Les Voyages de Kang-Hi/Texte entier

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Chez Ant. Aug. Renouard (tome Ip. np-TdM).


LES VOYAGES


DE KANG-HI


TOME PREMIER.

LES VOYAGES


DE KANG-HI,


TOME PREMIER.


DE L’IMPRIMERIE DE P. DIDOT L’AINÉ.



LES VOYAGES


DE KANG-HI


OU


NOUVELLES LETTRES
CHINOISES,


PAR M. DE LEVIS.


SECONDE ÉDITION AUGMENTÉE DE PLUSIEURS LETTRES.


Le temps présent est gros de l’avenir
Duclos.


TOME PREMIER.

À PARIS,
CHEZ ANT. AUG. RENOUARD.
M. DCCC. XII.
LES VOYAGES


DE KANG-HI


OU


NOUVELLES LETTRES
CHINOISES


PAR M. DE LEVIS.


SECONDE ÉDITION.
REVUE ET AUGMENTÉE DE PLUSIEURS LETTRES.


Le temps présent est gros de l’avenir
Duclos.


TOME PREMIER.



À PARIS,
DE L’IMPRIMERIE DE P. DIDOT L’AÎNÉ
M. DCCC. XI.


PRÉFACE

Qu’il est indispensable de lire pour l’intelligence de l’ouvrage.




Louvrage que je publie repose sur une double fiction. Un Chinois voyage en Europe avec sa femme. L’époque de son arrivée à Paris est fixée à l’année 1910.

La premiere de ces suppositions me donne l’occasion de comparer les mœurs opposées des deux extrémités du monde civilisé. Des personnages en action font mieux ressortir les contrastes ; et cette forme soutient l’attention plus que le simple raisonnement.

La seconde me permet de représenter, comme s’ils existoient, les changements que doivent amener les découvertes appliquées à l’économie domestique, et les perfectionnements de l’industrie. Les progrès journaliers des arts, et la marche accélérée de l’esprit humain vers ce but, rendent ces améliorations vraisemblables, et ne laissent d’incertitude que sur le moment où elles seront faites et généralement adoptées.

Ces deux espèces de fictions ne sont pas nouvelles. Les Lettres Persannes, et le Voyage du jeune Anacharsis, ont prouvé tout le parti que l’on pouvoit tirer de la première : et tel est le charme que la finesse des observations et le mérite du style ont répandu sur ces deux ouvrages, qu’il est difficile de croire que les Lettres Persannes eussent obtenu moins de succès à Athènes, que le livre de Barthélemy n’en a eu à Paris.

Quant au second genre de fiction, l’on a vu, il y a environ trente ans, publier un ouvrage où l’auteur anticipant de plusieurs siècles sur les évènements, et se livrant à toute la chaleur de son imagination, présentait, à l’exemple de Platon, de Morus, et de quelques autres, de nouveaux plans d’institutions politiques, civiles et religieuses. Les hommes en adoptant ses idées ne pouvoient manquer, disoit-il, de devenir tout-à-coup heureux et sages. Mais, si la curiosité est excitée dans quelques circonstances par de tels écrits, la raison répugne à admettre la possibilité de ces secrets infaillibles au moyen desquels les passions vont s’éteindre, les mœurs se réformer, et les vertus succéder aux vices. L’expérience n’a d’ailleurs que trop prouvé qu’en morale comme en médecine les panacées sont des chimères. Le genre humain dans aucun âge n’a manqué ni de docteurs ni de réformateurs en tout genre. Mais, parmi tous ces législateurs, fondateurs, philosophes, quelques uns ont prêché la plus rigide austérité, tandis que les autres ont cherché à encourager le commerce, dont le luxe est le résultat ordinaire. Ces deux principes modifiés à l’infini, sont la base de la plupart des institutions. Quant aux gouvernements, dans plusieurs contrées l’on s’est efforcé, par des combinaisons plus ou moins ingénieuses, d’assurer à la fois la tranquillité de l’état et la liberté du sujet. Quelques peuples se sont soumis au despotisme légal, d’autres sont gouvernés par la monarchie tempérée ; enfin la démocratie régne encore dans le nord du Nouveau Monde après avoir si long-temps agité l’ancien. Qu’est-il résulté de tentatives si contraires, et d’essais si opposés ? L’évènement a prouvé de plus en plus la justesse de ce mot de Pope : « Le meilleur gouvernement est celui qui est le mieux administré ».

Je me garderai bien d’ajouter à tant d’oiseuses spéculations ; mais, persuadé que les passions sont inhérentes à l’espèce humaine, comme les sens et les facultés, je peindrai les mœurs actuelles sans m’embarrasser de la date que j’écrirai sous mes tableaux. L’Avare de Molière existoit il y a deux mille ans ; il est notre contemporain , il le sera de nos enfants ; et l’on peut en dire autant de l’Orgueilleux, du Joueur, de l'Ambitieux, de l’Envieux. Il n’est pas plus en notre pouvoir de délivrer l’espèce humaine de ses vices et de ses défauts, que de changer sa conformation ; ce qui n’empêche pas qu’ils ne doivent être réprimés par les lois, aidées de l’arme puissante du ridicule, car la vanité, comme la lance d’Achille, peut servir à guérir les maux qu’elle fait ; et c’est un service que le public a droit d’attendre de tous ceux qui écrivent sur les mœurs. Mais, s’il est absurde de proposer des recettes pour guérir radicalement l’ambition des princes, la bassesse des courtisans, la coquetterie des femmes, l’égoïsme et la cupidité, il ne l’est pas de travailler à diminuer le mal physique : on peut raisonnablement chercher les moyens de rendre les maladies plus rares, de prévenir les contagions, de corriger les défauts du climat, enfin d’entretenir la santé publique : on peut s’occuper d’assurer aux hommes une nourriture abondante, et moins dépendante de l’intempérie des saisons, de faciliter les moyens de transport, afin de rendre plus égale la distribution des faveurs de la nature, de diminuer les dangers et les lenteurs de la navigation, et de rendre toute espèce de voyage plus sûre et plus commode, de rechercher comment à peu de frais on pourroit combattre les rigueurs de l’hiver, les ardeurs de l’été, enfin d’augmenter les jouissances du riche, et sur-tout de diminuer les souffrances du pauvre. Il n’y a rien de vague ni de dangereux dans de tels projets comme dans les expériences politiques : tout est réel, positif, avantageux ; et les progrès continuels des sciences et des arts prouvent que l’espérance de nouvelles découvertes n’est point chimérique. C’est même dans cette persuasion que les souverains se servent des sociétés savantes pour proposer annuellement au concours des questions d’utilité publique, et qu’ils instituent des médailles et des prix. Si de tels encouragements ne sont pas à la disposition des simples particuliers, ils peuvent du moins, en montrant la possibilité et l’avantage des différentes espèces de perfectionnements et d’améliorations, sur-tout en indiquant la route probable qui doit y conduire, diriger vers la solution de ces utiles problèmes l’esprit et l’attention de ceux à qui la nature a accordé le génie des inventions, et avancer ainsi l’époque de nouvelles jouissances.

L’on n’est que trop généralement porté à regarder les découvertes comme impossibles avant qu’elles soient faites, sauf à prouver, quand elles le sont, que rien n’étoit plus aisé. Mais des clameurs inconsidérées ne doivent point décourager ceux qui emploient ce que la nature leur a accordé de moyens et de force à avancer la maturité de la récolte destinée au genre humain : ils méritent bien du public ; et quel que soit le succès, des intentions aussi louables ont droit à l’estime, et commandent l’indulgence.

Après avoir rendu compte du but que je me suis proposé en composant cet ouvrage, il me reste à dire pourquoi j’ai préféré de mettre des Chinois en action.

Lorsque j’ai voulu opposer aux Français une nation de mœurs différentes, la première qui s’est présentée à mon esprit est celle qui habite ce vaste empire de la Chine, plus peuplé que l’Europe entière, et qui cependant n’obéit qu’à un seul souverain. Ses coutumes, son langage, et ses lois la séparent du reste du monde, comme si elle appartenoit à une autre planète ; les hautes montagnes qui la couvrent à l’ouest, et sa grande muraille ont été, il est vrai, insuffisantes pour la défendre contre les Tartares qui l’ont envahie deux fois ; mais la force de ses institutions, plus grande que celle de ses armes, a bientôt soumis ses conquérants. On ne sauroit douter que telle est en effet la cause de ce singulier phénomène, lorsque l’on considère que ce sont les mêmes peuples, qui, descendant du plateau de la haute Asie, et dirigeant vers l’occident leurs hordes guerrières, ont envahi successivement la Russie et la Perse, l’Allemagne et la Pologne, l’Italie et la Grèce, enfin l’Angleterre, la France et l’Espagne, et que partout, loin d’adopter comme à la Chine les lois de leurs nouveaux sujets, ils leur ont donné une bonne partie de leurs usages, dont les traces profondes subsistent encore de nos jours. Seule, la Chine a subsisté en corps de nation ; et sa constitution a traversé les temps, sans être ébranlée par les guerres étrangères et civiles, et le renouvellement de vingt dynasties. Ses lois paroissent immuables comme celles de la nature, ses arts indigènes comme les productions du sol. Leur origine est inconnue, leurs perfectionnements remontent à des époques fabuleuses. Il est vrai que depuis bien des siècles ils sont stationnaires ; mais aussi on ne trouve point chez les Chinois cette lacune de mille ans, qui dans notre Europe interrompt l’histoire des travaux de l’esprit humain.

De telles particularités donnent à un peuple une extrême importance, et sont de nature à attirer l’attention de l’observateur, comme la différence totale des usages excite la curiosité du vulgaire.

Si l'ancienneté seule d'un grand ouvrage a le droit de nous intéresser ; si nous lisons avec plaisir de minutieux détails sur les pyramides d’Egypte, énormes amas de pierres, qui n’offrent qu’une accumulation prodigieuse de travaux inutiles ; avec quel intérêt devons-nous considérer la Chine, seul monument vivant et animé que la haute antiquité nous ait transmis! Lorsqu’on découvrit Herculanum et Pompéïa, ces villes antiques où tout étoit resté intact, et dont le Vésuve avoit fait, si on ose le dire, d’immenses momies, l’Europe entière recueillit avidement toutes les particularités de cette découverte. Mais ici il ne s’agit pas d’une ou deux bourgades ; c’est un grand empire plus ancien que Rome, et que cependant l’âge n’a point vieilli, un empire dont les habitants sont restés les mêmes qu’au temps des Chaldéens, des Étrusques, des Pelasges, et dont les mœurs n’ont avec les nôtres aucun de ces traits de ressemblance que l’on retrouve chez les Romains.

Les autres grandes monarchies ont disparu, ne laissant sur la terre, au lieu de traces, que des souvenirs plus ou moins confus. Le monde est si vieux, ou plutôt ses vicissitudes sont si fréquentes, que les hommes ont fondé des empires sur des débris d’empire plus anciens, comme ils ont bâti des palais sur les laves qui ont englouti les constructions antiques : la même contrée a vu régner les Assyriens et les Mèdes, Darius et Alexandre, les Parthes et les Sophis.

L’Égypte conquise par les Perses, longtemps soumise aux Grecs, réduite en province romaine, et depuis la proie des Sarrasins et des Turcs, ne contient plus d’Égyptiens. Au Nouveau Monde, l’empire des Incas et celui du Mexique n’existent plus. Dans l’antique Asie, les Indous ont, il est vrai, conservé la religion et une partie des coutumes de leurs pères ; mais cette multitude d’êtres intéressants par leurs mœurs douces comme leur climat, ne forme plus depuis bien des siècles de corps de nation : divisée comme en grands troupeaux, elle est opprimée par les Mogols, les Maures, et sur-tout par les Anglais, qui comptent près de 30 millions d’ilotes dans cette vaste péninsule : ce n’est qu’aux extrémités de l’Orient que l’on peut trouver encore quelques peuples intacts chez qui l’empreinte du caractère primitif ne soit pas altérée par le mélange ou la servitude : tels sont les Birmans, les Japonois, et les Chinois. Ces derniers, supérieurs à tous les autres par leurs connoissances en politique autant que par leur population, excitent encore la curiosité de l’observateur par des contradictions apparentes, et qui jusqu’ici n’ont pas reçu d’explication. Il est en effet difficile de concilier l’excellence de leur morale avec la fourberie dans les transactions commerciales qui leur est généralement reprochée, la perfection de l’agriculture avec les nombreuses famines qui les désolent. J’ai tenté de donner la solution de ces difficultés, et de quelques autres moins importantes. Mais, si la raison doit présider aux conjectures, il faut que la vérité dicte l’exposé des faits. J’ai donc recherché avec soin quelles étoient les sources les plus pures où l’on pouvoit puiser.

Les écrits des missionnaires offrent un immense corps d’observations et de documents. On trouve soit dans leurs ouvrages particuliers, soit dans le recueil de leurs lettres, presque tous les faits qui sont depuis venus à notre connoissance, et le grand ouvrage du père du Halde est encore ce que nous avons de plus authentique et de plus complet. Si quelquefois on rencontre dans leurs premières relations des traits d’une excessive crédulité, cette foiblesse tenoit au temps où ils vivoient ; car les autres voyageurs anciens racontent des fables aussi grossières : mais que l’on consulte ces mémoires qui forment une collection si précieuse, adressés dans un siècle plus éclairé à un des ministres du feu roi, on verra que la plus saine critique a présidé à leur rédaction. Et comment refuser sa confiance à des savants en relation avec toutes les académies de l’Europe, académiciens eux-mêmes, recommandables par leurs talents, et plus encore par la piété qui interdit le mensonge, et que la faveur des empereurs et le zèle des nouveaux convertis ont mis à portée de recueillir une foule de faits intéressants ?

Dans ces derniers temps , l’ambassade de lord Macartney a ajouté de précieux renseignements à ceux que nous avions déjà. Le gouvernement anglais, avec une munificence digne d’éloges, avoit fait accompagner cet ambassadeur par des hommes d’un mérite distingué dans plusieurs genres. Sans doute leur séjour a été bien court pour examiner complètement un aussi grand empire ; mais d’un autre côté ils ont eu l’avantage de parcourir une immense étendue de pays en Chine, et de visiter la résidence impériale au-delà de la grande muraille. La présence de témoins graves a du rendre encore plus scrupuleux sur l’exactitude des observations, le chevalier Staunton, ingénieux rédacteur du journal de l’ambassade ; il s’est souvent servi de leurs notes, et toutes ces circonstances donnent à son ouvrage un caractère d’authenticité qui inspire la confiance.

Les relations des voyageurs de toutes les classes et de tous les pays qui, depuis celles de Marc-Paolo, imprimées pour la première fois en 1502, jusqu’à celle de M. de Guignes fils, publiée en 1809, ont successivement paru sur la Chine, offrent pour la plupart de l’instruction et de l’amusement ; elles ne perdent de leur intérêt que lorsqu’on en lit un grand nombre de suite, mais alors même elles ne demandent qu’un degré d’attention ordinaire pour discerner dans cette foule de récits quelquefois obscurs et souvent contradictoires, celui auquel on doit ajouter foi. Il n’en est pas ainsi des livres scientifiques qu’il est indispensable de consulter si l’on veut acquérir une connoissance approfondie de l’état où se trouvent les arts et les sciences chez ce peuple si intéressant sous tous les rapports. Les méditations chinoises du célébré Fourmont, sa grammaire mandarine, le museum Sinicum de Bayer, l’alphabet Tar-tar-mantchou de Langlès, et cette foule de dissertations et de mémoires que d’autres savants du premier ordre, tels que Leibnitz, Freret, Wolf, Lacrose, Hyde, etc. etc. ont composés sur la chronologie, l’astronomie, la littérature chinoise, et qu’ils ont publiés séparément ou insérés dans les collections des académies françaises et étrangères demandent un véritable travail ; et ce n’est même pas sans peine que l’on parvient à découvrir ces trésors épars et enfouis. J’ai voulu éviter une partie de ces fastidieuses recherches aux personnes curieuses de ce genre d’érudition, que tant d’esprits supérieurs n’ont pas dédaigné, en plaçant à la fin du second volume une notice assez étendue d’ouvrages sur la Chine, suivie d’indications sur les pièces académiques. Le soin que j’ai pris n’est pas, je dois l’avouer, tout-à-fait désintéressé ; j’ai espéré qu’en désignant ainsi d’une manière précise les sources nombreuses, et peut-être peu connues du commun des lecteurs, dans lesquelles j’ai puisé, je donnerois quelque autorité à mes écrits.

Parmi tous les ouvrages sur la Chine que j’ai parcourus, les Lettres Chinoises du marquis d’Argens m’ont particulièrement intéressé par leur titre ; s’il eût été bien rempli, le livre que je publie n’auroit jamais vu le jour ; mais comme il est plus question dans ces lettres (d’ailleurs très peu piquantes) des jansénistes et de la bulle unigenitus que des Chinois, elles m’ont paru mériter le profond oubli dans lequel elles sont tombées. Il n’appartenoit qu’à Pascal de composer sur ces querelles théologiques un ouvrage à la fois classique et amusant.

Dans un temps où le goût des romans est presque universel, j’ai cru ne pouvoir me dispenser de placer une intrigue dans un livre dont la forme au moins est légère ; je n’ai point cherché à dépeindre des modèles d’une perfection qui n’est que trop idéale, j’ai simplement représenté ce qui se rencontre souvent dans le monde, un homme doué d’un cœur droit et d’un esprit juste, mais qui, cédant à l’exemple et à la séduction , ne reconnoît son égarement, que lorsqu’il se voit au moment d’être victime des conséquences de sa foiblesse.

Il ne me reste que peu de mots à dire sur les conjectures politiques répandues dans cet ouvrage. Ces sortes de prophéties, alors même qu’elles ne manquent pas de vraisemblance, prêtent certainement au ridicule lorsque l’on prétend fixer l’époque à laquelle elles se réaliseront, car la fortune se réserve toujours ce secret ; mais, en me donnant la latitude d’un siècle, je me suis placé dans une position plus favorable, et j’ai pu même anticiper sur les conséquences d’évènements généralement attendus. La révolution, qui doit un jour séparer l’Inde anglaise de la métropole, aura nécessairement une telle influence sur les destinées du monde, que j’ai cru devoir traiter à part un sujet de cette importance. Les détails de mœurs et de géographie sur cette contrée, à jamais intéressante, que l’on trouvera dans ce mémoire, me font espérer qu’il ne paroîtra pas trop long.


LES VOYAGES


DE KANG-HI,


OU


NOUVELLES LETTRES CHINOISES.




LETTRE PREMIÈRE.


KANG-HI À SON AMI WAM-PO, À NAN-KIN.


De Marseille, le Ier avril 1910.


Je vous ai écrit, mon cher Wam-po, avant de quitter Suez, et j’espere que le capitaine qui nous a amenés, et qui doit être actuellement en route pour Kang-tong, vous fera passer exactement ma lettre. On va en deux jours de Suez à Alexandrie par le canal. Cet ouvrage de l’antiquité a été rétabli depuis que les Européens sont de nouveau maîtres de l’Égypte ; et une barque très commode, assez semblable à nos jonkes, fait journellement le service de ces deux grands entrepôts du commerce de l’Europe et de l’Asie. Alexandrie revoit enfin les beaux jours du régné des Ptolémées. Cependant la route du cap de Bonne-Espérance n’a pas cessé d’étre fréquentée, surtout par les nations du nord de l’Europe : en général les négociants préfèrent pour les marchandises d’un gros volume l’ancienne route, quoiqu’elle soit plus longue d’un tiers, à cause de l’embarras du déchargement des denrées, qu’il faut tirer des vaisseaux à Alexandrie pour les mettre sur les barques du canal, d’où il faut les recharger encore sur les vaisseaux de la mer Rouge. Pour remédier à cet inconvénient, on avoit proposé de donner au canal assez de largeur et de profondeur pour recevoir les navires marchands. Mais ce projet, qui demanderoit la magnificence de nos empereurs, et l’immense population de notre chere patrie, ne semble pas devoir être exécuté de long-temps.

Je ne suis resté que deux jours à Alexandrie, voulant profiter du paquebot qui partoit pour Marseille. Ce temps m’a suffi pour voir la fameuse colonne, les ruines égyptiennes, et tout ce qu’il y a de remarquable dans la ville. Il faut des années pour observer les hommes, mais des heures suffisent pour voir les choses. Il est donc aussi inutile qu’ennuyeux de dépenser, comme font la plupart des voyageurs, plusieurs journées dans les grandes villes de peur d’être taxés de voir légèrement, ou dans l’espoir chimérique de connoître le caractère des peuples.

Les vaisseaux de France, d’Angleterre, d’Italie, d’Amérique, et du nouveau royaume du Bosphore, remplissent tellement le port, que notre paquebot a été plus de deux heures avant d’entrer en rade. Notre traversée a été assez heureuse, et nous sommes arrivés à Marseille le huitième jour. Depuis que la voilure est perfectionnée, et que l’on a substitué aux rames des moyens mécaniques bien plus puissants, il n’est pas rare de faire ce trajet en quatre jours ; mais lorsque les vents contraires soufflent avec violence, ils défient toute l’industrie humaine. C’est ce qui nous est arrivé, et nous avons été jetés à près de cent lieues de notre route, à l’ouest de la Sardaigne. Il semble que la providence, qui sourit aux efforts de l’intelligence humaine, veuille quelquefois nous en montrer les limites ; mais ses leçons ne produisent qu’une impression passagere ; car de tous les ressorts, l’amour-propre est le plus élastique. On est cependant parvenu à obtenir un résultat bien important : la vie des hommes n’est plus, comme autrefois, dans un danger imminent sur la mer ; les naufrages y sont infiniment rares, et même presque impossibles depuis que l’on a inventé ou plutôt renouvelé l’usage des vaisseaux insubmersibles, en les divisant en cases imperméables, ainsi que le faisoient les anciens peuples de l’occident, et que nous l’avons toujours pratiqué. Vous ne sauriez croire, mon ami, combien il a fallu de soins et même de sévérité pour rendre cet usage général. Le commerce avoit malheureusement calculé qu’il y avoit six et un quart pour cent à gagner en se servant des vaisseaux ordinaires ; et pendant longtemps il a éludé les prohibitions et les menaces : enfin les gouvernements ont pris le bon parti ; ils ont fait dépecer les vieux navires, et ont défendu, sous peine de la vie, d’en construire de semblables. Voilà donc dos hommes qu’il a fallu menacer de la potence pour les empêcher de se noyer.

Marseille est une place très commerçante. Tant de costumes différents s’y mêlent, tant de peuples y abondent, qu’elle ne semble appartenir en propre à aucun ; cependant, si je ne découvre pas encore la nation française, tout est déjà changé pour moi ; je ne tiens plus à ma patrie que par le souvenir ; les maisons, les jardins, les voitures, les meubles, les usages, rien ne ressemble à la Chine, tout est différent. Est-ce mieux ? Est-ce plus mal ?… Je ne suis pas venu de si loin pour juger si vîte ; et d’ailleurs, comment le pourrois-je ? je n’ai pas encore entendu les raisons de ces peuples.

Persuadé que l’on ne peut voyager avec fruit si l’on ne connoît bien le langage des pays que l’on visite, j’ai commencé à apprendre le français pendant les trois mois que j’ai passés à Kang-tong ; et, toute la traversée, je l’ai étudié avec linterprete du comptoir qui revenoit sur notre vaisseau. Depuis mon arrivée, je continue ce travail avec une nouvelle ardeur. Ma chere Tai-na, qui veut aussi apprendre cette langue, fait tous les jours porter dans ma chambre son palanquin ; elle s’y enferme, et c’est de là qu’elle prend ses leçons. Ce qu’il y a de singulier, c’est que ce français, si dur, et si baroque, prend dans sa bouche un charme inexprimable ; mais peut-être est-ce mon amour qui jouit de l’entendre former de nouveaux sons. Elle prononce bien mieux que moi, et commence même à faire entendre cette terrible lettre R qui nous est inconnue ; cela ne m’étonne pas, puisque sa voix flexible imite parfaitement le chant des oiseaux. Au reste, je suis en état d’entendre tout ce que l’on dit, et je parlerois même assez correctement, sans une difficulté qui me semble presque insurmontable. Imaginez-vous, mon ami, que sans aucune raison, sans aucun prétexte, les Français se sont avisés de donner aux êtres inanimés les dénominations des sexes masculin et féminin. J’avois cru, en remarquant que l’on disoit le soleil et la lune, le cœur et le cerveau, qu’on vouloit assimiler les choses les plus importantes au sexe supérieur, et je prétendois en tirer une réglé ; mais il m’a fallu bien vite renoncer à ce système, en songeant que l’on dit le crime et la vertu, le dos et la face. J’appris l’autre jour que chez les Anglais tous les êtres inanimés étoient. du même genre. Comme je regrettois devant mon maître de langue, qui hait cette nation, que les Français n’eussent pas adopté une coutume si raisonnable, il me répondit avec gravité : Monsieur, les Romains et les Grecs, qui apparemment en savoient plus que nous, avoient non seulement deux genres, mais même trois, et les Allemands, dont la langue quoiqu’un peu dure est très belle, les ont imités. Il prononça ces paroles d’un air si satisfait, que je jugeai inutile de répondre. Depuis que je vis avec des Français, j’ai cru m’apercevoir qu’ils ne restent jamais courts, mais qu’ils se contentent de bien mauvaises raisons.

Adieu, mon cher Wam-po ; le grand Tien t’a accordé trois de ses plus précieuses faveurs, santé, aisance, modération. Puisse-t-il te les conserver long-temps !


LETTRE II.


TAI-NA À FO-HI-LO SA SŒUR, À PÉ-KIN.


Lyon, 19 avril 1910.


Enfin, ma chere Fo-hi-lo, nous voici en France, et dans peu nous serons à Paris, terme de notre long voyage, nous comptons séjourner deux ou trois jours ici, plutôt pour voir la ville et ses manufactures qui excitent l’intérêt de mon cher Kang-hi, que pour nous reposer, ayant fait très commodément la route, et n’étant nullement fatigués. Nous sommes venus ici par le nouveau canal. Cette maniere de voyager est très agréable en elle-même ; elle a d’ailleurs pour moi le mérite de me rappeler les usages de ma patrie, de ce pays où sont restés tous les objets de mon affection, dont je suis maintenant si éloignée. On a tracé, ou plutôt élevé le canal le long d’un grand fleuve que l’on nomme le Rhône. Comme le bateau qui nous portoit, tiré par des chevaux au trot, alloit assez vite, les nombreuses barques qui descendoient ce fleuve rapide, sembloient voler avec la légèreté de la fléché tartare, et disparoissoient dans un instant. C’est un spectacle fort amusant. Kang-hi m’a appris que l’objet de ce grand travail étoit de faciliter le transport des marchandises qui ne remontoient qu’avec la plus grande difficulté cette riviere, dont la navigation est d’ailleurs interrompue pendant plusieurs mois, soit par la sécheresse, soit par les débordements. Aujourd’hui, au moyen d’un certain nombre d’écluses perfectionnées, on a en tous temps une navigation assurée et facile, et le Rhône ne sert plus que pour conduire de Lyon à la Méditerranée. J’avoue que je ne concevois pas l’utilité d’un canal si près d’une belle rivière ; mais pourquoi serois-je humiliée de mon peu de pénétration, puisque les hommes ont été si long-temps avant d’y penser ? Le temps étoit superbe, et j’ai pu rester pendant la plus grande partie du voyage sur le pont, dans mon palanquin fermé de jalousies, qui me permettoient de voir le pays sans être vue. Il m’a semblé presque désert, et ce qui est réellement étonnant, c’est que l’on assure que depuis un siecle la destruction de la petite vérole et les progrès de l’agriculture ont fait augmenter la population de plus d’un tiers. La ligne des montagnes du Vivarais termine à l’ouest l’horizon d’une maniere assez pittoresque ; mais les ouvrages de l’art n’embellissent point ici la nature, et ne répandent pas, comme à la Chine, une agréable variété dans le paysage. Au lieu de ces élégantes pagodes à nombreux étages, brillantes de porcelaine et d’émail, dont les toits dorés contrastent si bien avec l’azur des cicux qu’elles paroissent toucher, on voit de loin en loin quelques tristes clochers semblables à des pins dépouillés de leurs branches, ou plutôt à de grands cyprès desséchés. Près de moi tous les objets d’une teinte sombre ou indéterminée constrastoient pareillement avec les couleurs éclatantes de ma patrie. Où sont ces barques vernissées, ces jonkes si jolies, ces maisons flottantes qui ornent nos canaux ? La nature elle-même est ici moins parée. Je n’ai vu nulle part le lis des eaux, le superbe lyen-hoa, et ceux de nos arbres dont le port est si majestueux, et le feuillage si agréablement varié. Ah ! ma sœur, te souviens-tu de cette retraite charmante, de ce petit pavillon posé sur le haut d’un rocher qui domine le lac à l’extrémité du jardin de mon pere ? Combien de fois ne nous sommes-nous pas amusées, dans notre enfance, avoir les dociles oiseaux-pêcheurs nous apporter le produit de leurs vols, tandis que les paysans du voisinage, la tête affublée d’une citrouille, attrapoient des oiseaux aquatiques, dupes de cette grossière supercherie ? Ces scenes à la fois romantiques et animées ne se retrouvent point ici : on n’y voit que des champs monotones et quelques arbres épars, parmi lesquels j’ai cru cependant reconnoître le mûrier.

Je te dirai peu de choses des habitants. Les femmes ont la peau très basanée, les yeux noirs et vifs, mais beaucoup trop rapprochés, ce qui leur donne une physionomie tout-à-fait singulière, et même un peu méchante. Leur démarche est d’une vivacité révoltante, et me paroît bien contraire à la modestie. Quant aux hommes, tu penses bien que je n’arrête pas sur eux mes regards. Tout notre corps ne doit-il pas être pur ? Et les yeux n’en sont-ils pas une partie ?

Adieu, ma chere sœur, embrasse ma La-oa, ma fille chérie, que je t’ai confiée ; donne-lui de ma part ce qu’elle aime le mieux, afin que son jeune cœur s’accoutume à confondre dans son affection pour moi la tendresse et la reconnoissance.


LETTRE III.


KANG-HI À WAM-PO.


Lyon, 8 avril 1910.


Je me suis arrêté à Lvon, mon cher Wam-po, pour acquérir quelques connoissances sur l’état des manufactures de cette ville célébré, dont les étoffes sont recherchées dans les deux mondes. La Chine et l’Inde sont les seuls pays que son industrie n’ait pas rendus tributaires. Ses ouvriers sont excellents, mais la tête fait ici encore plus que les mains : on est frappé d’étonnement en voyant que le simple jeu d’une navette lancée par un ressort, produit, en passant entre des fils qui s’élèvent et se baissent alternativement, un tissu brillant et varié, semé de fleurs et d’ornements de tout genre. La vapeur de l’eau bouillante, le courant des deux fleuves qui traversent la ville, des chevaux que l’on place indifféremment dans tous les étages des maisons les plus élevées, mettent en mouvement un nombre immense de ces métiers. Dans ces grands ateliers le devidage des soies, le tissage des étoffes s’exécute par des moyens mécaniques, avec autant de régularité que de promptitude ; toutes ces machines agissent sans moteur apparent, et semblent obéir à un pouvoir surnaturel : des surveillants, plutôt que des ouvriers, se promènent dans les salles, rattachent les fils cassés, placent de nouvelles bobines, retirent l’ouvrage fait, et paroissent le recevoir de mains invisibles qui travaillent pour eux. On se croit transporté aux pays des merveilles décrits par les Arabes et les autres occidentaux[1]. Je ne vous cacherai pas, mon cher Wam-po, que si ma vanité a été flattée de ce prodigieux effort de l’industrie humaine, dont je n’avois nulle idée, mon orgueil national a été singulièrement humilié. En effet, à quelle distance nos métiers si simples, je dirois presque grossiers, ne sont-ils pas des mécaniques européennes ? Un des principaux négociants de la ville, auquel j’étois recommandé, m’a accompagné dans toutes les fabriques avec cette politesse obligeante que les Français ont généralement pour les étrangers, mais qu’ils ne retrouvent hors de chez eux que parmi les hautes classes. Toujours empressé de répondre à mes questions, il m’auroit volontiers expliqué ce que ces machines diverses offrent de combinaisons ingénieuses ; mais mon esprit se refuse à comprendre un mécanisme compliqué, et mon attention se perd dans ce dédale de rouages et de ressorts, de leviers et d’engrenages. Je laisse donc ce genre d’étude à ceux qui en ont le talent et le goût, et je ne m’occupe de la mécanique appliquée aux arts, que relativement à ses résultats et à l’influence qu’elle peut exercer sur la société.

Il me semble que dans les pays où la population n’est pas aussi considérable que le comportent l’étendue du territoire et la fertilité du sol, l’économie du temps dans les arts est la chose du monde la plus précieuse : Aussi, lorsque dans de telles circonstances on peut, au moyen des machines, obtenir d’un homme le travail de plusieurs, on rend un véritable service à l’état ; car les objets manufacturés, baissant nécessairement de prix, se trouvent à la portée d’un plus grand nombre de consommateurs, tandis que l’agriculture, disposant de plus de bras, peut fournir avec plus d’abondance les denrées de première nécessité. Chacun a donc plus de facilité à se nourrir, à s’habiller, à se meubler ; et voilà ce qui constitue l’aisance générale. Mais lorsque l’agriculture, portée, comme à la Chine, à son plus haut point de perfection, ne fournit que la nourriture nécessaire à une immense population, que la terre manque, pour ainsi dire, à l’homme, et que d’ailleurs les manufactures sont assez florissantes pour empêcher la concurrence de l’étranger, les inventions qui économisent la main-d’œuvre n’offrent pas le même avantage. En effet, il est évident que si un ouvrier faisoit le travail de dix, il faudroit que les neuf autres quittassent leurs métiers. Mais que deviendroient-ils ? ils n’auroient chez nous d’autres ressources que d’aller former une colonie au Thibet, ou défricher les déserts de la Tartarie : ils seroient donc perdus pour la nation.

Au reste, ces considérations ne sauroient s’appliquer à l’Europe, où l’agriculture a encore besoin de tant d’encouragement, et où la population bien loin d’être complette, augmente si lentement. Ce n’est pas que le nombre des naissances ne surpasse habituellement celui des morts ; mais les Européens s’opposent à cet accroissement naturel par des guerres presque continuelles. Les progrès de la civilisation dont ils sont si fiers, ne les ont pas guéris de cette funeste manie : seulement ils font la guerre avec plus d’art qu’autrefois, mais elle est tout aussi meurtrière ; et sans doute que les malheureux estropiés dans les combats, ou les veuves de ceux qui y périssent sont peu sensibles au perfectionnement de la tactique, ou aux inventions des ingénieurs.

Rendons grâces, mon cher Wam-po, au grand Tien qui nous a fait naître dans cet heureux empire où l’on connoît trop le prix de la paix pour vouloir la troubler sans la plus indispensable nécessité, et où la population est si heureusement distribuée entre l’agriculture et les manufactures, qu’elles prospèrent également. C’est sans doute à cette sage répartition qu’il faut attribuer cet ordre admirable que toutes les classes de la société observent entre elles depuis des milliers d’années, et qui paroît aussi immuable que celui des corps célestes qui roulent majestueusement sur nos têtes.


LETTRE IV.


KANG-HI À WAM-PO.


Lyon, 18 avril 1910.


Vous apprendrez sans doute avec plaisir, mon cher ami, que nous sommes enfin heureusement arrivés dans la capitale de la France, terme de notre long voyage. Je la parcours en tous sens depuis trois jours, et j’essaierai de vous en donner quelque idée ; car le plan fait jadis par les missionnaires, et que nous avons souvent examiné ensemble à la bibliothèque impériale de Pékin, ne ressemble plus à ce qu’est aujourd’hui cette ville célébré, et ne peut guère servir que d’objet de comparaison. Paris est presque entièrement rebâti depuis le désastre qu’il a éprouvé vers la fin du siècle dernier. L’histoire a consigné dans ses fastes la cause de cette terrible catastrophe. La fameuse comete de 1680, revenue à l’époque prévue par les calculs des astronomes, a passé assez loin de notre globe pour ne pas influer sur sa marche ; mais elle a causé une légère perturbation de la lune, dont l’effet s’est fait sentir d’une maniere funeste dans les contrées occidentales de l’Europe. Une marée d’une hauteur prodigieuse a ravagé une immense étendue de côtes ; c’est à cette époque que les digues de la Hollande ont été renversées, et que ce malheureux pays, qui devoit une existence précaire aux efforts d’une audacieuse industrie, a été englouti pour jamais par les flots courroucés. L’intérieur des terres n’a pas été épargné, la violence du mouvement des eaux de l’Atlantique a produit un ouragan tel qu’on en éprouve assez souvent aux Antilles[2] ; mais jusqu’alors l’Europe n’avoit rien ressenti de pareil. La France s’est trouvée par sa situation exposée à ce fléau, dont les Alpes, le Jura, et les Vosges ont préservé l’Allemagne et l’Italie. Paris, situé dans une plaine exposée aux vents d’ouest, a prodigieusement souffert : on remarqua alors, avec étonnement, que les édifices, bâtis depuis le seizième siècle, résisteront bien moins que les autres ; tandis que les constructions gothiques, et même quelques restes d’ouvrages romains demeurèrent intacts ; ainsi la caducité des bâtiments s’est trouvée, contre l’ordre naturel, en raison inverse de leur ancienneté. On vit donc tomber avec fracas ces monuments de la magnificence de Louis XIV. L’arc triomphal de la porte S.-Denis, l’hôtel des Invalides, la colonade du Louvre s’écroulèrent, et l’antique château de S. Louis resta debout, semblable à un grand rocher que l’art auroit façonné pour servir à l’habitation des hommes[3].

Il paroît que ce fut vers le régné de François Ier, que l’on commença à négliger en France le choix des matériaux, la bonté des ciments, la force des constructions, pour ne s’occuper que de la forme et de la décoration. En rapportant d’Italie la belle architecture des Grecs et des Romains, on auroit dù les imiter également dans les précautions qu’ils prenoient pour assurer la durée de leurs ouvrages sous un climat bien moins délétere ; mais la fureur de briller avoit tourné toutes les têtes, et le luxe et ses folles dépenses absorbant tous les moyens, la vanité chercha à mettre de l’industrie dans la magnificence. Bientôt les mœurs se relâchant davantage, l’égoïsme fut réduit en systême et décoré du nom de philosophie. On jouissoit des ouvrages des morts, mais on ne vouloit rien faire pour les races futures : et comment s’en seroit-on occupé, lorsqu’on pensoit à peine à assurer la fortune de ses enfants ? Chercher à éblouir les yeux de ses contemporains, et à se procurer des jouissances éphémères, tel fut le goût général et le but où tendoient tous les efforts. Aussi ce ne fut pas seulement l’architecture qui se ressentit de cette manie d’en imposer par des dehors trompeurs, elle s’étendit à tout : les étoffes furent moins solides, les papiers succédèrent aux tentures, la vaisselle plaquée orna à peu de frais les tables plus délicates mais moins abondantes, le stuc tint lieu de marbre, et presque par-tout la peinture en bas-relief remplaça la sculpture.

Le désastre causé par l’ouragan fut bien augmenté par l’imprévoyance des hommes : un affreux incendie détruisit un nombre immense de maisons, qui étant situées à l’est avoient été épargnées. Le feu prit en plusieurs endroits à la fois sous les décombres ; la consternation générale diminua les secours ; la force du vent les rendit inutiles, et preque tout ce qui restoit de la ville fut consumé[4]. Il ne fallut pas moins qu’une perte aussi immense pour faire reconnoitre qu’il étoit souverainement déraisonnable d’employer dans les bâtiments le bois, cette substance si destructible, sujette à l’embrasement et à la pourriture, et cependant sans cesse exposée au feu et à l’humidité, imprudence encore plus inexcusable dans un pays où la pierre et l’argile sont par-tout sous les pieds, et où le fer, qui au moyen d’un enduit est indestructible, se trouve dans la plus grande abondance.

Le prince qui régnoit alors rendit donc un décret pour défendre expressément à tout architecte d’employer la charpente dans les édifices publics et particuliers ; un résultat heureux et imprévu de cette sage ordonnance, fut que le bois de chauffage, qui étoit à un prix excessif, baissa tout-à-coup. Alors cette mesure que l’on trouvoit tyrannique devint populaire, et les frondeurs se turent pour cette fois.

La ville étant presque détruite, on put faire des améliorations, qui auroient été inexécutables sans une semblable catastrophe. La plupart des rues furent élargies et redressées, les pentes furent adoucies, et les quais élevés au niveau des ponts ; on multiplia les fontaines, elles furent placées au haut des rues, de maniere qu’en un instant on peut les arroser et même les laver entièrement : les façades furent régulieres ; au-dessus de portiques larges et élevés, on bâtit deux étages et un attique, et la découverte d’un ciment imperméable permit de faire les toits en terrasse : les églises renversées furent reconstruites, niais sur un plan différent. Je compte vous en parler dans ma prochaine lettre. Aujourd’hui je ne vous entretiendrai que du palais des souverains.

Les Tuileries et le Louvre, dont le rez-de-chaussée étoit resté intact, ont été restaurés. On a pensé, avec raison, que cette position joignoit à l’agrément de la vue et de la proximité de la riviere, l’avantage d’avoir avec la campagne une communication libre et non interrompue par les maisons, considération de la plus grande importance dans des temps de trouble. Les Champs-Elysées ont été replantés, les fossés ridicules et même dangereux de la place de la Concorde[5] ont été comblés et remplacés places par des tapis de gazon, au milieu desquels jaillissent des fontaines expiatoires. Le terrain occupé jadis par le jardin des Tuileries, forme aujourd’hui l’avant-cour et la cour du palais. Cependant la terrasse du côté de la riviere subsiste ; ornée de fleurs et d’arbustes elle sert de promenade particulière au château, auquel elle communique pur une arcade sous laquelle passent les voitures qui veulent gagner les quais et l’autre côté de la ville ; au-dessous, et dans toute la longueur de cette terrasse, exhaussée de quelques pieds, on a pratiqué un immense manege destiné aux princes, qui peuvent ainsi prendre commodément en hiver l’exercice du cheval, dont ceux qui commandent aux peuples ne doivent jamais perdre l’habitude. L’espace compris autrefois entre la terrasse, dite des Feuillants, et la rue S.-Honoré, est occupé actuellement par deux grands bâtiments d’une architecture simple et noble. Celui qui est le plus près du château sert au logement de la garde, celui qui est près de la place de la Concorde renferme les écuries : ils sont séparés par la rue qui conduit à la place Vendôme, rebâtie sur l’ancien plan ; on n’a changé que les difformes lucarnes remplacées aujourd’hui par un attique simple et élégant.

Ce n’est qu’à regret que la belle composition du jardinier Le Nôtre a été sacrifiée, mais on en est dédommagé par le nouveau jardin placé entre les Tuileries et le Louvre. On s’est bien gardé de reconstruire cette maussade galerie percée d’une foule de guichets, et dont les frontons alternativement ronds et pointus, surmontés d’une énorme toiture, choquoient la raison et le goût. Une belle terrasse élevée à sa place borde la riviere et joint les deux palais. L’autre côté du jardin est fermé par une galerie dont le rez-de-chaussée forme une orangerie et une promenade d’hiver parfaitement exposée. Le Musée, ou le dépôt des chefs-d’œuvre de la peinture et de la sculpture, est au-dessus, et sert en même temps de communication aux grands appartements du Louvre et des Tuileries. Ce bâtiment est couronné par un attique qui contient une multitude de logements pour les officiers de la cour. On n’a point voulu permettre de bâtir entre la galerie et la rue S.-Honoré, et cet espace forme une longue esplanade où s’assemble la garde. Ce n’est qu’en adoptant l’espece de jardin que les Européens ont emprunté de nous, que l’on est parvenu à déguiser le défaut de parallélisme entre le Louvre et les Tuileries, qui dans toute autre ordonnance eût été excessivement choquant. Un beau groupe de cedres, de pins, et d’autres arbres verds occupe le milieu du terrain, et dans toutes les saisons empêche de faire le rapprochement de la situation oblique des deux palais. Le reste de l’espace contient un tapis de verdure soigneusement roulé et tondu, aussi doux pour la promenede qu’agréable à la vue[6], bordé par une allée tournante, qui, se prolongeant le long de la galerie, joint les deux extrémités de la terrasse. En face du Louvre on a reconstruit, mais sur un meilleur modelé, un pont destiné à la communication de la résidence du souverain avec les palais de ses ministres, élevés sur la rive opposée. Ils sont tous réunis par des portiques, et le public, qui souvent a affaire à plusieurs départements à-la-fois, ne perd plus un temps précieux à aller les chercher dans des quartiers éloide pied, ce pont est surmonté d’une colonnade recouverte d’une terrasse, qui garantit des intempéries de l’air sans interrompre la vue du bassin de la riviere. Ce tableau est bien plus beau qu’autrefois, depuis que l’on a construit des thermes magnifiques qui se prolongent au milieu de la Seine, depuis la pointe de l’isle Notre-Dame jusqu’au pont du Louvre, auquel ils s’appuient. Des bains fluviatiles occupent la partie basse de cet édifice unique dans le monde : au-dessus sont les bains chauds. Un côté, disposé à la maniere des Orientaux, est destiné aux riches, et la rétribution qu’on en tire sert à défrayer les bains gratuits. Le toit est plat et contient un réservoir où l’eau est d’abord échauffée par les rayons du soleil, ainsi que le pratiquoient les Romains : il est de niveau avec celui du portique qui couvre le pont. Ornées de fleurs et d’arbustes, ces immenses terrasses, qui partent du grand balcon du Louvre, forment des jardins suspendus comme ceux de Sémiramis, mais qui ont au-dessus de ceux de Babylone, l’avantage d’être situés au milieu des eaux. Du côté de l’isle, une haute tour à sept étages, ornée de colonnes de marbre, couronne de la maniere la plus noble cette superbe fabrique : elle sert de base au télégraphe ; son horloge regle pour toute la capitale la mesure du temps, et l’on y a placé un thermometre et un hygrometre, instruments d’une grande perfection, et dont les dimensions sont telles qu’elles font connoître au loin les variations de la température : dans les réjouissances publiques la tour est illuminée ; et lorsque de son sommet on tire une énorme girandole de fusées volantes qui embrasent tout l’horizon, et retombent en pluie de feu, mais sans danger, sur une ville incombustible, ce spectacle n’est guere au-dessous de celui qu’une éruption du Vésuve présente aux Napolitains effrayés.

La reconnoissance nationale grave sur la base de ce monument le nom de tous les grands hommes qui illustrent la France. Empereurs, rois, guerriers, magistrats, savants, tout est confondu dans cette honorable liste comme dans l’égalité du tombeau ; mais l’équitable postérité départit à chacun la portion de gloire qu’il a méritée.

La colonnade du Louvre, rebâtie sur le même plan, mais plus solidement, n’a éprouvé que de légers changements ; on a évidé l’avant corps du milieu : les deux galeries sont donc réunies, et cette masse de pierres au centre du bâtiment, dont la sculpture avoit fait un si mauvais usage, n’existe plus ; les petites fenêtres entre les colonnes ne font plus de peine aux gens de goût ; le ceintre de la porte d’entrée a été également supprimé, et cette ligne courbe, la seule qui se trouvât dans cette belle fabrique, ne choque plus les yeux.

Au-devant de la façade on a construit une place régulière qui s’étend jusqu’au Pont-Neuf. Une grande rue s’ouvre au milieu, et traversant toute la capitale, conduit suivant un ancien projet à la barrière de l’est.

Du côté du nord, une rue semblable part de la porte latérale du Louvre, et se prolonge jusqu’à S.-Denis, ville autrefois séparée, aujourd’hui réunie à la capitale. L’antique église, qui pendant si long-temps servit de sépulture aux rois, et dont la destination n’est point changée, se trouve dans la direction du palais, et ses clochers s’aperçoivent dans l’éloignement. Ainsi du haut de son trône, par-dessus les têtes de ses courtisans inclinés, le souverain peut voir ce monument funebre où sont entassées tant de générations couronnées.

Au midi, la perspective du Louvre est bien différente ; la vue se porte naturellement sur l’Observatoire, bâtiment remarquable, construit au dixseptieme siccle, mais récemment restauré et considérablement agrandi. Son immense plate-forme, qui a été élevée à une hauteur prodigieuse pour obtenir un horizon complet, domine tous les bâtiments publics et particuliers. Les idées inspirées par cet édifice, d’où l’on observe le cours immuable des astres, et l’ordre d’un univers qui ne vieillit point, contrastent fortement avec celles qui naissent à la vue de ce mausolée, symbole de la prompte destruction qui menace tous les êtres animés. Cependant ces trois monuments, dont la construction remonte à des époques si différentes, n’ont point été placés à dessein dans une même direction. Peut-être est-il permis de reconnoître, dans cet arrangement singulier, une faveur de la Providence, qui veille sur les destinées du peuple français, et qui aura voulu réprimer l’orgueil de ses princes, et élever leur ame en leur montrant, d’un côté la briéveté de la vie, et de l’autre la durée des temps.


LETTRE V.


KANG-HI À WAM-PO.


Paris, 2 mai 1910.


Quelque peine que l’on prenne, mon cher Wam-po, pour se former, d’après les livres et les récits des voyageurs, une idée juste des pays que l’on se propose de parcourir, les relations sont si contradictoires, et la maniere de voir est si différente, que la réalité nous frappe toujours d’étonnement, et nous fait goûter le charme de la nouveauté : cette sensation agréable dure peu, mais elle est bientôt remplacée, au moins dans les personnes capables de réflexion, par le plaisir de comparer ce que l’on voit à ce que l’on a vu, d’examiner les causes de coutumes si différentes, d’usages si opposés, d’apprécier les effets du climat, des habitudes, de la forme du gouvernement, enfin de faire la part de la raison et celle des préjugés, qui n’est que trop souvent la plus forte. C’est une des jouissances morales les plus douces, et elle reçoit tout le complément dont elle est susceptible, lorsqu’on est assez heureux pour la faire partager à un ami, dont les goûts et la capacité se rapprochent des nôtres. Voilà ce que j’éprouve, mon cher Wam-po, en vous faisant part des idées que m’inspirent des objets si nouveaux pour moi.

Lorsque je me rappelle l’aspect que présentent nos villes, et que je le compare à celui d’une cité européenne, j’ai peine à concevoir comment il peut exister un pareil contraste entre deux objets d’une meme nature. En effet, dans les habitations tout différé, forme, couleur, hauteur. Je suis bien tenté de donner la préférence à nos usages ; cependant il ne seroit pas juste de juger sans examen les raisons d’un peuple qui s’est appliqué bien plus tard que nous, il est vrai, à l’étude des sciences et des arts, mais qui semble avoir réparé le temps perdu.

Il faudra donc que je demande aux Européens, pourquoi ils préfèrent à nos maisons d’un seul étage, ces édifices si hauts, si incommodes, où il faut sans cesse monter et descendre, qui se privent réciproquement de l’air et de la lumière, qui donnent plus de prise aux ouragans, qui résistent moins aux tremblements de terre, et qui enfin ne seroient raisonnables que chez un peuple qui craindroit le déluge. Je leur demanderai aussi pourquoi ils donnent à tous leurs bâtiments cette teinte blanche si désagréable à la vue, et dont il est impossible, lorsque le soleil brille, de soutenir l’éclat éblouissant, ce qui empêche de jouir des ornements et des détails de sculpture auxquels pourtant ils attachent tant de prix. Il faut attendre, pour en juger, que le temps et l’intempérie des saisons aient fait naître sur la pierre une espece de mousse dorée, ou que la fumée ait commencé à la ternir, et la préférence que l’on accorde généralement aux anciennes fabriques, pourroit bien tenir en grande partie à cette cause.

Je ne veux pas aborder la question si compliquée, et peut-être insoluble, de la beauté positive en architecture. Il est probable que si l’on soumettoit à l’analyse l’admiration qu’éprouvent à l’aspect d’un beau monument les personnes de goût, avec plus ou moins de force, en raison de la justesse de leur vue et de la rectitude de leur esprit, on trouveroit que ce sentiment est produit par l’ordre, la symétrie, l’accord des parties, l’apparence de la solidité et de la destination remplie, enfin par la simplicité de l’ensemble, et la richesse des détails ; mais, ne croyez-vous pas comme moi, que les problèmes de perfection dans les arts sont susceptibles de plusieurs solutions, et que l’habitude, mere des préjugés, rétrécit notre horizon, et borne ainsi nos jouissances ?

Il ne s’agit donc pas d’examiner si nos formes élégantes et légères sont préférables aux constructions plus solides et peut-être plus nobles des Européens ; mais ce qui me paroît incontestable, c’est l’avantage que donnent à nos édifices les couleurs si gaies et si brillantes dont ils sont décorés ; ce bleu éclatant, ce rouge si vermeil, ce jaune si vif ne doivent-ils pas plaire à tous les yeux, comme l’azur des cieux, la verdure des prés, et les nuances variées dont se parent les fleurs embellies par la culture ? Le Tartare, l’Européen, l’Américain voient avec une égale admiration les belles teintes de l’arc-en-ciel. Et pourquoi ce qui fait l’ornement des jardins, des forêts, du firmament, ne pourroit-il parer nos habitations ? Si la nature ne donne l’or qu’avec une extrême parcimonie, elle semble vouloir nous dédommager de la rareté de ce métal précieux par son inconcevable ductilité, et en conservant à ses moindres parcelles un admirable éclat. Nous tirons parti de cette propriété ; et plus magnifiques que les Occidentaux, nous ne craignons pas d’employer la dorure à l’extérieur : elle brille sur les toits de nos temples et de nos palais, et jusque sur les moindres pavillons de nos jardins ; les dragons fantastiques qui les décorent en sont revêtus ; elle se marie à l’émail de la porcelaine dont le reflet est si doux. Ainsi le pauvre jouit du luxe des riches, réservé dans les autres pays pour l’intérieur des appartements, où il lui est défendu de pénétrer.

Mais laissons les raisonnements et les comparaisons, et parlons de ce que je vois. Je commence par les monuments religieux qui attirent l’attention de l’observateur, plus encore par leur objet que par leur forme. Tous les Occidentaux ont adopté pour le plan de leurs temples la figure d’un quarré long, et cette conformité d’usages dans des cultes différents s’explique aisément. On trouvoitpar-tout un sanctuaire où se retiroient les prêtres, où les profanes n’étoient point admis, et qui renfermoit le mécanisme des oracles. Les Grecs et les Romains, les Egyptiens et les Perses avoient également adopté cette coutume ; les exceptions étoient extrêmement rares en faveur de la forme ronde, et tenoient à des allégories. Lorsque le christianisme s’établit, le mauvais goût s’étoit déjà introduit dans les arts comme dans la littérature. On imagina donc d’ajouter aux anciens temples, ainsi qu’aux nouvelles églises, des ailes latérales, pour figurer le signe sacré du nouveau culte. Cette pratique devint bientôt une réglé de laquelle il ne fut plus permis de s’écarter, et les grands architectes du siecle de Léon X n’oserent l’enfreindre, toutes les ressources de leur génie inventif ne purent voiler ce défaut qui dépare leurs belles constructions. On voit clairement qu’en coupant, le bâtiment principal à angles droits en deux parties inégales, et en y accolant deux édifices secondaires pour former la croix, on détruit la régularité du plan, sans laquelle il ne sauroit y avoir beauté[7].

Il n’y a guere que cinquante ans qu’il a été permis de raisonner la construction des temples chrétiens, et de secouer le joug d’un ridicule usage. On a enfin senti que la religion chrétienne ne vouloit point, comme celle (les païens, en imposer aux sens ; que si elle exigeoit la soumission dans les esprits et la croyance des mystères, elle vouloit la publicité du culte et des cérémonies. Il étoit donc absurde de priver plus des trois quarts des assistants de la vue du prêtre et de l’autel. Les amphithéâtres dont les anciens ont laissé des modèles pouvoient seuls parer à cet inconvénient : on les a adoptés ; ils sont de figure ovale. Dans un des foyers de l’ellipse on a placé l’autel, dans l’autre l’instrument musical, qui a remplacé les orgues auxquelles il est bien supérieur ; il soutient les voix et fait entendre des airs religieux pendant les moments de recueillement. La moitié des gradins inférieurs est réservée aux femmes ; les étages supérieurs sont pour les enfants ; l’on a pensé que la voix de l’innocence devoit arriver la première au trône de l’Eternel. Tous sans exception sont exercés dès l’âge le plus tendre à chanter les louanges du Seigneur. C’est aussi de cette maniere que l’on grave dans leur mémoire les premières leçons de morale. Ainsi le cœur et l’oreille se forment en même temps, et la musique, cette source intarissable de plaisirs doux et de jouissanccs pures est devenue un trésor commun à toutes les classes. On a cru, à l’exemple des peuples les plus civilisés, les Egyptiens et les Grecs, qu’un art, qui comprenoit toutes les idées d’ordre et d’harmonie, ne pouvoit être indifférent aux mœurs. Les nouvelles découvertes de la médecine, que les anciens avoient pressenties, ayant démontré tout le pouvoir des vibrations sonores sur le systême nerveux, en même temps que la maniere de l’exercer utilement, on a trouvé convenable de préparer de bonne heure le corps humain à en recevoir les salutaires influences.

Sous les gradins on a pratiqué des conduits de chaleur : ils communiquent à des poêles immenses, mais tellement construits qu’ils consomment peu de combustible. Quelques cordes de bois assignées sur les forêts de l’état suffisent pour entretenir pendant la mauvaise saison, aux heures de l’office, une chaleur modérée. Les gardiens des temples sont chargés de veiller à ce que le thermomètre marque toujours le tempéré, ce qui est aussi utile à la santé, que la modération l’est à l’ame. Des nattes garnissent les gradins, des tapis couvrent le terre-plein destiné aux cérémonies. La santé la plus délicate n’a donc plus d’excuses légitimes pour se dispenser de remplir les devoirs que la religion prescrit. Au reste, la forme actuelle n’admet point de place de distinction. La civilisation proscrit l’égalité ; mais elle existe devant Dieu.


LETTRE VI.


TAI-NA À SA SŒUR À PÉ-KIN.


Paris, 10 mai 1910.


Me voici, ma chere sœur, dans une position bien nouvelle pour une Chinoise ; elle est telle, que les femmes tartares, à qui on laisse tant de liberté , en seroient étonnées elles-mêmes. Mon cher Kang-hi, dont la tendresse inquiette remarque que le souvenir de ma fille et l’éloignement de ma patrie m’attristent trop souvent, cherche à me distraire ; il me presse de faire connoissance avec les dames françaises dont on vante généralement l’amabilité ; mais, comme avec ce mélange perpétuel des deux sexes, qui existe d’une maniere si choquante en Europe, il me paroissoit presque impossible d’être en société avec les femmes sans voir aussi les hommes, j’avois jusqu’à présent résisté à ses instances. Ce matin il est entré dans ma chambre avec madame Ricange, femme du banquier, sur lequel les négociants de Marseille nous ont donné des lettres de crédit. « Madame, m’a-t-elle dit en m’abordant avec ces manieres prévenantes si communes dans ce pays, M. Kang-hi m’a promis de vous amener ce soir chez moi, et je suis venue vous en prier moi-même. Je sais que vos usages ne vous permettent de voir que des femmes ; je me suis donc bornée à inviter quelques unes de mes amies, qui seront, comme moi, charmées de vous voir, et de vous rendre agréable le séjour de Paris ; ne me refusez pas ». Mon mari s’est joint à elle, j’ai dû céder. Bientôt après elle s’est levée en me disant : Il faut que je vous quitte, et j’en suis désolée, mais j’ai un habit à commander pour un bal qui se donne après demain ; il y aura beaucoup de monde, et je n’ai pas un instant à perdre. Mais pourquoi ne viendriez-vous pas avec moi chez ma marchande de modes ? elle est la plus fameuse de Paris. Toutes les femmes aiment la parure ; je suis sûre que cela vous amusera. Cette proposition m’a plu, et je l’ai acceptée. En chemin je lui ai demandé pourquoi en France l’on ne faisoit pas venir chez soi les ouvriers dont on avoit besoin. A la Chine, ai-je ajouté, les tailleurs viennent dans nos maisons faire les habits, les tourneurs y apportent leurs tours, les serruriers leurs enclumes. Ainsi celui pour qui l’on travaille surveille l’ouvrage, voit les matériaux que l’on emploie, le temps que l’on y met, fait corriger ce qui ne lui convient pas. Hélas ! me répondit-elle, il n’en est pas de meme à Paris ; on nous trompe, et sur le temps et sur les fournitures : jamais on ne livre l’ouvrage à l’époque convenue, il faut sans cesse envoyer chez les ouvriers, y aller soi-même, et l’on est encore souvent servi huit jours trop tard,et quand la mode commence à se passer. Cependant nous arrivâmes. Dans une salle immense étoient rangés avec art des ajustements de toute espece, si dissemblables qu’on eût dit qu’ils étoient destinés à vingt peuples différents : le coup-d’œil en étoit fort agréable ; de légers tissus brillants de paillettes d’or ou de lames d’argent étoient suspendus à des rubans ; des fleurs artificielles, imitant parfaitement la nature, formoient des bouquets et des guirlandes, et l’imagination avoit encore ajouté de nouvelles formes à ses richesses ; des robes entières étoient toutes montées, et réunissoient la fraîcheur à l’élégance. La maîtresse de la maison étoit fort occupée ; elle faisoit emballer dans une vingtaine de grandes caisses des chapeaux, des bonnets, des habits, enfin des parures complettes. Il y en avoit pour la Suede et la Russie, pour l’Italie et l’Espagne ; il y en avoit même pour le nouveau monde, Paris étant, pour l’Occident, la capitale de l’empire des modes ; à l’importance avec laquelle elle donnoit ses ordres, on eût dit un ministre des affaires étrangères expédiant ses dépêches ; elle voulut bien pourtant nous accorder quelques moments. Ma nouvelle amie lui fit beaucoup de compliments sur son goût, sur sa supériorité reconnue, en y ajoutant les plus grandes instances pour obtenir que son habit de bal fut prêt au jour marqué. À ce ton suppliant on eût dit qu’elle demandoit en pur don un ouvrage qu’elle commandoit, et qu’elle devoit payer trois fois plus que sa valeur.

Le soir je me rendis chez madame Ricange ; elle s’étoit procuré, avec beaucoup de peine, du thé passable chez l’apothicaire de la cour ; car vous saurez, ma chere sœur, que cette boisson, dont l’usage étoit autrefois si général en Europe, est tout-à-fait passée de mode. On y a substitué une plante de la Nouvelle-Hollande, nommée kangarette. On fait infuser ses racines, et l’on en tire un breuvage doux, parfumé, sans âcreté, sans amertume, et que les médecins prétendent être aussi salutaire pour les nerfs que le thé leur est contraire. Celui-ci est donc relégué dans les pharmacies, et l’on ne s’en sert plus que pour les indigestions. Pour moi, j’ai goûté de la nouvelle infusion, je la trouve agréable, mais je préfére la plante de ma patrie ; peut-être est-ce un effet de l’habitude.

Madame Ricange avoit réuni une douzaine de femmes dont l’âge différoit plus que la parure et le maintien : elles témoignèrent toutes en me voyant une extrême curiosité, mais tempérée par tant de politesse, par une si grande prévenance, qu’elle n’étoit nullement embarrassante. Après quelques remarques insignifiantes sur la longueur et les fatigues du voyage immense que je viens de faire, auxquelles on ajouta quelques questions de peu d’intérêt, la parure devint le sujet de la conversation. Bientôt tout mon ajustement subit un examen approfondi, et essuya plus d’une critique. Je soutins qu’il étoit agréable et commode. Une de ces dames me dit alors : Pourquoi défendre un habillement qui ne sera sûrement plus de mode quand vous retournerez à Pékin ? Je ne pus m’empêcher de sourire. — Il n’en est pas ainsi en Asie, lui répondis je ; je ne sais pas précisément combien il y a de milliers d’années que nos robes et nos ajustements sont inventés, mais l’histoire de la Chine ne parle que d’un seul changement dans les costumes. Lorsque les Tartares conquirent l’empire, ils forcèrent les vaincus de couper leurs cheveux ; beaucoup résistèrent et préférerent la mort même ; mais à la fin il fallut se soumettre[8]. Quant à l’habillement des femmes, il n’éprouva pas le plus léger changement. — Comment, s’écrièrent à-la-fois toutes ces dames, vous ne changez pas continuellement de robes et de coiffures ! cela est inconcevable ! — Si nous nous étions aperçues, ai-je répondu, que dans le courant des siecles la forme du corps subît quelque altération, que les bras, le cou, la taille, n’eussent plus entre eux la même proportion, je ne doute pas que l’on n’eût en’conséquence modifié l’habillement ; mais, puisque le corps ne change pas, il ne paroît pas raisonnable de changer le vêtement. Cependant n’allez pas croire que nous n’aimons pas la parure. Nous prisons comme vous les robes neuves, les étoffes riches et brillantes, les perles, les pierres précieuses, et les fleurs artificielles qui imitent si bien les plus belles productions de la nature ; mais nos goûts ne varient pas plus que nos affections. — En ce cas, dit en m’interrompant une jeune femme très vive, je ne conçois pas à quoi vous pouvez passer le temps : point de modes nouvelles, point d’hommes, par conséquent point de conversation ! je vous tiens pour les plus malheureuses créatures de la terre. — Cependant, madame, je puis vous assurer que notre vie se passe en général fort doucement. Libres de soins et de soucis, les affaires ne nous donnent point d’embarras, la société ne nous impose pas de devoirs souvent aussi ennuyeux que fatigants à remplir ; lorsque nous voulons nous distraire, nos esclaves jouent des instruments et dansent devant nous ; nous cultivons des fleurs dans nos jardins, nous élevons des poissons dorés ou des oiseaux au plumage éclatant ; enfin n’avons-nous pas nos enfants à caresser en attendant le retour de nos maris ? — Tout cela est assurément fort bien, mais passablement insipide, reprit la jeune femme en se levant ; je suis fâchée de vous quitter, ma chere, continua-t-elle en s’adressant à la maîtresse de la maison, mais il est près de minuit, et j’ai encore cent choses à faire. Il faut que je me fasse écrire chez madame de Brissoy qui a perdu son procès, chez madame de Lanson qui marie sa fille ; que j’entre un instant chez mon grand-pere qui a son accès de goutte ; enfin ne faut-il pas que j’aille au fond du faubourg S.-Germain chez madame d’Enneville, qui est très mal. Elle est condamnée par toute la faculté ; mais si par hasard elle en réchappoit, c’est une femme à se brouiller pour la vie avec ceux qui auront manqué un seul jour à se faire écrire chez elle : je suis sûre que la dernière chose qu’elle demandera sera sa liste ; enfin j’ai promis à la comtesse de ne pas me coucher sans lui dire mon avis sur la belle Chinoise dont déjà tout Paris raffole. Il sera très favorable, ajouta-t-elle en me regardant avec un sourire gracieux qui me fit rougir. Là-dessus elle s’enfuit ; un moment après la compagnie se sépara.


LETTRE VII.


LA MÊME À LA MÊME.


Paris, le 11 mai 1910.


[9]Le départ du Courier Russe à qui je remets mes lettres étant retardé, je puis encore, ma chère sœur, m’entretenir aujourd’hui avec vous ; j’en ai tout le loisir, étant retenue dans mon lit, sans pourtant être malade. Voici ce qui m’est arrivé : je vous ai rendu compte de la maniere dont j’ai passé hier la soirée chez la femme de notre banquier ; vers midi on m’a apporté le billet suivant :

« Madame Ricange a l’honneur de souhaiter le bonjour à madame de Kang-hi ; elle espere qu’elle n’aura pas été fatiguée de la soirée qu’elle a bien voulu lui accorder ; elle seroit bien aimable de lui prêter la robe qu’elle portoit hier, et qui lui alloit si bien. Elle peut compter que j’en aurai le plus grand soin, et que je la 1 ui rapporterai ce soir meme avec tous mes remerciements empressés. »

Adele Ricange.


J’ai donné ma robe. Une heure après j’ai reçu un autre message. La baronne de Trottencour, que j’ai vue chez madame Ricange, et qui m’avoit engagée à souper, me prioit dans un billet très pressant de lui envoyer une de mes robes, désirant la faire imiter pour ce grand bal qui occupe tout Paris. La baronne m’ayant fait une honnêteté, il eût été désobligeant de la refuser. Je lui ai donc aussi envoyé une robe. Il ne me restoit plus que celle que j’avois sur moi, le voyage ayant usé toutes les autres ; lorsque l’on m’a annoncé madame de Blinval, cette femme si vive dont je vous ai parlé hier.

Il faut, madame, m’a-t-elle dit en entrant, que je compte bien sur votre indulgence pour venir vous faire une demande aussi indiscrette, mais aussi c’est un peu votre faute : pourquoi avoir le regard si doux, la physionomie si obligeante ? Je suis sûre que vous aimez à rendre service, et il ne tient qu’à vous de m’en rendre un véritable. La mode se décide irrévocablement pour tout ce qui est chinois ; et depuis trois jours on ne parle dans Paris que de vous et de votre beauté, dont votre modestie releve encore l’éclat. Vous savez sans doute qu’il y a dimanche un grand bal chez la princesse de Lixen ; on y sera en habit de caractère. J’ai pensé qu’une robe prise sur le modèle exact des vôtres auroit le plus grand succès, et toutes les personnes qui s’intéressent à moi prétendent que cela me siéra à merveille. Je suis donc venue avec confiance ; mais il n’y a pas un moment à perdre, car toutes les ouvrières sont occupées. J’aurois un véritable plaisir, lui ai-je répondu, à faire ce que vous me demandez, mais je ne possédé plus que la robe que vous me voyez, les autres sont prêtées ou absolument usées par le voyage. A ces mots une vive impression de chagrin altéra les traits de ce joli visage. Après un instant de réflexion elle s’écria, il me vient une idée bien folle : vous n’avez pas grand’chose à faire aujourd’hui, le temps est mauvais, le spectacle n’est guere meilleur, vous êtes accoutumée à rester chez vous, si vous vous couchiez, vous seriez encore plus fraiclie demain ; il est vrai que cela n’est guere possible : au reste, si vous avez quelque chose à faire ce soir, je vous donne ma parole que vous aurez votre robe avant dix heures. Madame de Blinval parloit avec tant d’expression, un désir si vif brilloit dans ses yeux, et de fait cela me coûtoit si peu, que je n’ai pas balancé à la satisfaire. J’ai donc appelé la femme qui me sert, et je me suis couchée. Madame de Blinval a voulu absolument me remercier dans mon lit ; elle m’a accablée de caresses sincères, sans doute, car elle étoit attendrie, et elle m’a quittée triomphante, emportant elle-même la robe.

Bientôt après cette visite extraordinaire mon mari est rentré. Je me suis empressée de le rassurer sur ma santé. Il plaisantoit encore sur les désirs passionnés des femmes françaises, à qui il trouve plus d’attraits que de raison ; lorsque madame Ricange est entrée précipitamment chez moi. — Vous m’avez rendu ce matin un véritable service, ma chere, et la grâce que vous y avez mise en a doublé le prix : ce seroit une indiscrétion impardonnable que de vous en demander un nouveau : aussi, s’il ne s’agissoit que de moi, je m’en serois bien gardée, mais il y a des personnes qu’il est impossible de refuser.

Voici le fait. Madame de Fensac vous a vue monter hier en carrosse avec moi : elle a été extrêmement frappée de vos jolies boucles d’oreille. Le chevalier de Senanges lui donnoit le bras. Il a servi dans l’Inde, et les a reconnues pour des coques de ces scarabées brillants qui ne se trouvent qu’aux Moluques. Lorsqu’elle a su cette particularité, son désir d’en avoir de pareilles a redoublé. Elle a couru inutilement chez tous les marchands de curiosité. Ils ne savoient pas même ce qu’elle vouloit dire. Elle est réellement désolée. Mon frere, qui est fort de ses amis, voudroit à tout prix la tirer de peine. Je lui dois la justice de dire que ce n’est qu’à la derniere extrémité qu’il s’est décidé à me prier de vous faire une demande peut-être indiscrette. Ce matin de bonne heure, après avoir bien cherche dans sa tête où l’on pourroit trouver ces précieux insectes, il s’est imaginé qu’ils dévoient être au Muséum d’histoire naturelle, et qu’il pourroit parvenir à les en tirer pour quelques jours. Plein de cette espérance il est parti comme un trait. Le cabinet étoit fermé. Avec quelque argent il s’est fait ouvrir les portes ; mais, lorsqu’ayant en effet reconnu les scarabées, il a proposé au concierge de les lui confier, en lui offrant dix louis de gratification, et d’en laisser vingt-cinq, cinquante même en gage, il l’a trouvé incorruptible. Rien ne sortira d’ici, a-t-il dit, sans un ordre signé de M. le directeur-général. Mon frere, qui a de la suite dans l’esprit, s’est rendu sur-le-champ chez le savant administrateur. Il l’a trouvé au milieu de ses livres et de ses instruments de physique. La visite d’un jeune homme, dont le costume et les manieres sont si différentes de celles des personnes avec lesquelles il a des relations habituelles, a paru le surprendre. Monsieur, a dit mon frere, je n’ai point l’honneur d’être connu personnellement de vous ; mais je sais que vous avez eu des relations avec mon pere, ancien banquier de la cour, et maintenant l’un des administrateurs de la régie. Il ne tient qu’à vous de me rendre un service important : je viens du cabinet d’histoire naturelle ; il renferme deux petits insectes dont j’aurois besoin pour quelques jours, et je vous serois infiniment obligé de donner ordre qu’on me les remit. Non seulement je vous promets d’en avoir grand soin, mais je déposerai, comme garantie, la somme que vous jugerez convenable. Monsieur, répondit gravement le directeur, oserois-je vous demandera quelle famille appartiennent ces insectes. Sont-ils coléoptères ou mono… Je vous proteste, répliqua le jeune homme, en l’interrompant, que je n’en sais pas un mot : tout ce que je puis vous dire, c’est qu’ils sont fort brillants, d’une couleur changeante, entre le vert, l’azur et l’or, gros comme une petite noisette, mais plus alongés : d’ailleurs on ne peut s’y méprendre, ils sont dans la troisième salle à gauche en entrant, près de la fenêtre. — Vous faites là une étrange description, et je vois que vous n’êtes pas fort en entomologie ; mais oserois-je vous demander ce que vous prétendez faire de ces scarabées ? — Je voudrois, a répondu mon frere avec embarras, je voudrois… mais, monsieur, permettez-moi de vous dire que cette question est étrangère à la demande que j’ai l’honneur de vous faire ; puisque je vous promets de les représenter en bon état, et que j’offre d’en déposer


LA CONVERSATION


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la valeur, votre responsabilité est parfaitement à couvert. — Ma question, monsieur, est très importante, car si vous aviez l’intention de faire quelque comparaison ou même quelque expérience dont le succès fût probable et me parût devoir, d’une maniere quelconque, contribuer à l’avancement de la science, je pourrois prendre sur moi de vous confier ces insectes, sur-tout si nous en avons des doubles ; mais autrement… — Ah ! monsieur, tranquillisez-vous, il ne s’agit pas d’expérience ; c’est la chose du monde la plus simple. Je voudrois que ces petits animaux eussent l’avantage de figurer pendant une nuit seulement aux oreilles d’une des plus jolies femmes de Paris, ou plutôt du monde entier. — Comment, monsieur, faire de nos insectes des pendants d’oreilles ! et vous croyez que je me prêterai à cette folie !…

— Mais, monsieur songez qu’il s’agit d’obliger une personne qui tient à tout ce qu’il y a de plus distingué à la cour. — Quand ce seroit pour une de nos princesses, apprenez, monsieur, que je refuserois également ; et si notre auguste régent m’en donnoit l’ordre lui-même, je croirois du devoir de ma charge de lui représenter que c’est avilir, prostituer les trésors de la science, que de les convertir en de frivoles ornements. Il sortit de la chambre en prononçant ces mots avec indignation, et laissa mon frere tout étourdi d’une pareille réception. Désolé d’avoir si mal réussi, il court porter à madame de Fensac cette triste nouvelle. Fort mal reçu de cette dame qui n’a jamais de reconnoissance que pour le succès, je le vis bientôt arriver chez moi. N’est-il pas choquant, ma sœur, me dit-il, que l’affaire dépende d’un vieux savant, c’est-à-dire du seul être inaccessible à l’influence des femmes, et à qui il n’importe guere de passer pour peu galant ou même pour impoli ? Les plus grands personnages de l’état n’auroient pas cette audace. Mais l’on m’assure que vous pouvez m’être utile, que vous connoissez madame Kang-hi ; priez-la, ma chere sœur, conjurez-la de me prêter pour un seul jour ces brillantes boucles d’oreilles ; assurez-la que si le malheur vouloit qu’elles fussent perdues, j’irois au bout du monde lui en chercher de pareilles. Voyez, ma belle amie, ce que vous pouvez faire pour mon frere. Il attend dans ma voiture votre réponse.

Surprise, comme vous pouvez le croire, que mon ajustement pût produire tant d’agitations et des sensations si vives, je n’en éprouvois pas moins de répugnance à me séparer, même momentanément, de ces boucles, dernier don de ma mere, et que je conserve si précieusement. Cependant il m’étoit pénible de refuser une demande faite avec tant d’instances. J’ai cru tout concilier en les confiant à mon cher Kang-hi : il les portera chez madame de Fensac ; son bijoutier, que l’on dit fort habile, les examinera, et essaiera en sa présence de les imiter avec des émaux et des paillons, et ce soir mon mari me les rapportera. A l’étonnement que cette résolution a paru causer à madame Ricange, je soupçonne que l’on regarde ici comme un préjugé ce sentiment qui nous fait attacher tant d’importance à la conservation d’objets qui nous viennent de personnes chères ; mais si c’est une foiblesse, je ne veux pas être plus forte.

Embrasse bien tendrement notre chere fille, en pensant à sa mere.


LETTRE VIII.


KANG-HI À WAM-PO.


Paris, le 6 juin 1910.


Je me suis décidé, mon cher Wam-po, à prendre le costume européen : l’incommodité de toutes ces ligatures, qui me gênent les articulations, me semble moins fâcheuse que la foule, qui dans les lieux publics se pressoit autour de moi ; j’y trouve aussi l’avantage de n’étre plus exposé, dans les salons, à une espece de curiosité niaise qui, en attirant sur moi tous les regards, m’empêchoit d’observer à mon aise les singuliers usages de cette nation. Il en est un auquel j’ai bien de la peine à m’accoutumer, et que je vais tâcher de vous faire connoître. Les Français ne sont pas dans l’habitude de parler, comme les autres peuples, les uns après les autres. Ils ont pour la plupart une grande vivacité d’esprit, et ceux qui en ont moins veulent aussi en montrer, de maniere qu’à peine une phrase est-elle commencée, que ceux qui l’écoutent en savent ou croient en savoir la fin : ils s’occupent même beaucoup plus de cette espece de divination que de leur réponse. Aussi les mots les plus souvent répétés dans la conversation sont ceux-ci, je vous entends, je sais tout ce que vous allez me dire, vous objecterez sans doute ; eh ! non, vous ne m’entendez pas, laissez moi donc achever. Ces expressions et d’autres semblables reviennent si fréquemment, que les étrangers pourroient croire que c’est ce qui fait le fonds de la langue. Lorsque la compagnie est un peu nombreuse, le bruit causé par tant de voix confuses, et qui cherchent à se surpasser pour être entendues, est réellement effrayant. Mais ce que l’on distingue ne fait guere regretter le reste ; car la force des poumons est le plus souvent en raison inverse de celle du jugement.

J’aurois renoncé à vous envoyer un échantillon d’une conversation française, si la maniere dont ils écrivent ce qu’ils appellent en musique un morceau d’ensemble (nom qu’ils pourroient également donner à tous leurs entretiens), ne m’en avoit fourni le moyen.

J’espere qu’avec un peu d’attention vous comprendrez ce grimoire qui n’est pas, comme il le paroît au premier coup-d’œil, dépourvu d’une certaine suite ; mais il faut d’abord vous mettre au fait. M. de Lamon, avec qui je suis venu de Marseille, et qui me témoigne beaucoup d’amitié, me mena avant hier chez la comtesse de Chaville, dont on vante l’esprit, et chez qui se rassemble une société choisie. Elle me reçut avec beaucoup de politesse ; après les premiers compliments, ayant remarqué un officier, deux savants, et un magistrat qui parloient avec chaleur, je m’approchai dans l’espérance de profiter de leur conversation ; ils traitaient une question bien rebattue ; il s’agissoit de déterminer quelle influence le climat peut exercer sur le caractère des peuples. Vous trouverez ci-joint ce qu’à force d’attention et de mémoire je suis parvenu à recueillir. Dans ce moment tout le monde se leva ; les deux savants, très animés, parlerent à-la-fois et si vîte, qu’il me fut impossible de rien entendre. Le magistrat plus calme les quitta en riant, ainsi que la comtesse et l’officier. Il étoit déjà tard ; mon ami me proposa de me ramener chez moi : en chemin il me dit : « Avouez que madame de Chaville est une personne charmante, et que chez elle la conversation est bien intéressante. »


LETTRE IX.


DU MÊME AU MÊME.


Paris, le 20 juin 1910.


Je reçus hier au soir la visite d’un petit homme vêtu de noir : d’une main il tenoit un parapluie, et de l’autre un assez mauvais chapeau à trois cornes ; un gros rouleau de papier sortoit de sa poche. — Monsieur, me dit-il, j’aurois peut-être dû me faire présenter chez vous ; mais j’ai jugé qu’un homme qui venoit du bout du monde pour perfectionner son esprit, et ajouter à l’étendue de ses connoissances, devoit regarder tous les savants comme des freres, et se faire un plaisir de les aider dans leurs pénibles recherches. — Monsieur, vous ne vous êtes pas trompe : que puis-je faire pour votre service ? — Il est bon que vous sachiez que je suis au moment de publier la seconde livraison de mon grand ouvrage sur les peuples orientaux : la première parut l’année derniere ; les journaux en firent l’éloge, et vous en avez peut-être connoissance ; car j’en ai envoyé un exemplaire à la société de Calcutta. — Non, monsieur, mais cela n’est pas étonnant ; il y a environ mille lieues du Bengale à Pékin, et les communications sont peu fréquentes. — Je n’y pensois pas : venons au fait. Dans une dissertation très approfondie sur la Chine, je rends compte de tout ce qui a été écrit jusqu’à ce jour touchant l’origine de votre célebre nation ; je prouve, contre l’opinion de plusieurs savants, qu’elle n’a pu venir ni d’Egypte ni d’Assyrie, mais que son véritable berceau a été le grand plateau de la Tartarie. Une des preuves de mon système, à laquelle j’attache le plus d’importance, est la conformité des armes de votre empereur avec celles des anciens Scythes, qui, au rapport d’Arrien et de Suidas, portoient également un dragon sur leurs enseignes. J’ai aussi en ma faveur le témoignage de Jornandez, qui a écrit sur les Goths, peuple d’origine scythique, comme les Scythes eux-mêmes sont d’origine celtique, ce qui fait, par parenthese, qu’en ma qualité de Bas-Breton, j’ai l’honneur de vous appartenir de plus près que vous ne pensez. Mais il ne s’agit pas de cela. Jusqu’ici je n’ai pu réussir à déterminer d’une maniere authentique combien de griffes avoit le dragon primitif. Quant à celles du dragon impérial nommé Lom, que le souverain de la Chine a seul le privilège de porter aujourd’hui, nous savons positivement qu’elles sont au nombre de cinq ; ce symbole, très expressif de la puissance souveraine, s’accorde egalement bien avec le caractère connu des Tartares et de toutes les tribus nomades, comme je le prouve plus au long dans les notes étendues dont j’ai enrichi le corps de mon ouvrage, sans compter celles qui se trouvent à la fin. Or il seroit d’un extrême intérêt de constater que le même nombre de griffes se trouve dans les deux dragons ; leur identité seroit alors prouvée d’une maniere irrécusable. J’ai pensé que vous, monsieur, mandarin lettré, versé dans les sciences, et qui accordez, sans doute, à l’archéologie la prééminence qu’elle mérite sur toutes les autres, vous sauriez certainement à quelle époque, et sur-tout avec combien de griffes le dragon est entré dans les attributs héraldiques des princes chinois. L’importance d’une question de ce genre ne sauroit être bien appréciée par des esprits superficiels ; mais un homme de votre érudition en jugera autrement, il sentira tout d’un coup quel parti un auteur peut en tirer ; je dis plus, quand bien même les nombres ne cadreroient pas exactement entre eux, on pourroit encore faire des remarques et des citations fort intéressantes. Si nous avons à parler du nombre trois, nous savons dans quelle estime il étoit chez les Grecs et les Latins, qui le regardoient comme sacré : si c’est du nombre quatre, l’analogie de son rapport avec le sacré quaternaire est frappante ; mais, s’il se trouvoit qu’il fût question de cinq, alors nous nous rejetterions sur les cinq éléments chinois ; car je sais, monsieur, que vous admettez aussi le bois comme substance élémentaire. Vous voyez que je suis passablement au fait de ce qui regarde votre patrie. — Oui, monsieur, et je regrette d’autant plus de ne pouvoir vous satisfaire, mais… — Aussi ai-je lu, compulsé, extrait une foule d’auteurs anciens et modernes, Marcpaolo, les missionnaires le Comte, Verbiest, Amyot, Parennin, du Halde, Kircher, les traductions des voyages de l’ambassade russe, de celle des Hollandais et des Anglais, enfin ce qui a paru de meilleur en ce genre, excepté pourtant quelques relations allemandes, hollandaises, suédoises, et russes, que les traducteurs ont négligé de faire passer dans notre langue. Il est réellement inconcevable que ces étrangers s’obstinent à écrire ainsi dans leurs jargons à demi barbares que personne en France n’entend ; car vous saurez, monsieur, que nous autres savants français, nous nous bornons à apprendre le latin et un peu de grec. Il en résulte un grand avantage pour notre littérature, nous avons plus de temps pour réfléchir, pour combiner nos idées ; d’ailleurs, la mémoire, au lieu de se charger de tous les mots baroques des différents idiomes, n’est occupée qu’à retenir les choses réellement importantes. — Je vous en félicite. J’avois cru bonnement jusqu’ici que l’étude des langues exerçoit autant l’esprit que la mémoire, et que les traductions qui ne rendent jamais parfaitement le sens de l’original étoient la ressource des ignorants. — Le français, monsieur, est la langue universelle ; elle s’étend tous les jours, et je ne désespere pas de voir le temps où on la parlera couramment même en Chine. Au reste, je vous remercie sincèrement des renseignements que vous avez bien voulu me donner sur la littérature de votre patrie ; j’espere que vous me permettrez d’en faire usage en m’appuyant de votre autorité qui sera d’un grand poids. Je vous prie en attendant de vouloir bien accepter, comme une marque de ma reconnoissance, un exemplaire de mon livre, et je me flatte que vous voudrez bien engager messieurs les mandarins vos amis, à m’honorer de leurs souscriptions. Les bons ouvrages sont bien rares ; cependant vous ne sauriez croire combien on a de peine à les placer, tandis que les romans les plus médiocres se débitent avec une scandaleuse facilité. Je suis au désespoir de ne pouvoir profiter plus long-temps de votre intéressante conversation. Mais l’heure me presse : J’ai promis de faire ce soir une lecture à l’Athénée des Grâces érudites. Je ne vous propose pas d’y venir aujourd’hui, votre temps est probablement pris, mais voici des billets pour la première séance : elle sera brillante, il y aura des dames, de jolis vers, et de la musique. En achevant ces mots mon homme prend son chapeau, son parapluie, et court encore.


LETTRE X.


LE COLAO VAN-TA-ZIN AU MANDARIN KANG-HI.


Pé-kin, le 24 janvier 1910.


Ayant eu dernièrement, mon cher Kang-hi, l’honneur de suivre notre auguste empereur en Tartarie, je remarquai que quelques unes des curiosités mécaniques européennes, qui sont déposées dans le palais de Zé-hol, avoient besoin d’être réparées. J’en pris occasion de parler de vous à sa présence[10], et lui proposai de vous donner l’ordre de ramener en Chine quelques ouvriers intelligents dans cette partie. L’empereur, avec cette grandeur de vues qui convient si bien au premier monarque du monde, me répondit qu’il attachoit fort peu d’importance à des inventions ingénieuses mais frivoles, où l’esprit étoit comme l’argent dépensé en pure perte, mais qu’il vouloit vous donner une commission d’un plus grand intérêt. Ecrivez-lui, ajouta-t-il, de prendre des informations précises sur l’état de l’agriculture et de la population en Europe. La perfection que ces peuples ont acquise dans quelques arts, et les progrès qu’ils ont faits dans l’astronomie, tandis qu’ils sont restés bien en arriéré de nous dans la science du gouvernement et de l’administration publique, ont droit de m’étonner. La dépopulation de ces contrées, presque désertes en comparaison de la Chine, me paroît sur-tout inexplicable. En effet, si les Tartares, soumis à mon obéissance, et leurs voisins les Moguls, les Kirghises, et les Kalmouks, sont peu nombreux par rapport aux pays immenses qu’ils occupent, la raison en est évidente : elle est fondée sur la vie pastorale qu’ils ont adoptée : leurs troupeaux ont besoin pour subsister d’une grande étendue de terrain ; car les rigueurs de l’hiver arrêtent la végétation, et les chaleurs de l’été dessèchent les prairies ; mais les nations qui, se livrant à l’agriculture, ont embrassé un genre de vie sédentaire, se trouvent dans une position différente : une portion très modique de terre suffit à la nourriture d’une famille, lorsqu’une préparation convenable et des engrais appropriés ont développé ses principes fertilisants.

Il faut donc que ce défaut de population, dont conviennent tous les missionnaires et voyageurs européens, d’ailleurs si portés à exagérer l’importance de leur patrie, dépende de causes locales, peut-être de défauts corporels qui s’opposeroient à la propagation de l’espece humaine, ou plutôt, comme je le soupçonne, du caractère paresseux des habitants, qu’un mauvais gouvernement ne sait pas convenablement exciter. Chargez donc votre ami de me rendre un compte exact de ce qu’il aura pu apprendre à ce sujet dans les différents petits états qui composent l’Europe, tels que la France, l’Angleterre, et l’Espagne ; qu’il s’attache à rechercher si le nombre des femmes renfermées dans les sérails n’est pas hors de proportion avec les enfants qui en sortent ; si les eunuques qui les gardent ne sont pas en trop grand nombre ; si quelques institutions ne favorisent pas le célibat ; sur-tout si le salaire du journalier est assez fort pour suffire à sa subsistance et à celle de plusieurs enfants en bas âge : enfin si les épidémies et la peste n’y sont pas fréquentes , et si elles tiennent à la nature du climat, ou à l’incurie des hommes.

Je recevrai avec plaisir les mémoires que Kang-hi me transmettra sur tous ces objets, et je lui en témoignerai mon impériale satisfaction. Lorsqu’un souverain, fatigué des soins qu’entraîne le gouvernement d’un grand peuple , a besoin de délassements, celui qui me paroît le plus convenable à la majesté de ses fonctions , est de prendre des informations sur les usages et les mœurs des différentes nations. Le ciel nous a accordé le plaisir de faire du bien aux hommes, en compensation des jouissances de l’amitié qui ne sauroitsubsister qu’entre des égaux. Or la maniere de faire le plus de bien possible, est d’apprendre par l’exemple des autres peuples, et sans courir le risque d’expériences dangereuses, le résultat des divers systèmes, des coutumes et des lois ; ce moyen, en tenant compte des localités, me paroit le plus sûr pour arriver à l’amélioration de la condition humaine, seul objet de tous mes vœux.

Ainsi parla ce grand monarque. Je recommande à ton zele l’exécution de ses volontés.

Depuis ton départ, il ne s’est rien passé qui puisse t’intéresser, ni dans ta famille, ni dans l’empire. Le seul évènement remarquable est l’arrivée d’une ambassade de l’Amérique orientale. Elle vient de la part du prince Colombson, souverain de ce nouveau royaume, qui, sur une longueur de cinq cents lieues de côtes, s’étend depuis la mer Pacifique jusqu’aux monts pierreux, Rocky— Mountains. Après avoir terminé ses différents avec les Etats-Unis, et réuni sous sa puissance tous les établissements de ces colons d’origine européenne, qui, traversant le continent américain, sont venus au milieu du siecle dernier se fixer sur ces terres vierges à la culture et à la civilisation, il a voulu faire jouir ses peuples de l’avantage que lui promettent des relations commerciales avec nous. Une frégate chargée de présents, partie de sa capitale située presque sous la même latitude que Pé-kin, a abordé dans le golfe de Pe-che-li, d’où l’ambassadeur a eu la permission de se rendre à la cour. Les Anglais voient avec jalousie cette nouvelle nation, dont la population et le commerce font des progrès extrêmement rapides, et qui couvre nos mers de ses vaisseaux. Elle cherche même à s’établir au Japon, et s’est déjà emparée presque exclusivement du commerce des fourrures que fournissent les isles Kurdes et Aleutes, article si intéressant pour notre pays. Ces Ostro-Américains ont eu dernièrement des démêlés à ce sujet avec les gouverneurs d’Ochotsk et du Kamtschatka ; mais la marine russe est si foible dans ces parages, qu’ils ne se sont pas laissé intimider. Notre cabinet est demeuré étranger à ces querelles. Entre nous, il n’est pas fâché de voir naître des rivaux à cet empire russe, dont la conduite est moins amicale depuis que sa population dans l’est prend un sensible accroissement, et dont la puissance excessive pourroit inquiéter une monarchie moins solidement fondée que la nôtre.

Adieu, mon cher Kang-hi, acheve le grand voyage que tu as entrepris par des motifs d’une curiosité raisonnable, et que notre magnanime souverain daigne approuver ; et lorsque la saison de la moisson sera arrivée, reviens jouir paisiblement du fruit de tes travaux dans ton heureuse patrie.


LETTRE XI.


En réponse à la précédente.


KANG-HI AU COLAO VAN-TA-ZIN, MINISTRE DE L’INTÉRIEUR.


Paris, le 2 juillet 1910.


Monseigneur,


J’ai reçu avec respect les ordres de notre auguste empereur, et je vais m’occuper avec zele de leur exécution. Les questions d’économie politique relatives à l’agriculture et à la population, étant depuis long-temps l’objet de mes recherches, je comptais profiter de mon séjour en Europe pour tâcher de prendre des informations exactes sur l’état de ces contrées qui nous sont presque inconnues ; mais la lettre dont votre altesse m’a honoré va me faire redoubler d’efforts et d’application. Toutes les forces de notre esprit ne sont jamais mieux développées que par l’espoir de voir nos idées exercer quelque influence sur les déterminations du monarque : cette espece d’association à la puissance, et à la gloire d’un souverain bienfaiteur de la patrie, éleve lame, échauffe l’imagination, agrandit les vues ; c’est la plus douce récompense, la plus noble ambition d’un cœur généreux, bien préférable, sans doute, aux suffrages d’un public inconstant, ou à l’éclat d’une vaine renommée.

J’attends des renseignements importants d’un administrateur éclairé à qui j’ai été présenté, et qui m’a accueilli avec d’autant plus d’intérêt, qu’il s’occupe, de son côté, de recherches sur l’Asie ; il m’a promis de m’aider dans mon travail, et de me fournir des matériaux précieux : en échange il m’a demandé des mémoires sur l’agriculture et la population de la Chine. J’ai cru pouvoir, sans inconvénient, lui donner celui que vous trouverez ci-joint ; je prends la liberté de l’envoyer à votre excellence, et je ferai de même à l’avenir, de peur qu’à mon retour, les malveillants, dont les cours ne sont que trop remplies, ne voulussent insinuer que j’ai révélé des choses contraires à la sûreté de l’état.


MÉMOIRE.


Sur les causes de la grande population de la Chine.


Les questions sur la population intéressent la société de bien des manieres. Mais, lorsque l’on se borne à traiter ce qui est relatif à l’accroissement progressif du nombre des individus, il suffit d’examiner séparément l’effet des causes naturelles ou des localités, et le résultat des institutions ou des réglements qui dépendent de la volonté des hommes.

Si l’on considere sous ce premier point de vue la Chine, qui sans contredit est le pays le plus peuplé de l’univers, proportionnellement à sa surface, on trouvera que la nature lui a accordé un immense avantage sur les autres, en formant presque toute la partie orientale des débris des montagnes de l’ouest réduits à l’état de terre fertile. Ces énormes dépôts ont été originairement amenés par les grands fleuves qui prennent leurs sources dans les hauteurs de la Tartarie, et se jettent dans l’Océan oriental. Leurs bords sont aujourd’hui trop exhaussés pour qu’ils puissent se répandre sur les terres, et dans les endroits bas ils sont soutenus par des levées : d’ailleurs ils ne sont pas comme le Nil, sujets à des débordements périodiques ; mais ils cliarient encore, et sur-tout le fleuve Jaune, une si prodigieuse quantité de limon[11], que, d’année en année, les navigateurs s’aperçoivent de l’exhaussement des bas-fonds dans les mers de Nan-kin et de Pe-che-li ; les ports se comblent, les isles nombreuses de ces parages augmentent en étendue, et l’on peut prévoir avec certitude que, dans un certain nombre de siècles, à la place de cette vaste étendue d’eau comprise entre la presqu’isle de Corée et le continent, on verra s’élever une nouvelle province. Cette opération de la nature, que nous voyons s’exécuter devant nous, a existé dans les temps les plus reculés ; ce qui le prouve jusqu’à l’évidence, c’est la profondeur de la terre végétale de nos contrées de l’est : elle est telle que l’on a souvent creusé jusqu’à trois cents pieds sans rencontrer ni pierre, ni tuf, ni gravier[12]. Les moindres notions en agriculture nous apprennent qu’un terrain de cette nature n’a pas besoin d’engrais, et que la culture en est aussi facile que le produit abondant. En effet, l’art du jardinier et les travaux du laboureur tendent dans tous les pays à produire un sol factice, semblable à celui dont la nature généreuse a formé nos plaines. Nous lui devons un autre bienfait non moins important, et qui semble tenir à la même cause : nos lacs, nos rivières fourmillent de poissons, et leur quantité est telle qu’un seid pécheur peut procurer une nourriture suffisante à plusieurs familles. Aussi l’eau est-elle chez nous peuplée comme la terre. Des milliers, ou pour mieux dire, des millions d’hommes y ont fixé leur demeure d’une maniere permanente ; ils y naissent, vivent, et meurent ; enfin ils habitent si rarement la terre ferme, qu’à peine peuvent-ils passer pour des êtres amphibies. En plusieurs endroits on voit à côté de leurs maisons flottantes des jardins qui nagent également ; de longs radeaux de bambous recouverts d’une mince couche de terreau sont chargés de légumes ; ils y croissent mieux que dans les meilleurs potagers, car les racines pompent incessamment l’humidité, tandis que les feuilles reçoivent sans danger l’influence active des rayons du soleil. Les oiseaux aquatiquessauvages ne sont pas moins nombreux que les poissons : et une industrie, semblable à celle que les Egyptiens emploient pour faire éclorre des poulets, multiplie à l’infini les diverses especes de canards domestiques[13]. Or, les naturalistes ayant reconnu, par l’exemple de tous les peuples ichtyophages, que ce genre de nourriture contient des principes fécondants singulièrement favorables à la propagation de l’espece humaine[14], il est à croire que les premières peuplades qui se seront fixées sur les bords de nos fleuves et de nos lacs, y auront multiplié promptement : de là elles se seront successivement étendues dans les terres voisines, dont la culture, comme nous venons de le dire, exige très peu de soins, et récompense libéralement les moindres efforts. Lorsqu’à une époque subséquente les plaines furent peuplées, les subsistances devinrent moins abondantes : il est vraisemblable que ce fut alors que les machines hydrauliques et l’art des arrosements, portés depuis chez nous à une si grande perfection, furent inventés[15]. L’espace enfin manquant aux habitants, il fallut songer à s’élever sur les collines. Bientôt on reconnut que la stérilité de leurs sommets dépendoit de la dégradation occasionnée par les pluies, quand un cultivateur ingénieux imagina de les façonner en étages soutenus par des terrasses. Les sels fertilisants ne furent plus entraînés dans les fonds ; ils demeurerent également répartis, et les eaux recueillies dans des réservoirs servirent à des irrigations successives. En voyant ces plaines artificielles qui s’élevent dans les airs, chargées de riches moissons, on ne sait ce qui est le plus admirable, de la simplicité de cette grande idée, de la hardiesse de l’exécution, ou de la patience infatigable d’un peuple qui n’est point rebute par de pareils travaux. Ce fut sans doute peu de temps après le défrichement des collines, que plusieurs d’entre elles commencerent à être couronnées de pagodes, édifices singuliers qui sont à-la-fois des emblèmes manifestes de ce genre de culture, et des monuments religieux de la reconnoissance des peuples envers l’Etre-Suprême. Ce qui prouve que les choses ont dû se passer ainsi en Chine, c’est que la partie occidentale de l’empire, qui ne jouit pas des mêmes avantages naturels que les provinces de l’orient, est aussi bien moins peuplée. On trouve même à l’ouest, ainsi qu’au nord, des cantons entiers presque déserts, et qui sont encore aujourd’hui le repaire des tigres et des voleurs.

Si, continuant nos recherches, nous examinons l’état de la nation au treizième siecle, à l’époque célebre de la première invasion des Tartares, nous reconnoîtrons qu’un étonnant développement d’industrie eut lieu alors, et compléta le grand œuvre de la civilisation. C’est de ce temps que date l’achèvement du canal impérial et de cette immense navigation artificielle, qui, sur une longueur de 600 lieues, traverse la Chine du nord au sud. Ce fut alors que le génie traça d’une main sûre et hardie la plus grande ligne de nivellement qui ait été tentée dans aucun pays. La magnificence de l’exécution répondit à la grandeur du plan ; les terrains élevés furent creusés sur une grande largeur, et dans les endroits trop bas les eaux furent contenues entre des digues de marbre. Une multitude de ponts réunit les deux rives. Assez élevés pour permettre aux barques de passer sans abattre les mâts, leur construction a cela de remarquable, que l’architecte, dédaignant d’employer l’artifice ingénieux des voûtes que le temps dégrade, a posé sur des piliers d’immenses blocs de marbre. Admirables dans leur simplicité, ces ouvrages dureront autant que les carrières qui en ont fourni les matériaux. C’est ainsi que le nord et le sud purent facilement communiquer entre eux, et que dix mille barques apportèrent régulièrement à Pé-kin le tribut des provinces et les richesses de l’étranger. Le trône en reçut un nouvel éclat ; la cour devint plus brillante, et le souverain plus riche entretint plus de soldats ; le commerce prit une étonnante activité, le nombre des manufactures augmenta dans une proportion inouie, le luxe fit connoître à la classe aisée de nouvelles jouissances, l’or attira les arts, les arts amenerent la politesse, et bientôt la nation parvint à ce haut point de civilisation qui étonne tous les autres peuples. Cependant ces grands changements receloient le germe du fléau dont le retour presque périodique afflige notre patrie, je veux parler de ces terribles famines aujourd’hui si meurtrieres, et presque inconnues à nos ancêtres. La facilité des transports assurant aux produits de l’agriculture un débouché avantageux, elle fut encouragée dans les terres fertiles, mais par la même raison, elle fut négligée ou même abandonnée dans les provinces stériles, qui ne pouvoient plus soutenir la concurrence. Et cependant une immense population s’entassoit à Pé-kin et dans ses environs peu favorisés de la nature. Dès-lors l’approvisionnement de l’empire ne fut plus assuré. Quelque dangereux que soit cet état de choses, on ne s’en aperçoit point dans les années abondantes, parceque les récoltes du sud peuvent fournir à la subsistance de toute la Chine ; mais, lorsque l’intempérie des saisons en détruit une grande partie, il n’y a pas de ressource. Il est évident que, si la culture étoit restée plus également répartie, le mal seroit bien moins grand, parceque la disette occasionnée par le mauvais temps ne peut jamais être que partielle dans un aussi vaste pays. Il n’étoit cependant pas impossible de remédier à ce terrible inconvénient, en ajoutant aux avantages que donne dans les temps ordinaires la navigation intérieure, ceux du commerce maritime. Mais jusqu’à présent nos jonques de mer, uniquement employées au cabotage ou à un trafic interlope avec le Japon et Java, n’avoient été d’aucun secours pour les approvisionnements ; l’empereur régnant est le premier qui, avec une munificence au-dessus de tout éloge, ait ordonné d’envoyer, lorsqu’une longue sécheresse annonce une disette certaine, de nombreuses flottes dans les fertiles contrées qui nous avoisinent, à la Cochinchine, aux Célebes, au Pégu, et jusqu’au Bengale ? Chargées du superflu de nos riches productions, elles vont les échanger contre des cargaisons de riz et de grains. L’on avoit inutilement essayé, pour prévenir les famines, d’établir des magasins : cet expédient est le premier qui se présente à l’esprit ; mais pour qu’ils fussent proportionnés aux besoins, il faudroit d’immenses bâtiments d’un entretien ruineux ; d’ailleurs les denrées s’y gâtent, la manutention en est chere, la répartition abusive, et les administrateurs éclairés savent que les vaisseaux sont les meilleurs magasins du monde, et que les ressources du commerce maritime sont inépuisables comme l’océan.


LETTRE XII.


KANG-HI À WAM-PO.


Paris, le 30 juin 1910.


Je ne conçois pas, mon cher Wam-po, comment j’ai toujours négligé de vous parler de la bibliothèque publique de Paris, l’un des premiers objets de ma curiosité. Elle n’est plus, comme autrefois, placée tout auprès de l’Opéra, et l’on a bien fait, car il faut convenir que de tous les voisins c’étoit, immédiatement après un magasin à poudre, le plus dangereux qu’il fût possible de choisir. Aujourd’hui, et c’est l’effet du hasard, elle est adossée au grand hôpital. Lorsqu’elle fut construite, les beaux esprits du temps ne manquèrent pas de tirer parti de cette position pour rappeler, dans quelques pièces de vers assez froides, la fameuse inscription de la bibliothèque d’Alexandrie, remedes de l’ame. Le directeur actuel, bon physicien, et homme ingénieux, a su tirer un meilleur parti de ce rapprochement ; il s’est servi de l’excédant de la chaleur produite par le combustible employé dans l’hôpital, et il l’a amené par des tuyaux artistement construits dans les salles de lecture. On peut donc actuellement lire et prendre des notes, au milieu de l’hiver, sans craindre, comme dans le siecle dernier, les rhumes et l’onglée. Le public a encore retiré un autre avantage de l’industrie de ce bibliothécaire : l’air inflammable qui se dégage du charbon que l’on consume dans l’hôpital sert à éclairer la bibliothèque[16]. Graces à ce procédé si simple et si peu dispendieux, on jouit de ce bel établissement le soir, c’est-à-dire dans le moment de la journée où les affaires terminées laissent quelques heures de loisir aux personnes occupées. Aussi est-il alors bien plus fréquenté que le matin, et l’on y voit la plupart de ceux qui alloient par désœuvrement au spectacle, ou qui passoient leur temps dans les maisons de jeux et dans d’autres non moins dangereuses ; il est évident que l’instruction y gagne autant que les mœurs.

Les bâtiments qui renferment ce vaste dépôt des connoissances et des folies humaines sont disposés autour d’une cour carrée. Dans la belle saison elle est ornée d’orangers et de fleurs, et couverte d’une tente. Les lecteurs se promènent dans ces nouveaux jardins d’Academus, avec cette différence que l’on n’y discute point : il y regne au contraire un profond silence. On a pensé qu’en France comme dans tous les pays où les hommes sont légers et vains, la méditation valoit mieux que la dispute.

J’étois recommandé à un des administrateurs ; il réunissoit, comme Van-Prat, l’un de ses plus estimables prédécesseurs, un grand savoir à une politesse active et obligeante. J’admirois avec quelle étonnante précision il satisfaisoit aux questions variées que bon ne cessoit de lui adresser : les livres, les éditions étoient classées dans sa tête sans la moindre confusion ; mais ce n’étoit pas seulement une nomenclature seche que sa mémoire lui fournissoit, on eût dit qu’il tiroit ses réponses d’un excellent dictionnaire raisonné. Il me conduisit dans une piece où je vis un assez grand nombre d’ouvrages chinois ; je reconnus, avec une émotion que vous comprendrez aisément, les écrits de nos plus illustres compatriotes : mais ici ils ne sont qu’un objet de curiosité comme les hiéroglyphes des Egyptiens avec lesquels on a cherché à leur trouver de la ressemblance ; personne ne les comprend ; bien plus, l’ignorance présomptueuse condamne notre belle langue que la paresse empêche d’étudier. Divin Confucius, profond Laokium, admirable Mencius, et vous poëte-roi, immortel Kien-Long, les Européens possèdent vos sublimes ouvrages, mais ils n’en jouissent pas ! Ainsi sont perdus pour l’aveugle le doux éclat de la rose et le sourire de la jeune beauté.

Il y avoit dans la même salle une collection de livres tartares-mantchoux ; ceux-ci ont trouvé des lecteurs depuis que le savant Langlès est parvenu, au commencement du XIXe siècle, à décomposer cet énorme alphabet syllabaire qui ne compte pas moins de seize cents caractères. En le réduisant au nombre des signes ordinaires aux langues européennes, et en facilitant cette étude, il a rendu un service éminent aux Occidentaux ; ils peuvent acquérir une connoissance approfondie de notre littérature, nos empereurs tartares ayant fait traduire dans leur langue natale nos meilleurs écrivains.

En rentrant dans les salles de lecture, je remarquai autour de plusieurs tables des personnes occupées à copier des phrases détachées sur des cartes à jouer que des enfants enfiloient ensuite par douzaines. Mon conducteur m’apprit que ces écrivains travailloient pour le compte d’une riche association de libraires, connue sous le nom de mosaïque littéraire. Leur tâche, ajouta-t-il, se borne à prendre dans les bons auteurs des sentences et des pensées ; elles passent ensuite dans les mains des metteurs en œuvre, qui les arrangent de leur mieux, mais toujours assez mal. Quand le nombre des pages est complet on met au-devant du volume un titre bizarre et une préface ridicule ; à la fin, des notes longues et insignifiantes, et cet assemblage se nomme un ouvrage nouveau. Cette espece de commerce remonte à une époque très ancienne, on sait, par les mémoires du temps, qu’il florissoit au commencement du XIXe siècle ; mais comme tout se perfectionne, en l’assimilant aux autres genres de manufactures, on lui a donné une grande extension ; il prospere donc, et prospérera tant que le nombre des lecteurs futiles surpassera celui des gens de goût, c’est-à-dire jusqu’à la fin des siècles ; alors si le miracle de la résurrection des corps, auquel la religion chrétienne ordonne de croire, s’étend aux ouvrages de littérature, tous ces livres, lorsque chacun aura repris son bien, se trouveront réduits à la couverture. La France n’est pas le seul pays où l’on se livre à ce genre d’industrie ; elle s’exerce en Italie, en Angleterre, et sur-tout en Allemagne, dont les compilateurs ont toujours passé pour les plus actifs de l’Europe. Aussi de tous les côtés les volumes pleuvent, et leur nombre s’accroît d’une maniere effrayante, sans qu’il soit possible de prévoir où ce débordement s’arrêtera. — Je conçois, lui répondis-je, que les ouvrages d’imagination, ou soi-disant tels, les romans, les poëmes, les pièces de théâtre, ainsi que les recueils et les abrégés, etc., se multiplient à l’infini dans un pays où la lecture n’est guere qu’un passe-temps, mais au moins pour ce qui intéresse la religion et la morale vous êtes sans doute arrivés à des résultats certains, à des principes fixes, qu’il n’est permis ni d’attaquer, ni même de chercher à modifier. Pour nous, il y a bien des milliers d’années que nous savons à quoi nous en tenir sur ces deux grands intérêts de la société ; je sais que vous êtes des enfants en comparaison de nous ; mais enfin depuis les philosophes grecs jusqu’au temps présent il s’est écoulé, je crois, au moins une vingtaine de siècles ; c’est déjà quelque chose ; d’ailleurs, dès que vous avez inventé ou plutôt reçu de nous l’art de l’imprimerie, vous avez, au moins sous le rapport du nombre des livres, regagné le temps perdu. — Eh bien ! repartit le bibliothécaire, nous n’en sommes pas plus avancés : il n’y a pas en philosophie, théologie, morale, éducation, logique, grammaire, rhétorique, métaphysique, de système, quelque absurde qu’il soit, qui n’ait été proposé, vanté, rejeté, combattu, au moins une fois tous les cent ans. Les raisons et les objections, les arguments et les réfutations, les sophismes et les paradoxes, s’accumulent et surchargent nos tablettes ; les questions s’embrouillent, l’aigreur et la mauvaise foi, les injures et les personnalités font dégénérer les discussions en violentes et quelquefois en sanglantes disputes ; en attendant, le doute triomphe, et la vérité se morfond au fond de son puits. Cependant cet état de choses si fâcheux en général est utile à quelques professions, et voilà apparemment pourquoi les gouvernements le tolerent. Ceux qui y gagnent habituellement sont les libraires, imprimeurs, brocheurs, relieurs, journalistes ; mais quelquefois les maçons, les couvreurs, et les autres ouvriers en bâtiments en profitent : dans quelques mois nous allons en faire travailler un grand nombre pour la bibliotheque, car nous sommes obligés d’ajouter de nouvelles constructions à ces immenses bâtiments ; les plans sont arrêtés, l’édifice sera superbe, et le savant que vous voyez si occupé à consulter un grand livre de médailles est chargé de composer l’inscription du frontispice. — Il me semble, d’après ce que vous venez de me dire, répondis-je en prenant congé de mon obligeant conducteur, que l’on pourroit se contenter de ces mots : Palais du pour et du contre.


LETTRE XIII.


KANG-HI À WAM-PO.


Lyon, 3 juillet 1910.


Je vous dirai, mon ami, que je me réconcilie tous les jours avec des coutumes qui m’avoient d’abord paru ridicules ou bizarres ; je m’aperçois que l’étonnement nous rend souvent injustes, apparemment pareeque le blâme coûte moins que la réflexion. Lorsqu’un usage blesse nos habitudes ou nos préjugés, nous aimons mieux croire qu’il est fondé sur le caprice, que de rechercher s’il ne seroit point appuyé sur de bonnes raisons. C’est ainsi que je trouvois qu’il étoit souverainement déraisonnable d’admettre les femmes dans la société des hommes ; aujourd’hui je commence à changer d’avis : je vois que les Orientaux se privent, par la séparation des sexes, d’un très grand plaisir. Mais il faut d’abord observer qu’en Orient nous ne connoissons les femmes, pour ainsi dire, que de vue, sans nous douter du développement que cette intéressante moitié du genre humain est susceptible de recevoir. Une française et une chinoise sont en effet des êtres bien différents. Vous souvient-il, mon cher Wam-po, de ce voyage de Zehol, où nous fumes visiter ensemble la ménagerie de notre auguste empereur. Nous y vîmes l’agile gazelle et le tigre royal enfermés dans de grandes cages, nous admirâmes à travers les barreaux la beauté de leurs formes et la richesse de leurs robes ; mais, tristes et languissants, ils sembloient avoir perdu leur fierté et leur souplesse, et l’on avoit peine à reconnoître dans ces animaux dégradés par la servitude, le roi des déserts et la nymphe des forêts. Il en est de même des femmes ; la liberté, la société développent leurs grâces, la communication des idées donne à leur esprit de l’étendue, augmente sa finesse naturelle, et je crois même que leurs attraits en deviennent plus piquants.

Je n’ai fait ces réflexions que depuis que je connois madame de Fensac, une des plus jolies et des plus aimables femmes de Paris. Un hasard assez singulier m’a mis en relation avec cette dame. Les boucles d’oreilles de ma femme lui ayant paru jolies, elle désira de les faire imiter ; mais Tai-na, qui y est fort attachée, n’a voulu s’en séparer, même pour quelques heures, qu’autant que j’en serois chargé. J’ai donc accompagné M. de Jansen, beau-frere de mon banquier, qui étoit venu les demander.

Madame de Fensac peut avoir vingt-quatre ans ; sa taille svelte et arrondie a une certaine souplesse que l’on ne sauroit bien définir qu’en disant qu’il lui seroit impossible de mettre de la roideur dans ses mouvements : elle est claire-brune, c’est-à-dire qu’avec une peau très blanche elle a des cheveux et des yeux noirs : la parole ne peut pas plus rendre que le pinceau l’expression de ces yeux-là. Sa conversation est vive et spirituelle ; elle passe légèrement d’un sujet à l’autre, sans s’arrêter sur aucun plus de temps qu’il n’en faut à l’abeille pour exprimer le suc d’une fleur. Elle m’a demandé si j’avois déjà été dans le monde : lui ayant nommé madame de Chaville, elle m’a répondu, avec un sourire malin, que cette société convenoit en effet très bien à un mandarin lettré, et cependant, a-t-elle ajouté, en me regardant fixement, vous me paroissez encore bien jeune pour être si savant. Si madame de Fensac a un défaut, c’est d’être un peu moqueuse ; mais elle a tant de grace et de gaieté, elle s’épargne si peu elle-même, qu’il est impossible de ne pas partager son enjouement. Elle m’a fait l’accueil le plus obligeant, et m’a engagé à retourner chez elle ; j’y vais assez souvent. J’y trouve toujours M. de Jansen, qui ne me paroît pas avoir d’autre occupation que celle d’exécuter toutes ses volontés ; et je puis vous assurer qu’il ne manque pas d’affaires. Un autre jeune homme, dont je ne sais pas le nom, parcequ’on ne l’appelle que le chevalier, y est aussi fort assidu : mais, au lieu d’être empressé comme M. de Jansen, il est remarquable par un certain air d’aisance et même de nonchalance qui m’a étonné. Madame de Fensac m’a dit que c’étoit un de ses anciens amis, qu’elle le connoissoit depuis près de dix-huit mois. Je rencontre encore quelquefois chez elle un grand homme de trente à trente-cinq ans, dont l’extérieur est grave, et les manieres froides. Au reste, je ne puis que me louer de sa politesse ; dès qu’il me voit entrer, non seulement il se leve, mais il se donne encore la peine de m’approcher un fauteuil. Il parle peu, ses visites sont très courtes, et je ne conçois pas trop pourquoi il en fait, car madame de Fensac n’a pas pour lui cet air prévenant qu’elle a pour les autres personnes qui viennent chez elle. Pour moi je vous avouerai, mon ami, que le plaisir que j’éprouve dans sa société n’est pas sans mélange. Je ne sais pas comment font ces Européens pour passer ainsi dans une paisible familiarité des heures entières avec des femmes jeunes, jolies, aimables, qui ne leur appartiennent pas, et qui ne sont pas des courtisanes, par conséquent auprès desquelles il faut oublier son sexe, dont on auroit tant de raison de se ressouvenir : ils prétendent qu’ils doivent ce calme à l’habitude. Je ne conçois pas ce que l’habitude peut faire à cela.


LETTRE XIV.


KANG-HI À WAM-PO.


Paris, le 10 juillet 1910.


Depuis mon arrivée dans cette capitale, je consacre une partie de la matinée à visiter les monuments publics, à admirer les chefs-d’œuvre qu’ils renferment, et l’autre à étudier les meilleurs ouvrages qui traitent des beaux arts, branche des connoissances humaines où je reconnois, avec quelque peine, cpie les Européens ont de l’avantage sur nous.

Le Musée, les palais des souverains, et plusieurs églises, sont remplis de superbes morceaux de peinture et de sculpture, immense collection que tous les âges et tous les pays ont contribué à enrichir. Je n’entreprendrai pas, mon cher Wam-po, de vous faire la description de cette multitude de tableaux, et de ce peuple de statues. Il est reconnu que, malgré leur perfection, le grand nombre rend cet examen fatigant et pénible, à plus forte raison la lecture de détails sur un pareil sujet est fastidieuse ; et je m’étonne que les voyageurs en surchargent leurs récits. Je me bornerai à vous faire part de l’impression générale que j’ai reçue, et je finirai par quelques observations sur le génie des différentes nations relativement aux arts.

Je dois vous dire d’abord, mon ami, que j’ai été extrêmement choqué de l’indécence de la plupart de ces représentations. Les artistes européens, et sur-tout les sculpteurs, ne se font aucun scrupule d’offrir aux hommages ou même au culte public des figures dont on auroit honte d’imiter la nudité. Un pareil usage blesse sans doute davantage ceux qui habitent, comme nous, un pays où il y a de l’inconvenance, non seulement à montrer quelque partie de son corps, mais même à en laisser deviner les formes. L’ampleur de nos vêtements, la longueur des robes et des manches n’a point d’autre objet[17]. Certains philosophes pourront se moquer de cette coutume, et même soutenir qu’une excessive réserve est nuisible sous le rapport des mœurs ; mais leurs raisonnements sont plus spécieux que solides ; je crois très facile de prouver que la pudeur est, ainsi que la bienséance et la politesse, une qualité dont l’exagération est sans inconvénient. Cependant il faut convenir que les habillements orientaux nuisent infiniment aux progrès des arts imitatifs. Les yeux ont tellement besoin d’être guidés par le jugement dans la représentation des objets animés, que, pour bien copier les surfaces, il faut absolument connoître ce qui est dessous. Il est même très probable que l’imperfection de nos artistes tienne à cette cause, car l’on remarque en Europe que les peintres qui n’ont pas étudié l’anatomie pechent continuellement contre le dessin.

La perspective et la dégradation des teintes sont, il est vrai, inconnues à la Chine ; mais elles l’étoient aussi en Occident chez les anciens, et pourtant l’on sait à quelle étonnante perfection les peintres grecs étoient parvenus. Ils réussirent même à faire illusion aux animaux. On connoît entre autres exemples le trait de ces oiseaux qui vinrent béqueter les fruits d’un tableau, et de tels juges, inaccessibles à l’influence de la mode et de l’esprit de parti, sont irrécusables. Si les artistes modernes connoissent mieux quelques parties de l’art, il est incontestable que leurs prédécesseurs remportaient beaucoup sur eux par la beauté du coloris, non seulement parceque les plus belles substances colorantes sont perdues, mais aussi parcequ’ils peignoient toujours à la fresque ou à l’encaustique. L’introduction de l’huile dans la peinture, invention assez récente, peut être utile pour conserver les tableaux dans des climats humides ; mais elle agit sur les couleurs, les noircit, et nuit ainsi que le vernis à la fidélité de l’imitation. Voilà pourtant l’objet principal sans lequel la peinture n’est plus qu’une espece de convention comme l’écriture ou les hiéroglyphes ; expliquez comment tant d’artistes européens le négligent et même affectent de le mépriser ; l’habitude empêche souvent que l’on ne s’aperçoive de cette déviation des vrais principes, et quelquefois le mauvais goût s’y joint et accorde de l’estime aux défauts qu’elle consacre ; d’où il résulte que le jugement d’un ignorant ou même d’un sauvage pourroit être préférable à celui de ces connoisseurs de profession dont les lois ne contrarient que trop celles de la nature. C’est sur-tout dans la recherche du beau idéal qu’ils semblent s’en écarter davantage. Mais, sans me jeter dans des discussions métaphysiques sur cette hypothèse de beauté surnaturelle que le génie découvre, que le goût admire et qui étonne le vulgaire, je vous dirai avec franchise, mon ami, ce que j’ai éprouvé, et comment ce que j’ai vu ici m’a fait changer entièrement d’opinion à ce sujet.

J’étois autrefois persuadé (et je crois que ce sentiment est fort répandu) que la beauté étoit indéterminée, arbitraire, et qu’elle varioit suivant le goût ou plutôt le caprice des différents peuples : je voyois que les Africains, par exemple, admiroient les grosses levres et le nez épaté ; que des peuplades entières vouloient avoir le front aplati, et moi-même je croyois, avec tous mes compatriotes, qu’un bel homme devoit avoir le cou court, les yeux petits, écartés, et le ventre gros ; et je vous avouerai même que j’ai souvent regretté, en entrant dans le monde, de ne posséder aucun de ces avantages ; ce n’est qu’après avoir réfléchi sur l’admiration que j’éprouvois constamment à la vue des belles statues grecques, si différentes de ce qui chez nous constitue la beauté, que je me suis guéri de ce préjugé. Je suis à présent convaincu que, loin d’être une chose de convention, la beauté est une, absolue, la même dans tous les temps, dans tous les lieux, et qu’elle peut être ainsi définie : l’assemblage des proportions qui annoncent le développement le plus complet de toutes les facultés physiques et morales. Ainsi, par exemple, les signes qui dénotent la force doivent être tempérés par ceux de la légèreté, la majesté doit être adoucie par la bonté, etc. etc. Au premier coup d’œil il semble que les traits du visage ne peuvent pas être soumis à des regles positives ; mais depuis que les physionomistes ont découvert que les traits conservent l’empreinte ineffaçable des passions les plus habituelles, depuis sur-tout que d’ingénieux observateurs ont remarqué que la conformation de la tête indiquoit d’une maniere presque invariable certaines qualités ; il est reconnu que la beauté du visage est aussi déterminée que celle du corps. La sévere raison peut donc rendre compte de l’admiration que cause la vue d’une production de la nature ou de l’art qui approche du type de la perfection. Voilà pourquoi, si le plus ou moins d’attraits des jolies femmes est un éternel sujet de dispute, tout le monde rend hommage aux belles personnes.

Mon attention s’étant fixée sur ce qui a rapport aux arts, j’ai cherché à découvrir pourquoi les différentes nations avoient eu dans ce genre des succès si différents ; et je n’ai pas été long-temps sans m’apercevoir qu’il falloit dans cet examen avoir égard à l’influence de trois causes principales, le climat, la religion, les mœurs.

Si nous examinons sous ce premier rapport la Grece, nous trouverons que le climat, assez doux pour permettre, la plus grande partie de l’année, les exercices gymnastiques en plein air, n’étoit pas assez chaud pour amollir le corps et exciter au repos. La chasse étoit au contraire la passion favorite de ces peuples ; les femmes la partageoient avec les hommes, et leurs vêtements étoient aussi légers. L’on sait que la robe des Lacédémoniennes étoit ouverte des deux côtés jusqu’à la ceinture : il étoit naturel qu’une nation vaine voulût intéresser l’amour-propre à ces exercices. De là ces jeux solennels, ces courses, ces luttes qui furent pendant tant de siècles une affaire si importante pour les peuples et les rois. On chercha par tous les moyens à exciter les athlètes, à récompenser leurs efforts ; on pensa que les prix et les couronnes ne suffisoient pas, et on leur érigea des statues ; mais, afin de perpétuer leur gloire, et en même temps de présenter aux yeux un spectacle qui ne pouvoit manquer de plaire, les artistes s’attachèrent à représenter les combattants dans la chaleur de l’action : ils y réussirent ; le marbre et le bronze s’animèrent sous leurs ciseaux. Que si l’on compare à ces ouvrages pleins de vie ceux des Egyptiens, qui n’avoient pas l’usage de la lutte et des jeux du cirque, on verra le plus étonnant contraste, la froideur, l’immobilité, la roideur de la mort. Les statues égyptiennes ont toutes les bras collés contre le corps, et les pieds joints ; c’est-à-dire qu’elles sont dans la position exacte des momies. Si les arts et même les hommes sont venus, comme tout porte à le croire, d’Ethiopie en Égypte, il est infiniment probable que les sculpteurs de ces contrées prirent d’abord pour modèle la nature morte ; je ne sais si je m’abuse, mais il me semble les voir travaillant péniblement, dans les ateliers de Méroé, ce granit si dur, ce basalte compacte, devant des momies enfermées dans cette espece singulière de verre, dont le secret étoit déjà perdu du temps des Pharaons.

La religion vint encore arrêter ou plutôt étouffer le goût que ces peuples auroient peut-être eu pour les arts : leurs symboles monstrueux dénaturerent tout ; Anubis à la tête de chien, Isis couverte de mamelles, et tant d’autres idoles, plus bizarres qu’ingénieuses, furent de Thébes à Memphis mille fois offertes à la vénération des peuples. Le seul monstre contre lequel le goût ne se révolte pas, et qu’il emploie même encore aujourd’hui, est le sphynx, dont la position horizontale sauve le mélange de deux êtres si dissemblables, une vierge et un lion.

La religion des Grecs étoit au contraire aussi favorable aux arts que leurs mœurs. Ils représentoient leurs divinités sous des formes nobles ou gracieuses ; Jupiter étoit majestueux, Minerve belle, Vénus charmante, Hébé, déesse de la jeunesse, en avoit toute la fraîcheur, et la troupe élégante et légère des Sylvains et des Dryades orna la terre aussi favorisée que l’Olympe. Leur riante imagination ne leur offroit point de ces tableaux hideux, si communs chez les autres nations ; dans leurs plus grands écarts ils ne se permettoient que de changer les extrémités du corps, sans toucher à la partie supérieure, et surtout à la tête. Aussi les faunes et les satyres n’eurent que des pieds de chèvre ; les divinités de la mer reçurent des queues de poisson, et le messager des dieux lui-même n’eut des ailes qu’aux talons.

Dans l’Inde le goût ne s’est pas montré plus délicat qu’en Égypte, et l’on a donné des têtes d’éléphants à plusieurs divinités ; nous-mêmes, à la Chine, nous représentons louy chin, l’esprit du tonnerre, au milieu des nuages avec un bec d’aigle ; et cette conformité avec le Jupiter tonnant des Grecs porté sur un aigle, est bien remarquable[18]. Mais arrêtons-nous un moment : je voudrois chercher à découvrir quelle peut être la cause de cette étrange subdivision de la Divinité commune à tant de peuples, ou pour mieux dire à tous. Ne seroit-ce pas l’impossibilité de peindre dans un seul individu les attributs si différents et si incompatibles, qui entrent nécessairement dans l’idée d’un Dieu éternel et tout-puissant ? En effet, on peut espérer de joindre dans les mêmes traits l’expression de la force, de la douceur, et de la majesté ; mais celui qui ne vieillit point ne sauroit être représenté sous la forme d’un vieillard, et il seroit absurde de donner la figure d’un jeune homme à celui qui a l’expérience des siècles. Cette difficulté n’est pas encore la plus grande ; de tous les attributs de la puissance divine, le plus embarrassant à exprimer est le pouvoir générateur ; parceque dans la nature entière chaque être animé étant le produit de l’union de deux autres, une analogie aussi constante ne sauroit s’accorder avec un Créateur unique. Les inventeurs d’emblêmes ont dû être frappés de ces inconvénients. Qu’en est-il résulté ? Il s’est formé deux systêmes : les peuples graves, renonçant à donner au grand être leur chétive image, ont adopté des symboles plus ou moins expressifs. On connoît la pierre ronde des Romains, le cercle mystérieux des Egyptiens, leur triangle mystique dans lequel les Juifs inscrivent le nom de Jéhovah, que je trouve encore dans les temples chrétiens. Les Indiens, s’attachant à figurer l’idée d’une force surnaturelle, surchargèrent leurs idoles de membres surnuméraires, et leur donnèrent jusqu’à cinquante paires de bras, ou placèrent à côté d’elles une armée entière de petits satellites[19]. D’un autre côté, les peuples qui avoient, comme les Grecs, plus d’imagination que de logique, dont le goût plus délicat répugnoit aux monstres, désespérant de réunir dans une seule figure tous les attributs de la Divinité, prirent le parti de la diviser, et de rendre un culte à chacune des vertus et même des qualités. Mais cette discussion nous meneroit trop loin. Je reviens à mon sujet.

L’histoire des arts chez les Romains ne demande pas un article séparé, car ce peuple, qui régna si long-temps sur une grande portion du globe, les reçut, ainsi que son culte et ses lois, de la Grece asservie. Son inaptitude à les exercer fut même toujours telle, que la vue des chefs-d’œuvre transportés à Rome après la prise de Corinthe ne put animer le génie de ses artistes. Ce fut le luxe, et la vanité plutôt que le goût, qui, vers la fin de la république, faisoient donner des sommes immenses pour les ouvrages de ces sculpteurs, dont nous pouvons encore apprécier les grands talents. Enfin, après de vains efforts, les Romains prirent le parti de regarder comme au-dessous d’eux l’art auquel ils ne pouvoient atteindre. Ce fut l’amour-propre national humilié, qui suggéra à l’un de leurs poètes ce conseil, que ses beaux vers ont rendu célebre, mais dont ses compatriotes n’avoient pas besoin[20].

Les arts, sans encouragement sous les empereurs, déclinerent même dans la Grece, leur terre natale : ils étoient dans une décadence complette au temps de Constantin, lorsque la religion chrétienne, si long-temps persécutée, s’assit à côté de lui sur le trône des Césars. Une nouvelle carriere s’ouvrit alors aux artistes : mais ils eurent à déplorer de grandes pertes. Un zele irréfléchi abattit les temples et brisa les statues, qu’il n’auroit fallu descendre des autels que pour en former des galeries et des musées. Cependant les peintres et les sculpteurs furent appelés pour orner les nouvelles églises. Il est extrêmement remarquable qu’on leur donnât à-la-fois à imiter ce que les deux sexes et tous les âges de la vie offrent de plus parfait. Ainsi Dieu le pere fut représenté sous la figure d’un vieillard majestueux, le Christ dans la force de l’âge ; ses traits sont pleins de douceur, d’onction, et de noblesse ; lorsqu’il est crucifié, la résignation se joint à l’expression de la douleur. La fraîcheur et la grace de la plus brillante jeunesse sont le partage de la milice céleste. Les anges sont le modèle de la perfection idéale. Dans toutes les langues européennes, leur nom, dont les profanes abusent étrangement, est le synonyme de celui de la beauté : on leur donne des ailes, et cette addition élégante n’a rien de monstrueux, parceque, appliquées plutôt qu’ajoutées au sommet des épaules, elles ne dérangent ni l’ordonnance ni la proportion d’aucune des parties du corps. Il fallut étudier les charmes naïfs de l’enfance pour représenter les chérubins et l’enfant Jésus. Mais ce fut pour peindre convenablement sa divine mere que les artistes eurent à surmonter le plus de difficultés ; en effet, il ne falloit rien moins qu’unir dans une jeune beauté la tendresse maternelle et l’innocence virginale. Raphaël et quelques autres grands maîtres ont prouvé que des sentiments qui paroissoient incompatibles ne l’étoient pas. Dans tous les genres les talents des peintres et des sculpteurs eurent occasion de s’exercer. L’un exprima dans une descente de croix la douleur profonde d’une mere, l’autre dans la Madeleine, le repentir touchant de la beauté ; celui dont l’imagination fut ardente, représenta, dans Agnès, l’amour passionné ; ou prêta à Sainte-Cécile tout l’enthousiasme dont il étoit ravi.

L’histoire sainte offrit à l’art les compositions les plus riches et les plus variées ; au temps des patriarches, des scenes pastorales, puis la cour des rois Juifs ; bientôt après tout le faste des empereurs Assyriens, plus tard les miracles de la nouvelle loi, enfin les martyrs et leurs terribles supplices : ces derniers sujets sont séveres, quelquefois même repoussants ; mais l’expression déchirante de la douleur, la contraction de tous les muscles obligent à des études approfondies, qui forment les véritables artistes.

Ce ne fut pas cependant dans les premiers temps de l’église que l’on s’aperçut de tout le parti que les arts dévoient tirer du culte chrétien ; les barbares qui détruisirent l’empire d’Occident, et souvent ravagerent celui d’Orient, laisserent trop peu de calme pour qu’ils pussent fleurir ; la fureur des Iconoclastes leur fit des maux irréparables ; enfin Mahomet, fondateur d’une nouvelle secte qui devoit régner sur le tiers de l’ancien inonde, leur porta le coup le plus funeste en proscrivant toutes les représentations d’hommes et même d’animaux ; dans l’intervalle qui s’écoula depuis ce temps jusqu’au siecle qui devoit les voir renaître, les Francs, les Normands et les Vandales éleverent, dans les contrées qu’ils soumirent, des monuments, où, par un singulier contraste, les détails étoient aussi lourds que les masses étoient légères ; mais par-tout la simplicité, fille du génie, fut proscrite ; un goût mesquin, des formes grotesques remplacèrent l’élégance et la noblesse des contours adoptés par les Grecs, et le résultat fut presque le meme, soit que les conquérants arrivassent du midi comme les Arabes, soit qu’ils vinssent du nord comme les Huns et les Goths.

Enfin, lorsque d’heureuses circonstances détruisirent la barbarie, on vit se rallumer tout-à-coup le feu sacré qui paroissoit éteint. Mais pour juger de l’influence prodigieuse que la religion exerça sur les arts, il faut songer aux mœurs du quinzieme siècle. Les souverains ecclésiastiques si riches et si nombreux alors, les cardinaux, les évêques, les monasteres, le clergé enfin, qui dans toute la chrétienté possédoit, entre le cinquième et le tiers des revenus de chaque pays, ne pouvoit commander ni tableaux, ni statues sur des sujets profanes. Les princes laïques eux-mêmes, soit conviction, soit bienséance, ornoient leurs principaux appartements de la même maniere. Cela dura ainsi jusqu’à ce que la réforme qui sortit du nord, c’est-à-dire d’un côté d’où les arts sont sans cesse repoussés par le climat, proscrivit dans tous les pays où elle s’étendit les décorations des églises avec presque autant de rigueur que les Mahométans et les Iconoclastes.

Heureusement l’impulsion étoit donnée, et le mouvement ne pouvoit plus se ralentir. Les chefs-d’œuvre de Michel-Ange et du Correge, de Raphaël et du Guide signaloient la route de la perfection dont il n’étoit plus possible de s’écarter. Bientôt le relâchement des mœurs qu’amena le luxe permit aux artistes de tous les états européens de prendre des sujets dans l’histoire et la mythologie. La nature entière devint même une mine féconde, qu’ils purent exploiter à l’envi. Les scenes paisibles des champs, les bruyants combats, l’effrayante tempête, la pêche par un beau clair de lune, les palais des rois, comme l’humble chaumiere, tout fut imité par le pinceau fidele, et le tableau fut souvent payé bien plus que l’objet qu’il représentoit. Chaque peintre s’adonna à un genre séparé ; mais ce qu’il y eut de fâcheux, il eut aussi une maniere particulière ; ce qui ne prouve que trop l’imperfection de l’art, car la nature varie ses formes à l’infini, mais son expression est toujours la même.

Ce style différent, cette touche distincte sont devenus l’objet de l’étude approfondie d’une classe assez nombreuse d’amateurs ; plus curieux de distinguer les écoles et les maîtres, que zélés pour les progrès de l’art, ils jugent avec une importance inconcevable, non du mérite réel, mais de l’authenticité des tableaux. Cependant le haut prix auquel la fantaisie et la vanité portent des productions plus rares qu’estimables, tente la cupidité d’une troupe d’adroits copistes, qui s’attachent à imiter avec encore plus d’exactitude les défauts des originaux que leurs beautés ; car ils se rappellent d’avoir vu un connoisseur, au moment d’acheter fort cher une de ces imitations, la rejeter tout-à-coup, en disant : J’allois faire une belle sottise ; j’oubliois que ce maître ne dessinoit pas si bien.


LETTRE XV.


KANG-HI À WAM-PO.


Paris, le 20 juillet 1910.


Jai des choses bien singulières à vous raconter, mon cher Wam-po ; je vous ai parlé de l’aimable madame de Fensac ; j’allois la voir assidûment, et chaque jour elle sembloit me recevoir avec plus de bienveillance. Hier je la trouvai seule ; jamais elle ne m’avoit paru si belle : notre entretien roulaeomme à l’ordinaire sur la Chine, à laquelle elle paroit prendre un vif interet. J’ai réfléchi, me dit-elle, sur le sort des femmes dans votre patrie ; je croyois autrefois que rien n’étoit si triste : mais vous avez changé toutes mes idées : je conçois aujourd’hui qu’il peut y avoir quelque chose de bien doux à vivre dans la dépendance absolue de ce que l’on aime : ce n’est réellement que dans la retraite que, libre de soins et de devoirs, on peut se concentrer dans son amour. Là, nulle autre pensée ne se présente à l’esprit, nul autre sentiment ne vient nous distraire le cœur : la vie est en France trop agitée ; la parure, la société, les affaires, et ce que l’on nomme les plaisirs, prennent tout le temps ; il n’en reste pas pour le bonheur ; et les hommes, mon cher Kang-hi, les hommes, plus légers encore qu’inconstants, plus vains que frivoles, cherchent l’éclat et le bruit ; ambitieux, c’est la conquête qui les flatte, ils veulent plutôt vaincre que régner. — Vous m’étonnez, madame, si dans l’Orient les femmes, qui doivent tout à la nature, et rien à l’éducation, peuvent nous faire éprouver de si violents désirs, et exciter de si brûlantes passions : quels transports ne devroient pas inspirer ces Européennes charmantes, dont les grâces, l’esprit et la beauté enivrent à-la-fois et l’ame et les sens ! Ah ! si vous paroissiez parmi nous, n’en doutez pas, vous exciteriez un enthousiasme universel d’admiration et d’amour. — Vous me flattez, me répondit-elle d’une voix émue. — Non, madame, je le crois, je le sens, et prenant sa main qu’elle avoit laissé tomber sur la mienne, et la baisant avec transport ; si l’hommage d’un étranger pouvoit ne pas vous déplaire, si vous attachiez quelque prix à soumettre, à posséder un cœur qui, avant de vous avoir connue, regardoit les femmes comme des êtres d’une nature inférieure, et qui les trouve aujourd’hui plus rapprochées que nous de la Divinité ; si l’amour le plus tendre… dans cet instant la porte s’ouvre, et l’éternel M. de Jansen entre avec sa précipitation ordinaire. Je fus troublé, déconcerté plus que je ne puis vous le dire ; une teinte d’un rouge foncé brilla comme l’éclair sur les joues de madame de Fensac, et disparut aussi vite. Le jeune homme de son côté ne fut pas moins interdit en voyant notre émotion. Je vous croyois seule, madame, dit-il en bégayant… je venois vous proposer de… mais je vois que je me suis bien trompé… puis s’efforçant de sourire, et se tournant de mon côté : madame de Fensac prenoit de vous, monsieur, des informations sur la Chine ; vous traitiez, sans doute, des questions bien intéressantes sur les arts, la littérature ; c’est une personne d’un esprit si étendu, et dont les goûts sont si variés, qu’il faudroit bien plus d’un savant pour contenter son ingénieuse curiosité… A propos, je puis vous dire une nouvelle amusante. Le fidele Berger de la rue des Lombards a changé son enseigne, la plus ancienne de tout Paris ; il se nomme le beau Mandarin, en l’honneur de monsieur. Vous voyez que la mode exerce ici un empire universel. Voilà ce que j’ai appris en allant acheter du jujube pour la comtesse d’Alcourt qui est excessivement enrhumée, et qui n’en est pas moins la plus jolie femme de Paris.

À ces mots il nous quitte ; mais à peine a-t-il fermé la porte, qu’il la rouvre en disant, je vous préviens, madame, que je viens de rencontrer M. de Fensac tout près d’ici ; il m’a dit qu’il alloit rentrer. — Que m’importe ? répond avec colere madame de Fensac ; la porte se referme brusquement. Pour moi, revenant à peine de mon étonnement, quel est donc, je vous prie, ce M. de Fensac dont on annonce l’arrivée avec tant d’importance ? — C’est mon mari, monsieur ; vous l’avez rencontré dix fois chez moi. — Se peut-il ? quoi ! vous seriez mariée ! — Ah ! mon dieu oui ; il y a bientôt six ans… — Comme elle achevoit ces mots, on annonce le chevalier de Senanges ; je me leve et rentre chez moi confondu de ce que je viens d’apprendre. Il est clair que son mari ne peut être que ce grand homme froid et poli dont je crois vous avoir parlé.

Cette nuit mille idées opposées ont troublé mon sommeil. J’ai écrit ce matin les deux lettres dont je joins la copie.




À madame de Fensac.


Ce dimanche…


Madame, lorsque je vous exprimai hier les sentiments que vous m’avez inspirés, je crus remarquer que vous m’écoutiez avec bonté ; si je suis assez heureux pour ne pas m’être abusé, veuillez prendre la peine de lire la lettre ci-jointe ; et, si vous en approuvez le contenu, remettez-la à M. de Fensac. Agréez dans tous les cas les vœux tendres et sincères que forme pour votre bonheur

Le mandarin Kang-hi.




À monsieur de Fensac.


Monsieur,


J’éprouve en vous écrivant un véritable embarras. Ce n’est pas que je ne sois parfaitement sûr de la pureté de mes intentions ; mais il y a des choses d’une nature si délicate, que l’on ne sait comment les exprimer. De tout ce que j’ai vu d’admirable en Europe et en Asie, rien ne m’a autant frappé que madame de Fensac. Si j’avois su qu’elle étoit votre femme, vous auriez appris le premier que ses graces et ses attraits avoient fait une vive impression sur mon cœur ; mais j’avoue que, peu au fait des usages de ce pays, et n’entendant jamais parler de mari chez elle, il ne m’est pas venu dans l’esprit qu’elle pût n’être pas parfaitement libre. S’il étoit possible (mais j’ose à peine l’espérer) que vous fussiez devenu insensible à tant de charmes, peut-être vous conviendroit-il que la place qu’elle occupe dans votre maison fût remplie par une personne nouvelle. Dans ce cas, soyez assuré, monsieur, que madame de Fensac trouveroit dans la mienne tous les avantages dont je pourrois la faire jouir. Je me flatte que cette considération pourroit vous déterminer en ma faveur, car le bonheur d’un être autrefois aimé ne sauroit jamais devenir indifférent.

J’ignore si cette dame vous a apporté une dot : ce que je sais, c’est que je ne la recevrois pas : s’il falloit au contraire, pour obtenir une si charmante personne, une somme considérable, j’ai de belles pierreries et des perles cl’une grande valeur, que je suis prêt à donner ; mais je me persuade que, si vous aimez madame de Fensac, elle vous paroît préférable à tous les trésors du monde, et que si votre amour pour elle étoit éteint, vous lui conserveriez encore assez d’intérêt pour ne pas vouloir appauvrir celui qui doit la posséder. Au reste, monsieur, je crois presque superflu de vous dire que si vous n’acceptez pas la proposition que j’ai l’honneur de vous faire, je ne tenterai en aucune maniere d’usurper vos droits, ni d’attenter à votre propriété. Les mœurs different, mais les devoirs sont de tous les pays : il n’en est pas de plus sacré que celui de respecter le mariage, fondement de toute société. Je finis en vous priant de vouloir bien excuser ce qu’il peut y avoir d’irrégulier dans ce procédé, vous assurant que, si jamais j’ai l’avantage de vous recevoir à Pé-kin, loin d’exiger que vous vous conformiez à notre étiquette et à nos nombreuses cérémonies, je vous prierai d’en agir avec la plus grande liberté, persuadé que la politesse et l’insulte sont uniquement dans l’intention ; la mienne sera toujours de vous prouver la considération distinguée avec laquelle j’ai l’honneur d’être,

Monsieur,
Votre très humble
et très obéissant
serviteur,
Kang-hi.


P. S. Veuillez, monsieur, m’honorer d’une prompte réponse.


LETTRE XVI.


DU MÊME AU MÊME.


Continuation de la précédente.


Paris, le 21 juillet 1910.


Je n’ai pas attendu long-temps la réponse de madame de Fensac, je vous l’envoie : quant à celle de son mari, je vois bien qu’il faudra y renoncer, au moins pour le moment.




Madame de Fensac à M. le mandarin Kang-hi.


Ce lundi matin.

J’ai reçu, monsieur le mandarin, le billet que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, et la singulière lettre qui y étoit jointe. Je la garde précieusement pour la réunir aux souliers de femmes chinoises, aux petits bâtons qui vous tiennent lieu de fourchettes, et aux autres jolies curiosités dont vous avez bien voulu me faire présent. Comment, vous voulez tout de bon m’emmener à Pé-kin ! le voyage me plairoit assez ; mais pourrois-je en supporter le séjour ? Vous ne savez pas que Paris a un charme aussi indéfinissable que celui du pouvoir ; le quitter c’est décheoir ; et puis j’ai, sans compter mon mari, des amis que je regretterois sincèrement ; mais vous, monsieur, qui vous empêche d’en augmenter le nombre ? J’y suis toute disposée, et la bienveillance que vous avez cru remarquer dans mes regards est véritable. Votre esprit me plaît infiniment, votre physionomie, indépendamment de cet air étranger qui sied toujours bien, a quelque chose de fin, de distingué, et prévient en votre faveur : vous me trouvez aimable, nouvel agrément ; vous me le dites, c’est encore mieux ; mais, si depuis plus de quinze jours que cela dure, nous nous sommes bien passés de l’assentiment de M. de Fensac, je ne vois pas pourquoi nous en aurions besoin aujourd’hui.

Croyez-vous, par exemple, que le chevalier qui vient chez moi depuis dix-huit mois, et M. de Jansen depuis six, ne se soient pas avisés de me faire des compliments ? M. de Fensac le sait, et ne le trouve pas plus mauvais que les maris des femmes avec qui il se conduit de même. Ce n’est pas apparemment à vous, monsieur, qui venez de six mille lieues, qu’il faut apprendre que tout dépend des usages. En Turquie, en Perse, regarder une femme, la voir même par mégarde, est un crime digne de mort. Dans d’autres pays les maris font aux voyageurs les honneurs de leurs femmes, ce que je trouve très peu délicat. En France on a pris un juste milieu. Les deux sexes sont réunis en société, et passent dans d’agréables entretiens tout le temps que l’on peut dérober aux affaires ; c’est là ce que nous appelons la bonne compagnie. La décence et la politesse y président ; les jeunes gens y prennent des manieres nobles et aisées, ils y reçoivent des leçons de cette galanterie à qui l’Europe doit le bienfait de la civilisation. Le désir de plaire produit souvent ce que l’esprit seul ne sauroit faire : il rend aimable, et, ce qui vaut bien mieux, il éleve l’ame, il excite la générosité, car les sentiments bas ne sauroient s’introduire dans un cœur fortement épris ; enfin, ces réunions répriment, ou du moins diminuent les vices honteux que produit l’oisiveté des villes, la débauche, l’ivrognerie, et contiennent plus que tout autre moyen cette terrible frénésie du jeu, ruine certaine des familles.

Voilà quels sont les avantages que nos mœurs nous procurent. Je me suis plu à les justifier auprès d’une personne que je considere infiniment. Ne dois-je pas d’ailleurs, monsieur le mandarin, reconnoître l’extrême obligeance avec laquelle vous voulez bien répondre à toutes mes questions sur la Chine. J’ai pourtant quelque mérite à écrire une si longue lettre, car j’ai ce matin un peu de migraine, ce que j’attribue à ce nouveau roman qu’il faut bien lire, puisque dans le monde on ne parle que de cela. Il est d’une femme célebre, et rempli de traits de la plus sublime mélancolie ; aussi m’a-t-il prodigieusement attristée. Venez me rendre ma gaieté. Je dîne en ville, mais je rentrerai à neuf heures : j’ai refusé une loge à l’Opéra, dans l’espérance de vous voir. Adieu, jusqu’à ce soir.




Il est huit heures et demie, mon cher Wam-po, et je monte en voiture pour aller chez madame de Fensac, qui m’attend. Je sais actuellement, par ce qu’elle m’écrit et par ce que j’ai vu chez elle, que son mari trouve bon qu’elle reçoive mes visites. Mais j’ignore où sa condescendance s’arrête ; et comme dans des matières aussi délicates on ne sauroit mettre trop de circonspection, je suis décidé à le lui demander moi-même la premiere fois que je le rencontrerai.


LETTRE XVII.


KANG-HI À WAM-PO.


Paris, le 28 juillet 1910.


Je ne sais pourquoi, mon ami, j’ai négligé de vous rendre compte d’une course que j’ai faite, le mois dernier, à S.-Germain, résidence actuelle des souverains de la France.

Lorsque l’ouragan, dont je vous ai parlé dans une de mes lettres, eut bouleversé Versailles si peu solidement bâti, qu’après environ un siecle d’existence il menaçoit ruine, on se décida à élever un nouveau palais dans la position des environs de Paris qui réunît tous les avantages, salubrité, belle vue, proximité de la rivière et d’une superbe forêt.

Cet édifice imposant est placé vers le milieu de l’ancienne terrasse ; de là on domine toute la vallée ; construit sur la crête de la colline, il forme vers Paris un grand avant-corps, dont les trois faces ont un étage de plus que la partie du bâtiment qui regarde le plateau. Dans ce soubassement sont des portiques, qui au midi et à l’est servent de jardin d’hiver et d’orangerie. Au nord on trouve une belle salle ornée de fontaines et de fleurs, où les ardeurs de l’été ne se font jamais sentir. Au-dessous du château, à environ cent pieds de profondeur, on a creusé dans le roc de vastes souterrains, réservoirs immenses d’air tempéré[21], que l’on distribue pendant les chaleurs dans les principaux appartements, au moyen de conduits et de robinets. Je ne vous ferai pas, mon ami, la description de l’architecture de ce palais, non plus que de sa distribution. Je ferai mieux ; je vous en porterai le plan et l’élévation. Ces dessins vous en donneront une idée exacte, au lieu que les récits les plus détaillés ne présentent jamais à l’esprit qu’une idée vague et confuse. Qu’il vous suffise donc de savoir que ce château est magnifique, élégant, et commode. Les dehors ne sont pas moins remarquables. L’arrivée a surtout quelque chose de noble et de singulier. Un grand inconvénient paroît attaché aux situations élevées, et fait payer assez cher l’avantage d’une plus belle vue : c’est la difficulté d’y arriver. On peut, il est vrai, avec beaucoup de travail et de dépenses, diminuer par des rampes la roideur du chemin ; mais lorsque, comme à S.-Germain, la montagne escarpée est bornée par une riviere, la pente trop rapide rend, malgré les efforts des ingénieurs, la route désagréable, et même sujette à des accidents.

Ce n’est que sous le gouvernement du prince qui remplit aujourd’hui l’auguste fonction de régent, que l’on a trouvé le moyen de remédier à cet inconvénient ; il exprimoit un jour le regret de voir que les abords du palais étoient difficiles : « Non seulement, disoit-il, cela est incommode, mais absolument contraire aux impressions que doit faire naître l’approche de la demeure des rois ; car s’il est nécessaire que le trône soit élevé au-dessus des peuples, il faut que la pente qui y conduit soit douce, et que l’accès en soit aisé ». Un jeune architecte l’entendit ; son imagination s’échauffa, et il conçut le plan que l’on vient d’exécuter. A l’endroit où étoit le pont du Pec, l’on a construit un édifice unique dans le monde, quoique les aquéducs romains aient pu en donner la premiere idée ; comme eux il est élevé de trois étages ; le plus bas est un pont qui n’a rien que d’ordinaire, mais le second est porté sur des colonnes et des arcades qui, laissant circuler les voitures au niveau des deux rives, conserve l’ancienne communication. Au-dessus de cet étage regne un attique percé d’arcades basses qui supportent le chemin d’en haut ; celui-ci est presque de niveau avec le sommet de la montagne, et va aboutir à une grande esplanade qui sert de cour au château.

Ce pont monumental a plus de cent cinquante pieds de haut ; pour y monter du côté de Paris, on a dû élever une immense chaussée : elle se prolonge au loin dans la forêt du Vesinet qui en couvre les talus. L’on a préféré de le construire en face de la ville pour la commodité des habitants. D’ailleurs, l’effet de cette fabrique imposante eût été perdu pour le château, si elle eut été directement en face, comme on l’avoit d’abord proposé.

De ce côté, tous les objets remplissent d’étonnement : la vue trouve à l’horizon le mont Valérien, aujourd’hui taillé en une immense pyramide, environ double dans toutes ses dimensions de ces fameux monuments égyptiens. Si la forme est la même, la destination est bien différente. Les pyramides des Pharaons étoient vouées à l’orgueil et à la mort ; celle des Français est consacrée à l’utilité publique et à la fécondité. Des terrasses régulières, imitant les degrés des pyramides et pratiquées autour de la colline, forment des planches expérimentales où sont cultivées, à différentes hauteurs, des plantes indigènes et exotiques, dans toutes les expositions. Plusieurs habiles botanistes habitent au pied du monument. On leur doit un recueil d’observations curieuses et instructives sur la végétation, et, ce qui vaut encore mieux, quelques variétés nouvelles de fruits délicieux ; au lieu de travailler comme plusieurs de nos curieux à rapetisser les arbres destinés à être élevés, ils cherchent à agrandir, à améliorer les especes, étudient les produits de la greffe et des semis, et perpétuent ces heureux hasards que la nature en se jouant avoit lait éclore sans vouloir les propager.

Une scene différente occupe la droite du tableau. Les montagnes pittoresques de Sanois terminent de ce côté l’horizon. Elles sont couronnées de hautes tours surmontées d’un dôme. Je vous dirai dans une autre lettre quel est leur usage. Je n’en parle aujourd’hui que relativement à l’effet qu’elles produisent dans ce riche paysage. On en voit aussi sur le Loti, sur les hauteurs de Montmartre, et sur celles de Marly, à la place de l’inutile aquéduc que l’on y avoit élevé autrefois. Si vous abaissez vos regards, ils se porteront sur la vallée où circule la Seine. Cette plaine sablonneuse et aride est changée en une verte prairie. On a creusé dans la presqu’isle un lac entouré de digues, qui ne reçoit les eaux que dans des débordements dont il diminue la violence, et qui l’été, au moyen d’écluses, les rend pour l’arrosement, en même temps qu’il procure à la navigation celle qui lui est nécessaire. On ne fait qu’apercevoir à travers des plantations de peupliers argentés, et de platanes d’Orient, ce beau canal qui assure à la capitale une communication sûre et facile avec la mer : l’hiver même ne ralentit point le cours des opérations de commerce. Lorsque la gelée est assez forte pour faire charier le fleuve, la glace dans le canal a de la consistance. L’on voit alors glisser sur des patins une multitude de bateaux à voiles que les Hollandais ont inventés il y a plusieurs siecles, mais dont l’existence étoit presque ignorée en France. Ces voitures amphibies présentent le plus singulier spectacle, quand on voit du château leurs voiles déployées se mouvoir avec une incroyable vitesse ; elles ressemblent à ces énormes oiseaux du tropique, dont les grandes ailes blanches rasent la surface des mers, et à qui des navigateurs ont donné le nom du plus léger de leurs vaisseaux.

Les jardins du palais descendent jusqu’à la riviere, et s’étendent au loin sur ses bords ; du côté du nord-ouest ils se joignent à la forêt. Au milieu d’une vaste pelouse, quelques arbres isolés, dont le port étranger et le riche feuillage contrastoient avec les objets environnants, attirerent mon attention ; en m’approchant, je reconnus avec surprise les productions de notre heureuse Asie. Par quel art les avoit-on élevés sous un climat aussi rude ? M. de Lanson, qui m’accompagnoit, voulut bien m’expliquer cette énigme. Il y a long-temps, me dit-il, que l’on est parvenu à faire végéter dans les serres chaudes la plupart des arbres des régions méridionales ; mais, resserrées dans des caisses étroites, dont les angles brisoient leurs tendres racines, ne jouissant que pendant une partie de l’été de l’air extérieur, ces tristes exilés, foibles et languissants, sembloient déplorer leur sol natal et leur douce patrie. Une nouvelle industrie nous les montre aujourd’hui dans tout l’éclat qu’ils ont reçu de la nature. On a imaginé de les planter en pleine terre dans une exposition favorable ; aux approches de la mauvaise saison on forme à chaque arbre un abri convenable. Des échelles disposées en pyramide soutiennent des châssis recouverts de paillassons et d’épaisses nattes, excepté du côté du midi où les vitraux sont doubles pour recevoir les rayons du soleil sans admettre le froid. Cette espece de serre grandit chaque année avec la tige.

Vous pensez bien que l’on ne prend tous ces soins que pour quelques especes privilégiées ; une telle réception ne convenoit en effet qu’aux princes du regne végétal, et c’est ainsi que le noble palmier, le sandal odoriférant, le tek, si propre aux constructions navales, le bananier aux feuilles immenses, le cocotier, providence du sauvage, balancent leurs cimes majestueuses aux yeux de l’Européen étonné. Leur entretien exige une dépense bien moins considérable qu’on ne pourroit le supposer ; elle ne s’élève pas à ce que coûtent communément aux souverains d’insipides primeurs. Il est vrai que la nature a paru favoriser cette tentative hardie ; lorsque les arbres acquierent une certaine grosseur, leurs fibres s’endurcissent et deviennent presque insensibles aux rigueurs d’un climat qui eût été funeste à leur enfance ; cependant ils ne sauroient s’habituer à la neige et au givre : pour les en garantir, on couvre, au besoin, leurs têtes d’une espece de tente de toile imperméable ; la tige en fait le mât, et les branches qu’elle garantit la soutiennent.

Depuis que, par des moyens aussi simples que peu dispendieux, on est parvenu à d’aussi beaux résultats, on fait beaucoup moins de cas des serres chaudes ; cependant on a perfectionné les jardins d’hiver ; celui de S.-Germain est très remarquable ; placé dans le soubassement de la face du château qui regarde le midi, il est fermé, au lieu de fenêtres, par des glaces d’un seul morceau, et cependant d’un entretien peu coûteux, car le secret de la soudure du verre est enfin retrouvé ; elles sont doubles, afin de renfermer une épaisse couche d’air en repos, que l’expérience nous apprend être le meilleur préservatif du froid. Toutes ces inventions sont loin de remplacer les moyens aussi impénétrables que puissants employés par la nature, mais elles ne sont pas à mépriser. Sous ces superbes portiques on jouit, pendant le froid le plus rigoureux, d’une douce température ; le parfum des plus belles fleurs flatte l’odorat, et la vue, traversant sans obstacle des substances diaphanes, va se reposer sur une bordure d’arbres verts plantés au-dehors, qui complette l’image du printemps.

Ainsi le sage, par d’heureuses illusions, embellit l’hiver de sa vie, la douce chaleur de l’amitié réchauffe son cœur, tandis que les arts et les lettres lui retracent dans de riants tableaux les jouissances du jeune âge.


LETTRE XVIII.


KANG-HI À WAM-PO.


Paris, le 5 août 1910.


Je vous ai annoncé, mon cher Wampo, dans ma derniere lettre, que je vous ferois connoître l’usage de ces tours singulières qui couronnent certaines hauteurs, ou qui font un effet si pittoresque au milieu des lacs et des étangs de ce pays. Je veux tenir aujourd’hui ma promesse, regardant ces édifices comme une des choses les plus curieuses que j’aie encore vues ici. Il faut d’abord que vous sachiez, mon ami, que la France est sujette à un fléau presque périodique. De violents orages, chargés de grêles, ne détruisent que trop souvent dans plusieurs cantons les moissons et les vendanges, et réduisent au désespoir le cultivateur, qui voit dans un instant s’évanouir toutes ses ressources et le fruit des travaux de l’année. Depuis long-temps les observateurs avoient remarqué que les nuées électriques attirées par les collines suivent constamment la direction des vallées, versant presque toujours dans les mêmes endroits la destruction qu’elles portent dans leur sein ; mais de cette remarque il n’avoit point été tiré de conséquences utiles, cependant il ne restoit plus qu’un pas à faire pour arriver à un heureux résultat. Franklin avoit tracé la route ; lorsque dans son audace il avoit été chercher la foudre dans les cieux pour l’amener sur la terre, captive et désarmée, il avoit prouvé que rien n’est inaccessible au génie. Les nuées qui renferment le tonnerre contiennent aussi la grêle, et si l’on ne peut pas de même neutraliser ses funestes effets, on peut du moins les circonscrire dans de plus étroites limites.

L’auteur de cette découverte savoit que les vaisseaux tirent avec succès du canon contre les trombes, et que souvent la détonation de l’artillerie dans un combat ou même à l’exercice décide la pluie lorsque le temps est couvert : il pensa qu’en augmentant de moyens on obtiendroit des résultats plus assurés. Il proposa donc de bâtir de fortes tours à la tête des vallées par lesquelles l’expérience démontre que les grands orages se dirigent ; sur leurs plates-formes on plaça des mortiers d’une dimension extraordinaire (ils n’ont pas moins de cinq pieds de diamètre) ; lorsque l’énorme bombe qu’ils lancent chargée de plusieurs quintaux de poudre creve au milieu de la nuée, il se fait une telle explosion, un si grand déplacement d’air, qu’elle ne manque pas de s’ouvrir, laissant échapper et la pluie et la grêle qu’elle contient. On devoit d’autant plus s’attendre à cet effet, qu’il n’avoit été que trop souvent produit par le seul mouvement des cloches d’une grandeur médiocre. Mais, au lieu d’incendier les églises, et d’écraser des jardins et des vignobles, tout tombe aujourd’hui sur ces sommets stériles, et avec tant d’abondance, que les terrains cultivés et fertiles situés au-dessous sont épargnés ; cependant on a construit, pour plus grande sûreté, de pareils édifices au milieu des lacs et des grands réservoirs creusés pour contenir l’eau des débordements, et qui pendant la sécheresse servent à l’arrosement des prés et aux besoins de la navigation ; c’est là que les orages achevent d’épuiser leur inutile furie.

Sur le haut des tours armées de paratonnerres, on a élevé des télégraphes destinés à annoncer la formation des orages. L’avis salutaire vole aussi prompt que l’éclair, et devance les vents impétueux. Alors on se prépare, les bombes sont disposées, on tire en même temps le canon d’alarme pour écarter les hommes et les troupeaux des environs de la tour, où souvent les grêlons s’amoncellent à une hauteur étonnante ; car cette mine aérienne déchire le nuage épais, comme elle renverse le solide rempart ; et la poudre, désastreuse invention qui coûte tant de pleurs à l’humanité, cette fois est obligée de la servir.

Voilà comme chaque siecle voit s’accroître les conquêtes de l’industrie : plus heureux l’homme, si son pouvoir sur ses passions ne restoit pas éternellement borné !


LETTRE XIX.


DU MÊME AU MÊME.


Paris, le 11 août 1910.


Les spectacles, mon cher Wam-po, sont plutôt pour les voyageurs un objet de curiosité, qu’un véritable amusement. L’habitude exerce sur les hommes un si grand empire, et les dispositions des peuples sont si différentes, qu’il est impossible que ce qui n’offre pas des jouissances bien positives, leur plaise à tous également. Cependant Paris semble faire une exception à cette regle : il faut que ses spectacles surpassent réellement ceux des autres capitales, car les Français ne s’y plaisent pas plus que les étrangers. C’est sur-tout à l’Opéra qu’on les voit en foule, et je ne m’en étonne pas, puisque tous les sens y sont charmés à-la-fois : on se croit transporté dans des jardins délicieux ou sous de superbes portiques ; les danses des Bayaderes y sont encore plus voluptueuses que dans l’Orient ; et la musique y seroit presque toujours ravissante sans les cris de quelques acteurs. La magnificence d’un tel théâtre me fait mieux sentir la mesquinerie des nôtres. Les salles, ou plutôt les baraques que nos comédiens occupent dans les faubourgs, vous paroissent, ainsi qu’à moi, mon ami, si incommodes, que nous préférons de les faire venir dans nos maisons ; mais, faute d’habits convenables, ils sont obligés de dire en entrant sur la scene le nom du personnage qu’ils représentent. Souvent même ils se chargent de plusieurs rôles. Il est vrai que les choses se passent autrement à la cour. Plusieurs de nos palais impériaux renferment des salles de spectacles, mais elles ne sont pas si grandes que les foyers de celles de Paris. Il y a dix ans que j’eus l’insigne honneur d’assister à une représentation donnée à Yven-ming-yven, à l’occasion de l’arrivée de quelques ambassadeurs européens. Cette fête étoit loin de répondre à l’éclat qui doit environner le trône du plus grand souverain du monde. Des hommes dont le visage étoit barbouillé de blanc et de noir, et dont les épaules étoient affublées de grandes ailes, figuroient assez mal nos anciens héros ; mais ce qui me choqua le plus, ce fut de voir des divinités à queue de poisson, et des monstres marins traverser gravement le théâtre à pied sec, tandis que d’autres acteurs portoient une houssine pour signifier qu’ils auroient du être à cheval[22]. En France, au contraire, l’illusion est complette ; au moyen d’un mécanisme caché, les habitants de l’Olympe descendent sur des nuages, la terre s’entr’ouvre, il en sort tout-à-coup des palais ou des feux dévorants ; enfin les prodiges de l’Opéra feroient croire à la magie.

Les autres théâtres, sans avoir autant de moyens de plaire, ne sont pas moins suivis, et tous les soirs des milliers de spectateurs vont y consumer quatre ou cinq heures, c’est-à-dire environ le tiers de leur journée. Cette affluence extraordinaire pourra vous surprendre, mais ne m’étonnoit point après ce que j’avois vu dans le monde. Je trouvois fort simple que les oisifs de la capitale, excédés de ces visites d’usage, où l’on se voit sans plaisir, où l’on se quitte sans regret, si différentes du doux commerce de l’amitié que souvent on desire réciproquement de ne pas se rencontrer, cherchassent à remplacer ces jouissances par les plaisirs de l’illusion ; qu’ils préférassent des pièces conduites avec art, écrites avec esprit, remplies de sentiments délicats et élevés, à la futilité de fades entretiens. Mais, mon ami, cette explication, qui paroissoit si naturelle, ne sauroit être la véritable ; car, à l’exception des anciens chefs-d’œuvre que tout le monde sait par cœur, les pièces que l’on joue aujourd’hui sont pour la plupart aussi insipides que les conversations. Il faut donc chercher ailleurs l’origine de ce goût immodéré des spectacles, que le désœuvrement seul ne suffit pas pour expliquer, puisque les nations laborieuses le partagent avec celles qui redoutent le travail : ne pourroit-on pas la trouver dans cette disposition constante que l’homme a pour la fiction, et qui se fortifie bientôt chez lui par le mécontentement de sa situation présente, qui le porte à chercher dans l’illusion le dédommagement de la réalité ? Ce penchant est universel, et se montre dès l’âge le plus tendre. Voyez la nourrice ; pour amuser l’enfant elle feint de le cacher, et bientôt après elle feint de se cacher elle-même. Dans peu d’années, ce goût commun aux deux sexes se développe, et fait la base de presque tous les jeux de l’enfance. Tour-à-tour écolier ou maître, suivante ou maîtresse, roi ou confident, chacun s’efforce de prendre le langage, les gestes, et le costume de son rôle : enfin les enfants sont de véritables comédiens. Tout ce qu’ils voient, tout ce qu’ils apprennent, la religion, l’histoire, la fable, leur fournissent le sujet de nouvelles fictions ; et ceux dont l’imagination est vive en inventent bientôt eux-mêmes.

Ce goût des représentations théâtrales est du petit nombre de ceux sur lesquels le climat n’exerce aucune influence ; car dans tous les pays il se montre dès le commencement des sociétés. On joue encore avec succès dans l’Inde une piece qui étoit célebre long-temps avant l’ère chrétienne ; deux mille ans avant cette époque, on trouve dans l’histoire de la Chine des réglements sur les spectacles. En Occident, où tout est si moderne, les renseignements sont plus précis. On sait que les Grecs inventerent la tragédie il y a environ deux mille cinq cents ans à l’occasion des vendanges, et que les chanteurs forains furent les premiers comédiens[23]. Ces essais informes, divertissement d’un peuple chez qui la civilisation étoit encore dans l’enfance, furent bientôt assez perfectionnés pour intéresser l’esprit et émouvoir le cœur. Les actions héroïques représentées sur la scene exciterent tour-à-tour l’admiration, la pitié, la terreur, et ennoblirent la tragédie, tandis que le malin Aristophane apprêtoit à rire aux dépens des personnages les plus illustres. Rome, qui alla chercher en Grèce son culte et ses lois, imita aussi son théâtre. Si les peuples modernes ont été mille ans privés de spectacles, c’est que le régime féodal, en isolant les seigneurs dans les châteaux, et en rendant les villes désertes, s’opposoit à leur établissement. Mais lorsque les rois, devenus plus puissants, eurent des cours plus brillantes, et que le commerce débarrassé de ses entraves eut commencé à repeupler les cités, on les vit reparoître. D’abord ils se ressentirent du mauvais goût qui régnoit alors : un mélange indécent et grotesque du sacré et du profane choquoit autant la bienséance que la raison, jusqu’à ce que le génie, en rappelant les regles antiques, eût prouvé par de nouveaux exemples qu’il étoit encore possible d’en vaincre les difficultés. Sur la scene française parurent presque en même temps deux hommes tels que le cours des siècles en produit rarement. L’un excella à dépeindre les héros, l’autre à tracer les caractères marquants de la vie privée. Jadis Aristote, le précepteur de cet Alexandre, à qui il ne manqua que de vivre âge d’homme pour détruire Rome et conquérir la Chine, philosophe dont le génie étoit aussi vaste pour les lettres, que celui de son éleve pour la politique, avoit défini la comédie la peinture du ridicule des méchants. Moliere a rempli toutes les conditions de ce problême difficile : il a peint les vices et les défauts avec une si grande vérité, que ses portraits seront toujours reconnoissables tant qu’il y aura des hommes. La différence des temps et des usages ne sauroit diminuer leur ressemblance, et l’habitant de Pé-kin en sentira le mérite comme celui de Paris ou de Londres. Cependant la comédie de caractère, cette mine précieuse, a été épuisée presque aussitôt qu’elle a été ouverte, car le nombre des travers et des vices est aussi borné que celui des vicieux est grand.

La tragédie, au contraire, a d’immenses ressources, tout ce qui porte l’empreinte de la grandeur est de son domaine. L’insatiable ambition, le dévouement d’une amitié généreuse, la jalousie et ses fureurs, la tendresse paternelle capable de si grands sacrifices, l’amour de la patrie qui forma tant de héros, la religion, son enthousiasme et ses martyrs, fourniront toujours au talent des scenes attachantes et nouvelles ; et s’il étoit possible que les sources abondantes de la fable et de l’histoire fussent jamais taries, l’inépuisable imagination sauroit y suppléer.

En vain des regles séveres, des difficultés de tous les genres semblent s’opposer au succès de ces nobles entreprises, les grands obstacles ne font qu’exciter le génie. Une forte contention de l’esprit peut en faire jaillir de plus grandes beautés. Ainsi l’arc lance d’autant plus loin la fleche qu’il est plus tendu.

Il est également vrai que les spectateurs sont naturellement disposés à s’intéresser aux actions des princes et de ces grands personnages dont les déterminations ont tant d’influence sur la destinée des peuples. Les efforts inutiles d’un souverain à qui rien ne résiste, et qui ne peut réprimer les mouvements de son propre cœur, plaisent au commun des hommes : le contraste de tant de puissance et de tant de foiblesse offre un dédommagement secret à l’amour-propre, qui pardonne rarement au pouvoir ; et cependant les ames douces et sensibles déplorent sincèrement les miseres royales ; elles se sentent plus attendries sur le sort de ces grands infortunés privés des secours de la consolante amitié.

Il est donc certain de réussir, l’écrivain qui, doué d’un talent supérieur, saura faire le choix d’un sujet heureux, et le conduira avec un intérêt toujours croissant jusqu’à un dénouement inattendu, et cependant vraisemblable ; lorsqu’il tirera de la situation quelques uns de ces traits sublimes semblables à ceux qui brillent dans Corneille et Shakespear ; le vulgaire même saura les apprécier, il applaudira avec transport des sentiments auxquels il ne peut atteindre, comme on regarde avec un étonnement mêlé d’admiration ces sommets inaccessibles sur lesquels les aigles seuls peuvent s’élever.

Un tel succès ne sera point éphémere. Quoique la curiosité soit satisfaite, on ne se lasse point de voir un ouvrage qui peut soutenir un examen approfondi : après avoir jugé de l’ensemble, on se plaît à analyser le travail de l’auteur, le mécanisme de l’ouvrage ; on fait des rapprochements entre les tragédies des anciens et celles des étrangers qui peuvent offrir quelques traits de ressemblance avec la piece nouvelle ; on s’occupe du style, de la justesse des pensées, de l’harmonie des vers ; enfin on juge les acteurs ; on se rappelle ceux qui les ont précédés dans cette carrière difficile ; on compare ce qu’ils font à ce que l’on a vu, à ce qu’ils pourraient faire ; on prend parti, on s’anime ; tous ces rapprochements, toutes ces discussions détruisent sans doute l’illusion théâtrale, mais il en résulte des amusements non moins vifs, et que l’on aime à renouveler.

Passons de ces considérations générales à l’examen des spectacles en France. Je n’ai assurément pas la présomption de m’établir juge de littérature dans une langue qui m’est étrangère. Je trouve trop ridicule la prétention de ces Allemands dont l’oreille est si dure et le gosier si peu flexible, qu’ils ne sauraient ni prononcer, ni même entendre plusieurs lettres de l’alphabet des Français, et qui cependant s’avisent de critiquer le style du divin Racine, le plus mélodieux de leurs poètes[24]. Je me contenterai de vous rapporter fidèlement ce que j’entends dire par des personnes qui passent pour éclairées. On prétend que dans la plupart des tragédies nouvelles on trouve des atrocités froides qui, au lieu d’inspirer la terreur, n’excitent que le dégoût, des tyrans plats, des ambitieux sans moyens, des héros langoureux ; on dit que les personnages historiques, au lieu de manifester des sentiments dignes de leur illustre mémoire, débitent avec emphase des pensées fausses ou triviales. On croiroit entendre la voix ridicule d’un nain sortir de la bouche d’un géant ; enfin ils s’expriment dans un langage dur, désagréable, incorrect, et que l’on prendroit pour de la prose sans la gêne des vers et le fréquent retour de ces mots oiseux que la rime appelle de si loin.

Est-il donc singulier que toutes ces pièces aient peu de succès, et ne doivent quelques représentations qu’aux efforts d’une cabale ou aux intrigues d’un parti ? Cependant les auteurs n’en sont pas moins vains. Ils en appellent hardiment à la postérité, et racontent avec complaisance que la meilleure tragédie française, Athalie, n’eut aucun succès dans les commencements, et qu’elle ne sortit que par un heureux hasard de l’obscurité à laquelle ses contemporains sembloient l’avoir condamnée.

La comédie n’est pas dans une meilleure situation ; presque toutes les pièces modernes ne sont que de longues conversations, dont une recherche d’esprit déplacée bannit le naturel et la gaieté ; quelques incidents bizarres, sans intérêt comme sans vraisemblance, remplissent les scenes sans exclure l’ennui. Cependant il seroit injuste d’attribuer entièrement aux auteurs la décadence de cette branche de la littérature : l’état où sont les mœurs peut jusqu’à un certain point leur servir d’excuse. Les progrès de la civilisation, ou plutôt ceux de la politesse ont émoussé les traits saillants des caracteres ; c’est un vernis qui, sans donner de la force à la matiere qu’il recouvre, en cache les défauts, et fait briller la surface. Les travers paroissent donc moins ridicules, les vices moins difformes, les passions moins vives, et les contrastes, autrefois si piquants, ont disparu pour toujours : enfin les livrées de l’opinion produisent sur la société entière le même effet que l’uniforme sur un régiment, dont à quelques pas tous les soldats se ressemblent.

Plusieurs personnes ont prétendu qu’il étoit possible de tirer un grand parti des spectacles en faveur de la morale publique. Cette opinion est peut-être vraie dans l’enfance des sociétés. On conçoit que des leçons de vertu mises en action sont capables de produire une forte impression sur des âmes simples, et qui n’ont pas à redouter la tentation des jouissances du luxe ; mais dans la situation actuelle des choses, au point de raffinement et de corruption où tous les peuples civilisés, et sur-tout les habitants des grandes villes sont parvenus, quel bien espérer des plus belles maximes débitées pompeusement sur le théâtre, lorsqu’elles sont tellement démenties par l’exemple général, qu’elles paroissent faites pour les habitants d’une autre planete ? de ces hommages de bienséance rendus si souvent de mauvaise foi à la vertu, véritable secret de comédie dont personne n’est dupe, puisque dans les discussions le côté fort du raisonnement est rarement en sa faveur ? Aussi la réformation des mœurs est si peu le but que l’on se propose que, si par hasard la premiere pièce, composée dans un meilleur esprit, est conforme aux regles d’une morale austere, elle est immédiatement suivie (comme si l’on craignoit qu’elle ne fit trop d’impression) par une comédie où le vice est représenté sous des dehors aimables, et où les hommes pourroient au besoin trouver des moyens de séduction, et les femmes des leçons de coquetterie. Vous voyez bien, mon cher Wam-po, que l’on peut appliquer au théâtre Français ce que disoit des nôtres un philosophe de la dynastie passée : « Les spectacles sont des especes de feux d’artifice d’esprit qu’on ne peut voir que dans la nuit du désœuvrement. Ils avilissent et exposent ceux qui les tirent, faitiguent les yeux délicats du sage, occupent dangereusement les âmes oisives, exposent les femmes et les enfants qui les voient de trop près, donnent plus de fumée que de lumiere, ne laissent qu’un dangereux éblouissement, et causent souvent d’horribles incendies[25]. »

Cette façon de penser est si universelle, que quoique la plupart des comédies et des tragédies chinoises semblent faites pour montrer la honte du vice et le charme de la vertu, elles ont acquis très peu de gloire à leurs auteurs. Il y a même eu, comme vous savez, un empereur privé des honneurs funéraires pour avoir donné trop de temps aux spectacles, et trop fréquenté les comédiens. Ceci sert à expliquer pourquoi l’art dramatique ne s’est pas élevé en Chine à une aussi grande hauteur que les autres branches de la littérature. Cependant, si nos historiens et nos moralistes l’emportent de beaucoup sur les auteurs qui ont écrit pour le théâtre, on peut dans l’immense nombre de leurs compositions en trouver plusieurs que je n’oserois comparer à cause de leurs irrégularités avec les bonnes pièces françaises, mais qui pourroient, sous le rapport de la force tragique et de l’élévation des pensées, lutter avec avantage contre les ouvrages des Anglais, des Espagnols, et des Allemands[26].

Au reste, on ne sauroit disconvenir que les Européens ne retirent un grand avantage des spectacles, puisqu’ils empêchent l’oisiveté d’employer encore plus mal la fin de la journée. Cette considération est surtout importante dans un pays où la distribution du temps, relativement à la nourriture, est aussi mal ordonnée qu’en France. En plaçant le principal repas à une heure avancée, et cependant encore éloignée de celle du sommeil, le travail de l’après-dîner est devenu impossible pour le plus grand nombre. Cette coutume, qui remonte au commencement de la révolution, et qui a successivement gagné toutes les classes dans les grandes villes, a eu des conséquences plus funestes qu’on ne le croit communément.

Si un voyageur n’étoit pas, par état, obligé de tout voir et de tout raconter, je me dispenserais de vous parler de ce que l’on nomme ici les petits spectacles. Sur quelques uns de ces théâtres l’on joue des pantomimes, où à force de gestes et de contorsions on cherche à faire comprendre aux spectateurs une longue suite d’évènements invraisemblables, et qui se ressemblent tous. Ce genre de représentation est fait pour plaire à une nation curieuse et vaine, qui met de l’amour-propre à deviner les énigmes de toute espece, et où chacun a en outre le plaisir de remplacer les paroles, que souvent dans les autres pieces il a raison de trouver mauvaises, par son propre style qu’il trouve toujours excellent. Cet avantage ne se trouve pas aux autres petits théâtres. Là on offense à-la-fois la décence, la langue et le goût : les héros sont des hommes d’une classe si abjecte, qu’elle inspire à Paris presque autant de dégoût que l’on en a dans l’Inde pour les parias ; la bouffonnerie y tient lieu de gaieté, et l’on y admire comme des traits d’esprit une éternelle répétition de misérables jeux de mots. Cependant toutes ces salles sont constamment remplies. Les Européens n’ont-ils pas mauvaise grâce de nous reprocher le goût que nous avons pour les sauteurs et les faiseurs de tours ? et ne vaut-il pas mieux que l’esprit soit dans un repos absolu que de donner une attention suivie à de pareilles niaiseries ?


LETTRE XX.


FO-HI-LO À TAI-NA SA SŒUR.


Pé-kin, le 7 mars 1910.


Ton souvenir est toujours présent à mon cœur, ma chere Tai-na, mais mon imagination cherche en vain à te suivre dans un monde inconnu ; je ne saurois me représenter ni les lieux que tu habites, ni les personnes qui t’entourent : tu me parois égarée dans l’espace, et cette idée vague a je ne sais quoi d’effrayant, comme l’avant-coureur d’une séparation éternelle ; le Tien me préserve de ce malheur !

Pour moi, ma chere sœur, dans le cercle rétréci où je suis restée, ma vie s’écoule paisiblement comme l’onde du ruisseau qui serpente lentement à travers les bosquets fleuris de nos jardins. Tous les jours se succedent paisibles et doux, car le soleil, en se levant, me rend la vue des objets de mon affection ; je retrouve mon mari, mes enfants, et ta fille, qui ne m’est pas moins chere. Hier cependant j’éprouvai une peine assez sensible : cette jolie caille que tu m’as laissée en partant, et que j’avois portée tout l’hiver dans ma manche pour m’échauffer les mains, a été malheureusement étouffée dans ma robe où elle étoit restée la nuit[27]. Je suis affligée de la perte de ce petit oiseau ; il étoit parfaitement apprivoisé ; il répondoit à mes caresses, et je l’aimois encore plus à cause de celle qui me l’avoit donné. Il y a dans la destruction de tout être animé et sensible quelque chose de profondément triste qui, en nous reportant sur notre inévitable destinée et sur celle de ce qui nous est cher, affecte douloureusement l’ame indépendamment des regrets. Ce sentiment…[28]


HISTOIRE D’IDA-NÉ.


L’empereur, dont les yeux perçants ressemblent aux puissants télescopes qui servent aux missionnaires du tribunal des mathématiques pour observer les astres, ayant découvert qu’il y avoit de grandes malversations dans ses douanes d’Emoy[29], enjoignit à un de ses ministres de s’y rendre, et de déployer la plus grande sévérité contre les coupables agents du fisc. Le colao partit sur-le-champ, exécuta ponctuellement les ordres de son maître, et, dans l’espace de quelques semaines, envoya à Pé-kin plus de deux cent mille taels provenant d’amendes et de confiscations. Parmi les officiers qu’il destitua, se trouva le hou-pou, ou principal douanier, Mia-hi. C’étoit un jeune homme, âgé d’environ vingt-huit ans, qui s’étoit élevé à ce poste éminent par un talent extraordinaire, mais non sans exciter l’envie d’une foule de concurrents. Plusieurs lettres anonymes, que reçut le colao, l’accusoient d’avoir, en diverses occasions, détourné à son profit les deniers de l’empereur, et l’on citoit, avec des détails circonstanciés, qu’il avoit admis dans le port un vaisseau de Macao, malgré les ordonnances les plus précises, qui en interdisent l’accès à tous les Européens, à l’exception de ceux qui habitent les Philippines. La première accusation étoit vague et sans preuve ; la seconde étoit plus spécieuse, mais la vérité étoit qu’il n’avoit laissé entrer les Portugais dans Emoy que parcequ’ils étoient au moment de couler à fond, à la suite d’une affreuse tempête ; et même, pour concilier la rigueur des lois avec les devoirs de l’humanité, il avoit placé une forte garde à bord du navire, sans en laisser sortir aucune marchandise, et l’avoit fait repartir dès qu’il avoit été en état de reprendre la mer. Cependant le ministre, trop pressé de trouver des coupables, et prévenu contre toute la douane, en destituant le hou-pou, l’avoit condamné à payer une amende de 50 mille taels (350 mille francs). Mia-hi étoit généralement aimé ; on le plaignit, mais on ne doutoit point qu’il ne fut en état de payer cette somme, parceque l’on croyoit qu’il s’étoit enrichi dans cette place lucrative par les moyens qu’emploient en Chine comme ailleurs la plupart de ses confrères. L’on fut donc bien étonné de le voir vendre tout son bien, à l’exception d’une petite maison de campagne où il se retira. Le malheur l’y poursuivit. Quoiqu’il fût un excellent maître, son jardinier s’enfuit avec ses deux garçons, et il se trouva absolument seul avec sa femme, la belle Ida-né. Réduit à une affreuse misere, sans argent, sans amis (en a-t-on quand on est disgracié ?), il auroit supporté avec résignation son affreuse destinée, s’il eut pu y soustraire celle qu’il adoroit. Jamais passion ne fut mieux justifiée ; il n’existoit pas, dans tout l’empire du Milieu[30], une beauté plus accomplie. La régularité de ses traits n’ôtoit rien à l’expression de sa physionomie, et il étoit impossible aux meilleurs connoisseurs de décider si elle étoit plus belle que jolie ; heureusement qu’une extrême modestie tempéroit la vivacité de ses yeux ; car, si elle eût été coquette, un seul de ses regards eût suffi pour tourner la tête des plus graves mandarins lettrés. Jugez quel effet devoient produire ses charmes sur un mari qu’elle aimoit avec tout l’abandon d’un amour naissant ; à peine depuis six mois ils étoient unis.

Belle Ida-né, lui disoit-il tristement en lui présentant des fleurs et des fruits, voilà tout ce qui me reste à vous offrir, la nature en fait les frais ; ce lis est blanc comme votre sein, ce litchi doux comme vos paroles, mais je ne veux plus voir ces yeux charmants qui faisoient mon bonheur : quoi ! celle dont les vertus et les attraits méritent un trône est réduite à partager la couche d’un misérable ! cette idée me déchire le cœur, et tout mon courage m’abandonne. Mon ami, lui répondoit la tendre Ida-né, le malheur, comme tous les fardeaux, est bien plus léger lorsqu’on est deux pour le supporter ; je ne refuse pas de soutenir ma moitié, et je voudrois pouvoir te décharger de la totalité. Je gémis de voir tant de belles qualités méconnues, tant de talents inutiles ; je regrette même ces richesses dont tu faisois un si noble usage, et dont nous jouissions paisiblement ensemble ; mais tu me restes, comment serois-je infortunée ?

En vain elle ajoutait à ces consolants discours des caresses bien plus puissantes ; rien ne pouvoit adoucir le noir chagrin qui s’étoit emparé du cœur de Mia-hi. Enfin il tombe malade ; une fievre lente mine ses forces, mais elle ne le consume que trop lentement à son gré. Tout-à-coup il forme une résolution désespérée : Ida-né, s’écrie-t-il, m’aimes-tu ? et, sans attendre sa réponse, oui, tu m’aimes, et tu ne refuseras pas la priere d’un époux mourant : laisse-moi assurer ton existence ; que mes yeux, avant de se fermer pour toujours, te voient dans la maison d’un protecteur riche et généreux. Ida-né repousse avec horreur cette proposition inattendue ; eh bien ! reprend Mia-hi, je jure de refuser tout secours, et de ne prendre aucun aliment que tu n’aies consenti à ma demande. Le caractère ferme du hou-pou étoit connu de sa femme ; il fallut bien qu’elle cédât. Cette promesse parut ranimer le malade, et une potion de cet excellent gin-seng de la province de Leao-tong, qui se vend au poids de l’or, et dont Ida-né retrouva une assez grande quantité au fond d’un cabinet de laque, lui rendit ses forces et sa santé ; mais il n’en fut pas moins inébranlable dans sa résolution, et somma son épouse de tenir sa parole ; après bien des combats, elle lui dit : Eh bien ! si tu veux absolument que je sois séparée de toi, du moins que je n’éprouve pas cette peine cruelle sans quelque consolation ; la seule que je puisse recevoir, c’est de t’être utile. Tu m’as dit si souvent que j’étois belle ; cherche à me vendre à un haut prix, et que cet argent puisse réparer l’injustice de la fortune. Mia-hi voit briller une lueur d’espérance, et, saisissant avec empressement cette idée, il se rappelle qu’un riche et honnête négociant, homme déjà d’un certain âge, mais qui a conservé les goûts de la jeunesse, donne un grand prix des jolies concubines ; il charge un courtier d’esclaves de cette négociation. Ouan-gyn (c’étoit le nom du négociant) est enchanté à la vue d’Ida-né ; il en propose mille taels, ce qui est le double du prix des plus belles femmes. Le marché est conclu, et la jeune femme est emmenée. Qui pourroit peindre cette séparation déchirante ? Jamais ces malheureux époux n’auroient pu la supporter si Mia-hi n’avoit cru faire le bonheur d’Ida-né, qui de son côté ne voyoit pas d’autre moyen de sauver la vie de son mari.

Le négociant Ouan-gyn avoit cette justice que l’on trouve assez souvent parmi les gens de sa profession, et en outre la générosité qui s’y rencontre plus rarement, mais que dans tous les états la richesse ne manque pas de développer dans les cœurs sensibles. Son palais étoit magnifique ; il conduisit Ida-né dans le plus bel appartement ; des esclaves eurent ordre de lui présenter les plus riches vêtements et les parfums les plus précieux. Ouan-gyn, voyant qu’elle étoit absorbée dans la plus profonde douleur, lui dit : Belle Ida-né, vous êtes à moi ; mais vos charmes me font desirer de vous plaire ; votre possession ne me suffiroit pas, si je n’obtenois votre cœur ; je veux le mériter, et je ne serai véritablement heureux que si vous partagez les plaisirs que mon amour espere. Calmez vos chagrins, demain vous serez aussi maîtresse en ces lieux que moi-même. À ces mots il laissa l’épouse de Mia-hi, et se retira dans son appartement. Le lendemain il fit tous les préparatifs de la cérémonie nuptiale ; la salle des ancêtres fut parée, et l’on alluma sur l’autel des bougies parfumées et de différentes couleurs ; alors il envoya chercher Ida-né ; mais en entrant elle se jeta à ses pieds, et lui dit : Seigneur, je sais le pouvoir absolu que vous avez sur ma personne, et je ne prétends pas résister à vos volontés ; mais je dois vous déclarer que ce triste cœur ne sera jamais qu’à l’époux infortuné que j’ai perdu ; je suis votre esclave soumise, et, s’il le faut, je serai votre concubine, mais je ne serai jamais votre compagne. Les larmes et les sanglots l’empêcherent de continuer. Ouan-gyn, ému, chercha à la consoler ; mais, voyant qu’il n’y pouvoit parvenir, la pitié succéda dans son cœur à l’amour, et il lui permit de se retirer. Le lendemain il cita devant le colao le jeune Mia-hi, et conduisit au tribunal Ida-né voilée. Seigneur, dit-il au juge, j’étois ici, il y a quelques jours, lorsqu’on accusa devant vous ce courtier qui avoit ôté le mouvement d’une des petites machines que les Européens nomment des montres, et que l’on vend si cher ; la boîte et le cadran étoient en bon état, mais elle étoit devenue inutile, quoiqu’en apparence elle fût restée la même. Vous avez fait punir ce fripon, et vous avez fait rendre la somme qu’il avoit escroquée. L’homme que j’accuse aujourd’hui n’est pas moins coupable ; il m’a vendu pour une somme considérable l’esclave qui est devant vos yeux, et il me l’a livrée elle et tous ses ajustements ; mais il a retenu son cœur, c’est-à-dire la partie la plus précieuse de toute sa personne ; ordonnez qu’il me rende les mille taels qu’il m’a dérobés. Hélas ! seigneur, dit le malheureux Mia-hi en se jetant aux pieds du juge, il m’est impossible de satisfaire à la demande de mon accusateur : je ne possede plus l’argent que j’ai reçu de lui ; lorsque j’ai consenti à lui vendre la belle Ida-né, ce n’étoit que dans l’espoir de gagner par mon industrie une somme considérable pour la racheter, et lui faire jouir des biens qu’elle mérite ; j’ai donc employé les mille taels de Ouan-gyn à acheter une cargaison que j’ai placée sur une jonque prête à faire voile pour la Corée : ce matin, comme j’allois m’embarquer, le pied m’a manqué en passant sur la planche du navire, et je suis tombé dans la mer ; j’étois au moment de me noyer, lorsque le capitaine d’une jonque voisine s’est jeté généreusement à l’eau pour me sauver ; il m’a ramené à terre ; mais pendant que je lui faisois mes remerciements, est arrivé un détachement de douaniers, qui l’ont arrêté ; il s’agissoit d’une amende de mille taels, dont il ne pouvoit payer que la moitié : on alloit le conduire en prison ; pouvois-je faire moins que de répondre pour lui ? J’ai revendu sur-le-champ ma pacotille ; il me reste encore trois cents taels : les voici, je les offre à Ouan-gyn ; et de plus je consens à devenir son esclave, s’il veut prendre devant vous l’engagement de traiter Ida-né avec les égards que méritent ses vertus et son infortune. — N’êtes-vous pas, dit le colao au jeune homme, ce hou-pou que j’ai destitué il y a quelque temps ? — Oui, seigneur : ma conscience ne me reproche rien ; mais vous avez sans doute eu de bonnes raisons pour en agir ainsi. — Les sentiments élevés que vous venez de manifester me portent à croire que j’ai mis trop de précipitation dans ma conduite envers vous ; oui, j’ai accueilli des accusations qui paroissoient très vraisemblables, mais qui n’étoient rien moins que prouvées. Quant à vous, Ouan-gyn… — Moi, seigneur, repartit le négociant, j’ai obtenu tout ce que je desirois ; convaincu de l’innocence de Mia-hi, je voulois lui donner une occasion de paroître avec avantage aux yeux de votre altesse, dont je connois l’équité ; jamais je n’eus l’intention de lui redemander les mille taels ; c’est un présent que je destine à la belle Ida-né, et je la rendrai à son époux dès qu’il aura recouvré l’honneur et sa place… Cela ne tardera pas, s’écria un des spectateurs en se prosternant aux pieds du juge ; c’est moi qui par une basse envie ai écrit contre lui ; touché de ses malheurs et de sa générosité, je me rétracte, et me soumets à tout ce qu’il plaira à son altesse d’ordonner contre moi. A cette scene imprévue, le colao ordonna à deux bourreaux de son escorte de donner au coupable une volée de coups de bambou, pour la forme, et lui remit le reste de la peine portée contre les calomniateurs. Il rétablit aussitôt Mia-hi dans sa charge ; le négociant lui rendit sa femme ; et le Tien, qui avoit voulu les éprouver, leur accorda bientôt de beaux enfants, seule chose qui manquât à leur bonheur.

Quant à Ouan-gyn, ce brave homme est toujours sensible aux charmes des jeunes beautés ; mais il a reconnu qu’il étoit ridicule de prétendre inspirer de l’amour lorsque l’on avoit dépassé le milieu de sa carrière. Riche, considéré, cherchant à faire le bonheur de tous ceux qui l’entourent, il descend doucement le fleuve de la vie ; il secourt les pauvres, fête ses amis, cultive, suivant la saison, les lettres et les fleurs ; et sa maxime favorite est : « Que si le calme de la conscience et la bonne santé sont les plus précieux des biens, les plus doux agréments de la vie sont la conversation des sages, et les soins des femmes. »


FIN DE L’HISTOIRE D’IDA-NÉ.


LETTRE XXI.


KANG-HI À WAM-PO.


Paris, le 19 août 1910.


La société des Français est d’autant plus agréable, mon cher Wam-po, qu’ils sont d’un caractère facile, et qu’ils supportent de bonne grâce la plaisanterie ; il n’y a guere que deux sujets sur lesquels ils n’entendent pas raillerie. Tout le monde ici prétend être brave et spirituel, et veut en avoir la réputation ; au reste, elle s’obtient aisément. A l’égard du courage, on n’exige ni cette fermeté qui fait supporter le malheur avec dignité, ni l’énergie de caractere qui soumet par l’autorité et entraîne par l’exemple ; ne croyez pas non plus qu’il soit nécessaire de montrer de l’audace, encore moins de l’intrépidité ; tout ce que l’on demande, c’est de ne pas refuser un duel, et de ne pas reculer au feu ; mais comme, malgré les querelles assez fréquentes et les guerres qui le sont encore plus, beaucoup de personnes arrivent au terme de leur vie sans avoir passé par ces épreuves, elles jouissent paisiblement des honneurs du courage, que plusieurs d’entre elles pourroient bien ne pas mériter.

Quant à l’esprit, on est encore moins difficile ; un certain air d’assurance, quelques expressions recherchées, un jargon de convention qui s’apprend plus aisément que la grammaire, suffisent pour donner dans la plupart des sociétés la réputation d’homme d’esprit ; mais celui qui joint à ces qualités précieuses, de l’élégance dans les manieres, de la prévenance et de la légèreté, est à-la-fois aimable et spirituel, et dès-lors il a le droit de donner des ridicules aux gens d’esprit qui ne sont pas à la mode, et sur-tout à ceux dont le bon sens dédaigne les choses futiles.

Il n’y a pas long-temps que j’ai découvert la véritable acception que les Français donnent à ce mot d’esprit, qu’ils répetent sans cesse, et qui me paroit bien éloigné aujourd’hui de sa signification primitive et naturelle.

J’étois à un grand dîner ; je priai mon voisin de me dire quel étoit ce personnage qui parloit fort haut, et qui sembloit en possession de faire toujours rire l’assemblée ; c’est, me répondit-on, un homme d’esprit, jadis fort riche, mais qui ne possede plus rien, si ce n’est un fonds inépuisable de gaieté ; au reste, s’il est ruiné, c’est sa faute, il a mangé en dépenses folles son bien, celui de sa femme, et doit encore de grosses sommes ; le fait est qu’avec tout son esprit il n’a pas le sens commun. — J’allois demander comment cela étoit possible, lorsque le maître de la maison, s’adressant à un grand homme qui étoit au bout de la table, et qui n’avoit jusque là ouvert la bouche que pour manger, lui fit des questions sur son nouvel ouvrage : On prétend, dit-il, que vous soutenez de singulières propositions ; par exemple, vous avancez que le numéraire appauvrit les états ! Sans doute, repartit l’auteur avec assurance, et je prouve aussi que la guerre augmente la population ; cependant on répete sans cesse que depuis trois mille ans tout est dit, et qu’il n’y a plus d’idées nouvelles. Je vous jure, reprit le rieur d’un ton ironique, que je n’ai jamais rien entendu qui ressemble aux vôtres ; je les tiens donc pour toutes neuves, et je suis de plus très porté à les croire ; votre systême sur les finances me semble sur-tout ingénieux, je voudrois, seulement pour être tout-à-fait convaincu de sa justesse, que quelqu’un, par maniere d’expérience, me fît toucher une centaine de mille francs ; je serois curieux de savoir si cela me rendroit plus pauvre, ce qui me paroît difficile : toute la compagnie éclata de rire, mais notre hôte, prenant la défense de l’auteur, qui paroissoit plus irrité que mortifié de la plaisanterie, dit obligeamment : lorsque l’on a autant d’esprit et de talent que monsieur, il est possible de soutenir les opinions les plus hasardées ; l’on est toujours sûr de faire plaisir même à ceux que l’on ne persuade pas. L’écrivain parut satisfait, et ne répondit à l’agresseur que par un regard méprisant. La conversation redevint générale. Mon voisin me dit alors tout bas : cet homme à systêmes est doué d’une imagination brillante ; il écrit bien, et il a des connoissances aussi variées qu’étendues, c’est dommage qu’il aime autant les paradoxes, et encore plus qu’il ait l’esprit faux. — Il me fut impossible de ne pas interrompre mon ami pour lui demander ce que signifioit cette singulière alliance de deux mots qui semblent si peu faits l’un pour l’autre. Je croyois, dis-je, que chez tous les peuples on entendoit par esprit la faculté de découvrir des vérités sublimes, de démêler l’erreur, et sur-tout de tirer de la réflexion et de l’expérience des leçons utiles, des conséquences salutaires, et des regles de conduite. — Je ne sais pas s’il en est ainsi dans les autres pays, mais en France nous disons que ceux qui font des découvertes importantes ont du génie, que ceux qui comprennent aisément ont de l’intelligence, cacher ses sentiments avec adresse, c’est avoir de la finesse (et c’est sur-tout le partage des femmes) ; deviner ceux des autres, c’est avoir de la pénétration ; saisir le véritable point de la difficulté, ce qui donne ordinairement le meilleur moyen de la vaincre, c’est avoir du discernement ; tirer le meilleur parti des circonstances et savoir s’y accommoder, c’est avoir de la raison. — Vous me dites bien ce qui n’est pas, suivant vous, de l’esprit, mais dites-moi donc… — Je vous entends, vous voudriez une définition ; si j’en connoissois une bonne, je vous la donnerois ; mais comme il n’en existe pas, je vais tacher de vous faire comprendre l’idée que nous attachons à ce mot. Nous appelons esprit une certaine vivacité d’intelligence qui permet de saisir des rapports éloignés entre les divers objets, et saillie l’expression inattendue de cette faculté ; mais elle est tellement indépendante du jugement et même du bon sens, que l’on dit très communément, cet homme a beaucoup d’esprit, mais c’est un fou ; tel autre parle bien, mais il ne fait que des sottises. Quant aux esprits faux, on peut les comparer aux personnes louches qui peuvent avoir la vue longue, quoiqu’elles regardent de travers. Au reste, quelque peu utile, quelque dangereux même que soit l’esprit lorsqu’il n’est pas uni à la raison, on en fait un tel cas ici, que les apparences même en sont recherchées : aussi veut-on en mettre partout, dans les écrits, dans les discours, dans les plus simples conversations ; et c’est sans doute de peur d’en manquer, que tant de gens imitent les doreurs, qui trouvent le moyen de donner avec quelques parcelles d’or, de l’éclat à de viles matières. On sait à quoi s’en tenir sur la véritable valeur de ce clinquant, mais la vanité trouve encore des jouissances dans les applaudissements du mauvais goût. Si vous me demandez comment il se fait que l’opinion publique ne s’égare pas lorsqu’il s’agit d’assigner aux génies supérieurs qui honorent la science et la littérature, la place éminente qui leur est due, je vous répondrai que le vulgaire est bien loin d’être en état d’apprécier leur mérite ; mais il croit sur parole ceux qui peuvent en juger, comme on s’en rapporte aux astronomes sur le diamètre de ces globes immenses que nos foibles yeux nous représentent si petits.


FIN DU TOME PREMIER.


TABLE


Des matières contenues dans le premier volume.




page v


Le mandarin Kang-hi à son ami Wam-po.

Voyage de Suez à Alexandrie par le canal, et d’Alexandrie à Marseille. La navigation perfectionnée ; bizarrerie de la langue française, et difficulté de la prononcer.
     


Tai-na à Fo-hi-lo sa sœur.


Voyage de Marseille à Lyon par le canal qui côtoie le Rhône ; aspect du pays qu’elle parcourt, comparé à celui que présente la Chine. Remarques sur les femmes du midi de la France.
     


Kang-hi à Wam-po.

Manufactures de Lyon. L’économie du temps dans les arts, utile sur-tout dans un pays où l’agriculture et la population n’ont pas reçu tout l’accroissement dont elles sont susceptibles.
     


Du même au même.

Arrivée à Paris. Description de cette capitale ; le Louvre, le nouveau jardin des Tuileries, les thermes, la grande tour.
     


Du même au même.

Réflexions sur les voyages. Contraste entre les villes chinoises et les cités européennes. Nouvelle forme des églises.
     


Tai-na à sa sœur.

Elle fait connoissance avec la femme d’un banquier, et va passer la soirée chez elle ; elle y trouve plusieurs autres dames : leurs réflexions sur la parure, les modes, etc.
     


La même à la même.

On lui emprunte toutes ses robes, et jusqu’à ses pendants d’oreille ; le vieux savant et le jeune étourdi.
     


Kang-hi à Wam-po.

Il prend le costume européen, et pourquoi. Remarques sur les entretiens des Français ; envoi du tableau figuré d’une de ces conversations.


Du même au même.

Visite d’un auteur.
     


Le colao Van-ta-zyn au mandarin Kang-hi.

Il lui ordonne de la part de l’empereur de prendre des renseignements sur la population et le gouvernement des différents états européens ; arrivée à la Chine d’une ambassade de l’Amérique orientale.
     


Kang-hi à Kan-ta-zin.

Réponse à la précédente, et envoi d’un mémoire sur les causes de la grande population de la Chine, et des famines que l’on y éprouve. Piece communiquée à un administrateur français pour en obtenir, en échange, des renseignements précieux.
     


Kang-hi à Wam-po.

Portrait de madame de Fensac, et détails sur sa société.
     


Du même au même.

Bibliothèque. Mosaïque littéraire.
     


Du même au même.

Sur les arts ; cause de la supériorité des Occidentaux dans cette partie ; différentes manieres de représenter la Divinité ; influence de la religion sur les arts. Connoisseurs Européens.
     


Du même au même.

Déclaration d’amour à madame de Fensac, et lettre à son mari.
     


Du même au même.

Elle contient la réponse de madame de Fensac, qui justifie les mœurs françaises, et donne un rendez-vous à Kang-hi.
     


Du même au même.

Description de Saint-Germain, résidence d’été des souverains de la France, le château, les jardins, le pont, la pyramide expérimentale, etc.
     


Du même au même.

Description des paragrêles.
     


Du même au même.

Sur les spectacles ; détails sur les théâtres chinois ; réflexions sur le goût des spectacles commun à toutes les nations civilisées ; origine de ce goût ; opinion des philosophes Chinois sur les représentations théâtrales.
     


Fo-hi-lo à Tai-na sa sœur.

Fragment. Histoire d’Ida-né.
     


Kang-hi à Wampo.

Sur la singulière acception que l’on donne en France au mot esprit, et sur le désir immodéré d’en montrer.
     


FIN DE LA TABLE DU TOME PREMIER.

LES VOYAGES


DE KANG-HI


OU


NOUVELLES LETTRES


CHINOISES


PAR M. DE LEVIS.


SECONDE ÉDITION.
REVUE ET AUGMENTÉE DE PLUSIEURS LETTRES.


Le temps présent est gros de l’avenir
Duclos.


TOME SECOND.



À PARIS,
DE L’IMPRIMERIE DE P. DIDOT L’AÎNÉ
M. DCCC. XI.


LES VOYAGES


DE KANG-HI,


OU


NOUVELLES LETTRES CHINOISES.




LETTRE XXII.


KANG-HI À WAM-PO


Paris, le 25 août 1910.


Il vient de m’arriver une aventure qui a pensé m’être funeste. Madame de Fensac étoit avant hier à un grand souper ; j’étois à côté d’elle : se livrant à sa gaieté ordinaire, elle regarda en riant M. de Jansen qui se trouvoit en face, et avec qui depuis quelque temps elle est brouillée. Celui-ci en parut courroucé ; mais madame de Fensac n’en tint compte, et recommença de plus belle. Le lendemain matin je reçois un billet contenant ces mots : « M. de Jansen souhaite le bon jour à M. Kang-hi ; il ignore si c’est à la Chine la coutume de se moquer des gens en face, mais ici on attend qu’ils soient partis, autrement il faut se préparer à rendre raison de l’insulte. M. de Jansen pense que M. Kang-hi qui voyage pour s’instruire, et qui paroît en rechercher les occasions dans tous les genres, ne sera pas fâché de savoir par lui-même comment se traitent les affaires d’honneur en France. En conséquence il voudra bien se rendre au bois de Boulogne avec un second, demain à dix heures. »

P. S. « Quoique M. de Jansen soit l’offensé, il laisse à M. Kang-hi le choix des armes. »

Surpris de cette proposition, car je n’avois jamais songé à insulter M. de Jansen, je crus devoir consulter madame de Fensac : voici sa réponse. « Il est inouï, mon cher mandarin, que l’on instruise une femme de pareilles affaires : ces choses-là se passent entre hommes, et nous ne les savons jamais qu’après l’événement : je suis horriblement inquiette, car l’honneur vous oblige à accepter un pareil défi ; mais je vais faire l’impossible pour en prévenir les funestes suites : Dieu veuille que je réussisse ! »

Cette décision étant formelle, j’écrivis à M. de Jansen que je me trouverois au rendez-vous indiqué. Cependant l’idée d’un combat sans motif ne laissoit pas que de me déplaire. La mort ne m’a jamais beaucoup effrayé, et je puis dire que je l’ai vue de très près, soit dans une affreuse tempête qui brisa contre les rochers la jonque sur laquelle je passois au Japon, soit dans le dernier tremblement de terre qui écrasa sous les débris plus de dix mille personnes à Nan-kin, et détruisit de fond en comble la maison où je me trouvois. Mais on peut soutenir avec fermeté l’aspect du danger lorsqu’il se présente, et cependant avoir de la répugnance à l’aller chercher. Dans la circonstance actuelle c’étoit bien pis, puisqu’en exposant ma vie je compromettais également celle de M. de Jansen, bon jeune homme dont je n’avois point à me plaindre, et que je voyois depuis quelque temps triste et changé à faire pitié. Ces considérations qui auroient dù me porter à éviter, par une explication, une pareille affaire, ne tinrent pas contre la crainte de paroître aux yeux de madame de Fensac un homme foible et sans honneur. Mon parti pris, il ne s’agissoit plus que de me décider sur le choix des armes. Mais, comme les Européens n’ont que deux manieres de se battre, au pistolet, ou à l’épée, et que je n’ai pas plus d’expérience de l’une que de l’autre, cela devenoit assez embarrassant. La nuit porte conseil. Ce matin de bonne heure j’ai été trouver M. de Lanson qui me témoigne une véritable amitié, et je l’ai prié de m’accompagner au lieu du rendez-vous. M. de Jansen y étoit déjà avec un jeune homme de ses amis. — Peut-on savoir, monsieur, quelle sera votre arme, a-t-il dit en m’abordant ; les voici, lui ai-je répondu en tirant de ma poche deux grands poignards. Fi donc ! s’est-il écrié, il n’y a que les assassins qui se servent de pareils instruments. — Puisque vous trouvez que les épées sont des armes honorables, il est étrange que quelques pouces de moins puissent faire cette différence. Au reste, on ne se sert point d’autres armes au Japon, et comme j’ai eu l’honneur de recevoir de l’empereur temporel de ce pays un grade qui correspond à celui de capitaine en France, je compte me battre suivant l’usage de mes camarades, tout aussi délicats sur le point d’honneur que messieurs les officiers Européens. — Mais, monsieur, observez, je vous prie, que je n’ai aucun usage du poignard, et qu’il y auroit un désavantage si marqué pour moi dans ce genre de combat qu’il ne seroit pas juste… — Il y en auroit tout autant, ai-je répondu, pour moi au pistolet ou à l’épée ; au lieu que de cette maniere nous nous en tirerons, surtout avec des seconds, aussi bien l’un que l’autre, puisqu’il ne s’agit que de se fendre soi même le ventre, et si votre main est mal assurée, votre ami vous rendra ce service ; monsieur voudra bien en faire autant, ai-je ajouté en me tournant vers M. de Lanson. — Que voulez-vous dire, monsieur ? vous ne parlez pas sérieusement. — Très sérieusement, monsieur, cette coutume s’observe depuis un temps immémorial au Japon : lorsque des militaires se croient offensés, ils se défient, et vengent ainsi leur honneur outragé[31]. Voilà la seule maniere convenable de se battre ; vos duels européens qui se terminent le plus souvent par des égratignures, sont un enfantillage ridicule ; mais chez nous on ne laisse rien à l’adresse et à la fortune, qui ne sont pas toujours du côté de la justice. — En finissant ces mots j’ai ouvert ma veste et ma chemise, et j’ai présenté un des poignards à M. de Jansen. Je n’avois pas lieu de croire qu’il l’accepteroit ; mais ce qui est certain, c’est que s’il avoit été assez fou pour prendre ce parti, soit mauvaise honte, faux point d’honneur, ou tout autre motif, je n’aurois pas balancé à me plonger le poignard dans le sein, laissant ainsi une épouse désolée à trois mille lieues de sa patrie, et mes nombreux enfants privés des soins d’un pere qui leur est si nécessaire. Mais le destin en avoit décidé autrement. M. de Jansen déconcerté s’est tourné vers son ami, et lui a dit : Que me conseillez-vous de faire dans cette singuliere circonstance ? Le cas est embarrassant, répondit celui-ci. S’il s’agissoit d’une chose extrêmement grave, par exemple d’un démenti, mon avis seroit de tirer au sort à qui recevroit le poignard, afin d’accorder autant que possible les usages du pays de monsieur avec les nôtres ; mais dans l’occasion présente, loin d’en venir à cette extrémité, l’affaire, au moins de la maniere dont on me l’a racontée, est très susceptible d’accommodement, sur-tout si monsieur le mandarin consent à déclarer qu’il n’a pas eu l’intention de vous offenser. — Je le déclare, ai-je répondu, d’autant plus volontiers que monsieur ne m’a donné aucun sujet de plainte : aussi ne suis-je venu ici que pour me conformer à ce qui se pratique dans ce pays, où l’on m’assure que les gens d’honneur ne refusent jamais de pareils rendez-vous. — En ce cas, a répliqué M. de Lanson, tout est terminé. M. de Jansen doit être parfaitement satisfait de l’explication qui vient de lui être donnée ; et si son ami est, comme je n’en doute pas, de mon avis, nous allons déjeuner chez le restaurateur de la porte Maillot, et oublier à jamais cette légère querelle ou plutôt ce mal entendu. Cette proposition étoit trop sensée pour ne pas être acceptée par l’ami de M. de Jansen. Il y consentit lui-même, mais non sans répugnance. Nous sommes bientôt revenus à Paris ; je me suis rendu aussitôt chez madame de Fensac, comme elle me l’avoit demandé. Elle m’attendoit avec une extrême impatience : elle a voulu savoir tous les détails de l’aventure, et l’a trouvée si extraordinaire, si imprévue, que, malgré tout ce que j’ai pu faire, elle est partie pour aller la raconter en secret à deux ou trois de ses amies, c’est-à-dire à tout Paris.


Note de l’éditeur. Cette aventure nous rappelle un trait de Gustave Adolphe, qui mériteroit d’être plus connu. La manie des duels régnoit avec fureur dans son armée, et tous les ans lui enlevoit des officiers de mérite. Il rendit à ce sujet des ordonnances très séveres, et finit par les défendre sous peine de mort. Tout fut inutile. On vint lui dire un jour que deux officiers distingués, à la suite d’une querelle fort vive, s’étoient donné rendez-vous. Il s’y trouve avant eux accompagné de plusieurs personnes. Les combattants étonnés de cette apparition vouloient se retirer. Je ne viens pas vous déranger, leur dit le roi ; battez-vous à outrance, puisque telle est votre intention : je vous préviens seulement que la mienne est de faire trancher la tête à celui qui survivra, et voilà pourquoi j’ai amené le bourreau. Les deux officiers se regardèrent, s’expliquèrent, s’embrassèrent, et il ne fut plus question de duels dans l’armée suédoise, de toute cette guerre.

Si l’espérance de ne pas succomber dans le combat ne se joignoit au désir de la vengeance, il n’y auroit jamais de duels.


LETTRE XXIII.


KANG-HI À WAM-HO.


Paris, 28 août 1910.


Les grandes chaleurs qui ont commencé il y a environ quinze jours, n’ont point arrêté le cours de mes observations et de mes promenades.

Paris est la ville du monde la plus agréable en été, depuis que l’on a ajouté aux portiques, qui décorent presque toutes les rues, des toiles qui les ombragent. Tous les matins, depuis le commencement de juin jusqu’au mois de septembre, on baisse les pièces de bois qui les soutiennent et qui forment une espece de toit mobile. Vers cinq heures du soir on les releve au moyen de poulies : cette manœuvre facile est exécutée par les hommes chargés d’allumer les lanternes, et ne leur coûte pas plus de peine.

Cet établissement est très récent, mais il y a déjà assez long temps qu’il fut proposé : on objecta alors l’embarras et la dépense ; les toiles dévoient se pourrir dans une campagne. Les auteurs du plan répondoient que, comme elles resteroient au magasin les trois quarts de l’année, et qu’elles ne serviroient que pendant les mois les plus secs, elles se conserveroient fort long-temps. L’on discuta, l’on écrivit pour et contre, l’intrigue s’en mêla, l’intérêt voulut en faire une spéculation ; mais l’indécision déjoua tous les projets en ne prononçant rien. Quelques siècles auroient pu s’écouler de cette maniere, si la maîtresse du ministre de l’intérieur, qui avoit un beau teint, et qui aimoit à se promener à pied, n’avoit eu par hasard connoissance de ce plan. Il ne tarda pas à être adopté.

On ne sauroit trop favoriser ce genre d’exercice dans les villes où presque toutes les occupations, ainsi que la plupart des plaisirs, obligent à être renfermé et laissent les jambes dans l’inaction. L’esprit y gagnera même autant que le corps. Celui qui dans sa course rapide voit du fond de son carrosse la troupe effrayée des piétons fuir ses roues menaçantes et les pieds de ses chevaux, perd l’occasion de faire une foule d’observations aussi amusantes qu’instructives ; et s’il se trouve chez un peuple dont la prévenance et la politesse forment le caractère distinctif, la perte est encore plus grande. Il y a tout lieu de croire que l’inexactitude des relations des voyageurs tient en partie à ce qu’ils ne vont pas assez à pied. Ce qui le prouve, c’est que leurs jugements sur les productions des arts et sur les habitants des salons sont en général assez conformes à la vérité ; le malheur est que cette classe à laquelle l’urbanité et le luxe donnent par-tout une teinte presque uniforme, n’est pas celle qui présenteroit à l’observateur philosophe les traits les plus curieux.

Mais pour observer, la liberté d’esprit est avant tout nécessaire. Il ne faut donc pas être continuellement occupé de sa sûreté, comme dans la plupart des villes, où loin d’avoir des portiques, on ne trouve pas même encore des trottoirs ; tant les établissements utiles ont de peine à se propager ! Paris ne laisse plus rien à desirer dans ce genre, depuis que l’on a adopte une manière aussi simple qu’ingénieuse qui garantit de tout danger à la sortie des spectacles, où le concours des voitures est toujours si grand. Les nouvelles salles construites au milieu de places d’une médiocre étendue ont la forme d’un carré long. Aux quatre coins de l’édifice, des arcades surmontées d’une galerie couverte, les lient aux maisons de la place. C’est par là que s’écoule la foule des spectateurs à pied. Ils atteignent ainsi sans risque les portiques qui entourent la place, et qui communiquent aux rues, tandis que les riches montent à couvert dans leurs voitures, qui, circulant librement sous les arcades, vont les prendre aux deux extrémités de la salle. Mais ce que l’on a fait de plus utile pour la sûreté publique, car les traversées des rues offrent en tout temps des dangers, c’est de défendre absolument les voitures à deux roues. Vers la fin du dix-huitieme siecle, il s’étoit introduit un usage aussi dangereux que bizarre ; pour le très petit avantage d’arriver quelques minutes plus tôt, de jeunes étourdis avoient imaginé d’atteler un cheval plus vif que solide à un léger cabriolet. Suivant la description que les contemporains en ont laissée, le chétif capuchon qui le couvroit étoit insuffisant pour garantir du vent, de la pluie, de la poussière et du froid. Ces frêles voitures, si dangereuses pour le passant qu’elles atteignoient en dépit des bornes, ne l’étoient guere moins pour celui qu’elles renfermoient, toujours prêt à tomber, soit que son essieu se rompît, ou que son cheval fît un faux pas. Cependant cette coutume, contre laquelle réclamoient inutilement depuis son origine l’humanité et la raison, subsisteroit probablement encore, si un cheval fougueux attelé à un cabriolet n’eût renversé un jeune prince, l’espérance de la nation, tandis qu’il traversoit à pied la place Vendôme. Il en mourut. L’indignation publique éclata, et fit justice d’un abus trop long-temps toléré. On reconnut qu’il y avoit des années où le nombre des accidents de ce genre avoit dépassé quinze cents. Il fut meme question de proscrire toute espece de voitures ; mais des personnes plus calmes représenterent que la ville étoit immense, les affaires extrêmement multipliées, que beaucoup de personnes étoient infirmes ou incommodées, et qu’il étoit d’une bonne politique de présenter des jouissances à l’industrie pour l’exciter au travail.


LETTRE XXIV.


TAI-NA À SA SŒUR, À PÉ-KIN.


Paris, Ier septembre 1910.


Nous sommes revenus ce matin, ma chere sœur, de Saint-Germain, où l’anniversaire de la naissance du régent a été célébrée par une belle fête. Tous les étrangers de distinction avoient reçu des billets d’invitation. A six heures du soir, on s’est réuni dans la grande salle de concert. Bientôt les plus belles voix et les meilleurs instruments se sont fait entendre. J’ai été aussi surprise que ravie de ces sons mélodieux dont je n’avois nulle idée. Que notre musique est foible en comparaison de celle des Occidentaux ! nos différentes guitares, nos tambourins de métal, et nos calebasses avec des tuyaux de bambou, me paroissent aujourd’hui des inventions grossières que l’habitude et le besoin naturel à l’homme d’entendre des sons cadencés peuvent seuls rendre supportables[32]. Ce qui me paroît sur-tout admirable, ce sont les accords. Cet heureux mélange de sons différents que la nature permet d’unir, a donné naissance aux accompagnements ; ils soutiennent la voix, en augmentent l’effet ; souvent ils expriment ce que la parole ne sauroit dire, et expliquent les plus secrettes pensées, enfin ils procurent au chant les mêmes secours que les gestes et l’expression de la figure donnent à la parole.

Quelque habiles que soient les Européens dans la musique, à la maniere dont ils l’écoutent, on les diroit peu sensibles aux charmes de cet art divin. Dans les concerts, un bruit confus, un murmure sourd, contrastent désagréablement avec des sons si doux. Mais ils savent en tirer une jouissance d’une autre espece. Ceux qui ont étudié la musique et qui y ont fait des progrès en sont très fiers, tandis que d’autres, sans en savoir les regles et sans jouer d’aucun instrument, se déclarent connoisseurs, et mettent à leurs décisions autant d’importance que les premiers à leurs talents. Ce n’est pas tout ; les personnes qui, moins bien organisées, sont insensibles aux plaisirs de l’harmonie, ont un orgueil négatif. Elles regardent en pitié celles qui attachent tant d’importance à un art futile, à une occupation frivole, quoique les leurs le soient souvent davantage, et rendent ainsi aux amateurs tout leur mépris ; tant l’amour-propre de ces peuples est un ingénieux protée !

Lorsque le concert fut terminé, à un signal donné, le fond de la salle s’ouvrit, et la moitié des loges et des gradins tournant de chaque côté sur d’énormes gonds, tous les spectateurs se trouverent en face d’une superbe naumachie revêtue de marbre, et magnifiquement illuminée. Cette belle piece d’eau étoit couverte de gondoles richement décorées, et d’élégantes pirogues ; des joûtes, des courses de rameurs et de nageurs vigoureux, une entrée de divinités marines sur des chars attelés de tritons et de dauphins vinrent encore animer cette scene magique dont tout le monde parut enchanté. Lorsque les souverains donnent des fêtes, ils doivent laisser aux spectacles journaliers le soin d’exciter des émotions ordinaires ; quant à eux, qu’ils déploient leur magnificence en faisant exécuter des choses inattendues et presque surnaturelles, ils produiront une surprise mêlée d’admiration, sensation si agréable à l’esprit humain, que le récit seul de ces merveilles plaît et amuse dans les contes de génies et de fées, dont en Europe comme en Asie on fait tant de cas. Bientôt on s’embarqua, et toute la compagnie, passant à l’autre bord, trouva dans des bosquets ornés de guirlandes de fleurs, des tables préparées : on servit un souper splendide. Les dames entrerent ensuite dans des appartements séparés où elles trouverent des masques et des dominos. Les hommes purent choisir ailleurs toutes sortes de déguisements. Alors on se réunit dans la salle de bal. Je n’oublierai de ma vie l’impression d’étonnement et d’effroi que ce spectacle extraordinaire a produit sur moi. A la vue de cette foule d’êtres encore plus difformes que grotesques, se poussant, se foulant, s’étouffant, et qui s’efforçoient de rendre leurs voix aussi affreuses que leurs figures, je me crus transportée dans le vestibule du palais des mauvais démons. Il est difficile de concevoir ce que de telles réunions peuvent offrir d’agréable. Aussi m’a-t-on dit que l’on y alloit par désœuvrement, et que l’on y restoit par air. Cette fois un masque a paru assez divertissant : il portoit un panier, et lorsqu’il remarquoit quelqu’un qui paroissoit encore plus ennuyé que les autres, il lui présentait un masque d’une nouvelle forme, à mâchoires élastiques, qui bâille en même temps que la personne. Presque tout le monde en auroit besoin.

Pendant que, retirée dans une des premières loges avec madame de Ricange, je considérois tout ce mouvement sans but et cette agitation sans résultat, deux jeunes gens vinrent s’asseoir au-dessous de nous : voici ce que j’entendis de leur conversation. — Es-tu bien sûr que c’est madame de Fensac qui donne le bras à ce grand masque noir qui a une démarche singulière ? — Assurément, et ce masque n’est autre que le Chinois Kang-hi. Depuis qu’elle l’a captivé, elle le promene par-tout comme une curiosité. — Ce magot-là a, dit-on, une femme charmante ; il mériterait bien… Le bruit que fit en passant une folie agitant ses grelots m’empêcha d’entendre le reste. Mais ce que j’ai appris a suffi pour me laisser une impression bien profonde de tristesse. Je ne sais que trop à présent pourquoi je vois si peu depuis quelque temps mon cher Kang-hi, et pourquoi sa tendresse pour moi est si refroidie. Pour la première fois, je ressens les tourments de la jalousie. Lorsqu’une jeune beauté est introduite dans notre harem de Pé-kin, loin d’éprouver rien de pareil, je me plais à la parer, et je cherche à augmenter l’éclat de ses charmes. Mais aussi quelle différence ! Elle m’est soumise, et ses enfants un jour me reconnoîtront pour leur mere. Cette variété de plaisirs, qui ne diminue point l’affection conjugale, rend mon époux plus aimable et plus gai, et bientôt il revient à moi avec un nouvel empressement. Mais que n’ai-je pas à redouter de ces terribles Européennes ? sirenes dangereuses, elles s’emparent de tout, et la tête, et le cœur, et les sens, tout est la proie de leurs séductions : leur adresse leur fait trouver des armes jusque dans leurs défauts, leurs caprices les rendent plus piquantes, leur coquetterie éveille la vanité, leur insouciance fait que l’on met plus de prix à les fixer. Quelles femmes ! ah mon pauvre Kang-hi !


LETTRE XXV.


KANG-HI À WAM-HO.


Paris, 2 septembre 1910.


Les connoissances des Européens sont loin de remonter à une époque aussi reculée que les nôtres. Tout est nouveau chez ces peuples, mais par une inexplicable singularité, un esprit de curiosité insatiable, un désir de perfectionner qui ne connoît point de bornes ont succédé chez eux à l’ignorance la plus insouciante, qui fut pendant bien des siècles leur partage. Aujourd’hui le bien ne les satisfait pas ; il leur faut du mieux : si dans les procédés des arts cette disposition est sans inconvénient, il n’en est pas de même lorsqu’elle s’étend aux formes de gouvernement et aux institutions sociales. La France et la plupart des autres petits états entre lesquels l’Europe est partagée, ont éprouvé les terribles effets de cette funeste manie. Il seroit assurément digne d’un observateur philosophe d’examiner les causes de cette irrégularité de la marche des Occidentaux dans la carrière de la civilisation et de l’industrie. Pour moi, qui n’ai pas les connoissances préliminaires qu’exigeroient des recherches si difficiles, et qui n’aurois pas le temps de les acquérir, j’ai dû me borner à rassembler quelques renseignements sur les dernieres découvertes ; celui que je regarde comme le plus intéressant, est le recueil des grands prix de salubrité institués il y a environ un siecle.

À cette époque, on remarqua, pour la premiere fois, que, si l’on avoit ingénieusement dirigé les ressources de la mécanique et les combinaisons de la chimie vers l’économie du temps dans les manufactures, l’amour du gain avoit exercé une telle influence sur l’esprit des inventeurs, qu’ils ne craignoient point de compromettre la santé des ouvriers pourvu qu’il en résultât le plus léger profit pour l’entrepreneur. L’introduction des enfants dans la plupart des fabriques étoit une raison de plus pour exciter la sollicitude d’un gouvernement paternel. On reconnut qu’ils y étoient presque toujours assis, souvent dans une attitude peu naturelle, et que le mauvais air des ateliers et le défaut d’exercice s’opposoient au développement de leurs organes, tandis que la répétition constante d’une manœuvre unique abrutissoit leur esprit, privé de l’éducation insensible mais nécessaire, qu’il doit dans la vie champêtre, ou dans celle encore plus agitée de la ville, à la diversité des objets qui l’occupent. On devoit donc s’attendre à voir sortir de ces lieux de rassemblement une race dégénérée et abâtardie[33]. La perfectibilité indéfinie de l’espece humaine est une chimere enfantée par quelques imaginations exaltées ; mais le premier devoir des gouvernements est de conserver à l’homme, au physique comme au moral, l’intégrité de ses facultés ; on exigea donc que les enfants employés dans les fabriques fussent occupés une partie de la journée à la culture des terres ou à quelque travail en plein air. Ces mesures salutaires s’étendirent à tous ces métiers qui ruinent la constitution des ouvriers, et dont quelquefois le seul voisinage est incommode ou meme dangereux. On excita les membres les plus distingués des sociétés savantes à s’occuper de la recherche de procédés plus salubres, et bientôt l’art du peintre, du doreur, de tous ceux qui emploient le mercure, du verrier, du corroyeur, du chaufournier, et bien d’autres, s’enrichirent de nouveaux moyens. Les inconvénients disparurent, et les résultats restèrent les mêmes. Lorsque ces découvertes importantes furent constatées, les anciennes et pernicieuses pratiques furent proscrites, et la surveillance la plus exacte s’exerça sur les compagnons aussi bien que sur les maîtres ; car l’imprévoyance coupable de cette classe d’hommes les expose souvent, pour une modique augmentation de salaire, à de longues infirmités ; on ne sauroit dire que la liberté nécessaire au commerce et aux manufactures soit blessée par de tels réglements ; en effet, si le travail est une véritable denrée qui peut se vendre et s’acheter, il existe des choses au-dessus de toute appréciation, trop précieuses pour être considérées comme des objets de trafic ; telles sont l’honneur et la santé, dépôts sacrés, inaliénables, que l’homme n’a reçus du ciel qu’à la charge d’en rendre compte. Les contrats dans lesquels ils se trouvent compromis peuvent paroître volontaires, mais ils n’en sont pas moins frauduleux, illicites ; ils doivent donc être sévèrement défendus.

L’administration, après avoir mis un frein salutaire à l’avidité des hommes, s’occupa de corriger les torts de la nature. Déjà certains cantons marécageux desséchés par des procédés dont les Hollandais avoient autrefois donné l’exemple, étoient devenus moins mal sains, mais les fievres périodiques qui désoloient à la fin de l’été les bords de presque toutes les rivieres, étoient regardées comme un fléau irrémédiable. Cependant la cause n’en étoit pas inconnue ; on savoit que les plantes aquatiques pourrissoient dès que la baisse des eaux les mettoit à découvert, et que leurs exhalaisons putrides suffisoient pour exciter dans le corps humain d’horribles ravages. Le problème à résoudre étoit donc de soutenir les eaux à une hauteur telle que les végétaux qui y croissent fussent toujours submergés. Après de mûres discussions et plusieurs années d’essais on adopta un plan qui embrassoit dans un systême général tout le territoire français ; mais ce grand ouvrage qui effrayoit alors l’imagination, et qui aujourd’hui, qu’il n’est pas encore terminé, excite l’admiration, fut commencé avec sagesse et suivi avec persévérance. Quelque bien qu’il dût en résulter, la génération présente ne fut pas sacrifiée à la postérité, ou plutôt à la vaine gloire de ceux qui auroient voulu attacher leur nom à cette magnifique entreprise. On fit peu à la fois, mais solidement ; et lorsque l’intempérie des saisons ou la guerre plus funeste ramena ces années désastreuses qui se retrouvent si souvent dans l’histoire des nations, les travaux furent suspendus ; car l’état doit, en bon pere de famille, préparer par le travail et la prévoyance le bonheur des races futures, mais il ne doit pas s’épuiser pour elles.

Deux moyens principaux furent employés pour établir plus d’égalité dans la hauteur des eaux ; l’un fut de creuser aux endroits où les fleuves quittent les montagnes pour entrer dans les plaines, d’immenses réservoirs, dont le superbe bassin de Saint-Fériol, qui alimente le canal du Languedoc, fut le modèle ; ils se remplissent dans la saison des pluies, diminuent les débordements, et conservent pour les temps de sécheresse leurs dépôts précieux : l’autre fut de resserrer par des digues le lit des rivières à bords plats[34].

Celui qui a écrit qu’en administration toutes les sottises sont meres, auroit bien fait d’ajouter que toutes les grandes mesures utiles produisent également des avantages inattendus. Ainsi l’on n’avoit songé qu’à la santé publique, et la navigation intérieure reçut une amélioration importante ; la baisse excessive des eaux ne lui fit plus éprouver de retards fâcheux ou même une interruption totale pendant le plus beau temps de l’année ; l’agriculture y gagna aussi de grands moyens d’irrigation, qui ajoutent si puissamment à la fertilité du sol.

Ainsi fut détruite la cause de ces maladies, qui le long des rivières accabloient périodiquement les pauvres villageois ; et désormais ces belles positions qui dominent les eaux limpides et les vertes prairies ne présenterent plus un dangereux attrait au riche citadin qui souvent y trouvoit en automne, au lieu du repos et de la santé, la fievre et de longues souffrances. Cependant il restoit à combattre un fléau plus rare sans doute, mais aussi plus terrible. Jusqu’alors on avoit trouvé encore moins de préservatifs que de remedes à ces épidémies funestes, dont la cause est inconnue, et qui, sous divers noms, ravagent de temps en temps les deux mondes. Le siecle dernier, on éprouva une de ces crises accompagnées de symptômes si effrayants, que la grandeur du mal excita l’industrie de toutes les classes. Un physicien, je regrette que l’histoire, si avide de recueillir les noms des brigands fameux, n’ait pas conservé le sien, persuadé que l’atmosphere n’étoit point infectée à une grande hauteur, s’éleva dans les airs ; l’eudiométrie perfectionnée lui ayant prouvé que ses conjectures étoient fondées, il adapta à son aérostat des tubes d’étoffe imperméable qui descendoient jusqu’à terre, et les fit communiquer à de puissants ventilateurs. Il parvint ainsi à établir des courants perpétuels d’air pur. Ce moyen simple employé en grand eut le plus heureux succès. Chaque place, chaque rue, chaque hospice eut des ballons salutiferes, et la maladie s’arrêta. Depuis, l’expérience ayant démontré que les miasmes contagieux ne dépassoient guere trois cents pieds, hauteur commune des brouillards, on imagina de se servir des tours des églises pour soutenir des tuyaux de descente, auxquels s’ajustent au besoin des ventilateurs.

Ainsi les monuments de la piété ont vu ajouter à leur destination sublime un nouveau secours pour l’humanité souffrante, et l’homme fait descendre à la fois du ciel les deux plus grands biens que la Providence lui ait départi, la santé et l’espérance.


LETTRE XXVI.


FO-HI-LO À TAI-NA SA SŒUR.


Pé-kin, le 4 avril 1910.


Jai reçu, ma chere Tai-na, ta lettre datée de Kang-tong ; Wam-po à son retour ici s’est empressé de me la remettre[35] ; mon mari, sachant combien j’aurois de plaisir à m’entretenir avec quelqu’un qui venoit de te voir, m’a permis de le recevoir ; j’ai donc fait servir du thé, des pâtisseries, des fruits, et du lait de feves, dans la principale salle de l’appartement des femmes, et, baissant le grand rideau de nacres de perle qui divise la piece en deux parties, je me suis assise clu côté intérieur, et lui ai fait mille questions.

Il y a plusieurs mois que nous sommes séparées, et, dans ce long intervalle de temps, tous les jours je me suis rappelé douloureusement ton absence. Sans doute, avant ton départ, il ne s’écouloit que trop souvent des lunes entieres sans qu’il nous fût permis de nous voir, quoique nous fussions dans la même ville ; mais, si la proximité n’est pas une jouissance, au moins elle tranquillise, au lieu que l’inquiétude naît de l’éloignement, et qu’il m’est impossible de songer, sans frémir, aux mers immenses qui nous séparent, et aux dangers sans nombre d’un pareil voyage ; mais je ne veux pas fixer plus long-temps mon esprit sur des pensées aussi pénibles pour ton cœur que pour le mien ; j’aime mieux chercher à me distraire en te parlant avec quelque détail d’une des plus belles fêtes que la Chine et peut-être l’univers puisse offrir.

La princesse, mere de l’empereur, ayant atteint la soixantième année de son âge, le monarque régnant a voulu surpasser en magnificence ce que Kien-long, l’un de ses prédécesseurs, avoit fait en pareille occasion l’année 1752[36]. Il a choisi le même emplacement ; de nombreux arcs de triomphe, dont les inscriptions rappeloient les vertus de la princesse, élevés par les ordres de son fils, décoroient la route qui conduit du palais d’Yven-ming-yven à Pé-kin ; cette distance est de quatre lieues, et par-tout l’art avoit embelli la nature ; l’or et les vernis les plus précieux éclatoient de toutes parts. Des édifices de toutes les formes et de toutes les grandeurs étoient destinés à recevoir l’immense multitude de spectateurs que la solennité de ce jour avoit attirés des différentes parties de l’empire. Dans plusieurs endroits on avoit élevé des montagnes artificielles formées de rochers entassés les uns sur les autres de la maniere la plus pittoresque ; des arbustes fleuris et des plantes odoriférantes sembloient y avoir pris naissance ; leurs sommets étoient couronnés de petits temples assez spacieux pour contenir des religieux de différents ordres brûlant des parfums et des feuilles d’étain et de papier doré. On rencontroit de temps en temps des bosquets de grands arbres apportés de fort loin dans d’énormes caisses pour conserver la fraîcheur de leur feuillage ; des oiseaux singuliers étoient perchés sur leurs branches ; c’étoient des enfants couverts de plumes de paon, de poule d’argent et de faisan doré ; d’autres appartenant à des troupes de sauteurs étoient vêtus de peaux de singe à qui on avoit laissé la queue ; ils faisoient sur des colonnes ou sur les toits recourbés mille gambades divertissantes. On voyoit sur le bord du chemin de très gros ananas et des roses d’une grandeur gigantesque, dont la forme et la couleur représentoient, à s’y méprendre, celles de la nature ; ces fleurs et ces fruits sembloient s’épanouir lorsqu’il passoit un prince, et il en sortoit un joli enfant qui lui présentoit des bouquets et des vers. De distance en distance on avoit élevé des théâtres ; les meilleurs acteurs de l’empire avoient été rassemblés au nombre de plusieurs milliers ; de jeunes eunuques superbement habillés jouoient les rôles de femme, et l’on représentait à-la-fois les cent pièces qui composent le recueil des chefs-d’œuvre écrits sous la dynastie des Yven. On avoit sévèrement proscrit ces pieces licencieuses qui n’affligent que trop souvent la décence. Des actions héroïques ou des drames touchants excitoient dans tous les cœurs des sentiments généreux ou des émotions douces. L’empereur avoit voulu que ses femmes et celles des principaux mandarins pussent jouir de la fête donnée à la plus auguste personne de leur sexe ; il avoit en conséquence fait élever en face de chaque théâtre, ainsi que dans l’intérieur du palais, des loges grillées, d’où nous pouvions tout voir sans être vues. On avoit rassemblé dans les amphithéâtres destinés pour la musique tous ces nombreux instruments que l’industrie chinoise a su trouver dans les différents regnes de la nature. La trompette guerrière, la conque marine, le poisson de bois creux, le tambour de peau, la timballe de cuivre, se faisoient entendre à-la-fois ; on avoit placé dans des bosquets les musiciens les plus habiles ; ceux-ci jouoient des différentes especes de mandolines et de guitares, ou frappoient en cadence l’instrument des pierres sonores et celui des clochettes d’airain ; au milieu de ces démonstrations d’alégresse, on vit arriver l’empereur. Les colaos, vêtus de satin jaune broché d’or, et montés sur des chevaux blancs comme la neige précédoient sa chaise dorée, portée par seize officiers. On distinguoit dans son nombreux cortege les neuf ordres de mandarins, aux boutons de pierres fines de différentes couleurs, qui brilloient au haut de leurs bonnets ; ceux que le monarque honore d’une faveur particulière portent une plume de paon derrière la tête ; la marque des emplois civils est un oiseau brodé sur la poitrine et sur le dos ; les militaires se reconnoissent aux dragons et aux tigres qui ornent leurs uniformes. Les boucliers des soldats et leurs casques sont chargés de figures monstrueuses et faites pour inspirer la terreur. Les ambassadeurs des rois tributaires étoient rangés à la porte de l’est ; on voyoit d’abord les Coréens, dont les habits sont richement brodés, ainsi que ceux du Tonquin et de la Cochinchine, puis les noirs envoyés d’Ava, dont les robes de velours rouge sont garnies de franges d’or, mais dont les pieds sont nus. Les députés du grand Lama occupoient la place d’honneur ; ils étoient à gauche ; leur grave maintien répondoit à la sainteté de leur ministere, et de longs chapelets étoient suspendus à leurs ceintures ; l’empereur leur fit en passant une inclination de tête ; à côté d’eux les ambassadeurs des princes européens excitoient la risée de la multitude par la singularité de leurs vêtements aussi indécents qu’incommodes ; une poussière blanche, semblable à la craie, et fixée avec de la graisse, couvroit leurs cheveux ; tous leurs membres paroissoient gênés par d’étroites ligatures, et leurs mains même étoient renfermées dans des especes d’étuis. L’impératrice mere étant venue au-devant de son auguste fils, ce monarque voulut donner un grand exemple de piété filiale ; il quitta son palankin, et montant à cheval, l’escorta jusque dans la cour intérieure du palais. A son arrivée, le président du tribunal des rites commanda d’une voix forte le grand salut, et chacun se prosterna la face contre terre ; personne n’est dispensé de cette marque de soumission ; le fier Tartare y est assujetti comme le modeste Chinois ; les Regulos eux-mêmes, tous les descendants des maisons impériales, les colaos, et ces illustres personnages que l’on nomme Ta-gyn (grands hommes), n’en sont point exempts. Neuf fois de suite la cérémonie recommença, réglée par des commandements distincts, comme l’exercice des soldats. Alors le lô (grand tambour de métal) se fit entendre ; des chœurs de musiciens entonnèrent les louanges de l’empereur ; ils chantoient ce refrain chéri : « Gloire au fils du ciel, pere et « mere de ses sujets ». Une troupe de jeunes officiers mantchoux exécutoit en même temps une danse militaire, en frappant en cadence de leurs épées sur leurs boucliers. D’autres lancerent d’un bras vigoureux des flèches et des javelots contre une boule d’airain suspendue, tandis que des sauteurs faisoient des tours surprenants. L’empereur parut prendre plaisir à ces divertissements, mais il les fit bientôt cesser, pareequ’il avoit résolu de rendre cette fête plus solennelle, en célébrant en même temps celles qui reviennent à des temps marqués pendant le cours de l’année. Il se rendit donc auprès du Ty-tan ou temple de la terre, accompagné de soixante vieillards, représentant le nombre des années de la princesse. Le nom de la province d’où ils étoient venus se lisoit sur une plaque d’argent suspendue à leur cou par deux rangs de corail. Ils avoient chacun plus de cent ans ; leurs longues barbes blanches et leur air vénérable contrastoient avec les grâces enfantines du plus jeune de leurs descendants qui se tenoit auprès d’eux magnifiquement habillé et chargé des dons de l’empereur. Tous étoient cultivateurs, et ce fut en leur présence que ce prince ouvrit de ses augustes mains plusieurs sillons. Après cet hommage rendu au premier des arts, on vit s’avancer un char immense que cinquante paires de chevaux traînoient avec peine ; il portoit la vache colossale de terre cuite, que l’on promene annuellement en automne ; tout-à-coup elle éclata en mille pièces, et une prodigieuse quantité de petites vaches d’argile se répandirent sur la terre. La multitude s’empressa de les ramasser, et chacun emporta dévotement l’image de cet animal précieux, dont le travail, le lait, et la chair sont si utiles à l’homme.

Ces diverses cérémonies employerent toute la journée : au coucher du soleil commença la fête des lanternes, qui se célebre tous les ans le quinzieme jour de la premiere lune ; et pour honorer un si heureux événement, elle fut plus magnifique qu’on ne l’avoit encore vue. Il y avoit des lanternes en soie, d’autres en gaze, quelques unes en lames de corne soudées ; les plus riches étoient de nacre de perle, et si artistement travaillées, qu’elles coûtoient jusqu’à quatre cents taels (mille écus ) ; mais ce qu’il y avoit de plus admirable, c’étoit l’illumination du grand lac dans le jardin impérial ; ses bords et les jolies isles dont il est parsemé brilloient des feux de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel ; les arbres portoient des lampions cachés dans des fruits transparents ; sur les eaux, des lanternes flottantes éclairoient le lis aquatique qui s’ouvroit étonné de revoir sitôt la lumière ; les gondoles et les jonques étoient illuminées jusqu’au haut des mâts, et portoient des festons qui représentoient le nom de l’empereur, et celui de sa mere ; on voyoit à travers le cristal des eaux les poissons dorés et le treillis léger qui les met à l’abri des brochets et des autres animaux voraces. Sur les rives, la scene étoit animée par des troupes d’hommes portant de grands poissons et d’autres figures monstrueuses faites d’une substance diaphane, et éclairées en dedans. Des milliers de pétards et de serpenteaux faisoient retentir les airs, et croisoient leurs feux étincelants ; mais ce qui excita le plus l’étonnement des étrangers, fut une longue treille d’artifices dont les grappes, d’abord vertes, changerent par degrés de couleur, et paroissant mûrir, devinrent du plus beau violet. On avoit aussi disposé autour de la cour principale de grands tonneaux suspendus entre des piliers à cinquante pieds de hauteur. Lorsqu’ils firent explosion, il sortit de chacun d’eux plus de cinq cents lanternes allumées qui formerent des guirlandes ; il y avoit encore de grandes caisses qui s’élevoient d’elles-mêmes à une hauteur considérable ; alors le fond tomboit, et l’on voyoit un pot de fleur lumineux, qui bientôt devenoit un vaisseau avec toutes ses voiles ; après avoir vogué quelque temps dans les airs, il disparoissoit au milieu d’une pluie de feu.

Tous ces artifices firent beaucoup plus d’effet qu’à l’ordinaire, parcequ’on les voyoit pour la première fois pendant la nuit, l’usage étant, comme vous le savez, de les tirer avant le coucher du soleil.

C’est ainsi que se termina cette fête, dont les préparatifs ont occupé pendant trois mois deux cent mille hommes, et coûté quarante millions de taels (trois cents millions tournois), en y comprenant d’immenses distributions de vêtements et de vivres que l’on fit pendant toute une lune à cinquante mille familles indigentes. L’empereur dans sa bonté voulut que tous les âges prissent part à sa joie ; il envoya aux enfants des principaux mandarins tartares, des moutons de selle bien dressés et richement équipés ; il ordonna aussi que l’on distribuât dans les petites écoles un million de ces jolis cerfs volants qui représentent des oiseaux ; lorsqu’ils sont enlevés, l’enfant fait glisser le long de la corde une petite boëte de papier qui s’ouvre en arrivant en haut ; il en sort un papillon qui développe ses ailes brillantes, et voltige autour de l’oiseau.

Après avoir passé une journée entière au milieu d’une immense multitude et des plaisirs bruyants, j’ai retrouvé avec délices ma paisible retraite et le jardin charmant où je passe une grande partie de ma vie ; loin d’envier aux Européennes cette liberté fatigante dont elles sont, dit-on, si fieres, et ces entretiens familiers avec les hommes, dont la pudeur rougit et dont la vertu s’alarme, je ne prise de leur condition que la faculté de voir aussi souvent qu’elles le veulent leurs meres et leurs sœurs : elles continuent donc de jouir, comme si elles n’étoient pas mariées, de cette amitié naturelle qui date de la naissance et ne finit qu’avec la vie, liaison intime, pure comme la lumière du jour et précieuse comme elle ; sans doute que, dans ces heureuses contrées, les sœurs vivent dans la plus intime union, et passent ensemble presque tout leur temps, entourées de leurs enfants qui leur retracent les doux amusements du jeune âge.

Mon mari, ma chere Tai-na, a conservé pour moi la même tendresse ; il est revenu dernièrement d’Em-ouy, où il avoit été chargé de régler les affaires des Espagnols de Manille, qui font toujours un grand commerce dans ce port. En passant à Hank-tchou-fou, ville célebre pour l’éducation des filles, il a acheté une jeune personne fort agréable, qui joint à d’autres talents celui de faire des chansons. J’ai voulu qu’elle m’apprît la mesure des vers, et les regles de la rime ; nous autres femmes légitimes, si nous voulons assurer notre empire, nous ne devons négliger aucun moyen de plaire ; un mari, dit le proverbe, ressemble à un gros poisson qui peut d’une secousse rompre la ligne la plus forte, mais qui ne cherche pas à s’échapper lorsqu’il est pris dans un filet.

Voici la première chanson que j’ai faite en songeant à toi, ma chere sœur.

Air : Des bateliers du Pei-ho, Hutt.

     Hoa iao lin ki sse
     etc. etc.



Note de l’éditeur. L’étude des langues est si négligée en France, qu’il n’est pas rare d’y rencontrer, même dans le plus grand monde, des personnes qui ne savent pas parfaitement la leur ; c’est ce qui a fait craindre que la plupart des lecteurs ne fussent pas en état d’entendre couramment la poésie chinoise ; on a donc cru leur rendre service en essayant de traduire les vers de Fo-hi-lo, mais l’on doit déclarer que cette foible imitation est bien loin d’atteindre à l’élégance de l’original ; au reste ce défaut étant celui de presque toutes les traductions modernes, l’éditeur espere que le public voudra bien avoir autant d’indulgence pour lui que pour ses nombreux confrères.


CHANSON.


« Que j’envie le sort de ces deux belles fleurs qui croissent à l’abri du pavillon doré ! Comme nous, ma sœur, nées le même jour, elles sont aussi égales en beauté, mais elles ne sont point séparées et ne le seront jamais ; elles recevront toujours ensemble les rayons bienfaisants du soleil levant, et la rosée parfumée du soir ; et lorsque le terme de leur existence sera arrivé, l’hiver les ensevelira toutes deux dans sa longue robe blanche. Peut-on regretter la vie lorsqu’on la perd en même temps que l’objet de ses affections » ?

Les personnes qui desireroient s’instruire de ce qui concerne la poésie chinoise, feront bien de consulter un mémoire curieux de Fréret, composé sur les renseignements qui lui ont été donnés par Arcadio-hoang, lettré chinois, qui étoit en France vers 1710 ; il est inséré dans l’histoire de l’académie des inscriptions et belles-lettres.

Un extrait de ce mémoire, avec des notes instructives, se trouve dans le Hau-kiou-choaan, tome 4, page 77.

Voyez aussi du Halde sur la poésie sans rimes, tom. 3, édit, in-fol. pag. 290. L’éloge de la ville de Moukden, poëme, par l’empereur Kien-long, traduit par le savant Amyot ; Paris, 1770, in-oct. Les Mém. sur les Chinois, tom. 1, 2, 4, 6, 8, 9 et 13.


LETTRE XXVII.


KANG-HI À WAM-HO.


Paris, le 9 septembre 1910.


La condition des femmes est telle en Europe, mon cher Wam-po, que leurs facultés morales éprouvent un développement bien fait pour étonner les Orientaux. Vivant en société intime avec les hommes, et recevant presque la même éducation, elles ont des occasions continuelles de s’instruire des affaires, et de connoître le cœur humain. La finesse dont la nature les a si abondamment pourvues, et qu’elles ont chez nous si peu de moyens d’employer, s’accroît par l’exercice, ainsi que la facilité de saisir ces rapports délicats et ces nuances fugitives qui échappent souvent à nos sens plus grossiers. On s’aperçoit bien vite, dans la conversation des femmes d’esprit (et elles sont en grand nombre à Paris), du résultat de ces avantages, et l’on est moins surpris d’apprendre qu’elles cultivent les lettres, et même qu’elles écrivent sur tous les sujets. Leurs ouvrages, il est vrai, sont sans force et sans profondeur, mais plusieurs ne sont pas tout-à-fait dépourvus de mérite ; et je vous avouerai même, non sans quelque confusion, qu’il se trouve dans ce pays des hommes qui en font de bien plus mauvais.

Cependant, quelque différentes que soient les mœurs, ce qui dépend de l’organisation ne sauroit changer. Si donc la mémoire des Européennes est plus exercée que celle des Chinoises, si elles ont des connoissances plus variées et plus étendues, enfin plus de facilité pour exprimer leurs idées, elles n’ont pas plus que le reste de leur sexe le pouvoir de remonter aux causes, et celui de déduire les conséquences : ces deux facultés semblent appartenir exclusivement au génie, ou à la force d’invention, que la nature leur a refusée. En effet, dans les lettres comme dans les arts, les femmes ont toujours imité, et jamais créé. Ainsi elles excellent dans la musique : elles sont sensibles aux charmes de la mélodie ; leur voix flexible en parcourt sans peine toutes les modulations, tandis que leurs doigts, vifs comme la pensée, exécutent avec une inconcevable précision les pièces les plus difficiles ; elles apprennent même assez facilement les regles abstraites de la composition, et cependant jamais morceau d’un grand effet n’est sorti de leur cerveau. Il en est de même de la peinture ; elles parviennent à dessiner correctement, et leur coloris ne manque pas de vérité ; elles font des portraits ressemblants et des paysages médiocres ; mais la magie de l’art leur est inconnue, et loin de pouvoir atteindre au beau idéal, à peine peuvent-elles le reconnoître. Je ne parle pas de la sculpture, dont le travail est au-dessus de leurs forces physiques, et dont l’étude répugne à la pudeur : quant à l’architecture, ce bel art, fondé sur l’ordre et les proportions, leur sera toujours étranger, parceque tout y est combinaison, que l’élégance n’y consiste que dans l’union de la solidité et de la légèreté, et le goût dans la justesse du coup-d’œil qui saisit l’exactitude de ce rapport. Si nous descendons aux ouvrages qui semblent le plus leur convenir par l’objet et la délicatesse de l’exécution, tels que la fabrication des tissus, des étoffes, les filatures, nous trouverons que ce sont encore les hommes qui ont inventé, perfectionné leurs rouets et leurs métiers, comme ce sont eux qui dessinent leurs ajustements et leurs broderies.

On diroit cependant, à voir les femmes si vives, si passionnées, que ce feu est celui du génie ; mais si un trait, ou meme quelques phrases peuvent être inspirées par la passion, la composition d’un ouvrage ne peut être que le fruit du sang-froid de la réflexion : la méditation veut du calme ; ce n’est qu’à force d’art et de travail que l’on parvient à imiter le mouvement et le langage des passions. Aussi Rousseau, l’un des écrivains les plus passionnés, écrivoit-il avec une peine extrême, retouchant et corrigeant sans cesse ses périodes, ainsi qu’il nous l’apprend lui-même. La fiction est froide de sa nature ; c’est le marbre de Pygmalion qu’un souffle divin peut seul animer. Comparez aux pages brûlantes de la Nouvelle Héloïse, ou bien aux vers de Phedre, les romans de ces femmes qui ont prétendu faire une peinture vive de l’amour qu’elles se vantent pourtant de sentir mieux que nous ; quelle sécheresse de cœur, quelle fausse sensibilité, quelle exagération de sentiments ! et si au milieu de tout ce fracas vous apercevez quelques lueurs, elles ressemblent à ces feux d’artifice qui brillent, mais qui ne brûlent pas. On ne sauroit citer qu’un seul ouvrage de femme qui porte l’empreinte de la passion ; c’est l’ode si connue et si courte de Sapho : mais il n’y a pas là de fiction ; c’est l’expression d’un véritable amour, ou plutôt d’une frénésie exaltée, qui bientôt après lui coûta la vie. Or, l’on sait que quelquefois dans le délire les facultés de l’esprit augmentent comme les forces physiques.

Lorsque les femmes sont dans leur état naturel, leur imagination vive, mais peu étendue, a besoin d’être excitée par la présence ou au moins par le souvenir récent d’objets réels ; c’est alors qu’elles sont habiles à démêler le trait caractéristique, et que leurs tableaux ont la grâce de la nature, et sont frappants de vérité. C’est ce que prouve d’une maniere irrécusable le genre de composition dans lequel elles sont véritablement supérieures. Le chef-d’œuvre des femmes françaises est le recueil des lettres de madame de Sévigné, et les Anglaises n’ont rien fait au-dessus des lettres de myladi Montague. Mais qu’y a-t-il donc de si admirable dans le premier de ces ouvrages ? Est-ce l’expression si souvent répétée de cette tendresse maternelle, manifestée quelquefois en termes tellement recherchés, qu’ils ont fait douter de sa sincérité ? Ce ne sont pas non plus ses jugements assez souvent faux[37], ou ses opinions qui n’ont rien de bien saillant : n’est-ce pas plutôt cette peinture vive et animée des choses et des personnes qu’elle fait passer rapidement devant vous avec les couleurs de la nature et les formes de la vie ? Dans cette galerie rien n’est imaginaire ; tout est réel, véritable, vivant. Mais croyez-vous que, si madame de Sévigné avoit tenté de faire une comédie de mœurs, elle y eût réussi ? N’est-il pas vraisemblable qu’elle seroit restée aussi loin de Moliere, que le meilleur faiseur de portraits est au-dessous de Raphaël ? Il faut, pour qu’une piece soit bonne, que le plan soit fortement conçu, les caractères vrais, les incidents vraisemblables, l’intrigue intéressante, le but moral, le style coulant, le dialogue serré, la marche rapide, le dénoûment naturel et cependant imprévu. Toutes ces conditions sont de rigueur, et exigent une force d’attention, une combinaison d’idées, une vigueur de tête dont bien peu d’hommes sont doués. Le jugement, l’esprit, la finesse ne suffisent pas. Une femme célebre (madame Deshoulieres), qui a montré du talent pour la poésie, a su dépeindre avec autant de justesse que de concision l’ambition inquiette et l’excessive vanité qui caractérisent la nation française, dans ces deux vers,


« Nul n’est content de sa fortune,
« Ni mécontent de son esprit. »


Mais, lorsqu’elle a voulu s’élever jusqu’au genre dramatique, elle a échoué complètement. On sait assez que le poëme épique offre encore plus de difficultés.

J’ai cependant encore à parler d’un chef-d’œuvre qui honore les femmes, la princesse de Clèves. Dans cet ouvrage l’élévation des sentiments se trouve unie à la délicatesse, le naturel à la noblesse. De ce roman à tous les autres faits par les femmes, l’intervalle est immense, car les meilleurs ne s’élevent guere au-dessus du médiocre[38]. En anglais, simple histoire ne dément pas son titre, et cette composition est touchante et spirituelle. On trouve dans Cécilia quelques scenes intéressantes, et des caractères tracés faiblement, mais bien soutenus. L’on m’assure que, dans la foule prodigieuse des romans français composés par des femmes, il se trouve aussi deux ou trois productions supportables. Mais quelle distance de ces faibles écrits à ceux de Cervantes, de Fielding, de Richardson, de le Sage ! et quelle femme approchera seulement de l’ingénieux enfantillage de Gulliver, livre si plein d’observations fines et de pensées profondes ? Quelques unes, espérant faire passer leurs médiocres productions à l’abri d’un grand nom, cherchent dans l’histoire des personnages célebres ; mais, en dénaturant leur caractère, et en leur prêtant leurs opinions, elles les rendent inéconnoissables et ridicules. Autant l’épopée releve les grands hommes et ajoute à leur gloire, autant le roman historique les rapetisse et les dégrade ; leurs passions même s’ennoblissent sous la plume du génie. Homere a illustré la colere d’Achille, et ce n’étoit pas sans raison qu’Alexandre regrettoit de ne pouvoir être chanté par un tel poète ; il eût frémi s’il eût vu comment ces dames travestissent les héros.

Ne vaudroit-il pas mieux, s’il faut absolument de la pâture à l’oisiveté, et si les Européennes ont ce besoin irrésistible d’écrire que toutes les femmes ont de parler, qu’elles se bornassent à peindre ces tableaux de société où elles jouent elles-mêmes un rôle si intéressant. Là, elles sont sûres de ne pas rencontrer de ces grands caractères qu’il est si difficile de faire discourir et agir convenablement. Au lieu de ces personnages embarrassants, elles auront à représenter, d’après nature, des êtres dont les manieres et le langage rendent le sexe douteux, hommes efféminés, qui par leur afféterie cherchent en vain à acquérir la délicatesse des femmes aux dépens de la force et de la dignité ; femmes inconsidérées, qui croient ne pouvoir s’élever au-dessus des préjugés qu’en renonçant à la modestie, source de toutes les grâces. Au lieu de ces grandes passions qui bouleversent l’existence et consument la vie, de ces pénibles combats d’un cœur vertueux aux prises avec l’infortune, et ayant encore à se défendre contre sa propre foiblesse, elles auront à décrire de nouveaux produits de l’orgueil et de l’oisiveté ; elles pourront faire connoître l’amour de convenance, l’amour d’amour-propre, l’amour de rivalité, sentiments éphémeres qui ne font qu’effleurer le cœur, mais qui le rendent incapable d’émotions profondes. Pour peindre les travers et les ridicules d’un monde encore plus frivole que corrompu, la soif démesurée du plaisir qui tourmente aujourd’hui toutes les classes, le tourbillon de la mode dont la roue est encore plus rapide que celle de la fortune, l’importance des petites choses, l’insouciance des grandes, la mollesse réduite en principes, l’égoïsme en système, l’horreur de la gêne, et pourtant l’observation rigoureuse des devoirs factices, il ne faut ni force de tête, ni génie. Mais cependant n’allez pas croire que ce soit une tâche aisée : on doit, pour la remplir avec succès, unir au talent de l’observation la finesse des aperçus ; mettre de la vérité dans ses portraits et de la bonne foi dans ses opinions ; écrire avec correction, clarté, élégance ; sur-tout dédaigner cette affectation de mélancolie, véritable infirmité qu’il est fâcheux d’avoir et ridicule de feindre, à laquelle la fantaisie du moment peut donner du prix, mais que le goût et la raison réprouvent également. L’on pourra alors composer un ouvrage, qui, en dépit des défauts du sujet, sera lu avec intérêt ; car la représentation fidelle de la nature, même dans ses écarts, est toujours attachante, et les tableaux de Teniers sont recherchés avec empressement, tandis que les compositions historiques des peintres médiocres sont méprisées.

Quelques femmes ont écrit sur l’éducation ; leur intention est louable sans doute, mais elles auroient dû songer que la première enfance n’a besoin que de soins assidus dirigés par la médecine, et que dans un âge plus avancé la recherche des meilleurs moyens de développer l’esprit et de former la raison, est un des problèmes les plus difficiles de la morale et de la métaphysique, et par conséquent au-dessus de leur force : aussi quand une mere douée d’un excellent jugement sentit le besoin d’être guidée dans l’éducation de sa fille, elle s’adressa à l’immortel archevêque de Cambrai, et en reçut de si sages avis et de si admirables préceptes, que le sujet paroît être épuisé.

Un ouvrage presque du même genre reste encore à faire, et semble par sa nature réservé à une femme. Les deux sexes sont, en Europe, non seulement toujours en présence, mais même la coquetterie les constitue dans un véritable état de guerre. Elle est pour la plupart des hommes et des femmes (dans la classe aisée) l’occupation la plus importante des plus belles années de la vie. Cette espece de tactique n’est guere moins compliquée que celle de l’art militaire aujourd’hui si perfectionnée ; et comme l’on emploie les mêmes ruses, on s’y sert aussi des mêmes termes, d’attaque, de défense et de capitulation, de traits, de chaînes, de combats et de blessures. Cependant, comme en dépit des mœurs, il est prouvé que l’avantage réel des deux sexes, et sur-tout celui des femmes, est d’observer la fidélité conjugale prescrite par la religion et les lois, on sent assez combien il seroit utile d’indiquer aux jeunes personnes qui entrent dans l’état du mariage, les innombrables dangers qui les attendent, et les moyens de s’en préserver ; c’est à une mere qu’il appartient de donner ces conseils désintéressés, que l’expérience rendra plus salutaires, et la tendresse plus persuasifs.

Voilà ce qui devroit exciter l’ambition des femmes qui ont le goût et le talent d’écrire. Mais la vanité les égare, et rien de ce qui a été tenté par les hommes ne leur paroît au-dessus de leurs forces. Ainsi quelques unes ne craignent pas de présenter sous une forme didactique leurs sentiments et leurs opinions ; seulement il est triste que, dans ces prétendues pensées, ce que l’on entend sans peine se réduise à des lieux communs, et que ce qui est obscur ne vaille pas la peine d’être deviné[39].

D’autres, regardant les romans comme des compositions trop frivoles, se jettent à corps perdu dans l’histoire et la politique : elles lisent donc, compulsent, compilent. Les auteurs grecs, hébreux, latins, ou plutôt leurs traducteurs, passent successivement en revue. Cependant on ne feuillete pas impunément tous ces gros volumes, et leur poussière pédantesque laisse des traces ineffaçables. Cet inconvénient est commun aux deux sexes ; mais quelle différence dans les résultats ! Lorsque l’étude et la retraite ont fait perdre à un homme d’esprit une partie de ses agréments dans la société, il en est dédommagé par le surcroît d’estime que lui méritent des connoissances approfondies, dont le public espere recueillir d’utiles éclaircissements. Mais, lorsqu’une femme s’est appesantie sur les livres, et qu’à force de remplir sa tête de passages et de citations, elle est parvenue à diminuer les grâces et la légèreté de son esprit, que lui reste-t-il ? plus de prétention que de savoir, plus de ridicule que de considération : moins savante que les hommes, moins aimable que les autres femmes, elle perd sans indemnité les agréments dont la nature l’avoit ornée.

Cependant quelle existence brillante ont les femmes en Europe, et sur-tout chez les Français ! Combien n’ont-elles pas de jouissances inconnues à celles des autres parties du monde, et qui devroient satisfaire la plus excessive vanité ? Dans toutes les occasions ce peuple galant leur témoigne de la déférence, leur rend des hommages, les admet à tous ses plaisirs. Ornements de la société, elles y brillent autant par les grâces de l’esprit, que par les attraits de la beauté, et captivent par des charmes qui ne vieillissent pas ; leur influence s’exerce sur les hommes comme sur les affaires ; oracles du goût et du bon ton, leurs jugements sont sans appel : et quand elles les révoquent, on se soumet encore à leurs caprices. Objets d’un culte continuel, flattées dès l’enfance, adorées dans la jeunesse, leur vieillesse est encore entourée de respects. Mais lorsque, cédant à une malheureuse manie, et se faisant auteurs, elles révelent le secret de leur médiocrité, et provoquent le jugement du public, tous les prestiges qui les entourent s’évanouissent, et l’on peut à bon droit leur appliquer ce que disoit l’une d’elles d’une femme qui cede à son amant, qu’elle abdique l’empire. Les critiques remplacent les adulations, les sarcasmes succedent aux hommages, quelques louanges fades ou mendiées, qui même assez souvent recelent le venin de l’ironie, ne sauroient dédommager leur amour-propre des traits malins auxquels elles sont sans cesse exposées. Elles cherchoient la gloire, et n’obtiennent qu’une fâcheuse célébrité. C’est bien pis encore lorsque, se livrant à leur irascibilité naturelle, elles s’engagent pour défendre leurs ouvrages dans des querelles littéraires. Le style polémique, qui n’exclut pas la plaisanterie, mais qui demande au moins autant de force que de finesse, ne convient pas plus à ces esprits légers, que le maniement des armes à ces corps délicats. Les Amazones de toutes especes sont toujours ridicules ; et parmi les fables des anciens, celle des femmes guerrieres est peut-être la seule qui soit dépourvue de grâce et de vraisemblance.

Je n’ai pas voulu traiter cette question comme auroit pu le faire un moraliste sévere, sous le rapport de l’emploi du temps et de la destination naturelle des femmes. Je sais trop que dans les mœurs européennes les heures qu’elles consacrent à la composition, ou à d’inutiles études, seroient également perdues pour leur familles si elles y renonçoient, et consumées en lectures frivoles, ou en conversations oiseuses : je n’ai donc envisagé que leurs jouissances individuelles, leur bonheur, et leur considération ; et ce qui me paroît tout-à-fait décisif, c’est que l’on m’assure qu’il n’y a pas un homme sensé qui voulût épouser une femme auteur, ni une mere de famille qui choisît pour son fils une pareille épouse.

N’est-il pas étrange, mon ami, qu’il y ait encore quelques personnes qui prétendent que cette grande différence que l’on observe entre l’esprit des femmes et celui des hommes vient de l’éducation. Ce paradoxe seroit plus soutenable en Orient, où l’on se contente de leur apprendre l’art de broder, la musique, et la danse. Mais ici, où on leur enseigne, comme aux hommes, l’histoire ancienne et moderne, la géographie, la sphere, la physique, où, loin de se réserver quelques secrets, les hommes ont cherché à leur aplanir toutes les voies de la science, composant à leur usage une multitude d’abrégés, de traités élémentaires, et même de rhétorique, l’expérience journalière démontre évidemment l’erreur de cette opinion. D’ailleurs on a vu souvent que des hommes, dénués des avantages de l’éducation, y ont suppléé par un travail subséquent, et se sont fait un nom dans les lettres. Si les femmes étoient douées des mêmes facultés, pourquoi n’y parviendroient-elles pas comme eux ? La vérité est que les femmes (je dis celles qui ont le plus d’esprit) ont toujours du vague dans la tête ; leur extrême mobilité les empêche de fixer les objets, par conséquent d’en combiner les rapports. Pour rendre leur esprit attentif, il faut commencer par émouvoir leur cœur, car il y a toujours un sentiment au fond de leurs pensées ; leurs opinions sur les choses, comme sur les personnes, sont influencées par leurs goûts ; analysez-les, vous trouverez qu’elles ont pour base un penchant ou une aversion, un désir ou un regret : chez elles enfin le cœur est trop près de la tête, et voilà ce qui les empêchera toujours de généraliser leurs idées, et de s’élever à de hautes conceptions.

Leurs productions se ressentent nécessairement de cette faiblesse d’organisation ; elles pechent toutes par le défaut d’ordre et de plan, d’énergie dans les caractères, de profondeur dans les vues ; et tout le fruit de leurs vains efforts est de mettre le gigantesque à la place du grand. Quelle différence, lorsqu’au lieu d’écrire pour le public, une femme spirituelle et sensible épanche dans le sein de l’amitié ses sentiments secrets ! débarrassée de toute contrainte, sa plume court rapide et légère, les objets se présentent en foule à son imagination brillante, miroir fidele qui les réfléchit à l’instant. Celui qui par un heureux hasard se trouve initié à ces mystères, s’étonne de ces tournures vives et hardies qui peignent d’un trait, rare récompense d’un travail pénible et assidu ; il admire ces observations fines, ces portraits à nuances délicates, ce bonheur d’expression que l’art ne donne pas, cette élégante naïveté ; il lui semble qu’il a pris les Graces sur le fait. Si quelques incorrections éveillent la critique, le style a tant de prestige, qu’elles paroissent plutôt la faute de la langue que celle de l’écrivain ; aussi ces productions légeres, pour conserver toute leur fraîcheur, loin d’être corrigées, veulent à peine être relues ; l’art ne sauroit les embellir, car elles naissent comme les fleurs parées de leurs couleurs brillantes, ou comme ces coquilles vermeilles que l’océan Indien dépose sur ses bords. Il n’en est pas ainsi des ouvrages plus solides des hommes que le temps mûrit, que le travail perfectionne, et qui demandent à être sans cesse retouchés ; mais la lime qui polit l’or briseroit l’émail délicat de la perle.

Ces vérités sont connues, avouées ; par quelle fatalité faut-il donc que des femmes d’esprit, égarées par des succès de société ou par les suggestions d’un amour-propre trop exalté, entreprennent des ouvrages si évidemment disproportionnés à leurs forces ? Tant qu’elles rassemblent les matériaux, comme il ne faut que de la patience et de la méthode, elles ne s’aperçoivent pas de la difficulté de l’entreprise, et ne doutent pas du succès ; mais, quand il faut les mettre en œuvre, c’est alors que l’embarras commence, et que toute l’insuffisance des moyens se fait sentir : ainsi, lorsque l’on monte sur une tour élevée, quelle que soit la hauteur, on n’éprouve aucune sensation pénible jusqu’à ce que l’on soit parvenu au sommet ; mais, dès que l’on découvre à la fois un horison immense et un profond abîme, si l’on n’est pas d’une organisation forte, tout-à-coup l’œil s’éblouit, le cœur manque, la tête tourne, et l’on s’empresse de redescendre en chancelant.

Quel contraste entre ce tableau et celui de l’homme de génie ! Représentez-vous Homere, Virgile, Milton, travaillant à leurs immortels ouvrages. Maître de son sujet, l’écrivain sublime est élevé au-dessus des hommes et des choses, mais sa vue perçante les rapproche de lui ; semblable à Jupiter au haut de l’Olympe, il parle et l’univers écoute, les cœurs sont dans sa main, il excite à son gré la terreur et la pitié, éleve l’ame ou l’attendrit, fait taire l’orgueil, chasse le doute, et soumet la raison.


P. S. Cette notice sur les ouvrages d’esprit composés par les femmes d’Europe, est bien incomplette ; cependant vous devez, mon ami, me trouver fort savant pour le peu de temps que j’habite ce pays. Un Français, à ma place, vous laisseroit dans l’erreur, car ce peuple est peu délicat en amour-propre ; pour moi, je vous avouerai franchement que j’ai suivi une méthode fort à la mode ici, et qu’au lieu de me donner la peine de lire la plupart des livres dont je vous ai parlé, j’ai trouvé plus commode de prendre des jugements tout faits dans un ouvrage qui vient de paroître, et qui excite une assez grande curiosité. Ce sont les mémoires jusqu’ici inédits d’un écrivain qui vivoit il y a cent ans, et dont l’impartialité est assez généralement reconnue ; l’ouvrage est trop volumineux pour vous être envoyé. Mais, pour vous donner une idée du style, sans m’écarter du sujet que je traite, je copierai les portraits de deux femmes auteurs dont il paroît que le public s’occupoit beaucoup à cette époque.




Fragment des mémoires de M. de L***.


Année 1809.


DANS ce moment, deux femmes auteurs surpassent toutes les autres, et partagent les suffrages du public ; leurs nombreux ouvrages n’ont point lassé sa curiosité, et chacun de leurs nouveaux écrits est recherché avec empressement. Entre elles il n’y a de commun que le genre de littérature, et un esprit très distingué. Celle qui a commencé la premiere à se faire connoître publie, dans un style élégant et correct, des romans remarquables par des détails de mœurs, des secrets de caractere qu’une sagacité peu commune lui a fait découvrir. Ses observations, il est vrai, sont plus fines que ses pensées ne sont profondes, et souvent elle y attache une importance qui les déprécie ; mais elle possede l’art d’enchaîner les événements, de conserver à ses différents personnages un ton uniforme et soutenu, d’attacher de l’intérêt à leurs destinées, et de conduire le lecteur sans ennui jusqu’à la fin d’une longue histoire. Cependant on s’aperçoit que dans ses dernieres productions elle retrace des scenes qu’elle avoit déjà décrites, mal déguisées aujourd’hui par des incidents plus bizarres qu’ingénieux. En vain le domaine de l’imagination est immense ; le pouvoir de s’y frayer des routes toujours nouvelles est donné à peu d’écrivains ; la plupart ressemblent à ces oiseaux qui s’élevent assez haut, mais dont le vol trace constamment un cercle dans les airs. Le génie seul ne se répete pas. Lorsque, les mêmes objets ramenant les mêmes images, on s’aperçoit que le travail de la tête ne fait plus qu’exciter la mémoire, il faut, au lieu de chercher à déguiser par de vains subterfuges la stérilité de son esprit, prendre sans balancer le parti de la retraite. Si la nature, qui a marqué pour les femmes le terme de la fécondité vers le milieu de leur vie, n’a pas fixé avec autant de précision l’âge où elles doivent cesser d’écrire, l’expérience démontre que ces deux époques sont très rapprochées, et la même analogie prouve que les hommes peuvent pousser plus loin leur carrière littéraire.

Lorsque les premiers ouvrages de l’autre femme célebre parurent, des réflexions si ingénieuses, des aperçus si nouveaux exprimés avec la délicatesse particuliere à son sexe, firent croire que la fable des androgynes s’étoit réalisée ; mais un examen plus sérieux découvrit que, malgré les beautés d’un ordre supérieur qui brillent dans ses écrits, elle manquoit de cette faculté toute virile de condenser par la méditation la force de son esprit, de creuser la pensée, et de suivre ses développements jusqu’aux conséquences les plus éloignées, seul moyen d’en reconnoître la justesse. Cette imperfection ne fut pourtant pas généralement remarquée ; on se trompe aisément sur la valeur des diamants qui jettent beaucoup de feu.

Trop fiere des avantages qu’elle a reçus de la nature, madame de *** ne veut rien devoir à l’art ; aussi son style est-il inégal et négligé. Quelquefois même elle tombe si bas que, sans le secours de ses ailes, jamais elle ne pourroit se relever. Son coloris a plus d’éclat que de fraîcheur ; son pinceau se refuse à peindre des scenes de gaieté et de bonheur, mais elle excelle dans la peinture des peines vagues de la mélancolie, de ses chagrins rêveurs, et du réveil de l’amour désabusé. Seulement on reconnoît trop l’auteur à travers le personnage, et l’on croit entendre un ministre disgracié, parlant d’un ton chagrin de la cour, éternel objet de ses regrets. Les lettres peuvent lui reprocher d’avoir servi de modèle à une secte d’écrivains médiocres qui se persuadent qu’une tristesse langoureuse peut remplacer l’intérêt et le talent, et dont les rêveries endorment tout de bon. Pour elle, plutôt exaltée que passionnée, ses traits, comme ceux de l’électricité, frappent et brillent, mais n’échauffent pas. Ses admirateurs disent qu’elle écrit d’inspiration ; cela est vrai quelquefois, mais l’inspiration n’est pas le génie, élan sublime du sentiment de la vérité ; au lieu que l’inspiration tient de l’enthousiasme prophétique, et comme les oracles, a toujours quelque chose de vague et d’obscur. Ce défaut est très grand, et doit nuire au succès du plus bel ouvrage. Cependant deux classes de lecteurs ne se plaignent jamais du manque de clarté ; l’une, craignant dépasser pour manquer d’intelligence, feint d’admirer ce qu’elle n’entend pas ; l’autre, expliquant les passages difficiles d’après ses propres idées (souvent très éloignées de celles de l’auteur), se complaît en soi-même en croyant l’admirer. De pareils hommages ne sauroient flatter la femme célebre à laquelle ils s’adressent ; elle ne peut recevoir que ceux dont elle se sent digne ; pour en mériter davantage, elle se décidera à discuter ses opinions, sur-tout à éclaircir ses expressions ; c’est alors seulement qu’elle pourra reconnoître celles de ses pensées que la raison désavoue, car le grand jour fait pâlir l’erreur et briller la vérité.

La clarté est la marque d’un esprit véritablement supérieur, comme la franchise est celle d’un grand cœur ; et dans toutes les langues clarté est synonyme de lumière.


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LETTRE XXVIII.


KANG-HI À WAM-HO.


Paris, le 16 septembre 1910.


Il y a environ deux siecles, mon cher Wam-po, qu’il s’est introduit en Europe un usage dont je veux vous rendre compte[40]. On imprime tous les matins à Paris et dans la plupart des grandes villes plusieurs petits écrits, qui contiennent tout ce que l’on présume devoir intéresser ou amuser le public. On y trouve des articles sur la pluie, le beau temps, le procès singulier, le crime atroce, le trait de générosité, la piece qui tombe, le roman qui réussit, les événements d’une guerre éloignée, le voyage d’un prince étranger, le tremblement de terre, le début d’une actrice, la mode nouvelle ; enfin rien n’est oublié : les bagatelles les plus minutieuses y tiennent leur place comme les événements les plus importants. Un simple alinéa sert de transition, et de l’un à l’autre de ces sujets si disparates, l’imagination légere de ces peuples fait sans efforts des sauts prodigieux. Cette invention flatte singulièrement trois défauts auxquels les Européens sont sujets, la curiosité des choses inutiles, la médisance et la paresse d’esprit : aussi le goût des journaux est-il universellement répandu. Les gens riches les font venir chez eux, les autres vont les lire dans les cafés. Outre l’avantage très grand pour des oisifs de consumer une heure ou deux, il en est un autre que l’on prise encore plus. On trouve dans ces feuilles des jugements tout faits ; et comme un journal est une autorité dans son parti, chacun en recueille ce qui lui est nécessaire pour la conversation de la journée : ainsi l’on est dispensé de réfléchir même sur les sujets frivoles, et cela ne laisse pas que d’être fort commode.

De tous ces écrits périodiques un seul a la sanction du gouvernement, comme cette gazette que l’on imprime à Pé-kin, dans laquelle l’empereur daigne nous faire connoître ses volontés, et les récompenses ou les châtiments qu’il juge à propos de distribuer ; les autres sont l’ouvrage de spéculateurs, qui de leur autoritée privée s’établissent juges souverains des arts, de la littérature, et, si on les laissoit faire, de la politique. Ils blâment donc ou louent indistinctement les auteurs et les peintres, les sculpteurs et les musiciens, les acteurs et les architectes : ces tribunaux ne sont pas toujours inaccessibles à l’intrigue et à la corruption ; mais comme ils sont directement aux gages du public, lorsque leurs jugements sont par trop iniques, les souscriptions cessent, et ces magistrats si orgueilleux rentrent dans la classe des simples citoyens.

La condition des journalistes seroit assez douce, si leurs feuilles, qui doivent être prêtes tous les jours à heure fixe comme les voitures publiques, pouvoient aussi, comme elles, partir à moitié vides lorsqu’il n’y a pas de quoi les remplir ; mais on ne leur laisse pas cette faculté. Beaucoup d’amateurs pour qui cette lecture est un exercice des yeux devenu nécessaire par l’habitude, comme la promenade en est un pour les jambes, trouveroient fort mauvais que leur journal contînt une seule ligne de moins. Les écrivains périodiques sont donc obligés, lorsqu’il y a disette de nouvelles, de recourir à différents expédients. D’abord ils rendent compte de tous les ouvrages nouveaux, quelque mauvais qu’ils soient : ils en font même quelquefois connoître de si ridicules, que l’on pourroit les soupçonner de faire composer exprès ces rapsodies pour divertir le public. D’autres fois ils se cherchent querelle entre eux, et se déchirent mutuellement ; la malignité s’en amuse un instant ; mais pour peu que ces querelles durent, elles fatiguent et ennuient. Il vaudroit bien mieux pour eux, comme pour le public, qu’ils publiassent journellement des réflexions judicieuses et impartiales sur quelque point intéressant de littérature et de morale ; mais il faut convenir que cette obligation d’avoir de l’esprit tous les jours, en dépit des maux et des chagrins qui assiegent l’humanité, est au-dessus des forces d’un seul homme, et demanderoit celles de plusieurs collaborateurs aussi éclairés que laborieux.

La profession des journalistes est bien moins considérée en France qu’en Angleterre, où l’on a vu des personnes d’un rang distingué, et même des ministres d’état composer des feuilles périodiques. Il est vrai que ces excellents moralistes, dont on admire encore les écrits, attaquoient les vices, blâmoient les excès de tous genres, se moquoient des ridicules, mais non des individus. Ainsi ils ne compromettoient point leur considération comme font ceux qui, prenant le moyen facile de rendre par des personnalités leurs articles plus piquants, s’attirent des injures et des sarcasmes, qui les rendent à leur tour les jouets du public.

Les journalistes, quel que soit leur talent, ne peuvent prétendre à aucune considération, s’ils ne montrent constamment de la sévérité pour les principes, et de l’indulgence pour les personnes, et s’ils ne mettent autant de modération dans leurs éloges que dans leurs censures. Il faut donc avant tout qu’ils s’abstiennent de parler de ces ouvrages absolument mauvais, dont il est impossible de rendre compte sans couvrir les auteurs de mépris et de ridicule. La correction des fautes grossières est sans profit pour la littérature, et ne fait qu’exciter des haines et des fureurs contre ceux qui les montrent au grand jour. La critique nécessaire des ouvrages médiocres leur attirera toujours un assez bon nombre d’ennemis ; et il faut convenir que leurs auteurs ont réellement sujet d’étre irrités. En effet, sans les journaux, ils pourroient jouir tranquillement de ces réputations viagères qui se font dans les coteries, et que le public aime mieux tolérer qu’approfondir. On voit tous les jours un homme, avec quelque esprit et beaucoup de suffisance, publier un livre : ses amis le prônent, et ne sont point contredits, car personne ne le lit. Mais bientôt paroît le journal. Il analyse l’ouvrage, et, ce qu’il y a de pis, en cite des passages entiers sans verve, sans chaleur, pleins d’incorrections et de réminiscences. Le public rit, les amis se retirent ou se réunissent aux rieurs, et l’auteur est jugé. Il a beau se plaindre de l’esprit de parti, de l’envie qui se plaît à étouffer le talent naissant, à détruire les réputations établies, de la malignité du critique qui a isolé des passages, négligé de faire connoître des beautés ; ces lieux communs, triste ressource des auteurs maltraités, n’ont aucun succès. Il ne lui resteroit, pour rétablir son crédit, que d’user de ce moyen qu’employa autrefois Ouen-tsée, un de nos plus célebres écrivains. Des envieux avoient critiqué avec ses ouvrages et déchiré sa personne ; une cabale puissante s’étoit acharnée contre lui, et étoit parvenue à égarer l’opinion publique. Il ne répondit rien, disparut quelque temps ; mais, réunissant dans sa retraite tout ce que la nature lui avoit donné de chaleur d’imagination, de vigueur d’esprit, de force d’attention, il composa un véritable chef-d’œuvre sous ce titre : « Afin qu’on m’apprécie ».

Il faut que les auteurs Européens ignorent ce moyen victorieux de répondre à la critique ; au moins ne voit-on pas qu’ils en fassent usage.

Vous trouverez ci-joint un journal français. Je vous envoie le premier qui s’est présenté ; dans le nombre de ces écrits périodiques, il y en a sans doute de bien meilleurs, mais aussi il y en a de plus mauvais.


LETTRE XXIX.


KANG-HI À WAM-HO.


Paris, le 25 septembre 1910.


Vous apprendrez avec peine, mon ami, que j’ai éprouvé ces jours derniers un accident assez fâcheux. Pour moi, j’en suis tout consolé, puisqu’il a peut-être sauvé la vie à madame de Fensac. Je me promenois avec elle à cheval au bois de Boulogne ; car vous saurez que les femmes de ce pays veulent avoir leur part de tous les plaisirs, de ceux même qui semblent les moins faits pour elles. Elles montent donc à cheval : accoutumées qu’elles sont à subjuguer les hommes, elles s’imaginent qu’elles doivent exercer autant d’empire sur les animaux ; mais comme ils sont moins soumis, il en résulte souvent pour ces dames des conséquences funestes. Ajoutez à cela qu’elles ont choisi une attitude dangereuse que l’usage seul peut empêcher de trouver gauche et ridicule ; en effet, au lieu de prendre la seule position que le bon sens et les lois de l’équilibre indiquent pour se tenir ferme et bien gouverner son cheval, elles s’asseoient de côté avec une jambe en l’air. Ce n’étoit sûrement pas ainsi que la belle Clorinde et la séduisante Armide montoient leurs superbes coursiers. De fausses idées de pudeur et de grace ont, dit-on, fait adopter généralement cette coutume venue d’Angleterre vers le milieu du dix-huitieme siecle ; mais je ne vois pas ce que la pudeur gagne à montrer des formes qui devroient être soigneusement cachées ; et quant à la grace, je ne connois rien de plus grotesque qu’une femme ainsi perchée, sur-tout lorsqu’elle est petite et grasse, ce qui est assez commun en France. Ces observations ne sauroient s’appliquer à madame de Fensac, dont la taille haute et élégante est agréable dans toutes les attitudes. L’aisance de ses mouvements annonce que la peur lui est inconnue ; mais sa force ne répond pas à son audace, et, dans la position désavantageuse que lui assigne la mode, toute son adresse est souvent inutile. Aussi a-t-elle fait plusieurs chutes, et sans moi celle-ci auroit pu être la derniere. Elle montoit un cheval vif et ombrageux, que dans sa présomption elle prétendoit dresser. Je l’accompagnois, quoique cet exercice, qui n’est chez nous en usage que dans les voyages, ne m’amuse guere. Tout-à-coup un daim bondissant dans le taillis effraie son cheval ; il saute en faisant un écart ; madame de Fensac, prise au dépourvu, est désarçonnée. Je la vois qui va donner de la tête contre un arbre : je m’élance, tends le bras, et le roidissant de toute ma force, je suis assez heureux pour amortir sa chute ; mais, perdant moi-même l’équilibre, je tombe, et je m’aperçois, en me relevant, que j’ai le bras gauche cassé. Je voudrois que vous eussiez vu, mon ami, l’expression de la sensibilité peinte dans tous ses traits. Cet accident rassembla bientôt autour de nous la foule des promeneurs ; je souffrois beaucoup, et pourtant je vous avoue que mon amour-propre fut flatté qu’il y eût tant de témoins des soins tendres et empressés d’une si charmante personne. Je ne pouvois pas remonter à cheval, et j’essayai inutilement de marcher : il fallut donc faire venir une chaise à porteurs qui me ramena chez moi. En me voyant rentrer ainsi, pâle, défait, et le bras en écharpe, Tai-na jeta un cri perçant et s’évanouit. Elle fut long-temps avant de reprendre l’usage de ses sens ; enfin elle revint à elle, et s’écria avec l’accent de la plus profonde douleur, « le funeste voyage ! » Je m’empressai de la rassurer sur mon état, lui vantai l’habileté des chirurgiens Européens, bien supérieurs aux nôtres ; elle ne me répondit que par un torrent de larmes. Depuis quelque temps elle ne se porte pas si bien qu’à l’ordinaire ; elle est même sensiblement maigrie ; ses beaux yeux sont souvent battus : son caractère est aussi altéré ; elle est triste et rêveuse, mais c’est sans doute un effet du mauvais état de sa santé.

Il y avoit à peine un quart-d’heure que j’étois revenu, lorsque le meilleur chirurgien de Paris entra chez moi, conduit par M. de Lovelle, frere de madame de Fensac, qui me l’envoyoit. Il examina mon bras, reconnut que les deux os étoient cassés près du poignet, en ajoutant que, comme il n’y avoit ni esquilles ni plaie, il espéroit que je pourrois être guéri dans six semaines ou deux mois ; il voulut savoir ensuite comment la chose s’étoit passée ; lorsqu’il en fut instruit : « Cet accident, me dit-il, fait autant d’honneur à votre courage qu’à votre humanité ; si vous aviez eu moins d’énergie, et que vous eussiez cédé à la douleur, vous ne vous seriez point cassé le bras ; votre volonté a été plus forte que vos os ». Ces Français veulent mettre dans tout de l’esprit et de la politesse. Lorsque l’opération fut achevée, le chirurgien, jugeant qu’il falloit me saigner pour empêcher l’inflammation, et remarquant que Tai-na, qui dans son trouble étoit restée, sans s’en apercevoir, dévoilée devant tous ces hommes, pouvoit à peine se soutenir, exigea qu’elle sortit de l’appartement. En s’en allant il me fit coucher, et me prescrivit un repos absolu ; mais la douleur m’empêchant de dormir, j’eus tout le temps de réfléchir sur la grande différence qui existe en Europe et en Chine dans la pratique de l’art de guérir. La médecine et la chirurgie des Européens n’admettent rien d’occulte ni de mystérieux. Chez eux on ne consulte ni les constellations ni la rabdomancie : leurs docteurs se trompent, sans doute, quelquefois dans leurs conjectures, mais au moins la raison ne répugne point à leurs traitements ; et ce qui est bien plus important pour les malades, ils ne s’avisent jamais de les tourmenter, comme font sans cesse nos médecins, en leur enfonçant dans toutes les parties du corps de longues aiguilles d’or ou d’argent. Dans les fractures, le chirurgien se contente ici de rapprocher les os et de les contenir dans leur position ordinaire, par une ligature artistement serrée ; la nature, l’admirable nature fait le reste. Dès que le besoin s’en fait sentir, elle élabore dans des appareils secrets le suc nécessaire à cette soudure, sans cesser de fournir aux organes leur nourriture accoutumée. Ne trouvez-vous pas, mon ami, que cette guérison spontanée prouve bien mieux que tous les raisonnements la nécessité d’un Créateur, et met au rang des hypotheses absurdes le systême d’un arrangement fortuit ? Le hasard pourroit à la rigueur produire d’étonnantes machines ; mais il aura beau être heureux, il lui faudra toujours un ouvrier pour réparer, et des chances constamment favorables pour reproduire.

Une cause unique et intelligente, Dieu enfin est moins difficile à concevoir, qu’un agent aveugle et sans but pour expliquer des merveilles sans cesse renaissantes, où l’ordre, la raison, et le génie éclatent de toutes parts.


LETTRE XXX.


KANG-HI À WAM-HO.


Paris, le 30 septembre 1910.


Je souffre beaucoup, mon ami, et j’ai peur que cet état ne dure longtemps ; pour me distraire, je veux vous écrire, et vous rendre compte d’une dispute qui eut lieu chez madame de Chaville la veille de mon accident ; j’espere que ce récit, quoiqu’un peu long, ne sera pas sans intérêt pour vous, puisque la Chine en est le sujet. J’étois donc chez madame de Chaville ; c’étoit son jour, mais il étoit de bonne heure, et il n’y avoit encore dans le salon que deux savants qui se disputoient pendant qu’elle écrivoit un billet. L’un se nomme M. Scrutant ; c’est un homme âgé, et qui a passé sa vie dans les bibliotheques, occupé de laborieuses recherches ; l’autre est M. Pasdutout. Celui-ci ne manque ni d’esprit ni d’instruction, mais il se laisse dominer par un malheureux penchant à la contradiction, qui souvent le rend insupportable à ses meilleurs amis.

Mon arrivée ayant suspendu la dispute, madame de Chaville me dit obligeamment qu’elle espéroit que je resterois encore quelque temps en France, quoiqu’elle sût bien que je devois regretter beaucoup de choses qui valoient mieux dans ma patrie. M. Pasdutout, choqué de cette assertion, prit la parole sans me donner le temps de répondre : — Le pays de monsieur Kang-hi est assurément fort beau, et sur-tout fort célebre ; mais quelque enthousiasme qu’il ait inspiré autrefois, on sait aujourd’hui à quoi s’en tenir sur les relations exagérées des premiers voyageurs. Par exemple, nous ne croyons plus à la perfection si vantée de l’agriculture chinoise, depuis que nous avons réfléchi qu’elle étoit incompatible avec les famines fréquentes qui désolent cet empire ; elles sont si terribles, que les pauvres sont souvent réduits à exposer leurs enfants, ou même à les noyer, pour ne pas les voir mourir de faim. — M. Scrutant. Monsieur, permettez-moi de vous dire que cette derniere proposition n’est point exacte. L’exposition des enfants se pratique en tous temps ; elle ne doit donc pas être attribuée au défaut de nourriture, puisque les denrées sont communément à très bas prix, mais bien à la dureté de cœur et à l’insouciance coupable des parents. Au reste, ils ne sont pas les seuls. Si en Europe, où il n’y a presque jamais de famine, l’on n’avoit pas établi une multitude d’hospices pour les enfants abandonnés, il en périroit peut-être encore plus qu’à la Chine. Je sais bien que l’exposition ne frappe guere ici que sur ceux qui sont le fruit du libertinage, mais les vices n’excusent pas les crimes qu’ils font commettre. Au reste, les anciens étoient encore plus cruels que nous. A Sparte, on jetoit dans un précipice tous les enfants nouveaux nés qui ne présentoient pas les signes d’une constitution robuste, tandis que dans la Syrie et à Carthage on sacrifioit aux dieux les enfants par centaines. Dans le nouveau monde, autres coutumes barbares ; sur deux enfants jumeaux les sauvages en étouffent un, et plusieurs peuplades abandonnent ou pendent aux arbres leurs peres lorsqu’ils sont infirmes. — Vous défendez, reprit aigrement Pasdutout, vos amis les Chinois avec tant de zele, que M. Kang-hi devroit demander pour vous des lettres de naturalisation, ou même le diplôme de mandarin lettré… Vous riez, et pourquoi non ? Cela seroit moins ridicule que les honneurs accordés journellement par l’empereur de la Chine aux ancêtres des personnes qu’il veut honorer. En effet, n’est-il pas absurde d’anoblir des morts, et de s’arroger ainsi sur le passé un droit qui n’appartient plus même à la puissance divine. — M. Scrutant. Cela n’est guere raisonnable ; mais trouvez-vous que les souverains du nord de l’Europe le soient beaucoup, lorsqu’ils donnent à des plébéiens le droit de se décorer du titre de bien et noblement né. À ce sujet je raconterai à madame de Chaville, qui aime les anecdotes, le trait de Falconet. Ce sculpteur célébré venoit d’achever à Pétersbourg la statue de Pierre-le-Grand. L’impératrice Catherine II, voulant le récompenser, lui conféra un titre en vertu duquel, lui dit-elle, vous pourrez désormais vous nommer bien et hautement né. Ce titre me convient à merveille, répondit l’artiste, car je suis en effet né dans un grenier. — M. Pasdutout. Toutes les nations ont des travers, et peut-être qu’en derniere analyse ils peuvent se compenser ; mais il n’en est pas de même des vices : or la nation chinoise est accusée de manquer généralement de probité. La friponnerie y est même si commune, qu’elle a cessé d’être honteuse. Ainsi, lorsque le marchand voit sa fourberie découverte, il se contente de dire en riant à l’acheteur, je ne croyois pas que vous fussiez si fin. Je conviens cependant que dans ce grand pays il y a des exceptions, et je ne doute pas que monsieur le mandarin ne soit du nombre ; mais il est certain que toutes les relations sont remplies des plaintes les plus graves contre les officiers publics, depuis les douaniers jusqu’aux ministres d’état. — Une inculpation aussi forte ne pouvoit rester sans réponse. Je rompis donc le silence. Le respect dont nous sommes pénétrés pour Confucius, ce grand homme dont l’univers admire la morale aussi pure que sublime, les hommages, le culte même que l’on rend à sa mémoire, prouvent le cas que nous faisons de la vertu. En voulez-vous d’autres preuves ? Lisez les écrits de Mencius et d’une foule d’autres philosophes plus sages que ceux de la Grece ; lisez les instructions que les mandarins sont tenus de réciter souvent au peuple assemblé ; tous les préceptes, toutes les maximes sont irréprochables ; et s’il n’est que trop vrai que beaucoup d’hommes s’en écartent, au moins n’a-t-on jamais sanctionné en Chine, comme Lycurgue a osé le faire à Sparte, le vol et l’impudicité. Nos villes et nos grandes routes sont au contraire couvertes d’arcs de triomphe et de monuments érigés en l’honneur des actions vertueuses ; la piété filiale, le dévouement, la chasteté reçoivent une récompense digne de la noblesse de leurs motifs , et je ne crois pas qu’il existe dans le monde un autre pays où les honneurs réservés à la gloire des souverains soient rendus à la vertu privée. Mais est-il bien vrai, messieurs les Européens, que vous ayez le droit de reprocher à nos peuples d’avoir du penchant à la mauvaise foi ? Pendant mon séjour à Marseille, j’ai entendu parler de certains établissements connus sous le nom de galeres ou de bagnes destinés aux fripons. Ils y sont très nombreux, et cependant l’on m’a assuré que, pour contenir tous ceux qui sont répandus dans l’empire, la ville, toute grande qu’elle est, ne suffiroit pas ; mais que, suivant une coutume immémoriale, on n’arrêtoit guere que les maladroits, tandis que les autres avoient encore la hardiesse d’insulter à leurs dupes. Je ne suis pas depuis assez long-temps en Europe pour vérifier l’exactitude de ce récit, mais il m’a été confirmé par plusieurs personnes dignes de foi. — M. le mandarin a raison, reprit Scrutant, et ce qu’il dit n’est pas seulement vrai de la France, mais des autres contrées européennes. Nous avons, par exemple, un ouvrage authentique sur Londres, composé par un magistrat de police de cette immense cité ; il fait dans le plus grand détail l’énumération des différentes especes de fourberies qui s’y commettent, et prouve de la maniere la plus satisfaisante que le nombre de tous ceux qui vivent de rapines dans cette capitale, ne sauroit être au-dessous du vingtieme de sa population. Cette proportion n’est assurément pas si forte à la Chine, où l’agriculture et le transport des denrées emploient tant de bras, et laissent si peu de monde oisif ; mais sans entrer dans des discussions interminables sur le caractere et la probité des peuples, je crois pouvoir attribuer l’excellente police chinoise au mode très sommaire dont se jugent et se punissent les délits : une volée de coups de bâton a cela d’avantageux que l’on n’en appelle point, au lieu qu’en Europe, de la fraude naît la chicane, qui produit à son tour de nouvelles tromperies ; les plaideurs de mauvaise foi, les banqueroutiers frauduleux engendrent les procureurs avides, les huissiers fripons, les avocats intéressés, les gens d’affaires peu délicats : heureux le peuple chez qui la probité trouve un refuge dans le sanctuaire de la justice ! — Cette récrimination, dit Pasdutout d’un air mécontent, ne justifie pas la nation chinoise ; mais puisque vous avez parlé de sa sagesse, je vous dirai qu’elle m’est aussi suspecte que sa bonne foi. Que penser d’un peuple qui, après avoir pendant vingt siècles adoré l’Être suprême, envoie chercher tout-à-coup, à plus de mille lieues, les plus monstrueuses idoles ? On sait que ce fut environ soixante ans après le commencement de l’ere chrétienne, que le dieu Fo fut apporté pompeusement de l’Inde. Avec lui s’établirent d’immenses troupes de Bonzes, et l’on vit bientôt après des couvents de Bonzesses se former en opposition directe avec les mœurs et les coutumes de l’empire. Ce dieu indien a fini par envahir sous deux noms toute la Chine. Car La, le dieu des Tartares et des empereurs de la Chine, est encore Fo[41]. Mais les Chinois ne se contentèrent pas des symboles indiens ; ils en créèrent d’autres encore plus monstrueux. Leurs idoles favorites, qu’ils nomment Nimbo, Poussa et Josse, sont toutes des figures à gros ventre, et à oreilles pendantes, dont on apporte en Europe des milliers de simulacres assez connus sous le nom de magots. D’un autre côté, les Chinois alliant le mauvais goût dans les arts à la superstition, ont repoussé ce qu’il y avoit de plus gracieux dans la mythologie des Indous. On ne trouve nulle part chez eux la figure de l’amour indien. Ce dieu, fils de Vichenou et de Latchmé, est représenté dans l’Inde comme en occident, sous la figure d’un enfant. Il est aussi armé d’un arc et porte un carquois, mais ses fleches sont des tiges de fleurs, son arc est de canne à sucre, et la corde est une guirlande de roses : il monte une belle perruche à couleur changeante[42]. Cet emblème est fort joli, dit madame de Chaville qui commençoit à s’endormir, mais que le mot d’amour avoit réveillé : seulement je n’approuve pas la perruche : si l’indolence des orientaux leur persuade qu’il n’est pas convenable qu’un dieu aussi puissant aille à pied, pourquoi ne pas le représenter, comme on a fait en Grece, monté sur un lion. Le dessin en est agréable, et d’ailleurs on aime à voir la force soumise à l’amour ; cela explique nos foiblesses, et peut même les excuser. — Je suis flatté, madame, dit Pasdutout, d’avoir pu exciter votre attention, et je vous prie de me la continuer encore un moment. J’aurois pu ajouter que les Indiens peignent quelquefois aussi l’amour porté par un groupe élégant de jeunes filles, (symboles des sens), qui, au moyen des plus singulieres attitudes représentent un éléphant[43]. Mais revenons aux Chinois. Ce peuple de sages, ne se bornant pas au culte des plus ridicules idoles, est dupe de ses Bonzes et de leurs supercheries. Croiriez-vous qu’il leur achete fort cher des morceaux de papier doré qu’ils brûlent pour le repos des morts, et dont quelques uns sont des lettres de change de pains d’argent de la valeur de cinquante taels payables dans l’autre monde[44]. Mais ce n’est pas tout ; les astrologues et les devins ont autant de crédit que les moines. On ne sauroit rien faire d’important sans consulter le sort : tantôt ce sont de petits bâtons que l’on jette en l’air, et qui indiquent en retombant le parti qu’il faut prendre ; tantôt on examine des écailles de tortues. Les événements ordinaires se reglent suivant les conseils de l’almanach impérial. Ce livre précieux indique exactement les jours où il ne seroit pas prudent de se mettre en route, et marque jusqu’aux heures où il ne seroit pas sain de manger de petits chiens[45]. Enfin, cette nation si éclairée montre autant de crédulité que les plus ignorants des sauvages. — A l’égard de l’idolâtrie, je pense, répondit M. Scrutant, qu’il vaut encore mieux croire à plusieurs dieux, que de ne croire à aucun, comme font plusieurs Européens de ma connoissance. Mais, quelque pure que soit la religion chrétienne, elle n’en a pas moins été défigurée de tous temps par l’ignorance et la superstition, et c’est le seul point sur lequel les catholiques et leurs détracteurs soient d’accord. J’ajouterai à l’avantage des Chinois, que dans leur longue histoire on ne trouve aucune guerre étrangere ou civile, entreprise pour des opinions religieuses. Sectateurs de Laokium, de Confucius, de Fo, tous vivent dans la meilleure intelligence, et le gouvernement a pu chasser à son gré ou rappeler les Bonzes, sans que les peuples s’en mêlassent. Ce qui me paroît surprenant, c’est que l’on ose nous parler de l’astrologie et de la crédulité des Chinois, tandis que la cour de France étoit encore remplie d’astrologues il n’y a pas plus de trois siècles, et que même au dix-huitieme, des gens de la cour qui ne croyoient pas en Dieu, par la plus étrange des inconséquences, croyoient au diable et à la magie. Enfin, ce qui prouve, sans réplique, que les nations occidentales ont été toujours plus portées à la superstition que les Orientaux, c’est le nombre immense d’écrits de ce genre qu’elles ont produits, et dont les titres seuls formeroient une bibliothèque. Qui peut nombrer tous les livres hermétiques, magiques, cabalistiques, alchimiques, rabbiniques, qui ont été publiés depuis l’invention de l’imprimerie ? En Chine, les livres astronomiques renferment, il est vrai, des rêveries astrologiques ; mais il n’y a guere que la fameuse table des coua de Fo-hi, que l’on puisse appeler magique, et encore Leibnitz croyoit-il y avoir découvert les principes de l’arithmétique binaire. Les ignorants et les esprits foibles sont crédules en Chine comme ailleurs, mais ils ne le sont pas davantage. L’histoire nous a conservé la réponse qui se plaignoit des rigueurs du destin, et de l’influence funeste des astres. « Laissons au vulgaire, lui dit-il, ces vaines croyances : pour nous, croyons que le destin est dans notre volonté et dans notre énergie ». Toutes les parties, tous les coins de la terre n’ont-ils pas toujours été remplis de devins et de sorciers, d’oracles et d’aruspices ; sybilles, druidesses, fétiches, schamans, fées, génies, vampires, enfin toute la milice imaginaire a subjugué le pauvre globe, et cela est si vrai, qu’on trouve son pouvoir établi dans chaque nouvelle terre que l’art de la navigation acquiert à la géographie. Mais sans sortir de l’Europe, dans le nord de la Grande-Bretagne, on croit généralement aux visions prophétiques que l’on y nomme secondes vues, en anglais second sight, en erse taisch[46]. Au reste, il est sans doute absurde de consulter les sorciers, mais cela vaut mieux que de les brûler, comme on faisoit encore en France il n’y a pas deux siècles. Cependant, si nos superstitions sont moins cruelles que celles de nos peres, elles ne sont pas moins ridicules. N’évite-t-on pas avec un soin extrême de se trouver treize à table ? Le vendredi n’est-il pas un jour malheureux pour les voyages, et bien plus encore pour les mariages ? Je vous assure, dit madame de Chaville, que cela est exagéré, sur-tout pour le nombre treize, et que beaucoup de personnes n’y prennent plus garde. Quant à la saliere renversée, c’est une autre affaire , et moi-même j’ai beaucoup d’humeur lorsque je vois faire une semblable maladresse ; mais qu’avez-vous de plus à nous reprocher ? quelques diseuses de bonne aventure que l’on va consulter en secret, et dont toute la magie consiste à regarder les lignes de la main, ou à tirer un vieux jeu de cartes, ce que nous savons faire aussi bien qu’elles ; enfin, des patiences auxquelles on attache une idée ; convenez que ce sont là des enfantillages, plutôt que des sortiléges : et dans le fait, presque toujours le cœur est malade lorsque l’esprit se prête à cette foiblesse.

Le papier me manque , mon cher Wam-po, et la conversation n’est pas finie. Je vous en donnerai la suite un autre jour, persuadé que vous serez, comme moi, bien aise de connoître les reproches que nos détracteurs font ici à notre nation, et les moyens de justification ou d’excuses qu’emploient nos défenseurs.


LETTRE XXXI.


DU MÊME AU MÊME.


Continuation de la précédente.


Paris, Ier octobre 1910.


Voici, mon cher Wam-po, la suite de la conversation dont je vous ai rendu compte dans ma derniere lettre.

Pasdutout, s’apercevant que madame de Chaville commençoit à être ébranlée par les raisons de son adversaire, chercha à la mettre de son parti en lui parlant de la réclusion des femmes. Les Chinois, dit-il, en élevant la voix, ne se contentent pas, comme les autres Orientaux, d’enfermer leurs femmes, et de les priver de la liberté, de ce bien précieux dont le droit s’acquiert avec la vie, ils poussent la barbarie jusqu’à les estropier. D’étroites bandelettes leur serrent les pieds dès la plus tendre enfance, et en empêchent tellement la croissance, qu’ils ont rarement plus de quatre pouces de long, comme on peut le vérifier sur les souliers qui existent dans les cabinets des curieux. — Scrutant, remarquant que ce reproche, qui m’embarrassoit moi-même, faisoit une forte impression sur l’esprit de madame de Chaville, éluda la difficulté. Cette coutume, s’écria-t-il, est horrible, et je la trouve encore plus affreuse que celle des Arabes, des Turcs, des Juifs, des Egyptiens, et sur-tout des Hottentots qui mutilent leurs enfants mâles. Toutes les amputations, ligatures, opérations que l’on fait, soit pour recruter les gardiens des harems turcs et des zenanas indiens, soit par des motifs religieux, outragent la nature. Je suis également révolté de voir certains peuples negres s’arracher plusieurs dents, d’autres se les aiguiser pour ressembler à des tigres, tandis que les habitants des isles de la mer du sud s’alongent les oreilles et y passent des couteaux ou des touffes de plantes, et que ceux des terres australes se percent le haut du nez, et y introduisent des os de poisson d’un demi-pied de long. Enfin, dans le voisinage des pôles comme dans la zone torride, tous les sauvages se déchiquetent la peau, y gravent, quelquefois même y brodent d’ineffaçables figures ; mais toutes ces opérations ne sont que douloureuses, au lieu que celle de déformer la tête des enfants soit en l’aplatissant, soit en la rendant pointue, affoiblit l’intelligence et peut même abrutir. Etoit-on beaucoup plus sage en France lorsque l’on serroit les enfants dans des maillots jusqu’à les étouffer, et que les jeunes femmes se faisoient lacer à outrance dans d’étroits corsets, pour se donner la forme d’une guêpe ; dans cet état elles paroissoient charmantes aux jeunes gens, qui de leur côté étoient à la gêne dans leur chaussure, et étranglés par leurs cravattes[47]. Je désapprouve hautement tout ce qui tend à faire perdre à l’homme sa figure naturelle, persuadé que, s’il y avoit quelque chose à réformer, ce seroit plutôt l’esprit que le corps. Cependant on auroit une idée bien fausse sur les femmes chinoises, si l’on se persuadoit qu’elles ont toutes le pied cassé. Il n’y en a peut-être pas une sur cent, et celles qui l’ont ainsi s’en trouvent honorées comme delà marque d’une naissance illustre et d’une condition supérieure. L’indolence commune à tous les Orientaux les empêche de sentir la privation du plaisir de la promenade ; et comme elles ne sauroient sortir à pied, ce que les deux sexes trouvent au-dessous de leur dignité, depuis Constantinople jusqu’au Japon, il s’ensuit que de tous les membres les pieds sont ceux dont elles peuvent le plus aisément se passer. Je sais que l’on croit communément en Europe que l’on estropie les femmes en Chine pour les empêcher de sortir ; mais la vérité est que cette coutume vient de la mode, et n’est pas une institution raisonnée. Les historiens rapportent qu’une des premieres impératrices avoit les pieds fort petits, et qu’elle en tiroit vanité, ainsi que le font les européennes ; que les femmes des mandarins, désirant lui ressembler, se servirent de souliers extraordinairement étroits, mais que, ne pouvant atteindre à cette perfection, elles voulurent au moins la donner à leurs filles. La vanité a conservé cet usage ridicule ; et dans ce pays, où il n’y a pas de noblesse héréditaire, l’on n’en est que plus jaloux de constater d’une maniere ineffaçable que l’on tient à une famille distinguée par son rang et ses richesses, et où par conséquent on n’a pas besoin de marcher. Attribuer cette coutume à un excès de jalousie est une opinion tout-à-fait chimérique ; ce qui le prouve, c’est que les jeunes filles que l’on éleve dans plusieurs villes, et principalement à Song-tcheou-fou, pour les plaisirs des mandarins, ont les pieds de grandeur naturelle : d’ailleurs, si les Chinois sont jaloux, ils ne le sont pas à cet excès que l’on peut reprocher à d’autres peuples. Les Persans, par exemple, n’enterrent jamais leurs femmes sans couvrir la fosse d’une tente, et les anciens Egyptiens surveilloient en pareille occasion les embaumeurs. Mais, puisque je parle des anciens, je trouve dans les auteurs que les Scythes faisoient bien plus que de serrer les pieds des femmes ; ils entortilloient entièrement des enfants dans des bandelettes pour arrêter leur croissance et en faire des nains, qui pour ces peuples étoient un objet de curiosité et même de trafic. Au reste, tous les exemples ne justifient pas une mauvaise coutume, et je répete que je blâme hautement celle que M. Pasdutout reproche aux Chinois ; ce qui n’empêche pas que je ne les approuve fort de séparer les deux sexes : je pourrois appuyer mon opinion sur de bonnes raisons tirées de l’intérêt des femmes elles-mêmes. — Pasdutout. Cela ne serviroit qu’à impatienter madame de Chaville ; vous feriez mieux de chercher à justifier vos amis des imputations qu’on leur fait au sujet de leur langue et surtout de leur écriture ; mais cela ne seroit guere facile. Pour moi, je crois que l’ignorance de ces peuples tient en grande partie à cette cause : en effet, ils n’ont pas moins de 70,000 caracteres, et quelques écrivains prétendent que l’on ne connoît pas encore tout[48]. Cette étude prend nécessairement un temps immense ; il en résulte que l’on est décrépit avant de savoir lire, et qu’en Chine l’on sait mal, à soixante ans, ce que nos enfants savent bien à sept. Ajoutez à cela que la langue est dure et baroque, à cause des monosyllabes dont elle est uniquement composée. Cependant, dit madame de Chaville, mandarin est un mot assez harmonieux, et Confucius n’a rien de désagréable. — Il est fâcheux, lui répondis-je en riant, que vous ayez pris pour exemple deux mots qui ne sont pas chinois, et que personne ne comprendroit à la Chine. Mandarin est portugais, et quant à Confucius, c’est une étrange corruption du nom de ce grand homme, que nous appelons Kong-fu-tzée : le mot de Bonze nous est également inconnu, et ce sont encore les Portugais qui, l’ayant trouvé au Japon, ont ainsi nommé nos moines, que nous appelons chang, et bonzesses nos religieuses, que nous nommons ni-kou, Ici je fus interrompu par Scrutant, qui ne vouloit pas perdre une si belle occasion de faire briller son savoir. M. Kang-hi a raison, s’écria-t-il, mandarin vient de mandar, ordonner : les Chinois disent koung. Leur langue est bien loin d’être dure. La brièveté des mots n’empêche pas la douceur des sons, comme nous en avons un exemple dans le fameux vers monosyllabique de Racine. Ce qui rend un langage harmonieux, c’est la fréquence des voyelles, sur-tout à la fin des mots, ainsi qu’on peut le remarquer dans l’italien : l’espagnol le seroit également sans ses gutturales. Observez aussi que les Chinois ne connoissent pas cinq de nos plus dures consonnes, B, D, R, X, Z ; mais ils modifient le son de leur voix par des gradations si bien ménagées, que l’on peut y reconnoître jusqu’à quinze voyelles et trente-cinq consonnes. Aussi leur langue est-elle extrêmement propre à la poésie. Ce bel art est assujetti chez eux à des préceptes qui en rendent la pratique très difficile ; mais la sévérité des regles prouve également en faveur de la beauté du langage et du génie du peuple ; car on ne donne point de préceptes dont l’exécution est impossible. On connoît d’ailleurs en français des poèmes, des odes, des chansons de leur composition, qui ont encore conservé de la grâce en passant dans un idiome si différent. Mais il est absolument impossible de faire jouir un Européen qui ne sait pas le chinois, de l’avantage particulier à cette langue ; il est même assez difficile de le lui faire comprendre ; tandis que l’harmonie des caracteres-mots. leur composition qui rappelle à la fois la naissance et la suite des idées, sont des sources d’une jouissance intellectuelle inconnue aux nations qui se servent d’alphabets, et sentie par celles qui savent s’en passer.

Je sais que l’on regarde la langue chinoise comme la plus difficile qui existe, mais la vérité est, qu’elles le sont toutes. Demandez aux autres Européens ce qu’ils pensent du français ; et comment peut-on croire qu’un langage qui contient si peu de mots simples, ne puisse être facilement appris ? Semedo dit expressément, chapitre 6 de son histoire, qu’il est bien plus aisé que le latin. Bayer, dans son Museum Sinicum, compte trois cent cinquante-trois mots chinois. Le savant Fourmont, dans sa Grammaire Mandarine, n’en admet que trois cent trente-huit ; Barrow, trois cent quarante-deux ; le pere Duhalde trois cent trente, et d’autres missionnaires trois cent soixante quatre. Au moyen des accents leur prononciation varie, comme celle de la lettre E en français ; mais ces changements ne donnent encore que mille quatre cent quarante-cinq, et suivant quelques auteurs, au plus mille cinq cent vingt-cinq mots, c’est-à-dire à-peu-près le nombre de ceux qui sont usuels dans toutes les langues. Celle-ci étant extrêmement riche et remplie de métaphores, il a fallu donner plusieurs sens aux mêmes termes, et pour éviter l’équivoque, leur assigner des caractères particuliers. Ceci nous conduit à parler de l’écriture.

Sans doute que celle où l’on se sert des lettres est d’un usage fort commode ; mais il faut convenir que le système chinois a de grands avantages qu’on ne trouve point dans l’écriture alphabétique : par lui, le son du mot devient indifférent, chaque peuple peut le prononcer différemment, ou lui en substituer d’autres en y attachant toujours la même idée. C’est ainsi que les Coréens, les Cochinchinois, les Japonais, communiquent avec les Chinois par le moyen de l’écriture, sans que leurs diverses langues aient la moindre ressemblance. Les Européens peuvent juger par les chiffres arabes, seuls signes qui soient communs à tous les habitants de cette partie du monde, de la commodité de cette invention. Lorsqu’un Français, par exemple, trace le chiffre 4, les autres peuples savent de combien d’unités il s’agit, et cependant l’Anglais prononce four, l’Allemand vier, l’Italien quatre, le Hongrois nelly, le Russe tschetiré ; etc. etc. ; encore si les caracteres alphabétiques étoient les mêmes pour toutes les nations ; mais loin de cela il n’y a pas moins de quatre alphabets en France ; les Allemands en ont aussi plusieurs, ainsi que les Russes, les Grecs, et les Turcs. Ajoutez les accents, apostrophes, abréviations, vous trouverez que la mémoire est encore très chargée dans ce système, et qu’un homme sans savoir plus de trois langues est forcé de connoître plusieurs centaines de caracteres, c’est-à-dire plus qu’il n’y a de clefs ou de principaux signes en chinois. Ce que je trouve aussi très incommode en Europe, c’est que le son des lettres varie dans chaque contrée, et souvent même d’une province à l’autre. Ainsi le B se prononce V en Languedoc, et P en Alsace. La voyelle A se change en Angleterre en E ; I devient une diphthongue, et E devient I. Cependant, si vous ne prononcez pas exactement comme les gens du pays, vous n’êtes pas compris, et souvent même vous dites le contraire de ce que vous croyez dire. Il n’y a pas un homme dans toute la Grande-Bretagne qui, en entendant un Français lire le mot pléasure à sa manière, c’est-à-dire en prononçant toutes les lettres, ce qui lui donne quatre syllabes, devine que c’est celui qu’il dit d’une façon si brève pléjr. Mais de son côté un Anglais qui liroit le mot français face à l’anglaise, feroit rire tout le monde. Cependant ces usages différents peuvent s’apprendre ; il ne faut que de la mémoire et de l’attention ; mais elles ne peuvent donner la prononciation de certains mots auxquels les organes se refusent. Chaque nation a dans ce Genre des difficultés insurmontables pour les étrangers. L’Anglais a ses deux Th, l’Allemand son Ch, l’Espagnol son X et ses deux LL, l’Italien le C, le Portugais l’M final, les Hollandais leur R guttural. En sortant de l’Europe les difficultés augmentent encore. Les Arabes ont une espece d’aspiration qui ne ressemble à aucun autre son connu. Le claquement de langue des Hottentots n’a jamais été imité, et j’ai moi-même entendu des sauvages de la Nouvelle Hollande, dont le sifflement nasal n’avoit aucun rapport avec la voix humaine. Je n’examinerai point la cause de ces variétés ; ce qui est certain, c’est qu’elles s’opposeront toujours à l’établissement d’une langue universelle ! Qu’il seroit donc précieux le moyen de communication générale figurée, qui dispenseroit d’interpretes ineptes, infideles, et qui même ne se trouvent pas toujours au besoin ! les voyageurs seuls peuvent apprécier son inestimable avantage. La langue écrite, ou comme Fourmont l’appelle, la langue oculaire des Chinois, rempliroit ce but. Au reste, cette immensité de caractères, qui paroît effrayante, n’est pas un labyrinthe sans fil. Deux cent quatorze clefs ou signes principaux servent à composer tous les autres. Lorsqu’on les connoît bien, il est facile de voir dans les dictionnaires à quelle classe appartient le caractère que l’on cherche. Aussi il n’y a rien de si commun en Chine que des personnes qui lisent couramment huit ou dix mille caracteres, et ce nombre suffit pour la lecture de presque tous les livres. Les autres signes sont plutôt un objet de curiosité et d’érudition, et montent environ à soixante mille, contenus dans le grand dictionnaire, rédigé par ordre de l’empereur Kam-hi. Il ne faut pas croire non plus que cette étude soit sans attrait ; elle est au contraire satisfaisante, parceque ces caracteres, loin d’être le fruit d’une imagination déréglée, offrent d’ingénieuses combinaisons, et même malgré leur nombre, la preuve d’une sage économie qui soulage la mémoire et contente l’esprit. C’est ainsi que le signe de petit placé sur celui de grand exprime la forme pyramidale ; force joint à peu exprime foible ; métal et manquer veut dire papier-monnoie ; cœur entre les deux jambages d’une porte signifie tristesse, et littéralement serrement de cœur ; vieux et parole, discours instructif ; soleil avec lune, lumière. D’autres caractères conservent l’histoire des mœurs. Les signes combinés de vin et de cachet signifient mariage, ces deux choses étant nécessaires pour la célébration des noces. Le caractère de concubine est composé des signes debout et de celui de femme, parce-que les concubines mangent debout pendant que leurs enfants sont assis à table avec le pere et la femme légitime. — Voilà que je me réconcilie avec l’écriture chinoise, dit madame de Chaville, qui avoit assez bien écouté toute cette explication ; il est fort bien fait de consacrer la distinction des rangs ; sans doute il vaudroit beaucoup mieux qu’il n’y eut pas de concubines ; mais, si l’on veut absolument avoir de ces créatures là, il faut les tenir à une distance respectueuse ; moi, je les ferois manger à l’office. — Cette vivacité nous fit rire : mais Scrutant, qui ne perdoit pas de vue son objet, continua en ces termes. Les Chinois ne sont parvenus à former cet admirable assemblage de signes qu’après avoir essayé toutes les inventions que l’on trouve éparses chez les différents peuples, et que ceux-ci ont conservées malgré leurs imperfections. Ces tentatives sont consignées dans leur histoire. Ils se servirent jusqu’au temps de Fo-hi, au lieu d’écriture, de cordelettes auxquelles on faisoit des nœuds, ce qui ressemble parfaitement aux quipos du Pérou ; ensuite, les vestiges que des oiseaux avoient laissés sur le sable donnerent au mandarin Kang-hié, 2698 ans avant Jésus-Christ, l’idée des premiers caracteres. Ils furent gravés d’abord sur le bambou, ainsi que le prouvent les écrits de Confucius déterrés dans les ruines de sa maison, quelques années après l’incendie général des livres ordonné par l’empereur Chi-hohang-ti. C’étoit ainsi que tous les peuples avoient commencé, comme l’atteste le nom même des livres ; car liber veut dire écorce. Buch chez les Allemands veut dire en même temps livre et hêtre. Ce qui prouve que cette conformité n’est pas un effet du hasard, c’est que buch-staben veut dire lettres ; or l’on sait que stab signifie bâton ; mais ce nom ne leur a pas été donné, comme le dit Martinius dans son Lexique Philologico Etymologique, parceque le livre s’appuie sur les lettres comme sur un bâton ; mais parcequ’en effet les Teutons et les Germains gravoient leurs caractères sur des baguettes de hêtre : les Anglais ont conservé pour les livres ce mot de book, qu’ils prononcent bouk comme les Allemands ; mais l’étymologie est perdue chez eux par la corruption du mot hêtre qu’ils nomment beach. Quant aux caractères og-hams des anciens Erses, dont on peut voir la figure dans l’encyclopédie de Petity, ils étaient de même gravés sur le bois, et ressembloient à des especes de hoches, comme celles que l’on emploie en France pour compter avec les boulangers, et qui ont donné lieu au mot fiscal de taille, et dont on se sert encore en Angleterre pour les comptes de l’échiquier. Le savant Rudbek explique de la même maniere la dénomination des fameux caractères runiques, dont se servoient les Scandinaves. Ce nom, dit-il, vient de roene-troe (sorbier), bois que l’on employoit de préférence à tout autre, parceque la végétation, au lieu d’effacer les caractères, les rendoit plus lisibles[49]. Pour moi, j’avoue que je ne conçois pas comment le sorbier peut végéter dans des climats si froids, et je serois porté à croire que le bois dont il s’agit est notre tro-êne. Passons aux bibles des Grecs dont nous avons fait bibliotheque… Ah ! M. Scrutant, ne passons point, s’écria Pasdutout : voyez à quelle distance nous sommes à présent de la Chine ; par égard pour monsieur, par pitié pour madame, contenez votre érudition dans de plus justes bornes. — L’érudition, répondit Scrutant piqué, déplaît toujours aux ignorants qu’elle humilie, et aux faiseurs de système, dont les sophismes sont souvent détruits par le seul exposé des faits ; dans le fond, la science n’est que l’érudition guidée par la critique. Mais je conviens que l’abondance des matieres et le plaisir d’instruire nos auditeurs nous entraînent quelquefois dans de trop longues digressions. — Je n’ai plus, dit Pasdutout, qu’un petit reproche à adresser aux Chinois, et je compte assez sur la bonne foi de M. Scrutant, pour croire qu’il n’essayera pas de les en justifier. Il s’agit du courage guerrier, que personne, je pense, n’a jamais songé à leur accorder. Leur pusillanimité est même telle, qu’ils ne rougissent pas de se mettre cent contre un, et encore ont-ils bien de la peine à réussir. Ainsi ils ont employé cent mille hommes pendant trois ans pour réduire le fort d’Albacin, bâti par les Russes près du fleuve Amur, et qui n’étoit défendu que par quatre cents cosaques[50]. D’ailleurs, tout le monde sait que les Tartares, dont la population est si foible relativement à celle de la Chine, ont conquis deux fois ce vaste empire. — Je pourrois vous répondre, dit Scrutant, que les héros Grecs ont passé dix ans devant Troie, et que Henri IV, dont le témoignage n’est pas suspect, avoit coutume de dire que Dieu est pour les gros bataillons ; enfin je pourrois vous parler de la conquête de la Corée, de Formose, et de l’Archipel de Lieou-Kieou, faite par des armées chinoises ; mais j’aime mieux convenir qu’ils n’ont point cette bravoure militaire qui distingue plusieurs nations européennes. Après cet aveu, qu’il me soit permis d’examiner les effets de cette qualité brillante, tant sur la prospérité d’un peuple que sur ses relations de voisinage. Cette crainte de la douleur et de la mort qui vous semble si honteuse, prévient d’abord toutes les guerres offensives, et dans l’intérieur, en rendant les moyens de répression plus faciles, fait que les crimes sont plus rares. Aussi les soldats chinois, au lieu de sabres, de baïonnettes et de mousquets, prêts à fusiller en pleine paix un homme sourd ou ivre qui ne répond pas au qui vive, n’ont pour toutes armes que de longs fouets dont les méprises ne sont pas si dangereuses, et cependant on convient que la police est très bien faite à la Chine. — Je pris alors la parole : nous sommes si loin, ajoutai-je, de regretter que la nature ne nous ait pas donné ce courage guerrier dont vous paroissez si fier, que nos sages se plaignent tous les jours de voir augmenter le mépris de la douleur et de la mort. Autrefois, disent-ils, dans les commencements de l’empire, de simples avertissements suffisoient pour éloigner du vice : quelques siecles après on fut obligé de faire des figures que l’on habilloit comme les coupables, et que l’on accabloit de reproches ; cela suffit encore long-temps pour contenir les hommes. Ce ne fut que quand la honte devint insuffisante, que l’on eut recours aux châtiments. Chez les Japonais au contraire, dont on vante la bravoure, égale et peut-être supérieure à la vôtre, les supplices les plus affreux ont été de tous temps nécessaires pour contenir le peuple dans le devoir. — Prenez garde, s’écria Pasdutout, en vantant la docilité des Chinois, vous diminuez le mérite de leur gouvernement, et cette haute sagesse qui a été exaltée par tant d’auteurs Européens. Pour moi, je ne vois pas qu’il soit si difficile de gouverner un grand troupeau d’esclaves toujours prêts à baiser la main du maître qui les frappe ; je ne saurois donner un autre nom aux Chinois, malgré ce fameux tribunal de l’histoire qui, dit-on, tient avec une imperturbable impartialité, registre de toutes les actions des empereurs : il faut peu de courage pour consigner la vérité dans ses écrits, lorsqu’on est sûr qu’ils ne seront publiés qu’après la mort du prince, et même après l’extinction de sa race. Cette institution si foible est cependant le seul frein qu’ils aient imaginé pour tempérer l’excès du despotisme. Dans leur longue histoire, on ne trouve aucun effort généreux vers la liberté ; ils ne se doutent pas même de ces belles théories de gouvernement que l’on a inventées dans l’occident, de ces corps délibérants, de ces assemblées représentatives, enfin de ces distinctions savantes entre les pouvoirs exécutifs, administratifs, législatifs. — Voilà où je vous attendois, reprit Scrutant en se frottant les mains d’un air triomphant. Vous croyez donc de bonne foi que la science du gouvernement a produit en Europe… ? Dans ce moment la porte s’ouvre, et l’on annonce M***. Scrutant au lieu de continuer sa phrase, fronce le sourcil, se mord les levres, tourne sur le talon, et, se penchant vers Pasdutout, lui dit à voix basse, vous n’en êtes pas quitte ; je vous prouverai un autre jour que le gouvernement de la Chine l’emporte sur tous les autres. La colere concentrée de Scrutant fit sourire madame de Chaville, qui me dit en se levant : Cette conversation m’a prouvé qu’il en étoit des peuples comme des individus ; rien n’est si difficile que les justifications, mais rien n’est si aisé que les récriminations.


LETTRE XXXII.


KANG-HI À WAM-HO.


Paris, le 10 octobre 1910.


Voila déjà vingt jours que je me suis cassé le bras, et je trouve que ma guérison avance bien lentement : la lecture est ma principale ressource ; cependant je reçois quelques visites. La personne qui me soigne le plus est M. de Lovelle, frere de madame de Fensac ; il a la bonté de m’apporter les lettres de sa charmante sœur, et, sans doute pour lui faire plaisir, il passe assez souvent la soirée avec moi. C’est un jeune homme d’une figure agréable ; il a même avec elle un peu d’air de famille ; aussi sa physionomie est-elle fine et spirituelle ; sa taille est élégante, ses manieres aisées ; il parle avec facilité, mieux pourtant des personnes que des choses, peint avec une grâce toute particulière les caractères et les portraits des gens de sa connoissance. Habile sur-tout à saisir les travers, mais plus malin que méchant, plus gai que satirique, son but est d’amuser, jamais de nuire ; il est au contraire obligeant et attentif ; c’est, ainsi que m’ayant entendu dire l’autre jour, que pendant mon séjour à Canton, j’avois appris d’un négociant indien à jouer aux échecs ; dès le lendemain il m’apporta un échiquier : nous faisons presque tous les jours une partie ou deux.

La maniere de jouer des Européens est absolument la même que celle des indiens qui l’ont inventée ; ils n’ont changé que quelques noms, et ils auroient mieux fait de les conserver ; la piece la plus forte et la plus active qui se nomme dans l’Inde le visir, est appelée ici la reine ou la dame. Cette galanterie est bien déplacée, et cela est presque aussi ridicule que d’avoir supprimé les éléphants qui portoient les tours pour les faire marcher seules contre toute vraisemblance. Quant aux fantassins, ils ont gardé le nom de pions, mais le plus souvent on les défigure en leur donnant la forme de bouteilles.

Les Arabes ont apporté en Espagne, et les croisés dans le reste de l’Europe, ce jeu qui semble peu convenir à la légèreté des Occidentaux, et qui cependant depuis tant de siecles compte toujours parmi eux un grand nombre d’amateurs ; mais c’est qu’il pique singulièrement la vanité, passion dominante de ces peuples. Leur amour-propre jouit avec délice d’un succès indépendant de l’adresse et de la fortune, et qui ne laisse au vaincu d’autre excuse de sa défaite que de la mettre sur le compte d’une distraction. Une chose pourtant devroit modérer l’orgueil de ces superbes vainqueurs ; il est reconnu que les plus grands génies n’ont pas été les meilleurs joueurs[51] ; peut-être qu’en dépit de la volonté, un esprit supérieur ne sauroit s’abaisser jusqu’à méditer sur d’aussi petits intérêts.

Cependant il faut, pour bien jouer aux échecs, posséder à un degré éminent plusieurs qualités de l’esprit, force d’attention, suite dans les idées, pouvoir de former des combinaisons et de prévoir de loin les conséquences : aussi les femmes ne peuvent-elles jamais y parvenir. Pour moi, je pense que ce jeu est un amusement raisonnable, mille fois préférable aux conversations ordinaires, dont la médisance veut inutilement aiguiser l’insipidité ; qu’il peut, en captivant l’attention, distraire des peines de l’ame, et même jusqu’à un certain point des souffrances physiques ; et c’est ainsi qu’il est utile dans l’oisiveté forcée d’une grande traversée, d’une détention incertaine, ou d’une longue infirmité ; enfin, si l’on peut lui reprocher de flatter la plus ridicule des passions, au moins ne sert-il pas la plus basse de toutes, la cupidité !

Lorsque notre partie est finie, on sert le thé, que M. de Lovelle aime beaucoup. J’ai exigé de Tai-na qu’elle en prit avec nous, pensant qu’un peu de société pourroit dissiper cette tristesse qui ne lui est pas naturelle, d’autant plus que la conversation de ce jeune homme est vraiment amusante. Personne n’est plus au fait que lui de ce qui se passe à la cour et dans le grand monde ; et comme le désir de faire valoir son pays est combattu par sa disposition à saisir les ridicules, il approche plus de la vérité que le reste de ses compatriotes. Hier il nous parloit de la mode, tourbillon continuel qui entraîne les jeunes et les vieux, les fous et les sages, et qui étend son irrésistible pouvoir sur les opinions comme sur les habits, sur la politique comme sur la médecine ; cependant, a-t-il ajouté, trois choses ne changent point ici. Le courage, la politesse, et la vanité y sont immuables comme le sol et le climat, et il n’est pas au pouvoir des hommes de les détruire. L’histoire en offre une preuve incontestable. Il y a précisément cent vingt ans qu’une révolution terrible bouleversa la France ; tout fut culbuté de fond en comble, lois, institutions, propriétés. L’Europe entière s’en alarma, mais la valeur des Français triompha de tous ses efforts ; et, chose remarquable, de tous leurs ennemis, les plus redoutables furent ceux de leurs compatriotes, qu’une opinion différente arma dans l’ouest pour la royauté. Si l’on vit un moment la plus grossiere rusticité régner chez ce peuple si poli, elle ne dura pas plus longtemps que la terreur ; après elle, le calme ramena l’urbanité, et bientôt aussi la vanité cessant de se cacher sous le manteau ridicule de l’égalité, il fallut, pour contenter ces austères républicains, rétablir bien vîte les titres et les cordons, la noblesse et les livrées[52].


LETTRE XXXIII.


DU MÊME AU MÊME.


Paris, le 18 octobre 1910.


Je me trouvois hier assez bien pour sortir, quoique j’aie encore le bras en écharpe, et je me faisois une véritable fête de revoir enfin madame de Fensac après une si longue séparation, lorsqu’en descendant mon maudit escalier tournant (détestable invention européenne), j’ai fait un faux pas ; n’ayant pu me retenir à la rampe qui étoit du côté de mon bras cassé, je suis tombé assez lourdement ; je me le serois probablement fracassé de nouveau si Tai-na n’avoit eu la précaution de l’entourer d’un épais coussinet, qui heureusement a amorti le coup. J’en suis quitte pour une forte entorse qui me fait boiter, et l’expérience m’ayant rendu prudent, je suis décidé à rester dans ma chambre jusqu’à ce que j’aie la libre disposition de tous mes membres. Vous le dirai-je, mon ami, depuis que j’ai pris cette résolution je pense bien plus souvent à vous, en songeant combien vous me seriez utile pour charmer l’ennui de cette retraite forcée ; mais je ne rougis pas de ce souvenir intéressé, parceque je suis sûr de mon dévouement pour vous. Des attachements semblables à l’amitié qui nous lie sont, je crois, bien rares chez un peuple aussi frivole que les Français ; mais il faut convenir que, sous les simples rapports de société, leurs mœurs ont de grands avantages sur les nôtres. Leurs manieres en même temps aisées et polies, dégagées de tout ce vain cérémonial, qui chez nous met tant d’entraves à l’amitié, leur permettent de se voir librement à toutes heures, sans perdre le temps en longs préliminaires de messages et de billets[53]. Leur salut est aussi bien moins compliqué que le nôtre. Une inclination de tête plus ou moins profonde remplace nos gestes et nos génuflexions ; mais ils savent, en s’aidant du mouvement des yeux, la graduer de maniere à exprimer très distinctement tous les sentiments qui les animent depuis l’humilité jusqu’à l’arrogance, et l’on m’assure que le plus bas des courtisans européens rend aussi bien sa pensée en s’inclinant devant un ministre ou un favori, que le mandarin qui se prosterne aux pieds d’un eunuque insolent.

Je reçois quelques visites, mais elles sont rares et courtes ; j’observe que les Français, extrêmement prévenants pour les étrangers au moment de leur arrivée, les négligent lorsqu’ils prolongent leur séjour. Il y a donc dans leur accueil plus de mode que d’hospitalité. La seule personne dont les soins assidus ne se démentent pas, est M. de Lovelle ; et le service qu’il a rendu l’autre jour à Tai-na, prouve qu’il m’est réellement attaché. Elle n’étoit pas sortie depuis mon accident ; je pensai que l’air lui feroit du bien, et je la décidai à prendre une chaise à porteur. Elle étoit au moment de rentrer, le pavé étoit glissant, un des porteurs se laisse tomber, la chaise verse : Tai-na, plus effrayée que blessée, s’efforce de sortir ; sa robe chinoise, qu’elle conserve toujours à moins qu’elle ne sorte à pied, étonne la foule qui s’amasse autour d’elle ; des enfants et des gens du peuple, au lieu de la secourir, l’accueillent par des huées. M. de Lovelle, qui venoit me voir, l’aperçoit dans cet embarras ; il s’élance vers elle en poussant rudement ceux qui l’entourent, la prend dans ses bras et l’emporte jusqu’à la maison ; puis revenant sur ses pas, indigné de l’insolence de cette populace, il saisit un des bâtons de la chaise, et d’un ton menaçant lui ordonne de se retirer. Il y avoit certainement dans le nombre plusieurs hommes vigoureux dont un seul eût suffi pour terrasser M. de Lovelle ; mais sa noble audace leur en impose, et ils s’éloignent en murmurant. L’ascendant prodigieux que l’air de supériorité et le courage donnent aux gens valeureux sur le reste du monde, est toujours pour moi un nouveau sujet d’étonnement.

Je ne sais si, comme le prétendent quelques naturalistes, le genre humain est composé de plusieurs races ; mais sans décider la question, on peut établir deux divisions bien distinctes, l’une de ceux qui craignent le danger, et c’est la plus nombreuse, l’autre de ceux qui le méprisent. Ces derniers sembleroient devoir former une caste privilégiée, une noblesse naturelle faite pour commander ; mais la civilisation la prive souvent de ses droits. Elle établit une immense différence entre celui qui, né dans une condition obscure, n’a point d’autre qualité que le courage, et celui qui joint à une valeur brillante des talents supérieurs : l’un vit soldat, et meurt caporal ; l’autre, avec l’aide de la fortune, peut changer la face du monde, et laisser d’immortels souvenirs.

Il est cependant des nations généralement plus timides, et d’autres chez qui la valeur est commune. Tels sont dans notre Asie les Tartares, les Malais, et sur-tout les Japonais ; mais tous ces peuples énergiques ne sont pas exempts de rudesse, et même de férocité. Voilà ce que l’on observe aussi en Europe, où l’on ne trouve que chez les Français ce singulier alliage de bravoure et de politesse, d’audace et de galanterie : l’on a même remarqué que leurs plus fiers guerriers possédoient au plus haut degré ces qualités si différentes. Ainsi, François Ier et Henri IV, ces rois chevaliers, étoient aussi les plus galants militaires de leur temps. Ceux de l’âge présent n’ont point dégénéré. M. de Lovelle, en entrant chez moi, déposa toute sa colere, et prit l’air du plus tendre intérêt à l’aspect de Tai-na, que cette scene aussi désagréable qu’imprévue avoit extrêmement émue. Elle a été touchée, comme elle le devoit, de ses soins obligeants ; et depuis ce temps elle montre moins d’éloignement pour rester chez moi avec lui. Hier, il a même obtenu d’elle de continuer un air qu’elle me chantoit ; je suis aussi musicien, lui a-t-il dit, et je veux vous le montrer. Le soir il a fait apporter un piano : c’est un instrument plus grand que notre ché, mais qui lui ressemble un peu. Les cordes, au lieu d’être de soie et au nombre de vingt-six, sont de métal et plus nombreuses, ce qui le rend beaucoup plus sonore. M. de Lovelle en joue fort agréablement : à notre grand étonnement, il a répété l’air que Tai-na avoit chanté le matin ; il prétend que ce talent est fort aisé à acquérir, et que dans peu de temps ma femme pourroit en savoir assez pour s’accompagner et pour jouer de petites pièces : elle a, pour me faire plaisir, consenti à prendre de ses leçons. J’emporterai certainement un de ces pianos sur le vaisseau qui nous ramenera en Chine, et je compte qu’il nous sera fort utile pour charmer l’ennui d’une longue traversée.

Les femmes Européennes apprennent très facilement la musique ; et l’étude de ce bel art entre pour beaucoup dans leur éducation ; elles y font souvent de grands progrès ; mais, par une inconcevable insouciance, elles l’abandonnent presque toutes dès qu’elles sont mariées, et leur talent est perdu pour elles-mêmes et pour leurs maris. Cependant cet agrément est le seul auquel l’habitude semble donner plus de prix, tandis que tous les autres diminuent lorsqu’ils perdent l’attrait de la nouveauté. Peu d’hommes sont insensibles aux sons harmonieux d’un instrument touché par une main habile, et pour plusieurs une voix argentine est le plus puissant de tous les charmes. La musique est amie des nerfs ; elle chasse les idées sombres, délasse agréablement l’esprit, procure au corps fatigué le plus doux sommeil, embellit encore les belles nuits d’été, abrége les longues soirées d’automne ; enfin, par un effet, qui dans les âmes généreuses tient à la reconnoissance, et dans les autres à l’égoïsme, elle attache, sans que l’on s’en rende compte, à la personne qui nous fait goûter ces jouissances.


LETTRE XXXIV.


WAM-HO À KANG-HI.


Pé-kin, le 11 mai 1910.


Je confie cette lettre, mon cher Kang-hi, à un négociant arménien, qui traverse la grande Tartarie et le nord de la Perse, pour se rendre à Constantinople, ville peu éloignée, si je ne me trompe, de Paris, où vous devez être à présent[54]. Voulant profiter de cette occasion pour vous donner des nouvelles de ce qui vous intéresse, j’ai fait venir la femme âgée que vous avez chargée de l’intendance de votre harem : elle m’a dit que depuis votre absence tout étoit chez vous dans le meilleur ordre. Elle a eu pendant quelques jours une inquiétude très vive ; Tiang-tsée, cette jeune personne si belle que vous avez achetée l’année derniere, a été sérieusement incommodée : on a fait venir le médecin Voo-tong, qui jouit de votre confiance : il est resté, suivant l’usage, dans l’appartement extérieur, et de là, au moyen d’un fil de soie attaché au poignet de la malade, il lui a tâté le pouls. La délicatesse de son tact est si grande qu’il a bientôt reconnu que le siège du mal étoit dans les nerfs. Il a en conséquence ordonné une décoction de ging-seng dans un bouillon de nids d’oiseaux : ce remede merveilleux, dont le succès est infaillible, lorsqu’il n’est point falsifié, a rempli son attente, et vous pouvez être tranquille sur l’état de la belle Tiang-tsée. Je songe, en écrivant ceci, qu’une des grandes peines attachées à l’absence, déjà si fâcheuse en elle-même, est de ne pouvoir ouvrir ces lettres que nous attendons avec tant d’impatience, sans avoir à craindre qu’elles ne nous apprennent la mort ou les souffrances des objets de nos affections. Revenez donc bien vite, mon cher Kang-hi, et jouissons ensemble des charmes de l’amitié, seul plaisir vif et durable, et qui ne craint pas plus les ravages du temps que les caprices du sort.

La Chine, mon ami, est toujours tranquille et heureuse. La nature lui a départi ses dons les plus précieux, et les hommes y sont assez sages pour ne pas contrarier ses vues bienfaisantes. Pourquoi faut-il que des symptômes alarmants menacent au-dehors notre avenir ? C’est en vain que des mers orageuses et remplies d’écueils nous défendent au sud et à l’est, que des montagnes inaccessibles et des déserts plus difficiles encore à franchir que la grande muraille, nous mettent à couvert des autres côtés. L’Europe, mon ami, la terrible Europe s’est rapprochée de nous. Il y avoit de la pusillanimité à craindre ses vaisseaux qui venoient, après six mois de navigation, nous demander en suppliants l’excédent de nos denrées ; mais, depuis que ces peuples sont paisibles possesseurs de l’Indostan, des armées formidables peuvent envahir nos frontieres. Il y a déjà plus de cent ans (vers la fin du dix-huitieme siecle), que l’empereur Kien-long, de glorieuse mémoire, conçut des inquiétudes en voyant les Anglais chercher à s’introduire à la cour du Dalay-lama. Lord Macartney, leur ambassadeur, fit d’inutiles efforts pour dissiper les soupçons que ces intrigues avoient fait naître. Heureusement que, pendant tout le siecle dernier, des guerres presque continuelles avec les Marattes et les Seiks attirerent du côté du nord et de l’ouest les armes de ces insulaires : aussi continuerent-ils de nous traiter avec le respect convenable. Cependant leurs desseins ambitieux commencoient à percer, lorsque l’on vit éclater ces troubles civils qui ont amené l’indépendance de l’Inde anglaise. Aujourd’hui qu’elle est reconnue, ce gouvernement naissant, mais fier de ses forces et de l’accroissement rapide de sa population, ne craint pas de prendre avec ses voisins une attitude menaçante : il exige impérieusement, de l’empereur du Birman, un tribut de bois de tek nécessaire à la construction d’une marine militaire, demande au roi de la Cochinchine la concession de la baie de Turon, ancien projet favori des Européens, dont le succès seroit inquiétant pour nos provinces méridionales ; d’un autre côté, il soutient dans sa révolte contre son légitime souverain, le Tischou-lama, pour le réduire sans doute par la suite à la condition d’un prince nominal, ainsi que l’ont été les rajas et le grand mogol lui-même. Les troupes que notre auguste empereur n’a pu se dispenser d’envoyer au secours du chef sacré de la religion qu’il professe, se sont déjà trouvées engagées avec les anglo-indiens. La cavalerie tartare a bien fait son devoir, et a protégé dans leur fuite les fantassins chinois, épouvantés de l’impétueuse attaque de ces hommes, qui, sans colere, sans esprit de vengeance, courent avec une ardeur qui tient du délire exposer leur vie, et ne s’embarrassent ni du nombre ni de la position de leurs adversaires. C’est en vain que nos troupes les mieux disciplinées feroient, pour les arrêter, ces belles évolutions qui représentent l’ombre de la lune se projetant comme un bouclier du haut des montagnes, ou celle de la fleur de Mio-hoa[55]. Ces combinaisons savantes seroient déjouées par la fougue des Européens.

Qui peut résister à de tels furieux ? Et n’est-il pas fort à craindre que, s’ils s’établissent une fois dans le Boutan et le Thibet, ils ne soumettent de proche en proche les hordes voisines, et ne pénetrent même un jour jusqu’à la Chine… ? Mais je m’arrête : pourquoi me livrer à ces tristes conjectures ? quand bien même elles devroient se réaliser, l’événement ne peut être que fort éloigné ; nous ne serons plus alors, et nos enfants eux-mêmes auront depuis long-temps fait place à d’autres générations. Nos affections, ainsi que l’intérêt qu’il nous est permis de prendre aux événements, sont, relativement au temps, renfermés dans des limites assez étroites. Au-delà, tout est vanité ; et si le monde entier est lui-même périssable, si l’on peut aisément concevoir tel accident, qui, en n’altérant que la surface de notre planete, feroit disparoître le genre humain, et jusqu’aux traces de son existence, n’est-il pas insensé de se servir de cette longue vue, que l’on nomme imagination, pour se tourmenter des chances d’un avenir incertain lui-même ?


P. S. Vous trouverez ci-joint un mémoire que l’on vient d’imprimer sur la nouvelle révolution de l’Inde anglaise, je le tiens d’un missionnaire qui enseigne les mathématiques à mon fils. Il contient des détails curieux sur ce grand événement, auquel depuis longtemps on pouvoit s’attendre. Je ne puis vous garantir l’exactitude des faits dont je n’ai pas été témoin, mais du moins ce récit ne me paroît choquer en rien la vraisemblance[56].


LETTRE XXV.


KANG-HI À WAM-HO.


Paris, 28 octobre 1910.


Je viens, mon cher Wam-po, de recevoir votre lettre en date du 10 mai, et je m’empresse d’y répondre ; vos soins me touchent sans m’étonner, et je n’espérois pas moins de votre amitié. En attendant que je jouisse du bonheur de vous voir, mon imagination se reporte avec un plaisir infini vers les lieux où vous êtes, et qui renferment tant d’objets de mon affection, enfin vers ma patrie. Vous ne sauriez concevoir, vous dont la vie fut toujours sédentaire, quel effet magique produit sur le voyageur ce mot de patrie ; sa force attractive, au contraire de toutes les autres, s’accroît par l’éloignement. Tant de motifs se réunissent pour nous en rendre le séjour agréable. C’est là que sont nos parents, nos amis ; là, tout est d’accord avec nos habitudes, rien ne choque nos préjugés ; les mœurs, les caractères, la langue, tout, dès l’enfance, nous est familier ; et notre corps est fait au climat, ou plutôt a été fait pour lui.

Parmi les liens nombreux qui nous attachent à notre pays natal, je suis porté à croire que le plus fort est le désir actif d’augmenter notre bien-être. Cette espece d’ambition générale, commune à toutes les classes, prend une infinité de formes, et c’est d’elle que naissent les espérances qui font le charme et le soutien de la vie. L’un recherche la considération ou le crédit, l’autre ne prise que les richesses ; celui-là aspire à la célébrité ; quelques uns ne veulent qu’augmenter leur patrimoine ; d’autres le dépensent pour embellir leurs maisons et leurs jardins ; il en est qui, exclusivement occupés de leurs enfants, sacrifient tout pour leur établissement. Quel que soit le but que l’on se propose, il est évident que chacun, ayant plus de facilité pour y atteindre dans sa patrie que par-tout ailleurs, doit la préférer aux autres pays ; mais cet attachement intéressé n’a rien de commun avec le patriotisme, sentiment généreux, passionné, susceptible d’exaltation, et même de fanatisme. Aussi, lorsque le goût de l’instruction ou l’ennui nous portent à visiter des contrées éloignées, c’est toujours avec la résolution d’y revenir que nous quittons les lieux qui nous ont vus naître ; ce désir augmente à mesure que la curiosité est satisfaite ; et quelque intéressant qu’ait été le voyage, l’instant le plus doux est celui du retour. Ainsi le projectile change de direction dès le premier instant de sa course, parcequ’il éprouve l’influence de cette tendance universelle qui le ramene vers le centre de la terre ; le voyageur est le projectile, l’attrait de la nouveauté la force qui le met en mouvement, l’amour de la patrie celle qui tend à le rappeler ; les contrariétés qui ne se rencontrent que trop souvent dans les pays étrangers augmentent singulièrement l’intensité de cette derniere force. Pour moi j’éprouve une véritable peine en voyant combien peu l’on doit compter sur l’accueil prévenant des Français ; je crois bien qu’il entre dans leur conduite plus de légèreté que de fausseté, mais il n’en est pas moins désagréable de voir succéder une politesse froide et l’insouciance la moins déguisée, à un empressement flatteur et aux démonstrations d’une amitié qui sembloit si sincere. Voilà ce qui m’arrive journellement. Hier encore, dans une maison où je passois la soirée, j’entendis quelqu’un qui demandoit mon nom : lorsqu’il l’eut appris, Eh quoi ! dit-il assez haut, ce Chinois est encore ici ; il y a long-temps que je le croyois parti pour Pé-kin. — Cela ne me surprend pas, répondit l’autre ; on ne parle plus du mandarin depuis l’arrivée de l’orang-outan, et bientôt celui-ci cédera la place au nouveau métaphysicien de l’Athenée. Je ne puis réellement compter ici que sur l’attachement de M. de Lovelle, et sur celui de son aimable sœur. Encore, vous le dirai-je, mon ami ? je ne conçois rien à la conduite de celle-ci ; depuis deux jours que je commence à sortir, voilà cinq ou six fois que je vais chez elle sans pouvoir la rencontrer. Je viens de lui écrire pour lui demander un rendez-vous avant mon départ pour Rouen, car vous saurez que je vais assister à une expérience importante que l’on doit faire dans cette ville. Si elle réussit, la navigation, ce grand problême qui depuis si long-temps occupe tant de têtes pensantes, et dont tous les peuples ont donné une solution plus ou moins imparfaite, sera enfin résolu de la maniere la plus satisfaisante. Les Européens ont déjà pourvu à la sûreté des équipages, point si essentiel et pourtant si négligé, soit en substituant au bois, dans la construction des vaisseaux, une espece de pierre ponce factice qui les rend incombustibles sans augmenter leur pesanteur[57], soit en divisant la cale en cases revêtues d’un enduit imperméable, ce qui les met à l’abri du danger des voies d’eau. Mais ils auroient tort de s’attribuer l’invention de ce dernier procédé que nous employons dans nos jonques depuis un temps immémorial. Ils sont aussi parvenus à cultiver en grand le lin de la Nouvelle-Hollande[58], qui remplace aujourd’hui le chanvre, et la navigation y a doublement gagné, car l’extrême ténacité de cette plante a permis de diminuer considérablement la grosseur des cordages, ce qui rend le navire moins pesant ; et d’un autre côté les agrès qui ne présentent plus tant de surface au vent, retardent moins la marche dans les routes obliques.

Cependant il reste encore un grand pas à faire dans cette carriere ; il seroit à desirer que l’on trouvât une maniere de voguer pendant le calme, ou même de lutter avec succès contre les vents et les courants sans employer les rames et les autres moyens mécaniques qui exigent ou plutôt qui surpassent la force des équipages nécessaires à la manœuvre ordinaire. Il est vrai que, depuis plus de cent ans, on a imaginé dans l’Amérique septentrionale de faire servir la pompe à feu à cet usage, mais cette idée ingénieuse s’est trouvée, dans l’exécution, sujette à de grands inconvénients ; le dérangement trop fréquent d’une machine aussi compliquée, la grande quantité de combustible qu’elle consume et qui diminue la cargaison en même temps qu’elle augmente les frais, ne permettant pas de l’employer à des voyages de long cours, non plus que dans les pays où le charbon de terre n’est pas très abondant. La physique vient, dit-on, de fournir un agent qui se renouvelle sans dépenses et sans efforts ; on soupçonne (car l’inventeur n’a pas fait connoître son secret) qu’il a su, au moyen de combinaisons nouvelles, tirer parti de la décomposition de l’eau par le galvanisme. Quoi qu’il en soit, l’expérience faite sur un modele d’une assez forte proportion ayant parfaitement réussi, le gouvernement a fourni les fonds pour la répéter en grand, jugeant avec raison qu’une pareille découverte seroit non seulement utile en mer pour avancer pendant les calmes qui sont dans certains parages plus dangereux que les tempêtes, mais encore qu’elle serviroit à remplacer les hallages sur les canaux et les rivières. Pour moi, je vois, outre les avantages qui en résulteront pour la navigation, bien des milliers de chevaux rendus à l’agriculture ; et si, comme je le crois, elle peut s’en passer, il est évident que les terres employées aujourd’hui à leur subsistance serviront désormais à la nourriture des hommes, dont par une conséquence nécessaire le nombre augmentera. Les Européens, qui en général aiment mieux nier les faits que d’approfondir les causes, ne se doutent pas que nous devons en partie l’immensité de notre population à la petite quantité de nos bêtes de somme et de trait.

L’expérience dont il s’agit aura lieu à Rouen ; je profiterai de cette occasion pour voir cette ville intéressante par son commerce et ses manufactures ; mais comme ce voyage ne me retiendra hors de Paris que quatre ou cinq jours, et qu’il n’offre rien de bien attrayant pour Tai-na, je ne l’emmenerai pas. Je compte partir après demain ; à mon retour je vous donnerai de mes nouvelles. Adieu, mon cher Wam-po ; il faut que je vous quitte pour écrire à madame de Fensac.


LETTRE XXXVI ET DERNIÈRE.


DU MÊME AU MÊME.


Paris, le 30 octobre 1910.


Ah ! mon ami , quel inconcevable événement ! comment croire que des dehors si séduisants recelent tant de perfidie ? Mais peut-être que la passion, le dépit m’aveuglent. Eh bien ! jugez-en vous-même par les deux lettres que je viens de recevoir.




Madame de Fensac à M. Kang-hi.


Ce lundi à minuit.


Je rentre chez moi, monsieur, et l’on me remet votre billet ; je m’empresse d’y répondre : vous demandez à me voir, j’en ai aussi le désir ; mais avant de le satisfaire, il m’a paru nécessaire que vous fussiez prévenu de l’état de mon cœur. Il s’y est fait depuis quelque temps une révolution qui me surprend et me confond. Je conserve assurément pour vous l’estime que vos qualités aimables inspirent, et ce tendre intérêt dont une union intime laisse dans les âmes délicates d’ineffaçables traces ; mais le charme est rompu, et cet amour que de si bonne foi je croyois immortel, s’est évanoui comme un songe. Seule, désolée de votre absence dont je me reprochois la cause, livrée dans ma retraite à de sombres pensées, j’ai réfléchi sur ma situation, sur la vôtre, sur le chagrin violent ou plutôt le désespoir qui seroit la suite inévitable de votre départ ; j’ai craint que ma foiblesse pour vous ne me portât à accepter la proposition que vous ne manqueriez pas de renouveler de m’emmener avec vous, et dont peut-être vous ne tarderiez pas à vous repentir. Ces réflexions, en me prouvant que votre bonheur étoit aussi compromis que le mien, m’ont insensiblement guérie de cette passion insensée, et que pourtant je ne puis me défendre de regretter. Il est de votre intérêt, je dirai plus, il est de votre devoir de m’affermir dans une aussi sage résolution. Le moyen est de nous voir peu dans le commencement, et jamais sans témoins. Je me flatte que vous reconnoîtrez dans cette démarche toute la franchise de mon caractere ; elle vous est connue, vous savez que je ne vous ai jamais rien caché, si ce n’est la vivacité de mes sentiments pour vous lorsque la réserve m’en imposoit la loi.

J’aime à croire qu’il vous en coûtera pour renoncer à moi, et pourtant je ne voudrois pas qu’il vous en coûtât trop ; étrange contradiction de tendresse et de vanité ! Pour vous, si votre cœur est peiné, votre amour-propre n’a point à souffrir, personne ne vous est préféré, et ne le sera jamais ; je n’aurai que des amis, et vous serez le premier.

Je suis désolée que vous partiez jeudi ; j’ai du monde à souper samedi, et je comptois vous proposer d’y venir. Quand je voudrois vous voir plus tôt, cela me seroit impossible, car je passe toutes mes journées chez une de mes amies dont la santé m’inquiette.




Mille sentiments divers m’agiterent en recevant cette lettre ; je conçus pourtant l’espoir de faire révoquer le terrible arrêt ; j’écrivis une réponse touchante et passionnée : j’allois l’envoyer lorsque l’on m’apporta le billet suivant.




Billet.


Si M. Kang-hi n’a point aujourd’hui de partie arrangée, on lui propose un spectacle fait pour intéresser un cœur sensible comme le sien ; il peut être témoin d’un tête-à-tête entre deux amants, vrais modèles de tendresse. Qu’il se rende ce soir à sept heures précises à l’entrée des Champs-Elisées ; du côté de la place, il verra une voiture de remise s’arrêter à la premiere barriere ; un jeune homme vêtu d’une redingote grise, caché jusqu’alors derrière un tas de chaises, ira précipitamment ouvrir la portière ; il donnera la main à une dame dont le joli visage est presque entièrement caché par un grand chapeau de paille, mais qui est cependant reconnoissable à l’élégance remarquable de sa taille.

Ce préambule excite-t-il votre curiosité, je vous dirai, pour la satisfaire, que le jeune homme vêtu de gris est le colonel Jolioff, arrivé depuis un mois de Pétersbourg à Paris, où l’on admire son brillant équipage ; quant à la femme elle se nomme madame de… Mais non, il faut être discret ; au reste, si elle n’étoit pas des amies de M. le mandarin, il n’y auroit rien de piquant pour lui dans cette aventure, et cela ne rempliroit pas le but de son dévoué serviteur, Revanche.




Ce billet excita à la fois ma suprise et mon indignation ; je ne connoissois pas ce Jolioff, mais je me rappelai bientôt que M. de Lovelle m’avoit vanté les grâces et les manieres agréables de ce Russe, qui, ajoutoit-il, ne pouvoit manquer d’avoir l’hiver prochain beaucoup de succès auprès des dames. Cet avis, qui me venoit évidemment de M.de Jansen, charmé d’une occasion de se venger, étoit si détaillé, que je n’étois que trop tenté d’ajouter foi à ce qu’il contenoit d’affligeant pour moi ; d’un autre côté, je n’avois aucune preuve ; le témoignage d’un ennemi est naturellement suspect ; il se pouvoit que ce fût une vile imposture inventée dans le dessein de m’inquiéter. Je m’arrêtai à cette idée, résolu de ne faire aucune démarche, et de mépriser la lettre et son auteur ; mais le doute est insupportable dans de telles occasions ; dès que le soupçon est entré dans notre cœur, il exerce sur lui un empire fatal, semblable à la puissance du serpent sur l’oiseau, qui, après s’être inutilement agité pour fuir le péril, se précipite lui-même dans la gueule béante du monstre qui va le dévorer. J’irai donc ce soir au lieu indiqué ; je vous avoue même que j’attends avec impatience l’heure fatale. Je ne veux pas fermer ma lettre, sans vous apprendre quel est le sort de votre foible ami.




A dix heures du soir.


Il n’étoit que trop vrai ; mais des tourments inattendus m’étoient encore réservés. Vous saurez d’abord que tout s’est passé exactement comme on me l’avoit annoncé. Le carrosse, le jeune homme, la femme, j’ai tout vu, et n’ai que trop reconnu au clair de la lune la perfide madame de Fensac. Confus et outré de douleur, je m’esquivois dans l’ombre comme un malfaiteur, lorsqu’un homme se place devant moi, et me ferme le passage ; « Bon soir, monsieur le mandarin, s’écrie-t-il d’une voix éclatante, les Champs-Elisées valent le bois de Boulogne » ; et puis il s’éloigne en faisant un long éclat de rire. Je n’ai pas besoin de vous dire que c’étoit Jansen, l’auteur du billet. Je rentre chez moi, le chagrin dans le cœur ; je trouve Tai-na seule ; elle étoit émue, mais dans mon trouble je ne m’en aperçois pas. Je me jette sur un fauteuil sans dire une parole : bientôt mes yeux s’arrêtent sur un papier que je vois à mes pieds ; je le ramasse croyant qu’il est tombé de ma poche, elle roule machinalement entre mes doigts. Enfin, je reconnois que c’est une lettre décachetée. Je vous l’envoie.




Lettre de M. de Lovelle à M. de Janville.


Mon groum te remettra ceci, mon cher Janville ; il faut que tu lui dises quel cheval tu peux me prêter jeudi pour quelques jours : je voudrois que ce fut l’agile, dont j’ai la meilleure opinion depuis la course du Champ-de-Mars ; j’en aurai le plus grand soin. Ma jument noire est un peu malade ; on la traite, et comme disent les Anglais, elle fait un cours de physique. Je n’aime pas plus à emprunter des chevaux qu’à prêter les miens ; aussi s’agit-il d’une importante affaire dont tu ne sais que le commencement, et dont le dénouement sera plus prompt que je ne l’espérois. Le mandarin va faire un petit voyage ; il laisse, à ma grande surprise, sa femme à Paris ; un mari Français ne se conduiroit pas mieux. Voici mon plan ; Tai-na va régulièrement se promener tous les jours en chaise à porteur ; elle affectionne particulièrement la barrière de l’Etoile, où, après s’étre reposée, elle tourne à droite et revient par le Roule et les Champs-Elisées. J’ai gagné les porteurs ; ils s’arrêteront jeudi dans l’allée de traverse à côté de ma caleche, où j’aurai soin de placer une femme bien mise ; je serai à cheval, j’en descendrai pour prier Tai-na de trouver bon que je lui présente une dame de mes parentes, qui a le plus grand desir de faire connoissance avec elle, et qui, étant incommodée, lui demande de vouloir bien monter dans la caleche ; il n’y a pas de mal à cela, et puis je me flatte d’avoir fait assez de progrès dans son cœur depuis les leçons de musique, pour qu’elle soit bien aise de m’obliger (elle m’en a donné la preuve en cessant de fumer). Elle y consentira donc, sinon je la prends dans mes bras, la place dans la voiture dont les stores se baissent à l’instant ; mon cocher part comme l’éclair, je saute sur mon cheval, et dans moins d’une heure nous sommes en sûreté dans la maison du garde de mon oncle, au bout de son grand parc. Le Chinois sera médiocrement content lorsqu’il trouvera sa femme partie ; le bon de l’affaire, c’est qu’il ne pourra pas en porter ses plaintes à ma sœur, qui part dans deux jours pour Fontainebleau ; entre nous, elle trouve le mandarin ennuyeux depuis qu’il n’est plus à la mode, et compte à son retour lui fermer sa porte. Il s’adressera à la police, mais je la dérouterai en prenant un passe-port pour Spa, et faisant partir mon valet-de-chambre à ma place ; enfin , si l’on parvient à découvrir ma retraite, averti à temps, je décampe emmenant la belle Tai-na à ma suite, ou la laissant si elle le préfere, car les volontés sont libres. Dans tous les cas je n’aurai pas perdu mon temps, et tout dans la vie, mon cher philosophe, n’est-il pas provisoire ? Je sais qu’un enlèvement est devenu une chose ridicule, même dans un roman ; mais songe qu’il s’agit d’une chinoise remplie de préjugés, et avec laquelle les moyens ordinaires pourroient bien échouer. Au reste, mande-moi ce que tu penses de mes projets, car je reconnois que tu as une excellente tête pour les mauvaises affaires, et sur-tout promets-moi ton cheval.


P. S. Considéré que tu acquiers par ce service signalé des droits sacrés sur mon cœur, et à jamais la disposition de mon écurie. de Lovelle.




Sur le revers du billet, M. de Janville avoit écrit au crayon.


De ma cour, ce mardi.


Ton homme me trouve prêt à monter à cheval et horriblement pressé ; je ne remonterai pas pour t’écrire une lettre, puisque je peux te dire ici que je n’ai rien à refuser à un ami tel que toi, sur-tout quand il s’agit d’une action aussi brillante que celle-là. Sais-tu bien qu’à ton retour tu pourras nous donner un journal de découvertes. Cela sera fort curieux. Une femme aux pieds cassés, qui fume, etc. etc. comment diable ! Adieu. Audace et succès.




Après avoir lu le plan de cet infernal complot, je demandai à Tai-na, d’un ton courroucé, comment ce papier se trouvoit dans sa chambre ; elle me répondit en rougissant, que M. de Lovelle étoit venu comme à l’ordinaire lui donner sa leçon, mais que, m’ayant entendu rentrer, il étoit sorti précipitamment, et que sans doute ce papier étoit tombé de sa poche. — Pourquoi sortir lorsque j’arrive ? — Il étoit fort ému, et moi aussi, et craignoit sans doute de vous laisser voir son trouble… Je vous dirai tout ; depuis quelque temps je m’apercevois qu’il me regardoit d’une maniere à me faire baisser les yeux ; aujourd’hui sous prétexte de me placer les doigts sur le clavier, il m’a pressé la main, j’ai voulu la retirer, il l’a serrée plus fort et l’a baisée avec transport, en me disant les choses du monde les plus tendres ; j’ai voulu me lever, il s’est jeté à mes genoux. — Le traître ! continuez. — Heureusement il a reconnu le bruit de votre voiture qui s’arrêtoit à la porte ; il est sorti, et je ne conçois pas comment vous ne l’avez pas rencontré. — Tai-na, lui dis-je d’un ton radouci, vous auriez dû m’instruire de ses tentatives criminelles. — J’en ai eu la pensée, mais j’ai craint de vous inquiéter inutilement ; vous savez que j’avois beaucoup de répugnance à recevoir M. de Lovelle, et que ce n’est que par complaisance pour vous que j’ai consenti à prendre de ses leçons. — Vous avez raison, lui répondis-je vivement ; quittons ce pays où les dehors de l’amitié servent à cacher des desseins perfides, où des hommes qui se piquent de délicatesse sont des voleurs de femmes, c’est-à-dire de ce qui est mille fois plus précieux que l’or, où les mœurs tentent la faiblesse qu’elles devroient protéger, où les lois séveres pour les moindres fautes se taisent sur l’adultere, et où l’opinion publique est pour le séducteur contre l’époux offensé. Partons dès demain, Tai-na ; êtes-vous prête ? Je ne saurois rester plus longtemps dans cet odieux séjour. — L’ombre ne demande pas au corps si elle doit le suivre, fut la réponse de cette charmante personne.


P. S. Je viens de donner mes ordres, et de tout disposer pour que nous puissions quitter Paris dans la journée de demain. A présent que je suis plus calme, je ne puis penser, sans confusion, à cette liaison dont encore hier je m’enorgueillissois si sottement. Les suites les plus funestes auroient pu en être les conséquences sans que j’eusse le droit de m’en plaindre. J’ai été au moment de perdre la vie ou de l’ôter à un jeune homme qui ne m’avoit point offensé, pour une coquette qui m’a indignement trompé ; pour elle, je me suis cassé le bras, et si je ne suis pas estropié, il n’en est pas moins vrai que je m’en ressentirai le reste de ma vie ; cependant son frere me trahissoit sous le voile d’une amitié sincere, et cherchoit à m’enlever ma femme, celle qui m’est aussi précieuse par les qualités du cœur que par les charmes de sa personne, dont les attraits me paroissent toujours nouveaux après ces distractions que nos coutumes autorisent ; enfin, celle qui m’a fait goûter les douceurs de la paternité, et que mes enfants appellent leur mere. J’ai pensé la perdre, et sa pûreté ne l’eût pas sauvée, non plus que sa tendresse pour moi ; il eût fallu, en effet, une force plus qu’humaine pour résister à ce mélange de séduction et de violence que le perfide Lovelle méditoit d’employer contre elle ; et, si ce malheur m’étoit arrivé, il eût encore été aggravé par les reproches de ma conscience. Lorsque le jardinier retire imprudemment l’appui qui soutenoit la reine des fleurs, s’il trouve sa frêle tige brisée par l’ouragan, ce n’est pas le typhon, mais sa propre imprévoyance qu’il doit accuser.

Plus j’y pense, et plus je rougis d’avoir été assez foible pour céder aux séductions de la coquetterie, mais je mourrois de honte si j’avois été assez vil pour chercher à corrompre une honnête femme.

J’aurois encore bien des choses à voir ici, mais il en coûte trop cher pour satisfaire sa curiosité ; je retournerois donc tout droit en Chine si les ordres de l’empereur ne m’appeloient en Angleterre ; on dit que les femmes y sont moins coquettes, et les hommes moins galants qu’en France ; mais je ne m’y lierai pas, Tai-na sera renfermée plus étroitement à Londres qu’à Pé-kin, puisqu’elle y courra plus de dangers ; je tâcherai d’adoucir par les plus tendres caresses cette étroite réclusion, et je me hâterai de la ramener dans notre heureuse patrie, dans ce pays où le mélange des sexes est inconnu, où les plaisirs frivoles qu’il procure ne compromettent pas le bonheur, et n’exposent point à des regrets cuisants, où les lois intimident le vice, où les mœurs protègent l’innocence, où les bonnes intentions suffisent aux femmes pour être vertueuses, et où enfin il leur en coûte autant de peines pour être coupables, qu’en Europe pour ne l’être point. Quant à moi, dès que je verrai un joli visage, je détournerai la tête : c’est, je crois, le seul moyen bien sûr de la conserver.


FIN DU VOYAGE DE KANG-HI EN FRANCE.

MÉMOIRE


SUR LA RÉVOLUTION


DE L’INDE ANGLAISE.

MÉMOIRE


SUR LA RÉVOLUTION


DE L’INDE ANGLAISE.


Rédigé par le révérend pere Benoît, missionnaire à la résidence de Poonah, capitale de l’empire des Marattes.


Imprimé à Pé-kin, en janvier 1910, avec l’approbation du révérend pere supérieur-général de la mission.


La puissance anglaise sembloit pour jamais affermie dans l’Inde. Depuis Gengis-Khan, ce fameux conquérant de l’Asie, aucune nation n’avoit possédé dans cette partie du monde un aussi vaste territoire. Des rives de l’Indus à celles du Gange, tout étoit soumis à ses lois, tandis que dans l’Indostan, proprement dit, les provinces qui avoient formé l’empire du grand Mogol et celui d’Hyder-ali lui appartenoient, à la réserve des pays occupés par les Marattes. Ces peuples, qui dès les premiers temps de leur existence avoient su résister au grand Aurengzeb, ont également soutenu les attaques répétées des Anglais. Un pays difficile, hérissé de montagnes, plein de forteresses, et coupé de défilés et de torrents, mais sur-tout l’énergie de leur caractere guerrier les a sauvés de l’oppression générale des puissances indigenes.

Au reste, dans les possessions anglaises, la condition de l’ouvrier et du cultivateur n’étoit pas heureuse, mais elle étoit supportable, et toutes les castes de cette singulière nation, qui ne sait se venger qu’en appelant, par la mort et les imprécations du dherna, la colere divine sur ses oppresseurs[59], trouvoient dans les tribunaux établis à la fin du dix-huitieme siecle, une protection assurée contre les vexations des Européens trop avides. Depuis que la culture étoit encouragée, et la tranquillité publique assurée, on ne voyoit plus de ces famines meurtrieres sur lesquelles la cupidité n’avoit pas rougi de faire d’horribles spéculations. La population s’étoit en conséquence rapidement accrue. Des retours plus fréquents, dûs au perfectionnement de la navigation, avoient donné une prodigieuse activité aux relations commerciales ; enfin les établissements de la compagnie des Indes avoient atteint un degré de prospérité inconnu dans l’histoire des colonies. Mais les liens avec la métropole étoient loin d’être resserrés par de si grands accroissements. Les colonies ressemblent aux fruits qui tiennent d’autant moins à l’arbre qui les porte que leur volume augmente ; il peut même devenir tel, que, s’ils ne sont soutenus par un appui, ils font rompre la branche qui les a nourris.

Tel étoit l’état des choses au commencement du vingtième siecle, lorsque les fautes du gouvernement anglais amenerent des troubles qui ne finirent que par la séparation des deux pays. Un prince foible et voluptueux étoit assis sur le trône de la Grande-Bretagne : il épuisoit les finances de l’état pour subvenir à ses folles dépenses et au luxe scandaleux de ses maîtresses ; mais, n’osant demander une augmentation d’impôts, dont la masse paroissoit encore plus insupportable à cette fiere nation par le mauvais emploi qu’elle en voyoit faire, il mit à l’encan les emplois lucratifs dont la couronne dispose. Celui qui rapportait le plus, le gouvernement de l’Inde, tenta la cupidité de lord Hardman. Cet homme immensément riche vendit une partie de ses terres, engagea les autres, et pour la somme d’un million de guinées qu’il offrit à la favorite, et que le roi ne dédaigna pas de partager avec elle ; il fut nommé à la charge importante de gouverneur-général de l’Inde anglaise. Il se rendit promptement à son poste, et n’étant retenu par aucune considération de morale ou de justice, il ne tarda pas à amasser un grand trésor. Le conseil suprême auroit pu mettre un frein à ces concussions, mais la mort venoit de lui enlever deux de ses membres les plus integres ; et leurs successeurs qui devoient leurs places à des moyens semblables à ceux que le gouverneur avoit pris, s’associerent à ses projets dans l’espoir de partager ses rapines.

Cependant les Indous de toutes les castes, les Mahométans de toutes les sectes étoient opprimés, et les Européens n’étoient pas eux-mêmes à l’abri de ses vexations ; leurs plaintes reçues avec une arrogance plus difficile encore à supporter que l’injustice, mirent le comble à leur indignation. Sur ces entrefaites, lord Hardman, aussi incapable que dur et hautain, partit pour une expédition mal concertée contre le royaume d’Ava, d’où il comptoit rapporter d’immenses richesses. Il laissa pour commander au Bengale, en son absence, son fils, lord Edouard. Ce jeune homme joignoit à tous les vices de son pere le goût de la débauche et de la plus folle prodigalité : il ne tarda pas à en donner des preuves. La femme d’un des premiers négociants du Bengale étoit vaine et coquette, il la séduisit sans peine, et jouit insolemment de cette indigne conquête.

On se souvient encore à Calcutta du luxe qu’il déployoit lorsqu’il se rendoit avec elle à sa maison de plaisance. Un groupe de Tartares à cheval, l’arc à la main, le carquois sur l’épaule, ouvroit cette marche vraiment triomphale. On voyoit ensuite un éléphant portant d’énormes timbales semblables à celles qui précedent l’empereur des Marattes ; deux esclaves richement vêtus les battoient en cadence, et régloient le pas d’une compagnie de Cipayes. Derrière eux, cinquante bayaderes, dansant et jouant des instruments, faisoient admirer leurs formes gracieuses et leur légèreté. On voyoit ensuite paroître deux éléphants joints ensemble par un fort harnois : ils portaient un pavillon où l’or et l’argent brilloient de toutes parts. Depuis l’empereur Cublay-kan, le fils du grand Gengis, on n’avoit rien vu de pareil dans toute l’Asie. Là, sur un sopha brodé de perles, le jeune lord étoit placé à côté de sa maîtresse. Devant elle, deux belles esclaves rafraîchissoient l’air en agitant de grands éventails de plumes de paon, tandis que des enfants couronnés de roses brûloient du bois de sandal dans des cassolettes de vermeil. Une longue file de riches palankins renfermoit les personnes invitées à la fête, et suivoit le noble lord. Après eux des esclaves Malais, au teint cuivré, menoient en laisse douze tigres de chasse de la race de ceux de Typoo-Saïb. Leurs colliers étoient d’or, et les chaînes d’argent. Un escadron de cavaliers Européens fermoit la marche. Leurs armes simples, leurs cuirasses d’acier poli contrastoient avec tout ce faste asiatique.

Indignés de ces désordres, les principaux officiers civils et militaires se réunirent en comité secret, et rédigerent une adresse au roi, où leurs griefs étoient exposés et démontrés jusqu’à l’évidence. Deux députés furent chargés de ces importantes dépêches. Ils prirent la route de terre pour faire plus de diligence. Mais la trahison se glisse dans les conseils de la liberté, comme dans les cabinets des princes. Lord Edouard fut instruit de ces mesures assez à temps pour s’y opposer. Il fit partir en toute hâte des hommes déterminés, qui atteignirent les députés dans les étroits défilés du Panjab, et les massacrerent. Son pere à son retour approuva ce crime, et parvint long-temps à le cacher. Cependant il prévit que les plaintes de l’Inde opprimée parviendront bientôt en Europe. Il falloit les prévenir, et s’y faire un appui. Dans cette vue, il réunit aux plus belles perles de l’Orient de superbes diamants enlevés par la ruse ou la violence aux descendants des rajas de Golconde, des saphirs de Ceylan qui avoient orné le diadême du roi de Candi, et les envoya à la duchesse de Plymouth, maîtresse en titre du roi d Angleterre. Ce présent, d’une immense valeur, eut encore auprès de cette femme vaine le mérite plus grand de lui donner le moyen de surpasser en magnificence toutes les princesses de l’Europe. Pour reconnoître ce service important, elle résolut de soutenir lord Hardman contre l’opinion publique, qui commençoit à l’inculper de toutes parts, et obtint en sa faveur, du prince foible qu’elle gouvernoit, la décoration du premier ordre de l’état. Lorsque le courrier qui l’apportoit fut arrivé dans l’Inde, le gouverneur, enflé du succès de ses démarches, ne mit plus de frein à son orgueil et à ses vexations. Elles devinrent insupportables : les principaux habitants, auxquels s’étoient joints les commandants des Cipayes et plusieurs officiers européens, se réunirent de nouveau en secret. Le colonel Freeman, frere de ce négociant respectable, dont lord Edouard avoit déshonoré la femme, jeune homme plein de feu et d’énergie, s’adressa à l’assemblée en ces termes : « Mes amis, les nouvelles que nous attendions d’Angleterre sont arrivées ; le souverain, au lieu de prononcer la destitution du gouverneur infidele, lui donne les plus éclatantes marques de sa royale faveur. Nos griefs, nos plaintes n’ont pas même été jugées dignes d’être examinées ; et cependant, si nos députés ne sont pas encore arrivés, les voyageurs, les lettres depuis le commencement de son administration sont sans doute unanimes, et déposent contre lui. Ainsi, lâche dans sa tyrannie, le gouvernement ménage les peuples qui, près du trône, pourroient le renverser ; il opprime ceux qui habitent les extrémités de l’univers, et dont il croit pouvoir braver le ressentiment. Mais peut-être qu’il nous confond avec ces pacifiques Indous, éternels îlotes des nations belliqueuses, ou même avec ces vils esclaves tirés de l’Afrique et de l’Archipel indien. Il se trompe ; nous sommes des Bretons, libres, fiers, et nous saurons reconquérir les droits de notre naissance. Jamais plus grande entreprise ne présenta moins de dangers. En effet, où sont nos ennemis ? où sont ceux qui se présenteront pour défendre le gouverneur ? Les Cipayes ? mais ils sont révoltés des outrages faits à leurs compatriotes, comme les troupes européennes le sont des insultes faites aux Anglais. Si nous tournons les yeux vers la métropole, notre sécurité doit être aussi grande. Enverra-t-elle une flotte, une armée pour punir des freres réduits au désespoir par l’excès d’une oppression qu’elle auroit dû empêcher ? N’est-il pas certain qu’elle ouvrira enfin les yeux, et légitimera notre juste insurrection ? Que tardons-nous ? prévenons le vœu de l’humanité, arrêtons le cours de ces vexations inouïes, en déclarant lord Hardman suspendu de son autorité ; établissons une régence provisoire, mais que la délibération qui en nommera les membres contienne en même temps l’assurance de notre soumission au souverain, et de notre attachement à la constitution ». Ainsi parla le colonel, et son discours parut avoir l’assentiment de l’assemblée.

Alors le chevalier Jones se leva. Pour l’entendre, il se fit un profond silence. Descendant du fondateur de le société asiatique, il avoit marché sur les traces de son illustre aïeul : personne n’avoit fait de plus profondes recherches sur l’histoire et les sciences des Indiens, mieux connu les principes de l’étonnante hiérarchie de leurs castes ; mais encore plus homme d’état que savant, il avoit dans d’importantes missions uni une activité infatigable à une prudence consommée. Il revenoit des frontieres du nord-ouest, où il étoit enfin parvenu à conclure un arrangement solide, parcequ’il étoit fondé sur l’intérêt commun, avec les Scheicks, peuples aussi inquiets que guerriers. Il avoit fait plus ; moyennant quelques subsides, il avoit obtenu du roi de Candahar la concession des débouchés de Cabul. Là s’élevoient par ses soins des forts et des retranchements garnis d’artillerie ; lorsqu’ils seroient achevés, ils fermeroient pour jamais la route des conquérants. C’étoit en effet de ce côté qu’à des époques bien différentes, Alexandre, Tamerlan, Nadir-Scha avoient pénétré dans l’Indostan. Ils avoient tous franchi les sommets élevés du Hindou-koe, le Caucase indien ; en suivant la direction des torrents, ils étoient descendus avec eux dans la plaine, mais leurs ravages s’étoient étendus bien plus loin. Les côtes de Coromandel et de Malabar étoient connues de sir Peter Jones, comme le Bengale et le Decan : enfin il n’ignoroit ni les besoins ni les ressources de l’immense territoire soumis à la puissance anglaise ; il parla en ces termes :

« Je n’ajouterois rien à ce que le colonel Freeman vient de vous dire, si je ne prévoyois des conséquences différentes des mesures qu’il vous propose. Votre résistance à l’oppression est légitime, et le succès couronnera certainement vos efforts. Mais ne croyez pas que le roi approuve ou même pardonne les moyens que les circonstances impérieuses vous forcent d’adopter. Je connois ce caractère vindicatif et hautain ; il n’a de fermeté que pour soutenir ses coupables agents, d’énergie que pour la vengeance. N’espérez pas non plus que vos plaintes seront entendues par ce parlement jadis la sauvegarde des libertés britanniques ; cette sentinelle, autrefois si vigilante, s’est endormie. Le luxe d’une cour voluptueuse a corrompu l’esprit public déjà amolli par la richesse. L’Inde n’est plus considérée en Angleterre que comme une mine immense exploitée par des esclaves, dont on nous regarde comme les commandeurs. Il faut trembler lorsque l’injustice se croit assurée de l’impunité. Mais je veux que par politique on consente à rappeler le gouverneur ; on n’en punira que plus rigoureusement ceux qui auront osé attenter à ses droits : encore si en faisant le sacrifice de notre liberté ou même de notre vie, nous pouvions espérer de délivrer l’Asie, et d’assurer son bonheur, on pourroit applaudir à ce généreux dévouement. Mais quelle garantie aurons-nous de la droiture et des talents des successeurs de lord Hardman ? Celui-ci est avare et cruel, son prédécesseur étoit ignorant et foible. Renoncez donc aux demi-mesures que l’on vous propose. Depuis long-temps la nature et la raison commandent la séparation de l’Europe et de l’Inde. Nous avons devant nous l’exemple des Anglo-Américains, et cette lutte ne sera ni si longue ni si terrible. Si nous considérons les évènements qui se sont passés dans le Nouveau Monde, nous trouverons pourquoi les succès ont été long-temps balancés dans l’Amérique septentrionale. D’abord un parti puissant étoit resté attaché à la métropole, et puis la proximité permettait d’envoyer aux troupes anglaises de continuels renforts. Pour nous, des mers immenses nous séparent, l’armée native est à nous, et je vois ici les chefs de l’armée européenne. Le ministre n’a plus la triste ressource de tirer du fond de l’Allemagne des soldats mercenaires ; et réduit aux troupes nationales, pourroit-il rassembler une expédition capable de nous inspirer quelque crainte ? D’ailleurs, la France et l’Espagne, nos éternelles rivales, profitant d’une occasion si favorable, ne manqueroient pas de faire une diversion, et retiendroient la plus grande partie des forces anglaises dans les parages d’Europe. A dire vrai, je ne vois pas que nous ayons à courir aucun de ces dangers, compagnons ordinaires des grandes entreprises, et qui excitent si puissamment les âmes nobles et élevées.

Que ces peuples légers et vains, chez qui la discussion dégénere toujours en dispute, se soumettent à la monarchie ; incapables de se gouverner eux-mêmes, ils font bien. Mais pourquoi ceux à qui la nature a donné en partage la gravité calme et la froide raison, ne pourroient-ils, sans déléguer leurs pouvoirs, atteindre au but de toute association politique, la sûreté individuelle et le bonheur public ? Etablissons sur l’unique base de la propriété, dont l’intérêt est d’employer le mérite, un gouvernement libre, fort, et qui puisse à jamais nous garantir de l’injustice et de l’oppression. Il est heureux, il est beau d’être appelé à de si hautes destinées. L’état que nous allons fonder n’est point de ceux dont l’existence précaire est soumise aux caprices du sort et aux vicissitudes de la fortune guerriere ; c’est un colosse aussi grand à sa naissance, que Rome après 700 ans de victoires ; mais plus heureux qu’elle, nous n’avons pas à redouter ces essaims de barbares, qui, après l’avoir si long-temps désolée, ont fini par la détruire. Supérieurs à nos voisins, autant par le courage que par l’industrie, l’art militaire et la discipline sont en nos mains des armes irrésistibles que leur caractere et leurs habitudes leur défendent à jamais d’imiter. C’est à nous à poser nos limites, et nous pouvons sans efforts les reculer juste qu’aux extrémités de l’orient : notre climat est aussi sain que notre sol est riche : toutes les productions nécessaires à la vie, toutes celles que la délicatesse recherche, sont ici indigènes ; enfin plus de 50 millions d’hommes répandus sur la plus belle partie du globe, attendent de nous le bonheur[60]. Pourrions-nous regretter quelques frivolités que l’Europe nous envoie ? non, sans doute : je sais que l’interruption de nos relations avec nos parents et nos amis sera pénible ; mais elle sera courte, et bientôt plusieurs d’entre eux viendront partager notre heureux sort. Que ce jour solennel voie donc proclamer l’indépendance de l’Inde ! mais intéressons tout ce qui l’habite à nos succès. Soyons justes envers le fier Musulman, bons et généreux pour le paisible Indou, respectons ses lois antiques et sacrées, dirigeons son industrie, soyons enfin la providence de ceux qui ne savent pas être indépendants ; et montrons à l’univers étonné, à quel degré de prospérité et de gloire peut atteindre une grande nation sous les auspices de la morale et de la liberté. »

En achevant ces mots, l’orateur proposa d’ouvrir un registre pour souscrire les sommes nécessaires à l’exécution de ces grandes mesures, et sur-tout à assurer la solde des deux armées. Aussitôt on s’empresse autour du bureau ; des millions sont votés. Le colonel Freeman, en accédant au plan proposé, veut se charger lui-même d’arrêter le gouverneur, et de le renvoyer en Europe. « Il a mérité la mort, dit-il, mais il ne faut pas que le sang souille la plus belle des révolutions ».

Cependant lord Hardman, prévenu des desseins que l’on formoit contre lui, et trop foible pour s’y opposer, eut le temps de se sauver avec une partie de ses trésors ; il gagna le territoire des Marattes ; arrivé à Poonah, il acheta du paishaw des troupes dont ce prince fait un objet de trafic, courut à Bombay s’assurer des forts, mais ne put déterminer les troupes européennes à aller combattre leurs camarades qu’ils savoient avoir été indignement opprimés. Ainsi réduit aux seules forces des Marattes qu’il soudoyoit, il fit par Orixa une irruption dans le Bengale ; les cavaliers kaffey pagah, armés de massues et de cimeterres, et sur-tout les affreux pindaris y commirent, suivant leur coutume, d’horribles dégâts, mais ils ne purent tenir contre la valeur et la discipline européenne. Après quelques rencontres, les troupes des insurgés s’étant réunies, il se livra un grand combat : le succès fut bientôt décidé par l’artillerie à cheval, dont la cavalerie rnaratte ne put soutenir le feu. Elle se dispersa, abandonnant l’infanterie qui fut taillée en pièces ; lord Hardman, qui se battoit en désespéré, y trouva la mort qu’il cherchoit. Après cette victoire la paix se rétablit entre le paishaw, qui n’avoit plus de subsides à espérer, et le nouvel état qui prit le nom de république anglo-indienne, dès que les députés envoyés du Bengale à Madras et dans le Mysore eurent rapporté l’acte d’adhésion de ces riches provinces.

Cependant la nouvelle de la révolution arriva de tous côtés en Angleterre, et y causa une sensation proportionnée à l’importance de l’événement. Le gouvernement, pour calmer l’indignation publique, s’empressa de rappeler lord Hardman, et de lui nommer pour successeur un homme généralement estimé, lecomte de Wolsey. Il partit avec les instructions les plus conciliantes, mais accompagné d’un corps de dix mille hommes pour soutenir des mesures énergiques si elles devenoient nécessaires. Lorsqu’il arriva à Trinquemale, seul port militaire de ces mers, il apprit qu’à l’exception de Bombay, toutes les places de l’Inde étoient au pouvoir des insurgés. Les troupes, soit européennes, soit indigenes, au nombre de plus de cent mille hommes, avoient prêté serment à la nouvelle république, qui avoit augmenté leur paie. A l’égard des négociants et des propriétaires, ils avoient formé des corps de volontaires pleins d’ardeur et de courage, et décidés à soutenir l’indépendance.

Lord Wolsey, jugeant qu’il étoit impossible de rétablir par la force l’ancien ordre de choses, chercha à négocier. Il proposa aux insurgés, non seulement une amnistie entiere, mais le redressement de tous leurs griefs, en ajoutant que le roi se prêteroit aux mesures qui pourroient empêcher que de semblables vexations ne se renouvelassent : il insinua même qu’il seroit possible de créer un parlement distinct pour l’Inde qui seroit alors considérée comme un royaume séparé, gouverné par ses lois et sa constitution, ainsi que l’avoient été jadis l’Ecosse et l’Irlande. On n’eût osé espérer de tels avantages avant le commencement des troubles ; cependant les propositions du nouveau gouverneur furent rejetées, tant le succès enfle le cœur humain. Il est d’ailleurs dans la nature de ne pas croire à la sincérité des promesses de ceux envers qui l’on a faussé sa foi.

Lord Wolsey, voyant ses offres rejetées, voulut au moins faire sentir à l’Inde révoltée la supériorité de la marine anglaise, et le tort qu’elle pourroit faire à son commerce. Les insurgés avoient inutilement tenté d’attirer dans leur parti l’escadre de l’Inde. Par-tout les marins forment une classe à part ; ces citoyens de l’océan, dont les vaisseaux sont la véritable patrie, étrangers à la terre, attachés à leur pavillon comme au symbole de l’honneur, rougiroient d’en changer. Ils aiment la guerre autant par intérêt que par goût, car elle augmente peu leurs fatigues et leurs dangers, et leur donne les moyens, en acquérant de la gloire, de s’enrichir par un pillage que la coutume autorise, mais que la justice condamne ; et cependant, chose étrange, ces mêmes hommes donnent souvent des preuves de ce désintéressement généreux qui doit toujours caractériser le guerrier, et qui peut seul excuser un métier dont frémit la nature.

Ils exécuterent avec autant de joie que de zele les ordres du gouverneur, et firent en peu de temps un tort immense au commerce de l’Inde. Mais le gain de quelques individus ne pouvoit balancer les pertes de la métropole. Les magasins, accoutumés à recevoir les marchandises de l’orient, furent bientôt vides, et ceux destinés aux produits des manufactures nationales se trouvèrent encombrés. Cette crise intéressoit à la fois tous les ordres de l’état, les fabriques et même l’agriculture ; mais la difficulté étoit de trouver les moyens de la faire cesser. Il y avoit à choisir entre deux systèmes opposés : les uns vouloient que l’on déployât toutes les ressources de l’empire pour reconquérir l’Inde par la force des armes ; ils représentoient les naturels comme indifférents à cette dispute, peu disposés à combattre pour leurs nouveaux maîtres, et les troupes séduites prêtes à revenir sous leurs anciens drapeaux. Quant aux insurgés qui étoient sans doute loin d’être unanimes, qu’est-ce après tout, disoient-ils, qu’une population de cent mille hommes répandus sur un aussi immense espace, à qui il est impossible de se réunir, et qui, s’ils ont du courage, manquent de discipline ? Equipons tous nos vaisseaux de ligne en flûtes ; cinquante mille hommes pourront s’y embarquer aisément ; qu’ils descendent à Bombay, qui tient encore pour nous. Les Marattes nous vendront au besoin de la cavalerie, mais leur neutralité suffit pour nous permettre de pénétrer jusqu’au Bengale, et d’y étouffer la révolte dans sa naissance.

Ceux qui s’opposoient à ces mesures ne manquoient pas de fortes raisons. Il n’étoit pas vraisemblable, disoient-ils, que la France et l’Espagne, éternelles rivales de l’Angleterre, laissassent cette flotte, l’objet de tant de jalousies, traverser paisiblement l’océan ; mais, si ces puissances préféroient de diriger leurs attaques contre les possessions britanniques dans une autre partie du monde, qui les défendroit lorsque tous les vaisseaux de guerre seroient occupés au transport de cette multitude de soldats encore insuffisante pour la conquête de l’Indostan ? Les Cipayes, que l’on se plaisoit à représenter comme indifférents à la cause de la nouvelle république, lui étoient au contraire dévoués, parcequ’en augmentant leur solde, elle avoit délivré leurs compatriotes du joug affreux sous lequel ils gémissoient. Mais de toutes les difficultés, la plus grande étoit le transport des vivres et des munitions nécessaires à une si nombreuse armée : ce n’étoit rien que de pourvoir aux besoins d’une navigation de quatre mille lieues ; il falloit assurer ses subsistances pendant le trajet immense qu’elle auroit à faire dans le nord de l’Indostan, pays inculte et montueux, jusqu’à ce que l’on eût atteint les rives fertiles du Gange. Que si l’on vouloit changer de plan et attaquer directement le Bengale, les bouches dangereuses du fleuve, et l’extrême difficulté du débarquement dans la baie, présentoient encore de plus grands obstacles. D’ailleurs, les moussons gênoient les mouvements de la flotte, elles empêchoient des diversions imprévues sur les deux côtés de la presqu’isle ; tandis que la grande route de communication ouverte depuis la destruction de l’empire du Mysore, de Madras à Mangalore, à travers les deux chaînes des gattes[61], donnoit les moyens de faire passer rapidement des secours de la côte de Malabar à celle de Coromandel. Tout bien pesé, ne valoit-il pas mieux renoncer à tenter, au prix d’immenses trésors et de flots de sang une conquête incertaine, et se contenter de l’indemnité que les circonstances offroient. En examinant sans passion l’état de la question, on trouvoit que l’on pouvoit rapporter à deux causes tous les avantages que l’Angleterre retiroit de ses possessions asiatiques. La première étoit le monopole presque exclusif des marchandises de l’Inde, dont une partie étoit consommée dans l’intérieur, et l’autre revendue avec un grand profit aux nations étrangères ; la seconde étoit l’augmentation du produit de ses propres manufactures, dont l’Angleterre trouvoit le débit dans ces vastes contrées. Lorsque l’on approfondissoit ce sujet intéressant, on reconnoissoit que les productions de l’Inde devant toujours être payées aux cultivateurs et aux ouvriers du pays, il ne s’agissoit que de conserver l’achat de la première main, et le droit de revente à l’étranger ? Un traité de commerce, prix de la reconnoissance d’une indépendance qui pouvoit être long-temps contestée par les armes, assureroit cet avantage à l’ancienne métropole. Quant au débit des manufactures anglaises, il n’étoit besoin de rien stipuler ; l’habitude, le bas prix, donnoient la certitude qu’elles seroient toujours préférées par les nouveaux colons, et si quelque chose pouvoit en empêcher, c’étoit une longue guerre pendant laquelle le besoin feroit prendre au commerce une autre direction, et accoutumeroit le consommateur aux produits de nouvelles fabriques. Il n’étoit pas douteux que l’accroissement d’un état indépendant et libre ne fût bien autrement rapide que celui d’une colonie sans cesse entravée par l’ignorance ou les malversations des agents temporaires de la métropole. D’ailleurs, l’empressement qu’ils ont toujours mis à faire passer en Europe les sommes immenses qu’ils amassoient dans l’Inde, lui enlevoit une grande partie de son numéraire. Ces funestes abus cesseroient lorsque le gouvernement résideroit dans le pays, et que l’excédent des revenus seroit employé à former des capitaux : cet accroissement de richesses et de population tourneroit au profit de l’Angleterre, puisque ce seroit principalement elle qui fourniroit les divers objets de consommation. Il falloit se rappeler ce qui étoit arrivé lors de la révolution d’Amérique. La position étoit absolument semblable ; ce pays envoyoit en Europe une quantité considérable de matières premieres, et recevoit en échange une foule d’objets manufacturés. Lorsque les événements de la guerre firent présager la séparation des deux contrées, le commerce, la nation entière s’alarmèrent ; des adresses au roi et au parlement arrivèrent de toutes parts, représentant cet événement comme le plus désastreux que pût éprouver la Grande-Bretagne. L’histoire a conservé, entre autres, un fait curieux et qui prouve combien l’intérêt peut aveugler les hommes les plus prudents sur les chances douteuses de l’avenir. Bristol, alors la plus grande place maritime d’Angleterre après Londres, étoit le principal entrepôt du commerce avec l’Amérique du nord ; les négociants et les principaux habitants se réunirent pour déclarer au parlement, de la maniere la plus énergique, que leur cité étoit ruinée à jamais si l’indépendance des Etats-Unis étoit reconnue, ajoutant qu’il n’entreroit plus dans leur port assez de vaisseaux pour qu’il valût la peine de l’entretenir. Malgré ces représentations, la nécessité força de conclure la paix et de consentir à cette séparation si redoutée. Dix ans n’étoient pas écoulés, que les mêmes négociants de Bristol s’adresserent au parlement pour demander un bill qui les autorisât à creuser et à agrandir ce port, qui, loin d’être devenu désert comme ils le craignoient, ne se trouvoit plus assez grand pour contenir tous les navires que l’extension du commerce avec l’Amérique indépendante y amenoit. Pourquoi cet exemple mémorable ne se renouveleroit-il pas, puisque toutes les données étoient les mêmes ?

Des raisons aussi puissantes, appuyées de souvenirs encore récents, déterminerent l’opinion publique. L’indépendance de l’Inde fut reconnue. Il se conclut en même temps un traité de commerce pour vingt ans, qui, sans exclure les autres nations, assuroit aux négociants anglais la préférence dans les marchés de l’Inde ; mais les énormes capitaux que possedent leurs maisons, les relations intimes que la parenté, l’affection, la conformité de langue et de religion établissent entre les deux peuples, la leur assurent encore mieux que les traités.

Ces liaisons fondées sur une convenance réciproque sont encore garanties à l’Angleterre par son immense marine ; pour balancer ses forces, il faudroit tant d’hommes, de vaisseaux et de trésors, que l’on peut douter qu’il soit sage pour un état naissant de commencer une entreprise aussi dispendieuse. Il est digne de remarque que les Etats-Unis d’Amérique en 1809, après vingt-cinq ans de prospérité et d’un accroissement en richesse et en population tellement rapide, que l’histoire des hommes n’en offre aucun autre exemple, ne possédoient qu’un petit nombre de frégates : on peut donc croire que l’Inde, tout en présentant un développement d’activité et d’industrie proportionné au génie de ses nouveaux maîtres et aux prodigieuses ressources de son sol, ne disputera pas, au moins dans l’espace de temps auquel la prévoyance humaine peut raisonnablement atteindre, l’empire des mers à son ancienne métropole ; et il est satisfaisant de penser que les rivalités naturelles entre deux grandes puissances commerçantes ne produiront point de ces guerres sanglantes qui coûtent tant de larmes à l’humanité. Heureux les peuples de l’Asie, si les Anglo-Indiens, réprimant le caractere ambitieux qu’ils tiennent de leur origine, se contentent de leurs vastes possessions, sans chercher à envahir celles de leurs riches et pacifiques voisins !


FIN DU MÉMOIRE SUR L’INDE.

LISTE ALPHABÉTIQUE


DES PRINCIPAUX AUTEURS QUI ONT ÉCRIT SUR LA CHINE, ET TITRES DE LEURS OUVRAGES.




Amyot (le P.) Eloge de la ville de Moukden, par l’empereur Kien-long, avec des remarques, Paris, 1770, in-4.
— L’Art militaire des Chinois, Paris, 1772, in-4. fig.
Bayer. Bayeri Museum sinicum, Petropoli, 1730, 2 vol. in-8.
Chambers. Architecture des Chinois, Londres, 1759, grand in-fol. fig.
Cleyer. Medicina Sinensium ex pulsibus et lingua, Aug. Vind. 1681, in-4 fig.
Couplet. (le P.) Tabula genealogiea triuni familiarum imp. monarchiæ sinensis, Paris, 1686, in-fol.
— Confucius Sinarum philosophus, Paris, 1687, in-fol.
Coxe. Les nouvelles découvertes des Russes, etc., Paris, 1787, in-4.
Danville. Nouvel atlas de la Chine, de la Tartarie chinoise, et du Thibet, etc., Amsterdam, 1735, grand in-fol.
Delisle et Pingré. Description de Pé-kin, Paris, 1765, in-4.
D’Orléans. (le P.) Histoire des deux conquérants tartares qui ont subjugué la Chine, Paris, 1688, in-8.
Du Halde. (le P.). Description de la Chine et de la Tartarie chinoise, Paris, 1735, vol., in-fol.
Freret. Chronologie chinoise, Paris, an 13, 4 vol. in-18.
Fourmont. Meditationes sinicæ, Paris, 1737, in-fol.
— Linguæ Sinarum mandarinicæ hieroglyphicæ grammatica duplex, Paris, 1742, in-fol.
Gaubil. (le P.) Histoire de l’astrologie chinoise avec des dissertations, Paris, 1732, in-4.
— Histoire de Gengis-khan, des princes tartares, etc., Paris, 1739, in-4.
Giffart et Bouvet. État présent de la Chine en figures, Paris, 1697, in-fol.
Gonzalès de Mendoce. Histoire du grand royaume de la Chine, Paris, 1589, in-8.
Greslon. (le P.) Histoire de la Chine, Paris, 1671, in-8.
Grosier. Description de la Chine, pour servir de supplément à l’histoire du P. Maillat, Paris, 1785, in-4.
Guignes, (pere) Planisphere céleste chinois, Paris, 1742, in-4.
— Mémoire pour prouver que les Chinois sont une colonie égyptienne, Paris, 1759, in-12.
— Le Chou-king, un des livres chinois, Paris, 1770. in-4.
Hager. Numismatique chinoise, Paris, 1803, in-4.
Herrera. (le P.) Epitome historial del regno de la China, en Madrid, 1621, in-8.
Hyde. Historia nerdi Ludii, hoc est trunculorum, etc. Oxoniœ, 1737, 2 vol. in-4.
Kircher. (le P.) China illustrata, Amstelodami, in-fol. fig. ; il est traduit en français.
La Crose. Thesauri epistolici, Lipsiæ, 1743, 2 vol. in-4.
Lanclès. Alphabet tartar-mantchoux, Paris, 1807, in-8.
Le Comte. (le P.) État présent de la Chine, 2 vol. in-12. Amsterdam, 1697.
Leibnitz. Novissima Sinica, etc. Leipsiæ, 1699, in-8.
— Anciens traités sur les cérémonies chinoises, avec des notes de Leibnitz, Lipsiæ, 1735, in-8.
Magalhens. (P.) Nouvelle relation de la Chine, Paris, 1688, in-4.
Maillat. (le P.) Histoire générale de la Chine, traduite du Tong-kien-kang-mou, publiée par Grosier, Paris, 1777, treize vol. in-4.
Mairan. (d’Ortous de) Lettre au pere Parennin, Paris, 1759, in-8.
Martini. (P.) Histoire de la guerre des Tartares contre la Chine, Paris, 1654, in-8.
— Sinicæ historiæ decas, Amstelodami, 1659, in-8.
Masson. Dissertation critique sur la langue chinoise.
Mentzel. Brevis Sinensium chronologia, Berolini, 1696, in-4.
Muller. Opuscula nonnulla orientalia de rebus præcipue sinensibus, Franc. ad. od. 1695, in-4.
Hebdomas observationum de rebus sinicis, Col Brand, 1674.
Navarete. Trattados historicos, politicos, ethicos, etc. etc., en Madrid, 1676, in-fol.
Needham. Lettre de Pé-kin, sur la langue et l’écriture symbolique des Chinois, en réponse à la société royale de Londres, avec figures, Bruxelles, 1773, in-4.
Noel. (le P.) Observ. math, et physicæ in India et China, Pragœ, 1710, in-4.
Sinensis imperii libri sex, Pragæ, 1711, in-4.
— Les livres classiques de l’empire de la Chine, Paris, 1786, 7 vol. in-18.
Palafox. Histoire de la conquête de la Chine par les Tartares, etc., Paris, 1670, in-8.
Paw. (de) Recherches philosophiques sur les Egyptiens et les Chinois, Londres et Berlin, 2 vol. in-12.
Rabbi Benjamin. Voyage depuis l’Espagne jusqu’à la Chine, etc. etc., Amsterdam, 1734, 2 vol. in-12.
Renaudot. Anciennes relations des Indes et de la Chine, de deux voyageurs Mahométans, qui y allèrent dans le neuvième siecle, traduit de l’arabe, avec des remarques, Paris, 1718, in-8.
Rougemont. Hist. Tartaro-sinica, Lovanü, 1673, in-8.
Ricci. (le P.) Litteræ chinenses, Antuerpiæ, 1611, in-12. — De Christiana expeditione apud Sinas, etc., Lugd, 1616, in-4.
Schall. (leP.) Historica narratio, etc. Viennæ aust. 1665, in-8.
Semedo. (le P.) Relatione della grande monarchia della Cina, Roma, 1643, in 4.
— Le même ouvrage en français, Paris, 1645, in-4.
Spizelius. De re litteraria Sinensium, Lugd. batav, 1661, in-12.
Trigaud (le P.). Annales regni sinensis, etc., Leyd., 1639, in-32.
Vœrriest (le P.). Lettre écrite de la cour de Pé-kin, Paris, 1684, in-4.
— Liber organicus, etc. Pé-kin, 1668, in-fol. fig.
Webb. An historical essay endeavouring a probability that the language of the empire of China, is the primitive language , Lond. 1669, in-8.
Wolf. Oratio de Sinarum philosophia practica, Franc. 1726, in-4.


Ouvrages sans nom d’auteur.


Lettres édifiantes. Cette collection avec les suppléments comprend plus de trente volumes in-12. Il a paru dernièrement une édition en quatre volumes de ce qui concerne la Chine.
Mémoires sur les Chinois, par les missionnaires de Pé-kin. Cette précieuse collection, malheureusement interrompue par la révolution, se compose de quinze volumes in-4. avec fig. ; elle contient une foule d’articles curieux sur l’antiquité, l’histoire, les sciences, les arts, la littérature et les mœurs des Chinois ; et c’est sans doute l’ouvrage le plus intéressant

et le plus authentique qui ait jamais paru sur la Chine ; au commencement de la révolution, il a paru à Bruxelles deux nouveaux volumes in-12.
Histoire Universelle, par une société de gens de lettres, tome 20, in-4.
Hau-kiou-choaan. Histoire chinoise avec des notes, Lyon, 1746, quatre vol. in-12.
Essai sur l’architecture, la médecine, les jardins et les mœurs des Chinois, Paris, 1803, in-8.
Sapientia sinica, etc. sinicè et latinè, version interli. Kien-cham, en Chine, 1662, in-fol. rare.
Liber Confucii. Lum-yu, sinicè et latinè in-fol. rare, sur papier de bambou.
Brevis relatio eorum, etc. Circa cæli, Confucii et avorum cultum, Pé-kin, 1701, in-4, rare.


Liste des principaux voyageurs.


Anson. — Barrow. — Bell d’Antermony. — Cossigny. — Dapper. — Eckberg. — Feynes. — Gemelli Carreri. — Gherardini. — Grueber. — Guignes (fils). — Hayton (prince Arménien). — Huttner. — Lange. — Macartney. — Marc-Paolo. — Meares. — Mezzabarba. — Montanus. — Nieuhof. — Osbeck. — Pallas. — Poivre. — Rhodes. — Salmon. — Sonnerat. — Olof Torée — Van-Bram. —Van-Hoorn. — Vries. — Ysbrand Ydes.


ACADÉMIES FRANÇAISES ET ÉTRANGÈRES.


Académie des sciences de Paris.


Les nombreux mémoires de cette compagnie savante, dont la collection entière est de près de deux cents vol. in-4, forment des séries séparées. L’une est intitulée correspondance des savants étrangers. La seconde comprend, sous le nom d’ancienne collection, les mémoires de 1666 à 1700. Tous les autres volumes portent le chiffre de l’année. On a extrait les titres des mémoires qui concernent la Chine.


Savants étrangers.


Sur la soudure de la corne à lanterne par les Chinois, tome 2.
Sur le vernis de la Chine, tome 3.


Sur la maniere de faire l’or en coquille à la Chine, idem.
Sur la manière de faire les fleurs dans les feux d’artifice chinois, tome 4.


Ancienne collection.


Observations sur le ginseng, par Mentzelius. Autres sur le même sujet, par Cléyer. Mémoire sur le moxa de la Chine, remede spécifique contre la goutte, par Elshot, tome 3.
Sur le typhon des mers de la Chine, tome 7.
Rapport des années synodiques des Indiens à celles des Chinois, article de Cassini, tome 8.
Extrait d’observations physiques et mathématiques sur l’Inde et la Chine, tome 10.
De la presse à huile des Chinois, par Eckberg. Description du haricot de Chine, utile contre la pierre et la gravelle. De la cigale luisante ou porte-lanterne de la Chine. Du papillon violet de la Chine. Du poisson doré de la Chine. Du raifort chinois. Comparaison des poids européens aux poids chinois, tome 11.


Volumes qui portent le nom de l’année.


Années.
Sur une comete observée à Pé-kin, en 1699 
 1701
L’arithmétique binaire explique les figures magiques de Fo-hi, article de Leibnitz 
 1703
Sur le ginseng, article de Lafitau 
 1718
Sur des excroissances d’arbres apportées de la Chine 
 1724
Sur une comete observée à Pé-kin, en 1723. Sur la plante hia-tsao-tom-tcham ou plante ver, article de Réaumur. Sur la rhubarbe 
 1726
Sur la porcelaine de la Chine 
 1727
Sur le même sujet 
 1729
Sur l’état des sciences en Chine 
 1732
Sur le cuivre blanc de la Chine. Article de Geoffroy 
 1739
Sur la cire blanche de la Chine 
 1741
Sur la comete observée à Pé-kin, en 1742. Article de Mairan 
 1742
Sur la même comete. Sur l’obliquité de l’écliptique 
 1743
Précis des lettres écrites au pere Parennin, par de Mairan 
 1759
Sur la longitude et la latitude de Pé-kin, et sur le plan de cette ville 
 1764


Académie des inscriptions et belles-lettres.


La précieuse collection des mémoires de cette académie est aujourd’hui composée de cinquante volumes in-4. ; elle renferme un grand nombre de mémoires et de dissertations sur la Chine, composées par des savants du premier ordre, tels que Fréret, Fourmont, d’Anville, de Guignes pere, etc. Sur l’antiquité, l’histoire, la chronologie, le commerce, la langue, la littérature, la poésie, et la musique chinoise. Les titres et l’indication de ces pièces se trouvent aux tomes 11, 22, 33 et 44, qui sont des tables de matière pour les volumes qui les precedent.




Journal des savants. Ce volumineux recueil, commencé en 1660, et continué jusqu’en 1790, contient un très grand nombre d’articles sur la Chine, dont on trouvera les titres et l’indication, tome 3, de la table des matières, en dix volumes in-4, au mot Chine ; il est bon d’observer que la plupart de ces articles ne sont que des extraits d’ouvrages imprimés séparément, ou publiés dans les différents recueils académiques.




Philosophicai transactions. Mémoires de la société royale de Londres. Ce recueil précieux pour les sciences contient peu d’articles sur la Chine (au moins jusqu’en 1794) ; et encore, à l’exception de l’extrait d’un voyage à Chusan, par Cunningham, et de la description de quelques curiosités, tout le reste est tiré d’auteurs Français et Allemands. L’Angleterre, n’ayant point eu, comme les pays catholiques, de missionnaires à Pékin, n’a pu recueillir directement, comme eux, des renseignements sur ce grand empire. Il y a lieu d’espérer que la société asiatique fondée à Calcutta par le célebre chevalier Jones, et qui a déjà donné dix volumes de mémoires, dont deux ont été traduits en français avec des notes du savant Langlès, profitera de ses relations avec le Thibet et les contrées voisines des provinces du sud-ouest de la Chine, pour ajouter aux connoissances que nous avons déjà sur un pays si intéressant sous tous les rapports.


Mémoires de l’académie de Berlin, faisant suite aux Miscellanea Berolinensia, commencés en 170 ; ils contiennent plusieurs morceaux sur la Chine, de Leibnitz, Lacrose, Müller, etc.


Acta eruditorum quæ Lipsiæ publicantur. Cette collection, qui commence en 1582, et qui a été continuée jusqu’en 1776, est d’environ cent volumes, et renferme plusieurs articles sur la Chine, que l’on doit à des savants distingués.




Academia cesarea, natura curiosorum. Ce recueil, connu en France sous le nom d’Ephémérides des curieux de la nature, date de 1670, et contient également plusieurs articles sur la Chine. Il a été successivement publié à Francfort, Leipsick, et Nuremberg.




Je n’ai rien trouvé sur la Chine dans les volumes qui existent à la bibliothèque impériale, des Transactions Philosophiques de la société américaine, fondée en 1769, par Franklin, non plus que dans les Commentaires de l’Académie des Sciences de Pétersbourg, et cela est plus singulier ; ce défaut de renseignements sur un pays limitrophe avec lequel les Russes ont eu des communications fréquentes, prouve, ainsi que l’exemple de l’Angleterre, dans quelle ignorance nous serions sur cet empire sans les missionnaires qui ont eu seuls la permission d’y résider.

Je ne doute pas qu’il n’y ait des articles sur la Chine dans les mémoires des autres académies, et sur-tout dans celles du midi de l’Europe, que je n’ai pas été à portée de consulter.


FIN DU TOME SECOND.


TABLE


Des matières contenues dans le second volume.




Kang-hi à Wam-po.

M. de Jansen jaloux, de Kang-hi, lui envoie un cartel. Suite de cette affaire. Réflexions sur le duel.
     


Du même au même.

Toiles mobiles qui ombragent les rues en été. Sortie des spectacles. Suppression des voitures à deux roues.
     


Tai-na à Fo-hi-lo sa sœur.

Description d’une fête donnée à S.-Germain. Bal masqué ; elle y apprend l’intrigue de Kang-hi avec madame de Fensac. Ses inquiétudes. Différence que les mœurs produisent sur la jalousie.
     


Kang-hi à Wam-po.

Effet pernicieux de plusieurs métiers sur la santé des hommes ; insouciance générale à cet égard. Insalubrité produite par la hauteur inégale des eaux ; moyens que l’on pourroit tenter pour y remédier ainsi que pour purifier l’atmosphere.
     


Fo-hi-lo à Tai-na sa sœur, en date de Pé-kin.

Description des fêtes chinoises. Marche de l’empereur. Vache colossale d’argile, lanternes, feux d’artifice, etc. etc. Chanson chinoise.
     


Kang-hi à Wam-po.

Sur les ouvrages d’esprit composés par les femmes. Portraits de deux femmes auteurs.
     


Du même, au même.

Sur les journaux. Kang-lii envoie à son ami un journal du 15 septembre 1910.
     


Du même, au même.

Kang-hi apprend à son ami qu’il s’est cassé le bras en voulant secourir madame de Fensac. Médecine chinoise.
     


Du même, au même.

Conversation où l’on compare les coutumes de la Chine à celles des Européens. Exposition des enfants. Police. Religion, idoles apportés de l’Inde, pratiques superstitieuses.
     


Du même, au même.

Continuation de la précédente. Coutume de casser les pieds aux femmes. Sur la langue chinoise, l’écriture, les clefs qui facilitent la connoissance des caractères ; preuves qu’ils ne sont point arbitraires, et qu’ils sont au contraire le résultat d’ingénieuses combinaisons. Lâcheté des Chinois.
     


Kang-hi à Wam-po.

Attention de M. de Lovelle pour Kang-hi. Sur les échecs.
     


Du même, au même.

Assiduité de M. de Lovelle chez Kang-hi ; il prend la défense de Tai-na contre la populace. Il Iui donne des leçons de piano.
     


Wam-po à Kang-hi, en date de Pé-kin.

Ses inquiétudes sur les progrès des Européens dans le Thibet. Il lui envoie un mémoire relatif à l’insurrection de l’Inde anglaise.
     


Kang-hi à Wam-po.

Réponse à la précédente. Goût peu durable des Français pour les étrangers. Perfectionnement de la navigation. Il lui annonce son départ pour Rouen, où il va passer quelques jours.
     


Du même au même.

Madame de Fensac refuse de recevoir Kang-hi. Instruit par un billet anonyme, il découvre qu’elle le trompe. Bientôt après il apprend que M. de Lovelle, amoureux de Tai-na, a formé le projet de l’enlever. Il se décide brusquement à quitter Paris. Ses réflexions sur les inconvénients des mœurs européennes.
     


Une cour prodigue et dissolue en Europe, un gouvernement tyrannique en Asie, sont les causes vraisemblables qui détacheront de la métropole ces immenses colonies. Détails de géographie et de mœurs tirés de Rennel, Taylor, et des meilleurs auteurs révolution avec celle de l’Amérique anglaise. Conséquences probables de ce grand événement.
     


Des principaux auteurs qui ont écrit sur la Chine ; titres de leurs ouvrages ; noms des voyageurs. Mémoires et collections académiques.
     



FIN DE LA TABLE DU TOME SECOND.
  1. Il ne faut pas oublier que c’est un Chinois qui écrit.
  2. C’est ainsi qu’en 1770 la ville du Port-au-Prince, dans l’isle de Saint-Domingue, a été entierement renversée par un terrible ouragan survenu à la suite d’un raz de marée.
  3. Ceci ne nous étonne pas ; la porte S.-Denis étoit, en 1800, plus dégradée que l’arc de Constantin, Versailles inhabitable ; et l’aquéduc de Maintenon, monument gigantesque, tomboit en ruine.
    (Note de l’éditeur.)
  4. C’est aussi ce qui arriva à Lisbonne à la suite du grand tremblement de terre de 1766.
  5. On sait qu’en 1770 ils ont coûté la vie à plus de trois cents personnes.
  6. En Angleterre, les gazons les plus soignés servent de promenade. (Note de l’éditeur.)
  7. On a même remarqué que, dans plusieurs églises gothiques, un des côtés de la croix n’étoit pas perpendiculaire à l’axe de la nef ; la tradition et quelques vieilles chroniques donnent pour raison de cette bizarre irrégularité, l’intention d’imiter la maniere dont Jésus-Christ crucifié penchoit la tête. (Note de l’éditeur.)
  8. La même chose est arrivée en Russie, lorsque Pierre-le-Grand voulut forcer ses sujets à se couper la barbe.
  9.  Il paroît par ce passage que les lettres de Kang-hi et de Tai-na alloient à Pékin par la voie de terre ; sans doute que l’ambassadeur de Russie les envoyoit à Moscou, où résidoit alors sa cour, d’où elles passoient à Kiachta, jusqu’où la poste est établie depuis le régné de l’impératrice Catherine ; et de cette ville (dont la moitié est chinoise), à Pékin, les communications sont très fréquentes.
  10. Présence remplace dans l’Inde et à la Chine le titre de majesté, que les rois prennent dans l’Occident, depuis que l’empereur Charles V leur en a donné l’exemple ; jusque-là on les nommoit grace, et altesse.
  11. On peut en voir le calcul curieux dans le voyage de Macartney, tome 2.
  12. Le Comte : Etat présent de la Chine, tome i, page 145.
  13. Gonçalès de Mendoce, page 98, édition de 1589.
  14. Il a été constaté que, sur les bords de la mer, ce sont les pécheurs qui ont le plus grand nombre d’enfants.
  15. Voyage de Van-Bram, passim.
  16. Ce moyen est employé depuis quelques années en Angleterre pour éclairer de grandes manufactures. (Note de l’éditeur.)
  17. Les Chinois ont tellement en horreur les habillements étroits, qu’ils représentent sur le théâtre leurs diables ou quitse, vêtus de cette maniere, et voilà pourquoi ils traitoient aussi les Anglais à leur passage, de quitse. Hüttner. page 183.
  18. Kircher, sin. ill. fig. Barrow, t. 2.
  19. Il y a tel temple de Fo dans l’Inde et à la Chine, où son culte est aussi très répandu, qui ne renferme pas moins de quarante mille petites idoles à côté de la figure colossale du dieu.
  20.           Excudent alii spirantia mollius œra.

    C’est apparemment à ce vers de Virgile que Kang-hi fait allusion ; nous avouons que cette citation et quelques autres passages nous donnent des soupçons sur l’authenticité de ces lettres. C’est au lecteur à prononcer. (Note de l’éditeur.)

  21. On sait que la température des souterrains profonds est presque invariable, et qu’elle est d’environ dix degrés du thermometre de Réaumur. Telle est celle des caves de l’Observatoire de Paris.
  22. Hüttner, page 110. De Guignes, t. 2, p. 324.
  23. Tragos-oîde, chant du bouc, victime consacrée à Bacchus, et le prix du vainqueur. Komas-oîde (Kata sous entendu) chant dans les bourgs.
  24. Ces lettres sont au nombre de cinq ; le B, le D, le J, le V, et l’U. Ce qui prouve d’une maniere incontestable que les Allemands n’entendent pas distinctement le son de ces lettres, c’est que lorsqu’ils prononcent par exemple chatte au lieu de jatte, pois au lieu de bois, ils croient prononcer exactement comme les Français.
  25. Cette citation est tirée des Mémoires sur les Chinois, t. 8, p. 227.
  26. Voyez dans la collection de Du Halde, t. 3, éd. in-fol. le petit orphelin de Tchao, tragédie en cinq actes. Cette piece est d’un grand intérêt, et n’est entachée d’aucune de ces bouffonneries qui déshonorent la scène anglaise. Elle est tirée d’un recueil de cent pièces, composées pendant la dynastie des Yven. On trouve aussi dans le Haou-ou-choan, t. 4, l’argument d’une comédie d’intrigue.
  27. L’on tire parti à la Chine de la chaleur des cailles, qui n’est ici que proverbiale ; les dames tartares et chinoises en font une espece de manchon vivant ; elles s’amusent aussi à les faire combattre dans un plateau à rebord, semblable aux cabarets où l’on met des tasses. On voit également des vieillards qui portent en hiver des cailles dans leurs manches.
  28. Le reste de cette lettre est malheureusement perdu, et l’on a tout lieu de croire, en examinant avec attention la forme des profondes dentelures qui se trouvent dans le papier, qu’une main barbare y aura découpé des papillotes ; de semblables accidents, aussi fâcheux qu’imprévus, suffisent pour expliquer comment l’esprit humain, malgré sa perfectibilité, ne fait aucun progrès sensible. L’anecdote suivante étoit renfermée dans la même enveloppe que le fragment de lettre. (Note de l’éditeur)
  29. Port de la mer Jaune, qui fait un grand commerce avec les Philippines et le Japon.
  30. Les Chinois appellent ainsi leur pays, cela est assez ridicule ; mais les Grecs n’avoient pas moins de vanité lorsqu’ils prétendoient que le mont Parnasse étoit le milieu de la terre.
  31. Voyez ce que disent à ce sujet Kempfer, Thunberg et les autres voyageurs.
  32. On trouve dans l’Atlas du voyage de Barrow, tous les instruments de musique en usage à la Chine, ainsi que plusieurs airs notés. Voyez aussi Duhalde, t. 3, in-fol. p. 267, et les Mém. Chin. t. 6, passim.
  33. Cet inconvénient étoit depuis long-temps senti en Angleterre. Le marquis de Lansdown (plus connu sous le nom de lord Shelhurne), homme d’état dont les lumières égaloient le patriotisme, et qui avoit été deux fois premier ministre, s’entretenant avec l’éditeur de ces lettres, se plaignoit de l’influence funeste que l’accroissement excessif des manufactures de coton et de laine exerçoit sur la population de Manchester et de plusieurs autres villes ; il disoit que la corruption des mœurs y faisoit des progrès alarmants, en même temps que l’on s’apercevoit d’une dégradation sensible dans la force des individus employés à ce travail minutieux et sédentaire ; enfin, tout en convenant des grands avantages que la nation retiroit de cette source abondante de richesses, il craignoit qu’ils ne fussent trop chèrement achetés. La même remarque a été faite par Arthur Young ; voyez son Voyage en Irlande, tome 2.
  34. Ce qui s’est passé en 1809 vient à l’appui de ces conjectures. Pendant tout l’été les eaux ont été singulièrement hautes, et jamais il n’y a eu moins de fievres.
  35. Il n’y a en Chine de poste que pour le gouvernement.
  36. Tous les détails sur les fêtes chinoises, contenus dans cette lettre, se trouvent dans les ouvrages sur la Chine les plus estimés. Les citations seroient trop nombreuses : la gravure en a aussi représenté quelques scenes. Voyez l’ouvrage de Nieuhof, in-fol., l’œuvre de Cochin, l’atlas de M. de Guignes, l’atlas de la grande édition anglaise de Macartney, etc.
  37. Comme lorsqu’elle prédit que la vogue de Racine ne dureroit pas.
  38. On pourroit cependant citer tels ouvrages de mesdames Riccoboni, Cotin, Genlis, Montolieu, qui méritent, ainsi qu’Adele de Senanges, une honorable exception, sans cependant approcher des modèles que les grands écrivains nous ont laissés en ce genre. (Note de l’éditeur.)
  39. Dans le livre de mademoiselle de Sommery, qui passe pour être le meilleur de ce genre, on lit ce passage : « J’ai lu dans les yeux de presque toutes les femmes de ma connoissance un plaisir secret à la mort de leurs maris ». Quelle insipide calomnie !
  40. Il eût été plus exact de dire que les premières gazettes parurent en France en 1631 ; mais elles existoient depuis long-temps à Venise, où on les appeloit gazetta, du nom d’une petite piece de monnoie que l’on payoit pour lire chaque feuille.
  41. La, dieu du Thibet nommé aussi La-ssa, (pays de La) est le même que Fo. Ses prêtres sont les lamas : leur chef est le grand ou dalai-lama. Les Kutuchtus sont des patriarches qui résident en Tartarie et en Bukarie, mais qui reconnoissent le grand lama. Voyez J. Bell, t. 2, p. 303. Paw, rech. sur les Améri. t. 2, p. 241.
  42. Voyez dans Sonnerat, t. I, éd. in-4, la figure de manadin ou de l’amour indien.
  43. Collection du savant abbé de Tersan.
  44. Hager, numismatique chinoise, page 96. (Le tael vaut 7 liv. 10 s.)
  45. Voyez l’almanach impérial chinois pour l’année 1796 , publié par Murr, à Nuremberg. On sait que les Chinois, et presque tous les peuples de l’Asie orientale, mangent des chiens. Ils prétendent que cette viande rafraîchit le sang. Les Carthaginois avoient aussi cette coutume. Justin, liv. 19, chap. I.
  46. Voyage de Johnson aux Hébrides.
  47. Voyez, dans l’histoire de l’académie des sciences (année 1740), un mémoire curieux de Winslow sur les résultats funestes de ces différentes coutumes.
  48. Hager, dans sa Numismatique chinoise, soutient qu’ils sont au nombre de 110,000.
  49. M. l’abbé de Tersan possede dans sa belle collection plusieurs bâtons chargés de caracteres runiques.

    Le meilleur auteur à consulter sur ces caracteres est Olaus Wormius. Fasti Dœnici Hafniæ, 1643, in-fol.

  50. Cet événement eut lieu à la fin du regne de Pierre-le-Grand. Voyez le Voyage de J. Bell, et de Lange à Pékin, par terre.
  51. En effet Voltaire, Rousseau et plusieurs autres personnages d’un esprit supérieur ont fait d’inutiles efforts pour dépasser la médiocrité en ce genre.
  52. On trouvera des renseignements curieux sur les échecs indiens et chinois, et sur les jeux qui y ressemblent, dans une dissertation de Leibnitz, insérée dans les mémoires de l’académie de Berlin, année 1710. Voyez aussi Asiatik Researches, tom. 2. De Guignes fils, tom. 2, pag. 311, et les ouvrages du savant Hyde, intitulés Syntagma Dissertationum et Historia Nerdiludii.
  53. Les visites sont toujours précédées en Chine de billets écrits sur du papier rouge plissé en forme d’éventail, dont il faut attendre la réponse avant de se mettre en chemin.
  54. Ne vous moquez pas tant de l’ignorance de Wam-po ; le grand éloignement semble rapprocher les distances : et puis, êtes-vous bien sûr de ne jamais faire de semblables bévues lorsqu’il s’agit de villes situées hors de la partie du monde que vous habitez ? (Note de l’éditeur.)
  55. Les figures de ces évolutions sont gravées dans l’art militaire des Chinois, Paris, 1770, in-4 ; elles le sont aussi, t. 7. des Mém. sur les Chinois.
  56. Ce mémoire est placé à la fin des lettres.
  57. (Note de l’éditeur). Les Egyptiens ne connoissoient pas cet usage de la pierre ponce dont parle Kang-hi, mais ils avoient des bateaux de terre cuite, ce qui est prouvé par ce passage de Juvénal :

    Parvula fictilibus solitum dare vêla phaselis,
    Et brevibus pictæ remis incumbere testæ.

  58. Phormium tenax, on doit à M. de la Billardiere cette plante qui peut devenir si utile.
  59. Voyez sur le dherna asiat. Rescar, v. 4, p. 331.
  60. En 1800, l’Angleterre comptoit dans l’Inde plus de 30 millions de sujets.
  61. La route étoit déjà assez praticable en 1800 pour que les courriers pussent porter les dépêches en quatre jours.