Les Présences invisibles/Texte entier

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véga

LES
PRÉSENCES INVISIBLES
Avec une Préface de GEORGES GOYAU
de l’Académie française

sixième édition

Ouvrage couronné par l’Académie française
LIBRAIRIE ACADÉMIQUE PERRIN


LES
PRÉSENCES INVISIBLES














Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays.

PRÉFACE


La Grande Guerre, en fauchant des millions d’hommes, a posé d’une façon plus instante, plus aiguë, devant des millions d’âmes endeuillées, le problème de la mort, « Les morts vivent-ils ? » Sur cette question, la presse a commencé des enquêtes ; la Sorbonne, des expériences. Certaines techniques de spiritisme, qui aspirent à y répondre, essaient de se présenter à nous sous l’aspect d’une science.

La crédulité des imaginations s’efforce à repeupler la solitude des cœurs : pour apporter l’aide décisive, des médiums complaisants sont là. Entre nos sens et les êtres disparus, la mort interposait un voile : on veut que ce voile tombe, et que les morts soient, en quelque mesure, ramenés à proximité de nos sens, à proximité du sens de l’ouïe, — il faut qu’on les entende —, à proximité, même, du sens de la vue, et la théorie de l’ectoplasme s’élabore. On se flatte d’arracher à l’éternel sommeil quelque chose de leur personnalité ; et, si mal défini, si balbutiant, si vaporeux que demeure ce quelque chose, on se targue de pouvoir remporter, un jour ou l’autre, un quart de victoire sur la mort, grâce à ces nouvelles disciplines du savoir humain.

Parmi tant de curiosités haletantes, anxieuses, naïvement et douloureusement débridées, voici s’élever, dans ce livre de « Véga », la voix d’une chrétienne, qui vient nous dire, au nom de l’Écriture et d’une tradition plus de dix-neuf fois séculaire : La mort ! Mais depuis dix-neuf cents ans elle est vaincue. Oui, les morts vivent et les morts sont présents. Invisibles à vos sens, ils sont près de vous, cependant, si vous savez et si vous voulez être près d’eux !

Ainsi peut se résumer ce livre ; et sous nos yeux s’y déroulent, recueillis avec une diligente ferveur, les textes consolateurs, messagers des certitudes de l’au-delà, qui pendant des siècles aidèrent les âmes à supporter les deuils et à affronter personnellement la mort.



Quelle étrange aventure que celle du scientisme ! Après nous avoir cantonnés dans le domaine de l’expérience brute, après avoir édifié un mur entre notre pensée et ce que dédaigneusement il traitait d’Inconnaissable, le scientisme un jour se sentit muet, lamentablement aphone, en face de l’angoisse que criaient les âmes. Je vous ai émancipées, leur disait-il. Et les âmes répondaient : Nous sommes des appauvries, et nous pleurons maintenant sans espérance. Alors le scientisme, gêné sans être résipiscent, consentait à organiser des expérimentations pour dérober à l’Inconnaissable quelques-uns de ses secrets. Sans faire amende honorable à ces métaphysiques que sont les religions, on se mettrait à inventer des « métapsychiques ».

Comme on ne voulait pas renoncer à être positiviste, on allait solliciter, indiscrètement, la science dite positive, pour qu’elle ramenât dans les tombes des morts un rayon de lumière et dans les cœurs des vivants un rayon de sérénité. Silence au Dieu révélateur ; on se refusait à lui rendre la parole. Mais avec une prétentieuse candeur, on la donnait aux médiums.

La déception fut rapide, et M. Paul Heuzé pouvait récemment conclure, au terme de son enquête de l’Opinion[1] :


« Il semble s’établir peu à peu que :

1o  Quand le médium n’est pas contrôlé, il y a des phénomènes ;

2o  Quand le médium est contrôlé, les phénomènes diminuent à mesure que le contrôle augmente ;

3o  Quand le contrôle est complet, il n’y a plus de phénomènes du tout.

C’est là tout ce que je crois avoir le droit de dire. Le sens exact de ces paroles, l’avenir seul nous l’apportera. »



L’avenir ?… Mais qu’importent ces hypothétiques révélations d’une science future, à ceux qui pleurent dans le présent, à ceux qui veulent, tout de suite, des nouvelles de leurs morts ! Ils interrogent toujours, ils attendent toujours. Véga, son Évangile en main, leur rappelle qu’il y a vingt siècles cette question de la mort fut traitée, qu’elle fut traitée par les lèvres d’un Dieu. Ce Dieu, par une démarche toute gratuite d’infinie pitié, venait sur la terre pour être secourable, pour être bon : puisque la grande détresse dont souffraient les âmes provenait de l’obscurité même du problème de la mort, pourquoi donc aurait-il laissé à des savants le soin de se débattre, quelque deux mille ans plus tard, avec ce problème ? Véga nous redit comment le Christ, loin de le livrer aux disputes des hommes, loin d’en ajourner l’émouvante solution, le résolut au matin de Pâques, par sa résurrection, et puis, en de multiples et solennelles affirmations, en éclaira toutes les données par les rayons de l’inextinguible espérance.

Je me disais, en lisant Véga : comment se fait-il que dans un univers assombri depuis quelques années par la profusion des crêpes, dans un univers où le problème remue plus d’âmes que jamais il n’en remua, il y ait tant d’âmes, encore, pour se détourner de ces lumières-là, et pour s’évader, fiévreuses, vers le clair-obscur de ces laboratoires d’occultisme où l’on essaie de capter, par d’équivoques méthodes, un écho mal distinct de la voix des morts ?

Certains chapitres de Véga, qui s’intitulent : « Comment nous les faisons revivre ici-bas ; — L’ascension : accepter ; — Renoncement et soumission », m’ont permis de pressentir les secrètes raisons de ces paradoxales démarches. Car ils exposent, ces chapitres, au prix de quelle discipline morale, de quel effort sur nous-mêmes, nous pouvons nous rapprocher de nos morts et nous sentir participants du bienfait de leur invisible présence. Il n’est pas besoin de travail intérieur, ou de transformation morale, ou de conversion de l’âme, pour épier les informations que nous promet le spiritisme ; mais la spiritualité chrétienne, elle, requiert tout cela. Il faut que nos âmes se purifient, pour que le mystérieux et tutélaire voisinage de ces autres âmes devenues de purs esprits nous soit moins inaccessible, moins obscur ; c’est en nous détachant de nous-mêmes pour nous élever vers Dieu que, sur la route même où nous engagera notre élan, nous rencontrerons, nous sentirons nos morts ; et chaque victoire qu’au fond de nous-mêmes l’esprit remporte sur la matière, nous achemine vers eux, nous rapproche d’eux.



Mais dès lors, c’est de notre vie morale, à nous, c’est de la façon dont nous la concevons et la pratiquons, que dépendent nos rapports avec les morts, puisque voilà leur présence d’autant plus sensible à notre âme, que notre âme elle-même se veut plus proche de Dieu.

Voulons-nous pleinement jouir des rassurantes certitudes que Dieu lui-même nous apporta sur la destinée des morts qui, durant leur étape terrestre, ont su croire et aimer ? Voulons-nous réaliser ces certitudes devant nos cœurs, en ce qui regarde les êtres qui nous furent très chers ? Nous devons alors lutter pour abolir en nous le vieil homme, certains que nous sommes, au cours même de cette lutte, de communier plus intimement, malgré la barrière sépulcrale, avec ces vies dont Dieu est devenu la rayonnante joie.

Les présences invisibles dont nous entretient Véga deviennent ainsi comme une réponse à nos propres ascensions d’âme ; elles nous laissent, vers elles, quelque chemin à faire, images pâles et lointaines de l’invisible présence de Dieu, qui vient à nous, mais qui veut en même temps que nous allions à lui.

Ne demandons pas à Véga, ce qu’elle n’a pas voulu nous offrir, un exposé des fins dernières de l’homme d’après la doctrine du christianisme ; elle ne prétend ni enrichir cette doctrine, ni l’amoindrir, ni suppléer aux livres qui l’exposent. Ce qu’elle veut — et ce vouloir fait l’originalité de son œuvre — c’est nous montrer par quel effort personnel de vie chrétienne nous devons faire accueil à ces magnifiques avances de lumière projetées sur le sort de nos morts par la révélation divine. Nous apprenons, en ces pages, quelle virile et forte préparation morale nous devons nous imposer, pour que devienne plus pénétrant, plus conscient, plus empreint d’une surnaturelle sérénité, notre contact avec nos morts. Nous comprenons, en lisant ces méditations où se condense une expérience de paix chrétienne succédant à une expérience de douleur, que faire bon usage de nos vies, c’est en quelque façon faire bon usage de la mort des êtres aimés, et des grâces que dans leur vie nouvelle ils invoquent et obtiennent pour nous. Et ce livre nous persuade que nous mettre aux écoutes de Dieu, c’est en même temps nous mettre aux écoutes des élus que nous avons pleurés.

Si pour faire étape vers eux nous adoptons une telle méthode, nous lui devrons cette douceur de les aimer plus encore, en constatant que notre amour pour eux devient pour nous-mêmes un agent de perfectionnement. Ces êtres chéris, ces vivants par excellence, que nous appelons des morts, nous conjurent de balayer de nos âmes tout ce qu’elles decèlent de ferments de mort ; ils nous aident, ils nous soutiennent, dans notre tâtonnant essor vers la vie pleine, vers la vie vraie. Pour l’agnostique, ils sont des ombres insaisissables ; pour le croyant, ils sont des appuis ; et le sentiment de proximité qui l’attache à eux se transforme en un sentiment de gratitude. Améliorées par ces invisibles présences, nos âmes les fixeront, et les perpétueront, et les illumineront, par la fidélité même de leur progrès dans le bien, et par cette autre fidélité avec laquelle elles leur en diront merci. Et ce merci, nous l’exprimerons par des prières, par des prières pour nos morts.

Georges Goyau.
LES PRÉSENCES INVISIBLES


Je crois à la Communion des Saints…
et à la Vie éternelle. Amen.

Ces pages s’adressent à ceux, si particulièrement nombreux à notre époque, dont un deuil irréparable a bouleversé l’âme et la vie, à tous ceux aussi que glacent et accablent la solitude du cœur et le vide du foyer, à ceux qui demeurent mutilés ou étrangers sur cette terre au milieu des autres hommes dont ils ne peuvent plus partager les espérances et les joies. Combien d’entre nous ont perdu, leur semble-t-il, avec la meilleure part d’eux-mêmes, leur raison d’exister !

Certains, le premier déchirement passé, s’étourdiront ; ils trouveront d’autres intérêts, des affections nouvelles. Comme ces arbres, hachés par la mitraille, brûlés par les gaz dont les racines produisent des rejetons, ils se mettront à revivre d’une vie diminuée ou changée, et plus ou moins complètement, ils oublieront. Mais d’autres n’ont ni le pouvoir ni surtout la volonté d’oublier ; ils ne renoncent pas à leur plus grand, leur plus profond amour, sentant que s’ils y parvenaient, ils se renieraient eux-mêmes : « Si je t’oublie, Jérusalem, que ma droite s’oublie elle-même ! »

À l’apaisement trompeur, à la déchéance de l’oubli, ces désolés, en attendant la mort qui réunit, préfèrent leur douleur, quoique âpre qu’elle soit, parce qu’elle est encore un lien entre eux et leurs bien-aimés : « C’est Rachel, pleurant ses enfants et refusant d’être consolée parce qu’ils ne sont plus. » (Jérémie, xxxi, 15.)

Cependant la plupart d’entre eux croient à la vie éternelle, ou s’imaginent y croire, ou n’osent pas la nier ; beaucoup sont chrétiens de naissance, d’éducation, de conviction sincère et profonde aussi ; leur foi claire ou obscure s’est souvent manifestée par des actes. Et vis-à-vis de la mort, ils resteraient confondus, ils s’avoueraient vaincus, ils pleureraient comme ceux qui n’ont pas d’espérance ! Je voudrais — que Dieu me soit en aide ! — vous dire, à vous qui portez au cœur une blessure incurable, mais qui aimez toujours et qui croyez encore — encore un peu — que vous n’êtes, malgré les apparences, ni vraiment misérables, ni seuls et abandonnés. Car Dieu, notre Dieu, le Dieu de l’Évangile, est amour et ceux qui aiment véritablement ont en eux-mêmes quelque chose de lui, quelque chose d’immortel et de tout-puissant. Les disciples du Christ devraient le savoir puisque la vie éternelle resplendit dans toutes les paroles de leur Maître, à toutes les pages de son Livre.

Mais souvent, dans l’affolement de notre douleur, nous sommes comme Agar perdue au désert avec son fils. L’eau de l’outre est épuisée, le jeune garçon va succomber, la pauvre mère s’écrie en sanglotant : « Que je ne voie pas mourir mon enfant ! » Alors Dieu lui ouvre les yeux et elle aperçoit un puits dont un instant auparavant elle ne soupçonnait pas le voisinage.

Nous aussi, nous avons près de nous, à notre portée, une source que nous méconnaissons. Dieu veuille dessiller en nous le regard de l’âme, celui qui découvre l’invisible !



L’APPEL



Avec notre bonheur très vite ils sont partis

Malgré nos yeux noyés de larmes, nos mains jointes,
Et le temps vainement efface leurs empreintes :
Lequel de nous a cru qu’ils sont anéantis ?

Chère joie envolée, ô morts grands et petits
Qu’invoquent malgré nous nos regrets et nos plaintes,
Vous que nous bénissons chaque jour, âmes saintes
Qui de l’aile effleurez nos fronts appesantis,

Il m’a fallu sans vous m’attarder sur la terre,
Mais je ne sus rester dans ma nuit solitaire
Lorsque vous franchissiez le seuil mystérieux :

Tremblante j’approchai de cette porte noire,
Une voix m’appela, je vis de loin vos yeux,

Et le Seigneur me dit alors : Si tu peux croire !

I

LA GRANDE QUESTION

Quelque décisifs que soient les arguments de la raison naturelle en faveur de la survivance de l’âme, il est utile pour la plupart des hommes, qu’ils soient éclairés par une autre lumière. On dirait que par eux-mêmes, quelques âmes exceptionnellement lucides ou particulièrement aveuglées mises à part, ils se sentent incapables soit d’affirmer, soit de nier la vie éternelle. Ceux qui, par instinct, ou par tradition, y croient, se conduisent souvent comme si, au delà de la mort, rien ne leur restait à attendre ni à espérer. Ceux qui, le plus impétueusement, le plus opiniâtrement, affirment l’impossibilité d’une autre existence, en gardent la terreur secrète ou la mystérieuse hantise. Ils redoutent, comme Hamlet, les songes qui peut-être troublent le dernier, le profond sommeil. Ils craignent une obscure survie et, en face de cette nature matérielle où tout se transforme sans se perdre ni s’anéantir, ils se demandent malgré eux pourquoi ce qui en eux pense, veut, désire, ce qui constitue leur personnalité, se dissiperait sans laisser de traces, comme la forme insaisissable d’un nuage…

« Mais alors, quelle est donc cette flamme immortelle

Qui, partant d’un grand cœur, dépasse son destin ?…
Et dont la force vive et si brûlante est telle

Qu’elle brille le soir plus haut que le matin[2] ? »

Nous aimons certains êtres autant et mieux que nous-mêmes ; il faut les voir disparaître, assister à la métamorphose de cette physionomie rayonnante d’intelligence et de tendresse, de ce cœur ardent et généreux en une froide, une insensible effigie qui deviendra bientôt un méconnaissable objet d’horreur. Quelle révolte alors, quel sursaut indigné de l’âme, de ce dieu intérieur qui s’insurge violemment, obstinément, contre l’atroce apparence, qui regarde autre part, qui crie au disparu : Tu n’es plus là ! Tu es ailleurs !… et qui ajoute quelquefois, poussé par une mystérieuse, une ineffable intuition ; tu n’es pas loin !

Si le fond obscur, l’inconscient de nous-même, n’admet pas la notion du néant, si notre pensée se refuse à la concevoir, si notre amour la repousse avec angoisse, notre sentiment inné de la justice s’y oppose tout autant :

« Car nous sommes d’un monde où les plus belles choses
Ont le pire destin. »

Et l’on ne saurait nier que les martyrs, les sacrifiés, forment l’élite de l’humanité, ce qu’il y a en elle de plus touchant, de plus lamentable et de plus sublime. Certes l’immolation héroïque d’un moment peut être une joie magnifique, une délivrance glorieuse… Mais les lentes tortures, les ignominieux et obscurs supplices, les infamies subies, les angoisses éprouvées par d’innocentes victimes sans aucune défense, par d’indomptables témoins, par des cœurs patients et dévoués, comment seront-ils vengés et récompensés ? Qui oserait proclamer l’existence d’un Dieu juste et nier la vie éternelle ?

Aussi l’affirmation de cette vie éternelle se trouve-t-elle à la base du christianisme dont on a pu dire qu’il repose sur le tombeau vide de Jésus ressuscité.

La personne humaine du Rédempteur galiléen appartient au domaine de l’histoire et la plupart de ceux mêmes qui ne saluent pas en lui leur Sauveur et leur Dieu, le considèrent avec respect. Nul n’exerça sur l’humanité une telle influence. De son vivant, ses ennemis le persécutèrent et le crucifièrent ; après sa mort, ils continuèrent à le haïr et à le combattre, affirmant ainsi sans le vouloir ni le savoir, une survie miraculeuse qu’ils rejettent ou raillent.

Pour nous qui croyons en Lui, je voudrais essayer de montrer quelle consolation, quel réconfort nous pouvons puiser et nous puisons dans cette foi. Car enfin, lorsqu’on possède un trésor, c’est une triste folie de ne pas en jouir et une coupable avarice, un égoïsme cruel de ne rien en distribuer aux autres.



LES LARMES SILENCIEUSES

Ô larmes dans la nuit qui nous brûlent les yeux
Quand les heures s’en vont si lentes et si lourdes,
Et qu’on n’aperçoit plus les cieux,
Cachés par les ténèbres sourdes !

Sanglots désespérés qu’on étouffe de peur
D’entendre à travers l’ombre un appel sans réponse,
Accablante et morne stupeur
Où, las à mourir, on enfonce.

Souffrir et pleurer seul ces larmes dans la nuit,
Sang d’un cœur éperdu que la détresse broie,
Qu’un destin sinistre poursuit,
Et qui connut jadis la joie.

Le front penché, les mains jointes, je pense à vous
Qui sans cesse pleurez, ô foules innombrables !
Dieu puissant, qu’il me serait doux
De consoler ces misérables !


Mais de ces pleurs que seul tu comptes et tu vois,
Tu peux faire, Seigneur, une fraîche rosée
Qui calme l’angoisse sans voix
Et la douleur inapaisée.

De ces regrets poignants, ces peines et ces vœux,
De ces sanglots, âcres fruits noirs et grappes sures,
Tu peux faire, si tu le veux,
L’huile et le vin doux aux blessures.

Tu les accueilles, je le sais. Cela suffit.
Plus grande est la misère et plus ta grâce abonde ;
Je crois en ton amour qui fit
Dun gibet le salut du monde.



ii

L’AMOUR QUI NE MEURT PAS

La vie éternelle ! Comment ceux qui l’admettent ne sont-ils pas illuminés, fortifiés, vivifiés d’avance par cette foi ?… Une séparation, quelque longue qu’elle soit, est-elle vraiment une séparation quand la certitude du revoir est au bout ? Si nous croyons que, par la grâce du Dieu d’amour et de justice, notre âme est immortelle, que nos bien-aimés qui furent les siens et le servirent suivant leurs forces, ne sont pas morts tout entiers, que tôt ou tard ils nous seront rendus, un rayon céleste doit traverser nos heures les plus ténébreuses et nous rendre possible d’accueillir le conseil de saint Paul (I, Thess., iv, 3) et de ne pas pleurer comme ceux qui n’ont pas d’espérance.

Mais, diront certains êtres scrupuleux et tendres, écrasés de tristesse, nous reconnaîtront-ils, nous aimeront-ils encore, et d’ailleurs, comment vivre sans eux en attendant ? Nous ne le pouvons pas et qui sait si le Dieu jaloux ne condamne pas notre affection et ne nous punit pas en nous séparant, de nous être trop aimés ?

Vous que cette idée hante et désole, comprenez bien que Dieu ne nous blâme jamais d’aimer trop, mais seulement d’aimer mal, d’une façon égoïste, lâche et déréglée, en faisant passer nos intérêts ou notre agrément avant le bien de ceux que nous chérissons, en préférant leur chair périssable à leur âme immortelle. Dieu qui est amour (IJeaniv, 8 et 16) résume en ce commandement : « Tu aimeras » (Marcxii, 30, 31) toute la loi morale. L’amour n’est pas la passion charnelle ni la stupide idolâtrie ; c’est ce qu’il y a en nous de plus divin, l’essence même de notre vie.

Pourquoi essayer de vivre sans ceux que nos yeux ne voient plus ? Il faut croire qu’ils vivent et ne pas les chercher parmi les morts (Lucxxiv, 5), c’est-à-dire les considérer comme morts). Au lieu de nous lamenter sur leurs pauvres dépouilles, songeons à la lumière qui rayonnait dans leurs regards, qui souriait sur leur bouche, à la puissance mystérieuse qui leur inspirait les tendres et réconfortantes paroles dont nous avons soif et donnait à leurs gestes, à leurs actes, ce je ne sais quoi d’inimitable dont le souvenir nous arrache encore des larmes…

L’âme chérie s’est rapprochée de son Dieu, elle participe à une vie plus belle, plus intense que la nôtre ; elle est devenue plus forte, plus clairvoyante que nous…

Comment cesserait-elle de nous connaître, ne nous aimerait-elle pas mieux, nous qui, même dans les ténèbres d’ici-bas, ne l’oublions point mais lui gardons toute notre tendresse ?

Sans doute la prison charnelle dont elle s’est échappée, où nous sommes retenus, nous sépare encore d’elle… Pourtant, sans l’y rappeler par notre aveugle désespoir, sans vouloir la rabaisser jusqu’à notre misère, nous pouvons nous efforcer de nous élever vers elle, nous souvenir que si les liens matériels sont brisés, les invisibles demeurent, que l’Évangile nous convie à vivre dès ici-bas de la vie éternelle. Peut-être alors arriverons-nous à comprendre dans une certaine mesure la promesse magnifique de Jésus : Celui qui croit en moi ne mourra jamais. (Jeanxi, 26.)

III

L’INVISIBLE AMI

Jésus-Christ en lequel se résument toutes nos espérances, n’est pas un mythe, un symbole, une création poétique ou légendaire, mais une personnalité historique, un homme qui a foulé notre terre, qui, né d’une femme, a vécu comme nous pour mourir aussi comme nous, et qui, affirment tous ses disciples, est ressuscité. « Du pays inconnu dont aucun voyageur n’est jamais revenu », lui est revenu ; et depuis, entre cette région mystérieuse et le monde qui nous entoure, il n’y a plus d’abîme infranchissable, mais seulement un voile épais et limpide à la fois ainsi que les eaux d’une mer profonde ; nous y jetons notre espérance comme les marins leur ancre, et sans rien distinguer à travers l’océan lumineux, impénétrable à nos regards mortels, nous sentons que notre espoir a trouvé quelque part un roc solide où il s’est fixé d’une façon inébranlable. Notre âme, vaisseau fragile, frémit et s’agite encore au souffle des ouragans superficiels, ils ne l’emportent plus çà et là sur les écueils où elle se briserait, elle demeure solidement fixée dans les calmes et sûres profondeurs que les orages ne troublent pas.

L’Évangile nous raconte qu’au moment de quitter ses disciples, ou plutôt de devenir invisible à leurs yeux, Jésus leur dit : « Je suis tous les jours avec vous jusqu’à la fin du monde. » (Math., xxviii, 20). Ceux qui depuis vingt siècles ont cru à cette promesse, peuvent certifier qu’elle fut tenue. Leur témoignage et notre misère nous attirent vers l’Ami divin. Il nous appelle, et nul n’eût jamais d’aussi tendres accents : « Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et chargés, et je vous donnerai du repos. (Math.x, 28.)… Je me tiens à la porte et je frappe. Si quelqu’un entend ma voix et m’ouvre, j’entrerai et je souperai avec lui, et lui avec moi. » (Apoc.iii, 20.)

Si notre âme en détresse répond à cet appel par la confiance, elle découvre un céleste asile, un refuge où, enveloppée par l’amour de son Sauveur, elle ne sera plus seule, mais entourée d’une multitude d’autres âmes ressuscitées comme lui et grâce à lui. En effet, « Dieu, nous déclare-t-Il, n’est pas le Dieu des morts, mais le Dieu des vivants, car en Lui tous vivent, » (Lucxx, 38.) Et de même que le Dieu mystérieux d’Israël se définit ainsi : Je suis Celui qui est (Exodeiii, 14), le Christ dit : Je suis la Vie, (Jeanxii, 6.) À ceux qui viennent à lui, Il accorde, non pas la vague promesse d’une renaissance lointaine, mais la certitude d’une vie qui ne cessera jamais, malgré les apparences.

Lorsque la tendre et inquiète sœur de François Ier, la Marguerite des Marguerites, touchait à la fin d’une existence voluptueuse et tourmentée qu’elle regrettait tout en la maudissant, puisqu’elle s’écriait : « Qui m’aurait proposé une pareille vie, je me serais plutôt noyée », on lui parlait pour la réconforter d’un monde meilleur, mais secouant tristement la tête, elle répliquait : « Nous serons bien longtemps morts sous terre avant d’en arriver là. » Beaucoup de gens, chrétiens peut-être, ont, je le crains, la même désolante conception de l’immortalité que la pauvre reine de Navarre, Qu’ils écoutent, ceux-là, Notre-Seigneur Jésus répondre au malfaiteur repentant qui expirait près de lui sur le Calvaire : « Aujourd’hui tu seras avec moi dans le paradis. » (Lucxxiii, 43.) « En absolvant Marie-Magdeleine, en exauçant le larron, à moi aussi, tu as donné l’espérance », dit la prose sublime du Dies iræ.

Nous acceptons pour nos bien-aimés et pour nous, ô Christ, invisible Ami, cet espoir que tu nous offres. Ton Évangile est la bonne nouvelle de la vie éternelle. Après toi qui la réalisas, tes apôtres la proclamèrent. Elle rayonne dans leur Livre qui est le tien… En cet Évangile, nous te chercherons. Lorsque nous t’aurons trouvé, Toi vivant, nous chercherons en toi nos autres amis invisibles, les chères âmes auxquelles nos âmes restent liées, et grâce à toi, nous les rencontrerons.



L’HÔTE

Tu frappes à la porte ; entre dans la maison :
Sans doute elle est pauvre et petite,
Et perdue au milieu de l’immense horizon,
Très indigne de ta visite.

Elle eut jadis un chaud foyer, un beau jardin,
Mais le vent souffla des collines,
Et le feu s’éteignit, et l’âpre gel soudain
Assassina les fleurs divines.

La misère depuis y règne et la douleur
Qui, jamais lasse d’y descendre,
Vient s’accroupir auprès de l’âtre sans chaleur
Pour se lamenter sur la cendre.

Mais tu connais trop bien ces fantômes hideux
Pour que leur aspect t’épouvante ;
Chagrin et pauvreté t’obéissent tous deux,
Et la mort même est ta servante.


Comme nous tu luttas dans l’ombre et tu vainquis,
Malgré l’effort de l’adversaire ;
Tu m’apportes le bien si chèrement acquis,
Le trésor qui m’est nécessaire.

Tu frappes à la porte ; entre, ô mon Bien-aimé,
Chez celle qui languit et pleure.
Du misérable abri qui ne t’est pas fermé,
Tu sauras faire ta demeure.



IV

SOUS L’ANCIENNE ALLIANCE

Sous l’ancienne Alliance, la vie future apparaît plutôt comme une glorieuse et lointaine perspective que comme une immédiate réalité ; les morts sont recueillis vers leurs pères dans le schéol que Job appelle : « un pays d’ombre, de confusion, d’obscurité, où la lumière est semblable aux ténèbres » (Jobx, 22) et il est défendu aux évocateurs d’esprits de troubler leur repos. (ISamxxviii, 15.) Les corps même renaîtront : « Quand ma peau aura été détruite, de ma chair je verrai Dieu », dit Job. (xix, 26.)

« Réveillez-vous et tressaillez de joie, habitants de la poussière, s’écrie Isaïe. Car ta rosée, Éternel, est une rosée vivifiante, et la terre redonnera le jour aux ombres. » (Isaïexxvi, 19.)

Les prophètes annoncent que la mort sera vaincue : « Il anéantit la mort pour toujours ; le Seigneur, l’Éternel essuiera les larmes sur tous les visages. (Isaïexxv, 8.)

Je les rachèterai de la puissance du séjour des morts, je les délivrerai de la mort. Ô mort, où est ta peste ? Séjour des morts, où est ta destruction ? » (Oséexiii, 14.)

Dieu prend à lui le mystérieux patriarche Enoch qui, sur la terre, nous est-il dit, marchait avec lui (Genèsev, 24). Il ensevelit lui-même Moïse dont nul ne connaîtra la sépulture (Deut., xxxiv, 6) et le prophète Élie monte au Ciel dans un tourbillon. (II, Rois, ii.)

Déjà donc ceux qui vivaient ici-bas dans la foi et l’amour de Dieu, c’est-à-dire en communion avec lui, se sentaient participants de l’immortalité divine ; car « on cherche la vie dans ce qu’on aime » et nul n’exprime ce sentiment avec plus de touchante éloquence que les psalmistes.

L’un d’eux, Asaph, s’irrite longtemps de la prospérité insolente des méchants, puis, soudain, éclairé par la réflexion et la prière, il se réfugie dans les sanctuaires de Dieu et là, entrevoyant la vie à venir, il comprend que la justice éternelle aura le dernier mot. « Lorsque mon cœur s’aigrissait, dit-il alors, j’étais stupide et sans intelligence… Cependant, Seigneur, je suis toujours avec toi. Tu m’as saisi par la main droite, tu me conduiras par ton conseil, puis tu me recevras dans la gloire. Pour moi, m’approcher de Dieu, c’est mon bien. Ma chair et mon cœur peuvent se consumer, Dieu sera toujours le rocher de mon cœur et mon partage. » (Pslxxiii.)

« Où irai-je loin de ton esprit ? Où fuirai-je loin de ta face ? chante le roi David… Si je me couche au séjour des morts, t’y voilà (Pscxxxiv, 7, 8). Garde-moi, ô Dieu, car je cherche en toi mon refuge, tu es mon souverain bien… Aussi mon cœur est dans la joie, mon esprit dans l’allégresse. Et mon corps repose en sécurité. Car tu ne livreras pas mon âme au séjour des morts. Tu ne permettras pas que celui qui t’aime voie la fosse. Tu me feras connaître le sentier de la vie. Il y a d’abondantes joies devant ta face, des délices éternelles à ta droite. » (Psaume xvi, 1, 9, 11.)

Ces paroles furent appliquées par les apôtres Pierre et Paul (Actes, ii et xiii) à la résurrection de Notre-Seigneur Jésus, car pour le Christ seul, elles furent parfaitement accomplies, elles cessèrent d’être une prophétie pour devenir une réalité présente. Par sa mort et sa résurrection, nous enseignent l’Écriture sainte et la tradition de l’Église, Jésus opéra une révolution dans le monde mystérieux de l’invisible ; il brisa les portes du schéol ténébreux, illuminant les limbes où l’attendaient tant de morts, et il mit ses rachetés passés, présents et futurs, en possession de la vie éternelle.

« Il est descendu aux enfers » (l’hadès, le séjour des trépassés), affirme le Credo. D’après le Nouveau Testament, entre sa mort et sa résurrection, le Christ est allé annoncer le salut à des âmes encore captives du sépulcre. (I, Pierre, iii, 18-20.)

Gaudence, ancien évêque de Brescia, expose ainsi cette transformation : « Jadis, avant l’arrivée du Sauveur, la mort se faisait craindre de tous, même des saints, et ceux qui pleuraient une personne défunte, la pleuraient comme si elle avait péri ; mais une fois que le Christ fut ressuscité d’entre les morts, la mort a cessé d’être terrible. »



LE JUGE

Ô Christ quand tu viendras comme Roi, comme Juge,
Lorsque tu paraîtras soudain à tous les yeux,
Aurai-je peur de toi, mon Sauveur, mon Refuge,
Tremblerai-je devant l’abîme ouvert des cieux ?

Mon cœur frémira-t-il d’angoisse et d’épouvante
Quand vers moi descendra l’essaim léger des morts,
Ceux que cherche en pleurant ma tendresse fervente,
Ceux vers qui vont tous mes désirs et mes efforts ?

Comme un enfant perdu qui retrouve sa mère,
Ô Jésus, je courrai d’un grand élan vers toi !
Mes larmes te diront toute ma peine amère,
Tout mon ardent amour, mon espoir et ma foi.

Et vous qui le suivrez parmi la multitude,
Vous que j’aimai toujours, qu’un moment je perdis,
Vous, l’âme de mon âme et sa béatitude,
Vous revoir me sera l’aube du paradis.



V

L’IMMORTALITÉ IMMÉDIATE

Deux fois au moins pendant sa vie, Notre-Seigneur Jésus démontre avec une force et une netteté particulières le changement radical opéré par sa mission rédemptrice dans le monde des esprits et la façon nouvelle dont ses disciples doivent concevoir l’existence future.

Il arrive au petit village de Béthanie situé si près du Mont des Oliviers et où il aimait à se reposer, à passer quelquefois une nuit dans la paix des champs et des vergers. Il sait qu’il va y trouver la tombe à peine fermée de son ami, la douleur de deux femmes privées de leur appui et qui l’ont déjà sollicité en vain de venir à leur aide. Car Jésus connaissait la dangereuse maladie de Lazare et il tardait à le secourir, à revenir dans les environs de cette Jérusalem où ses ennemis l’attendaient pour le crucifier. Quel terrible mystère pour le mourant et pour Marthe et Marie que ce retard ! Elles aiment le Messie, elles ont confiance en lui, et au moment de l’angoisse, il les abandonne ! Lui qui guérit, qui console même les étrangers et les païens, qui ne reste jamais insensible aux prières des misérables, il ne répond pas aux messages suppliants de ses meilleurs amis… Lazare agonise et meurt, on l’enterre… Jésus demeure absent… Le voici enfin, trop tard, quatre jours après l’ensevelissement !

Certes, l’affection qui attachait les sœurs de Lazare à leur frère était particulièrement tendre et profonde, et je crois en effet qu’aucun amour ne dépasse en force et en pureté l’amour fraternel quand il s’épanouit dans sa perfection. Pas une goutte de sang qui soit différente, les mêmes vénérations, les mêmes souvenirs d’enfance, une source et une tradition identiques, une compréhension complète, une entente exquise, et rien cependant de trouble ni de charnel, un sentiment naturel intense et désintéressé. Dans la famille de Béthanie, cette harmonie existait, divinisée par la présence du Christ que les sœurs et le frère s’unissaient encore plus étroitement pour aimer !

Quelle force cette tendresse n’aurait-elle pas dû avoir sur le cœur de Jésus et cependant !… Qui dira ce que ressentent, en apprenant son arrivée tardive, Marthe et Marie ! Marthe exprime quelque chose de cette émotion dans une parole que répétera bientôt sa sœur. Instinctivement et malgré tout, elle court au-devant du Maître ; elle le distingue au milieu des disciples sur la route pierreuse et blanche qui descend en serpentant parmi les oliviers : « Seigneur, crie-t-elle, si tu eusses été ici, mon frère ne serait pas mort ! » Puis ses yeux troublés de pleurs se lèvent vers la face auguste, un vague et puissant espoir illumine sa détresse : « Mais maintenant même, ajoute-t-elle, je sais que tout ce que tu demanderas à Dieu, Dieu te l’accordera. »

Jésus répond un seul mot : « Ton frère ressuscitera. » Et la réplique de Marthe la croyante résume la foi israélite : « Je sais qu’il ressuscitera à la résurrection, au dernier jour. »

Alors à cette doctrine, Jésus oppose la sienne, aussi différente de cette lointaine survie que l’est des pâleurs indécises de l’aube, le soleil dans sa force : « Je suis la résurrection et la vie. Celui qui croit en moi vivra quand même il serait mort, et quiconque vit et croit en moi ne mourra jamais. » (Jean, xi.)

Il s’agit ici d’une victoire immédiate et complète sur la mort. Le Christ prouvera son droit de parler ainsi en arrachant Lazare au tombeau, mais il s’adresse à tous ceux de ses amis dont il laissera bien plus de quatre jours les pauvres dépouilles au sépulcre, à ceux qu’il ne ressuscitera pas matériellement. Il leur déclare à travers les siècles qu’ils ne subiront plus l’empire du roi des épouvantes, qu’ils n’attendront pas dans un lourd sommeil une vague résurrection, que le meilleur d’eux-mêmes, cette âme rachetée par lui, unie à lui dans l’amour, ne cessera jamais de vivre parce qu’elle lui appartient à lui, lui, la résurrection glorieuse et la vie éternelle.

Quelques jours après que le Messie eût rendu Lazare à ses sœurs, Celui qui venait de se proclamer la Vie, agonise à son tour et dans quels tourments, quelle ignominie ! Abandonné par tous, sauf par sa mère et quelques femmes fidèles, le voici sous le ciel muet et sombre… Les paroles mêmes qui s’échappent de ses lèvres tuméfiées par les coups, desséchées par la soif, semblent le condamner. Ne crie-t-il pas : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? »

Et pourtant un misérable crucifié à côté de lui et dont la chair tressaille des mêmes douleurs, adresse à ce malheureux cloué sur un gibet, ce moribond nu, saignant, délaissé, déjà en proie aux affres suprêmes, la requête la plus extravagante : « Seigneur, dit-il à son compagnon d’infamie, souviens-toi de moi quand tu seras entré dans ton règne ! » Jésus mourant ne guérit pas ce pauvre corps que les bourreaux vont achever de briser tout à l’heure ; il ne le désaltère pas, il ne le détache pas de la croix maudite ; il ne lui accorde aucun soulagement matériel ; il ne lui promet pas de résurrection terrestre. Il dit simplement : « Aujourd’hui, tu seras avec moi dans le paradis. »

Le paradis pour l’imagination israélite, c’est le séjour du bonheur ineffable, le jardin arrosé d’eaux vives où souffle perpétuellement un vent délicieux, le lieu des beaux ombrages aromatiques où le soleil ne brûle plus, où la fatigue et la souffrance sont inconnues, où toutes les blessures se ferment et les élus sont servis par les anges. Quelle perspective d’y arriver le jour même, encore frémissant des pires tortures, d’échanger une telle abjection contre la gloire céleste et que ce mot si tendre : « Avec moi », ajoute de prix à la magnifique promesse !

Avec toi, Martyr, avec toi, Rédempteur, qui ne veux plus être séparé de ceux que sauve ton sacrifice, avec toi, Miséricorde infinie dont la pitié pour ceux qui souffrent dépasse la nôtre comme le ciel domine la terre, avec toi, Amour éternel dont se réalise déjà la dernière prière : « Père, je veux que là où je suis, ceux que tu m’as donnés soient aussi avec moi. » (Jean, xxii.)

Mais Notre-Seigneur Jésus n’est pas seulement présent dans le ciel parmi ses élus victorieux puisqu’au moment de retourner à la splendeur divine, il a promis aux siens de rester avec eux. La certitude de cette présence invisible doit être notre plus puissant réconfort, notre meilleur viatique jusqu’à l’heure où notre foi sera changée en vue. Et quelle consolation aussi de pouvoir nous dire qu’auprès de nous le Christ n’est pas seul, que ses bien-aimés l’escortent, qu’avec la sienne d’autres présences invisibles nous sont accordées !

En étudiant dans les Évangiles son attitude vis-à-vis de la mort, en écoutant ses paroles et son enseignement, puis celui de ses apôtres, nous verrons, nous comprendrons, nous sentirons mieux la réalité, l’indicible douceur de ce que nous pouvons et devons croire, ce que l’Église exprime dans le Symbole des Apôtres par cette parole infiniment profonde : « la communion des saints ».

C’est l’étude que très brièvement et d’une façon très imparfaite, je veux essayer ici.



LA COMMUNION SUPRÊME

Avons-nous enfoui le meilleur de nous-mêmes
Dans la tombe précoce où nous avons laissé
L’espoir de l’avenir, le bonheur du passé
Avec un doux fantôme aux traits muets et blêmes ?

Gémirons-nous sans fin sur nos trésors suprêmes
En traînant un cœur lourd mortellement blessé ?
Non, ils ne gisent pas au sépulcre glacé ;
Je sais bien que tu vis, chère âme, et que tu m’aimes.

Quand sous le ciel brumeux qui nous semble de fer,
Nous partageons le pain que nous trouvons amer,
D’autres sont près de nous autour de notre table.

Nous ne livrons pas seuls le combat surhumain ;
Debout des deux côtés du voile redoutable,
Les vivants et les morts se tiennent par la main.



VI

JÉSUS RESSUSCITANT LES MORTS

Trois fois dans l’Évangile, Jésus nous est représenté ressuscitant des morts. Saint Mathieu, saint Marc et saint Luc nous racontent la résurrection de la fille de Jaïrus, saint Luc, celle du fils de la veuve de Nain, et saint Jean celle de Lazare. (Math., ix, Luc, vii et viii, Marc, v, Jean, xi.) Nous rencontrons en ces récits plusieurs traits communs et d’abord la tendre compassion du Sauveur pour les affligés.

Dans l’épisode de Jaïrus, elle contraste avec la rudesse et l’incompréhension des hommes : « Ta fille est morte, vient dire brutalement quelqu’un au chef de la synagogue, n’importune pas davantage le Maître. » Jésus entend et se tournant aussitôt vers le malheureux père, il détourne de lui le coup si durement asséné, car seul parmi tous, il connaît toute son angoisse et sa douleur : « Ne crains pas, crois seulement, et elle sera sauvée. » Arrivé au domicile mortuaire, il montre la même pitié. Beaucoup d’amis sont là qui se lamentent avec les parents, mais lorsque le Christ veut leur rendre l’espoir : « Ne pleurez pas ; l’enfant n’est pas morte, mais elle dort », ils oublient leur chagrin de commande pour se moquer de lui avec l’ironie facile des cœurs superficiels, des esprits frivoles ou fermés.

« Elle dort », dit Jésus de la petite trépassée, et il emploiera la même expression à propos de Lazare : « Lazare dort, mais je vais le réveiller. » Il ne montre la mort ni comme un anéantissement, ni comme une longue léthargie ; elle n’est pour lui qu’un bref sommeil, un sommeil apparent, sommeil du corps et non de l’esprit :

« J’étais endormie, mais mon cœur veillait. » (Cant. des cantiques, v, 2.)

Il s’adresse à la veuve de Naïn comme à Jaïrus : « Ne pleure pas. » « Il fut ému de compassion », nous rapporte saint Luc, en considérant cette mère abandonnée répandant sur son fils unique les larmes que Marie allait bientôt verser au pied de la croix. « Ne pleure pas ! » Comme l’on sent dans le cœur divin le retentissement d’une telle détresse ! Ce fut là tout le discours qu’il prononça. Quelle promptitude à tarir ces pleurs, à les changer en bonheur éperdu !

Mais ensuite, près de la tombe où gît son ami, le Rédempteur semble s’émouvoir encore davantage. Cette fois, il n’est pas en présence d’un corps dont le souffle vient de s’envoler, effigie gardant l’empreinte de l’âme. Toute l’horreur du sépulcre est devant lui, toute l’angoisse des survivants au bord du gouffre dans lequel a sombré leur bien-aimé. Le Vivant va remporter une nouvelle victoire, il le sait et que bientôt il vaincra pour jamais la terreur suprême. Cependant la pitié lui remplit l’âme au point d’en déborder ; il frémit en entendant les sanglots des sœurs désolées, il ne dit plus : Ne pleurez pas ! Il pleure lui-même et c’est ainsi qu’il répond à l’appel de ses amis : « Viens et vois. »

Il voit et ses larmes coulent, non point seulement sur les malheureux qu’il va consoler… Au delà de ce tombeau dont il fera jaillir la vie, il voit sur toute l’étendue de la terre et dans tout le cours des siècles, toutes les autres tombes, tous les morts innombrables et la détresse affreuse, immense de ceux qui les cherchent en vain…

Sans doute, il ressuscitera aussi pour la vie éternelle, il consolera ceux qui se confient en lui, mais que de désespoirs aveugles ou révoltés, que d’ignorants, d’égarés et même parmi les croyants, les éclairés, que d’angoisses, d’inévitables et terribles souffrances ! Ô vous qui passez par cette agonie pire que la mort qu’est la séparation, même apparente et temporaire d’avec le meilleur de vous-même, vous qui assistez impuissant au lent déclin, aux atroces combats ou à la brusque disparition de ceux que vous chérissez plus que votre vie, dans le paroxysme de votre désespoir, quand vous vous débattez au milieu des ténèbres, que la volonté divine vous semble un dur destin, presque impossible à accepter comme à comprendre, détournez-vous des consolateurs humains dont les exhortations trop souvent impies ou la pauvre pitié accroîtraient encore votre douleur, vous feraient peut-être blasphémer, regardez Jésus auprès du tombeau de Lazare… Il se tait et il pleure…

Et puis écoutez ce que disent les témoins de ces larmes : « Voyez comme il l’aimait ! » Vous aussi, pauvres affligés qui vous croyez abandonnés, voyez comme il vous aime, comme il aimait votre trésor perdu… Ne repoussez pas cette tendresse, même si dans votre égarement, elle vous paraît impuissante ! « Lui qui a ouvert les yeux de l’aveugle, ajoutent les amis de Lazare, ne pouvait-il faire que cet homme ne mourût pas ? »

Jésus va bientôt leur répondre.

Et vous, si vous croyez en son amour, peu à peu vous sentirez que ses bien-aimés ne meurent pas… Il pleure parce qu’il sait ce que coûte la victoire et ce que vous souffrez en l’attendant, quelle distance il y a entre la foi et la vue, les ombres de la terre et la lumière du ciel, mais de cette victoire, il est sûr, et déjà il rend grâces au Père pour l’avoir remportée. Vous aussi, à l’heure sombre où votre faiblesse vous accable, où privés de la tendresse qui vous faisait vivre, vous frissonnez d’épouvante devant votre misère, ne doutez ni de l’amour, ni du pouvoir de l’invisible Ami. Vous avez tant besoin d’être aimés, pauvres délaissés ! Croyez que Jésus est près de vous, qu’il pleure avec vous, que pour vous, en Gethsémané et dans la mystérieuse et terrible agonie de la croix, il a pleuré des larmes de sang : « Ô vous tous qui passez par ce chemin, voyez s’il est une douleur pareille à sa douleur ! » (Lament. de Jérémie, i, 12.)

Suppliez-le d’avoir pitié de vous et ne doutez pas de sa compassion… Bientôt vous vous sentirez enveloppés de son amour et comme portés tendrement, soutenus par des bras tout-puissants… Que cette pensée vous vienne alors : Je ne suis pas seul entre les mains de la miséricorde divine : mes bien-aimés disparus y sont aussi recueillis et malgré les apparences, nous sommes ensemble, ensemble pour l’éternité.



LES CONSOLATIONS HUMAINES

Les consolations humaines se sont tues.
Ma vie et mon bonheur gisent sous un linceul
Et dans l’affreuse nuit, mon désespoir est seul
Devant ta face, ô Dieu tout-puissant qui me tues.

J’entends les heures fuir de ténèbres vêtues
Et le vent tordre au loin les branches du tilleul
Qui tient tête à l’orage et misérable aïeul,
Lutte au milieu des jeunes cimes abattues.

Ensemble nous errions sous ces arbres jadis ;
L’une reste ici-bas, l’autre est au paradis :
Vivre sans ce qu’on aime, ô Christ, est-ce possible ?

Mais une voix soudain apaise mon transport,
Le silence me parle et je vois l’invisible…
M L’Amour, ma bien-aimée, est vainqueur de la mort.



DANS LA SOMBRE NUIT

La nuit est sombre, ô Christ, entre dans ma maison,
Viens avec mon agneau couché sur ton épaule ;
Ouvre la lourde porte, illumine la geôle,
Comme l’ange apparut à Pierre en sa prison.

Seigneur, ma vue est courte et pauvre ma raison.
Sentant de toutes parts qu’un mystère me frôle,
Je tremble, ainsi qu’au vent de l’automne, le saule,
Et ta seule clarté luit à mon horizon.

Mon cœur auprès du tien repose à jamais. Reste ;
Comment vivre ici-bas sans toi, Frère céleste
Vers qui les yeux brûlés de pleurs je tends les bras ?

Toi qui reçus mon ange en ta béatitude,
Avec miséricorde aussi tu répondras
Au cri de ma détresse et de ma solitude.



VII

LA MORT VAINCUE

À la fille de Jaïrus ainsi qu’au fils de la veuve de Naïn et à Lazare, Jésus parle comme à des vivants, accomplissant ainsi cette parole citée par saint Jean : « L’heure vient et elle est déjà venue où les morts entendront la voix du Fils de Dieu et… vivront. » (Jean, v, 25.) Il enlève ainsi à la mort son caractère irrévocable.

Déjà, avant que l’ange eût annoncé la naissance divine à Marie, Zacharie, le père de Jean-Baptiste, prophétisant la venue prochaine du salut, l’annonçait comme un soleil levant, éclairant ceux qui sont assis dans l’ombre de la mort. (Luc, i,79.) Cette lumière resplendit dans tout l’enseignement de Jésus ; pour lui, le séjour des âmes après la vie n’est plus le schéol vague et ténébreux, mais le ciel radieux, un sûr asile où il invite les siens à s’amasser des trésors, où rien ne s’use ni ne se perd, rien ne peut leur être dérobé, et il ajoute : « Car là où est ton trésor, là aussi sera ton cœur. »

Méditons cette parole, nous qui pleurons nos biens les plus chers ; nous ne les avons pas perdus, Dieu les a recueillis dans un clair refuge où il nous les garde, où les fatigues qui nous rongent, les soucis qui nous torturent les épargnent désormais, où nul malentendu, nulle faiblesse ne nous enlèvera leur amour… Notre trésor est à l’abri ; il nous est acquis si nous lui demeurons fidèles. Ceux qui s’aiment savent se retrouver ; si nos pensées, notre tendresse cherchent constamment à s’élever vers nos bien-aimés, la prophétie du Christ s’accomplira pour nous ; notre cœur sera dans le ciel dès ici-bas. Evidemment, cela ne signifie pas que nous échapperons aux souffrances terrestres, que nous connaîtrons toute la félicité divine ; mais nous commencerons à y participer par le désir, par l’espérance ; quelque chose de la sérénité qui règne là-haut, se reflétera au plus profond de nous-mêmes : « Mon amour n’est plus de ce monde », disait Catherine de Sienne, cri d’une âme affranchie, mot plein de liberté comme de sécurité.

Une parole de Jésus : « Laisse les morts ensevelir leurs morts » (Matth., vii, 24), établit nettement la démarcation entre ceux qui ont reçu de lui l’espoir de la vie éternelle et ceux qui ne voient rien au delà de cette terre. Vivants en apparence, vivants pour un jour et dans les étroites limites de leur pauvre et triste existence d’ici-bas, c’est à eux de se lamenter sur un cadavre, de disputer à la tombe qui les menace et les engloutira demain, les misérables restes de leur félicité trompeuse ; nous qui ne croyons pas à la mort éternelle de nos bien-aimés, nous devons compatir à leur douleur sans la partager. Laissons les trépassés ensevelir leurs trépassés et vivons avec nos vivants.

Car le Christ, lorsque son Église n’existait pas encore, lorsqu’il la fonde sur la foi confessée par Pierre, lui promet déjà la victoire sur la mort. C’est même la première promesse qu’il lui fait. « Les portes (c’est-à-dire la puissance) du séjour des morts ne prévaudront point contre elle. » (Matth., xvi, 18.) Et d’avance il explique à ses disciples comment ils contribueront à cette vietoire : « Celui qui voudra sauver sa vie le perdra, mais celui qui la perdra à cause de moi la trouvera. » (Matth., xvi, 25.) Impossible d’enseigner plus nettement que la mort est une apparence, une chose passagère à laquelle l’essence même de l’être doit se soustraire par le sacrifice voulu ou accepté de ce qui en lui n’est pas immortel. Dans un autre texte de l’Evangile, une idée semblable apparaît sous une forme affectueuse et familière : « Je vous dis, à vous qui êtes mes amis : Ne craignez pas ceux qui tuent le corps et qui, après cela, ne peuvent rien faire de plus. » (Luc, xii, 4.)

Quel contraste entre la simplicité de l’expression et la grandeur de la pensée ! Jésus parle avec la tendresse du Fils de l’homme et la majesté du Fils de Dieu. Il marque la limite du pouvoir humain, de cette force matérielle qui nous épouvante… Elle écrase le corps ; le reste lui échappe.

Combien de fois, pendant cette guerre atroce, n’en avons-nous pas eu la preuve ! Toutes les découvertes de la science, toutes les puissances de l’argent et de la chair se coalisaient pour anéantir la résistance de quelques soldats, souvent épuisés de fatigue, affamés, altérés, souvent même blessés, mourants… Et ce fut le cri magnifique : « Debout les morts ! » Et les morts se levèrent… Ils triomphèrent.

Des femmes bravèrent les bombes et les baïonnettes ; des enfants tombèrent devant le peloton d’exécution en criant : « Vive la France ! » ou : « Vive la Belgique ! » Des prisonniers agonisèrent pendant des mois et des années sans se déclarer vaincus. L’ennemi tuait le corps… il ne pouvait rien faire de plus. Et nous qui fûmes témoins de ces martyres, nous qui recueillîmes sur des lèvres mourantes les paroles de la vie éternelle, nous en douterions, nous admettrions lâchement que, de ces âmes sublimes, il ne reste qu’un peu de cendre et un souvenir glorieux ! Nous ne serions pas dignes d’elles alors, ni de leur tendresse ; nous n’aurions pas droit à cette parole que Jésus adresse seulement à ses amis ; car seuls les amis du Crucifié ressuscité, ses amis conscients ou inconscients, ceux qu’il aime parce que, comme lui, ils immolent leur vie d’un jour à une vie supérieure, possèdent la force morale qui se rit des puissances matérielles.

Ses amis conscients ou inconscients… Vous les amis de Jésus ne le connaissent pas ou ne se connaissent pas eux-mêmes ; Lui seul les connaît. Ne vous affligez donc pas comme si vous aviez perdu à jamais certains êtres au cœur noble, aux sentiments délicats, aux actions généreuses, qui ne semblaient point partager votre foi ; ne vous attachez pas aux apparences. Ceux qui agissent en chrétiens ne sont-ils pas plus près du Maître que ceux qui se glorifient de son nom et le déshonorent par leur conduite ? Car on juge l’arbre d’après ses fruits. (Matth., vii, 20) Écoutez cette parole miséricordieuse et terrible : « Plusieurs viendront de l’Orient et de l’Occident et seront à table avec Abraham, Jsaac et Jacob dans le royaume des cieux. Mais les fils du royaume seront jetés dans les ténèbres du dehors. » (Matth., viii, 11, 12.)

« Jésus compare la félicité éternelle à un festin, dit le chanoine Crampon dans ses notes sur le Nouveau Testament, parce qu’elle est repos, joie, rassasiement. » Elle est aussi réunion puisque les élus seront ensemble et se reconnaîtront ; ils garderont leur personnalité ; ils partageront le même bonheur. Dès les premiers temps de son ministère, Notrc-Seigneur nous donne cette consolante espérance, répondant déjà à bien des questions, bien des doutes anxieux. Le mot de résurrection se trouve constamment dans sa bouche. Lorsque pour la première fois, il envoie ses disciples prêcher la bonne nouvelle : « Ressuscitez les morts », leur dit-il. (Matth., x, 8.) Quand Jean-Baptiste demande une preuve de la mission divine du Christ, celui-ci répond, citant ce prodige parmi d’autres : « Les morts ressuscitent. » (Luc, vii, 22.) Et lorsque ses adversaires incrédules réclament un miracle, Jésus déclare qu’il ne leur en sera pas accordé d’autre que celui de sa résurrection. (Matth., xii, 39, 40.)



L’ÂME AFFRANCHIE

« Il n’est pas de bonheur dans les amours mortelles. »
          Gérard d’Houville.


Malgré tes pleurs silencieux
Et tes habits de couleur sombre,
La lumière a dissipé l’ombre
Dans les abîmes de tes yeux.

Quand tous deviennent soucieux,
Jamais ton courage ne sombre ;
Ton âme a les clartés sans nombre
Des eaux qui reflètent les cieux.

Ton sang n’a-t-il pas goutte à goutte
Rougi les pierres de la route
Où se meurtrirent tes genoux ?

D’où te vient cette paix profonde,
Ô toi qui souffres comme nous ?
— Mon amour n’est plus de ce monde.



VIII

DIEU EST LE DIEU DES VIVANTS

Chaque fois que le Christ prédit sa mort à ses disciples, il leur parle en même temps de sa résurrection : « Le troisième jour, il ressuscitera », prophétie continuellement répétée, et notons qu’en la prononçant, Jésus parle généralement de lui-même comme du Fils de l’homme, annonçant ainsi indirectement aux fils des hommes, ses frères, la même fin glorieuse de leurs souffrances.

Mais il ne perd aucune occasion de la leur promettre formellement et clairement. Souvenons-nous de la scène caractéristique rapportée par les trois premiers évangiles… Jésus touche à la fin de son ministère ; il donne à Jérusalem ses derniers enseignements ; tour à tour les Pharisiens formalistes et les Sadducéens matérialistes, ces adversaires unis contre le Christ par une inimitié commune, cherchent à ruiner son autorité en lui posant des questions insolubles…

Les Sadducéens l’invitent à résoudre un problème saugrenu : Quel époux aura le jour de la résurrection la femme qui a épousé successivement sept maris ? Au piège misérable que lui tendent ces pauvres réalistes, Jésus oppose la déclaration la plus lumineuse et la plus consolante : les subtilités talmudiques, l’ironie de ses auditeurs ne sont qu’ignorancc et incompréhension… « N’êtes-vous pas dans l’erreur, leur dit-il, parce que vous ne comprenez ni les Écritures, ni la puissance de Dieu ? » Et en quelques mots il leur démontre ce miséricordieux, ce mystérieux pouvoir : « Les enfants de ce siècle prennent des femmes et des maris » (c’est-à-dire ils subissent, étant charnels, les entraves de la chair, mais là-haut, les âmes seront libres.) « Ceux qui sont trouvés dignes d’avoir part au siècle à venir et à la résurrection de morts, ne prennent ni femmes, ni maris, mais ils sont comme les anges de Dieu, car ils ne peuvent plus mourir… ils sont fils de Dieu, étant fils de la résurrection. » (Matth., xxii, Marc, xii, Luc, xx.)

Crampon remarque dans ses notes que, suivant les trois Évangiles synoptiques, le Christ parle de la vie future au présent, comme d’un état déjà réalisé. C’est en effet le nouvel ordre de choses résultant de sa venue en ce monde. Il ne se borne pas à cette affirmation ; les docteurs, les savants qui discutent avec lui et ne croient pas tous à la survivance de l’âme, se glorifient pourtant d’être disciples de Moïse et descendants des patriarches. Jésus leur cite le témoignage de leur prophète : « Que les morts ressuscitent, c’est ce que Moïse a fait connaître : « Je suis, lui a dit l’Éternel, le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob » ; et le Christ ajoute cette parole si simple et si profonde : « Dieu n’est pas le Dieu des morts, mais le Dieu des vivants, car tous sont vivants devant lui. »

En présence de ces incrédules, quelle évocation solennelle de leurs pères croyants ! Et pour nous, quelle magnifique espérance ! Dieu n’est pas le dieu des morts, le dieu injuste et cruel qui ne crée que pour détruire, qui, comme le vieil Ouranos des anciens, dévore ses enfants, ou le dieu impuissant, le dieu indifférent, le dieu inconscient des ruines. Il est le Dieu des vivants, la source éternelle, infinie de vie, d’amour et par conséquent de bonheur. Tous sont vivants ! Pleurerions-nous nos disparus comme nous les pleurons parfois si nous étions convaincus qu’ils vivent, sûrs de les revoir ? Ce qui nous sépare d’eux, c’est notre incrédulité, l’incertitude où nous tâtonnons : « Ne crains pas, crois seulement », dit Jésus à Jaïrus ; et à Marthe qui-lui montre le cadavre déjà décomposé de Lazare : « Ne t’ai-je pas dit que si tu crois, tu verras la gloire de Dieu ? »



AU CELESTE AMI

Parmi les pécheurs que nous sommes
Seul vous fûtes pur, humble et doux ;
Parmi tous les enfants des hommes,
Nul ne fut aimé comme vous.

Le faible que votre grâce aide
N’a pas besoin d’autre secours,
Et le pauvre qui vous possède
Se trouvera riche toujours.

Vous seul rendez la douleur bonne ;
Avec vous l’opprobre est béni ;
Comme l’éternelle couronne,
Vous êtes l’amour infini.

Vous dites en secret des choses
Qui fondent le cœur le plus dur,
Et vous faites des cieux moroses
Un paisible océan d’azur.


Illuminant le tombeau sombre,
Vous anéantissez la mort.
Craindrai-je qu’en l’abîme il sombre,
  Celui qui dans vos bras s’endort ?



IX

L’AMOUR DE JÉSUS

Pour vivre comme vivent nos bien-aimés invisibles, pour nous sentir unis à eux par delà le tombeau, il nous faut croire en Jésus-Christ, à ses paroles. Nous l’avons vu agir, nous l’entendons parler ; ainsi, peu à peu, il se révèle à nous. L’évangile de saint Jean est particulièrement précieux à cet égard ; il nous éclaire le plus et le mieux sur la divine personnalité du Maître.

Jésus nous y est annoncé et s’y représente lui-même comme étant la vie et la donnant ; non seulement il affirme ainsi constamment sa divinité, mais il nous expose les intentions de Dieu à notre égard, et l’on pourrait dire singulièrement du quatrième évangile qu’il est l’évangile de la vie éternelle. « Le Fils donna la vie à qui il veut… Car, comme le Père a la vie en lui-même, ainsi il a donné au Fils d’avoir la vie en lui-même. » (Jean, v, 21, 26.) Toute cette doctrine est résumée dans le passage sublime : « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique afin que quiconque croit en lui ne périsse point, mais qu’il ait la vie éternelle ». (Jean, iii, 16.)

Jésus-Christ est l’incarnation de l’amour divin : « Dieu est amour » (I, Jean, iv, 8) ; le Christ est amour ; la foi n’est pas exclusivement une croyance de l’esprit ; la grâce, la volonté y ont leur part, et tout ce mystérieux travail de l’âme s’épanouit en un amour confiant qui nous sauve en nous unissant à notre Rédempteur, car l’amour et la vie ne sont qu’un, et l’amour est en nous le germe de la vie éternelle… « Je vous dis à vous qui êtes mes amis… »

Saint-Jean, évangéliste aussi de l’amour, nous rapporte beaucoup de ces paroles qui s’adressent aux seuls amis de Jésus ; non que le Christ repousse personne. « Je ne mettrai pas dehors ceux qui viennent à moi » (Jean, vi, 37), déclare-t-il, ni qu’il ait une doctrine secrète… Il répand les divines exhortattions comme le semeur les graines, mais seul le bon terrain les reçoit, les cœurs ouverts les recueillent ; seules, les brebis du bon Berger entendent sa voix : « Elles le suivent, elles le connaissent, il les connaît et leur donne la vie éternelle. » (Jean, x, 27, 28.) Car entre lui et ces pauvres créatures, s’est formé le lien tout-puissant, la chaîne intime et profonde de l’amour.

Elles reconnaissent leur Sauveur comme le tout petit enfant la mère qui l’a nourri de son sang et de son lait, qui l’environne de sa vigilante tendresse. Aussi Jésus au moment de mourir dit-il à ses faibles disciples : « Je ne vous laisserai pas orphelins, je viendrai à vous. » (Jean, xiv, 18.) Doucement et comme maternellement, il leur explique que son amour est plus fort que la mort et qu’entre lui et eux, la séparation qui va s’accomplir ne sera qu’apparente : « Encore un peu de temps, le monde ne me verra plus, mais vous me verrez parce que je vis, et que vous vivrez aussi. » (Jean, xiv, 19.) Et lorsque l’un d’eux l’interroge : « Seigneur d’où vient que tu te feras connaître à nous et non pas au monde ? » Jésus lui répond qu’il ne se révèle qu’à ceux dont il est aimé. En effet, l’Amour infini, respectueux de leur liberté, sollicite l’entrée de nos cœurs, il ne la fcrce pas… Il se tient à la porte et il frappe, il attend qu’on lui ouvre… (Apost., III, 20.)

Mai la misère du logis ne le rebute pas. À ces pauvres qui vont l’abandonner et le renier, et dont tout à l’heure il lavait les pieds poudreux, il ne se lasse pas d’exposer, de redire la puissance vivifiante et invincible de l’amour ; il s’efforce de les élever jusqu’à lui, de les fortifier, de les consoler d’avance : « Je m’en vais et je reviens vers vous… Si vous m’aimiez, vous vous réjouiriez de ce que je vais au Père. » (Jean, xiv, 28.)

Il leur enseigne ainsi un nouvel amour, un amour désintéressé qui accepte le sacrifice et y puise une force neuve. En l’aimant de la sorte, les disciples se rapprochent de leur Maître sacrifié. Mais cet amour immolé ne doit pas être impuissant et inactif ; la victime volontaire est vivante, plus vivante que jamais : « Si vous m’aimez, dit Jésus, gardez mes commandements. » (Jean, xv, 12.) Et quels sont ces commandements ? Un seul les résume tous : « Aimez-vous les uns les autres. » (Jean, xiii, 24.)

En aimant notre prochain, nous demeurons dans l’amour de Notre-Seigneur ; nous nous sentons enveloppés de la tendresse, de la sollicitude divines, nous éprouvons par le Saint-Esprit dans nos cœurs la présence effective du Christ. Nous ne sommes plus abandonnés à notre misère terrestre, mais unis pour l’éternité au céleste Ami et à nos frères de lutte et de victoire, à ceux qui combattent sur la terre et à ceux qui triomphent dans le ciel.

En effet, après avoir commandé à ses disciples de s’aimer les uns les autres, Jésus prie pour eux et pour ceux qui croiront en lui par leur témoignage, et quelle grâce implore-t-il à plusieurs reprises dans cette prière suprême ? « Que tous soient un, qu’ils soient un comme nous sommes un, qu’ils soient parfaitement un !… » (Jean, xvii.)

Ne comprenez-vous pas, vous qu’afflige tant, que désespère peut-être la séparation d’avec vos bien-aimés, quelle est, à votre égard, la toute-puissante et miséricordieuse volonté de Dieu ?

Comment condamnerait-il un amour qu’il vous ordonne, qui vous rend plus chers à ce Dieu tout amour ? Écoutez Jésus-Christ vous enseigner le désintéressement et le sacrifice, vous apprendre à désirer avant tout le bien de ceux que vous chérissez. Si vraiment vous les aimez, apprenez à vous réjouir de ce qu’ils sont déjà dans la maison du Père. En attendant de les y rejoindre, efforcez-vous, non de les oublier, mais de les aimer de plus en plus, de mieux en mieux jusqu’au but et à la récompense, l’union définitive que vous promet la prière de Jésus. Car le Christ ne veut pas être seul dans la béatitude céleste, il désire la présence de ses amis : « Je reviendrai et je vous prendrai avec moi afin que là où je suis, vous y soyez aussi. (Jean, xiv, 24.)

Pauvres âmes qui écoutez cette voix et suivez ce Maître, vous pouvez humblement répéter cette divine demande, obtenir cette faveur suprême : « Toi qu’en Jésus-Christ il m’est permis d’appeler mon Père, bientôt je serai là-haut, auprès de toi… Oh ! que j’y retrouve à jamais ceux qu’ici-bas tu m’avais donnés et que tu as repris à toi ! »

Priez ainsi, au nom de votre Sauveur, et qu’en vous la ferme et joyeuse espérance remplace l’atroce, l’inhumain désespoir. Peu à peu vous vous rendrez compte, si vous ne l’avez pas senti tout de suite, que cette union définitive à laquelle vous aspirez commence déjà ou continue, qu’elle fut brisée seulement en apparence, que née ici-bas dans la douleur et l’obscurité, elle s’épanouira pleinement au ciel dans la lumière et la joie, mais qu’elle existe déjà.



L’HÔTE ATTENDU

Le soir vient, la maison reste silencieuse ;
À peine quelque oiseau gazouille sous l’yeuse :
Entre, divin Passant ;
Sois le Frère et le Fils, ô Toi qui fus le Père ;
Sur notre porte, vois, Toi seul en qui j’espère,
Le sceau de notre sang.

Celle qui souriant m’apportait tant de joie
Et transformait en fleurs les ronces de la voie,
Lorsqu’approchait le soir,
Celle qui, Tu le sais, nous était secourable,
Au foyer désormais désert et misérable,
Ne viendra plus s’asseoir.

Les fils braves et forts qui grandissaient ensemble
Et que nous exhortions à suivre ton exemple,
Nous les avons donnés ;
Ceux qui nous consolaient sont devenus tes anges ;
Nos fruits sont dans tes mains, Seigneur, et dans tes granges.
Nos épis moissonnés.


Viens donc à nous, ô Toi qui seul peux nous les rendre ;
Tes pieds sanglants sont lourds de poussière et de cendre
Mais nous les baiserons.
Voici pour effacer les affronts de la route,
Voici pour les laver, nos larmes goutte à goutte,
La sueur de nos fronts.

Notre table et nos cœurs de Toi ne sont pas dignes.
Que pouvons-nous t’offrir ? L’âcre vin de nos vignes,
Et notre pain amer.
Tu nous rassasieras de ton amour, délice
Des martyrs couronnés, mystérieux calice,
Profond comme la mer.

En nous donnant cette eau que notre soif envie,
En nous réconfortant des paroles de vie,
Christ, Tu nous montreras
Au delà de ce monde et de ses apparences,
Au delà de la mort muette et de ses transes,
Nos trésors dans tes bras.




X

L’AURORE DE LA VIE ÉTERNELLE

Avec Jésus parut sur la terre l’aurore de la vie éternelle. Il avait dit à ses apôtres : « Quelques-uns d’entre vous ne mourront pas qu’ils n’aient vu le Fils de l’homme venir dans son règne, qu’ils n’aient vu le royaume de Dieu venir avec puissance. » (Matth., xvi, 28 à xvii, 9 ; Marc, ix, 1-10 ; Luc, ix, 27-30.)

Huit jours après qu’il eut prononce ces paroles, Pierre, Jean et Jacques assistèrent à sa transfiguration. Il les fit monter avec lui au sommet du Thabor ou de l’Hermon, et là, tandis que dans le silence de la cime élevée, sous ce limpide et profond ciel d’Orient dont la coupole semble faite d’un seul saphir, Jésus priait, les disciples virent le visage du Maître rayonner ainsi que le soleil, ses vêtements mêmes prendre une blancheur surnaturelle et resplendir comme la lumière. Mais dans cette gloire qui l’environne, le Fils de l’homme ne demeure pas seul… deux personnages y apparaissent, le législateur et le prophète qui depuis des siècles avaient quitté la terre et qui redeviennent soudain visibles à des yeux humains. Moïse et Elie… Ils s’entretiennent avec le Christ du sacrifice qu’il doit bientôt accomplir à Jérusalem, de ce qu’ils appellent son départ, car, pour ces immortels, la mort n’est qu’un changement de résidence. Un instant auparavant, les trois apôtres étaient prêts à succomber au sommeil, comme les vierges folles et sages de la parabole, comme nous-mêmes, toujours distraits ou stupéfiés aux moments les plus solennels de notre existence… Mais le prodige les réveille, les remplit d’effroi ; ils se sentent sur le seuil d’un autre monde, et au travers de cette terreur, frisson de notre chair terrestre devant l’au-delà, une telle béatitude les pénètre que Pierre l’exprime sans savoir ce qu’il dit : « Maître, il est bon que nous soyons ici ; si tu veux, j’y dresserai trois tentes, une pour toi, une pour Moïse, une pour Élie. »

Comme il nous émeut, ce désir naïf et profond devant le paradis entrevu, et quel paradis, celui où sont rassemblés les serviteurs de l’Éternel, où ils gardent leur personnalité à tel point que les plus humbles de leurs disciples les reconnaissent immédiatement par une intuition mystérieuse et claire ! Et nous ne reconnaîtrions pas nos bien-aimés, nous serions séparés d’eux dans la Maison du Père !

Mais l’heure de la félicité parfaite n’a pas encore sonné pour tous les apôtres, une nuée voile soudain le transparent abîme du ciel, ils entendent la voix divine glorifier le Christ, proclamer l’amour du Père pour le Fils et lorsque, seuls de nouveau avec leur Maître, ils descendent de la montagne et que Jésus leur recommande de taire cette vision jusqu’à ce qu’il soit ressuscité des morts, ils ne comprennent pas, ils se demandent entre eux ce que c’est que ressusciter des morts !… Et nous-mêmes, gens de petite foi, le comprenons-nous, nous qui vivons pourtant, qui devrions déjà vivre de la vie éternelle ?

La transfiguration n’en était que l’aube et l’avant-goût. La mort et la résurrection de Jésus furent le combat suprême et la victoire définitive de la Vie, triomphe assuré, mais non pas encore achevé, car il ne sera parfait qu’à la fin de ce monde.

Au moment où le Christ expire sur la croix après s’être écrié : « Tout est accompli ! » le voile qui, dans le temple, cache le Saint des Saints, se déchire du haut en bas, révélant à tous les regards le sanctuaire accessible au seul grand prêtre. En même temps, des sépulcres s’ouvrent et des saints ressuscitent, prodiges proclamant le nouveau règne et la réalisation de la prophétie adressée par Jésus à Nathanaël : « En vérité, vous verrez désormais le ciel ouvert et les anges de Dieu monter et descendre sur le Fils de l’homme. » (Jean, i, 52.)

Entre le domaine céleste de la beauté, de la pureté, du bonheur infini et le monde de la douleur et du péché, plus de barrière inexorable ; le Christ a réconcilié la miséricorde et la justice par son holocauste ; il n’y aura plus qu’un seul royaume, celui de son amour.

Lui-même sera le lien entre le ciel et la terre, les âmes déjà recueillies dans le paradis et celles qui luttent encore ici-bas, les vivants et les morts. Par Lui, nous demeurons indissolublement unis à ceux qui nous ont précédés dans la paix éternelle ; par Lui aussi, ils prient pour nous, ils viennent à nous, ils nous aiment… Les anges de Dieu et les bien-aimés qui sont devenus semblables aux anges, montent dans le ciel ouvert et en descendent par le Fils de l’homme.

Et si, comme le docteur de la loi, quand Jésus lui parlait de la nouvelle naissance, nous demandons : « Comment ces choses peuvent-elles se faire ? » qu’il nous suffise de savoir et de reconnaître avec certitude par notre expérience et celle des autres, qu’elles se font.

Si la vie matérielle même est un mystère insoluble à nos pauvres intelligences, que dire de la vie spirituelle ?


AUX INVISIBLES

Amis dont la vue est ravie
À mes yeux bornés, je le sens,
Vous vous penchez compatissants
Vers ma tendresse inassouvie.

Dans la lumière que j’envie,
Vous planez libres et puissants,
Aiais vous n’êtes jamais absents
De mon âme ni de ma vie.

Invisibles dont le regard
Nous transperce de part en part,
Sans cesse mon cœur vous appelle.

Vous m’aidez à porter ma croix,
Vous qui lisez ce que j’épelle,
Vous qui voyez ce que je crois.


XI

JESUS RESSUSCITÉ

Pendant les quarante jours qui séparent Pâques de l’Ascension, les Évangiles nous peignent le Seigneur Jésus accoutumant ses disciples au fait de sa résurrection, leur démontrant en quelque sorte la vie éternelle.

Par sa présence visible, Il les prépare à sa présence invisible : « Je m’en vais et je reviens vers vous », leur avait-il dit. (Jean, xiv, 28.) Il s’en est allé sur la croix dans les ténèbres de la terreur et de l’angoisse, laissant les siens épouvantés, désespérés, anéantis… Il revient mystérieusement avec l’aube printanière. Dans le jardin où Marie-Magdelaine mêle ses larmes aux gouttes lumineuses de la rosée d’avril, il apparaît et lui parle sans que d’abord elle le reconnaisse ; elle redemande en sanglotant le pauvre corps sanglant et défiguré qu’elle regardait agoniser sur le gibet : « Marie ! » lui dit Jésus… À cet appel, rayon de soleil dans l’abîme sombre de sa détresse, elle se retourne et voit le Rédempteur ressuscité, radieux… (Jean"", xx.)

Sur le chemin où les disciples d’Emmaüs s’entretiennent de leur inconsolable tristesse, à l’heure où les reflets magiques du crépuscule remplissent de pourpre et de rose le ciel de Judée, un homme marche auprès d’eux. Il leur demande le sujet de leur peine ; il les console, il les éclaire : ses paroles sont douces et ardentes comme les flammes du ciel oriental, et les pauvres pèlerins sentent leur cœur brûler dans leur poitrine en les écoutant… Ils pressent leur compagnon d’entrer chez eux, de s’asseoir à leur table et tout à coup, lorsque leur hôte rompt et leur donne le pain, image du corps brisé pour eux, au geste auguste de la bénédiction, ils le reconnaissent à l’instant même où le Christ, sa mission près d’eux accomplie, disparaît à leurs yeux. (Luc, xxiv.)

Voici au milieu du Cénacle, le Ressuscité présent soudain, malgré les portes fermées… Les apôtres ne comprennent pas plus vite que Marie au jardin, ou les disciples sur la route ; il faut, pour les convaincre, que Jésus leur montre ses mains percées et son côté troué… Quelques jours après le sceptique Thomas voudra toucher ces blessures. Le Christ se révèle par les stigmates, de ses souffrances ; il les a emportés dans le ciel comme un témoignage de son amour pour ses misérables frères. « Notre-Seigneur voulut, dit saint Ambroise, porter dans son corps glorieux les cicatrices de ses plaies comme les trophées de sa victoire sur la mort, l’enfer et le péché. »

Ne conserverons-nous pas aussi dans la vie future, ainsi que d’ineffaçables empreintes, le souvenir de nos douleurs, celles que nous avons endurées pour notre Maître et pour ses amis, et celles qui nous ont rapprochés de lui ? Nous serons guéris, mais nous nous souviendrons, et nos blessures nous seront un signe de reconnaissance, car la résurrection du Sauveur est l’image et la promesse de la nôtre.

Pendant quelques jours, Jésus se montre aux siens encore tout éperdus de sa mort, au lieu même de son supplice, à Jérusalem et dans les environs de la ville sainte où plus tard il doit revenir et se séparer d’eux. Mais il leur avait, fait dire par ses anges et par les femmes auxquelles il était apparu d’abord, de retourner en Galilée, dans leur pays.

…Là il semble qu’avec une touchante délicatesse, une tendresse miséricordieuse, le Rédempteur triomphant ait voulu vaincre les derniers doutes, apaiser les suprêmes inquiétudes de ses apôtres en se montrant à eux dans le cadre familier de leur ancienne existence, sur ce rivage où il les avait appelés à le suivre, où pendant tant de jours et de nuits, il avait erré et navigué auprès d’eux, partageant leur pauvre nourriture, multipliant les pains et les poissons, apaisant les tempêtes, guérissant les malades, annonçant aux humbles la bonne nouvelle.

Ce fut un matin aussi, après toute une nuit de stérile labeur où ils avaient jeté leurs filets sans rien prendre, que sept des apôtres aperçurent pour la première fois leur Maître sur le bord de la mer galiléenne… À cette époque, les campagnes qui entourent la coupe harmonieuse du grand lac bleu, sont un tapis aromatique et multicolore de fleurs pressées les unes contre les autres… Les premiers rayons du soleil dépassaient la cime dorée des monts gadaréniens et illuminaient la rive riante de Tibériade, les champs et les vergers scintillants de rosée, les palmes frémissantes, les oliviers aux feuilles légères, les vagues vaporeuses et limpides, étincelantes soudain.

C’étaient l’heure et la saison que célèbre le Cantique des cantiques : « Mon bien-aimé me dit : Lève-toi, ma bien-aimée, ma belle, et viens ! Car voici, l’hiver est passé, la pluie a cessé, elle s’en est allée. Les fleurs paraissent sur la terre. Le temps de chanter est arrivé ; la voix de la tourterelle se fait entendre dans nos campagnes ; le figuier développe ses fruits naissants et les vignes en fleurs exhalent leur parfum. « (ii, 10-13.)

Jésus est là debout sur le rivage, dans la magnificence du réveil printanier ; il regarde les pauvres pêcheurs affamés et transis, et prenant part a leur misère : « Enfants, leur demande-t-il avec une affectueuse cordialité, n’avez-vous rien à manger ? »

Puis il répète pour eux qui en avaient été si émus jadis, le miracle de la pêche extraordinaire. Ils se souviennent et le reconnaissent, mais le Maître ne borne pas là sa sollicitude ; lorsque les apôtres descendent à terre, traînant après eux le filet surchargé qui ne se rompt point, ils trouvent un feu allumé, du poisson grillé, du pain que le Christ leur distribue. Il réchauffe et rassasie le corps des siens ; quand ils sont réconfortés, en état de recevoir ses instructions, Jésus s’occupe de leur âme. C’est alors qu’il console et relève Pierre encore accablé du reniement, et de quelle divine manière, en lui faisant affirmer trois fois ce que trois fois il avait nié, en lui demandant un sacrifice plus absolu, en lui confiant plus spécialement qu’aux autres la tâche de l’apostolat, en lui rédisant le glorieux martyre par lequel il devait racheter sa lamentable défaillance. (Jean, xxi.)

Les quarante jours écoulés, le Christ remonte vers son Père, retourne à l’unité divine ; désormais les siens ne le verront plus ici-bas de leurs yeux mortels. Comment les encourage-t-il au moment de cette séparation nouvelle, si douloureuse encore ?

Il leur annonce qu’il reprend l’attribut de la toute-puissance, il leur indique en quelques mots le devoir magnifique qu’il leur laisse : Lui servir de témoins, convertir le monde entier au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, cet Esprit qui sera en eux l’invincible pouvoir du Très-Haut : « Et voici, (c’est le dernier mot de l’Ëvangile selon saint Matthieu), Je suis tous les jours avec vous jusqu’à la fin du monde. » (Matth., xxviii, 30.)

Ô divine promesse, consolation ineffable, immense ! Béni sois-tu, Toi qui, après avoir tant souffert pour nous pendant ton si court et si long passage sur la terre, ne te résignes pas à nous abandonner, mais qui veux encore nous assister dans nos angoisses et nos indicibles souffrances, en les allégeant par ta présence, en les partageant par ta compassion.

« Digne parole de l’Ëpoux céleste qui engage sa foi pour jamais à sa sainte Église, dit Bossuet. Ne craignez point, mes apôtres, ni vous qui succéderez à un si saint ministère ; moi ressuscité, moi immortel, je serai avec vous ; vainqueur de l’enfer et de la mort, je vous ferai triompher de l’un et de l’autre, et l’Église que je formerai par votre saint ministère sera, comme moi, immortelle. »


LA CHAMBRE HAUTE

La foule déicide à Jérusalem gronde ;
Judas s’est immolé farouche à son remords,
Et dans la chambre haute, assemblés loin du monde,
Les apôtres tremblants pleurent sur leur Dieu mort.
Soudain leur cœur frémit, la maison s’illumine ;
Au milieu d’eux paraît la figure divine.
Tendant vers eux ses mains que percèrent les clous,
Le Christ vivant leur dit : « La paix soit avec vous ! »

Seigneur, nous sommes seuls contre la haine en armes
Et ce sont nuit et jour d’incessantes alarmes…
Qu’avons-nous fait pour exciter un tel courroux ?
Nos mains n’ont plus de force et nos yeux plus de larmes…
          — La paix soit avec vous !

À notre table il s’est assis, l’immonde traître ;
Il a vendu Celui qu’il appelait : « Mon Maître ! »
Et le plus vil de tes bourreaux put, comme nous,
Se dire l’un des tiens, t’entendre et te connaître !
          — La paix soit avec vous !


Ils t’ont guetté dans l’ombre et saisi par la ruse ;
La calomnie abjecte est le gaive dont use
Ce grand prêtre plus lâche et cruel que les loups ;
Un baiser te trahit, un faux témoin t’accuse…
          — La paix soit avec vous !

Tous se sont jetés pleins de haine meurtrière
Sur Celui dont l’amour accueillait leur prière ;
Nous t’avons vu saigner et tomber sous leurs coups ;
Leurs crachats ont souillé ta face de lumière…
          — La paix soit avec Vous !

Comme un agneau muet, tu marchas au supplice ;
Tu bus jusqu’à la lie, ô Seigneur, le calice ;
Tu n’as pas foudroyé ces méchants et ces fous.
Comment Dieu permit-il un pareil Sacrifice ?
          — La paix soit avec vous !

Tu mourus dans l’angoisse et dans l’ignominie
Et tes bourreaux ont insulté ton agonie.
Quels maux subirons-nous sans toi ? Quels pesants jougs ?
N’avons-nous pas perdu l’espérance infinie ?
          — La paix soit avec vous !

Pourtant tu nous souris, tu rouvres la paupière,
Tu n’es pas demeuré sous la pesante pierre ;
Il ne t’a pas gardé, le sépulcre jaloux.
Te voici, consolant ceux qui pleuraient naguère.
          — La paix soit avec vous !


D’où naît autour de toi cette splendeur nouvelle ?
Ta gloire tout à coup à nos yeux se révèle ;
Sur ton front qui saignait, nous voyons à genoux
Fleurir et rayonner chaque épine cruelle…
          — La paix soit avec vous !

D’où nous vient cette étrange et triomphante joie,
Cette sérénité radieuse qui noie
L’angoisse et le chagrin dans son flot large et doux ?
Ton regard, Dieu vainqueur, éclaire notre voie.
          — La paix soit avec vous !

Comme toi, nous vaincrons ; nous n’avons plus de crainte ;
Sur nous, en vain, la mort clora sa sombre étreinte,
Maître vivant qui nous guéris et nous absous !
L’aurore d’aujourd’hui ne sera plus éteinte.
          — La paix soit avec vous !



XII

LES APOTRES TÉMOINS
DE LA RÉSURRECTION

En retournant au Père, Jésus dit à ses apôtres qu’ils lui serviront de témoins depuis Jérusalem jusqu’aux extrémités de la terre et qu’ils recevront le Saint-Esprit qui sera en eux la présence divine. Il leur donne ainsi une double autorité, une mission double ; ils le ressusciteront ici-bas par leur témoignage, car ils seront avant tout les témoins de sa résurrection, et ils continueront l’œuvre commencée par lui.

Il y a donc pour nous un grand intérêt à étudier la façon dont ils ont compris et annoncé la vie éternelle, les conclusions qu’ils ont tirées de l’enseignement du Maître et de leur propre expérience dans les rapports qu’ils ont eus avec le monde invisible.

Dans les Actes des Apôtres, nous les voyons à tout instant affirmer et prêcher la résurrection, la prendre comme base et preuve de leur doctrine. Lorsqu’il s’agit de remplacer Judas dans le collège sacré, les onze déclarent : « Il faut que parmi ceux qui nous ont accompagnés tout le temps que le Seigneur Jésus a vécu parmi nous, depuis le baptême de Jean jusqu’au jour où il a été enlevé du milieu de nous, il y en ait un qui nous soit associé comme témoin de sa résurrection. » (Act., i, 22.)

Et plus tard, lorsque le gouverneur romain Festus expose au roi Agrippa le procès de saint Paul, il résume l’affaire en ces mots : « Ses accusateurs ont avec lui des discussions relatives à leur religion particulière et à un certain Jésus qui est mort, et que Paul affirmait être vivant. » (Act., xxv, 20.)

Nous aussi, suivant l’exemple de l’apôtre, nous affirmons que nos morts sont vivants. Car saint Paul ne sépare pas notre cause de celle de Christ. Lui qui écrit dans la première épître aux Corinthiens : « S’il n’y a point de résurrection, des morts, Christ non plus n’est pas ressuscité » (I, Cor., xv, 13), il déclare en face du Sanhédrin : « C’est à cause de la résurrection des morts que je suis mis en jugement » (Act., xxiii, 6), et il répète la même confession de foi devant le gouverneur Félix d’abord (Act., xxiv, 22), devant le roi Agrippa ensuite (Act., xxvi, 6 et 8).

Déjà quand chétif étranger, petit juif inconnu, il errait sur les bords illustres et harmonieux de la mer de Salamine, au pied de l’Acropole, il avait parlé aux Athéniens de la résurrection, excitant ainsi les railleries des sceptiques, mais attirant à lui les âmes bien disposées (Act., xvii, 31-34).

De même saint Pierre et saint Jean, dès qu’ils commencent, ayant reçu l’Esprit-Saint, à prêcher l’Évangile, annoncent avant toute chose en la personne de Jésus, la résurrection des morts. (Act., ive siècle, 2 et ii et iii.)

Les Juifs d’ailleurs étaient divisés à ce sujet, car les Sadducéens disaient qu’il n’y a point de résurrection et qu’il n’existe ni ange, ni esprit, tandis que les Pharisiens affirmaient les deux choses. (Act., xxiii, 8) Les Pharisiens du Sanhédrin vont même jusqu’à déclarer au sujet de saint Paul : « Nous ne trouvons aucun mal en cet homme ; peut-être un esprit ou un ange lui a-t-il parlé. » (Act., xxiii, 9.) Ils admettaient donc l’existence d’un monde spirituel et ne jugeaient pas impossible qu’il y eût des rapports entre ce monde et le nôtre. Comment à plus forte raison, les disciples du Christ ne seraient-ils point convaincus de ces vérités ?

Étienne mourant et rempli du Saint-Esprit voit les cieux ouverts et le Fils de l’homme debout à la droite de Dieu (Act., vii, 55, 56), les cieux qui ne se sont pas refermés depuis l’avènement du Christ, Fils de l’homme.

Quand saint Pierre gît enchaîné dans un cachot bien gardé, l’Église ne cesse de prier pour lui et un ange du Seigneur vient le délivrer. À peine libre, il va frapper à la porte de la maison où il savait que les chrétiens étaient rassemblés. La servante Rhode à demi folle de joie, court, au lieu de lui ouvrir, annoncer à la communauté que le prisonnier est là et les frères s’écrient aussitôt : « C’est son ange ! » croyant évidemment avoir affaire, soit à l’ange gardien de Pierre, soit à son âme affranchie des liens terrestres. (Act., xii, 1-17). Ce même apôtre Pierre, ressuscitant Dorcas, s’adresse, suivant l’exemple de Jésus, à la morte comme à une vivante : « Tabitha, lève-toi ! » (Act., ix, 40.)

Pierre et Jean avaient été l’un et l’autre les disciples et les compagnons du Christ vivant dans son corps mortel, et tout en le reconnaissant immédiatement comme leur Maître, ils ne s’étaient que bien lentement rendu compte de sa divinité. Paul, lui, est le disciple de Jésus ressuscité ; le Messie ne se révèle pas à lui sous l’humble aspect du charpentier galiléen ; il le foudroie par une vision de gloire, une lumière si éclatante et si terrible que le futur apôtre en demeure ébloui pendant plusieurs jours, que lui et ses compagnons tombent à la renverse… Mais quel est l’appel, la parole miséricordieuse et sévère de cette apparition : Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ? (Act.}}, ix, 4.)

Le Rédempteur a quitté la terre ; il règne dans la splendeur divine, infiniment au-dessus de nos misères. Mais il n’est devenu ni insensible à nos détresses, ni invulnérable à nos blessures. Les coups qui frappent les siens, l’atteignent ; lorsque le juste souffre à cause de la justice, que l’amour de Dieu saigne dans la personne des petits, des faibles, dés misérables, Jésus crie aux bourreaux aveugles et insensés : « Pourquoi me persécutez-vous ! » N’a-t-il pas dit : « Toutes les choses que vous faites aux plus petits de mes frères, c’est à moi que vous les faites. » (Matth., xxv.) Les hommes sincères comme Paul entendent cette voix. Malheur à ceux qui refusent d’y répondre ! Il leur sera dur de regimber contre les aiguillons.

On ne saurait trop répéter que saint Paul, disciple du Ressuscité, n’a pas cessé de prêcher la résurrection ; et nous trouvons cette prédication à toutes les pages de ses écrits ; nous y constaterons aussi qu’il y affirme continuellement que la résurrection du Christ est le gage de la nôtre et que nous serons dans la vie éternelle des reflets, d’humbies et bienheureuses images de ce Fils unique de Dieu devenu par amour pour nous le Fils de l’homme.

Pourquoi donc supposer que nos bien-aimés du ciel se désintéressent de nous, qu’aucune de nos paroles ou de nos actions ne peut plus les atteindre ! Ne nous exposons pas à entendre au fond de notre cœur leur voix chérie murmurer tristement : « Pourquoi oublies-tu ce que je t’enseignais ! Pourquoi délaisses-tu ceux que je t’avais confiés ! Pourquoi ce mépris de tel devoir, cette dureté envers ceux que j’aime, envers toi-même peut-être ? Tout ce que tu fais contre le Christ miséricordieuxt tu me le fais à moi aussi ; pourquoi me persécutes-tu ? »


À CELLE QUI NOUS DEVANCE

Pardonne-moi si par instants
Le sombre désespoir m’effleure,
Et si les yeux fermés, je pleure,
Sans voir la main que tu me tends.

Tandis que dans la nuit j’entends
Avec angoisse sonner l’heure,
Tu montres une aube meilleure,
Loin des nuages inconstants.

Lorsque je me crois délaissée,
Pleine d’une crainte insensée,
Quand je pense être sans secours,

Et que ma peine est indicible,
Devant moi tu marches toujours,
Le doigt levé vers l’invisible.



XIII

LE TRIOMPHE DE LA VIE SUR LA MORT

Saint Paul, dans ses épîtres, expose le triomphe de la vie sur la mort ; celle-ci, conséquence du péché, de la désobéissance de l’homme à la loi divine, a régné sur le monde. Mais Jésus est venu accomplir la volonté de Dieu. Obéissant jusqu’au sacrifice, il a vaincu la mort, victoire prouvée par sa résurrection : « Christ ressuscité des morts ne meurt plus ; la mort n’a plus de pouvoir sur lui » et : « Celui qui a ressuscité Jésus d’entre les morts rendra aussi la vie à vos corps mortels par son Esprit qui habite en vous. » (Romains, vi, 9, 23, viii, 1.)

Quelle est la condition de cette immortalité ? Il faut confesser de sa bouche le Seigneur Jésus et croire en son cœur que Dieu l’a ressuscité des morts. (Rom., x, 9.) Il faut croire que le Christ a « détruit la mort » (II, Timothée, 7, 10), suivant l’énergique expression que saint Paul emploie à la fin de son existence, quand il se prépare à subir le martyre. Mais il ne s’agit pas ici d’une opinion, d’une simple adhésion intellectuelle : « Christ est mort et il a vécu afin de dominer sur les morts et sur les vivants. Soit donc que nous vivions, soit que nous mourions, nous sommes au Seigneur. » (Rom., xiv, 8, 9. Si nous voulons participer à la vie du Christ, la vie éternelle, nous devons nous donner, nous abandonner à lui, lui obéir avec l’entière confiance de la foi et de l’amour, alors : « Tout sera à nous, soit la vie, soit la mort, soit les choses présentes, soit les choses à venir, parce que nous serons à Christ, et que Christ est à Dieu. » (I, Cor., iii, 22.) Alors, Christ sera en nous l’espérance de la gloire. (Colossiens, i, 27.)

Une communion de plus en plus étroite avec le Fils de l’homme, Sauveur de l’humanité, voici l’idéal de saint Paul. Il a toujours eu de hautes et nobles ambitions. Avant de connaître Jésus, il s’efforçait d’accomplir toute la loi ; il appartenait par sa naissance et par son zèle à l’élite de son peuple, à la secte orthodoxe des Pharisiens ; mais, aussi loyal et sincère qu’ardent et entier, depuis qu’il a reçu la révélation du Messie, Paul, pareil à l’homme qui vend tout son bien pour acquérir une perle de grand prix, a renoncé à tous ses avantages, à tout son labeur ancien « afin, dit-il, de gagner Christ, afin de connaître Christ et la puissance de sa résurrection, et la communion de ses souffrances en devenant conforme à lui dans sa mort pour parvenir, si je puis, à la résurrection des morts ». (Phil., ii, 8, 10, 11.)

Car Jésus, notre modèle, fut sur la terre l’Homme de douleur, l’Agneau immolé, et ceux qui s’unissent à lui ne doivent pas refuser de participer à son martyre : « Nous portons toujours avec nous dans notre corps la mort de Jésus, écrit saint Paul, afin que la vie de Jésus soit aussi manifestée dans notre corps. Car nous qui vivons, nous sommes sans cesse livrés à la mort à cause de Jésus, afin que la vie de Jésus soit aussi manifestée dans notre chair mortelle. » (II, Cor., iv, 8-11.) Ainsi saint Paul commente la parole du Christ : « Celui qui veut sauver sa vie la perdra. » (Matth., xvi, 4-6.)

Ne dites pas que c’est un rêve mystique, une chimère : « Nous avons connu un soldat, un officier[3] qui, dans l’épître aux Corinthiens, avait souligné ces mots et qui les a réalisés, qui, mutilé, couvert de blessures, restait au front malgré toutes les sollicitations de ses supérieurs, toutes les prières de sa famille, pour ne pas abandonner ses hommes, ne pas délaisser ce qu’il appelait comme le vieux chroniqueur Joinville ; « le menu peuple du Seigneur » ; car le mercenaire s’enfuit quand le danger arrive, mais : « le bon Berger donne sa vie pour ses brebis ». Et cette vie de Jésus qui est l’amour, nous avons eu le privilège de la voir resplendir sur le visage mortel de ce fidèle témoin du Christ, sur son visage pâle et meurtri, moins de trois mois avant que, par une singulière et frappante coïncidence, ce disciple du Crucifié achevât son sacrifice en recevant le coup suprême sur un Calvaire, au pied d’une croix.

Il ne fut pas le seul, s’il fut l’un des meilleurs. Combien de ces soldats de la France qui étaient si souvent des soldats du Christ, se sont volontairement et sans cesse livrés à la mort pour sauver les autres, c’est-à-dire suivant l’exemple et dans l’esprit du Sauveur ! Comment ne croirions-nous pas qu’ils vivent avec Jésus, qu’ils vivent avec nous !

Et certains incrédules nous reprochent, à nous croyants, d’aimer la mort, de mépriser la vie ! J’en appelle à vos souvenirs, j’en atteste les paroles et les lettres de ces victimes volontaires. N’aimaient-ils pas la vie avec toute l’ardeur de leur belle jeunesse ou de leur noble maturité, les combattants héroïques qui s’offraient si généreusement à tous les dangers ? Ils se sont immolés cependant, parce qu’à leur existence passagère ils ont préféré celle de leur pays, parce qu’ils ont cru aux vérités éternelles.

Quelqu’un s’imagine-t-il que ceux qui, pouvant se mettre à l’abri, ne le faisaient pas pour ne point exposer à leur place leurs camarades, pour ne point se séparer d’eux, ou pour les arracher au péril, ignoraient l’étendue de leur sacrifice ? L’âme en eux l’a emporté sur le corps, l’amour sur l’égoïsme ; l’immortel a vaincu le mortel : « Ils ont donné en pleine connaissance et en pleine liberté le démenti à la mort[4]. »

Aussi, à quelque communion religieuse qu’ils aient appartenu, ne fissent-ils même profession d’aucune religion, les disciples du Christ les revendiquent-ils comme les leurs, car celui qui s’immole pour le prochain suit l’exemple de Jésus et porte sa marque ; il y a en lui quelque chose de la grande Victime du Calvaire, quelque chose d’éternel.


SUR LE CALVAIRE

J’aime mieux être auprès de vous sur le calvaire
       Que dans les délices sans vous ;
Ô regardez mon cœur, Maître que je révère,
       Avec vos yeux profonds et doux.

Si les deuils dont ma chair est encore écrasée
       M’ont conduite à vous, mon Sauveur,
Si mon âme vous plaît ainsi toute brisée,
       Vous que j’adore avec ferveur !

Je veux bénir, mon Dieu, la souffrance indicible
       Que rien ne guérit ici-bas,
Et pourtant vous sourire, ô Présence invisible
       Qui ne m’abandonnerez pas.


XIV

LES ARRHES DE L’ESPRIT

Voir dans cette pauvre existence le commencement d’une vie éternelle, n’est-ce pas l’illuminer et l’agrandir à l’infini ? Saint-Paul ne conçoit point de plus grande infortune que la perte de ce magnifique espoir ; quelques membres de l’Église corinthienne ayant nié la résurrection des morts, l’apôtre leur répond : « Si les morts ne ressuscitent point, Christ non plus n’est pas ressuscité… vous êtes encore dans vos péchés et par conséquent ceux qui sont morts en Christ sont perdus. Si c’est dans cette vie seulement que nous espérons en Christ, nous sommes les plus malheureux de tous les hommes. » (I, Cor., XV, 16-19.)

Pourquoi tant de chrétiens disent-ils en parlant d’un mort bien-aimé : « Je l’ai perdu ! » Et s’ils pensent ce qu’ils disent, ne sont-ils pas misérables entre tous ?

Ces paroles de saint Paul impliquent la foi dans une survivance personnelle, puisqu’il tombe sous le sens que pour retrouver quelqu’un il faut le reconnaître. Différents passages des épîtres nous éclairent sur la façon dont l’apôtre comprenait l’immortalité. Le plus explicite me semble celui de la deuxième lettre aux Corinthiens : « Nous savons en effet, que si cette tente (notre corps, notre chair) où nous habitons sur la terre est détruite, nous avons dans le ciel un édifice qui est l’ouvrage de Dieu, une demeure éternelle qui n’a pas été faite de main d’homme. » Nous savons, nous avons… Comment exprimer plus énergiquement la certitude ? Nous ne sommes pas encore entrés en possession, mais déjà nous possédons.

« Aussi nous gémissons dans cette tente, désirant revêtir notre domicile céleste… nous gémissons accablés parce que nous voulons non pas nous dépouiller, mais nous revêtir, afin que ce qui est mortel soit englouti par la vie. » (II, Cor., v, 1-5.) tout ce qui en nous est imparfait et vil, toutes les faiblesses, les laideurs, les misères dont le poids nous paraît tellement lourd, ce qui nous empêche d’agir, de nous dévouer, d’aimer comme nous le voudrions, ce qui en nous-mêmes nous attriste, nous répugne, et parfois nous fait horreur, nous arrache des plaintes, tout cela disparaîtra comme une goutte d’eau souillée dans une mer incorruptible et purifiante, toutes ces choses morbides seront absorbées, métamorphosées par la puissance irrésistible de la vie ; nous ne voulons pas perdre notre existence, mais en acquérir une autre plus belle, nous transformer et non pas nous anéantir.

« Celui qui nous a formés pour cela, continue saint Paul, c’est Dieu qui nous a donné les arrhes de l’Esprit. »

Les arrhes de l’Esprit, c’est, par la présence de Dieu en nous, comme un avant-goût de la vie éternelle. Ici nous touchons à quelque chose d’inexprimable. Il s’agit de la paix qui surpasse toute intelligence, de l’amour ineffable, d’un mystère devant lequel la raison s’incline ; mais vous qui avez aime, n’y eût-il pas pour vous tels moments où vous vous êtes écrié : « J’ai le ciel dans le cœur ! » Et si nos pauvres tendresses d’ici-bas peuvent être si douces et si fortes, que dire de l’amour divin, de la révélation d’un Dieu miséricordieux à la créature faite par lui et pour lui ? C’est le cri de Pascal : « Feu… Certitude. Certitude. Sentiment. Joie. Paix… Dieu de Jésus-Christ… Ton Dieu sera mon Dieu… Oubli du monde et de tout hormis Dieu… Joie, joie, joie, pleurs de joie. »

Saint Paul conclut ainsi : « Nous sommes donc toujours pleins de confiance et nous savons qu’en demeurant dans ce corps, nous demeurons loin du Seigneur, car nous marchons par la foi et non par la vue… nous sommes pleins de confiance et nous aimons mieux quitter ce corps et demeurer auprès du Seigneur. » (II, Cor., v, 1-10.)

« Christ est ma vie et la mort m’est un gain. J’ai le désir de m’en aller et d’être avec Christ écrit l’apôtre quelques années après aux Philippiens, ce qui de beaucoup est le meilleur. » (Phil., i, 21, 23.) Il ne doute donc pas que la mort de celui qui a cru au Christ et l’a aimé ne soit la réunion immédiate avec le Christ ; et voici cette chose horrible et redoutable qui a fait dire : « La nécessité de mourir est la plus amère de nos afflictions », devenue un départ, une ascension vers une patrie meilleure dont nous sommes déjà les citoyens.


LE VISITEUR MISÉRICORDIEUX

Est-ce bien toi qui viens à ma porte ce soir ?
Je n’ai pas mérité, Seigneur, un pareil hôte.
Car je t’ai laissé seul au jardin du Pressoir,
Je n’ai pas su remplir ma tâche noble et haute.

Quand tu veillais et tu souffrais, moi j’ai dormi ;
Je ne suis que froideur et stérile paresse,
Je n’ai pas mérité que tu sois mon ami,
Que tu viennes chez moi partager ma détresse.

Prends tout, t’ai-je crié, ce que j’ai t’appartient !
Mais je donne à regret ce que tu me demandes.
Ge lâche cœur ingrat est-il cependant tien,
Malgré son avarice et ses maigres offrandes ?

— Heureux le pauvre et l’affligé ! Je viens à toi
Parce que tu es seul et triste, et misérable…
Le riche et le puissant n’ont pas besoin de moi,
Je suis le Rédempteur du faible et du coupable.


XV

DU MONDE VISIBLE
AU MONDE INVISIBLE

Saint Paul parle avec une paisible assurance de « notre cité à nous qui est dans les cieux » (Phil., iii, 20), car, ainsi que saint Étienne mourant, que les trois apôtres sur le Thabor, il a déjà vu le ciel ouvert et ce que saint Pierre appelle : « la gloire magnifique ». (II, Pierre, i, 17) Je connais un homme en Christ qui fut, il y a quatorze ans, ravi jusqu’au troisième ciel ; si ce fut dans son corps, je ne sais ; si ce fut hors de son corps, je ne sais, Dieu le sait. Et je sais que cet homme, si ce fut dans son corps ou sans son corps, je ne sais, Dieu le sait, fut enlevé dans le paradis et qu’il entendit des paroles ineffables qu’il n’est pas permis à un homme d’exprimer. » (II, Cor., xii, 24.)

Ce bref récit ; si riche de sens, si lourd de mystère, marque la frontière entre notre univers et le monde invisible ou spirituel. Le vocabulaire humain n’a pas de mots capables de rendre intelligible ou sensible tout le bonheur céleste ; les liens étroits qui unissent l’âme à la chair, mettent, tant qu’ils subsistent, un voile entre le Ciel et nous, entre Dieu et notre esprit. Que reparaîtra-t-il de ce corps dans l’enveloppe nouvelle dont nous serons revêtus ? De cette poussière et de cette pourriture, que ressuscitera-t-il ailleurs ? Y aura-t-il entre la vaine, fuyante et changeante apparence qui nous masque ici-bas et la forme glorieuse et pure que nous prendrons là-haut, incompréhensible hérédité ou simple ressemblance ? Il nous faut dire comme saint Paul : « Je ne sais. »

Tout en nous n’est pas immortel ; notre corps est considéré par l’apôtre comme une demeure passagère, une tente qui devra tomber et se dissoudre avant de renaître transfigurée, digne de l’esprit impérissable, de l’âme bienheureuse qui l’habitera pour l’éternité. Comment et quand ces choses se feront-elles ? Nous l’ignorons. Nous sommes sur la limite de deux mondes différents, celui des apparences trompeuses, de la transformation continue]le où tout change, combat, grandit et décline, s’accroît et diminue, où la mort règne encore et celui que nous pressentons, auquel nous croyons, mais que nous ne pouvons concevoir, monde de la justice et de l’amour, éternelle réalité.

Nous lui appartenons déjà par l’espoir et la foi ; nous n’en avons qu’une bien faible et pauvre idée, car aujourd’hui, nous voyons d’une manière obscure, confuse, comme au moyen d’un de ces miroirs métalliques employés dans l’antiquité, mais alors nous verrons face à face, (I, Cor., xiii, 12.) Et non seulement nous serons transportés dans le royaume de la vie éternelle, mais ce pauvre monde où nous souffrons ici-bas et qui souffre lui-même, sera délivré par une dernière transformation de l’esclavage du mal et soumis à l’autorité bienfaisante et vivifiante du Christ.

Nous qui déjà sommes sauvés par l’espérance (Rom., viii, 24), une espérance qui ne saurait être trompeuse, nous espérons aussi qu’alors toutes les injustices — apparentes parce qu’elles sont temporaires — seront réparées. Si, comme nous le croyons, Dieu est juste, parfaitement juste, dans « ces nouveaux cieux et cette nouvelle terre où la justice habitera et que nous attendons selon sa promesse » (II, Pierre, iii, 13), justice sera faite même à la plus humble et la plus misérable des créatures sensibles et souffrantes. Et qu’on ne dise pas que nous nous perdons ici dans des rêveries sentimentales ; nous pouvons nous appuyer sur l’autorité de saint Paul qui nous peint la création attendant avec un ardent désir la révélation suprême, la création enchaînée par le mal avec l’espoir d’être affranchie de la servitude de la corruption et de partager la liberté et la gloire des enfants de Dieu, la création tout entière soupirant et souffrant les douleurs de l’enfantement… « Ce n’est pas elle seulement, ajoute l’apôtre, mais nous aussi qui avons reçu les prémices de l’Esprit, nous aussi nous soupirons en nous-mêmes en attendant adoption, la rédemption de notre corps. » (Romains, viii, 19-23.)

Suivant la doctrine de l’Écriture si divine et si humaine à la fois, si également éloignée d’un ascétisme outré et du matérialisme, il y a d’abord survivance de ce qui en nous est le plus haut, le plus noble, ce qui porte et reflète l’image de Dieu, ce qu’on appelle l’âme, l’esprit, et qui ne peut mourir, participant dès ici-bas à la vie éternelle. Mais notre corps même, si invraisemblable que cela nous paraisse, ne sera pas entièrement abandonné à la corruption ; il y aura transfiguration plutôt qu’anéantissement. Ici-bas déjà, nous restons parfois stupéfaits de l’empire que la partie supérieure de notre être prend à certains moments sur l’inférieure, qu’exercent la volonté, le cœur sur les muscles et la chair. Plus tard, nous assisterons au triomphe définitif de l’immortel sur le mortel, quand le feu de l’esprit, l’ardeur du pur amour consumeront toutes les choses corruptibles et passagères.

« Tous revivront en Christ, mais chacun en son rang, Christ comme prémices, puis ceux qui sont de Christ lors de son avènement. (I, Cor., xv, 20.) Le corps est semé corruptible ; il ressuscite incorruptible… il est semé corps animal, il ressuscite corps spirituel. S’il y a un corps animal, il y a aussi un corps spirituel… Mais ce qui est spirituel n’est pas le premier, c’est ce qui est animal : ce qui est spirituel vient ensuite. Voici je vous dis un mystère ; nous ne mourrons pas tous, mais tous nous serons changés, car il faut que ce corps corruptible… et mortel revête l’incorruptibilité et l’immortalité. » (I, Cor., xv, 42-44, 46, 51, 43.)

Cette transformation commence dès ici-bas : « Lors même que notre homme extérieur se détruit, notre homme intérieur se renouvelle de jour en jour. » (II, Cor., iv, 16.) Nous portons tous, en même temps que notre mort future, le germe de notre immortalité ; il se développe ou s’atrophie suivant que nous acceptons ou refusons le salut du Christ. Si nous répondons à l’appel divin, nos noms, d’après la belle image de l’Écriture, sont inscrits dans le livre de vie.

Nous échappons à la formidable, à l’écrasante puissance des ténèbres, car nous sommes dorénavant les sujets de Celui dont le règne est amour. Dieu lui-même nous promet l’héritage des saints dans la lumière et nous rend capables d’y participer, mais à quelles conditions ? « Si vous êtes ressuscités en Christ, cherchez les choses d’en haut… Affectionnez-vous aux choses d’en haut… Car vous êtes morts et votre vie est cachée avec Christ en Dieu. » (Coloss., i, et iii, 1-4.)

Ces paroles ont un sens particulièrement émouvant pour ceux qui doivent survivre ici-bas à leurs bien-aimés, qui ont connu cette agonie pire que la mort après laquelle on ne peut plus vivre comme naguère… et qui cherchent, qui cherchent éperdûment ce que leurs yeux ne voient plus, leur chère vie d’autrefois cachée à leurs regards désolés.

Oui, mais cachée avec Christ en Dieu, et désormais, lorsque par la prière nous nous approchons de notre Sauveur, nous avons l’espoir et le sentiment de diminuer aussi la distance qui nous sépare de ceux qu’il a pris à lui, car : « toutes choses sont réunies en Christ, celles qui sont dans les cieux et celles qui sont sur la terre ». (Eph., i, 10.)

Nous vivons encore dans la chair, mais nous vivons dans la foi au Fils de Dieu qui nous a aimés et s’est livré lui-même pour nous (Gal., iii, 20), s’identifiant ainsi avec nous, et cette confiance que l’apôtre a dans le Rédempteur est telle que déjà par elle, il possède ce qu’il espère et qu’il déclare à ses disciples d’Ephèse : « Christ nous a ressuscités ensemble et nous a fait asseoir ensemble dans les lieux célestes en Jésus-Christ » (Eph., ii, 16.)

SOUS LA CROIX

Puisqu’il me faut ployer sous la croix, je m’incline ;
Seigneur, si vous m’aimez, je vous aime et me tais.
Guidez mes pas tremblants jusque sur la colline ;
C’est vers vous qu’en la nuit lentement je montais.

Je comprends aujourd’hui, mon Père, que vous êtes
Au bout du long sentier qu’en pleurant je gravis ;
Vous me rendrez l’espoir perdu dans les tempêtes,
La paix et les trésors qui me furent ravis.

Là-haut, vous essuierez mes yeux troublés de larmes.
Vous calmerez mon cœur, vous laverez mon front ;
Blessures qu’on dérobe et secrètes alarmes
Sous votre main clémente, ô Jésus, guériront.

Et je verrai, je connaîtrai ce que j’ignore,
Mais je n’attendrai pas que vos secrets soient dits.
Dès maintenant, sans les savoir, je vous adore,
Amour qui transformez l’enfer en paradis.


XVI

ENSEMBLE

Ensemble, ressuscités ensemble, assis ensemble dans les cieux ; nulle part dans le monde à venir les rachetés ne nous sont représentés comme isolés. Sur cette terre, il nous faut livrer seuls, ou seuls en apparence, bien des combats, traverser bien des angoisses. Jésus-Christ est seul sur la montagne pour prier, seul aussi en Gethsémané pour agoniser, seul dans les ténèbres du Calvaire où Dieu même l’abandonne.

« Je mourrai seul », dit Pascal, car nul de ceux qui vivent encore ici-bas, ne peut nous accompagner dans notre dernier voyage ; mais, avant cette solitude suprême, que de solitudes amères ! Et combien est affreuse la sensation d’isolement que nous éprouvons aux heures sombres de nos deuils, quand l’excès de notre douleur nous empêche de sentir la présence de l’invisible Ami et que notre chair déchirée réclame aveuglément l’appui d’une main, le réconfort d’un regard charnel.

Là-haut, plus de solitude, nous serons réunis. Saint Paul le dit à ses disciples de Thessalonique afin qu’ils ne s’affligent pas au sujet de leurs défunts comme les autres qui n’ont pas d’espérance ; il leur promet au nom de Jésus qu’ils les rejoindront, qu’ils seront ensemble avec eux, qu’ils iront ensemble au-devant du Seigneur pour être toujours avec lui ; car en ces temps où l’on croyait le retour du Christ imminent, les fidèles s’attristaient à la pensée que leurs frères trépassés ne verraient pas revenir le Seigneur, qu’ils ne seraient pas là pour l’accueillir. Et saint Paul les rassure en leur rappelant que ce Sauveur a passé lui aussi par la mort et qu’il l’a vaincue ; que ceux d’entre ses disciples qui vivront dans la chair lors de son avènement ne devanceront pas les autres auprès de lui, qu’au contraire les morts en Christ ressusciteront premièrement, et que morts et vivants s’élèveront ensemble vers leur Rédempteur pour être toujours ensemble, à jamais avec lui.

« Consolez-vous les uns les autres par ces parôles », ajoute l’apôtre. (I, Thess., ii, 13, 18.) En effet, au lieu de la séparation brutale, de la chute successive dans le néant des êtres qui se sont vainement chéris ici-bas, la perspective d’une ascension lumineuse nous est ouverte… les corps se quittent, les âmes restent unies par l’incorruptible lien de leur pure tendresse. Et comme en elles brûle un amour plus noble encore que leur amour mutuel, elles montent, attirées par cette flamme vers le Christ, amour et lumière suprêmes : mais elles ne s’élèvent pas seules. Leurs pensées, leurs prières entraînent avec elles celles qui ont reçu comme elles l’étincelle divine et qui, demeurées pour un temps dans l’ombre d’ici-bas, cherchent à tâtons leurs traces, s’efforcent de suivre leurs pas, leur exemple, s’élancent continuellement vers elles, stimulées par l’âpre et salutaire éperon de la douleur… C’est ainsi que tous ensemble, les vivants et les morts, nous sommes enlevés à la rencontre du Christ, vers les régions célestes.

Un lien puissant nous unit, un lien voulu par Dieu, et l’apôtre nous le répète souvent, ne se lassant pas de nous comparer aux membres d’un même corps : « Nous formons un seul corps en Christ et nous sommes tous membres les uns des autres. » (Rom., xii, 5 — I, Cor., x, 17). Nous avons tous en effet été baptisés dans un seul Esprit pour former un seul corps, le corps de Christ dont nous sommes les membres (I, Cor., xii, 12, 27 ), un seul corps et un seul Esprit, un corps dont le Christ est le chef, car : « C’est de lui et grâce à tous les liens de son assistance que tout le corps bien coordonné et formant un solide assemblage tire son accroissement et s’édifie lui-même dans la charité. » (Eph., ii, 4, 16.)

Ainsi saint Paul commente la parole de Jésus rapportée par saint Jean : « Je suis le Cep : vous êtes les sarments. » (Jean, xx, 5.)

Le Christ et son amour sont le lien et la vie de cette église édifiée dans la charité, assemblage des fidèles unis par l’amour du Maître et aussi par une réciproque tendresse.

« Dieu est amour. Aimez-vous les uns les autres. » Ces deux paroles résument tout l’enseignement de saint Jean, le disciple bien-aimé de Jésus, celui dont la tête reposait à la dernière Pâque contre le sein du Christ.

« Aimez-vous ardemment les uns les autres de tout votre cœur. » (I, Pierre, 1, 23.) « Avant tout, ayez les uns pour les autres une ardente charité (I, Pierre, iv, 8), recommande saint Pierre ; et saint Jacques formule ce qu’il appelle : « la loi royale » en ces mots : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » (Jacques, ii, 8.)

Tous les apôtres fidèles aux leçons de Jésus, nous prêchent la doctrine d’amour et l’épanouissement de cet amour délivré des souillures, des souffrances et des imperfections terrestres, dans la vie éternelle.

Ne semble-t-il pas impossible que Dieu nous ait ordonné aussi expressément de nous aimer pour nous en punir ensuite par la torture de la séparation définitive ? Ne sont-ils pas vains et inutilement douloureux, les doutes et les craintes des chrétiens qui se demandent si là-haut ils retrouveront et reconnaîtront leurs bien-aimés ? Pour qu’il en fût autrement, il faudrait admettre l’abolition de la personnalité et par conséquent la négation de la justice, choses absolument opposées à l’enseignement évangélique.

Quelle que soit l’apparence du corps qui nous sera donné, les âmes subsisteront ; et demeurées semblables à elles-mêmes, fidèles comme leur Maître, ne se méconnaîtront pas. Certes, avant tout, elles aimeront Dieu, mais plus elles aimeront Dieu, mieux elles s’aimeront entre elles… Jésus et ses apôtres ne cessent de le répéter et l’on ne saurait trop le redire, car toute autre doctrine religieuse est une funeste, une dangereuse corruption du christianisme.


LA SOLITUDE DU CHRIST

Quand Il priait toute la nuit, sur la colline,
Il ne voyait, jusqu’à l’aube du lendemain,
Pas un sourire ami, pas un regard humain…
Alors Jésus déjà vers Golgotha s’incline.

Ô solitude à l’heure où la clarté décline !
Solitaire au Pressoir, le Christ implore en vain
Des hommes endormis… Nulle terrestre main
Ne recueillit le sang de la sueur divine.

Pendant son dur exil, le Fils de Dieu fut seul
Jusqu’à l’heure où sur lui se ferma le linceul.
Nous refuserons-nous au sort de notre Maître ?

« Courbés sous la douleur, levons vers lui les yeux
Aimons patiemment, sachant qu’il nous faut être
Isolés ici-bas, ensemble dans les cieux.


XVII

LES IMMORTELLES AMITIÉS

Nous avons donc le droit de désirer, de réclamer la réunion éternelle avec nos bien-aimés, et l’Évangile nous ouvre à ce sujet des perspectives infinies.

Saint Paul déclare aux Corinthiens : « Nous croyons, et c’est pour cela que nous parlons, sachant que Celui qui a ressuscité le Seigneur Jésus nous ressuscitera aussi avec Jésus, et nous fera paraître avec vous en sa présence. » (II, Cor., iv, 14.) Et un peu plus loin, dans la même épître, il ajoute : « Vous êtes dans nos cœurs pour vivre ensemble et pour mourir ensemble. » (II, Cor., vii, 3.)

En effet l’apôtre, pharisien, fils de pharisien, qui était animé à l’égard de ses compatriotes d’une si brûlante charité qu’il s’écriait : « J’ai dans le cœur un chagrin continuel, cer je voudrais être anathème et séparé de Christ pour mes frères, mes parents selon la chair qui sont Israélites » (Rom., ix, 2, 3), s’était attaché non moins ardemment et tendrement à ses prosélytes, païens d’origine, à ses fils spirituels.

Il avait vécu avec la plupart d’entre eux de longues années, les exhortant nuit et jour, souvent avec larmes, travaillant de ses mains pour ne leur être point à charge ; les lettres qu’il leur écrit sont remplies des expressions les plus affectueuses, de la plus touchante sollicitude. Les aime-t-il pour ce monde ou surtout pour l’autre ? « Qui est en effet, dit-il aux Thessaloniciens, notre espérance ou notre joie, ou notre couronne de gloire ? N’est-ce pas vous aussi, devant Notre-Seigneur Jésus, lors de son avènement ? » (I, Thess., ii, 19.)

Douces paroles, resplendissantes d’un magnifique espoir et que, maintes fois depuis, des parents, des maîtres chrétiens ont redites à leurs enfants, à leurs disciples. Pères et mères dont les fils et les filles, dociles jusqu’à la mort aux nobles traditions, aux pieux enseignements qu’ils avaient reçus de vous, se sont immolés à leur devoir, vous qui pleurez devant un foyer vide sur le sacrifice d’un si utile, d’un si bel avenir, vous qui vous lamentez, soupirant : « La couronne de ma tête est tombée », n’oubliez pas que votre espérance, votre joie, votre gloire sont devant le Christ crucifié et ressuscité, dans la patrie éternelle, en la personne de vos bien-aimés.

Lorsque saint Paul attendait Le martyre dans les prisons romaines, il écrivit à son disciple Philémon une touchante petite épître où il intercédait en faveur d’Onésime, esclave de Philémon qui s’était enfui de chez son maître ; l’apôtre l’avait converti au christianisme et le renvoyait à Philémon en priant celui-ci de pardonner au fugitif repentant. Or, cette requête émouvante, charmante de délicatesse, renferme ces mots caractéristiques : « Peut-être Onésime a-t-il été séparé de toi pour un temps afin que tu le recouvres pour l’éternité, non plus comme un esclave mais… comme un frère bien-aimé. » (Phil., v, 15 et 16.)

C’est un commentaire de la parole du Christ : « À la résurrection des morts, les hommes ne prendront point de femmes, ni les femmes de maris, mais ils seront comme les anges dans les cieux. » (Marc, xii, 27.)

Ce qui ne signifie pas du tout que dans l’au-delà les affections humaines seront supprimées, mais au contraire, que l’amour sera le seul lien entre les rachetés. La femme ne sera plus assujettie à l’homme, ni l’esclave à son maître ; ils s’aimeront en liberté, comme des frères, comme des anges. Et ils se reconnaîtront puisqu’après une brève séparation, ils se retrouveront pour l’éternité.

Philémon avait perdu son infidèle esclave Onésime… Dieu, par l’intermédiaire de l’apôtre, lui rendait un frère auquel il n’avait qu’à ouvrir ses bras pour posséder une éternelle amitié.

Nous, pour un temps, nous sommes séparés de ceux que nous chérissons. Qui sait si ce bref exil ne scelle pas notre immortelle union, s’il n’était pas nécessaire pour que tout le périssable et le charnel de notre amour, tout son égoïsme fussent anéantis ?

Un moraliste remarquait jadis que l’absence éteignait les petites affections et fortifiait les grandes. La mort est une plus redoutable, plus infaillible pierre de touche que l’absence. Seules les amours véritables triomphent d’elle.


EN RÊVE

Chère âme, je t’ai vue en rêve cette nuit ;
Tu souriais avec douceur, sereine et tendre.
La tombe à mon amour fidèle doit te rendre
Et déjà dans mon cœur un rayon du ciel luit.

Cet instant de clarté qui si rapide fuit,
M’aide à garder la foi secourable, à t’attendre ;
Bien des jours ont passe ; ton corps n’est plus que cendre,
Mais tu vis, et vers toi le Sauveur me conduit.

La mort n’a pas vaincu notre espoir ; c’est vivante
Qu’aime à te contempler ma tendresse fervente,
Toi que j’ai tant aimée et que j’aime encor mieux.

Que Dieu m’aide ! Pour prix de mes larmes sans nombre,
Je demande à ta voix, je cherche dans tes yeux
La paix dont le bonheur ici-bas n’est que l’ombre.


XVIII

L’ÉVANGILE ANNONCÉ AUX MORTS

Dans sa première épître, postérieure presque à toutes celles de saint Paul, l’apôtre Pierre, bien peu d’années avant son martyre, adresse à des fidèles étrangers, dispersés et persécutés en Asie-Mineure, des paroles de consolation et d’espoir, leur proposant l’exemple du Christ aux souffrances duquel leurs bourreaux les font participer, leur promettant l’héritage incorruptible, sans tache, inaltérable qui leur est réservé dans les cieux et que leur certifie la résurrection de leur Sauveur.

On a pu dire que si saint Paul était plus particulièrement l’apôtre de la foi, saint Jean, celui de l’amour, saint Pierre représentait l’espérance dans le collège apostolique. De cette espérance, il illumine jusqu’au séjour des morts, au sombre Schéol de l’Ancien Testament. Il nous montre le Christ pénétrant dans ce ténébreux domaine et allant prêcher son Evangile aux âmes qui y étaient emprisonnées, à celles que la théologie juive condamnait le plus impitoyablement, déclarant que même le Messie ne les sauverait pas, aux plus morts d’entre les morts, aux esprits des incrédules et rebelles noyés jadis dans le déluge. (I, Pierre, iii, 19, 20.)

Il semble que saint Pierre ne pouvait affirmer plus fortement l’universalité du salut apporté aux hommes par Jésus : « L’Évangile, dit-il, a été aussi annoncé aux morts. » (I, Pierre, iv, 6.)

Et ne convenait-il pas qu’il le fût pour que le règne du Christ s’étendant sur toutes les créatures humaines, quels que furent le temps et le lieu de leur naissance, fut établi et proclamé dans toute l’opulence de ses grâces, dans toute l’infinité de ses miséricordes ?

L’Évangile annoncé aux morts par le Christ lui-même, le Christ pour qui, comme pour Dieu, tous sont vivants ! Cette vérité, dévoilée par l’apôtre de l’espérance, ne renferme-t-elle pas, pour certains d’entre nous, une consolation efficace et merveilleuse ? Si le cœur de l’homme cache des gouffres de perversité, celui de Dieu contient des abîmes d’amour et de pardon.

XIX

PAR LA FOI

L’Épître aux Hébreux pour laquelle semble avoir collaboré avec la pensée de saint Paul, la plume de l’un de ses disciples, fut probablement écrite à une époque de deuil et de prsécutions, après le martyre de plusieurs apôtres, puisqu’on y trouve ces lignes émouvantes : « Souvenez-vous de vos conducteurs qui vous ont annoncé la parole de Dieu ; considérez quelle a été la fin de leur vie et imitez leur foi. Jésus-Christ est le même, hier, et aujourd’hui, et éternellement. (Héb., xiii, 7, 8.)

Avant de proposer comme exemple aux fidèles ceux qui avaient été ses chefs et ses compagnons d’armes et d’opposer à la fragilité de l’existence humaine sur la terre, l’immutabilité de l’Ami céleste dans son éternel royaume, l’auteur inspiré consacre tout un chapitre aux glorieux héros de l’histoire biblique, aux principaux ancêtres des croyants. Il fait précéder chacun de leurs hauts faits par ces mots qui reviennent sans cesse comme un refrain sublime : « Par la foi ! C’est par la foi ! » (Héb., xi.)

« La foi, dit à ce sujet saint Jean Chrysostome, est une vue de ce qui est caché, et elle nous donne sur l’invisible la même certitude que celle que nous avons par les choses qui sont sous nos yeux.

… Ainsi la résurrection n’est pas encore présente, mais par la foi, elle existe déjà dans notre âme. »

C’est par la foi aussi que nous sentons la présence de notre Dieu et avec elle, code de nos bien-aimés auprès de lui…

À cet égard, les magnifiques commentaires de l’écrivain sacré sont infiniment instructifs. Ne pouvons-nous pas répéter, nous aussi, ce qu’il déclare à propos du juste Abel dont le sang répandu par son frère criait si haut vers Dieu : « Par la foi, il parle encore, quoique mort ! » Car nous entendons par la foi la voix de nos trépassés, les yoix qui demandent justice comme les voix qui apaisent et consolent, ou qui exhortent à la repentance et au pardon.

Ce chapitre onzième des Hébreux ressemble à un escalier de lumière dont chaque degré rapproche un peu plus de la splendeur infinie, à une symphonie qui devient de plus en plus mélodieuse et pénétrante jusqu’à s’élever à une puissance et une harmonie qui ne sont plus de la terre.

Quand il arrive à la vocation d’Abraham quittant son pays et sa parenté pour répondre à l’appel du Seigneur : « Il attendait, dit l’écrivain, la cité qui a de solides fondements, celle dont Dieu est l’architecte et le constructeur » ; et quelques lignes plus loin, parlant de tous les patriarches, il ajoute : « C’est dans la foi qu’ils sont tous morts, sans avoir obtenu les choses promises ; mais ils les ont vues et saluées de loin, reconnaissant qu’ils étaient étrangers et voyageurs sur la terre. Ceux qui parlent ainsi montrent bien qu’ils cherchent une patrie. S’ils avaient en vue celle d’où ils étaient sortis, ils auraient eu le moyen d’y retourner.

Mais maintenant ils en désirent une meilleure, c’est-à-dire une céleste. C’est pourquoi Dieu n’a pas honte d’être appelé leur Dieu, car il leur a préparé une cité. »

Nous sommes ici-bas des passants et des exilés et nous ne voulons pas le comprendre ; continuellement nous nous plaignons de cette existence incertaine et précaire, sans sécurité ni profond repos. Le foyer, la patrie, est-il des mots plus doux dans la langue humaine ? Revenir chez soi, rentrer à la maison, retourner dans son pays, que ces paroles réveillent de nostalgie, de profonds et ardents désirs ! Avec quelle résolution farouche, quelle énergie miraculeuse, des hommes souffrent et se font tuer pour défendre leur habitation d’ici-bas, nous l’avons vu ces dernières douloureuses années tandis qu’en même temps, hélas ! nous était démontrée avec une cruelle et fulgurante évidence la fragilité de ces demeures, de ces possessions terrestres.

La plus solide, la plus durable n’est guère qu’une tente plantée pour un jour dans un sol qui ne nous appartient pas, un insuffisant abri destiné à être bientôt emporté par la tempête. Mais avec sa connaissance, son intelligence parfaite de notre âme et de ses aspirations intimes, l’Évangile nous parle de la sûre demeure qui nous attend là-haut, de l’asile suprême, la patrie céleste que par la foi nous possédons déjà. La patrie est au ciel, la patrie peuplée de nos bienaimés, lointaine encore puisque nous ne la voyons pas, nous n’y sommes qu’en espérance, toute proche cependant, la mort n’étant jamais très éloignée, le temps d’ailleurs et l’espace n’ayant plus pour les hôtes des cieux la même signification que pour nous.

« Le ciel des âmes et des esprits nous enveloppe, dit fort bien le Père Sertillanges, et tous ses habitants mystérieux, s’ils devenaient visibles, se feraient voir peuplant tout, mêlés à tout et non pas dans je ne sais quelles régions inaccessibles. »

Les élus de l’Ancienne et de la Nouvelle Alliance se considèrent déjà comme appartenant à cette patrie future dont ils se réclament. Un écrivain artiste qui savait se servir de ses yeux[5], se définissait ainsi : « Je suis un homme pour lequel le monde invisible existe. » De même un croyant pourrait dire : « Je suis un homme pour lequel le monde invisible existe. » « Nous regardons non point aux choses visibles, explique saint Paul, mais à celles qui sont invisibles ; car les choses visibles sont passagères et les invisibles sont éternelles » (II, Cor., iv, 18) et l’auteur de l’épître aux Hébreux, nous parlant de Moïse après Abraham, nous le montre orientant toute sa vie, toute l’existence présente et future de son peuple, vers un but mystérieux caché dans l’au-delà.

Par la foi, Moïse refuse en Égypte la dignité royale, préférant à cette gloire d’un jour les souffrances des enfants de Dieu, et l’opprobre du Christ, du Messie, aux trésors des païens.

Par la foi, il célèbre la Pâque, annonciatrice de la Pâque future, il entraîne sans crainte les Israélites vers la Terre Promise et d’un seul mot, d’un mot sublime, l’écrivain éclaire et résume l’héroïque unité de cette vie :

« Il se montra ferme, comme voyant Celui qui est invisible. » (Héb., xi, 27.)

En effet, de la patrie, le regard du croyant s’élève au Père.


PAR LA FOI


Je crois à l’immense bonheur
Que l’on trouve auprès du Seigneur
Après tous les maux de la terre.
Je crois à l’Amour infini
Qui veille sur mon cœur banni
Et sur le foyer solitaire.

Malgré tant de douleurs, je crois
Que l’holocauste de la croix
A pour jamais sauvé le monde,
Qu’aux regards cléments et divins,
Nos pleurs amers ne sont pas vains,
Que notre détresse est féconde.

Je crois que je retrouverai
L’âme qui m’est chère, malgré
Mon aveuglement et mes fautes,
Qu’elle restera malgré tout
À côté de moi jusqu’au bout,
Et que les anges sont mes hôtes.



XX

LA GRANDE NUÉE DE TÉMOINS

« Je me lèverai, j’irai vers mon Père », soupirait l’enfant prodigue au sein de l’exil et de l’abjection… Nous aussi, du fond de l’abîme où la douleur nous plonge, levons-nous, allons vers Celui que Jésus nous commande d’appeler notre Père, en croyant comme Abraham qu’il est puissant, même pour ressusciter les morts.

« Aussi Abraham recouvra-t-il son fils par une sorte de résurrection », ajoute l’apôtre, et lorsqu’à la fin de son admirable épopée, il évoque la foule innombrable et glorieuse de tous les croyants : les guerriers, les prophètes, les rois, les saints et les saintes, il applique la même expression à des mères privilégiés qui obtinrent un miracle plus positif : « Des femmes recouvrèrent leurs morts par la résurrection. » Mais tout de auite, arrivant aux martyrs, il monte encore plus haut : « D’autres furent livrés aux tourments et n’acceptèrent point de délivrance afin d’obtenir une meilleure résurrection. » (Héb. xi, 34.)

S’il y eût des mères qui, par la foi, vainquirent la maladie et la mort, arrachèrent en quelque sorte à Dieu, à force de supplications, de confiance à toute épreuve, la vie terrestre de leurs enfants, d’autres plus croyantes, plus confiantes encore, sacrifièrent cette existence passagère à l’avenir éternel, exhortant leurs fils et leurs filles à mourir plutôt que de renier leur foi, à subir sans défaillance les affres du martyre.

Telle la mère à laquelle le livre des Machabées prête ces paroles magnifiques : « Je t’en conjure, mon enfant…, ne crains pas ce bourreau, mais sois digne de tes frères et accepte la mort afin que je te retrouve avec tes frères, au temps de la miséricorde. » (II, Mac., vii, 28 et 29.) Telle sainte Félicité qui, d’après la légende, vit, comme elle, martyriser devant elle ses sept fils et leur disait : « Mes fils, levez les yeux au ciel et voyez le Christ qui vous y attend. Et puis, combattez courageusement pour le Christ, et montrez-vous fidèles dans son amour ! »

L’auteur de l’épître aux Hébreux évoque tous les martyrs qui furent dénués de tout, exilés, errants, persécutés, enchaînés, torturés — eux dont le monde n’était pas digne — et voici sa conclusion au début du chapitre suivant : « Nous donc aussi, puisque nous sommes environnés d’une si grande nuée de témoins, rejetons tout fardeau et le péché qui nous enveloppe si facilement et courons avec persévérance dans la carrière qui nous est ouverte, les yeux fixés sur Jésus. » (Héb., xii, 1.)

Comme elle s’est accrue depuis les premiers siècles de l’Église, la grande nuée de témoins qui nous entoure, et quel puissant réconfort de la sentir auprès de nous de toutes parts ! Nous savons ce que c’est qu’être enfermés dans un nuage, un brouillard dont les innombrables gouttelettes ténues, insinuantes, irrésistibles, nous pénètrent, nous forcent à les respirer, à les boire, fondent sur notre visage, glissent dans nos cheveux… Le monde invisible de nos ancêtres, de nos frères, de nos bien-aimés, nous environne de même, comme une brume lumineuse dont chaque atome serait un regard, une pensée, une prière, effluves que le Ciel nous envoie sans cesse pour nous attirer à lui. Quand, à notre foyer, notre cœur réclame en vain ceux qui s’y asseyaient à côté de nous, que la solitude nous accable, pensons à cette nuée de témoins qui nous entoure ; cherchons parmi eux les visages chéris que nous ne voyons plus, mais qui nous regardent…

Nous les trouverons si, par la prière, nous levons les yeux vers notre Rédempteur comme l’apôtre nous y exhorte, car alors, comme il nous le dit dans le même chapitre, nous nous serons approchés non seulement de Jésus, le Médiateur, mais : « de la cité du Dieu vivant, de la Jérusalem céleste, des myriades qui forment le chœur des anges, de l’assemblée des premiers-nés inscrits dans les cieux, du Juge qui est le Dieu de tous, des esprits des justes parvenus à la perfection. » (Héb., xii, 22, 23.)

Ces âmes bienheureuses, affranchies de toute souillure et de toute faiblesse, ces élus, ces anges qui forment l’Église triomphante, combien parmi eux de figures familières, héros et saints dont nous avons étudié le cœur et la vie dans le souvenir, les œuvres, les écrits qu’ils nous ont laissés, ou êtres nobles et bienfaisants que nous avons connus ici-bas et vus s’épanouir auprès de nous !


POUR LA SAINT-SYLVESTRE


L’année approche enfin de son heure dernière ;
Le soir vient ; j’ai rangé la chambre où le feu luit,
Mais la porte est ouverte et sur le seuil de pierre
          S’allonge l’ombre de la nuit.
Vous rassemblerez-vous autour de ma lumière,
          Ô vous vers lesquels mon cœur fuit ?

J’ai peur ; le vent de mer gémit dans la ramure
Des pâles oliviers, des pins et des cyprès ;
En moi saigne toujours la profonde blessure
          Des remords et des vains regrets.
Parlez ; que votre voix céleste me rassure,
          Vous qui savez tous les secrets.

Je vous ouvre mon âme ainsi que ma demeure :
Rien n’est voilé pour vous, amis ; rien n’est fermé,
Ne m’abandonnez pas en ce jour, à cette heure,
          Où, sous l’effort accoutumé,
Découragé, le plus vaillant faiblit et pleure,
          Lorsqu’il ne se sent-pas aimé.

Voici sous vos portraits, dans une coupe claire,
Violettes de pourpre et narcisses de miel,
Œillets légers parés d’un brin de capillaire :
           Voici pour vous l’essentiel,
Mon amour… car mes fleurs peuvent-elles vous plaire,
Vous qui cueillez les fleurs du ciel ?

Mais quoi !… Vous êtes là déjà ; je vous devine…
Vers ma douleur déjà, vous vous êtes penchés,
Vous m’entourez comme une influence divine…
          Lentement, vous vous approchez :
Sur le sommeil d’un fils, la mère ainsi s’incline,
          Attentive à ses pleurs cachés.

Vous êtes là, présence invisible et vivante,
Et mon cœur se réchauffe à vous sentir si près.
Qu’importe maintenant qu’il neige, pleuve, ou vente,
           Que gémissent les noirs cyprès ?
Vous avez entendu ma prière fervente,
           Vous avez vu que je pleurais.

Amis, l’amour est fort et jamais il n’oublie ;
L’ardente foi, de l’apparence et des instants
A triomphé. Quelqu’un répond quand je supplie ;
          Ce n’est pas en vain que j’attends,
Et rien n’a pu briser la chaîne qui nous lie
          Par delà l’espace et de temps.

Vous m’attirez, ô radieuse multitude !
Chaque heure en s’écoulant me rapproche de vous ;
Ce qui charme mon deuil, ma nuit, ma solitude,
          Ce ne sont pas des rêves fous,
Mais une bienheureuse et forte certitude,
          Un pressentiment sûr et doux.

Si votre voix connue et pleine de clémence
M’appelle à l’horizon vers un but surhumain,
L’aube de l’an nouveau comme un espoir immense
          Blanchira le rude chemin .
Qui sous mes pas sans cesse tourne et recommence,
          Et je lui sourirai demain.



XXI

L’ÉGLISE MILITANTE
ET L’ÉGLISE TRIOMPHANTE

Saint Jean, l’apôtre bien-aimé, déclare dès le début de sa première épître qu’il annonce la Vie éternelle, c’est-à-dire le Christ, et qu’il écrit « afin que notre joie soit parfaite ». (I, Jean, i, 3, 4.) « Nous savons, dit-il, que nous avons passé de la mort à la vie, parce que nous aimons les frères » (Jean, iii, 14), et sans cesse il exhorte à l’amour fraternel, résumant, comme le Seigneur Jésus, toute la loi morale en ce commandement : Aimer Dieu et les frères.

Aimer d’un amour immortel ce qui ne meurt pas, c’est bien en effet la joie parfaite, et quand nous arrivons à le faire et le croire, la vie éternelle et son bonheur infini commencent en nous, malgré toutes les misères et toutes les obscurités de ce monde.

Dans l’Apocalypse, la Révélation de saint Jean, livre symbolique et prophétique, les exhortations aux chrétiens persécutes se mêlent aux pressentiments des siècles à venir. Des visions frappantes résument les douleurs, les catastrophes, les combats futurs, nous font apparaître le triomphe final de la justice, le jugement dernier, le bonheur des élus… Mais ce n’est pas dans un avenir plus ou moins éloigné, c’est tout de suite que ceux-ci jouissent de la béatitude éternelle : « Heureux dès à présent les morts qui meurent dans le Seigneur. » (Apoc., xiv, 12.)

Il ne s’agit encore que d’un commencement de joie : « Ils se reposent de leurs travaux et leurs œuvres les suivent. » Les bonnes semences qu’ils ont laissées sur leur passage, qu’ils ont répandues, souvent arrosées de leurs larmes et de leur sang, dans les sillons terrestres, continuent après leur départ à se développer, à fructifier… Les semeurs ont disparu ; peut-être nul ici-bas ne se souvient-il plus d’eux ; cependant au dur et noir hiver succèdent le printemps fleuri d’espérances, puis le magnifique, le lumineux été… voici la moisson toute dorée qui attend la faucille… Les moissonneurs arrivent ; ils récoltent en chantant ce qui fut semé en pleurant… mais a leurs chants, d’autres hymnes se mêlent mystérieusement… un écho du ciel répond à leur joie. En amassant des fruits pour la vie éternelle, semeurs et moissonneurs, église militante, église triomphante, se réjouissent ensemble, suivant la parole du Maître. (Jean., iv, 36-38.)

Ensemble, toujours ensemble ! Ne craignez pas d’être séparés dans l’au-delà de vos bien-aimés ; ne vous imaginez pas, malgré les apparences, malgré votre faiblesse, que votre union de cœur et d’âme avec eux soit brisée. Sans cesse, dans la Révélation de saint Jean, comme dans l’Evangile, cette union des frères en Christ nous apparaît.

Les rachetés de toute tribu, de toute langue, de tout peuple, de toute nation, ne forment plus qu’un royaume de Dieu (v. 9) et l’immense, l’innombrable foule de ceux qui sont venus de la grande tribulation est rassemblée devant le trône de Dieu et devant l’Agneau. Ils portent les memes robes candides, blanchies dans le sang de l’Agneau, les mêmes palmes de victoire ; ils chantent le même cantique sous la même tente et participent au même bonheur. Les prières de tous les saints montent vers Dieu dans le même encensoir d’or. (Apoc., vii, 9-17, xv, 2-4, xix, 1-8, viii, 3, 4.)

Les élus nous sont représentés comme s’intéressant à ce qui se passe sur la terre, se réjouissant quand tombe la grande Babylone, symbole et résumé de toutes les puissances iniques. Une vision terrible et touchante nous montre les martyrs réunis sous l’autel comme un holocauste agréable à Dieu, eux qui furent immolés à cause de la parole divine et du témoignage qu’ils lui avaient rendu. Leur cri redoutable ressemble à celui du sang d’Abel, le premier innocent assassiné ; car, dans l’Évangile, la miséricorde ne fait pas tort à la justice, ne la supprime pas : « Jusques à quand, Maître saint et véritable, tardes-tu à juger et à tirer vengeance de notre sang sur les habitants de la terre ? » (vi, 9, 10.)

Il ne s’agit pas là évidemment d’une rancune et d’une inimitié personnelles : « Non pas à nous, Éternel, non pas à nous, mais à ton nom donne gloire », pourraient, comme le psalmiste, chanter ces confesseurs, « à cause de ta bonté, à cause de ta fidélité ! Pourquoi les nations diraient-elles : Où donc est leur Dieu ? » (Ps. cxv, 1, 2.) En effet ils se sont immolés afin que la justice triomphât et il faut que cette justice soit victorieuse. Alors seulement paraîtront ce nouveau ciel et cette nouvelle terre où la justice habitera. (II, Pierre, iii, 13.)

Tant que la conversion du pécheur peut être espérée, ses fautes réparées, la miséricorde de Dieu l’invite au repentir ainsi que la magnanimité des saints ; les victimes, à l’exemple de leur Maître, peuvent et doivent prier pour leurs bourreaux. Mais pour ceux qui méprisent le pardon et refusent l’expiation, le jour de la rétribution viendra inévitablement et les martyrs attendent avec impatience cette aurore terrible et bienfaisante où la victoire du bien sur le mal s’accomplira enfin tout entière.

« Une robe blanche, raconte saint Jean, fut donnée à chacun d’eux et il leur fut dit de se tenir on repos jusqu’à çe que fût complet le nombre de leurs compagnons de service et de leurs frères qui devaient être mis à mort comme eux. » (Apoc., vi, 11,)

Pour eux déjà la tunique de pureté, le vêtement de fête remplace les vêtements ensanglantés où ils combattirent ; le souvenir si douloureux de leurs tourments n’est plus que joie candide ; la paix leur est accordée, imposée… Mais ils doivent attendre encore et accueillir parmi eux tous ceux qui, au cours des âges, souffriront les mêmes épreuves, accompliront les mêmes sacrifices, rendront au prix de leur sang le même témoignage… Car la vie future n’est qu’union, harmonie, fraternité complète et bienheureuse. Notre Christ rassemble dans son grand cœur tous ses rachetés, tous ses fidèles… il ne les sépare pas, il ne les éloigne pas les uns des autres, comme ils le furent quelquefois par les incertitudes, les contradictions, les désaccords et les malentendus terrestres.


VERS L’AUBE

Vous que le regret ronge et le désir consume,
À votre foyer sombre où vient gémir le vent,
Vous qui cherchez en vain votre trésor vivant
Sans qu’à ne plus le voir votre amour s’accoutume,

Un espoir vous demeure, étoile qui s’allume
Dans le ciel imploré par votre cœur fervent ;
Longue et lourde est la nuit, mais le soleil levant
Aussitôt qu’il a lui, change en pourpre la brume.

Comme cette nuée errante qui paraît
Un monstre formidable à votre effroi secret,
À l’aube la douleur s’épanouit en gloire.

Courage, ô délaissés qui souffrez en ce îieu,
Car vous serez plus tôt que vous n’osez le croire,
Ensemble pour jamais, ensemble auprès de Dieu !



XXII

LA FRATERNITÉ DES ÉLUS ET DES ANGES

« Leurs compagnons de service » ; ce terme qui désigne es martyrs futurs, se retrouve à la fin de la Révélation. L’apôtre le met dans la bouche de l’ange chargé de l’instruire. À deux reprises, saint Jean veut s’agenouiller et l’adorer et chaque fois, le messager divin lui répond : « Garde-toi de le faire ! Je suis ton compagnon de service et celui de tes frères qui gardent le témoignage de Jésus. » (Apoc., xix, 10 et xxii, 9.)

La fraternité des élus et des anges, indiquée ici comme dans beaucoup d’autres passages du Nouveau Testament, ne nous est-elle pas précieuse et consolante ? « À la résurrection, les hommes seront comme les anges de Dieu dans le Ciel. Ils seront semblables aux anges », nous déclare Jésus. (Math., xxiie siècle, 30. Luc, xx, 96.)

En effet, les anges sont des esprits au service de Dieu, des envoyés des Cieux sur la terre. Toute la Bible en est pleine, et nous aimons à le penser, les élus que l’on avait connus sous une humble figure humaine, ont pu quelquefois, par la volonté divine, remplir auprès de ceux qu’ils avaient laissés ici-bas, des missions analogues à quelques égards à celles des anges.

Dans î’Ancien Testament, ils apparaissent parfois comme une représentation de Dieu, parfois comme un de ses attributs, comme des rayons de sa gloire ou des exécuteurs de ses desseins.

Émanation directe de Dieu, l’ange de miséricorde qui mène Agar près de la source, qui se laisse implorer par Abraham pour Sodome, qui retient le patriarche prêt à immoler Isaac. (Gen., xviii, xxi, xxii.)

Justice divine, les chérubins dont l’épée flamboyante interdit à l’homme déchu le retour au paradis (Gen., iii, 24), l’ange qui frappe les Assyriens assiégeant Jérusalem. (Isaïe, xxxvii.) Gloire et puissances divines, les millions d’anges qui entourent le trône du Très-Haut. (Daniel, vii.)

Les psalmistes nous montrent l’ange de l’Éternel campant autour de ceux qui le craignent pour les arracher au danger (Ps. xxxiv, 8), et Dieu ordonnant à ses anges de garder le fidèle dans toutes ses voies et de le porter sur leurs mains de peur que son pied ne heurte contre une pierre. (Ps., xci, 11, 12.)

Dans le Nouveau Testament, les anges jouent un grand rôle. L’ange Gabriel annonce à Zacharie la naissance du Précurseur et à Marie celle du Sauveur. Une multitude d’anges apparaît dans le ciel de Bethléem pour louer Dieu la nuit de Noël. Un ange avertit Joseph de soustraire Jésus à la fureur d’HIérode. Dans un touchant tableau où la fuite en Égypte est représentée, l’artiste s’est inspiré de ce passage ; on voit planer autour de Marie et de son Fils, un essaim d’angelots dont les corps célestes portent des blessures toutes fraîches ; ce sont les innocents massacrés par le roi cruel à la place du Christ et qui, déjà transformés en chérubins, font une garde d’honneur au Messie enfant.

Des anges viennent dans le désert auprès de Jésus après la tentation. (Marc, i, 13.) À Gethsémané, un ange descend du ciel pour le fortifier (Luc, xxiii, 43.) et lorsque Pierre tire l’épée au Mont des Oliviers pour défendre son Maître, celui-ci lui adresse cette parole : « Penses-tu que je ne puisse pas invoquer mon Père qui me donnerait à l’instant plus de douze légions d’anges ? » (Matth., xxvi, 27.)

Ce sont des anges aussi qui, après la mort du Christ, roulent la pierre du sépulcre, viennent s’y asseoir à la place même où reposait le corps divin, et apprennent la résurrection aux disciples et aux saintes femmes.

Jésus nous peint dans la parabole du mauvais riche, le pauvre Lazare porté au ciel par les anges (Luc, {sc|xvi}}, 22), et nous recommande de ne pas mépriser un seul petit enfant parce que : « leurs anges dans les cieux voient continuellement la face de mon Père ». (Matth., xviii, 10.)

Consolation, jugement, glorification, intercession, assistance continuelle, voilà donc le service des anges, compagnons de service des élus. Ils se réjouissent ensemble au ciel lorsqu’un seul pécheur se convertit ; ensemble ils y habitent et rendent gloire à Dieu.

Dans l’Apocalypse, l’archange saint Michel nous est montré combattant et vainquant le diable et ses milices. Mais il ne triomphe pas seul des formidables puissances du mal ; il a d’humbles collaborateurs, ceux pour lesquels l’armée céleste livrait bataille et qui ont lutté et remporté la victoire avec elle, les confesseurs et les martyrs, frères des anges, comme le proclame dans le ciel même une voix puissante qui déclare : « Ils l’ont vaincu à cause du sang de l’Agneau et à cause de la parole de leur témoignage, et ils n’ont pas aimé leur vie jusqu’à craindre la mort. C’est pourquoi réjouissez-vous, cieux, et vous, habitants des cieux ! » (Apoc., xiie siècle, 11, 12.)

Chose émouvante, exaltante que cette joie partagée ! Chaque nouveau triomphe obtenu sur les forces malfaisantes qui cherchent à nous asservir ici-bas, a donc son écho dans les royaumes célestes ! Nous qui, pauvres et misérables, livrons dans l’obscurité, l’angoisse, la peine, des combats ingrats, terribles, désespérés même en apparence, nous avons des témoins invisibles dont les yeux pleins d’amour nous contemplent, dont les prières, les gestes nous viennent en aide ; nous, faibles et pécheurs, nous pouvons rendre plus parfaite la joie des élus et des anges !

Saint Paul va jusqu’à dire que nous (les saints), nous jugerons les anges (Cor., vi, 33) et saint Jean donne le titre d’anges aux évêques, chefs spirituels des sept églises d’Ephèse, Smyrne, Pergame, Thyatîre, Sardes, Philadelphie et Laodicée. La distance n’est donc pas grande entre les premières créations de Dieu, celles qui ignorent les souillures et les dégradations du péché, et les rachetés par le Fils de l’homme d’entre les enfants des hommes, ceux qui lavés et réhabilités ont retrouvé, à travers le sang du sacrifice, la pureté primitive.


ENSEMBLE

Parle-moi ; nous allons ensemble
Vers un avenir plus joyeux,
Je ne sais pas pourquoi je tremble :
J’ai la lumière de tes yeux.

Ensemble, sur la même route,
Nous causerons comme autrefois ;
Je ne sais pas pourquoi je doute :
Si tendre et si ferme est ta voix.

Dans la paternelle Demeure,
Nous serons ensemble ce soir ;
Je ne sais pas pourquoi je pleure :
Ton sourire est rempli d’espoir.

Je t’entends encore me dire
Des mots d’amour et de douceur ;
Je ne sais pourquoi je soupire ;
N’es-tu pas près de moi, ma sœur ?


XXIII

LA MAISON DU PÈRE

Nous nous sommes efforcé d’exposer les conclusions que les premiers disciples de Jésus, les apôtres, fondateurs de l’Église, ont tiré de l’exemple et des enseignements de leur Maître au sujet de la vie éternelle ; il nous reste à nous en instruire comme l’ont essaye avant nous tant d’autres chrétiens. Nous pouvons en déduire nous-mêmes ce que nous devons croire et penser, comment il nous faut agir au sujet des êtres qui nous ont précédés dans l’au-delà mystérieux, des âmes restées cependant attachées à la nôtre par les liens d’un immortel amour.

Où sont-elles d’abord ? Où sont ceux que nous ne voyons plus, qui ont échappé sans retour à la fragile prison de leur corps, ceux que nous cherchons autour de nous ?

L’Évangile nous répond simplement : « Dans la Maison du Père », c’est-à-dire plus près de Dieu que nous, mieux illuminés par sa gloire, mieux rassasiés de son amour, mieux abrités encore sous sa puissante sauvegarde.

L’exil a cessé pour eux et nous savons comment le Père vers lequel ils sont allés accueille l’enfant retrouvé, même quand c’est un fils prodigue et rebelle mais repentant. La plus belle robe le revêt, on lui offre le plus généreux festin : l’allégresse des bienheureux célèbre son retour et surtout — oh surtout ! — le cœur divin bat contre son cœur, il a reçu l’ineffable baiser du pardon, de la réconciliation éternelle.

Dès ici-bas, nous en connaissons la douceur ; dès ici-bas, les croyants qui aiment leur Dieu, qui se remettent entre ses mains, sentent continuellement autour d’eux la présence de leur Sauveur ; déjà ils comprennent qu’à cette protection nul ne les arrachera.

« Qui s’endort dans les bras d’un Père, dit quelque part Rousseau, n’est pas en souci du réveil. » Le grand écrivain n’était qu’un pauvre chrétien, si même il mérite ce nom, mais n’a-t-il pas en ces quelques mots merveilleusement exprimé l’attitude du fidèle vis-à-vis de son Dieu, du Dieu de Jésus-Christ ?

« Où irai-je loin de ton Esprit, où fuirai-je loin de ta face ? » s’écrie le Psalmiste : « Si je monte aux cieux, Tu y es ; si je me cache au séjour des morts, t’y voilà. » (Ps. cxxxix, 7, 8.) « Le Dieu d’éternité est un refuge et sous ses bras éternels est une retraite », dit le Prophète. (Deut., xxxiii, 27.)

Cette communion avec Dieu que la mort ne saurait interrompre, ce sentiment de l’assistance divine, ont quelque chose d’infiniment suave et rassurant. La Sainte Écriture nous affirme nettement que mourir, quitter ce corps, c’est se rapprocher de Dieu. Qu’on se souvienne de l’hymne entonné par les passagers du Titanic qui, laissant aux plus faibles d’entre eux les moyens de sauvetage, se résignaient noblement à disparaître dans les flots : « Plus près de toi, mon Dieu, plus près de toi ! »

Je revois, dans une vieille petite église du littoral breton, les humbles tréteaux de bois noir sur lesquels on posait les cercueils pour les dernières prières. On y lisait ces mots peints en lettres blanches : « Mon âme a soif de Dieu, du Dieu vivant. Quand irai-je et me présenterai-je devant la face de Dieu ? » (Ps. xiii, 3.)

Nous avons entendu des gens se plaindre de trouver dans la Bible si peu de détails sur notre existence future : nous-mêmes, à certaines heures, nous nous sommes peut-être demandé avec angoissé quelle est, quelle sera la vie de nos bien-aimés et la nôtre au delà de ce monde, le seul qui nous soit familier et qui nous paraisse habitable.

Le Christ et ses apôtres nous en parlent brièvement en effet, mais avec des paroles si riches de sens, aux profondeurs insondables, aux perspectives Infinies… elles suggèrent, elles évoquent. « Ce sont des choses que l’œil n’a pas vues, que l’oreille n’a pas entendues » (I,Cor., ii, 9), que le langage humain ne saurait exprimer.

« Il y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père, dit Jésus. Je m’en vais vous préparer une place. » (Jean, xiv, 2.) Que de nuances dans la félicité parfaite ! Que de joies différentes dans le bonheur absolu ! Des habitations variées s’ouvriront aux âmes diverses, elles s’y grouperont suivant leurs sympathies et leurs affinités et chacune trouvera ses compagnons choisis, son asile particulier, la retraite qui lui convient, qui comblera ses vœux secrets, inconscients peut-être, et qui aura été préparée avec amour pour elle spécialement par Celui qui l’a aimée sans mesure. Le Christ nous instruit sous la forme symbolique par ses paraboles ; le serviteur qui aura employé ses talents au service du Seigneur, les faisant fructifier, en recevra dix fois plus ; on lui donnera le gouvernement de cinq, de dix villes, suivant son travail et ses capacités. À ceux qui furent fidèles en peu, on confiera beaucoup, et tous entreront dans la joie de leur Maître, seront admis à la béatitude éternelle, infinie. Il y aura des récompenses pour les prophètes et pour les justes. Et même les humbles qui, malgré opprobre et persécutions, auront accueilli ces héros, s’associant ainsi de cœur et d’acte à leur œuvre, partageront leur joie.

Celui qui reçoit un prophète en qualité de prophète, recevra une récompense de prophète, et celui qui reçoit un juste en qualité de juste, recevra une récompense de juste. Quiconque donnera seulement un verre d’eau froide à l’un de ces petits parce qu’il est mon disciple, je vous le dis en vérité, il ne perdra point sa récompense. » (Matth., x, 41, 42.)

Soutiendra-t-on que, par ces promesses, notre Sauveur fait appel à notre ambition, à notre cupidité, nous traite comme des mercenaires intéressés ? La récompense d’un prophète ou d’un juste, est-ce de l’or, des joyaux, les plaisirs de l’orgueil ou des sens ? Le sourire d’un enfant n’est-il pas le salaire d’une mère, le retour du fils égaré celui du père miséricordieux, et le repentir des pécheurs, leur salut, la joie des élus et des anges ? Cette allégresse généreuse, ce bonheur de donner plus grand que celui de recevoir, cette tendre bénédiction divine, qui la disputera aux serviteurs du Très Haut, qui leur reprochera de désirer une telle récompense ?

Chacun jouira en paix de son lot et de sa place : tous seront réunis dans le même amour et la même félicité.

Mais où enfin ? Quelle distance nous sépare des bien-aimés que nous ne voyons plus ? Dans quels astres lointains, dans quelles régions ignorées sont-ils rassemblés ou disséminés, ces millions et ces millions d’êtres qui traversèrent notre planète hier ou il y a dix ans, vingt ans, un siècle, trente ou cinquante siècles ? Une pauvre âme n’est-elle pas perdue parmi ces foules, au milieu de ces mondes, dans ces espaces infinis dont le silence effrayait le penseur et semble si lourd à nos cœurs charnels ?

Nous raisonnons ainsi puérilement parce que nous sommes assujettis encore aux lois écrasantes dont la mort nous affranchit. Les âmes ne vieillissent pas comme les corps ; elles n’ont pas la même manière de compter les jours et les heures. Il y a pour elles d’autres façons de se mouvoir, de se réunir, de communiquer. Lesquelles ?

Nous ne pouvons encore le savoir, mais nous le pressentons. Nous disons déjà : Plus prompt que la pensée, cette pensée jaillie de nous-même qui parcourt les cieux plus rapidement que la chaleur, la lumière, l’electricité, Cependant le rayon de soleil qui vient nous réchauffer et nous éclairer, traverse d’immenses étendues sombres et glacées ; des millions d’yeux le contemplent en même temps :

Chacun en a sa part et tous l’ont tout entier.
(V. Hugo.)

À travers des distances plus prodigieuses encore, l’esprit du savant, de l’astronome pèse et analyse un globe de feu. Un petit crâne contient un monde d’idées, un frêle cœur, un amour infini.

Mais, comme le dit Pascal : « Notre âme est jetée dans le corps où elle trouve nombre, temps, dimensions. Elle raisonne là-dessus et appelle cela nature, nécessité, et ne peut concevoir autre chose. » (Pensées, 233. Section. III.) Une fois cette âme délivrée de la chair, tout change ; mais en attendant de voir, c’est-à-dire de connaître par nous-même, nous devons par cette foi qui rend Dieu et son royaume sensibles au cœur, contempler la nuée de témoins qui nous entoure et nous domine.

Pour ma part, je n’oublierai jamais cette parole qui me fut adressée par un fidèle serviteur de Dieu[6] à l’un des moments les plus terribles de ma vie : « Le ciel est tout près. »


VERS LA MAISON DU PÈRE

Dans la nuit froide, sur la route,
Péniblement nous avançons ;
Des larmes tombant goutte à goutte
Remplacent rires et chansons.

Les ténèbres, la solitude
Rendent nos lourds fardeaux plus lourds,
Et font plus difficile et rude
Le chemin qui monte toujours.

Nos pieds qu’appesantit la neige
Glissent sur le traître verglas ;
Cependant Quelqu’un nous protège,
Quelqu’un qui ne nous quitte pas.

Là-haut une étoile en la brume
Tout à coup luit dans le lointain.
Est-ce l’aurore qui s’allume ?
Nous n’espérions plus le matin.


Quel miracle soudain s’opère ?
Notre cœur brûle palpitant.
Frères, c’est la Maison du Père :
Là-haut, là-haut on nous attend !

Là-haut, là-haut à la fenêtre,
Clarté que déjà nous voyons,
Quelqu’un vers nous penche peut-être
Son front couronné de rayons.

   Dans la demeure illuminée
Où nous arriverons pourtant,
Notre ascension terminée,
   Là-haut le bonheur nous attend.

Un immense amour nous attire
Et nous appelle avec ferveur ;
Nous oublierons notre martyre
Là-haut près de notre Sauveur.



XXIV

QUE FONT LES ELUS ?

La distance qui nous sépare des bien-aimés partis avant nous pour le domaine de l’éternité semble donc être plutôt morale et spirituelle que matérielle, autant que les choses de l’au-delà peuvent s’exprimer par des mots humains. Ils appartiennent à un autre monde que le nôtre, ils vivent d’une autre vie, et cependant nous leur restons mystérieusement unis par une identité cachée et profonde, car cette existence a débuté en eux et commence en nous dès ici-bas par la foi, l’espoir et l’amour.

En effet leurs œuvres les suivent, et cette idée ne nous encourage-t-elle pas à travailler pour Dieu et pour nos frères ? « Tout ce qui passe est si court » qu’en nos heures de faiblesse et de paresse, nous sommes disposés à murmurer devant la tâche : À quoi bon ? Si alors nous répétons après Pascal : « Éternellement en joie pour un jour d’exercice sur la terre », l’ardeur à l’effort nous revient.

Mais les élus ne jouissent pas seulement des œuvres passées. Que font-ils ? nous demandons-nous. Bien ancienne question à laquelle il fut répondu de mille façons différentes. Le repos, la sécurité, la joie, la paix ineffable de l’amour apaisé, de la contemplation divine, de la réunion et de l’union parfaite, leur sont assurés. C’est la signification des belles et touchantes images de l’Évangile, de la source d’eau vive où les âmes altérées de justice et de bonheur se désaltèrent, de la lumière qui entoure les bienheureux. Les chants des cieux, la musique des anges, nous représentent l’adoration des rachetés devant leur Rédempteur, la reconnaissance dont ces cœurs comblés débordent sans cesse. « Ils désirent ce qu’ils ont », a dit un croyant des habitants du paradis.

Mais il ne faut pas s’imaginer les élus figés dans une béatitude apathique ou réduits à l’état de fantômes sonores, de dociles et vagues échos. Autant vaudrait déclarer comme une petite fille : « On doit bien s’ennuyer dans le ciel si on passe toute l’éternité assis en rond sur des chaises à chanter des cantiques… » Et naturellement, devant une pareille perspective, elle souhaitait d’y arriver le plus tard possible, ainsi que nombre de braves gens qui, sans l’avouer si naïvement, ne se forgent pas de la Jérusalem céleste une idée beaucoup plus séduisante. D’autres, harassés par cette vie, ne sont tentés que par la promesse du repos et ils déclareraient volontiers qu’un Eden où il leur faudrait encore travailler, n’aurait pour eux rien de béatifique.

Et cependant, sur celle terre même, quoi de plus joyeux qu’une activité facile et féconde, de plus exaltant qu’un chant d’amour, un hymne de victoire ? Car le travail n’est pas la punition du péché, comme on le répète souvent. Dieu avait mis l’homme innocent et heureux dans le paradis terrestre pour le cultiver, c’est-à-dire y travailler, et la conséquence douloureuse, le châtiment du péché fut de rendre le travail pénible et ingrat. L’oisiveté ne saurait donc être la récompense des justes. Les élus, compagnons de service des anges, remplissent le même ministère, glorifiant Dieu, consolant, assistant leurs frères affligés et infirmes, protégeant, guidant les faibles et les petits, intercédant pour les pécheurs. Tout cela est renfermé dans la promesse de l’Écriture : « Ses serviteurs le serviront. » (Apoc., xxii, 3.)

Une autre parole d’un autre apôtre nous montre aussi le but que poursuivent les enfants de Dieu : « Nous nous efforçons de lui être agréables, soit que nous demeurions dans ce corps, soit que nous le quittions. » {II, Cor., v, 9.) Nous pouvons la rapprocher de la prière de Jésus : « Ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel », et de la paraphrase admirable du Pater noster que Dante prête aux âmes déjà sauvées qui montent par la rude voie du Purgatoire, au Paradis :

« Notre Père qui habites aux cieux, non pas circonscrit en eux, mais à cause de ton amour plus grand pour les être plus parfaits de là-haut.

Loués soient ton nom et ta puissance par toute créature, comme il est juste que l’on rende grâce à ta douce sagesse !

Qu’arrive pour nous la paix de ton règne à laquelle, si elle ne vient à nous, nous ne pouvons parvenir avec toute notre intelligence !

Comme les anges te sacrifient leur volonté en chantant hosannah, que les hommes t’offrent le même sacrifice !

Donne-nous aujourd’hui la manne quotidienne sans laquelle il recule dans cet âpre désert, celui qui peine le plus pour avancer.

Et comme nous pardonnons à chacun le mal que nous avons souffert, toi aussi, clément, pardonne et ne regarde pas à notre mérite.

Notre vertu qui si facilement succombe, ne l’éprouve pas contre l’antique adversaire, mais délivre-la de ses attaques.

Cette dernière prière, ô Dieu bien-aimé, nous ne te l’adressons plus pour nous-mêmes qui n’en avons plus besoin, mais pour ceux qui sont restés derrière nous. »

Le très haut poète a résumé dans ces lignes qui reflètent la beauté de leur thème, une partie considérable de la doctrine chrétienne.


XXV

L’INTERCESSION MUTUELLE DES VIVANTS
ET DES MORTS

L’Église a toujours enseigné que, pendant leur séjour sur cette terre, les âmes qui ont connu l’Évangile, sont appelées à faire leur choix entre le bien et le mal, entre la vie et la mort.

Quel fut ce choix ? Dieu seul le sait. Si nous pouvons, pour beaucoup d’êtres humains, les considérer avec confiance comme sauvés, nous n’avons le droit d’en condamner définitivement aucun, quelque abominable qu’il nous paraisse, car la miséricorde divine est sans limites et l’amour du Christ convie jusqu’à la dernière heure le coupable à la repentance…

Mais la pureté, la perfection que nous sommes loin d’atteindre ni même de soupçonner ici-bas, nous y parviendrons là-haut par une ascensoin plus ou moins lente, plus ou moins difficile…

Certains y sont déjà arrivés, nous affirme l’épitre aux Hébreux, parlant des esprits des justes, mais cette épître aussi nous dit à propos des croyants, des témoins dont la nuée nous environne : « Tous ceux-là, à la foi desquels il a été rendu témoignage, n’ont pas obtenu ce qui leur était promis, Dieu ayant en vue quelque chose de meilleur pour nous afin qu’ils ne parvinssent pas sans nous à la perfection. » (Héb., xi, 40.)

Quoiqu’il s’agisse ici plus particulièrement des confesseurs de l’Ancienne Alliance auxquels il ne fut pas donné de voir sur cette terre le Messie qu’ils attendaient, ce texte établit quand même très fortement la solidarité qui lie les uns aux autres les enfants de Dieu, la dépendance de l’église visible et de l’église invisible, au delà et au-dessus du gouffre de la mort.

Jésus lui-même dans la suprême prière où il parle à son Père comme notre grand prêtre et notre représentant, dit qu’il se sanctifie pour nous… car Il expiait nos péchés. De même et toutes proportions gardées, ceux qui nous ont précédés auprès de lui et qui prient sans doute pour nous, travaillent à se sanctifier pour nous, à se rapprocher de Dieu afin que leur prière soit plus efficace.

Et nous, dans ce pauvre monde, nous prions pour eux. Nous prions pour ceux que nous aimons et qui ne partageaient pas notre foi, sachant que pour eux aussi le Christ est mort et que ces âmes smcères ont pu le rencontrer sur la limite des deux mondes, qu’au moment suprême il s’est peut-être révélé à elles qui le cherchaient sans nous l’avouer, sans espérer le trouver.

Car on juge l’arbre par ses fruits, et ceux qui, sans faire profession de croire à notre Dieu, servent sa cause par leurs actes et leurs sacrifices, sont plus près de lui que les soi-disants croyants dont la conduite déshonore leur religion.

Nous prierons même pour les grands pécheurs, nous souvenant que seul le Tout-Puissant connaît le secret des cœurs et leurs intentions, leur faiblesse, leur misère, que d’après l’Évangile, Il juge tel coupable repentant moins sévèrement que tel juste orgueilleux et que le brigand crucilié arriva plus vite au paradis que le plus irréprochable des Pharisiens.

Suivant une belle parole, nous confierons l’irréparable à la miséricorde infinie. Et avec d’humbles actions de grâces, nous prierons enfin pour les âmes saintes, car il n’est pas défendu à un misérable d’offrir à un riche qu’il aime un modeste présent, et nous pouvons aussi nous sanctifier pour eux, afin d’être moins éloignés d’eux et de leur exprimer notre tendresse, notre reconnaissance, mille choses que nous ne disons qu’à eux.


QUAND LA NUIT TOMBE

Penche-toi vers mon âme alors que la nuit tombe :
Que j’entende l’appel de ton amour tandis
Que les astres errants dans les cieux agrandis
Planent, et que la lune illumine ta tombe.

Tu sais bien que parfois mon courage succombe,
Tu te souviens : console-moi comme jadis ;
Des rivages sereins de ton clair paradis,
Reviens encore à moi, comme au nid la colombe.

Mes pleurs rayonneront sous tes regards charmants ;
Ainsi les gouttes d’eau semblent des diamants,
Lorsqu’un peu de soleil sur elle luit et reste.

Je ne gémirai plus, je ne craindrai plus rien,
Dès que je sentirai la présence céleste
De ton cœur généreux qui réchauffe le mien.


XXVI

CE QUE NOUS POUVONS FAIRE
POUR NOS DISPARUS

D’après la doctrine chrétienne, quelle que soit la distance qui sépare du nôtre le monde invisible et spirituel de notre foi, nous restons donc continuellement en relations avec lui par Jésus, l’éternel Vivant qui mourut et ressuscita. La vie éternelle, fondement même de notre religion, (Tite, i, 2) est déjà commencée en nous, croyants. Mais quelles relations pouvons-nous avoir, nous qui vivons encore dans la chair, avec ceux qui en sont délivrés ? Le terrain des conjectures est immense, celui des expériences presque aussi vaste ; de toutes parts, l’océan du mystère nous entoure… des appels innombrables s’en élèvent… nous y voyons passer des voiles, flotter des formes sans cesse changeantes, surgir des clartés, monter des nuages, errer des brumes. Son souffle vivifiant nous pénètre, sa lumière lointaine nous réjouit. Nous savons qu’au delà se trouve le port, mais non ce qu’il est ni comment nous y aborderons. Essayons, pour nous en rapprocher de nous guider par la boussole de la Sainte Écriture, les phares de la tradition chrétienne, par les étoiles de nos espérances, par l’exemple des pèlerins qui nous ont précédés.

Une des choses qui nous abattent particulièrement au moment de nos deuils, est la pensée, souvent mélangée de remords et de regrets, qu’il ne nous est plus possible de rien faire pour ceux que nous aimons… Idée cruelle, mais erronée ! Ils n’ont plus besoin de rien, direz-vous, mais puisque Dieu même nous demande de travailler pour lui, puisque Dieu même désire notre amour… Nous pouvons donc les aimer (et quiconque aime beaucoup fait beaucoup) et prier pour eux… Mais ce n’est pas tout. Écoutons l’un des plus puissants génies religieux qui aient reçu et commenté les instructions du Christ et de ses apôtres :

« J’ai appris d’un saint homme dans notre affliction, écrit Pascal à sa sœur après la mort de leur père, qu’une des plus solides et des plus utiles charités envers les morts, est de faire les choses qu’ils nous ordonneraient s’ils étaient encore au monde, et de pratiquer les saints avis qu’ils nous ont donnés, et de nous mettre pour eux en l’état auquel ils nous souhaitent à présent[7]. »

Nous passons ici-bas, mais nous n’y passons pas en vain. Chacun de nous y trouve une tâche dont il doit s’acquitter, et certes, l’un des plus amers regrets à l’heure suprême est le sentiment que ce labeur reste inachevé, si toutefois nous l’avons commencé… si même nous ne laissons pas derrière nous au lieu d’une moisson féconde, des blessures, des deuils, des désastres et des ruines. Puisse le bien l’emporter sur le mal le jour solennel où Dieu nous demandera compte de notre activité en examinant notre travail !

Tant que nous sommes ici-bas, nous ignorons la portée et les conséquences de nos paroles et de nos gestes, et ne sera-ce pas la punition des pécheurs, comme la récompense des justes, que voir se dérouler à l’infini les suites bonnes ou mauvaises de leurs actions ?

Mais grâce à Dieu et pendant la durée de notre vie terrestre, il nous est possible de réparer beaucoup de choses, et non seulement pour nous-mêmes, \ pour les autres aussi.

Il peut arriver qu’après la mort de nos bien-aimés, nous fassions de tristes découvertes ; c’est révélées, que les sentiments secrets se dévoilent. Quelle douloureuse indignation chez le survivant, s’il fut la victime inconsciente, ou quelle peine âcre, profonde ! Certains brisent leur idole et s’éloignent sans tourner la tête, le cœur cautérisé et stérilisé par une amère fierté… Ceux qui aiment vraiment s’humilient, reconnaissent leurs propres erreurs ; si même leur conscience ne leur reproche rien, ils évoquent le cher visage et de leurs larmes pieuses, ils le lavent pour ainsi dire de toute souillure, de toute meurtrissure ; ils lui accordent au nom de Jésus, le pardon du Maître à Pierre, se souvenant que si le disciple avait, dans une heure de faiblesse, renié le Crucifié, il l’aimait pourtant au point de mourir pour lui, comme il avait promis de le faire, comme il le fit ensuite. Ce même Pierre écrivait plus tard dans sa première épître : « La charité couvre une multitude de péchés. » (I, Pier., iv, 8.)

Beaucoup plus souvent, je le crois, nous sentons bien cruellement que les torts sont de notre côté et nous regrettons avec une indicible amertume de dures paroles, des actes égoïstes ou cruels, une incompréhension presque constante, une indifférence que nous ne nous expliquons plus et tant de joies que nous pouvions donner ou recevoir, tant d’amour qu’il nous était permis de montrer et d’accepter. Hélas ! ces heures sans prix que nous crûmes innombrables, elles étaient bien courtes et elles sont désormais perdues pour toujours !

Car c’est au moment suprême aussi que les yeux s’ouvrent, que les âmes méconnues livrent leur mystère magnifique, que les bouches muettes laissent échapper les plus touchants aveux, que l’aube du ciel prochain illumine le terne et ingrat visage, ou rend la beauté presque divine. Les malheureux viennent alors pleurer celui qui les consolait, les veuves et les orphelins celle qui les habillait et les nourrissait et nous, nous misérables, nous apprenons combien nous étions aimés par ceux que froissaient peut-être notre insouciance ou nos doutes injustes !

Heureux encore, bienheureux si nous pouvons nous dire : Oui, je fus aveugle, stupide, indigne du trésor que le Ciel m’a repris ; je n’ai pas compris toute sa valeur, je n’ai pas su le chérir comme il l’aurait fallu. Cependant il m’était précieux, infiniment précieux. Je l’ai très mal, très pauvrement, très égoïstement aimé, mais je l’ai aimé autant que mon faible cœur pouvait aimer ; je l’aime encore et avec l’aide et la bénédiction de Dieu, je l’aimerai de plus en plus, de mieux en mieux, pendant toute l’éternité ! Les liens de la chair sont brisés et je ne puis m’empêcher de les regretter ; pourtant le Seigneur pitoyable daigne me promettre que je reverrai un jour l’âme chérie sous une apparence familière, qu’il y aura transfiguration et non anéantissement de cette figure tant désirée, résurrection glorieuse après la nuit sinistre du tombeau. Mais s’il faut renoncer aux joies et aux intérêts matériels, l’essentiel de notre amour demeure et voici le moment d’éprouver, de me démontrer à moi-même sa force, sa pureté, son immortalité.

Je fus peut-être autoritaire, épris de ma propre volonté, même mauvaise ; désormais j’obéirai, je ferai ce que me demandaient mes bien-aimés, je leur accorderai ce que je leur refusais par égoïsme, paresse ou vanité. Les bienfaits qu’ils aimaient à répandre, mes mains les dispenseront ; les pauvres qu’ils secouraient, je les adopterai ; les malades, les vieillards, qu’ils visitaient, je ne les abandonnerai pas ; la tâche qu’ils durent interrompre, je m’efforcerai de l’achever. J’aimerai pour l’amour d’eux, ceux qu’ils aimaient ; je prendrai comme chemin la trace de leurs pas afin de les rejoindre plus sûrement.

J’écouterai dans mon cœur : « les voix chères qui se sont tues », les tendres et pieux avis, les sages conseils que je ne suivais guère, les exhortations et les consolations affectueuses auxquelles si souvent je ne prêtais qu’une oreille distraite. Maintenant la douleur les grave en traits de feu dans ma mémoire ; je ne permettrai plus que s’effacent ces paroles précieuses. Je connais les désirs de mes morts bien-aimés ; jamais je ne les compris mieux. Eux-mêmes m’apparaissent maintenant tels qu’ils étaient à leurs heures les plus belles ; leurs imperfections s’abolissent ; je contemple en eux la créature supérieure, l’ange qu’ils souhaitaient d’être et que par la grâce de Dieu, ils deviendront ou sont devenus. Je sais ce qu’ils attendent de moi. Le leur refuserai-je encore ? Ne chercherai-je pas à me rendre tel qu’ils me veulent ? Quand ils habitaient ici-bas, je m’efforçais de leur plaire par certaines parures, certains gestes, certains dons… C’est mon âme maintenant qu’il s’agit de parer, mes sentiments de transformer. Il y a de la joie dans les cieux pour un pécheur qui se repent. Je puis donc rendre la paix de mes anges plus profonde, leur béatitude plus parfaite, leur ciel plus beau !


LE PARDON SUPRÊME

C’est un bonheur, ayant péché contre son frère,
D’obtenir son pardon, mais comment désormais
Me pardonneront-ils, ceux que pourtant j’aimais,
Et qui sont étendus dans le lit funéraire ?

Que ne puis-je à la tombe un instant vous soustraire
Ô trésors que j’ai cru posséder pour jamais,
Dont j’ai si peu joui, que je mésestimais
Dans ma sécurité trompeuse et téméraire !

Je vous implore, et triomphant de mon chagrin,
Illuminant ma nuit comme un rêve serein,
M’apparaît quelquefois votre image divine.

Vous essuyez mes pleurs, vous voyez mes remords,
Et profonde, infinie, en vos yeux je devine
La pitié que pour nous, les vivants, ont les morts.



LA BÉNÉDICTION

Seigneur, clarté suprême et tendresse infinie
Je suis seul à présent devant ce grand labeur
Que nous accomplissions avec tant de bonheur,
Dans une si profonde et si douce harmonie.

Je suis sourd à la voix qui blasphème et qui nie,
Mais je crains d’être un pauvre et faible moissonneur
Qui néglige sa lâche et vous fait peu d’honneur,
De ne guère accomplir ma mission bénie.

Soyez mon aide, ô Dieu de lumière et d’amour !
Quand l’automne et la nuit menacent alentour,
À l’heure où du sang pleut des brumes déchirées.

Dans la splendeur mystérieuse du couchant,
Permettez que sur moi descende comme un chant
La bénédiction des âmes délivrées.



XXVII

COMMENT NOUS LES FAISONS
REVIVRE ICI-BAS

« Par cette pratique, nous les faisons revivre en quelque sorte, dit Pascal, puisque ce sont leurs conseils qui sont encore vivant et agissant en nous. »

Et c’est là notre première récompense ; en suivant les traces de nos bien-aimés, en leur obéissant, nous reconnaissons bientôt que nous ne sommes plus seuls, mais qu’ils marchent avec nous ; nous les rencontrons à chaque pas, nous retrouvons leurs gestes, leur nom, leurs paroles, nous apercevons leur reflet sur des visages surpris de les revoir en nous. Nous leur servons en une certaine mesure d’intermédiaire et d’interprète, et en nous soumettant à leur influence, en accomplissant leurs desseins, nous rendons cette influence plus forte, ces desseins plus clairs, nous nous les expliquons et les comprenons mieux. L’âme chérie hante de plus en plus notre âme et la possède, s’impose à elle qui se sent profondément et délicieusement pénétrée, gouvernée. C’est un miracle de l’amour.

À propos de quelques pages pieusement rassemblées en souvenir d’une disparue aimée et regrettée, le capitaine Augustin Cochin écrivait ces lignes émouvantes à celui qui les lui avait envoyées : « Les âmes comme la sienne ne se révèlent tout à fait qu’au delà de la mort. On croit les connaître, les juger à leur prix, car elles sont limpides et transparentes et quand Dieu nous les reprend, on s’aperçoit qu’on y voyait bien mal et qu’on a laissé passer le plus beau. Votre petit recueil me le prouve une fois de plus… J’espère que vous ne m’oublierez pas dès qu’il sera imprimé, même si je suis encore dans quelque tranchée ou plutôt surtout, et je ne saurais dire quel bien on trouve à lire de telles pages, à communier avec de telles âmes dans cette existence entre ciel et terre, où on ne sait plus très bien si on est plus près de ce monde que de l’autre[8]… »

Moins d’un an après, le capitaine Cochin avait, par la voie du sacrifice héroïque, rejoint les âmes dont il parlait d’une façon si touchante. Nous aussi, quelque longue que doive encore être, ou nous sembler, notre vie ici-bas, nous retrouverons beaucoup plus vite que nous ne pensons ceux qui ont emporté la meilleure part de nous-même. En attendant suivons le conseil de Pascal :

« Faisons-les donc revivre devant Dieu en nous de tout notre pouvoir et consolons-nous en l’union de nos cœurs dans laquelle il me semble qu’il vit encore, et que notre réunion nous rend en quelque sorte sa présence, comme Jésus-Christ se rend présent à l’assemblée des fidèles. » (Lettre à Mme Périer.)

Comme Jésus-Christ… C’est Lui toujours, le Modèle, le Précurseur, le Réalisateur, le Lien entre les vivants et les morts, Celui par lequel les auges descendent sur la terre et remontent aux cieux…

La douce et consolante expérience de Pascal est à notre portée ; en nous réunissant à ceux qui aimaient nos disparus dans a même pensée, la même tendresse, le même regret et le même désir, nous évoquons nos bien-aimés à tel point que nous avons l’impression qu’ils vivent encore au milieu de nous, le sentiment très vif et frappant de leur présence. Il ne s’agit là d’aucune manifestation matérielle, d’aucun phénomène de spiritisme, mais d’une évocation toute spirituelle et morale. Le seul magnétisme est celui de l’affection et de la douleur partagées, le courant unique, celui d’une profonde sympathie. Et l’effet bienfaisant, réconfortant, n’a rien d’illusoire. C’est aussi un miracle de l’amour.

On ne saurait, à proprement dire, l’expliquer, les faits d’ordre surnaturel ne s’expliquant guère.

Il me semble pourtant que les innombrables témoins invisibles dont nous sommes entourés, cherchent souvent, si ce n’est toujours, à se révéler à nous, que l’obstacle à cette communion entre eux et nous ne vient pas d’eux, mais de nous, de notre incrédulité, de notre indifférence ou de notre timidité, de nos appréhensions. Nous sommes distraits, enfoncés dans les préoccupations et les convoitises terrestres, possédés par mille inquiétudes frivoles, attentifs à tous les bruits du monde, ce qui nous rend terriblement sourds aux appels de l’au-delà.

Quand par hasard nos bien-aimés nous voient rassemblés et réunis dans la même amitié pour eux, ils en profitent pour nous faire sentir qu’eux au moins ne nous abandonnent pas… Car sans le savoir même, si souvent nous nous éloignons d’eux, nous leur sommes rebelles et infidèles !



LA PRESENCE INVISIBLE


Je fermerai la porte et nous serons ensemble,
            Ô toi que je ne puis plus voir !
Sous l’invisible vent comme la branche tremble,
            Mon âme frissonne d’espoir.

Je demeureurai grave et froide en apparence
            Le front incliné, les yeux clos,
Tels que sont loin des voix, du bruit, de la souffrance
            Les morts du solitaire enclos.

Toi, pleine de pitié, mais sans ouvrir la bouche.
            Ni me tendre encore les bras,
Tes yeux divins fixés longuement sur ma couche,
            Ma sœur, tu me regarderas.

Dans la muette nuit j’entendrai ton silence,
            Je laisserai fidèle et fort
Te répondre mon cœur qui vers le tien s’élance,
            Malgré le voile de la mort :

Malgré le faix pesant qui me lie et m’écrase,
            Moi je te parlerai tout haut ;
L’ombre m’entoure en vain ; j’échappe par l’extase
            À l’innombrable et noir assaut.

Ainsi je te parlais quand je vivais à peine,
            Que tu me rappelais au jour
Sans me dire un seul mot, par la puissante chaîne
            De ton fervent et pur amour.

À la vie à présent tu m’appelles encore,
            Douce messagère des cieux,
Et je sais qu’en ma nuit poindra bientôt l’aurore
            D’un grand bonheur mystérieux.



XXVIII

L’ASCENSION : ACCEPTER

Fréquemment, après un grand deuil, le déchirement de la séparation, l’angoisse atroce et comme apeurée de la solitude subite, sont atténués au bout d’un temps plus ou moins long par le sentiment intense d’une communion mystérieuse avec le disparu. On le contemple par les yeux de lame, on entend sa voix ; en toute circonstance, l’être chéri nous apparaît ; nous écoutons ses réflexions, ses conseils, les mots tendres qu’il nous murmurait… Puis, peu à peu, à mesure que la plaie saignante se cicatrise, que le vide se comble, il semble que la chère présence se fasse plus vague, plus lointaine, que la vive image s’efface…

L’isolement revient, on s’y résigne, content de souffrir moins ; d’autres affections surgissent ou se développent, remplaçant les anciennes. Les morts sont bien morts et dépossédés. C’est l’histoire de Ginevra traînant au clair de lune son long linceul dans les rues étroites de Florence et faisant devant elle fuir les vivants épouvantés, y frappant en vain à la maison de ses parents, de son mari qui barricadenL portes et fenêtres à l’aspect de ce fantôme dont la place n’est plus à leur foyer.

Mais nous ne nous adressons pas ici aux cœurs oublieux et trop vite consolés ; c’est aux autres que nous disons : « N’accusez pas votre mémoire ; elle est plus fidèle que vous ne pensez ; et soudain le hasard d’une rencontre ou d’une lettre, d’un objet retrouvés, d’un endroit reconnu, d’un parfum, d’un rêve vous rendra plus nettes, plus distinctes que jamais, la figure bien-aimée, la voix pleurée.

Surtout ne vous imaginez pas être oubliés vous-mêmes. Il dépend de vous dans la plupart des cas, me semble-t-il, que la séparation complète n’ait jamais lieu.

Nous croyons que la mort est le début ou la suite d’une ascension qui peut avoir déjà commencé ici-bas. Quand Dieu appelle à lui ceux que nous aimons, il nous invite à les suivre. Ne cherchons pas à les retenir, à les abaisser vers nous, mais plutôt à nous élever jusqu’à eux. Gardons-nous dans le désir effréné de leur présence matérielle, d’avoir recours à des pratiques dangereuses pour l’équilibre mental et moral, à des évocations suspectes que l’Écriture sainte et la discipline de la tradition chrétienne sont d’accord avec le bon sens pour interdire absolument.

Tout ce qui est charnel dans notre amour doit s’évanouir, nécessité inéluctable, car il ne s’adresse plus désormais à un corps, mais à une âme ; les satisfactions des sens, celles de l’orgueil, de l’amour-propre, de l’égoïsme sont perdues ; l’appui, la protection extérieurs ont disparu, chose bien amère. Nous sommes donc appelés à un grand sacrifice ; il faut commencer par le faire, par accepter.

Accepter, accepter l’épreuve ; ne pas refuser ce que Dieu nous demande, ne pas nous révolter contre sa volonté, lui donner ce qu’il nous prend. Il faut le mettre dans notre cœur à sa place qui est la première, lui accorder une complète confiance, une soumission absolue, les yeux sur la croix où Lui-même s’immola pour nous en la personne de son fils.

Alors s’accomplit en nous la prédiction du vieillard Simeon à la Vierge Marie : « Une épée te transpercera l’âme. » (Luc, ii, 35.)

Mais alors aussi, avec le tranchant, la douleur mortelle du glaive, pénètre au plus profond de nous-même la paix qui surpasse toute intelligence, la paix incompréhensible du Christ.


EN SILENCE

Les yeux sont clos où rayonnait ta joie ;
Dieu te retire ton trésor.
Sous la douleur sans nom, ta force ploie,
Et ton ange a pris son essor.

Ton âme en deuil est solitaire et veuve ;
Il lui faut, sans terrestre appui,
Subir la sombre et déchirante épreuve
En songeant au bonheur enfin.

Incline-toi sous la main qui te frappe,
iv|2}}Dieu dans sa rigueur est clément ;
De peur qu’un cri trop âpre ne t’échappe,
Pleure silencieusement.

Elle est heureuse en sa nouvelle vie
Et ne souffrira jamais plus,
L’âme qu’hier ton Seigneur t’a ravie,
Et qui chante avec les élus.

Sans hésiter, la douleur qui te broie,
N’est-ce pas, tu l’accepterais
Pour que là-haut, de l’éternelle joie,
Ton amour s’abreuve à longs traits !

Ô cœur navré, souffre donc en silence !
Ton deuil pourrait percer les cieux :
Ne permets pas à ta douleur immense
D’attrister ton ange joyeux.



XXIX

RENONCEMENT ET SOUMISSION

« Mourir pour vivre. » Ces mots d’une devise bretonne expriment une grande vérité. En acceptant la mort de l’être qui nous était plus cher que la vie, nous consentons à mourir à nous-mêmes, à ne plus connaître le bonheur terrestre, les espoirs de ce monde :


« Et moi, depuis longtemps je suis morte à la vie,


déclare l’Antigone de Sophocle,


Pour suivre et pour servir ceux-là qui ne sont plus. »

Mais le poète de l’antiquité qui incarnait son idéal en son admirable héroïne, ne pouvait avoir de la mort et de la vie la même conception que les disciples du Christ. Nous répétons après le Seigneur Jésus : « Heureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés. » (Matth., v, 4.) En effet pour nous, la consolation surpasse encore la douleur.

« Le ciel luit pur et transparent
Sur l’âpre, la sanglante voie ;
Le bien que j’espère est si grand
Que chaque peine est une joie, »


chante saint François d’Assise[9]. Et nous renonçons à l’existence d’un jour afin de vivre avec nos bien-aimés de la vie éternelle : « Comment, demande l’Êcriture, deux marcheront-ils ensemble s’ils ne sont pas d’accord ? » (Amos, iii, 3.) Il s’agira désormais pour nous de nous laisser guider dans un chemin que nous n’aurions pas choisi de notre plein gré. De quelle façon nous sera-t-il indiqué ? De bien des manières différentes, mais assez clairement, n’en doutons pas.

Si le renoncement est la première condition de notre communion avec ceux qui nous précèdent auprès de Dieu, la soumission, l’humilité ne sont pas moins nécessaires : « S’offrir par les humiliations aux inspirations » (Pascal), parole pleine de sens.

Nous éviterons par notre humble docilité l’écueil de l’auto-suggestion. Si la révolte nous rend sourds, l’orgueil nous aveugle et la vanité nous convainc de ce que nous désirons croire. Newman disait de son ami défunt : « Il a soif de parler comme moi de savoir ; néanmoins l’un et l’autre nous nous contenons[10]. »

Retenue qui n’exclut pas l’union profonde, la compréhension intime, qui n’est pas le mutisme absolu, mais le respect du mystère divin, inaccessible à l’esprit encore enfermé dans la chair. Si nous ne nous taisons pas, comment entendrons-nous ? Ceux que Dieu a pris à lui ne sont plus nos égaux, mais nos supérieurs ; ils savent ce que nous ignorons. Sans être des anges nous-mêmes, il se peut que nous aimions désormais des anges ; apprenons à nous incliner devant leur volonté qui se confond avec celle de Dieu.

Nous commettons une erreur capitale en essayant de leur imposer nos désirs puérils, en exigeant d’eux par exemple qu’ils nous apparaissent à un moment précis, sous une certaine figure, d’une façon déterminée par nous, qu’ils accomplissent pour nous telle ou telle chose, qu’ils nous accordent telle ou telle faveur… Nous attendons en vain la réponse à ces impérieuses demandes, nous n’obtenons pas ce que nous souhaitons si ardemment, et alors nous désespérons, absurdes et bien pitoyables.

Notre attitude doit être tout autre, celle de la soumission la plus complète ; car le Ciel ne nous répond qu’à son heure qui n’est généralement pas la nôtre, et pour entendre ce qui vient de lui, il faut presque toujours que nous soyons en état de grâce, que sa parole trouve en nous un écho. Tout ce qui nous sépare de Dieu, le Dieu d’amour, nous éloigne de nos bien-aimés ; nous ne devons les chercher qu’auprès de lui en qui tous vivent.

La tendresse véritable est désintéressée, non souillée d’ambition et de vanité, pure, c’est-à-dire simple, et obéissante, ce qui signifie patiente ; elle est fervente et zélée aussi. Nous ne pouvons offrir à nos hôtes divins que la pauvre maison de notre cœur ; nettoyons-la et ornons-la de notre mieux. Surtout n’en fermons pas la porte à Notre-Seigneur Jésus. Quand Il viendra l’habiter avec ses anges, il la rendra digne de lui. « Un amour qui survit à tout, voilà, s’écriait Eugène Bersier, ce que Jésus a fait connaître à l’humanité[11]. »


TU PEUX VENIR

Tu peux venir sous un babil sévère et rude,
Le visage caché par un capuchon noir,
Spectre de la misère et de la solitude :
Nous savons que tu es la lumière et l’espoir.

Mystérieux Ami dont nous cherchons l’étreinte,
Nous le reconnaîtrons quand tu nous frapperas ;
Pour fuir l’angoisse et triompher de toute crainte,
Nous nous réfugierons éperdus dans tes bras.

Lorsque tu nous a pris notre trésor suprême,
À nos cris, nos sanglots, lorsque tu semblais sourd,
Implacable et muet ainsi que la mort même,
Nous n’avons pas douté de toi ; tu es amour.



XXX

LES CHOSES ÉTERNELLES

On ne saurait assez répéter que c’est en Dieu et auprès de Dieu qu’il faut avant tout chercher nos bien-aimés défunts. À eux surtout, nous devons dire comme Jonathan à David : « L’Éternel soit entre moi et toi ! » (1, Sam., xx, 12.)

Notre attachement aux choses d’ici-bas, même à celles qui leur furent chères, aux biens matériels et passagers, nous sépare des âmes délivrées, tandis que notre goût pour les trésors éternels nous rapproche d’elles, nous réunit à elles. Elles nous apprennent à considérer l’existence : « sub specie æternitatis », sous l’aspect de l’éternité, austère enseignement, mais dont les fruits sont la paix et la sénérité. Tout ce qui se passe est si court et a valeur des objets précieux si conventionnelle !

Sainte Thérèse raconte que pendant son séjour chez doua Luisa de la Cerda où ses supérieurs l’avaient envoyée pour consoler de son veuvage cette grande dame solitaire parmi un peuple de vassaux, elle se trouva fort souffrante d’une crise de cœur. Dona Luisa pleine de charité, dit gentiment la sainte, n’imagina rien de mieux pour distraire la malade que lui montrer ses joyaux illustres et somptueux. Sainte Thérèse fut amusée en effet, mais non comme le pensait sa noble hôtesse ; elle eut envie de rire et en même temps de s’apitoyer devant l’importance que les hommes aveugles attachent à de telles pauvretés.

La scène ne manque pas de saveur ; elle se passait à Tolède, dans le splendide palais des ducs de Medinaceli à la famille desquels appartenait Dona Luisa, veuve du plus riche seigneur de toute la Castille. La salle, de proportions grandioses, est d’architecture grecque et domine un vaste horizon ; sous les fenêtres, au pied de la ville élevée s’étendent les fauves plaines arrosées par le Tage. Le soleil, qui glisse entre les épais rideaux brodés d’or et d’argent, arrache des éclairs aux gemmes royales, escarboucles dignes des Mille et une nuits, émeraudes et saphirs plus richement colorés que les queues des paons errant dans les jardins, diamants pareils aux étoiles changeantes et limpides des beaux soirs d’été.

La veuve aux yeux sombres, creusés par les larmes, ouvre les cassettes d’argent et d’acier damasquiné, les écrins de cuir doré ; elle manie, en soupirant avec respect et regret, ces bijoux qui lui rappellent les magnificences et les plaisirs disparus : pesants colliers, diadèmes flamboyants, girandoles étincelantes. À côté d’elle, la religieuse en robe de bure, parée seulement de son crucifix et de la grâce délicate de son aimable et charmant visage, demeure silencieuse par humilité. Mais quelle lumière dans ses vives prunelles, quel sourire mystérieux et tendre sur ses lèvres ! Elle voit en esprit les merveilles des cieux où ses prières et ses extases la transportent déjà, cette clarté « auprès de laquelle les rayons du soleil, dit-elle, ne sont plus que laideur », cette beauté dont la contemplation l’inonde de délices inexprimables ; et de toute son âme comblée, elle plaint la pauvre âme désolée qui s’attache à des pierres comme à des choses de prix.

« J’ai appris, écrit-elle, à connaître notre vérîtable patrie et mieux compris que nous sommes des pèlerins ici-bas. C’est un avantage immense d’avoir une idée des biens d’en haut et du séjour qui nous est réservé… Parfois, ceux qui me tiennent compagnie et avec lesquels je me console sont ceux que je sais habiter déjà ce séjour. Je les regarde comme les vrais vivants[12]. »

Demeurer de cœur et de pensée auprès de nos bien-aimés invisibles nous instruit sur la valeur réelle des trésors passagers ; nos morts nous enseignent le secret de la vie.

On lit dans le cloître de Cimiez cette dure parole : « Mourir sans peine vaut bien de vivre sans plaisir », sagesse aussi amère que désenchantée, exhortation à mourir d’avance et de bon gré pour mourir plus aisément, car, dit sainte Thérèse : « Nul ne meurt bien s’il n’est déjà mort. » Cependant Dieu ne nous appelle pas à vivre sans bonheur, mais à échanger le plaisir incomplet et trouble d’un moment contre la joie parfaite.

Une grande épreuve nous arrache à notre sécurité, nous met en face du redoutable problème que nous nous efforçons d’éviter. Nous qui avons agonisé et connu l’amertume de la mort en assistant à l’agonie de nos plus aimés, nous faudra-t-il passer encore par le même chemin, chercherons-nous, après cette mort anticipée, à ressusciter en prenant goût comme autrefois aux satisfactions terrestres ? Nous serons bien obligés d’y participer jusqu’à un certain point tant que nous habiterons ce corps, mais comme des voyageurs dans un pays où il ne s’attarderont pas ; c’est ce qu’on appelle « user des choses de ce monde comme n’en usant pas », en y voyant avant tout des moyens de conquérir et conserver les seuls trésors véritables, ceux que nul larron ne dérobe, que nul fléau n’anéantit : « C’est en avant que nous attendent ceux qui nous ont précédés, écrivait une noble et fervente chrétienne[13] ; il faut marcher en avant pour les rejoindre. »

Il n’est pas donné à chacun, me répondra-t-on, de pressentir les joies du ciel, et bien des croyants sincères ne s’en font pas la plus petite idée. Mais, quand on est chrétien, n’ajoute-t-on pas foi aux promesses divines, ne cherche-t-on pas à les comprendre ? N’est-il pas délicieux de vivre avec intensité, de vivre sans craindre cette mort qu’un penseur nomme : « la plus amère de toutes nos afflictions », et notre Dieu est la vie. Quoi de plus désirable que la paix, et Jésus nous promet sa paix.

Nous souffrons d’être faibles, pauvres, isolés, et nous demandons aux richesses et aux honneurs l’illusion de la force et de la sécurité. L’Évangile nous annonce que nous aurons part à la gloire et à la puissance divines. Par-dessus tout, il nous révèle l’amour divin, apaisant ainsi la soif la plus intense de notre âme. La prière nous met en relation directe avec cette tendresse surnaturelle, infinie, bonheur céleste offert au plus misérable s’il lui reste assez d’humble confiance en Dieu pour s’écrier : « Seigneur, aie pitié de moi ! »

La réponse se fait parfois attendre ; elle arrive toujours ; la réalité de cette intervention ne se démontre que par l’expérience ; ce royaume de Dieu, auquel nous ne pouvons nous élever de nous-mêmes, malgré tous nos efforts, descend en nous. Le Père d’en haut, le Sauveur, nous sollicite sans nous contraindre ; par les épreuves, par les bénédictions, il nous répète sans cesse le même appel : « Mon fils, donne-moi ton cœur », et plus nous donnons de ce cœur, plus nous recevons. À la fragilité des affections terrestres, succède la forte sérénité de l’amour sans mesure ni fin. Peu à peu ou tout à coup, on s’accoutume à regarder le monde mystérieux que nous nommons le ciel, comme la véritable patrie, celle où le Père miséricordieux, l’invisible Ami dont les bras toujours ouverts sont notre refuge, réunira tous ses enfants. La pensée seule de cette réunion, ô tristes frères, ne remplit-elle pas vos yeux de douces larmes, ne vous met-elle pas au cœur le pressentiment de la béatitude parfaite ?

« Cherchez premièrement le royaume et la justice de Dieu, dit Jésus, et toutes ces choses (dont la recherche anxieuse empoisonne votre existence) vous seront données par-dessus. » (Matth., vi, 33.) Vous saurez où sont vos bien-aimés et vous en saurez le chemin. Leur âme et la vôtre ne seront plus séparées qu’en apparence. En vivant dans cette foi, vous pourrez supporter la vie, car vous vivrez dans la communion des saints.

Ton souvenir aimé brillera sur ma vie,
Comme un phare éclatant luit au loin sur les flots
Quand au milieu des nuits, sur la mer en furie,
Il annonce la terre aux tremblants matelots[14].

Vous serez comme le navigateur que beaucoup de vagues, d’écueils, de tempêtes peut-être, séparent encore du port souhaité, mais qui en aperçoit les lumières lointaines et qui en a le cœur illuminé. Déjà par moments il respire dans le vent le parfum de la rive, et il songe à ceux qui l’y attendent à l’abri des naufrages. Ceux-là ne sont-ils pas les vrais vivants ?

Tes yeux sont aveuglés par l’ombre d’ici-bas,
Tu n’es pas seul dans cet exil où tu combats :
Ne pleure pas sur ceux qui te restent fidèles.

Ainsi qu’ils ont vaincu, tu vaincras demain, mais
Ne dis pas qu’ils sont morts, qu’en vain tu les appelles :
C’est, toi qui meurs, c’est eux qui vivent à jamais.

Et pourquoi ne nous tiendraient-ils pas compagnie, et ne nous consolerions-nous pas avec eux comme sainte Thérèse, comme Pascal et tant d’autres chrétiens dont nous possédons les innombrables témoignages ?

Loin de nous l’interdire, l’Évangile nous invite à l’espérer, à le croire. Cette société de nos disparus, plus précieuse à nos cœurs que le pain à notre corps, ne fait-elle point partie des choses qui nous seront dispensées en plus quand nous aurons trouvé le royaume de Dieu, le royaume des âmes ? Leur Seigneur et le nôtre premier servi, nous pouvons rester ou nous remettre en communion avec eux, les associer à nos pensées, à nos actions, à nos prières. Rien ne nous empêche de leur parler, même sans paroles, car ne lisent-ils pas dans nos cœurs mieux que jadis ?

Nous ne tarderons pas à nous apercevoir que leur puissance s’exerce encore sur nous mystérieusement, mais sûrement, que le lien entre nous n’est pas aboli, qu’il y a communication entre eux et nous par ce que les mystiques appellent : « la fine pointe de l’âme ».


LE CIEL

Le ciel n’est pas si loin que le croit ta détresse
Quand tu trembles parmi les ombres que tu vois
S’amasser, lourd fardeau de brume qui l’oppresse.

Il nous entoure, il est dans nos âmes parfois
Où fugitif rayon de la gloire divine,
Resplendit un regard, retentit une voix.

Il est dans le salut de l’aube à la colline,
Dans l’ardente splendeur du couchant sur la mer,
Quand le rouge soleil vers l’Océan décline.

C’est le reflet de sa beauté qui te rend cher
L’univers passager dont la nuit l’emprisonne,
Le monde douloureux où ton sort est amer.

Mystérieusement le ciel nous environne
Et d’invisibles mains nous offrent le secours,
Un ineffable appel autour de nous résonne.

Si nous ne restions pas, nous, aveugles et sourds,
Si nos rires nos cris, nos sanglots faisaient trêve,
Nous entendrions mieux, nous verrions nos amours ;

Nous saurions, résignés à notre épreuve brève,
Que le rude chemin conduit à la maison,
Que l’orage nous jette à l’éternelle grève.

Ne cherche pas tes disparus sous le gazon,
Ne ferme pas ta porte aux célestes convives
Qui t’entraînent sans bruit vers un autre horizon ;

Ils veulent qu’auprès d’eux, avec eux tu revives…
Contemple dans ton cœur les visages aimés :
L’infini se reflète au sein des sources vives,

Le ciel est dans les yeux que nous avons fermés.



XXXI

INTUITIONS, PRIÈRES ET VISIONS

Tous les espoirs nous sont permis : « Les morts sont des invisibles, ce ne sont pas des absents », a pu dire un orateur chrétien[15], résumant ainsi de nombreuses expériences générales et habituelles, non des faits extraordinaires et singuliers.

On a prétendu prouver scientifiquement la survivance de l’âme par des visions, des auditions, des apparitions, des intuitions difficiles ou impossibles à expliquer dans l’état actuel de nos connaissances. Une simple négation, un doute ne résolvent pas plus l’énigme qu’une affirmation. Il y a là un immense et nuageux domaine où nous ne voulons pas nous aventurer, car nous sommes dans un autre ordre de réalités, celui des vérités morales qui confondent l’intelligence et se révèlent au cœur : « Dieu sensible au cœur, non à la raison. » (Pascal, Pensées, Sect. iv, pensée 278.) Une preuve scientifique ne ferait d’ailleurs que reculer le problème. La doctrine des atomes, comme celle des électrons, même fortement établie, entraînerait toujours la question : « Mais qui a créé l’atome ou l’électron ? »

Dans la vie de Jeanne d’Arc, la Pucelle de seize ans, brûlée vive à dix-neuf ans après avoir sauvé la France, le miracle éclate à tous les yeux. Quoi de plus prodigieux que les réponses de cette ignorante enfant à des juges érudits et retors ? D’où lui venaient une science si haute, des vues si extraordinaires, un si surnaturel bon sens ? Ses voix ? Illusion ? Mais comment des hallucinations, choses folles, engendrent-elles une si parfaite sagesse ? S’il est sincère, le savant le plus grand, le plus positif, vous répondra : « Mystère ! » Et Pascal : « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas. » (Pensées, Sect. iv, pensée 277.)

La raison ne nous conduit qu’au seuil du sanctuaire et on ne peut lui demander que de constater les effets d’une cause qui lui demeure étrangère.

Nous ne chercherons pas à lui faire violence ; nous resterons dans le sùr royaume de l’obéissance et de la confiance en Dieu. Là nous serons avec nos bien-aimés.

Voici l’heure de la prière et des actions de grâces, celle où les ardeurs du soleil s’éteignent, où les étoiles s’allument, tandis que les cloches pleurent le jour expirant et que, dans l’âme du pèlerin, s’élève poignant avec la nostalgie de la patrie, le regret des douces amitiés perdues.

« Mais l’heure aussi, écrivait Mme  Faure-Goyau à propos de Newman, où Dieu se penchant sur les hommes, ramène dans leurs cœurs l’ineffable présence de ceux qu’ils ont remis entre ses bras. Laissons mourir dans notre âme toutes les rumeurs du jour et soyons attentifs à la voix des chers disparus. Laissons descendre à nous leur message de paix. Élevons notre âme vers eux, vers leur monde, vers le Père qui est aux cieux et prions, unis à ceux que nous ne voyons plus, mais dont nous savons qu’ils ne nous abondonnent pas. Notre Père qui êtes aux cieux ! Leur Père et le nôtre ! Que votre volonté soit faite ! Que votre règne arrive en eux et en nous dans les uns comme dans les autres, pleinement, sans limites, absolu ![16] »

Je ne prétends pas répudier la possibilité d’autres relations entre les vivants et les morts, quoique cette union dans la foi, l’espérance et la divine charité, soit assurément la seule nécessaire en attendant la réunion éternelle et complète.

J’ai acquis la conviction qu’une mère pieuse, enlevée à la fleur de l’âge, continue à protéger les enfants qu’elle dut laisser orphelins et sur lesquels ceux qui veillent ici-bas sentent planer parfois comme une influence, une sauvegarde secrètes. Des êtres marqués pour une mort prochaine, devinent souvent autour d’eux des présences invisibles et parlent à ceux qui depuis longtemps ont quitté cette terre comme s’ils les voyaient autour d’eux.

Je n’oserais nier ni les intuitions prophétiques, ni les visions saissisantes. Presque chacun de nous, sans chercher bien loin dans sa mémoire, y retrouve de ces faits étranges dont il fut le témoin direct ou indirect. Mais il faut se garder d’y attacher trop d’importance, de les prendre comme de sûrs espoirs ou des articles de foi. Car on risque de tomber dans de décourageantes erreurs ou de grossières superstitions, de sombrer même dans la démence.

D’excellents chrétiens les nient péremptoirement et seraient même disposés à s’en scandaliser comme d’une illusion diabolique ; d’autres y croient ermement. De même, certains incrédules sourient et lèvent les épaules, tandis que des gens rebelles à tout dogme religieux, admettent volontiers la réalité des songes les plus extravagants et des fantômes les moins vraisemblables.

Il me semble que tous seront d’accord pour apprécier le bon sens parfait et la sincère piété des lignes que je vais citer.

Elles furent écrites cependant à une époque et dans un pays de foi rude et intransigeante, l’Espagne du xvi° siècle, et adressées à la plus mystique des religieuses par un prêtre surnommé l’apôtre de l’Andalousie, Jean d’Avila, qui d’après ses contemporains, saint Pierre d’Alcantara et saint François Borgia, possédait le don de contemplation sublime, celui des miracles, celui de prophétie et de discernement des esprits.

Ce bienheureux Jean d’Avila, consulté par sainte Thérèse sur les révélations dont elle était favorisée par Dieu, lui répondait : « Les visions imaginaires (c’est-à-dire celles qui se présentent sous forme d’images) et les corporelles sont les plus douteuses. On ne doit nullement les désirer, il faut s’y soustraire autant qu’on le peut… L’homme doit supplier Notre-Seigneur de ne pas le conduire par la voie des visions, mais de lui réserver pour le ciel le bonheur de le voir, lui et ses saints… La sainteté consiste uniquement dans l’amour de Dieu et du prochain accompagné de l’humilité. Quant aux effets dont nous parlons, (les visions surnaturelles) même lorsqu’ils partent d’un bon principe, il faut en faire peu d’estime et donner toute son application à la vraie humilité et à l’amour de Dieu. Il ne convient pas non plus d’adorer des visions de ce genre. Adorons Jésus dans le ciel. Ce qui se présente aux yeux de mon imagination doit être pour moi une image qui me conduise à Celui qu’elle représente[17]. »

XXXII

L’APPEL D’EN-HAUT

C’est donc par le cœur et l’esprit, non par les sens et l’imagination, que nous chercherons à nous rapprocher des habitants du ciel, à, suivant une belle expression de Benjamin Couve, « acclimater notre âme dans la patrie invisible », en tournant comme le disait une chrétienne peu de mois avant sa mort : « nos pensées vers la suprême patrie où nous ne serons plus qu’amour et paix[18] ». Rien ne nous y aide, après l’amour de notre Rédempteur, rien ne nous attire autant vers cette patrie que les bien-aimés par lesquels nous sommes devancés dans la vie éternelle. et J’apprends plus que jamais, écrivait Newman, à vivre en présence des morts… Plus nous vivons dans le monde invisible, plus nous sentons que l’entrée des amis dans ce monde invisible est un rapprochement, non une séparation ; je pense que c’est concevable à la façon dont le départ de notre Sauveur le rapprocha, quoique invisiblement, en Esprit[19]. »

L’Évangile nous le montre : tant que les apôtres vécurent matériellement auprès du Christ, partageant ses fatigues et sa nourriture, le voyant, l’entendant sans cesse, ils lui demeurèrent étrangers et fermés. Ils ne commencèrent à le comprendre et à l’aimer véritablement qu’après sa mort et sa résurrection, entrant alors seulement dans son intimité à cause de sa présence spirituelle dans leur cœur.

Ainsi, toutes proportions gardées, les âmes chéries s’unissent souvent mieux à la nôtre quand elles ont échappé à leur enveloppe charnelle et c’est la meilleure consolation à notre âpre chagrin du grand déchirement. Ne soyons pas la dupe des vaines apparences, de cet amer découragement, de cet instinct de conservation qui nous font redouter également de vivre et de mourir. Dieu ne nous appelle jamais à lui d’une façon plus claire et plus solennelle que lorsqu’il nous prend ceux qui sont indispensables à notre bonheur, ces proches que nous aimons comme nous-même et plus que nous-même. Nous nous soumettons par amour pour Lui et pour eux et nous nous sentons appartenir au monde invisible. Nos bien-aimés nous réclament.

Leur fin nous annonce la nôtre. Nous sommes en marche pour aller vers eux ; notre labeur courageusement accompli, nos souffrances patiemment suportées, nos larmes répandues aux pieds du Christ, tout nous rapproche d’eux ; le chemin même que nous suivons, ce temps qui nous semble parfois immobile, nous entraîne vers eux avec une rapidité vertigineuse.

Les jours qui nous restent à passer sur cette terre sont bien courts pour achever leur œuvre, pour nous préparer à les rejoindre et nous accoutumer d’avance à la patrie dans laquelle ils nous attendent, à l’existence nouvelle que suivant la volonté de leur Père, de leur Sauveur qui est le nôtre, nous mènerons auprès d’eux.

De près ou de loin, ceux qui nous aiment toujours comme ils nous l’ont promis, sont nos collaborateurs. D’efforts, de vœux, de prière, nous sommes unis, unis par l’amour en Dieu qui est amour.

Sans doute, nous souffrons encore à cause de ce qui nous sépare, mais en sentant profondément avec une espérance infinie que cette distance, ce voile diminue, s’éclaircit sans cesse.

Tandis que ce qui est mortel en nous s’affaiblit et se prépare à disparaître, notre être immortel, loin de déchoir et de décliner comme l’autre, se fortifie à mesure que s’éteignent en nous les désirs et les passions terrestres. Douloureuse métamorphose qui ne manque pourtant pas d’une mystérieuse douceur, car à la tempête, aux ténèbres de l’angoisse et de la lutte, succèdent peu à peu la paix et la sérénité, une lumière inconnue, incompréhensible, présage de l’aurore éternelle.


AU SOIR

Plus divin que la vie et plus fort que le temps.
H. de Régnier.

Suavité du soir sur les longues collines !
Tout ce que Dieu t’a demandé, tu l’as donné,
Et maintenant le ciel vers la terre s’incline,
Mettant une auréole au sillon moissonné.

Sur le bord du chemin qui descend vers la plaine,
Le visage en sueur, tu t’assieds pauvre et seul,
Et les brumes, tandis que tu reprends haleine,
Dans le val à tes pieds ondulent, lourd linceul.

Mais le soleil autour de toi rayonne encore ;
À la cime des monts lointains, la neige luit,
Pendant que sur la mer dont meurt la voix sonore,
Tombent là-bas les violettes de la nuit.

Plus haut que les combats et les maux de la terré,
Que la grève, les champs et le brouillard épais,
Regarde déjà poindre en ton cœur solitaire,
L’aube d’une ineffable et surhumaine paix.



XXXIII

TÉMOINS DU CIEL

Apprenons à mieux aimer ceux que nous aimions tant. À mesure que nous nous rapprochons d’eux, nos cœurs s’élargissent, nous devenons plus capables d’un amour désintéressé. Nous à qui il semblait si doux de recevoir, initions-nous à la joie supérieure de donner. Nos bien-aimés sont nos précurseurs, nos représentants dans le ciel, mais nous les représentons ici-bas ; nous sommes leurs témoins : rendons-leur un témoignage digne d’eux. En attendant le jour où ils seront devant le tribunal de Dieu notre gloire et notre joie, agissons de telle sorte qu’eux aussi puissent se réjouir et se glorifier en nous.

Puisqu’il faut souffrir, accordons-nous au moins la douceur de souffrir pour eux. Le témoin qui souffre est aussi un martyr ; tous les martyres ne sont pas sanglants et immédiatement mortels.

« Donner sa vie jour par jour, goutte à goutte, écrivait le capitaine A. Cochin, est ce qu’il y a de plus difficile et de plus beau, ce que Dieu récompensera le plus magnifiquement[20]. »

« Le véritable martyre ne consiste pas seulement dans l’effusion du sang, dit saint Jean Chrysostome. Le martyre consiste aussi dans l’entier éloignement du péché, dans la pratique et l’observation des commandements de Dieu. La vraie patience dans les adversités nous rend aussi martyrs. »

Car le martyre est avant tout un témoignage ; en cela consistent sa valeur et son attrait ; il est aussi un apostolat. Il n’y a pas, malgré les apparences, de martyre inutile.

Comme les apôtres furent les témoins de la résurrection de Jésus-Christ et de la vie éternelle, nous pouvons devenir les témoins du monde invisible et de nos bien-aimés ressuscités, leurs interprètes ici-bas et en quelque sorte, les agents de liaison entre le ciel et la terre. Magnifique vocation de l’épreuve acceptée !

Nous ne manquerons pas de secours dans notre immense tâche. À toute heure, à tout moment, l’Ami divin se tient à notre côté, que nous sentions ou non sa présence. Il semble, si je puis me servir de cette image imparfaite, qu’une de ses mains soutienne les nôtres, ses pauvres enfants terrestres, et que dans l’autre soient rassemblées les mains de nos frères célestes.

Lorsque nous traversons des périodes d’angoisse particulière, quand reviennent les anniversaires douloureux, ou ces jours de fête autrefois si lumineux, à présent si noirs, nous pouvons d’avance, par l’espoir et la pensée, nous envoler vers la maison du Père, évoquer là-haut les élus et les anges, le Rédempteur miséricordieux, leur parler, le prier, nous détourner de la terre assombrie pour contempler le paradis, et, nous réfugiant du présent dans l’avenir, nous préparer à la joie éternelle des bienheureux.

« Je vis, dit saint Jean, une porte ouverte dans le ciel. » (Apoc., iv, 1.) Cette porte n’est jamais tout à fait close pour ceux dont le cœur est dans le ciel avec leur trésor.


À LA VEILLE DES FÊTES


Le ciel est clair, le soleil luit
Au milieu de la brume blanohe ;
Mais plus de feuilles sur la branche,
Et bientôt tombera la nuit.

Les jours sont brefs et les fleurs rares ;
Noël va revenir demain,
Projetant sur le noir chemin
La lueur des célestes phares.

À mon foyer désert, je veux
Songer aux éternelles fêtes ;
Vers le Christ et les divins faîtes,
Vers ce que j’aime, vont mes vœux.

Tu me diras de tendres choses,
Écoute ; nous parlerons bas.
Je reposerai mon cœur las
Dans cette paix où tu reposes.

Je sais que tu m’aimes ; je crois
Qu’à jamais nous serons ensemble ;
Déjà dans son cœur nous rassemble
Par sa grâce le Roi des rois.

Et ne pense pas que j’envie
Ceux dont les bonheurs seront courts ;
Mes pleurs, mes espoirs, mes amours
Sont pleins de l’éternelle vie.


Je vous offre ces pages, ô mes bien-aimés invisibles, ô toi qui ne m’as jamais quittée, ô vous, aïeules, parents, enfants, amis fidèles qui m’entourez, dont les prières, dont l’amour m’aident à vivre et transforment la solitude en une si touchante assemblée, une si réconfortante communion.

Vous qui connaissez toute ma faiblesse, vous me pardonnez de vous interpréter bien pauvrement, d’être souvent le traducteur qui, malgré sa bonne volonté, par insuffisance, trahit. Puissè-je avoir rendu au moins un vague écho de votre appel pressant et tendre à ceux qui vous pleurent, qui se souviennent de vous, à ceux que sans cesse avec ferveur, vous suppliez de vous rejoindre. Ce qui dans ces lignes peut se trouver de bon, ne m’appartient pas. Que l’honneur en revienne à Celui dont je suis la servante sans mérite !

Ô Christ, invisible Ami, tu es toujours le même dans ton éternelle fidélité ! Jadis Simon de Cyrène a porté la croix sous laquelle tu succombais ; maintenant tu portes la nôtre, heure après heure, instant après instant, et quand le monde s’étonne de ne pas nous voir défaillir sous d’insupportables fardeaux, nous levons les yeux vers toi, car nous n’ignorons pas d’où nous vient notre force et que sans toi, nous ne serions plus que cendre et corruption — ver et terre.

Ce que tu nous donnes, tu ne veux pas que nous le gardions pour nous seuls ; nous devons, nous pauvres, devenir les distributeurs de tes grâces. Ne savons-nous pas qu’avec un peu de pain grossier et quelques petits poissons, tu as rassasié une multitude affamée ? Nous ne nous laisserons donc pas intimider par notre misère, puisque toutes choses t’appartiennent.

Les disciples d’Emmaüs étaient jadis comme nous, faibles et tristes. Ils n’ont même pas su te découvrir quand tu est venu à eux et que tu leur as parlé ; ils n’ont reconnu ni ton visage, ni ta voix. Mais ils sentaient leur cœur brûler en eux, leur cœur longtemps glacé par le doute et l’angoisse, s’enflammer soudain. Nous aussi, lorsque nous t’avons entendu, nous fûmes embrasés de cette ardeur suave.

Quel miracle, Seigneur, que cette lumière dans les ténèbres, cette surhumaine douceur au milieu du deuil le plus cruel ! Alors nous t’avons supplié de rester avec nous, d’entrer dans notre demeure désolée pour la remplir de ta joie et tu ne t’y es pas refusé. Tu ne t’es pas refusé toi-même à nos prières, ô Maître !… Que notre incrédulité, notre lâcheté à te servir, nos péchés ne nous séparent jamais de toi, mais que ton amour l’emporte et nous donne la victoire… Aide-nous à te servir de témoins.


OFFRANDE

Je suis votre servante inutile, mon Dieu ;
J’ai foulé près de vous la route sombre et rude,
Et vous avez voulu que je vous suive au lieu
Du silence profond, de l’âpre solitude.

Je n’aurais pu sans vous marcher par ce chemin,
Tant mon cœur frissonnait souvent de crainte lâche,
Mais je sentais alors que vous teniez ma main,
Et je comptais sur vous pour achever ma tâche.

À présent le soir vient : je rentre à la maison,
Confuse d’apporter une si maigre gerbe,
Désirant travailler encore… À l’horizon,
Le soleil penche, un vent plus frais redresse l’herbe.

Vous me dites : Il faut me servir… Me voici,
Préparant votre coupe et votre pain, craintive
Et pourtant confiante, et frémissante ainsi
Qu’un-enfant altéré près d’une source vive.


Car je sais que je dois m’abreuver à mon tour
De l’eau pure et manger le pain qui rassasie
Au fraternel banquet dont, Seigneur, votre amour
Est le nectar divin, la céleste ambroisie.



TABLE DES MATIÈRES



 i 
*** 
 1
 14
 18
 24
 41
XVI. 
 109
 120
XIX. 
 123
 129
 151
 152
 162
 189
 193
 210
 218
 222
XXXIII. 
 223
*** 
 228
 231

e. grévin — imprimerie de lagny — 8-1932.
  1. L’Opinion, 15 septembre 1922, p. 792.
  2. Gérard d’Houville.
  3. Le Capitaine Augustin Cochin.
  4. Lettre du capitaine Augustin Cochin (4 mars 1915).
  5. tHéophile Gautier.
  6. Jean de Visme.
  7. Lettre sur la mort de Pascal le père, écrite par Pascal à sa sœur aînée Périer et à son mari (17 octobre 1651).
  8. Lettre du capitaine A. Cochin à Armand Lods de Wegmann (1915).
  9. Tal è il ben ch’io m’aspetlo — Ch’ogni pena è diletto.
  10. Lucie Félix-Faure Goyau. Choses d’Âmes, p. 170.}}
  11. L’amour de Dieu révélé par Jésus-Christ. Sermon d’E. Bersier.
  12. Vie de sainte Thérèse écrite par elle-même, chap. xxxiv et xxxvIII, p. 35, 37, 104 et 105 du 11e volume des Œuvres complètes de sainte Thérèse de Jésus, traduction nouvelle par les Carmélites du premier Monastère de Paris.
  13. Mme Lucie Félix-Faure Goyau.
  14. Louisa de Wegmann morte à seize ans en 1846.
  15. Mgr Bougaud. D’après Victor Hugo. Oraison funèbre du Commandant Berthe de Viller, tué au Tonkin en 1884.
  16. Mme Lucie Félix-Faure Goyau. Choses d’Âmes, p. 168 et 171.
  17. Lettre du 21 septembre publiée pour la première fois par le père Gratien, dans son Dilucidario, et reproduite dans les Œuvres complètes de sainte Thérèse de Jésus (Traduction nouvelle des Carmélites, tome II, p. 162).
  18. Emma Lods de Wegmann. (Lettre du 15 avril 1912.)
  19. Lettre de Newman citée par L. F.-F. Goyau (Choses d’Âmes, p. 171).
  20. Lettre au comte-Louis de Lasleyrie. (Avril 1916.)