des matières secondaires, est comme une terre molle où l’on enfonce, sans pouvoir marcher ni se tenir debout ; il leur faut un sol ferme, résistant, qui ne manque jamais sous leurs pieds. À de pareils esprits l’Église gréco-russe semble privée d’un des principaux avantages de la foi. — « S’il s’élevait aujourd’hui un différend sur des matières purement théologiques, comme par exemple les deux questions qui ont divisé la France aux deux derniers siècles, le jansénisme et le quiétisme, à quel tribunal de l’Église grecque en demanderait-on la décision ? » Ainsi s’exprimait une femme d’une nature élevée, qui, pour avoir plus tard abandonné l’Église nationale, n’en était pas moins Russe par les grâces de son esprit comme par les traits de son visage[51]. « L’Écriture, ajoutait Mme Swetchine, les conciles œcuméniques, les Saints Pères ne peuvent avoir prévu ou suffisamment développé tous les points qui, par la suite des temps, pouvaient être contestés. » De semblables réflexions conduisent au pied de la chaire romaine. Pour de pareilles âmes, l’infaillibilité pontificale est un aimant. De ces affamés d’autorité, il s’en trouve, en tout cas, notablement moins dans l’empire autocratique que dans la libre Angleterre. Les Russes aiment à conserver la liberté de leur foi alors même qu’ils en usent peu. Leur clergé même a peu de souci des problèmes théologiques qui ont agité l’Occident. Leurs prêtres se plaisent à dire qu’ils se contentent de la foi des Pères ; et, pour toutes les questions, ils renvoient aux Pères. Une des choses qu’ils reprochent le plus à Rome, c’est ce qu’ils appellent sa passion de tout définir et de tout réglementer. « Nous croyons, disait un ecclésiastique russe à un docteur d’Oxford qui, de même que Mme Swetchine, devait chercher le repos à l’abri de l’autorité papale, nous croyons qu’il y a beaucoup de choses que l’Église doit confesser ne pas savoir, parce qu’elles n’ont pas été révélées et qu’en pareille matière il faut mettre une limite aux définitions[52]. »

L’absence d’un chef unique, environné du prestige de l’infaillibilité, a des conséquences peut-être plus importantes encore pour la constitution extérieure de l’Église, pour sa situation vis-à-vis des peuples et des gouvernements. Privée de chef suprême, l’orthodoxie orientale n’est point obligée de lui chercher une souveraineté indépendante et de revêtir un monarque spirituel de la puissance temporelle. Dénuée de centre local comme de tête visible, elle n’a point besoin de capitale internationale, de ville sainte ou d’État ecclésiastique placé, pour la sauvegarde de la religion, en dehors du droit commun des peuples et au-dessus de toutes les péripéties de l’histoire. Elle échappe à une des grandes difficultés de l’Église latine, contrainte par son principe de réclamer une royauté terrestre dont les idées modernes de liberté et de nationalité semblent rendre le retour impossible. Elle échappe du même coup à toute tentation de suzeraineté théocratique ; sans unité monarchique dans l’Église, il ne saurait être question d’un représentant de la Divinité élevé au-dessus des peuples et des couronnes. Par là, l’Orient se croit à l’abri de ces luttes entre « les deux pouvoirs » qui, pendant si longtemps, ont désolé l’Occident et, de nos jours même, troublent encore une partie du monde catholique. Comme, en politique, il n’y a guère d’avantage qui n’ait un revers, chez les orthodoxes, ainsi que chez les réformés, ce fut rarement l’Église qui s’assujettit l’État, ce fut plus souvent l’État qui empiéta sur l’Église[53].

Sans souverain spirituel, sans capitale internationale, l’orthodoxie gréco-russe, au lieu de s’enfoncer comme Rome dans la voie de la centralisation et de l’uniformité, devait tendre à la décentralisation, à la variété. Aucune église locale n’avait le droit d’imposer aux autres ses usages, sa liturgie, sa langue. En réunissant les peuples dans la même foi, le christianisme oriental ne pouvait les soumettre à la même juridiction. Au lieu de subordonner les nations à une domination étrangère, l’Église devait tendre à se constituer par peuple ou par État, en églises nationales et indépendantes, en églises autocéphales, comme disent les canonistes grecs.

C’est là le fait qui domine toute l’histoire ecclésiastique de l’Orient, toute celle de la Russie en particulier, et qui seul explique les querelles intestines et les révolutions de l’Église byzantine. L’autonomie religieuse des diverses nations réunies dans son sein est la forme naturelle et rationnelle, la forme logique et définitive de l’orthodoxie gréco-russe. Elle tend invinciblement à se modeler sur les contours des peuples, à calquer l’organisation ecclésiastique sur les divisions politiques, et les limites des différentes Églises sur celles des États ou des nations. Il n’y a d’incertitude, il n’y a de place aux prétentions et aux rivalités locales que là où ces deux termes, État et nationalité, ne concordent point, car alors l’Église ne sait lequel des deux lui doit servir de cadre.

Cette tendance progressive de chacun de ses membres à l’autonomie ecclésiastique a été le principe de l’évolution historique de cette Église immobile en son dogme comme en sa discipline. De là le mouvement en sens opposé qui au catholicisme grec et au catholicisme latin, à Constantinople et à Rome, a fait des destinées si diverses. En Occident, c’est une force d’attraction qui fait tout converger vers un centre commun, effaçant de plus en plus toute différence locale et nationale ; en Orient, c’est une force centrifuge qui multiplie les centres de vie, et donne à chaque peuple une Église indépendante. Pendant que Rome marchait à la monarchie unitaire, sa rivale byzantine se subdivisait, se morcelait par nations. Les peuples, comme les Russes, conquis au christianisme par les Grecs, ne furent point, pour Constantinople, des provinces éternellement destinées à la sujétion ou au vasselage ; ce ne furent que des colonies religieuses, gardant chacune leur langue et leurs usages, reliées à la métropole par un lien de plus en plus lâche pour s’en émanciper un jour complètement.

Dans l’orthodoxie grecque, il n’y a point de siège perpétuellement désigné comme centre de l’unité. Si, aujourd’hui encore, l’Orient ne conteste point la primauté de la chaire romaine, si la nouvelle Rome ne dispute point la préséance à l’ancienne, les Orientaux n’en reconnaissent la juridiction à aucun degré. Selon leurs théologiens, c’est comme première et seconde capitales de l’empire romain que Rome et Constantinople eurent la primauté, l’une en Orient, l’autre en Occident et dans le monde entier. À leurs yeux, le pontife romain n’est que le patriarche d’Occident ; et la suzeraineté qu’ils lui refusent sur toutes les Églises, ils ne sauraient l’accorder à perpétuité à aucun de leurs patriarches. Le titre d’œcuménique, assumé par le siège de Constantinople, correspondait aux prétentions impériales et n’avait de réalité qu’autant qu’il était soutenu par l’autorité des empereurs. Ne pouvant asseoir sa suprématie sur l’héritage du chef des apôtres, l’Église byzantine devait tôt ou tard, de force ou de bonne grâce, sanctionner l’émancipation de ses filles spirituelles.

L’Église russe a été la première à établir son indépendance ; son exemple a été suivi de tous les États orthodoxes, Grèce, Serbie, Roumanie. Pour ces derniers, comme pour l’ancienne Moscovie, la dépendance où la Porte Ottomane tient le Patriarcat n’a été que le prétexte du rejet de la suzeraineté ecclésiastique de Constantinople. En se fractionnant avec les divisions politiques, l’Église orientale ne fait qu’obéir à son principe, comme Rome obéit au sien en tout centralisant. La juridiction du patriarche de Constantinople est liée à l’autorité des sultans, qui ont pris la place des empereurs grecs. Tout démembrement de l’empire turc amène un démembrement de l’Église byzantine ; l’affranchissement des peuples chrétiens rétrécit le domaine spirituel du premier pontife de l’Orient. Dans l’orthodoxie gréco-russe, le clergé d’un État indépendant ne saurait reconnaître de chef étranger. Avec leur titre fastueux de patriarche œcuménique, les évêques de Constantinople n’auront bientôt plus dans la communion orientale qu’une primauté nominale, une présidence honoraire.

Cette tendance des églises à se délimiter sur les États ou les peuples soulève des questions délicates, souvent mal comprises de l’Occident. L’État donnant ses frontières à l’Église, aux scissions nationales correspond une scission ecclésiastique, aux annexions politiques une annexion religieuse. La Russie en offre un double exemple dans la Géorgie et la Bessarabie. En entrant sous la domination russe, ces deux contrées ont passé sous la juridiction de l’Église russe.

Ce qui donne à cette incorporation ecclésiastique un intérêt spécial, c’est que les Roumains de Bessarabie, comme les Géorgiens du Caucase, étaient en possession, sinon d’une liturgie, au moins d’une langue liturgique nationale. En les soumettant au synode qui dirige son propre clergé, la Russie, en dépit de son penchant à l’unification, n’a point encore partout imposé à ces peuples d’origine étrangère l’usage de la langue slavonne, la seule employée dans les églises russes. Les Roumains de Bessarabie n’ont point d’évêque particulier ; soumis à l’évêque russe de la province, ils ont seulement des paroisses où ils célèbrent l’office en roumain. La petite Église géorgienne, de cinq ou six siècles l’aînée de la grande Église russe, cette Église géorgienne, en possession d’un rituel d’une haute antiquité, n’a pas obtenu des Russes une position beaucoup plus favorable. Si elle forme dans l’empire une province ecclésiastique, ayant à sa tête un prélat décoré du titre d’exarque, cet exarchat n’a guère de géorgien que le nom. L’exarque est Russe, et, dans sa cathédrale de Tiflis, l’office est, comme en Russie, célébré en slavon. Au grand regret des patriotes, le géorgien ne règne plus que dans quelques couvents et quelques paroisses des campagnes.

Les annexions de l’Église russe trouvent leur contrepartie dans le démembrement progressif de l’Église de Constantinople. Le schisme bulgare, qui depuis 1873 a tant embarrassé la diplomatie russe, est un exemple de ces tendances séparatistes. Jusqu’alors les peuples chrétiens de Turquie avaient attendu leur émancipation politique pour signifier au patriarche de Constantinople leur indépendance religieuse ; les Bulgares ont suivi une route inverse. En attendant de pouvoir former une nation, ils réclamèrent de la Porte et du patriarcat la constitution d’une Église bulgare autonome. Le Phanar, qui, sous le couvert de la domination turque, avait rétabli l’hégémonie hellénique jusqu’au Danube et à la Save, devait repousser de toutes ses forces une prétention qui annulait d’un coup ses efforts séculaires. Il ne pouvait se résigner à voir renaître, sous une forme plus menaçante, l’ancienne métropolie bulgare dont ses prélats s’étaient appliqués à faire disparaître le souvenir, substituant partout dans l’Église le grec au slavon et brûlant systématiquement les missels bulgares. L’opposition du patriarcat était d’autant plus vive qu’il était moins aisé de délimiter la nouvelle circonscription ecclésiastique. Fixer les bornes réciproques de la jeune Église bulgare et de la vieille Église grecque, c’était déterminer les frontières des deux nationalités, arrêter d’avance la part des Slaves et des Hellènes dans l’héritage des Ottomans. Plutôt que de consentir à un tel partage, le Phanar, mettant ses armes spirituelles au service de l’intérêt national hellénique, préféra rompre avec ses ouailles bulgares et excommunier les Slaves en révolte.

Le patriarcat et le synode de Constantinople maintinrent que les prétentions des Bulgares étaient contraires aux canons de l’Église. Suivant les Grecs, les circonscriptions ecclésiastiques devaient rester calquées sur les circonscriptions politiques : il ne saurait, dans le même État, y avoir qu’une seule Église orthodoxe. La prétention des Bulgares de former, à côté des Grecs, une Église autonome dans le sein de l’empire ottoman, fut solennellement condamnée, comme une hérésie, sous le nom de phylétisme[54].

Les anathèmes de la « grande Église » de Constantinople n’ont pas empêché la Porte, alors mécontente des Grecs, d’ériger par un firman les communautés bulgares en Église autonome, sous le nom d’exarchat. Peu d’années après, la Bulgarie était constituée en principauté. L’autorité de l’exarque bulgare se fût bornée au nouvel État ou à l’éphémère Roumélie orientale, bientôt annexée à la Bulgarie, que le patriarcat œcuménique eût, d’après ses propres principes, été contraint de le reconnaître. Mais, en vertu des firmans du sultan, la juridiction de l’exarque s’étend, au delà des frontières bulgares, sur des diocèses de Thrace et de Macédoine, politiquement soumis à la Porte et que l’hellénisme ne renonce point à disputer au slavisme. Aussi le schisme bulgaro-grec a-t-il persisté, sans que l’Église russe ait osé se prononcer pour l’une ou l’autre des deux parties, de peur de s’aliéner les frères slaves ou de scandaliser les fidèles en rompant avec l’Église mère.

La proclamation de l’indépendance ecclésiastique des Serbes, des Roumains, des Grecs du royaume, avait soulevé des difficultés analogues[55]. Tant que les limites réciproques des États et des nationalités de l’Orient ne sont point définitivement fixées, l’Église orthodoxe reste, par son principe même, exposée à de semblables schismes ; mais ces schismes n’ont de religieux que l’extérieur. Ce ne sont en réalité que des scissions politiques de nature essentiellement locale et temporaire.

Ces ruptures passagères n’empêchent pas la Russie, les petits États chrétiens de l’Orient, les Églises orthodoxes de l’Autriche-Hongrie et les anciens patriarcats de prétendre ne former qu’une Église. Ils en ont le droit ; leurs querelles intestines ne sont que des guerres civiles. Les peuples orthodoxes appartiennent à la même confession, mais le lien qui les unit n’est pas aussi étroit que celui qui enchaîne les contrées catholiques. L’Église russe et ses sœurs ont l’unité de dogme et de croyances sans l’unité de gouvernement. Grande ou petite, chacune garde son administration, son rituel, sa langue liturgique. Le lien spirituel de la foi est le seul qu’elles connaissent ; pour elles, une communion internationale n’exige point de juridiction internationale.

Les patriarches et les métropolitains des divers États se bornent à se notifier leur avènement et, au besoin, à correspondre entre eux, à se consulter. L’unité dans l’obéissance de l’Église romaine fait place, chez l’Église orthodoxe, à l’union dans l’indépendance réciproque. D’un côté, c’est une monarchie unitaire et absolue, de l’autre une confédération où aucun pouvoir central permanent ne gêne l’autonomie de chaque État particulier. Pour amener toute l’Église orientale sous une autorité unique, il ne faudrait rien moins que l’unification politique de l’Orient. Il faudrait, comme on l’a parfois rêvé à Moscou, l’annexion de tous les peuples orthodoxes à la Russie. Alors, devenu sujet du tsar, le patriarche byzantin redeviendrait vraiment le patriarche œcuménique.

Pour demeurer unies de foi et de communion, les différentes Églises de l’orthodoxie n’ont pas besoin d’un centre commun. L’immutabilité du dogme en assure l’unité. La foi traditionnelle ne recevant ni accroissement, ni diminution, les Églises qui la professent ont pu se passer de toute autorité internationale, pontife ou synode, congrès permanent ou périodique. Le lien de la communion ne saurait guère être rompu, comme entre les Grecs et les Bulgares, que par des querelles de juridiction qui le laissent bientôt renouer. Cette organisation de l’Église, par peuples et par États, a, selon les panégyristes de l’orthodoxie orientale, l’avantage de concilier deux choses ailleurs séparées : l’unité religieuse et l’indépendance ecclésiastique, l’œcuménicité ou catholicité et la nationalité. Ils se flattent d’échapper ainsi à ce qu’ils appellent le cosmopolitisme romain, sans tomber dans ce qu’ils nomment l’anarchie du protestantisme[56]. En Russie, les slavophiles étaient assez épris de cette constitution du christianisme gréco-slave pour y voir le germe de la rénovation religieuse de l’Europe, comme, dans la commune à demi socialiste de la Grande-Russie, ils prétendaient avoir découvert l’instrument de notre rénovation économique. Aux yeux de l’histoire, la nationalisation des Églises orientales a fait leur faiblesse en même temps que leur force. Nulle part cela n’a été plus manifeste qu’en Russie.




CHAPITRE II


Conséquences de la constitution nationale de l’Église orthodoxe. — Ingérence du pouvoir civil. — Comment l’intimité de l’Église et de l’État a plutôt été un obstacle à la liberté intellectuelle et à la liberté politique. — De l’emploi d’une langue nationale dans la liturgie. — Le slavon ecclésiastique. — Ses avantages pour la nationalité, ses inconvénients pour la civilisation russe. — En quel sens l’orthodoxie orientale occupe une situation intermédiaire entre le catholicisme et le protestantisme. — De l’Écriture et des Sociétés bibliques en Russie. Les deux courants qui se disputent l’Église russe.


La constitution nationale des églises du rite grec a eu pour première conséquence l’ingérence du pouvoir civil dans leur sein : indépendante de toute autorité étrangère, chacune d’elles l’est moins de l’État. C’est là un phénomène général dans tous les pays orthodoxes, dans la démocratie grecque aussi bien que chez l’autocratie russe. À cet égard, la situation de la Russie n’est nullement différente de celle des pays de même foi ; seulement, le gouvernement étant plus fort, le lien qui lui rattache l’Église est plus étroit. La religion, ne pouvant s’isoler du milieu politique, s’est, comme toutes choses en Russie, ressentie de l’atmosphère ambiante. L’Église russe a été tout ce que peut être une Église nationale dans un État autocratique.

Les destinées de l’Église byzantine, sous le Bas-Empire, présageaient celles de sa fille. À Constantinople aussi, le pouvoir impérial se faisait sentir jusque dans le sanctuaire, et la main de l’autocralor grec, sous les Comnènes par exemple, se montra souvent plus lourde et plus indiscrète que ne le fut jamais celle des tsars.

À la plupart des Russes, comme à beaucoup d’Occidentaux, la subordination de l’Église et de la religion au pouvoir civil semble un gage de liberté politique, aussi bien que de liberté intellectuelle. L’histoire nous en fait douter. L’exemple de la Russie et de l’empire grec inclinerait plutôt à croire le contraire. À Moscou, de même qu’à Byzance, si l’Église orientale a contribué à la stagnation intellectuelle et au despotisme politique, c’est précisément par sa dépendance de l’État, parce que, ne pouvant lutter avec le pouvoir civil, elle le laissait sans contrepoids ni frein. Tandis qu’en Occident les conflits des deux pouvoirs, dont les Russes se félicitent d’avoir été affranchis, laissaient un champ ouvert aux libertés intellectuelles ou politiques, aux revendications de la pensée et aux droits des gouvernés, en Orient le pouvoir civil, n’ayant aucun rival pour le contenir, avait moins de peine à devenir absolu. L’autorité civile, étayée de l’autorité religieuse, pesait à la fois sur les âmes et sur les corps. Pour soulever ce double poids, il eût fallu des forces surhumaines. Le spirituel et le temporel étaient plus ou moins confondus, les ordres du prince s’imposaient comme les ordres de Dieu, et les prescriptions de l’Église, érigée en institution d’État, se renforçaient à leur tour de toute l’autorité du prince. En ce sens, on peut dire qu’à Moscou, aussi bien qu’à Byzance, si la religion n’a pas créé l’autocratie, la religion l’a rendue possible en ne lui opposant pas de barrière. Dans un pays catholique, avec une hiérarchie ecclésiastique ayant au dehors un chef indépendant, l’autocratie ne pouvait naître ou ne pouvait durer. L’Église, tant qu’elle n’eût pas été écrasée, lui eût fait obstacle. Par là, le catholicisme, qui, par d’autres côtés, semble moins propice à la liberté, en favorisait davantage l’éclosion. Comme nous l’écrivions ailleurs, le catholicisme est, pour ainsi dire, libéral malgré lui, parce qu’il marque une borne à l’omnipotence de l’État, que le souverain s’appelle empereur ou peuple, que ce soit un prince divinisé par l’adulation ou une multitude enivrée à son tour des fumées du pouvoir[57]. C’est ce que ne saurait faire une Église nationale, ou ce qu’elle ne peut faire qu’à un degré moindre[58].

Il n’a manqué à la Russie aucun des avantages attribués aux Églises nationales : concorde des deux pouvoirs, force du gouvernement, unité morale de la nation, harmonie des deux plus nobles penchants du cœur humain, le sentiment religieux et le sentiment patriotique. Dans les grandes crises historiques, l’alliance de l’Église a doublé la force de l’État ; elle n’en a pas moins été une entrave pour la civilisation russe. Si les empiétements du pouvoir spirituel ont été plus aisément refrénés, le pouvoir civil a, pour son propre bénéfice, été plus souvent tenté de faire sortir l’Église de l’enceinte du sanctuaire. Le prêtre a été plus fréquemment travesti en fonctionnaire ; le laïque a été plus exposé à se voir traiter par l’Église autant en sujet qu’en fidèle. En transformant les devoirs religieux en obligations légales, l’État a fait de la religion un moyen de gouvernement, parfois un moyen de police. Le rôle de l’Église, diminué d’un côté, s’est agrandi de l’autre, au profit apparent de l’État, au dommage réel de la nation comme de la religion.

Cette intimité de l’État et de l’Église a communiqué aux Russes le mal de l’Orient, la stagnation, et aggravé le mal particulier à la Russie, l’isolement. Non contente de comprimer tout mouvement de l’intelligence nationale, l’union des deux pouvoirs arrêtait aux frontières toute invasion des idées du dehors. La liberté spirituelle, que semblait garantir à l’orthodoxie le manque d’une autorité centrale infaillible, fut ainsi longtemps annihilée par cette absence d’autorité cosmopolite indépendante. La limitation de l’Église aux bornes de l’État rétrécit l’horizon de l’un et de l’autre : la religion renforça les préventions nationales en même temps que le patriotisme. Les Vieux-Russes fuyaient le contact de l’Europe comme une contagion ; pour beaucoup, un voyage à l’étranger était un péché qui mettait l’âme en péril. On connaît l’histoire de ce seigneur que Pierre le Grand avait envoyé visiter l’Allemagne ou l’Italie, et qui, après avoir séjourné dans une des principales villes, revint sans avoir rien vu. Une fois arrivé, il n’avait jamais mis le pied dehors ni ouvert sa porte à personne : il avait ainsi obéi à la fois au tsar et à sa conscience. Il y a encore, en Russie, des sectaires capables de ces scrupules.

L’orthodoxie laissait la Russie en relation avec le monde oriental ; elle ne les unit point par des liens aussi intimes que ceux dont Rome enlaçait les nations catholiques. Le manque d’un pasteur commun n’obligeait pas les peuples orthodoxes à des rapports aussi fréquents ; le défaut d’une langue commune rendait ces rapports moins fructueux en même temps que plus rares.

Une des choses qui, durant le moyen âge, ont le plus favorisé l’éclosion de la civilisation moderne, c’est la possession d’un idiome clérical et savant d’usage international : l’Orient en manqua. L’Église grecque semblait plus en droit qu’aucune autre d’imposer sa langue à ses colonies spirituelles ; n’était-ce pas celle du Nouveau Testament et des Septante ? Elle n’en fit rien, elle laissa à chaque peuple la langue de ses aïeux[59].

Depuis leur conversion, à la fin du dixième siècle, les Russes célèbrent l’office divin en slavon. Les missionnaires grecs qui baptisèrent les Varègues de Vladimir introduisirent chez eux l’idiome créé, au siècle précédent, par les apôtres des Slaves, saint Cyrille et saint Méthode, eux-mêmes, probablement, deux Slaves hellénisés de Thessalonique. Ce slavon ecclésiastique, écrit par les deux frères pour les Slaves de la Grande-Moravie, était, depuis un siècle environ, la langue liturgique des voisins des Russes, les Bulgares, à cette époque le plus redouté et le plus cultivé des peuples slaves. Il leur avait été apporté, avec le christianisme, par les disciples mêmes de Cyrille et de Méthode, lors de l’écroulement de l’Église de Moravie sous l’invasion magyare.

L’empire bulgare, qui s’étendait jusqu’aux portes de Constantinople, servait d’intermédiaire entre la civilisation byzantine et les Slaves serbes ou russes. La littérature religieuse, alors presque partout la seule, y était déjà en honneur et s’alimentait de traductions du grec. Lorsque les missionnaires byzantins du dixième et du onzième siècle voulurent apporter leurs livres aux Russes, ils se servirent naturellement des versions slavonnes en usage parmi les Slaves des Balkans. Longtemps après, la Bulgarie, alors la sœur aînée de la Russie, était encore le principal foyer des lettres slaves orthodoxes. Elle avait succombé sous le cimeterre turc, que sa littérature religieuse continuait à défrayer celle de la Russie[60].

Le slavon d’Église, encore en usage chez tous les Slaves orthodoxes ou grecs-unis, n’est point le père des langues slaves, comme le latin est le père des langues latines. Apparenté surtout au vieux slovène et au vieux bulgare, il n’est qu’une forme ancienne des dialectes de la grande Slavie danubienne, avant que l’irruption des Hongrois l’eût brisée en morceaux en coupant les tribus slaves en peuples isolés. Plus ou moins corrompu par l’ignorance des copistes, le slavon ecclésiastique a subi, en chaque contrée, l’influence de l’idiome local[61]. Demeuré, jusqu’à Pierre le Grand, la langue écrite de la Russie, il est resté celle de l’Église. Dans le dialecte sacré, la piété du peuple trouve une langue assez voisine de la sienne pour lui demeurer transparente, assez différente et assez ancienne pour donner plus de solennité au culte divin.

Tout a-t-il été bénéfice pour la Russie et la civilisation russe dans la substitution du slave cyrillique à une langue liturgique étrangère ? On pourrait croire que l’emploi du slavon, à la place du grec ou du latin, fut avantageux à la langue nationale, à l’éloquence et à la poésie, qui peuvent y puiser des tournures ou des expressions auxquelles l’âge et la religion prêtent une majesté particulière. Les critiques russes l’ont mis en doute. Plusieurs, et non des moindres, ont rendu le slavon d’Église responsable du tardif développement de la langue russe. Ils ont accusé la langue liturgique d’avoir étouffé l’idiome parlé, et tué dans son germe toute littérature nationale populaire[62]. Plus grande était la ressemblance entre elles, plus il était difficile à la langue vulgaire de s’émanciper de la solennelle langue de l’Église. Moins voisines, elles eussent eu moins de peine à se séparer. Étroitement enchaînée à une langue morte, la langue vivante ne pouvait se former et croître librement. Le dialecte sacré tendait à la ravaler au rang de patois inculte. Tandis que, sous le latin des écoles et des clercs, la France, l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne ont eu, dès le douzième ou le treizième siècle, une littérature nationale, en Russie le slavon d’Église ne laissait rien pousser à son ombre.

Et ce n’est ni le seul ni le principal dommage que la liturgie slave ait porté à la civilisation russe. Elle l’a entravée d’une autre manière en aggravant, elle aussi, le mal historique de la Russie, l’isolement. Ce n’est point seulement dans l’espace, en la séparant à la fois de l’Occident et de l’Orient, c’est dans le temps aussi, en la laissant étrangère aux civilisations classiques, que le slavon ecclésiastique a contribué à l’isolement et à la stagnation de la Russie. Privé de littérature et d’histoire, le slavon ne pouvait, comme le grec ou le latin, dont il prenait la place, ouvrir aux Russes l’accès de l’antiquité, et, par là, leur offrir, dans la langue même de l’Église, un instrument d’émancipation. L’emploi du slavon fut une des causes de l’infériorité des clergés slaves, ainsi éloignés des sources chrétiennes en même temps que des sources classiques.

Cette question de l’idiome liturgique, en apparence secondaire, a eu sur le développement de la Russie une influence peut-être égale à l’influence même de l’Église orientale. De combien de siècles eût été retardé le monde germanique, si l’un de ses dialectes, comme le gothique d’Ulphilas, eût, pendant le moyen âge, tenu dans ses églises la place du latin ; si, avant que Luther la rejetât de ses temples, la langue de Rome n’eût préparé l’Allemagne à la Renaissance en même temps qu’à la Réforme ! Il a fallu qu’au latin aient, sans toujours le remplacer, presque partout succédé nos idiomes vulgaires, pour que la Russie fût reliée à l’Europe. Aucun peuple n’a autant cultivé le grand instrument de connaissance du monde moderne, les langues vivantes ; la privation du commerce de l’antiquité classique et du moyen âge latin n’en reste pas moins un des traits qui distinguent les Russes des nations protestantes comme des catholiques.

Le règne du slavon dans l’Église, et longtemps dans la vie civile, a eu en revanche, pour la Russie, un avantage national, politique. L’idiome de Cyrille et de Méthode, en dépit de ses altérations locales, a été un trait d’union entre les peuples slaves orthodoxes. Il a maintenu entre eux la notion de leur communauté d’origine, tandis que l’extréme diffusion du latin a cessé d’en faire un lien de parenté entre les nations néo-latines. Au lieu de son « Gospodi pomiloui », l’Église russe chanterait le Kyrie eleison en grec, qu’il n’y aurait sans doute jamais eu de panslavisme. Si cette chimère venait un jour à prendre corps, la liturgie slave n’y serait pas étrangère. Quand, chez le Serbe et le Bulgare, le slavon cyrillique serait entièrement supplanté par les langues nationales, il n’en aurait pas moins, dans le passé, rendu à la Russie un service inappréciable : il a contribué à empêcher la dénationalisation des Malo-Russes et des Biélo-Russes, sujets de la Lithuanie et de la Pologne, et préparé la réunion de la Petite-Russie et de la Russie-Blanche à la Russie moscovite. Bien plus, comme l’orthodoxie elle-même, il a été un des facteurs de la nationalité russe. À l’intérieur de la Grande-Russie, longtemps couverte de tribus finno-turques, l’idiome sacré donnait à l’élément slave un immense avantage sur les éléments allophyles. La langue de l’Église, a dit Solovief[63], tendait à slaviser les tribus finnoises converties à l’Évangile. Le slavon liturgique a été un instrument de russification ; après huit siècles il l’est encore aujourd’hui. Tout comme les Kniaz de Kief, de Novgorod ou de Vladimir, tout comme les tsars de Moscou, les empereurs de toutes les Russies se servent du rit pravoslave pour affermir leur puissance en Orient et en Occident, sur l’Asie et sur l’Europe. Lorsqu’ils traduisaient la liturgie grecque pour leurs prosélytes slaves et inventaient un alphabet pour cet idiome barbare. Méthode et Cyrille travaillaient, à leur insu, à la grandeur d’un peuple qu’ils ne connaissaient peut-être point de nom.


La langue slavonne, en usage dans la liturgie, peut servir de symbole à la situation de l’Église russe au milieu des autres confessions chrétiennes. Comme les catholiques, les Russes, dans leurs livres sacrés, se servent d’une langue ancienne ; comme les protestants, ils emploient un idiome national, un dialecte hérité de leurs ancêtres slaves, et non emprunté à des hommes d’une autre race. Ressemblant à la fois aux uns et aux autres, ils sont, sur ce point, demeurés également éloignés de Rome et de la Réforme. Il en est de l’Église russe elle-même comme de sa langue liturgique. L’orthodoxie orientale est à une distance presque égale du catholicisme romain et des sectes protestantes qui se disent orthodoxes. Vis-à-vis des deux grands partis qui, depuis le seizième siècle, divisent le christianisme occidental, l’Orient se trouve, à plus d’un égard, dans une situation intermédiaire et comme moyenne. Par sa conception de l’autorité et de l’unité de l’Église, par la liberté de l’interprétation du dogme, par la constitution et la discipline de son clergé, par son mode de gouvernement, ses relations avec l’État et les fidèles, par tout le côté moral et politique du christianisme, par l’esprit, sinon par les pratiques du culte, l’orthodoxie diffère presque autant de Rome que des filles révoltées de Rome. Contrairement à l’opinion vulgaire, elle est peut-être moins voisine de la papauté romaine que des églises épiscopales sorties de la Réforme. Le pauvre prince d’Anhalt, père de Catherine II, n’était pas en réalité aussi dupe qu’il en avait l’air, alors que, pour la conversion de sa fille à l’Église russe, il se laissait persuader que luthéranisme ou culte grec, c’était au fond à peu près la même chose[64].

L’immobilité séculaire de l’Orient explique cette position intermédiaire entre les Églises de l’Occident. Assoupie durant près de mille ans et comme pétrifiée dans ses traditions, pendant que catholiques et protestants développaient chacun leur principe, les uns marchant à droite vers l’autorité et la centralisation, les autres à gauche vers le libre examen et l’individualisme, l’orthodoxie gréco-russe s’est, au sortir de son isolement, réveillée à un intervalle presque égal des deux grands partis dont la rupture a déchiré le monde occidental. Cela ne veut point dire que l’Église d’Orient soit un milieu et comme un compromis entre le catholicisme et le protestantisme ; elle a ses tendances propres, originales, qui la distinguent de l’un et de l’autre, et l’opposent à tous deux à la fois. Il n’en est pas moins vrai que, par certains côtés, elle est à moitié route entre Rome et la Réforme. Ses apologistes l’ont plus d’une fois reconnu, et plusieurs lui en ont fait un mérite[65]. « L’Église orthodoxe, disent-ils, est demeurée au centre du christianisme, également éloignée de ses pôles contraires, parce qu’elle est l’Église primitive, initiale, dont les Occidentaux n’ont dévié que pour aboutir, par deux chemins opposés, à l’autocratie catholique et à l’anarchie protestante. » La torpeur, la léthargie que ses adversaires lui reprochent, ses avocats l’en glorifient sous le nom d’immutabilité ; ils la félicitent d’avoir soustrait l’Église, comme le dogme, à la loi du développement ou du progrès qui régit les choses humaines.

Catholiques et protestants se font illusion lorsqu’ils se représentent l’attitude de l’orthodoxie gréco-russe comme humble et presque honteuse vis-à-vis de ses antagonistes occidentaux. Appuyés sur l’immobilité de leur Église comme sur un roc, ses théologiens contemplent avec une hauteur mêlée de pitié les discussions religieuses de l’Occident. L’accueil fait par les membres de l’Église russe aux offres d’union des vieux-catholiques ou des anglicans est, à cet égard, d’un intérêt singulier. Vis-à-vis des uns ou des autres, les orthodoxes ont toujours été loin de montrer aucun empressement hâtif ; ils ont toujours repoussé tout compromis contraire aux traditions ou aux usages de leur Église.

Entre les protestants et les orthodoxes, entre l’Église anglicane surtout et l’Église russe, il y a eu plusieurs tentatives de rapprochement, et les avances sont d’ordinaire venues de l’Occident. C’est ainsi que, dès le seizième siècle, les luthériens s’adressaient au patriarcat de Constantinople, espérant obtenir du patriarche Jérémie l’approbation de la confession d’Augsbourg, qu’ils avaient, pour lui, fait traduire en grec. Si stériles que soient toujours restés de pareils appels, ils se sont reproduits à des époques plus voisines de nous. C’est naturellement l’Église d’Angleterre et, dans cette Église, l’école historique en réaction contre les influences protestantes, l’école où l’on aime à s’intituler « catholique anglais », qui a le plus caressé ces rêves d’union entre la fille rebelle de Rome et sa sœur séparée d’Orient[66]. De toutes les tentatives de ce genre, la plus digne d’attention est celle d’un théologien d’Oxford, ami du docteur Newman, W. Palmer ; il fit, sous le règne de Nicolas, avec l’approbation de ses chefs ecclésiastiques, un voyage théologique en Russie, moins pour étudier sur place l’Église russe que pour entrer en communion avec elle. Palmer en était arrivé à croire à la presque identité de la doctrine orthodoxe et de la doctrine anglicane ; il ne voyait guère de difficultés que pour le culte des images, sanctionné par le deuxième concile de Nicée. Fort de cette conformité de croyances, le docteur anglais prétendait être admis à la communion par les orthodoxes. Il vit les principaux dignitaires de l’Église russe, sans parvenir à leur faire partager ce point de vue[67]. Aux yeux des prélats russes, pour que les anglicans pussent ainsi entrer en communion avec eux, il eût fallu une entente de la hiérarchie des deux Églises, sinon l’autorisation d’un concile. Par le fait, le manque d’autorité centrale dans l’Église orthodoxe lui rend tout accord de ce genre plus difficile qu’à l’Église catholique, dont l’autorité pontificale peut toujours ouvrir la communion. En consentant à traiter les anglicans comme des orthodoxes, les Russes risqueraient de scandaliser leurs frères d’Orient et de perdre d’un côté ce qu’ils gagneraient de l’autre. Aussi, indépendamment des divergences de doctrine ou de discipline, toute intercommunion des Églises épiscopales de l’Orient et de l’Occident semble, malgré leurs sympathies réciproques, de longtemps malaisée.

Les vieux-catholiques de Suisse ou d’Allemagne n’ont guère été plus heureux dans des efforts analogues. Ils ont eu beau, dans leurs congrès, exprimer l’espoir d’une réunion avec l’Église orientale[68], celle-ci a montré peu d’empressement à leur ouvrir son sein. Elle n’a pas cherché à se créer en Occident des communautés de Latins Unis. Une société de Pétersbourg, composée de laïques et d’ecclésiastiques, la Société des amis de l’Instruction religieuse, s’était, par des écrits et des délégués, mise en rapport avec les vieux-catholiques d’Allemagne. Nul mouvement ne pouvait être plus sympathique aux orthodoxes russes, qui, pour l’infaillibilité papale, ont la même répulsion que les protestants allemands. À toutes les avances des transfuges latins ils n’en ont pas moins répondu avec réserve, sur le ton d’une Église qui a foi dans son principe et ne transige point avec lui. En encourageant ces vieux-catholiques, parfois près de verser en pleine Réforme, les Russes ne leur ont point ménagé les leçons. — Si vous voulez vous unir à nous, leur disait un des inspirateurs des slavophiles, ce n’est point assez de rejeter le dernier concile du Vatican, c’est sur dix siècles de traditions latines qu’il vous faut revenir[69].

Cette Église impassible devant les adversaires qui l’attaquent à la fois, des deux rives opposées, ne peut entièrement échapper à leur influence. Comme toute confession placée dans une position intermédiaire, entre la centralisation catholique et l’individualisme protestant, elle ne saurait manquer de subir une certaine attraction vers l’un ou l’autre des deux pôles du christianisme. Tant qu’elle se fait équilibre, cette double attraction en sens contraire peut, il est vrai, contribuer à la maintenir à distance des deux extrêmes.

Ainsi que l’Église anglicane, l’Église russe est, par sa situation mitoyenne et par les besoins mêmes de la controverse, exposée à deux tendances divergentes : d’un côté, à droite, sinon vers le catholicisme romain, du moins dans la même direction que Rome, vers la concentration de l’autorité et l’ascendant de la tradition, — de l’autre, à gauche, non point précisément vers le protestantisme, mais vers la liberté d’interprétation, vers la foi individuelle et l’émancipation du clergé inférieur ou des laïques. Cette double aimantation remonte aux premiers jours du contact de la Russie avec l’Occident ; c’est un des aspects les moins remarqués et non les moins curieux de l’influence de l’Europe sur la Russie[70]. Sous Pierre le Grand, les deux penchants se personnifient dans les deux membres les plus influents de l’Église, Étienne Iavorski, le suppléant du patriarche dans l’intervalle laissé par Pierre entre la mort du dernier titulaire et l’érection du Saint-Synode, et Théophane Procopovitch, le conseiller du tsar dans sa réforme ecclésiastique. De là, depuis Pierre 1er, deux écoles dans le clergé, l’une mettant davantage en relief l’opposition de l’orthodoxie au catholicisme, l’autre son opposition au protestantisme, — la première prenant dans sa lutte contre Rome une teinte protestante, la seconde une couleur catholique dans ses attaques contre la Réforme[71]. De la controverse, cette double tendance a passé dans les catéchismes et les traités de théologie, parfois même dans les questions de rite et de discipline, les uns se montrant plus strictement conservateurs, les autres moins éloignés des réformes ou des innovations.

Sous le règne de Nicolas et l’administration du comte Protasof, procureur du Saint-Synode, il y eut une réaction contre les influences protestantes qui avaient dominé l’Église durant presque tout le dix-huitième siècle. Le gouvernement s’inspirait en tout du principe d’autorité et de l’idée de tradition ; il n’oublia pas de les relever dans l’Église contre l’école de Procopovitch, le collaborateur spirituel de Pierre le Grand. Les tendances protestantes ou « évangéliques » perçaient dans les écrits des deux plus illustres prélats de la Russie moderne, Platon et Philarète, l’un et l’autre métropolitains de Moscou[72]. L’éloquent Philarète dut, sous Nicolas, remanier son célèbre catéchisme, pour s’écarter davantage des théologiens de la Réforme[73]. L’Église russe a, depuis lors, cessé de s’orienter vers Luther ou vers l’anglicanisme. S’arrêtant dans les voies où l’avaient jetée Pierre le Grand et ses successeurs, elle s’est appliquée à s’en tenir strictement au principe de l’immobilité traditionnelle. Impuissante à supprimer entièrement les deux tendances qui se la disputent, elle a, durant la seconde moitié du dix-neuvième siècle, cherché à les maintenir en équilibre.

Aujourd’hui encore, les idées protestantes n’en sont pas moins en faveur dans une partie du clergé, et souvent dans la plus instruite. Cela s’explique par la fréquentation des écoles et des livres protestants. Le renouvellement des études théologiques, les efforts pour relever le niveau intellectuel du clergé n’y sont pas étrangers. L’esprit de la Réforme s’insinue silencieusement dans les séminaires et les académies ecclésiastiques avec les ouvrages des théologiens allemands. Il en est de même des laïcs, dans les classes éclairées du moins. Beaucoup, et parfois les plus pieux, ne sont, à leur insu, que des protestants ritualistes. En religion, comme en toutes choses, hommes et femmes du monde font, du reste, souvent preuve d’un singulier éclectisme. On en voit, à l’étranger, fréquenter presque indifféremment les diverses églises, appréciant en amateurs impartiaux les prédicateurs des confessions rivales.

L’esprit traditionnel et l’esprit de discipline, qui ont fait sa force, refrènent dans l’Église les penchants novateurs. Le besoin de rester en communion avec l’Orient, la crainte de scandaliser le peuple et de donner de nouvelles forces aux sectes dissidentes, opposent une barrière à l’esprit d’innovation. La cohésion de l’Église sous la main de l’État la préserve du déchirement des factions et des querelles d’écoles. Loin d’en troubler le fond, les courants spirituels qui la traversent en font à peine onduler la surface.

Chez elle, rien d’analogue à l’antagonisme des deux ou trois partis de l’Église anglicane. Les institutions et les mœurs permettraient peut-être encore moins des partis dans l’Église que dans l’État. Si la Russie a son high church et son low church, c’est dans la sourde rivalité de ses deux clergés, le haut clergé monastique et célibataire et le bas clergé pourvu de famille. Sous cette compétition de classes se retrouvent, il est vrai, les deux tendances contraires, le haut clergé, par sa situation et son genre de vie, étant naturellement plus conservateur ou plus aristocratique, le clergé inférieur plus novateur ou plus égalitaire.

Un des épisodes les plus curieux de la lutte, dans l’Église russe, des « protestantisants et des catholicisants », comme disait J. de Maistre, c’est, sans contredit, l’histoire des Sociétés Bibliques. En principe, la position de l’Église orthodoxe vis-à-vis des Écritures est à peu près la même que celle de l’Église latine. Pour toutes deux, l’autorité de la tradition égale l’autorité des livres saints ; l’Écriture ne peut être interprétée que conformément à l’enseignement de l’Église, aux Conciles et aux Pères[74]. Dans la pratique, le dogme étant moins défini, la tradition n’ayant pas pour la confirmer de souverain pontife, l’interprétation reste plus libre pour les orthodoxes. Le slavon ecclésiastique étant beaucoup moins éloigné de l’idiome populaire que ne l’est le latin de nos langues néo-latines, la question de la traduction des Écritures en langue vulgaire ne pouvait, en Russie, avoir la même importance qu’en Occident. Longtemps le peuple même préféra lire l’Évangile dans la langue hiératique. Bien qu’il n’eût pas pour cela les mêmes raisons que les Grecs, la version en dialecte populaire lui semblait dégrader et comme profaner le texte sacré.

Chez les Russes, de même que chez les Grecs, la pratique, à cet égard, a plus d’une fois varié. D’un côté, le désir de se distinguer des Latins s’est joint aux influences protestantes pour encourager les traductions en langue vulgaire ; d’un autre côté, la hiérarchie était retenue par la crainte de prêter aux nouveautés et de fournir un aliment aux ignorantes sectes de la Grande-Russie. C’est sous Alexandre Ier, le mystique ami de Mme de Krüdener, que le peuple fut invité à recevoir la Bible dans sa langue. Il est vrai que, dans cette nation de serfs, bien peu encore savaient lire. Chez les rares moujiks ou les petits marchands un peu lettrés, les Vies des saints, les livres d’heures et quelques traités des Pères, joints à des apocryphes de toute sorte, étaient alors plus répandus que les deux Testaments, exception faite du Psautier, de tout temps un des préférés de la dévotion russe. En certaines régions, le peuple considérait même comme un péché de garder chez soi les Évangiles : l’église seule lui semblait digne d’abriter les livres sacrés.

Les sociétés bibliques anglaises avaient, dès 1812, essayé d’établir des succursales en Russie : elles y parvinrent en 1813. L’empereur Alexandre Ier se fit inscrire parmi les membres de la Société biblique russe ; le prince Alex. Galitzine, ministre des cultes, en fut le président. Sous un tel patronage, en un pays aussi épris de tout ce qui est officiel, une pareille œuvre devait prendre une extension rapide. Près de trois cents sociétés affiliées couvrirent en peu de temps la surface de l’empire. Un moment, on vit un archevêque catholique y siéger à côté de prélats orthodoxes et des zélateurs de l’illuminisme alors en vogue. La Bible, traduite en vingt langues différentes, fut distribuée par centaines de milliers d’exemplaires : une version française était destinée au beau monde. Sous le couvert des deux Testaments, les promoteurs de l’entreprise, des missionnaires anglicans, espéraient voir l’esprit de la Réforme s’insinuer peu à peu dans l’Église russe. Des membres du clergé s’en effrayèrent. Aussi la Société biblique russe n’eut-elle qu’une courte existence. Son puissant patron, le mobile Alexandre Ier, la prit lui-même en suspicion. Le prince Galitzine fut obligé d’abandonner la présidence au métropolitain de Pétersbourg, Séraphim. Elle eut beau être épurée, la Société ne survécut pas à l’empereur Alexandre. Un des premiers actes de Nicolas fut de la dissoudre[75] (1826).

Pour apprécier le rôle de la Société biblique et les querelles suscitées par elle, il importe de se rappeler qu’à la même époque les Jésuites, recueillis par Catherine, élevaient dans leurs collèges une partie de la jeunesse russe, tandis que Joseph de Maistre et les émigrés français introduisaient dans certains salons les idées catholiques. Les influences étrangères en lutte à Pétersbourg atteignaient jusqu’à la religion. Sous les souffles du dehors, deux courants opposés agitaient la surface d’une Église d’ordinaire stagnante. L’autorité ecclésiastique et civile ne pouvait manquer de s’en inquiéter. Entre les Jésuites d’un côté et la Société biblique de l’autre, la vieille orthodoxie semblait prise entre deux feux ; l’étranger menaçait la sainte Russie d’une double invasion. Le gouvernement autocratique, de sa nature défiant de toute impulsion indépandante, ne pouvait longtemps voir remuer des idées qui risquaient de troubler le calme habituel de l’Église. Il en assura le repos en frappant, à peu d’intervalle, les foyers des deux tendances contraires, la Société biblique et la Compagnie de Jésus. La première semblait triompher avec la fermeture des collèges des Pères ; elle fut dissoute peu de temps après leur exil. C’est ainsi que, selon le procédé russe, le gouvernement fit la paix en faisant le silence.

Depuis la suppression de la Société biblique, le Saint-Synode russe s’est singulièrement rapproché des pratiques de l’Église romaine. S’il encourage la diffusion de l’Évangile et du Nouveau Testament en langue vulgaire, il n’en est pas de même de l’Ancien Testament[76]. Tout comme chez les catholiques, le livre des Psaumes est le seul qui fasse exception. Les Psaumes ont, de tout temps, été fort populaires en Russie. Dans certaines contrées, on croyait qu’en lisant quarante fois le psautier on obtenait la rémission des plus grands péchés. On s’en sert aussi, particulièrement du psautier slavon, pour dire la bonne aventure.

De même encore que l’Église romaine, le Saint-Synode de Pétersbourg veille avec un soin jaloux sur la traduction des livres saints. Il s’est fait réserver le monopole des versions russes, même pour les protestants, les catholiques ou les juifs. Admet-il des Nouveaux Testaments imprimés à l’étranger, c’est toujours sur une version approuvée par lui.

Il s’est reformé sous Alexandre II, en 1863, une « Société pour la propagation de l’Écriture sainte ». Elle dure encore aujourd’hui. Comme l’ancienne Société biblique, bien qu’à un moindre degré, elle jouit du patronage officiel ; mais, à tout autre égard, elle diffère de sa fameuse devancière. Les seuls livres qu’elle cherche à répandre sont les Psaumes et le Nouveau Testament, surtout l’Évangile. Ses ressources sont minimes ; une bonne partie lui vient des protestants du dehors. En une vingtaine d’années, elle n’avait guère écoulé qu’un million de volumes. Aujourd’hui elle en répand cent mille par an. En outre, elle est autorisée à distribuer les exemplaires que lui envoient les opulentes sociétés bibliques de Londres et des États-Unis. La Société russe emploie pour sa propagande des procédés américains. Elle a ses colporteurs à la foire de Nijni, comme ses comptoirs aux expositions de Moscou ; et sa marchandise trouve bon accueil auprès du peuple. Ses membres se servent aussi volontiers des chemins de fer. J’ai moi-même rencontré en wagon des dames qui, d’une main, me présentaient un tronc pour leur œuvre, et de l’autre, des évangiles russes ou slavon[77].

Si la Bible est toujours rare en Russie, plus rare peut-être que certains apocryphes, il n’en est pas de même du Nouveau Testament. Ce dernier y est probablement plus répandu qu’en aucune autre contrée de l’Europe, sauf les pays protestants. L’Évangile est sans conteste le livre le plus goûté du Russe ; on le trouve chez l’ouvrier comme chez le paysan. Le moujik lettré le lit aux autres ; chacun des progrès de l’enseignement populaire lui vaut de nouveaux lecteurs. Le menu peuple y puise tout ce qu’il possède d’instruction religieuse ou morale. On ne saurait nier l’influence de ce petit livre sur l’âme russe. En dépit de son ignorance et de ses superstitions, la foi du peuple mérite le nom d’évangélique si, pour cela, il suffit d’être nourri de la moelle de l’Évangile.




CHAPITRE III


Du culte et du ritualisme. — Importance des rites et du cérémonial dans l’Église orientale. — Le formalisme russe et le caractère national. — Le rite de la prière. — Les cérémonies et la liturgie. — Comment l’Église russe a rempli le rôle esthétique de la religion. — Du culte des images. — Précautions prises contre la superstition. — Vierges miraculeuses et dévotion du peuple. — L’imagerie religieuse et l’art byzantin en Russie. — Caractères de la peinture moscovite. — Attachement aux types traditionnels. — Difficulté de les renouveler. — La musique à l’église et le chant sacré.


Si, pour la constitution de l’Église, l’orthodoxie gréco-russe occupe une position intermédiaire entre Rome et la Réforme, il en est tout autrement des rites, du culte extérieur. Par ce côté, l’Église orientale se montre à la fois opposée aux deux grands partis, qui ont divisé l’Occident. L’immobilité traditionnelle qui, à plus d’un égard, l’a placée au milieu des catholiques et des protestants, l’a laissée, sous ce rapport, à l’écart et comme en arrière des uns et des autres. Pour les formes, pour l’importance donnée au cérémonial, l’orthodoxie gréco-russe est en quelque sorte à l’extrême droite du christianisme ; c’est plutôt le catholicisme romain qui est au centre.

Les usages de l’antiquité chrétienne, souvent simplifiés par Rome avant d’être réduits ou rejetés par la Réforme, se sont, pour la plupart, religieusement conservés en Orient. Strictement attaché aux formes ecclésiastiques des quatrième et cinquième siècles, le culte orthodoxe est essentiellement ritualiste. Cette fidélité à des pratiques abandonnées ou modifiées par les confessions d’Occident lui donne, vis-à-vis d’elles, un air archaïque et vieilli. Ce ritualisme a valu à l’Église grecque l’attaque simultanée des deux camps opposés. Catholiques et protestants, qui d’ordinaire lui font des reproches contraires, l’ont également accusée d’étouffer la religion sous les pratiques extérieures. La principale cause de ce formalisme byzantin, transmis à l’Église russe par sa mère du Bosphore, c’est d’abord l’esprit oriental ; c’est ensuite, comme nous l’avons dit, l’histoire, la longue ignorance, l’état de civilisation de la plupart des nations orthodoxes ; c’est enfin, chez les Russes, le caractère réaliste du peuple, son attachement inné au rite et aux cérémonies, si bien que les corrections liturgiques les mieux justifiées ont été, pour lui, le point de départ d’un schisme obstiné.

Le respect du rite, de l’obriad, comme disent les Russes, est tellement naturel à ce peuple, qu’il se retrouve partout chez lui, dans la vie domestique presque autant que dans la vie religieuse. Sous ce rapport, il n’est pas sans ressemblance avec son lointain voisin, le Chinois. Pour tous les actes de la vie humaine, le paysan a des formes et des formules qu’il conserve religieusement. À côté des fêtes ou des cérémonies de l’Église, il a, pour la naissance, pour le mariage, pour la mort, des cérémonies traditionnelles, souvent compliquées de véritables rites civils, qu’il observe avec presque autant de ponctualité que les rites prescrits par l’Église. C’est ainsi que, pour le mariage, les fêtes domestiques du moujik constituent un véritable poème en action, une sorte de drame à plusieurs personnages, avec chants et chœurs à l’antique, joué depuis des siècles de génération en génération[78].

On sent ce qu’un pareil esprit a pu produire en religion. Le Russe a, en quelque sorte, renchéri sur le formalisme byzantin. Il ne s’est pas contenté d’être fidèle à tous les rites de l’Église ; il en a mis là même où l’Église ne lui en imposait point. Ainsi de la prière elle-même. Pour lui, la prière, l’entretien de l’âme avec son Rédempteur, est une sorte de rite ; elle a des formes consacrées, formes toutes nationales, car elles sont en grande partie étrangères aux Grecs.

L’orthodoxe, le Russe surtout, prie d’habitude debout, conformément aux usages de l’Église primitive ; mais, durant sa prière, le Russe ne reste pas en repos. Le corps y semble prendre autant de part que l’esprit : le moujik prie avec tous ses membres. Pendant les offices il passe son temps à se signer de grands signes de croix, levant à la fois la tête et la main droite, puis se courbant en deux entre chaque signe de croix, et se redressant aussitôt pour recommencer sans fin. Les plus pieux s’agenouillent et se prosternent à intervalles réguliers, se relevant vivement pour se prosterner de nouveau, comme s’ils étaient contraints à cette sorte de pénitence. Les saluts répétés qu’ils adressent ainsi à l’autel ou aux saintes images, rappellent ceux que le serf prodiguait naguère à son seigneur ; pour nous Occidentaux, ces profondes et rapides inclinations ont quelque chose de servile et de fatigant. Dans une église russe, un étranger a peine à ne pas être étourdi par le balancement de la foule qui oscille autour de lui. Cette tenue à l’église, où le corps s’agite sans cesse, rappelle moins la grave attitude de l’Orante chrétienne des Catacombes que la prière musulmane, elle aussi, accompagnée d’inclinations et de prosternements réglés par l’usage. Comme celle de l’invocateur d’Allah, la prière russe est un véritable exercice, une espèce de gymnastique sacrée. Si les classes cultivées ont, sous l’influence occidentale, abandonné cette religieuse pantomime au bas peuple, ce dernier y paraît fort attaché. Il n’a point l’air de savoir prier autrement. Beaucoup semblent embarrassés de leur personne lorsque, durant les longs offices, la fatigue les contraint à suspendre leurs signes de croix et leurs prosternements. J’en ai vu ne s’arrêter qu’après des centaines de génuflexions.

On ne lit point ou on lit peu dans les églises russes. L’usage n’est pas d’emporter un livre aux offices. L’homme du peuple trouverait inconvenant de s’asseoir dans l’église pour y lire un livre. Cela le choque dans les églises latines. Les gens pieux lisent l’office du jour d’avance, pour être mieux en état de le suivre à la messe. Le commun des fidèles se contente de faire brûler des cierges, de se signer et de s’incliner en répétant sans cesse les mêmes formules ; uni d’intention au prêtre, il suit l’officiant du regard, il écoute le grave plain-chant et jouit de la noblesse du service divin et des chants sacrés.

La liturgie[79] pravoslave est bien faite pour commander l’attention et le respect du peuple. Elle n’a qu’un défaut, l’extrême longueur de ses offices, qui contraint le clergé à en dépêcher rapidement certaines parties. Les antiques cérémonies du rite grec sont d’ordinaire célébrées avec une dignité imposante. Les Russes l’emportent, à cet égard, non seulement sur les Latins, mais sur les Grecs, leurs coreligionnaires. Jusque dans les églises de campagne, la plupart des popes, parfois les plus ignorants et les moins tempérants, apportent à l’autel une majesté vraiment sacerdotale. Le peuple, aussi bien que l’homme pu la femme du monde, attache une grande importance à la manière dont ses prêtres officient. Une belle prestance, de beaux traits, de beaux cheveux longs, une belle voix, sont des qualités fort appréciées chez le clergé. La liturgie, la messe grecque, dont les parties les plus mystérieuses sont célébrées loin des regards de la foule, derrière le mur de l’iconostase, la liturgie est une véritable représentation sacrée dont la mise en scène et l’exécution sont précieusement soignées. Les prêtres et diacres sont avant tout les acteurs du drame mystique ; ils ont conscience de la solennité de leur rôle et le jouent avec la dignité de maîtres des divines cérémonies.

Ses cérémonies, l’Église ne permet pas de les écourter, de les tronquer. Rien, chez les Orientaux, des conventions ou des fictions qui, chez les Latins, ont souvent simplifié les offices. Rien, par exemple, d’analogue à notre messe basse, où le prêtre dialogue seul avec un enfant, qui lui répond au nom d’une assemblée absente. Toutes ces fictions, toutes ces abréviations des rites, sont contraires à l’esprit de l’Église d’Orient ; elles lui semblent une altération, une mutilation des saints mystères. Les offices sont toujours publics, destinés au peuple chrétien. Le prêtre né les célèbre que pour les fidèles ; aussi n’offlcie-t-il d’habitude que les jours de fête. Il n’a pas plus l’idée de dire tout seul, tout bas, une messe sans auditeurs, que de prononcer à voix basse un sermon dans une église vide. À la liturgie il faut, pour lui, la solennité des cérémonies publiques.

Si elle n’a rien élagué des rites que lui a transmis l’antiquité, gardant toutes les anciennes cérémonies et toutes les anciennes observances, sans correction ni retranchement, en revanche, l’Église orientale ne leur a d’ordinaire rien ajouté. Elle n’a pas éprouvé le besoin de rajeunissement qui renouvelle, sans cesse la piété catholique. Dans ses offices et ses prières, comme dans ses pratiques, elle demeure fermée à toutes les innovations. Aussi les dévotions les plus populaires des pays catholiques, le sacré-cœur, par exemple, lui sont-elles étrangères. En ce sens, on pourrait dire que si la liturgie n’y a pas été simplifiée, le culte y est demeuré plus simple.

Cet antique rite gréco-slave impose par les dehors, alors même que le sens symbolique en échappe. À Rome, où, pour l’Épiphanie, on se plaisait à célébrer la messe dans tous les rites admis par le Vatican, j’ai plus d’une fois entendu remarquer que le plus noble, dans son austère beauté, était le rite ruthène, lequel n’est en somme que le rite gréco-slave, conservé presque intégralement par les Grecs-Unis de l’ancienne Pologne. Si les Russes et les Grecs ont, en réalité, le même rite en deux langues différentes, la forme slave est sans comparaison supérieure, les Russes n’ayant pas adopté le chant nasillard des Grecs ou des Arméniens.

Voltaire disait que la messe était l’opéra des pauvres. Cela est non moins vrai de la Russie que de l’Occident, bien que d’une manière différente ; car jamais, en Orient, l’église n’a pris modèle sur l’opéra, ni le sacré fait d’emprunt au profane. S’il est vrai que le rôle de la religion, aux époques incultes surtout, ne doit pas se borner uniquement au dogme ou à la morale, nulle part peut-être, l’Église n’a mieux compris ce que j’appellerai la partie esthétique de la religion, tout ce côté de sa tâche oublié ou méconnu de la plupart des sectes protestantes. À l’encontre des sèches doctrines de certains réformateurs, l’Église russe a distribué à l’homme du peuple, non seulement le pain substantiel de l’Évangile, mais aussi cet aliment délicat dont aucun être humain ne saurait entièrement se passer, le sentiment du beau et de l’idéal. En réalité même, c’est là, nous semble-t-il, que cette Église, tant dédaignée, a surtout excellé ; c’est par 1à que, à travers toutes ses misères, elle a été le moins inférieure à sa haute vocation. À ce peuple d’ignorants et d’opprimés, elle a découvert ce que la religion seule lui pouvait révéler, l’art ; pour ces générations de serfs, elle a eu des spectacles et des concerts qui, par l’enchantement des sens, ont rafraîchi l’âme du moujik. À cet égard, l’Église russe peut soutenir la comparaison avec l’Église romaine, qui a porté si loin l’art d’atteindre l’âme à travers les sens.

Entre Rome et l’Orient il y a toutefois, ici même, une différence notable. En parlant à l’œil et à l’oreille, l’Église orientale a toujours eu peur de trop leur plaire ; en s’adressant aux sens, elle les a toujours tenus en suspicion. Contre toute volupté charnelle, contre l’art même, elle a pris des précautions qui, chez les Byzantins, ont été poussées jusqu’à l’extrême. Entre le sacré et le profane, entre la peinture ou la musique du siècle et celles de l’Église, elle a toujours maintenu une barrière. Jamais ses temples n’ont été envahis par les pompes mondaines et l’appareil théâtral dont, à différentes reprises, l’Église catholique a eu tant de peine à se défendre.

L’austérité du culte apparaît dans la scène même du drame sacré. Alors qu’il est le plus somptueux, le décor en est toujours simple. Rien ne trouble l’impression d’unité de l’église et du service divin. Au fond de l’abside, à l’orient, un seul autel, comme il n’y a qu’un Dieu et un Sauveur. Entre l’autel et la nef se dresse la barrière de l’iconostase, dont les portes royales, que le prêtre seul a le droit de franchir, se ferment durant la consécration, faisant aux saints mystères comme un sanctuaire dans le sanctuaire ; seul d’entre les laïcs, le tsar est admis à y pénétrer pour recevoir la communion, le jour de son couronnement. Dans les vieilles cathédrales, dans les sobor des grandes villes ou des grands monastères, cette muraille, qui symbolise le voile du Temple, reluit d’or et de marbres précieux. Le jaspe de Sibérie y encadre la malachite et le lapis-lazuli. C’est l’iconostase qui porte les images les plus vénérées, les icônes, — d’où lui vient son nom[80]. L’entrée et la sortie du prêtre, le transport des éléments du sacrifice de la table de l’offertoire à l’autel, la marche du diacre portant sur son front l’Évangile ou le calice, la clôture et la réouverture des portes saintes forment autant de scènes du drame liturgique et lui donnent plus de mouvement et de vie que dans le rite latin. Tout ce lent cérémonial est en harmonie avec le luxe sévère des vieilles églises byzantines, avec l’or mat des peintures ou des mosaïques. Le caractère d’antiquité qui rehausse la solennité des rites se retrouve jusque dans le mobilier liturgique. On y reconnaît les flabella, les éventails de métal que le diacre agite autour du tabernacle, et la cuillère d’or pour le vin de la communion, et la lance et l’éponge, qui rappellent le Calvaire, et d’autres instruments sacrés, depuis longtemps disparus de l’Occident.

En dépit ou, mieux, en raison de leur antiquité, les longues cérémonies gréco-russes sont d’un symbolisme à la fois naïf et touchant. Ainsi, par exemple, du mariage : en aucune Église, la consécration nuptiale, que des esprits terre à terre voudraient dépouiller de tout caractère mystique, n’est entourée de plus poétiques allégories. Au mariage religieux, vulgairement appelé couronnement (ventchanié), les deux fiancés, que le peuple dans ses chants décore pour un jour du titre de prince et princesse, voient porter sur leur tête une couronne. Après l’échange des anneaux et le baiser des fiançailles, donné en face du tabernacle sur l’invitation du prêtre, l’Église, pour leur rappeler qu’ils vont tout mettre en commun, présente aux lèvres des nouveaux époux une coupe où ils boivent trois fois tour à tour ; puis, leur ayant lié les mains ensemble, l’officiant leur fait faire, à sa suite, trois fois le tour de l’autel, en signe qu’ils doivent marcher dans la vie en étroite union. Au baiser des fiançailles correspond, lors des funérailles, le suprême et troublant adieu du dernier baiser. Après l’avoir eux-mêmes porté sur leurs épaules dans l’église, les parents et les amis du mort lui viennent baiser le visage dans sa bière ouverte. De toutes les cérémonies ou les fêtes russes, il y aurait de quoi tirer un Génie du Christianisme, non moins poétique et non moins pittoresque que celui de Chateaubriand[81].

Pour ses fêtes religieuses, pour les fêtes de Pâques en particulier, Moscou pourrait rivaliser avec Rome ou, mieux, avec Séville, toujours avec cette différence qu’en Russie ces fêtes ont quelque chose de moins théâtral et de plus populaire. Le spectacle de la nuit de Pâques au Kremlin est, en ce genre, un des plus émouvants de l’Europe. Si chacune des deux Églises a sa messe de minuit, celle d’Orient préfère, en effet, célébrer la nuit de la résurrection. La foule, rassemblée au pied de la tour d’Ivan Veliki, entre les vieilles « cathédrales » du Kremlin, attend, des cierges en main, l’annonce que le Sauveur est ressuscité. À minuit, les cloches, qui bourdonnaient sourdement, éclatent de toutes parts en joyeuses fusées, pendant que les têtes se découvrent, que les cierges s’allument et que le canon gronde au loin. La liturgie de cette nuit de Pâques peut fournir un exemple du symbolisme historique habituel au rite gréco-russe. À l’heure marquée, après le chant des psaumes, l’évéque, ou le prêtre qui officie, s’approche de l’iconostase qui cache le sépulcre ; les portes royales s’ouvrent, l’officiant va au tombeau, il lève le suaire et voit que le Sauveur n’y est plus. Alors, au lieu d’annoncer la résurrection, il hésite comme les disciples de l’Évangile. Il sort de l’église avec son clergé, à la recherche du Sauveur disparu ; puis, rentrant dans le temple, il annonce aux fidèles que le Christ est ressuscité, et entonne un hymne de triomphe. Certes ce symbolisme ne peut être toujours aussi transparent ; le peuple ne le comprend pas toujours ; il n’en prend pas moins part à l’allégresse et au deuil de l’Église, pleurant et se réjouissant avec elle. Le jour de Pâques, il y a quelque chose de touchant à voir les hommes de toute classe s’embrasser, au cri de « Christ est ressuscité », en échangeant des œufs de PAques, antique emblème de la résurrection[82].

En dépit de la beauté de ses rites bien dignes d’inspirer le poète et l’artiste, l’Église gréco-russe n’a pas ouvert à l’art les mêmes horizons que l’Église latine. De ses splendides iconostases, de ses sombres absides, il n’a rien surgi de comparable aux vierges d’un Raphaël ou d’un Corrège, aux anges d’un Botticelli ou d’un Fra Angelico. Ici encore, on pourrait dire que la faute est moins à l’Église qu’aux peuples élevés par elle et à la lenteur de leur développement. C’est là, sans doute, une explication ; mais ce n’est pas la seule. Les Tatars n’auraient pas arrêté, de trois ou quatre siècles, la croissance de la Russie, que l’Église russe n’eût point donné à l’art la même impulsion que l’Église latine. Cela tient en grande partie aux précautions prises par l’Orient contre l’envahissement de l’esprit mondain et contre les séductions de la beauté périssable. En faisant appel aux sens, l’Église orthodoxe semble avoir toujours craint d’en être la dupe. Elle a toujours été défiante de ce qui flatte l’œil ou caresse l’oreille, si bien que, dans les foyers mêmes de l’art antique, sous le ciel de Phidias, en face des dieux du Parthénon conservés à Byzance, cette méfiance de la chair a étouffé tout art vivant.

L’Église, il est vrai, n’a point condamné l’art, la peinture et la musique du moins ; elle l’a maintenu dans une étroite sujétion. Elle ne l’a pas, comme l’Église latine, traité en enfant, et longtemps en enfant gâté, avec l’indulgence d’une mère ou d’une nourrice ; mais bien plutôt en serviteur, en esclave, avec la sévérité d’une maîtresse dédaigneuse. Elle semble avoir toujours gardé pour lui quelque chose des répugnances des iconoclastes. Elle s’est appliquée, par une sorte d’ascétisme, à le réduire à l’état de symbole, d’emblème immatériel, de signe hiératique, lui interdisant toute aspiration indépendante, lui refusant toute vie propre. Pour ne pas le laisser dévier de son but mystique et s’humaniser pour le plaisir des yeux, elle l’a emprisonné dans des types conventionnels, immobilisés pour les siècles. Cela était surtout vrai des précepteurs religieux des Russes, les moines grecs du Bas-Empire ; ils semblent s’être ingéniés à dépouiller l’art sacré de tout charme sensible, proscrivant de la musique, comme de la peinture, tout attrait charnel, jusqu’à leur enlever toute trace de leur première beauté. Ainsi entendu, l’art byzantin, avec son mépris de la vie et de la nature, est l’art religieux, l’art spîritualiste, pour ne pas dire l’art chrétien, par excellence. Ces figures inanimées, aux corps émaciés, sont le produit de l’ascétisme oriental. Ces longs saints immobiles, hôtes maussades d’un ciel morose, auraient édifié les regards des anachorètes de la Thébaïde ou des stylites de la Syrie. Le Dieu dont la face doit ravir les bienheureux durant les siècles des siècles, le Christ lui-même ne semble-t-il pas parfois, chez les peintres de l’Athos, inspiré de ce Père de l’Église qui enseignait que le Sauveur avait été le plus laid des enfants des hommes ?

Le seul art où l’Église byzantine ait vraiment excellé, c’est le moins sensible, le moins charnel de tous, l’architecture. C’est aussi celui où le génie moscovite a montré le plus d’originalité ; c’est le premier où, mêlant les leçons de l’Europe et de l’Asie, le génie russe ait manifesté quelque chose de national. Et, malgré cela, on ne saurait dire de ce style russe qu’il constitue une architecture comparable au style gothique de la France, ou au byzantin des Grecs. L’architecture était le seul art auquel l’Église orientale laissât quelque liberté, et, en Russie, tout se liguait pour l’empêcher d’atteindre son plein développement, la rigueur du climat, le manque de pierres et de matériaux, la pauvreté même du pays. Y a-t-il eu un style russe ? On peut à peine dire qu’il y ait des monuments russes.

Les autres arts, la peinture, la plastique, la musique même, le dogme ou la discipline orthodoxes les ont chargés de chaînes pesantes ou enfermés dans d’étroites limites. Cette Église, accusée de tout sacrifier au culte extérieur et aux formes, s’est de bonne heure préoccupée de ne pas laisser l’âme s’arrêter aux formes et s’absorber dans le culte extérieur. Contrairement à l’opinion vulgaire, elle a multiplié les précautions contre les erreurs de la superstition, aussi bien que contre l’entraînement des sens. Sous ce rapport, nous la retrouvons, en dépit des apparences, dans une situation intermédiaire entre les sectes protestantes, entre le luthéranisme en particulier, et l’Église latine.

Au point de vue du dogme, la position des Grecs vis-à-vis des images n’est déjà plus la même que celle des Latins. Après les longues luttes des iconoclastes, ces calvinistes de l’Orient, les Grecs se sont arrêtés à une sorte de compromis, repoussant du sanctuaire les statues ; y admettant les peintures. À l’inverse des catholiques et même des luthériens, ils ont conservé, dans leurs commandements de Dieu, la prohibition biblique contre les idoles de pierre, de bois, de métal[83]. Sur ce point, ils sont d’accord avec les réformés ; mais ils en diffèrent singulièrement pour l’interprétation, né prohibant que les « idoles », les images qui, par leur forme, se prêtent à une confusion avec la personne représentée. Aussi rejettent-ils les statues, la ronde-bosse, et non les images peintes et les reliefs où l’œil le plus grossier ne saurait découvrir autre chose qu’une représentation figurée. Cette distinction repose assurément sur un fondement rationnel. Y a-t-il jamais eu des peuples assez simples pour adorer des idoles comme des dieux vivants ? Cette confusion n’est possible qu’avec des images plastiques, avec des statues. Le moujik le plus ignorant ne saurait prendre une peinture de la Vierge pour la personne de la Vierge. Partout, chez les barbares comme chez les peuples classiques, chez les Varègues de Kief tout comme chez les Grecs d’Athènes, c’est la statue, l’idole au corps de bois, de marbre ou de bronze, qui a été le principal objet du culte ; c’est devant elle que fumait l’encens et qu’étaient immolées les victimes. La peinture a sans conteste quelque chose de plus spirituel, par cela même qu’elle est fondée sur une illusion, qu’elle n’est qu’un trompe-l’œil.

Si justifiée qu’elle semble en théorie, cette distinction n’a guère abouti qu’à placer l’art des pays orthodoxes dans des conditions d’infériorité vis-à-vis de l’Occident. La sculpture, bannie de l’église, a été privée de son berceau habituel, et, le Moscovite n’ayant hérité d’aucuns marbres antiques, elle ne pouvait naître de l’imitation de l’antiquité. En condamnant la statuaire, l’orthodoxie orientale entravait le développement de l’art tout entier, car partout, dans la France du moyen Age et dans l’Italie moderne aussi bien que dans la Grèce antique, la sculpture, art moins complexe, a grandi plus vite que la peinture. Depuis que Falconet et nos artistes du dix-huitième siècle l’ont importée chez eux, les Russes cherchent à faire à la statuaire une place dans leurs églises. N’osant lui permettre d’en franchir le seuil, ils sont encore obligés de la reléguer en dehors du sanctuaire. C’est ainsi que Montferrand, l’architecte français de Saint-Isaac, a pu placer des anges de bronze aux angles de sa coupole[84].

En Russie, c’est l’art, l’art seul qui a été la victime des précautions prises par l’Église contre la superstition. Celle-ci ne semble guère s’en être ressentie. La solennelle immobilité des icônes n’a fait qu’accroître pour elles l’attachement du peuple. L’Église a eu beau ne pas placer d’images sur ses autels, de crainte d’avoir l’air de les désigner à l’adoration des fidèles ; elle a eu beau les confiner d’ordinaire sur les piliers des nefs et les parois de l’iconostase, le Russe ne leur en a pas témoigné moins de vénération et de confiance. Les évêques de Russie prêtent serment, lors de leur sacre, de veiller à ce que les saintes icônes ne reçoivent pas un culte qui n’est dû qu’à Dieu. Leur vigilance n’empêche pas les noires peintures byzantines d’être souvent l’objet d’un culte superstitieux. Le contadino du sud de l’Italie ne prodigue pas plus d’hommages à ses riantes madones que le moujik à ses vierges enfumées. Toute la différence est dans la manière dont s’exprime leur dévotion.

La piété russe semble plus formaliste ; elle semble avoir moins d’imagination. Le moujik paraît moins enclin à parler à l’image, à s’entretenir avec elle ; il a l’air surtout préoccupé de lui rendre ses devoirs, de s’acquitter vis-à-vis d’elle de ce qu’il lui doit. Il fait brûler un cierge devant l’icône ; il la salue de signes de croix et de révérences répétés ; il lui apporte son aumône pour la parer. En dehors des images en renom, le Russe, de même que le Grec, semble honorer également toutes les icônes offertes à sa piété. On voit les pèlerins faire le tour des églises en baisant successivement les pieds ou les mains de toutes les images, sans regarder le visage du saint ni s’inquiéter de son nom. C’est une sorte de tournée que les Grecs accomplissent souvent en riant et en causant, les Russes plus lentement, avec le sérieux qu’ils apportent toujours dans la maison de Dieu. De même que le pied de bronze du saint Pierre de Rome, les pieds des icônes russes sont souvent usés par les baisers des fidèles ; il faut les repeindre à neuf à certaines époques. J’ai vu à Kief, et aussi en Palestine, des pèlerins orthodoxes, entrés par mégarde dans une église catholique, en faire le tour avec ce même souci de n’oublier dans leurs hommages aucun des saints du lieu. En pareille matière, le moujik est singulièrement éclectique ; l’important, pour lui, semble être de ne négliger aucun des personnages ou des officiers de la cour céleste.

Au-dessus de la plèbe, en quelque sorte anonyme, des images qui portent en vain leur nom ou leurs attributs, s’élèvent les icônes réputées miraculeuses et honorées du titre de faiseuses de prodiges. La Russie en est peut-être plus riche que l’Italie ou l’Espagne. Il est peu de villes ou de couvents qui ne se fassent gloire d’en montrer. Comme presque partout, les plus vénérées sont d’ordinaire les plus anciennes et les plus noires. Quelques-unes passent pour achiropoiètes, pour n’avoir pas été faites de main d’homme ; d’autres, comme en Occident, pour provenir du pinceau de saint Luc, Un grand nombre ont été miraculeusement découvertes et possèdent une légende. À beaucoup se rattachent des souvenirs locaux ou nationaux, la fin d’une famine ou d’une épidémie, le gain d’une bataille.

Les Russes, dans toutes leurs guerres, emportaient avec eux quelque sainte icône ; victorieux, ils lui reportaient le succès de leurs armes. Smolensk possède une vierge chère à tout l’ouest orthodoxe. Pierre le Grand en avait une qui ne le quittait point ; elle est exposée aux prières des fidèles, à Pétersbourg, dans la petite maison de bois du réformateur aujourd’hui transformée en chapelle. Il ne manque pas de patriotes qui lui attribuent la victoire de Poltava. Une autre vierge vint au secours des orthodoxes dans l’invasion de 1812, Notre-Dame de Kazan, une des plus populaires de l’empire. La prise de Kazan, sous Ivan le Terrible, la mit en réputation, et depuis lors elle a été invoquée dans toutes les crises nationales. Le boyard Pojarski et le boucher Mînine vinrent, en 1611, la chercher à Kazan pour les aider à chasser les Polonais de Wladislas, alors maîtres de Moscou. Un siècle plus tard, elle était transportée de la vieille capitale dans la nouvelle par Pierre le Grand, désireux de consacrer, aux yeux de ses sujets, la ville de la Neva. Pour l’abriter, Alexandre Ier fit élever la fastueuse église qui porte le nom de Notre-Dame de Kazan. Koutouzof y vint implorer l’assistance divine avant de partir pour Borodino ; et, depuis, chaque année, à Noël, les Russes y célèbrent un Te Deum pour la délivrance de la patrie. L’argent enlevé à la Grande Armée par les Cosaques du Don a été fondu pour en revêtir l’iconostase, et les aigles napoléoniennes, les drapeaux français aux couleurs fanées, en tapissent encore les murailles.

Ces icônes en renom sont d’ordinaire ornées de bijoux et de pierres précieuses de toute sorte. Les plus célèbres ont des parures de prix auxquelles l’Occident, ravagé par les révolutions, ne saurait rien opposer. Il en est qui, aux heures de péril national, ont prêté à la patrie leurs diamants et leurs émeraudes. Le moujik jouit visiblement du luxe de ses images ; sur la tête voilée de ses sombres vierges byzantines il aime à voir reluire des diadèmes d’impératrice. Ce goût, naturel aux pauvres, est si général que là où font défaut les pierres fines, on y supplée avec le verre et les fausses perles. Partout, jusque dans d’humbles villages, la Vierge et les saints sont vêtus d’or et d’argent. La plupart des images russes ont la tête et les mains peintes, tandis que le corps est couvert de lames de métal qui, selon le mot de Théophile Gautier, leur forment une sorte de carapace d’orfèvrerie[85].

L’art religieux de la Russie a conservé le caractère byzantin. Les types et les méthodes du Zoographos grec sont demeurés en honneur chez les moines de la Moscovie presque autant qu’au mont Athos. À le voir ainsi traverser les âges, on dirait que l’art apporté de la Sainte Montagne s’est congelé dans les glaces du Nord. Jusqu’en ces peintures, recopiées depuis des siècles sur des copies et souvent repeintes en même temps que redorées, on sent parfois comme un écho affaibli des grands types primitifs des quatrième et cinquième siècles. Ainsi, des barbares christs sur le trône des fresques absidales l’œil peut remonter, de loin en loin, jusqu’au fameux christ de Sainte Pudentienne à Rome. Ainsi, la Vierge aux bras étendus, avec l’enfant sur la poitrine, reproduit encore aujourd’hui la Vierge en orante des catacombes de Sainte-Agnès. Dans les petites pièces d’orfèvrerie populaire, dans les crucifix ou les triptyques de cuivre, l’archéologue peut reconnaître des types anciens, déjà presque disparus de la peinture. Rien du reste, dans tout cela, du premier art chrétien, si frais, si jeune, si antique dans sa grâce classique. Toutes ces figures ont passé par Byzance ; elles en ont gardé la raideur compassée. Aucun mouvement n’a dérangé les plis symétriques de leurs vêtements ; leurs yeux fixes ont, depuis des siècles, perdu tout regard, et jamais sourire n’a entr’ouvert leurs lèvres décolorées. On a remarqué que l’art byzantino-russe évitait de représenter la femme et la jeunesse, comme s’il avait peur de la beauté féminine et de la grâce juvénile. Ses préférences sont pour les types masculins, surtout pour les vieillards ou les hommes mûrs ornés de ces longues barbes qu’affectionne l’iconographie russe. Ce sont, chez elle, les seules figures un peu vivantes, les seules dont les traits soient assez marqués pour prendre parfois l’individualité d’un portrait,

Comme les rites, l’art dans l’Église orientale est demeure essentiellement symbolique. Les images ne sont en quelque sorte qu’une partie de la liturgie. Ce caractère emblématique est visible dans les grandes fresques murales comme dans les petits reliefs de cuivre. La Trinité est figurée par Abraham devant les trois anges. Les sept conciles personnifient l’autorité de l’Église et la pureté de la foi. Les scènes des deux Testaments se font parfois pendant, par types et antitypes, comme jadis dans nos vieilles églises. La vie du Christ ou de la Vierge est représentée par mystères, conformément à un ordre et à des règles invariables. Les saints et les anges, distribués par chœurs, font passer en revue les bataillons de l’armée céleste, chacun avec ses attributs : patriarches, apôtres, martyrs, vierges, évêques, sans oublier la troupe des stylites, debout sur leurs colonnes. Anges et bienheureux sont, jusqu’à une époque voisine, demeurés conformes à la tradition byzantine. Les saints russes, en prenant rang parmi les saints grecs, se sont modelés sur eux ; ils en ont pour ainsi dire endossé l’uniforme.

Dans cette Russie orthodoxe, les types semblent s’être conservés comme le dogme, immobiles en leur attitude hiératique. Le Russe n’y a guère rien ajouté ni rien retranché. À l’inverse de son architecture, on y chercherait en vain quelque élément asiatique, mongol ou hindou. Si le Moscovite s’y est montré original, c’est par le procédé, spécialement par le travail du bois et du métal. Chez lui, plus encore que chez les Grecs, cet art rigide, avec ses longues figures aux chapes d’argent, a quelque chose d’enfantin et de vieux à la fois ; il garde une sorte de naïve pédanterie qui n’est pas dénuée de charme. Sa rigidité même lui donne quelque chose d’étranger à la terre et au temps, d’irréel et d’immatériel qui sied malgré tout aux personnages célestes. Puis, en Russie, de même qu’en Orient, cet art contempteur de la beauté et de la nature, qui a l’air de prendre à la lettre les malédictions évangéliques contre la chair et le monde, a, lui aussi, son éclat et sa beauté. À la simplicité, à la pauvreté des formes et du coloris, il aime à joindre le luxe de la matière et la somptuosité de l’ornementation. Ce qui rend l’art byzantin éminemment décoratif le rend, aux yeux du peuple, éminemment religieux, parce qu’à l’austérité des figures il allie l’opulence du cadre et la richesse des matériaux. Des saints émaciés dans un ciel d’or, n’est-ce pas ainsi que le moujik se représente encore le paradis ?

Dans l’ancienne Russie, à Novgorod, à Pskof, à Moscou, la peinture a longtemps été un art tout monastique, confiné dans les cellules des couvents. Le peintre était d’ordinaire un moine voué à la reproduction des saintes icônes, comme d’autres à la copie des saints livres. Les dignitaires ecclésiastiques, les évêques même, ne dédaignaient pas de manier le pinceau ; on cite par exemple le métropolite Macaire. Cet art, en apparence tout impersonnel, n’est pas toujours anonyme. Parmi ces artistes qui peignaient comme ils priaient, répétant les mêmes figures aussi bien que les mêmes oraisons, il en est auxquels la finesse de leur pinceau et le fini de leur exécution ont valu, à travers les âges, un renom durable. Tel, entre autres, André Roublef, dont les tableaux étaient déjà donnés en modèles au seizième siècle. Aujourd’hui encore, les vieux-croyants de Moscou se disputent au poids de l’or les panneaux attribués à Roublef.

C’est au seizième et au dix-septième siècle que la peinture et la ciselure religieuses devinrent des industries séculières. L’imagerie sacrée se laïcisa ; mais, pour la laisser sortir des monastères, l’Église ne cessa pas d’exercer sur elle une vigilante tutelle. Peintes ou sculptées, les images restèrent soumises à une sorte de censure ecclésiastique. Les clercs rédigèrent, pour les artisans des saintes icônes, des manuels d’iconographie, analogues à ceux des Byzantins. Le concile du Stoglaf ou des Cent Chapitres, tenu vers 1550, enjoint aux évêques de veiller sur les peintures et sur les peintres, de leur prescrire les sujets et la manière de les disposer. On ne demandait pas seulement à l’artiste sacré d’avoir une main exercée, on exigeait que cette main fût assez pure pour n’être pas indigne de représenter le Christ et la Vierge[86]. La peinture des icônes était encore considérée comme une sorte de ministère sacré. De nos jours même, ne s’est-il pas trouvé des Russes pour demander que la vente n’en fût permise qu’aux orthodoxes et que ce pieux trafic fût interdit aux Juifs ? L’une des choses les plus recommandées aux imagiers, c’est toujours de copier scrupuleusement leurs modèles. Le Stoglaf réprouve comme une licence les libertés qu’une main téméraire oserait prendre avec les figures saintes. Le Moscovite, comme aujourd’hui encore les vieux-croyants, était porté à regarder toute déviation des types consacrés comme une sorte d’hérésie. Pour lui, autant eût valu altérer le texte de la liturgie. On distingue bien dans l’ancienne peinture russe diverses écoles, l’école Strogonof, par exemple ; mais ces écoles (il serait plus juste de dire ces ateliers) ne diffèrent guère que par le traitement des draperies ou par le coloris. La vénération pour les saintes figures était poussée à tel point que l’on se faisait parfois scrupule de les représenter sur des matières trop peu durables. Tandis que l’usage des vitraux peints a doué notre moyen âge d’un art admirable, un manuel iconographique du dix-septième siècle, ignorant des verres à fond d’or de l’antiquité chrétienne, interdit aux Russes de peindre les saintes images sur verre, parce que le verre est une matière trop fragile.

Pour être demeuré sous la surveillance du clergé, l’art religieux de la Russie n’est pas resté confiné dans l’église. Le Russe de toutes classes se faisant un devoir de placer des icônes dans chaque chambre, les familles aisées de marchands moscovites aimant à posséder un oratoire dans leur maison, les saintes images, en se multipliant à l’infini, se sont appropriées au culte domestique. De monumentale, la peinture russe s’est peu à peu réduite à la miniature. Rares, dans ce pays aux constructions de bois, étaient les murailles où le vieil art byzantin pût déployer ses colossales figures, tandis que chaque ménage tenait à posséder ses icônes de bois ou de métal, ses « tableaux ouvrants », ou ses piadnitsy, ainsi nommées du mot piad, paume de la main, parce qu’elles n’étaient pas plus grandes que la main. Les Grecs avaient déjà introduit avec eux les images portatives. La patience russe s’appliqua à les perfectionner, à en accroître la finesse, resserrant les sujets, rapetissant les personnages, si bien que les figures finirent par devenir microscopiques. Il y a de ces peintures anciennes qu’il faut regarder à la loupe. L’artiste moscovite fait tenir tout un Jugement dernier dans un panneau de quelques pouces. Les diptyques ou triptyques de métal ou de bois sculpté rivalisent de finesse avec les peintures. Ainsi, par exemple, des crucifix de cuivre où toute la vie du Sauveur se déroule autour du Christ en croix. Nombre de ces « tableaux ouvrants » ou de ces diptyques reproduisent en raccourci tous les saints et les sujets d’ordinaire placés sur l’iconostase. Aussi le peuple appelle-t-il ces délicates images des églises. Les vieux-croyants, les sectaires en lutte avec la hiérarchie officielle, montraient une préférence pour ces minuscules icônes ; elles avaient, pour eux, l’avantage d’être faciles à emporter en temps de persécution. On rencontre de ces iconostases peints sur des tissus. Aux seizième et dix-septième siècles, le goût de cette sorte de miniature dominait tellement, dans les ateliers des villes ou des couvents, que ces images à dessin microscopique, destinées d’abord au culte privé, s’introduisirent jusque dans les grandes églises. Les imagiers russes, peintres ou ciseleurs ont témoigné dans ce genre d’une singulière habileté de main. Ce n’est point du reste leur seule qualité ; ces figures byzantino-russes, en dépit de leur gaucherie ou de leur manque de naturel, ont, d’ordinaire, une simplicité sérieuse et une noblesse d’expression qui, par les âmes pieuses, les font souvent préférer aux chefs-d’œuvre de notre art occidental. En demeurant attachée aux types hiératiques, la peinture orthodoxe a échappé au paganisme de la Renaissance : l’art religieux, maintenu dans une perpétuelle minorité, ne s’est point, comme en Occident, tué en s’émancipant.

À la persistance de cet art archaïque il y a ainsi, pour les Russes, plusieurs raisons. Ce n’est pas seulement le respect séculaire des types traditionnels, l’imperfection du dessin et de l’éducation technique ; c’est aussi l’esprit d’ascétisme, encore vivant dans une grande partie du peuple. Si cet art sacré s’est, pour lui, pétrifié en des formes conventionnelles, c’est qu’il n’a pas cessé de répondre à l’idéal religieux de la nation. Puis, pour faire sortir des figures vivantes des longues gaines byzantines, pour passer de la grave Vierge grecque aux suaves madones de Luini ou de Francia, il faut des mouvements politiques ou religieux, des révolutions sociales et morales comme en ont vu l’Italie et l’Occident à la fin du moyen âge. Où la Russie d’Ivan le Terrible ou de Michel Romanof eût-elle pris les inspirations des vieux maîtres des communes de Toscane et des Flandres ? Quelle main eût eu l’audace de relever le voile de la Vierge, et de dégager sa taille ? La Moscovie devait être impuissante à s’affranchir de l’art hiératique ; l’idée même ne lui en pouvait venir.

Ce que n’a pu faire autrefois l’ancienne Moscovie, tirer des types byzantins un art nouveau, la Russie moderne ne saurait aujourd’hui l’accomplir ; elle en a passé l’âge. De pareilles mues ne s’opèrent qu’à l’adolescence des nations. Depuis que la Russie est envahie par l’imitation de l’art occidental, la peinture religieuse a peine à rien créer d’original. Tous les efforts pour la renouveler ne font que montrer la difficulté de sortir du style byzantin sans tomber dans le style profane. Le problème est d’autant plus malaisé que l’art russe contemporain incline plus franchement au réalisme. La Russie a, sous Nicolas, possédé un artiste d’un génie singulier qui s’était voué aux compositions religieuses ; mais cet Ivanof, dont la vie s’est passée à peindre un unique tableau, n’a guère laissé que des esquisses et des ébauches. Les grandes églises modernes, Saint-Isaac à Pétersbourg, l’église du Sauveur à Moscou, trahissent, dans leurs plus belles peintures, les tâtonnements d’un art en train de se chercher lui même. Les Russes en quête de rajeunir les types traditionnels versent souvent dans les mêmes défauts que l’imagerie catholique contemporaine. En cherchant la grâce, ils rencontrent la mignardise ; en poursuivant le naturel, ils tombent dans la vulgarité. Quand elles veulent se moderniser et s’enjoliver, qu’elles essayent de sourire dans leur vêtement de vermeil, les icônes russes ne font que perdre leur dignité : elles ressemblent à de vieilles femmes qui ne savent point être de leur âge. On comprend que les sectaires repoussent tous ces types adoucis ; dans ces visages roses et mièvres, le vieux-croyant se refuse à reconnaître le Christ et la Vierge. Comme le moujik, on serait tenté de leur préférer les grossières images de Souzdal[87].


Il en a été de la musique autrement que de la peinture. Si les lois ecclésiastiques en ont rétréci le champ, elles ne l’ont pas entouré de bornes aussi étroites, où le génie russe ne s’y est pas laissé enfermer. Il ne s’est point contenté de ce qu’il avait reçu de Byzance, il s’est fait du chant religieux un art national.

De même qu’entre les arts du dessin elle n’admet que le moins matériel, la peinture, l’Église orthodoxe ne tolère, en fait de musique sacrée, que la plus spirituelle, la plus liée à la prière, le chant. Chez elle, point d’instruments inanimés de bois ou de cuivre ; rien, pour louer Dieu, que la voix humaine, l’instrument vivant, accordé par le Seigneur pour célébrer ses louanges éternellement. Dans les temples de l’Orient, ni harpe ou psaltérion, comme chez les Hébreux, ni viole ou basson, tels que Fra Angelico et le Pérugin en mettent aux mains de leurs anges, ni orgue aux mille sons, ni orchestre aux instruments variés ; rien pour soutenir le chant des clercs ou des fidèles : à l’église comme au ciel, les cantiques des hommes, de même que les chœurs des anges, doivent se suffire à eux-mêmes. Chose à remarquer, si, dans ses basiliques ou ses cathédrales, Rome a laissé pénétrer la musique instrumentale, les chefs de la hiérarchie romaine, les papes, ont, eux aussi, banni de leur chapelle tout instrument fabriqué de main d’homme. Dans tous les offices auxquels prend part le pape, ne retentit que la voix humaine ; l’orgue même est proscrit. Et ce n’est pas l’unique ressemblance entre la chapelle pontificale et l’église patriarcale de Constantinople. Il serait aisé d’en signaler d’autres, par la bonne raison qu’en dehors de Milan et du rit ambrosien, c’est à Rome même, autour du suprême pontife, que le rit latin <est demeuré le plus antique.

Strictement fidèle à ses maîtres pour la peinture, l’Église russe s’est, pour le chant religieux, émancipée de leur tutelle. Elle ne s’en est point tenue, comme eux, à la psalmodie nasillarde qui dépare les plus nobles hymnes de l’antiquité chrétienne. Le Slave russe s’est montré plus exigeant pour l’oreille que pour les yeux ; il ne s’est pas, comme les caloyers grecs, contenté de ces mortes canlilènes sans accords ni modulations qui rivalisent de secheresse avec les plus maigres figures byzantines ; il lui a fallu un chant vivant. Le sens esthétique l’a ici emporté sur l’ascétisme, soit que le Russe fût naturellement mieux doué pour la musique, soit que l’Église fût plus indulgente pour un art partout regardé comme un symbole et un avant-goût des joies du paradis.

Pour laisser plus de liberté au chant religieux qu’à la peinture, l’Église russe ne l’en a pas moins toujours tenu sous sa main. Alors même qu’à côté des modes de l’antique plain-chant elle admettait des tonalités nouvelles et des compositions modernes d’une facture plus compliquée, elle a toujours pris soin que la musique religieuse restât distincte de la profane et qu’on ne pût s’y tromper. Ce n’est point chez elle qu’on a jamais vu l’opéra envahir le sanctuaire, ou les fidèles prier le matin sur les airs qui les font danser le soir. Aujourd’hui encore, pour exécuter dans l’église des compositions de musique sacrée, il faut l’autorisation de la censure ecclésiastique[88].

Non seulement le chant liturgique, originaire de la Grèce, s’est développé suivant le génie russe, mais c’est peut-être à cette extrémité de la chrétienté, en dehors de la vieille Europe, que le plain-chant, hérité de l’antiquité classique, a le mieux conservé sa grave noblesse. Nulle part la récitation des psaumes, la lecture des répons ou des leçons de l’Écriture, le chant des hymnes de l’Église n’a plus de majestueuse simplicité. Puis, au plain-chant, les maîtres anonymes du moyen âge ont ajouté des chants appelés raspiévy, d’un dessin mélodique original, souvent apparentés aux mélancoliques chansons populaires. L’invasion de la musique occidentale semblait devoir étouffer tout art russe ; par une heureuse exception, elle a rajeuni et enrichi le chant sacré. Il s’est, à la fin du dix-huitième siècle, sous l’influence des Italiens appelés par Catherine II, formé tout un art nouveau, lui aussi, éminemment national. Le chant religieux a ainsi été de tout temps en honneur. Toutes les classes y sont fort sensibles. Rien n’attire le moujik à l’église comme de beaux chœurs et de belles voix. En certains villages on a remarqué que le paysan délaissait les offices lorsque le chant y était négligé. Le peuple déteste dans la liturgie ce qu’il appelle le chant de bouc (kozloglasovanié). Aussi attribue-t-on, dans les séminaires, une grande importance à l’éducation musicale des prêtres et des diacres.

Pour ce goût du chant et de la musique, la Russie orthodoxe n’est pas sans quelque analogie avec l’Allemagne protestante. Chez elle aussi, la musique a été l’art religieux par excellence ; mais, privé d’orchestre, il n’a pu prendre le même essor. Si elle n’a eu ni Bach ni Hændel, les maîtrises de la Russie lui ont donné plus d’un artiste. C’est dans les chœurs de l’église que s’est d’abord manifesté ce génie musical, attesté depuis par toute une école dramatique. Des compositeurs, pour la plupart maîtres de la chapelle impériale, se sont, dans ce domaine restreint, fait un juste renom : ainsi Bortniansky et Alexis Lvof, l’auteur de l’hymne national : Dieu garde le tsar ! [89].

Tout ce qu’on peut demander à la voix humaine, les chapelles russes l’ont obtenu. Elles atteignent tour à tour à une suavité vraiment angélique et à une grandeur terrifiante, faisant résonner tous les registres du sentiment religieux. En même temps que des compositeurs, l’Église russe possède des maîtrises, aujourd’hui peut-être sans égales en Europe. Tels notamment la chapelle de la cour et, à Moscou, les chantres de Tchoudof. Dans ces chœurs russes n’entrent que des voix d’hommes et d’enfants, l’amollissante voix de la femme étant bannie de la liturgie[90], et les Russes n’ayant jamais eu recours à des sopranistes sans sexe. On est émerveillé des effets de sonorité et de la perfection qu’atteint la chapelle impériale avec d’aussi faibles moyens. Les voix de basses surtout ont une puissance et une profondeur incomparables ; à entendre ces masses chorales sans orchestre pour les soutenir, l’étranger jurerait qu’elles sont accompagnées d’instruments à cordes[91].




CHAPITRE IV


Les jeûnes et les fêtes. — Les quatre carêmes. — Attachement du peuple aux jeûnes. — Comment il est malaisé à l’Église russe de modifier les anciennes observances. — Les fêtes, leur grand nombre, leurs inconvénients. — Le calendrier julien. — Raisons de son maintien. — Les saints russes, leur caractère archaïque. — De la canonisation en Russie. — Le culte des Reliques. — Les pèlerinages à l’intérieur et en Terre-Sainte.


La musique, où elle a laissé s’introduire les tonalités modernes, est peut-être la seule infraction de l’Église russe à l’esprit d’ascétisme de l’orthodoxie orientale. Pour tout le reste, le culte, dans son austère immobilité, a gardé quelque chose d’archaïque ; il a conservé les usages et les observances qui semblent le moins s’adapter aux habitudes modernes. Ainsi pour le jeûne et l’abstinence. En aucune Église, les jeûnes ne sont aussi fréquents et aussi rigoureux. Ni le rude climat du Nord ni l’amollissement du siècle n’ont mitigé ces macérations imaginées en un autre temps pour un autre ciel.

Au lieu d’un carême, l’Église russe en compte quatre l’un, correspondant à l’Avent des Latins, précède Noël ; un autre, le grand carême, précède Pâques ; un troisième vient avant la Saint-Pierre ; un quatrième avant l’Assomption. Le nombre des jours maigres monte au moins à un tiers des jours de l’année. Outre les carêmes et les vigiles des fêtes, il y a deux jours d’abstinence par semaine, le vendredi et le mercredi, le jour de la mort du Sauveur et le jour de la trahison de Judas. Les Grecs, toujours heureux de se distinguer des Latins, trouvent malséant que, pour se mortifier, les Latins aient préféré le samedi au mercredi.

Pendant les quatre carêmes, la viande est entièrement défendue, et avec elle le lait, le beurre, les œufs. Il n’y a guère de permis que le poisson et les légumes, et cela sous un ciel qui ne laisse croître que peu de légumes. Aussi le Russe est il en grande partie un peuple ichtyophage. Les eaux fluviales et maritimes de la Russie ont beau être riches en poissons, si bien qu’en peu de pays, sauf en Chine, l’élément liquide ne fournit autant à l’alimentation, les pêcheries du Volga et du Don, de la Caspienne ou de la mer Blanche ne sauraient suffire à cette nation de jeûneurs. Le hareng et la morue tiennent une large place dans la nourriture du peuple. Encore les plus sévères s’interdisent-ils le poisson. Durant ses quatre carêmes, le paysan vit, pour une bonne part, de salaisons et de choux conservés ; il est au régime d’un navire au long cours, et le même régime amène souvent les mêmes maladies, le scorbut notamment. Les dernières semaines du grand carême qui tombe à la fin de l’hiver, alors que l’organisme a le plus besoin d’aliments substantiels, encombrent les hôpitaux. Les malades augmentent de nombre, les épidémies redoublent d’intensité, d’autant qu’aux jeûnes débilitants de la sainte quarantaine succèdent brusquement les bombances des fêtes de Pâques, le peuple cherchant à se dédommager de ses longues privations. Les deux carêmes de la Saint-Pierre, et de l’Assomption, placés à l’époque des grandes chaleurs et des grands travaux des champs, ne font guère moins de victimes. Comment ces deux carêmes d’été n’accroîtraient-ils pas la mortalité parmi des travailleurs ruraux abreuvés de kvass et nourris de poisson salé ou de concombres ?

Ces jeûnes si durs, le peuple y tient, peut-être par cela même qu’ils sont pénibles et que la chair en souffre. Ils lui semblent essentiels à la religion ; ils sont, pour lui, le signe et le gage de la victoire de l’esprit sur la chair. Les longs jeûnes et les rudes jeûneurs lui inspirent une pieuse vénération. Selon l’exemple de la plupart des saints de l’Orient, la mortification est pour lui la plus méritoire des pratiques chrétiennes ; et le régime ordinaire du moujik est si pauvre que, pour se mortifier, il lui faut presque se réduire à son gruau et à son pain de seigle. Des paysans d’une autre nationalité auraient peine à supporter, sous de pareilles latitudes, une semblable abstinence. Il y faut l’endurance russe. Il y a peu d’années, sous Alexandre III, un fonctionnaire, en visite chez des colons tchèques de l’Ukraine, leur demandait si, en reconnaissance de l’hospilalité russe, ils n’étaient pas disposés à entrer dans l’Église orthodoxe. « Non, Votre Haute Excellence, répondit l’ancien du village, vos jeûnes sont trop longs et trop sévères pour nous autres Tchèques, habitués au beurre et au laitage. »

Bien des Russes commencent à être de l’avis de ce Tchèque. Il n’y a plus, à observer dans toute leur rigueur ces jeûnes d’anachorètes, que le moujik et l’ouvrier, si souvent encore semblable au moujik. Parmi les marchands, qui naguère étaient les plus stricts pour toutes les observances religieuses, le relâchement s’est déjà répandu, d’autant que dans les classes moyennes la piété est en déclin. Les hautes classes se sont, depuis longtemps, affranchies de ces durs carêmes. Les maisons les plus pieuses n’observent guère le jeûne, ou mieux l’abstinence, que durant la première et la dernière semaine du grand carême.

Pour se dispenser de suivre strictement les pratiques prescrites par l’Église, les personnes religieuses ne se croient pas toujours tenues d’en demander la permission au clergé. Ici se retrouve la différence d’esprit et d’habitudes des deux Églises. Avec plus de jeûnes, plus de fêtes, plus d’observances de toute sorte que l’Église latine, l’Église gréco-russe laisse en réalité à ses enfants plus de liberté ou de latitude. Il en est de la pratique des rites comme de l’interprétation du dogme. L’Église orientale ne prétend pas astreindre les consciences à une domination aussi entière ou aussi minutieuse ; elle n’exige pas une aussi fréquente intervention de ses ministres. La soumission au prêtre, à l’autorité ecclésiastique, n’y est pas glorifiée au même degré. Par suite, la pratique du culte n’y a jamais donné la même influence au clergé. Beaucoup de catholiques regardent aujourd’hui le jeûne et l’abstinence comme étant surtout une affaire d’obéissance. Rien n’est moins conforme à l’esprit de l’Église orientale. Pour elle, Tabstinence reste, avant tout, une mortification et une préparation aux fêtes. Aussi n’y saurait-on rien voir de semblable aux dispenses ou aux privilèges accordés par Rome à certaines personnes ou à certains pays, tels que l’induit de la croisade qui, moyennant une aumône, relève les Espagnols et les Portugais des jeûnes du carême. Dans l’Église gréco-russe, chacun est tenu d’observer les prescriptions de l’Église autant que ses forces le lui permettent. On s’y croit moins obligé à réclamer une permission particulière pour chaque légère infraction aux pratiques prescrites ; les plus timorés seuls le font. On y a moins de scrupules à se fier à sa propre conscience. « À quoi bon, me disait, pendant le grand carême, une femme d’une piété sérieuse, à quoi bon demander à un prêtre la permission de ne pas jeûner, alors qu’en me donnant une santé délicate, Dieu me défend le jeûne ? » Loin que la lettre étouffe toujours l’esprit, l’esprit, chez les âmes les plus religieuses, se met ainsi à l’aise avec la lettre. Si, dans la société russe, la dévotion est moins fréquente que dans les pays catholiques, elle y est parfois plus large et plus spirituelle, même chez le « pio femineo sexu », chez le sexe qui partout est le plus esclave des pratiques du culte.

Il y a, sous ce rapport, une grande différence entre les classes instruites et les classes ignorantes, à tel point qu’elles semblent souvent ne pas appartenir à la même foi. Chez le peuple, la lettre règne en souveraine. Le jeûne s’impose à lui dans toute sa rigueur comme une loi. Dans les pays écartés, il se scandalise encore de le voir violer. Sous Nicolas, un Allemand, allant de Pétersbourg à Arkhangel, eut la tête fendue par un paysan qui n’avait pu tolérer que, devant lui, l’on mangeât du lard en carême. Aux yeux du meurtrier, c’était là une sorte de sacrilège qu’un chrétien ne pouvait laisser impuni. Aujourd’hui les moujiks sont trop faits à de pareils scandales pour être pris d’aussi violente indignation. Ils montrent même, en cas semblable, une tolérance singulière, vis-à-vis des étrangers surtout ; mais ils ne s’en croient pas moins tenus d’observer eux-mêmes la loi traditionnelle. Presque tous résistent à ceux qui tentent de les en faire dévier. Pour y faire renoncer le peuple, il faudrait y faire renoncer l’Église.

Or, en a-t-elle le droit, l’Église n’en a guère la liberté. L’Église est captive de la tradition, prisonnière de l’antiquité. La discipline, les rites, les observances sont, chez elle, presque aussi immuables que le dogme. Ayant mis dans l’immobilité sa force et son orgueil, il lui est malaisé d’abandonner officiellement ce qu’elle a enjoint durant des siècles. La simplicité des plus pieux de ses enfants s’en trouverait offensée ; il en pourrait résulter des schismes avec l’étranger ou de nouvelles sectes en Russie[92]. Par ce côté, l’orthodoxie gréco-russe a un manifeste désavantage vis-à-vis du catholicisme latin. Elle n’a point les mêmes ressources que l’Église romaine. Ne possédant pas d’autorité centrale, d’organe vivant pour commander au nom du Christ, elle ne peut, autant que sa grande rivale, s’accommoder aux nécessités des temps ou aux besoins du climat. Grâce à la domination incontestée du siège romain, le catholicisme a, en pareille matière, plus de liberté et plus de souplesse. La concentration même de l’autorité dans une seule main le rend plus libre. Personnifiée dans le pape infaillible, l’Église peut parler, elle peut marcher, elle peut lier et délier ; tandis que l’Église orientale, sans voix pour parler en son nom, ni ressort pour la mouvoir, semble vouée au silence aussi bien qu’à l’immobilité. À force de se garder de tout changement, elle a pour ainsi dire perdu la faculté du mouvement. Elle ressemble à ses rigides icônes ; sa bouche, comme la leur, est close ; ses membres, raidis depuis des siècles, ne peuvent se ployer à volonté ; ils sont pour ainsi dire ankylosés.

En Russie, le carême n’est pas seulement une époque de mortification ; il est aussi ou il est supposé être une époque de recueillement. L’État, qui se plaît à se faire l’auxiliaire de l’Église, y veille à sa manière. Si la loi n’oblige pas tous les Russes au jeûne, si aujourd’hui la police laisse les traktirs servir des aliments prohibés, l’État enjoint de s’abstenir de certains plaisirs profanes, du théâtre notamment. Le code pénal contient à cet égard un article 155 encore en vigueur. Pour les grandes villes, pour les classes mêmes qui jeûnent le moins, cette sorte d’abstinence ne laisse pas d’être pénible. Pendant le grand carême, comme aux veilles de fêtes, les théâtres sont fermés. Le drame, la comédie, l’opéra doivent chômer. Il est vrai que cette prohibition s’applique surtout aux grands théâtres subventionnés par l’État ou par les villes. Les concerts spirituels de la chapelle de la cour ou des chœurs de Tchoudof ne sont pas la seule ressource de la saison. Les cirques, les saltimbanques, les cafés-concerts, les tableaux vivants, voire les spectacles en langue étrangère restent d’ordinaire autorisés. Sous Alexandre II, si l’opéra russe était interdit, il n’en était pas de même de l’opérette française ou de la posse allemande. Le carême était la saison d’Offenbach et de Lecocq. Le théâtre bouffe devenait le rendez-vous de la société élégante. Cette question de la clôture des théâtres en carême a bien des fois passionné les salons et la presse. C’est pour de pareils sujets que les polémiques ont le champ le plus libre. À l’inverse du public de Pétersbourg, on a vu, au commencement du règne d’Alexandre III, le conseil municipal de Moscou attribuer « la décadence des mœurs » à ce que, durant quelques années, le gouvernement s’était relâché de sa sévérité vis-à-vis des spectacles en carême. Le pouvoir a fait droit aux vœux de la douma moscovite, et, conformément aux représentations du Saint-Synode, l’article 155 du code pénal a de nouveau été strictement appliqué.

Il en est des fêtes comme des jours de jeûne : le nombre en est manifestement excessif, et l’Église éprouverait les mêmes difficultés à le diminuer. Ici encore, le culte orthodoxe a pour nous quelque chose d’archaïque. Autant de fêtes que de jeûnes ; de trois jours, l’un est consacré à l’abstinence et un autre au chômage. Les dimanches forment à peine la moitié des jours fériés ; et bien des fêtes ont une veille ou un lendemain. Aux solennités religieuses s’ajoutent, en Russie, les solennités civiles, fêtes de l’empereur, de l’impératrice, du prince héritier, anniversaire de la naissance ou du couronnement du souverain. Autrefois la fête de tous les grands-ducs était jour férié.

Pour la santé publique, ces chômages répétés ne valent guère mieux que les longs carêmes. Les jours de fête sont les jours d’ivrognerie et de débauche. Si le matin est donné à l’église, le cabaret a la journée ou la soirée ; et, si tous les villages n’ont pas d’église » tous ont des cabarets. Le Russe aime peu les exercices du corps ; il passe ses fêtes au traktir ; il ne connaît d’autre plaisir que la boisson et un repos inerte. On a remarqué qu’en russe le mot fête vient du mot oisiveté[93], et comme, sous tous les climats, l’oisiveté est la mère des vices, les fêtes trop fréquentes deviennent une cause de démoralisation.

En Russie, tout comme en Occident, certains esprits s’imaginent que l’Église a multiplié les fêtes par calcul, dans l’intérêt du clergé, qui bénéficie de la dévotion de ses ouailles et de la fréquence des offices, d’autant qu’à certains de ces jours, l’usage était, dit-on, de travailler au profit du curé. Il n’est nul besoin de cela pour expliquer le grand nombre des jours fériés. Le penchant naturel de l’esprit religieux, de l’esprit ecclésiastique, est partout de détacher l’homme des choses terrestres pour le ramener au monde invisible. L’un des moyens, ce sont les fêtes, les jours consacrés qui appartiennent à Dieu. Y a-t-il eu là un calcul humain, l’Église, en Orient comme en Occident, s’est sans doute moins inspirée de l’intérêt du clergé que de l’intérêt des masses, du menu peuple des villes et des campagnes. En multipliant les jours fériés, l’Église remplissait son rôle de patronne des faibles et des petits. Tant qu’il y a eu des esclaves ou des serfs, les fêtes, qui affranchissaient du travail servile, ont été pour l’humanité un bienfait. Aujourd’hui même que l’esclavage a disparu, ne voit-on pas, en plusieurs pays, les ouvriers ou les employés réclamer des lois contre le travail du dimanche, afin d’être assurés d’un jour de repos ?

Instrument d’émancipation en certaines conditions sociales, les fêtes en se multipliant deviennent une sorte de servitude. Trop fréquentes, elles entravent le travail et le travailleur, elles appauvrissent les particuliers et les nations. Dans les pays protestants, le cultivateur a près de 310 jours pour travailler. Dans les pays catholiques, où les fêtes d’obligation n’ont pas, comme en France, été réduites, l’ouvrier ou le paysan ont encore près de 300 jours de travail. En Russie, il ne leur en reste guère que 250. Pour les orthodoxes, l’année a, de cette façon, cinq ou six semaines de moins que pour les catholiques d’Italie ou d’Autriche, deux mois de moins que pour les protestants d’Allemagne ou d’Angleterre. C’est là une cause évidente d’infériorité économique, d’autant que, aux fêtes d’obligation, l’usage, dans chaque contrée, dans chaque village, dans chaque famille, ajoute des fêtes locales, des anniversaires, les jours de naissance ou les jours de nom, comme on dit en Russie, toutes fêtes que le peuple se plaît à célébrer. Les inconvénients de ces chômages répétés sont d’autant plus sensibles qu’un grand nombre tombent sur la belle saison[94]. Au temps de la fenaison ou de la moisson, on voit ainsi parfois le foin pourrir sur place ou le grain germer, pendant que faneurs ou moissonneurs sont à faire la fête. Aussi les propriétaires répètent-ils que les jours fériés sont une des calamités de l’agriculture russe. Les pédagogues ne s’en plaignent guère moins que les agronomes. J’en ai entendu calculer que, pour obtenir des enfants russes autant de travail que des français ou des allemands, il fallait leur demander un ou deux ans d’école de plus.

On comprend que l’opinion et le gouvernement se soient préoccupés de cette question. La plus haute autorité de l’Église russe, le Saint-Synode, l’a même parfois, dit-on, mise à l’étude. Pour réduire le nombre des jours fériés, on pourrait distinguer entre les fêtes et, comme à Rome par exemple, maintenir pour certaines d’entre elles l’obligation d’assister aux offices, tout en autorisant le travail. Par malheur, il est douteux que tous les sujets du tsar reconnaissent au synode de Pétersbourg le droit de déclasser à son gré des fêtes de tout temps célébrées par l’Église. Puis, pour être officiellement supprimées, elles ne cesseraient pas toujours d’être conservées par le peuple. Déjà quelques-unes des fêtes le plus volontiers célébrées par le moujik, celles de Saint-Élie ou de Notre-Dame de Kazan entre autres, ne lui sont pas imposées par l’Église.

Il est vrai que ces innombrables fêtes, le Russe ne les chôme pas toujours avec scrupule. J’ai vu, au cœur de la vieille Russie, des paysans achever leurs travaux le dimanche. Ils n’ont pas, pour le repos du Sabbat, le respect judaïque des protestants anglais ou américains. Ils ne craignent pas à l’occasion de vendre ou d’acheter au sortir de l’officce des dimanches. En revanche, le peuple répugne à travailler pour un maître les jours fériés. C’est une des choses qui le froissent dans la pratique de certaines industries et qui parfois indisposent les ouvriers contre les chefs d’usine d’origine étrangère. Pour faire droit à des plaintes de ce genre, le gouvernement d’Alexandre III a enjoint d’observer plus strictement les chômages prescrits par l’Église. Peut-être eût-il mieux valu, pour l’industrie nationale, que pareil règlement coïncidât avec une réduction du nombre des jours fériés.

À cette question s’en lie une autre non moins délicate, la réforme du calendrier. On sait que l’Église russe et l’État avec elle ont conservé l’année julienne ; bien mieux, le gouvernement impérial a ramené ce calendrier suranné dans des contrées qui l’avaient dès longtemps rejeté. C’est ainsi que la patrie de Copernic a dû revenir au « vieux style ». Trois siècles n’ont pas suffi à faire renoncer la Russie à un mode de supputation abandonné de tous les peuples civilisés, catholiques ou protestants, et reconnu pour défectueux par les pays qui persistent à le garder. Elle laisse, la Russie orthodoxe, les astres se mouvoir et la terre tourner, sans daigner tenir compte du cours du soleil. En dépit de ses observatoires, elle vit dans un anachronisme. On dirait qu’il ne lui déplaît pas d’être en retard sur le monde occidental, tant elle met peu de hâte à le rattraper. Ce calendrier de l’ancienne Rome qui, aux yeux de l’étranger, est pour la Russie comme une enseigne de son attardement, il semble pourtant qu’elle ait tout intérêt à le laisser au vieil Orient. En datant de douze jours plus tard que le soleil, elle paraît arriérée de plusieurs siècles. Si elle persiste à ne pas se conformer à l’ordre naturel des saisons, c’est toujours pour le même motif : c’est que, dans l’Église orthodoxe, il n’y a pas d’autorité centrale pour décréter une pareille mesure, ou pour la faire accepter de tous.

Tandis que l’Église romaine, libre de corriger à son gré ses rites et ses coutumes, a mis son orgueil à réformer elle-même son calendrier, l’Église orientale, par sa constitution, reste malgré elle enchaînée à l’année julienne, comme si, depuis César, le monde et les sciences étaient demeurés immobiles. Cette réforme en apparence si simple, effectuée partout autour d’elle, l’Église russe ne s’est pas encore senti la force de l’accomplir. L’État en pourrait assurément prendre l’initiative ; le calendrier grégorien a beau porter le nom d’un pape, le difficile ne serait pas de le faire adopter du Saint-Synode et du clergé, mais bien de le faire agréer du peuple. Pour cela, il ne faudrait peut-être rien moins qu’une entente avec les patriarches et toutes les Églises d’Orient, une sorte de concile du monde orthodoxe. Aux yeux d’une grande partie de la nation, un changement de calendrier ne serait rien moins qu’une révolution. Certaines sectes ne manqueraient pas d’y voir un signe du prochain avènement de l’antéchrist. C’est que la substitution du nouveau style à l’ancien ne troublerait pas seulement les habitudes d’un peuple en toutes choses obstinément attaché à la coutume, elle altérerait l’ordre traditionnel des fêtes, en attribuant à un saint le jour que le calendrier consacrait à un autre. Pour rattraper le nouveau style, on serait contraint de retrancher d’une année douze jours, douze fêtes, c’est-à-dire de frustrer autant de saints des hommages auxquels ils ont droit. Que diraient les hommes portant le nom des saints sacrifiés par la réforme ? Le moujik aurait peine à comprendre que tel ou tel bienheureux, et, à plus forte raison, que le Christ ou la Vierge, pût, même pour une année, être dépouillé du jour qui lui appartient. Il y verrait une sorte de dépossession, de déchéance des saints évincés ; en s’y associant, le moujik craindrait d’être victime de leur courroux. Il n’en faudrait pas davantage pour exciter les scrupules comme les appréhensions d’une partie du peuple. L’autorité, en passant outre, risquerait de renforcer les rangs des adversaires de l’Église, de fournir une arme de plus à ces vieux-croyants qui l’accusent déjà d’avoir altéré la liturgie. Ainsi s’explique le maintien de l’ancien style : l’omnipotence impériale n’a pas encore osé porter la main sur le calendrier. Dès qu’il s’agit de la conscience du peuple, l’autocratie ne se sent plus un pouvoir illimité. Sa toute-puissance a une borne, la foi, disons plus, le préjugé populaire.


Conunent la radiation de douze jours du calendrier ne serait-elle pas une grosse affaire dans un pays où le culte des saints est resté aussi primitif et aussi naïf ? La dévotion aux saints a, de tout temps, été l’une des marques de la piété russe. En peu de pays de l’Europe, la vie des saints, anciens ou modernes, a été aussi populaire. Si elle n’a pas encore eu ses Bollandistes, la Russie a eu sa « Légende dorée ». Ce sont, pour la plupart, des récits venus des Grecs ou des Bulgares, et enrichis à sa manière par le génie russe. Dans ces Vies des saints, d’ordinaire anonymes, les érudits modernes ont distingué des rédactions successives, d’abord courtes, puis allongées, puis de nouveau raccourcies. Cette hagiographie légendaire est une des branches les plus riches de la littérature populaire et, en même temps, une des sources les plus précieuses de l’histoire nationale[95].

On s’imagine souvent en Occident que l’Église gréco-russe ne compte dans son empyrée que des saints anciens, pour la plupart antérieurs à la séparation de Rome et de Byzance. Les écrivains catholiques répètent constamment que l’Orient, si riche en saints avant le schisme, n’en enfante plus depuis le schisme ; à les en croire, l’Église gréco-russe aurait même cessé d’en revendiquer, confessant elle-même sa stérilité[96]. Rien n’est moins vrai. De pareilles assertions montrent simplement à quel point l’Église orientale est mal connue de l’Occident. Loin de n’avoir plus de saints depuis une dizaine de siècles, l’Orient, la Russie en particulier, en compte une multitude. L’Église russe possède des saints, des bienheureux ou des vénérables (prépodobnye) de toutes les époques, de sainte Olga au dix-huitième siècle. Les catacombes de Kief seules en abritent plus d’une centaine, dont les moines de Petcherski ont dressé le catalogue pour l’édification des pèlerins. Moscou, Novgorod-la-Grande, Pskof, toutes les anciennes villes, tous les anciens monastères ont leurs saints et leurs vénérables[97].

Parmi ces bienheureux, dont la réputation s’étend parfois de la Baltique au Pacifique, il y a des martyrs, des évêques, des princes, des moines surtout. Ces saints russes ont, comme leurs icônes et comme leur Église elle-même, quelque chose d’ancien et, pour répéter le même mot, d’un peu archaïque. La plupart proviennent de l’église ou du cloître et y ont passé la plus grande partie de leur existence terrestre. Beaucoup sont des anachorètes ou des ascètes d’un type tout oriental, comme ces bienheureux de Kief qui ont vécu des années immobiles dans la nuit de leurs catacombes. Quelques-uns, tels qu’Alexandre Nevsky, le saint Louis du Nord, sont des héros nationaux ; d’autres, tels que saint Serge, saint Tryphon, saint Étienne, l’apôtre de Perm, sont des convertisseurs de peuples. Il n’y a qu’à comparer la surface de la Gaule ou de la Germanie à celle de la Scythie russe pour deviner ce qu’il a fallu de missionnaires à ces vastes solitudes, et que de fatigues et de souffrances ont dû braver les apôtres de l’Évangile au milieu de Finnois, de Mongols, de Tatars, de païens et de barbares de toute sorte.

Le ciel russe a beau compter de nobles et de hautes figures, les saintes phalanges n’y présentent ni la même variété ni le même éclat que les bienheureuses milices de l’Occident. Le plus patriote des hagiographes ne le saurait contester : ni par l’originalité de leur caractère ou de leur œuvre, ni encore moins par leur influence sur l’histoire ou sur la civilisation, les saints russes ne peuvent s’égaler aux saints de l’Église latine, ou d’une seule nation catholique, telle que l’Italie, la France, l’Espagne. On y chercherait en vain des figures à opposer à un Grégoire VII ou à un saint Bernard, à un Thomas d’Aquin, à un François d’Assise, à un François de Sales, à un Vincent de Paul. Encore moins trouverait-on rien de comparable à une sainte Catherine de Sienne ou à une sainte Thérèse. Comme si le térem, ce gynécée moscovite, avait projeté son ombre jusque sur le paradis russe, les saintes, chez ces disciples de l’Orient, sont infiniment plus rares que les saints ; leurs traits sont encore plus ternes et plus vagues. Ce défaut de personnalité des bienheureux, ce manque d’éclat et de relief du ciel russe ne tient pas uniquement au rôle plus effacé de l’Église ou à la conception tout asiatique de la sainteté dans l’ancienne Moscovie, il tient aussi à l’infériorité de la vie publique et de la vie civile, à l’infériorité même de la civilisation.

L’Église orientale, en toutes choses attachée de préférence à l’antiquité, a peu de goût pour les nouvelles dévotions, pour les nouveaux miracles, pour les nouveaux saints. Elle répugne à l’acceptation des visions et des prophéties contemporaines. D’accord avec l’État, l’Église s’est efforcée de prémunir le peuple contre sa crédulité séculaire. Un article du code, dirigé il est vrai contre les sectaires, prohibe les faux miracles et les fausses prophéties. L’Église russe n’a pas pour cela, comme les protestants, relégué le surnaturel dans les brumes lointaines du passé, à l’indistincte aurore du christianisme. Elle se dit toujours en possession du don des miracles, aussi bien que du don de la sainteté, y voyant un signe que Dieu est toujours avec elle. Aussi sa répugnance pour les nouveautés ne va pas jusqu’à fermer ses portes à tout nouveau thaumaturge. Elle a, en plein dix-neuvième siècle, admis un ou deux saints.

De pareilles béatifications sont chez elle rarement spontanées ; elle s’y laisse pousser par le peuple plutôt qu’elle ne l’y provoque. Il n’y a pas en Russie de canonisation proprement dite. Rien de comparable aux longs et coûteux procès de canonisation des congrégations romaines. Cela ne serait ni dans les habitudes ni dans l’esprit de l’Église orientale. Chez elle, de même qu’aux temps primitifs, c’est encore la voix populaire qui proclame les élus de Dieu ; elle en est toujours au vox populi vox Dei. « Chez nous, me disait un ecclésiastique russe, ce n’est point le clergé, la hiérarchie qui canonise les saints, c’est Dieu qui les révèle. » Pour le peuple et pour l’Église même, le grand signe de la sainteté, c’est l’incorruptibilité du corps des bienheureux et, accessoirement, les miracles qui s’opèrent sur leur tombe. Ainsi des vieux saints de Kief dont j’ai touché les mains desséchées dans les catacombes où ils s’étaient fait murer vivants. Ainsi de l’un des derniers saints admis par les Russes, Métrophane, évêque de Voronège au dix-huitième siècle. À l’ouverture de son tombeau, vers 1830, le corps fut trouvé intact ; sa réputation de sainteté, déjà répandue dans le peuple, en fut confirmée. Le Saint-Synode fit faire une enquête sur l’état du corps et sur les miracles attribués à Métrophane. L’enquête faite, l’ancien évêque fut, après approbation de l’empereur, reconnu officiellement pour saint. Un demi-siècle plus tard, j’ai vu des pèlerins, de toutes les parties de l’empire, se presser autour de la châsse d’argent du saint évêque[98].

Cette manière de constater la sainteté emporte, en effet, le culte du corps des saints, autrement dit le culte des reliques, et par suite les pèlerinages. Il en a été ainsi, de tout temps, chez les Russes : on le voit par les plus anciennes chroniques. Si nombreux que soient les corps saints recueillis dans les églises, il se trouve toujours des pèlerins pour baiser la pierre qui les recouvre. Le goût des pèlerinages est un des traits par où les mœurs russes rappellent le plus l’Orient et le moyen âge. Il est peu de paysans qui n’aient l’ambition de visiter les catacombes de Petcherski ou la tombe de saint Serge à Trollsa. Non contents d’affluer aux sanctuaires nationaux de Kief ou de Moscou, beaucoup, tels que les Deux Vieux de Tolstoï, traversent la mer, poussant jusqu’en Palestine ou au mont Athos. Quelques-uns vont à pied jusqu’au Sinaï. Comme pour les hadjis musulmans, avoir visité les Lieux Saints est un titre de considération dans les villages.

Ces pèlerins, hommes et femmes, sont pour la plupart âgés. Les lois qui l’attachent à la terre et à la commune mettent un frein à la passion du moujik pour ces pieux voyages. Aujourd’hui, comme au temps du servage, il n’obtient guère de s’absenter longtemps que lorsqu’il a élevé sa famille ou qu’il est impropre au travail. Ces pèlerins du peuple cheminent souvent par troupe, d’ordinaire à pied, avec leurs longues bottes ou leurs lapty d’écorce de tilleul, marchant lentement des semaines et des mois, parfois mendiant en route, couchant à la belle étoile ou sous de vastes hangars dressés, pour eux, auprès des monastères en renom. Aucune distance ne les effraye : on a vu des femmes et des vieillards traverser ainsi l’empire, des frontières de l’Occident au cœur de la Sibérie, ou des rives du Dniepr aux bords de la mer Blanche. Beaucoup de ces vieillards des deux sexes, en route vers les sanctuaires lointains, accomplissent un vœu de leur jeunesse ou de leur âge mûr ; ils ont, durant des années, attendu que la vieillesse leur apportât le loisir de payer leur dette au Christ ou aux saints. Parfois, d’accord avec le goût national, les moujiks se cotisent et forment une sorte d' artèle pour accomplir à frais communs les longs pèlerinages.

Les paysans qui vont, jusqu’en Terre Sainte, allumer un cierge au Saint Sépulcre et puiser une bouteille de l’eau du Jourdain, deviennent de plus en plus nombreux. La Russie envoie aujourd’hui plus de pèlerins en Palestine que toutes les autres nations chrétiennes ensemble. Autrefois beaucoup s’y rendaient entièrement par terre, franchissant à petites journées les steppes ponto-caspiennes, le Caucase, l’Asie Mineure, le Taurus, à travers les mépris et les vexations des Musulmans. Aujourd’hui un grand nombre vont encore à pied jusqu’à Odessa, où ils s’embarquent à prix réduit pour Kaïfa ou Jaffa. Chaque printemps, Odessa frète pour eux des bateaux sur lesquels on les entasse comme, dans nos ports, les émigrants pour l’Amérique. Moyennant une cinquantaine de roubles, les hommes du peuple peuvent se faire transporter, du cœur de la Russie aux rives de la Palestine, avec la sécurité d’un retour payé d’avance. Naguère leurs consuls étaient obligés d’en rapatrier gratuitement des centaines, que la rapacité des moines grecs avait dépouillés de leur dernier kopek.

Tout comme nos pèlerins latins au moyen âge, les pèlerins russes ont, depuis longtemps, des itinéraires pour leur indiquer les principales étapes de la route, avec les sanctuaires à visiter et les reliques à vénérer. Une Société qui compte parmi ses membres des princes du sang et de hauts dignitaires du clergé, la « Société orthodoxe de Palestine », s’est donné pour mission de veiller sur ces humbles visiteurs du tombeau du Christ[99]. À Odessa, à Constantinople, à Jérusalem, on leur a préparé des refuges ou des hospices. Débarqués sur la côte inhospitalière de Palestine, sans autre bagage qu’une besace que chacun, homme ou femme, porte sur son dos, les pèlerins, le bâton à la main, s’acheminent lentement vers la cité sainte, en psalmodiant de saintes prières. Je les ai vus, pareils à nos pèlerins des Croisades, se prosterner et baiser la poudre de la route au premier aspect des murailles de la ville de David. J’ai rencontré à Bethléem, au Jourdain, à Tibériade, leurs longues et sordides caravanes, parfois escortées de zaptiés turcs. Les infirmeries des monastères grecs sont remplies des malades qu’elles sèment sur les sentiers de la Judée ; chaque printemps, des moujiks, encore vêtus de leur touloup d’hiver, ont la joie d’être inhumés dans la terre foulée par les pieds du Sauveur.

Ces milliers de pèlerins portent avec eux en Syrie la réputation de la piété et de la puissance de la Russie. Le gouvernement impérial a bâti pour ses nationaux, aux portes de Jérusalem, un immense couvent pareil à une ville. Non contents d’avoir, avec la France du second Empire, reconstruit la coupole du Saint Sépulcre, les Russes ont, en diverses localités de la Palestine, restauré des églises et fondé des écoles où l’on enseigne le russe et l’arabe[100]. Sur cette terre des Croisades, où les différentes confessions et les diverses nations chrétiennes sont en perpétuel conflit d’influence, la Russie, la dernière venue, a déjà su, comme patronne de l’orthodoxie, se tailler une place à part. Si jamais l’aigle moscovite vient à tremper ses ailes dans les eaux de la Méditerranée, ces pacifiques troupes de pèlerins pourraient bien frayer la voie à la conquête de nouveaux croisés.




CHAPITRE V


Des sacrements dans l’Église russe et des relations du prêtre et des fidèles. — Le baptême. — Divergence avec Constantinople. — L’eucharistie, la communion sous les deux espèces. — Le saint chrême et l’onction. — La prêtrise. — Conséquences du mariage des prêtres. — Le sacrement du mariage ; le divorce. — Comment on y procède dans la société russe. — La confession. Manière dont on la pratique. — De l’usage de payer le confesseur. — De l’obligation légale de s’approcher des sacrements. — Les registres du clergé et la statistique des communions. — Comment les Russes font leurs dévotions.


Pour se rendre compte de l’efficacité morale et de la valeur politique d’un culte, ce n’est pas seulement ses rites et ses pratiques, c’est aussi les relations du prêtre et du fidèle qu’il convient d’étudier. Des modifications de discipline ou de rituel qui semblent à première vue de simples variantes liturgiques, ont parfois sur l’esprit des peuples une influence plus considérable que des divergences dogmatiques. Il peut suffire d’un changement dans les formes extérieures pour donner à des cérémonies en apparence analogues un caractère étranger, et à deux Églises un esprit différent. À cet égard, on ne paraît pas, en Occident, se rendre compte de l’intervalle que la diversité de leurs usages a mis entre les deux Églises. Toutes deux ont les mêmes sacrements, les mêmes mystères, comme disent les Grecs ; elles les entendent à peu près de la même manière ; elles les confèrent avec des rites, ou dans des conditions, qui en modifient souvent l’influence pratique. Les mêmes sacrements ne valent pas au clergé le même ascendant.

Avant tout, il est bon de remarquer que la situation respective des deux Églises, vis-à-vis de leur liturgie et de leurs usages réciproques, n’est point identique. La défiance des Orientaux contre toute innovation religieuse ne leur saurait inspirer autant de tolérance pour les rites des Latins que ceux-ci en montrent pour les leurs. Sous ce rapport, Rome est assurément plus libérale : la raison en est simple. L’Église latine, qui, plus d’une fois, a sciemment corrigé ou simplifié les anciennes formes du culte, n’a point de motifs de répulsion pour les rites conservés par les Grecs ; il lui est loisible de les proclamer saints et vénérables et d’en admettre la pratique, chez les Orientaux qui consentent à reconnaître la suprématie romaine. La liturgie latine ne peut, dans sa forme actuelle, toujours inspirer le même respect aux orthodoxes. Les rites que le cours des siècles a modifiés en Occident leur paraissent souvent tronqués ; pour eux, telle simplification est une mutilation qui défigure le sacrement et en altère l’essence.

Des divergences de ce genre se rencontrent dans les deux principaux sacrements du christianisme, et d’abord dans celui même qui confère la qualité de chrétien. Comme la primitive Église, Constantinople et Moscou baptisent encore par immersion, trois fois répétée[101]. Ils mettent en doute la valeur du sacrement administré par ablution, selon l’usage des Latins, sauf à Milan, où s’est conservé le rite ambrosien. Les Russes ont longtemps refusé aux Occidentaux le titre de baptisés ; ils ne voulaient les appeler qu’aspergés, et montraient pour eux d’autant plus de répulsion que le droit des Latins au nom de chrétien leur semblait douteux. Jadis les Russes, comme les Grecs, rebaptisaient les Occidentaux qui voulaient entrer dans l’orthodoxie. L’Église de Constantinople le fait encore ; celle de Russie y a renoncé. Les fiancées impériales, auxquelles leur conversion au culte grec ouvre l’accès des degrés du trône, sont dispensées de l’incommode cérémonie du bain baptismal. Cette différence de jurisprudence ecclésiastique est la seule divergence de quelque valeur qui se soit introduite entre l’Église grecque et l’Église russe. C’est la principale des diversités dont se sont autorisés quelques théologiens romains pour faire, malgré elles, de l’orthodoxie russe et de l’orthodoxie grecque deux Églises, deux confessions séparées. La question du second baptême des Occidentaux n’a jamais mis en péril la communion de la Russie avec le patriarcat byzantin. Un Latin admis dans l’Église de Russie est, sans difficulté, reçu dans la communion du patriarche, ce qui a fait dire à un Anglais que, pour entrer dans l’Église grecque, un voyage à Pétersbourg tenait lieu de baptême à Constantinople. Nous pourrions nous étonner que les Églises orientales n’aient point arrêté une discipline commune sur un point qui décide de la qualité même de chrétien, si nous ne savions que l’orthodoxie gréco-russe n’a ni le même besoin, ni les mêmes moyens, que le catholicisme romain, de tout définir et de tout régler.

Des différences plus importantes, parce qu’on a pu leur donner une portée morale et politique, se retrouvent dans le second des deux principaux sacrements, l’eucharistie. L’Église orientale l’entend à peu près comme les catholiques et l’administre à peu près comme les protestants. Elle croit, aussi bien que l’Église latine, à la présence réelle ; comme d’habitude, elle a seulement moins précisé le mode et le moment du mystère, ce qui lui permet de se vanter de l’entendre d’une manière plus spirituelle. Ses théologiens ont même parfois emprunté aux Latins le terme de transsubstantiation, à la place de celui de transformation, plus souvent employé par l’Orient. S’ils sont en désaccord avec Rome, c’est moins sur le mystère lui-même que sur les rites qui l’accompagnent. Ces différences de forme, Russes et Grecs se sont complu à les faire ressortir, leur donnant, comme d’ordinaire, d’autant plus d’importance qu’elles les autorisent à accuser les Latins d’avoir altéré le plus saint des sacrements. C’est ainsi qu’ils leur reprochent de ne plus invoquer le Saint-Esprit au moment de la consécration, et d’employer, pour la communion, du pain azyme au lieu de pain fermenté. Cette question des pains azymes est l’une de celles qui ont le plus passionné l’Orient ; elle a jadis valu aux Latins le reproche bizarre de judaïsme.

Le mode d’administration du sacrement nous offre une divergence d’un autre ordre, qui touche plus directement le peuple. Chez les orthodoxes, comme chez les protestants, la communion du fidèle est semblable à celle du clergé ; selon le rite de l’Église primitive, le peuple, comme le prêtre, a part à la fois au pain et au vin, au corps et au sang du Sauveur. Ce droit des laïques à la communion sous les deux espèces a toujours eu beaucoup de prix pour les adversaires de l’Église romaine. Pour l’obtenir, les Slaves de Bohême soutinrent, après Jean Huss, une guerre terrible. Les réformateurs du seizième siècle furent unanimes à le revendiquer. C’est qu’à leurs yeux cette double participation aux saints mystères constituait une sorte de privilège du clergé et relevait d’autant plus au-dessus des laïques que, dans les idées anciennes, le sang représentait la vie. Pour les Orientaux, la communion réduite à l’élément du pain est une communion tronquée, en même temps qu’un signe de l’abaissement du peuple chrétien devant ses prêtres. Comme pour encourager les Russes à conserver dans son intégrité le rite eucharistique primitif, le plus vénérable de leurs monuments religieux, Sainte-Sophie de Kief, montre, dans ses grandes mosaïques du onzième siècle, le Christ présentant à ses disciples le calice en même temps que le pain[102].

De même que le baptême et l’eucharistie, la plupart des sacrements offrent, dans les deux Églises, des différences notables. La confirmation, par exemple, est bien, par les orthodoxes, considérée comme un sacrement, un mystère ; mais elle n’a, chez eux, ni le même nom, ni le même rite, ni le même ministre, ni tout à fait le même sens. On l’appelle le sacrement du saint-chrême, et, au lieu de l’évêque, c’est un prêtre qui l’administre, non point après la première communion, comme en France, mais, selon l’usage de l’antiquité chrétienne, immédiatement après le baptême. C’est le sceau dont l’Église marque ses membres, la mystique sphragis qui, par le don de l’Esprit, les corrobore dans la foi. Ici, par exception, les Orientaux ont abandonné le rite apostolique de l’imposition des mains, lui substituant une onction sur différentes parties de la tête et du corps. Si le sacrement est administré par un simple prêtre, la consécration du saint chrême appartient aux évêques. C’est, dans toutes les Églises orthodoxes, une cérémonie d’une grande solennité, d’ordinaire réservée à la métropole religieuse. En Russie, le saint chrême est, pour tout l’empire, préparé à Moscou, durant le carême, dans l’ancienne sacristie patriarcale du Kremlin. On n’y emploie que des chaudières et des vases d’argent. Il y entre, non seulement de l’huile, mais du vin, des herbes, des aromates, des ingrédients de toute sorte, auxquels on attache une valeur symbolique.

L’autre sacrement de l’onction, l’extrême-onction des Latins, n’a également, chez les orthodoxes, ni le même nom, ni tout à fait le même emploi. Les Russes l’appellent soborovanie, ce qui, d’après l’étymologie, veut dire assemblée, réunion[103]. Au lieu d’être conféré par un seul prêtre, il l’est, d’ordinaire, par plusieurs, par sept s’il est possible, ce que les Grecs disent plus conforme au texte de l’épître de saint Jacques. L’Église gréco-russe voit dans ce mystère, moins le sacrement des mourants et une préparation à la mort, que le sacrement des malades et un moyen de guérison.

Toutes ces divergences, dont la liste serait longue, peuvent sembler indifférentes ou puériles aux profanes ; pour l’observateur, comme pour le croyant, elles ont leur importance. Ce n’est point seulement que, dans les religions, la masse du peuple s’attache surtout au côté extérieur, c’est que, sous ces diversités de forme ou de discipline, se cachent souvent des différences d’esprit. Il en est ainsi des deux sacrements par où l’Église intervient dans la vie civile, le mariage et l’ordre sacerdotal. Sur l’un et sur l’autre, les orthodoxes sont, en théorie, d’accord avec les catholiques, et, en pratique, ils se rapprochent de certaines sectes protestantes. Dans l’Église gréco-russe, il n’y a point d’incompatibilité absolue entre ces deux sacrements, dont les Latins se sont habitués à regarder l’un comme aussi essentiellement laïque que l’autre est ecclésiastique. Loin que la renonciation au mariage soit la condition indispensable du sacerdoce, l’ordination, en Russie comme en Grèce, n’est communément accordée qu’au lévite pourvu d’une femme, en sorte que c’est le mariage, et non le célibat, qui ouvre l’accès de l’autel.

Elle a beau ne pas s’étendre aux degrés supérieurs de la hiérarchie, à l’épiscopat, on comprend l’importance sociale d’une telle coutume. Marié et père de famille, le prêtre, plus rapproché du fidèle par le genre de vie, s’en sépare moins par les idées et les sentiments. La constitution de l’orthodoxie, par État ou par peuple, faisait déjà de ses ministres un clergé uniquement national ; le mariage et la vie domestique en font des citoyens ayant des intérêts analogues à ceux des autres classes. À cette différence entre les deux Églises s’en joint une autre non moins digne d’attention. Chez les orthodoxes, le sacerdoce n’est pas, comme chez les catholiques, un sceau indélébile. Un prêtre peut, avec l’agrément du saint-synode et l’autorisation du souverain, être délié de ses vœux et rentrer dans la vie civile, à peu près comme un militaire sort de l’armée[104]. Le pope convaincu d’un crime est dégradé, comme un officier. Jadis, des prêtres dont on était mécontent, on faisait des soldats.

Avec même origine et mêmes fonctions, le clergé a ainsi dans les deux Églises une position et une influence bien diverses. Comme chez les Latins, le prêtre est, chez les orthodoxes, le canal unique et nécessaire des sacrements et de la grâce divine ; mais, entre le fidèle et lui, ni la discipline ecclésiastique, ni les pratiques religieuses n’ont mis le même intervalle qu’en Occident. Le prêtre n’est pas élevé aussi haut au-dessus de l’humanité ; il n’est point, par l’ordination, tellement mis en dehors des laïques qu’il ne puisse retomber à leur niveau. Les fidèles et le clergé communient également sous les deux espèces. Le mariage, enfin, est le grand trait d’union qui joint le clergé aux laïques. Pourvus de famille et privés de tout chef étranger, les popes ne peuvent former entre eux un corps aussi étroitement associé et aussi distinct de tous les autres. Par cela même qu’elle met moins de distance entre le peuple et le sacerdoce, l’Église gréco-russe accorde une plus grande influence aux laïques et à l’État, qui en est le naturel représentant. Chez elle, le caractère mystique, divin du prêtre, est moins en lumière ; l’éclat de la religion rejaillit moins sur lui et l’accompagne moins en dehors des cérémonies sacrées. Le clergé ne se confond pas avec l’Église ; le peuple voit moins en lui le représentant de Dieu et le roi du temple que le ministre, le serviteur de l’autel.

Pour le mariage, il n’y a pas entre les deux Églises le même contraste. Là encore, tout en étant plus voisine de Rome, l’Église orientale est, à certains égards, entre Rome et la Réforme. Fidèle aux répugnances des premiers chrétiens pour le renouvellement du lien conjugal, l’orthodoxie tolère chez les laïques les secondes et les troisièmes noces ; elle se refuse à bénir les quatrièmes. Au veuf ou à la veuve assez charnels pour recourir à un nouveau mariage, elle impose même une légère pénitence. Avec les catholiques, l’Église gréco-russe fait du mariage un sacrement et en proclame l’indissolubilité ; avec les protestants, elle admet, d’après l’Évangile (saint Matthieu, v, 32), que l’infidélité d’un des époux autorise l’autre à s’en séparer. Selon ses traditions, l’adultère est la mort du mariage, et la violation du serment conjugal annule le sacrement. L’Église russe autorise l’époux injurié à contracter une nouvelle union, elle interdit les secondes noces à l’époux qui n’a pas tenu les promesses des premières. En Russie, où il n’y a, pour les orthodoxes, d’autre mariage que le mariage religieux, cette jurisprudence ecclésiastique tient lieu de législation civile. Elle a l’inconvénient de prêter parfois à de frauduleux compromis, à de honteux marchés. Le code mondain a singulièrement altéré et faussé la loi canonique. Quoique la faute en soit aux mœurs et à la procédure plutôt qu’à l’Église, le clergé a le tort d’être trop facilement la dupe des combinaisons intéressées des époux mal assortis.

Il n’est pas rare de voir des hommes se reconnaître coupables du crime commis par leur femme et l’aider à épouser son complice. C’est là, dans le beau monde, le procédé d’un galant homme ; on en a presque fait une règle du savoir-vivre. Il est admis que, dans les mauvais ménages, c’est au mari de prendre sur lui tous les torts ; il doit, au besoin, se laisser prendre en flagrant délit, et même, s’il le faut, jouer devant témoins la comédie de l’adultère. Plus rarement, c’est la femme qui se sacrifie et prend sur elle l’opprobre de la faute qu’elle n’a pas commise. Quelques-unes le font par dévouement, d’autres par cupidité. On cite, dans le monde des marchands, de riches veuves qui ont ainsi acheté à des femmes sans fortune un mari de leur goût. Le théâtre russe a mis sur la scène des transactions de ce genre. C’est le sujet d’une médiocre comédie d’Ostrovsky, le Bellâtre (Krasavets Mouchtchina). On a vu des époux ainsi divorcés, pris du désir de se remarier, alors que, grâce à leur complaisance, leur conjoint l’était déjà, intenter une action nouvelle et demander la revision d’une sentence fondée sur des faits supposés.

La question de savoir si le mariage doit être interdit à perpétuité aux époux coupables a été fort discutée. Plusieurs canonistes ont soutenu que jamais les conciles n’avaient condamné l’époux adultère au célibat perpétuel. D’après eux, cette règle n’aurait d’autre fondement que les préceptes du Nomokanon, code byzantin qui associe aux canons de l’Église les lois civiles concernant l’Église et le clergé. Toujours est-il que l’on incline, en Russie, à se départir d’une sévérité généralement jugée excessive. Cela n’est plus guère qu’une affaire de temps. Il y a déjà des exemples d’autorisation de remariage pour l’époux déclaré coupable. Le jour où ce sera devenu la règle, les demandes de divorce se multiplieront. Si les procès de ce genre en deviennent un peu moins scandaleux, il est douteux que le lien conjugal en soit fortifié[105].


Dans une étude des sacrements il est impossible de laisser de côté celui qui fait l’originalité morale du catholicisme, la pénitence, la confession. L’Église grecque est d’accord avec l’Église romaine pour exiger la confession auriculaire. La théorie du sacrement est à peu près semblable chez les Grecs et chez les Latins ; en est-il de même de la pratique, qui seule décide de la valeur d’une telle institution ? Pour un étranger appartenant à une autre Église, il ne saurait en pareille matière, être question d’expérience personnelle, ni de comparaison directe. Il faut se contenter de réponses plus ou moins nettes, plus ou moins sûres, arrachées à des gens qui sont eux-mêmes hors d’état de rapprocher des leurs les usages catholiques. Entre la confession orientale et la confession latine il semble s’être établi, dans la pratique, un intervalle que les années pourront élargir ou combler. La première paraît plus brève ou plus sommaire, moins explicite, moins exigeante ; elle est moins fréquente et elle est moins longue, ce qui diminue doublement l’influence qu’elle a sur le fidèle et l’autorité qu’elle donne au clergé. Elle semble se restreindre davantage aux fautes graves, parfois même se contenter de déclarations générales, sans désignation de péchés particuliers. Elle n’aime pas autant à spécifier, à préciser ; elle pénètre moins avant dans les secrets de la conscience et l’intimité de la vie. Les Russes ne mettent point entre les mains des fidèles de ces examens minutieux qui, jadis surtout, se rencontraient dans tous les pays catholiques. Ils ne mettent pas non plus, croyons-nous, aux mains des prêtres de ces théologies morales où l’anatomie du vice est poussée jusqu’à une répugnante dissection. Par tous ces côtés, la confession orthodoxe paraît plus simple et plus discrète, à la fois plus formaliste et plus symbolique que la confession romaine ; elle semble garder quelque chose de primitif et comme de rudimentaire. Ici encore, l’Église d’Orient se montre moins éprise de précision et de logique que l’Église latine, moins disposée à pousser sa doctrine à ses dernières conséquences.

En Russie, près du peuple surtout, c’est par interrogations que procède d’ordinaire le confesseur. Avec le paysan, le pope a, dit-on, deux questions habituelles : « As-tu volé ? t’es-tu enivré ? » à quoi le moujik répond en s’inclinant : « Je suis pécheur[106] ». Une telle réponse à une ou deux demandes rapidement posées suffit, en général, pour obtenir l’absolution. Quelques personnes prétendent même se blesser de questions trop directes. Un pope ayant demandé à un fonctionnaire s’il s’était laissé corrompre, ou, selon l’expression du narrateur, s’était laissé graisser la patte, le pénitent aurait répondu au confesseur qu’il allait trop loin. Parfois, à la suite ou au lieu de ses interrogations habituelles, le prêtre s’enquiert si l’on se sent la conscience chargée, ou si l’on a quelque faute particulière à déclarer. J’ai entendu citer, dans un chef-lieu de gouvernement, un ecclésiastique qui, pour toute question, se contentait de demander à ses pénitents leur prénom, l’absolution se donnant nominativement. D’habitude, une confession en bloc, un simple aveu de culpabilité, comme la vague formule « Je suis pécheur », est une réponse suffisante à tout ; il n’est pas besoin d’entrer dans des désignations plus précises. On semble avoir un mode de confession analogue dans l’Église arménienne, qui, pour les rites et les pratiques, est restée très voisine de l’Église grecque. J’ai rencontré dans la Transcaucasie un évêque arménien, homme instruit et intelligent, qui ne craignait pas d’ériger ce mode sommaire de confession en théorie théologique. « Reconnaître qu’on a péché, disait-il, comprend toutes les fautes. Quand vous avez dit « Je suis pécheur », vous avez tout dit. La confession est le rite extérieur de la pénitence ; exiger d’elle des aveux plus précis, c’est la matérialiser au profit du clergé. » Cette doctrine, qui pouvait se ressentir de quelque influence protestante, n’est point celle des théologiens russes. Pour la théorie, on ne trouve, sur ce sacrement, entre eux et les catholiques, qu’une différence notable : c’est à propos de la pénitence qu’impose le confesseur. Selon l’enseignement orthodoxe, ce n’est point une satisfaction pour le péché, une compensation des fautes commises ; c’est simplement une correction, un moyen de discipline pour le pécheur, et ce remède ne lui est d’ordinaire prescrit que s’il le réclame. Cette doctrine sur la pénitence se lie à celle sur les bonnes œuvres ; elle fait rejeter à l’orthodoxie orientale toute l’économie des indulgences latines, tout ce que les Russes appellent ironiquement les comptes en partie double et la banque spirituelle de l’Église romaine[107].

Si l’oreille de l’étranger ne peut juger par elle-même de la confession orthodoxe, ses yeux lui en peuvent apprendre quelque chose. Il n’a pour cela qu’à se rendre dans une Église, au commencement ou à la fin du grand carême. Dans les pays orthodoxes il n’y a point de confessionnaux ; rien, dans les temples catholiques de Kief ou de Vilna n’intrigue davantage le paysan russe. La présence ou l’absence de ces monuments spéciaux, de ces petites guérites (boudki), comme les appelait naïvement un moujik, est déjà un signe du plus ou moins d’importance de la confession dans les deux Églises. Il n’y a, d’ordinaire, en Russie, ni siège pour le prêtre, ni prie-Dieu pour le pénitent : tous deux se tiennent dans l’église, debout en face l’un de l’autre, derrière une grille ou un paravent qui les sépare de la foule sans les enlever aux regards. Parfois même cette mince barrière est supprimée : le prêtre reçoit la confession au pied d’un mur ou d’un pilier de la nef, sans que rien l’isole du commun des fidèles. À côté de lui est un pupitre avec une croix et un évangile, sur lequel le pénitent pose deux doigts de la main, comme pour jurer de dire la vérité. En certains jours du carême, on voit, dans les paroisses des villes, se dérouler de longues files de fidèles de tout sexe et de toute classe, parfois des milliers de personnes, faisant queue les unes derrière les autres, toutes debout et tenant chacune à la main un petit cierge. La tête de ces colonnes se presse contre le paravent derrière lequel s’abrite le confesseur ; serré par le flot sans cesse renouvelé de la foule, il peut à peine donner une ou deux minutes à chaque pénitent. Chacun s’avance à son tour, se courbe et se signe plusieurs fois selon l’usage russe, répond à deux ou trois questions du pope, et reçoit l’absolution, que lui donne le prêtre en lui imposant sur la tête un pan de l’étole. Le fidèle absous baise la croix ou l’Évangile, et, après avoir recommencé, devant quelque image, ses signes de croix et ses salutations, il va se faire inscrire sur les registres du diacre, ou sort pour revenir communier le lendemain.

Un usage bien russe et bien chrétien, c’est, en allant à confesse, de demander pardon à toutes les personnes qui vous approchent, parents, amis, serviteurs. À Moscou, cela ne suffit pas aux gens du peuple. Les jours de confession, on en voit, dans l’église, s’incliner humblement les uns devant les autres, sans même se connaître, en signe tacite de mutuel pardon.

La plupart de ces confessions, accumulées à époques fixes, sont naturellement rapides, sommaires, parfois tout extérieures. Il n’en est pas cependant toujours ainsi. Il y a des âmes scrupuleuses ou repentantes, il y a des prêtres zélés qui ne se contentent pas de ces confessions presque uniquement cérémonielles et ont besoin de demander, ou de donner, des conseils ou des consolations. On retrouve, à cet égard, les deux tendances opposées que nous avons signalées chez l’Église gréco-russe, l’une, dans le sens catholique allant au développement de la confession, l’autre, dans le sens inverse, la réduisant à une affaire de forme. Parmi les âmes les plus pieuses, c’est le premier penchant qui semble dominer. Il y a des jeunes filles qui s’effrayent d’approcher du pope, des mères qui s’inquiètent des questions que l’on peut poser à leurs filles. Cela toutefois est rare. La confession est parfois si peu intime, qu’il est des pensionnats ou des écoles où, pour aller plus vite, le prêtre confesse deux ou trois enfants à la fois, leur posant simultanément les mêmes questions, auxquelles les enfants font les mêmes réponses. Cela rappelle l’histoire de la confession du régiment, l’aumônier demandant à haute voix : « As-tu volé ? as-tu bu ? as-tu forniqué ? » et les hommes répondant en chœur : « J’ai péché, mon père ». Encore cela se peut-il comprendre en campagne.

Une chose digne de remarque, c’est que chez les vieux-croyants, qui prétendent en toutes choses demeurer fidèles aux anciens usages, la confession est plus longue et plus stricte. Chez eux, le prêtre, en habits sacerdotaux, reste seul, face à face avec le pénitent. Les autres fidèles attendent leur tour à l’écart, parfois même au dehors, sous le porche de l’église. Non content d’interroger sur les dix commandements, le prêtre, qui, chez eux, tutoie toujours les pénitents, ne craint pas de leur adresser les questions les plus délicates. Tel est, du moins, ce que je tiens de certains vieux-croyants. Un sectaire du nom d’Avvakoum, brûlé sous la minorité de Pierre le Grand, nous a laissé, dans une espèce d’autobiographie, un exemple de la pratique de la confession auquel l’antiquité et la sincérité du narrateur donnent un intérêt singulier. Ce passage[108] montre qu’alors, à l’origine du schisme, la confession russe était loin d’être toujours purement cérémonielle.

Aujourd’hui encore, dans quelques églises de couvent, par exemple, l’œil de l’observateur croit parfois distinguer une confession plus animée et plus intime que d’habitude. La pratique du sacrement de la pénitence n’en semble pas moins être restée plus primitive et plus discrète en Orient qu’en Occident. La confession y est plus flexible, moins strictement réglementée ; elle se rétrécit ou s’élargit selon les habitudes ou selon les besoins des âmes. À ce mystérieux tribunal, comme en toute chose, l’Église gréco-russe serre le cœur et l’esprit de ses enfants de moins près que l’Église romaine. La direction, cette institution catholique si chère au xviie siècle, est peu connue de l’Orient. La généralité même des aveux de la confession en diminue l’attrait et, par suite, la fréquence ; le prêtre a moins de prise sur les âmes : le sacrement qui lui assure le plus d’empire, chez les Latins, lui donne peu d’influence chez les Grecs.

Il y a dans les usages mêmes de l’Église orthodoxe, de l’Église russe en particulier, plusieurs raisons pour que la confession soit moins exigeante qu’en Occident. L’une est le mariage des prêtres. L’exemple de l’Orient prouve que la confession n’exige pas le célibat du confesseur. Rome même le reconnaît en admettant le mariage du clergé chez les Grecs-unis, les Arméniens, les Maronites. Il n’en est pas moins vrai que l’homme attaché à une femme inspire moins de confiance ou, pour mieux dire, moins d’abandon. Plus exposé au soupçon d’indiscrétion, le prêtre marié sera lui-même plus discret avec le pénitent.

En Russie, la loi punit la violation du secret sacramentel. Si l’on y entend plus d’histoires de ce genre qu’en Occident, elles y sont cependant fort rares et, le plus souvent, sujettes à caution. En voici une. Une jeune fille devenue secrètement mère avait étouffé son enfant. Le carême l’ayant, avec tout le village, amenée devant le pope, elle confesse humblement son crime, et l’absolution la délivre de ses remords. À quelques semaines de là, dans une réunion de femmes, un jour de fête, elle se trouve par hasard près de l’épouse du prêtre. Au contact de la jeune fille, la popesse laisse échapper un cri d’horreur et manifeste si clairement sa répulsion, que, d’explication en explication, tout finit par se découvrir. Le pope fut, dit-on, dégradé, et la jeune fille criminelle graciée par l’empereur. De tels faits sont trop exceptionnels pour retenir souvent l’aveu des péchés sur les lèvres du coupable. Ce que le mariage du prêtre peut arrêter, c’est moins peut-être la confession des crimes et des fautes graves que les confidences et les effusions de l’âme religieuse. Marié et père de famille, comme un simple mortel, le pope n’est point entouré de l’angélique auréole que met au front du prêtre catholique le vœu de chasteté ; il n’exerce pas sur les cœurs pieux, sur les femmes surtout, la même fascination mystique.

Une autre cause de cette simplicité de la confession et en même temps du formalisme qui a envahi l’Église, c’est l’usage de faire payer immédiatement au fidèle chaque fonction que le prêtre remplit pour lui. En Russie, de même qu’en Orient, tous les sacrements se payent, la pénitence aussi bien que le baptême ou le mariage. C’est là une triste nécessité de la pauvreté du clergé ; il n’a point de budget suffisant pour affranchir le fidèle de pareilles redevances. Ces offrandes n’ont pas de tarif : pour la confession du moujik, c’est 10 ou 20 kopeks (40 ou 80 centimes), pour celle du riche quelques roubles. Les dons dépendent de la condition ou de la générosité, de la vanité ou du repentir. Cette aumône, remise comme un salaire à la fin de la confession, incline le prêtre à l’indulgence et à la réserve ; il se sent intéressé à encourager la libéralité du pénitent et à en garder la pratique. Pour l’Église et pour son ministre, le fidèle devient une sorte de client.

Si la confession et les autres pratiques de dévotion sont souvent, en Russie, des actes purement extérieurs, tout cérémoniels, la faute en est, pour une bonne part, à l’intimité des deux pouvoirs, à la force légale que l’État prête aux commandements de l’Église. Ce n’est pas impunément qu’on transforme les devoirs religieux en obligations civiles. La législation russe ordonne à tout orthodoxe de recevoir les sacrements au moins une fois par an ; d’après un article du code, le soin de veiller à l’exécution de cette loi est confié aux autorités civiles et militaires en même temps qu’au clergé. Ce sont là, il est vrai, des règlements dont, en Russie même, il est aujourd’hui malaisé d’assurer l’application. La liberté personnelle a déjà fait trop de progrès pour que l’exécution en puisse être stricte. Des milliers de personnes violent impunément la loi ; elle n’en subsiste pas moins pour intimider les uns et servir de prétexte au zèle indiscret des autres.

Grâce à cette législation, les pratiques religieuses et l’Église même sont considérées comme un moyen de police ; le gouvernement et le clergé restent exposés à des reproches ou à des soupçons souvent immérités, toujours exagérés. Dans certaines provinces, on entend dire que parfois le pope demande au pénitent s’il aime le tsar et la Russie, question qui n’admet, naturellement, qu’une réponse. Bien plus, il est ordonné au confesseur, sous peine de mort, de dénoncer les complots contre l’État et contre l’empereur[109]. De pareilles lois sont des restes de ces législations barbares moins destinées à l’application qu’à l’intimidation. Les tyrans les plus soupçonneux, aux plus mauvais jours de la Russie, ont rarement pu arracher aux lèvres du clergé le secret qui leur avait été confié devant l’autel. L’Église russe a eu, comme l’Église latine, ses martyrs de la confession. Pour obtenir quelques aveux du confesseur de son fils Alexis, Pierre le Grand fut obligé de le mettre à la torture. Il n’en est pas moins vrai que souvent, durant la crise du nihilisme surtout, les conspirateurs politiques se sont montrés défiants des confesseurs qu’on leur envoyait, affectant parfois de les regarder comme les auxiliaires du juge d’instruction.

Ce qui pèse sur l’Église, c’est moins le manque de confiance en ses ministres que la consécration légale donnée par l’État à des prescriptions religieuses qui ne regardent que la conscience. Là est une des principales raisons du formalisme tant reproché à l’orthodoxie russe. La contrainte matérielle est rare, presque uniquement bornée à des sectaires dont le gouvernement se refuse à reconnaître le culte ; la contrainte morale est fréquente, presque générale. Grâce à l’intimité de l’Église et de l’État, les mœurs religieuses de la Russie ne sont pas sans analogie avec celles de Rome, sous le gouvernement papal. L’amour du repos et le désir de se trouver dans la règle, le besoin d’avancement ou la crainte d’attirer une surveillance désagréable amènent au pied de l’autel ceux que n’y conduit point la piété : le moujik ou le petit employé trouve sage d’aller prendre Pâques, ainsi que s’exprimaient, avant 1870, les sujets du saint-père. Pour beaucoup, les actes les plus mystérieux du christianisme deviennent ainsi une pure formalité.

D’ordinaire, quand le prêtre leur a donné l’absolution, les employés ou les soldats reçoivent du sacristain leur billet de confession ; en outre, le pope tient registre des fidèles qui s’approchent des sacrements. Chaque année, les listes des paroisses sont envoyées aux évêques, celles des diocèses au saint-synode, qui en dresse un tableau d’ensemble, sur lequel son procureur général fait un rapport à l’empereur. D’après cette statistique des dévotions, il y a, en dehors des enfants en bas âge, une cinquantaine de millions de Russes orthodoxes qui remplissent leurs devoirs religieux. Ceux qui s’en dispensent, à peine cinq ou six millions, sont divisés en plusieurs catégories ; il y a les malades et les infirmes, il y a les tièdes et les indifférents, il y a les gens « suspects d’inclination au schisme ou à l’hérésie ». Cette dernière catégorie, qui comprend les adhérents des sectes non reconnues, devrait en réalité, dans les campagnes au moins, embrasser la presque totalité des Russes qui se refusent au devoir pascal. En dehors des sectaires retenus par la conscience, peu de paysans se laissent volontairement classer parmi les négligents. Le pope, doublement intéressé à l’accomplissement des prescriptions religieuses, dont il est responsable devant son évêque, et qui sont le gagne-pain de sa famille, ne peut les laisser oublier à ses ouailles. Comme il arrive chaque fois que l’Église exige le certificat d’un acte de piété, chez nous, par exemple, pour la confession avant le mariage religieux, les mœurs amènent souvent le clergé à dispenser lui-même l’indifférent ou le sceptique de la pratique d’une règle qui leur répugne. Au moyen d’une offrande, on peut se faire inscrire sur les listes du pope, sans se soumettre aux actes religieux dont elles enregistrent l’accomplissement. Le fait n’est point rare parmi les membres des sectes populaires.

Le croyant et l’hypocrite payent ainsi pour recevoir les sacrements, l’incrédule et le sectaire pour en être dispensés. Dans un cas comme dans l’autre, le prêtre touche de son paroissien la redevance que lui attribue l’usage. La vie religieuse, l’esprit même de la piété, ne peuvent échapper entièrement à l’influence de pareilles coutumes. L’habitude de voir approcher de l’autel des âmes tièdes ou indifférentes rend le prêtre lui-même moins difficile sur les conditions spirituelles de la participation aux sacrements. Il est plus porté à se contenter des dehors et de la soumission matérielle aux rites ; par là, les dévotions de commande diminuent indirectement la valeur des autres. Des raisons analogues avaient amené des mœurs à peu près semblables dans tout l’ancien empire Ottoman, où, sous la domination turque, le clergé grec conservait un rôle politique. C’est ainsi que des causes extérieures ont entretenu, chez la plupart des peuples orthodoxes, le formalisme religieux, auquel les inclinait déjà leur tempérament ou leur état de civilisation.

Le plus grand acle de la vie chrétienne, la communion, suggère dans l’Église gréco-russe les mêmes remarques que la confession. La masse du peuple, qui remplit si scrupuleusement les prescriplions religieuses, ne s’approche du sacrement eucharistique qu’une fois l’an, pendant le grand carême. La communion fréquente, que saint Philippe de Néri et saint François de Sales, que Fénelon et les jésuites ont fait prévaloir dans la dévotion catholique, est étrangère à la piété orientale. Bien plus, c’est, pour les orthodoxes, moins un sujet d’édification que de scandale. Ils partagent, sur ce point, les idées de nos anciens jansénistes. Aux yeux de leur clergé, la fréquence de la communion en diminue la solennité et, par suite, l’efficacité morale. Il reproche aux catholiques de manquer de respect à la table eucharistique en en laissant approcher, sans préparation suffisante, des âmes mondaines indignes de renouveler un pareil commerce. Il ajoute que les confessions trop répétées font dégénérer le sacrement de pénitence en simple conversation édifiante. En Russie, les personnes pieuses ne s’approchent de la sainte cène que quatre fois l’an ; chez les plus dévotes, la communion mensuelle est peut-être plus rare que, chez les catholiques, la communion hebdomadaire.

La rareté de la participation au plus auguste des sacrements de l’Église en pourrait augmenter la solennité ; l’habitude de conduire en troupe à la sainte table le gros de la nation en diminue l’effet individuel. Une autre raison enlève à la communion quelque chose de la grandeur de son impression sur les âmes. Selon l’ancien rite, l’Église orthodoxe y admet les petits enfants : on la leur administre, comme aux adultes, au moyen d’une cuiller d’or ou de vermeil[110]. À proprement parler, il n’y a donc pas de première communion. Cette solennelle initiation aux saints mystères, qu’on environne de tant de crainte religieuse, qui, chez les catholiques et certains protestants, a une si grande influence sur l’enfant, manque aux Églises orientales. Par là, non seulement le sacrement de l’eucharistie en impose moins à l’enfance, habituée à le recevoir dès ses premiers jours, mais la religion, n’ayant point à préparer à ce grand acte, perd de son importance dans l’éducation et, par suite, de son ascendant sur la vie.

Ce n’est point que la communion ne soit, en Russie, entourée de préparation et de recueillement ; loin de là, on s’y dispose, d’habitude, par le jeûne, la prière et la retraite. Durant cette retraite, on doit assister, deux ou trois fois par jour, aux longs offices de l’Église. Dans la semaine de carême, où elles s’approchent des sacrements, les femmes les plus délicates observent rigoureusement la sévère abstinence de l’Église orientale. Les plus élégantes s’isolent, pendant quelques jours, du monde et de leurs amis. On y met à la fois plus de solennité et plus de simplicité que chez nous. On s’enferme, mais on ne fait point mystère du motif. On ne met pas dans ses pratiques religieuses le même mystère, la même pudeur qu’en France. Dans la société on dit à ses connaissances que l’on va « faire ses dévotions » ; il y a un mot pour cela (govet). La chose faite, les amis et le monde vous complimentent, comme pour une fête ou un événement de famille. La communion de l’empereur, de l’impératrice, du grand-duc héritier est enregistrée dans le journal officiel et portée par la presse à la connaissance du public.

Ce tableau du culte orthodoxe et des mœurs religieuses de la Russie, il serait facile de l’étendre. Nous en avons assez dit pour montrer que, sous des ressemblances extérieures, il y a, le plus souvent, entre l’Église grécorusse et l’Église latine, des différences importantes, au point de vue moral comme au point de vue politique. L’étude comparée des rites et des pratiques religieuses amène à une conclusion fort éloignée des opinions reçues. On dit, d’ordinaire, qu’ayant même foi et mêmes traditions, même hiérarchie et mêmes sacrements, les deux Églises ne diffèrent que par les rites et les formes. Il serait peut-être plus juste de renverser l’opinion vulgaire, de dire que c’est par les formes et les rites, par les dehors du culte, que les deux Églises se rapprochent le plus ; que c’est par l’esprit qu’elles sont le plus loin l’une de l’autre. Là même où les formes sont catholiques, l’esprit est souvent protestant.

Avant d’avoir étudié l’organisation intérieure du clergé et les rapports de l’Église et de l’État, nous pouvons déjà apprécier l’efficacité morale et la valeur sociale de l’orthodoxie gréco-russe. Les formes religieuses, on l’a souvent répété, non sans exagération, ont une secrète affmité avec les formes politiques. Par sa concentration et sa hiérarchie, par son esprit d’obéissance et la puissance dont il a revêtu son chef, le catholicisme tend à l’autorité, à la centralisation, à la monarchie. Par la foi individuelle et l’esprit d’examen, par la variété des sectes, le protestantisme mène plutôt à la liberté, à la décentralisation, au gouvernement représentatif. L’Église orthodoxe ayant une constitution mixte, moins décidée dans l’un ou l’autre sens, ses tendances spontanées sont plus difficiles à saisir. Elle semble n’avoir de parenté avec aucune forme politique. Elle a pour toutes une sorte d’indifférence qui lui permet de se concilier aisément avec tout régime conciliable avec l’Évangile. L’orthodoxie ne porte point en elle-même de type, d’idéal de gouvernement vers lequel diriger les nations. Liberté ou despotisme, république ou monarchie, démocratie ou aristocratie, elle n’est impérieusement poussée d’aucun côté et se plie à tout ce qui l’entoure. Si elle n’a pas dans son sein de principe de liberté, elle n’a pas davantage de principe de servitude. Elle laisse agir librement le génie des peuples et les causes historiques ; elle exerce sur le monde du dehors moins d’influence qu’il n’en a sur elle. Loin de prétendre à façonner l’État à son image, elle se laisse plutôt façonner à la sienne. C’est ce qui explique les destinées et l’organisation de l’Église russe.




CHAPITRE VI


Des relations de l’Église et de l’État. — Comment la constitution ecclésiastique a été affectée par l’autocratie. — Principales phases de l’histoire de l’Église russe. — Modes successifs de son gouvernement. — La période byzantine. — Les deux métropolies. — Le patriarcat. — Le patriarche Nikone et la lutte des deux pouvoirs. — Pierre le Grand et l’abolition du patriarcat. — Le « Règlement spirituel » et la suprématie de l’État. — La fondation du « collège ecclésiastique » ou saint-synode. — Comment l’administration synodale semble la forme définitive du gouvernement des Églises orthodoxes. — Du pouvoir du tsar en matière ecclésiastique. — Est-il vrai que l’empereur soit le chef de l’Église ? — Comparaison avec l’étranger.


Dans l’orthodoxie orientale, la constitution ecclésiastique tend à se modeler sur la constitution politique, de même que les limites des Églises tendent à se calquer sur les limites des États. Ce sont là deux faits corrélatifs, inhérents à la forme nationale des Églises orthodoxes. Confinées dans les frontières de l’État, dépourvues de chef commun et de centre religieux étranger, ces Églises, indépendantes les unes des autres, sont plus ouvertes à l’influence du pouvoir temporel, plus accessibles au contrecoup des révolutions de la société laïque. Avec une hiérarchie partout identique de prêtres et d’évêques, les Églises orthodoxes s’accommodent, selon les temps ou les lieux, de régimes fort divers : le mode de leur gouvernement intérieur finit toujours par se mettre en harmonie avec le mode de gouvernement politique. Le degré de leur liberté est en raison de la liberté civile, et la forme de leur administration en rapport avec l’administration de l’État.

Sur ce point, nous devons le rappeler, on a souvent, en Occident, pris l’effet pour la cause. L’asservissement des Églises de rite grec a été la conséquence plutôt que le principe de la servitude des peuples de l’est de l’Europe. En Russie, comme à Byzance, c’est moins la dépendance de l’Église qui a créé l’autocratie, que l’autocratie qui a fait la dépendance de l’Église.

L’autocratie, telle est la clef de l’histoire de l’Église russe. Veut-on en comprendre les destinées et la constitution, il faut sans cesse se répéter que c’est une Église d’État, et d’un État autocratique. Cela seul explique bien des anomalies apparentes. Placée à côté d’un tsar omnipotent, grandie à l’ombre d’un pouvoir illimité, l’Église a dû se faire à de pareilles conditions d’existence. Aucune religion n’eût échappé à cette nécessité. L’Église la plus jalouse de sa liberté, la seule qui ait jamais revendiqué une indépendance absolue, l’Église romaine, n’eût pu respirer impunément l’air épais de l’atmosphère autocratique. On ne conçoit pas une Église entièrement libre dans un État où rien n’est libre. Comment le spirituel s’y émanciperait-il du temporel ? Comment délimiter ce qui est à Dieu et ce qui est à César, sous un régime où César est en droit de tout exiger ?

L’histoire de l’Église de Rome en fournit la preuve. Les papes ne se sont sentis pleinement indépendants que lorsqu’ils ont été affranchis de la sujétion des Césars grecs ou germaniques. Si l’on étudie les relations des pontifes romains avec les empereurs byzantins, au sixième, au septième, au huitième siècle, on est étonné des marques d’humilité auxquelles sont obligés de se courber les prédécesseurs de Grégoire VII. Comme à tous les sujets de l’imperator, il leur faut descendre, envers les Augustes, aux formules serviles de l’abjecte étiquette orientale, aux formules païennes de l’idolâtrique étiquette romaine. Il leur faut appeler « divins » les ordres qui leur viennent de la personne « sacrée » du basileus, alors même que cet héritier du princeps romain n’est qu’un usurpateur sans autre droit au trône que ses crimes. Les plus grands, les plus saints des pontifes, un Léon le Grand, un Grégoire le Grand, non contents de flatter les empereurs, doivent faire leur cour aux impératrices et, pour gagner le maître, s’assurer la faveur des maîtresses, les Augustæ[111]. Et cependant, pour Grégoire et ses successeurs, l’empereur est loin ; il ne trône pas au Palatin ou au Cœlius, dans le voisinage du Latran ; il n’est représenté en Italie que par un officier étranger, l’exarque, qui n’habite même pas à Rome. Les écrivains catholiques aiment à considérer l’abandon de la Ville Éternelle par les empereurs et la chute de l’empire d’Orient comme des événements providentiels. Ils ont raison. L’empereur fût demeuré à Rome ou le pape l’eût suivi à Byzance, que jamais la papauté n’eût été la papauté. On conçoit mal un pape face à face avec un autocrate.

Ce contact du pouvoir absolu, l’Église russe y a été soumise durant des siècles. Comment toute sa constitution n’en aurait-elle pas été affectée ? Elle ne pouvait, comme Rome, se parer du prestige de la succession apostolique et se retrancher dans le principat de saint Pierre. Fille de l’Église grecque, elle ne pouvait prétendre à plus d’indépendance que sa mère. Les modèles que lui offrait Byzance ne l’excitaient pas à convoiter une orgueilleuse indépendance. À l’exemple de sa mère, une mère qu’elle ne pouvait prétendre égaler ni en illustration ni en science, elle ne devait point se montrer trop exigeante en fait de liberté. Ses premiers instituteurs dans le christianisme lui avaient inculqué la soumission aux puissances ; les missionnaires grecs lui avaient apporté les lois et les règles de la Nouvelle Rome. Comment le métropolite de la Russie, longtemps suffragant de Byzance, eût-il réclamé plus de franchises que le patriarche œcuménique ? Pour Moscou, comme pour Kief, Tsargrad, la Ville Royale du Bosphore[112], n’était elle pas le soleil vers lequel se tournaient sans cesse les yeux des orthodoxes ? Or, à Tsargrad, l’autocrator grec, littéralement adoré et encensé comme un dieu, était le gardien traditionnel de l’union de l’Église et de l’État, union qui pour lui, comme pour son clergé, revenait à la subordination de l’Église à l’État. L’empire grec écroulé, les tsars russes devaient se regarder comme les héritiers des empereurs d’Orient, s’en approprier l’étiquette et les prétentions, avec une double différence à l’avantage de l’Église russe. Dans la sainte Moscou, les murs du Kremlin n’ont jamais été souillés par les rites idolâtriques de la cour byzantine ; à Moscou, les tsars ne naissant pas tous théologiens comme les empereurs grecs, ni les Rurikovitch, ni les Romanof ne se sont, à la façon des Comnènes, ingérés dans les querelles de doctrine ou de discipline. Respectueux du dogme, il leur suffisait de tenir les pasteurs de l’Église dans leur dépendance. Pourvu que la doctrine demeurât intacte, le clergé, de son côté, acceptait la subordination de l’Église. Heureuse d’être honorée par le tsar orthodoxe, la hiérarchie sentait moins la suprématie du trône qu’elle n’en sentait la protection. Loin de se révolter contre le pouvoir suprême, l’Église se faisait un mérite de se montrer humble et soumise, se flattant d’être fidèle aux antiques traditions des Constantin et des Théodose, prétendant ainsi témoigner son esprit de paix et mettre en pratique la maxime : « Mon royaume n’est pas de ce monde ».

Les conséquences du régime autocratique dans le gouvernement ecclésiastique ne se sont manifestées que peu à peu. Avant d’occuper dans l’État la place que lui a marquée Pierre le Grand, l’Église russe a passé par des phases fort diverses. Cette Église, dont toute la vie nous semble un sommeil de neuf siècles, a eu une existence active, vivante, souvent tragique. À notre étonnement, elle a une histoire aussi remplie et aussi animée qu’aucune[113]. La lente diffusion du christianisme dans les immenses plaines du Nord, parmi des peuplades de tant de races diverses, prête à ces annales un charme égal à celui des récits de la prédication chrétienne dans les forêts de la Gaule ou de la Germanie. Pour le politique, elles ont un double intérêt : au dehors, l’émancipation progressive de l’Église russe vis-à-vis de l’Église mère de Constantinople ; au dedans, l’intimité croissante de l’autorité spirituelle et du pouvoir temporel. Cette marche parallèle vers un double objet donne à l’histoire ecclésiastique de la Russie une singulière unité.

Au point de vue de ses relations étrangères, comme au point de vue de son gouvernement intérieur, l’existence de l’Église russe se partage en quatre phases : l’âàge de la complète dépendance du siège de Constantinople, — la période transitoire où l’Église moscovite acquiert peu à peu son autonomie, — enfin, l’indépendance ecclésiastique définitivement proclamée, — la période du patriarcat, puis celle du saint-synode, qui dure encore.

Pendant la première époque, les métropolites de la Russie, siégeant à Kief, comme les grands-princes, sont d’ordinaire directement nommés par le patriarche de Constantinople. Souvent même ce sont des Grecs étrangers à la langue et aux mœurs du pays. En dépit des tentatives de quelques kniazes pour rompre cette sujétion, l’Église russe n’est guère alors qu’une province du patriarcat byzantin. Peut-être un jour, l’influence russe dominant sur le Bosphore, verra-t-on l’inverse : des Slaves s’asseoir sur le trône patriarcal de Photius, et les Églises grecques d’Asie devenir vassales du Nord.

L’invasion des Tatars et le transport du centre politique de la Russie des bords du Dniepr au bassin du Volga relâchent, en les isolant, le lien de Byzance et de sa fille. Le métropolite, qui suit les grands-princes à Vladimir, puis à Moscou, est encore suffragant du patriarche grec, mais il est de sang russe ; il est élu par son clergé ou choisi par le souverain. Les guerres civiles des princes apanages, puis la domination tatare, lui garantissent longtemps plus d’influence ou d’indépendance que ne lui en eût laissé un pouvoir plus fort. Comme les kniazes de Moscou, les métropolites étaient confirmés par les khans mongols. La politique des oppresseurs se joignait à la piété des princes nationaux pour assurer les prérogatives de la hiérarchie ecclésiastique. Russes et Tatars contribuaient à l’ascendant d’un clergé dont les chefs servaient d’arbitres entre les difFérents kniazes, ou d’avocats vis-à-vis de l’envahisseur. Il n’y avait qu’un métropolite et il y avait plusieurs princes. L’autorité métropolitaine s’étendait plus loin que le pouvoir du souverain. Ce dernier avait intérêt à ménager le chef du clergé, à s’en faire un allié ou un instrument. Et, de fait, l’unité de la hiérarchie a préparé l’unité politique. Les métropolites peuvent être comptés au nombre des fondateurs de la Moscovie. Cet âge est peut-être le plus glorieux de l’Église russe ; c’est son âge héroïque ; c’est l’époque de ses plus grands saints nationaux : les Alexandre Nevski, les Alexis, les Serge, l’époque de la plupart de ses grandes fondations monastiques.

Pendant que les métropolites de Moscou aidaient à « rassembler la terre russe », une autre métropolie surgissait à l’ouest, dans les terres orthodoxes passées sous la domination lithuano-polonaise. L’Église se dédoublait, comme la Rous antérieure à l’invasion tatare. Jaloux de posséder une hiérarchie indépendante du Moscovite leur voisin, les princes lithuaniens érigeaient dans leurs États, tour à tour à Vilna et à Kief, une métropole rivale de Moscou. Les prélats moscovites eurent beau continuer à s’intituler métropolites de toutes les Russies[114], ce dualisme dura jusque vers la fin du dix-septième siècle. Pour ramener l’unité dans la hiérarchie, il fallut la réunion de la Petite à la Grande-Russie. Les deux métropoles, soumises à des influences diverses, se montrèrent animées d’un esprit différent. Kief, orgueilleuse de sa culture, dédaignait la grossièreté de Moscou, lui reprochant son ignorance et son formalisme ; Moscou, fîère de son indépendance, suspectait l’orthodoxie de Kief. En contact avec les Latins et en lutte avec l’Union, la métropole occidentale subissait l’ascendant des idées européennes, tout en faisant tête à la propagande catholique. À Kief se rattachent plusieurs des grandes figures de l’Église russe, au premier rang le métropolite Pierre Moghila. D’origine moldave, bien que sans doute de sang slave, Moghila est un des grands évêques de l’orthodoxie, pour ne pas dire de la chrétienté. Il avait étudié à Paris : l’Orient doit à cet élève de la Sorbonne la fameuse confession orthodoxe, acceptée comme règle de foi par ses patriarches. Sujet de la Pologne, Moghila a mérité d’être regardé comme un des précurseurs de Pierre le Grand. Il lui avait, à un demi-siècle de distance, préparé des auxiliaires dans son Académie de Kief[115]. Grâce à lui, lorsque la métropolie kiévienne fut réunie au patriarcat de Moscou, dans l’Église russe, reconstituée en son unité, le premier rôle appartint aux Petits-Russiens, aux enfants de la métropolie supprimée.

L’élévation de l’autocratie, au sortir du joug tatar, devait diminuer la position de l’Église : l’extinction de la maison souveraine lui redonna, pour un temps, une puissance nouvelle. À travers ses fureurs bizarres, Ivan le Terrible avait abaissé le clergé aussi bien que les boyars. Le métropolite Philippe avait payé de son siège, et peut-être de sa vie, ses remontrances à Ivan. Aujourd’hui la châsse d’argent du saint évéque occupe, selon l’usage oriental, un des quatre angles de la cathédrale de Moscou (ce sont les places d’honneur) ; et les souverains de la Russie vont baiser les reliques de la victime du tsar. Le métropolite, chef unique de l’Église moscovite, était déjà un personnage bien considérable en face d’un autocrate. Il fut remplacé par un prélat pourvu d’un titre plus imposant et de plus hautes prérogatives. En 1589, au lendemain de la mort du prince qui avait le plus violenté le clergé, sous le fils du Terrible, la Russie demanda un patriarche. L’initiative de cette innovation ne vint pas d’un tsar, elle vint des calculs d’un homme qui, devant la fin prochaine de la famille régnante, rêvait le pouvoir suprême. Le patriarcat fut établi à la même époque et sous la même influence que le servage. Par l’une de ces deux mesures, Boris Godounof cherchait l’appui de la noblesse, par l’autre l’appui du clergé. Les motifs étaient honorables pour la Russie : il s’agissait de l’émanciper de toute suprématie religieuse étrangère, de mettre la chaire de Moscou sur le même rang que les vieilles métropoles ecclésiastiques de l’Orient. Les prétextes étaient plausibles : la Moscovie, démesurément agrandie sous les derniers tsars, était trop vaste pour que son Église pût être gouvernée des rives du Bosphore ; Constantinople était tombée sous le joug des Turcs et son patriarche sous la dépendance du sultan. L’empire russe n’était pas seulement le plus grand des États orthodoxes, il était le seul libre de toute domination étrangère : ne semblait-il pas naturel que l’indépendance ecclésiastique suivît l’indépendance politique ?

La création du patriarcat, comme, un siècle plus tôt, le mariage d’Ivan III avec l’héritière des empereurs d’Orient, cachait-elle de lointaines visées ? Les Russes entrevoyaient-ils la possibilité de succéder aux Grecs dans leur ancienne suprématie religieuse et politique ? On ne saurait l’affirmer : les peuples, les princes mêmes, en pareil cas, sent d’ordinaire à un vague instinct. Toujours est-il qu’en faisant conférer à son Église, si longtemps vassale de Byzance, la suprême dignité ecclésiastique, Godounof continuait l’œuvre des Ivan s’appropriant, avec le titre de tsar, l’aigle impériale. C’était le second acte du transfert de l’héritage gréco-romain de Constantinople à Moscou. Moscou était la troisième Rome. La défection de la vieille Rome, en rupture avec l’orthodoxie, justifiait l’érection du patriarcat moscovite. La place laissée vacante par le pape était occupée par le pontife russe. Et, comme la seconde Rome avait succédé à l’ancienne, la troisième ne pouvait-elle supplanter la seconde, profanée par le Musulman, et devenir, à son tour, la tête de l’orthodoxie ? De pareilles perspectives semblaient peu faites pour disposer le patriarcat de Constantinople à l’érection d’un patriarcat rival. Moins faibles ou moins besogneux, les hiérarques orientaux ne se fussent pas aussi facilement prêtés aux désirs du tsar Féodor et du grand-boyar Godounof. Le patriarche Jérémie, venu en Russie pour chercher des aumônes, consentit à toutes les demandes russes. Le prélat byzantin eût même volontiers échangé son précaire siège de ConstantinopIe, acheté au Sérail, contre l’opulente Église de Moscou. Il semble que les Russes eussent eu avantage à faire asseoir sur la chaire nouvelle le patriarche cecuménique, le chef traditionnel de l’orthodoxie. Godounof avait d’autres vues ; pour ses desseins personnels l’usurpateur avait besoin d’un Russe. Un Russe, Job, fut sacré patriarche[116].

Le patriarcat moscovite eut un caractère strictement national ; sa juridiction ne s’étendit qu’avec les limites politiques de l’empire. C’était aux évêques russes, rassemblés en concile, de nommer leur chef ; ils choisissaient trois noms, entre lesquels le sort devait décider. Les prérogatives du patriarche restèrent, au fond, les mêmes que celles du métropolite : il fut seulement entouré de plus d’hommages. Comme le métropolite, le patriarche était le chef de la justice ecclésiastique, et cette justice d’Église, outre les affaires du clergé et les causes de mariage, embrassa, jusqu’à Pierre le Grand, les causes de succession. À l’entretien du supiéme pontife étaient affectés les revenus de riches couvents et de vastes domaines. Sa maison était modelée sur celle du tsar ; comme le tsar, il avait sa cour, ses boyars, ses grands-officiers ; il avait ses tribunaux, ses chambres financiëres, ses administrations. C’était une sorte de souverain spirituel.

À l’Église, l’institution d’un patriarche revêtu de tels privilèges donna plus d’éclat que de garanties d’indépendance. En coupant le lien qui la rattachait à la juridiction de Constantinople, le patriarcat accrut l’isolement de la hiérarchie russe, la laissant, par là, plus exposée aux entreprises du pouvoir civil. Affranchi de toute autorité étrangère, le clergé moscovite n’eut plus à l’étranger de recours contre l’autorité des tsars. N’ayant au dehors ni supérieur, ni sujets spirituels, le patriarche restait sans appui du dehors, enfermé dans les limites de l’empire, face à face avec l’autocrate. L’autocratie devait tôt ou tard réduire les privilèges du patriarcat ou supprimer le patriarche, comme un contrepoids incommode. Une pareille dignité, dans de telles conditions, ne pouvait avoir longue vie : elle ne dura guère plus d’un siècle (1589-1700).

La situation d’où était sorti le patriarcat lui donna d’abord un grand rôle. La forte organisation de son Église, au moment de l’affaiblissement de son gouvernement civil, fut pour la Russie une chance heureuse. C’était, disent ses historiens ecclésiastiques, une précaution providentielle. Institué à la veille de l’extinction de la maison tsarienne du sang de Rurik, le patriarcat traversa l’anarchie des usurpateurs et présida à l’établissement des Romanof. Durant la première période, il aida à sauver la Russie de la dissolution intérieure ou de la domination étrangère. Durant la seconde, il contribua largement à donner au règne réparateur des premiers Romanof le caractère religieux et paternel qui, dans l’histoire de la Russie, en fait une sorte d’âge d’or.

Les dix patriarches de Moscou forment comme une dynastie pontificale dont l’existence est remplie d’alternatives de grandeur et de chute. Le patriarche Job est le principal promoteur de l’élection au trône de Boris Godounof ; il est chassé de son siège par le faux Dmitri. Le patriarche Hermogène, déjà octogénaire, soulève le peuple contre les Polonais campés dans Moscou ; arrêté par le parti des étrangers, il meurt de faim dans sa prison. Sous Michel Romanof, c’est le père du tsar, le patriarche Philarète, qui gouverne ; c’est lui qui rétablit l’autocratie et est le vrai fondateur de la dynastie. Les actes publics portent le nom du patriarche à côté de celui du tsar. Le dimanche des Rameaux, quand le patriarche, monté sur une ânesse, figure l’entrée du Sauveur à Jérusalem, le tsar en personne tient la bride de sa monture. Sous Alexis, c’est un patriarche, Nikone, qui a la principale part à la conduite des affaires ; c’est lui qui décide la réunion de l’Ukraine et la soumission des Cosaques. Le pontificat de Nikone marque le point culminant de l’Église russe et la crise de son histoire. Ce fils du peuple, arraché à un couvent du lac Blanc, est peut-être le plus grand homme qu’ait produit la Russie avant Pierre le Grand. Sa puissance, odieuse aux boyars, tourna à l’abaissement de son siège, et la plus sage de ses réformes, la correction des livres liturgiques, au déchirement de son Église.

Nikone est le Thomas Becket de l’orthodoxie moscovite. Sous son pontificat, la Russie assiste, pour la première et pour la dernière fois, à ce vieux duel du sacerdoce et de l’empire que M. de Bismarck faisait un jour remonter à Calchas et à Agamemnon. Avec Nikone, l’autorité ecclésiastique, à l’apogée de la puissance, entre un moment en conflit avec le pouvoir civil. Cette tentative, unique dans l’histoire russe, a été sévèrement appréciée par la plupart des historiens nationaux. Le personnage et les idées de Nikone leur sont tellement étrangers qu’ils ont peine à comprendre l’homme et à juger ses actes. Ecclésiastiques ou laïcs, la plupart sont portés à ne voir, dans les revendications du patriarche, que l’orgueil d’un homme et l’esprit de domination d’un prélat. Ils l’accusent d’avoir voulu mettre en antagonisme le chef de l’Église et le chef de l’État ; ils lui reprochent d’avoir imité les procédés du pontife romain et tenté de s’ériger en pape russe. Le fait est que Nikone reste une figure sans analogue en Orient. On ne s’attend pas à rencontrer, chez un prélat moscovite, une telle confiance dans les droits de l’Église, une telle conscience de la dignité épiscopaIe[117].

Homme fort supérieur à son temps ou à son pays, ennemi de l’ignorance et de la superstition, presque aussi remarquable par l’étendue des connaissances que par l’indépendance du caractère, Nikone est un objet d’étonnement dans un pays comme la Russie, un quart de siècle avant Pierre le Grand. On dirait d’un prélat d’Occident, transporté des monastères de Rome sur la chaire patriarcale de Moscou. Sa science ecclésiastique, ses prétentions mêmes feraient croire que les couvents de la Russie n’étaient pas aussi fermés aux idées de l’Europe et aux influences latines qu’on se l’imaginç d’ordinaire. On retrouve chez lui toute la théorie scolastique des deux pouvoirs. Cette théorie, le prélat moscovite l’expose avec les formules et les métaphores classiques de notre moyen âge. Il invoque, tour à tour, les deux glaives dont l’un frappe les malfaiteurs et dont l’autre « lie les âmes » ; les deux luminaires dont l’un, le plus grand, luit dans le jour, éclairant l’esprit ; dont l’autre, le plus petit, brille dans la nuit, éclairant les corps[118]. Tout en proclamant, avec les théologiens de l’Occident, la prééminence du pouvoir spirituel, il déclare que les deux pouvoirs sont nécessaires l’un à l’autre et qu’en ce sens aucun des deux n’est supérieur, chacun d’eux tenant son autorité de Dieu. Fort de cette distinction, il s’élève, avec autant d’énergie qu’un évèque catholique, contre la suprématie de l’État dans l’Église, la traitant d’apostasie qui vicie tout le Christianisme, anathématisant Pitirime et les prélats disposés à s’y soumettre. Dans ses répliques écrites en 1663, ce contemporain de Bossuet proteste hautement contre l’idée que l’administration des affaires ecclésiastiques ait pu lui être conférée par le tsar. « Ce que vous dites là, répond-il au boyar Strechnef, n’est qu’un horrible blasphème. Ne savez-vous point que la sublime autorité du sacerdoce, nous ne la recevons ni des rois ni des empereurs, tandis qu’au contraire c’est du sacerdoce que ceux qui gouvernent reçoivent l’onction pour l’empire. Par là même, il est clair que le sacerdoce est une chose bien plus grande que la royauté. » Et l’inflexible patriarche insiste, demandant quel pouvoir il tient du tsar ; rappelant que l’homme orné du diadème est lui-même soumis à l’autorité du sacerdoce ; jetant à la face de ses adversaires ce canon suranné : « Celui qui reçoit une Église du pouvoir civil doit être déposé ».

C’était là un langage auquel n’était pas habitué le Kremlin. Nikone paya son audace de son siège patriarcal. — « Quoi de plus inique, avait-il dit, qu’un tsar jugeant les évêques et s’arrogeant un pouvoir que Dieu ne lui a pas conféré ? » Le tsar Alexis, homme religieux et timoré, n’eut garde de juger en personne le patriarche. Il laissa ses boyars, les ennemis de Nikone, le traduire devant un concile, qui finit par le condamner et le déposer. Longtemps tout-puissant, grâce à son ascendant personnel sur le pieux tsar, Nikone fut perdu du jour où les intrigues de ses adversaires réussirent à l’empécher de communiquer avec Alexis. Il éprouva qu’en Russie, dans l’Église comme dans l’État, rien ne résiste, quand l’appui de l’autocrate vient à manquer. Dépouillé de la dignité patriarcale, exilé dans un couvent des bords du lac Blanc, l’unique faveur qu’il obtint du tsar fut de rentrer au monastère de la Nouvelle Jérusalem, érigé par lui au nord de Moscou. Il mourut avant d’en avoir atteint les portes. Le grand patriarche y repose aujourd’hui dans une tombe délaissée. Les paysans qui viennent, en pèlerins, à la Nouvelle Jérusalem vénérer le fac-similé du Saint-Sépulcre et du Calvaire, dessiné par Nikone, ne baisent point la dalle qui recouvre ses os. Frappé au service de Rome, il eût eu, en tombant, les honneurs de l’apothéose chrétienne. Dans la Russie orthodoxe, son inflexible revendication des droits de l’Église ne lui a pas seulement coûté le béret blanc de patriarche, mais l’auréole de saint.

Telle fut la fin de ce duel disproportionné entre deux pouvoirs trop manifestement inégaux pour que le combat pût être long, ou l’issue douteuse. Sur le sol autocratique, il était interdit au sacerdoce d’entrer en lutte avec l’empire. Toute querelle des investitures aboutissait fatalement à la défaite de la hiérarchie ecclésiastique, isolée dans l’empire, sans recours au dehors, sans foi en sa propre force. Le champion de l’Église devait être abandonné du clergé aussi bien que des laïcs. L’épiscopat devait sacrifier l’altier défenseur de sa dignité, et l’Église russe renier son patriarche. Les Églises orientales, résignées à toutes les humiliations, vouées par le joug turc à une éternelle mendicité, devaient elles-mêmes subir les décisions d’un concile agréable au tsar orthodoxe. Pour que la leçon fût complète, l’abaissement du patriarcat eut lieu sous un ami du patriarche, sous un prince dévot et scrupuleux, que sa piété eût arrêté devant les résistances de l’épiscopat, si l’Église eût adhéré à son chef. Après un pareil exemple, on comprend que Nikone n’ait pas trouvé d’imitateurs. Le savant patriarche avait beau citer les anciens canons, il s’était trompé de pays et d’Église. La constitution ecclésiastique de la Russie le condamnait presque autant que la constitution politique. Le personnage qu’il avait osé jouer ne convenait pas à une Église essentiellement nationale. Dans l’Église russe, comme s’en plaignait vainement Nikone, la grâce du Saint-Esprit ne pouvait agir que par oukaze du tsar[119].

La défaite de Nikone établit définitivement la suprématie de l’État dans l’Église. La chaire de Moscou reçut de la chute du plus grand de ses pontifes un ébranlement dont elle ne se remit point : la déposition du patriarche prépara l’abolition du patriarcat. Le schisme, le raskol, qui repoussait la réforme liturgique de Nikone, dépouilla l’Église officielle de son influence sur une grande partie de la nation. En ayant, pour lutter contre les sectaires, recours au pouvoir civil, la hiérarchie ne fit que s’en rendre plus dépendante ; l’appui qu’elle perdait dans le peuple, elle fut obligée de le chercher auprès du trône. À ce point de vue, la position de l’Église russe n’était point sans ressemblance avec celle de l’Église anglicane, vers la même époque, vià-à-vis des sectes puritaines. Lorsqu’elle fut supprimée par Pierre le Grand, l’autorité patriarcale était déjà en décadence.


Le patriarcat était affaibli, il parut encore entouré de trop de prestige au rénovateur de la Russie. L’abolition du trône patriarcal devait être une des réformes de Pierre le Grand : c’était la condition de la durée des autres. Le patriarcat représentait les vieilles traditions, l’esprit conservateur hostile aux étrangers et aux mœurs étrangères. L’Église était naturellement trop opposée aux innovations pour que le réformateur lui laissàt une constitution aussi forte. On connaît le propos du malheureux tsarévitch Alexis : « Je dirai un mot aux évéques, qui le rediront aux prêtres, lesquels le répéteront au peuple, et tout reviendra à l’ordre ancien ». Pierre savait les encouragements donnés dans le clergé aux projets réactionnaires de son fils. Petit-fils d’un patriarche, il se souvenait du pouvoir exercé par son bisaïeul, Philarëte, sous le nom du tsar Michel ; il se rappelait les embarras qu’avait donnés à son père Alexis la déposition de Nikone. Pierre Ier n’était pas homme à admettre la théorie scolastique des deux astres qui éclairent les peuples d’une lumière indépendante ; ce n’étaient point de pareilles leçons qu’il avait rapportées de l’Europe du dix-huitième siècle.

La suppression du patriarcat fut un des effets de l’imitation de l’Occident. Ne pouvant, comme à la guerre ou dans l’administration, y employer des étrangers, Pierre se servit, pour la réforme de l’Église, de Petits-Russiens élevés à l’académie de Kief, au contact de l’Europe. La réforme ecclésiastique se fit sous une inspiration occidentale, en partie sous une inspiration protestante. C’était l’époque où les souverains réformés et luthériens montraient le moins d’égards pour l’Église, où, presque partout, le pouvoir civil s’ingérait sans scrupules dans les affaires ecclésiastiques. Les voyages du tsar, les exemples de l’Angleterre, de la Suède, de la Hollande, de certains États de l’Allemagne, ne furent probablement pas étrangers à la nouvelle constitution de l’Église russe. La France elle-même y contribua d’une manière indirecte. Le remplacement d’un chef unique par une assemblée ne fut point, dans l’œuvre de Pierre le Grand, un acte isolé, spécial à l’Église ; c’était un plan général, un système alors en vogue en Occident, particulièrement en France, où les ministres de Louis XIV cédaient la place aux conseils de la Régence. Pierre s’était approprié cette innovation ; au retour de son second voyage, il substitua partout, aux dignités exercées par un seul homme, des collèges composés de plusieurs membres. De Tadministration de l’État, il transporta ce système à l’administration de l’Église. Le Saint-Synode russe n’eut point d’autre origine, et, pendant quelques semaines, il porta le titre de Collège spirituel.

Pierre lui-même, au début de son « Règlement spirituel[120] », assimile le collège ecclésiastique aux autres collèges, déjà établis par lui. C’étaient, en effet, des institutions analogues, taillées sur le même patron ; on y sent le même esprit ; on y retrouve les mêmes règles, la même procédure. Comme tous les grands révolutionnaires, Pierre, le plus pratique des réformateurs, s’est ici montré épris de logique et de symétrie. Il s’est plu à façonner toutes choses suivant les mêmes maximes, modelant l’État et l’Église d’après des principes identiques, les faisant de force rentrer dans le même moule, sans souci des traditions et des coutumes. Dans son Règlement spirituel, écrit pour lui par un évêque, il ne se demande pas quelles sont les institutions les plus conformes à l’esprit ecclésiastique ou à l’enseignement de l’Église ; avec une sorte de rationalisme inconscient, il recherche uniquement quel est le meilleur mode d’administration. Et il prouve, par de longues déductions, que c’est la forme collégiale, le gouvernement d’un seul étant sujet à des erreurs, à des partis pris, à des passions. Ce qu’il y a de singulier, c’est que les auteurs du Règlement n’ont pas un instant l’idée que tout ce qu’ils disent de l’Église et de l’autorité patriarcale s’appliquerait aussi bien à l’État et à l’autocratie.

La vérité, qui se trahit çà et là, c’est que l’autocratie entend être seule. Elle veut être hors de pair ; elle n’admet pas, à côté d’elle, d’autorité qui lui puisse être comparée. C’est précisément parce que l’État est une monarchie absolue, et le tsar un autocrate, que l’Église doit cesser d’avoir une constitution monarchique, et le patriarche disparaître. Entre l’État et l’Église, entre le pouvoir temporel et l’autorité spirituelle, il ne doit y avoir ni comparaison ni conflit ; et, pour cela, le meilleur moyen, c’est qu’ils n’aient pas une constitution analogue. L’autocratie est un soleil qui ne peut tolérer dans son ciel aucun astre rival. Sur ce point, le tsar russe renchérit sur l’autocrator byzantin. Dans la Russie de Pierre le Grand, il n’y a qu’un pouvoir suprême ; à côté du trône impérial, il n’y a pas de place pour le trône patriarcal. Le « Règlement » le confesse avec une sorte de naïveté : il importe de déraciner l’erreur populaire sur la coexistence de deux pouvoirs. — « Le simple peuple, dit Pierre par l’organe de Prokopovitch, ne voit pas en quoi la puissance ecclésiastique diffère de la puissance autocratique. Ébloui par la haute dignité et la pompe du suprême pasteur de l’Église, il s’imagine qu’un tel personnage est un second souverain, égal à l’autocrate ou même supérieur à lui ; il regarde l’ordre ecclésiastique (doukhovnyi tchin) comme un autre État et un meilleur État (gosoudarstvo), » Pierre touche ici à la formule si souvent opposée au clergé ; il ne veut pas que l’Église forme un État dans l’État. Pour lui en enlever la possibilité, il lui enlève son chef, craignant que la foule ne voie dans le patriarche une sorte d’empereur spirituel. À l’entendre, le peuple s’était habitué « à considérer, en toutes choses, moins l’autocrate que le pasteur suprême, jusqu’à prendre parti pour le second contre le premier ; se figurant ainsi embrasser la cause même de Dieu ». D’après son Règlement, c’est donc bien un pouvoir rival que Pierre renverse en supprimant le patriarcat. Pour que la Russie n’ait qu’une tête, il décapite l’Église.

En réalité, ce qui recommandait à Pierre le gouvernement synodal, ce n’était pas sa supériorité théorique, laborieusement démontrée par le Règlement spirituel, c’était sa faiblesse. Le grand tort du patriarcat était sa force. Avec la constitution collégiale, l’État, dit le Règlement spirituel, n’a point à redouter les troubles et les agitations qui le menacent lorsqu’un seul homme est à la tête de l’Église. L’autocrate sentait qu’un pontife, chef de droit de la hiérarchie, en concentrant en ses mains tous les pouvoirs, devait être un instrument moins docile qu’un synode composé de membres nommés par le prince, séparés d’opinions ou d’intérêts, et ne portant chacun qu’une part de responsabilité. Il savait que fractionner l’autorité ecclésiastique, c’était l’affaiblir.

Dans sa jalousie de toute apparence de pouvoir rival, Pierre, en substituant au patriarche un conseil de prélats, a soin de ravaler la dignité épiscopale. Il met les évêques en garde contre l’orgueil, il leur fait prêcher l’humilité. Le Règlement spirituel, signé par tous les évêques de Russie, se plaint du faste insolent des évêques ; il a soin de leur rappeler que, si leur ministère est un honneur, c’est un honneur médiocre, qui ne saurait à aucun titre s’égaler à la dignité du tsar. Le réformateur est partout préoccupé d’établir la suprématie du pouvoir civil. Le souvenir de Nikone semble l’obséder. Il n’a pas oublié que son père Alexis a entendu le patriarche exalter la sublimité des fonctions épiscopales aux dépens de la majesté tsarienne. Nikone, à l’appui de son dire, avait cité les prières où l’Église appelait l’évêque image de Dieu : cette inconvenante métaphore a disparu du rituel, comme si, pour la Russie orthodoxe, il ne devait y avoir qu’une image de Dieu, le tsar[121].

Pour être faite dans l’intérêt de rÊtat, au bénéfice de l’autocratie, la révolution opérée par Pierre le Grand n’en était pas moins facile à colorer de l’intérêt de l’Église. Au nouveau synode on pouvait découvrir des précédents. N’était-ce pas les conciles qui dans l’orthodoxie orientale avaient, de tout temps, exercé l’autorité suprême ? D’après les canons, c’était à une assemblée de prélats que, pendant les vacances de la chaire patriarcale, revenait l’administration ecclésiastique. Ce mode de gouvernement, rien ne défendait de le rendre permanent. Pour donner à la nouvelle institution un caractère ecclésiastique, il suffisait d’un changement d’étiquette. Au nom de « collège spirituel » il n’y avait qu’à substituer un nom plus religieux. Pierre et Prokopovitch n’y manquèrent point. Après avoir présenté le nouveau conseil « comme une sorte de synode ou de sanhédrin », ils se déterminèrent pour le premier terme ; le collège spirituel prit définitivement le nom de Très Saint Synode. Ses fondateurs eurent soin de le représenter comme un concile permanent[122]. Ils ne semblent pas avoir vu combien une assemblée d’évêques et de prêtres choisis par le tsar différait d’un véritable concile.

En renouvelant la constitution de l’Église, Pierre agissait en autocrate. On est frappé des précautions prises par le tsar dans ce remaniement de l’organisation ecclésiastique. Sa conduite, dans toute cette affaire, contraste avec ses procédés habituels. Il a recours à des lenteurs, à des fictions, à des déguisements étrangers à son caractère. C’est qu’alors même qu’il s’érige en arbitre de la hiérarchie, Pierre ne se sent pas aussi libre dans le domaine religieux que sur le terrain politique. S’il s’arrange de façon à devenir pratiquement le chef de l’Église, ce n’est point en chef de l’Église qu’il agit, ni encore moins qu’il parle. Le pouvoir que l’autocrate s’arroge sur elle, l’autocrate cherche à le dissimuler.

Le principal acte d’ingérence des tsars dans l’Église a été l’établissement du Saint-Synode. C’est l’usage le plus extrême, et, si l’on veut, l’abus le plus grand qu’ils aient fait de leur pouvoir ; mais, jusque dans l’abus, on en sent les limites. On sent, même chez Pierre le Grand, que l’empereur n’est pas le maître de l’Église, comme il l’est de l’État. C’est le plus despote des souverains russes, le plus enclin à aller en tout au bout de ses idées et de sa puissance ; c’est le plus entier, le moins scrupuleux des réformateurs qui accomplit cette révolution ; et il s’ingénie à éviter tout ce qui peut lui donner l’apparence d’une révolution. Ce prince, d’ordinaire incapable de ménagements et de lenteurs calculées, n’attaque pas de front la dignité qu’il veut détruire. Avant de supprimer le patriarcat, il habitue la Russie à se passer de patriarche. Lui, d’habitude, si pressé, comme si une vie ne pouvait suffire à ses desseins, il prolonge indéfiniment la vacance de la chaire de Moscou. Entre le patriarcat et le futur synode il cherche une transition. Au patriarche il substitue dans la personne de Stéphane Iavorski un exarque. Ce n’est qu’au bout de vingt ans, lorsque le patriarcat n’est plus qu’un souvenir historique, quand le haut clergé a été renouvelé et rempli de Petits-Russiens imprégnés d’un autre esprit, que Pierre déclare ses intentions. Une fois décidé, le monarque orthodoxe, qui aime à s’entendre comparer à Constantin, ne se contente pas de décréter le remplacement du patriarcat par un synode ; il ne dédaigne point de le faire approuver par l’épiscopat. Ce synode, il en déguise la forme ; il a soin de lui donner un faux air de concile. Le règlement organique qui détermine les fonctions du nouveau pouvoir, le tsar le fait sanctionner par les évêques et les hégoumènes.

Le Saint-Synode institué, il ne suffit pas à Pierre d’en faire part aux autres branches de l’Église orthodoxe ; il demande, pour sa nouvelle institution, la reconnaissance, on pourrait dire la confirmation des patriarches orientaux. Que lui pouvaient répondre ces hiérarques aux mains besogneuses, toujours tendues vers le nord ? Ils n’avaient qu’à souscrire aux volontés de l’unique prince orthodoxe. Leur faiblesse complaisante laissa supprimer le patriarcat de Moscou, comme elle l’avait laissé établir. Le Saint-Synode fut reconnu par eux comme légitime héritier du patriarche et légitime tête de l’Église russe. La pauvreté des grands sièges d’Orient, leur sujétion de l’infidèle, leur permettaient peu d’indépendance vis-à-vis du tsar ; il n’en est pas moins vrai que le seul fait d’être membre d’une Église œcuménique, ainsi que disent les Grecs, alors même que cette Église affecte la forme nationale, impose certaines restrictions à l’ingérence de l’État. Il est des mesures que l’autocratie ne pourrait décréter par oukaze sans s’exposer à un schisme. Si loin que s’étende dans l’Église le pouvoir du tsar, il rencontre ainsi une double borne : l’une dans la foi du peuple, l’autre dans le besoin de demeurer en communion avec les patriarcats d’Orient. Pour n’être ni bien hautes ni bien gênantes, ce n’en sont pas moins des barrières que l’omnipotence impériale ne saurait franchir impunément.

Aux collèges administratifs de Pierre le Grand ont, sous Alexandre Ier, succédé des ministres : le collège ecclésiastique, le Saint-Synode a seul survécu. C’est que le tsar, mal inspiré pour les départements civils, avait rencontré une forme de gouvernement adaptée à son Église et à son époque, si bien que, en dépit de tous les défauts qu’on lui peut reprocher, le Saint-Synode russe a trouvé au dehors des imitateurs. Après la mort de Pierre, quelques personnes songèrent à rétablir le patriarcat ; eût-il été relevé qu’il n’eût pu rester debout. Il n’y a plus de place en Russie pour un patriarche ; à vrai dire, il n’y en aurait dans aucun État moderne. Quelques Russes de tendances slavophiles, Ivan Aksakof notamment[123], ont eu beau en rêver le rétablissement, jamais autocrate ne redressera le trône du patriarche Nikone. Une Russie constitutionnelle ne s’en soucierait pas davantage. Un parlement ne serait pas, sur ce point, moins jaloux ou moins ombrageux que l’autocratie. Si la Russie doit de nouveau avoir un patriarche, ce sera celui de Constantinople, le patriarche œcuménique ; et encore les tsars ne toléreraient un aussi encombrant personnage qu’aussi longtemps qu’il serait indispensable à leur politique.

En détruisant le patriarcat, Pierre Alexiévitch n’a fait, comme en bien d’autres choses, qu’anticiper sur les temps. La création de son Saint-Synode, une des plus contestées de ses réformes, a été l’une des plus durables. Ce que son Église lui pourrait reprocher, c’est moins la substitution du gouvernement de plusieurs au gouvernement d’un seul que la manière dont le principe synodal fut appliqué et la composition du nouveau synode. Au point de vue religieux, en effet, il est difficile de contester que Pierre obéit, sciemment ou non, à des influences protestantes. Élève de protestants étrangers, son orthodoxie avait pris une teinte calviniste[124]. La composition de son Saint-Synode, où de simples prêtres figurent à côté des évêques, révèle une tendance presbytérienne. L’esprit de la Réforme a passé sur le Règlement spirituel, demeuré le code du clergé. Les protestants attirés en Russie ne s’y sont pas trompés, et ils en ont fait honneur au fondateur du Saint-Synode. Une dissertation écrite à l’occasion du mariage de Pierre III et de la future Catherine II apprend à l’Allemagne que la religion russe, « établie et purifiée par le glorieux Pierre », se rapproche étroitement du luthéranisme[125]. On est tenté de se demander pourquoi Pierre Ierce grand admirateur de la Hollande et de l’Allemagne, si enclin à les copier en tout, n’a pas essayé d’implanter dans ses États le protestantisme, partout si commode aux princes. Peut-être est-ce uniquement qu’il sentait que son omnipotence y échouerait. Au lieu d’introduire officiellement la Réforme en Russie, il se contenta d’en faire pénétrer l’esprit dans l’Église et le clergé.

Le remplacement du patriarcat par un synode a eu beau s’effectuer sous des influences étrangères, en partie hétérodoxes ; il a eu beau fournir un grief aux sectaires et rendre le raskol plus obstiné, ce n’en était pas moins, pour la Russie, une révolution inévitable. La substitution, chez les Églises nationales, d’une autorité collective à une autorité unique était dans les destinées, sinon dans l’esprit du christianisme oriental. Comme l’ensemble de l’Église orthodoxe, chacune de ses Églises particulières tend à être gouvernée par des assemblées : dans les membres, comme dans le corps entier, l’autorité est en train de passer à une représentation ou à une délégation multiple.

Il y a une autre cause de cette transformation. Dans l’orthodoxie, c’est, en grande partie, à la nation, au pouvoir civil, qu’il appartient de décider du mode d’administration de l’Église. Naturellement, le gouvernement ecclésiastique tendra de plus en plus à se mettre en harmonie avec le gouvernement civil et les habitudes des sociétés modernes. On a dit qu’en créant le Saint-Synode Pierre le Grand avait fait une œuvre analogue à celle de Henri VIII et d’Élisabeth en Angleterre. À part toutes les autres, il y a cette différence, que le catholicisme grec comporte, dans sa constitution, des réformes incompatibles avec le catholicisme romain. Chez lui, l’autorité administrative suprême, patriarcat ou synode, a toujours été d’institution humaine, historique ; aucune ne peut, comme la papauté, élever de prétentions à une origine divine et à une durée éternelle. Le gouvernement de l’Église par une assemblée n’est point particulier à la Russie et au régime autocratique. Les peuples orthodoxes, auxquels le dix-neuvième siècle a rendu une existence indépendante, ont adopté la même institution. La Grèce démocratique, la Roumanie libérale ont, comme la Russie, mis à la tête de leur Église un synode. La Serbie a également suivi l’exemple russe. Dans tous ces États, les détails de l’organisation varient, le fond est le même.

La forme synodale peut être regardée comme la forme définitive du gouvernement des Églises de rit grec. Le respect de leur antiquité pourra préserver les patriarcats orientaux du sort de celui de Moscou ; ils verront leur autorité effective se réduire à une sorte de présidence du conseil d’administration de l’Église. Aujourd’hui même, le patriarche de Constantinople est entouré d’un synode sans lequel il ne prend aucune mesure importante. Dans toutes les Églises orthodoxes, l’ancienne administration monarchique par patriarche, exarque ou métropolite, doit graduellement céder la place aux autorités collectives.

Il ne suit point de là que les Églises gouvernées par un synode doivent partout et toujours demeurer dans une étroite et perpétuelle dépendance de l’État. La forme synodale n’implique point en elle-même l’asservissement des Églises, pas plus que le patriarcat n’implique leur liberté. De nos jours même, la comparaison entre le Saint-Synode de Pétersbourg et le patriarche de Constantinople est peu propre à faire regretter au clergé russe cette dernière dignité. « À l’étranger, me disait un Russe en rade de Constantinople, vous pleurez volontiers le patriarcat de Moscou. Connaissez-vous celui du Phanar ? Quand nous aurions un patriarche, quelles seraient les garanties de son indépendance ? Votre grand patriarche d’Occident, le pape romain, qui a des sujets spirituels aux quatre coins du globe, ne se trouve pas assez libre dans un État libéral ; il ne voit de garanties pour sa liberté que dans la souveraineté. Que serait-ce d’un patriarche national, isolé en face d’un autocrate ? Il lui faudrait descendre au rang de fonctionnaire révocable ou s’ériger en empereur religieux, en mikado. Vous plaignez » en Occident, la servitude de notre Église, et, quant à l’Église de Turquie, vous lui trouvez assez de liberté pour mettre vos armes ou votre diplomatie au service de ses maîtres musulmans ; serait-ce que le Saint-Synode russe est choisi par un prince chrétien et que le patriarche byzantin est confirmé par le sultan ? Nous avons vu des patriarches œcuméniques tour à tour nommés, destitués et renommés ; nous avons vu le synode de Constantinople composé en majeure partie d’anciens patriarches déposés. Y a-t-il là de quoi faire envie à notre Église ? »

En effet, ni l’une ni l’autre forme, ni le synode ni le patriarcat n’a la vertu d’assurer la liberté de l’Église. L’essentiel, c’est le mode d’élection d’où sort l’une ou l’autre autorité et les garanties qui l’entourent ; c’est, avant tout, les lois et plus encore les mœurs publiques. Dans des conditions également favorables, la comparaison entre un patriarche et un synode pourrait tourner au profit du dernier. C’est un conseil synodal qui saurait le mieux assurer la liberté intérieure du clergé et les droits des prêtres ou des fidèles ; c’est lui qui mènerait le mieux la société religieuse au self-govemment. Il n’y a pas de constitution libérale qui ne soit conciliable avec un synode : en le composant de membres de droit, inamovibles, comme l’est en partie le synode de Pétersbourg, on en pourrait faire une sorte de sénat ecclésiastique, — en le laissant élire par les évêques, une sorte de concile par délégation, — en le faisant choisir par les différentes classes du clergé, un parlement, une assemblée représentative de tous les intérêts ecclésiastiques. Cette forme flexible se prête à toutes les évolutions des mœurs politiques ou des idées religieuses. Là est le gage de sa durée : un synode est aussi bien à sa place dans un gouvernement absolu que dans un gouvernement libéral, dans une république que dans une monarchie.

Le Saint-Synode de Russie est en rapport avec le gouvernement et la société russes. Comme toutes les autorités de l’empire, il est à la nomination du souverain. À l’instar du Sénat, dont il est le pendant, il a le titre de Très Saint Synode dirigeant, c’est-à-dire administrant ; mais le code et le Règlement spirituel ont soin de constater qu’il n’agit qu’en vertu d’une délégation de l’empereur. Le Svod ne le dissimule point ; le Recueil des lois le proclame en maint endroit. Pour la puissance autocratique, le synode est l’instrument de l’administration des affaires ecclésiastiques orthodoxes ; il est pour elles ce qu’est le Sénat pour les affaires civiles[126]. Les Russes n’en contestent pas moins les déductions tirées de ces textes législatifs par les adversaires de leur Église. Il en est, disent-ils, de cette prérogative souveraine comme de toutes les prérogatives monarchiques : il est facile de les pousser à l’absurde, facile d’en tirer des conséquences outrées. En pareille matière, il est toujours malaisé de déterminer les bornes des droits du pouvoir ; ce sont moins les titres ou les textes qui en décident que les mœurs. En Russie, où il ne peut y avoir de concordat avec un pouvoir ecclésiastique étranger, l’État semble libre de régler la constitution de l’Église à son gré. En fait, le pouvoir de l’État est limité par les mœurs nationales et par les coutumes des’pays orthodoxes.

Il nous faut ici toucher un point délicat. L’étranger se représente le tsar comme le chef de son Église, comme une sorte de pape national. Aucun Russe, aucun orthodoxe n’admet de pareilles vues. L’orthodoxie orientale ne reconnaît qu’un chef, le Christ, qu’une autorité pour parler au nom du Christ, les conciles œcuméniques. Quel que soit le pouvoir du tsar sur l’Église, ce pouvoir est extérieur à l’Église. L’empereur est plutôt le maître de la hiérarchie que le chef de la hiérarchie.

Écoutons ce que disent les Russes, ce qu’enseigne leur Église. Elle ne veut voir dans le tsar qu’un protecteur, un défenseur, qualités que les traditions chrétiennes attribuent à tout monarque chrétien. Si parfois l’empereur reçoit dans la législation le titre de chef de l’Église, il ne s’agit que de l’administration des affaires ecclésiastiques. Vis-à-vis du dogme, le souverain n’a pas plus d’avis à donner que le dernier des fidèles. À cet égard, les empereurs de Russie n’ont jamais glissé sur la pente où s’est laissé entraîner plus d’un des premiers empereurs chrétiens. Seul peut-être, Ivan le Terrible s’est piqué de théologie, et sa théologie ne lui servait guère qu’à enlacer ses ennemis dans de captieuses questions. Le dogme reste en dehors et au-dessus des délibérations du Saint-Synode : les questions de discipline lui sont même d’ordinaire étrangères ; viennent-elles devant lui, c’est comme devant une commission d’étude, la décision suprême restant aux conciles et au corps de l’Église. Dans ce cas, la confirmation impériale n’est guère qu’une sorte d’exequatur ou de placet, comme en Occident s’en est si longtemps réservé le pouvoir civil. L’administration de l’Église, voilà la sphère où se renferme l’intervention de l’État ; là même, son autorité est contenue par la tradition, par les canons des conciles, et aussi par le caractère œcuménique de l’Église, par l’exemple des autres peuples orthodoxes avec lesquels l’empire tient à rester en communion.

En Russie, comme en Occident, le droit de nomination aux dignités ecclésiastiques est la principale des prérogatives du trône vis-à-vis de l’autel ; encore, celle prérogative est-elle partagée entre le Saint-Synode et le tsar. L’intervention de la puissance civile dans la distribution des bénéfices s’explique aisément, au point de vue du droit du peuple comme au point de vue du droit divin. Dans le premier cas, c’est comme représentant de la nation, dont il absorbe en sa personne tous les pouvoirs, que l’empereur propose ou confirme les évêques, jadis directement choisis par le peuple ; dans le second, c’est comme préposé au bien-être physique et moral de ses sujets que le souverain a part à la collation de dignités ecclésiastiques, qui, d’ailleurs, confèrent des privilèges temporels ; c’est, comme l’écrivait Pierre le Grand au patriarche de Constantinople, que Dieu doit demander compte aux princes de la manière dont ils auront veillé sur l’administration de son Église. Que de querelles suscitées en Occident par la question des investitures ! Comment s’étonner qu’elle ait été tranchée au profit du pouvoir civil dans une Église qui n’a pas de pape pour les lui disputer ?

En Russie, l’ingérence de l’empereur dans les affaires ecclésiastiques peut encore être regardée comme une conséquence de l’esprit patriarcal, naturellement peu subtil en fait de distinction des deux puissances. Parmi les sujets de peinture des églises russes sont les sept conciles œcuméniques, sur lesquels repose l’orthodoxie orientale. Le mode de représentation en est simple : des évêques assemblés autour du trône d’un empereur, parfois, comme pour l’impératrice Irène, autour d’une femme. Ce sujet se rencontrait aussi dans nos églises du moyen âge, et il y était figuré à peu près de la même façon. Les gens qui ont sous les yeux de telles représentations s’étonnent peu de la part que prend le souverain à l’administration ecclésiastique. Et de fait, s’ils ont parfois outrepassé, vis-à-vis de l’Église, les droits que s’étaient arrogés les empereurs d’Orient, les tsars sont le plus souvent demeurés en deçà. L’influence du pouvoir civil sur le clergé de Russie pourrait même sembler un reste des anciens rapports de l’Église et de l’État, dans cet Orient qui change si peu, si les Russes n’avaient fait la remarque que, chez eux, les plus grands abus de l’autorité laïque dans les affaires ecclésiastiques dataient de l’influence occidentale.

On prétend que, lors de l’ouverture du Saint-Synode, un prélat moscovite ayant demandé à l’empereur s’il n’y aurait plus de patriarche, Pierre lui répondit : « C’est moi qui suis votre patriarche[127] ! » Quand le mot serait vrai, de pareilles saillies ne sont pas à prendre à la lettre, pas plus que l’assertion de Catherine se décernant, dans une lettre à Voltaire[128], le titre de « chef de l’Église grecque ». Tout autres sont les prétentions avouées par le gouvernement et les théories enseignées dans ses écoles. Il est vrai qu’en matière ecclésiastique, comme en toutes choses russes, la pratique n’est pas toujours d’accord avec la théorie. Dans les catéchismes orthodoxes, les tsars sont simplement appelés principaux curateurs et protecteurs de l’Église. Les célèbres catéchismes de Platon et de Philarète, demeurés les dépositaires de l’enseignement officiel, ne reconnaissent pas au souverain d’autres qualités. Un Français est humilié de découvrir que, en fait d’adulation et de servilité, il ne s’y rencontre rien de comparable au chapitre « des devoirs envers l’Empereur » du catéchisme de Napoléon Ier.

Le tsar est-il pratiquement le chef de l’Église, c’est de fait et non de droit. Il n’en est point de l’Église russe comme de l’Église anglicane, comme des Églises luthériennes ou évangéliques de l’Allemagne et des pays Scandinaves. En Angleterre, le roi et, à défaut de roi, la reine est, de par la loi, le chef de l’Église ; il l’est en droit non moins qu’en fait. De même dans la plupart des pays protestants. La suprématie de l’État sur l’Église a été hautement proclamée, elle a été régulièrement établie, elle persiste en droit alors même qu’elle ne s’exerce plus toujours dans la pratique. L’Église ne la conteste pas, ou l’Église a été des siècles sans la contester. Sur ce point, jamais l’autocratie tsarienne n’a élevé les mêmes prétentions ou montré les mêmes exigences que la couronne d’Angleterre sous les Tudors, sous les Stuarts, sous les Georges de Hanovre[129]. Ni Moscou ni Pétersbourg n’ont vu une assemblée laïque, telle que le Parlement britannique, légiférer souverainement sur l’Église. Ni Moscou ni Pétersbourg n’ont entendu les juristes ou les théologiens revendiquer pour le prince, en matière ecclésiastique, la suprême autorité que lui déféraient si volontiers juristes et théologiens dans l’Allemagne protestante. La classique théorie de l’évêque du dehors n’a jamais reçu les mêmes développements dans la Russie orthodoxe que dans les pays luthériens. Ici encore, on pourrait dire que, tout en se rapprochant davantage des premiers, l’Église russe est demeurée à mi-chemin des protestants et des catholiques.

Un autre fait moins connu et non moins digne de remarque, c’est que, de tous les États orthodoxes, l’empire russe est encore celui qui a témoigné le plus de déférence vis-à-vis de l’Église. C’est peut-être une des raisons des sympathies que garde la Russie parmi le clergé, en certains pays où les laïcs sont défiants envers elle. Si le gouvernement impérial n’a pas laissé à l’Église plus de liberté réelle, il a pris plus de soin d’en déguiser la dépendance. Les États orthodoxes sortis des démembrements successifs de la Turquie ont tous, nous l’avons dit, imité la constitution imposée à l’Église russe par Pierre le Grand ; mais, en copiant la Russie, ils ont, d’habitude, renchéri sur leur modèle.

En Grèce, le roi a été reconnu, par les synodes nationaux, comme l’administrateur et l’archëge, arxègos de l’Église nationale. En Serbie, le gouvernement du roi Milan a montré son respect de l’indépendance ecclésiastique en déposant ou, mieux, en destituant de sa propre autorité, comme de simples fonctionnaires, les métropolitains récalcitrants à ses ordres. La Russie autocratique y eût mis plus de formes. Les évêques de Serbie ont eu beau prendre parti pour leur chef, le métropolitain déposé a en vain excommunié l’intrus placé sur son siège par les ministres de Belgrade. Le gouvernement serbe a fait fi des protestations de l’épiscopat, et les évêques ont dû se soumettre aux ministres[130]. En Roumanie le « régalisme » s’étale à nu. Aussi a-t-on vu le synode de Pétersbourg se joindre au patriarche de Constantinople pour représenter au gouvernement de Bucarest que la constitution de l’Église roumaine outrepassait les droits du pouvoir civil et violait les canons des conciles. Ces remontrances des deux plus hautes autorités de l’orthodoxie, les Roumains n’en ont pas tenu compte, ils ont persisté à souligner dans l’Église la suprématie de l’État. Leurs évêques, élus par un corps électoral mi-ecclésiastique, mi-laïque, reçoivent publiquement l’investiture des mains du roi, qui la leur confère dans son palais, du haut de son trône. Pour le métropolitain primat, choisi par une assemblée composée des membres du Saint-Synode et des deux Chambres, le ministre des cultes présente au souverain la crosse archiépiscopale, en le priant de donner l’investiture au nouvel élu[131]. — « Je confie à Votre Sainteté le bâton archiépiscopal pour diriger la métropole de Hongro-Valachie », dit le roi au nouveau primat. Et le métropolitain primat et les évêques, dans leurs remerciements au prince, se félicitent de tenir la crosse de ses mains, promettant d’accomplir fidèlement la mission dont ils sont investis par Sa Majesté[132]. Il est vrai que, la cérémonie d’investiture terminée, le roi, descendant du trône, baise la main du métropolitain ; et les ministres, les sénateurs, les députés en font autant à tour de rôle. Le pouvoir temporel, satisfait d’avoir constaté sa suprématie, rend ainsi hommage à l’autorité spirituelle.

En Russie, où l’on a épargné à l’Église cette humiliante investiture du pouvoir laïque, l’empereur baise, lui aussi, la main des dignitaires ecclésiastiques, montrant que, dans l’intérieur du temple, le tsar fait partie des ouailles du troupeau et non des pasteurs. Selon l’usage national, les princes baisent la main des prêtres. On raconte qu’un curé de village hésitant à tendre sa main aux lèvres d’un grand-duc, qu’il était venu recevoir à la porte de son église, le prince impatienté s’écria : « Allonge donc ta patte, imbécile ! » Un tel hommage peut sembler tout extérieur, parfois presque dérisoire ; comme beaucoup d’actes de religion, en devenant habituel il est devenu machinal ; il n’en garde pas moins une valeur symbolique et marque la distinction entre le temporel et le spirituel.

Loin de se regarder comme un pape ou un patriarche, le tsar russe ne revendique aucun rang dans la hiérarchie. Je ne sais qu’un empereur qui ait jamais prétendu à des fonctions ecclésiastiques ; c’est le malheureux Paul Ier. Un jour, dit-on, il eut envie de célébrer la messe ; pour l’en dissuader, le métropolite de Pétersbourg dut lui rappeler qu’il avait été marié deux fois, ce que l’orthodoxie interdit à ses prêtres. Le pauvre maniaque eût aussi bien pu dire la messe en qualité de grand maître de l’ordre de Malte qu’en qualité de chef de l’Église russe. Le tsar n’a aucun caractère ecclésiastique. Ses droits vis-à-vis de l’Église lui viennent de son pouvoir civil ; ce n’est pas comme chef du clergé, c’est comme autocrate, qu’il intervient dans l’administration ecclésiastique.

Il faut toutefois faire ici une distinction essentielle. Si le tsar reste un laïc, si, dans les affaires religieuses aussi biep que dans les affaires civiles, l’empereur agit en qualité de chef de l’État, ce n’est point comme chef d’État laïc, à la façon moderne ou à la manière occidentale. S’il n’a aucun caractère ecclésiastique, le tsar a, pour la masse du peuple, un caractère religieux. Il est l’oint du Seigneur, préposé par la main divine à la garde et à la direction du peuple chrétien[133]. Le sacre sous l’étroite coupole d’Ouspenski lui a conféré une vertu sacrée. Sa dignité est hors de pair sous le ciel. Ses sujets de toutes classes lui ont, collectivement ou individuellement, prêté serment de fidélité sur l’Évangile[134]. L’autocrate couronné, par les soins de l’Église, selon le rit emprunté à Byzance, est, par le fait de l’onction, non seulement le défenseur de l’Église, mais, à certain égard, le suprême représentant de l’orthodoxie. Le sacre est une espèce d’ordination qui confère au souverain les lumières d’en haut pour l’accomplissement de sa providentielle mission, L’Église qui présidée l’onction ne saurait oublier le caractère dont l’huile sacrée a marqué l’oint du Seigneur. Quant au peuple, le tsar sacré au Kremlin est à ses yeux comme le namestnik, le lieutenant de Dieu[135].

On peut se demander si un changement dans le régime politique accroîtrait les libertés de l’Église. Cela est douteux. Rien n’assure que l’Église gagnerait plus d’indépendance à la conversion du gouvernement autocratique en gouvernement constitutionnel. Les régimes les plus libres, au point de vue politique, ne sont pas toujours les plus libéraux en matière religieuse. L’État moderne est singulièrement défiant de l’Église. Un parlement n’a pas toujours, vis-à-vis du clergé, moins d’exigences qu’un autocrate. La Grèce et la Roumanie en sont la preuve parmi les pays orthodoxes. Dans une Russie libre, les membres du clergé pourraient revendiquer leur part des libertés publiques ; l’Église, comme corps constitué, risquerait fort de demeurer en tutelle[136].

L’Église russe, on ne doit pas l’oublier, est une Église d’État ; et, partout, l’union de l’Église et de l’État amène la dépendance de l’Église. Plus l’union est intime, plus cette dépendance est étroite. L’Église latine est la seule qui ait pu jouir des privilèges de religion d’État sans aliéner toute sa liberté, parce que le Vatican peut faire ses conditions et que l’Église y peut traiter d’égal à égal avec l’État. Tout autre est la situation des communautés orthodoxes. Pour s’émanciper de la tutelle civile, pour être entièrement libre, même dans une Russie libérale, il faudrait que l’Église russe devînt une Église libre. Or tout le lui interdit, son histoire, ses habitudes, sa grandeur même ; l’État, du reste, n’aurait garde de le lui permettre. Selon l’expression d’un écrivain orthodoxe[137], elle a dû endosser l’uniforme de l’État ; il s’est collé à ses membres ; elle n’est plus maîtresse de le quitter. Église d’État depuis des siècles, elle est condamnée à demeurer Église d’État ; par là même, elle ne saurait échapper à la fatale dépendance des Églises nationales. Ce qu’elle peut rêver de liberté, elle ne doit l’espérer que du progrès des mœurs publiques.

En attendant, pour la traiter en mineure, l’État n’en est pas moins tenu, vis-à-vis de l’Église, à des égards et à des hommages dont il ne saurait s’affranchir. Si l’Église n’est pas libre de se séparer de l’État, l’État ne l’est pas davantage de se séparer de l’Église. Leur dépendance est, à certains égards, réciproque. La suprématie de l’État s’étend aux personnes, au clergé, aux dignités ecclésiastiques ; elle ne s’étend ni aux doctrines ni même aux usages de l’Église. La religion reste en dehors du pouvoir des tsars : leurs oukazes ne sauraient l’atteindre. Les matières ecclésiastiques sont un domaine où la souveraineté de l’autocrate ne peut s’exercer qu’avec une certaine discrétion. Il lui faut prendre garde de froisser la conscience du peuple. C’est une observation que nous avons déjà dû faire. Sur le terrain religieux, la toute-puissance impériale n’est plus un pouvoir illimité. L’absolutisme russe est tempéré par la foi ou, si l’on aime mieux, par la superstition populaire. C’est là, du reste, une remarque qu’on pourrait appliquer à d’autres États et à d’autres cultes, chrétiens ou non chrétiens. Là même où elle enseigne le despotisme, la religion reste, pour le despote, un frein ou une limite.




CHAPITRE VII


Constitution intérieure de l’ÉgIise. — Composition et fonctionnement du Saint-Synode. — Membres effectifs et membres assistants. — Le haut procureur et sa chancellerie. — Cléricalisme orthodoxe. — La censure spirituelle. — Les évêques et les grades épiscopaux. — Grandeur des diocèses. — Les consistoires diocésains. — Influence des secrétaires de consistoire. — Les entrepreneurs de divorces. — Conciles provinciaux. — Centralisation et caractère bureaucratique de l’Église russe.


Examinons maintenant le mécanisme intérieur de l’administration ecclésiastique. Pénétrons dans le palais du Saint-Synode qui, sur la place de Pierre-le-Grand, fait le pendant du palais du Sénat. Au point de vue civil, le Saint-Synode est le premier des grande corps de l’État ; au point de vue religieux, il tient la place du patriarche et exerce les droits du patriarcat. Pierre le Grand, tout en se réservant d’en choisir les membres, semble avoir voulu faire de son synode une sorte de représentation des différentes classes du clergé. Les évêques y étaient en minorité ; au-dessous d’eux siégeaient des archimandrites de monastères et des membres du clergé séculier. Le conseil dirigeant de l’Église russe est revenu à une composition plus en harmonie avec la hiérarchie et les canons orthodoxes, qui attribuent le gouvernement de l’Église aux évêques. Dans le Saint-Synode, l’épiscopat est aujourd’hui en majorité. Le nombre des membres n’est pas fixe ; tous sont également nommés par l’empereur, mais non au même titre et pour le même temps. Il y a les membres effectifs et les membres assistants, les membres inamovibles et les membres temporaires. En tête des premiers figurent les trois métropolitains des capitales successives de l’empire, Kief, Moscou et Pétersbourg. C’est au métropolitain de Novgorod et Pétersbourg qu’appartient d’ordinaire la présidence avec le titre de premier membre. L’usage assure encore une place dans le Saint-Synode à l’exarque de Géorgie. Les autres membres sont nommés pour un temps déterminé ; ce sont quatre ou cinq archevêques, évêques ou archimandrites. Enfin viennent deux membres du clergé inférieur, du clergé marié, deux archiprêtres, dont, en général, l’un est l’aumônier, autrement dit le confesseur de l’empereur, l’autre le grand aumônier de l’armée.

Il semble peu conforme aux notions essentielles du gouvernement ecclésiastique que, pour gouverner l’Église, de simples prêtres soient associés à des évêques et se trouvent ainsi érigés en juges de l’épiscopat. D’un autre côté, la présence au conseil suprême de l’Église de quelques représentants de l’ordre des prêtres a un incontestable avantage dans un pays comme la Russie, où le corps ecclésiastique est partagé en deux classes ayant des tendances et des intérêts divers. Il se rencontre, dans l’Église même, des hommes qui voudraient faire au clergé séculier, au clergé blanc, comme on dit là-bas, une plus large place au sein de la haute assemblée. Ce serait peu, en effet, que deux prêtres séculiers, en face de sept ou huit prélats du clergé monastique, si l’appui de l’opinion ou du gouvernement ne compensait souvent l’infériorité numérique.

Le lieu de la résidence, comme la composition du Saint-Synode, fait que l’influence effective ne s’y répartit pas exactement sur le nombre des voix. C’est à Pétersbourg que siège le synode : à Moscou, comme en Géorgie, il n’a que des délégations, des commissions locales. Les titulaires pourvus d’évêchés sont obligés de se partager entre l’administration de leur diocèse et leurs fonctions synodales ; ils n’exercent ces dernières qu’à tour de rôle, selon un ordre de roulement déterminé. De cette façon, les membres qui ont leur demeure habituelle dans la capitale, comme le métropolitain de Pétersbourg et le confesseur de l’empereur, ont à la direction des affaires une part plus grande que leurs collègues de province. Lorsqu’il est question de réformes économiques ou civiles pour le clergé, le synode est appelé à siéger dans les commissions chargées de l’étude de ces difficiles problèmes : en d’autres termes, on lui adjoint alors quelques hauts fonctionnaires laïques. Ainsi était composée la grande commission des affaires du clergé orthodoxe, à laquelle le gouvernement d’Alexandre II avait remis la recherche des moyens d’améliorer la situation matérielle et la position sociale du clergé. Dans d’autres cas, c’est le synode lui-même qui réclame, de tous les évêques, des renseignements et des avis.

Près du synode est un délégué de l’empereur portant le titre de procureur général ou haut procureur (Ober-procouror). Ce fonctionnaire, qui, devant les dignitaires ecclésiastiques, personnifie le pouvoir civil, est toujours un laïque. Il doit, selon les instructions de Pierre le Grand, être l’œil du tsar. Sa fonction est de veiller à ce que toutes les affaires ecclésiastiques soient traitées conformément aux oukases impériaux. En Russie, il n’y a point de ministre des cultes, il n’y en a jamais eu qu’un moment sous Alexandre Ier. Le haut procureur du Saint-Synode en tient lieu ; il a sa place au comité des ministres et ne relève que du maître. Les religions dissidentes dépendent du ministère de l’intérieur ; l’Église orthodoxe s’administre par le synode sous le contrôle de son procureur. Ce dernier étant le fondé de pouvoir de l’empereur, c’est par lui que s’exercent tous les droits attribués au souverain. Le haut procureur est l’intermédiaire entre l’empereur et le Saint-Synode ; toute communication de l’un à l’autre passe par lui : il soumet au synode les projets de loi du gouvernement, et à la sanction impériale les règlements arrêtés dans le synode. Rien dans le conseil dirigeant de l’Église ne se fait sans la participation du procureur ; c’est lui qui propose et expédie les affaires, lui qui fait exécuter les mesures prises. Aucun acte synodal n’est valable sans sa confirmation[138] ; il a un droit de veto dans le cas où les décisions de l’assemblée seraient contraires aux lois. Chaque année, il présente à l’empereur un rapport sur la situation générale de l’Église, sur l’état du clergé et de l’orthodoxie dans l’empire et parfois au dehors[139].

Cette importante fonction, Pierre le Grand, désireux de faire marcher le clergé comme une armée, conseillait de la confier à un militaire, homme hardi et décidé. Sous Nicolas, le haut procureur fut pendant longtemps un officier de cavalerie, aide de camp de l’empereur, le comte Prolassof. De pareils choix pour un pareil poste n’avaient rien de très surprenant dans un pays et dans un temps habitués à voir les plus hautes fonctions civiles occupées par des généraux. L’impression était autre en Occident, où l’on se représentait un hussard rouge présidant en bottes éperonnées une assemblée d’évéques. Le haut procureur a, depuis longtemps, cessé d’être un hussard ; de ce côté, il n’y a plus de motifs de susceptibilité pour la dignité de l’Église, de raillerie ou de scandale pour l’étranger. Sous Nicolas, du reste, lorsque l’Église était régie par le sabre de Protassof, ce que le tsar demandait avant tout à son haut procureur, c’était de fourbir les armes rouillées de l’orthodoxie pour la mener à l’assaut des régions hétérodoxes des frontières. La réforme du clergé, la situation matérielle et morale des popes, la justice ecclésiastique, l’enseignement des séminaires, n’avaient pour le suprême curateur de l’Église et pour son vicaire près du Synode qu’un intérêt secondaire. La propagande au profit de l’Église d’État était leur grand souci.

Avec Protassof, l’apôtre bureaucratique de l’orthodoxie en Lithuanie et dans les provinces baltiques, le haut procureur était devenu le ministre du prosélytisme. Il l’est resté avec ses successeurs, les Tolstoï et les Pobédonostsef.

Si la propagande n’a plus été leur unique préoccupation, elle est demeurée la principale. Au lieu de calmer les passions religieuses et d’inculquer autour d’eux l’esprit de tolérance, ces tuteurs laïcs de la hiérarchie se sont donné pour mission de secouer l’apathie de l’Église et de stimuler le zèle convertisseur d’un clergé, à leur gré, trop indifférent ou trop tiède. Au lieu d’apprendre aux popes, dans leurs luttes avec les confessions rivales, à mettre toute leur confiance dans les lumières de la science ou dans la force de la foi, ils leur ont enseigné à en appeler en toute circonstance à l’appui de l’État. Au lieu de maintenir l’Église dans le cercle de sa mission purement religieuse, où elle tendait à se confiner, ils se sont efforcés d’étendre la sphère de l’activité ecclésiastique, cherchant à transformer l’Église en moyen de gouvernement et le clergé en agent politique.

Les passions nationales et l’agitation révolutionnaire ont également contribué à cette sorte de cléricalisme orthodoxe, parfois secondé à la cour par les penchants personnels du souverain ou par la dévotion de la souveraine, car, à Pétersbourg, de même qu’à Byzance, l’influence des femmes n’a pas toujours été étrangère au gouvernement de l’Église[140]. Inévitable sous un pareil régime, ce piétisme officiel s’est particulièrement manifesté aux époques d’inquiétudes révolutionnaires, sous Nicolas, sous Alexandre II, sous Alexandre III. Il s’était déjà fait jour sous la gestion du comte Dmitri Tolstoï, qu’Alexandre II avait appelé simultanément aux lourdes fonctions de ministre de l’instruction publique et de haut procureur du Saint-Synode[141]. Il a éclaté bruyamment sous l’administration de M. Pobédonostsef, ancien précepteur de l’empereur Alexandre III, dont il est demeuré le confident. Sorte de moine laïc, nourri des Écritures et des mystiques, traducteur de l’Imitation, défiant, par principe comme par tempérament, de toutes les libertés politiques et religieuses, H. Pobédonostsef semble moins appartenir à la Russie contemporaine qu’à l’Espagne du seizième siècle. On l’a appelé un Philippe II orthodoxe. Sa droiture, son austérité, son manque d’ambition personnelle le mettent assurément fort au-dessus du roi catholique. De Philippe II ou des grands inquisiteurs espagnols, le haut procureur a la foi, le fanatisme froid et patient, la haine de l’hétérodoxie, la passion de l’unité, l’habitude d’identifier les intérêts de l’État et les intérêts de l’Église, le peu de scrupules quand il s’agit des uns ou des autres. On comprend qu’à tous les ministères qu’ait pu lui offrir la confiance du maître, un pareil homme ait préféré un pareil poste. Du Saint-Synode il peut veiller à la fois sur l’Église et sur l’État, faire la police spirituelle de l’empire, et, sans avoir la responsabilité du pouvoir, inspirer la politique de son impérial élève.

Les affaires qui dépendent du Saint-Synode sont divisées en plusieurs branches, dont les unes, comme la justice et la censure, sont plus particulièrement dans les attributions du synode, les autres, comme les écoles et les finances, dans celles du procureur. Les affaires ecclésiastiques se traitent par écrit et par correspondance : de là une administration compliquée, des bureaux et des dossiers de toute sorte. C’est la principale originalité et non la moindre plaie de l’Église russe. De toutes les institutions occidentales, la bureaucratie est celle qui s’est le mieux acclimatée en Russie ; elle s’y est étendue du domaine civil au domaine religieux. Dans l’Église, comme dans l’État, aucune question ne se décide sans rapports et sans pièces à l’appui. Pour l’étude et l’expédition des affaires, le synode et le procureur ont chacun leur chancellerie. Ces administrations laïques, remplies de fils de popes qui n’ont pu ou n’ont voulu entrer dans le sacerdoce, ont l’influence qu’ont partout les bureaux. Leur pouvoir effectif est d’autant plus grand que la composition du synode est plus variable, et que moins de ses membres sont au courant des détails de la jurisprudence ecclésiastique.

Le synode est hors d’état d’examiner toutes les questions en séance ; il ne siège guère qu’une ou deux fois par semaine ; et il vient devant lui environ 10 000 affaires par an. Un millier au plus peuvent être examinées en séance ; pour le reste, pour toutes les affaires courantes, la décision, comme le rapport, est abandonnée aux bureaux, et c’est le procureur ou le directeur de sa chancellerie qui décident quelles sont les affaires courantes. Les membres du synode n’ont qu’à signer. Pour plus de rapidité, on va souvent, dit-on, chercher les signatures à domicile. Dé là des anecdotes ou des mots plus ou moins édifiants. C’est un membre du synode qui, voyant un de ses collègues examiner un rapport, lui dit : « Ce n’est pas pour lire que nous sommes ici, c’est pour signer, ce qui est moins long ». Ou bien, c’est un prélat qui laisse surprendre sa signature dans une affaire où il est directement intéressé à la refuser ; parfois même, prétend-on, ce sont les bureaux qui altèrent une décision prise en séance, et sous cette forme la présentent à la signature[142]. Il faut beaucoup rabattre de ces récits où partout se complaît la malignité publique. La sévérité du gouvernement contre les employés prévaricateurs a déjà réformé plus d’un abus. La bureaucratie n’en a pas moins dans l’Église un rôle qui semble d’autant plus exagéré qu’elle y paraît moins à sa place. Du Saint-Synode, le formalisme bureaucratique descend, par les consistoires, jusqu’au fond des diocèses et des paroisses, enserrant toute l’Église dans les rouages inertes d’un pédantesque mécanisme.

Entre toutes ces affaires, dont un grand nombre sont abandonnées au procureur ou aux chancelleries, le synode se réserve plus spécialement les plus ecclésiastiques, celles qui touchent de plus près aux traditions ou à la discipline de l’Église : ainsi l’enseignement des séminaires, les enquêtes sur les dévotions et les superstitions populaires, la censure spirituelle. Cette dernière institution est aujourd’hui particulière à la Russie ; elle n’avait d’analogue que dans les États romains, avec cette différence que, sous le gouvernement papal, la censure ecclésiastique embrassait toute la sphère de l’esprit humain, tandis qu’en Russie elle est renfermée dans les matières religieuses. Les sciences laïques sont soumises à la censure laïque, dont l’esprit est naturellement moins étroit ou moins défiant[143]. Des ouvrages de sciences, de philosophie ou d’économie politique trouvent ainsi dans l’empire un accès qu’auraient pu leur fermer les scrupules de la commission synodale[144]. À la censure spirituelle sont d’abord soumis les traités de dévotion, puis les livres sortis du clergé, puis les recueils et les journaux ecclésiastiques, déjà nombreux en Russie. À l’intérieur, cette censure est préventive ; l’Église a retenu, visà-vis de la presse périodique, un privilège abandonné par l’État. L’oukaze d’Alexandre II qui, en 1865, a libéré la presse de ce servage, a eu soin d’édicter que les nouvelles franchises ne s’étendraient pas aux compositions, traductions, éditions, ni même aux passages (mesta) traitant de questions religieuses[145]. Dans ce domaine, l’oukaze de 1828, avec le règlement draconien de Nicolas, est demeuré en vigueur. Pour toucher aux matières religieuses, les feuilles politiques doivent obtenir l’agrément de la censure spirituelle ; le plus souvent elles préfèrent s’abstenir. Le clergé se trouve ainsi plus protégé que l’administration, et l’Église que le gouvernement. De là, en partie, le peu de place que tiennent dans la presse et la littérature russes la religion, l’histoire ecclésiastique, la théologie, la philosophie même. L’indifférence pour les questions religieuses, parfois reprochée aux écrivains russes, leur a été enseignée par la censure spirituelle.

La censure synodale et ses comités de province étant composés de moines, l’esprit monastique y prédomine ; le clergé marié, le clergé paroissial se trouve, plus encore que les laïcs, entravé dans l’exposition de ses griefs ou de ses vœux. Au lieu d’être toujours asservie à l’État, l’Église en cette matière s’est parfois servie de l’autorité publique dans des vues qui n’étaient ni celles de la nation, ni toujours celles du pouvoir. Avec la faveur de l’opinion, et même des hautes régions gouvernementales, le clergé inférieur et ses avocats ont souvent été obligés d’avoir recours à des moyens détournés, à des récits romanesques ou à des livres imprimés à l’étranger. Il en a été de même des laïcs les plus religieux, de Khomiakof et de Samarine à Vladimir Solovief. La censure privilégiée de l’Église a été ainsi un obstacle à la réforme du clergé. Érigée, en 1740, par Pierre le Grand, pour combattre le raskol, elle a manifestement manqué à sa mission d’arrêter la diffusion des sectes. Dans l’état actuel des mœurs politiques de l’empire, on n’en saurait espérer la suppression ; ce qui serait à désirer, c’est qu’elle fût réduite à un contrôle disciplinaire du clergé orthodoxe.

Grâce au Saint-Synode, l’Église russe est probablement la plus centralisée du monde. Obligés à d’incessantes relations avec le pouvoir central, les évêques sont devenus une sorte de préfets ecclésiastiques. Ils sont nommés par l’empereur sur la proposition du synode, qui présente trois candidats ; d’ordinaire, le souverain désigne le premier de la liste. Les Russes se flattent d’avoir ainsi mis d’accord les droits de l’Église et les intérêts de l’État. Les diocèses, les éparchies, comme disent les orthodoxes, sont en général délimités sur les gouvernements civils. L’empire en compte soixante, divisés en trois classes. Il n’y en a pas cinquante pour la Russie d’Europe[146]. Dans certaines régions, ces diocèses sont plus grands que la France ou l’Italie. Ils sont, en moyenne, quinze ou vingt fois plus vastes que les nôtres. À cet égard, l’Église russe est en contraste avec l’Église grecque, où chaque bourgade a son évêque. De ces soixante éparchies, trois ont le titre de métropolies, dix-neuf celui d’archevêchés. Ces titres ne correspondent plus à une juridiction réelle ; ils indiquent un rang, non une fonction. Il n’y a plus de suffragants : les métropolites (métropolity) et les archevêques ont pour auxiliaires un ou deux évêques-vicaires, ou coadjuteurs. Il ne reste dans l’empire qu’une province ecclésiastique, ce sont les diocèses qui forment l’exarchat de Géorgie ; partout ailleurs les évêques dépendent uniquement du synode.

Les titres de métropolite et d’archevêque ne sont pas toujours portés par les prélats assis sur le siège auquel ils appartiennent. Le gouvernement n’accorde souvent la dignité qu’après plusieurs années d’occupation du poste. L’évêque est promu archevêque, ou l’archevêque métropolite, en récompense de ses services. Ces titres, donnés comme une sorte de grade dans la hiérarchie du tchine, deviennent ainsi une distinction personnelle. Parfois le souverain accorde aux prélats la jouissance des honneurs autrefois réservés au patriarche. Ainsi de Philarète, métropolite de Moscou ; ainsi de son disciple, Monseigneur Isidore, métropolite de Novgorod et Pétersbourg.

Il en est, à quelques égards, du traitement comme du titre ; les évêques sont, par ce double lien, tenus dans la dépendance du pouvoir central. L’allocation du trésor n’est point fixe, ou plutôt elle ne forme que la moindre partie des revenus épiscopaux. À côté du traitement, il y a les secours du Saint-Synode, puis les immeubles ecclésiastiques ou l’indemnité qui les remplace, enfin le casuel et les dons volontaires. Toutes ces ressources constituent des revenus assez élevés, sans être excessifs. Les évêques, les principaux surtout, ont dans la société un haut rang dont, en général, leur mérite les rend dignes. Les choix du Synode et du gouvernement portent presque toujours sur des hommes éclairés, instruits, de mœurs pures. Pour la vertu, la science, l’éloquence, les métropolites de Moscou, les Platon, les Philarète, les Macaire n’auraient pas déparé les plus grands sièges de l’Occident. Aucune chaire de l’Europe, ni Paris, ni Vienne, ni Cantorbéry, n’a été illustrée par une plus remarquable lignée de prélats. On en pourrait dire presque autant de Pétersbourg. À cet égard, les âmes pieuses ne sauraient regretter que la Russie ne soit pas revenue à l’élection des évêques par le concours du clergé et des laïcs. L’accès de l’épiscopat n’est point ouvert par l’intrigue. Il n’en est pas comme en Turquie, où les échelons de la hiérarchie ne sont trop souvent franchis qu’à prix d’argent. Sous le sceptre des tsars orthodoxes, l’Église russe est demeurée indemne de la plaie invétérée de l’Église byzantine, la simonie.

L’existence extérieure des évêques russes est entourée d’un certain luxe, leur vie intérieure est sévère. Ils sont astreints à la résidence, conformément aux canons, à moins que la confiance du souverain ne les appelle à siéger au synode. Ils ne quittent guère leur ville épiscopale que pour de pénibles visites pastorales dans leurs immenses diocèses. Pris dans le cloître, les évêques ont d’ordinaire un couvent pour demeure. À travers les plus hautes dignités de l’Église et au milieu des honneurs les plus élevés de l’État, ils observent la rigoureuse abstinence des moines. Aux banquets des fêtes officielles, à la table même du tsar, ils ne touchent d’autres mets que les légumes et le poisson. Il est vrai que, dans leurs tournées pastorales, la mondaine vanité de leurs hôtes laïques, non contente de leur offrir les gras sterlets du Volga ou de la Dvina, se permet parfois, dit-on, de leur servir de l’oukha au bouillon[147].

Les évêques ne sont pas seulement subordonnés à l’autorité du synode, chacun d’eux est assisté d’un conseil ecclésiastique qui joue, dans le diocèse, un rôle comparable à celui du Saint-Synode dans l’empire : c’est le consistoire éparchial, éparkhialnaïa consistoria. Les membres en sont nommés par le synode sur la présentation de l’évêque ; et leurs décisions n’ont de validité qu’avec la confirmation épiscopale. Ces consistoires participent aux soins de l’administration diocésaine. Ce sont eux qui jugent en première instance les causes encore déférées à la justice ecclésiastique. Pour la plupart des affaires, spécialement pour la justice, le Saint-Synode sert de cour d’appel et de cour de cassation jugeant en dernier ressort. Les causes soumises aux tribunaux de l’Église peuvent se ranger sous deux chefs principaux : les affaires disciplinaires du clergé, et les affaires de mariage ou de divorce. Ce droit de justice que presque seule, dans le monde chrétien, elle a conservé jusqu’à nos jours, l’Église russe ne voudrait pas s’en dessaisir. Les attributions de ses tribunaux, déjà réduites par Pierre le Grand, devaient être encore diminuées. Il avait été question de leur enlever les causes de divorce, pour ne réserver à l’évêque que la confirmation de la sentence rendue par les tribunaux ordinaires. Cette délicate réforme a été ajournée. Le gouvernement s’est arrêté devant les répugnances de l’Église et les objections du Saint-Synode, montrant par là, une fois de plus, que le domaine ecclésiastique est celui où le pouvoir se sent le moins libres[148].

La justice consistoriale est cependant une des parties les plus défectueuses de l’administration ecclésiastique. Avec l’ancienne procédure se retrouvent, dans les tribunaux diocésains, les vices des anciens tribunaux russes, l’extrême lenteur, le formalisme, la vénalité même. Ces défauts apparaissent surtout dans les affaires de mariage et de divorce, pour lesquelles la société civile relève encore de l’Église et de ses consistoires. Malgré les efforts du clergé et la sévérité de la plupart des évêques, le rouble n’a pas toujours perdu son empire séculaire dans les bureaux laïques des consistoires orthodoxes. — « Je sais par expérience, me disait, à Pétersbourg, une femme du monde divorcée et remariée, ce qu’il en coûte pour préparer le dossier d’une demande de divorce ; je sais la couleur des billets de banque qu’il est sage de laisser sur la table des différents employés. » Et de fait, le divorce légal n’est guère accessible qu’aux hautes classes. C’est ce qui explique le nombre relativement minime des mariages cassés par les consistoires diocésains[149]. Les paysans, qui, à bien des égards, demeurent en dehors des lois, se passent de ces coûteuses formalités : les mauvais ménages font casser leur union par l’assemblée du mir ou par les tribunaux de bailliage[150].

Près de chaque consistoire est placé un secrétaire laïque dont les fonctions, dans le conseil diocésain, rappellent celles du haut procureur près du Saint-Synode. Ce secrétaire est à la tête de la chancellerie éparchiale, chargée de la rédaction et de la correspondance. Nommé par le Synode sur la présentation du haut procureur, il reste sous la juridiction immédiate de ce dernier. C’est au procureur que le secrétaire adresse ses rapports, tandis que l’évêque et le consistoire envoient les leurs au Synode. Comme la plupart des employés des chancelleries ecclésiastiques, ce fonctionnaire laïque est, d’ordinaire, sorti d’une famille cléricale. Dans toute cette vaste administration, le haut procureur et ses principaux assistants sont à peu près les seuls qui, par la naissance, ne tiennent pas au clergé. L’influence du secrétaire et des chancelleries éparchiales sur la présentation des affaires, sur la nomination aux places, sur la décision des procès, a ouvert les portes de l’Église à la corruption administrative. C’est aux secrétaires de consistoires que l’on fait remonter la plupart des abus de l’administration ou de la justice ecclésiastiques. On en a vu s’ériger en entrepreneurs de divorces, mettre toutes les ressources de leur expérience au service des ménages mal assortis, fournir eux-mêmes des témoins aux époux désireux de faire constater un adultère fictif[151]. La littérature russe a parfois mis en scène de ces bureaucrates ecclésiastiques, adonnés à cette lucrative spécialité[152]. Pour supprimer de telles pratiques, on a tenu les secrétaires des consistoires sous une surveillance plus exacte, en même temps qu’on augmentait leur traitement. Les bases de l’administration diocésaine n’ont pas été modifiées ; elles tiennent à toute la constitution de l’Église. Dans chaque diocèse, comme dans le Synode, on a conservé près des autorités ecclésiastiques un fonctionnaire laïque, organisation qui, par certains côtés, rappelle notre système judiciaire, avec sa double et parallèle hiérarchie de juges et de procureurs.

Le Saint-Synode intervient dans l’administration du diocèse à peu près de la même manière qu’un ministre de l’intérieur dans celle d’une préfecture. De là une énorme correspondance et toute une paperasserie encombrante. L’évêque et son consistoire doivent sans cesse en référer au Synode : pour toute chose de quelque importance, pour l’érection ou la suppression d’une église, pour l’emploi des fonds ou des aumônes, pour la déposition d’un prêtre ou le relèvement de ses vœux, il faut une autorisation synodale. Pour s’absenter plus de huit jours de son diocèse, l’évêque a besoin d’un congé du Synode. Chaque année, il est tenu de présenter un rapport sur l’état de son éparchie, sur les écoles ecclésiastiques, sur la réception des sacrements, sur les conversions faites parmi les cultes hétérodoxes.

Cette tutelle administrative s’explique par les conditions particulières à la Russie et à l’Église russe. L’immensité des distances a longtemps opposé de telles difficultés à tout recours contre les abus de l’autorité locale, que le gouvernement a, dans toutes les branches de l’administration, été conduit à une étroite centralisation. La division du clergé en deux classes, animées d’une sourde rivalité, rendait plus nécessaire le contrôle du pouvoir central. Plus l’évêque et le haut clergé célibataire étaient, par le genre de vie ou les intérêts, séparés du clergé marié, plus se faisait sentir dans l’Église le besoin d’un pouvoir modérateur et impartial. On ne l’a point remarqué, c’est là une des causes de l’influence du pouvoir civil chez l’Église russe. Dans l’Église latine, où le clergé n’est point de la même façon divisé en deux classes, le prêtre s’est encore trouvé trop exposé à l’omnipotence de l’évêque pour ne pas chercher un abri contre elle. Cette protection que, depuis la Révolution, il ne pouvait réclamer de l’État, le clergé inférieur l’a demandée à Rome. C’est là, on le sait, une des causes de l’ultramontanisme parmi le clergé français. N’ayant ni chef national ni souverain pontife étranger, le clergé russe n’a eu contre le despotisme épiscopal d’autre refuge que le recours au gouvernement civil. Les garanties que le prêtre catholique a cherchées auprès du pape dans l’ultramontanisme, le pope orthodoxe les a trouvées auprès du tsar dans l’intervention de l’État. Si l’autorité de l’État pèse sur le haut clergé, elle abrite le clergé inférieur : pour la plèbe ecclésiastique l’ingérence gouvernementale est peut-être moins un joug qu’une protection.

Il y aurait beaucoup à faire pour rendre à l’Église plus de vie et plus de liberté, car les deux choses ne sauraient guère aller l’une sans l’autre. On s’est souvent, en Russie même, préoccupé des moyens de relever l’autorité spirituelle. Suivant un conseil des Aksakof et des Katkof, le gouvernement impérial s’est décidé à rendre à la hiérarchie un droit, de tout temps suspect à la plupart des gouvernements. Les évêques, que le Règlement de Pierre le Grand s’attachait à maintenir isolés, ont été autorisés, il serait peut-être plus juste de dire, ont été invités à se réunir en assemblées régionales. L’Église russe a ainsi revu ce que l’Église de France n’a pas connu depuis longtemps, sauf un moment sous la deuxième république, des conciles provinciaux. Il faut dire que ces conciles russes ne peuvent siéger, ni délibérer, ni rien publier qu’avec la permission du Synode, autrement dit du gouvernement. Kief, Vilna, Kazan, Irkoutsk même, plusieurs des capitales régionales de l’empire ont assisté à des assemblées de cette sorte. Il est vrai que, selon l’impulsion donnée à l’Église par la main des hauts procureurs, ces assises épiscopales se sont peut-être moins préoccupées des intérêts du clergé et des réformes intérieures de l’Église que de prosélytisme. Quelques orthodoxes de tendances slavophiles avaient, sous Alexandre III, préconisé la réunion à Moscou d’un concile national de toutes les Russies, voire d’un concile œcuménique de tout l’Orient, destiné à resserrer les liens des Églises de rit grec et la solidarité du monde orthodoxe. Les questions à débattre auraient beau ne pas lui manquer, il est douteux que les tsars russes soient de longtemps curieux de provoquer un pareil concile, ou les gouvernements étrangers pressés d’y envoyer leurs évêques.

En dehors du renouvellement des conciles provinciaux, bien des réformes pourraient être introduites dans l’Église, si les mœurs publiques étaient mûres pour elles. On pourrait, selon le vœu de certains publicistes, rétablir les élections ecclésiastiques ; on pourrait, en presque toutes choses, revenir à l’antique discipline. En admettant qu’un pareil retour au passé fût toujours un progrès, ce serait assurément moins malaisé dans l’Église gréco-russe que dans l’Église catholique romaine. Dans l’une, la centralisation dérive d’un principe théologique ; elle vient de l’intérieur, du cœur même de l’Église ; dans l’autre, la centralisation n’a qu’un principe politique ; elle vient du dehors, du pouvoir civil. On pourrait faire bien des choses dans l’orthodoxie russe, si les mœurs s’y prêtaient ; mais les mœurs s’y prêtent peu. En tout cas, s’il est un pays où la société religieuse ne se puisse isoler de la société civile, c’est la Russie. Les mœurs religieuses ne s’y pourront transformer qu’avec les mœurs politiques.

Ce que peuvent désirer les amis de l’Église, ce n’est pas l’abrogation des institutions existantes, c’est leur élargissement progressif de manière qu’elles restent en harmonie avec les besoins spirituels aussi bien qu’avec le gouvernement civil. En gardant la surveillance de l’administration ecclésiastique, l’État se devrait interdire d’user du pouvoir séculier dans un intérêt confessionnel et d’user du clergé dans un intérêt temporel. Selon l’expression d’un des plus éloquents panégyristes de l’orthodoxie, « la foi ne doit pas être subordonnée au but extérieur et étranger d’un étroit conservatisme officiel. Il n’est pas bon que l’Église soit chargée de bénir et de consacrer tout ce qui existe dans l’ordre politique à un moment donné[153]. » L’intérêt de la religion demande que l’intervention de l’État dans les affaires ecclésiastiques soit réglée et discrète ; l’intérêt de l’Église et l’intérêt du pays s’opposent également à ce que l’État abdique toute influence dans l’Église. L’abandon prématuré de l’Église à elle-même la livrerait à l’ignorance et à la routine. Dans l’opinion vulgaire, la principale cause de la torpeur séculaire de l’Église russe est sa dépendance du pouvoir civil. L’observateur aboutit souvent à de tout autres conclusions ; il découvre que, dans la Russie moderne, la plupart des progrès, la plupart des réformes de l’Église ont été dus à l’initiative de l’État. Il y a pour cela deux raisons. La première, c’est que l’esprit ecclésiastique est généralement conservateur, stationnaire ; que, pour l’amener à des réformes, il faut le plus souvent des influences extérieures. La seconde c’est que, en Russie, l’initiative est presque toujours partie d’en haut, du trône ; c’est que, grâce au contact avec l’Occident, le pouvoir s’est trouvé plus éclairé que la nation. Ce fait historique s’est imposé à l’Église comme à l’État.

Chez un peuple aussi foncièrement religieux, l’Église a le droit de revendiquer sa part dans la grande œuvre du . renouvellement national ; si elle n’y a pas coopéré davantage, si bien des projets sont restés stériles, bien des mesures mal exécutées, la faute n’en est pas toujours à l’État, elle est parfois aux sourdes résistances ou aux répugnances de l’Église. Cette Église, en apparence si dépendante, si docile, a, vis-à-vis du pouvoir, plus de moyens de défense qu’il ne le semble ; quand elle n’en a point d’autre, il lui reste la force d’inertie. Dans la société ecclésiastique plus qu’ailleurs, la routine, les traditions, l’esprit de corps font obstacle aux innovations. Le pouvoir ne peut guère agir sur l’Église que par l’Église, par la hiérarchie. Au lieu d’être entravées par l’immixtion de l’État, les réformes ecclésiastiques peuvent aussi l’être par la timidité, par l’incurie ou la faiblesse du pouvoir. Le gouvernement n’aime point à provoquer le déplaisir du Saint-Synode ou le mécontentement du clergé ; il redoute surtout de blesser l’ignorante piété du peuple. C’est ainsi qu’a été ajournée plus d’une réforme, comme l’émancipation des raskolniks, la sécularisation de la justice ou des registres de l’état civil, l’adoption du calendrier grégorien, la suppression de la censure spirituelle. En pareille matière, nous ne saurions trop le répéter, l’autocratie n’est pas omnipotente : les mœurs sont plus fortes que l’autocrate. L’empereur a, si l’on veut, le gouvernement de l’Église ; il ne peut l’exercer qu’en en respectant les traditions, et parfois les préventions.




CHAPITRE VIII


Le clergé noir, les couvents et les moines. — Division du clergé en deux classes. Suprématie du clergé monastique. — Caractères du monachisme russe. — Son manque de variété. Son importance historique. — Les grands couvents nationaux. — Petit nombre relatif des religieux des deux sexes. — Le recrutement des moines. Leur genre de vie. — Comment les couvents sont devenus une institution d’État. — Leur classification. — Leurs biens et leurs ressources. — Leurs œuvres. — Les couvents de femmes. Les béguines. Les sœurs de charité.


En Russie, le clergé n’est pas seulement un corps, c’est une classe. Jusqu’à une époque toute récente, ce n’était pas seulement, comme en France avant la Révolution, un des ordres de l’État, c’était une caste[154]. Cette caste, longtemps fermée et encore aujourd’hui héréditaire, reste une des quatre ou cinq classes (Sosloviia) entre lesquelles se partage la nation. Elle se subdivise elle-même en deux groupes, en deux classes différentes et souvent rivales : les popes et les moines, le clergé séculier, paroissial, et le clergé régulier monastique, ou, selon l’expression vulgaire, le clergé blanc et le clergé noir. Cette désignation ne répond point à la différence des costumes. Si les moines sont vêtus de noir, les prêtres séculiers ne sont pas vêtus de blanc ; ils mêlent seulement au noir des couleurs brunes ou foncées. Moines et popes portent également une longue barbe et de longs cheveux ; le principal insigne des premiers est le grand voile noir, qu’ils laissent pendre en arrière sur leur haute coiffure.

Entre ces deux clergés, la distinction fondamentale est le mariage. Le clergé noir est voué au célibat, le clergé blanc, celui qui forme proprement la caste, est marié. Cette opposition, cette sorte de dualisme du sacerdoce se rencontre dans toutes les Églises d’Orient, chez les Orientaux unis à Rome comme chez les autres. Il n’y a, croyons-nous, d’exception que chez les Grecs melchites de. Syrie, où, selon l’esprit de Rome, le clergé célibataire a fini par évincer le clergé marié et par le supprimer. Chez quelques peuples orthodoxes on pourrait un jour voir un changement inverse.

Dans toutes ces Églises orientales, la tradition réserve l’épiscopat au célibat ; c’est là le principe de la domination du clergé régulier, de la dépendance et parfois de la jalousie du clergé marié. En toute confession, lorsque, près du sacerdoce ordinaire, s’est formée une milice religieuse spéciale, il y a eu des rivalités entre le gros de l’armée ecclésiastique et ces corps d’élite. L’Église russe, où tout l’avancement, tous les honneurs étaient le privilège du corps monastique, ne pouvait échapper à de telles compétitions. L’antagonisme y est d’autant plus naturel qu’entre les deux fractions du sacerdoce le contraste est plus grand, et le passage de l’une à l’autre plus difficile. Le mariage pour le pope est aussi obligatoire que le célibat pour le moine. Entre l’un et l’autre, la femme est une barrière qui n’est renversée que par la mort ou, rarement, par la séparation volontaire des deux époux.

Chez les deux clergés, la diversité des intérêts a produit la diversité des tendances. Le clergé noir veut maintenir sa domination, le clergé blanc cherche à s’en affranchir : entre eux, c’est une lutte d’influence, une compétition sourde, souvent inconsciente, non une hostilité ouverte et déclarée. Du terrain matériel des intérêts et du pouvoir, la rivalité a parfois passé dans le domaine spirituel, dans la sphère religieuse proprement dite. Ces deux clergés sont, par leur situation même, involontairement attirés vers les deux pôles opposés du christianisme ; l’un est plus porté vers la tradition et l’autorité, l’autre vers les innovations et la liberté. Ainsi que nous l’avons indiqué plus haut[155], il y a là, pour l’Église russe, le cadre de deux partis plus ou moins analogues au high church et au low church de l’Église anglicane. Il s’en faut, du reste, que l’Église russe soit aujourd’hui exposée à de pareils conflits. L’ascendant de la tradition et le besoin d’union la préserveront longtemps de toute lutte ouverte, de toute scission. Les deux clergés vivront côte à côte sans que le triomphe de l’un soit assez complet pour amener l’anéantissement de l’autre. De ces deux émules, l’un est plus important par le pouvoir, par la science, par son rôle traditionnel, l’autre par le nombre et par son rôle social ; l’un a derrière lui un plus grand passé, l’autre a peut-être devant lui un plus long avenir. Nous commencerons par le premier, par le plus élevé, le clergé noir.

Les monastères et les moines ont longtemps tenu une large place dans l’existence de la Russie ; aujourd’hui encore ses vastes couvents sont les plus remarquables monuments de son histoire. Dans aucun pays, le rôle des moines n’a été plus considérable ; il n’a pas toujours été le même qu’en Occident. Le monachisme orthodoxe oriental n’a point eu de branches aussi multiples, d’inflorescence aussi complexe, que le monachisme catholique latin. Au lieu de se ramifier en une foule de congrégations et d’ordres divers, il a gardé, à travers les siècles, une simplicité archaïque ; il est, à beaucoup d’égards, demeuré primitif. Comme toutes choses, l’esprit monastique a eu moins de mobilité, de variété, de fécondité, en Orient qu’en Occident. Les Russes et les Grecs n’ont connu que les premières phases du monachisme, celles du moyen âge antérieur à saint Bernard, ou, au moins, à saint Dominique et à saint François. Des deux grandes directions de la vie religieuse, la vie active et militante, la vie contemplative et ascétique, les moines d’Orient ont toujours préféré la seconde, sans doute la mieux adaptée à l’esprit oriental. Chez eux, Marthe a toujours été sacrifiée à Marie.

C’est pour la pénitence et l’ascétisme, pour la prière et la méditation que se sont fondés la plupart des couvents orthodoxes. Ce n’est ni le besoin de se grouper pour la lutte, ni le zèle du bien des âmes, c’est l’amour de la retraite, c’est le renoncement au monde et è ses combats qui ont jadis peuplé les couvents de la Russie. Les ennemis auxquels on y venait livrer bataille, c’était, à l’exemple des rudes athlètes de la Thébaïde, la chair rebelle et le dragon tentateur, sans autres armes que la prière et le jeûne. N’est-ce pas ainsi, à force de macérations, que les ermites de Petchersk ont mérité d’être appelés « des anges terrestres et des hommes célestes » ? Le moine russe n’avait en vue ni l’activité intellectuelle, ni le travail manuel, ni la charité, ni la propagande, mais son salut personnel et l’expiation des péchés du siècle.

« La mission des moines, disaient encore, sous Nicolas, au théologien Palmer, les religieux de Troïtsa, n’est ni l’étude ni le travail d’aucune sorte ; leur mission est de chanter les offices, de vivre pour le bien de leurs âmes et de faire pénitence pour le monde[156]. » Et ils ajoutaient que l’ascétisme était le nerf du christianisme, se vantant d’y être demeurés plus fidèles que les Latins, y voyant une marque de la supériorité de leur Église. À certains de ces moines de Saint-Serge, les deux vices séculaires des monastères orientaux, l’ignorance de l’esprit, la saleté du corps, semblaient presque une vertu de leur état. Quand Palmer, après avoir passé quelques jours dans leurs cellules, se plaignait des insectes et de la vermine, ses hôtes lui répondaient, d’accord à leur insu avec notre Benoît Labre, que, dans un couvent, ces créatures avaient leur utilité, comme instrument de mortification et exercice de patience. Pour le moine du peuple, l’idéal du religieux est toujours l’anachorète du désert ; c’est le stylite sur sa colonne[157] ou le gymnosophiste chrétien, uniquement vêtu de sa longue barbe, qui figure encore dans les peintures des couvents russes ; ce sont les saints ensevelis vivants dans les catacombes de Kief. Les noms des monastères rappellent la Thébaïde ; les plus grands portent celui de laure (lavra), les petits ceux de skyte ou de désert (poustynia). Leurs cryptes et leurs catacombes sont moins la tombe des morts que la demeure des anciens anachorètes retirés dans les grottes à l’exemple des Pères du désert. Les cavernes, telles que le sacro-speco de saint Benoit à Subiaco ou la cueva de saint Ignace à Manresa, semblent avoir conservé, sur l’imagination religieuse du peuple, leur antique attrait. Dans le voisinage du skyte de Gethsémani, près de Troïtsa, l’on peut visiter les catacombes où de modernes émules des saints de Kief se sont enfouis des années, dans des cellules souterraines, loin des hommes et de la lumière du jour. En Crimée, au monastère de l’Assomption, près de Bachtchi-Saraï, des moines se sont établis, entre le ciel et la terre, dans des grottes aériennes pratiquées aux flancs du rocher et reliées entre elles par de frêles galeries de bois. Ce couvent de troglodytes n’a point un siècle d’existence. Le goût de la vie d’ermite n’est pas éteint dans le peuple ; si l’État n’en autorise plus la fondation, les sectaires dissidents s’érigent parfois encore des ermitages dans les contrées écartées.

Avec de telles tendances, une seule règle monastique suffisait, comme, en Occident, a longtemps suffi le seul ordre de Saint-Benott. En Russie, ainsi que dans tout l’Orient, règne la règle de Saint-Basile, dont les dispositions moins précises, moins systématiques, ne se peuvent comparer aux constitutions savamment coordonnées de la plupart des ordres ou congrégations catholiques. Cette règle, rédigée en forme de réponses à des questions de toute sorte, ne fait guère que poser les bases de la vie monastique sans l’enserrer dans d’étroites observances. Pour la vie religieuse, comme pour la foi, la Russie n’a rien ajouté à ce que lui apportèrent les Grecs : elle n’eut aucun ordre qui lui fût propre. Les couvents russes eurent beau subir, à différentes époques, diverses réformes, il n’en sortit rien d’original. Leur idéal demeura toujours en arrière ; leurs modèles furent toujours au dehors. C’est ainsi qu’au onzième siècle, un moine, du nom de Théodore, introduisit aux Grottes de Kief, d’où ils se répandirent au loin, les statuts du monastère constantinopolitain de Stoudion, avec la pratique de la vie commune. Les milices religieuses de la Russie n’ont jamais offert cette prodigieuse variété de troupes, d’armes, d’uniformes de toute couleur, qui a donné tant d’éclat et de puissance aux armées monastiques de l’Occident. Par suite, les monastères russes n’ont rien connu de comparable aux grandes figures de moines pacifiques ou batailleurs, hommes d’action, hommes de plume, au besoin hommes d’État, qui ont tant remué le monde latin. La Russie a eu des moines ; elle n’a pas eu d’ordres religieux. La Russie a eu des couvents ; elle n’a pas eu de ces fédérations, de ces républiques monacales qui, dans la nation et dans l’Église, formaient comme des États spirituels. De même que chez nos Bénédictins, les monastères russes ont quelquefois été des colonies, partant des dépendances les uns des autres, mais de ce groupement n’est sortie aucune puissante congrégation. La vie monastique a ainsi manqué à la fois de variété et de cohésion, de diversité et d’unité. Par là, les moines n’ont pu donner à la société et à la civilisation ni les mêmes secours, ni les mêmes embarras qu’en Occident,

Pour avoir été moins variée, l’influence des monastères en Russie n’a pas été moins profonde. Les couvents ont eu, dans la formation de la nation et de la culture russe, un rôle analogue à celui des moines de Saint-Colomban ou de Saint-Benoît dans l’Europe catholique. De même qu’en Gaule et en Germanie, les moines ont été les pionniers de la civilisation aussi bien que du christianisme. Convertissant les tribus barbares et défrichant les landes ou les forêts, ils ont, sur leurs pas, attiré les colons russes au fond des solitudes du nord et de l’est. Plus d’une ville a eu pour noyau un monastère. Plus d’une foire longtemps célèbre a commencé aux portes d’un couvent. Ainsi la foire de Makarief, aujourd’hui transportée à Nijni-Novgorod. En Russie aussi, les cloîtres ont été l’asile des lettres, apportées de Byzance par les moines grecs. Peu de nos abbayes se pourraient, à cet égard, comparer à Petchersk de Kief, où écrivaient Nestor et les premiers annalistes[158]. S’il est un pays qui ait été fait par les moines, c’est la Russie.

Les couvents y ont un caractère plus national que partout ailleurs. Dans la vie monastique, comme en toutes choses, la religion s’est davantage identifiée avec le peuple. Pendant les luttes contre les Tatars, contre les Lithuaniens et les Polonais, les monastères ont été le principal rempart de la nationalité dont, par la difîusion du christianisme, ils avaient été l’un des principaux facteurs[159]. L’histoire de la Russie revit presque tout entière dans deux grandes laures : Petchersk, le couvent des catacombes des bords du Dniepr, symbolise et résume la première période de l’existence nationale ; Troïtsa la seconde. Petchersk personnifie l’âge de Kief, Troïtsa l’âge de Moscou. Les monastères de Russie étaient des citadelles ; beaucoup gardent encore leurs murailles crénelées : ce sont les châteaux forts du moyen âge russe. Les plus grands sont de vraies villes contenant de nombreuses églises ou chapelles : Petchersk en a 16, Troîtsa 14, Solovetsk 7. Rien du reste, dans ces laures russes, de comparable aux merveilles d’architecture de nos gothiques abbayes de France, d’Angleterre, de Portugal.

À défaut de la beauté de l’art, beaucoup de ces monastères ont le charme du pittoresque. En Russie, comme partout, les moines ont choisi les plus beaux sites. Les ermitages se sont posés au bord d’un fleuve ou d’un lac, parfois dans une île ; les cénobites ont occupé les clairières des forêts ou les oasis boisées des steppes. Troïtsa élève au bord d’un ravin ses grosses tours de briques rouges, qui ont arrêté les Polonais, maîtres de Moscou, et servi d’abri à Pierre le Grand contre les streltsy en révolte. Dans une de nos visites à ce sanctuaire national, le moine qui nous faisait faire le tour des murs nous montrait par les embrasures l’emplacement des tentes et des canons polonais, auxquels répondaient les canons du monastère (1608-1609). À Petchersk[160] de Kief, le site est plus grandiose, les souvenirs plus légendaires. Ce couvent, berceau du monachisme russe et séjour de saints innombrables, dresse ses clochers roses et ses coupoles d’or ou d’azur étoile sur les collines de la rive droite du Dniepr. Au pied du monastère, de l’autre côté du grand fleuve, s’étend un paysage vert, aussi plat et aussi vaste que la mer ; au-dessous sont les noires catacombes où vécurent les vieux anachorètes, où leurs corps reposent debout. Dans ces galeries sépulcrales, aussi étroites que les voies des catacombes romaines, se presse au matin la foule des pèlerins. Dirigés par les moines, ils s’enfoncent en longues files dans le mystérieux labyrinthe, chacun un cierge à la main, écoulant l’écho du plain-chant slavon qui accompagne la liturgie dans les églises souterraines. De la niche dont ils font leur tombeau, après en avoir fait leur demeure, les saints ascètes, murés dans la paroi, tendent une main desséchée aux baisers des fidèles.

D’autres monastères à peine moins illustres, Simonof, Donskoï et Novospaski, dont les murs ont arrêté les Tatars aux portes de Moscou, Saint-George de Novgorod, l’Assomption de Tver, Solovetsk, sur la mer Blanche, rappellent aussi de glorieux souvenirs et attirent également de nombreux pèlerins. Ces sanctuaires rehaussent aux yeux du peuple les contrées ou les villes qui les possèdent. Pierre le Grand, malgré son peu d’amour des moines, ne voulut pas laisser sa nouvelle capitale sans cette sorte de consécration. Pour rattacher à la sainte Russie le sol à demi finnois de sa ville au nom allemand, le réformateur fit porter de Vladimir à Pétersbourg les reliques du saint Louis russe, Alexandre Nevski : le kniaz victorieux des Suédois, non loin de la Neva, pouvait sembler le précurseur du vainqueur de Charles XII. Autour du tombeau du saint national s’éleva, aux portes de la capitale, un vaste couvent qui, pour les richesses et les privilèges, fut mis au rang de Troïtsa et de Petchersk.

Sauf les grandes laures, la population des cloîtres n’est plus aujourd’hui ce qu’elle fut autrefois. Le peuple y afflue en pèlerinage, les moines qui s’y enferment sont relativement en petit nombre ; souvent ils semblent n’être plus que les gardiens de ces forteresses religieuses, jadis habitées par des milliers d’hommes. La décadence graduelle du monachisme est déjà indiquée par la répartition géographique des monastères. À cet égard, une carte de la Russie monastique serait instructive. On y verrait marquées les différentes étapes de la colonisation slavo-russe. Le nombre des couvents est en rapport non avec la densité, mais avec l’ancienneté de la population. La plupart se groupent à l’entour des vieilles capitales ou des vieilles républiques, de Kief, de Moscou, des deux Novgorod, de Pskof, de Tver, de Vladimir. Dans les régions de colonisation récente, dans la terre noire ou les steppes du sud, les couvents sont rares. Les Russes en établissent cependant toujours quelques-uns dans les contrées nouvellement colonisées ; ainsi en Crimée, ainsi dans le Caucase où les moines russes ont repeuplé des cloîtres abandonnés depuis des siècles ; ainsi en Sibérie et en Asie Centrale. Dans ces régions écartées, les couvents sont d’ordinaire fondés et dotés par l’État, comme des établissements d’intérêt public, servant de point d’appui à la colonisation et à la russification[161].

Chaque évéché possède au moins un monastère dont le supérieur est membre de droit du consistoire diocésain. Il y a aujourd’hui, dans l’empire, environ 550 couvents, contenant près de 11 000 moines et près de 18 000 religieuses, soit moins de 29 000 personnes pour le clergé noir des deux sexes[162]. Un pareil chiffre, pour un pareil empire, n’a de quoi alarmer personne, d’autant que, si le nombre des religieuses tend à croître, le nombre des moines reste slationnaire. Il n’y a là rien de comparable au spectacle offert naguère par l’Espagne ou l’Italie. En dépit des obstacles de tout genre apportés chez nous au recrutement des congrégations, la Russie orthodoxe, avec une population de fidèles presque double, compte cinq ou six fois moins de religieux, de frères ou de sœurs de toute sorte que la France catholique ; peut-être en a-t-elle moins en réalité que la minuscule Belgique. Ce qui ne se retrouve guère qu’en Russie, ce sont les vastes cités monastiques, telles que Troïtsa ou Petchersk, encore peuplées de centaines de moines. Elles font revivre à nos yeux les légendaires colonies d’ascètes de l’Orient ou des îles de Lérins. La laure des catacombes de Kief contient six cents moines ou novices. Dans la même province, un couvent de femmes, dit de Florovo, renferme près de cinq cents religieuses. Une remarque encore à faire, c’est qu’en Russie, comme dans la France de l’ancien régime, il y a plus de couvents d’hommes que de couvents de femmes, ce qui, du reste, n’empêche pas les religieuses de l’emporter aujourd’hui par le nombre.

Aux moines officiellement enrégimentés dans les monastères de l’empire, il faut ajouter les irréguliers du cloître, les Russes enrôlés dans les couvents du dehors, au Mont-Athos notamment. Un des vingt « couvents chefs » de la Sainte Montagne, le Pantalémon ou Rossicon, en abrite quatre ou cinq cents. D’autres occupent les couvents de Saint-André et du Prophète-Élîe, ou mènent isolément la vie de solitaires[163]. Anachorètes ou cénobites, ces moines russes de l’Athos sont, pour la plupart, venus à l’Agion Oros en simples pèlerins, quelques-uns encore enfants. La beauté du site, la douceur du climat, la facilité de l’existence, la contagion d’une pieuse oisiveté les ont retenus. Ils vivent là en liberté, dans une molle contemplation, entre l’azur du ciel et la nappe bleue de la mer Égée, loin des règlements et du contrôle du Saint-Synode impérial. Le gouvernement de Pétersbourg, tout en les soutenant dans leurs démêlés avec les caloyers grecs, ne daigne pas leur reconnaître le titre de moines, car les lois interdisent de prendre le voile sans autorisation. Il se défie de ces libres colons de la vieille république monacale. Loin d’en encourager l’émigration, il les traite à l’occasion en déserteurs ; il leur a plus d’une fois interdit le voyage et les quêtes dans la mère patrie. Les moines russes de l’Athos, au besoin déguisés en laïcs, n’en continuent guère moins à faire en Russie de fructueuses collectes. Quêter pour les ermites de l’Athos est une ressource des aventuriers avides d’exploiter la crédulité populaire.

Malgré la faveur que lui témoigne encore le peuple, le monachisme, en Russie comme dans tout l’Orient, est en déclin, moins cependant qu’en Grèce et dans les autres États orthodoxes où les couvents, déjà bien réduits de nombre, sont menacés d’une prochaine disparition. Ce n’est pas seulement que notre civilisation est mortelle à l’ascétisme oriental ; que l’activité ou la sécurité de la vie moderne éloigne du cloître beaucoup des âmes qui venaient y chercher un asile ; c’est que, en Orient, la vie religieuse ne s’est point, comme chez nous, successivement adaptée à toutes les évolutions de la société pour les seconder ou les arrêter ; c’est qu’elle ne s’y est point renouvelée par le travail ou par la charité.

En outre, les deux faits qui dominent l’histoire ecclésiastique de la Russie moderne, le schisme ou raskol et l’institution du Saint-Synode, ont été presque également défavorables aux monastères. Le raskol a éloigné d’eux la portion la plus fervente du peuple ; le synode les a tenus dans une dépendance peu propice à la vie religieuse. La faveur que, à son origine, le schisme rencontra dans plusieurs d’entre eux, à Solovetsk par exemple, amena l’Église et l’État à soumettre les couvents à un joug étroit. Leur sourde opposition à la réforme de Pierre le Grand fut une autre cause de leur décadence. Le pouvoir s’appliqua à diminuer le nombre, la richesse et l’influence de ces refuges des idées anciennes. Toutes les restrictions qui se peuvent apporter à la vie monastique, sans abolir les monastères, Pierre et ses successeurs les imposèrent. La loi en garde encore la trace. Un homme ne peut prononcer de vœux qu’à trente ans, une femme qu’à quarante. On ne peut entrer dans le cloître qu’après s’être libéré de toute obligation envers l’État, la commune ou les particuliers. Le moine doit renoncer aux privilèges de sa classe, à toute propriété immobilière, à tout héritage. Un instant, Biron, le favori protestant d’Anne Ivanovna, ne permit la prise du voile qu’aux prêtres veufs et aux soldats en congé ; les vocations ne furent admises qu’avec l’autorisation du Saint-Synode. Vers 1750 il y avait encore sept cent trente-deux couvents d’hommes ; ils furent réduits à moins de deux cents.

On s’attaqua non seulement au nombre et aux biens des moines, mais aussi à leur ascendant religieux. Le Règlement spirituel, tout en daignant les encourager à l’étude des Écritures, leur défendit, sous peine de châtiments corporels, de composer des livres ou d’en tirer des extraits. Il leur fut interdit d’avoir dans leur cellule encre ou papier sans autorisation de leur supérieur, attendu, dit le Règlement de Pierre le Grand, que rien ne trouble plus la tranquillité de la vie des moines que leurs insensés ou inutiles écrits. Les religieux ne durent avoir qu’un encrier commun, enchaîné à une des tables du réfectoire, et ne s’en servir qu’avec la permission de leur supérieur. C’étaient là de singulières réformes pour un apôtre des lumières. En cela, comme en beaucoup de choses, Pierre le Grand risquait de compromettre le but par les moyens. Si de semblables procédés ne pouvaient relever les moines, ils réussirent à leur enlever toute influence.

Par un singulier contraste, ces moines tant abaissés conservèrent toutes les hautes dignités ecclésiastiques. À ces couvents, ainsi tenus en suspicion, on a laissé le monopole de l’épiscopat. Le maintien de ce privilège, en de telles conditions, serait une aberration, s’il s’étendait réellement à la plèbe monastique. Ce qui l’explique, c’est que le plus grand nombre des religieux n’y ont aucune part, qu’il est réservé à une élite qui souvent n’a du moine que le nom et le costume.


Sous l’unité extérieure de la profession monastique se rencontrent des vocations et des existences fort diverses. Des deux cents ou trois cents hommes qui prennent annuellement le voile, une bonne moitié sort de familles sacerdotales ; le reste appartient aux marchands, aux artisans des villes, aux paysans. Le contingent des classes dirigeantes, de la noblesse ou des professions libérales est très faible. La vie formaliste du moine russe, presque tout entière absorbée en pratiques machinales, a peu d’attraits pour les natures cultivées. Il se cache cependant sous la robe noire du religieux quelques hommes du monde, d’anciens officiers par exemple. J’ai entendu citer des hégoumènes qui avaient commandé des régiments avant de commander des couvents. Pareils au P. Zosime des Frères Karamazof de Dostoievsky, ils avaient demandé aux cellules d’un monastère la paix ou l’oubli. Les anciens soldats ne sont pas rares parmi les moines ; sous le régime du long service militaire, beaucoup de vieux troupiers échangeaient l’uniforme contre le froc, et la caserne contre le cloître. Parmi les religieux sortis du peuple, plus d’un aurait pu faire la même réponse que le moine de Vologda à l’Anglais Fletcher : « Pourquoi es-tu entré au couvent ? lui demandait l’envoyé de la reine Elisabeth. — Pour manger en paix. »

Dans les monastères se voient en même temps les deux extrémités du clergé, les hommes les plus intelligents et les plus ignorants, les plus cultivés et les plus grossiers. Il entre au couvent des hommes mûrs, de vieux prêtres que l’âge y conduit, qui viennent chercher un asile pour leur vieillesse ; il y entre des jeunes gens qui ne prennent l’habit que pour s’élever dans la carrière ecclésiastique. Parmi les recrues fournies par le clergé se rencontrent, à la fois, les sujets les plus brillants et les fruits secs des séminaires. Les uns sont condamnés à un long noviciat et n’arrivent même point toujours à la prêtrise ou au diaconat (en Russie, comme aux premiers siècles de l’Église, un grand nombre de moines ne sont pas prêtres) ; — les autres ne font que traverser le cloître pour monter à l’épiscopat et aux dignités de l’Église. Tandis que, en Occident, les religieux renoncent le plus souvent aux honneurs de l’épiscopat et de la prélature, sauf dans les pays de missions ; en Russie, on vient au couvent pour faire carrière. À l’encontre des pratiques primitives de l’ordre monastique, on prend le voile pour ceindre la mitre.

Après avoir choisi entre l’Église et le monde, les séminaristes ont à choisir entre les deux clergés, entre la vie du pope, avec les joies de la famille, et la vie du moine, qui ouvre l’accès des dignités de l’Église. Jusqu’à une époque récente, les religieux dirigeaient exclusivement les académies ecclésiastiques ; ils n’épargnaient rien pour attirer dans leur sein les jeunes gens de belle espérance. Pendant que le jeune homme hésitait entre les tendres aspirations du cœur et les flatteuses perspectives de l’ambition, ses supérieurs employaient pour l’amener à eux toutes les fascinations de la piété et toutes les séductions de l’amour-propre. Quelquefois on allait jusqu’à la ruse ; on usait, pour le recrutement des moines, du procédé des anciens racoleurs pour le recrutement des troupes du roi. S’il faut en croire un livre qui prétendait dévoiler les mystères des couvents russes[164], on a vu des supérieurs attirer chez eux un séminariste indécis, le faire boire, lui faire signer une demande d’admission à la profession religieuse ; et le moine sans le savoir se réveillait tonsuré et vêtu de l’habit monastique. Ce fait se passait à l’académie de Moscou, sous le métropolite Platon, au commencement du siècle. De pareils traits appartiennent à un monde déjà évanoui. D’ordinaire, il n’est pas besoin de ces frauduleuses habiletés ; l’amour-propre et les misères de la vie du pope suffisent, à défaut de la piété, pour faire prendre l’habit religieux aux sujets que désigne le zèle intéressé de leurs supérieurs.

Une fois ses vœux prononcés, rien de plus facile, de plus rapide, que la carrière du séminariste devenu moine. La loi n’admet les hommes aux vœux monastiques qu’à trente ans ; pour l’élève des académies, la limite légale s’abaisse à vingt-cinq ans ; pour lui, point de noviciat. Ses études terminées, il est nommé inspecteur ou professeur de séminaire ; il devient ensuite supérieur ou recteur, il peut être évêque avant même d’avoir atteint la maturité de l’âge. Ces privilégiés arrivent parfois aux plus hautes dignités sans avoir jamais mené la vie du cloître, sans presque y avoir vécu. À proprement parler, ce sont moins des religieux que des prêtres voués au célibat ; ils ne sont comptés comme moines que parce qu’en Russie le célibat n’est d’ordinaire admis que sous l’égide du régime monastique. Entre ces jeunes savants, désignés par leurs confrères sous le sobriquet d’académiciens, et la foule des moines, il y a peu de relations et peu de sympathies. Bien que sortis du couvent, les évêques ne montrent parfois ni grand souci, ni grande estime de la vie monastique. Près de ces moines mitrés, le clergé noir, tout comme le clergé blanc, rencontre moins des frères que des maîtres.

Pour la plèbe des moines, point de carrière, une existence monotone, le plus souvent remplie de pratiques minutieuses. L’entretien de leurs couvents, le service de leurs églises, le chant des longs offices du rite grec, voilà la principale occupation de leur vie ; le travail des bras ou de la tête n’y tient qu’une place secondaire. Selon l’usage des couvents grecs, le noviciat, pour la plupart, ne consiste guère qu’à servir les moines plus âgés. Le novice, comme l’indique son nom russe (poslouchnik), est une sorte de serviteur, on pourrait presque dire de domestique. Aussi novice et frère lai ou frère convers sont-ils en russe synonymes. Rien, dans ces couvents, de la lente et scrupuleuse initiation donnée aux futurs religieux dans les noviciats des ordres catholiques. Le novice russe n’apprend guère de la vie monastique que la routine ; c’est elle qui le forme à l’existence toute mécanique de la plupart des moines.

Jusqu’à ces derniers temps, le régime de la communauté était rare parmi les moines russes ; plusieurs patriarches ou métropolites s’étaient en vain efforcés de le répandre. La plupart des couvents étaient une réunion d’hommes vivant sous le même toit, sans pour cela vivre en commun. On priait ensemble, d’ordinaire on mangeait ensemble, mais chacun avait son pécule, sa part des revenus de la maison, et en disposait à son gré. Le Saint-Synode a l’intention d’introduire dans tous les monastères le régime de la communauté avec une discipline plus sévère. C’est l’autorité ecclésiastique centrale, et, par suite, le gouvernement, que regarde la réforme monastique. Les couvents, en Russie, ne sont point des établissements particuliers : c’est une institution nationale, une sorte de service public. Dans un gouvernement autocratique, de pareilles associations ne peuvent vivre qu’à la condition d’accepter la tutelle gouvernementale.

Comme l’Église, la vie monastique a été soumise, par le pouvoir, à la réglementation bureaucratique. Loin d’être, comme en Occident, de libres corporations plus ou moins indépendantes, les couvents russes ont longtemps perdu le droit de nommer leurs supérieurs. Ils sont placés sous l’absolue domination du Saint-Synode ; sans l’autorisation synodale, on ne peut fonder un couvent ; sans elle, on ne peut admettre un novice à prononcer ses vœux. Jusqu’à une réforme récente, c’était le synode qui nommait à toutes les dignités monastiques. Les postes d’hégoumènes et d’archimandrites, c’est-à-dire d’abbés ou de prieurs, étaient devenus comme des grades de la carrière ecclésiastique. Les monastères étaient souvent donnés à des évêques ou à des aspirants à l’épiscopat ; de là un ordre de choses qui n’était pas sans analogie avec les bénéfices et les commendes de l’ancienne France. Les archimandrites ou supérieurs des couvents de première classe étaient des prélats jouissant de gros revenus, ayant des équipages, vivant peu de la vie de leurs moines, alors même qu’ils habitaient au milieu d’eux.

Le Saint-Synode s’est préoccupé de corriger ces abus. En soumettant les monastères à une vie plus sévère, il a promis d’y introduire une administration plus libérale ; en appliquant à la plupart des couvents le régime de la communauté ; on devait restituer aux religieux l’élection de leurs supérieurs. Une telle mesure serait en harmonie avec les grandes réformes civiles. Comme toutes les classes de la nation, les moines retrouveraient, sous l’autorité publique, une partie du self-government qui est l’âme des institutions monastiques. Reste à savoir si une telle innovation est assez en rapport avec la constitution actuelle de l’Église et de l’État pour être sincèrement pratiquée et être réellement profitable aux monastères et au clergé.

Les couvents russes sont officiellement divisés en deux catégories, les couvents subventionnés et les couvents surnuméraires (zachtatnyé), qui ne touchent rien de l’État. Les premiers sont les plus considérables et les plus nombreux[165] : la loi y détermine le nombre des moines. Ces monastères se partagent en trois classes, au-dessus desquelles s’élèvent les plus illustres couvents de l’empire. Quatre ont reçu l’antique nom de laure : ce sont les trois grands sanctuaires des trois âges de la Russie, Petchersk de Kief, Troïtsa au nord de Moscou, Saint Alexandre Nevski à Pétersbourg ; on y a ajouté, sous Nicolas, le couvent de Potchaïef en Volhynie, enlevé aux Grecs unis ou Ruthènes. Au-dessous des laures, qui, d’ordinaire, dépendent du métropolite voisin et lui servent de résidence, viennent sept ou huit maisons portant le titre de stavropigies : ce sont les seules dont les supérieurs doivent rester à la nomination du Saint-Synode, héritier des patriarches[166]. Après les stavropigies, qui comprennent les plus vastes monastères de la banlieue de Moscou, se placent les couvents de première classe, qui comptent encore de célèbres sanctuaires, comme Saint-George de Novgorod. Le nombre des moines est généralement en rapport avec le rang du monastère. Dans les laures, le chiffre légal avait été fixé à une centaine de religieux, les novices ou frères lais non compris, ce qui en réalité doublait ou triplait l’effectif monastique. Dans les stavropigies et les couvents de premier rang, le maximum légal descendait à 33 professes. D’après les réformes récentes, la limitation du nombre des moines a été abandonnée pour les couvents des campagnes et pour les grands monastères urbains. Dans les autres couvents des villes, on se proposait de restreindre le nombre des religieux, de manière à ne plus garder que ce qui était nécessaire au culte. On prétendait ainsi éloigner les moines del’agitation des villes, et les ramener à l’esprit de leur institution en les rendant à la solitude des champs. Les couvents de 1re classe ne devaient plus avoir que 18 moines, ceux de 2e classe, 13, ceux de 3e classe, 10. Le but de cette réforme était, en diminuant la population des monastères, d’en alléger le budget. Les maisons religieuses étant astreintes au régime de la communauté, l’excédent de leurs revenus devait être employé à l’augmentation du temporel des évêques, en secours aux pauvres du clergé, à la création d’hospices ou d’écoles.


On entend encore en Russie parler des richesses des couvents : il faut savoir ce que sont ces richesses. Les monastères russes ont perdu la plupart de leurs terres, ils ont conservé les objets mobiliers, les présents, les ex voto, amoncelés dans leur sein depuis des siècles. Rien en Italie ou en Espagne ne peut plus donner une idée de ces splendeurs ; l’or et l’argent revêtent les châsses des saints et l’iconostase de l’autel ; les perles et les pierreries couvrent les ornements sacrés et les images. À Troïtsa, dans la sacristie ou vestiaire (riznitsa), on a, de tous ces dons sans emploi, joyaux, vases précieux, étoffes tissées d’or et de perles, objets d’art de toute sorte, formé un musée sans autre rival en Europe que la sacristie patriarcale de Moscou. Outre ce trésor, les caves de Troïtsa contiennent encore, dit-on, des amas de perles et de gemmes non montées. Ces richesses appartiennent aux images et aux saints : les moines n’en sont que les gardiens, ils peuvent vivre pauvres au milieu d’elles.

Jadis les couvents possédaient de vastes domaines : les terres et les villages s’étaient accumulés dans leurs mains aussi bien que les pierres et les métaux précieux. Dans la sainte Russie comme partout, l’État dut de bonne heure chercher à contenir l’extension des biens de l’Église. Les propriétés des monastères s’étaient démesurément agrandies à la faveur de la domination tatare ; l’autocratie moscovite s’en inquiéta dès le quinzième et le seizième siècle. En dépit de leur piété souvent bigote, les derniers princes de la maison de Rurik n’hésitèrent pas à mettre une borne à la mainmorte monastique. Ivan III avait déjà confisqué les biens des églises et des couvents du territoire de Novgorod. Ivan IV, au milieu de ses opritchniks et de son harem de la Slobode Alexandra, avait beau mettre sa dévotion à parodier la vie religieuse, le Terrible se plaisait à réprimander les moines, les poursuivant de ses pédantesques sarcasmes, leur reprochant leur paresse, leur vie molle et déréglée, attribuant leurs vices à l’excès de leurs richesses. Sous son règne, le concile de 1573 fit défense aux monastères les plus opulents d’acquérir des terres nouvelles ; le concile de 1580 étendit cette interdiction à tous les couvents. Le clergé régulier et séculier, menacé dans sa fortune, recourut naturellement à ses armes spirituelles. À la liturgie furent ajoutés des anathèmes contre les spoliateurs de l’Église. Dans un missel du diocèse de Rostof de 1642, se trouve en marge de ces anathèmes cette annotation à l’usage du protodiacre : « Chante fort[167] ».

Ces solennelles imprécations lancées par la voix de tonnerre des diacres ne réussirent pas à conjurer la sécularisation. Le tsar Alexis retira aux moines l’administration de leurs terres ; Pierre le Grand s’adjugea le meilleur de leurs revenus ; Pierre III entreprit de confisquer tous les biens de l’Église ; Catherine II ne les rendit au clergé que pour s’en faire concéder l’abandon par les autorités ecclésiastiques. Les biens incamérés par l’amie de Yoltaire, en 1764, comprenaient un million d’âmes, les femmes non comprises, selon le système de dénombrement des serfs. Les deux tiers appartenaient aux moines : Troïtsa seul avait 120  000 paysans mâles. Solovetsk possédait presque toute la côte occidentale de la mer Blanche, avec des salines, des pêcheries et une flotte de cinquante voiliers. Aux couvents de tout ordre la tsarine ne laissa que quelques terres sans serfs, des moulins, des prairies ou pâturages, des étangs pour la pêche, des bois pour le chauffage.

En s’emparant de la plus grande partie des biens des monastères, l’État s’était engagé à contribuer à l’entretien des moines. De là l’allocation « aux laures et monastères » qui figure encore au budget impérial. Cette subvention montait, en 1875, à 440 000 roubles ; en 1887 elle était réduite à 402 000. Cette somme était inégalement répartie entre plus de 300 monastères, habités par 5500 moines ou frères lais, et par au moins autant de religieuses[168]. Chacun des couvents subventionnés ne recevait guère en moyenne qu’un millier de roubles, c’est-à-dire à peine de quoi entretenir une de ses églises. En fait, pour une trentaine des couvents subventionnés, l’allocation gouvernementale ne dépassait pas 500 roubles, tombant pour quelques-uns à 20 roubles. Calculés par tête de religieux, les subsides annuels du gouvernement n’atteignaient pas en moyenne 4 roubles, soit, au cours du change, moins d’une dizaine de francs. Si sobre que soit leur table, il est clair que ce n’est pas avec une pareille dotation que peuvent vivre les monastères et les moines. Aussi entend-on souvent réclamer la suppression de ces subventions de l’État, d’autant que les monastères subventionnés sont parfois les plus riches. Les défenseurs des couvents répondent que ces allocations du Trésor ne sont qu’une maigre indemnité des biens qui leur ont été enlevés.

Ces biens confisqués au dix-huitième siècle, les monastères russes sont parvenus à les reconstituer, en partie au dix-neuvième siècle. C’est là un phénomène qui n’a rien d’étrange ; il s’est reproduit partout sous nos yeux ; la générosité de la foi et l’avare économie de la vie religieuse suffisent à l’expliquer. En enlevant leurs biens aux couvents, le gouvernement russe leur a laissé ou leur a rendu la faculté d’en acquérir de nouveaux. L’État a opposé d’autant moins d’obstacles à la reconstitution de la fortune monastique que, grâce à l’organisation de l’Église, l’emploi de cette fortune n’échappe pas entièrement au contrôle du gouvernement.

Comme institution de l’État, les monastères jouissent de la personnalité civile ; pour chaque acquisition de terre, à titre onéreux ou gratuit, il leur faut toutefois une autorisation. Non content de leur permettre d’accepter les iibéralités des particuliers, l’État a parfois lui-même concédé aux moines des domaines pris sur les biens de la couronne. On calcule que, de 1836 à 1861, le gouvernement impérial a ainsi distribué, entre 180 couvents, 9000 désiatines de terres ou de prairies, et 16 000 désiatines de forêts[169]. Vers la fin du règne d’Alexandre II, les propriétés territoriales du clergé noir étaient évaluées à près’de 156 000 désiatines, et, depuis, elles ont dû grandir encore. Les monastères du gouvernement de Novgorod possédaient ensemble environ 10 000 désiatines ; Saint-Serge seul en possédait 7000. Pour apprécier cette fortune immobilière, il ne faut pas oublier qu’en Russie, dans le nord surtout, où sont situés la plupart des couvents, il y a nombre de terres de 50 000, voire de 100 000 hectares et plus ; et que souvent les revenus de ces immenses domaines sont inférieurs au revenu d’une ferme vingt fois moindre en Occident. Il n’en est pas moins vrai que certains couvents sont redevenus de grands propriétaires, à telle enseigne que l’on a pu se demander s’ils n’avaient pas le droit d’être représentés aux assemblées territoriales (zemstvos).

Ces terres ne forment, en tout cas, que la moindre partie de la fortune ou des revenus des monastères. Beaucoup possèdent en outre des capitaux que leurs supérieurs font valoir au mieux de leurs intérêts. On disait, il y a quelques années, que Solovetsk, cette ultima Thulé du monde monastique, Solovetsk de la mer Blanche, cet asile classique de la vie ascétique, avait perdu 600 000 roubles dans la banqueroute de Skopine[170]. Plusieurs couvents des deux sexes ont été victimes du même sinistre financier. Abbés et abbesses, avec une avide ingénuité fréquente chez les gens d’Église, avaient confié leurs économies à cette banque municipale qui servait aux déposants un intérêt de 6 1/2, Les affaires d’argent, les placements de capitaux sont, dans la sainte Russie comme ailleurs, un des soucis des chefs de maisons religieuses. Quoique, à cet égard, les abus et les plaintes même soient rares, certains faits, tels que le procès de l’abbesse Métrophanie, sous Alexandre II, ont montré que le soin d’enrichir leur communauté entraînait parfois les saintes âmes à de profanes habiletés. D’une famille aristocratique fort bien en cour, elle-même ancienne freiline ou demoiselle d’honneur de l’impératrice, l’abbesse Métrophanie fut traduite en cour d’assises pour avoir employé, au profit de son couvent et de ses bonnes œuvres, des moyens peu réguliers, tels que captations, dols, faux. Le jury était composé de marchands, de petits bourgeois (mechtchanes), de paysans, c’est-à-dire des classes les plus respectueuses de la foi et de l’habit religieux : on eût pu craindre que la robe de l’accusée n’en imposât aux jurés de Moscou. L’ancienne freiline n’en fut pas moins condamnée. Le président du tribunal était, m’a-t-on dit, protestant ; l’un des avocats de l’abbesse orthodoxe était juif : en sorte que tout semblait s’être réuni pour faire de ce procès une éclatante démonstration du nouveau principe d’égalité devant la loi. Quelques années plus tard, sous Alexandre III et sous l’administration de M. Pobédonostsef, il est fort douteux que la même abbesse eût été traduite devant le jury ; en tout cas, d’après les nouveaux règlements, l’affaire eût été jugée à huis clos. Pour avoir été reconnue coupable par les tribunaux laïcs, l’abbesse Métrophanie n’en a pas moins gardé la vénération de dévots admirateurs ; pour quelques-uns sa charité était tout son crime, et sa condamnation n’a été qu’un martyre[171].

À certains couvents russes, comme aux Jésuites du dix-huitième siècle, et à certaines maisons religieuses de nos jours, on a reproché de se livrer à des opérations industrielles ou commerciales sans payer patente. L’Anglais Fletcher disait, au seizième siècle, que les moines étaient les plus grands marchands de la Russie. Aujourd’hui on ne saurait dire que les monastères d’hommes ou de femmes s’adonnent au commerce ; ils se contentent de vendre les produits de leurs terres ou de leur travail. Ce qui est vrai, c’est que plusieurs possèdent, dans les villes, des maisons et des magasins qu’ils louent aux commerçants, et d’où ils tirent un revenu élevé. Saint-Alexandre-Nevsky, par exemple, avait, sur le port des blés de la Neva, des dépôts de farine et des installations qui lui rapportaient près de 130 000 roubles ; la municipalité en avait en vain offert aux moines un million (de roubles). Saint-Serge touche annuellement une centaine de milliers de roubles pour ses maisons et magasins de Moscou et de Pétersbourg. En outre, certains marchands moscovites lui abandonnent une part du revenu de leurs immeubles ou du produit de leurs affaires[172].

Les couvents ont beau posséder des terres ou des maisons au soleil, il est malaisé d’évaluer leur richesse. Les sources en sont trop multiples et trop cachées. On a évalué l’ensemble de leurs revenus à une dizaine de millions de roubles, ce qui pour plus de 500 couvents ne ferait pas 20 000 roubles par maison. On a de même estimé leurs valeurs mobilières à 20 ou 25 millions (de roubles), sans compter les objets précieux de toute sorte, or, argent, pierreries, vases, reliquaires, en possession des moines. En Russie, comme ailleurs, il s’est trouvé des barbares pour conseiller de mettre en vente ces vénérables trésors de l’art national, afin de mieux doter la bienfaisance publique ou l’enseignement populaire. D’autres amis du progrès, faisant valoir que les richesses ne conviennent point à l’institution monastique, se contenteraient de mettre la main sur les terres et sur les revenus des moines, pour grossir le budget de l’instruction publique. C’est là une question qu’on a plus d’une fois agitée. Quelques réformateurs iraient jusqu’à supprimer entièrement les couvents, dans l’intérêt même de la religion, afin d’attribuer leurs revenus au clergé séculier. Les projets de ce genre sont rarement exempts d’une part d’illusion. On oublie que les grandes laures historiques de la Russie ne sauraient vivre sans revenus ; que le peuple n’est pas préparé à les voir fermer ou à voir de simples popes y remplacer les moines. On oublie surtout que la plus grande partie des ressources des monastères leur vient toujours de l’aumône, et que supprimer les couvents, ce serait, le plus souvent, supprimer leurs revenus.

Les moines ont conservé la principale source des revenus monastiques, les offrandes, source ancienne, profonde, qui, depuis des siècles, jaillit de toutes les couches de la terre russe ; loin de tarir, elle va sans cesse grossissant. Aux couvents appartiennent la plupart des reliques et des images en renom ; aux couvents vont la plupart des pèlerins et des aumônes. Les chemins de fer et l’émancipation des serfs, les facilités morales et matérielles laissées au moujik ont prodigieusement développé les pèlerinages. Il y a une vingtaine d’années, Kief s’enorgueillissait de la visite de deux cent mille pèlerins. Les savants s’effrayaient, pour la santé publique, de ces agglomérations d’hommes à certaines fêtes. Comme dans les grands pèlerinages de l’Inde, de la Perse, de l’Arabie, on faisait remarquer qu’en Europe le choléra semblait parfois avoir pris son point de départ, à Kief, parmi les pèlerins. Aujourd’hui le nombre des pieux visiteurs des catacombes de Petchersk a quadruplé et quintuplé. Kief est devenu le premier pèlerinage du monde chrétien, si ce n’est du globe. En certaines années, en 1886 notamment, la ville sainte du Dniepr a compté, assure-t-on, près d’un million de pèlerins, qui tous ont acheté un cierge et laissé une obole.

À Saint-Serge, de même qu’à Petchersk, l’affluence est telle qu’à certaines solennités les cierges finissent par manquer. Il arrive aux moines de Troïtsa de revendre cinq fois de suite le même cierge aux pèlerins qui viennent prier sur la tombe de saint Serge. La vente des croix et des saintes images fabriquées à la laure est une autre source de revenu. Ces pieux souvenirs ne sont cédés aux fidèles qu’avec un bénéfice de 100 ou 200 pour 100. Les aumônes perçues pour la remise du pain bénit (prosfora) rapportent à Troïtsa de 80 000 à 100 000 roubles par an. Vers 1870, le même monastère ne tirait de ses prosfory qu’une trentaine de mille roubles, et, vers 1830, qu’un millier. On voit la progression. Il y a, en outre, le produit des messes, dites à la fois, à toute heure, dans les douze églises de la laure ; il y a les Te Deum ou les De profundis chantés devant la châsse de saint Serge. Un tiers est prélevé par le métropolite ; le surplus revient au couvent. Les moines ont le produit des Te Deum chantés par eux devant d’autres reliques ou d’autres images, et la piété des marchands de Moscou ne les laisse pas chômer.

Les grands monastères ont encore une autre source de revenus ; ce sont les auberges et les buffets établis à leurs portes et loués par les moines aux industriels qui les exploitent. À Troïtsa, les hôtelleries de la laure hébergent ainsi des milliers de personnes. Il est vrai qu’à Troïtsa même, à Petchersk, et dans nombre de couvents, les pèlerins pauvres reçoivent une hospitalité gratuite, ou bien, comme à notre Grande-Chartreuse, les voyageurs laissent en partant une aumône à leur convenance. Dans quelques monastères, les pèlerins ne se contentent pas d’une courte visite. Il en est qui, pour accomplir un vœu, y font une longue station de dévotion ou de pénitence. À Solovetsk notamment, sur les dix ou quinze mille passagers qui profitent du court été d’Arkhangel pour atteindre en bateau la citadelle monastique de la mer Blanche, plus d’un reste des mois, et parfois des années, en servage volontaire, au profit des moines.

En dehors des grands pèlerinages, il est peu de couvents qui n’attirent des visiteurs aux pieds d’une image vénérée : si tous ne peuvent venir à elle, l’image va au-devant des fidèles. Les Vierges miraculeuses, dont chaque monastère est la demeure, font chaque année des tournées dans les campagnes voisines. Conduites par les moines, elles vont en procession de village en village. On se presse sur leur chemin, on se dispute l’honneur de les baiser, de les porter, de les héberger la nuit. C’est là, pour les moines, l’occasion d’abondantes collectes. Chez le peuple russe, si passionné pour les images, une icône suffit à la fortune d’un couvent. Il n’est pas de voyageur qui n’ait remarqué, à Moscou, une petite chapelle adossée à la principale porte de la Place Rouge, la place qui sépare le Kremlin du bazar. Cette chapelle, devant laquelle peu de Russes passent sans se signer, contient la Vierge d’Ibérie[173] (Iverskaïa), la plus vénérée de Moscou. L’empereur n’entre jamais dans la vieille capitale sans l’aller saluer. Comme, à Rome, le Bambino de l’Ara-Cœli, la Vierge d’Ibérie va visiter les malades à domicile ; elle possède, à cet effet, chevaux et voitures. Durant ses courses, un double la remplace dans sa niche. Cette image rapporte 4 ou 500 000 francs par an : une partie est prélevée par le métropolitain, le reste revient au couvent propriétaire de l’icône.

Les reliques et les images miraculeuses sont, pour le clergé noir, une sorte de monopole ; il ne souffre pas volontiers qu’en cette matière de simples popes lui fassent concurrence. De ce double avantage, les couvents en tirent un autre, presque également lucratif. Les Russes aiment à se construire des tombes auprès du tombeau des saints. La mode ayant imité la piété, les monastères sont devenus les lieux de sépulture les plus aristocratiques, les plus en vogue. Longtemps, en Russie comme en Occident, ce fut, pour les princes et les boyars, une coutume de prendre, à l’approche de la mort, l’habit monastique et de se faire enterrer dans les monastères. Aujourd’hui les habitants de Pétersbourg se disputent à prix d’or une place dans le cimetière de Saint-Alexandre-Nevsky, ou, à son défaut, dans celui du couvent de Saint-Serge, près de Strelna, au bord du golfe de Finlande.

De ces revenus monastiques de provenance si diverse, une partie, nous l’avons vu, va aux métropolites ou aux archevêques, à ce que nous pourrions appeler la mense épiscopale des grands sièges. Le reste n’est pas toujours perdu pour le pays : la bienfaisance publique ou l’instruction populaire en ont déjà leur part. Comprenant que le meilleur moyen de défendre leurs revenus était d’en faire un noble usage, le clergé noir et les monastères ont commencé à faire d’eux-mêmes ce que leurs adversaires prétendaient leur imposer. Beaucoup ont fondé des écoles, des asiles, des hôpitaux. Ce n’était pas toujours chez eux une innovation. Plusieurs avaient, dès le moyen âge, ouvert des refuges pour les pauvres et les mendiants. Aujourd’hui une bonne partie des sommes léguées aux couvents est affectée, par les donateurs mêmes, à la création d’établissements d’enseignement ou de charité. Outre des écoles et des orphelinats pour les enfants des deux sexes, Saint-Serge a fondé naguère un hôpital de femmes. D’autres ont construit des asiles pour les infirmes ou les vieillards. Il y a aujourd’hui plus de soixante hôpitaux attachés à des couvents ou entretenus à leurs frais.

Une chose distingue ces fondations monastiques des fondations analogues de l’Occident, c’est que toutes ces œuvres sont plutôt entreprises avec l’argent des monastères que par les mains des religieux. Les écoles, les refuges, les hospices, établis par les moines, sont souvent tenus par d’autres. Parfois même (ainsi pour l’hôpital de femmes élevé par Saint-Serge), les monastères abandonnent au clergé diocésain l’administration et jusqu’au service religieux des établissements fondés par eux. C’est que le caractère séculaire du monachisme russe persiste, et que ni l’Église ni l’État ne semblent désireux de l’en voir changer. Ils craindraient de laisser les moines s’écarter du vieil esprit de leur institut, et prendre, comme leurs frères d’Occident, une part trop large ou trop indépendante aux luttes de la vie et aux affaires du siècle. Les Russes qui reprochent le plus aux moines leur oisiveté ne se soucieraient pas toujours de les en voir sortir ; ils aimeraient mieux les ramener aux solitudes de la Thébaïde. Aux ordres militants, aux actives et remuantes congrégations de l’Église romaine, la plupart préfèrent encore des ascètes voués à la contemplation ou à la routine des rites traditionnels. S’il n’y a pas plus de Russes à demander l’entière suppression des monastères, c’est, comme je l’entendais dire à l’un d’eux, que l’esprit ascétique est encore trop vivant dans les couches populaires pour que le peuple se passe entièrement de moines. « En fermant nos monastères, nous risquerions, me disait-il, de faire ouvrir des skytes clandestins. Or, mieux vaut des couvents de l’État que des moines occultes. »

Aujourd’hui encore, dans beaucoup de monastères, les moines semblent n’avoir d’autre mission que d’être des gardiens de reliques et d’images, ou des collecteurs d’aumônes. Leur principal travail est souvent de rehausser la majesté de leurs offices. Ils y mettent parfois beaucoup d’art ; quelques couvents, comme Saint-Serge de Strelna, sont célèbres par leurs chœurs, ce qui n’est pas un petit mérite dans un pays où la musique sacrée est en tel honneur. Ailleurs les religieux ont, selon les traditions byzantines, à côté des écoles de chant, conservé des ateliers de peinture. Ailleurs encore ils pratiquent un des vieux arts monastiques, la copie des saints livres : seulement l’imprimerie a remplacé les manuscrits. Les presses de Petchersk de Kief fournissent un grand nombre de ces livres liturgiques slavons qui ont longtemps défrayé les Slaves de la Turquie et de l’Autriche. Quelques monastères doivent à leur position des occupations spéciales : Solovetsk, dans son île de la mer Blanche, a des moines marins et transporte ses pèlerins sur ses propres bateaux à vapeur. Les grandes laures sont, en outre, le siège des académies ecclésiastiques. S’ils ne rendent pas toujours à la société des services immédiats, si, comme il y a un demi-siècle, ils persistent à trouver la prière et la sainteté supérieures au travail et à toutes les bonnes œuvres, on voit que les religieux russes ne sont pas toujours oisifs et inutiles. L’opinion forcera l’Église à être, pour eux, de plus en plus exigeante, si toutefois on laisse subsister assez de moines pour leur permettre des loisirs en dehors du service du culte.

Moins nombreux que les couvents d’hommes, les couvents de femmes sont d’ordinaire plus peuplés. Au premier abord, les statistiques officielles semblent indiquer moins de religieuses que de religieux ; à y bien regarder, on voit que, dans les cloîtres, le nombre des femmes dépasse celui des hommes. La loi ne les admettant aux vœux monastiques qu’à quarante ans, la statistique ne compte comme religieuses que les filles ayant dépassé cet âge. Les règlements qui, depuis Pierre le Grand, interdisent aux jeunes filles la profession monastique ne leur défendent pas l’entrée du cloître. Elles y vivent comme novices et restent libres de rentrer dans le monde et de se marier. Beaucoup, préférant cette liberté, vieillissent au couvent sans faire de vœux. Ces novices ou sœurs laies (ce qui, dans les couvents russes, est d’ordinaire synonyme) sont ainsi deux ou trois fois plus nombreuses que les religieuses professes, dont elles partagent la vie. Il peut sembler bizarre d’exiger, pour des vœux monastiques, quarante ans d’un sexe alors qu’on n’en demande que trente à l’autre. C’est que le législateur a voulu laisser la vie de famille toujours ouverte aux jeunes filles, ne leur permettant le vœu de virginité que lorsqu’elles ont passé l’âge de la maternité. Il y a là, vis-à-vis de la femme, de ses engouements et de sa mobilité, une précaution d’autant moins excessive que l’Église orthodoxe n’a point de couvents admettant des vœux temporaires. L’État y supplée en imposant un long noviciat. C’est pour des raisons semblables qu’aujourd’hui, dans l’Église catholique, la cour de Rome accorde difficilement son approbation aux congrégations de femmes qui exigent des vœux perpétuels.

Le nombre des femmes qui prennent le voile est, depuis un siècle, en progression sensible. En 1815 il n’y avait dans l’empire que 91 couvents, avec moins de 1700 religieuses professes. Vers 1870 la Russie ne comptait encore que 11 000 nonnes ou novices, réparties en 148 monastères. Une quinzaine d’années plus tard, en 1886, le chiffre des femmes vouées à la vie religieuse était monté à près de 17 000, et le nombre de leurs couvents à 171. Quoiqu’il y ait encore loin de là aux 120 000 ou 130 000 Sœurs de toute robe possédées par la France, on voit qu’en Russie, comme partout de nos jours, c’est sur la femme que le cloître exerce le plus d’attraction.

En dehors des novices ou des nonnes qui portent la robe à traîne de la religieuse orthodoxe, la Russie compte quelques milliers de béguines ou tchernitsy, c’est-à-dire femmes vêtues de noir. Ces tchernitsy, sorte de chanoinesses plébéiennes, vivent en commun, dans le célibat et dans le jeûne, sans faire de vœux, gardant chacune son pécule et sa liberté. Elles sont, d’habitude, fort respectées du peuple ; on prétend que beaucoup d’entre elles ne revêtent la robe sombre de tchernitsa que pour vivre indépendantes de leurs familles. Pour ces filles du peuple, chez lequel la femme est encore tenue dans un servage oriental, cette profession de piété est un procédé d’émancipation. Quand une fille d’artisan ou de paysan veut se faire tchernitsa, il est d’usage de lui abandonner la part de l’avoir commun qui doit lui revenir à la mort de ses parents[174]. Ce sont ces béguines que l’on rencontre quêtant dans les rues ou à la porte des églises, coiffées d’un épais bonnet rond avec de grandes oreilles. La religieuse demeure enfermée dans son couvent ; si elle n’est pas strictement cloîtrée, il lui faut, pour sortir, une permission de l’abbesse[175].

Par leur défaut de spécialité et leur manque de groupement, les couvents russes des deux sexes ont une naturelle analogie ; par leur composition et leur mode de recrutement, ils présentent un remarquable contraste. Le clergé, qui fournit plus de la moitié des moines, ne donne guère que le demi-quart des religieuses.

La noblesse et les professions libérales apportent aux couvents de femmes un contingent presque aussi élevé que celui des familles sacerdotales. La raison en est simple : pour les filles du clergé, comme pour les autres, le monastère n’est qu’une retraite ; pour les fils de popes, c’est une carrière. La plupart des nonnes orthodoxes sortent de la classe des marchands ou des petits bourgeois (mechtchané). Pour y être moins nombreuses qu’en Occident, les femmes du monde ne sont pas rares au couvent. Plus d’une y vient chercher un abri contre le chagrin ou la passion, telle que la pâle religieuse rencontrée par Théophile Gautier à Troïtsa, telle que la Lise de Tourguénef, qui, entre elle et l’homme qu’elle aime, met l’infranchissable barrière du voile. Pour la femme plus encore que pour l’homme, le cloître reste l’hospice des douleurs morales. Tant que son âme aura des générosités que la vie ne sait employer, tant que son cœur aura des blessures dont il ne voudra guérir, les couvents sont assurés de ne pas demeurer vides.

Les monastères de femmes vivent généralement du travail des religieuses ou d’aumônes. Des Sœurs quêteuses voyagent pour recueillir les offrandes des bonnes âmes. Les nonnes n’ayant pas d’église à desservir, les exercices de piété leur laissent, pour le travail, plus de temps qu’aux religieux de l’autre sexe. Aussi leur vie est-elle moins oisive. Elles se livrent à des travaux manuels de toute sorte, et le produit en est parfois mis en vente. Certains couvents sont renommés pour la confection de riches étoffes, de broderies d’or et d’argent et de vêtements d’église. D’autres s’adonnent à diverses fabrications industrielles : ainsi, par exemple, à Arsamas, dans le gouvernement de Nijni-Novgorod, le monastère d’Alexéievsk, dont les ateliers, autrefois décrits par Haxthausen, ont conservé leur vieille réputation[176].

S’ils emploient utilement leurs loisirs et leurs revenus, la plupart de ces couvents russes manquent d’un des principaux attraits des nôtres, l’esprit de sacrifice, le dévouement au prochain. Communautés de femmes ou d’hommes, la Russie compte peu de maisons entièrement consacrées au soin des pauvres, des malades, des vieillards, des enfants. Cet admirable génie de la charité, qui, dans l’Église catholique, en France particulièrement, a rajeuni la profession religieuse, l’adaptant merveilleusement à toutes les misères humaines, ce mouvement de fraternité chrétienne, qui est une des plus pures gloires du dix-neuvième siècle, n’a encore qu’effleuré l’Église orthodoxe de Russie. Déjà cependant se manifeste chez elle une sorte de pieuse contagion. Les religieuses se sont toujours, dans leur intérieur, occupées d’œuvres de charité. Elles tendent à leur faire une place plus large. Quelques abbesses ont fondé des hôpitaux où les malades sont soignés par la main des épouses du Christ. Il s’est même formé quelques congrégations spécialement vouées au soin des infirmes et des pauvres. La Russie est fière d’avoir, elle aussi, ses Sœurs de charité ; à l’inverse de ce qui se fait à Paris, Pétersbourg et Moscou cherchent à les substituer dans les hôpitaux aux infirmières mercenaires. On ne leur fait guère qu’un reproche, leur trop petit nombre.

Elles ont beau porter le nom de Sœurs de charité, ces Sœurs russes ne sont pas, en général, regardées comme des religieuses. Elles ne font pas de vœux ; elles n’ont pas de règles ou de constitutions spécialement approuvées par l’autorité ecclésiastique. Ce ne sont, pour la plupart, que de pieuses femmes associées pour le soin des malades. Comme tout, en Russie, doit commencer avec un but patriotique et sous la protection du pouvoir, ces Sœurs, placées sous le patronage de l’impératrice Marie Alexandrovna, ont été instituées pour soigner les blessés militaires. La guerre turco-russe de 1877-78 ouvrit subitement à leur activité un champ immense. Des femmes du monde s’enrôlèrent parmi elles ; les salons des deux capitales fournirent aux ambulances des infirmières aux mains délicates. Beaucoup avaient trop présumé de leurs forces ; elles ont rejoint leurs blessés dans les cimetières improvisés de Bulgarie[177]. À une époque où la femme russe était tourmentée d’un vague besoin de dévouement, pouvait-elle rester sourde à l’appel fait à sa générosité par la patrie et la pitié ? Comme aux plus nobles élans se mêlent les bouffées des passions et les fumées de la vanité, la vogue mondaine, le goût des aventures, l’amour-propre même ne furent pas étrangers à cette levée de la charité. Aussi, à dire vrai, tout ne fut pas sujet d’édification parmi ces Sœurs laïques. La guerre terminée, les femmes qui avaient servi sous le brassard de la Croix rouge ne furent pas toutes licenciées. À défaut des blessés de l’armée, elles se mirent à veiller les malades des hôpitaux. Leur œuvre s’est ainsi perpétuée.

La religion a beau sembler seule capable de provoquer ou de soutenir de semblables renoncements, ces volontaires de la charité ne se sont pas toutes inspirées des exemples du Christ. Il en est qui, en partant soigner les blessés ou les malades, n’ont guère vu là qu’une manière « d’aller au peuple », un peu moins décevante que l’apostolat révolutionnaire. Parmi les jeunes filles aux cheveux courts accourues au chevet des blessés de Plevna, plus d’une s’honorait d’avoir substitué l’amour de l’homme à l’amour de Dieu, faisant fi de l’antique charité chrétienne au profit des viriles doctrines de la solidarité et de l’altruisme. L’âme russe a une sincérité de foi qui la rend plus capable de pareils exploits. La religion que prêchaient aux mourants ces modernes Sœurs n’était pas toujours celle de l’Évangile. Il s’est trouvé, sous cet habit de la charité, de jeunes socialistes pour faire de la propagande jusque dans les ambulances ou les hôpitaux. Quelques-unes de ces Sœurs (je le tiens d’un témoin oculaire) s’étaient donné pour mission, dans les camps de Bulgarie, d’écarter des blessés l’ombre de Dieu. Disputant les âmes aux superstitions des popes, elles poursuivaient de leurs sarcasmes la pusillanimité des moribonds assez faibles pour accepter les consolations d’une foi surannée. On voit que, pour porter le nom de Sœurs de charité, ces infirmières n’étaient pas toutes des religieuses.

Ce ne sont point celles-là qu’on cherche à enrôler pour les hôpitaux. Elles n’ont, du reste, jamais été qu’en minorité parmi les libres servantes des malades. Si ce n’est pas la religion qui les a toutes amenées au pied du lit des pauvres, c’est d’ordinaire la religion qui les y a fait rester. Une institution comme celle des Sœurs de charité ne saurait guère s’étendre et ne saurait guère durer qu’en se soumettant à l’austère discipline de nos Filles de Saint-Vincent-de-Paul ou de nos Petites Sœurs des pauvres. Quelque vivaces qu’en soient les racines au cœur de la femme, la charité a besoin, pour donner tous ses fruits, de l’égale chaleur de la foi et du couvert de la vie religieuse. Il y faut la continence, la pauvreté volontaire, l’obéissance filiale. Cela est si vrai qu’en Angleterre on a vu des protestants fonder, pour le soin des infirmités humaines, de véritables communautés de femmes[178].

Les lois, les habitudes, la réglementation bureaucratique de l’Église russe ne laissent malheureusement pas à la charité chrétienne la même spontanéité, partant la même variété ni la même fécondité, qu’en Occident. Il semble qu’en cela, comme en toutes choses, il faille encore aujourd’hui l’initiative des autorités laïques ou ecclésiastiques. Autrement, aucun peuple n’est plus que le peuple russe naturellement enclin à la pitié et aux œuvres secourables ; aucun même n’est plus porté à faire consister toute la religion dans l’amour du prochain. Aussi ne serions-nous pas étonné que la charité y renouvelât peu à peu la vie religieuse, chez les femmes du moins.

Quant à la part qu’en d’autres contrées les couvents ont prise à l’enseignement, il est douteux que nos collèges de Pères et nos écoles de Frères ou de Sœurs trouvent de longtemps des imitateurs en Russie. Le gouvernement encourage la fondation d’écoles près des monastères ; il est peu disposé à laisser s’établir des congrégations d’hommes ou de femmes, pouvant apporter dans l’éducation du peuple un esprit particulier. L’enseignement libre est peu fait pour un pays autocratique. Veut-il, pour l’instruction populaire, faire appel au clergé, l’État préfère s’adresser au clergé séculier.




CHAPITRE IX


Le clergé blanc ou séculier. — Comment le clergé est devenu une caste. De l’hérédité des fonctions ecclésiastiques. Églises apportées en dot. Subdivisions de la caste sacerdotale. — Éducation du clergé. Séminaires et Académies ecclésiastiques. Caractères de ces établissements. Leur personnel, leur esprit, leur enseignement. — Situation matérielle du clergé. La plupart des popes ne reçoivent pas de traitement. Tendance à les salarier. Formation et accroissement du budget du culte orthodoxe. Les biens de l’Église. Ressources du clergé. Le casuel. Difficultés auxquelles donne lieu sa perception.


À côté ou au-dessous du clergé noir vient le clergé blanc, le clergé séculier et marié. C’est lui qui, à proprement parler, forme la classe sacerdotale, longtemps érigée en corporation héréditaire, sorte de tribu vouée au service de l’autel. Ce singulier système s’était établi peu à peu : le lévitisme était la conséquence du servage et de la constitution de la société civile. Le paysan, lié à la terre, ne pouvait entrer dans l’état ecclésiastique sans frustrer son seigneur ; le noble, propriétaire de serfs, ne pouvait devenir prêtre sans renoncer à ses serfs et aux privilèges de sa classe[179]. Dans de telles conditions, le recrutement du clergé ne pouvait se faire que par le clergé. Il dut y avoir une classe attachée à l’autel, comme il y en avait une attachée à la glèbe. C’est ce qui advint ; les fils de popes furent élevés au séminaire, et les emplois ecclésiastiques furent réservés aux séminaristes. La coutume ayant rendu le mariage des prêtres obligatoire, il fallait leur assurer des femmes ; à leurs filles il fallait assurer un établissement. Les filles de popes furent destinées aux clercs, et les clercs aux filles de popes. Aux filles, comme aux fils du clergé, il fallut une autorisation spéciale pour sortir de la classe sacerdotale et se marier en dehors d’elle.

Ainsi, par le fait même des besoins de la société, le clergé russe, avec ses femmes et ses enfants, se trouva constitué en véritable caste. En dédommagement de cette sorte de servitude sacrée, il reçut certains avantages : on le compta au nombre des classes privilégiées[180]. Il fut exempt du service militaire, exempt des impôts personnels, exempt des châtiments corporels, précieuses prérogatives, si elles avaient toujours été respectées, si les supérieurs ecclésiastiques ou les fonctionnaires laïques eussent plus souvent daigné se conformer aux lois.

Cette constitution du clergé tenait à l’état de choses sorti du servage, elle devait cesser avec l’émancipation. En 1864, trois ans après l’affranchissement des serfs, l’empereur Alexandre II fit tomber les murs séculaires de la caste sacerdotale. L’accès du sanctuaire fut ouvert à toutes les classes, et toutes les carrières furent ouvertes aux enfants du clergé. Cette émancipation du corps ecclésiastique ne produira ses conséquences que dans un temps assez éloigné. Si la loi permet au clergé de se recruter en dehors de lui-même, les mœurs le lui rendent encore difficile. Tant que les autres classes de la nation, que le noble, le marchand, le paysan, seront, par leur éducation ou par des liens civils, retenus en dehors du sacerdoce, le clergé restera dans le peuple une classe à part.

La constitution lévitique du clergé l’avait amené à des habitudes qui ne peuvent disparaître en quelques années. À la faveur de l’hérédité du sacerdoce, tendait à s’établir l’hérédité des fonctions et des emplois ecclésiastiques. Le pope cherchait naturellement à transmettre sa paroisse à l’un de ses enfants ; la cure du père était l’héritage du fils, plus souvent elle était la dot de la fille. Les paroisses tendaient ainsi à devenir une sorte de fief privé, de propriété des prêtres. Il s’en fallut de peu que le clergé ne se fît reconnaître ce droit de succession : plusieurs des principaux prélats de la Russie en combattirent vainement l’exercice au dix-huitième siècle. La coutume était pour les prétentions du clergé. D’ordinaire, pour entrer en possession d’une cure, le candidat devait épouser une des filles de son prédécesseur mort ou retiré ; le plus souvent l’évêque ne le nommait qu’à cette condition. Il y avait pour cela deux raisons. En perdant son chef, la famille du pope tombait le plus souvent à la charge de l’Église et de l’État, qui s’en déchargeaient volontiers sur le nouveau curé. Ensuite, peu de presbytères appartenaient à la commune ou à l’Église ; il y avait un champ affecté aux besoins du pope, mais la maison qu’il y construisait était son bien, elle faisait partie de sa succession ; pour en prendre possession, le nouveau venu devait se mettre d’accord avec la famille de son prédécesseur, la dédommager. L’arrangement le plus simple était, en entrant dans la maison, d’entrer dans la famille. Le second mariage étant interdit aux femmes de prêtres comme aux prêtres eux-mêmes, et ceux-ci ne pouvant épouser qu’une vierge, il n’y avait point à songer à une union avec la veuve du défunt. C’était donc par un mariage avec une des filles et une pension à la veuve ou aux autres enfants que se réglait le plus souvent la transmission des cures. On évitait ainsi les querelles et les procès, et, pour y couper court, l’autorité avait encouragé ce genre de solution. Les séminaristes n’étant promus au sacerdoce qu’après leur mariage, c’était avant leur ordination qu’ils devaient s’assurer d’une fiancée, en même temps que d’une paroisse. Aussi le principal souci des aspirants à la prêtrise était-il de chercher une héritière dont la main leur valût une église. Le futur curé s’enquérait moins des charmes ou des vertus de sa fiancée que de l’aménagement du presbytère et des revenus de la paroisse qu’elle lui devait apporter en dot.

La coutume d’arriver aux cures par un mariage ou un marché était si générale qu’il a fallu une loi pour défendre d’en faire une obligation. Ce n’est qu’en 1867 qu’il a été interdit d’exiger, pour la collation d’une cure, que le candidat entrât dans la famille de son prédécesseur ou lui servît une pension. Cette loi était excellente ; elle ne pouvait changer d’un coup des habitudes séculaires. Pour que la collation des cures cesse d’être compliquée d’affaires de mariage et de succession, il faut mettre les veuves et les orphelins du clergé à l’abri du besoin, il faut assurer à chaque pope une demeure paroissiale.

L’hérédité ne s’était pas seulement introduite dans les fonctions de curé et de prêtre, elle était descendue jusqu’aux derniers emplois de l’Église. La classe sacerdotale comprenait non seulement les prêtres et les diacres ayant reçu les ordres, mais aussi les chantres ou psalmistes, les sacristains, les bedeaux, les sonneurs[181]. Le clergé russe compte environ 500 000 âmes ; sur ce nombre, en apparence considérable, les ecclésiastiques en fonctions, les prêtres en particulier, sont peu nombreux. Le clergé blanc est encore moins homogène que le clergé noir ; il se divise en deux ou trois groupes, dont chacun formait une classe dans la classe, une sorte de sous-caste séparée des autres par le genre de vie ou l’éducation, et, en général, ne se mariant que dans son propre sein. C’est, d’abord, le prêtre, vulgairement appelé « pope »[182] ; les paroisses ordinaires en ont un, les plus importantes deux. Il y en avait, en 1887, à peine 35 000, dont près de 1500 portaient le titre d’archiprêtres. C’est ensuite le diacre, qui assiste le prêtre dans les cérémonies et peut le supléer dans quelques-unes, ainsi dans les enterrements ; chez lui, la qualité la plus prisée est une belle voix de basse. Comme le diacre n’est point essentiel à la liturgie, toutes les églises n’en ont pas, et les paroisses qui en possèdent en ont moins que de prêtres. On n’en compte guère que 7000. Ils étaient près du double il y a vingt-cinq ans ; cette diminution montre moins une tendance à la simplification du culte qu’à l’économie des frais du culte. Enfin viennent le sacristain et le bedeau, le chantre et le sonneur, les assistants du culte ou serviteurs de l’église (tserkovno-sloujiteli'). Ce bas clergé correspond aux ordres mineurs de l’Église latine ; il en exerce les anciennes fonctions. La plupart des paroisses ont un ou deux de ces assistants ou acolytes. Comme celui des diacres, le nombre en a notablement diminué depuis un quart de siècle ; ils ne sont plus guère qu’une quarantaine de mille. De même qu’en Occident, on tend maintenant à les remplacer par des mercenaires laïques.

Les deux ou trois clergés entre lesquels se partageait la classe sacerdotale étaient jusqu’à présent demeurés distincts. Au lieu d’être les degrés successifs d’une même carrière tour à tour parcourue par le même homme, les emplois inférieurs, le diaconat et la prêtrise restaient d’ordinaire isolés, exercés pour la vie par des clercs spéciaux. Le lecteur ou psalmiste demeurait psalmiste, le diacre demeurait diacre, surtout quand il avait une belle voix, comme le pope demeurait pope. Grâce à l’introduction de l’hérédité, les générations étaient même souvent rivées au même degré de la hiérarchie. Entre ces familles cléricales vivant côte à côte dans la même paroisse, il y avait peu d’alliances. Chaque classe se mariait dans son propre sein : psalmiste, diacre ou pope épousait la fille d’un de ses pareils. Souvent même il ne suffisait point, pour une union entre deux familles sacerdotales, qu’elles eussent le même titre hiérarchique, il fallait qu’il y eût entre elles une certaine parité de situation.

Pour l’éducation, comme pour l’aisance, le pope des villes est d’ordinaire bien au-dessus des popes des campagnes ; aussi y a-t-il peu d’alliances de familles entre le clergé rural et le clergé citadin. L’élite du clergé blanc est formée des protopopes ou archiprêtres, premiers prêtres d’une paroisse qui en a plusieurs. Ces protopopes sont souvent chargés des fonctions de blagotchinnye (mot à mot, « hommes du bon ordre » ), sorte de doyens ou inspecteurs du clergé paroissial. Un archiprêtre marié peut monter au plus haut emploi où puisse être appelé l’évêque, à un siège dans le Saint-Synode. Entre ces sommités du clergé blanc et le pope ou le diacre des campagnes, il y a un intervalle presque égal à la distance qui, dans le clergé noir, sépare le moine revêtu de la dignité épiscopale du novice réservé aux plus humbles services du couvent.


Dans le clergé marié, comme dans le clergé célibataire, l’intelligence et le travail ne sont point étrangers à cette diversité de destinées. Aux plus mauvais jours de l’hérédité et de la routine, le mérite avait encore sa part dans la distribution des emplois ecclésiastiques. Pour la prêtrise et le diaconat, il y avait une gradation de connaissances et d’examens. On n’arrivait au sacerdoce qu’en passant par deux ou trois épreuves successives ; le candidat qui s’arrêtait à la première était relégué dans le diaconat ; celui qui n’avait pu obtenir aucun diplôme n’avait, pour conserver les privilèges du clergé et n’être point pris comme soldat, d’autre refuge qu’une place de chantre ou de sacristain[183]. Les emplois ecclésiastiques se trouvaient ainsi mis à une sorte de concours.

Les écoles du clergé sont partagées en trois catégories : écoles de paroisse et de district, séminaires et académies, correspondant à peu près à nos trois degrés d’instruction : primaire, secondaire et supérieure. Les clercs inférieurs sortent des écoles élémentaires, le plus grand nombre des popes des séminaires diocésains, et l’élite des deux clergés des quatre académies qui tiennent lieu de facultés de théologie. De ces académies, les trois plus anciennes sont près des trois métropolites de Pétersbourg, de Moscou, de Kief ; la quatrième est à Kazan, aux confins du monde musulman. À cette académie de Kazan on fait une large part aux langues orientales ; c’est, en quelque sorte, la Propagande pour les missions d’Europe et d’Asie. Dans ces académies, l’enseignement s’est, jusque vers 1840, donné en latin. Elles étaient autrefois entièrement sous la direction des moines. Aujourd’hui encore, les académies ecclésiastiques sont annexées aux grandes laures de Saint-Alexandre-Nevsky, de Troïtsa, de Petchersk ; mais elles occupent un local distinct. À l’académie, comme au séminaire, les moines ont été généralement supplantés par les prêtres séculiers, voire par les laïcs, ces derniers, il est vrai, tenant d’habitude au clergé par leur origine et leur éducation. Les trois quarts au moins des élèves de ces hautes écoles de théologie sont des boursiers de l’État, des diocèses ou des couvents. La plupart se destinent plutôt à l’enseignement qu’au sacerdoce. Les académies sont moins de grands séminaires que des écoles normales pour les professeurs de séminaires. Le professorat, qui laisse vivre dans le siècle, est une carrière recherchée des jeunes gens sortis du clergé.

Académies ou séminaires, toutes les écoles ecclésiasliques sont, comme l’Église elle-même, fortement centralisées. Elles relèvent directement du Saint-Synode et du haut procureur. Dans son séminaire, de même que dans son consistoire, l’autorité épiscopale est sous la surveillance de l’autorité synodale, et le clergé sous la tutelle de l’État. Naguère encore, c’était le Saint-Synode qui, sur la proposition de l’évêque, nommait ou confirmait les recteurs et professeurs des séminaires, aussi bien que des académies. Pour relever la situation morale du clergé, on a, sur la fin du règne d’Alexandre II, appelé le clergé local, joint aux professeurs des séminaires, à élire lui-même ses recteurs. En outre, c’est le clergé, réuni en assemblées périodiques, qui choisit les comités chargés de surveiller ses écoles.

Recteurs, professeurs, élèves, les hôtes des écoles ecclésiastiques de tout ordre se recrutent presque uniquement parmi les fils et les filles de prêtres, car il y a des établissements pour leurs filles, aussi bien que pour leurs fils. Académies de théologie ou séminaires sont moins faits pour les jeunes gens qui veulent entrer dans le clergé que pour les jeunes gens issus du clergé. En dépit des lois qui en ouvrent l’accès à toutes les classes, les fils de popes sont encore presque seuls à solliciter d’y être admis. Beaucoup, il est vrai, ne font que traverser le séminaire pour passer dans les carrières civiles. Les séminaires n’en ont pas moins gardé un caractère de caste ; à certains égards, ils sont la propriété et la forteresse de la caste. Ils l’entretiennent dans son isolement, en donnant aux enfants du clergé une éducation à part, dans des maisons pratiquement fermées aux autres familles. Aussi, pour supprimer la caste, a-t-on parfois proposé de supprimer le séminaire. Pour rapprocher le clergé des autres classes de la nation, on a conseillé de lui enlever ses écoles et d’élever ses fils et ses filles avec les enfants des autres classes. Ce serait peut-être le seul moyen d’avoir un clergé vraiment séculier. Par malheur, l’Église entend nourrir ses prêtres d’autres aliments que des sciences profanes ; la vocation sacerdotale exige un long dressage, difficile dans des collèges publics, au milieu de jeunes gens voués à de tout autres soucis. Si rien ne l’oblige à conserver des écoles primaires spéciales pour ses filles et ses fils, le clergé ne saurait guère fermer ses séminaires pour donner aux futurs prêtres un enseignement tout laïque.

Ce n’est point qu’en Russie les séminaires et les écoles ecclésiastiques de tout rang se distinguent beaucoup, par les idées ou les sentiments, des établissements laïques. L’esprit n’en est pas toujours meilleur. La religion même est loin d’y posséder toujours sur les âmes l’ascendant que semblerait lui devoir assurer l’éducation cléricale. De ces maisons ecclésiastiques sont, de tout temps, sortis nombre d’incrédules. Si le fait n’est nullement particulier à la Russie, il n’est nulle part plus fréquent. Cette anomalie apparente s’explique, en partie, par le régime longtemps suivi dans les séminaires, par les rigueurs morales et les privations matérielles infligées aux séminaristes. En dépit des lois et des privilèges officiels du clergé, on n’y a longtemps connu d’autre discipline que les verges et les châtiments corporels. Les supérieurs, dit-on, n’y ont même pas toujours renoncé aujourd’hui. Mal nourris, insuffisamment vêtus, aigris par de précoces souffrances, ne connaissant guère de la religion que de fastidieuses pratiques, les séminaristes prenaient en aversion et leurs maîtres et leur vocation, et la société et l’Église. Les académies ecclésiastiques ne valaient pas beaucoup mieux ; les étudiants en théologie ne se faisaient pas scrupule de fréquenter le traktir ou le kabak. Jusque parmi cette élite de la jeunesse sacerdotale, la débauche et les orgies de toute sorte n’étaient pas rares. Il arrivait à ces élèves en théologie d’être rapportés du cabaret ivres morts ; dans leur argot de séminaire, cela s’appelait, naguère encore, la « translation des reliques ». Un fils de prêtre, mort à vingt-neuf ans de misère et d’excès, Pomialovsky, s’était fait un nom en dépeignant, dans ses Nouvelles, la vie des « vieilles bourses » (ainsi nommait-on dans le peuple les séminaires) ; Pomialovsky y avait lui-même été élevé comme boursier. À une certaine époque, ces maisons avaient si mauvaise réputation que, pour les peupler, la police était obligée de recourir à une sorte de presse parmi les enfants du clergé[184]. Les professeurs, mal payés, mal traités par les supérieurs monastiques, étaient aussi misérables et aussi mécontents que leurs élèves. Comment, après cela, s’étonner que les séminaires russes aient longtemps été une pépinière de radicalisme ?

Aujourd’hui même, en dépit des réformes accomplies par le comte Tolstoï et par M. Pobédonostsef, l’esprit des séminaires orthodoxes n’est pas toujours beaucoup plus religieux. Le séminariste libre penseur est un type qui n’a pas encore disparu. Sous Alexandre III, les écoles du clergé se sont parfois montrées non moins indisciplinées que les gymnases civils ou les Universités. Les révoltes n’y sont pas sans exemple. On a vu, à Moscou, en 1885, le métropolite contraint de recourir aux bons offices de la police pour dompter une rébellion de son séminaire. Comme correction, les mutins furent, dit-on, fustigés jusqu’au sang, manu militari, en présence du métropolite, qui les excitait au repentir, après avoir, selon les mauvaises langues, béni de sa main les verges. Deux ou trois ans plus tôt, toujours sous Alexandre III, les séminaristes de Voronèje, mécontents de leur recteur, s’étaient approprié, contre lui, les procédés des conspirateurs politiques contre le tsar. Ils avaient tout simplement tenté de faire sauter leur supérieur au moyen de matières explosibles placées dans un calorifère donnant sur son cabinet. Et ce n’était pas, chez ces futurs ecclésiastiques, une invention nouvelle ; deux ans auparavant, en 1879, ils avaient, de la même manière, essayé de se débarrasser de leur inspecteur. Il n’y a que des séminaristes russes pour se permettre de pareils expédients. Un peu plus tard, parmi les conspirateurs qui, en mars 1887, avaient fabriqué, pour l’empereur Alexandre III, des bombes strychninées, il se rencontrait un « candidat (bachelier) en théologie » de l’académie ecclésiastique.

Jusque vers la fin du règne d’Alexandre II, les élèves diplômés des séminaires étaient admis à l’université au même titre que les élèves des collèges classiques. Cette faculté leur a été brusquement retirée, durant la crise du nihilisme. Est-ce l’appréhension de leurs tendances radicales, est-ce la défiance de leur pauvreté et des mauvais conseils de l’indigence, qui a fait fermer aux séminaristes les portes du haut enseignement ? Était-ce uniquement le désir de restreindre le nombre des étudiants et d’arrêter le recrutement des groupes révolutionnaires en diminuant le prolétariat lettré ? Était-ce simplement, comme l’affirmaient les rapports officiels, l’infériorité des séminaires vis-à-vis des gymnases classiques ? Toujours est-il qu’en coupant aux séminaristes l’entrée de l’université, en rejetant sur les académies de théologie les fils de popes sans vocation ecclésiastique, le gouvernement a renforcé l’isolement de la caste sacerdotale. L’État a dressé une barrière de plus entre les enfants du clergé et les classes instruites[185].

Si les jeunes gens issus du clergé continuent à être élevés dans des écoles spéciales, l’enseignement donné dans ces écoles se rapproche singulièrement de celui des établissements laïcs. Les séminaires russes ont à peu près les mêmes programmes que les gymnases, avec cette différence que, durant les dernières années, les études théologiques se superposent aux études classiques. Ce qu’on appelle en France le grand et le petit séminaire se trouvent ainsi réunis. L’enseignement des séminaires russes n’est point ce qu’on se figure à l’étranger. En peu de pays, les connaissances demandées au clergé sont aussi variées : c’est le slavon liturgique, puis le latin, puis un peu de grec, quoique le grec tienne peu de place pour un pays de rite grec. L’élève n’est point borné aux langues anciennes et aux lettres sacrées : une langue vivante, le français ou l’allemand, à son choix, doit lui ouvrir l’accès du monde moderne et les sources des cultes dissidents. Les programmes sont pleins de promesses ; les lettres n’y font pas tort aux sciences, ni les études théoriques aux études pratiques. À la géométrie, à l’algèbre, à la physique, s’ajoute, pour le futur curé, un peu de botanique, d’économie rurale et parfois même de médecine. Le tout est couronné par l’histoire, la philosophie, la théologie, dont chaque branche a son enseignement spécial. Il serait difficile de concevoir, pour des ecclésiastiques, un plus large système d’enseignement. L’inconvénient est, comme dans toutes nos écoles modernes, que les matières enseignées se pressent dans un temps trop limité, en sorte que l’ampleur des études prend sur leur profondeur. Un autre vice des séminaires orthodoxes c’était, tout récemment encore, l’imperfection des méthodes, la routine, l’emploi de livres ou d’auteurs surannés, l’absence d’esprit critique, d’esprit scientifique. Fondées aux derniers siècles, à l’imitation de celles de l’Occident, les écoles ecclésiastiques russes ont, en élargissant leurs programmes, gardé bien des défauts de leurs modèles. La Russie y ajoutait les siens, la rareté et le peu de science des professeurs, l’instabilité du professorat. Aujourd’hui le personnel enseignant des séminaires et des académies n’est plus inférieur à sa tâche ; il s’est relevé depuis que les prêtres séculiers y ont supplanté les moines. Pour beaucoup de ces derniers, pour les plus distingués surtout, l’enseignement était moins une profession que le premier échelon d’une autre carrière. On voyait des jeunes gens, après leur prise d’habit, passer presque subitement du banc de l’élève à la chaire du maître, puis bientôt quitter celle-ci pour les hautes dignités.

Avec tous ses défauts, l’instruction offerte dans les séminaires et les académies de théologie a l’avantage (certains diraient l’inconvénient) d’être moins spéciale, moins exclusivement ecclésiastique qu’en d’autres pays. Les programmes seraient remplis que le clergé russe serait le plus instruit et le plus éclairé du monde. S’il ne l’est point, il n’est guère inférieur à certains clergés de l’Occident ; il est supérieur à la plupart des clergés d’Orient, unis ou non à Rome. Les connaissances du plus grand nombre des prêtres les mettent encore au-dessus du milieu où ils vivent, et si la plupart en tirent peu de parti, la faute en est moins à l’enseignement du séminaire qu’au poids déprimant de la vie du pope. L’instruction des diacres et des clercs inférieurs est plus faible ; les plus vieux de ces derniers savent à peine lire le slavon et récitent leur office par cœur. Le temps est loin cependant où le patriarche Nikone se faisait taxer d’exigence en prétendant que tous les clercs sussent lire : encore aujourd’hui tous les sonneurs ou sacristains le savent-ils en Occident ?


L’ignorance n’est point la principale plaie du clergé russe, c’est la pauvreté ou plutôt le manque de moyens d’existence indépendants. Le clergé paroissial n’est point salarié ou ne l’est que d’une façon insuffisante. Un tiers seulement des popes touche une allocation de l’État, et ces privilégiés ne sauraient vivre de ce que l’État leur donne. Les provinces où les cultes étrangers ont de nombreux adhérents sont les seules où les prêtres orthodoxes reçoivent un traitement sérieux. Dans ces régions, la politique unit l’intérêt de l’orthodoxie à l’intérêt national ; elle empêche l’État de laisser le pope à la charge de son troupeau. Alors même le curé russe ne reçoit guère plus de 300 roubles : avec cela, le pope, père de famille, se trouve encore souvent dans une situation inférieure à celle des ministres des confessions rivales, qui d’ordinaire sont, eux aussi, salariés par l’État. Les défiances mêmes du gouvernement contre les cultes hétérodoxes l’engagent à en payer le clergé, pour le mieux tenir sous sa main. Il le fait, d’ordinaire, au moyen d’une taxe spéciale appliquée aux membres de chaque confession, en sorte qu’il n’est que l’intermédiaire obligé entre les différentes Églises et leurs ministres. Avec le clergé orthodoxe, il n’est pas besoin de tels moyens ; l’État le tient sous sa tutelle par assez d’autres liens.

Cet exemple montre l’erreur de ceux qui font consister la séparation de l’Église et de l’État dans la suppression du budget des cultes. C’est là une vue grossière qui ne peut être acceptée que par l’ignorance. Peu d’Églises ont été aussi étroitement unies à l’État que l’Église russe, et, jusqu’à une époque toute récente, il n’y avait pas en Russie de budget des cultes. Aucun clergé n’a été plus dépendant du gouvernement, et, aujourd’hui encore, la plus grande partie de ce clergé ne reçoit rien du Trésor.

Chez un peuple riche, où l’initiative individuelle a été mûrie par les libertés publiques, là surtout où la nation est partagée entre diverses confessions et le sentiment religieux stimulé par la rivalité des différents cultes, le clergé peut trouver plus de liberté, plus de dignité, à n’avoir d’autre soutien que la piété de ses fidèles. Il en est autrement dans un pays pauvre, habitué à se reposer de tout sur l’État. Le clergé, dont l’entretien est abandonné au zèle privé, y perd en considération et en indépendance, souvent même en moralité. En étant à la charge de ses paroissiens, le prêtre tombe à leur merci. C’est ce qui se voit en Russie, au moins dans les campagnes. A-t-il affaire aux anciens serfs, le pope a peine à leur arracher la nourriture de ses enfants. Compte-t-il sur sa paroisse quelque riche famille, il n’en est d’ordinaire qu’une, celle de l’ancien seigneur, en sorte que la générosité est sans émulation, et que la reconnaissance, n’ayant point à se partager, se change en dépendance et en servilité. Au temps du servage, le pope vivait surtout des bienfaits du seigneur local : à force d’être son obligé, il devenait son homme, sa créature ; il était comme l’aumônier ou le chapelain du propriétaire. Cet état de choses n’a pu disparaître en un jour avec l’émancipation.

Alors que d’autres pays en discutent la suppression, la Russie incline au salariat des cultes. Chez un peuple, en effet, où l’Église est liée à l’État, le salariat du clergé offre à tous deux plus d’avantages que d’inconvénients. Pour que le prêtre ait profit à se passer des subventions du gouvernement, il faut qu’il soit libre de sa tutelle. Dépendre à la fois de l’État par l’administration ecclésiastique et des fidèles par les besoins pécuniaires, c’est, pour un clergé, une trop lourde servitude. Pour qu’il n’en soit pas écrasé, il faut que l’une de ces deux dépendances l’affranchisse de l’autre. Dans un pays encore pauvre, comme la Russie, subventionner le prêtre serait le meilleur moyen de le relever aux yeux du peuple. L’obstacle est dans les finances. Chacune des réformes de l’empire vient, temporairement au moins, peser sur son budget ; cette considération ne permet pas l’application immédiate de toutes les réformes projetées. Le chapitre du culte orthodoxe est déjà un de ceux qui ont le plus grossi, dans un budget dont tous les chapitres se sont singulièrement enflés. L’allocation du Saint-Synode a plus que décuplé depuis une cinquantaine d’années : en 1833 elle n’atteignait pas 1 million de roubles ; en 1887 elle montait à près de 11 millions. Il est vrai que le clergé urbain ou rural ne touchait guère que la moitié de ces 11 millions[186]. Sur près de 35 000 paroisses, 18 000 environ avaient seules part aux libéralités de l’État. L’administration bureaucratique de l’Église est naturellement dispendieuse. Les chancelleries et leur personnel de commis absorbent une notable part des ressources ecclésiastiques. Heureusement pour l’Église, la piété privée est plus généreuse envers elle que le Trésor. Le budget que lui octroie l’État est au moins doublé par les libres dons des particuliers. Le clergé recueille, des quêtes, des troncs des églises, des offrandes de toute espèce, une douzaine de millions de roubles. En outre, le Saint-Synode possède des capitaux, une sorte de fonds de réserve amassé peu à peu et montant à une trentaine de millions (de roubles) dont le revenu s’ajoute au budget du culte orthodoxe.

En Russie de même qu’en France, le budget du culte dominant pourrait être regardé comme une dette nationale. Là aussi, la subvention accordée à l’Église n’est qu’une mince indemnité des biens qui lui ont été enlevés. Dans l’ancienne Moscovie, l’Église possédait d’énormes propriétés territoriales. La terre et les paysans étaient la monnaie du pays ; les princes et les boyars, pauvres de numéraire, payaient en terre les prières du clergé. C’est ainsi que l’Église était devenue le plus grand propriétaire de la Russie. Ses biens, déjà limités par les vieux tsars, l’Église les a, pour la plupart, perdus au dix-huitième siècle. La sécularisation, effectuée en 1764, atteignit le clergé blanc en même temps que les couvents. En s’emparant des biens ecclésiastiques, Catherine II, comme une trentaine d’années plus tard notre Assemblée constituante, prétendait n’y porter la main qu’afin d’en faire un meilleur usage « pour la gloire de Dieu et le bien du pays « . Plus heureuse ou plus habile que la Révolution française, la tsarine eut l’art de faire ratifier par le clergé la dépossession de l’Église. Un seul prélat, Arsène Matséiévitch, archevêque de Rostof, protesta au nom des canons de l’Église. Ce petit Nikone fut dépouillé de l’épiscopat. Comme plus d’un des récalcitrants aux volontés autocratiques, il fut déclaré fou ou radoteur (vral), et, à ce titre, enfermé pour la vie dans une prison de Revel. Il y mourut après vingt ans de captivité, et sa mort fut tenue secrète, de peur que les dévots n’eussent l’idée de l’honorer comme confesseur de la foi.

Le clergé séculier, de même que les couvents, a conservé ou recouvré une partie de ses terres. Dans chaque paroisse, le pope a d’ordinaire la jouissance d’un champ ; la plupart des communes lui attribuent une trentaine de désiatines[187]. Les prêtres qui reçoivent un traitement du Trésor sont parfois les mieux dotés de terres. C’est que, dans les provinces de religion mixte, là où il est en concurrence avec le curé catholique, le pasteur protestant ou le mollah musulman, le pope est soutenu par l’État comme un agent de russification. D’après les statistiques du zemstvo de Podolie, les 1350 paroisses orthodoxes de ce seul diocèse se partageaient 80 000 désiatines de champs labourés, rapportant environ 600 000 roubles, et à ces champs venaient s’ajouter des potagers, des prairies, quelques bois.

Les diocèses de la Russie centrale sont souvent moins favorisés. Dans un village du gouvernement de Voronège où j’ai séjourné, à Kourlak[188] sur le Bituk, l’église possédait douze désiatines ; la moitié, c’ést-à-dire six désiatines, revenait au prêtre ; le quart, autrement dit trois désiatines, revenait au diacre ; le reste, soit une désiatine et demie par tête, formait le lot du chantre et du sacristain. Comme point de comparaison, il est bon de dire que, dans toute cette région, la part de terre attribuée à chaque paysan par le statut d’émancipation dépassait les six désiatines du pope. Quant au pomechtchiky, à l’ancien seigneur qui me donnait l’hospitalité, son domaine n’avait pas moins de 40 000 hectares ; il lui fallait des relais pour aller d’une extrémité à l’autre de ses champs.

Prêtres et diacres ont beau jouir de tant et tant de désiatines, ce leur est souvent une mince ressource dans un pays peu peuplé, où parfois la terre n’a de valeur qu’autant qu’on la peut cultiver soi-même. Les paysans prêtent d’ordinaire au pope un travail gratuit, mais insuffisant. Souvent le prêtre est réduit à mettre lui-même la main à l’ouvrage. À Kourlak, par exemple, le pope cultivait la moitié de ses six désiatines et louait l’autre. La principale ressource du clergé n’est pas là, elle est dans les cérémonies religieuses, dans le casuel. Il y a dans chaque paroisse deux, trois, quatre familles, souvent vingt ou vingt-cinq personnes, à vivre de l’autel. Tout ce monde pourrait encore trouver là un revenu suffisant, si le produit de chaque église était abandonné à son clergé. Or il n’en est point ainsi : certaines aumônes, certaines taxes ecclésiastiques sont réservées aux caisses du diocèse ou du synode.

Dans les églises orthodoxes, chez les Grecs comme chez les Russes, une des branches de revenus les plus régulières est la vente des cierges : cette vente se peut comparer à la location des bancs ou pews en Angleterre et des chaises en France. Les orthodoxes, qui ne s’assoient point pendant les offices et prient d’ordinaire debout, n’entrent guère dans leurs temples sans acheter à la porte un petit cierge qu’ils laissent à l’église ou qu’ils brûlent devant une image. Les dévots en allument à la fois devant plusieurs saints. La pâle lueur des cierges remplace devant les icônes la prière qu’elle symbolise. L’Église tient à la pureté de la cire, dont l’odeur ambrée doit se mêler au parfum de l’encens ; on veut qu’elle soit fabriquée par les ouvrières ailées auxquelles le Seigneur en a confié le soin. Dans cette Russie où le peuple boit encore de l’hydromel, et où tant de terres n’ont jamais porté que des fleurs sauvages, les ruchers sont nombreux. En certaines régions, vers l’extrême nord, vers l’Oural ou le Caucase, on se contente souvent de recueillir les rayons des essaims en liberté. Sauvages ou domestiques, les innombrables abeilles de l’immense empire travaillent avant tout pour le Christ et pour ses saints. Des cinquante millions de kilogrammes de cire qu’elle récolte annuellement, la Russie consomme la plus grande partie dans ses églises. Autrefois la confection des cierges était abandonnée à l’industrie privée. Aujourd’hui l’Église, en bonne ménagère, s’en charge souvent elle-même. Nombre d’évêques ont leur fabrique diocésaine ; plus d’un couvent a également la sienne. De cette façon, tout le produit de cette pieuse industrie revient à Dieu et à ses ministres. Je ne sais exactement combien de millions rapportent au clergé la vente et la fabrication des cierges. Toujours est-il que c’est un de ses principaux revenus. Aussi l’une des questions les plus agitées, dans le monde de l’Église, a-tr-elle été celle de la répartition du produit de cette vente. Le plus net de ce saint trafic va encore, croyons-nous, au Saint-Synode et aux écoles ecclésiastiques.

À l’inverse du prêtre catholique, le pope ne peut guère compter parmi ses ressources les honoraires de ses messes. On dit bien la messe pour les morts, surtout aux anniversaires funèbres, mais l’usage n’est point d’en multiplier la répétition. Les dispenses de jeûne et de carême ne sont non plus d’aucun secours pécuniaire pour le diocèse ou les paroisses. L’orthodoxie orientale, pour ses quatre carêmes, ne donne pas de dispenses, chacun les observe suivant sa conscience ; au jeûne elle ne substitue point l’aumône. L’Église gréco-russe a dû chercher d’autres sources de revenus. Obligée de faire vivre de l’autel un clergé pourvu de famille, on comprend qu’elle en soit arrivée à faire argent de tout, et qu’aucune de ses cérémonies, aucun de ses sacrements ne soit gratuit. Le lecteur sait déjà que tout se paye, l’absolution des péchés comme le baptême et le mariage[189]. Les inconvénients d’une pareille pratique, pour la dignité du clergé, n’échappent pas aux autorités ecclésiastiques. Elles voudraient en affranchir au moins les deux sacrements demeurés entièrement gratuits dans l’Église latine, la confession et la communion. En 1887 le Saint-Synode a résolu d’interdire aux pénitents de remettre de l’argent dans la main du prêtre, ou de lui en laisser sur une table après la confession. Il a, de même, décidé de supprimer l’usage, pour nous assez bizarre, de déposer une offrande sur un plat en buvant du vin chaud après la communion. Pour remplacer cette branche de revenus, le Saint-Synode a ordonné de placer dans les églises des troncs spécialement destinés à recueillir les dons des fidèles qui viennent faire leurs dévotions. Cette mesure a été appliquée à Moscou, dès 1887, durant la semaine sainte. Comme il fallait s’y attendre, la recette a été en notable déficit sur les années précédentes. Il s’est rencontré des orthodoxes qui ont jeté dans les troncs des boutons et des chiffons de papier, au lieu de pièces d’argent ou de billets de banque. Si le nouveau système est plus conforme à la dignité du prêtre, il est assurément moins favorable à ses intérêts. Aussi est-il douteux qu’il puisse être maintenu ou étendu à toutes les paroisses. À plus forte raison ne saurait-on supprimer la rétribution perçue par le prêtre pour les autres sacrements.

Si le Russe du peuple recourt souvent aux services du pope, il les rémunère chichement : pour les principales cérémonies, à peine donne-t-il un ou deux roubles ; pour les plus petites et les plus fréquentes, quelques kopeks (centimes du rouble). La multiplicité de ces redevances peut seule dédommager le clergé de leur modicité ; aussi n’en néglîge-t-il aucune. Il tend à se transformer en agent financier, en collecteur de taxes. Tout se paye, et rien n’a de tarif ; depuis Pierre le Grand, on a plusieurs fois songé à tarifer le casuel ; les préventions du peuple s’y sont opposées. La misère besogneuse du pope doit le disputer à l’avare pauvreté du moujik. Pour une cérémonie, pour un mariage ou un enterrement, on négocie, on marchande parfois, comme on ne marchande plus qu’en Russie. On a vu des fiancés venir à l’église et s’en retourner, sans être mariés, pour n’avoir pu se mettre, d’accord sur le prix avec le curé. On a vu des paysans enterrer clandestinement leurs morts pour échapper aux exigences du prêtre.

De là toutes sortes d’anecdotes, de contes, de légendes. Une fois c’est un pope qui, pour se venger de la ladrerie du père, donne à l’enfant qu’il baptise un nom ridicule. Une autre fois, c’est un paysan qui demande à son curé l’autorisation de se marier dans une autre paroisse. « C’est fort bien, répond le ministre de Dieu ; mais as-tu calculé ce que me coûte ton départ ? D’abord je t’aurais marié : soit tant de roubles. Puis tu auras des enfants, mettons sept : cela me ferait sept baptêmes. Puis, plusieurs de tes enfants viendront à mourir ; mettons trois : cela me ferait trois enterrements. Puis tu auras des fils ou des filles à marier ; mettons quatre : cela me ferait quatre mariages. — Mais, batiouchka, réplique le paysan, tu es déjà vieux : tu pourrais mourir avant tout cela. — C’est vrai, mon ami, riposte le pope, nous sommes tous mortels, aussi je ne te demanderai que dix roubles. « 

La rapacité du clergé a fourni la matière de plusieurs contes populaires. Ces skazki montrent quelle opinion l’impitoyable levée du casuel a donnée du pope au moujik. Pour juger des sentiments d’un peuple à l’égard de ses prêtres, on ne saurait, il est vrai, s’en fier à ses contes ou à ses proverbes. Monastique ou séculier, le clergé a partout été en butte aux traits de la satire populaire. Ce qui distingue la raillerie russe, c’est son âpreté. En voici un exemple d’après un conte recueilli par Afanasief. Un pope, c’est là chose commune, a refusé de célébrer les funérailles d’une femme pauvre. Le mari, en creusant lui-même la tombe, découvre un trésor ; il porte une pièce d’or au prêtre. Aussitôt les prières sont dites ; le pasteur, tout changé, assiste au repas mortuaire ; il y mange et boit comme trois personnes. La richesse du festin servi par le pauvre homme étonne le curé, il l’interroge, il l’adjure de confesser son péché. « As-tu tué quelque marchand ? lui dit-il. — J’ai découvert un trésor », répond le moujik. Le pope décide de s’emparer de la trouvaille de son paroissien en lui faisant peur. D’accord avec sa popesse, il imagine de se déguiser en diable. Pour cela, il s’affuble de la peau d’une chèvre. Le stratagème réussit, le moujik livre son trésor ; mais, en le rapportant, le pope s’aperçoit que la peau de chèvre s’est attachée à ses membres[190]. Cette naïve légende pourrait servir d’allégorie. Comme la peau de chèvre, le renom de cupidité s’est attaché au prêtre ; il s’est collé à son front, il le défigure, il fait prendre le ministre de Dieu pour un suppôt du diable. « Avoir des yeux de pope » est une expression proverbiale pour désigner des regards avides.

Les évêques cherchent à modérer la cupidité de leurs prêtres ; ils savent au besoin leur donner d’édifiantes leçons. Voici à cet égard un trait que j’ai tout lieu de croire exact. Une pauvre femme était venue trouver Mgr Dmitri, alors archevêque de Toula, le suppliant de lui avancer deux roubles. Le prélat, dont la charité était légendaire, ne put les trouver sur lui. « Que voulez-vous faire de ces deux roubles ? demanda-t-il à la femme. — Mon mari est mort, répondit-elle, je voudrais faire dire pour lui les prières de l’Église, et le prêtre exige deux roubles pour l’enterrement. — Je ne puis vous les prêter aujourd’hui, répliqua Mgr Dmitri ; mais je présiderai moi-même demain aux funérailles de votre défunt. » Et il tint parole, à la consternation du pope ainsi mis en cause. Le service funèbre terminé, l’évêque, au lieu d’adresser un reproche au prêtre, lui tendit un billet de deux roubles, en disant : « Prenez, vous n’êtes pas comme moi. Vous n’avez pas d’appointements, vous n’avez que votre casuel pour vivre. » Cela, en effet, est d’ordinaire exact et explique l’apparente rapacité des malheureux popes.

Le premier souci d’un prêtre, en prenant possession d’une paroisse, est de s’enquérir de la valeur du casuel. Il y a quelques années, un jeune pope du diocèse de Volhynie avait été nommé à une cure du district de Rovno. Ayant appris que c’était une paroisse pauvre, il écrivit à l’archevêché pour en solliciter une plus lucrative. L’archevêque, Mgr Palladius, fit droit à la demande du jeune ecclésiastique, mais en même temps il écrivit en marge de la requête : « Le pétitionnaire sollicite une paroisse de rapport. Pour l’obtenir il faut travailler et s’en montrer digne. Les préoccupations matérielles cadrent mal avec la mission ecclésiastique. Le pétitionnaire ferait peut-être bien de chercher son avantage en dehors du sacerdoce, qui ne paraît pas être sa vocation[191]. » Je doute que le prêtre en question ait suivi le conseil épiscopal. Pour la plupart des popes, la prêtrise n’est qu’une carrière qu’ils ne se font pas scrupule d’exploiter de leur mieux. Quelques-uns ne craignent même point, pour en augmenter les profits, de violer les lois de l’État ou les canons de l’Église. C’est ainsi qu’il s’en rencontre pour bénir des mariages secrets et calmer, moyennant finance, la conscience des couples qui ne peuvent s’unir légalement[192]. Dans les contrées écartées, en Sibérie spécialement, certains popes, non contents de fouler leurs prosélytes indigènes, se livrent à toutes sortes de commerce[193].

Les exigences pécuniaires du clergé sont si connues que, en mainte contrée, elles constituent un obstacle au progrès de l’orthodoxie. « La foi russe est trop chère », répondent aux convertisseurs certains indigènes de Sibérie. « Le pope est trop avide, disent de leur côté les raskolniks, les sacrements sont trop dispendieux. » Cette considération toute matérielle n’a pas été étrangère au succès de quelques-unes des sectes les plus récentes, les Stundistes, par exemple. Plus d’un moujik en est venu à se persuader de l’inutilité des sacrements, à la suite d’une dispute avec le prêtre sur le prix d’une cérémonie. L’un des sectaires les plus en vue de cette fin de siècle, Soutaïef, n’avait pas débuté autrement.

De telles habitudes ont fait accuser l’Église orthodoxe de simonie. Le reproche serait plus juste en Turquie, où les hautes dignités ecclésiastiques s’achètent de la Porte ou des pachas : le clergé est obligé de rançonner les fidèles pour payer ses maîtres musulmans. En Russie, du moins, le troupeau n’est tondu que pour l’entretien du pasteur. Le clergé, qui vit des offrandes de ses paroissiens, ne leur peut faire remise des redevances qui sont le pain de ses enfants. Il ne reconnaît point aux indifférents ou aux dissidents la liberté de se soustraire aux taxes de l’Église ; ce serait frustrer ses ministres ou accroître les charges des paroissiens fidèles. Pour ne pas profiter des cérémonies orthodoxes, le raskolnik est souvent tenu d’en payer au prêtre la rançon. De là des compromis pécuniaires entre les curés et les sectaires. Le clergé levait les droits qui lui revenaient, sans tenir compte des opinions de ceux qui les lui devaient, comme ailleurs il a longtemps perçu la dîme, comme, en d’autres pays, l’État fait contribuer au budget des cultes leurs adversaires aussi bien que leurs partisans. La modicité de ses ressources défend au pope d’en rien abandonner. Il a sa femme et ses enfants qui le poussent à ne rien omettre de ses droits ; il a ses confrères du clergé, le diacre et les clercs inférieurs, qui, vivant sur les mêmes gratifications, se trouveraient victimes de son désintéressement. Pour éviter les querelles, il a fallu soumettre la répartition du casuel à des règles officielles. Le prêtre a trois fois, le diacre deux fois plus que le chantre.

Pour les mieux partagés, ces redevances seraient insuffisantes, si, en dehors des sacrements et des cérémonies habituelles de l’Église, la piété ou la superstition du peuple n’offrait au clergé d’autres sources de bénéfices. À la campagne, les diverses saisons et les diverses cultures réclament l’intervention du prêtre, dont les services sont payés tantôt en argent, tantôt en denrées. Les fléaux physiques, la sécheresse, les épidémies sont, pour le pope rural, autant d’occasions de profits. J’ai ainsi vu, dans le midi, le clergé bénir successivement les melons de chaque paysan. Parfois, quand elles n’obtiennent pas le résultat attendu, les prières de l’Église se retournent contre ses ministres. Le moujik les accuse de lui avoir fourni de mauvaises oraisons ou d’avoir mal accompli les rites. Dans une commune du gouvernement de Voronège, comme la sécheresse ne finissait point, les paysans imaginèrent d’immerger le prêtre dans la rivière. D’ordinaire, c’est pour les sorcières qu’ils réservent ce suprême argument ; mais entre le magicien et le prêtre, entre les incantations de l’un et les invocations de l’autre, l’obscure intelligence du moujik ne fait pas toujours grande différence[194], d’autant que prêtre et sorcier lui offrent à peu près le même genre de secours, à des conditions analogues. La pauvreté du clergé l’oblige à se prêter à des pratiques peu dignes de l’Église ; elle fait quelquefois de lui le complice des superstitions populaires. C’est ainsique longtemps s’est perpétué l’usage d’emporter des prières dans un bonnet pour les femmes en couches. Le paysan tendait son bonnet fourré (chapka) pour que le prêtre pût y réciter ses orémus. La prière dite, il fermait avec soin le bonnet pour ne pas la laisser échapper et la transmettre intacte à l’accouchée, sur la tête de laquelle il la répandait en agitant sa chapka. Cette coutume, condamnée par le Règlement spirituel de Pierre le Grand, a, dans certaines contrées, persisté jusqu’à nos jours. On comprend la faiblesse du pope vis-à-vis de superstitions dont il vit.

En dehors même de l’izba du moujik, la religion ou mieux le cérémonial religieux tient encore une grande place dans la vie russe, dans la famille, dans les affaires. Pour tout événement important, pour un anniversaire, pour un retour ou pour un départ, lors d’un emménagement ou lors d’un voyage, au début ou à la conclusion de toute entreprise, le Russe demande la bénédiction de l’Église et de ses ministres. On appelle le clergé dans les maisons pour chanter des Te Deum et bénir les fêtes de famille ; c’est pour lui une occasion de réjouissance et de bonne chère en même temps que de profit. Le pope n’attend pas toujours d’être invité. Il y a des époques, à Noël, à l’Epiphanie, à Pâques, où il est d’usage que le clergé aille bénir les demeures de ses paroissiens. Une coutume semblable existe encore en quelques pays catholiques. Dans les villes et les campagnes de Russie, le prêtre et le diacre, en habits sacerdotaux, s’en vont de maison en maison chanter un alléluia. À peine introduits, ils se tournent vers les saintes images, récitent rapidement leurs prières, donnent aux assistants la croix à baiser, empochent leur argent et s’en vont recommencer ailleurs. Il est des maisons où on les fait parfois recevoir dans l’antichambre par des domestiques ; il en est où, en leur remettant la gratification d’usage, on les dispense du chant des prières. Dans les campagnes, ces tournées périodiques donnent quelquefois lieu à des scènes bizarres ; on voit des paysans fermer leurs cabanes et prendre la fuite à rapproche du pope, au risque d’être poursuivis par les femmes ou les enfants du clergé. Pour mettre fin à leurs importunités, le synode a dû défendre aux popesses et à leurs enfants d’accompagner leurs maris dans ces quêtes à domicile. D’autres fois, le paysan refuse l’offrande habituelle, et alors s’engagent, entre le prêtre et lui, des discussions plus dignes de la foire que de l’Église. J’ai entendu raconter qu’un pope, las de réclamer le salaire des prières qu’il venait de réciter, imagina de retirer les bénédictions qu’on ne voulait point lui payer pour les remplacer par des imprécations. La superstition triompha de l’avarice du paysan, effrayé des malédictions du prêtre comme des sortilèges d’un magicien.

Ces tournées paroissiales, qui se répètent plusieurs fois par an, sont une des causes de la déconsidération du clergé, moins pour cette sorte de mendicité solennelle que pour les circonstances qui l’accompagnent. En de telles visites, le clergé, celui des campagnes surtout, est souvent victime d’une qualité nationale, de l’hospitalité russe, qui garde encore quelque chose de primitif. Il n’est si pauvre moujik qui n’offre, en ces jours de fête, un verre de vodka à son curé ; le moins généreux se blesse si le prêtre ne boit chez lui. Un refus est, par la plupart des paysans, considéré comme un outrage ; le prêtre est alors un orgueilleux qui méprise le pauvre monde. Les paysans se vengent en lui refusant leurs services pour la culture de son champ. Le plus prudent est de se soumettre, et l’honneur accordé à l’un ne se peut dénier à l’autre. Le clergé s’en va ainsi, d’izba en izba, en habits sacerdotaux et portant la croix, distribuant partout ses bénédictions et recevant en échange un verre d’eau-de-vie et quelques kopeks. Les suites sont aisées à deviner. À la fin de la journée, le prêtre est facilement hors de son bon sens. Les paysans s’en scandalisent peu, sur le moment du moins. Le pope a-t-il peine à se soutenir, il se trouve de bonnes âmes pour lui venir en aide et le conduire avec précaution, de porte en porte, jusqu’au bout de sa tournée. Naturellement pareil spectacle est peu fait pour ramener les dissidents. J’ai vu, dans la galerie d’un riche raskolnik de Moscou, un tableau de Pérof représentant une scène de ce genre. Le pope chancelle, la croix à la main, et le diacre ivre souille les ornements sacrés[195]. De tels accidents ne peuvent inspirer de respect au paysan qui les provoque ; avec la contradiction habituelle au peuple, il se moque, le lendemain, de ce qu’il encourageait la veille. Pour un pope, le plus avantageux est d’être en état de supporter la boisson, et, pour ne pas succomber à l’ivresse, d’être bon buveur. Les occasions de le devenir ne lui manquent point ; aux repas de noces des paysans, comme en ses tournées paroissiales, le curé doit rendre raison à tous ceux qui boivent à sa santé. Avec de telles habitudes, on s’explique sa réputation de buveur ou d’ivrogne, d’autant que, partout, le peuple attribue volontiers au clergé le goût du vin et de la bonne chère.

Il faut se garder de croire que ces faiblesses enlèvent à l’humble clergé rural tout sentiment de sa haute mission. Les fonctions du prêtre se ravalent trop souvent pour lui à l’accomplissement mécanique des rites et de la liturgie ; mais ces rites, il les célèbre avec la conscience de leur valeur religieuse et morale. Le pope est d’ordinaire fidèle à ce qu’on pourrait appeler le devoir professionnel. Cet homme aux manières vulgaires, à l’horizon borné, sait, à l’occasion, trouver des consolations pour les malades et des exhortations pour les mourants. Il a le secret du langage qu’il faut parler aux simples et aux ignorants. Plus il est près du peuple par les mœurs, par les défauts mêmes, mieux peut-être il sait s’en faire comprendre. Les prêtres de la nouvelle génération, plus instruits, plus réservés, plus sobres, ne sont pas toujours ceux qui inspirent le plus de confiance au moujik. Il préfère parfois le pope de l’ancien type avec sa bonhomie, sa grossièreté et ses vices qui sont les siens. « Je sais qu’il se soûle, disait de son curé un paysan, mais c’est un bon chrétien et il n’est gris ni le samedi soir ni le dimanche matin. » À demi paysan durant la semaine, le pauvre pope redevient prêtre en revêtant la chasuble ou l’épitrachélion. La mystérieuse vertu de la religion le porte au-dessus de ses chétives préoccupations et l’élève, pour une heure, au niveau de ses sublimes fonctions. Elles sont particulièrement rudes ces fonctions du prêtre, sous un tel ciel, avec un tel hiver et les énormes distances des paroisses russes. Pour aller, sur ces plaines sans abri, porter l’extrême-onction à un malade ou confesser un mourant, il ne faut guère moins, en certaines saisons et en certaines régions, qu’une sorte d’héroïsme. Or, si le pope veut en être payé, il est inouï qu’il refuse les sacrements. Plus d’un a été surpris par l’ouragan en portant le viatique par une nuit d’hiver. Pour se donner des forces, il avait, avant de partir, bu d’un seul coup un large verre de vodka ; et le lendemain sa femme et ses enfants ont retrouvé son cadavre sous la neige. J’ai entendu raconter plus d’un trait de ce genre. Ce qui est peut-être plus rare, c’est un prêtre en réputation de sainteté, attirant à son église la piété populaire. Il s’en rencontre cependant quelques-uns. Ainsi, dans ces dernières années, le P. Ivan Illitch Serguief, archiprêtre de Saint-André de Kronstadt. C’est, pour le peuple des environs, une sorte de curé d’Ars ou de dom Bosco. On lui attribue des guérisons miraculeuses, on a foi dans la vertu de ses prières ; aussi vient-on de tous côtés lui en demander, ou se confesser à lui, si bien que son église présente, en tout temps, l’aspect encombré des églises orthodoxes un vendredi du grand carême.




CHAPITRE X


Le clergé blanc (suite), — Situation sociale du clergé, son isolement, sa dépendance. Comment il est traité par ses supérieurs. — La famille du pope. Sa femme. Ses enfants, ses fils. Esprit de la caste et tendances des hommes qui en sortent. — Efforts pour relever la situation morale et matérielle du clergé. Diminution du nombre des paroisses et des prêtres. Ses inconvénients. De l’élection des curés. Les curatelles paroissiales. — De l’emploi du clergé dans l’instruction publique. Pourquoi l’on cherche à lui remettre l’enseignement populaire. Les écoles de paroisses. — De la prédication, comment elle était naguère encore peu répandue. Impulsion que lui ont donnée les inquiétudes politiques. Caractères de la prédication russe. — Peut-on supprimer la barrière entre le clergé noir et le clergé blanc et ouvrir à ce dernier l’accés de l’épiscopat ?


La situation du pope explique le peu de considération et le peu d’influence du clergé. Le respect que le Russe, le moujik ou le marchand, porte à la religion rejaillit peu sur ses ministres. Il ne se fait pas faute de se moquer du prêtre qu’il salue du nom de père et dont il baise dévotement la main. Dans son exagération même, cette distinction entre l’Église et le prêtre fait honneur au sens spirituel du peuple : sa religion n’est point si grossière qu’elle lui fasse confondre l’Église avec le pope, ou rendre le Christ responsable des fautes de ses prêtres. Pour le paysan, le pope est une sorte de tchinovnik spirituel, qui, de même que les autres fonctionnaires, prélève des redevances sur le pauvre monde. Il se reproduit, chez le peuple, le même phénomène dans l’ordre religieux que dans l’ordre politique. Les ministres de Dieu ne lui inspirent guère plus de sympathie que les employés du tsar. Sa dévotion filiale au maître ne s’étend pas à ses représentants. Sur le paysan, le prêtre a peut-être moins d’empire qu’il n’en possède dans nos campagnes de France où, d’ordinaire, il en a si peu. Rien cependant ne lui interdit d’en acquérir un jour, car, par la religion, le pope est encore le seul qui ait prise sur le moujik.

Sur les hautes classes, le clergé n’a pas l’influence que lui donnent ailleurs l’éducation, les femmes ou la politique. Nulle part l’Église et ses ministres n’occupèrent moins de place dans ce qu’on appelle le monde. Le pope est tenu à distance de la maison seigneuriale et exclu de la société cultivée. Si, dans les campagnes, le propriétaire ouvre parfois sa porte à son curé, c’est pour une fête ou pour une cérémonie, et, d’ordinaire, sans intimité comme sans considération. Ce n’est pas dans les maisons russes qu’on aurait l’idée de réserver la place d’honneur aux ecclésiastiques. Le respect pour la religion s’y allie fort bien avec le dédain de la soutane. « Le prêtre, disait J. de Maistre, est employé comme une machine. On dirait que ses paroles sont une espèce d’opération mécanique qui efface les péchés, comme le savon fait disparaître les souillures matérielles. » Même dans les familles qui se croient religieuses, il en est encore souvent ainsi. On requiert le pope à jour fixe, à peu près comme le blanchisseur, a dit M. E. M. de Vogüé[196] ; ses offices payés, on se croit quitte envers lui. Les hautes classes n’ont pas, pour le clergé, plus de respect ou de sympathie que le peuple, et elles ne sentent pas encore le besoin de lui en témoigner pour relever la religion aux yeux du peuple.

Tenu à l’écart par les classes civilisées qui diffèrent de lui par leur éducation, leurs manières, leurs idées ; plus voisin du peuple par son genre de vie, mais déjà trop supérieur aux moujiks pour se rabaisser sans souffrances à leur niveau, le pope russe, le pope rural surtout, est isolé entre deux mondes, l’un au-dessus, l’autre au-dessous de lui, et se sent presque également étranger à l’un et à l’autre. Cet isolement social borne son horizon intellectuel. Retranché de la sociélé cultivée, le pope ne peut rien apprendre que par les livres, et il n’a guère à sa portée que des traités de théologie ou des ouvrages surannés. La science, la connaissance du monde moderne ne lui sont guère plus accessibles que la société[197].

L’une des causes et, en même temps, l’un des effets de cet isolement social, c’est qu’entre le clergé et les autres classes il n’y a, d’ordinaire, ni liens de famille, ni communauté d’origine. Sous ce rapport, aucun clergé célibataire n’est plus séparé de la société civile que ce clergé marié. Comme, depuis des siècles, il se recrute presque entièrement lui-même, le mariage, au lieu de le rapprocher des autres classes et de le mêler aux laïques, l’en a tenu à l’écart. Le pope n’est pas seulement séparé du monde par son éducation de séminaire et ses fonctions ; mais aussi par son origine et ses relations de parenté. Le plus souvent, le prêtre est un fils de pope qui a épousé une fille de pope, et tous deux ont été élevés dans les écoles spéciales aux enfants des ecclésiastiques. Se perpétuant lui-même par ses propres rejetons, le clergé n’est rattaché, par les liens du sang, ni au bas peuple ni aux classes instruites. Les laïques, les hommes cultivés surtout, entrent fort rarement dans les ordres, et moins encore parmi les popes que parmi les moines. À cette abstention séculaire il n’y a guère d’exceptions que depuis peu d’années. J’ai entendu citer, sous Alexandre III, quelques propriétaires ou quelques étudiants, appartenant à la noblesse, qui s’étaient fait ordonner simples popes : ainsi, par exemple, dans le diocèse de Kharkof. Pour ces hardis novateurs, ce n’était peut-être là encore qu’une manière « d’aller au peuple », de servir le peuple et le moujik, à une époque où tant de dévouements cherchent en vain leur voie.

Moralement séparé de toutes les autres classes, le pope se sent mal à l’aise parmi elles ; et, par là, il prête souvent au ridicule, en même temps qu’au mépris ou à la pitié. Chez ce peuple si plein de respect pour ses saints, le clergé est l’objet des railleries populaires. Dans les dictons nationaux, comme dans l’art et la littérature, le pope et tout ce qui lui appartient, sa femme, ses enfants, sa maison, son champ, sont souvent tournés en dérision. « Suis-je un pope, pour dîner deux fois ? » dit le moujik, et ce dicton n’est pas le plus méchant du genre. « Le pope est ivre et la croix est de bois (pop pianyi a krest déréviannyi) », assure un mélancolique proverbe, où semblent se résumer les déceptions religieuses du peuple. La superstition, qui semblerait devoir profiter à la considération du prêtre, tourne elle-même parfois contre lui. Il passe pour avoir le mauvais œil ; on craint la rencontre d’un pope comme celle d’un mort ; pour détourner ce présage de malheur, on crache quand un prêtre passe près de vous.

Méprisé des uns, isolé de tous, le pope des campagnes est dans la dépendance de chacun. Il dépend du paysan, qui le paye et cultive son champ ; il dépend du propriétaire, qui souvent l’a fait nommer et peut le faire révoquer ; il dépend de l’évêque, du consistoire, du doyen ou blagotchinnyi ; il dépend de toute la bureaucratie ecclésiastique ou civile. L’évêque, le vladyka, c’est-à-dire le souverain, le maître[198], est moins le père et le protecteur de ses prêtres que leur chef et leur juge. Les dignitaires ecclésiastiques, sortis du clergé noir, témoignent souvent eux-mêmes au clergé des campagnes un dédain peu fait pour le relever aux yeux de ses paroissiens. Le pope est rarement admis en présence de son évêque et il en redoute les visites diocésaines. La seule perspective de la collation à offrir « au Très Sacré » (preosviachtchennyi) est pour beaucoup un sujet de trouble et de transes. Naguère encore, on accusait certains évêques de faire attendre leurs prêtres dans la pièce des laquais (v lakeiskoï), et de ne les recevoir que pour leur adresser des réprimandes ou des menaces. Aujourd’hui, au moins, ils n’appellent plus leurs curés en public ivrognes ou voleurs.

L’émancipation des serfs et l’abolition des châtiments corporels ont indirectement relevé le clergé rural, que ses chefs s’étaient longtemps habitués à considérer comme une sorte de serf. On ne saurait se figurer en Occident de quelle manière les pauvres popes étaient, à une époque encore peu reculée, traités par leurs supérieurs. Les cours ecclésiastiques ne recouraient pas moins que les tribunaux séculiers aux punitions corporelles, et les consistoires diocésains en usaient largement vis-à-vis des clercs de tout ordre. Les mandements épiscopaux se plaisaient à faire siffler le fouet aux oreilles du clergé[199]. Après même que Catherine II eut adouci la législation, lorsque la caste ecclésiastique fut officiellement rangée au nombre des classes privilégiées exemptes des châtiments corporels, les verges continuèrent à cingler les épaules des prêtres de campagne. Le souvenir s’en est conservé dans les familles sacerdotales ; on s’y raconte, de père en fils, des traits de la manière dont certains prélats respectaient les prérogatives légales de leur clergé. En voici un exemple emprunté aux mémoires d’un professeur d’académie qui le tenait de son grand-père[200]. C’était, vers la fin du dix-huitième siècle, un évêque de Vladimir, non point un de ces tyrans mitrés dont maint diocèse a gardé la légende, mais un évêque réputé bon enfant, recevant ses prêtres et ses clercs paternellement et les corrigeant de même à l’occasion. « Ah ! polisson ! leur disait le vladyka, du divan où il restait étendu, je vais te donner une leçon. Qu’on apporte les verges ; déshabille-toi ! » Et, séance tenante, le prêtre ou le diacre ainsi apostrophé devait enlever sa soutane et ses vêtements supérieurs. On l’étendait à terre à demi nu : quatre hommes tenaient le patient par les quatre membres, au pied du divan de Monseigneur, de façon que l’œil épiscopal pût mesurer les coups. Des prêtres étaient parfois, sur l’ordre de l’évêque, contraints de tenir leur confrère, pendant que les verges lui étaient administrées par les gens du prélat, et cela devant tout le monde. Le châtiment était cruel, le sang coulait. La loi qui exemptait le clergé du service militaire n’était guère mieux respectée des chefs ecclésiastiques ; pour faire d’un prêtre un soldat, ils n’avaient qu’à le déposer. Encore sous Nicolas, un certain Mgr Eugène, évêque de Tambof, avait ainsi fait raser et incorporer dans l’armée nombre de ses popes. En une seule fois, il avait envoyé au régiment toute une fournée de prêtres et de séminaristes[201]. S’ils ne sont plus fouettés pour une peccadille ou enrégimentés comme soldats sur un caprice épiscopal, les popes peuvent toujours être emprisonnés sur une sentence de leur évêque et de son consistoire. Ils peuvent aussi (et avec eux parfois les laïques) êlre condamnés « à la pénitence ecclésiastique ». Dans ce cas, c’est un couvent qui sert de geôle ; les clercs ainsi punis sont, d’ordinaire, internés dans un monastère. L’Église a ses prisons aussi bien que ses tribunaux. La forteresse de Souzdal a ainsi été transformée en maison de détention pour les membres du clergé ; elle avait encore pour commandant, en 1887, un religieux, l’archimandrile Dosithée.

La dépendance et la misère du clergé orthodoxe n’ont pas été étrangères au formalisme de l’orthodoxie russe. Pour le pope, écrasé sous le poids des dédains du monde et des préoccupations matérielles, la mission du prêtre se rabaissait trop souvent à un rôle tout extérieur, tout cérémoniel. Dans une pareille existence, la science et l’étude étaient superflues ; aucun espoir de s’élever au-dessus de sa cure ou de servir plus utilement l’Église ne stimulait le prêtre de campagne. La patience, la résignation, l’humilité étaient les vertus de son état. Exposé à être révoqué, à être enrégimenté ou colonisé au loin, sur la dénonciation d’un ennemi, le pope de village a pu longtemps être regardé comme le paria de la Russie. Devant tant de causes de démoralisation, si quelque chose doit étonner, c’est qu’après plusieurs siècles d’une telle existence, le clergé russe n’ait pas été plus avili.


Le poids sous lequel s’est longtemps affaissé ce clergé, c’est le mariage, c’est la famille. La politique et la religion peuvent trouver certains avantages au mariage des prêtres ; au point de vue économique, quand le sacerdoce est devenu une fonction spéciale, exigeant tout le temps et tout le travail d’un homme, un clergé pourvu de famille est cher. Le prêtre marié convient à deux ordres de société : à un peuple patriarcal où, toutes les fonctions étant encore peu distinctes, le prêtre n’a pas besoin d’appartenir exclusivement à l’autel, — à un peuple riche, de civilisation avancée, capable de rétribuer largement toutes les spécialités. Dans une situation intermédiaire, comme celle de la Russie actuelle, le clergé ne peut faire vivre sa famille d’un travail manuel, et le pays n’est pas assez riche pour que le sacerdoce suffise aux besoins de toute une famille. Le prêtre n’est plus, comme le curé maronite, un paysan donnant la semaine au travail des champs, le dimanche à l’église ; ce n’est pas encore, comme le pasteur anglais ou américain, un homme du monde recevant d’une société opulente et cultivée un traitement honorable. Analyse-t-on les dépenses d’un pope de campagne, on est étonné de ce qu’il lui faut d’industrie pour vivre. Nous avions ce budget dressé par un prêtre russe sous Alexandre II[202] : les différents chapitres de dépenses, la nourriture, le vêtement, la toilette de la femme et des filles, la pension des fils au séminaire, formaient, pour sept ou huit personnes, un total d’environ 600 roubles. Aujourd’hui encore, les recettes demeurent souvent bien en deçà. Pour mettre ce maigre budget en équilibre, le pope anonyme supprimait un à un tous les objets de luxe, le sucre, le thé, puis la viande et la farine de froment, puis l’entretien de la vache. Avec des retranchements sur la nourriture et sur l’éducation des enfants, il en venait à un minimum irréductible de 407 roubles pour toute une famille, obligée à une existence décente. La vie a renchéri depuis lors, et nombre de popes touchent encore à peine ces 400 roubles. Nos pauvres curés français vivent avec aussi peu ; mais ils n’ont ni femme à entretenir ni enfants à élever.

Le malaise matériel et moral d’une telle situation retombait sur la famille du prêtre et dégradait en elle la profession sacerdotale. Jetons un coup d’œil sur les différents membres de cette famille. C’est, d’abord, la femme du prêtre, la popesse. Il en est qui ont une grande influence dans le presbytère, car c’est souvent par elle que le pope a obtenu sa cure. « Heureuse comme une popesse », dit-on parfois, par allusion aux soins qui doivent entourer une femme qu’on ne peut remplacer[203]. Triste bonheur souvent ! Si le pope a encore quelques bons jours, quelques honneurs ou quelques réjouissances, la popesse y a rarement part. Son éducation et le poids des soins domestiques lui permettent encore moins de seconder le prêtre dans les travaux de son ministère, dans les œuvres de piété et de charité. Entre elle et lui se voit rarement cette sorte de coopération religieuse qui se rencontre souvent parmi les ménages de pasteurs protestants, où la femme, se faisant l’associée de son mari, en double les forces et les facultés.

La première fois que j’assistai à la messe dans un village russe, je remarquai au premier rang une femme en chapeau rond, différant par tout son costume des paysannes qui l’entouraient. C’était la femme du prêtre : elle était seule, au milieu des babas des moujiks, à porter la robe et les atours de la ville. La popesse suit de loin, le dimanche au moins, les modes européennes. J’en ai vu à l’église en chapeau retroussé. Leur toilette révèle aux yeux leur isolement ; c’est comme un emblème de leur situation sociale. La popesse n’a au village ni égale ni compagne ; elle ne peut frayer qu’avec ses pareilles du voisinage. Il n’en est déjà plus de même dans les villes. Les canons ou les règlements ecclésiastiques interdisent, dit-on, à la femme du prêtre de porter des couleurs voyantes et de prendre part aux divertissements mondains ; mais, à la ville au moins, là où le pope est à son aise et où la popesse trouve de la société, ces règles semblent souvent tombées en désuétude.

L’infériorité de l’éducation des femmes a été une des causes de l’isolement du clergé : telle maison qui eût pu recevoir dans l’intimité le prêtre instruit, n’y saurait admettre son ignorante compagne. Chez un clergé, comme celui de France, sorti d’ordinaire des classes inférieures, la dignité sacerdotale peut suppléer à la naissance, et l’instruction à l’éducation ; il en est tout autrement pour un clergé marié. Entre la société et lui, la femme élève une barrière, et, de cette façon encore, le mariage devient pour le prêtre un principe d’isolement. Pour relever le clergé, il faut relever l’épouse du prêtre. Quel mariage peut exiger d’une femme plus d’élévation, de noblesse et de hautes vertus ? Il semble qu’il y faille une sorte de vocation. Il existe des écoles pour les filles des popes comme il y a des instituts pour les filles nobles. On s’est souvent moqué de ces pensionnats pour les demoiselles du clergé ; il est cependant difficile de s’en passer. Dans l’état des mœurs, il faudra des années pour qu’en dehors de sa classe, le prêtre rural puisse trouver d’autres compagnes que d’ignorantes filles de paysan ou d’artisan. En Angleterre même, le pays où la situation sociale du clergé est le plus relevée, il fut un temps où les country clergymen ne trouvaient à épouser que des servantes[204].

Après la femme viennent les enfants du pope. Filles et garçons ne peuvent tous demeurer dans la classe sacerdotale. Aujourd’hui qu’on leur en a facilité la sortie, un grand nombre des jeunes gens élevés à l’ombre de l’autel ne veulent pas entrer dans une carrière dont ils ont de trop près aperçu les souffrances. Au sortir du séminaire ou de l’académie, beaucoup détournent la tête du calice que leur présente l’Église. À ces fils du clergé qui rejettent le froc et la soutane, la vie n’offre pourtant que d’assez sombres perspectives. Leur éducation les met en dehors du monde de l’artisan ou du paysan, et, dans les professions libérales, la route leur est barrée par la pauvreté, par le manque de relations, par les préjugés sociaux, peu favorables aux gens de leur classe. Ce triple obstacle en retient la majorité dans les emplois inférieurs de la bureaucratie. À force de ténacité cependant, un assez grand nombre de fils de prêtres, de séminaristes, comme on les appelle en Russie, parviennent à un rang honorable. Il s’en rencontre dans presque toutes les carrières, dans celles surtout qui demandent du savoir et du travail, dans le professoral, dans la médecine, dans la presse, dans le barreau, parfois même dans les affaires et dans l’armée. Ils ont, pour stimuler leur ambition, l’exemple de Spéranski, le conseiller d’Alexandre Ier et de Nicolas, qui s’éleva des bancs de l’académie ecclésiastique aux plus hautes dignités de l’empire.

On a remarqué, dans les pays protestants, que d’aucune classe de la société il ne sort autant d’hommes distingués, autant de savants surtout, que des familles de pasteurs. Cela se comprend, ces fils de pasteurs tiennent de leur éducation deux grands éléments de supériorité, l’instruction tion et la moralité. Avec une éducation analogue, les fils de popes fourniraient à la Russie une classe aussi précieuse. Malgré toutes les difficultés de leur origine, ils forment déjà dans la société russe un élément important. Parmi les savants ou les écrivains de Pétersbourg et de Moscou, on pourrait citer plus d’un rejeton du clergé : ainsi, pour ne mentionner que les morts, l’historien S. Solovief.

En entrant dans les diverses professions, ces enfants du clergé passent officiellement dans les diverses classes (sosloviia) entre lesquelles est répartie la nation. Ils ne se confondent point toujours, pour cela, avec le milieu dans lequel ils entrent. Dans toutes les carrières, à travers tous les degrés du tchine, ils gardent fréquemment une physionomie et des tendances particulières. Un séminariste se reconnaît partout ; au milieu de la société laïque, l’empreinte cléricale demeure indélébile. À défaut d’autres traits, on reconnaît souvent ces popovitchs à leur nom. Beaucoup portent comme nom de famille des noms de fête ou de mystère, plus ou moins analogues à certains noms de baptême espagnols. Ils s’appellent : de la Transfiguration (Préobrajenski), de la Résurrection (Voskrésenski), de la Nativité de Notre-Seigneur (Rojdestvenski), de l’Ascension (Voznésenski), de l’Assomption (Ouspenski), du Sauveur (Spasski), de TExaltation de la Croix (Kreslovozdvijenski), de la Trinité (Troïtski), de l’Annonciation (Blagovechtchenski), de la Purification (Srélenski). J’ai entendu citer le singulier nom d’Allilouief (Alléluia). D’autres fois, ils conservent pour nom, de génération en génération, un titre ecclésiastique, tel que Protopopof, protopope.

L’esprit apporté dans le monde par les élèves des séminaires n’est point ce qu’on attendrait des fils de l’Église. C’est un esprit libéral, parfois révolutionnaire, un esprit de dénigrement et de jalousie contre les positions acquises et les hautes classes. Ces penchants, en apparence incompatibles avec leur origine et leur éducation, en sont le résultat ; ils sont la conséquence des souffrances, des misères, des dédains, pour ainsi dire, accumulés dans la classe sacerdotale. Le clergé blanc lui-même n’a point d’opinion ; affaissé sous le double fardeau de la vie matérielle et de l’autorité religieuse, il n’en peut guère avoir. Raisonnées ou non, ses tendances sont différentes de ce que sont aujourd’hui, dans la plus grande partie de l’Europe, les tendances du clergé. Au lieu d’être toujours attaché aux intérêts aristocratiques ou conservateurs, le clergé russe, le clergé blanc, au moins, a des instincts populaires, démocratiques. Plus d’un prêtre est taxé de nihilisme ; c’est là, il est vrai, un mot dont on fait un singulier abus. À cet égard, comme à beaucoup d’autres, il y a, entre les popes et le haut clergé monastique, une opposition naturelle. Les premiers n’ont pas assez lieu d’être satisfaits de l’ordre social pour redouter les innovations dont s’effrayent les chefs de l’Église. Ce qui, chez le prêtre, n’est qu’un instinct, devient, chez ses fils, une conviction, une doctrine calculée.

Le contraste entre la haute vocation et l’humble position du prêtre choque de bonne heure le jeune séminariste ; les obstacles qu’il rencontre au début de sa carrière blessent son orgueil ; les préjugés qui le poursuivent à travers la vie l’irritent. De là l’esprit démocratique et novateur, quelquefois radical et révolutionnaire, des fils de popes. Ils ne gardent souvent pas plus d’affection ou de respect pour l’ordre religieux que pour l’ordre social. En sortant de ses écoles, ils se révoltent contre l’Église, qui, pour eux et pour leurs pères, n’était qu’une marâtre ; ils se raidissent contre la compression spirituelle de leur éducation. Dans ces esprits ulcérés et impatients de toute autorité, la réaction contre les doctrines traditionnelles va parfois jusqu’aux dernières extrémités. On a remarqué qu’au dix-huitième siècle les philosophes les plus téméraires et les plus violents révolutionnaires étaient sortis des écoles du clergé. Les presbytères russes ont donné naissance à des légions d’athées et de socialistes. Parmi les apôtres du nihilisme et les fabricants de bombes se sont distingués des fils et des filles de l’Église[205]. Y a-t-il en Russie une classe de mécontents naturels, une classe révolutionnaire par origine, rêvant par situation le renversement de l’ordre social, elle se recrule, pour une bonne part, parmi les fils de prêtres. Dans ce pays, où il y a encore peu de prolétariat ouvrier, ils contribuent à former une sorte de prolétariat intellectuel. Parmi eux se rencontrent à la fois des déclassés et des parvenus, animés d’une même antipathie contre les anciennes supériorités de naissance ou de fortune. À ces fils de popes, nombreux dans l’administration inférieure, remontait, en partie, l’esprit radical, niveleur, souvent reproché à la bureaucratie comme à la presse russes.


L’État et l’Église ont un intérêt manifeste à relever la situation du clergé. Le gouvernement impérial l’a dès longtemps compris. D’Alexandre Ier à Alexandre III il n’est pas un souverain qui ne s’en soit occupé. C’est une de ces questions qui, à chaque règne, reviennent à l’ordre du jour. L’empereur Alexandre II avait montré le prix qu’il attachait à cette œuvre en suivant, pour elle, une marche analogue à celle qu’il avait adoptée pour l’affranchissement des paysans. C’était une autre émancipation qui avait tenté le libérateur des serfs. Dès 1862 il avait formé, dans ce dessein, une commission composée de membres du Saint-Synode et de hauts fonctionnaires. Pour faciliter les travaux, on avait créé un comité dans chaque diocèse. Ces études, poursuivies durant tout le règne du tsar libérateur et reprises sous son successeur, n’ont pas produit tout ce qu’on en avait espéré ; elles n’ont pas cependant été sans résultats.

Pour accroître les ressources des ministres de l’autel sans augmenter les charges de l’État ou des fidèles, on avait mis en avant un procédé en apparence fort simple, c’était d’élever les revenus du clergé en en réduisant le personnel. Jusqu’aux premières années du règne d’Alexandre III, le Saint-Synode s’est appliqué à diminuer le nombre des paroisses et, en même temps, le nombre des hommes d’Église. Il ne faisait, à son insu peut-être, qu’imiter les luthériens des pays scandinaves, où, pour des raisons analogues, on avait considérablement réduit le nombre des paroisses et des pasteurs[206]. Ce n’était pas là une réforme appropriée au culte orthodoxe et à l’empire russe. L’immensité du territoire lui opposait un obstacle presque insurmontable. Au moment où, sous Alexandre II, on entreprenait de réduire le nombre des paroisses, la Russie orthodoxe ne possédait point 39 000 églises (sans compter quelques milliers de petites chapelles), et beaucoup de ces églises étaient groupées dans les villes ou autour des villes. Au commencement du règne d’Alexandre III on en avait supprimé plus de trois mille. Quoique un certain nombre aient été reconstruites ou rouvertes depuis, on ne saurait dire que le chiffre en soit trop considérable pour un tel empire. En 1887 la Russie ne comptait pas en tout 33 000 paroisses. En se bornant aux campagnes, on trouverait que, avec un territoire onze fois plus vaste, la Russie d’Europe a sensiblement moins d’églises, moins de paroisses que la France.

Ce rapprochement donne une idée de la grandeur démesurée de certaines paroisses russes. Si le nombre en pouvait être réduit, ce n’était que dans les contrées les plus peuplées et surtout dans les villes, dans les vieilles cités moscovites, où, comme en Occident, avant la Révolution, la quantité des édifices religieux est en proportion de la piété des ancêtres et non de la population vivante. On avait posé en principe que chaque paroisse devait avoir environ un millier d’âmes, toujours sans compter les femmes, selon le système mis en usage par le servage. On calculait que chaque âme mâle pouvait être assujettie à donner au pope 1 rouble, ce qui eût fait à l’église un revenu de 1000 roubles. Dans un État où des contrées ne comptant que 35 habitants par kilomètre carré figurent parmi les régions les plus peuplées, des paroisses de 2000 âmes seront toujours bien vastes. Que serait-ce des provinces du nord ou de l’est, où certaines paroisses dépassent en étendue nombre de diocèses d’Italie ou d’Orient ! Aujourd’hui déjà les paroisses russes sont, en général, formées de plusieurs villages, parfois d’une dizaine de hameaux, souvent fort éloignés les uns des autres. La religion et l’État ont intérêt à ne point laisser le paysan à trop de distance de son église. Les dimensions des paroisses rurales mettent déjà le culte officiel hors de la portée d’une partie du peuple ; par là même, elles tournent au profit du raskol, au profit surtout des sectes qui se passent de prêtres, des bezpopovtsy. Aussi ne saurait-on s’étonner que le gouvernement et le Saint-Synode aient renoncé à poursuivre la diminution du nombre des paroisses et des prêtres. Nous l’avions prévu à l’époque où ce système était en vogue[207]. Les fidèles s’en sont montrés mécontents. Le clergé n’en a même pas retiré les avantages matériels qu’on s’en était promis. L’église, étant trop loin, a été moins fréquentée, et les offrandes ont baissé d’autant. On s’est aperçu qu’éloigner le prêtre de ses paroissiens, c’était éloigner le peuple de la religion.

La diminution du nombre des ecclésiastiques revêtus du sacerdoce présente les mêmes inconvénients que la diminution des paroisses, d’autant que, à l’inverse du prêtre catholique, le pope russe ne célèbre jamais qu’une seule messe ; il n’est jamais autorisé à « biner ». L’empire ne compte point 35 000 prêtres orthodoxes : pour un tel territoire, ou même pour une telle population, ce n’est assurément point trop. La Russie en possédait quelques milliers de plus, il y a vingt ans. C’est sur les diacres, surtout sur les chantres et les sacristains, qu’a porté la réduction du personnel ecclésiastique. Ces serviteurs de l’Église, tserkovno-Sloujitéli, formaient la masse de la classe sacerdotale ; ils en étaient la portion la plus ignorante et la moins morale. Par leurs vices ou leur misère, ils avilissaient tout le clergé. Tout en demeurant individuellement dans la pauvreté, ils sont, pour l’Église et le pays, une lourde charge. Le plus simple serait de supprimer ces clercs inférieurs, et, comme dans l’Église latine, de prendre pour chantres ou sacristains des laïques vivant d’un autre métier. C’est, du reste, ce que l’on commence à faire. Là où ils n’ont pas été licenciés, on s’est efforcé de relever le niveau de ces serviteurs d’églises. C’est ainsi qu’on a cherché à les utiliser pour l’enseignement populaire.

Comme on ne peut améliorer la situation des membres du clergé en en diminuant le nombre, on a imaginé d’autres expédients. On s’est demandé si, à défaut de l’État, les prêtres ne pourraient pas être rétribués par les assemblées provinciales (zemstvos) ou par les communes. La commune ou le zemstvo assurerait au pope un traitement flxe, et l’on pourrait affranchir les fidèles de toutes les redevances actuellement perçues pour les cérémonies de l’Église. La gratuité des sacrements satisferait le peuple en même temps qu’elle relèverait le prestige du clergé. Malheureusement, les finances des zemstvos ou des communes ne leur permettent guère de prendre à leur compte l’entretien des popes. La plupart ne sauraient s’en charger sans établir de nouveaux impôts, ce qui rendrait la réforme singulièrement moins populaire.

On cite quelques communes qui ont voté des appointements à leur prêtre, mais c’est là une exception, et de pareilles résolutions sont révocables. Pour encourager les assemblées rurales à rétribuer leur clergé, des laïques ont conseillé d’abandonner aux paroisses le choix de leur curé. Cette idée a trouvé faveur dans certains cercles, à Moscou surtout ; feu Aksakof en était partisan. Des écrivains à tendances slavophiles se sont attachés à démontrer que l’élection des curés était conforme aux coutumes nationales et aux canons de l’Église[208]. Loin d’être une innovation, le choix des pasteurs par leurs ouailles ne serait, en Russie, qu’un retour aux anciens usages. Il est vrai que l’élection des membres du clergé donnait souvent lieu à des scandales dont témoignent les conciles moscovites du seizième et du dix-septième siècle. Les candidats aux postes ecclésiastiques achetaient parfois les voix des électeurs. La coutume d’élire le curé se serait maintenue plus longtemps dans la Petite-Russie que dans la Grande. On en trouverait des traces dans le diocèse de Kief jusque vers 1840. En Bessarabie, l’élection était encore habituelle vers 1820 ; l’évêque n’ordonnait que les clercs qui lui apportaient l’approbation (odobrénié) de la paroisse[209]. Au cœur même de la Grande-Russie, le célèbre métropolite Platon aurait encore, sous Alexandre Ier, reconnu aux paroisses le droit de lui présenter un candidat aux cures vacantes.

Le zemstvo de Moscou avait demandé, en 1880 et 1884, que le droit d’élection ou, au moins, de présentation fût rendu aux paroisses. D’autres assemblées provinciales s’étaient prononcées dans le même sens. Cette intervention des zemstvos, le Saint-Synode l’a blâmée, par la bouche du haut-procureur, comme un empiétement des autorités laïques sur le domaine de l’Église. D’après la vénérable assemblée, si l’Église laissait autrefois les paroisses désigner leur pasteur, cela tenait à l’insuffisance du nombre d’hommes instruits connus des évêques. Il n’en est plus de même aujourd’hui que les séminaires forment la pépinière naturelle du clergé ; l’élection des curés ne serait, à en croire le Saint-Synode, qu’un retour aux temps d’ignorance[210]. Cette objection n’a pas convaincu les partisans de l’élection ; ils répondent aux chefs de la hiérarchie que le choix des paroisses pourrait être limité aux candidats ayant achevé leurs études théologiques. En fait les assemblées de villages ou de volost, qui se croient en droit de donner leur avis sur tout ce qui intéresse la commune, se permettent parfois de demander la nomination ou le renvoi d’un prêtre. Le ministère de l’intérieur, d’accord avec le haut-procureur, a, en 1887, interdit aux assemblées de paysans de s’immiscer dans de pareilles questions.

L’avantage de l’élection des prêtres, ce serait, en intéressant le peuple au choix de ses pasteurs, de le rapprocher du clergé. Ce rapprochement, on l’a poursuivi par d’autres moyens ainsi : notamment par la création des curatelles paroissiales (prikhodskiia popetchitelstva). L’un des appas des sectes, pour l’homme du peuple, c’est que les adhérents du raskol sont membres d’une communauté solidaire, qu’ils participent à son administration, comme à ses dépenses, que son oratoire leur appartient, qu’ils s’y sentent chez eux. Les curatelles de paroisses, instituées en 1864, devaient donner aux laïques orthodoxes une part dans la gestion des affaires de leur église. C’étaient une sorte de conseil de fabrique et en même temps un bureau de bienfaisance, parfois même un conseil scolaire. À l’aide de ces curatelles laïques on comptait relever à la fois la situation matérielle et l’autorité morale du clergé. Nous ne voyons pas qu’elles aient beaucoup servi à l’une ou à l’autre. Créés d’en haut, par voie administrative, ces conseils de paroisse ont manqué de spontanéité et d’indépendance. Un grand nombre d’églises n’en sont pas encore pourvues ; là où elles existent, elles n’ont souvent qu’une existence nominale. La curatelle doit être nommée par l’assemblée de paroisse (prikhodskaïa skhodka) et, cette assemblée, composée de tous les habitants orthodoxes, il est souvent malaisé de la réunir. Lorsqu’on la convoque, c’est d’ordinaire pour une demande d’argent ; cela seul explique le peu d’empressement du peuple. Les offrandes volontaires devaient former la principale ressource de ces conseils de fabrique ; mais, ces offrandes faisant défaut, on est souvent contraint d’astreindre les paroissiens à une sorte de taxe que la curatelle a grande peine à percevoir, même pour les dépenses les plus urgentes. Le paysan donne peu, et les paroisses russes sont généralement privées d’une des grandes ressources du culte et du clergé en d’autres pays, les fondations privées. S’il y a des legs pour les écoles, pour les hôpitaux, pour les couvents, il y en a peu pour les églises rurales. Aucune classe de la nation ne semble leur porter grand intérêt. Cela paraît singulier en face de l’esprit d’initiative des dissidents de toute sorte, chez le même peuple. Ce contraste, entre le raskolnik et l’orthodoxe, ne saurait guère être attribué qu’au caractère officiel du clergé et aux habitudes bureaucratiques de l’Église.


Le gouvernement impérial a cherché dans l’école un autre moyen de rapprocher le peuple du clergé et de rehausser la situation du pope. Une nouvelle sphère d’activité a été ainsi ouverte à l’Église. Les écoles paroissiales, confiées à ses soins, ont pris sous Alexandre III un rapide développement. Pendant qu’en France l’État travaillait à exclure la religion et le clergé de renseignement populaire, en Russie l’État appelait l’Église à diriger l’instruction du peuple. L’idée n’était pas nouvelle. Dans l’ancienne Moscovie toutes les connaissances étaient distribuées par le clergé. Sous Pierre le Grand et ses successeurs l’instruction populaire était encore du ressort du Saint-Synode. Le gouvernement d’Alexandre III l’a, en grande partie, ramenée sous la tutelle ecclésiastique.

Le comte Dmitri Tolstoï, à l’époque où il cumulait les fonctions de haut-procureur et celles de ministre de l’instruction publique, s’était déjà attaché à multiplier les écoles de paroisses, placées sous la direction du clergé local. Un moment, vers le milieu du règne d’Alexandre II, ces écoles étaient, au moins sur le papier, montées au chiffre d’une vingtaine de mille. Mais, comme il arrive souvent en Russie, où la fatigue et la négligence suivent de près l’engouement, la décadence des écoles paroissiales avait été aussi prompte que leur faveur. La plupart avaient disparu devant les écoles laïques inaugurées par les états provinciaux (zemstvos)[211]. M. Pobédonostsef s’est donné pour mission de les relever. Sous son impulsion les écoles de paroisses ont, de nouveau, surgi de tous côtés. Aucun ministre de l’instruction publique n’a autant fait, à cet égard, que ce procureur du Saint-Synode. À cette collaboration de l’Église dans l’œuvre de l’enseignement populaire le gouvernement impérial a découvert un avantage moral et un avantage matériel. Il se flatte d’instruire le peuple à moins de frais et à moins de risques. Le prêtre, le diacre, le clerc ordonné par l’Église et placé sous l’autorité de l’évêque, lui paraît encore l’instituteur le plus sûr, comme le moins cher. Les premiers résultats de l’instruction primaire en Russie n’ont pas, on doit l’avouer, été fort satisfaisants. Là aussi, on a éprouvé la vanité du préjugé banal qui voit dans la diffusion de l’enseignement primaire un gage de moralité. Il s’en faut que la science de la lecture ou l’art de l’écriture aient toujours moralisé le moujik assez heureux pour avoir une école dans son village. On s’est, en même temps, aperçu que les paysans lettrés devenaient moins sourds aux revendications révolutionnaires. Le gouvernement russe a tenté ce que, à d’autres époques, ont fait d’autres gouvernements, eux aussi conscients de l’utilité de l’instruction primaire et défiants de ses résultats ; Alexandre III et M. Pobédonostsef ont demandé la solution du problème à la religion et à l’Église. Placer le clergé à la tête de l’école, c’était en relever le rôle ; c’était aussi en améliorer la situation matérielle en ajoutant à ses ressources ecclésiastiques une indemnité scolaire.

D’après le règlement de juin 1884, règlement élaboré par le Saint-Synode, les écoles paroissiales, ouvertes par le clergé orthodoxe, ont expressément pour but d’affermir dans le peuple les principes de la foi et de la morale chrétienne, en même temps que de lui donner les premiers éléments des connaissances utiles. On ne saurait nier qu’un enseignement ainsi fondé sur la religion soit le plus conforme aux goûts et aux mœurs du paysan. M. Pobédonostsef n’exprimait qu’une vérité d’expérience, en constatant dans ses rapports que, pour inspirer confiance au peuple, l’instruction doit s’appuyer sur l’enseignement religieux[212]. Le paysan russe désire entendre son fils chanter à l’église et lui lire, durant les longues veillées d’hiver, quelque livre de dévotion. C’est pour cela qu’il l’enverra le plus volontiers à l’école. En lui faisant apprendre à lire, il a peut-être moins en vue la vie et les avantages temporels que le bien de l’âme et le salut. Pour lui, comme pour notre moyen âge, la science ne doit être que la servante de la foi ; il ne l’estime qu’autant qu’elle se plie à cet humble office. Avec une pareille conception, avec les superstitions qui pèsent sur les campagnes, l’école religieuse peut bien être la plus capable d’arracher le moujik à « la Puissance des ténèbres ».

Les difficultés (en laissant de côté la question financière) ne viennent pas du peuple, mais plutôt du clergé. L’Église orthodoxe n’a jamais refusé ses ministres pour une pareille œuvre ; mais le prêtre russe en a-t-il la force ? le prêtre russe en a-t-il le loisir ? C’est ce que mettait en doute plus d’un esprit impartial. L’ignorance d’une partie du clergé semblait le mal préparer au rôle d’instituteur. Cette objection, il est vrai, ne saurait s’étendre à un enseignement tout à fait élémentaire ; il dépend, du reste, du clergé et des écoles ecclésiastiques de l’écarter entièrement. Pour cela, on a déjà fait à la pédagogie une place dans certains séminaires ; on a institué près de quelques-uns des écoles primaires modèles. Ailleurs, dans le diocèse de Nijni par exemple, on a récemment (1887) créé des écoles normales ecclésiastiques. Quant au temps enlevé à l’église par l’école, le prêtre est moins l’instituteur que le directeur des nouvelles écoles paroissiales. L’évêque peut, en cas de besoin, lui substituer une autre personne. Le pope peut se faire aider ou suppléer dans son école par le diacre, ou par les clercs inférieurs, les serviteurs de l’église (tserkovno-sloujitéli). On a proposé d’y employer spécialement les diacres ou les psalmistes, qui professeraient la semaine à l’école pour chanter le dimanche à l’église. Dans la pratique, ce serait à peu près la situation de nos anciens instituteurs qui échangeaient leur chaire pour le lutrin, avec cette différence que ces maîtres russes seraient eux-mêmes investis d’un caractère ecclésiastique. À défaut de diacre ou de psalmiste, le prêtre peut se faire aider par sa famille, par sa femme, par ses fils ou ses filles. Il y trouve une modeste rémunération.

L’enseignement, dit le règlement de 1884, est à la charge des prêtres ou autres membres du clergé. Il peut aussi être confié à d’autres maîtres ou maîtresses, mais toujours sous la surveillance du prêtre et avec l’autorisation de l’autorité diocésaine. Les maîtres ainsi choisis doivent être pris de préférence parmi les anciens élèves des écoles ecclésiastiques, c’est-à-dire des séminaires et des institutions spéciales au clergé. Le principe de la subordination de l’école à l’Église a été ainsi poussé à ses dernières conséquences. On chercherait en vain, dans aucun pays de l’Europe, un système scolaire aussi délibérément «  clérical ». Ces écoles paroissiales relèvent directement de l’autorité épiscopale ; elles ne peuvent être fondées, ni fermées, ni transférées à une administration civile qu’avec l’autorisation de l’évêque. Chaque diocèse a son conseil scolaire, en majorité composé d’ecclésiastiques ; les bienfaiteurs laïques y peuvent siéger avec le titre de curateurs honoraires. Chaque évêque a ses inspecteurs diocésains, nommés par lui, ses prêtres inspecteurs ; il est vrai que ses écoles restent en outre soumises à l’inspection scolaire laïque.

L’école paroissiale étant une succursale de l’église, la direction générale de l’enseignement est réservée au Saint-Synode. C’est le Saint-Synode qui rédige les programmes, et ce que ces programmes mettent en première ligne, c’est l’histoire sainte, le catéchisme, les prières, le chant d’église. La lecture, l’écriture, les éléments de l’arithmétique (telle est d’ordinaire toute la sphère de cet humble enseignement) ne viennent qu’au second rang. Dans les écoles à deux classes, ce qui est l’exception, on ajoute des notions élémentaires sur l’histoire nationale et sur l’histoire ecclésiastique. L’assistance aux offices, les dimanches et fêtes, est obligatoire. À l’école pour les enfants on peut joindre, toujours avec l’autorisation épiscopale, des cours d’adultes, des sections techniques pour l’enseignement professionnel, des cours du dimanche. On y peut aussi annexer des bibliothèques populaires ; le choix des livres appartient au Saint-Synode.

Ces écoles paroissiales sont encore trop récentes pour qu’on en puisse apprécier l’influence sur le peuple et sur le clergé. Quoiqu’elles n’aient que des moyens d’existence précaires, étant à la charge des paroisses ou des particuliers, elles ont pris un rapide développement. En quelques années il en a surgi des milliers. Des confréries mi-religieuses, mi-patriotiques, telles que la confrérie orthodoxe de la Vierge à Saint-Pétersbourg ou la confrérie de Saint-Cyrille et de Saint-Méthode à Moscou, se sont donné pour mission d’en répandre les bienfaits. On les a vantées comme un préservatif contre l’esprit de secte. Katkof les célébrait, comme un agent de russification dans les pays de nationalités ou de confessions mêlées. Ainsi, par exemple, aux bords du Volga, chez les Tchouvaches ou les Tchérémisses ; et cela, non seulement dans les régions à demi-asiatiques, près des « allogènes » aux trois quarts païens, mais aussi sur les frontières européennes, dans les provinces occidentales, en Lithuanie, en Russie Blanche, en Petite-Russie. Il est des localités où, dans l’école du pope, les catholiques sont plus nombreux que les orthodoxes. On ne permettrait pas au clergé catholique romain d’ouvrir école contre école.

Au moment de la promulgation de l’oukaze de juin 1884, il ne restait dans tout l’Empire que 3000 écoles de paroisses ; six mois plus tard, le clergé avait fondé près de 2000 écoles nouvelles, et ce mouvement n’a fait que grandir. À la voix des évêques, sur le signe du haut-procureur du synode, les écoles ont surgi par centaines, dans chacun des 54 diocèses orthodoxes de l’Empire. À en juger par les dernières années, il y aura bientôt peu de paroisses qui n’en soient pourvues. Les sceptiques, il est vrai, se demandent si toutes ces écoles fonctionnent, si nombre d’entre elles n’existent pas uniquement sur les registres des consistoires. On est encore, en Russie, exposé à de pareilles mystifications. Il suffit d’un ordre ou d’un vœu des gouvernants du jour pour que les institutions encouragées en haut lieu sortent tout à coup du sol, sauf à ne jamais fonctionner que dans les rapports officiels ou à bientôt retomber dans le silence du néant. L’âge des villages improvisés de Potemkine n’est pas encore entièrement évanoui. Il se peut que, parmi ces milliers d’écoles improvisées à grand bruit, il y en ait des centaines sans maîtres ou sans élèves. Cela s’est déjà vu en Russie, pour ces mêmes écoles de paroisses, sous Alexandre II, à une époque où l’on avait déjà songé à mettre l’enseignement populaire aux mains du clergé. Vers 1865, par exemple, les statistiques officielles inscrivaient jusqu’à 18 000 écoles ecclésiastiques paroissiales ; et, quand on descendait à examiner le nombre des élèves de ces 18 000 écoles, on trouvait, non sans surprise, qu’il ne dépassait pas 100 000[213]. Chacune de ces écoles de paroisses ne comptait ainsi, en moyenne, que 5 ou 6 élèves, ce qui revient à dire que beaucoup n’avaient qu’une existence nominale.

Il semble, il est vrai, n’en plus être de même aujourd’hui. À en croire les comptes rendus officiels, les nouvelles écoles paroissiales auraient, en maint diocèse, une moyenne de vingt à trente élèves. Des centaines de milliers d’enfants des deux sexes apprendraient, sous la direction du pope, à déchiffrer les trente-six lettres de l’alphabet russe[214]. Il s’est trouvé des localités si satisfaites de ce mode d’enseignement qu’elles voulaient transférer au clergé les écoles laïques. Un moment, il a été question de lui confier les libres écoles fondées par les zemstvos. Quoique la Russie ne soit pas encore en proie aux luttes du « laïcisme » et du « cléricalisme », une pareille absorption de l’enseignement primaire par le clergé répugnerait à la plupart des Russes. Les avantages de la variété et de la concurrence ne leur échappent point. Parmi les amis attitrés de l’Église, il s’en est rencontré d’assez clairvoyants pour ne pas lui souhaiter un monopole si manifestement au-dessus de ses forces. Le dernier des slavophiles, feu Aksakof, appréhendait de voir l’exclusion de l’élément laïque provoquer un antagonisme entre la société civile représentée par les zemstvos et les influences ecclésiastiques. L’idée d’abandonner à l’Église l’enseignement populaire n’en a pas moins été agitée jusqu’au sein des assemblées provinciales. En quelques districts, les zemstvos ont eu assez de confiance dans le clergé pour lui remettre spontanément leurs écoles, en continuant à les subventionner de leurs deniers. Le plus souvent, le zemstvo a conservé ses propres écoles, en y faisant une plus grande place aux matières religieuses, spécialement à l’étude du slavon ecclésiastique et des livres liturgiques ; c’était le meilleur moyen de gagner la confiance du peuple à l’enseignement laïque[215].

Si les écoles du zemstvo sont généralement demeurées indépendantes du clergé, il n’en est pas de même des petites écoles villageoises, dites écoles de lecture et d’écriture (gramotnost), où l’enseignement était donné par des paysans, d’anciens soldats ou des employés en retraite, dont le plus clair du traitement était d’être nourris par les parents de leurs élèves. Toutes ces chétives écoles « paysannes », l’empereur Alexandre III les a placées sous la direction des autorités ecclésiastiques. Comment s’en étonner, alors qu’en France, au lendemain de la révolution de 1848, M. Thiers voulait abandonner tout l’enseignement primaire aux frères et aux curés[216]. Il est vrai que l’Église russe est loin d’avoir pour l’enseignement la même passion et les mêmes ressources que l’Église catholique. Pour que le récent essor des écoles paroissiales se soutienne et que le règne d’Alexandre III ne revoie pas les déceptions du règne d’Alexandre II, il faut que les habitudes du clergé changent singulièrement. Naguère encore il montrait si peu de souci de l’instruction du peuple qu’il ne se donnait même pas toujours la peine de lui apprendre le catéchisme. Les zemstvos avaient beau rétribuer le prêtre pour enseigner à l’école la loi de Dieu, ainsi que disent les Russes, nombre de popes négligeaient ce premier devoir de leurs fonctions. Après cela, on comprend que plus d’un sceptique doute encore de l’aptitude du clergé à l’enseignement.


Ce n’est pas seulement dans l’école que le clergé doit contribuer à l’instruction du peuple, c’est aussi dans l’église. La participation à l’enseignement scolaire ne lui doit pas faire délaisser son mode propre d’enseignement, la prédication. À ce point de vue, il y a beaucoup à faire dans les pays orthodoxes ; le prêtre y avait presque abandonné une de ses plus importantes fonctions : le pope ne prêchait point ou prêchait peu. L’institution par laquelle le christianisme a peut-être le mieux servi le progrès de la moralité, l’humble sermon du curé, l’Église grecque, qui, dans son premier âge, eut tant de grands orateurs, l’avait, aux derniers siècles, laissée tomber en désuétude[217]. Cet abandon n’était pas uniquement imputable à l’ignorance du clergé gréco-russe ou au génie des gouvernements autocratiques ; il était, en partie, la conséquence de l’esprit de l’Église. Tandis que la Réforme, appuyée sur le libre examen et l’interprétation individuelle, faisait du prêche la principale fonction ecclésiastique, l’orthodoxie orientale, rivée à la tradition, laissait ses ministres renoncer à l’exposition de la foi, comme si, en la livrant à leurs commentaires, elle eût craint de la leur voir défigurer. La chaire, qui, dans le temple protestant, s’est emparée de la place de l’autel, est généralement absente des églises orthodoxes. L’Orient, fatigué de ses nombreuses hérésies, finit par prendre en soupçon la parole vivante. L’initiative individuelle, la libre inspiration, l’improvisation excitèrent ses défiances dans l’éloquence comme dans l’art, dans la représentation orale de la foi comme dans ses représentations figurées. Ainsi que la peinture, la prédication fut enfermée dans des lignes rigides et mortes. À l’invention, à l’imitation même, l’Église préféra la reproduction, la copie servile des modèles consacrés ; on conçoit qu’elle se défiât de la langue d’un clergé ignorant. Ne pas exposer le dogme était un moyen de ne pas le dénaturer. « Les Russes, disait l’envoyé moscovite à Paul Jove, ne souffrent pas de sermons dans leurs églises, afin de n’entendre que la parole de Dieu dégagée de toute subtilité humaine. » À la prédication s’était substituée la lecture des Pères et des livres autorisés.

La parole vivante n’est rentrée dans l’Église russe que sous l’influence de l’Occident et de Kief, à l’époque de Pierre le Grand ; encore se trouva-t-il des gens pour se scandaliser ou s’inquiéter de cette importation étrangère. Le Règlement spirituel de Prokopovitch constate lui-même que peu de prêtres étaient capables d’enseigner par cœur les dogmes et les préceptes de l’Église. Pour ne pas laisser le peuple sans aucunes notions religieuses, le Règlement recommandait de lui faire des lectures entre les offices. On avait, à cet usage, rédigé des traités approuvés par le synode ; mais ces livres, émaillés de locutions slavonnes et mal lus par le pope, restaient souvent inintelligibles aux masses. Jusqu’à cette fin de siècle leur foi n’a guère eu d’autre aliment. Le catéchisme, qui ne pouvait s’enseigner aux illettrés que de vive voix, était presque aussi négligé que la prédication. En fait, le Russe orthodoxe s’est, durant des centaines d’années, passé de toute instruction religieuse. On se demande comment pouvait se transmettre la foi ; il est vrai qu’aujourd’hui encore nombre de moujiks en ignorent les dogmes essentiels ; beaucoup ne savent même pas leurs prières. Quand la vigne du Seigneur était ainsi laissée en friche par les mains chargées de la cultiver, comment s’étonner d’y voir partout lever l’ivraie de l’hérésie et les folles herbes des sectes ?

De Pierre le Grand jusque vers l’avènement d’Alexandre III la prédication est restée presque entièrement finée dans les hautes régions ecclésiastiques. Chez le clergé noir, parmi les archimandrites et les évêques, l’éloquence était un moyen de distinction et un titre à l’avancement. Aussi les principaux orateurs sacrés de la Russie ont-ils été des prélats. Quelques-uns ont laissé une grande renommée : ainsi Mgr Philarète de Moscou, et Mgr Innocent de Kherson, comparés en leur temps aux Lacordaire et aux Ravignan. Cette éloquence épiscopale excellait surtout dans le panégyrique ; c’est encore le genre national. La raison en est aux institutions. La chaire chrétienne semblait autant s’inspirer de Pline le Jeune vis-à-vis de Trajan que de saint Ambroise ou de saint Chrysostome en face des empereurs. La solennité en avait quelque chose d’officiel. L’éloge du prince et du pouvoir y tenait une grande place. La flatterie y mêlait les hyperboles orientales et les raffinements byzantins au ton patriarcal et biblique cher aux Russes. L’adulation s’y montrait parfois tellement outrée qu’Alexandre Ier se crut obligé d’interdire par oukaze « qu’on appliquât dans les sermons, à Sa Majesté Impériale, des louanges qui n’appartiennent qu’à Dieu[218] ». Quelques orateurs, Philarète par exemple, ont cependant laissé voir, devant le tsar, le même genre de courage que Bossuet ou Massillon devant Louis XIV.

Évêques et archevêques ont, vis-à-vis des prédicateurs du bas clergé, un immense avantage ; ils n’ont pas à compter avec la censure. Naguère encore, d’après les règlements édictés sous Nicolas, les sermons composés par de simples prêtres devaient être soumis à l’approbation de leurs supérieurs ou à la censure ecclésiastique. On conçoit ce qu’une pareille obligation avait de peu encourageant pour de pauvres popes, d’ordinaire peu versés dans l’art d’écrire. En des discours ainsi travaillés à la lampe, il leur était du reste malaisé de parler au paysan la langue du peuple. Aussi le métropolite Platon avait eu beau ordonner aux prêtres ayant achevé leurs études de prononcer chaque mois un sermon de leur composition, la pratique n’avait pu s’en établir. La censure ecclésiastique s’est aujourd’hui relâchée de ses prétentions ; la langue du pope a été déliée. Les pessimistes disent qu’on n’a pas toujours à s’en féliciter. Il est des prêtres qui ne savent pas peser leurs paroles. C’est ainsi qu’en 1884 un curé du diocèse de Tver (village de Vernovo) s’était fait accuser d’avoir, dans un sermon, excité les paysans contre les propriétaires.

La prédication a-t-elle pris, dans les dernières années, un essor inattendu, la cause en est aux événements profanes. Ici encore, le clergé a cédé à l’impulsion du dehors. L’Église (on pourrait presque aussi bien dire l’État) s’est-elle efforcée de rendre au peuple le sermon évangélique, c’est dans un intérêt politique presque autant que dans un intérêt religieux. La chaire, de même que l’école, a paru un moyen d’agir sur le peuple. Pour la guerre contre les doctrines subversives, on a enrôlé l’éloquence chrétienne. Le pope a été appelé à l’aide du gendarme. Au sourd apostolat des propagandistes révolutionnaires, on a tenté d’opposer la parole de Dieu. Les conspirations ont remis en honneur la prédication.

Le principal souci des pasteurs russes, de ceux, notamment, qui portent la houlette épiscopale, est de prémunir leur troupeau contre les pièges du loup « nihiliste ». Cette préoccupation est d’autant plus naturelle qu’en combattant les ennemis de l’État, ils ont conscience de combattre les adversaires de l’Église. Le gouvernement ne saurait reprocher au clergé, au haut clergé du moins, son inaction. Le haut-procureur a tout lieu d’être satisfait du zèle des évêques. La plupart ont en personne conduit leurs prêtres à la défense de l’autocratie. Les prélats orthodoxes ont, comme l’évêque de Viatka, invité le clergé à inculquer à ses ouailles de « bons principes religieux et politiques ». Les mandements et les discours épiscopaux ont été remplis de dissertations politico-sociales, et les simples prêtres se sont efforcés d’imiter leurs chefs. La fidélité au tsar et au trône a été le thème d’une multitude d’homélies. Les fêtes impériales reviennent plusieurs fois chaque année fournir l’occasion de solennels panégyriques. C’est ainsi que l’un des plus renommés, prédicateurs de l’empire, Mgr Ambroise, archevêque de Kharkof, célébrait, en 1887, l’anniversaire du couronnement d’Alexandre III par un discours sur les « devoirs des sujets ». Ce n’était assurément pas là un sujet neuf pour un auditoire russe. Pierre le Grand, tout en montrant peu de confiance dans les talents oratoires de son clergé, lui faisait déjà recommander, par son Règlement, de prêcher sur le respect dû aux autorités et spécialement à la « suprême autorité du tsar ».

La chaire russe a beau regarder souvent la terre en parlant du ciel, la religion et le clergé ont tout profit au renouvellement de la prédication dans l’église. Pour avoir été longtemps sevré de sermons, le peuple russe, avec sa gravité naïve, n’en a pas moins le goût de ce genre solennel. Aucun clergé ne s’adresse à un public aussi avide ou aussi respectueux de la parole de Dieu. Les prédicateurs en renom y trouvent des lecteurs non moins que des auditeurs. Aussi les recueils de sermons ne font-ils pas défaut. À Moscou, Mgr Macaire, le métropolite historien, avait pris l’initiative d’une publication destinée à faire connaître au peuple les principaux prédicateurs de la vieille capitale. À Pétersbourg, une collection de discours prononcés à Saint-Isaac était, en quelques semaines, répandue à des centaines de milliers d’exemplaires. Aux sermons le clergé a ajouté, dans les grandes villes, des lectures, des conférences, voire des colloques contradictoires qui attirent nombre de curieux. Le clergé, sorti de sa torpeur séculaire, commence à prendre part aux luttes de la vie nationale. Avec le glaive de la parole, il a retrouve l’arme propre du prêtre ; elle peut l’aider à reconquérir l’autorité qui lui manque. La prédication est peut-être la meilleure mesure de la valeur d’un clergé : c’est par là que le pope russe était le plus au-dessous des prêtres ou des pasteurs de l’Occident. Cette infériorité n’était pas seulement l’une des causes du peu d’ascendant du clergé, c’était un des motifs pour lesquels la religion n’avait point sur le peuple l’influence moralisatrice qu’eût dû lui assurer la piété populaire.


La situation matérielle du clergé paroissial a été améliorée, sa position sociale relevée ; à ses membres on a ouvert, au profit de l’instruction nationale, de nouvelles branches d’activité ; peut-on faire davantage ? peut-on ouvrir au pope l’accès des dignités ecclésiastiques, jusqu’ici réservées au moine ? Quelques Russes le pensent. Pour cela, il faudrait renverser la barrière qui sépare le prêtre de l’épiscopat, ce qui ne peut se faire que de deux manières : en permettant le célibat au pope ou en permettant le mariage à l’évêque. À ces deux innovations s’opposent de sérieuses difficultés. Il semble aisé de rendre, pour le clergé blanc, le mariage facultatif et non obligatoire : avec la discipline de l’Église orientale, ce n’est qu’une apparence. D’après la loi établie par la tradition, l’homme marié peut être admis au sacerdoce, le prêtre déjà consacre ne l’est point au mariage. L’ordination devant suivre et ne pouvant précéder, les clercs qui ne veulent pas faire vœu de célibat doivent recevoir la bénédiction nuptiale avant la consécration sacerdotale. De là l’usage, au premier abord étrange, de ne conférer le sacrement de l’ordre qu’aux clercs unis à une femme. C’est que, s’il n’est marié avant d’être ordonné, le prêtre ne le sera jamais. Tant que la discipline en vigueur dans tous les pays orthodoxes ne sera point abrogée, le célibat facultatif ne pourra faire disparaître la distance qui sépare les deux clergés ; tout au plus en créerait-il un troisième intermédiaire. Il y aurait alors, dans le clergé paroissial, deux catégories de prêtres presque aussi séparés, par leur genre de vie, qu’aujourd’hui le moine et le pope. Ce n’est pas à dire que le prêtre orthodoxe ait toujours été tenu d’opter entre le mariage et le couvent. Il y a déjà eu, en Russie, quelques exemples d’hommes admis au sacerdoce sans être mariés et sans être moines. Il pourrait y en avoir davantage, mais de tels prêtres, placés en dehors des autres par le célibat, ne serviraient point à relever le clergé marié.

Le célibat facultatif ne saurait demeurer qu’une exception, à moins qu’il ne préparât le célibat obligatoire, dont aucun Russe, aucun orthodoxe ne souhaite l’établissement. L’abrogation de l’usage qui n’admet à l’ordination que des hommes mariés serait un pas vers le catholicisme ; l’abandon de la discipline qui refuse le mariage au prêtre ordonné serait un pas vers le protestantisme. Cette dernière révolution, peut-être plus conforme aux tendances de l’esprit public, rencontre deux obstacles : à l’extérieur le besoin d’union avec les autres pays orthodoxes, à l’intérieur la crainte du raskol et l’attachement du peuple aux traditions. Les mêmes barrières s’opposent à une autre innovation réclamée par certains esprits, au second mariage des popes. Le prêtre veuf ne peut convoler à d’autres noces ; lui ouvrir l’accès d’un second mariage serait encore violer les canons et aller même contre certains textes de l’Écriture. Si jamais le courant de l’esprit public emporte l’Église russe au delà de ces règles traditionnelles, le moment en est encore éloigné ; et, comme en religion de telles réformes vont rarement seules, l’orthodoxie sera, ce jour-là, sortie de sa voie séculaire. Ce que rien n’interdit, ce que l’on commence à mettre en pratique, c’est de laisser le pope veuf à l’exercice de ses fonctions. Il n’en était pas ainsi autrefois. Après de longues disputes, le concile de Moscou de 1503 avait interdit aux prêtres et aux diacres veufs d’officier. Tout ce qu’on leur permettait, c’était de se tenir dans le chœur en habits sacerdotaux et de chanter vêpres et matines. Naguère encore, le prêtre perdait sa cure en perdant sa compagne ; d’ordinaire il se retirait au couvent. Le clergé blanc a été enfin affranchi d’une des servitudes qui pesaient sur lui ; sa vocation, mise à l’abri des coups du hasard, ne dépend plus que de sa vertu et non de la vie d’une femme.

Les obstacles que la tradition apporte au libre mariage des prêtres, elle les met au choix des évêques parmi les prêtres mariés. La discipline ne permet point la promotion d’un homme marié à l’épiscopat. S’il n’y avait là qu’une habitude nationale, elle aurait déjà succombé sous les instincts démocratiques des Slaves modernes, qui sont portés à reprocher au clergé noir d’être une sorte d’aristocratie en même temps qu’une institution du moyen âge ; mais il y a là une coutume séculaire de tous les pays de rite grec. Ses défenseurs l’appuient sur un texte de l’Écriture, texte qui semble, il est vrai, en contradiction avec la loi en faveur de laquelle on l’invoque, ou ne se réconcilie avec elle que par une subtile interprétation[219]. Si, entre le pope et la crosse épiscopale, il n’y avait d’autre barrière, le clergé blanc l’aurait bientôt franchie ; il y a les canons, la tradition, la pratique générale des Églises orthodoxes, et jusqu’ici on les a respectés. Cette règle aboutit assurément à des conséquences bizarres ; en forçant à prendre les dignitaires ecclésiastiques parmi les moines, elle a donné à l’état monastique une direction opposée à l’esprit de son institution. Au lieu d’une vie de renoncement et d’humilité, elle en a fait une carrière d’ambition : le vœu de pauvreté est devenu la porte de la fortune. Par contre, on ne saurait nier que, depuis l’introduction de la foi chrétienne à Kief, c’est le clergé noir qui a personnifié la tradition orthodoxe ; c’est lui qui, vis-à-vis des autres Églises orientales, représente le mieux le côté œcuménique, catholique de l’orthodoxie. Abandonnée au clergé blanc, plus exclusivement national, plus accessible aux influences du siècle, l’Église russe serait plus ouverte aux innovations, elle serait plus exposée au relâchement de l’unité de la foi, elle risquerait de dévier vers la Réforme. Le fait seul d’un épiscopat marié serait un pas vers l’anglicanisme[220].

Si la tradition ne permet pas de consacrer évêque un prêtre marié, elle n’interdit point l’épiscopat aux prêtres devenus veufs. Longtemps, dans ce cas même, l’usage fut de ne les sacrer évêques qu’après leur avoir fait prononcer des vœux monastiques. Aujourd’hui, on admet que, s’ils sont tenus au célibat, les évêques ne sont pas tenus d’être moines. Quelques-uns ont ainsi été sacrés sans avoir traversé le couvent. Cela seul était une telle innovation que, lors du sacre de l’archiprêtre Popiel, en 1875, on ne savait trop comment vêtir pour la cérémonie l’ancien uniate galicien. Faute de précédents, on se décida à lui faire porter, comme à ses collègues de l’épiscopat, l’habit monastique.

La discipline de l’Église maintient au clergé noir le monopole de l’épiscopat. Pour les autres dignités ecclésiastiques, rien n’empêchait d’en ouvrir l’accès au clergé blanc ; aussi a-t-il récemment pénétré dans la plupart des fonctions jadis détenues par les moines. Sa plus importante conquête a été, nous l’avons dit, le haut enseignement ecclésiastique, que les moines s’étaient longtemps réservé avec un soin jaloux. Cela seul est une sorte de révolution dont, à la longue, la portée peut être considérable, car de la direction donnée à l’enseignement des académies et des séminaires dépend l’esprit même de l’Église. Si l’on n’ose point appeler à l’épiscopat des prêtres mariés, on a concédé à certains archiprêtres le droit de ceindre la mitre, ce qui leur donne un faux air d’évêques. En outre, le clergé blanc peut, comme le clergé noir, recevoir de la bienveillance gouvernementale des décorations de diverses sortes, faveurs dont l’un et l’autre clergé se sont montrés si friands qu’il a fallu leur interdire d’en parer leurs vêtements sacerdotaux. Encore cette défense ne s’étend-elle pas à la croix de Saint-Georges. Pour les popes qui ne peuvent aspirer aux ordres impériaux, il y a des récompenses plus modestes, telles que la barrette violette qui sert de prélude à la croix pastorale et au titre d’archiprêtre. Avec le haut professorat, avec les grandes aumôneries, avec les distinctions honorifiques et l’accès même du Saint-Synode, on ne peut plus dire que le clergé séculier soit sans avenir et sans carrière. L’épiscopat et les dignités monastiques sont à peu près seuls restés aux moines. Il est difficile de les dépouiller davantage sans les enfermer dans les murailles de leurs couvents et les isoler entièrement du monde et de la nation.

Quand il serait délivré de la misère et soustrait à la dépendance de ses paroissiens, qui pèse plus lourdement sur lui que la domination du haut clergé monastique, le clergé séculier ne sera définitivement relevé et mis à la hauteur de sa mission que par l’extension des libertés de l’Église et des libertés publiques. Comme toutes les classes de la nation, c’est dans l’émancipation morale, par une participation à son propre gouvernement, qu’il retrouvera sa force et sa dignité. Cet affranchissement a été déjà en partie effectué. Aux prêtres de paroisses on avait accordé, sous Alexandre ÏI, l’élection des blagotchinnye, sorte de doyens ou d’inspecteurs chargés de surveiller leurs confrères[221]. Si cette franchise a été depuis restreinte, le clergé a recouvré le droit de se réunir en assemblées périodiques pour y débattre ses propres intérêts. En tout pays, de telles mesures seraient dignes d’éloges : en Russie, la réforme ecclésiastique ne sera achevée que le jour où l’Église dominante aura assez de confiance en son clergé pour supporter la libre concurrence des dissidents du dehors et du dedans.




LIVRE III
LE RASKOL ET LES SECTES.




CHAPITRE I


Origine et caractère du raskol ou schisme ; ses causes religieuses. Importance attachée aux rites et aux formules. Révolution provoquée par la correction des livres liturgiques. — Les principaux points en litige. Les Vieux-Ritualistes ou Vieux-Croyants. — Comment ils ont outré les principes du christianisme oriental. Exagération du principe d’immobilité. Exagération du nationalisme dans l’Église. De quelle manière le raskol est sorti de la liturgie slavonne. — Comment, en se révoltant contre l’Église officielle, les Vieux-Croyants se révoltaient contre les influences étrangères.


L’orthodoxie russe est, depuis plus de deux siècles, sourdement minée par des sectes obscures, inconnues de l’étranger, mal connues des Russes. Sous l’imposant édifice de l’Église officielle se creusent des retraites souterraines, de vastes cavités, tout un dédale de cryptes ténébreuses, asile des croyances et des superstitions populaires. C’est dans ces catacombes de l’ignorance et du fanatisme que nous allons descendre ; nous essayerons d’en dresser le plan, nous en explorerons les coins les plus sombres pour y saisir, dans leur refuge, le génie et les aspirations du peuple. Rien ne saurait mieux donner l’intelligence du caractère national et nous faire toucher le fond de l’âme russe. Le raskol, avec ses mille sectes, est peut-être le trait le plus original de la Russie, celui par où l’Orient moscovite se distingue le plus nettement de l’Occident.

Qu’on ne s’étonne pas de nous voir réclamer l’attention pour de bizarres et rustiques hérésies. Ce n’est pas qu’à ces sectes illettrées nous prétendions attribuer une importance ou un avenir sans proportion avec leur valeur morale ou leur force numérique. Si nous insistons sur cette face obscure de la vie nationale, c’est qu’à nos yeux c’est le côté par lequel le Russe du peuple, si différent du Russe que connaît l’Europe, se laisse le plus facilement pénétrer. C’est presque toujours par les dehors, par les institutions et les lois, par la haute littérature et la haute société, c’est-à-dire par le dessus, par la surface, qu’on envisage l’empire du Nord. L’étude des sectes populaires nous permet d’atteindre le peuple russe par le dedans, par le fond et en quelque sorte par le dessous.

Comme les rivières selon le sol qu’elles traversent, les religions, en passant par des populations différentes, prennent aisément des teintes diverses. Le raskol est le christianisme byzantin au sortir des couches inférieures du peuple russe. Dans les eaux troubles et bourbeuses des sectes moscovites, il est possible de signaler des infiltrations étrangères, parfois protestantes et parfois juives, plus souvent gnostiques ou païennes. Par son principe, comme par ses tendances, le raskol n’en diffère pas moins de toutes les religions ou confessions du dehors ; il reste essentiellement original, foncièrement national. Il est si bien russe que, en dehors de la Russie, il n’a nulle part fait de prosélytes, et que, en dedans même de l’empire, il n’a guère d’adeptes que parmi les populations grandes-russiennes, moscovites, les plus russes de la Russie. Il est si bien spontané que, à travers toutes ses phases, il suffit à s’expliquer lui-même ; enfermé dans un continent isolé, comme en un vase clos, il n’eût rien changé à sa marche. Le plus national de tous les mouvements religieux sortis du christianisme, le raskol est en même temps le plus exclusivement populaire. Ce n’est ni dans les écoles ni dans le clergé, c’est dans l’izba du moujik, dans le comptoir du marchand qu’il a grandi ; c’est là qu’il reste confiné. À ce titre, d’ignorantes hérésies ont, pour le politique et le philosophe, un intérêt supérieur à l’intérêt des doctrines. L’attention que ne leur saurait valoir leur pauvre théologie, ces sectes de paysans, hier encore serfs, la méritent comme symptôme d’un état mental, d’un état social dont rien, en Occident, ne saurait plus donner l’idée.

Le raskol, c’est-à-dire le schisme, n’est ni une secte ni même un groupe de sectes ; c’est un ensemble de doctrines ou d’hérésies souvent différentes et opposées, n’ayant entre elles d’autre lien qu’un point de départ commun et un commun antagonisme avec l’Église orthodoxe officielle. À cet égard, le raskol n’a d’autre analogue que le protestantisme. Inférieur à ce dernier par le nombre et par l’instruction de ses adeptes, il l’égale presque par l’abondance et l’originalité de ses formes ; là, du reste, s’arrête la ressemblance. Dans leur révolte contre leur mère, le protestantisme germanique et le raskol russe gardent chacun la marque de leur origine et comme l’empreinte de l’Église dont ils sont sortis, du monde qui les a produits. En Europe, la plupart des sectes modernes sont nées de l’amour de la spéculation et du goût de la critique, de l’esprit d’investigation et de liberté ; en Russie, elles sont issues de l’entêtement de l’ignorance et de l’esprit de révérence. En Occident, le principe des déchirements religieux est la prédominance du sentiment intérieur sur les formes et les dehors de la religion ; en Russie, c’est le culte des formes extérieures, du cérémonial et du rituel. Les deux mouvements sont, pour ainsi dire, en sens inverse, au rebours l’un de l’autre, ce qui ne les a pas toujours empêchés d’aboutir au même point. C’est qu’une fois affranchi de l’autorité traditionnelle qui maintenait l’unité de la doctrine, le raskol, pas plus que le protestantisme, n’a pu constituer dans son sein de nouvelle autorité. Par là, il a été, malgré lui, voué au libre examen, aux fantaisies individuelles, partant, à la diversité, à l’anarchie.

Peu de révolutions religieuses ont été dans leurs conséquences aussi complexes que le raskol ; aucune n’a été plus simple dans sa cause première. Les sectes innombrables qui, depuis deux siècles, s’agitent dans le peuple russe ont, pour la plupart, un même point de départ, la correction des livres liturgiques. Toutes ces branches sont sorties d’une même souche : quelques sectes seulement, non les moins curieuses, il est vrai, sont antérieures ou étrangères à la réforme de la liturgie. En Russie, comme partout, le moyen âge eut ses hérésies. Les plus anciennes purent naître au contact des Grecs ou des Slaves, au contact des ancêtres ou des frères orientaux de nos Albigeois, les Bogomiles bulgares. D’autres hérésies surgirent plus tard, dans le nord, sur le territoire de Novgorod, au contact des marchands européens ou juifs. De la plupart, il ne reste guère que le nom, les martynovisy, les strigolniki, les judaïsants, etc. Toutes ces sectes étaient à leur fin lorsque éclata le raskol, qui recueillit dans son sein les croyances informes en germe au fond du peuple russe. Quelques-unes de ces anciennes hérésies, les strigolniki et les judaïsants par exemple, semblent même, après avoir disparu de l’histoire, reparaître dans certaines sectes contemporaines, comme si, durant plusieurs siècles, elles eussent coulé sous terre.

Dans ces obscures querelles du moyen âge se montre déjà le principe fondamental du raskol, le culte minutieux de la lettre, le formalisme. « En telle année, dit un annaliste de Novgorod du quinzième siècle, certains philosophes conmiencèrent à chanter : O Seigneur, ayez pitié de nous ; tandis que d’autres disaient : Seigneur, ayez pitié de nous[222]. » Le raskol est tout entier dans cette remarque ; c’est de controverses de ce genre qu’est né le schisme qui déchire l’Église russe. Pour ce peuple, demeuré à demi païen sous l’enveloppe chrétienne, les invocations religieuses étaient comme des formules magiques dont la moindre altération eût détruit l’effet. Il semble que, pour lui, le prêtre fût resté une sorte de chaman, les cérémonies des enchantements, et toute la religion une sorcellerie[223]. L’attachement au rite, à l’obriad, est, nous l’avons dit, un des traits caractéristiques du Grand-Russien. La manière dont la Russie a passé au christianisme n’y est point étrangère. La masse du peuple était devenue chrétienne par ordre, sans avoir été préparée à la foi nouvelle, sans même avoir achevé l’évolution polythéiste qui, chez les autres peuples de l’Europe, précéda l’adoption du christianisme. La religion de l’Évangile, trop élevée pour l’état intellectuel et social de la nation, s’y réduisit aux formes extérieures. D’autres peuples se sont lentement assimilé l’esprit du christianisme dont ils n’avaient d’abord adopté que les dehors : l’isolement géographique et historique de la Russie lui rendit cette assimilation plus difficile. La distance et la domination mongole la séparèrent des centres du monde chrétien, la misère et l’ignorance y dégradèrent la religion comme le reste. Toute théologie disparaissant, le culte devint toute la religion. Au milieu de l’abaissement intellectuel général, la connaissance des paroles et des rites du service divin fut l’unique science exigée d’un clergé dont les membres ne savaient point toujours lire.

L’attachement du peuple moscovite à ses rites et à ses textes traditionnels était d’autant moins justifié que textes et rites avaient subi plus d’altérations. La liturgie, qu’elle entourait d’une superstitieuse vénération, l’ignorance l’avait elle-même corrompue. Dans les livres s’étaient glissées des leçons erronées, dans les cérémonies des coutumes locales. L’unité liturgique avait insensiblement fait place aux divergences de lecture et de rituel. La main des copistes avait introduit dans les missels des contresens, des interpolations bizarres, parfois des intercalations capricieuses, et ces leçons nouvelles recevaient du peuple le respect dû à l’antiquité. Les versets corrompus et parfois inintelligibles semblaient d’autant plus saints qu’ils étaient plus obscurs. La dévotion y cherchait des mystères, un sens caché ; sur ces textes altérés se fondaient des théories et des systèmes que le zèle imposteur des scribes formulait parfois dans des livres apocryphes, mis sous le nom de Pères de l’Église. Les altérations étaient si visibles, que, dès le commencement du seizième siècle, un prince moscovite, Vassili IV, avait appelé un moine grec à reviser les livres liturgiques. L’aveugle révérence du clergé et du peuple fit échouer cette tentative. Le correcteur des livres, Maxime le Grec, fut condamné par un concile et enfermé comme hérétique dans un couvent lointain. Ce fut l’imprimerie qui fit éclater la crise définitive. Comme partout, la nouvelle découverte provoqua l’étude des textes et, partant, les luttes Ihéologiques. Les missels sortis des presses russes du seizième siècle empirèrent d’abord le mal auquel ils eussent dû remédier. Aux fautes des manuscrits sur lesquels ils furent composés, ces missels donnèrent l’autorité et la diffusion de l’imprimé. Aux variantes et aux divergences des copistes, ils substituèrent une unité, une unanimité d’où les anciennes erreurs tirèrent une force nouvelle.

La corruption de la liturgie slavonne russe semblait irrémédiable, lorsque, au milieu du dix-septième siècle, le patriarche Nikone en décida la réforme. D’un esprit cultivé pour son temps et pour son pays, d’un caractère entreprenant et inflexible, Nikone possédait tout ce qu’exigeait une telle résolution, le savoir et le pouvoir, car, par son influence sur le tsar Alexis, il gouvernait l’État presque autant que l’Église. C’était une chose hardie qu’une telle œuvre d’érudition dans la Moscovie antérieure à Pierre le Grand. Par l’ordre du patriarche, d’anciens manuscrits grecs et slavons furent rassemblés de toutes parts ; des moines de Byzance et de l’Athos furent appelés à comparer les versions slaves aux originaux grecs. Des livres liturgiques, Nikone effaça les interpolations de l’ignorance ou de la fantaisie. Les nouveaux missels imprimés, le patriarche les fit adopter par un concile qui en imposa l’usage à tous les États moscovites[224].

« Un grand tremblement me prit, dit un copiste du seizième siècle, et l’épouvante me saisit quand le révérend Maxime le Grec me donna l’ordre d’effacer quelques lignes d’un de nos livres d’église[225] » Le scandale ne fut pas moindre sous le père de Pierre le Grand : la main qui touchait aux livres sacrés fut, de toutes parts, traitée de sacrilège. Soit instruction, soit esprit de corps, le haut clergé soutint le patriarche ; le bas clergé et le bas peuple opposèrent une vive résistance. Après plus de deux siècles, un grand nombre de fidèles persistent toujours à garder les anciens livres et les anciens rites, consacrés par les conciles nationaux et la bénédiction des patriarches. C’est là le point de départ du schisme, du raskol, qui déchire encore l’Église russe. À la prendre de haut, cette contestation roule sur l’épineuse question de la transmission et de la traduction des textes sacrés, question qui plus d’une fois a divisé les Églises de l’Occident. En Moscovie, il n’y avait pas dix hommes capables de porter, en connaissance de cause, un jugement sur le fond de la dispute : la querelle n’en fut que plus violente et plus longue. Des moines, des diacres, souvent de simples sacristains dénoncèrent les corrections de Nikone comme un emprunt à Rome ou aux protestants, comme une religion nouvelle. Contre ces séditieux, l’Église employa les supplices partout usités contre les hérétiques : elle ne flt que donner au schisme une impulsion nouvelle en lui donnant des martyrs. Dix ans après la proclamation de la revision liturgique, un concile en déposait solennellement le hardi promoteur, victime de la jalousie des boyards. La déposition de Nikone parut justifier le raskol. La condamnation du réformateur semblait devoir entraîner l’abandon de la réforme. Aussi, grande fut la stupéfaction populaire quand le concile qui venait de déposer l’auteur des corrections liturgiques, lança l’anathème contre les adversaires de ces corrections. La part prise à cette excommunication par les patriarches orientaux en affaiblit l’effet au lieu de le renforcer, les dissidents refusant à des évêques grecs ou syriens, qui ne connaissaient point une lettre slave, le droit de prononcer sur des livres slavons.

Dans le monde théologique, si habitué aux subtilités, jamais peut-être d’aussi longues querelles n’eurent d’aussi futiles motifs. La forme et le signe de la croix, la direction des processions à l’occident ou à l’orient, la lecture d’un des articles du symbole, l’orthographe du nom de Jésus, l’inscription mise au-dessus du crucifix, l' alleluia répété deux ou trois fois, le nombre de prosphores ou pains à consacrer, tels sont les principaux points de la controverse qui, depuis Nikone, divise l’Église russe. À vrai dire, les premières disputes entre les Latins et les Grecs ne portaient pas sur des questions beaucoup plus graves. C’étaient aussi des altérations dans le rite que les Grecs reprochaient aux Latins comme des hérésies. En attachant une telle valeur au rituel, les raskolniks moscovites ne faisaient guère que suivre l’exemple de leurs maîtres grecs. En ce sens, le raskol russe n’est qu’une conséquence ou, si l’on préfère, une exagération du formalisme byzantin.

Les Russes orthodoxes font le signe de la croix avec trois doigts, les dissidents avec deux doigts comme les Arméniens. Les premiers admettent comme nous la croix à quatre branches, les seconds ne tolèrent que la croix à huit branches, ayant une traverse pour la tête du Sauveur et une autre pour ses pieds. L’Église, depuis Nikone, chante trois alléluia, les raskolniks en chantent deux. Les dissidents justifient leur entêtement par des interprétations symboliques ; d’un simple rite, ils aiment à faire toute une profession de foi. Ainsi, dans leur signe de croix, ils prétendent avec les trois doigts fermés rendre hommage à la Trinité, et avec les deux autres à la double nature du Christ, en sorte que, sans aucune parole, le signe de la croix devient une adhésion aux trois dogmes fondamentaux du christianisme : trinité, incarnation, rédemption. Ils interprètent de même le double alléluia venant après trois gloria, reprochant à leurs adversaires de négliger dans leurs rites l’un ou l’autre des grands dogmes chrétiens. Ces interprétations, appuyées sur des textes corrompus ou de prétendues visions, montrent de quel singulier alliage de grossièreté et de subtilité s’est formé le raskol.

À en juger par l’origine de la querelle, le culte de la lettre, le respect servile de la forme est l’essence du schisme. Pour le Moscovite en révolte contre les réformes de Nikone, les cérémonies semblent être tout le christianisme et la liturgie toute l’orthodoxie. Cette confusion entre les formes du culte et la foi s’exprime dans le nom que se donnent à eux-mêmes les dissidents. Non contents de l’appellation de vieux-ritualistes, staroobriadtsy, ils prennent le titre de vieux-croyants, starovèry, c’est-à-dire de vrais croyants, de vrais orthodoxes, car, à l’inverse des sciences humaines, dans les choses religieuses c’est toujours l’antiquité qui fait loi ; les innovations même ne s’y font qu’au nom du passé. Cela est particulièrement vrai de l’Église grecque, qui a mis sa gloire dans l’immobilité, et fait de la fidélité à la tradition l’unique critérium de la vérité. Ici encore, lorsqu’ils se refusaient à toute apparence d’innovation, les vieux-croyants ne faisaient qu’outrer le principe de leur Église. Peu importe que la prétention des starovères fût mal justifiée, que le parti qui se réclamait le plus de l’antiquité eût le moins de titres à l’antiquité ; les vieux-ritualistes, en se laissant martyriser pour les anciens livres, n’étaient que les aveugles victimes de l’immobilité systématique du byzantinisme.

Le principe du raskol est essentiellement réaliste. Sous ce matérialisme du culte se laisse cependant découvrir une sorte d’idéalisme grossier. Les aberrations religieuses ont toujours un côté élevé, dans la déraison même. Tout n’est point ignorante superstition dans l’attachement scrupuleux du starovère pour ses cérémonies traditionnelles. Cette vulgaire hérésie n’est, en somme, qu’un ritualisme excessif et logique jusqu’à l’absurde. Si le vieux-croyant révère ainsi la lettre, c’est qu’à ses yeux la lettre et l’esprit sont indissolublement unis, que, dans la religion, les formes et le fond sont également divins. Pour lui, le christianisme est quelque chose d’absolu, le culte aussi bien que le dogme ; c’est un tout complet dont toutes les parties se tiennent : à ce chef-d’œuvre de la Providence, nulle main humaine ne peut toucher sans le défigurer. À chaque parole, à chaque rite, le starovère cherche une raison cachée. Il se refuse à croire qu’aucune des cérémonies, aucune des formules de l’Église soit vide de sens ou de vertu. Pour lui, rien d’accessoire, rien d’indifférent ou d’insignifiant dans le service divin. Tout est saint dans les choses saintes, tout est profond et mystérieux, tout est incommutable et adorable dans le culte du Seigneur. Sans pouvoir formuler sa doctrine, le starovère fait de la religion une sorte de figure achevée, de représentation adéquate du monde surnaturel. Ainsi compris, le vieux-croyant, qui se faisait brûler vif pour un signe de croix, et arracher la langue pour un double alleluia, devient éminemment religieux ; ce qui l’égaré, c’est en quelque sorte l’excès de religion. Son formalisme a pour principe le symbolisme, ou, pour mieux dire, le raskol n’est que l’hérésie du symbolisme. Là est son originalité, là est sa valeur dans l’histoire des sectes chrétiennes. Aux yeux de ces ritualistes outrés, les cérémonies ne sont point un simple vêtement de la religion, elles en sont le corps et la chair ; sans elles, le dogme n’est qu’un squelette inanimé. Par là le raskol est en opposition directe avec le protestantisme, qui fait bon marché des formes extérieures, les regardant comme une parure frivole ou une dangereuse superfétation. Pour le starovère, le rituel est, de même que le dogme, partie intégrante de la tradition ; il est également le legs du Christ et des apôtres : la mission de l’Église est de les conserver intacts l’un comme l’autre.

Unie au goût du symbolisme, cette scrupuleuse fidélité aux formes extérieures du culte n’implique pas toujours un esprit servile. Loin de là, le penchant à l’allégorisme, qui s’attache tellement à la lettre, prend parfois de singulières libertés avec l’esprit des cérémonies ou des textes. C’est le propre du génie symbolique de respecter scrupuleusement les dehors en traitant arbitrairement le fond. Dans ses mains, le rituel et les livres sacrés deviennent comme la donnée d’une céleste énigme dont l’imagination trouve le mot. En demandant un sens caché aux faits comme aux paroles, certains raskolniks ont fini par allégoriser les histoires de l’Ancien et du Nouveau Testament, par transformer les récits de l’Écriture en paraboles. Quelques-uns ont été jusqu’à ne voir que des figures dans les plus grands miracles évangéliques[226]. Avec une telle méthode d’exégèse, on peut aboutir à une sorte de rationalisme mystique ; les formes de la religion risquent de devenir venir plus solides que le fond, et le culte plus sacré que le dogme. C’est ce qui est arrivé pour quelques-unes des sectes extrêmes du raskol. Il y eut, chez ce peuple ignorant, une véritable débauche d’interprétation et, par suite, d’enseignements fantastiques et de croyances bizarres.


Le vieux-croyant est attaché à ses rites non seulement pour le sens qu’il leur donne, mais pour la bouche dont il les tient ; le respect des coutumes traditionnelles, des mœurs léguées par les ancêtres, est la raison morale, la raison sociale du schisme. Dans sa dévotion obstinée aux rites et aux prières que lui ont enseignés ses pères, le starovère ne fait encore qu’exagérer un sentiment religieux ou, du moins, un des sentiments qui, d’ordinaire, se lient à la religion et en augmentent la force. Les hommes ou les peuples ont toujours tenu à honneur de garder « la foi de leurs pères » ; l’abus que la rhétorique a fait de cette expression en montre la puissance sur le cœur humain. Ainsi liée à la famille ou à la patrie, la religion semble un héritage et comme un dépôt des ancêtres. Nulle part ce sentiment n’a été plus vivace qu’en Russie, où il s’unit souvent à un respect superstitieux de l’antiquité. Beaucoup de sectaires, quand on les interroge sur leur foi, n’en donnent point d’autre raison. Naguère encore, aux exhortations d’un juge de notre connaissance, des paysans poursuivis pour des pratiques religieuses clandestines répondaient : « Ce sont les rites de nos pères ; qu’on nous transporte où l’on voudra, mais qu’on nous laisse suivre le culte de nos pères ». On raconte que, lors de sa visite à leur cimetière de Rogojski, le césarévitch Nicolas, frère aîné d’Alexandre III, reçut des vieux-croyants de Moscou une semblable réponse[227].

La réforme de Nikone était une révolution dans les pratiques élémentaires de la dévotion ; le fils était obligé de désapprendre le signe de croix enseigné par sa mère. En tout pays, un tel changement eût jeté un grand trouble ; en aucun la perturbation ne pouvait être plus grave qu’en Russie, où la prière, accompagnée d’inclinaisons de corps et de signes de croix répétés, a une sorte de rite matériel. Le peuple repoussait le nouveau signe de croix et toute la nouvelle liturgie. Il se souciait peu que les rites établis par Nikone fussent plus antiques que les siens. Pour l’ignorant Moscovite, il n’y avait d’autre antiquité que celle de ses pères et grands-pères ; et ses pères lui avaient enseigné de minutieuses observances pour toutes les heures et tous les actes de la vie. Le Moscovite était emmailloté d’un réseau de rites comparable au cérémonial chinois. Un livre du seizième siècle, le Domostroï, le Ménagier russe, montre jusqu’où était poussé le formalisme de l’ancienne Moscou. La religion que recommande le prêtre Sylvestre, précepteur d’Ivan IV et rédacteur du Domostroï, consiste avant tout dans le respect scrupuleux des rites extérieurs. Pour ce code de la piété et du savoir-vivre moscovites, le bon chrétien est celui qui se tient raide pendant les offices ; qui baise la croix, les images, les reliques, en retenant son souffle, sans ouvrir les lèvres ; qui consomme l’hostie sans la faire craquer avec les dents ; qui, le matin et le soir, s’incline trois fois devant les icônes domestiques, en frappant la terre du front, ou en se courbant au moins jusqu’à la ceinture[228]. Tous ces usages des ancêtres, le raskolnik mit son honneur à leur demeurer fidèle, et cela non seulement en religion, mais en toute chose. Dans certaines régions il a conservé avec presque autant de soin les coutumes domestiques, les rites des fêtes civiles, les légendes du passé, y compris les traditions et les chants d’origine païenne, que la liturgie antérieure à Nikone.

G*est ainsi, parmi les raskolniks de l’Onéga, que Hilferding a recueilli les principales de ses bylinas ou romances épiques[229]. C’est ainsi que, dans la fête à demi païenne du printemps, A. Petchersky avait cru retrouver, à dix siècles de distance, un écho de la lointaine poésie slave, antérieure à la prédication du christianisme. Dans l’izba des vieux-croyants, les vieilles coutumes se sont conservées intactes, comme enfouies sous la superstition.

L’un des caractères de l’orthodoxie orientale, c’est, nous l’avons dit[230], sa propension à prendre une forme nationale en se constituant en Églises locales, ayant chacune leur langue liturgique. Nulle part cette tendance n’a été plus marquée que chez le Slave russe. À certains égards, le raskol n’a été que la conséquence ou le dernier terme de ce nationalisme. Il est sorti de la liturgie nationale ; il est né des missels slavons. La liturgie slave, héritée de Cyrille et de Méthode, le Russe s’y était attaché avec une ignorante révérence, sans tenir compte des originaux. Le slavon était devenu pour lui la véritable langue sacrée. Identifiant l’orthodoxie avec ses livres et ses apocryphes, le Moscovite n’a pas voulu en croire les Grecs et les textes grecs, appelés en témoins par ses patriarches. Il s’en est tenu obstinément à ses missels slavons, égalés par lui aux Écritures. Chez lui, le côté local, national de l’Église a prévalu sur le côté œcuménique, catholique. Il n’a plus connu que son Église, que sa liturgie, que ses traditions, et il s’y est aveuglément cantonné, comme si la révélation avait été faite en paléoslave, ou comme si la Russie était tout le bercail du Christ. Aussi a-t-on pu dire que le raskol n’a pas été seulement la vieille foi, mais la foi russe[231].

Chez le Moscovite du dix-septième siècle, l’attachement aux formes extérieures du culte était d’autant plus vif que Moscou se méfiait des tentatives des papes et des jésuites pour la rapprocher de l’Occident. En laissant toucher à ses cérémonies traditionnelles, le Russe pouvait craindre de se laisser romaniser et, comme les grecs-unis de Pologne, d’être à son insu incorporé à l’empire spirituel des papes. C’était par une aveugle fidélité à l’orthodoxie que le vieux-croyant se soulevait contre la hiérarchie orthodoxe. Dans leur crainte de toute corruption de l’Église, le peuple et le clergé tenaient en suspicion tous les étrangers, même leurs frères dans la foi, que les tsars ou les patriarches appelaient de Byzance ou de Kief. Demeuré, seul de tous les peuples orthodoxes, indépendant de l’infidèle ou du catholique, le Russe se regardait comme le peuple de Dieu élu pour conserver sa foi. Avec la présomption et l’entêtement de l’ignorance, ce pays, longtemps détaché de l’Europe, repoussait tout ce qui lui en venait. Dans leur haine contre l’Occident, contre ses Églises et sa civilisation, certains vieux-croyants en excommuniaient la langue théologique et savante. À la fin du dix-huitième siècle, un de leurs écrivains s’indignait contre les prêtres orthodoxes de la Petite-Russie, dont beaucoup, disait-il, « étudient la trois fois maudite langue latine ». Il leur reprochait de ne point regarder comme un péché mortel d’appeler Dieu Deus, et Dieu le père pater[232] comme si la Divinité ne pût avoir d’autre nom que le slave Bog, ou comme si le changement de mot changeait le Dieu. La résistance faite par les starovères à la correction du nom de Jésus est dans le même esprit. Conservant la forme populaire corrompue de Issous, ils repoussèrent comme diabolique la forme Iissous, directement dérivée du grec. À de tels traits on sent un peuple isolé par la géographie et l’histoire, et comme enfermé dans sa propre immensité, une sorte de Chine chrétienne, ne connaissant et ne voulant connaître qu’elle-même.

C’était contre l’étranger, contre l’influence occidentale, que se soulevait le peuple russe en se révoltant contre Nikone. Quand ils accusaient le patriarche de pencher vers le latinisme ou le luthéranisme, les vieux-croyants formulaient mal leur reproche. Ce n’était pas les théologies de l’Occident, c’était son esprit et sa civilisation qu’empruntaient, à leur insu peut-être, le patriarche Nikone et le tsar Alexis. L’origine du raskol concorde avec l’inauguration de l’influence étrangère en Russie. Ce n’est point là un fait accidentel. C’est que le schisme fut le contre-coup des réformes européennes des Romanof. L’œuvre de Nikone, parfois attribuée à la vanité du patriarche, à son désir de paraître lettré, était un signe avant-coureur de la révolution prochaine, un symptôme du rapprochement avec l’Occident, où, vers la même époque, en Angleterre, par exemple, des réformes analogues donnaient lieu à de semblables querelles. En appelant la critique et l’érudition à contrôler les pratiques de la piété, l’ancien ermite du Lac-Blanc cédait au courant qui, sous le successeur d’Alexis, sous le frère aîné de Pierre le Grand, allait faire établir à Moscou une académie, une sorte d’université ecclésiastique, sur le modèle de celle de Kief. Le vent d’ouest, qui se levait sur les plaines russes, soufflait sur l’Église aussi bien que sur l’État. C’est dans le domaine religieux que se fit d’abord sentir l’imitation européenne, c’est dans la religion qu’elle rencontra le plus redoutable obstacle. Au point de vue de l’histoire, le raskol est la résistance du peuple aux nouveautés importées de l’Occident. Ce caractère du schisme, Pierre le Grand le mit dans tout son jour ; d’une révolte théologique, le réformateur fit une révolte sociale et civile.




CHAPITRE II


Origine et caractère du raskol : ses causes politiques. Le schisme est une réaction contre les réformes de Pierre le Grand et de ses successeurs. Du raskol comme protestation des Vieux-Russes ; il personnifie la résistance aux formes de l’État moderne. — Les innovations de Pierre le Grand données comme un signe de la fin du monde. L’empereur regardé comme l’antéchrist. L’ère de Satan. — Condamnation de tous les usages postérieurs à Nikone et à Pierre le Grand. Lutte avec l’État pour le port de la barbe. — Le raskol et les revendications populaires contre le servage et le despotisme bureaucratique.


Sorti d’une rébellion du formalisme moscovite contre la correction des livres d’Église, le raskol a reçu, de la réforme européenne de Pierre le Grand, une vigueur nouvelle et une portée plus haute. Les adversaires des changements liturgiques introduits par le patriarche Nikone se sont grossis des adversaires des changements politiques introduits par Pierre et ses successeurs. Le schisme est devenu une protestation nationale contre l’imitation de l’étranger, une protestation populaire contre la constitution de la Russie en État moderne. Le starovère, le vieux-croyant, a personnifié l’opposition de la Russie byzantine aux mœurs nouvelles et aux importations occidentales.

Pierre le Grand fut, malgré lui, le second promoteur du schisme. Il est difficile aujourd’hui de se représenter l’impression faite par Pierre Ier sur ses sujets. Ce ne fut pas seulement de l’étonnement, de la stupéfaction, ce fut du scandale. Les coutumes, les traditions, les préjugés de la nation étaient attaqués ouvertement, systématiquement et parfois avec une sorte de brutalité. Le réformateur ne s’en prenait pas uniquement aux institutions civiles, il touchait à l’Église, il pénétrait dans la maison, réglementant à son caprice la vie privée, comme les affaires publiques. Dans la Russie nouvelle de Pierre Ier le Vieux-Moscovite ne pouvait reconnaître sa patrie ; il était dépaysé dans son propre pays. Des vêtements étrangers choquaient ses yeux, des appellations administratives étrangères frappaient de tous côtés son oreille. La perturbation était partout, dans les noms et dans les choses, dans le calendrier comme dans les lois, dans l’alphabet comme dans les modes et le costume. Au lieu du 1er septembre, le premier de l’an était le 1er janvier ; au lieu de compter les années à partir du commencement du monde, on comptait, comme les Latins, depuis la naissance du Christ. Les vieilles lettres slavonnes, consacrées par les anciens missels, étaient déformées, plusieurs rejetées par ordre du souverain. Le vêtement des hommes était modifié et leur menton rasé, le voile était arraché du front des femmes. Quelle émotion pouvait ressentir, d’une telle succession de secousses, une nation obstinément attachée aux coutumes de ses ancêtres ? C’était comme un tremblement de terre qui ébranlait la vieille Russie jusqu’en ses fondements.

De ces changements, tous empruntés à l’Occident, c’està-dire aux Latins ou aux protestants, un grand nombre avaient, pour le peuple, une valeur religieuse. En touchant à l’ancien calendrier, à l’écriture slavonne, au costume national, Pierre le Grand continuait, aux yeux de ses sujets, la révolution commencée par Nikone. L’assimilation paraissait si naturelle que, pour les vieux-croyants, l’œuvre de l’un ne fut que la suite et la conséquence de celle de l’autre. Cette idée se formula dans une légende séditieuse qui fit de Pierre le fils adultérin de Nikone. La répulsion du vieux Russe pour les innovations du patriarche s’accrut de sa répugnance pour les innovations de l’empereur ; son opposition aux réformes civiles s’étaya de sa résistance à la réforme liturgique. La révolte des mœurs se couvrit d’un manteau religieux parce qu’elle avait été provoquée par une mesure ecclésiastique et, plus encore, parce que la Moscovie n’avait pas franchi cet âge de la civilisation où tout grand mouvement populaire prend une forme religieuse. La résistance nationale donna au raskol le prestige de la nationalité, et le raskol lui communiqua la force de la religion. En en mettant le siège dans la conscience, le schisme donna aux répugnances populaires une vigueur et une durée dont deux siècles n’ont pu entièrement triompher.

Ce n’était point seulement contre les innovations et les emprunts étrangers de Pierre le Grand, c’était contre le principe même de ses réformes, contre l’idée de l’État, contre les procédés de l’État moderne, que s’insurgeait le raskol. Pour le Moscovite, comme aujourd’hui pour l’Orient musulman, comme pour tous les peuples d’une civilisation primitive, l’imitation des pratiques de gouvernement de l’Europe se faisait surtout sentir par des charges, par des vexations. À cet égard, le raskol fut la résistance d’une société encore à demi patriarcale aux formes régulières et savantes, aux formes impersonnelles et importunes des États européens. Il répugne instinctivement à la centralisation et à la bureaucratie, à l’empiétement de l’État sur la vie privée, la famille et la commune ; il cherche à se dégager de cette inflexible machine administrative qui, dans ses rouages de fer, emprisonne toutes les existences. Comme le Cosaque dont la sauvage liberté se réfugiait dans le steppe, le vieux-croyant ne se voulait pas soumettre à ce mécanisme compliqué : il repoussait les recensements, les passeports, le papier timbré, il repoussait les nouveaux modes d’impôt ou de service militaire. Encore aujourd’hui, il est des raskoiniks en rébellion systématique contre les procédés élémentaires de l’État. À leur antipathie les dissidents ont, comme d’habitude, trouvé des motifs religieux. Ils ont des arguments théologiques contre le recensement, contre l’enregistrement des naissances et des décès. Aux yeux d’un strict vieux-croyant, Dieu seul a droit de tenir registre des hommes, témoin la Bible et la punition imposée à David. Parfois des dénominations administratives accroissent les scrupules de ces hommes simples, toujours enclins à prêter aux mots et aux noms une haute valeur. De là, en partie, la répugnance populaire pour la capitation, pour l’impôt des âmes, podouchnaïa podat : en se révoltant contre de telles désignations, ce peuple de serfs, dont le corps était enchaîné à la glèbe, revendiquait à sa manière la propriété de son âme[233].

Dans leur lutte contre la tutelle et l’ingérence de l’État, certaines sectes en sont venues à se refuser à toutes les obligations imposées à ses habitants par tout pays civilisé. Les errants ou stranniki, en particulier, font profession de vivre en guerre avec l’autorité civile, ils érigent la rébellion en principe de morale ou en devoir religieux. L’État, d’abord condamné comme auxiliaire de l’Église, fut maudit pour ses propres tendances, pour ses propres prétentions. Chose singulière, les sectes extrêmes du schisme finirent par considérer le gouvernement de leur patrie à peu près du même œil que certains chrétiens des premiers siècles l’empire romain encore païen. Pour ces fanatiques, le gouvernement des tsars orthodoxes devint le règne de Satan, et ce ne fut point là une vaine métaphore ; ce fut une croyance arrêtée, un dogme.

Au bouleversement des mœurs publiques et privées sous Pierre le Grand, à tout ce qu’ils regardaient comme le triomphe de l’impiété, les raskolniks ne virent qu’une explication : l’approche de la fin du monde, la venue de l’antéchrist. Si grand était l’ébranlement de la terre russe qu’il semblait que tout dût disparaître, l’Église, la société, l’humanité entière. La fin du monde, tel est, depuis des siècles, le cri de la douleur ou de la stupeur des peuples chrétiens. Nous avons vu, après des révolutions politiques ou des guerres désastreuses, dans les pays les plus éclairés de l’Europe, en France et ailleurs, nous avons vu des âmes religieuses, prises d’un trouble subit, recourir à cette suprême explication des maux de l’Église ou de la patrie, et, comme les prophètes du raskol, annoncer que la fin était proche. Que devait-ce être dans l’ancienne Russie, alors que, sous la main de Pierre le Grand, elle semblait voir tout crouler autour d’elle ? Déjà, lors de la réforme de Nikone, les fanatiques avaient annoncé que la chute du patriarche était le signe précurseur de la fin du monde. Les jours de l’homme sont comptés, disaient-ils, l’époque d’angoisse décrite dans l’Apocalypse est arrivée, l’antéchrist va paraître. Et quand vint Pierre le Grand, bouleversant tout, aux yeux d’un peuple incapable de le comprendre, foulant cyniquement aux pieds les vieilles mœurs et la vieille morale, les raskolniks n’eurent pas de peine à reconnaître en lui l’antéchrist annoncé. Chose qui montre le peu de clairvoyance des nations, le créateur de la Russie moderne fut regardé, par une notable portion de son peuple, comme un envoyé de l’enfer, et, depuis lors, l’empire russe a été maudit, comme l’empire de l’antéchrist, par une partie de ses propres sujets[234].

La personne même du réformateur prêtait, par certains côtés, à cette satanique apothéose. Comme une sorte de Messie, renié du peuple qu’il venait renouveler, le fils d’Alexis fut, pour sa nation, une pierre de scandale. Non seulement ses réformes civiles et sa réforme ecclésiastique, l’abrogation du patriarcat qui semblait décapiter l’Église au profit du trône, mais ses mœurs privées, mais sa conduite personnelle et celle de ses associés étaient, pour la masse du peuple, une énigme peu édifiante. La répudiation de sa femme légitime, la tsarine Eudoxie, son union adultère avec une concubine étrangère, la mort de son fils Alexis, dont on faisait retomber le sang sur ses mains, tout, jusqu’à sa santé et aux contractions nerveuses de son visage, jusqu’à ses prodigieux succès après ses étonnantes défaites, contribuait à entourer la farouche et gigantesque figure du réformateur d’une sorte d’auréole diabolique. Ivan le Terrible avait eu non moins de vices, mais, jusqu’en ses crimes, Ivan le Terrible était un vrai Moscovite, dévot et superstitieux comme le dernier de ses sujets.

Devant un souverain tel que Pierre Ier le trouble et la stupéfaction des vieux Russes étaient d’autant plus grands que plus profond était leur respect pour leurs princes. Un tel homme, un tel « vase d’iniquité », un tel « loup féroce » pouvait-il être le vrai tsar, le tsar blanc ? N’avait-il pas rejeté lui-même le titre slave, national et biblique de tsar, pour le nom étranger et païen d’empereur ? Le souvenir des usurpateurs et des faux Dmitri était encore vivant. Parmi ce peuple illettré et dévoyé, se formèrent des légendes qui mirent d’accord sa foi au règne de l’antéchrist avec son respect pour ses princes. Les raskolniks se sont ainsi fait une sorte d’histoire fantastique, dont les récits se sont secrètement transmis jusqu’à nos jours. Selon les uns, avons-nous dit, Pierre le Grand est le bâtard sacrilège de Nikone, le patriarche, et d’une telle origine ne pouvait sortir qu’un fils du diable. Selon les autres, le tsar Pierre Alexéiévitch était un prince pieux, comme ses ancêtres ; mais il avait péri en mer, et on l’avait remplacé par un Juif de la race de Danof, c’est-à-dire de Satan. Quand il se fut emparé du trône, le faux tsar enferma la tsarine dans un couvent, tua le tsarévitch, se maria avec une aventurière allemande, et remplit la Russie d’étrangers[235]. Pour le vieux-croyant, de pareilles fables expliquaient cette monstruosité d’un tsar russe destructeur des mœurs de la sainte Russie. Dans le cours même du dix-neuvième siècle, les plus petits comme les plus grands événements de la vie de Pierre Ier, ses vices, comme sa gloire, ont servi de preuves à sa mission de perdition. Remportait-il, après de terribles revers, d’insignes victoires, c’est que, aidé du diable et de la franc-maçonnerie (farmazia), il faisait des prodiges. A-t-il dépassé en puissance tous les souverains russes et tous les vieux bogatyrs, c’est que Satan est le prince de ce monde, et que son ministre s’y devait faire adorer comme un dieu. Les faits les plus simples sont interprétés de la même façon. Si Pierre se faisait appeler Auguste et célébrait le commencement de l’année au 1er janvier, avec des fêtes et des images allégoriques, c’est qu’il voulait restaurer le culte des faux dieux et « l’antique idole romaine Janus[236]. » Dans ces fables ridicules, dans cette incapacité de comprendre qu’on se puisse servir d’un emblème ou d’un nom païen sans revenir au paganisme, se reconnaît un des trails fondamentaux du raskol, son symbolisme réaliste, sa manière matérielle d’entendre les images, les allégories, les mots.

La présence de l’antéchrist une fois découverte, les sinistres descriptions des prophètes furent aisément appliquées à la Russie et à son gouvernement. Avec leur penchant à chercher de mystérieuses énigmes dans les noms et les nombres, les fanatiques n’eurent pas de peine à retrouver toute l’Apocalypse dans la Russie nouvelle. Ils cherchèrent le chiffre de la bête dans le nom même de Pierre et de ses successeurs. Chaque lettre ayant, chez les Slaves comme chez les Grecs, une valeur numérique, il s’agit, en additionnant le total des lettres d’un nom, d’en former le chiffre apocalyptique de 666 (Apocalypse, xiii, 18). En intercalant, doublant ou supprimant quelques caractères et en se contentant de nombres approximatifs, les sectaires ont découvert le chiffre diabolique dans le nom de la plupart des souverains russes, de Pierre le Grand à Nicolas. S’ils se permettent de pareilles altérations, c’est, disent-ils, que, pour se dissimuler, la bête fausse le chiffre qui doit la désigner, en sorte qu’on peut aussi bien la reconnaître sous le nombre 662 ou 664 que sous le nombre 666. Passant de chaque souverain à l’empereur en général, les raskolniks ont démasqué le chiffre de la bête dans le titre impérial. Par un singulier hasard, pour tirer le nombre apocalyptique du mot imperator, ils n’ont qu’à supprimer la seconde lettre, ce qui leur fait dire que l’antéchrist cache son nom de perdition sous la lettre M[237]. Par une rencontre non moins bizarre et non moins fâcheuse, le concile de Moscou qui, après la déposition de Nikone, excommunia définitivement le schisme, avait été convoqué en l’année 1666, C’était là le chiffre fatal ; il ne fut révélé aux raskolniks que par la réforme du calendrier, lorsque Pierre substitua l’ère du Christ à l’ère datée de la création. Les vieux-croyants ne manquèrent pas d’en être frappés ; ce fut pour eux comme une arme fournie par leurs adversaires. Cette année devint la date de l’avènement de Satan. Non contents d’avoir fait de leurs souverains une série de ministres du démon, certains de ces défenseurs de la vieille Russie ont, à l’aide d’une anagramme, fait de leur propre patrie la mystérieuse contrée maudite des livres saints. C’est la Russie, Russa, qu’ils reconnaissent dans l’Assur de la Bible ; c’est à elle qu’ils appliquent les anathèmes des prophètes contre Ninive et Babylone.


Pour les raskolniks, le signe de l’enfer ne fut pas seulement dans le titre et le nom de leurs souverains, il fut dans toutes leurs innovations, dans toutes leurs importations de l’étranger. La Russie étant sous le règne du « diable, fils du démon », les vrais fidèles devaient repousser tout ce qui s’était introduit dans leur patrie depuis les années de Satan. Favorisée par cette notion de l’antéchrist, la lutte du raskol contre la réforme européenne et l’État moderne s’étendit à tout ce qui venait de l’Occident. Nulle part ne se montrent mieux au jour les principaux traits du schisme : son étroit formalisme et son allégorisme grossier, son culte aveugle du passé, son exclusivisme national. Il donna ce singulier spectacle de sectes populaires mettant à l’index tout ce qui venait du dehors, tout ce qui était nouveau, les objets de consommation matérielle comme les découvertes de la science. Tandis que l’Europe s’enrichissait des productions des deux Indes, le vieux-croyant leur fermait obstinément sa porte. Il condamnait l’usage du tabac, l’usage du thé ou du café, l’usage du sucre ; transportant le culte des anciennes mœurs dans le boire et le manger, il dénonçait la plupart des denrées coloniales comme hérétiques et diaboliques. Tout ce qui était postérieur à Nikone et à Pierre le Grand fut proscrit par les défenseurs des vieux livres. Un sectaire défendit de se servir des routes pavées, parce que c’était une invention de l’antéchrist ; plus récemment, un autre enseignait que la pomme de terre était le fruit à l’aide duquel le serpent avait séduit la femme.

Le vieux-croyant s’entourait d’une muraille de scrupules et de préjugés, se retranchant dans son ignorance stationnaire et excommuniant à la fois toute la civilisation. Aux ordonnances de Pierre Ier enjoignant de changer de vêtement, de calendrier ou d’alphabet, le raskol répondit par un décalogue nouveau : tu ne te raseras pas, tu ne fumeras pas, tu n’useras pas de sucre, etc. Dans le nord de l’empire, où ils sont plus nombreux et plus stricts, beaucoup de raskolniks se font encore scrupule de prendre du tabac, « l’herbe trois fois maudite », ou de mettre du sucre dans leur thé. Ces répugnances s’appuient chez eux sur des arguments tirés de l’Écriture et, le plus souvent, empreints du plus grossier réalisme. Le vieux-croyant qui ne fume pas s’autorise de ce mot de l’Évangile : « Ce n’est point ce qui entre dans la bouche de l’homme qui le souille, c’est ce qui en sort » (Marc, vii, 15). Il ajoute que l’homme qui fume se rend semblable au diable, dont la bouche exhale une fumée empestée. Le vieux-croyant qui réprouve le sucre se fonde sur ce que les raffineries emploient du sang, et que l’Écriture défend de se nourrir du sang des bétes, prohibition qui semble avoir été plus longtemps respectée en Russie qu’en tout autre pays chrétien. À en croire un dicton des starovères, celui qui fume du tabac chasse l’esprit saint, celui qui prend du café sera frappé de la foudre, celui qui prend du thé ne sera pas sauvé[238].

En dépit de tous les arguments théologiques, le vrai motif de l’antipathie du vieux-croyant pour telle ou telle denrée, pour tel ou tel usage, c’est sa nouveauté, sa récente introduction en Russie. Pour la manière de vivre comme pour la foi, pour la table de même que pour le culte, il prétend rester fidèle aux pratiques de ses ancêtres. Un jour, dit-on, un raskolnik et un orthodoxe étant à boire ensemble, le dernier prit un cigare. « Oh ! le poison diabolique ! s’écria le premier. — Et l’eau-de-vie ? répondit son compagnon. — Le vin (vino, en russe on appelle ainsi l’eau-de-vie), le vin, reprit le vieux-croyant, était apprécié de notre grand-père Noé ! — Eh bien, répliqua l’autre, prouve-moi que Noé ne fumait pas. » Chez ce peuple aux mœurs encore patriarcales, l’antiquité est la règle qui décide sans appel. « Ne le moque pas des vieillards, dit une maxime des raskolniks, car le vieillard sait les vieilles choses et enseigne la justice. »

En tout conflit politique ou religieux, les partis ont besoin d’une bannière, d’un signe extérieur visible à tous les yeux, accessible à toutes les intelligences. Comme, en plusieurs pays modernes, les questions politiques ou sociales se symbolisent dans la couleur d’un drapeau, ainsi, en Russie, dans la lutte entre l’entêtement populaire et la propagande européenne, la barbe devint le signe de ralliement des vieux Russes, l’emblème de la nationalité et des vieilles mœurs. Le combat engagé autour du menton moscovite fut moins puéril qu’il ne le semble. Déjà, longtemps avant Pierre le Grand, les imitateurs de l’Occident avaient commencé à se raser, contrairement à l’habitude orientale observée par toutes les classes du peuple russe ; Sous le père du réformateur, un des chefs du raskol, le protopope Avvakoum, dénonçait déjà les hommes « à la figure libertine », c’est-à-dire au visage rasé. Comme d’habitude, les vieux Russes mettaient en avant des scrupules religieux, Ils alléguaient d’abord les prohibitions du Lévitique[239], ensuite les anciens missels et les décrets du Stoglaf, sorte de code ecclésiastique attribué à un concile national. La défense de se couper la barbe, d’ordinaire faite uniquement au clergé, avait été peu à peu étendue à tous les fidèles orthodoxes. L’une des objections d’Ivan le Terrible au jésuite Possevin, c’est que les Latins se rasaient et permettaient le rasoir à leurs prêtres[240]. Les patriarches, qui jusqu’à Nikone n’étaient guère moins formalistes ni moins opposés à toute importation des mœurs étrangères que leurs futurs adversaires du raskol, les patriarches avaient condamné l’usage de se couper la barbe comme « une coutume hérétique défigurant l’image de Dieu et rendant l’homme semblable aux chiens et aux chats[241] ». C’est là le principal argument théologique des ennemis du barbier ; c’est ainsi qu’ils interprètent le verset de la Genèse : Dieu fit l’homme à son image. Pour combattre cette singulière exégèse, un des évêques de Pierre le Grand, Dmitri de Rostof, composa en vain un Traité sur l’image et la ressemblance de Dieu dans l’homme[242]. « L’image de Dieu est la barbe, et sa ressemblance la moustache », écrivait encore un raskolnik vers 1830[243]. Voyez, disent les vieux-croyants, voyez le Christ et les saints des anciennes images, tous portent la barbe. Pour leur répondre, les théologiens orthodoxes ont dû se mettre à la recherche des rares saints imberbes de l’iconographie byzantine. Au fond, c’était toujours, chez ces hommes simples, même attachement aux formes et même symbolisme dans le même réalisme. Comme au texte de la parole divine, ils se refusent à rien laisser changer à l’œuvre vivante de Dieu ; comme ils veulent que chaque mot, chaque lettre de l’office sacré ait une valeur propre, ils n’admettent point que le poil dont le Créateur a fourni les joues de l’homme puisse être sans signification. À leurs yeux, c’est la marque dislinctive du visage mâle, le signe naturel de la supériorité de l’homme sur la femme ; s’en laisser dépouiller, c’est déformer l’œuvre divine en l’efféminant, c’est une sorte de mutilation et comme de castration de la virilité[244].

Comme le double alleluia ou la croix à huit branches, la barbe a eu ses martyrs. À Pétersbourg même, sous Alexandre II, en 1874, un conscrit destiné à la marine refusait obstinément de permettre au rasoir d’approcher de son visage, et, plutôt que de manquer à sa religion, se faisait condamner à une peine de plusieurs années, pour révolte contre ses chefs. De tels scrupules ont amené le gouvernement à laisser la barbe à certains corps de troupe, en majorité vieux-croyants, aux Cosaques par exemple. Pour triompher des répugnances populaires, Pierre le Grand usa de tous les moyens : il échoua ; la barbe a vaincu le réformateur. Les tsars ont dû laisser tomber en désuétude les nombreuses lois de leur Sobranié Zakonof sur la barbe et les barbus. En vain, ne pouvant raser de force tous les récalcitrants, Pierre avait imaginé d’imposer une taxe aux longues barbes ; en vain, il avait mis, sur les plus ardents défenseurs des anciennes coutumes, sur les raskolniks, un double impôt. Quand il leur interdisait d’habiter les villes et qu’il les privait de droits civils, quand il les obligeait à porter, comme signe distinctif, un morceau de drap rouge sur l’épaule, Pierre ne faisait que désigner les vieux-croyants au respect du peuple, comme les plus courageux représentants des traditions nationales.

Devant une telle attitude vis-à-vis de la civilisation, il est difficile de se méprendre sur le caractère social du schisme. C’est une protestation populaire contre l’invasion des mœurs étrangères. C’est une réaction contre la réforme de Pierre le Grand, un peu comme l’ultramontanisme moderne est une réaction contre la Révolution. Les starovères sont les défenseurs des anciennes mœurs, dans le domaine civil comme dans le domaine religieux. Le vieux-croyant est le vieux Russe par excellence, c’est le slavophile du peuple, le slavophile conséquent jusqu’à l’absurdité. Dans sa révolte contre l’autorité, il ressemble moins au jacobin qu’au Vendéen. Le vieux-croyant est le réfractaire moscovite persistant à travers les transformations de la Russie nouvelle. C’est le Russe repoussant l’Europe pour demeurer asiate. À cet égard, le schisme est le trait le plus oriental de la Russie.

Comme l’Orient, le raskol s’est enchaîné aux formes extérieures, il glorifie l’immobilité et veut maintenir la société dans un moule traditionnel, au risque de l’y pétrifier. Comme l’Orient et comme l’enfant, il place la sagesse et la science à l’origine des civilisations ; il ne croit à rien de bon en dehors des leçons de l’antiquité ; il estime que les pères valaient mieux que leurs fils ; il regarde l’ancienne manière de vivre comme préférable aux temps présents. C’est à ce point qu’on peut se demander si, au lieu d’être le principe de rattachement aux vieilles mœurs, le raskol n’en est pas plutôt la suite. Son respect du passé, sa passion de l’antiquité, il les porte là où la religion n’a rien à voir ; ou, mieux, ce respect du passé est le fond même de sa religion.

Ainsi envisagé, le vieux-croyant est rétrograde, il est opposé au principe du progrès, c’est le héros de la routine et le martyr du préjugé. Ses yeux sont d’ordinaire tournés en arrière ; s’il rêve des réformes, c’est le plus souvent un retour au bon vieux temps légendaire. Dans sa lutte contre le pouvoir, il en est resté à l’ancienne conception de la souveraineté. « Un tsar au lieu d’un empereur », telle est la devise politique de la plupart des dissidents, comme de la majorité du peuple. On montrait un jour l’empereur Alexandre II à un conscrit raskolnik. « Ce n’est pas là un tsar, dit le conscrit, il a des moustaches, un uniforme, une épée comme tous nos officiers ; c’est un général comme un autre. » Pour ces adorateurs du passé, pour ces dévots du cérémonial, un tsar est un homme à longue barbe, à longue robe, comme dans les anciennes images. Les vieux-croyants sont les représentants outrés de l’esprit stationnaire avec lequel le gouvernement russe est obligé de compter. L’aveugle résistance faite à la réforme liturgique montre quels obstacles peuvent encore rencontrer dans la nation quelques-unes des mesures qui, partout ailleurs, sembleraient les plus simples[245].

Par son principe, le raskol est conservateur, réactionnaire même ; par son attitude vis-à-vis de l’Église et de l’État, par les habitudes que lui ont données deux siècles d’opposition et de persécution, il est révolutionnaire, parfois même anarchique. Il y a entre toutes les autorités une secrète connexité ; le rejet de l’une mène au rejet de l’autre. Une fois, dit un historien russe[246], qu’il a repoussé une autorité, l’homme se montre enclin à s’affranchir de toute puissance, à s’émanciper de tous les liens sociaux et moraux. Ainsi les Hussites en rébellion contre Rome aboutissent vite aux Taborites en rébellion contre la société ; ainsi Luther mène aux anabaptistes. Le même phénomène s’est répété en Russie, comme en Angleterre et en Écosse. Une fois entraîné par l’esprit de révolte, le schisme a été, malgré lui, poussé vers la liberté ; certaines de ses sectes sont arrivées, en théorie comme en fait, à la licence la plus effrénée. Il y a là un de ces contrastes si fréquents en Russie, une anomalie apparente qui fait que, dans sa patrie, le raskol a été jugé de tant de manières différentes. Les plus opposées de ces vues ont une part de vérité. Ce mouvement, réactionnaire dans son point de départ, a pu être regardé comme une revendication de la liberté individuelle et de la vie nationale, vis-à-vis du gouvernement et de l’autocratie. Et de fait, il l’a été à sa manière, à la façon des réfractaires et des contrebandiers, à la façon des défenseurs des abus et des préjugés. Ce que revendiquaient les starovères, c’était bien la liberté, telle que l’homme du peuple l’entendait, liberté de ses mœurs et de ses allures, liberté de ses superstitions et de son ignorance, sans que cela eût rien de commun avec la liberté politique. S’il repousse tout ce qui vient de l’étranger, le vieux-croyant peut être réformiste en ce qui lui semble conforme à la tradition nationale, conforme aux intérêts du peuple, du paysan et de l’artisan. Comme tout mouvement populaire, le raskol est en effet essentiellement démocratique ; dans quelques-unes de ses sectes, il est même socialiste et communiste.

Deux choses surtout ont contribué à donner au raskol un caractère démocratique, en un sens même libéral : le servage des paysans et le despotisme bureaucratique. L’explosion du raskol suivit d’un demi-siècle environ l’établissement du servage : ce ne fut pas là une simple coïncidence. Le schisme dut beaucoup de sa popularité, beaucoup de sa vitalité, à l’asservissement de la masse de la nation ; L’esclave se complut à garder une foi différente de celle de ses maîtres, et partout l’esclavage est un sol propice aux sectes. Pour ce peuple de serfs, le raskol fut, à son insu, une revendication de la liberté de l’âme, de la dignité de l’homme, contre le seigneur, contre l’État, contre l’Église. C’était cette dignité, c’était cette liberté que le vieux-croyant défendait dans son signe de croix et dans sa barbe. À tous les opprimés, le raskol offrit un refuge moral, parfois même un refuge matériel. Ce fut un asile ouvert à tous les adversaires du seigneur et de la loi, un abri pour le serf fugitif, comme pour le soldat déserteur, pour les débiteurs publics, comme pour les proscrits de toute sorte. À ce point de vue, le raskol fut une forme inconsciente de l’opposition au servage de la glèbe et à l’autocratie bureaucratique. De là vient que les vieux-croyants sont en plus grand nombre chez les éléments les plus récalcitrants de la Russie, au nord, parmi les paysans libres, les anciens colons de Novgorod, au sud, parmi les libres Cosaques de la steppe. La résistance religieuse et la résistance civile se sont jointes et soutenues l’une l’autre. Cette union fit la force des grands mouvements populaires du xviie et du xviiie siècle, des insurrections des streltsy à la révolte de Stenka Razine et de Pougatchef. Par ses causes comme par ses excès, la rébellion de Pougatchef rappela singulièrement les pastoureaux et les anabaptistes de l’Occident, au temps où le servage régnait aussi en Europe. Dans la grande jacquerie russe et dans toutes les séditions qui promettaient au peuple l’émancipation, les vieux-croyants partagèrent le premier rôle avec les Cosaques, dont le plus grand nombre étaient leurs coreligionnaires. Entre ces deux formes de la résistance nationale il y a une naturelle parenté : toutes deux personnifient également le génie et les préjugés du vieux Russe ; toutes deux furent, avant tout, une protestation populaire, si bien que l’on pourrait dire que le vieux-croyant n’est qu’un Cosaque religieux, qui transporte dans la sphère spirituelle les instincts des cavaliers du Don[247].




CHAPITRE III


Évolution du raskol. Aperçu général de la marche du schisme. Avec quelle logique il se développe. Les vieux-ritualistes privés de clergé. — Comment continuer le culte sans hiérarchie ? Le raskol coupé en deux camps : popovtsy et bezpopovtsy ou sans-prêtres. — Point de départ des deux partis. Par quoi remplacer le sacerdoce et les sacrements ? À quoi en arrivent les groupes extrêmes. Plus de prêtres, plus de mariage. — Comment expliquer la disparition des sacrements ? Par l’approche de la fin du monde. Le règne de l’antéchrist. Pour y échapper, certains sectaires recourent à la mort violente. La rédemption par le suicide et le baptême du feu. — Le millénarisme et l’attente d’un nouveau Messie. Comment Napoléon a été quelquefois pris pour ce Messie. Les espérances millénaires et l’émancipation des serfs. — Comparaison entre les sectes russes et les sectes américaines.


Rien de plus logique que les religions, rien de plus conséquent dans ses déductions que l’esprit théologique. Dans les espaces éthérés, à travers l’obscurité des mystères où elle se meut, aucun obstacle n’entrave le vol de la pensée religieuse ; les faits matériels sont impuissants à l’arrêter, rien ne la force à se détourner de son chemin. Chez le raskolnik, à la logique naturelle de l’esprit théologique s’ajoute la logique innée de l’esprit russe. En effet, un des traits du caractère grand-russien est le goût des conclusions rigoureuses. Le Russe aime à tirer d’un principe tout ce qu’il contient : il ne craint pas d’aller jusqu’au bout de ses idées, jusqu’à l’extrémité de ses raisonnements. C’est là une des causes de l’esprit de secte, de la multiplicité et de la spontanéité des doctrines singulières qui s’agitent dans ce peuple. Si ce penchant logique le conduit souvent à la bizarrerie ou à l’absurdité, il donne à la marche du schisme, jusqu’à travers ses déviations, une curieuse régularité. Dans sa diversité même, le raskol garde une remarquable unité. Il en est de ce mouvement spirituel comme d’un phénomène physique : le désordre, l’accident n’y sont qu’une apparence ; en en connaissant le point de départ, on en eût pu prévoir le terme et toutes les complications. Les sectes issues du raskol ont beau présenter l’aspect d’un chaos, il n’y a, pour en saisir la mystérieuse ordonnance, qu’à les regarder du haut de leur point de départ historique.

Dès l’origine, le schisme moscovite se trouva en présence d’une impossibilité qui eût rebuté des hommes d’une foi moins robuste. Les vieux-ritualistes se soulevaient pour le maintien du cérémonial et du rituel, et ils se voyaient obligés de renoncer aux rites et aux cérémonies les plus vénérables, faute de prêtres pour les accomplir. Du premier coup, les défenseurs de la vieille foi se voyaient hors d’état de la pratiquer. Lors de la réforme de Nikone, un seul évêque, Paul de Kolotnna, avait embrassé le parti des anciens livres. Emprisonné et peut-être mis à mort, il périt sans avoir consacré d’évêque. Par ce seul fait, le raskol se trouva sans épiscopat et, par suite, sans sacerdoce. L’orthodoxie orientale n’est pas seulement une doctrine, c’est avant tout, comme l’a dit du catholicisme M. A. Réville, « une manière de constituer la communion de l’homme avec Dieu, par l’intermédiaire d’un sacerdoce organisé, dont les membres se transmettent successivement, sans interruption, les pouvoirs divins qu’ils tiennent du Christ[248] ». Avec la mort de Paul de Kolomna, la chaîne qui reliait les vieux-croyants au Sauveur était brisée, le schisme était à jamais privé des pouvoirs que le Christ a légués à ses apôtres et sans lesquels il ne peut y avoir ni prêtres ni Église.

Le raskol paraissait perdu dès ses premiers pas, il semblait, pour ainsi dire, mort-né. Comment sortir de l’extrémité où il s’était laissé acculer ? Ne voulant pas revenir en arrière, il n’avait devant lui que deux issues : admettre les prêtres consacrés par une Église qu’il réprouvait, ou se passer de clergé, bien que, sans clergé, il ne pût célébrer le culte pour lequel les vieux-croyants s’étaient révoltés. Les deux solutions étaient presque aussi contradictoires l’une que l’autre ; elles eurent chacune leurs partisans. Au premier obstacle, le schisme se divisa en deux groupes qui, depuis deux siècles, demeurent hostiles. « Il n’y a pas de christianisme sans sacerdoce, disaient les uns. Pour avoir suivi l’hérésie de Nikone, l’Église russe n’a pas perdu les pouvoirs apostoliques, la chirotonie, le droit de consacrer des évêques et des prêtres par l’imposition des mains. Leur ordination étant valable, pour avoir un clergé, nous n’avons qu’à ramener à nous et aux anciens rites les prêtres de l’Église officielle. » — « Non, répliquaient les autres, en quittant les anciens livres, en anathématisant les anciennes traditions, « la secte nikonienne » a perdu tout droit à la succession apostolique. Le clergé officiel n’est plus une Église, c’est « la synagogue de Satan ». Toute communion avec ces ministres de l’enfer est un péché, la consécration de ces évêques apostats une souillure. En adhérant aux anathèmes des prélats russes contre les vieux rites, les patriarches orientaux ont partagé leur hérésie. Avec la chute de l’épiscopat a péri l’orthodoxie ; il n’y a plus de succession apostolique, plus de sacerdoce légitime. »

Dès la première génération, le raskol se trouvait ainsi coupé en deux partis : les popovtsy, qui gardent des prêtres, et les bezpopovtsy, ou sans-prêtres, qui repoussent tout sacerdoce. Pour avoir encore un clergé, les popovtsy étaient obligés de recourir à des transfuges de l’Église officielle, et par là restaient dans sa dépendance. Nous verrons comment, au milieu du dix-neuvième siècle, ils ont réussi à se procurer un épiscopat et toute une hiérarchie ecclésiastique indépendante. En gardant un sacerdoce, quelque peu nombreux et quelque ignorant qu’il fût, les popovtsy conservaient les sacrements et toute l’économie du christianisme orthodoxe. En dépit de l’inconséquence d’admettre les prêtres d’une Église qu’ils rejetaient, ils pouvaient en demeurer au point de départ du schisme et se maintenir sur le terrain des premiers vieux-croyants.

Pour les bezpopovtsy, au contraire, il est presque impossible de trouver un point d’arrêt sur la pente où les entraîne une logique implacable. En renonçant au sacerdoce, ils renoncent à l’orthodoxie ou, au moins, au culte orthodoxe. Avec le sacrement de l’ordre disparaissent tous les sacrements administrés par des prêtres. Des sept canaux traditionnels de la grâce divine, un seul, le baptême, reste ouvert aux hommes ; les six autres sont clos et taris pour jamais. Ainsi, du premier coup, les bezpopovtsy en sont arrivés à l’anéantissement du principe du culte chrétien. Les vieux-croyants les plus rigides ont été précipités par l’aveugle logique dans la plus manifeste des contradictions. Pour sauver tous les rites, ils ont sacrifié les plus essentiels ; pour garder le signe de la croix à deux doigts et le double alleluia, ils ont rejeté les sacrements sans lesquels il n’y a plus de vie chrétienne, plus de lien visible entre l’homme et Dieu. C’est en abolissant le ministère sacré et le service divin qu’ils protestent contre les légères atteintes portées par l’Église à leurs pratiques de dévotion. Faute de sacerdoce, en repoussant les prétendues innovations de Nikone, les bezpopovtsy ouvrent la porte à toutes les fantaisies de l’esprit de secte. Par leur opiniâtre attachement à l’antiquité, ils s’exposent à toutes les nouveautés.

La triste solution à laquelle aboutissaient les sans-prêtres ne pouvait satisfaire le goût du cérémonial et l’amour de la tradition qui avaient provoqué le schisme. Comment combler le vide laissé dans le christianisme par la disparition du sacerdoce et des sacrements ? Toute l’ancienne loi orthodoxe était devenue inexécutable sans être abrogée. L’abîme où ils s’étaient laissé pousser avait de quoi troubler les sectaires les plus résolus. Aussi, parmi ces bezpopovtsy, d’accord pour repousser le sacerdoce, surgirent bientôt de nombreuses divisions, ici des hésitations et des compromis, là de folles rêveries et d’extravagantes, parfois de sauvages doctrines.

Les plus timides ou les plus épris du culte se refusaient à croire qu’un chrétien pût vivre et se sauver sans les moyens de salut institués par le Christ. Ils cherchèrent à suppléer aux sacrements disparus : la piété éperdue usa de toute sorte d’invenlions, de toute sorte de stratagèmes pour se consoler et souvent pour se tromper elle-même. Privée de sacrements, elle tentait de s’en donner le simulacre. Le prêtre ordonné pour absoudre n’étant plus là, certains sectaires se confessent à leurs anciens, parfois même à des femmes, et le confesseur, qui ne peut remettre le péché, en promet au pénitent le pardon au nom de Dieu. Sans prêtres pour consacrer l’eucharistie, les âmes affamées de la chair du Christ ont eu recours à des figures ou à des souvenirs du divin sacrement. Pour cette pseudo-communion, les uns ont imaginé des rites gracieux, d’autres des cérémonies sanglantes et terribles. Ici c’étaient des raisins secs distribués par la main d’une jeune fille ; ailleurs, chez une secte qui ne se rattache, il est vrai, qu’indirectement au raskol, c’était, prétend-on, le sein même d’une jeune vierge qui servait de nourriture eucharistique. Un groupe de bezpopovtsy, appelés les bâilleurs, soutient que le Christ ne peut dérober aux fidèles le corps et le sang immolés pour les hommes. Dans leur office du jeudi saint, ils demeurent la bouche ouverte, attendant que les anges, les seuls ministres qui soient restés à Dieu, viennent les abreuver d’un calice invisible.

Ainsi faisaient, pour sortir du gouffre spirituel où les avait précipitées le raskol, les âmes les plus tendres ou les plus exaltées. Tout autre est la conduite des plus résolus, des plus rigoureux théologiens, entraînant derrière eux le plus grand nombre de bezpopovtsy, car, dans les religions, la logique l’emporte encore sur la piété et la tête sur le cœur. Ceux-là ne reculent devant aucune conséquence de leur doctrine et repoussent tous les subterfuges de la dévotion en deuil. Il n’y a plus de sacerdoce, et il n’y a plus de sacrements que celui que peuvent administrer les laïques, le baptême. Aucun simulacre ne peut suppléer aux autres. Ces chaînes sacrées par où l’Église rattachait la terre au ciel sont brisées, un miracle seul peut les renouer. En attendant, les vrais chrétiens sont pareils à des naufragés jetés sur une île déserte, sans prêtre parmi eux. Il n’y a plus d’eucharistie, plus de pénitence, plus de saint chrême ; chose plus grave encore, il n’y a plus de mariage. Le prêtre seul a le droit de donner la bénédiction nuptiale ; plus de prêtres, plus d’époux.

Telle est la dernière conséquence du schisme, tel est recueil où viennent échouer les sans-prêtres : plus de mariage, partant plus de famille, plus de société. Par où réconcilier une telle doctrine avec le cœur de l’homme, avec l’ordre social, avec la morale elle-même ? Le mariage est la pierre d’achoppement des bezpopovisy, le nœud principal de leurs discussions et de leurs divisions ; sur ce point se voient parmi eux toute sorte d’aberrations, parfois corrigées par les plus bizarres compromis. Les plus pratiques conservent l’union de l’homme et de la femme comme une convention sociale ; les plus logiques érigent le célibat en obligation générale. Le profit n’en est point toujours pour l’ascétisme. Comme il est souvent arrivé dans l’histoire religieuse, la sensualité charnelle et le mysticisme contractent parfois, chez les sectaires russes, une monstrueuse alliance. On en a vu prêcher et pratiquer l’indépendance de l’amour, l’union libre des sexes, la communauté des femmes. On a vu, au fond du peuple russe, les plus grossières hérésies de l’antiquité et du gnosticisme se mêler aux plus romanesques et aux plus malsaines des utopies modernes. Sans tomber en de tels excès, la plupart des théologiens de la bezpopovstchine, en maintenant la prohibition du mariage, proclament les plus étranges maximes. À leurs yeux, la débauche, qui n’est qu’une faiblesse accidentelle, est un moindre péché que le mariage, qui, proscrit par la foi, devient une sorte d’apostasie. Se faisant une morale à rebours, à l’état conjugal ils préfèrent le concubinage, à ce dernier le libertinage. « Mieux vaut, dit dans son cynique langage un de leurs plus sévères docteurs[249], mieux vaut vivre avec une bête qu’avec une jolie fille, mieux vaut hanter différentes femmes en secret que d’habiter avec une seule publiquement. » Voilà où en sont venus les plus scrupuleux défenseurs des vieux rites. Emportant avec eux quelques anciennes cérémonies, ils sont sortis non seulement de la morale chrétienne, mais de la morale naturelle. Ces sectes, déjà en lutte avec l’État et la civilisation moderne, en arrivent à nier le principe même de la société.


Les plus fanatiques des hommes ne peuvent en venir à de telles conclusions sans en être effrayés. En renversant tout le culte et la morale du christianisme, les bezpopovtsy ont besoin de s’en justifier eux-mêmes. — Le Christ a délaissé l’Église et l’humanité. Comment a-t-il pu les frustrer des sacrements et des moyens de salut qu’il leur avait légués ? Comment a-t-il laissé la main des impies rompre les liens qu’il avait noués entre l’homme et Dieu ? — À cette terrible énigme il n’y a qu’une explication. Cette chute du sacerdoce et de l’Église, ce triomphe de l’iniquité et du mensonge ont été prédits par les prophètes. C’est l’heure marquée dans l’Écriture où les saints mêmes seront ébranlés, où Dieu semblera livrer ses enfants à l’adversaire. L’Église sans prêtres est l’Église veuve annoncée par Daniel pour les derniers jours du monde. — Le raskol arrivait ainsi par une nouvelle route, par la théologie, à cette croyance au règne de l’antéchrist, où nous l’avons déjà vu aboutir par un autre chemin, par son aversion des réformes de l’Église et de l’État. Le règne de l’antéchrist a commencé, telle est la doctrine fondamentale du raskol et surtout de la bezpopovstchine. À la clarté de ce nouveau dogme, toutes les contradictions des sans-prêtres s’expliquent et se justifient. On voit pourquoi il n’y a plus de sacerdoce, plus de mariage, plus de famille. À quoi bon s’unir à une femme, à quoi bon contribuer à la propagation de la race humaine, lorsque la trompette de l’ange va sonner la fin de l’humanité ?

L’approche de la fin du monde était annoncée dès avant Pierre le Grand, et, près de deux siècles après lui, les arrière-neveux des vieux-ritualistes, qui l’avaient proclamée, ne sont pas encore las de l’attendre. Comme les chrétiens d’Occident à d’autres époques, les raskolniks savent expliquer le retard de l’heure marquée et ne se désabusent point. Pour beaucoup, le règne de l’antéchrist est devenu une sorte d’ère ou de période qui peut durer des siècles. C’est une des trois grandes époques de l’existence religieuse de l’humanité, et, de même que les deux autres, de même que celles de l’ancienne ôt de la nouvelle loi, elle a sa loi propre qui abroge les précédentes. Les raskolniks, les bespopovtsy même, sont, du reste, loin d’être tous d’accord sur l’antéchrist. La plupart admettent son règne, mais, autant qu’on en peut juger, ils l’entendent de façons fort diverses. Pour les popovtsy, les vieux croyants qui gardent un sacerdoce, et pour les plus modérés des sans-prêtres, le règne de l’antéchrist est spirituel, invisible ; c’est à leur insu et malgré eux que l’État et l’Église officielle servent de ministres à l’enfer. Pour la gauche du schisme, pour les sectes extrêmes de la bezpopovstchine, c’est matériellement, d’une manière corporelle et palpable, que l’antéchrist règne dans le monde. Comme nous l’avons vu, c’est lui qui depuis Pierre le Grand est assis sur le trône des tsars, et c’est son sanhédrin qui siège sous le nom de Saint-Synode. La différence, secondaire au point de vue théologique, est considérable au point de vue politique. Avec les sectes qui le regardent comme un égaré et un aveugle, l’État peut encore trouver une base d’entente, un modus vivendi ; avec celles qui le considèrent comme une incarnation diabolique, il n’y a ni paix ni trêve possible.

La croyance au règne de l’antéchrist devait, chez d’ignorants paysans, engendrer les aberrations les plus singulières. Le monde étant soumis à « Satan, fils de Belzébuth (Veeliévoulovitch) », tout contact avec lui était une souillure, toute soumission à ses lois une défaillance, une apostasie. Pour échapper à la contagion diabolique, le meilleur moyen était l’isolement, la claustration dans des retraites fermées, la fuite en des lieux inhabités. Au milieu du trouble et de l’épouvante des âmes, certains sectaires ne virent de refuge que dans la mort. Pour abréger le temps de l’épreuve et sortir de ce monde damné, on recourut systématiquement au meurtre, au suicide. Des fanatiques, surnommés les tueurs d’enfants (diétooubiitsy), se firent un devoir d’envoyer au ciel l’âme innocente des nouveau-nés, et de leur épargner ainsi les angoisses du règne infernal. D’autres, appelés étouffeurs ou assommeurs (douchilstchiki, tioukalstchiki), croient rendre service à leurs parents et à leurs amis en les préservant de mourir de mort naturelle et en hâtant leur fin lorsqu’ils sont gravement malades. Entendant à la lettre, avec un farouche réalisme, le verset de l’Évangile : « Le royaume de Dieu se prend par force, et c’est par violence qu’on le ravit » (Matthieu, xi, 12), ils prétendent que le ciel ne s’ouvre qu’à ceux qui périssent de mort violente.

Ces forcenés russes ne se doutaient pas que, à une quinzaine de siècles de distance, ils reproduisaient des fureurs africaines. Pareils aux circoncellions de l’Afrique, qui se brûlaient vifs ou se jetaient dans la mer du haut des rochers pour imiter la mort des martyrs, des sectaires, tels que les philippovtsy, prêchaient la rédemption par le suicide. Les uns recouraient au fer, les autres à la faim, le plus grand nombre aux flammes. La mort en commun, « l’accord pour le salut », était regardée comme l’acte le plus méritoire. Des familles, parfois des villages entiers, se réunissaient pour offrir à Dieu le vivant holocauste. Les victimes spontanées se barricadaient dans des enceintes construites à dessein, pour n’être pas dérangées durant leur sacrifice. Souvent le prophète, l’apôtre qui avait recruté ces martyrs volontaires, veillait à ce que parmi eux il n’y eût pas de défaillance, écartant les profanes et barrant la fuite aux lâches tentés de rentrer dans ce monde de péché. On cite, sous le règne d’Alexandre II, un paysan du nom de Khodkine qui avait décidé une vingtaine de personnes à se retirer avec lui dans les forêts de Perm pour y mourir de faim. Il leur avait fait construire une grotte, où il les avait enfermées, après leur avoir fait revêtir des chemises blanches pour paraître dans le royaume des cieux avec la robe nuptiale. Les faibles, les enfants qui n’avaient pas l’énergie de résister au supplice de la faim, Khodkine les maintenait de force dans la grotte. Deux femmes étant parvenues à s’enfuir, les fanatiques, craignant d’être dénoncés et ramenés sous le règne de Satan, se massacrèrent les uns les autres, le fils tuant sa mère, et le père ses enfants.

La mort par inanition étant lente et exposant à des défaillances, les philippovtsy lui préféraient d’ordinaire le « baptême du feu ». À leurs yeux, la flamme seule était capable de purifier des souillures de ce monde tombé sous la domination du Malin. Un chef de famille s’enfermait avec sa femme, ses enfants, ses amis, dans sa cabane de bois, après l’avoir entourée de paille et de branches sèches. Un prêcheur y mettait le feu, encourageant de la voix les patients, et au besoin les ramenant dans la fournaise. Au temps des grandes persécutions contre le raskol, au dix-huitième siècle, ces sacrifices humains s’accomplissaient en masses. Les sectaires cherchaient dans les flammes un refuge contre la poursuite des soldats et les tentations du jugement ou de la question. Il y a eu mainte fois de ces autodafés, « vrais actes de foi », de cent et deux cents personnes. On calcule qu’en Sibérie et sur les confins de l’Oural, il est mort ainsi des milliers de chrétiens. Les « brûleurs d’eux-mêmes » (samosojigatéli) s’entassaient sur de vastes bûchers entourés de fossés ou de palissades pour qu’il n’y eût pas de désertion.

De semblables fureurs n’ont pas été inconnues du dixneuvième siècle. On en cite çà et là des exemples jusque sous Alexandre III ; en 1883, un paysan du nom de Joukof se brûlait en chantant des cantiques. Le baptême du sang, « la mort rouge », considéré comme aussi efficace que le baptême du feu, est peut-être demeuré moins rare. Il se rencontre surtout parmi les parents désireux d’arracher leurs enfants aux séductions du prince des ténèbres. En 1847, un moujik du gouvernement de Perm avait ainsi résolu d’ouvrir d’un coup le ciel à toute sa famille ; la hache lui étant tombée des mains avant l’achèvement de sa sinistre besogne, il était venu lui-même se livrer à la justice. Un autre paysan, du gouvernement de Vladimir, traduit devant les tribunaux pour avoir immolé ses deux fils, répondait qu’il avait voulu les sauver du péché ; et pour les rejoindre, il se laissait mourir de faim en prison.

Une légende symbolique mise en vers par un poète raskolnik, la légende « de la femme Alleluia », justifie ces féroces marques d’affection paternelle. La femme Alleluia tenait, un jour d’hiver, son fils dans ses bras, devant son poêle allumé. Tout à coup entre dans l’izba Jésus enfant, qui demande un asile pour échapper à la poursuite de ses ennemis. La femme cherche en vain une cachette. « Jette ton fils dans le poêle, dit Jésus, et prends-moi dans tes bras à sa place. » Elle obéit, et quand arrivent les ennemis du Christ, elle leur montre le poêle où brûle son fils ; mais à peine sont-ils partis qu’elle pleure son enfant. « Regarde dans le poêle », lui ordonne Jésus pour la consoler. Elle regarde et, dans l’intérieur du poêle (un grand poêle de paysans semblable à une sorte de four), elle découvre un frais jardin où son fils se promène en chantant avec des anges. Jésus la quitte en lui recommandant d’enseigner aux fidèles à vouer aux flammes la chair innocente de leurs jeunes enfants. Ce barbare conseil, digne des adorateurs de Moloch, il se trouve des parents pour le suivre. Une paysanne qui avait ainsi offert à Dieu une petite fille disait : « J’ai imité la femme Alleluia ; réjouissons-nous, l’enfant est montée au royaume des cieux ». En 1870, un moujik essayait d’imiter le sacrifice d’Abraham ; il liait son fils, de sept ans, sur un banc et lui ouvrait le ventre, puis se mettait en prière devant les saintes images. « Me pardonnes-tu ? demandait-il à l’enfant expirant. — Je te pardonne, et Dieu aussi », répondait la victime, dressée au sacrifice[250].


Une folie en engendre une autre ; la croyance que l’Antéchrist a déjà paru mène à la croyance au prochain renouvellement de la terre, à la seconde venue du Christ et au règne de mille ans. Le millénarisme et le messianisme ont ainsi envahi les sectes extrêmes de la bezpopovstchitie, qui, par là, donne la main à des sectes gnostiques de différente origine. Comme beaucoup des premières hérésies du christianisme, le réalisme russe interprète d’une façon toute matérielle les prophètes et l’Apocalypse. Le moujik attend l’établissement d’un royaume temporel du Christ et escompte d’avance l’empire promis à ses saints. Une telle foi ouvre la porte au prophétisme et à toutes les insanités, comme à toutes les fourberies qui l’accompagnent. Le code russe a beau condamner les faux prophètes et les faux miracles, les campagnes sont parcourues par des illuminés qui proclament la seconde venue du Sauveur, et parfois se donnent eux-mêmes comme le messie annoncé. D’autres fois, ce sont des âmes simples qui s’en vont à la recherche du Rédempteur. Sous Nicolas, des sectaires sibériens appelés les chercheurs du Christ (iskateli Khrista) soutenaient que le Sauveur devait avoir reparu sur la terre, et ils allaient parcourant, pour le découvrir, les forêts et les lieux déserts[251]. Ailleurs on a vu des paysans refuser l’impôt sous prétexte que le Christ était arrivé et toutes les taxes abolies par son avènement. En bien des villages, les moujiks ont passé des nuits en prières, attendant le signal de la trompette des derniers jours.

C’est tantôt un simple paysan, tantôt un prince national ou étranger, que les sectaires russes prennent pour messie. Il y en a qui ont fait de Napoléon le libérateur annoncé. Regardant l’État russe comme l’empire de l’Antéchrist, certains de ces dissidents purent accueillir comme un sauveur celui qui venait châtier l’orgueil d’Assur, Dans l’envahisseur de Moscou en cendres, dans le grand promoteur de l’affranchissement des serfs par toute l’Europe, plusieurs crurent reconnaître le lion de la vallée de Josaphat, le messie conquérant des prophètes. Cette singulière secte n’a qu’un culte secret et prohibé. On raconte que ses adeptes rendent leurs adorations aux images de Napoléon, dont nulle part les bustes ne sont plus répandus qu’en Russie. À l’égal de ces bustes de plâtre, ils honorent les gravures représentant l’empereur au milieu de ses maréchaux, planant au-dessus des nuages, dans une sorte d’apothéose, qu’avec le réalisme national les napoléonistes russes prennent à la lettre. C’est ce qu’ils appellent son ascension au ciel ; ils l’ont, affirme-t-on, fait graver à leur usage ; c’est pour eux un signe de reconnaissance. Selon ses adorateurs, Napoléon n’est point mort, il s’est échappé de Sainte-Hélène et est allé chercher un refuge au bord du lac Baïkal, au fond de la Sibérie, d’où il doit revenir un jour pour renverser le trône de Satan et établir le règne de la justice et de la paix.

Le fond de toutes ces espérances millénaires était la suppression de la corvée et de l’obrok, l’émancipation des paysans, le partage équitable des terres et des biens de ce monde. Un tel évangile, mêlant à des promesses de liberté des rêves d’un vague communisme, devait recevoir bon accueil d’un peuple de serfs. Là est l’explication des faciles succès de tant de sectes bizarres, de tant de faux prophètes et de faux messies. De semblables songes onl, en Occident, soulevé les pastoureaux du moyen âge et les anabaptistes du seizième siècle : ils doivent peu à peu disparaître avec la servitude qui les engendrait. Cet âge de liberté, pressenti par le moujik, ce royaume de Dieu, entrevu dans les promesses de ses prophètes, est enfin arrivé ; le messie, le libérateur du peuple a paru, et son règne a commencé. L’affranchissement des serfs a porté un grand coup à ces rêves millénaires ou messianiques, parlant aux sectes extrêmes ; c’est au progrès de l’instruction et au progrès de la richesse d’en achever la ruine.

Les sectes dont nous venons d’esquisser l’évolution nous paraissent souvent ridicules et toujours enfantines. Nous sommes tentés de prendre en dédain le peuple dupe de telles aberrations : ce serait nous tromper. Partout la débile raison humaine a aisément accueilli l’extravagance sous le couvert de la religion. Il est des pays d’une culturc plus ancienne ou plus populaire qui, sous ce rapport, ne le cèdent guère à la Russie. Le raskol russe a sa contre-partie dans les sectes de l’Angleterre et des ÉtatsUnis d’Amérique. Entre les puritains et les vieux-croyants, nombreuses sont les analogies. Pour les excentricités religieuses, l’Anglo-Saxon se peut comparer au Grand-Russien. Les Russes aiment à découvrir des ressemblances entre leur patrie et la grande république du Nouveau Monde : ce n’est pas une des moindres. Comme les anciens serfs moscovites, les citoyens de l’Union ont leurs prophètes et leurs prophétesses ; il n’est absurdité, il n’est immoralité qui, chez eux, n’ait trouvé ses prédicateurs et ses prosélytes. À quoi attribuer cette singulière analogie des deux plus vastes États des deux continents ? au génie de la race et à un mélange de sangs encore mal fondus ? aux aspects du sol et aux contrastes d’un climat excessif ? ou bien à l’étendue même du territoire et à la diffusion des hommes et des idées sur de vastes espaces ? ou encore à la croissance trop rapide, au tempérament mal équilibré des deux colosses, à la nullité de l’instruction populaire chez l’un, à la médiocrité de l’instruction supérieure chez l’autre ?

À certains égards, il est vrai, le principe de l’esprit de secte, dans la république démocratique et dans l’empire autocratique, paraît tout différent, presque opposé. Aux États-Unis, cette exubérance de l’idée religieuse et ces débauches théologiques proviennent d’un individualisme outré, d’un esprit d’initiative et d’innovation, d’habitudes d’indépendance et de témérité, transportés de la politique ou de l’industrie dans la religion. En Russie, au contraire, si l’intelligence populaire s’est émancipée dans la sphère religieuse, c’est que ce fut longtemps la seule qui lui demeurât ouverte, la seule où elle pût s’ébattre librement. Les fantaisies ou les folies théologiques, qui dans l’un des deux pays semblent une conséquence de l’état social, sont plutôt dans l’autre une réaction contre lui. Sous ce rapport, la Russie a un avantage sur l’Amérique, c’est que le peuple y est plus primitif, plus près de la nature, et, somme toute, plus enfant. Or il est des maladies qu’il vaut mieux subir avant que le corps ne soit formé, qui sont moins graves dans l’enfance ou dans l’adolescence que dans la maturité. Le peuple russe n’a pas encore franchi l’âge habituel des fièvres religieuses et des accès mystiques. Il en pourra sortir un jour : le scepticisme précoce d’une grande partie des classes instruites montre assez que le génie russe est loin d’être fatalement condamné à la crédulité et à la superstition.

Le raskol n’est point uniquement un symptôme morbide ou un signe de débilité intellectuelle : s’il fait peu d’honneur à l’esprit du peuple russe, il en fait beaucoup à sa conscience, à sa volonté. Au fond de cette nation, si souvent accusée de servilité et de manque de personnalité, les vieux-croyants nous font sentir la vigueur du caractère et le sentiment du devoir qui, non moins que l’intelligence, sont une des forces des nations. Sous la surface terne et plate de la société politique, les sectes nous font toucher le fond résistant de ce peuple en apparence inerte ; elles nous montrent son originalité, son individualité, son indépendance dans les choses qui lui tiennent à cœur. Cette énergie patiente et ferme, cette initiative parfois déployées dans les luttes religieuses, le Grand-Russe les saura peut-être un jour manifester en d’autres sphères. La révolte d’une notable partie de la nation contre la réforme liturgique suffit à prouver que ce peuple n’est point le troupeau stupide et indifférent que s’est longtemps figuré l’Europe. Il est au moins un terrain où sa conscience s’est émancipée de l’autorité temporelle, et où l’autocratie ne peut tout oser. Si de simples changements de rites ont soulevé une telle opposition, que serait-ce de changements plus profonds ? Loin d’être une masse toujours docile, dénuée de toute volonté et de toute spontanéité, ce peuple a, dans ses égarements religieux mêmes, fait voir un singulier esprit d’organisation, une remarquable faculté de libre association. Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à examiner la constitution et les ressources des principales sectes du raskol.




CHAPITRE IV


Du nombre des raskolniks, Difficulté de le connaître. Peu de valeur des statistiques officielles. Raskolniks déguisés. Prestige du schisme sur l’homme du peuple. — Répartition géographique du raskol. Comment il se recrute surtout parmi les Grands-Russiens. Des vieux-croyants comme agents de colonisation. Leurs colonies en dehors de l’empire. — La force du schisme n’est pas tout entière dans le nombre de ses adhérents. Supériorité morale des vieux-croyants ; elle ne tient pas uniquement à la religion. Leur prospérité matérielle. Quelles en sont les causes. Importance des raskolniks dans le commerce moscovite. Du rôle de l’argent dans leurs communautés. — De la culture des vieux-ritualistes. De quelle manière les besoins de la polémique leur ont donné le goût de l’instruction. Caractères de leur érudition. Comment l’instruction élémentaire ne suffit point à leur affranchissement întellectuel.


Quel est le nombre des raskolniks ? C’est la première question que suggère le raskol, et c’est la plus difficile à résoudre. Les statistiques officielles donnent le dénombrement des adeptes de tous les cultes professés dans l’empire ; les raskolniks y figurent à leur rang, mais le chiffre indiqué pour eux n’est même pas un chiffre approximatif. Les recensements accusent un peu moins de 1 500 000 raskolniks[252]. Les hommes les plus compétents, les statisticiens les premiers, sont unanimes à repousser, sur ce point, les données de la statistique, unanimes à les trouver notoirement inférieures à la vérité ; ils sont en désaccord sur le nombre à substituer au nombre reconnu. Pour avoir la force numérique réelle des dissidents, il suffit, selon quelques-uns, de doubler ou de tripler le chiffre officiel ; selon la plupart, ce n’est pas trop de le quintupler, de le sextupler ; selon plusieurs, il faut monter au-dessus de 12 millions, peut-être au-dessus de 15 millions d’âmes. L’absence de toutes données positives explique ces divergences. Un des premiers statisticiens de la Russie me disait avoir consulté, à ce sujet, les chefs du raskol venus à Pétersbourg pour les affaires de leur culte. « Nous sommes nombreux, avaient-ils répondu, mais nous ne savons combien nous sommes. » Personne ne le sait, et cette obscurité n’est pas la moindre singularité ni la moindre force du raskol.

Les statistiques gouvernementales ne comptent à l’actif du schisme que les dissidents qui, depuis plusieurs générations, ont réussi à échapper aux registres des paroisses du clergé orthodoxe. Ce n’est naturellement que le petit nombre. En dehors de ces raskolniks déclarés, il y a tous ceux que les actes publics continuent à inscrire parmi les orthodoxes ; il y a tous les raskolniks déguisés qui craindraient de s’exposer à des poursuites ; il y a enfin toutes les sectes secrètes ou prohibées qui fuient obstinément la lumière. À défaut de recensement, il est une classe de documents d’où se peuvent tirer quelques données approximatives sur le nombre des dissidents. Ce sont les rapports des hauts-procureurs du Saint-Synode sur la fréquentation des sacrements dans l’Église officielle. Le Règlement Spirituel de Pierre le Grand remarquait déjà que l’éloignement pour l’eucharistie était le meilleur indice auquel se pût reconnaître un raskolnik. Or, sur les listes officielles, parmi les gens inscrits comme n’ayant pas participé aux sacrements, ont longtemps figuré plusieurs catégories de fidèles qui paraissaient appartenir au schisme. L’analyse du tableau des confessions et communions pascales avait conduit, vers 1860, à estimer à 9 ou 10 millions le nombre des dissidents[253]. Ce chiffre serait sans doute aujourd’hui inférieur à la vérité. Le nombre des vieux-croyants augmente chaque année, par le seul fait de l’excédent des naissances sur les décès : on a remarqué qu’à cet égard les raskolniks l’emportent, d’ordinaire, sur les orthodoxes. Puis, aux vieux-ritualistes avérés, qui refusent de prendre part aux offices et aux sacrements de l’Église, il faut ajouter les dissidents timides ou honteux, qui, pour échapper aux vexations du clergé ou de la police, continuent à recevoir l’eucharistie des mains du pope, sauf à communier en cachette suivant leurs propres rites. Il y a, encore aujourd’hui, beaucoup de ces « non résistants », ainsi que les appellent leurs coreligionnaires. On ne saurait guère évaluer le nombre des raskolniks de toute sorte à moins de 12 ou 15 millions. Sur ce chiffre, près d’une moitié semble revenir aux popovtsy, à la branche du schisme qui conserve un clergé ; le reste se partage entre les « sans-prêtres » et les sectes mystiques ou rationalistes. S’il est difficile de déterminer le nombre total des dissidents, il l’est plus encore de fixer celui des adhérents des diverses sectes.

Le nombre des raskolniks ne peut, du reste, donner une juste idée de l’importance du raskol. Il n’en est point du schisme russe comme de la plupart des religions établies, l’influence n’en saurait être mesurée à un chiffre. Le raskol n’existe pas seulement à l’état d’Église, de confession adoptée par tant ou tant de millions d’âmes ; c’est souvent une simple tendance, comme une pente vers laquelle inclinent beaucoup d’hommes demeurés dans l’orthodoxie officielle. La force du raskol est peut-être moins dans les adeptes qui le professent ouvertement que dans les masses qui sympathisent sourdement avec lui. Cette sympathie s’explique quand on songe que le vieux-ritualisme est sorti spontanément du fond du peuple, qu’il est le produit aussi bien que la glorification des mœurs et des notions populaires. Au lieu de les avoir en répulsion comme des rebelles et des hérétiques, le paysan ou l’ouvrier, demeuré dans l’enceinte de l’Église, regarde souvent les vieux-croyants comme les chrétiens les plus pieux et les plus fervents, comme des chrétiens semblables à ceux des premiers temps, et comme eux persécutés pour la foi. Dans certaines régions se rencontre, chez le petit peuple, cette singulière opinion, que l’orthodoxie officielle n’est bonne que pour les tièdes, que c’est une religion mondaine (mirskaïa) dans laquelle il est difficile de faire son salut, que la sainte et vraie religion chrétienne est celle des vieux-croyants. « Qui craint Dieu ne va pas à l’église », assure un dicton des vieux-ritualistes ; beaucoup de soi-disant orthodoxes semblent encore de cet avis. Un haut fonctionnaire, chargé, vers la fin du règne de Nicolas, d’une enquête secrète sur le raskol, raconte à cet égard une instructive anecdote. « À mon entrée dans l’izba d’un paysan, j’ai souvent, dit-il, été accueilli par ces mots : Nous ne sommes pas chrétiens. — Qu’êtes-vous donc, des infidèles ? — Non, répondaient-ils, nous croyons au Christ, mais nous suivons l’Église ; nous sommes des gens mondains, des gens frivoles. — Comment n’êtes-vous pas chrétiens, puisque vous croyez au Christ ? — Les chrétiens sont ceux qui gardent l’ancienne foi ; ils ne prient point de la même manière que nous ; mais nous, nous n’en avons pas le temps[254]. » Cette naïve façon de s’accuser de penchant au schisme, en se défendant du soupçon de lui appartenir, montre quelles racines le schisme a jetées dans l’esprit du peuple. À tort ou à raison, une grande partie de la nation passe pour incliner au rasko. C’est là un fait grave, et c’est peut-être le principal obstacle à l’entière émancipation des vieux-croyants. Le jour où chacun serait maître d’adhérer ostensiblement aux starovères, on craindrait de voir l’Église dominante perdre le quart, peut-être la moitié de ses enfants. Aussi, pour autoriser la libre profession du raskol, le gouvernement semble-t-il attendre que la grande majorité de la nation soit retenue dans l’orthodoxie par l’instruction ou par l’indifférence.


Le schisme est loin d’être également réparti entre les différentes contrées et les différentes races de l’empire. C’est chez les populations les plus énergiques et les plus foncièrement russes, que se rencontre surtout le raskol, chez le paysan du nord, l’ancien colon de Novgorod et chez le mineur de l’Oural, chez les pionniers de la Sibérie et chez les Cosaques du sud-est. Le raskol, avons-nous dit, appartient essentiellement à la Grande-Russie, à la Moscovie des premiers Romanof. De toutes les tribus slaves, finnoises ou tatares, de tous les peuples qui habitent l’empire, le Grand-Russien est presque le seul qui se montre ainsi enclin à l’esprit de secte. Il y a des vieux-croyants de différents rites dans la Petite-Russie, dans la Russie-Blanche, dans la Pologne, dans la Livonie, au milieu de populations orthodoxes, catholiques ou protestantes ; partout là, ces raskolniks sont des colonies de Grands-Russiens, vivant à part au milieu des indigènes. Dans tous ces pays, comme en Sibérie ou au Caucase, on a remarqué que, d’ordinaire, les dissidents ne font pas de prosélytes ; s’ils en font, c’est en général parmi des Grands-Russiens, parmi les soldats, par exemple. Il y a là un caractère si prononcé qu’il semble une marque ethnique, un signe de race. On est tenté d’en chercher l’explication dans le sang du Grand-Russien. On se demande si cette bizarre végétation de sectes est sortie de la terre slave, si elle n’a pas ses racines dans le sous-sol finnois de la Grande-Russie. Le fait est que ce penchant aux sectes demeure d’ordinaire confiné dans le rameau le moins slave du tronc slavon. On n’ose dire pourtant qu’il soit finnois ou touranien, puisqu’il semble étranger aux Finnois purs et aux Finnois russifiés. On a bien signalé quelques sectes en Finlande, comme les sauteurs, les sauvages ou volants ; mais il n’y a rien là qui, pour la spontanéité ou pour l’importance, se puisse comparer au raskol. Il a bien aussi, à une époque récente, surgi quelques sectes dans la Petite-Russie, les stundistes notamment, mais ces sectes à tendances rationalistes sont nées sous des influences protestantes, et l’on a mainte fois observé que le Petit-Russien n’a pas le même goût que son frère du Nord pour les disputes dogmatiques[255]. De toutes les populations de la Russie, la principale et la plus mêlée a été seule à ce point accessible à l’esprit d’hérésie, et cet esprit reste une des marques dîslinctives de cette puissante tribu.

Les Russes cultivés et sceptiques se plaisent à dire que le Grand-Russien, si enclin aux sectes, est le moins religieux des Slaves de l’empire. Il y a là un curieux contraste, il n’y a peut-être pas absolue contradiction. Le principe du raskol n’est pas exclusivement religieux, il est surtout formaliste, il est surtout réaliste, et, de sa nature, le réalisme est peu religieux. Dans cette dévotion excessive aux formes du culte, on pourrait peut-être voir une sorte d’incapacité, d’infirmité religieuse.

Parmi les Grands-Russiens mêmes, chacune des deux branches du schisme a sa région propre, son domaine préféré. Toutes deux régnent surtout dans les contrées de l’empire où la population est le moins dense, dans les contrées excentriques, les forêts du nord, les steppes du sud : nous ne parlons pas ici de Moscou, qui est redevenu le centre du raskol, comme de toute la vie russe. Les sectes hiérarchiques, les popovtsy, l’emportent dans le centre et le sud-est ; les sans-prêtres, les bezpopovtsy, dans le nord. Ceux-ci dominent chez les paysans du bassin de la mer Blanche, dans les monts Oural et la Sibérie, ceux-là parmi les Cosaques, sur les bords du Don, du bas Volga, du fleuve Oural. Le sol et le climat, l’histoire et les mœurs expliquent cette répartition. Si les vieux-croyants sont plus nombreux dans les contrées écartées, c’est que les vieilles mœurs s’y sont mieux conservées ; c’est que, plus loin du centre de l’État, les sectes ont eu moins de peine à se propager et à se constituer. Si les sans-prêtres dominent dans les gouvernements septentrionaux, les confessions chrétiennes ont eu, presque partout, des tendances plus laïques sous le rude ciel du nord que sous le ciel plus doux du midi.

Dans le nord de la Russie, le succès des sectes antisacerdotales était particulièrement favorisé par l’étendue même du territoire, par la mauvaise qualité du sol et par l’extrême diffusion de la population. Dans ces énormes gouvernements septentrionaux, dont un, Arkhangel, est aussi vaste que la France et l’Italie ensemble, dont d’autres, comme Vologda ou Perm, sont aussi grands que l’Angleterre ou la Hongrie, le nombre des paroisses et le nombre des prêtres ont toujours été très restreints. L’influence sacerdotale a été par suite d’autant plus faible et la religion plus laïque. Encore aujourd’hui, l’étendue des paroisses est telle qu’il faut souvent plus d’un jour de marche pour aller de leur extrémité à leur centre. Avec une population aussi dispersée, avec des chemins impraticables durant des mois, l’église était hors de la portée d’un grand nombre de fidèles. Les habitants allaient rarement à la paroisse ; les actes les plus solennels de la vie ne se pouvaient toujours célébrer avec l’assistance du prêtre. Dans la galerie d’un riche vieux-croyant de Moscou, j’ai été frappé d’un tableau représentant un enterrement dans ces régions du nord. Sur un traîneau de paysan, au milieu d’une campagne blanche de neige, une femme conduit à quelque lointain cimetière une bière de bois. C’est là une image de la sombre existence de ces vastes régions où, ayant d’être rejeté par l’hérésie, le prêtre avait été rendu inaccessible par la distance. Au fond de ces solitudes, les hommes, réunis en petits groupes, étaient obligés de se suffire en tout à eux-mêmes, contraints de pourvoir à leurs besoins spirituels comme à leurs besoins matériels. Dès avant l’explosion du schisme, les paysans se construisaient des oratoires où ils lisaient et chantaient des prières ensemble, les plus instruits enseignant les autres. La bezpopovstchine était ainsi sortie des mœurs, avant d’être érigée en doctrine[256]. Des écrivains russes de différentes écoles, Khomiakof et Kelsief entre autres, ont attribué cette prédominance des bezpopovtsy dans le nord de la Russie à l’influence des protestants du nord de l’Europe. Ce n’est là qu’une hypothèse inutile[257]. Le raskol, dans sa branche la plus radicale, comme dans son point de départ, est essentiellement indigène, autochtone ; il est sorti tout entier des habitudes et des mœurs locales. À Novgorod même, les strigolniki professaient, dès le quatorzième siècle, des doctrines fort analogues à celles des bezpopovtsy actuels ; ils rejetaient l’autorité du clergé longtemps avant les apôtres de la Réforme.

Il serait d’un haut intérêt d’avoir une représenlation. graphique, une carte du raskol. Aucun pays peut-être n’aime autant que la Russie à se figurer lui-même aux yeux ; aucun ne s’est retracé sous plus d’aspects et ne possède plus de cartes de son propre territoire. Sur les atlas où sont représentés les différents cultes, les dissidents russes sont d’ordinaire confondus avec les orthodoxes. On avait naguère, au bureau de statistique, dressé un projet de carte du raskol que j’ai eu entre les mains ; je ne sais s’il a été publié. Sur cette carte, Moscou apparaît comme le centre religieux, la métropole ecclésiastique du schisme moscovite. Autour de la vieille capitale, la masse des raskolniks décrit une sorte de cercle plus épais vers le nord, l’est et le sud, plus étroit et presque ouvert vers l’ouest, vers les provinces de récente acquisition. Du cœur de l’ancienne Moscovie, on voit le raskol russe se rattacher à l’Europe par de longs fils, de minces traînées qui le relient d’un côté à la Baltique, d’un autre à la Prusse, d’un autre à l’Autriche et à l’ancienne Turquie. À l’aspect d’une telle carte, on pourrait croire que le schisme a ses racines en Europe : il n’en est rien. Au lieu d’être des racines, ces longues branches qui pénètrent en Occident ne sont que des rejets émis de la souche moscovite du raskol. Dans le premier siècle du schisme, un grand nombre de dissidents ont été chercher la paix à l’étranger, sur le territoire de la Suède et de la Pologne, de la Prusse et de l’Autriche. Sur différents points, ces colonies de starovères ont persisté sans se fondre avec les populations voisines, et les sectaires du dedans sont restés en relation avec ceux du dehors. De là ces lignes plus ou moins continues qui, sur la carte, rattachent le schisme moscovite à l’Europe. Elles indiquent les différentes étapes de l’émigration des schismatiques ; elles marquent les routes ordinaires des émissaires du raskol entre ces colonies de l’étranger et les centres dissidents de la Grande-Russie, et, par suite, les points de repère des vieux-croyants et les voies où s’exerce leur propagande.

Le schisme se montre ici sous un nouvel aspect, comme agent d’émigration, agent de colonisation. À ce point de vue, et ce n’est pas le seul, le rôle des vieux-croyants russes n’a pas été sans analogie avec le rôle des non-conformistes, des puritains anglais. S’ils ne pouvaient, comme les puritains, traverser les mers pour y jeter les bases d’un empire à leur image, les starovères avaient, dans les limites mêmes de leur patrie, un champ indéfini d’émigration. En cherchant, dans les solitudes de la forêt ou de la steppe, un abri contre les vexations du pouvoir, les dissidents ont notablement concouru à répandre la nationalité russe dans des régions naguère exclusivement asiatiques. Tantôt comme émigrés volontaires, tantôt comme déportés par l’autorité, ils se sont établis dans les provinces les plus reculées de la Russie, à l’est de l’Oural et au sud du Caucase, au milieu des catholiques de la Pologne et des protestants des provinces baltiques, comme parmi les musulmans de l’Orient. Les colonies du schisme à l’étranger lui ont servi de villes de refuge et comme de places de sûreté. C’est sur le territoire de l’ancienne Pologne, à Vetka, dans la province de Moghilef, que fut longtemps le principal foyer de la popovstchine ; pour détruire ce repaire du raskol, les troupes d’Anne Ivanovna et de Catherine II violèrent par deux fois la frontière polonaise (1735 et 1764). C’est dans une bourgade de la Bukovine, sous le drapeau de l’Autriche, que les starovères ont pu, à la face de l’empereur Nicolas, se constituer une hiérarchie épiscopale. Dans les provinces baltiques et dans la Lithuanie, dans toute cette vaste zone de provinces annexées au dix-huitième siècle, les raskolniks, établis jadis sous le sceptre de la Suède ou de la Pologne, sont encore aujourd’hui presque les seuls habitants d’origine grande-russienne. Outre ces émigrés vieux-croyants, ressaisis par les serres de l’aigle impériale, quelques-uns ont été rappelés par Catherine II et établis, avec certaines garanties de tolérance, dans la région du bas Volga et la Nouvelle-Russie. De nos jours encore, il reste, en dehors de l’empire, plus d’une colonie de dissidents qui mènent, au milieu des populations environnantes, une vie toute russe, toute moscovite. La Prusse en possède une près de Gumbinnen, l’Autriche plusieurs en Bukovine ; la Roumanie en a en Valachie, comme en Moldavie, la Turquie, sur plusieurs points de son territoire, en Europe et en Asie Mineure.


La force du schisme n’est pas toute dans le nombre ou dans la diffusion de ses adhérents, elle est dans les classes où se transmet l’ancienne foi. Objet des mépris du Russe civilisé, c’est dans le peuple ou dans les classes sorties du peuple, chez le paysan, chez l’artisan, chez le marchand, que se recrute le raskol. La noblesse lui est entièrement fermée[258]. En d’autres pays, cette localisation dans les couches inférieures de la nation eût pu être une cause de faiblesse ; dans la Russie du servage, c’était une garantie d’existence. Le schisme est une des suites de cette rupture de la société russe en deux mondes étrangers l’un à l’autre, en deux peuples sans sympathies réciproques, que nous avons signalée comme une des conséquences de la violente réforme de Pierre le Grand. L’épaisse muraille que le dix-huitième siècle avait élevée, entre le peuple et les classes instruites, a servi de rempart aux superstitions et aux sectes populaires. Le raskol a grandi derrière le dédain de la noblesse, comme derrière un retranchement, protégé contre les attaques de la civilisation par le mépris même des classes civilisées. Confinées dans le peuple, les hérésies moscovites étaient si bien à couvert que, pendant plus d’un siècle et demi, elles restèrent presque entièrement inconnues des hommes qui eussent pu les combattre. C’est seulement à une époque récente que les Russes instruits ont eu la curiosité de pénétrer dans l’obscur dédale des croyances de la plèbe dissidente. Ce simple mouvement d’intérêt est un symptôme du rapprochement des classes, et c’est à ce rapprochement plus qu’à toute chose, c’est à la sympathie mutuelle des deux moitiés de la nation d’effacer ou de redresser les aberrations religieuses des classes populaires.

Tout dédaigné qu’il fut, le raskol possédait deux éléments de puissance souvent liés ensemble, la moralité et la richesse. « Ces raskolniks, entend-on répéter presque partout, sont les hommes les plus sobres, les plus économes, les plus honnêtes. » Quand un propriétaire vous mène dans une cabane de paysan propre et bien tenue, si on lui demande ce que sont les habitants, il vous répond le plus souvent : « Ce sont des raskolniks, des vieux-croyants ». Quand vous demandez à un chef d’industrie quels sont ses meilleurs ouvriers, à un commerçant quels sont ses meilleurs employés, il n’est pas rare de lui entendre dire : « Ce sont des dissidents, des starovères ». À la foire de Nijni-Novgorod, qui, pour nombre de marchands russes, n’est qu’un rendez-vous de plaisir, les vieux-ritualistes se distinguent par leur retenue et leur respect des bienséances. Ils laissent d’habitude aux adhérents de l’Église officielle les brutales orgies dont le champ de foire donne chaque nuit le cynique spectacle. Ces qualités d’ordre et d’économie, ils les montrent vis-à-vis de l’État qui les a persécutés. « Les vieux-croyants, me disait un gouverneur de province, sont les contribuables qui s’acquittent le plus régulièrement. » Dans ce pays, où tant de communes sont en retard pour le payement des impôts, il est rare que les villages de raskolniks aient de l’arriéré. C’est là un fait connu ; aussi, d’un bout à l’autre de l’empire, les starovères jouissent-ils de l’estime des collecteurs de taxes. Les paysans orthodoxes, qui comparent la prospérité des vieux-ritualistes avec leur propre misère, sont souvent tentés d’y voir un signe de la supériorité de « la vieille foi ».

Ces avantages moraux tiennent, en partie, aux préjugés des dissidents, et s’affaiblissent peu à peu avec ces préjugés. La répulsion de beaucoup d’entre eux pour certains plaisirs, pour certains aliments, les préserve de tel ou tel vice, de tel ou tel défaut, de même que les prescriptions du Coran défendent le musulman contre l’ivrognerie. Le principe de la moralité des raskolniks n’est cependant pas dans leurs répugnances ou leurs préventions ; il est encore moins dans leur culte. La morale, dans les religions, ne découle pas toujours directement du dogme ; elle vaut souvent moins, souvent mieux que les doctrines. À l’honnêteté ou aux vertus des raskolniks il y a, en dehors de la religion, deux causes : une cause nationale, particulière au peuple russe et à l’origine du raskol, une cause générale qui, dans tous les cas semblables, agit en tout pays d’une façon analogue. La cause nationale, c’est que, le schisme étant sorti d’une révolte de la conscience populaire, ce sont les âmes ou les familles les plus consciencieuses qui lui sont demeurées fidèles ; c’est que le raskol est en harmonie avec l’idéal social, l’idéal moral et, pour ainsi dire, l’idéal domestique du peuple. La cause générale, c’est que, dans tous les États où, vis-à-vis d’Églises privilégiées, il y a des confessions moins favorisées, ces dernières doivent à l’infériorité même de leur situation une supériorité relative de zèle et de vertu. En devenant de minorité majorité, un parti religieux, comme un parti politique, tend, malgré lui, au relâchement. L’efficacité morale d’une même religion, en des pays divers, est souvent en raison inverse de sa puissance politique. Comme une source qui en se répandant perd de sa limpidité, une doctrine religieuse, en s’étendant, perd aisément de sa pureté, de son austérité.

Chez les vieux-croyants, de même que chez la plupart des minorités religieuses, les qualités inhérentes à l’infériorité du nombre ou de la situation ont encore été renforcées par les souvenirs ou les perspectives de persécution, qui élevaient les esprits et trempaient les caractères. Il est des pays où, après un long abaissement, les mœurs publiques ont été relevées par des minorités religieuses d’abord dédaignées. À cet égard, il a manqué quelque chose aux vieux-croyants pour avoir sur la Russie l’influence qu’ont eue les puritains sur l’Angleterre des Stuarts. Confiné en lui-même, absorbé dans la contemplation du passé, isolé d’une civilisation qui s’imposait malgré lui à sa patrie, le raskol est demeuré dans le peuple comme une protestation stérile ; il est resté impuissant à doter la Russie d’un idéal politique, sinon d’un idéal moral.

À la force que donne la moralité s’ajoute chez les vieux-croyants la force de l’argent, ici encore, il y a des causes spéciales au raskol, et des causes générales tenant à la situation des raskolniks. Cette aptitude à s’enrichir est, en partie, une conséquence de la supériorité morale, et, comme celle-ci, peut tenir à certaines croyances, à certaines préventions du schisme. Le starovère, qui ne fume pas, qui boit peu, arrive plus vite à l’aisance par la sobriété et l’économie. Ce n’est là pourtant qu’une explication incomplète. Il y a une raison plus haute, une raison qui se rencontre chez la plupart des religions, chez la plupart des races longtemps tenues dans un état d’infériorité. Par la persécution, par les lois d’exclusion, les sectes opprimées, contraintes à se désintéresser des affaires publiques, sont rejetées vers les affaires privées, vers le commerce. Chez elles, les capacités financières ou commerciales, fortifiées par l’exercice et accumulées par l’hérédité, finissent par devenir comme un don naturel, une faculté innée. Les Juifs dans le monde entier, les Arméniens en Orient, les Parsis dans l’Inde, les Coptes en Égypte, offrent des exemples divers de la même loi. Le raskol est trop récent, un trop grand nombre de ses adhérents appartient aux classes rurales, pour qu’une semblable adaptation soit aussi marquée et aussi générale chez les raskolniks. Ce qu’on peut affirmer, c’est que, chez eux, l’esprit positif et les qualités mercantiles du Grand-Russe se sont d’autant mieux manifestés que, pour être libres, ils avaient besoin d’être riches. La corruption de l’administration impériale les contraignait à recourir à la clef d’or qui ouvrait toutes les portes. Les premiers peut-être en Russie, les starovères ont compris que l’argent pouvait être une sauvegarde, et la fortune, une force ; les premiers, ils ont demandé l’émancipation à la richesse.

La prospérité mercantile des vieux-croyants se peut rapprocher de celle de plusieurs sectes protestantes en Angleterre et aux États-Unis. Il est des formes religieuses à principes simples, à morale sévère, parfois même morose, qui conviennent à certaines classes sociales et à une certaine médiocrité de culture, des doctrines pour ainsi dire bourgeoises, qui vont facilement à l’esprit du marchand ou de l’homme d’affaires, et mènent à la fortune par un chemin plus régulier et plus sûr. Chez les raskolniks, comme chez le puritain, le quaker ou le méthodiste, chez le Grand-Russe comme chez l’Anglo-Saxon, l’esprit pratique s’allie fort bien à l’esprit théologique, et le sens des affaires aux illusions religieuses. Dans les villes, dont l’accès ne leur a été officiellement rouvert que sous Catherine II, les dissidents comptent parmi les plus riches de ces marchands russes dont souvent l’énorme fortune rivalise avec celle des négociants américains. À Moscou, la capitale commerciale et financière de l’empire, beaucoup des plus belles maisons, beaucoup des plus vastes usines appartiennent à des raskolniks. À Perm et dans l’Oural, la région des mines et des forges, les vieux-croyants se sont rendus maîtres d’une grande partie des transactions. La richesse s’est si vite accumulée dans leurs mains que, sous l’empereur Nicolas, un écrivain officieux assurait qu’une portion considérable des capitaux russes se trouvaient déjà au pouvoir des schismatiques[259]. Les appréhensions de quelques esprits ont été jusqu’à craindre, de la part du raskol, une sorte d’accaparement des affaires ou de monopole financier, tel qu’ailleurs on en a souvent redouté de la part des Juifs : de semblables terreurs étaient au moins exagérées. Ce qui est vrai, c’est qu’au dix-neuvième siècle la force principale du schisme a été dans la bourse. L’argent est devenu le nerf du raskol ; le rouble a été la grande arme des raskolniks, pour leur défense comme pour leur propagande.

Il y a des régions entièrement assujetties à la domination économique des vieux-ritualistes. Tel, par exemple, le district de Séménof, dans le gouvernement de Nijni. Ils monopolisent certaines branches d’industrie, à tel point qu’on voit des ouvriers ou des paysans passer au schisme pour obtenir du travail. C’est ainsi que la fabrication de ces cuillers de bois, qui pénètrent dans toute l’Europe, est presque entièrement aux mains des raskolniks[260]. Leur esprit de solidarité a été entretenu par de longues persécutions, et l’assistance mutuelle qu’ils se prêtent les uns aux autres leur donne une grande force vis-à-vis de leurs concurrents. Comme, en d’autres contrées, on en a souvent fait le reproche aux Juifs, ils forment entre eux une sorte de franc-maçonnerie. Cette solidarité s’étend parfois jusqu’aux membres de sectes différentes. En dépit de leurs querelles intestines, sorte de guerre civile du schisme, ils se coalisent à l’occasion contre l’ennemi commun. Ils ont entre eux des signes de reconnaissance, tels que des anneaux ou des chapelets, ou encore des cuillers de bois, peintes spécialement pour eux, avec des emblèmes particuliers. Leurs chapelets sont d’un ancien type commun aux popovtsy et aux sans-prêtres : il y en a de tout prix et de toute matière, de bois et de pierres précieuses. Séménof, où est le centre de cette pieuse industrie, expédie de ces chapelets dans tout le monde du raskol, jusqu’au delà des lointaines frontières de l’empire ; ils voyagent d’autant plus facilement qu’il est malaisé de les prohiber.

Grâce aux liens que noue entre les dissidents la communauté de croyance, le schisme a parfois pu être considéré comme le chemin de la fortune. Pour certains hommes d’affaires, pour certains riches marchands, le raskol a été un puissant moyen d’influence, pour quelques-uns un moyen d’exploitation. Dans plusieurs de ces sectes religieuses, comme ailleurs dans les partis politiques, il semble qu’à côté des fanatiques et des naïfs il y ait des meneurs et des intrigants, pour qui l’hérésie, comme ailleurs la révolution, n’est qu’un instrument d’élévation. La superstition des masses dissidentes n’a parfois servi qu’à alimenter la cupidité et les coffres des chefs. « Le raskol, a-t-on dit, n’est plus que la vache laitière de fripons millionnaires[261]. » Prise à la lettre et étendue à tous les vieux-croyants, une telle appréciation ne serait qu’une calomnie. Il n’en est pas moins vrai que l’argent joue un grand rôle dans toutes les affaires du schisme, chez les popovtsy comme chez les sans-prêtres. Un écrivain qui a dépeint les mœurs des raskolniks du Volga en de longs récits, A. Petchersky[262], a montré l’importance des préoccupations matérielles chez les chefs comme parmi la foule des starovères. L’âge héroïque de la vieille foi est passé ; le mercantilisme lui a succédé. S’ils sont fidèles aux vieux rites, c’est, pour nombre de marchands, moins en vue de la béatitude éternelle que des avantages temporels.

« Pourquoi gardent-ils la vieille foi ? s’écrie, dans un des récits de Petchersky, la mère Manéfa, abbesse d’un de leurs skytes ; est-ce pour leur salut ? non, c’est pour leur profit. » Il en est, en effet, parmi les meneurs, qui se font payer leurs dettes ou leurs impôts par de crédules coreligionnaires. Les dons mêmes qu’ils offrent à leurs oratoires ou à leurs skytes leur sont souvent suggérés par l’esprit de lucre, par calcul, pour capter la faveur du ciel. « Grâce à vos saintes prières, écrit un marchand à la mère Manéfa, j’ai sur mon poisson prélevé un bénéfice de moitié. » Et, en reconnaissance de cette bénédiction, il envoie à l’abbesse cent roubles pour les distribuer aux âmes qui « ont bien prié », en recommandant de n’en rien donner à un tel et un tel qui prient pour ses concurrents ; « mais leurs prières, ajoute-t-il, sont moins avantageuses que les vôtres ; aussi, nous vous demandons de ne pas cesser de bien prier pour que le Seigneur nous accorde plus de profit dans notre commerce ». Est-ce là vraiment la dévotion de certains vieux-croyants, il faut dire qu’elle ne diffère pas beaucoup de celle de nombre d’orthodoxes.

Si les raskolniks savent amasser de grandes fortunes, beaucoup en font un noble usage. Les starovères rivalisent de libéralité avec les marchands orthodoxes pour la fondation des écoles ou des établissements de bienfaisance. Chose plus singulière, ces vieux-croyants, les héritiers des Vieux-Russes en révolte contre toutes les importations occidentales, sont parfois les protecteurs des arts que la Russie a empruntés à l’Occident. Ces hommes, hier encore fidèles au costume moscovite, s’entourent déjà de tout le luxe de la civilisation moderne. Nous avons visité à Moscou l’hôtel d’un de ces riches marchands starovères. Les architectes avaient, pour cette vaste demeure, mis tous les styles à contribution ; les marbres, les peintures, les fleurs y étaient prodigués ; un œil parisien n’y eût pu reprocher que l’excès même de la décoration. Dans une aile de l’édifice se trouvait une chapelle, dont l’iconostase et les murs étaient couverts de ces vieilles peintures de « style grec », que les vieux-croyants achètent au poids de l’or[263]. Le maître de la maison nous montra avec orgueil un panneau d’André Roublef, cet artiste du quinzième siècle, dont les œuvres étaient données en modèle par les manuels iconographiques de l’Église moscovite. Près de l’oratoire consacré aux saintes icônes s’ouvrait une longue galerie de toiles profanes. Il y avait là des paysages et des marines, des tableaux de genre et des tableaux d’histoire. Tout ce qui séduit l’art moderne, jusqu’aux souvenirs mythologiques et aux nudités païennes, avait sa place dans le musée de ce disciple des fanatiques adversaires de l’Europe et de Pierre le Grand. Un seul trait dénotait le Vieux Russe, toujours vivant au fond du vieux-croyant : ces toiles si variées étaient toutes d’un pinceau russe. C’était là une galerie nationale, et nulle part, pas même peut-être dans les collections publiques de Pétersbourg ou de Moscou, on ne pouvait mieux étudier l’école russe contemporaine.

Tels sont aujourd’hui ces riches vieux-croyants, en cela du reste semblables à plus d’un opulent marchand de Moscou : ils ont le luxe, ils ont le superflu de notre civilisation, sans toujours en avoir le fond, l’essentiel. Pour que, chez de telles familles, l’ « ancienne foi » oppose au progrès un obstacle insurmontable, il faudrait qu’elle les isolât dans un monde fermé. Ces hommes que la fortune a conduits au seuil de la culture resteront-ils dans le raskol ? Peut-être les fils de ces marchands, qui, à chaque génération, se dépouillent de quelques-uns des préjugés de leurs pères, sortiront-ils du schisme, en sortant de l’étroit cercle d’idées où le schisme est né. Il y a déjà eu des exemples de semblables conversions. Peut-être les vieux-ritualistes arrivés à la civilisation sauront-ils renoncer aux coutumes et aux préventions du raskol, sans renier le culte de leurs ancêtres. Ce ne serait pas la première fois que les fidèles d’une religion changeraient de mœurs et de manière de voir sans changer de religion. Au scandale des bonnes âmes de province, on voit déjà de jeunes vieux-croyants de Moscou se permettre de fumer, de se raser, de danser, d’aller au théâtre. La fortune, qui, pour le schisme, a été le principe d’une émancipation sociale, sera aussi pour lui le principe d’une émancipation intellectuelle. L’argent n’aura pas seulement aidé les vieux-croyants à s’affranchir des vexations administratives ; il contribuera à les délivrer de leurs entraves spirituelles. Après avoir été pour le raskol une force momentanée, l’aisance et le bien-être seront une cause de faiblesse pour les doctrines et les principes du raskol. Les hommes ne s’enrichissent pas impunément ; c’est la richesse qui, par les lumières de l’instruction, non moins que par les jouissances de la civilisation, adoucira et pour ainsi dire apprivoisera les vieux-croyants. Grâce à elle, le schisme devra se mitiger, ou il devra périr.


Ce résultat est encore éloigné : chez ces nababs raskolniks, comme chez la plupart des marchands russes, la fortune a de longtemps précédé l’instruction. Ce n’est point que les dissidents soient plus ignorants que leurs compatriotes orthodoxes. Pour l’instruction, comme pour la moralité et le bien-être, les schismatiques l’emportent souvent sur les autres Russes de même classe. Parmi ces dévots du rituel, ces sectateurs du passé, l’homme qui ne sait pas lire est notablement plus rare que dans la masse du peuple. Les vieux-croyants estiment l’instruction élémentaire ; pour la répandre parmi leurs coreligionnaires, ils ont fait de nobles sacrifices. C’est encore là une qualité qui tient autant à la position des raskolniks qu’aux principes du raskol. Quelques sectaires isolés ont pu ériger l’ignorance en vertu ; pour la plupart des vieux-ritualistes, l’instruction, la lecture et l’écriture étaient des armes indispensables contre les attaques de l’Église dominante. Comme le protestant, le raskolnik fut, par sa révolte, obligé de se créer, de se démontrer sa foi à lui-même. Sur ce point, comme sur plusieurs autres, les hommes qui fondaient toute la religion sur la tradition furent amenés aux mêmes conséquences que les hommes qui fondaient toute la religion sur la Bible, sur le livre. Le lien avec l’autorité, avec l’antique gardienne des saints usages une fois rompu, le raskolnik dut chercher dans les vieux missels, dans les vieux manuscrits, les traces de ces traditions dont il reprochait à l’Église l’abandon. Le manque de hiérarchie régulière chez les popovtsy, la suppression de toute hiérarchie chez les sans-prêtres obligea presque également les deux branches du schisme à se rejeter sur l’Écriture sainte. Privés de sacerdoce, privés d’intermédiaire officiel entre l’homme et Dieu, les dissidents retombèrent directement sur la parole de Dieu. Il faut aussi tenir compte de ce fait, qu’en agitant l’intelligence, l’esprit de secte remue la pensée ; qu’en développant le goût de la discussion, il développe le goût des libres recherches et les habitudes d’examen. Le raskol n’a pu échapper à cette influence ; dans de noires izbas, à la lueur tremblante de la loutchine faite d’un éclat de sapin, on a vu de pauvres paysans chercher dans quelques pages de l’Écriture la révélation religieuse qu’ils ne recevaient plus toute faite de l’Église. Ici reparaissent tous les désavantages du raskol vis-à-vis du protestantisme occidental. Au lieu des Pères et des grands écrivains de l’antiquité, le schisme russe n’avait, pour tout aliment, que quelques lourdes compilations byzantines, quelques nuageux apocryphes.

À cette infériorité, qui tenait à l’infériorité même de l’ancienne Russie, le raskol en ajoute une autre qui tient à son propre principe. Les vieux-croyants savent lire, mais ils ne lisent que des livres de dévotion, ils ne lisent que d’anciens livres. C’est ici surtout que se montre l’aveugle respect du raskol pour l’antiquité, et, de toutes les formes du culte du passé, le culte exclusif des vieux livres, des vieux auteurs, n’est pas le moins fatal au progrès. Les raskolniks ont un grand goût pour les ouvrages en langue slavonne écrits en lettres slaves avec des rubriques rouges ; ils aiment à en lire et à en écrire. À la foire de Nijni-Novgorod, où la librairie occupe toujours la dernière place, j’ai vu vendre de ces vieux bouquins et de l’ancienne musique avec la notation à crochets des anciens missels. Ce commerce est, paraît-il, si lucratif, que Russes et étrangers se sont plus d’une fois livrés à la contrefaçon des éditions « prénikoniennes ». Pour avoir un accès plus facile près des dissidents, leurs adversaires ont eu fréquemment recours à ces formes archaïques ; on s’est servi du slavon pour combattre les sectes issues de la liturgie slavonne. À cette prédilection pour la langue morte, pour la langue hiératique, aux dépens de la langue vivante, se reconnaît l’opposition primitive du raskol et du protestantisme. Chez les vieux-croyants, l’amour des vieux usages s’étend aux procédés de l’écriture comme aux formes des lettres et de la langue ; aux ouvrages imprimés ils préfèrent les ouvrages copiés à la main. Il s’en vend encore à la foire de Nijni. Dans leurs skytes ou ermitages, hommes et femmes transcrivent avec révérence les manuscrits fautifs du vieux temps, et, comme les moines du moyen âge, les moines du raskol mettent leur gloire à calligraphier les saints livres. L’ « écriture maritime », comme ils disent (pismo pomorskoé), la main des copistes de la région de la mer Blanche, a conservé chez eux une grande réputation.

Les raskolniks ont des livres, ils ont des hommes d’une grande lecture, ils n’ont pas de science. Des subtilités recherchées, des compilations sans critique leur en tiennent lieu. Cette fausse science, cette sorte d’ignorance érudite, outillée de faits mal vérifiés et de mots mal compris, est peut-être plus nuisible qu’une ignorance illettrée, parce qu’elle fait plus aisément illusion. Le schisme a sa littérature, il a sa prose et sa poésie, l’une et l’autre parfois intéressantes, comme toute littérature populaire, mais le plus souvent lourdes, plates, vides d’idées. Avec ses disputes stériles et ses naïves méthodes d’argumentation, le raskol s’est fait une sorte de grossière scolastîque, menaçant la Russie moderne d’un mal dont l’avait préservée au moyen âge l’entière ignorance.

Dans le domaine religieux, comme ailleurs dans le domaine politique, l’instruction, du moins l’instruction élémentaire, la seule universellement accessible, n’est pas, pour le peuple, une panacée d’un usage aussi sûr que les hommes se sont plu longtemps à le croire. Au lieu de les étouffer immédiatement, une instruction nécessairement superficielle aide souvent à propager les erreurs théologiques, non moins que les erreurs politiques et économiques. En Russie, l’enseignement primaire ne redresse guère plus les rêveries mystiques ou les fantaisies religieuses qu’ailleurs il ne corrige les utopies socialistes et les sophismes révolutionnaires[264]. L’homme qui sait lire est partout plus enclin à se faire lui-même sa foi, politique ou religieuse, ici d’après la Bible, là d’après le journal. On a remarqué que le moujik sachant lire est plus exposé à tomber dans les sectes. Le Pravitelstvennyi Vestnik (Messager officiel) constatait un jour, à l’aide des statistiques judiciaires, que l’école, qui diminuait les délits contre les mœurs et contre les personnes, augmentait la propension aux délits contre la religion et contre l’ordre établi. Entre l’instruction et la science il y a un abîme ; mais, pour arriver à l’une il n’y a d’autre porte que l’autre. Par malheur, les préjugés des raskolniks les écartent des études les plus propres à les affranchir de ces préjugés. C’est ainsi que ces hommes, si épris du slavon, répugnent au latin et aux études classiques ; ils restent d’ordinaire en dehors des gymnases, en dehors des universités, et, par là même, en dehors de la vraie culture et du vrai savoir[265].




CHAPITRE V


Constitution et organisation des principales sectes du schisme : les popovtsy. — Comment les différents groupes du raskol se sont d’abord organisés dans les skytes ou ermitages. Importance de ces skytes. De quelle manière la direction du schisme est plus tard passée aux cimetières moscovites. — Efforts pour donner plus de cohésion aux vieux-ritualistes. Tentatives de l’émigration révolutionnaire pour se mettre en rapport avec eux. Comment les vieux-croyants sont parvenus à s’assurer un sacerdoce indépendant. — La hiérarchie de Bélokrinitsa. Évêques vieux-croyants ; leur situation, leurs discordes. Division de leurs adhérents en deux partis. — Efforts du gouvernement pour rapprocher les vieux-croyants hiérarchiques de l’Église d’État. On leur concède l’usage des anciens rites. Les Edinovertsy ou vieux-ritualistes unis à l’Église. Obstacles à l’union.


Après la période de prédication, de sédition individuelle et indisciplinée, vient, pour toute secte nouvelle, la période d’organisation, de constitution en confession définie, en Église. Les sectes du schisme ne pouvaient échapper à ce besoin de toute doctrine religieuse ; la plupart n’en ont pas moins gardé quelque chose d’inachevé, d’incohérent. Soit manque de culture des dissidents, soit faute du principe même du schisme, le raskol a eu plus de peine encore que le protestantisme à se fixer et, pour ainsi dire, à se solidifier en confessions déterminées, en Églises. Il est en quelque sorte demeuré à l’état fluide.

Chez la plupart des sectes de Russie se montre une singulière faculté d’association, d’organisation pratique, jointe à une certaine difficulté d’arrêter des doctrines, de formuler une théologie. La théologie est peut-être ce qui fait le plus défaut dans beaucoup de ces sectes religieuses. Chez elles se retrouve au contraire ce qui frappe dans la commune rurale comme dans l’artel des villes, l’esprit d’association et de self-government discipliné, à l’aide de chefs élus et obéis. C’est par là qu’ont pu vivre et se constituer dans un État autocratique, en face de l’Église d’État, des sectes sans existence légale. Les maîtres des principales communautés du schisme, sauf peut-être André Denissof, n’ont pas été des théologiens, des hommes de science ou de controverse ; c’étaient, pour la plupart, des hommes d’action, d’habiles organisateurs, on pourrait dire d’habiles hommes d’affaires. Aux rêveurs et aux fanatiques, uniquement occupés de la prédication de doctrines bizarres, succédèrent des hommes pratiques, qui donnèrent au schisme l’assiette, la consistance matérielle qu’il n’eût pu tenir de ses croyances.

Les sectes du raskol sont nombreuses ; un évêque du dix-huitième siècle, Dmitri de Rostof, en comptait déjà deux cents. Beaucoup ont disparu, beaucoup sont nées depuis. Les spécialistes contemporains n’en énumèrent guère moins que Dmitri de Rostof. Sur la surface mobile du raskol les sectes se forment et s’évanouissent, comme les vagues sur la mer, au gré du vent qui souffle, se poussant les unes les autres, se heurtant et se mêlant au hasard. Devant cet incessant démembrement du schisme en schismes et des sectes en sectes, il ne faut pas se laisser abuser par les mots ou par l’apparence. Il en est du raskol comme du protestantisme. Toutes ces sectes, toutes ces dénominations, selon l’heureuse expression des Anglais, ne constituent point toujours des confessions, des cultes différents. Souvent ce sont moins des Églises que des partis, des écoles dans le schisme. À cet égard, le terme de sectes, dont nous sommes contraints de nous servir, est parfois fort impropre. Au lieu de l’idée de séparation, les mots russes d’ordinaire employés pour désigner les différents groupes de dissidents, soglasié, obstchina, obstchestvo, impliquent l’idée de réunion, de société, de communauté, ou, comme le mot tolk, l’idée de doctrine, d’interprétation. Il n’est pas rare que les raskolniks forment entre eux une sorte d’artel spirituelle ou de confrérie, ayant ses chefs propres, son centre de réunion, ses statuts ou ses coutumes. Pour l’homme du peuple, c’est même là, on l’a mainte fois constaté, un des principaux attraits des sectes.


Des deux grandes branches du schisme, la popovstchine est celle dont la constitution en Église était le plus facile. Le maintien du sacerdoce, en retenant les vieux-croyants hiérarchiques dans l’enceinte dogmatique de l’orthodoxie, rendait chez eux les sectes plus rares et l’unité plus aisée. Pour les popovtsy, les conditions de l’admission des popes étaient la principale, presque l’unique occasion de dissentiment et de schisme intérieur. Sans évêque pour leur consacrer des prêtres, les vieux-croyants étaient dans la situation où se seraient trouvés les vieux-catholiques de Suisse et d’Allemagne sans le secours de la petite Église janséniste d’Utrecht. Tout leur clergé était nécessairement composé de transfuges de l’Église officielle, ce qui valut à la secte l’injurieux sobriquet de béglopopovstchine ou communauté des prêtres en fuite. Avant de les admettre comme pasteurs, les vieux-croyants obligeaient les popes orthodoxes à une humiliante abjuration, ils leur faisaient subir une sorte de purification ou de pénitence. Dans les premiers temps, on les rebaptisait à leur entrée dans le schisme, et, de peur de leur enlever les pouvoirs de l’ordination en les dépouillant des insignes du sacerdoce, certaines communautés les plongeaient dans l’eau avec leurs vêtements sacerdotaux. Quelque condition qu’ils missent à la réception de leurs popes, les vieux-croyants ne pouvaient avoir grand respect pour des prêtres d’ordinaire chassés de l’Église orthodoxe ou attirés au schisme par la cupidité. Le plus souvent, les dissidents rétribuaient grassement leur clergé et le tenaient en peu d’estime.

Chez les vieux-croyants qui ont conservé un sacerdoce, le prêtre est ainsi devenu une sorte d’employé mercenaire, auquel on fait célébrer le culte divin comme un métier dont l’ordination ecclésiastique lui a conféré le monopole. Loin de conduire en maîtres leur troupeau, les popes du raskol restent dans la dépendance des communautés qui les stipendient, qui les élisent et les déposent à leur gré. Ce ne sont souvent que des aumôniers ou des chapelains à la dévotion des riches marchands qui les entretiennent. Chez les popovtsy, tout comme chez les sans-prêtres, l’autorité, la direction appartient aux laïques. Le sacerdoce, chez les sectes mêmes qui en proclament la nécessité, a beaucoup perdu de son autorité ; quelques vieux-croyants allaient jusqu’à recevoir comme prêtres de simples diacres, ou parfois acclamaient comme ministres les premiers venus. Chez tous, c’est entre des mains laïques, entre les mains des anciens de la communauté qu’est le gouvernement de la secte. À cet égard, les deux partis du schisme ont eu une grande ressemblance, au moins jusqu’à l’époque récente où les popovtsy ont, avec un épiscopat, retrouvé un sacerdoce indépendant.

Chez les deux branches du schisme, les premiers centres religieux furent des skytes ou ermitages (skity), sorte de couvents qui groupaient autour d’eux un certain nombre d’adhérents et communiquaient avec les sociétés affiliées des différentes provinces. Ces communautés se cachaient d’ordinaire dans l’épaisseur des forêts ou s’abritaient sous la domination étrangère, au delà des frontières de l’empire. Le principal foyer des popovtsy fut ainsi longtemps à Vetka (gouvernement actuel de Mohilef), sur le territoire polonais. Les monastères de Vetka renfermaient, dit-on, plus de mille moines ; les troupes russes franchirent par deux fois la frontière polonaise pour disperser ces moines du schisme et ramener de force en Russie les paysans qui s’étaient groupés autour d’eux. Les skytes de Slarodoub (gouvernement de Tchernigof) héritèrent de l’influence de Vetka. À Starodoub comme à Vetka, comme dans tous les centres du raskol, des villages de sectaires s’étaient élevés autour des ermitages de leurs moines. Les skytes de popovtsy ou de sans-prêtres servaient de noyau à de laborieuses colonies. De ces communautés des deux branches du schisme, beaucoup durent à leur industrie et à leur vie paisible d’être tolérées et parfois presque protégées par l’administration impériale. Le dix-neuvième siècle leur a été plus dur que le dix-huitième. Les skytes les plus renommés ont été fermés ou détruits sous le règne de l’empereur Nicolas. Leurs murs en ruines sont restés pour les raskolniks une sorte de lieux saints que visitent les pèlerins du schisme. Ainsi, dans le gouvernement de Saratof, les fameux monastères de l’Irghiz ; ainsi, dans les forêts du gouvernement de Nijni-Novgorod, les curieux skytes de la rivière de Kerjenets, un des plus anciens refuges des vieux-croyants qui, par le Volga, communiquaient facilement avec Moscou, Nijni et tout l’empire. Ces communautés de popovtsy, fondées dès le dix-septième siècle, se composaient de plusieurs couvents échelonnés dans la vallée. Quelques-uns de ces monastères, Komarof, par exemple, étaient de véritables villes formées de vastes chaumières ou izbas, reliées entre elles par des passages couverts ; Komarof abritait, dit-on, deux mille habitants des deux sexes.

Ces skytes du Kerjenets, l’empereur Nicolas, non content de les fermer, les fit jeter à terre vers 1850. Contre ces humbles asiles des vieux-ritualistes il déploya presque autant d’acharnement que Louis XIV contre Port-Royal. Les recluses du schisme, bannies de leurs cloîtres rustiques, ne montrèrent pas moins d’énergie que les victimes du grand roi. Telle de leurs obscures abbesses eût pu se comparer à la mère Angélique Arnauld. Entre les jansénistes français et les starovères russes, malgré tout l’intervalle mis entre eux par l’ignorance des uns et l’érudition des autres, il serait facile de découvrir de nombreux points de ressemblance. De même qu’à Port-Royal des Champs, la vénération des persécutés s’attacha aux murs des couvents abattus par l’orthodoxie officielle. Des religieuses expulsées des monastères du Kerjenets en sont revenues garder les tombes délabrées, qui attirent des vieux-croyants de toutes les parties de l’empire.

Les skytes détruits se sont, du reste, reformés à peu de distance des ruines d’Olénief et de Komarof. Les nonnes chassées par Nicolas avaient sur leurs coreligionnaires le fascinant prestige du martyre. Plusieurs étendaient jusqu’aux orthodoxes leur mystérieux ascendant. Ainsi notamment la mère Esther, l’ancienne supérieure d’Olénief ; M. Bezobrazof l’a vue, à la fin du règne d’Alexandre II, tenant de sa main octogénaire la crosse d’abbesse[266]. Autour de la mère Esther et de ses anciennes religieuses s’étaient groupées des femmes et des jeunes filles qui, sous leur direction, vivaient en communauté. La petite ville de Séménof et ses environs comptent plusieurs de ces maisons ou « cellules » de vieux-croyants de diverses dénominations. On y enseigne aux enfants à lire et à travailler, en même temps qu’à prier selon les anciens rites. Les religieuses starovères ne restent pas cloîtrées derrière des grilles. Elles voyagent pour les affaires de leur communauté ; elles vont donner leurs soins aux malades, et surtout réciter des prières pour les morts dans les maisons de leurs riches coreligionnaires ; c’est là pour elles une source d’abondants revenus.

Il reste en Russie, spécialement dans le nord et dans l’est, un grand nombre de ces skytes ou de ces obitéli (couvents), sans existence légale. Il s’en fonde encore aujourd’hui, surtout pour les femmes. Ces maisons sont une des forces du schisme. Elles ont pour l’homme russe un double attrait ; en même temps que son idéal religieux, elles réalisent en quelque sorte son idéal terrestre ; jusque dans les cellules de leurs obitéli se retrouvent les préoccupations pratiques des vieux-croyants. Rien de plus conforme au goût national que le travail en commun sous l’autorité d’un supérieur élu. On tient beaucoup dans ces skytes à la bonne économie domestique, « au ménage » (khoziaïstvo), comme disent les Russes ; les supérieurs se font autant d’honneur de ces soins matériels que de l’intelligence des choses sacrées. Un des héros de Petchersky, Potap Maksimytch, ne veut pas croire aux accusations contre le P. Mikhaïl, parce que tout est en ordre dans sa communauté. Les riches marchands moscovites, qui dotent ces skytes « pour le salut de leur âme » et se font un devoir d’y faire élever leurs filles, se complaisent à y trouver tout en règle, à y voir partout régner la propreté et l’abondance. Ils y recherchent la satisfaction de leur goût, on pourrait dire de leur sentiment esthétique, aussi bien que de leur sentiment moral. Ils jouissent en amateurs des vieilles icônes et des vieux manuscrits prénikoniens ; ils savourent les vieilles hymnes chantées par de fraîches voix de femmes ; ils admirent les broderies à la russe et les savants ouvrages à l’aiguille des nonnes et des bélitses[267]. Un des attraits de ces couvents, c’est, paraît-il, ces jeunes bélitses. Le mariage ne leur est pas interdit, mais elles ne peuvent, dit-on, se marier « qu’à la dérobée ». Aussi, derrière les murs des skytes se noue-t-il parfois des romans. À en croire les profanes, ils abritent des intrigues peu édifiantes. Les obitéli du raskol cherchent avant tout à éviter le scandale. Les jeunes brebis égarées y trouvent un asile discret, et les enfants du péché y sont élevés comme orphelins.


La métropole religieuse des raskolniks, popovtsy ou sans-prêtres, est aujourd’hui Moscou. Les skytes relégués aux extrémités de l’empire ou dispersés dans les provinces ne pouvaient toujours suffire à la direction des affaires du raskol. Il se produisait souvent parmi eux des divisions, des rivalités, qui séparaient les vieux-croyants de rite voisin en groupes divers. Aussi les deux branches du schisme cherchèrent-elles à se créer un centre au cœur même de l’empire, à Moscou. Elles y parvinrent toutes deux en même temps, et cela, chose inespérée, avec l’aveu du gouvernement. C’est à la faveur d’une calamité publique, de la peste de Moscou sous Catherine II, qu’eut lieu cette heureuse révolution dans la position des sectaires. Les grandes épidémies, en rejetant violemment le peuple vers la religion et les vieilles croyances, sont souvent favorables aux raskolniks. On l’a remarqué lors du choléra au dix-neuvième siècle, comme lors de la peste au dix-huitième. Dans son impuissance contre le fléau, l’administration impériale avait fait appel à tous les dévouements. Les raskolniks, qui de tout temps se sont distingués par leur esprit d’initiative, offrirent d’établir à leurs frais un cimetière et un hôpital pour leurs coreligionnaires. Le gouvernement de Catherine II était trop « éclairé » pour leur en refuser l’autorisation ; elle leur fut accordée en 1771, et, presque la même année, les bezpopovtsy, à Préobrajenski, les popovtsy, à Rogojski, fondèrent les deux établissements qui depuis sont restés les foyers religieux du raskol. Sous le voile de la charité, la création des deux cimetières fut pour le schisme un nouveau mode de constitution. C’est ainsi que, durant l’ère des persécutions, les chrétiens du troisième siècle avaient obtenu de Rome encore païenne une sorte de reconnaissance officielle, à titre de « collèges funéraires »[268].

Les cimetières des raskolniks ne s’enfouirent pas au fond d’obscures catacombes. Sur des terrains encore déserts surgirent, dans les faubourgs de Moscou, deux vastes établissements sans analogues peut-être en Europe. Le cimetière fut entouré de murailles, et dans l’enceinte on construisit des hôpitaux, des monastères, des églises, des bâtiments de toute sorte. À l’ombre de la demeure des morts et de l’asile ouvert aux malades se cachèrent les retraites des chefs du schisme et les agissements de ses meneurs. Autour des cimetières ou dans les quartiers voisins se groupèrent des maisons et des ateliers de raskolniks. Le culte proscrit eut ainsi, aux portes mêmes de la vieille capitale, sa ville et sa citadelle, on pourrait presque dire son Kremlin. Les fondateurs des cimetières obtinrent du gouvernement une sorte de charte leur laissant la libre administration de leurs fondations. Rogojski et Préobrajenski, la popovstchine et la bezpopovstchine, eurent un comité de direction, un gouvernement indépendant ; elles eurent leur caisse et leur sceau, leurs statuts approuvés de l’autorité, partant une position reconnue dans l’État. L’argent des vieux-croyants et la corruption du tchinovnisme firent le reste.

Les cimetières eurent de tous côtés des communautés affiliées ; leur conseil d’administration devint un synode dont les injonctions furent obéies d’un bout à l’autre de l’empire. De toutes les parties de la Russie, l’argent afflua aux deux établissements moscovites. Grâce aux dons ou aux legs des marchands dissidents, des richesses considérables s’amassèrent rapidement derrière ces murailles. Ce ne fut point tout ; le génie pratique, mercantile du raskol, le côté positif du caractère russe se montra là, comme partout dans le schisme. Les cimetières furent des centres d’affaires en même temps que des centres religieux ; ils furent à la fois un couvent, un séminaire et une sorte de chambre de commerce, un consistoire et une bourse. Les deux hospices ou les quartiers voisins offraient un refuge aux sectaires poursuivis, aux soldats déserteurs, aux vagabonds pourvus de faux passeports ; parmi ces outlaws, les riches meneurs du schisme trouvaient des ouvriers au rabais et d’aveugles instruments.

Une pareille puissance, élevée peu à peu dans l’ombre, à la faveur des règnes tolérants de Catherine II et d’Alexandre Ier, devait être mise en péril en se dévoilant. Les cimetières se virent reprocher différents délits, ils furent compromis dans des procès de succession et de captation, ils entendirent lancer contre eux la grande accusation faite à toutes les institutions de ce genre : on dit qu’ils formaient un État dans l’État. Rarement, il est vrai, ce reproche tant prodigué avait été mieux mérité. Sous l’empereur Nicolas, une enquête vint porter aux cimetières un coup dont ils n’ont pu entièrement se relever. Leurs fonds furent confisqués, leurs bâtiments séquestrés. Un commissaire du gouvernement fut imposé à l’administration de leurs hospices, et dans les églises, où, pendant un demi-siècle, avait été célébré le service des deux grandes branches du schisme, officièrent des prêtres du Saint-Synode.


J’ai, dans un de mes voyages à Moscou, visité Rogojski, le centre de la popovstchine. Avec ses murailles et ses différentes églises, l’établissement raskolnik ressemble fort aux grands couvents orthodoxes. On éprouvait en entrant une impression de tristesse et d’abandon ; le cimetière, planté d’arbres, avait l’air pauvre et mal entretenu ; on sentait partout quelque chose de pénible et de contraint, Rogojski possède un hôpital et un asile pour les vieillards semblable aux établissements de nos Petites-Sœurs des pauvres. L’asile, à l’époque de ma visite, contenait une centaine d’infirmes de chacun des deux sexes ; les salles étaient nombreuses, mais basses et petites. L’hôpital paraissait plutôt humble et indigent pour les richesses attribuées aux vieux-croyants ; peut-être sont-ils rebutés par la surveillance de l’État, peut-être craignent-ils de trop montrer leurs ressources. Partout se voyaient de vieilles images devant lesquelles étaient des hommes en prière. Tous ces gens, infirmes et infirmiers, vieillards et vieilles femmes, avaient un air honnête et simple qui touchait. À notre passage dans les salles, ils se levaient et s’inclinaient, selon l’ancien usage russe, comme ils s’inclinent devant leurs images, en pliant le corps en deux. Tout le luxe de Rogojski a été réservé pour les églises. La plus grande, l’église d’été, est haute et spacieuse ; les murailles et les coupoles en sont couvertes de peintures comme à l’Assomption de Moscou. Beaucoup des images sont anciennes, les vieux-croyants payant fort cher ces vieilles icônes qui font de leurs églises une sorte de musée archéologique. Ils nous les montraient avec soin, nous en faisant remarquer l’antiquité, distinguant en connaisseurs les imitations de style archaïque des peintures originales. Du reste, le culte pour les images est le même chez eux que chez les Russes orthodoxes ; leurs Vierges sont couronnées des mêmes diadèmes de pierres précieuses. Toute la différence est que les vieux-croyants n’admettent que d’anciennes images, ou des images copiées sur les anciennes. Après les peintures on nous fit voir les vieux livres slavons, les missels dont le texte sert de témoin contre la liturgie nouvelle. À Rogojski, comme dans toutes les églises du rite grec, l’autel était caché derrière la haute muraille de l’iconostase ; mais là s’offrit à nos yeux un spectacle inattendu. Les portes de l’iconostase étaient fermées par des lanières de cuir où était appliqué le sceau impérial. L’entrée du sanctuaire demeurait scellée, en sorte que l’église des vieux-croyants n’avait point d’autel. « Nous ne pouvons plus célébrer la messe, nous dirent-ils, il faut nous contenter des offices qui se peuvent réciter sans prêtre. Nous avons notre clergé, mais il nous est défendu de nous en servir ici ; on veut nous imposer des popes nommés par le synode de Pétersbourg, et nous refusons leur ministère. » Ainsi, dans leur métropole, les popovtsy en étaient réduits à un office sans sacerdoce, comme leurs adversaires les bezpopovtsy[269].

Les popovtsy ont un clergé, et ce clergé n’est plus emprunté à l’Église orthodoxe, il n’est plus composé de popes transfuges ou dégradés. La popovstchine a ses évêques, elle a sa hiérarchie indépendante, et, par une combinaison hardie, la tête de cette hiérarchie a été placée à l’étranger, hors de la portée de la puissance russe. Toutes les tentatives des starovères pour se procurer un épiscopat demeurèrent longtemps infructueuses. Un historien orthodoxe assure que, dans leur désespoir de découvrir une main vivante pour leur consacrer des évêques, certains vieux-croyants proposèrent d’avoir recours à la main d’un mort[270]. Le projet n’eut point de suite. « Quand sa main serait placée sur la tête du candidat à l’épiscopat, la bouche de l’évêque défunt demeurerait muette, firent observer les plus timides, et qui de nous a le droit de prononcer la prière épiscopale pendant l’imposition des mains ? » Plusieurs fois des communautés schismatiques en quête d’un prélat avaient été dupes de hardis imposteurs. La manière dont, après deux siècles d’attente, les popovtsy ont retrouvé une hiérarchie ecclésiastique est un des épisodes les plus curieux de l’histoire religieuse du dix-neuvième siècle.

C’est à l’aide d’alliés sur lesquels ils ne comptaient point, alliés dont la plupart d’entre eux eussent désavoué le concours, que les dissidents sont parvenus à réaliser leur long rêve de hiérarchie indépendante. Les Vieux-Moscovites, les hommes les plus nationaux et les plus conservateurs de l’ancienne Russie, ont rencontré pour auxiliaires les promoteurs de la révolution cosmopolite et les ennemis de la grandeur russe. Au commencement du règne d’Alexandre II, de même qu’aujourd’hui, les révolutionnaires russes se sentaient séparés des masses populaires par un abîme ; sur cet abîme ils tentèrent de jeter un pont au moyen du raskol. Avec ses millions d’adeptes, dont le nombre semble d’autant plus effrayant qu’il est indéterminé, avec ses ramifications souterraines et ses secrètes affiliations d’un bout de l’empire à l’autre, le raskol semblait offrir à la révolution et aux ennemis politiques des tsars russes une prise sur le peuple. Où trouver une opposition plus facile à organiser que ces Églises populaires confinées dans les classes inférieures ou les classes ignorantes, tout en détenant une part notable des capitaux de la Russie, hostiles par éducation à l’ordre de choses établi et comptant de nombreux adeptes parmi les milices les plus guerrières de l’empire ? N’était-ce pas là le point vulnérable du colosse russe ? Ne pouvait-on réveiller chez les vieux-ritualistes l’esprit de révolte des Stenka Razine ou des Pougatchef, et soulever contre le tsar des sectaires qui voient en lui l’Antéchrist ? Il semblait qu’il n’y eût qu’à rapprocher ces forces éparses, et à leur donner une impulsion unique pour ébranler jusqu’en sa base le grand empire du nord.

L’épreuve a été tentée. Il vint aux vieux-croyants des avances de deux côtés différents, avances directes de la part de l’émigration révolutionnaire russe, avances détournées de la part de l’émigration révolutionnaire polonaise. La première rêvait d’unir dans un dessein commun la jeune Russie et la vieille Moscovie, la révolution athée et le conservatisme religieux ; la seconde songeait à l’alliance de deux choses non moins opposées : l’intérêt latin et polonais et le vieil esprit moscovite, schismatique des vieux-croyants. Pour gagner les raskolniks, les émigrés russes fondèrent à Londres une feuille spécialement destinée à la défense des intérêts du schisme. Ils lui prêtèrent leurs presses, ils lui envoyèrent des émissaires, ils traitèrent à Londres avec des représentants de la vieille foi ; — pour ne pas les scandaliser, les chefs de l’émigration s’abstenaient, dit-on, de fumer en leur présence. Toute tentative d’action commune échoua néanmoins devant l’opposition des principes. De cet essai infructueux il n’est resté que la publication de quelques-uns des plus importants documents que nous possédions sur le raskol[271].

Des Polonais eurent des vues plus vastes encore. Le point d’appui au dedans de la Russie, que la plupart de leurs compatriotes cherchaient en vain aux frontières de l’empire, dans l’Ukraine et la Petite-Russie, quelques émigrés crurent le trouver au cœur même de l’ennemi, chez les vieux-croyants. Il s’ourdit une vaste intrigue, depuis dévoilée dans les feuilles russes par l’homme qui y prit la principale part. Un Polonais, alors au service de la Porte Ottomane, conçut l’idée hardie de donner aux vieux-croyants un centre religieux en dehors de la Russie pour mettre la direction du schisme au service des ennemis du tsar. C’étaient les sectes hiérarchiques qui, par leur principe et par leurs colonies sur le territoire de la Turquie et de l’Autriche, se prêtaient le mieux à ce projet de concentration. Il y avait, sur la frontière de la Russie, dans la Dobrudja, une colonie de Cosaques vieux-croyants sortis du territoire russe, au dix-huitième siècle, à la suite d’une insurrection, et demeurés en relation avec leurs frères, les Cosaques de l’intérieur de l’empire. L’émigré polonais, devenu bey et pacha, entra en rapport avec ces Cosaques de la Dobrudja. Faisant miroiter à leurs yeux le rétablissement de l’ancienne foi et de l’ancienne liberté cosaque, le pacha polonais leur fit entrevoir, dans une vague perspective, une république cosaque et starovère où la Pologne eût forcément trouvé une alliée[272].

Pour préparer les voies à cette sorte de panslavisme retourné contre la Russie et plus chimérique encore que l’autre, la première chose était de donner aux vieux-croyants la consistance qui leur manquait, de leur donner un chef, une sorte de pape ou de patriarche placé à l’abri des atteintes de Pétersbourg. Ce que le schisme ne pouvait espérer trouver dans sa patrie, un épiscopat indépendant, il n’était pas impossible de le rencontrer parmi les innombrables prélats de l’Église de Constantinople, si souvent disgraciés ou déposés. Le rêve des vieux-croyants eût été de découvrir un évêque demeuré fidèle à l’ancienne foi. Dans leur ignorance, ils se persuadaient qu’au berceau du christianisme il devait être resté un clergé vieux-croyant ; plusieurs fois les émissaires du raskol avaient parcouru la Syrie et les métropoles orthodoxes de l’Orient, où d’ordinaire on ne connaissait même point de nom la vieille foi russe. Après d’inutiles recherches, les raskolniks de la Turquie et de l’Autriche durent se contenter d’un transfuge grec découvert par un renégat polonais. C’était un ancien évêque de Bosnie, du nom d’Ambroise, déposé par le patriarche de Constantinople. Le métropolite improvisé du schisme s’installa, en 1846, en Bukovine, à Bélokrinitsa (en roumain Fontana-Alba), dans un des couvents starovères. Un moment, vers 1860, à l’époque de leurs négociations avec Herzen, les chefs du schisme songèrent à transporter leur nouvelle métropole dans la libre Angleterre. C’eût été rendre moins aisées leurs communications avec la Russie.

À Bélokrinitsa, le siège du nouveau patriarcat était admirablement placé, dans une province en partie ruthène, en partie roumaine, au point de jonction des trois grands empires où dominait la race slave, la Russie, l’Autriche et la Turquie. L’Autriche, inquiète des menées panslavistes attribuées au cabinet russe, ne pouvait refuser l’hospitalité à une institution qui semblait lui permettre de rendre à la Russie intrigues pour intrigues. Après s’être vu tour à tour éloigné et rappelé, interné et remis en liberté, selon les relations des deux empires, le métropolite de la Blanche-Fontaine finit par siéger tranquillement sur la frontière russe. L’autorité de Bélokrinitsa avait été aisément acceptée des vieux-croyants d’Autriche et de Turquie, fiers de posséder la tête de la hiérarchie du schisme. En Russie, la reconnaissance du nouveau pontife présenta plus de difficultés. Quelques sectaires ne voulurent pas se soumettre à un prêtre étranger, qu’en leur naïve ignorance ils appelaient un pope d’outre-mer. Les chefs du schisme et le plus grand nombre de ses adhérents hésitèrent peu ; une réunion des anciens au cimetière de Rogojski reconnut le métropolite de Fontana-Alba. Les meneurs du raskol ne regrettèrent probablement pas d’avoir un patriarche en dehors du territoire national, c’est-à-dire hors de la portée de l’autorité civile. Ils cédaient, à leur insu, à un penchant d’indépendance. Mettre à l’étranger la tête de leur Église, c’était la rendre invulnérable[273].

L’autorité du nouveau métropolite reconnue, les vieux-croyants procédèrent à la création de toute une hiérarchie. Du fond d’un obscur couvent de la Bukovine, un moine mitré, sans nom et sans réputation, partagea les États de l’empereur Nicolas en diocèses, y nommant des évêques qui relevaient de lui seul, faisant en Russie ce que faisait le pape Pie IX en Angleterre, alors qu’en dehors du gouvernement anglais, le Vatican couvrait la Grande-Bretagne d’un réseau de diocèses catholiques. Le raskol eut des évêques parfois déguisés en marchands, et connus seulement de leur troupeau, un épiscopat occulte dont les fonctions furent facilitées par l’argent des dissidents et la corruption de la police. De tous les coins de la Russie, les offrandes affluèrent à la Blanche-Fontaine, devenue comme la Rome des vieux-croyants. Grâce au lien secret qui unit les raskolniks, et qui, dans toutes les provinces, leur fait trouver des amis et un asile, les émissaires du métropolite Cyrille, le successeur russe du Bosniaque Ambroise, parcouraient en sûreté les routes de l’empire.

Un gouvernement comme celui de la Russie, sous le règne d’un prince comme l’empereur Nicolas, ne pouvait voir de bon œil un sujet étranger, établi sur la frontière, parler en pasteur et en maître à des millions de sujets russes. Chez quelques conseillers de la couronne, la Blanche-Fontaine inspira des craintes presque égales aux espérances qu’elle avait suscitées parmi les adversaires du trône. Les esprits timides voyaient déjà le pontife de Bélokrinilsa s’avancer avec les troupes de l’ennemi, soulevant sur son passage la foule des vieux-croyants. « Que serait-ce, disaient-ils, en cas de guerre avec l’Autriche, si, en avant des bataillons autrichiens, marchait le métropolite Cyrille revêtu des anciens vêtements patriarcaux ! En donnant la bénédiction avec la croix à huit branches, il ferait à la Russie cent fois plus de mal que les canons autrichiens[274]. » Ces terreurs étaient aussi exagérées que les calculs des fauteurs étrangers de la nouvelle métropolie. Les défenseurs des vieilles mœurs russes, les représentants outrés du principe national, ne pouvaient faire cause commune avec les ennemis de la Russie, avec les latins de l’Occident. On le vit pendant la guerre de Crimée. Sourde aux suggestions des promoteurs de la hiérarchie schismatique, la masse des vieux-croyants demeura tranquille, les plus mécontents attendant le jugement de Dieu, vieux-croyants et cosaques n’oubliant pas que le Turc, frère du Tatar, élait l’ennemi traditionnel de la sainte Russie. La Porte ne trouva quelques auxiliaires que parmi les petites colonies starovères établies chez elle.

Comme toutes les classes de la nation, les vieux-croyants partagèrent le vaste espoir suscité par l’avènement de l’empereur Alexandre II. Dans leur confiance, les anciens du cimetière de Rogojski invitèrent le métropolite Cyrille à venir en Russie visiter son troupeau. À l’aide d’un déguisement et d’un faux passeport, grâce à l’ignorance ou à la secrète connivence de l’administration, le pontife de Bélokrinitsa se rendit à Moscou, au commencement de l’année 1863. Sous la présidence du pseudo-métropolite se tint, aux portes de la seconde capitale, un concile général, un concile œcuménique, disaient les vieux-ritualistes, des évêques et des délégués de toutes les communautés starovères. Dans ce concile de marchands, de moines et de prêtres transfuges, furent arrêtés les statuts de la nouvelle hiérarchie. Le schisme, enfin pourvu d’un épiscopat, semblait s’être définitivement constitué en Église une et autonome, lorsque des querelles intestines vinrent déchirer cette unité. En retrouvant un clergé indépendant, les vieux-croyants de Rogojski se trouvèrent en face de résistances et de prétentions inattendues de la part de leur nouveau clergé. Les laïques, habitués à régner en maîtres dans leur Église, ne rencontrèrent point toujours, dans leur hiérarchie improvisée, la même docilité que jadis chez les prêtres dérobés à l’orthodoxie officielle. Le concile de Rogojski ayant décidé la nomination d’un prélat qui fût en Russie, le vicaire du métropolite de Bélokrinitsa, le nouveau chef de l’Église, déjà avare de ses pouvoirs, se montra peu disposé à les déléguer à un représentant permanent. De là un conflit qui exposa la popovstchine à peine pacifiée à de nouveaux schismes.

Les événements extérieurs vinrent donner au débat une autre direction. Le concile starovère siégeait encore qu’éclatait l’insurrection polonaise de 1863. On sait quelle exaltation du sentiment national provoquèrent dans tout l’empire les téméraires revendications des Polonais et les menaces d’intervention de l’étranger[275]. Les vieux-croyants éprouvèrent le contre-coup de l’émotion générale. Soit entraînement patriotique, soit calcul politique, les chefs laïques de Rogojski tentèrent de se rapprocher du gouvernement. Pour éviter tout soupçon de connivence avec les ennemis de l’empire, les marchands moscovites proposèrent à leur concile le renvoi du métropolite étranger et l’abandon momentané de tout rapport avec Bélokrinitsa. Cyrille dut quitter la Russie, et l’on vit ces vieux-croyants, depuis deux siècles en lutte avec les tsars, envoyer à l’empereur une adresse pour l’assurer de leur dévouement au trône et à la patrie. À une heure aussi critique, une pareille initiative de la part des plus purs représentants du vieil esprit russe ne pouvait manquer d’être bien accueillie.

Dans leur désir de réconciliation, les chefs de Rogojski ne s’en étaient pas tenus à leur adresse à l’empereur ; ils avaient envoyé à tous les enfants « de la sainte Église apostolique, catholique des vieux-croyants » une circulaire ou encyclique où les doctrines du schisme étaient présentées sous le jour le plus acceptable pour l’Église et pour l’État. Imprimée à Iassy, en 1862, cette « épître circulaire » (okroujnoé poslanié) fut, dit-on, répandue à plus de deux millions d’exemplaires. « Les vieux-croyants du rite sacerdotal, disait l’encyclique, s’accordent en toute chose sur le dogme avec l’Église gréco-russe ; ils adorent le même Dieu, le même Jésus-Christ, et sont en réalité beaucoup plus près de cette Église que des sectes qui rejettent le sacerdoce. » La circulaire flétrissait les révolutionnaires, les ennemis de la religion et de la patrie, « les fils de l’impie Voltaire » ; elle déclarait en terminant que l’Église officielle et l’Église des vieux-croyants, d’accord toutes deux sur le fond des dogmes, pouvaient vivre côte à côte avec une mutuelle tolérance et fraternité chrétienne.

Un tel langage, tenu par les descendants des forcenés qui excommuniaient l’Église et l’État, montre quel progrès s’est accompli dans l’intérieur du schisme. Quelle déception pour les étrangers qui voulaient y voir le principe d’une dislocation de l’empire, et quel scandale pour les fanatiques ! Il en restait à Moscou, et les popovtsy se trouvèrent de nouveau divisés en deux partis, presque en deux sectes, les défenseurs et les adversaires de la circulaire, les okroujniki et les prolivo-okroujniki ou razdorniki[276]. Tandis que les plus éclairés des starovères montraient cette largeur de vues, un parti nombreux reprenait les plus étroites notions du schisme, ressuscitant jusqu’aux ignorantes querelles sur le nom de Jésus. Les adversaires de la libérale circulaire soutenaient que le Christ Iissous des orthodoxes ne pouvait être le même que le Christ Issous des vieux-croyants, le premier n’étant que l’Antéchrist, qui contrefaisait le nom divin du Sauveur. Un concile convoqué à la Blanche-Fontaine, en 1868, ne fit qu’envenimer ces discussions et détacher du schisme quelques-uns de ses plus notables partisans.

Depuis lors les popovtsy, les vieux-croyants proprement dits, restent scindés en trois groupes inégaux : 1o ceux, en petit nombre, qui repoussent toute la hiérarchie autrichienne, se contentant, comme par le passé, de prêtres dérobés à l’Église officielle ; 2o ceux qui reconnaissent la hiérarchie issue de Bélokrinitsa et adhèrent à la circulaire de 1862 ; 3o ceux qui, tout en reconnaissant le nouvel épiscopat, rejettent l’encyclique comme entachée d’hérésie. Entre ces trois partis, entre les deux derniers surtout, de beaucoup les plus considérables, la lutte est très vive. Tous deux ont chacun leurs évêques qui parfois s’excommunient et se déposent les uns les autres. On a vu en différentes villes, à Moscou notamment, libéraux et intransigeants élever autel contre autel, chaire contre chaire. Moscou a possédé, durant plusieurs années, une double hiérarchie de prélats starovères qui s’anathématisaient réciproquement. Aussi ne saurait-on s’étonner que les discordes des popovtsy leur aient fait perdre du terrain au profit des sans-prêtres, si bien qu’à en croire certains observateurs l’ancienne proportion numérique des deux branches du schisme tend à se renverser au détriment de la popovstchine.

La reconstitution d’un épiscopat vieux-ritualiste n’a pu ainsi mettre fin aux divisions des partisans des vieux rites. L’esprit de secte, inhérent au raskol, a survécu. La tolérance relative montrée au schisme sous Alexandre III semble avoir encore attisé ses querelles intestines. Depuis qu’ils sont libres de vaquer à leurs fonctions, les évêques vieux-croyants ont pu donner cours à leurs rivalités. Longtemps, sous Nicolas, sous Alexandre II même, ils avaient été obligés de se cacher et de se déguiser pour visiter leur troupeau. Vers la fin du règne d’Alexandre II, tout l’épiscopat starovère était en exil ou en prison. L’État avait traité ces pseudo-évêques comme des usurpateurs qui s’appropriaient indûment des dignités auxquelles ils n’avaient aucun droit[277]. Ceux d’entre eux qui étaient tombés entre ses mains, le gouvernement impérial les avait enfermés, comme des popes rebelles, dans le monastère-forteresse de Souzdal qui sert au clergé de prison ecclésiastique. Ils n’en sont sortis qu’en 1881, sous le ministère de Loris-Mélikof. Des trois évêques du schisme alors mis en liberté, l’un, Konon, était octogénaire et avait été vingt-trois ans incarcéré dans la geôle orthodoxe. La captivité de ses deux collègues, également deux vieillards, avait duré une vingtaine d’années. Lorsqu’ils furent élargis, sur les réclamations de la presse, ces confesseurs de la vieille foi semblaient, comme le disait le Golos, avoir été oubliés.

Depuis qu’ils sont devenus libres de « dresser la vraie croix » sur la terre russe, les hiérarques vieux-orthodoxes se réunissent fréquemment en concile ou synode pour les affaires de leur Église. Ils sont aujourd’hui une quinzaine d’évêques en résidence dans l’empire. Sur ce nombre, quatre ou cinq appartiennent à la fraction des fanatiques qui rejettent la circulaire. Ces prélats stavrovères des deux partis ont pris le nom des grands sièges épiscopaux. À Moscou et à Kazan, ils se sont affublés du titre d’archevêque. L’archevêque de Moscou, feu Antoine, aurait voulu, m’a-t-on affirmé, s’émanciper entièrement de la métropole autrichienne et se faire reconnaître métropolite, sinon patriarche, de toute la Russie. La plupart de ces porte-mitre du schisme ont peu d’instruction. Plusieurs, tels que Savvatii, « l’archevêque » actuel de Moscou, sont d’anciens marchands sans connaissances théologiques. Les moins lettrés ont près d’eux des secrétaires, chargés de la correspondance, qui souvent dirigent en réalité les affaires du diocèse. De même que leurs collègues orthodoxes, les évêques du raskol habitent d’ordinaire des couvents ou skytes. Ils mènent une existence confortable, parfois luxueuse. Les vieux-ritualistes de Moscou ont ainsi construit pour leur archevêque un véritable palais.

Les riches marchands starovères sont généreux pour leurs prélats ; en revanche, ils se montrent souvent exigeants et impérieux. Ils les tiennent par l’argent. Ils leur témoignent quelquefois si peu de respect qu’un ou deux de ces évêques de la hiérarchie autrichienne ont, pour cette raison, quitté leur chaire et le schisme. Ces postes d’évêques n’en sont pas moins recherchés, car ils sont lucratifs. Les pasteurs sont choisis par leur troupeau, et, le plus souvent, les marchands, qui ont la haute main dans les affaires du schisme, portent leur choix sur des hommes qu’ils puissent tenir sous leur dépendance. Les querelles théologiques se compliquent des rivalités des nababs du raskol et des conflits d’intérêts ou d’amour-propre des coteries locales. Si les évêques ont parfois à se plaindre de leurs ouailles, celles-ci n’ont pas toujours à se louer de leurs pasteurs. Il en est qui se sont rendus suspects de simonie. L’archevêque de Moscou, Savvatii, a été ainsi accusé de ravaler le sacerdoce en prodiguant les ordinations à des hommes sans instruction ni moralité, qui ne voient dans le titre de prêtre qu’un moyen d’exploiter la foi de leurs coreligionnaires. En rompant avec l’Église, les vieux-croyants n’ont pu entièrement échapper aux maux qu’ils reprochent au clergé officiel. Entre leurs popes et les popes de l’État, la différence n’est pas toujours au profit du schisme. Heureusement qu’à côté de ses prêtres et de ses évêques, la popovstchine a ses conseils spirituels, sorte de consistoires laïques, composés d’anciens et de lettrés, de natdielchiki, qui tiennent le clergé en tutelle.


L’Église, ou, si l’on aime mieux, l’État, devait profiter des discordes des vieux-ritualistes pour chercher à dissoudre le schisme et à ramener au giron de l’orthodoxie la fraction modérée des popovtsy. Alors que ses antiques adversaires se plaisaient à répudier un fanatisme suranné, on pouvait croire au Saint-Synode que, pour rallier la portion la plus éclairée de la popovstchine, il suffirait de quelques concessions de formes. À prendre « l’épître circulaire », cause de tant de dissensions, il semblait qu’il n’y eût qu’à dresser l’acte de réconciliation des starovères et des orthodoxes. En dépit des manifestations libérales des chefs du schisme, les clauses d’un traité de paix restent difficiles à stipuler. Chaque parti garde ses prétentions. La hiérarchie officielle ne veut pas s’infliger un démenti, et les vieux-croyants ne veulent rentrer dans l’Église que par le grand portail, au carillon des cloches et bannières déployées. Non contents d’être reçus avec le baiser de paix, ils voudraient que la hiérarchie orthodoxe les accueillît en se frappant la poitrine et en murmurant un mea culpa. La tolérance des anciens rites ne leur suffit point ; ils réclament leur réhabilitation avec le concours des patriarches orientaux, disant qu’ayant été condamnés par un concile, les vieux rites et les vieux livres doivent être reconnus par un concile.

Pour faire la paix avec ses fils rebelles, l’Église russe n’a point encore réuni en concile le monde orthodoxe ; elle persiste à considérer son différend avec eux comme une affaire de famille. Elle leur a, toutefois, concédé une satisfaction qui, à certains prélats du dix-huitième siècle, aurait pu paraître un désaveu du passé. Le Saint-Synode, « le concile permanent » de l’Église nationale, a levé l’anathème lancé au concile de 1667 contre les partisans des vieux rites. Bien plus, le Saint-Synode a déclaré officiellement, en 1886, que l’Église orthodoxe n’avait jamais condamné les anciens rites et les anciens textes qu’autant qu’ils servaient de symbole à des interprétations hérétiques. D’après la vénérable assemblée, ce que l’Église a combattu durant plus de deux siècles, c’est uniquement la rébellion des raskolniks, leur désobéissance à la hiérarchie élablie par le Christ. Et de fait, en résistant aux injonctions de l’épiscopat et en le taxant d’hérésie, les vieux-croyants niaient, sans s’en rendre compte, l’autorité de l’Église, ou ils faisaient résider l’Église, en dehors de la hiérarchie et des autorités ecclésiastiques, en eux-mêmes, dans le peuple chrétien, dépositaire de la tradition[278]. S’ils ne le comprenaient point, les évéques le sentaient, et c’est ce qui faisait pour eux la gravité et la malignité de la « vieille foi ». « Si nous vous brûlons, si nous vous mettons à la torture, répondait déjà aux premiers raskolniks le patriarche Joachim, ce n’est pas pour votre signe de croix, c’est pour votre révolte contre la Sainte Église. Quant au signe de croix, faites-le comme il vous plaira[279]. »

Dès la fin du dix-huitième siècle, le gouvernement et le clergé s’étaient autorisés de semblables vues pour aplanir aux raskolniks le chemin du retour à l’Église. Il semblait que la permission de conserver les anciens livres et les anciennes cérémonies dût suffire à ramener des hommes qui s’étaient révoltés pour ne point changer les formes du culte. Après plus d’un siècle de résistance, l’autorité ecclésiastique accorda aux vieux-croyants la faculté de garder le rituel en usage avant la réforme de Nikone. Par un oukaze daté de 1800 et inspiré du métropolite Platon, le Saint-Synode consentit à l’ordination de prêtres destinés à officier selon les anciens rites. Aux adhérents de cette nouvelle Église, ou mieux de cette ancienne liturgie, on donna le nom d’édinovertsy, c’est-à-dire unicroyants. C’était à l’aide d’une semblable concession aux utraquistes que l’Église romaine avait terminé la guerre des Hussites. Des pétitions au tsar Alexis attestent qu’un tel compromis eût satisfait les premiers vieux-croyants : un siècle plus tard, leurs descendants ne s’en contentaient plus. En religion comme en politique, les concessions tardives sont souvent repoussées avec dédain de ceux qui d’abord les imploraient humblement. En se persuadant que toutes les dissidences étaient extérieures, l’Église officielle faisait une erreur analogue à l’erreur des vieux-croyants, lorsqu’ils s’étaient insurgés contre son autorité au nom des rites. Le principe du schisme n’est plus tout entier dans le cérémonial. Après de longues années de lutte, le raskol a pris un esprit propre, une individualité, des habitudes d’indépendance et de liberté qui rendent la réconciliation plus difficile.

Le droit de conserver les anciens rites ne pouvait suffire à vaincre les préventions des vieux-croyants. Sous le couvert d’une pacification, ils redoutaient qu’on ne leur offrît qu’une soumission. Ils craignaient que dans l’édinoverié le gouvernement et le Synode ne vissent qu’un expédient transitoire, une sorte de parvis ou de vestibule où les adversaires de Nikone devaient faire un stage, avant d’aller se perdre dans le temple de l’orthodoxie légale. En provoquant les dissidents à entrer dans l’Église des unicroyants, le gouvernement avait soin d’en interdire l’accès à tous les fidèles réputés orthodoxes ; par là il repoussait lui-même de l’édinoverié le plus grand nombre des schismatiques qu’il y voulait attirer. Depuis, il est vrai, dans les dernières années notamment, l’État s’est départi de cette restriction : les Russes inscrits comme orthodoxes ont, dans certains cas, été autorisés à recourir aux prêtres des édinovertsy. Les « anciens rites » n’en restent pas moins dans une position inférieure vis-à-vis des cérémonies en usage depuis Nikone. Il y avait deux manières d’amener à l’édinoverié le gros des vieux-croyants ; la première, c’était de placer les deux rites sur un pied d’égalité, laissant les fidèles libres de choisir entre eux ; la seconde, c’était de constituer les unicroyants en Église autonome. On n’a fait ni l’un ni l’autre. Aussi la plupart des vieux-ritualistes ne veulent-ils voir dans l’édinoverié qu’un piège ; ils rappellent la souricière, lovouchka.

Entre cette création des unicroyants orthodoxes et celle des grecs-unis de Pologne par la cour de Rome et les jésuites, il y a une ressemblance qui n’a pas été remarquée. Les deux institutions étaient un moyen terme répondant à un but analogue et excitant de semblables défiances. On dirait que, pour ramener ses dissidents, la Russie a imité le procédé employé par Rome et la Pologne pour se rattacher les sujets polonais du rite grec. Sciemment ou non, le gouvernement russe n’a fait que s’approprier la tactique religieuse qu’il combattait de la part de Rome et des Polonais. L’imitation est demeurée incomplète ; de là, en partie, son peu de succès. À ses grecs-unis, l’Église romaine laissait, outre leur liturgie et leur rituel, des évêques et une hiérarchie propre. À ses starovères, unis, l’Église russe prétend au contraire imposer des prêtres consacrés par ses propres évêques et relevant directement d’eux. C’est là un des motifs de l’opposition des vieux-croyants. Les évêques orthodoxes ont beau consentir à les bénir selon l’ancien rituel, cela ne leur suffit point. La plupart se refusent à entrer dans ce bercail officiel, dont les prêtres ne célèbrent les anciens rites que par obéissance, et dont les évêques n’ont pour les cérémonies vénérées de leurs ouailles qu’une tolérance dédaigneuse. L’épiscopat que l’Église nationale leur a refusé, les vieux-ritualistes ont été le chercher au dehors.

Ainsi s’explique comment le raskol a été à peine entamé par un compromis qui semblait devoir clore le schisme. Quoiqu’ils fassent, chaque année, des recrues mentionnées avec soin par les rapports du haut-procureur, les vieux-croyants unis ne dépassent guère un million ; et, parmi eux, beaucoup ne semblent s’être ralliés que pour la forme ou par amour de la tranquillité. En 1886 ils n’avaient, dans tout l’empire, que 244 églises, et ces églises restaient souvent vides. Parmi ces édinovertsy il y a des indifférents, des « mondains », qui fréquentent peu la maison du Seigneur. D’autres, après avoir extérieurement adhéré à l’union, continuent à se rendre en secret aux oratoires des dissidents. Quelques-uns retournent ostensiblement au schisme et vont chez leurs anciens coreligionnaires faire pénitence de leur faiblesse. Il se trouve de ces relaps jusque parmi le clergé. Ainsi, en 1885, le P. Verkhovsky, curé d’une église unicroyante de Pétersbourg, abandonnait sa paroisse pour se réfugier à la métropole de Bélokrinitsa. Les édinovertsy qui persistent dans l’union manifestent d’habitude plus de sympathie pour les vieux-croyants schismatiques que pour les orthodoxes de l’autre rite. Ils ne forment guère, en réalité, qu’un parti de plus parmi les popovtsy. La plupart conservent leur fanatique attachement pour l’ancien rituel. La tolérance que témoigne pour leurs usages l’Église dominante, ils sont loin de la montrer pour les siens. Il ne fait pas bon, dans leurs églises, de prier à la façon « nikonienne ». J’ai entendu raconter qu’un orthodoxe qui, par mégarde, avait, durant un de leurs offices, fait le signe de la croix avec trois doigts avait été brutalement jeté à la porte. Ces orthodoxes du vieux rite mettent non moins de scrupule que les dissidents à ne se servir que des anciens livres et de l’ancienne notation musicale à neumes ou crochets (kriouki). Ils ont, pour l’impression de leurs missels, une typographie à Moscou. Outre leurs églises, consacrées spécialement pour eux, ils possèdent des couvents auxquels l’union vaut l’avantage d’être officiellement reconnus. Tel le skyte de Pokrovsky près de Sémenof.

Le principal obstacle à la pacification du schisme, c’est peut-être les habitudes de liberté des vieux-croyants. Accoutumés à élire leurs prêtres, ils repoussent le pope nommé comme un fonctionnairtsy, il a fallu leur reconnaître le droit de choisir ou de présenter leurs prêtres. Par une de ces transformations fréquentes dans l’histoire des révolutions et des hérésies, le point de départ initial du raskol, le formalisme ritualîsle des anciens vieux-croyants, a cessé d’être la principale cause de la persistance du schisme. Dans sa lutte contre l’orthodoxie officielle, le raskol a trouvé une raison d’être nouvelle. Si la popovstchine persiste encore, c’est qu’elle personnifie la résistance populaire à l’ingérence de l’État dans les affaires ecclésiastiques, c’est qu’elle est devenue une protestation contre toute dépendance apparente ou réelle de la religion.

L’Église dominante, disait, sous Alexandre II, une supplique manuscrite en circulation parmi les vieux-croyants, n’est pas l’orthodoxie catholique ; ce n’est qu’une orthodoxie russe, moscovite, synodale, officielle, qui a pour chef l’empereur et non le Christ et laisse nommer les évèques par le pouvoir civil ; une institution d’État, consistant dans le signe de croix à trois doigts et autres pratiques analogues ; un ritualisme grec (greko-obriadstvo) ou une foi ritualiste (obriadovèrié) croyant à l’importance dogmatique de certains détails du rituel, érigés en article de foi[280]. N’est-il pas curieux de voir ces vieux-croyants renverser les rôles séculaires et accuser à la fois l’Église dominante de formalisme et de servilisme ?

Les vieux-croyants hiérarchiques demandent, à leur manière, la séparation du temporel et du spirituel, ils réclament la liberté de l’Église, sans se rendre compte que, par leur longue révolte, ils ont été les premiers à l’affaiblir. Si, en la dépopularisant, ils ont contribué à la mettre dans la dépendance du pouvoir civil, ils l’ont oublié. Une des choses qu’ils reprochent à l’orthodoxie officielle, c’est l’abandon de l’ancienne constitution ecclésiastique et la suppression du patriarcat[281]. Quelques-uns en réclament la restauration, sans se rendre compte qu’une telle autorité serait peu en harmonie avec leurs habitudes religieuses, avec leurs mœurs à demi presbytériennes.

On distingue chez eux deux tendances ailleurs souvent séparées : ils aspirent à rendre l’Église indépendante du pouvoir civil, mais ce n’est point pour en remettre tout le gouvernement au clergé, c’est plutôt pour faire dans l’Église une part plus large à l’initiative des laïques et du peuple chrétien. En maintenant la nécessité d’un sacerdoce, les popovtsy ne sont, pas plus que les sans-prêtres, pas plus que les Russes orthodoxes, enclins à abdiquer dans les mains du prêtre. À cet égard, chez eux comme chez toutes les sectes russes, il n’y a aucun vestige de sacerdotalisme ou de cléricalisme, et ce n’est pas là un des traits les moins curieux du caractère moscovite. Une Église autonome, s’administrant elle-même sous le contrôle des fidèles, grâce à l’élection du clergé, une Église nationale, populaire et démocratique, tel semble être l’idéal religieux des vieux-croyants. Ainsi envisagé, ce raskol, sorti d’ignorantes querelles et nourri d’une grossière scolastique, devient européen et moderne ; il représente, dans le] christianisme oriental, des aspirations qui ont souvent travaillé les Églises d’Occident. Devant de telles tendances, le meilleur moyen de préparer la réunion des starovères, c’est de réformer l’Église dominante, c’est d’en accroître les libertés et d’y donner plus de part au principe de l’élection, longtemps demeuré dans les habitudes russes ; c’est de relever moralement et matériellement le clergé orthodoxe, car, en Russie comme partout, pour les vieux-ritualisles comme pour les strigolniki du quatorzième siècle, les faiblesses du prêtre n’ont pas été la moindre cause des hérésies.




CHAPITRE VI


Organisation et doctrines des sans-prêtres (Bezpopovtsy). Comment il leur est plus difficile de se constituer en Église. Leur fractionnement en nombreuses sectes. Les principales : Pomortsy, Théodosiens. — Questions débattues entre elles. Les fanatiques et les politiques. De la soumission à l’État. La prière pour l’empereur. — Le mariage et la famille. Toute union des sexes est iliicite. Théorie et pratique du célibat. L’union libre. Comment la plupart des sans-prêtres ont dû s’écarter de leur point de vue primitif. — Sectaires qui persistent à s’y tenir : Errants ou Stranniki. Le vagabondage érigé en devoir religieux. Deux degrés dans la secte : les pèlerins et les hébergeurs. — Autres sectes extrêmes. Muets, Nieurs, Non-priants. Quel est le dernier terme du raskol.


Pour la seconde branche du raskol, pour les bezpopovtsy, il était plus difficile de se constituer en Église. Le principe fondamental de la secte, l’abrogation du sacerdoce, exposait les sans-prêtres à tomber en dehors des limites dogmatiques de l’orthodoxie, en même temps qu’il privait leurs communautés du plus puissant des liens ecclésiastiques. Chez eux, plus de digue aux débordements de la fantaisie individuelle, plus de barrières aux innovations ; l’esprit de division et d’hérésie peut librement se donner carrière. Ce sont des sectes de sectes, ou, comme disait Bossuet des protestants, ce sont « des morceaux rompus d’un morceau ». Pour le raskol, comme pour la Réforme, on se tromperait en regardant ce fractionnement comme un symptôme de dépérissement. Les doctrines semblables sont, par leur point de départ, vouées au changement perpétuel. Elles sont en quelque sorte instables, incapables d’immobilité, incapables d’unité. Le jour où elles cessent de varier et de se diviser est le jour où commence leur réelle décadence.

Ne reconnaissant plus d’ordination, les bezpopovtsy n’ont d’autres ministres du culte que des anciens, des lecteurs sans caractère sacerdotal. Lire et expliquer l’Écriture, baptiser et parfois confesser sont leurs principales attributions. Chez quelques communautés, ces fonctions peuvent être confiées à des femmes. Ces liseurs raskolniks sont tantôt fort ignorants, tantôt fort versés dans la littérature sacrée. Il n’est pas rare d’en rencontrer de supérieurs aux prêtres orthodoxes ; d’ordinaire, ils ont plus d’autorité sur leurs adeptes que n’en possèdent sur les leurs les popes des popovtsy.

Chez les sans-prêtres, la simplicité presbytérienne du service divin n’implique point le rejet de tout culte extérieur. Loin de là, en s’émancipant du clergé, la plupart de leurs communautés ont conservé toutes les pratiques de la dévotion russe, la révérence superstitieuse des images ou des reliques, l’observation scrupuleuse des jeûnes, tout le formalisme méticuleux d’où est sorti le raskol. Comme les popovtsy, les sans-prêtres ont gardé les signes de croix cent fois répétés, et les poklony, les saluts ou inclinations de corps devant les images avec les battements de front contre la terre. Cette sorte de gymnastique religieuse tient parfois chez eux une place d’autant plus large que leur culte, dénué de prêtres, est plus vide de cérémonies. Pour la purification des mets achetés au marché, telle secte ordonne cent de ces inclinations de corps ou poklones, pour un enterrement deux cents, pour un néophyte deux mille par jour, pendant six semaines, avec adjonction de vingt prosternations par chaque centaine. Plus encore que les popovtsy, ces hommes, qui ont rejeté tout clergé, ont gardé une horreur religieuse pour le tabac ou pour le sucre, une superstitieuse répugnance pour certains mets, pour le lièvre par exemple. Au lieu de toujours s’épurer, le culte, chez nombre de bezpopovtsy, semble s’être dédommagé de la privation des mystères les plus sacrés de la foi nationale en s’attachant d’autant plus aux mesquines pratiques de la dévotion populaire, se matérialisant ainsi par les causes qui semblaient devoir le spiritualiser.

Aujourd’hui que le raskol tend à sortir de son cadre séculaire, les sans-prêtres que ne retient aucune barrière hiérarchique, sont emportés par leur négation de l’autorité vers le rationalisme. C’est là un phénomène tout récent. Longtemps les bezpopovtsy ont rivalisé avec leurs frères ennemis, les popovtsy, de fidélité aux rites et à la tradition, s’ingéniant à n’en rien omettre en dépit de leur manque de clergé. Dans l’histoire de leurs variations, les querelles sur le rituel et les formes du culte ont tenu une large place. Un exemple des questions qui les ont longtemps passionnés, c’est « le titre de la croix », les lettres inscrites sur la tête du divin Crucifié. L’une de leurs sectes en reçut le nom de Titlovtsy. Un parti repoussait les quatre lettres slaves correspondant à l’INRI de nos crucifix latins. Ce titre de Jésus de Nazareth, roi des Juifs, donné au Christ par les soldats romains, lui paraissait une dérision sacrilège, à laquelle il refusait de s’associer même en apparence, remplaçant l’inscription évangélique par les sigles grecs du nom de Jésus-Christ : ICXC. Après cela, comment s’étonner que l’unique sacrement conservé par eux, le baptême, ait été, chez les sans-prêtres, l’origine de longues querelles et de nombreuses divisions ? Les uns l’administraient selon le rite orthodoxe, moins l’onction du saint chrême qu’ils ne pouvaient plus consacrer ; d’autres rebaptisaient les adultes, la nuit, dans les rivières ; quelques-uns, à la recherche du pur baptême, se baptisaient de leurs propres mains. Quant aux autres sacrements, ils les ont abandonnés faute de sacerdoce, ou ils n’en ont gardé qu’un simulacre. C’est ainsi que certains Philippovtsy se confessaient à une image, en présence de leur ancien (starik), qui leur disait au lieu d’absolution : « Puissent tes péchés t’être pardonnés ! » Chez d’autres sans-prêtres, le confesseur, un homme ou une femme, n’est plus qu’un conseiller.

Ce n’est pas seulement par son attachement aux dehors du culte ou ses raffinements sur le rituel que la gauche du raskol a été longtemps non moins rétrograde et antilibérale que le parti opposé, c’est plus encore par sa manière d’entendre le règne de Satan, par ses vues sur l’État, sur la société, sur le mariage, sur la vie en général. C’est parmi ces bezpopovtsy que le fanatisme s’est montré le plus intransigeant. Sans aller jusqu’aux forcenés qui se brûlaient eux-mêmes pour échapper à la domination de l’Antéchrist, les principales sectes de la bezpopovstchine ont longtemps professé une crainte de se contaminer tout orientale. Ils considéraient tout contact avec un homme étranger à leur doctrine, avec les « nikoniens » surtout, comme une souillure. Les théodosiens s’interdisaient de boire ou de manger avec les profanes, ou, comme ils disaient, avec les Juifs (jidovskiie). Un des reproches qu’ils adressaient à une secte voisine, les pomortsy, c’était d’aller aux mêmes bains et de boire dans le même verre que les autres hommes. Les quarante-cinq règles posées par leurs docteurs « au concile de Vetka », en 1751, ce que l’on pourrait appeler leurs commandements de l’Église, n’ont pour la plupart d’autre objet que de prohiber tout contact impur. Ils y apportaient un zèle judaïque, mêlant, comme certains chapitres du Deutéronome ou du Lévitique, les prescriptions morales les plus élevées aux observances les plus minutieuses. Une des règles du code théodosien enjoint de ne consommer les denrées achetées au marché qu’après les avoir purifiées au moyen de certaines formules. Une autre interdit l’entrée de leurs oratoires aux hommes vêtus d’une chemise rouge. Voilà ce qu’étaient, à une époque encore peu éloignée, ces radicaux du schisme parmi lesquels s’infiltre aujourd’hui le rationalisme.

S’ils repoussent les prêtres, la plupart des bezpopovtsy ont conservé des moines. Ils ont des skytes, des ermitages pour l’un et l’autre sexe. Chez les sans-prêtres, comme chez les vieux-croyants hiérarchiques, ces skytes ont été les principaux foyers, les principaux centres d’organisation du raskol. Beaucoup des sectes de la bezpopovstchine en ont tiré leurs doctrines et leur nom. C’est au nord-ouest, dans la région de l’Onéga, dans ces contrées presque polaires, si bien préparées pour le schisme par leur isolement, que se constitua, vers la fin du dix-septième siècle, la première grande communauté de sans-prêtres, celle qu’on pourrait regarder comme la mère des autres. Autour de quelques ermitages, bâtis sur les bords du Vyg, se groupèrent de nombreux dissidents avec leurs femmes et leurs enfants. Ainsi surgit, au fond des forêts, une sorte de république théocratique, qui trouva dans une des lumières du schisme, André Denissof, un intelligent législateur[282]. Pierre le Grand avait, dans un de ses voyages, été frappé de la vie industrieuse de ce libre mir de raskolniks ; ce grand adversaire du schisme fut le premier à leur accorder certains privilèges. Les doctrines des skytes du Vyg pénétrèrent dans tout le Pomorié, la contrée qui s’étend entre les grands lacs et la mer Blanche. Les adeptes de cette communauté en reçurent le nom de pomortsy ou riverains de la mer. Parmi les nombreuses sociétés filles ou rivales des riverains, il en est une que la richesse de ses membres et la rigidité de ses doctrines ont fini par placer à la tête des sans-prêtres ; ce sont les théodosiens (fédoséievtsy), ainsi nommés d’un sacristain (diatchok) mort en prison au commencement du dix-huitième siècle. Au lieu d’une Église centralisée et unitaire, la bezpopovstchine forma une sorte de confédération ayant à sa tête cette puissante communauté théodosienne.

Ce sont les théodosiens, alors dirigés par Kovyline, un de ces marchands russes unissant à un merveilleux degré le sens pratique au fanatisme, qui donnèrent aux sans-prêtres leur centre matériel et moral, le cimetière de Préobrajenski. Fondé sous Catherine II, lors de la peste de Moscou, un peu avant Rogojski, l’établissement rival des ""popovtsy"", Préobrajenski, fut plus puissant encore que ce dernier. Kovyline obtint que l’hôpital, joint au cimetière, fût soustrait à toute surveillance des autorités ecclésiastiques, et que le culte y fût célébré selon les rites de la secte. La société fondatrice eut le droit de choisir dans son sein les administrateurs de l’établissement, et ceux-ci n’eurent de compte à rendre qu’aux fondateurs. Avec les doctrines parfois antisociales de la bezpopovstchine, Préobrajenski devait, dans son existence séculaire, donner lieu à plus de soupçons, à plus d’accusations encore que Rogojski. Le cimetière théodosien fut dénoficé comme un repaire de voleurs, une fabrique de faux billets de banque, un asile de débauches. Il se peut que, sous le voile de la charité, les austères fédoséiévtsy aient caché plus d’une fraude et que le masque de l’ascétisme ait parfois déguisé le libertinage. Pour avoir régné cent ans sur le raskol, dans une période de l’histoire où toutes les institutions ont eu une si courte existence, il n’en a pas moins fallu à Préobrajenski, comme à Rogojski, de grandes qualités, voire de grandes vertus. Si leurs chefs avaient été étrangers au sentiment du devoir, si, en dépit ou plutôt en raison de leur fanatisme, ils n’eussent obéi à une conviction profonde, les deux puissants cimetières fussent bien vite redevenus de silencieuses demeures des morts. Il est difficile de ne point ressentir d’involontaire admiration pour ces marchands moscovites, gouvernant sans contrainte une libre société dans un État autocratique, maniant sans contrôle un trésor immense pour le temps, un trésor qui s’éleva, dit-on, à une douzaine de millions de roubles. Préobrajenski a, comme Rogojski, été envahi par la police et le clergé de l’État. Le cimetière théodosien a été mutilé sous Nicolas. On laissa aux raskolniks leur hospice, on leur prit leur église. Le célèbre métropolite de Moscou, Philarète, purifla la cathédrale du schisme. Les sans-prêtres de l’hôpital durent entendre résonner, dans l’église de leurs pères, le chant des popes unicroyants nommés par le Saint-Synode.


Les doctrines de ces sans-prêtres leur laissaient-elles des droits à la tolérance moderne ? Chez les bezpopovtsy, la réconciliation avec la raison, avec la civilisation, était assurément moins aisée que chez les vieux-croyants hiérarchiques. Des deux principes fondamentaux de la gauche du schisme, l’un, le rejet du sacerdoce et des sacrements, la conduisait, quant au mariage, à des conséquences immorales ; l’autre, la croyance au règne de l’Antéchrist, l’amenait à des conclusions révolutionnaires, anarchiques. C’est sur l’interprétation ou l’application de ce double point de la doctrine, que se sont divisés les riverains de la mer, les théodosiens, les philippovtsy ; et c’est de leur manière d’entendre l’un et l’autre dogme, de leur enseignement sur le mariage et la famille d’un côté, sur la nature et les droits du pouvoir civil de l’autre, que doit dépendre Tattitude de l’État vis-à-vis des bezpopovtsy.

Quelle peut être la soumission au souverain, ou l’obéissance aux lois, d’hérétiques qui prêchent que, depuis le patriarche Nikone et le tsar Alexis, la Russie est tombée sous le règne de Satan ? Qu’attendre de pareils hommes, si ce n’est révolte ouverte ou rébellion latente ? Ainsi des sectes extrêmes, des philippovtsy qui ne reconnaissaient d’autre tsar que le tsar du ciel, d’autre puissance que la hiérarchie angélique, et qui se brûlaient vifs pour échapper aux serviteurs de Satan ; ainsi des stranniki, des errants, qui, pour n’avoir pas de communication avec le gouvernement de l’Antéchrist, rompent aujourd’hui encore tous les liens civils. Ces forcenés ont pour eux la logique du raskol, mais dans les religions le triomphe de la logique n’est pas éternel. À l’ère des fanatiques et des extravagants succède l’ère des politiques et des modérés, aux dogmes absolus les compromis qui corrigent, les interprétations qui mitigent. Il en a été ainsi chez les sans-prêtres. La trompette de l’archange tardant à sonner, le juge suprême ne se pressant pas de descendre sur les nuées, il a bien fallu s’accommoder à ce monde de perdition. Comme en Occident après l’an mille, on s’est remis à vivre en cherchant un nouveau sens à l’Apocalypse et aux docteurs. Petit aujourd’hui est le nombre des raskolniks qui regardent le souverain comme l’incarnation ou le vicaire de Satan. Les uns expliquent le règne de l’Antéchrist d’une façon spirituelle, les autres attendent qu’il se manifeste d’une manière sensible, et les uns et les autres obéissent tranquillement aux lois, sans se préoccuper de leur origine. Ces hommes qui disent la terre tombée sous l’empire de l’enfer sont souvent d’aussi bons citoyens, d’aussi bons sujets, que leurs compatriotes qui croient respirer sous le sceptre paternel de Dieu.

Un grand nombre de raskolniks professant plus ou moins ouvertement des maximes de rébellion, le gouvernement impérial, lorsqu’il se relâcha de ses rigueurs contre le schisme, fut naturellement conduit à exiger de toutes les communautés dissidentes un signe extérieur de soumission. Cette marque d’allégeance, c’est au service religieux qu’il la demanda, comme pour se mieux assurer que les doctrines de la secte n’avaient rien de séditieux. Des vieux-croyants, comme de l’Église officielle, furent réclamées des prières pour le souverain ; ou, mieux, l’omission de cette partie de la liturgie, par les défenseurs scrupuleux des traditions liturgiques, fut regardée comme un acte d’insubordination. L’absence des prières pour le souverain devait d’autant plus choquer l’oreille russe que, dans les offices de l’Église, elles tiennent une place proéminente. Ce n’est pas un simple Domine salvum fac regem ou imperatorem, c’est une longue litanie où les membres de la famille impériale sont désignés un à un, et que la belle voix de basse des diacres récite avec une particulière solennîté. C’est moins le chef civil de l’État que le protecteur de l’Église, le défenseur de l’orthodoxie, qui semble mentionné dans les ekténies de la liturgie russe. Or les formules byzantines de très pieux, très fidèle empereur, de souverain orthodoxe, les dissidents se refusaient à les employer pour un prince à leurs yeux tombé dans l’erreur.

Cette question de la prière pour l’empereur fut, au dix-huitième siècle, une des principales causes du schisme des pomortsy et des théodosiens. Les premiers, ayant appris que l’impéralrice Anne envoyait inspecter leurs colonies du Vyg, s’étaient décidés à improviser une liturgie pour le souverain ; les théodosiens leur reprochèrent cette concession comme une apostasie. Les pomortsy avaient cependant, eux aussi, leurs scrupules ; ils consentaient à prier pour le tsar, non pour l’empereur, ce dernier titre étant, selon la plupart des raskolniks, un des noms sous lesquels se masque l’Antéchrist. Si beaucoup de raskolniks, de popovtsy même s’obstinent à ne pas prier pour le souverain, disant que demander à Dieu, conformément au rituel, la victoire de l’autorité sur ses adversaires, c’est demander la ruine de la vieille foi, la plupart des sans-prêtres ne se refusent pas à donner au pouvoir d’autres marques de soumission. Les rigides théodosiens se sont eux-mêmes, à cet égard, singulièrement relâchés de leur sévérité première. Dans les communautés les plus opiniâtres de cette extrême gauche du schisme, la raison et l’esprit de conciliation ont fini par pénétrer. On a vu les théodosiens de Préobrajenski, comme les vieux-croyants de Rogojski, envoyer à l’empereur Alexandre II des adresses de fidélité et à ses enfants des présents de noces. C’est à la tolérance publique de faire le reste, et dans la bezpopovstchine, comme dans la popovstchine, les ennemis, étrangers ou intérieurs, du gouvernement russe ne trouveront pas plus d’encouragement que n’en trouverait un ennemi de la France parmi les protestants français.

Entre les sans-prêtres et l’État, ou, mieux, entre les sans-prêtres et la société, reste la question du mariage, de la famille. Pour la bezpopovsichine, qui proclame la perte du sacerdoce, le mariage sacramentel n’existe plus. C’est là le point de vue commun de toutes les congrégations, c’est là, en même temps, le principal objet de leurs dissensions. La disparition du sacrement entraine-t-elle la suppression absolue du mariage, fait-elle du célibat une obligation universelle, ou la miséricorde divine et l’intérêt de la société autorisent-ils à suppléer au sacrement perdu ? Sur ce problème capital, tous les points de vue ont trouvé des partisans.

Les plus modérés ont conservé ou restauré l’union conjugale. Le mariage, disent-ils, n’est pas seulement un sacrement, c’est aussi une union civile, nécessaire à la société pour la propagation de respèce, et indispensable à la faiblesse de la chair pour éviter la débauche[283]. Ne pouvant faire consacrer leurs noces par un prêtre, ils se contentent de la bénédiction des parents ou du baisement de la croix et de l’Évangile, en présence de la famille, ce qui, pour les Russes, est la forme la plus solennelle du serment. Selon d’autres, comme certains pomortsy, le sacrement étant abrogé, toute l’essence du mariage est dans le consentement mutuel des deux époux, et la vie conjugale n’est légitime qu’autant que dure ce consentement. L’amour, disent quelques-uns, est de nature divine ; c’est à l’union des cœurs de décider de l’union des existences. On est surpris de retrouver chez de rustiques sectaires les théories les plus raffinées de tel de nos romanciers sur le droit divin de l’amour et l’assujettissement du mariage au sentiment. Nombre de ces moujiks ont mis en pratique dans leurs humbles izbas la troublante utopie du Jacques de G. Sand. Maintes babas villageoises ont, comme l’Héloïse d’Abailard, écarté le titre d’épouse, trouvant plus de douceur à ne rien devoir qu’à l’amour.

Ce que repoussent, sous le nom d’union conjugale, la plupart des bezbratchniki (sans-mariage), c’est l’union indissoluble. Sous de spécieux prétextes théologiques, beaucoup aiment à secouer le joug de ce qui ne leur paraît qu’une convention sociale. De même que plus d’un soi-disant philosophe, ces marchands ou ces paysans semblent considérer l’antique mariage chrétien comme une institution surannée. À ce contrat tyrannique, dont ni l’homme ni la femme ne peuvent se dégager à volonté, ils s’ingénient à substituer un mode d’union plus conforme aux exigences de la nature humaine. Aussi ces ignorants « sans-mariage » (bezbratchniki), qui semblent dupes de l’esprit de superstition, il se trouve de leurs compatriotes, affranchis de toute foi traditionnelle, pour les prôner comme des précurseurs de l’avenir et des pionniers du progrès social. Parmi les femmes du monde, j’en ai rencontré qui avaient l’air d’envier à leurs sœurs du peuple l’honneur de cette noble initiative. Avec l’engouement de ses pareils pour les « idées avancées », plus d’un Russe cultivé est porté à louer ces radicaux du schisme de ne point vouloir aliéner leur liberté, de remplacer les lourdes chaînes de l’union conjugale par des liens moins pesants à l’humaine faiblesse. On leur est reconnaissant de mettre en pratique l’égalité des sexes et l’émancipation de la femme, ainsi soustraite au servage domestique ; on les admire, pour un peu l’on en serait fier. « Ce ne seraient pas vos paysans normands ou bourguignons qui oseraient pareille hardiesse », me disait un étudiant de Moscou. Le fait est qu’aux deux extrémités de la pensée russe, le vieux-croyant bezbratchnik et le novateur révolutionnaire professent sur le mariage des principes analogues ; et le plus radical en pratique n’est pas toujours le plus négatif en théorie. Tels de ces sans-prêtres, instruits dans les vieux livres, ont réalisé d’avance l’idéal présenté à la jeunesse par les « hommes d’avenir » dans Que faire ? de Tchernychevsky. Plusieurs de ces partisans de l’ancien signe de croix poussent l’esprit de progrès jusqu’à attribuer les enfants à la communauté, et à les faire élèvera ses frais dans des asiles spéciaux.

L’union libre, tel est le terme auquel aboutissent la plupart des « sans-mariage ». Sous le couvert de préventions religieuses, il se fait, au fond de ce peuple, une singulière expérience. Dans les villages où la coutume régit les partages de succession, où le mir distribue à son gré la terre entre ses membres, les « sans-mariage » peuvent éluder une des difficultés inhérentes à ce mode d’union, celle qui tient à l’illégitimité des enfants. Chez le moujik où l’homme ne peut vivre sans la femme, où tous deux se complètent pour former une unité économique, le rejet du mariage ne détruit point nécessairement la famille. Elle peut subsister encore, bien que d’une manière précaire. Ces unions révocables qui ne reposent que sur la libre volonté des conjoints, les « sans-mariage » les entourent parfois de formes qui en rehaussent la dignité et leur donnent une certaine garantie ; ainsi du consentement des parents et de la publicité. Il est des régions où, pour faire part de leur entrée en ménage, les couples qui ont résolu d’associer leur vie se promènent ensemble dans les foires et les marchés, en se tenant par la main ou par un mouchoir, comme pour dire à chacun : « Vous voyez, nous sommes unis ». Parfois il est aussi des formes d’usage pour la rupture ou le divorce. On se sépare en présence des parents et des amis, en se faisant forcé révérences à la russe. Ces ménages qu’un caprice peut rompre sont, paraît-il, souvent durables et paisibles, comme si des époux libres de se séparer montraient l’un pour l’autre d’autant plus de douceur et d’attachement, ou comme si un lien qui peut toujours être dénoué restait d’autant moins tendu. Il se peut que la simplicité des mœurs et le sérieux des convictions mitigent ce qu’il y a de faux et de malsain dans de pareilles situations. Sous tous ces beaux dehors et ces poétiques formules, l’union libre, l’amour libre, chez les sectes russes, comme chez les prétendus réformateurs de l’Occident, n’en garde pas moins un vice ineffaçable. Au fond, ce n’est toujours qu’un concubinage, avec les illusions et les déceptions, avec les souffrances et les déchirements des liaisons mal assurées. Sentant eux-mêmes la fragilité du nœud qui les unit, les sectaires désireux de faire légaliser leur union vont parfois, sous l’impulsion de leurs femmes, se faire marier par le pope dont ils nient les pouvoirs, sauf à se soumettre à des pénitences de la part de leur communauté.

Chez quelques sectes on a vu tous les abus et les scandales des pays où le divorce est facile ; on a vu les époux d’un jour s’unir sans sérieux et se séparer sans gravité. Cela est surtout vrai des villes, où la femme est moins nécessaire à l’homme, et où l’ouvrier ne voit dans la famille qu’une charge. De là vient que les raskolniks à qui leur probité et leur sobriété ont valu le renom d’être plus moraux que les autres Russes, passent souvent, quant au commerce des sexes, pour plus immoraux. Et cela, non toujours sans raison, quelques-uns de ces proscripteurs du mariage lui préférant franchement le libertinage, appelant la libre union de l’homme et de la femme l’amour fraternel, le saint amour, l’amour chrétien. Dans les campagnes même, il s’est rencontré des pères, affirme-t-on, pour encourager leurs filles au dévergondage, les félicitant de leur apporter de futurs travailleurs ou travailleuses, leur permettant tout, sauf le mariage. Comme ailleurs des moralistes profanes, quelques-uns de ces adhérents de la vieille foi semblent en être arrivés à rejeter hors de la morale tout ce qui touche les rapports des sexes.

L’union libre est peut-être pour la société un moindre embarras que les maximes des sectes plus rigides qui poussent jusqu’à leurs dernières conséquences les principes du schisme. Aux yeux de plusieurs communautés de sans-prêtres, tout commerce de l’homme et de la femme est illicite, rien ne pouvant suppléer au sacrement perdu. Chez quelques-uns de ces sectaires, me disait à ce propos Ivan Tourguénef, l’idée ascétique semble renforcer le préjugé théologique. Le rapprochement des sexes leur paraît une impureté ; le mariage, qui le consacre légalement, une abomination. S’ils pardonnent plus facilement le libertinage que le mariage, c’est que le repentir peut arracher à l’un et que l’autre enchaîne au péché.

Les théodosiens exprimaient leur farouche doctrine dans une formule rendue plus nette par la concision de la langue : jenatyi razjenis, nejenatyi ne jenis ; marié, démarie-toî ; non marié, ne te marie pas. Le mariage fut interdit aux célibataires, la vie conjugale aux gens mariés ; les noms de père et de mère furent proscrits. « Que le jeune homme ne prenne pas de femme, que l’époux n’use point de l’épouse, dit une sorte de catéchisme rimé ; que la jeune fille n’entre pas en mariage, que la femme mariée n’enfante point. » Les époux coupables d’avoir enfreint ce précepte, coupables d’avoir donné l’existence à des enfants, furent chassés de la communauté ou soumis à d’humiliantes pénitences. Les adhérents de ces maximes qui n’avaient point la force d’y rester fidèles furent tentés de faire disparaître les preuves de leur faiblesse. L’infanticide est ainsi un des crimes reprochés aux moines laïques de Préobrajenski. On assure que d’un étang voisin de leur cimetière on a retiré un grand nombre de cadavres de nouveau-nés[284]. Pour affranchir leurs coreligionnaires de semblables tentations, les théodosiens avaient fondé à Moscou et à Riga de vastes orphelinats. Certains fanatiques expiaient, dit-on, leur faute en enterrant vivant le fruit de leur péché. Si les théodosiens s’en sont toujours défendus, de pareils crimes étaient la conséquence indirecte de leur enseignement. « Dans la conception d’un enfant, dit encore une de leurs poésies manuscrites, ce n’est plus du Dieu créateur, c’est du diable que vient l’âme humaine. »

Une société puissante par l’industrie et la fortune ne pouvait toujours maintenir de pareilles opinions. Quelques communautés, comme les monintsy, se détachèrent du cimetière de Préobrajenski pour en revenir au mariage. Une classe plus nombreuse s’ingénia à conserver les joies de la vie conjugale, sans perdre dans la secte le titre de célibataire. Les hommes réduits à ce triste compromis vivaient avec une femme qu’ils traitaient dans la maison en épouse, et dont ils élevaient les enfants comme leurs enfants légitimes. À ces honteux restaurateurs du mariage, les stricts théodosiens donnèrent le nom de novojeny, c’est-à-dire de néo-mariés. Les sévères gardiens du célibat et les parrains du libertinage fermèrent la porte de leurs oratoires à ces faibles novojeny ; ils refusaient même de boire ou de manger avec eux. Ces rigueurs ne pouvaient toujours durer ; entre les deux partis s’est opéré un rapprochement.

Jusque chez l’inflexible théodosien, il s’est fait une évolution conire l’ascétisme en faveur de la nature et de la famille. Comme la plupart des « sans-mariage », ce qu’il exige sous le nom de célibat, ce n’est qu’un célibat civil qui n’exclue nullement la cohabitation avec une femme. Parmi ces hommes qui semblent condamner la Russie à n’être plus qu’un immense monastère, la réaction est telle que les théodosiens de Moscou en sont venus, il y a quelques années, à rejeter le monachisme aussi bien que le sacerdoce[285], disant que sans prêtres il ne peut plus y avoir de moines et de consécration monastique. En vertu de ce nouveau principe, tel ou tel de leurs moines les plus en vue, le P. Joasaph et le P. Joanniky, ont jeté le froc pour prendre une ménagère ou, comme ils disent dans le jargon de la secte, une cuisinière, striapoukha, car c’est sous ce vocable tout pratique qu’un théodosien désigne la compagne qui lui tient lieu d’épouse. À en juger par ce nom, il semblerait que la femme a peu gagné aux doctrines des « sans-mariage ». On en pourrait dire autant des enfants, la grande difficulté de tout système de ce genre. Pour eux, les bezbratchniki n’ont rien trouvé de mieux que des maisons d’orphelins auxquelles les parents sont libres de confier leur progéniture. Aussi ne nous paraît-il point qu’ils aient résolu d’une manière satisfaisante le problème de l’union libre. En fait, ils vivent dans le concubinat, tout comme nombre d’ouvriers de nos villes d’Occident. Toute la différence, c’est qu’à travers les aberrations de l’esprit de secte, la plupart de ces « sans-mariage » ayant gardé une foi religieuse et une morale positive, ces unions révocables ont chez eux, sinon plus de garanties, du moins plus de décence, plus de chances de paix et de durée. Si l’utopie de la famille libre, sans lien légal, pouvait impunément entrer dans les mœurs, ce serait encore à couvert de la religion. Au foyer d’un croyant il reste Dieu, le témoin invisible, pour protéger la femme et l’enfant.

Sur cette question de la vie conjugale et de la famille, comme sur celle du règne de l’Antéchrist et de la soumission à l’État, la bezpopovstchine s’est adoucie et comme apprivoisée. Ses écarts lui sont communs avec des gens qui ne tiennent en rien à la vieille foi. Le sans-prêtre moderne répudie les farouches doctrines de ses prédécesseurs ; il en conteste l’authenticité ou l’interprétation, il recourt au besoin à la presse ou à la justice pour repousser ce qu’il appelle les calomnies de ses adversaires. Ce ne sont plus aujourd’hui les chefs du schisme qui proclament ces maximes attentatoires à la morale, ce sont ses ennemis qui vont les déterrer dans les livres ou les manuscrits des docteurs de la secte pour s’en servir contre elle. Que leurs adversaires théologiques reprochent aux sans-prêtres d’être inconséquents, plus d’un culte n’a dû l’existence qu’à des inconséquences de cette sorte. Si le sauvage génie de l’ancienne beipopovstchine n’est point mort, il ne vit plus que dans quelques sectes extrêmes, dans une secte bizarre en particulier, les errants ou stranniki.


Les plus choquantes aberrations des premiers sans-prêtres ont encore été professées en plein dix-neuvième siècle par les errants. Appelés aussi les fuyants (bégouny), ces fanatiques se donnent le nom de pèlerins. Un déserteur du nom d’Ephime, devenu moine dans un des skytes théodosiens, fut leur premier apôtre. L’errantisme est sorti, à la fin du dix-huitième siècle, d’une sorte de réveil, de revival de la bezpopovstchine. La croyance au règne actuel de Satan est la pierre angulaire de l’enseignement des errants. Repoussant comme une apostasie toutes les concessions ou les inconséquences des sans-prêtres modernes, l’errant n’admet aucun compromis avec cette sombre doctrine. Il cesse tout commerce avec les représentants de Satan, c’est-à-dire avec l’État et les autorités constituées. À l’instar des anciens prophètes, il se retire dans la solitude, il s’enfonce dans les forêts, où n’ont point encore pénétré les serviteurs de l’Antéchrist. Il fuit particulièrement les villes, ces maudites Babylones où résident les ministres du Prince des ténèbres. La devise du strannik est cette parole de l’Évangile : « Abandonne ton père et ta mère, prends ta croix et suis-moi ». Avec le vieux réalisme moscovite, avec le réalisme habituel au raskol, il prend ce conseil à la lettre, quittant son champ et sa famille, mettant sa piété à n’avoir pas de foyer sous les cieux.

Il faut dire que cette singulière secte paraît moins étrange en Russie qu’ailleurs. Elle est à coup sûr bien russe, elle semble née de la nature du pays et des penchants du peuple. On sait le goût du moujik pour la vie itinérante, et ce que l’on a souvent appelé ses instincts nomades : l’infini de la terre russe, les larges et bas horizons de ses plaines natales semblent le provoquer à des courses sans fin. De la profondeur de ses forêts lui viennent de lointains et mystérieux appels. La forêt comme la mer semble avoir ses sirènes. En peu de contrées, l’homme est plus fortement tenté de quitter la demeure fixe, l’étroite prison de la vie civilisée pour la vie libre et sauvage de l’état de nature. Comment s’étonner qu’en un pareil pays il se soit trouvé de rustiques docteurs pour condamner la vie sédentaire et ériger le vagabondage en idéal de sainteté ? Où l’homme se sent-il plus près de Dieu que dans la solitude des bois et sous le tabernacle du ciel ? On a remarqué que l’errantisme avait la plupart de ses adeptes dans la région des forêts et les gouvernements du nord, là où les métiers errants ont de tout temps été en honneur, où beaucoup de paysans passent une moitié de l’année hors de leur village, abandonnant leur izba et leur famille, pour chercher du travail en des contrées plus fertiles. Les habitudes locales prédisposaient à la propagande du strannik. Le centre de l’errantisme est ainsi dans le gouvernement de Iaroslavl et les régions voisines[286].

Pour le strannik, il n’y a de salut que dans l’isolement et dans la fuite. Il quitte sa maison, sa femme, ses enfants, il quitte le village et la commune où il est légalement inscrit, ne voulant avoir ni famille ni domicile. En signe de rupture avec la société, les pèlerins rejettent les passeports et tous les actes pouvant établir leur identité ; c’est la première condition de l’entrée parmi les vrais chrétiens. Au lieu de passeport. l’errant porte des papiers avec des maximes de la secte ou simplement une croix avec des sentences de ce genre : « Ceci est le vrai passeport visé à Jérusalem ». Il y a des errants de l’un et l’autre sexe. Ils pratiquent une sorte de communisme, nient toutes les distinctions sociales et regardent tous les hommes comme égaux. Ils se considèrent comme moines et se donnent les noms de frère et de sœur. Avec les plus rigides bezpopovtsy, ils proscrivent le mariage, qui, suivant eux, ne sert qu’à couvrir le péché. À la vie conjugale ils préfèrent les relations illicites, sous prétexte que l’homme marié se voue éternellement au mal, tandis que, chez les célibataires, les faiblesses des sens trouvent leur punition et leur purification dans la condamnation des hommes. Il en est qui s’adonnent en fait à la polygamie, ayant des maîtresses en divers villages, ou traînant avec eux des femmes qui partagent leur vie nomade. Sans moyens réguliers d’existence, les errants ont parfois recours au vol, se justifiant toujours par ce principe, que, le monde étant sous la loi de Satan, toute attaque contre la société est une protestation contre la domination de l’enfer[287].

Une pareille doctrine ne peut exiger de chacun l’application immédiate de ses maximes. Comme toutes les sectes dont les dogmes font violence à la nature humaine, les stranniki ont dû se partager en deux classes, en deux ordres d’adeptes. Ainsi nos Albigeois qui, eux aussi, croyaient au règne de Satan, proscrivaient le mariage et repoussaient l’Église comme une institution démoniaque ; ils admettaient deux degrés d’affiliation : les parfaits, astreints à toute la rigueur du code cathare, et les simples croyants, autorisés à vivre de la vie ordinaire, à condition de rester en communion avec les parfaits[288]. Les stranniki ont une organisation analogue. Ils se divisent en deux catégories, les errants proprement dits, les pèlerins ou coureurs, qui mènent la vie en fuite, et les domiciliés, les sédentaires ou mondains, qui demeurent dans le siècle, payent les impôts et au besoin fréquentent l’Église. La mission de ces derniers est de donner asile à leurs frères plus avancés, ce qui leur a valu le nom d’hébergeurs ou hospitaliers, strannopriimtsy. De ces deux classes d’adhérents, les uns sont les initiés de la secte ou les profès de la communauté, les autres en sont les catéchumènes ou les novices.

Les premiers seuls reçoivent le baptême de l’errant, baptême qui se donne de nuit, dans des lieux déserts, et oblige ceux qui l’ont reçu à mener la vie des saints, la vie de pèlerin. Dans leur répugnance pour la société et la nature extérieure, qu’ils considèrent comme également maudites de Dieu, certains stranniki n’admettent pour le baptême que l’eau de la pluie du ciel ou l’eau des marais écartés, sous prétexte que les rivières sont souillées par les adhérents de l’Antéchrist. Chacun de ces pèlerins, homme ou femme, a son écuelle et sa cuiller de bois comme son image de métal ; ils ne prient ni ne mangent avec les profanes, pas même avec les frères qui leur donnent asile. Ils n’ont ni église ni chapelle, mais célèbrent leurs ofBces dans des retraites secrètes, ou, le plus souvent, dans les forêts, autour d’images qu’ils suspendent aux arbres. Aux hébergeurs on permet, à cause de leur faiblesse, de remettre leur entrée dans la vie parfaite, comme, aux premiers siècles, les prosélytes de la foi chrétienne retardaient souvent le baptême jusqu’à leurs derniers jours. Les donneurs d’asile n’ont du reste qu’un sursis ; avant de quitter cette terre, ils doivent faire acte de vrais chrétiens, abandonner tout lien temporel, quitter maison, femme, enfants. Pris de maladies graves et sentant les approches de la mort, ils se font porter dans les forêts ou les landes écartées, ou au moins dans une demeure étrangère, pour y recevoir le baptême et expirer en pèlerins, en errants. Pendant leur vie mondaine, les receleurs ont souvent, dans leurs izbas, des retraites dissimulées où se retirent les errants de passage. Leurs maisons, disposées de façon à dérouter les recherches de la police, ont plusieurs portes et plusieurs sorties. Les deux classes d’adeptes se reconnaissent à certaines formules, à certains signes. Parfois l’hébergeur loge le pèlerin sans l’interroger, sans lui parler, presque sans le voir. Grâce à cette complicité, les apôtres de la fuite peuvent parcourir d’immenses espaces, prêchant sur leur chemin l’abandon du monde, trouvant partout des asiles sûrs, menant même parfois, à l’abri de leur fanatisme, une vie plantureuse. La dévotion de leurs receleurs les entretient si généreusement que, pour profiter de cette hospitalité, des charlatans et des repris de justice se vouent à la vie de prophètes ambulants[289].

Le règne de l’empereur Nicolas a été l’époque la plus florissante de l' errantisme. Les poursuites n’en faisaient qu’accroître la vogue. Pour recrues, le strannik pouvait compter sur les serfs fugitifs, sur les forçats évadés de Sibérie, sur les déserteurs, alors que le service militaire, durant plus de vingt ans, équivalait à une mort civile. La secte se propageait dans les régiments et dans les prisons ; elle trouvait des néophytes et des missionnaires dans cette nombreuse classe de brodiagi, de vagabonds sans passeport, si rudement pourchassés par la police. C’est surtout dans cette branche extrême de la bezpopovsichine que le raskol se montrait l’expression des résistances populaires aux vexations de l’état social, au long service militaire, à la bureaucratie allemande, au servage. En certains gouvernements du nord-est, on arrêtait chaque année des centaines d’errants. Alors s’établissaient entre eux et la police des dialogues de ce genre[290]. « As-tu un passeport ? — Oui. » Et le pèlerin présentait une feuille rédigée dans un jargon apocalyptique avec des maximes comme celle-ci : « Celui qui te persécute se prépare une place dans l’enfer. » « D’où tiens-tu ce passeport ? demandait l’agent du gouvernement. — Il vient du Roi des cieux, du tout-puissant monarque de l’univers, répondait le pèlerin. — Tu n’as pas de passeport légal ? — Non. — Pourquoi cela ? — Parce que ces feuilles de la police portent le sceau de l’Antéchrist. (Les errants désignent ainsi les armes impériales.) — Tu veux aller en prison ? reprenait l’interrogateur. — Je suis prêt à tout souffrir, les tourments ne m’effrayent pas. Je ne crains ni les bêtes féroces, ni les ministres de Satan. » Et, dans son exaltation, le strannik continuait sur ce ton, imitant à son insu, devant l’ispravnik, le langage des chrétiens des Acta martyrum devant le proconsul. Plus on en condamnait, plus il apparaissait de ces forcenés, la persécution étant pour beaucoup l’attrait de ces sombres doctrines. Aujourd’hui même l’errantisme n’est pas mort. On entend parfois encore signaler le passage de ses prophètes. Vers la fin du règne d’Alexandre II, un certain Nikonof, ancien déserteur comme le fondateur de la secte, prêchait ainsi le vagabondage aux paysans du gouvernement d’Olonets. La police l’arrêtait en 1878 ; elle avait déjà mis deux fois la main sur cet apôtre de la fuite ; mais, la première fois, il s’était échappé ; la seconde, il avait été délivré par les moujiks du voisinage. Pour s’en emparer dans son asile, il fallut profiter d’un moment où les paysans étaient occupés à leurs travaux. On en vient rarement aujourd’hui à de pareilles extrémités. S’il donne toujours des signes de vie, l’errantisme semble, lui aussi, en train de se transformer. Le farouche pèlerin qui personnifiait toutes les aberrations des énergumènes de la bezpopovstchine tend, à son tour, à s’humaniser. Les vues de ces intransigeants du schisme se sont curieusement modifiées. Certains de leurs apôtres inclinent, assure-t-on, à une sorte de mysticisme empreint de rationalisme. Ils réduisent le dogme et l’Écriture en allégories, rejetant les fêtes, les jeûnes et tout le culte extérieur. Ce n’est pas là un phénomène unique dans l’histoire du raskol. Cette sorte de volte-face de l’extrême gauche des vieux-croyants est plus marquée encore chez une ou deux autres sectes. Cela vaut la peine qu’on s’y arrête.


Entre les hérésies issues du schisme du dix-septième siècle, nous mentionnerons encore les muets, les nieurs, les non-priants. Les muets ou silencieux, moltchalniki, ont été signalés, à une époque récente, en Bessarabie, sur le bas Volga, en Sibérie. De cette secte l’on sait peu de chose, et cela se comprend. Pour elle, la première condition du salut est le silence. Les moltchalniki renoncent à la parole, prenant peut-être, eux aussi, à la lettre certains conseils des Écritures. Haxthausen[291] raconte que, sous Catherine II, un gouverneur de la Sibérie, du nom de Pestel, s’était en vain amusé à les mettre à la torture pour leur ouvrir la bouche. Il avait eu beau leur faire bâtonner la plante des pieds et verser sur le corps de la cire brûlante, il n’avait pu leur arracher une parole. Les tribunaux modernes n’ont guère été plus heureux. Sous Alexandre II, en 1873, des silencieux des deux sexes se laissaient condamner à la déportation par le tribunal de Saratof, sans répondre un seul mot à aucune question, assistant à toute la procédure en spectateurs indifférents. Peut-être ces muets ne sont-ils qu’une variété d’errants. Se taire est encore une manière de se retrancher du monde et de rompre avec le siècle. Parmi les sectaires du bas Volga, désignés par le clergé sous le nom de Montanistes, il s’en trouvait, vers 1855, qui avaient fait vœu de silence, errant dans la campagne en contrefaisant les muets ou les idiots[292].

Les nieurs sont un peu mieux connus. Ils soutiennent que, depuis Nikone et le rejet du sacerdoce, il n’y a sur terre plus rien de sacré : tout, disent-ils, a été emporté au ciel. Ils arrivent ainsi à la négation de tout culte extérieur, repoussant les cérémonies, les sacrements, les images, n’admettant que le recours direct au Sauveur, d’où ils sont aussi nommés Confrérie du Sauveur.

Les instincts négatifs en germe dans la bezpopovstchine se déploient librement chez les non-priants, némoliaki. Ici on voit le raskol, parvenu au dernier terme de son évolution, aboutir aux antipodes de son point de départ. Le fondateur des non-priants est, croit-on, un cosaque du Don, nommé Zimine, passé des popovtsy aux sans-prêtres. C’était un brave soldat, décoré de la croix de Saint-Georges ; son enseignement lui valut d’être expédié au Caucase, en 1837. On ne sait ce qu’il y devint. Sa doctrine repose sur une conception originale, celle des quatre âges ou saisons du monde. Ces quatre âges sont : le printemps ou l’âge anté-paternel, de la création à Moïse ; l’été ou l’âge du Père, de Moïse au Christ ; l’automne ou l’âge du Fils, du Christ à l’an 1666 ; l’hiver ou l’âge de l’Esprit, qui a commencé avec l’hérésie nikonienne pour continuer jusqu’à la fin des temps. Ce calendrier théologique dérive manifestement de l’idée de maints raskolniks que le règne de l’Antéchrist forme une des grandes époques de l’histoire humaine ; ce qu’il a de particulier, c’est que, pour les non-priants, l’ère de l’Antéchrist devient l’âge de l’Esprit.

La hiérarchie ayant laissé s’éteindre le flambeau de la foi, le culte ancien est abrogé. Le salut ne peut plus être obtenu à l’aide de rites matériels. Toutes les cérémonies extérieures ayant perdu leur vertu. Dieu ne doit plus être adoré qu’en esprit, il n’accepte qu’un culte spirituel. Les prières de nos lèvres ont cessé de lui plaire ; Dieu n’a que faire des oraisons lues dans les livres ou apprises de mémoire. La seule prière qui lui agrée est celle qui sort du cœur et est prononcée en esprit. Et encore, à quoi sert-il de rien demander à Dieu ? Notre Père céleste ne sait-il pas, sans que nous le lui demandions, tout ce dont nous avons besoin ? Poussant leur principe jusqu’à ses dernières conséquences, les non-priants repoussent les fêtes, les jeûnes, les reliques, les images, et jusqu’à la croix devenue inutile sous le règne de l’Esprit. Ils ont renoncé au baptême, aussi bien qu’aux autres sacrements. Ils se marient sans prières ni cérémonies, disant qu’il suffit du consentement des époux et des parents. Ils condamnent les rites des funérailles comme une sorte d’impiété, soutenant que le corps qui appartient à la terre doit simplement être rendu à la terre.

Le principe du culte de l’Esprit, ils l’appliquent aux Écritures, affirmant qu’elles doivent être entendues dans un sens spirituel. Partant de cette maxime, ils ne voient que des allégories dans les dogmes du christianisme ou les faits évangéliques. La naissance, la passion, la mort, la résurrection du Christ ne sont pour eux que des symboles. Ainsi la vierge Marie est la vertu dont naît le Verbe divin. Ils interprètent de même le second avènement du Sauveur, le jugement dernier, la résurrection des morts, qui s’accomplit chaque jour par la conversion des pécheurs. Selon certains investigateurs, ils en seraient venus à nier l’immortalité future, disant qu’après la mort il n’y a rien[293].

Tel est le dernier terme du raskol. Après avoir, durant plus de deux siècles, poussé des branches en tout sens, cet arbre touffu, qui a ses racines dans la superstition, a pour dernier fruit le rationalisme ; sur cette tige arrosée du sang des martyrs, la fleur suprême est le déisme. Si peu de sans-prêtres vont aussi loin que les non-priants, beaucoup en religion inclinent également à une sorte de radicalisme. L’absence de toute hiérarchie, les controverses des sectes, la libre interprétation de l’Écriture, demeurée la seule autorité debout parmi les bezpopovtsy, les acheminent sur les routes du rationalisme. Des vieux livres qu’ils s’obstinent à garder, ils tirent peu à peu des idées nouvelles, qui eussent singulièrement scandalisé leurs premiers pères. Ces héritiers des défenseurs de la lettre protestent de plus en plus contre le littéralisme. Le plus choquant de leurs dogmes, le règne actuel de l’Antéchrist, est devenu, pour beaucoup, le principe d’un renouvellement spirituel. L’entendant d’une manière allégorique, ils ont étendu la même méthode à d’autres croyances. Dans leurs polémiques avec les orthodoxes, il n’est pas rare d’entendre des cosaques raskolniks dire que « nous vivons sous de nouveaux cieux », idée qui ouvre un large champ aux nouveautés et aux hardiesses de toute sorte. Au rebours de leurs ancêtres qui regardaient la religion comme un tout immuable, auquel nul ne pouvait changer un iota, ils en viennent à lui appliquer l’idée moderne la plus opposée à la vieille foi, l’idée d’évolution. Plusieurs soutiennent que ce qui était bon à un autre âge, pour les chrétiens enfants, ne convient plus au nôtre pour les chrétiens adultes. Les noms de vieux-croyants et de vieux-ritualistes, dont ils aimaient à se parer autrefois, beaucoup les rejettent pour s’intituler simplement chrétiens, disant que les vieux-croyants sont les gens de l’Église, ou encore ceux de l’ancienne loi, les juifs. Le reproche de faire consister la religion dans les cérémonies, nombre de sans-prêtres et même de popovtsy le renvoient avec dédain à la hiérarchie officielle. Les non-priants ne sont pas seuls à transformer les dogmes et les sacrements en symboles. Il s’en trouve d’autres pour dire que la vraie communion, c’est de se nourrir de la parole du Christ et de vivre selon sa loi. Quelques-uns vont, dans leurs controverses avec les orthodoxes, jusqu’à infirmer l’autorité de l’Écriture, prétendant qu’il faut croire avant tout à l’évangile écrit dans le cœur. L’extrême gauche du schisme aboutit aux mêmes conclusions que des sectes radicales parties du pôle opposé.

Si tout mysticisme n’a pas disparu de la bezpapovstchine, il s’y allie souvent avec un rationalisme ingénu. Cette combinaison de rationalisme et de mysticisme semble même un des traits du caractère religieux de la Russie moderne. La masse des raskolniks est assurément loin d’avoir dépouillé toutes les traditions et les préventions de l’ancienne foi ; mais, presque partout, s’insinuent chez eux des dées étrangères à leurs pères. Dans les vieilles outres fermente un vin nouveau qui risque de les faire éclater.




CHAPITRE VII


Sectes non issues du schisme : leur division en deux groupes. Les mystiques : khlysty ou flagellants. — Caractère général des sectes mystiques ; le prophétisme, les incarnations. Christs et Mères de Dieu. — Légende et doctrines des flagellants. Leurs rites. Comment ils se procurent l’extase. — Khlysty dans les monastères. Khlysty civilisés. — Les skakouny ou sauteurs. Les rites licencieux. L’amour en Christ. — Les rites sanglants. Comment communiaient certains sectaires.


Le schisme provoqué par la réforme liturgique de Nikone n’est que l’étage supérieur du dissent russe. Au-dessous du raskol proprement dit, au-dessous des vieux-croyants hiérarchiques ou « sans-prêtres », viennent des sectes étrangères à la rébellion du dix-septième siècle, sectes d’une autre origine, d’un autre esprit, parfois plus gnostiques que chrétiennes, qui montrent le caractère populaire sous une face nouvelle. Leur point de départ n’est plus une rupture avec l’Église nationale au nom de la tradition orthodoxe, c’est une révolte contre l’orthodoxie orientale, parfois même contre toute la tradition chrétienne. Envisagées dans leur ensemble, les sectes russes présentent ce singulier contraste que les unes sont minutieuses et les autres radicales, que les unes semblent ne s’attacher qu’à des détails insignifiants, et que les autres rejettent d’un seul coup tout le dogme avec le culte, en sorte qu’on y trouve les deux extrêmes opposés, le conservatisme le plus étroit, les innovations les plus révolutionnaires. Ce contraste tient à la fois au caractère national, en tout excessif, et à la constitution de l’Église orientale. Comme dans le catholicisme romain, toutes les pierres de l’édifice dogmatique en sont tellement jointes qu’on n’y peut repousser une croyance sans les renverser toutes.

À travers leur variété et leurs oppositions, les sectes étrangères au raskol du dix-septième siècle ont toutes un point de vue commun : à l’inverse du schisme, elles font peu de cas du rituel, peu de cas des cérémonies. Au lieu de s’attacher à la lettre et au sens littéral, elles proclament le culte de l’esprit, se vantant de professer un christianisme spirituel. À cet égard, ces hérésies, d’ailleurs si diverses, peuvent être regardées comme une réaction contre « la vieille foi » et contre le formalisme des vieux-croyants. Chez elles, le génie moscovite s’affranchit des formes aussi bien que des traditions du culte, il s’émancipe de tout joug, et, s’abandonnant à son penchant pour les solutions logiques, il va droit à leurs dernières conséquences.

Les origines de ces différentes sectes sont plus ou moins obscures. Les racines en semblent plonger au delà des limites du sol national, les unes en Orient, les autres en Occident, tenant à la fois à l’Europe et à l’Asie, se reliant en même temps aux croyances perdues des premiers siècles de notre ère et aux aveugles tâtonnements de la conscience moderne. Plusieurs de ces hérésies ont pu être rattachées historiquement à l’influence étrangère, au contact de l’Europe avant ou depuis Pierre le Grand ; elles montrent cette influence sous un des côtés les moins connus, sous le seul peut-être par lequel le peuple en ait été directement atteint. Aux principales de ces sectes, quelques prélats orthodoxes ont, en souvenir de leur filiation supposée, ou en raison de certaines ressemblances, donné le nom de quakérisme russe. Les doctrines ainsi désignées sont trop multiples, trop originales, même dans l’imitation, pour être affublées d’un nom étranger. Comme dans les hérésies du premier âge de l’Église, on y rencontre un singulier mélange de naturalisme et de mysticisme, un amalgame bizarre de notions païennes et d’idées chrétiennes. La ressemblance entre ces ignorantes sectes de paysans elles plus célèbres hérésies du monde romain est parfois si frappante que des sectes modernes ont reçu du clergé russe des noms antiques[294].

Unanimes à proclamer le culte de l’Esprit, les sectes radicales ou excentriques se partagent en deux groupes, en deux camps, selon qu’elles en appellent à l’imagination ou à la raison, aux transports de l’inspiration ou aux calculs de la réflexion. Elles se divisent ainsi en sectes mystiques et en sectes rationalistes, les unes penchant vers le vieux gnosticisme, les autres vers une sorte de nouvelle Réforme ; les unes reproduisant, exagérant même les égarements des plus aveugles illuminés, les autres inclinant à un culte épuré, à un christianisme dépouillé de dogmes et de rites, fort voisin du protestantisme libéral de l’Occident.

Il est des îles ou des continents isolés, l’Australie, par exemple, où se sont retrouvées vivantes des formes animales ou végétales qui semblaient propres à des créations antérieures, ne s’étant ailleurs rencontrées qu’à l’état fossile. La Russie offre à l’Europe un phénomène analogue. Au fond de ses campagnes se cachent des doctrines étranges, de difformes et monstrueuses hérésies, qui paraissent appartenir à l’âge hybride des croisades ou de la Rome impériale. En face de ces débris d’un passé qui semble se survivre, s’élèvent des doctrines réformatrices ou révolutionnaires à la moderne, inachevées et comme embryonnaires, dont les témérités semblent un effort vers un monde nouveau, en sorte qu’au fond même de ces aberrations religieuses, on voit l’esprit russe, attiré en sens inverse vers deux pôles contraires, se débattre entre un passé suranné et un avenir indécis. Cela seul donnerait un intérêt aux plus originales de ces manifestations populaires. Dans les balbutiements de ces confuses hérésies, on croit parfois saisir les secrètes aspirations d’un peuple souvent accusé de mutisme, parce qu’il n’a guère parlé d’autre langue que la religion.


Les hérésies à formes primitives, archaïques, les hérésies mystiques, ont pour caractère commun le prophétisme, la croyance à d’incessantes communications du ciel par l’inspiration et les visions. Selon ces illuminés, la période de révélation n’est pas close, ou elle s’est rouverte pour le monde moderne. Comme il y a des prophètes, il y a encore des incarnations de la Divinité. Le peuple juif n’est pas le seul qui ait eu le privilège de voir descendre dans son sein le fils de Dieu. Telle bourgade des bords du Volga ou de l’Oka prétend à la même gloire que Bethléem. Les paysans de tel district reculé ont entendu de nouveaux christs révéler aux hommes une nouvelle loi. De tous les pays chrétiens, la Russie est celui où de semblables prétentions se sont produites avec le plus de cynisme ou de naïveté ; c’est peut-être le seul où des imposteurs ou des hallucinés puissent encore s’arroger avec succès le nom de Dieu. « Je suis le Dieu annoncé par les prophètes, descendu une seconde fois sur la terre pour le salut du genre humain, et il n’y a pas d’autre Dieu que moi », dit, dans le premier de ses douze commandements, Daniel Philippovitch, le dieu incarné des khlysty[295]. Une telle affirmation caractérise l’état mental d’une partie du peuple ; cet opiniâtre anthropomorphisme recouvre une sorte de paganisme inconscient, d’incurable polythéisme semblable à celui au milieu duquel s’est propagé l’Évangile.

Les deux principales de ces sectes mystiques, deux sectes souvent considérées comme le prolongement l’une de l’autre, sont les khlysty, flagellants ou fouetteurs, et les skoptsy, eunuques ou mutilés. Le nom de flagellants ou de khlysty n’est qu’un sobriquet, faisant allusion à une pratique réelle ou supposée des sectaires ; l’Europe du moyen âge a eu aussi ses flagellants. Les adeptes de ces mystiques doctrines s’étant donné à eux-mêmes le titre de communauté du Christ ou des Christs, en russe khristovstchina, leurs adversaires en ont par dérision fait khlystovstchina. Les noms que les khlysty s’attribuent le plus fréquemment sont ceux d’hommes de Dieu (lioudi Bojii) et de société des frères et sœurs. Tandis que le clergé les a rapprochés des quakers, le peuple les désigne souvent sous le sobriquet de farmazons, c’est-à-dire de francs-maçons. Le terme générique de khlysty peut du reste s’appliquer à des mystiques de diverse sorte. On connaît mal l’origine de ces hommes de Dieu. D’après les uns, la khlystovstchine est une hérésie d’une haute antiquité ; elle serait venue aux Russes des Bulgares ou de l’Orient, avec l’orthodoxie grecque. D’après les autres, elle est née en Russie, vers le milieu du dix-septième siècle, au contact des marchands de l’Occident, qui déjà fréquentaient Moscou. Selon quelques écrivains, les khlysty se rattacheraient à un religionnaire allemand du nom de Kuilmann, arrêté comme fauteur d’hérésie sous la régente Sophie, et brûlé publiquement à Moscou, en 1689. Ce Kuilmann, dont les idées rappelaient celles de Bœhm, rejetait l’Écriture et prêchait le règne de l’Esprit, en se donnant, dit-on, pour le Christ. Ayant peu de succès parmi ses compatriotes, il se serait retourné vers les Russes et aurait fait parmi eux plusieurs prosélytes.

Les khlysty du peuple s’attribuent une origine nationale en même temps que surnaturelle. Ils ont, sur leurs premiers prophètes, un déserteur du nom de Daniel Philippovitch et un serf des Narychkine du nom d’Ivan Souslof, leur tradition, ou mieux leur évangile. Cet évangile n’a pas eu d’évangéliste ; un de leurs dogmes fondamentaux est de ne pas écrire leurs doctrines, tant pour laisser toute liberté à l’inspiration que pour dérober aux profanes les mystères de la foi et les secrets du culte. Lorsque leur dieu parut sur la terre russe, un de ses premiers préceptes fut de ne point confier ses enseignements à la plume, un de ses premiers actes de jeter tous ses livres au Volga. Le livre de la vie qu’il faut s’appliquer à lire est écrit au fond de nos âmes. Selon la tradition des khlysty, c’est sous le règne de Pierre le Grand que la vraie foi s’est révélée à la Russie. Elle lui fut apportée par le Père éternel, qui, au milieu de nuages de feu, descendit sur le mont Gorodine, dans le gouvernement de Vladimir, et y prit la forme humaine. Dieu le père, ainsi incarné, portait parmi les hommes le nom de Daniel Philippovitch ; ses adorateurs lui donnent le titre à l’aspect gnostique de Dieu Sabaoth. Daniel Philippovitch engendra, d’une femme âgée de cent ans, un paysan du nom d’Ivan Timoféévitch Souslof, qu’avant de monter au ciel il reconnut pour son fils et son christ. Avec le réalisme de la plupart de ces sectes populaires, les adorateurs de Daniel Philippovitch et d’Ivan Timoféévitch s’intitulent adorateurs du Dieu vivant. On dirait que ces lioudi Bojii ont besoin de personnifier la Divinité dans un homme, besoin d’en avoir sous les yeux un représentant visible. De là, chez eux, toute une série de christs, se succédant par une sorte de filiation ou d’adoption. Chaque génération a le sien, chaque communauté se montre avec son christ en chair et en os.

Cette grossière hérésie semble parfois aboutir aux mêmes conclusions que les raffinements symboliques de telle ou telle philosophie. Il semble que, d’après l’enseignement de certains khlysty, il dépende de l’homme de s’unir à la Divinité et de l’incarner dans ses membres. Chez eux, cette incarnation spirituelle est en quelque sorte facultative ; tout croyant peut y être appelé. L’Esprit saint, qui souffle où il veut, peut descendre sur tous et en faire des christs. Aussi est-il des communautés où les sectaires s’adorent les uns les autres, se rendant une sorte de culte mutuel. Comme Jésus devint Dieu par sa sainteté, ils aspirent à devenir des hommes-dieux. Cette divinisation de l’être humain est accessible à la femme aussi bien qu’à l’homme. Tandis que celui-ci reçoit le titre de christ, celle-là prend celui de sainte vierge ou de mère de Dieu, bogoroditsa. Il y a ainsi des multitudes de christs et de saintes vierges, sans compter les prophètes et les prophétesses. À quelques femmes les khlysty ont même décerné le titre de déesse (boghiniia). Cette sorte de mystique apothéose est sans doute un des attraits de la secte.

La légende de leur premier christ est une curieuse et enfantine parodie de l’Évangile. Ivan Timoféévitch se choisit douze apôtres avec lesquels il prêcha, sur les bords de l’Oka, les douze commandements de son père Sabaoth. Arrêté sur l’ordre du tsar, le nouveau christ fut flagellé, brûlé, torturé de toute façon, sans que rien lui pût arracher le secret de sa foi. À la fin, il fut crucifié près de la porte sainte du Kremlin ; mais, enterré le vendredi, il ressuscita dans la nuit du samedi au dimanche. Cette légende, effrontément calquée sur le récit évangélique, fut peut-être inspirée à l’origine par le supplice de Kullmann ; elle ne suffit point aux adorateurs d’Ivan Souslof. Pour ce christ de moujiks, ce n’était pas assez d’une passion et d’une résurrection : Ivan Timoféévitch, arrêté de nouveau, est de nouveau crucifié. Pour mieux prévenir tout retour à la vie, les persécuteurs écorchent le cadavre de leur victime ; mais, une femme ayant jeté un linceul sur les membres sanglants du dieu, ce linceul lui reforme une nouvelle peau, et le christ de l’Oka ressuscite une seconde fois pour vivre de longues années sur la terre russe, avant de monter au ciel s’unir à son père.

Pendant plus d’un siècle, les khlysty du centre de l’empire honorèrent pieusement tout ce qui rappelait leurs dieux incarnés, les villages où l’un et l’autre étaient nés, les maisons où ils avaient habité, les lieux où ils avaient été ensevelis avant leur ascension. Regardant d’ordinaire le mariage comme une souillure, ces khlysty en permettaient l’usage aux membres de la famille d’Ivan Souslof ou de Daniel Philippovitch, afin de ne point laisser tarir le sang qui coulait dans les veines du rédempteur. Au bourg de Staroïé, à 30 verstes de Kostroma, vivait encore, à la fin du règne de Nicolas, une fille du nom d’Ouliana Vassilief, que les khlysty regardaient comme une sorte de divinité, parce qu’elle était le dernier rejeton de la race de Daniel Philippovitch. Pour mettre fin au culte dont elle était l’objet, le gouvernement dut faire enfermer la sainte des sectaires dans un couvent. Privés de la famille de leur dieu, les hérétiques continuèrent à témoigner leur vénération aux lieux sanctifiés par sa présence. Une maison de Moscou, jadis habitée par Daniel Philippovitch, fut longtemps pour eux une sorte de santa casa, et le village de Staroïé resta leur Bethléem ou leur Nazareth. Il y a dans ce village un puits qui avait le privilège de leur fournir l’eau avec laquelle se cuisait le pain qui servait à leur communion. Le transport se faisait en hiver, lorsque l’eau gelée se laissait aisément charrier en bloc.

L’inepte légende de la double mort et résurrection d’Ivan Souslof explique mal le succès d’une secte qui a pénétré dans toutes les provinces de l’empire. Les douze commandements de Daniel Philippovitch, prêchés par son fils Ivan, n’en paraissent pas donner davantage la raison ; c’est un code d’ascétisme : l’un prohibe l’usage des boissons fermentées, l’autre l’assistance aux noces et aux festins. Le serment et le vol sont condamnés, le mariage et l’union des sexes sont absolument interdits[296]. Aux jeunes gens il est enjoint de ne pas se marier ; aux époux, de vivre en frère et sœur. C’est un des points par où les khlysty donnent la main aux plus exaltés des sans-prêtres, auxquels ils peuvent avoir fait plus d’un emprunt. Des douze commandements attribués à Daniel Philippovitch, il en est deux qui recèlent peut-être les deux grandes causes du succès de la secte ; c’est le précepte qui commande de croire au Saint-Esprit et celui qui ordonne de garder le secret. Croyez à l’Esprit, c’est-à-dire à l’inspiration, croyez à vous-même, croyez aux transports et aux illusions de l’imagination ; c’est, sous une brève formule, la liberté des visions et la promesse de l’extase, avec toutes les fascinations du mysticisme. À cette séduction, le secret en ajoute une autre : de tout temps, les cultes voilés d’ombres et enseignés à voix basse ont eu, pour la tête ou les sens des adeptes, un attrait semblable à un délicieux vertige. On sait les voluptés de l’initiation et le charme des dévotions clandestines qui donnent à la religion la saveur de l’intrigue et la troublante douceur des émotions prohibées. « Ces préceptes, dit le Dodécalogue de Daniel Philippovitch, garde-les en secret ; ne les révèle ni à ton père ni à ta mère. Qu’on te frappe avec le knout, qu’on te brûle avec le feu, souffre sans rien dire. » Et le prosélyte admis dans la communauté, après avoir passé par plusieurs épreuves, doit jurer « de garder le silence sur tout ce qu’il verra ou entendra, sans se plaindre ni s’effrayer du knout, du feu ou du glaive ». Une telle discipline explique comment ces hérésies ont été longtemps si mal connues. Pour se mieux dérober aux regards profanes, les khlysty comme les skoptsy, comme tous les sectaires qui sortent virtuellement du christianisme, demeurent extérieurement dans l’Église, en fréquentant les offices et les sacrements.

Le succès des khlysty semble moins provenir de leur morale ou de leurs dogmes que de leurs rites cachés. Comme chez toutes les doctrines qui fuient le jour, comme dans les mystères du paganisme antique et les secrètes réunions des premiers chrétiens, on a, chez les khlysty, soupçonné d’immorales pratiques, de nocturnes débauches. Si quelques-unes de leurs communautés ont justifié de semblables soupçons, il n’est pas besoin de cette grossière amorce pour expliquer la diffusion de pareilles sectes. En telle matière, les apparences sont quelquefois trompeuses ; on peut être induit en erreur par les ardentes similitudes, les vives et voluptueuses images chères aux mystiques. Dans les assemblées des hommes de Dieu, comme dans celles de la plupart des illuminés, les sens ont un rôle, mais ce n’est, le plus souvent, qu’un rôle auxiliaire. Il n’y a là qu’un procédé mystique. C’est au corps d’agir sur l’esprit, c’est aux sens de préparer à l’extase. Non contentes de s’élever à Dieu sur les ailes de la prière ou de la contemplation, par les voies spirituelles qu’indique l’Église, certaines âmes, impatientes des lenteurs d’une telle méthode, cherchent à s’unir à Dieu par des routes plus courtes, appelant à leur aide des moyens artificiels et des excitants physiques. L’extase trop longue à venir, on s’ingénie à se la procurer par le vertige des sens. On invente pour cela des procédés mécaniques, on emploie des recettes matérielles. Il y en a de plusieurs sortes, en usage chez les visionnaires de tous les temps et de toutes les religions. Sous prétexte d’atteindre Dieu par l’esprit, c’est au corps qu’on a recours. En prétendant se détacher de la terre et des sens, en aspirant à se transfigurer pour une heure en de purs esprits, les mystiques peuvent ainsi tomber dans une sorte de matérialisme. Tel est le cas des khlysty. Comme plusieurs cultes de l’antiquité, comme quelques sectes anglo-saxonnes de nos jours, ils ont dans le service divin donné une place au mouvement corporel. La danse est, non moins que le chant, un des éléments de leur office. Chez les hommes de Dieu, le rite habituel est un mouvement circulaire, une sorte de ronde ou de tournoiement, en usage, dans le même dessein, en différents pays, par exemple chez les derviches musulmans et chez les shakers d’Amérique.

Les khlysty se rassemblent d’ordinaire de nuit. Hommes et femmes sont vêtus de blanc. Après l’ouverture du service par des cantiques propres à la secte et des invocations au dieu Daniel et au christ Ivan, le chef de la communauté lit des passages de l’Écriture, par exemple les Actes des apôtres, à ces paroles de saint Pierre, empruntées au prophète Joël : « Il arrivera dans les derniers jours, dit le Seigneur, que je répandrai mon Esprit sur toute chair, et vos fils et vos filles prophétiseront, et vos jeunes gens verront des visions, et vos vieillards songeront des songes. » Alors commence une scène plus ou moins semblable à celles que les voyageurs vont chercher, en Turquie et dans les pays musulmans, aux tékiés des derviches tourneurs. Quelques adeptes se mettent à se mouvoir en rond. Le reste des assistants les imitent peu à peu : ils tournent, lentement d’abord, puis avec une rapidité croissante, bientôt vertigineuse. Hommes et femmes, jeunes et vieux, frappés d’une sorte de frénésie contagieuse, sont emportés dans le même tourbillon ; ils tournent d’abord en cercle, chantant et poussant des çoupirs et des sanglots, les hommes au centre, les femmes en dehors. Puis, quand l’excitation est à son comble, ils rompent la ronde sacrée. Chacun suivant son inspiration, la piété et les transports prennent différentes formes. L’un, saisi d’un tremblement convulsif, cherche l’extase dans un mouvement uniforme ; l’autre frappe bruyamment le sol, trépigne des pieds et bondit en l’air ; l’un va se balançant dans une sorte de valse furieuse ; l’autre pivote sur lui-même, les bras en croix, les yeux fermés, comme insensible à toute chose. Il en est qui s’hypnotisent en regardant un point fixe, par exemple une colombe peinte au plafond. Chez les khlysty, comme chez les derviches, il y a des dévots si habiles à ces saints exercices, qu’à la rapidité de leur mouvement rotatoire ils semblent immobiles ; au lieu d’un homme, l’œil ne perçoit plus qu’un fantôme incertain. Les vêtements des mystiques tourneurs se gonflent, leurs cheveux se dressent sur la tête, l’air tourbillonne dans la salle. Les khlysty offrent alors un spectacle bizarre et presque effrayant, qui doit agir sur les nerfs des prosélytes non moins violemment que la danse elle-même. Dans leur emportement, les fanatiques perdent toute conscience du monde extérieur : un haut fonctionnaire m’affirmait qu’on avait vu la police surprendre leurs réunions et pénétrer au milieu d’eux sans que les malheureux s’en aperçussent et suspendissent leurs danses. Ils ne cessent de tourner que pour tomber d’épuisement. Si quelques-uns sont pris de syncope ou de convulsions, c’est un signe de la venue de l’Esprit. De leur bouche sortent des sanglots entrecoupés, et leur front ruisselle de sueur, comme le corps d’un baigneur au sortir des étuves russes. Cette sorte de défaillance, cette sueur dont dégouttent leurs membres, les forcenés les comparent à la faiblesse et à la sueur de sang du Christ au jardin de Gethsémani, de même qu’en balançant leurs bras étendus ils prétendent, dans leurs danses, imiter le battement de l’aile des anges.

Ces valses religieuses portent, chez les khlysty, le nom expressif de radénié, c’est-à-dire de ferveur. Elles sont, pour eux, une jouissance divine, en même temps qu’une pieuse cérémonie. Ils aiment à sentir leurs yeux se voiler, leur tête se troubler, leur poitrine s’oppresser. Ces danses progressivement accélérées, ce tournoiement prolongé, agissent sur les nerfs et le cerveau d’une façon analogue à certaines boissons fortes ou à certains narcotiques. Au premier étourdissement succède une sorte d’ivresse, d’hallucination, comparable à celle que provoque l’opium ou le haschisch. Les khlysty appellent eux-mêmes ces rondes sacrées leur boisson ou leur bière spirituelle, doukhovnoié pivo. Ils ont parfois, dans le même dessein, recours à d’autres artifices, notamment aux verges et à la flagellation, ce qui justifierait leur nom vulgaire de flagellants. Il en est, dit-on, qui se frappent de verges dans leurs danses, ou qui se brûlent à la flamme des cierges. C’est à la suite du radénié que vient l’heure des prophéties. Des phrases entrecoupées, souvent insaisissables, des mots incohérents et incompréhensibles sont accueillis comme des révélations en langues inconnues. Dans cet état d’exaltation, les sectaires croient que c’est l’Esprit Saint qui parle par leur bouche. Ils expliquent ainsi comment, le plus souvent, leurs prophètes ne comprennent ni ne se rappellent eux-mêmes ce qu’ils ont prophétisé. Non contents de se procurer des extases et des révélations, certains khlysty ont des recettes pour se procurer des visions. C’est ainsi que, dans leurs radéniia, ils dansent parfois toute une nuit autour d’une cuve pleine d’eau. Lorsque la salle se remplit de vapeurs et que l’eau de la cuve vient à se troubler, les tourneurs en délire tombent à genoux, s’imaginant voir un nuage sur la cuve et dans ce nuage le Christ, sous la forme d’un jeune homme brillant de lumière. Dans toutes les folies de ce genre, il faut faire la part de l’exaltation réciproque des fanatiques, de la contagion magnétique qui accroît le délire des uns de la démence des autres. Ces assemblées d’hommes et de femmes à la recherche de l’extase suscitent des accidents nerveux, des convulsions, des crises de catalepsie et tous ces phénomènes d’hypnotisme que les âmes simples prennent pour des marques d’inspiration ou de ravissement céleste. C’est ce qui s’est vu en France, au dix-huitième siècle, chez les trembleurs protestants des Cévennes et chez les convulsionnaires du cimetière Saint-Médard.

Les hommes de Dieu se divisent en groupes désignés du nom de korabi, c’est-à-dire de navire ou de nef. Cette organisation, analogue à celle des loges maçonniques, est peut-être la raison qui a valu aux khlysty le sobriquet de Francs-Maçons[297]. Chaque korabi, chaque « nef » comprend les flagellants d’une ville, d’un village, d’une région. Chacune a ses prophètes et ses prophétesses dont les inspirations lui servent de règle ; ce qui naturellement facilite la diversité des croyances ou des rites. Chacune a aussi, d’ordinaire, son christ et sa mère de Dieu. Le premier christ des khlysty, Ivan Souslof, avait ainsi sa vierge immaculée. Ces mères de Dieu ou ces prophétesses, les dernières surtout, n’ont pas toujours le charme de la jeunesse ou de la beauté ; toutes n’ont pas non plus gardé le célibat. Il y en a de veuves ou de séparées de leurs maris. Pour saintes vierges, certains khlysty aiment à choisir de belles et robustes jeunes filles, qu’ils adorent comme une incarnation de la Divinité. Au culte qui leur est rendu, on a parfois voulu reconnaître, dans ces bogoroditsy, une personnification de la nature et de la force génératrice. On a même voulu les identifier avec la Terre mère, dont le nom reviendrait dans les hymnes chantées en leur honneur. Il semble que la plupart des « nefs » découvrent leurs saintes vierges, plutôt qu’elles ne les choisissent ; on les acclame par inspiration. Pour ce rôle, les illuminés prennent de préférence des femmes hystériques prédisposées aux transports de l’extase : une jeune fille sur laquelle agit fortement la danse de leurs radéniia, ou encore une klikousha, une « possédée » qui pousse des cris inconscients. Des névropathes ne sont-elles pas les saintes ou les prophétesses qui conviennent à de pareilles assemblées ?


Tandis que les vieux-croyants des deux rites sont, depuis Pierre le Grand, confinés dans le peuple, les sectes mystiques, comme les khlysty, ont parfois pénétré dans les hautes classes. D’après les oukazes et les actes officiels, la khlystovstchine aurait, au dix-huitième siècle, compté des adeptes dans tous les rangs, des princes aux marchands, parmi les étrangers comme parmi les Russes, parmi les ecclésiastiques comme parmi les laïques. Chose digne de remarque, celle doctrine, qui semblait renverser le christianisme, se propagea surtout parmi les moines et les religieuses, parmi les paysans appartenant aux monastères. Peut-être même est-elle née à l’ombre des cloîtres. On a tenté d’expliquer cette anomalie en considérant l’enseignement des lioudi Bojii comme une réaction du bas clergé monastique contre l’âpre domination et le relâchement du haut clergé. Il serait plus naturel de n’y voir qu’une réaction contre le vide formalisme byzantin. Toujours est-il que les murs silencieux des couvents orthodoxes semblent avoir entendu secrètement prêcher le baptême de l’Esprit après le baptême de l’eau. Des communautés entières d’hommes et de femmes, telles que le célèbre couvent Dévitchy à Moscou, auraient été infectées de ces pieuses hallucinations. Des moines, des nonnes surtout, auraient ouvert leurs cellules aux fascinantes délices des tournoyants radéniia. Des prophètes flagellants, à commencer par leur christ Souslof, auraient été ensevelis aux places d’honneur dans des églises orthodoxes, au monastère Ivanovsky notamment. Pour mettre un terme au culte scandaleux que recevaient les reliques des saints khlysty, l’impératrice Anne Ivanovna dut les faire déterrer et livrer aux flammes par la main du bourreau[298].

Le même phénomène s’est reproduit dans la première moitié du dix-neuvième siècle, sous les empereurs Alexandre Ier et Nicolas. Une société de mystiques de ce genre fut découverte, en 1817, dans une propriété impériale, au palais Michel, à Saint-Pétersbourg. Cette société, dissoute par la police, était de nouveau surprise, dans un faubourg de la capitale, vingt ans plus tard. Les réunions de 1817 avaient lieu dans l’appartement de la veuve d’un colonel, sous la direction d’une dame Tatarinof, demeurée célèbre dans les annales du mysticisme russe. Elles étaient fréquentées par des officiers de la garde et de hauts fonctionnaires, en même temps que par des soldats et des gens de service. Là aussi le secret était la condition de l’initiation ; l’existence de la société ne fut dévoilée que par la saisie d’une lettre d’un des membres. L’évocation de l’Esprit, la recherche de l’extase étaient l’objet des conciliabules de la Tatarinof. Les adeptes, s’appliquant les promesses de saint Paul aux premiers chrétiens, revendiquaient, eux aussi, le don de prophétie. Pour le provoquer, ils recouraient également à des procédés artificiels, entre autres au mouvement circulaire. Le ministre des cultes d’Alexandre Ier le prince Galitzyne, a été soupçonné d’avoir honoré de sa présence ces danses extatiques. Pour lui, et pour d’autres peut-être des spectateurs ou des acteurs de ces saintes représentations, ce n’était là sans doute qu’une fantaisie de haut dilettantisme religieux.

Comme les flagellants du peuple, ces illuminés de l’aristocratie se donnaient les noms de frères et de sœurs ; et ces familières appellations, et la liberté de ces pieuses réunions, et le suave précepte d’amour mutuel, et la douce complicité d’un secret en commun peuvent avoir été, pour les deux sexes, l’un des attraits de ces mystiques séances. Au lieu des cantiques des khlysty villageois, modelés sur le rythme des chants populaires, la communauté du palais Michel avait des hymnes en langue littéraire, versifiées à la manière de Derjavine, et parfois empruntées aux poètes de la France, de l’Allemagne, de l’Angleterre. Ces khlysty civilisés provenaient sans doute moins des pauvres enseignements de Daniel Philippovitch ou d’Ivan Sousiof que des leçons des mystiques de l’Occident. Leurs auteurs favoris étaient, dit-on, Madame Guyon et Jung-Stilling. C’était l’époque où la noblesse russe, lasse du scepticisme voltairien et du matérialisme encyclopédique, inclinait, par les pentes les plus opposées, aux doctrines mystérieuses et aux enseignements arcanes, où Saint-Martin avait des disciples et Cagliostro des admirateurs, où avec Novikof la franc-maçonnerie pénétrait dans tout l’empire, pendant qu’avec Joseph de Maistre l’influence des jésuites s’insinuait dans les hautes sphères pétersbourgeoises. Dans ce monde ouvert à tous les souffles du dehors, sur cette terre où germaient toutes les idées de l’Europe, l’illuminisme avait, lui aussi, trouvé un sol propice.

Venu ou non de l’Occident, l’illuminisme russe se retira peu à peu dans les couches inférieures de la nation ; là, chez un peuple grossier, sur un sol réaliste, il se dégrada, se matérialisa. Chez le moujik se propagèrent toutes les aberrations auxquelles peut conduire le dogme de la libre inspiration. Au-dessous des zélateurs de l’ascétisme surgirent des communautés aux doctrines impures, au culte sensuel, aux rites obscènes. Là, comme ailleurs, les exaltés, qui prétendaient s’élever au-dessus de la nature humaine, ne purent toujours se tenir sur les escarpements des cimes mystiques ; de l’abrupt sommet de l’illuminisme ils tombèrent en d’étranges chutes. L’inspiration passant par-dessus la morale comme par-dessus le dogme, aux égarements de l’imagination succédèrent les égarements de la chair. L’extase fut demandée à la jouissance, et la mysticité alliée à la volupté. Comme certaines nations primitives et certaines religions antiques, des sectaires du dix-huitième et du dix-neuvième siècle semblent avoir attribué, dans leur culte, une place à l’union des sexes. Peut-être faut-il moins voir là une impudeur calculée qu’une admiration ingénue devant le plus mystérieux des mystères de la nature. Partout les peuples enfants ont été enclins à donner à la génération un caractère religieux. L’acte qui perpétue l’espèce humaine et associe la créature au Créateur peut prendre, pour des âmes naïves, quelque chose de surnaturel, jusqu’à leur sembler l’hommage le plus agréable au Père de la vie.

Rien néanmoins ne prouve que tous les khlysty aient divinisé la génération et sanctifié la volupté. Loin de là, on ne saurait croire que toutes leurs communautés s’abandonnent « au péché en tas ou en foule » (svalnyi grekh). Pour la plupart, ce qui a donné lieu à cette accusation, c’est, semble-t-il, qu’après leur radénié, qui dure parfois des nuitS ; frères et sœurs, épuisés par leurs danses ou leurs flagellations, se couchent et dornient ensemble. Cette habitude a dû être mal interprétée ; elle prétait du reste à des abus qui ont pu dénaturer le caractère de ces nocturnes assemblées, d’autant que la fustigation avec « de saintes orties », comme disent les khlysty, n’a pas été seulement employée pour dompter la chair et provoquer l’extase. De ce que les accusations adressées aux flagellants paraissent le plus souvent peu méritées, il ne suit point qu’elles ne l’aient jamais été. La dévotion, on pourrait dire l’adoration d’un khlysty pour ses christs et ses prophètes est telle, qu’il se croit obligé d’obéir à toutes leurs paroles comme à des inspirations de l’Esprit, alors même que leurs commandements sembleraient contraires à la morale vulgaire. Chez quelques communautés de khlysty, de même. que chez les errants, l’ascétisme théorique a pu faire place à une sorte de religieuse luxure. Dans leur dédain du corps, qu’avec leurs notions manichéennes ils regardent souvent comme une création de Satan, certains de ces grossiers mystiques ont pu se persuader que l’âme, faite par Dieu et à son image, ne saurait être souillée par les souillures du corps. Pour d’autres, le péché de la chair a pu être un moyen de dompter l’orgueil de l’esprit, car il est plusieurs sentiers pour mener du mysticisme à des maximes ou à des rites impurs. Aussi ne saurait-on s’étonner si, dans les secrètes assemblées des khlysty du peuple ou du monde, les chastes noms de charité et de dilection chrétienne ont parfois, comme chez d’anciens gnostiques, couvert d’indécentes pratiques et de profanes amours.

Les « embrassements fraternels et les baisers angéliques » ont pu çà et là prendre place dans le rituel. La communion des sexes a pu compléter la communion des âmes, et l’holocauste de la chair achever le sacrifice spirituel. Selon les dépositions recueillies par le Saint-Synode au dix-huitième siècle, certaines communautés de khlysty avaient pour coutume de clore les rondes sacrées par un souper en commun ; et, ces agapes terminées, les frères et les sœurs s’abandonnaient librement aux délices de l’ « amour en Christ ». De semblables pratiques ont été imputées aux khlysly civilisés du palais Michel et aux staritses ou bélitses (religieuses ou novices) des couvents Ivanovsky et Dévilchy, aussi bien qu’aux rustiques adorateurs d’Ivan Souslof. L’homme, et encore plus la femme, est un être d’une complexité étrange, et, comme dit Pascal, qui fait l’ange fait la bête. Aux natures primitives, aux sens novices, les mystères inconnus de la volupté peuvent inspirer une sorte de terreur religieuse et comme un fascinant vertige. Il est des vierges qui s’y livrent avec d’autant plus de frénésie qu’elles les redoutaient davantage. L’attrait du sexe exerce sur certains tempéraments une obsession dont ils ne se délivrent qu’en y cédant ; tandis que, par une sorte de perversion intellectuelle, des natures raffinées ou blasées prennent plaisir à mêler l’érotisme au mysticisme, se délectant à aiguiser et à rehausser, l’un par l’autre, le délire des sens et l’ivresse du surnaturel. Chez quelques illuminés, la débauche en commun a même pu être employée comme un procédé ascétique, un moyen d’abattre le corps en le rassasiant ; la volupté a pu servir au même but que la mortification, et, elle aussi, devenir le prélude de l’inspiration ou de l’extase.


Une secte voisine, pour ne pas dire une branche de la khlystovstchine, la communauté des skakouny ou sauteurs, offrait un exemple de cet impudique mysticisme. C’est aux environs de Pétersbourg que les skakouny firent leur apparition ; c’est par la nouvelle capitale, par cette fenêtre ouverte sur l’Europe, que semble avoir pénétré en Russie cette nouvelle folie. La secte paraît d’origine étrangère, occidentale ; elle s’est d’abord montrée au milieu des populations finnoises, des populations protestantes du voisinage de la capitale ; les paysans russes de l’intérieur n’ont fait que se l’approprier. Les sauteurs ont été signalés, pour la première fois, sous le règne d’Alexandre Ier ; c’était une variété de khlysty ; ils n’en différaient guère que par le mode de leurs mouvements.

Au lieu de tourner en rond, les skakouny sautaient : d’où leur nom de sauteurs. Eux aussi se réunissaient de nuit et en secret, l’hiver, dans une cabane écartée, l’été, au fond des bois. Le chef de la communauté entonnait un cantique d’une voix lente ; il pressait peu à peu la mesure, accélérant toujours le rythme. Tout à coup il commençait à sauter, et les assistants l’imitaient en chantant. Les sauts et les chants devenaient de plus en plus rapides ; l’enthousiasme s’exprimait par des cris de plus en plus forts et des bonds de plus en plus hauts. L’heure des révélations arrivait au milieu de ces transports. Le trait particulier de ce singulier office, c’est qu’il s’accomplissait par couples d’hommes et de femmes, qui d’ordinaire s’étaient d’avance engagés pour la danse sacrée. Dans les réunions des skakouny des environs de Pétersbourg, lorsque l’exaltation était à son comble, l’officiant déclarait qu’il entendait la voix des anges. Les sauts s’arrêtaient, les lumières s’éteignaient, les couples se livraient dans les ténèbres aux douceurs de l’« amour en Christ ». Dans ces assemblées, tous les sentiments, tous les appétits, passaient pour inspirés, et leur satisfaction pour légitime. L’inceste n’était point regardé comme un péché, tous les fidèles, au dire des sectaires, étant frères en Christ. À leurs yeux, l’amour ayant un principe surnaturel, c’était un acte de religion que d’y obéir. Aussi regardaient-ils le mariage comme une impiété, et ne se laissaient-ils marier qu’afin de se dissimuler. Pour justifier leurs maximes, ils alléguaient les plus scabreuses histoires de la Bible, les filles de Loth, le harem de Salomon. À côté de ces pratiques immondes, les sectaires russes ou finnois des environs de Pétersbourg avaient des rites repoussants et abjects. Telle la communion qui consistait dans un rapprochement avec le chef de la communauté, regardé comme un Christ vivant. À ses disciples, cet impudent prophète donnait à baiser sa main ou ses pieds ; aux plus fervents sa langue. Comme les khlysty, ces sectaires se distinguaient du reste par leur sobriété ; un zélé sauteur se reconnaissait à sa pâleur[299].

Les efforts du clergé et de la police ne purent empêcher les skakouny de pénétrer dans l’intérieur de l’empire, où ils devaient se confondre avec les khlysty. Les sauteurs des districts de Pétersbourg et de Peterhof avaient été dispersés, les hommes emprisonnés, les femmes mises dans des maisons de correction. Au bout de quelques années, on découvrit des communautés de sauteurs dans les gouvernements de Kostroma et de Riazan, de Smolensk et de Samara, au nord et au sud, à Touest et à l’est de Moscou, Chez les skakouny de Riazan, la licence avait revêtu une forme plus solennelle et plus mystérieuse. Après que la danse habituelle avait été célébrée par un groupe choisi d’adeptes des deux sexes, une femme, parée du titre de mère de Dieu, appelait les jeunes filles à jouir de l’amour du Christ, représenté par un paysan. Parodiant la parabole des vierges sages et des vierges folles, la sainte entremetteuse convoquait en cantiques rimés l’assistance à une sorte de communion charnelle. « Approchez, ô fiancées, voici venir l’époux qui vous accueillera avec amour. Ne vous laissez pas aller au sommeil, ne fermez pas l’œil, ô jeunes filles, tenez vos lampes allumées. » Et pendant ce mystique appel au libertinage, les auditeurs s’inclinaient et se signaient avec dévotion devant leur prophétesse. Ailleurs, ces formes arcanes étaient laissées de côté ; le fond licencieux se montrait presque à nu. Dans leurs offices, les sauteurs ou khlysty du gouvernement de Smolensk se dépouillaient de tout vêtement, ce qui leur avait fait donner le sobriquet de cupidons. Une coutume analogue avait peut-être valu aux survivants du cercle de Mme Tatarinof, découverts à Pétersbourg en 1849, le surnom populaire d’adamites, déjà porté par une secte des premiers siècles. Chez plusieurs de ces skakouny, le caractère mystique semblait s’être évanoui, les cantiques étaient devenus des chansons érotiques ; la secte se recrutait parmi les jeunes gens et les jeunes filles, entraînés par l’appel du plaisir.

Ces oppositions ou ces combinaisons d’ascétisme et de naturalisme ne sont pas les seules que nous offrent ces sectes d’illuminés. Aux rites licencieux quelques visionnaires ont joint ou substitué des cérémonies sanglantes. Comme la volupté et la génération, la souffrance et la mort ont pu prendre une place dans le culte. La génération et la mort, les deux extrémités des choses humaines, l’alpha et l’oméga de tout être vivant, sont les deux choses qui frappent le plus violemment l’imagination ; toutes deux prennent presque également, chez les peuples enfants, un aspect religieux. De tout temps, des forcenés se sont plu à les associer à l’ombre des temples. Il en était ainsi, dans l’antiquité, de plusieurs des cultes de l’Orient, de la Syrie notamment. Pourquoi la superstition ne les aurait-elle pas accouplées çà et là dans les izbas russes ? Pour les intelligences primitives, le sang a été partout le grand purificateur. À une époque même de haute culture, sous la Rome impériale, la sanglante aspersion du taurobole et du criobole était le dernier effort du paganisme expirant. Le sacrifice, l’holocauste vivant a été, chez tous les peuples, l’acte religieux par excellence. La grande originalité du christianisme a été de le supprimer pour le remplacer par le mystique sacrifice de l’agneau. Comment s’étonner que, par une sorte de rétrogression ou d’atavisme, Il ait pu se trouver, au fond d’un peuple encore à demi païen, parmi les descendants de tribus barbares superficiellement converties, des natures assez grossières pour ne point se contenter du symbolique holocauste de la cène chrétienne, et revenir clandestinement au sacrifice de chair et de sang ? C’est ce qu’on a souvent imputé à certains sectaires russes, aux khlysty spécialement. Ils ont été maintes fois soupçonnés de remplacer le vin eucharistique par le sang d’un enfant. On sait que cette sorte de cannibalisme sacré est un des reproches que les différents cultes se sont le plus fréquemment jetés à la face. Les chrétiens en ont été accusés par les païens ; les juifs, par les chrétiens. Le plus grand nombre des khlysty ne mérite problablement pas plus cette sauvage imputation que celle d’immoralité. Certains traits nous inclinent cependant à croire que toutes les histoires de ce genre ne sont pas de pure invention. Elles s’accordent trop avec d’autres pratiques trop bien constatées chez ces singuliers mystiques.

Voici comment semblaient procéder à la communion les khlysty accusés d’unir les rites sanglants aux rites voluptueux. Au lieu de se servir uniquement, pour leur cène, de pain noir et d’eau, selon la coutume de la plupart des flagellants, ils se servaient de la chair ou du sang d’un enfant nouveau-né, non pas du premier enfant venu, mais du premier fils d’une jeune fille non mariée, érigée en sainte vierge ou mère de Dieu, bogoroditsa, et saluée comme telle dans les radéniia de la secte. « Tu es bénie entre toutes les femmes, lui disaient les prophétesses en se prosternant devant elle ; tu donneras naissance à un Sauveur dans les langes, et tous les rois viendront adorer le tsar céleste. » Durant cette parodie de la salutation angélique, les vieilles prophétesses dépouillaient la nouvelle sainte vierge de ses vêtements ; on la plaçait nue sur un autel, au-dessous des images, et les fidèles venaient, à tour de rôle, lui rendre une sorte de culte obscène, lui baisant les pieds, les mains, les seins, en se courbant devant elle avec force signes de croix. Ils l’appelaient souveraine reine du ciel, et la priaient de les juger dignes de communier de son corps très pur, lorsque, par le Saint-Esprit, naîtrait d’elle un petit christ (khristosik). Quand, à la suite des radéniia qu’elle était la première à danser, la goroditsa devenait enceinte, son enfant, si c’était une fille, devenait plus tard, à son tour, une sainte vierge. Si c’était un fils, un khristosik, il était immolé le huitième jour après sa naissance. À en croire certains récits, on lui perçait le cœur avec une lance analogue à la lance liturgique en usage dans l’Église orientale pour couper le pain consacré. Le sang et le cœur de ce petit christ, mêlés à du miel et à de la farine, servaient à la confection des gâteaux eucharistiques. C’était ce qui s’appelait communier du sang de l’agneau ; car cette cène hideuse s’inspirait d’un sombre réalisme. À ces prétendus mystiques il fallait, pour la communion, un vrai corps, un vrai sang. Quelques-uns communiaient, assure-t-on, avec le sang chaud de leur petit Jésus, et faisaient dessécher la chair pour la réduire en poudre et en préparer leurs kalatchi ou gâteaux de communion. D’autres fois, c’était une jeune fille, une « sainte vierge », vivante et volontaire victime, dont le sein gauche, enlevé au milieu des danses et des chants, servait de nourriture eucharistique[300].

Ont-ils jamais été autre chose que des monstruosités isolées, de pareils rites ne pouvaient se célébrer que de loin en loin en des contrées écartées. Ils ont toujours dû être plus rares dans la Russie moderne que, en Amérique, le sanglant vaudoux africain, le sacrifice du « bouc sans cornes » encore en usage chez les noirs de Haïti. En Russie on est d’autant plus porté à se défier des récits de ce genre que le paysan est généralement plus doux. Il est des aberrations du fanatisme qu’on ne saurait cependant révoquer en doute et qui rendent moins sceptique pour les horreurs de cette sorte. Comment oublier qu’il s’est trouvé des énergumënes pour prêcher le suicide par le fer ou par le feu, tandis que d’autres recommandaient l’holocauste des enfants ? La communion n’est peut-être pas le seul sacrement que la superstition se soit ingéniée à perfectionner à l’aide de rites sanglants. J’ai entendu raconter que, en je ne sais quel district, des forcenés, flétris du surnom de sangsues, enseignaient de baptiser les nouveau-nés avec le sang de leur mère. De pareils récits sont-ils suspects, une secte contemporaine pratique, au su de tous, le baptême du sang ou du feu, en l’entendant d’une façon plus odieuse encore. Nous voulons parler d’une secte mystique comme les khlysty, rapprochée de ces derniers par son origine et par ses dogmes, la socle des skoptsy ou mutilés.




CHAPITRE VIII


Sectes mystiques : les blanches-colombes, eunuques ou skoptsy, — De la mutilation comme moyen d’ascétisme. Le baptême du feu. Mutilation des deux sexes. Skoptsy mariés. Comment se recrute la secte. Ses moyens de propagande. — Dogmes et histoire des skoptsy. Leur parenté avec les khlysty. Leur Christ du dix-huitième siècle. Leur organisation par loges ou nefs. Leur millénarisme. Pierre III et Napoléon messies des eunuques. — Professions favorites des skoptsy. Leur goût pour l’or, leurs richesses. Avantage d’avoir des eunuques pour caissiers. — Lois contre les skoptsy. Leurs procès. Skoptsy spirituels.


Des mystiques comme les khlysty, des illuminés aux doctrines ascétiques ou sensuelles, érigeant l’inspiration en règle de la foi, se sont montrés de tout temps, chez les peuples où l’imagination religieuse a conservé sa première puissance. Une secte qui de la plus dégradante pratique de l’esclavage et des harems d’Orient fait un système religieux, une secte qui convertit la castration de l’homme en obligation morale, ne s’est peut-être vue qu’en Russie. Il est facile de trouver aux skoptsy des ancêtres spirituels dans le paganisme ou même dans le christianisme, depuis les prêtres de Cybèle ou d’Atys, qui semblent ne s’être mutilés que par symbolisme religieux, jusqu’au savant Origène qui, dans la mutilation du corps, cherchait la paix de l’esprit. La pensée du grand docteur de l’Église est une de celles qui inspirent ses imitateurs russes ; elle n’est point la seule. L’émasculation est une forme d’ascétisme ; c’est la plus radicale des macérations, la plus effective des pénitences. Dans leur haine contre les sens et la chair, les skoptsy retranchent par le fer le siège de la tentation. À leurs yeux, le meilleur moyen d’arriver à l’extase ou au don de prophétie, c’est de rendre l’esprit libre du corps en anéantissant les appétits corporels. Pour s’unir à Dieu, l’homme doit devenir semblable aux anges, il doit abdiquer tout sexe. Ces rêveries de sectaires frénétiques, les skoptsy les ont poétiquement développées dans leurs hymnes et leurs vers. Par allusion à cette pureté idéale, ils se donnent à eux-mêmes le nom symbolique de blanches-colombes (bélyie goloubi). Ils se vantent, dans leurs cantiques, d’être plus blancs que la neige. Ils sont les purs, les saints qui traversent sans se souiller ce monde de péché, les vierges qui, dans l’Apocalypse, suivent partout l’Agneau.

Des étrangers ont été tentés de voir, dans la doctrine de ces ennemis de la génération, le terme logique du pessimisme. Rien de plus juste en apparence : la vie étant mauvaise, il faut en tarir la source ; la génération étant la grande coupable, il faut en retrancher les organes. Tel ne semble pas cependant le point de vue des skoptsy russes. S’ils suppriment en eux la faculté reproductrice, ce n’est pas que leur main ait soulevé le voile trompeur de la Maya, ce n’est pas que leur volonté se soit détachée de la vie etqu’ils se refusent à être complices des pièges de la nature. Leur frigide chasteté d’eunuques n’est point le premier pas dans « la voie de la négation à l’existence ». Ils n’ont rien de Schopenhauer ou du Bouddha ; ils sont moins pessimistes que mystiques. Ils n’ont pas en vue la fin de l’espèce, mais la perfection de l’individu et la glorification de Dieu. Il ne professent point que la vie est mauvaise et ne cherchent pas à s’affranchir du mal de l’être. Leurs visées sont moins philosophiques que théologiques ; elles ne sortent pas du cercle d’idées communes aux sectes russes.

En touchant au mariage et à la génération, l’esprit de secte a provoqué en Russie les égarements les plus contraires. Il a suscité, d’un côté, l’impudent libertinage de certains sans-prêtres et l’impudique « amour en Christ » de quelques khlysty ; de l’autre, le célibat obligatoire de plusieurs « sans-mariage » et la mutilation des blanches-colombes. Dans leur aversion pour « l’œuvre de chair » les skoptsy se rapprochent de certains bezpopovtsy. Ce point de contact n’est pas le seul. Entre ces fanatiques, en apparence isolés, et les vieux-croyants du raskol, il n’est pas impossible de trouver plus d’un trait de ressemblance et, jusqu’en des aberrations divergentes, des tendances analogues. C’est d’abord le caractère russe qui, chez le skopets, comme chez le théodosien ou l’errant, se montre enclin à pousser les idées jusqu’au bout, ne reculant devant aucune extrémité. C’est ensuite, jusque chez ces mystiques qui en semblent le plus éloignés, le vieux réalisme moscovite, qui s’insinue dans l’illuminisme même, matérialisant l’ascétisme, attachant le salut à une opération de chirurgie. C’est encore le culte de la lettre, l’amour du sens littéral, c’est-à-dire la chose qui, d’habitude, répugne le plus au mystique. Les skoptsy invoquent dans l’Évangile un texte plus facile à citer en latin qu’en français[301]. Le Christ a dit : « Si ton œil droit te scandalise, arrache-le et jette-le, et si ta main droite te scandalise, coupe ta main et jette-la ». Ce conseil, les nouveaux origénistes l’érigent en précepte, avec le même aveuglement que les raskolniks, d’autres textes non moins malaisés à entendre à la lettre. Ces versets, par lesquels ils justifient la plus bizarre de leurs coutumes, ne sont pas les seuls que les skoptsy prennent au sens littéral ; ils en font autant des prophètes et de l’Apocalypse, de Daniel et de saint Jean.

Ce n’est point d’ordinaire sur les jeunes enfants que les skoptsy pratiquent leur rite fondamental ; c’est le plus souvent sur des hommes faits, alors que le sacrifice est le plus dur et l’opération le plus dangereuse. Cette sanglante initiation a parfois plusieurs degrés : la mutilation est complète ou incomplète ; suivant l’un ou l’autre cas, elle porte, chez les sectaires, les noms de sceau royal ou de seconde pureté[302]. Les femmes n’échappent pas toujours à l’horrible baptême. Pour elles, la mutilation n’est pas obligatoire ; beaucoup cependant, lors de leur admission parmi les « colombes », reçoivent les stigmates de la secte et le sceau royal, qui est le signe de l’entrée au nombre des purs. Chez elles, les skoptsy paraissent s’en prendre plutôt à la faculté de nourrir qu’à la faculté d’engendrer. Le sein nouvellement formé de la jeune fille est amputé ou défiguré, sa poitrine soumise à une sorte d’odieux tatouage. Parfois les deux mamelles sont entièrement enlevées. Chez quelques femmes, le fer des fanatiques va plus loin, il s’attaque à des organes plus intimes, sans que le plus souvent ces incisions, exécutées par des mains ignorantes, rendent les malheureuses qui les subissent incapables d’être mères. Des procès ont mis en lumière ces outrages à la nature humaine : on a discuté devant la justice les procédés chirurgicaux employés pour ces détestables cérémonies. Les juges ont vu de vieilles femmes octogénaires et des jeunes filles de quinze, de dix-sept, de vingt ans toutes diversement déformées par le couteau ou les ciseaux des fanatiques[303]. La plupart des jeunes victimes avaient, à la fleur de l’âge, perdu la fraîcheur de la jeunesse ; comme celui du skopets, leur visage était prématurément flétri. Quelques-unes déclaraient ne point se souvenir de l’époque où elles avaient été soumises à ce sauvage traitement. Il n’est pas impossible qu’on ait parfois confondu avec les rites des skoptsy de barbares pratiques inspirées à d’ignorants parents par d’autres superstitions. De semblables mutilations de la femme, signalées par les anciennes chroniques chez les païens de la Rous primitive, se seraient retrouvées de nos jours chez des tribus finnoises.

Il semble, au premier abord, qu’une pareille religion ne se puisse recruter qu’à l’aide de prosélytes étrangers : il n’en est point entièrement ainsi. Les skoptsy ne condamnent pas tous, d’une manière absolue, le mariage et la génération. Se considérant comme les élus de Dieu, les dépositaires de la sainte doctrine, il en est qui se croient permis de donner la vie à des enfants pour leur transmettre ïa vraie foi. Souvent ce n’est qu’après la naissance d’un fils que le père passe à l’état de pur esprit. L’enfant grandit en sachant à quelle immolation il est destiné. L’homme qui, l’heure venue, refuserait de se soumettre au sanglant baptême serait en butte aux poursuites et aux vengeances des sectaires, qui forment dans l’empire une vaste association, dont les membres, comme ceux des sociétés secrètes politiques, se permettent de faire eux-mêmes justice des traîtres et des déserteurs. On entend, à ce sujet, de lugubres histoires. Un skopets, par exemple, avait un fils qui, arrivé à l’âge d’homme, s’enfuit de la maison paternelle, passa à l’étranger et s’y maria. Au bout d’une quinzaine d’années, il crut pouvoir revenir dans sa patrie ; il fut reconnu par son père et disparut.

Soit pour perpétuer leur doctrine avec leur race, soit pour se mieux dissimuler et se donner en même temps les avantages de la vie conjugale, les skoptsy se marient souvent, et ces ménages inféconds ou d’une stérilité prématurée semblent souvent heureux, comme si ces froides unions étaient d’autant plus paisibles que la passion y a moins de part. À en croire certains récits, il y aurait, parmi les blanches-colombes, des époux assez débonnaires pour laisser leurs femmes leur donner d’ailleurs des enfants qu’ils ne peuvent engendrer eux-mêmes. Mariés ou non, ayant ou non des héritiers de leur sang, les skopsty ne suffisent point à la reproduction de leur secte. Il leur faut chercher des prosélytes, ei, pour s’en procurer, ils n’épargnent ni fatigue, ni ruse, ni argent. Les sacrifices que s’imposent à cet égard les blanches-colombes s’expliquent par leurs doctrines. Comme la plupart des sectaires russes, les skoptsy sont millénaires. Ils attendent un messie qui doit établir son règne en Russie et donner l’empire de la terre aux saints, aux vierges. Or, selon l’Apocalypse (VI, 10, 11), ce messie ne doit paraître que lorsque le nombre des saints sera complet. Pour que le nouveau et dernier Christ vienne leur assurer l’empire, il faut que les hommes marqués du sceau de l’Ange soient au nombre de 144 000 ; aussi tous leurs efforts tendent-ils à atteindre le chiffre apocalyptique.

Les riches marchands emploient souvent leur fortune à la propagande. Aux promesses de la béatitude éternelle ils ne dédaignent point de joindre le grossier appât du bien-être terrestre. Tantôt ce sont de pauvres gens, des soldats surtout qu’ils séduisent par des offres brillantes ; tantôt ce sont de pauvres enfants qu’ils se font céder pour les élever dans leurs principes. Ils recherchent de préférence les enfants et les adolescents, s’efforçant de les pénétrer de la nécessité de « tuer la chair ». Ils y réussissent parfois si bien qu’on a vu des garçons d’une quinzaine d’années s’amputer eux-mêmes pour se délivrer des troubles de la puberté. Parfois ces apôtres de la pureté ne se font pas scrupule de recourir à la force ou à l’artifice. Ils surprennent le consentement de leurs victimes par d’équivoques formules, ne révélant à leurs confiants prosélytes le dernier mot de leur doctrine que lorsqu’il est trop tard pour se dérober à leur couteau. Deux hommes, l’un encore jeune, au teint frais, l’autre âgé, au visage jaune et glabre, causaient un soir en prenant le thé dans une maison de Moscou. « Les vierges paraîtront seuls devant le trône du Très-Haut, disait le dernier. Qui regarde une femme en la désirant commet l’adultère dans son cœur, et les adultères n’entreront pas dans le royaume des cieux. — Que devons-nous donc faire, nous pécheurs ? demandait le jeune homme. — Ne sais-tu pas, reprit le plus âgé, la parole du Sauveur : Si ton œil droit te scandalise, arrache-le et jette-le ? Ce qu’il faut faire, c’est tuer la chair. Il faut devenir semblable aux anges incorporels, et cela ne se peut que par le blanchiment (belénié). — Qu’estce que le blanchiment ? » interrogea le jeune homme. Au lieu de répondre, le vieillard invita son compagnon à le suivre ; il le fit descendre dansune cave brillantede lumières. Une quinzaine d’hommes et de femmes étaient là rassemblés, tous vêtus de blanc. Dans un coin, un poêle où le feu flambait. Après des prières et des danses, à la manière des khlysty, l’initiateur dit à son prosélyte : « Voici l’heure d’apprendre ce qu’est le blanchiment ». Et, sans qu’il eût le tempsde faire des questions, le catéchumène, saisi par les assistants, les yeux bandés, la bouche bâillonnée, fut étendu à terre, pendant que l’apôtre, armé d’un couteau rougi au feu, lui imprimait le sceau de la pureté[304]. Cette aventure, arrivée à un paysan du nom de Saltykof, a pu se reproduire plusieurs fois. Évanoui durant l’opération, le nouvel élu entendit, lorsqu’il reprit ses sens, ses chastes parrains lui donner le choix entre le secret ou la mort. Une fois opérés, il ne reste plus aux initiés malgré eux qu’à mettre à profit la générosité des chefs de la secte.

On sait à quelle époque les eunuques ont formé en Russie des communautés ; on ne sait point s’ils se rattachent, par quelque obscure filiation, aux religions de l’Orient. C’est à une date peu reculée qu’ils se sont montrés comme secte distincte. Cette hérésie qui, de toutes, semblerait la moins moderne, fit son apparition au dix-huitième siècle, vers 1760 ou 1770. C’est la nouvelle capitale, la ville européenne des bords de la Neva, qui en fut la Jérusalem. Le fondateur ou l’organisalcur de la secte, André Selivanof, prêchait sa doctrine à Pétersbourg au temps de Napoléon Ier : il n’est mort qu’en 1832, sous le règne de Nicolas, Pour les blanches-colombes, ce Selivanof est une incarnation divine ; les skoptsy lui rendent les mêmes adorations que les khlysty à Ivan Souslof. Eunuques et flagellants ont, du reste, de nombreux rapports, dans leur dogme comme dans leur culte, si bien qu’on peut regarder les deux sectes comme le rejeton l’une de l’autre. Le skoptchestvo est la dernière expression de la khlyslovstchina ; il n’en est qu’une exagération ou une réforme. Les premiers skoptsy sont sortis d’une communauté de khlysly, et le sauvage ascétisme de Selivanof n’est peut-être qu’une réaction contre le mystique dévergondage imputé aux adorateurs d’Ivan Souslof.

À l’image des hommes de Dieu, les skoptsy fondent tout leur culte sur l’inspiration et le prophétisme : pour arriver à l’extase, ils emploient des artifices analogues, en particulier le mouvement circulaire. Comme les khlysty, les mutilés appellent ces danses du nom de radénie (ferveur). Pour leurs assemblées, ils revêtent aussi de longues chemises de lin et se ceignent les reins de ceintures symboliques. De son vivant, Selivanof, le dieu sans sexe, présidait en personne aux radénia de ses fidèles, dans une maison de Pétersbourg, naguère encore la possession d’un skopets. À leurs réunions, les blanches-colombes admettent tous les initiés de la secte, alors même qu’ils n’ont point encore reçu le baptême du feu. Comme les khlysty, les mutilés se conforment extérieurement aux pratiques de l’Église dominante, pour mieux se soustraire aux soupçons de l’autorité. De même enfin que les flagellants, les eunuques sont répartis en loges secrètes, également appelées du nom mystique de nef (korabl). Au temps de Selivanof, le korabl de Pétersbourg, dirigé par le faux-christ, portait parmi les adeptes le titre de « nef royale ». Dans leur langage allégorique, les communautés arfiliées n’étaient que de légères nacelles voguant dans le sillage du navire qui, pour pilote, avait le Dieu vivant. Les mutilés ont, eux aussi, leurs prophétesses et leurs saintes vierges. Les femmes, et en particulier une prophétesse du nom d’Anna Bomanovna, ont eu une grande part dans l’invention ou la diffusion de la doctrine. Parfois ce sont encore des femmes qui, de leurs mains, transforment les hommes en anges.

Chez les blanches-colombes, l’émasculation n’est pas seulement un acte d’ascétisme, elle découle du dogme. Toute la doctrine repose sur une interprétation du péché originel, qui s’est plus d’une fois produite ailleurs, mais dont on n’avait jamais tiré d’aussi rigoureuses conséquences. Selon les skoptsy, c’est l’union charnelle des premiers parents qui a été le premier péché ; ce péché, c’est à la castration de le racheter. Ils rejettent ainsi, ou mieux ils renversent le dogme fondamental du christianisme, la rédemption par le Christ. Au lieu de Jésus, c’est leur christ eunuque, Selivanof, que les blanches-colombes reconnaissent comme rédempteur, et ce n’est point en mourant sur la croix, c’est en se mutilant que le nouveau sauveur a délivré l’humanité. Ce sacrifice de leur rédempteur, les blanches-colombes s’y doivent associer en l’imitant. Ils accordent à Jésus le titre de fils de Dieu, mais, interprétant l’Évangile à leur manière, ils font de lui une sorte de précurseur de Selivanof. Ils lui prêtent un enseignement ésotérique. La mutilation était, selon eux, l’objet de la doctrine secrète de Jésus ; mais, cette doctrine ayant été corrompue ou oubliée, il a fallu, pour achever la rédemption du genre humain, la venue d’un nouveau Christ qui enseignât et pratiquât le principe de la mutilation dans toute sa force.

Ce sauveur, dont les blanches-colombes attendent le retour visible, se fit connaître sous Catherine II. On ne sait rien de son origine ; il est probable que ce n’était qu’un paysan échappé au recrutement. Avant de devenir fondateur de religion, il avait longtemps mené une vie vagabonde. Reçu par les khlysty, il rompit un jour avec eux. C’est dans une de leurs communautés, alors dirigée par une prophétesse presque centenaire, Akoulina Ivanovna, que la nouvelle foi fut proclamée, et le vrai Dieu, reconnu dans la personne de Selivanof. Ce christ improvisé était sans éducation, il ne savait ni lire ni écrire. Ses enseignements étaient recueillis par ses disciples, qui devinrent rapidement nombreux. Arrêté comme un des instigateurs de la nouvelle hérésie, Selivanof fut knouté et exilé en Sibérie, à Irkoutsk : il n’en revint que sous le règne de Paul Ier. Chose singulière, par ambition politique peut-être autant que par folie religieuse, ce paysan qui se donnait comme fils de Dieu, se donnait en même temps comme prince et empereur. Également fréquentes ont été les deux impostures dans la Russie moderne : un peuple crédule et épris du merveilleux, un peuple esclave et rêvant de vague délivrance, accueillant avec la même naïveté les faux tsars et les faux christs. Selivanof est probablement le seul qui ait assumé à la fois cette double qualité.

Comme son contemporain le raskolnik Pougatchef[305], Selivanof se faisait passer pour Pierre III. Encore aujourd’hui, les skoptsy identifient les deux personnages, l’empereur et le sectaire. À l’origine, sous Catherine II, alors que le peuple s’attendait toujours à voir reparaître le souverain détrôné, cette seconde imposture ne fut peut-être, pour le faux christ, qu’un moyen de faire réussir la première. Peut-être l’idée n’en vint-elle pas à Selivanof, et lui fut-elle imposée par l’ignorance ou les calculs de ses adeptes. Toujours est-il que, de son vivant même, le nouveau rédempteur prenait, dans les prières qu’il se faisait adresser, le titre de dieu des dieux et de roi des rois. La vieille bogoroditsa Akoulina Ivanovna reçut des blanches-colombes, comme son fils spirituel, des titres royaux en même temps que des honneurs divins. Pour les initiés, cette Akoulina Ivanovna n’était autre que l’impératrice Elisabeth, dont ils faisaient la mère de Pierre III. Selon les skoptsy, l’empereur Paul Ier aurait voulu voir l’homme qui se déclarait son père : c’est pour cela qu’il l’aurait fait revenir du fond de la Sibérie, où le faux tsar était exilé. Les sectaires ont, sur l’entrevue de leur chef et de l’empereur, une légende reproduite dans leurs chants[306]. Cette tradition ne paraît pas justifiée. Paul Ier, qui rappela de Sibérie l’apôtre de la mutilation, semble n’avoir vu en lui qu’un fou. Selivanof fut enfermé dans un hôpital d’aliénés. Il ne recouvra la liberté que sous Alexandre Ier, grâce à l’intervention d’un gentilhomme polonais du nom d’Elinski, secrètement converti à la secte, qui comptait déjà dans la capitale de nombreux et riches partisans[307]. Pendant dix-huit ans, ce singulier messie vécut à Pétersbourg, dans la maison d’un de ses disciples, recevant les hommages de ses adorateurs en sa double qualité de dieu et de tsar, travaillant à propager sa doctrine, parfois même, dit-on, faisant à ses prosélytes l’honneur de leur en appliquer de sa main le principal précepte. L’argent des sectaires et l’état moral de la société russe sous Alexandre Ier expliquent seuls cette longue tranquillité du fanatique doublement imposteur. En 1820 Selivanof, enfin arrêté, fut enfermé, pour le reste de ses jours, dans le monastère de Souzdal ; il y est mort en 1832, âgé de cent ans. Le dieu châtré était tombé en enfance.

Pour les skoptsy, Selivanof, ou mieux Pierre III, qui a reparu sous ce nom, n’est pas mort. Il vit dans les solitudes de la Sibérie, d’où il doit revenir, à la tête des légions célestes, pour fonder l’empire des saints. C’est vraiment une destinée bizarre que celle de ce prince de Holstein, détrôné pour avoir si mal compris la Russie, et devenu le dieu de la plus singulière des sectes russes[308]. Pour établir le règne de la justice, quelques skoptsy donnent, comme futur lieutenant, à l’époux peu guerrier de Catherine II, Napoléon Ier, que ces eunuques revendiquent comme un des leurs[309]. D’autres sectaires, voisins des skopsky et des khlysly, ont fait de Napoléon leur unique messie, et rendent à ses images le même culte que les blanches-colombes aux images de Pierre III[310]. Les portraits de ce dernier prince, comme ceux de Selivanof, sont un des indices auxquels se reconnaisseat les skoptsy. Ils ont aussi parfois d’autres emblèmes, ainsi un moine crucifié qui semble une figure de leur nouveau rédempteur. Le roi David, qui dansait devant l’arche, est encore un des types favoris des skoptsy, aussi bien que des khlysty.


Malgré leurs précautions pour se dissimuler, les mutilés sont souvent dénoncés par leur extérieur même, par leur visage, par leur voix. Comme les sopranistes des chapelles romaines, le skopets a d’ordinaire le teint jaune, la barbe rare, la voix aiguë, avec un je ne sais quoi d’efféminé et d’incertain dans la démarche et le regard. À ces signes, l’œil reconnaît les disciples de Selivanof parmi les changeurs de Pétersbourg ou de Moscou. La police semble parfois seule à ne pas les voir.

Les skoptsy font en effet fréquemment le métier de changeur. Ils aiment à manier l’or, l’argent, les billets de banque ; à leur comptoir de change s’est souvent ébauchée une fortune achevée dans une autre industrie. D’où vient cette prédilection des blanches-colombes pour un métier ailleurs accaparé par les juifs ? Est-ce d’une idée religieuse, est-ce d’un calcul politique ? Révent-ils de préparer par la richesse la domination de leur messie ? Sont-ils simplement soucieux de s’assurer des armes contre une police longtemps vénale ? À cette question posée dans un procès, un témoin répondait que les skoptsy étaient changeurs parce qu’ils ne se sentaient pas la force de faire autre chose. Peut-être serait-il plus juste de dire que les blanches-colombes se livrent au commerce des métaux précieux parce qu’en les préservant de certaines tentations, la mutilation leur donne plus de chance d’y réussir. « Si j’étais banquier, me disait un Russe, je ne voudrais d’autre caissier qu’un skopets. Pour une caisse, comme pour un harem, un eunuque est le plus sûr gardien. Dans toute soustraction de fonds, toute infidélité de comptable, il y a une femme ; avec les blanches-colombes, on peut dormir en paix. » Telle semble être l’opinion de certains skoptsy. Un de leurs chefs disait, dans un procès, qu’ils se mutilaient parce que, l’or étant le prince de ce monde, il faut supprimer dans sa racine tout ce qui en peut distraire. Le skopets, sans passion et sans jeunesse, peut, pendant une vie entière, mettre à la recherche de la richesse un esprit de suite, une régularité, une opiniâtreté, qui d’ordinaire n’appartiennent qu’à la vieillesse ou à la maturité. Sans femme et sans famille, ayant peu ou point d’enfants, il est plus maître d’épargner, comme il est plus libre d’acquérir. Aussi a-t-on vu, parmi les skoptsy, des hommes riches à millions de roubles, et ces richesses, ils les employaient à la propagande de la secte, qui leur offrait de dociles agents et de sûrs commis. Ils se passent, d’ordinaire, la fortune de main en main, par adoption ; le patron la laisse souvent à un commis. La succession d’un skopets, mort en prison avant son jugement, a été, en 1874, l’un des motifs du fameux procès de l’abbesse Métrophanie. L’intrigante abbesse prétendait tenir de l’eunuque millionnaire, à qui elle devait procurer la liberté, pour six cent mille roubles de lettres de change. Un skopets a, vers la fin du règne d’Alexandre II, consacré cinq millions de roubles à l’érection d’un asile pour les vieillards et les enfants[311]. De pareils moyens d’action expliquent la persistance de cette répugnante hérésie. De telles fortunes, un tel souci des intérêts matériels rapprochent, en même temps, les skoptsy des vieux-croyants et des autres raskolniks. Cette secte mystique par excellence, ces illuminés affamés de prophéties n’ont pas failli à l’esprit positif, à l’esprit mercantile du Grand-Russe et du raskol.

Pour mettre fin à la barbare religion de Selivanof, il semblerait n’y avoir qu’à en isoler les partisans et à les laisser s’éteindre sans postérité ni prosélytes. Ce moyen a longtemps été employé ; en dépit de toutes les rigueurs de la loi, il semble n’avoir que médiocrement réussi. Comme les autres sectes, c’est dans l’état mental, dans l’état moral de la nation, que la doctrine des mutilés trouve des aliments. La prison et la déportation n’ont point suffi à en débarrasser l’empire. Sous le règne de Nicolas on faisait souvent de ces fanatiques des soldats. Une ville du Caucase, Maran, a longtemps servi de garnison à cette singulière troupe. Aujourd’hui on les envoie au fond de la Sibérie orientale. Il en a été ainsi, sous Alexandre II, du marchand Plotitsyne et des frères Koudrine, condamnés, l’un en 1869, les autres en 1871. Dans le premier procès il y avait une quarantaine d’accusés des deux sexes ; dans le second, une trentaine. Plotitsyne, arrêté avec sa sœur, était le chef des blanches-colombes du gouvernement de Tambof. Comme la plupart de ses coreligionnaires, ce riche marchand se donnait pour un zélé orthodoxe. Il avait construit, à ses frais, des chapelles et enrichi des hôpitaux. On découvrit dans sa maison, au beau milieu de la ville de Morchansk, une vaste cave fermée par une porte de fer. C’était la salle des opérations ; les cris des patients ne pouvaient s’entendre du dehors. Ceux qui succombaient étaient enterrés sur place. Dans une cave voisine, la presse annonçait qu’on avait découvert un fabuleux trésor métallique de plusieurs millions de roubles. Le trésor s’évanouit lors de l’enquéte judiciaire ; la crédulité publique en imputa la disparition à la police.

Plotitsyne fut condamné à la déportation avec vingt de ses complices. Interné aux bords du PaciBque, il employa ses loisirs à monter un chantier de bateaux à vapeur. L’administration ne pouvait qu’encourager cette utile initiative. Le premier steamer lancé, le déporté y monta, sous les yeux de la police, pour en essayer la machine. Une fois à bord, il mit le cap sur San Francisco. Cela se passait en 1879. La même année, le tribunal d’Ékaterinebourg condamnait à la déportation quarante-deux blanches-colombes des deux sexes. Le plus souvent, les skoptsy sont arrêtés et poursuivis en troupe, toute une nef ou korabl à la fois. En 1876 cent trente eunuques ou affiliés à la secte étaient traduits d’un même coup devant le tribunal de Symphéropol, en Crimée. C’étaient des marchands, des petits bourgeois, des ouvriers. Les quarante-deux condamnés d’Ékaterinebourg étaient des paysans à la vie ascétique. Ils ne buvaient pas d’alcool, ne fumaient pas, ne mangeaient pas de viande : « La viande, disent les skoptsy, est maudite, comme le fruit de l’accouplement des sexes. » Tous, du reste, observaient les rites de l’Église. Aucun ne voulut avoir d’avocat. Pour toute défense, ils se contentaient d’alléguer le verset de l’Évangile qui leur semble justifier leur doctrine[312].

Pour n’être pas inquiétés, quelques skoptsy ont émigré à l’étranger, en Roumanie notamment, où ils sont confondus avec les vieux-croyants, sous le nom de lipovanes[313]. Aucune mesure n’a encore pu arrêter la propagation de la secte. En 1871, dans le procès des frères Koudrine, un expert, M. Bélaïef, professeur à l’académie ecclésiastique de Moscou, affirmait que, loin d’être en diminution, le nombre des mutilés était en accroissement. Malgré tout, une doctrine qui a un pareil baptême ne saurait compter sur des millions d’adeptes. On n’estime guère leur nombre qu’à deux ou trois milliers.

La loi est justement rigoureuse pour les adhérents du faux Pierre III : tout eunuque est obligé d’avoir cette qualité inscrite sur son passeport, et demeure placé sous la surveillance de la police. Toute personne logeant ou employant des skoptsy est tenue d’en prévenir l’autorité. Une fois arrêté, un skopets échappe avec peine à la prison ou à la déportation ; mais l’argent étouffe bien des affaires de ce genre. Tandis que des eunuques sont poursuivis aux quatre coins de l’empire, on en voit se promener, au grand jour, dans les « perspectives » de la capitale. À la Bourse de Pétersbourg il y avait naguère un banc appelé banc des skoptsy. On a vu, il est vrai, des oukazes déclarer officiellement que tel riche marchand connu pour eunuque avait été mutilé, malgré lui, dans sa jeunesse, et n’appartenait point aux disciples de Selivanof. Le mode de propagande des blanches-colombes, leur prosélytisme parmi les enfants ne permettent guère de punir que les apôtres ou les opérateurs de la secte. Aujourd’hui surtout que ces délicates affaires sont renvoyées au jury, la pitié publique acquitte les aveugles victimes du fanatisme d’autrui.

Les skoptsy semblent former une sorte de corporation dont tous les membres se tiennent et s’entr’aident mutuellement. Cette franc-maçonnerie d’eunuques a, prétend-on, à son service des émissaires secrets au moyen desquels les colombes correspondent, d’un bout de l’empire à l’autre. Les adeptes ont pour se reconnaître des signes de ralliement, entre autres un mouchoir rouge, que dans leurs entretiens ils poseraient sur le genou. Ces cruels partisans de l’émasculation sont, dans la vie ordinaire, les plus honnêtes et les plus doux des hommes. Ils se distinguent par leur frugalité, leur probité, la simplicité de leurs mœurs. Leurs réunions sont innocentes ; on y chanle de chastes cantiques ; un pain noir ou un gâteau de blanche farine sert à la communion[314]. Tout leur crime est dans leur doctrine et leur prosélytisme, moins coupable cependant que les calculs intéressés des parents qui, naguère, en Italie, infligeaient à leurs enfants semblable mutilation pour en faire des sopranistes. On affirme que sur les adhérents de ces maximes contre nature souffle un esprit nouveau. Certains des disciples de Selivanof tendraient à prendre le précepte du Maître, comme le conseil évangélique, au sens spirituel. L’émasculation serait remplacée par la chasteté. Pour rester vierges, ils renonceraient à être eunuques. La police de l’empereur Nicolas avait déjà signalé des skoptsy spirituels ; leur chef, un ancien soldat du nom de Nikonof, avait personnellement connu Selivanof et se donnait pour son successeur[315]. Bien que lui-même mutilé, ce réformateur niait la nécessité de la mutilation. Il serait curieux de voir la plus barbare des sectes russes se transformer en une inoffensive communauté de moines laïques.




CHAPITRE IX


Les sectes rationalistes ou protestantes. — Molokanes et doukhobortsy. — Leur origine et leur théologie. Singulière doctrine sur Dieu et sur l’âme. — Comment ces sectaires envisagent le pouvoir civil et la société. Tendances radicales et socialistes. — Les obchtchiie ou communistes. Application de leurs principes. — Le stundisme. Comment, des colonies allemandes du Midi, l’esprit de la réforme a pénétré chez le moujik. — Doctrines et progrès des stundistes ou évangéliques russes. — Les sabbatistes ou judaïsants. D’où proviennent-ils ? Unitaires à rites judaïques.


Skoptsy et khlysty, comme en Amérique les mormons, ont peu de droits au titre de chrétiens ; ces deux sectes sont moins des hérésies que des contrefaçons du christianisme. Le culte de l’Esprit a été, dans le peuple même, entendu d’une autre manière que celle des flagellants ou des mutilés. En voulant échapper aux superstitions du ritualisme, le moujik ne s’est point toujours jeté dans les aberrations de l’illuminisme. Les tendances réformistes, pour ainsi dire protestantes, les tendances rationalistes, sont représentées en Russie par plusieurs sectes, les unes déjà anciennes, les autres toutes récentes. Parmi les premières, il en est deux fort voisines, que l’histoire comme les doctrines lient l’une à l’autre. Ce sont les doukhobortsy ou lutteurs de l’esprit, et les molokani ou buveurs de lait, ainsi nommés parce qu’ils usent librement de laitage, les jours où cet aliment est interdit[316]. S’ils admettent le jeûne, ils disent qu’il doit être surtout spirituel. Certains d’entre eux, il est vrai, s’abstiennent de porc, de poisson sans écailles et des mets prohibés par l’Ancien Testament ; mais ils cherchent à expliquer cette abstinence par l’hygiène.

Au milieu du peuple russe, en général si respectueux de toutes les observances, molokanes ou dovkhobortses se distinguent par le dédain des formes traditionnelles du culte. Ces réformés russes se donnent le nom de « chrétiens spirituels » : ils repoussent, comme une sorte de matérialisme et d’idolâtrie, la plupart des pratiques extérieures, des cérémonies, des sacrements. Ces athlètes de l’esprit et ces buveurs de lait personnifient la réaction de la raison et de la conscience contre le formalisme orthodoxe ou starovère. L’excès du ritualisme, dans le raskol ou dans l’Église, mène à la négation du rituel ; les disputes sur les cérémonies conduisent au rejet du cérémonial, devenu un principe de discussions et de sectes. « Les raskolniks, disait un de ces contempteurs de la forme, vont au billot pour le signe de croix à deux doigts ; quant à nous, nous ne nous signons ni avec deux ni avec trois doigts, mais nous cherchons à mieux connaître Dieu. » Comme la gauche du raskol, comme la bezpopovstchine, le doukhobortse et le molokane ne reconnaissent point de sacerdoce, mais ce n’est plus parce que l’Église a perdu le pouvoir sacerdotal, c’est parce que la véritable Église n’a pas besoin de clergé. « Il n’y a pas d’autre pontife, pas d’autre maître de la foi que le Christ, disent les molokanes[317]. Nous sommes tous prêtres. » La même idée se rencontre chez nombre de bezpopovtsy qui prétendent, eux aussi, être revenus au sacerdoce primitif, « au sacerdoce de Mélchisédec ». Pour présider à leurs réunions les molokanes se contentent d’ordinaire d’un ancien ou presbyter qui n’a aucun caractère sacerdotal, aucun pouvoir sur la communauté, pas même un costume particulier durant l’office divin.

Dieu est esprit et veut être adoré en esprit et en vérité. Telle est la maxime fondamentale de ces chrétiens spirituels. Cette maxime, ils l’appliquent avec la logique du paysan russe. Dieu est esprit, dit le rigide molokane, et c’est en esprit que le chrétien se prosterne devant lui. Dieu est esprit, et toute image n’est qu’une idole. Aux exhortateurs officiels qui leur présentaient l’image du Christ, les paysans doukhobortses de la Nouvelle-Russie répondaient : « Ce n’est pas là le Sauveur, ce n’est qu’une planche peinte. Nous croyons au Christ, non à un Christ de cuivre, d’or ou d’argent, mais au Christ de Dieu, Sauveur du monde ». Rien de plus simple que le culte de l’une ou l’autre secte. Les molokanes n’ont ni églises ni chapelles ; Dieu, selon eux, n’a d’autre temple que le cœur de l’homme. Le templum Dei estis de saint Paul, ils le prennent à la lettre. Une église, disent-ils, n’est pas faite de poutres, mais de côtes : ne v brevnakh tserkov a v rebrakh, donnant à entendre que c’est la poitrine du chrétien et non un édifice fait de main d’homme. Pour leur office, ils se réunissent dans une de leurs maisons : le Pater, la lecture de l’Écriture, le chant des psaumes, constituent tout le service divin de ces paysans.

La mystique échelle de grâces et de sacrements dressée par l’Église entre la terre et le ciel, le molokane la rejette avec dédain, prétendant s’élever à Dieu par ses propres forces. Il supprime les sacrements ou ne les entend que d’une manière allégorique. Selon lui, le baptême de l’eau est sans vertu : ce qu’il faut au chrétien, ce n’est pas l’eau matérielle, mais l’eau vivante, la parole divine. La pénitence consiste dans le repentir ; le chrétien spirituel se confesse à Dieu ou à ses frères, selon le précepte de saint Paul. La vraie communion du corps et du sang du Christ, c’est la lecture et la méditation de sa parole. S’ils mangent le pain en commun, en souvenir du Sauveur, les buveurs de lait ne voient là aucun mystère. De même, ce qui, pour eux, fait le mariage, ce n’est pas la cérémonie, mais l’amour et le bon accord des époux. Pour leurs noces, ils se contentent de la bénédiction de leurs parents.

Le culte des doukhobortses et des molokanes est facile à connaître ; l’origine et la théologie des deux sectes sont obscures. Ces réformés russes semblent procéder indirectement de la réforme de Luther et de Calvin. Les étrangers si nombreux en Russie, depuis et même avant Pierre le Grand, y apportaient, pour ainsi dire, des semences d’hérésies à la semelle de leurs chaussures. Aux sectes rationalistes nées dans le sud-ouest de l’empire, aux confins de l’Europe, on s’est complu à chercher des antécédents russes ou slaves. Les molokanes, qui prétendent avoir conservé ou retrouvé la primitive doctrine du Christ, font remonter leur origine en Russie jusqu’aux Rurikovitch. Selon quelques historiens, ils auraient pour ancêtres les hérétiques ou libres-penseurs moscovites du seizième siècle, notamment Bachkine, condamné à Moscou en 1555[318]. Ce n’est toutefois qu’au dix-huitième siècle que les tendances protestantes prirent corps dans les deux sectes jumelles des doukhobortses et des molokanes. Parmi leurs précurseurs, on cite un médecin du nom de Dmitri Tvéritinof, poursuivi en 1714 pour avoir prêché le calvinisme. Le premier apôtre des athlètes de l’esprit semble un ancien soldat ou sous-officier, probablement étranger d’origine, peut-être un prisonnier allemand, qu’on rencontre, vers 1740, dans un village des Slobodes de l’Ukraine. Il y trouva pour disciples des Russes du nom de Kolesnikof qui répandirent sa doctrine parmi leurs compatriotes. L’Ukraine, alors parcourue par des exilés et des sectaires de toute sorte, russes ou polonais, était un pays favorable à l’éclosion des sectes. L’enseignement des doukhobortses d’Ekatérinoslaf aurait été résumé, dès 1791, dans une profession de foi attribuée à l’écrivain ukrainien Skorovoda, dont les écrits moraux et religieux auraient exercé une grande influence sur « les chrétiens spirituels ». De l’Ukraine, la nouvelle doctrine était passée dans la région de Tambof, où elle fut propagée par un prophète nommé Pobirokhine. C’était, paraît-il, un homme impérieux, violent, à la fois mystique et fanatique, qui gouvernail ses adhérents en despote. Son gendre ou beau-frère (ziat) Ouklein, un tailleur de pierre, entra en lutte avec lui et forma une communauté dissidente d’où proviendraient les molokanes de Tambof. Cet Ouklein, poussant la doctrine dans le sens du rationalisme, en élimina les éléments mystiques. Avant la fin du dix-huitième siècle, les molokanes avaient pénétré jusqu’au Volga et à Moscou.

Ces nouveautés n’échappèrent pas à l’attention du clergé et du gouvernement. Le nom de molokanes se rencontre dans un rapport du Saint-Synode, dès 1765. Paul Ier persécuta ces réformés russes, pour des motifs plutôt politiques que religieux, leur radicalisme Ihéologique les ayant amenés à une sorte de radicalisme politique. Alexandre IIer se montra plus tolérant envers eux, après avoir fait faire une enquête dans leurs villages par les sénateurs Lopoukhine et Méletsky. Les sectaires qui, sous Paul IIer, avaient été en partie exilés en Sibérie, demandèrent à être réunis dans une contrée nouvelle. On leur assigna des terres, vers 1800, sur les bords de la Molotchna, dans les environs de Mélitopol, au nord de la mer d’Azof. Les doukhobortses formèrent là une sorte de république agricole, sous la direction de Kapoustine, un ancien caporal qui devint leur législateur et les gouverna avec ce génie pratique si commun chez les sectaires russes. À côté des athlètes de l’esprit furent colonisés des molokanes qui se constituèrent en communauté distincte. Les adhérents des deux sectes sœurs vécurent là en paix un demi-siècle, dans le voisinage de Tatars musulmans et de colons allemands anabaptistes, dont les doctrines ont pu réagir sur les leurs. Cet Israël des steppes reçut plusieurs visites, entre autres celle de l’empereur Alexandre IIer, attiré vers la Molotchna par son penchant pour l’illuminisme. En 1817 ou 1818, des quakers d’Angleterre eurent la curiosité de faire connaissance avec ces frères de l’Azof qu’on leur avait représentés comme des coreligionnaires. Ils se réjouirent d’avoir découvert en Russie une nouvelle Pensylvanie et discutèrent par interprètes avec les principaux doukhobortses s’émerveillant de leur connaissance de l’Écriture et s’effrayant de la hardiesse de leurs spéculations[319]. Une vingtaine d’années plus tard, en 1843, les bords de la Molotchna furent visités par Haxthausen ; mais déjà la plupart des doukhobortses en avaient été expulsés. La mort de Kapoustine, leur législateur, les avait livrés à l’anarchie, et en 1841 l’empereur Nicolas avait donné l’ordre de transporter au Caucase tous les hérétiques qui ne voudraient pas rentrer dans le giron de l’orthodoxie. Près de 8000 sectaires des deux dénominations durent ainsi émigrer dans la Transcaucasie. Ils y ont fondé des villages aujourd’hui encore prospères. Quelques groupes de ces exilés ont poussé jusque dans les dernières conquêtes du tsar. Sur le territoire de Batoum et de Kars on en comptait en 1888 plusieurs milliers, vivant de culture et de jardinage. Comme tant d’autres sectaires, ces chrétiens spirituels ont été, eux aussi, les pionniers de la colonisation russe.

Les athlètes de l’esprit et les buveurs de lait diffèrent par plusieurs points de leur doctrine. La première secte, aujourd’hui la moins importante pour le nombre, est la plus originale par ses croyances. Son rationalisme est tout imprégné de mysticisme. Entre les doukhobortses modernes et les bogomiles du moyen âge, on a cru retrouver plus d’un trait de ressemblance. Des Russes, jaloux de ne rien devoir à l’Occident, ont même imaginé de secrètes infiltrations de l’hérésie bulgare à l’hérésie russe. L’enseignement des doukhobortses semble, malgré ses obscurités, un des plus hardis efforts de la pensée populaire. À de pareilles sectes de paysans souvent illettrés, on ne saurait malheureusement demander une théologie bien arrêtée[320].

Tandis qu’ainsi que les protestants, le molokane prétend fonder la religion sur la Bible, le doukhobortse n’accorde aux saints livres qu’un rôle secondaire. Il fait une large part à la tradition, appelant l’homme le livre vivant, par opposition à l’Écriture composée de lettres mortes. Le Christ, dit-il, a tout le premier préféré la parole à la plume. La grande originalité des doukhobortses, c’est la croyance à la révélation intérieure. Suivant eux, le Verbe divin parle en chaque homme, et cette parole intérieure est le Christ éternel. Ils rejettent la plupart des dogmes ou ils les entendent d’une manière symbolique : ainsi de l’incarnation, de la rédemption, de la Trinité. D’ignorants paysans interprètent les mystères d’une façon analogue à celle des hégéliens ; l’incarnation, affirment-ils, se reproduit dans la vie de chaque fidèle : le Christ vit, enseigne, souffre, ressuscite dans le chrétien. Ils nient le péché originel, soutenant que chacun ne répond que de ses fautes. S’ils admettent une tache primitive, ils la font remonter à la chute des âmes avant la création du monde, car, dans leur cosmogonie à demi gnostique, ils croient à la préexistence de l’âme. Cette croyance leur a fait attribuer des pratiques aussi barbares que logiques. Comme Haxthausen remarquait la vigueur des doukhrobortses de la Molotchna : « il n’y a rien là d’étonnant, lui dit son guide, ces athlètes de l’esprit mettent à mort les enfants débiles ou contrefaits, sous prétexte que l’âme, image de Dieu, ne doit habiter qu’un corps sain.

Certains de ces paysans ont poussé leurs spéculations jusqu’à ne plus reconnaître à Dieu qu’une existence subjective et à l’identifier à l’homme. Dieu, disent-ils, est esprit, il est en nous, nous sommes Dieu. De même que les khlysty, les doukhobortses s’inclinent dans leurs réunions les uns devant les autres, prétendant adorer la forme vivante de Dieu, l’homme. Le prophète Pobirokhine, un de leurs chefs du dix-huitième siècle, aurait enseigné que Dieu n’existe point par lui-même et qu’il est inséparable de l’homme. C’est aux justes, en quelque sorte, de le faire vivre. Ces moujiks prononcent ainsi, à leur manière, le fiat Deus de certains de nos philosophes. Dieu est l’homme, aiment à répéter les doukhobortses ; la Trinité divine, c’est la mémoire, la raison, la volonté. D’accord avec cette conception, ils nient la vie éternelle, le paradis et l’enfer. Le paradis doit se réaliser sur cette terre ; il n’y a pas de différence essentielle entre la vie actuelle et la vie future. L’âme humaine, au lieu de passer après la mort dans un autre monde, s’unit à un nouveau corps humain pour mener sur la terre une vie nouvelle. Les doukhobortses finissent ainsi par sortir du Christianisme. Pour eux, le Christ n’est qu’un homme vertueux. « Jésus est fils de Dieu dans le sens où nous nous appelons nous-mêmes fils de Dieu ; nos vieillards, disent-ils, en savent plus que lui. » Leur notion de l’Église est conforme à leur théologie. Suivant eux, l’Église est la réunion de tous ceux qui marchent dans la lumière et la justice, à quelque religion, à quelque nation qu’ils appartiennent, chrétiens, juifs ou musulmans.

Une pareille doctrine, dans un pareil milieu, ne pouvait recruter beaucoup d’adhérents. Aussi les doukhobortses n’ont-ils jamais été bien nombreux. Il en existe à peine quelques milliers aujourd’hui, tandis que les molokanes se comptent par centaines de mille. L’enseignement des athlètes de l’esprit était trop abstrait pour faire beaucoup de conquêtes dans un peuple grossier. Le Christianisme spirituel ne pouvait guère se répandre chez le moujik que sous une forme plus accessible. De là le succès des buveurs de lait. Chez eux l’idéalisme mystique des doukhobortses s’est évaporé ; il n’est guère resté que le rationalisme. Les molokanes interprètent les livres saints avec non moins de liberté, s’appuyant, eux aussi, sur la maxime : La lettre tue et l’esprit vivifie. Comme ils ont des adhérents en des régions fort éloignées, on distingue parmi eux divers groupes et diverses opinions. Ils ne semblent pas toujours croire à la réalité historique des récits évangéliques ; mais, à les entendre, cela importe peu, tout dans l’Évangile devant se prendre au figuré. Les molokanes sont ouvertement unitaires, et ce n’est pas une petite surprise pour l’étranger de rencontrer, au fond d’obscures communautés populaires, le christianisme de Newton, de Milton, de Locke. On songe au socinianisme, accueilli en Pologne alors qu’il trouvait si peu d’adeptes dans l’Europe occidentale, comme si, au contact des juifs et des mahométans, les peuples slaves de l’Orient eussent eu plus de facilité à revenir à la conception hébraïque de l’unité divine.


Molokanes et doukhobortses ont été accusés de repousser l’autorité temporelle, aussi bien que l’autorité spirituelle. On leur a prêté la maxime que les gouvernements n’étaient faits que pour les méchants. La conception sociale de ces rationalistes aboutit à une sorte de théocratie démocratique. D’après les molokanes, l’Église et la société ne doivent pas être séparées ; l’une et l’autre ne font qu’un. La société civile est réellement l’Église ; et, comme telle, la société doit être constituée sur les principes évangéliques, sur l’amour, l’égalité et la liberté. On retrouve là, en termes presque identiques, la devise de la Révolution, avec cette différence capitale que le premier terme est l’amour et que le point de départ est Dieu. « Le Seigneur est Esprit, dit le molokane, d’après saint Paul (II Corinthiens, iii, 17), et où est l’Esprit du Seigneur est la liberté. » Le vrai chrétien doit être libre de toutes les lois et obligations humaines. Les autorités terrestres ont beau avoir été établies par Dieu, elles ne l’ont été que pour les fils du siècle, car le Seigneur a dit des chrétiens : « Ils ne sont pas du monde, comme je ne suis pas du monde » (Saint Jean, xvii, 14). Les lois des hommes ne sont point faites pour les justes ; au lieu d’obéir à ces lois changeantes, le vrai chrétien doit obéir à la loi éternelle écrite par Dieu sur la table de notre cœur.

Les molokanes arrivaient ainsi au mépris des autorités et de la loi positive. Leur radicalisme théologique aboutissait, l’Ëcriture en main, au radicalisme politique. Comme les quakers et les frères moraves, avec lesquels ils ont plus d’un trait de ressemblance, molokanes et doukhohortses ont une religieuse répugnance pour le serment et pour la guerre, prenant à la lettre les passages de l’Évangile qui défendent de jurer et de tirer l’épée. Bien plus, certains d’entre eux se sont refusés au payement des impôts, aussi bien qu’au service militaire. Le Christ a bien dit : « Rendez à César ce qui est à César » ; mais les chrétiens spirituels, qui n’appartiennent qu’à Dieu, ne doivent rien à César.

D’accord avec ces maximes, plusieurs ont essayé de se soustraire aux impôts aussi bien qu’au recrutement ; mais leurs résistances ont été sévèrement réprimées par Nicolas. Beaucoup ont été knoutés et déportés ; d’autres, selon une méthode plus d’une fois adoptée par l’autocratie, furent enfermés comme aliénés dans des maisons de fous. Depuis lors les buveurs de lait ont dû se plier à la loi commune. Comme l’extrême-gauche du raskol, il leur a fallu en venir à des compromis. C’est ainsi que les molokanes du Don admettent qu’on peut être soldat et se battre pour la défense de la patrie. D’autres ont montré une telle obstination à ne pas porter les armes que le gouvernement a dû ne les employer que dans les ambulances et les services auxiliaires. Se soumettent-ils, dans la pratique, aux lois et aux autorités, les molokanes les nient souvent encore en théorie. Non contents de ne pas reconnaître l’empereur comme l’oint du Seigneur, ils contestent l’utilité de l’institution monarchique, s’appuyant sur les objections de Samuel contre la royauté de Saûl. Avec le pouvoir impérial ils rejettent les distinctions de classes, les grades et les titres, comme contraires à l’Évangile[321]. Si, en dépit de ces maximes révolutionnaires, ils vivent paisiblement sous l’autorité des pouvoirs qu’ils nient en droit, on les a soupçonnés de ne se résigner à l’obéissance que par nécessité, jusqu’au moment où les vrais chrétiens seront assez forts pour secouer le joug des enfants du siècle et établir le règne des saints.

Comme la plupart des sectaires russes, les molokanes ont des ambitions apocalyptiques. Leur rationalisme ne les a pas défendus des espérances millénaires. Ils ont, eux aussi, leurs songes de prochaine rénovation de la terre, ils attendent, sous le nom d’empire de l’Ararat, le règne universel de la justice et de l’égalité. On raconte qu’en 1812 les Cosaques arrêtèrent une députation de molokanes ou de doukhobortses du sud, chargés d’aller demander à Napoléon s’il n’était pas le libérateur annoncé par les prophètes.

De ces buveurs de lait est sorti un groupe de sectaires qui n’ont pas voulu attendre l’établissement de l’empire de l’Ararat pour mettre en pratique leurs rêves de transformation sociale. Comme ils prêchaient la communauté des biens, ils ont été appelés obchtchié, ce qu’on ne saurait guère traduire que par communistes. À leur tête était un certain Popof qui commença son apostolat, vers 1825, en distribuant ses biens aux pauvres. Des villages entiers du gouvernement de Samara adoptèrent cette doctrine, moins dure sans doute à des oreilles russes qu’à des oreilles françaises. Pour couper court à cette singulière propagande, le gouvernement transporta Popof, avec ses principaux adhérents, au delà du Caucase. Le prophète parvint, après des années de misère, à constituer autour de lui une nouvelle communauté. Cela lui valut d’être de nouveau déporté, cette fois dans les déserts de la Sibérie orientale. Il vivait encore, assure-t-on, dans la région de l’Iénisséi en 1867.

L’enseignement de Popof était directement inspiré de l’Évangile et des Actes des apôtres. En mettant leurs biens en commun, ses disciples prétendaient imiter les premiers chrétiens. Comme eux, ils venaient déposer leurs richesses aux pieds de leurs apôtres, dont ils avaient fixé le nombre à douze, pour que l’imitation fût complète. L’argent, les maisons, le bétail, les instruments de culture étaient communs comme la terre. Il n’y avait de propriété personnelle d’aucune sorte. Chaque village devait former une communauté ; mais, pour les nécessités de l’exploitation rurale, chaque communauté était divisée en plusieurs groupes entre lesquels se partageaient le bétail et les instruments de culture. Dans chaque groupe il y avait des ordonnateurs de l’un et de l’autre sexe, préposés, qui aux travaux de champs, qui aux soins du ménage, qui à la cuisine, qui à la lingerie et aux vêtements. À la tête même de la communauté se trouvaient les autorités centrales élues par les intéressés. Pour réaliser leur utopie, ces obchtchié avaient été obligés de donner à leurs villages une constitution monacale. Le fondateur Popof en était venu à supprimer la liberté de discussion et d’interprétation chère à tout molokane. Il avait fait de la soumission aux autorités le premier devoir, de l’insubordination le plus grand péché. C’était là une nécessité du système communiste. Pour maintenir ces pieux phalanstères, il ne fallait rien moins qu’une obéissance religieuse. Malgré cela, les disciples de Popof se lassèrent de la servitude inhérente à un pareil régime. Leur zèle se refroidit ; ils finirent par partager leurs biens entre les diverses familles. De leur ancienne organisation ils n’ont guère conservé qu’un magasin communal où chaque ménage doit verser, au profit des indigents, la dixième partie de ses récolles. Ces communistes, qui ont cessé de l’être, ne se trouvent plus qu’au Transcaucase, au village de Nikolaîevka.

Popof est loin d’avoir été le seul apôtre du communisme dans les campagnes russes. La forêt ou la steppe ont mainte fois entendu annoncer le même évangile. Vers la fin du règne d’Alexandre II, un prophète, nommé Grigorief, prêchait aux molokanes des environs de Samara la communauté des femmes avec la communauté des biens, sous prétexte que, le Christ ayant émancipé l’homme, le vrai chrétien doit user de tout en liberté, et de l’amour comme du reste[322]. Les penchants communistes se sont fait jour chez des sectaires de différente origine. Ainsi chez les errants : les mots « tien » et « mien » sont maudits, disait leur prophète Eugène. Ainsi chez les chalopoutes, variété de khlysty qui, vers 1860 et 1870, ont tenté d’appliquer à certains villages la doctrine de la communauté. En dehors des sectes où le communisme a été formellement prêché, beaucoup de skytes de raskolniks ont été de véritables phalanstères, où les frères vivaient en égaux, travaillant en commun et partageant le produit de leur travail. C’est qu’en effet, si le communisme n’est pas une pure utopie, il ne saurait être mis en pratique, même partiellement, qu’à l’aide d’une discipline religieuse et du lien de la charité. Le communisme religieux est le seul qui ait quelque chance de durée, non seulement parce qu’il a pour règle la foi et pour fondement l’amour, mais parce qu’il a pour principe moins la convoitise des biens de ce monde que le renoncement aux biens de ce monde ; parce que ce sont moins les pauvres qui veulent usurper les biens des riches, que les riches qui veulent partager avec les pauvres. C’est là une différence essentielle entre le socialisme religieux et le socialisme révolutionnaire ; et cela seul suffirait pour que l’un pût vivre, çà et là, en petites sociétés volontaires, tandis que l’autre est irréalisable. Les sectaires et les prophètes errants qui prétendent transformer les sociétés humaines et fonder sur la terre une sorte de cité de Dieu ont beau être des illuminés, ils sont moins chimériques que nos prétendus réformateurs qui rêvent le même songe, sans Dieu et sans foi pour les aider à le réaliser. Entre les disciples de Popof et nos communistes ou mutualistes, les moins naïfs sont encore les moujiks qui prétendent bâtir sur l’Évangile.

Est-ce à dire, comme semblent le croire certains Russes, qu’il germe au fond de ces sociétés obscures des semences de rénovation sociale ? Nous ne le pensons pas, et ce qui nous en fait douter, ce n’est ni l’ignorance, ni le petit nombre, ni la dispersion des groupes de paysans où se tentent ces curieuses expériences ; c’est qu’elles ne peuvent se faire qu’à couvert de la religion ; et réussiraient-elles à cet abri, elles ne sauraient s’en passer. Pour qu’il sortît de là une transformation en grand de la propriété, de la famille, de l’État, il faudrait d’abord, selon le rêve de maints raskolniks, transformer la Russie en une sorte de république théocratique ou de fédération monacale.

Par contre, on se tromperait en ne voyant dans les penchants plus ou moins communistes de telle ou telle secte qu’une conséquence de ses doctrines. Les penchants sont dans le peuple et pour ainsi dire dans le sol[323]. En faut-il dire autant de l’esprit de fraternité, qui anime toutes ces petites communautés sectaires ? On peut aussi en retrouver le germe dans le génie national et dans les institutions communales, mais il ne fleurit pleinement qu’à l’ombre de la foi. S’il a plus de force chez les dissidents, c’est que d’habitude les dissidents sont les plus religieux des moujika. Les chrétiens spirituels ne le cèdent, à cet égard, à aucuns raskolniks. Les molokanes ne souffrent pas de misérables parmi eux ; mais ils n’arrivent à prévenir l’indigence qu’à l’aide de la charité, en se secourant les uns les autres en cas de malheur. Cela, du reste, est singulièrement plus facile dans de petites démocraties rurales qu’en de grands centres industriels. Il en est de même de l’égalité, que quelques-uns de ces sectaires poussent jusqu’à une exagération contre nature. Les doukhobortses proclament égaux non seulement les sexes, mais les âges. Ils vont jusqu’à proscrire les noms de père et de mère ; les enfants appellent leurs parents le vieux, la vieille (starik, staroukha), ou encore ils les désignent par leur prénom, Pierre, Jean, Marthe. Les femmes témoignent de leur égalité avec leurs maris en buvant et en fumant comme eux.


Le rationalisme évangélique s’offre à nous, en Petite-Russie, sous une forme plus nouvelle et plus simple que le molokanstvo. Le stundisme ou, comme prononcent les Russes, le chtoundisme est une des plus récentes et déjà une des plus vigoureuses sectes de l’empire. Deux choses donnent à cette hérésie, née d’hier, un intérêt particulier : c’est peut-être la première qui ne soit pas sortie d’une population grande-russienne et peut-être la seule qui soit directement issue du protestantisme occidental. Le stundisme a été découvert en 1867 ou 1870. Il s’est propagé, en quelques années, sur la surface de la Russie méridionale. Le fait a frappé d’autant plus que les Petits-Russiens avaient jusque-là montré peu de penchant aux sectes. Une chose encore à noter, c’est le sud et non le nord de l’empire qui a été le point de départ des principales sectes rationalistes, de la stunda comme du molokanstvo. En France aussi le protestantisme a eu plus de prise sur le midi.

Le stundisme s’est d’abord montré aux environs d’Odessa, dans la Nouvelle-Russie, région où sont établies, depuis plusieurs générations, des colonies allemandes, luthériennes ou mennonites. Les doctrines, comme le nom de la stunda, viennent de ces colons allemands. C’est là un phénomène écent, car, d’ordinaire, ces Allemands se tenaient à l’écart de leurs voisins russes et avaient peu d’influence sur le moujik. Parmi ces colons, pour la plupart d’origine souabe, les hommes pieux ont l’habitude de se réunir pour lire en commun la Bible. Ces réunions portent dans leur nouvelle patrie, comme dans l’ancienne, le nom de Stunden (heures)[324], d’où le sobriquet de stundistes donné aux Russes qui les ont fréquentées ou imitées. Un pasteur du village de Rohrbach eut, vers 1860, l’idée d’inviter des paysans petits-russiens à ces Stunden, non pour les convertir, ce qui est interdit par la loi, mais pour les moraliser. Alors même qu’il admettait des Russes dans la confrérie des amis de Dieu (Gottesfreunde), ce pasteur avait soin de les engager à ne pas abandonner l’Église orthodoxe. Ses conseils ne furent pas suivis. Les visiteurs des Stunden se pénétrèrent des maximes protestantes et se détachèrent entièrement de l’Église. Le berceau du stundisme semble en effet le village de Raslopol, limitrophe de la colonie de Rohrbach. Le paysan Michel Ratouchny, qu’on a regardé comme le fondateur de la stunda russe, adopta l’enseignement des anabaptistes ou mennonites, exigeant de ses prosélytes adultes un second baptême. Un autre paysan, Gérasime Balabane, nie au contraire la nécessité du second baptême et repousse des rites conservés par les baptistes russes. Les sectateurs de Balabane, qui paraissent les plus nombreux, s’intitulent « Confrérie évangélique ».

Baptistes ou non, la théologie de ces nouveaux évangéliques ne semble pas toujours fort arrêtée. Comme mainte secte russe, ils paraissent avoir sur le dogme des idées moins nettes que sur le culte et la morale. En paysans, avant tout préoccupés de la vie pratique, c’est par la réforme du culte et des observances qu’ils ont commencé, s’embarrassant peu du reste. Ils ont rejeté presque tous les sacrements, quelques-uns même, le baptême. Ils avaient gardé des fêtes ou des rites, que la plupart ont depuis abandonnés. Ainsi, par exemple, de la fête de Pâques, laquelle a suscité beaucoup de discussions parmi eux. De même que les molokanes, ils repoussent tout clergé. Au début, ils avaient à la tête de leurs communautés un ancien ou frère aîné, starchii brat, qui présidait à leurs réunions ; aujourd’hui le rôle de ce frère aîné est bien réduit. L’office de la plupart des stundistes se borne au chant de Psaumes ou de cantiques et à la lecture de la Bible. Chacun est libre de prendre la parole et de commenter à sa façon le texte sacré, en sorte que la polémique s’introduit parfois dans leurs assemblées[325]. Une des causes du succès de leur prédication, c’est, semble-t-il, l’emploi dans leur culte de la langue locale, le malorusse. La stunda a fait ses plus rapides conquêtes à l’époque où l’harmonieux provençal russe était le plus sévèrement traité[326].

Le mépris des formes extérieures est, pour le peuple et le clergé, le principal trait du stundisme. Aussi, en certains districts, a-t-on pu exciter contre ces sacrilèges contempteurs de la Vierge et des saints, le fanatisme des masses orthodoxes. Le passage à la stunda se manifeste d’habitude par l’enlèvement des images qui, dans l’izba russe, occupent une place d’honneur. Voici comment procédaient, il y a quelques années, les convertis d’un village du gouvernement de Kief. Ils décrochèrent leurs images et allèrent en commun les porter au pope, lui disant qu’ils n’en avaient plus besoin, parce qu’elles ne leur servaient à rien. Quelquefois, semble-t-il, c’est moins les scrupules religieux que l’esprit de calcul et d’économie qui inspirent ces nouveaux iconoclastes. Ce n’est pas toujours comme des pratiques impies et idolâtriques, c’est aussi comme une dépense inutile que ces paysans paraissent repousser les sacrements et les offices de l’Église. À cet égard, les Petits-Russiens se montrent aussi positifs que tels sans-prêtres de la Grande-Russie : ils cherchent à se dérober aux redevances ecclésiastiques. Ils restent soumis aux autorités, ils acquittent régulièrement l’impôt, mais, en dépit des poursuites, ils refusent le ministère du clergé ; ainsi que nos révolutionnaires, ils paraissent le considérer comme un coûteux parasite. Au luxe des pompes orthodoxes ils préfèrent un culte simple et peu dispendieux, un culte pour ainsi dire domestique, dont la lecture des livres saints fait les principaux frais.

De l’avis de leurs adversaires, les stundistes se font remarquer par leur probité, leur sobriété, leur amour du travail. « Depuis qu’ils ont passé à l’hérésie, je n’ai qu’à me féliciter de nos paysans, m’affirmait un propriétaire du gouvernement de Kherson : ils ne s’enivrent plus, ils ne volent plus, ils observent leurs engagements. » La vie et la prospérité de ces évangéliques leur valent plus de prosélytes que la prédication. Le moujik embrasse leur doctrine pour participer à leur aisance, de même que les premiers adeptes de la stunda ont été attirés par le spectacle du bien-être de leurs voisins allemands.

Comme la plupart des sectaires, les stundistes ont l’instruction en grande estime. Toute leur religion est fondée sur la Bible, et le besoin de lire la Bible leur donne le goût de l’école. Les idées de liberté et d’indépendance s’insinuent dans leurs villages avec le libre examen. Les jeunes ménages ne se plient plus à la subordination patriarcale de l’ancienne famille russe. Chez les stundistes aussi, la religion est une des formes populaires de l’émancipation des femmes. Les babas prétendent être les égales et non plus les servantes de leurs maris. Aussi sont-elles souvent parmi les plus ardents apôtres de la secte. Comme les buveurs de lait des mêmes régions, ces nouveaux molokanes ont des tendances égalitaires à demi communistes. Ils forment une société de frères et de sœurs où tous les bres sont égaux. On y prêche, dit-on, le partage égal des terres, ce qui est une nouveauté dans la Nouvelle-Russie où, d’habitude, les partages périodiques du mir ne sont point en usage. La terre doit être à tous, disent ces rustiques réformateurs ; chacun n’en doit posséderque ce qu’il peut cultiver. C’est là, partout, une des idées du moujik.

La rapide croissance du stundisme est un des phénomènes les plus curieux du dernier quart de siècle. Les exhortations du clergé, l’intervention de la police et des tribunaux n’ont pu arrêter ces déserteurs de l’Église officielle. Pour les faire rentrer au giron de l’orthodoxie on a vainement recouru aux amendes et à la prison. On peut agir avec les stundistes comme autrefois avec les molokanes, on peut les déporter aux extrémités de l’empire, au Caucase, en Sibérie, il est à craindre que, pour cette nouvelle secte, comme pour les anciennes, les exilés ne servent de missionnaires.

On s’est demandé si les stundistes et les molokanes se fondront ensemble, ou si, au contraire, la stunda s’émiettera en petites sectes. Ce n’est là qu’une question secondaire ; l’important pour nous, c’est de montrer la prise de pareilles doctrines sur le moujik. Le fait est d’autant plus digne d’attention que le molokanstvo et le slundisme ne sont pas les seules manifestations de ce genre. Nous avons vu le rationalisme et le libre examen se glisser dans le vieux raskol. Chez les descendants des fanatiques vieux-croyants, on entend professer des maximes non moins hardies que chez les prosélytes des anabaptistes allemands. Les bezpopovtsy répètent, eux aussi : L’Église, c’est nous. Quelques sans-prêtres vont jusqu’à dire que, pour le chrétien, le pain ordinaire devient communion et que l’homme qui se nourrit de son travail communie tous les jours[327]. Les sectes d’avant-garde réagissent sur tout le raskol. Certains Russes annoncent déjà la prochaine dissolution du schisme au profit des sectes radicales. Le rationalisme pénètre peu à peu ces sombres campagnes russes enveloppées d’une buée de mysticisme ; il s’infiltre lentement dans ces épaisses masses rurales, en apparence réfractaires à toutes les idées de l’Occident. Mais si le libre examen entame le moujik, comme l’ouvrier ou le paysan de l’Europe occidentale, ce n’est pas sous la forme d’un matérialisme abject ou d’un vide et frivole scepticisme ; c’est à couvert même de la religion et au nom de la foi religieuse. Loin de fermer dédaigneusement l’Évangile comme un livre d’enfant, dont l’homme adulte n’a plus rien à apprendre, ces soi-disant rationalistes s’inspirent, dans leurs égarements mêmes, de la parole du Christ, y cherchant la vérité et la lumière.

Entre le peuple athée de nos capitales et les plus hardis de ces hérétiques, cela seul ferait une différence à l’avantage du Russe. Il garde encore des croyances auxquelles attacher ses notions morales et sur lesquelles appuyer ses souffrances et sa faiblesse. Le moujik demeure religieux jusqu’en ses révoltes contre l’Église. La religion reste pour lui le viatique de la vie. Alors même qu’il ne semble plus en attendre les félicités d’un paradis supraterrestre, c’est d’elle qu’il attend la direction et le bonheur de son existence sublunaire ; s’il a parfois, lui aussi, ramené ses espérances du ciel en terre, c’est à elle, la vieille consolatrice, qu’il demande de lui ouvrir le nouvel Éden. L’obscure évolution de la pensée religieuse dans les sectes de Russie tient moins de « l’infidélité » contemporaine que de la réforme du seizième siècle. Jusque dans le naufrage des dogmes traditionnels, Dieu et l’âme surnagent.


Il y a au fond du peuple des sectes réformées, protestantes ; il y a aussi une secte à tendances juives, à la fois plus ancienne et moins connue : les judaïsants ou sabbatistes (soubbotniki). Ces judéo-chrétiens ont substitué le samedi, le sabbat juif, au dimanche. Cette secte, qui incline à revenir aux rites du judaïsme, est-elle bien une hérésie chrétienne ? Les sabbatistes de Russie ne sont-ils pas, comme les marranes du Portugal, les descendants de juifs jadis amenés au baptême par la violence ou l’intérêt, et qui, de génération en génération et d’une manière de plus en plus confuse, se sont secrètement transmis la foi et les rites de leurs ancêtres ? Un juge de paix du sud de la Russie, qui avait eu l’occasion d’en voir à son tribunal, nous disait que ces judaïsants lui avaient rappelé le type israélite. Ce n’est pas, semble-t-il, le cas habituel. Les soubbotnikine paraissent pas de sang sémite. Les sabbatistes cités devant notre juge de paix pour réunions clandestines semblaient eux-mêmes ignorer l’origine des traditions auxquelles ils demeuraient obstinément attachés. À toutes les questions, à toutes les objurgations du magistrat, ils faisaient la réponse ordinaire des raskolniks : C’est la foi de nos pères. Le juge ayant été contraint par la loi de leur infliger une amende, en les avertissant qu’en cas de récidive ils seraient plus sévèrement punis, les malheureux répliquèrent qu’ils ne demandaient qu’à garder les usages de leurs ancêtres ; pour cela ils étaient prêts à tout supporter.

L’existence des sectes judaïsantes n’est pas nouvelle en Russie. Ces sabbatistes, aujourd’hui perdus dans les classes inférieures, sont les derniers héritiers d’une hérésie qui, au quinzième siècle, pénétra jusque dans le haut clergé et mit en péril l’orthodoxie russe. Des juifs de Novgorod, un savant Zacharie entre autres, avaient enseigné aux chrétiens la négation de la Trinité, de la Rédemption, de la divinité du Christ. Sous leur influence, une partie du clergé de Novgorod avait ramené le christianisme, ainsi simplifié, à une sorte de judaïsme. On voit que les tendances rationalistes ne sont pas nouvelles en Russie. Ivan III en avait transporté le germe de Novgorod à Moscou, en transférant les prêtres Denys et Alexis de l’ancienne république dans la capitale des tsars. Un moment, les judaïsants furent assez puissants pour élever un des leurs, le métropolite Zosime, à la chaire suprême de l’Église. Ils ne purent cependant triompher des résistances de l’épiscopat. Anathématisés aux conciles de 1490 et de 1504, les chefs des hérétiques furent condamnés au bûcher ou à la claustration dans les couvents, et l’hérésie sembla disparaître de la terre russe[328]. Les judaïsants avaient, en Russie, frayé la voie aux sectes radicales et, en Pologne, aux unitariens du seizième siècle.

Aujourd’hui c’est surtout dans les provinces du sud, dans le voisinage des contrées habitées par les juifs polonais, que se rencontrent les sabbatistes. On a parfois attribué leur présence à une propagande israélite, ce qu’il est difficile d’admettre, pour qui connaît le peu de propension des israélites modernes au prosélytisme[329]. Cette accusation n’en a pas moins été, vers 1880, la cause ou le prétexte de l’expulsion des juifs de certains districts des gouvernements de Voronège et de Tambof. Les sabbatistes ont, eux-mêmes, été une des sectes les plus persécutées durant tout le dix-neuvième siècle. Alexandre Ier, Nicolas, Alexandre II ont tour à tour sévi contre eux, s’attachant à extirper le sabbatisme du midi de l’empire, comme si l’on eût redouté de lui voir dénationaliser les villages où il s’implantait. La plupart de ces soubbotniki ont été déportés au Caucase.

Quelle qu’en soit la provenance ou la filiation, le sabbatisme n’est guère qu’une forme de l’unitarisme. En rejetant le dogme de la Trinité, des lecteurs de la Bible en sont revenus à la tradition mosaïque et ont rendu à l’Ancien Testament le pas sur le Nouveau. Les sabbatistes de Russie ont adopté certains rites juifs. y compris la circoncision. Ils attendent le Messie et croient que le règne d’Israël commencera l’an 7000 de la création. De même que les mormons, qui sont, eux aussi, à certains égards, des judéo-chrétiens revenus à la polygamie patriarcale, certains soubbotniki permettraient d’avoir plusieurs femmes à la fois, tout en se bornant d’ordinaire à une seule[330]. Ils observent les prescriptions bibliques sur les viandes pures et impures ; mais en cela ils ne font guère que se conformer à l’ancien usage de l’Église russe, qui a longtemps maintenu la prohibition de se nourrir de sang et de bêtes étouffées. Des sabbatistes du Caucase est sorti, vers 1860, un groupe d’ultra-judaïsants désignés sous le nom de Ghéry ; ils ont appelé un rabbin juif et remplacé dans leurs prières le russe par l’hébreu[331]. La Russie n’est point le seul pays chrétien où se soient montrés des sabbatistes ou sabbatariens. Il en existe aussi en Hongrie, en Transylvanie, et là, comme en Russie et dans l’ancienne Pologne, ils se sont trouvés en contact avec des israélites et des sociniens, des chrétiens unitaires. Si détestés ou méprisés qu’ils soient, les juifs n’en ont pas moins, par leur seul voisinage, inspiré des tentatives de synthèse religieuse, de réconciliation de l’ancienne et de la nouvelle loi. Dans ces dernières années, était encore enfermé au couvent de Solovetsk, sur une île de la mer Blanche, un vieillard du nom de Nicolas Iline, coupable d’avoir prêché, aux mineurs de l’Oural, un évangile qui, en dépouillant l’Église et la Synagogue de leurs dogmes et rites particuliers, les devait toutes deux réunir dans une nouvelle forme d’unitarisme[332].


CHAPITRE X


Sectes récentes du peuple et du monde. — Continuation de la génération des sectes. Psychologie des sectaires. Prophètes et prophétesses. Exemples d’hérésies nouvelles. — Un type de sectaire contemporain : Soutaïef. Sa théologie, sa politique. — Sectes du grand monde ; le radstockisme ou pachkovisme. Le lord-apôtre. La prédication évangélique dans les salons. Propagande parmi les gens du peuple. — Le comte Léon Tolstoï. Sa parenté intellectuelle avec les prophètes de villages. Analogie des procédés et des idées. Le dogme fondamental du christianisme, la non-résistance au mal. — Tolstoï réformateur social. Bouddhisme chrétien et nihilisme évangélique.


Les sectes naissent des sectes, il en est d’elles comme des herbes de la steppe ; elles se ressèment spontanément. Il en surgit sans cesse de nouvelles : on en signale presque chaque année. On s’étonno de la persistance de cet esprit de sectes, dix générations après Pierre le Grand et trente ans après l’affranchissement des serfs. Ni les réformes de Pierre Ier, ni celles d’Alexandre II n’ont encore modifié l’état mental du peuple. Près de deux siècles ne lui ont pas suffi pour se faire entièrement aux procédés de l’État moderne. Le servage est supprimé, mais les rêves du moujik ont survécu à l’émancipation. Ce que n’ont pu lui donner les ministres du tsar, il persiste à l’attendre des envoyés de Dieu. Puis, outre ses vagues aspirations sociales que son imagination enfantine enveloppe de formes religieuses, ce peuple illettré a ses besoins spirituels que l’Église n’a encore pu satisfaire ; ce qu’il ne trouve point près de son clergé, il va le chercher près des prophètes de villages.

Dans les sectes nouvelles, comme dans les anciennes, l’imposture et le fanatisme se côtoient et s’associent. Parfois, chez d’obscurs hérésiarques, comme chez Mahomet ou Joseph Smith, la fraude et l’enthousiasme se combinent de manière à ne plus se distinguer. De même que le Toscan David Lazzaretti, le santo du mont Amiata, nombre de ces petits Luthers russes sont, à la fois ou tour à tour, fous et sensés, fourbes et exaltés, crédules et rusés, intrigants et ingénus[333]. La rencontre de l’esprit de superstition des masses avec l’esprit sceptique du siècle, le contact de la foi populaire avec l’incrédulité individuelle prête, plus que jamais, à des impostures et à des exploitations religieuses.

Ce qui frappe d’abord, c’est combien ce peuple, combien le moujik, en tant de choses si avisé, reste naïf en religion et en politique. Comme au temps de Pougatchef et de Selivanof, il est encore capable d’accueillir les faux prophètes et les faux tsars, les faux christs comme les faux Demetrius, les faux Pierre III, les faux Constantins. Les mystifications les plus effrontées peuvent encore faire des dupes. En 1874, pendant un de nos premiers voyages en Russie, il est venu devant un juge de paix une singulière affaire. C’était dans un district du gouvernement de Pskof, sur la grande route de Pétersbourg à Berlin. Parmi les paysans s’était répandu le bruit que, de ce gouvernement septentrional, l’on allait expédier « au pays des Arabes » cinq mille jeunes filles pour les donner en mariage à des nègres. Le vide laissé par le départ des cinq mille jeunes Russes devait être comblé par l’envoi d’autant de négresses. Cette rumeur avait jeté la panique dans le district d’Opotchka ; on se pressait de marier les filles nubiles, les noces se suivaient avec une rapidité inaccoutumée. Une enquête établit que cette fable avait été inventée par un cabaretier du nom de Iakovlef, afin d’augmenter ses profits en augmentant le nombre des mariages, qui rapportent non moins au cabaret qu’à l’Église.

Un peuple accessible à de telles fables l’est davantage encore aux mystifications couvertes d’un voile de piété ou parées d’une auréole surnaturelle. Dans ce même gouvernement de Pskof, à une ou deux années de distance, cette effrontée supercherie mercantile avait pour pendant une impudente escroquerie religieuse. En 1872 on découvrait, aux environs de Pskof, une secte dont le fondateur, un moine du nom de Séraphin, échappé d’un couvent, s’adressait de préférence aux jeunes filles. On appelait ses prosélytes les rasées (strijénitsy), parce que Séraphin leur coupait les cheveux pour les vendre. Ce n’était pas seulement par cupidité que le cynique prophète abusait de la bonne foi de ses disciples ; il était accusé de prêcher le salut par le péché, sous prétexte d’accroître la gloire du Sauveur en mettant à profit ses mérites. Séraphin avait réussi à se faire la plus fantastique légende. Il passait pour invulnérable ; on le disait maître de se dérober à toutes les poursuites par de soudaines métamorphoses. De tels fourbes font comprendre les articles du code russe qui prohibent les faux prophètes et les faux miracles.

À côté des charlatans il y a les voyants. Dans un pays où le peuple ajoute encore foi aux sortilèges, où les idiots, les innocents, sont encore regardés comme des inspirés, les visionnaires sont nombreux. Chez beaucoup, l’illuminisme confine à la folie, et l’on ne saurait être surpris de voir la police enfermer comme maniaques ces messagers de Dieu. Plus d’un a passé par une maison d’aliénés ; ainsi notamment Adrien Pouchkine et son disciple Korobof. Ce Pouchkine, un marchand de Perm, trouvant la parole et l’écriture insuffisantes, exposait sa doctrine dans des peintures et des tableaux symboliques. Il avait découvert une nouvelle révélation dans le corps de l’homme et le corps de la femme, pris comme figure vivante des vérités éternelles. Il envoyait des lettres et des télégrammes aux ministres et au tsar, leur démontrant que le temps était venu « de délivrera tous la terre comme propriété de Dieu ». Cela lui valut d’être incarcéré, une quinzaine d’années, dans une cellule du couvent de Solovelsk sur la mer Blanche. Il n’en est sorti qu’en 1882. Ce singulier messie a trouvé pour « témoin » un médecin, du nom de Korobof, qui s’est évadé de Russie pour publier, à Genève, un journal qu’il appelait le premier organe officiel des fils de Dieu[334].

Imposteurs ou illuminés, les apôtres ambulants qui parcourent les campagnes sont portés à se distinguer par la singularité de leurs doctrines ; ils renchérissent en excentricités les uns sur les autres. Le prophétisme est le caractère commun de la plupart des sectes extrêmes, anciennes ou nouvelles. Dans le langage des sectaires, comme dans le langage de la Bible, le mot de prophétie ne s’applique point exclusivement à la révélation d’un avenir inconnu : souvent les prophètes n’annoncent autre diose que l’accomplissement, plus ou moins prochain, des menaces ou des promesses de l’Écriture. Ces prédictions ne sont guère qu’une prédication, si ce n’est que l’orateur donne à son enseignement le tour d’une inspiration ou d’une vision. Un Russe qui, non sans peine, était arrivé à se faire admettre parmi les auditeurs d’une célèbre prophétesse, nous disait avoir été désappointé en n’entendant autre chose que des déclamations sur le règne futur du Christ, et en voyant les assistants accueillir ces vieilleries avec autant de respect que des révélations inattendues. Ce qui relevait ces banales prophéties, c’était le rythme, une espèce de versification ou de cantilène. Le prophète n’est parfois qu’une sorte d’improvisateur, talent qui dans le Nord s’est longtemps conservé chez le peuple. Tantôt le voyant prononce de vagues formules qui, dans le nombre des assistants, ne peuvent manquer de trouver quelques applications particulières ; tantôt il profère de longs discours, dans lesquels il est facile de trouver quelque chose qui se réalise en tout ou en partie.

Un fait digne de remarque, c’est le grand nombre des prophétesses et le grand rôle des femmes dans la plupart des sectes. Il y a des saintes vierges, comme il y a des christs ; les deux vont souvent ensemble, par paire, et souvent l’impulsion vient de la femme autant que de l’homme. Vers 1880, par exemple, une prophétesse du nom de Xénie Ivanof fondait, dans la province du Don, une secte ascétique dont les adeptes s’interdisaient le mariage et l’usage de la viande. Ce n’est pas seulement chez les illuminés et les mystiques que le rôle des femmes est considérable, c’est aussi, bien qu’à un moindre degré, chez les vieux-croyants et les raskolniks de toute sorte. La religion est presque l’unique domaine où la femme du paysan se montre l’égale de son époux. Esclave ou servante dans tout le reste, elle est libre, souvent même elle est maîtresse dans la sphère spirituelle. « Une dispute d’Aksinia avec son mari, sur un objet profane, lui vaudrait une verte réprimande, dit quelque part A. Petchersky ; quand il s’agit de shjtes, d’affaires religieuses, la chose est autre ; ce n’est plus l’homme, c’est la femme qui est la tête ; c’est Aksinia qui décide et tance son mari. » De ce fait, quelques écrivains ont tiré une conséquence inattendue. Chez un peuple qui considère la femme comme un être inférieur, les questions dogmatiques seraient-elles abandonnées aux femmes, si l’homme en faisait une de ses préoccupations principales ? La piété est pour le paysan une affaire de ménage, et, comme telle, regarde surtout la femme. On reconnaît dans cette thèse le penchant de certains Russes à représenter leurs compatriotes du peuple comme indifférents en matière religieuse, et, pour ainsi dire, inconsciemment sceptiques. Cette prétention n’est nullement justifiée par l’influence des babas dans le schisme ou l’hérésie. L’initiative de la femme russe s’exerce où elle a le champ libre : chez la paysanne, dans la propagande religieuse, comme chez l’étudiante, dans la propagande politique. C’est, aux deux extrémités de la nation, un phénomène du même ordre. La Russie n’est pas du reste le seul pays où la femme a l’esprit de prosélytisme. Dans toutes les religions, le sexe faible, le sexe pieux, joue un rôle considérable. Les sectes anglo-saxonnes ont aussi leurs prophétesses, et dans cette société moins ignorante il y a également des femmes illuminées, qui s’attribuent des fonctions surnaturelles et des titres presque divins. Les khlysty américains, les shakers des États-Unis, ont souvent à leur tête une mère ou une fiancée de l’agneau de Dieu. En Angleterre même, les shakers de New-Forest étaient naguère dirigés par une certaine mistress Girling, dont les visions servaient à la communauté de règle de foi.

C’est un spectacle monotone jusqu’en sa diversité, que l’infatigable génération des sectes. Toutes ces obscures doctrines, ne pouvant se fixer par l’enseignement et la publicité, gardent quelque chose d’incohérent qui les expose à de perpétuelles variations. C’est comme des dunes de sable sans consistance, que les vents de la mer ou du désert font et défont sans cesse. Ces confuses hérésies ne sont parfois que l’expression des aspirations du moment. Chaque événement dans la vie du peuple donne naissance à quelque secte qui, à son heure, est comme la formule des besoins ou des préoccupations populaires.

C’est ainsi que l’émancipation du servage, qui, en retirant au peuple son principal grief, semblait devoir porter un grand coup à l’esprit de secte, a passagèrement enfanté des sectes nouvelles. Le mécontentement excité chez le paysan par les conditions du rachat des terres a, dans plus d’une contrée, pris une forme religieuse. « La terre est à Dieu, disaient de rustiques prophètes, et Dieu veut que tous ses enfants en jouissent librement sans redevances. » En d’autres moments, c’est l’impôt dont le paysan refuse de s’acquitter au nom d’une prétendue révélation, mettant en avant la religion et le ciel là où nos révolutionnaires se retrancheraient derrière le droit naturel. Cette forme de résistance aux taxes s’est maintes fois reproduite au Nord et au Sud ; elle donne lieu à de singuliers débats. « Pourquoi ne pas payer l’impôt ? demandait un fonctionnaire à des paysans du Don. — Parce que la fin du monde est arrivée. — Qui vous a fait cette histoire ? — C’est une nouvelle apportée du septième ciel. — Par qui cela ? — Par saint Jean-Baptiste et sainte Barbe. » Et l’interrogatoire continuait sur ce ton jusqu’à la découverte et à l’emprisonnement du faux Jean-Baptiste. Dans un district de l’Oural, les mêmes refus s’appuyaient, il y a quelques années, sur l’apparition d’un homme avec un livre d’or qu’aucun des sectaires n’avait vu et auquel tous croyaient. On conçoit l’embarras de la police et des juges devant des résistances ainsi formulées ; il n’y a d’autre remède que d’arrêter les propagateurs des célestes nouvelles. Ces exemples montrent que les erreurs religieuses recouvrent souvent, chez le Russe, des soucis temporels : ce n’est pas toujours vers le paradis invisible que se tournent les espérances de ces naïves hérésies. Les mystiques chimères du moujik ont parfois une singulière ressemblance avec les utopies révolutionnaires de l’ouvrier athée des bords de la Seine ou de la Sprée : la méthode diffère, le point d’arrivée est le même.

La plupart des sectes découvertes dans les vingt ou trente dernières années sont radicales. Presque toutes rejettent le sacerdoce et les rites de l’Église ; elles se partagent entre les deux tendances que nous avons signalées. Khlysty et molokanes ont, en même temps, des émules ou des continuateurs ; mais, entre les deux groupes, l’ancienne proportion est renversée. Le mysticisme à demi gnostique ne produit plus que de faibles et obscurs rejetons. En 1870, dans les villes de Troïtsa et de Zlotooust, ce sont les pliasouny ou danseurs, sorte de khlysty fréquentant ostensiblement l’église. En 1872, dans le district de Bélef, c’est lu « foi de Tombof », ainsi appelée de son fondateur, un sous-officier dont l’enseignement rappelait, dit-on, celui des skoptsy. Vers 1880, dans la province du Don, ce sont les samobogs (autodieux, self-gods), ainsi appelés parce que, à l’instar des doukhobortses, ils aboutissent à la déification de l’homme. En 1868, dans un village du gouvernement de Tambof, c’étaient les trouchavery, qui se regardaient comme les purifiés, et considéraient les autres hommes comme impurs et voués à l’enfer : leur chef, un petit bourgeois du nom de Panof, se donnait pour le Christ. En 1866, dans le gouvernement de Saratof, c’étaient les tchislenniki ou compteurs, ainsi désignés pour leur manière de compter les jours de fête. Ils intervertissaient tout le diurnal de l’Église, déplaçant les solennités ecclésiastiques, transportant le jour de repos du dimanche au mercredi, célébrant Pâques, par exemple, le mercredi saint. Tous ces changements se justifiaient sur un livre tombé du ciel. Selon ces compteurs, dont le chef était un simple moujik, il n’y a ni eucharistie, ni clergé ; tout homme a le droit de confesser et de célébrer l’office. Comme au moine Séraphin de Pskof, on leur reprochait d’enseigner le salut par le péché.

La tendance protestante est représentée par le stundisme, dont nous avons raconté les rapides conquêtes. Des hérésies plus ou moins analogues ont surgi au nord et au centre. J’en nommerai une, découverte en 1871, dans la ville de Kalouga, parmi la classe inférieure de la population urbaine. Le fondateur de cette secte, qui se prêchait dans les traktirs et les cabarets, était comme J. Smith, le Moïse des mormons, un cordonnier. Il s’appelait Tikhanof ; sa doctrine se rapproche de celle des non-priants. Comme eux, il rejette les sacrements, disant que baptême, confession et communion doivent être spirituels et sans intermédiaire de Dieu à l’homme. Cet artisan enseignait que la vraie religion n’admet que le culte de l’esprit ; la prière, la parole des lèvres est elle-même trop matérielle pour plaire à Dieu. Les aspirations de l’âme et les soupirs du cœur sont la seule offrande, la seule prière du chrétien. Aussi est-ce par de fréquents et longs soupirs que les disciples du cordonnier de Kalouga rendent hommage à Dieu, ce qui leur a valu le nom de vozdykhantsy ou soupireurs. L’étrange conclusion de ce rigide spiritualisme, cette sorte de confusion du souffle et de l’esprit, des aspirations de l’âme et des inspirations de la poitrine, nous fait retrouver, chez ces chrétiens spirituels, le naïf réalisme russe.


De tous les sectaires du dernier quart de siècle, le plus curieux est peut-être Soutaïef. C’est un des mieux connus et des plus dignes de l’être, n’eût-il pas été le maître ou l’inspirateur de Léon Tolstoï. Soutaïef est un moujik du gouvernement de Tver. Il peut servir de type à tous ces paysans du Nord qui cherchent solitairement la vérité dans les évangiles. Ils se font leur religion d’après le livre sacré, et ils savent à peine lire. Chacun des versets qu’ils déchilTrent péniblement, un à un, prend pour eux une importance singulière ; à chaque page ils croient découvrir une vérité nouvelle, inconnue des hommes. Soutaïef était marié qu’il ignorait l’alphabet. Travaillant à Pétersbourg l’hiver, comme tailleur de pierre, il apprit à lire, presque seul, pour chercher dans l’Évangile la vraie foi. Un jour, en 1880, le Messager de Tver annonçait l’apparition d’une nouvelle secte, les soutaïevtsy. Comme les stundistes, les disciples de Soutaïef rejetaient, disait-on, les sacrements ; mais, à l’inverse des baptistes russes, ces paysans du Nord n’avaient eu aucun contact avec des colons protestants. Chez eux rien que de russe et de spontané[335].

Soulaïef, au dire du prêtre de sa paroisse, était le paysan le plus pieux, le plus assidu aux offices. Quand il se mit en révolte contre son pasteur, il avait cinquante ans passés. Une contestation sur le casuel, pour l’enterrement d’un de ses petits-fils, détermina la rupture. Comme on lui demandait pourquoi il ne fréquentait plus l’église, « parce que, répondit-il, on n’en revient pas meilleur et parce que tout s’y paye. Puis, ajoutait le paysan, j’ai l’église en moi. » Toute sa doctrine découle de cette maxime également chère aux mystiques et aux rationalistes du peuple. Le pope de son village le fit en vain admonester par un archiprêtre. Soutaïef et ses proches, l’Évangile à la main, discutèrent avec l’ecclésiastique. « Nous sommes des créatures nouvelles, disaient-ils, des créatures régénérées. Nous étions dans l’erreur ; maintenant nous savons ! » On leur envoya le chef de la police, ils s’en débarrassèrent avec un billet de dix roubles. Comme on lui reprochait de former une secte, « nous ne formons pas de secte, répliqua Soutaïef, nous voulons seulement être de vrais chrétiens. — Et en quoi consiste le vrai christianisme ? — Dans l’amour. » Ce mot résume sa religion. Pour lui toute la loi est dans l’amour, dans la charité. Ce que ce moujik a en vue, c’est « une vie nouvelle, c’est l’organisation de la vie chrétienne ».

Le paysan de Tver fait bon marché des austérités ascétiques aussi bien que des aspirations mystiques. Toute la doctrine de cet idéaliste est tournée vers la vie pratique. En cela il est bien russe. C’est la vie qu’il veut transformer par la charité, comptant sur l’Évangile pour ramener parmi les hommes la paix et la justice. Quand M. Prougavine lui demande : « Qu’est-ce que la vérité ? — La vérité, répond Soutaïef, c’est l’amour dans la vie commune. » Ici encore il est bien de son pays ; ce qui le préoccupe, ce n’est pas son salut, c’est le bien de ses frères et le salut de la société. Toute la religion se réduit pour lui à la pratique de la justice ; il n’y a d’utile et de sacré que ce qui apprend à l’homme à mieux vivre. S’il tient les rites et les sacrements pour superflus, c’est qu’il n’a pas remarqué que les hommes en devinssent plus vertueux. Aussi repousse-t-il obstinément le ministère du prêtre. Un petit-fils lui naît, il refuse de le laisser baptiser ; un autre meurt, il veut l’enterrer dans son jardin, sous prétexte que toute terre est sainte ; et comme on le lui défend, il cache le cadavre sous son plancher. Il marie sa fille lui-même et, quand on lui dit : « Tu ne reconnais pas le mariage. — Ce que je ne reconnais pas, réplique-t-il, c’est le mariage menteur. Si je me bats ou me querelle avec ma femme, il n’y a pas de mariage, parce qu’il n’y a pas d’amour. » En mariant ses enfants, il se contente de leur recommander de vivre selon la loi divine et de traiter tous leurs semblables comme des frères.

Tel est l’évangile de ce simple d’esprit, et, avec la double logique de la foi et de l’ignorance, il tire de ce principe d’amour des conséquences subversives, à son insu, de l’État et de la société. Il prétend, ce tailleur de pierre, réformer le monde en commençant par son village. Pour lui, c’est même là l’essentiel, car il est, lui aussi, millénaire à sa façon. Comme tous ces lecteurs solitaires du Nouveau Testament, il a, durant les longues veillées d’hiver, peiné sur l’Apocalypse. Il attend la nouvelle Jérusalem. Il en prépare l’avènement. Son apostolat n’a qu’un but : établir le règne de Dieu sur cette pauvre terre souillée par le vice et la misère. Dans l’autre vie, ce croyant n’a qu’une foi incertaine. « Ce qu’il y a là-bas, s’écrie-t-il en montrant le ciel, je l’ignore. Je ne suis pas allé dans l’autre monde ; peut-être n’y a-t-il là que des ténèbres. » Aussi répète-t-il : « Il faut que le royaume de Dieu arrive ici-bas ».

Comment le réaliser ce royaume de Dieu ? Pour un moujik, cela est simple ; il n’y a qu’à établir la communauté, à supprimer la propriété qui engendre l’envie, le vol, la haine. C’est le communisme par horreur du péché : la communauté détruira l’égoïsme. Les seigneurs, les riches doivent « restituer la terre ». Ils le feront d’eux-mêmes, quand on les aura convaincus ; car l’apôtre ne veut violenter aucun de ses frères : on ne force personne dans le royaume de Dieu. Pour opérer la grande révolution, il ne faut qu’un peu de lumière à l’esprit, un peu d’amour au cœur. Comme la propriété, Soulaïef réprouve le commerce et l’argent démoralisateur. Il avait quinze cents roubles d’économies, il les a distribués aux pauvres ; il avait des créances, il les a brûlées. Avec la propriété et l’argent disparaissent les tribunaux, devenus inutiles, puis les collecteurs de taxe et les fonctionnaires qui vivent aux dépens du peuple, puis l’armée, car la guerre est supprimée, tous les hommes étant frères. Quand le starchine de sa commune vient exiger ses contributions, Soutaïef répond par des citations de l’Écriture. Le starchine se paye en saisissant une des vaches du contribuable récalcitrant. Traduit devant les tribunaux, le réformateur oppose aux lois des hommes la parole de Dieu. De même pour l’armée. Le dernier de ses fils, Ivan, est appelé au service : on lui ordonne de prêter serment ; le jeune conscrit allègue qu’il est défendu de jurer : on lui commande de prendre un fusil ; il refuse, disant : « Il est écrit : Tu ne tueras pas. — Imbécile, lui objecte un chef bon enfant, il n’y a pas de guerre, ton temps se passera à la caserne. » Tous les raisonnements n’y font rien. On jette l’insoumis en prison ; on le met au pain et à l’eau ; il repousse toute nourriture. Au bout de trois jours, pour ne pas le laisser mourir de faim, il fallut le tirer du cachot. On l’envoya, à Schlusselbourg, dans une compagnie de discipline. Un des soldats de l’escorte du réfractaire, touché de ses discours, se convertit. N’est-ce pas là des traits dignes des Actes des Martyrs ? C’est que, à tant de siècles de distance, sujets du tsar ou sujets de César, c’est presque mêmes esprits et mêmes âmes.

Religion et politique, toutes ces conceptions du paysan de Chevelino, nous les retrouverons, presque trait pour trait, chez le comte Tolstoï. Ce qu’enseigne le romancier, le moujik le met en pratique. Sur l’état et le gouvernement un Soutaîef ne saurait avoir que des idées confuses. Sa politique est bien russe, inspirée à la fois de notions enfantines et de notions théologiques. Pour lui, il y a dans l’autorité les bons et les mauvais. Les mauvais, ce sont les fonctionnaires qu’il connaît, les tchinovniks de tout ordre qui lèvent les impôts et mettent en prison. Les bons, c’est le tsar qu’on ne voit pas, le tsar qui trône au loin. « Si le tsar savait ! » dit Soutaîef, avec la foule de ses pareils. Un jour il part pour Pétersbourg, il veut « avertir le tsar ». Peine perdue. On ne le laisse pas approcher. L’infortuné réformateur est contraint de revenir à son village, s’accusant d’avoir péché par manque de persévérance. Soutaîef n’a que quelques centaines d’adeptes ; mais ils sont des milliers les paysans qui, sans avoir le courage de l’appliquer, sympathisent avec sa doctrine. Ils sont légion les prophètes innommés qui vont prêchant au fond du peuple un semblable évangile.


Les simples, les primitifs ne sont pas les seuls tourmentés du besoin d’une rénovation religieuse. Il se rencontre aussi, dans les classes supérieures, parmi les civilisés et les raffinés, des âmes affamées de vérité et dégoûtées de la fadeur des mets traditionnels que leur sert, en ses lourds plats d’or, le clergé officiel. La fin du dix-neuvième siècle en a rappelé le commencement. Comme au temps de Mme de Krudener et de Spéransky, la société pétersbourgeoise, à demi détachée de l’orthodoxie, semble parfois possédée du besoin de croire à côté[336]. Comme lorsqu’ils se nourrissaient de Saint-Martin et de Swedenborg, c’est le plus souvent de l’étranger que les délicats font venir leur pâture spirituelle.

Le beau monde de Pétersbourg a, sur la fin du règne d’Alexandre II, donné un pendant à la stunda des moujiks du midi. C’est ce qu’on pourrait appeler le stundisme des salons. Dans la résidence impériale, le remueur des âmes ne pouvait ôtre un simple pasteur ou de vulgaires colonistes allemands. Un monde aussi blasé voulait un autre prophète. La parole de Dieu lui fut apportée par un lord anglais. C’était chez lord Radstock une vocation ; il avait commencé son apostolat dès le collège d’Eton ; il l’avait continué dans l’armée de la reine. Il s’était même, à son passage, fait entendre dans quelques maisons de Paris. C’est à Pétersbourg que ce missionnaire de qualité devait récolter la plus ample moisson. Il y fut vite à la mode. Ses familières homélies faisaient concurrence aux séances des spirites fort en vogue au même moment. Il prêchait dans les soirées, ou au five o’clock tea, comme les prophètes populaires autour du samovar, dans les tavernes. C’était, d’habitude, en français que lord Radstock instruisait les dames russes. Les sceptiques avaient beau jeu à railler le lord apôtre[337]. Pour tomber sur le tapis des salons la semence évangélique n’en levait pas moins.

Lord Radstock trouva un précieux auxiliaire dans un propriétaire russe, riche, élégant, renommé en sa jeunesse comme valseur, M. Pachkof. Une de ses anciennes danseuses me racontait qu’il avait, un soir, entrepris de la catéchiser pendant une mazurka. À M. Pachkof se joignirent d’autres gentilshommes, notamment le comte Korf et jusqu’à un ancien ministre, le comte Alexis Bobrynsky.

Il serait injuste de ne voir dans le pachkovisme ou radstochisme qu’un caprice de la mode. Lord Radstock était apparu à Pétersbourg en 1878 et 1879, à une heure troublée, au début de la crise nihiliste, alors que nombre d’âmes dévoyées cherchaient, autour d’elles, un consolateur ou un guide. Ni lord Radstock ni M. Pachkof ne prétendaient inventer une doctrine. Ils évitaient les controverses dogmatiques, se bornant à commenter l’Évangile. Une des causes du succès de cette sorte de revival mondain, c’est qu’il répondait à un besoin spirituel naguère encore trop négligé du clergé orthodoxe. Les prêtres délaissant la prédication, les laïques prêchaient à leur place.

Les pachkovites ne sortent pas de l’Église ; ils montrent combien, faute d’autorité doctrinale, il y a de liberté pratique dans les murs de cette vieille Église. En fait, l’enseignement de ces évangéliques orthodoxes a une teinte protestante, calviniste ; il repose sur la justification par la foi, ce qui les sépare des sectaires tels que Soutaïef, qui font consister toute la religion dans les œuvres. Les radstockites croient avoir l’assurance d’être sauvés quand ils se sentent en union intime avec le Sauveur. « Avez-vous Christ ? demandait lord Radstock à chacun de ses auditeurs ; cherchez et vous trouverez. » Tandis que le lord anglais ne pouvait s’adresser qu’aux gens du monde, M. Pachkof a étendu son apostolat aux gens du peuple. Il réunissait, dans son hôtel de Pétersbourg, des personnes de toute condition auxquelles ses amis et lui enseignaient à « chercher Christ ». C’était un phénomène nouveau en Russie que cette parole distribuée à la fois aux hommes du commun et aux hommes cultivés, si peu habitués d’ordinaire à se voir servir les mêmes aliments intellectuels. Des assemblées du même genre avaient lieu à Moscou et en d’autres villes, sous le patronage de dames qui se plaisaient à faire asseoir, dans leurs salons, les valets derrière les maîtres. Il ne suffisait pas à M. Pachkof d’évangéliser de sa bouche les ouvriers et les paysans, il faisait traduire, pour eux, de ces tracts chers aux piétistes anglais. Traités et sermons étaient répandus gratuitement par milliers d’exemplaires. M. Pachkof devint rapidement populaire parmi les dissidents. Les sectaires de passage dans la capitale allaient le voir. Les fils de Soutaïef expédiaient de Pétersbourg à leur père les brochures pachkovites. M. Prougavine en a rencontré au Caucase, dans l’Oural, en Sibérie.

Tant que le radstockisme était resté confiné dans les classes privilégiées, le gouvernement ne s’en était guère inquiété ; s’il est une liberté en Russie, c’est la liberté des salons. Il en fut autrement lorsque, des corsages décolletés et des habits noirs, la propagande passa à l’armiak et au touloup. Le peuple, avec sa logique naturelle, ne gardait pas toujours, vis-à-vis de l’Église et du clergé, la déférence de bon goût que continuaient à leur témoigner des esprits dressés aux compromis de la vie mondaine. Il arriva, me racontait un de mes amis, que des paysans, qui avaient entendu M. Pachkof parler sur l’inutilité des cérémonies et des observances, n’eurent rien de plus pressé, en rentrant dans leur izba, que de jeter par la fenêtre leurs saintes images. Le gouvernement impérial ne tarda pas à prendre des mesures contre les aristocrates prédicateurs. M. Pachkof fut expulsé de Pétersbourg ; interné d’abord dans ses terres, il fut ensuite invité à voyager à l’étranger. Le comte Korf dut également quitter la capitale. La société de propagande fondée par ces messieurs a été dissoute en 1884 ; leur organe, la Feuille évangélique du dimanche, a été supprimé. Le haut-procureur du Saint-Synode, M. Pobédonostsef, n’a pas traité ces apôtres en gants blancs avec beaucoup plus de ménagements que les prophètes en peau de mouton. « Jusque dans la haute société, disaient ses rapports annuels, il s’est rencontré des insensés qui ont abandonné la foi de leurs pères pour des doctrines absurdes, apportées par des sectaires de passage. » Non content de leur reprocher de troubler la foi des simples, M. Pobédonostsef les accusait de prêter un appui moral et matériel aux sectes du peuple, notamment aux stundistes. Le beau monde tient rarement en Russie contre la défaveur officielle. Le pachkovisme des salons est déjà en décadence. Les rigueurs du pouvoir ne semblent pas cependant avoir entièrement arrêté la propagande évangélique, en province du moins. En 1886, par exemple, le tribunal de Novgorod condamnait à la prison deux hommes coupables d’avoir prêché « l’hérésie de Pachkof ». L’année suivante, on signalait dans la même région un nouvel apôlre de la même doctrine[338]. Le haut-procureur se plaint dans ses comptes rendus du prosélytisme de certains propriétaires[339]. Quand la vigilance du laïque berger préposé à la garde des âmes russes éloignerait du bercail tous les loups déguisés en brebis, nombreuses resteraient les ouailles infectées d’une sorte de protestantisme inconscient. Lord Radstock ne fût pas venu édifier l’aristocratie pétersbourgeoise que l’évangélisme à demi mystique, à demi rationaliste, n’en eût guère été moins fréquent chez les orthodoxes du peuple ou du monde qui allument une lampe au-dessus des saintes icônes[340].


La parole de vie qu’appellent, des salons comme de l’izba, les affamés de justice et de vérité, est-ce à des étrangers de l’apporter à la Russie ? N’est-ce pas plutôt à des fils de sa chair ; et, entre tous, qui en semblait plus capable qu’un de ses grands écrivains, qu’un Dostoîevsky ou un Tolstoï, un de ces magiques évocateurs d’âmes qui ont su fondre en eux-mêmes l’homme du peuple et l’homme civilisé, et exprimer tous les troubles et les tourments de la pensée russe ? La révélation attendue, Dostoîevsky et Tolstoï ont l’un et l’autre essayé de la proférer ; et tous deux ont, à leur manière, annoncé le même message d’amour. La foi vive de Dostoîevsky s’est épanchée en une sorte de mysticisme apocalyptique et humanitaire d’une chaleur contagieuse, mais trop vague pour qu’on en puisse tirer un corps de doctrine. Il en est autrement de Tolstoï. Moins modeste ou plus naïf, il n’a pas craint d’enseigner un nouveau Christianisme. À ce titre, il nous appartient ; il a sa place dans la galerie des sectaires contemporains entre Soutaïef et M. Pachkof.

Chez Tolstoï tout est spontané, russe, national. Isolé de la terre natale, il reste une énigme. Pour comprendre ses idées religieuses et sociales, il faut replacer Léon Nikolaïévitch dans le cadre de la vie russe, parmi ces paysans qu’il a tant pratiqués. Il est, cet aristocrate, de la famille des voyants et des saints du raskol. Sa religion est du même sol que la leur ; elle a un goût de terroir marqué. On retrouverait les articles de son credo dans les bégaiements des apôtres de village. On dirait presque qu’il a condensé et codifié les incohérentes doctrines des sectes populaires. Il semble nous en donner la synthèse ou la somme, non que le grand romancier ne soit qu’un écho ou un reflet du moujik ; — loin de là, peu d’hommes ont plus d’individualité ; il est, en toutes choses, enclin à rejeter les notions reçues et à se faire sa foi à lui-même ; — mais, en dépit de son origine et de son éducation, c’est un esprit de même trempe que ses paysans, un homme de même sang que les prophètes rustiques. C’est, en quelque façon, un molokane ou un Soutaïef qui a passé par l’Université.

À vrai dire, le grand écrivain est, lui aussi, un primitif. Il connaît l’art, les littératures, les sciences de l’Occident ; mais tout cela n’a point entamé son âme russe. Dans la sphère religieuse, comme dans le domaine social, Léon Nikolaïévitch est presque aussi ingénu qu’un Soutaïef. Lui aussi croit que la parole de salut, le talisman sacré qui doit guérir les plaies de l’humanité est encore à découvrir ; et pour le trouver, il lui semble qu’il n’y a qu’à prendre l’Évangile et à bien lire. Lui aussi, en matière théologique ou économique, est un autodidacte, cherchant solitairement la vérité dans la nuit à la lueur de sa lampe de pétrole. S’il n’ignore pas ce qu’ont fait les autres avant lui, il l’oublie volontiers. Peu lui importe que le monde, déjà vieux, ait peiné des siècles sur le saint livre et sur les éternelles énigmes, il a le goût du Russe pour la table rase. Il prétend tout apprendre par ses propres lumières et se persuade aisément que tout est encore à trouver. Tolstoï s’étonne, un moment, d’avoir vu le premier ce que des millions de chrétiens avaient cherché avant lui ; mais cela ne le fait pas douter de sa découverte. Il a la confiance de l’adolescent ou de l’homme du peuple qui croit qu’on peut tout découvrir et tout résoudre. Il se fait sa religion, Ma Religion, comme il dit, et comment la fait-il ? — comme les réformateurs populaires.

C’est même méthode, mêmes procédés. Il ouvre l’Évangile et il l’interroge comme un livre nouveau, tombé du ciel hier, y apercevant des vérités inconnues, des sens cachés. De même que Soutaïef, il a une cinquantaine d’années quand il s’avise de demander au vieux livre la véritable doctrine du Christ. La grande différence, c’est que, au lieu de se contenter des versions russe ou slavonne, il recourt à l’original, au texte grec. Il se souvient de ses études classiques, il s’aide des meilleurs dictionnaires ; mais tout cet appareil scientifique ne change en réalité ni les procédés ni les résultats de son exégèse. Comme ses aînés du peuple, il suit le texte sacré verset par verset. Son interprétation est le plus souvent littérale, et son érudition, parfois ingénieuse, lui sert uniquement à démontrer que le sens littéral est le seul acceptable. Peu lui importe que le christianisme, ainsi compris, cesse d’être la grande religion à la portée de tous, pour devenir une sorte de règle ascétique pratiquée par quelques élus. Le christianisme, tel que renseigne l’Église, n’a pu transfigurer l’humanité ; cela seul suffirait à condamner l’Église ; car, avec ses frères du peuple, ce que Tolstoï exige de l’Évangile, ce n’est rien moins que la transformation radicale des sociétés humaines.

Tolstoï n’a pas toujours été religieux, ou il l’a été longtemps à son insu. Il avait seize ans quand un de ses camarades lui annonça que, au collège, on avait découvert qu’il n’y avait pas de Dieu. « Pendant trente-cinq années de ma vie, nous dit-il, j’ai été nihiliste dans l’exacte acception du mot, un homme qui ne croit à rien. » Comment s’est-il converti ? Il l’a raconté dans sa Confession : ses romans seuls nous l’auraient laissé deviner. P. Bezouchof et Lévine nous ont fait assister à ses doutes et à ses luttes, en nous laissant pressentir d’où lui viendraient la paix et la lumière. Le pessimisme a été pour Tolstoï le fruit amer du nihilisme. L’idée de la mort l’obsédait ; l’ombre de la mort se projetait pour lui sur toutes les joies de la vie. Comme Lévine, il a songé à se tuer. D’où lui est venu le salut ? De là où il était venu à ses incarnations romanesques, du moujik. Tolstoï avait remarqué que le mystère de la vie semble plus obscur aux gens du monde qu’aux gens du peuple. L’énigme qui tourmente l’homme instruit n’existe pas pour des millions de créatures humaines. Elles en ont trouvé le mot sans efforts, sans l’avoir cherché. Ce que nulle science n’eût pu lui apprendre, le sens de la vie et de la mort, une vieille paysanne, sa nourrice, le savait ; elle avait la foi et ne connaissait aucun doute. Telle est l’idée maîtresse de Léon Nikolaïévitch, idée encore bien russe. Pour comprendre la vie, il n’y a qu’à se mettre à l’école des simples. Pareil à ses héros, Tolstoï a pris pour initiateur un moujik. Il a, comme eux, rencontré son paysan révélateur. Mais en revenant à la religion, Tolstoï ne revient pas à l’orthodoxie ; et en cela encore il est l’élève de nombre de paysans. Le secret de la vie est tombé des lèvres de Jésus, mais l’Église, dépositaire de sa parole, l’a dénaturée. Le christianisme du Christ a disparu sous les menteurs commentaires de ses interprètes officiels ; il était plus difficile à retrouver que si l’Évangile ne nous fût parvenu qu’à demi effacé ou brûlé, parmi ces manuscrits de Pompéi réduits en cendres.

Qu’a-t-il donc découvert ce Sarmate que ni Grec, ni Latin, ni Germain n’aient aperçu avant lui ? Il a découvert la morale évangélique enfouie, depuis quinze cents ans, sous l’amas des compromis mondains. Il a lu le Sermon sur la montagne et il a vu que le fondement de la foi chrétienne, c’est de ne pas résister aux méchants. Ces conseils, d’une sublimité déconcertante pour la nature humaine, Rome et Byzance n’osaient en recommander la mise en pratique qu’à l’ombre des cloîtres, aux exilés volontaires du siècle ; le Russe l’impose à chaque chrétien. C’est en eux qu’il fait consister tout le christianisme. La clef de la doctrine, c’est la parole de saint Mathieu : « Il a été dit : œil pour œil et dent pour dent ; et moi je vous dis de ne point résister au mal qu’on veut vous faire ». Ne pas résister aux méchants, tel est le « pivot » de l’enseignement de Jésus, « le centre » de sa doctrine. Tendre l’autre joue, voilà le précepte essentiel, la règle positive prescrite par le Maître. Après cela, est-il possible de se dire chrétien et d’avoir une police et des prisons ? Est-il possible de confesser Jésus-Christ et, en même temps, de « travailler avec préméditation à l’organisation de la propriété, des tribunaux, de l’État, des armées ? d’organiser en un mot une existence contraire à la doctrine de Jésus » ? Jésus a dit : Ne jurez pas, et Tolstoï, appuyé sur le texte grec, prouve que cette prohibition ne peut avoir qu’un sens : N’ayez pas de tribunaux. Jésus a dit : Ne tuez pas ; et cela ne peut s’entendre que d’une manière : N’ayez pas d’armée, ne faites point la guerre. Jésus a dit : Ne jurez pas ; et cela signifie : Ne prêtez serment ni aux tribunaux ni au tsar. Ainsi de suite de tous les conseils évangéliques, érigés en préceptes absolus, en nouveau décalogue imposé aux peuples non moins qu’aux individus. Le mystérieux parrain du Filleul lui apprend qu’on ne détruit pas le mal par la justice, par la prison ou la mort ; que le mal se multiplie par le mal ; que plus les hommes le poursuivent, plus ils l’accroissent. Ivan l’imbécile nous fait voir qu’une nation qui ne se défend pas n’a rien à craindre de ses voisins. Pour désarmer les envahisseurs, le peuple envahi n’a qu’à tout leur livrer. Que le Russe se tienne en paix, ni le Turc ni l’Allemand ne le molesteront.

L’Évangile, ainsi entendu, est la négation de l’État, de la société, de la civilisation. Tolstoï n’en a cure. Il ne porte guère plus d’intérêt à l’État que le raskolnik qui voit dans l’État le royaume de l’Enfer. En vrai Russe et en Vieux-Russe, il ne recule devant aucune conséquence de sa doctrine. Pour l’auteur de Ma Religion, Église, État, culture, science, ne sont que des idoles creuses, condamnées par Jésus, par les prophètes et tous les vrais sages, « comme le mal, comme la source de perdition ». Il croit, à sa façon, au règne de Satan. Il veut, lui aussi, détruire cette société maudite et renouveler la face de la terre. Pour cela, il suffit d’appliquer les préceptes évangéliques. Les hommes n’ont qu’à vivre en frères ; ils réaliseront ici-bas le royaume de Dieu, qui n’est que la paix parmi les hommes.

Sont-ce là des idées nouvelles sur la terre russe ? Ne reconnaissons-nous point, dans l’enseignement du grand romancier, ce que nous avons maintes fois rencontré chez d’obscurs réformateurs de villages ? N’est-ce point, par exemple, ce que balbutiaient, à leur manière, molokanes ou doukhobortses, ce qu’ils ont essayé de réaliser dans leurs colonies de la Molotchna ? Ne prétendaient-ils pas, eux aussi, établir ici-bas le règne de Dieu en fondant la fraternité et l’égalité ? N’ont-ils pas, longtemps avant Tolstoï, prohibé le serment et déclaré que les enfants de Dieu n’avaient que faire des tribunaux et des lois humaines ? N’avaient-ils pas déjà condamné la guerre et l’état militaire, d’accord, en cela, avec des chrétiens de tout temps et de tout pays, des quakers anglais aux mennonites allemands ? Car il y a bien des vieilleries dans toutes ces nouveautés ; s’il est quelque chose de propre à Tolstoï, ce n’est guère que l’accent de tendresse de sa charité. Et cette tendresse même se retrouve chez nombre de ses émules du peuple. Des moujiks ont prêché avant lui que tout le christianisme était dans l’amour. Pour savoir ce qui fait vivre les hommes, Soutaïef n’a pas attendu la révélation du prophète d’Iasnaïa Poliana. Entre le paysan de Tver et l’ancien seigneur, la ressemblance est grande. C’est au fond même doctrine, et si l’un a emprunté à l’autre, ce n’est pas le paysan.

Tolstoï a vu Soutaïef ; il l’a consulté sur les maux du peuple ; il a appris de lui le secret d’être utile aux misérables. Singulière rencontre que celle du moujik inculte et de l’aristocratique écrivain, dans le pays du monde où il y a le plus d’intervalle entre les deux extrémités de la société ! Tolstoï ne l’a point cacbé, celui des deux qui a le plus reçu, c’est lui, et que pourrait, d’ailleurs, un homme du monde enseigner à un homme du peuple ? Ce que le gentilhomme civilisé formulait dans son cabinet en belles maximes, le tailleur de pierre l’avait déjà mis en pratique. La vie, plus encore que la parole de Soutaïef, a été pour Tolstoï une révélation. Il savait que le fils de Soutaïef s’était laissé mettre au cachot plutôt que de porter un fusil et de prêter serment. Il savait que Soutaïef ne souffrait ni clôture ni serrure, qu’il laissait ses granges et ses armoires ouvertes, et que, lorsqu’on le volait, son premier soin était de mettre ses voleurs en liberté. Soutaïef a été le maître ; Tolstoï, le disciple, l’évangéliste ou le docteur, qui tient la plume et expose la doctrine : il a été le Platon du rustique Socrate.

Autre ressemblance entre Tolstoï et maints apôtres du peuple. Pour prendre à la lettre le Sermon sur la montagne, Tolstoï, comme Soutaïef, comme les molokanes, n’en est pas moins rationaliste à sa manière. De même que Soutaïef, il s’inquiète peu du dogme. Sa religion n’a en vue que la vie. Soutaïef ignore ce qu’il y a là-bas, derrière le ciel ; Tolstoï nie catégoriquement la vie future. En devenant chrétien, il est resté nihiliste. Il n’admet, pour l’homme, d’autre immortalité que celle de l’humanité. À l’en croire, le vrai christianisme n’en connaît pas d’autre. Jésus, dit-il, a toujours enseigné le renoncement à la vie personnelle ; or la doctrine de l’immortalité individuelle, qui affirme la permanence de la personnalité, est en opposition avec cet enseignement. La survivance de l’âme à la mort n’est, comme la résurrection des corps, qu’une superstition contraire à l’esprit de l’Évangile.

D’accord avec Soutaïef, avec les doukhobortses et tant d’autres, Tolstoï place le salut en cette vie. C’est ici-bas qu’il prétend construire la Jérusalem divine. Il n’attend pas pour cela que le Christ descende sur les nuées ; il ne croit ni aux prophéties ni aux miracles. Il est millénaire, mais à la façon de Comte ou de Fourier. La différence, c’est que la clef de son paradis, il ne la demande ni à la science, ni à la richesse, ni à la politique, les sachant impuissantes pour le bonheur. La transformation de l’humanité, il ne l’espère que de la transformation intérieure de l’homme ; et en cela il est assurément plus sage que la plupart des réformateurs qui raillent ses utopies. De même que ses humbles frères du peuple, il cherche la route des Eaux-Blanches, des mystérieuses Bélovody, où il n’y a ni pope, ni ispravnik, ni collecteur d’impôts, ni capitaine de recrutement. Cet Eldorado, il peut se vanter d’en avoir découvert le chemin. Pour rentrer au paradis retrouvé, l’humanité n’aurait qu’à le suivre ; elle n’a qu’à quilter le péché et à pratiquer l’amour. Si les hommes vivaient en frères, ils n’auraient besoin ni de gendarmes, ni de soldats, ni de tribunaux. L’erreur est de croire que l’humanité en masse puisse jamais suivre l’étroit sentier du renoncement, et tout un peuple passer par la porte basse de l’abnégation.

Ce que Tolstoï oublie trop, c’est la nature humaine, ou, ce qui revient au même, c’est le vieux dogme de la chute, qui symbolise les misères et les faiblesses de notre nature. Il semble parfois croire à la bonté native de l’homme, croire qu’il suffirait de le délier de tout lien pour le rendre bon. Dans sa confiance en la discipline intérieure, il ne tolère de contrainte d’aucune sorte. Ce que les croyants n’attendent que de la grâce, il semble l’attendre de la nature, que toute sa doctrine violente.

Quel est l’idéal politique et social de ce mystique qui prétend imposer aux hommes une vie si contraire à tous les appétits du vieil homme ? C’est, à bien des égards, le retour à l’état de nature, après avoir, il est vrai, extirpé de l’homme de la nature les plus invétérés des instincts naturels. L’humanité doit renoncer à tout ce qui fait l’honneur, la beauté, la sécurité de la vie. Tolstoï reprend le paradoxe de Rousseau. Seulement, chez lui, l’être abstrait des philosophes du dix-huitième siècle est devenu un être vivant ; « l’homme de la nature » a pris corps dans le moujik. Comme Rousseau, Tolstoï croit que, pour être heureux, les hommes n’ont qu’à s’émanciper des besoins factices de la civilisation. Ne lui objectez pas le progrès, l’industrie, la science, l’art : autant de grands mots vides. Son dédain de la civilisation, pour laquelle il a des traits plus durs que Jean-Jacques, Léon Nikolaïévitch ne le puise pas dans sa misanthropie ou dans les déceptions de son amour-propre, mais dans sa compassion pour la souffrance humaine. Avec nombre de réformateurs populaires, il se persuade que la pauvreté des uns provient de l’opulence des autres ; qu’accorder à ceux-ci le superflu c’est enlever à ceux-là le nécessaire. Pour lui aussi, tout homme qui vit de ses revenus est un parasite, « pareil au puceron qui dévore les feuilles de l’arbre qui le porte ». Pour lui aussi, l’intérêt de l’argent est une iniquité. Il n’a pas assez de sarcasmes pour « ce rouble fantastique » dont on rogne chaque année quelques kopeks sans l’épuiser jamais. Il va plus loin, il bannit de sa république l’argent, qui permet à l’homme de s’approprier le travail d’autrui et qui a rétabli un nouvel esclavage plus dur que l’ancien, l’esclavage impersonnel, plus inhumain que l’esclavage personnel. Si chaque famille ne peut produire ce qu’elle consomme, il veut que les produits soient échangés en nature.

Tout homme doit vivre du travail de ses mains, à la sueur de son front, dit l’Écriture. Ici encore, Tolstoï renchérit sur Rousseau ; mais, pour lui, le travail n’est pas seulement un devoir, c’est un remède moral, c’est l’agent du salut. Encore une idée qui lui est commune avec maint sectaire du peuple. Les molokanes aussi érigent le travail en devoir religieux, affirmant qu’il est aussi indispensable à l’homme que le pain et l’air. On a dit que Tolstoï préconisait le travail manuel comme un contrepoids au travail cérébral, par hygiène, pour maintenir l’équilibre de l’être humain. Ce n’est ni son unique ni son principal motif. Cet ouvrier de la pensée affiche pour le travail musculaire l’estime et le goût exclusifs du bas peuple. Tel de ses contes raille avec âpreté le stérile labeur de la tête. Le travail par excellence est le travail de la terre ; tous les hommes devraient en vivre. Cela encore est bien russe. Tolstoï a publié, à ses frais, un opuscule d’un sabbatiste, où il est démontré, d’après la Bible, que tout homme doit remuer la terre, au moins trente-cinq jours par an. Le travail industriel, non moins malsain pour l’âme que pour le corps, devrait être aboli, et les villes, supprimées. Tolstoï a pour ces Babylones impures la répulsion de l’errant. Il faut quitter les villes où « l’on consomme sans produire », pour vivre aux champs, en renonçant à tous les besoins artificiels de la vie urbaine. Le problème du paupérisme est simple ; Soulaïef l’a résolu d’un mot : il n’y a qu’à répartir les pauvres des villes entre les izbas des paysans.

Sa doctrine, le réformateur l’a mise lui-même en pratique, autant que peut le faire un Russe de sa classe. S’il n’a pas distribué ses biens aux pauvres, c’est par scrupule de père de famille, et aussi parce que l’aumône ne sert d’habitude à rien ; ce n’est pas avec de l’argent qu’on peut secourir son prochain. Tolstoï vit à la campagne ; il laboure, il fane, il moissonne de ses mains, et sa robuste santé s’en trouve bien, car il n’a rien d’un détraqué ou d’un névropathe, ce philosophe. Ce n’est pas, comme Dostoïevsky, un épileptique. De même que le paysan russe, il a son métier pour l’hiver. Il fait des bottes qui se vendent bien. Un jour, chez un de ses amis, il en découvrit une paire dans une vitrine, avec cette étiquette : Bottes faites par le comte L. Tolstoï. Il n’est pas seulement cordonnier, il sait encore réparer les poêles ; mais c’est toujours la terre qui garde ses préférences ; la large main qui a écrit Guerre et Paix se délecte à conduire la charrue. Pour prendre en pitié les faiseurs de livres, Tolstoï n’a pas cependant jeté la plume. Il ne sème pas seulement le seigle ou l’avoine, il est aussi un semeur d’idées, un laboureur d’âmes. Il se plaît à défricher l’esprit inculte de ses frères du peuple ; les vérités qu’il a découvertes, il les répand à poignées sur les champs vierges de la Russie paysanne.


On a rapproché Tolstoï de Schopenhauer. On a trouvé à sa doctrine une saveur hindoue, comme si tout l’effort religieux de la Russie aboutissait à une sorte de bouddhisme chrétien. Cela est vrai et cela est faux. Par le pessimisme de son point de départ, par son indifférence pour tout progrès et son exaltation des humbles, par sa philosophie du renoncement et sa religion de charité sans Dieu, par son dogme débilitant de la non-résistance au mal, Tolstoï touche au bouddhisme. On dirait que le réformateur de Toula est né sur les croupes fabuleuses du mont Mérou. Mais la ressemblance est presque tout entière dans le dogme, dans les notions théoriques. Nulle part, mieux qu’en cette similitude de croyances et de systèmes, n’éclate la divergence de l’esprit russe et du génie de l’Inde. Tolstoï a beau chercher la délivrance dans le dépouillement de la personnalité, au moment où il semble près de s’abîmer dans le bouddhisme, il lui tourne résolument le dos par sa conception de la vie pratique. Le modèle de l’énergique moissonneur de Iasnaïa Poliana n’est pas le fakir émacié ou le richi accroupi en méditation solitaire, immobile, l’œil fixé sur son nombril. Pour interdire de résister aux méchants, il ne recommande ni la passivité ni l’ataraxie. Sa doctrine est mystique plutôt qu’ascétique ; elle préconise l’action, non la contemplation[341]. Ce Russe échappe au bouddhisme par l’amour du travail » de l’effort, du labeur musculaire. À cela seul se reconnaîtrait l’homme du Nord. S’il enseigne la fuite des villes et le renoncement aux commodités de la vie, ce n’est pas pour emmener ses disciples faire pénitence au désert, ou les vouer, dans une étroite cellule, aux austérités et à la prière. C’est encore moins pour qu’ils aillent, dans les grottes des viharas, anticiper sur le repos du nirvâna. Tolstoï semble faire peu de cas des jeûnes et des oraisons. De même, lui si enclin à prendre les conseils évangéliques à la lettre, il ne prêche pas le célibat ; il n’est pas, comme le skopets ou comme Schopenhauer, l’ennemi de la génération ; il se contente d’enjoindre à chaque homme de n’aimer qu’une femme. Pour lui, l’affranchissement des maux de la vie est dans l’action, dans le développement de l’énergie physique, pour ne pas dire de l’énergie animale. Heureuse inconséquence ! par une sorte de duperie du tempérament septentrional, ce Slave, en route pour le quiétisme, aboutit à la loi du travail, à la rédemption par le travail.

Ce n’est point la seule différence, on pourrait dire la seule opposition, entre le « tolstoïsme » et le bouddhisme. Les deux doctrines diffèrent presque autant par la notion du salut que par les voies de salut. Le bouddhiste a surtout en vue le salut de l’individu, la délivrance personnelle. Tolstoï, comme la plupart des Russes, songe surtout au salut des hommes, à la délivrance de la collectivité, à la régénération de la société ; et cette œuvre de salut, il prétend l’accomplir sur cette terre, dans cette vie, qui ne lui paraît mauvaise qu’autant qu’elle n’est pas sanctifiée par l’amour.

La doctrine de Tolstoï est peut-être moins une sorte de bouddhisme chrétien que de nihilisme chrétien. Chez lui, ce n’est pas seulement le théologien ou le philosophe qui est nihiliste, c’est aussi le politique, le réformateur social.

De même que Soutaïef, il n’est, si l’on peut accoler les deux mots, qu’un nihiliste évangélique. Sur bien des points, il est d’accord avec les nihilistes révolutionnaires, qui, eux aussi, sont à leur façon des hommes de foi. « Sauf son aversion pour la lutte (et encore pareil sentiment s’est-il rencontré chez plusieurs de nos amis), les idées de Tolstoï sont fort voisines des nôtres », me disait un réfugié russe. Lavrof a écrit un article pour le démontrer[342]. En vérité, peu de niveleurs rêvent autant de démolitions que cet apôtre de la charité. Il dépasse souvent les Bakounine et les Kropotkine. Aucun de ses compatriotes n’a été plus dur pour le capital. Aucun n’a été plus fermement internationaliste. « Ce qui me paraissait honteux et mauvais, lit-on dans Ma Religion, le renoncement à la patrie et le cosmopolitisme, me paraît bon et grand. » Sur l’armée, sur la justice, sur la loi, il a les principes de Kropotkine. Avec lui, il croirait volontiers que le moyen de supprimer le crime serait de raser les prisons et de brûler les codes. Que l’on compare deux livres parus en français, la même année (1885), Ma Religion, de Tolstoï, et les Paroles d’un révolté, de Kropotkine : les conclusions sont analogues. Quoi d’étonnant ? le prince révolutionnaire et le théosophe athée sont tous deux des voyants et des croyants. Ils ont eu la même vision. Non moins que Bakounine ou Kropotkine, Tolstoï est anarchiste ou partisan de « l’an-archie ». Une société amorphe ne l’effrayerait pas. Détruisez tout gouvernement : de ce qu’on appelle le désordre sortira « un ordre libre ». Il en ferait volontiers l’expérience pour les peuples, comme il l’a faite pour son école de Iasnaïa Poliana. Une fois livrés à eux-mêmes, les hommes, comme ses petits moujiks, feraient régner parmi eux la justice et la paix.

Ici encore, entre ce nihiliste et les autres, il y a une différence capitale. Ce n’est pas seulement la dynamite en moins, c’est que toutes les espérances de Tolstoï portent sur une chose dédaignée de la plupart des socialistes, la religion et la fraternité chrétienne. Pour élever l’humanité jusqu’au nouveau paradis, il a un levier, l’Évangile. À qui saurait éliminer l’intérêt personnel, il serait aisé de refaire une autre société, une autre économie politique. Par là même, comme nous le disions de ses ignorants devanciers, molokanes ou communistes, ce visionnaire religieux est moins chimérique que les utopistes révolutionnaires. Son rêve de régénération sociale, il dépendrait de l’humanité de le réaliser. Pour faire de cette misérable terre une demeure céleste, les hommes n’auraient guère qu’à mettre en pratique le Sermon sur la Montagne. Ce qui est chimérique, devons-nous répéter à Tolstoï, ce n’est pas votre panacée évangélique, c’est l’espoir de la faire adopter de tout un peuple, fût-ce votre bon et grand peuple russe. N’importe, Tolstoï a raison dans sa folie. Les fous, peut-il dire, sont les hommes assez aveugles pour refuser de le suivre.

Malgré ses illusions et ses outrances, la doctrine de Tolstoï est d’un esprit sain. La terre promise, éternellement rêvée, il la cherché au dedans de l’homme plutôt qu’au dehors. Il sent l’impuissance des révolutions, l’insuffisance des lois et de la science elle-même pour transformer les sociétés. Il professe que, pour supprimer la misère, il faut opprimer le vice. Il affirme que tout progrès social doit avoir pour principe un progrès moral. Par là son enseignement est bienfaisant. Ce démophile n’est pas un adulateur du peuple. Il lui prêche l’émancipation par la conversion. En histoire, il est vrai, dans la guerre comme dans la paix, Tolstoï ne croit qu’au peuple, aux masses obscures, aux forces inconscientes, aux infiniment petits. Il est étranger au culte des héros : l’esprit russe, dit-il, ne reconnaît guère de grands hommes. À ses yeux, c’est le soldat qui gagne les batailles ; le général n’y est pour rien[343]. Mais, pour tout attribuer au peuple et à l’homme du peuple, il n’a garde d’en faire un Dieu. Il est aussi réfractaire à l’idolâtrie démocratique qu’au heroes’ worship.

S’il l’exalte en face de l’homme civilisé, ses portraits du moujik n’ont rien de flatté. Ses paysanneries ne sont pas des idylles ; ses paysans semblent souvent ce que M. Taine appelait un jour : des pochards mystiques. Qu’on lise la Puissance des Ténèbres, Tolstoï montre ses villageois « englués dans le péché », pareils à des brutes abjectes. Par où se relève ce moujik qu’il se plaît, en même temps, à rabaisser et à offrir en modèle ? Par la charité, par la foi. Son héros favori est Akim, le vieux paysan vidangeur dont toute parole est un bégayement ; plus l’homme semble bas et borné, plus Tolstoï a de joie à faire éclater chez lui ce qui fait la vraie grandeur de l’homme, le sentiment moral. Au fond des ténèbres opaques qui pèsent sur ses paysans, il aime à faire briller la petite lueur de la conscience, pâle veilleuse qui tremble dans la nuit de leur âme. C’est là, dans leur cœur, qu’est le principe de la régénération des misérables ; de là seulement peut leur venir la vraie lumière.

L’apostolat du peuple, telle est la mission que Tolstoï semble avoir donnée à sa verte vieillesse. Lui aussi « est allé au peuple » ; il s’est plu à en partager la vie et les labeurs ; mais, plus heureux que les révolutionnaires ses prédécesseurs, il a su parler la langue du moujik et s’en faire comprendre. Il est allé au peuple, non pour attiser ses haines et ses convoitises, mais pour lui apprendre l’amour et le sacrifice. Racine, ayant renoncé au théâtre, versifiait des tragédies bibliques que les jeunes filles nobles jouaient devant le grand roi. Tolstoï, ayant renoncé au roman, écrit des contes populaires qu’il fait vendre par des colporteurs quelques kopeks, sans accepter aucun droit d’auteur. « Naguère, disait-il, en 1886, à M. Danilevsky, nous comptions en Russie quelques milliers de lecteurs ; aujourd’hui, ces milliers sont devenus des millions, et ces millions d’hommes sont là, devant nous, comme des oiseaux affamés, le bec ouvert, et nous disant : « Messieurs les écrivains, jetez-nous quelque nourriture, à nous qui avons faim de la parole vivante. » Et lui, l’auteur de Guerre et Paix, il leur donne la becquée, distribuant à ces humbles la pâture qui leur convient, des contes et des légendes. Il s’en vend des millions d’exemplaires ; c’est que Tolstoï parle au peuple selon le cœur du peuple. Il a, dans ses légendes, adopté les croyances de ses nouveaux lecteurs ; son rationalisme ne proscrit plus les miracles et le surnaturel. Alors même que, chez lui, l’écrivain semblait mort dans le chrétien, il a ouvert aux lettres russes une veine nouvelle, nationale à la fois et populaire. Au point de vue même de l’art, à ce point de vue inférieur et païen dont il rougirait d’avoir souci, ses œuvres morales ne sont pas sans beauté. Il a retrouvé la parabole évangélique, ce qui n’était guère permis qu’à un Russe écrivant pour des Russes. En travaillant à l’édification de ses frères, il a fait, malgré lui, œuvre d’artiste.

Ce ne sont plus les grands écrivains qui accomplissent les révolutions religieuses. Léon Nikolaïévitch a peut-être moins de disciples que les apôtres en kaftan ou en touloup. Sa doctrine manque trop d’ossature dogmatique pour servir de squelette à une secte, à une Église. Rares sont les adeptes qui mettent ses préceptes en pratique. Çà et là quelques propriétaires essayent, à son exemple, de vivre en paysans sur leur bien seigneurial. Pour ne pas se convertir à sa religion, la Russie n’en ressent pas moins l’influence de l’enseignement de Tolstoï. Sous leur légère enveloppe de moralités et de légendes, les idées de Léon Nikolaïévitch ressemblent à des graines ailées emportées au loin par le vent. Offert sous cette forme enfantine et revêtu d’un merveilleux naïf, le « tolstoïsme », ramené à une sorte de poème de charité et de fraternité, reprend une vérité idéale, ne fût-ce que cette antique et banale vérité que ni la science, ni le progrès matériel, ni l’argent, ni les machines ne possèdent le secret du bonheur. C’est là une vieillerie qu’il est bon à un peuple de s’entendre rappeler au soir d’un siècle ; et, pour le faire en des contes d’enfants, l’auteur du Filleul n’est pas tombé en enfance[344].




CHAPITRE XI


Situation légale du raskol et des sectes. — Comment la conduite du gouvernement à regard du raskol a souvent changé. Appel de l’Église au bras séculier. Longues persécutions. Incohérence de la législation. — De l’emploi des moyens spirituels dans la lutte contre le raskol. Colloques ou discussions publiques entre orthodoxes et raskolniks. — Droits nouvellement reconnus aux dissident ?. Leur attitude vis-à-vis des nihilistes. Avantages qu’ils en ont retirés. Comment leur émancipation est loin d’être complète. — Conclusion du IIIe livre. Les sectes et l’avenir religieux de la Russie. Peut-il sortir des hérésies russes une nouvelle forme du Christianisme ?


La conduite du gouvernement à l’égard des sectes nationales a singulièrement varié suivant les époques. Du dix-septième siècle à la fin du dix-neuvième, elle a passé par trois phases principales. Le tsar Alexis et son fils Féodor persécutaient les dissidents comme des hérétiques en révolte contre l’Église ; Pierre le Grand les poursuivait comme des perturbateurs rebelles aux réformes impériales ; Catherine II et ses descendants les ont traités successivement avec douceur et avec rigueur, cherchant tantôt à les ramener à l’Église, tantôt à les réconcilier avec l’État. Dans cette dernière période, la politique impériale perd tout esprit de suite ; les raskolniks sont tour à tour frappés et tolérés, rassurés et menacés, selon l’humeur du souverain et le vent du moment.

Certains orthodoxes font gloire à l’Église russe de n’avoir jamais employé la contrainte en matière de foi. Cette assertion est contredite par toute l’histoire du raskol. Je ne vois pas que l’Église ait eu de scrupule à recourir au bras séculier. Torture, exil, bûcher, tous les châtiments usités en Occident contre les hérétiques ont été infligés aux raskolniks, sur les instances du clergé. Le concile de 1666 réclamait contre eux les pénalités civiles. Le patriarche Joachim n’hésitait pas à déclarer, en 1682, à l’un des martyrs de la vieille foi, au pied du bûcher, que les flammes allaient s’allumer pour venger l’Église du reproche d’hérésie. « Quels apôtres ont enseigné à maintenir la foi par le feu, par le knout, par la potence ? » demandait, dans son autobiographie, le protopope Avvakoum. On lui répondit en le brûlant. Si Pierre le Grand remplaça les supplices par des mesures fiscales ; si, au souffle de l’Occident, ses héritiers se sont peu à peu montrés plus tolérants, le mérite en revient surtout aux souverains, à l’intelligence d’une Catherine II, au cœur des trois Alexandre.

Que le clergé ait, contre ses adversaires, recouru à la prison, aux amendes, à la déportation, à la privation des droits civils, rien de surprenant. L’Église étant une institution d’État, il était naturel qu’elle combattît le schisme avec les forces et les armes de l’État. L’administration et la police étaient les auxiliaires indiqués du clergé. Encore aujourd’hui, l’ingérence du pouvoir civil dans les affaires spirituelles est consacrée par plus de mille articles des codes russes. Pour garder son troupeau, le pope s’en remettait à la police, qui, « par force, à coups de fouet, ramenait au bercail les brebis égarées[345] ». Et comme la police n’avait en ces affaires qu’un intérêt de service, comme elle s’en prenait aux corps et non aux cœurs, la guerre faite au raskol était presque toute extérieure. Selon une remarque d’Aksakof, dans les choses de l’Église, comme dans les autres, ce qu’on tenait à garder, c’était surtout l’apparence, le décorum[346]. Au pope, comme à l’ispravnik, l’état des âmes importait moins que le nombre apparent des fidèles. Ecclésiastiques et laïques se souciaient peu de guérir le cancer invétéré de l’Église, il leur suffisait d’en cacher les progrès. Le grand tort historique du clergé a été de se prêter à cette comédie sacrilège et d’en partager les profits avec la police. Mieux eût valu, pour sa dignité, un fanatisme moins accommodant. D’autres Églises ont brûlé, c’était l’argument du temps ; aucune autre n’a remplacé le bûcher par le bakchich. L’autodafé espagnol était plus barbare, la vziatka russe est plus répugnante.

Si l’Église et l’État n’ont pas entièrement renoncé aux armes temporelles, ils en ont reconnu l’insuffisance. Le clergé, reprenant conscience de sa vocation, recourt de plus en plus aux armes spirituelles, à la prédication, aux missions. Les évêques s’appliquent à dresser leurs popes à la polémique. Les séminaires ont consacré des chaires à l’étude du raskol. Pour que ses prêtres ne soient pas aux vieux-croyants un objet de scandale, le Saint-Synode a, en 1887, interdit au clergé de fumer, de priser, de jouer aux cartes. Imitant la tactique de Rome, l’Église orthodoxe a recruté une milice de missionnaires spécialement chargés de combattre le raskol. À l’aide des ecclésiastiques, on a appelé les laïques enrégimentés dans des confréries et des sociétés de propagande. On a fondé des bibliothèques pour les dissidents ; on cherche à conquérir leurs enfants par l’école. À Viatka, un missionnaire, le P. Kichmensky, a été jusqu’à exercer ses écoliers, de petits moujiks, à la controverse avec les raskolniks.

Comme les dissidents s’empressent peu d’assister aux prédications « des prêtres de Bélial », le clergé orthodoxe est contraint de leur offrir des conférences contradictoires, où chacun des deux partis expose ses arguments. Ces colloques (sobesedovaniia) étaient déjà en usage à Moscou, sous Nicolas. Ils avaient lieu sur la place publique au Kremlin ; et, comme à Byzance, le peuple se passionnait pour ces tournois théologiques. Tombés en désuétude vers le milieu du siècle, les colloques sont redevenus fréquents depuis une quinzaine d’années. Il s’en tient régulièrement à Pétersbourg aussi bien qu’à Moscou ; professeurs et séminaristes y déploient leur science et leur dialectique. Les évêques y assistent et ne dédaignent pas de descendre dans l’arène. Ainsi, à Poissy, le cardinal de Lorraine argumentait contre Théodore de Bèze ; ainsi, à Hippone, saint Augustin provoquait les donatistes, ces raskolniks africains, à des discussions publiques, devant une foule frémissante, qui interrompait les lutteurs de ses applaudissements ou de ses murmures.

À ces assauts scolastiques où les combattants luttent à coups de vieux textes et de grimoires surannés, pareils à des modernes qui se battraient à coups d’arbalète ou d’arquebuse, on se croirait rejeté de trois ou quatre siècles en arrière. Au sortir d’un cours ou d’une plaidoirie où le Russe civilisé s’est plu à distancer l’Occident par la témérité de ses théories, on retombe brusquement en pleine Russie des premiers Romanof ; on entend discuter si l’Antéchrist est venu ou non. En 1888, par exemple, au Marché au sel, à Pétersbourg, le professeur Ivanovsky démontrait, à grand renfort d’érudition, que l’Antéchrist n’avait pas encore paru, qu’il devait être un homme de péché en chair et en os, et porter le signe de la Bête. Aux sans-prêtres qui affirment que le règne de l’Antéchrist a commencé, on objecte triomphalement que les prophètes Élie et Enoch ne se sont pas encore montrés. Les raskolniks ne rendent pas facilement les armes ; ils déconcertent leurs adversaires par la hardiesse de leurs coups et l’imprévu de leurs ripostes, se dérobant avec agilité aux arguments sous lesquels ils semblent pris. On en a vu s’abriter derrière des thèses embarrassantes, examiner, par exemple, si Dieu avait toujours tenu ses promesses. Les plus exercés sont de redoutables jouteurs, d’une dialectique subtile, sachant se garder et prompts à surprendre l’adversaire en défaut, difficiles à toucher, tantôt opposant la lettre de l’Écriture, tantôt la réduisant en allégories. Aussi les champions de l’orthodoxie ne sortent-ils pas toujours vainqueurs de ces passes d’armes dont chaque parti aime à s’attribuer l’honneur. Plus d’une fois, un pope présomptueux a été réduit au silence par les liseurs du raskol. Aussi, d’ordinaire, ne laisse-t-on entrer en lice que les athlètes qui ont fait leurs preuves.

Les défenseurs des vieux rites combattent pourtant à armes inégales. On a beau, pour ces rencontres, leur donner une sorte de sauf-conduit, ils se sentent gênés, ils n’ont pas la libre disposition de leurs bras. Ils n’osent toujours exprimer toute leur pensée. Ainsi, il leur est malaisé de dire que l’Antéchrist est le tsar ou le pouvoir civil. Ils ne peuvent répondre à leurs adversaires que ce que leurs adversaires veulent bien entendre. La dispute menace-t-elle de mal tourner, les orthodoxes qui, d’habitude, président au colloque, lèvent la séance. Les dissidents ont-ils l’avantage, les vexations de la police risquent de le leur faire payer. Quelquefois les missionnaires de l’Église ne trouvent pas de contradicteurs. À Pétersbourg même, on a vu des dissidents se lever pour leur répondre, et se rasseoir sur l’invitation d’un coreligionnaire qui craignait qu’on ne les expulsât de la capitale[347]. Un journal, le Golos Moskvy, s’était permis de donner le compte rendu sténographique de ces débats ; on l’a supprimé. Après cela, on comprend que les chefs du raskol se soucient peu d’y prendre part. Le simple peuple n’y assiste même parfois que sur l’invitation des autorités. Dans les campagnes, les missionnaires convoquent trop souvent les raskolniks sur un ton de commandement, enjoignant aux anciens de village de leur préparer un local[348], donnant eux-mêmes à leur prédication un caractère officiel peu propre à gagner les âmes.


Dans sa lutte avec le raskol, le clergé orthodoxe a des auxiliaires qu’il n’a pas appelés et qui lui valent plus de succès que sa prédication. L’esprit du siècle, le luxe, le goût du bien-être, la mode, le diable et ses pompes arrachent peut-être plus d’âmes au schisme que les ministres de Dieu. Le cabaret, l’usine, le journal, le chemin de fer, l’armée sont autant de dissolvants des vieilles mœurs et d’ennemis de la vieille foi. Pour l’affaiblir, la meilleure tactique serait encore de s’en fier à la vie et à la contagion des mœurs modernes, à la civilisation. Beaucoup de ces grossières hérésies ressemblent aux plantes malingres qui aiment l’obscurité et ne vivent que dans des grottes ou des caves ; elles ne sauraient supporter le grand jour. Vis-à-vis du vieux raskol, le meilleur missionnaire n’est ni le pope ni le tchinovnik, mais la culture européenne et la liberté qui, parmi ces sectes confuses, sauront bien trier les doctrines en droit ou en force de vivre. Un Russe a dit : « Si le raskol a duré deux cents ans, c’est que le peuple russe en a sommeillé mille ». Cette boutade n’est pas sans vérité : combien de ces sectes étranges pourraient être regardées comme les songes d’un peuple endormi ? Laissez-le s’éveiller ; les rêves stériles de la nuit se dissiperont d’eux-mêmes.

C’est aux persécutions et vexations de plus de deux siècles qu’il faut attribuer le fanatisme des dissidents. Pour les rapprocher des orthodoxes et les réconcilier avec l’État, la première chose était de faire droit à leurs griefs. Le gouvernement a fini par le comprendre et il s’en est bien trouvé. Malheureusement, ici comme en toutes choses, il s’est arrêté à des demi-mesures, sans oser aller jusqu’au bout de la liberté, de même que, naguère, il reculait devant les extrémités de la persécution.

Une des causes de l’incohérence de la législation et des longues contradictions des mesures administratives, c’est la confusion de toutes ces sectes hétérogènes sous un nom commun qui, en leur donnant une trompeuse unité, engageait à leur appliquer les mêmes règles. Vieux-croyants hiérarchiques et sans-prêtres anarchiques, khlysty et molokanes, conservateurs rétrogrades et révolutionnaires radicaux, réunis et mêlés sous le nom de raskolniks, étaient combattus et condamnés avec une égale et inique rigueur. Lorsque l’on se décida à distinguer entre des doctrines si diverses, la classification administrative ne prêta guère à moins de confusions et à moins de reproches. Les communautés dissidentes furent divisées en deux grandes catégories : « les sectes nuisibles et les sectes moins nuisibles », comme si, entre elles, il ne pût y avoir qu’une différence de degré dans le mal. C’était là un point de vue plus ecclésiastique que civil. Encore aujourd’hui, les sectes réputées dangereuses ne sont pas seulement celles dont les croyances ou les pratiques mettent en péril l’ordre politique ou la morale ; ce sont toutes les communautés dont les doctrines s’attaquent aux fondements du dogme orthodoxe. À côté des skoptsy, des khlysty, des errants, figurent sur les listes officielles les paisibles molokanes, les ignorants sabbatistes, en sorte que, dans la répression de l’hérésie, le gouvernement semble agir tantôt en vertu d’un principe, tantôt en vertu d’un autre, ici dans un intérêt social, là dans un intérêt confessionnel.

À cette cause de confusion s’en ajoutait une autre, le manque d’une législation fixe, ou mieux le défaut de concordance entre les lois et les instructions chargées de déterminer l’application des lois. Jusqu’à ces derniers temps, la conduite de l’administration envers les sectaires a été soumise à une double règle : à une législation publique, inscrite dans les codes de l’empire, et à des prescriptions administratives secrètes, changeantes, souvent en désaccord avec le code. De là, contradiction et incohérence dans les ordres donnés, arbitraire et vénalité dans l’application des ordres reçus. Sous l’empereur Nicolas, c’était un comité secret qui, à l’aide de secrètes ordonnances, dirigeait les affaires du raskol. Les raskolniks, privés de la connaissance des règlements qui régissaient leur sort, étaient livrés sans défense à la cupidité du bas tchinovnisme et du bas clergé. Les tchinovniks allaient parfois jusqu’à contraindre les dissidents à se racheter de pénalités imaginaires.

Un tel état de choses ne pouvait persister au milieu des réformes d’Alexandre II. La question du raskol est une de celles qui occupèrent la sollicitude du tsar libérateur dès son avènement. Au mois d’octobre 1858, une circulaire secrète, selon les fâcheuses habitudes de la bureaucratie pétersbourgeoise, affranchissait provisoirement les raskolniks des plus criantes des vexations auxquelles ils étaient encore astreints. En même temps, une commission était appelée à étudier la réforme de la législation sur la matière. Cette réforme, entreprise par Alexandre II, n’a été effectuée qu’en 1883 et 1884, sous Alexandre III. Jusque-là, les restrictions imposées à la liberté civile ou religieuse des dissidents étaient maintenues en droit ; la loi interdisait aux paysans l’accès des charges communales et enlevait aux marchands les privilèges des guildes ; la loi leur déniait le droit de déposer en justice contre les orthodoxes et les privait de la faculté de sortir des frontières de l’empire ; la loi enfin, hier encore, leur défendait de construire de nouveaux oratoires et même de réparer les anciens, si ce n’est dans la partie de la toiture qui couvrait l’autel. Il est vrai qu’en Russie l’arbitraire est toujours là pour tempérer les rigueurs du code ; les raskolniks connaissaient ce dicton : La loi est une corde mal tendue ; les grands passent dessus, les petits passent dessous.

La première chose pour le législateur était de donner aux non-conformistes un état civil. Le gouvernement d’Alexandre II l’a tenté, en 1874, au moins pour les onze ou douze cent mille raskolniks admis par les statistiques officielles. La question, il faut l’avouer, était délicate. Jusque-là, le clergé détenait seul les registres des naissances et des décès, et, la loi n’admettant que le mariage religieux, les dissidents étaient condamnés à ne contracter que des unions clandestines, à ne donner jour qu’à des enfants illégitimes. Les raskolniks se trouvaient dans la cruelle position où l’ancien régime avait, depuis Louis XIV, réduit les protestants français. Le législateur, qui reprochait justement à certains sectaires de repousser le mariage, leur en fermait lui-même l’accès. Des villages entiers demeuraient des années sans qu’on y enregistrât ni mariage, ni naissance. Les paysans se contentaient d’adopter des enfants trouvés que leur apportaient des femmes qui faisaient profession de recueillir des orphelins. En réalité, c’étaient leurs propres enfants que les sagesfemmes leur rapportaient, après les avoir fait secrètement baptiser selon les rites du raskol. La moralité du pays était officiellement ravalée aux yeux de l’Europe par la fiction légale qui comptait comme enfants naturels les enfants des raskolniks.

Comment sortir d’une pareille situation ? Il se présentait deux issues, qui semblaient presque aussi impraticables l’une que l’autre : reconnaître les formes de mariage en usage chez les communautés dissidentes, ou instituer pour les dissidents un mariage civil. À la première solution s’opposaient l’intérêt de l’Église, le recrutement subreptice du clergé des popovtsy, les pratiques de la bezpopovstchine, dont beaucoup de sectes n’admettent ni clergé ni mariage. Contre l’institution du mariage civil s’élevaient non seulement les maximes de l’Église et les habitudes du peuple, mais les préventions mêmes des dissidents, pour la plupart d’accord, sur ce point, avec leurs adversaires. On se trouvait devant ce problème : instituer un acte civil du mariage sans mariage civil et indépendamment de tout mariage religieux.

Le législateur crut tout concilier en ouvrant, pour les raskolniks, des registres spéciaux confiés à la police. Les mariages des dissidents devaient être inscrits sur la seule déclaration des conjoints et de leurs témoins, sans que l’agent de l’état civil eût à s’enquérir de la cérémonie religieuse. L’État ne mariait pas, l’État donnait aux époux acte de leur déclaration de mariage. L’intérêt social était satisfait sans que les maximes de l’Église fussent blessées ; le principe théologique que le mariage est un acte religieux restait sauf, et les alliances des dissidents jouissaient de toutes les garanties légales, alors même qu’elles n’étaient consacrées par aucune cérémonie ecclésiastique. Lors de l’enregistrement du mariage, il y avait publication des bans pendant sept jours ; le divorce ne pouvait être prononcé que par les tribunaux laïques, jugeant d’après les lois en vigueur pour les orthodoxes.

On s’était flatté d’ouvrir ainsi l’accès d’une vie conjugale régulière à tous les sectaires sans reconnaître aucune secte. Cette loi semblait un véritable bienfait pour les raskolniks : la plupart n’en ont pas voulu profiter ; les uns par défiance de la police qui tient les nouveaux registres, les autres peut-être par crainte d’aliéner leur liberté et de se priver de la faculté de divorcer librement. L’insuccès de la loi de 1874 montre combien de difficultés légales soulève le raskol. Après les avoir si longtemps molestés de toute manière, le gouvernement a peine à persuader les dissidents de son équité. Pour triompher de ces défiances séculaires, il faudrait des années de tolérance.

On a pu croire, un moment, qu’Alexandre III allait inaugurer son règne par l’émancipation des vieux-croyants. Les raskolniks ont eu la bonne fortune de voir leurs droits s’étendre à une époque où toutes les libertés des Russes étaient restreintes. Presque seuls dans l’empire, ils n’ont point eu à pâtir des sévérités inspirées au pouvoir par les attentats révolutionnaires. C’était justice. Aucune classe de la nation n’est restée plus étrangère aux complots que ces dissidents persécutés et exploités, depuis des générations, par la police impériale. Comme au temps de Herzen et de Kelsief, leurs oreilles sont demeurées sourdes aux instigations des artisans de révolutions. À en croire certaines dépositions des procès d’Adrien Mikhaïlof et du Dr Weimar, quelques « nihilistes » auraient renouvelé, auprès de ces rebelles de la conscience, les tentatives faites un tiers de siècle plus tôt par les réfugiés de Londres. Les Jéliabof et les Sophie Perovsky n’ont pas recruté un auxiliaire parmi ces raskolniks qui croient la Russie gouvernée par l’Antéchrist[349]. S’ils sont révolutionnaires, ils le sont d’une tout autre façon que les nihilistes sortis de « l’intelligence ». Il se peut qu’un jour les dissidents russes jouent un rôle politique analogue à celui des non-conformistes anglais ; mais ils sont encore loin d’y être préparés. Malgré leurs rancunes contre les suppôts de l’enfer, le vieil esprit russe les incline au culte du tsarisme. En anathématisant l’empire, la plupart restent dévoués au tsar. Le souverain le sait et se fie volontiers, à eux ; les cosaques de l’escorte d’Alexandre II, le 1er mars, étaient presque tous vieux-croyants, et plusieurs ont été mutilés, un même fut tué par les éclats de la bombe qui renversa l’empereur. Le loyalisme du plus grand nombre des raskolniks est si peu douteux que, durant la crise nihiliste, un homme, disparu depuis, M. Tsitovitch, directeur du Bereg, avait imaginé de chercher parmi les dissidents les éléments d’un tiers-état conservateur, à opposer à « l’intelligence » radicale.

Qu’a fait Alexandre III pour ces fidèles insoumis ? Les lois de mai 1883 et 1884 leur ont accordé des droits que le code russe leur avait jusque-là déniés. Pour la première fois, le législateur a reconnu aux vieux-ritualistes le droit de se réunir pour la prière et de célébrer l’office divin selon leurs rites. Les lois qui restreignaient les droits civils des dissidents ont été abrogées. Ils sont libres de résider dans toute l’étendue de l’empire et de voyager à l’étranger. Ils sont autorisés à s’inscrire dans les guildes de marchands, ils sont aptes à remplir des fonctions publiques et à recevoir des distinctions honorifiques. Cela est quelque chose, mais cela n’est point assez. Les dissidents ont cessé d’être considérés comme des rebelles en insurrection contre l’État, mais leur émancipation n’est pas complète. S’ils ont enfin l’égalité civile, ils n’ont pas encore la liberté religieuse. En fait, les droits que leur a concédés Alexandre III, la tolérance intéressée de l’administration les en laissait jouir. Ce qu’ont gagné les raskolniks, c’est une situation légale mieux définie ; encore, les droits qui leur ont été reconnus, en matière religieuse surtout, sont-ils bien restreints et bien précaires[350].

Les lois nouvelles sont pleines de fissures par où peut, de nouveau, se glisser l’arbitraire administratif. Les dissidents ont le droit de célébrer leur culte, mais avec des restrictions ignorées des juifs, des musulmans ou des païens. Toute cérémonie publique leur est interdite ; leurs prêtres ne peuvent même conduire les morts au cimetière. La mère patrie refuse encore aux vieux-croyants des libertés que ne leur a pas contestées l’étranger. Lorsque la Bessarabie danubienne fit retour à la Russie, les dissidents d’Ismaïl et de Kagoul eurent besoin d’un oukaze pour continuer à sonner leurs cloches. Les raskolniks n’ont pas encore le droit d’élever librement des chapelles à leurs frais. L’administration reste maîtresse de leur refuser l’ouverture ou la réparation de leurs oratoires ; elle peut expulser leurs prêtres ou leurs liseurs, prohiber l’impression ou la vente de leurs missels. Après cela, peut-on dire que le schisme a conquis la liberté religieuse ? Puis, il ne faut point perdre de vue que les droits concédés aux raskolniks ne le sont qu’à une infime minorité. Plus des neuf dixièmes des dissidents, inscrits malgré eux comme orthodoxes, continuent d’être traités en déserteurs de l’Église et, comme tels, restent passibles des pénalités judiciaires ou administratives.

L’émancipation est loin d’être accomplie. Il reste beaucoup à faire ; certaines autorités ecclésiastiques ou civiles trouvent qu’on a déjà trop fait. Les rapports du haut-procureur du Saint-Synode, M. Pobédonostsef, ont exprimé la crainte que les concessions faites aux raskolniks ne semblent un encouragement au schisme. Les meneurs du raskol en auraient profité pour persuader à leurs adhérents que l’État finissait par reconnaître la vérité de l’ancienne foi. Devant toutes les restrictions maintenues par le législateur, il faudrait bien de la simplicité pour croire à cette conversion du gouvernement. Depuis la promulgation des lois nouvelles, beaucoup de raskolniks honteux, qui fréquentaient l’église et payaient le prêtre, refuseraient, paraît-il, le ministère du pope. Le clergé et le haut-procureur s’en plaignent. Le grand obstacle à la liberté, c’est toujours la crainte de voir le peuple déserter l’orthodoxie officielle.

Au lieu de se placer, vis-à-vis du raskol et des sectes, au point de vue séculier, le gouvernement persiste à les juger du point de vue ecclésiastique. Pour lui, le raskol reste un fléau, une peste, une erreur pernicieuse dont l’État a le devoir d’arrêter la contagion. M. Pobédonostsef, dans ses rapports annuels à l’empereur, parle de l’hérésie et du schisme en évêque, en pontife, s’appropriant, contre les dissidents, les épithètes les plus injurieuses du vocabulaire théologique. Et ce ne sont pas seulement les doctrines immorales ou extravagantes qui sont ainsi officiellement flétries, mais les sectes les plus inoffensives, celles qui, en tout autre pays, jouiraient de la plus entière liberté, le stundisme notamment. En certains villages on a vu, sous Alexandre III, le bas clergé et la police exciter impunément la populace à des violences contre les stundistes. À ces réformés russes la loi et l’administration refusent toute liberté. Le clergé, qui, en poursuivant l’hérésie, défend ses revenus, réclame pour les néophytes de la stunda les sévérités de la police et les rigueurs de la loi. En 1884, par exemple, un paysan stundiste, du nom de Strigoun, était traduit devant la cour d’assises d’Odessa pour avoir osé dire que les ikones ne sont que des idoles. Conformément au code de procédure criminelle, ces affaires religieuses sont jugées à huis clos et le jury ne peut être composé que d’orthodoxes. Les jurés avaient beau lui accorder des circonstances atténuantes, Strigoun était condamné à trois ans et neuf mois de réclusion. Des procès de ce genre reviennent chaque année devant la cour d’assises ou la justice de paix. Là où le stundiste et le molokane ne sont pas poursuivis devant les tribunaux, ils sont abandonnés aux sévérités administratives, qui sont plus sûres et font moins de bruit. Si le vieux raskol a, par deux siècles de souffrances, conquis une liberté relative, les sectes récentes, celles même dont les doctrines semblent le moins faites pour provoquer les rigueurs de la loi, restent en butte à des persécutions. Le crime d’hérésie ou d’apostasie demeure inscrit dans le code, et le langage du laïque procureur du Saint-Synode est peu fait pour inculquer au clergé ou à la police l’esprit de tolérance.

Veut-on mesurer ce qui manque encore à l’émancipation des dissidents, on n’a qu’à comparer la situation des raskolniks vis-à-vis de l’Église russe à celle des non-conformistes anglais vis-à-vis de l’Église anglicane. La question du raskol ne sera tranchée et la paix religieuse rendue au peuple que le jour où le stundiste et le molokane seront aussi libres que le quaker ou le baptiste en Angleterre. L’aurore de ce jour n’a pas encore lui, même pour les petits groupes de vieux-croyants admis comme tels par la loi. Ces privilégiés, on ne saurait dire qu’ils jouissent des droits nécessaires au libre exercice de leur culte. Il est un droit sans lequel la liberté religieuse reste incomplète, le droit de créer des fondations, de doter les églises et le clergé. Or la loi russe ne reconnaît la personnalité civile à aucune institution des dissidents ; par suite, aucune disposition en faveur de leurs églises n’est valable. C’est ainsi que, en 1887, les tribunaux ont cassé le testament d’un marchand, du nom de Tchoubykine, qui avait légué au cimetière de Gromof, propriété des popovtsy de Pétersbourg, plusieurs centaines de milliers de roubles pour la construction d’un hospice. Si, malgré ces restrictions légales, les raskolniks ont leurs oratoires et leurs hospices, c’est qu’ils usent de procédés analogues à ceux employés, en pareil cas, par les congrégations religieuses en France ou en Italie. Les biens-fonds des communautés dissidentes sont inscrits au nom de quatre ou cinq personnes formant une sorte de syndicat. En cas de décès d’un des associés, les survivants élisent un de leurs coreligionnaires pour le remplacer. De cette façon, les raskolniks de différentes dénominations se sont transmis des propriétés parfois considérables. Il faut dire à son honneur que, à l’inverse de certains démocrates français vis-à-vis des congrégations catholiques, le gouvernement autocratique n’a jamais songé à édicter des lois inquisitoriales pour empêcher les communautés dissidentes de subvenir à leurs œuvres de piété et de charité.


Si nous demandons la liberté pour le vieux raskol et pour les troubles hérésies du moujik, ce n’est point que de leur libre développement nous attendions ni renaissance religieuse, ni rénovation sociale. De cette broussaille de sectes, enchevêtrées comme des ronces, rien n’annonce qu’il doive sortir un arbre de haute tige, aux branches assez larges pour abriter un monde.

La Russie, il est vrai, nous apparaît comme un laboratoire d’idées religieuses, aussi bien que de réformes sociales. Pourquoi ne s’élaborerait-il pas, dans la cervelle ou dans le cœur de ses rustiques prophètes, un moderne Évangile que d’ignorants apôtres viendront, dans un ou deux siècles, prêcher à l’orgueilleuse Europe ? Russe ou étranger, plus d’un penseur croit la Russie appelée à une haute mission religieuse. Son génie mystique, sa soif de vérité vivante, le tour de son imagination, l’audace juvénile de sa pensée, son goût des expériences hardies, la foi de son peuple, « sa défiance instinctive pour l’intelligence humaine, son mépris de l’abstraction et de tout ce qui n’est pas application directe à la vie morale ou matérielle[351] », autant de traits de caractère qui semblent marquer sa vocation. L’idéal de ce peuple — il est de ceux qui en ont encore — est religieux à la fois et social ; chez lui le divin ne se sépare pas de l’humain. C’est par la religion que semble devoir se réaliser « l’idée russe », cette vague idée nationale entrevue confusément par les patriotes. Où trouver ailleurs, pour cette énorme Russie, un rôle historique en rapport avec sa grandeur territoriale ? Dans les champs de la philosophie, de l’art, de la politique même[352], presque tout a été dit, presque tout a été tenté. La dernière venue des nations de l’Europe a peu de chance d’apporter au monde une révélation nouvelle. Le champ de la religion étant plus mystérieux, et les derniers siècles en ayant moins remué le fond, on peut croire que les découvertes y sont plus faciles. Ce n’est peut-être là qu’une apparence. Une rénovation religieuse pourrait bien être, en réalité, aussi malaisée qu’un renouvellement de la philosophie ou de la politique. Quand l’ère des grandes révolutions spirituelles ne serait point irrévocablement close ; quand une foi nouvelle pourrait, aujourd’hui encore, monter des profondeurs du peuple aux couches civilisées, rien n’assure que la Russie en doive être l’initiatrice. Elle semble, il est vrai, cette énigmatique Russie, en quête de nouvelles formules religieuses aussi bien que de nouvelles formes sociales ; mais est-ce la seule nation travaillée de ce besoin de renouveau ? et quand l’humanité entière le ressentirait, serait-ce bien une raison pour qu’il fût à la veille d’être satisfait ? La parole de vie que réclame impatiemment le monde moderne, le ciel peut tarder longtemps à la lui faire entendre.

Cette parole suprême, dont l’humanité lasse a soif, est-elle encore à dire ? Et si elle a été dite, il y a quelque deux mille ans, n’a-t-elle pas été commentée de tant de façons qu’il est malaisé d’en tirer un sens nouveau ? La Russie peut-elle prétendre, comme Tolstoï et Soulaïef, que jusqu’à elle le christianisme est demeuré incompris ? Peut-elle seulement se flatter de lui rendre sa jeunesse, ou va-t-elle, après dix siècles, lui trouver une forme nationale en dehors des vieux moules traditionnels ? Cela même est malaisé.

Une ambition reste permise à ce peuple de foi, c’est moins d’inventer un nouveau type de christianisme que de s’approprier l’esprit évangélique. C’est par là surtout que la Russie pourrait être originale, par là qu’elle pourrait surprendre notre Occident vieilli en train de redevenir païen. Ainsi le comprennent d’instinct nombre de ses réformateurs lettrés ou illettrés ; presque tous ont moins de souci du dogme que des vertus évangéliques. Leur idéal, souvent inconscient, est l’application de la morale du Christ à la vie publique non moins qu’à la vie privée, aux rapports entre les groupes humains et les peuples, aussi bien qu’aux rapports entre les individus. Les questions sociales ou politiques, les questions internationales mêmes, ces croyants voudraient les résoudre par la charité et la mansuétude. Ce qu’ailleurs ont vainement rêvé des saints ou des sages, ce qu’ont en vain tenté des rois et des inquisiteurs à l’aide du chevalet et du bûcher : bâtir un État chrétien, ce peuple chrétien n’en désespère point, et, pour y réussir, il ne compte que sur l’amour. Ne raillons point sa jeunesse. Faire passer l’Évangile dans la vie d’une nation, en extraire, pour ainsi parler, la vertu sociale en faire sortir le règne de l’humaine fraternité et de la paix divine : heureux le peuple qui s’attribuerait une telle mission, et mal inspiré qui l’en découragerait ! Mais prenons garde à la vieille utopie millénaire. La terre ne sera jamais un paradis. Sa vision de justice et d’amour, le Russe ne la verra jamais pleinement réalisée. Cela ne saurait être donné à des êtres de chair et de sang.

Quelques Russes, enhardis par leurs sectes rationalistes, semblent croire que la vocation de la Russie est de sauver le christianisme en en abandonnant les formes et les dogmes. Encore une illusion que l’expérience risque de mettre en pièces. Garder du christianisme l’esprit, l’essence divine : la morale et la charité ; sublimer en quelque sorte l’Évangile, d’autres ont fait ce rêve avant le Slave-Russe. Séparer, dans la religion, l’âme du corps, laisser périr l’un en faisant vivre l’autre, je ne sais s’il est entreprise plus téméraire. Un homme y réussira, une génération, peut-être ; un peuple, non. Le flacon brisé, que restera-t-il du parfum une fois évaporé ?




LIVRE IV
LA LIBERTÉ RELIGIEUSE ET LES CULTES DISSIDENTS




CHAPITRE I


L’Église nationale et les cultes étrangers. — Privilèges de l’Église orthodoxe. Leur raison historique. Lien séculaire de la nationalité russe et de l’orthodoxie. — Défiances nationales et politiques pour les cultes étrangers. Le système du cantonnement religieux. Interdiction du prosélytisme. — Comment la Russie entend la liberté de conscience. Théorie officielle de cette liberté. Le droit de prosélytisme ne lui est pas inhérent. Ce droit est réservé à l’Église nationale. — Comment l’Église exerce son privilège de prosélytisme. Ses procédés de propagande et les pseudo-orthodoxes. Les missions russes.


En dehors des 12 on 15 millions de raskolniks en révolte contre l’Église officielle, le Tsar compte, dans ses États, plus de 30 millions de sujets entièrement étrangers à l’orthodoxie orientale : protestants, catholiques, arméniens, juifs, musulmans, bouddhistes.

Jusqu’à Pierre le Grand, la Russie était, sauf quelques Tatars mahométans, un État exclusivement orthodoxe. En étendant ses frontières en Europe et en Asie, il lui a fallu faire une place légale aux cultes des contrées annexées, A chaque acquisition, tes tsars s’étaient engagés à respecter la religion de leurs nouvelles provinces, ils n’en étaient pas moins les tsars orthodoxes, jaloux de conserver à leur Église, parmi leurs anciens sujets, son antique monopole. Cela explique la politique confessionnelle de la Russie. L’Église orthodoxe est restée l’Église russe ; à elle toutes les faveurs et tous les droits. Les autres cultes, introduits dans l’empire par la conquête, ont été autorisée pour les populations conquises, non pour les Russes de la vieille Russie. Le Polonais a pu demeurer catholique ; le Tatar, musulman ; l’Allemand, protestant ; le Juif, juif ; mais le Russe dut demeurer orthodoxe ; et toute conquête de l’Orthodoxie sur les cultes dissidents fui regardée comme un gain de la Russie sur les nationalités étrangères.

Ce n’est pas tout : en entrant dans l’empire autocratique, les cultes dissidents ont dû compter avec l’autocratie. L’Angleterre a. comme la Russie, une Église nationale ; d’où vient que les deux pays ont en face des autres confessions une attitude si différente ? Cela tient, en grande partie, de la diversité de leurs institutions politiques. En Angleterre, un seul culte a une position officielle ; les autres sont ignorés du pouvoir. En Russie, tous les cultes tolérés (en dehors du raskol) sont reconnus par l’État, qui fait partout sentir sa main. Le système russe se rapproche davantage du système français, avec cette double différence qu’en France il n’y a ni religion d’État, ni autocratie. Le gouvernement de Pétersbourg est prêt à tolérer, à subventionner même tous les cultes, à la condition que tous se plieront au régime autocratique et qu’aucun n’empiétera sur le domaine de l’Église dominante. Nul État ne reconnaît autant de religions ; toutes les grandes doctrines du globe semblent s’être donné rendez-vous en Russie. La loi les proclame toutes libres. Elle ne leur accorde pas seulement, comme naguère Rome ou l’Espagne, la liberté de conscience individuelle, mais aussi celle du culte extérieur. Sur la perspective Nevsky, en face de la cathédrale grecque de Notre-Dame de Kazan, s’élèvent une église luthérienne, une église catholique, une église arménienne, en sorte qu’à la principale rue de la capitale on a pu donner le surnom de rue de la Tolérance. Sur le champ de foire de Nijni, la mosquée et l’église se font pendant. Le peuple russe est naturellement tolérant ; y a-t-il en Russie des restrictions à la liberté religieuse, la raison en est à la politique plus qu’à la religion. Elle est dans les formes du gouvernement ou dans les défiances nationales.

L’Église russe, on le sait déjà, n’est pas seulement une Église d’État, c’est une Église essentiellement nationale, si bien liée par l’histoire et les habitudes à l’existence de la Russie que, en dehors d’elle, il semble qu’on ne puisse être russe. Au gouvernement comme au peuple, l’orthodoxie paraît, encore aujourd’hui, le plus sûr garant de patriotisme ou de loyalisme. Moscou est bien l’héritière de Byzance qui de la foi orthodoxe avait fait le ciment de l’empire grec. La Russie ressemble, par là, à la Turquie où, jusqu’à ces derniers temps, la religion tenait lieu de nationalité ou se confondait avec elle. Cette tradition orientale semble, dans l’Europe moderne, un anachronisme ; dans la sainte Russie, elle a des fondements historiques qui la font durer. C’est l’orthodoxie grecque qui a fondu en un peuple les éléments ethniques d’où est sortie la nation russe. La Moscovie n’a rencontré de religions différentes que parmi ses ennemis d’Europe et d’Asie. Il y a là, pour la cohésion de l’empire, il y a là surtout, pour son développement libéral, un obstacle sérieux. Il est peu sûr, pour un État qui comprend des populations de différents cultes, de faire reposer l’unité nationale sur une Église. L’assimilation religieuse risque de retarder l’assimilation politique. Aux provinces de culte dissident, la russification n’apparaît qu’au bout de l’apostasie ; aux Russes enclins à sortir du giron orthodoxe, la patrie semble enjoindre de se dénationaliser.

Les désignations officielles accusent nettement cette position des cultes hétérodoxes vis-à-vis du culte dominant. Dans la langue gouvernementale, les confessions non orthodoxes sont appelées confessions étrangères (inostranyia ispovedaniia). Une telle expression met en suspicion devant le patriotisme russe près d’un tiers des sujets russes. L’empire a d’autant plus d’intérêt à l’abandon d’une pareille désignation que, historiquement, elle semble plus fondée. Les cultes hétérodoxes ne se rencontrent que dans les provinces d’origine étrangère, ou demeurées longtemps sous la domination de l’étranger. Du Nord au Sud, ils forment, aux flancs de la Russie orthodoxe, deux bandes d’une largeur variable, le plus souvent en concordance avec les limites ethnographiques. Du golfe de Bothnie à la frontière autrichienne, ce sont des protestants, des catholiques, des juifs ; à l’Est, le long de l’Oural, du Volga et du Caucase, ce sont des musulmans mêlés de quelques païens. Les cultes dissidents comptent dans l’empire près de 35 millions d’adhérents, dont plus de 20 millions en Europe[353]. Chacune de ces religions étrangères a une région où elle domine : le protestantisme en Finlande et dans les provinces baltiques, le catholicisme en Pologne et en Lithuanie, l’islamisme dans plusieurs districts de l’Oural, de la Crimée, du Caucase. Est-il besoin de montrer ce qu’a d’embarrassant, pour un gouvernement, cette répartition territoriale qui lie chaque culte à une province, à une race, souvent à une langue ? L’Irlande et l’Angleterre offrent, à cet égard, un contraste moins marqué que la Russie et plusieurs de ses annexes. Pour les Russes, catholique est synonyme de Polonais, et protestant, d’Allemand. C’est à ces préventions nationales que tient l’attitude de la Russie devant les confessions non orthodoxes. Elle les regarde comme le véhicule de nationalités étrangères, elle redoute de les voir dénationaliser des provinces que, au nom de l’histoire, elle revendique comme russes. De même que l’islam, dans les gouvernements de l’Est, est, pour elle, un témoin de la domination tatare, le catholicisme et le protestantisme, dans la Russie-Blanche, la Lithuanie, les provinces baltiques, sont, à ses yeux, une importation polonaise ou germanique qui lui rappelle les longs abaissements de sa jeunesse. Ne pouvant les arracher des contrées où ils se sont enracinés, elle tient à ne point laisser ces cultes étrangers s’implanter dans le vieux sol russe. Ainsi s’explique sa législation religieuse ; si elle viole la liberté de conscience, la faute en est moins au fanatisme d’une Église qu’aux craintes patriotiques du gouvernement et de la nation.

La répartition des cultes par provinces ou par nationalités pouvait inquiéter l’État. Le plus sûr remède fût peut-être sorti de l’extension du mal. Laissées libres de se répandre, les différentes religions, en se pénétrant et en débordant les unes sur les autres, eussent elles-mêmes effacé leurs démarcations géographiques ou ethnographiques. Leur diffusion parmi les Russes eût fait perdre aux cultes dissidents leur caractère étranger. Un tel moyen était à la fois trop lent et trop hardi pour un gouvernement habitué à chercher l’unité nationale dans l’unité religieuse. La Russie a suivi le système opposé ; tout autre à sa place eût probablement fait de même. Le but de sa législation a été de confiner les cultes étrangers dans leurs frontières historiques, de les cantonner parmi les populations qui les ont reçus de leurs ancêtres. Libre à chacun de demeurer dans la religion de ses pères, mais défense à toute confession hétérodoxe de recruter de nouveaux adeptes. Le gouvernement s’est regardé comme un tuteur qui, en accordant à des hôtes étrangers le libre exercice de leur religion, leur eût interdit d’y gagner ses pupilles. Les conquêtes spirituelles sont prohibées ; le privilège en est réservé à l’Église orthodoxe. La loi le dit expressément : l’Église dominante a seule le droit de faire des prosélytes. Il est toujours permis d’y entrer, jamais d’en sortir. L’orthodoxie russe a des portes qui ne s’ouvrent que du dehors au dedans ; elles se referment sur qui les a une fois franchies.

Les lois confessionnelles remplissent plusieurs chapitres des tomes X, XIV et XV du volumineux recueil qui tient lieu de code (Svod zakonof). Tout enfant issu de parents orthodoxes est enchaîné à l’orthodoxie ; il en est de même de ceux qui naissent de mariages mixtes. Le mariage, en pareil cas, ne s’obtient qu’avec un engagement dans ce sens. Si certaines Églises d’Occident n’accordent la bénédiction nuptiale qu’à la même condition, la loi ne donne pas à ces exigences ecclésiastiques une sanction civile ; la conscience des époux reste libre de s’y soumettre ou de s’y refuser. Il en est autrement dans un pays où le mariage religieux est le seul légal, où l’inscription sur les registres de l’Église décide à jamais du culte. Ces règlements ont parfois donné lieu à des séquestrations d’enfants du genre de celle du juif Mortara, tant reprochée jadis au pape Pie IX. Indépendamment de la violence faite à la conscience, ces dispositions ont l’inconvénient d’entraver les unions entre les différents cultes, et, par suite, entre les diverses nationalités.

Un article du code interdit aux orthodoxes de changer de religion, un autre fixe les pénalités encourues pour ce genre de crime. Le fidèle enclin à sortir de l’orthodoxie est, d’abord, livre à l’exhortation paternelle du clergé paroissial, puis déféré au consistoire, de là au synode ; il peut être condamné à la pénitence ecclésiastique dans un couvent. L’apostasie entraîne la perte des droits civils. Le Russe qui abandonne la foi nationale devient inhabile à posséder ou à hériter. Ses proches peuvent s’emparer de ses biens ou le frustrer de son héritage. Le prosélytisme étant le privilège légal de l’Église officielle, il est interdit de s’opposer à l’exercice du monopole que lui confère la loi. C’est un délit d’engager à quitter la foi orthodoxe ; c’en est un de détourner de l’embrasser. Un Russe vient-il à déserter l’Église nationale, son père, sa mère, ses parents les plus proches sont tenus de le dénoncer. Il est prescrit aux autorités civiles et militaires de veiller à l’exécution de ces lois.

Ce n’est point assez de retenir dans l’enceinte de l’orthodoxie les Russes qui y sont nés, il importe de ne pas laisser grossir, par des conversions, les cultes dissidents et, par suite, les nationalités qui excitent les défiances du patriotisme moscovite. De là une autre mesure générale. Les dissidents ne peuvent faire de prosélytes les uns chez les autres. Le monopole de l’Église orthodoxe, en fait de propagande, n’admet pas de concurrence. L’empire est un champ dont la culture religieuse lui est réservée ; elle seule a le droit d’y semer l’Évangile. Juifs, mahométans, païens ne doivent entrer dans le christianisme que par la porte officielle. On compte, ainsi, en faire des Russes, en même temps que des chrétiens. Le juif de Lithuanie, qui vit au milieu de catholiques, ne peut embrasser leur foi ; le musulman qui, dans la Transcaucasie, vit à côté de l’arménien, ne peut recevoir de lui le baptême sans une instance auprès du ministre de l’intérieur, qui, dans sa décision, ne consulte que le bien de l’empire. Pour instruire un infidèle dans leurs croyances, il faut au catholique ou au protestant une permission impériale, spéciale pour chaque cas. Cette législation aboutit à des prescriptions bizarres. Dans le Transcaucase, les arméniens sont autorisés à baptiser les musulmans assez malades pour que la mort semble certaine, la conversion, en cas de guérison, restant soumise à la confirmation du gouverneur.

Telles sont les lois russes. Peut-on dire qu’elles respeclent la liberté de conscience ? L’homme qui ne peut changer de religion possède-t-il la liberté religieuse ? Qu’est-ce que cette liberté qui n’est pas celle du choix, et se sent-il libre le prêtre ou le croyant qui n’a pas le droit de répandre ses croyances ? Pétersbourg pose en principe que la liberté du prosélytisme n’est pas nécessaire au libre exercice du culte. Cela a été réduit en formule. Un homme qui a le courage de ses idées, M. Pobédonostsef, a donné à l’Europe la théorie officielle de la liberté russe.

L’Alliance Évangélique avait fait remettre à l’empereur Alexandre III une pétition où les protestants d’Occident sollicitaient, pour toutes les confessions chrétiennes, une égale et entière liberté. Alexandre III transmit cette requête à son ancien précepteur, et M. Pobédonostsef y répondit, en 1888, par une lettre publique au président du comité suisse de l’Alliance, M. Naville[354]. « Nulle part en Europe, affirmait le haut-procureur du Saint-Synode, les confessions hétérodoxes ne jouissent d’une liberté aussi parfaite qu’au sein du peuple russe. L’Europe persiste à ne pas le reconnaître. Pourquoi ? Uniquement parce que, chez vous, la liberté des cultes, telle qu’elle est inscrite dans les lois, est unie au droit absolu d’une propagande illimitée. Voilà la cause première de vos récriminations contre nos lois restrictives à l’égard de ceux qui détournent les fidèles de l’orthodoxie et de ceux qui abjurent notre foi. » Ces lois, selon le haut-procureur, n’ont d’autre but que de sauvegarder l’Église nationale contre les attaques de ses adversaires. Laissant de côté la question abstraite du droit de prosélytisme, il soutenait que, « la Russie ayant puisé son principe vital dans la foi orthodoxe, écarter de l’Église orthodoxe tout ce qui pourrait menacer sa sécurité est le devoir sacré que l’histoire a légué à la Russie, devoir qui est devenu la condition essentielle de son existence nationale. En Russie, concluait M. Pobédonostsef, les confessions de l’Occident, loin de s’être affranchies de leurs prétentions dominatrices, sont toujours prêtes à s’attaquer non seulement à la puissance, mais à l’unité de notre patrie. La Russie ne peut admettre la liberté de leur propagande ; jamais elle ne permettra d’enlever à l’Église orthodoxe ses enfants pour les enrôler dans des confessions étrangères. Elle le déclare ouvertement dans ses lois et s’en remet à la justice de Celui qui seul régit les destinées des empires. »

On voit, par cet étrange document, que la Russie n’est pas près de renoncer à la protection légale de l’Église dominante. Qu’un pareil système se justifie par des considérations politiques, soit : la politique n’a jamais été très scrupuleuse sur le choix de ses moyens ; resterait à savoir si de tels procédés sont efficaces. Mais prétendre que de pareilles lois n’entament pas la liberté de conscience, cela montre simplement qu’on ne sait ce que c’est que d’être libre. À cet égard, la lettre du confident d’Alexandre III est instructive : la pleine liberté religieuse est d’autant plus difficile à établir que la Russie officielle n’en a même pas la notion. Pour un peu, l’on affirmerait — et je l’ai entendu soutenir — que la Russie est le seul pays en possession de la vraie liberté religieuse, parce que le prosélytisme est un empiétement sur cette liberté. Il est vrai que la propagande interdite aux autres, on ne se fait pas faute de l’encourager chez l’Église impériale.

L’Église dominante n’a pas lieu d’être flère de cette protection officielle. Non seulement le gouvernement des tsars témoigne peu de confiance dans la force de la vérité, mais il montre peu de foi dans le droit de son Église, ou dans le zèle de son clergé. Le code le proclame et le procureur du Saint-Synode en fait implicitement l’aveu : l’Église impériale, abandonnée à elle-même, est incapable de lutter avec ses adversaires, protestants, catholiques, raskolniks. Pour leur tenir tête, il faut qu’elle se retranche derrière le rempart de la loi. Pauvre Église ! l’État, qui lui prête sa police et ses prisons, oublie qu’il l’amollit et l’avilit.

La liberté religieuse, telle que la préconise M. Pobédonostsef, a pour dernier mot : la contrainte. À l’Église, édifice spirituel, n’ayant d’autre fondement que la foi et d’autre ciment que le libre amour, les lois russes substituent l’Église, édifice matériel, bâti sur le code pénal avec la force pour mortier et des crampons de fer pour en retenir les pierres vivantes. Au lieu d’être gardées par les anges de Dieu, ses portes, disait Aksakof, ont pour gardiens les gendarmes et les inspecteurs de police. S’ils ne forcent pas d’y entrer, les gendarmes ont la consigne d’empêcher d’en sortir. La Russie se défend d’exercer le compelle intrare ; elle se contente de pratiquer le prohibe egredi. Encore, l’administration ne se gêne-t-elle pas, à l’occasion, pour pousser vers l’entrée, toujours ouverte, du bercail officiel.


Aux cultes étrangers la Russie applique le système du refoulement après celui du cantonnement. À la propagande orthodoxe aucun encouragement n’est refusé. Tout lui est licite. Laïque ou ecclésiastique, chacun doit lui laisser le champ libre. Pour lui venir en aide, il existe des sociétés patronnées par la famille impériale. Les missions russes sont une entreprise politique autant que religieuse. Hormis la violence matérielle, le gouvernement met à leur service tous les stimulants dont il peut disposer. Chaque année, le haut-procureur publie le bulletin des conquêtes des armes orthodoxes sur des adversaires préalablement désarmés. Le Christ a dit : « Vous serez des pêcheurs d’hommes » ; la Russie a soin d’amorcer les lignes de ses apôtres. Naguère encore, en Asie, en Europe même, on attirait les hétérodoxes avec des promesses de concessions de terres ou d’exemptions d’impôts. Dans un pays où tout vient du gouvernement, chacun comprend de reste l’avantage d’appartenir à l’Église du tsar. Il y a des récompenses pour les convertisseurs comme pour les convertis : ces exploits spirituels ont été tarifés. Tout chrétien ayant fait baptiser cent juifs ou infidèles a droit à l’ordre de Sainte-Anne.

On devine les résultats d’un pareil mode de propagande. La plupart des conversions enregistrées par l’Église impériale sont tout extérieures. La Russie en est, en religion, au règne des apparences, qui, en toutes choses, est le grand obstacle à ses progrès. Parmi les fidèles inscrits sur les livres métriques du pope, beaucoup ne sont orthodoxes, beaucoup même ne sont chrétiens que de nom. Ils sont moins les adeptes que les prisonniers de l’Église. Pour un grand nombre, l’orthodoxie n’est qu’une sorte de servage sanctionné par la loi : comme jadis les paysans à la glèbe, ils sont fixés à l’Église, krépostnye, comme on dit en russe, et cette fois c’est bien le servage des âmes (douchi). Parmi les convertis dénombrés, depuis un siècle, dans les rapports officiels, il en est des milliers dont, après deux ou trois générations, les descendants s’obstinent encore à pratiquer le culte de leurs pères. De l’aveu des missionnaires et du haut-procureur, les prosélytes sont souvent plus difficiles à retenir dans l’Église qu’à y faire entrer. Parmi ses conquêtes sur la Réforme, sur Rome, sur la Synagogue, sur Mahomet, sur le Bouddha, l’abandon secret ou public de la foi impériale est fréquent. Les nouveaux venus à l’orthodoxie se trouvent dans la situation des raskolniks que la loi enchaîne à l’Église. De là, de faux orthodoxes, de faux chrétiens et de mauvais Russes. Le prosélytisme officiel est pour le culte national un principe de corruption. L’hypocrisie est fomentée par la loi, et le sacrilège est enjoint par le code pénal, sous peine d’amende ou de prison. De même que le raskolnik, les faux orthodoxes achètent la connivence du pope ou le silence de l’ispravnik. Le privilège légal de l’Église aboutit à la démoralisation du clergé et du peuple. En semant l’orthodoxie, l’apostolat officiel ne fait souvent germer que l’incrédulité. La politique n’y gagne pas toujours plus que la religion. Le bénéfice des conversions suspectes est compensé par les rancunes soulevées contre la Russie parmi ses sujets dissidents et leurs coreligionnaires étrangers.

En mainte région, grattez l’orthodoxe et vous retrouverez le païen ou le musulman. Des Tatars de Kazan, chrétiens depuis plusieurs générations, ont pétitionné pour être autorisés à retournera l’islam. À cela quoi d’étonnant ? nombre de musulmans ou d’idolâtres, Tatars, Tchouvaches, Kalmouks, Bouriates, allogènes Finno-Turcs ou Mongols d’Europe ou d’Asie, ont été amenés au baptême par force ou par ruse. Les conversions improvisées, par aoul ou par tribu, ne sont pas entièrement passées de mode. En voici un exemple emprunté aux rapports de M. Pobédonostsef. C’était sous Alexandre III, à la mission du Transbaîkal. Les missionnaires cherchent, d’habitude, à gagner les chefs pour entraîner les tribus païennes. Un indigène sibérien, « le prince Gantimourof », avait enjoint aux Orotchènes habitant ses terres de se réunir au bord de la rivière Samler pour être vaccinés. Là, un missionnaire, qui accompagnait le prince, leur fit une conférence sur l’utilité de la vaccine en terminant parle conseil de purifier leurs âmes dans les eaux du baptême. Le prince Gantimourof appuya de ses paroles la double prédication de l’apôtre de la vaccine et de l’orthodoxie ; et trente Orotchènes furent, séance tenante, vaccinés, puis « baptisés dans les tranquilles ondes du Samter[355] ». Cette manière de sauver à la fois l’âme et le corps donne à ces conversions sommaires, renouvelées de Vladimir ou de Charlemagne, quelque chose de bien moderne. Souvent on distribue des cadeaux aux nouveaux baptisés, ce qui fait que, à l’instar des Saxons de Charlemagne, certains prosélytes se font baptiser plusieurs fois. Après cela, on ne saurait être surpris de voir ces soi-disant chrétiens retourner à l’islam ou au lamaïsme. Chez beaucoup règne le paganisme sous sa forme la plus grossière, le chamanisme : les chamans mêmes sont souvent baptisés.

Le clergé a compris que, pour faire des chrétiens, il ne suffisait pas de l’eau du baptême. Pour attacher à l’Église les allogènes d’Europe ou d’Asie, le Saint-Synode a, depuis 1883, autorisé dans l’office l’emploi des langues indigènes concurremment avec le slavon. La liturgie grecque est ainsi célébrée en tatar, en tchouvache, en tchérémisse, en mordve, en votiake, en bouriate, en yakoute, en toungouze, en samoyède. Pour les traductions en langues orientales la confrérie de Saint-Georges et les missions de Kazan rivalisent avec la Société biblique de Londres. En même temps les missionnaires se sont mis à fonder des écoles parmi ces allogènes. Voilà les véritables procédés de propagande. C’est par là, par l’enseignement et la prédication, que de tant d’idolâtres baptisés la Russie fera des chrétiens.

Les missionnaires russes ont déjà prouvé qu’ils savaient, à l’occasion, se passer de la contrainte et des séductions temporelles. Leurs ambitions évangéliques ont parfois dépassé les limites de l’empire. Nous ne parlons pas ici des efforts tentés pour détacher de Rome les Slaves catholiques d’Autriche ou de Turquie. C’est là une entreprise toute politique ; le journal et les subsides des comités moscovites y ont plus de part que la prédication[356]. Mais des Russes ont essayé de porter l’Évangile aux Chinois, aux Coréens, aux Japonais. En Chine, malgré les relations des deux peuples, la mission de Pékin n’a eu que des résultats insignifiants. Avec les Coréens, les missionnaires russes ont été plus heureux ; mais la plupart de leurs convertis coréens sont des colons établis en territoire russe. C’est au Japon que la propagande orthodoxe a eu le plus de succès ; le Japon a été la gloire de l’Église russe. Elle y a établi un évêque ; elle y comptait, en 1888, 12 ou 15 000 prosélytes, possédant près de 200 oratoires et un séminaire avec plus de 100 élèves. Malheureusement la prospérité de cette colonie religieuse a été menacée par des différends entre les maîtres européens et les néophytes indigènes.

L’Occident n’a peut-être pas le droit de se montrer sévère pour les pratiques d’évangélisation adoptées, chez elle, par la Russie. La moitié de l’Europe chrétienne a été convertie par des procédés analogues. Il est vrai qu’il y a de cela quelque mille ans ; mais, en dépit du calendrier, mainte contrée des deux versants de l’Oural en est toujours au neuvième ou dixième siècle. Pour nombre de tribus ouralo-altaïques, la civilisation européenne n’a guère d’autre porte que le christianisme. Aussi, tout en réprouvant toute atteinte à la liberté de conscience, nous ne saurions nous scandaliser de voir la Russie encourager la diffusion de l’Évangile. Mais le prosélytisme russe ne se borne pas à cela ; il ne s’en prend pas seulement au paganisme inculte ni même aux religions déjà cultivées, à l’islamisme, au bouddhisme ; il s’attaque avec non moins d’ardeur au judaïsme, au protestantisme, au catholicisme. C’est même dans ses campagnes contre les autres Églises chrétiennes, là où la civilisation n’a rien à gagner, que la propagande orthodoxe s’exerce avec le plus de passion.

Un évéque russe a dit : Nos cloisons confessionnelles ne montent pas jusqu’au ciel. Ce n’est point de cette maxime que s’inspirent les maîtres de la Russie. Il est vrai que leur zèle orthodoxe s’inquiète moins du ciel que de la terre. C’est par politique que les tsars refusent de laisser chacun faire son salut par le chemin qui lui plaît. Les Russes ont pour aller au paradis une route impériale, large, unie, bien sablée, une « chaussée » tirée au cordeau et passée au rouleau, bordée de fossés profonds et de hautes palissades de façon que, une fois entré, on ne s’en puisse écarter. Il reste bien des chemins parallèles, officiellement classés ; mais ils sont mal entretenus, ravinés, à demi défoncés ; on n’en permet l’usage qu’aux riverains. Tels sont, comparés à l’Église dominante, les cultes étrangers.




CHAPITRE II


Cultes étrangers : les confessions chrétiennes. — Comment la Russie tend à imposer aux diverses confessions une constitution analogue à celle de l’Église nationale. — Arméniens. La politique russe et la hiérarchie arménienne. Le catholicos d’Etchmiadzin et les polojéniia. — Protestants. Luthéranisme et germanisme. Propagande orthodoxe dans les provinces baltiques. Moyens employés par le prosélytisme officiel. Mariages mixtes. — Catholiques. Latinisme et polonisme. Le Collège catholique romain. Papauté et autocratie. Insuffisance numérique du clergé catholique. Difficultés de son recrutement. Une messe sans prêtre. Suppression des couvents. Restrictions à la liberté religieuse. De la substitution du russe au polonais dans l’Église. Incapacités civiles des catholiques polonais. — Les uniates et la propagande orthodoxe. Paysans sur les frontières des deux Églises. Suppression de l’Union. Méthode employée pour ramener les grecs-unis. Persécution des derniers, uniates. — De la réunion des deux Églises. Avantages qu’y trouverait la Russie. Obstacles qui s’y opposent.


Aux relations de l’État avec l’Église orthodoxe, comparons ses relations avec les autres cultes de l’empire. Rien ne montre mieux ce qui, dans la constitution de l’Église dominante, est le fait de la religion et ce qui est le fait de la politique. Comme l’Église nationale, les cultes dissidents sont soumis au principe qui régit tout en Russie : l’autocratie. Aucune confession ne peut se soustraire à la loi commune ; les clergés n’y échappent pas plus que les autres classes. Le souverain ne s’arroge guère moins de droits vis-à-vis des confessions auxquelles il est étranger que vis-à-vis de l’Église à laquelle il appartient. La grande différence est que, par son esprit et ses traditions, l’orthodoxie s’accommode plus facilement de cette nécessité et que, pour l’Église nationale, la tutelle de l’État est une protection en même temps qu’une servitude.

Le gouvernement tend à donner à tous les cultes de l’empire pire une organisation analogue à celle de l’Église orthodoxe. Chez tous, il aime à transporter les formes bureaucratiques imposées à l’Église dominante. Il y trouve double profit : c’est, d’abord, de leur donner un gouvernement intérieur russe, indépendant de l’étranger ; c’est, ensuite, d’en centraliser les affaires pour les mieux tenir sous sa main. Cela est surtout sensible pour les confessions chrétiennes. Catholiques, arméniens, protestants, ont dû se plier aux pratiques administratives russes. Dans chaque confession se rencontre, sous des désignations diverses, au-dessus de la hiérarchie propre à chaque Église, une sorte de synode central pourvu de représentants laïques du pouvoir civil ; chacune a ses consistoires dotés, pour ses fidèles, de fonctions analogues à celles des consistoires orthodoxes pour les Russes du rite grec. La constituion ecclésiastique de Pierre le Grand est une sorte de lit de Procuste sur lequel toutes les Églises ont été successivement ajustées ; plusieurs en ont été mutilées.

De toutes les confessions chrétiennes, la plus facile à plier au régime ecclésiastique russe était peut-être l’Église arménienne. C’est celle qui, par sa constitution, sa liturgie, sa discipline, se rapproche le plus de l’Église grecque. Ce qui sépare les arméniens des grecs, et aussi des latins, c’est qu’ils n’admettent que les trois premiers conciles. Comme ils repoussent le concile de Chalcédoine, on les accuse d’être eutychéens ; eux-mêmes s’en défendent. En fait, le différend, quinze fois séculaire, des grecs et des arméniens est moins religieux que politique. Comme presque partout en Orient, ces querelles théologiques masquent des rivalités nationales.

En Russie, de même qu’en Turquie, les arméniens tiennent une place supérieure à leur nombre. Ils sont un million, peut-être un million et demi, soit environ un tiers des Haîkanes chrétiens, car les géographes sont partagés sur le nombre total des Arméniens. La Russie, qui possède chez elle leur chef spirituel, est aujourd’hui la première puissance arménienne. Cela lui donne une prise de plus sur l’Orient. Elle peut, en Asie, s’ériger en protectrice des arméniens, comme naguère, en Europe, des orthodoxes. Au traité de San Stefano, elle avait déjà eu soin d’insérer une clause en faveur des Haïkanes, demeurés sujets turcs. Ce patronage, il lui est aisé d’en jouer à son heure, d’autant que, en n’exécutant pas l’article 61 du traité de Berlin, la Porte a négligé d’élever entre elle et le Caucase russe la barrière d’une Arménie autonome.

À défaut d’autonomie ou de liberté politique, la Russie a offert, à ces Européens d’Asie, la sécurité. Aussi nombre d’arméniens ont-ils émigré des États du sultan dans ceux du tsar, préférant l’ordre russe au désordre ottoman. Le « juif chrétien » a si bien prospéré au Caucase que j’ai entendu, à Tiflis, exprimer la crainte de le voir arméniser toute la Transcaucasie. Pas plus qu’en Turquie, les arméniens ne sont absorbés par le commerce ; plus d’un s’est distingué dans l’administration ou l’armée. Les troupes russes en Asie Mineure avaient pour chefs, durant la dernière guerre d’Orient, des arméniens, les généraux Lazaref et Loris Mélikof, et l’on n’a pas oublié de quels pouvoirs était investi ce dernier à la fin du règne d’Alexandre II.

Peu des Haïkanes, sujets du tsar, sont unis à Rome. La plupart appartiennent à la grande Église arménienne, dite grégorienne, de saint Grégoire l’illuminateur, qui, au quatrième siècle, lui donna sa constitution et sa liturgie. Au sommet de la hiérarchie trône le cent-quatre-vingt-deuxième successeur de l’illuminateur, investi du titre de catholicos. Ce pontife suprême, dont relève tout le clergé arménien non uni, a son siège au couvent d’Etchmiadzin, sur les pentes légendaires de l’Ararat. L’empereur Nicolas a eu soin d’enlever à la Perse le centre traditionnel de l’Église arménienne. En tenant dans ses serres la tête de la hiérarchie, l’aigle russe tient tout le corps de la nation.

La possession de l’humble Vatican arménien soumet les Haïkanes du dehors à une sorte de vasselage religieux de la Russie. Il y a là, en petit, un problème analogue à celui soulevé à Rome par la chute du pouvoir temporel des papes. Le gouvernement russe l’a tranché à son profit. Il a réglé la situation du catholicos par les statuts de 1836, sorte de loi des garanties que les arméniens sont contraints de subir en fait, tout en la contestant en droit[357]. D’après la tradition, le catholicos doit être élu par les députés de tous les diocèses arméniens du monde. Le gouvernement impérial préside à l’élection et il ne s’est pas contenté de réglementer à sa guise les votes des diocèses, admettant les uns, annulant les autres. Au lieu de faire proclamer, conformément aux canons, le prélat qui a obtenu le plus grand nombre de voix, le tsar s’est arrogé le droit de substituer à l’élu de la majorité le prélat qui réunit ensuite le plus grand nombre de suffrages. Les polojéniia considèrent l’élection des diocèses comme une simple présentation de candidats, entre lesquels l’empereur se réserve de désigner le catholicos. Qu’on imagine le roi d’Italie choisissant le pape entre les deux cardinaux auxquels le conclave a donné le plus de voix. Avec ce système, la Russie est assurée d’avoir sur le siège d’Elchmiadzin un pontife à sa dévotion. Nicolas Ier et Alexandre II avaient toujours accepté l’élu de la majorité. Alexandre III a rompu avec cet usage en 1885 ; il a donné la chaire d’Elchmiadzin au candidat de la minorité. Le catholicos est, ainsi, devenu un dignitaire russe à la nomination du tsar. Les arméniens non russes, qui sont les plus nombreux, ont eu beau protester contre les statuts de 1836 et l’élection de 1885, force leur a été de s’y résigner. Pour s’y soustraire, il leur eût fallu nommer un anticalholicos ; ils ont reculé devant un schisme qui déchirerait l’unité de leur Église.

Le mode d’élection du pontife suprême n’est pas la seule altération apportée par la Russie à la constitution de l’Église arménienne. À côté du catholicos, on a placé, à la mode de Pétersbourg, un synode d’évêques et d’archimandrites désignés par le tsar, et, près de ce synode, un procureur laïque dont l’ingérence dans les affaires religieuses agrée peu au clergé. Il s’en plaint tout bas en Russie, tout haut en dehors ; mais il est trop politique pour entrer en conflit avec la puissance russe. Sous Alexandre III, les arméniens ont eu un grief de plus contre la bureaucratie impériale. Ils possédaient des centaines d’écoles paroissiales, fondées par des particuliers et administrées par leur clergé. Ces écoles, on en a retiré la direction au catholicos. C’est là une de ces mesures de centralisation et de russification que le gouvernement applique d’un bout de l’empire à l’autre. L’État autocratique n’est pas de ceux où une Église puisse avoir des écoles autonomes. Les arméniens se plaignent de voir remplacer, dans ces fondations de leurs pères, l’arménien par le russe. Ils craignent que le gouvernement ne veuille réduire l’arménien à n’être qu’une langue liturgique.

On a quelquefois, à Pétersbourg, montré des velléités de réunir l’Église arménienne à l’Église dominante, pour ne laisser subsister entre elles que des différences de rite. Comme Rome, l’orthodoxie russe aurait ses arméniens-unis. De tels projets se heurteraient aux défiances des Haïkanes ; ils craindraient de compromettre leur nationalité en même temps que leur autonomie ecclésiastique. La communion avec le Saint-Synode de Pétersbourg ne leur semblerait qu’un premier pas dans la voie de l’absorption. « L’union avec l’orthodoxie russe, me disait un de leurs évêques, serait la préface de la russification. Pour savoir ce qui nous attendrait, nous n’avons qu’à regarder nos voisins géorgiens. Leur Église est, de plusieurs siècles, l’aînée de l’Église russe ; au géorgien l’on n’en a pas moins, presque partout, substitué le slavon. »


Chez les protestants aussi, la religion n’est pas toujours seule en jeu. Le protestantisme a longtemps été la plus favorisée des confessions étrangères ; c’était la plus anciennement reconnue de l’État. Il était d’autant plus facile d’en modeler la constitution sur celle de l’Église dominante, que, en organisant son Église, Pierre le Grand avait emprunté aux protestants. Luthériens et calvinistes ont leurs consistoires locaux, au-dessus desquels siège un consistoire général, assisté d’un procureur impérial. Les protestants sont de cinq à six millions, la plupart luthériens. Plus de deux millions habitent la Finlande, dont le luthéranisme est l’Église d’État. Administrée par trois évêques, desservie par un clergé qui forme un des quatre ordres de la diète, l’Église luthérienne jouit, dans le grand-duché, d’une entière liberté. Il n’en est déjà plus de même au sud du golfe.

Dans les trois provinces baltiques, le luthéranisme est encore la religion numériquement et socialement dominante ; mais, de son ancienne suprématie, il a été ravalé au rang de culte simplement toléré. En annexant à l’Empire la Livonie et TEsthonie, Pierre le Grand leur avait garanti, en 1721, le maintien des droits et privilèges de leur Église. Catherine II avait fait les mêmes promesses à la Courtaude, en 1795 ; et, les trois provinces s’étant toujours montrées les loyales sujettes du tsar, on ne saurait dire d’elles, comme de la Pologne, que leur rébellion a relevé la Russie de sa parole. La liberté religieuse qui leur avait été jurée, les trois provinces ne l’en ont pas moins vu restreindre.

Le protestantisme a été chez elles victime de la politique de russification. C’est là surtout, dans l’ancien domaine des Porte-Glaives, que le luthéranisme devait être considéré comme l’allié du germanisme. La communauté de foi était presque l’unique lien des divers éléments de la population baltique, de la mince couche allemande et des deux nationalités plébéiennes, les Lettes et les Esthes[358] Détacher ces derniers du culte de la Ritterschaft, c’était isoler la noblesse et la bourgeoisie allemandes, les couper moralement du peuple des campagnes. Les champions de l’orthodoxie se sont portés à la conquête de la Livonie avec d’autant plus d’ardeur que là, comme en Russie-Blanche ou en Lithuanie, ils prétendent opérer sur une terre primitivement orthodoxe que la Russie a mission de purifier des souillures de la contagion occidentale. Leurs historiens croient avoir démontré que, sur ces côtes brumeuses, la foi grecque avait précédé la foi latine et, à plus forte raison, l’hérésie germanique. En quelques contrées, les paysans luthériens, lettes ou esthes, fréquentent encore, la nuit de Pâques, l’Église orthodoxe. Peu importe qu’en Livonie les missionnaires russes accomplissent moins une conquête qu’une restauration. La conscience ne relève pas de l’histoire. Si le droit historique avait quelque autorité en religion, les Russes n’auraient qu’à retourner au culte de Péroun.

La première campagne du prosélytisme officiel contre le luthéranisme remonie au règne de Nicolas. Plus de cent mille paysans, lettes et esthes, furent amenés à l’orthodoxie, vers 1840, par le comte Protassof. En embrassant la foi du tsar, ils s’étaient leurrés de l’espoir d’obtenir des terres de l’État. Interrompue ou ralentie sous Alexandre II, la croisade orthodoxe a repris sous Alexandre III. La moyenne des conversions annuelles était, sous le règne précédent, de quelques centaines ; sous Alexandre III, les convertis se comptent, chaque année, par milliers. Des paroisses presque entières désertent en corps la kirka (kirche) luthérienne. Pour cet apostolat, M. Pobédonostsef se défend d’employer les grossières amorces, autrefois reprochées à son prédécesseur, Protassof. En 1887 les autorités orthodoxes interdisaient encore au clergé de promettre aux néophytes des avantages matériels. Pour n’être pas toujours intéressées, les conversions n’en ont pas moins, d’habitude, des motifs temporels. La foi impériale doit ses prosélytes moins à l’éloquence de ses missionnaires qu’aux oppositions de races et de classes. L’antipathie du paysan lette ou esthe pour le propriétaire allemand sert d’argument aux convertisseurs. Ils lui représentent l’abandon de la « foi allemande » comme une émancipation du joug teutonique.

Si le luthéranisme n’a pas encore été rejeté de toute la population lettonne ou esthonienne, c’est que, en passant à la « foi russe », Lettes ou Esthes craignent de compromettre leur nationalité. Ce sentiment se rencontre surtout chez les Lettes, qui sont plus cultivés que leurs voisins finnois, les Esthes. Aussi les conversions sont-elles plus rares parmi eux. « Pour nous distinguer des Allemands, disait un patriote letton, nous ne voudrions pas nous confondre avec les Russes. » Il en est qui, pour cette raison, inclineraient au baptisme. Un des moyens de propagande des orthodoxes est bien de célébrer l’office dans les langues locales ; mais les pasteurs luthériens, quoique allemands, pour la plupart, se résignent, eux aussi, de plus en plus, à l’emploi des barbares idiomes de leurs ouailles.

Le sentiment national n’est du reste pas la seule prise du prosélytisme russe sur le pays baltique. Les laïques apôtres de l’orthodoxie ne se font pas toujours scrupule de recourir aux appâts officiellement prohibés. Chacun sait que pour être bien vu des autorités, le meilleur moyen est de passer à la foi russe. J’ai entendu conter l’histoire d’un drôle qui, pour se tirer de prison, n’avait pas employé d’autre recette. C’est un moyen, à la portée de tous, de se faire des protecteurs. En dehors même des séductions de ce genre, les conversions sont encouragées par une sorte de prime, fort sensible aux paysans. Le Sénat a récemment exempté tous les non-luthériens des taxes ou redevances prélevées pour les églises luthériennes. Rien de plus juste, semble-t-il. Un paysan orthodoxe ne peut être tenu de payer la dîme au temple. La question cependant n’est pas aussi simple. Les luthériens soutiennent que ces taxes ecclésiastiques n’incombent pas à la personne, mais à la terre. Pour s’en affranchir, il faut les racheter : les redevances en nature peuvent, en effet, être rachetées en argent, d’après un tarif établi par les propriétaires, d’accord avec leurs tenanciers. Ceux-ci, disent les premiers, ne sauraient se libérer par l’apostasie. Pour leur en enlever la tentation, certains propriétaires ont pris les dîmes à leur charge en relevant d’autant le loyer de leurs terres.

Un des soucis du gouvernement dans son œuvre de prosélytisme, c’est la construction d’églises et d’écoles orthodoxes. La Ritterschaft, qui possède presque tout le sol, se refusant à en laisser élever sur ses domaines, il a fallu recourir à l’expropriation. Pour une école ou une église orthodoxe, l’administration est autorisée à tout exproprier, saur les maisons d’habitation. Le plus zélé luthérien peut voir les popes s’installer au milieu de ses terres pour faire de la propagande parmi ses paysans. De même, la plupart des écoles rurales avaient été ouvertes par la noblesse et placées par elle sous l’autorité des pasteurs. Il y avait dans les trois provinces, sans comparaison les plus instruites de la Russie, plus de 2000 écoles luthériennes. Alexandre III les a en quelque sorte laïcisées pour les russifier, en les faisant passer au ministère de l’instruction publique. Aucun coup n’a été plus sensible au luthéranisme.

C’est là une mesure telle que s’en permettent d’autres États aux dépens d’autres clergés. Il n’en est pas de même de la législation appliquée aux mariages mixtes. L’empereur Nicolas avait édicté des lois ordonnant d’élever dans la foi grecque les enfants issus de mariages entre protestants et orthodoxes. Alexandre II avait rendu aux Livoniens la liberté d’élever leurs enfants à leur gré. C’était là, semblait-il, une mesure aussi politique qu’humaine, l’État ayant tout intérêt au rapprochement des diverses nationalités ; mais, en Russie, pareille liberté était un privilège. Alexandre III l’a supprimée ; il a ordonné, en 1885, d’appliquer, à tous, les règlements draconiens de Nicolas. De même, Alexandre II avait toléré le retour au luthéranisme de milliers de paysans attirés, sous son père, à l’orthodoxie par de fallacieuses promesses. Ici, encore, Alexandre III a enjoint l’application stricte de la loi. Le général Zinovief, gouverneur de la Livonie, rappelait à ses administrés, en 1887, que les personnes inscrites comme orthodoxes qui laissent leurs enfants suivre le culte luthérien sont passibles de la prison et risquent, « en vertu des articles 158 et 190 du code pénal, de se voir enlever leurs enfants, dont l’éducation peut être confiée à des tiers ». Quant au pasteur coupable d’admettre aux sacrements de ces orthodoxes, il s’expose aux plus graves châtiments. C’est ce que M. Pobédonostsef, dans sa lettre à M. Naville, appelle entraver le rapprochement spirituel des indigènes avec la mère patrie. Pour ce « crime » nombre de pasteurs ont été révoqués, emprisonnés, déportés. Catholique ou protestant, les clergés hétérodoxes doivent oublier la parabole évangélique, et se garder de courir après la brebis arrachée à leur bercail.

Que la Russie cherche à conquérir moralement les conquêtes de Pierre Ier et de Catherine II, les revendications du germanisme sur d’autres frontières semblent l’y inviter ; mais il est permis de mettre en doute la valeur de son système de russification. Elle semble poursuivre une assimilation extérieure, matérielle ; elle se soucie peu de froisser les sentiments, les mœurs, la conscience de ses sujets d’origine étrangère. Ce n’est point par de tels procédés que la France avait gagné le cœur des Alsaciens, des protestants aussi bien que des catholiques. La politique de russification à outrance risque de tourner contre son but et d’affaiblir, à force de les tendre, les liens qu’elle prétend resserrer. Jusqu’à présent, il y avait dans les provinces baltiques des tendances particularistes ; il n’y avait pas de parti séparatiste. S’il s’en formait un, M. Pobédonostsef en aurait été un des promoteurs[359].

La plus maltraitée de toutes les confessions chrétiennes tolérées en Russie a été le catholicisme. Il avait à la fois contre lui les préventions du pouvoir et les antipathies du pays. Liée historiquement à la Pologne, comme l’orthodoxie à la Moscovie, la foi romaine a le privilège d’exciter des rancunes et des défiances particulières. Le Russe la redoute presque autant pour sa culture que pour sa nationalité : comme Russe, il combat en elle le polonisme ; comme Slave, le latinisme, qui lui paraît étouffer le génie slave.

L’empire russe compte de 9 à 10 millions de catholiques, soit plus que la Belgique et l’Irlande réunies. Leur nombre, en dépit du prosélytisme officiel, s’accroît régulièrement par le seul fait de l’accroissement de la population. Ces catholiques ne sont pas tous Polonais ou Lithuaniens ; il s’en rencontre encore de Petits-Russiens ou de Blancs-Russiens non polonisés. Beaucoup de ces derniers ne s’en déclarent pas moins Polonais. La confusion que le gouvernement s’est attaché à établir entre la nationalité et la religion se retourne contre lui. Le paysan biélo-russe qui fréquente le kostël[360] répond, à qui l’interroge, qu’il est Polonais, catholique et Polonais étant, pour lui, synonymes[361]. C’est à ces catholiques blancs-ou petits-russiens que s’est attaquée de préférence la propagande orthodoxe ; elle sait qu’elle a peu de prise sur les autres. La guerre menée contre l’Église romaine par Moscou et Pétersbourg devait la rendre plus chère au Polonais et au Lithuanien. C’est la passion du Russe à extirper de ses provinces occidentales le catholicisme qui, de la Pologne à demi sceptique de la fin du dix-huitième siècle, a fait le pays le plus profondément catholique du dix-neuvième. Chaque coup porté à sa foi nationale l’a enfoncée davantage dans l’âme polonaise. Aujourd’hui encore, pour sentir ce que peuvent être la foi d’un peuple et l’intensité de sa prière, il n’y a qu’à voir la foule agenouillée dans une église de Pologne.

Le catholicisme était, de tous les cultes de l’Empire, le plus malaisé à plier aux formes administratives russes. À l’Église romaine, comme aux autres confessions, la Russie prétendait faire revêtir une constitution ecclésiastique taillée sur le patron de son Très Saint Synode. Au-dessus des évêques, le gouvernement impérial a placé une sorte de synode : le collège catholique romain, qui siège à Pétersbourg sous la présidence de l’archevêque de Mohilef, primat de l’Empire. Ce collège, auquel Rome ne veut reconnaître que l’administration du temporel, est composé de délégués choisis par les chapitres diocésains et agréés par le gouvernement. En outre, à l’instar des éparchies orthodoxes, les diocèses catholiques ont été pourvus de consistoires dont les membres, désignés par l’évêque, doivent être confirmés par l’autorité civile. Tout ce mécanisme bureaucratique s’adaptait mal à la hiérarchie catholique ; aussi la curie romaine a-t-elle toujours cherché à en affranchir les évêques. Les papes Grégoire XIII et Pie IX se sont, maintes fois, plaints de l’assujettissement de l’épiscopal aux consistoires diocésains et au collège de Pétersbourg[362]. Ils ont réclamé contre la présence dans ces assemblées ecclésiastiques de procureurs impériaux ou de secrétaires laïques à la nomination des ministres. Léon XIII, à son tour, n’a cessé, dans ses négociations avec la Russie, de revendiquer pour les évêques la libre administration de leurs diocèses.

On voit, par là, combien malaisé est tout modus vivendi entre Pétersbourg et le Vatican. Les difficultés que soulèvent, entre le Saint-Siège et le pouvoir civil, la notion catholique de l’Église et la conception nationale de l’État sont d’une solution plus ardue en Russie que partout ailleurs. De là, entre Pélersbourg et Rome, ces longues négociations si souvent suspendues et reprises. Alors même qu’ils parviennent à s’entendre, l’accord conclu entre les représentants du pape et du tsar ne résiste guère à l’épreuve des faits, la papauté ne pouvant se résigner à une ingérence laïque contraire aux canons, et le gouvernement impérial ne sachant pas renoncer à ses pratiques administratives.

Tantôt par calcul, tantôt par le seul fait de ses institutions, le gouvernement russe tendait à réduire le catholicisme à l’état de simple rit, ne différant de l’orthodoxie que par la discipline et la liturgie. En mettant obstacle aux rapports des évêques et du Vatican, en plaçant au-dessus de l’épiscopat une sorte de synode dépendant du tsar, la Russie éliminait du culte catholique ce qui en est l’essence, la catholicité. Dès le premier partage de la Pologne, Catherine II, aidée de l’évéque Siestrencewicz, s’efforçait d’enfermer ses sujets catholiques dans les frontières de l’empire, travaillant à relâcher les chaînes qui les rattachaient à Rome, pour ne laisser subsister, entre eux et le Saint-Siège, que le lien de la communion au lieu du lien de la juridiction. Heureusement pour la papauté que, en aucun pays, les catholiques ne tenaient davantage à rester unis au centre de la catholicité. À leurs sujets de rit latin, les tsars russes ne pouvaient offrir d’Église nationale polonaise ; toutes leurs tentatives pour les détacher de Rome étaient condamnées d’avance. Les catholiques de Russie étant plus catholiques que russes, il était malaisé de les dresser au schisme. Le gouvernement l’a compris : si quelques conseillers de Nicolas ou d’Alexandre II ont rêvé d’une église latino-slave indépendante de Rome, le cabinet impérial paraît avoir renoncé à cette chimère.

Le culte catholique compte douze diocèses : sept dans le royaume de Pologne, cinq dans l’empire. Ces sièges sont souvent vacants. Les évêques morts demeurent des années sans être remplacés, et, parmi les vivants, il en est presque toujours quelques-uns de déportés ou d’internés loin de leur diocèse. Ainsi récemment, à Iaroslavl, l’évêque de Vilna, Mgr Krymiewiecki. Évêques et prêtres se plaignent de n’être pas libres dans l’exercice de leur ministère. Le pouvoir civil aime à s’immiscer dans l’administration diocésaine ; il ne craint pas de soutenir les prêtres en révolte contre l’autorité épiscopale. Les évêques, étroitement surveillés par l’administration, ne peuvent communiquer librement avec le Saint-Siège. Ils ne peuvent même accomplir leurs visites pastorales sans l’autorisation du gouverneur de la province.

Le clergé catholique ne souffre pas seulement du défaut de liberté : le nombre des prêtres est insuffisant et l’État en entrave le recrutement. Depuis un tiers de siècle on a, systématiquement, diminué le nombre des diocèses, des séminaires, des églises. Si l’on manque de prêtres, ce n’est pas que les jeunes gens reculent devant une vocation qui peut mener en Sibérie ; c’est que l’accès du sacerdoce a été rendu difficile. Il y a bien des séminaires, il y a même à Pétersbourg, sous le nom d’académie, une sorte de faculté de théologie catholique. À ces établissements il y a des boursiers de l’État ; mais le nombre des séminaristes est limité, et n’entre pas au séminaire qui veut. Pour être admis, il faut subir un examen rigoureux ; l’examen passé, il faut encore une autorisation, qui n’est pas accordée à tous. Le gouvernement se montre défiant, surlout vis-à-vis des Polonais, qu’il cherche à remplacer par des Samogitiens. De nombreuses paroisses sont sans curé ou ne sont desservies que par un curé missionnaire qui ne les visite que de loin en loin. En certaines contrées, les catholiques, privés de prêtres, en sont réduits, pour ne pas se passer de tout service divin, à chanter, entre laïques, des hymnes et des cantiques.

J’ai assisté une fois, sous Alexandre II, à un de ces offices sans prêtres. C’était un dimanche de carême, dans la vieille Novgorod, où, comme dans toute la Grande-Russie, il n’y a point de catholiques indigènes. On m’avait indiqué une chapelle catholique romaine, dans un faubourg, au delà du Volkof, derrière le Kremlin. C’était au premier étage d’une sorte de grange basse et sombre. Je trouvai là réunies une centaine de personnes, dont à peine trois ou quatre femmes. La plupart des assistants étaient des soldats de Lithuanie ou de Pologne, auxquels se mêlaient quelques Polonais internés dans la ville. L’autel, paré d’une nappe blanche et surmonté de deux cierges allumés, semblait dressé pour la messe. Comme je m’étonnais de ne pas voir paraître le prêtre, on me dit qu’il n’y en aurait point. Il y avait bien, à Novgorod, un évêque polonais interné depuis des années, mais il lui était interdit d’officier en public. Les fidèles, presque tous munis de livres, se mirent à chanter la messe, entremêlant des cantiques polonais aux prières latines, et se levant et s’agenouillant tour à tour devant l’autel muet. Le soir du même dimanche, j’appris, chez le gouverneur, que la masure qui servait de chapelle menaçait ruine et que le commandant militaire n’y devait plus laisser aller ses soldats. Cette messe sans prêtre, dans une grange sur le point de crouler, était comme un symbole de la situation des catholiques en Russie. Aux fidèles privés de clergé, la joie de se réunir pour chanter des cantiques n’est pas toujours accordée. En certaines provinces de l’Ouest il leur a été défendu de s’assembler à l’église pour prier en commun. C’est ainsi que, en 1888, le gouverneur de Minsk, un Troubetskoî, enjoignait aux doyens catholiques de tenir fermées les églises des paroisses vacantes et interdisait d’y célébrer aucun office en l’absence d’un prêtre. Cet arrêté était, il est vrai, motivé sur ce que des fidèles, ainsi réunis, s’étaient permis de chanter des prières en polonais, « langue prohibée dans ces paroisses ».

Les religieux ne peuvent suppléer à l’insuffisance numérique des prêtres séculiers. La plupart des couvents ont été supprimés à la suite de l’insurrection de 1863. Dans ceux qui n’ont pas été fermés, le nombre des moines ou des religieuses a été limité par un oukaze[363]. Ils ne peuvent plus recevoir de novices, ou ils ne sont autorisés à en admettre que si le nombre des religieux est tombé au-dessous d’un certain chiffre. En Lithuanie, les plus beaux monastères ont été enlevés aux catholiques. Ainsi le couvent de Pojaïsk, construit au dix-septième siècle pour des camaldules, est aujourd’hui la résidence de l’évêque orthodoxe de Kovno. En mainte bourgade, le kostël catholique a été coiffé d’une coupole verte et converti en tserkov orthodoxe. Les jésuites, que Catherine II avait recueillis pour leur confier l’éducation de l’aristocratie, sont aujourd’hui rigoureusement bannis de l’Empire. En 1878-1879, lorsqu’on appela à l’église Sainte-Catherine de Pétersbourg quelques dominicains, le gouvernement eut soin de faire signer par le général des Frères Prêcheurs que ces religieux étrangers étaient bien des dominicains et non des jésuites. Naguère encore, un savant jésuite d’origine russe, né catholique, se voyait refuser l’autorisation d’entrer en Russie pour faire des recherches dans les bibliothèques.

Une chose m’avait frappé dans les églises de Pologne, c’est que, d’habitude, les prêtres lisaient leurs sermons. « Ne vous en étonnez pas, me dit-on, les sermons doivent passer par la censure ; donc il faut les écrire et les lire. » Les mandements des évêques n’échappent pas non plus aux censeurs. Ce n’est point la seule restriction à la liberté de l’enseignement religieux. Pour la prédication ou pour le catéchisme, le clergé n’est pas toujours libre d’employer la langue de ses ouailles. Autrefois il était interdit aux ministres des cultes étrangers de prêcher en russe : les laisser prêcher en russe, c’eût été exposer les Russes à leur prosélytisme. Aujourd’hui le gouvernement enjoint ce qu’il prohibait jadis. Subordonnant les considérations religieuses aux considérations politiques, il cherche à introduire l’usage du russe dans la prière catholique comme dans le prêche protestant. Il fait imprimer en russe des livres de prières romains ou luthériens, au risque d’en mettre les doctrines à la portée du peuple. C’est ainsi que, en certaines localités, une édition russe de psautier protestant a servi à la propagande stundiste.

À l’introduction du russe dans leurs églises s’oppose souvent le sentiment religieux, non moins que le sentiment national des catholiques. Si les livres de prières ont été traduits en russe, ces traductions, faites par des orthodoxes ou des catholiques complaisants, sont suspectes au clergé et aux fidèles. Puis, un prêtre me le faisait remarquer, la langue polonaise est riche en ouvrages catholiques de toute sorte, tandis que le russe ne donne accès qu’à une littérature imprégnée d’un esprit hostile à Rome. Enfin, en dehors même du royaume de Pologne, le polonais est la langue maternelle ou adoptive de la plupart des catholiques. En Lithuanie, et jusqu’en Russie-Blanche et en Petite-Russie, le russe officiel n’est même pas l’idiome du peuple et ne lui est pas toujours plus familier que le polonais. On comprend que les Polonais qui, dans les provinces occidentales, forment la majorité des catholiques, soient froissés de voir substituer, à leur langue sanctifiée par tant de saints, la langue du maître schismatique. Pour couper court à ces résistances, le gouvernement impérial s’est adressé au Saint-Siège. C’est là un des points délicats des négociations entre Pétersbourg et le Vatican. Malgré son désir de donner satisfaction au tsar, la papauté hésite à passer par-dessus les réclamations des Polonais. Le Saint-Siège sait que, en Irlande, il s’est parfois mal trouvé d’avoir paru servir les intérêts anglais. De même, dans l’ancienne Pologne, il lui répugne de sacrifier ses fils polonais à un gouvernement qui n’a cessé de travailler à les décatholiciser. Faire de l’Église un instrument de russification, ce serait mettre la foi polonaise à une dure épreuve[364].

Aux exigences de la bureaucratie pétersbourgeoise, la plupart des catholiques peuvent objecter que le gouvernement, qui veut les faire prier en russe, ne les traite pas lui-même en Russes. Les catholiques polonais des provinces occidentales sont soumis à des lois d’exception, qui tombent dès qu’ils abandonnent la foi romaine. Ce sont ces Polonais, frappés officiellement comme étrangers, qu’on prétend astreindre à ne parler à Dieu que dans la langue du tsar. Il y a là un manque de logique. Si l’on veut nous traiter en Russes, qu’on commence, peuvent-ils dire, par nous relever des incapacités civiles qui pèsent sur nous. Or le gouvernement d’Alexandre III a fait tout l’opposé. Alexandre II avait enlevé aux catholiques polonais des provinces occidentales le droit d’acheter des terres ou d’en louer à bail. Ces lois de son père, qui n’avaient profilé qu’aux Allemands, Alexandre III, au lieu de les adoucir, les a aggravées par l’oukaze de décembre 1884. Dans toute la Russie occidentale, pour pouvoir acquérir un immeuble rural par vente, legs ou donation, il faut être Russe, et n’est considéré comme Russe que l’orthodoxe.

Ce que garantit à ses sujets tout gouvernement moderne, l’égalité civile et le libre accès aux emplois publics, les catholiques, comme les juifs, en sont privés, en fait, sinon en droit. Là où la porte ne leur est pas fermée, ils ne franchissent guère les degrés inférieurs de la bureaucratie. Bien peu parviennent à s’élever. Si un catholique comme M. de Mohrenheim est nommé ambassadeur, il est d’origine étrangère. En certains ressorts, dans le plus important au point de vue religieux, dans l’instruction publique, l’exclusion des catholiques est poussée aux dernières limites. On a décidé, sous Alexandre III, de n’admettre comme instituteurs, dans les provinces occidentales, là même où ils sont en minorité, que des orthodoxes. Non content de repousser les catholiques des fonctions publiques, on s’attache à leur barrer l’accès des carrières privées. Je tiens de directeurs de Compagnies de l’Ouest ou de Pologne que l’administration leur a demandé, confidentiellement, le relevé de leurs employés par religion, les accusant d’occuper trop de catholiques ou de juifs, et les prévenant qu’ils s’exposaient, par là, à perdre ses bonnes grâces. Il a été question d’interdire tout emploi dans les chemins de fer aux non-orthodoxes ; si cela ne s’est pas fait par oukaze, cela se fait, peu à peu, sous la pression administrative. La manière de faire le signe de la croix reste l’indice de la nationalité.


À côté des catholiques reconnus comme tels, il y a ceux que le gouvernement considère, malgré eux, comme orthodoxes. Leur position est lamentable. L’exercice de leur religion leur est absolument défendu. Qu’on pense ce que signifie pour un catholique la privation du prêtre qui seul peut lier et délier. De ces pseudo-orthodoxes il en est des dizaines de milliers en Lithuanie, en Russie-Blanche, en Pologne. Catholiques de conviction, ils sont, comme s’exprime le haut-procureur, « assujettis à demeurer dans l’orthodoxie ». M. Pobédonostsef se plaint, presque chaque année, de l’opiniâtreté de ces victimes du prosélytisme officiel. Parmi les paysans convertis de 1863 à 1870, beaucoup, disent ses rapports, s’obstinent dans leur désir de retourner au latinisme. Comment s’en étonner pour des conversions opérées par séduction ou par intimidation, des paroisses entières étant réunies à l’Église sur la demande de quelques individus ? Le plus souvent les missionnaires ont été des fonctionnaires, des agents de police, voire des soldats. Les feuilles russes ont cité, parmi ces apôtres, un commissaire musulman[365]. Parfois l’assistance à une cérémonie orthodoxe a été prise comme un acte d’adhésion à l’orthodoxie, si bien qu’il est des gens qui ont changé de religion sans le savoir.

Après cela l’on comprend que, en certaines contrées de l’Ouest, le peuple semble ne plus trop savoir à quelle Église il appartient. D’après les comptes rendus du haut-procureur, il n’est pas rare de voir les paysans fréquenter indistinctement la messe latine et la messe slavonne. Ils sont, pour ainsi dire, sur le faîte de partage des deux Églises, pareils aux habitants d’une province frontière que les chances de la guerre auraient fait plusieurs fois passer d’un État à un autre. Il en est dont les ancêtres ont été ramenés à l’orthodoxie il y a plus d’un demi-siècle ; mais, à deux ou trois générations de distance, ils n’ont pas encore oublié la foi de leurs pères. Si l’on y regarde de près, la plupart de ces paysans, en apparence bireligieux, fréquentent le service orthodoxe plutôt par contrainte et le service catholique par goût. Cela est si vrai que, en des paroisses où les orthodoxes sont nominalement en majorité, l’église du pope reste vide, tandis que le kostël catholique regorge de monde[366]. Beaucoup de fonctionnaires ne font pas difficulté d’avouer que, livrés à eux-mêmes, nombre de paysans bélo-russes ou malo-russes retourneraient à Rome. C’est même, selon les patriotes, la raison de refuser à ces frères de l’Ouest la liberté religieuse. Pour les soustraire à l’attrait du latinisme, on ne trouve souvent rien de mieux que de fermer les kostëls du voisinage. C’est ainsi que, en 1886 ou 1887, le gouverneur général de Varsovie a prohibé tout service dans l’église de Terespol, de peur de voir la messe romaine attirer d’anciens uniales. Alexandre III a été, en décembre 1886, jusqu’à ordonner que, dans les localités habitées par les uniates, on ne pourrait ouvrir d’église non orthodoxe qu’après avis du clergé orthodoxe.

Dans les provinces polonaises annexées par Catherine II, il se trouvait deux ou trois millions de ces uniates ou grecs-unis, pour la plupart Blancs-Russiens ou Petits-Russiens d’origine, qui reconnaissaient la suprématie du pape tout en conservant le rit gréco-slave. L’Union remontait au concile de Brzesc de 1595. Elle avait été le chef-d’œuvre de Rome et des jésuites. C’était comme un pont jeté entre les deux Églises. C’était, en outre, le moyen de rapprocher les Slaves de l’Est et les Slaves de l’Ouest, de faire l’unité morale du monde slave coupé en deux, depuis des siècles, par la religion. On pourrait dire que c’était du panslavisme pratique, mais du panslavisme au profit de Rome et de l’Occident. Cela ne pouvait plaire à Moscou. Dans l’Union, les Polonais avaient vu un lien entre les sujets grecs et les sujets latins de la République. Les Russes n’y devaient voir qu’une barrière entre les orthodoxes de la Grande-Russie et leurs congénères de l’Ouest. Ce qu’avait accompli la politique polonaise, la politique russe travailla à le défaire. Elle y a mis un siècle. Catherine II et Nicolas avaient « ramené » à l’orthodoxie les grecs-unis de l’Empire ; Alexandre II a ramené ceux du royaume de Pologne. C’est peut-être la seule région du globe où la monarchie pontificale ait reculé depuis la Réforme.

L’empereur Nicolas et son haut-procureur Protassof, un ancien élève des jésuites, ont ainsi enlevé à Rome, en 1839, deux millions de sujets spirituels. « Vous êtes Russes » disait-on en substance aux uniates, vous êtes du rit grec ; il faut rentrer, avec les Russes, au giron de l’Église grecque. » À la tête des uniates on avait placé l’archevêque Jos. Siemaszko, qui, d’après ses propres Mémoires, n’avait accepté l’épiscopat qu’avec l’intention de détruire leur Église. Malgré la complicité d’un haut clergé recruté à dessein, la réunion, savamment préparée durant douze années, ne se fit pas sans résistances. Le knout et la Sibérie en eurent raison. Pour se justifier, les Russes n’ont qu’un argument : c’est que les procédés employés pour faire l’Union ne valaient pas mieux. Quand cela serait exact, les pratiques du seizième ou du dix-seplième siècle pouvaient sembler déplacées au dix-neuvième[367]. Entre la méthode de l’ancienne Pologne et celle de la Russie moderne, il y a, en tout cas, une différence. Si grand que fût son zèle pour l’Union, la Pologne avait laissé subsister, chez elle, des orthodoxes non unis, avec leurs églises, leurs confréries et leur clergé, tandis que la Russie a soigneusement effacé jusqu’au dernier vestige de l’Union. De par l’ordre du tsar, il ne saurait plus y avoir d’uniates. Leur Église a été supprimée par oukaze, comme s’il s’agissait d’une préfecture.

L’Union avait été rayée du sol russe : il restait encore, sous Alexandre II, 260 000 uniates dans le royaume de Pologne, alors pourvu d’une administration distincte. Après l’insurrection de 1863, Milutine et Tcherkassky furent heureux de découvrir, au cœur de la Pologne lékite, un noyau de Ruthèncs ou Malo-Russes, ayant gardé le rit grec. C’était un point d’appui pour la politique de russification. Ces uniates du Transboug russe, entourés de catholiques latins, se montraient attachés à l’Union : on n’eut garde de l’attaquer de front. Le comte D. Tolstoï reprit la tortueuse méthode de Protassof. Les derniers grecs-unis avaient un évêque dévoué à Rome, on l’éloigna. Ils avaient des moines basiliens hostiles au schisme, on ferma leurs couvents. Au contact des latins, ces uniates de Chelm (Kholm) avaient laissé s’introduire dans leurs églises quelques coutumes étrangères au rit grec : ils avaient des orgues, des sonnettes à la consécration, des bancs pour les fidèles ; ils portaient des scapulaires et des rosaires ; tout cela fut supprimé. On prétendait ramener leur rit à sa pureté primitive. Les églises des uniates une fois devenues pareilles aux tserkovstt russes, on leur dit : « Nous avons mêmes églises, même liturgie ; nous devons avoir mêmes pasteurs et même foi ». Pour cette épuration des rites on avait appelé, de Galicie, des prêtres ruthènes à tendances russophiles. Les paysans s’inquiétaient de ces changements qui, pour eux, étaient une innovation. « Nous voulons garder le culte de nos pères », disaient-ils au gouverneur général, le comte Kotsebue. On leur répondait que c’élait le culte de leurs pères qu’on restaurait. Le fouet des cosaques faisait taire les récalcitrants. En nombre de villages on dut employer la troupe pour enlever les orgues ou les bancs ; en plusieurs on fit feu sur les femmes qui défendaient l’entrée de leur église.

L’œuvre d’assimilation extérieure achevée, les prêtres les plus attachés à Rome ayant été écartés, on fit demander, en 1875, par des adresses du clergé et des laïques, la réunion à l’Église mère. Beaucoup des signatures ainsi enregistrées n’avaient été obtenues que par la ruse ou la force. Le retour à l’orthodoxie, accompli par le comte Tolstoï et le prélat Popiel, ressemblait à un escamotage. S’il tenait à détruire le rit grec-uni, le gouvernement en eût pu laisser les derniers adhérents passer au rit latin. Au lieu de cela, il a prétendu faire entrer tous les uniates, en bloc, dans l’orthodoxie, effectuant cette annexion religieuse à la manière d’une annexion politique, sans même accorder aux intéressés le droit d’option.

Des milliers d’uniates ont refusé d’accepter l’acte qui les liait officiellement à l’Église dominante. On a employé contre eux tous les procédés imaginés contre les protestants par Louvois, y compris les garnisaires cosaques, et cela au déclin du dix-neuvième siècle, sous un prince justement réputé pour son humanité. Amendes, incarcération, fustigation, confiscation, déportation, torture, tout, sauf l’échafaud, a été mis en œuvre[368]. Les prêtres réfractaires ont été destitués et exilés. Plusieurs centaines de laïques ont été déportés, les uns dans la province de Kherson, les autres dans celle d’Orenbourg aux confins de l’Asie. Ceux qui n’ont pas voulu apostasier y sont encore. Les familles ont souvent été séparées, le père interné dans une contrée, la femme ou les fils dans une autre. Les terres de ces rebelles ont été séquestrées ou vendues à l’encan. Pour les anciens uniates demeurés au pays, ils sont mis à l’amende s’ils ne vont célébrer les fêtes orthodoxes, ou recevoir les sacrements de la main du pope. Leur Église est abolie et l’Église latine leur est interdite. Il leur faut, pour leurs besoins religieux, aller à la fontaine officielle ; peu importe que les eaux leur en semblent empestées ; il leur est défendu de boire à la source voisine, la seule qu’ils croient pure.

Un grand nombre préfèrent se passer de tout sacrement. Un de mes amis, un Russe orthodoxe, a vu une femme briser la tête de son nouveau-né contre un mur plutôt que de le laisser baptiser par le pope. Ailleurs, des parents se sont asphyxiés avec l’enfant qu’on voulait baptiser de force. S’ils ne peuvent échapper au baptême schismatique, beaucoup préfèrent au mariage orthodoxe le concubinage légal. Ils vont, au loin, se faire marier secrètement par un prêtre de Galicie ; leurs enfants restent bâtards. M. Pobédonostsef constatait froidement que, dans le seul gouvernement de Siedlce, il y avait 2365 de ces « mariages de Cracovie ». La contrebande religieuse est sévèrement poursuivie à la frontière autrichienne. Il est plus facile à Rome d’envoyer des missionnaires au fond de la Chine que dans la Russie de Chelm. Quelques prêtres y ont pénétré, déguisés en paysans ou en colporteurs, confessant ou mariant dans les bois ou dans une arrière-boutique ; la plupart ont été découverts et expulsés ou emprisonnés. Quant au clergé du pays, il suffit que la police aperçoive un uniate causant avec un ksend, un prêtre catholique, ou priant dans une église, pour que le prêtre soit déporté et l’église fermée. La persécution contre les catholiques de rit grec retombe ainsi sur ceux de rit latin. Autrefois les mariages entre grecs-unis et latins étaient communs ; beaucoup d’uniates fréquentaient l’église latine. Des milliers étaient, ainsi, passés d’un rit à l’autre. Depuis la réunion à l’orthodoxie, les popes se sont mis à la recherche des familles passées au latinisme. À l’aide des registres paroissiaux, ils ont exercé une sorte de répétition des âmes, prétendant que les familles qui avaient quitté le rit grec, depuis 1836, devaient être considérées comme orthodoxes. Aux intéressés de prouver qu’aucun de leurs ancêtres n’a été baptisé par immersion.

L’avènement d’Alexandre III avait rendu courage aux uniates. En plusieurs localités, à Biala notamment, beaucoup, pour prêter serment au nouvel empereur, avaient refusé le ministère du pope. L’espoir de ces malheureux a été déçu. Jusque-là ils s’imaginaient que leurs souffrances étaient ignorées du souverain. M. Pobédonostsef, le tout-puissant ober-procouror, les a détrompés. Il a visité la Russie de Chelm ; il a étudié sur place les moyens de dompter les opiniâtres. Pour sanctionner l’œuvre de réunion, il a pris soin d’y associer la personne du tsar. En septembre 1888, Alexandre III s’est rendu solennellement à la cathédrale de Chelm. « Votre visite, a dit à l’empereur l’archevêque Léonce, affermira la foi orthodoxe dans le cœur des fils revenus à notre sainte Église. Le peuple verra, de ses propres yeux, que cette foi est celle de son souverain et qu’il doit s’y tenir fermement. » Ainsi parle le clergé : ces apôtres n’ont qu’un argument : convaincre le peuple qu’il a été ramené à la foi du maître, et qu’il ne lui sera point permis de s’en écarter.

L’étouffement de l’Union avertit les catholiques du sort réservé aux trois millions de Ruthènes d’Autriche-Hongrie le jour où ils tomberaient sous la domination russe. Cela est fait pour mettre en garde la curie romaine contre l’introduction du rit oriental ou de la langue slave dans les églises catholiques. On sait que des Croates, des Slovènes, des Tchèques, voudraient substituer, dans la liturgie, le slavon au latin. Le pape Léon XIII a fait cette concession au Monténégro. Si le Vatican hésite à accorder à d’autres la même faveur, les leçons russes n’y sont pas étrangères. Les Tolstoï et les Pobédonostsef lui font craindre que le slavon ne fraye la voie au schisme.


La Russie, qui traque si durement les derniers uniates, s’unira-t-elle un jour elle-même à Rome ? Il est des catholiques, il est des Russes même qui n’en désespèrent point. Le grand patriote slave, l’évêque Strossmayer, n’est pas seul à l’avoir rêvé. Un Moscovite orthodoxe, M. Vladimir Solovief, y voit la vocation providentielle de la Russie. N’est-elle pas manifestement prédestinée à réconcilier l’Orient et l’Occident, et, comme le voulaient Aksakof et les slavophiles, à fonder une culture chrétienne vraiment œcuménique, ni latine, ni byzantine ? Elle est la « troisième Rome » qui doit réunir en elle les deux autres. À elle de faire tomber le mur huit ou neuf fois séculaire qui coupe en deux l’Église. Ainsi seulement s’accomplira la mission universelle qu’elle aime à s’attribuer[369]. Rapprocher les deux Églises, ce ne serait pas abandonner la tradition slave, ce serait la renouer, car Cyrille et Méthode, les frères apôtres dont les Slaves, grecs ou latins, fêtaient à l’envi le dixième centenaire, étaient en communion avec Rome, et Rome garde encore les os de saint Cyrille.

À l’Union, la Russie, peut-on dire, trouverait un avantage à la fois religieux et politique. L’Union ne serait-elle pas le meilleur, peut-être le seul moyen de rendre à son Église dignité et indépendance ? Ne serait-ce pas la meilleure manière de rattacher à la Russie les Polonais et les Slaves de l’ouest, l’unique moyen peut-être d’effectuer l’unité morale, sinon l’unité politique du monde slave ? Cela semble si manifeste que la seule pensée en épouvanterait les adversaires de la Russie et du slavisme. Imaginez un traité entre Rome et Moscou, le pape devenu l’allié du tsar, quelle puissance formidable qu’une pareille alliance ! quel contrecoup en Occident et en Orient ! Les ennemis de la Russie peuvent se rassurer. Le pacte du Vatican et du Kremlin n’est pas encore conclu ; entre les clefs de saint Pierre et l’aigle russe, la religion n’est pas la seule barrière.

Le différend religieux, bien qu’aggravé par la promulgation de l’infaillibilité pontificale, porte moins sur le dogme que sur des antipathies séculaires, si enracinées chez le peuple que, en se réconciliant avec Rome, l’Église officielle pourrait craindre de renforcer le raskol. Il en est un peu, à cet égard, de l’orthodoxie comme du protestantisme : la haine de la papauté est, pour beaucoup d’orthodoxes, l’âme de l’Église orientale ; les tendances protestantes d’une partie du clergé y ont encore fomenté l’anti-romanisme. Mais le principal obstacle n’est pas dans la conscience religieuse, il est dans ce que V. Solovief appelle le « nationalisme », dans le penchant à glorifier tout ce qui semble russe, et à s’insurger contre tout ce qui paraît étranger. À cet exclusivisme national il ne déplaît pas d’être séparé de l’Occident par la religion. Le rapprochement effectué par Pierre le Grand sur le terrain de la civilisation, il ne se soucie pas de le poursuivre dans le domaine moral. Pour lui, l’isolement sied à la grandeur russe. Reconnaître la suprématie romaine, même en conservant une Église autonome, ce serait abaisser la Russie devant l’Occident décrépit, dont le Slave n’a plus rien à emprunter. Quand Moscou assurerait, par là, l’union des Slaves, ce ne serait, lui semblerait-il, que par une abdication du slavisme. Peu lui importe que ce nationalisme religieux répugne à l’esprit, essentiellement cosmopolite, du christianisme : la Russie prétend tout trouver en elle-même ; elle se considère comme un monde à part, ou mieux comme le centre de gravité du monde futur. Se croyant appelée à l’hégémonie intellectuelle et politique du continent, il lui agrée peu d’entrer dans l’unité catholique, et de devenir partie d’un tout ; elle préfère se regarder comme un tout complet, et être, presque à elle seule, l’héritage du Christ, le peuple chrétien.

Il y a un autre obstacle : après l’idolâtrie nationale, l’idolâtrie de l’État, L’État est un dieu jaloux, qui ne souffre pas volontiers de rival. Ce qui, aux yeux du penseur, fait la supériorité de l’Église catholique, ce qui la rend, en quelque sorte, libérale malgré elle[370], c’est que, par sa constitution, elle met une borne à l’omnipotence de l’État, le tyran prochain des sociétés modernes. Cela seul lui vaudrait les défiances de l’autocratie, aussi bien que de la démocratie. Aux tsars il faut une Église qui tienne dans leur main, comme le globe surmonté de la croix. L’autocratie russe, en possession d’une Église nationale, est peu disposée à en transmettre la suprématie à une autorité étrangère. Le pouvoir que les siècles lui ont conféré sur le clergé, il lui plairait peu de l’abandonner ou de le partager. Entre l’autocratie et la papauté, entre ce que les catholiques ont appelé le césaropapisme des tsars et ce que les Russes nomment l’autocratie cosmopolite des papes, il y a une antipathie, pour ne pas dire : une incompatibilité naturelle. Chacune des deux étend trop loin ses droits pour ne pas sembler empiéter sur l’autre. Toute alliance entre la Russie et la papauté est malaisée, tant que le pouvoir autocratique demeure intact, et, d’un, autre côté, l’initiative n’en saurait guère être prise que par une volonté omnipotente.

La politique domine, en Orient, toutes les questions ecclésiastiques. Or, quelle que soit la nature du pouvoir civil, l’État n’abdiquera pas volontiers son autorité sur le clergé. Une Église nationale autocéphale lui semblera plus docile qu’une Église unie à Rome. Il en est de la Roumanie, de la Serbie, de la Bulgarie, de la Grèce même, comme de la Russie. Dans tout l’Orient, l’obstacle à l’union avec Rome est plus politique que religieux. Il est facile de démontrer à la hiérarchie qu’elle ne saurait avoir d’indépendance, vis-à-vis du pouvoir civil, qu’en renonçant à son indépendance ecclésiastique. Pour se tenir debout devant le tsar ou le roi, il lui faudrait s’agenouiller devant le pape ; mais, quand les clergés orthodoxes seraient pénétrés de cette alternative, le pouvoir civil, autocratique ou constitutionnel, ne leur laisserait pas toujours le choix. Le principal avantage qu’un chrétien trouverait à l’Union, l’indépendance de l’Église, devient un inconvénient pour les politiques qui préfèrent tenir l’Église dans la dépendance. Si tant de Russes redoutent l’Union, c’est, en grande partie, parce qu’elle doterait la Russie de ce qui lui a fait défaut depuis des siècles : un pouvoir spirituel. Le même sentiment se retrouve chez les petits États d’Orient : Bulgares, Roumains, Grecs, ne répugneraient pas tous à se rapprocher de l’Occident en faisant leur paix avec Rome. Il est des heures où, pour enlever à l’aigle moscovite une de ses prises sur l’Orient, ils couperaient volontiers le lien religieux qui les rattache à la Russie. Ce qui les retient, c’est peut-être moins les traditions ou les préventions nationales que la crainte de constituer chez eux un pouvoir rival de l’État. En ce sens, on pourrait dire que ce qui fait la force de l’Église orthodoxe, c’est sa faiblesse. Peuples et gouvernements lui gardent leurs préférences, parce qu’ils ne la redoutent point.




CHAPITRE III


Cultes non chrétiens. — Les Juifs : leur grand nombre. Différents aspects de la question juive. Les troubles antisémitiques. Comment ils n’ont pas toujours été un mouvement populaire spontané. — Juifs russes et polonais. Leurs mœurs, leur piété, la vie juive. — Situation légale des Israélites. Restrictions à leurs droits civils. Interdiction de résider dans l’intérieur de l’empire. Interdiction de louer ou d’acheter des terres. Défense d’habiter dans les campagnes. — Les Juifs et le travail manuel. Les Juifs et les professions urbaines. Restrictions touchant le commerce des alcools. Limitation du nombre des Juifs admis aux collèges et aux universités. — Conséquences de ces lois d’exception. Comment elles tournent contre leur but. L’Ouest russe et le parasitisme juif. Avantages de l’émancipation des Israélites au point de vue national et au point de vue économique. — Les musulmans. Force de résistance de l’Islam en Europe et en Asie. Situation légale et organisation religieuse des mahométans de l’empire. La propagande orthodoxe et les musulmans. La puissance russe et l’Islam. — Les bouddhistes. Affaiblissement du bouddhisme en Europe. Comment il se défend en Asie. Les lamas et la propagande chrétienne. Peu d’influence directe du bouddhisme sur l’esprit russe.


Le territoire russe, sous les premiers successeurs de Pierre le Grand, était encore interdit aux Juifs ; la Russie, aujourd’hui, renferme plus de Juifs qu’aucun autre État. C’est un héritage de la Pologne, devenue, sur la fin du moyen âge, le centre d’Israël. La moitié peut-être des Juifs du globe sont sujets du tsar. Ils sont, dans l’empire, trois ou quatre millions, quelques-uns disent même cinq millions. Leur nombre réel est inconnu ; les données des statistiques sont suspectes. Il y a, sans doute, plus d’Israélites en Russie que de Suisses en Suisse, ou de Hollandais aux Pays-Bas. Ces quatre millions de Juifs ne sont pas disséminés sur la surface de l’empire ; la proportion des Israélites aux chrétiens, au milieu desquels ils habitent, est d’autant plus forte que les fils d’Abraham sont parqués, pour la plupart, dans les anciennes provinces polonaises et les deux ou trois goubernies voisines. Il y a dans ces provinces occidentales 15, 20, parfois 25 pour 100 d’Israélites. Comme ils vivent de préférence dans les villes et les bourgades, la proportion des Juifs aux non-Juifs est encore plus élevée pour la population urbaine. En mainte ville de Pologne, de Lithuanie, de Petite-Russie, les Juifs sont en majorité. Nombre de bourgades, des villes même de 20,000, de 30,000, de 50,000 habitants, telles que Berditchef et Balla, sont de sordides Sions où les chrétiens sont perdus au milieu des fils de Jacob, rassemblés de nouveau en corps de nation.

Les Juifs y étant plus nombreux que partout ailleurs, et le gouvernement s’étant étudié à les cantonner dans une région, la question improprement appelée sémitique devait avoir, en Russie, plus d’acuité qu’en aucun autre pays. Chez elle, tout comme en Allemagne, en Autriche-Hongrie, en Roumanie, en Algérie même, cette question a plusieurs faces ; on peut l’envisager sous trois aspects principaux, dont l’importance relative varie suivant les diverses contrées. C’est, à la fois, une question religieuse, une question nationale, une question économique ou sociale[371]. En Russie, de même que dans le reste de l’Europe, les antipathies religieuses sont, aujourd’hui, le moindre facteur de l’antisémitisme. Les mouvements populaires contre les Israélites ont beau éclater, d’habitude, à l’approche de Pâques, ce que le peuple hait dans le Juif, c’est moins le non-chrétien que l’étranger et l’exploiteur.

L’Europe n’a pas oublié les émeutes contre les Juifs qui ont déshonoré les premières années du règne d’Alexandre III. Ces scènes sauvages n’étaient pas une nouveauté. Le Juif, depuis qu’il habite les bords du Dniepr ou du Niémen, a exercé des métiers trop odieux au peuple pour n’avoir pas amassé contre lui des haines héréditaires. Sous la domination polonaise, comme sous la domination russe, le Juif a été l’instrument historique de toutes les exactions publiques ou privées. Il était la meule sous laquelle le noble ou l’État broyait le peuple. Encore aujourd’hui, en Petite-Russie, le Juif est l’agent indirect du fisc. Lorsque, dans les villages, le stanovoï vient vendre le bétail d’un contribuable en retard, il amène un Juif. À ces ressentiments séculaires, contre le fermier des droits du fisc ou du seigneur, se joignent les rancunes du débiteur insolvable contre son créancier et les jalousies du trafiquant contre un concurrent plus habile ou plus heureux, sans compter l’âpre mépris des masses pour une race vouée de tout temps aux extorsions.

Malgré tant de ferments de haine, il ne semble pas que les émeutes antisémitiques des débuts du règne d’Alexandre III aient été une explosion toute spontanée des fureurs populaires. Le soulèvement contre les Juifs a été, en partie, le contre-coup de l’agitation antisémitique de l’Allemagne. Ce qui, dans un empire, se bornait à des articles de journaux et à des réclames électorales, aboutit, dans l’autre, à des violences contre les propriétés et les personnes. La presse russe avait, elle aussi, entamé une campagne contre les Juifs, un de ces corps étrangers que les patriotes moscovites souffrent de sentir dans les chairs de la Russie. Le fait était d’autant plus grave que les attaques partaient de feuilles placées sous la dépendance de l’administration, et, en province du moins, soumises à la censure préalable. C’était quelques mois après la fin tragique d’Alexandre II : la Russie, affolée et irritée, cherchait instinctivement un bouc émissaire sur lequel elle fît retomber ses péchés et ses colères. Quelques jeunes Israélites des deux sexes avaient participé aux conspirations contre le tsar libérateur. La presse signala le Juif, « ce pelé, ce galeux », au courroux des populations. Le peuple déchargea sur lui, à la fois, ses vengeances patriotiques et ses rancunes privées. L’autorité, énervée, hallucinée par le spectre des complots, laissa faire ou ferma les yeux. On eût dit que les hommes au pouvoir, en ces heures d’angoisse, étaient heureux de trouver une diversion aux inquiétudes politiques et aux conspirations terroristes.

En beaucoup de villes, les émeutes antisémitiques eurent lieu à jour fixe, presque partout selon les mêmes procédés, pour ne pas dire suivant le même programme. Elles débutaient par l’arrivée de bandes d’agitateurs apportés par les chemins de fer. Souvent on avait, dès la veille, affiché des placards accusant les Juifs d’être les fauteurs du nihilisme et les meurtriers de l’empereur Alexandre II. Pour soulever les masses, les meneurs lisaient, dans les rues ou dans les cabarets, des journaux antisémitiques dont ils donnaient les articles comme des oukazes enjoignant de battre et de piller les Juifs. Ils avaient soin d’ajouter que, si les oukazes n’avaient pas été publiés, la faute en était aux autorités, qui avaient été achetées par Israël. C’est un hameçon auquel ce peuple mord presque toujours, surtout quand il s’agit de satisfaire ses convoitises ou ses vengeances. Et, de fait, le bruit se répandit partout qu’un ordre du tsar donnait trois jours pour piller les Juifs. En mainte localité, l’incurie de la police et l’indifférence de l’administration, parfois même la passivité des troupes contemplant, l’arme au bras, le sac du quartier Israélite, étaient faites pour confirmer cette injurieuse légende chez un peuple qui, selon la remarque de G. Samarine, n’ajoute foi à l’autorité que lorsque l’autorité emploie la force[372]. Plus d’une fois, les Juifs qui tentèrent de se défendre furent arrêtés et désarmés ; ceux qui osaient monter la garde à la porte de leur maison, le revolver à la main, étaient poursuivis pour port d’armes prohibées. À l’inverse des tchinovniks laïques, la plupart des membres du clergé, évéques ou prêtres, orthodoxes ou catholiques, s’honorèrent en cherchant à retenir les émeutiers. Quelques-uns arrêtèrent les pillards en se portant au-devant d’eux avec les saintes images. Des rabbins ou des zadigs trouvèrent un abri sous le toit des popes.

En nombre de villes et de bourgades on put impunément, durant plusieurs jours, donner la chasse aux Juifs. « Après tout, ils ont bien mérité une leçon », disaient à haute voix certains fonctionnaires. À Kief, les autorités civiles et militaires assistaient à la dévastation des maisons juives comme à un spectacle ; les soldats semblaient escorter les bandes d’émeutiers. Balta, ville de plus de 20,000 âmes, où les Juifs étaient en grande majorité, fut livrée au pillage, durant trente heures consécutives, comme une place prise d’assaut. Sur plus d’un millier de maisons appartenant à des Israélites, il n’en resta pas quarante intactes. Là, au contraire, où l’administration se montra résolue, le peuple ne bougea pas. Ainsi, dans les gouvernements du Nord-Ouest, ceux-là même où les Juifs sont en plus grand nombre et où ils auraient dû soulever le plus de colère, pour couper court à toute velléité de désordre il suffit d’une déclaration du gouverneur général, Todleben, annonçant qu’il ne tolérerait aucuns troubles. On savait le héros de Sébastopol homme à tenir parole : l’antisémitisme se tint coi.

Dans les provinces du Sud-Ouest, où les Juifs semblaient abandonnés aux vengeances du peuple, il y eut des scènes de désolation. Les maisons qui n’étaient pas marquées d’une croix étaient envahies par la foule. Elle forçait les portes, arrachait les devantures des boutiques et les châssis des croisées ; elle jetait les meubles par les fenêtres, brisait la vaisselle, déchirait le linge avec une joie de détruire à la fois enfantine et sauvage. La populace se délectait à éventrer les édredons et les lits de plume ; sur les rues flottait un nuage de neige de duvet. En plusieurs endroits, le plaisir de la destruction l’emporta, chez la foule, sur ses instincts de rapine. Des paysans, arrivés de leurs villages avec des chariots pour emporter leur part de butin, virent les émeutiers les repousser des logements qu’ils venaient déménager. En certaines bourgades, après avoir brisé le mobilier, on démolit les maisons, enlevant les planchers et les toits, et ne laissant debout que les murs en pierre. La fureur populaire n’épargnait ni les synagogues ni les cimetières. Elle se plaisait à profaner les tombes et à souiller les rouleaux de la Thora. La foule s’était, d’abord, naturellement portée sur les auberges et les débits de boisson. Les tonneaux étaient défoncés ; l’eau-de-vie coulait dans les rues ; des hommes à plat ventre s’en gorgeaient dans le ruisseau. En plusieurs localités, des femmes, délirantes de joie, ont fait boire de l’alcool à des enfants de deux ou trois ans, pour qu’ils se souvinssent de ces beaux jours. D’autres mères amenaient les leurs sur les ruines des maisons juives en leur disant : « Rappelez-vous ce que vous avez vu arriver aux Juifs ».

Les colères de la foule s’en prenaient plutôt aux propriétés qu’aux personnes, comme si, en s’attaquant à leurs biens, elle crût frapper les Juifs dans ce qu’ils avaient de plus sensible. Beaucoup furent maltraités ; plusieurs en restèrent estropiés ; quelques-uns en moururent ; presque aucun ne fut tué sur place ; aucun, massacré ou déchiré. Ce qui, ailleurs, chez des nations soi-disant plus civilisées, eût semblé impossible, le sang ne coula pas. La foule se montra barbare sans se montrer féroce. Il n’y eut pas de carnage, soit douceur naturelle de ce peuple jusqu’en ses vengeances, soit crainte d’outrepasser l’oukaze impérial, qui enjoignait de piller et de battre les Juifs, non de les tuer. Au milieu même de ces scènes d’horreur, des Israélites ont signalé des traits de la native bonté et à la fois de la crédulité du Russe. Au village d’Oriékhof, des paysans étaient tombés chez une pauvre veuve juive qui leur représentait sa misère et leur demandait grâce. Les moujiks, n’osant la laisser indemne, de peur de désobéir aux ordres du tsar, se contentèrent de lui briser ses vitres, « afin, disaient-ils, de remplir leur devoir[373] ».

Si doux et si docile que semble un peuple, ceux mêmes qui l’ont déchaîné ne savent jamais où s’arrêteront ses fureurs. L’administration, après ses premières complaisances, se mit à craindre que le soulèvement contre les trafiquants juifs ne s’étendît à d’autres classes, à la noblesse, aux propriétaires, aux fonctionnaires. L’antisémitisme risquait de dégénérer en pur mouvement socialiste. Le parti terroriste, à l’affût des troubles, cherchait à faire dévier ces émeutes par obéissance dans un sens révolutionnaire. J’ai eu sous les yeux une circulaire en petit-russien, où l’on disait au peuple que le Juif n’était pas le seul exploiteur, en appelant son courroux sur la police et les tchinovniks.

Il était temps que tout rentrât dans l’ordre. Parmi les patriotes les moins suspects de penchant pour les Juifs, quelques-uns, tels que Katkof, osèrent réclamer pour eux la protection de la loi. Le directeur de la Gazette de Moscou sentait que dans un grand empire il n’était pas possible de laisser proscrire toute une race et tout un culte. L’administration centrale se décida enfin à intervenir. Les fauteurs de troubles furent arrêtés, beaucoup, il est vrai, pour être bientôt relâchés. On laissa échapper la plupart des meneurs. Les peines infligées furent légères, parfois dérisoires, cela dans un pays où, pour la moindre émeute agraire, on pend les paysans, en dépit de l’abolition officielle de la peine de mort. Le véritable châtiment sortit des troubles mêmes. Les Juifs ruinés ou momentanément disparus, les produits de la campagne, ne trouvant pas d’acheteurs, tombèrent à vil prix, tandis que les denrées renchérissaient dans les villes dont les boutiques avaient été démolies et d’où les commerçants avaient été mis en fuite.

Les Juifs de Pologne et de Russie sont, pour la plupart, fort différents des Israélites français. Les Juifs de l’Alsace nous en auraient donné quelque idée. Un petit nombre seulement s’est approprié la culture moderne. Vivant en masses compactes, les Juifs de la Russie-Blanche, de la Petite et de la Nouvelle-Russie forment comme un peuple au milieu du peuple. Ils constituent presque autant une nationalité qu’une religion. Ils se distinguent des chrétiens par toutes leurs habitudes. Ils ont leur costume national, la longue houppelande ou lévite bien connue de tous les marchés du centre de l’Europe. Ils ont leur langue, ce qu’on appelle le jargon, sorte de patois allemand mêlé de quelques mots hébreux. Ils ont leur littérature et leurs journaux, en russe, en allemand, en hébreu ; parfois même leurs théâtres et leurs acteurs.

Sauf une élite qui mène extérieurement la vie des Gentils, ces millions de fils d’Abraham sont de stricts observateurs de la loi. Ils n’ont pas moins de religion, ou moins d’attachement aux rites, que les paysans orthodoxes ou catholiques au milieu desquels ils vivent. Beaucoup, parmi les plus pauvres, occupent leurs loisirs à l’étude de la Thora et du Talmud.En dehors de la Schule ou synagogue, qu’ils fréquentent assidûment, ils ont, pour l’étude ou la prière, de sordides oratoires, nommés minjanim ou beth-hamidrasch. Au lieu de sociétés de jeux ou de musique, les petits Juifs des villes de l’Ouest fondent des sociétés pour lire et expliquer en commun les livres hébreux. À Vilna, honorée en Lithuanie du titre de « mère en Israël », on comptait naguère plus de vingt chevros-poalim, ou associations d’artisans Israélites, ayant chacune ses Klausen ou chapelles. Les bouchers de Vilna entretiennent, en outre, une jeschiva, ou école supérieure talmudique, fréquentée par une centaine de bochurim, ou étudiants en Talmud. Il en est de même à Varsovie, à Berditchef, dans tous les centres de la vie juive. Ces pieuses associations sont encouragées par l’idée, commune aux Israélites et aux chrétiens, que la prière à plusieurs a plus d’efficacité. On prie d’ordinaire par groupe, par minjan comptant au moins dix adultes mâles, car chez les Juifs, comme chez les musulmans, la religion ou, mieux, la dévotion, semble plus grande parmi les hommes que parmi les femmes. Les membres de chaque minjan se réunissent avec les instruments de la prière, les tephilim ou les taleth, trois fois par jour. L’été, les plus zélés s’assemblent dès l’aurore, à deux ou trois heures du matin, pour la première prière. Chaque chevra ou association a son maggid, son lecteur, qu’elle entretient à ses frais. Il y a un grand nombre de ces docteurs de divers degrés, maggid, rav, talmid, dont beaucoup, comme parfois les rabbins eux-mêmes, vivent du travail de leurs mains. Les rabbins sortis d’écoles officielles, nommés ou confirmés par le gouvernement, inspirent souvent peu de confiance. Les Juifs les plus fanatiques, les kabbalistes, ou khassidim, ont, en outre, leurs zadigs, sorte de marabouts israélites, qu’ils entourent d’une vénération superstitieuse et que leur crédulité enrichit de ses dons[374].

La vie juive, avec sa culture à part, issue de vingt siècles d’isolement, fleurit ainsi dans les neiges du Nord, protégée contre les influences du dehors par les antipathies et les dédains mêmes des Gentils. À côté du moyen âge chrétien, et mieux préservé encore, se retrouve, en Russie, une sorte de moyen âge juif, tout imbu des traditions et des coutumes des vieux ghettos. Cette vie more judaïco, à la façon des aïeux dont ils ont laissé les os à l’orient et à l’occident, ces trois ou quatre millions d’Israélites la mènent librement, sous l’aigle noire moscovite, comme autrefois sous i’aigle blanche de Pologne. Ils ont leurs cimetières et leurs synagogues qui rivalisent de grandeur et de richesse avec les cathédrales orthodoxes ; ils ont leurs boucheries pour la viande kocher ; ils ont leurs bains pour se purifier, eux et leurs femmes, des impuretés légales. Ils sont organisés eu communautés autonomes et ont même gardé le droit de percevoir, sur leurs coreligionnaires, des taxes spéciales destinées à l’entretien de leurs fondations. Leur culte est libre, comme est libre la pratique de toutes les observances rituelles. La loi n’y met qu’une restriction imposée à tous les cultes dissidents : ils ne peuvent faire de prosélytes, ni s’opposer au prosélytisme des orthodoxes parmi eux. En 1887, à Varsovie, un père et une mère étaient poursuivis en justice pour avoir tenté de disputer à l’orthodoxie leur fille, Mme Lysakof. La même année, à Kharkof, un vieux juif, nommé Tichtenstein, était arrêté pour avoir fréquenté la synagogue, après s’être laissé autrefois baptiser. Il n’y a guère d’années sans quelques procès de ce genre. De semblables affaires, inouïes ailleurs, sont ordinaires en Russie. C’est le droit commun, et les tribunaux appliquent la loi aux Juifs comme aux protestants ou aux catholiques.

S’ils jouissent de la liberté religieuse (autant du moins qu’elle est compatible avec la législation russe), les Israélites sont loin de posséder la liberté et l’égalité civiles.

Les Juifs, sujets du tsar, sont soumis à une législation spéciale inspirée de défiances en partie religieuses, en partie nationales et économiques. Cette législation fort compliquée embrasse plus de mille articles de lois dispersés dans les quinze volumes du Svod zakonof, le Digeste russe[375]. Ces lois, sans cesse remaniées, forment un chaos presque inextricable. Elles ne sont pas les mêmes pour l’empire et pour le royaume de Pologne, où les Juifs ont bénéficié de la tolérance polonaise et des traditions françaises du grand-duché de Varsovie. Aux lois viennent encore s’ajouter des instructions ministérielles et des circulaires secrètes qui les complètent et les modifent, tantôt les adoucissant, tantôt les aggravant. Voilà plus d’un siècle que le partage de la Pologne a posé à la Russie cette question juive, et la Russie n’a pas encore su la résoudre. L’incohérence de la législation actuelle est reconnue de tous ; chaque règne en promet la refonte : Alexandre III, après Alexandre II, avait confié l’étude de cette réforme à une commission qui a siégé, des années, sous la présidence du comte Pahlen. On a annoncé, en 1888, la fin de ses travaux ; puissent-ils ne pas se borner à l’amoncellement d’une montagne de matériaux et donner à la question une solution digne du grand empire !

Les Juifs sont aujourd’hui traités en étrangers, ou, plus exactement, ils sont traités en regnicoles quant aux obligations, en étrangers quant aux droits. Ce principe a beau n’être pas énoncé dans la législation, le législateur s’en est constamment inspiré. La loi astreint les Juifs à toutes les charges des nationaux, impôts et service militaire compris ; elle leur refuse la plénitude des droits civils.

Les plus élémentaires de toutes les libertés, celle du domicile, celle d’aller et de venir, n’existent pas pour le Juif. Il n’est pas maître d’habiter où il veut ; le droit de résider ou de voyager dans toutes les parties de l’empire, droit garanti par la loi à tous les autres sujets du tsar, la loi le dénie aux quatre millions d’Israélites. Il y a une région ouverte aux Juifs : l’ancienne Pologne avec quelques goubernies attenantes de la Petite et de la Nouvelle-Russie. C’est là comme un vaste ghetto où les Israélites sont rigoureusement cantonnés. Le reste de l’empire, c’est-à-dire toute la Grande-Russie, toute l’ancienne Moscovie, presque toutes les possessions russes d’Europe et d’Asie, leur demeure fermé. Il n’y a d’exception que pour quelques privilégiés, qui forment une infime minorité. En confinant le Juif dans les anciennes provinces polonaises, là où ils l’avaient trouvé déjà installé, les tsars semblent avoir voulu préserver la sainte Russie de la lèpre israélite. Considérant le Juif comme une peste, on l’a enfermé dans les provinces occidentales comme dans un lazaret.

En dedans même du cercle où ils sont cantonnés, il y a des contrées ou des villes que les Juifs ne peuvent habiter. C’est ainsi que, depuis 1858, il leur est défendu de résider à moins de 50 verstes des frontières de l’Autriche ou de la Prusse. Cette interdiction, suggérée par la crainte de la contrebande, n’a pu longtemps être maintenue dans la pratique, mais elle existe toujours en droit, et parfois la loi est appliquée avec une rigueur d’autant plus cruelle que les dispositions en semblaient tombées en désuétude. Il est des pays où, après avoir laissé les Juifs s’établir dans cette bande frontière, on les en a brusquement bannis par ordonnance administrative. Ainsi en Volhynie, en 1881 : l’expulsion ruinait des milliers de familles ; elle ne fut pas complète. Les pauvres furent impitoyablement chassés ; les riches se rachetèrent. Il en est naturellement des Juifs comme naguère des raskolniks : les mesures d’exception en ont fait les tributaires de la police. Israël est, pour l’ispravnik ou le stanovoï, une proie sans défense. Les lois restrictives forment un réseau inextricable, aux mailles si serrées que le Juif qui en est enveloppé ne peut guère se mouvoir sans en déchirer une. Le plus habile n’est jamais sûr d’être en règle avec la loi ; la police a toujours barres sur lui. Cela est si vrai qu’un des obstacles à l’émancipation des Israélites est l’intérêt des tchinovniks et de toute l’administration à les tenir ainsi dans le filet de la loi.

Au cœur même de la région assignée aux Sémites, la métropole de la Russie occidentale, Kief, la ville sainte du Dnieper, revendique le privilège d’être fermée à « ces chiens de Juifs ». Il n’y a que les Israélites de certaines catégories qui puissent y résider : encore ne doivent-ils habiter qu’un faubourg. Les controverses légales suscitées par la présence des Juifs à Kief rempliraient plusieurs volumes. Il y a quelques années, durant un de mes voyages en Russie, un banquier d’Odessa était descendu dans un des premiers hôtels de Kief. Au vu de son passeport portant la mention : hébreu (evrei), mention obligatoire pour tout Israélite, l’hôtelier mit à la porte le nouvel arrivé. Chaque année, Kief se glorifie de l’expulsion de plusieurs de ces contempteurs de la foi.

Ces lois sur le domicile des Juifs aboutissent aux anomalies les plus choquantes. Elles placent les Israélites au-dessous des criminels, à qui certaines villes, les capitales notamment, ne sont interdites, à l’expiration de leur peine, que pour un temps donné. Parmi ces parias de l’empire il en est bien quelques-uns que le législateur admet à résider dans les provinces de l’intérieur. Ce sont, d’un côté, les Juifs en possession de grades universitaires ; de l’autre, les marchands de première guilde, autrement dit les négociants qui payent une patente élevée. La même faveur est accordée par la loi aux artisans inscrits dans un corps de métier, mais cela seulement pour un séjour temporaire. Aussi, fort peu en profitent-ils, car ils n’osent s’établir dans des villes où ils restent toujours sous le coup d’une expulsion. Un artiste ou un savant Israélite dépourvu de diplôme ne peut, légalement, habiter les capitales. À prendre la loi au pied de la lettre, le plus grand sculpteur de la Russie, Antokolsky, correspondant de notre Institut, n’a pas le droit de vivre à Pétersbourg.

Il est naturel que les Israélites cherchent à franchir l’espèce de cordon légal derrière lequel on prétend les reléguer. Cela les oblige parfois de recourir aux expédients les plus bizarres. En voici deux exemples. Un jeune homme, qui tenait de son titre de docteur le droit de libre résidence, fut réduit, pour garder ses vieux parents près de lui à Pétersbourg, à faire inscrire son père comme son valet et sa mère comme sa cuisinière. Une jeune fille venue à Moscou pour apprendre la sténographie n’avait trouvé qu’un moyen de ne pas être renvoyée par la police, c’était de prendre une carte de fille publique, car les prostituées sont les seules Juives qui jouissent de la faculté d’habiter où il leur plaît. Cette jeune fille, ayant été soumise à un examen médical, fut expulsée comme n’exerçant pas, effectivement, la profession qui lui permettait le séjour des capitales. À combien d’abus prêtent de pareils règlements, on le devine. En Russie, les rigueurs de la législation ont, heureusement, pour correctif la vénalité de l’administration. L’arbitraire tempère les sévérités du code. Pour l’exécution des mesures ordonnées contre eux, la police sait octroyer aux intéressés des délais indéfiniment renouvelables. L’application des lois varie suivant les époques et les régions ; tantôt la connivence intéressée de l’administration laisse le riche les tourner, tantôt des circulaires ministérielles en enjoignent la stricte exécution. Sous le règne d’Alexandre III, après les troubles antisémitiques, des milliers de Juifs ont été brusquement chassés de localités où l’on tolérait naguère leur présence, ainsi à Kief, à Orel, à Moscou même.

Dans l’étroite région où ils sont internés, les Juifs jouissent-ils au moins des mêmes droits que les autres sujets du tsar ? Nullement. Ils sont privés de plusieurs droits essentiels. Ces provinces occidentales où ils sont contraints d’habiter, il leur est interdit d’y acheter des terres. Cette prohibition a été édictée, ou rétablie, en 1864. Quelques-uns avaient profité de l’émancipation des serfs pour se rendre acquéreurs de biens fonciers. On s’en émut, et on leur défendit d’acquérir des immeubles ruraux. Beaucoup louaient des propriétés à long bail qu’ils exploitaient à leur compte ou sous-louaient à des paysans. Cette faculté leur a été enlevée par « le règlement provisoire » de 1882. Il leur est interdit d’affermer des terres, aussi bien que d’en acheter, en dehors des villes ; ils ne peuvent pas plus être régisseurs que fermiers. On prétend que, dans leur passion pour le gain, les fermiers juifs épuisent le sol ; mais, à cet égard, les koulaki et les marchands de la Grande-Russie ne leur cèdent en rien. Certes, le Juif ménagerait davantage le fonds s’il était propriétaire. Aujourd’hui, il peut prêter aux fermiers ou aux paysans, sans toutefois pouvoir prendre hypothèque, ce qui l’oblige à prêter à plus gros intérêts ; il peut acheter les récoltes, spéculer sur les blés, il n’a pas le droit de faire valoir. De par la loi, il ne peut être qu’un courtier ; et, de fait, l’on sait que, dans ces campagnes de l’Ouest, toutes les transactions se font par les Juifs.

Les Juifs, dit-on, ne labourent pas le sol. En leur interdisant l’acquisition de la terre, le législateur n’a qu’un but, les empêcher de dépouiller la noblesse et le paysan. Le Juif, il est vrai, n’est pas cultivateur. C’est même là une des principales difficultés de la question sémitique dans l’est de l’Europe, où, la vie urbaine étant peu développée encore, l’agriculture est la grande ressource de la population. Pourquoi le Juif a-t-il, depuis des siècles, abandonné la charrue ? Toute son histoire l’explique. Voilà bientôt deux mille ans qu’il a été déraciné du sol. Les lois mêmes l’ont, durant tout le moyen âge, emprisonné dans les ghettos des villes. Or l’on sait que les populations urbaines ne retournent jamais aux travaux des champs. Nulle part le citadin ne s’est refait paysan. C’est là une loi historique. Le Juir, à cet égard, ne se distingue pas des autres races. Le dur labeur de la glèbe est de ceux auxquels l’homme ne se remet plus, une fois qu’il l’a quitté. Le Juif n’en aurait même pas toujours la force physique. L’énergie musculaire a été affaiblie chez lui ; la vie urbaine, la claustration du ghetto, la pauvreté héréditaire l’ont débilité depuis des générations. Les statistiques militaires de la Russie en font foi : ses conseils de revision sont contraints d’exempter proportionnellement plus de Juifs que de Russes ou de Polonais. Un grand nombre des conscrits israélites n’ont pas la taille, ou n’ont pas la largeur de poitrine réglementaire. La race a été, trop longtemps, en proie à la misère physiologique, suite inévitable de la misère économique.

Le plus grand service que l’on pût rendre aux Juifs du centre et de l’est de l’Europe serait d’en ramener une partie au labour de la terre. La question sémitique serait, par là, à demi résolue. Cetle transformation du Juif en cultivateur, tentée ailleurs par les Israélites eux-mêmes, le gouvernement russe Fa entreprise d’autorité, vers 1810 et 1840. Alexandre Ier, Nicolas surtout, ont fondé, sur plusieurs points, des colonies agricoles d’Israélites. La plupart n’ont guère prospéré. Il est vrai qu’on ne pouvait beaucoup attendre de colonies administratives étroitement réglementées, où l’agriculture était enseignée, à coups de fouet, par d’anciens sous-officiers.

L’interdiction de posséder des terres n’est pas le moyen d’amener les Israélites au travail des champs. La défense d’habiter les campagnes l’est encore moins. C’est pourtant ce que la Russie leur a plusieurs fois interdit, ce que le règlement « provisoire » édicté par Alexandre III en 1882 leur a, de nouveau, défendu. Depuis 1882 ils ne peuvent plus s’établir en dehors des villes et des bourgades. C’est là ce qu’ont imaginé les conseillers du tsar pour prévenir le retour des émeutes antisémitiques, comme si ce n’était pas des villes qu’était parti le signal de la chasse aux Juifs. Toutes ces mesures contre les Israélites sont à double tranchant : elles blessent le chrétien, qu’elles prétendent protéger, en même temps que le Juif, qu’elles veulent frapper. En mainte contrée, le prix de vente ou de loyer des terres en a été sensiblement abaissé, tandis que le crédit aux cultivateurs en était renchéri.

Si l’État cherche à fermer aux Juifs les campagnes et l’exploitation rurale, il doit s’efforcer de les retenir à la ville en leur ouvrant tous les métiers urbains et toutes les professions bourgeoises. Non point ; sur ce champ restreint leur activité se heurte encore à des lois d’exception, à des règlements ministériels, à des circulaires secrètes. Aux emplois de l’État, les Israélites n’ont guère à penser ; la loi les déclare incapables de toute fonction publique, sauf quelques rares exceptions. Ils peuvent, par exemple, entrer au service de l’État comme ingénieurs ; mais, en fait, presque aucun Juif judaîsant n’y parvient. Pour avoir quelque chance d’être admis, il leur faut commencer par se faire baptiser. Ils peuvent encore être médecins militaires ; mais les règlements ont eu soin de décider que les Juifs ne sauraient occuper plus de 5 pour 100 des postes de ce genre. Quant aux fonctions électives, rétribuées ou gratuites, la loi les écarte de presque toutes. Un Israélite ne peut être maire d’une ville ou ancien d’un village. Les Juifs ne peuvent jamais former qu’un dixième du jury et un tiers des conseils municipaux, même dans les villes où ils sont en majorité.

Les restrictions légales ou administratives les poursuivent jusque dans les carrières privées. On les a ainsi naguère fait expulser de tous les services des chemins de fer du Sud-Ouest. Un trait montre de quelle façon les autorités entendent les droits accordés aux Israélites. La loi reconnaît aux Juifs pourvus du diplôme de pharmacien le droit de résider dans tout l’empire ; l’administration de Pétersbourg n’en a pas moins fermé les pharmacies tenues par des Juifs. Elle a décidé que le droit d’habiter la capitale ne donnait pas au pharmacien celui d’y ouvrir une pharmacie. Cela est conforme à la jurisprudence habituelle en pareille matière. Vis-à-vis des Juifs, l’on s’inspire de maximes contraires au principe de toute législation : l’on considère que tout ce qui ne leur est pas formellement permis leur est défendu.

Autre exemple des restrictions imposées à leur activité. La loi garantit aux marchands de première guilde le libre séjour dans tout l’empire ; elle les assimile aux négociants de sang russe. L’administration ne leur en interdit pas moins tel ou tel commerce, telle ou telle industrie, C’est ainsi qu’elle leur a défendu le commerce des boissons et l’industrie de la distillerie en dehors de la zone d’habitation des Juifs. Un grand nombre d’Israélites de l’Ouest sont aubergistes, cabaretiers : ce métier dont des milliers de familles vivent depuis des siècles, il a été question, sous Alexandre III, de le leur interdire absolument, même dans la région où ils sont libres d’habiter. Si cette prohibition n’a pas été prononcée, on est parfois arrivé, indirectement, au même but, par des règlements sur les cabarets. On reproche au cabaretier juif d’encourager l’ivrognerie ; mais cela est le fait du cabaretier et non du juif. Les statistiques montrent que les provinces de l’empire où l’on consomme le plus d’alcool et où l’alcoolisme fait le plus de victimes sont de celles où il n’y a pas de Juifs.

Une ancienne loi d’Alexis Mikhaîlovitch, confirmée, en 1835, par l’empereur Nicolas, défendait aux Juifs d’avoir à leur service des chrétiens. Pour ce crime le code édictait, jusqu’en 1865, la peine de mort. Cette loi, inspirée par des considérations religieuses, n’était d’ordinaire appliquée qu’aux domestiques. On autorisait les négociants juifs à employer des chrétiens pour leurs affaires. Malgré cela, les autorités ont, encore sous Alexandre III, fait parfois défense aux Juifs d’occuper des chrétiens dans leurs établissements ou leurs fabriques. C’était leur rendre impossible toute industrie. C’était aussi priver de pain les chrétiens employés par les Israélites. Pareille mesure ne pouvait durer. L’application de la loi surannée du père de Pierre le Grand a été suspendue en 1887. Un Juif peut, aujourd’hui, avoir des serviteurs chrétiens, il est seulement tenu (cela à bon droit) de les laisser accomplir librement leurs devoirs religieux.

En revanche, une restriction nouvelle, plus pénible peut-être, est venue récemment s’abattre sur les Russes du culte mosaïque. Le gouvernement de l’empereur Alexandre III a entrepris de limiter le nombre des Israélites admis dans les collèges et les universités. Quoi de plus propre cependant à rapprocher les Juifs des autres classes de la population qu’une éducation commune ? Quoi de mieux fait pour les dépouiller de leurs préjugés traditionnels et les arracher à leur exclusivisme talmudique que l’enseignement classique et les études universitaires ? Ce que l’on est porté à louer chez d’autres races, le goût de l’instruction, se change en crime pour les fils de Jacob. En Russie, comme en Allemagne, on leur reproche leur empressement à s’instruire, sans avouer qu’on jalouse leurs succès dans l’humble arène des luttes scolaires. Le fait est que, en certaines villes, les gymnases des deux sexes étaient envahis par les Sémites. À Odessa, de tout l’empire la ville où les Juifs sont le plus prospères, il y avait dans les collèges russes jusqu’à 50 et 70 pour 100 de Juifs. Le gouvernement a résolu de mettre fin à ce scandale. Le ministère de l’instruction publique semble avoir vu là un péril pour la culture nationale. Il a été ordonné, en 1887, que dorénavant aucun gymnase ne saurait recevoir plus de 10 pour 100 d’élèves israélites, même dans les districts et les villes où les Juifs forment 25 ou 30 pour 100 de la population. Dans les collèges de l’intérieur de l’empire, le nombre des élèves du culte mosaïque ne saurait dépasser 5 pour 100 ; dans ceux des deux capitales il a été abaissé à 3 pour 100.

La mesure prise pour l’enseignement secondaire a été étendue aux universités. Le tant pour 100 des Israélites autorisés à étudier le droit, la médecine, les sciences, a été réduit à un chiffre dérisoire. En 1887, par exemple, 75 jeunes gens s’étaient fait inscrire à l’université de Dorpat ; 7 ont été admis. Que de souffrances et de colères parmi ces étudiants qui se voient, ainsi, fermer les portes du haut enseignement et barrer l’accès des rares carrières libérales que la loi proclame leur être librement ouvertes ! On s’est plaint que parmi les volontaires du nihilisme il s’était rencontré des Israélites des deux sexes. Sont-ce de pareils procédés qui leur feront aimer la Russie et le tsar ? En vérité, les fauteurs de la révolution auraient des complices dans les conseils du souverain, qu’ils ne sauraient lui souffler de meilleure mesure pour renforcer le prolétariat intellectuel ou se recrutent leurs adhérents. Il ne faut pas oublier que de pareilles restrictions sont plus vexatoires pour un Juif qu’elles ne le seraient pour tout autre ; car, d’après la loi russe, lui refuser un diplôme universitaire, c’est lui refuser le droit de libre habitation dans les capitales et dans l’empire.

Toute celle législation spéciale va, manifestement, à l’encontre de son but. Elle tend à fomenter chez les Juifs les défauts qu’on est le mieux fondé à leur reprocher. Elle travaille à les rejeter sur eux-mêmes, à les isoler des autres races, à en faire un peuple à part au milieu de la nation. Quelles sont les accusations le plus souvent et le plus justement lancées contre les Juifs ? Elles se ramènent à deux chefs principaux, l’un national, l’autre économique. On reproche aux Juifs leur exclusivisme, leur penchant à se tenir séparés des peuples au milieu desquels ils habitent, à former, à travers les âges et les diverses civilisations, une tribu ayant ses coutumes, ses lois, ses intérêts propres.

Le reproche peut être souvent mérité, au moins pour les Juifs d’Orient : mais les barrières légales élevées entre eux et les chrétiens, les efforts pour les cantonner en certaines provinces, en certains métiers, en certaines écoles, les règlements pour les éloigner de la haute culture, tout cela ne semble-t-il pas imaginé pour les maintenir dans leur isolement et les enfoncer dans leurs préjugés talmudiques, pour alimenter leurs rancunes contre les Goïm, et ne leur laisser d’autre sentiment national que celui du Juif, d’autre patrie qu’Israël, ou leur kahal ?

On leur fait un crime de leur solidarité, de leur tendance à se former en corporation sous l’autorité de leurs chefs ou de leur kahal, clandestinement restauré pour l’exploitation des chrétiens. On oublie que cette organisation corporative, on la leur a imposée durant des siècles ; qu’elle était de règle partout avant la Révolution ; qu’elle a été rendue plus étroite par les persécutions ou le mauvais vouloir de la société environnante ; que, en Russie même, comme partout au moyen âge, elle a été longtemps maintenue par l’État dans un intérêt fiscal ; que, de Catherine II à Nicolas, les lois russes assujettissaient les Juifs au joug de leurs communautés ; qu’on avait été jusqu’à donner aux consistoires israélites le droit de désigner les Juifs astreints au service militaire ; que, aujourd’hui même, après l’abolition officielle du kahal, les communautés juives continuent à percevoir, pour leurs besoins, des taxes obligatoires, appelées taxes de corbeille (korobotchnyia). Pour qu’ils cessassent d’adhérer ainsi fortement les uns aux autres et en quelque sorte de faire masse, il faudrait au moins que la loi ne les y contraignit point en les isolant des chrétiens.

De même au point de vue économique. Restreindre légalement l’activité des Israélites, les écarter des carrières libérales ou scientifiques, leur fermer systématiquement tous les débouchés intellectuels, c’est les condamner aux métiers qu’on leur reproche de préférer et qu’on les accuse d’accaparer, après les y avoir enfermés. On se plaint qu’ils soient presque tous marchands, courtiers, changeurs, colporteurs, usuriers, cabaretiers, et l’on repousse vers leur boutique ou leur comptoir tous ceux qui osent essayer d’en sortir. On répète que les Juifs ne sont que des parasites, et l’on s’applique à les emprisonner dans ces professions traitées de parasitaires.

Le Juif, affirme-t-on, a en aversion tout travail productif ; c’est essentiellement un exploiteur vivant et s’enrichissant du labeur d’autrui. Cela encore peut être vrai, au moins en un sens. Le Juif n’est, le plus souvent, qu’un intermédiaire entre le producteur et le consommateur, et moins il y a de ces intermédiaires, mieux il vaut pour une société. Mais doit-on, pour cela, poser en principe que tout marchand, tout négociant, tout intermédiaire est un parasite ? Et si cela est vrai du Juif ou du Sémite, comment ne le serait-ce pas également du chrétien ou de l’aryen ? Ne sait-on point que la circulation est une fonction essentielle du corps social, comme de tout corps vivant ?

Le Juif, dit-on, cherche, par tous les moyens, à s’émanciper du travail manuel. Cela encore est vrai ; mais cela est-il propre au Sémite ? Il n’a guère fait, en réalité, que prendre les devants sur nous. En combien de pays du monde civilisé ne voit-on pas, aujourd’hui, l’homme des champs, comme l’homme des villes, s’ingénier à s’affranchir du labeur musculaire ? Le dégoût du travail des bras, l’engouement pour le commerce, pour « les places », pour toutes les professions qui ne demandent pas d’effort physique, est, hélas ! loin d’être particulier à Israël. Quels que soient du reste les inconvénients de cette répugnance croissante pour le travail musculaire, est-on en droit de professer, avec tels de nos socialistes, qu’il n’y a de productif que le travail corporel ? C’est cependant ce que font, implicitement, la plupart des antisémites de Russie et d’Occident.

Le reproche, du reste, tombe mal en Russie. Là, comme partout où ils sont nombreux et réunis en groupes compacts, il s’en faut que tous les Juifs vivent de trafic. Le plus grand nombre peut-être de ces fils de Sem sont contraints à vivre du travail de leurs bras, à la sueur de leurs fronts, tout comme des fils de Japhet.

Dans cet Israël sarmate il y a peu de métiers manuels qui ne soient exercés par les descendants d’Abraham ; plusieurs, et parfois des plus humbles ou des plus grossiers, sont presque monopolisés par eux. Nombre de Juifs sont tailleurs, cordonniers, serruriers, menuisiers, corroyeurs, cochers, fumistes, bouchers, couvreurs, peintres, teinturiers. Bien qu’ils préfèrent les métiers exigeant moins de force que d’adresse, beaucoup sont charpentiers, forgerons, maçons, terrassiers. La plupart des maisons de pierre des villes occidentales ont été construites par des mains juives.

Le bien-être des artisans tient fort au cœur aux communautés israélites. J’ai visité, à Varsovie notamment, des ateliers d’apprentissage de divers métiers pour les enfants israélites. Il ne saurait, malheureusement, suffire de l’instruclion technique pour tirer de la misère les artisans juifs. Trop nombreux pour les besoins de la population urbaine ou rurale de l’Ouest, ils sont le plus souvent victimes de l’inexorable loi de l’offre et de la demande. Ils se font les uns aux autres une concurrence meurtrière, dont l’ouvrier chrétien ne souffre pas moins qu’eux. Le plus grand nombre travaillent à des prix dérisoires. En peu de pays la main-d’œuvre est plus basse. Aussi les neuf dixièmes de ces Juifs de Russie sont-ils de pauvres exploiteurs. Entassés dans d’étroits et fétides logements, sans jour et sans air, souvent plusieurs familles dans la même chambre et des familles presque toujours nombreuses, ces maigres Juifs, mariés à vingt ans, sont en proie à tous les maux et maladies de l’indigence. Leur âme et leur corps ne résistent à l’action délétère de l’extrême pauvreté qu’à force de sobriété, de ténacité et de religion.

La vérité est que les Juifs étouffent dans l’enceinte légale où ils sont enfermés. Pour vivre, ils auraient besoin qu’on leur ouvrît des pays où la demande pour le travail urbain et les professions bourgeoises fût plus considérable. Il y a dans tout l’Ouest un excédent manifeste de commerçants, de petits boutiquiers, de petits artisans, qui souvent font défaut dans le centre ou l’Est de l’empire. Prenez une carte de Russie : dans la région où résident les Juifs, les villes, en grande partie peuplées par eux, se pressent en bien plus grand nombre que dans les régions de l’empire qui leur sont fermées. Rien qu’à considérer les tableaux statistiques, il saute aux yeux qu’il y a là un manque d’équilibre, une répartition artificielle de la population urbaine, retenue dans les provinces de l’Ouest par la loi, comme par une digue qui l’empêche de se répandre librement sur les contrées voisines. Pour rétablir le niveau, il faut ouvrir, au trop-plein de la population juive, de nouvelles régions. La population chrétienne de l’Ouest n’y est guère moins intéressée. L’empereur Alexandre III a nommé, dans les gouvernements de l’Ouest, des commissions chargées d’étudier la question sémitique : elles se sont prononcées, presque unanimement, pour la suppression de la ligne d’habitation des Juifs. Et comment en serait-il autrement ? Ces provinces sont saturées d’Israélites. On leur a fait entendre, presque officiellement, que les Juifs n’étaient que des parasites, des sangsues ou des sauterelles dévastatrices ; elles sont naturellement peu satisfaites de leur avoir été livrées en pâture. En attachant les Juifs aux flancs de provinces habitées par des Polonais, des Lithuaniens, des Lettons, des Roumains, des Petits ou des Blancs-Russiens, on dirait que la Russie leur a donné à dévorer les enfants qui lui sont le moins près du cœur.

Malgré tous les inconvénients de cette accumulation de l’élément juif urbain sur une surface restreinte, il s’en faut, du reste, que l’Ouest russe ait été entièrement ravagé et dénudé par ces locustes qui le rongent depuis des siècles. La terre y est encore verte et l’or des épis y reluit au soleil. Plusieurs de ces provinces, en Russie-Blanche notamment, ont beau être parmi les moins fertiles de l’empire, leur développement économique ne le cède pas à celui des contrées préservées du parasitisme israélite. Loin de là, plusieurs de ces goubernies de l’Ouest sont au premier rang pour le développement agricole, comme pour le développement industriel, témoin le royaume de Pologne, qui, avec un sol médiocre, est devenu une des régions les plus riches de l’empire.

Contre l’ouverture de l’intérieur de la Russie aux Israélites peuvent se présenter deux objections d’une valeur inégale, l’une d’ordre politique ou national, l’autre d’ordre économique. Au point de vue national, on peut craindre que les Juifs, avec les rapides excédents de leur natalité, ne dénationalisent les contrées qui leur seront ouvertes. Uoc pareille appréhension peut se comprendre dans un petit État tel que la Roumanie ; aux Roumains il est permis de redouter que leur nationalité renaissante ne soit submergée sous le flot d’étrangers débordant du dehors. De pareilles terreurs ne sont pas de mise dans la vaste Russie : d’un semblable colosse on ne fera jamais un Israël. Ce sont les Juifs, au contraire, qui, en se disséminant sur la surface de l’empire, se laisseront plus aisément dénationaliser. Plus mince et moins compacte sera la couche sémitique, plus il sera facile de la russifier.

L’objection économique est plus sérieuse. Ouvrir la Grande-Russie aux Israélites, c’est, dit-on, la livrer à l’accaparement des Sémites. Le temps est loin où Pierre le Grand prétendait qu’un de ses marchands moscovites valait quatre Juifs. Et cependant les kouptsy russes ont fait preuve de qualités mercantiles qui semblent les mettre, mieux que le Blanc ou le Petit-Russien, en état de lutter avec les Israélites. Une chose, en tout cas, semble hors de doute : c’est que, pour la Russie et pour le commerce russe, la concurrence serait le meilleur des stimulants. Elle seule lui saurait donner l’esprit d’initiative qui lui fait trop défaut et dont la rareté est une des causes de l’infériorité de la Russie vis-à-vis de l’autre colosse du monde moderne, l’Amérique.

La richesse publique y gagnerait assurément ; le peuple y perdrait-il ? L’ouvrier et le paysan en seraient-ils plus foulés par l’odieux capital ? Pour qui connaît les conditions de la vie russe, cela est bien invraisemblable. En fait d’exploitation de l’homme par l’homme, l’ouvrier de Russie n’a rien à perdre : la petite industrie villageoise, en particulier, l’industrie buissonnière (kousternaïa), comme l’appellent les Russes, est l’exploitation organisée des ouvriers par les intermédiaires et les marchands accapareurs. Leurs extorsions et leur mauvaise foi dépassent toute limite, affirme M. Bezobrazof. « Ce qui se passe, les jours de marché, dans certains centres industriels, tels que Pavlovo, le Sheffield russe, défie toute description[376]. Les hommes ont l’air de bêtes féroces s’enire-dévorant. » Là, au cœur de la Grande-Russie, loin des parasites juifs, les courtiers orthodoxes prélèvent, pour leurs avances ou leur commission, 100 pour 100 et plus. De même dans les campagnes et les communes rurales. Les koulaki et les mangeurs du mir n’ont rien à apprendre des usuriers juifs[377]. En maintes communes, nombre de moujiks, dévorés par les gros intérêts, ne possèdent plus la terre que nominalement ; ils sont devenus les serfs de leurs créanciers. Pour l’ouvrier comme pour le paysan, le premier effet de l’ouverture de la Grande-Russie aux Juifs serait l’abaissement du taux de l’intérêt.

On dit que les Juifs démoralisent le peuple. Que répondent les statistiques ? La proportion des délits et des crimes est, d’ordinaire, plus faible dans les gouvernements de l’Ouest que dans ceux de l’Est. Bien plus, les crimes sont plus rares parmi les Israélites que parmi les chrétiens. C’est, objecte-t-on, que les Juifs tournent la loi, comme si les lois russes n’avaient pas l’habitude d’être tournées par tout le monde. Puis, les lois qu’éludent les Juifs, ce sont surtout les lois spéciales, arbitraires, vexatoires, édictées contre eux ; et, dans ce cas, c’est la loi qui fait le délit. Pour la violer, les Juifs ont, du reste, comme complices, l’administration et la police. Ce qui est démoralisant pour l’administration, aussi bien que pour les Juifs, ce sont toutes ces lois d’exception, d’une application souvent malaisée. On comprend qu’il ne soit pas toujours facile de faire d’une ligne géographique factice une muraille de Chine infranchissable. Le plus simple serait d’abolir toute cette législation tracassière, en soumettant les Israélites aux lois ordinaires, sauf à les leur appliquer dans toute leur rigueur.

Reste la grande, la suprême objection. « Nos Juifs de Russie, entend-on répéter à Pétersbourg ou à Moscou, ne méritent pas d’être traités en nationaux. Ils se considèrent eux-mêmes comme étrangers. Ils n’aiment pas la patrie russe. Ils ne connaissent d’autre patrie qu’Israël. — Mais quand la Russie, répliquent les Juifs, s’est-elle montrée pour nous une patrie ? et comment aimer un pays qui vous traite en ennemi ? »

Une des preuves du peu de patriotisme des Juifs, c’est, assure-t-on, leur répugnance pour le service militaire. L’impôt du sang est une obligation dont ils s’ingénient, de toute façon, à s’exempter. Aucun culte, aucune race ne présente autant de réfractaires. En vérité, c’est le contraire qui nous étonnerait. Voilà des hommes privés de la plupart des droits de leurs compatriotes chrétiens, et l’on voudrait qu’ils apportassent la même abnégation à l’accomplissement du plus pénible des devoirs du citoyen ! C’est demander plus que ne comporte la nature humaine. Imaginez, ce que rêvent quelques Israélites d’Orient, un État juif, un nouveau Juda gouverné par des Juifs avec des lois juives. Croyez-vous que, si cet Israël ressuscité traitait les chrétiens comme la Russie orthodoxe traite les Juifs, les chrétiens, sujets d’Israël, se jugeraient tenus, en conscience, de servir sous les étendards des successeurs de David ? Chrétien, Juif ou Musulman, pour se sentir astreint à tous les devoirs du citoyen, il faut en posséder tous les droits. Veut-on exiger des Juifs autant que des Russes, qu’on commence par les traiter en Russes.

Il n’était, récemment encore, aucune ruse dont un Juif polonais ne fût capable pour échapper à la conscription. Il faut dire que, pour les Israélites talmudistes, stricts observateurs de la loi, la vie militaire est particulièrement dure. Il est malaisé, au camp ou à la caserne, de demeurer fidèle aux minutieuses prescriptions de la loi mosaïque. L’antipathie du Juif russe pour le service a été encore accrue par les souvenirs que lui a laissés le système des cantonistes. Les premiers soldats levés parmi les Israélites étaient des enfants de dix ans, arrachés, pour jamais, à leur famille et baptisés de force. Naguère encore, l’armée était une école de prosélytisme. Il ne faut pas oublier enfin qu’aux Juifs tout avancement est refusé. Ils ne peuvent devenir officiers ; les règlements ont soin de leur interdire l’accès des écoles militaires. Le soldat juif qui a servi des années sous les aigles impériales n’a même pas le droit, une fois libéré, de vivre et de mourir là où il a tenu garnison.

Les conscrits de la classe de 1886 étaient au nombre de 832,000, dont 45,000 Israélites, de quoi former tout un corps d’armée. Il y a eu parmi eux un peu plus de 4,000 réfractaires, soit environ 10 pour 100. La proportion était autrefois beaucoup plus considérable, elle montait jusqu’à 30 et 40 pour 100. Pour obvier aux répugnances militaires des Israélites et empêcher que les chrétiens n’en fussent indirectement victimes, un oukaze de 1876 a ordonné que les jeunes gens reconnus impropres au service ou faisant défaut seraient remplacés par des jeunes gens du même culte. Cette solidarité confessionnelle a semblé insuffisante. Depuis 1886, les familles des réfractaires israélites sont, en outre, condamnées à des amendes considérables. Pour la classe 1886, ces amendes ont monté à 1,200,000 roubles, soit 3 ou 4 millions de francs. Cet expédient semble n’avoir pas été inefficace ; en 1887, dans les provinces de Mohilef et de Minsk, la proportion des réfractaires israélites était tombée de 68 et 60 pour 100 à 5 et à 16 pour 100. Ce procédé n’en a pas moins le défaut d’être encore une mesure d’exception, spéciale aux Juifs. Or ce n’est point par des lois d’exception que la Russie résoudra la question sémitique.

Le royaume de Pologne en fournirait une preuve. Une loi de 1864, alors que la Pologne avait encore une administration autonome, a assimilé les Juifs aux autres habitants du pays. Les provinces de la Vistule n’ont pas eu à s’en repentir. De toutes les régions de l’empire, c’est celle où l’ancienne loi et la nouvelle font le moins mauvais ménage. Les émeutes contre les Juifs y ont été rares, et, à Varsovie même, elles semblent avoir été provoquées par des étrangers. Les « Polonais du rit mosaïque » se sont montrés reconnaissants à leurs compatriotes catholiques de leur émancipation civile. Ils ont même, à certaines heures, témoigné d’une sorte de patriotisme polonais, d’autant plus méritoire qu’il s’adressait à une cause vaincue. Les Russes, qui accusent le Juif d’être incapable de s’attacher à une patrie, se sont parfois plaints de cette tendance des Israélites de la Vistule à sympathiser avec les Polonais. Que la Russie les traite en Russes, et les Juifs de la Duna et du Dnieper deviendront, peu à peu, des Russes du rit mosaïque. À Pétersbourg, à Odessa, à Vilna même, beaucoup sont déjà russifiés. Une fois l’égal du chrétien, le Juif se rapprocherait d’autant plus volontiers des Russes qu’il a tout intérêt à se concilier les maîtres de l’empire ; et la voix de l’intérêt est de celles qu’entend le Sémite.

Le plus grand obstacle à l’assimilation des Israélites, c’est, nous ne saurions trop le répéter, les lois d’exception. Cette barrière renversée, les autres s’abaisseraient peu à peu d’elles-mêmes. Ce n’est point qu’on doive, de longtemps, attendre la fusion des Israélites et des chrétiens. La fusion, si elle est jamais complète, demandera des siècles. Les rivalités, les jalousies persisteront fatalement encore durant des générations, car il n’y a pas de procédé pour soustraire les États aux compétitions de races, de religions, de classes ; plus vaste est un empire, plus il y est exposé par ses dimensions mêmes. Mais les conflits seront moins violents lorsque les chrétiens auront appris à traiter chrétiennement les Juifs. Le rapprochement sera plus aisé quand la loi n’y mettra pas d’obstacles artificiels.

£n Russie, tout comme en France, il n’y a pas d’autre solution que la liberté et l’égalité civiles. Les Russes n’ont pas la ressource, comme autrefois l’Espagne, d’expulser en masse les Juifs ; cela n’est plus de notre temps, même en pays autocratique. On a parlé d’émigration ; ce n’est pas non plus une solution. Il faudrait un Moïse pour entraîner cet Israël en dehors de cette Égypte, et encore où le conduire ? La presse russe a eu beau les y inviter, la population a eu beau les y inciter en les molestant, les Juifs n’ont pas commencé leur exode. Des milliers sont partis ; les millions sont restés[378]. Ils ne veulent ou ne peuvent quitter le sol sur lequel ils sont nés et que leurs pères habitaient des siècles avant que n’y parût le Russe de la Grande-Russie. Les Juifs sont là, dans ses provinces frontières, augmentant de nombre tous les ans ; l’intérêt politique seul commanderait à la Russie de ne pas s’en faire des ennemis. Que peut-elle gagner à laisser la désaffection de quatre millions d’Israélites renforcer les résistances allemandes ou polonaises ?

Une dernière réflexion, que nous ne faisons pas sans quelque humiliation pour notre temps et pour notre pays. Il est, depuis quelques années, en Occident, en France même, des hommes qui, de bonne foi sans doute, réclament des mesures légales contre les Juifs. Ces lois d’exception, autrefois générales, voici un empire où elles existent encore. À quoi ont-elles abouti ? Au lieu de supprimer la question sémitique, elles l’ont envenimée. Lois d’un autre dge, elles ont ramené des violences d’un autre Age. L’exemple de la Russie suffirait pour mettre en garde l’Europe contre les recettes surannées des antisémites.


La Russie, dont la guerre contre l’Islam a été, durant des siècles, la vocation historique, montre plus de bienveillance ou d’équité envers le Coran qu’envers le Talmud. Elle est aujourd’hui une des grandes puissances musulmanes du globe. Elle ne le cède, à cet égard, qu’à la Turquie et à l’Angleterre. Aux cinquante ou soixante millions de mahométans sujets de la Grande-Bretagne, elle n’en peut encore opposer qu’une dizaine de millions ; mais l’Islam n’est pas seulement la religion dominante d’une notable partie de ses possessions asiatiques, il a, en Europe, conservé des adhérents jusqu’en plein pays russe, jusqu’à l’Ouest, en Lithuanie.

Les musulmans n’ont pas toujours trouvé dans la Russie une souveraine aussi tolérante que la France ou l’Angleterre. Conformément à ses traditions byzantines, elle ne s’est pas fait faute d’essayer sur les disciples du Prophète ses méthodes de prosélytisme ; ainsi, du moins, des musulmans d’Europe, des Tatars soumis à sa domination depuis des siècles. On ne saurait dire que ces tentatives lui aient beaucoup réussi. L’Islam est partout le même : il ne se laisse guère plus entamer sur le Volga que sur le Nil. Laissé à lui-même, il continuerait à faire des prosélytes sur les confins de l’Europe et de l’Asie, tout comme aux Indes et en Afrique. Les populations à demi païennes du bassin du Volga montrent souvent plus d’inclination pour Mahomet que pour le Christ. Nombre de Tchouvaches sont allés, ou retournés, au Coran après avoir été baptisés.

La victoire ayant été le signe d’Allah, et le jugement de Dieu la preuve de la mission du Prophète, on pouvait se demander si, le vrai croyant une fois vaincu par l’infidèle, la force de l’Islam ne serait pas brisée. Cette religion, dont le fatalisme semble l’âme, saurait-elle résister à l’humiliant démenti de la défaite ? Les Tatars du Volga montrent que le musulman peut rester des siècles assujetti au chrétien, sans douter d’Allah, et, en même temps, que le vrai croyant peut devenir un sujet pacifique, ne demandant à ses maîtres infidèles qu’une chose : la liberté de sa foi et de ses mœurs ; car mœurs et religion sont, pour lui, intimement liées, et les unes ne se modifient guère plus que l’autre.

On sait combien peu le musulman se convertit à l’Évangile. Nous en avons naguère donné une des principales raisons : il se juge supérieur au chrétien par le dogme[379]. Il ne croit pas moins l’être par la morale, parce que la morale du Coran est modelée sur ses mœurs. Elle a beau nous sembler relâchée, elle le défend d’un des vices les plus funestes aux peuples modernes. L’interdiction des boissons alcooliques est, pour le musulman, un bienfait dont la comparaison avec ses voisins russes orthodoxes lui fait sentir toute l’étendue. La propagande chrétienne n’a quelques chances de succès que parmi les populations converties depuis peu au Coran, ou sur lesquelles l’Islam n’a pu encore mettre son empreinte indélébile. Les missionnaires russes avaient fondé des espérances sur les Kirghiz, souvent tièdes mahométans, qui fréquentent peu les mosquées. Ainsi, en Algérie, les jésuites s’étaient flattés de gagner les Kabyles. Même sur ces Kirghiz, la prédication orthodoxe n’a pas eu, jusqu’ici, beaucoup de prise. Il est douteux qu’elle en ait davantage à l’avenir ; car, à mesure qu’ils quittent la vie nomade, les Kirghiz deviennent meilleurs musulmans : ils s’imbuent des principes du Coran dans les mektabs et les médressés que les mollahs, tatars ou sartes, ouvrent dans leurs aouls.

Quant aux Tatars qui habitent au milieu des Russes de l’Oka ou du Volga, ils sont généralement réfractaires à toute propagande. Parmi les Tatars de Kazan, 45 000 environ, soit à peine un dixième, ont, à diverses époques, été officiellement convertis ; mais, comme autrefois les Moriscos d’Espagne, la plupart sont restés musulmans de cœur et de mœurs. Le plus grand nombre fête le vendredi aussi bien que le dimanche. Le pope a beau, dans leurs villages, célébrer l’office en tatar, beaucoup ne vont à l’église que pour être mariés ou faire baptiser leurs enfants. Encore payent-ils souvent le prêtre pour être dispensés de cette cérémonie. Il n’est pas rare, nous l’avons déjà constaté, de les voir revenir ostensiblement à l’Islam. Pour les soustraire à l’influence des mollahs, Nicolas Ier avait cherché à les isoler de leurs congénères musulmans en les réunissant dans des villages séparés. L’intervention des autorités n’empêche pas des mouvements de retour à Mahomet de se produire périodiquement parmi les Tatars et les Tchouvaches. Les rapports de M. Pobédonostsef à l’empereur Alexandre III ne le dissimulent pas. « Ces apostats, affirmait le haut procureur en 1885[380], se montrent sourds aux conseils de leurs chefs spirituels chrétiens. Durant les exhortations auxquelles on les astreint, ils s’efforcent de ne point penser au sujet dont on leur parle, afin d’éloigner de leur esprit jusqu’à la possibilité d’un doute sur la foi. » Ces musulmans endurcis, l’Église, après avoir en vain tenté de les ramener par la douceur, les livre au bras séculier, qui leur applique les rigueurs de la loi. Beaucoup de ces relaps ont été déportés en Sibérie. En 1883, des paysans tatars du village d’Apozof étaient poursuivis devant le tribunal de Kazan pour avoir abandonné l’orthodoxie. Les accusés déclaraient avoir toujours été musulmans ; sept d’entre eux n’en furent pas moins condamnés, comme apostats, aux travaux forcés. C’est ainsi que, sous Alexandre III, l’islamisme a encore, en Russie, ses martyrs ou ses confesseurs.

De tels actes ont fait des Tatars de Kazan les plus zélés et aussi les plus fanatiques des musulmans russes. C’est reflet ordinaire de la contrainte. Cela est d’autant plus regrettable que ces Tatars sont fort considérés de leurs coreligionnaires. Ils fournissent un grand nombre de mollahs pour tout l’empire. Le gouvernement cherche à restreindre leur influence ; il eût été plus simple de ne pas se les aliéner par une intolérance inutile. On connaît la solidarité du monde musulman. Les procédés de la Russie envers les Tatars du Volga sont peu propres à lui gagner la confiance des mahométans du dedans et du dehors. Le Tatar de Kazan se rencontre, à la Mecque, avec le Sarte de Samarkande, avec le Turc d’Erzeroum et l’Afghan de Caboul. La Russie, il est vrai, n’a garde de faire du prosélytisme parmi ses musulmans d’Asie, dans ses nouvelles conquêtes aralo-caspiennes surtout. Elle serait encore mieux avisée en ne permettant pas aux cent mille pèlerins qui se rassemblent, chaque année, sur le mont Arafat, de dire qu’il est une contrée de ses États où le tsar persécute les vrais croyants. Heureusement pour elle que, en Asie, la Russie n’est pas seulement en comparaison avec la Turquie et l’Angleterre, mais aussi avec la Chine. Or, de ce côté, la comparaison ne peut tourner qu’au profit des Russes. Pour remercier Allah d’être sujets du tsar blanc, les musulmans du Turkestan n’ont qu’à se rappeler comment les Célestes ont traité leurs frères de Kachgar.

Au Caucase et dans l’Asie centrale, plus encore que sur le Volga ou en Crimée, l’Islam est équipé pour la lutte. Presque partout les musulmans ont un clergé nombreux, si l’on peut employer le mot de clergé pour une religion qui n’admet pas d’intermédiaire entre le croyant et Dieu. Les mollahs sont généralement les hommes les plus instruits de leurs communautés. Ils sont souvent, à cet égard, supérieurs aux popes russes. Beaucoup sont versés dans les lettres orientales. La plupart de leurs mosquées et de leurs écoles sont, comme dans tout l’Orient, entretenues avec des biens vakoufs. Il y a, au Turkestan seul, quatre ou cinq mille mektabs ou écoles élémentaires musulmanes, sans compter un certain nombre de médressés ou écoles plus relevées. Les mollahs, selon l’habitude de l’Islam, sont à la fois prédicateurs et instituteurs ; ils font aussi fonctions de juges ou d’arbitres, car les musulmans ont, en Europe même, conservé leur statut personnel, presque inséparable de leur religion. Le gouvernement n’a eu garde de se désintéresser de la direction d’un clergé investi d’une telle influence. Il a placé à sa tête un cheikh-ul-islam ou moufti, résidant à Orenbourg. Il y a aussi, en Crimée, un moufti pour les Tatars de la Tauride. Les chiites du Caucase, qui sont près d’un million, ont, comme les sunnites, leur moufti désigné par le gouvernement. D’après la loi, ces hauts dignitaires doivent être choisis par les communautés musulmanes, dont le gouvernement n’a qu’à confirmer le choix ; mais, en fait, le moufti est, d’habitude, nommé par oukaze. Ses fonctions sont surtout administratives et judiciaires ; il est le juge suprême pour les litiges civils ou religieux de ses coreligionnaires. Près de lui siège une sorte de synode islamique, dont les membres sont élus par les mollahs. On nomme d’ordinaire comme mouftis des musulmans élevés à l’européenne et ayant passé par le service russe. Le moufti actuel d’Orenbourg a servi dans la garde impériale.

En dehors du Caucase, où Schamyl et les Tcherkesses lui ont opposé une résistance acharnée, les musulmans de l’Asie russe se sont facilement résignés à la domination du tsar. À cela il y a plusieurs raisons : les tribus les plus rebelles à la conquête chrétienne ont émigré en terre musulmane : ainsi, à plusieurs reprises, au Caucase et en Crimée, et plus récemment à Kars et à Batoun. Puis le fanatisme ne semble pas avoir, dans cette partie de l’Asie, la même énergie, ou le même empire, qu’en Afrique. La mosquée n’y semble pas dominée par la zaouia et les mollahs par les marabouts ou les confréries de Khouans, comme en pays arabes. À Samarkande, à Boukhara même, ces citadelles de l’Islam, le vrai croyant a accepté la souveraineté ou la suzeraineté du tsar blanc. Chez lui, le fanatisme, là où il persiste, a du reste pour correctif le fatalisme. Le Sarte et l’Ouzbek ne sont pas insensibles aux bienfaits de la domination russe : elle a mis fin à l’anarchie sanglante de la steppe ; elle a apporté à ses oasis la paix, la sécurité, le bien-être. Le Russe est un maître qui se fait aisément comprendre des Orientaux, peut-être parce que, entre eux et lui, la nature, le tempérament national, les mœurs, l’éducation ont mis moins d’intervalle. Puis, il faut bien le dire, les musulmans de Russie ont des avantages sur nos Arabes ou nos Kabyles d’Algérie. S’ils ne possèdent pas de droits politiques, leur voisin chrétien n’en a pas non plus. Ils ne se sentent pas assujettis à une autre race ; le Russe est leur cosujet et non leur maître. Ils ont gardé la propriété de leurs champs ; ils ne sont pas astreints à des impôts plus lourds que les colons chrétiens. Ils peuvent, comme les Russes, être appelés à des emplois civils et militaires. Les fonctions électives leur sont ouvertes ; si, comme les Juifs, ils ne peuvent, en Europe, former plus du tiers d’un conseil municipal, ils y entrent sur un pied d’égalité avec les chrétiens.

La question la plus délicate était celle du service militaire. Dans la Russie d’Europe, les musulmans sont astreints au service, comme les chrétiens et les Juifs ; ils sont confondus avec eux dans les mêmes régiments. En Asie ils sont d’ordinaire exemptés ; s’ils servent, c’est dans des corps spéciaux recrutés parmi leurs coreligionnaires. La loi de 1886, qui a étendu au Caucase le service obligatoire, a temporairement libéré les musulmans de tout recrutement. Ils peuvent servir comme volontaires, sinon, l’impôt du sang est, pour eux, converti en taxe pécuniaire. C’est l’inverse de ce que l’on voit en Turquie, où les musulmans sont seuls à servir, avec celle différence, à l’avantage des musulmans du Caucase, qu’ils ont le choix entre l’armée et le rachat par argent. Si résignés qu’ils soient à la domination russe, cette précaution n’était pas inutile, ne fût-ce que pour avoir des troupes sûres. Les musulmans, qui vivent en sujets paisibles du tsar orthodoxe, répugnent souvent à servir sous ses aigles. En Europe même, c’est, après les Juifs, parmi eux qu’il y a le plus de réfractaires. La loi sur l’obligation du service a failli, sous Alexandre II, amener l’émigration des derniers Tatars de Crimée. Sous Alexandre III, en 1886, l’appréhension d’être contraints au service provoqua chez une tribu du Caucase, les Tchétchènes, une émotion qui faillit dégénérer en insurrection. Le gouvernement avait exigé de ces montagnards la liste de leurs familles ; la plupart des aouls la refusèrent, craignant de fournir des listes de recrutement. Parmi les récalcitrants, les uns proposaient de se transporter en masse chez les Turcs, d’autres annonçaient déjà la prochaine apparition, sur le plateau de la Tchetchnia, d’un iman qui devait se mettre à la tête des vrais croyants. Pour venir à bout du crédule entêtement des Tchétchènes, il fallut une expédition de dix bataillons dans les gorges du Caucase.

Si bien assise que soit la domination russe des deux côtés de la Caspienne, il y a donc quelque exagération à dire que l’assimilation des indigènes musulmans est faite. Ce qui est vrai, c’est que le tsar n’a rien à redouter de ses sujets mahométans, même en cas de conflit avec le khalife. On l’a bien vu par la dernière guerre d’Orient. Les mosquées appelaient les bénédictions d’Allah sur les armes orthodoxes, et de nombreux irréguliers musulmans combattaient, à côté des Cosaques, contre leurs anciens compatriotes Icherkesses émigrés en Turquie. Pour ébranler la fidélité des musulmans du Caucase, il faudrait que le Croissant reparût en vainqueur sur leurs montagnes. La Russie est sûre d’eux tant qu’ils croiront en sa force.

Il en est de même, sur l’autre rive de la Caspienne, des Turkmènes conquis par le railway d’Annenkof plus encore que par l’épée de Skobélef. Le Tekké de Merv semble prêt à porter les armes, au sud de l’Asie, pour ses nouveaux maîtres. Le vainqueur a eu l’art de s’attacher les vaincus en leur faisant une place dans ses rangs. Les anciens chefs des Tekkés, revêtus d’élégants uniformes russes, ont reçu des grades dans l’armée impériale ; plusieurs ont sous leurs ordres des chrétiens, aussi bien que des musulmans. Ali-khan, devenu le colonel Alikhanof, est le chef d’un district étendu ; il commande à ces Russes qu’il combattait à Geôk-Tepé, une dizaine d’années plus tôt. Cela est d’un grand exemple ; cela se sait dans les bazars de Delhi et de Lahore, où les musulmans de l’Inde se plaignent de ne pouvoir arriver aux hauts emplois civils et militaires. Suit-il de là que, en cas de duel avec l’Angleterre, la Russie pourrait compter sur le soulèvement de l’islam et retourner le fanatisme musulman contre les dominateurs de l’Inde ? Il est permis d’en douter : ses procédés de prosélytisme sur le Volga le lui rendent malaisé. Si jamais elle vient à lancer le Turkmène et l’Afghan sur les défilés de l’Hindou-Kouch, ce sera en leur montrant les plaines du Gange à piller. Skobélef annonçait que, un jour prochain, l’Angleterre mènerait l’Islam à l’assaut des frontières asiatiques de la Russie. On se représente mal les tsars orthodoxes arborant le drapeau vert du Prophète pour rallier autour d’eux les musulmans de l’Asie. L’Angleterre, même avec l’aide du sultan, n’y réussirait peut-être pas mieux. Les deux puissances chrétiennes pourraient entraîner chacune ses musulmans. Ce que ni le Russe ni l’Anglais ne doivent ignorer, c’est que, s’il consent à servir le cafir, le mahométan n’est Odèle qu’à la victoire.


Le bouddhisme, en Europe du moins, n’offre pas la même force de résistance que l’islamisme. De toutes les religions professées dans l’empire russe, c’est, croyons-nous, la seule dont le nombre des adhérents diminue. Cela tient moins peut-être aux mystérieuses affinités de forme ou d’esprit, si souvent signalées entre le christianisme et le lamaïsme, qu’à l’isolement des tribus qui avaient apporté en Russie la foi du Bouddha. Coupés de leurs coreligionnaires asiatiques, les Kalmouks du bas Volga, naguère encore tous bouddhistes, sont déjà en grande partie baptisés. Le lamaïsme sera peut-être, au vingtième siècle, entièrement refoulé en Asie, et les vents d’Europe auront cessé de faire tourner ses moulins à prières. Le corps du dernier lama des Kalmouks a été brûlé en grande pompe, dans la steppe, près de Vetlianka, en décembre 1886. On ne lui a pas donné de successeur : la dignité de lama, jusque-là reconnue par l’État, a été officiellement abolie, et le lamaïsme kalmouk ainsi décapité.

La propagande orthodoxe s’attaque au bouddhisme en Asie aussi bien qu’en Europe, mais en Asie, sur l’Altaï, et aux bords du lac Baïkal, le lamaïsme, appuyé sur les bouddhistes de la Mongolie, tient résolument tête aux assaillants. Dans la Russie d’Asie, comme dans la Russie d’Europe, les bouddhistes, encore au nombre de quelques centaines de mille, sont presque tous de race mongole. Des plus féroces des hordes de Gengiz-Khan, les disciples de Çàkya-Mouni ont fait le peuple le plus doux. La prédication religieuse, qui a accompli tant de miracles, n’a peut-être jamais opéré une aussi complète métamorphose. Le bouddhisme n’a pas seulement apprivoisé la barbarie des Mongols, il les a pour ainsi dire émasculés.

Le bouddhisme ne s’est peut-être pas autant corrompu dans les glaces du Nord qu’au Tonkin ou au Japon. Les Bouriates de Sibérie ont parfois des lamas instruits, versés dans les livres sacrés. Ils possèdent une hiérarchie fortement organisée, qui dispose d’une grande autorité et jouit de revenus élevés. À sa tête est un grand lama, le Khambo-lama, auquel est attribué un domaine de 500 hectares ; il prélève, en outre, une sorte de dîme sur les 35 datsans, ou diocèses qui relèvent de lui. Les chefs de chaque datsan, appelés schirétoui, et, au-dessous d’eux, les simples lamas ont également une dotation territoriale avec une part de la dîme. Le datsan du lac Goussino possédait, récemment encore, un séminaire bouddhiste contenant une quarantaine d’élèves, pourvus chacun de quinze désiatines de terre.

Ce clergé lutte énergiquement contre la propagande orthodoxe. Il lui dispute les indigènes chamanistes que souvent le lama ravit aux missionnaires de l’Évangile. Comme ces derniers, les apôtres du Bouddha procèdent solennellement à la destruction des idoles et des ustensiles des chamans. Sans les obstacles mis par le gouvernement au prosélytisme des lamas, le chamanisme aurait bientôt disparu de l’Altaï et du Baïkal. Au lama le pope préfère le sorcier, le trouvant moins difficile à vaincre.

Pour conquérir les bouddhistes, la propagande orthodoxe et l’administration impériale travaillent à désagréger peu à peu leur clergé et, aussi, leurs tribus. Les missionnaires ont fait interdire l’ouverture de nouvelles pagodes ; ils prétendent même parfois fermer les anciennes. En même temps, l’on cherche à réduire le nombre des lamas et à diminuer leur autorité. On s’efforce de soustraire les Bouriates convertis au pouvoir de leurs chefs païens, pendant qu’on encourage, de toute manière, le baptême des chefs. Les lamas, du reste, ne respectent pas toujours la défense d’ouvrir de nouvelles pagodes ; ils en érigent jusque dans les oulouss ou campements des nomades baptisés. Il n’est pas rare qu’ils réussissent à ramener à eux leurs anciens coreligionnaires. La foi de nombre de Bouriates est telle que beaucoup déclinent nettement toute controverse avec les popes. À l’inverse des musulmans, les bouddhistes peuvent cependant parfois faire d’excellents chrétiens. Il en est qui paraissent avoir abandonné, en toute conviction, Siddhârta pour Jésus. D’anciens lamas, hommes instruits dans les lettres mongoles, se sont faits prêtres et sont devenus de zélés missionnaires du Christ. Une des choses qui paraissent le plus frapper ces Asiatiques, dressés par le bouddhisme même à l’admiration des rites, c’est la beauté des cérémonies chrétiennes. À en croire certains récits, la messe et les chœurs, qu’on a soin de chanter en mongol, feraient plus de conversions que la prédication.

Entre le mysticisme slave et le bouddhisme on a eu beau découvrir de secrètes affinités[381], la doctrine indoue n’a pas exercé sur les compatriotes de Tolstoï et de Dostoievsky la même fascination que sur les Anglais, les Américains ou les Allemands. Si, à l’exemple de leurs deux grands romanciers[382], certains Russes semblent imbus d’une sorte de bouddhisme latent, c’est d’instinct et à leur insu. La foi du Bouddha, qui a gagné des adeptes en Angleterre et en Amérique, n’a pas fait de prosélytes en Russie. Je ne connais guère qu’une exception, une femme, Mme Blavatsky. Non contente de proclamer la supériorité du bouddhisme, cette Russe y a cherché « le syncrétisme » de l’Orient et de l’Occident, de la science moderne et de la théurgie antique. Après avoir épuisé les plaisirs de la vie mondaine, Mme Blavatsky a parcouru l’Inde ; elle s’y est abouchée avec les brahmanes et les fakirs et en a rapporté les principes d’une théosophie hermétique qui compte des initiés dans les deux mondes[383].




CHAPITRE IV


Conclusion. — L’unité de religion et l’unité morale de l’État. — Nécessité de la liberté religieuse pour un grand empire. Comment c’est la seule liberté qui se puisse décréter. — Pourquoi il n’est pas sûr que, en Russie, la liberté religieuse précède la liberté politique.


Nous voici au terme de celle longue enquête sur l’état moral et religieux du vaste empire. Il est temps de conclure ; mais est-ce bien nécessaire ? La conclusion sort elle-même des faits. Faut-il nous poser, pour les institutions religieuses de la Russie, la même question que pour ses institutions politiques[384] ? Est-ce la peine de nous demander si, près de deux siècles après Pierre le Grand, la Russie est vraiment un État européen, un État moderne ? La réponse n’est pas douteuse. En religion, non moins qu’en politique, la Russie se montre un État d’ancien régime. Elle l’est par ses mœurs, elle l’est par ses lois. Le principe de la liberté de conscience, accepté par tous les États civilisés, n’est pas encore reçu chez elle. À cet égard, nous la retrouvons, cette grande Russie, au-dessous de tous les États de l’Europe ou de l’Amérique, infériorité d’autant plus regrettable que la liberté religieuse est peut-être le signe le plus sûr du développement intellectuel d’un peuple. Elle en est, en religion, tout comme en politique, aux vieilles maximes, aux vieux procédés, à l’ingérence de l’État dans les consciences, à la contrainte légale. Il serait injuste de dire qu’elle en est toujours au moyen âge ; mais, comparée à autrui, elle est toujours en arrière ; et, chose plus humiliante, si on la compare à elle-même, elle est peut-être, en fait de tolérance, plus arriérée à la fin du dix-neuvième siècle qu’elle ne l’était à la fin du dix-huitième.

Cet empire, qui réunit chez lui les cultes de l’Asie aux cultes de l’Europe, cherche encore l’unité de l’État dans l’unité de la religion. Par là, ce peuple, qui nous paraît si jeune, nous fait remonter à Philippe II ou à Ferdinand d’Autriche, ou, mieux, à travers Byzance, jusqu’à la société païenne et à la cité antique, car c’est là une conception vieille de quelque deux mille ans. Cette notion archaïque est, chez lui, un trait d’enfance. L’idée d’Unité a sa grandeur, quoique trop souvent elle ne soit qu’un fantôme décevant : on comprend qu’elle ait pu être le rêve de grands esprits et de grands peuples. C’est le droit et l’honneur d’une Église que de la poursuivre ; mais, si l’unité spirituelle a du prix, c’est quand elle est réelle. Il faut que ce soit une unité vivante et libre, et non point une unité extérieure, factice, apparente, maintenue par la force ou la crainte. Des anciens inquisiteurs à nos modernes Jacobins, peu d’idées ont fait plus de mal à l’humanité que cette spécieuse notion de l’unité morale de l’État, éternel prétexte à tyrannie. L’unité de l’État moderne ne peut être cherchée que dans la libre satisfaction des besoins moraux et matériels des peuples.

La religion semble, pour la Russie, une sorte d’uniforme qu’elle prétend imposer à tous les esprits, sans égard aux différences de races, de tempéraments, d’habitudes. Autant vaudrait faire endosser à tous ses sujets, du Lapon au Géorgien, la chemise rouge ou le touloup du moujik. L’empire russe est trop vaste, il touche à trop de climats, il s’étend sur trop de races, pour que l’âme ou le corps se plie à une pareille uniformité. Depuis sa grande expansion territoriale et depuis le déchirement intérieur de son Église, l’unité religieuse ne saurait plus être, en Russie, qu’une fiction légale. La multiplicité s’est introduite chez elle ; le plus sage serait de le reconnaître et, ayant perdu le bénéfice de l’unité, de recueillir, pour l’intelligence nationale, pour l’État et pour la religion elle-même, le profit de la variété.

À la liberté, l’Église nationale gagnerait en profondeur plus qu’elle ne perdrait en superficie. Le nom de Russe et le titre d’orthodoxe sont trop liés par l’histoire pour qu’elle ait à redouter des désertions en masse du peuple ou de « l’intelligence ». Au prix de quelques défections, dont la plupart ne lui enlèveraient que des âmes qui ne lui appartiennent point, l’orthodoxie officielle se purifierait des souillures qui la déshonorent et se relèverait des abaissements qui l’avilissent. L’intérêt de l’orthodoxie et celui des autres cultes sont moins en opposition que ne l’imaginent les bureaucrates : la dignité de l’une ne saurait croître qu’avec l’émancipation des autres. Les différentes confessions sont, malgré elles, solidaires. L’Église d’État trouverait dans l’émulation et dans la lutte un aiguillon qui vaudrait pour elle tous les privilèges. C’est au temps où le protestantisme a été, chez nous, le plus libre que l’Église de France a jeté le plus vif éclat ; c’est à la révocation de l’édit de Nantes et à la destruction de Port-Royal qu’a commencé sa décadence. Un clergé qui garde ses ouailles emprisonnées dans les murailles de la loi a, pour les retenir au bercail, moins besoin de science et de vertu.

La plus grande infériorité de la Russie, celle qui est en quelque sorte le signe des autres, c’est le défaut de liberté religieuse. Il est plus choquant que le défaut de liberté politique, parce que la liberté religieuse est, à la fois, plus essentielle et plus facile à établir. De toutes les libertés dites « modernes », c’est la plus précieuse à l’individu, la moins redoutable à l’État ; c’est la seule peut-être qui n’ait pas donné de mécomptes, là du moins où elle n’a pas été dénaturée par le fanatisme à rebours d’inconséquents libres-penseurs. On comprend qu’un tsar investi par l’histoire d’un pouvoir omnipotent hésite à s’en dessaisir. Si lourd que lui pèse sa toute-puissance, il ne s’en peut décharger d’un coup ; il ne peut la partager avec la nation sans travail et sans luttes, sans combinaisons compliquées, sans mille difficultés d’organisation. Un changement de régime politique est forcément un saut dans les ténèbres ; quelque désirable, quelque fatal qu’il puisse sembler, il comporte, pour le prince et pour l’État, des risques contre lesquels aucune science humaine ne les saurait assurer. Tout autre est la liberté religieuse ; elle n’a que des avantages ; elle n’entraîne aucun bouleversement dans les institutions, aucun péril pour l’État. Elle met en repos la conscience du souverain, sans rien coûter à son pouvoir. Bien mieux, à l’inverse des libertés politiques, elle s’apprend sans apprentissage.

Tout cela est manifeste, et cependant il peut se faire que cette inoffensive liberté soit l’une des dernières octroyées aux Russes ; que chez eux, comme en tant d’autres pays, en Angleterre, aux États-Unis, en Hollande, en Suisse, en Espagne, en France, elle ne soit obtenue qu’au prix de longues luttes ; que, loin de précéder les libertés politiques, elle ne vienne qu’après elles et sous leur couvert. À l’encontre du préjugé courant, l’histoire des derniers siècles nous montre que, dans la plupart des États des deux mondes, la liberté de penser et la liberté des cultes n’ont été reconnues qu’à la faveur des libertés politiques ; que, là où elles ont survécu à ces dernières, elles sont postérieures en date. Le fait est si général que nous avons été tenté d’y voir une sorte de loi de l’histoire[385]. À cette loi je ne connais guère, dans l’Europe moderne, qu’une exception : la Prusse. La tolérance est entrée dans les fondations de la monarchie prussienne. Berlin n’a pas eu à s’en repentir. En sera-t-il de la Russie autocratique comme de la Prusse de Frédéric II ? Rien ne l’assure ; il ne faudrait pour cela que la volonté d’un tsar ; mais rien ne dit que ce tsar se rencontrera. Et, si elle ne vient pas de la libre initiative d’un autocrate, l’émancipation de la conscience russe peut se faire attendre un siècle et plus ; les défiances ou les préventions nationales risquent de la retarder pour des générations. C’est une de ces réformes dont l’accomplissement est moins malaisé à un prince qu’à un peuple.

Il semble que, après l’empereur Alexandre II et l’émancipation des serfs, il n’y ait plus, pour un souverain russe, de gloire facile à cueillir ; qu’un autocrate ne puisse plus innover sans entamer l’autocratie, partant sans ébranler les fondements de l’empire. Nous l’avons dit nous-méme : nous nous trompions ; nous ne songions qu’aux réformes politiques[386]. À la portée de la main du tsar, il reste une gloire aisée à conquérir, une tâche noble entre toutes : l’émancipation des consciences. Elle n’exige ni génie, ni labeur ; il n’y faut qu’un acte de volonté. Un trait de plume y suffirait. C’est l’unique réforme qui puisse s’accomplir par ordre ; la seule liberté qui se puisse décréter. Il n’est, pour cela, besoin ni de longues études, ni de savantes institutions, ni de charte ou de statuts, ni d’assemblées et de fastidieuses délibérations ; une parole du tsar et c’est assez. C’est la seule réforme que, avec son omnipotence, il puisse faire seul, comme d’un coup de baguette. Que faut-il pour cela ? un édit de tolérance déclarant qu’aucun sujet russe ne saurait être poursuivi pour ses opinions religieuses. Il n’est même pas nécessaire d’altérer la constitution de l’Église, de toucher à ses privilèges légaux, de modifier sa situation dans l’État. L’exemple de l’Angleterre montre qu’une Église d’État n’est pas forcément incompatible avec la pleine liberté religieuse. Autre avantage dans un pays autocratique : cette liberté n’est pas non plus incompatible avec le maintien du pouvoir absolu. Elle n’affecte qu’un domaine où, prince ou peuple, la puissance civile est notoirement incompétente.

L’émancipation religieuse et intellectuelle de la Russie suffirait à l’illustration d’un règne et à l’éternelle renommée d’un prince. Ce ne serait assurément pas une œuvre moins haute que l’émancipation des serfs, et, à l’inverse de cette dernière, elle ne coûterait rien à personne. Sur les 115 ou 120 millions de sujets que va compter l’empire des tsars, 45 ou 50 millions en bénéficieraient personnellement, sans qu’aucun en fût victime. Et pourtant, si facile, si bienfaisante, si glorieuse que soit cette réforme, il n’est pas sûr, encore une fois, qu’il se trouve un prince pour l’entreprendre. Cela paraît si simple ; il semble que, pour la décréter, il suffise d’un esprit droit, d’un cœur élevé, d’une conscience respectueuse des consciences. Hélas ! s’il en était ainsi, elle serait déjà effectuée. Alexandre III se fût hâté de l’ordonner, ou, mieux, Alexandre II ne lui en eût pas laissé l’honneur. Par malheur pour la Russie, cette réforme, en elle-même si aisée, ne serait rien moins, dans l’état actuel des institutions et des mœurs, qu’une révolution. Elle a contre elle la tradition nationale, les mœurs officielles, l’intérêt de la bureaucratie, le préjugé public. Ce pays, où l’autocratie peut tout, attendra peut-être cent ans le souverain ou le ministre qui osera. Il n’y faudrait guère moins que l’énergie de volonté ou l’indépendance d’esprit d’un Henri IV, d’un Pierre le Grand, d’un Frédéric II. Ce n’est qu’un acte, mais c’est un acte qu’il est difficile de demander à l’élève d’un Pobédonostsef ; son cœur l’y pousserait, qu’il se trouverait, autour de lui, des conseillers pour lui en faire un crime religieux ou politique. Tout ce qu’on peut espérer, à brève échéance, c’est la suppression des lois ou des mesures qui équivalent à une persécution directe ; et cela même, il serait téméraire d’y trop compter. C’en serait assez, pourtant, pour faire honneur à un tsar russe, car on ne saurait, de longtemps, appliquer à la Russie la même mesure qu’aux États de l’Occident.

À l’affranchissement de la conscience russe s’opposent deux choses : l’exclusivisme national et la raison d’État. Toutes deux sont souvent des conseillères à courte vue. Qu’on regarde les intérêts de l’État russe au dedans ou au dehors, la balance des avantages penche du côté de l’émancipation religieuse. Les religions sont des forces vivantes, dont la sève n’est pas encore desséchée et qu’il est mauvais d’avoir contre soi. Un État aussi vaste que la Russie, un empire auquel toutes les ambitions semblent permises, a-t-il intérêt à froisser, simultanément, toutes les grandes religions du globe, à blesser, dans leurs coreligionnaires, le catholique, le protestant, le juif ? Catholicisme, protestantisme, judaïsme (nous pourrions ajouter l’islamisme], représentent trois influences de taille et de vigueur inégales, qui, toutes trois, jouent encore un rôle dans les affaires humaines. Une politique prévoyante ne les saurait traiter en quantités négligeables. La Russie a-t-elle intérêt à s’aliéner, dans le monde entier, les missions catholiques, les sociétés bibliques, la banque juive ? Qu’on veuille bien y réfléchir, on trouvera que son exclusivisme confessionnel a été une des causes de son isolement politique et de son infériorité économique. Le Russe est trop porté à mettre sa confiance dans la force matérielle ; il ne redoute pas assez d’avoir contre lui les forces morales. Ses intérêts matériels eux-mêmes n’auraient qu’à gagner à une politique plus tolérante. La Russie traiterait mieux les Juifs, que le crédit russe serait coté plus haut sur les Bourses européennes. Katkof le sentait : c’était une des raisons de sa répulsion pour l’antisémitisme.

Qu’on laisse de côté les droits de la conscience, l’intérêt de la civilisation et de la pensée nationale, l’homme d’État le plus réaliste reste en présence de cette vérité : une politique confessionnelle peut être bonne pour un petit État, d’une structure nationale et géographique peu compliquée, sans grandes vues, sans large champ d’action ; elle ne saurait convenir à un grand État, à une Weltmacht. Ce n’est point une politique impériale. Rome l’avait compris quand elle accueillait dans son Panthéon les dieux de toutes les nations. Les droits de la conscience et de l’humanité sont d’accord avec l’intérêt bien entendu de la puissance russe ; mais c’est peut-être se montrer exigeant, vis-à-vis d’un peuple ou d’un État, que de lui demander ce qui est de son intérêt le mieux entendu.



FIN


TABLE DES MATIÈRES


DE LA RELIGION ET DU SENTIMENT RELIGIEUX EN RUSSIE


Chapitre i. — Pourquoi ce volume est-il consacré à la religion ? — Intérêt scientifique et politique des questions religieuses. Leur importance particulière dans un pays tel que la Russie. — Révolution et religion. Caractère religieux du nihilisme et du mouvement révolutionnaire en Russie. 1
Chapitre ii. — Comment, chez le peuple, le sentiment religieux a gardé toute sa puissance. — Raisons de ce phénomène. — L’état de culture de la Russie. — L’histoire et le mode de gouvernement. — Du mysticisme et du fatalisme russes. Oh faut-il en chercher les sources ? — Est-ce dans la race ou dans le sol et le climat ? — Influences de la nature et du milieu. — La plaine et la forêt. — Les saisons. — Les maux historiques : épidémies et famines. — Comment il ne faut pas outrer le mysticisme des Russes. Quels en sont les caractères et les limites ? — Fréquente combinaison de réalisme et d’idéalisme. 9
Chapitre iii. — De la nature de la religion en Russie. — Est-il vrai que le peuple russe ne soit pas chrétien ? — Caractères du sentiment religieux chez lui. Comment son christianisme est parfois demeuré extérieur. — Raisons de ce fait. Manière dont la Russie a été convertie. — De quelle façon le polythéisme a persisté sous le christianisme. — Dieux slaves et saints chrétiens. — En quel sens le peuple russe est un peuple « bireligieux ». Rites chrétiens et notions païennes. — Persistance de la sorcellerie. — Religion envisagée comme une sorte de magie. — Pourquoi le peuple russe n’en doit pas moins être regardé comme chrétien. Influence de l’Évangile sur ses idées, ses mœurs, sa littérature. 28
Chapitre iv. — Du dualisme de la Russie lettrée et de la Russie populaire, au point de vue religieux. Si le peuple en est resté au moyen âge, les classes supérieures en sont souvent encore au dix-huitième siècle. — En quel sens l’état religieux de la Russie est inverse de celui de la France. — De quelle façon la diffusion des idées révolutionnaires tend à modifier cette situation. — Efforts de l’État pour fortifier l’ascendant de la religion. Du « cléricalisme » gouvernemental. — Rôle de l’Église au point de vue politique. Lien séculaire de la foi orthodoxe et de la nationalité. La Russie patronne de l’orthodoxie. — De quelle manière l’État, de même que la nation, conserve un caractère religieux et confessionnel. Comment l’autocratie russe est une sorte de théocratie. 16


L’ÉGLISE ORTHODOXE RUSSE


Chapitre i. — Caractère général de l’orthodoxie orientale. — Faut-il y voir la forme slave du christianisme ? Orthodoxie ou pravoslavie. — De l’infériorité de l’Église gréco-russe dans l’histoire de la civilisation. Où doit-on en chercher la raison ? — Des différences dogmatiques entre les deux Églises. Opposition de leurs points de vue. — Comment l’immobilité de l’orthodoxie orientale peut être favorable à la liberté de penser. — La constitution de l’Église gréco-russe. Absence d’autorité centrale. Ses conséquences. —— Tendance à former des Églises nationales. Annexions de l’Église russe et démembrement du patriarcat byzantin. — Le « phylétisme ». Comment, dans l’orthodoxie orientale, les luttes religieuses recouvrent d’ordinaire des querelles politiques. 48
Chapitre ii. — Conséquences de la constitution nationale de l’Église orthodoxe. — Ingérence du pouvoir civil. Comment l’intimité de l’Église et de l’État a été plutôt un obstacle à la liberté intellectuelle et à la liberté politique. — De l’emploi d’une langue nationale dans la liturgie. — Le slavon ecclésiastique. Ses avantages pour la nationalité, ses inconvénients pour la civilisation russe. — En quel sens l’orthodoxie orientale occupe une situation intermédiaire entre le catholicisme et le protestantisme. — De l’Écriture et des Sociétés bibliques en Russie. Les deux courants qui se disputent l’Église russe. 81
Chapitre iii. — Du culte et du ritualisme. — Importance des rites et du cérémonial dans l’Église orientale. Le formalisme russe et le caractère national. — Le rite de la prière. — Les cérémonies et la liturgie. — Comment l’Église russe a rempli le rôle esthétique de la religion. — Du culte des images. Précautions prises contre la superstition. Vierges miraculeuses et dévotion du peuple. — L’imagerie religieuse et l’art byzantin en Russie. — Caractères de la peinture moscovite. Attachement aux types traditionnels. Difficulté de les renouveler. — La musique à l’église et le chant sacré. 101
Chapitre iv. — Les jeûnes et les fêtes. — Les quatre carêmes. Attachement du peuple aux jeûnes. — Comment il est malaisé à l’Église russe de modifier les anciennes observances. — Les fêtes, leur grand nombre, leurs inconvénients. — Le calendrier julien. Raisons de son maintien. — Les saints russes, leur caractère archaïque. De la canonisation en Russie. Le culte des reliques. — Les pèlerinages à l’intérieur et en Terre-Sainte. 127
Chapitre v. — Des sacrements dans l’Église russe et des relations du prêtre et des fidèles. — Le baptême. Divergence avec Constantinople. — L’eucharistie, la communion sous les deux espèces. — Le saint chrême et l’onction. — La prêtrise. Conséquences du mariage des prêtres. — Le sacrement du mariage ; le divorce. Comment on y procède dans la société russe. — La confession. Manière dont on la pratique. De l’usage de payer le confesseur. — De l’obligation légale de s’approcher des sacrements. Les registres du clergé et la statistique des communions. — Comment les Russes font leurs dévotions. 145
Chapitre vi. — Des relations de l’Église et de l’État. — Comment la constitution ecclésiastique a été affectée par l’autocratie. — Principales phases de l’histoire de l’Église russe. Modes successifs de son gouvernement. — La période byzantine. — Les deux métropolies. — Le patriarcat. Le patriarche Nikone et la lutte des deux pouvoirs. — Pierre le Grand et l’abolition du patriarcat. — Le « Règlement spirituel » et la suprématie de l’État. — La fondation du « Collège ecclésiastique » ou Saint-Synode. Comment l’administration synodale semble la forme définitive du gouvernement des Églises orthodoxes. — Du pouvoir du tsar en matière ecclésiastique. Est-il vrai que l’empereur soit le chef de l’Église ? — Comparaison avec l’étranger. 167
Chapitre vii. — Constitution intérieure de l’Église. — Composition et fonctionnement du Saint-Synode. Membres effectifs et membres assistants. — Le haut procureur et sa chancellerie. — Cléricalisme orthodoxe. La censure spirituelle. — Les évêques et les grades èpiscopaux. Grandeur des diocèses. — Les consistoires diocésains. — Influence des secrétaires de consistoire. Les entrepreneurs de divorces. — Conciles provinciaux. — Centralisation et caractère bureaucratique de l’Église russe. 204
Chapitre viii. — Le clergé noir, les couvents et les moines. — Division du clergé en deux classes. Suprématie du clergé monastique. — Caractères du monachisme russe. Son manque de variété. Son importance historique. — Les grands couvents nationaux. Petit nombre relatif des religieux des deux sexes. — Le recrutement des moines. Leur genre de vie. — Comment les couvents sont devenus une institution d’État. Leur classification. — Leurs biens et leurs ressources. Leurs œuvres. — Les couvents de femmes. Les béguines. Les sœurs de charité. 223
Chapitre ix. — Le clergé blanc ou séculier. — Comment le clergé est devenu une caste. De l’hérédité des fonctions ecclésiastiques. Églises apportées en dot. Subdivisions de la caste sacerdotale. — Éducation du clergé. Séminaires et Académies ecclésiastiques. Caractère de ces établissements. Leur personnel, leur esprit, leur enseignement. — Situation matérielle du clergé. La plupart des popes ne reçoivent pas de traitement. Tendance à les salarier. Formation et accroissement du budget du culte orthodoxe. Les biens de l’Église. Ressources du clergé. Le casuel. Difficultés auxquelles donne lieu sa perception. 260
Chapitre x. — Le clergé blanc (suite). — Situation sociale du clergé, son isolement, sa dépendance. Comment il est traité par ses supérieurs. — La famille du pope. Sa femme. Ses enfants, ses fils. Esprit de la caste et tendances des hommes qui en sortent. — Efforts pour relever la situation morale et matérielle du clergé. Diminution du nombre des paroisses et des prêtres. Ses inconvénients. De l’élection des curés. Les curatelles paroissiales. — De l’emploi du clergé dans l’instruction publique. Pourquoi l’on cherche à lui remettre l’enseignement populaire. Les écoles de paroisses. — De la prédication, comment elle était naguère encore peu répandue. Impulsion que lui ont donnée les inquiétudes politiques. Caractères de la prédication russe. — Peut-on supprimer la barrière entre le clergé noir et le clergé blanc et ouvrir à ce dernier l’accés de l’épiscopat ? 289


LE RASKOL ET LES SECTES


Chapitre i. — Origine et caractère du raskol ou schisme ; ses causes religieuses. — Importance attachée aux rites et aux formules. Révolution provoquée par la correction des livres liturgiques. — Les principaux points en litige. Les Vieux-Ritualistes ou Vieux-Croyants. — Comment ils ont outré les principes du christianisme oriental. Exagération du principe d’immobilité. Exagération du nationalisme dans l’Église. De quelle manière le raskol est sorti de la liturgie slavonne. — Comment, en se révoltant contre l’Êglise officielle, les Vieux-Croyants se révoltaient contre les influences étrangères. 326
Chapitre ii. — Origine et caractère du raskol : ses causes politiques. — Le schisme est une réaction contre les réformes de Pierre le Grand et de ses successeurs. Du raskol comme protestation des Vieux-Russes ; il personnifie la résistance aux formes de l’État moderne. — Les innovations de Pierre le Grand données comme un signe de la fin du monde. L’empereur regardé comme l’Antéchrist. L’ère de Satan. — Condamnation de tous les usages postérieurs à Nikone et à Pierre le Grand. Lutte avec l’État pour le port de la barbe. — Le raskol et les revendications populaires contre le servage et le despotisme bureaucratique. 342
Chapitre iii. — Évolution du raskol. — Aperçu général de la marche du schisme. Avec quelle logique il se développe. Les vieux-ritualistes privés de clergé. — Comment continuer le culte sans hiérarchie ? Le raskol coupé en deux camps : popovtsy et bespopovtsy ou sans-prêtres, — Point de départ des deux partis. Par quoi remplacer le sacerdoce et les sacrements ? À quoi en arrivent les groupes extrêmes. Plus de prêtres, plus de mariage. — Comment expliquer la disparition des sacrements ? Par l’approche de la fin du monde. Le règne de l’Antéchrist. Pour y échapper, certains sectaires recourent à la mort violente. La rédemption par le suicide et le baptême du feu. — Le millénarisme et l’attente d’un nouveau Messie. Comment Napoléon a été quelquefois pris pour ce Messie. Les espérances millénaires et l’émancipation des serfs. — Comparaison entre les sectes russes et les sectes américaines. 359
Chapitre iv. — Du nombre des raskolniks. Difficulté de le connaître. Peu de valeur des statistiques officielles. Raskolniks déguisés. Prestige du schisme sur l’homme du peuple. — Répartition géographique du raskol. Comment il se recrute surtout parmi les Grands-Russiens. Des vieux-croyants comme agents de colonisation. Leurs colonies en dehors de l’empire. — La force du schisme n’est pas tout entière dans le nombre de ses adhérents. Supériorité morale des vieux-croyants ; elle ne tient pas uniquement à la religion. Leur prospérité matérielle. Quelles en sont les causes. Importance des raskolniks dans le commerce moscovite. Du rôle de l’argent dans leurs communautés. — De la culture des vieux-ritualistes. De quelle manière les besoins de la polémique leur ont donné le goût de l’instruction. Caractères de leur érudition. Comment l’instruction élémentaire ne suffit point à leur affranchissement intellectuel. 375
Chapitre v. — Constitution et organisation des principales sectes du schisme : les popovtsy. — Comment les différents groupes du raskol se sont d’abord organisés dans les skytes ou ermitages. Importance de ces skytes. De quelle manière la direction du schisme est plus tard passée aux cimetières moscovites. — Efforts pour donner plus de cohésion aux vieux-ritualistes. Tentatives de l’émigration révolutionnaire pour se mettre en rapport avec eux. Comment les vieux-croyants sont parvenus à s’assurer un sacerdoce indépendant. — La hiérarchie de Bélokrinitsa. Évêques vieux-croyants ; leur situation, leurs discordes. Division de leurs adhérents en deux partis. — Efforts du gouvernement pour rapprocher les vieux-croyants hiérarchiques de l’Église d’État. On leur concède l’usage des anciens rites. Les Edinovertsy ou vieux-ritualistes unis à l’Église. Obstacles à l’union. 398
Chapitre vi. — Organisation et doctrines des sans-prêtres (beipopovtsy). — Comment il leur est difficile de se constituer en Église. Leur fractionnement en nombreuses sectes. Les principales : Pomortsy, Théodosiens. — Questions débattues entre elles. Les fanatiques et les politiques. De la soumission à l’État. La prière pour l’empereur. — Le mariage et la famille. Toute union des sexes est illicite. Théorie et pratique du célibat. L’union libre. Comment la plupart des sans-prêtres ont dû s’écarter de leur point de vue primitif. — Sectaires qui persistent à s’y tenir : Errants ou Stranniki. Le vagabondage érigé en devoir religieux. Deux degrés dans la secte : les pèlerins et les hébergeurs. — Autres sectes extrêmes. Muets, Nieurs, Non-priants. Quel est le dernier terme du raskol. 428
Chapitre vii. — Sectes non issues du schisme : leur division en deux groupes. Les mystiques : khlysty ou flagellants. — Caractère général des sectes mystiques ; le prophétisme, les incarnations. Christs et Mères de Dieu. — Légende et doctrines des flagellants. Leurs rites. Comment ils se procurent l’extase. — Khlysty dans les monastères. Khlysty civilisés. — Les skaouny ou sauteurs. Les rites licencieux. L’amour en Christ. — Les rites sanglants. Comment communiaient certains sectaires. 454
Chapitre viii. — Sectes mystiques : les blanches-colombes, eunuques ou skoptsy. — De la mutilation comme moyen d’ascétisme. Le baptême du feu. Mutilation des deux sexes. Skoptsy mariés. Comment se recrute la secte. Ses moyens de propagande. — Dogmes et histoire des skoptsy. Leur parenté avec les khlysty. Leur Christ du dix-huitième siècle. Leur organisation par loges ou nefs. Leur millénarisme. Pierre III et Napoléon messies des eunuques. — Professions favorites des skoptsy. Leur goût pour l’or, leurs richesses. Avantage d’avoir des eunuques pour caissiers. — Lois contre les skoptsy. Leurs procès. Skoptsy spirituels. 479
Chapitre ix. — Les sectes rationalistes ou protestantes. — Molokanes et doukhobortsy. — Leur origine et leur théologie. Singulière doctrine sur Dieu et sur l’âme. — Comment ces sectaires envisagent le pouvoir civil et la société. Tendances radicales et socialistes. — Les obchtchiie ou communistes. Application de leurs principes. — Le stundistne. Comment, des colonies allemandes du Midi, l’esprit de la Réforme a pénétré chez le moujik. Doctrines et progrès des stundistes ou évangéliques russes. — Les sabbatistes ou judaÏsants. D’où proviennent-ils ? Unitaires à rites judaïques. 496
Chapitre x. — Sectes récentes du peuple et du monde. — Continuation de la génération des sectes. Psychologie des sectaires. Prophètes et prophétesses. Exemples d’hérésies nouvelles. — Un type de sectaire contemporain : Soutalof. Sa théologie, sa politique. — Sectes du grand monde ; le radstockisme ou pachkovisme. Le lord-apôtre. La prédication évangélique dans les salons. Propagande parmi les gens du peuple. — Le comte Léon Tolstoï. Sa parenté intellectuelle avec les prophètes de villages. Analogie des procédés et des idées. Le dogme fondamental du christianisme, la non-résistance au mal. — Tolstoï réformateur social. Bouddhisme chrétien et nihilisme évangélique. 519
Chapitre xi. — Situation légale du raskol et des sectes. — Comment la conduite du gouvernement à l’égard du raskol a souvent changé. Appel de l’Église au bras séculier. Longues persécutions. Incohérence de la législation. — De l’emploi des moyens spirituels dans la lutte contre le raskol. Colloques ou discussions publiques entre orthodoxes et raskolniks. — Droits nouvellement reconnus aux dissidents. Leur attitude vis-à-vis des nihilistes. Avantages qu’ils en ont retirés. Comment leur émancipation est loin d’être complète. — Conclusion du IIIe livre. Les sectes et l’avenir religieux de la Russie. Peut-il sortir des hérésies russes une nouvelle forme de christianisme ? 562


LA LIBERTÉ RELIGIEUSE ET LES CULTES DISSIDENTS


Chapitre i. — L’Église nationale et les cultes étrangers. — Privilèges de l’Église orthodoxe. Leur raison historique. Solidarité de la nationalité russe et de l’orthodoxie. — Défiances nationales et politiques pour les cultes étrangers. Le système du cantonnement religieux. Interdiction du prosélytisme. — Comment la Russie entend la liberté de conscience. Théorie officielle de cette liberté. Le droit de prosélytisme ne lui est pas inhérent. Ce droit est réservé à l’Église nationale. — Comment l’Église exerce son privilège de prosélytisme. Ses procédés de propagande et les pseudo-orthodoxes. Les missions russes. 570
Chapitre ii. — Cultes étrangers : les confessions chrétiennes. — Comment la Russie tend à imposer aux diverses confessions une constitution analogue à celle de l’Église nationale. — Arméniens. La politique russe et la hiérarchie arménienne. Le catholicos d’Etchmiadzin et les polojéniia. — Protestants. Luthéranisme et germanisme. Propagande orthodoxe dans les provinces baltiques. Moyens employés par le prosélytisme officiel. Mariages mixtes. — Catholiques. Latinisme et polonisme. Le Collège catholique romain. Papauté et autocratie. Insuffisance numérique du clergé catholique. Difficultés de son recrutemenL Une messe sans prêtre. Suppression des couvents. Restrictions à la liberté religieuse. De la substitution du russe au polonais dans l’église. Incapacités civiles des catholiques polonais. — Les uniates et la propagande orthodoxe. Paysans sur les frontières des deux Églises. Suppression de l’Union. Méthode employée pour ramener les grecs-unis. Persécution des derniers uniates. — De la réunion des deux Églises. Avantages qu’y trouverait la Russie. Obstacles qui s’y opposent. 584
Chapitre iii. — Cultes non chrétiens. — Les Juifs : leur grand nombre. Différents aspects de la question juive. Les troubles antisémitiques. Comment ils n’ont pas toujours été un mouvement populaire spontané. — Juifs russes et polonais. Leurs mœurs, leur piété, la vie juive. — Situation légale des Israélites. Restrictions à leurs droits civils. Interdiction de résider dans l’intérieur de l’empire. Interdiction de louer ou d’acheter des terres. Défense d’habiter dans les campagnes. — Les Juifs et le travail manuel. Les Juifs et les professions urbaines. Restrictions touchant le commerce des alcools. Limitation du nombre des Juifs admis aux collèges et aux universités. — Conséquences de ces lois d’exception. Comment elles tournent contre leur but. L’Ouest russe et le parasitisme juif. Avantages de l’émancipation des Israélites au point de vue national et au point de vue économique. — Les musulmans. Force de résistance de l’Islam en Europe et en Asie. Situation légale et organisation religieuse des mahométans de l’empire. La propagande orthodoxe et les musulmans. La puissance russe et l’Islam. — Les bouddhistes. Affaiblissement du bouddhisme en Europe. Comment il se défend en Asie. Les lamas et la propagande chrétienne. Peu d’influence directe du bouddhisme sur l’esprit russe. 613
Chapitre iv. — Conclusion. — L’unité de religion et l’unité morale de l’État. — Nécessité de la liberté religieuse pour un grand empire. Comment c’est la seule liberté qui se puisse décréter. — Pourquoi il n’est pas sûr que, en Russie, la liberté religieuse précède la liberté politique. 654




ERRATA

Page 2, ligne 13o, au lieu de : les religions sont comme des moules où les générations se viennent successivement modeler, lire : les religions sont comme des moules où les siècles ont jeté les générations ; souvent, etc.

— 9, ligne 6o, avant les mots : dont le nombre même est difficile à fixer, ajouter : sorte de monstres d’un autre âge.

— 9, ligne 14o ; au lieu de : la rudesse du sol et du climat, lire : la rudesse du sol et la rigueur du climat.

— 10, dernière ligne, au lieu de : grossières, lire : subtiles.

— 17, ligne 27o après : la Pologne, ajouter : la Suède de Swedenborg.

— 32, note, ligne 3o, au lieu de : Nikistki, lire : Nikitski,

— 43, ligne 34o, au lieu de : la foi qui a cessé de l’animer, lire : d’une foi évanouie.

— 47, ligne 29o, ajouter : à la lampe, avant les mots : des magnétiseurs.

— 56, note 3o, au lieu de : Russland, lire : Russia.

— 57, titre courant, au lieu de : aristocratie, lire : autocratie.

— 97, note, au lieu de : aus der, lire : aus den Erlebnissen.

— 126, ligne 1o, au lieu de : Back, lire : Bach.

— 135, ligne 7o, ajouter le n* 1 après les mots : agriculture russe.

— 179, au lieu de : 1863, lire : 1663.

— 232. Le « Comité central de statistique » a publié, en 1888, un relevé du nombre des couvents et des religieux dont les chiffres diffèrent légèrement de ceux donnés dans le texte et la note de la page 232. D’après ce travail, il y avait, dans tout l’empire, 667 couvents orthodoxes (y compris les skytes et les ermitages, poustyniia) dont 420 d’hommes et 247 de femmes. Le nombre des religieux des deux sexes, y compris les novices, était de 29 735, dont 10 832 hommes.

— 244, ligne 7o, au lieu de : 4 roubles, soit, au cours du change, moins d’une dizaine de francs, lire : 40 roubles, soit, au cours du change, une centaine de francs.

— 282, ligne 9o, au lieu de : un billet de deux roubles, lire : deux roubles.

— 330, ligne 6o, au lieu de : l’effet, lire : la vertu.

— 349, ligne 29o, au lieu de : la race de Danof, lire : la tribu de Dan.

— 575. Ajouter au dernier alinéa la note suivante : Voyez la IIo partie du Code pénal, spécialement les articles 184-195. Il est juste de dire que ces articles de lois ne sont pas toujours appliqués.



14773. — Imprimerie A. Lahure, 9, rue de Fleurus, à Paris.
  1. Voyez les Catholiques libéraux l’Église et le libéralisme, de 1830 à nos jours (Plon, 1885), p. 15
  2. Voyez t. II, liv. VI, chap. i.
  3. Voyez t. I, liv. VIII, chap. vii.
  4. Voyez t. I, liv. IV, chap. iv, p. 193 (2e édit.). Cf. Revue des Deux Mondes, 15 oct. 1873.
  5. Voyez t. I, liv. IV, chap. iv, et t. II, liv. VI, chap. ii.
  6. Voyez t. II, liv. VI, chap. ii.
  7. Voyez, p. ex., le beau livre de M. E. M. de Vogüé de Roman Russe, chap. 1er.
  8. Voyez t. I, liv. II, chap. ii.
  9. Voyez t. 1, liv. III, chap. ii et iii.
  10. Voyez t. 1, liv. II, chap. iii.
  11. Rastivy rêk eia podobnye moram,…
    « Les débordements de ses fleuves, pareils à des mers », dit le poète Lermontof.
  12. Voyez ; p. ex., Herbert Barry : Russia in 1870, p. 194-199.
  13. En 1880, à Fidoulki, dans le gouvernement de Poltava, les paysans tentèrent de brûler vive une femme qui voulait les décider à se laisser désinfecter.
  14. Voyez, p. ex., la Revue des Deux Mondes du 15 oct. 1873, p. 880-888.
  15. Voyez t. 1, liv. III, chap. ii.
  16. Voyez t. 1, liv. III, chap. iii.
  17. Voyez la Philosophie positive, nov. 1813 et août 1881.
  18. M. L. Léger en a donné la traduction dans sa Chronique de Nestor.
  19. Si, à Novgorod ; la résistance du paganisme fut un peu plus longue et plus vive, M. A. Nikitski a montré que, aux bords mêmes du Volkof, cette résistance fut moindre que ne l’ont cru Solovief et Kostomarof. Nikistki : Veliki Novgorod, Otcherk vnoutrennoï istorii v velikom Novgorodé, Saint-Pétersbourg, 1879.
  20. Il nous a paru inutile de rappeler le récit de Nestor sur la conversion des Russes, d’autant qu’une grande partie de ce récit, spécialement la prétendue enquête de Vladimir sur le Judaïsme, l’Islamisme et le Christianisme grec ou latin, a toutes les apparences d’une légende.
  21. Cela est si vrai qu’au seizième siècle, sous Ivan le Terrible, lors du Concile qui rédigea le Stoglav, les évêques se plaignaient publiquement de la fréquence des cérémonies païennes. En certaines contrées ils pourraient encre renouveler les mêmes plaintes aujourd’hui.
  22. Voyez notamment Afanasief : Narodnyia Rousskiia Legendy, p. 6 ; Ralston : Russian Folk-tales, p. 325. Un grand nombre des chants de la Grande comme de la Petite Russie sont ce que des savants russes ont appelé bireligieux (doouviernyia.) Il en est de même des Zagovory, conjurations magiques rythmées et parfois rimées, dont le folklore moscovite est fort riche. On en possède de forme chrétienne et de forme païenne : parfois le Christ y est invoqué en même temps que le Soleil et la Terre humide. L’appel aux forces élémentaires, aux fleuves, aux vents, au « Soleil trois fois saint » est du reste fréquent dans la poésie russe populaire de toute époque. Voyez, p. ex., A. Rambaud : la Russie épique.
  23. Voyez, p. ex., Ralston : The Songs of the Russian people.
  24. Voyez particulièrement Afanasief : Poétitcheskiia Vozzreniia Slavian na prirodou I ; Ralston : The Songs of the Russian people, et M. L. Léger : Esquisse sommaire de la mythologie slave, Nouvelles études slaves, 2e série, 1886.
  25. Afanasief : Narodnyia Rousskiia Legendy, no 10. — Ralston : Russian folk-tales, p. 340.
  26. « Goditsia, molitsia ; ne goditsis ; gorchki pokrivat. »
  27. El Magico prodigioso selon le titre de la pièce de l’Espagnol Calderon.
  28. Crime et Châtiment.
  29. C’est ce qu’ont fait, par exemple, M. le professeur Wagner et M. le professeur Boutlérof dans le Rousskii, Vestnik en 1875 et 1876.
  30. Voyez ci-dessous, liv. IV, chap. i.
  31. Le sens est le même si on fait dériver krestianine (paysan) de krest, croix.
  32. Voyez t. I, liv. IV, chap. iii, p. 239-240 (2e édit.).
  33. Entre tous les écrivains qui ont mis ce fait en lumière, je citerai spécialement Kavéline, Mysti i zamêtki o Rousskoï istorii.
  34. Plusieurs ouvrages de G. Samarine et de Khomiakof n’ont pu ainsi être imprimés qu’en Allemagne.
  35. « L’empereur de Russie est un monarchie autocratique au pouvoir illimité (néogranitchennyi). Dieu lui-même commande qu’on soit soumis au pouvoir suprême, non seulement par crainte du châtiment, mais encore par motif de conscience. » Ce sont les termes de saint Paul : Romains, XIII, 5.
  36. « À ceux qui pensent que les monarques orthodoxes ne sont point élevés au trône par suite d’une bienveillance spéciale de Dieu ; et que, lors de l’onction (à leur sacre), les dons du Saint-Esprit ne leur sont point infusés pour l’accomplissement de leur grande mission ; et qui osent se soulever contre eux et se révolter, tels que Grichka, Otrépief, Jean Mazeppa et autres pareils : anathème, anathème, anathème. »
      Ces imprécations, particulières à l’Église russe, sont récitées solennellement dans l’office « de l’orthodoxie », où elles font suite aux anathèmes contre les athées et les hérésiarques.
  37. Mémoire rédigé à l’avènement d’Alexandre II et publié, en 1881, par Ivan Aksakor, pour l’édification de l’empereur Alexandre III.
  38. Stepniak (pseudonyme) : Russland under the tzars, Londres, 1885.
  39. Comparez t. II, liv. VI, chap. i, p. 552 (2e édit.).
  40. Il faudrait défalquer de ce nombre plusieurs millions pour les sectaires russes, mais, comme nous le verrons, le chiffre est difficile à déterminer, et la plupart sont en révolte contre l’Église officielle de l’Empire plutôt que contre l’Église orthodoxe.
  41. La ressemblance phonétique avec le terme ethnographique est accidentelle ; traduire pravoslave par orthoslave, c’est faire un jeu de mots.
  42. Les Russes ont même tenté de nouer des relations en Afrique avec l’antique Église jacobite d’Abyssinie.
  43. Voyez t. I, livre IV, chap. i et ii.
  44. Voyez par exemple Döllinger : Kirche und Kirchen, Papsthum und Kirchenstaat.
  45. Cette intercommunion, longtemps après Photius et même après Michel Cerullaire, explique l’union de princes et princesses russes de Kief avec des membres de l’Église latine, par exemple le mariage d’Anne, flile de Iaroslaf, avec notre roi Philippe Ier.
  46. Voyez notamment le Dr W. Gass : Symbolik der Griechischen Kirche (1872), p. 335-342.
  47. Tandis que les Russes reprochent au Vatican l’Immaculée Conception comme une innovation, les écrivains catholiques se flattent d’avoir découvert celle croyance dans la liturgie russe et dans la tradition des Vieux-Croyants moscovites. Le P. Gagarine : L’Église russe et l’Immaculée Conception (1876).
  48. Palmer : Notes of a visit to the Russian Church, Londres, 1882, p. 326, 329.
  49. Ainsi, lorsque le grand ultramontain donne à entendre que les récits des premiers chapitres de la Genèse pourraient bien n’être que des allégories.
  50. Le P. Gagarine : L’Église russe et l’Immaculée Conception, p. 51.
  51. Mme Swetchine : fragments de son journal avant sa conversion. Voy. M. de Falloux : Mme Swetchine, t. I, p. 122.
  52. Palmer : Notes of a visit to the Russian Church. Ces Notes posthumes, écrites vers 1840 ; n’ont été publiées qu’en 1882 par les soins du cardinal Newman.
  53. L’Orient a cependant présenté un exemple de principauté ecclésiastique, c’est au Monténégro. Longtemps la Tsernagora fut gouvernée par ses évéques, ses vladikas, se succédant d’oncle en neveu. Cette singulière constitution était issue des conditions locales. Dans leur lutte séculaire contre l’envahisseur musulman, les chrétiens de la Montagne Noire s’étaient naturellement groupés autour de leur évêque. La sécularisation du pouvoir n’a été effectuée qu’en 1851, lorsque le prince Danilo, gardant pour lui l’autorité civile, appela à l’épiscopat un de ses cousins.
  54. De phulè tribu, race, nation. Malgré cette condananation, le phylétisme ou nationalisme n’en a pas moins triomphé chez les sujets orthodoxes de l’Autriche-Hongrie aussi bien qu’en Turquie. Les Roumains de Hongrie ont obtenu l’érection d’une Église roumaine autocéphale, sous un métropolitain résidant à Hermannstadt, tandis que les Serbes du même royaume continuaient à relever du patriarche de Carlowitz. Pour les orthodoxes de la Bosnie et de l’Herzégovine, le gouvernement de Vienne a conclu un concordat avec le patriarche de Constantinople.
  55. C’est seulement en 1885 que le patriarche œcuménique et son synode ont reconnu l’Église roumaine comme entièrement indépendante et placée sur le même pied que les autres Églises autocéphaies. Jusqu’en 1883 le clergé roumain faisait chaque année venir « le saint chrême » de Constantinople, et le patriarcat eût voulu maintenir cet usage comme une sorte de marque de suprématie.
  56. Voyez par exemple une étude de M. Thœrner dans le Recueil des Sciences politiques de M. Bezobrazof (Sbornik gosoud. Znanii, 1876)
  57. Voyez Les catholiques libéraux, l’Église et le libéralisme (Plon, 1885), p. 285-288.
  58. Sur la situation de l’Église russe vis-à-vis de l’État et de l’autocratie, voyez ci-dessous, chapitre vi.
  59. S’il se retrouve dans quelques anciennes inscriptions, à Sainte-Sophie de Kief par exemple, le grec, en Russie, n’a guère persisté que dans certains sigles ou initiales de l’iconographie, à côté de la tête du Christ ou de la Vierge notamment.
  60. Voyez l’Histoire des littératures slaves de M. Pypine et la Bulgarie de M. L. Léger.
  61. On distingue ainsi, dans les manuscrits slavons, trois formes on rédactions principales : la bulgare, la plus ancienne, la serbe et la russe.
  62. Ainsi, par exemple, Nadejdine, en cela suivi par Pypine (voyez le Vestnik Europy, juin 1882).
  63. Shornik Gosoud, Znanii, tome VII (1879).
  64. Voyez l’étude de M. A. Rambaud sur Catherine II : Revue des Deux Mondes du 1er février 1874.
  65. Par exemple, Samarine, Iésouity i ikh otnochénié k Rossii, p. 363, et, chez les Grecs, Nicolas Domalas, dans l’ouvrage intitulé Peri arxôn, Leipzig, 1865.
  66. Les anglicans de toute nuance ont, dès longtemps, manifesté leur intérêt pour l’Église orientale ; il leur a inspiré de nombreux travaux, parmi lesquels on peut citer ceux de J. Neale History of the hohy Eastern Church, 4 vol.) et de Stanley, le célèbre doyen de Westminster (Lectures on the history of the Eastern Church).
  67. Palmer a laissé le récit de cette curieuse négociation dans des notes de voyage, imprimées quarante ans plus tard par les soins de son ami le cardinal Newman : Notes of a visit to the Russian Church.
  68. Dès leur premier congrès, notamment, à Munich, en 1871.
  69. Khomiakof, Brief an Döllinger von einem Laien der russischen orthodoxen Kirche. Berlin, 1872.
  70. Le même phénomène se rencontre, quoique à un moindre degré, dans l’Église grecque proprement dite. C’est ainsi qu’au dix-septième siècle les tendances calvinistes du patriarche Cyrille Loucaris ont agité toute la hiérarchie orientale.
  71. Voyez à ce sujet l’introduction de Samarine aux œuvres de Khomiakof.
  72. Platon, mort en 1812 ; Philarète, mort en 1832.
  73. Le catéchisme de Philarèle a été traduit en allemand, sur la 59e édition russe, et publié on appendice d’une traduction de l’Histoire de l’Église russe d’un autre Philarète, archevêque de Tchernigof.
  74. Un point à remarquer, c’est que chez les Orientaux, chez les Grecs notamment, le nombre des livres canoniques n’a pas été aussi nettement fixé que chez les catholiques ou chez les protestants. L’Église russe est, aujourd’hui du moins, d’accord avec les réformés pour rejeter comme apocryphes les livres de l’Ancien Testament considérés comme tels par les Juifs.
  75. Toute cette histoire a été racontée, au point de vue protestant, par le principal agent des Missions anglaises en Russie, le Dr Pinkerton : Russia or Miscellaneous observations, 1833. On trouve dans le même ouvrage de curieux témoignages des penchants « évangéliques » de Philarète et de son maître Platon. Cf. Fürst Alex, Nik, GaliUin und seine Zeit, aus der Erlebnissen von P. von Gœtze (1885).
  76. Le patriarcat de Constantinople procède à peu près de la même manière. Ce n’est qu’en 1817 qu’il a autorisé l’impression du Nouveau Testament en grec moderne ; et si, un peu plus tard, il permettait également la traduction de l’Ancien Testament, cette dernière donna lieu à de vives polémiques.
  77. D’après les comptes rendus de la Société que j’ai sous les yeux, sur près de 100 000 volumes écoulés par elle en une année, le nombre des Anciens Testaments ne dépasse guère 200. La plupart des exemplaires, les neuf dixièmes, sont en russe, le reste en russe et slavon. Il semble en résulter qu’aujourd’hui, en dehors des sectaires appelés vieux-croyants, l’homme du peuple préfère lire l’Évangile en langue vulgaire.
  78. Voy. Ralston, The Songs of the Russian people.
  79. Nous prenons ici ce mot dans le sens le plus large : en Orient ; il désigne, à proprement parler, la messe.
  80. Chez les Russes, la hauteur de l’iconostase, notablement plus élevé que chez les Grecs, dépare parfois l’église en la terminant brusquement par une muraille droite qui cache l’abside.
  81. Quelques écrivains rosses s’y sont essayés, M. Mouravief notamment. Cf. M. le pasteur Boissard, l’Église de Russie, t. I, liv. III (1861).
  82. Comme en Occident, les fêtes de l’Église ont inspiré des chants populaires, chants de la Nativité, chants de la Passion, chants de Pâques. Ceux de la Petite-Russie se font remarquer par l’humeur railleuse de ses Cosaques. Gogol en avait recueilli et copié de sa main. Voy. p. ex. la Kievskaïa Starina, avril 1882.
  83. C’est pour eux le deuxième commandement. Il en résulte que, pour la division du Décalogae et l’ordre des commandements de Dieu, l’Église d’Orient est en désaccord avec l’Église latine.
  84. En dépit des lois de l’Église ; on cite parfois, dans les régions reculées, des images de pierre ou de bois. Le couvent de Posolsk, sur le lac Balkal ; possède ainsi une ancienne iào\e bouriate en bois peint, transformée en saint Nicolas, et presque également populaire parmi les Russes chrétiens et les indigènes païens.
  85. Il est à remarquer que cet usage de recouvrir les icônes, d’un revêtement qu, comme disent les Russes, d’une chasuble de métal (riza), ne remonte qu’au dix-huitième siècle. Antérieurement, au lieu de couvrir l’image de plaques d’argent ou de vermeil ne laissant voir que la tête, les mains et les pieds, les Russes avaient le bon goût de ne revêtir ainsi que la bordure de l’icône (opletchié).
  86. Le concile du Stoglaf exprime avec une curieuse naïveté les qualités nécessaires aux peintres, « Le peintre, dit l’article 43 des Cent Chapitres, doit être humble, doux, retenu dans ses paroles, sérieux, éloigné des querelles et de l’ivrognerie, ni voleur ni assassin, et surtout garder la pureté de son âme et de son corps. Et celui qui ne peut se contenir, qu’il se marie selon la loi. Et il convient que les peintres visitent souvent leurs pères spirituels, les consultent sur toutes choses et vivent d’après leurs conseils et instructions dans le jeûne, la prière, la continence ». Voyez Étude d’Iconographie chrétienne en Russie, par J. Dumouchel, d’après Bouslaief (Moscou, 1874).
  87. Pour certaines de leurs grandes églises, telles que Saint-Isaac, les Russes ont repris la décoration en mosaïque partout d’un caractère si monumental. Ils ont, à Pétersbourg, une fabrique de mosaïque qui ne le cède en importance qu’à celle des papes, dont elle imite les méthodes. Au lieu de demeurer un art distinct, essentiellement décoratif, ayant ses procédés et ses effets, la mosaïque, en Russie comme à Rome, prétend, à force de nuances et de finesse, reproduire servilement la peinture.
  88. Dans la pratique, il faut même souvent l’autorisation du directeur de la chapelle impériale, ce qui a éloigné de ce genre les grands compositeurs contemporains et ce qui risque d’en amener la décadence.
  89. Voy. par ex. le Rév. Razoumovski, professeur de chant sacré au Conservatoire de Moscou : Tserkovnoé pénié v Rossii, et le prince N. Ioussoupof : Hist. de la musique relig. en Russie.
  90. Dans les couvents de femmes, ce sont, au contraire, les religieuses qui forment le chœur ; dans les pensionnats, ce sont les jeunes filles.
  91. Berlioz, en tout épris d’art original, goûtait fort les œuvres de Bortniansky. Quant à la chapelle de la cour, il écrivait avec son outrance habituelle : « Comparer l’exécution chorale de la chapelle Sixtine à Rome avec celle de ces chantres merveilleux, c’est opposer la pauvre petite troupe de racleurs d’un théâtre italien de troisième ordre à l’orchestre du Conservatoire de Paris. » (Soirées de l’orchestre. Cf. Correspondance.)
  92. L’armée russe, avec l’autorisation da Saint-Synode, ne fait le carême que pendant une semaine ; mais c’est là un cas particulier et un règlement aussi administratif qu’ecclésiastique.
  93. Prasdnik « fête », de prazdnyi, « oisif ».
  94. Dans le district de Staraïa Roussa, par exemple, le nombre des jours de travail est réduite 245 ; il en est de même dans celui de Valdaï, tandis que. pour les catholiques de Kovno, il monte à 270 et, pour les luthériens des provinces baltiques, à 290. (Enquête agricole.) Cf. Fontenay, Voyage agricole en Russie.
  95. Voy. par ex. M. Bouslaief : Istoritch. Otcherki Roussk. narodn. slovesnosti i iskousstva, II, p. 97-98, et M. Klioutchevski : Drevne-Rousskiia Jitiia Sviatykh kak istoritch. istotchnik.
  96. Ainsi, par ex. ; un des apologistes les plus distingués de l’Église catholique, M. l’abbé Bougaud, écrivait : « Non seulement l’Église gréco-russe n’a plus de saints, mais elle n’en revendique même plus ». (Le Christianisme et les Temps présents, L IV, 1e part., ch. xi.)
  97. La « Société des amis de l’ancienne littérature russe » a, par les soins de M. N. Barsoukof, public une sorte de nomenclature bibliographique des plus connus de ces saints nationaux. (Istotchniki rousskoï agiografii. Saint-Pétersbourg. 1882. Cf. M. Yakoutof : Jitiia sviatykh Sév, Rossii, 1882.)
  98. Peu de temps après Métrophane, vers 1840, il était question de reconnaître comme saint un autre évêque, Tikhone. L’empereur Nicolas trouva que c’était assez d’un pour un règne, et Tikhone dut attendre une vingtaine d’années ; il n’a été officiellement admis que sous Alexandre II.
  99. Un de ses membres, M. A. Éliséief, a publié, sous le titre de S Rousskimi palomnikami na Sviatoï Zemlé (1884), une curieuse description du voyage et de la vie de ses compatriotes en Terre Sainte.
  100. La Société russe de Palestine a ainsi fondé, en 1885 et 1886, deux écoles à Nazareth, et en 1887, une sorte d’école normale à Jérusalem.
  101. Les personnes soumises au baptême, les adultes du moins, lorsqu’on baptise, par exemple, des Juifs ou des païens, portent une sorte de tunique ou de chemise blanche ; pour plus de décence, le nouveau chrétien est abrité derrière des paravents et assisté d’un parrain ou d’une marraine de son sexe.
  102. On doit remarquer cependant que, pour les laïques, le mode de communion n’est pas absolument le même que pour le clergé. Les laïques ne sont pas admis à boire dans le calice. Cet honneur est réservé au prêtre et au diacre ; l’empereur seul y a droit, le jour de son sacre. Aux simples fidèles la communion est donnée, au moyen d’une cuiller d’or, où les parcelles du pain eucharistique flottent dans le vin consacré.
  103. De sobrat, « assembler », d’où sobor, « concile, église ».
  104. Voici, d’après une feuille ecclésiastique officielle, le libellé d’une autorisation de ce genre, « S. M. l’Empereur a, le 12 mai de cette année, daigné accorder à l’ancien prêtre du diocèse de Volhynie, Ivan Lvovitch ***, ayant déposé la dignité sacerdotale en 1880, l’autorisation d’entrer au service de l’État, avec les droits de sa naissance,… en dehors toutefois du diocèse de Volhynie où il a servi dans les fonctions de prêtre. » Tserkovnyi Vestnik, 16 juin 1884, p. 107.
  105. Pour le nombre des divorces et la procédure suivie dans ces affaires par les consistoires ecclésiastiques, voyez ci-dessous, même livre, chap. vii.
  106. Ou « j’ai péché ; mon père, » gréchen, batiouchka.
  107. C’est ainsi que le slavophile Khomiakof montrait à ses compatriotes l’Église de Rome « établissant entre l’homme et Dieu une balance de devoirs et de mérites ; mesurant les péchés et les prières, les fautes et les actes d’expiation ; faisant des reports d’un homme sur un autre ; introduisant enfin dans le sanctuaire de la foi tout le mécanisme d’une maison de banque ». L’Église latine et le protestantisme. — Le clergé n’ayant pas, selon l’expression du même Khomiakof, « de fonds de réserve de la grâce à distribuer », il se trouve, par là encore, privé d’un des moyens d’influence du clergé catholique.
  108. Le voici, d’après une traduction de Mérimée, qui a cherché à rendre la naïveté de l’original. « Comme j’étais parmi les popes, vint une fille pour se confesser, chargée de gros péchés, coupable de paillardise et de toute vilenie, s’accusant avec larmes et me contant son fait, debout devant l’Évangile. Alors moi, trois fois maudit, moi médecin des âmes, je pris l’infection, et le feu brûlant de paillardise m’entra au cœur. Rude pour moi fut la journée. J’allumai trois cierges que j’attachai à un pupitre et mis ma main dans la flamme jusqu’à ce que s’éteignît cette ardeur impure. Puis, ayant congédié la fille, je pliai mes habits… » Jitic protopopa Avvakouma, page 12 (Journal des Savants, 1867, p. 420).
  109. Règlement spirituel de Pierre le Grand, 1re partie du supplément.
  110. Les enfants cessent de communier à trois ou quatre ans, pour recommencer à sept ans, comme les grandes personnes, après s’être confessés.
  111. Voyez notamment M. E. Lavisse : Études sur l’histoire d’Allemagne : L’entrée en scène de la papauté, Revue des Deux Mondes, 15 déc. 1886
  112. Tsargrad, la Ville Royale, nom slave de Constantinople ; c’est à tort qu’on traduit parfois : « la ville du tsar ».
  113. Les Russes, ecclésiastiques et laïques, l’ont plusieurs fois écrite. M. Mouravief, le frère du terrible général, l’avait ébauchée ; Mgr Philarète, évêque de Tchernigof, en a publié un résumé substantiel, traduit en allemand par le Dr Blumentbal (Geschichte der Kirche Russlands, 1872) ; Mgr Macaire, métropolite de Moscou, l’a racontée en un vaste ouvrage, malheureusement înachevé, qui partout ferait honneur au clergé (Istoriia Rousskoï Tserkvi, 13 volumes). Nous citerons en outre la savante histoire de M. Goloubinsky, arrêtée encore aux époques primitives, l’excellent manuel de M. Znamensky, et, en allemand, le livre déjà ancien de Strahl.
  114. Ivan Kalita, qui pril, le premier ; le titre de grand-prince de toutes les Russies, ne fit peut-être en cela, selon l’historien Bestoujef Rioumine, qu’imiter les métropolites.
  115. Voyez Mgr Macaire ; Istorita Rousskoî Tserkvi, t. XI, 2e partie.
  116. Voyez M. Eug. M. de Vogué : Histoires orientales.
  117. C’est à un AnglaiS ; W. Palmer, que l’on doit l’ouvrage le plus considérable et le plus curieux sur Nikone (The patriarch and the tsar, 6 vols. 1871-1876). Palmer, plus panégyriste peut-être qu’historien, a traduit, sur une copie des manuscrits originaux, les Répliques (Voirajéniia) du patriarche aux boyars, ses adversaires. Ce document capital n’est malheureusement connu que par cette traduction anglaise ; la hardiesse des Répliques de Nikone est telle, que le texte russe risque d’attendre longtemps d’être imprimé. À l’ouvrage de Palmer on peut comparer, dans un autre sens, ceux du P. Mikhaïlovski (1863), de M. Hubbenet (1882-1884), le tome XI de l’Histoire de Russie de Solovief et le tome XII de l’Histoire de l’Église russe de Mgr Macaire.
  118. Voy. Palmer : The Replies of the humble Nikon. Quest. xxiv.
  119. Palmer, The replies of the humble Nikon, p. 206. — On a quelquefois suspecté Nikone de penchants vers Rome. Cela semble erroné. Loin d’avoir fait appel au pape, Nikone traite ses adversaires de papistes. Malgré cela, le patriarche russe n’a guère rencontré de sympathies qu’en dehors de la Russie, parmi les catholiques.
  120. Le Règlement spirituel (Doukhovnyi Reglament), rédigé, sous l’inspiration du tsar, par Théophane Prokopovitch, est demeuré le code ecclésiaslique de l’empire. Le texte russe, accompagné d’une traduction française et d’une ancienne version latine, en a été imprimé à Paris, en 1874, par les soins du P. Tondini.
  121. Palmer a remarqué que cette expression, image de Dieu, avait été supprimée dans le rituel du sacre des évêques. Elle aurait également été effacée des éditions grecques modernes. La formule du serment des évêques à leur sacre a été aussi modifiée par Pierre le Grand. Avant lui, les évéques juraient de résister à la pression du tsar plutôt que d’exercer leur ministère en dehors de leur diocèse. Une pareille promesse était malséante pour le pouvoir suprême.
  122. « Un gouvernement conciliaire permanent », dit le Règlement spirituel : pravlénié sobornoé vsegdachnéé. L’oukaze de janvier 1721 se sert de termes analogues.
  123. Voyez la Rouss, 1882, no 5.
  124. Voyez, par exemple, une étude de M. D. Tsvétaief sur les protestants en Russie, sous le gouvernement de Sophie, Rouskii Vestnik, nov. 1883.
  125. Religionem Ruthenoruni a gloriosissimo Petro instauratam et purgatam … ad nostram Evangélico-lulheranam quam proximo accedere. Wilb. Fred. Lutiens : Dissert. de religione Ruthenorum hodierna (1745) ; Tondini : Règlement ecclésiastique, p. xxxvii.
  126. Svod Zakonof, t. I, 42, 43 ; cf. Alexandrof : Shornik tserkovnograjdanskikh postanovienii. 1860.
  127. Nicolas Polevoï, Istoriia Peira Vélikago ; Tondini, The Roman Pope and the Eastern Popes.
  128. Lettre du 27 décembre 1773 (8 janvier 1774).
  129. En Angleterre, le roi « se déclare chef suprême de l’Église, gardien et défenseur de la vérité religieuse. C’est lui qui est ; en son conseil, la juridiction suprême pour les matières spirituelles. L’hérésie même n’échappe pas à sa compétence. Cranmer estime que la couronne peut, à elle seule, faire un prêtre sans qu’aucune ordination soit nécessaire. Même après que cette opinion extrême a été abandonnée, il reste admis que les évéques reçoivent du prince seul l’investiture et ne gardent leur dignité qu’à son plaisir ; une nouvelle commission leur est délivrée à chaque règne qui commence. » E. Boutmy : Le développement de la Constitution et de la Société politique en Angleterre 1887), p. 140. — Pour les États du continent, cf. Dôllinger : Kirche und Kirchen, passim.
  130. Mgr Michel, métropolitain de Serbie, avait été révoqué en 1881 pour avoir protesté contre un impôt atteignant les membres du clergé aussi bien que les autres citoyens. Il va sans dire que le prélat ainsi mis de côté était des adversaires du parti alors au pouvoir à Belgrade. Comme c’était un ami de l’influence russe, il a trouvé un refuge en Russie. Le métropolitain de Serbie continue à officier comme archevêque à Pétersbourg et à Moscou, tandis que son successeur règne sans conteste sur l’Église serbe. C’est encore là un exemple des dissidences que la politique peut introduire entre les Églises orthodoxes.
  131. Quand il s’agit d’un simple évêque, c’est le métropolitain primat de Roumanie qui présente au roi la crosse en disant : « Je prie respectueusement Votre Majesté de donner l’investiture d’évêque du diocèse de *** au P***. »
  132. Ainsi, par exemple, Mgr Joseph, nommé archevêque primat en décembre 1886.
  133. Voyez plus haut, livre I, ch. iv. Ce sentiment se trouve naïvement exprimé dans une adresse envoyée à l’empereur Alexandre III par une stanista de Cosaques du Don, à l’occasion de l’attentat de mars 1887. « La loi du Seigneur, disaient ces Cosaques, nous enseigne que les Souverains sont désignés et sacrés par le Seigneur lui-même. C’est Lui qui leur donne le sceptre et le pouvoir suprême ; c’est Lui qui gouverne les hommes et délègue son pouvoir à qui il lui plaît. Comme l’œil est fait pour diriger le corps humain, de même le Souverain est donné à un peuple pour le guider dans la bonne voie. Le Souverain est sur la terre l’image de Dieu, car il n’y a personne au-dessus de lui. Le cœur du Souverain est entre les mains de Dieu… Tel est l’enseignement de l’Écriture sainte et des antiques traditions de nos ancêtres… »
  134. « Nous Cosaques du Don, Tes fils et fidèles sujets, nous sommes prêts comme l’ordonne le serment que nous T’avons prêté, à Te faire le sacrifice de nos biens de notre vie, de tout ce qui est en notre pouvoir, selon l’exemple de nos ancêtres. » (Adresse de la stanitsa de Oust-Belokaliventak, en
  135. M.Barsof a publié en 1883, pour la Société Impériale d’histoire et d’antiquités russes, une curieuse étude sur le rite et sur le sens du sacre des souverains russes. L’auteur montre combien cette cérémonie est intimement liée au développement du principe autocratique. Le rite du sacre des empereurs byzantins a, depuis le xve siècle, servi de modèle pour les tsars moscovites. Il est à remarquer que, depuis Pierre le Grand et l’abolition du patriarcat, le cérémonial a subi des altérations en rapport avec les changements effectués dans l’Église. C’est ainsi qu’autrefois l’empereur descendait de son siège à l’autel pour être oint et couronné par la main du patriarche. On voit encore, à l’église de l’Assomption du Kremlin, les deux ambons ou trônes du tsar et du patriarche. Aujourd’hui l’empereur est simplement assisté par les évêques ; le métropolitain lui apporte la couronne, que le souverain place lui-même sur sa tête, indiquant par là qu’il ne tient son pouvoir que de son droit. De même, l’empereur, comme prince orthodoxe, lit encore le Credo ; mais il ne promet plus, comme les vieux tsars et les empereurs grecs, de maintenir les droits de l’Église et de respecter les canons.
  136. Les représentants officiels du gouvernement russe aiment à montrer que, sous le régime autocratique, l’Église a une meilleure situation que dans les États constitutionnels d’Orient. C’est ainsi qu’on a vu, en décembre 1886. dans son rapport pour l’année 1884, le haut procureur du Saint-Synode. M. Pobédonostsef, accuser la Grèce, la Serbie, la Roumanie, de faire de l’Église un instrument politique, de la mettre dans la complète dépendance des majorités variables « de soi-disant représentants de la volonté populaire », de façon que l’Église est à la merci des partis et des intérêts personnels, sans qu’il puisse y avoir pour elle de liberté. À en croire le procureur du Saint-Synode, l’Église ne saurait être libre que sous l’égide de l’autocratie. Sans partager ce point de vue par trop russe, on ne peut nier qu’il y ait une part de vérité dans les reproches faits par M. Pobédonostsef aux orthodoxes d’Orient.
  137. M. Vladimir Solovief, article sur l’autorité spirituelle, dans la Rouss d’Aksakof, Dec. 1881.
  138. Ce passage nous a été emprunté presque textuellement, par M. Elisée Reclus, dans sa Nouvelle Géographie Universelle. Comparez l’Europe Scandinave et russe, p. 903, à notre étude sur le patriarcat et le Saint-Synode, Revue des Deux Mondes, 1er mai, 1874, p. 30.
  139. L’étranger ne voit pas sans étonnement le procureur du Saint-Synode adresser officiellement à l’empereur un rapport sur les relations des autres gouvernements avec leurs sujets de rite grec, comme si le tsar était reconnu pour le patron de tous les orthodoxes, et le haut procureur pour gardien de toutes les Églises d’Orient. C’est ce qu’a fait notamment M. Pobédonostsef (Rapport de décembre 1886), prenant à partie les gouvernements étrangers : Âutriche-Hongrie, Turquie, Grèce, Roumanie, Serbie, Bulgarie, les tançant et leur faisant la leçon, reprochant à l’Autriche ses prérérences latines, à la Roumanie ses négociations avec le Vatican, aux autres leur ingérence dans les affaires ecclésiastiques, à tous les obstacles apportés aux rapports des Églises locales avec le Saint-Synode russe.
  140. Ainsi ; par exemple, l’empereur Alexandre II cédait souvent, dans les questions religieuses, aux inspirations de sa femme, l’impératrice Marie Alexandrovna.
  141. On sait qu’Alexandre III lui a depuis confié le ministère de l’intérieur.
  142. O pravoslavnom Rousskom tchernom i bélom Doukhovenstvé, t. II, ch. 29, ouvrage anonyme, publié à Leipzig, sous Alexandre II. L’auteur, D. Rostilavof, donne sur l’Église de curieux détails ; mais il manque trop d’impartialité envers le haut clergé pour qu’on s’y puisse entièrement fier.
  143. Voyez tome II, livre VII, chap. i et ii.
  144. l’Indicateur de la Librairie (Oukatatel po délam petchati) feuille officielle paraissant à Pétersbourg deux fois par mois, donne la liste des livres admis ou repoussés par l’une ou l’autre censure. On peut ainsi se rendra compte de l’étendue de la sphère de chacune, en même temps que de leur sévérité. Dans quelques numéros pris au hasard, j’ai remarqué la prohibition de livres de Strauss, d’Athanase Coquerel, de Renan, de H. Spencer. Bien des traductions n’ont pu paraître qu’avec des omissions exigées par la censure ou par la prudence des éditeurs.
  145. Voyez Golovatchef : Deciat let reform., p. 283-86.
  146. La Russie d’Europe formait, en 1887, 48 diocèses ; la Transcaucasie en formait 4 ; la Sibérie 6 ; le Turkestan 1 ; les Iles Aléoutiennes et l’Aliaska 1.
  147. Oukha, soupe maigre au poisson.
  148. Sur l’organisation des tribunaux ecclésiastiques et sur les réformes projetées, voy. t. II, liv. IV, chap. ii, p. 320-327 (2e éd.).
  149. Pour l’année 1880, par exemple, les rapports du haut procureur du Saint-Synode annonçaient 920 divorces ou annulations de mariage, ainsi motivés : 32 par suite de bigamie d’un des époux ; 17 pour impuissance ; 121 pour adultère : 482 pour absence prolongée ; 259 pour cause de condamnation aux travaux forcés ou à la déportation ; 9 mariages enfin avaient été annulés comme ayant été contractés entre parents à des degrés prohibés. On voit que l’adultère n’est pas la seule cause de rupture du lien conjugal admise par l’Église russe.
  150. Voyez t. II, liv. IV. chap. ii, p. 309 (2e éd.).
  151. Voyez plus haut, même livre, chap. iv.
  152. Ainsi, par exemple, le Vestnik Evropy (janv. 1879), dans une nouvelle intitulée Un spécialiste.
  153. G. Samarine. Introduction aux œuvres de Khomiakof.
  154. Voyez t. I, livre V, ch. i.
  155. Voy. même livre, chap. ii, p. 95.
  156. W. Palmer : Notes of a visit to the Russian Church. p. 200-201.
  157. L’Église russe compte deux saints stylites ; saint Cyrille de Tourof et un saint Nikita, tous deux du douzième siècle.
  158. Les moines de Kief ont beau montrer, dans leurs catacombes, le tombeau de saint Nestor, l’annalisto (létopiscte), la paternité de la Chronique de ce nom reste douteuse ; ce qui l’est peu, c’est qu’elle a été écrite par les moines. Voy. L. Léger : Chronique dite de Nestor.
  159. Il en a été de même chez la plupart des peuples orthodoxes, chez les Grecs et chez les Serbes, chez les Bulgares notamment. Des couvents, comme celui de Rilo, ont été le refuge du slavisme dans les Balkans.
  160. Petcherskii monastyr, le couvent des grottes ; de pechtchera, petchera, cavité, caverne.
  161. Le monastère d’Issik-Koul, construit aux frais du Trésor, au Turkestan, a ainsi été doté, sous Alexandre III, de terres fertiles et de pêcheries.
  162. D’après les comptes rendus du procureur du Saint-Synode (déc. 1886), la Russie possédait 780 couvents d’hommes, comptant une population de 6772 moines et de 4107 novices, soit en tout 10 879 religieux, — et 171 couvents de femmes, renfermant 4941 nonnes et 12 966 novices ou sœurs converses, soit en tout 17 907 religieuses.
  163. Outre le Pantalémon, deux autres des grands monastères de l’Athos, le Zographos et le Chilantari ; occupés par des Serbes et des Bulgares, forment comme un avant-poste slave sur la Chalcidique grecque.
  164. O Pravoslavnom bélom i tchernom Doukhoventsvé v Rossii : t. I, ch. vii.
  165. D’après les rapports du procureur du Saint-Synode, on comptait 207 couvents d’hommes subventionnés et 173 non subventionnés. Pour les femmes les premiers étaient au nombre de 106, les derniers au nombre de 65.
  166. Ce nom de stavropigie, en grec stavropègion, donné aux monastères placés sous la juridiction immédiate des patriarches, fait allusion au rit par lequel le patriarche prenait possession de leur emplacement en y plantant sa croix.
  167. Vosglasi velmi — Rousskaïa Starina, fév. 1880, p. 207.
  168. Outre les allocations servies aux couvents indigènes, le gouvernement russe accorde fréquemment, par l’organe du Saint-Synode ou du ministère des affaires étrangères, des subventions ou des secours aux couvents orthodoxes de l’étranger. Une partie en peut être prélevée sur les revenus des « couvents dédiés ». Il reste, en effet, dans les provinces d’acquisition récente, en Bessarabie notamment, de vastes propriétés affectées, avant la domination russe, à l’entretien de certains couvents des lieux saints, de l’Athos, du Sinaï, de Roumanie. Ces biens, légués, pour la plupart, par les hospodars moldo-valaques, ont été placés sous l’administration du ministère des domaines. Ils ont donné lieu à des difficultés entre le gouvernement roumain et le gouvernement russe, qui, dans l’emploi de leurs revenus, ne s’est pas toujours conformé aux volontés des donateurs.
  169. La désiatine vaut 1 hectare 9 ares.
  170. Banqueroute qui a fait beaucoup de bruit sous Alexandre III. Voy. t. II, liv. III, ch. iv.
  171. Ainsi d’après M. Andréef, auteur d’une apologie de l’abbesse.
  172. Sur les biens et les revenus monastiques, voyez Opyt izsledovaniia ob imouchtchestvakh i dokhodakh nachikh monastyreï, St Pét. anonyme, 1876, cf. O pravoslavnom belom i tchernom doukhov, t. I, ch. viii.
  173. Ibérie, nom ancien d’une partie de la Géorgie.
  174. Vestnik Evropy, juin 1879, étude signée : P…sky. Comparer, pour les béguinages de la Grèce et de la Bulgarie, M. d’Estoumelle de Constant, La vie de province en Grèce ; et Muir Mackenzie et Irby, Travels in the Slavonic provinces of Turkey, t. II, 146.
  175. Dans la Rous primitive, les précautions prises vis-à-vis des religieuses étaient telles que, d’après un récent historien, les aumôniers des monastères de femmes devaient être eunuques (Goloubinsky, Istoriia rousskoï tserkvi, t. II, p. 529 ; L. Léger, Chronique dite de Nestor, 304).
  176. Voyez Haxthausen, Studien (édit. de 1847), t. I, p. 313, 323, Cf. V. Bezobrazof, Études sur l’économie nationale de la Russie, t. II, p. 17, 1886.
  177. Voyez P. A. Ilinskii : Rousskïa Jenchtchina v voïnou, 1877-1878, gg.
  178. Voyez, par exemple, Margaret Lansdale, Sister Dora.
  179. Au moyen âge on rencontre parfois dans le clergé des membres des grandes familles, tels que le métropolite Alexis ; mais cela devint peu à peu de plus en plus rare. La noblesse et le clergé se trouvèrent tous deux affaiblis par leur isolement. Les kniazes, jaloux de conserver autour d’eux tous leurs droujinniks, se souciaient peu de les voir entrer dans l’Église. Dès le quatorzième siècle, Vassili Dmitriévitch concluait un arrangement avec le métropolite pour qu’aucun serviteur du grand-prince ne reçût les ordres (Solovief, Istoriia Rossii, t. XIII, p. 36). La disette d’hommes dont souffrit si longtemps la Moscovie fut ainsi l’une des causes de l’hérédité des fonctions sacerdotales.
  180. Voyez t. I, liv. V, chap. i.
  181. Nous parlons ici de la classe, de la caste, telle qu’elle s’est conservée jusqu’à nos jours. Au point de vue de l’ordination, l’Église orthodoxe reconnaît trois degrés dans la hiérarchie : le diaconat, la prêtrise, l’épiscopat.
  182. Ce mot de « pope », équivalent du papas, se prend en russe plutôt en mauvaise part. On se sert d’ordinaire du mot prêtre (sviachtchennik), qu’on emploie souvent dans le sens de « curé ».
  183. L’exemption du service militaire n’est plus accordée aujourd’hui à ces serviteurs de l’Église (tserkovno-sloujiteli)
  184. Mémoires de D. Rostislavof, Rousskaïa Starina, janv. 1880. Cf. O Doukhovnykh outchilichtchakh v Rossii, ouvrage anonyme du même auteur. Ce Rostilavof, professeur d’académie ecclésiastique, écrivit ensuite, toujours sous le voile de l’anonyme, un livre sur le clergé blanc et le clergé noir. Pour n’être pas victime des rancunes de ses supérieurs, il lui fallut de hautes protections.
  185. Par contre, les séminaristes qui n’entrent pas dans les ordres sont aujourd’hui soumis au service militaire, comme les autres jeunes gens. Comme eux, ils participent aux avantages accordés par la loi russe aux élèves de l’enseignement secondaire et supérieur.
  186. Voici, d’après le budget de 1887, comment se répartissaient les sommes allouées au Saint-Synode et au culte orthodoxe :

    Administration centrale 246 789
    Chapitres des cathédrales, consistoires, archevêchés et évêchés 1 437 413
    Monastères 402 472
    Clergé des villes et des campagnes 392 022
    Subvention aux établissements d’instruction du clergé. 1 748 060
    Établissements orthodoxes à l’étranger 188 122
    Travaux de construction 265 541
    Dépenses diverses 307 643
    ---------------
    Total 10 988 142


      Ajoutons, comme point de comparaison, que le service des cultes étrangers était inscrit au même budget de 1887 (chapitre du ministère de l’intérieur) pour la somme de 1 758 000 roubles.

  187. On se rappelle que la désiatine vaut un hectare neuf ares.
  188. Ce village était relativement pauvre de terres, les paysans n’ayant reçu, lors de l’émancipation, que « le quart de lot gratuit ». Voyez t. I, liv. VII, ch. iii, p. 443 (2e édit.).
  189. Voyez plus haut, même livre, chap. v, p. 100.
  190. Afanasief : Narodnyia Rousskiia Skaski, VIIe partie, no 45. — Ralston : Russian folk-tales, ch. i.
  191. La note de l’archevêque, publiée par le consistoire pour la gouverne du clergé diocésain, fut reproduite par les journaux, notamment par le Kievlianine (oct. 1885).
  192. Voyez Leskof : Mélotchi arkhiéreiakoï jizni.
  193. Le voyageur Maksimof cite de nombreux exemples de ces prêtres marchands.
  194. Voyez plus haut liv. 1, chap. iii.
  195. Ce n’est pas le seul lableau de ce genre de Pérof, dont le pinceau a peu ménagé le clergé noir ou blanc.
  196. Journal des Débats. 20 octobre 1886.
  197. Nous devons dire qu’aujourd’hui il se publie un certain nombre de journaux ecclésiastiques, dont plusieurs ne manquent pas de valeur.
  198. Comparez le grec despote, despotès, employé dans le même sens.
  199. Znamenski : Prikhodskoé Doukhovenstvo v Rossii so vréméni réform Pétra.
  200. Mémoires de Rostislavol ; Rousskaïa Starina, janvier 1880.
  201. Le souvenir s’en est conservé dans le peuple sous le nom de « triage d’Eugène. » : Douhassof. Histoire de la région de Tambof.
  202. Opisanié Selskago Doukhoveristva, révélations anonymes attribuées à un prêtre du diocèse de Tver et publiées à Paris et à Leipzig (librairie Franck). Cf. le P. Gagarine : Le Clergé russe.
  203. « Il n’y a de dernier (d’unique) que la femme du pope (posledniaia ou popa jinka) », dit un proverbe, par allusion au veuvage perpétuel du prêtre.
  204. Macaulay : History of England, I, 323, 324 (Tauchnitz).
  205. Voy. t. II, liv. VI, chap. i, p. 532, 533 (2e édit.).
  206. Dollinger : Kirche und Kirchen.
  207. Voyez la Revue des Deux Mondes, p. 830 : 831, 13 juin 1874.
  208. Voyez notamment la Rous, 24 et 31 janvier 1881.
  209. Kievskaïa Starina, avril 1882.
  210. Compte rendu du haut-procureur pour 1884 (déc. 1886).
  211. Voyez tome II, liv. III, chap. ii, p. 203-207 (2e édit.).
  212. Rapport pour l’année 1884, publié en 1886.
  213. Chiffres donnés par le haut-procureur, M. Pobédonostsef ; rapport pour l’année 1883, publié en 1886.
  214. Ces écoles de paroisses sont surtout destinées aux garçons ; ainsi, dans le diocèse de Podolie, il y avait, en 1885, 854 écoles paroissiales avec 20 000 élèves, dont un millier de filles. En certains diocèses on se proposait, en 1887, d’ouvrir, dans les institutions diocésaines pour « les demoiselles du clergé », des écoles modèles de filles.
  215. Vestnik Evropy ; mars 1885, p. 389.
  216. Voyez H. de Lacombe ; Débats de la Commission de 1849, sur la loi d’enseignement.
  217. L’absence de toute prédication des églises moscovites frappait les étrangers, « L’on n’y prêche jamais ; ains, à quelques fêtes, ils ont certaines leçons qu’ils lisent dans quelque chapitre de la Bible ou Nouveau Testament. » Ainsi s’exprime, au commencement du dix-septième siècle, le capitaine Margeret : Estat de l’Empire de Russie ou grande-duché de Moscovie.
  218. Oukaze d’octobre 1817. Tondini : Le Règlement spirituel de Pierre le Grand, p, 199.
  219. « Il convient que l’évêque soit irréprochable et qu’il n’ait été marié qu’une fois. » (1re épître à Timothée, iii, 2.) L’épître à Tite (ii, 6) dit la même chose du prêtre à peu près en mêmes termes. Selon les interprètes, la première épouse de l’évêque étant l’Église, il n’en peut avoir d’autre.
  220. La question du célibat épiscopal est de celles que le clergé russe, soumis à la censure spirituelle, ne peut guère débattre librement. Aussi un professeur de l’Académie ecclésiastique de Kief avait-il engagé ses élèves iougoslaves à profiter de leur liberté pour rechercher si l’antiquité ecclésiastique ne fournirait pas des arguments contre le célibat obligatoire des évéques. Telle est l’origine d’une dissertation de M. N. Milach, intitulée : Dostojanstva ou pravoslavnoj tsrkvi, po tsrkveno-pravimi izvorima do XIV vjeka ; Pantchevo, 1879. L’auteur serbe s’efforce de prouver que les évêques n’ont pas toujours été astreints au célibat. Peut-on, en effet, citer, dans l’Église grecque, quelques évêques mariés, cela n’a jamais été qu’une exception. (Voyez entre autres W. Gass : Symbolik der Griech. Kirche, p. 282.)
  221. L’élection n’a pas été officiellement abolie, mais elle n’est plus valable qu’avec îa confirmation épiscopale ; ce qui la rend souvent fictive.
  222. Schédo-Ferroti, La tolérance et le schisme religieux, p. 33. Il s’agit là du Gospodi pomiloui, l’équivalent de notre Kyrie eleison, qui revient sans cesse dans la liturgie slavonne. De semblables discussions sur l’Alléluia ou d’autres formes de prière se rencontrent également longtemps avant l’explosion du raskol.
  223. Voyez plus haut, liv. I, ch. iii, p. 41.
  224. Les corrections apportées aux livres liturgiques par Nikone n’ont pas toujours suffi à rétablir la pureté du texte. Aussi a-t-il été parfois question d’une nouvelle revision ; mais le schisme suscité au dix-septième siècle par l’entreprise de Nikone est peu encourageant pour ses imitateurs.
  225. Prénié Daniila mitropolita Moskovskago s’inokom Maksimom, p. 10 ; Schédo-Ferroti, Le schisme, p. 32.
  226. S’il faut en croire Dmitri de Rostof, évéque du dix-huitième siècle, certains sectaires disaient déjà que la résurrection de Lazare était, non point un fait ; mais une parabole. « Lazare est l’âme humaine, et sa mort le péché. Ses sœurs, Marthe et Marie, sont le corps et l’âme. La tombe, ce sont les soucis de la vie ; la résurrection, c’est la conversion. De même, l’entrée du Christ à Jérusalem sur une ânesse n’est qu’une similitude. » Kelsief, Sbornik pravitelstvennykh svédénii o raskolnikakh, t. Ier, p. 14.
  227. « Pourquoi rejetez-vous notre Église ? leur avait demandé le prince. — Parce que ainsi nous ont enseigné nos pères et nos aïeux. » F. V. Livanof Ruskolniki i Ostrojniki, t. 1er p. 28.
  228. Voyez dans la Bibliothèque Universelle, Lausanne, mai 1887, l’étude de M. L. Léger sur la vie domestique en Russie.
  229. Voyez A. Rambaud, La Russie épique.
  230. Voyez plus haut, liv. II, chap. ii.
  231. Vladimir Solovief, Religioznyia Osnovy jisni : Appendice.
  232. Sinaksar o podvigakh stradalisef Pokrovskago monastyria soverchivchikhsia v 1791 gudou. Kelsief : Sbornik pravitelstvennykh svédénii o raskolnikakh, t. II, p. 225.
  233. L’opposition de certains raskolniks à la capitation était d’autant plus vive que, dans les intervalles d’une revision à l’autre, on payait pour les âmes mortes : c’est le sujet du roman de Gogol. Cet impôt, nominalement appliqué aux morts, paraissait à ces cœurs pieux une sacrilège profanation.
  234. Qu’il sût, ou non, qu’on voyait en lui une incarnation du mauvais esprit, Pierre le Grand eut soin de faire rédiger par Stéphane Iavorski un traité sur les Signes de la venue de l’Antéchrist : Znaméniia prichestviia Antikhrittova, 1703.
  235. Sbornik pravitelstvennykh svédénii, etc., t. 1er, p. 178, 179.
  236. Toutes ces allégations se trouvent dans un écrit composé vers 1820 et imprimé à Londres en 1861, sous le titre de Sobranié ot sviatago Pisaniia o Antikhristé, dans le deuxième tome du Sbornik pravitelstv. svédénii o rask, p. 254, 260.
  237. Sobranié ot sviatago Pisaniia o Antikhristé ; Sbornik pravitelstv. svédénii o rask, t. II, p. 257. Comparer le tome Ier p. 179.
  238. Un autre proverbe, cité par M. Ralston, se plaint qu’une flèche chinoise ait volé jusqu’en Russie et se soit enfoncée au cœur du paysan. Malgré cela, le thé ne semble plus exciter chez les raskolniks la même antipathie que le tabac.
  239. « Vous ne couperez pas en rond les coins de votre chevelure et vous ne raserez pas les coins de votre barbe » (Lévitique, xix, 27, cf. xxi, 5). Ce passage a inspiré aux juifs non moins de respect pour la barbe.
  240. Possevin fut heureux de répondre que le pape Grégoire XIII portait toute sa barbe. Lerpigny, Un arbitrage pontifical au seizième siècle, p. 120.
  241. Solovief, Istoria Rossii, t. XIV, p. 277. 278.
  242. Razsoujdénié o obrasé bojii i podobié v tchélovéké, 1707. Des raskolniks disaient au même prélat : « Nous aimons autant nous laisser couper la tête que la barbe. — La tête repoussera-t-elle ? » répliqua l’évêque.
  243. Oglachenia Boudakseva, Schédo-Ferroti, p. 167.
  244. L’anecdote suivante montre la méthode d’argumentation des vieux-croyants et de leurs adversaires. À certaines fétes, les raskolniks et les orthodoxes de Moscou avaient au Kremlin des discussions publiques, « L’homme, disait le champion des vieux-croyants, a été créé avec la barbe ; par suite, se raser, c’est mutiler l’image de Dieu. — Point du tout, répondit l’orthodoxe, l’homme a été créé imberbe ; la barbe lui a poussé après la chute. Voyez l’âge de l’innocenoe, les enfants ; ils naissent sans barbe ; elle ne leur vient qu’à l’âge où ils commencent à pécher ; donc, en se rasant, l’homme retourne à sa forme primitive. »
  245. Voyez plus haut, liv. II, chap. iv, p. 137.
  246. Solovief, Istoriia Rossii, t. XIII, p. 143.
  247. Les skytes ou ermitages des vieux-croyants ont souvent servi de centre aux plus ardents défenseurs de l’autonomie cosaque. Voyez Vitevski, Raskol V Ouralskom voïské (1878).
  248. A. Réville, l’Église des anciens catholiques de Hollande, dans la Revue des Deux Mondes du 15 mai 1872.
  249. Kovyline, cité par N. Popof, Chto takoé sovrémennoé staroobriadtchestvo v Rossii, p. 34.
  250. Voyez en particulier les études de M. Prougavine (Rousskaïa Myst, janv.-juillet 1885). Il vient parfois devant les tribunaux des affaires de ce genre. Ainsi le tribunal d’Odessa a jugé, en une seule année (1879), une affaire de flagellation de soi-même (samobitchevanié) et de crucifiement (raspiatié), une affaire de suicide par le feu (samosoggénié) et une affaire de mutilation « par piété ».
  251. Liprandi ; Sbornik pravitelstv. svédén, o rask., t. II, p. 137.
  252. Vers 1835, les relations synodales ne comptaient pas tout à fait 480 000 sectaires ; et l’on prétendait en convertir des milliers chaque année.
  253. Schédo-Ferroti, La tolérance et le schisme religieux en Russie, p. 153-54. Le comte Pérovsky, ministre de l’intérieur, dans un rapport secret à l’empereur Nicolas, arrivait déjà au même chiffre.
  254. Is sekretnykh zapisok ekspeditsii 1852. Sbornik pravit, svéd. o rask., t. II, p. 13.
  255. Voyez p. ex. Tchoubinski, Enquête ethnographique sur la Russie occidentale, Iougo-Zapadnyi otdel, t. VII, p. 348.
  256. Aujourd’hui encore, il se rencontre parfois, en Sibérie surtout, des « sans-prêtres » involontaires. Un prêtre orthodoxe, le P. Gourief, a raconté, en 1881, dans le Rousskii Vestnik, que l’évéque de Tomsk l’avait un jour chargé d’interroger de dangereux sectaires arrêtés par la police et expédiés à la ville épiscopale pour y être morigénés. Le P. Gourief découvrit que ces braves gens, arrachés à leurs cabanes, étaient tout bonnement des orthodoxes perdus dans un hameau écarté, loin de toute église, qui avaient imaginé, pour ne pas se passer de tout service religieux, de faire célébrer les offices par quelques-uns d’entre eux. Et, ajoutait le P. Gourief, on trouverait en Sibérie nombre de ces « sectaires malgré eux ».
  257. Chez certains Russes, chez Khomiakof notamment, cette assertion tient à un système. Khomiakof, un des coryphées du slavophilisme, regardait le protestantisme et l’esprit d’hérésie comme le produit logique du « romanisme ». Selon lui, rien d’analogue ne pouvait sortir de l’orthodoxie ; par suite, il lui fallait attribuer l’origine des sectes russes à des influences étrangères. Khomiakof ; L’Église latine et le protestantisme au point de vue de l’Église d’Orient.
  258. Il n’y a guère d’exception que parmi les Cosaques. Chez les Cosaques du Don notamment, au nombre des vieux-croyants se trouvaient quelques familles appartenant officiellement à la noblesse.
  259. Mémoire de Melnikof pour le grand-duc Constantin, Sbornik prav. svéd. o rask., t. I, p. 182 et 192.
  260. Bezobrazof, Études sur l’économie nationale de la Russie, II, p. 75.
  261. J. V. Livanof, Raskolniki i Ostrojniki, t. II, p. 6.
  262. De son nom, Melnikof. Loogtemps employé au ministère de l’intérieur pour les aiffaires du schisme, Melnikof a décrit les raskolniks en trois grandes compositions à cadres romanesques : Dans les forêts, Dans les montagnes et Sur le Volga.
  263. Il est à remarquer que ce sont les raskolniks qui ont rendu à la Russie l’intelligence du vieil art russe, avec le goût des antiquités nationales. Dans leur amour du passé, les vieux-ritualistes se sont mis à collectionner non seulement les vieux livres et les vieilles images, mais les vieux meubles, les vieux bijoux, les vieux bibelots de toute sorte. Ces antiquaires par superstition ont été les maîtres ou les précurseurs des archéologues.
  264. Les provinces où les sectes montrent le plus de vie sont souvent celles qui comptent la plus grande proportion d’hommes lettrés, d’alfabeti, ainsi que disent les Italiens. Tel, par exemple, le gouvernement de Iaroslavl, où plus de 61 pour 100 des conscrits savaient lire.
  265. En 1887, par exemple, l’Université de Saint-Pétersbourg ne comptait, sur 2523 étudiants, que 4 raskolniks.
  266. Vlad. Bezobrazof : Études sur l’économie nationale de la Russie, t. II, p. 93 (1886). Cf. les récits d’A. Petchersky.
  267. Bélitsa, novice, de bélo, blanc.
  268. Rossi, Roma Sotterranea, t. I
  269. Les scellés mis sur les autels de Rogojski onl été levés, en 1880, malgré l’opposition du comte D. Tolstoï, alors procureur du Saint-Synode et ministre de l’instruction publique. Ce fut l’occasion de sa chute. S’étant trouvé presque seul de son avis au comité des ministres, le comte Tolstoï avait, paratt-il, donné à entendre que ses collègues étaient achetés par les raskolniks. À la suite de l’émoi suscité par cette affaire, il dut abandonner son double portefeuille, pour revenir au pouvoir, quelques années plus tard, comme ministre de l’intérieur, sous Alexandre III.
  270. Mgr Philarète de Tchernigof, Istoriia Rousskoï tserkvi.
  271. Le Sbornik pravitelstvennykh svédénii o raskolnikakh, et le Sobranie pravitelstv. postanovlénii o rask., l’un et l’autre publiés à Londres par l’imprimerie de Herzen, à l’aide de papiers dérobés aux chancelleries russes. L’éditeur de ces documents et le principal intermédiaire entre Herzen et les vieux-croyants, Kelsief, était un ancien séminariste, enclin à la fois au mysticisme et au socialisme. Après avoir parcouru l’Orient et cherché à y fonder, avec des starovères, une sorte de phalanstère, Kelsief découragé revint se livrer à la police russe, qui le mit en liberté. Il est, dit-on, mort fou.
  272. L’auteur de ce plan, Czaïkowski (Tchaïkovsky), connu en Turquie sous le nom de Sadyk-pacha, s’était par ses contes fait une place dans la littérature polonaise. De même que Kelsief, il finit par implorer la clémence du gouvernement russe. Rentré en Russie en 1873, l’ancien patriote polonais écrivit dans les feuilles russes, notamment dans le Rousskii Vestnik de Kalkof. Il a fini par le suicide, en 1886.
  273. Les vieux-croyants ont également recouru à l’étranger pour la publication de leurs livres. C’est ainsi que dans leur couvent de Saint-Nicolas, dit de Manuelos, en Roumanie ; ils ont réimprimé les principaux classiques du schisme, tels que les Réponses d’André Denissof, et le Zitimenos, apologie du signe de croix à deux doigts, d’Alexis Rodionof. Ces éditions se distinguent autant par la pureté du texte que par le luxe typographique. Ailleurs, à Kolomna, en Galicie, ils avaient publié un journal : le Staroobriadets (Vieux-Ritualiste).
  274. Ainsi s’exprimait un mémoire rédigé pour le grand-duc Constantin par Melnikof, Zapiska o rousskom raskolé, Sbornik prav. svéd. o rask., t. I, p. 193.
  275. Voyez Un homme d’État russe (Nicolas Milutine), Étude sur la Russie et la Pologne sous le règne d’Alexandre II (Hachette, 1884).
  276. Voyez, sur toutes ces luttes, N. Popof : Okroujnié Poslanié Popovstchiny et surtout N. Soubbotine : Sovrémennyia Létopisi raskola et Istoriia Bélokrinitskoï iérarkhii.
  277. Tout illicite qu’en est l’origine, il semble difficile, au point de vue théologique, de nier la validité de cette hiérarchie « ancienne-orthodoxe » (drevlé-pravoslave) qui tient directement ses pouvoirs d’éêques d’Orient. Elle est, vis-à-vis de l’Église gréco-russe, à peu près dans la même situation que la hiérarchie janséniste d’Utrecht vis-à-vis de l’Église romaine.
  278. Voyez : V. Solovief : Istoriia i Boudonchnost Teocratii (Agram, 1887), Préface. Cf. Chtchapof : Rousskii raskol staroobriadtchestva.
  279. D’après Mgr Macaire, le métropolite historien, tel aurait été le point de vue du patriarche Nikone. S’il fût demeuré sur le trône patriarcal, il eût accordé aux adversaires de la réforme liturgique, comme il l’a fait à l’archiprêtre Néronof, l’autorisation de se servir des anciens rites. Au lieu de provoquer le schisme, Nikone l’eût ainsi prévenu.
      Selon certains historiens, au contraire, selon Chtchapof comme selon Kostomarof. c’est le caractère et les procédés despotiques de Nikone qui ont provoqué le raskol. À en croire toute une école, l’affaire des vieux livres fui moins la cause que le prétexte ou l’occasion du schisme. La cause véritable aurait été le soulèvement du peuple contre la tendance de l’épiscopat à modifier, au profit du haut clergé, les anciennes relations des laïques et de la hiérarchie.
  280. Voy. Iousof : Rousskie Dissidenty : Starovéry i Doukhovnye Khristiane (1881, p. 51, 52).
  281. L’abolition du patriarcat, dans le dessein de subordonner l’autorité sacerdotale à l’autorité du tsar, a été donnée par les raskolniks comme une preuve que Pierre le Grand élait l’Antéchrist. Ainsi le Sobranié ot Sviatago Pisaniia o Antikhristé, Shornik prav. svéd. o rask, t. II, p. 256.
  282. Cet André Denissof et son frère Simon, aussi l’un des chefs du schisme, étaient des hommes cultivés et de haute naissance ; ils s’appelaient de leur nom princes Mychetsky. C’est là une exception qui ne se rencontre qu’au premier âge du raskol.
  283. K. Nadejdine, Spory bezpopovtsef… o braké. Vladimir 1877. Cf. J. Nilsk Semeinaïa Jizn v rousskom raskolé.
  284. Livanof, Raskolniki i Ostrojniki, t. I, p. 129, cite à ce propos une épigramme qui se peut traduire ainsi :

    Pharaon tuait les enfants
    Comme Hérode les inoocents ;
    Ce n’étaient là que peccadilles,
    Car tous deux faisaient grâce aux filles ;
    Nous tuons tous nos nourrissons,
    Les filles avec les garçons.

  285. Iousof. Rousskie Dissidenty, p. 100, 101.
  286. Par une rencontre qui mérite d’être signalée, ce gouvernement est à la fois un de ceux où la population est le plus lettrée ; où les sectaires, les sans-prêtres notamment, sont le plus nombreux, et où les mœurs sont le plus relâchées : sur quatre filles, il y a une fille mère. Voyez Besobrazof, Études sur l’économie nationale de la Russie, t. II (1886).
  287. Zapiska o strannitcheskoï eresi, Sbornik, t. II, p. 39 et suiv.
  288. Voy. Alb. Réville, les Albigeois (Revue des Deux Mondes, 1er mai 1874).
  289. La Russie errante. Vagabonds et Serviteurs du Christ : Otetchestvennyia Zapiski, juillet 1876.
  290. Livanof, Raskolniki i Ostrojniki, t. I, p. 6, 7.
  291. Studien, t. II, p. 346.
  292. Sbornik prav. sved. o rask., t. II. Sved. o Montanskoï sekté.
  293. Iousof, Rousskie Dissidenty, p. 88.
  294. Les montany, par exemple, ainsi appelés en souvenir des montanistes, une des principales hérésies du iiie siècle. Svédénié o montanskoï sekté, par un évéque de Samara ; Sbornik pravitelstv. svéd. o raskoln. t. II, p. 80.
  295. S. V. Réoutsky, Lioudii Bojii i skoptsy, Moscou, 1872, p. 77, et Sbornik prav. svéd., t. II, p. 126. — Cf. Dobrotvorsky, Lioudi Bojii, et A. Pechersky, V gorakh.
  296. Le commandement qui condamne le vol, une des faiblesses les plus fréquentes du paysan russe, offre une image d’une énergie singulière, bien faite pour frapper des hommes simples, « Ne volez point. Si quelqu’un a dérobé seulement un kopeck (pièce de 4 centimes) ; on lui mettra au jugement dernier ce kopeck sur la tête, et le péché ne lui sera pardonné que lorsque le kopeck aura fondu dans le feu. »
  297. Introduite en Russie par Schwartz et Novikof, la franc-maçonnerie y prit un rapide développement sous Catherine II et Alexandre Ier. Les loges, déjà fermées par Catherine ; ont été supprimées par Nicolas, en même temps que les sociétés secrètes, qui avaient préparé l’insurrection de décembre 1825. Aujourd’hui il n’existe plus, officiellement du moins, de francs-maçons en Russie. Les emblèmes maçonniques sont exposés dans les musées, à Moscou notamment, comme des monuments archéologiques. Les francs-maçons russes semblent avoir été imbus de tendances mystiques. On s’est parfois demandé s’il n’y avait pas eu de lien entre eux et les khlysty civilisés de Pétersbourg.
  298. Sbornik pravit, svéd. o rask., t. II, p. 128. Réoutsky (Lioudi Bojii i Skoptsy) a donné en appendice la liste des prêtres, diacres, moines et religieuses poursuivis comme khlysty, de 1745 à 1752. On en compte 75 ; la plupart sont des religieuses.
  299. Sbornik prav. svéd. o rask.. t. II ; p. 85. Il se peut qu’ainsi que les khlysly les skakouny aient été parfois calomniés et qu’ils n’aient été qu’une variété de quakers. Sous le règne d’Alexandre Ier, leurs réunions ayant été interdites par la police à la requête des pasteurs luthériens, dont les ouailles formaient le gros de la secte, les sauteurs réclamèrent. « Notre service, disaient-ils dans une pétition au ministre des cultes, consiste en chants sacrés et en lectures de la Bible accompagnés de baisers d’amour fraternel et de marques de charité chrétienne, en discours pieux proférés par les différents prédicateurs qu’une inspiration soudaine fait lever au milieu de l’assemblée, enfin en prières avec tremblement de corps, génuflexions et prosternations, avec pleurs, soupirs ou invocations, selon les sentiments provoqués par la parole du prédicateur. »
  300. Mgr Philarèle, Istoriia Rousskoï tserkvi, Ve période, III ; Haxthaasen, Studien, t. I, ch. xiii, p. 345 ; Livanof, Raskolniki i Ostrojniki, t. II, p. 276 ; Réoutsky, Lioudi Bojii i Skoptsy, p. 35.
  301. « Sunt enim eunuchi qui de matris utero sic nati sunt et sunt eunuchi qui facti sunt ab hominibus, et sunt eunuchi qui seipsos castraverunt propter regnum cœlorum : qui potest capere capiat. » (Vulgate, Matth., xix, 12.)
  302. Pour les hommes, la première pureté semblerait consîster dans l’ablation des testicules, la seconde dans l’ablation de la verge. Il y a du reste différentes manières de procéder à ces opérations.
  303. Voyez, par exemple, dans le procès de Koudrinc les dépositions des médecins et l’interrogatoire des accusés. Skoptcheskoé Delo : Protsces Koudrinykh. Moscou, 1871.
  304. Béoutsy, Lioudi Rojii i Skoptsy, p. 157, 158.
  305. On a parfois imaginé que Pougatchef élait affilié aux skoptsy sans être lui-même eunuque. Cela est peu vraisemblable. Si Pougatchef a réellement fait mutiler des prisonniers, c’est par barbarie plutôt que par fanatisme.
  306. I. A. Arsenief ; Sekta skoptsof v Rossii, Berlin, 1874.
  307. Comme les khlysty, les skoptsy semblent, sous Alexandre Ier, avoir recruté des prosélytes jusque dans les classes privilégiées, parmi les officiers et les fonctionnaires, C’est. au moins ce qui résulte, des notes de police mises à profit par Nadejdine dans ses Izvedovaniia o skoptch érési, Sbornik, t. III.
  308. Si Pierre III est demeuré populaire parmi les dissidents, c’est qu’il leur avait accordé la liberté de conscience. De plus, en dépouillant les monastères de leurs biens, Pierre III avait enjoint de donner à leurs paysans les terres qu’ils cultivaient. Or les khlysty d’où sont sortis les skoptsy, étaient nombreux parmi les serfs des couvents. On comprend qu’en le voyant leur octroyer la terre et la liberté, certains de ces paysans aient cru reconnaître, dans ce libérateur couronné, un messie.
  309. Liprandi, Sbornik, II, p. 135.
  310. Voyez plus haut, même livre, ch. ii, p. 37.
  311. L’asile Timenkof à Pétersbourg, construit par un banquier skopets qu’un marchand orthodoxe avait converti à la Bourse. Le riche eunuque avait hérité de son patron, lui aussi un eunuque.
  312. Saint Matthieu ; XIX, 12. — Il vient aussi parfois devant les tribunaux des cas de mutilation isolée. En 1879, par exemple, le tribunal d’Odessa jugeait une affaire de « lésion des parties génitales par piété » (is revnosti). Tout récemment, en 1887, un déporté du nom de Tchegol, se trouvant à l’étape de Kouskounsk, dans le gouvernement d’Iéniséisk ; profitait de la nuit pour se châtrer avec quatre enfants.
  313. 1Ce nom, parfois appliqué à tort aux eunuques, n’est qu’une abréviation du nom de philippovtsy, donné par extension aux sectaires russes établis en Roumanie. La plupart ne sont pas eunuques ; les naissances égalent chez eux les décès. Voyez Aurelianu, Tera nostra, 1878.
  314. Selon certains écrivains, les skoptsy communieraient parfois avec le sang provenant de la castration d’un enfant ; mais cela n’est nullement prouvé.
  315. Sbornik prav. sved., t. II, p. 122-124.
  316. Telle est au moins l’interprétation la plus vraisemblable de ce nom bizarre : on en a aussi cherché l’étymologie dans une petite rivière du sud de la Russie, à laquelle la couleur crayeuse de ses eaux a fait donner le nom de laiteuse (Molotchna), et sur les bords de laquelle furent établies quelques colonies de molokanes.
  317. 1Verotspovedanié Doukhovnykh Khristian obyknovenno navjvaemykh Molokanami, Genève, 1865, p. 99-102.
  318. Kostomarof, Otetch. Zapiski, mars 1869. Novilsky, Doukhobortsy, ikh istoriia i véroouichenié, Kief (2e édit. 1882). Cf. Vestnik Evropy ; Rousskie Ratsionalisty (février 1881).
  319. Voir The Quakers par Cuningham, Edimbourg, 1868. Livanof, Raskolniki i Ostrojniki, t. II. Haxthausen, Studien, t. I, p. 412.
  320. Une anecdole montre à quel point les doctrines de semblables hérésies peuvent longtemps rester indécises. Un professeur de l’académie ecclésiastique de Kief, du nom de Novitsky, ayant entrepris d’exposer les doctrines des doukhobortses dont lui-même n’avait, comme tout le monde, qu’une vague connaissance, eut la surprise de recevoir les remerciements des sectaires. Le livre du critique orthodoxe fut acheté par les hérétiques, comme pour leur tenir lieu de catéchisme ou de règle de foi, si bien que le prix de cet opuscule s’éleva au-dessus de 50 roubles, et que le malheureux auteur en devint quelque peu suspect. L’ouvrage de Novitsky a été réimprimé en 1882. Quant aux molokanes, on a publié à Genève, en leur nom, une profession de foi qui montre une sérieuse connaissance des Écritures.
  321. Kostomarof ; Otetch, Zapiski, mars 1869.
  322. Mackenzie Wallace, Russia, 2e édit., t. I, p. 456.
  323. Voyez tome I, livre VIII, chap. vii.
  324. Comparez le mot Heures en français. On a aussi voulu faire dériver le nom de stundistes d’un livre de piété intitulé Stunden der Andacht.
  325. Kievskaïa Starina, avril 1882.
  326. Voyez tome Ier, livre II, chap. iv.
  327. Iouzof, Rousskié Dissidenty, p. 71, 72.
  328. Voyez, par exemple, une étude de M. O. Lévitsky dans la Kievskaia Starina, avril 1882. M. Nikitsky (Otcherk vnoutrennoï istorii tserkvi v velikom Novgorodé, 1879, chap. x) attribue principalement l’apparition de cette secte à la déception des fidèles qui attendaient la fin du monde pour l’accomplissement des sept mille ans, d’après l’ère de la création en usage en Russie. L’année fatale s’étant écoulée sans que le Christ redescendît sur la terre, l’Évangile, les apôtres et les Pères de l’Église furent, pour nombre de croyants, convaincus de mensonge.
  329. M. N. Gradovsky, dans ses études sur la situation des juifs en Russie, a constaté qu’aucun israélite n’avait été compris dans les nombreux procès intentés aux sabbatistes. — Cf. le Ratsvét, revue israélite, 1819, p. 421.
  330. Étude sur les rationalistes russes, Vestnik Evropy, février 1881.
  331. Voyez Maksiniof. Za Kavkazom (Otetch. Zapiski, 1867).
  332. Sur ce personnage on peut voir un chapitre de M. Dixon, Free Russia 3e édit., 1er vol., p. 226, 244,
  333. Voyez Giac. Barzolotti : David Lazzaretti di Arcidosso, detto il santo, i suoi seguaci e la sua leggenda, Bologne, 1885. Lazzaretti, tué à la tête d’une procession, en 1879, par les carabiniers, prêchait, lui aussi, une sorte d’Évangile éternel, promettant aux paysans le partage prochain des biens de ce monde. Il a encore des disciples qui attendent sa résurrection.
  334. Le Vestnik pravdy (Messager de la Vérité), remplacé, en 1882 ; par des brochures intermittentes. M. A. Korobof a bien voulu nous adresser des avertissements prophétiques pour notre salut. Il en a use de même avec nombre de personnages, entre autres avec M Floquet et M. Lockroy, en 1885
  335. Sur Soutaïef, voyez, dans la Revue des Deux Mondes (1er janv 1883), une étude de M. E. M. de Vogüê, d’après M. Prougavine. M. Prougavine est allé étudier Soutaïef au village de Chévérino et il a raconté au public ses entre liens avec le sectaire (Rousskaïa Myst : oct. et déc. 1881-janv. 1882). Le même écrivain a entrepris, sous le titre de Raskol-Sektantstvo, une sorte d’encyclopédie des hérésies russes. Le 1er volume, consacré à la bibliographie du raskol et des sectes issues du schisme, a paru en 1887. Le 2e volume doit donner la classification et les caractères des sectes sorties du raskol. La bibliographie et la classification des autres hérésies doivent remplir deux autres volumes.
  336. M. E. M. de Vogüé : Le Roman russe, p. 31.
  337. Lord Apostol, titre d’Un roman satirique du prince Mechtchersky.
  338. Vestnik Evropy, juin 1886, février 1887 ; cf. mars 1888.
  339. Ainsi, dans le compte rendu sur l’année 1885, M. Pobédonostsef imputait l’apparition du pachkovisme dans le gouvernement de Voronège à la propagande de la veuve d’un général, Mme Tcherkof.
  340. Le radstockisme n’est pas le seul emprunt récent de la société russe à l’étranger. On peut encore mentionner un petit groupe d’Irwingites avec leur bizarre hiérarchie d’apôtres, de prophètes, de pasteurs, d’évangélistes. La doctrine d’Ed. Irwing, née en Angleterre vers 1830, a été introduite à Pétersbourg par le Dr Dietmann. Ses adhérents ont un oratoire rue Serguievskaïa. On cite parmi eux la princesse D. K., sœur du gouverneur général du Caucase.
  341. Ce goût de l’action est d’autant plus à remarquer chez Tolstoï qu’aucun contemporain ne s’est plus observé et analysé lui-même, qu’aucun n’a été davantage le spectateur de sa propre pensée, de ses propres sentiments, état de conscience qui semble paralyser l’activité et la volonté.
  342. Parmi les révolutionnaires russes, il s’en est rencontré dont les idées sur l’emploi de la force contre le mal ressemblaient singulièrement à celles de Tolstoï. Vers 1875, au début de la crise nihiliste, il s’était formé un groupe dont les chefs, Tchaïkovsky et Malikof, tout en rejetant les pouvoirs établis, réprouvaient toute mesure de violence. Ils donnaient à leur doctrine un caractère religieux, prêchant la divinisation de l’homme ou, comme ils disaient, la religion de l’humanité divine : religuia bogotchelovetchnosti. D’après eux, le Dieu, vainement cherché au ciel, est en nous ; tout homme a au fond de son moi l’être absolu, tout homme est Dieu. Faire violence à un être humain est un sacrilège. Enseigner aux hommes leur divinité est la seule voie de salut. Aux violences du pouvoir, les persécutés ne doivent opposer que l’affirmation de leur divinité. Pour transformer la société, il n’y a qu’à donner conscience aux hommes de leur dignité divine. On voit que les idées de ces hommes-dieux rappelaient celles des doukhobortses, en même temps qu’elles anticipaient sur celles de Tolstoï. Les hommes-dieux n’existent plus aujourd’hui à l’état de groupe. Malikof est redevenu orthodoxe.
  343. Voir la belle conférence de M. Alb. Sorel sur Tolstoï historien, Revue Bleue, 14 avril 1888.
  344. Si les idées religieuses de Dostoïevsky avaient des contours plus arrêtés, il serait intéressant de les comparer à celles de Tolstoï. Elles leur ressemblent parfois singulièrement, tout en gardant un caractère personnel et comme un accent différent. Qu’on prenne notamment la fin du dernier roman de Dostoïevsky : les Frères Karamazof, on y retrouvera bien des traits du tolstoïsme. Ainsi, dans le mystérieux discours qu’il tient en rêve à son disciple Alexis, le moine Zosime lui révèle que toute la gloire de l’homme est dans l’action et dans la charité ; que le vrai paradis est dans la vie et dans l’amour ; que l’enfer est le supplice de ceux qui ne savent pas aimer. Il lui dit que c’est le peuple qui porte en germe le salut de la Russie et de l’humanité ; et que plus humble, et plus voisine de la bête est la condition de l’homme, plus il est près de la vérité, parce qu’il est près de la nature. Il lui apprend que satisfaire ses besoins, c’est les multiplier ; que la science du monde est mensonge et sa liberté esclavage ; que le peuple doit réprouver l’emploi des moyens violents prêchés par les démagogues ; que la force est avec les doux et que le temps du règne de la justice est proche. On retrouve sur les lèvres mortes du P. Zosime, à la fin de ce roman judiciaire, jusqu’à la thèse chère à Tolstoï, que le juge n’a pas le droit de juger.
  345. Œuvres d’Ivan Aksakof, t. IV, p. 91, 92. Ailleurs, dans une lettre encore inédite, le célèbre slavophile écrivait à son père (30 octobre 1850) : « La Russie sera bientôt partagée en deux moitiés : du côté du monde officiel (kazny), du gouvernement, de la noblesse incrédule et du clergé qui détourne de la foi, sera l’orthodoxie ; tout le reste embrassera le raskol. Ceux qui prendront la vziatka (le bakchich) seront orthodoxes, ceux qui la donneront seront raskolniks ».
  346. Œuvres d’Ivan Aksakof, t. IV, p. 42.
  347. Vestnik Evropy, mars 1888, p. 363.
  348. Voir, par exemple, le Vestnik Evropy, février 1887, p. 836.
  349. Je ne connais qu’un sectaire, réfugie à Genève, H. Korobof. le disciple d’A. Pouchkine ; qui se soit plus ou moins rallié au programme révolutionnaire et qui ait annoncé, au nom du ciel ; la déposition « des soi-disant Romanof ».
  350. Voyez une étude de M. Kouvaïtsef dans le Iouriditcheskii Vestnik, avril 1886.
  351. Vladimir Solovief, la Russie et l’Église universelle, 1re partie (1889).
  352. Voyez t. II. livre VI, chap. iv.
  353. Pour la religion, pas plus que pour la nationalité, on ne saurait s’en rapporter entièrement aux statistiques russes ; car, ainsi que nous le verrons, les statistiques officielles comptent comme orthodoxes nombre de chrétiens et même de musulmans qui se défendent de l’être.
  354. Cette lettre a été insérée dans une feuille ecclésiastique, les Tserkovnye Vedomosti (février 1888) et dans le Journal de Saint-Pétersbourg (17, 29 février), ce qui lui donne un caractère doublement officiel.
  355. Compte rendu du haut-procureur sur l’année 1883.
  356. La politique n’a peut-être pas non plus été étrangère à l’envoi d’une mission russe chez les Abyssins, en 1889. On semble, du reste, affecter, à Pétersbourg, de regarder ces jacobites éthiopiens comme des coreligionnaires qu’on n’a qu’à ramener à la pureté du culte orthodoxe.
  357. Ces statuts (pohjeniia) sont ce que les arméniens de Turquie appellent par corruption le balagénia russe.
  358. Voyez tome I, livre II, chapitre v, p. 122 129, de la 2e édition.
  359. En dehors des luthériens et des calvinistes, la Russie compte plusieurs colonies de mennonites ou anabaptistes. Le gouvernement s’est toujours montré libéral vis-à-vis de ces petites communautés, qui ne lui inspirent aucune défiance politique. Une partie de ces mennonites avaient quitté la Russie pour l’Amérique, afin de se soustraire au service militaire, devenu obligatoire pour tous. Beaucoup sont revenus ; le gouvernement, déférant à leurs doctrines, les a exemptés de tout service actif.
  360. Kostël, du polonais Kosciol, Église catholique.
  361. Voyez, par exemple, M. Vladimirof, Vestnik Evropy, mars 1881, p. 367.
  362. Voyez l’Esposizione documentata sulle costanti cure del S. P. Pio IX a riparo dei mali che soffre la Chiesa catlolica nei dominii di Russia e di Polonia (Rome, 1866).
  363. J’ai raconté ailleurs, d’après des documents inédits, comment les couvents de Pologne avaient été fermés en une nuit. Voyez : Un homme d’État russe (Nic. Milutine), Étude sur la Russie et la Pologne pendant le règne d’Alexandre II, chapitre XIII. (Hachette, 1884.)
  364. Dans les campagnes de Lithuanie, le clergé ne fait pas difficulté de se servir de la langue locale, le samogitien. Le gouvernement s’est contenté de russifier l’alphabet. Les livres de messe en samogitien étaient imprimés en caractères latins, le gouvernement en a fait imprimer en caractères cyrilliques ; inconnus de la population à laquelle il en imposait l’usage.
  365. Voyez le Vestnik Evropy, mars 1881, p. 366-367.
  366. Le fait a été reconnu par plusieurs écrivains orthodoxes, entre autres par M. Vladimirof dans la Rousskaïa Starina et M. Koïalovitch dans le Tserkovnyi Vestnik, Voyez le Novoe Vremia, 14 juillet 1887.
  367. Voici ce qu’écrivait à ce sujet, à son père, en 1842, un slavophile, passionnément orthodoxe, G. Samarine : la lettre est en français. « C’est nous qui sommes devenus les persécuteurs. Nous nous sommes mis, vis-à-vis des catholiques, dans la position inverse à celle où nous étions au dix-septième siècle, et tout le blâme que nous avons jeté à bon droit sur Rome va retomber sur nous. C’est triste. » Et, dans une autre lettre de la même année : « Il est douloureux de voir de quelle façon agissent les nôtres : combien de mauvaise foi, d’astuce, de perfidie, de bassesse. » (Rotishkii Arkhiv, 1880, t. II. p. 289 et 295.)
  368. Les consuls anglais MM. MansHeld et Webster ont décrit ces procédés de conversion dans des rapports de 1874 et 1875. insérés au Blue Book.
  369. Vladimir Solovief : Istoriia i Boudouchtchnost Teokratii, Agram, 1887 ; — L’idée russe, Paris, 1888 ; — La Russie et l’Église universelle, Paris, 1889. — Cf. O tserkvi, istoritch, otcherk, ouvrage anonyme, Berlin, 1888.
  370. Voyez les Catholiques libéraux, l’Église et le libéralisme : conclusion.
  371. Cette question israélite ou sémitique ; aujourd’hui soulevée en tant de pays, est trop complexe pour que nous puissions l’embrasser en quelques pages. Nous comptons y revenir, un jour, dans un ouvrage consacré au judaïsme et au rôle des Juifs dans le monde moderne.
  372. Voy. t. I, liv. VII, chap. ii, p. 424 de la 2e édit.
  373. Rousskii Evrei, 25 juin 1881.
  374. Nous ne pouvons parler ici des karaïm, ou Juifs non talmudistes ; dont il ne reste que quelques milliers, habitant pour la plupart la Crimée. Les karaïm se distinguent des autres Juifs par toutes leurs habitudes ; ils sont beaucoup mieux vus des chrétiens ou des musulmans ; ils sont aussi mieux traités par la législation russe.
  375. Voyez le Svod ousakonenii o Evreiakh, Saint-Pétersbourg ; 1885, par M. E. Levine. Cf. Orchanski, Rousskoe Zakonodatelstvo o Evreiakh. Pour la situation des Israélites avant la domination russe, voyez Huppe, Verfassung der Republick Polens, VIII, p. 232.
  376. Vladimir Bezobruzof ; Études sur l’Économie nationale de la Russie, t. II, 2e partie, p. 173 et 174 ; cf. 1e partie, p. 262.
  377. Voyez t. I, liv. VIII, ch. iv.
  378. L’antisémitisme a déterminé un courant régulier d’émigration vers les États-Unis ; mais cette émigration de quelques milliers de familles, chaque année, augmente le nombre des Israélites d’Amérique, sans affecter sensiblement celui des Juifs de Russie.
  379. Voyez, tome I, livre II, chap. ii, les pages consacrées aux Tatars, 82-89 de la 2e édition.
  380. Rapport sur l’année 1883. publié en 1886.
  381. Voyez plus haut. p. 13 et p. 545.
  382. Pour Tolstoï, voyez p. 546. Pour Dostoievsky, voyez, à la fin des Frères Karamazof, l’apparition du moine Zosime en rêve au jeune Alexis, là où le starets enseigne que les animaux, le bœuf, le cheval, étant sans péché, le Christ est avec eux, avant d’être avec l’homme.
  383. Mme Blavatsky a fait paraître, dans le Vestnik Evropy, sous le pseudonyme de Radda-Bay, des études sur les sciences occultes des Indous. Depuis, elle a été l’une des fondatrices et en quelque sorte la prophêtesse de la « Société Théosophique » qui a eu successivement pour organes : the Theosophist de Madras, l’Aurore du jour nouveau, le Lotus publié à Paris en 1888.
  384. Voyez tome II, livre VI, chap. iii.
  385. Les Catholiques libéraux, l’Église et le libéralisme, p. 36, 37.
  386. Voyez, t. II, liv. VI, chap. iii.