Le Théâtre des Chinois/Texte entier

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (p. T-TdM).


LES CHINOIS PEINTS PAR EUX-MÊMES
_____


LE
THÉÂTRE DES CHINOIS
ÉTUDE DE MŒURS COMPARÉES


PAR
LE GÉNÉRAL TCHENG-KI-TONG


Le monde est vieux, dit-on. Je le crois. Cependant
Il le faut amuser encor comme un enfant.
La Fontaine.



PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
3, RUE AUBER. 3


1886




À MADAME MARIE TALABOT


Chère Madame,

En vous dédiant ces essais de littérature franco chinoise, j’ai pensé que je devais les placer sous votre gracieuse recommandation — par reconnaissance, si vous voulez.

Votre souvenir, évoqué à la première page, invitera le lecteur à lire la seconde. Voilà certes une opinion « nature » d’un auteur déjà endurci. Mais je fais peu de cas du qu’en dira-t-on. J’adore les contes de grand’mère Perrault ; vous savez, ces jolis poèmes où l’on voit des fées charmantes auprès des berceaux… et c’est pourquoi j’inscris fièrement et respectueusement sur cette page, qui sera la plus belle du livre :

Hommage de l’auteur


TCHENG-KI-TONG.


AVANT-PROPOS


UN REVENANT


Molière, le plus grand des hommes, est le patron de tous les audacieux, lui qui a fait monter la honte au front de tous les pédants : précieuses et ignorants, marquis et beaux esprits, et dont les satires ont conquis plus de progrès que les révolutions. Qu’a-t-il fait, lui comédien, dans un temps où cette profession déshonorait, pour battre en brèche la cour et renverser les préjugée de la fausse science ? Dire son mépris de ce qu’il méprisait : rien de plus ! — pardon : c’était signé Molière. Ah! la magnifique et virile comédie ! Cet homme qui n’est rien socialement et qui se grandit au-dessus de tous, à une hauteur où n’arriveront jamais ni l’argent, ni la noblesse, ni le pouvoir royal : les couronnes et les sacs d’écus n’élèvent pas aussi haut !

La première fois que j’ai pu lire Molière, je n’ai su ce qu’il fallait le plus admirer de son courage ou de son génie ; mais j’ai imaginé qu’il avait dû éprouver une sorte d’effroi à la pensée de livrer seul un tel combat. Vit-on jamais un pareil spectacle : une troupe de comédiens osant attaquer de front les courtisans de Louis XIV ! Toutes les vanités reléguées à leur rang ! Tous les faux savants coiffés du bonnet d’âne ! Tous les dévots hypocrites marqués au fer rouge et confondus pour toujours avec Tartufe ! N’avais-je pas raison de dire de Molière qu’il était le patron des audacieux ?

La transition est violente : c’est un Chinois qui rend cet hommage à Molière, et qui voudrait se dire de ses disciples pour faire excuser la hardiesse de ses pensées. N’ai-je pas entrepris de défendre nos antiques institutions et nos mœurs contre le mépris par trop despotique de l’Européen. (Je laisse de côté les choses de la politique qui n’ont jamais créé que des malentendus, et ont excité les divisions.) N’ai-je pas imaginé de détruire un préjugé ? Tel a été, en effet, le but que je cherchais à atteindre ; mais mon sujet m’a entraîné plus loin, et je me surprends moi-même prenant goût à écrire. C’était chose prévue : quiconque tient une plume met une voile à sa pensée, et le vent qui passe entraîne le frêle esquif jusqu’aux rives où se construisent les châteaux en Espagne. C’est ainsi que de simples notes sont devenues un volume :


Tout bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs.


Cela était trop « cœur humain » pour que j’aie pu résister à la tentation : elle était au-dessus de mes forces.

J’ai vu les choses d’Occident comme pourrait les voir un revenant d’un autre âge, qui se serait trompé de date, et, se croyant à la fin du monde, se serait ressuscité. On dit quelquefois sous forme de plaisanterie : « Si nos ancêtres sortaient de leurs tombes, que d’étonnements ils éprouveraient! » Sans doute ! — Je suis un peu semblable à ce revenant ; mes ancêtres n’ont pas été aux croisades et, si je devais remonter le cours des siècles, je crois que, même chez les Celtes, il me serait difficile de découvrir un cousin.

J’étais donc un sujet excellent pour recevoir une impression. On comprend ma pensée. Celui qui entre peu à peu dans la connaissance de son siècle parla méthode lente et progressive de l’éducation ne peut être assimilé à celui qui pénètre tout d’un coup dans le même domaine. D’un côté, il y a l’initiation par degrés, et, de l’autre, un éblouissement subit, une violente secousse, une sorte de tremblement de terre... dans l’esprit. Lorsque j’ai su la langue française, j’ai voulu tout lire avant d’aller voir. Ayant une confusion de toute chose et n’ayant pas fait grande attention aux dates, je m’imaginais rencontrer et Montaigne et Pascal, et Molière et Corneille.

Je croyais, poursuivant mon espérance, arriver à temps et entendre Mirabeau !

J’avais l’illusion d’un lettré français qui viendrait à apprendre qu’il n’a qu’à s’embarquer pour aller applaudir Démosthène à la tribune, ou assister à la première de Philoctète, de monsieur Sophocle, de l’Académie hellénique. Se représente-t-on un savant de l’Institut recevant une lettre affranchie d’Euclide demandant des nouvelles de son postulatum ? Et Rome ! Quel ravissement d’aller ruraliser avec le bon Horace, ou de venir consoler Ovide dans son exil, pour lui reprocher son solus eris ! J’ai eu toutes ces imaginations, et, pareil au fou d’Athènes qui suppliait qu’on lui rendît sa démence, j’aimais mes fantômes. Ils se sont dissipés : ainsi les brumes, le matin, dans un ciel d’Orient. On en aime les arabesques étranges, ombres projetées d’un monde idéal ; puis la vision s’évanouit, le soleil ardent a mis en déroute toutes ces armées de nébuleuses et de rêves.

Il est certain que, au point de vue psychologique, mon cas est assez extraordinaire.

J’ai entendu une fois un très charmant esprit envier mon sort, mais avec un enthousiasme émouvant ! Savez-vous pourquoi ? parce que je n’avais pas lu Balzac : « Que vous êtes heureux, me disait-il, vous allez lire Balzac pour la première fois ! » Et c’était vrai, ce qu’on me disait là. Quelles sont donc les joies de la vie comparables à celles-là ? Je me rappelle avoir lu un fragment de Bernardin de Saint-Pierre, où l’auteur de Paul et Virginie décrit, avec le ton d’un homme heureux, qu’il a vu moissonner deux fois dans le cours de la même année, au Cap et à son retour en France. Voilà un impressionniste qui m’a tout à fait plu ; c’est d’une philosophie peu compliquée, mais comme le sentiment est pur au fond de cette pensée !

Ces opinions donnent la mesure des plaisirs que procurent les lettres ; mais qui les comprend dans la foule ?

Aujourd’hui, n’est-ce pas le petit nombre qui s’adonne aux lettres ? et, parmi ceux-là, combien font la guerre aux théories pour avoir l’honneur d’avoir renversé quelque chose ! L’école d’Érostrate a toujours des disciples. Les grands siècles littéraires sont devenus des naïfs ; on ne lit plus le XVIIIe siècle, sous prétexte qu’il n’est pas assez instruit. Il enseigne le goût, la précision, les tours harmonieux et délicats qui donnent de la grâce à la pensée ; il est distingué et spirituel ; ce n’est pas suffisant, il n’est pas instruit.

Les lettres seront-elles plus florissantes parce que l’esprit aura plus de science ? Il y a, à mon humble avis, plus de ressources dans la pensée nue que dans les encyclopédies les plus volumineuses, où l’on apprend tout, mais rien de plus. Le temps que l’on emploie à entasser des formules et des principes est perdu pour les lettres, parce que le lettré qui comprend la dignité de son talent n’est pas autant attaché à ce que le vulgaire peut savoir qu’à ce qui est inconnu. C’est la pensée qui découvre ; elle découvre avant l’expérience. Le Odi profanum vulgus m’a toujours paru être le mépris de ce qui est connu. Une chose découverte n’a plus qu’un intérêt de second ordre. Elle pourra passionner un conservateur de musée ; mais un lettré ne s’intéresse que dans la découverte : c’est le coup de feu du chasseur, après de longs détours patients.

Un érudit n’est pas autre chose qu’un collectionneur ; il vous donnera de bons renseignements. Un savant est un penseur, il vous éclairera.

A quoi bon ces mépris des grands siècles littéraires, qui sont la gloire la plus pure d’un peuple ? savent-ils moins, parce qu’ils sont moins instruits ? Un ancien a dit qu’il ne savait qu’une chose, c’est qu’il ne savait rien. Il fallait être très fort pour dire cela.

J’en reviens à ma proposition, que la pensée seule fait valoir l’homme. Apprendre ne vaut pas chercher ; et, parmi les grands hommes qui ont fait faire un pas en avant à leur siècle, parmi ceux qui ont laissé dans un immortel souvenir l’empreinte de leur âme, combien qui n’étaient pas des érudits ! Croyez-vous que celui qui a écrit cette pensée : « Si vous avez quelque passion qui élève vos sentiments, qui vous rend plus généreux, plus compatissant, plus humain, qu’elle vous soit chère[1] ! » croyez-vous qu’il l’eût mieux exprimée, s’il eût été un érudit ? Je crois plutôt qu’il ne l’aurait peut-être pas exprimée ; car les sciences ont généralement le don de dessécher l’âme, de la rendre antipathique aux misères humaines, comme les richesses étouffent dans le cœur tous les germes d’où pouvait sortir la fleur de charité. C’est une sorte de justice : un instruit n’est qu’un plagiaire. Écoutez un savant ; sa conversation vous charme ; il a un ton naturel et simple qui séduit ; il paraît réfléchir avec vous, il cherche, il approfondit. Un instruit vous assourdira de théories ; vous lui demandez son avis, il vous répétera celui des autres : c’est un phonographe.

J’ai observé toutes ces nuances avec la curiosité d’un ancien qui, sans transition, se serait vu transporté en pleine société moderne. Les étrangers, dit-on, jugent mieux des ressemblances ; et, à ce point de vue, mes impressions n’ont peut-être pas été celles de tout le monde.

Il y aura de même bien des faits qui paraîtront fabuleux a mes compatriotes lorsque je leur en ferai la relation, et qui cependant n’excitent dans l’esprit des Européens que des sentiments ordinaires.

L’épopée historique de Jeanne d’Arc leur apparaîtra comme une légende ; ses révélations qui tiennent de la magie ; le mystère qui entoure sa vocation ; ces voix qui l’appellent ; toutes ces actions impossibles qu’elle accomplit ne pourront être acceptées pour vraies qu’autant que je définirai, en tête de mon récit, le principe de l’intervention d’un Dieu personnel dans les affaires humaines. Des événements de cette nature doivent être regardés comme faux, s’ils entraînent à l’absurde ; ou bien, s’ils ont pour eux l’exactitude d’un fait historique, ils doivent être une affirmation d’un principe, quelque étrange paraisse-t-il. La logique ne fait pas de compromis.

Que de faits dans l’histoire des États de l’Europe se presseront sous mon pinceau, qui dénonceront l’acteur invisible et présent, fatalité pour les uns, providence pour d’autres ! Qu’il me sera aisé de discourir sur la fragilité des empires, en contemplant toutes les couronnes tombées, les sceptres brisés, et les sépulcres profanés d’où les rois ont été exilés !

C’est le drame de la vie universelle, mélancolique et passionnée, traînant ses doutes et ses espérances, énigme mystérieuse, dont l’homme cherche partout la solution, et que l’Occident, en dépit de ses splendeurs, n’a pas encore révélée à l’Orient, attardé dans ses contemplatives méditations.


LE


THÉÂTRE DES CHINOIS
______________________________________________


PREMIÈRE PARTIE

AU THÉÂTRE
______


I


SOUS LE PÉRISTYLE


La pensée qui dirige notre curiosité, lorsqu’une pièce de théâtre est soumise à notre étude, est-elle le désir de trouver une représentation de mœurs qui nous sont inconnues ou l’expression d’un art dramatique indépendant ? Telle est la question que je me suis posée dans le moment même où je cherche à présenter au public des lettrés français une exquisse de notre théâtre et de nos mœurs dramatiques.

Les comparaisons sont des habitudes de l’esprit ; mais ce sont de mauvaises habitudes, et je ne m’en suis jamais mieux rendu compte qu’en étudiant ce sujet. On ne compare jamais que lorsqu’il y a avantage à le faire : c’est un moyen de démonstration qui séduit comme une sorte de sophisme. Je me garderai donc bien de comparer le théâtre français et le théâtre chinois, tentation qui serait très légitime pour un Français, parce qu’elle lui assurerait la mention : Hors concours, — ce titre que les artistes arrivés inscrivent comme un honneur sur le cadre de leurs toiles, — mais qui n’amènerait aucune conclusion. Les comparaisons se rapporteraient plutôt à la mise en scène qu’à la scène elle-même. Si vous appelez « le théâtre » la représentation que donnent dans la maison de Molière ces maîtres artistes qui ont fait de leur profession un art si élevé, qu’on ne sait lequel admirer le plus de l’auteur ou de l’acteur, je garderai le silence.

Si vous appelez « le théâtre » ces réunions somptueuses où la société la plus élégante de Paris étale dans les loges, sous l’éclat des lustres éblouissants, le luxe de la beauté féminine parée de diamants et de toilettes merveilleuses, j’effacerai le titre même de cette étude et je bannirai de ma pensée l’idée singulière d’avoir osé vouloir parler du théâtre chinois.

Je me mêle à la foule des spectateurs ; j’écoute avec respect les vers sublimes de Corneille ; je reste suspendu aux lèvres de Camille et je hais avec elle l’impitoyable Rome. La muse de Racine fait entendre à mes oreilles ravies une langue admirablement poétique, et toutes les délicatesses du sentiment parviennent droit à mon cœur, escortées de toutes les grâces du style le plus harmonieux. L’enthousiasme le plus noble et l’émotion la plus douce se communiquent tour à tour à ma pensée, qui médite en secret et sur les passions un peu théoriques des héros de Corneille et sur l’héroïsme plus accessible et plus humain des créations de Racine.

Puis le théâtre change : voici le rire comique et profond du grand Molière, et je bats des mains, et semblable au spectateur d’autrefois, je suis tenté de m’écrier : « Bravo, Molière ! » Est-ce que ces comédies ne sont pas toujours actuelles ? que Dieu me pardonne ! elles dépeignent aussi nos travers et nos ridicules ! Ainsi le génie fait fraterniser tous les peuples, parce qu’il n’y a qu’un seul homme dans le monde : c’est vous, c’est moi, c’est nous tous ! voilà le théâtre français ! aussi, chaque fois que j’assiste à une pièce de Molière, il me vient toujours cette réflexion : Ces œuvres-là devraient réconcilier tous les hommes qui prétendent monopoliser les perfections, et graver dans leur cœur le dogme de la Fraternité. On se contente de rire ; Molière n’a-t-il donc pas eu un but plus élevé ? Que ce grand cœur aimait les hommes, malgré son masque railleur !

Si donc on ne cherche pas uniquement au théâtre la représentation de faits divers appartenant à des mœurs locales ; si l’on peut voir autre chose sur la scène que l’éclat des costumes et la splendeur des décors ; si l’on a assez de force d’esprit pour faire abstraction du cadre et ne considérer que l’œuvre nue ; si l’on veut bien isoler et ne considérer dans le théâtre que l’art, indépendamment des coutumes, des idées acquises, des préjugés ; si l’on y cherche enfin des hommes mis en scène par une volonté d’artiste, parlant et agissant pour aboutir à un but déterminé qui est comme la démonstration d’un théorème posé d’avance, alors seulement je m’enhardirai à parler de notre théâtre, sans avoir besoin de faire appel à la bienveillance de mes lecteurs. Autrement, je resterais sous le péristyle !

Il m’eût été facile de suivre une autre voie, de dire à ceux qui se plaisent à railler : « Remontons s’il vous plaît trois siècles en arrière, et voyons ce qu’est le théâtre français en 1584.

Si l’on se rappelle l’histoire du passé, — s’il est un passé pour les modernes, — le théâtre est alors ce lugubre drame qui s’appelle la Ligue. La scène française n’a pas encore d’histoire, et, à part les représentations des Mystères et de quelques farces où commence à pétiller l’esprit gaulois, malicieux et plaisant, on ne voit absolument rien qui fasse présager les destinées brillantes du théâtre français.

Un siècle plus tard, les chefs-d’œuvre qui l’immortaliseront seront créés ; le monde moderne a levé son étendard, et une grande lumière a paru dont les rayons deviendront des foyers. Les idées nouvelles surgiront violemment et auront le fracas des éclairs. Dans cette tourmente il paraîtra des géants : les uns, à coups de plume, tailleront de larges brèches dans les idées d’autrefois et façonneront les esprits à leur image, nouveaux dieux d’un nouveau monde ; les autres, à coups de sabre, à coups de canon, se rueront sur toutes les frontières, portant l’épouvante et le patriotisme dans toutes les âmes, animant l’univers d’une vitalité immense, et les peuples en armes apprendront le culte passionné du drapeau. Certes il m’eût été aisé, répondant à la comparaison par la comparaison, de tenir compte des dates : car, le météore qui a lui sur l’Occident est resté au-dessus de l’horizon et a rendu la partie singulièrement inégale.

J’aurais pu, grâce à ce système, montrer, non sans orgueil, de quel éclat brillait notre art dramatique alors qu’il n’existait pas en France. Mais ces sortes de rivalités n’apportent que des plaisirs personnels qu’il faut s’habituer à dédaigner quand on veut faire œuvre utile. A quoi bon me désespérer si je n’ai pas à présenter à mes lecteurs d’Occident un Molière ? Sommes-nous les seuls qui aient à regretter cette infortune, et ne la partageons-nous pas avec tous les peuples de l’univers ? Nos procédés scéniques sentent le vieux temps et n’ont pas pris les conseils de la mode élégante ; nos acteurs ne vont pas au Conservatoire se former à l’art difficile de bien dire ; et nos actrices... nous n’en avons pas. Vous voyez bien qu’il me fallait infiniment de précautions pour entreprendre un tel sujet, et lui conserver de l’intérêt, quand même.


II


COULISSES ET DÉCORS


J’imagine que la stupéfaction serait grande au parterre et dans les loges, si, après que les trois coups traditionnels ont fait élever dans la salle le murmure de l’impatience trop longtemps contenue, — ce murmure qui réveille le sourire des vieux abonnés et qui est le commencement du plaisir, — le régisseur s’avançait sur le devant de la scène et s’exprimait en ces termes :

« Mesdames et Messieurs,

» La pièce que nous allons avoir l’honneur de représenter devant vous a été composée par un un des plus grands écrivains qui aient illustré notre langue.

» Le premier acte se passe sur la terrasse du palais d’un prince puissant. Sur la gauche de la scène vous apercevez, au premier plan, des colonnes de marbre surmontées de chapiteaux corinthiens d’un travail artistique admirable ; sur ces planches sont étendus des tapis d’Orient dont les couleurs chatoyantes charment vos yeux. Au second plan, au delà de cette balustrade de porphyre qui borde la terrasse, vous contemplez des massifs de verdure : ce sont des bois d’orangers qui répandent dans l’air un parfum délicieux. Le palais est situé près de la mer, dont les vagues légèrement ondulées par une brise d’avril frappent harmonieusement le rivage. Au loin, se confondant avec les brunes vaporeuses du matin, la plaine immense des flots semblable à un ciel de printemps, avec des scintillements de saphir. Sur la droite de la scène, la côte forme un promontoire qui se perd dans l’horizon ; et enfin, au premier plan, des divans et des coussins sur lesquels les hôtes de cette villa somptueuse vont venir se reposer, dans un instant, pour respirer la fraicheur de cette ravissante matinée, »

Le tableau est enchanteur. Mais admettez qu’il faille se contenter de l’imagination du régisseur et qu’il n’y ait de vrai dans tout ce récit que le chef-d’œuvre annoncé ; qu’il n’y ait, en guise de théâtre, que des tréteaux mal assurés, un horizon représenté par une cloison, et quelques tabourets de bois pour tous divans. Je crois que les loges se videraient en un instant, et que, seuls, les critiques d’art, impassibles au milieu des ruines, resteraient à leur stalle pour juger la pièce.

Au théâtre, il y a la pièce, les décors et les coulisses : ce sont les trois unités. Ainsi défini, c’est bien le monument le plus parfait de la curiosité ; une vraie lanterne magique où tout est spectacle. D’abord, la pièce, dont il ne faudrait pas médire, puisque, grâce à elle, les décors développent leurs perspectives trompeuses, et que les coulisses entretiennent les seuls plaisirs capables encore de distraire les vétérans de la cravate blanche ; et puis la salle, devant laquelle la pièce se joue de temps en temps.

On dit des Chinois qu’ils ont un goût excessif pour le théâtre, et cela peut en effet se constater. Est-il possible de dire de même que l’Européen a une ardente passion pour le théâtre ? Le théâtre tout seul, cela existe-t-il en France ? Les planches de Tabarin ! il faudrait aller jusqu’en Chine pour les retrouver et voir en même temps un public assez impressionnable pour se représenter en imagination les scènes les plus grandioses, les palais des empereurs, les sites les plus pittoresques, les vallées où coulent nos grands fleuves et les montagnes sauvages dont les sommets sont couverts de neiges éternelles. Ce public entre instantanément en communication intime avec la fiction du poète ; l’idéal devient le réel, sans plus d’efforts qu’il n’en coûte à la volonté pour créer une illusion. Ce n’est pas le théâtre qui se transforme, c’est l’esprit de celui qui écoute ; il ne subit pas une action, il la conduit lui-même ; il est le créateur de ses sensations, et, pour exciter cette faculté, il suffit de quelques lignes du prologue. C’est dans cette facilité, cette aptitude à se laisser charmer que je définis le goût de mes compatriotes pour le théâtre ; et c’est même une particularité assez rare, me semble-t-il, pour qu’elle soit signalée à l’attention des esprits qui ont encore la ressource de s’étonner de quelque chose. N’est-ce pas un fait curieux en soi que cette puissance d’imagination susceptible de réaliser le rêve, de changer de lieu et de temps, de transformer toute chose, sans moyens mécaniques, sans combinaisons ingénieuses, sans trucs ; par la seule présence de l’âme dans l’organe de la vue ? Si je ne me trompe, ce n’est pas là un phénomène grossier, et beaucoup d’esprits généreux, je veux dire de bonne race, méditeront sur ce fait et y attacheront une certaine importance. Sans doute, si l’auteur dramatique imagine son premier acte au milieu d’un camp, ou dans une ville assiégée, il sait se dématérialiser assez pour se communiquer, dans le moment où il écrit, toutes les impressions d’un guerrier combattant sur les remparts ; il n’aura pas besoin de décors pour inspirer son patriotisme, et ses personnages entrent et sortent sans qu’il ait à s’occuper des coulisses : les plus beaux décors du monde gâteraient ses impressions : car l’âme créatrice voit mieux que les yeux. Notre public participe en quelque sorte de ce tempérament de l’artiste.

Ce n’est pas là une théorie, et les mœurs théâtrales des Occidentaux, quelque différentes qu’elles soient, n’y contredisent nullement. Au contraire, elles confirment l’existence de cette faculté qui crée l’illusion, puisqu’elles favorisent tous les moyens, même les plus violents, pour la contraindre à se manifester dans l’esprit du spectateur le plus rebelle à ces sortes d’impressions. On entend quelquefois des personnes avouer qu’elles se sont laissé empoigner, et s’excuser presque en disant : « L’illusion était complète ! » Que de moyens il a fallu mettre en action pour en arriver à ce résultat ! Si vous analysiez tous les effets, depuis le geste, depuis même la tonalité de la voix, jusqu’aux tours de force que les machinistes accomplissent dans les coulisses, vous composeriez la plus curieuse des statistiques. L’illusion était complète ! grâces soient rendues... A qui ? au poète ? rarement.

Le spectateur est un personnage qui ressemble à s’y méprendre à ces gens qui s’empressent de déclarer bien haut lorsqu’on parle de somnambulisme, qu’on ne les endormira pas, eux ! Il ne va pas au théâtre pour chercher des émotions ou se laisser convaincre par certaines idées dont l’influence pourrait lui être salutaire ; tout au contraire, il y va pour tenir ferme contre ces sensations et s’efforcer de ne pas les éprouver. Si son voisin se sent ébranlé, s’il lutte en désespéré contre l’émotion qui l’envahit, si l’œil commence à se trahir, il le traitera de naïf ; et vraiment on se gêne quelquefois pour ne pas pleurer, quand on a le désagrément de se trouver dans la compagnie de ces fâcheux... « Mais laissez-moi pleurer ! Vous riez bien quand c’est comique : je ne vous empêche pas de rire ! » Observez-le, ce pédant, pendant l’entr’acte ; il a des airs d’athlète invaincu ; il se cambre avec audace ; il semble qu’il soit sorti vainqueur d’un combat et que la seule chose intéressante soit de savoir s’il pleurera. Il lorgne toutes les loges avec une désinvolture joyeuse ; il est celui qui ne s’émeut pas ; il contemple avec pitié ces pauvres yeux rougis et écoute avec un sourire dédaigneux ces expressions de sensibilité qui se renouvellent même après la chute du rideau ; il trouve ces faiblesses déplorables.

Est-ce là le spectateur qui a le goût du théâtre ? mais ce n’est pas un homme, c’est un insensibilisé ; et l’art théâtral devient très compliqué quand il s’agit de plaire à ce souverain despote, ce délicat endurci, cet insensible par distinction qu’on nomme le « tout-Paris ».

Les décors ? mais c’est indispensable ! Comment savoir où la scène se passe ? et les regards, où trouveraient-ils à se distraire pendant la représentation ? C’est une « première » non seulement pour l’auteur, mais aussi pour une quantité de petits sous-auteurs : voilà ce qui intéresse, et c’est si vrai ! Considérez une affiche de théâtre : il faut se donner une peine énorme pour y découvrir le nom de l’auteur. Mais pour le reste : les caractères ne sont jamais assez gros !

Le citoyen français est bien, quand on y réfléchit, l’homme le plus heureux de la grande tribu des Occidentaux, et je puis le proclamer sans médire de notre bonheur, qui ne se compose pas des mêmes éléments. Il possède la langue française, c’est-à-dire le chef-d’œuvre de la clarté. Quiconque écrit est obligé d’être clair, afin que le lecteur n’ait pas une seule difficulté à résoudre : les mots se suivent et vont le même train que les idées, sans qu’il doive en coûter un seul effort à l’attention. On n’a qu’à couper les pages, et que de lecteurs se plaignent même de ce surcroît de travail ! L’auteur s’est réservé tout le mal : il passe ses nuits, il se mine la santé, il se tue pour être clair

Va-t-il au théâtre, cet heureux mortel : il n’a que la peine de se déranger pour être installé à son aise, et les émotions lui arriveront toutes faites, il n’aura qu’à pleurer lui-même. S’il veut applaudir, on lui désignera les bons endroits, et, pour faire paraître qu’il a du goût, et du meilleur, il n’aura qu’à suivre l’exemple, comme les claqueurs de Panurge. Il verra des montagnes et des précipices sur la scène sans que son imagination ait besoin de se mettre à la torture ; on livrera des batailles sous ses yeux et, pour le lui bien prouver, on lui fera entendre la fusillade et les décharges d’artillerie. Les acteurs pleureront de vraies larmes pour l’attendrir, diront les choses les plus comiques sans rire pour le faire rire ; on inventera les stratagèmes les plus ingénieux ; le vraisemblable deviendra vrai, le merveilleux réalisable ; on fera de l’idéal la chose la moins idéale possible, et, s’il n’est pas satisfait, on lui ouvrira la petite porte réservée qui donne sur les coulisses. Baissez le rideau : Lucullus dîne chez Lucullus !

Je montrerai, dans la suite de cette étude, en quoi consiste l’art dramatique du théâtre chinois. Quant à la scène, elle est tout entière, comme je l’ai dit, dans l’imagination du spectateur. Nous n’avons pas de théâtre permanent, et, par conséquent, pas d’abonnement à l’année. Un théâtre se construit en quelques heures : quelques planches placées sur des tréteaux et élevées de sept à huit pieds au-dessus du sol ; des bambous supportant une toiture de nattes ; des toiles peintes servant de cloisons sur le fond et de chaque côté de la scène ; puis tout autour des gradins disposés avec la même science architecturale : tels sont le théâtre et la salle.

Ces installations se font sur les places publiques ou même dans les rues ; les habitants d’un même quartier se cotisent pour réunir les fonds nécessaires et, souvent même, les mandarins, dans le but d’encourager ces divertissements, unissent leur souscription à celle des habitants. Ce sont là les théâtres populaires.

Les riches et les membres de l’aristocratie n’ont pas à rechercher les plaisirs du théâtre ; ils se les procurent chez eux.

Les maisons chinoises confortablement installées possèdent une salle de spectacle, et il est dans nos mœurs de faire donner chez soi des représentations dramatiques, représentations auxquelles sont conviés, non seulement les personnes du même rang et de la même société, mais aussi, à une place qui lui est réservée, le public.

Il est donc aisé d’aller au théâtre sans qu’il y ait des théâtres publics. C’est sans contredit sur cette scène, dans les hôtels des mandarins et des riches, qu’il faut aller étudier le théâtre et nos mœurs dramatiques, si l’on veut savoir que notre art ne consiste pas uniquement, comme on aime à le dire, à faire un effroyable vacarme de gongs, de tambours et de trompettes. C’est là seulement que se donnent les représentations de nos chefs-d’œuvre classiques, véritable régal pour les lettrés, et dont mes lecteurs dégageront le mérite moral, s’ils veulent bien oublier les coulisses et les décors.


III


LES COMÉDIENS


En Chine, le métier de comédien est absolument dépourvu de considération. Le comédien est un indigne, ou, pour employer le grand mot de circonstance, un infâme.

C’est là un fait assez singulier que, dans tous les temps et chez tous les peuples, les gens de qualité qui devraient avoir du goût et du bon sens, se soient mis d’accord pour mépriser le comédien. On loue l’art dramatique comme un genre littéraire élevé ; c’est même l’honneur insigne d’une nation d’avoir produit des œuvres destinées au théâtre ; mais les interprètes qui les feront vivre sur la scène par la représentation de l’action imaginée par le poète, loin d’être associés à l’estime publique qui s’attache au renom d’auteur, seront, au contraire, mis au ban de la société.

Les comédiens sont cependant les collaborateurs nécessaires de l’écrivain ; sans eux, le drame reste à l’état de lettre morte : nulle action, nul intérêt, nulle immortalité de l’œuvre. On pourrait dire même que sans eux l’art dramatique n’existerait pas ; car l’écrivain est essentiellement dépendant de la foule ; ce sont les applaudissements du théâtre qui entretiennent et échauffent les passions de son art, et la pensée seule qu’il écrit pour la scène suffit à son enthousiasme. Le comédien est le ministre plénipotentiaire du poète auprès de Sa Majesté le public.

Pourquoi donc l’avoir rendu infâme lorsque les honneurs les plus grands étaient décernés à l’écrivain, et quel est son crime ?

Non seulement la profession de comédien est entachée de mépris, mais même tout ce qui tient de près ou de loin à la scène partage le même sort. Les expressions qui servent à définir les parties dont se compose l’art du comédien sont transportées dans le langage ordinaire avec un sens défavorable. Le comédien définit un homme à deux visages, celui qui en face fait l’éloge de sa sincérité et qui le dos tourné vous trahit. Ces gens-là sont moins rares qu’on ne pense. Les planches ! — des planches qui l’eût cru ? — si elles appartiennent à la scène sont déshonorées. Le comédien n’est pas l’interprète d’un art, car alors il serait artiste, non : il joue ou il monte « sur les planches ». Le mot « costume » lui-même est devenu un peu honteux, et on le distingue du mot « uniforme » qui a acquis de la noblesse ; et, quant aux coulisses, elles servent de refuge aux intrigues et aux ruses déloyales.

Si le public partage encore, dans une certaine mesure, l’opinion que les ancêtres avaient sur la profession de comédien, quoique, dans son bon sens, il se juge blâmable d’être aussi sévère à l’égard de personnes dont le métier est extrêmement compliqué, c’est que la force des préjugés est indomptable et que rien n’est tenace comme la calomnie. C’est même un témoignage que j’enregistre avec un certain plaisir : c’est la calomnie qui plaît dans le préjugé.

Nous ne sommes pas beaucoup plus avancés en Chine actuellement qu’on ne l’était sous le règne de la cour et de la courtoisie au grand siècle de Louis XIV. Nos comédiens forment une basse classe à part. Ils vivent en vagabonds et s’en vont de ville en ville à la manière des bohémiens. Ils transportent avec eux leur matériel dramatique et répètent sous la tente ou en plein air les rôles du répertoire. Le directeur de ce conservatoire ambulant est le maître absolu de sa troupe ; il y a entre ces hommes des liens particuliers qu’il n’est pas très aisé de définir ; que ce soient des pactes secrets, des vœux ou de simples contrats, toujours est-il que les engagements sont durables et qu’on voit rarement des procès entre les acteurs et les directeurs. Ceux-ci sont rois et ceux-là sujets. Une troupe est une tribu, un petit peuple soumis à une seule volonté. Souvent le directeur est un de ces déclassés qu’un coup de tête aura jeté dans les aventures, ou bien un excentrique qui, pour se venger d’une disgrâce méritée, aura tenu à déshonorer son nom. Il y a des fous de toutes les espèces. Quelquefois aussi c’est un comédien de carrière qui aime son métier. Car, si ce n’était le mépris, cette vie en pleine liberté, hors des contraintes de la vie sociale serait bien la plus heureuse qu’on puisse souhaiter — Vivre à peu près comme l’oiseau et ne passer dans les villes que pour en amuser les habitants, juste le temps de leur exposer leurs vices et de se moquer d’eux. Cela vaut toutes les gloires.

J’ai vu, aux abords des villes, ces êtres bizarres ; ils semblent détachés de tout. Ils n’ont ni foyer ni patrie ; comme les troubadours ils sont errants. Ils sont comédiens et ils s’en vantent. Je crois qu’ils sont heureux ; du moins ils n’ont pas l’air des gens qui ne sont pas heureux, ce qui est facile à constater. On serait porté à croire leur existence monotone, et par le fait pesante, mais ils ont des décors dont la variété est infinie, et, dans notre Chine, certaines provinces ont d’admirables paysages et de ravissantes campagnes qui remplacent agréablement les rues les mieux alignées et les squares les plus verdoyants. Lorsque le climat est doux et dans la belle saison, qu’y a-t-il de plus charmant que de vivre à la sauvage, avec la société des poètes de l’antiquité pour passe-temps ? le jour, à l’ombre des grands bois remplis de chansons, et, le soir, à la belle étoile, un hôtel très confortable et... pas cher. Ne trouvez-vous pas que ce sont d’heureux mortels ? Tout le monde les méprise, il est vrai, mais leur art plaît à tout le monde ; et il n’est pas bien sûr qu’il ne se rencontre pas, parmi ces comédiens, quelques philosophes dédaigneux assez insensibles aux mépris des hommes et assez indépendants d’esprit pour les payer de la même monnaie. Ils auraient beau jeu s’ils passaient les frontières.

Les grandes villes ont des comédiens à demeure ; ceux-là ne songent pas aux douceurs de la vie nomade, ils n’émigrent pas. Schangaï et Nanking ont leurs comédiens ordinaires, et, dans ces villes que les transactions commerciales ont rendues très florissantes, on trouve des installations théâtrales moins primitives que la description que j’en ai faite ; la société élégante y assiste, et on y rencontre les dames de joyeuse compagnie, les courtisanes savantes dont j’ai parlé dans mon précédent ouvrage. Ce ne sont plus ces tréteaux grossiers ni ces gradins sans housse des théâtres en plein vent ; ce n’est plus la baraque, c’est bien le théâtre, et les mœurs dramatiques commencent à se compliquer. Le comédien amasse de l’argent, devient riche, tout comme un commerçant, et ses écus, à défaut de son art, finissent généralement par lui acquérir une certaine considération.

L’argent fait jouer la comédie à d’autres que les comédiens et dérange l’équilibre mal assuré des convictions bourgeoises ; c’est un maître qui met d’accord les rivalités et les principes, et sa puissance est assez grande pour que les comédiens en Chine se rassurent un peu sur le mépris des honnêtes gens.

Cependant, si l’on ne reste pas à la surface des mœurs et si l’on veut bien se rendre un compte exact de la situation particulière faite aux comédiens, on se persuadera qu’il ne faut pas seulement accuser la profession. Chez nous, le comédien est le plus souvent de basse extraction, et c’est plutôt le vice de sa naissance qui le rend méprisable que le métier qu’il exerce. Il y a peu de professions qui déshonorent, — il y en a ; — mais lorsque les mœurs sont irréprochables ou qu’il n’y a pas de scandale public, je ne crois pas l’homme assez injuste pour envelopper dans un mépris de convention et par système toutes les personnes exerçant un état dont l’immoralité n’est pas flagrante.

Le comédien est par tempérament amateur d’originalités. Il aime à paraître ce qu’il est, et, comédien sur les planches, il voudra l’être chez lui et dans la rue. Il affecte une mise débraillée et se donne des airs de bohème. On ne peut pas ne pas reconnaître un comédien ; il a un genre à lui ; en Chine, c’est le genre commun, essentiellement vulgaire ; il est charlatan.

Et, dans une société comme la nôtre où le costume emploie des étoffes de nuances variées, on comprendra combien il doit être aisé de se distinguer des personnes de bon ton.

Il n’est donc pas surprenant que le comédien reste isolé dans sa caste. J’ajouterai encore que leur volubilité de langage est toujours fatigante ; qu’ils ont des prétentions à l’esprit, alors que personne ne les oblige à en avoir ; que, partout où ils sont, ils encombrent les plus petits coins de leur expansive personne et qu’ils ont un choix d’expressions à faire frémir la banlieue. Tous ces travers ne les rendent pas sympathiques, et l’on se contente de les voir sur la scène, où, n’ayant qu’à interpréter des modèles de parfaite distinction, ils ont l’apparence de posséder les qualités de leur personnage. Il faut les laisser dans le cadre en compagnie de l’illusion.

Nous n’avons pas d’actrices. Cependant la scène chinoise n’a pas toujours été privée du concours gracieux et attrayant de la femme, et il fut un temps où les comédiennes montaient sur les planches. Aujourd’hui, les rôles de femme sont remplis par de jeunes garçons, et il faut vaillamment s’aider de cette faculté d’imagination dont j’ai fait l’éloge pour ressentir des émotions. Qu’il y ait peu ou point de décors, je suis certain que cette imperfection ne serait pas jugée très sévèrement par les Européens : après tout, la nature peut remplacer les toiles peintes. Mais de jeunes garçons pour représenter des femmes ! des fausses femmes ! n’avais-je pas raison de dire que nous devons avoir le culte passionné de l’art ? Et il faut, en vérité, qu’il le soit ou que nos mœurs soient bien différentes de celles des Occidentaux ! Elles ne le sont cependant pas étonnamment sous ce rapport ; mais enfin c’est un fait, et, malgré la meilleure volonté du monde, je ne ferai pas qu’il y ait des actrices quand il n’y en a pas.

Nos annales nous apprennent que, pendant le règne des empereurs mongols, les femmes jouaient la comédie : elles portaient réellement le nom de comédiennes ; mais on les appelait aussi d’un autre nom trop vulgaire pour que je l’écrive, qui démontre combien ces femmes étaient méprisables. Une curieuse ordonnance rendue par Khoubilaï, en l’année 1263, met au même rang de l’estime officielle la comédienne et la courtisane, et assimile leurs professions. Il faut croire que les planches ont été bien glissantes et que finalement les comédiennes se sont attiré un décret d’expulsion pour cause d’excitation à la haine et au mépris des bonnes mœurs. Les courtisanes suffisaient ! C’est au siècle dernier que cette mesure fut prise et, depuis lors, ce sont les jeunes garçons qui donnent la réplique aux jeunes premiers et enflamment les passions de leur cœur amoureux — comme au séminaire.

La suppression du rôle de la femme sur la scène enlève évidemment à l’art dramatique une grande partie de son prestige, et, quant à la représentation, elle perd de son charme. Ces conséquences ne sont pas à mettre en doute. On ne remplace pas la femme, quelque jeune et quelque joli que soit le sujet masculin qui revêt les gracieux ornements de sa toilette. La femme a sa manière à elle de jouer les passions de son cœur et d’exprimer ses sentiments, et il n’y a pas d’artiste assez osé pour aborder un tel rôle : c’est trop impossible. Mais l’art a passé après les mœurs et le sacrifice a été décidé.

Ce fait démontre que la femme dont la honte est publique ne résiste pas aussi aisément que l’homme au mépris qui la frappe. Un homme peut promener ses vices dans la rue et réunir tous les genres de débauche, le public du théâtre s’en soucie peu. Il applaudira le comédien dans tous ses rôles et entendra de sa bouche l’éloge de la vertu même. Mais la femme n’a pas ces faveurs. La générosité des actions qu’elle accomplit sur la scène et la noblesse des sentiments qu’elle y exprime sont opposées aux bassesses de sa conduite et l’on ne peut s’empêcher de regretter que la fiction ne soit pas la réalité. La vertu sied à la femme comme la beauté à la fleur : c’est sa parure naturelle.

Aussi, pour conclure logiquement, faut-il aux actrices, dans les sociétés où elles sont admises à jouer, beaucoup de vertu ou beaucoup de prudence, pour aborder la scène sans s’exposer aux représailles des comparaisons... à moins que les héroïnes du demi-monde ne trouvent pour les applaudir un public qui soit de moitié dans la confidence.


IV


LA REPRÉSENTATION


Les invitations à dîner suivies d’une représentation théâtrale sont très fréquentes dans la société chinoise et très recherchées, lorsque l’amphitryon joint à la réputation d’un homme aimable celle d’un lettré délicat.

Il existe partout des gens qui invitent et des gens qui s’invitent. Il faut également se défendre contre les uns et les autres. Dans le groupe des gens qui invitent, il y a surtout les nouveaux riches dont on ne comprend pas très clairement la subite élévation et qui sont très désireux de faire essuyer leurs plâtres par des personnes de bon ton. Il est étonnant combien ces gens-là sont difficiles à satisfaire. Souhaitent-ils à leur table un fonctionnaire : ils désigneront un préfet ou un mandarin de premier rang. Est-ce un lettré : un académicien sera de leur goût. Ils s’imaginent qu’il leur suffit d’envoyer une carte de couleur cramoisie ornée de caractères dorés et revêtue de toutes les formules usitées dans le cérémonial de l’invitation ; mais ils comptent sans leurs hôtes qui ne les favoriseront pas « de l’illumination de leur présence » ; leur prétentieuse espérance sera vite déçue et les expressions de la politesse la plus raffinée, unie à celle des regrets les plus — sincères, viendront désillusionner de trop téméraires audaces.

Généralement les gens qui invitent et ceux qui s’invitent finissent par se rencontrer ; les parvenus de la fortune sont la providence des fruits secs et des incompris ; il en résulte un mélange qu’on pourrait qualifier d’affreux, pour être littéraire, mais qui est tout à fait homogène.

Quand on n’est ni un parvenu ni un sot et que l’on sait borner ses prétentions ainsi que son esprit, il faudrait avoir de la malchance pour ne pas être invité chez une personne dont l’invitation est non seulement un honneur, mais aussi un plaisir ; car l’honneur sans le plaisir est chose peu enviable. En Chine « le monde où l’on s’amuse » existe.

Je reçus, un jour, une invitation à dîner de la part d’un homme très distingué, lettré de haut rang, très riche, très ami des choses de l’esprit, fin gourmet et quelque peu gourmand : possédant en un mot toutes les qualités que la nature nous invite si généreusement à rechercher. Ce n’est pas un crime de lèse-convenances d’avouer qu’on aime ce qui est bon, et j’ai toujours remarqué que les dîners sont bien meilleurs, toutes les fois que l’amphitryon sait qu’il aura à sa table un gastronome émérite : c’est une excellente réputation dont il est très utile de se faire précéder, et Brillât-Savarin serait certainement très honoré dans le Céleste-Empire.

Les dîners de cérémonie comme celui auquel j’assistais durent plus longtemps que les banquets en Europe. Ils se donnent dans la salle de théâtre. L’appareil du festin était d’un grand luxe. Certes les Européens qui aiment les bibelots trouveraient beaucoup d’attrait à examiner les pièces qui ornent les tables, les coupes de vermeil d’un style ancien et de genres très variés, la vaisselle précieuse que, selon nos coutumes, nous sortons des vitrines où elle est inutile, pour la faire figurer avec éclat sur la table, le jour où nous voulons recevoir et honorer nos amis.

On sait quelle affection nous avons pour tout ce qui se rapporte à notre antiquité. Comme nos arts industriels sont très anciens et que le culte de la famille comprend également la conservation des objets qui ont appartenu aux ancêtres, il n’est pas rare de trouver, dans certaines maisons, de véritables musées renfermant les collections les plus remarquables en argenterie, en bronzes, en porcelaines, en émaux : ce sont nos galeries. On connaît nos porcelaines : je n’ai pas à en faire l’éloge, je pourrais même dire qu’elle est trop connue pour être apprécie à la valeur artistique.

Comme en Occident, c’est l’antiquité qui plaît, et pour deux motifs : le premier, c’est que ce qui est ancien est rare : le second, c’est que, dans les vieux temps, il y avait des procédés spéciaux que nos modernes ne pratiquent plus. Les amateurs savent distinguer le « tic » du « toc », et lire les dates réelles sur les objets d’art qui veulent faire les « vieux». Nous avons, pourquoi ne pas l’avouer, des manufactures d’antiques qui fabriquent des porcelaines et aussi des bronzes ; il est presque inutile d’ajouter que les Européens y sont trompés le plus souvent. Je crois même, mais je ne l’affirmerais pas, qu’il y a de la porcelaine de Chine qui se vend en Chine et qui n’est pas de la porcelaine de Chine, comme ces fameux tapis d’Orient qui se vendent dans la patrie d’Homère et qui sont importés des manufactures de France ; comme aussi ces Espagnols qui se disent Espagnols et qui ne sont pas de vrais Espagnols. Il se joue, dans ce genre, de très curieuses comédies, à l’usage des gens du monde, et qui font bien rire les marchands derrière leurs comptoirs. Il va sans dire que les acheteurs sont les premiers à vanter l’antiquité de leurs emplettes et que bien malavisé serait celui qui oserait les détromper. D’ailleurs, l’antique, manufacturé de la veille, est tellement bien imité, qu’il serait difficile d’en juger si on n’a pas appris à connaître les transparences et les teintes délicates qui sont la signature des siècles. Les profanes sont obligés de s’en rapporter à la bonne foi du marchand, el l’on sait que c’est une garantie insuffisante dans tous les pays du globe.

Les cérémonies d’un banquet diffèrent un peu de celles qui sont en usage dans les pays occidentaux, mais ont cependant beaucoup de points de comparaison. Les convives sont assis deux par deux à chaque table, et de manière à voir ce qui se passe sur la scène. Les domestiques apportent à tour de rôle les services, qui se composent généralement de seize ou de huit plats contenant des mets très variés et qui ont été apprêtés avec de grands soins par des vatels experts en leur art. On a raconté tant de choses divertissantes au sujet de nos festins, que j’éprouve un certain regret à les démentir. D’après les faiseurs de tours du monde, le chien, le chat, le serpent se rencontrent sur nos tables en compagnie d’animaux encore moins digestifs, tels que les vers de terre et les rats. A la vérité, nous préférons, comme beaucoup d’autres, le gibier et la volaille à ces spécimens fantaisistes. Nous avons cependant quelque petits plats particuliers, — autrement ce ne serait pas la peine d’être Chinois, — tels que les nids d’oiseaux, les nageoires de requin, les nerfs de daim et autres aliments di primo cartello qui sont très présentables. J’ajouterai encore, pour confondre les conteurs de merveilles, que les tables chinoises sont pourvues, outre les célèbres bâtonnets d’ivoire, de cuillers de porcelaine et de fourchettes d’argent et qu’il est absolument aisé de faire honneur au festin sans faire usage de ses doigts. Les baguettes d’ivoire font toujours le sujet des étonnements des livres, et c’est un sujet inépuisable. Supprimez tous ces petits hors-d’œuvre qui assaisonnent les récits des voyageurs, il ne resterait plus grand’chose à faire imprimer : c’est pourquoi il faut être indulgent, et, pour joindre l’exemple au précepte, je citerai un passage que j’ai lu dans une description du capitaine Laplace, et qui rend compte à la française, c’est-à-dire avec une bonne humeur communicative, des tribulations que lui ont fait subir « ces maudites baguettes ».

« Assis à la droite de mon amphitryon, dit le capitaine, j’étais l’objet de toutes ses prévenances. Je ne m’en trouvais pas moins fort embarrassé de savoir comment me servir des baguettes d’ivoire qui formaient mes ustensiles gastronomiques. J’éprouvais une grande difficulté à saisir ma proie au milieu de ces bols remplis de jus. En vain j’essayai de tenir mes bâtonnets entre le pouce et les deux doigts de la main droite, à l’instar de mon hôte ; les maudites baguettes manquaient leur coup à tout moment, et me laissaient désespéré vis-à-vis du morceau dont je convoitais la possession. Il est bien vrai que le maître de la maison, touché de mon inexpérience qui cependant l’amusait infiniment, daigna me secourir en jetant dans mon plat ses deux instruments dont les bouts venaient d’être en rapport avec une bouche que les infirmités de la vieillesse et l’usage constant du tabac à fumer et à chiquer ne rendaient rien moins qu’attrayants ; mais je me serais très volontiers passé d’un pareil secours. Après d’héroïques efforts, je parvins à me rendre maître d’une soupe préparée avec ces fameux nids d’hirondelle qui font la gloire épicurienne des Chinois. J’étais fort inquiet de savoir comment je pourrais, avec mes misérables bâtonnets, venir à bout de goûter des diverses soupes qui étaient placées devant moi ; je commençais à me rappeler la fable du Renard et de la Cigogne, quand mes voisins chinois, plongeant dans les bols avec la petite saucière placée à côté de chaque convive, me tirèrent d’embarras. »

La description, on en juge, est fort récréative ; mais le capitaine l’avait préméditée avant de voir « cette petite saucière ». Il avait trop d’esprit pour s’en apercevoir, et personne ne s’en plaindra, pas même moi.

Diverses coutumes que je ne trouve que dans notre Orient sont relatives à l’ordonnance du festin. Ainsi, avant que les convives aient touché aux mets qui sont placés devant eux, ils se lèvent, et boivent à la santé de l’amphitryon, qui les invite ensuite à se servir. Vers la fin du repas, l’amphitryon se lève à son tour et boit à la santé de ses hôtes, mais sans discours ; il s’excuse seulement de leur avoir offert un si simple dîner. Les toasts sont des régals inconnus de nos gastronomes, et je tiens qu’ils n’en sont pas à plaindre. Cela, du reste, ne nous empêche pas de porter des santés. Quand on veut honorer quelqu’un de cette marque de politesse, on le fait avertir par un domestique ; puis, prenant la coupe pleine, à deux mains, le toasteur muet l’élève jusqu’à la bouche, et la vide d’un trait. La personne qui a ainsi été fêtée doit, en retour, vider son verre et le pencher ensuite pour témoigner qu’il est entièrement vide.

Tout à coup un mouvement se fait dans l’assemblée, et les conversations cessent. Des acteurs richement vêtus font leur entrée dans la salle du festin ; ils s’inclinent tous ensemble et l’un d’eux, amené en présence du convive le plus distingué, lui présente un livre dans lequel sont inscrits en lettres dorées les noms des cinquante à soixante comédies que ces acteurs savent par cœur et qu’ils sont en état de représenter sur-le-champ. Puis la liste circule sur toutes les tables et, après que le choix de la pièce a été arrêté, est rendue au chef de la troupe. Alors les portes de l’extérieur sont ouvertes pour l’admission du public ; la femme de l’amphitryon et ses amies, invitées par elle, prennent place dans une galerie, à l’étage supérieur, dissimulées derrière un treillis de lianes de bambou, et la représentation commence.


DEUXIÈME PARTIE


CHEZ L’AUTEUR
______



I


LE GÉNIE


Le nombre des pièces qui composent le théâtre chinois est inavouable ; et, si l’on jugeait de la puissance de l’art dramatique par la quantité d’actes qui ont été représentés sur la scène, aucune nation du monde ne pourrait rivaliser avec la Chine. Les seules pièces écrites sous la dynastie des Youôn forment déjà un recueil de de cinq cents volumes. Mais il ne s’agit pas de chiffres.

La question que je me propose d’examiner — et elle est la seule intéressante à résoudre — est de savoir si, après avoir fait passer au crible toutes ces œuvres, il en restera une seule qui corresponde à l’idéal que l’esprit humain s’est formé d’une œuvre d’art, idéal qui est un et identique dans l’humanité entière, et qui doit se manifester sur toute scène où se passe une action, quelles que soient les circonstances, les idées et les coutumes.

Ainsi le voyageur érudit cherche au milieu des civilisations disparues les vestiges qui doivent lui révéler la présence d’un être humain ; sous des caractères mystérieux que sa patience parvient à déchiffrer, il veut trouver l’expression d’une pensée ; et, s’il parvient à découvrir, dans ce chaos de ruines que scrutent ses regards, la trace lumineuse qui est l’empreinte d’une âme sur la pierre, — le moulage d’une pensée, — il conclura, logiquement et avec certitude : « Ici furent des hommes. » Poursuit-il plus profondément ses recherches, il observera, à côté de caractères qui représentent le réel, les symboles ailés qui figurent le rêve et l’invisible, ces deux mondes d’idées qui peuplent la solitude de l’esprit, et plus certainement il s’écriera, merveilleusement étonné : « Ici furent des hommes. »

Ainsi, moi-même, je m’aventure dans le pêle-mêle de nos livres ; j’ouvre les œuvres de chaque dynastie et je cherche, parmi tant d’ouvrages, à reconnaître la signature : Homo fecit. Peut-être, au milieu de tous les héros tombés qu’on appelle les hommes, découvrirai-je celui « qui s’est souvenu des cieux ».

Les livres sont en grand nombre dans les bibliothèques de la Chine ; mais les auteurs ne sont pas les seuls coupables. Le bonheur d’être publié a fait le tour du monde et nous l’avons goûté longtemps avant les Occidentaux. C’est encore un de ces points de similitude qui font croire que les hommes n’ont de vraiment différent que le costume. Publier un livre, c’est réaliser un souhait qui n’est pas vulgaire, et, une fois réalisé, il est bien difficile de contenir la passion ; c’est le char d’Hippolyte : tout est matière à volume. J’en puis déjà parler savamment. Certes, être auteur, c’est un mérite : il faut au moins avoir trouvé le sujet de son livre ; — mais nous avons chez nous une autre classe d’auteurs qui encombrent les librairies de leurs productions : ce sont les éditeurs et les critiques. Nous faisons une distinction entre les auteurs et les critiques : c’est peut-être raisonnable. On comprend dès lors quel nombre incalculable de volumes les commentateurs ont dû écrire. La Chine est la providence des critiques ; nos auteurs anciens sont souvent réédités ; chaque édition nouvelle est accompagnée d’une préface, avec commentaires et renseignements de toute nature ; et philologues, historiens, littérateurs et calligraphes y trouvent leurs délices. En Chine, on lit les préfaces, — une de nos originalités ! — Ces préfaces sont elles-mêmes commentées par de nouvelles préfaces, et ainsi les publications tendent vers l’infini.

C’est une des pages de cette littérature critique — une préface ! — que je vais tenter d’expliquer à mon lecteur, s’il veut bien me permettre de développer l’idée que nous nous faisons du mot « Génie », un mot qu’il est nécessaire d’interroger toutes les fois qu’on se présente devant la porte d’or du palais de Jade, pour en franchir le seuil et recevoir le titre d’artiste ; — car c’est dans cette page que je trouve l’interprétation la plus claire de ce mot magique « Génie », qui fait penser aux êtres surnaturels et qui semble avoir été écrit par un dieu.

Le sujet est aussi curieux qu’élevé : quand on parle du Génie, on touche au merveilleux, et le merveilleux est une des séductions de l’esprit. Cependant les Génies et les Fées ont, il me semble, un peu retréci le sens du mot. Les symboles ont le don d’affaiblir les principes : ce sont des costumes trop courts qui habillent mal leurs personnages. Nous ne sommes pas tout à fait d’accord avec les modernes au sujet de la définition. J’ai observé que, dans la langue française, la plupart des mots qui ont dans la racine une origine se rapportant à la nature de l’homme étaient volontiers remplacés par d’autres mots à sens fixe. C’est ainsi que les mots surnaturel ou perfection se trouvent faire l’intérim du mot génie qui a été relégué dans la section des antiques avec bon nombre d’autres. Il y a des mots en cire. Connaissez-vous quelque chose de plus parfaitement imparfait que les figures de cire ? Pour moi, je n’ai jamais rien vu de plus monstrueux que ces mannequins habillés qui veulent représenter des hommes. Eh bien, il y a des mots qui prétendent être des synonymes et qui ressemblent à ces mannequins. Contemplez un portrait de maître, Van Dyck par exemple, vous ne vous lassez pas de regarder cette toile, parce que la vie y resplendit. C’est beau comme un souvenir et réel comme une vision. Ne semble-t-il pas que vous revoyez une personne que vous avez connue ? On est tenté de s’écrier : « C’est lui ! »

Je ne sais rien d’admirable comme ces impressions : il y a des tableaux qui voient et qui pensent ; on ne se sent pas seul avec eux.

Les figures de cire sont des momies bien conservées : on dirait des morts après leur embaumement. Vous avez vu les musées Tussaud et Grévin ? Remarquez comme le public qui parcourt les galeries est silencieux ; on se parle à voix basse. On dirait une veillée de morts. Tous ces personnages si bien faits ont un aspect léthargique qui est désagréable ; on est étonné de trouver une telle... équivalence, et, dans une exécution qui demande de l’habileté, autant d’esprit et tant d’intentions ; mais l’immobilité du sujet, sa fixité, sa raideur, en font un bloc, et rien de plus : belle tête, mais pas de cervelle ; c’est de la photographie massive, de la sculpture au tour, quelque chose de moulé. C’est laid !

J’aimerais une définition de l’art au moyen de ces trois termes : la nature, la figure de cire, le buste. Ce serait peut-être un moyen de classer les intelligences. Il y aurait les individus qu’on pourrait confondre avec leur figure de cire, de manière à ne pouvoir plus les distinguer. C’est le grand nombre dans l’humanité. Il y aurait les autres, ceux que leur buste ferait reconnaître dans le rayonnement de leur pensée, ceux qui laissent percer le souffle, le petit nombre, les riches d’esprit. Ne pourrait-on pas définir une huitième béatitude : Bienheureux ceux dont les portraits sont toujours ressemblants ? Ce serait conforme au progrès des idées modernes. Que de figures de cire en habit noir et en brillants uniformes ! Ah ! s’ils avaient seulement un cœur, un cœur dans la poitrine, pour charmer d’une auréole d’amour leurs sourires inertes ! Ils ne sentent rien : ils sont en cire. Il y a également des mots en cire. Combien en citerais-je, de ces mots de brillante origine qui n’existent plus que derrière la vitrine ! J’y vois la Liberté couronnée d’immortelles, — les fleurs de la tombe, — et recevant avec une impassibilité d’idole les hommages hypocrites des despotes. Galatée est à jamais endormie sur son piédestal de marbre, et Ganymède rêve à d’autres amours. Impassibles sont aussi l’Égalité et le Fraternité, ces axiomes de la raison ; impassibles la Justice et le Droit ; impassible la divine Charité. Toutes ces figures de cire enchantent encore le public..., qui les trouve ressemblantes ! Oh naïveté !

C’est au XVIIIe siècle, une époque qui ne sera pas récusée par les lettrés français dont les plus grands génies n’appartiennent pas tous au XIXe siècle, que fut écrite la préface qui va suivre. L’auteur suppose un dialogue entre l’éditeur d’une de nos pièces de théâtre les plus célèbres, l’Histoire du Luth, et un lettré, et la question qu’il se pose est celle-ci : « Qu’est-ce que le génie ? »

Le lettré qui est mis en cause connaît ses auteurs. Pour lui, il n’existe que six écrivains de génie ; il sait leurs œuvres par cœur ; il les considère comme des paroles tombées du ciel. Le génie est à ses yeux une révélation, une merveille surnaturelle. Il s’est laissé séduire par l’illusion, qui est toujours chère au cœur humain dans toutes les tribus, de voir se manifester l’étrange, l’extraordinaire, les Dragons et les Phénix. Il reste toujours des dieux dans l’imagination, — une preuve qu’ils n’ont jamais été qu’imaginaires, — et on aura bien du mal à les en chasser. Notre lettré, en un mot, a la foi des crédules. Il se trouve que l’éditeur ne partage pas ses enthousiasmes ; c’est l’intérêt du dialogue.


L’ÉDITEUR


Entendons-nous bien sur les principes. Qu’est-ce que le génie, Thsaï ?

Le génie prend sa source dans la nature et suit le même cours que les passions. Mais ce n’est pas un torrent qui se précipite. Il honore la justice, respecte les rites, et ne marche jamais sans guide ; il n’est pas aventurier. Cela vous étonne ! Vous voulez que la nature seule, c’est-à-dire un dieu anonyme, ait inspiré ses élans et creusé son sillon dans le monde où il passe en jetant l’épouvante et le ravissement ? Calmez votre imaginative, cher docteur, et restez sur la terre. Je vais vous convaincre en citant vos auteurs.

Voyez Tchouang-Tseu : son imagination a une vivacité et une fertilité qui touchent au délire. C’est un tourbillon. Mais se laisse-t-il égarer par son génie ? Non ; il parvient à son but, et, quoique entraînés à sa suite, nous sentons, en le lisant, qu’il élève nos pensées. De même Khio-Youen est semblable à un cheval emporté ; il a une verve endiablée ; mais admirez quel respect il a pour la justice : partout dans ses écrits respire l’honnêteté la plus droite. S’il avait suivi la nature ou son génie, mon cher docteur, il fût devenu un licencieux, comme il y en a eu tant.

Étudiez encore Ssé-Ma-Thsien : il aime le merveilleux ; c’est un rêveur, un chercheur de fictions. Les êtres fantastiques vivent avec lui ; mais il n’est pas leur esclave, et la vérité est toujours honorée dans ses œuvres, de quelques draperies qu’elles soient parées.

Ainsi chacun de ces écrivains a son caractère personnel, une inclination qu’il tient de la nature, un génie, un Thsaï, et c’est pourquoi on les a appelés Thsaï-Tseu. Mais croyez-vous qu’ils ont dû au génie seul toute leur gloire ? Non pas ! Ils ont voulu aussi atteindre un but, et c’est là leur honneur. Demandez à ceux qui sont nobles à quoi la noblesse oblige ; combien vous répondront : à rien ! Eux ont fait exception ; ils ont la plus haute noblesse, celle de l’esprit, et ils ont senti que cette noblesse-là obligeait, et que, si elle avait des droits, elle avait aussi des devoirs.

Voulez-vous faire une contre-épreuve ? parcourez les pièces innombrables de notre théâtre. « Qu’y trouvez-vous ? un dialogue bouffon, un amas de scènes où retentit le tintamarre des rues ou le langage ignoble des carrefours ; les extravagances des démons et des esprits ; puis des intrigues d’amour qui répugnent à la délicatesse des mœurs : et qu’arrive-t-il de là ? Que la vue de l’homme se trouble et s’égare, que son cœur suit le torrent des passions et finit par être submergé. Si l’on cherche le but où tendaient tant d’écrivains de la dynastie de Youen, on reconnaît sur-le-champ que l’unique objet de leurs publications a été d’amuser la multitude par le spectacle de la joie, ou de l’émouvoir par le spectacle de la tristesse. Quant à ceux qui ont voulu perfectionner l’éducation des hommes au moyen de préceptes et d’exemples, sur dix mille on n’en trouverait pas un. »

« Voilà, mon cher docteur, la vérité, celle qui se dégage du sens des mots et de la vraie connaissance de l’âme. En voulez-vous encore une autre preuve ? Mais elle apparaît dans la destinée de ces grands hommes qui ont voulu le vrai bien de l’humanité. Tous nos Thsaï-Tseu ont été malheureux : Khio-Youen se noya dans la rivière Milo ; Ssé-Ma-Thsien subit un châtiment cruel ; Tou-Fou, surnommé le dieu de la poésie, forcé de chercher un refuge dans un temple, y mourut de faim. Oui, ces grands écrivains furent malheureux, si toutefois l’on peut dire qu’un homme qui tombe dans la pauvreté, et qui garde son génie, puisse être réellement malheureux ! Croyez-vous donc que, s’ils eussent consenti à amuser la foule et les grands, ils n’eussent pas eu les faveurs et la fortune ? Leurs malheurs sont les garants éternels de leur fidélité à l’honneur, ce génie de l’âme qui est frère de celui de l’esprit. »

Cette théorie de l’éditeur, dont j’ai essayé de donner le sens exact, en m’aidant en deux endroits de la traduction qu’en a faite M. Bazin, ne satisfera pas sans doute ceux de nos lecteurs qui ont le fétichisme du naturel. Il y a de très nobles esprits qui croient sincèrement aux dons de la nature, et, pour eux, l’homme de génie est à peine conscient de ce qu’il dit et de ce qu’il écrit. C’est un dieu qui l’inspire. Mon éditeur chinois n’est pas de cet avis ; il n’eût même pas admis le nascuntur poetœ, sentence qui n’a eu, je crois, d’autre but que de contenir des ardeurs trop téméraires, dans un temps où les vers devenaient encombrants. « Voulez-vous honorer les muses ? — Mon ami, y songez-vous ? Vous n’êtes pas né poète ! » C’est là un principe excessif. Sans doute, ce droit de naissance est admissible, si l’on veut entendre par là une certaine ardeur d’esprit qui excite le poète ; mais le vers entraînant une pensée, la fixant dans des limites précises et se condamnant lui-même à suivre des règles implacables de césure et de nombre, ce vers qui devra choisir sa finale, de manière à être une expression harmonieuse : est-ce la nature qui vous rendra capable de le composer ? C’est le travail, tout bêtement.

Je me rappelle avoir lu, dans un vieil auteur français du XVIe siècle, du Bellay, ces lignes éloquentes : « Qui veut voler par les mains et bouches doibt longuement demeurer en sa chambre ; et qui désire vivre en la postérité doibt, comme mort en soi-même, suer et trembler maintes fois ; et, autant que nos poètes courtisans boivent, mangent et dorment à leur aise, endurer de faim, de soif et de longues vigiles. Ce sont les ailes dont les escrits des hommes volent au ciel. » Je donne volontiers tous les livres d’un siècle pour ce splendide témoignage : n’y sentez-vous pas le ton de la vérité ? Et quel tour de phrases ! Mais il n’est pas tendre pour le métier d’auteur : cela donne froid. Il est vrai qu’on ne doit s’imposer ce conseil que si l’on désire « vivre en la postérité ». Or qui s’en préoccupe ?

J’ai encore une autorité célèbre à citer aux croyants du naturel. Elle est célèbre en Chine, et elle résume, à mon sens, de la manière la plus heureuse les diverses opinions que j’ai exposées dans ce chapitre. C’est dans un de nos romans favoris que je trouve cette citation : ce roman est intitulé : les Deux Jeunes Filles lettrées, et a été admirablement traduit par M. Stanislas Julien. On demande à la jeune fille lettrée de donner une définition du mot « talent ». Et voici sa réponse, selon la traduction de M. Stanislas Julien : « Cette question que vous m’adressez se rapporte au talent qui produit la prose élégante et la poésie. Ce genre de talent vient, dit-on, de la nature. La nature le donne, il est vrai ; mais la nature seule ne peut le porter à sa perfection. On dit aussi que c’est le fruit de l’étude. L’étude y contribue sans doute ; mais, avec l’étude seule, on ne peut avoir la certitude d’y arriver. Or l’étude sert à le faire éclore, mais c’est la nature qui perfectionne sa merveilleuse puissance. Quand le talent a été formé par la nature et nourri par l’étude, il se développe peu à peu et grandit par degrés ; plus il se répand, plus il parait admirable ; il est aussi impossible d’arrêter son essor qu’une montagne qui s’écroule ou un fleuve qui déborde. » Voilà les leçons qu’enseignent nos lettrés les plus distingués ; je me refuse à croire qu’elles soient indignes de figurer parmi les meilleures productions des littérateurs de l’Occident.

Le principe fondamental de l’effort personnel fécondant les ressources naturelles du génie est révéré par les lettrés comme un principe d’action : pas de chef-d’œuvre sans un travail opiniâtre ! C’est une vérité qu’un de nos empereurs les plus illustres, Houng-Wou, qui régnait au XIVe siècle, a proclamée dans un discours mémorable dont nos annales ont conservé le texte et que je ne puis résister au plaisir de transcrire ici, comme un témoignage du goût éclairé de nos littérateurs et de nos grands hommes. Le jugement de notre souverain est de ceux qui peuvent être toujours répétés, en tout lieu et en tout temps, il est éternellement jeune.

L’empereur, ayant réuni les tribunaux littéraires, leur parla en ces termes : « Les anciens faisaient peu de livres, mais ils les faisaient bons ; le but de tous leurs ouvrages était d’inspirer la vertu et l’amour du devoir, de faire connaître le mérite des grands hommes, et de donner des moyens pour faciliter l’observation des lois et des usages. Il s’en faut bien qu’il en soit de même aujourd’hui. Nos lettrés modernes écrivent beaucoup et sur des sujets qui ne peuvent être d’aucune utilité réelle. Les anciens écrivaient simplement, et leurs écrits étaient à la portée de tout le monde ; leur style était coulant ; leurs expressions claires ; ils disaient beaucoup de choses en peu de mots. Quoi de plus clair, par exemple, de plus précis et de plus instructif que le Tchou-che-piao de Tchou-Ko-Liang ? Dans cet ouvrage, qui n’est que de quelques feuilles, il expose son sujet avec tant de précision et de clarté, il le traite d’une manière si simple et en même temps si noble, il entre dans un détail de raisons si abondant quoique très court, qu’il dit tout ce qu’il faut dire, ne laisse rien à désirer, et entraîne tout le monde à son sentiment. Autrefois on lisait son ouvrage avec plaisir ; on le lit encore aujourd’hui de même. Ce n’est point ainsi que nos lettrés modernes écrivent ; leur style est diffus et ampoulé ; ils noient une pensée dans des flots de paroles ; s’il y a une expression obscure ou à double sens, c’est justement celle qu’ils choisissent ; on dirait qu’ils écrivent pour n’être point compris. Vous qui êtes à la tête de la littérature, faites vos efforts pour ramener le bon goût ; vous n’en viendrez à bout qu’en imitant nos anciens. »

Cette harangue très ferme et très nette se trouve dans nos annales officielles et on peut la lire dans la traduction du P. Àmiot. J’ai toujours la crainte de paraître en conter toutes les fois que je cite des auteurs chinois, et j’ai pris le parti de citer des traductions, une bonne fortune, du reste, pour le lecteur et pour moi, lorsque les traducteurs sont aussi distingués que ceux dont les ouvrages m’ont jusqu’ici servi. Il me serait désagréable qu’à l’occasion d’un discours impérial, on m’accusât d’avoir voulu faire des allusions : les critiques de notre empereur ne s’adressaient qu’aux lettrés du Céleste-Empire, évidemment.

Lorsque je cherche dans les œuvres des littératures de l’Occident celles qui correspondraient le mieux à l’opinion que nous nous faisons du génie de l’écrivain, je n’en trouve pas de plus dignes de notre admiration que les œuvres de Cervantès et de Beaumarchais.

Ces deux auteurs ont, en effet, donné un libre cours à leur imagination et à leur verve ; mais ils s’en sont servis pour éclairer l’humanité. Au milieu des aventures qui ne semblent, au premier abord, que plaisantes, il y a place pour la vérité et le précepte. Ce sont de grands maîtres dans la science de la vie que Cervantès et Figaro : qui les connaît n’a plus rien à apprendre. Ce sont des Thsaï-Tseu. La postérité ne les a pas oubliés, et, plus les âges deviendront vieux, plus leur gloire grandira. Que de Figaros intrigants — qui ne sont pas barbiers — dans ce monde d’ici-bas !

Que de don Quicholte gobent ces Figaros-ci et ces Figaros-là ! Que de Basiles exploitent le même dieu ! Tout est actuel, vivant, délicieusement vrai, même Rosine, la charmante perfide, | si chère cependant et qui ressemble à la femme... comme si c’était elle ! Tous ces caractères appartiennent exactement à l’espèce homme : ce sont des caractères courants, des personnages qui vivent ; et, si on a des raisons sérieuses pour ne pas vouloir se reconnaître quand ils sont en scène, on y reconnaît au moins son voisin, son ami ou un parent. Qui n’a pas eu, dans sa vie, un Figaro de confiance qui vous en contait de toutes les couleurs pour vous soutirer quelque chose, de l’argent ou quelquefois l’honneur ? Qui n’a pas aimé à faire sonner ses grelots et à être un peu tyran, comme Almaviva ? Et Bartolo, Barbalo, le pauvre homme ! le seul qui ait changé en vieillissant : car, aujourd’hui, les Almavivas n’épousent plus Rosine, le nombre trois symbolisant les unions légitimes à deux d’une manière plus moderne.


II


L’ART DRAMATIQUE


Les Thsaï-Tseu qui ont illustré les lettres chinoises les ont en même temps honorées par l’usage qu’ils ont fait de leurs facultés naturelles.

Leurs œuvres sont naturellement des chefs-d’œuvre de style et de goût, charmant l’esprit par toutes les ingénieuses combinaisons auxquelles se prêtent les caractères de notre langue, mais aussi et surtout l’élèvent et l’instruisent. On ne sait, en les lisant, si l’art doit les compter pour ses créateurs ou si ce sont ses préceptes qui les ont formés, tant ils s’identifient avec l’idéal même que l’esprit conçoit. De leurs œuvres, en effet, se détache en pleine lumière le principe primordial qui inspire la poétique chinoise et qui définit le drame comme ayant pour objet de représenter les plus nobles enseignements de l’histoire ; et, d’après le code pénal, les représentations théâtrales ont pour but d’offrir sur la scène des peintures vraies ou supposées, mais capables de porter les spectateurs à la pratique de la vertu.

J’ai dit, d’après le code pénal, et c’est à dessein que je n’ai pas voulu omettre cette particularité ; car elle caractérise un état de civilisation qui n’est pas absolument vulgaire. Nos lois ont eu un but élevé en définissant d’autorité la nature de l’art dramatique ; elles admettent les fictions, les peintures supposées, toutes les créations de l’esprit ; mais ces œuvres doivent, porter les spectateurs à la pratique de la vertu. L’obscénité est, en effet, punie comme un crime ; les articles du code sont très catégoriques à cet égard. Divers auteurs ont poussé même le rigorisme dans ses derniers retranchements. Ils ont inventé une expiation future pour les poètes qui auraient eu l’indélicatesse d’exciter les spectateurs aux mauvaises passions. D’après eux, ils souffriraient, le lendemain de la mort, d’atroces supplices dont la durée serait égale à celle de leurs pièces sur la terre. Que les auteurs se rassurent donc. L’idée est certainement ingénieuse, mais elle ne vaut pas le châtiment immédiat : car la crainte des châtiments futurs n’a jamais inspiré grande terreur, et, dans tous les cas, à en juger par les dispositions de ce législateur fantaisiste, c’est un supplice qui ne serait pas très fréquent dans le monde étoilé, où les sages nous promettent l’éternité, et la rareté du fait pourrait peut-être adoucir les ressentiments du grand justicier.

Cette institution du châtiment post mortem est généralement très bien accueillie dans nos mœurs : elle fait son effet. Je sais beaucoup de voleurs qui s’en contenteraient, même à titre de commutation de peine ; mais, pour les délits qui ne peuvent être atteints par le bambou, ces sortes de châtiments ont leur utilité : il y a un code des punitions qui seront infligées pendant la vie future. Ainsi le médisant sera condamné à dire du bien de ses amis ; l’homme généreux qui n’est bienfaisant que si on le sait, se verra condamné à faire des actions héroïques, éternellement, sans que jamais personne le sache.

Supplice affreux, qui fera grincer des dents plus d’une de ces pieuses hypocrites qui ne font des compliments à la vertu que parce qu’elles ne peuvent plus en recevoir. Les auteurs trouveront naturellement leur place dans ce public de condamnés, et les journalistes aussi, s’ils devaient être châtiés pour toutes les fausses nouvelles qu’ils auront fait passer pour vraies. Je crois qu’il y aura foule.

Ces observations, qui deviennent quelque peu humoristiques quand on les transporte dans le monde occidental où les religions présentent Dieu comme l’indulgence même, et où, par suite, les menaces de la justice divine ressemblent un peu aux colères de Croquemitaine, prouvent néanmoins que le but officiel auquel tendent nos institutions est la vertu. Que le lecteur ne s’imagine pas — je pense qu’il est inutile de le mettre en garde — que la vertu soit, pour cela, mieux honorée que partout ailleurs. Je crois que tous les hommes peuvent se donner la main, et parler avec la même aisance de la vertu. La Liberté, la Justice et la Vertu sont filles du Ciel, et n’ont pu s’acclimater sur la terre ; il faut nous en consoler, les uns et les autres. Ce que je me bornerai à constater, c’est que l’art dramatique s’est conformé au sentiment officiel, et il a été utilisé comme un moyen d’élever, si c’est possible, le respect dû à la vertu ; et, à ce seul point de vue, il est digne de figurer parmi les grandes inventions de l’esprit humain.

Volontiers j’affirmerais que cette définition rend notre théâtre original, en ce qu’elle associe une utilité morale à des créations de l’imagination, et qu’elle fixe les devoirs du génie de l’homme. C’est une pensée profonde que celle qui a songé à tracer des règles au génie même ; si je ne m’abuse, c’est l’interprétation la plus lumineuse de la nature humaine. Car le bonheur ou le malheur d’une société dépend des directions que s’impose le génie de l’homme ; l’histoire démontre, aussi bien que la morale, qui n’est jamais écoutée, que toutes les calamités ne proviennent que de la trop grande personnalité de l’homme de génie, et que, si ceux dont la vocation a été de conduire les hommes et de les inspirer avaient pu être assez grands pour se sentir moins indépendants à l’égard de leurs passions, ils n’eussent pas épouvanté le monde par les audaces de leurs témérités toujours suivies de ruines et de hontes. Lorsque le génie se trompe, il se perd, et, dans sa chute, il entraîne tout son siècle. Ces catastrophes ont moins de retentissement, quand le génie qui méconnait ses devoirs est un génie-écrivain, mais les résultats n’en sont pas moins funestes.

C’est pourquoi nos sages, en décrétant la vertu obligatoire, ont senti exactement l’instinct de la conservation de l’humanité. C’est en ceci qu’il réside : pratiquer la vertu. C’est banal, c’est rétrograde, c’est réactionnaire ; ce n’est ni chic ni pschutt ; c’est tout ce que l’on voudra, mais il n’y a pas de meilleur remède contre l’orgueil des rois et l’insolence des tribuns ; il n’y a pas de plus sûr réactif contre les majorités trop complaisantes ; il n’y a pas de cordial plus chaud contre tous les appauvrissements de la volonté et du caractère ; c’est le garde-fou de la raison, la boussole de toute la vie ; nous le comprenons tous, nous le repétons chaque jour, nous en sommes convaincus ; il n’y a pas de lumière plus éclatante ; il n’y a pas de meilleur système ; il est garanti jusqu’à la fin du monde... mais il est trop simple. — A quoi sert-il donc d’avoir de l’esprit ?

Les Occidentaux n’ont pas, que je sache, tenté de parvenir au même but. Le spectacle, à la scène, n’est pas précisément composé pour porter les spectateurs à la pratique de la vertu. C’est un plaisir, rien de plus, et généralement le plaisir ne dépend pas de la vertu. On conçoit que cela pourrait être ; on convient que la vertu serait suffisante à elle seule pour inspirer l’art dramatique, mais les spectateurs feraient défaut : ils aiment mieux Niniche.

L’art n’a rien de commun avec ces farces, très drôles, c’est très exact, mais qui corrompent le goût et gâtent le cœur. On ne peut guère estimer ceux qui se plaisent à ces obscénités.

La scène a d’autres visées que de chatouiller des passions vulgaires ; c’est un vilain métier que ce métier-là. Le théâtre doit, au contraire, élever l’âme des spectateurs en soulevant des enthousiasmes et des émotions qui font du bien. Et cela est incomparablement plus amusant ! Vous ne le croyez pas ? essayez ! Le frisson qui s’empare de l’âme quand elle est empoignée, cette délicieuse étreinte qui vous tient comme isolé au milieu d’un monde abstrait et vous livre tout entier au pouvoir d’une pensée, sont des sensations indéfinissables. Et, lorsque cette sensation est amenée par le mouvement d’indignation que produit un acte d’injustice ou d’oppression, ou bien par la courageuse persévérance des faibles luttant pour leur liberté et leur honneur, contre des lâches abusant de la force, — et triomphant enfin ! — est-ce que ce n’est pas un grand plaisir, un vrai plaisir, que de recevoir ces impressions et d’entretenir en soi le feu sacré de l’amour du vrai et de la justice ? Et n’est-ce pas une bonne soirée que celle d’où l’on sort en se disant : « Dieu soit loué ! j’ai encore du cœur ! »

La scène est l’exacte définition de l’état d’une société. Dites-moi ce que vous jouez, je vous dirai qui vous êtes, et sans me tromper !

Nous avons en Chine cet adage : « On peut juger des mœurs d’un peuple par ses danses. » Il y a de l’esprit dans cette pensée, mais cela n’empêche pas qu’elle ne soit exacte. Eh bien, il est également juste de dire qu’on peut juger un peuple par son théâtre. Je laisse au lecteur le soin de faire ses réflexions, et de conclure logiquement, impartialement.

J’ai suffisamment défini, je crois, l’art dramatique chinois. L’éditeur dont j’ai cité la préface a, si l’on s’en souvient, présenté la théorie du « Tout à la Vertu » comme une exception ; il reconnaît que les écrivains dramatiques sont ou des professeurs d’immoralité ou des amuseurs frivoles, et que ceux qui donnent à l’art un but plus élevé sont le petit nombre. Cela devait être ainsi, puisque cela est partout de même, et qu’il n’y a pas sur terre deux humanités. On désapprouve bien haut ou bien bas — cela dépend de l’entourage — tous ces séducteurs qui font bon marché des soucis de la conscience et font servir leur talent à orner des grâces de la poésie les traits difformes du vice ; mais on court bien vite à ces pièces, dès qu’on les sait mauvaises ; on les écoute avidement ; on s’y amuse ; on se réunit là, dans un théâtre, chaque soir, plus de mille personnes pour entendre ce qu’en soi-même, on rougit d’entendre ; et on paye pour aller voir ça, et très cher ! — et, le lendemain, les mêmes gens se retrouvent à l’église, — une autre salle de spectacle, — où, pendant une demi-heure, on s’efforcera de se désennuyer en fixant ses souvenirs sur les couplets égrillards de la jolie mademoiselle X... Din ! din ! la demi-heure hebdomadaire est finie ; tout le monde sort ; on se serre la main ; on se complimente ; on respire...

— Eh bien, cher, que dites-vous de ça ? Était-ce assez drôle ?

— Oui, mais d’un roide !... Avez-vous remarqué... ?

Farceurs ! J’aime mieux les sauvages que ces civilisés-là !


III


LES PASSIONS


Les passions dramatiques n’ont pas, dans notre théâtre, la même inspiration que dans le théâtre français. Dans celui-ci, la passion dominante est l’amour ; toutes les autres forces qui dirigent le cœur humain n’ont qu’une influence secondaire. Toute action, comique ou tragique, a pour mobile l’amour. Notre théâtre n’a pas donné à cette passion une importance dramatique aussi exclusive, par cette raison que nous l’interprétons comme un sentiment. L’amour tourmenté, tyrannisé, paraîtrait à nos yeux une exagération. Ces tempêtes violentes qui s’élèvent dans le cœur et ne laissent après elles que des lendemains sans espoir sont au-dessus de notre imagination, et ne pourraient, dans tous les cas, qu’être très rares dans notre société, où l’autorité paternelle est absolue. Il est donc aisé de comprendre que les grands drames de l’amour n’auraient devant notre public aucune chance de succès. Même présentés comme « fictions », ils ne charmeraient pas : car on ne comprendrait pas ce genre de supplice qui consiste à s’aimer ardemment et à ne pas se marier ; et, pour citer un exemple, je suis certain que nos spectateurs feraient un très mauvais parti à ce stupide vieillard qui vient, au moment le plus agréable de la pièce, faire mourir Hernani et dona Sol. Ce romantisme, puisqu’il faut l’appeler par son nom, ne nous plairait pas.

Les passions de la scène sont plus bourgeoises, et ont plus de rapport avec les réalités de la vie. Nous exigeons que les personnages qui parlent notre langue ne s’écartent pas d’une manière trop invraisemblable des actions ordinaires ; il nous suffit qu'ils mettent en pratique les préceptes de notre philosophe Confucius ou qu'ils les rappellent à nos souvenirs.

Certains auteurs disent : « Il faut montrer les hommes tels qu'ils sont ; » d'autres disent : « Tels qu'ils devraient être. » Ces deux théories se trouvent dans notre système dramatique fondues en une seule ; c'est là son caractère.

On observera, dans la plupart de nos œuvres, l'éloge des concours littéraires. On sait de quel éclat brille dans notre société le titre de lettré ; et, quoique l'on m'ait souvent donné à entendre que ces lettrés ne savaient rien, je ne crois pas cependant que le principe soit mauvais. En règle générale, le jeune premier de notre scène est un jeune bachelier, comme Lindor ; mais c'est un bachelier qui va concourir pour les palmes de la licence. Les rôles d'amoureux ne sont remplis que par des étudiants qui seront reçus les premiers aux examens. Imaginez-vous le n° 1 des écoles spéciales devenu le type des jeunes premiers, sur la scène française, au lieu de ces gommeux qui ne doivent leur situation de soupirants, la plupart du temps, qu’à un titre d’une noblesse quelconque ou à la fortune. Les jeunes premiers sont rarement très intéressants ; ils sont jolis garçons, coureurs d’aventures, à la mode, spirituels autant que possible, bons tireurs ; en un mot, ils sont sortis les premiers de la haute école spéciale des arts d’agrément. C’est leur prestige. Mais ces jolies choses ne valent pas un bon diplôme. C’est, du reste, la faute des ingénues : elles sont trop indulgentes pour le sexe barbu. Elles préfèrent les talents au talent, et ont même une tendance à négliger les jeunes savants que les auteurs, d’accord avec elles, rendent toujours ridicules. Dans le mariage, le vrai mérite consiste à ne pas en avoir, et plus on est ignorant sans trop le paraître, plus on plaît aux femmes. Je n’ai pas vu de pièce où la jeune fille vantât l’esprit et la science de son prétendant. Mais elle vantera toutes les qualités de son cœur, des fleurs bien vite fanées ! Heureusement les ingénues passent maintenant des examens ; elles deviendront peut-être un peu plus exigeantes sur la qualité du mari. Elles lui poseront des questions, examineront elles-mêmes le candidat, et je ne désespère pas de voir, un de ces jours, sur la scène, un concours de jeunes premiers, sous la présidence d'une bachelière. Ce sera la Chine renversée. Si Corneille avait été Chinois, il eût écrit ainsi son fameux vers :


______Sors vainqueur d'un concours dont Chimène est le prix.


En réalité, nous concevons l'ardeur au travail el l'application comme des passions.

Mais la plus importante de toutes, celle qui correspond à nos sentiments les plus intimes et les plus chers, c'est la piété. Je suis obligé d'employer cette expression qui représente très exactement la nôtre, en ce qu'elle généralise toutes les inclinations du cœur humain. La piété ne représente pas seulement l'observation des devoirs particuliers d'un culte, mais aussi la fidélité envers tous les devoirs, et c'en est une très noble et très puissante que celle qui s'est proposé de respecter, d’aimer et de protéger la famille. La piété filiale, la piété maternelle, sont des passions dramatiques actives.

On trouve, dans une pièce célèbre, le Cercle de craie, un exemple frappant de piété maternelle qui est rappelé dans tous nos cours de littérature et qui est curieux à connaître. Deux femmes se disent la mère du même enfant ; elles se présentent devant le juge qui, pour connaître la vérité, ordonne que l’on trace un cercle de craie sur le parquet, et que l’on place l’enfant dans le milieu. Il déclare ensuite qu’il appartiendra à celle des deux femmes qui réussira à l’arracher du cercle. La fausse mère, qui n’a pas la piété, l’emporte sur la véritable qui, émue de compassion, n’ose pas faire usage de toutes ses forces. Le magistrat reconnaît alors quelle est la vraie mère. Cette épreuve a beaucoup de ressemblance avec le jugement de Salomon et pourrait donner prétexte à des dissertations savantes.

Toutes les mères sont capables des mêmes dévouements.

La piété filiale est une passion aussi forte et aussi agissante. Elle inspire les grandes actions, les sacrifices ; c’est la force qui conduit l’action.

Le lecteur trouvera plus loin le premier tableau d’une de nos pièces les plus estimées, le Pi-Pa-Ki, dans lequel sont exposés les devoirs de la piété filiale, tels que les ont définis nos philosophes. Il comprendra, par cet exposé si simple et si touchant, par cette analyse si approfondie des caractères du père et de la mère, quelle doit être, en effet, l’influence de cette passion, puisque, par elle seule, l’espoir peut entrer dans une famille pauvre. Il comprendra quelles joies elle peut causer ; mais aussi quelles angoisses elle entretient dans le cœur des mères qui souffrent toujours des maux de l’absence. Ce sont les luttes intimes de la famille représentées dans un tableau animé, dramatique, où sont dépeints des traits de mœurs exacts.


PREMIER TABLEAU


TSAÏ-YONG, tristement.

Qu'est-ce que ce monde ? (Il chante. ) J'ai tout étudié ; les livres que j'ai lus ne formeraient pas moins de dix mille cahiers ; mais courir après la réputation, les faveurs, oh ! je n'y ai jamais songé. Si je m'afflige d'une chose, c'est de voir que mon père et ma mère commencent à pencher vers le déclin de l'âge : où trouverai-je des fleurs de glaïeul[2] ? Mon cœur se gonfle ; à qui pourrais-je dévoiler mes chagrins ? Mais j'aperçois le seigneur Tchang.

TCHANG.

Mes bons voisins ! mes bons voisins ! ils me regardent tous comme un protecteur sur lequel ils peuvent se reposer. Quoi qu'il arrive dans la famille, c'est à qui viendra m'en faire part ou me demander mon avis.

Il salue Tsaï-Yong, qui rend le salut.


TSAÏ-YONG.

Ah ! seigneur, mes parents sont trop âgés ; décidément je ne puis me résoudre à partir.

TCHANG.

Mon ami, que l’âge avancé de vos parents ou l’isolement dans lequel ils peuvent se trouver devienne l’objet de votre sollicitude, cela se conçoit ; mais avouez du moins que votre père doit souhaiter que son fils illustre sa famille et ses ancêtres. Si vous ne profitez pas de la verdure et des beaux jours du printemps pour vous mettre en route, quand partirez-vous donc ?

TSAÏ-YONG.

Vous désapprouvez ma conduite, seigneur, et...

TCHANG.

Au surplus, voici votre père et votre mère ; expliquez-vous.

MADAME TSAÏ, vivement.

Mon fils, je ne veux pas que tu emmènes ton épouse avec toi. Depuis deux mois qu’elle est mariée, Tchao amaigri de moitié. S’il faut qu’elle habite avec toi pendant trois ans, je prévois qu’à la fin la pauvre femme ne sera guère bonne qu’à mettre en terre.

TCHANG.

Ah ! madame Tsaï, voulez-vous semer la division dans votre famille, entretenir la discorde entre l’époux et l’épouse ?

TSAI, à son fils.

Mon fils, le concours est ouvert. Voici l’époque où le Fils du Ciel appelle à la capitale tous les hommes de talent. Puisque tu as fait tes preuves dans l’assemblée du district, que ne vas-tu concourir pour un grade supérieur ?

TSAÏ-YONG.

Mon père, daignez m’écouter. Ce n’est pas que votre fils se refuse à partir. Hélas ! je ne suis retenu ici qu’à cause de votre grand âge, et parce que je prévois des malheurs. Quand j’aurai quitté la maison, dites-moi où est celui qui nourrira et servira mon père et ma mère ?

TCHANG.

Mes bons voisins, voici mon avis ; c’est qu’on doit exhorter le jeune bachelier à faire un tour à la capitale.

MADAME TSAÏ.

Seigneur, ignorez-vous que je n’ai pas dans ma maison sept fils ou huit gendres pour me servir ? je n’ai qu’un fils au monde, voulez-vous qu’il m’abandonne ?

TSAÏ, à sa femme.

Ma femme, quelles paroles se sont échappées de votre bouche ? Si notre fils nous quitte pour aller subir ses examens littéraires, est-ce que nous n’aurons pas un jour dans notre maison des serviteurs en grand nombre ?

MADAME TSAÏ, en colère.

Stupide vieillard, vos yeux sont obscurcis par l’âge, vos oreilles deviennent sourdes, vous ne pouvez plus ni faire un pas ni remuer vos jambes. Quand vous aurez forcé votre fils à partir, s’il survient une inondation, qui viendra à notre secours ? Vous mourrez de faim, si vous manquez de riz ; de froid, si vous n’avez plus de vêtements. Savez-vous cela ?

TSAÏ.

Paix ! vous n’entendez rien à ces affaires-là. Lorsque mon fils aura obtenu un mandarinat, nous aurons un autre train ; nous changerons d’habitation, de manière de vivre... Il devrait déjà être sur la route de la capitale.

TSAÏ-YONG.

Ma mère a raison ; j’imagine que mon père ne méconnaîtra pas les égards...

TSAï.

C’est cela, c’est cela ; ta mère a raison, ton père a tort, (au seigneur Tchang.) Je devine sa pensée ; je sais maintenant ce qui le retient ici.

TCHANG.

Et qu’est-ce donc, puisque vous le savez ?

TSAÏ.

Les charmes et les agréments de Tchao ont fait une vive impression sur son cœur, (Il chante.) Il ne rêve plus qu’à l’amour et aux douces voluptés de la couche nuptiale. Il ne peut plus s’éloigner du rivage de la mer ; sa vue n’oserait point embrasser un horizon plus vaste.

TSAÏ-YONG.

Mon père, vous me supposez des sentiments...

TCHANG, souriant.

Ah ! ah ! monsieur le bachelier.

Il chante.______

Vous soupirez après l’indissoluble union du Youen et du Yang[3] ; vous êtes comme le phénix mâle qui ne veut pas se séparer de la compagne qu’il aime. Je crains bien que, dans votre aveuglement, vous ne préfériez la stupide immobilité de l’oiseau Ngo au vol audacieux de l’oiseau Pong.

TSAÏ.

Oui, tu ne songes qu’au plaisir, et tu ne crains pas d’argumenter contre ton père.

TSAÏ-YONG.

Ciel ! moi, tenir tête à mon père ? O mes parents, est-ce votre fils qui oserait vous susciter des obstacles ? Hélas ! je le répète, je ne suis retenu ici qu’à cause de votre grand âge. Mon père, supposez qu’une inondation survienne ; que dira-t-on ? On dira d’abord que votre fils a manqué de piété filiale ; qu’il a abandonné son vieux père, sa vieille mère, pour courir après je ne sais quelle place, quelle magistrature ; ensuite on accusera mon père d’imprévoyance, on alléguera qu’il n’avait qu’un fils et qu’il l’a forcé d’entreprendre un voyage long, aventureux. Vraiment, plus j’y réfléchis, plus il m’est difficile d’obéir à vos ordres.

TSAÏ.

Que tu n’obéisses pas à mes ordres, cela dépend de toi ; mais dis-moi un peu ce qu’il faut entendre par ce mot Hiao (piété filiale) ?

MADAME TSAÏ.

Ciel ! vous avez plus de quatre-vingts ans et vous ne savez pas en quoi consiste la pitié filiale ! Eh bien ! mener un vieillard à la lisière comme un enfant, voilà la piété filiale.

TSAÏ.

Femme, que voulez-vous dire ?

TSAÏ-YONG.

Mon père, je vais répondre à votre question. « Le devoir du fils, c’est de prendre des précautions pour qu’en hiver comme en été, ses parents jouissent de toutes les commodités de la vie. Il faut que, chaque soir, il dresse lui-même la couche sur laquelle ils reposent ; il faut que, tous les matins, au premier chant du coq, il s’informe, dans les termes les plus affectueux, de l’état de leur santé ; le devoir du fils, c’est de veiller sur ses parents quand ils marchent ; c’est d’aimer ceux qu’ils aiment, d’honorer ceux qu’ils honorent. Un fils, tant que son père et sa mère vivent, ne doit point s’éloigner de la maison qu’ils habitent[4]. » Voilà la piété filiale des anciens. C’est ainsi qu’ils pensaient et agissaient.

TSAÏ.

Mon fils, tout cela, c’est ce qu’on appelle Siao-tsieï, ou les devoirs vulgaires. Mais il y a plusieurs degrés dans la piété filiale ; tu n’as pas parlé jusqu’ici des grands devoirs, de la piété par excellence.

MADAME TSAÏ, exaspérée.

Malheureux ! vous n’êtes pas encore mort : attendez : c’est seulement alors qu’on pourra le forcer à remplir les plus grands et les derniers devoirs. Pour ce qui est du voyage, qu’il n’en soit plus question.

TCHANG.

Ya, ya, voilà des paroles qui ne présagent rien de bon pour l’avenir.

TSAÏ.

Mon fils, écoute-moi : « Le premier degré de la piété filiale consiste à servir ses parents ; le second, à servir son prince, le troisième à rechercher les dignités. Conserver dans son intégrité le corps que l’on a reçu de son père et de sa mère, éviter avec soin tout ce qui tend à le détruire, c’est le commencement de la piété filiale ; mais parvenir aux dignités, pratiquer la vertu, étendre sa réputation jusqu’aux siècles postérieurs pour illustrer son père et sa mère, c’est la fin, c’est le comble de la piété filiale. » Celui dont les parents sont pauvres, avancés en âge, et qui ne recherche pas les dignités, est dépourvu de piété filiale. Si tu t’élèves par ton mérite au rang des mandarins, et que tu transformes en une maison de plaisance la chétive habitation de ton père et de ta mère, tu auras accompli tous les devoirs qui te sont imposés, ou alors je n’y conçois plus rien.

TSAÏ-YONG.

Mon père, je n’ai qu’une objection à vous faire. Supposez que je m’éloigne de votre domicile, qui peut savoir si votre fils reviendra dans son pays natal avec ou sans les insignes de la magistrature ? Supposez maintenant que j’échoue au concours des licenciés, qu’aurez-vous à dire ? Vous direz que je n’ai pas su servir mes parents, que je n'ai pas su servir mon prince. Quelle effrayante responsabilité ?

TCHANG.

Idées chimériques, monsieur le bachelier ; moi, qui suis un vieux, je me rappelle que les anciens ont dit : « A quinze ans, il faut étudier ; à trente, il faut agir. » L’homme qui cache dans son sein les perles et les pierres précieuses, et enfouit ses talents, n’a jamais aimé sa famille. Monsieur le bachelier, vous avez de la littérature, de l’érudition ; vous ne pouvez manquer d’arriver au mandarinat. Voyez donc...

MADAME TSAÏ.

Assez, assez, seigneur Tchang. Vous ne manquez pas, vous, de magnifiques paroles pour exhorter mon fils à partir.

TSAÏ.

Allons, mon fils, suis mes conseils ; fais vite tes préparatifs de voyage.

TSAÏ-YONG.

Mon père, ma mère, l’homme vit cent ans ; mais d’aussi longs jours vous sont-ils réservés ? Heureusement parvenus l’un et l’autre à la moyenne vieillesse, il faut que votre fils se réjouisse de votre âge et qu’il s’en afflige tout à la fois.

(Il chante.)

O mes parents, votre fils éprouve un sentiment de joie mêlé d’un sentiment de tristesse ; il fait des vœux pour la prolongation de vos jours ; il voudrait que son père et sa mère ressemblassent au pêcher appelé Fan-Tao, qui se couvrit de fleurs au bout de trois mille ans.

TSAÏ.

Mon fils, des sentiments comme les tiens viennent d’un cœur où règne la piété filiale. Mais tout homme, en naissant, contracte l’obligation d’aimer ses parents et de servir son prince avec fidélité : c’est ainsi qu’il acquiert de l’illustration dans le monde.

TSAÏ-YONG.

Puisque vous l’exigez, je vais partir pour la capitale.

TCHANG.

Monsieur le bachelier, n’ayez aucune inquiétude sur le sort de vos parents. Il y a longtemps qu’on dit : « Avec huit cents maces on achète une chaumière ; avec mille, on achète une maison. » Puisque mon habitation peut contenir cinq familles, ayez l’esprit en repos. Partez, partez vite ; et, si votre père et votre mère tombent dans l’indigence, je viendrai à leur secours.

TSAÏ-YONG.

Je vous remercie, seigneur, de vos généreux procédés. C’est à votre garde que je confie mes parents. Mais, quand viendra le jour de ma prospérité, ne seront-ils pas tous les deux accablés par l’âge ? Hélas ! je ne le crains que trop, lorsque je reviendrai dans mon pays natal avec des habits brodés, mon père et ma mère ne me reconnaîtront plus.

TSAÏ.

Mon fils, tu parlais tout à l’heure de notre isolement ; mais, à partir du jour où tu seras mandarin,

(Il chante.)

Les trois espèces de viande et ces mets recherchés qu’on offre dans les grands sacrifices, on me les servira du matin au soir, sur des trépieds à forme élégante ou dans des vases de porcelaine fine. Cela vaut mieux que de manger des fèves et de boire de l’eau. Si tu reviens dans ton pays natal avec des habits brodés,

(Il parle.)

Je mourrai.

(Il chante. )

Mais mon âme sera fière, paisible, joyeuse.

MADAME TSAÏ.

En un clin d’œil on me dérobe la perle que j’avais sur la main ! Va, mon fils ! si, durant ton absence, ton père et ta mère meurent de faim ou de froid, quand même tu reviendrais avec des habits brodés, ta gloire n’en sera pas moins souillée.


TROISIÈME PARTIE


LES PIÈCES
_______



I


LES PERSONNAGES ET LES PIÈCES


Mes lecteurs me sauront gré, sans doute, de ne pas fatiguer leur attention en discutant ici la question très controversée des origines de notre théâtre. Un aimable jésuite, le P. Cibot, prétend qu’au XVIIIe siècle avant l’ère chrétienne, la censure, impériale s’occupait déjà de taquiner les auteurs dramatiques et les comédiens. Je crois qu’il s’agissait de pantomimes plutôt que de pièces de théâtre. Du reste, peut-on dire d’un homme qu’il a créé le drame ou la comédie ? De tout temps, ces deux genres ont existé, ils appartiennent à l’homme par droit de naissance. Qu’un homme de génie ait imaginé de développer cette disposition de nature et de rendre le drame plus saisissant et plus attrayant en combinant les diverses forces qui ont de l’action sur les hommes, rien de plus simple à concevoir ; et encore est-il juste de penser qu’il n’a pas été seul pour donner à l’objet de son étude la forme définitive que nous admettons. Tous les progrès s’accomplissent lentement, et c’est l’œuvre du temps, de les collationner et de réaliser le projet qui répondra le mieux au goût de l’esprit. Les œuvres qui sont sorties parfaites des ressources de l’esprit humain sont rares. Le génie n’est pas prodigue de ses confidences ; il ne les livre pas en bloc. Que de noms, quand on y réfléchit, pourraient être inscrits sur une œuvre du temps présent ! Prenez une pièce de théâtre ou bien un monument ; l’auteur, l’architecte, ne sont, à proprement, parler que les disciples de quelques auteurs dont ils auront groupé les idées : ce sont des arrangeurs de scènes ou de pierres. Leurs œuvres ne sont pas à eux. Cette observation trouve surtout son application chez les modernes, qui considèrent l’éducation comme résolue par l’imitation, non pas par l’imitation d’un genre, ce qui serait logique, mais par l’imitation de tout. Dans une même œuvre, vous reconnaîtrez l’Alhambra et le Parthénon, le palais des Doges et le Panthéon ; il y aura de l’ogive et du cintre, du flamboyant et du rococo ; on fera un composé fantastique qui tient du cauchemar, une sorte de « Souvenirs de voyage autour du monde » en pierres de taille, ornés de médaillons et de statuettes. Ce sera bronzé, nickelé, argenté, doré : tout y sera, — excepté la pensée de l’auteur. De telles œuvres sont des expositions permanentes, des revues de l’univers, et, en bonne camaraderie, il serait peut-être convenable, en donnant son nom, d’indiquer aussi celui des autres, — les seuls créateurs.

Ainsi que ce soit A ou B qui ait créé le drame, il importe peu. S’ils ont réussi à en développer le goût, c’est assez pour leur gloire.

La littérature chinoise était tout à fait inconnue en Europe, il n’y a pas cent cinquante ans. C’est dans la première moitié du XVIIIe siècle, en 1735, que parut pour la première fois une pièce chinoise, l’Orphelin de la famille de Tchao, publiée dans une description de la Chine du P. Du Halde.

Le siècle de Voltaire est le siècle des lettres par excellence. Héritier d’une grande époque littéraire qui a créé des chefs-d’œuvre, il a reçu les leçons les plus hautes dont jamais siècle ait été favorisé. Il possède toutes les qualités de l’esprit le plus cultivé, et, parmi celles-ci, la plus précieuse de toutes, parce qu’elle porte en elle le témoignage d’un progrès réalisé, la tolérance, c’est-à-dire le dogme de l’égalité des intelligences humaines devant la vérité. Ce XVIIIe siècle est si éclairé, si libéral, qu’il ne se croit pas le seul digne de prétendre aux élévations de l’esprit : il daigne estimer les œuvres d’aulrui : il ne s’attribue pas, comme un monopole, le droit de cultiver les beaux-arts.

Voltaire, qui eût pu se permettre la fantaisie — et il eût été bien excusable — de se moquer d’un drame chinois, dans un temps où la scène française représentait des chefs-d’œuvre, ne s’est pas trouvé du même avis que les spirituels du XIXe siècle. Il ne nous a appelés ni magots ni poussahs ; il nous a traités en homme d’esprit. Il a même poussé la courtoisie jusqu’à nous emprunter le sujet et les scènes de l’Orphelin de la Chine, un fait qui n’est pas sans importance dans l’histoire des lettres. Et cependant, lorsque je relis cette traduction si incomplète du P. Prémare, et que je retrouve une œuvre mutilée (car le traducteur a omis tous les vers du texte original et c’est en vain qu’on y chercherait les passages les plus pathétiques et les plus élevés), je me demande quelle eût été l’opinion de Voltaire sur le mérite de notre littérature, s’il lui avait été donné de la connaître un peu mieux. Il n’a eu à juger qu’une traduction très imparfaite, des extraits ! Cependant le jugement porté par Voltaire sur cette pièce n’est pas à dédaigner :

« L’Orphelin du Tchao, dit-il dans son épître dédicatoire au duc de Richelieu, est un monument précieux qui sert plus à faire reconnaître l’esprit de la Chine que toutes les relations qu’on a faites et qu’on fera jamais de ce vaste empire. Il est vrai que cette pièce est toute barbare en comparaison des bons ouvrages de nos jours ; mais aussi c’est un chef-d’œuvre, si on le compare à nos pièces du XIVe siècle... On croit lire les Mille et une Nuits en action et en scènes ; mais, malgré l’incroyable, il y règne de l’intérêt ; et, malgré la foule des événements, tout est de la clarté la plus lumineuse : ce sont deux grands mérites en tout temps et chez toutes les nations, et ce mérite manque à beaucoup de nos pièces modernes. Il est vrai que la pièce chinoise n’a pas d’autres beautés : unité de temps et d’action, développement de sentiments, peinture des mœurs, éloquence, raison, passion, tout lui manque ; et cependant, comme je l'ai déjà dit, l'ouvrage est supérieur à tout ce que nous faisions alors. »

Ni éloquence, ni raison, ni passion ! voilà les trois caractères qui manquaient, en effet, à la traduction du P. Prémare. Et ce n'est pas moi qui affirme ce fait, — je sais bien que mon éloge porterait à faux : — c'est un traducteur plus fidèle cette fois et plus savant aussi, Stanislas Julien, qui a restitué au texte, en le traduisant littéralement et en entier, son éloquence, sa raison, et sa passion : mais Voltaire n'était plus de ce monde !

Voltaire fut un ami des Chinois ; il s'est fait d'avance leur apologiste, et il a vanté l'excellence de leurs arts. « Sous la dynastie des Youên, a-t-il dit, et sous celle des Ming, les arts qui appartiennent à l'esprit et à l'imagination furent plus cultivés que jamais. » Je sais bien qu'il y avait quelques jésuites sous sa plume et que le plaisir de leur être désagréable a pu le mettre en bonne humeur. Je suis assez sceptique à l'égard des éloges désintéressés ; mais il est indéniable que nous ayons été illustrés par Voltaire et qu’il ait pensé qu’il n’était pas absolument inconvenant d’être Chinois. Il a même adressé des vers à notre grand empereur Khiang-Loung, un lettré des plus distingués de la fin du XVIIIe siècle :


Reçois mes compliments, charmant roi de la Chine :
Ton trône est donc placé sur la double colline !
On sait dans l’Occident que, malgré mes travers,
J’ai toujours fort aimé les rois qui font des vers.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

O toi que sur le trône un feu céleste enflamme,
Dis-moi si ce grand art dont nous sommes épris,
Est aussi difficile à Pékin qu’à Paris.
Ton peuple est-il soumis à cette loi si dure
Qui veut qu’avec six pieds d’une égale mesure,
De deux Alexandrins, côte à côte marchants,
L’un serve pour la rime et l’autre pour le sens ?
Si bien que, sans rien perdre, en bravant cet usage,
On pourrait retrancher la moitié d’un ouvrage.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Aujourd’hui la politique a bouleversé ces relations qui promettaient un avenir meilleur. Les rois qui font des vers sont devenus rares, et l’on s’inquiète peu de la rime et du sens entre les nations civilisées. L’esprit est devenu tapageur, il préfère trouver des Chinois que des raisons, et volontiers fait sa cour à la force pour opprimer les moins forts et les accabler de ses sarcasmes. Dors-tu content, Voltaire ?

L'Orphelin de la famille de Tchao représente en France, pendant tout le XVIIIe siècle, notre littérature dramatique. Nos œuvres ne sont véritablement révélées au public qu’avec les travaux si remarquables de Stanislas Julien et de quelques-uns de ses disciples, M. Bazin entre autres, qui ont traduit avec une habileté digne d’éloges plusieurs pièces de théâtre composées sous les empereurs mongols. Je citerai, dans le cours de cet ouvrage, plusieurs passages de ces pièces qui m’ont paru rendre le plus heureusement le tour d’esprit particulier à notre langue et à nos mœurs ; et, quoiqu’elles aient été publiées à Paris, il m’est presque inutile de demander si on les a lues. L’indifférence du public français pour les littératures étrangères est un fait très éclatant, et la littérature chinoise est seulement qualifiée non d’étrangère, mais encore d’étrange. Ce sera donc une surprise, c’est-à-dire une chose agréable, si je fais découvrir une jolie scène, un caractère élevé, une idée comique, dans cette immense collection de notre répertoire.

Un drame chinois se présente avantageusement au jugement d’un lettré français, en ce qu’il aies mêmes allures que le drame représenté sur une scène européenne. La division des actes et des scènes est la même ; et cette remarque a quelque importance en ce qu’elle établit d’une manière caractéristique la différence qui existe entre notre théâtre et celui des Grecs. On sait que, dans le système dramatique des Grecs, l’action représentée sur la scène était continue depuis le commencement jusqu’à la fin. Il n’y avait pas d’entr’acte. L’attention du spectateur était tenue en éveil depuis la première ligne jusqu’à la dernière. Ce système était légèrement tyrannique ; aussi n’a-t-il pas convenu à nos mœurs ; et, bien que chinoises, nos pièces de théâtre sont absolument faites sur le même modèle que les pièces européennes, quatre actes et un prologue ou cinq actes. Le nom seul est différent : nous appelons un acte une coupure et le prologue une ouverture. Nos poètes suivent également des règles comme leurs confrères d’Occident. Il est d’usage que le prologue serve à l’exposition : que le premier, le deuxième et le troisième acte soient consacrés au développement de l’intrigue, le quatrième acte formant un acte à part où doit éclater le dénouement avec les apothéoses, les châtiments et les expiations — ou simplement le mariage. Toutes les pièces du répertoire ne sont pas, en effet, des drames : nous avons aussi un grand nombre de petites pièces à intrigues amoureuses qui se terminent, comme les comédies de M. Scribe, par un mariage.

Lorsque, pour la première fois, j’ai vu représenter des pièces du répertoire français, je n’ai pu m’empêcher de constater la singularité de cette coïncidence, et j’en fus très étonné, si l’on veut bien réfléchir qu’il faut renverser les rôles lorsque j’exprime mon opinion. J’ai eu les surprises d’un Chinois, et, parmi ces surprises, c’en fut une très grande de voir les personnages de comédie se marier au dernier acte. « C’est comme chez nous, » disais-je en moi-même, et je ne réponds pas que je ne me suis pas imaginé pendant quelque temps que nos ancêtres ne soient venus en Europe enseigner l’art de faire des pièces. Ne faut-il pas vraiment une imagination bizarre pour faire terminer les comédies par un mariage ? Les vraies comédies, je crois, commencent généralement par un mariage : demandez aux gens mariés ! J’avouerai donc, sans honte, que cet éternel mariage au cinquième acte, en guise de conclusion ou de moralité, a lassé un peu l’intérêt que je prenais aux œuvres du théâtre. Pendant quatre actes, vous êtes, ou il est convenu que vous devez être en suspens. Vont-ils se marier ? ne vont-ils pas se marier ? sûrement ils se marieront. Dès lors, l’intérêt baisse. Ne conviendrait-il pas mieux de prendre ces exemples en pleine vie conjugale, d’exposer sur la scène des gens mariés ou vivant maritalement, comme on voudra, et de leur faire jouer sur les planches la comédie qu’ils jouent à la ville ? Cela serait infiniment plus en situation que de représenter des amoureux qui roucoulent sur un mode sentimental des bergeries fantaisistes, le tout agrémenté de beaux-pères et de belles-mères, ces gendarmes du mariage qui prennent au sérieux les foudres dont les lois les ont armés. On peut inventer des scènes amusantes avec de tels éléments, mais l’intérêt n’y domine pas.

Dans tous les pays où il y a un théâtre, c’est le dénouement qui préoccupe le plus les auteurs : il semblerait que l’ignorance de ce qui va arriver fût un réel plaisir ; pas du tout, on s’en tient au mariage : il n’y a pas de dénouement plus comique. Assurément c’est un point d’observation assez curieux à noter que nos auteurs se soient mis d’accord avec les lettrés européens pour découvrir cette conclusion, à la grande joie du public, qui est toujours le même, incorrigible, et qui croira au mariage comme moralité scénique, jusqu'à la consommation des siècles.

L'ordonnance de la scène chinoise est donc à peu près identique à celle d'un théâtre européen. Quant aux personnages qui prennent part à l'action, ils sont classés de la même manière qu'ils le sont dans le théâtre français, par des dénominations spéciales caractérisant leurs rôles. Voici par exemple les principaux rôles d'hommes :

Un grand dignitaire ;

Un père âgé ;

Un jeune bachelier ;

Un premier comique ou libertin.


Dans le rôle de femmes, nous distinguons :

La femme âgée ;

La soubrette ;

L'entremetteuse ;

Une jeune fille de haute naissance ;

La femme qui a une vertu équivoque ;

La courtisane.


Tous ces rôles sont classiques et on les admet, comme on reconnaît dans le théâtre français, les pères nobles, les jeunes premiers, les traîtres, les grandes coquettes, la duègne, etc. Ce sont les personnages ordinaires de la société transportés sur la scène et devenus des types. Mais ce ne sont en réalité que des doublures. Quant aux noms que nos auteurs donnent à leurs personnages, ils sont généralement appropriés à leur état et à leur caractère. Les jeux de mots sont très en honneur dans la langue chinoise, et l’occasion n’est jamais perdue d’amuser le public par quelque nom bien trouvé qui serve à définir une classe de gens peu estimés. Il est certain que, si nous avions des huissiers, des notaires, des avoués, des agents d’affaires, nos auteurs leur eussent donné des sobriquets tout à fait en situation et qui eussent bien été aussi vifs que ceux de M. Bonnefoi, de M. Rafle, de M. Videgousset, etc., noms qui désignent assez clairement les hommes d’affaires peu scrupuleux, et il est à croire qu’en Chine, ils ne seraient pas plus scrupuleux qu’en Europe : les affaires, c’est partout l’argent des autres.

Nous reconnaissons ainsi par cette méthode, avantageuse pour fixer les souvenirs, des caractères courants. Cet homme qui enfle la voix, mais qui n’est pas à craindre, c’est M. Tigre-de-Papier ; la femme de vertu équivoque, c’est madame la Prude ; nous avons étiqueté toutes les variétés de l’espèce humaine, depuis les tons les plus vifs jusqu’aux nuances. Il n’y a que les maris trompés qui manquent à notre scène pour qu’elle ait un air tout à fait occidental.

Théoriquement les maris ne doivent pas être trompés, puisqu’ils n’ont pas laissé leurs femmes prendre goût à ces sortes de distractions. Il n’est donc pas étonnant que le rôle du mari trompé, qui excite toujours et si sûrement la gaieté des spectateurs, — surtout de ceux qui dans le nombre appartiennent à la confrérie, — n’existe pas sur notre scène. Voilà encore un trait qui prouve que le théâtre est l’image des mœurs et qu’il est utile de l’étudier pour connaître certaines circonstances assez difficiles à dégager par d’autres procédés.

Le théâtre chinois ne serait donc pas très différent du théâtre européen, du moins en ce qui concerne les mœurs scéniques, s’il n’admettait un rôle spécial, très important dans notre système dramatique : c’est le rôle du personnage qui chante. Rien ne ressemble mieux à une pièce chinoise que le livret d’un opéra-comique, ce genre mixte qui admet des scènes chantées et qui est l’expression la plus charmante de l’art français. Seulement, dans la pièce chinoise, il n’y a qu’un seul personnage qui chante. C’est ce rôle qui constitue l’originalité de notre scène, en ce qu’il a été créé pour être le guide de l’attention et le moyen scénique de mettre en évidence l’utilité morale de l’œuvre représentée.

Le personnage qui chante prend part à l’action ; les vers notés qui composent une partie de son rôle ont pour but d’indiquer au spectateur une réflexion morale, une allusion à des faits antérieurs, ou encore l’extraordinaire d’une situation. Ce personnage dont la voix est soutenue par une symphonie et qui, par suite, a plus d’empire sur l’esprit, est le représentant du poète au milieu de l’action. Cette voix qui s’élève, tout à coup, harmonieuse et rythmée, et qui se détache du dialogue, suspendant l’action pour solliciter l’esprit du spectateur, et lui faire apprécier sous une forme idéale des conceptions qui le frapperont et accroîtront l’intérêt, semble être le génie même du poète parlant au spectateur et lui révélant toutes ses impressions.

Des exemples feront peut-être mieux comprendre l’importance de ce rôle.

Voici une scène tirée d’un drame qui a pour titre la Tunique confrontée.

Un mendiant, mourant de froid et de faim, est recueilli par un homme charitable qui lui offre sous son toit un abri et une protection contre la misère. Il le réchauffe, le réconforte, et ranime ses forces épuisées. Puis il apprend de lui l’histoire de ses malheurs. Ému de pitié, il s’adresse à son propre fils témoin de cette scène, et lui dit :

— Regardez cet infortuné, la roue du bonheur n’a pas encore tourné pour lui.

Et, chantant, il ajoute :

— Qui croirait que, dans ce monde, il y a des êtres si malheureux, qu’on les prendrait à peine pour des hommes ?

Voilà la phrase du personnage qui chante : elle a un caractère particulier différent de celui du rôle dans le dialogue, un tour de sentence qui fait de l’impression sur le spectateur ; elle l’émeut et l’excite à la compassion.

Cet exemple est tiré d’une pièce sérieuse ; en voici un autre, tiré d’une œuvre légère : les Intrigues d’une soubrette.

Le bachelier Pé-Min-Tchong est devenu amoureux de la belle Siao-Man, qu’il a vue dans le jardin. Le lendemain de cette rencontre, Siao-Man, dont le cœur est épris, envoie sa suivante auprès de Pé-Min-Tchong.


FAN-SOU.

Monsieur, je vous salue.

PÉ-MIN-TCHONG.

Ah ! Fan-Sou, vous voilà donc venue ?

FAN-SOU.

Comment vous trouvez-vous ?

PÉ-MIN-TCHONG.

Je meurs de honte ! La maladie s’est emparée de moi ; c’est elle qui m’a réduit à cet état. Fan-Sou, n’en soyez pas surprise. Puis-je savoir quel motif vous amène ?

FAN-SOU.

Ma maîtresse vous porte beaucoup d’intérêt : elle ignore si vous avez pris du repos et si vous éprouvez du soulagement, (mie chante.) Elle vous recommande, Monsieur, de prendre des potions et de soigner votre noble personne.

PÉ-MIN-TCHONG.

Vous a-t-elle chargée de me transmettre quelques conseils ?

FAN-SOU, chantant.

Elle désire que vous vous appliquiez à l’étude des King et des historiens, et que vous ne négligiez pas les belles-lettres.

PÉ-MIN-TCHONG.

Me donne-t-elle, en outre, quelques conseils dictés par son cœur ?

FAN-SOU, lui fermant la bouche, chantant.

Gardez-vous de laisser échapper quelque parole indiscrète.

PÉ-MIN-TCHONG.

Je suis malade à ce point que mon âme est bouleversée, que mes songes ne sont plus paisibles. Vraiment, est-ce que votre maîtresse a pensé à moi ?

FAN-SOU.

Ma maîtresse dit que, si votre maladie s’aggrave (Elle chante.), on vous appliquera de l’armoise enflammée.


A mon tour, il m’est inutile de tenir le rôle du personnage qui chante pour expliquer à mon lecteur l’originalité de ce rôle. Il comprendra aisément le parti qu’on en peut tirer, s’il veut bien encore une fois envisager que le but essentiel de sa conception a été de conduire l’œuvre à son résultat voulu qui est l’utilité morale et la création d’une expérience des choses de la vie.

On m’a demandé souvent quelle était la musique de ces chants et si l’on entendait une mélodie qui se distinguât du rythme ou de la cadence de la phrase musicale. Je puis dire à cet égard que le peuple chinois a une grande passion pour la musique, et pas seulement pour la musique chinoise. Le fait est relaté par M. Davis dans sa description de la Chine, lorsqu’il rappelle que des chanteurs italiens exécutèrent à Macao en 1833, avec le plus grand succès, la plupart des opéras de Rossini. « Les Chinois, dit M. Davis, furent agréablement étonnés d’entendre un mélange de chant et de récitatif si semblable au leur. » J’aurais bien désiré, pour conclure avec quelque certitude, que les chanteurs de Rossini entendissent à leur tour les chanteurs chinois, et exprimassent un avis analogue ; mais l’épreuve n’a pas été faite.

Quoi qu’il en soit, la plupart des Chinois aiment la musique comme ils aiment la poésie. La musique exprime des sentiments ; c’est un art que nos institutions encouragent comme ayant une bonne influence sur les mœurs, et l’on trouve en Chine, principalement au nord de l’Empire, des édifices publics consacrés aux exercices de la musique, du chant et de la danse. Ces institutions sont aussi anciennes que notre civilisation et j’ai déjà dit, dans un chapitre relatif aux origines de notre empire, que la musique fut apprise aux hommes par les empereurs saints. J’ai fait remarquer aussi que les plus vieux monuments de notre littérature sont en vers, et, pour ajouter un dernier témoignage, le caractère qui, dans notre langue, signifie vers se compose de deux caractères qui signifient l’un parole, l’autre temple. Les paroles du temple, tel est le sens du mot vers. Cette remarque suffit à établir l’antiquité du lyrisme en Chine. La tradition rapporte aussi que la connaissance des tons et des sons a des rapports intimes avec la science du gouvernement et qu’elle prétend que celui-là seul est capable de gouverner qui comprend la musique. C’est la tradition qui exprime cette opinion ; elle est excusable.

Les pièces du théâtre chinois ne sont pas toutes, semblables au type que je viens de décrire ; elles sont différentes suivant le siècle où elles ont été composées. On peut distinguer autant de genres dans le drame qu’il y a eu d’époques littéraires. Naturellement, je ne puis pas, dans une étude aussi rapide, prétendre instruire mon lecteur sur tous les genres que le drame chinois a vu fleurir. Je lasserais l’attention la plus indulgente. Mais cependant il est nécessaire, pour donner à ce travail une certaine unité de plan, de rappeler en peu de mots quelles furent ces époques littéraires. La première époque appartient à la dynastie des Thang et s’étend du VIIIe au Xe siècle ; la seconde et la troisième époque correspondent aux siècles des Song et des Youên, du Xe au XIVe siècle jusqu’à nos jours. Tel est l’ordre historique. Les pièces de théâtre portent un nom générique qui diffère selon la dynastie à laquelle elles appartiennent. Sous les Souï, on les appelle Amusements des rues paisibles ; sous les Thang, Musique du jardin des Poiriers ; sous les Song, Amusements des forêts en fleurs, et sous les Mongols, Joies de la paix assurée.

Les drames de la dynastie des Kin et des Youên portent le nom de Youên-pen et de Tsa-Ki : ce sont les pièces Tsa-Ki dont j’ai décrit la composition dans ce chapitre. Il y a encore un autre genre de pièces, qui a fourni d’excellents ouvrages : ce sont les Yen-Kia ou bluettes, ainsi dénommées pour la légèreté de leurs intrigues. Mais je laisserai de côté ces différents genres pour ne m’attacher qu’aux drames Tsa-Ki, lesquls appartiennent exclusivement au siècle des Youên, le plus grand siècle littéraire de la Chine, le plus distingué par les grands talents.

Le lecteur attentif tirera cependant une conclusion de toutes ces remarques. En lisant ces noms bizarres qui désignent des genres essentiellement différents, soumis à des règles fixes, il se demandera peut-être si la Chine est bien cet empire immobile, enseveli dans le passé des siècles, et insouciant de l’avenir. Il réfléchira, en constatant le nombre immense des pièces de théâtre et la variété étonnante des genres, que nos peuples n’ont pu échapper à la loi universelle du mouvement des idées. Cette loi est promulguée partout où il y a une race d’hommes, et la théorie beau faire, il faut que la loi s’éxécute et que les résultats apparaissent. Cette loi a pour force la mode, cette puissance secrète qui agit sans se lasser jamais et qui a établi son empire dans toutes les volontés humaines. Ce qui plaît sous les Song ne plaît plus sous les Youên ; et, quoique ce grand siècle ait réalisé l’idéal même de l’esprit, les siècles suivants, sous les dynasties des Ming et des Thsing, n’en accepteront plus les œuvres, et un autre genre sera créé qui répondra au goût de l’époque. La mode n’agit pas, en effet, toujours dans le sens du progrès réel, mais elle agit. Ainsi en est-il dans toutes les nations.

Les farces ont fait les délices des Français du XVe siècle, alors qu’au XVIe, ils se plairont aux tirades somnolentes de la tragédie ; le XVIIe siècle fixe la perfection de tous les genres dramatiques. La mode va-t-elle s’arrêter en chemin ? non pas : l’esprit marche toujours. Après Jodelle, après Rotrou, après Corneille, après Racine, même après Molière, les auteurs reprennent la plume, et Regnard, Voltaire, Le Sage, Marivaux, Beaumarchais créent de nouveaux genres qui plaisent à la mode.

L’art sera héroïque sous Louis XIV ; léger et talon rouge sous Louis XV, il aimera mieux les boudoirs que les salons. Il s’émancipe avec Figaro et traverse le siècle de la Révolution en chantant des hymnes à la Tyrtée. Le despotisme le rendra officiel et courtisan ; puis il devient bourgeois avec les dynasties mixtes. Il reprend des ailes, se fait romantique et artiste : il est l’esclave de la mode, et, pour montrer jusqu’où il peut descendre, il devient opéra-bouffe. Toutes ces transformations représentent la vie de l’intelligence, une vie immortelle qui anime toutes les noblesses comme aussi tous les caprices.


II


LE BOUDDHISME AU THÉÂTRE


Nous n’avons pas à la scène de spectacles religieux proprement dits ; mais il existe un grand nombre de pièces comiques où il est question de bouddhisme et de Tao, et, comme ces pièces ne sont que des satires des mœurs religieuses des sectateurs de Bouddha et du Tao, il m’a paru nécessaire d’entrer dans quelques développements au sujet de ces religions, pour mieux faire apprécier les intentions de la satire. D’autant que ce sera une manière aussi agréable que nouvelle d’apprendre le catéchisme des religions les plus anciennes de l’humanité. Le bouddhisme et la secte du Tao sont parfaitement inconnus, — et je le comprends ; — mais on peut en parler sans trop fatiguer l’attention, et en faire un sujet intéressant.

La religion de Bouddha ou de Fô domine en Chine, au Thibet, à Siam, en Cochinchine, au Japon. Originairement, elle parut, plus de mille ans avant l’ère chrétienne, dans l’Inde, où elle fut traitée comme une hérésie. Persécutée par les brahmanes, la religion nouvelle se répandit chez tous les peuples avec la promptitude qui est spéciale aux réformes. Les bouddhistes ne sont pas autre chose, en effet, que des réformés. Ils passèrent, il y a trois mille ans, pour des libéraux et des révolutionnaires, et, pendant de longs siècles, ce fut en Inde une discorde d’opinions théologiques qui passionna les savants et les sages.

Cette hérésie ne portait pas seulement sur des points de doctrine ; Bouddha visait à exercer une influence sur l’esprit de ses disciples en leur proposant la pratique de la vertu. C’était grave. La méthode consistait à ne pas mentir, à ne pas se marier, à ne pas boire de vin. C’était, comme on le voit, des moyens violents.

S’il n’y avait eu que le prestige des nouveaux articles de foi pour soutenir le crédit de la religion nouvelle, je crois que les brahmanes orthodoxes n’auraient pas eu de grandes difficultés à terrasser l’erreur ; mais on avait habilement raconté que la mère de Bouddha avait avalé, en rêve, un éléphant, et cette circonstance irrésistible, jointe à d’autres de même force, avait profondément excité le fanatisme des réformés.

Dès lors, la religion était fondée, et Bouddha pouvait faire croire qu’il était devenu un dieu, sous le nom de Fô.

Ce n’est qu’un siècle après l’ère chrétienne que le bouddhisme fut importé en Chine, où il opéra des merveilles. Ses bonzes, observant le jeûne et le célibat, semblèrent des êtres d’une espèce supérieure. Puis ils avaient des coutumes qui flattaient les nôtres ; leur culte envers les morts les rendit populaires. En peu de temps, leurs monastères devinrent Irès nombreux, très florissants et très influents.

Ils avaient une méthode excellente, qui est à recommander à tous les contrefacteurs de religion. Ils enseignaient une doctrine, mais ils n’exigeaient pas qu’on en remplît rigoureusement les devoirs. Il suffisait, pour combler les lacunes, de faire quelques petits cadeaux aux idoles. Ils avaient inventé un ciel, un purgatoire et un enfer, et, selon les cotisations, on passait de l’un à l’autre. Ces bonzes connaissaient leur espèce humaine, quoique célibataires. Ils savaient que les Chinois croyaient au principe du rachat des fautes par la pratique de la bienfaisance, et ils en avaient travesti le sens profondément humain, en lui donnant un but beaucoup moins élevé. C’est ainsi que les meilleures doctrines se corrompent.

Au fond, le système théorique des bouddhistes est une sorte d’annihilation mentale. Elle conduit à la manie et au fanatisme, et il n’est pas rare que des disciples trop fervents se tuent, dans l’impatience de voir se réaliser les rêves de leur imagination. L’accomplissement des devoirs de la vie et la résignation aux maux qui nous arrivent sont des vertus bien plus hautes que ces exagérations fantaisistes. Aussi le gouvernement chinois a-t-il, dans un temps, résolument combattu les maximes du bouddhisme, contraires aux lois établies. On fit des persécutions, ce qui ne réussit jamais contre les religions. L’événement le prouva. Le bouddhisme résista à la violence des colères officielles et demeura la religion du peuple à qui il faut toujours des dieux, qu’ils soient de bois ou de bronze.

Ces dieux sont en grand nombre ; les temples bouddhiques sont de vrais musées de dieux. Il existe même un ouvrage chinois, le Catalogue, qui n’a pas moins de vingt-deux volumes in-8o : c’est l’histoire authentique des dieux et des génies. On trouve dans cet ouvrage de très curieuses légendes se rapportant à d’antiques traditions ; c’est une sorte d’encyclopédie de tous les cultes, y compris même le culte du feu, dont il existe encore des adorateurs dans certaines localités des provinces du centre. Mais ces considérations m’entraîneraient hors de mon sujet. Je reviens à la satire.

Le dogme de la métempsycose fait partie des croyances encouragées par le bouddhisme. C’est une théorie comme une autre ; elle ne gêne personne. Comme influence sur l’esprit du populaire, elle n’est pas à dédaigner ; car, selon la vérité bouddhique, après que les jugements ont été rendus là-haut sur les affaires qui nous concernent, nous sommes classés. Il y a une première classe qui comprend les hommes vertueux : ceux-là montent au ciel, il n’y a plus à s’occuper d’eux. La seconde classe comprend tous les hommes de moyenne vertu, une vertu à l’usage des gens du monde : ceux-là retournent sur la terre et y nagent dans les délices du mandarinat et de la fortune. Quant aux gens de la troisième classe, le lecteur l’a déjà deviné, ce sont les méchants, ceux qui ne sont pas bouddhistes : dans l’enfer, les méchants ! et ils y restent. De sorte que, pour peu qu’on soit intelligent, on n’a vraiment à choisir que la seconde classe. Vertu moyenne, offrandes moyennes aux idoles, c’est la théorie du juste milieu, elle est réalisable.

Telles sont les physionomies de ce culte qui a des centaines de millions d’adeptes. Elles ont séduit les auteurs comiques et leur ont fourni des situations très burlesques. La scène ridiculise toutes ces extravagances, sans faire grand mal à la religion.

L’Histoire du caractère Jin est un drame bouddhique qui peut être cité dans une étude comme celle-ci, où j’ai eu le dessein de présenter des traits de mœurs d’après le théâtre. Le lecteur pourra juger, par l’extravagance même des scènes, en quelle estime certains auteurs dramatiques tenaient la religion de Bouddha sous la dynastie des Youên.

Le sujet de ce drame est une conversion, non pas une conversion vulgaire, celle d’un avare ! De sorte qu’un lettré imprudent pourrait, après la lecture de cette pièce, composer une thèse sur ce sujet important : « De l’influence du bouddhisme sur la répression des vices. » Mais il faudrait plus que de l’enthousiasme, comme on en va juger.

Cet avare s’appelle Lieou : il exerce le métier de prêteur sur gages : un bon métier pour un avare. Les premières scènes nous dépeignent son avarice. Arrive un bouddha, gros et gras, qui vient demander l’aumône. L’avare se moque du mendiant ; il appelle ses voisins :

— Venez donc voir ce saint homme. A-t-on jamais vu un homme d’une telle corpulence ?

Les risées s’entre-croisent ; on veut savoir combien il pèse, de quoi il se nourrit.

— Il faut que je prenne la mesure de son ventre, dit l’avare.

Le mendiant cependant résiste, en vrai bouddha qu’il est, à ces assauts d’injures, et ne se tient pas pour battu.

— Donnez-moi à manger, dit-il, et je vous transmettrai ma doctrine.


LIEOU.

Votre doctrine, où est-elle ?

LE MENDIANT.

Apportez-moi du papier, de l’encre et un pinceau.

LIEOU.

Je n’ai pas de papier, (A part.) Une feuille qui coûte un denier ; c’est une ruine, une vraie ruine, que cet homme.

LE MENDIANT.

Si vous n’avez pas de papier, qu’on m’apporte de l’encre et un pinceau. Je puis écrire ma doctrine sur la paume de votre main. Lieou, votre main !

LIEOU.

La voici.

LE MENDIANT, écrivant.

Je vous transmets la grande doctrine de Fô.

LIEOU, regardant sa main.

O chose comique ! C’est le caractère Jin « patience».

LE MENDIANT.

Dites un trésor que vous porterez toujours avec vous.

Il disparaît.______


L’avare, après avoir vainement cherché le bouddha, est convaincu qu’un prodige vient de se passer. Mais ce n’est pas tout : quand il veut effacer le caractère, il ne peut y parvenir. Il a beau se tremper la main dans l’eau, il a beau brosser, frotter, rien n’y fait. Bien plus, le caractère se reproduit sur les objets qu’il touche. Il n’en faut pas douter : c’est un prodige. Il se prend de querelle avec un individu qui vient lui réclamer de l’argent qu’il ne doit pas : il le frappe, il le tue ; et, quand on relève le malheureux, Lieou aperçoit sur sa poitrine le caractère « Jin », que sa main y a imprimé. Cette apparition cause sur son esprit une vive impression ; à ce moment, le mendiant apparaît de nouveau et exhorte l’avare, encore terrifié de ce qui vient de se passer, à embrasser le bouddhisme. Lieou résiste ; cependant il renonce au monde, s’enferme dans un pavillon solitaire, et laisse à sa femme l’administration de ses biens. L’avare n’est pas encore tout à fait converti ; les aventures qui vont lui arriver achèveront de le convaincre.

Ce sont des chagrins domestiques qui l’éprouvent. La femme de l’avare appartient à la classe « des femmes de vertu équivoque », c’est-à-dire qu’elle met à profit les loisirs que son mari lui donne, depuis qu’il s’est enseveli dans la solitude. Averti des excès auxquels elle se livre, l’avare, transporté de colère, saisit un couteau et se précipite dans l’appartement de sa femme. Ses soupçons n’étaient que trop fondés ; il lève son couteau pour frapper, quand il aperçoit sur la lame le caractère « Jin ». Le couteau tombe de ses mains. La femme coupable profite de ce moment de stupeur pour se sauver, mais non sans invectiver son rnari de ses sarcasmes. Le mendiant apparaît encore une fois ; l’avare se convertit définitivement, abandonne ses richesses et entre dans un monastère.

Cette pièce est, comme on en peut juger, d’une originalité assez audacieuse, et se rapproche plutôt du genre de la légende que de celui de la comédie. On voudra bien admettre cependant que l’auteur de cette pièce est excusable d’avoir forcé ses moyens d’action, si l’on considère le but qu’il s’est proposé d’atteindre, celui de convertir un avare. L’entreprise n’était pas aisée, et je gage que, sans le concours bienveillant du prodige, l’avare serait resté avare. Les hommes ne se laissent pas facilement persuader par les raisons ; c’est extrêmement rare. Un vice, quel qu’il soit, voire un simple défaut, n’est plus à raisonner ; il est à épouvanter par tous les moyens que procure l’imagination.

Le plus grand des philosophes s’appelle Croquemitaine.


III


LA SECTE DU TAO


Lao-Tseu, surnommé l’Épicure de la Chine, a laissé un livre le Tao-te-King, qui est un des plus grands monuments de la philosophie chinoise. Il ne faudrait pas confondre la doctrine du Tao, c’est-à-dire de la raison pure, avec la secte du Tao qui est une contrefaçon de la pensée du maître. Lao-Tseu prêchait et pratiquait la simplicité et l’humilité. C’est le sage, tel que l’antiquité l’a défini, exempt de passions, indulgent, vivant en paix avec lui-même ; une sorte de Jean-Jacques, moins les théories et la mauvaise humeur.

Il ne m’est pas agréable de parler ici de ce beau livre du Tao-te-King, à l’occasion des critiques satiriques dont les sectateurs du Tao ont été l’objet. Les maximes de Lao-Tseu sont admirables ; elles étonnent l’esprit par une certaine force qui n’appartient qu’au génie ; elles ont de la lumière, de la profondeur, un je ne sais quoi qui leur communique le ton des révélations. Cependant je dirai quelques mots de cette philosophie du Tao, qui est contemporaine de la grande époque de Confucius.

Le Tao interprété par Lao-Tseu, c’est la raison universelle suprême, la cause de toute chose. Écoutez ces magnifiques strophes :

« C’est le Tao qui a produit les êtres matériels ; auparavant ce n’était qu’une confusion complète, une chose indéfinissable ;

» C’était un chaos, une confusion inaccessible à la pensée humaine...
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» Avant l’existence du ciel et de la terre, ce n’était qu’un silence immense, un vide incommensurable et sans forme.

» Seul le Tao existait, infini, immuable ; il circulait dans l’espace illimité ;

» On peut le considérer comme la mère de l’univers ; moi, j’ignore son nom, mais je le désigne par le nom de Tao, raison universelle suprême. »


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Les maximes les plus élevées et les plus célèbres de l’antiquité grecque sont contenues dans ce livre :

« Celui qui connaît les hommes est instruit ; celui qui se connaît soi-même est vraiment éclairé ; celui qui subjugue les hommes est puissant ; celui qui se dompte soi-même est véritablement fort.

» Celui qui connaît le suffisant est riche ; celui qui accomplit des œuvres difficiles et méritoires laisse un souvenir durable dans la mémoire des hommes.

» Celui qui ne dissipe pas sa vie est impérissable...»


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Voulez-vous aborder des vérités mystérieuses, on en trouve la trace dans ce passage :

« Le Tao a produit un ; un a produit deux ; deux a produit trois ; trois a produit tous les êtres. »

C’est le principe de la trinité-une, ce nombre divin trois des Indous, dont on retrouve le souvenir dans toutes les philosophies de l’antiquité.

Je ne connais pas de formule morale ou philosophique qui n’ait été promulguée par ce grand esprit, et c’est assurément un sujet très curieux que la découverte, dans un livre aussi ancien, de maximes et de théories qui ont donné à leurs auteurs, en Occident, une renommée immortelle.

Les disciples de Lao-Tseu se sont servis de son nom et de ses écrits pour composer une secte qui est loin de répondre aux doctrines du maître. Cette secte est peu en honneur en Chine actuellement, mais il fut un temps où elle a eu une très grande vogue. Les Tao-Sse sont exactement des charlatans ; ils exploitent les faibles esprits qui croient aux philtres et aux pierres philosophales. Ils ont beaucoup de traits de ressemblance avec les alchimistes et les sorciers. Ils prétendent naturellement être en relation avec les démons, les génies ; ils ont des spécifiques pour tous les genres de maladie, comme s’ils étaient médecins. Ces types d’hommes n’existent pas seulement en Chine, il s’en rencontre partout, partout où il y a des êtres humains, assez... humains pour croire aux fantômes, aux charmes, aux amulettes, aux talismans, à la divination, à l’astrologie, aux esprits frappeurs. C’est une secte qui a ses adeptes dans tout l’univers, mais la maison mère est en Chine.

La spécialité de Tao-Sse est de prédire l’avenir sans le concours des cartes ; ce n’est même pas nécessaire ; ils professent le dogme de la transmigration des âmes ; ils évoquent les esprits, ils sont immortels, et transmigrent indéfiniment. Les auteurs satiriques n’ont pas eu de peine à découvrir le ridicule de ces fantasmagories, et quelques-unes de leurs pièces sont plaisantes. Celles de ces pièces qui ont conservé la faveur du public le doivent cependant, non pas tant à la satire de ces doctrines charlatanesques qu’aux situations qu’elles mettent en scène.

Sans une idée comique, il n’y a pas d’œuvre durable. Ce qui plaît dans l'Avare, pour citer un exemple, ce n’est pas seulement l’agrément des détails qui se rapportent aux mœurs de l’avarice ; Harpagon veut épouser l’amante de son fils, et c’est cette situation qui séduit l’intérêt. De même le misanthrope est amoureux d’une coquette. Ce sont ces singularités qui constituent l’art comique. L’auteur groupe ses personnages autour d’une idée comique, définit les caractères, oppose des contrastes, et, de tous ces jeux de scène, il résulte un intérêt qui ne vieillit plus. C’est une raison analogue qui explique la faveur dont jouissent encore les pièces satiriques Tao-Sse de notre ancien répertoire.

La satire de la transmigration est une source inépuisable d’amusantes fictions. Je regrette que les philosophes de l’extrême Occident n’aient pas encouragé cette doctrine ; il y aurait encore de beaux jours pour la gaieté. Parmi les situations qui ont le plus séduit l’imagination des auteurs, il en est une qui revient très fréquemment : c’est celle du mari qui a transmigré et qui revient constater, après son décès, combien de temps a duré le deuil de sa veuve, quelle conduite elle observe dans sa douleur, et il va sans dire que les transmigrés n’ont eu que très rarement la consolation de se voir regrettés. Ce sujet est essentiellement comique ; car il oppose le rire aux larmes, les serments éternels aux défections du lendemain, les promesses rassurantes qui bercent le dernier sommeil aux aventures galantes qui adoucissent le veuvage. Ce sont les inconséquences du cœur humain ; il n’y a pas de latitude spéciale pour ces sortes d’antithèses ; elles fleurissent partout. Partout on croit à la sincérité des larmes, à l’éternité de la douleur ; c’est une espérance qui est chère aux mourants, comme s’ils avaient besoin d’emporter avec eux le souvenir d’une vertu humaine, pour en parer leur âme dans la foule des anges et des dieux. Le dernier rêve de la vie est de croire à la fidélité. Le dogme de la transmigration permet de contrôler ces charmantes imaginations, et si, après la lecture de nos pièces, il est des maris qui conservent encore des illusions, c’est qu’ils ont une foi solide. Il est de fait que les satires contre les femmes font peu de mal à la femme, par cette raison que nous appliquons ces satires aux femmes des autres et que nous nous obstinons à orner la nôtre de toutes les faveurs de l’exception. C’est de règle.

Une des pièces les plus amusantes du répertoire Tao-Sse est, sans contredit, la Transmigration de Yo-Cheou ; les situations en sont comiques, et, convenablement arrangée, elle pourrait passer au Palais-Royal, dans le genre des vaudevilles, ou même au Châtelet, comme féerie. Le lecteur en jugera du reste, lui même, plus aisément que moi.

Le principal personnage du drame, Yo-Cheou, est un fonctionnaire de l’ordre judiciaire. Il est assesseur près le tribunal d’un district important, où il rend la justice depuis longtemps déjà. C’est un type de juge comme il s’en trouve fréquemment dans les pièces satiriques ; ce n’est pas un magistrat complètement intègre. L’auteur nous met en courant de ses faiblesses, fait allusion à certains petits présents qui ont adouci les rigueurs d’une instruction commencée ; en somme, c’est un pauvre juge. Il fallait qu’il en fût ainsi, puisque l’empereur a ordonné une enquête au sujet de l’administration de la justice dans le district soumis à la juridiction de Yo-Cheou. La nouvelle en arrive au tribunal ; mais le juge connaît son greffier et sait bien que les procédures sont régulières. Le censeur fera un rapport favorable.

Comme il sortait du tribunal, il rencontre le grand anachorète, l’immortel Tao-Sse-Liu, qui, du plus loin qu’il l’aperçoit, s’écrie :

— Malheur à Yo-Cheou ! sa dernière heure est arrivée !

La foule se rassemble autour de ce visionnaire, qu’elle prend pour un insensé. Le magistrat ordonne qu’on l’arrête. Ici se termine le prologue.

Yo-Cheou, rentré chez lui, tombe subitement malade ; il sent ses forces diminuer progressivement ; la prédiction du Tao-Sse s’accomplit ; il va mourir. Toute sa famille l’environne, anxieuse ; on appelle le médecin : vains efforts ; le mal est sans remède. Yo-Cheou appelle son frère et lui adresse ses suprêmes recommandations ; elles sont curieuses et renferment des traits de mœurs intéressants.


YO-CHEOU.

Mon frère, j’ai des amis, j’en ai surtout, quand j’ordonne un grand festin ; mais à qui, si ce n’est à vous, pourrai-je confier ma femme, recommander mon fils ? Ecoutez : je vais vous ouvrir mon cœur. Ma femme est jeune encore, elle est belle, elle a des charmes...

SUN-FO.

Qui ne font aucun tort à sa vertu. Qu’avez-vous à craindre ?

YO-CHEOU.

Ce que j’ai à craindre ? Les séducteurs. Il y a dans le monde des hommes qui ne rougissent de rien ; ils viendront.

SUN-FO.

Mais, mon frère, vos craintes sont sans fondement. Ma belle-sœur ne se laissera pas séduire.

LA FEMME DE YO-CHEOU, entrant.

Quel langage tenez-vous là ? j’ai tout entendu. De pareils soupçons sont injurieux pour moi. Eh ! de grâce, dans l’état où vous êtes, bannissez de votre esprit les mauvaises pensées. Allez, quoi qu’il arrive, je resterai dans le veuvage. J’habiterai avec mon fils, je ne contracterai pas de nouveaux nœuds ; femme, je n’ai jamais quitté la maison ; veuve, je n’en sortirai pas. Oserais-je regarder un homme en face, fi donc !


Le juge ne se laisse pas convaincre par les protestations de sa femme ; il est sans confiance. Il calcule toutes les occasions qui s’offriront à sa femme de sortir et de s’exposer aux regards des hommes ; il la voit même suivant son convoi.

— Tous les jeunes gens de la ville diront alors : « Yo, l’assesseur du tribunal, avait une femme d’une beauté accomplie : elle s’est toujours dérobée aux regards du public ; allons donc au convoi, nous la verrons. » Ah ! ma femme, dès qu’ils vous apercevront, ne seront-ils pas frappés de l’élégance de votre taille et de l’irrésistible attrait de vos charmes ! Il me semble déjà que je les entends : « Oh ! qu’elle est belle ! qu’elle est belle ! »

Ce bon juge avait vraiment trop d’imagination. Enfin on le calme comme on peut : on le rassure ; tous lui arrachent une à une ses craintes anxieuses :

— Mon pauvre ami, je te pleurerai éternellement.

— J’irai te rejoindre bientôt.

— Mon frère, je veillerai sur elle. Le moment fatal approche :

— Ma femme, quand je ne serai plus, restez chez vous.

Il meurt. Il doutait encore le malheureux !

C’est au second acte que commence réellement la pièce Tao-Sse. Le théâtre représente l’enfer, ou plutôt un des enfers des Tao-Sse : car on en compte dix-huit. Le roi des enfers y assemble sa cour de démons et de génies. Nous sommes dans la sombre demeure des jugements. Mais le poète est bon architecte ; il a donné à l’arbitre souverain des destinées humaines un palais magnifique, et son imagination a revêtu les esprits et les démons des formes les plus fantastiques. La scène pourrait inspirer les brosseurs de décors les plus en renom.

L’infortuné Yo-Cheou est introduit ; lui qui a rendu tant de jugements est jugé à son tour, et pas le moindre avocat pour le défendre ! C’est peut-être la première fois qu’il voit rendre la justice. Il est condamné,

J’ai dit dans un autre chapitre quel genre de supplice le dieu des enfers réserve aux vicieux et aux fourbes. Cette comédie en fournit un exemple. Yo-Cheou doit subir le châtiment réservé aux avares, et il est assez ingénieux : ramasser, au fond d’une chaudière remplie d’huile bouillante, une petite pièce de monnaie, et cela éternellement. Yo-Cheou est terrifié, et il y a de quoi ! Heureusement pour lui, l’anachorète Liu vient intercéder en sa faveur. Les immortels Tao-Sse ont la faculté de se transporter en tout lieu ; tous les espaces leur sont ouverts ; ils sont libres. Ce sont des puissances dans les enfers. Il s’approche de Yo-Cheou et lui fait un petit cours de morale ; il lui promet sa protection, s’il veut se convertir à la foi des Tao-Sse. Le malheureux jure par tous les diables de l’enfer qu’il se convertit à tout ce que l’on voudra : ce n’était pas le moment de faire le délicat. Aussitôt l’anachorète demande audience au roi. Le dialogue est comique.


LE ROI.

Illustre maître, j’aurais dû aller à votre rencontre. Que je suis confus de mon incivilité ! Elle est impardonnable.

LIU.

J’ai à vous entretenir d’une affaire sérieuse. Quel crime a donc commis Yo-Cheou, pour que vous lui infligiez un tel châtiment ?

LE ROI.

Vous ne savez donc pas que cet abominable homme, pendant qu’il était assesseur, vendait la justice... C’est un avare. Oh ! il ira dans la chaudière.

LIU.

Grand roi, imitez la vertu du seigneur souverain du Ciel, qui aime à donner l’existence aux êtres Cet homme, tout cupide qu’il est, n’en a pas moins la vocation religieuse. Et, d’ailleurs, il est converti ; il a prononcé des vœux ; j’en fais mon disciple. Par considération pour moi, rejoignez son âme à son corps, rendez-le au monde.

LE ROI.

Attendez, que je regarde un peu. (Il regarde.) Quel malheur ! La femme de Yo-Cheou vient, à l’instant même, de brûler le corps de son mari.

LIU.

Comment donc faire ?

YO-CHEOU.

Quelle infamie ! quelle cruauté ! Ah ! ma femme, vous étiez donc bien pressée d’en finir avec mes restes ! ne pouviez-vous pas attendre un jour de plus !

LIU.

Vous avez le moyen de substituer à son propre corps le corps d’un autre. Grand roi, examinez donc !

LE ROI.

Très volontiers, (Il regarde.) Il y a, dans le faubourg du district, un jeune boucher, qui est mort depuis trois jours. Son nom de famille est Li. Vénérable immortel, je puis faire transmigrer l’âme de Yo-Cheou dans le corps de ce boucher. Qu’en pensez-vous ? je vous avertis qu’il est horriblement laid : il a des yeux bleus.

LIU.

J’accepte, j’accepte, (A Yo-cheou.) On va opérer votre transmigration. Vous le voyez, on ne peut pas réunir votre âme à votre corps, puisque votre femme l’a brûlé ; il ne faut pas toutefois que cet événement laisse dans votre âme des regrets inutiles. Vous transmigrerez dans le corps d’un jeune boucher, qui n’était pas beau. Vous aurez des yeux bleus. Mais n’importe, n’avez-vous pas renoncé à la convoitise, à la volupté ? Yo-Cheou, soyez toujours fidèle à vos vœux ; souvenez-vous bien de mes exhortations... Maintenant, votre nouveau nom est Li. Allez, quittez la ville des morts.


Le lecteur devine que M. Li ne se le fait pas dire deux fois.

Le troisième acte nous ramène sur terre, et, comme on s’en doute bien, dans la maison du boucher Li. Toute la famille est rassemblée dans la triste chambre ; les voisins, selon la coutume, assistent ces pauvres gens et leur prodiguent des consolations. Le moment est venu de procéder à la cérémonie funèbre, quand tout à coup le mort se ranime et se dresse sur son lit. L’étonnement et la joie éclatent sur tous les visages, on se précipite vers lui les bras tendus ; c’est la résurrection de la vie et du bonheur. Mais Yo-Cheou, qui vient d’accomplir son voyage à travers les espaces et qui ne se souvient déjà plus de son aventure, est loin de partager la même joie :

— Chut ! s’écrie-t-il d’un ton courroucé ; à l’audience ! à l’audience ! je ne m’occupe d’affaires qu’à l’audience. A-t-on jamais vu un scandale pareil ? Quelle audace ! Ils viennent jusque dans ma chambre à coucher.

L’infortuné Yo ne. reconnaît naturellement personne : ni son père qui lui présente toute sa famille ; ni sa femme, qui veut absolument l’embrasser.

— Li, mon époux, vous me reconnaissez, moi ? vous reconnaissez votre femme, qui vous aime tant ?

Mais il ne la reconnaît pas ; il prend tout ce monde-là pour des fous ; il appelle à grands cris son greffier.

— Mettez-moi tous ces gens-là à la porte. Cependant les parents tiennent bon, la femme surtout.


YO-CHEOU.

Ah ! vous m’assourdissez les oreilles. Laissez-moi réfléchir un peu. Ah ! je me souviens maintenant des paroles de mon libérateur, quand j’ai quitté les enfers. Mon âme a transmigré dans le corps d’un boucher. La maison où je me trouve est probablement celle qu’il habitait. Comment faire pour en sortir ? Écoutez, il est très certain que, tout à l’heure, j’étais mort ; il est encore très certain que je ne suis qu’à moitié ressuscité. Mon âme est dans mon corps, mais mon esprit n’y est pas. Il est resté dans la pagode. Il faut que j’aille chercher mon esprit.


Voilà Yo-Cheou qui veut se lever ; mais il ignorait que le fils du boucher avait une jambe tortue ; il tombe ; on lui apporte sa béquille. La réflexion qu’il fait en se voyant si mal favorisé est à citer :

— Dans ma vie précédente, quand j’étais assesseur au tribunal, j’avais une conscience tortueuse, et maintenant je reviens dans le monde avec une jambe tortue. C’est justice.

Le quatrième acte nous montre Yo-cheou, clopin-clopant, cherchant dans toutes les rues son ancien domicile ; il demande aux passants :

— Savez-vous où je demeure ?

— Non.

— Savez-vous où est la maison de Yo-Cheou ?

— La voici.

L’assesseur ne reconnaît plus sa maison, qui a été remise à neuf après sa mort, par ordre du censeur impérial, et en récompense des loyaux services qu’il a rendus dans l’exercice de ses fonctions judiciaires.

La satire est plaisante ; mais elle ne rend Yo-Cheou que plus impatient de revoir sa femme. Il frappe. C’est sa femme qui ouvre. Ciel ! quel est son effroi en apercevant un homme aussi laid qui se déclare son mari. Yo-Cheou lui raconte son histoire, on s’explique ; mais voilà que toute la famille du boucher fait irruption dans la chambre. La femme de Li réclame son mari ; une altercation s’engage, le greffier s’empare de la béquille et en administre quelques volées au boucher ; on crie ; on appelle à l’aide ; tous se rendent à l’audience.

C’est le censeur impérial qui préside. Li est le demandeur ; Yo-Cheou, le défendeur. Une cause singulière à juger ! Le juge a devant lui un homme qui est double. A qui rendre le mari ? L’épreuve du jugement de Salomon n’était même pas possible. Heureusement pour le président, l’anachorète, le deus ex machina, intervient à l’audience et rappelle à Yo-Cheou ses engagements, qu’il était naturellement en train d’oublier. L’ancien juge se désiste de ses prétentions et embrasse décidément la vie religieuse. L’audience est levée.

Cette pièce a de l’entrain, et une certaine gaieté vive qui, à la scène, est fort récréative. En somme, le dogme de la transmigration y est présenté d’une manière assez raisonnable. Les dieux ont de l’équité et de l’indulgence : ce qui me paraît dans l’ordre ; le malheureux juge, menacé d’appartenir à deux femmes, se fait ermite, comme le diable, quand il devient vieux : c’est d’un bon exemple. On peut même supposer, si on y tient, qu’il va réjouir le monde par le spectacle de ses vertus. C’est une pièce qu’on peut qualifier de morale, comme bien d’autres : je ne m’y oppose pas.


IV


UNE PREMIÈRE A LA PORTE SAINT-DENIS


Le Pi-Pa-Ki, ou « l’Histoire du Luth », est une des œuvres les plus estimées du théâtre chinois, une de celles qui peuvent être lues dans tous les pays du monde. Il suffirait de changer certaines expressions, de modifier quelques scènes relatives à des détails de mœurs, et d’ajuster les personnages aux conventions acceptées d’une société particulière, pour faire de cette œuvre un beau drame, intéressant et émouvant. C’est qu’en effet, le mérite de l'« Histoire du luth » ne dépend pas seulement de l’éclat du style : il existe dans la beauté des sentiments exprimés. Les situations imaginées sur la scène sont d’une vérité si saisissante, les passions si humaines, l’action est si simple en même temps, qu’il semble, que ce soient nos sentiments, nos joies, nos douleurs, nos misères, nos pensées qui sont réellement représentées sur la scène.

Ce n’est pas que je prétende que le Pi-Pa-Ki soit une œuvre parfaite : la perfection est un mérite qui n’appartient à personne ; mais il possède cette supériorité qui est le caractère des chefs-d’œuvre, à savoir : d’être capable de toucher et d’émouvoir quiconque a un cœur dans la poitrine. Il ne pourrait pas venir à l’esprit du plus illettré des hommes que la représentation des chefs-d’œuvre de l’Occident déplairait à un public composé de Chinois : qu’on essaye de jouer l’Avare à Canton ou à Pékin : la pièce passera avec des applaudissements et des rappels, et Molière sera proclamé Thsaï-Tseu (génie). C’est évident. L’auteur du Pi-Pa-Ki pourrait revendiquer la même gloire, du moins c’est mon opinion, et je m’efforcerai de la faire partager à mes lecteurs. Je supposerai, si l’on me permet cette fantaisie, que la pièce ait été représentée sur une scène parisienne, et que je sois chargé de rendre compte de la première, comme si j’étais critique au Temps.


PREMIÈRES REPRÉSENTATIONS


Théâtre de la Porte-Saint-Denis. Le Pi-Pa-Ki, drame en 42 tableaux, par Kao-Tong-Kia, septième Thsal-Tseu, arrangé pour la scène, d’après la traduction de M. Bazin.


Le Pi-Pa-Ki, représenté pour la première fois à Pékin il y a quatre cent quatre-vingts ans, n’obtint, du vivant de l’auteur, que des succès équivoques. Le fait n’est pas rare dans l’histoire des lettres. Beaucoup de pièces froidement accueillies aux débuts ont fini par obtenir la faveur du public. L’écrivain chinois avait du génie ; il put se consoler de l’ingratitude de ses contemporains et attendre le jugement de la postérité, qui ne manqua pas de rendre à sa mémoire un tardif, mais glorieux hommage.

Ce drame parut à la scène après avoir été remanié parle savant critique Mao-Tseu, qui passait pour avoir de l’esprit et du goût, deux qualités assez rares à rencontrer sous la plume des commentateurs chinois.

Ainsi transformé et mis au point, d’après les convenances de la scène chinoise, le Pi-Pa-Ki nous arrive aujourd’hui avec de nouveaux changements, nécessités, cette fois, par les exigences de notre théâtre, que les auteurs chinois du xv° siècle ne paraissent pas avoir très-bien connu. C’est à un de nos spirituels confrères que nous devons cet important travail. La direction de la Porte-Saint-Denis, toujours éprise d’art, s’est empressée d’accueillir le manuscrit ainsi revu et corrigé, et, — chose extraordinaire ! — la représentation de ce drame chinois a eu toutes les attractions d’une première, quoique ce ne fût en réalité qu’une reprise, la première ayant eu lieu en 1404.

C’est une pièce chinoise, sans nul doute ; il y est fortement question de piété filiale, de concours littéraires, des devoirs imposés par les rites, et il est de fait que les spectateurs, habitués à applaudir les pièces de Dumas et de Sardou, ont dû trouver la tentative audacieuse ; la curiosité a fait venir bien des gens.

Les premiers Chinois qui se sont montrés sur la scène dans le costume que vous savez et avec tous les accessoires d’ordonnance ont d’abord excité dans la salle une douce gaieté, qui a mis le public en bonne humeur ; et on a écouté, chose précieuse pour l’auteur, ce que pouvaient bien se dire ces magots. Bientôt la surprise a fait naître l’intérêt ; une action touchante a apparu au milieu de tous ces tableaux, et nos difficiles ont applaudi. Dès le huitième tableau, la salle était rassurée ; le plaisir faisait son apparition ; le public des loges se laissait convaincre ; le « tout-Paris », captivé par ces charmantes chinoiseries, était conquis par les Célestes ! Il n’y a pas à revenir sur les conséquences de cette soirée, il faut l’avouer : c’est un succès !

Les Chinois ont droit à toute la reconnaissance des critiques, si souvent embarrassés de démêler les intrigues des pièces, surtout à la Porte-Saint-Denis. Ils font précéder leurs œuvres dramatiques d’un prologue dans lequel ils ont l’obligeance d’exposer, dans un résumé clair et déjà intéressant, le sujet du drame ; de sorte que le critique n’a plus qu’à se procurer une copie du prologue ; sa besogne est faite. J’invite sincèrement les auteurs de troisième, quatrième et cinquième ordre à imiter cet exemple ; je pourrais citer des pièces qui ont attiré toutes nos sévérités et qui auraient peut-être été des chefs-d’œuvre si nous avions pu, mes confrères et moi, être éclairés d’avance sur les obscurités de l’intrigue. C’est une réforme de nos mœurs dramatiques que j’appelle de tous mes vœux : on va juger de son importance.

L’acteur principal de la pièce se présente devant la rampe, et s’exprime en ces termes :

« Messieurs (les Chinois ne disent jamais mesdames),

» Les comédiens de l’Empereur[5] vont avoir l’honneur de représenter devant vous le drame intitulé : Pi-Pa-Ki. Écoutez l’argument : Tchao est une jeune femme d’une beauté remarquable ; Tsaï-Yong, un bachelier accompli ; il y avait à peine deux mois qu’ils étaient unis par des nœuds légitimes, quand l’Empereur convoque les lettrés de toutes les provinces de l’empire, et annonce l’ouverture du concours. Tsaï-Yong, cédant aux instances de son père, part pour la capitale, obtient la palme académique, et se place tout d’un coup au premier rang des docteurs. Il contracte alors un nouveau mariage ; il épouse Nieou ; mais, élevé par ses succès au comble de la gloire, des grandeurs et de la fortune, il ne peut plus renoncer à la magistrature. Pendant ce temps, la famine exerce ses ravages dans son pays natal ; son père et sa mère meurent l’un après l’autre. Quel sujet d’affliction pour ce brave jeune homme ! Tchao, la jeune femme, abreuvée de chagrins, s’acquitte de tous les devoirs imposés par les rites. Elle coupe sa chevelure et la vend pour faire des funérailles aux parents de son époux ; elle ramasse de la terre dans le pan de sa tunique de chanvre et leur élève un tombeau. Puis, prenant un luth, elle dirige ses pas vers la capitale. On la voit, sur les routes, qui exalte et chante les vertus domestiques.

» La reconnaissance de Tchao et de Tsaï-Yong a lieu dans une bibliothèque. Cette scène est suivie de pleurs et de regrets amers. Le jeune homme, au fond, avait de la piété filiale ; Niéou, de la sagesse et de la modestie. Enfin, Thsaï-Yong, accompagné de ses deux femmes, retourne dans son pays natal et accomplit les cérémonies funèbres. »

Voilà une exposition à l’antique qui a réjoui nos académiciens et qui n’a pas manqué son effet. On a compris qu’on allait s’amuser, et chacun a pris un air de victime résignée. J’attribue en partie le succès de la soirée à ce contraste. Dites à un public : « Vous allez voir ! c’est un chef-d’œuvre ! il ne sera pas de cet avis. Mais, jetez-lui sur la tête une bonne douche dès le lever du rideau, vous le verrez soumis et docile, ce qui lui aurait paru médiocre lui semblera attachant. Décidément, les Chinois sont des malins et connaissent bien leur « tout-Pékin ».

Ce qui fait le mérite de cette pièce, et j’exprime ici mon opinion, indépendamment de toute influence de curiosité, c’est qu’elle intéresse sans qu’il soit possible de reconnaître aucune des règles dont l’observation s’impose à nos auteurs dramatiques. C’est une suite de tableaux qui passent devant l’attention, comme les feuillets d’un livre de mémoires. Les années s’écoulent, les événements s’accomplissent ; les personnages parlent et agissent, et, lorsque tout est terminé, au lieu d’une confusion de détails, il reste dans l’esprit une seule note, claire et profonde, un principe lumineux, une démonstration. Cette pièce est étonnante dans sa complexité ; il y a de tout ; mais un seul personnage, dès les premières lignes du prologue, s’empare de l’intérêt. C’est Tchao, cette jeune femme, belle et vertueuse, qui va personnifier en elle tous les héroïsmes de la piété filiale. Quels que soient les personnages qui occupent la scène, c’est elle, toujours elle, qui est le souci et l’inquiétude de l’attention. Que va-t-elle devenir ? Son jeune époux, obligé de céder aux remontrances paternelles, part pour la capitale, à la conquête des honneurs et de la richesse. L’infidèle ne revient plus. Au moins les coutumes l’excusent. Mais combien de fiancées ont été ainsi abandonnées ! combien de femmes ont pu accuser l’ambition d’avoir détruit leur bonheur ! combien de serments ont été échangés au moment des adieux, et qui n’ont pas eu assez de patience ! C’est de l’histoire humaine, et toute action qui s’inspire de ces sentiments est sûre de parvenir droit au but, arrivât-elle de Chine. L’infortunée Tchao, quelque abandonnée qu’elle soit, ne cède pas au désespoir ; malgré tout, elle accomplit son devoir avec cette espèce de ténacité qui n’appartient qu’à la vertu. Ce rôle est admirable. Il est la démonstration vécue de ce principe que l’accomplissement de son devoir, quoi qu’il arrive, est la plus féconde des vertus, la plus simple et la plus noble. Autour d’elle se groupent des personnages qui sont des caractères authentiques. Quoi de plus naturel que ce bon seigneur Tchang, qui s’est engagé à protéger les vieux parents de Tsaï-Yong et qui est le dernier à apprendre l’extrémité à laquelle ils sont réduits. « — Eh quoi ! dit-il à Tchao, vous n’êtes pas venue me trouver ? »

C’est une vérité universelle : une bonne action n’est jamais spontanée, et toujours le bien entre dans le cœur humain par la porte des intrus. Les hommes qui se croient généreux ouvrent les yeux sur des maux que tout le monde connaît quand il n’est plus temps de les réparer, et, loin de chercher les occasions de donner, ils regrettent les tentations de la charité. Misérable calcul : lorsque la charité aura les audaces de l’égoïsme, il y aura moins de pauvres parmi les riches.

Tsaï-Yong parvenu aux honneurs n’a pas eu assez d’énergie pour résister aux séductions d’une alliance présentée par l’Empereur. Il a oublié Tchao : c’est conforme aux usages. Le bonheur des parvenus est avare, ne demandez pas à ceux qui sont nouvellement heureux de se souvenir des compagnons de l’infortune ; ils n’ont de mémoire que pour eux-mêmes. L’auteur chinois se connaissait en hommes, quoiqu’il n’eût pas fait ses études dans le monde occidental.

Tsaï-Yong n’est cependant pas un homme méprisable ; il manque de volonté ; il a des regrets, des souvenirs douloureux, des remords. Tenez, lisez cette scène entre les deux époux ! l’un, Tsaï-Yong, troublé par les tristes pensées qui le poursuivent ; l’autre, Niéou, l’épouse heureuse qui ne connaît que les joies de l’hymen :


TABLEAU XIV


TSAÏ-YONG — NIÉOU.


NIÉOU.

Seigneur, j’ai entendu tout à l’heure les sons du luth.

TSAÏ-YONG.

Oui, ma femme, je joue du luth pour ramener le calme dans mon esprit.

NIÉOU.

Seigneur, il y a longtemps qu’on m’a parlé de vos talents ; je sais que vous êtes habile dans l’art musical. Comment se fait-il donc qu’au moment où j’arrive pour prêter l’oreille à vos accents, votre luth se taise tout à coup ? Je serais heureuse d’admirer aujourd’hui votre chant, car votre servante a du chagrin aussi. Seigneur, je vous en supplie, chantez-moi une romance.

TSAÏ-YONG.

Puisque vous le voulez, dites-moi, quelle romance désirez-vous que je chante ? Aimez-vous la chanson intitulée : « Le faisan qui, le matin, prend son vol ? »

NIÉOU.

Oh ! non ! il n’y a pas d’amour là dedans.

TSAÏ-YONG.

Vous avez tort. — Eh bien, je vais vous chanter la romance intitulée : « L’oiseau Louen séparé de la compagne qu’il aime. »

NIÉOU.

L’époux et l’épouse sont réunis. Pourquoi voulez-vous décrire avec votre luth les chagrins du veuvage ?

TSAÏ-YONG.

Alors, chantons une autre chanson. Que dites-vous de la romance intitulée : « Le ressentiment de la belle concubine Tchao-Kiun ? »

NIÉOU.

Qu’avez-vous besoin de chanter la vengeance dans le palais des Han, quand la paix et la concorde règnent ici ? Seigneur, dans le calme de cette belle soirée, vis-à-vis de ces perspectives si ravissantes, chantez-moi donc la romance : « Quand la tempête agite les pins. »

TSAÏ-YONG.

Je le veux bien, c’est une belle romance.

Il chante en s’accompagnant sur le luth.______


NIÉOU, l’interrompant.

Vous vous trompez. Pourquoi chantez-vous cette romance sur l’air : « Quand je pense que je retournerai dans mon pays natal ? »

TSAÏ-YONG.

Attendez, je vais recommencer.

NIÉOU.

Seigneur, vous n’y êtes pas encore. C’est l’air de « La tourterelle délaissée ».

TSAÏ-YONG.

J’ai pris un air pour un autre.

NIÉOU.

On ne se trompe pas à ce point. Seigneur, c’est volontairement que vous prenez un air pour un autre. Vous méprisez votre servante, vous dédaignez de chanter devant elle.

TSAÏ-YONG.

Cela est bien loin de ma pensée. Non, c’est que je ne puis pas me servir de cet instrument.

NIÉOU.

Et pour quelle raison ?

TSAÏ-YONG.

Parce qu’autrefois, quand je chantais, je jouais toujours de mon vieil instrument. Ce luth est un luth nouveau, je n’en ai pas l’habitude.

NIÉOU.

Où est donc votre vieux luth ?

TSAÏ-YONG.

Il y a longtemps que je l’ai jeté de côté.

NIÉOU.

Pourquoi ?

TSAÏ-YONG.

Parce que j’ai maintenant un nouveau luth.

NIÉOU.

Souffrez que votre servante vous interroge encore. Pourquoi ne quittez-vous pas votre nouveau luth pour reprendre le vieil instrument, dont vous jouez si bien ?

TSAÏ-YONG.

Croyez-vous, ma femme, que, dans le fond de mon cœur, je n’aime pas mon vieux luth ? Ah ! c’est qu’il ne m’est pas permis de quitter celui-ci !...

NIÉOU.

Seigneur, encore une question, je vous prie. Puisqu’il ne vous est pas permis de quitter votre nouveau luth, d’où vient que vous conservez de l’attachement pour l’ancien ? — Je crois que votre cœur n’est pas ici.

TSAÏ-YONG, tristement.

J’ai brisé mon vieux luth ; et maintenant, quand je veux jouer sur cet instrument nouveau, je ne m’y reconnais plus. Je confonds une note avec une autre.

NIÉOU.

La confusion n’est pas là, elle est dans votre cœur. A qui pensez-vous donc avec tant d’émotion ?

TSAÏ-YONG.

A qui voulez-vous que je pense ?

NIÉOU.

Que sais-je, moi ? A une personne que vous aurez de la peine à voir.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Est-ce que cette scène n’est pas tout à fait exquise ? Ces métaphores ont un charme attendrissant qui ne s’adresse pas seulement à l’esprit : il gagne le cœur. Cependant la vérité ne se fait pas connaître encore ; Tsaï-Yong n’ose pas la découvrir, et il faut toute la perspicacité de la femme, la seconde vue de l’amour, pour l’arracher de son cœur. Cette scène est encore admirablement détaillée ; c’est une suite de déductions qui entraînent autant de confidences et qui mettent en relief des caractères vrais.

Beaucoup de traits de mœurs et d’épisodes des curieux rendent ce drame intéressant à plus d’un titre. Nous y voyons une description plaisante des examens, une scène presque bouffonne, satire très méritée des concours, à une époque où la subtilité des questions les avait fait désigner du nom de casse-tête chinois. Ces satires ne manquent pas d’un certain à-propos. Le président du concours mérite une mention spéciale, et le discours qu’il adresse aux candidats est simplement un modèle d’humour. C’est le genre de la parodie dans sa fleur. Écoutez cet homme grave :

« Messieurs les bacheliers, par une décision de la cour souveraine du Li-Pou, j’ai été nommé aux fonctions d’examinateur en chef, et, comme une nouvelle période triennale va commencer, l’Empereur m’a chargé de présider aux épreuves du concours. C’est à moi qu’il appartient de discerner le mérite dans tous les candidats. Messieurs, rassurez-vous, je suis du nombre de ces magistrats qui aiment le plaisir et la gaieté ; je ne ressemble pas aux examinateurs des années précédentes. Dans le dernier concours, par exemple, la première dissertation à faire avait pour objet une question de littérature ; la seconde, une question de morale, et la troisième, une question de politique ; mais, moi, je vais proposer aujourd’hui, à la place de la première dissertation, le second vers d’un distique à composer ; à la place de la seconde, une énigme à deviner, et, à la place de la troisième, une chanson à chanter. Celui qui achèvera le distique, devinera l’énigme et chantera la chanson, celui-là sera élevé au rang de Tchoang-Youen et couvert de gloire ; il portera des fleurs d’or sur son bonnet ; il ira s’asseoir, dans le palais impérial, au splendide banquet des docteurs. Quant à celui qui ne subira pas convenablement ses épreuves, on lui barbouillera le visage avec de l’encre, et on le chassera de la salle à coups de bâton. »

Voilà un original ! mais le moyen pour un auteur de ne pas ridiculiser le rôle de l’examinateur ? J’en appelle à quiconque a passé des examens.

Ce drame a donc ses comiques, comme un drame sombre de l’Ambigu, et l’intérêt du spectacle possède sa variété. Ce n’est pas la féerie, ce n’est pas le drame, ce n’est pas la comédie : c’est un genre qui ne peut être classé. L’auteur s’est surtout appliqué à distraire l’esprit des spectateurs en lui proposant tous les objets de l’intérêt, et il a atteint son but.


QUATRIÈME PARTIE


LES GENRES
_________



I


LES DRAMES HISTORIQUES


Les drames historiques sont les meilleurs ouvrages du théâtre chinois, et de ceux dont j’aimerais à présenter ici une analyse approfondie, si je pouvais espérer qu’une telle étude intéressât mes lecteurs.

Malheureusement l’histoire, et plus particulièrement l’histoire de la Chine, ne peut pas posséder le don de charmer l’attention. Quoique ce soit le passé sous forme de souvenirs devenus présents, les modernes esprits n’y trouveraient qu’un intérêt rétrospectif, par conséquent insuffisant. Il est de fait que l’autorité de l’histoire est de peu de valeur : nulle part elle n’est invoquée comme une conseillère dans tous les événements où il faudrait prendre conseil ; il semble qu’il n’y ait pas d’histoire, ou bien qu’elle ne soit qu’une collection muette d’archives poussiéreuses où sont enregistrés les batailles, les traités et les diverses formes de gouvernement qui se sont succédé tour à tour. J’avais espéré apprendre l’histoire en assistant au théâtre ; y voir représenter quelques-unes de ces grandes actions qui ont passionné les ancêtres, et, dans un exposé des mœurs de ces temps disparus, savoir quels cœurs battaient dans les poitrines d’hommes. Mais j’ai été déçu dans mon attente : les drames historiques n’existent pas, ou, s’il en existe, on ne les joue pas.

Les auteurs dramatiques sont excusables de ne pas avoir entrepris une telle tâche : car ce sont les enfants de leur imagination qu’ils aiment, et volontiers ils créeraient même des empereurs et des rois pour aider à leurs fictions. Mais ils ne se croiraient pas dramatiques s’ils représentaient fidèlement un personnage de l’histoire. C’est l’œuvre de l’historien. Shakspeare est bien moins intéressé à nous raconter l’épisode de Macbeth qu’à nous représenter la tyrannique et sanglante ambition de lady Macbeth et toutes les angoisses du remords qui s’emparent de son âme criminelle ; c’est la tache du sang que les flots de la mer ne pourront pas laver qui séduit l’art du poète ; c’est le spectre de Banco qui portera l'effroi dans son imagination. L’histoire ne lui donne que des noms, et son génie fait marcher les forêts. Ce sont des passions qu’il dépeint et non des actions.

Les tragiques français n’ont pas suivi d’autre impulsion. Que ce soient les Grecs ou les Romains qui soient en scène, ce ne sont que des prète-noms, et les spectateurs ne s’intéressent à tous ces héros que parce qu’ils parlent merveilleusement bien le français, d’abord, et qu’ensuite il expriment des sentiments tout à fait XVIIe siècle. Dans Iphigénie, Achille est le type accompli d l’homme d’honneur, délicat et passionné, et, quant au roi des rois, c’est un caractère comme on en rencontre sans cesse, un homme sans énergie régulière, flottant, abusant des prétextes pour s’excuser, et finissant par la lâcheté pour n’avoir pas pu se diriger lui-même. Les héroïnes de toutes ces œuvres, qu’elles aient existé ou non, qu’elle s’appellent Hermione, Athalie, Andromaque, Esther, représentent un seul type, la femme son des traits différents ; mais elles ont la ressemblance qui convient à des sœurs.

Tous ces drames ne sont pas tels que nous les concevons, c’est-à-dire la représentation de faits du passé, des épisodes de l’histoire ; ils n’appartiennent pas au même genre. Cependant je ne crois pas formuler une proposition audacieuse, même au point de vue de l’art, en avançant qu’il serait aisé de présenter au public des pièces véritablement attachantes en restant historien. Quelle que soit l’imagination d’un poète, il ne parviendrait pas toujours à composer des personnages aussi extraordinaires que ceux dont l’histoire a conservé les traits ; et la difficulté consisterait peut-être à être exact : car il est plus facile d’inventer que de définir. Quoi qu’il en soit, étant admis que le genre auquel je fais allusion n’existe pas sur la scène française, c’est un motif suffisant pour n’en pas parler plus longuement.


II


LES COMÉDIES DE CARACTÈRE


L’art comique atteint son expression la plus haute dans la peinture des caractères. Se proposer pour but de créer un rôle qui personnifiera toutes les variétés de la même espèce morale c’est-à-dire observer sa nature, l’épier dans ses moindres actions, révéler ses pensées les plus cachées, et le présenter devant un public attentif et désireux de rire, comme une sorte d’ilote destiné à lui faire comprendre toutes les bassesse d’un vice, c’est assurément donner à l’art dramatique sa plus noble fonction. Le répertoire de nos œuvres comprend un certain nombre de comédies de caractère, et le seul fait de leur existence fera apprécier, de la part des lettrés de toute nation, les progrès que nous avons réalisés dans les beaux-arts.

C’est au siècle des Youên que les auteurs tentèrent pour la première fois de peindre dans leurs œuvres des caractères choisis, et l’on pourra juger, d’après les types auxquels ils se sont arrêtés, quelles étaient les spécialités les plus en vogue qui ont tout d’abord attiré leur attention.

Je remarque l’Avare, le Fanatique, l’Enfant prodigue, le Débauché, le Bouddhiste. Ces titres ne sont pas exactement ceux que les auteurs ont donnés à leurs pièces. Nous n’avons pas au même degré que les Occidentaux le goût des formules synthétiques ; on sait que nous aimons les définitions. Je prends un exemple. Le titre de la pièce que j’ai nommée l’Avare est littéralement celui-ci : l’Esclave des richesses qu’il garde. Ce titre renferme à lui seul une observation morale. Certes, le mot « avare » reproduit bien exactement ce sens à l’esprit de ceux qui ont quelque culture, mais il n’entretient pas dans le souvenir une vérité aussi nette que celle dont le titre chinois découvre le sens. Le mot « esclave » a une physionomie particulière que ne possède pas le mot « avare ».

L’avarice ainsi spécifiée est une dégradation honteuse. L’influence d’une telle définition peut donc être plus grande sur l’esprit qu’un simple mot souvent susceptible de recevoir d’autres acceptions.

L’Avare a été traduit en français par Stanislas Julien ; c’est, en effet, un des monuments de la littérature comique chinoise ; mais je ne crois pas que la traduction en ait été publiée. Une analyse de cette pièce a été écrite par M. Naudet, le savant traducteur de Plaute. Le lecteur me saura gré de reproduire ici les principaux passages de ce travail, qui facilite singulièrement ma tâche de critique, en même temps qu’il me fait goûter le plaisir délicat devoir une pièce chinoise louée par un académicien français. L’action est double ; le développement du caractère forme un épisode de la fable principale, séparée en deux parties, entre lesquelles le fait épisodique est comme enclavé.

Dans un prologue, Tchéou-Yong, simple bachelier, s’entretient avec sa femme de son projet d’aller dans la capitale prendre part au concours ouvert à tous les lettrés ; il veut obtenir un grade supérieur, et, au moyen du grade, un emploi qui le mette en état de réparer le tort que son père a fait à leur patrimoine. Sa femme lui montre leur jeune enfant, et lui demande s’il ne juge pas convenable que le fils ne soit pas séparé de son père. Le bachelier accède à l’humble prière de sa femme ; il enfouit tout l’or qu’il possède pour le retrouver à son retour. La famille part plus riche d’espérances que de fonds.

Le commencement du premier acte nous transporte dans les régions célestes ; le dieu du temple de la montagne sacrée, Ling, vient décliner ses noms et qualités, et faire connaître sa généalogie. C’est un dieu qui n’est pas exempt, comme on voit, d’un peu de vanité, mais d’ailleurs honnête et consciencieux : « Les dieux, dit-il, ne se laissent pas gagner par l’encens et les offrandes des méchants. » Ce propos lui est venu dans l’esprit à l’occasion d’un certain garnement, nommé Kou-Jin, qui se présente tous les jours dans le temple se plaignant des mortels et des immortels, et ne cessant d’importuner le dieu par ses prières. Il se présentera sans doute encore aujourd’hui.

En effet, nous voici descendu des demeures divines sur la terre, dans le temple de Ling. Kou-Jin y était déjà. Il maudit son sort ; sans bien, sans industrie aucune, il est réduit à servir les maçons et à leur porter l’eau et l’argile. Quelle est sa misère ! Il n’a pas même de quoi acheter un peu d’encens ; il offrira au dieu des boulettes de terre. Si le dieu lui accordait un peu de bien, il entretiendrait des religieux à ses frais, il ferait l’aumône aux pauvres, il bâtirait des pagodes, il réparerait les ponts et les chemins, il prendrait soin des orphelins, il soulagerait les veuves et les vieillards infirmes. Vraiment le genre humain atteindrait, je crois, la perfection, si l’on était toujours ce qu’on promet d’être, quand on désire obtenir quelque chose. Pendant ces beaux discours, il se sent défaillir de lassitude et s’endort.

Ling lui apparaît en songe, lui apprend que le succès de ses vœux dépend du dieu du Bonheur ; on envoie querir le dieu. Mais Kou-Jin n’a pas à se féliciter de l’entrevue. Le dieu lui reproche ses impiétés envers ses parents, sa dureté envers les autres hommes. Il fut riche autrefois, dans sa vie précédente ; les infortunés ne reçurent de lui que des injures et de mauvais traitements. Kou-Jin tâche de se justifier et de désarmer le courroux du dieu ; enfin, après un long colloque mêlé d’ariettes, qui contiennent de graves sentences d’un style très élevé contre les extravagances des riches et les mœurs sordides des avares, le dieu du Bonheur, plutôt vaincu que persuadé, fait comme beaucoup d’hommes : il accorde à l’importunité ce qui devrait appartenir au mérite. Quelle joie ! Mais la libéralité des dieux ne convertit pas le méchant. Toutes les belles promesses qu’il leur faisait tout à l’heure pour les amadouer sont évanouies.

Il n’a dans la pensée que beaux habits, brillants équipages, plaisirs et festins.

Les dieux se retirent, le songe fuit, et Kou-Jin, éveillé, ne peut en croire sa vision. Il va, en attendant qu’elle se réalise, achever son pan de muraille commencé.

Dans l’intervalle du premier au deuxième acte, la métamorphose s’est opérée. Nous voyons un appartement qui annonce l’opulence, et le personnage qui s’y trouve nous apprend qu’il se nommé Tchin, qu’il est le commis du maître de la maison ; que cet homme, jadis valet des maçons, se trouva tout à coup possesseur d’une grande fortune, on ne sait pas comment ; qu’il se désole de n’avoir pas d’enfant ; qu’il a chargé Tchin de lui en acheter un.

La scène change. Le marchand de vin ouvre sa boutique ; il fait confidence au public qu’il a chez lui cent tonneaux, dont quatre-vingt-dix contiennent quelque chose de plus semblable à du vinaigre qu’à du vin. Le cabaretier joue en ce moment un rôle analogue à celui des cuisiniers de Plaute ; il divertit à ses dépens les spectateurs par ses lazzis. Mais, au fond, c’est un meilleur homme qu’il ne veut le paraître. S’il empoisonne ses pratiques, il est charitable envers les pauvres pour l’amour des dieux.

Arrive un malheureux voyageur qui se traîne avec sa femme et son jeune fils, transi, exténué de faim et de fatigue. Ce voyageur, c’est le bachelier Tcheou, qui revient de la capitale, où il a échoué dans ses examens. Son trésor a été déterré pendant son absence ; il n’a plus de ressource que dans la commisération de sa famille qu’il va joindre. Le marchand l’accueille généreusement, l’invite à se réchauffer avec quelques tasses de vin ; justement il en avait versé trois en ouvrant sa boutique et se proposait de les offrir au premier indigent qui se présenterait, pour que cette aumône agréable aux dieux lui portât bonheur... L’épouse du bachelier et leur fils ne sont pas non plus délaissés par l’hôte bienfaisant. La vue de cet enfant lui suggère l’idée d’une heureuse transaction. Consentiraient-ils à vendre ce fils à un riche propriétaire ? Le bachelier tient conseil avec sa femme ; la proposition est acceptée, malgré les plaintes et les prières de l’enfant. Tchin, qu’on appelle aussitôt, conduit le bachelier avec son fils chez Kou-Jin.

Dans ce moment, Kou-Jin est seul ; il nous instruit de tout ce qui le concerne. Depuis qu’il a trouvé le trésor révélé par le dieu, il a bâti des maisons qui ressemblent à des palais, il a ouvert un bureau de prêts sur gages, un magasin de farines, un magasin d’huile, un magasin de vin. Ces différentes branches de commerce font couler dans ses coffres un fleuve intarissable d’or et d’argent. Sur le continent, il possède des champs immenses ; sur l’eau, des bateaux chargés de marchandises ; une multitude d’hommes portant sur leur tête des sacs d’argent qui sont à lui. Maintenant il n’est plus le pauvre Kou-Jin ; on salue avec respect le seigneur Kou-Jin.

Toutefois, il l’avoue, son cœur ne peut se décider à dépenser ni un denier ni un demi-denier ; si on lui demande une once d’argent, c’est comme si on lui arrachait les nerfs. Aussi a-t-il la réputation d’un avare renforcé. Mais il ne tient compte de pareils propos.

Le seigneur Kou-Jin ressemble un peu à l’avare d’Horace et à celui de Destouches, qui en est la copie ; il se moque des sifflets en revenant auprès de son coffre-fort. On lui amène le bachelier avec son fils. L’enfant lui plaît. Il le prend, et le bachelier, qui fait l’aveu de sa misère, est chassé honteusement.

— Qu’on me renvoie ce gueux, ce mendiant ; il remplirait d’ordures et de vermine ma maison !

Le bachelier se lamente, on lui donne des coups de bâton. Le commis Tchin, excellent homme, et digne d’un autre patron, reconduit le malheureux bachelier en le consolant et lui promettant son secours :

— Retirez-vous, mon ami, et ne dites rien ; cet homme est dur et inhumain, comme tous les riches.

Le commis Tchin est le raisonneur de la comédie, et se trouve placé là par l’auteur, comme Mégadore auprès d’Euclion, pour faire la censure de l’avarice par ses actions, encore plus que par ses discours.

Quand l’avare est seul avec son commis, il lui fait écrire sous sa dictée le contrat de vente : invention comique, du même genre que le traité du parasite de Diabole dans l'Asinaria. Mais les Romains n’étaient que des enfants pour la chicane en comparaison des Chinois, si l’on en jugeait par cet exemple :

« Celui qui s’engage par ce contrat est Tcheou, le bachelier. Comme il manque d’argent et n’a aucun moyen d’existence, il désire vendre un tel, son propre fils, âgé de tant d’années, à un riche propriétaire, nommé le respectable Kou-Jin, qui est honoré du titre de youên-waï. »


LE COMMIS.

Personne n’ignore que vous avez une grande fortune ; il vous suffit du titre de youên-waï ; à quoi bon mettre les mots « riche propriétaire » ?

KOU-JIN.

Est-ce que tu veux me donner des leçons ? Est-ce que je ne suis pas riche propriétaire, par hasard ? Est-ce que je suis un indigent ? Oui, oui, riche propriétaire, riche propriétaire. Tu écriras, derrière le contrat, qu’une fois le marché passé, si une des parties se rétracte, elle payera une dédit de mille onces d’argent.

LE COMMIS.

C’est écrit. Mais, au fait, quelle somme lui donnez-vous pour l’enfant ?

KOU-JIN.

Ne vous mettez pas en peine de cela. Je suis si riche, qu’il ne pourrait jamais dépenser tout l’argent que je ferais pleuvoir sur lui, si je voulais, en faisant seulement craquer mon petit doigt.


Le bachelier signe de confiance. Tcheu rapporte le contrat signé à Kou-Jin, qui lui demande si le bachelier est parti.


LE COMMIS.

Eh ! comment ? Vous ne lui avez pas payé les frais de nourriture.

KOU-JIN.

Il faut que vous soyez bien dépourvu de sens et d’intelligence. Cet homme, n’ayant point de riz pour nourrir son fils, me l’a vendu tout à l’heure pour qu’il fût nourri dans ma maison et qu’il mangeât mon riz. Je veux bien ne pas exiger de frais de nourriture ; mais comment ose-t-il en réclamer ?

LE COMMIS.

Belle satisfaction ! Cet homme n’a pas d’autre moyen de retourner dans son pays.

KOU-JIN.

Puisqu’il ne veut pas remplir les conventions, rendez-lui son enfant, et qu’il me paye mille onces d’argent pour le dédit.


Cependant l’avare se laisse convaincre par les prières et les instances de l’honnête commis ; il accorde une once d’argent.

LE COMMIS.

C’est se moquer.

KOU-JIN.

Il ne faut pas estimer si peu un lingot d’argent sur lequel est empreint le mot pao (chose précieuse). Cette dépense ne te paraît rien ; elle m’arrache les entrailles. Mais je veux bien faire ce sacrifice pour me débarrasser de lui. C’est à prendre ou à laisser.


On devine ce que disent les parents, quand le commis leur vient faire cette proposition.

Non, on ne peut pas le deviner. C’est la femme qui s’écrie :

— Comment ! une once d’argent. On n’aurait pas pour cela un enfant de terre cuite !

La réflexion de l’avare, quand on lui rapporte cette réponse, est excellente :

— Oui, mais un enfant de terre cuite ne mange pas de riz et ne fait pas de dépense. Au surplus, cet homme m’a vendu son fils, parce qu’il ne pouvait plus le nourrir. Je veux bien ne pas me faire payer ce que l’enfant me coûtera ; mais qu’on ne m’arrache pas mon bien. Ah çà ! drôle, dit-il à son commis, c’est toi qui lui as peut-être suggéré ses folles prétentions. De quels termes t’es-tu servi en lui offrant l’once d’argent ?

LE COMMIS.

Je lui ai dit : « Le youên-waï vous donne une once. »

KOU-JIN.

Justement : voilà pourquoi il l’a refusée. Regarde bien, et suis de point en point mes instructions : Tu prendras cette once d’argent ; puis, l’élevant bien haut, bien haut, tu lui diras avec emphase : « Holà ! pauvre bachelier, S. E. le seigneur Kou daigne t’accorder une précieuse once d’argent. »

LE COMMIS.

Je l’élèverai aussi haut que vous voudrez, mais ce ne sera jamais qu’une once d’argent. Seigneur, seigneur, donnez-lui ce qu’il lui faut et congédiez-le.

KOU-JIN.

Eh bien, pour n’en plus entendre parler, je vais ouvrir ma cassette et donner encore une once d’argent ; mais, après cela, plus rien, ou le dédit...


Le troisième acte finit là. Supposez que les hommes ont vécu près de vingt ans dans l’intervalle qui sépare cet acte du quatrième. A présent, vous voyez le fils adoptif de Kou-Jin dans sa vingt-cinquième année, et le vieil avare, devenu veuf, est malingre, cacochyme, moribond. Il vient, appuyé sur le bras du jeune homme.

— Aïe ! que je suis malade ! (Il soupire.) Hélas ! que les jours sont longs pour un homme qui souffre ! (A part.) Il y a bientôt vingt ans que j’ai acheté ce jeune écervelé. Je ne dépense rien pour moi, pas un denier, pas un demi-denier ; et lu l’imbécile, il ignore le prix de l’argent. L’argent n’est pour lui qu’un moyen de se procurer des vêtements, de la nourriture ; passé cela, il ne l’estime pas plus que de la boue. Sait-il toutes les angoisses qui me tourmentent, lorsque je suis obligé de dépenser le dixième d’une once ?

— Mon père, est-ce que vous ne voulez pas manger ?

— Mon fils, tu ne sais pas que cette maladie m’est venue d’un accès de colère. Un de ces jours, ayant envie de manger du canard rôti, j’allai au marché, dans cette boutique-là que tu connais. Justement on venait de rôtir un canard d’où découlait le jus le plus succulent. Sous prétexte de le marchander, je le prends dans ma main, et j’y laisse mes cinq doigts appliqués jusqu’à ce qu’ils soient bien imbibés de jus. Je reviens chez moi sans l’acheter, et je me fais servir un plat de riz cuit dans l’eau. A chaque cuillerée de riz, je suçais un doigt. A la quatrième cuillerée, le sommeil me prit tout à coup, et je m’endormis sur ce banc de bois. Ne voilà-t-il pas que, pendant mon sommeil, un traître chien vient me sucer le cinquième doigt. Quand je m’aperçois de ce vol à mon réveil, je me mets en une telle colère, que je tombai malade. Je sens que mon mal empire de jour en jour ; je suis un homme mort. Allons, il faut que j’oublie un peu mon avarice et que je me mette en dépense. Mon fils, j’aurais envie de manger de la purée de fèves.

— Je vais en acheter pour quelques centaines de liards.

— Pour un liard, c’est bien assez.

— Pour un liard ! A peine en aurais-je une demi-cuillerée. Et quel marchand voudrait m’en vendre si peu ?

Le jeune homme achète de la purée de fèves pour dix liards au lieu d’un. Mais il n’a pu tromper l’œil toujours vigilant de l’avare, et il essuie des reproches à son retour :

— Mon fils, je t’ai vu tout à l’heure prendre dix liards et les donner tous à ce marchand de purée. Peut-on gaspiller ainsi l’argent ?

— Il me doit encore cinq liards sur la pièce que je lui ai donnée. Un autre jour, je les lui redemanderai.

— Avant de lui faire crédit de cette somme, lui as-tu bien demandé son nom de famille et quels sont ses voisins de droite et ses voisins de gauche ?

— Mon père, à quoi bon prendre des informations sur ses voisins ?

— S’il vient à déloger et à s’enfuir avec mon argent, à qui veux-tu que j’aille réclamer mes cinq liards ?

— Mon père, pendant que vous vivez, je veux faire peindre l’image du dieu du Bonheur, afin qu’il soit favorable à votre fils, à vos petits-fils et à vos descendants les plus reculés.

— Mon fils, si tu fais peindre le dieu du Bonheur, garde-toi bien de le faire peindre de face : qu’il soit peint par derrière, cela suffit.

— Mon père, vous vous trompez, un portrait se peint toujours de face. Jamais peintre s’est-il contenté de représenter le dos du personnage dont il devait faire le portrait ?

— Tu ne sais donc pas, insensé que tu es, que, quand un peintre termine les yeux dans la figure d’une divinité, il faut lui donner une gratification ?

— Mon père, vous calculez trop.

— Mon fils, je sens que ma fin approche.

— Mon père, je désire aller au temple pour y brûler de l’encens à votre intention ; donnez-moi de l’argent.

— Mon fils, ce n’est pas la peine ; ne brûle pas d’encens pour la prolongation de mes jours.

— Il y a longtemps que j’en ai fait le vœu ; je ne puis pas tarder davantage à m’acquitter.

— Ah ! ah ! tu as fait un vœu ? Je vais te donner un denier.

— C’est trop peu.

— Deux.

— C’est trop peu.

— Je t’en donne trois ; c’est assez... C’est trop, c’est trop, c’est trop... Mon fils, ma dernière heure approche ; quand je ne serai plus, n’oublie pas d’aller réclamer ces cinq liards que te doit le marchand de fèves.

Voilà ce qui s’appelle un caractère soutenu jusqu’au bout. Ce trait de la fin vaut mieux encore que le dernier mot d’Harpagon : « Et moi, ma chère cassette ! » Il est plus piquant, plus inattendu.

On emporte le vieillard, il ne reparaît plus ; il est mort. La dernière partie de la pièce est remplie par les infortunes du bachelier et de sa femme, et par la reconnaissance tardive du fils et de ses parents.


III


UNE FABLE DE LA FONTAINE


Parmi les comédies que j’ai citées, il en est une qui mérite d’attirer notre attention, car c’est une des pièces les plus remarquables du répertoire de notre théâtre comique. Elle a pour titre : la Dette payable dans la vie à venir, et contient un portrait très curieux du bouddhiste.

L’auteur inconnu de cette comédie s’est attaché à représenter un homme qui veut accomplir avec une exactitude mathématique tous les devoirs enseignés par le bouddhisme. Cet homme est riche : c’est un financier. Il a une famille, une femme, des enfants, de nombreux serviteurs. Il a des devoirs d’état d’une grande importance ; des biens à administrer, une fortune à gérer. Mais, converti au bouddhisme, il s’oblige à en suivre fidèlement tous les préceptes.

Le premier article de son symbole est le mépris des richesses, et il est financier ! C’est l’intention comique de la pièce, l’idée autour de laquelle l’action va se concentrer.

On sent tout le parti qu’un écrivain de mérite peut tirer d’une telle situation ; car elle met aux prises dans un même rôle deux personnages bien distincts : le croyant, qui obéit à des lois religieuses, et le père de famille, l’époux, qui obéit à des lois naturelles positives. L’auteur a suivi avec une délicate attention toutes les péripéties de cette lutte ; peut-être a-t-il voulu dépeindre ses déceptions, et, en les exagérant, prévenir ses semblables contre les dangers d’une fidélité trop scrupuleuse aux préceptes du bouddhisme. Il est permis de le supposer, et, dans tous les cas, l’entreprise serait louable ; car le mépris des richesses ne doit pas pouvoir entraîner la ruine et la pauvreté, et il est impossible qu’un homme raisonnable se laisse envahir par des doctrines, à ce point d’être le tyran de ceux qu’il aime et dont il a, par devoir, la mission de protéger les intérêts.

Il m’a semblé que les chrétiens étaient sur ce chapitre infiniment supérieurs aux bouddhistes, en ce qu’ils savaient très intelligemment comprendre les doctrines sans les appliquer. Ils connaissent l’art d’ajuster les principes aux transformations sociales amenées par le progrès, et vivre heureux, satisfaits et convaincus, sans se soucier le moins du monde des préceptes. La lutte entre la bourse et la charité existe dans le cœur des hommes, indépendamment des religions, et il est bien peu de disciples que les préceptes aient rangés parmi les bienfaisants. C’est ce qui se voit aussi chez les bouddhistes.

Notre auteur a laissé aux conséquences la faculté de se produire logiquement, afin d’en montrer toute l’énormité. Ce sont des doctrines et non des passions qui dirigent l’action ; et, si l’on s’en rapporte aux enseignements de l’expérience, on sait avec quelle violence brutale agissent les doctrines quand elles entrent dans la vie active. Il n’y a rien de plus dangereux ni de plus implacable que ceux qui se prétendent éclairés. On réagit contre des passions ; on peut les discuter ; les conséquences inattendues peuvent les effrayer à temps pour les réprimer ; mais les doctrines se satisfont elles-mêmes dans la contemplation des maux qu’elles ont créés, parce qu’ils ont été prévus.

C’est la moralité qui apparaît avec une grande force dans la comédie bouddhiste. Le seigneur Long, avant sa conversion, est un homme estimable, un modèle de père de famille ; il n’avait que faire des préceptes du bouddhisme pour devenir plus parfait. Mais il s’est pris d’une grande passion pour le dieu Fô, et, à partir de ce jour, il accomplit les choses les plus extravagantes du monde. Son cœur se dessèche, et il semble que les bonnes qualités de son cœur se perdent en même temps que ses richesses. Il réduit à la misère sa femme et ses enfants, et il assiste à sa ruine, sans émotion, sans trouble, avec l’air satisfait d’un savant qui voit se produire un résultat.

Il y a, dans cette pièce, des situations d’un comique profondément vrai, des contrastes piquants qui appartiennent au genre le plus élevé de la comédie et qui mériteraient, malgré les chinoiseries qui les accompagnent, d’être connus des lettrés de tous les pays.

J’ai détaché de cette œuvre une scène qui m’a paru d’autant plus intéressante qu’elle a, avec une fable de La Fontaine, de curieux rapports d’analogie. Le seigneur Long, malgré son détachement des choses de ce monde, n’est pas encore entièrement parvenu à être indifférent aux misères de l’humanité. C’est un homme qui a de la peine à se rendre parfait. L’auteur, en lui donnant le caractère charitable, nous le rend plus sympathique, et c’est un acte de sa générosité qui amène la scène suivante, semée de traits heureux et d’observations vraies :

LE FINANCIER, à son commis.

La nuit commence à tomber. Hing-Tsien, quel est donc cet homme qui chante continuellement ? C’est merveille de l’entendre. Il faut prendre part à la joie (les autres ; appelez cet homme, je veux l’interroger.

LE COMMIS, au meunier.

Holà ! Lo-Ho, sortez donc ; on vous demande.

LE MEUNIER, sortant.

Père, que voulez-vous ?

LE FINANCIER.

Mon ami, vous chantiez tout à l’heure ; vous êtes heureux. D’où vient donc cette joie intérieure que vous ressentez ? Parlez, cela m’intéresse.

LE MEUNIER.

Oh ! de la joie ! qui est-ce qui peut me donner de la joie ? J’ai bien de la peine, au contraire. Voyez plutôt : je gagne deux fen par jour, c’est le salaire que vous me donnez. Or, pour gagner deux fen, il faut que je me lève avec le jour, que je commence par mesurer mon froment ; quand j’ai mesuré mon froment, il faut que je le passe au crible ; quand je l’ai passé au crible, il faut que je le lave ; quand je l’ai lavé, il faut que je le fasse sécher au soleil ; quand mon froment est sec, il faut que je le moule ; quand je l’ai moulu, il faut que je le blute. Maintenant, entendez bien, comme je travaille à la tâche, j’ai toujours peur de m’endormir et de perdre mon salaire. Voilà pourquoi je chante du matin au soir.

LE FINANCIER.

Quelle pitié ! Lo-Ho, à partir d’aujourd’hui, grenier à farine, bluterie, moulin, je veux qu’on ferme tout.

LE MEUNIER.

Comment ? qu’on ferme le moulin ? Miséricorde ! Moi, Lo-Ho, je ne suis propre qu’à moudre du blé ; quand j’aurai quitté votre maison, que deviendrai-je ? Ah ! Lo-Ho, il faudra mourir de froid ou périr de famine.

LE FINANCIER, ému de compassion.

Une idée me vient… Hing-Tsien, remettez-moi de l’argent. (Montrant l’argent au meunier.) Connaissez-vous cela ?

LE MEUNIER, prenant l’argent.

Non. Comment cela s’appelle-t-il ?

LE FINANCIER.

Cela s’appelle de l’argent.

LE MEUNIER.

Ah ! c’est de l’argent. Je n’en ai jamais vu. Père, à quoi est-ce bon ?

LE FINANCIER.

À tout. D’abord, si l’on veut manger…

LE MEUNIER, mordant son argent.

Bon à manger ? Ah ! je me suis cassé une dent.

LE FINANCIER.

Vous ne comprenez pas. C’est de l’argent que l’on coupe et que l’on pèse pour acheter, selon le besoin, ou des vivres ou des habits. Emportez-le, je vous le donne. Avec cet argent, vous pourrez dans la journée exercer un petit commerce, vendre de petites marchandises ; et, quand la nuit viendra, vous dormirez d’un sommeil profond.

LE MEUNIER.

Quel bonheur de faire un long somme ! Quel contentement pour Lo-Ho ! Père, vous avez l’âme généreuse.

LE FINANCIER.

Vous avez bluté pour moi pendant trois ans ; vous méritez une récompense.

LE MEUNIER, seul.

Retournons à la maison. Le bon maître ! Il m’a donné de l’argent. De l’argent ! Mais est-ce bien de l’argent ? (il s’arrête et regarde son argent.) Qui est-ce qui a VU de l’argent ? (il se remet en marche.) Oh ! oui, c’est de l’argent ; je réponds que c’est de l’argent. Tout en parlant, me voici arrivé, (il entre dans sa chambre.) Lo-Ho, mon ami, il faut de la prudence ; la prudence est une vertu. Fermons la porte au verrou et regardons encore notre argent. — Oh ! c’est bien de l’argent. A propos, il s’agit d’une place maintenant ; où trouverai-je une bonne place ? Où ? dans mon lit !... Il n’y a pas moyen. Ah ! dans ma ceinture ! (Il met l’argent dans sa ceinture.) Elle est trop lâche ; serrons-la davantage, par précaution. Qui pourra savoir qu’il y a de l’argent dans ma ceinture ? Oh ! j’entends un coup de tambour ; on vient de battre la première veille. Mon maître m’a dit que je pourrais dormir à mon aise ; dormons, (Il se couche, ronfle et parle en rêvant.) Nous sommes dans la grande rue ; il y a place pour tout le monde... la grande rue est pour tout le monde ? « Voyons ; puisque je marche de ce côté, il me semble que vous pourriez marcher d’un autre côté... Quelle nécessité de se presser les uns contre les autres ?...» Ah ! mon épaule... Ah ! mes pauvres côtes... J’ai une partie du corps toute froissée ! « Mais qu’est-ce donc que vous tâtez comme cela ? Pourquoi fouillez-vous donc dans ma ceinture ?... Voudriez-vous par hasard prendre mon argent9 — Où allez-vous avec cet argent ? A qui appartient cet argent ? — Il est à moi. C’est Long, mon maître, qui me l’a donné. Vite, rendez-moi mon argent ! Au voleur ! au voleur ! » (Il veut poursuivre le voleur et tombe par terre.) Ah ! c’était un rêve ! N’importe, regardons notre argent, (Il regarde son argent.) Je l’avais caché dans ma ceinture et j’ai rêvé qu’un voleur cherchait à m’en dépouiller. Où pourrais-je le serrer maintenant ? (Il regarde partout.) Dans le foyer... Je vais faire un trou dans la cendre. Ce que c’est que la pauvreté ! Voilà une cheminée où, de mémoire d’homme, on n’a pas allumé de feu... Recouvrons notre argent avec un peu de cendre ; là, très bien. Comment pourrait-on deviner qu’il y a de l’argent dans le foyer ?... Un, deux... Quoi ! déjà la deuxième veille ! Mon maître m’a dit que je dormirais tranquillement ; tâchons donc de dormir, (Il s’endort.) Quel vent ! Il n’y a pas moyen d’allumer une lanterne... Je puis parler tout haut sans que l’on m’entende... « Où allez-vous avec votre allumette à la main ? » Il ne l’éteindra pas... Ciel ! il la jette sur la paille qui est devant le treillis de la porte... le feu prend ; la flamme s’élève... Oh ! comme elle monte dans l’air !... La voilà maintenant qui retombe sur les toits... Le bâtiment croule ; l’incendie gagne la maison voisine... Tout le monde accourt... On fait la chaîne... Ils ne parviendront jamais à éteindre le feu... Ah ! ah ! quels cris tumultueux ! (Il se réveille et tombe par terre.) Oh ! Ce n’était qu’un rêve ! Regardons notre argent. (Il regarde son argent.) Je l’avais caché dans l’âtre de la cheminée et j’ai rêvé que le feu prenait à la maison... Voyons donc ; il faut nécessairement que je trouve une bonne place... Où ? Où ? Dans la fontaine, (Il jette son argent dans la fontaine.) Pong ! Mettons le couvercle de jonc... A présent, qu’il y ait des voleurs ou qu’il n’y en ait pas, c’est le moindre de mes soucis. Quand les voleurs viendraient, comment sauraient-ils qu’il y a de l’argent dans la fontaine ? On vient de battre le tambour : c’est la troisième veille. Long, mon maître, m’avait pourtant dit que je dormirais d’un profond sommeil. Voyons,tâchons de dormir, (Il s’endort et parle en rêvant.) Nous aurons de l’orage ; le ciel se noircit... « Couvrez les saumures... Rentrez le blé sec dans le grenier... A l’est, au midi, les nuages vont crever... » Oh ! comme la pluie tombe ! comme elle tombe, comme elle tombe ! Voilà des torrents qui se forment dans les montagnes... C’est une inondation... Elle va submerger tout le pays... L’eau monte, l’eau monte... Les chiens se sauvent à la nage... Les grenouilles nagent, (Il se réveille et tombe par terre.) Ah ! c’était un rêve. Regardons néanmoins notre argent. (Il retire son argent de la fontaine.) Le Voilà ! le voilà !... Je l’avais mis dans la fontaine et j’ai rêvé qu’une inondation ravageait le pays... Où pourrais-je donc trouver une bonne place ?... Ah ! sous le seuil de la porte, (Il sourit.) Pour le coup, il sera bien là : malheureusement, je m’en suis avisé trop tard... Une, deux, trois, quatre... Déjà la quatrième veille !... Voyons donc, à la fin, si je dormirai, comme dit mon paisible, (Il s’endort et parle en rêvant.) Les voilà ! les voilà !... Comme ils sont nombreux !... Ils apportent des pioches... « Qu’avez-vous besoin de vos outils ? Il n’y a dans la maison ni étage à élever, ni mur à démolir... Pourquoi creusez-vous sous le seuil de la porte ?... » J’ai beau parler, ils n’entendent pas... Ils vont enlever la pierre qui est au bas de l’ouverture ; ils trouveront mon argent... Les brigands ! les brigands !... Oui, j’en vois un qui tient un poignard... Celui-ci lève son cimeterre : c’est pour me couper la tête, prendre mon argent après. Au secours ! au Secours ! (Il se réveille et tombe par terre.) Ah ! c’était Un rêve... J’entends le tambour. (On bat la cinquième veille, le coq chante.) Il fait jour et je n’ai pas dormi de la nuit... Lo-Ho, mon ami, réfléchissons un peu... J’avais caché mon argent dans la fontaine et j’ai rêvé qu’une grande inondation avait submergé tout le pays ; je l’avais serré dans ma ceinture et j’ai rêvé qu’un passant s’approchait de moi pour me le dérober ; je l’avais mis dans l’âtre de la cheminée et j’ai rêvé que le feu prenait à la maison ; enfin, je l’ai enterré sous le seuil de la porte et j’ai encore rêvé qu’un brigand, armé d’un cimeterre, s’apprêtait à me couper la tête. Oh ! que cet argent-là m’a fait de mal ! Quand je songe que le seigneur Long, mon maître, a des coffres remplis d’argent et qu’il s’en trouve bien, lui ! Il en a par centaines, par milliers ; et, avec tout cela, il dort absolument comme s’il n’avait rien. Pourquoi ? La raison, c’est la destinée ! Oui, c’est la destinée du seigneur Long d’avoir de l’argent, beaucoup d’argent, comme c’est la destinée de Lo-Ho de cribler le froment, de laver le froment, de moudre le froment, de bluter, de bluter toujours. Allons, allons, prenons cet argent et rendons-le au seigneur Long.


CINQUIÈME PARTIE


LES RÔLES ET LES MŒURS
_______



I


SCAPIN ET FIGARO


La plupart de nos comédies célèbres, j’entends celles qui valent par le style, renferment des satires piquantes de nos mœurs et sont curieuses à ce seul titre. Elles seront surtout curieuses pour les Européens, qui y retrouveront le genre favori des chefs-d’œuvre qu’ils applaudissent à la scène.

Si l’on étudie le théâtre français par la méthode d’analyse qui sait désigner les points précis où doit s’arrêter l’observation, on arrive à cette conclusion : Quel que soit le titre de l’ouvrage représenté, quelles que soient les intrigues mises en jeu, quels que soient les incidents, deux seuls types servent de modèles aux auteurs : Scapin et Géronte, le trompeur et le trompé. C’est une règle générale. D’un bout du monde à l’autre, l’humanité est partagée en deux camps : dans l’un les exploiteurs, dans l’autre les exploités. Comme l’a dit très justement Voltaire, la moitié du monde se moque de l’autre.

J’ai dit, dans le cours de cet ouvrage, que Figaro était un guide excellent pour s’aventurer parmi les hommes ; j’aurais pu nommer aussi Scapin, son maître. Tous les deux possèdent, en effet, la clef merveilleuse qui ouvre toutes les difficultés ; tous les deux ont reçu du ciel « un génie assez beau pour toutes les fabriques de ces gentillesses d’esprit, de ces galanteries ingénieuses, à qui le vulgaire ignorant donne le nom de fourberies[6] » ; tous les deux sont « d’habiles ouvriers de ressorts et d’intrigues, et savent forger quelque honnête petit stratagème pour ajuster les affaires » ; ils excellent surtout à duper les vieillards et à les jouer par-dessous la jambe » ; ils ont les talents et l’esprit. C’est ainsi que se désigne leur aptitude : un noble métier, dit Scapin. Ces personnages prêtent à rire, il est vrai, parce qu’ils jouent de bons tours et que l’esprit fait toujours excuser sa malice, du moins en France, le seul lieu du monde où il soit permis d’avoir de l’esprit. Mais, pour un étranger, ces « bons tours » n’ont pas la même saveur, et il en est beaucoup qui ne rient pas quand ils voient quel nombre prodigieux d’élèves sont sortis de l’école spéciale des « bons tours ». Un noble métier ? oui, certes, s’il se bornait à la théorie, et s’il ne passait pas pour être l’apprentissage de la vie dans les affaires, et aussi, assure-t-on, dans la diplomatie. Molière a formulé tous les préceptes de cette science, et il suffit de les grouper pour avoir un véritable traité. Voulez-vous savoir comment gagner les hommes, « l’art de traire les hommes[7] » ? l’amant d’Élise va vous l’apprendre, et la recette est admirable :

« Pour gagner les hommes, il n’est pas de meilleure voie que de se parer à leurs yeux de leurs inclinations, que de donner dans leurs maximes, encenser leurs défauts, et applaudir à ce qu’ils font. On n’a que faire d’avoir peur de trop charger la complaisance, et la manière dont on les joue a beau être visible, les plus fins sont toujours de grandes dupes du côté de la flatterie ; et il n’y a rien de si impertinent et de si ridicule qu’on ne fasse avaler lorsqu’on l’assaisonne en louanges. La sincérité souffre un peu au métier que je fais ; mais, quand on a besoin des hommes, il faut bien s’ajuster à eux ; et, puisqu’on ne saurait les gagner que par là, ce n’est pas la faute de ceux qui flattent, mais de ceux qui veulent être flattés. »

C’est parfait, il n’y a rien de plus ressemblant que les personnages de Molière : voilà un homme qui comprend à merveille le peu d’égard qu’il a pour lui-même ; il sent le tort qu’il fait à sa dignité, il sait qu’il s’abaisse dans sa propre estime, et que c’est un vilain rôle qu’il joue là ; mais — après mûre réflexion, — il découvre que ce n’est pas son affaire ; le coupable, ce n’est pas lui, c’est l’autre, le dupé, le gagné, puisqu’il veut à tout prix être gagné. Ah ! que c’est donc joli ! « Monsieur, je vous demande pardon : je vais vous duper ; mais ce n’est pas ma faute, c’est la vôtre : voyons, pourquoi voulez-vous que je vous trompe ? C’est très mal ! » Et le pauvre bonhomme, qui n’y comprend rien, se confond en excuses, comme ces gens à qui on écrase le pied et qui vous répondent bêtement, quand on leur demande naïvement si on leur a fait du mal : « Oh ! non, au contraire ! » C’est instinctif chez beaucoup de personnes, mais c’est vraiment merveilleux.

Oui certes, l’œuvre du grand comique est une démonstration parfaite de la proposition de Voltaire, et la conviction est si forte, que la seule ressource d’un esprit attentif est de se demander s’il sera le dupeur ou le dupé. C’est la morale affligeante mais vraie qui se dégage de tous ses écrits, et, s’il est nécessaire d’en confirmer le témoignage, La Fontaine, La Bruyère, Boileau et les principaux écrivains de ce grand siècle n’ont pas de pages mieux inspirées que celles où ils décrivent toutes les habiletés de la ruse opposées aux faiblesses de la crédulité. C’est un fait dont il faut convenir, bon gré mal gré.

Notre théâtre n’est pas aussi cynique dans ses études du cœur humain : il se contente de la satire, un genre qui, à mon avis, paraît être la limite extrême des libertés de la scène. Qu’un auteur combatte des usages ridicules ou des préjugés injustes par des satires où la verve prend le parti du bon sens, l’entreprise est juste et louable, car elle est utile. C’est le caractère de nos œuvres comiques, comme je l’établirai d’une manière plus précise dans la suite de cet ouvrage.

Je veux tout de suite fixer la différence des genres, et, par une opposition entre les doctrines, mieux définir notre esprit national. Notre système dramatique n’admet pas la force comique au même degré que les auteurs de l’Occident. Notre comique ne va pas plus loin que la satire des préceptes. Nos auteurs auraient plu à Philinte, ce personnage de Molière qui est bien un des types les plus exacts et les plus sensés que je connaisse. Il a le bon goût de prendre le monde comme il est fait : c’est un libéral accompli. Il sait que la nature humaine a sa nature et qu’on ne change pas une espèce. Les opinions, les croyances, certaines manières sont seulement attaquables par la satire ; elle y peut mordre à plaisir, et ce fut le genre de Molière dans ses entreprises contre les précieuses, les fâcheux, les médecins, les avares, les hypocrites, et les petits-maîtres impertinents. Mais Scapin ? mais ces héros de la fourberie qui, sous des prétextes futiles, élèvent leurs malices au rang d’une morale utile, ne sont-ils pas à enfermer dans le sac où se débat le pauvre Géronte et à fouetter en place publique comme des êtres nuisibles ? Et Molière n’est-il pas la raison même, quand il fait dire à sa victime : « Je dis que le jeune homme est un pendard, un insolent, qui sera puni par son père du tour qu’il lui a fait ; que l’Égyptienne est une malavisée, une impertinente de dire des injures à un homme d’honneur qui saura lui apprendre à venir ici débaucher les enfants de famille, et que Scapin est un scélérat qui sera par Géronte envoyé au gibet avant qu’il soit demain. » Voilà bien, en effet, le ton qui convient à la protestation, et tous les honnêtes gens applaudiront.

Ce Scapin et ce Figaro sont d’habiles gens, quand ils vous racontent plaisamment comment ils ont joué leurs tours : mais la plaisanterie change, m’est avis, lorsqu’ils s’exercent à vos dépens et vous en font voir de belles. La comédie ne fait plus rire d’aussi bon cœur. Ce sont cependant les deux hommes qui ont fait le plus de disciples : ils ont donné les patrons qui ont servi à confectionner tous les costumes nouveaux, et ces valets ont eu plus de succès que les philosophes les plus renommés. Au demeurant, ils s’en moquent, des philosophes ; c’est même la première leçon de leur méthode : ils apprennent à rire de tout. Est-ce bien là le moyen de toujours rire ?

Il ne m’appartient pas d’instruire ce procès ; mais l’antique simplicité valait peut-être mieux que toutes les subtilités de ces faiseurs de tours qui sont les véritables créateurs de l’esprit moderne.

Nos mœurs sont trop différentes de celles des Occidentaux, sous certains rapports très importants, pour qu’on ne trouve pas le témoignage de ces oppositions sur la scène où les hommes pensent tout haut. Il y a un mot très profond qui résume admirablement notre caractère ; c’est défiance. C’est notre vertu et je la maintiens comme telle. Il m’a semblé, au contraire, que le mot confiance avait plus de faveur en Occident, et particulièrement en France, et que ce mot « inspirait confiance ». Cette observation que je me suis plu à développer dans un chapitre qu’on lira plus loin, explique dans une certaine mesure pourquoi nos auteurs ont préféré s’en prendre aux doctrines qu’à l’homme lui-même, cet animal doué de raison dont il faut toujours se défier. Si le principe de la défiance m’est, en effet, présenté comme une règle de conduite, comme le conseil permanent de l’ange gardien qui veille à mes côtés, en un mot comme l’instinct de ma conservation, il est évident que je n’ai que faire d’apprendre les tours d’adresse de ces beaux messieurs qui ont étudié dans Scapin et dans Figaro : je suis garanti, car la défiance est le vaccin de tous ces microbes.

Les mœurs de l’Occident sont moins sévères à l’égard des principes. Les farceurs, pourvu qu’ils aient l’air sérieux, y sont favoris. Vous voyez cette chose merveilleuse qui consiste à prouver avec quelle habileté on peut parvenir à tromper son semblable, sans que le semblable en soit mieux sur ses gardes. Ce semblable n’a pas son semblable ! Ah ! le bon tour ! il se pâme ! et, le lendemain, c’est lui qui sera pris au piège. Que voulez-vous ! il avait confiance. Considérez les expressions qui viennent en aide au verbe tromper ; il y en a une armée ! Ce pauvre verbe s’est usé à force de servir. L’art a fait des progrès : il est digne de la science ; et maintenant on voit à son service des nouveaux venus, les mots enfoncer, enjôler, rouler, pincer, mots très français : mais que vont-ils faire dans cette galère ? Hélas ! ils sont destinés à vieillir, eux aussi : quels seront leurs remplaçants ! N’importe, il n’y aura jamais un mot assez fort pour dépeindre toutes les niaiseries de la confiance.

Je m’étonnais que Molière et Beaumarchais n’eussent pas présenté aux spectateurs Scapin et Figaro en leur disant, sous forme de prologue : « Retenez bien leurs tours, et voyez comment ils s’y prennent ! » J’étais un naïf : à quoi bon ? le public est trop occupé à rire ; et, pendant ce temps, Scapin fait des petits Scapins : c’est la moralité de la pièce. Ah ! certes, ces comédies seront toujours jeunes ; elles sont immortelles, car elles ont pour les applaudir les trompeurs… et les trompés.

Dans ces conditions, où se joue donc la comédie ? sur la scène ou dans le monde ? Sur la scène, chaque soir, mais dans le monde, le reste du temps, et les places coûtent quelquefois bien cher !


II


L’ÉPOUSE ET LA MAÎTRESSE


J’ai raconté dans mes premières esquisses quel rôle jouait la femme dans la société chinoise, et j’ai traité en passant la question délicate de la communauté, mieux connue sous le nom de concubinage. J’avais alors un sentiment d’incertitude, voire même d’hésitation ; ce n’était pas un scrupule, mais j’ai eu un moment la tentation d’éviter la question :je me trompais. J’ai reconnu, par expérience, que le sujet était favori et que je pouvais y revenir sans lasser l’attention : quand on parle de la femme, on est toujours certain d’être écouté.

S’il est admis que la scène réédite les curiosités de la vie sociale, il faut s’attendre à y voir figurer la femme légitime et la concubine, comme on rencontre sur la scène française la femme et la maîtresse. La situation est identique, à cette seule différence près qu’en Chine, l’épouse tolère la présence de la concubine, tandis que, dans les mœurs françaises, la femme mariée a le droit d’obtenir que les apparences soient au moins sauvées. C’est une question de coulisses, mais au fond c’est absolument la même chose.

Deux femmes sous le même toit, dont l’une est l’épouse et l’autre la concubine, doivent en principe éprouver de sérieuses difficultés à se supporter mutuellement. Insister serait puéril. J’ai dit que, de ces deux femmes, la première gardait avec son rang d’épouse l’autorité que nos lois lui assignent, et que l’autre faisait partie de la maison au titre que l’on sait et dans des circonstances définies d’avance. Malheureusement les meilleures lois — et c’en est une bonne que celle qui tend à ramener l’espoir de la postérité dans la famille — ont leurs exceptions, souvent même il ne reste plus que les exceptions ; cela se voit, et, en fait, c’est une bien grande tentation pour un homme que de savoir qu’il peut introduire chez lui, sans obstacle, une autre femme. La variété plaît en toute chose et dans le mariage aussi, que certains Prudhommes voudraient assimiler à un devoir uniquement social, alors qu’il ne serait pas déplacé de le faire considérer un peu comme un agrément. Je crois que l’idée austère du devoir présentée trop tôt comme le but du mariage équivaut à une sorte de séparation.

Ces mariages de raison — comme on les appelle — font penser au pôle nord ; on y gèle. Il faut de la fantaisie dans l’amour jeune, un peu de folie même ; l’amour obéissant, ordonné, limité, inscrit à l’agenda, théorique en somme, est bien près de son dernier soupir ; l’amour n’a pas une vocation à se sentir marié ; il connaît sa délicatesse, et prefère l’enchantement d’un éternel encore aux froides conventions d’un solennel toujours ; il est de l’espèce des lutins : si vous l’apprivoisez trop vite, il s’étiole, il languit, — et ne meurt pas. Comme l’écureuil, il tourne, il tourne ; il est devenu une habitude, c’est-à-dire la pire des choses.

Pour atténuer ces déceptions, la maîtresse légitime telle que nos mœurs l’ont instituée joue le rôle des utilités. On comprend tout de suite, étant donné qu’une femme n’est pas parfaite par cela seul qu’elle est légitime, qu’un homme marié n’est plus ce désespéré dont on parle tant ; il lui reste encore la ressource de faire refleurir un nouvel amour, si le premier n’a pas été heureux, et naturellement il se présente des occasions qui décident immédiatement la tentation, puisqu’il est admis que succomber, c’est céder à une tentation, — un chef-d’œuvre, ce mot ! — et on donne à sa femme, sous prétexte de stérilité, une compagne qu’elle n’a jamais désirée. Tous les maris chinois ne sont cependant pas des pachas ; il en est beaucoup qui pratiquent le mariage de dévote manière, provincialement, comme il en est d’autres qui ont des goûts d’artiste : il y a partout des femmes malheureuses.

L’Européenne que les grâces de la jeunesse parent encore de séductions ambitieuses murmure tout bas à l’oreille distraite de son mari son éternelle inquiétude : « Tu n’aimeras que moi ? » et le mari répond oui, quand le plus souvent il pourrait déjà dire non. La Chinoise est hantée par le même souci ; et il est d’autant plus grand qu’elle sait qu’il est dans la coutume. Elle aussi, dans ses premiers épanchements, supplie son mari de ne jamais admettre en sa présence la concubine légale ; mais elle n’est pas exposée à être trompée, et il dépend le plus souvent d’elle de maintenir le cœur de son mari. Lorsqu’il lui faut accepter sa rivale, elle sait que son amour a sombré ; mais il n’y a de scandale que dans le cœur, qui se souvient des premières étreintes et des premiers serments — toujours éternels en Orient comme en Occident.

Le théâtre chinois a placé sur la scène ces deux femmes et les a opposées l’une à l’autre. J’ai dit que le théâtre était moral, — ce n’est pas moi qui l’ai inventé, — c’est-à-dire que ce qu’on est convenu d’appeler le bien doit être par démonstration le bien et par conséquent récompensé, tandis que le mal sera honni et châtié. Le bien, c’est la femme légitime seule maîtresse du cœur de son époux : le moral, c’est la concubine, vicieuse et perfide. Et qu’on ne nous en veuille pas trop ! Est-ce que Alexandre Dumas fils n’a pas été un innovateur audacieux, lorsqu’il a obligé le père d’Armand Duval à se découvrir devant la femme perdue et à respecter la courtisane détestée des familles ? Et combien ont été déçus, même parmi les plus libéraux esprits, de voir tant d’héroïsme vrai au cœur de cette pauvre Marguerite, dont on pouvait bien dire « qu’elle avait trop de vertu pour n’être point aimée » ! Combien ont trouvé cette œuvre immorale, et la jugent encore telle, parce que l’auteur crée une sympathie convaincue en faveur d’une femme de rien ! Fantaisie d’artiste, se dira-t-on, pour excuser les mouvements de l’émotion ! oui ; mais aussi fantaisie du cœur humain qui fait bon marché des conventions et des sottises, et qui comprend, dans sa logique irréfutable, que la noblesse des actions n’est pas le monopole d’une caste, et qu’on peut estimer une femme tombée. Il suffirait le plus souvent de ne pas l’accabler : le Christ seul fut capable de cette générosité, lui qui a fait de Madeleine l’égale des plus nobles femmes. Je croyais cependant que sa doctrine était un symbole pour les chrétiens...

Quand on met à jour tous ces non-sens de la morale, évangélique ou autre, et qu’on remarque quelle influence minuscule le précepte a sur les actions ; quand on est archiconvaincu que les systèmes de direction de l’esprit ne sont que des théories vides de conséquences pratiques ; que les hommes n’en sont ni plus ni moins injustes, ni plus ni moins égoïstes, ni plus ni moins faux ; quand on voit ces assemblées de fidèles se passionner pour des discours émouvants où sont dépeints toutes les angoisses de la pauvreté et tous les devoirs de la charité, sans plus de profit pour les malheureux et les désespérés ; quand on entend ces prétendus chrétiens parler de fraternité des âmes et qu’on les voit frapper leurs poitrines coupables et s’accuser d’égoïsme, sans qu’ils comprennent qu’un acte de générosité ferait bien mieux l’affaire de leur conscience, quand on les sait enfin si exactement éclairés et si inconséquents, ne faut-il pas convenir que tout ce qui est moral est absurde, puisque cela ne sert à rien ? Et le théâtre moral n’est-il pas l’invention d’un esprit en délire, qui aura voulu se moquer de ses semblables ? Le théâtre est fait pour amuser l’esprit, les yeux, les oreilles ; castigat ridendo mores ! oh ! la vieille rengaine ! qu’est-ce qu’elle castigat ? rien du tout ! Des trois termes, il n’y en a qu’un seul de vrai, le rire ; combien de formules morales pourraient se vanter d’avoir un mot de vrai, un seul ?

Nos anciens disaient toujours : « L’action vaut mieux que les paroles ; ne perdez pas votre temps à parler, agissez ! » Est-ce que le missionnaire ne ferait pas mieux de descendre de chaire et d’emmener tout son troupeau d’ouailles là où l’on souffre, et là où l’on pleure, plutôt que de leur débiter de beaux discours ? J’admire ce curé de je ne sais plus quel canton qui menaçait de sa toque la femme infidèle ; voilà un mouvement oratoire que j’approuve fort : voyez-vous toutes les paroissiennes trembler d’effroi ! Il avait raison, ce bon curé ; il faut appeler un chat un chat ; c’est le principe premier dela morale, hors duquel il n’y a pas de salut.

Il est admis chez nous que la maîtresse légitime est intrigante, et le théâtre en fait foi ; qu’elle apporte le désordre dans la famille et en est la ruine ; qu’elle est l’ennemie intime de l’épouse et que toutes ses actions tendront à arracher de la faiblesse du mari un acte de divorce. Voilà la morale de la scène.

Cependant les Européens s’imaginent volontiers que le concubinage est une institution voulue par les mœurs ; ouvrez n’importe quel livre, on affirme que nous sommes polygames. J’ai démenti le fait ; mais cela n’empêchera pas les faiseurs de tours du monde — en autant de jours que vous voudrez — de redire toujours les mêmes erreurs. Cela est réglé d’avance. Et moi, si je jugeais superficiellement, ne pourrais-je pas porter plus vraisemblablement peut-être un jugement identique sur les Européens ? Je connais beaucoup de monde, et du meilleur monde : je vous assure que je pourrais conclure sans faire de tort ni à la vérité ni à la logique. Il y a beaucoup de personnes très distinguées qui non seulement se meublent un petit hôtel, mais qui, sous prétexte de gouvernante, installent très correctement le concubinage à domicile. Il faudrait vraiment être aveugle pour ne pas être instruit de ces petits dessous — généralement les seuls que l’on montre aux étrangers. Avez-vous remarqué que ce qu’on est le plus empressé à montrer aux étrangers, c’est justement ce qu’on devrait leur cacher ? on nous fait voir les exceptions, — pour nous faire croire à la règle ! Ah ! mes bons amis, que vous êtes donc amusants !

Nous n’avons pas encore l’art d’enjoliver toutes ces imaginations. Il fallait des maîtresses aux hommes, parallèlement au mariage, ils en ont. Au moins c’est franc, c’est net. Mais cela n’empêche pas la femme de se plaindre et de protester, et elle protestera toujours : c’est sa nature, c’est sa destinée ; autrement elle ne serait pas femme.

Je trouve dans le théâtre chinois un drame très mouvementé dans lequel apparaissent nettement définies ces oppositions de caractère, relatives aux mœurs que je décris en ce moment. Le lecteur jugera, d’après l’analyse de cette pièce et par les passages que j’en citerai, en quoi consiste pus réellement notre art dramatique et quel genre d’intérêt nos lettrés placent sur la scène.

Un homme de mœurs simples, honnête bourgeois, exerçant la profession assez lucrative de prêteur, s’est laissé endoctriner par une jolie fille, perfide comme l’onde, qui estime la beauté comme un capital précieux et que l’amour préoccupe bien moins que l’horrible soif de l’or. C’est une demoiselle d’un demi-monde même équivoque, qui a déjà fait campagne, et qui a eu la chance de rencontrer un type de provincial que l’amour a rendu complètement aveugle. Ce pauvre homme a bien des frères ici-bas ! Son excuse, la seule vraiment présentable, c’est que Tchang-iu est jolie en diable, qu’elle a des petits pieds charmants, un teint à rendre jalouses les roses du printemps et un esprit à déconcerter les plus renommés docteurs. Que voulez-vous que fasse le pauvre M. Li ? De plus, sa femme légitime lui a donné deux enfants et n’est plus de la première jeunesse. Tchang-iu devient chaque jour plus aimante ; tous ses soupirs réclament le mariage — naturellement il succombe à la tentation, du moins c’est l’auteur qui le prétend,— et il se résout à annoncer à sa femme qu’il va lui donner une belle-sœur. L’épouse proteste avec l’indignation qu’elle ressent : Quoi ! une autre femme viendra s’asseoir au foyer de la maison et prendra sur le cœur de son mari un empire égal au sien ! et quelle femme ! une courtisane ! Ici se place une scène vraiment grande, celle qui montre l’épouse plaidant pour son bonheur et cherchant par des raisons à convaincre l’infidèle sur les déceptions qui l’attendent et sur les malheurs qui le mena» cent. Combien de femmes — qui ne sont pas toutes Chinoises — pourraient jouer la même scène et répéter les mêmes arguments, sans plus de succès ? Les entendez-vous s’écrier : « Zanetto ! Zanetto ! ne va pas chez la Silvia ! » Mais les Zanettos sont rares dans le monde des maris, aussi rares que les Silvias dans le monde des femmes, ce qui n’est pas peu dire ! Suivez la scène : elle vous intéressera.

LI.

Je veux l’épouser.

LIEOU.

Si vous l’épousez, vous me ferez mourir de douleur. (Elle chante.) Mon indignation est si vive, que je voudrais plonger son visage fardé dans les eaux de la rivière Mi-lo. Sa passion pour vous s’accroît de plus en plus ; elle ne cherche qu’à me frustrer de mes plaisirs légitimes. Gardez-vous de prêter l’oreille à ses propos insidieux. C’est une femme qui vous trompe, une vile créature qui trafique de ses charmes, et cependant vous voulez l’épouser ! (Elle chante sur un autre air.) Quoi ! vous introduiriez cette louve dans l’intérieur de votre maison ! Mais, quand vous l’aurez épousée, la bonne harmonie disparaîtra de votre ménage et fera place à une mésintelligence tracassière. Comment vous abaisserez-vous à quitter votre femme légitime et à prendre pour compagne de votre couche une concubine avilie ! Lorsque nous aurons toutes les deux des contestations, si vous n’accourez pas à ma défense, je m’éloignerai de ces lieux ; lorsque, assise dans ma chambre, je penserai à votre retour, si je veux aller au-devant de vous, cette femme m’outragera de sa fenêtre et m’accablera d’injures !

LI.

Madame, vous êtes dans l’erreur ; elle est incapable, aussi bien que moi, de pareils procédés.

LIEOU.
Elle chante._____

Gardez-vous d’écouter les paroles de cette courtisane dont le cœur est rempli de fiel. A chaque occasion, elle abusera de votre crédulité ; elle mettra la maison au pillage. Elle vous fera des scènes, vous débitera des paroles. Pour satisfaire ses caprices, il vous faudrait des monceaux d’or et d’argent. Un temps viendra où vous mettrez en gage votre ferme et toutes vos terres ; vous sacrifierez vos belles étoffes de soie, votre argent. Vous ressemblerez à un rameau qui a perdu ses feuilles.

LI.

Eh ! Madame, Tchang-iu a tant d’attraits, sa figure est si ravissante ! Comment voulez-vous que je ne sois pas amoureux d’elle ?

LIEOU.
Elle chante.______

Vous aimez ces regards dans lesquels semblent se jouer les flots d’automne ; vous idolâtrez ces sourcils peints en noirs et délicatement arqués. Mais songez donc que ce front qui a l’éclat de la fleur Fou-Yang[8] cause la ruine des maisons ; que cette bouche qui a l’incarnat de la cerise et du pécher dévore les âmes des hommes. Son haleine odorante exhale le doux parfum du giroflier : mais je crains bien que toutes ces fleurs ne se dispersent, et qu’un tourbillon de vent ne les emporte.

LI.

Vos craintes n’ont pas de fondement ; au reste, mon parti est pris, je veux l’épouser.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Ainsi son parti est pris. Tchang-iu est introduite dans les appartements intérieurs, et, conformément aux rites, admise à présenter ses hommages à la femme légitime : c’est ici que la guerre éclate.

TCHANG-IU, appelant sur le seuil de la porte.

Monsieur Li ! monsieur Li ! (A M. Li qui sort de sa chambre.) Il faut que vous ayez les oreilles bouchées ! Je vous appelle depuis une heure et vous ne m’entendez pas ! Je veux maintenant présenter mes hommages à votre femme légitime ; je lui témoignerai mon respect par quatre salutations ; elle devra recevoir la première, se lever à la seconde, et me rendre la troisième et la quatrième. Si elle se conforme aux bienséances, tant mieux ; mais sinon, je vous préviens, je quitte votre maison sur l’heure.

LI.

Allons, ne vous pressez pas, je vais aller lui parler. (A Lieou.) Ma femme, Tchang-iu est arrivée. Son intention est de vous présenter ses hommages et de vous témoigner sa soumission. Ne manquez pas de lui rendre ses deux derniers saluts. Si vous n’observiez pas les rites prescrits par le cérémonial, elle vous chercherait querelle.

LIEOU.

Je lui rendrai ses salutations pour avoir la paix.

TCHANG-IU, entrant, à Liéou.

Madame, veuillez prendre un siège pour recevoir les hommages de votre sœur.

Elle fait les deux salutations.
LI.

Maintenant ma femme légitime va se lever.

TCHANG-IU, faisant plusieurs salutations.

Quel diable de clou l’attache à sa chaise ! d’où vient qu’elle ne me rend pas mes salutations ?

Elle se met en colère.
LI.

Ma femme, vous ne connaissez pas les trois devoirs de dépendance[9], et vous ignorez quelles sont les quatre vertus d’une épouse. Je viens de vous parler tout à l’heure ; vous devez obéir à votre mari.

LIEOU.

Cette servante me méprise et m’accable de ses dédains ! Vous voulez que votre femme légitime obéisse...


Le pauvre Li prononce en vain des paroles de paix. Il se trouve entre deux furies ; tantôt il s’adresse à sa femme.


Que d’affectation ! vous prenez les choses trop à cœur. Comment n’avez-vous pas acquis les bonnes qualités qui doivent distinguer une femme de votre rang[10] ?


Tchang-iu, courroucée, invective à son tour son faible amant ; une explication a lieu, ardente, passionnée, traversée par les sarcasmes de l'infortunée Lieou ; mais la courtisane connaît la manière d’arriver à ses fins.


Je vous le déclare une bonne fois : si vous l’aimez, renvoyez-moi ; mais, si vous m’aimez, répudiez-la ! Vous n’avez pas d’autre parti à prendre, ou je m’en retourne à la maison.

LI.

C’est une femme qui m’a donné un fils et une fille. Comment voulez-vous que je l’abandonne ?

TCHANG-IU.

Eh quoi ! non seulement vous n’écoutez pas mes paroles, mais vous prenez encore sa défense ! C’en est fait, je me retire.

LI.

Restez, restez ; dites-moi : comment puis-je ouvrir la bouche sur ce sujet ?...


N’est-ce pas une scène piquante ? Pauvre Li ! le voilà bien gêné, tenu qu’il est entre les deux griffes de ce dilemme désolant que les femmes savent si bien employer ! Pas de délai ! ou vous m’aimez, ou vous ne m’aimez pas. Vous croyez bien que M. Li n’est pas un héros ; il se déclare vaincu, et il se résout à prononcer le mot de divorce. À cette affreuse nouvelle, Liéou tombe en défaillance ; elle se pâme ; elle est morte ; la douleur, la colère, le dépit l’ont tuée !

Tout cet acte est conduit avec habileté ; mais il n’est que l’exposition de la pièce. Le deuxième et le troisième acte sont une suite de péripéties émouvantes qui, pour être senties par les délicats de l’extrême Occident, devraient être présentées sous une forme mieux déguisée. Notre drame se déroule à la manière des anciens, sans se préoccuper du qu’en dira-t-on de la critique. Il va son chemin sous les auspices de la Fatalité, et les reconnaissances, le point culminant de l’intérêt, se produiront comme par une sorte d’enchantement qui plaît aux esprits non blasés. J’ai dit que nos fictions dramatiques ressemblaient à celles d’un opéra-comique. Nos spectateurs applaudiraient avec un grand plaisir cet heureux Georges Brown, qui trouve moyen, sur ses économies de sous-lieutenant, d’acheter un château ; et la gentille Dame blanche qui tient les cordons du mystère apparaîtrait comme Dame-la-Chance, cette bienfaisante fée qui parfois n’est pas un personnage fantastique. Toute action qui touche au merveilleux a un grand attrait pour le public chinois, et c’est assurément du merveilleux que de montrer le vice et la perfidie châtiés comme ils le méritent. La réalité est si généralement opposée à ce dénouement, qu’on a bien le droit de ne pas s’étonner qu’il ait séduit l’imagination des poètes !


III

LA SOUBRETTE


Si nos comédies d'intrigue n'ont représenté ni Scapin ni Figaro, elles utilisent cependant les malices et les ressources si variées de l'imagination pour composer des personnages de fantaisie désignés sous le nom de compères de comédie.

L'intrigue est la ressource des amoureux : quand le cœur est épris, il n'est pas toujours adroit, et l'esprit doit souvent venir à son secours. Il faut qu'il invente, qu'il imagine des combinaisons, avant de s'emparer de cette place forte toute hérissée de beaux-parents qui défend le cœur des jeunes filles. Les parents, c’est là leur moindre défaut, oublient assez volontiers qu’ils ont été jeunes, entreprenants, amoureux, et, plus ils ont escaladé de fenêtres, moins ils en permettent l’accès aux audacieux qui rééditent leurs vivacités. C’est dans l’ordre.

Aussi la comédie a beau jeu une fois qu’elle pénétre dans le cercle de toutes ces inconséquences, et il lui est aisé de découvrir les petites imperfections de l’espèce, qui heureusement prêtent à rire. Ce n’est pas grave. Nos auteurs n’ont pas dédaigné la satire de ces mœurs et ils ont eu pour interprète, la Soubrette, une sorte de Figaro en jupons, adroite et maligne, vive, rieuse, espiègle, surtout intelligente, conduisant toute la manœuvre avec une habileté fine... qui ne laisse voir que le succès. Elle va, elle vient, elle court, elle parle, elle chante, elle compose des vers, elle se cache, elle paraît, elle entre, elle sort, vous la voyez partout, il semble que ce soit un furet. Qu’a-t-elle fait ? qu’a-t-elle dit ? pas grand chose, elle pousse les gens au moment où ils hésitent : une simple chiquenaude, un murmure à l’oreille, un sourire, une tentation. Vous croyez que c’est elle ? vous vous retournez, elle a disparu.

Pendant ce temps, l’ordonnance de ce merveilleux docteur opère ses enchantements : le murmure devient un concert séraphique ; le sourire une vision adorable ; la chiquenaude, une force emportée qui ne connait plus d’obstacles ; et la tentation... pas même un souvenir ! l’âme est prise, captivée, séduite.

C’est la soubrette chinoise que je définis ainsi ; on ne le croirait peut-être pas, mais on n’en doutera plus après la lecture des scènes qui suivent cet exposé. Cependant le rôle de cette petite fée n’est pas tout fantaisie, et l’auteur de la fiction ne l’a pas imaginée sans donner un but utile à sa verve ingénieuse.

Lorsque Méphistophélés conduit son élève dans le jardin de Marguerite, devant « la demeure chaste et pure », ce n’est pas seulement pour enflammer le cœur de Faust de tous les transports de l’amour poétique : c’est la scène de la fenêtre qu’il médite. Il n’a donné aux fleurs leurs parfums enivrants, à la lune sa clarté mystérieuse, que pour faire déborder la passion. Il n’a mis dans la cassette ses joyaux éblouissants que pour fasciner le pur regard d’une simple fille ; il n’a conduit Faust dans ce paradis que pour y créer l’enfer.

C’est la tentation qui agit ; c’est elle qui conduit tout, accompagnée par toutes les séductions de la nature ; et la comédie, car c’en est une, finira sur un éclat de rire… qui glace d’effroi.

La soubrette est une parente éloignée de ce Méphisto ; elle emploie ses moyens, en femme qui connaît le faible cœur humain : mais elle ne travaille pas pour le compte du diable. C’est là sa meilleure excuse.

Dans l’exemple que j’ai choisi, il s’agit simplement de donner une leçon d’amour à une jeune fille que passionne l’étude des livres. C’est une satire contre les précieuses et les femmes savantes.

Entre autres variétés, la femme chinoise existe à l’état de femme savante. Nous avons la femme-poète, la femme-écrivain, absolument comme en Occident. La femme admet tous les genres. Vous croyez la maintenir entre certaines limites que vous jugez être nécessaires à l’accomplissement de son bonheur : elle vous échappe ; elle rêve à quelque chose qui n’est jamais ce qu’elle a.

Elle s’enthousiasme subitement pour les livres, les historiens, les philosophes, les poètes. Elle prend le pinceau et compose des vers, des comédies, des romans, comme un académicien.

Ces caprices ne plaisent pas aux familles, et je me garderais de dire mon avis personnel, si le terme de bas-bleu ne venait m’avertir que la femme savante n’est pas plus estimable en Occident qu’en Orient. J’ai déjà traité cette question, sans encourir le reproche d’avoir voulu être désagréable à la plus belle moitié du genre humain ; je n’ai donc pas à revenir sur le sujet. Il suffit que j’aie excusé nos auteurs d’avoir tenté de combattre ces tendances disproportionnées de l’imagination féminine. Molière, du reste, est leur maître à tous, et encore une fois nous nous trouvons d’accord sur ce point, comme sur bien d’autres, avec le plus grand esprit des races occidentales.

Les séductions de la nature présentées dans de certaines circonstances, et à propos, viennent généralement à bout des caprices de l’imagination : il faut des génies pour combattre les fantômes. C’est le système qu’emploie notre soubrette, et celui que j’ai retrouvé aussi chez les romanciers français les plus en renom. C’est un moyen qu’on croirait usé à force d’être vieux ; mais il plaît toujours. Des gens qui se détestent, séparés par des dissentiments qui semblent insurmontables, deviennent subitement des amoureux passionnés : un paysage bien traité, une scène de ruines, un petit chemin et un ruisseau dans un bois, le silence plein d’amour d’un clair de lune, voilà les sortilèges qui opèrent la merveille.

C’est la manière du plus favori des romanciers, Octave Feuillet, et il s’en sert toujours avec le même bonheur. Il y a des auteurs qui cherchent à convaincre par des raisons ; lui charme les sens de ses personnages, et ils se transforment sous l’action pénétrante de la nature, comme des sels sous l’action des acides. Il invente des tentations pour en décomposer de plus grandes ; il donne l’essor aux vapeurs aériformes pour précipiter les pierres précieuses. Et presque toujours la nature est victorieuse !

Comme le sentiment qui repose au fond de ce système est profond et bon en même temps ! Qu’il est vrai ! Que de gens séparés, et qui, pour se réconcilier, perdraient leur temps en discussions, sans succès, se tendraient la main, tout simplement, s’ils se rencontraient par hasard écoutant les battements de leur cœur dans la tranquille paix d’un soir d’automne, près des grands bois mystérieux ! Toutes les philosophies du monde n’auront pas cette éloquence. Appelez de quel nom vous voudrez cette magie des voix de la nature, je défie qui que ce soit, s’il est sincère, d’en nier la souveraine influence. Elle existe partout, hors des villes tumultueuses et des préjugés injustes.

C’est la moralité qui se dégagera de la lecture des scènes qui vont suivre. Une soubrette va transformer le cœur d’une jeune fille amoureuse des belles-lettres, et lui apprendre à ne pas faire la cruelle, en se laissant convaincre par le charme d’une nuit de printemps. Le jeune étudiant qui se désole des froideurs de sa bien-aimée prend part à la scène, et finit par recevoir un gage d’amour, — le triomphe de la soubrette.


SCÈNE IV
SIAO-MAN Et FAN-SOU.


SIAO-MAO
.

Fan-Sou, d’où viens-tu ? Je t’attendais pour expliquer les livres.

FAN-SOU, à part.

Mademoiselle a bien autre chose à faire qu’à m’attendre pour étudier.

SIAO-MAN.

Je veux encore expliquer un chapitre avec toi. Toutes les fois que j’ouvre un livre, je sens mon cœur s’épanouir. Pourtant n’est-ce pas une sorte de démence de négliger les travaux de mon sexe pour me livrer à l’étude des livres ?

FAN-SOU.

Vous voulez encore étudier ! tout à l’heure étant allée avec madame dans le jardin qui est derrière la maison, pour brûler des parfums, j’ai remarqué que les sites avaient un charme inexprimable. Si, avec un ciel si pur, une nuit si belle, nous n’allions pas jouir des agréments que cette délicieuse saison étale à nos yeux, ne serait-ce pas nous montrer insensibles aux charmes du printemps ? Qu’est-il besoin d’expliquer les livres ? Allons nous promener et nous récréer un peu.

SIAO-MAN.

Confucius a dit : « A l’âge de quinze ans, je m’appliquais à l’étude. » A plus forte raison devons-nous, à notre âge, imiter le saint homme.

FAN-SOU, à part.

Il paraît qu’elle raffole de littérature. Comment cela finira-t-il ? le mieux est de la laisser faire. (Elle parle.) Eh bien, Mademoiselle, délaissez les travaux de votre sexe ; appliquez-vous à l’étude des neuf livres sacrés ; comme Confucius, examinez-vous trois fois par jour.

SIAO-MAN.

« Les jours et les mois s’écoulent, les années ne nous attendent pas ! » Pourquoi donc, Fan-Sou, veux-tu aller dans le jardin ?

FAN-SOU.

Ne parlons plus des beaux sites qui sont dans le jardin, derrière la maison. Écoutez donc.

SIAO-MAN.

Que veux-tu que j’écoute ?

FAN-SOU.
Elle chante.______

Entendez-vous les modulations pures et harmonieuses de l’oiseau Tou-Kiouen ? Sentez-vous le parfum des pêchers qui vient réjouir l’odorat ? Oubliez un instant l’amour de l’étude, et venez goûter avec moi les plaisirs de la promenade. Laissez là votre lampe solitaire.

SIAO-MAN.

Fan-Sou, si je consens à aller me promener avec toi, et que madame Han vienne à le savoir, que deviendrai-je ?

FAN-SOU.
Elle chante.______

À cette heure, madame repose dans son lit ; les songes qui la bercent ne sont pas encore dissipés.

SIAO-MAN.

Ma mère t’a ordonné de me tenir compagnie pour lire les livres, et toi, au contraire, tu viens me presser d’abandonner l’étude.

FAN-SOU.

Si madame vient à le savoir, je dirai que vous n’y êtes pour rien ; je prendrai tout sur moi. (Elle chante.) Demain matin, Fan-Sou viendra elle-même recevoir son châtiment.

SIAO-MAN.

J’ignore dans quelle intention tu veux aller dans le jardin, derrière la maison.

FAN-SOU.
Elle chante.______

Je n’ai pas de motif particulier pour vous inviter à y aller. (Elle parle.) Mais n’avez-vous pas entendu dire qu’un quart d’heure d’une nuit de printemps vaut mille onces d’argent ? N’allez pas manquer cette charmante saison qu’embellissent les fleurs et les chants de l’oiseau ing.

SIAO-MAN.

Puisque c’est ainsi, je cède à tes instances, et je vais avec toi, mais songe bien que tu réponds de toute cette affaire. —Cette nuit, je sens un peu la fraîcheur du printemps ; attends que j’aille mettre un autre vêtement, va, conduis-moi.

FAN-SOU.

Marchons ensemble.

Siao-Man et Fan-Sou sortent.______


SCÈNE V
La scène est dans le jardin.


PÉ-MIN-TCHONG, dans le cabinet d’étude.
Il récite des vers.______

Elle unit au vermillon des rubis le tendre incarnat des fleurs. Qui n’admirerait les plumes de Tsoui qui ornent sa tête, les cheveux qui ombragent ses tempes comme un léger nuage ? Dès qu’un homme a été touché des attraits d’une femme, il voit sa figure en songe et la suit avec ardeur.

Depuis que j’ai vu Siao-Man, qui ressemble à une jeune immortelle du ciel de jade, ma pensée ne peut plus se détacher d’elle, pas même pendant mon sommeil ; j’oublie de prendre le thé et le riz, et madame Han ne dit pas un mot de ce mariage ! — À cette heure avancée de la nuit, la lune est brillante, l’air est pur. Depuis que je suis dans ce cabinet d’étude, la tristesse m’accable. Je vais jouer un air de ma guitare[11], (il parle à sa guitare.) Je t’invoque d’une voix suppliante : Souviens-toi que, pendant plusieurs années, je t’ai suivie, comme un ami fidèle, sur les lacs et sur les mers. Je vais jouer un air, jeune immortelle ! C’est dans ta ceinture, mince et svelte comme celle d’une vierge ; dans ton sein, nuancé comme celui d’un serpent ; dans ta gamme d’or, ton chevalet de jade, c’est dans tes sept cordes, pures comme le cristal, que réside toute la puissance de mes chants. O ciel ! puisse une brise heureuse recevoir les sons de ma guitare et les porter mollement aux oreilles de cette jeune beauté, qui semble formée de jade et pétrie de vermillon ! O ma guitare ! je te suspendrai dans ma chambre ; je t’offrirai des sacrifices aux quatre saisons de l’année, et je ne manquerai jamais de te saluer, soir et matin, pour te témoigner ma reconnaissance.

FAN-SOU.

Mademoiselle, promenons-nous à la dérobée.

SIAO-MAN.

Fan-Sou, garde-toi de faire du bruit. Retenons nos ceintures qui sont garnies de pierres sonores, et marchons tout doucement.

FAN-SOU.
Elle chante.______

Les pierres de nos ceintures s’agitent avec un bruit harmonieux : que nos petits pieds, semblables à des nénufars d’or, effleurent mollement la terre. La lune brille sur nos têtes pendant que nous foulons la mousse verdoyante. La fraîcheur humide de la nuit pénètre nos vêtements légers. (Elle parie.) Mademoiselle, voyez donc comme ces fleurs sont vermeilles ; elles ressemblent à une étoffe de soie brodée ; voyez là verdure des saules ; de loin, on dirait des masses de vapeurs qui se balancent dans l’air. Nous jouissons de toutes les beautés du printemps.

SIAO-MAN.

Que ces perspectives sont ravissantes !

FAN-SOU.
Elle chante.______

Ce printemps, qui dure quatre-vingt-dix jours, déploie maintenant tous ses charmes. Nous voici dans ces longues nuits qui valent mille onces d’argent. (Elle parle.) Regardez ces pêchers vermeils et ces saules verdoyants. (Elle chante. ) Les fleurs et les saules semblent sourire à notre approche ; le vent et la lune redoublent de tendresse ; ce sont eux qui font naître ces couleurs variées que nous admirons. Dans les moments délicieux, un poète se sentirait pressé d’épancher en beaux vers les sentiments de son âme. (Parlant.) Mademoiselle, les sites que vous voyez m’enchantent à tel point, que je voudrais profiter de cette heure délicieuse de la nuit pour composer quelques vers. Je vous prie, ne vous en moquez pas.

SIAO-MAN.

Je désire les entendre.

FAN-SOU.
Elle chante.______

Un han-lin, avec tout son talent, ne pourrait décrire les charmes de ces ravissantes perspectives ; un peintre habile ne pourrait les représenter avec ses brillantes couleurs. Voyez la fleur haï-tang dont la brise agite le calice entr’ouvert ; la fraîcheur de la nuit pénètre nos robes de soie ornées de perles ; les plantes odoriférantes sont voilées d’une vapeur légère ; notre lampe jette une flamme tranquille au milieu de la gaze bleue qui l’entoure ; les saules laissent flotter leurs soies verdoyantes d’où s’échappent des perles de rosée qui tombent, comme une pluie d’étoiles, dans cet étang limpide. On dirait des balles de jade qu’on jetterait dans un bassin de cristal.

Pé-Min-Tchong joue de la guitare.______


SIAO-MAN.

Fan-Sou, de quel endroit viennent ces accords harmonieux ?

FAN-SOU.

C’est, sans doute, le jeune étudiant qui joue de la guitare.

SIAO-MAN.

Quel air joue-t-il ?

FAN-SOU.

Allons en cachette écouter au bas de cette fenêtre.

PÉ-MIN-TCHONG
Elle chante.______

La lune brille dans tout son éclat, la nuit est pure, le vent et la rosée répandent leur fraîcheur ; mais, hélas ! la belle personne que j’aime n’apparaît point à mes yeux ; elle repose, loin de moi, dans sa chambre solitaire. Depuis qu’elle a touché mon cœur, aucun oiseau messager ne m’apporte de ses nouvelles. Mon âme se brise de douleur, ma tristesse s’accroît de plus en plus, et cependant ma chanson n’est pas encore finie. Les larmes inondent mon visage. Mille lis me séparent de mon pays natal ; j’erre à l’aventure comme la feuille emportée par le vent.

SIAO-MAN.

Les paroles de ce jeune homme vous attristent le cœur.

FAN-SOU
Elle chante.______

J’ai senti mon âme se briser. La douceur de ses accents faisait naître par degrés le trouble au fond de mon âme ; sa voix touchante inspire l’amour. Avec quelle vérité il a dépeint les tourments de cette passion ! Ne croirait-on pas qu’en prenant sa guitare, il a voulu décrire votre abandon, votre tristesse ? Ne semble-t-il pas dire qu’en dehors de sa fenêtre, il y a une jeune fille qui gémit comme lui sur sa couche solitaire ?

PÉ-MIN-TCHONG.
Il chante de nouveau.______

Le phénix solitaire cherche la compagne qu’il aime, Il chante d’une voix plaintive ; où est-elle pour écouter ses tendres accents ?

FAN-SOU.

Que ne joue-t-il un autre air ? (Elle chante.) Lorsqu’il dépeint avec sa guitare les plaintes du phénix séparé de sa compagne, il semble faire allusion à nos peines, (Elle parle.) Mademoiselle, allons-nous-en.

SIAO-MAN.

Pourquoi donc es-tu si pressée ?

FAN-SOU.
Elle chante.______

Ce jeune homme ne paraît pas un lettré d’un caractère droit et sincère. (Elle parle d’un ton effrayé.) Holà ! Mademoiselle, est-ce que vous ne voyez pas un homme qui vient ?

SIAO-MAN.

De quel côté vient-il ?

FAN-SOU.
Elle chante.______

Les bambous froissés résonnent sur son passage ; les fleurs laissent tomber avec bruit leurs pétales décolorées ; les oiseaux qui dormaient sur les branches s’envolent effrayés. (Elle écoute.) J’ai écouté longtemps avec inquiétude ; je n’entends personne ; autour de nous régnent la solitude et le silence.

SIAO-MAN.

Pourquoi fais-tu l’effrayée ? Comment un homme pourrait-il venir à cette heure ? Il faut que tu sois folle !

FAN-SOU, se mettant à rire.

Ah ! ah ! ah !

SIAO-MAN.

Pourquoi ris-tu ?

FAN-SOU.
Elle chante._______

A peine ai-je éclaté de rire, qu’un effroi soudain vient étouffer ma voix.

PÉ-MIN-TCHONG.

Il me semble que je viens d’entendre parler plusieurs personnes au bas de cette fenêtre.

Il ouvre la porte._______
FAN-SOU.
Elle chante._______

Ah ! j’ai entendu résonner l’anneau de la porte ; il m’a semblé voir quelqu’un venir. Le bruit qui a frappé mon oreille m’annonçait une personne qui marche dans l’ombre. (Elle parle.) Mademoiselle, allons-nous-en. J’appréhende qu’il ne vienne quelqu’un.

SIAO-MAN.

Écoutons encore un air. Qu’est-ce que tu as à craindre ?

FAN-SOU.

C’est à votre sollicitation que je me promène cette nuit dans le jardin. Si madame vient à le savoir, je ne pourrai trouver aucune excuse. Cette démarche excitera peut-être des propos malveillants. Madame est sévère sur les convenances, et elle gouverne sa maison avec une inflexible rigueur. La nuit devient obscure ; rentrons. Holà ! voici quelqu’un !

SIAO-MAN.

Eh bien, rentrons.

FAN-SOU.
Elle chante._______

Dites-moi un peu, quand vous êtes sortie de votre chambre parfumée, la cour était-elle tranquille ? Tout le monde était-il en repos ?

SIAO-MAN.

A l’heure qu’il est, qui pourrait venir ici ?

FAN-SOU.

Ne serait-ce pas le jeune étudiant qui vient de jouer de la guitare ?

Pé-Min-Tchong fait semblant de tousser._______


SIAO-MAN.

Il sait que nous sommes là ; mais comment pourrait-il deviner ce que nous venons faire ici ?

FAN-SOU.

Quoique nous ne pensions pas à l’amour, il va supposer que l’amour nous amène dans cet endroit.

SIAO-MAN.

Quel motif pourrait autoriser semblable soupçon ?

FAN-SOU.

Il cherchera naturellement dans quelle intention nous sommes venues écouter sa romance. La nuit devient sombre, retirons-nous.

SIAO-MAN.

Quelle heure est-il à présent ?

FAN-SOU.

Il y a longtemps que j’ai entendu la première veille. La nuit s’avance. Ne restons pas davantage.

SIAO-MAN.

Si tu veux rester, reste ; si tu veux t’en aller, va-t’en ; moi, je désire attendre encore un peu. Qu’ai-je à craindre ?

FAN-SOU.

Vous avez donc grande envie d’attendre ! pour moi, je vais me retirer.

SIAO-MAN.

Où vas-tu maintenant ?

FAN-SOU.

Je vais près du puits, à l’ombre de ces arbres touffus.

SIAO-MAN.

Et pourquoi vas-tu de ce côté ?

FAN-SOU.

Je me cacherai derrière la balustrade du puits.

SIAO-MAN.

Eh bien, marche la première, je te suivrai.

FAN-SOU.
Elle chante._______

Cachez-vous à la faveur de l’ombre que je projette en marchant.

SIAO-MAN.

Fan-Sou, tu diras que je ne t’ai pas vue.

FAN-SOU.

L’éclat de la lune peut nous trahir. Je meurs d’inquiétude.

SIAO-MAN seule.

Me voilà débarrassée de Fan-Sou ; prenons maintenant notre sachet et jetons-le sur le seuil de cette porte. Si Pé-Min-Tchong sort de son cabinet d’étude, il ne peut manquer de l’apercevoir.

Elle jette le sachet._______


FAN-SOU, à part et gaiement.

Maintenant, il faut rentrer.

Elles sortent._______


IV


ENTR'ACT


J'ai réuni dans ces dernières pages quelques sujets de fantaisie qui n'appartiennent pas, il est vrai, au théâtre chinois, mais que j'ai fait entrer dans la composition de mon programme, pour établir d'une manière plus persuasive l'esprit de nos mœurs. J'exprime, en effet, dans cette dernière partie, l'opinion que je me suis faite des représentations qui se donnent dans le monde, quand on le parcourt avec un certain esprit d'indépendance, assez utile en cette occasion. L'observation a, en général, un double résultat : d’établir premièrement le fait particulier qui a été remarqué ; et secondement de signaler à l’attention un fait directement opposé, dont la connaissance est habituelle à l’observateur.

Une observation est en soi une découverte, et cette découverte se fait le plus souvent par contraste. Ce sont les antipodes qui peuvent se juger le mieux.

Cela étant, le lecteur, s’il veut bien avouer que j’ai cherché à occuper agréablement ses loisirs, ne m’en voudra pas de lui faire connaître mes observations personnelles sur des sujets remarqués, si, par cette méthode, je dégage des sujets diamétralement opposés dont la connaissance peut l’intéresser. En lui décrivant ce qu’il sait, il comprendra ce que je ne lui dis pas. De la sorte, il aura une représentation à deux tranchants.

Du reste, il existe un genre comique, qu’on pourrait appeler la comédie des caractères ou des mots, qui a bien le droit de trouver une place dans cet ouvrage. Le sujet mériterait d’être approfondi ; peut-être en tenterai-je plus tard l’essai ; car il y a beaucoup à apprendre dans l’étude des mots et des caractères, comme on pourra s’en convaincre un peu plus loin. La comédie des mots révèle la comédie des mœurs et éclaire parfois d’une lumière bien vive certains détails obscurs de la civilisation européenne. Les mots sont des esclaves, mais qui ne craignent pas de dénoncer leurs maîtres, quand ils abusent de leur autorité. Il y a des mots qui accusent ; il y a des mots qui ont de la honte ; il y a des mots qui ne se montrent plus. Je voudrais les faire monter sur mon théâtre, leur faire raconter toutes leurs aventures, entendre leurs éclats de rire ou leurs indignations ; mais il faudrait tenir les ficelles, et je ne me sens pas l’envie de rire, même aux dépens d’autrui. Que le lecteur se contente donc de ces premières esquisses et qu’il s’en amuse s’il a de la gaieté.


V


L’ESPRIT DE PARIS OU LA PARISINE


Un écrivain très spirituel s’est demandé si l’esprit parisien se communiquait, et s’il était indispensable d’être un Parisien pour en avoir l’esprit. La surprise qu’il manifeste en découvrant cet « article de Paris » sous la plume d’un étranger prouve-t-elle qu’il y a une forme particulière de l’esprit qui se spécialise à Paris, sur la rive droite de la Seine, et que, passé certaines limites, on ne la retrouve plus ? Je me suis adressé cette question et j’ai essayé de la résoudre, étant fort intéressé à savoir par quel prodige j’avais laissé pénétrer mon esprit par les parfums de Paris.

Quand on visite le Médoc et qu’on entre dans ces clos célèbres, qui sont l’orgueil du commerce français, on est tout étonné d’apprendre que des clos d’à peine quelques hectares ne produisent pas sur toute leur surface la même qualité de vin. L’exposition est cependant identique ; le sol a reçu les mêmes soins ; la nature paraît avoir fait pour chaque pouce carré de ce parc une égale répartition de ses faveurs ; et cependant, à un point précis du clos, on récoltera un vin qui en sera le chef-d’œuvre. Les vignerons ont d’admirables expressions pour dépeindre ces nuances du sol ; ils en connaissent toutes les ressources, tous les caprices, comme un ingénieur connaît tous les filons de la mine qu’il exploite.

Eh bien, l’esprit parisien n’aurait-il pas une origine analogue ? Serait-il par hasard un privilégié, une exception voulue par la nature ? C’est là un sujet que j’aurais aimé à voir traiter par un Parisien. Pour moi, je me suis convaincu qu’il existe à Paris — ce clos célèbre de l’esprit humain — une variété de l’esprit très complexe si on voulait la définir, qu’on découvre au théâtre, dans des chroniques, dans certaines réunions, très indépendante, très peu officielle, capricieuse comme les jolies femmes ; mais essentiellement parisienne. Elle émigre pendant l’été dans les villes d’eaux pour y retrouver une nouvelle jeunesse ; elle revient, en tapageuse, avec l’automne, très alerte, très ingénieuse, très vivante, ayant fait provision de sa parisine (Jules Claretie) qui, soumise aux émotions flottantes de l’existence parisienne, produira le parisianisme ou l’esprit parisien.

Il n’y a qu’un Paris au monde : c’est un fait évident ; et, ce qu’il y a de très singulier, c’est qu’on devient aussitôt Parisien en arrivant à Paris. Il n’y a guère que les Anglais et leurs ladies qui soient réfractaires à cette influence. L’exception prouve la règle.

Paris est la capitale de la mode, l’empire de ce qui change, un Protée. Après plusieurs années d’absence, revenez dans n’importe quelle ville du monde, vous la retrouvez telle que vous l'avez laissée, quel que soit d'ailleurs le nombre de ses maisons neuves. Paris seul échappe à cette loi de l'impassibilité. C'est la cité idéale du transformisme. Darwin aurait dû naître Parisien. La touchante pensée de Virgile : Sunt lacrymæ rerum, semble avoir été écrite pour Paris. On y sent les battements de la vie ; on a une plus grande facilité de penser ; on pèse moins. Ailleurs la vie s'écoule, semblable aux saisons ; les années se succèdent.

Paris a ses habitudes : l'automne et l'hiver, il est vraiment chez lui ; il se possède. La belle saison montre un Paris un peu anémique ; c'est le Paris des touristes et des provinciaux ; la parisine aspire après les champs, la mer, les montagnes, d'où elle rapportera les chansons azurées de l'alouette, les rêves de l'alcyon et les coups d'ailes audacieux de l'aigle. Il y a une trinité de tons, légèreté, insouciance, hardiesse, qui, en se fondant comme les trois couleurs, deviennent le drapeau de l'esprit parisien, cette variété qu'on ne rencontre nulle part, parce qu’elle n’existe qu’à Paris.

Quiconque a de l’esprit a des dispositions à devenir Parisien ; mais ce n’est pas certain qu’il le devienne. Il faut avoir des tendances vers l’éclectisme ; il faut rechercher ce qui n’est pas cherché ; il faut, par instinct ou par caprice, ne désirer que les premières impressions. Tout ce qui, ayant été longtemps préparé, a l’air d’être une trouvaille, porte le cachet parisien ; le charme qui est naturel, qui se charme lui-même, qui se surprend le premier, voilà le caractère de cette variété. C’est un je ne sais quoi, comme le reflet de la perle, la limpidité du diamant. On ne définit pas cet esprit ; c’est une chose abstraite, une image virtuelle, on sent que c’est Parisien, voilà tout !

L’originalité de cet esprit est le sourire, plus souvent taquin que mordant. Son rire est clair et franc : c’est l’épanouissement du sourire, signe d’une joie vraie, naturelle, amenée par des transitions insaisissables, qui mettent en déroute les soucis et rassérènent les fronts les plus moroses.

Apprend-on à être un Parisien... spirituel ? Je crois que oui. J’ai dit qu’il fallait avoir de l’esprit : c’est indispensable. Si, par malheur, on n’en a pas, ce qui se voit chez les autres, il faut pratiquer l’humilité, et admettre, en bonne justice, comme tout le monde, ce fâcheux accident. C’est même le seul moyen, étant un imbécile, de n’être pas un sot ; Si on a de l’esprit, ce dont on est généralement sûr, il faut l’appliquer de la manière que j’ai déjà indiquée ; puis observer, écouter, réfléchir, attendre les occasions, les faire naître, surprendre au vol l’esprit qui passe, être au milieu du monde des vivants comme une harpe éolienne au-dessus des forêts agitées par le vent, et ne laisser passer entre les cordes sonores que l’harmonie... C’est très simple, vous le voyez.

Le but qu’il faut atteindre est de rendre spirituel... son esprit : car il est remarquable d’observer combien de gens d’esprit sont peu spirituels. De même, il y a des gens qu’on croit éteints et chez qui on découvre subitement une mine inexploitée, des pépites d’or à ciel ouvert. C’est à Paris qu’on spécialise ces observations où l’esprit est une monnaie courante ; c’est même le seul lieu du monde où elle ait cours, et où l’on puisse venir la dépenser. Ailleurs, on trouve des savants, des hommes de goût, des hommes de bon sens, ou pour résumer toutes les aptitudes extra-muros, des hommes distingués. La plupart sont d’ex-spirituels que la province a épuisés : rien n’est plus dangereux : c’est une mort lente, mais sûre.

L’esprit dont je cherche à faire le portrait ne consiste pas essentiellement dans le choix des mots, mais dans les alliances des mots : de même du choc des idées jaillit la lumière. Il y a des mots qui, bien mis en leur place, ont des sens inattendus ; le sens primitif a complètement disparu, il reste une observation fine, chatoyante, témoignant d’une attention délicate de l’esprit, mais complètement indépendante de l’expression. Les mots n’empruntent leur éclat momentané qu’à un souvenir, une comparaison ; ils ressemblent à ces mannequins dont on peut faire à volonté des empereurs ou des bergers. C’est dans le rapprochement qui apparaît soudainement dans la pensée que consiste l’esprit : l’étincelle jaillit entre la pensée de l’écrivain et celle du lecteur, comme entre deux nuages électrisés.

M. Taine a dit dans son livre sur l’Angleterre que les Anglaises avaient deux mains gauches. Voilà une étrange chose ! Comment expliquer cette invraisemblance ? ou c’est absurde, ou c’est très parisien.

Ces sortes de traits sont de véritables miniatures de genre ; c’est tout un monde, instantanément reproduit, qui passe sous vos yeux ; un monde que vous avez vu ou que vous verrez. L’observation qui a été faite, vous l’avez faite cent fois, mais vous ne l’avez pas exprimée d’une manière assez originale pour faire sourire... même les Anglaises. Et voilà pourquoi c’est spirituel, je veux dire parisien.

Ces coups de plume sont le témoignage d’une observation vécue. Les peintres qui excellent dans leur art font des choses étonnantes avec deux ou trois coups de pinceau. Les autres, ceux qui ne voient pas leur impression, quoique la nature s’y prête de bien bonne grâce, chargeront leur toile de toutes les couleurs de leur palette, et produiront une croûte. Ainsi en est-il des écrivains ou des causeurs : car, pour ceux-ci, un bon mot, comme un bienfait, n’est jamais perdu ; il est aussitôt étiqueté et mis en réserve pour la prochaine pièce. Les uns ou les autres s’entendent pour laisser parler les hommes distingués dissipateurs de sciences apprises, et souvent, par un mot profond et vif, mettront d’accord des théories qui faisaient très mauvais ménage.

L’esprit de Paris ! vous le trouverez à chaque page de son histoire ; il prospère sous toutes les formes de gouvernement, même quand il n’y en a pas. Sous les rois, il ne chômait pas ; et, si l’histoire n’eût donné à Henri IV le surnom de Grand, elle lui aurait décerné celui de Parisien. Est-ce que son « Pends-toi, brave Crillon ! » n’est pas un chef-d’œuvre d’humour ? Son « Paris vaut bien une messe ! » a diablement d’esprit ! c’est même l’esprit qui fait excuser la chose. Pourquoi cette variété de l’esprit ne fleurit-elle qu’à Paris ? Je me suis donné comme raison que, sa caractéristique étant l’originalité, elle ne pouvait naître, vivre et s’épanouir qu’à Paris, le seul lieu de l’Occident, je crois, où l’on puisse trouver une unité d’origine. Ailleurs, les peuples sont des combinaisons, des composés : on pourrait, à l’aide de l’histoire, les représenter comme les corps de la chimie organique, avec des formules. Ceux-ci ont beaucoup d’oxygène ; ceux-là ont du carbone ; il en est d’azotés, de bromurés, d’iodés ; on en pourrait faire l’analyse atomique. A Paris, au contraire, il s’est formé un élément simple, c’est le Parisien, ce Robinson de l’Ile de France, qui se suffit à lui-même, et qui, venant à rencontrer, par hasard, des Vendredis, les élève, les inspire, et finit par en faire de petits Parisiens, par ce que tel est son bon plaisir. Si Paris n’eût pas inscrit dans ses armes, au-dessous du navire qui flotte et n’est jamais submergé, la devise de l’immortalité comme le symbole de ses destinées, il eût pu adopter la formule célèbre de Descartes : « Je pense, donc je suis. »


VI


C’EST TRÈS DRÔLE


On se plait assez souvent à dire qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil. C’est une opinion toute faite qui a dû se dire dans tous les temps ; ce qui ne l’excuse pas ; au contraire. Les Chinois n’ont pas adopté le même point de vue ; ils disent : « Tout est nouveau sous le soleil. » Ainsi, voilà un sujet sur lequel l’extrême Occident et l’extrême Orient émettent des avis diamétralement opposés. En cherchant bien, il est possible qu’on en trouverait d’autres ; mais il m’a paru intéressant de m’arrêter à celui-là, qui est, de sa nature, essentiellement comique. Il est assez curieux, en effet, que les peuples du progrès aient approuvé une formule qui pourrait être la devise du plus blasé des gentilhommes.

Qu’il n’y ait rien de nouveau sous le soleil pour ceux qui, par méthode, s’étudient à rééditer tout ce qui s’est fait avant eux, c’est chose évidente. Il y a rien de nouveau pour celui qui apprend ; car il n’y a de nouveau que ce qu’on découvre. Le chroniqueur qui se prend d’un fol amour pour quelques bouts de phrase ramassés partout, au petit bonheur, et qui, avec quelque habileté, recoud tous ces morceaux, pour composer quelque chose d’amusant, doit certainement être convaincu qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Où est donc son originalité ? elle consiste précisément à ne pas en avoir. Il a de la lecture, dela mémoire et de l’assimilation, si l’on veut bien définir par ce mot une sorte de facilité à l’arrangement. Voilà tout son mérite.

Imaginez qu’un compositeur lise attentivement toutes les partitions et emmagasine dans sa mémoire un grand nombre de motifs, de commencements d’air et de phrases musicales. Il y a, dans toute œuvre d’un homme de génie, des intentions nouvelles dont il ne profite pas lui-même : Le génie est prodigue par nature ; il ne prend pas de brevet pour ses inventions. Aussi les recherches sont-elles toujours fructueuses, même après beaucoup d’autres qui sont venus les premiers, il reste encore à glaner, et l’habile opérateur qui s’assimile ensuite toutes ces indications, en les adaptant aux fantaisies du jour, peut passer pour avoir de l’esprit, quelquefois même de l’inspiration.

C’est là un procédé qu’il est très facile de mettre en pratique dans la littérature à la ligne. Il y a des journaux qui, par système, veulent être amusants. Le public veut être amusé ; il ne consent à s’abonner qu’à la condition d’être amusé. Donc on lui en donne pour son argent. Ce n’est pas moi qui le plaindrai. Je plains infiniment plus le pauvre homme qui est obligé d’être amusant, et qui, à force de s’efforcer à l’être, finit par se persuader qu’il l’est, et même de manière à rendre des points à ses lecteurs. Je connais un monsieur très bien mis, qui dit toujours : « C’est très drôle ! » Avant que vous ayez ouvert la bouche : « C’est très drôle ! » tout est « très drôle ». Il est la consolation des journalistes en rupture de bonne humeur. Il m’a avoué que c’était un tic, qu’il ne pouvait plus s’en débarrasser, et qu’il l’avait gagné dans la société des gens de lettres, où le « C’est très drôle ! » était fort en honneur, il y a quelque quarante ans. Aujourd’hui, on dit mieux : « C’est drôle... » en traînant un peu la voix, avec un air demi-sérieux et presque ennuyé. « C’est drôle... » Car vous remarquerez que, pour beaucoup de gens, ce qui est drôle n’amuse plus. Ils consentent, par esprit de conciliation, à avouer que... c’est drôle ; mais ils n’ont plus la foi de l’enthousiaste « C’est très drôle ! »

Eh bien, ces gens-là sont dans le vrai. On leur a tant de fois repassé sous les yeux les mêmes phrases, les mêmes choses drôles, que ça ne les amuse plus. Ce qu’un nouveau venu, un homme très spirituel, vient leur raconter, ils ont tous lu la même chose il y a quinze ans, il y a vingt ans, il y a trente ans. Les malheureux ! — et déjà ces choses-là étaient légèrement réchauffées. C’était de l’ancien « très drôle » retapé, remis à la forme. A la longue, ça s’use. On comprend jusqu’à un certain point — le lecteur est toujours indulgent — qu’un chroniqueur soit obligé de faire des emprunts et d’user jusqu’à la corde un bon mot, ou un tour de phrase ingénieux, surtout quand ils sont de lui ; mais il ne faut pas cependant agacer la complaisance : il y a des limites même à l’esprit de ce qui est spirituel. Le faiseur de tours est lui aussi obligé de varier ses exercices pour plaire, et j’imagine qu’on trouverait la récréation fort peu récréative, s’il fallait supporter à chaque séance le tour de la bouteille inépuisable. « Assez ! » lui crierait-on, et à juste titre. On a plus de bienveillance pour l’homme qui a de l’esprit, le faiseur de tours d’esprit : on ne lui dit pas : « Assez ! » on le tolère ; et il exécute périodiquement, à son aise, ses pirouettes amusantes, fait manœuvrer ses petits soldats de plomb, toujours les mêmes, toujours victorieux, et ils défilent en bon ordre devant le public qui bâille,

Tambours battants, musique en tête.


— Avez-vous lu l’article de X"* ?

— Oui, c’est drôle...

Pour tout ce monde, — c’est malheureusement le monde —, il n’y a rien de nouveau sous le soleil. C’est la même chose, toujours, parce qu’on leur montre la même chose, toujours. C’est une impression qui n’échappe à personne. Pour s’amuser, quand on aime ce genre de plaisir, il faut s’entraîner, prendre une résolution virile et décréter qu’on va s’amuser. Alors on imagine tout. Dans Paris, c’est possible ; et on peut arriver à s’amuser, jusqu’au « c’est très drôle », exclusivement.

A la campagne, il est inutile de ne pas être trop inquiet. La nature n’est jamais la même ; elle est très amusante. Un léger nuage, un rien qui passe dans le ciel change subitement l’aspect du paysage ; c’est « très drôle ». Des cavalcades d’ombres chevauchent sur les prés et envahissent les grands bois ; dans la plaine, les hauts épis mûrs balancent harmonieusement leurs aigrettes d’or ; les oiseaux ont des gazouillements inédits ; les couleurs ont des tons inconcevables. Comparez donc ces splendeurs simples aux affectations distinguées de tous les mannequins qui promènent leur épuisement dans les villes d’eaux ; — ces séjours si charmants avant et après la saison ! Comparez donc cette vie sereine, large, abondante de la pleine campagne, du plein air, aux étourdissements de la station balnéaire, et vous comprendrez énergiquement pourquoi tout est toujours pareil. Rien ne ressemble plus à un bal qu’une sauterie ; à un dîner qu’un pique-nique ; à un citadin qu’un baigneur : vous organisez l’existence sur les mêmes patrons, rien ne saurait être nouveau. C’est évident.

Les poètes sont de grands coupables. Quand ils ressentent une tristesse ou qu’ils imaginent une souffrance idéale qui doive accompagner le chant de leur lyre, ils expriment souvent des idées qui, revêtues de leur signature, sont reçues dans toutes les opinions et y laissent une habitude. J’ai entendu chanter une adorable mélodie qui se termine par ce vers :

Et le même soleil se lève sur nos jours.


Le même soleil ! Lamartine n’était pas sans doute dans ses beaux jours ; il voyait, à travers ses nébuleuses, un soleil-machine remonté comme un mouvement et exécutant le tour du monde en vingt-quatre heures. Le soleil majestueux, l’astre du jour, devenu un appareil toujours identique ! Pourquoi la poésie dépoétise-t-elle ces généreux principes qui, en détruisant la monotonie et la fatalité, entretiennent, au cœur de l’homme jeune, l’espérance ? Non ; le vers se trompe : le même soleil ne se lève pas sur nos jours ; nos jours ne sont pas marqués d’avance dans un calendrier stéréotypé : aucun principe fixe n’en régit le cours. Ils sont mobiles et changeants comme des rêves ; aujourd’hui, demain, toujours, ils espèrent, ils attendent.

Il n’y a rien de nouveau sous le soleil ? quoi ! pas la moindre petite nouvelle... nouvelle ? Je ne parle pas, bien entendu, de toutes ces inventions prodigieuses qui appartiennent aux sciences et aux arts ; les Occidentaux ne s’étonnent plus de rien. On organiserait demain un service régulier de sleeping-ballons pour le transport des voyageurs de Paris à Marseille, que la nouvelle passerait inaperçue. C’était prévu. Le mot impossible n’est plus français, et c’est pour cela qu’il n’y a plus rien de nouveau dans cet ordre d’idées. Mais il n’y a pas que les inventions mécaniques qui peuvent occuper l’attention. Les Anglais, qui n'osent pas accepter le projet d’un canal sous-marin entre les deux pays, France et Angleterre, est-ce que vous ne trouvez pas que c’est très drôle ?

Autrefois le bon Horace imagina de représenter avec les chefs-d’œuvre de la création, diversement combinés, un être fantastique, étrange, une vision ; et, quand il eut fini sa composition, il partit d’un grand éclat de rire : risum teneatis amici ? Et moi, je voudrais tenter le même caprice, arracher des lambeaux de l’histoire de ces peuples civilisés et composer une merveille. Ne croyez-vous pas que ce serait très drôle ? Que d’amusantes scènes je ferais jouer à tous mes arlequins ! que de mots sonores je ferais taire ! que de prétentions j’ensevelirais dans l’ombre ! Mais changeons de sujet, je pourrais peut-être le rendre celui-là trop intéressant.

Une chose très amusante, et que je donne comme nouvelle, consiste à regarder ce qu’on voit et à écouter ce qu’on entend. On croirait que c’est du La Palisse : détrompez-vous. C’est un très bon conseil à suivre si l’on veut se démontrer que tout est nouveau sous le soleil ; et, lorsqu’on se promène dans le monde, de la manière que j’indique, il est étonnant comme il devient intéressant. On prétend que l’expérience est une science, une des plus utiles, je le crois sans peine, mais considérez avec quelle facilité on peut l’acquérir. Elle se donne pour rien à qui la veut. L’expérience des autres ! mais c’est ce qu’il y a de plus aisé à connaître. Chose curieuse ! s’il vous arrivait de prendre un mot à quelqu’un, tout le monde crierait au voleur. L’expérience, ce n’est rien ! Vous voyez des gens, aussitôt qu’ils ont éprouvé une déception — et il y en a de toute sorte à éprouver — qui, au lieu de méditer la leçon, jurant, mais un peu tard, qu’on ne les y reprendra plus, s’en vont la raconter à qui veut l’entendre. Ils paraissent quelque peu heureux d’avoir été trompés, dupés, abusés. « Ah ! si vous saviez ! — Quoi ? — Eh bien, ma femme, vous savez ? — Mais oui ! quelle charmante femme ! lui serait-il arrivé malheur ? serait-elle malade ? — Vous n’y êtes pas : elle a quitté mon domicile conjugal. — Ah ! pauvre ami, un domicile aussi conjugal ! » Et voilà un imbécile de plus dans la collection. C’est très drôle.

Un autre racontera sa ruine : il s’était mis à faire valoir, et ses récoltes lui coûtaient si cher, qu’elles ont mangé son bien : l’intérêt rongeant le capital ! Ce qui ne l’empêchera pas de recommencer à faire valoir, si quelque jour il lui tombe un héritage.

Un autre encore aura placé ses économies dans une de ces magnifiques banques à splendide façade, avec des caisses à serrures merveilleuses, inventées par Sésame en personne ; des caves qui peuvent être inondées en temps de révolution ; et puis de grands noms aristocratiques sur les prospectus pour dompter la confiance encore hésitante... c’est là dedans que votre argent est sûrement gardé : honneur et verrous ! Tout d’un coup ça fait crac ! les dividendes et les administrateurs ont crocheté le capital, l’épargne des autres !

Ce qui n’empêchera pas qu’il naisse tous les jours des actionnaires : car c’est contagieux et l’on dit aussi héréditaire, comme la goutte et l’épilepsie.

Eh bien, voilà des gens qui ne sont pas égoïstes ! ont-ils été déçus ? ils vous racontent fidèlement comment on s’y est pris, et pour rien ! Ils sont même enchantés de vous raconter leurs infortunes ; un peu plus, ils vous offriraient des honoraires. Le plus souvent, il y a de bonnes choses à retenir, et c'est une occasion qu'il ne faut jamais laisser passer, d'apprendre les procédés si variés dont capitaine Renard et sire Loup se servent pour exploiter le bon public.

On inscrit ces souvenirs au fur et à mesure qu'ils se présentent, et, à force de se répandre dans le monde, on finit par avoir une assez jolie expérience des choses et des hommes ; — et pour rien !

Je ne prétends pas que vous serez à l'abri de tous les coups de vent de l'ingéniosité humaine : car il n'y a pas de remède absolu contre les amis, ni contre le dévouement, ni contre le désintéressement ; que voulez-vous ! on finit par se laisser aller, par croire comme les autres.

... Trop de prudence entraîne trop de soin, il faut bien payer sa dette à la société : c'est un impôt... indirect. N'est-ce pas très drôle ? Eh ! oui, c'est drôle. Arlequin montre aux badauds un kaléidoscope immense ; le bigarré plaît ; les assortiments, les soldes, les dépareillés, les pêle-mêle, les pots-pourris, sont les délices de cette foule qui ne voit que du vide dans l’unité. L’époque est bien représentée par ces halls énormes où tout se trouve. Le Louvre — et l’on dit qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil ! — est un bazar ! Et lorsque, autrefois, un maréchal de France, duc et pair, commandait à ses laquais de conduire son équipage au Louvre, ils allaient chez le roi, dans son Louvre. Il ne se doutait pas qu’un jour viendrait où le descendant de sa noble race donnerait le même ordre : « Au Louvre ! » pour se rendre au bazar et acheter des jupons et des poteries chinoises. Ainsi va le monde ; sous le baldaquin fleurdelisé des fils de saint Louis, le peuple souverain rend des décrets ; les diamants de la couronne sont en vente ; du sceptre et du globe, on fera un bilboquet, et le Louvre est un hall où les duchesses côtoient les servantes. C’est très drôle !

Il me semble voir un immense champ de courses et les hommes emportés sur des chevaux fougueux passer devant mes yeux dans un nuage de poussière. A peine puis-je distinguer leurs traits ; ce sont des ombres. Les sages, qui les regardent, leur jettent à la hâte leurs formules et leurs livres : il en est qui détournent la tête et font des signes de loin ; ils voudraient s’arrêter, mais la course les entraîne : ils n’ont pas le temps. Là-bas est le but, là-bas, dans la cohue. Il faut arriver premier. Le présent est le moment qui passe, semblable à la bulle d’air qui emprisonne notre respiration et qui se dissipe en un instant. On voudrait revenir sur ses pas, recommencer le chemin, s’arrêter, enchaîner le temps qui se précipite avec tout son cortège de déceptions. Mais c’est un rêve d’halluciné ; il faut disparaître à son tour dans le tourbillon où s’en vont toutes les ambitions et toutes les richesses, avec les désirs inassouvis, les regrets et les désespoirs, gouffre où se confondent toutes les inégalités, néant pour les uns, éternité pour les autres, une pincée de cendres que le vent disperse pour ceux-là, et pour ceux-ci une âme immortelle qu’un Dieu juste récompense ou punit, selon les œuvres de sa courte existence.

La comédie est finie : ce fut très drôle.


VII


LA CRITIQUE


J’ai eu la curiosité de goûter de la critique, et je me suis trouvé très satisfait de l’expérience. Ne trouvez-vous pas que ce mot de critique a bien mauvaise mine ? il effraye ; il ressemble à ces gens — très aimables sur le boulevard — et dont on dit en soi-même qu’on ne voudrait pas les rencontrer au coin d’un bois. Il n’y a que des sons aigus dans ce mot ; la première syllabe n’a rien d’harmonieux : au contraire, elle semble vous disposer par avance au sort qui vous attend, et la finale tique, qui ressemble fort à trique, rime avec moustique et quantité d’autres mots de même famille qui ne sont rien moins que gracieux. Décidément, c’est un vilain mot. Vous avez remarqué qu’il y a des mots qui ont des physionomies ? Ce serait assez amusant de se mettre à la recherche. Il est vrai que, le plus souvent, l’observation morale est déjà faite lorsque l’on viendra prétendre qu’elle prend sa source dans l’origine du mot ; mais cependant il y a, dans les combinaisons des lettres, certaines formes qui ne sont pas seulement le résultat du hasard. Il y a des mots de bonne famille qui ont de la noblesse et de la sérénité : ils ont un regard honnête. D’autres sont d’un mauvais sang : on serait tenté de se vanter qu’on en a deviné le sens ; ils ont un vice originel pour lequel il n’existe pas de baptême.

Pourquoi cette observation ne serait-elle pas juste ? N’a-t-on pas dit qu’il n’était pas possible d’admettre qu’en jetant au hasard des lettres, elles pussent se rassembler de manière à former un vers ? Il est également raisonnable de supposer qu’un mot n’est pas une combinaison aveugle de lettres. Les langues policées ont une clef : c’est la connaissance de l’âme, et tel mot paraît vicieux qui peut bien avoir été composé pour définir un état particulier d’imperfection de la nature humaine. Considérez par exemple le mot divorce — ma théorie peut sembler étrange — mais ne vous semble-t-il pas qu’il y a une intention marquée dans cette terminaison orce ? Il y a du mépris attaché à ce mot, un mépris natif, une sorte de bosse de Lavater dont la présence est une probabilité en faveur d’un mal moral. Critique est de la même espèce, et il aura beau me présenter les anciens parchemins qui établissent l’antiquité de sa maison, il ne me convaincra pas : il est compromis.

Les critiques que j’ai essuyées à propos de mon premier ouvrage — les uns disent chinois, beaucoup d’autres disent français — m’ont permis de m’orienter et d’avoir une opinion exacte sur ce genre littéraire qu’on nomme critique. J’affirme que la définition de l’orateur convient excellemment à celle du critique. Le vir probus se reconnaît à chaque ligne, à chaque mot, comme aussi il ne se reconnaît pas ; et c’est plaisir de voir de pauvres diables médire de l’auteur dont le talent ou le succès les a froissés, ou qui ont une petite reconnaissance personnelle à satisfaire, comme une vulgaire rancune. Que de critiques désobligeants sont des amis ! Et si, parmi eux, il en est que vous ayez eu l’imprudence d’obliger, que de représailles vous supporterez pour une telle audace !

Les critiques les meilleures sont celles qui ne jugent que le livre, j’ajouterai même, sans lire le nom de l’auteur. Ce nom de l’auteur a un prestige inconcevable ! En cela, le public est un peu enfant — ou homme, — je ne sais pas. Il leur faut toujours une idole, à ces païens ! une idole, c’est-à-dire une intelligence au-dessus des autres, un être extraordinaire, un inspiré, plus qu’un homme. On a un désir excessif d’applaudir, d’acclamer, de s’enivrer du succès d’un autre : c’est instinctif. C’est aussi un genre ; admirer pose l’esprit, le proclame habile dans l’art d’apprécier ce qui est beau ; on se distingue et de ceux qui n’admirent jamais rien — de naissance — et de ceux qui ne louent jamais que modérément, par accident. Est-ce le nom de l’auteur ou le livre qui attire le public ? car enfin c’est pour le public qu’on écrit. Comment se fait le succès ? C’est là une question bien embrouillée.

Il faut, dit-on, une longue persévérance et une courageuse patience pour mériter à son nom le droit de tout dire avec esprit, et il est de fait que tel livre, dont le succès a été brillant, eût paru sous un nom neuf, le public s’en fût à peine aperçu, malgré es éloges des critiques délicats pour lesquels les créations de l’esprit et de l’art ont un signalement identique.

Les auteurs sont assez semblables aux courtisanes ; leurs premiers succès ne sont que des débuts ; le public aime à faire faire antichambre même aux plus heureux. C’est une mesure pour rien.

L’impartialité de la critique dérangerait cependant bien des renommées : ce que, du reste, la postérité se charge de faire, l’impitoyable ! Que de noms elle gratte, efface, quand vient son heure, sur les façades démodées ! Que de statues elle brise au Panthéon des grands hommes, quand elle s’en fait ouvrir les portes ! Patiens quia œternus !

Cependant, à tout bien considérer, la critique a raison d’être bienveillante. Il faut vivre ; nous n’avons pas besoin d’être trop sévères envers nos semblables ; l’esprit, par bonne éducation, est complaisant et indulgent, et la sévérité n’est permise que pour soi-même. Il peut y avoir quelque chose de personnel dans un livre : c’est ce quelque chose qu’il faut chercher et louer. L’originalité est une délicieuse trouvaille, devenue rare malheureusement, et cela fait croire qu’il y a encore une race humaine où se rencontrent des hommes.


VIII


CONFIANCE ET DÉFIANCE


On dit d’une personne qu’elle est défiante, parce qu’on le constate ; mais on ne remarque pas qu’elle n’est pas défiante. Heureux ceux qui ont reçu de la nature cette faculté de la défiance ; ils ont, pour les guider au milieu des écueils de la vie sociale, un conseiller toujours sûr, un ami toujours prudent.

La défiance à l’état natif n’est pas autre chose que l’attention. Un esprit défiant n’est pas un incrédule : il est actif, il examine, il considère. Pourtant considérez combien on attache peu d’importance à cette qualité ; rappelez-vous avec quel mépris vous dites d’une personne : « Oh ! qu’elle est défiante ! » C’est une protestation d’impatience contre cette froideur qui résiste, contre cette place forte intérieure qui ne se rend pas. On proteste parce qu’on aime les victoires faciles : les petits esprits, comme les petits enfants, se contentent de peu.

La défiance a ce rare privilège qu’elle se connaît elle-même, qu’elle s’apprécie. Elle est calomniée ; on en fait un défaut, presque un vice ; il lui importe peu : elle se comprend et s’estime : car il serait plus difficile de cesser d’être défiant que de le devenir.

Si vous voulez examiner la nature de cette faculté, vous reconnaîtrez facilement son importance ; plus vous serez éclairé, mieux vous éprouverez que la défiance est une vertu : on pourrait la définir la présence d’esprit à l’état permanent.

Le plus grand danger qui menace la jeunesse — et aussi les autres âges — est la séduction. La séduction est une sorte de conviction qui éblouit, c’est une prise de possession violente de toutes les facultés de l’intelligence. Rien ne lui résiste que la défiance. En vain fera-t-elle miroiter les innombrables facettes de ses trompeuses promesses, toutes ses richesses de pacotille seront estimées à leur juste valeur par l’esprit défiant, toujours en garde contre les exceptions, et rebelle aux tentatives des enchanteurs d’espérances. Nous nous moquons de ces désespérés, appelez-les de quel nom vous voudrez, qui suivaient les pratiques curieuses de la sorcellerie ; je ne me refuse pas à croire qu’ils fussent doués d’une certaine intelligence raisonnable. Ils cherchaient une conviction, un avertissement ; il leur fallait autre chose qu’une vaine promesse ; ils voulaient interroger le mystère et lui arracher un secret ; et, s’ils étaient déçus, au moins ils avaient une excuse qui ne reste même pas à ceux qui abusent de la permission d’être naïfs.

Si je poursuis plus loin mon analyse, je trouve que la défiance est la marque personnelle de l’esprit humain ; et, si j’avais à définir l’homme, je dirais que c’est une intelligence qui se défie.

Shakspeare place la défiance au sommet de l’activité de la raison. Écoutez Hamlet interrogeant la destinée, et s’écriant :

« Oh ! prendre les armes contre l’outrageante fortune : arrêter cet océan de maux qui nous envahit ! Mourir et dormir : c’est tout. — Dormir, c’est-à-dire anéantir les tortures de mon cœur : dormir ! peut-être rêver ! Ah ! là est le problème : quels seront les rêves de ce sommeil de la mort ?.. C’est ici qu’il faut faire attention. Oui, certes ; qui voudrait supporter ce fardeau écrasant de la vie ?... Mais il y a cette terreur de quelque chose après la mort ; il y a cette terre inexplorée d’où personne n’est jamais revenu ! »

Voilà la défiance ! et ce sentiment est assez violent pour vaincre le dégoût de la vie dans une âme aussi lasse que l’est celle d’Hamlet.

La défiance est tellement le sentiment par excellence de l’esprit humain, que la foi religieuse qui vient du christianisme est présentée comme un don. L’homme est défiant même à l’égard de Dieu et de ses promesses. Il faut des miracles, il faut des attestations universelles de la toute-puissance divine ; il faut des témoignages d’une absolue certitude, il en faut par milliers pour amener son intelligence à daigner réfléchir. C’est pourquoi les défiants disent sincèrement que, s’ils avaient une foi, ils voudraient que tous les hommes la connussent comme eux. C’est cet enthousiasme qui a fait la grande force des héros de toute cause ; leur défiance ayant été vaincue à la longue, ils se sont trouvés éclairés d’une splendide lumière, et ils ont répandu autour d’eux la victorieuse clarté de leur foi. Étudiez la vie des grands hommes : leur marque distinctive est la défiance.

Je n’étonnerai personne en affirmant que la défiance est une qualité rare, aussi rare que peut l’être en général une qualité. Mais la confiance ! ah ! la confiance, elle, fait partie des qualités les plus exquises du cœur humain ; c’est une disposition de nature toujours admirée et que l’éducation cherche plutôt à développer qu’à restreindre. Il est remarquable que l’on interprète d’une manière aussi contraire au bon sens la culture des tendances naturelles de l’âme humaine. Tandis que les inclinations natives de la défiance seront combattues et qualifiées de sournoiseries, on s’attachera à encourager tous les essais de la confiance et on lui donnera, à titre de récompense, le beau nom de franchise. C’est en adoptant ces fausses dénominations que l’on arrive à intervertir l’ordre des réelles qualités de l’esprit humain.

La confiance, qui est une sorte de crédulité, a pour origine la paresse de l’esprit. En en développant l’exercice, on ne réfléchit pas qu’on annihile une des plus hautes prérogatives de notre race, à savoir la faculté de juger. Certes, si la société n’était composée que d’hommes justes et droits, la confiance réciproque qui unirait les hommes entre eux serait la récompense de la sincérité de leur commerce. Mais il est loin d’en être ainsi, et je ne crois pas qu’il soit osé de dire que s’engager dans la vie avec la confiance pour guide, c’est à peu près se lancer sans armes dans une mêlée de combattants. En réalité, l’âme confiante est entachée d’infériorité ; elle croit posséder une vertu, elle n’a qu’un défaut. Elle ira grossir le nombre des naïfs qui se pressent sur tous les chemins de la vie, et fera partie de ce bon public si utile à quelques-uns. La confiance forme les dupes ; d’un bout du monde à l’autre, c’est elle qui règne, qui rend des décrets ; c’est elle qui inspire la sagesse humaine ; c’est elle qui prépare les préceptes les plus répandus de l’éducation où tout s’enseigne, excepté cette méthode d’élévation qui fournit plus au caractère qu’à l’esprit ; c’est elle qui a inventé l’eau bénite de cour, les remises au lendemain et les trompeuses amorces de l’incertitude qui se donne des airs d’évidence ; c’est elle enfin qui accepte tout ce qu’on lui offre comme argent comptant, sans plus se soucier de ce qui est vrai que de ce qui est faux. La confiance ! mais c’est le préjugé de l’humanité ! Le crime d’Ève, si décriée et si coupable, est d’avoir eu confiance dans la parole du serpent qui, en habile diplomate, lui promettait des merveilles. La tentation était bien forte : car personne n’avait été trompé avant elle, et la réputation de prudence du serpent était intacte. — Ah ! si elle avait été quelque peu défiante, le serpent en serait encore à lui offrir sa pomme ! Ève fut donc excusable ; mais Adam, le premier homme, comment n’a-t-il pas remarqué que le serpent ne l’avait pas sollicité ? L’ancêtre de l’humanité était imparfait ; ses innombrables descendants l’ont suffisamment démontré.

Je me suis demandé pourquoi ce terme de défiance que je cherche à relever de l’état de discrédit dans lequel il est tombé est pris en aussi mauvaise part, et quelle est la cause de cette erreur évidemment grave, puisqu’elle a ce résultat de prendre une vertu pour un défaut.

Au premier abord, j’ai cru que, partageant la destinée de bon nombre de ses collègues du vieux vocabulaire français, le mot défiance avait perdu de sa valeur, et que, confondu avec ce faux frère à bon droit méprisé qu’on nomme méfiance, il avait subi les injures du temps et de la mode. Il y a peut-être un peu de cela dans la réponse à ma question : car on emploie quelquefois le mot défiance pour le mot méfiance, et réciproquement.

Cependant l’origine du mot fournit une explication plus plausible de la question que je cherche à résoudre. Défiance, comme d’autres mots de même extraction, désaccord, désunion, discorde, retient le vice originel de sa formation ; il a le malheur de posséder le préfixe de la dualité et, par suite, d’exprimer un sens défavorable. Cette simple observation va nous conduire à des considérations d’un ordre plus élevé.

Tous ces mots que j’ai cités expriment un dualisme ; le mot désunion représente dans sa construction l’union de deux êtres ; le mot discorde, l’union de deux cœurs ; pénétrez plus profondément dans le sujet, et vous reconnaîtrez la sagesse philosophique qui a présidé à la création de ces mots. L’accord de deux êtres est traité de désaccord ; l’union de deux êtres, de désunion ; l’alliance de deux cœurs est traitée de discorde ; enfin l’expression de deux sentiments semblables est traitée de dissimulation : L’expérience de la vie nous démontre qu’il y a dans ces constructions plus qu’une intention grammaticale ; il y a une réalité d’observation qui est conforme aux traditions historiques de notre espèce, et, quoique l’origine des langues soit entourée de mystère, il n’est pas indifférent de constater sur cet exemple jusqu’à quel point les langues reflètent les impressions de la vie morale. De tout temps, la vie humaine a été le drame tourmenté des passions ; les efforts de l’habileté, les progrès des sciences, les leçons de charité données par le christianisme, ont à peine réussi à adoucir ces mœurs sauvages qui arment encore les peuples les uns contre les autres, comme si les hommes étaient des animaux féroces ; et les langues, qui ont pour fonction d’exprimer les sentiments et de donner un corps aux idées, n’ont pas permis de représenter le symbole de l’unité, c’est-à-dire l’ordre, dans l’alliance de deux unités : cette alliance est une désunion.

J’ai retrouvé le même principe dans toutes les langues, et le caractère dont nous nous servons pour représenter l’union signifie dans sa formation : non deux. Le principe de l’unité de la race humaine me paraît recevoir de cette observation une preuve éclatante, puisqu’elle établit une des marques fondamentales de notre espèce, à savoir l’esprit de division et la passion du désordre.

Ces remarques expliquent clairement et d’une manière persuasive l’intérêt de ce sujet, puisqu’à l’aide d’une dissertation grammaticale, je suis parvenu à découvrir la démonstration d’une proposition morale, que la défiance est un sentiment naturel et que ce sentiment s’est formé dans le cœur de l’homme dès qu’il a cessé d’être seul. L’état social commande la défiance, de la même manière qu’il a produit la discorde, le désaccord et la désunion. En un mot, la défiance est la manière d’être réelle de la confiance humaine : car, celle-ci en soi n’est qu’un non-sens ; et, si ce sentiment est antipathique, s’il répugne de l’admettre comme un principe d’ordre, c’est qu’il porte la livrée du dualisme. La beauté cesse où ne resplendit pas l’unité. Bossuet a défini la beauté une espèce d’unité ; il me semble que cette admirable pensée vient confirmer la justesse de mon raisonnement.

Concluons : il est inutile de chercher une perfection dans l’ordre social ; il ne peut pas y en avoir, parce que la perfection participe du sentiment de l’unité et que le mystère de l’unité est en Dieu seul. Ce principe est si vrai, que les théologies donnent le nom de mystère à la réunion de trois personnes en une seule, c’est-à-dire à l’unité réalisée dans la trinité : une union dans la désunion. Cette fusion, cette association parfaite des trois unités confondues en une seule et produisant la paix est tellement contre nature, qu’elle constitue un mystère, et ce mystère était nécessaire.

De toutes ces réflexions, j’établis cette vérité : que la défiance est la conscience de l’esprit humain. Être défiant, c’est être homme selon les conditions de la nature, c’est être apte à recevoir tous les bienfaits de l’étude, c’est conserver l’espoir de rester soi-même et de n’être pas un produit de fabrique, composé, façonné d’après des méthodes uniformes, une sorte de mouvement d’horloge, garanti toute la vie. Il y a en nous un génie familier qui demande toujours pourquoi ? Avez-vous remarqué que les enfants questionnent beaucoup plus que les hommes, qu’un enfant est incomparablement plus difficile à convaincre qu’un homme ? Qu’est-ce, si ce n’est le principe de la défiance dans sa candeur ? « Pourquoi ? » dit l’enfant, ou plutôt dit l’esprit libre. On sourit le plus souvent ; on est même effrayé quelquefois de ces audaces d’enfants terribles ; patience ! mon pauvre enfant, ton esprit a des ailes, on te les coupera, et tu deviendras semblable à ces oiseaux apprivoisés et esclaves qui ne peuvent plus voler. Il y a des tristesses indéfinissables dans ces battements d’ailes trop courtes ; on sent leur naturelle ardeur, mais elle s’éteint graduellement jusqu’au degré fixé par l’éducation. Lorsque l’esprit questionne, bien loin de favoriser ce penchant naturel de tout connaître, on l’entrave, on le gêne ; on trouve cette curiosité importune, et petit à petit, soit par des réponses ridicules, soit par le silence, on arrive à détruire la faculté native de l’observation et le désir de savoir qui sont les aides de camp de la défiance et les sources de l’originalité.

Lorsque l’on examine de près toutes ces curiosités, elles intéressent plus qu’elles n’attristent ; car il n’y a rien de plus théoriquement comique que le spectacle de ces hommes. Ils se plaignent, ils gémissent, ils cherchent des libérateurs et des sauveurs ; la place publique est devenue la confusion des partis et des opinions ; ils ne savent plus distinguer la droite de la gauche : c’est un monde indéfini dont le centre n’est nulle part. Ils ont oublié les meilleurs conseils de la défiance ; qu’un bon tiens vaut mieux que tu l’auras (en Chine, nous disons « que deux tu ne l’auras pas ») ; que rien ne sert de courir, il faut partir à point. Combien en citerais-je, de ces oracles ? « Ne t’attends qu’à toi seul ! » est-il un précepte de défiance plus parfait ?

Avez-vous observé que les personnes qui tiennent aux relations sociales affectent de les rendre aussi rares que possible ?

Qu’est-ce, si ce n’est la défiance, qui inspire une semblable tactique ? C’est que les hommes doivent prendre des précautions infinies pour arriver à ne pas se mordre. Ils n’ont inventé la politesse que pour mieux se garer contre tous les dangers de la vie sociale, et derrière ces formules banales, que de rivalités, que de coups de dent ! Il existe même un art « qu’académique on nomme », qui consiste à être impoli poliment : c’est le comble !

L’Évangile recommande la douceur, mais il n’en parle qu’après avoir vanté la prudence du serpent. La prudence du serpent ! Voilà une opinion bien hardie ! J’ai observé que l’Évangile n’exprime le mot confiance que toutes les fois qu’il se rapporte à Dieu. C’est qu’en effet Dieu seul est capable d’attirer à lui toutes les hésitations de la défiance, tous ses doutes, tous ses tremblements. Dieu seul a assez d’empire sur le cœur humain pour le subjuger, pour s’en rendre maître, et pour arracher à ce despote un cri d’amour et de confiance. Se donner, livrer ses pensées, abandonner à une autre volonté ce mystérieux soi-même où résident les espérances de l’immortalité, est-ce possible, quand cette volonté n’est pas celle de Dieu, quand ce maître n’est pas la perfection même ?


IX


CONCLUSION


Les philosophes ont inventé un mot pour représenter un état d’esprit très ingénieux : c’est l’éclectisme ; ce qui indique l’attachement à aucun système, mais la recherche du meilleur. Un éclectique est un délicat qui, semblable à l’abeille, s’en va butiner dans les fleurs de son choix, dans les systèmes et les croyances, pour en retirer toutes les connaissances qui sont en rapport avec une sorte de perfection imaginée.

L’éclectisme est à la mode dans les temps où il est habile de ne s’attacher à rien pour être appelé, selon l’occurrence, un intègre ou un fidèle. Car celui qui est resté à l’écart peut toujours prétendre avoir été ce qu’il voudra être. La méthode est assez bonne lorsqu’elle s’applique aux affaires de la politique. Si le principe du gouvernement n’est pas stable, il est préférable d’être éclectique. Cela donne une aisance athénienne de la meilleure distinction. On se repose en attendant la fin et spes novas.

C’est, du reste, le rêve du sage, selon Lucrèce : contempler au bord du rivage, en lieu sûr, les infortunés qui se débattent dans l’océan tumultueux... cela ressemble beaucoup à un défaut, si on écoute certains penchants de la nature ; mais, quoi qu’il en coûte à la bonne opinion que nous avons de nous-mêmes, le conseil de Lucrèce est sage et sa pensée est vraie. Remarquez ceci : c’est que toute pensée critiquée, comme étant injuste ou excessive, est généralement exacte et répond à une observation réelle. Au contraire, toute pensée louée et répétée d’âge en âge, comme exprimant une vérité, est absolument fausse. Le vers célèbre de Térence : « Je suis homme et tout ce qui intéresse l’humanité m’intéresse » a été faux de tout temps ; il exprime une opinion qu’il ne convient pas à l’homme de dire. La réalité est toute différente, et le poète a idéalisé une pensée.

Lucrèce a donc raison, et tous les défiants le reconnaîtront. La seule concession qu’il serait peut-être poli de faire, ce serait de supprimer, dans la pensée de Lucrèce, la satisfaction qu’il paraît éprouver. Suave... il est agréable, c’est un plaisir... Pourquoi n’est-ce pas une calomnie ? Hélas ! ce n’est qu’une médisance, et La Rochefoucauld a répété, sous une forme XVIIe siècle, la même pensée, en disant qu’il y avait toujours quelque chose qui nous faisait plaisir... dans le malheur des autres. Et cela est si vrai ! Que chacun s’interroge : on proteste contre ces troubles intérieurs, contre ces scandales qui n’ont pas de témoins ; mais ils existent, c’est ce qu’on appelle se réjouir en secret, et ces réjouissances-là ont des raffinements de cruauté qui épouvantent l’imagination. Joseph de Maistre disait que la conscience d’un honnête homme, la seule qu’il connût, faisait frémir. Je ne me suis pas d’abord expliqué cette pensée ; mais, depuis que j’ai vu, j’ai compris, — et les honnêtes gens sincères ou clairvoyants diront que Joseph de Maistre avait raison. En vain se persuade-t-on qu’on est sans reproche : il viendra un moment de lucidité où tous ces décors de l’imagination pâliront ; il suffit d’un rayon de soleil pour rendre blafarde la plus éclatante des lumières artificielles.

Ces remarques ne sont pas des critiques ; j’observe et je note. La critique est trop aisée quand il s’agit d’actions humaines. J’ouvre un livre qu’on ne lit jamais, celui de sa pensée, journal de la vie qui s’imprime à des millions d’exemplaires et qui est le même pour tous. Les uns l’impriment sur papier ; d’autres sur la soie, en caractères d’or ; mais c’est le même sujet, et quelle que soit la splendeur de l’édition, elle est toujours revue mais jamais corrigée.

Les moralistes qui en ont publié quelques extraits se répètent depuis le commencement du monde : ce sont des indiscrets. Ce qu’ils disent, chacun le sait : il suffit d’ouvrir son livre. Nous en faisons nous-mêmes l’aveu, chaque fois que nous lisons quelque pensée, feuille détachée du livre secret ; nous la reconnaissons : « Oh ! que c’est vrai ! » disons-nous, gaiement ou tristement, selon le sujet ; et nous voyons la page de notre livre où la même pensée était écrite... encore une de révélée ! Combien de fois ne sommes-nous pas tirés de notre indifférence par ces voix importunes qui résonnent comme les grelots du souvenir ! Ils retentissent à nos oreilles, comme des plaintes quelquefois : « Tant que tu seras heureux, dit Ovide, tu compteras beaucoup d’amis, mais que ton ciel se couvre de nuages, tu seras seul... seul ! » Que de fois cette page a été écrite ! ! Rien n’est plus commun que le nom, dit La Fontaine, en parlant de l’amitié, rien n’est plus rare que la chose. » Alors il nous arrive de penser, si notre ciel est heureux, que nous avons beaucoup d’amis dont aucun ne nous aime, et que, nous-mêmes nous avons exilé de nos souvenirs un ami devenu malheureux. Et, en même temps, nous louerons le vers du grand poète :

Oh ! n’exilons personne ! oh ! l’exil est impie !

Nous applaudirons à toutes les maximes de générosité et de vraie grandeur que les inspirés chantent dans leurs vers ; nous aurons subitement des élans de retour sur nous-mêmes et il nous arrivera comme des bouffées de fraternité... mais ces impressions ne dureront même pas la vie d’une rose.

Oui, Lucrèce a raison, parce que la sensibilité, chez l’homme, ne s’exerce pas dans le sens indiqué par ce mot. Nous avons des tendresses de contrebande pour tout ce qui attriste, mais nous réservons notre sensibilité pour les émotions qui confinent au plaisir : or c’est un réel plaisir, qu’il soit visible ou dissimulé, que d’apprendre le malheur des autres : cela se constate principalement dans les familles.

Pourquoi ne pas le reconnaître ? la civilisation moderne a supprimé les plaisirs violents et les émotions vives. Il faut bien une compensation. Croyez-vous que, si un édit du préteur annonçait demain la reprise des combats de gladiateurs dans les arènes, le peuple en foule n’irait pas y assister ? Les mêmes acclamations retentiraient dans l’Hippodrome qu’autrefois au Colysée, et le spectacle d’un homme bien frappé, mourant avec la dignité qui convient à un histrion, ferait rugir les âmes tendres du XIXe siècle, comme il enflammait jadis l’enthousiasme des plus civilisés des hommes, les derniers Romains. Cela ne fait aucun doute.

Ce sont toutes ces remarques sur la nature humaine qui ont fait dire à certains penseurs que la société était funeste à l’homme et que la solitude lui était meilleure ; que l’homme naissait parfait... Gardez-vous d’écouter d’aussi pernicieux conseils : car rien n’est plus faux. La société est la réunion des hommes et les hommes sont ce qu’ils sont, c’est-à-dire des hommes, pas plus, pas moins. On se donne beaucoup de mal pour expliquer ce que nous sommes, quand il suffit de nous nommer ; j’admire ces efforts de l’esprit ; mais les plus savantes définitions de la science ne remplaceront jamais ce qui se découvre sous ce simple mot : les hommes.

Aimer la société, se contenter des ressources de son organisation, faute de mieux, travailler à les améliorer si l’on peut, en user le moins possible et le mieux possible, sont, en somme, d’excellents conseils que chacun de nous met en pratique, même les philosophes qui ont eu la maladresse d’avoir de la mauvaise humeur contre l’état social. C’est à l’égard de cet état social qu’il faut être éclectique : ne s’attacher à rien, vivre à peu près, comme dit Montaigne, de manière à être excusable. Nous reconnaîtrons — et cette étude y contribuera peut-être — qu’il faut se tenir en garde contre tous les préjugés qui ont cours, fausse monnaie qu’on présente comme bonne ; contre les amis, contre tout ce qui a une apparence de perfection : car les meilleurs sont encore les imparfaits ; nous reconnaîtrons que ce qu’il faut fuir, c’est justement ce que nous voudrions rencontrer, ce que nous chercherons toute la vie sans espoir de l’obtenir jamais.


FIN


TABLE







  1. Vauvenargues.
  2. Selon les poètes, elles ont le don de rappeler à la vie.
  3. Oiseaux symbolisant l’amour conjugal.
  4. Ce passage est tiré du Livre des rites.
  5. Par autorisation spéciale de la censure, et malgré les protestations de la Comédie-Française, ce terme a été conservé.
  6. Les Fourberies de Scapin, acte I, scène II.
  7. L’Avare, acte II, scène v.
  8. Une fleur qui change trois fois de couleur en un jour.
  9. La femme a trois devoirs de dépendance : 1° envers son père ; 2° envers son mari ; 3° envers son fils, lorsqu’elle est veuve. La courtisane chinoise est placée hors de ces dépendances.
  10. Ces quatre vertus sont : honorer sa belle-mère ; respecter son mari ; vivre en paix avec ses belles-sœurs ; exercer la bienfaisance.
  11. La guitare des Chinois a sept cordes ; il n’est pas ridicule d’en jouer.