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La Mort de la Terre - Contes/Texte entier

La bibliothèque libre.

J.-H. ROSNY Aîné
DE L’ACADÉMIE DES GONCOURT

LA
MORT DE LA TERRE
ROMAN
SUIVI DE CONTES
PARIS
LIBRAIRIE PLON
PLON-NOURRIT et Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
8, RUE GARANCIÈRE — 6e

Tous droits réservés

Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays.

Copyright 1912 by Plon-Nourrit et Cie.

À MADAME
ET
À MAURICE POTTECHER
en admirative affection.
J.-H. ROSNY aîné.

AVERTISSEMENT

On a parfois écrit que j’étais le précurseur de Wells. Quelques critiques sont allés jusqu’à dire que Wells avait puisé une partie de son inspiration dans tels de mes écrits comme les Xipehuz, la Légende sceptique, le Cataclysme et quelques autres qui parurent avant les beaux récits de l’écrivain anglais. Je crois que cela n’est pas juste, je suis même enclin à croire que Wells n’a lu aucune de mes œuvres. Certes il ne partage pas la monstrueuse ignorance de ses compatriotes en matière de littérature continentale[1], mais la notoriété des Xipehuz, de la Légende sceptique, du Cataclysme, etc., etc., était négligeable à l’époque où il se mit à écrire. Et quand il aurait lu mes modestes livres, je nierais tout de même qu’il en eût subi l’influence : La Guerre des Mondes et l’Île du docteur Moreau sont des œuvres originales, qu’il faut admirer sans réserve. D’ailleurs, il y a une différence fondamentale entre Wells et moi dans la manière de construire des êtres inédits. Wells préfère des vivants qui offrent encore une grande analogie avec ceux que nous connaissons, tandis que j’imagine volontiers des créatures ou minérales, comme dans les Xipehuz, ou faites d’une autre matière que notre matière, ou encore existant dans un monde régi par d’autres énergies que les nôtres : les Ferromagnétaux, qui apparaissent épisodiquement dans la Mort de la Terre, appartiennent à l’une de ces trois catégories.

En somme, sauf en quelques points où se rencontrent tous les écrivains qui s’occupent de merveilleux, Wells et moi ne nous ressemblons qu’en apparence. Il n’était peut-être pas inutile de le dire.

J.-H. Rosny aîné.

La Mort de la Terre est un petit roman que j’aurais pu sans peine délayer en trois cents pages. Je ne l’ai pas fait, parce que, à mon avis, le merveilleux scientifique est un genre de littérature qui exige la concision : ceux qui le pratiquent sont trop souvent enclins au bavardage. J’ai augmenté le volume à l’aide de contes. Les contes de la première série offrent tous quelque particularité. Ceux de la seconde série ont surtout pour but de divertir le lecteur — ce qui est, au reste, un but fort ambitieux.



I

Paroles à travers l’étendue

L’affreux vent du Nord s’était tu. Sa voix mauvaise, depuis quinze jours, remplissait l’oasis de crainte et de tristesse. Il avait fallu dresser les brise-ouragan et les serres de silice élastique. Enfin, l’oasis commençait à tiédir.

Targ, le veilleur du Grand Planétaire, ressentit une de ces joies subites qui illuminèrent la vie des hommes, aux temps divins de l’Eau. Que les plantes étaient belles encore ! Elles reportaient Targ à l’amont des âges, alors que des océans couvraient les trois quarts du monde, que l’homme croissait parmi des sources, des rivières, des fleuves, des lacs, des marécages. Quelle fraîcheur animait les générations innombrables des végétaux et des bêtes ! La vie pullulait jusqu’au plus profond des mers. Il y avait des prairies et des sylves d’algues comme des forêts d’arbres et des savanes d’herbes. Un avenir immense s’ouvrait devant les créatures ; l’homme pressentait à peine les lointains descendants qui trembleraient en attendant la fin du monde. Imagina-t-il jamais que l’agonie durerait plus de cent millénaires ?

Targ leva les yeux vers le ciel où plus jamais ne paraîtraient des nuages. La matinée était fraîche encore, mais, à midi, l’oasis serait torride.

— La moisson est prochaine ! murmura le veilleur.

Il montrait un visage bistre, des yeux et des cheveux aussi noirs que l’anthracite. Comme tous les Derniers Hommes, il avait la poitrine spacieuse, tandis que le ventre se rétrécissait. Ses mains étaient fines, ses mâchoires petites, ses membres décelaient plus d’agilité que de force. Un vêtement de fibres minérales, aussi souple et chaud que les laines antiques, s’adaptait exactement à son corps ; son être exhalait une grâce résignée, un charme craintif que soulignaient les joues étroites et le feu pensif des prunelles.

Il s’attardait à contempler un champ de hautes céréales, des rectangles d’arbres, dont chacun portait autant de fruits que de feuilles, et il dit :

— Âges sacrés, aubes prodigieuses où les plantes couvraient la jeune planète !

Comme le Grand Planétaire était aux confins de l’oasis et du désert, Targ pouvait apercevoir un sinistre paysage de granits, de silices et de métaux, une plaine de désolation étendue jusqu’aux contreforts des montagnes nues, sans glaciers, sans sources, sans un brin d’herbe ni une plaque de lichen. Dans ce désert de mort, l’oasis, avec ses plantations rectilignes et ses villages métalliques, était une tache misérable.

Targ sentit peser la vaste solitude et les monts implacables ; il leva mélancoliquement la tête vers la conque du Grand Planétaire. Cette conque étalait une corolle soufre vers l’échancrure des montagnes. Faite d’arcum et sensible comme une rétine, elle ne recevait que les rythmes du large, émanés des oasis et, selon le réglage, éteignait ceux auxquels le veilleur ne devait pas répondre.

Targ l’aimait comme un emblème des rares aventures encore possibles à la créature humaine ; dans ses tristesses, il se tournait vers elle, il en attendait du courage ou de l’espérance.

Une voix le fit tressaillir. Avec un faible sourire, il vit monter vers la plate-forme une jeune fille aux contours rythmiques. Elle portait librement ses cheveux de ténèbres ; son buste ondulait, aussi flexible que la tige des longues céréales. Le veilleur la considérait avec amour. Sa Sœur Arva était la seule créature près de qui il retrouvât ces minutes subites, imprévues et charmantes, où il semblait que, au fond du mystère, quelques énergies veillaient encore pour le sauvetage des hommes.

Elle s’exclama, avec un rire contenu :

— Le temps est beau, Targ… Les plantes sont heureuses !

Elle aspira l’odeur consolante qui sourd de la chair verte des feuilles ; le feu noir de ses yeux palpitait. Trois oiseaux planèrent au-dessus des arbres et s’abattirent au bord de la plate-forme. Ils avaient la taille des anciens condors, des formes aussi pures que celles des beaux corps féminins, d’immenses ailes argentines, glacées d’améthyste, dont les pointes émettaient une lueur violette. Leurs têtes étaient grosses, leurs becs très courts, très souples, rouges comme des lèvres ; et l’expression de leurs yeux se rapprochait de l’expression humaine. L’un d’eux, levant la tête, fit entendre des sons articulés ; Targ prit la main d’Arva avec inquiétude.

— Tu as compris ? fit-il. La terre s’agite !…

Quoique, depuis très longtemps, aucune oasis n’eût péri par les secousses sismiques et que l’amplitude de celles-ci eût bien diminué depuis l’ère sinistre où elles avaient brisé la puissance humaine, Arva partagea le trouble de son frère.

Mais une idée capricieuse lui passant par l’esprit :

— Qui sait, fit-elle, si, après avoir fait tant de mal à nos frères, les tremblements de terre ne nous deviendront pas favorables ?

— Et comment ? demanda Targ avec indulgence.

— En faisant reparaître une partie des eaux !

Il y avait souvent rêvé, sans l’avoir dit à personne, car une telle pensée eût paru stupide et presque blasphématoire à une humanité déchue, dont toutes les terreurs évoquaient des soulèvements planétaires.

— Tu y penses donc aussi, s’exclama-t-il avec exaltation… Ne le dis à personne ! Tu les offenserais jusqu’au fond de l’âme !

— Je ne pouvais le dire qu’à toi.

De toutes parts surgissaient des bandes blanches d’oiseaux : ceux qui avaient rejoint Targ et Arva piétaient avec impatience. Le jeune homme leur parlait, en employant une syntaxe particulière. Car, à mesure que se développait leur intelligence, les oiseaux s’étaient initiés au langage, – un langage qui n’admettait que des termes concrets et des phrases-images.

Leur notion de l’avenir demeurait obscure et courte, leur prévoyance instinctive. Depuis que l’homme ne se servait plus d’eux comme nourriture, ils vivaient heureux, incapables de concevoir leur propre mort et plus encore la fin de leur espèce.

L’oasis en élevait douze cents environ, dont la présence était d’une vive douceur et fort utile. L’homme, n’ayant pu regagner l’instinct, perdu pendant les ères de sa puissance, la condition actuelle du milieu le mettait aux prises avec des phénomènes que ne pouvaient guère signaler les appareils, si délicats pourtant, hérités des ancêtres, et que prévoyaient les oiseaux. Si ceux-ci avaient disparu, dernier vestige de la vie animale, une plus amère désolation se serait abattue sur les âmes.

— Le péril n’est pas immédiat ! murmura Targ.

Une rumeur parcourait l’oasis ; des hommes jaillissaient aux abords des villages et des emblavures. Un individu trapu, dont le crâne massif semblait directement posé sur le torse, apparut au pied du Grand Planétaire. Il ouvrait des yeux dessillés et pauvres, dans un visage couleur d’iode ; ses mains, plates et rectangulaires, oscillaient au bout des bras courts.

— Nous verrons la fin du monde ! grogna-t-il… Nous serons la dernière génération des hommes.

Derrière lui, on entendit un rire caverneux. Dane, le centenaire, se montra avec son arrière-petit-fils et une femme aux yeux longs, aux cheveux de bronze. Elle marchait aussi légèrement que les oiseaux.

— Non, nous ne la verrons pas, affirma-t-elle. La mort des hommes sera lente… L’eau décroîtra jusqu’à ce qu’il n’y ait plus que quelques familles autour d’un puits. Et ce sera plus terrible.

— Nous verrons la fin du monde ! s’obstina l’homme trapu.

— Tant mieux ! fit l’arrière-petit-fils de Dane. Que la terre boive, aujourd’hui même, les dernières sources !

Sa face sinueuse, très étroite, décelait une tristesse sans bornes ; il s’étonnait lui-même de n’avoir pas supprimé son existence.

— Qui sait s’il n’y a pas un espoir ! marmonna l’ancêtre.

Le cœur de Targ battit ; il abaissa vers le centenaire des yeux où scintilla la jeunesse.

— Oh ! père !… s’écria-t-il.

Déjà la face du vieillard s’était immobilisée. Il retomba dans ce rêve taciturne, qui le faisait ressembler à un bloc de basalte ; Targ garda pour lui sa pensée.

La foule grossissait aux confins du désert et de l’oasis. Quelques planeurs s’élevèrent, qui venaient du Centre. On était à l’époque où le travail ne sollicitait guère les hommes : il n’y avait qu’à attendre le temps des récoltes. Car aucun insecte, aucun microbe, ne survivaient. Resserrés sur d’étroits domaines, hors desquels toute vie « protoplasmique » était impossible, les aïeux avaient mené une lutte efficace contre les parasites. Même les organismes microscopiques ne purent se maintenir, privés de cet imprévu qui résulte des agglomérations denses, des grands espaces, des transformations et des déplacements perpétuels.

D’ailleurs, maîtres de la distribution de l’eau, les hommes disposaient d’un pouvoir irrésistible contre les êtres qu’ils voulaient détruire. L’absence des anciens animaux domestiques et sauvages, véhicules incessants d’épidémie, avait encore avancé l’heure du triomphe. Maintenant l’homme, les oiseaux et les plantes étaient pour toujours à l’abri des maladies infectieuses.

Leur vie n’en était pas plus longue : beaucoup de microbes bienfaisants ayant disparu avec les autres, les infirmités propres à la machine humaine s’étaient développées, et des maladies nouvelles avaient surgi, maladies que l’on eût pu croire causées par des « microbes minéraux ». Par suite, l’homme retrouvait au-dedans des ennemis analogues à ceux qui le menaçaient au-dehors, et quoique le mariage fût un privilège réservé aux plus aptes, l’organisme atteignait rarement un âge avancé.

Bientôt plusieurs centaines d’hommes se trouvèrent réunis autour du Grand Planétaire. Il n’y avait qu’un faible tumulte ; la tradition du malheur se transmettait depuis trop de générations pour ne pas avoir tari ces réserves d’épouvante et de douleur qui sont la rançon des joies puissantes et des vastes espérances. Les Derniers Hommes avaient une sensibilité restreinte et guère d’imagination.

Toutefois, la foule était inquiète ; quelques visages se crispaient ; ce fut un soulagement lorsqu’un quadragénaire, sautant d’une Motrice, cria :

— Les appareils sismiques ne signalent rien encore… La secousse sera faible.

— De quoi nous inquiétons-nous ? s’écria la femme aux longs yeux. Que pouvons-nous faire et prévoir ? Toutes les mesures sont prises depuis les siècles des siècles ! Nous sommes à la merci de l’inconnu : c’est une affreuse sottise de s’enquérir d’un péril inévitable !

— Non, Hélé, répondit le quadragénaire ; ce n’est pas de la sottise, c’est de la vie. Tant que les hommes auront la force de s’inquiéter, leurs jours auront encore quelque douceur. Après, ils seront morts dès l’heure de leur naissance.

— Qu’il en soit ainsi ! ricana le petit-fils de Dane. Nos joies misérables et nos débiles tristesses valent moins que la mort.

Le quadragénaire secoua la tête. Comme Targ et sa sœur, il avait encore de l’avenir dans son âme et de la force dans sa large poitrine. Son regard clair rencontrant les yeux frais d’Arva, une fine émotion accéléra son souffle.

Cependant, d’autres groupes se rassemblaient aux divers secteurs de la périphérie. Grâce aux ondifères, disposés de mille en mille mètres, ces groupes communiquaient librement.

On pouvait entendre, à volonté, les rumeurs d’un district ou même de toute la population. Cette communion condensait l’âme des foules et agissait comme un stimulant énergique. Et il y eut une manière d’exaltation lorsqu’un message de l’oasis des Terres-Rouges vibra dans la conque du Grand Planétaire et se répercuta d’ondifère en ondifère. Il apprenait que, là-bas non seulement les oiseaux, mais les sismographes annonçaient des troubles souterrains. Cette confirmation du péril resserra les groupes.

Manô, le quadragénaire, avait gravi la plate-forme ; Targ et Arva étaient pâles. Et, comme la jeune fille tremblait un peu, le nouveau venu murmura :

— L’étroitesse même des oasis, et leur petit nombre, doivent nous rassurer. La probabilité est bien faible qu’elles se trouvent dans les zones dangereuses.

— D’autant moins le sont-elles, appuya Targ, que c’est leur position même qui, jadis, les a sauvées !

Le petit-fils de Dane avait entendu ; il eut son ricanement sinistre :

— Comme si les zones ne variaient pas de période en période ! D’ailleurs, ne peut-il suffire d’une faible secousse, mais frappant juste, pour tarir les sources ?

Il s’éloigna, plein d’une ironie morne. Targ, Arva et Manô avaient tressailli. Ils demeurèrent une minute taciturnes, puis le quadragénaire reprit :

— Les zones varient avec une extrême lenteur. Depuis deux cents ans, les fortes secousses ont passé au large du désert. Leurs répercussions n’ont pas altéré les sources. Seules, les Terres-Rouges, la Dévastation et l’Occidentale sont voisines des régions dangereuses…

Il considérait Arva avec une admiration douce, où levait la fleur d’amour. Veuf depuis trois ans, il souffrait de sa solitude. Malgré la révolte de son énergie et de sa tendresse, il s’y était résigné. Les lois fixaient avec rigueur le nombre des unions et des naissances.

Mais, depuis quelques semaines, le Conseil des Quinze avait inscrit Manô parmi ceux qui pouvaient refaire une famille : la santé de ses enfants justifiait cette faveur. Et, l’image d’Arva se métamorphosant dans l’âme de Manô, la légende obscure, une fois encore, recevait la lumière.

— Mêlons de l’espoir à nos inquiétudes ! s’exclama-t-il. Est-ce que même aux merveilleuses époques de l’Eau, la mort de chaque homme n’était pas pour lui la fin du monde ? Ceux qui vivent en ce moment sur la terre courent bien moins de risques, individuellement, que nos pères d’avant l’ère radio-active !

Il parlait fervemment. Car il avait toujours repoussé cette résignation lugubre qui dévastait ses semblables. Sans doute, un trop long atavisme ne lui permettait de la fuir que par intermittences. Toutefois, il avait plus qu’un autre connu la joie de vivre l’étincelante minute qui passe.

Arva l’écoutait avec faveur, mais Targ ne pouvait pas concevoir qu’on négligeât l’avenir de l’espèce. Si, comme Manô, il lui arrivait d’être brusquement saisi par la volupté fugitive, il y mêlait toujours ce grand rêve du Temps, qui avait mené les ancêtres.

— Je ne puis me désintéresser de notre descendance, riposta-t-il.

Et, tendant la main vers l’immense solitude :

— Que l’existence serait belle si notre règne occupait ces affreux déserts ! Ne songez-vous jamais qu’il y avait là des mers, des lacs, des fleuves…, des plantes innombrables et, avant la période radio-active, des forêts vierges ? Ah ! Manô, des forêts vierges !… Et, maintenant, une vie obscure dévore notre antique patrimoine !…

Manô leva doucement les épaules :

— C’est un mal d’y penser, puisque, en dehors des oasis, la terre est aussi inhabitable pour nous, plus peut-être, que Jupiter ou Saturne.

Une rumeur les interrompit ; les têtes se dressèrent, attentives : on vit survenir une nouvelle troupe d’oiseaux. Ils annonçaient que là-bas, à l’ombre des rocs, une jeune fille évanouie était la proie des ferromagnétaux. Et, tandis que deux planeurs s’élevaient sur le désert, la foule songeait aux étranges créatures magnétiques qui se multipliaient sur la planète pendant que déclinait l’humanité. De longues minutes s’écoulèrent ; les planeurs reparurent : l’un d’eux rapportait un corps inerte, en qui tous reconnurent Elma la Nomade. C’était une fille singulière, orpheline, et peu aimée, car elle avait des instincts de rôdeuse, dont la sauvagerie déconcertait ses semblables. Rien ne pouvait l’empêcher, certains jours, de fuir à travers les solitudes…

On l’avait déposée sur la plate-forme du Planétaire ; son visage, mi-enseveli dans les longs cheveux noirs, apparut livide, encore que parsemé de points écarlates.

— Elle est morte ! déclara Manô… Les Autres ont bu sa vie !

— Pauvre petite Elma ! s’écria Targ.

Il la considérait avec pitié et, si passive qu’elle fût, la foule grondait de haine contre les ferromagnétaux.

Mais les résonnateurs, clamant des phrases éclatantes, détournèrent l’attention.

« Les sismographes décèlent une secousse brusque dans la zone des Terres-Rouges… »

— Ah ! Ah ! cria la voix plaintive de l’homme trapu.

Aucun écho ne lui répondit. Les visages étaient dirigés vers le Grand Planétaire. La multitude attendait, dans une frissonnante impatience.

— Rien ! s’exclama Manô après deux minutes d’attente… Si les Terres-Rouges avaient été atteintes, nous le saurions déjà…

Un appel strident lui coupa la parole. Et la conque du Grand Planétaire clama :

« Immense secousse… L’oasis entière se soulève… Catas… »

Puis, des sons confus, un entre-choquement sourd…, le silence…

Tous, hypnotisés, attendirent pendant plus d’une minute. Ensuite, la foule eut une rude respiration ; les moins émotifs s’agitèrent.

— C’est un grand désastre ! annonça le vieux Dane.

Personne n’en doutait. Les Terres-Rouges possédaient dix planétaires de grande communication, dirigeables en tous sens. Pour que les dix se tussent, il fallait qu’ils fussent tous déracinés ou que la consternation des habitants fût extraordinaire.

Targ, orientant le transmetteur, darda un appel prolongé. Aucune réponse. Une lourde horreur pesa sur les âmes. Ce n’était pas le trouble ardent des hommes de jadis, c’était une détresse lente, lasse, dissolvante. Des liens étroits unissaient les Hautes-Sources et les Terres-Rouges. Depuis cinq mille ans, les deux oasis entretenaient des relations continues, soit par les résonnateurs, soit par des visites fréquentes, en planeurs ou en motrices. Trente relais, munis de planétaires, jalonnaient la voie longue de dix-sept cents kilomètres, qui reliait les deux peuplades.

— Il faut attendre ! clama Targ, penché sur la plate-forme. Si l’affolement empêche nos amis de répondre, ils ne sauraient tarder à reprendre leur sang-froid.

Mais personne ne croyait que les hommes des Terres-Rouges fussent capables d’un tel affolement ; leur race était moins émotive encore que celle des Hautes-Sources : capable de tristesse, elle ne l’était guère d’épouvante.

Targ, lisant l’incrédulité sur tous les visages, reprit :

— Si leurs appareils sont détruits, avant un quart d’heure des messagers peuvent atteindre le premier relais…

— À moins, objecta Hélé, que les planeurs ne soient endommagés… Quant aux motrices, il est improbable qu’elles franchissent, avant quelque temps, une enceinte en décombres.

Cependant, la population tout entière se portait vers la zone méridionale. En quelques minutes, les planeurs et les motrices versèrent des milliers d’hommes et de femmes vers le Grand Planétaire. Les rumeurs montaient, comme de longs souffles, entrecoupées de silences. Et les membres du Conseil des Quinze, interprétateurs des lois et juges des actes unanimes, se rassemblèrent sur la plate-forme. On reconnaissait le visage triangulaire, la rude chevelure blanc de sel de la vieille Bamar, et la tête bosselée d’Omal, son mari, dont soixante-dix ans de vie n’avaient pu pâlir la barbe fauve. Ils étaient laids, mais vénérables, et leur autorité était grande car ils avaient donné une descendance sans tare.

Bamar, s’assurant que le Planétaire était bien orienté, envoya à son tour quelques ondes. Devant le silence du récepteur, son visage s’assombrit encore.

— Jusqu’à présent, la Dévastation est sauve ! murmura Omal…, et les sismographes n’annoncent aucune secousse dans les autres zones humaines.

Soudain, un bruissement d’appel strida et, tandis que la multitude se dressait, hypnotique, on entendit gronder le Grand Planétaire :

« Du premier relais des Terres-Rouges. Deux secousses puissantes ont soulevé l’oasis. Le nombre des morts et des blessés est considérable ; les récoltes sont anéanties ; les eaux semblent menacées. Des planeurs partent pour les Hautes-Sources… »

Ce fut une ruée. Les hommes, les planeurs et les motrices surgissaient par torrents. Une excitation inconnue depuis des siècles soulevait les âmes résignées : la pitié, la crainte et l’inquiétude rajeunissaient cette multitude du Dernier-Âge.

Le Conseil des Quinze délibérait, tandis que Targ, tout tremblant, répondait au message des Terres-Rouges et annonçait le départ prochain d’une délégation.

Aux heures tragiques, les trois oasis sœurs – Terres-Rouges, Hautes-Sources, la Dévastation – se devaient des secours. Omal, qui avait une connaissance parfaite de la tradition, déclara :

— Nous avons des provisions pour cinq ans. Le quart peut être réclamé par les Terres-Rouges… Nous sommes aussi tenus de recueillir deux mille réfugiés, si c’est inévitable. Mais ils n’auront que des rations réduites et il leur sera interdit de s’accroître. Nous-mêmes devrons limiter nos familles, car il faut, avant quinze ans, ramener la population au chiffre traditionnel…

Le Conseil approuva ce rappel aux lois, puis Bamar cria vers la foule :

— Le Conseil va nommer ceux qui partiront pour les Terres-Rouges. Il n’y en aura pas plus de neuf. D’autres seront envoyés lorsque nous connaîtrons les besoins de nos frères.

— Je demande à partir, supplia le veilleur.

— Et moi ! ajouta vivement Arva.

Les yeux de Manô étincelèrent :

— Si le Conseil le veut, je serai aussi parmi les envoyés.

Omal leur jeta un regard favorable. Car il avait jadis, comme eux, connu ces mouvements spontanés, si rares parmi les Derniers Hommes.

À part Amat, adolescent frêle, la foule attendait passivement la décision du Conseil. Soumises aux règles millénaires, accoutumées à une existence monotone, que troublaient seuls les météores, les peuplades avaient perdu le goût de l’initiative. Résignées, patientes, douées d’un grand courage passif, rien ne les excitait aux aventures. Les déserts énormes qui les enveloppaient, vides de toute ressource humaine, pesaient sur leurs actes comme sur leurs pensées.

Rien ne s’oppose au départ de Targ, d’Arva et de Manô, remarqua la vieille Bamar… Mais la route est longue pour Amat. Que le Conseil décide.

Tandis que le Conseil délibérait, Targ contemplait l’étendue sinistre. Une douleur amère l’accablait. Le désastre des Terres-Rouges pesait sur lui plus pesamment que sur ses frères. Car leurs espoirs ne portaient que sur la lenteur des finales déchéances, tandis qu’il s’obstinait à rêver des métamorphoses heureuses. Et les circonstances confirmaient amèrement la Tradition.

Pourtant, devant les lourdes plaines granitiques, devant les formidables montagnes dressées à l’Ouest, l’esprit d’aventure le reprenait. Son âme s’élançait vers les Terres-Rouges, non pour des buts précis, mais pour ces fins lointaines, immenses et féériques qui avaient, jadis, conduit l’homme vers tous les inconnus de la Planète !

II

Vers les Terres-Rouges

Les neuf planeurs volaient vers les Terres-Rouges. Ils ne s’écartaient guère des deux routes que, depuis cent siècles, suivaient les motrices. Les ancêtres avaient construit de grands refuges en fer vierge, avec résonateur planétaire, et de nombreux relais, moins importants. Les deux routes étaient bien entretenues. Comme les motrices y passaient rarement et que leurs roues étaient munies de fibres minérales, très élastiques ; comme, par ailleurs, les hommes des deux oasis savaient encore se servir partiellement des énergies énormes qu’avaient captées leurs ascendants, l’entretien exigeait plus de surveillance que de travail. Les ferromagnétaux ne s’y montraient guère et n’y faisaient que des dégâts insignifiants ; un piéton aurait pu y marcher une journée entière sans presque ressentir d’influence nocive ; mais il n’aurait pas été prudent de faire des haltes trop longues ni surtout de s’y endormir : bien des malades y avaient perdu comme Elma tous leurs globules rouges et y étaient morts d’anémie.

Les Neuf ne couraient aucun péril : chacun dirigeait un planeur léger qui, du reste, eût pu emporter quatre hommes. Alors même qu’un accident surviendrait aux deux tiers des appareils, l’expédition ne serait pas compromise.

Doués d’une élasticité presque parfaite, les planeurs étaient construits pour résister aux chocs les plus rudes et pour braver l’ouragan.

Manô avait pris la tête. Targ et Aria sillaient presque de conserve. L’agitation du jeune homme ne cessait de s’accroître. Et l’histoire des grandes catastrophes, fidèlement transmise de génération en génération hantait sa mémoire.

Depuis cinq cents siècles, les hommes n’occupaient plus, sur la planète, que des îlots dérisoires. L’ombre de la déchéance avait de loin précédé les catastrophes. À des époques fort anciennes, aux premiers siècles de l’ère radio-active, on signale déjà la décroissance des eaux : maints savants prédisent que l’Humanité périra par la sécheresse. Mais quel effet ces prédictions pouvaient-elles produire sur des peuples qui voyaient des glaciers couvrir leurs montagnes, des rivières sans nombre arroser leurs sites, d’immenses mers battre leurs continents ? Pourtant, l’eau décroissait lentement, sûrement, absorbée par la terre et volatilisée dans le firmament[2]. Puis, vinrent les fortes catastrophes. On vit d’extraordinaires remaniements du sol ; parfois, des tremblements de terre, en un seul jour détruisaient dix ou vingt villes et des centaines de villages : de nouvelles chaînes de montagnes se formèrent, deux fois plus hautes que les antiques massifs des Alpes, des Andes ou de l’Himalaya ; l’eau tarissait de siècle en siècle. Ces énormes phénomènes s’aggravèrent encore. À la surface du soleil, des métamorphoses se décelaient qui, d’après des lois mal élucidées, retentirent sur notre pauvre globe. Il y eut un lamentable enchaînement de catastrophes : d’une part, elles haussèrent les hautes montagnes jusqu’à vingt-cinq et trente mille mètres ; d’autre part, elles firent disparaître d’immenses quantités d’eau.

On rapporte que, au début de ces révolutions sidérales, la population humaine avait atteint le chiffre de vingt-trois milliards d’individus. Cette masse disposait d’énergies démesurées. Elle les tirait des protoatomes (comme nous le faisons encore, quoique imparfaitement, nous-mêmes) et ne s’inquiétait guère de la fuite des eaux, tellement elle avait perfectionné les artifices de la culture et de la nutrition. Même, elle se flattait de vivre prochainement de produits organiques élaborés par les chimistes. Plusieurs fois, ce vieux rêve parut réalisé : chaque fois, d’étranges maladies ou des dégénérescences rapides décimèrent les groupes soumis aux expériences. Il fallut s’en tenir aux aliments qui nourrissaient l’homme depuis les premiers ancêtres. À la vérité, ces aliments subissaient de subtiles métamorphoses, tant du fait de l’élevage et de l’agriculture que du fait des manipulations savantes. Des rations réduites suffisaient à l’entretien d’un homme ; et les organes digestifs avaient accusé, en moins de cent siècles, une diminution notable, tandis que l’appareil respiratoire s’accroissait en raison directe de la raréfaction de l’atmosphère.

Les dernières bêtes sauvages disparurent ; les animaux comestibles, par comparaison à leurs ascendants, étaient de véritables zoophytes, des masses ovoïdes et hideuses, aux membres transformés en moignons, aux mâchoires atrophiées par le gavage. Seules, quelques espèces d’oiseaux échappèrent à la dégradation et prirent un merveilleux développement intellectuel.

Leur douceur, leur beauté et leur charme croissaient d’âge en âge. Ils rendaient des services imprévus, à cause de leur instinct, plus délicat que celui de leurs maîtres, et ces services étaient particulièrement appréciés dans les laboratoires.

Les hommes de cette puissante époque connurent une existence inquiète. La poésie magnifique et mystérieuse était morte. Plus de vie sauvage, plus même ces immenses étendues presque libres : les bois, les landes, les marais, les steppes, les jachères de la période radio-active. Le suicide finissait par être la plus redoutable maladie de l’espèce.

En quinze millénaires, la population terrestre descendit de vingt-trois à quatre milliards d’âmes ; les mers, réparties dans les abîmes, n’occupaient plus que le quart de la surface ; les grands fleuves et les grands lacs avaient disparu ; les monts pullulaient, immenses et funèbres. Ainsi la planète sauvage reparaissait, – mais nue !

L’homme, cependant, luttait éperdument. Il s’était flatté, s’il ne pouvait vivre sans eau, de fabriquer celle dont il aurait besoin pour ses usages domestiques et agricoles ; mais les matériaux utiles devenaient rares, sinon à des profondeurs qui rendaient leur exploitation dérisoire. Il fallut se rabattre sur des procédés de conservation, sur des moyens ingénieux pour ménager l’écoulement et pour tirer le maximum d’effet du fluide nourricier.

Les animaux domestiques périrent, incapables de s’habituer aux nouvelles conditions vitales : en vain tenta-t-on de refaire des espèces plus rustiques ; une dégradation deux cent fois millénaire avait tari l’énergie évolutive. Seuls les oiseaux et les plantes résistaient. Celles-ci reprirent quelques formes ancestrales ; ceux-là s’adaptèrent au milieu : beaucoup redevenant sauvages, construisirent leurs aires à des hauteurs où l’homme pouvait d’autant moins les poursuivre que la raréfaction de l’air, quoique bien moindre, accompagnait celle de l’eau. Ils vécurent de déprédations et déployèrent une ruse si raffinée qu’on ne put les empêcher de se maintenir. Quant à ceux qui demeuraient parmi nos ancêtres, leur sort fut d’abord épouvantable. On tenta de les avilir à l’état de bêtes comestibles. Mais leur conscience était devenue trop lucide ; ils luttèrent affreusement pour échapper à leur sort. Il y eut des scènes aussi hideuses que ces épisodes des temps primitifs où l’homme mangeait l’homme, où des peuples entiers étaient réduits en servitude. L’horreur pénétra les âmes, peu à peu on cessa de brutaliser les compagnons de planète et de s’en repaître.

D’ailleurs, les phénomènes sismiques continuaient à remanier les terres et à détruire les villes. Après trente mille ans de lutte, nos ancêtres comprirent que le minéral, vaincu pendant des millions d’années par la plante et la bête, prenait une revanche définitive. Il y eut une période de désespoir qui ramena la population à trois cents millions d’hommes tandis que les mers se réduisaient au dixième de la surface terrestre. Trois ou quatre mille ans de répit firent renaître quelque optimisme. L’humanité entreprit de prodigieux travaux de préservation : la lutte contre les oiseaux cessa ; on se borna à les mettre dans des conditions qui ne permettaient pas qu’ils se multipliassent, on tira d’eux de précieux services.

Puis, les catastrophes reprirent. Les terres habitables se rétrécirent encore. Et, il y a environ trente mille ans, eurent lieu les remaniements suprêmes : l’humanité se trouva réduite à quelques territoires disséminés sur la terre, redevenue vaste et formidable comme aux premiers âges ; en dehors des oasis, il devenait impossible de se procurer l’eau nécessaire à la vie.

Depuis, une accalmie relative s’est produite. Quoique l’eau que nous fournissent les puits creusés dans l’abîme ait encore décru, que la population se soit réduite d’un tiers, que deux oasis aient dû être abandonnées, l’humanité se maintient : sans doute se maintiendra-t-elle pendant cinquante ou cent mille ans encore… Son industrie a immensément décru. Des énergies qu’utilisait notre espèce en sa force, l’homme des oasis ne peut plus employer qu’une faible partie. Les appareils de communication et les appareils de travail sont devenus moins complexes ; depuis bien des millénaires, il a fallu renoncer aux spiraloïdes qui transportaient les ancêtres à travers l’étendue avec une vitesse dix fois plus grande que celle de nos planeurs.

L’homme vit dans un état de résignation douce, triste et très passive. L’esprit de création s’est éteint ; il ne se réveille, par atavisme, que dans quelques individus. De sélection en sélection, la race a acquis un esprit d’obéissance automatique, et par là parfaite, aux lois désormais immuables. La passion est rare, le crime nul. Une sorte de religion est née, sans culte, sans rites : la crainte et le respect du minéral. Les Derniers Hommes attribuent à la planète une volonté lente et irrésistible. D’abord favorable aux règnes qui naissent d’elle, la terre leur laisse prendre une grande puissance. L’heure mystérieuse où elle les condamne est aussi celle où elle favorise des règnes nouveaux.

Actuellement, ses énergies obscures favorisent le règne ferromagnétique. On ne peut pas dire que les ferromagnétaux aient participé à notre destruction ; tout au plus ont-ils aidé à l’anéantissement, fatal après tout, des oiseaux sauvages. Encore que leur apparition remonte à une époque lointaine, les nouveaux êtres ont peu évolué. Leurs mouvements sont d’une surprenante lenteur ; les plus agiles ne peuvent parcourir un décamètre par heure ; et les enceintes de fer vierge des oasis, plaquées de bismuth, sont pour eux un obstacle infranchissable. Il leur faudrait, pour nous nuire immédiatement, faire un saut évolutif sans rapport avec leur développement antérieur.

On commença à percevoir l’existence du règne ferromagnétique au déclin de l’âge radio-actif. C’étaient de bizarres taches violettes sur les fers humains, c’est-à-dire sur les fers et les composés des fers qui ont été modifiés par l’usage industriel. Le phénomène n’apparut que sur des produits qui avaient maintes fois resservi : jamais l’on ne découvrit de taches ferromagnétiques sur des fers sauvages. Le nouveau règne n’a donc pu naître que grâce au milieu humain. Ce fait capital a beaucoup préoccupé nos aïeux. Peut-être fûmes-nous dans une situation analogue vis-à-vis d’une vie antérieure qui, à son déclin, permit l’éclosion de la vie protoplasmique.

Quoi qu’il en soit, l’humanité a constaté de bonne heure l’existence des ferromagnétaux. Lorsque les savants eurent décrit leurs manifestations rudimentaires, on ne douta pas que ce fussent des êtres organisés. Leur composition est singulière. Elle n’admet qu’une seule substance : le fer. Si d’autres corps, en quantité très petite, s’y trouvent parfois mêlés, c’est en tant qu’impuretés, nuisibles au développement ferromagnétique ; l’organisme s’en débarrasse, à moins qu’il ne soit très affaibli ou atteint de quelque maladie mystérieuse. La structure du fer, à l’état vivant, est fort variée : fer fibreux, fer granulé, fer mou, fer dur, etc. L’ensemble est plastique et ne comporte aucun liquide. Mais ce qui caractérise surtout les nouveaux organismes, c’est une extrême complication et une instabilité continuelle de l’état magnétique. Cette instabilité et cette complication sont telles que les chercheurs les plus opiniâtres ont dû renoncer à y appliquer, non pas même des lois, mais seulement des règles approximatives. C’est vraisemblablement là qu’il faut voir la manifestation dominante de la vie ferromagnétique. Lorsqu’une conscience supérieure se décèlera dans le nouveau règne, je pense qu’elle reflétera surtout cet étrange phénomène ou, plutôt, qu’elle en sera l’épanouissement. En attendant, si la conscience des ferromagnétaux existe, elle est encore élémentaire. Ils sont à la période où le soin de la multiplication domine tout. Néanmoins, ils ont déjà subi quelques transformations importantes. Les écrivains de l’âge radio-actif nous font voir chaque individu composé de trois groupes, avec tendance marquée, dans chaque groupe, à la forme hélicoïde. Ils ne peuvent, à cette époque, parcourir plus de cinq ou six centimètres par vingt-quatre heures ; lorsqu’on déforme leurs agglomérations, ils mettent plusieurs semaines à les reformer. Actuellement, comme on l’a dit, ils arrivent à franchir deux mètres par heure. De plus, ils comportent des agglomérations de trois, cinq, sept et même neuf groupes, la forme des groupes revêtant une grande variété. Un groupe, composé d’un nombre considérable de corpuscules ferromagnétiques, ne peut subsister solitaire : il faut qu’il soit complété par deux, par quatre, six ou huit autres groupes. Une série de groupes comporte, évidemment, des séries énergétiques, sans qu’on puisse dire de quelle façon. À partir de l’agglomération par sept, le ferromagnétal dépérit si l’on supprime un des groupes.

En revanche, une série ternaire peut se reformer à l’aide d’un seul groupe, et une série quinquennaire à l’aide de trois groupes. La reconstitution d’une série mutilée ressemble beaucoup à la genèse des ferromagnétaux ; cette genèse garde pour l’homme un caractère profondément énigmatique. Elle s’opère à distance. Lorsqu’un ferromagnétal prend naissance, on constate invariablement la présence de plusieurs autres ferromagnétaux. Selon les espèces, la formation d’un individu prend de six heures à dix jours ; elle semble exclusivement due à des phénomènes d’induction. La reconstitution d’un ferromagnétal lésé s’opère à l’aide de procédés analogues.

Actuellement, la présence des ferromagnétaux est à peu près inoffensive. Il en serait sans doute différemment si l’humanité s’étendait.

En même temps qu’ils songeaient à combattre les ferromagnétaux, nos ancêtres cherchèrent quelque méthode pour faire tourner leur activité à l’avantage de notre espèce. Rien ne semblait s’opposer, par exemple, à ce que la substance des ferromagnétaux servît aux usages industriels. S’il en était ainsi, il suffirait de protéger les machines (ce qui paraît, jadis, avoir été réalisé sans trop de frais) d’une manière analogue à celle dont nous préservons nos oasis… Cette solution, en apparence élégante, a été tentée. Les annales anciennes rapportent qu’elle échoua. Le fer transformé par la vie nouvelle se montre réfractaire à tout usage humain. Sa structure et son magnétisme si variés en font une substance qui ne se prête à aucune combinaison ni à aucun travail orienté. Sans doute, cette structure semble s’uniformiser et le magnétisme disparaître aux approches de la température de fusion (et, a fortiori, lors de la fusion même) ; mais, lorsqu’on laisse le métal se refroidir ; les propriétés nuisibles reparaissent.

En outre, l’homme ne peut séjourner longtemps dans les contrées ferromagnétiques de quelque importance. En peu d’heures, il s’anémie. Après un jour et une nuit, il se trouve dans un état d’extrême faiblesse. Il ne tarde pas à s’évanouir ; s’il n’est pas secouru, il succombe.

On n’ignore pas la raison immédiate de ces faits : le voisinage des ferromagnétaux tend à nous enlever nos globules rouges. Ces globules, presque réduits à l’état d’hémoglobine pure, s’accumulent à la surface de l’épiderme et sont, ensuite, attirés vers les ferromagnétaux qui les décomposent et semblent se les assimiler.

Diverses causes peuvent contre-balancer ou retarder le phénomène. Il suffit de marcher pour n’avoir rien à craindre ; à plus forte raison suffit-il de circuler en motrice. Si l’on se vêt d’un tissu en fibres de bismuth, on peut braver l’influence ennemie pendant deux jours au moins ; elle s’affaiblit si l’on se couche la tête au Nord ; elle s’atténue spontanément lorsque le soleil est près du méridien.

Bien entendu, lorsque le nombre des ferromagnétaux décroît, le phénomène est de moins en moins intense ; un moment vient où il s’annule, car l’organisme humain ne se laisse pas faire sans résistance. Enfin, l’action ferromagnétique diminue d’abord selon la courbe des distances, et devient insensible à plus de dix mètres.

On conçoit que la disparition des ferromagnétaux parût nécessaire à nos ancêtres. Ils entreprirent la lutte avec méthode. À l’époque où débutèrent les grandes catastrophes, cette lutte exigea de lourds sacrifices : une sélection s’était opérée parmi les ferromagnétaux ; il fallait user d’énergies immenses pour refréner leur pullulation.

Les remaniements planétaires qui suivirent donnèrent l’avantage au nouveau règne ; par compensation, sa présence devenait moins inquiétante, car la quantité de métal nécessaire à l’industrie décroissait périodiquement et les désordres sismiques faisaient affleurer, en grandes masses, des minerais de fer natif, intangible aux envahisseurs. Aussi, la lutte contre ceux-ci se ralentit-elle au point de devenir négligeable. Qu’importait le péril organique au prix de l’immense péril sidéral ?…

Présentement, les ferromagnétaux ne nous inquiètent guère. Avec nos enceintes d’hématite rouge, de limonite ou de fer spathique, revêtues de bismuth, nous nous croyons inexpugnables. Mais si quelque révolution improbable ramenait l’eau près de la surface, le nouveau règne opposerait des obstacles incalculables au développement humain, du moins à un développement de quelque envergure.

Targ jeta un long regard sur la plaine : partout il apercevait la teinte violette et les formes sinusoïdales particulières aux agglomérats ferromagnétiques.

— Oui, murmurait-il…, si l’humanité reprenait quelque envergure, il faudrait recommencer le travail des ancêtres. Il faudrait détruire l’ennemi ou l’utiliser. Je crains que sa destruction ne soit impossible : un nouveau règne doit porter en soi des éléments de succès qui défient les prévisions et les énergies d’un règne vieilli. Au rebours, pourquoi ne trouverait-on pas une méthode qui permettrait aux deux règnes de coexister, de s’entraider même ? Oui, pourquoi pas ?… puisque le monde ferromagnétique tire son origine de notre industrie ? N’y a-t-il pas là l’indice d’une compatibilité profonde ?

Puis, portant ses yeux vers les grands pics de l’Occident :

— Hélas ! mes rêves sont ridicules. Et pourtant…, pourtant ! Ne m’aident-ils pas à vivre ?… Ne me donnent-ils pas un peu de ce jeune bonheur qui a fui pour toujours l’âme des hommes ?

Il se dressa, avec un petit choc au cœur : là-bas, dans l’échancrure du mont des Ombres, trois grands planeurs blancs venaient d’apparaître.


III

La planète homicide

Ces planeurs parurent frôler la Dent de Pourpre, inclinée sur l’abîme ; une ombre orange les enveloppait ; puis ils s’argentèrent au soleil zénithal.

— Les messagers des Terres-Rouges ! s’écria Manô.

Il n’apprenait rien à ses compagnons de route : aussi bien ses paroles n’étaient qu’un cri d’appel. Les deux escadrilles hâtaient leur marche ; bientôt, les masses pâles s’abaissèrent vers les pennes émeraude des Hautes-Sources. Des salutations retentirent, suivies d’un silence ; les cœurs étaient lourds ; on n’entendait que le ronflement léger des turbines et le froissement des pennes. Tous sentaient la force cruelle de ces déserts où ils semblaient siller en maîtres.

À la fin, Targ demanda, d’une voix craintive :

— Connaît-on l’importance du désastre ?

— Non, répondit un pilote au visage bistre. On ne le connaîtra pas avant de longues heures. On sait seulement que le nombre des morts et des blessés est considérable. Et ce ne serait rien ! Mais on craint la perte de plusieurs sources.

Il pencha la tête avec une calme amertume :

— Non seulement la récolte est perdue, mais beaucoup de provisions ont disparu. Toutefois, s’il n’y a pas d’autre secousse, avec l’aide des Hautes-Sources et de la Dévastation, nous pourrons vivre pendant quelques années… La race cessera provisoirement de se reproduire et peut-être n’aurons-nous à sacrifier personne.

Un moment encore, les escadrilles volèrent de conserve, puis le pilote au visage bistre changea la direction : ceux des Terres-Rouges s’éloignèrent.

Ils passèrent parmi les pics redoutables, au-dessus des gouffres, et le long d’une pente qui eût, jadis, été couverte de pâturages : maintenant, les ferromagnétaux y multipliaient leur descendance.

— Ce qui prouve, songea Targ, que ce versant est riche en ruines humaines.

De nouveau, ils planèrent sur les vallées et les collines ; vers les deux tiers du jour, ils se trouvaient à trois cent kilomètres des Terres-Rouges.

— Encore une heure ! s’écria Manô.

Targ fouilla l’espace avec son télescope ; il aperçut, indécises encore, l’oasis et la zone écarlate à qui elle avait emprunté son nom. L’esprit d’aventure, engourdi après la rencontre des grands planeurs, se réveilla dans le cœur du jeune homme ; il accéléra la vitesse de sa machine et devança Manô.

Des vols d’oiseaux tournoyaient sur la zone rouge ; plusieurs s’avancèrent vers l’escadrille. À cinquante kilomètres de l’oasis, ils affluèrent ; leurs mélopées confirmaient le désastre et prédisaient des secousses imminentes. Targ, le cœur serré, écoutait et regardait, sans pouvoir articuler une parole.

La terre désertique semblait avoir subi la morsure d’une prodigieuse charrue ; à mesure qu’on approchait, l’oasis montra ses maisons effondrées, son enceinte disloquée, les récoltes presque englouties, de misérables fourmis humaines grouillant parmi les décombres…

Soudain, une immense clameur déchira l’atmosphère ; le vol des oiseaux se brisa étrangement ; un effrayant frisson secoua l’étendue.

La planète homicide consommait son œuvre !

Seuls, Targ et Aria avaient poussé un cri de pitié et d’horreur. Les autres aviateurs continuaient leur route, avec la tristesse calme des Derniers Hommes… L’oasis fut là. Elle retentissait de plaintes sinistres. On voyait courir, ramper ou panteler de pitoyables créatures ; d’autres demeuraient immobiles, frappées par la mort ; parfois, une tête sanglante semblait sortir du sol. Le spectacle devenait plus hideux à mesure qu’on discernait mieux les épisodes.

Les Neuf planèrent incertains. Mais le vol des oiseaux, d’abord enfiévré par l’épouvante, s’harmonisait ; aucune autre secousse n’était prochaine : on pouvait atterrir.

Quelques membres du Grand Conseil reçurent les délégués des Hautes-Sources. Les paroles furent rares et rapides. Le nouveau désastre, exigeant toutes les énergies disponibles, les Neuf se mêlèrent aux sauveteurs.

Les plaintes parurent d’abord intolérables. Des blessures atroces avaient raison du fatalisme des adultes ; les cris des enfants étaient comme l’âme stridente et sauvage de la Douleur…

Enfin, les anesthésiques apportèrent leur aide bienfaisante. L’ardente souffrance sombra au fond de l’inconscient. On n’entendait plus que des clameurs éparses, les clameurs de ceux qui gisaient dans la profondeur des ruines.

Une de ces clameurs attira Targ. Elle était craintive, non douloureuse ; elle avait un charme énigmatique et frais. Longtemps, le jeune homme ne put la situer… Enfin, il découvrit un creux d’où elle jaillissait plus nette. Des blocs arrêtaient le veilleur, qu’il se mit à écarter avec prudence. Il lui fallait constamment interrompre le travail devant les menaces sourdes du minéral : des trouées se formaient, brusques, des pierres s’éboulaient ou bien on entendait des vibrations suspectes.

La plainte s’était tue ; la tension nerveuse et la fatigue couvraient de sueur les tempes de Targ…

Soudain, tout sembla perdu : un pan de paroi croulait. Le fouilleur, se sentant à la merci du minéral, baissa la tête et attendit… Un bloc le frôla ; il accepta la destinée ; mais le silence et l’immobilité se refirent.

Levant les yeux, il vit qu’une grande cavité, presque une caverne, s’était ouverte vers la gauche : dans la pénombre, une forme humaine était étendue. Le jeune homme enleva péniblement l’épave vivante et sortit des décombres, à l’instant où un nouvel éboulement rendait le boyau impraticable…

C’était une jeune femme ou une jeune fille, vêtue du maillot argentin des Terres-Rouges. Avant toute chose, la chevelure émut le sauveteur. Elle était de cette sorte lumineuse, que l’atavisme ramenait à peine une fois par siècle chez les filles des hommes. Éclatante comme les métaux précieux, fraîche comme l’eau jaillissant des sources profondes, elle semblait un tissu d’amour, un symbole de la grâce qui avait paré la femme à travers les âges.

Le cœur de Targ se gonfla, un tumulte héroïque emplissait son crâne ; il entrevit des actions magnanimes et glorieuses, qui ne s’accomplissaient plus jamais parmi les Derniers Hommes… Et, tandis qu’il admirait la fleur rouge des lèvres, la ligne délicate des joues et leur pulpe nacrée, deux yeux s’ouvrirent, qui avaient la couleur des matins, quand le soleil est vaste et qu’une haleine douce court sur les solitudes…

IV

Dans la terre profonde

C’était après le crépuscule. Les constellations avivaient leurs flammes fines. L’oasis, taciturne, cachait sa détresse et ses douleurs. Et Targ promenait une âme fiévreuse près de l’enceinte.

L’heure était affreuse pour les Derniers Hommes. Successivement, les planétaires avaient annoncé d’immenses désastres. La Dévastation était détruite ; aux Deux-Équatoriales, à la Grande-Combe, aux Sables-Bleus, les eaux avaient disparu ; elles décroissaient aux Hautes-Sources ; l’Oasis-Claire et le Val-de-Soufre annonçaient ou des secousses ruineuses ou des fuites rapides du liquide.

L’humanité entière subissait le désastre.

Targ franchit l’enceinte en ruines, il entra dans le désert muet et terrible.

La lune, presque pleine, rendait invisibles les plus faibles étoiles ; elle éclairait les granits rouges et les piles violettes des ferromagnétaux : une phosphorescence pâle ondulait par intervalles, signe mystérieux de l’activité des nouveaux êtres.

Le jeune homme avançait dans la solitude, inattentif à sa grandeur funèbre.

Une image brillante dominait les navrements de la catastrophe. Il emportait comme un « double » de la chevelure vermeille ; l’étoile Véga palpitait ainsi qu’une prunelle bleue. L’amour devenait l’essence même de sa vie ; et cette vie était plus intense, plus profonde, prodigieuse. Elle lui révélait, dans sa plénitude, ce monde de beauté qu’il avait pressenti, et pour lequel il valait mieux mourir que de vivre pour le morne idéal des Derniers Hommes. Par intervalles, comme un nom devenu sacré, le nom de celle qu’il avait retirée des décombres venait à sa lèvre :

— Érê !

Dans le farouche silence, le silence du désert éternel, comparable au silence du grand éther où vacillaient les astres, il avançait encore. L’air était immobile autant que les granits ; le temps semblait mort, l’espace figurait un autre espace que celui des hommes, un espace inexorable, glacial, plein de mirages lugubres.

Pourtant, une vie était là, abominable d’être celle qui succéderait à la vie humaine, sournoise, terrifique, inconnaissable. Deux fois, Targ s’arrêta pour voir agir les formes phosphorescentes. La nuit ne les endormait point. Elles se déplaçaient, pour des fins mystérieuses ; la façon dont elles glissaient sur le sol ne s’expliquait par aucun organe. Mais il se désintéressait vite d’elles. L’image d’Érê l’entraînait ; il y avait une relation confuse entre cette marche dans la solitude et l’héroïsme éveillé dans son âme. Il cherchait confusément l’aventure, l’aventure impossible, l’aventure chimérique : la découverte de l’Eau.

L’Eau, seule, pouvait lui donner Érê. Toutes les lois de l’homme le séparaient d’elle. Hier encore, il aurait pu la rêver pour épouse : il suffisait qu’une fille des Hautes-Sources fût, en échange, accueillie aux Terres-Rouges. Après la catastrophe, l’échange devenait impossible. Les Hautes-Sources recevraient des exilés, mais en les condamnant au célibat. La loi était inexorable ; Targ l’acceptait comme une nécessité supérieure…

La lune fut claire ; elle étalait son disque de nacre et d’argent sur les collines occidentales. Hypnotisé, Targ se dirigeait vers elle. Il vint dans un terroir de roches. La trace du désastre y restait ; plusieurs s’étaient renversées, d’autres fendues ; partout, la terre siliceuse montrait des crevasses.

— On dirait, murmurait le jeune homme, que la secousse a atteint ici sa plus grande violence… Pourquoi ?

Son rêve s’éloignait un peu, l’ambiance excitait sa curiosité.

— Pourquoi ? se redemanda-t-il… Oui, pourquoi ?

Il s’arrêtait à chaque moment pour considérer les rocs et aussi par prudence ; ce sol convulsé devait être plein de pièges. Une exaltation étrange le saisit. Il songea que, si une route existait vers l’Eau, il y avait bien des chances pour qu’elle se décelât dans cet endroit si profondément remanié. Ayant allumé la « radiatrice » qu’il ne quittait jamais en voyage, il s’engagea dans des fissures ou des corridors : tous se rétrécissaient rapidement ou se terminaient en cul-de-sac.

À la fin, il se trouva devant une fente médiocre, à la base d’une roche haute et très large, que les secousses n’avaient que faiblement entamée. Il suffisait d’examiner la cassure, par endroits étincelante comme du cristal, pour deviner qu’elle était récente. Targ, la jugeant négligeable, allait s’éloigner. Des scintillations l’attirèrent. Pourquoi ne pas l’explorer ? Si elle était peu profonde, il n’aurait que quelques pas à faire.

Elle se révéla plus longue qu’il ne l’eût espéré. Néanmoins, après une trentaine de pas, elle commença de se rétrécir ; bientôt, Targ crut qu’il ne pourrait aller plus loin. Il s’arrêta, il examina scrupuleusement les détails des murailles. Le passage n’était pas encore impossible, mais il fallait ramper. Le veilleur n’hésita guère ; il s’engagea dans un trou, dont le diamètre excédait à peine la largeur d’un homme. Le passage, sinueux et semé de pierres aiguës, devint plus étroit encore ; Targ se demanda s’il lui serait possible de revenir en arrière.

Il était comme encastré dans la terre profonde, captif du minéral, petite chose infiniment faible qu’un seul bloc réduirait en particules. Mais la fièvre de la chose commencée palpitait en lui : s’il abandonnait la tâche, avant qu’elle ne fût tout à fait impossible, il se haïrait et se mépriserait ensuite. Il persévéra.

Les membres trempés de sueur, il avança longtemps dans les entrailles du roc. À la fin, il eut une défaillance. Les battements de son cœur, qui faisaient comme un grand bruit d’ailes, s’affaiblirent. Il n’y eut plus qu’une palpitation chétive ; le courage et l’espoir tombèrent comme des fardeaux. Quand le cœur reprit quelque force, Targ se jugea ridicule d’être engagé dans une aventure aussi primitive.

— Ne serais-je pas un fou ?

Et il commença de ramper en arrière. Alors un désespoir atroce l’accabla ; l’image d’Érê se dessina si vive qu’elle semblait être avec lui dans la fissure.

— Ma folie vaudrait encore mieux que l’affreuse sagesse de mes semblables… En avant !

Il recommença l’aventure ; il joua sauvagement sa vie, résolu à ne s’arrêter que devant l’infranchissable.

Le hasard parut favorable à son audace ; la crevasse s’élargit, il se trouva dans un haut corridor de basalte dont la voûte semblait soutenue par des colonnes d’anthracite. Une joie aiguë le saisit, il se mit à courir ; tout parut possible.

Mais la pierre est aussi pleine d’énigmes que, jadis, la forêt verte. Soudain, le couloir se termina. Targ se trouva devant une muraille ténébreuse dont la radiatrice tirait à peine quelques reflets… Néanmoins, il ne cessait d’explorer les parois. Et il découvrit, à trois mètres de hauteur, l’ouverture d’une autre crevasse.

C’était une fente un peu sinueuse, inclinée d’environ quarante degrés sur l’horizontale, assez large pour admettre le passage d’un homme. Le veilleur la considérait avec un mélange de joie et de désappointement. Elle attirait sa chimérique espérance, puisqu’enfin la voie n’était pas définitivement close ; par ailleurs, elle se manifestait décourageante, puisqu’elle reprenait vers le haut.

— Si elle ne redescend pas, il y a plus de chances qu’elle me ramène à la surface que dans le sous-sol ! grommela l’explorateur.

Il eut un geste d’insouciance et de défi, un geste qui lui était étranger, comme à tous les hommes actuels, et qui répétait quelque geste ancestral. Puis, il se mit en devoir d’escalader la paroi.

Elle était presque verticale et lisse. Mais Targ avait emporté l’échelle en fibres d’arcum, que les aviateurs n’oubliaient jamais. Il la tira de son sac d’outils. Après avoir servi à plusieurs générations, elle était aussi souple et solide qu’aux premiers jours. Il déroula sa fine et légère structure et, la saisissant par le milieu, il lui imprima l’élan utile. C’était un mouvement qu’il exécutait dans la perfection. Les crochets qui terminaient l’échelle s’agriffèrent sans peine au basalte. En quelques secondes, l’explorateur atteignit la fente.

Il ne put retenir un cri de mécontentement. Car si la crevasse était parfaitement praticable, en revanche elle remontait par une pente assez forte. Tant d’efforts auraient donc été vains !

Toutefois, ayant replié l’échelle, Targ s’engagea dans la fissure. Les premiers pas furent pénibles. Puis, le terrain s’aplanit, un couloir se montra où plusieurs hommes auraient pu marcher de front. Malheureusement, la pente montait toujours. Le veilleur supputa qu’il devait se trouver à une quinzaine de mètres au-dessus du niveau de la plaine extérieure ; le voyage souterrain devenait une ascension !…

Il marcha vers le dénouement, quel qu’il fût, avec une tranquille amertume et tout en se reprochant la folle aventure : qu’avait-il fait pour aboutir à une découverte qui dépasserait en importance tout ce qu’avaient trouvé les hommes depuis des centaines de siècles ? Suffirait-il qu’il eût un caractère chimérique, une âme plus révoltée que les autres, pour réussir là où l’effort collectif, appuyé d’un outillage admirable, avait échoué ? Une tentative comme la sienne ne réclamait-elle pas une résignation et une patience absolues ?…

Distrait, il ne s’apercevait pas que la pente se faisait plus douce. Elle était devenue horizontale lorsqu’il se réveilla, avec un grand sursaut : à quelques pas devant lui, la galerie commençait à descendre !…

Elle descendit régulièrement, sur une longueur de plus d’un kilomètre ; large, plus approfondie au milieu que sur les bords, la marche y était généralement commode, à peine interrompue par quelque bloc ou par quelque fissure. Sans doute, à une époque lointaine, un cours d’eau souterrain s’y frayait passage.

Cependant, les déblais s’accumulèrent, parmi lesquels il en était de récents, puis l’issue parut de nouveau bouchée.

— La galerie ne s’arrêtait pas ici, fit le jeune homme. Ce sont des remaniements de l’écorce terrestre qui l’ont interrompue, mais quand ? Hier…, il y a mille ans…, il y a cent mille ans ?

Il ne s’arrêta pas à examiner les éboulis, parmi lesquels il eût reconnu la trace de convulsions récentes. Toute sa perspicacité se concentrait à découvrir un passage. Il ne tarda pas à apercevoir une fissure. Étroite et haute, dure, hérissée, rebutante, elle ne le trahit point : il retrouva sa galerie. Elle continuait à descendre, toujours plus spacieuse ; à la fin, sa largeur moyenne atteignait plus de cent mètres.

Les derniers doutes de Targ s’évanouirent : un véritable fleuve souterrain avait, jadis, coulé là. A priori, cette conviction était encourageante. À la réflexion, elle inquiétait l’Oasite. De ce que l’eau avait jadis abondé, il ne s’ensuivait aucunement qu’elle fût prochaine. Au contraire ! Toutes les sources actuellement utilisées se trouvaient loin des endroits où le liquide de vie avait afflué… C’était presque une loi.

À trois reprises encore, la galerie parut finir en cul-de-sac ; chaque fois, Targ retrouva un passage. Elle se termina, cependant. Un trou immense, un gouffre apparut aux yeux de l’homme.

Las et triste, il s’assit sur la pierre. Ce fut un moment plus terrible que lorsqu’il rampait, là-haut, dans une galerie étouffante. Toute nouvelle tentative serait une amère folie. Il fallait revenir ! Mais son cœur se révolta contre sa pensée. L’âme des aventures s’éleva, accrue par l’étonnant voyage qu’il venait de faire. Le gouffre ne l’épouvanta plus.

— Et quand il faudrait mourir ? s’écria-t-il.

Déjà, il s’engageait entre des pointes de granit.

Abandonné à des inspirations rapides, il était descendu par miracle à une profondeur de trente mètres, lorsqu’il fit un faux mouvement et bascula.

— Fini ! soupira-t-il.

Il s’écroula dans le vide.

V

Au fond des abîmes

Un choc l’arrêta. Non le choc raide de la chute sur le granit, mais un choc élastique, assez violent, toutefois, pour l’étourdir. Quand il reprit conscience, il se trouva suspendu dans la pénombre et, se tâtant, il découvrit qu’une saillie avait accroché son sac d’outils. Les courroies du sac, rattachées à son torse, le retenaient : faites, comme son échelle, en fibres d’arcum, il savait qu’elles ne céderaient point. En revanche, le sac pouvait se détacher de la saillie.

Targ se sentait étrangement calme. Il calcula sans hâte ses chances de perte et de salut : le sac embrassait la saillie près de l’attache des courroies, en sorte que la prise était bonne. L’explorateur tâta la paroi rocheuse. Outre la saillie, sa main rencontra des surfaces raboteuses, puis le vide ; ses pieds trouvèrent, vers la gauche, un appui que, après quelques tâtonnements, il jugea être une petite plate-forme. En empoignant la saillie d’une part, en s’étayant, d’autre part, sur la plate-forme, il pouvait se passer d’autre soutien.

Quand il eut choisi la position qu’il estima la plus commode, il réussit à détacher le sac. Plus libre alors de ses gestes, il darda de toutes parts les rais de sa radiatrice. La plate-forme était assez large pour qu’un homme s’y tînt debout et même exécutât de faibles mouvements. Au-dessus, une rainure du roc permettait à la rigueur de fixer les crochets de l’échelle ; ensuite, l’ascension semblait praticable, jusqu’à l’endroit d’où l’Oasite était tombé. Au-dessous, rien que le gouffre, avec des murailles verticales.

— Je puis remonter, conclut le jeune homme… Mais la descente est impossible…

Il ne songeait plus qu’il venait d’échapper à la mort : seul, le dépit de l’effort vain agitait son âme. Avec un long soupir, il lâcha la saillie et, s’accrochant aux aspérités, il réussit à s’établir sur la plate-forme. Ses tempes bourdonnaient, une torpeur tenait ses membres et son cerveau ; son découragement était si lourd qu’il se sentait peu à peu succomber à l’appel vertigineux de l’abîme. Quand il se ranima, il promena instinctivement ses doigts sur la muraille granitique et s’aperçut de nouveau qu’elle se dérobait, vers la moitié de sa hauteur. Il se baissa alors, il poussa un faible cri : la plateforme se trouvait à l’entrée d’une cavité, que les rais de la radiatrice révélèrent considérable.

Il eut un rire silencieux. S’il allait à la défaite, du moins n’aurait-il pas couru une aventure qui ne valait pas la peine d’être tentée !

S’assurant qu’aucun outil ne lui manquait et surtout que l’échelle d’arcum était en bon ordre, il s’engagea dans la caverne. Elle étalait une voûte de cristal de roche et de gemmes. À chaque mouvement de la lampe, des éclairs rebondissaient, mystérieux et féeriques. Les innombrables âmes des cristaux s’éveillaient à la lumière : c’était un crépuscule souterrain, éblouissant et furtif, une grêle infinitésimale de lueurs écarlates, orangées, jonquille, hyacinthe ou sinople. Targ y voyait un reflet de la vie minérale, de cette vie vaste et minuscule, menaçante et profonde, qui avait le dernier mot avec les hommes, qui aurait, un jour, le dernier mot avec le règne ferromagnétique.

Dans ce moment, il ne la redoutait pas. Il considérait pourtant la caverne avec le respect que les Derniers Hommes vouent aux existences sourdes qui, ayant présidé aux Origines, gardent intactes leurs formes et leurs énergies.

Un vague mysticisme fut en lui, non point le mysticisme sans espérance des Oasites déchus, mais le mysticisme qui conduisit, jadis, les cœurs hasardeux. S’il se défiait toujours des pièges de la terre, il avait du moins cette foi qui succède aux efforts heureux et qui transporte dans l’avenir les victoires du passé.

Après la caverne vint un couloir aux pentes capricieuses. Plusieurs fois encore il fallut ramper, pour franchir des passes. Puis, le couloir reprit ; la pente devint raide au point que Targ craignit un nouveau gouffre. Cette pente s’adoucit. Elle se fit presque aussi commode qu’une route. Et le veilleur descendait avec sécurité, lorsque les pièges reprirent. Sans que le couloir se fût rétréci en hauteur ni en largeur, il se ferma. Un mur de gneiss était là, qui luisait sournoisement aux lueurs de la lampe. En vain l’Oasite le sondait en tous sens ; aucune grosse fissure ne se révéla.

— C’est la fin logique de l’aventure ! gémit-il… L’abîme, qui s’est joué des efforts, du génie et des appareils de toute l’humanité, ne pouvait être favorable à un petit animal solitaire !

Il s’assit, recru de fatigue et de tristesse. La route serait dure, maintenant ! Abattu par la défaite, aurait-il seulement la force d’aller jusqu’au bout ?

Il demeura là longtemps, écrasé sous sa détresse. Il ne pouvait se décider à repartir. Par intervalles, il dardait sa lampe sur la muraille blafarde… Enfin, il se releva. Mais alors, saisi d’une sorte de fureur, il introduisit ses poings dans toutes les menues fissures, il tira désespérément sur les saillies…

Son cœur se mit à battre : quelque chose avait bougé.

Quelque chose avait bougé. Un pan de la paroi oscillait. Avec un han sourd, et de toute sa vigueur, Targ attaqua la pierre. Elle bascula ; elle faillit écraser l’homme ; un trou apparut, triangulaire : l’aventure n’était pas finie encore !

Haletant, plein de méfiance, Targ pénétra dans le roc, courbé d’abord puis debout, car la fissure s’agrandissait à chaque pas. Et il avançait dans une sorte de somnambulisme, s’attendant à de nouveaux obstacles, lorsqu’il crut revoir un gouffre.

Il ne se trompait point. La fissure aboutissait au vide ; mais, vers la droite, une masse déclive se détachait, énorme. Pour y atteindre, Targ dut se pencher au-dehors et se hisser à la force des poignets.

La pente était praticable. Lorsque le veilleur eut parcouru une vingtaine de mètres, une sensation étrange le saisit, et découvrant son hygroscope il le tendit sur le gouffre. Alors, il sentit positivement la pâleur et le froid se déposer sur son visage…

Dans l’atmosphère souterraine, une vapeur flottait, invisible encore à la lumière. L’eau était venue !

Targ poussa une clameur de triomphe ; il dut s’asseoir, paralysé par la surprise et la joie de la victoire. Puis, l’incertitude le reprit. Sans doute le fluide vivant était là, il allait apparaître ; mais la déception serait plus insupportable, s’il n’y avait qu’une source insignifiante ou une faible nappe. À pas lents, plein de crainte, le veilleur reprit la descente… Les preuves se multiplièrent ; un miroitement s’apercevait par intervalles…

Et brusquement, tandis que Targ contournait une saillie verticale, l’eau se révéla.

VI

Les ferromagnétaux

Deux heures avant l’aube, Targ se retrouva dans la plaine, au bord de la crevasse où avait débuté son voyage au pays des ombres. Affreusement las, il contemplait, au fond de l’horizon, la lune écarlate, pareille à une fournaise ronde et prête à s’éteindre. Elle disparut. Dans la nuit immense, les étoiles se ranimèrent.

Alors, le veilleur voulut se remettre en route. Ses jambes semblaient de pierre, ses épaules s’affaissaient douloureusement et, par tout son corps, passait une telle langueur qu’il se laissa choir sur un bloc… Les paupières entrecloses, il revécut les heures qu’il venait de passer dans les abîmes. Le retour avait été épouvantable. Malgré qu’il eût pris soin d’accumuler les traces de son passage, il s’était égaré. Puis, déjà épuisé par les efforts précédents, il avait failli s’évanouir. Le temps semblait d’une longueur incommensurable ; Targ était comme un mineur qui aurait passé de longs mois dans la terre cruelle…

Tout de même, le voici revenu sur la surface où vivent encore ses frères, voici les astres qui, à travers les âges, exaltèrent les rêves de l’homme ; bientôt, l’aube divine va reparaître dans l’étendue

— L’aube ! balbutia le jeune homme… Le jour !

Il étendit les bras vers l’orient, dans un geste d’extase ; puis, ses yeux se refermèrent, et, sans qu’il en eût conscience, il s’étendit sur le sol.

Une lueur rouge le réveilla. Soulevant avec peine les paupières, il aperçut, au fond de l’horizon, l’orbe immense du soleil.

— Allons ! debout…, se dit-il.

Mais une torpeur invisible le clouait au sol ; ses pensées flottaient engourdies, la fatigue lui prêchait le renoncement. Il allait se rendormir, lorsqu’il sentit un léger picotement par tout l’épiderme. Et il vit, sur sa main, à côté des écorchures qu’il s’était faites aux pierres, des points rouges caractéristiques.

— Les ferromagnétaux, murmura-t-il. Ils boivent ma vie !.

Dans sa lassitude, l’aventure ne l’effraya guère. C’était comme une chose lointaine, étrangère, presque symbolique. Non seulement il ne ressentait aucune souffrance, mais la sensation se révélait presque agréable ; c’était une sorte de vertige, une griserie légère et lente qui devait ressembler à l’euthanasie… Soudain, les images d’Érê et d’Arva traversèrent sa mémoire, suivies d’un ressaut d’énergie.

— Je ne veux pas mourir ! gémit-il. Je ne veux pas !

Il revécut obscurément sa lutte, ses souffrances, sa victoire. Là-bas, aux Terres-Rouges, la vie l’attirait, fraîche et charmante. Non, il ne voulait pas périr ; il voulait voir longtemps encore les aurores et les crépuscules ; il voulait combattre les forces mystérieuses.

Et, rappelant sa volonté dormante, d’un effort terrible, il tenta de se redresser.

VII

L’eau, mère de la vie

Au matin, Arva ne soupçonna point l’absence de Targ. Il s’était surmené la veille : sans doute, recru de fatigue, prolongeait-il son repos. Pourtant, après deux heures d’attente, elle s’étonna. Et elle finit par frapper à la cloison de la chambre que le veilleur avait choisie. Rien ne répondit. Peut-être était-il sorti alors qu’elle dormait ? Elle frappa encore, puis elle poussa sur le commutateur de la porte : celle-ci, en s’enroulant, découvrit une chambre vide.

La jeune fille y entra et vit toutes choses disposées en bon ordre : le lit d’arcum était relevé contre la muraille, les objets de toilette intacts ; rien n’annonçait la présence récente d’un homme. Et quelque appréhension serra le cœur de la visiteuse.

Elle alla trouver Manô ; tous deux interrogèrent les oiseaux et les hommes, sans obtenir une réponse utile. C’était anormal, et peut-être inquiétant. Car l’oasis, après le tremblement de terre, demeurait pleine de pièges. Targ pouvait être tombé dans une fissure ou avoir été surpris par un éboulement.

— Plutôt est-il sorti de grand matin, fit l’optimiste Manô. Comme il est homme d’ordre, il aura d’abord rangé sa chambre… Allons à la découverte !

Arva restait anxieuse. Les communications étant devenues incertaines et beaucoup d’ondifères ayant été renversés, les recherches n’avançaient point.

Vers midi, Arva errait tristement, parmi des décombres, aux confins de l’oasis et du désert, lorsqu’un essaim d’oiseaux parut, avec de longs cris : Targ était retrouvé !

Elle n’eut qu’à monter sur l’enceinte, elle le vit qui venait, lointain encore, d’un pas lourd…

Son vêtement était déchiré, des estafilades lui balafraient le cou, le visage et les mains ; tout son corps exprimait la fatigue ; le regard, seul, conservait sa fraîcheur.

— D’où viens-tu ? cria Arva.

Il répondit :

— Je viens de la terre profonde.

Mais il n’en voulut pas dire davantage.

Le bruit de son retour s’étant répandu, ses compagnons de voyage vinrent au-devant de lui. Et l’un d’eux lui ayant reproché d’avoir retardé leur départ, il repartit :

— Ne me le reprochez pas, car j’apporte de grandes nouvelles.

Cette réponse surprit et choqua les auditeurs. Comment un homme pouvait-il apporter des nouvelles qui ne fussent à la connaissance des autres hommes ? De telles paroles avaient un sens, jadis, lorsque la terre était inconnue et pleine de ressources, lorsque le hasard demeurait parmi les êtres, et que les peuples ou les individus opposaient leurs destins. Mais, à présent que la planète est tarie, que les hommes ne peuvent plus lutter entre eux, que toute chose est résolue par des lois inflexibles, que personne ne prévoit les périls avant les oiseaux et les instruments, ce sont des propos ineptes.

— De grandes nouvelles ! répéta dédaigneusement celui qui avait fait les reproches… Êtes-vous devenu fou, veilleur ?

— Vous verrez bientôt si je suis devenu fou ! Allons trouver le Conseil des Terres-Rouges.

— Vous l’avez fait attendre.

Targ ne répondit plus. Il se tourna vers sa sœur et lui dit :

— Va, et ramène celle que j’ai sauvée hier… Sa présence est nécessaire.

Le Grand Conseil des Terres-Rouges était réuni, au centre de l’oasis. Il n’était pas au complet, plusieurs de ses membres ayant succombé dans le désastre. Rien n’annonçait la douleur, à peine la résignation, dans l’attitude des survivants. La fatalité était en eux, présente comme la vie même.

Ils accueillirent les Neuf avec un calme presque inerte. Et Cimor, qui présidait, dit d’une voix uniforme :

— Vous nous apportiez le secours des Hautes-Sources et les Hautes-Sources sont frappées elles-mêmes. La fin des hommes paraît très proche… Les oasis ne savent plus même quelles sont celles qui pourront secourir les autres…

— Elles ne doivent même plus se secourir, ajouta Rem, le premier chef des Eaux. La loi le défend. Il est équitable, lorsque les eaux ont tari, que la solidarité disparaisse. Chaque oasis réglera son sort.

Targ s’avança au-devant des Neuf et affirma :

— Les eaux peuvent reparaître.

Rem le considéra avec un mépris tranquille :

— Tout peut reparaître, jeune homme. Mais elles ont disparu.

Alors, le veilleur, ayant jeté un regard au fond de la salle et aperçu la chevelure de lumière, reprit avec tremblement :

— Les eaux reparaîtront pour les Terres-Rouges.

Une réprobation paisible parut sur quelques faces ; tout le monde garda le silence.

— Elles reparaîtront, s’écria Targ avec force. Et je puis le dire, puisque je les ai vues.

Cette fois, une faible émotion, née de la seule image qui pût agiter les Derniers Hommes, l’image d’une eau jaillissante, passa de proche en proche. Et le ton de Targ, par sa véhémence et sa sincérité, fit presque naître un espoir. Mais le doute revint vite. Ces yeux trop vivants, les blessures, le vêtement déchiré, encourageaient les méfiances : quoique rares, les fous n’avaient pas encore disparu de la planète.

Cimor fit un signe léger. Quelques hommes cernèrent lentement le veilleur. Il vit ce mouvement et en comprit la signification. Sans trouble, il ouvrit sa boîte à outils, saisit son mince appareil chromographique et, déroulant une feuille, il fit apparaître les épreuves qu’il avait prises dans les entrailles du sol.

C’était des images aussi précises que la réalité même. Dès qu’elles eurent frappé les yeux des plus proches, les exclamations se heurtèrent. Un saisissement véritable, presque une exaltation, s’empara des assistants. Car tous reconnaissaient le fluide redoutable et sacré.

Manô, plus impressionnable que les autres, clama d’une voix retentissante. Le cri, répercuté par les ondifères, se répandit au-dehors ; une multitude rapide cerna le hall ; l’unique délire qui pouvait encore soulever les Derniers Hommes enivra la masse.

Targ se transfigura ; il fut presque dieu ; les âmes, pareilles aux âmes anciennes, élevaient vers lui un enthousiasme mystique ; des faces déferlaient, des yeux mornes s’emplissaient de feu, une espérance démesurée rompait le long atavisme de la résignation. Et les membres du Grand Conseil eux-mêmes, perdus dans l’être collectif, s’abandonnaient au tumulte.

Targ seul pouvait obtenir le silence. Il fit signe à la foule qu’il voulait parler ; les voix s’éteignirent, la houle des têtes s’apaisa ; une attention ardente dilatait les visages.

Le veilleur, se tournant vers cette lueur blonde qu’Érê mêlait aux chevelures sombres, déclara :

— Peuple des Terres-Rouges, l’eau que j’ai découverte est sur votre territoire : elle vous appartient. Mais la loi humaine me donne un droit sur elle ; avant de vous la céder, je réclame mon privilège !

— Vous serez le premier d’entre nous ! dit Cimor. C’est la règle.

— Ce n’est pas cela que je demande, répondit doucement le veilleur.

Il fit signe à la foule qu’on lui livrât passage. Puis, il se dirigea vers Érê. Quand il fut près d’elle, il s’inclina et dit d’une voix ardente :

— C’est entre vos mains que je remets les eaux, maîtresse de mon destin… Vous seule pouvez me donner ma récompense !

Elle écoutait, surprise et palpitante. Car de telles paroles ne s’entendaient jamais plus. Dans un autre moment, à peine si elle les eût comprises. Mais au milieu de l’exaltation des cœurs, et avec la vision féerique des sources souterraines, tout son être se troubla : l’émotion magnifique qui agitait le veilleur se refléta sur le visage nacré de la vierge.

VIII

Et seules survivent les Terres-Rouges

Dans les années qui suivirent, la terre n’eut que de faibles secousses. Mais la dernière catastrophe avait suffi pour frapper de mort les oasis. Celles qui avaient vu disparaître toute leur eau ne l’avaient point reconquise. Aux Hautes-Sources, elle avait tari pendant dix-huit mois, puis s’était évanouie dans les gouffres insondables. Seules, les Terres-Rouges avaient connu de vastes espérances. La nappe trouvée par Targ donnait une eau abondante et moins impure que celle des sources disparues. Non seulement elle suffisait à l’entretien des survivants, mais on avait pu recueillir le faible groupe qui s’était sauvé à la Dévastation et beaucoup d’habitants des Hautes-Sources.

Là, s’arrêtait le secours possible. Une hérédité de cinquante millénaires les ayant adaptés aux lois inexorables, les Derniers Hommes acceptaient sans révolte le jugement du destin. Il n’y eut donc aucune guerre ; à peine si quelques individus tentèrent de fléchir la règle et vinrent en suppliants aux Terres-Rouges. On ne pouvait que les rejeter : la pitié eût été une suprême injustice et une forfaiture.

À mesure que s’épuisaient les provisions, chaque oasis désignait les habitants qui devaient périr. On sacrifia d’abord les vieillards, puis les enfants, sauf un petit nombre qui furent réservés dans l’hypothèse d’un revirement possible de la planète, puis tous ceux dont la structure était vicieuse ou chétive.

L’euthanasie était d’une extrême douceur. Dès que les condamnés avaient absorbé les merveilleux poisons, toute crainte s’abolissait. Leurs veilles étaient une extase permanente, leurs sommeils profonds comme la mort. L’idée du néant les ravissait, leur joie croissait jusqu’à la torpeur finale.

Beaucoup devançaient l’heure. Peu à peu, ce fut une contagion. Dans les oasis équatoriales, on n’attendit pas la fin des provisions ; il restait encore de l’eau dans quelques réservoirs, et déjà les derniers habitants avaient disparu.

Il fallut quatre ans pour anéantir le peuple des Hautes-Sources.

Alors, les oasis furent saisies par l’immense désert, les ferromagnétaux occupèrent la place des hommes.

Après la découverte de Targ, les Terres-Rouges prospérèrent. On avait reconstitué l’oasis vers l’Est, dans un territoire où la rareté des ferromagnétaux rendait leur destruction facile. Les constructions, le défrichement, le captage des eaux se firent en six mois. La première récolte fut belle, la seconde merveilleuse.

Malgré la mort successive des autres communautés, les hommes de l’Oasis Rouge vivaient dans une sorte d’espérance. N’étaient-ils pas la peuplade élue, celle en faveur de qui, pour la première fois depuis cent siècles, la loi implacable avait fléchi ? Targ entretenait cet état des âmes. Son influence était grande ; il avait l’attrait des créatures triomphantes et leur prestige symbolique.

Cependant, sa victoire n’avait impressionné personne autant que lui-même. Il y voyait une obscure récompense et, plus encore, une confirmation de sa foi. Son esprit d’aventure s’épanouissait ; il eut des aspirations presque comparables à celles des ancêtres héroïques. Et l’amour qu’il ressentait pour Érê et les deux enfants nés d’elle se mêlait de rêves dont il n’osait parler à personne, hormis sa femme ou sa sœur, car il les savait incompréhensibles aux Derniers Hommes.

Manô ignorait ces fièvres. Sa vie restait directe. Il ne songeait guère au passé, moins encore à l’avenir. Il goûtait la douceur uniforme des jours ; il vivait auprès de sa femme, Arva, une existence aussi insoucieuse que celle des oiseaux argentés dont les groupes, chaque matin, planaient sur l’oasis. Comme ses premiers enfants, à cause de leur belle structure, avaient été parmi les émigrants accueillis aux Terres-Rouges, à peine si une mélancolie fugitive le saisissait en songeant au dépérissement des Hautes-Sources.

Au rebours, ce dépérissement tourmentait Targ : maintes fois, son planeur le conduisit à l’oasis natale. Il cherchait l’eau avec acharnement, il s’éloignait des routes protectrices, il visitait des étendues terribles où les ferromagnétaux vivent la vie des jeunes règnes. Avec quelques hommes de l’oasis, il avait sondé cent gouffres. Quoique les recherches demeurassent vaines, Targ ne se décourageait point : il enseignait qu’il faut mériter les découvertes par des efforts opiniâtres et de longues patiences.

IX

L’eau fugitive

Un jour qu’il revenait des solitudes, Targ, du haut de son planeur, aperçut une foule près du grand réservoir. À l’aide de son télescope, il discerna les chefs des Eaux et les membres du Grand Conseil ; quelques mineurs surgissaient des puits de captage. Un groupe d’oiseaux vint à la rencontre du planeur ; par eux, Targ sut que la source inspirait des inquiétudes. Il atterrit, vite enveloppé d’une foule frémissante, qui mettait en lui sa confiance. Ses os se glacèrent, lorsqu’il entendit Manô lui dire :

— Les eaux ont baissé.

Toutes les voix confirmaient la triste nouvelle. Il questionna Rem, le premier chef des Eaux, qui répondit :

— Le niveau a été vérifié au bord de la nappe même. La baisse est de six mètres.

Entre tous, le visage de Rem était immobile. La joie, la tristesse, la crainte, le désir, n’apparaissaient jamais sur ses lèvres froides ni dans ses yeux pareils à deux fragments de bronze, et dont on voyait à peine la sclérotique. Sa science professionnelle était parfaite : il possédait toute la tradition des capteurs de sources.

— La nappe n’est pas immuable, remarqua Targ.

— C’est exact ! Mais les écarts normaux ne dépassent jamais deux mètres et jamais ces écarts ne furent brusques…

— Savez-vous avec certitude s’ils le sont maintenant ?

— Oui. Les enregistreurs ont été vérifiés : leur marche est normale. Ils ne décelaient rien encore ce matin. C’est vers le milieu du jour que la baisse a commencé. Elle a donc atteint plus d’un mètre cinquante à l’heure…

Son œil minéral demeurait fixe ; sa main n’avait pas un geste ; l’on voyait à peine remuer ses lèvres. Les yeux de Targ palpitaient comme son cœur.

— D’après les plongeurs, fit Rem, aucune fissure nouvelle ne s’est formée dans le lit du lac. Le mal vient donc des sources. On peut faire trois hypothèses principales : les sources sont obstruées, elles sont détournées de leur voie, ou elles sont taries. Nous conservons une espérance.

De sa bouche, le mot espérance tombait comme un bloc de glace.

Targ dit encore :

— Les réservoirs sont-ils pleins ?

Rem eut presque un geste :

— Ils le sont toujours. Et j’ai donné l’ordre d’en creuser de supplémentaires. Avant une heure, toutes nos énergies seront en action.

Il en fut comme l’avait annoncé Rem. Les puissantes machines des Terres-Rouges creusèrent le granit. Jusqu’à la première étoile, une stupeur régna sur l’oasis.

Targ était descendu sous la terre. On y avait maintenant, à l’aide des galeries aménagées par les mineurs, un accès rapide et sans danger. À la lueur des phares, le veilleur considérait le site souterrain où, le premier de tous les hommes, il avait abordé. Il l’étudiait avec fièvre. Deux sources nourrissaient le lac. La première débouchait à vingt-six mètres de profondeur, la deuxième à vingt-quatre mètres.

Les plongeurs avaient pu pénétrer dans l’une, mais à peine ; l’autre se trouva trop étroite.

Pour obtenir quelques notions complémentaires, on avait tenté des travaux dans le roc ; un éboulement fit naître des craintes. Le remaniement ne pouvait-il déterminer des fissures, par où les eaux se perdraient ?

Agre, l’ancêtre du Grand Conseil, avait dit :

— Cette eau nous a été donnée par le Désastre ; sans lui, elle nous fût demeurée inaccessible. Peut-être aussi a-t-il creusé sa route actuelle. N’exécutons point de travaux incertains. Il suffit que nous ayons mené à bonne fin ceux qui étaient indispensables…

Cette parole ayant paru sage, on se résigna au mystère.

Vers la fin du crépuscule, le niveau baissa plus lentement ; une onde d’espoir courut sur l’oasis. Mais les chefs des Eaux ni Targ ne partageaient cette confiance : si la déperdition s’atténuait, c’est que le niveau était descendu au-dessous des plus grosses fissures d’écoulement. L’eau contenue actuellement dans le lac pouvait descendre à quatre mètres et, si les sources demeuraient inaccessibles, ce serait, avec la provision de réservoirs, toute l’eau possédée par les Derniers Hommes.

Toute la nuit, les machines des Terres-Rouges creusèrent les nouveaux réservoirs ; toute la nuit aussi, l’eau, mère de vie, ne cessa de se perdre, dans les abîmes de la planète. Au matin, le niveau était descendu à huit mètres, mais deux réservoirs étaient prêts qui reçurent rapidement leur provision ; ils absorbèrent trois mille mètres cubes de liquide.

Leur remplissage abaissa encore le niveau ; l’on vit apparaître l’orifice de la première source. Targ y pénétra avant tout le monde et s’aperçut que le sol avait subi des transformations récentes. Plusieurs crevasses s’étaient formées, des masses de porphyre obstruaient le passage ; il fallait provisoirement renoncer à définir le désastre.

Une seconde journée passa, funèbre. À cinq heures, l’écoulement souterrain et le remplissage d’un réservoir abaissèrent les eaux à la hauteur de la seconde source, dont l’orifice avait complètement disparu.

À partir de ce moment, la perte cessa ; il devint presque inutile de hâter la construction de nouveaux réservoirs. Rem n’en persista pas moins à terminer sa tâche : et, pendant six jours, les hommes et les machines de l’oasis travaillèrent.

À la fin du sixième jour, Targ, harassé et le cœur fiévreux, méditait devant sa demeure. Des ténèbres argentées enveloppaient l’oasis. On apercevait Jupiter ; une demi-lune aiguë fendait l’éther : sans doute, la grande planète aussi créait des règnes qui, après avoir connu la fraîcheur de la jeunesse et la force de l’âge mûr, se mourraient de pénurie et d’angoisse.

Érê était venue. Dans un rai de lune, ses grands cheveux semblaient une lumière douce et tiède. Targ l’attira près de lui ; il murmura :

J’avais retrouvé auprès de toi la vie des temps antiques… Tu étais le rêve des genèses… ; rien que de sentir ta présence, je croyais aux jours innombrables. Et maintenant, Érê, si nous ne retrouvons pas les sources, ou si nous ne découvrons aucune eau nouvelle, dans dix ans les Derniers Hommes auront disparu de la planète.

X

La secousse

Six saisons passèrent. Les chefs des Eaux firent creuser d’immenses galeries pour retrouver les sources. Tout échoua. Des fissures illusoires ou des gouffres impénétrables décevaient les efforts. De mois en mois, l’espérance décroissait dans les âmes. Le long atavisme de résignation retombait sur elles ; leur passivité parut même s’accroître, à la manière dont s’aggravent, après un répit, des maladies chroniques. Toute foi, même légère, les abandonna. Déjà la mort tenait ces mornes existences.

Quand arriva l’époque où le Grand Conseil décréta les premières euthanasies, il se trouva plus de vivants prêts à disparaître que ne le voulait la loi.

Seuls, Targ, Arva et Érê n’acceptaient point le sort ; mais Manô se décourageait. Non qu’il fût devenu prévoyant. Pas plus que jadis, il ne songeait aux lendemains ; mais la fatalité lui était devenue présente. Lorsque les euthanasies commencèrent, il eut un sens si aigu de la disparition que toute énergie l’abandonna. L’ombre et la lumière lui furent également ennemies. Il vécut dans une attente funèbre et molle ; son amour pour Arva avait disparu comme son amour pour sa propre personne ; il ne prenait aucun intérêt à ses enfants, assuré que l’euthanasie les enlèverait bientôt. Et la parole lui devenant odieuse, il n’écoutait plus, il demeurait taciturne et torpide pendant des journées entières. Presque tous les habitants des Terres-Rouges menaient une existence analogue.

Aucun effort ne stimulait leur pitoyable énergie, car le travail devenait presque nul. Hors quelques massifs de plantes, entretenus pour garder des semences fraîches, toute culture avait disparu. L’eau des réservoirs n’exigeait aucun soin : elle était à l’abri de l’évaporation et purifiée par des appareils presque parfaits. Quant aux réservoirs mêmes, il suffisait, chaque jour, de leur faire subir une inspection que facilitaient des indicateurs automatiques. Ainsi, rien ne venait secouer l’atonie des Derniers Hommes. Ceux qui échappaient le mieux au marasme étaient les individus les moins émotifs, qui n’avaient aimé personne et ne s’étaient guère aimés eux-mêmes. Ceux-là, parfaitement adaptés aux lois millénaires, montraient une persévérance monotone, étrangers à toutes les joies comme à toutes les peines. L’inertie les dominait ; elle les soutiendrait contre la dépression excessive et contre les résolutions brusques ; ils étaient les produits parfaits d’une espèce condamnée.

Au rebours, Targ et Arva se maintenaient par une émotivité supérieure. Révoltés contre l’évidence, ils dressaient devant la formidable planète deux petites vies ardentes, pleines d’amour et d’espoir, palpitantes de ces vastes désirs qui avaient fait vivre l’animalité pendant cent mille siècles.

Le veilleur n’avait abandonné aucune de ses recherches ; il tenait soigneusement en état une série de planeurs et de motrices ; même il ne laissait pas tomber en ruine les principaux planétaires et veillait sur appareils sismiques.

Or, un soir, après un voyage vers la Dévastation, Targ veillait seul dans la nuit. À travers le métal transparent de sa fenêtre, une constellation se montrait qui, au temps des Fables, se nommait le Grand Chien. Elle comptait la plus étincelante des étoiles, un soleil bien plus vaste que notre soleil. Targ élevait vers elle son désir inextinguible. Et il songeait à ce qu’il avait vu, vers le milieu du jour, tandis qu’il planait près du sol.

C’était dans une plaine excessivement morne, où se dressaient à peine quelques blocs solitaires. Les ferromagnétaux y dessinaient de toutes parts leurs agglomérations violettes. Il y prenait à peine garde lorsque, au Sud, sur une surface jaune clair, il aperçut une race qu’il ne connaissait point encore. Elle produisait des individus de grande taille, chacun formé de dix-huit groupes. Quelques-uns atteignaient une longueur totale de trois mètres. Targ calcula que la masse des plus puissants ne devait pas être inférieure à quarante kilogrammes. Ils se déplaçaient plus facilement que les plus rapides ferromagnétaux connus jusqu’alors ; en fait, leur vitesse atteignait un demi-kilomètre par heure.

— C’est effrayant, murmura le veilleur. S’ils pénétraient dans l’oasis, ne serions-nous pas vaincus ? Le moindre hiatus dans l’enceinte nous ferait courir un danger mortel.

Il frissonna ; une tendresse inquiète le mena dans les chambres voisines. À la lueur orange d’un Radiant, il contempla l’étonnante chevelure lumineuse d’Érê et le visage frais des enfants. Son cœur fondait. Rien que de les voir vivre, il ne pouvait concevoir la fin des hommes. Eh quoi ! la jeunesse, la puissance mystérieuse des générations sont en eux, si pleines de sève, et tout va s’évanouir ? Qu’une race cacochyme, lentement brisée par la décadence, en fût là, ce serait logique : – mais eux, mais ces chairs aussi jolies et aussi neuves que celles des hommes d’avant l’ère radio-active !…

Comme il s’en revenait, rêveur, une secousse légère agita le sol. À peine s’il eut le temps de s’en apercevoir et déjà le calme immense retombait sur l’oasis. Mais Targ était plein de méfiance. Il attendit quelque temps, l’oreille penchée, aux écoutes. Tout demeurait paisible ; les masses grisâtres du site, profilées à la lueur poudreuse des étoiles, apparaissaient immuables, et dans le ciel, implacablement pur, l’Aigle, Pégase, Persée, le Sagittaire, inscrivaient, sur le cadran de l’infini, les minutes passagères.

— Me suis-je trompé ? songeait le veilleur… Ou bien la secousse serait-elle vraiment insignifiante ?

Il haussa les épaules, avec un léger frisson. Comment osait-il seulement penser qu’une secousse de la terre pût être insignifiante ? La plus infime est pleine du plus menaçant mystère !

Soucieux, il alla consulter les sismographes. L’appareil I avait enregistré la fine secousse, – un trait léger et à peine long d’un millimètre. L’appareil II n’annonçait aucune suite au phénomène.

Targ se rendit jusqu’à la maison des oiseaux ; on n’en conservait plus qu’une vingtaine. À son arrivée, tous dormaient ; ils dressèrent à peine la tête lorsque le veilleur fit jaillir la lumière. Donc, la secousse avait dû les agiter à peine, pendant un moment très bref, et ils n’en prévoyaient pas une seconde.

Cependant, Targ crut devoir avertir le chef des veilles. Cet homme, personnage inerte et aux nerfs tardifs, n’avait rien perçu.

— Je vais faire ma ronde, déclara-t-il… Nous vérifierons, d’heure en heure, les niveaux.

Ces paroles rassurèrent Targ.

XI

Les fugitifs

Targ dormait encore, lorsqu’on lui toucha l’épaule. Comme il ouvrait les yeux, il vit sa sœur Arva, toute pâle, qui le regardait. C’était le signe certain d’un malheur ; il se dressa d’un bond :

— Que se passe-t-il ?

— Des choses redoutables, répondit la jeune femme. Tu sais qu’il y a eu, cette nuit, un tremblement de terre, puisque c’est toi-même qui l’as signalé !

— Une secousse très légère.

Si légère que personne, à part toi, ne s’en était aperçu… Mais ses suites sont terribles. L’eau du grand réservoir a disparu ! Et le réservoir du Sud a trois grandes fissures.

Targ était devenu aussi pâle qu’Arva. Il dit, rauque :

— On n’a donc pas vérifié les niveaux ?

— Si. Jusqu’au matin, les niveaux n’ont pas varié. Au matin seulement, le grand réservoir s’est brusquement effondré. En dix minutes, l’eau était perdue. Dans le réservoir du Sud, les fissures se sont déclarées il y a une demi-heure. On pourra tout au plus sauver le tiers du contenu.

Targ avait la tête basse, les épaules rentrées ; il était comme un homme qui va s’écrouler. Et il murmura, plein d’horreur :

— Est-ce, enfin, la mort des hommes ?

La catastrophe était complète. Comme on avait épuisé, pour les besoins de l’oasis, tous les réservoirs de granit, hors ceux que venait de frapper l’accident, il ne restait d’eau que celle qu’on tenait dans les bassins d’arcum. Elle suffirait à désaltérer cinq ou six cents créatures humaines pendant une année.

Le Grand Conseil se réunit.

Ce fut une assemblée glaciale et presque taciturne. Les hommes qui la composaient, à part Targ, étaient parvenus à l’état de résignation parfaite. Il n’y eut guère de délibération : rien que la lecture des lois et un calcul basé sur des données invariables. Aussi les résolutions furent-elles simples, nettes, impitoyables.

Rem, grand chef des Eaux, les résuma :

— La population des Terres-Rouges se monte encore à sept mille habitants. Six mille doivent, aujourd’hui même, se soumettre à l’euthanasie. Cinq cents mourront avant la fin du mois. Les autres décroîtront de semaine en semaine, de manière à ce que cinquante humains puissent se maintenir jusqu’à la fin de la cinquième année… Si, alors, des eaux nouvelles ne sont pas découvertes, ce sera la fin des hommes.

L’assemblée écoutait, impassible. Toute réflexion était vaine ; une fatalité incommensurable enveloppait les âmes. Et Rem dit encore :

— Les hommes et les femmes ayant dépassé quarante ans ne doivent pas survivre. À part cinquante, tous accepteront l’euthanasie aujourd’hui même. Pour les enfants, neuf familles sur dix n’en conserveront point ; les autres en garderont un seul. Le choix des adultes est fixé d’avance : nous n’aurons qu’à consulter les listes de structure.

Une faible émotion agita l’assemblée. Puis, les têtes s’inclinèrent, en signe de soumission, et la foule du dehors, à qui les ondifères avaient communiqué la délibération, se taisait. À peine si quelque mélancolie assombrissait les plus jeunes…

Mais Targ ne se résignait point. Il rejoignit d’un élan sa demeure où Arva et Érê l’attendaient déjà, frémissantes. Elles tenaient contre elles leurs enfants ; l’émotion les soulevait, l’émotion jeune et tenace, source de l’antique vie et des vastes avenirs.

Près d’elles, Manô rêvassait. Leur trouble ne l’avait surpris qu’une minute. Le fatalisme était sur ses épaules comme un roc.

À la vue de Targ, Arva s’écria :

— Je ne veux pas !… Je ne veux pas ! Nous ne mourrons pas ainsi.

— Tu as raison, répliqua Targ. Nous tiendrons tête à l’infortune.

Manô sortit de sa torpeur pour dire :

— Et que ferez-vous ? La mort est plus proche que si nous avions cent ans de vie.

— N’importe ! cria Targ. Nous partirons !

— La terre est vide pour les hommes ! fit encore Manô. Elle vous tuera dans la douleur. Ici, du moins, la fin sera douce.

Targ ne l’écoutait plus. L’urgence de l’action l’absorbait : il fallait fuir avant le milieu du jour, l’heure fixée pour le sacrifice.

Ayant visité avec Arva les planeurs et les motrices, il fit son choix. Puis, il répartit entre les appareils la provision d’eau et les vivres qu’il avait en réserve, tandis qu’Arva emmagasinait l’énergie. Leur travail fut prompt. Avant neuf heures, tout était prêt.

Il retrouva Manô toujours plongé dans sa torpeur et Érê qui avait rassemblé les vêtements utiles.

— Manô, dit-il en touchant l’épaule de son beau-frère, nous allons partir. Viens !

Manô haussa lentement les épaules.

— Je ne veux pas périr dans le Désert ! déclara-t-il.

Arva se jeta sur lui et l’étreignit de toute sa tendresse ; un peu de son ancien amour réchauffa l’homme. Mais, tout de suite ressaisi par l’inévitable :

— Je ne veux pas ! dit-il.

Tous le supplièrent – longtemps. Targ essaya même de l’entraîner de vive force ; Manô résistait avec la puissance invincible de l’inertie.

Comme l’heure avançait, on déchargea de ses provisions le quatrième planeur, et, après une prière suprême, Targ donna le signal du départ. Les avions s’élevèrent dans le soleil, Arva jeta un long regard sur la demeure où son compagnon attendait l’euthanasie, puis, secouée de sanglots, elle silla sur les solitudes sans bornes.

XII

Vers les oasis équatoriales

Targ se dirigeait vers les oasis équatoriales : les autres ne recélaient que la mort.

Au cours de ses explorations, il avait visité la Désolation, les Hautes-Sources, la Grande-Combe, les Sables-Bleus, l’Oasis-Claire et le Val-de-Soufre : elles contenaient quelque nourriture, mais pas une goutte d’eau. Seules, les deux Équatoriales gardaient de faibles réserves. La plus proche, l’Équatoriale des Dunes, distante de quatre mille cinq cents kilomètres, pouvait être atteinte dans la matinée du lendemain.

Le voyage fut abominable : Arva ne cessait de songer à la mort de Manô. Quand le soleil fut au haut de sa trajectoire, elle poussa un grand cri funèbre : c’était l’heure de l’euthanasie ! Jamais plus elle ne reverrait l’homme avec qui elle avait vécu la tendre aventure !…

Le Désert prolongeait sa vaste étendue. Pour des yeux humains, la terre était morte épouvantablement. Pourtant, l’autre vie y croissait, pour qui c’étaient les temps de la genèse. On la voyait pulluler sur les plaines et les collines, redoutable et incompréhensible. Parfois, Targ l’exécrait ; parfois, une sympathie craintive s’éveillait dans son âme. N’y avait-il pas une analogie mystérieuse, et même une obscure fraternité, entre ces êtres et les hommes ? Certes, les deux règnes étaient moins loin l’un de l’autre que chacun ne l’était du minéral inerte. Qui sait si leurs consciences, à la longue, ne se seraient pas comprises !

En y songeant, Targ soupirait. Et les planeurs continuaient à siller dans l’oxygène bleu, vers un inconnu si terrible que, d’y songer seulement, les voyageurs sentaient transir leur chair.

Afin de parer aux surprises, la halte fut décidée avant le crépuscule. Targ fit choix d’une colline surmontée d’un plateau. Les ferromagnétaux s’y décelaient rares et d’espèces faciles à déplacer. Sur le plateau même, il y avait un roc de porphyre vert, avec des creux propices. Les planeurs atterrirent ; on les fixa à l’aide des cordes d’arcum. Au reste, faits de substances choisies et d’une extrême résistance, ils étaient à peu près invulnérables.

Il se trouva que le roc et ses alentours abritaient à peine quelques groupes ferromagnétiques de la plus petite taille. En un quart d’heure, ceux-ci furent expulsés et l’on put organiser le campement.

Ayant pris un repas de gluten concentré et d’hydrocarbures essentiels, les fugitifs attendirent la fin du jour. Combien d’autres créatures, leurs semblables, avaient, dans l’océan immense des âges, connu des détresses analogues ? Lorsque les familles rôdaient solitaires, avec les massues de bois et les frêles outils de pierre, il y eut, devant l’espace féroce, des nuits où quelques humains tremblaient de faim, de froid, d’épouvante, à l’approche des lions ou des eaux déchaînées. Plus tard, des naufragés clamèrent sur des îlots déserts ou sous les rocs d’une rive meurtrière ; des voyageurs se perdirent au sein des forêts carnivores ou parmi les marécages. Innombrables furent les drames de la détresse !… Mais tous ces malheureux se trouvaient devant la vie sans bornes : Targ et ses compagnons n’apercevaient que la mort !

Pourtant, songeait le veilleur en regardant les enfants d’Érê et ceux d’Arva, ce faible groupe contient toute l’énergie nécessaire pour refaire une humanité !…

Il poussa un gémissement. Les étoiles du pôle tournaient dans leur piste étroite ; les ferromagnétaux phosphoraient sur la plaine ; longtemps Targ et Arva rêvèrent, misérablement, auprès de la famille endormie.

Le lendemain, ils arrivèrent à l’Équatoriale des Dunes. Elle s’étendait au sein d’un désert formé jadis de sables, mais que les millénaires avaient durci. L’atterrissage glaça le cœur des arrivants : les cadavres de ceux qui, les derniers, s’étaient livrés à l’euthanasie, demeuraient là sans sépulture. Beaucoup d’Équatoriaux ayant préféré mourir sous le ciel libre, on les apercevait parmi les ruines, immobiles dans leur terrible sommeil. L’air sec, et infiniment pur, les avait momifiés. Ils eussent pu demeurer ainsi, pendant des temps interminables, témoins suprêmes de la fin des hommes…

Un spectacle plus menaçant détourna la tristesse des fugitifs : les ferromagnétaux pullulaient. On voyait de tous côtés leurs colonies violettes ; beaucoup étaient de grande taille.

— En marche ! fit Targ avec vivacité et inquiétude.

Il n’eut pas besoin d’insister. Arva et Érê, connaissant le péril, entraînèrent les petits, pendant que Targ étudiait le site. L’oasis n’avait subi que des remaniements négligeables. À peine si les ouragans avaient disloqué quelques demeures, renversé des planétaires ou des ondifères ; la plupart des machines et des générateurs d’énergie devaient être intacts. Mais les réservoirs d’arcum surtout préoccupaient le veilleur. Il y en avait deux, largement entamés, dont il connaissait l’emplacement. Quand ils apparurent, il n’osa d’abord les toucher ; son cœur battait de crainte. Lorsque, enfin, il se fut décidé :

— Intacts ! cria-t-il avec une sorte de saisissement… Nous avons de l’eau pour deux ans. Maintenant, cherchons le refuge.

Après une longue course, il choisit une langue de terre, près de l’enceinte, à l’Ouest. Les ferromagnétaux y étaient en petit nombre : en peu de jours, on pourrait construire une barrière protectrice. Deux demeures s’offraient, spacieuses, que les météores avaient épargnées.

Targ et Arva parcoururent la plus grande. Les meubles et les instruments se décelaient solides, à peine couverts d’une fine poussière ; de toutes parts, on sentait je ne sais quelle présence subtile. En entrant dans une des chambres, une profonde mélancolie saisit les visiteurs : sur le lit d’arcum, deux humains apparaissaient, étendus côte à côte. Longtemps, Targ et Arva contemplèrent ces formes paisibles, où la vie habitait naguère, où avaient tressailli la joie et la douleur…

D’autres y auraient pris une leçon de résignation ; mais eux, pleins d’amertume et d’horreur, se raidissaient pour la lutte.

Ils firent disparaître les cadavres et, ayant abrité Érê avec les enfants, ils expulsèrent quelques groupes de ferromagnétaux. Ensuite, ils prirent leur premier repas sur la terre nouvelle.

— Courage ! murmura Targ. Il y eut un moment, dans la profondeur de l’Éternité, où un seul couple humain exista ; toute notre espèce en est descendue ! Nous sommes plus forts que ce couple. Car s’il avait péri, l’humanité périssait. Ici, plusieurs peuvent mourir sans détruire encore toute espérance.

— Oui, soupira Érê ; mais l’eau couvrait la terre !

Targ la regarda avec une tendresse sans bornes.

— N’avons-nous pas déjà retrouvé l’eau une première fois ? fit-il tout bas.

Il demeura immobile, les yeux comme aveuglés par le rêve intérieur. Mais, se réveillant :

— Tandis que vous aménagerez la demeure, je vais examiner nos ressources.

Il parcourut l’oasis en tous sens, évalua les provisions laissées par les Équatoriaux, s’assura du fonctionnement des générateurs d’énergie, des machines, des planeurs, des planétaires et des ondifères. Le trésor industriel des Derniers Hommes était là, prêt à seconder toutes les renaissances. D’ailleurs, Targ avait amené des Terres-Rouges ses livres techniques et les annales, riches en notions et en souvenirs. La présence des ferromagnétaux le troublait. Dans tel district, ils s’accumulaient en masses redoutables : il suffisait de s’arrêter pendant peu de minutes, pour sentir leur sourd travail.

— Si nous avons une descendance, songeait le veilleur, la lutte sera formidable.

Il vint ainsi jusque vers l’extrémité sud de l’Équatoriale.

Là, il s’arrêta, hypnotisé : sur un champ où, jadis, croissaient des céréales, il venait d’apercevoir ces ferromagnétaux de grande taille qu’il avait découverts dans la solitude, près des Hautes-Sources. Son cœur serra. Un souffle froid lui passa sur la nuque.

XIII

La halte

Les saisons coulèrent au gouffre éternel. Targ et les siens continuaient à vivre. Le vaste monde les enveloppait de sa menace. Naguère, lorsqu’ils habitaient les Terres-Rouges, ils subissaient déjà la mélancolie de ces déserts où s’annonçait la fin des Hommes. Mais, après tout, des milliers de leurs semblables occupaient avec eux le refuge suprême. Maintenant, ils concevaient une plus complète détresse ; ils n’étaient plus qu’une trace minuscule de l’ancienne vie. D’un pôle à l’autre, dans toutes les plaines sur toutes les montagnes, chaque parcelle de la planète était ennemie, hors cette autre oasis où l’euthanasie dévorait des créatures qui avaient, sans rémission, abandonné l’espérance.

On avait enveloppé le terrain choisi d’une enceinte protectrice, consolidé encore les réservoirs d’eau, rassemblé et abrité les provisions, et Targ partait souvent à la découverte, avec Érê ou Arva, à travers l’étendue désertique. Tout en cherchant l’eau créatrice, il amassait partout les matières hydrogénées. Elles étaient rares ; l’hydrogène, dégagé en masses immenses aux temps de la puissance humaine et aussi lorsqu’on avait voulu remplacer l’eau de la nature par une eau industrielle, avait presque disparu. Selon les annales, la plus grande partie s’était décomposée en protoatomes et disséminée dans les espaces interplanétaires. L’autre partie avait été entraînée, par des réactions mal définies, à des profondeurs inaccessibles.

Cependant, Targ récoltait assez de substances utiles pour accroître sensiblement la provision d’eau. Mais ce ne pouvait être là qu’un expédient.

Les ferromagnétaux, surtout, préoccupaient Targ. Ils prospéraient. C’est qu’il y avait sous l’oasis, à peu de profondeur, une réserve considérable de fers humains. Le sol et la plaine environnante recouvraient une ville morte. Or, les ferromagnétaux attiraient le fer souterrain à une distance d’autant plus grande qu’ils étaient eux-mêmes de plus forte taille. Les derniers venus, les Tertiaires, comme les surnommait Targ, pouvaient ainsi, pourvu qu’ils y missent le temps, puiser à plus de huit mètres. Par surcroît, les déplacements du métal, à la longue, ouvraient dans la terre des brèches par où les Tertiaires pouvaient s’introduire. Les autres ferromagnétaux déterminaient des effets analogues, mais incomparablement plus faibles. D’ailleurs, ils ne descendaient jamais dans des profondeurs de plus de deux ou trois mètres. Pour les Tertiaires, Targ ne tarda pas à constater qu’il n’y avait guère de limites à leur pénétration : ils descendaient aussi loin que le permettaient les fissures.

Il fallut prendre des mesures spéciales pour les empêcher de miner le sol où habitaient les deux familles. Les machines creusèrent, sous l’enceinte, des galeries dont les parois furent doublées d’arcum et plaquées de bismuth. Des piliers de ciment granitique, assis sur le roc, assurèrent la solidité des voûtes. Ce vaste travail dura plusieurs mois : les puissants générateurs d’énergie, les machines souples et subtiles, permirent de l’exécuter sans fatigue. Il devait, selon les calculs de Targ et d’Arva, résister pendant trente ans à tous les dégâts des Tertiaires, et cela dans l’hypothèse que la multiplication de ceux-ci serait très intense.

XIV

L’euthanasie

Or, après trois années, grâce à l’appoint fourni par les corps hydrogénés, la provision d’eau n’avait guère décru. Les provisions solides demeuraient abondantes et il en existait encore dans les autres oasis. Mais aucune trace de source ne s’était décelée, quoique Aria et Targ eussent sondé le Désert, infatigablement et à des distances énormes.

Le sort des Terres-Rouges troublait l’âme des réfugiés. Souvent, l’un ou l’autre avait lancé un appel dans le Grand Planétaire. Personne n’avait répondu. Le frère et la sœur poussèrent plusieurs fois leur voyage jusqu’à l’oasis. À cause de la loi inexorable, ils n’osaient atterrir, ils planaient. Aucun habitant ne daignait s’apercevoir de leur présence. Et ils virent que l’euthanasie accomplissait son œuvre. Beaucoup plus d’êtres que ne l’exigeait la règle avaient trépassé. Vers le trentième mois, à peine s’il demeurait une vingtaine d’habitants.

Un matin d’automne, Arva et Targ partirent pour un voyage. Ils comptaient suivre la double route qui reliait, depuis des âges immémoriaux, l’Équatoriale des Dunes aux Terres-Rouges. En route, Targ obliquerait vers une contrée qui, dans une précédente croisière, l’avait impressionné. Campée sur un des relais-refuges, Arva l’attendrait. Ils se parleraient aisément, car Targ emportait un ondifère mobile, qui pouvait recevoir et transmettre la voix à plus de mille kilomètres. Ainsi que dans leurs précédentes explorations, ils communiqueraient avec Érê et les enfants, tous les planétaires de l’oasis et des relais ayant été maintenus en bon ordre.

Aucun péril ne menaçait Érê, hors ceux qui dominent de si haut l’énergie humaine qu’ils ne lui feraient pas courir plus de risques qu’à Targ et à Arva. Les enfants avaient grandi ; leur sagesse, précoce comme celle de tous les Derniers Hommes, ne différait guère de celle des adultes. Les deux aînés – un fils de Manô, une fille du veilleur – maniaient parfaitement les énergies et les appareils. Contre les entreprises aveugles des ferromagnétaux, ils valaient des hommes. Un atavisme sûr les conseillait. Cependant, Targ avait passé, la veille, de longues heures à inspecter l’enclave familiale et les alentours. Tout était normal.

Avant le départ, les deux familles s’assemblèrent auprès des planeurs. Ce fut, comme à chaque grand départ, une minute impressionnante. Dans la lumière horizontale, ce petit groupe était toute l’espérance humaine, toute la volonté de vivre, toute la vieille énergie des mers, des forêts, des savanes et des villes. Là-bas, aux Terres-Rouges, ceux qui palpitaient encore n’étaient plus que des fantômes. Et Targ enveloppa sa race et la race d’Arva d’un long regard d’amour. La clarté des races blondes avait passé d’Érê sur sa fille. Les deux têtes vêtues d’or se touchaient presque : quelle fraîcheur émanait d’elles !… quelles légendes profondes et tendres !

Les autres aussi, malgré leurs visages bistre et leurs yeux d’anthracite, avaient une singulière jeunesse, – le regard ardent de Targ ou l’aptitude au bonheur de Manô.

— Ah ! s’exclama-t-il, qu’il est dur de vous quitter ! Mais le danger serait bien plus grand de partir ensemble !

Tous savaient bien, même les enfants, que le salut était au-dehors, dans quelque coin mystérieux des déserts. Ils savaient aussi que l’oasis, le centre de leur existence, devait toujours être occupée. D’ailleurs, ne communiaient-ils pas, plusieurs fois par jour, par la voix des planétaires ?

— Allons ! fit enfin Targ.

Le frisson subtil des énergies s’entendit aux ailes des planeurs. Ils s’élevèrent, ils décrurent dans le matin de nacre et de saphir. Érê les vit disparaître à l’horizon. Elle soupira. Quand Arva et Targ n’étaient plus là, la fatalité pesait plus lourde. La jeune femme épiait l’oasis avec des yeux craintifs et chaque geste des petits éveillait son inquiétude. Chose bizarre ! Sa peur évoquait des dangers qui n’étaient plus de ce monde. Elle ne redoutait ni le minéral, ni les ferromagnétaux, elle redoutait de voir surgir des hommes inconnus, des hommes qui viendraient du fond de l’immensité inhabitable… Et cet étrange ressouvenir de l’antique instinct la faisait parfois sourire, mais, parfois aussi, lui donnait un frisson, surtout lorsque le soir posait ses ondes noires sur l’Équatoriale des Dunes.

Targ et sa compagne sillaient vertigineusement dans la mer aérienne. Ils aimaient la vitesse. Tant de voyages n’avaient pu éteindre la joie de défier l’espace. La sombre planète était comme vaincue. Ils voyaient s’avancer ses plaines sinistres, ses âpres rocs, et les monts semblaient se précipiter sur eux pour les anéantir. Mais, d’un geste menu, ils triomphaient des abîmes et des pics formidables. Effrayantes, flexibles et soumises, les énergies chantaient tout bas leur hymne ; le mont était franchi, les planeurs légers redescendaient vers les déserts où, vagues, tardifs, pesants, évoluaient les ferromagnétaux. Qu’ils semblaient pitoyables et dérisoires ! Mais Targ et Arva connaissaient leur force secrète. C’étaient les vainqueurs. Le temps était devant eux et pour eux, les choses coïncidaient avec leur volonté obscure ; un jour, leurs descendants produiraient des pensées admirables et manieraient des énergies merveilleuses…

Targ et Arva résolurent d’aller d’abord jusqu’aux Terres-Rouges. Leur âme s’élançait vers l’ultime asile de leurs semblables, dans un désir passionné, où il y avait de la crainte, de la détresse, un amour profond et chagrin. Tant que les hommes persisteraient là-bas, il y aurait je ne sais quelle subtile et tendre promesse. Quand ils auraient enfin disparu, la planète semblerait plus lugubre encore, les déserts plus hideux et plus vastes.

Après une courte nuit passée sur un des relais, les voyageurs eurent, par la voie du planétaire, une causerie avec Érê et les enfants : c’était moins pour se rassurer que pour rejoindre la famille à travers l’espace. Ensuite, ils sillèrent vers l’oasis. Ils y parvinrent avant le milieu du jour.

Elle semblait immuable. Telle ils l’avaient quittée, telle elle se profilait au foyer de leurs oculaires. Les demeures d’arcum miroitaient au soleil, on apercevait les plates-formes des ondifères, les remises des motrices et des planeurs, les transformateurs d’énergie, les machines colossales ou délicates, les appareils qui puisaient naguère l’eau aux entrailles du sol et les champs où poussèrent les dernières plantes… Partout demeurait l’image de la puissance et de la subtilité humaines. Au premier signal, des forces incalculables pouvaient être déchaînées, puis asservies, d’énormes travaux accomplis. Tant de ressources demeuraient aussi inutiles que la palpitation d’un rayon dans l’éther infini ! L’impuissance de l’homme était dans sa structure même : né avec l’eau, il s’évanouissait avec elle.

Pendant quelques minutes, les planeurs voguèrent par-dessus l’oasis. Elle semblait déserte. Aucun homme, aucune femme, aucun enfant ne se montrait au seuil des demeures, sur les chemins ni sur les champs incultes. Et cette solitude glaçait l’âme des serviteurs.

— Seraient-ils morts enfin ? murmura Arva.

— Peut-être ! répondit Targ.

Les planeurs descendirent, jusqu’à frôler le haut des maisons et les plates-formes des planétaires. C’était le silence et l’immobilité d’une nécropole. L’air, assoupi, ne mouvait pas même la poussière ; seules des bandes de ferromagnétaux s’agitaient avec lenteur.

Targ se décida à descendre sur une plate-forme et fit vibrer le transmetteur d’un ondifère ; un appel puissant se répéta de conque en conque.

— Des hommes ! s’écria soudain Arva.

Targ reprit son vol. Il vit deux personnages au seuil d’une demeure et, pendant quelques minutes, hésita à les interpeller. Quoique les habitants de l’oasis ne formassent plus qu’un groupe pitoyable, Targ vénérait en eux son Espèce et respectait la loi. Celle-ci était gravée dans chacune de ses fibres ; elle lui apparaissait profonde comme la vie même, redoutable et tutélaire, infiniment sage, inviolable. Et, puisqu’elle l’exilait à jamais des Terres-Rouges, il s’inclinait devant elle.

Aussi sa voix trembla-t-elle, lorsqu’il s’adressa à ceux qui venaient d’apparaître.

— Combien y a-t-il de vivants dans l’oasis ?

Les deux hommes élevèrent des visages pâles, qui exprimaient une étrange sérénité. Puis, l’un d’eux répondit :

— Nous sommes cinq encore… Ce soir, nous serons délivrés !

Le cœur du veilleur se serra. Il reconnaissait, dans les regards qui croisaient le sien, la lueur brumeuse de l’euthanasie.

— Pouvons-nous descendre ? fit-il humblement. La loi nous exile.

— La loi est finie ! murmura le deuxième homme. Elle a disparu au moment où nous avons accepté la grande guérison…

Au bruit des voix, trois autres vivants parurent, deux hommes et une jeune femme. Tous considéraient les planeurs d’un air d’extase.

Alors, Targ et Arva atterrirent.

Il y eut un court silence. Le veilleur examinait avidement les derniers de ses semblables. La mort était en eux ; aucun remède ne pouvait combattre les poisons délicieux de l’euthanasie.

La femme, toute jeune, était de beaucoup la plus pâle des cinq. Hier encore, elle portait l’avenir, aujourd’hui, elle était plus vieille qu’une centenaire. Et Targ s’exclama :

— Pourquoi avez-vous voulu mourir ? L’eau est-elle donc épuisée ?

— Que nous importe l’eau ! chuchota la jeune femme. Pourquoi vivrions-nous ? Pourquoi nos ancêtres ont-ils vécu ? Une folie inconcevable les a fait résister, pendant des millénaires, au décret de la nature. Ils ont voulu se perpétuer dans un monde qui n’était plus le leur. Ils ont accepté une existence abjecte…, uniquement pour ne pas disparaître. Comment est-il possible que nous ayons suivi leur pitoyable exemple ?… Il est si doux de mourir !

Elle parlait d’une voix lente et pure. Ses paroles faisaient un mal affreux à Targ. Chaque atome de sa chair se soulevait contre une telle résignation. Et la joie paisible qui éclatait sur la face des agonisants lui demeurait incompréhensible.

Il se tut pourtant. De quel droit essaierait-il de mêler la plus légère amertume à leur fin, puisque cette fin n’était plus évitable ?… La jeune femme entrefermait les paupières. Sa faible exaltation s’éteignait, son souffle se ralentissait de seconde en seconde et, s’appuyant contre une cloison d’arcum, elle répéta :

— Il est si doux de mourir !

Et l’un des hommes murmura :

— La délivrance est prochaine.

Puis, tous attendirent. La jeune femme s’était étendue sur le sol, elle respirait à peine. Une pâleur croissante envahissait ses joues. Puis, elle rouvrit un moment les yeux, elle regarda Targ et Arva avec une tendresse apitoyée.

— La folie de la souffrance demeure en vous, balbutia-t-elle.

Sa main se souleva et retomba lentement. Ses lèvres frémirent. Une dernière onde agita sa chair. Enfin, ses membres s’allongèrent et elle s’éteignit aussi doucement qu’une petite étoile au bas de l’horizon.

Ses quatre compagnons la considéraient avec une tranquillité heureuse.

L’un d’eux murmura :

— La vie n’a jamais été désirable…, même au temps où la terre voulait la puissance des hommes…

Frappés d’horreur, Targ et Arva gardèrent longtemps le silence. Puis, ils enveloppèrent pieusement celle qui, la dernière, avait représenté le Futur aux Terres-Rouges. Mais ils n’eurent pas le courage de rester avec les autres. La certitude absolue de leur mort les remplissait d’épouvante.

— Partons, Arva ! dit-il doucement.

— Aujourd’hui, disait le veilleur, tandis que son planeur volait de conserve avec celui d’Arva…, nous sommes vraiment, nous et les nôtres, la seule, la dernière chance de l’espèce humaine.

Sa compagne tourna vers lui un visage plein de larmes.

— Malgré tout, balbutia-t-elle, c’était une grande douceur de savoir qu’on vivait encore aux Terres-Rouges. Que de fois cela m’a consolée… Et maintenant, maintenant !

Son geste montrait l’étendue implacable et les lourdes montagnes de l’Occident. Elle eut un cri d’abandon :

— Tout est fini, mon frère !

Lui-même avait baissé la tête. Mais il réagit contre la douleur ; il clama, les yeux étincelants :

— La mort seule détruira mon espérance…

Pendant plusieurs heures, les planeurs suivirent la ligne des routes. Lorsque parut le pays qui attirait Targ, ils ralentirent. Arva choisit le relais où elle devait attendre. Puis, le planétaire ayant apporté les voix d’Érê et des enfants, le veilleur s’élança seul vers les solitudes. Il connaissait déjà la contrée, grossièrement, dans une aire qui s’étendait jusqu’à douze cents kilomètres des routes.

Plus il avançait, plus les sites devenaient chaotiques. Une chaîne de collines se présenta, puis, de nouveau, la plaine déchiquetée. Maintenant, Targ voguait en plein inconnu. À plusieurs reprises, il descendit jusqu’au niveau du sol ; un vertige le poussait à franchir de nouvelles étapes.

Une immense muraille rousse barra l’horizon. L’aviateur la franchit et silla sur l’abîme. Des gouffres s’y creusaient, gouffres de ténèbres, dont on ne pouvait même deviner la profondeur. Partout se décelait la trace d’immenses convulsions ; des monts entiers avaient croulé, d’autres se tordaient, prêts à s’abattre dans le vide insondable. Le planeur décrivit de longues paraboles sur cet impressionnant paysage. La plupart des gouffres étaient si larges que les avions auraient pu y descendre par douzaines.

Targ alluma son fanal et commença l’exploration au hasard. Il s’engagea d’abord dans une crevasse ouverte au bas de la falaise ; la lumière semblait se dissoudre pour atteindre le fond, qui se décela sans issue.

Un second gouffre parut d’abord propice à l’aventure. Plusieurs galeries s’enfonçaient dans la terre ; Targ les explora sans profit.

Le troisième voyage fut vertigineux. Le planeur descendit à plus de deux mille mètres avant de toucher terre. Le fond de ce trou démesuré formait un trapèze dont le plus petit côté avait deux hectomètres. Partout s’ouvraient des cavernes. Il fallut une heure pour les parcourir. Hors deux, toutes étaient bornées par des parois pleines. Les deux, au rebours, comportaient de nombreuses fissures, mais trop étroites pour permettre le passage d’un homme.

— N’importe ! murmurait Targ au moment où il se disposait à abandonner la deuxième caverne… Je reviendrai.

Soudain, il eut cette impression étrange qu’il avait ressentie, dix ans auparavant, le soir du grand désastre. Tirant vivement son hygroscope, il considéra l’aiguille et poussa un cri de triomphe : il y avait de la vapeur d’eau dans la caverne.

XV

L’enclave a disparu

Longtemps, Targ marcha dans la pénombre. Toutes ses pensées étaient éparses, une joie démesurée emplissait sa chair. Lorsqu’il revint à lui, il songea :

— Il n’y a provisoirement rien à faire. Pour atteindre l’eau mystérieuse, il faut découvrir quelque issue, ailleurs qu’au fond du gouffre, ou se frayer un passage : c’est une question de temps ou une question de travail. Dans la première conjoncture, la présence d’Arva serait infiniment utile. Dans la seconde, il faudrait rejoindre l’Équatoriale des Dunes et ramener les appareils nécessaires pour capter l’énergie et fendre les granits.

Tout en faisant ses réflexions, le jeune homme avait appareillé. Bientôt, le planeur décrivit les courbes hélicoïdales qui devaient le ramener à la surface. En deux minutes, il sortait du gouffre et, tout de suite, le veilleur, orientant son ondifère mobile, lança un appel.

Rien ne répondit.

Étonné, il darda des ondes plus intenses. Le récepteur demeura muet. Une légère anxiété saisit Targ ; il lança l’appel circulaire qui, successivement, attaquait toutes les directions. Et, comme le silence persistait, il commença à craindre quelque circonstance désagréable. Trois hypothèses se présentaient : un accident était survenu, ou Arva avait quitté le refuge, ou, enfin, elle s’était endormie.

Avant de lancer un dernier appel, l’explorateur détermina sa position actuelle avec une exactitude minutieuse. Ensuite il donna aux ondes leur maximum d’intensité. Elles allaient ébranler les conques réceptrices avec une telle force que, même endormie, Arva devrait les entendre… Cette fois encore, l’étendue ne fit aucune réponse.

La jeune femme avait-elle décidément quitté le refuge ? Certes, elle ne s’y était pas résolue sans cause grave. De toute manière, il fallait la rejoindre.

Déjà, il se rembarquait et filait à toute vitesse.

En moins de trois heures, il franchit mille kilomètres. Le relais se précisait dans l’oculaire de la lunette aérienne. Il était désert ! Et, tout autour, Targ n’apercevait personne. Arva s’était donc éloignée ? Mais où ? Mais pourquoi ? Elle ne devait pas être loin, car son planeur demeurait à l’ancre…

Les dernières minutes furent d’une longueur intolérable ; il semblait que le véloce esquif n’avançât plus ; une buée couvrait les yeux du jeune homme.

Enfin, le refuge fut là. Targ l’aborda par le milieu, accrocha l’appareil et se précipita… Une plainte jaillit de sa poitrine. De l’autre côté de la route, contre le talus vertical, – ce qui l’avait rendue invisible, – gisait Arva. Elle était aussi pâle que la femme qui, naguère, aux Terres-Rouges, avait succombé à l’euthanasie ; Targ vit avec horreur un grouillement de ferromagnétaux – des Tertiaires de la plus grande taille – se presser autour d’elle…

En deux gestes, Targ accrocha son échelle d’arcum, puis, descendant auprès de la jeune femme, il la prit sur son épaule et remonta.

Elle n’avait pas remué ; sa chair était inerte et Targ, agenouillé, essaya de surprendre la palpitation du cœur. En vain. La mystérieuse énergie qui rythme l’existence semblait évanouie…

Avec tremblement, le veilleur posa l’hygroscope sur les lèvres de la jeune femme. Le délicat instrument décela ce que l’ouïe n’avait pu découvrir : Arva n’était pas morte !

Mais son évanouissement était si profond, sa faiblesse si grande, qu’elle pouvait mourir d’une seconde à l’autre.

La cause du mal apparaissait évidente : elle était due, sinon uniquement, du moins pour la plus large part, à l’action des ferromagnétaux. La singulière pâleur d’Aria annonçait une excessive déperdition d’hémoglobine.

Heureusement, Targ ne voyageait jamais sans emporter les instruments, les stimulants et les remèdes traditionnels. Il injecta, à quelques minutes de distance, deux doses d’un cordial puissant. Le cœur se remit à battre, quoique avec une extrême faiblesse ; les lèvres d’Arva murmurèrent :

— Les enfants…, la terre…

Puis, elle tomba dans un sommeil que Targ savait ne pouvoir ni ne devoir combattre, sommeil fatal et salutaire pendant lequel, de trois heures en trois heures, il injecterait quelques milligrammes de « fer organique ». Et il faudrait vingt-deux heures au moins avant qu’Arva supportât un court réveil. N’importe ! La plus lourde inquiétude avait disparu. Le veilleur, connaissant la santé parfaite de sa sœur, ne craignait aucune suite redoutable. Toutefois, il restait nerveux. L’événement, en somme, ne s’expliquait point. Pourquoi Arva gisait-elle au bas du talus ? Avait-elle, elle si vigilante et si adroite, fait une chute ? C’était possible, – non probable.

Que faire ? Demeurer ici jusqu’à ce qu’elle eût repris ses forces ? Il faudrait au moins deux semaines pour la rétablir complètement. Mieux valait repartir pour l’Équatoriale des Dunes. Rien ne pressait, au fond. L’aventure que poursuivait Targ n’était pas de celles dont l’issue dépend de quelques journées.

Il se dirigea vers le grand planétaire et déchaîna les ondes d’appel. Comme là-bas, au sortir du gouffre, il ne reçut aucune réponse. Tout de suite, une émotion terrible l’agita. Il répéta les signaux, il leur donna le maximum d’intensité. Et il devint manifeste qu’Érê et les enfants étaient, pour quelque cause énigmatique, ou dans l’impossibilité d’entendre ou dans l’incapacité de répondre. Les deux termes de l’alternative étaient également menaçants ! Des liens sûrs existaient entre l’accident d’Arva et le silence du planétaire.

Une crainte intolérable rongeait la poitrine du jeune homme… Les jarrets tremblants, et contraint de s’appuyer contre le support du grand planétaire, il fut incapable de prendre une décision. Enfin, il se détacha, morne et résolu, examina avec une attention anxieuse tous les organes de son planeur, assujettit Arva sur le plus grand des sièges et prit son vol.

Ce fut un voyage lamentable. Il ne fit qu’une seule halte, vers le crépuscule, pour tenter encore un appel. Rien n’ayant répondu, il enveloppa étroitement Arva dans une couverture de silice laineuse et lui injecta une dose du cordial, plus massive que les premières. À peine si, dans la profondeur de son engourdissement, elle eut un faible frisson.

Toute la nuit, le planeur fendit les ténèbres étoilées. Le froid étant trop vif, Targ contourna le mont Squelette. Deux heures avant l’aube, les constellations australes apparurent. Le voyageur, avec un battement de cœur, considérait tantôt la croix tracée sur le Sud et tantôt cet astre brillant, le plus proche voisin du Soleil, dont la lueur ne met que trois ans pour atteindre la terre. Comme ce ciel devait être beau, lorsque des créatures jeunes le considéraient à travers le feuillage des arbres, et plus encore lorsque des nuages argentés mêlaient leur promesse féconde aux petites lampes de l’infini. Ah ! et il n’y aura plus jamais de nuages !

Une lueur fine emperla le levant, puis le Soleil montra son disque énorme. L’Équatoriale des Dunes était proche. À travers l’objectif de la lunette aérienne, Targ apercevait parfois, dans l’échancrure des dunes, l’enceinte de bismuth et les demeures d’arcum ambrées par le matin… Arva dormait toujours et une nouvelle dose du stimulant ne la réveilla point. Toutefois, sa pâleur était moins livide ; les artères frissonnaient faiblement ; la peau n’avait plus cette « raideur translucide » qui suggérait la mort.

— Elle est hors de danger ! s’affirma Targ.

Et cette certitude soulageait sa peine.

Toute sa vigilance se porta sur l’oasis. Il cherchait à apercevoir l’enclave familiale. Deux mamelons la cachaient encore. Enfin, elle apparut et, de saisissement, Targ tordit le gouvernail du planeur qui plongea brusquement, comme un oiseau blessé.

L’enclave tout entière, avec ses maisons, ses hangars et ses machines, avait disparu.

XVI

Dans la nuit éternelle

Le planeur n’était plus qu’à vingt mètres du sol. En pleine vitesse, il allait tomber à pic et se briser, lorsque Targ, d’instinct, le redressa. Alors, légèrement, et traçant une parabole élégante, il reprit son vol jusqu’aux abords de l’enclave. Et ayant atterri, le veilleur demeura immobile, paralysé de douleur, devant une fosse énorme et chaotique : là gisaient, sous les ténèbres de la terre, les êtres qu’il aimait plus que lui-même.

Pendant longtemps, les pensées rampèrent en désordre dans le cerveau du pauvre homme. Il ne songeait pas aux causes du cataclysme, il n’en discernait que la férocité obscure, il le rattachait confusément à tous les malheurs de ce morne septénaire. Les images défilaient au hasard. Constamment, il apercevait les siens, tels qu’il les avait quittés l’avant-veille. Puis, les silhouettes tranquilles étaient emportées dans une horreur innommable… Le sol s’ouvrait. Il les voyait disparaître. L’épouvante était sur leurs faces. Ils appelaient celui en qui ils avaient mis leur confiance et qui, peut-être à l’heure même de leur mort, croyait vaincre la fatalité…

Lorsqu’il put enfin réfléchir, le Dernier Homme essaya de se figurer la catastrophe. Était-ce une nouvelle secousse planétaire ? Non ! aucun sismographe n’avait enregistré le moindre trouble. D’ailleurs, à part quelques hectares de l’oasis et du désert, l’enclave seule se trouvait atteinte. L’événement se ramenait aux circonstances antérieures : le sous-sol, fracturé, s’était rompu. Ainsi, le malheur qui ruinait la suprême espérance n’était pas une grande convulsion de la nature, mais un accident infinitésimal, à la taille des faibles créatures englouties.

Pourtant, Targ croyait y voir transparaître la même volonté cosmique qui avait condamné les Oasis…

Sa douleur ne le laissait pas inactif. Il scrutait les ruines. Elles ne laissaient apercevoir aucun vestige d’œuvre humaine. Accumulateurs d’énergie, machines à fouir, à perforer, à cultiver, à broyer, planeurs, motrices, maisons, disparaissaient dans une masse informe de rocs et de pierres. Où étaient ensevelis Érê et les enfants ? Les calculs ne permettaient qu’une approximation grossière et peut-être décevante : il fallait agir au hasard.

Targ assembla, vers le Nord, les appareils utiles pour les déblais et le creusement, puis, ayant condensé l’énergie protoatomique, il attaqua l’immense fosse. Pendant une heure, les machines ronflèrent. Les crics soulevaient les blocs et les rejetaient automatiquement ; les paraboloïdes de cobalt enlevaient la pierraille, et, à mesure, les pilons, par des chocs lents et irrésistibles, équilibraient les parois. Lorsque la tranchée eut atteint une longueur de vingt mètres, un planeur se montra, puis un grand planétaire avec son support de granit et ses accessoires, puis une maison d’arcum.

Leur emplacement précisait les calculs de Targ. En supposant que la catastrophe eût surpris la famille auprès de la demeure, il fallait creuser vers l’Ouest. Si Érê ou les enfants avaient pu atteindre le planétaire qui faisait communiquer l’Équatoriale des Dunes avec les Terres-Rouges (comme le faisait supposer l’accident d’Arva), c’est vers le Sud-Ouest qu’il convenait de faire les recherches.

Le veilleur établit des appareils à proximité des deux endroits probables et reprit le travail. « Humanisées » par l’effort incalculable des générations, les vastes machines avaient la puissance des éléments et la délicatesse de mains fines. Elles soulevaient des rocs, elles amassaient la terre et les pierres menues sans à-coups. Il suffisait de pressions légères pour les orienter, les accélérer, les ralentir ou arrêter leur marche. Elles représentaient, entre les mains du Dernier Homme, une puissance que ne possédait pas, aux ères primitives, toute une tribu, toute une peuplade…

Un toit d’arcum se montra. Il était tordu, bossué et, de-ci de-là, un bloc l’avait fendu. Mais des signes précis le faisaient reconnaître. Il avait abrité, depuis l’atterrissage à l’Équatoriale des Dunes, toutes les tendresses, les rêves et les espérances de la suprême famille humaine… Targ arrêta les outils qui commençaient à le soulever, il le considéra avec effroi et douceur. Quelle énigme cachait-il ? Quel drame allait-il révéler au malheureux recru de tristesse et de fatigue ?

Pendant de longues minutes, le veilleur hésita à reprendre sa tâche. Enfin, élargissant une des déchirures, il se laissa glisser dans la demeure.

La chambre où il se trouva était vide. Quelques blocs l’obstruaient, qui avaient arraché un lit de la muraille et l’avaient écrasé. Une table était réduite en miettes, plusieurs vases d’alumine souple aplatis sous les pierres.

Ce spectacle avait le caractère indifférent des destructions matérielles. Mais il suggérait des scènes plus émouvantes. Targ, tout tremblant, passa dans la chambre voisine ; elle était vide et dévastée comme la première. Successivement, il visita tous les recoins de la maison. Et, quand il se trouva dans la première pièce, à quelques pas de la porte d’entrée, une stupeur se mêla à son angoisse.

— Pourtant, chuchota-t-il, il est assez naturel que, au premier signe de danger, ils aient fui au-dehors…

Il essaya de se figurer la manière dont s’était produit le premier choc et aussi l’image qu’Érê avait pu se faire du péril. Il ne lui vint que des sensations et des idées contradictoires. Une seule impression demeurait fixe : c’est que l’instinct devait conduire la famille près du planétaire des Terres-Rouges. C’est donc vers là qu’il était logique de se diriger. Mais comment ? Érê était-elle parvenue au Grand Planétaire, ou avait-elle succombé en route ? Les mots balbutiés par Arva revinrent à la mémoire du veilleur. L’événement leur donnait un sens. Érê ou l’un des enfants, peut-être tous, étaient, presque sûrement, parvenus jusque-là. Il fallait donc y reprendre le travail au plus vite, ce qui n’empêcherait pas d’amorcer une galerie de communication.

Sa résolution prise, Targ leva la porte d’entrée et tenta une exploration rapide. Mais les blocs et la pierraille lui opposaient un obstacle infranchissable. Il ressortit par le toit et remit en mouvement les machines du Sud-Ouest. Ensuite, il disposa les appareils du Nord et leur fit entamer la galerie. Il s’occupa aussi d’Arva, dont la léthargie prenait peu à peu les apparences du sommeil normal.

Puis, il attendit, vigilant, les yeux fixés sur les rouages dociles. Parfois, il rectifiait leur travail d’un geste furtif ; parfois, il arrêtait un pic, une lame, une hélice, une turbine, pour examiner le terrain. À la fin, il aperçut, tordue et bossuée, la haute tige du planétaire et la conque étincelante. Dès lors, il ne cessa de diriger l’énergie. Seuls, fonctionnaient les organes subtils qui, selon l’occurrence, soulevaient la pierre épaisse ou ramassaient les menus débris.

Et il poussa une plainte lugubre comme un cri d’agonie… Une lueur venait d’apparaître, cette lueur flexible et vivante qu’il avait aperçue, le jour du désastre, parmi les ruines des Terres-Rouges. Son cœur gela ; ses dents claquèrent. Les yeux pleins de larmes, il ralentissait tous les mouvements, il ne laissait agir que les mains de métal, plus adroites et plus douces que des mains d’homme.

Puis, il arrêta tout, il souleva contre sa poitrine, avec de rauques sanglots, ce corps qu’il avait si passionnément aimé…

D’abord, une onde d’espoir traversa son saisissement. Il lui semblait qu’Érê n’était pas froide encore. Plein de fièvre, il posa l’hygroscope sur les lèvres pâles…

Elle avait disparu dans la nuit éternelle.

Longtemps, il la contempla. Elle lui avait révélé la poésie des anciens âges ; des rêves d’une jeunesse extraordinaire transfiguraient la morne planète ; Érê était l’amour, dans ce qu’il a de vaste, de pur et presque d’éternel. Et, lorsqu’il la tenait dans ses bras, il lui semblait voir revivre une race neuve et innombrable.

— Érê ! Érê ! murmura-t-il… Érê, fraîcheur du monde ! Érê, dernier songe des hommes.

Puis, son âme se raidit. Il posa sur les cheveux de sa compagne un baiser amer et farouche, il se remit au travail.

Successivement, il les ramena tous. Le minéral s’était montré moins féroce pour eux que pour la jeune femme ; il leur avait épargné la mort lente, l’émiettement intolérable des énergies. Les blocs avaient broyé les crânes, ouvert les cœurs, écrasé les torses…

Alors, Targ s’abattit sur le sol et pleura sans fin. La douleur était en lui, vaste comme le monde. Il se repentait amèrement d’avoir lutté contre la fatalité inexorable. Et les paroles de la femme mourante, aux Terres-Rouges, retentissaient à travers sa peine comme le glas de l’immensité…

Une main lui toucha l’épaule. Il se dressa en sursaut ; il vit Arva, penchée sur lui, livide et chancelante. Elle était si accablée qu’aucune larme ne lui venait aux paupières ; mais tout le désespoir possible aux faibles créatures dilatait ses pupilles. Elle murmurait d’une voix sans timbre :

— Il faut mourir ! Il faut mourir !

Leurs yeux se pénétrèrent. Ils s’étaient aimés, profondément, chaque jour de leur vie, à travers toute la réalité et tous les rêves. Les mêmes espérances leur avaient été passionnément communes et, dans la misère infinie, leur souffrance était encore fraternelle.

— Il faut mourir ! répéta-t-il comme un écho.

Puis, ils s’étreignirent et, pour la dernière fois, deux poitrines humaines battirent l’une contre l’autre…

Alors, en silence, elle porta à ses lèvres le tube d’iridium qui ne la quittait jamais… Comme la dose était massive et la faiblesse d’Arva extrême, l’euthanasie dura peu de minutes.

— La mort, la mort, balbutiait l’agonisante. Oh ! comment avons-nous pu la craindre !

Ses yeux s’obscurcirent, une lassitude heureuse détendit ses lèvres, et sa pensée était complètement évanouie, lorsque le dernier souffle s’exhala de sa poitrine.

Et il n’y avait plus qu’un seul homme sur la terre.

Assis sur un bloc de porphyre, il demeura enseveli dans sa tristesse et dans son rêve. Il refaisait, une fois encore, le grand voyage vers l’amont des temps, qui avait si ardemment exalté son âme… Et, d’abord, il revit la mer primitive, tiède encore, où la vie foisonnait, inconsciente et insensible. Puis vinrent les créatures aveugles et sourdes, extraordinaires d’énergie et d’une fécondité sans bornes. La vision naquit, la divine lumière créa ses temples minuscules ; les êtres nés du Soleil connurent son existence. Et la terre ferme apparut. Les peuples de l’eau s’y répandirent, vagues, confus et taciturnes. Pendant trois mille siècles, ils créèrent les formes subtiles. Les insectes, les batraciens et les reptiles connurent les forêts de la fougère géante, le pullulement des calamites et des sagittaires. Quand les arbres avancèrent leurs torses magnifiques, alors aussi se montrèrent d’immenses reptiles. Les Dinosauriens avaient la taille des cèdres, les Ptérodactyles planaient sur les formidables marécages… En ces âges naissent, chétifs, gourds et stupides, les premiers mammifères. Ils rôdent, misérables, et si petits qu’il en eût fallu cent mille pour faire le poids d’un iguanodon. Durant d’interminables millénaires, leur existence demeure imperceptible et presque dérisoire. Ils croissent, pourtant. L’heure vient où c’est leur tour, où leurs espèces se lèvent en force à tous les détours de la savane, dans toutes les pénombres des futaies. C’est eux, maintenant, qui font figure de colosses. Le dinothérium, l’éléphant antique, les rhinocéros cuirassés comme les vieux chênes, les hippopotames aux ventres insatiables, l’urus, l’aurochs, le machaerodus, le lion géant et le lion jaune, le tigre, l’ours des cavernes, et la baleine, aussi massive que plusieurs diplodocus, et le cachalot dont la bouche est une caverne, aspirent les énergies éparses.

Puis, la planète laissa prospérer l’homme : son règne fut le plus féroce, le plus puissant – et le dernier. Il fut le destructeur prodigieux de la vie. Les forêts moururent et leurs hôtes sans nombre, toute bête fut exterminée ou avilie. Et il y eut un temps où les énergies subtiles et les minéraux obscurs semblèrent eux-mêmes esclaves ; le vainqueur capta jusqu’à la force mystérieuse qui a assemblé les atomes.

— Cette frénésie même annonçait la mort de la terre…, la mort de la terre pour notre Règne ! murmura doucement Targ.

Un frisson secoua sa douleur. Il songea que ce qui subsistait encore de sa chair s’était transmis, sans arrêt, depuis les origines. Quelque chose qui avait vécu dans la mer primitive, sur les limons naissants, dans les marécages, dans les forêts, au sein des savanes, et parmi les cités innombrables de l’homme, ne s’était jamais interrompue jusqu’à lui… Et voilà ! Il était le seul homme qui palpitât sur la face, redevenue immense, de la terre !…

La nuit venait. Le firmament montra ces feux charmants qu’avaient connus les yeux de trillions d’hommes. Il ne restait que deux yeux pour les contempler !… Targ dénombra ceux qu’il avait préférés aux autres, puis il vit encore se lever l’astre ruineux, l’astre troué, argentin et légendaire, vers lequel il leva ses mains tristes…

Il eut un dernier sanglot ; la mort entra dans son cœur et, se refusant l’euthanasie, il sortit des ruines, il alla s’étendre dans l’oasis, parmi les ferromagnétaux.

Ensuite, humblement, quelques parcelles de la dernière vie humaine entrèrent dans la Vie Nouvelle.


CONTES
PREMIÈRE SÉRIE

LE HANNETON


La folle ouvrit ses belles lèvres roses et éclata de rire.

— Je l’ai ! dit-elle.

— Quoi ? dit le gardien.

Le gardien était fait de gros matériaux. Il avait une peau spongieuse, des pores sales, un nez granulé à narines étroites. Son œil brillait comme de la porcelaine et en avait l’opacité. Il était curieux d’en comparer le bleu de turquoise avec la clarté saphirine des yeux de la folle. Elle était tissue tout entière de délicates fibres. L’épiderme fin recevait continuellement les chocs des nerfs. Blanche et pâle, la folle cachait dans une forme divine le trouble de son esprit.

— Mon hanneton ! répondit-elle.

Le gardien cligna de l’œil. Le hanneton de la folle ne le fâchait pas. Ce n’était pas un méchant homme. Il douchait à la rigueur, gagnait quelques liards sur le pain des fous, aimait assez à cingler les furieux ou les obstinés, mais on pouvait vivre avec lui. Il avait la nonchalance grave des hercules. L’explosion d’un fou furieux le faisait rire. Nul nerf ne prévalait contre ses énormes muscles.

— Et où ça ? demanda-t-il.

— Ici ! répondit-elle en montrant un trou dans la muraille.

Un trou dans la muraille ! L’excellent gardien fut ennuyé.

— Faudra pas faire de trous, grommela-t-il.

Cela dit, il entra brutalement dans la loge, et donna une claque sur une joue ineffable. La folle se repentit de lui avoir montré le trou, mais c’était une folle peu rusée encore. Ce n’est pas le vieux fou du numéro 20 qui aurait agi comme cela ! On n’avait jamais pu découvrir ses collections de pierres précieuses, et pourtant il savait bien !… Mais, lui, trop malin pour se trahir.

Le gardien regardait le trou. Il plongea les doigts : il n’y trouva pas de hanneton. Il parut pensif à la façon d’un bœuf, puis gratta doucement son occiput.

— Ne mettez pas mon hanneton dans votre tête ! dit la folle en pleurant.

Elle voulait fouiller dans les cheveux de l’homme là où il s’était gratté.

— Chut ! la folle, gronda-t-il.

Elle se retira dans un coin. Elle sanglotait. Ses cheveux buvaient ses larmes.

— Il faut vous taire, dit-il nettement.

Elle regarda avidement la tête grossière du gardien.

— Je le vois ! s’écria-t-elle en riant.

Elle montrait les crins rudes qui couvraient le crâne officiel. L’autre y porta machinalement la main.

Les yeux de la folle se dilatèrent, elle se repentit de nouveau :

— Ne l’écrasez pas ! supplia-t-elle.

Elle éclata d’un fou rire : il ne l’avait pas écrasé ! Les yeux opaques se fixèrent sur les yeux clairs.

Ce fut un tableau d’intense clair-obscur, de la finesse de la folle à la massivité du brave homme.

— Allons ! soyez sage, et surtout ne faites plus de trous.

Il parlait paternellement, sur le bord de la loge, avec un rayon de soleil dans le dos.

— Rendez-le-moi ! Oh ! s’il vous plaît !

— Bon ! bon ! pas de bêtises.

Il sortit.

La folle essuya ses larmes et se mit au fond, dans l’angle des murailles. Elle était très grave, Derrière son joli front, qui se ridait alternativement, il parut se faire un remarquable travail de pensée.

La folle ne parla plus du hanneton. Le trou lui fut pardonné après que le gardien lui eut retenu un pain, qui fut consacré à la famille de cet excellent homme. Elle baissait vivement les yeux dès qu’il entrait dans sa loge. Belle, la poitrine tremblante, le saphir de ses yeux jetant des feux entre ses cils baissés, elle se tenait bien tranquille, tandis qu’il visitait la cellule.

Il n’était pas méticuleux, faisait grossement l’inspection.

— Bon ! bon ! disait-il.

Sa voix bovine la faisait tressaillir. Parfois il lui parlait. C’était un drôle de duo. Par ces beaux jours, — juin, juillet — il y avait le plus souvent un angle de soleil dans la loge.

Quand il avait le dos tourné, elle levait sournoisement les yeux, elle jetait un long regard, avide, passionné, sur la tête crépue.

Une fois le gardien s’en avisa.

— Ah ! la folle, cria-t-il en riant.

Il n’avait pas oublié le hanneton. Il commit une espièglerie.

— Oui, oui, il est… là !

Il montrait une place, un peu derrière la tempe. Elle tressauta, ses prunelles eurent un jeu extraordinaire de désir, de colère.

Avant de partir, il alla un instant au grillage. La grande cour était reluisante. Entre les dalles, du mouron et de l’herbe croissaient en abondance. Un petit jardinet, au milieu, développait une mosaïque de géraniums alternés de plantes charnues. Une grosse boule métallique brillait comme un soleil, et une poule grise picorait au milieu de poussins jaunes. Une odeur émanait de tout cela, une odeur d’aromates plutôt qu’un parfum.

Elle vint, la folle, si légère ! Ses joues étaient enflammées, ses narines frissonnantes. Elle vint, sa jolie main s’allongea, lentement, une main de travaux exquis. Cette main, ces doigts ravissants frôlèrent la grosse chevelure du gardien. Il se tourna. Il avait sa mine majestueuse de pion qui veut de l’ordre.

— Qu’est-ce que c’est que ça ! fit-il tout grondant.

Au nom de la raison, il dauba du plat de la main sur l’épaule de la folle.

Elle le regarda, furieuse.

— Ah ! gare ! dit-il.

Elle trembla. Puis, avec la ruse des fous et des enfants, elle eut son plus doux sourire.

— Là ! murmura-t-il, ne faisons pas de bêtises !

L’épais gaillard disparut, laissant toute frissonnante la merveille de beauté, de grâce et de folie.

Pendant tout un été, la folle fut sombre. Elle veillait tard. Ses yeux grandirent, dans une pâleur fatiguée. Elle avait l’air d’un savant qui, creusant trop un problème, y laisse sa santé et sa force. Deux fois, elle reçut des douches pour avoir tapagé nocturnement. Elle devint extrêmement circonspecte. Pourtant, si le gardien lui parlait, elle avait son grand rire frais. Le brave homme ne remarqua pas de notes grimaçantes dans le cristal, n’ayant pas l’oreille créée pour ces minuties. Un jour, il crut voir la folle tripoter aux barreaux. Il entra, examina, ne vit rien.

Elle devint plus prudente encore. Elle causait raisonnablement, elle répondait aux questions avec sens. Le gardien fit venir deux ou trois fois le directeur, doutant qu’elle fût encore folle, mais le directeur le rassura.

C’était un vieux praticien qui avait étudié la folie dans sa poche : sa bourse donnait des indications mathématiques sur le degré d’aliénation mentale de ses hôtes. Quoique ne comptant pas sans ses hôtes, il comptait deux fois.

Donc, le bon gardien, satisfait, prenait avec la folle ses aises. Sage, douce, obéissante, elle ne le gênait guère. Elle mangeait fort peu : le gardien n’y trouvait rien à redire, son honnête famille en profitait.

L’automne arriva. À travers ses minces, mais nombreux carreaux, la folle vit l’année grisonner. Bien des nues passèrent entre les horizons. Des feuilles lui arrivaient quelquefois, pauvres choses mortes et recroquevillées, où restaient les délicates nervures de la vie. Les géraniums moururent, les plantes grasses rentrèrent chez le directeur. Les moineaux commencèrent à connaître la faim. Elle voyait leurs bandes errer dans la cour, leurs petits corps roux frissonner au bord des corniches, elle entendait de minces cris, cris de détresse, qu’ils poussaient en hérissant leurs plumes. Elle leur aurait volontiers jeté des miettes, mais le gardien pensait à sa famille.

On la laissait tranquille. Elle maigrit encore et paraissait songer à toutes sortes de choses graves. Le saphir de l’œil brillait de fièvre, de la fièvre des grandes préoccupations. Il y avait pourtant un espoir là, cette lueur sereine dans la tempête qu’on découvre chez les grands travailleurs qui ont l’espoir d’arriver.

La folle se mit à détester la lune. La nuit, croissant ou orbe, elle venait par les barreaux, éparpillant dans la loge sa lumière curieuse. La folle s’irritait quand elle voyait l’œil d’argent cligner devant les fenêtres. Elle savait bien que la lune est là pour tous, calme, impartiale, mais ses nerfs l’emportaient sur sa raison. Dès que l’astre escaladait le bleu, elle frissonnait, prise de névrose. Ses yeux clairs papillotaient, une rougeur montait à son front et, découragée, elle se jetait sur son lit, où elle restait à pleurer intérieurement.

La lune disparut, de la cendre plein sa face. Pendant la syzigie, la folle respira : elle ne craignait plus la venue inopinée du regard d’argent.

Elle devint alors extraordinairement active, d’une activité furtive, précautionneuse et si patiente ! On la surveillait de moins en moins, sa dissimulation l’ayant faite maîtresse de la confiance entière des gardiens. Elle put achever sa longue tâche, l’œuvre patiente des mois, le rongement insensible de l’insecte qui traverse le noyer ou le chêne.

Une nuit, oh ! bien noire ! pleine de nues qui naviguaient sur le firmament, une silhouette légère passa par les barreaux descellés d’une cellule et descendit dans la cour. Elle alla tout droit, sans hésiter, malgré les ténèbres, car, dans la lente élaboration de l’œuvre, tout avait été calculé, recalculé, avec la triple patience de l’obsession, de la solitude et de l’emprisonnement. Elle dépassa le carré jardiné. L’ombre forte la voilait ; elle y glissait avec la précision silencieuse des chats. Le ciel lui soufflait aux cheveux. Elle levait son front de captive sous l’air libre, humait brèvement.

La blancheur de sa face était son seul péril. Les rares rayons y rejaillissaient et la faisaient saillir vaguement sur le noir. Elle y jeta ses cheveux, à travers lesquels les deux saphirs luisaient comme des lampyres.

Elle s’arrêta. Un mur était là, pâle sur l’ombre, avec ses portes et ses fenêtres. Comment ouvrit-elle une porte ? La serrure eut un bruit faible, comme un cri bref de souris, puis un rectangle noir s’enfonça.

Silence. Les nues coulaient sur les étoiles, les noyaient, puis les laissaient reparaître sur les îlots d’azur. Un oiseau noctambule soupirait, derrière les murs. Des feuilles se roulaient sèchement.

Puis, du morne bâtiment, une clameur sortit, un grand hurlement. Les fous, nerveux, au sommeil léger, s’éveillèrent, et des cris partirent des loges. La terreur augmenta ; les frénétiques collèrent leurs fronts aux barreaux, les verbeux expliquèrent leurs théories et d’autres riaient, chantaient, dans une cacophonie formidable.

De loge en loge, au fond des ombres sinistres, les cervelles troubles s’ouvrirent au monde inharmonique des idées folles.

Scène affreusement bestiale, humaine cependant, où les cris sombres de l’animal sortaient de la poitrine des hommes, dialogues vertigineux entre les barreaux, corps frénétiques en proie aux magnétismes du nerf, misérables frappant horriblement leurs crânes contre les murailles.

Mais des portes s’ouvrirent. Le directeur parut parmi les gardiens. Il croyait à quelque évasion en masse et tremblait. Une voix raisonnable vint à lui.

— Ici, monsieur, ici !

Une femme, sur le seuil d’une porte, élevait une petite lampe de laiton. Des enfants s’accrochaient à sa jupe. Le directeur reconnut la femme du gardien Désambre. Il s’approcha.

La femme commençait une litanie pleureuse. Elle ne savait pas ! Ils dormaient. Tout à coup, son mari s’était redressé en criant, puis était retombé. Quelque chose avait alors traversé la chambre. Son mari ne criait plus. Elle avait entendu un pas descendre les escaliers. Le gardien était immobile, avec un grand clou dans la tête. Il n’avait plus remué. Il devait être mort.

Le directeur monta. Il trouva l’homme replié nerveusement, les mains au front, trépassé, une sorte de clou sans tête fiché obliquement dans la tempe gauche. Point de sang. Une fine éraflure rasait le sourcil droit.

Cette nuit même, on visita les loges. Le mouvement des torches dans l’ombre de la cour fut une fête pour les fous. Il ne se trouva personne d’aussi calme que la folle. Elle dormait. Elle s’éveilla avec un sourire superbe. Ses yeux furent éblouissants à la lumière rouge des flambeaux, et pleins d’une joie profonde, d’une sérénité transparente. Comme le directeur entrait, elle poussa son front hors de son lit, en rejetant sa ruisselante chevelure.

— Je l’ai ! Je l’ai ! cria-t-elle.

Le directeur faillit sourire, malgré son ennui. Il regarda la face reposée, la paix enfantine de la jolie créature.

— Elle a bien dormi ! murmura cet homme expérimenté.


Londres, novembre 1875.

LA MÈRE


Louis Ramières déposa sa fourchette et cessa de manger. Il avait l’air dur et maussade ; un grand pli creusait son front lisse. C’était un joli jeune homme par la chevelure bien plantée, l’œil taillé avec art, les joues fines et la structure correcte. Sa mère le considérait avec crainte et admiration. D’avoir de tout temps souffert pour lui et par lui, elle l’aimait davantage. Et elle mettait en lui son orgueil, son espérance, tout le présent et tout l’avenir.

Pour la troisième fois, elle l’interrogeait. Il se décida à répondre :

— Il vaudrait mieux n’en pas parler, puisque nous ne pouvons qu’en souffrir l’un et l’autre. Enfin, puisque tu le veux. J’ai vu tantôt, au cercle, le père d’Hélène. Il sait, bien entendu, que j’aime sa fille, ce qui n’est rien… Mais il sait aussi qu’elle m’aime. Alors, il m’a parlé très franchement. Il me la donnerait si j’apportais deux cent cinquante mille francs, qui constitueraient une part d’association dans sa maison… du quinze, du vingt pour cent.

Il se tut, plein d’amertume. Mme Ramières réfléchissait, éperdue. C’est vrai que c’était le sauvetage et pour toute la vie. La maison Hugo-Lambert était quelque chose d’aussi solide, en son genre, que la Banque de France. D’ailleurs, tout autour, une famille richissime dont Hélène devait hériter un jour.

— Ah ! soupira-t-elle… si nous les avions !

— Mais nous ne les avons pas, fit-il durement. Ils les avaient possédés, cependant, et même plus du double. C’est par Louis qu’ils avaient disparu. Il avait vécu sept années formidables. Rien n’avait pu modérer sa fougue, et comme elle était incroyablement faible, même un peu imprévoyante, Mme Ramières n’avait rien su lui refuser.

Quand il admit — car il s’était longtemps obstiné à croire que sa mère lui cachait des ressources — quand il admit, vaincu par l’évidence, que la ruine était proche, il eut un coup de désespoir. Ce désespoir le mena au jeu. Pendant plusieurs mois, il vécut en halluciné, sûr qu’il allait rattraper la fortune perdue. Puis, ce fut la fin, il n’y eut plus d’argent liquide, plus même de bijoux précieux. Rien ne demeurait qu’une rente viagère, dont le capital était incessible jusqu’à la mort de Mme Ramières,

Cela l’avait dégrisé ; il avait soudain montré de la prudence. Il menait maintenant une existence froide et calculée, attentif seulement à garder l’élégance du costume. Il avait d’ailleurs l’instinct le plus sûr de cette élégance ; par là même, il savait se la procurer à bien meilleur compte que les gens qui s’en rapportent aux fournisseurs. En sorte qu’extérieurement rien ne trahissait sa déchéance. Il continuait à fréquenter assidûment le monde, qui ne lui coûtait que quelques sacs de bonbons et quelques fleurs ; il fuyait les lieux de dépense. Toutefois, pour sauver la face, il n’avait pas déserté son club.

De son côté, Mme Ramières s’appliquait passionnément à l’économie. Elle réalisait ces miracles que savent réaliser les femmes qui ne cessent de s’occuper de leur intérieur. La ruine demeurait inaperçue. L’on soupçonnait tout au plus quelques pertes menues.

— C’est vrai, nous ne les avons pas ! soupira Mme Ramières.

Et elle jetait à son fils un regard humble et tendre qui demandait pardon.

— Ah ! reprit-elle, si je pouvais céder le capital de ma rente…

Les yeux de Louis flambèrent. L’être violent et avide qu’il était se peignit tout entier sur sa face contractée et sa bouche presque sauvage. Ce fut une tempête de désir qui se termina dans une rage :

— Mais tu ne peux pas ! dit-il d’un ton brutal. Alors, à quoi bon en parler ?

— Ah ! fit-elle plaintivement, ma mort seule…

Leurs regards se rencontrèrent. Dans l’éclair de cette minute, elle vit distinctement que celui pour qui elle avait fait tous les sacrifices et consenti à tous les chagrins, l’être qu’elle aimait plus qu’elle-même, aurait été heureux de cette mort… Elle détourna la tête, épouvantée ; ses yeux se remplirent de larmes.

Tout le soir, pendant qu’il était sorti, elle ne cessa d’y songer. C’était, au tréfonds, quelque chose qui déjà la tuait, l’arrêt d’un juge mystérieux et implacable. Elle se disait que maintenant elle verrait le souhait dans chacun des actes de Louis et chacune de ses paroles ; le plus intime de son existence en serait empoisonné. Comme elle n’avait, depuis bien longtemps, plus de sentiments qui ne fussent un reflet des sentiments de son fils, chaque fois qu’elle goûterait une joie innocente, chaque fois qu’il lui viendrait une heure douce, tout se glacerait soudain à l’idée sinistre. Alors, c’était fini ! Il n’y aurait plus de soleil du matin, plus de roses, plus de crépuscule d’été sur la plage ou la terrasse, plus d’intimité fine au foyer d’hiver, plus de livres, ni de voyages, ni de présent, ni d’avenir. Elle serait jusqu’à sa dernière heure celle dont la mort est attendue, celle dont la fin doit faire le bonheur de sa descendance. Était-ce encore vivre ?…

Le soir passa, minuit pleura sur Saint-François-Xavier, et Mme Ramières était toujours là, sous le bloc de la destinée. Elle attendait maintenant le retour de Louis avec un triste cœur qui s’éveillait par saccades. Lorsqu’il ouvrit la porte du corridor, elle se dressa, elle marcha à sa rencontre ; et pour avoir un baiser, un baiser franc et presque filial, elle balbutia :

— J’ai un projet, mon grand garçon, quelque chose à quoi nous n’avions pas encore songé.. Espère… et embrasse bien ta vieille maman !

Il la considéra, d’abord surpris ; mais comme tous les êtres, il était prompt à l’illusion : de songer que peut-être il aurait la fiancée et la fortune, son cœur s’enfla d’une tendresse, il rendit sans compter l’étreinte.

— Demain ! Je te dirai demain ! s’écria-t-elle en se sauvant dans sa chambre.

La porte verrouillée, en hâte, ne voulant pas perdre la tiédeur des lèvres du fils sur sa joue, elle ouvrit la petite pharmacie, elle y saisit le flacon de laudanum et, d’une grande gorgée, fit disparaître l’obstacle qui barrait la route de Louis Ramières.

LA PETITE AVENTURE


Au printemps de cette année, murmura Louis Langrume, je lisais près de la fenêtre ouverte, lorsqu’un insecte s’abattit sur mon livre. Je vis un petit coléoptère noir, faiblement luisant, avec deux taches blanches, à peine perceptibles, à la naissance des élytres. Il demeura une demi-minute immobile, puis il agita ses pattes fines comme des traits d’encre. C’était un temps d’après pluie, tiède, avec des clairs de nuage, si j’ose ainsi dire, fou, ivre, où plantes et bestioles se hâtaient à travers leur courte destinée.

Mon petit coléoptère était là, dans l’inconnu immense, aussi loin des champs où il lui fallait trouver l’amour et la provende que moi de l’Arabie Heureuse. S’il avait de la chance, il pouvait vivre quelques jours, ou quelques semaines, et moi quelques années ; il ne savait rien et je n’en savais pas davantage ; un coup léger, il trépassait ; mais moi-même, une chute dans l’escalier ou une brique sur le crâne suffisaient pour m’expédier au cimetière. J’eus une grande pitié de tous deux et, en tout cas, je résolus de lui faciliter sa misérable chance. Deux fois déjà, au coin du volume, il avait ouvert ses ailes de corne, sous lesquelles on en apercevait deux autres, fripées et translucides, qui avaient bien un peu l’air d’être les coins d’une minuscule chemise de batiste.

J’ouvris plus largement la fenêtre et ce geste me fit quitter des yeux le coléoptère. Quand mon attention revint à lui, je ne le vis plus. Il avait quitté la page où il trottinait, il n’était ni sur la tranche ni sur la couverture. Je consacrai trois minutes à sa recherche, sans résultat : « Il est parti ! » me dis-je… Il est quelque part là-bas, dans les lacs de l’air, courant sa fortune d’atome…

Je n’y pensai plus. L’heure approchait où j’allais revoir Janine. C’était chaque fois le recommencement du monde. Auprès de Janine, je retrouvais la terre de Robinson et les vieux jardins des contes de fées, la Belle aux cheveux d’or et la princesse qui rêve devant le rouet d’ivoire, les sortilèges du Bois dormant et le Grillon du Foyer, la grande légende qui monte avec le crépuscule et la petite fable qui palpite aux étincelles des bûches de hêtre, l’étoile perdue dans l’infini et la lampe qui luit au fond de l’allée solitaire.

Quand Janine secouait le buisson étincelant de sa chevelure, c’était l’amour sauvage qui se levait, le grand et terrible amour qui dévore magnifiquement l’âme, mais quand nous parlions bas, dans le coin du petit salon émeraude, c’étaient les longs jours, la famille, l’enfant, le cycle enchanté qui a mis fin aux chasses féroces, aux chocs brusques où chaque homme, dans la nuit du passé, le plus fort, le plus rusé, finissait par répandre son sang sur la terre.

Je m’habillai donc pour aller voir Janine, je pris chez ma fleuriste une fine gerbe de roses blanches et l’auto roula vers mon destin. Le cœur me battait ainsi qu’aux premiers jours. Mais ce n’était pas le battement cruel qui accompagne les amours de conquête. C’était une palpitation exaltante, comme lorsqu’on voit, après les fleuves de l’étranger, couler un fleuve de son pays. Et j’évoquais la silhouette exacte de Janine dans le corridor, son visage argenté qui s’élevait vers le mien : je venais, ce semble, de la quitter.

Au coup de sonnette, Charles, le valet de chambre, montra son visage raide où il y avait un peu de stupeur. Il m’accueillit avec des mots vagues, qu’il parut avaler brusquement, puis me conduisit dans le petit salon émeraude. Il n’y avait personne et, la fin du jour approchant, l’ombre se tassait déjà dans les coins. J’attendis cinq minutes… je rêvassais. La lumière décroissante donnait à mes souvenirs plus de profondeur et de solennité. Quoiqu’on ne me fît jamais attendre, je n’étais pas surpris. Et je ne le fus pas davantage lorsque, au lieu de Janine, je vis paraître la gouvernante anglaise.

Elle s’avança, comme elle faisait toujours, d’un air furtif, et, sur son visage chevalin, les yeux jaunes avaient le regard très lointain que tout le monde lui connaissait.

— Monsieur Langrume, fit-elle d’une voix traînante… il y a une nouvelle dans lé maison… Il faut pas vous décourager… C’est lé volonté du Seigneur… Mlle Janine… eh bien !…

Elle toussa et secoua ses épaules pointues :

— Eh bien ! elle est morte !

J’ai souvent entendu dire que lorsqu’une balle ou un coup de couteau vient d’atteindre mortellement un homme, il ne se rend aucun compte de son état. Telle l’impératrice d’Autriche, une minute avant sa fin, croyait avoir reçu un coup de poing. Mon impression fut d’abord quelque chose de semblable. Je regardai la gouvernante, je murmurai deux ou trois mots vagues. Ensuite seulement la mort de Janine entra dans mon âme et me lira un hurlement d’horreur… Je criai avec rage :

— Mais elle n’avait rien !

— Rien, fit lentement la gouvernante. Rien ! Elle pouvé vivre cent ans… Elle descendait l’escalier, elle a fait un faux pas et elle est tombée… Le médecin ne sait pas encore ce qui est cassé dans son corps…

L’Anglaise demeura longtemps en silence, puis elle dit, tout bas, comme si elle avait peur d’être entendue :

— Voulez-vous la voir ?

Et je la vis. Elle était comme étendue dans la broussaille magnifique de sa chevelure. La fatalité l’avait frappée si vite que tout l’aspect de la vie était demeuré : le rythme heureux du visage, les jolis bras bien jointés, ce beau corps où la jeunesse jouait à miracle…

Je vécus là ma première agonie, la plus dure, la plus hideuse, et quand je rentrai chez moi, ah ! j’eus bien de la peine à ne pas saisir le revolver qui étincelait sur la table et à fuir ce monde où « tout est vanité et rongement d’esprit ».

Comme je rêvais sinistrement, je saisis le livre que je lisais naguère. Tandis que je l’ouvrais machinalement, je vis tout à coup le petit coléoptère noir. Il s’était pris entre deux pages, il avait les deux élytres entr’ouvertes : le faible poids du papier avait suffi pour l’écraser. Comme Janine, plein de son humble force, et construit en sa manière d’insecte pour vivre une pleine destinée, il avait fait un faux mouvement !

MON ENNEMI


Lorsque je « prospectais » dans le Colorado, dit le Canadien Durville, j’avais un ennemi, un grand bougre, aux yeux d’outremer et à la barbe havane, avec qui, trois fois déjà, je m’étais battu dans les bois. Je portais, en souvenir de sa haine, sept cicatrices, dues aux balles logées par lui dans ma carcasse et aux bistouris des chirurgiens. De son côté, il pouvait montrer la trace de huit blessures dont j’étais l’agent responsable. L’une, la dernière, faillit être mortelle et le coucha six semaines dans la tente-hôpital du docteur Matthews.

L’origine du conflit était une femme, une sang-brûlé, que nous nous disputâmes farouchement et qui fut mon lot pendant une année. Après quoi, elle fila, sans que je m’y opposasse, car j’en avais par-dessus la tête ; elle fila, dis-je, avec un Irlandais, vers le Texas ou la Californie. Mais son exode n’éteignit pas notre querelle. Même le troisième duel, le plus acharné, eut lieu un mois plus tard. Ce fut, comme les autres, un combat loyal. Jim Charcoal m’avait averti, quarante-huit heures d’avance, qu’il m’attendrait dans le bois du Sitting-Bear, et nous échangeâmes plus de vingt balles avant qu’il ne s’abattît.

Après chaque duel, il y avait une trêve de six mois, au minimum. Dans l’intervalle, nous ne nous connaissions pas. Si le hasard nous mettait en présence, chacun détournait la tête. Jamais un mot ni une attitude injurieuse. Nous savions trop qu’un des deux finirait par avoir la peau de l’autre pour gaspiller nos gestes ou nos paroles.

Vers ce temps, une troupe de bandits fit son apparition dans la contrée. Elle rôdait dans les bois, sur les savanes ou la montagne, assassinait les mineurs isolés, pillait les fermes et même mit à sac la ville de Big-Stanton. Elle la mit à sac et fit violence aux femmes. Il est vrai que cette ville ne comptait encore que trente-sept habitants et que le jour où les bandits y pénétrèrent, toute la population était absente, sauf deux vieilles, vingt-neuf cochons et six vaches.

La présence de ces rascals nous agaçait. Nous fîmes plusieurs battues, décidés à un lynchage énergique. Par le fait, nos jeunes hommes se préposaient de les enduire de pétrole et de térébenthine, puis de les mettre rissoler sur un bon feu de sapin. Mais les battues demeurèrent infructueuses.

Un mardi du mois de mai, je me mis en route avec neuf compagnons déterminés. Nous menions deux mules chargées de pépites et de poussière d’or à la banque de Newfountain. Nos carabines et nos revolvers étaient confortablement chargés et nous possédions aussi de solides coutelas, dont nous savions nous servir. Tout alla bien jusqu’à la passe de Cinderella. C’est un lieu fauve et charmant. Il y a de grands rocs pourpres, d’où découlent des eaux argentées, et de très vieux pins qui sifflent un air de danse dans la brise. Nous avions fait « l’éclairage » nécessaire ; puis il n’y avait pas d’exemple qu’on eût attaqué un peloton aussi redoutable. Déjà, nous n’étions plus qu’à un demi-mille de la sortie, lorsqu’une détonation retentit et nous vîmes Bill Shark rouler sur le sol. Ce fut un sacré moment. Nous avions beau scruter le site, et nos yeux valaient presque des yeux d’Indiens, nous n’apercevions que les pierres, les plantes, les sources et quelques oiseaux.

Dam it ! cria Sam Rogers en entre-choquant ses poings de colosse.

Une deuxième détonation, le sifflement d’une balle qui me frôla presque l’oreille.

— Par terre et à l’abri ! criai-je.

Un moment plus tard, nous étions tapis parmi les anfractuosités de la passe. Il y eut un long silence, suivi d’une fusillade nourrie. Cette fois, nous avions aperçu des têtes et nous pûmes riposter. Des hurlements de blessés s’élevèrent de part et d’autre… Et cela dura une demi-heure. Six de nos hommes étaient ou morts ou invalides ; nous avions à coup sûr atteint un certain nombre de nos agresseurs.

Brusquement, ceux-ci chargèrent : ils pouvaient être huit. Nous tirâmes en hâte quelques cartouches, puis nous nous dressâmes pour le choc : nous étions en ce moment quatre contre six. Les revolvers bruirent, les longs bowies entrèrent dans les ventres. En fin de compte, je me trouvai acculé contre le roc, devant trois adversaires. J’étais blessé ; mon sang coulait par des plaies nombreuses ; je frappais au hasard. Et, ayant encore abattu un homme, je me sentis saisi, jeté contre le sol ; une lame troua ma poitrine ; au moment de m’évanouir, j’entendis une dernière détonation…

Naturellement, je n’ai pas la moindre idée du temps qui s’écoula entre la seconde où je perdis le sens et la seconde où je rouvris les yeux. D’abord, je ne vis pour ainsi dire rien du tout. Un brouillard flottait sur ma rétine. Puis, je discernai le feuillage d’un pin, là-haut, puis des rocs rouges et enfin un homme, à ma droite, penché, qui me considérait. All right ! dit cet homme avec flegme.

Je reconnus les yeux d’outremer et la barbe havane de Jim Charcoal, mon ennemi. Cela me fut très désagréable. Dans mon état de faiblesse, je m’imaginai que le compagnon n’était là que pour me donner le coup de grâce.

— Faites vite ! lui dis-je.

— Vite ! s’exclama-t-il. Rêvez-vous, camarade ?

Il avait une sorte de sourire, débonnaire et victorieux. Et me prenant la main :

How are you ? fit-il. Damnément faible, je calcule ?

C’est vrai que j’étais un peu faible, mais en somme je ne me sentais pas mal. Un immense étonnement bouleversait ma cervelle ; je murmurai :

— Que faites-vous ici, Jim ?

— Vous le voyez bien, répondit-il avec bonhomie. Je vous soigne, en même temps que ces fellows, là-bas. Vous en avez tous eu pour vos pépites… sans compter ceux qui ont rincé leur tasse !

— Bon ! repris-je. Mais vous n’étiez pas avec eux ?

— La preuve ! ricana-t-il, en me montrant deux cadavres qui gisaient à quelques yards. Ce sont ceux qui allaient vous faire votre affaire et que ce bon rifle-là a envoyés régler leur note avec le Créateur !

— Jim ! m’écriai-je. Ce n’est pas vrai ! Vous ne m’avez pas sauvé ?

Il hocha lentement la tête. Tout à coup, il y eut en moi une joie frénétique et une telle tendresse que ce serait folie d’y comparer n’importe quelle sorte d’amour. Je saisis la main de Jim dans les miennes et j’y collai mes lèvres. Lui s’était mis à rire. Il était aussi ému que moi ; un bonheur extraordinaire luisait sur sa face tannée. Pour lui aussi c’était quelque chose comme le recommencement du monde. Et il était tout à fait inutile que nous nous disions que désormais nous serions beaucoup plus que des frères l’un pour l’autre.



Voilà ce que c’est que d’avoir un bon ennemi ! acheva Durville… Quant aux camarades, on réussit à en guérir cinq. Les quatre autres restèrent de l’autre côté du monde. Trois bandits étaient morts aussi. Sept demeuraient prisonniers, plus ou moins salement blessés : nos jeunes hommes firent comme ils avaient résolu. Les rascals furent enduits de pétrole et de térébenthine, puis déposés sur un bûcher de sapin. C’était vers la fin du crépuscule. Le feu prenait mal ; des cris épouvantables se prolongeaient sur la face du désert, tandis que les étoiles ouvraient leurs petites corolles tremblotantes.

EN ANGLETERRE


C’est à Hampstead Heath, près de Londres, que j’appris à connaître la Société universelle de la Dessiccation harmonique. Par un clair après-midi de septembre, je prenais mon thé au Lion-Vert, au fond d’un jardin délicieux, à mi-côte d’une colline plantée de bruyère, d’herbe dure et d’extraordinaires chardons violets. Une brise aromatique s’élevait dans la tiédeur du jour. De petits nuages très doux jouaient à colin-maillard dans un ciel tendre, — un vol d’oiseaux migrateurs passait sur l’Occident, — de grandes colombes bleues et blanches couraient à mes pieds avec des cris de bonheur, — et il se répandait sur toute chose une grâce neuve et primitive qui parfumait mon thé et donnait une saveur incomparable à mes rôties.

De-ci, de-là, quelques bicyclistes des deux sexes goûtaient sous les glycines, avec du cresson, des winkles, du céleri, du beurre et du pain tendre.

C’est alors que la Société universelle de la Dessiccation harmonique fit son entrée. Elle n’était pas très nombreuse. Elle se composait d’un fifre, d’un accordéon, d’une paire de cymbales, de trois ocarinas et d’une demi-douzaine de ladies et de gentlemen chargés de la partie vocale. Sur un drapeau mi-parti vert et rouge, on apercevait une sorte de saint Laurent sur le gril, que j’ai su depuis symboliser l’Immortalité du corps. Et, bien entendu, on commença par faire un peu de musique

Aux sanglots de l’accordéon et aux soupirs du fifre, le chœur chantait :

Un jour viendra, un jour terrible,
Où l’âme quittera le corps…

Puis un des gentlemen prit une chaise et se mit à nous haranguer. C’était une bonne vieille face britannique, aux yeux d’enfant, au teint frais comme un radis, au geste de poteau de chemin de fer, au grand menton opiniâtre.

Et il hurlait d’une voix suppliante :

« Oh ! mes frères et mes sœurs, sortis de la poudre et qui retournerez dans la poudre, écoutez la parole divine. Méditez les paroles sacrées. Car vous vivez dans l’erreur ! Vous vivez dans l’erreur, et avec vous toute l’Église d’Angleterre, et toute l’Amérique, et toutes les nations qui sont à la face de ce monde ! Vous croyez à l’âme et vous ne croyez pas au corps ! Vous croyez à l’âme, orgueilleux principe de vie, et vous oubliez le pauvre serviteur tiré de l’argile, qui peine, qui souffre et qui gémit ! Vous croyez que l’âme aura sa récompense et vous faites porter tout l’effort par son esclave misérable ! Vous proclamez l’immortalité de l’une et vous condamnez l’autre au néant. Et cependant, ô mes frères et mes sœurs ! elles sont suffisamment claires, elles sont suffisamment éloquentes, les paroles du Livre sacré, — les divines paroles qui nous convient, au jour du grand jugement, au jour de la Résurrection éternelle, dans la vallée de Josaphat. Et les paroles de saint Paul aussi portent avec elles une lumière éblouissante. « Il faut, dit-il, que ce corps corruptible soit revêtu de l’incorruptibilité, et que ce corps mortel soit revêtu de l’immortalité. » Par quelle cécité étrange avons-nous pu, après un tel enseignement, être conduits à donner au corps, à ce corps fait pour une si glorieuse destinée, une sépulture qui le livre à la destruction, qui le jette en pâture aux vers ? Comment n’avons-nous pas compris que nous devions conserver plus précieusement cette enveloppe immortelle que tous les trésors de la terre ?

L’orateur développa quelque temps ce thème, avec l’honorable monotonie et la patience de répétition qui jettent un si bel éclat sur l’éloquence britannique. Puis il conclut, avec une voix pleine de larmes :

« Abjurez la longue erreur de vos ancêtres. Donnez enfin à l’ensevelissement du corps les soins sacrés qu’il mérite. Comme les anciens Égyptiens qui eurent le pressentiment de la vérité, que vos cimetières deviennent de véritables nécropoles, où le corps incorruptible puisse attendre le jour du jugement. Faites mieux. Réclamez avec nous, à tous les gouvernements chrétiens, l’achat de la vallée de Josaphat. Creusons, bâtissons-y une immense cité souterraine — et que nos chers morts y reposent, prêts à se lever au premier signal de la trompette divine !

Il dit, et les cymbales enflèrent leurs voix menaçantes, les ocarinas modulèrent :

Un jour viendra, un jour terrible…

Puis un deuxième gentleman monta sur la chaise. C’était le chimiste de la bande. Il nous initia aux douceurs de la Dessiccation harmonique. Il nous enseigna l’art de conserver nos semblables par des saumures ingénieuses et des cuissons graduées, sans perdre une seule de leurs fibres :

Car les Égyptiens, chères sœurs et chers frères, sacrifiaient la cervelle et les viscères, dépôts sacrés de la vie, pour ne laisser qu’une forme vide… »

Encore la voix plaintive du fifre et les pleurs de l’accordéon, puis les membres de la Dessiccation harmonique marchèrent à l’ennemi avec des formules — les pledge — et de petits encriers portatifs. Et je vis devant moi une de ces filles émouvantes à qui les artistes invisibles prodiguèrent la magie des belles lignes, la pulpe des chairs divines ei la douce superbe des gestes. Elle jeta sur moi le rets lumineux de son regard ; je me sentis captif de tous les sortilèges qui menèrent les hommes à la guerre, au crime et à la folie.

— Oh ! joignez-vous, dit-elle d’une voix d’harmonica, à ceux qui veulent sauver le corps…

Je contemplais un rayon qui se glissait sur l’aurore de sa chevelure. Elle me tendit une formule où je lus :

SOCIÉTÉ UNIVERSELLE DE LA DESSICCATION
HARMONIQUE
Groupe promoteur de Hamptead Heath.
Il ressuscitera dans sa gloire.

« Je soussigné (nom et prénoms), déclare adhérer à la Société Universelle de la Dessiccation harmonique, et donner ordre à mes parents, à mes amis, à mes héritiers, de faire préparer mon corps, après mon décès, selon la formule du docteur W.-E.-G. Harbour.

« Je m’engage à réclamer par toutes voies, aux gouvernements, l’acquisition de la vallée de Josaphat, pour servir de sépulture à l’humanité chrétienne.

Je regardai un instant les beaux yeux frais. J’eus au cœur une peine étrange. Il me parut si dur que cette fille des hommes passât sur la terre sans que j’eusse eu d’elle au moins je ne sais quoi souvenir de tendresse ! Et l’idée me vint sans transition, ironique et tendre, que peut-être la Dessiccation harmonique servirait à me donner un enivrement plus doux que l’arrivée du printemps sur les prairies.

Je feignis de lire et de relire le pledge, puis je dis avec tremblement :

— Je ne crois pas que mon corps soit immortel… Non, en vérité, je ne le crois pas ! Mais il m’est agréable de croire que le vôtre ne doit jamais périr, — pas plus que la Victoire de Samothrace.

Elle sourit, telle quelque fraîche nymphe, fille du fleuve Simoïs ou du Caystre. Et j’ajoutai :

— Conseillez-vous à l’incrédule de signer ?

— Mais cela ne peut lui faire aucun mal. Quand bien même le corps mourrait tout entier, une sépulture plus digne ne saurait nuire au salut !

— Ce sera tout de même un petit sacrifice, dis-je ; que me donnerez-vous en échange ?…

Elle demeura silencieuse, un peu rougissante sous le feu d’admiration de mon regard. Et j’ajoutai :

— Si je signe, ne me donnerez-vous pas un baiser ?

Elle baissa la tête, puis, agile et légère comme une petite chasseresse, elle courut au vieux gentleman qui avait discouru le premier. Elle lui parla dans l’oreille. Il fit un geste d’impatience et répondit assez haut pour que je pusse l’entendre :

— Eh bien ! Lizzie, mais sûrement… Comment pourriez-vous hésiter ? Sauvez son corps, darling… Sauvez son corps !

Elle vint, — elle porta vers moi son odeur charmante et le petit bruit de sa robe, — elle pencha cette bouche qui méritait de perdre mille vaisseaux creux, et dans un enivrement d’extase, je devins un fervent de la Dessiccation harmonique, un partisan décidé de l’acquisition de la vallée de Josaphat — cependant que la musique reprenait :

            Un jour viendra, un jour terrible,
            Où l’âme quittera le corps…

LE DORMEUR


Au coin de la haie, vers une heure, protégé par une ombre maigre, l’ouvrier étameur s’était endormi.

Il reposait en croix, la bouche béante, soufflant en paix dans la chaleur. Sa grande face fauve, poilue à foison, lustrée par la sueur, avait un air de bonté. Toute une philosophie de labeur, de vie humble, utile, honnête, sourdait du sommeil de ce pauvre homme.

Un peu plus loin, au bord d’un champ déjà fauché, au détour d’un petit mamelon, les braises d’un foyer de bois gardaient une forte incandescence, et l’étain, dans la petite poêle réfractaire, était fondu. Tout autour, c’étaient des casseroles, des marmites, des seaux troués attendant le travail de l’ouvrier.

Cependant le grand soleil faisait crépiter les chaumes secs, gerçait la terre, buvait la fraîcheur, et l’accablement tenait les hommes et les bêtes couchés.

Un bruit de petits pas vibra dans le sentier, un enfant de quatre ans parut, en sabots, la tête nue, avec des yeux candides, mi-fermés et clignotant dans la trop âpre lumière.

L’homme ne s’éveilla pas et l’enfant se mit à le considérer, ébahi, mi-rieur, mi-craintif. Surtout la bouche du dormeur l’intéressait. Elle était large ouverte, garnie de dents puissantes ; et le petit se pencha dessus, regarda dans ce trou noir, curieusement. À chaque respiration, la langue remuait, quelque chose s’abaissait et se relevait au fond, tandis que de longs poils de moustache tremblotaient comme des antennes de grillon.

Cependant, par intervalles, le capricieux petit contemplateur se relevait, faisait quelques pas dans le sentier de fine terre battue, cueillait un coquelicot entre les chaumes, riant d’aise au beau firmament. Sur la plaine superbe où s’étalait la moisson d’un sol fertilisé par un siècle de labeur, personne encore n’avait repris la faux. L’enfant effeuillait impitoyablement la caduque, l’éblouissante fleur des blés, essayait de fixer le soleil, écoutait le susurrement des moucherons grisés de pleine vie. Une obsession bizarre, une tentation de fruit défendu le ramenait toujours à la bouche de l’ouvrier. Et la créature d’aube mi-agenouillée, silencieuse, les yeux attentifs, semblait rêver à des choses mystérieuses.

Mais voilà que près du champ fauché, au détour du petit mamelon, les casseroles éveillèrent sa jeune curiosité. Il y alla.

Déjà le feu diminuait, des braises s’endormaient grisonnantes. L’étain pourtant gardait la température de fusion.

Alors l’enfant, gauchement, prit le manche du creuset, répandant quelques gouttes du liquide effroyable, et il marcha plein de joie, un frais sourire aux lèvres, la prunelle espiègle.

Il dormait toujours, l’étameur, dans une immobilité sereine : il semblait si bon, si doux, si digne d’une vie heureuse !

L’enfant s’assit, déposa son brûlant fardeau, et ses beaux yeux recommençaient à regarder la cavité ténébreuse. L’ouvrier soupira, une houle intérieure souleva la poitrine ; un songe vague fit remuer ses lèvres, et l’enfant soulevait le creuset. Grave, il le pencha sur la bouche ouverte.

Et l’étain coula brusquement, entre les dents, dans les narines.

La chose fut horrible. Tout le corps étendu là se replia, se condensa verticalement. Puis, un bond épouvantable et l’ouvrier se trouvait debout, ses bras tâtonnant, battant le vide, la mort dans les yeux. Puis le corps bondit encore, trois sauts frénétiques et le pauvre homme s’ensevelit entre les céréales, les coquelicots et les bleuets.

L’enfant, un peu effrayé, ses candides pupilles élargies, tremblait au bord du sentier.

Comprenant soudain qu’il venait de faire une chose défendue, il ôta ses petits sabots pour fuir au plus vite à travers champs…

DANS LE NÉANT


Bernard Cartaud rentra vers huit heures et déposa onze francs sur la table. Il n’était pas saoul ; il n’avait pris que trois absinthes.

— Onze francs ! se lamenta Gilberte… L’autre quinzaine tu en as rapporté quinze… Comment veux-tu qu’on vive ? Nous sommes trois, et puis un quatrième en route.

Il s’assit d’un air magnanime et regarda fumer sa soupe. C’était un homme blond, avec une barbe énorme, des yeux de Turc, et dont le visage plaisait aux femmes. En revanche, sa femme Gilberte plaisait aux hommes, parce qu’elle était parfaitement claire, avec une peau de nymphéa et des iris de diamant noir. Elle luttait contre le sort, pleine d’une énergie plaintive.

— Tu gagnes cent sous par jour, insista-t-elle, et tu ne m’en donnes pas vingt. Sans compter que je paye tes dettes…

— La barbe ! éjacula-t-il.

On entendit la soupe qui sifflait en passant de la cuiller dans sa bouche.

— L’argent, je m’en f… ! dit-il. J’y tiens pas.

— On ne peut pourtant pas crever de faim…

— Celui qui m’achètera pour de l’argent, y n’est pas sorti de sa mère ! continua-t-il avec noblesse. Et tu me dégoûtés quand tu en parles.

— Mais enfin, cria-t-elle désespérée… y faut vivre. Je passe les trois quarts de ma journée à faire des ménages, le petit est seul !

— Je te le demande pas, ça m’embête que ma femme travaille chez les autres.

— Alors, rapporte ta paye !

Il acheva de vider son assiette, puis, la cassant sur la table d’un coup sec :

— Ferme ta malle, on voit Jaurès ! ricana-t-il. Et puis, on crève ici.

Quand il fut sorti, elle demeura pensive. Le poids du monde l’écrasait et son désordre épouvantable. Elle essaya de se rendre compte, elle tira de petits papiers où elle avait inscrit des chiffres ; toute sa misère apparaissait, en images obsédantes, avec l’atmosphère des choses sans issue.

Il y avait eu des jours où elle croyait qu’à la fin Bernard cesserait de boire et nourrirait sa famille. Il y avait eu des soirs où il était câlin, et alors elle s’oubliait dans cette espérance sans bornes qu’est l’amour. Maintenant, elle savait qu’il ne pouvait pas plus cesser d’aller chez le mannezingue que la Seine de couler sous les ponts. C’était comme ça, parce que c’était comme ça et cette raison, quand on l’a une fois bien comprise, est si forte qu’on ne cherche plus même à la combattre.

Et voilà ! Elle avait un petit garçon aux yeux déjà chauves, aux joues pâles comme de la craie ; quelque chose d’autre vivait en elle, qui viendrait à son terme, qui réclamerait du lait, des vêtements et de la sollicitude… Elle ne voyait aucune issue. Elle était mieux murée dans son sort qu’un prisonnier dans sa cellule. Si bien que, à la fin, elle coucha son visage sur la table et se mit à pleurer, jusqu’à ce que ses yeux lui refusassent les larmes.

Bernard rentra tard, avec sa bonne mesure, et ballottant dans le couloir. Des paroles bourbeuses clapotaient au fond de sa gorge. Gilberte, renfoncée dans la ruelle, savait qu’il fallait se taire. Et ils dormirent côte à côte, jusqu’au milieu de la nuit.

Alors, il se leva, il chercha le vase dans la table de nuit, et on pouvait voir sa structure blanchie par le clair de lune. D’abord, il se soulagea, puis il eut une hallucination. Il tendait le poing vers la porte de la cuisine, où il croyait voir sa femme, il grondait :

— Effacez son nom, que je dis. Je veux pas qu’elle ait rien. Tout doit revenir au petit. Et puis, je le veux pour moi, le petit… je veux pas qu’elle le garde… ou j’y casserai la gueule… Ah ! pourquoi que je l’ai mariée… j’étais si heureux, et maintenant j’suis si malheureux !

Elle l’écoutait, saisie. Pendant des années et des années, elle avait pris patience, elle avait supporté ses ribotes sans lui faire un seul reproche. Aujourd’hui encore, elle se bornait à gémir, les jours de paye, moins pour elle-même qu’à cause du petit. Et voilà qu’il la haïssait !

— Ma femme te plaît ! continuait Bernard ; ben, mon vieux, t’aurais tort de te gêner, c’est pas moi qui t’empêcherai de… Ah ! la garce, elle monte mon petit contre moi. Hein ! je lui donne à manger, à ce gosse, et t’oses te permettre de le monter contre son père… Ton père, Riquet, c’est sacré… Moi, le mien, j’y ai jamais manqué… et pourtant c’était pas lui mon père… c’est l’autre, avec qui la mère a foutu le camp. Ça va finir, peut-être ? Je marche avec les autres, par solidarité pour tous… et j’suis pas à vendre… Vous entendez bien, pas un sou pour elle !

Il marcha vers la vitre, il considéra un moment le disque de nacre qui sillait parmi les étoiles. Puis il ouvrit la fenêtre, avec un brusque besoin d’air, et respira. Le froid entra, un froid de banquise, qui gelait les os et leur moelle.

— Ça fait du bien là ousque ça passe ! s’esclaffa l’ivrogne.

Il respira à pleine bouche, goulu, en marmottant :

— Çui qui me débarrassera de mon chameau, j’y payerai une de ces tournées !…

Puis il eut un grelottement et se mit à tituber. Un bruit mou annonça sa chute.

Gilberte avait caché sa tête sous les couvertures. Elle savait qu’il était tombé, et même, à demi soulevée, elle avait fait le geste de sortir du lit pour aller à son secours. Mais une main subtile l’avait recouchée. Elle réfléchissait.

Comme Bernard était au service de l’État, elle recevrait une petite pension et on lui donnerait un emploi à son tour, avec un travail commode. Elle aurait à manger, elle élèverait ses petits… Et cette issue seule était bonne.

Pendant quelques minutes, elle ne put penser à autre chose. Elle voyait l’avenir comme si elle le touchait. Puis il lui vint des émotions, avec un martèlement du cœur et des sueurs tantôt aux tempes, tantôt entre les omoplates. Elle sentait son homme mourir, sur ce carrelage froid ; elle était saisie d’une terreur écrasante et d’une pitié sans bornes. Il suffirait sans doute de se lever, de fermer la fenêtre et de lui soutenir la tête… Plus de dix fois, elle souleva les couvertures. Mais, chaque fois, les mêmes mots sifflaient dans son crâne :

— Tout ça va recommencer !

Il reviendrait saoul pendant les jours, les semaines, les mois, les années. Il serait toujours plus mauvais et toujours plus pourri. Il faudrait le nourrir ; il y aurait des jours où elle aurait pitié de lui, et peut-être viendrait-il un nouveau gosse… Non, c’était impossible. Cela valait mieux, même pour lui.

Par intervalles, elle écoutait. Il s’éleva une sorte de grognement, puis un souffle rauque, puis un bruit affreux, qui venait de la gorge. Ensuite, il n’y eut plus rien…

Elle resta longtemps encore immobile, parce qu’elle n’osait pas sortir du lit et parce que, si elle en sortait, elle aurait sûrement envie de le secourir. Et s’il n’était pas trop tard ?… À la fin, ses dents se mirent à claquer, puis les battements de son cœur devinrent si horribles que c’était comme s’ils voulaient la tuer. Elle se leva lentement, elle marcha vers la fenêtre et, l’ayant close, alluma la bougie.

Il était là, sur son dos, les yeux ouverts, la bouche béante, le ventre plat ; il ne respirait pas. Elle mit la main sur sa poitrine et la retira tout de suite ; puis, avec un tremblement hideux, elle décrocha le petit miroir ; il n’y eut pas la moindre buée.

« Ça y est ! » se dit-elle…

Elle pleura doucement, elle sentit venir une grosse migraine ; et, tout à coup, elle se mit à pousser des cris effroyables…

LA BATAILLE


À Frédéric de Neufville.

L’Autriche-Hongrie traversait la plus formidable crise qu’elle eût encore traversée durant les temps modernes. À la vérité, l’Allemagne, surprise elle-même par ses luttes politiques, avait laissé sans encombre le jeune empereur monter sur le trône antique des Habsbourg.

Mais à présent, l’opposition dissoute et les crédits de guerre votés, Wilhelm III surveillait les événements.

Ils apparaissaient redoutables. Les Slaves étaient en révolte ouverte, et si résolus, que les ministres hésitaient à donner les ordres qui devaient déchaîner la guerre civile. La Hongrie, prête à s’unir étroitement à l’Autriche pour la répression, montrait des exigences qui devaient, si elles étaient admises, lui assurer la prépondérance dans l’empire. L’armée, fatalement, n’était pas sûre : on pouvait craindre des défections non seulement parmi les soldats de race slave, mais encore parmi les officiers. Par surcroît, la malheureuse affaire des Conventions syriennes prenait une allure menaçante.

Sourdement encouragée par l’Allemagne, la Turquie se montrait intransigeante, presque discourtoise. Elle refusait une indemnité convenable, ne mettait aucun empressement à sévir contre les meneurs. Secrètement, le sultan Mourad-Khan VI donnait des ordres de mobilisation, plein de confiance dans son état-major, dans le nouvel armement de ses troupes et dans la faiblesse de l’Autriche-Hongrie. Quant à la Russie, elle s’apprêtait à lier, en ce moment même, une partie terrible en Extrême-Orient contre le Japon allié à la Chine.

Enfin, on était, selon un cliché de la fin du dix-neuvième siècle, à un tournant de l’histoire. La France faisait des efforts désespérés pour amener la Turquie à composition. L’Italie demeurait hésitante. L’Angleterre et les États-Unis surveillaient les événements, persuadés qu’une grande conflagration du continent européen les rendrait arbitres (et combien intéressés !) du sort de la planète.

Dans les derniers jours de juin, une accalmie se produisit. Il y eut comme un recul dans la révolution slave. La Turquie semblait prête à faire des concessions. La Chine, le Japon et la Russie s’arrêtaient sur la pente de l’ultimatum. Aussi l’Europe fut-elle singulièrement surprise lorsqu’on apprit, le matin du 29 juin, que toute relation venait d’être rompue entre l’empire austro-hongrois et la Sublime Porte. Une vive altercation entre le Sultan et le comte von Blauenberg en était cause. Le Sultan n’avait pas frappé le comte d’un coup d’éventail, mais il l’avait congédié d’une manière qui ne laissait pas d’autre issue que des excuses ou la guerre. Les excuses furent refusées.

C’était un rude coup pour la diplomatie française. Notre ministre des Affaires étrangères savait trop que si les armées autrichiennes subissaient quelque retentissante défaite, l’Allemagne n’hésiterait pas à intervenir et on ne pouvait guère douter que cette intervention n’aboutît à la formation de « la plus grande Allemagne ». Pour prévenir cette éventualité, une seule action semblait possible : une guerre franco-allemande. En s’y décidant, la France jouait définitivement son sort. En s’y refusant, elle passait, par la force naturelle des choses, au deuxième et même au troisième rang des nations.

Dans l’attente du Conseil qui devait se réunir au cours de l’après-midi, M. Villard parcourait fiévreusement ses dépêches. Il sentait vivement le tragique de la situation : toute action actuelle était vaine. Il n’y avait qu’à attendre, l’arme au pied ; la sagesse ne pouvait surgir que des contingences mêmes. L’Autriche-Hongrie victorieuse, il y avait neuf chances sur dix que l’Allemagne se tînt tranquille. L’Autriche vaincue, et l’Allemagne intervenant, il faudrait non seulement prendre un parti, mais presque le prendre au hasard.

Comme le ministre songeait à ces choses, un huissier vint lui remettre une carte où il lut, distraitement : Muriel et Delestang, directeurs de l’Institut Becquerel-Curie.

À cette époque, l’Institut Becquerel-Curie était non seulement une des grandes gloires françaises, mais encore une puissance effective. Par les services rendus à l’humanité, par des découvertes intéressant d’une part la masse du public, et d’autre part la défense nationale, MM. Muriel, Delestang et leurs admirables collaborateurs avaient su se créer, en dépit ou en raison de leur désintéressement et de leur dédain des honneurs, une situation privilégiée. Aussi M. Villard reçut-il les deux savants avec une sorte de déférence.

M. Muriel, vieillard à visage d’ascète, et M. Delestang, solide quadragénaire, dont la physionomie eût été insignifiante, sans l’éclat, la force et l’agilité du regard, abordèrent ex abrupto le sujet de leur visite :

— Monsieur le ministre, dit M. Muriel, avec l’espèce de simplicité ingénue qui le caractérise, nous venons vous entretenir de la guerre qui vient d’être déclarée entre l’Autriche et la Turquie. Je crois qu’il est entre notre pouvoir de rendre des services qui pourront tourner au profit de la France.

Et comme M. Villard le regardait fixement, étonné, M. Delestang dit à son tour :

— Nous avons lieu de croire, monsieur, que nous pouvons donner quelque avantage à celle des armées dont la victoire serait bienfaisante pour notre pays… Depuis deux ans nous travaillons à perfectionner des appareils qui auront sans doute leur influence sur les guerres futures. Nous désirerions les utiliser dans la guerre actuelle…

M. Villard s’était redressé. Il partageait la confiance de la nation dans ces savants si modestes et si pleins de mesure. Un peu ému, il demanda :

— Dois-je comprendre, messieurs, que vous avez inventé des engins ou des substances utilisables sur le champ de bataille ?

— C’est plutôt une méthode que nous avons perfectionnée, répondit M. Muriel, et pour laquelle il nous a fallu, naturellement, créer des appareils nouveaux… Nos expériences, dans les limites où nous avons pu les entreprendre, sont décisives. Tous nos calculs font prévoir qu’elles le seraient aussi dans une aire plus considérable. Aussi vous serions-nous reconnaissants de bien vouloir nous dire si vous voyez quelque inconvénient à ce que M. Delestang, avec une équipe de nos collaborateurs, et une troupe d’artisans choisis, aille offrir ses services au gouvernement autrichien.

M. Villard sentit que les savants désiraient ne pas faire connaître, même indirectement, la nature de leur « méthode ». Malgré sa vive curiosité, il n’insista point. Il se borna à répondre, avec une diplomatique réserve :

— Individuellement, et en même temps que les membres de l’Institut Becquerel-Curie, vous êtes, messieurs, libres de faire ce que vous voudrez…

— Sans doute, intervint M. Delestang avec quelque impatience. Aussi ne venons-nous pas vous demander une autorisation que vous ne pouvez pas nous accorder. C’est un conseil, le plus officieux des conseils, que nous sollicitons du ministre des Affaires étrangères… et vous entendez bien qu’un secret absolu sera gardé sur notre démarche.

M. Villard hésita un moment, puis ses sentiments d’homme d’État patriote l’emportant sur toute considération diplomatique, il répondit :

— La France a un intérêt majeur à ce que l’Autriche triomphe dans cette guerre.

— C’est tout ce que nous voulions savoir, fit M. Muriel, qui se leva pour prendre congé.

— Comptez-vous sérieusement réussir ? s’écria le ministre.

— Le calcul des probabilités nous donne une quasi-certitude ! répliqua le savant.

M. Villard les regarda sortir et, lorsqu’ils eurent disparu, sa confiance s’évanouit : il pensait que les plus grands savants, les inventeurs les plus subtils s’abusent étrangement sur l’importance d’un nouvel engin de guerre.

II

L’Autriche-Hongrie, jusqu’au dernier moment, n’avait pas cru à la guerre. On avait bien esquissé quelques mouvements de troupes, pris des mesures éparses, préparé des ordres de mobilisation, mais, au jour décisif, il y eut beaucoup de désordre et d’incohérence dans les actes du ministère de la guerre comme dans ceux de l’état-major général. Le Saint-Empire donna l’impression qu’il n’était guère prêt à entreprendre une grande guerre. La division manifeste qui régnait entre les généraux, le flottement des éléments slaves augmentaient le désarroi.

Le jeune Ferdinand-Charles, aussi plein de bonne volonté que d’inexpérience, essayait d’intervenir et, en somme, faisait une besogne plutôt dangereuse. Cependant, on arriva, après une semaine de tâtonnement, à mettre près de trois cent mille hommes à la disposition du général en chef, le comte Auguste von Eberhardt, personnage déjà vieux, présomptueux, téméraire, et qui décida qu’une action hardie aurait vite raison d’ennemis que, au fond, il méprisait. Il lança son armée à travers la Bosnie et l’Herzégovine, et, vers la fin de juillet, il franchissait la frontière turque avec un peu plus de deux cent mille hommes : le demeurant devait suivre.

Tandis que l’Autriche-Hongrie se débattait dans le désordre et l’incertitude, la Sublime Porte ou plutôt le généralissime turc, un Allemand naturalisé, doué de facultés militaires presque géniales, et aidé par un état-major composé aussi, pour la plus grande partie, d’éléments germaniques, préparait sa campagne. Cinq semaines avant la déclaration de guerre, toutes les dispositions principales étaient prises. Quelques jours plus tard, Laufs-Pacha avait sous ses ordres plus de deux cent cinquante mille hommes qu’il acheminait, de leurs cantonnements respectifs, vers la frontière occidentale.

À l’époque où les troupes impériales faisaient irruption sur le territoire ottoman, Laufs-Pacha se trouva en mesure de leur opposer des forces plus nombreuses ; de plus, l’armement turc était meilleur, surtout l’artillerie ; enfin, l’état-major de Laufs-Pacha était de la plus haute qualité, encore qu’il comportât quelques pachas indigènes, fretin négligeable, habitué à une attitude passive, sauf pourtant un vieux favori du Sultan, Soleiman-Pacha, individu fruste, violent, plein des préjugés de la vieille Turquie, plein aussi d’instincts militaires rétrogrades, les instincts impétueux des Arabes et des Touraniens de la conquête.

Aux premiers jours d’août, les deux armées étaient en présence. La distance qui les séparait était trop grande encore pour engager la bataille, mais il suffisait d’une courte marche pour permettre aux artilleries d’engager le grand duel.

Quelques combats d’avant-garde avaient en définitive tourné à l’avantage des Turcs, et, de l’avis des hommes compétents, la grande bataille qui se préparait confirmerait presque à coup sûr ces petites victoires.

Les deux armées occupaient l’une et l’autre un vaste territoire. Toutefois, les troupes autrichiennes étaient beaucoup moins éparpillées que les troupes antagonistes, et leur front était moins considérable. Laufs-Pacha avait, selon les règles nouvelles, largement étendu ses lignes. En fait, sa droite et sa gauche s’apprêtaient à déborder les ailes autrichiennes. Il s’attendait, étant donné le caractère d’Eberhardt, à être attaqué, et toutes ses dispositions tendaient à commencer la bataille en défensive et à la terminer par une offensive d’enveloppement.

De part et d’autre, on avait des renseignements assez précis sur la situation de l’adversaire. L’aérostation, et surtout l’aviation, étaient encore dans la période embryonnaire, mais avaient néanmoins remplacé complètement la cavalerie pour le service d’éclaireurs, la guerre de 1916 ayant surabondamment démontré que toute information était devenue impossible par la voie terrestre. Les cavaliers, de même que les cyclistes et les automobilistes, si par hasard ils approchaient assez pour se rendre vaguement compte de la présence d’une force ennemie, étaient sacrifiés. Il avait donc fallu pourvoir au remplacement d’une méthode devenue préhistorique. Les Turcs et les Austro-Hongrois avaient leurs flottilles de dirigeables et leurs hordes d’aéroplanes. Ceux-ci, plus rapides, mieux abrités contre les caprices des météores, servaient aux incursions rapides. Les deux systèmes, à l’occasion, pouvaient combattre soit entre eux, soit contre les troupes terrestres : les aérostats comportaient de l’artillerie ; les aéroplanes laissaient choir des explosifs ou se livraient des combats au fusil et au revolver. Jusqu’à présent, la lutte aérienne avait été légèrement avantageuse aux Austro-Hongrois, malgré une petite infériorité numérique. Trois aéroplanes et deux dirigeables turcs s’étaient laissé surprendre et avaient été mis hors de combat.

Le 5 août, vers le déclin du jour, le feld-marschall von Eberhardt réunit son état major : malgré son optimisme, malgré son tempérament téméraire, il était inquiet. Les renseignements des éclaireurs lui montraient l’armée turque bien campée, bien armée et supérieure en nombre. Il n’était pas dans sa nature de biaiser. Il communiqua toutes les nouvelles qu’il avait reçues et conclut que seule une offensive rapide aurait raison de l’ennemi. Quelques officiers l’approuvèrent. D’autres gardèrent le silence, quelques-uns critiquèrent, avec courtoisie, mais fermement, les dispositions prises Le principal contradicteur se trouva être le comte Zriny, qui passait à l’étranger pour le plus habile des généraux austro-hongrois.

— Si nous engageons la bataille dans les conditions présentes, conclut-il, nous serons enveloppés au bout de quelques heures… et nous pourrons nous estimer heureux si nous en sommes quittes pour laisser la moitié de l’armée aux mains de l’ennemi. L’armée austro-hongroise semble groupée pour une capitulation.

À ces mots, le généralissime se dressa, pâle de fureur froide. C’était un petit homme trapu, nerveux, dont l’énergie allait jusqu’à la férocité, une figure à la Souvarow, yeux mystiques, bouche implacable, parole énergique et brève. Il éleva sa main velue et dit :

— Une capitulation, si nous ne faisons pas notre devoir ! Une victoire éclatante si nous déployons l’énergie et l’activité nécessaires !

— Que Votre Excellence me pardonne, reprit doucement Zriny, mais il ne s’agit ici ni d’activité ni d’énergie. J’entends bien que nous ferons tous notre devoir et que nous saurons mourir sans faiblesse. Mais de deux choses l’une : ou nous marchons sur l’ennemi, et alors nous courons à un massacre dont le récit éveillera la pitié même de nos pires ennemis ; ou nous attendons l’attaque, et alors notre enveloppement est inévitable. Votre Excellence sait que nous ne pouvons compter sur aucune action à l’arme blanche !…

Eberhardt se mordit furieusement la moustache. Au fond, mû par d’invincibles instincts, par un atavisme hérité de toute une série d’ancêtres militaires, il gardait une sourde confiance dans le conflit direct des hommes. D’autre part, si médiocre qu’il fût comme généralissime, il avait le sentiment de l’épouvantable force destructive des nouveaux armements. Il demanda d’une voix brève :

— Alors, selon vous, que faut-il faire ?

Le comte Zriny hésita une minute. Puis, un peu pâle, et baissant la voix, mais avec beaucoup de fermeté :

— Nous sommes perdus, si cette nuit même vous n’ordonnez pas la retraite…

— C’est la défaite… c’est le déshonneur, hurla Eberhardt.

— C’est le salut. Nous pouvons aller occuper, à sept lieues en arrière, un champ de bataille excellent pour la défensive, et d’où les Turcs ne pourront jamais nous déloger. Là, nous attendrons les renforts. Notre infériorité actuelle ne tient qu’à la surprise et à une mobilisation un peu lente. Mais l’Autriche-Hongrie est un réservoir d’hommes bien plus puissant que la Turquie. Nous devons finalement avoir la supériorité du nombre…

— Et si nous sommes attaqués pendant la retraite ?

— Si la retraite est bien conçue et bien conduite, l’ennemi pourra tout au plus nous harceler, et en courant lui-même de grands périls !

— Vous négligez l’effet moral ! fit amèrement le généralissime… La retraite ressemblera inévitablement à un échec…

— Sans doute, murmura Zriny, et c’est ma seule inquiétude. Mais peut-on mettre en balance des inquiétudes, même fortes, avec une catastrophe inévitable ?

Il y eut un silence. Tous les membres de l’état-major, même les plus optimistes, étaient assombris par la déclaration du comte, que chacun tenait pour un soldat habile et pour un homme intraitable sur le point de l’honneur. Si celui-là conseillait la retraite, c’est que vraiment il y avait de bonnes raisons pour la faire !…

Au moment où le généralissime allait reprendre la parole, on frappa à la porte de la salle où se tenait le Conseil.

Eberhardt fronça les sourcils et dit :

— Il y a probablement des nouvelles, messieurs.

Par la porte ouverte, on vit se profiler deux silhouettes. Celle d’un chef d’aérostation et celle d’un homme vêtu en civil, en qui le général reconnut M. Delestang, délégué de l’Institut Becquerel-Curie. Eberhardt n’avait accueilli le savant et ses collaborateurs qu’avec une extrême méfiance et une sorte d’antipathie. Il n’avait aucune foi dans les « rats de laboratoire » ; il tenait que l’armée seule devait s’occuper des choses militaires, qu’il s’agît d’engins, de substances ou de méthodes. Il avait fallu l’expresse recommandation de l’empereur et du ministre de la Guerre pour qu’il aidât M. Delestang dans sa mission.

Ce soir cependant, préoccupé de la responsabilité terrible qu’il allait devoir assumer devant son pays et devant l’histoire, il eut comme un vague élan d’espérance à la vue de l’inventeur. Le rapport du chef d’aérostation augmenta cette disposition. On annonçait en effet que l’extrême droite turque avait dessiné un mouvement en avant. Chacun comprit l’importance de cette nouvelle et les visages se couvrirent d’ombre. Quant à Eberhardt, après avoir congédié l’aérostatier, il se tourna vers M. Delestang et lui demanda d’un ton presque cordial :

— Et vous, monsieur, avez-vous quelque nouvelle à me communiquer ?

— Oui, monsieur, répondit Delestang… nos appareils sont prêts… Ils pourront agir cette nuit même.

— Et vous espérez obtenir quelque effet heureux ? s’exclama le maréchal avec un mélange d’incrédulité et d’ardeur.

— Je l’espère, répliqua Delestang d’une voix grave. Les choses humaines, si bien calculées soient-elles, sont douteuses. Mais j’ai des raisons sérieuses de croire, monsieur, que notre concours ne sera pas inefficace !

Une émotion subtile, l’irrésistible instinct du merveilleux souffla sur ces têtes blanches et grises. Et ceux-là surtout qui savaient combien les savants de l’Institut Becquerel-Curie mettaient de scrupule à ne rien promettre sans une sorte de certitude, tressaillirent jusqu’au tréfonds.

— Bien ! Bien ! fit le généralissime, « induit » par le trouble de l’assistance. Et que puis-je faire pour vous ?

— Pour nous, fit doucement le chimiste, je crois que nous sommes à l’abri d’une surprise grâce aux nombreuses escortes que vous nous avez données… Notre service particulier d’aérostats ne nous a signalé aucun groupe turc nombreux à proximité… Tout fait donc prévoir que nous aurons le temps d’agir… Si j’osais, monsieur, vous donner un conseil, je vous dirais d’envoyer à marche forcée dix mille hommes à l’extrême droite de l’ennemi, et autant à l’extrême gauche… Chacune de ces deux divisions devrait se tenir prête à déborder l’armée turque au premier commandement…

— Mais, intervint le comte Zriny, il semble que vous prévoyiez, de notre part, une action enveloppante.

— Oui, répliqua Delestang avec tranquillité. Si notre expérience réussit, l’enveloppement de l’ennemi deviendra possible.

— Malgré l’infériorité de mes effectifs ?

— Malgré l’infériorité de vos effectifs !

Cela fit impression. Le comte demanda encore :

— Et quand prévoyez-vous la possibilité de cette opération ?

— Dès l’aube prochaine.

— Du moins pourrez-vous nous donner la certitude à ce moment ?

— Je le crois : nos appareils « témoins » nous permettront de conclure — ou sinon toute conclusion scientifique est impossible…

— C’est bien ! fit Eberhardt dont le visage était devenu rouge, et dont les yeux fulguraient… Nous allons immédiatement discuter votre proposition… Je crois, pour mon compte, qu’elle est acceptable.

— Oui, ajouta pensivement Zriny, elle est acceptable… si l’on ne perd pas le contact…

Delestang s’inclina et sortit. Le Conseil de guerre reprit ses délibérations.

III

La nuit était tombée, une nuit douce et fraternelle, infiniment tissée de l’argent délicat des étoiles. Les feux turcs et austro-hongrois avaien été éteints à la fin du crépuscule. Et les grandes campagnes eussent dormi dans la pénombre astrale sans les aéroplanes et les dirigeables qui parsemaient l’espace. Ceux-ci dardaient de longues rivières lumineuses, principalement sur la zone qui séparait les deux armées (zone où l’on pouvait craindre des surprises) et aussi sur les flancs. Une vaste surface restait inexplorable : à cause de la distance et des obstacles, elle n’aurait pu être éclairée que par les fanaux des corps d’armée qui l’occupaient. Aussi les veilleurs ottomans ne purent-ils voir des troupes d’infanterie montée, suivies de fantassins, qui s’éloignaient rapidement de l’extrême droite et de l’extrême gauche autrichiennes.

Le temps s’écoula, de plus en plus silencieux. Les deux camps dormaient profondément. On apercevait à peine, de-ci de-là, quelques sentinelles terrestres qui circulaient avec lenteur, vestiges des anciennes coutumes militaires.

Vers minuit, un phénomène singulier attira l’attention des aérostatiers : une sorte de phosphorescence se dégageait du nord-est au sud-est, sur une longue ellipse de territoire qui englobait le campement turc. Cette phosphorescence se propagea d’abord par des ondes de couleur améthyste : elle était légèrement plus brillante au centre qu’à la périphérie. Peu à peu la lueur se fixa ; en même temps elle prenait des teintes moins pâles, de l’indigo à l’orange. Puis les teintes s’uniformisèrent ; il ne demeura plus qu’une immense plaque vert de béryl, à peine teintée de rose à la bordure. Ce spectacle parut d’abord curieux, mais sans grand intérêt. À la longue il inquiéta à la fois les aérostatiers des deux camps : les Austro-Hongrois crurent y voir quelque manœuvre mystérieuse des Turcs et les Turcs craignirent quelque embûche bizarre. Les rapports se succédèrent. Du côté des Turcs, le généralissime et ses seconds montrèrent d’autant plus de surprise que, pour eux, la phosphorescence était invisible. Il leur semblait seulement que les étoiles étaient moins étincelantes que ne le comportait la pureté du ciel. Laufs-Pacha, homme réfléchi et sagace, fit faire une contre-enquête : ordre fut donné à une équipe aérienne supplémentaire d’examiner la situation.

Le rapport de ces nouveaux éclaireurs fut en tout conforme à ceux des premiers. La surprise de Laufs-Pacha augmenta, mais ni lui, ni ses officiers, ni aucun des nombreux techniciens présents n’ayant pu former une conjecture raisonnable, on finit par se rabattre sur l’idée d’un phénomène naturel — radiation tellurique ou électrique, — qui, en tout cas, ne paraissait agir ni en bien ni en mal sur les hommes et les animaux. De guerre lasse, le généralissime et ses coadjuteurs remirent la solution à plus tard.

Dans le camp austro-hongrois, le comte von Eberhardt montrait également quelque trouble, mais ce trouble était d’autre nature. Monté sur une éminence, il apercevait parfaitement les bandes de territoire d’où jaillissait l’énigmatique lueur, et se tournant vers le nord-est, puis à l’opposite, il scrutait l’horizon d’un œil à la fois impatient, anxieux et plein d’une espérance superstitieuse…

IV

L’aube commençait à blanchir les étoiles, lorsque Laufs-Pacha s’éveilla. Malgré les incidents qui l’avaient privé d’une couple d’heures de sommeil, il ne voulut pas prolonger son repos. D’ailleurs, cet homme sec, vigilant, sobre et sans infirmités, résistait admirablement à la fatigue. Dès qu’il eut quitté son dur lit spartiate, il fut en pleine possession de ses facultés et il s’apprêta à la journée décisive dont allait dépendre, non seulement le sort de la Turquie, mais encore son sort à lui et aussi, jusqu’à un certain point, le sort de l’Allemagne, sa véritable patrie. Il grignota un biscuit, avala quelques gorgées de café et se trouva prêt aux événements. C’est à peine s’il songeait au phénomène nocturne : les faits démontraient suffisamment son innocuité. Aussi parcourut-il sans intérêt les derniers rapports de la nuit : ils n’offraient rien de nouveau… En revanche les premiers rapports de la matinée lui firent dresser l’oreille. On lui apprenait que les troupes austro-hongroises débordaient, très loin, son extrême gauche et son extrême droite. Son inquiétude fut d’abord très vive, car il crut que l’ennemi recevait des renforts. Peu à peu, l’événement s’élucida : il s’agissait évidemment d’une manœuvre tactique. Elle parut plutôt bizarre au généralissime. Les deux corps signalés semblaient jetés à l’aventure. Sans doute, ils gardaient quelque contact avec le reste de l’armée, mais un contact précaire, périlleux.

Laufs-Pacha combina immédiatement les mesures utiles pour les isoler pendant la bataille. Des artilleurs nombreux furent détachés aux points les plus vulnérables ; des batteries nouvelles dirigées vers les ailes. Ces manœuvres étant en voie d’exécution, le généralissime devint songeur. Il lui semblait avoir tout prévu pour transformer une action défensive en action offensive enveloppante, mais l’immobilité de l’armée austro-hongroise l’étonnait. Il savait par ses espions qu’Eberhardt était résolu à une vigoureuse offensive, et d’ailleurs ce plan se déduisait de tout le début de la campagne. C’était à cette éventualité que Laufs-Pacha avait préparé l’armée turque, et quoiqu’il se crût en mesure de prendre l’offensive, il eût préféré combattre selon des prévisions qu’il avait mûrement envisagées. Aussi sa satisfaction fut-elle réelle, quand il apprit que le centre ennemi se décidait à l’action.

Pour mieux se rendre compte de l’événement, Laufs monta lui-même dans un petit dirigeable et braqua sa longue-vue sur le site. Effectivement l’armée austro-hongroise était en marche. Une nuée de tirailleurs s’avançait en ligne droite vers l’ennemi, d’autres suivaient une ligne oblique ou même perpendiculaire, de façon à assurer une communication plus nette avec les corps détachés. De nombreuses batteries s’ébranlaient en même temps ; presque tous les dirigeables et les aéroplanes essaimaient l’étendue.

« C’est bien la bataille ! » pensa le généralissime.

Toutefois, de part et d’autre, on était encore hors de portée. Laufs, au reste, tenait à ne rien brusquer. Il fit envoyer, de son observatoire mobile, plusieurs télégrammes hertziens, ordonnant que l’artillerie ne tirât pas un seul coup de canon avant qu’il n’eût donné le signal de la bataille ; il prit des mesures analogues pour les tirailleurs d’avant-garde.

Dans l’heure qui suivit, les armées se trouvèrent presque à portée de canon. Les Turcs auraient pu avancer quelques grosses pièces, et commencer l’action : il valait mieux attendre.

« Si cet homme s’obstine dans sa folie, se dit Laufs-Pacha, il faudrait un miracle pour le sauver… »

Une chose continuait à l’étonner : c’est que, au fond de l’horizon, les corps détachés par l’ennemi poursuivaient leur incompréhensible manœuvre.

— Ceux-là vont se faire prendre comme des rats ! dit-il à l’aide de camp qui l’accompagnait…

Comme il parlait ainsi, un immense drapeau blanc se déploya sur une éminence, au front de l’armée austro-hongroise.

— Un parlementaire ! fit le maréchal. Que diable peuvent-ils nous vouloir ?

Il regardait l’aide de camp avec un mince sourire.

— Ma foi ! Excellence, répondit celui-ci, je n’en ai pas la moindre idée… À moins qu’ils ne veuillent traiter d’une capitulation !

Le maréchal haussa les épaules et hertza l’ordre de hisser un drapeau blanc.

Quelques minutes plus tard, deux cavaliers s’avançaient vivement vers les retranchements turcs. Rejoints en route par un peloton ottoman, ils apparurent bientôt, les yeux bandés, devant le généralissime. Ensuite, dans une chambre isolée, on ôta leur bandeau. C’étaient deux hommes dans la force de l’âge, l’un revêtu de l’uniforme de colonel, l’autre modestement engainé d’un complet veston. Laufs, entouré de quelques officiers de l’état-major, les reçut d’un air impassible.

— Nous sommes envoyés par Son Excellence le maréchal von Eberhardt, fit le colonel, après un moment de silence, pour vous faire une communication importante.

— Laquelle ? fit laconiquement le généralissime.

— Monsieur, reprit le colonel, avec une nuance d’embarras, le maréchal voudrait éviter une effusion de sang inutile. Il croit que les conditions dans lesquelles vous vous trouvez actuellement vous mettent dans un tel état d’infériorité, qu’il ne vous reste pas d’autre issue qu’une capitulation honorable.

Les officiers présents se regardèrent avec une indicible stupéfaction. Quelques-uns haussaient les épaules, les autres ne purent s’empêcher de rire. Laufs-Pacha garda sa gravité, encore qu’il eût été plus surpris que tous les autres :

— Monsieur, dit-il, il est incroyable que Son Excellence ait eu la pensée de m’envoyer un tel message, et il serait inconvenant d’y faire une réponse quelconque. Je vais donner l’ordre de vous reconduire. J’ai l’honneur de vous saluer.

Il s’inclina raidement et détourna la tête. Mais alors l’homme au veston prit à son tour la parole :

— Monsieur le maréchal, fit-il en mauvais allemand, veuillez me permettre de vous affirmer que, à l’heure qu’il est, vous n’êtes plus en état de vous défendre, à moins que vous ne croyiez possible de le faire à l’arme blanche. Sauf en ce qui concerne un certain nombre d’aérostats, vos munitions sont hors de service… Vous pouvez en avoir la preuve en ordonnant n’importe quel exercice de tir, avec n’importe quelle arme…

Le généralissime le regarda comme on regarderait un fou, mais devant les yeux clairs, acérés et intelligents de cet homme, il fut saisi d’un vague trouble. Toutefois, cela lui parut si absurde que, presque immédiatement après, il se mit à rire, un rire froid et silencieux. Puis, en homme d’action, qui dédaigne les propos inutiles, il alla ouvrir la porte, appela une sentinelle qui veillait dans le corridor, un soldat kurde à la face calme et féroce, et lui dit :

— Tire sur cette vitre !

Le Kurde, impassible, leva son fusil et tira. On n’entendit pas cette détonation en quelque sorte feutrée, insensible à distance, qui était la caractéristique des explosifs de cette époque. Le général eut un tressaillement ; les officiers devinrent graves ; l’homme montra des yeux ronds, ahuris.

— Encore ! fit Laufs.

L’homme tira de nouveau, et avec le même résultat.

— C’est bien ! Sors ! s’écria le maréchal, qui était devenu pâle. Et vous, capitaine von Œttinger, faites venir quelques fusiliers.

Une émotion ardente, une crainte superstitieuse, s’était emparée de tout le monde ; Turcs et Allemands osaient à peine se regarder. Plusieurs soldats firent leur entrée et, l’un après l’autre, épaulèrent et tirèrent en vain, tandis qu’une sueur froide coulait des tempes du généralissime. Il se tourna vers M. Delestang et lui demanda d’une voix rauque :

— Qu’avez-vous fait pour obtenir cela ?

— Nous avons, à l’aide de nouveaux procédés de contagion radio-active, dissocié partiellement vos explosifs, répondit doucement le savant. Comme je l’ai dit, toutes vos munitions sont hors d’usage ! Si vous voulez vous en assurer plus complètement, nous attendrons ici le résultat des expériences…

Il y eut un vaste silence. Laufs, naguère si formidable, tous ces officiers pleins de foi dans la suprématie de leur armée, étaient atteints au tréfonds de l’âme. La vérité se faisait jour en eux avec la force des cataclysmes, — ils étaient comme des gens brusquement soulevés par un colossal tremblement de terre.

Laufs recouvra le premier son sang-froid. Sans faiblesse comme sans jactance, acceptant désormais tous les possibles, il dit au colonel :

— Avant une demi-heure, j’aurai l’honneur de vous donner une réponse.

Il reparut, à l’heure dite, accompagné cette fois de tout son état-major, et livide, les yeux creux, les mains tremblantes, avec un mélange de fureur et d’effroyable désespoir, il s’écria :

— Je suis prêt, monsieur, à examiner les propositions de Son Excellence le maréchal von Eberhardt.

Tous baissaient la tête. Un seul, le vieux Soleiman-Pacha, général du 3e corps, Turc des vieux âges, frénétique, héroïque et fataliste, s’écria :

— Est-ce à dire que nous allons accepter une capitulation ?

— Il n’y a pas d’autre ressource ! fit Laufs d’un ton glacial.

Soleiman étendit la main vers les vitres bleues et clama :

— Il y a toujours des ressources pour qui consent à la mort !

V

Dans l’après-midi, les troupes austro-hongroises cernaient presque complètement l’armée ottomane, quoique, à l’arrière et sur les ailes, les effectifs d’enveloppement fussent relativement peu denses. Quelques régiments turcs et beaucoup d’infanterie montée avaient pu effectuer leur retraite — leur fuite plutôt — en temps utile. Mais vers midi, les fusils à longue portée des tirailleurs autrichiens et quelques batteries légères opposèrent un rempart de projectiles aux fugitifs. Une trentaine de mille hommes, aux deux ailes, demandèrent alors à se rendre. Le reste demeurait terré, attendant le soir.

À la suite d’une terrible discussion, quelques officiers turcs de l’état-major, excités par Soleiman-Pacha, avaient fait appel à des soldats kurdes et albanais pour arrêter leurs collègues allemands.

Après ce coup d’État, Soleiman avait hardiment pris le commandement de l’armée. Par des discours furieux, il avait persuadé la plupart des officiers mahométans que Laufs-Pacha était un traître et que l’armée pouvait être sauvée. Même, il tentait d’opérer une retraite de plein jour, mais il comprit promptement qu’il courait à un terrifique massacre, et il remit les opérations au soir.

Dès le crépuscule, il avait pris toutes ses dispositions. Elles étaient simples, barbares, primitives, mais par là même, pour une multitude réduite aux armes des anciens temps, les meilleures possibles. Trois issues furent choisies : la première entre deux hautes collines, à plusieurs lieues du champ de bataille, les deux autres aux flancs extérieurs de ces collines. Soleiman divisa son armée en trois corps, et fit indiquer soigneusement aux hommes les routes à suivre et les lieux de ralliement. Sur les conseils d’un aérostatier, quelques dirigeables servirent de phares, à l’aide de feux électriques verts, rouges et blancs. Les autres aéronefs et les avions devaient retarder les escadrilles aériennes de l’armée austro-hongroise.

Le soir tomba, aussi câlin, aussi délicat, aussi magnifique que le soir précédent. Les forges stellaires emplirent l’étendue des tissus tremblants de la lumière. Et toutes ces figures étincelantes à qui nous mêlons les profondes légendes hellènes et arabes, Wega, doucement vacillante sur la Lyre ; Capella aux larges raies, Altaïr, Arcturus, Andromède, Persée, Ophiucus, Hercule, le Cygne, Pégase, palpitèrent sur un des grands drames de l’histoire humaine. Car, dès les ombres venues, l’armée ottomane s’était ébranlée, frénétiquement. Elle marchait, elle courait, aussi hasardeuse qu’une horde préhistorique ; elle se précipitait au grand hasard sauvage, elle se sauvait à travers les ténèbres et la nature, guidée par l’immense et furieux instinct de la conservation.

Là-bas, trois groupes de lueurs, trois faisceaux de feux aériens s’élevaient, comme des phares au-dessus de la mer incommensurable, et c’était la seule direction, presque mystique, de ces troupeaux d’hommes. Au zénith, — on eût dit parmi les étoiles, — les aérostats et les aviateurs ottomans et autrichiens allaient se livrer une suprême bataille…

D’abord la fuite parut heureuse : Turcs, Kurdes, Albanais, Syriens, Arabes voyaient bien tomber les premiers obus, mais ces obus, venus de très loin, rares encore, causaient peu de mal. Puis, le bombardement s’épaissit ; bientôt la fusillade des tirailleurs les plus proches commença de pleuvoir sur la multitude. Les hommes tombèrent par grappes. Du haut de collines et d’éminences, de larges nappes de lumière argentée dévoilaient et perçaient les masses fugitives. À mesure, l’orage de l’artillerie, l’averse affreuse des balles s’enflait, ruisselait de toutes parts à travers les chairs et les os. On entendit les clameurs plaintives, les appels farouches, les interjections hurlantes des blessés. Et l’immense multitude éparpillée ne s’arrêtait point. Malgré tant de milliers de morts, elle ne songeait qu’à atteindre la région salvatrice des phares. Même le prodigieux massacre de l’Approche quand, en cinq minutes, il croula plus de quinze mille hommes, ne put briser le colossal élan. Les Turcs arrivèrent au contact. Il y eut un corps à corps épouvantable. En un moment, dix mille Austro-Hongrois d’avant-garde, malgré la plus héroïque résistance, furent enveloppés, étouffés, écrasés, anéantis… puis la masse hurlante reprit sa course sous les étoiles…

Rien d’ailleurs ne devait prévaloir contre elle ; l’instinct qui la portait, prodigieux mélange d’héroïsme et d’épouvante, persista jusqu’à ce qu’enfin l’armée ottomane fût sortie de la zone du tir, fût parvenue sous la lueur secourable des phares.

Dès lors, la retraite était assurée. Elle coûtait quinze mille morts, quarante mille blessés, vingt mille prisonniers. Mais le sauvage Soleiman n’en ramenait pas moins avec lui plus de cent cinquante mille soldats.

LE CONDAMNÉ À MORT


C’était ma première cause importante, raconta l’avocat Basseterre : elle fut l’origine de ma fortune et de ma renommée. L’homme qui m’avait accepté pour défenseur venait de commettre un crime ignoble. Il avait assassiné deux vieillards, les époux Maillot, avec des raffinements de férocité. La femme, ayant survécu aux coups de talon dont il lui laboura le ventre, il lui maintint la tête dans un feu de cheminée, un feu qui brûlait mal, jusqu’à ce qu’elle cessât de hurler, de râler et de panteler.

La face de cet assassin marquait assez bien son caractère. Elle était courte par le front et le nez, longue par le développement furieux de la mâchoire inférieure. Des yeux ronds, des yeux de mandrill, phosphoraient sous des sourcils en moustaches. Les bras se terminaient par des pattes cramoisies, dont les ongles poussaient avec une rapidité fantastique, et qui surprenaient par leur envergure. Son crime lui avait rapporté dix-sept francs, car les économies des vieux se trouvaient à la caisse d’épargne. Il ne pouvait être question, pour lui, de se repentir ; il ne sentait pas son crime ; il décelait à peu près exactement l’état d’âme d’un loup ou d’un léopard qui a dévoré sa proie. Mais comme à son âme de bête il joignait une mémoire d’homme, il regrettait de n’avoir pas recueilli un butin plus abondant et surtout de s’être laissé prendre. Tout de même, il gardait le souvenir d’une belle bordée, pendant laquelle dix litres de vin et maints petits verres d’eau-de-vie avaient exalté sa cervelle :

— J’ai bien rigolé, toujours ! répétait-il avec un rire hargneux.

Je remplis ma tâche du mieux que je pus. D’abord, Pierre Fourgues se montra plein de méfiance et de menace. Il ne me répondait pas, il fixait sur moi des regards presque homicides. Après quelques jours, il se rendit compte que j’étais positivement son défenseur et, une fois que j’avais une altercation avec le juge d’instruction, il eut une sorte d’aboiement et cria :

— Bath !

Ensuite il me donna sa confiance, il me fit même des confessions qui me gênaient et m’épouvantaient. Le jour du jugement, je plaidai avec chaleur. Je donnai mon homme comme une victime de l’incurie sociale ; je dépeignis sa vie d’orphelin et de vagabond ; je fis appel à la justice et surtout à la compassion des jurés. L’homme-bête, que le réquisitoire avait mis en fureur et qui, plusieurs fois, avait fait mine de bondir vers le procureur général, fut pris d’une émotion inouïe lorsque je parlai à mon tour. La prunelle dilatée, la bouche entr’ouverte, à chaque instant, il tendait vers moi ses mains captives ou poussait un grognement de reconnaissance. Quand j’eus fini, il beugla :

— C’est à la vie, à la mort !

Il écouta le verdict et la condamnation avec indifférence, soit qu’il comprît mal, soit que son intellect rudimentaire ne lui permît pas de s’intéresser à un avenir qui dépassait plusieurs journées.

Quand il fut à la Roquette, — car ceci se passe au temps de la Roquette, — il demanda fréquemment à me voir. Il m’accueillait avec des démonstrations qui ressemblaient assez à celles du chien qui revoit son maître. D’ailleurs, il ne s’inquiétait guère. Il savait que je m’occupais à obtenir sa grâce et il s’en rapportait à moi — sûr qu’en fin de compte, je réussirais à sauver sa tête. Seulement, il trouvait le temps long, car il avait l’habitude du grand air : sa cellule lui semblait étouffante et terriblement ennuyeuse, d’autant plus qu’il n’entendait pas grand’chose aux jeux de cartes…

Il ne me parla qu’à deux ou trois reprises de sa mort possible ; il me disait alors :

— Sûr que vous viendriez me voir au dernier moment.

Je le lui promettais, résolu à tenir parole.

Malgré mes efforts, sa grâce fut refusée. Et vers la fin d’une brumeuse nuit de novembre, je me trouvai près de la cellule du condamné avec la magistrature, l’aumônier, les gardiens et Deibler. Nous étions tous fort émus, même les gardiens. Le prisonnier dormait paisiblement : ses nuits, du reste, étaient bonnes. L’idée de son réveil nous faisait froid au cœur.

La porte s’ouvrit. Le sommeil du misérable était si profond qu’il ne s’en aperçut même pas. On pouvait voir son crâne sombre, sa face grise et la forme renflée de son corps sous les couvertures.

Un gardien le toucha doucement.

Il fit un geste vague, se tourna à demi et se frotta les yeux, en poussant un grognement. Puis, il se dressa sur son séant et nous regarda avec une évidente surprise, mais sans crainte :

— Quoi qu’y gna ? grommela-t-il. C’est pas une heure pour déranger le monde.

Alors le procureur, tout pâle, murmura d’une voix tremblante :

— Pierre Fourgues, j’espère que vous aurez du courage… Votre recours en grâce est rejeté.

— De quoi ? Rejeté ? Qu’est-ce qui est rejeté ?

Tout à coup, il comprit et devint grave :

— Du courage ! ricana-t-il… On verra si qu’on en a.

Il se leva avec fermeté ; il commença à s’habiller. Par moments, il jetait un regard sommaire autour de lui. Jusqu’alors, il ne m’avait pas reconnu : je me tenais peureusement caché derrière les autres. Mais, brusquement, il m’aperçut et un vague sourire crispa sa lèvre :

— Pardon, excuse ! s’écria-t-il, je vous avais pas vu… je suis bien content !

Il tenait sa veste à la main, il me regardait dans les yeux avec un mélange de confiance, d’affection et de stupeur :

— C’est-y vrai, ce que dit cet autre ? demanda-t-il.

— C’est vrai, balbutiai-je d’une voix anéantie, mais je suis sûr que vous ne faiblirez pas.

— Moi, faiblir ! Ah ben !…

Il me tendit les mains en grommelant :

— J’oublierai jamais ce que vous avez fait pour moi.

Après quoi, il passa sa veste. Sans doute, sa conscience obtuse ne réalisait pas encore complètement l’événement. Aucune menace n’émanait de la contenance des visiteurs : il devait se figurer que l’exécution était précédée de quelque cérémonie brutale ou terrible.

Il me demanda encore :

— C’est tout de même pas pour la Veuve qu’y viennent ?

Je fis un signe de tête. Soudain, il se rendit un compte exact de la situation. Sa mort, qu’il n’avait jamais bien imaginée, lui apparut comme elle apparaît au fauve terrassé. Il claqua des dents ; ses oreilles blanchirent. Néanmoins il crâna :

— On montrera qu’on a de la moelle.

En ce moment, on le toucha légèrement à l’épaule. Il fit un bond de côté, une épouvante immense le tordit et il cria :

— Je veux pas… au secours… je veux pas !

Il courait autour de la cellule ; deux hommes le saisirent, mais ses cris s’étaient transformés en un long hurlement, un hurlement de loup au fond des bois. Tout à coup, d’un effort terrible, il se dégagea, écarta l’aumônier, repoussa le procureur et se jeta sur moi. Il m’avait saisi dans ses bras, il m’étreignait avec un tremblement affreux, son visage se cachait dans mon cou comme le visage d’un enfant et il sanglotait :

— Sauve-moi !… Sauve-moi !… Sauve-moi !…

Il est tout à fait impossible de vous dépeindre l’épouvante de cette minute. J’avais l’impression que l’assassin était devenu un être de ma race, un être de mon sang ; un goût affreux emplissait ma bouche ; j’avais les entrailles tendues comme des cordes ; et mon cœur tantôt grondait comme un torrent, tantôt se taisait dans une défaillance…

Je me souviens que des larmes chaudes coulaient des yeux de l’homme dans ma nuque…

Je n’en pouvais plus, j’allais m’évanouir, lorsque les aides du bourreau s’emparèrent violemment de la victime et l’emportèrent, pantelante, à travers le corridor.

Quant à moi, je demeurais là, anéanti, avec le sentiment d’une horreur irrémissible que je partageais avec les juges, les geôliers, le bourreau et toute la société…

Depuis, continua Basseterre, avec un étrange sourire, je lutte pour la vie des criminels avec une rage furieuse, je mets à sauver leur tête quelque chose de l’ardeur que je mettrais à sauver la mienne… Mais je n’ai plus jamais eu le courage de rendre visite à aucun de mes clients à l’heure formidable où Deibler examine la Veuve.

HISTOIRES DE BÊTES


— Sans doute ! sans doute ! acquiesça Henri Delatour, l’individualité est moins prononcée chez les animaux que chez les hommes, mais ne dites pas qu’il n’y a pas de vives différences entre bêtes de la même sorte, voire de la même famille. J’ai eu, maintes fois, l’expérience du contraire et je vais vous donner deux exemples : il me serait aisé d’en donner davantage.

Lorsque j’habitais Londres, à l’extrémité du faubourg de Clapton, j’eus maille à partir avec les surmulots. Ces ignobles rongeurs vivaient dans des trous inexplorables, qui communiquaient mystérieusement avec ma cave. La nuit, ils envahissaient la cuisine et le breakfast parlour ; ils cambriolaient le pain, le sucre, la viande ; ils déployaient une ténacité et une ruse effarantes.

J’étais jeune, je croyais aux vieilles fables où l’on voit Raminagrobis détruire des légions de rats, sans songer qu’il s’agissait des bons vieux rats noirs chassés actuellement au fin fond des campagnes désertes. Ceux qui dévastaient ma demeure étaient les terribles surmulots, qui finiront par faire écrouler nos grandes villes, si l’on n’y prend garde. J’achetai naïvement des chats. La plupart s’écartaient avec soin du chemin des rongeurs ; d’autres, après quelques simulacres de guerre, laissaient la place à des ennemis trop redoutables. À la fin, pourtant, il vint un chat blanc, plaqué de roux, qui montra une humeur différente. Rien ne le différenciait extérieurement de ses congénères. C’était comme eux un bon chat de Londres, tel qu’on en voit courir des myriades sur les murailles des jardins. Et, cependant, il se montrait aussi hardi que les autres se montraient pusillanimes.

Dès la première nuit, il entreprit la lutte. Elle fut terrible. En une semaine, il terrassa neuf rats et montra plus de quinze plaies. Loin d’être abattu par les morsures, il semblait plus surexcité après chaque rencontre. Et si l’ennemi avait été moins nombreux, il aurait certainement triomphé. Mais, selon la parole du grognard : « Ils étaient trop ! » Un samedi, il livra sa bataille décisive. Ce fut Waterloo. Au matin, je le trouvai mi-mort, tout couvert de son sang et de celui des surmulots. Six cadavres gisaient autour de lui. Je fis venir un vétérinaire : tous les soins échouèrent. Après trois jours de souffrance, l’héroïque bête entrait en agonie. C’était vers le déclin du jour. Le pauvre félin, couché dans un grand panier plat, pantelait, déjà « parti », à ce qu’il semblait.

Brusquement, un craquement se fit entendre, en bas, dans le corridor qui menait à la cuisine. Le moribond se dressa, une lueur de fièvre parut dans son grand œil jaune ; d’un élan, il se précipitait, dégringolait les marches… et je pus, penché sur la rampe, le voir, aux prises avec un énorme surmulot… Ce ne fut pas long. Malgré sa souffrance et sa faiblesse, en une minute, le chat égorgeait son adversaire, puis, épuisé comme un héros qu’il était, il mourut sur son dernier champ de bataille.

L’autre exemple est encore plus typique. À cette époque, j’habitais la Sologne. J’avais reçu en cadeau deux chiens de médiocre taille, deux frères, nés le même jour, et aussi pareils de robe, d’allure, de structure, qu’il est possible. Ce qui ne les empêchait pas d’avoir des caractères fort différents. L’un, Briscard, était léger, étourdi, caressant, égoïste ; l’autre, Muffat, se montrait sérieux, vigilant, plutôt réservé et d’un dévouement admirable tant à son maître qu’au domaine. Je les aimais l’un et l’autre sans excès. Nous faisions ensemble de longues courses à travers la forêt de Fontargues, qui est une des vieilles forêts de là-bas : on y montre un chêne du temps de la première croisade. Cette forêt avait abrité de nombreuses générations de bandits ; mais, au temps où je la parcourais, elle ne passait point pour dangereuse : tout au plus recélait-elle des sangliers grognons et les derniers loups du terroir. J’y passai peut-être les meilleurs moments de ma vie. Car j’ai tout à fait l’âme qui s’accommode à l’antique nature, et, fors l’amour, je ne connais rien de plus passionnant qu’une sauvage futaie, un lac étreint de végétaux, un crépuscule ouvrant ses fournaises sur des collines désertes.

Un matin, nous étions partis dès l’aube. Nous avions visité le trou de Clémorne, immense combe semée d’eaux stagnantes ; nous marchions sous les grands hêtres, lorsque deux hommes surgirent dans la pénombre. Je n’eus aucune méfiance.

Muffat et Briscard, après un aboi bref, se tenaient sur leurs gardes. Les survenants firent mine de passer à gauche tandis que j’obliquais légèrement à droite, et brusquement l’attaque se produisit. Elle était si imprévue qu’en même temps que j’esquissais un premier geste de défense j’étais saisi à la gorge et aux bras. L’issue ne me paraissait pas douteuse : j’allais bel et bien être étranglé dans le plein de la jeunesse. Je crois inutile de vous dire que j’en étais fort marri et voire épouvanté. Je me débattais de mon mieux — mais sans autre résultat que de retarder l’événement… Toutefois, je comptais un peu sur mes chiens. Briscard, tout tremblant sur ses pattes, grognait, aboyait, mais gardait ses distances. Quant à Muffat, il arrivait. En quelques bonds, il fut proche. Puis il me parut qu’il hésitait — en quoi je me trompais grandement : en chien qui a de la tête, il calculait son attaque. Elle fut aussi foudroyante que celle des bandits. Ce chien, peu taillé pour la lutte, bondit sur le dos d’un des assaillants et lui ouvrit une carotide de deux coups de dents formidables. Le sang de l’homme gicla en jet de fontaine et Muffat, avec un instinct supérieur, l’abandonna et sauta sur le second agresseur : c’était celui qui me tenait à la gorge. En sentant les crocs de la bête, il me lâcha… Je fis quelques pas, en chancelant, puis, ranimé par un grand flot d’air, j’atteignis mon revolver et courus au secours du chien.

Une minute plus tard, un des bandits pantelait, la tête trouée de trois balles, tandis que l’autre, affaibli par la perte de son sang, s’écroulait sur la mousse.

Muffat, qui n’avait pas même une égratignure, me léchait les mains, avec autant de naturel et de modestie que s’il revenait d’un petit tour dans les communs du manoir. Encore épeuré, Briscard aboyait dans la pénombre.

— Vos exemples ne m’étonnent guère, remarqua l’entomologiste Pignart, après une pause. Je me suis particulièrement occupé, cette saison, de la combativité chez les insectes. Et j’ai pu me convaincre que chez ces bêtes les différences individuelles existent aussi bien que chez les mammifères.

Il y a des guêpes héroïques et d’autres relativement couardes, des carabes qui se laissent tuer plutôt que de céder à un ennemi plus vigoureux, et d’autres qui flanchent dès qu’ils ne se sentent pas de force. Si nous pouvions voir les choses de près, nous nous apercevrions que, même chez les plus humbles créatures, autant d’individus, autant de caractères… Sans compter que chaque être vivant subit encore des variations qui rendent parfois l’appréciation de son tempérament bien délicate : une bête, tout comme un homme, est lâche un jour, courageuse l’autre ; irascible à telle heure, aimable à telle autre… Bâtissons des systèmes et construisons des règles — puisqu’il n’y a pas moyen de s’orienter autrement — mais n’y croyons jamais qu’à demi !

UN SOIR


J’étais venu passer trois jours dans ma bicoque de Grannes, raconta Tarade, et le soir de mon arrivée, je me dis que j’avais fait une sottise. Depuis près d’un an, le pays n’était pas sûr : on avait dévalisé bon nombre de maisons isolées et, par surcroît, mis à mort une demi-douzaine de personnes. Cela me donnait à réfléchir. La bicoque était solitaire et ne brillait pas par la solidité : les serrures se rouillaient, la vermoulure rongeait les portes. Il aurait fallu la faire réparer vigoureusement, mais j’y venais si peu ! Puis, trois jours sont vite passés. C’est, du moins, ce que je me disais au départ, mais à présent, dans le soir sinistre, avec les ruades de la rafale, une seule nuit me semblait démesurément longue. Je regrettais de n’avoir pas retenu la mère Grondeux, qui faisait provisoirement mon ménage, avec le père Grondeux, homme déjà vieux, mais encore d’attaque. J’y avais bien songé, mais on a son amour-propre : je ne voulais pas qu’on me prît pour un poltron…

Dans les péripéties du départ, j’avais oublié mon revolver, un beau revolver à balles blindées, dont je me servais avec quelque adresse. Pas d’autre arme que la hachette, une trique, la broche… Ce n’est pas avec cela que je tiendrais en respect des bandits bien armés, à qui l’isolement de la bicoque et la rafale permettaient d’user sans risque des armes à feu.

« Oui, rêvais-je, c’est idiot !… Ils me tueraient comme un porc. »

Je me demandais s’il ne vaudrait pas mieux mettre mon manteau et aller dormir là-bas, à l’auberge de la Bécasse, lorsqu’on frappa à la porte principale :

— Les voilà ! murmurai-je.

Mon cœur se serra tellement que je crus perdre le sens, puis il me vint une sorte de calme sinistre. Je dus penser à beaucoup de choses ; je ne me souviens que de mon idée finale, et encore était-ce une idée ? Quoi qu’il en soit, je me dirigeai vers la porte et criai :

— Qui va là ?

— Des voyageurs perdus, répondit une voix rauque, et qui voudraient bien se reposer un petit moment.

Je percevais très bien une ironie macabre mêlée à un accent mi-plaintif.

— Je ne voudrais pas être à votre place, répondis-je, par cette sacrée pluie. Le temps de tirer le verrou, et vous passerez ici la nuit, si ça peut vous faire plaisir.

Je tirai le verrou avec décision ; puis, ayant tourné la grande clef, j’ouvris la porte au large. La lueur rougeâtre de la lampe me montra quatre personnages diversement ficelés. L’eau ruisselait de leurs chapeaux de paille.

— Ah ! bien ! dis-je… vous êtes salement trempés. Un coup de vin ne vous fera pas de mal. Entrez ! Entrez !

Ils s’entre-regardèrent avec un air sournois et étonné. Puis, l’un d’eux, trapu, une face d’assassin, répondit :

— Vous êtes bien honnête.

Et il entra, tout de suite suivi par les trois autres. Ce moment aurait dû être effroyable. Pourtant, je ne crois pas, ni par un seul geste, ni même par un mouvement de physionomie, avoir trahi la moindre inquiétude. Le sentiment de la fatalité m’apaisait. Aucun mahométan, j’en suis sûr, n’a jamais connu plus pleinement que moi à cette minute, l’acceptation de l’inévitable. J’indiquai aux hommes des patères pour suspendre leurs chapeaux, et je remarquai, alors seulement, que deux de mes hôtes portaient un petit sac de toile : évidemment les sacs aux outils

— Vous avez peut-être faim ? fis-je avec rondeur. Je n’ai malheureusement pas grand’chose à vous offrir : du pain, un reste de rôti, quelques tranches de jambon, deux ou trois bouteilles de vin…

L’homme à tête d’assassin me considéra avec attention ; puis il grommela :

— On vous remercie ! On sera très content de ce qu’y a.

Déjà, je les avais introduits dans la salle à manger, et je sortais du buffet les provisions annoncées. Les survenants s’assirent d’un air embarrassé. Il y en avait un long, à moitié chauve, avec des canines de loup et des yeux jaunes, qui soufflait du nez. Un petit, l’épaule droite plus haute que l’autre, un museau de rat, dardait de toutes parts un regard soupçonneux. Le troisième montrait une face énorme, un mufle d’hippopotame aux babines en biftecks. Enfin, le dernier, le plus sinistre, le seul qui eût parlé jusque-là, exhibait deux vastes pattes et un visage carré, aux pommettes en cônes, aux maxillaires saillants. Ils eurent deux ou trois fois des gestes suspects, aussitôt réprimés. L’homme à tête d’assassin dit, péremptoire :

— On ne vous prive pas ?

— J’aurais seulement voulu qu’il y eût davantage, ripostai-je.

— Alors, mangeons, dit-il sévèrement aux camarades… On a beaucoup marché, on a faim.

Ils mangèrent avec une voracité de brutes. Puis, le personnage à moitié chauve demanda, avec un ricanement :

— Vous êtes seul, ici ?

— Oui, fis-je, tout seul.

— Ça serait rudement commode pour des malfaiteurs !

— Ce serait encore plus commode quand je n’y suis pas ! Et je n’y suis jamais. D’ailleurs, il n’y a pas grand’chose à prendre.

— Justement ! susurra le petit au museau de rat. Mais quand vous y êtes, y a vot’porte-feuille.

Je me mis à rire :

— Pas ce soir, en tout cas… ni demain… ni jusqu’après mon départ. Savez-vous ce qu’il y a au juste dans la maison ?

— Non, fit avidement le mufle d’hippopotame.

— Cinquante francs et quelques sous…

— Vous dites ça !

— Je l’affirme.

Tous les yeux se tournaient vers moi. Et je vous prie de croire que c’était une immonde collection d’yeux. L’homme au mufle d’hippopotame avait un geste sournois, celui aux canines de loup soufflait plus fort, le petit contractait terriblement son museau de rat.

— Vous le parieriez ? fit celui-ci.

— Je parierais les cinquante francs à contre cent sous ! répliquai-je avec flegme.

Je suis certain qu’ils me crurent. Mais une cupidité fauve n’en demeurait pas moins empreinte sur leur visage. Seul, l’homme au masque d’assassin semblait impassible. Il tint fixées sur moi ses prunelles phosphorescentes, puis il grommela, avec une sourde menace :

— Pourquoi qu’on ne ferait pas une partie de cartes ?

Ce disant, il tira de sa poche un vieux jeu, ignoble et gras.

— J’ai aussi des haricots ! déclara-t-il. Ils vaudront chacun vingt sous. Ça va-t-il ?

Il exhiba un petit sac de cuir tout rongé et en sortit des haricots rouges, ridés par l’âge :

— Ça va très bien, acquiesçai-je. Je n’ai pas sommeil et j’aime autant une partie de cartes qu’autre chose.

— Alors, ça sera une manille. Moi, je serai avec celui-ci, et vous avec cet autre, continua-t-il en désignant l’homme aux canines et le petit… Tant qu’au cintième, y se reposera.

Mes convives expédièrent leurs dernières bouchées ; la partie commença… Elle fut assez longue, malgré le truquage évident du jeu et ma bonne volonté. Et onze heures sonnaient au petit coucou de la cuisine lorsque, me trouvant en perte de quarante-cinq francs, je déclarai :

— Je commence à me sentir fatigué… Et si vous le voulez bien, nous nous en tiendrons là.

— Si ça vous est égal de finir en perte ! fit l’homme au visage d’assassin avec un rire rauque.

Pour toute réponse, je mis la main à mon gousset et je disposai deux louis, plus un écu de cinq francs, sur la table. Les gueules eurent chacune leur genre de sourire. L’homme à tête d’assassin empocha paisiblement l’argent, tendit l’oreille et dit :

— V’là la pluie qui a cessé… On peut se remettre en route.

Il fit un signe impératif. Ses compagnons se levèrent en silence et se dirigèrent vers le corridor.

Alors, lui, me fixant de ses yeux féroces :

— T’as bien fait ça ! dit-il à voix basse. Et je sais que tu n’es pas un bavard. Les bavards, vois-tu, j’ai remarqué que ça ne vit pas longtemps !

Il me tendit sa main énorme, et, ma foi, j’y mis la mienne avec la joie terrible d’un homme qui échapperait aux griffes du tigre…

— C’est promis ! dit encore le brigand. Et merci !

J’écoutai leurs pas décroître dans la nuit. La vie me parut fraîche, prodigieuse, éternelle…

L’ALLIGATOR


Lorsque je cherchais ma destinée sur la terre libre, raconta James Springbush, je rencontrai un matin Joe Kennedy au bord du fleuve. Joe ramenait du désert sa fille et un compagnon taciturne, qui regardait le ciel et la terre avec méfiance. Les deux mâles cachaient des pépites d’or dans leurs ceintures, comme je l’ai bien su plus tard. Tous trois avaient connu la férocité des éléments et l’embûche des hommes : ils revenaient vainqueurs. Il y avait du bonheur sur eux, l’âpre et dur bonheur qu’on a arraché aux vents, au soleil et à la pluie.

Kennedy avait un visage sec d’Écossais, rude et attentif, des yeux qui sondent la terre et des bras qui manieraient encore la hache, quand même il atteindrait l’âge de Gladstone.

Le compagnon, plus jeune de vingt ans, et qui se nommait Marble, montrait une tête longue, des traits roides et des prunelles terriblement vigilantes. Quant à la fille, l’air et la forte lumière l’avaient hâlée. Mais c’était une teinte fine, qui convenait aux longs yeux flammés, aux lèvres rouges comme la vigne-vierge en automne, à la chevelure paille d’épeautre ; elle avait l’allure des oréades ; le sang qui coulait en elle était aussi frais que la jeunesse du monde.

J’eus le sentiment que ces trois êtres emportaient avec eux tout ce que je cherchais éperdument et ne trouverais peut-être pas dans mon bref pèlerinage. Et j’enviai terriblement Marble lorsque, au détour de la conversation, je compris qu’il était fiancé à la belle fille. Puis, ayant mangé avec eux le pemmican, la tortille de maïs et bu l’eau du fleuve, je repartis à l’aventure. L’heure suivante, mon sort, à ce que je croyais, ne devait jamais rejoindre le leur.

Quoique je me dirigeasse assez proprement, je commis une ou deux erreurs de marche en voulant couper la boucle du fleuve, si bien que le deuxième jour, vers le crépuscule, je revis Marble et la fille aux longs yeux. Ils étaient debout, auprès de l’eau verte à l’ombre et orange au soleil ; l’homme avait l’air grave, la girl était pâle et tragique. Quand je fus proche, ils se tournèrent ; Marble me considéra en sa manière ennemie. Puis ils m’apprirent que le vieux était mort. Il avait voulu prendre un bain dans une crique ; un énorme alligator, fils de reptiles préhistoriques, l’avait saisi à la cuisse et l’on n’avait pu repêcher que la moitié du cadavre.

— Je massacrerai la damnée vermine ! s’écriait Marble.

Je vis bien qu’il parlait ainsi pour Harriet Kennedy, parce qu’il l’aimait et que l’amour porte à l’héroïsme.

Comme le soir allait venir, j’obtins de passer la nuit près de leur bûcher. Nous soupâmes ensemble d’une outarde, au clair du feu et de la lune. La vie s’élevait pleine et magnifique, avec l’odeur de l’eau, de l’air et des herbes. Tout était jeune, l’âme s’emplissait de rêves : cette jeune Harriet fut l’image de ce qui est bon et passionnant sur la terre.

Alors, je songeai avec mélancolie à mon existence incertaine et pauvre. Qui sait si je n’errerais pas jusqu’à ma vieillesse, misérable et sans amour, ou si la mort ne me guettait pas au tournant des collines !… Et cette fille brillante, que j’aurais pu toucher en avançant la main, elle était aussi lointaine que l’étoile qui se levait au ras de l’horizon…

Il arriva qu’Harriet, épuisée de chagrin, s’étendit sur un monceau d’herbe bleue et s’endormit. Marble considéra avec une ardeur jalouse la lueur du visage et des cheveux. Il secoua la tête avec une brusque confiance et murmura :

— Elle sera ma femme !

La clarté du feu dansait sur sa face rude. Il médita un moment, puis il reprit :

— Si je pouvais seulement massacrer l’alligator !

— Comment le reconnaîtrez-vous ? fis-je.

— À sa taille, compagnon. Il ne doit plus y en avoir d’aussi grands.

Il se leva, il se dirigea vers le fleuve, il regarda longtemps au large, vers un îlot où poussaient deux vernes et de la broussaille. Brusquement, je le vis qui rejetait ses vêtements et entrait dans l’eau, son couteau bowie aux dents. Je courus au rivage : le corps blanc de l’homme nageait vers l’îlot, une masse grise remua, qui semblait un tronc de saule. Des épaves s’interposèrent ; puis j’entendis un long cri, terrible, qui avait le son de l’agonie. Et il n’y eut plus rien, le fleuve roulait intarissable sous les astres… Je fis d’ailleurs ce que je pus pour repêcher Marble, j’exposai même ma vie, mais son corps ne se trouva jamais plus…

Ainsi j’étais seul dans le désert avec Harriet Kennedy et les ceintures des morts, pleines de pépites. Après des journées et des journées de marche, on ne rencontrerait probablement pas un seul homme. Nous étions deux créatures humaines avec les fauves, la savane, le fleuve et le vent.

Tout le destin était retourné. Il avait suffi d’une bête obscure pour remettre entre mes mains la fille et l’or dont me séparaient hier deux hommes redoutables et toutes les choses sévères que ceux de ma race respectent. Toutefois, j’étais loin encore d’Harriet. Mais les jours s’accumulèrent. Nous mêlions notre fatigue, nos luttes et nos soucis. Je cherchais la proie, j’assemblais le bois du campement, nous dormions auprès du même feu : un lien se formait entre nous, qui avait la force immense des choses primitives. Si bien qu’un matin, alors que les villes étaient encore lointaines, nous connûmes que nous ne nous séparerions plus. Nous le connûmes sans une parole ni un baiser, car le désert était autour de nous et il fallait respecter la fille qui dépendait de ma force et de mon courage ; mais notre amour était aussi solide que le granit.


Je suis de ceux dont la vie est bonne. J’ai l’amour, la fortune et de beaux enfants. Pourtant l’orgueil n’a pas touché mon cœur. Je sais mieux que la plupart des hommes la force terrible des circonstances. Tout mon sort n’eût-il pas été changé si un reptile, perdu dans la nuit des bêtes, n’était sorti de l’œuf que sa mère avait pondu au bord d’un fleuve sauvage ?

L’ONCLE ANTOINE


Lorsque Antoine Malavaine atteignit sa cinquantième année, l’existence ne lui était point défavorable. Il avait conquis soixante mille livres de rente dans la République Argentine, et il prenait sa retraite. C’était un homme qui ne s’ennuyait pas avec lui-même, condition expresse pour goûter le repos. Le domaine qu’il s’offrit en Seine-et-Oise comportait les herbes, les eaux, les grands arbres et les fleurs, qui sont l’ambiance naturelle du bonheur. Antoine Malavaine fit connaissance avec les mésanges, les fauvettes, les geais, les rouges-gorges, les piverts et même ces vieux rossignols dont les hyperboles des poètes n’ont pu détruire le charme. Il connut aussi les lapins au clair de lune, les lièvres épouvantés, quelques biches menées par un cerf au front duquel poussait un petit arbre. Et rien que d’entendre chuchoter les peupliers, murmurer les hêtres et gémir les chênes, il retrouvait la fraîcheur de son enfance. Comme il appréciait par ailleurs le charme d’une cuisine odoriférante, qu’il n’avait ni la goutte, ni le diabète, ni l’artério-sclérose, et que la crainte de l’avenir lui était inconnue, il pouvait faire la pige aux personnages les plus joviaux de l’histoire et de la fable.

Cette vie simple se compliqua. Un mardi du mois de mai 1887, un télégramme survint, libellé avec laconisme :

« Beau-frère Rivoir mort subitement. »

Rivoir habitait le Havre, où il exerçait divers négoces maritimes. Il y avait entre lui et Antoine une vieille rancune. Née de vétilles, elle s’était accrue de vétilles. Rivoir, personnage maniaque, exécrait Malavaine pour sa chance, qu’il qualifiait d’immorale. Après la mort d’Alice, sœur d’Antoine, la rupture fut définitive. Rivoir, cependant, tirait tous les diables par la queue ; il aurait, s’il l’avait voulu, reçu des subsides du beau-frère : plutôt fût-il mort de faim que de les accepter.

Il laissait un fils de douze ans, que Malavaine n’avait vu qu’au berceau. Et, quelque sentiment qu’on ait de la famille, comment s’intéresser à des créatures dont on ignore la silhouette ?

Le télégramme dirigea Antoine vers le Havre, d’où il rapporta l’homoncule. Le petit Maurice était un boy frais, entre le blond et le châtain, avec des yeux ordinaires, un nez ordinaire, une bouche ordinaire, et des oreilles disposées à la gauche et à la droite du crâne. Ni vif ni lent, ni actif ni paresseux, point bête et point génial, il devait avoir toute sa vie l’avantage, rassurant après tout, de ne point épater ses contemporains. Aussi bien n’épata-t-il pas son oncle. Mais il en fut aimé. Et cette tendresse, pour n’avoir pas été un coup de foudre, n’en fut que plus solide et plus constante.

Pendant les six années qui suivirent la mort de Rivoir, la présence de l’homoncule ne diminua pas le bonheur d’Antoine. À la vérité, il s’égaya moins du côté des chardonnerets, des mésanges, des rossignols, des lapins et du cerf dix-cors ; il savoura moins la grâce des bouleaux et la rudesse des ormes, mais il prit plaisir à voir pousser le neveu. Il y eut bien une rougeole, cinq ou six grippes et quelques équipées du jeune drille : elles furent compensées par cette jouissance étrange que nous trouvons à donner la becquée au prochain qui n’a pas cessé de croître.

À cet égard, l’oncle Antoine se découvrit une vocation profonde. Plus il faisait pour le présent et l’avenir de son jeune hôte, plus aussi il éprouvait une tendresse qui, deux années après la venue de l’orphelin, était devenue paternelle et même maternelle. Il donnait sa peine, son temps, ses soucis, son argent, avec passion. Bientôt, il ne lui fut plus possible d’être tranquille lorsque le gosse souffrait d’une douleur physique ou d’une contrariété morale.

Maurice le savait bien. À dix-huit ans, il désira continuer ses études à Paris et l’oncle quitta la campagne. À dix-neuf ans, il eut une maîtresse chère et l’oncle casqua. Quand, enfin, le neveu prit femme, Antoine divisa sa fortune en deux parts égales, l’une pour le nouveau ménage, l’autre pour lui-même.

Il y eut une pause. Pendant un bon lustre, le jeune Rivoir se contenta des joies de la famille. Il lui vint un fils, il lui vint une fille, qui accrurent le champ de la tendresse de Malavaine.

C’est alors que Maurice commença à être pris du désir d’augmenter sa fortune. Ce fut peut-être l’unique fois que ce garçon s’acharna à quelque chose. D’ailleurs, sa passion ne revêtit aucun caractère hâtif ni fiévreux. Il se mit en quête de diverses combinaisons, dont il rejeta les premières, puis il s’engagea dans une affaire de mines espagnoles et une affaire de houillères belges, qui avaient une physionomie engageante. Ni sa femme ni son oncle ne furent mis au courant. Et, d’abord, tout alla fort bien. Le cours des actions belges ne tarda pas à s’accroître de soixante pour cent ; celui des actions espagnoles doubla. Maurice allait, par une vente sage, dégager le capital et ne laisser que les bénéfices, lorsque la justice mit son nez brutal dans les papiers de M. Beauchêne, le promoteur des deux entreprises. Elle y mit le nez, et cela suffit. En vain, comme il était vrai, M. Beauchêne accusa-t-il des concurrents véreux, en vain offrit-il des garanties indiscutables. En deux jours, les mines espagnoles perdirent les trois quarts de leur valeur et les houillères belges dégringolèrent au-dessous du prix d’émission.

En suite de quoi Maurice Rivoir vit ses revenus maigrir lamentablement. Quinze mille francs de rente étaient enterrés sous la terre ibérique et dans les sous-sols du Hainaut.

Maurice se disait avec rage :

« Tout cela ne serait pas arrivé si l’oncle Antoine avait été plus large ! »

Il ajoutait, parlant à sa femme :

— Qu’a-t-il besoin, à son âge, de vingt-cinq mille francs de rentes ?

Il se dispensa de faire entendre aucune parole analogue à Antoine, mais il geignit tant et si fort que celui-ci finit, avec un soupir, par détacher trois cent mille francs du capital qu’il s’était réservé.

Ce geste créa d’abord une situation confortable. Puis Maurice et sa femme s’avisèrent que, somme toute, l’oncle jouissait encore de douze mille livres de rentes. Évidemment, on ne pouvait pas les lui demander : d’ailleurs, ils reconnaissaient qu’il avait agi avec un certain chic. Tout de même, ces douze mille francs accroîtraient joliment leur bonheur ! Ils étaient jeunes, ils avaient des enfants… l’oncle atteignait ses soixante-sept ans !

Antoine finit par s’apercevoir qu’on le trouvait encore bien riche. Il hésita pendant quelque temps. Puis, saisi de crainte à l’idée qu’on pourrait désirer sa mort, il résolut d’en finir une fois pour toutes. Donc, il divisa ce qui lui restait en trois parts : deux pour Maurice et ses petits enfants, une pour lui-même. Il plaça cette dernière en rentes viagères.

« Là ! songeait-il… Maintenant, on n’attendra pas mon héritage… on m’aimera pour moi-même. »

Comme, à cause de son âge, la compagnie d’assurances lui servait un gros intérêt, il avait toujours douze mille livres de rentes. Il n’en dépensait pas la moitié et faisait de nombreux cadeaux et des dons en argent à sa famille. Ainsi avait-il la joie de se voir accueilli avec un extrême empressement et de pouvoir se dire :

« Si désormais on souhaite quelque chose, c’est que je devienne centenaire ! »

Un jour, il tenait ce raisonnement agréable, tout en se promenant par le jardin des Rivoir. C’était en juillet. La vieille nature faisait une débauche de verdure, de corolles et de fruits. Et l’oncle Antoine, heureux, s’étant assis à l’ombre, rêvassait. Des pas craquèrent sur le sable. Il entendit les voix de son neveu et de sa nièce. (Ils étaient invisibles pour lui comme il était invisible pour eux.) La nièce disait :

— Mais non ! Mais non !… L’oncle est un vieux chien ! Il a son bas de laine… On ne me trompe pas, moi

— Crois-tu ? demanda une voix avide.

Et Antoine, avec un grand froid au cœur, sentit qu’on attendait sa mort tout de même.

AU FOND DES BOIS


— Pourquoi je ne me suis pas marié ? fit Dareaux. C’est simple, fantasmagorique et épouvantable.

Il taillada avec son canif une vieille règle, puis, poussant un soupir :

— Ça se perd dans la nuit des âges. J’avais vingt-cinq ans et je percevais les impôts dans un maigre bureau, au fond d’un maigre canton. La besogne n’était pas très absorbante. Elle me laissait le loisir de rêver et de courir du pays. J’aimais la profondeur des bois et « leur vaste silence ». J’aimais aussi Mlle Mariette Dieutegard, la fille de maître Dieutegard, qui avait du foin dans ses bottes et qui, tout en exploitant merveilleusement ses terres et son bétail, prenait la vie par sa face joyeuse. Mariette Dieutegard ressemblait à cette Mme de Pourtalès qui jeta une lueur si fine à la cour de Napoléon III. Sa grâce native avait été affinée au couvent des Dames de la Vierge-Noire. Elle y était devenue tout à fait charmante. Il me suffit de la voir pour que son image ne cessât de se superposer aux petites feuilles menaçantes dont je gratifiais messieurs les contribuables. Et la chance voulut qu’elle n’eût guère à choisir qu’entre Jacques de Meschien, le fils du hobereau, et moi-même. Or, Jacques était brèche-dent, bec-de-lièvre et bancroche au point que, même lorsqu’il joignait les talons, un chien de bonne taille pouvait passer par l’ouverture. De plus, il manifestait à la fois une sottise prolixe et une humeur bluffeuse qui le rendaient intolérable. Quant aux fils de cultivateurs, Mariette ne pouvait plus guère s’accommoder de leurs personnes, non par vanité, mais parce que les hommes du terroir sont rudes et mal embouchés.

J’avais donc bien des chances, malgré ma chétive fortune. Et maître Dieutegard, me sachant de l’avenir dans l’administration et des « espérances », laissa faire le sort. Cette lumineuse Mariette m’accueillait sans défaveur. Elle était naturellement judicieuse, quoique tendre, et se méfiait des surprises. Physiquement, je n’étais pas désagréable. Pas très beau, non, mais bien planté, les yeux clairs, les cheveux drus, et assez élégant. Par surcroît, j’ose le dire, un caractère supportable : pas querelleur, pas tatillon, pas encombrant et de nature joyeuse. Un bon loulou.

Jour par jour, je fis mon chemin dans le cœur de la jolie fille. Le jour vint où nous célébrâmes nous-mêmes nos fiançailles. C’était à l’automne. Nous étions sur la route du bois de la Hesbaigne, un antique bois de chênes où l’on mène encore les porcs à la glandée. L’heure était indécise et féerique. À travers des nuages de lait et de perles passaient, par intermittences, de grands rais tièdes. Nous cheminions dans un paysage de vieille France, émus de tous les songes de la jeunesse. Timidement, j’avais pris la main de Mariette. Elle ne l’avait pas retirée. Pour la millième fois je tâchais de définir la douce préférence qui me gonflait le cœur, et elle, pour la première fois, s’appuyait contre mon épaule. Enfin, à l’ombre des grands chênes, nos bouches se dirent ce que des milliards de bouches se sont dit depuis l’origine des hommes. Puis Mariette voulut être seule. Elle était confuse. Elle n’osait plus me regarder.

— Venez ce soir, dit-elle… mon père vous attendra.

Il fallait lui obéir. Je m’en fus vers les futaies profondes, l’âme aussi triomphante que si j’avais fait la conquête de la Chine. Je me souviens de m’être assis, littéralement « recru de bonheur », sur la racine d’un chêne centenaire.

Combien de temps restai-je là ? Peut-être dix minutes, peut-être une heure. Je n’avais plus aucun sens de la durée ; la joie abolissait l’ambiance.

Brusquement un cri traversa l’espace. C’était un cri sauvage, un cri d’excessive douleur ou d’extraordinaire épouvante. Il n’avait pour ainsi dire aucune individualité : je ne pus même me rendre compte si c’était un cri de jeune ou de vieux, un cri d’homme, de femme ou d’enfant. Je me levai d’un bond ; tremblant de tous mes membres, je courus au hasard. Un deuxième cri s’éleva. Il n’était plus impersonnel, il réalisait ce son complexe et si parfaitement individuel : une voix. Ce fut une horreur inexprimable : je reconnaissais Mariette…

Je reconnaissais Mariette comme si elle eût été tout près de moi, et je ne savais pas où courir. La clameur venait certainement du côté où le soleil descendait sur les ramures, mais elle venait de loin : j’ignorais s’il fallait aller devant moi ou bien diverger à droite ou à gauche. À tout hasard, je filai vers la lumière. Plusieurs minutes se passèrent ; je n’apercevais que la mousse, les feuilles mortes et les arbres. J’essayai, sans résultat, un crochet vers la gauche. Rien que la solitude, le calme écrasant qui règne sous les grands chênes… Si, du moins, Mariette avait crié une troisième fois ! Par intervalles, je poussais moi-même un appel. Aucune réponse, hors le frisselis des ramures ou la voix rapide d’un passereau… J’aurais pu avoir un doute, me croire victime d’une hallucination ; mais la voix était comme vrillée dans mon oreille, elle m’affirmait un péril immense, un péril mortel.

Enfin, après un quart d’heure de recherches, je vis des formes remuer au loin, dans une éclaircie ; puis des grognements rauques se firent entendre. Je ne sais quel instinct me saisit : je fus certain que le drame était là, je me ruai en foudre et l’éclaircie parut, tout orangée par le soleil. Sept bêtes rosâtres, aux poils roides, aux dos puissants, s’y démenaient étrangement, tassées devant un buisson d’arbustes. Soudain, la réalité innommable, une scène de la profondeur des âges, une scène de la Gaule préhistorique, quand les bêtes et les hommes se disputaient encore la puissance : les porcs fauves dévoraient Mariette !…

Ils lui avaient rongé le visage, les bras et la poitrine ; ils venaient de lui ouvrir le ventre !

Dareaux demeura pendant quelques minutes les yeux grands, abîmé dans ses souvenirs. Puis il reprit à voix basse :

— On a pu reconstituer le drame… Mariette Dieutegard avait trébuché dans la clairière et, en tombant, le crâne heurté contre une pierre, elle s’était évanouie. C’est alors que les bêtes étaient venues. Elles appartenaient à la race farouche qui, peut-être depuis mille ans, paît dans le bois de la Hesbaigne. Elles flairèrent le sang, qui avait jailli sur la mousse, et, comme la jeune fille demeurait immobile, l’une ou l’autre des brutes commença l’attaque… Ce faisant, elles n’avaient pas fait autre chose que ce que font encore fréquemment leurs congénères lorsque le hasard leur livre un petit enfant au berceau…

LE SAUVETEUR


À Pierre Valdagne.

Nous trouvâmes notre ami sur la falaise, en suroit, bottes de mer et petit chapeau de cuir bouilli. Le temps était doux, l’eau belle, et notre ami soupirait.

— Est-ce drôle ? murmura-t-il, je n’aime plus que la tempête et les sauvetages… Je sais bien que c’est immoral, mais je n’y puis rien faire !

Nous savions que, dans le cours de cette saison, il avait sauvé la vie à une dizaine de personnes. Et Pierre Larue lui dit :

— Ton dévouement est admirable !

— Non ! fit-il en secouant mélancoliquement la tête… il n’y a là rien d’admirable. C’est une passion… une passion comme le jeu, l’ivrognerie, la débauche… J’en suis arrivé à la monomanie du sauvetage. J’aurais dû me défier, dès le début, car le mal m’a pris sans crier gare : j’ai tout de suite été grisé.

Il jeta un long regard triste sur la mer bleue et reprit :

— Ce n’est pas loin d’ici que cela a commencé. Tenez, là-bas, cet îlot… qui devient écueil aux marées d’équinoxe… C’est le théâtre de mes débuts… Par un après-midi d’automne. Ah ! quelle tempête ! Les vagues semblaient vouloir s’emparer du monde, les moindres brins d’herbe se courbaient tout lustrés par le vent ! Si vous aviez vu ces troupeaux pâles et glauques, tantôt secouant des crinières, tantôt chargeant comme des millions de taureaux !…

Je me saoulais de vent, je m’enivrais de nuages. Mais voilà qu’en tournant la tête j’aperçois un homme là-bas, un étranger bien sûr, qui était resté sur l’îlot. Le malheureux faisait des signes de détresse. Et tout de suite la folie me prit de le sauver. Je bondis, je hurlai dans la tempête, j’arrivai sur la petite plage. Personne ! Ma voix se perdait comme une petite feuille dans une cataracte.

Cependant la clameur des vagues m’excitait tel un chant de guerre. Je me dirigeai vers un canot amarré dans une anse, je m’y jetai comme un furieux et, quelques minutes plus tard, la petite embarcation bondissait sur l’océan. Cela n’allait pas trop mal. Il y avait un moment de répit. Et je ramais furieusement : un vertige belliqueux doublait ma force. Mais bientôt les flots rebondirent ; mon canot dansait ainsi qu’une coquille de noix ; des paquets d’eau amère se jetaient en travers de ma figure ; je chavirais. Le hasard ou la Providence me sauva et, pendant un temps indéterminé, je travaillai comme un forcené. J’avançais vers le but, mais si lentement ! Déjà tout l’îlot-écueil se couvrait d’eau : l’homme, accroché à une arête de rocher, disparaissait par intervalles sous l’écume. Dans le tapage infernal des météores, j’entendis à plusieurs reprises un cri misérable, une faible plainte épouvantée.

Je ramais convulsivement, avec une force décroissante, — mais j’approchais ; — l’écueil n’était plus qu’à quelques brasses. Une vague immense me souleva ; puis je retombai dans un gouffre d’écume. Une fois encore tout parut fini ; une fois encore la force mystérieuse me sauva. Et tout à coup je vis l’homme bondir, je le vis à deux pas de moi, je saisis sa tête dans mes poings, ah ! avec quelle joie sauvage, avec quelle volupté de triomphe ! Comment je parvins à le hisser, comment je ressaisis une de mes rames emportée dans la tempête, mon instinct seul pourrait le redire, car ma pensée n’en a gardé aucune mémoire. Je sais seulement que pendant une heure nous luttâmes pour rejoindre la plage et que la mort ne cessa pas une minute de planer sur nous. Mais je n’en avais cure. Je n’étais pas inquiet ; une douceur extraordinaire enveloppait mon âme ; le péril m’était si doux que toute impression antérieure me semblait fade et misérable en comparaison.

Enfin nous pûmes atteindre le rivage. Là, l’homme, un commerçant de Jersey, fut pris d’un délire de joie. Il se jetait sur moi, il m’embrassait en pleurant et en grondant ; il m’offrit de m’adopter et de faire de moi son héritier. Et moi, ce sauvetage me remplissait d’orgueil. Je ne pouvais me rassasier de la vue de celui que j’avais arraché à l’abîme implacable. Il me semblait avoir créé de la vie. Mais, plus que tout, l’océan m’avait pris. Je lui devais la sensation la plus terrible et la plus exquise de mon existence, je sentais un ardent désir de retrouver cette sensation.

— Et voilà ! Depuis ce jour, je n’ai plus eu goût qu’au sauvetage. Je me suis acheté une bonne barque, solide, pourvue de tous les perfectionnements modernes ; elle est à double coque, un peu lourde pour la course, extrêmement prompte à reprendre son assiette dans la tempête.

J’ai aussi un petit équipage de loups de mer, courageux comme des lions et soumis comme des caniches. Aussi, quelles émouvantes aventures par les fièvres de l’équinoxe, quand la mer hurle pendant des semaines entières !… Et lorsque vient le beau temps, lorsque le ciel est pur, que la Grande Verte se donne des airs de lac, j’éprouve un malaise, une sorte de nostalgie de la tourmente, je me surprends à souhaiter les mauvais nuages qui annoncent le péril et la mort. Et j’ai beau me reprocher ce vilain sentiment, il me domine, comme le goût de l’alcool domine le buveur.

— Bah ! s’écria Pierre Larue, il n’y a pas de mal, va ! Tous tes vœux n’appelleront pas la tempête… Ce serait une fière chance pour l’humanité si beaucoup de gens avaient des passions comme la tienne !

— Bien sûr ! répliqua-t-il avec douceur. Je ne fais pas de mal… Mais c’est seulement pour montrer que mon dévouement n’est pas tant admirable. Hélas ! si l’on allait au fond des meilleures choses, on y trouverait toujours mêlé un peu de cruauté ou de folie !…

Dans ce moment, un petit nuage couleur d’ardoise se montra vers le couchant. Il le regarda avec attention ; un éclair de joie s’alluma dans ses prunelles.

— Là ! voyez-vous ! s’écria-t-il… C’est peut-être la tempête qui mûrit là-bas… et tenez, dites si ce n’est pas du vice : ma main tremble de contentement !

LE CLOU


Nous nous entretenions du merveilleux exploit du commandant Charval. Avec une vingtaine d’Européens et une centaine d’Arabes, il avait tenu tête pendant cinq jours à une innombrable harka désertique, jusqu’à ce que les troupes du colonel Darras fussent venues le délivrer.

— De la part de Charval, aucun acte énergique ne saurait m’étonner, dit pensivement Lagaille… Ce garçon-là est né pour les entreprises extraordinaires… Je ne connais personne qui ait à un plus haut degré le courage réfléchi. Il en a donné des preuves — et quelles preuves ! — à un âge où la conception héroïque de l’homme ne dépasse pas une partie de coups de poing ou de coups de pied dans le préau du collège. C’était en 1870. Un détachement prussien avait fait halte dans le village de Gérardval, à une portée de chassepot de la vague gentilhommière où je suis venu au monde. Il faut dire qu’à ce moment de la guerre le district grouillait de francs-tireurs. Tous les jours, il tombait des uhlans et des fantassins aux abords des villages. Les officiers allemands ne décoléraient plus ; on vous fusillait les suspects avec un minimum de scrupules et de formes. Le père de Charval était un ancien soldat que de graves blessures avaient rendu à demi impotent. Il avait, bien entendu, le cœur plein de la haine qui emplissait à cette époque tout cœur français ; toutefois, il eût été, par principe, par tempérament aussi (étant de nature soumis et « hiérarchique »), il eût été, dis-je, incapable de commettre un acte de guerre irrégulier. Aussi se contentait-il de souhaiter que l’état de ses membres lui permît de se rengager, mais ce faisant, il observait une attitude correcte vis-à-vis de l’ennemi. En ce monde, il ne suffit pas de ne rien faire pour échapper à la Némésis ! Ce pauvre Charval était marqué du signe des malchanceux.

Un matin qu’il se promenait au bois, des coups de feu retentirent. Charval, qui approchait en cet instant de l’orée, vit deux soldats prussiens s’abattre tandis que des francs-tireurs s’enfuyaient prestement à travers la futaie : leur embuscade, n’était pas à un jet de pierre de l’endroit où se trouvait notre promeneur et où il fut cueilli par deux énormes soldats poméraniens. Traîné devant le capitaine du détachement, Charval se défendit énergiquement d’avoir pris part à la bagarre. On produisit un chassepot abandonné au pied d’un arbre et qu’on l’accusait d’avoir jeté au moment où il se vit sur le point d’être capturé.

Le capitaine, une brute flave, malveillante, d’aspect plutôt stupide, comprenait mal le français et s’obstinait à croire qu’il le possédait à fond. Au reste, son siège semblait fait ; après un interrogatoire sommaire, il grogna :

— Vis être eine caneille !… C’est drop pon de fous fusiller !

Charval, qui avait femme et enfants, protesta avec véhémence, et demanda à appeler, en témoignage de sa correction, le maire et le curé. Le capitaine, haussant les épaules, se tourna vers deux lieutenants qui opinèrent avec énergie pour la mort immédiate. Le malheureux fut collé contre une muraille et, devant sa femme qui venait d’accourir, on le fusilla.

Il n’y avait pas que la femme qui assistait à l’exécution. Outre quelques rustres qui regardaient de loin, avec épouvante, le fils de Charval, un gamin de dix ans, fluet, le visage maigre, le regard concentré, était présent. Il avait, lui, tout vu, tout entendu ; il s’était jeté à genoux devant le capitaine, et lorsque son père tomba sous les balles, il fut le premier auprès du cadavre. Ceux qui l’ont aperçu alors et pendant les heures qui suivirent furent frappés de sa physionomie : il semblait que ses yeux et son visage ne fussent plus les mêmes ; on avait l’impression que cette jeune âme venait de mûrir brusquement et terriblement.

Il ne dit rien de significatif, durant le séjour des Allemands. Mais, quand le détachement quitta le village, Maurice Charval disparut. Il suivit l’ennemi pendant plusieurs étapes. Enfin, un soir, la compagnie fit halte dans un village complètement abandonné, un village que l’incendie, le pillage, l’assassinat avaient rendu insupportable à ses habitants. Le détachement s’établit tant bien que mal dans les cahutes ; le capitaine et deux premiers lieutenants élurent une demeure relativement confortable. Comme on avait des raisons de craindre quelque surprise des francs-tireurs, ordre fut donné de ne pas faire de feu en dehors des demeures — et on établit double garde. Tout cela n’empêcha pas Maurice de s’introduire dans le village et de se glisser dans la maison où gîtait le capitaine. Il s’y était réfugié dans les combles ; il attendait que les hôtes fussent endormis. Les circonstances le favorisèrent, en ce sens que les Allemands découvrirent du vieux vin et du cognac au fond de la cave : le capitaine et les lieutenants se payèrent une bordée qui rendit leur sommeil plus confortable et plus pesant. Il était plus de minuit quand le petit Maurice sortit de sa retraite, tenant à la main un marteau de menuisier et un clou fin et long. Il s’orienta ; il se trouva tout d’abord devant la chambre où dormait le capitaine. Elle n’était pas close : la serrure manquait. Le petit garçon poussa lentement la porte et entra. Un léger clair de lune neigeait sur le lit. Le capitaine dormait comme un hérisson. Il faut croire que l’enfant avait parfaitement prémédité son acte, car il n’eut aucune hésitation. Il se dirigea vers le dormeur, et, lorsqu’il fut à portée, il pointa son clou sur la tempe ; puis, avec une rapidité et une adresse extraordinaires, il l’enfonça de deux coups de marteau. Le capitaine poussa un cri épouvantable. Maurice se sauva…

Il descendit par l’escalier obscur, et, avant que les soldats qui veillaient eussent pénétré dans la demeure, il avait bondi, par une fenêtre d’arrière, sur un tas de bois, il s’était glissé en rampant le long d’une sorte de haie. Lorsqu’il passa sur la plaine, des coups de feu le saluèrent, sans l’atteindre. La chance continuant à le favoriser, il put se réfugier dans une hêtraie, derrière laquelle se trouva un étang qu’il franchit à la nage…

Le lendemain, après des détours, et s’étant restauré d’un morceau de pain que lui avait donné une fermière charitable, Maurice se remit à la poursuite du détachement ; il voulait s’assurer que le capitaine était bien mort. Il ne le sut positivement qu’à un prochain village, où des soldats avaient dévoilé le fait en proférant des menaces contre l’habitant. Alors seulement, Maurice retourna chez lui. Pendant tout le reste de la guerre, il épia les troupes allemandes qui passaient par le terroir, et il réussit plusieurs fois à faire exterminer de petits détachements par les francs-tireurs.

— Voilà, en effet, un petit bonhomme qui était marqué pour la vie héroïque ! dit Marsolles, quand Lagaille eut terminé son récit. Toutefois, ce n’est pas tant son énergie qui m’étonne que l’épisode du clou. Il y a là je ne sais quelle précision presque diabolique, qui est plus incroyable encore chez un enfant…

— C’est que vous n’avez pas vécu dans nos villages, répliqua Lagaille. « La mort par le clou », si j’ose ainsi dire, y fait le fond d’un tas de légendes, dont un certain nombre sont bel et bien de la réalité. Nos conteurs rapportent ces histoires avec un grand luxe de détails : et il y a peu d’enfants qui n’aient pas présente à la mémoire la manière dont il faut s’y prendre pour faire « passer » la victime.

LA PLUS BELLE MORT


— La plus belle mort… commença le vieux Jamblin.

— C’est de ne pas venir au monde, interrompit Darville.

— La plus belle mort que j’aie vue, reprit le vieillard, est aussi celle qui m’a le plus affreusement impressionné. Et pendant très longtemps j’ai cru que c’était une des plus horribles qui se pouvaient concevoir. L’expérience m’a fait comprendre à quel point elle était enviable. C’était en 1863, pendant la guerre de Sécession. Je commandais un vague régiment nordiste, aux effectifs élastiques : un mois, il m’arrivait d’avoir deux mille hommes sous les armes, le mois d’après je n’en avais plus que trois cents, puis de nouveau le contingent s’accroissait pour décroître encore.

Le corps seul des officiers restait à peu près stationnaire, malgré qu’il comportât une proportion de chenapans presque aussi forte que le gros des troupes.

Donc, en avril, nous étions aux prises avec une force sudiste, dans le Tennessee. Une rivière et des terres inondées nous séparaient : nos combats n’étaient guère que des escarmouches. Cependant, peu à peu, les mouvements prenaient quelque consistance, en même temps que le nombre des combattants augmentait de part et d’autre. Vers la fin d’avril, mon régiment se montait à quinze cents hommes, et tout le corps d’armée — si cet amas d’aventuriers peut porter un nom aussi pompeux — s’élevait à près de dix mille unités. L’ennemi devait être moins nombreux, mais il avait plus de cohésion et des pièces d’artillerie de plus longue portée. Nous attendions quelques canons promis depuis longtemps pour engager une action décisive. Les canons n’arrivaient point.

Nous eussions été en quelque sorte assiégés, sans l’excellence et l’étendue de nos positions, jointes à de bonnes lignes de retraite, bien gardées. Notre action s’étendait sur sept ou huit villages qui se décoraient glorieusement du nom de villes. Les vivres étaient simples, mais abondants — surtout la viande : quelques sources nous donnaient une eau excellente. Grossiers et goulus, nos hommes prisaient plus la quantité que la qualité : aussi l’endroit leur convenait-il parfaitement et ils attendaient sans impatience les renforts d’artillerie.

Parmi mes officiers se trouvait un jeune homme du Kansas dont j’aimais beaucoup le caractère et qui, en toutes circonstances, m’avait montré un grand attachement. C’était une âme essentiellement naïve, bouillante et tumultueuse, à qui toute chose paraissait ou bonne ou mauvaise, ou laide ou merveilleusement belle, une de ces âmes qui prennent toujours parti, qui croient jusqu’à leur mort « que c’est arrivé ».

Herbert Buchanan n’en était pas moins un étonnant homme d’action, plein de sagacité et de flair ; je ne lui préférais personne pour faire une bonne reconnaissance ou pour entamer convenablement une escarmouche.

Ce garçon s’amouracha d’une fille de squatter dont le moins qu’on peut dire est que c’était un beau morceau de chair humaine. Il y avait plaisir à la voir remuer, tant ses membres étaient bien pris et bien liés au corps. Cette fille était saine jusque dans le moindre coin de sa peau ; avec cela d’une teinte si juste et si savoureuse, des yeux si trempés, si imbibés de vie, une bouche si appétissante, que les hommes sacraient d’admiration sur son passage.

Elle agréa la cour de Buchanan qui, presque tout de suite, lui donna sa parole de ne jamais épouser une autre femme. Mais quoique le jeune homme lui fût sympathique, elle voulut prendre son temps pour décider si elle pourrait être heureuse avec lui. Dans les intervalles du service, Herbert promenait sa « sweetheart » aux alentours du village où elle habitait. Plus d’un de nos hommes dut souhaiter des malheurs au jeune capitaine, mais il faut dire à l’honneur de l’humanité que personne ne lui envoya une balle dans les reins ou ne lui chercha querelle.

J’approuvais cette idylle, sachant fort bien qu’elle n’empêcherait pas le camarade de faire tout son devoir — et même je m’y intéressais. Je trouvais seulement que Mary Hanthorn était un peu lente à rendre l’amour qu’on lui avait voué. Les choses en étaient là, lorsque nous eûmes trois jours de bonnes escarmouches le long de la rivière. Nos hommes se comportèrent bravement, et les officiers ne furent pas trop malhabiles. Néanmoins, nous n’eûmes pas l’avantage. À plusieurs reprises, des volées de la grosse artillerie ennemie brisèrent notre élan : c’est tout juste si nous pûmes ramener nos troupes en bon ordre. Le quatrième jour, on se reposa de part et d’autre. Les Confédérés ne s’étaient pas crus assez forts pour nous donner l’assaut ; de notre côté, nous nous sentions incapables de franchir la rivière sans l’appui d’une canonnade efficace. Donc, le quatrième jour, tout le monde se tint coi. De-ci, de-là, quelque boulet nous venait rappeler que le pays n’était pas désert, et nous répondions vaguement, pour la forme.

Vers le crépuscule du soir, comme je m’en revenais de visiter mes grand’gardes, je vis Mary et Herbert qui se promenaient sur la crête d’une colline. Ils se parlaient avec animation, et leurs silhouettes, devant le ciel rougissant, avaient un grand charme. De ma nature, je suis curieux, quand par aventure la curiosité n’est pas un mal. Je m’assis sur un baliveau et j’observai les promeneurs. Même, j’usai de ma lunette pour les mieux considérer. Buchanan parlait beaucoup et Mary écoutait avec attention. À la fin, elle fit un geste d’assentiment. Alors, il cueillit une grande fleur rose dans un buisson et la tendit à la jeune fille. Elle la piqua à son corsage et comme Herbert ouvrait les bras, elle eut, je pense pour la première fois, un geste d’amour : elle rendit l’étreinte et leurs lèvres se touchèrent…

Leurs lèvres se touchèrent et dans le même moment leurs têtes disparurent. Il ne resta plus que deux corps enlacés, deux corps décapités d’où le sang jaillissait à bouillons.

Ce fut si fantastique et si soudain que, malgré mon habitude de la guerre, je ne compris d’abord pas. Je n’avais littéralement pas vu disparaître les têtes, et je ne devinai qu’au bout de quelques secondes, quand la détonation d’un gros canon ennemi parvint à mon oreille…

Naturellement, cela me parut une effroyable mort. De toute cette guerre, où je vis pourtant de farouches épisodes, ce fut ce qui se grava le plus profondément dans ma mémoire. Longtemps je plaignis de tout mon cœur ces beaux jeunes gens enlevés dans leur force. À la longue j’appris à jalouser leur bonheur. Au fond, n’est-ce pas, ils ne devaient pas connaître un plus beau moment, et toutes les misères de l’existence les guettaient au tournant des routes. Ils étaient morts dans la joie absolue, sans aucune souffrance, sans aucune inquiétude, sans avoir le temps même de rien sentir, sinon la douceur du baiser : car, à ce degré de vitesse, la souffrance ni la pensée n’existent plus…

LE MAGE RUSTIQUE


— Je ne méprise pas tant que vous la vieille médecine, dit Abel Fabrice, et je n’admire pas excessivement les maîtres actuels de la thérapeutique. L’art de guérir — à part la chirurgie et quelques vaccines — reste un art. Telle personne intuitive, qui connaît bien un malade, sait aussi bien ce qu’il lui faut qu’un Charcot, un Potain ou un Lancereaux. Il y eut sûrement, jadis, des hommes et des femmes qui manièrent la douleur avec maîtrise et qui surent guérir, non pas à l’aide de formules et de simples, mais par je ne sais quelle divination subtile et quel usage génial des forces minuscules que nos physiologistes commencent seulement de soupçonner. Je ne parle pas au hasard. J’ai connu un de ces guérisseurs sauvageons, et dans quelles funestes conjonctures !


C’était en été. Nous avions loué une frêle maisonnette aux bords de l’Oise. Une profonde forteresse nous séparait du reste du monde, — et nos deux pelouses, le peuple étincelant de nos parterres, notre léger ruisseau palpitant entre des rives embaumées de menthe, d’iris, de lis… C’était bien le petit refuge de tous les rêves, l’île de Robinson ou la terre féerique de Rama. Ce bonheur s’évanouit le jour où notre petit Georges dut s’aliter. Le mal, rapide et furieux, dévorait l’enfant d’heure en heure. Nous avions fait venir Debrême, puis Potain, dont ma femme est une vague cousine. Ces maîtres déployèrent toute leur science ; ils demeurèrent impuissants. Un jeudi, vers le crépuscule, après une consultation, Debrême me tira à l’écart et murmura (il était un peu brusque) :

— Tout est fini… L’enfant ne verra pas le matin.

Potain, qui, par compassion, n’eût pas de lui-même prononcé la sentence, hocha la tête en signe d’acquiescement.

— N’y a-t-il plus rien à faire ? m’écriai-je avec désespoir.

— Il n’y a plus rien à faire, non… plus rien ! répliqua tristement Potain… Peu de souffrance, d’ailleurs… Une simple extinction !

Je les laissai partir, et, terrifié à la pensée de revoir ma femme, je rôdai au bord de la rivière… Quelle tentation de me jeter dans l’eau claire, d’oublier la souffrance dans le rêve insondable du Nirvana !… Le crépuscule commençait de brosser ses décors, et je me tenais toujours là, anéanti, lorsqu’une voix se mêla au chuchotis du flot. Me retournant, je vis notre servante Mathilde, jeune campagnarde taillée en muid, débordante de vie et de santé :

— Monsieur, dit-elle d’un air mystérieux… pourquoi ne demanderiez-vous pas le guérisseur ?… Il a fait revenir ma mère qu’est vieille et, pis, infirme… Y pourra, ben sûr, faire revenir un p’tit éfant…

Ce n’était pas la première fois que Mathilde m’entretenait de cet homme. Je l’avais, jusqu’ici, rembarrée avec indifférence. Alors l’enfant n’était pas condamné !… Maintenant j’écoutais, oh ! sans foi, sans espoir… mais, quand il n’y aurait qu’une seule chance sur un milliard de sauver Georges, pouvais-je écarter cette chance ? Je fis un morne geste de consentement :

— Va !

Et Mathilde disparut parmi les tilleuls de Hongrie.

L’homme qui parut devant nous, avec sa tête cubique, plantée à foison de cheveux fauves, avec ses yeux immenses, couleur de tourmaline, extraordinairement variables de teinte et d’éclat, avec sa poitrine d’Ajax et ses mains faites pour étouffer des ours, ne me déplut pas. L’énergie et la puissance sourdaient de son regard autant que de sa rude musculature.

— Où donc avez-vous appris à guérir ? lui demandai-je.

Il répondit avec simplicité :

— Je ne guéris pas, monsieur… Je donne ma force !…

Était-ce le calme souverain de ce grand visage, était-ce quelque obscur magnétisme ? Ces paroles me rendirent presque confiance. Je menai l’homme auprès du petit, qui, immobile, les paupières closes, gémissait d’une voix défaillante.

— Il est bien bas ! murmura le guérisseur…

Il se dressa, me planta son regard dans les yeux et dit avec autorité :

— Faut vous confier entièrement à moi… Y a encore une chance… Mais c’est à condition que je sois le maître… Puis, il me faut aussi quelqu’un de fort et de sain.

Il me considéra, puis il considéra ma femme, qui se tenait devant lui, pâle et défaite :

— Pas vous autres… Le chagrin vous travaille trop… La Mathilde plutôt. C’est une fille bien plantée…

Il n’ajouta plus un mot. Son visage prit une expression formidable et douce. Il se pencha sur l’enfant, il lui massa lentement les membres et la poitrine. Puis, il croisa les petits pieds et prit les menottes entre ses paumes géantes. Le pâle visage crispé se détendit ; peu à peu, l’enfant cessa de se plaindre et s’endormit. L’homme garda son attitude pendant plus d’une demi-heure. Il était devenu pâle ; il frissonnait ; nous l’entendions haleter, comme quelqu’un qui a fait une course rapide…

— Je n’en peux plus ! dit-il enfin… Mathilde, prenez l’enfant et marchez de long en large…

Il mit lui-même l’enfant dans les bras de la fille, puis il se laissa aller en arrière dans un fauteuil et parut s’assoupir. Nous étions, ma femme et moi, en proie à une agitation frénétique. À mesure que le temps s’écoulait, nous perdions le sens des réalités quotidiennes. Une atmosphère étrange nous pénétrait. Nous avions le sens très net d’une vie universelle, non pas composée d’êtres précis, et non pas séparée de la nôtre, mais enveloppante, infinie, faite de vibrations plus ténues, plus rapides que tout ce que nous nommons lumière, magnétisme ou électricité…

L’homme s’éveilla, prit dans la poche de son gilet un flacon, en avala quelques gorgées, puis s’abandonna de nouveau à son assoupissement. Se redressant enfin, il reprit l’enfant des bras de Mathilde, le remit au lit, recroisa les pieds et saisit entre ses mains les petites menottes blanches…

Jusqu’à l’aube, l’homme continua son œuvre. Il était devenu livide, il s’épuisait à vue d’œil — et le réconfortant qu’il prenait d’heure en heure ne suffisait pas à le soutenir. Ses torpeurs se prolongeaient de plus en plus. Il en sortait avec des yeux hagards, des mains tremblantes, un frémissement de tout le corps.

Il n’y avait plus aucun doute pour nous : il donnait véritablement de la vie ; l’enfant dormait maintenant d’un sommeil paisible ; on voyait sa petite poitrine s’élever et s’abaisser rythmiquement, ses jolies lèvres se recolorer, ses pauvres joues reprendre une nuance rose.

Enfin, l’aube se glissa, comme un reflet de perles et de coquillages, sur les peupliers de la rive. L’homme poussa un profond soupir, lâcha les mains du petit et murmura :

— Je suis à bout de forces… Mais il est sauvé !

Et, tandis que je poussais un cri de joie, tandis que ma femme pleurait de bonheur, il tomba dans un sommeil de plomb dont il ne s’éveilla que douze heures plus tard.

Il ne s’était pas vanté. L’enfant guérit avec une rapidité merveilleuse, à la profonde stupéfaction de Potain et de Debrême, — qui, d’ailleurs, ignorèrent tout : je devais le secret à notre sauveur.

Vous avouerez que, après une telle aventure, il est bien naturel que je ne croie pas seulement à la science et à la réalité mesurables, mais aussi à l’instinct, à l’intuition, à ces réalités subtiles qui pénètrent toutes choses, comme les physiciens disent de l’éther.

CONTES
DEUXIÈME SÉRIE

LE VIEUX BIFFIN


Quand j’habitais au bout de l’avenue de Clichy, raconta Charles Marlommes, je rencontrais quelquefois un vieux biffin du temps de Louis-Philippe. C’était un paquet d’os. Ses énormes pommettes et ses longues mâchoires laissaient à peine paraître deux petites joues fauves ; ses mains, sous leur peau roussâtre, semblaient déjà des mains de squelette ; quand il marchait, les oscillations sèches et « discordantes » de son torse lui donnaient l’aspect d’une mécanique très usée.

Vous savez que j’erre volontiers dans la savane parisienne. Elle est aussi sauvage que l’autre, la savane des buffles, des coyotes, des félins et des pécaris ; elle est plus riche en bêtes imprévues, farouches, misérables ou grotesques. À force de le voir, j’avais fini par échanger des paroles avec le vieux père Bastien. Même, au bar du Grand Moka, il m’a raconté des histoires qui, en un certain sens, évoquent des temps aussi fabuleux que ceux de Thoutmès III, roi d’Égypte.

Or, un après-midi, je rencontrai mon biffîn encadré par deux sergents de ville. Le pauvre bougre oscillait plus encore que d’habitude, et ses yeux hagards laissaient entrevoir qu’il avait trop bien écouté les promesses de bonheur des jaunes, des bleues et des vertes. Arrêté au moment où il proférait des menaces confuses contre des pouvoirs plus confus encore, il avait salement injurié la force publique : la route qu’il suivait était celle du commissariat, de la correctionnelle et de la prison. Quand il m’aperçut, il poussa un beuglement et, se frappant la poitrine, il fit profession d’amitié. Après quoi, ressuscitant un refrain perdu dans la nuit des âges, il clama :

Chapeau bas devant ma casquette,
À genoux devant l’ouvrerier !

Je fus pris d’une grande pitié pour sa vieille carcasse. Passant du côté du flic de droite, que je connaissais, je réussis à lui glisser une bonne parole. Ensuite, évoluant du côté de l’autre sergot, que je connaissais mieux encore, je lui fis remarquer la faiblesse et l’âge du drille. Ces flics n’étaient pas des ogres, ils se montrèrent sensibles à la politesse d’un citoyen qui portait une petite ficelle rouge à la boutonnière.

Le premier dit :

— Il est plus bête que méchant.

Le second ajouta :

— Il est vieux comme Mathieu Salem.

Sur quoi ils se reluquèrent. Justement, l’ancien eut le bon sens de se taire. Par surcroît, la foule ne fit aucune de ces sottises qui indisposent les sergents de ville.

Alors celui de gauche eut un gros rire et celui de droite se tordit. Deux bottes d’ordonnance donnèrent un léger renfoncement au derrière du biffin, qui se sauva comme un vieux lièvre.

Je le retrouvai au bar du Grand Moka, où il avait eu la sagesse de se commander un simple siphon d’eau de seltz. Il gueula :

— Vous croyez peut-être que vous n’aurez jamais vot’récompense ? Vous l’aurez, que je dis… Ceusses de maintenant disent qu’y a plus personne là-haut, mais moi je sais qu’il y est toujours. Et vous verrez bien !

Cinq ans coulèrent. Le biffîn oscillait davantage ; sa ressemblance avec un squelette devenait tellement extraordinaire que les femmes enceintes, l’apercevant à distance, se hâtaient de prendre un chemin de traverse. Nous nous parlions toujours : il ne m’entretenait plus de 1848, ni même de 1840. Il retombait au temps de son enfance, sous le règne du bon roi Louis XVIII. Mais il n’avait aucunement oublié que je l’avais tiré du poing des roussins. Seulement, il reportait cet acte de sauvetage à plus de vingt ans en arrière.

— Pas peur ! affirmait-il. Votre affaire est inscrite là-haut, chez le Dieu des bonnes gens.

En ce temps, j’avais entrepris mes recherches sur les excavations hydrauliques. J’étais près d’atteindre au dénouement. Encore quelques efforts et je pourrais faire breveter le système que je croyais, à bon droit, devoir me conduire à la fortune. Par malheur, j’étais à bout de ressources. Le classique haubergeon se fait maille à maille, mais ce sont des mailles de fer ; l’invention, elle, emploie pour ses mailles les billets de cent et de mille.

Je me souviens du soir où, la tête entre les mains, je considérais mes plans et ma dernière pécune : une humble pièce de vingt francs… Il est vrai que j’avais encore quelques bijoux de famille et des bibelots négociables… Mais j’avais aussi des dettes. Et, bref, j’échouais au port.

Le désespoir me saisit, roide et sinistre. Je songeai à mon vieux revolver bull-dog, qui avait fait avec moi le tour de l’Europe et de l’Asie… Enfin, les nerfs à vif et suffoquant dans ma chambre, j’enfonçai mon chapeau sur ma tête et je sortis. Comme je suivais le trottoir, une dame mafflue m’arrêta brusquement dans ma marche et s’écria :

— Le père Bastien est en train de casser sa pipe… Sauf respect, y voudrait bien vous voir.

Je trouvai le vieux biffin couché sur une paillasse de zostère. Les yeux avaient tellement reculé au fond des orbites qu’au premier moment ils semblaient avoir disparu. Il poussait par intervalles un petit gémissement, et ses mains lugubres se crispaient sur une maigre couverture. Dès qu’il me vit, il eut une sorte de rire qui finit en râle. Puis, la femme qui le veillait lui ayant fait boire une cuillerée de cordial, il murmura :

— Le pauv’biffîn est cuit ! Mais comme y en a Un, ça ne fait rien ! Y saura me reconnaître… y m’fera une petite place, dans le fond… J’peux dire que j’ai tant seulement pas fait mal à un chien…

Il fixa sur mon visage ses orbites creuses, puis il reprit :

— C’est pas tout ça. J’ai une adresse à vous remettre… La voici, sous cette enveloppe… Vous irez voir le monsieur… et comme j’ai pas d’héritiers, l’affaire s’arrangera toute seule… Là ! Ouf !… Maintenant, j’peux lâcher le crochet… Adieu, m’sieu… vous avez eu du cœur… et là-haut je dirai encore mon petit mot pour vous…

Il tomba dans un abattement brusque, puis il se mit à prononcer des paroles obscures ; quelques notes d’un refrain jaillirent comme d’un orgue de Barbarie séculaire :

Tiens ! Tiens ! Tiens !
Il a des bottes, Bastien !

Et, poussant un souffle court, il quitta cette terre où il avait, pendant trois générations, trouvé son pain dans les immondices.

Quant à l’enveloppe, elle portait l’adresse suivante :

Maître Guillain, notaire,
0011 bis, rue Lamartine.

Je me rendis chez Me Guillain. C’était un notaire du type hilare. Il me reçut avec un air gai, sourit à mes premières paroles, se mit à rire aux suivantes et se tordit quand j’eus terminé ma phrase.

— Elle est bien bonne ! clamait-il. Elle est ahurissante… Monsieur, vous êtes… vous êtes l’héritier du sieur Bastien !

Tandis que je le regardais, bouche bée :

— Oui, monsieur, son héritier ! C’est-à-dire que vous toucherez dans cette étude même, quand tout sera en ordre, une somme d’environ trente-huit mille francs, tous impôts et tous frais déduits. Voilà la vie ! Et il y a des gens qui ne la trouvent pas joviale !…

Comme il n’y avait aucune raison pour gâter l’optimisme de ce brave homme, j’acquiesçai d’un sourire. Dans le fond, j’étais si ému que j’en aurais pleuré. Et quand j’eus reçu lecture du testament, et que Me Guillain m’eut lesté de tous les renseignements utiles, je m’en retournai chez moi, plein de tendresse pour mon vieux biffin…

C’est pourtant vrai que la vie est étrange jusqu’à en être fabuleuse. Il est déjà singulier de songer que le crochet du pauvre bougre a trimé durant tant de nuits pour sauver un inventeur ; mais combien plus singulier encore que sa patiente épargne ait servi à révolutionner l’exploitation des mines d’or, d’argent et de cuivre !

LA BOUCHERIE DES LIONS


On m’avait signalé dans l’Atlas, raconta Jean-maire, un réseau de cavernes qui ne pouvaient manquer de me mettre l’eau à la bouche. J’y fus, avec deux grands diables de Kabyles ; nous explorâmes quelques trous et quelques grottes de belle envergure, de beaucoup inférieurs, toutefois, aux terres souterraines que j’avais visitées en France. Nous peinions depuis plusieurs semaines, lorsqu’il arriva une catastrophe : un écroulement de rocs enterra mes Kabyles, avec tout leur fourniment ; je me trouvai seul, dans un endroit particulièrement sauvage. C’était une manière de petit plateau, qui surplombait, de toutes parts, une véritable île de l’air d’où je n’aurais pu m’évader qu’avec une provision de cordes. La veille, il était relié au reste du système, du côté de l’Orient : l’écroulement venait d’en faire un refuge inaccessible pour les aigles. Je n’avais pour toute ressource qu’un piolet, dix à douze mètres de cordes, un couteau-poignard, une carabine, — mais pas de cartouches : peu de minutes avant l’accident, j’avais gaspillé deux coups sur une panthère. Les Kabyles emportaient mes munitions en même temps que divers instruments scientifiques et tous les comestibles. Le soir approchait : j’avais faim et j’avais soif. Après le crépuscule, le froid se manifesta en même temps qu’une mauvaise brise dans un ciel terriblement constellé.

La nuit fut désagréable : je gelais. Le jour fut plus désagréable encore : je rôtissais… Plus de cent heures s’écoulèrent sans que j’eusse découvert un moyen quelconque d’évasion. Il existait bien une grosse crevasse, au centre de l’île, mais où conduisait-elle ? À plusieurs reprises déjà je l’avais explorée, au péril de mes jours. Chaque fois, je m’étais arrêté devant un trou d’ombre, un trou d’enfer, qui, vraisemblablement, se terminait en cul-de-sac. Pourtant, j’essayai d’y descendre, à l’aide de ma corde et de mon piolet : il me fut impossible d’atteindre le fond. Je tentai aussi de faire des signaux, dans l’espérance d’attirer des Kabyles. Le soir, j’allumais un brasier d’herbes sèches. Personne ne vint. Et quand on serait venu ? Il n’était pas plus facile d’accéder au petit plateau que d’en descendre ! Il eût fallu un outillage spécial, que ne possédaient pas les pauvres bougres qui végètent dans les solitudes désertiques…

La faim, la soif, après quatre jours, je commençais à devenir fou. Le cinquième jour, j’entrepris une nouvelle exploration de la crevasse et j’eus un peu plus de chance : une corniche se rencontra sur une des murailles, qui me donnait un nouveau point de départ. J’accrus considérablement ma descente et découvris un corridor en pente rapide, mais praticable, où je m’engageai. Un nouveau trou se présenta : j’y dardai la lueur de ma petite lampe à incandescence. Il était abrupt et funèbre. Je m’y risquai pourtant et, après plusieurs échecs, j’atteignis le fond. La chance — si on peut appeler cela la chance — voulut qu’il se présentât un deuxième couloir. D’abord en pente assez douce, il finit par se déceler fort roide et par se hérisser de pointes… J’avançais tout de même. La fièvre me brûlait les os ; je me moquais du danger. Une faible lueur apparut en bas ; je hâtai les opérations et, à quelques mètres du but, je dégringolai. Quand j’essayai de me remettre debout, j’avais très mal à la cheville droite : pour avancer, il me fallait ou sauter à cloche-pied ou ramper à trois pattes.

Le fond où je me trouvais était plutôt large Une lumière pénombrée y pénétrait par une fente où un homme aurait pu passer « en faisant la limande », d’autant plus qu’elle s’élargissait suffisamment, vers le haut, pour permettre l’insertion du crâne… Au moment où je clopinais vers cette fente, un grondement sourd, un rauquement plutôt, se fit entendre… Deux petits foyers phosphorescents apparurent… et je discernai une structure sur laquelle il n’y avait pas à se méprendre : une lionne !… Malgré la faim, la soif, la fièvre, j’eus un bon frémissement. Mais je me rassurai vite : d’évidence, la féline ne pouvait m’atteindre ; la fente était trop étroite pour son large poitrail… Après un recul, je la regardai face à face et je ne tardai pas à apercevoir, tout près d’elle, deux jolis lionceaux…

Cinq minutes plus tard, c’est à peine si je songeais au formidable voisinage. Quelque chose de plus fauve, de plus carnivore qu’une lionne, me rongeait les entrailles, et je rôdais dans mon trou à la recherche d’une autre issue. Je ne tardai pas à la découvrir. Elle était basse et assez large ; elle me conduisit dans une deuxième salle, où, soudain, j’entendis le ruissellement de l’eau. Ce fut d’abord un tel choc de joie que je faillis choir. Puis, comme je ne voyais rien, un désespoir homicide m’envahit… Tout de même, je finis par découvrir un filet d’eau dans le creux d’une roche, et je goûtai une volupté comme je n’en goûterai évidemment jamais une seconde !

Ma soif étanchée, la faim ne tarda pas à jouer le grand premier rôle : il y avait plus de cent douze heures que je ne m’étais pas mis une bouchée de substance comestible entre les molaires !…

Je rentrai dans la première salle, attiré par la vie qui palpitait derrière la fente, si féroce que fût cette vie. D’abord, l’obscurité régna, car j’avais éteint ma lanterne pour ne pas gaspiller l’essence. Bientôt, une lumière rasa obliquement le repaire des fauves. Cette lumière s’accrut ; je vis distinctement la lune, faiblement écornée, en face de la haute caverne. Presque en même temps, la lionne se dressa et gronda longuement. Une silhouette massive apparut, un colossal seigneur à la grosse tête, qui traînait une proie. Ainsi posée devant l’astre, magnifiquement sculptée par les rayons, la bête évoquait la force triomphante, la force implacable et superbe des anciens âges. Mais cette évocation me laissait insensible. Ce n’était pas le grand lion qui me faisait battre le cœur : c’était sa proie. Je la guettais avec frénésie… Quand le félin s’avança vers sa femelle, quand il déposa le bouquetin égorgé près des lionceaux, je fus saisi d’une telle émotion que, d’abord, il me fut impossible de faire un geste… Ma respiration était arrêtée, un brouillard flottait devant mes prunelles… Tout à coup, l’instinct m’envahit. Il m’envahit tout entier, il éteignit l’intelligence comme l’ouragan éteint une torche… J’avançai mon piolet dans la caverne des lions et je le rabattis avec une précision farouche. La pointe acérée s’enfonça dans la carcasse et, avant que le lion et la bonne fussent revenus de leur surprise, j’attirais la proie, je la faisais passer de leur caverne dans la mienne…

La bête était chaude encore ; je suçai le sang qui coulait de ses plaies avec une férocité ardente et triomphale, tandis que les lions rugissaient épouvantablement.

Pendant cinq jours encore, je demeurai dans les entrailles du sol. J’avais bien découvert une fissure, qui donnait sur une grotte, mais elle était trop étroite. Il me fallut travailler d’arrache-pied pour l’élargir. Heureusement, j’avais une provision de viande ! Quoiqu’elle fût crue et, vers la fin, un peu faisandée, je vous prie de croire que je la consommais sans dégoût ! Lorsque je parvins enfin à l’air libre, et surtout lorsque j’eus atteint un village kabyle, un grand attendrissement me saisit : je me jurai, hors le cas de légitime défense, de ne jamais tirer sur un seigneur à la grosse tête.

LES POMMES DE TERRE

SOUS LA CENDRE

Cet après-midi d’octobre, raconta Marnier, j’étais installé sur la côte et j’y cuisais des pommes de terre sous la cendre. Elles étaient à point ; celle que j’avais déterrée répandait une bonne odeur chaude et farineuse. J’avais tiré de ma poche un petit cornet de sel et je m’apprêtais à faire un goûter savoureux, lorsqu’un pas se fit entendre. Un homme de haute stature émergea, l’air sauvage, avec une barbe d’Arabe, couleur goudron, des joues caves et des yeux hardis. Sa veste était usée, toute sa personne avait cet aspect indéfinissable de l’être qui rôde, couche au hasard des randonnées et porte avec lui la misère. C’est un aspect qui fait peur aux femmes et aux enfants. J’eus bonne envie de m’enfuir, puis une audace me vint, avivée par le parfum de la pomme de terre, et j’attendis les événements.

L’homme s’arrêta pour regarder la fumée et les cendres, qui jetaient de-ci de-là une flammèche, puis il s’approcha à pas lents. Il me parut formidable, surtout lorsque, arrêté devant moi, il abaissa son nez en bec de faucon et montra ses dents étincelantes.

— J’ai faim ! dit-il.

Sa voix était creuse, mais assez douce. Il s’assit devant le feu, me regarda fixement et demanda :

— Tu n’as jamais eu faim, toi ?

— Souvent ! répondis-je.

— À l’heure des repas ?

Je fis oui, d’un signe de tête ; il eut un rire âpre comme un croassement. Du reste, il ne m’effrayait plus. Parce qu’il causait et ne faisait aucune menace, mon âme d’enfant se rassurait.

Car je ne voyais qu’une différence médiocre entre un rôdeur et un chien, et je savais que tout chien qui s’installe tranquillement est par cela même pacifique.

— Ce n’est pas de cette faim-là que je parle, reprit l’homme, c’est d’une faim qui dure depuis des semaines. Ainsi, moi, c’est à peine si j’ai fait un petit repas par jour, depuis l’autre dimanche… et je n’ai rien pu me mettre sous la dent depuis hier matin.

À ces mots, de consternation, je laissai tomber ma pomme de terre. J’aurais vu couler du sang que mon trouble n’aurait pas été plus grand.

— Depuis hier matin ! criai-je.

J’avais peur qu’il ne s’écroulât sur le sol et qu’il ne mourût devant mes yeux, comme un naufragé de la Méduse.

— Alors, tu comprends, murmura-t-il, si tu voulais bien me prêter une ou deux pommes de terre, ça me rendrait du courage.

Cette demande me fut étrangement agréable et me donna même une espèce d’orgueil.

— Vous pouvez les manger toutes ! ripostai-je.

La face de l’homme se crispa ; un peu d’eau, qui parut sur ses yeux, les rendit plus brillants.

— Toutes ? fit-il d’une voix rauque.

— Seulement, observai-je, il ne faudra pas manger trop vite… car, dans votre état, ça vous ferait du mal !

En même temps, je lui tendais la première pomme de terre, avec le cornet de sel. Il la mangea plus vite que je n’aurais voulu ; mais, comme il n’avait pas l’air de s’en trouver plus mal, je lui en tendis une deuxième. Elle était si chaude que, malgré sa faim, il dut la laisser refroidir. Dès qu’il en eut mangé une troisième, il dit :

— À ton tour, maintenant !

— Non ! dis-je résolument. Tout à l’heure, je m’en ferai d’autres.

Il insista, mais j’étais plein d’un sentiment si extraordinaire de mon importance que je n’avais plus le moindre appétit : j’aurais eu de la peine à avaler une bouchée.

Il dévora donc un à un mes tubercules, but un coup à la bouteille d’eau que j’avais emportée avec moi, puis, ayant demandé mon nom, mon âge, et posé quelques questions sur ma famille, il conclut :

— On ne sait ni qui vit ni qui meurt. Peut-être que je pourrai te rendre un jour tes pommes de terre.

Il me considéra un moment en silence, d’une manière intense et un peu embarrassante, puis il secoua ma petite main… Je vis sa haute silhouette décroître et se perdre.

Neuf étés se passèrent. J’entrais dans ma seizième année et la vie s’annonçait dure : la guerre de 1870 avait ruiné mon père. Pendant un combat ses deux fermes furent incendiées, ses récoltes anéanties ; des pillards emmenèrent son bétail et le notaire acheva sa ruine. Taciturne et dur à soi-même, mon père avait lutté sans rien dire. Il ne me parla que lorsque le malheur parut irréparable.

— Te voilà aussi gueux que le vagabond qui passe sur la route ! fit-il après m’avoir exposé la situation. Tu ne peux plus compter sur moi… je n’existe plus… et il vaudrait mieux qu’on me clouât entre quatre planches !

Il avait baissé la tête. C’était un de ces hommes qui combattent jusqu’à la fin, mais qui, une fois vaincus, aspirent à la mort : il était très capable de se laisser choir dans la rivière… Le cœur me creva. Je savais qu’il avait travaillé pour moi et non pour lui-même ; l’idée de ses souffrances m’était beaucoup plus amère que celle de notre ruine.

Après un silence, il reprit :

— Ils sont trois qui rachèteront mes biens… Blanchard, Duprat et Ginguelaud… Ils se sont mis d’accord sur leurs parts respectives. À quelques centaines de francs près, je connais donc exactement la situation. Du moins, nous en tirerons-nous sans dettes !

Sa voix se brisa ; il se laissa tomber sur une chaise et se cacha le visage. Ce fut un de ces moments où l’on invoque confusément les puissances inconnues ; je pensais :

« Rien n’aura-t-il pitié de ce pauvre homme ?… »

La sonnette de la grille d’entrée retentit. Un adolescent au nez pointu se montra, en qui nous reconnûmes le saute-ruisseau de Me Bailleux, notaire à Sens.

— Pressé ! déclara ce visiteur en remettant une lettre à mon père, et, geste plus imprévu, une seconde lettre à moi-même.

Mon père décacheta morosement son enveloppe. Il lut quelques lignes en hâte, puis sa main se mit à trembler, il poussa un cri sourd et haletant :

— Ce n’est pas possible !

Il acheva la lecture, et de grosses larmes ruisselèrent sur ses joues.

— Nous ne sommes plus ruinés ! balbutia-t-il. Il y a un amateur pour nos terres, qui offre de les payer soixante mille francs de plus que Blanchard, Duprat et Ginguelaud…

Il me saisit contre sa poitrine et m’étreignit avec la joie terrible qui suit les catastrophes évitées. Puis il se précipita dans la chambre voisine pour rédiger une réponse. C’est alors seulement que je m’avisai que je n’avais pas lu ma lettre. J’examinai d’abord la suscription : elle était d’une grosse écriture, à la fois rude et hésitante. Quand j’eus ouvert le pli, je ne vis que trois lignes :

Je vous avais promis de vous rendre vos pommes de terre… Et je voudrais aussi vous revoir, là-haut, où je vous attends.

Je tournai et retournai la lettre, abruti d’étonnement ; puis, poussé par l’inconscient, je sortis de la ferme, je gravis précipitamment la côte… Tout à coup, je revis l’homme. Il avait à peine changé ; c’était toujours son air sauvage, sa barbe d’Arabe, couleur goudron, ses joues creuses et ses yeux hardis. Mais un confortable complet bleu vêtait sa haute structure, et au lieu d’une trique il tenait une canne d’ébène à pomme d’or

— Vous voilà ! s’exclama-t-il avec une joyeuse rudesse… J’ai fait fortune !

Il me saisit la main et la secoua, comme l’après-midi d’octobre, puis il me déclara : — Bien entendu, vous ne quitterez pas ce domaine… Personne ne le cultivera mieux que votre père et vous. Seulement, chaque année, je viendrai manger ici des pommes de terre sous la cendre.

Il me montra un tas de fanes sèches et une petite provision de pommes de terre :

— Nous allons les cuire !

Il ajouta rêveur, les yeux fixés vers les horizons invisibles :

— Je n’ai plus faim, maintenant… mais je ne ferai plus jamais un repas comme ce jour-là ! Qu’il était bon, mon petit !… Ah ! je reprendrais volontiers ma rôderie sur la terre, à condition de pouvoir le recommencer.

LE DORMEUR


À Monsieur et Madame Charles Perret.

Ce serait une curieuse révélation pour les pauvres diables, fit le demi-milliardaire James-Edward Wymond, si l’on pouvait dresser une statistique des circonstances qui ont mené les hommes les plus riches de notre temps à la fortune. Sans doute, on parvient rarement très haut si l’on n’est pas pourvu d’énergie et d’ingéniosité ; mais j’ai connu des gens extraordinairement doués pour les affaires, et d’une activité dévorante, qui n’ont jamais pu réaliser une fortune, faute de la grosse chance ou des trois ou quatre chances moyennes sans lesquelles on reste « collé contre la muraille ». Allez ! ceux qui prétendent ne rien devoir qu’à leur travail ou à leur génie sont ou des menteurs ou des illusionnés. Le hasard qui fait prospérer un gland et périr un autre dans l’estomac d’un porc ne laisse pas d’avoir encore son influence sur le destin des hommes. Quant à moi, je compte au moins trois bonnes chances dans ma vie. Grâce à la première, je devins plusieurs fois millionnaire. La seconde me hissa à la plate-forme des cinquante millions. La troisième m’a classé parmi les grands rois de l’industrie américaine. Mais c’est la première dont je garde le plus profond souvenir : c’est après tout la plus décisive. J’aime à y rêver, quand les affaires me laissent une minute, d’autant plus qu’elle me ramène vers la jeunesse et, hélas ! il n’y a pas de milliards qui vaillent l’œil, le pied et le cœur de la vingtième année. Demandez plutôt au vieux Carnegie. Il a poussé à ce propos des gémissements qui ne dépareraient pas les œuvres de Jérémie.

Donc j’avais vingt-cinq ans, et je courais le monde en quête d’affaires. Je n’avais pas de préférence. Je me sentais, comme tant d’autres de mes compatriotes, apte à toutes les entreprises. Pour l’heure, je revenais d’un ignoble et puant pays où j’avais épuisé mes économies à « tâter » du pétrole. Les sondages n’ayant pas réussi, je m’en retournais vers le Texas, la poche à peu près vide et n’ayant pas d’autre propriété que mon cheval, un bon rifle, un bowie, deux revolvers et des munitions. Un sale moment dans ma vie ! Oui, un sale moment, en vérité ! Il faut dire que c’était la seconde fois que je dégringolais. Trois ans auparavant, j’avais déjà perdu toute mon épargne à chercher du cuivre là où il n’y avait que des pierres. Je voyais l’avenir en noir, — et la région que je traversais, marécageuse et sinistre, n’était pas faite pour me réconforter. Un matin d’octobre, par un temps « pourri », sous un ciel bas, où les nuages traînaient comme du linge mal lavé, je trottais le long de la savane. Je me sentais plus mélancolique encore qu’à l’ordinaire, d’autant plus que mes vêtements étaient humides depuis la veille, ce qui est bien la chose la plus inconfortable que je connaisse. Vers midi, apercevant un bouquet d’érables, je résolus d’y faire halte pour manger une boulette de pemmican et une briquette de biscuit. Quand nous parvînmes près des arbres, mon cheval fit un écart : j’aperçus une jument qui paissait la savane et un homme étendu sur le sol. Après avoir décroché mon rifle, car ce sacré pays pullulait de pirates, j’arrêtai ma bête et je considérai l’individu. Il avait l’air de dormir, mais il pouvait tout aussi bien être mort. Pour éclaircir la situation, il fallait descendre de cheval, ce que je me décidai à faire. Eh bien ! l’homme n’était pas mort. Toutefois il respirait à peine et son cœur battait assez mollement. J’eus beau le secouer, grogner comme un ours, hurler comme un loup, il demeura insensible.

Dépourvu de la plus légère notion médicale, je ne pouvais naturellement rien faire. Je me bornai à lui mettre sous la tête sa couverture pliée en huit et je mangeai mon pemmican et mon biscuit. Quand j’eus terminé ce maigre repas, l’homme n’avait pas bougé, — son souffle était toujours aussi faible. J’allumai le calumet du conseil, c’est-à-dire que je fumai un des derniers cigares qui me restaient, et je me mis à réfléchir. Quoique je fusse impatient de revoir des endroits plus confortables que la Prairie, je ne songeai pas un moment à abandonner le dormeur. Le territoire abondait en bêtes de proie, qui ne se seraient pas gênées pour dîner d’un Yankee léthargique : d’ailleurs le fait seul d’être exposé à l’air humide pouvait être une cause de mort. « C’est agaçant, me dis-je… mais il faut que je reste. Je vais allumer du feu, faire sécher ma couverture, puis la sienne… et s’il y passe tout de même, je n’aurai pas du moins son départ sur la conscience. »

Je fis comme je l’avais résolu. De longues heures s’écoulèrent, et le soir approcha sans que l’homme eût fait le moindre mouvement. Dire que j’étais inquiet serait de l’exagération. Mon existence était trop aventureuse pour que j’attachasse un prix considérable à la vie d’un homme et celui-ci ne payait pas de mine. Avec son nez en rostre, sa bouche de fauve, son menton pointu, il avait l’air d’un écumeur de savane. Je n’étais donc guère ému, mais je m’impatientais — et j’ai souvent pensé depuis que la profession de garde-malade est une profession exécrable. Le crépuscule vint, puis la nuit. J’enveloppai l’homme avec soin et, recru de fatigue, je m’abandonnai au sommeil. Je dormais depuis plusieurs heures, lorsqu’un hennissement me réveilla. Tout de suite, j’aperçus des bêtes qui rôdaient autour de nous, je reconnus des coyotes, en nombre insuffisant pour m’inquiéter. Comme ils m’agaçaient cependant, je pris un tison et fis une charge à fond de train ; les maudites bêtes s’enfuirent dans les ténèbres.

Tandis que je revenais près du feu, une voix faible se fit entendre :

What’s the matter ?[3]

— Il se passe, répondis-je, que je viens de chasser des coyotes qui énervaient nos chevaux. En ce qui vous concerne, vous venez de vous éveiller d’un sommeil dont j’ai vainement cherché à vous faire sortir pendant toute une maudite journée !

L’homme se redressa. À la lueur du feu, il me considéra de ses yeux sombres, et qui louchaient un peu, puis il murmura :

— Alors, vous vous êtes arrêté pour moi ?

— Vous pouvez le dire, old fellow… Sans vous, je serais dans les environs de Horsetown…

L’homme parut pensif. À mesure qu’il s’éveillait, ses yeux luisaient davantage. Il finit par dire :

— Après tout, vous m’avez peut-être sauvé la vie…

— Ce n’est pas impossible ! répliquai-je.

Il se tut encore. Puis il se mit à m’interroger, puis il me donna lui-même quelques détails sur la course qui avait abouti à sa léthargie.

Il me regardait fixement, il semblait m’observer jusqu’au fond de l’âme et peu à peu il me devenait sympathique : je le sentais fruste, rude, presque sauvage, mais loyal et sans mesquinerie. Il reprit :

— Savez-vous quoi ? Je cherchais un compagnon sûr… Quelqu’un avec qui je pourrais lutter contre les autres… Pourquoi ce compagnon ne serait-il pas celui qui m’a, peut-être, sauvé la vie plutôt qu’un autre ?… Je vais vous dire : j’ai découvert un placer…

Je ne pus m’empêcher de sourire, car mes déceptions m’avaient rendu sceptique. Alors, lui, silencieusement, tira un sachet de sa ceinture et d’un geste qui ne manquait pas de noblesse, me le tendit. Je l’ouvris, après m’être rapproché du feu, et je ne pus retenir un cri : le sac était plein de belles pépites d’or.

L’homme tint parole, acheva James-Edward Wymond ; nous exploitâmes ensemble le placer qu’il avait découvert et j’en retirai, pour ma part, un bénéfice net de cent mille dollars. Et voilà ma première grosse chance : avouez que mon énergie et mon habileté n’y eurent aucune part.


LE QUINQUET


Charles Labarre allumait devant nous sa lampe, — une de ces vieilles lampes où l’on entend tourner des rouages lorsqu’on l’arrange et qui lance des borborygmes comme un ivrogne. Il procédait à l’opération avec un air d’alchimiste ou de pharmacien. Barral se mit à rire :

— Est-ce que ce serait par hasard la lampe d’Aladin ?

Labarre prit un air grave :

— C’est un fétiche. Elle est dans la famille depuis plus de cent ans ; j’aimerais mieux donner cent mille francs que de la perdre !… Je ne la confie jamais à personne. Je l’arrange chaque jour de mes propres mains et je la répare moi-même lorsque par hasard elle se dérange, — ce qui est excessivement rare, car sa construction est robuste et son mécanisme admirablement construit.

La lampe, pendant ce discours, avait peu à peu haussé sa flamme. Elle jetait une lueur jaune, très égale et très douce.

— Oui, reprit Labarre, j’ai pour elle une affection véritable, comme je n’en ai pas pour beaucoup de gens. Elle a éclairé mes veilles, assisté à mes douleurs et à mes joies. Et puis, elle a une histoire. Si j’étais superstitieux, je dirais qu’elle a eu une influence bienfaisante sur ma famille. Mais je ne suis pas superstitieux, et pourtant… il y a des moments où je ne suis pas très loin de lui accorder une sorte de vie… Tenez, je ne résiste pas à vous raconter quelques-unes des aventures où elle parut jouer un rôle. La première remonte à dix-huit cent et quatre. À cette époque, elle n’appartenait pas encore à notre famille. C’était un soir, un soir de printemps. Un crépuscule d’escarboucle, de béryl et d’hyacinthe remplissait les nuages. Les aubépines et les lilas jetaient à travers l’étendue leurs âmes odoriférantes. Il s’élevait de la terre une douceur palpitante qui résonnait dans la chair des hommes. Et mon arrière-grand’mère Julienne, jeune comme l’avrillée, tout étourdie de rêves, était descendue par le parc, avec la servante Anastasie, et avait marché au hasard, jusqu’aux emblavures, en contre-bas de l’Yvelaine. La nuit était venue. Le four immense du firmament s’emplissait d’étincelles ; la voie lactée étendait sa fourche d’étoiles… C’était dans la courbe de la rivière. L’Yvelaine s’enflait, tapageuse et bondissante. Julienne écoutait par moments ses voix humides, mais elle n’avait aucune inquiétude. Brusquement, il se fit une rumeur énorme, qui tenait des détonations de l’artillerie et de la chute de blocs dans la montagne : c’était l’eau qui rompait ses digues et qui se précipitait sur la plaine. Julienne ne le comprit pas tout de suite, mais la vieille Anastasie, servie par sa longue expérience, déclara :

— C’est l’inondation, mamzelle… faut nous sauver vivement.

Malheureusement les deux promeneuses occupaient le fond de la courbe. Deux torrents accouraient dans les ténèbres, sans qu’elles pussent préciser leur direction. Elles étaient nerveuses, elles perdirent la tête. Tantôt elles fuyaient vers l’orient, tantôt vers le couchant. L’eau cependant approchait. On entendait sa voix de troupeau, on discernait des phosphorescences redoutables. Et, comme elle arrivait de toutes parts, il devenait impossible de deviner où étaient les voies libres encore. La vieille Anastasie, d’abord assez sagace et résolue, se découragea plus vite que Julienne.

Elle criait :

— Nô va mourir ! nô va mourir !

Et elle avait fini par s’asseoir, son tablier relevé sur la tête, attendant la fin. Julienne, presque aussi désespérée que la vieille femme, jetait tout autour d’elle des regards éperdus. Brusquement, elle aperçut une lueur dans les ténèbres, cette lueur des contes et des légendes qui a, de tout temps, symbolisé le secours inattendu. Elle fut saisie d’une inexprimable confiance, elle cria d’une voix assurée :

— Viens, Anastasie, j’ai retrouvé la route.

Et elle entraînait la bonne, elle courait de toutes ses forces. Il y eut un moment terrible, où des vagues hurlèrent tout près des fugitives. Mais un tertre les sauva, puis une espèce de chaussée, et, toujours guidées par la lumière, elles atteignirent enfin une grande maison blanche sur le versant de la colline. Elles étaient hors d’atteinte. Des braves gens les accueillirent ; elles passèrent la soirée à la lueur de la lampe, de cette lampe qui les avait sauvées et à laquelle Julienne manifestait une telle gratitude que ses propriétaires lui en firent cadeau.

Entrée dans la famille, la lampe eut une histoire digne de ses débuts. Elle présida à des événements graves ou joyeux, mais presque toujours favorables, comme, par exemple, la fortune de mon père. Comme vous le savez, mon père fut un historien. Il avait la manie des documents. Le pays d’où nous sommes originaires fourmillait, à cette époque, de pièces curieuses, cachées dans d’antiques manoirs dont les propriétaires se prêtaient avec indulgence à la manie de mon ascendant. Il arriva même qu’un vieux maniaque, le dernier rejeton d’une famille lettrée, légua à mon père tout son patrimoine. À la vérité, c’était peu de chose : une tour lézardée, quelques murailles ruineuses, quatre ou cinq acres d’une terre sauvage, si ravagée de cailloux qu’elle ne se prêtait à aucune culture. Mais c’était un nid à documents, à inscriptions curieuses, à débris suggestifs. Mon père s’y installa tout un été et se mit à y faire des fouilles. Il les prolongeait quelquefois très tard. Armé d’une bonne lanterne, il parcourait des chambres, visitait des placards et des cachettes, sondait des murailles.

Or, un soir, sa lanterne se brisa. Il voulut la remplacer par une lampe de cuisine, mais cette lampe était si fumeuse qu’il dut y renoncer. Il alla alors prendre « sa » lampe, et, avec précaution, il s’en servit pour éclairer une chambre voûtée, où il soupçonnait des secrets. C’était au moins la vingtième fois qu’il y revenait — vainement — ; ses échecs ne faisaient qu’irriter son envie. Il tapait sur les murailles, arrachait du plâtre, sondait à l’aide de ses outils. Rien. À la fin, dans un accès d’humeur où se mêlait quelque esprit jovial et burlesque, il se tourna vers sa lampe, et s’écria :

— Tu es entrée dans la famille en sauvant ma grand’mère… ne feras-tu rien pour moi ?

Ce disant, il marchait à petits pas, la lampe tout près de la muraille. Tout à coup, la flamme fit une espèce de bond ; puis elle palpita, vira, s’allongea :

— Voilà qui est singulier ! murmura mon père, toujours dans la même disposition joviale… on dirait que tu me réponds…

Il s’arrêta ; il vit une mince fissure dans la pierre :

— Eh bien ! s’exclama-t-il en riant, nous allons prendre ta réponse pour bonne… Voyons un peu ce qu’il y a là derrière.

Il déposa la lampe au milieu de la pièce, et, armé de tout l’outillage utile, il se mit au travail Après une heure d’efforts, ayant descellé un bloc de grès siliceux, il se vit devant une cachette carrée d’où s’exhalait une odeur fade. Des ossements, de vieilles étoffes moisies, s’étalèrent et, tout au fond, une boîte rouillée et vert-de-grisée, que mon père attira avec un cri de triomphe. Il s’attendait certes à trouver quelque chose de curieux et de valable ; il s’empressa de faire sauter le couvercle. Mais alors, il demeura hébété de surprise et de joie : la boîte était au tiers remplie de joyaux : diamants, aigues-marines, rubis, saphirs, topazes… une grande fortune ! Et mon père était le seul héritier de la famille qui avait caché ces richesses…

Quant à l’intervention de la lampe, un physicien vous l’expliquera en formulant l’hypothèse de gaz échappés par la fissure. Cette explication est certes plausible… Et pourtant !

Passons au troisième événement, qui, cette fois, me concerne, et qui est de l’ordre idyllique. J’avais vingt-quatre ans alors. J’étais désespérément amoureux d’Hélène l’ombreuse. La passion que j’avais pour cette fille étincelante était partagée par dix rivaux. Hélène avait reçu les dons mystérieux de la grâce, elle était non seulement éclairée par la torche blonde de ses cheveux et la flamme écarlate de sa lèvre, mais je ne sais quelle féerie accompagnait ses mouvements, quelle force douce et puissante. Aussi, trop désirée, ne se décidait-elle pas à choisir.

Un soir, elle assistait à une réception que donnaient mes parents, dans notre château des Mouettes. Une nuit lactée s’étendait sur les arbres ; on dansait sur la pelouse et, pendant les pauses, on se répandait à travers les jardins et jusque dans les allées du parc. Il arriva qu’Hélène se perdit dans un sentier. Des massifs lui cachèrent les lumières de la terrasse et des salons. La jeune fille, impatiente, marchait très vite et s’égarait davantage. À la fin, elle aperçut une lueur, la petite lueur des légendes, tout au bout d’une allée étroite. Elle y marcha instinctivement, elle finit par se trouver à l’extrémité d’une aile du château, et elle pouvait voir, à travers un rideau léger, une table épaisse, sculptée comme les meubles gothiques, un fauteuil vaste comme un lit, une grosse lampe de forme archaïque, un livre entr’ouvert. C’était une scène muette. Les meubles et la lampe en semblaient les seuls personnages. Hélène fut prise de curiosité. Elle poussa la première porte qui se présenta à ses regards et qui était entre-bâillée, elle se pencha sur le livre, qui se trouva être un grimoire mystique. Elle lut : « Toi qui es venue à travers la nuit, jusqu’à la chambre solitaire, tu entreras dans la famille de l’homme qui viendra te rejoindre. »

Tandis qu’elle lisait, un craquement se fit entendre, et comme le silence et la solitude avaient rendu Hélène un peu nerveuse, elle eut un grand frisson. La porte s’ouvrit ; elle vit apparaître mon père qui, laissant à ma mère le soin des invités, venait se reposer dans son cabinet de travail. Il sourit à la belle jeune fille et l’interrogea gaiement sur les motifs qui l’avaient amenée jusque-là.

La conversation de mon père avait du charme ; Hélène, lorsqu’elle reparut sur la terrasse, gardait de sa petite aventure un souvenir attendri, et gentiment fantastique. Elle y songea les jours suivants. Le passage du grimoire la hantait ; en même temps, elle sentait qu’il ne lui serait pas désagréable d’entrer dans notre famille. Et, jour par jour, elle me préféra à mes rivaux jusqu’à ce qu’enfin elle me donnât sa petite main devant le maire de Tanneguy et le curé de Saint-Magloire.

Et j’essaye en vain de me débarrasser de cette croyance absurde et charmante que « notre » lampe avait attiré dans la nuit ma petite chérie auprès du vieux livre mystique.

LA BONNE BLAGUE


Le soir, les étudiants se rencontraient, au café de la Tramontane, avec un garçon frais, ahuri et timide. Il venait de Langres, patrie des couteliers et de l’empereur des polygraphes, Denis Diderot. Ce garçon s’asseyait dans une encoignure, commandait une demi-tasse et écoutait en silence, avec admiration.

Il n’était pas bête, il était même fort intelligent ; mais, pour l’usage de la vie, il ne valait guère mieux qu’un imbécile. Car il avait toutes les gaucheries d’une tourte et toutes les ferveurs d’une poire. Sa timidité, constellant le tout, en faisait une de ces victimes dérisoires, qui sont destinées aux gaudissements des hommes et à la nargue des femmes. Son silence seul le préservait un peu. Il écoutait les gens pendant deux heures d’horloge sans desserrer les mâchoires, tandis que ses yeux d’outremer fixaient l’ambiance fuligineuse. Au fond, il avait un seul rêve, qu’aucune raillerie ne pouvait atteindre. Ce rêve était le plus simple de tous les rêves : il voulait être aimé par une honnête fille. Ce sont, dit l’autre, de ces choses qui arrivent.

En tout cas, ça ne lui était pas arrivé. Vraisemblablement, ça ne lui arriverait pas : il approchait de sa vingt-neuvième année et devenait de plus en plus timide, ahuri, gourde, poire et taciturne. Si, encore, il avait eu de la famille ! Mais il était orphelin. Ou s’il avait eu une vieille amie. Mais il n’avait que des camarades.

En sorte qu’aucune honnête fille ne l’avait vu autrement que saugrenu et même grotesque. Quant aux autres, elles se bornaient à fondre sur lui, par intervalles, et à l’induire à des opérations fructueuses. Il n’avait à leur égard d’autre défense que l’inertie.

Assis dans son encoignure, il les laissait dire sans un geste ni une syllabe. Parfois, cependant, l’une ou l’autre l’empoignait sur un trottoir désert et le forçait à gravir des escaliers inconnus : après quoi, elle l’entôlait avec verve.

Nous connaissions sa marotte. Et nous lui avions déjà servi plusieurs « choucroutes garnies », sous les espèces de la grande Sophie, de Julia Moustache, de Mimi Fontaine-Saint-Michel et de la môme Fourchette. Ces donzelles avaient joué les mascottes à la détrempe. Comme elles manquaient de talent, leurs blagues avaient été éphémères.

C’est alors que Guillaume Fortune eut une bonne idée. Il existait, aux « Six Françaises », une petite modiste dont un satyre avait arraché le nez avec les dents et à qui, par surcroît, il avait fait une blessure terrible à la joue. La midinette en était restée fort laide et même hideuse. Elle s’en désolait, car elle possédait une âme tendre : aucun mâle n’avait cure d’étancher cette tendresse, d’autant plus que Christiane ne comprenait l’amour que sous sa forme la plus sociale, je veux dire la fondation d’une famille. Elle chiffonnait donc des chapeaux avec chagrin et ne se faisait pas de l’univers une idée très avantageuse.

Guillaume Fortune, qui la connaissait à travers les potins des petites amies, se ligua avec Cécile Boulot pour cuire sa farce. Cécile apprit donc à Christiane qu’on rencontrait, au café de la Tramontane, un type qui s’était amouraché d’elle. Christiane n’en crut pas un mot, mais Cécile lui montra le type, un jour qu’il passait rue Saint-Sulpice, et lui fit remarquer qu’il avait baissé les yeux et qu’il était devenu tout rouge. Elle ne mentait pas. Car elle avait manœuvré de manière à barrer la route à Jacques Degrenne, ce qui suffisait pour plonger ce jeune homme dans un abîme de consternation.

Cet incident frappa Christiane. Comme elle passait par une crise, elle se laissa aller à sa chimère. Cécile la chauffa pendant quelques jours et finit par lui dire :

— Le type est si extraordinaire qu’il faudra d’abord se mettre à de la correspondance. Car, pour ce qui est de faire connaissance de but en blanc, il serait capable de se fiche un évanouissement…

De son côté, Guillaume entretint Degrenne d’une demoiselle inconnue qui lui voulait du bien. En sorte que la petite au nez coupé et le jeune homme de Langres échangèrent des billets par l’intermédiaire de Cécile Boulot. Ces billets furent dangereux. Ils reflétèrent avec loyauté des âmes qui étaient nées pour s’entendre. Par ailleurs, la modiste ne fit que des allusions lointaines et incompréhensibles au malheur qui la privait de narines. Elle jugeait inutile d’en discourir, puisque, enfin, Degrenne ne le pouvait ignorer. Ce qui facilitait aussi le dialogue, c’est qu’ils ne se rencontrèrent pas et que, dans sa timidité, le garçon n’osa solliciter aucune entrevue : ses lettres n’exprimaient que de naïfs états d’esprit, opiniâtrement platoniques.

Tout de même, il fallait des conclusions. Cécile Boulot et Fortune résolurent qu’une rencontre aurait lieu au musée du Louvre, au fond d’une salle peu hantée, devant la déesse Hathor. Jacques Degrenne devrait apporter un bottillon de roses et Christiane une gerbe de lilas.

C’était un matin. La salle était plus déserte que jamais, mais les compagnons de la Tramontane veillaient, cachés derrière des colonnes et des sarcophages. Jacques se présenta tout d’abord, avec ses roses, tremblant de tous ses membres. Puis l’on vit paraître Christiane, qui tenait héroïquement la gerbe de lilas. Ils demeurèrent interloqués, l’un en face de l’autre, pour la grande joie des camarades épars parmi les sphinx. En la voyant si laide, Degrenne avait reculé d’un pas. Mais aussi, parce que cette laideur le rassurait, il osa regarder Christiane. Elle était fort pâle ; de ses yeux, dilatés par l’émoi, s’élevait une expression pathétique qui les rendait plus féminins et plus beaux. D’ailleurs, hors les traits abîmés par le satyre, tout le visage ne décelait que des lignes pures et des nuances fraîches.

Et Jacques songea : « Elle a été jolie !… »

Comme il avait une imagination active, il recomposait le nez disparu et la joue mâchurée. Puis il se dit encore : « Ce n’est qu’un accident. Au fond, tout ce que l’espèce voulait d’elle, elle le possède encore. Ses enfants seront aussi jolis que s’il ne lui était rien survenu… Ce qu’il y a de réel et de durable dans sa beauté n’a subi aucun dommage !… Elle a l’air laide, et elle ne l’est pas… »

Ces réflexions, jointes à son désir d’être aimé, lui causèrent une légère griserie. Il s’avança vers Christiane, lui prit la main, presque sans gaucherie, et y déposa un long baiser. La petite main était fraîche, flexible, un peu tremblante et finement veloutée. Jacques, d’abord balbutiant, retrouva au fond de lui des paroles qui y dormaient depuis des années et qui avaient une douce véhémence.

Et, le cœur chaud, l’âme fleurie, ils sortirent de la haute salle froide, ils marchèrent à petits pas vers le bonheur, tandis que les compagnons de la Tramontane, derrière les colonnes de granit et les antiques sarcophages, s’esclaffaient abondamment.

LA JEUNE SALTIMBANQUE


Je possède dans la Saintonge, raconta Rambourg, une forêt de pins, avec une maison de maître, une ferme et quelques vagues cultures. Il y a cent cinquante ans que ce bien est dans la famille : mon arrière-grand-père l’acheta, pour un morceau de pain, d’un vieux gentilhomme qui s’en débarrassait parce que sa femme, ses filles, ses fils et ses petits-enfants y étaient tous morts. Il croyait le domaine hanté par le diable. Jamais ma famille ne s’en est aperçue. Quatre générations s’y succédèrent sans catastrophes, sinon celles qui sont communes à la malheureuse bête humaine. L’acquéreur se prolongea jusqu’à quatre-vingt-neuf ans ; mon grand-père ne fut pas loin d’atteindre son siècle ; mon père et ma mère vécurent de longs jours.

Quand le domaine m’échut, j’approchais de la quarantaine : mes aînés me le cédèrent moyennant l’abandon d’une part raisonnable de mon héritage. Et moi, qui l’aimais beaucoup, j’y passais sept mois sur douze, dans une solitude ravissante. Ma vie était à la fois modeste et très large. Modeste pour ce qui regarde les luxes de pure parade ; large en ce qui concerne les conforts profonds : deux forts chevaux à l’écurie, qui servaient indifféremment à la selle et à l’attelage, un coupé moelleux, un landau bien rembourré, une admirable cuisinière, un valet de chambre actif, silencieux et adroit, un excellent valet d’écurie et un jardinier qui me fournissait de fruits et de légumes merveilleux. Est-ce que les milliards peuvent, au fond, donner davantage à une créature périssable ?

Un dimanche après midi, je lisais Pantagruel, devant une belle flambée de pin, car on approchait d’octobre et le vent du Nord soufflait moult aigrement. J’étais seul, ou à peu près. Sauf la cuisinière, mes domestiques assistaient à une fête votive, dans un canton prochain : ils ne devaient revenir que le soir. Je venais de déposer Pantagruel et j’allumais une bouffarde, lorsque j’entendis palabrer dans le vestibule. L’accent rude de Florence, la cuisinière, alternait avec une voix basse et timide :

— Y a une croûte de pain et un verre d’eau ! criait Florence. J’ai pas le droit de disposer du bien du maître !… Et faut déguerpir, vu que c’est pas une auberge…

La voix basse insistait. Pris d’une de ces curiosités sans cause, comme nous en avons tous, j’ouvris ma porte et je jetai un regard furtif dans le couloir. Trois chétives silhouettes se tenaient au bout du perron devant la Florence moustachue, taillée en cent-gardes. C’étaient une adolescente et deux fillettes. Des oripeaux vétustes couvraient leurs ossatures ; le vent, le soleil et la pluie avaient recuit leurs peaux ; elles avaient cet air fauve et cet œil au guet des êtres qui vagabondent au sein d’une société conformiste, où chaque créature porte en quelque sorte son numéro matricule. L’adolescente montrait des joues aplanies, une terrible chevelure de poix et des yeux bleu-Léman, immenses et encore agrandis par la misère. Au demeurant, ni laide ni jolie, avec des particularités plutôt séduisantes :

— Ma petite sœur ne peut plus marcher ! gémissait-elle. Non, elle ne peut plus… Elle a les pieds en sang.

C’était vrai ; on voyait du rouge aux crevasses de la chaussure.

— Eh bien, m’écriai-je… qu’elle se repose !

Et m’adressant à la rude Florence :

— Tu donneras de la viande froide ; du pain, des fruits… et du vin.

Florence, pour peu que sa responsabilité fût couverte, n’était pas inhospitalière :

— Comme Monsieur voudra ! grommela-t-elle.

Quant à l’adolescente, elle demeura un bon moment interdite, ses vastes yeux fixés sur moi. Puis, elle murmura avec une ardeur émouvante :

— Merci, monsieur ! Ça vous sera compté.

Je les fis installer dans une petite pièce badigeonnée au lait de chaux et ordonnai d’apporter de l’eau tiède afin qu’on pût soigner le pied de la sœurette.

Quand je reparus, une heure plus tard, les petites s’étaient réconfortées et avaient fait un bout de toilette. Avec son visage débarrassé de la poudre des routes, sa chevelure aux moires violettes, ses yeux frais et fervents, l’aînée avait un charme sauvage. J’appris qu’elle était la fille d’un saltimbanque, que ses parents étaient morts l’un après l’autre, qu’elle restait seule pour tenir les cadettes, n’ayant d’autre talent que le lancement du couteau et quelques menus tours d’escamotage. Une grande sincérité émanait de sa pauvre personne, si bien que, lorsqu’elle voulut repartir, avec la blessée qui boitillait, je lui dis :

— Restez jusqu’à demain… il y a des lits dans les combles et vous avez besoin de repos.

— Ah ! monsieur, s’exclama-t-elle, pour sûr, ça vous portera chance !

Elle avait les yeux pleins de larmes.


Une heure plus tard, j’avais repris mon Pantagruel, et je lisais paisiblement, quand j’entendis une rumeur singulière. Comme je levais la tête, la grande porte claqua, Florence parut, tout échevelée, les mains tremblantes :

— Monsieur, cria-t-elle, je viens du verger… j’ai juste eu le temps de fuir… y sont là.

— Et qui donc est là ? fis-je, stupéfait.

— J’sais pas, monsieur. Je crois bien que c’est la bande à Foyart.

Quoique je ne sois pas lâche, je me sentis mal à l’aise. Cette bande à Foyart, composée d’individus féroces et braves, terrorisait un département voisin et avait, depuis plusieurs années, commis des crimes épouvantables.

— Combien sont-ils ?

— Ils sont quatre.

Je saisis la première arme à ma portée, une trique de chêne… Des vitres se brisèrent : les bandits, trouvant les portes fermées, entraient par les fenêtres. À tout hasard, je me précipitai vers le couloir ; si je pouvais arriver au premier étage, j’aurais des armes à feu pour me défendre. Au moment où je sortais de la chambre, je vis la jeune saltimbanque avec ses deux sœurs. Elle était aux écoutes, le regard tendu et tenait à la main un petit sac rouge…

Une forme massive parut au bas de l’escalier, barrant la route de l’étage.

— Rentrons ! dis-je aux petites.

Trois secondes plus tard, nous nous trouvions tous dans mon cabinet, la porte fermée à double tour et le verrou poussé. Un bruit de gros pas retentissait dans le corridor, et, pendant que les bandits se concertaient, j’eus le temps de tirer les volets aux croisées.

Florence allumait la lampe et des bougies.

À la fin, une voix rauque s’éleva, qu’accompagnait un coup de pied dans la porte :

— Ouvrez !… On vous fera pas de mal !

Toute réponse eût été vaine. Nous gardâmes le silence. Je tenais ma canne de la main droite et, de la gauche, j’étreignais un lourd presse-papier.

Brusquement, la porte fut défoncée ; quatre individus, le visage couvert de linges, où l’on avait percé des trous pour les yeux, apparurent.

À toute volée, je jetai mon presse-papier. Il dut atteindre un des envahisseurs, car un cri de rage retentit, suivi d’une détonation.

Et alors il se passa une chose fantastique. La jeune saltimbanque s’était placée devant moi ; elle avait extrait du sac rouge un couteau aigu, un de ces couteaux dont elle se servait, à la foire, pour ses jeux d’adresse ; elle visait, d’un air candide et attentif.

L’arme fendit l’espace et s’enfonça dans la gorge du plus proche des survenants : l’homme poussa un rauquement ; ses complices bondirent…

Mais, coup sur coup, avec une rapidité foudroyante, trois autres couteaux filèrent, dont aucun ne manqua le but.

Deux des bandits gisaient par terre. Les autres, épouvantés, essayèrent de fuir ; je n’eus aucune peine à les terrasser à coups de canne et à les ligoter.

Quant à la jeune saltimbanque, elle demeurait là, avec son air innocent, un peu tremblante pourtant ; et elle disait :

— N’est-ce pas, monsieur, que ça vous a porté chance ?

L’AVARE


À Louis Lumet.

Toute qualité humaine doit avoir son exagération, fit Henri Vérande : il n’y aurait pas de progrès sans cela. C’est ce qui me rend indulgent pour l’avarice : elle n’est, en définitive, que l’hypertrophie de la prévoyance. Et puis, je dois beaucoup à l’avarice. Il est juste que je m’en souvienne lorsque le hasard me met en présence d’une de ces tristes créatures pour qui l’univers a pris la forme d’un coffre-fort.

Quand j’avais vingt-trois ans, je séjournais trois ou quatre mois chaque été dans le gros bourg de Cissey-les-Rouvres. C’est un endroit qui a du caractère. On y voit des thermes du temps de Septime Sévère et un château marmiteux, édifié sous Philippe-Auguste. Des bois violets le ceinturent, coupés d’étroits pacages, aux herbes âpres et aromatiques, où vivent de petites vaches rouges, fantasques comme des chèvres, des porcs noirs et des brebis fauves, dont les béliers rappellent étrangement des mouflons. On y élève des mulets gigantesques, pêle-mêle avec des ânes velus comme des ours, et de pesantes cavales. Les gens n’y sont point pauvres : ils savent trafiquer, et le pays a des réserves d’or et d’argent accumulées par quelques compagnons de Montbard. Pour moi, j’étais orphelin et assez chétivement loti : un bois de hêtres, de bouleaux et de chênes, des étangs, quelques champs à épeautre constituaient mon patrimoine. Le loyer s’en montait à quelques mille francs, tout juste de quoi subsister. La sagesse me commandait de prendre, lorsque j’aurais soutenu ma thèse, la succession du vieux docteur Caron, qui sombrait dans la vieillesse et les infirmités et d’épouser mademoiselle sa fille, qui avait trente mille écus de terres au soleil. Caron le désirait ; la fille ne disait point non. Mais je n’étais pas un sage. Je n’aimais pas cette excellente personne, un peu grognonne, au teint farine de maïs, aux yeux pareils à de petites pommes vertes, à la démarche de facteur rural. J’aimais Claire Presle, qui glissait sur les collines comme les oréades, qui secouait sa chevelure blonde ainsi qu’un nid de rayons, dont la peau rappelait à l’instant toutes les fleurs blanches de la forêt et des étangs, dont les yeux, les dents et les lèvres sortaient de chez le joaillier magique qui sait faire vivre l’émeraude, le saphir, la neige, l’émail, les corails, et les saturer de lumière. Mais cette fortune vivante croissait dans le jardin des Hespérides. Les filles de la Nuit et de l’Érèbe, avec le Dragon, veillaient sur elle, ou, pour parler simplement, Claire avait cent mille francs de rente et le double d’espérances. Munie de parents solides et ingénieux, comme des serrures de chez Fichet, elle était à l’abri des gens de ma sorte. Je me le disais chaque jour, — mais je ne m’écoutais point. Et j’allais parmi les hêtres du coteau et parmi les coudriers de la rivière, pour voir passer cette petite forme étincelante…

J’avais un ami à Cissey-les-Rouvres. C’était un vieux célibataire, sordide et graillonneux, qui vivait justement dans une aile du château de Philippe-Auguste. Il y vivait solitaire, sans crainte, car, de mémoire d’homme, on n’avait vu de bandits dans le canton. Ce personnage jouait à Cissey le grand premier rôle d’avare. Toutefois, il ne pratiquait pas l’usure et, par conséquent, n’avait pas pour profession de couper la chair des chrétiens. Il spéculait seulement, sur les terres, sur les denrées, avec une habileté prodigieuse ; il ne possédait pas moins de six à sept millions. Jamais cet homme ne dépensait un sou de cuivre. D’ailleurs, c’est à peine s’il mangeait ; quant à ses vêtements, outre qu’il les aimait immondes, il se les procurait toujours pour rien, comme appoint imprévu de quelque petit marché. J’avais fait sa connaissance pour l’avoir tiré d’une rivière, où il était en train de boire une tasse trop copieuse. Il tint que je lui avais sauvé la vie, il me prit sérieusement en affection. J’allais le voir parfois, je ne me déplaisais pas en sa compagnie : il avait un esprit bizarre, voire original, et une extraordinaire connaissance des hommes. Cette année-là, il s’aperçut vite de ma mélancolie. Il ne m’interrogea point, mais il me surveilla et, un après-midi que je soupirais, il soupira plus fort que moi, s’écriant : « Malheureux garçon ! qu’est-ce que vous avez fait là ?… C’est comme quelqu’un qui s’en irait lui-même se chercher le choléra ou la petite vérole !… »

Toute douleur a besoin d’un confident. Celui-là s’offrait : je m’en contentai. Il m’écouta tant que je voulus. Il tournait ses yeux jaunes d’un air désolé et il finissait toujours par dire :

— Il n’y a rien à faire !… Et puis, c’est juste : il serait abominable que ces gens donnent leur fille à un homme qui n’a presque pas le sou !

Puis, il ajoutait :

— C’est égal…, je voudrais bien tenter quelque chose pour vous…, mais là, quelque chose qui ne coûte rien !…

Cette idée le tracassait. Il répétait à voix basse, désolé :

— Quelque chose qui ne coûte rien !

Les jours suivants, il demeura rêveur, et il reparla plusieurs fois encore du plaisir qu’il aurait à faire pour moi quelque chose qui ne coûterait rien.

Un matin, je trouvai Darraz tout guilleret. Il s’était vêtu de son costume le moins graisseux, de celui de ses chapeaux qui ressemblait le moins à de l’amadou, et il frottait l’une contre l’autre ses mains sales :

— J’ai besoin de vous, me dit-il…, et tout de suite. Il faut que vous m’accompagniez chez les Presle…

Comme tous les fous de ma sorte, j’étais incapable de me refuser le douloureux plaisir d’aller voir l’objet de ma folie. Je fis donc un signe de consentement et le vieux fesse-Mathieu me conduisit au mesnil des Presle, par un sentier couvert — c’était une de ses manies de cacher ses moindres démarches. En route, il montra une gaieté qui lui seyait comme une robe de bal à un gendarme, et qui s’accentua lorsque nous parûmes devant le sévère Jean Presle. Celui-ci, type militaire à barbiche et à gros sourcils, me toisait d’un air dédaigneux, mais, en retour, montrait une considération presque respectueuse à mon immonde compagnon.

— Monsieur, dit le ladre après les premières paroles, je viens vous faire une demande singulière…

Et comme Presle le regardait, étonné :

— Oui, bien singulière… mais c’est un devoir : ce jeune homme m’a sauvé la vie… Alors, je voudrais comme ça, que vous lui accordiez la main de Mlle Presle. Ça me ferait plaisir.

Et tandis que Presle devenait tout rouge d’étonnement et de colère, il répéta placidement :

— Oui, ça me ferait plaisir !

— En considération de votre âge et de votre situation, s’écria Presle, j’excuse votre démarche…

— Et pourquoi ma démarche a-t-elle besoin d’être excusée ? fit Darraz, d’un ton digne.

— Mais, reprit brutalement l’autre, vous devriez, mieux que personne, comprendre que je ne donnerai jamais ma fille à un homme pauvre.

— Mon jeune ami n’est pas pauvre ! riposta placidement l’avare.

— Ne jouons pas sur les mots… M. Vérande a tout juste de quoi vivre…

— Oui, maintenant… mais dans quelques années il sera aussi riche, ou plutôt il sera plus riche que vous !

Et mettant sa main noire sur mon épaule, il dit :

— Je l’adopte !

Et il se hâta d’ajouter :

— Mais il n’aura rien avant ma mort !

Presle devint plus rouge encore, puis il eut un grand geste d’effarement, puis il sourit et dit, presque avec humilité :

— C’est différent… Il ne reste qu’à consulter ma fille !

— Hein ! faisait Darraz, tandis que nous remontions vers le château Philippe-Auguste. J’ai fini par réussir… Je vous ai rendu service sans dépenser un sou !…

Il se frottait les mains, il riait comme un couteau contre la meule du rémouleur. Puis, une ombre parut sur son visage ; il garda le silence pendant une bonne minute ; enfin il murmura :

— C’est égal !… Ça n’est pas juste…, il ne faut pas faire des choses pareilles pour rien. Ça porterait malheur ! Écoutez, mon petit…, il faut que vous me donniez quelque chose… Tenez, vous me donnerez votre étang des Armoises.

Je lui donnai mon étang des Armoises.

Plus tard, lorsqu’il fut allé rejoindre ses ancêtres au cimetière de Cissey-les-Rouvres, que de fois nous avons rêvé, Claire et moi, au bord de cet étang qui nous est revenu avec les millions du bonhomme ! Par les grands crépuscules de juin, quand les nuages de feu nous enseignent la beauté et la brièveté des choses, nous regardons, attendris, cette eau qu’argentent, que cuivrent, que diamantent les lueurs célestes, et nous songeons avec une indulgence et une gratitude profondes aux Avares et à l’Avarice.

LA FILLE DU MENUISIER


— D’où vient donc la femme de Gerval ? questionna Lemarchand… Elle est appétissante, sans doute : beaux yeux, beaux cheveux… mais elle a l’air de descendre de la Butte…

— Elle en descend, fit sévèrement Landa, ou à peu près… sa patrie exacte est le noble faubourg Saint-Antoine… Mais sois tranquille, vieil alligator… elle deviendra femme du monde… elle ne manque ni de grâce naturelle, ni d’intelligence. À moins que Richard ne préfère se retirer du monde avec elle…

— Mais qu’est-ce qu’elle lui a apporté ? Car enfin, il n’a pu l’épouser pour ses beaux yeux…

— Non !… Il n’avait qu’un geste à faire pour obtenir la petite Gesvre… qui est exquise et qui a le sac… C’est une suite de l’histoire de Gerval… que tu n’as pas l’air de connaître…

— Pas plus que lui-même… Je l’ai rencontré de-ci de-là, depuis qu’il a rappliqué d’Égypte… je l’ai trouvé charmant compagnon… et le reste ne m’a pas assez intéressé pour que je m’adresse aux agences…

— Ben ! on a une minute… Ce sera moi l’agence… Gerval appartient à une famille qui se perd dans les brumes de la guerre de Cent ans… Les Gerval de Brevilly, gens de sac et de corde sous Louis XI, se trouvent sous François Ier avoir acquis brutalement de vastes domaines, dont le plus notoire donnait rang de marquis. La branche aînée, dont est notre ami, demeura riche jusqu’à la Révolution, quoiqu’elle eût bu et mangé pas mal de pâturages, de forêts et de terres labourées. À la Révolution, par exemple, le Tiers leur escamota le plus clair de leur avoir. Sous Louis XVIII, ils retrouvèrent quelques menus domaines et eurent leurs miettes au gâteau du milliard. Ils n’avaient rien appris, comme dit l’autre, et ils n’avaient pas oublié l’art de faire danser les écus. Cette faculté précieuse s’étant transmise à leur fils, Gerval se trouva un beau jour orphelin d’un père ruiné jusqu’aux orteils, avec pour tous protecteurs deux ou trois oncles et tantes qui tiraient le diable par la queue et n’avaient pas le cœur tendre. Ils consentirent toutefois à s’assembler en une sorte de conseil de famille et discutèrent sur le sort du petit, qui avait alors dix ans et se rendait parfaitement compte de la situation.

La scène se passait dans une mauvaise chambre garnie, proche de celle où leur parent avait crevé son pneu. Le petit en attendait l’issue dans un couloir, au fond duquel un grand bougre de menuisier se livrait à un travail de consolidation. La séance durait longtemps : des propos aigres franchissaient les panneaux de la porte. De-ci de-là, le menuisier interrompait sa besogne et venait dire un petit mot à Richard, dont la frimousse lui revenait.

Vers midi, l’homme interrompit sa besogne et demanda :

— Tu dois avoir faim ?

— Oh ! oui, répliqua le gamin avec conviction.

Alors, l’homme cria à travers la porte, d’une voix bon enfant et goguenarde :

— J’emmène l’gosse pour déjeuner… J’vous l’ramènerai dans une demi-heure.

— Bon ! riposta une voix pointue… mais pas plus tard !

Le menuisier emmena Richard dans un de ces restaurants à cochers, où on sert des repas substantiels, sains et succulents. Le petit mangea comme il n’avait pas mangé depuis longtemps, car le père le nourrissait sans largesse, et pour cause. Au bout d’une demi-heure, l’homme et son protégé remontèrent dans le couloir :

— Ça y est ! cria le menuisier en tapant sur la porte… Est-ce qu’on peut rentrer ?

— Oui ! répondit la voix pointue.

Le conciliabule touchait à sa fin. Il avait pris des résolutions énergiques qui furent communiquées à Richard par le comte Népomucène Gerval de Brevilly, grand vieillard ficelle, dont les paupières semblaient sous l’influence de perpétuels coups de poing :

— Mon petit garçon, fit le comte Népomucène, en faisant craquer ses phalanges… dans notre famille, on n’y va pas par quatre chemins. Tu as dix ans, tu es un homme !… En ratissant nos poches jusqu’à la trame, nous avons réuni vingt-trois francs… C’est toute ta fortune… et c’est tout ce que nous pourrons faire pour toi… la noble race des Brevilly est réduite à la gueuserie… Il nous reste un semblant d’influence dont nous userons pour t’épargner l’Assistance publique en te faisant entrer à l’Orphelinat du Bon Berger…

— Sauf respect, interrompit le menuisier, j’ai entendu dire que l’Orphelinat du Bon Berger était une sale turne !

— Mon bon ami, fit le comte Népomucène, si vous vous mêliez de ce qui vous regarde ?…

Ce Népomucène avait encore je ne sais quel fantôme de grand air. Le menuisier demeura vingt ou trente secondes interloqué.

— Faites excuse, dit-il, je voudrais savoir ce que l’petit pense de ça… Est-ce que ça t’chante, mon garçon, d’aller au Bon Berger ?

— Oh ! non, répliqua Richard avec dégoût et tristesse… ça me fait peur !

Et il tournait vers le menuisier un regard suppliant.

— Ben quoi ! fit l’artisan… moi, ça m’chavire le cœur… un joli petit frisé comme ça, avec de bons yeux… non, vrai ! j’trouve ça pire qu’d’aller à la fourrière… Savez-vous quoi ? Ça m’dirait de l’emmener… J’gagne ma pièce de dix francs… J’ai qu’une fille… Y s’rait très bien à la maison… et j’vous promets, pisque vous êtes comme qui dirait des barons, malgré vos frusques… qu’j’y donnerais un métier distingué… quéque chose comme dessinateur… ou graveur… ou peintre d’enseignes…

Le comte Népomucène et les autres avaient daigné entendre ce discours. Au fond, c’était une solution moins humiliante pour le Nom que l’orphelinat : le petit serait perdu dans un faubourg ; il ferait peut-être à la famille la grâce de claquer. Ils se regardèrent, puis le comte dit avec sévérité :

— Vous savez, mon brave homme, si vous le prenez, il n’y aura pas à s’en dédire !..,

— On s’dédira pas, cria le menuisier… On a du cœur… et puis du bon !… Alors, c’est dit ?

— C’est dit ! fit solennellement Népomucène.

— Et toi, mon gosse, quèque t’en penses ?

Richard ne répondit pas ; il se précipita vers l’ouvrier ; il se réfugia, il se pelotonna entre les bonnes grosses mains qui le saisirent et le soulevèrent dans un grand geste protecteur.

— Pour les enfants, continua Landa, les plaisirs ne sont pas dans les choses : les choses, pourvu qu’ils aient de l’air, une nourriture suffisante, un bon estomac et l’imagination droite, sont toujours assez belles. Richard grandit joyeusement sous la protection du menuisier et en compagnie de la petite Caroline. Il eut, comme son père adoptif l’avait promis, un métier « distingué », il devint un excellent dessinateur, avec des dispositions marquées pour l’architecture. Un maigre héritage le mena en Égypte, où une série d’entreprises le conduisirent à la fortune. Quand il revint de là-bas, il eût pu reprendre son rang dans le monde, aussi naturellement qu’un poisson dans une rivière, et épouser quelque fille de condition, jolie et bien rentée ; mais il revit Caroline, il la trouva « en forme » pour devenir la mère de ses enfants. Cette Caroline a l’âme de son père le menuisier, une âme intrépide, patiente, infiniment sûre et généreuse : c’est de quoi rendre un homme heureux — et pas d’un bonheur en baudruche !

LA MARCHANDE DE FLEURS


Mes dettes payées, fit Lantoyne, il me restait quarante-deux francs et six sous, un complet veston, un pardessus, mes bottines et mon chapeau, sans oublier le linge que j’avais sur le corps. Il me restait aussi une bague de famille ; elle valait peut-être sept cents francs pour un amateur, mais tout au plus vingt louis pour un bijoutier…

J’errais autour des Halles, plein d’affliction et de crainte. Car j’avais la certitude de ma nullité marchande. Mon père, homme excellent et plein d’une délicieuse insouciance, ne s’était mêlé de mon éducation que pour m’inspirer des goûts de luxe et m’avait fait si mal instruire que nul diplôme, pas même l’indigent diplôme des bacheliers, ne se mêlait à mes paperasses. De plus, aucune idée pratique ne garnissait ma cervelle. À part un peu d’escrime, de tir, de canne et de danse, je ne savais rien faire de mes membres. Et j’avais une sainte horreur de la servitude.

« Fichu ! songeais-je, tandis que les chariots maraîchers affluaient dans les voies latérales. Jamais je ne m’en tirerai… Je suis un faible, hélas ! je ne pourrai pas vivre dans la pénurie. Autant me casser la g… tout de suite.

Comme je soliloquais, j’aperçus une femme de structure trapue, qui s’était arrêtée au coin du trottoir. Elle avait un visage épais, au menton solide ; ses yeux gris marquaient à la fois l’angoisse et la résolution. J’ignore pourquoi elle m’intéressa : évidemment, sans mon état d’âme, je ne l’eusse pas même remarquée. Nos regards se rencontrèrent ; elle eut un soupir et murmura :

— Y a pas de justice !

Notre conversation partit de là. La femme avait cette familiarité aussi naturelle aux pauvres gens des grandes villes qu’elle est étrangère aux paysans et aux sauvages. Elle me raconta, comme elle l’aurait raconté aux pavés, qu’elle venait de traverser une rude épreuve : une maladie de sa fille l’avait ruinée ; ensuite, elle-même s’était mise au lit avec une pleurésie.

— J’avais quatre cents francs, monsieur, j’allais m’établir… et je vous prie de croire que c’était calculé ! Nous aurions fait fortune… Maintenant, plus un radis… pas même de quoi acheter un petit chargement de fleurs… Va falloir s’adresser à un buveur de sang ! Non ! y a pas de justice.

Son récit m’avait fouetté. J’entrevoyais cet abîme du peuple, où grouillent les myriades d’énergies inconnues.

— Et combien vous faudrait-il ? demandai-je.

— Ben ! huit à dix francs… Avec ça, je vous garantis que je remonterais sur l’eau.

Je me sentis en quelque sorte obligé de lui offrir ce dérisoire pécule, et puis, dix francs de plus ou de moins… je n’en étais pas moins perdu.

— Voyons, dis-je, faites-moi un plaisir… laissez-moi vous prêter cette petite somme.

Elle me darda un regard prompt et pénétrant.

— C’est pour rire que monsieur dit ça ?

Et, comme je souriais doucement, elle eut un élan de joie :

— Ben ! j’accepte, s’exclama-t-elle. Y me semble que ça me portera bonheur. Mais, par exemple, faut que vous me donniez votre adresse, car, pour ce qui est de prendre une aumône, c’est pas mon genre : je me ferais plutôt couper un doigt !

Mon adresse ! Je ne la connaissais pas plus qu’elle-même.

— Je ne vis plus à Paris, répliquai-je, mais si vous voulez, je vous rencontrerai un de ces jours !

— Ça va, reprit-elle sans malice. Ben, samedi, le soir… je crois que je serai en ordre.

— Alors, ici même, à six heures.

Je vécus jusqu’au samedi dans un petit meublé et j’essayai du régime des pauvres gens. Il me parut épouvantable. Je faisais des rêves de suicide, mais au fond j’avais l’amour de la vie, il me semblait horriblement triste de l’abandonner alors que tant de visions brillantes peuplaient ma cervelle… Le samedi, après une journée d’ignominieuse tristesse, je me rendis aux Halles, avec je ne sais quelle curiosité vague. La femme m’attendait déjà. La détresse avait quitté son visage ; une confiance énergique luisait dans ses yeux gris :

— Vous m’avez porté bonheur ! fit-elle tout de suite. Toute la mécanique est remise en route.

Vous ne sauriez croire combien ces paroles m’impressionnèrent. Il y avait une sorte d’admiration dans le regard que je jetai sur l’humble femme : combien elle était plus forte, combien mieux armée que moi pour les batailles de la vie !…

J’écoutai avidement le récit qu’elle me fit de ses aventures, depuis la nuit de notre rencontre. Ce fut une extraordinaire leçon de choses. Je conçus tout à coup l’inanité et la lâcheté de mes craintes. Le goût de la lutte chauffa mon âme ; ma jeunesse bondit, pleine de foi et d’espérance ; la vanité de ma caste tomba comme une guenille. Et j’eus la sagesse de confier mon infortune à la marchande de fleurs et de demander son avis. Stupéfaite d’abord, elle entra vite, avec l’admirable faculté d’adaptation des créatures primitives, dans la réalité simple et profonde de mon destin :

— Ah bien, fit-elle enfin en secouant la tête… et comme ça vous n’avez plus rien… plus rien du tout, mon pauv’ monsieur ?

— J’ai cette bague, répondis-je. Et c’est toute ma fortune.

Elle regarda la bague avec respect : — On en donnerait sûrement quatre ou cinq cents francs au clou, remarqua-t-elle… Ah ! si j’avais quatre cents francs…

Et, brusquement, me dardant dans les yeux son regard de courage et de franchise :

— Ben, écoutez, reprit-elle, vous ne savez rien faire, s’pas ? Va falloir tout de même mettre la bague chez ma tante. Et avant quelques semaines vous aurez bouffé la galette… Alors, savez-vous quoi ? Mettez-vous avec moi dans les fleurs… On marchera en gros, on tâchera de gagner des mille et des mille… Moi, je sens qu’on va réussir. Et même si on ne réussissait pas, vous aureriez appris à vivre, vous vous tireriez des pattes. Qu’est-ce que vous en pensez ?

Je tirai la bague de mon doigt, je la passai au doigt de la femme et je dis :

— Voilà ce que j’en pense !

Elle eut un rire, le rire joyeux du peuple, où sonne la jeunesse éternelle, et cria :

— Voulez-vous parier ? On fera fortune.

Elle ne se trompait point. « J’appris les fleurs », nous eûmes une boutique avec un mauvais logement, nous achetâmes des cargaisons que nous revendîmes à des détaillants, et, dès la première année, nous avions « les mille » qui devaient nous permettre d’étendre nos affaires. J’étais heureux, replongé dans l’aventure réelle des hommes, je me battais contre le hasard et les circonstances avec une volupté de conquistador.

Et notre négoce grandit ; nous y joignîmes les primeurs ; l’argent s’habitua à croître dans notre caisse ; avant ma trentième année, la fortune était venue.

Je pourrais aujourd’hui reprendre ma place parmi les gens qui s’amusent, mais je n’y trouverais pas de plaisir. Le bonheur est dans la lutte. Rien ne vaut ces péripéties où il faut vaincre par la ruse, par la force ou par la patience. Et j’ai même renoncé à ma race ; j’ai épousé la fille de mon associée. Elle est fraîche comme la feuille nouvelle, elle a la chair saine, les yeux d’un enfant, et elle m’a donné deux fils aux reins solides.

APRÈS LE NAUFRAGE


Nous parlions du Chanzy. Chacun y allait de sa petite anecdote ou de son trait de mœurs. On aurait cru que la plupart d’entre nous avaient fait le tour des océans. Au fond, nous ressassions et déformions des faits déjà cent fois ressassés et déformés ; c’est le sort des réalités humaines : toutes, par le secours de la parole ailée, se transforment en fables.

Seul, le commandant Desgenest, qui avait longuement parcouru la planète, gardait le silence. À la fin, cependant, il se mit à dire :

— Moi aussi, j’ai fait naufrage, et, comme le rescapé du Chanzy, j’ai eu seul la chance de revoir, après le désastre, la divine lumière.

« Je revenais d’Égypte sur un paquebot sénile, aux rouages essoufflés, mais à la carapace encore résistante. La tempête nous saisit presque en vue des côtes de France. Elle fut formidable. La triste demeure flottante tantôt croulait au fond d’un gouffre, tantôt s’élevait sur des collines écumeuses. La puissance et la sagesse humaines devenaient semblables à la puissance et à la sagesse de quelques fourmis saisies par un torrent. Le capitaine faisait ce qu’il pouvait, le pauvre bougre. Le torse lié à la passerelle, il rugissait stoïquement des ordres dans le porte-voix.

« L’heure du destin était venue. Les vieux flancs du navire craquèrent sur un écueil, l’eau souveraine saisit sa proie, et, cinq minutes plus tard, je flottais sur le désert liquide, frénétiquement accroché à une futaille vide.

« L’épouvante et la volonté se partageaient mon âme. Je croyais que j’allais mourir, mais cela ne diminuait en rien mon énergie… Ce qui finit par la diminuer, c’est que l’eau m’entra plusieurs fois par les narines ou par la bouche. J’étouffais, je sentais faiblir mes muscles, lorsque, dans un moment où la vague me soulevait, je vis la côte et, entre la côte et moi, un canot monté par un seul homme.

« Ce canot prenait à mes yeux quelque chose de fantasmagorique. Son unique occupant était-il un naufragé comme moi ? Ou — hypothèse insane — était-ce un sauveteur ?… Ces questions, vous pensez bien, passèrent dans ma cervelle en une fraction de seconde. L’instinct dominait, l’instinct qui me poussait sauvagement vers la barque.

« Les circonstances me favorisèrent. Un tourbillon saisit mon épave et la maintint à peu près en place, tandis qu’une vague tangente amenait le canot à peu de distance. Je vis l’homme ramer désespérément ; il fut à quelques brassées, puis tout proche. Et, dans la fureur des météores, il réussit à me hisser dans sa coquille.

« — Ça y est ! hurla-t-il… La « veigne » est pour nous… je la sens ! Du « nerve » !

« C’était un type au visage berbère, les cheveux plats, le nez en cimeterre, et qui, lorsqu’il riait, montrait des dents de chacal. Il s’était remis à ramer. Une fureur héroïque crispait ses lèvres. Par moments, il poussait une clameur ou une injure :

« — Pécaïre ! Rosse de mer… Pas peurr. Quand on a peurr, elle vous mange… Va donque, bougresse !

« J’étais inerte. Une paix extraordinaire m’était venue. Je me sentais comme débarrassé de ma personne. Cet homme avait pris mon sort en charge.

« Cependant, la côte approchait. Elle était hérissée de falaises, pleine de pièges, mais on apercevait aussi une longue plage qui nous faisait face.

« — C’est là qu’il faut arriver, ricana l’homme ; si onn se fout contre la falaise, il y aura des embêtemains ! Mais nous avons la veigne !

« Nous l’avions, effectivement ; après quelques soubresauts, la barquette échoua sur le sable.

« — Hein ! Sauvés… La rosse de mer, elle est bernée ! mugit mon Provençal. Voyez-vous, quand on a la veigne ! Aujourd’hui, je sentais que j’irais jusqu’au bout, dès le momain où j’ai filé à votre secours.

« — Comment ! m’écriai-je avec stupéfaction. Vous aviez pris la mer pour me sauver ?

« — Un peu, mon bon ! Je vous suivais de là-haut, tenez… et de me painser que vous étiez tout seul, ça me crevait le cœur. Je me dis : « Pascalon, si tu n’es pas un couillon, tu iras jouer la partie avecque lui, bagasse ! » Et comme je suis obstiné, biengue, j’ai marché, quoi !

« Mes yeux étaient pleins d’eau. Je regardais ce brave homme avec une exaltation de reconnaissance. Et, lui ayant saisi les mains :

« — Ah ! mon ami, m’écriai-je, mon héros ! C’est entre nous à la vie à la mort !

« — Vous emballez pas ! riposta-t-il avec un attendrissement sur sa face bistre. C’est tout naturel, vé ! Et puis, soyons pratiques. Il faut se sécher, se réchauffer et manger un morceau.

« Il me conduisit dans une bastide, construction solitaire et lézardée, où il alluma un feu d’épaves. Ensuite, il me donna de grossiers vêtements de rechange et se mit à cuire quelques poissons. Je fis là, avec ces poissons, des olives, du pain dur et une poignée de figues sèches, un repas magnifique, pendant lequel l’homme me raconta des histoires pleines de saveur, de réalisme et de malice méridionale. Après quoi, je lui exprimai une fois de plus ma reconnaissance et je me sentis saisir par une invincible torpeur.

« — Vous êtes mort de fatigue ! remarqua mon hôte. Il n’y a qu’une chose à faire, mettez-vous là et roupillez…

« Il n’y avait qu’à lui obéir. Je m’étendis sur un matelas de varech, je tombai dans un sommeil profond et qui, pourtant, fut interrompu par je ne sais quelle inquiétude du subconscient…

« Je n’ouvris pas tout de suite les yeux. Et, quand je les ouvris, ce ne fut qu’à peine. À travers mes cils, j’entrevis mon sauveur, près du feu. Il palpait mes vêtements, qui séchaient sur une corde… Tout à coup, je vis qu’il tenait mon porte-monnaie… Il l’examina, d’un air rêveur, et l’ayant ouvert, il eut un tressaillement. Puis, avec précaution, il tourna le visage de mon côté : j’avais fermé les yeux ; d’instinct, je respirais comme on respire pendant le sommeil… Alors, avec un soupir, il plongea ses gros doigts dans le porte-monnaie, qui était bourré, il en retira trois ou quatre pièces d’or et le remit en place…

« Hélas ! conclut le commandant, cet homme avait risqué sa vie pour sauver la mienne, il avait été héroïque, généreux, hospitalier et même délicat… il méritait que je l’aimasse comme un frère, il n’aurait eu qu’un mot à dire pour avoir la moitié de ma fortune… et il me chipait quelques louis ! Ah ! que l’âme humaine est incohérente ! »

LE
SAUVETAGE DE NÉPOMUCÈNE


Lorsque j’étais le secrétaire de M. Arthème Callemarre, je n’avais pas de grandes espérances, raconta Desnoyers. M. Callemarre était riche et paléologue. Il m’employait à rédiger ses mémoires, à classer ses notes et à surveiller l’aménagement de son muséum, où s’amoncelaient des ossements innombrables, des armes et des outils de pierre éclatée, de pierre polie, de corne, de bronze ou de fer, des sculptures préhistoriques, des coprolithes, des insectes marinés dans l’ambre, des poteries millénaires.

C’était un homme patient, érudit et idiot. Il m’assurait le logis avec la nourriture, plus soixante-quinze francs par mois. D’ailleurs, en dehors des travaux qu’il m’assignait, j’existais beaucoup moins pour lui qu’une aiguille à chas des temps lacustres.

Je n’existais guère davantage pour ses amis, qui ne se montaient guère qu’à neuf ou dix personnes des deux sexes, parmi lesquelles un numismate fossile, un assyriologue au nez de tapir, et la famille Guerlin, composée de deux frères, Nicolas et Népomucène, respectivement entomologiste et statisticien, l’un veuf, l’autre armé d’une femme-peintre et d’une fille si claire, si fraîche, si vive, qu’on eût dit d’une églantine poussée parmi les choux.

J’eus la faiblesse de m’éprendre de cette demoiselle. Lorsque sa bouche rouge d’œillet, sa chevelure où se mêlaient dix nuances de blond, ses yeux de tourmaline, apparaissaient sur la terrasse ou dans la pénombre des salons, une excessive inquiétude agitait mes artères. Je gardais ces émotions pour moi-même, car je n’ai jamais eu de visions chimériques, et je savais quelle distance me séparait de Colette Guerlin. C’était exactement la distance qui sépare soixante-quinze francs par mois (plus la nourriture et le logis) de quarante mille livres de rentes et de vastes espérances. Il y fallait ajouter l’aversion que me témoignaient généreusement Mme Guerlin, Nicolas, l’entomologiste, et surtout le statisticien, Népomucène.

Ce dernier était l’oncle. Il avait un museau violâtre et rogue, des yeux de caïman affreusement immobiles, et, comme le prince de l’Immortel, portait l’art de mépriser à ses ultimes limites. Et je crois qu’il ne méprisait personne autant que moi. Pourquoi ? C’est le secret de son âme de statisticien.

Dès qu’il m’apercevait, le dédain crispait sa lèvre, un sourire amer et sarcastique lui plissait les joues et son œil de saurien se fixait sur mon visage avec une insolence glaciale. Comme il tenait les rênes tant parce qu’il exerçait une sorte de fascination sur son frère Nicolas qu’à cause de sa fortune supérieure, son aversion faisait de moi, pour les Guerlin, l’excrément de la terre. La chose allait si loin que je craignais de perdre ma place auprès d’Arthème Callemarre…

Un après-midi d’été, je rêvais à mon humble destin, au bord de la rivière. Le soleil tapait comme un sourd. La terre était aussi chaude qu’un four à chaux. J’avais croisé Népomucène sur ma route, j’étais mélancolique jusqu’à la neurasthénie ; je me disais : « Ce porc me portera malheur ! »

Et des présages sinistres accablaient ma cervelle.

Comme j’étais venu avec l’intention de prendre un bain, je me déshabillai dans une cahute abandonnée et revêtis un caleçon. Puis, je fis quelques brasses, en ayant soin de ne guère m’éloigner des bords, car je nage sans maîtrise. Je reprenais haleine, debout sur un banc de sable, lorsque j’entendis une clameur horrifique.

En même temps, j’aperçus en amont une masse blanchâtre qui tournoyait parmi les flots : je reconnus le sieur Népomucène. Il disparut pendant une bonne demi-minute et reparut à fleur de courant. J’étais paralysé. Je regardais avec des yeux qui devaient être fixes, ronds et stupides. Et je n’avais évidemment aucune envie de risquer ma peau pour ce sale échantillon de la race statisticienne. À la fin, le hasard poussa Népomucène de mon côté, puis à portée de mon bras.

Alors seulement je saisis le noyé par sa veste de piqué et je l’attirai doucement. Il avait les yeux clos, il était inerte, perdu dans les pays lointains de l’inconscience. Je le poussai avec peine sur le rivage, je lui donnai quelques soins sommaires et ridicules, qui réussirent. Népomucène ouvrit les yeux, hébété d’abord, et soufflant comme une otarie ; enfin, il s’exclama :

— C’est vous… vous ?

Et, tout de suite, il fut saisi d’un délire :

— Vous avez plongé trois fois ! affirma-t-il. Vous avez risqué dix fois votre vie…

Il me happa la main, il l’étreignit avec force, et il répétait :

— Trois fois ! Vous avez plongé trois fois, noble jeune homme !

Je voulus protester. Mais lui, se levant de terre, m’interrompit avec véhémence :

— Pas de fausse modestie ! Vous êtes tout bêtement un héros…, un de ces héros simples qui n’ont pas d’histoire…, mais que la statistique n’ignore point.

Il n’en voulut pas démordre. Il raconta aux siens, il raconta à Callemarre, il raconta au numismate et à l’assyriologue l’aventure telle que sa cervelle l’avait conçue au sortir de la pâmoison. Contrairement à M. Perrichon, la reconnaissance ne lui était pas à charge. Non seulement il voulut m’avoir pour secrétaire, il me prodigua les gratifications, mais il me fit traiter comme un fils par Nicolas et la femme-peintre ; et lorsqu’il s’aperçut de mon inclination pour Colette, il la favorisa scandaleusement…

Le soir des fiançailles, il mena les invités dans son cabinet de travail :

— Je vais vous faire une surprise, dit-il.

On voyait, pendu à la muraille, un cadre voilé. Il le découvrit. Un tableau apparut, qui représentait un homme emporté par les flots et un autre qui se précipitait, héroïquement, à son secours :

— Il a plongé trois fois ! murmura Népomucène avec attendrissement. Sans lui, je dormirais sous la froide terre !… Sans lui, mon grand œuvre, les Statistiques des Crimes et des Traumatismes, demeurait à l’état d’ébauche.

Ainsi, je connus pour ma joie combien l’illusion est supérieure à la plate réalité et de quelles rencontres hasardeuses dépend le sort des faibles créatures.

LE LION ET LE TAUREAU


Jusqu’à ma vingtième année, fit Mme des Jardes, j’ai habité une très vieille gentilhommière, ou plutôt la moitié d’une gentilhommière, car l’aile droite seule et une partie du corps pouvaient encore abriter des humains ; le reste ressemblait en petit à l’ancienne Cour des Comptes ; il y poussait des chênes verts, un hêtre rouge, un foresticule d’arbustes et de broussailles, une prodigieuse quantité de liserons qui argentaient les ruines jusqu’à l’automne.

Nous vivions vaille que vaille du loyer de quelques métairies et du produit de notre chenil ; mon père élevait deux ou trois espèces de chiens rares et s’y entendait à merveille. C’étaient les éléments du bonheur : nous avions, par chance, le tempérament qu’il fallait pour le sentir. Je sais que j’ai vécu là des saisons de sortilège. Le terroir donne des forêts drues comme au temps de la Gaule celtique ; des fontaines joyeuses chantent à tous les échos de la verdure ; il y a des combes ombrageuses, de beaux étangs turquoise, des cavernes où vécurent les hommes qui taillaient dans la pierre des outils et des armes que nous collectionnionssans art, méthode ni vanité.

Pendant mes courses, je rencontrais souvent un personnage fantasmagorique. Il portait sur les épaules une longue chevelure jaune fauve, montrait un grand visage roux avec des yeux énormes, une bouche armée de canines aiguës et laissait croître à ses doigts dix griffes pointues qui eussent aisément déchiré un bélier ou même une génisse. Cet homme vivait à la corne du village, dans une grotte taillée en habitation, ainsi qu’il s’en trouve au pays, et rôdait par les bois. Il évoquait un lion baroque, comme les illustrateurs se récréent parfois à les faire pour un recueil de fables, mêlant la structure humaine aux structures de la bête. De fait, il se croyait une parenté avec les lions. Je ne sais pas très bien comment il arrangeait l’affaire. C’est le secret de sa cervelle, qui était mal aménagée, folle, avec le discernement de ce qui se peut faire et de ce qui ne se peut pas. On aurait pu l’enfermer ; de nos jours, on n’y manquerait point ; cela n’aurait servi de rien, car il était inoffensif et le resta jusqu’à la dernière heure. Quand je dis qu’il était inoffensif, je parle pour les autres, non pour moi, qui dois me féliciter grandement de ce qu’il ait vécu libre et qu’il ait eu sa manie…

Je le croisais dans les clairières profondes et je n’en avais aucune crainte. Il m’aimait bien, parce que je lui jetais un mot amical et qu’il m’arrivait d’écouter ses propos ; il ne les prolongeait point, doué d’une tournure d’esprit laconique. Il lui suffisait de quelques paroles sur les événements de la forêt ou de l’annonce qu’il était sur la piste d’une gazelle, d’un buffle, d’une girafe. Car il ne se lassait pas de chercher une proie et voulait, bien entendu, que ce fût une bête comme il s’en trouve en Afrique. Au demeurant, il mangeait des faînes, des champignons dont il connaissait chaque sorte, des noisettes, des fraises et des pommes de terre qu’il cultivait lui-même dans les moments où il reconnaissait sa nature d’homme… Il rendait aussi des services aux braves gens, qu’il renseignait sur les bons coins des bois, et recevait en échange quelque quartier de lard ou quelque panier de légumes. Nous étions de ceux qui lui venaient le plus souvent en aide, particulièrement au creux de l’hiver.

Un après-midi, je revenais de chez les Pommereux-Lascombe avec Marguerite, notre plus vieille servante. C’était à l’automne verte. Le temps était gentiment nébuleux, avec des sautes de soleil, et je marchais bien contente de ma jeunesse, de la fraîcheur des prairies, de cette fine mélancolie des arbres, dont quelques-uns seulement montraient une petite rouille. Le soleil jouait à cligne-musette avec un gros nuage vieil argent, lorsque je parvins aux herbages de Montsaur. On y élevait des bœufs, des vaches et des chevaux, dont je voyais pâturer plusieurs douzaines. Près du ruisseau, je vis aussi le taureau noir, assez pareil au bœuf Apis avec sa tache blanche sur le front. Il n’avait pas bonne réputation, étant sujet à des rages brusques ; plusieurs fois, on avait parlé de s’en défaire. On le gardait pourtant, à cause de sa beauté et de sa force. Mais, outre la clôture, une bonne corde le retenait. Je m’arrêtai pour le contempler, car il m’intéressait, justement parce qu’il passait pour terrible.

Ce jour-là, il était de fort mauvaise humeur. Au lieu de paître tranquillement l’herbe savoureuse, il s’interrompait d’un air agacé, aspirait l’air humide et poussait des beuglements furibonds. Quand il m’aperçut, — peut-être à cause d’une grande fleur rouge que je portais à mon chapeau, — il piétina le sol et ses yeux bleu-noir flambèrent. Puis, d’un élan furieux, il chargea. Quoiqu’il fût attaché et que, par surcroît, la clôture me mît à l’abri, je sentis un frisson froid sur la nuque. La corde se tendit, la bête eut un long halètement… Je vis qu’elle était libre ! Je n’attendis pas la suite des événements, je m’enfuis à toute allure. Au reste, ma peur demeurait incomplète : je comptais sur la clôture… Après quelques minutes de course, je me retournai. Cette fois, ce fut la grande terreur qui a comme le goût de la mort : le taureau avait renversé l’obstacle, il bondissait, plein de la rage stupide et formidable de sa race. J’accélérais ma fuite, mais je n’étais pas de force. À chaque seconde la galopade de la brute devenait plus distincte !… Et personne à l’horizon : pas un vacher, pas une vachère. D’ailleurs, ils n’auraient pas eu le temps de me secourir ; le taureau était proche ; j’entendais son souffle furieux ; il me semblait déjà sentir les cornes aiguës…

Soudain retentit une grande voix rauque, qui ressemblait à un rugissement ; je vis se lever des hautes herbes l’homme aux cheveux jaunes et au visage roux. Formidable et grotesque, ses longues griffes étendues, sa bouche énorme ouverte, il bondissait comme un kangourou. En trois sauts, il se jetait sur le taureau… Je le jugeai perdu et, malgré mon épouvante, je me retournai. Alors, je vis un spectacle extraordinaire. L’homme s’était hissé sur le dos de la bête, il s’y accrochait des griffes, des genoux et, de ses fortes canines, il ouvrait une jugulaire, il se mettait à boire le sang pourpre à longs flots, comme eussent pu faire un léopard et un tigre. Le taureau, fou de rage, tantôt essayait de le désarçonner, tantôt galopait avec frénésie. Mais l’homme tenait ferme, il agrandissait encore la blessure, il ne cessait d’aspirer la liqueur écarlate…

La scène dura longtemps. Puis la bête s’arrêta, toute tremblante, et s’abattit sur le pâturage, tandis que l’homme, secouant sa tête chevelue, rugissait triomphalement.

Ce fut la seule fois que le bizarre personnage joua au naturel son rôle de lion. Il en garda une joie singulière et, lorsque je le rencontrais dans les bois ou sur les collines, il ne manquait pas de pousser le même rugissement qui avait précédé ma délivrance. Cela ne me faisait pas rire. J’en étais tout attendrie ; aujourd’hui encore, quand j’y songe, je frissonne, mais de ce bon frisson où un souvenir craintif se mêle aux féeriques images de la vingtième année.

DES AILES !


— Non, monsieur, déclara, rancuneux et flegmatique, l’Alsacien rallié Hans Roser… Je donnerai ma fille à n’importe qui… À un Turc, à un Chinois, à un Peau-Rouge… mais je ne la donnerai pas à un Français.

Hans avait un visage rude, où croissait du poil blond en abondance ; on pouvait deviner sous la barbe un de ces mentons d’entêté qui font galoche :

— Si vous voulez l’avoir, cria-t-il avec un large ricanement… reprenez d’abord l’Alsace et la Lorraine. Je ne m’y oppose pas… je ne demande même pas mieux ! J’ai attendu vingt ans, oui, vingt ans, que vous veniez la reprendre… Seulement dépêchez-vous, car je ne laisserai pas passer deux printemps avant de marier ma Marguerite.

Il tira de son porte-cigares un énorme manille et y bouta le feu.

On pouvait voir, à l’autre bout de la terrasse, la jeune Marguerite, et ses grands cheveux couleur de moisson. Elle était vêtue d’un costume nué d’argent et de perles, elle rappelait toutes les filles fraîches qui étincellent dans les romans du vieil Erckmann.

Jean la regardait désespérément.

— Regardez-la une dernière fois ! faisait l’ironique Roser… car vous ne la verrez plus… ou trop tard. Et n’essayez pas de l’enlever, beau Lohengrin, elle sera bien gardée… Il vous faudrait des ailes !

La maman Roser était venue, avec ses yeux bleu de vergissmeinnicht et son visage naïf. Elle soupirait, elle avait une âme rose, confiante, romanesque, mais elle n’était qu’une humble serve, nourrie de saucisse, de jambon et de kugelhof, qui ne voulait pas gâter ses digestions :

— Des ailes ! gémit-elle… Il lui faudrait des ailes. Jean Vallery écoutait mélancoliquement l’Alsacien tyrannique et il épiait Gredel :

— Pourquoi m’avoir reçu ? fit-il avec reproche.

— Est-ce que je suis forcé d’accorder la main de Gredel à ceux que je reçois ! s’esclaffa l’autre… Allons ! il faut en finir, je vous autorise à lui dire adieu !

Il fit un signe à Gredel qui accourut à petits pas lestes. Elle semblait devenir plus charmante à chaque mouvement ; quand elle fut proche, quand ses yeux immenses où se mêlaient les éclairs du saphir oriental et de l’aigue-marine se fixèrent sur Jean, il fut saisi d’un ardent désespoir.

— Gredel, fit rudement le père, j’ai refusé ta main à ce monsieur.

— Et vous savez que je l’aime ? fit Gredel avec énergie.

Car elle avait reçu en partage quelque chose de la volonté de Roser.

Il la regarda avec indignation :

— Qu’est-ce que tu en sais ? riposta-t-il… Dans six mois, tu en aimeras un autre.

— Ni dans six mois, ni dans six ans, s’écria-t-elle. Et encore, si c’était juste… je me résignerais. Mais vous n’avez aucune raison pour vous opposer à ce mariage.

— Tu te révoltes, je crois ! reprit le père dont les joues se revêtirent de la teinte des géraniums. Eh bien ! ma petite, révolte-toi si ça te fait plaisir, et même menace-moi de te faire enlever, j’y consens. Seulement !….

Il eut un gros rire, un peu brutal, et sa main carrée montrait à Jean les forêts et les collines qui enveloppaient le domaine.

— Seulement ! Ce domaine est gardé par des hommes sûrs, qui ne dorment jamais que d’un œil, qui ont des yeux, des nez et des oreilles de sauvages… avec des chiens qui ne laissent passer personne sans avertir.

Et il répéta âprement :

— Il vous faudrait des ailes.

Plusieurs semaines s’écoulèrent. Vallery était retourné au pays de France ; Gredel menait une vie monotone dans les chambres, sur les pelouses et dans le parc d’Altenburg ou sur les routes du pays. Tous les jours elle était accompagnée. La nuit, la demeure était hermétiquement close, à l’aide de systèmes perfectionnés, munis de sonneries électriques, que Hans avait fait appliquer par une maison de Colmar, experte en fermetures. Les fenêtres de la petite avaient été grillagées, car, au dedans comme au dehors, on menait bonne garde. Si quelque étranger s’était risqué pendant la nuit aux abords du domaine, on l’eût infailliblement signalé et cerné. Si le même étranger avait tenté quelque manœuvre pendant le jour, il n’aurait pu faire cent pas sans être découvert… Quant à Gredel, il lui aurait fallu accomplir des miracles pour franchir les divers cercles de son enfer. Elle le savait et n’y songeait même point ; elle attendait, avec cette confiance obscure qu’ont les jeunes êtres. Hans attendait aussi, sachant qu’à la longue tout s’use et que, après quelques mois, Gredel et Jean seraient résignés à leur sort et prêts à disposer autrement de leurs cœurs et de leurs destins.

Au bout d’une quarantaine de jours, Gredel fut prise d’une tristesse plus profonde. Elle n’avait plus guère le courage de sortir. Elle se réfugiait au haut du castel, sur une terrasse, assez large, mais surtout fort longue. On y accédait par un escalier de granit, qui aboutissait à une des extrémités, et, de là, on pouvait contempler le vaste horizon de pâturages, de bois et de collines. C’est au crépuscule que Gredel aimait s’y réfugier. Souvent, elle y était encore lorsque se levaient les premières étoiles. Là, elle rêvait à tout ce qui hante une âme neuve, pour qui le monde est infini et le temps éternel. Ceux ou celles qui étaient chargés de la garder se bornaient à occuper l’escalier de granit ; il n’y avait aucune autre issue.

Quand elle en redescendait, il lui arrivait de rencontrer Hans qui fumait son manille ou sa pipe :

— Nous sommes allés faire une causette avec les nuages ? goguenardait-il. Ça tient encore ?

— Ça tiendra toujours !

Il fronçait les sourcils ou se mettait à sourire :

— Toujours, ça n’est ni allemand, ni français ! dit-il une fois.

— C’est alsacien ! répliqua-t-elle.

Un soir, elle s’attarda plus encore que d’habitude. C’était au mois d’août. Déjà les immenses crépuscules commençaient à décroître. Les astres venaient plus tôt et s’éteignaient plus tard. L’étoile Vesper, d’abord confondue avec le soleil, étincelait chaque jour davantage. Gredel la contemplait, descendant vers l’ouest, descendant vers la France. Ce soir-là, elle semblait plus bleue, petite prunelle de l’infini devant laquelle rêvaient déjà les pâtres de Chaldée et les âpres nabis de Yerouschalaïm !… Il n’y avait pas de lune. La lueur des astres tombait comme une poudre de saphir ; le vaste silence semblait grandir de seconde en seconde ; et Gredel, sa face pâle levée dans les ténèbres, avait l’illusion de vivre en plein ciel…

Brusquement, elle vit quelque chose de pâle qui planait au-dessus des collines. Ce fut d’abord comme un nuage, puis on eût dit un oiseau fabuleux, un rapace colossal ou plutôt le fantastique rock des Mille et une Nuits… Cela s’approchait du château. La jeune fille entendit un ronflement, une palpitation métallique… La machine fut proche, elle se mit à descendre ; une voix appela Gredel… Tremblante de tous ses membres, elle comprit… et quand l’aéroplane fut sur la terrasse, elle se laissa saisir, elle ferma les yeux, tandis que de grands cris montaient… Déjà la machine avait repris son élan ; au bout de la terrasse, près de l’escalier de granit, elle s’élança dans l’espace…

Gredel fut en plein firmament : elle volait vers l’étoile Vénus, vers le couchant blême, vers la terre de France :

— Tu vois, murmurait tendrement Vallery… les ailes sont venues !

Hans était sorti du château au moment où les serviteurs donnaient l’alarme. Trop tard. L’aéroplane avait repris son vol. On le voyait qui planait, qui montait, comme un condor démesuré et qui, enfin, prenait sa direction. L’Alsacien jeta son cigare avec fureur et épuisa une magnifique réserve de jurons. Puis, il garda un long silence, les bras croisés, les yeux fixés vers la région où avait disparu la machine. Soudain, il se mit à rire, d’un gros rire où revenait sa bonne humeur goguenarde :

— C’est un gaillard, au moins !… Et qui sait si ce n’est pas un symbole ! Peut-être un jour…

Un rêve qu’il cachait au fond de son cœur s’épanouit doucement, tandis que l’étoile Vesper allait se perdre dans l’Occident profond.

FIN
TABLE DES MATIÈRES
Pages
La Mort de la Terre 
 
 1
 62
 67
 72
XIII. 
 83
 85


CONTES — Première série
 125
 137
 151
 207
 241
CONTES. — Deuxième série.
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  1. Admirateur fervent de la glorieuse nation britannique et de sa splendide littérature, je crois pouvoir écrire sans scrupules que je considère, sauf quelques exceptions honorables et brillantes, les critiques anglais contemporains comme les plus étourdis, les plus frivoles, les plus snobs et les plus incompétents qui soient.
  2. Dans les hautes régions atmosphériques, la vapeur d’eau fut de tout temps décomposée, par les rayons ultra-violets, en oxygène et en hydrogène : l’hydrogène s’échappait dans l’étendue interstellaire.
  3. Que se passe-t-il ?