Moïse, Jésus et Mahomet/Texte entier

La bibliothèque libre.
Rabbin Simon Levy
Féret, Maisonneuve. (p. -TdM).



MOÏSE, JÉSUS ET MAHOMET
OU
LES TROIS GRANDES RELIGIONS SÉMITIQUES




MOÏSE
JÉSUS ET MAHOMET
OU
LES TROIS GRANDES RELIGIONS SÉMITIQUES
PAR
Simon LÉVY
GRAND RABBIN DU CONSISTOIRE ISRAÉLITE
DE LA GIRONDE


« Il viendra un jour où Dieu sera un et son nom un. »
Zacharie, ch. XIV, v. 9.

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PARIS BORDEAUX
MAISONNEUVE Frères & Ch. LECLERC FERET & Fils, libraires-éditeurs
25, Quai Voltaire, 25 15, cours de l’Intendance,
1887




LISTE
DES
SOUSCRIPTEURS
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DELCURROU, O., Premier Président à la Cour d’appel de Bordeaux.
ALPHANDÉRY, , Procureur Général.
DANEY (ALFRED), O., Maire de Bordeaux.
Mairie de Bordeaux.
Cercle du New-Club.
ALEXANDRE (E.).
ALEXANDRE (Joseph).
ALTMANN.
ALVAREZ (E.).
BARACH (Eliezer), Ministre officiant du culte israëlite.
BAIZ ALPHONSE).
BARGUES (Désir).
BARGUES (U.)
BENZACAR.
BERNARD (Léopold).
BERR (Fils).
BIARD, Professeur au Lycée de Bordeaux.
BLOC (Elie).
BLUM.
BLUM (Moise).
BOËS (A.).
BORDES DE FORTAGES.
CAHEN (Ernest), Conseiller municipal.
CAMIS.
CARDOZO, (Mme Alexandre), à Bayonne.
CARRANCE.
CARRANCE (Léopold), père et fils.
CASTEJA, Membre du Conseil général de
la Gironde..
CERF (Aimé).
CERF (Charles).
CERF (Jules).
CHAPPELLE (Dr De), anc. Maire.de Bègles.

CLOUPET (Fernand).
COUYTIGNE (N. M.).
DACOSTA-CHEVALIER, à Bayonne.
DACOSTA (Eugène).
DACOSTA (Léonce), Trésorier de l'Administration du Temple israélite.
DALMEYDA (J.).
DELPUGET (Prosper).
DELVAILLE (Dr Camille), Membre du
Consistoire israélite de Bayonne.
DELVAILLE (Hippolyte).
DELVAILLE (Salomon de David), à Bayonne.
DELVAILLE (Th.), à Bayonne.
DEPAS (Edmond).
DUPUY (Ferdinand).
EYMOND (Henri), Notaire à Saint-Loubès.
FROIS (E.), à Bayonne.
FOY (Edmond), à Bayonne.
FOY et LÉON.
FONSEQUE (Félix), à Bayonne.
FONSEQUE (Moïse), à Bayonne.
FURTADO Mme Auguste, à Bayonne.
GARCIA (Auguste).
GEORGE Mme (Amédée).
GIRAUD (H.).
GOMMÈS (A.).
GOMMES (Armand), à Bayonne.
GOMEZ-VAEZ (Mme E.).
GOMMES-CASSÈRES (Edgard).
GOMMES (Jules), Membre du Consistoire israélite de Bayonne.
GOMEZ (Léonce).
GRADIS (Henri), Vice-Président du Consistoire israélite de la Gironde.
HAENEL (Gaston-Jonas).
IFFLA.
IFFLA (W.), Administrateur du Temple israélite.
KLOTZ (Albert).
LAMEYRA (M.).
LANDAU (Fils), Consul de la République du Chili.
LÉON (Alexandre), , Membre du Conseil général de la Gironde.
LÉON (Anselme), Procureur de la République, à Agen.
LEON (Adolphe).
LEON (Adrien), ancien député de la Gironde.
LEON (Albert).
LEON (Benjamin-Haim), Membre du Consistoire israélite de Bayonne.
LÉON (Chéri).
LEON (Daniel).
LEON (Edmond).
LEON (Eliézer).
LEON (Édouard).
LEON (Henry), à Bayonne.
LEON (Hippolyte).
LEON (Isaac-Alexandre).
LEON (L. A.).
LÉON (Ulysse).
LÉON (Virgile), Président du Consistoire israélite de Bayonne.
LEVYLIER (Mme Hippolyte).
LEYMARIE.
LOBIT Dr.
LOPES (Abraham Ch.).
LOPES (Alexandre).
LOPES-DUBEC (Mme Camille).
LOPÈS-DUBEC (Mme Félix).
LOPES (Georges).
LUNEL (Prosper).
MARULAZ (le Baron), Intendant en retraite.
MATHIAS (Édouard).
MAYER (Abraham).
MAYER (ED.).
MAYER (L.).
MIN-BARABRAIIAM, Adjoint au Maire de Bordeaux.
MOLINA (Alfred).
MOLINA (David-Jules).
MOLINE (Ch.).
MOLINE (Th.).
MOSSÉ (B.), Grand Rabbin, à Avignon.

MOYSE (S.).
NAQUET (Ernest), à Bayonne.
NAXARA (Achille).
NOBLE (Camille),
NONNEZ-LOPES (A.).
NUNES (Ernest), à Bayonne.
OLIVERA (G.) Fils ainé, à Bayonne.
OXÉDA (E.), Administ du Temple israélite.
OXÉDA (E.), à Bayonne.
PASSERIEUX, à Bergerac.
PAZ (Émile).
PEIGNE (Mme).
PEIGNE.
PELLEPORT-BURÈTE., (Vicomte de), ancien Sénateur et Maire de Bordeaux.
PEREYRA (Mme Émile).
PEREYRE (Albert).
PEREYRE (A. Alvarez), à Bayonne.
PEREYRE (Léon-Alvarez), à Bayonne.
PEREYRE (Gaston).
PEREYRE (Gersam), à Bayonne.
PHILIP (Isidor).
PIVEAU.
POSSO (Achille).
POSSO (Marcel).
RABA (Mme Amédée).
RODRIGUES (Auguste), à Bayonne.
RODRIGUES (Mme Ch.).
RODRIGUES Jeune.
RODRIGUES (Georges).
RODRIGUES (Ely-Maurice).
RODRIGUES (Henriques G.), Avocat à la Cour d’appel de Bordeaux.
ROSENFELD (Ch.), à Bayonne.
RUELLE (Charles).
SALOMON (Georges).
SALOMON (P.).
SALZÉDO (Aaron), à Bayonne.
SALZEDO (Samuel), à Bayonne.
SAULIÈRE-LAGACHE.
SAZIAS (Albert).
SCHŒNGRUN-LOPÈS-DUBEC, ancien Membre de la Chambre de Commerce de Bordeaux.
SECAIL (Prosper).
SECHES (Edgar), élève à l’École rabbinique, à Londres.
SILVA (Amédée). à Bayonne.
SOAREZ (A. Pereyra).
SORANO (Mme).
SORANO (Adolphe).
STERN (Louis).
TALER (S.).
TORRES (Georges).
VIGNERON (Paul), Percepteur, à Podensac.
VITAL.
VIVIATO DA CUNHA PORTO (Augusto)
WALL (Arthur).
WEIL (Raphael).
WOLFF, Inspecteur général des Ponts-et-Chaussées.


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« La religion juive est un vieux tronc qui a produit deux branches qui ont couvert toute la terre, je veux dire le Christianisme et le Mahométisme, ou plutôt, c'est une mère qui a engendré deux filles qui l'ont accablée de mille plaies..... Mais quelque mauvais traitement qu'elle en ait reçu, elle ne laisse pas de se glorifier de les avoir mises au monde. Elle se sert de l'une et de l'autre pour embrasser le monde entier, tandis que, d'un autre côté, sa vieillesse vénérable embrasse tous les temps. »

Montesquieu.




PRÉFACE


Malgré tout ce que l’on a écrit sur le Judaïsme, ce dernier semble à tel point encore méconnu ou incompris, qu’il n’y a presque pas de publication moderne qui ne contienne des erreurs sur son compte. Nous n’en voulons pour preuve que le récent livre de M. Edouard Drumont : la France juive, et celui un peu plus ancien déjà de M. Marius Fontane qui, dans son Histoire universelle, a consacré près des trois quarts de son volume sur les Asiatiques, à l’histoire des Hébreux.

M. Marius Fontane est souverainement injuste dans ses appréciations, et cela vient chez lui d’un défaut d’intelligence historique. M. Drumont n’est pas poli, ni même de bonne foi, et cela lui vient sans doute de sa nature. On ne se change plus à l’âge où sont arrivés ces auteurs. Aussi n’est-ce pas pour eux que nous écrivons. Mais il y a ici tout un procès à réviser pour l’avenir, un procès fait au Judaïsme et aux Hébreux. On n’attaque tant les uns que parce que l’autre est insuffisamment connu. Il ne s’agit pas de faire de l’hypocrisie comme M. Drumont, et de prétendre que le Judaïsme est laissé en dehors du débat. Évidemment si les Juifs ont de graves défauts, il faut en accuser leur religion dont ils aiment à se réclamer tous et même à se glorifier. Mais on peut, par haine ou par fanatisme, prêter à quelqu’un des défauts sans qu’il les ait. C’est pour servir la cause sur laquelle on veut spéculer, que ces charitables prêts se font d’ordinaire. M. Drumont doit en savoir quelque chose, lui qui voit des Juifs partout où il rencontre de la réussite et du progrès. Il ne s’inquiète pas de rechercher les origines. On est républicain ou franc-maçon, on est juif. On a pu acquérir quelque prospérité, c’est parce qu’on est juif encore. M. Marius Fontane l’avait dit avant lui et presque dans les mêmes termes : « L’impossibilité de rien créer avec une aptitude merveilleuse à tout exploiter, semble être la caractéristique de la race israélite. »

Nous faisons voir dans notre livre que loin d’avoir exploité le monde, le Judaïsme n’a fait que le servir en lui donnant, par les deux grandes religions qui sont ses filles, les moyens d’arriver à la civilisation.

Mais, ajoute-t-on, ce qui a toujours maintenu le Juif au plus bas échelon de cette civilisation, c’est que tout pour lui se borne à ce monde et à ses jouissances immédiates. Il n’a pas foi en une autre vie. « Les Hébreux, dit M. Marius Fontane, ne croyaient ni à l’âme personnelle, ni à son immortalité. » M. Brunetière vient de répéter la même accusation : « Les Juifs ont cru, croient, parmi nous, que tout finit avec le corps, avec l’entrée dans le Scheol, que la vie de ce monde n’a d’objet ni de but qu’elle-même, qu’il faut donc en tirer, si je puis ainsi dire, ou bien lui faire rendre tout ce qu’elle contient, et ne jamais sacrifier un plaisir présent à l’espérance, à l’illusion, au leurre d’une félicité future. » Déjà, dans la Revue des Deux-Mondes également, M. Charles Richet avait écrit sur un ton un peu moins absolu : « Les Juifs, qui certainement sont une des races supérieures de l’humanité, n’admettent que depuis une époque relativement moderne l’existence d’une seconde vie. »

Cela est bientôt dit, mais point prouvé. Au contraire, si quelque chose ressort clairement de Moïse, c’est la conviction qu’il avait de la persistance de l’âme après le trépas. Et il ne pouvait guère en être autrement, s’il est vrai, comme le prétend surtout M. Marius Fontane, que Moïse ait fait de larges emprunts aux croyances, soit égyptiennes, soit iraniennes, soit bactrianes. M. Charles Richet reconnaît formellement « qu’une idée venant de l’Égypte, a été celle que l’homme se survit à lui-même, et que l’âme n’est pas anéantie quand le corps cesse de se mouvoir. » Et ce serait précisément cette idée que Moïse et les Hébreux élevés en Égypte auraient ignorée ! Nous établissons l’inverse dans trois chapitres, traitant successivement de l’immortalité de l’âme, de la vie future et même de la résurrection qui prouve, à tout le moins, la croyance à la personnalité humaine se conservant après la mort.

Un point pourtant que l’on daigne relever à l’éloge d’Israël, c’est l’idée messianique. M. Fontane l’appelle « la grande idée prophétique, celle qui fera subsister Israël », ce qui ne l’empêche pas de la traiter de suite après « d’illusion », en ajoutant : « et cette illusion devient un dogme ! »

Une illusion, l’idée messianique ! Loin de là, puisqu’elle est l’idée même du progrès. Si le peuple juif n’avait pas eu cette idée, ce dogme, il y a longtemps qu’il aurait disparu de dessus la terre. Qu’est-ce qu’Israël attend avec son Messie ? Le triomphe final du droit sur la force, de la liberté sur l’oppression, de la vérité sur l’erreur ; la disparition du vice et le règne de la vertu ; l’anéantissement de la guerre et l’établissement de la paix universelle ; les misères sociales faisant place au bien-être général ; l’instruction et les lumières chassant au-devant d’elles l’ignorance et les ténèbres. Voilà l’idée messianique juive. Eh bien ! que poursuit notre siècle ? Le mieux social. On veut améliorer le sort des hommes. Et cependant on se garde de tout réduire aux seules jouissances terrestres. On tient ouvertes, et largement ouvertes, les conquêtes du spiritualisme. Le Judaïsme n’a jamais voulu autre chose. Nous l’établissons dans notre livre. Il est certain que la doctrine juive avec son idée messianique a mis tout l’avenir de son côté, l’avenir dans ce qui s’entreprendra chaque jour davantage et avec raison sur le terrain de l’importante science de l’économie sociale, l’avenir encore dans ce qui regarde le progrès au point de vue moral, philosophique et même politique. Le progrès sur la ligne entière, c’est ce que veut, c’est ce qu’a toujours voulu l’aspiration messianique juive. Certes, le Judaïsme n’ira jamais dire à l’homme : désintéresse-toi des choses de la terre, renonce à ce monde pour ne songer, vivant, qu’à la mort. Mais pour cela, néglige-t-il de recommander la poursuite du spiritualisme le plus pur, afin d’empêcher les aspirations humaines de se matérialiser ? Nullement. Et c’est par son principe de la spiritualité et de la parfaite unité de Dieu, qu’il arrive à mettre une borne à cette pente presque fatale. L’immatérialité du Créateur, mais une immatérialité jalouse, cela sauvera toujours le juif et l’humanité, si elle le veut avec lui, des chutes dans la corruption de tout genre. Vraiment, peut-on comprendre que des fidèles qui ont dans leur doctrine religieuse de semblables principes, puissent, de nos jours où on exalte ces mêmes principes, être montrés au doigt, et désignés à la vindicte et à la persécution de la masse ignorante, obéissant à un mot d’ordre dicté par ce que l’on appelle l’antisémitisme ?

Antisémitisme, c’est-à-dire, combattre le sémitisme ! Et pourquoi donc ? Que veulent, en Allemagne, les Röhling, les Forster et les Stoker ? Voici ce que leur répondait un de leurs compatriotes, le Dr Dittes, sollicité par eux de faire partie du comité antisémitique : « Messieurs les docteurs et théologiens du comité antisémitique ! répondez d’abord à mes questions : Qu’a été Moïse, dont le Décalogue fait encore aujourd’hui le fond de l’enseignement moral et même juridique des peuples aryens et chrétiens ? Moïse, n’était-il pas sémite ? — Qu’a été Jésus, le fondateur du Christianisme ? Ne fut-il pas sémite ? — D’où Mahomet a-t-il tiré les plus beaux préceptes de son Coran ? C’est de l’ancien Testament. »

Moïse, Jésus et Mahomet, ou les trois grandes religions sémitiques, c’est aussi le titre que nous donnons à notre livre. Nous voulons par là nous placer au cœur même de la question qui s’agite entre les Sémites et les Aryens. M. Drumont ne s’est pas fait faute de débuter par quelques pages qui font des Aryens le contre-pied de ce qu’est Israël avec sa législation civile et religieuse. Nous ne voulons rien ôter à la gloire du Rig-Véda et aux belles hymnes qu’il renferme. Cependant Dieu y est sans cesse confondu avec la nature, et le culte d’Agni ou du feu, n’a jamais pu élever les Iraniens ni les Touranicns au-delà des phénomènes terrestres. De son côté, Zoroastre avec le Zend Avesta n’a jamais pu se dégager du dualisme.

Nous ne voulons pas davantage contredire au bonheur sans mélange que les familles aryennes, établies 1800 ans avant l’ère vulgaire en Sapta-Sindhou, auraient, goûté alors dans ce pays aux sept rivières, situé aux pieds des monts Himalaya, et sur les bords de l’Indus. L’origine même des Aryens, ces hommes au teint blanc qui se trouvaient, dit-on, tout surpris un jour d’habiter la Haute-Asie, cette origine, nous ne voulons pas la discuter. Il suffit : les Aryens, quoique Asiatiques, sont réputés enfants de Japhet ; nous l’acceptons ainsi. Les Juifs, eux, sont des descendants de Sem. Les premiers sont présentés comme étant les ancêtres des Grecs et des Romains, soit. Cela n’humilie en rien les autres, et si ces derniers sont parvenus, comme nous le prouvons, à donner au monde le sentiment vraiment religieux et national, qu’importe qu’ils descendent de l’un ou de l’autre des fils de Noé ? L’essentiel est qu’ils aient été utiles à la civilisation. Pourquoi alors, comme a dit Montesquieu, les accabler de mille plaies? . . . . .

C'est à montrer cela que tend notre livre. Il n'est ainsi qu'une recherche sans être une attaque; il est une étude et non un réquisitoire. Nous avons voulu aussi justifier l'observation si finement faite par Montesquieu, et que nous avons inscrite en tête de notre ouvrage pour en indiquer le but tout à fait pacifique, la marche absolument calme et impartiale. Montesquieu se connaissait en peuples et en civilisation.

Et maintenant, que le lecteur juge et se prononce.

Bordeaux, Juillet 1886.


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MOÏSE, JÉSUS ET MAHOMET
OU
LES TROIS GRANDES RELIGIONS SÉMITIQUES


PREMIÈRE PARTIE

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CHAPITRE PREMIER

CE QUI EST EN QUESTION


Deux grands esprits, Bossuet et Guizot, l’un catholique, l’autre protestant, tous deux chrétiens sincères, convaincus, ardents même, ont été amenés, dans le cours de leurs écrits, à examiner ce que le Christianisme a fait de plus et de mieux que le Judaïsme. C’est bien ainsi que la question devait se poser pour eux. Admettant l’un et l’autre que leur religion est venue achever, parfaire, consommer celle des Hébreux, il leur a bien fallu trouver au Christianisme quelque supériorité sur le Judaïsme. C’est à chercher cette supériorité qu’ils se sont tous deux appliqués, et, quoique partant du même point, quoique poursuivant le même but et travaillant sur les mêmes documents, ils sont cependant arrivés à des résultats différents, j’oserai dire opposés.

Le fait seul de cette divergence d’opinion entre deux intelligences aussi élevées, peut déjà donner à supposer que l’une et l’autre sont tombées dans l’erreur. Quand, sur une matière aussi considérable et dans laquelle le doigt de Dieu doit s’être montré si manifestement, on en est encore à faire des conjectures ; quand on ne s’accorde pas et que parfois même on se contredit, il est bien permis, ce semble, de douter de l’originalité, de la grandeur exclusive, de la perfection spéciale et supérieure qu’on se plaît à accorder à l’une des deux doctrines comparées. La supériorité vraie ne se déduit et ne se conjecture pas ; elle s’affirme par la clarté et la précision.

Voyez les diverses révélations qui se sont succédé d’Adam à Moïse, et dont nous prétendons que la dernière a été supérieure aux autres ! Là, tout s’établit clairement. Lorsque Dieu apparut à Moïse et lui dit : Je suis celui qui suis[1] » ne se fit-il pas autour de cette révélation nouvelle comme un nouveau jour ? Je suis celui qui suis, c’est-à-dire à moi seul appartient la perfection absolue ; je suis l’Être par excellence ; vers moi doivent converger toutes les pensées, toutes les aspirations de l’humanité ; c’est à imiter ma sainteté que les hommes doivent tendre sans cesse, et c’est pour leur enseigner le chemin qui conduit vers moi que je t’envoie, toi, Moïse, mon serviteur. Les patriarches m’ont connu[2], m’ont adoré ; ils ont cherché à répandre autour d’eux la connaissance de mon nom ; à Noé aussi je m’étais montré avec mes attributs de puissance et de justice. Mais ni Noé ni les patriarches n’avaient pour mission de proposer au genre humain la voie qui rapproche de moi. Je n’avais pas fait descendre dans leurs mains ce code de préceptes que je mets entre les tiennes.

Abraham ne reçut qu’une seule loi positive : la circoncision ; encore n’était-elle qu’un signe, qu’une marque de l’alliance que Dieu avait contractée avec lui.

Noé n’avait reçu que des lois négatives qui, à proprement parler, n’étaient que les défenses de la loi naturelle[3].

Quand Moïse paraît, un nouveau chemin est tracé. Dieu devient le modèle éternellement vivant de toute sainteté, de toute vertu, et l’accomplissement de sa Loi donnée sur le Sinaï, le meilleur moyen d’imitation de ce sublime modèle. Ce n’est plus seulement de connaissance et d’adoration contemplative de Dieu qu’il s’agit ; un nouveau caractère de la Divinité est révélé ; elle veut devenir le but final des aspirations de l’homme, qui devra avoir à cœur de se rendre, par la pratique des bonnes œuvres, pur et saint comme le principe dont il émane.

Voilà à quels traits distinctifs se reconnaît la révélation mosaïque parmi les révélations qui l’ont précédée aux temps d’Abraham et de Noé. Et ce trait est clair, visible, se détachant de la doctrine comme se détache du soleil un rayon de lumière. La même clarté, la même netteté, se montrent-elles dans le caractère prêté au Christianisme par ceux qui le considèrent comme une révélation nouvelle par rapport au Judaïsme ? Loin qu’elles s’y rencontrent, on ne s’accorde même pas sur la nature de ce caractère. On sent bien qu’il devrait exister sous peine de voir toute base solide manquer à la doctrine chrétienne, et toute condition de durée dans l’avenir lui faire complètement défaut ; on le cherche partout, ce caractère particulier ; on compare, à cet effet, les enseignements de la Bible avec ceux des Évangiles ; on examine les fruits produits des deux côtés. Or, comme le Christianisme domine dans le monde depuis un grand nombre de siècles déjà ; comme c’est sous ses yeux et, le plus souvent, avec son concours, que de grandes réformes sociales et morales se sont accomplies, on en conclut magistralement que lui seul contenait en germes toutes ces réformes. Et l’on ne se soucie pas de rechercher, si, en réalité, lui qui leur a donné naissance, ou bien s’il ne les a pas trouvées renfermées en principe dans le sein d’une religion qui fut sa mère, et d’où il les a tirées pour aider seulement à leur développement et contribuer à leur triomphe définitif. La conclusion, on le voit, est quelque peu précipitée. On ne s’en est pas moins fait faute de la tirer, et cela, bien entendu, au mépris des textes le plus précis et les plus formels.

Pourtant, en présence de ces textes, un seul des apologistes du Christianisme a montré quelque hésitation. C’est Bossuet, qui savait si bien estimer la valeur d’une parole des Saintes Écritures. Écoutons-le attentivement quand, dans son magnifique discours sur l’histoire universelle[4], il en vient à comparer la mission de Moïse avec celle de Jésus. Voici la substance de ce qu’il dit à ce sujet :

Les Juifs étaient trop charnels, trop abrutis, trop livrés aux sens et à leurs plaisirs, pour qu’on pût élever parmi eux en dogme la croyance aux félicités futures. L’immortalité de l’âme a été en tout temps et chez la plupart des peuples de la terre, trop féconde en erreurs et en superstitions, pour qu’on ne dût pas en refuser la connaissance aux Hébreux du temps de Moïse encore trop enclins à l’idolâtrie. Il fallait d’abord les attacher à Dieu par l’espoir de récompenses toutes temporelles, les initier à la véritable connaissance de ce Dieu et les empêcher de confondre avec lui cette noble partie de nous-mêmes qui lui ressemble en quelque sorte et qui toutefois n’est ni incréée, ni éternelle, ni incorruptible comme lui. C’est précisément pour n’avoir pas su distinguer l’âme d’avec son Créateur que les uns allèrent jusqu’à sacrifier aux mânes des morts, et que les autres crurent à une éternelle transmigration des âmes humaines, les faisant rouler des cieux à la terre et de la terre aux cieux, des animaux dans les hommes et des hommes dans les animaux, de la félicité à la misère et de la misère à la félicité, sans que ces révolutions eussent jamais ni de termes ni d’ordre certain.

» C’est pourquoi, dit Bossuet en terminant, la loi de Moïse ne donnait à l’homme qu’une première notion de la nature de l’âme et de sa félicité. Mais les suites de cette doctrine et les merveilles de la vie future, ne furent pas alors universellement développées, et c’est au jour du Messie que cette grande lumière devait paraître à découvert. »

A ce premier caractère de la révélation nouvelle s’en vient joindre, selon Bossuet, un second non moins remarquable et qui ressort du degré de grandeur, d’abnégation, de renoncement et d’étendue que revêt la charité dans la doctrine chrétienne :

« Avant la proclamation de cette doctrine, la perfection et les effets de la charité n’étaient pas entièrement connus ; c’est elle qui apprend à se contenter de Dieu seul, à étendre notre amour sur tous les hommes sans en excepter les persécuteurs ; à se soumettre aux ordres de Dieu jusqu’à se réjouir des souffrances qu’il nous envoie et à devenir humbles jusqu’à aimer les opprobres pour la gloire de Dieu, et à croire que nulle injure ne peut nous mettre aussi bas, que nous ne soyons encore plus bas devant Dieu par nos péchés. »

Ainsi, immortalité de l’âme et félicité future, charité et amour de Dieu, voilà les points qui, dans la pensée de Bossuet, élèvent tant le Christianisme aux dépens du Judaïsme. Mais l’aigle de Meaux semble hésiter à conserver définitivement ces divers points. Son langage, d’ordinaire si ferme, si serré, si entraînant, prend, quand il parle de la charité, de l’immortalité de l’âme et de la vie future au point de vue de la Bible, un ton d’indécision, d’incertitude et de réticence vraiment significatif. On y sent comme le combat entre le désir de vouloir prouver et l’impossibilité de le faire. Comment, en effet, la grande âme de Bossuet eût-elle pu dénier à la religion juive la gloire d’avoir, la première, proclamé le principe fécond de la charité dans ce qu’il a de large et d’universel, puisqu’en parlant de la création de l’homme, l’éloquent évêque n’avait lui-même pu s’empêcher de s’écrier : « Voilà donc l’homme formé ! Dieu forme encore de lui la compagne qu’il veut lui donner. Tous les hommes naissent d’un seul mariage, afin d’être à jamais, quelque dispersés et multipliés qu’ils soient, une seule et même famille[5]. »

Comment, d’un autre côté, eût-il pu oublier les paroles par lesquelles la Genèse proclame l’âme humaine d’origine et d’essence divine et, à ce titre, lui donne implicitement l’immortalité en partage ? Lui qui savait lire la Bible comme peu la savent lire, il sentait bien que ce livre n’est si élevé, ni si unanimement révéré, que parce qu’on y reconnaît l’homme dans toute la vérité de sa nature, avec ses grandeurs, ses faiblesses et ses aspirations continuelles vers l’infini. Aussi finit-il par concéder au Judaïsme l’honneur d’avoir, le premier, parlé des promesses de la vie future : « Dieu, dit-il, en avait répandu quelques étincelles dans les anciennes Écritures. Salomon avait dit que, comme le corps retourne à la terre d’où il est sorti, l’esprit retourne à Dieu qui l’a donné. Les patriarches et les prophètes ont vécu dans cette espérance, et Daniel avait prédit qu’il viendrait un temps où ceux qui dorment dans la poussière s’éveilleraient, les uns pour la vie éternelle, et les autres pour une éternelle confusion, afin de voir toujours. »

Bossuet appelle ces textes quelques étincelles ! Pour nous, ce sont des traînées de lumière.

Que conserve donc, en somme, l’inimitable apologiste du Christianisme, qui puisse servir de caractère particulier à la nouvelle révélation ? Ce n’est pas l’unité du genre humain avec sa conséquence nécessaire, la fraternité universelle ou la charité poussée à sa dernière expression ; ce ne sont pas non plus l’immortalité de l’âme, la croyance à la vie future et l’espoir en la résurrection. Ces principes et ces dogmes sont écrits sur les premières pages de la Bible, dans le récit de la création, et on les retrouve dans toute la suite de l’histoire sacrée, tantôt soutenant le courage et la piété des patriarches, tantôt inspirant la muse de David et donnant à la parole des Isaïe, des Ezéchiel, des Amos, des Obadiah et des Joël, une élévation, de même qu’à leurs pensées une profondeur de vues qu’on ne se lasse pas d’admirer.

Il ne reste, en définitive, comme caractère propre, que l’amour de Dieu… Mais Moïse n’avait-il pas dit avant Jésus : « Tu aimeras l’Éternel ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tous tes moyens ? » Quel est donc encore ce dernier caractère donné pour fondement à la nouvelle doctrine ? Bossuet pressentait si bien la difficulté, qu’il s’est hâté d’énumérer les qualités du nouvel amour de Dieu prêché par le fondateur du Christianisme pour le distinguer d’avec celui de l’Alliance sinaïque. Tel qu’il le présente, ce n’est, en effet, plus l’amour de Dieu prescrit par Moïse ; il est complètement transformé. Ce n’est plus l’amour de Dieu conforme à notre nature, mesuré à notre pouvoir, à nos moyens ; c’est « le retranchement de nos propres membres, c’est-à-dire, ce qui tient le plus vivement et le plus intimement à notre cœur ; c’est le renoncement à tout plaisir, c’est l’obligation de vivre dans le corps comme si l’on était sans corps, de quitter tout, de donner tout aux pauvres pour ne posséder que Dieu seul, de vivre de peu et presque de rien et d’attendre ce peu de la Providence divine. »

Que ce soit là, outre le dogme de la Trinité, la différence fondamentale entre le Christianisme et le Judaïsme, qui oserait y contredire après Bossuet ? Mais combien plus praticable, combien plus vrai est l’amour de Dieu prêché par Moise, et comme il laisse l’homme à la société tout en lui demandant une portion de son affection pour le Créateur de l’Univers !

Examinons maintenant l’opinion de Guizot :

« Le Christianisme, dit-il, a fait deux choses également grandes et nouvelles. Il a placé la simple qualité d’homme en dehors et au-dessus de toute circonstance accidentelle ou locale, en dehors et au-dessus de la nationalité comme de la condition sociale. Selon la foi chrétienne, l’étranger est un homme et possède les droits inhérents à la qualité d’homme aussi bien que le compatriote[6] ».

Ou nous nous trompons fort et nous ne savons plus lire la Bible, ou cela est du Judaïsme tout pur. Les textes, à cet égard, sont formels[7].

Guizot continue : « Le Christianisme considère tous les hommes, tous les peuples, comme liés entre eux par d’autres liens que par la force, par des liens indépendants de la diversité du territoire et des gouvernements. » Et pour corroborer cette pensée, il ajoute, page 242 : Chez les plus glorieuses nations, la justice, la sympathie, la liberté étaient refusées sans scrupule aux trois quarts de la population. Les › plus grands esprits ne voyaient dans cette spoliation qu'un fait naturel et nécessaire, une condition inhérente à l'état social. C'est le principe et le fait chrétiens par excellence d'avoir chassé de la pensée humaine cette iniquité, et d'avoir étendu à l'humanité tout entière ce droit à la justice, à la sympathie et à la liberté borné jusque-là à un petit nombre et subordonné à d'inexorables conditions. L'unité de Dieu maintenue chez les Juifs, l'unité de l'homme rétablie chez les Chrétiens, à ces traits éclatants se révèle l'action divine sur l'humanité. »

Il se peut très bien, et cela a eu lieu effectivement, que chez les plus glorieuses nations, à Athènes, à Rome, à Lacédémone, les étrangers, victimes d'un farouche orgueil, aient été réduits à l'état d'esclaves et traités sur un pied d'inégalité avec le reste des citoyens. Mais il n'en fut pas ainsi dans le petit pays de la Judée où les étrangers, pourvu qu'ils promissent d'observer les septs préceptes donnés aux enfants de Noé[8], avaient droit à la protection des lois et vivaient tranquillement, librement, sous leur tutelle. Ce n'est pas ici le lieu de le prouver. Nous aurons encore une fois occasion de revenir sur ce sujet. Pour le moment, nous nous contentons d'opposer à Guizot l'autorité même de Bossuet. Celui-ci, nous venons de le voir, contredit positivement l'affirmation si tranchée que l'unité de l'homme soit un fait purement chrétien. Et vraiment, quand on a accepté comme une vérité historique l'origine assignée par la Bible au genre humain ; quand on croit avec elle qu'il est sorti d'une seule et personne, de laquelle Dieu tira jusqu'à la première femme, comme pour mieux faire croire encore à notre communauté de nature, peut-on venir ensuite enlever au livre qui a, le premier, recueilli cette vérité, la gloire de l’avoir apprise au monde, pour en honorer une doctrine religieuse qui ne s’est formée que douze siècles plus tard ?

Mais voudrait-on dire seulement que le Christianisme est parvenu à faire l’application de cette vérité historique parmi les nations modernes qui, les unes après les autres, sont appelées à rompre le maudit cercle d’exclusion dont elles ont entouré si injustement ceux qui se trouvaient dans des conditions religieuses, sociales et locales autres que les leurs ? Dans ce cas et avec cette restriction, nous applaudissons de grand cœur à tout ce que le Christianisme a tenté et fait, pour répandre chez les peuples les plus cruels et les plus barbares, la croyance à l’unité de l’homme ; il comptait bien, et avec raison, que le triomphe de cette croyance ferait tomber les barrières qui divisaient depuis si longtemps la population générale de la terre et en formaient autant de groupes, de peuplades ennemies les unes des autres, et s’observant d’un œil ombrageux et jaloux.

Israël n’a rien à envier ; il peut même reconnaître et laisser à chacune des deux religions dominantes, au Christianisme comme au Mahométisme, son mérite spécial, car sa religion à lui fut leur mère commune ; elle les a nourries de son lait ; elles ont grandi sous ses yeux ; c’est elle qui leur a donné tous ces beaux principes au moyen desquels elles ont fait leur chemin sur la terre, et, en retour, elle ne leur demande qu’une chose qu’elles ne deviennent pas ingrates envers elle, qu’elles ne la renient pas et qu’elles n’aillent pas jusqu’à s’attribuer exclusivement la révélation des grandes et fortes vérités dont elle les a dotées, et qui lui avaient été léguées, à elle, par un Abraham, un Jacob, un Moïse, pour devenir un jour les moyens de salut du genre humain.

Assurément, le Christianisme et le Mahométisme ont opéré dans le monde de superbes changements ; d’autres, non moins brillants, s’opéreront encore soit par leur concours direct, soit seulement sous leurs regards et pendant qu’ils posséderont l’empire des âmes ; car la parole de Dieu est infaillible, les promesses de la Bible s’accompliront nécessairement. Aujourd’hui, c’est l’unité du genre humain qui triomphe, c’est la justice, le droit, la liberté pour tous qui vient s’asseoir au foyer des nations ; demain, ce sera l’unité de Dieu qui reparaîtra dans sa simplicité, dans sa pureté première, et qui chassera au-devant de ses pas les derniers restes du Paganisme ; et puis encore arriveront les grandes transformations politiques et sociales qui étendront le cercle des relations de peuple à peuple et effaceront bien des lignes, bien des divisions territoriales, pour établir de vastes nationalités au sein desquelles les citoyens vivront paisibles, heureux, sous l’égide de lois tutélaires ; puis enfin viendra l’ère de paix universelle si fréquemment, si positivement et si clairement annoncée par les prophètes, où tous les hommes, réunis sous un même sceptre et invoquant le même Dieu, n’auront plus de haine les uns pour les autres, et où les guerres auront à jamais fui devant le règne de l’amour des humains entre eux.

Mais toutes ces transformations, qu’elles se fassent au nom du Christianisme ou au nom du Mahométisme, sont, pour nous servir des expressions de Guizot mais appliquées au Judaïsme, sont le fait juif par excellence. C’est le Judaïsme qui les a prédites, qui en a préparé de loin l’avènement par la proclamation de principes d’où elles ne pouvaient manquer de sortir, comme une fleur sort de sa tige.

Que les deux religions qui se partagent actuellement et depuis un certain nombre de siècles déjà l’Orient et l’Occident, aient joué, au milieu de ces transformations, un rôle plus actif et plus direct que le Judaïsme, qui est partout en minorité, cela se peut, cela est même très vrai. Nous n’en sommes nullement jaloux ; au contraire, nous nous en glorifions personnellement en notre qualité d’Israélites, et nous aimons à mettre en relief, tout comme le font les Chrétiens et les Musulmans, les prodigieuses améliorations que le sentiment religieux bien compris et ramené vers Dieu a produites, tant dans la vie morale que dans la vie matérielle des peuples. Car, au fait, que sont les deux nouvelles religions ? Deux branches sorties de l’antique tronc de Jacob ; deux avant-coureurs de l’époque messianique ; deux apôtres envoyés pour la préparer, l’un dans le Levant, l’autre dans le Couchant et jusque dans les contrées du Nouveau-Monde.

Pour que le Judaïsme pût sortir des murs de Jérusalem et s’étendre au loin dans des pays encore barbares et adonnés à l’idolâtrie, il était nécessaire qu’il vint deux apôtres dont l’un concédât quelque chose aux idées et l’autre aux mœurs des divers peuples qui étaient appelés à recevoir la vérité du Sinaï, mais ne pouvaient encore en soutenir l’éclat, en comprendre le caractère élevé, ni la pratiquer dans ses règles si austères.

A part ces concessions, qu’est-ce que le Christianisme et le Mahométisme ont offert de plus que les dogmes et les principes de morale révélés autrefois à Moïse ? Idée d’un Dieu incréé, infini, saint, parfait, bon, juste, vengeur du crime et prenant plaisir à récompenser la vertu ; doctrine de l’unité du genre humain ; croyance à l’immortalité de l’âme et à l’existence d’une vie et d’une rémunération futures ; enfin, solution du grand problème de la destinée humaine, voilà sur quoi roulent les enseignements principaux du Judaïsme, et je ne sache pas que les docteurs chrétiens et musulmans aient revendiqué, pour leurs croyances respectives, la gloire d’avoir proclamé des principes plus purs et plus capables de fonder une bonne morale que ceux que je viens d’indiquer.

Toute la question entre ces docteurs et les docteurs juifs est de savoir si l’ancienne alliance a déjà promulgué ces principes, ou bien s’il a fallu, pour les apprendre au monde, l’avènement de deux nouvelles révélations, l’une en la personne de Jésus, l’autre en la personne de Mahomet. C’est à examiner cette proposition que nous allons consacrer la première partie de ce livre. Il va sans dire que nous demeurerons toujours sur la défensive. Nous respectons trop la croyance d’autrui pour nous permettre de l’attaquer en quoi que ce soit. Pour la plupart du temps, nous nous bornerons à exposer les éléments de la doctrine morale et religieuse du Judaïsme ; par là il sera facile de juger quels sont ceux d’entre ces éléments qu’il a légués aux religions qui l’ont suivi et dont nous ferons connaître les plus importants enseignements. Et lorsque nous aurons montré ce qu’est la doctrine juive, comment elle s’est formée et continuée, de quelle façon et au moyen de quels principes larges et féconds elle a su, au milieu des circonstances les plus critiques, réserver pour l’avenir les droits imprescriptibles de la raison, de la justice et de la liberté, nous ferons encore voir, dans une seconde partie, que sa morale pratique ne le cède en rien à celle d’aucun autre peuple, ni d’aucune autre religion. Il deviendra alors manifeste que tout s’accorde, s’enchaîne et se lie dans le Judaïsme, cette religion admirable que Dieu protège depuis des siècles, et dont il fait avancer lentement, insensiblement, le triomphe à travers toutes les vicissitudes qui accablent le peuple d’Israël.


CHAPITRE II

DE DIEU ET DE SON IMMATÉRIALITÉ


On s’accorde généralement à dire que le Judaïsme a proclamé et contribué à faire triompher le dogme de l’Unité de Dieu. Le fait est exact et on ne saurait trop le répéter à la louange de la religion juive ; car, c’est réellement de la reconnaissance universelle de ce dogme, compris et accepté dans son entière portée comme avec toutes ses conséquences, que dépend le futur bonheur de l’humanité. Cela est tellement vrai, que jusqu’à présent, on a toujours vu s’élever en grandeur, en dignité et en noblesse, tous les peuples qui l’ont pris pour base de leurs lois sociales et morales.

Mais ce que l’on n’a pas assez dit à notre gré, c’est la manière dont le Judaïsme s’y est pris pour établir si solidement la croyance en un Dieu unique dans le cœur des Hébreux ; ce que l’on n’a pas assez fait ressortir, c’est que, par la seule proclamation de l’immatérialité du Créateur, il est parvenu à maintenir le dogme de l’Unité de Dieu intact, en dépit de tous les assauts que lui ont livrés dans le cours des siècles tantôt le paganisme des peuples aborigènes de la Palestine, tantôt le polythéisme plus élégant et mille fois plus enchanteur de la Grèce polie et civilisée. Et chose remarquable ! c’est justement dans ce caractère que l’on a tant négligé de relever dans le Judaïsme, qu’il a été copié par les deux religions sorties de son sein. Ainsi le christianisme qui s’est écarté peu à peu de la pure unité de Dieu, s’est étendu, comme pour faire contrepoids à son écart, avec d’autant plus de minutie et de recherche sur l’immatérialité du Créateur ; et, de son côté, le Mahométisme a, par le même moyen, combattu l’idolâtrie, dont il a surtout réussi à ébranler et à ruiner l’empire en opposant à l’inanité des dieux matériels la plénitude d’être, de puissance d’activité propre au Dieu esprit qui a appelé l’univers à l’existence. Mais procédons avec ordre.

Ce ne fut pas Moïse qui, le premier, importa dans le monde et y promulgua la croyance à l’Unité de Dieu. Souvent, bien souvent avant lui, elle avait été enseignée aux mortels, mais sans qu’elle pût jamais être solidement implantée dans leur cœur. Après le déluge, par exemple, pouvait-on douter de l’existence d’un être suprême, unique, seul grand et puissant, qui tient dans ses mains la vie de toutes les créatures, et qui sait les élever ou les abaisser, les conserver ou les anéantir comme il lui plaît ? Jamais manifestation plus grande de son éternelle et incorruptible justice avait-elle éclaté sur la terre, et n’aurait-on pas cru que les descendants de Noé dussent en conserver un souvenir ineffaçable, en même temps qu’ils se pénétreraient d’une inaltérable crainte pour celui qui savait ainsi châtier l’orgueil et la méchanceté des hommes ? Et cependant, à peine trois cents ans sont-ils écoulés, que, par une témérité inouïe, ils essayent de lutter contre le Très-Haut et se promettent, sous la protection sans doute de nouveaux dieux, de dieux récemment inventés par eux, de trouver dans une tour élevée jusqu’au ciel un refuge contre la colère du Dieu unique. Le Seigneur apparaît une seconde fois, confond leur audace en même temps que leur langage et les disperse aux quatre coins du globe.

Ils vont du moins emporter dans leurs lointaines pérégrinations le nom du Dieu dont la volonté seule avait suffi pour les arrêter dans leurs projets téméraires ? Non ! Ils l’oublient, ce Dieu-un, et bientôt lui préfèrent un morceau de bois ou de pierre ; ou bien, ils adorent la lune et les étoiles ; ils adressent à la créature le culte dû au Créateur. Entraînés, subjugués par la passion, éblouis, charmés, séduits par le vice, ils croient trouver dans le vice et la passion des divinités dignes de leur adoration. Ils les personnifient, leur prêtent des qualités supérieures et s’agenouillent devant eux pour implorer leur secours et leur protection. Être inspiré par ces divinités, être appelé par elles à la jouissance des plaisirs dont elles sont la personnification, c’est là le constant objet de leurs prières. Et pour se les rendre propices et pour leur être agréable, qu’y avait-il de plus naturel que de s’exciter aux vices et aux passions dont chacun de ces dieux était devenu, par un légitime retour, le père et le protecteur, comme il en avait été auparavant l’image et la représentation ?

Une fois lancé dans cette voie, où pouvait-on s’arrêter ? Chaque jour on inventait quelque nouvelle divinité pour correspondre à quelque nouvelle passion à laquelle on avait succombé. Aujourd’hui c’était la sensibilité qui triomphait et qui peuplait la terre d’une série d’idoles en rapport avec la variété des infâmes plaisirs que l’impudicité traîne après elle ; un autre jour, c’était la peur qui plaçait des divinités farouches au haut des collines ombragées ou dans les sombres vallons, divinités implacables qui ne pouvaient être apaisées que par des victimes humaines. L’homme égorgeait alors son semblable, après l’avoir engraissé pour le sacrifier, et des pères venaient pousser dans le feu leur fils ou leur fille pour calmer la fureur du dieu irrité.

Et qu’on ne pense pas qu’aucune occasion de s’amender, de se corriger, de s’arrêter, ne fût offerte au monde égaré ! Un Abraham, un Isaac avaient protesté par leur propre exemple contre les sacrifices humains ; ils avaient montré le Dieu-un, le vrai Dieu arrêtant le bras prêt à frapper l’auguste et innocente victime ; un Abraham, un Isaac, un Jacob, avaient passé et repassé dans ces contrées qui étaient alors comme autant de pépinières d’idoles ; ils avaient montré au roi des Philistins, à celui d’Égypte, aux habitants de la vallée de Sodome, à ceux de la Chaldée, de la Mésopotamie, de la Palestine, à tous ils avaient presque fait toucher du doigt l’erreur profonde dans laquelle ils vivaient. Un instant même une lueur d’espoir avait surgi à l’horizon : Abimélech reconnaît deux fois de suite la suprématie du Dieu des patriarches ; Malchi-Zédek, roi de Salem, se voue à son culte ; Laban et Bathuel s’inclinent devant sa volonté ; Pharaon finit par s’humilier devant sa toute-puissance. Mais en vain ! Les ténèbres se reforment bientôt ; la lumière répandue s’éteint ; le monde reste plongé dans l’erreur, et, quand Moïse conduit les Israélites au pied du Sinaï, la plus grossière idolâtrie règne sans partage autour de lui.

D’où vient-il que l’Unité de Dieu, si souvent, comme on le voit, attestée aux hommes, n’ait pas pu pénétrer plus avant dans leur cœur ? C’est qu’elle n’avait pas trouvé jusqu’à Moïse sa véritable base qui est la croyance à l’immatérialité de Dieu. Après chaque punition, après chaque catastrophe qui s’appesantissait sur les hommes corrompus de cette époque, comme après chaque nouvelle bénédiction dont étaient comblés les patriarches, on sentait forcément que les dieux que l’on adorait n’étaient rien en comparaison du Dieu qui savait commander aux éléments avec un si puissant empire et accorder à ses fidèles tant de sortes de biens. Mais il eût fallu sentir quelque chose de plus, il eût fallu se persuader que la véritable supériorité de ce Dieu consistait en ce qu’il était un Dieu esprit, n’ayant en lui absolument rien de matériel et ne pouvant être représenté par rien en ce monde. Avec ce principe, avec cette notion d’immatérialité, l’unité lui aurait été attribuée du même coup. Un Dieu immatériel est naturellement un Dieu-un. C’est ce que l’on ne fit pas, et faute de cela on retomba chaque fois de la hauteur, même relative, où l’on était parvenu. Il en arrive toujours ainsi dans le domaine de la religion qui s’étend du ciel à la terre et les lie l’un à l’autre ; il ne se trouve point entre eux de milieu, d’espace intermédiaire où l’on puisse s’arrêter, et si l’on ne s’élance pas immédiatement jusqu’à la conception de Dieu dans ce qu’il a de spirituel et d’incorporel, on retourne bientôt au matérialisme, on retombe dans l’idolâtrie. Le Seigneur est un Dieu jaloux qui ne peut souffrir que l’on reporte, même involontairement, sur les objets et les êtres sortis de ses mains, un culte qui ne doit s’adresser qu’à lui seul. Il faut choisir entre lui et Baal.

D’ailleurs, veut-on avoir une preuve de l’impossibilité qui existe pour l’Unité de Dieu de se conserver parmi les hommes si elle ne trouve pas dans leur cœur, pour en faire sa base, la croyance à l’immatérialité du Créateur ? Que l’on prenne les premiers Hébreux, ceux qui avaient gémi sous l’oppression égyptienne et que Moïse avait été obligé de condamner plus tard, sur l’ordre de Dieu, à mourir dans le désert. Certainement le nom de l’Éternel ne leur était pas inconnu ; une tradition constante et non interrompue depuis Abraham en avait transmis le souvenir de père en fils : « Ainsi tu diras aux enfants d’Israël : le Dieu de vos pères m’est apparu[9] ». Cependant il fallut que Moïse opérât des miracles devant eux pour leur donner confiance en ce Dieu qui ne voulait rien moins que les retirer de leur esclavage, briser leurs chaînes de servitude, faire d’eux des hommes libres et heureux. Ce n’est pas tout. Après les nombreux miracles opérés en leur faveur et déjà, au lendemain de la révélation, ne les vit-on pas s’agenouiller devant un veau d’or et le décorer du pompeux titre de libérateur du peuple hébreu[10] ? le sens de la primitive tradition s’était donc trouvé bien sensiblement altéré, pour qu’on pût aussi étrangement méconnaître le caractère du Dieu libérateur ! Et cela eut lieu chez les descendants directs d’Abraham, deux cents ans à peine après la mort de Jacob, quand tout devait encore parler de ce saint patriarche, de ses fils, de Joseph, et qu’il existait peut-être des hommes dont la jeunesse avait touché aux dernières années de ce grand ministre ! Comment la vraie notion de Dieu avait-elle pu s’obscurcir aussi vite ? C’est qu’apparemment elle n’avait jamais été comprise par la masse des Hébreux dans toute sa portée, dans ce qu’elle contenait d’essentiellement vrai sur la nature de Dieu considéré comme Être incorporel, immatériel. Si quelques esprits d’élite avaient atteint à cette hauteur de conception, il n’en était pas de même de la grande majorité du peuple, que la condition dégradante où elle croupissait en Égypte exposait à subir toutes sortes de mauvaises influences.

On doit donc en convenir, c’était là surtout ce qu’il fallait faire comprendre aux Israélites. Qu’eût-il servi de leur dire de nouveau que l’Éternel est unique dans l’univers ; qu’aucun des dieux créés par l’imagination et sculptés par la main des hommes ne peut lui être comparé ; qu’il leur est supérieur en force, en grandeur, en majesté, en sagesse et en puissance, si, en même temps, on n’eût pas cherché à leur persuader que ce Dieu se distinguait de ceux des autres peuples en ce qu’il est un pur esprit, et qu’il ne peut être ni personnifié ni représenté par une image quelconque ? Cette grandeur, cette sagesse, cette puissance incomparable du Dieu des patriarches, ne les avait-on pas déjà vues éclater en Égypte, sur les bords de la mer Rouge et au pied du Sinaï, et toutefois le veau d’or avait été fabriqué, et cela, comme dit le texte, pour représenter le Créateur aux yeux du peuple[11] !

La matérialité possible de l’Éternel, voilà donc quelle était l’erreur fondamentale, le germe de corruption qui demeurait toujours au fond du cœur des premiers Hébreux.

Aussi fut-ce cette même erreur que Moïse chercha à combattre chez eux avec le plus de persistance. Il comprit, cet homme incomparable dont l’intelligence s’était illuminée à la brillante flamme du buisson de l’Horeb et qui s’inspirait à une source de sagesse à laquelle il ne fut et ne sera jamais donné à aucun autre de s’inspirer, il comprit que le fécond dogme de l’Unité de Dieu, si souvent perdu et retrouvé, ne s’établirait définitivement sur la terre que si on parvenait à l’asseoir sur sa véritable base : l’immatérialité du Créateur. Et c’est à inculquer aux Hébreux cette dernière vérité que nous le voyons tour à tour déployer sa sévère autorité et les ressources de son éloquence persuasive : « Soyez bien sur vos gardes, leur dit-il, car vous n’avez vu aucune figure le jour où Dieu vous parla sur l’Horeb, du milieu du feu. Craignez de vous laisser corrompre et d’aller jusqu’à vous faire des idoles ou des représentations de toutes figures ou d’images d’hommes et de femmes, des images d’aucun animal qui vit sur la terre, des images d’aucun oiseau qui vole dans l’air, des images d’aucun reptile qui rampe sur le sol, des images d’aucun poisson qui nage dans les eaux, sous la terre. Et si tu lèves les yeux vers le ciel et que tu contemples le soleil, la lune et les étoiles, tous les corps célestes, crains encore de te dégrader jusqu’à te prosterner devant eux pour les adorer. Ce sont là les abaissements où Dieu laisse descendre les autres peuples. Mais vous, l’Éternel vous a pris et vous a tirés du creuset de fer, de l’Égypte, pour que vous lui soyez un peuple élu comme en ce jour.

» Vous souvient-il comme le Seigneur s’est courroucé contre moi à cause de vos infidélités, et qu’il a juré que je n’entrerai pas dans l’excellent pays qu’il a promis de vous donner en possession ? Je vais donc mourir ; je ne traverserai pas le Jourdain. Vous, plus heureux que moi, vous le passerez et vous irez conquérir ce bon pays. Gardez-vous bien d’y oublier l’alliance que l’Éternel, votre Dieu, a conclu avec vous et de vous fabriquer des idoles ou des images de tout ce qu’il vous a défendu d’adorer, car, il est un feu dévorant, il est un Dieu jaloux.

» Et lors même que vous auriez longtemps habité le pays jusqu’à y avoir vu naître des enfants et des petits enfants ; si vous vous pervertissez, si vous vous faites des idoles ou des images de toutes espèces, et qu’ainsi vous commettiez le mal aux yeux de l’Éternel votre Dieu pour l’offenser, j’en atteste le ciel et la terre : vous serez rapidement chassés du pays que vous aurez conquis en passant le Jourdain. Vous n’y demeurerez pas longtemps ; on vous y exterminera ; l’Éternel vous dispersera parmi les nations au sein desquelles vous serez en petit nombre, et où vous pourrez alors adorer à loisir des dieux, œuvres de l’homme, des dieux de bois et de pierre, des dieux qui ne voient pas, qui n’entendent pas, qui ne marchent pas et qui ne sentent rien.

» Cependant si, de là, tu aspires vers l’Éternel, ton Dieu, tu le retrouveras, à condition toutefois que tu le recherches de tout ton cœur et de toute ton âme.

» Oui, quand tu auras été dans le malheur et que toutes ces choses seront arrivées, à la fin des temps tu retourneras vers l’Éternel, ton Dieu, et tu obéiras à sa voix ; il est un Dieu miséricordieux qui ne veut ni t’abandonner, ni te détruire, ni oublier l’alliance qu’il a faite avec tes pères. En vérité, interroge les temps passés et tous les moments qui se sont écoulés depuis le jour où Dieu créa l’homme sur la terre ! Va d’un bout de monde à l’autre ! Une chose semblable a-t-elle jamais existé ou en a-t-on jamais entendu parler ? Jamais un peuple a-t-il distingué la voix de son Dieu comme toi tu as distingué celle de l’Éternel, te parlant au milieu des flammes[12] ? et tu n’en es pas mort d’épouvante ! Ou bien, un Dieu quelconque est-il jamais venu se choisir une nation entre les nations pour la retirer ensuite du milieu d’elles par des épreuves, par des signes, par des miracles, par des combats, avec une main forte, un bras étendu, par toutes sortes d’actions grandes et puissantes comme le furent celles que Dieu a accomplies sous vos yeux ? Et tout cela on te l’a fait voir afin que tu saches que l’Éternel est Dieu, et qu’il n’y en a point d’autre que lui… Apprends donc aujourd’hui et grave cela dans ton cœur : l’Éternel est Dieu en haut dans le ciel, en bas sur la terre ; il n’y en a point d’autre que lui. »

Or, observe judicieusement Maïmonide : « Il n’y a qu’un Dieu immatériel duquel on puisse ainsi dire qu’il est tout » ensemble dans le ciel et sur la terre[13]. »

Que pourrait-on ajouter à ces magnifiques considérations présentées dans un si brillant langage, pour mieux convaincre de la spiritualité de Dieu ? Et lorsqu’on voit, un instant après, le grand législateur condenser toutes ces admirables pensées pour les présenter de nouveau dans le deuxième des dix commandements, ne demeure-t-on pas convaincu qu’il avait parfaitement compris que le point vulnérable par où s’était introduit, chez les Hébreux, le poison de l’idolâtrie, était précisément l’erreur dans laquelle ils s’étaient jusqu’alors constamment trouvés sur la nature de Dieu au point de vue de son essence spirituelle et incorporelle ? Aussi n’est-ce qu’après qu’il croit les avoir convaincus de l’absurdité de cette erreur, qu’il leur livre la célèbre formule de l’Unité de Dieu devenue plus tard, pour Israël, le mot de ralliement et une suprême consolation dans les moments critiques de sa vic nationale ou religieuse. « Écoute, Israël, l’Éternel est notre Dieu, l’Éternel est un. »

C’est la dernière apostrophe, la péroraison et comme la résultante de l’émouvant discours qu’il vient d’adresser à son peuple en lui rappelant le grand fait de la révélation sinaïque[14].

Laissez maintenant l’idée de l’immatérialité de Dieu prendre racine au cœur du peuple hébreu, laissez-la se développer, mûrir, et vous verrez venir peu à peu se grouper autour d’elle, toutes les notions dignes du sublime sujet auquel elles se rapportent, et dont elles forment comme le naturel produit. Voici d’abord la notion de l’Unité ; celle-là, Moïse a soin de la formuler lui-même dans la phrase si simple et si expressive que nous venons de rappeler ; c’est ensuite celle de l’Invisibilité, et à cette notion encore, le divin législateur veut imprimer le sceau de sa parole autorisée, en racontant aux Hébreux comment Dieu s’est déclaré invisible pour lui, Moïse, comme pour tout homme qui vit sur la terre[15] ; c’est enfin celle de la perfection infinie du Créateur dont les prophètes se sont emparés, et qu’ils ont célébrée dans des termes dont l’élévation et l’élégance n’ont pas encore été, je ne dis pas dépassées, mais même égalées. Dire que Dieu n’est pas corporel, n’est-ce pas dire qu’il n’a rien de commun avec la matière, qu’il est indépendant d’elle ; que, par conséquent, ce n’est pas d’elle qu’il tient l’existence ; qu’au contraire, elle tient l’existence de lui ; que, subsistant par lui-même, il est éternel dans le passé, éternel dans l’avenir ; que, comme tel, rien dans le monde ne lui ressemble et que, par suite, rien ne saurait l’y représenter à nos yeux ? Et la sainteté de Dieu, et sa suprême sagesse, et son omniscience, ne se trouvent-elles pas également affirmées par la vérité de son immatérialité ? Si Dieu est en dehors et au-dessus du monde visible ; s’il le domine de toute la puissance que notre raison se plaît à accorder à l’esprit sur la matière ; si c’est de lui que l’univers tient cette organisation merveilleuse qui fera, jusqu’à la consommation des siècles, l’admiration de tous les hommes, ne faut-il pas attribuer à ce suprême Créateur toute la sagesse, toute la science, toutes les perfections imaginables ?

Avouons donc que le principe de l’immatérialité de Dieu est le véritable fondement sur lequel repose toute la métaphysique du Judaïsme ; que c’est pour cela que la Bible aime à s’étendre sur ce principe plus qu’elle ne le fait sur tous les autres, et que c’est encore à cause de sa grande importance, qu’elle lui donne, si je puis ainsi parler, pour corollaire, le précieux dogme de l’Unité de Dieu.

C’est bien également de cette façon que Maïmonide comprend ce principe, quand il dit dans son Guide des égarés : « S’agit-il d’écarter la corporéité et d’éloigner de Dieu l’assimilation (aux créatures) et les passions, c’est là une chose sur laquelle il faut s’exprimer clairement, qu’il faut expliquer à chacun selon ses facultés et son intelligence et enseigner comme tradition aux enfants, aux femmes, aux hommes simples, et à ceux qui manquent de dispositions naturelles ; de même qu’ils apprennent par tradition que Dieu est un, éternel, et qu’il n’en faut point adorer d’autre que lui. En effet, il n’y a unité que lorsque l’on écarte la corporéité, car le corps n’est point un, mais au contraire composé de matière et de forme qui, par leur définition, font deux, et il est divisible et susceptible d’être partagé[16]. » Conformément à cette opinion fort judicieuse, Maïmonide range la croyance à l’immatérialité de Dieu au nombre des treize articles de la foi israélite.

Mais avant ce profond et savant théologien, une des plus grandes gloires certainement que possède la Synagogue, celle-ci avait déjà vu dans la croyance à l’immatérialité de Dieu, le privilège même de la conservation du Judaïsme. Et en cela elle ne s’était pas trompée. L’histoire est là pour attester que lorsque tout pliait le genou devant les ravissantes déesses et les dieux voluptueux de l’Attique, lorsqu’un Socrate, un Platon, un Aristote assistaient, avec la plus sérieuse gravité, aux ridicules cérémonies qui se faisaient en l’honneur des divinités de leur pays, l’habitant de la Palestine le moins instruit, s’inclinait pieusement devant le Dieu invisible. Et quand les successeurs d’Alexandre surent trouver le chemin de la Judée et qu’ils apportèrent sur les pas du grand conquérant, dans la sainte ville de Jérusalem, toutes les séductions et tous les plaisirs faciles du paganisme grec, Israël sut encore y résister, grâce au caractère de spiritualisme fortement accusé qui distinguait sa religion de celle de ses cruels vainqueurs. Rome plus tard, héritière de presque tout l’Olympe d’Athènes, n’eut pas plus de pouvoir sur lui, et jusqu’à la face des Empereurs si redoutables, ses docteurs osèrent affirmer et soutenir le grand et étonnant dogme juif de l’immatérialité absolue du Créateur : « Un jour, rapporte le Talmud, un empereur roinain demandait à Rabbi Josué de lui faire voir son Dieu Cela ne se peut, répond le Rabbi. L’empereur insista. Rabbi Josué alors le pria de fixer ses regards sur le soleil qui, à ce moment, dardait tous ses rayons. Il ne le put pas, naturellement, et Rabbi Josué s’adressant à lui : Comment, tu ne peux soutenir la clarté de cet astre qui n’est qu’une œuvre de notre Dieu, et tu prétendrais voir ce Dieu lui-même[17] ! »

Mais, dira-t-on, les prophètes, et encore les plus autorisés d’entre eux, ont bien prétendu avoir vu le Seigneur[18], et la Bible elle-même parle de Dieu comme s’il possédait les formes du corps. Ne lui prête-t-elle pas une tête, des yeux, une bouche, des mains ? L’objection est vieille ; la réponse que l’on y a faite l’est également[19] : « C’est vrai, on se sert dans les Saintes Écritures d’expressions qui semblent matérialiser le Dieu-esprit. Mais on sait que déjà les plus anciens traducteurs ou interprètes de la Bible, les Metourguemin, dont l’origine remonte jusqu’à Ezra, ont eu soin de nous apprendre que ce n’étaient là que des manières de s’exprimer pour se mettre plus universellement et plus facilement à la portée de toutes les intelligences. Ou bien il fallait renoncer à parler de Dieu, ou bien il fallait le faire dans un langage usuel, compréhensible pour chacun. On appelle ces expressions les anthropomorphismes de la Bible. Ce qui prouve d’ailleurs qu’elles n’ont toutes qu’une valeur d’emprunt, c’est qu’elles sont également appliquées aux objets inanimés de la nature comme à Dieu. L’Écriture ne nous représente-t-elle pas les cieux racontant la gloire de l’Éternel[20] ? Ne fait-elle pas dire à la mer, en prévision de la chute prochaine de Sidon : « Non, je n’ai point élevé les jeunes gens de cette ville, et ce n’est pas moi qui ai fait leur éducation »[21] ? Ne nous montre-t-elle pas les collines et les montagnes sautant d’allégresse ainsi que les arbres frappant des mains[22] ? et le même Job fait parler la mort en ces termes : « Oui, j’ai entendu cela de mes oreilles »[23], et Josué s’adresse à une pierre comme à un témoin auriculaire[24]. En général, sous les formes de corps appliquées à Dieu, il semble que la Bible, afin que l’on ne vienne pas à se méprendre sur leur signification, les emploie comme à dessein pour parler des objets inanimés. Pour elle, la terre a une tête[25], des yeux aussi[26], encore des oreilles[27], même un visage[28] et une bouche[29].

Qui voudrait encore, après cela, attacher à tous ces termes un autre sens qu’un sens de pur emprunt ? Qu’on le remarque, nous ne disons pas un sens figuré, car l’imagination même la plus vive aurait de la difficulté à se représenter la terre ou la mer possédant un de ces organes du corps humain. Et l’on voudrait ou l’on pourrait plutôt se figurer ainsi Dieu, que la Bible proclame si souvent être un esprit, qui a certes encore bien moins de ressemblance avec le corps que n’en ont les objets inanimés que nous venons de nommer ! C’est donc tout simplement pour se faire mieux comprendre de ceux auxquels ils s’adressaient, que les écrivains sacrés ont eu toutes ces hardiesses d’expressions qui n’ont absolument qu’une signification passagère, sans valeur réelle aucune. Il en est à peu près de même des visions des prophètes sur Dieu. Elles n’avaient de réalité que celle que leur prêtait sur le moment l’imagination qui les enfantait. Un instant après qu’elles eurent eu lieu, les prophètes eux-mêmes semblaient s’en effrayer. C’est ainsi qu’Isaïe, après avoir vu le Seigneur assis sur son trône, remplissant tout le Temple des pans de sa robe », s’est écrié : « Malheur à moi qui me suis abandonné à mon imagination[30] ! » Ézéchiel a encore été plus dur pour lui-même[31], tant on craignait de voir prendre à la lettre ce qui, imparfaitement compris, aurait pu porter atteinte au grand principe de l’immatérialité.

Et ces scrupules, parfois exagérés, ont eu leur durée en Israël. Ce n’est certainement qu’à de semblables craintes qu’ont obéi les Paraphrastes chaldéens quand, par des circonlocutions souvent superflues, ils ont cherché à éloigner de Dieu le moindre mot qui eût pu, même de fort loin, compromettre la spiritualité du Créateur. C’est à cette prudence excessive que nous devons leur fameuse théorie de la Mémra[32], théorie d’abord inoffensive mais qui, passant ensuite par le creuset éclectique de Philon[33] et, plus tard, prenant l’empreinte des idées gnostiques d’Origène et de Clément d’Alexandrie, a donné naissance à ce funeste système d’hypostases dont l’adoption au sein du Christianisme dépare, sans contredit, son enseignement autrement très pur de l’immatérialité de Dieu.

Le Judaïsme, lui, avec les précautions minutieuses que nous venons de lui voir prendre pour écarter de Dieu toute apparence de corporéité, a su conserver toujours intacte et exempte de tout mélange, sa belle croyance à l’immatérialité du Créateur. Et il a veillé sur elle avec d’autant plus d’amour qu’il a vu insensiblement les deux religions issues de lui s’y rallier comme autour d’un drapeau. Chrétiens et musulmans ont fini par la professer et en ont répandu la connaissance dans le monde.

Pourtant nous devons à la vérité de dire que le Christianisme a laissé planer une ombre sur cette croyance par sa doctrine de la Mémra hypostasiée, ou du Verbe incarné qui, fatalement, devait le conduire au dogme de la Trinité. Et ce dogme, on le comprend du reste, n’est plus et ne saura jamais être l’Unité de Dieu si sublime dans sa simplicité, telle que la Bible la connait et l’enseigne. Il était même à craindre que par la connexité où se trouvent les deux vérités de l’Unité et de l’Immatérialité de Dieu, une fausse idée, imprudemment gardée sur la première, ne vînt à compromettre la seconde. Effectivement il y eut dans l’histoire un moment où le culte des images, alors qu’il avait sérieusement tenté de se substituer dans le catholicisme à l’adoration en esprit, justifia presque cette crainte[34]. Heureusement qu’il s’y est toujours trouvé des hommes, et jusqu’à des sectes, qui ont su lutter contre une aussi funeste tendance. Après les Iconoclastes, les Vaudois, puis les Albigeois, les Hussites, et enfin Luther et Calvin ont successivement remis en honneur la défense si fortement sévère enfermée dans le deuxième des dix commandements.

Et, chose providentielle ! au siècle assurément le plus catholique[35], il s’est rencontré de savants évêques qui ont affermi à jamais, au sein de l’Église, les vraies notions sur l’Unité et l’Immatérialité de Dieu Ce sont Bossuet et Fénelon[36], deux chrétiens, on peut le dire, nourris du parfum de la Sainte Écriture. Quel monument de gloire ils ont élevé par là à la Bible ! Et admirez ici encore les voies de la Providence ! Voyez comme elle sait préparer le retour de ce qu’elle veut ramener tôt ou tard vers la loi du Sinaï ! Le Christianisme par Bossuet et Fénelon, n’a semblé tant s’attacher à l’exacte définition de l’Immatérialité de Dieu, ainsi qu’à l’étude et à la recherche de ses caractères particuliers, que parce qu’il lui était effectivement réservé de revenir par là au Judaïsme, duquel il s’est écarté par son mystérieux dogme de la Trinité, suite infaillible de l’Incarnation. Quand on sait exposer, comme le Christianisme l’a fait par la plume pleine de feu et de grâce de Bossuet et de Fénelon, la théorie si vraie d’un Dieu incorporel, invisible, souverainement simple et parfait, on arrivera un jour ou l’autre à reconnaître, même dogmatiquement, le Dieu un auquel, comme par avance, l’un de ces évêques attribue « une unité d’une autre nature que les autres et qui ne souffre d’addition en aucun genre[37]. »

Il ne saurait être question d’un semblable retour pour le Mahométisme qui, sous le rapport de l’unité et de l’immatérialité de Dieu, a, de tout temps, su conserver son entière ressemblance et sa plus étroite parenté avec la doctrine juive. Il y a même plus : Mahomet a à ecur d’emprunter jusqu’aux expressions de la Bible pour donner à son enseignement plus de poids et d’autorité : « Les idoles à qui vous offrez de l’encens, s’écrie-t-il, ne peuvent vous secourir ; elles ne sauraient se secourir elles-mêmes. Vous voyez leurs yeux tournés vers vous, mais elles ne vous aperçoivent pas. Dieu seul est un ; il est éternel ; il n’a point enfanté ; il n’a point d’égal. Il est seul vivant ; le sommeil n’approche pas de lui. Il sait ce qui était avant le monde, et ce qui sera après. Les hommes ne connaissent de sa majesté suprême que ce qu’il veut bien leur apprendre ; son trône sublime embrasse le ciel et la terre ; il les conserve sans effort. Il est le Dieu Grand, le Dieu Très Haut[38]. »

Qui ne voit que ces pensées ne sont que la reproduction des vérités bibliques dont elles ont même emprunté la forme en passant dans le Coran ?

Et maintenant, nous le demandons encore, qu’est-ce que le Judaïsme pourrait envier aux deux religions qui se partagent aujourd’hui les cœurs de la moitié du genre humain ? Toutes deux ne rendent-elles pas hommage à ses dogines fondamentaux, au nombre desquels nous avons le droit de ranger l’unité et l’immatérialité du Créateur ? Elles les ont adoptés pour en faire les assises de leur propre édifice et, comme la religion juive, elles annoncent au monde ce Dieu un et immatériel, dont le peuple israélite est habitué, depuis plus de trente siècles, à publier la gloire, à célébrer les merveilles. Seulement le Christianisme, tout en reconnaissant implicitement l’Unité de Dieu, n’est pas arrivé encore à en proclamer toute la vérité à la face du monde. Nous avons dit ce qui l’y mènera inévitablement. En attendant, le Judaïsme reste à ses côtés, vivace comme au premier jour, le suivant partout pour lui rappeler en quoi il a altéré la pure doctrine du Sinaï.


CHAPITRE III

DIEU JUSTE ET BON


Nous revenons pour un instant sur le chapitre précédent dans le but d’éclaircir un point que les contempteurs du Judaïsme ont réussi à obscurcir dans l’esprit de bien des hommes sérieux. Nous sommes fâché de le dire, mais pour la plus grande gloire du Christianisme dont on a essayé, depuis son berceau, d’établir l’originalité vis-à-vis de la doctrine juive, on s’est plus d’une fois attaché à défigurer celle-ci. On comprend que nous ne puissions nous taire sur de semblables injustices. D’ailleurs, montrer que le Judaïsme a enseigné ce que l’on prétend qu’il n’a pas enseigné, n’est-ce pas encore prouver que, de tout temps, il a été la source où ont largement puisé les croyances qui sont venues après lui, et qui ont prétendu le surpasser en ne faisant que l’imiter ou, pour mieux dire, le copier ? Or, en exposant tout à l’heure le dogme biblique de la spiritualité de Dieu avec ses conséquences les plus immédiates et les plus naturelles, nous étions sans cesse préoccupé du reproche si souvent fait au Pentateuque d’avoir localisé Dieu, d’en avoir fait le Dieu d’une nation spéciale, le Dieu d’Israël. Si ce reproche était fondé, l’immatérialité de Dieu ne serait plus qu’un mot vide de sens ; nous nous serions attaché à une ombre ; c’en serait fait de ce spiritualisme que nous revendiquions pour la religion juive, et il ne resterait plus à la Bible qu’à céder le pas à l’Évangile et au Coran. Un Dieu particulier, un Dieu national n’est plus un Dieu-esprit, et quelque effort que l’on fasse, on ne parviendra pas à dégager un Dieu local de la matérialité qui lui est inhérente.

Heureusement cet effort n’est point à faire pour ce qui regarde le Dieu proclamé par la Bible, et, en présence du grand nombre de textes dont elle fourmille sur ce point, nous sommes étonné que l’on ait pu se méprendre aussi étrangement sur l’esprit général de presque chacune de ses pages, et que l’on se soit si servilement attaché à la littéralité d’un de ses mots, quand tout en elle parle de l’immensité du Créateur, ainsi que du caractère d’universalité qu’il revêt. Faut-il en réalité plus qu’un peu de bonne foi pour comprendre, dans leur vrai sens, ces termes : Dieu d’Israël ? Est-ce que les Saintes Écritures veulent dire autre chose par là que le Dieu adoré par Israël ? Est-ce que, en employant cette expression, elles ont jamais voulu faire plus que consacrer une locution reçue, en usage dans le monde d’alors ? Au temps où le peuple hébreu reconnut l’Éternel pour Dieu, il fut le seul qui eût fait cette profession de foi. Les autres peuples avaient chacun leur dieu, des divinités particulières qui étaient censées les protéger contre les divinités des autres pays. Aux yeux de ces peuples, le Dieu adoré par Israël n’était ni plus ni moins qu’un Dieu particulier, et, à leur tour, les Hébreux acceptaient cette dénomination parce qu’elle servait très bien à distinguer l’Éternel des dieux étrangers. Mais est-ce à dire que, dans leur opinion, l’Éternel ne possédât pas l’immensité ? Nullement. Pour eux, tout en étant le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, il ne cessait pas d’être le Dieu du Ciel et de la terre[39], le Juge de tout l’univers[40] », le Dieu principe de tout esprit et de tout « être[41] », celui qui, comme le proclame Salomon, « n’a point d’habitation sur le globe et que les cieux des cieux ne sauraient contenir[42] », celui enfin que les docteurs juifs appellent « le lieu », parce que, disent-ils, « il est le lieu du monde, tandis que le monde ne saurait jamais être le lieu où Dieu pût être enfermé[43] ».

Ainsi, pas un seul des attributs métaphysiques de Dieu n’a échappé au Judaïsme. Dieu est pour lui l’être nécessaire, subsistant par lui-même, de toute éternité ; souverainement simple, unique, remplissant l’immensité des mondes de sa présence, immatériel et possédant des perfections que nul autre être ne possède au même degré que lui ; de plus, parfaitement spirituel en tant qu’il est le Dieu de tous les esprits, le principe de la raison humaine, le soleil auquel s’éclairent toutes les intelligences.

Mais, s’il est vrai de dire que, sous le rapport de tous ces attributs métaphysiques de Dieu, le Judaïsme a légué des idées toutes formées aux deux religions qui sont issues de son sein, peut-on en dire autant des attributs moraux, tels que la justice et la bonté du Créateur ? La doctrine juive les a-t-elle conçues avec la même clarté, les a-t-elle exposées avec la même netteté, la même largeur, la même profondeur de vues, ou bien serait-on en droit de soutenir qu’à l’égard de la justice, de la bonté, de la sainteté divines, il lui restât à apprendre quelque chose des doctrines chrétiennes et musulmanes qui, on le sait, ont prétendu venir après le Judaïsme, non pas tant pour confirmer ses enseignements, que pour les rectifier et pour les compléter ?

Certes, nous nous empressons de rendre pleinement témoignage et d’applaudir à la grandeur de conception avec laquelle Jésus et Mahomet ont envisagé Dieu sous son triple caractère de Dieu bon, juste et saint. Cet aveu nous coûte d’autant moins, qu’en exposant, comme nous allons l’essayer, leurs enseignements sur ce point, nous ne faisons que rendre hommage à la doctrine juive qui les leur a fournis sans exception.

Et tout de suite, qui pourrait ne pas admirer cette expression vive et énergique du sentiment de la bonté divine, sortie de la bouche de Jésus et rapportée, en ces termes, dans l’Évangile selon Mathieu : « Et voici quelqu’un s’approchant, lui dit : « Mon bon maître, que dois-je faire pour avoir la vie éternelle ? » Il lui répondit : Pourquoi m’appelles-tu bon ? Il n’y a qu’un seul bon, c’est Dieu[44]. » N’était-ce pas là proclamer que Dieu possède cette plénitude d’amour que ne saurait posséder aucun être en dehors de lui ? Il est seul bon ; personne ne sait aimer comme lui ; c’est un amour ineffable qui le pénètre, un amour qui lui fait embrasser, dans une seule et même affection, tous les êtres que sa puissance créatrice a répandus sur la surface du globe.

Ajoutons qu’en prêchant ce Dieu plein de bonté, Jésus n’a point voulu assurer le coupable de l’impunité de sa faute. L’amour de Dieu, en même temps qu’il est le principe générateur de la bonté divine, l’est également de la justice. Qu’est, à vrai dire, la justice de Dieu ? L’amour aimant l’ordre et l’harmonie, et obligé, en cette qualité, de punir les fauteurs de désordre. Aussi, partout dans les Évangiles, un Dieu juste est-il annoncé « Père juste, le monde ne t’a point connu, mais » moi je t’ai connu[45]. » « Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés[46]. » Et Paul, l’apôtre des Gentils, s’écrie à son tour : « Que disons-nous ? Y a-t-il de l’injustice en Dieu ? Nullement. Au contraire, c’est dans cet Évangile que la justice de Dieu est révélée de foi en foi, selon qu’il est écrit le juste vivra par sa foi[47]. » Entre cette justice et cette bonté de Dieu, dont les effets, s’ils n’étaient tempérés par un pouvoir modérateur, iraient si facilement à l’encontre les uns des autres, se place, selon la doctrine chrétienne, la miséricorde, la patience divine. Dieu attend longtemps le pêcheur, il espère toujours le voir revenir à lui, et ce n’est que lorsque la mesure de ses péchés est comble, qu’il le punit. « Et qu’y a-t-il à dire, s’écrie encore Paul, si Dieu voulant montrer sa puissance, a retenu, avec une grande patience, les vaisseaux de sa colère disposée à la perdition[48] ? Dieu est miséricordieux ; son soleil se lève sur la tête des bons comme sur celle des méchants, et il fait pleuvoir sur les injustes comme sur les justes[49]. »

Il ne restait plus, pour compléter ces beaux et consolants enseignements, qu’à proclamer la sainteté de Dieu. Sur ce point encore le Christianisme est explicite. Rien, selon lui, ne peut arrêter l’expansion de l’amour de Dieu, soit que cet amour veuille se répandre en actes de bonté, soit que, par la loi de justice inhérente à sa nature, il se traduise au dehors en actes de punition, en châtiments : « Dieu est saint et parfait ». enseigne-t-il en cent endroits divers. « Lui seul est reconnu véritable. Ni les erreurs ni les mensonges n’entachent sa divine essence. Toujours et inévitablement, il rendra à chacun selon ses œuvres[50]. »

Quoi de plus pur que de tels principes ! Y en a-t-il de plus propres à fortifier chez l’homme le sens moral, à lui inspirer de la résignation et de la dignité dans le malheur, de la modestie et un sentiment de gratitude au sein de la prospérité, puisqu’ils enseignent que tout ce qui nous arrive, richesse ou pauvreté, santé ou maladie, biens du corps ou biens de l’esprit, nous est départi par un Être en qui il n’existe point d’injustice, et dont l’amour pour le monde est sans bornes comme sans défaillance ?

A son tour Mahomet ne mérite pas moins d’être applaudi. Le Dieu qu’il annonce est également d’une bonté, d’une justice, d’une sainteté parfaites. L’auteur du Coran n’est ni moins éloquent, ni moins explicite que le fondateur du Christianisme, en parlant de cet amour à la fois si tendre et si expansif que le Créateur nourrit pour ses créatures. Lisez les chapitres où il décrit les soins que Dieu prend du monde, la régularité avec laquelle il y fait luire son soleil pour en éclairer les habitants et en réchauffer le sol, la mesure avec laquelle il fait tomber l’eau des nuages ! Voyez encore comme il représente le Créateur déployant la terre sous les pas des mortels, des idolâtres mêmes, versant la pluie bienfaisante qui fait éclore les plantes des jardins et croître les moissons des plaines ; lisez ces pages et comme tantôt, en lisant les Évangiles, vous y trouverez l’expression du plus profond sentiment de la bonté de Dieu. « C’est lui, ajoute Mahomet, qui a fait grandir tous ces palmiers élevés, dont les dattes retombent en grappes suspendues ; c’est lui qui a créé les animaux pour que les hommes se nourrissent de leur lait, et qu’ils puissent se faire porter par eux comme fait le vaisseau de celui qui voyage sur les mers. Et malgré tant de bienfaits qui leur sont distribués chaque jour, les hommes traitent encore la vérité de mensonge, et s’agenouillent devant des statues incapables de volonté, de mouvement et de réflexion[51]. » « Pourquoi, dit ailleurs Mahomet, pourquoi désespéreriez-vous de la bonté divine ? Dieu vous a tirés du néant et vous a fait passer sous des formes différentes. Ne voyez-vous pas comme il a créé les sept cieux qui l’enveloppent dans leur vaste enceinte ? Il a suspendu au firmament la lune pour réfléchir la lumière et le soleil pour la communiquer. Et ce qu’il exige de vous en retour de tant de bontés. ne dépasse pas vos forces ; ce qu’il vous demande, c’est de racheter les captifs, de nourrir, pendant la famine, l’orphelin qui vous est lié par le sang, ou le pauvre couché sur la dure ; ressentez pour eux de la commisération ; soyez bienfaisants au nom du Dieu clément et miséricordieux[52]. »

Et cette dernière formule « au nom du Dieu clément et miséricordieux », le prophète de l’Islamisme la répète en tête de chacun de ses discours, comme s’il eût voulu faire de la bonté divine la pierre fondamentale, le Credo de sa religion.

Cependant, tout en exaltant la bonté de Dieu et en se plaçant constamment sous son invocation, Mahomet fait encore une large part à la justice divine. Dans son opinion aussi, Dieu ne saurait laisser passer une infraction à l’ordre établi sans la châtier. Il est un Dieu juste qui est le témoin de nos actions ; craignons donc de commettre une injustice ; lui, non plus, n’en commet jamais, et aucun bienfait ne saurait rester sans récompense[53]. »

Enfin, de même que Jésus, Mahomet prêche la sainteté de Dieu, c’est-à-dire sa perfection empreinte sur toutes ses œuvres et se manifestant dans toutes ses actions : « Tu ne trouveras aucune imperfection dans la création du miséricordieux[54]. » Dieu est savant et sage[55]. » « Si le Dieu clément et sage, ne faisait éclater sa miséricorde sur vous, il punirait à l’instant le parjure. Si la clémence et la bonté divines ne veillaient sur vous, ce mensonge aurait attiré sur vos têtes un châtiment épouvantable. Rendez grâce à la bonté et à la miséricorde du Très-Haut, implorez sans cesse l’indulgence du ciel, car le Seigneur est clément ; la miséricorde est son partage ; il fera grâce à celui qui, touché de repentir, se corrigera[56]. »

Il est donc bien vrai que, dans les Évangiles comme dans le Coran, se trouvent les plus purs enseignements sur les attributs moraux de Dieu. Nous avons tenu à en reproduire textuellement les traits les plus saillants, afin de convaincre ceux qui seraient le moins disposés à y croire. Et, en vérité, nous comprendrions qu’on en pût douter au premier abord. Car, si l’on voulait se borner à un simple exposé des doctrines musulmane et chrétienne, et mettre en regard de cet exposé les règles pratiques, on trouverait certainement que les sectateurs et même les fondateurs des deux nouvelles religions se sont trop souvent, hélas ! écartés de ces magnifiques et consolants enseignements sur la justice et la bonté de Dieu. Si c’était ici le lieu de le faire, nous pourrions montrer Jésus et Mahomet infligeant un démenti formel à la justice divine, en déclarant le péché inexpiable pour le coupable mort dans l’impénitence et le menaçant des feux éternels de l’enfer ; nous pourrions leur reprocher d’avoir dénié l’espoir du salut à tout homme qui ne marche pas sous leur bannière religieuse, ce qui nous permettrait d’élever au-dessus de leurs affligeantes déclarations, pour la leur opposer, la parole autrement conforme à la bonté divine, par laquelle les Docteurs juifs promettent les délices de la vie future aux Justes de toutes les nations, quel qu’ait été le symbole de leur foi[57] » ; nous pourrions enfin prouver, en nous appuyant sur cette réprobation divine dont les chrétiens disent les Juifs accablés depuis des siècles, que la justice de Dieu ne peut plus être qu’un vain mot, dans une croyance où l’on présente le Créateur se jouant perpétuellement du sort d’un peuple malheureux, lequel, s’il avait commis réellement un crime, l’aurait depuis longtemps expié, et ne mériterait pas, en tout cas, d’être ainsi puni dans l’innocence de ses enfants jusqu’à la millième génération, de laquelle Dieu n’a parlé que pour la combler de ses bontés et non de sa colère dont la Bible a elle-même désigné la limite plus restreinte[58].

Mais toutes ces contradictions, ou plutôt toutes ces altérations de la vérité biblique, ressortiront peu à peu dans la suite de ce livre. Pour le moment, nous n’avons qu’à chercher d’où proviennent les nombreux points de ressemblance, tant sous le rapport de la forme que sous celui du fond, qu’ont entre eux le Christianisme et le Mahométisme dans ce qu’ils enseignent des attributs moraux de Dieu.

Eh bien, comment se fait-il que dans les deux nouvelles doctrines, dont l’une fut formulée sur le sol de la Palestine, et l’autre sur la terre sacrilège et toute remplie d’idoles de l’Arabie, les mêmes expressions et les mêmes figures aient servi à peindre les caractères de justice, de bonté et de sainteté propres au Créateur ? Mahomet quittant à l’âge de quarante ans la carrière commerciale pour se faire le fondateur d’une religion, Jésus rompant avec ses maîtres, les pieux docteurs de la Synagogue, pour se faire le réformateur d’une autre, et tous deux enseignant de la même façon, dans le même ordre, sous le même aspect, les attributs moraux de Dieu, n’y a-t-il pas là de quoi faire pressentir qu’ils devaient avoir eu sous les yeux un commun modèle, duquel ils se sont inspirés, et qu’ils ont parfois littéralement copié ? C’est aussi ce qui a eu lieu.

Penchés sur la Bible, Jésus et Mahomet se sont naturellement attachés à en tirer les vérités avec lesquelles ils espéraient pouvoir gagner promptement le monde. Et parmi ces vérités s’en trouvait-il une qui eût pu mieux servir leur dessein que celle d’un Dieu juste et bon ? Ne prévoyaient-ils pas, et n’était-il pas aisé de prévoir, que cette vérité serait sinon la seule, du moins la plus particulièrement capable d’inspirer un courage et une énergie de caractère difficiles à lasser et à abattre ? Sous l’invocation et avec l’appui d’un Dieu juste et bon, on ose tout entreprendre et tout espérer. D’ailleurs, ils voyaient les Saintes Écritures insister sur cette même vérité avec une persistance significative, cherchant sans cesse à la mettre en relief par des comparaisons les unes plus expressives que les autres ; ils la retrouvaient presque sur chaque page de la Bible, et cela sous des formes de langage toujours pleines de charmes. Ainsi, lisaient-ils le Pentateuque ? Ils y voyaient, dès le début, Dieu créant l’homme de ses propres mains comme nous ferions, nous, d’une œuvre de prédilection ; il ne confie à nul autre le soin de bâtir son corps ; il ne dit pas à la terre : produis-le, ni aux eaux : faites-le sortir de votre sein ; il le pétrit, il le façonne lui-même, et, à peine l’a-t-il animé d’un souffle de vie, qu’il le destine déjà au plus parfait bonheur ; il le place dans le Paradis où tout doit s’offrir à lui fruits de la terre et fruits des arbres, fleurs et produits des champs. Quel autre qu’un Dieu bon a pu agir de la sorte ?

Mais voici tout à côté une autre image, bien aussi frappante, du saint amour que Dieu nourrit pour les mortels. Le genre humain s’est corrompu. Ni la piété de Seth ni celle d’Enoch, ni celle de Noé n’ont pu l’éloigner du vice ; sa perte est résolue : il périra par le déluge. Aussitôt la Bible nous représente Dieu s’affligeant de faire passer sur son œuvre les eaux dévastatrices du déluge. Il faut pourtant qu’un exemple soit frappé ; la justice divine va s’accomplir. Mais immédiatement une nouvelle image de la bonté du Créateur nous est offerte dans le serment que Dieu fait de ne plus jamais bouleverser le monde, quelle que fût dans la suite la corruption qui pût envahir le cœur de l’homme. Le Seigneur l’a juré dorénavant rien ne saura plus briser le lien d’amour qui l’attache à sa créature de prédilection et, si cette dernière, par de nouveaux égarements, venait encore à exciter son courroux, oh ! alors, selon la belle parole du Talmud, « Dieu prierait pour que sa miséricorde contrebalançât et tempérât les effets de sa colère[59]. »

Une troisième figure de l’amour de Dieu pour les hommes et qui a passé du Pentateuque dans les écrits des prophètes et des poètes sacrés, c’est Israël avec sa mission de salut au sein de l’humanité. Sans doute Israël avait des titres à cette mission, et quels étaient-ils ? Sa descendance des patriarches d’abord, et, depuis eux, l’héritage de foi et de dévouement à Dieu qui s’était conservé intact chez lui.

« Au moment, dit le Midrasch dans son langage symbolique, où Israël reçut la Loi, les autres nations en éprouvèrent de la jalousie. Et pourquoi vous dépiter de cela, leur répond Dieu, apportez donc votre livre de généalogie et comparez-le avec celui de mon peuple[60]. » Ce n’est donc pas précisément dans le fait de l’élection d’Israël que nous voulons trouver une preuve de l’amour de Dieu et de son infinie bonté ; elle devait être son lot, non par une grâce gratuite, mais par son propre mérite, et surtout par les mérites d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Mais voyez ! une fois que le salut du monde est confié à son cher peuple, voyez avec quelle sollicitude Dieu veille sur lui ! Et dans cette sollicitude, quelles marques d’amour et de bonté ! « Il le garde comme la prunelle de son œil, avec l’attention de l’aigle qui, plein d’amour pour ses petits, se tient près d’eux, plane au-dessus de leur nid et, au moindre danger, les prend et les emporte sur son aile à travers les airs[61]. » Ainsi, le Seigneur veille sur Israël ; il est pour lui plus qu’un protecteur ; c’est un père qui combat pour son enfant, le défend et le porte dans ses bras quand il lui fait traverser un chemin périlleux[62]. Que le peuple juif devienne infidèle ; qu’il commette les plus graves impiétés, il sera puni, sévèrement châtié ; il sera dispersé sur toute la surface du globe, mais il ne périra pas, car il est porteur de la vérité qui doit éclairer les hommes, leur rappeler leur origine, leur dignité, leur valeur et leur grandeur morales. Il est plus cher encore à Dieu que ne l’est un fils aîné à sa mère ; une mère peut quelquefois oublier son fils, tandis que Dieu n’oubliera jamais Israël[63].

Il ne l’oubliera pas, parce qu’il sait à quoi ses destinées l’appellent, et comment le salut ne peut provenir que de lui. Aussi, l’a-t-il attiré sur son cœur, comme dit Osée, et, en faveur de l’humanité, se l’est-il attaché par les plus puissants liens de l’amour. Comment donc pourrait-il jamais le rendre semblable à Adma et à Zeboïm[64]. »

Où trouver, nous le demandons, des images plus belles, plus tendres, et qui peignent avec plus de richesse et d’éloquence, l’amour que Dieu nourrit pour les hommes et, en général, pour tout ce dont il a rempli l’Univers ? Et lorsque Jésus et Mahomet lisaient et étudiaient la Bible[65], dont toutes les pages respirent le parfum du Dieu plein d’amour et de bonté, pouvaient-ils ne pas se pénétrer de ce qu’elle a su si bien dire sur ce Dieu, s’approprier, avec le noble langage dans lequel elle s’exprime, les vérités qui en forment le fond, pour faire passer le tout dans leurs propres doctrines ? En ce qui concerne Jésus, par exemple, il n’y a pas à douter que tout ce qu’il prêche de l’amour de Dieu ne soit la reproduction presque textuelle de ce qu’en enseigne le Judaïsme. On trouve chez lui cette même tendance, si remarquable dans la Bible, à présenter le Dieu de bonté sous mille images diverses. « Dieu, a dit Jésus, fait pleuvoir sur les justes et les injustes, il fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants. » Qu’est-ce cela, sinon l’imitation de ce beau verset des Psaumes qui décrit le soleil « faisant sa révolution journalière d’un point du ciel à « l’autre sans que sa chaleur soit jamais refusée à personne[66]. Et cette figure du bon pasteur si populaire dans le Christianisme, n’est-elle pas puisée dans les propres paroles d’Isaïe s’extasiant sur la douceur du bon berger qui prend dans ses bras les brebis malades pour les porter sur le lieu du pâturage[67] ? Nous avons lu, tout à l’heure, dans l’Évangile : « Dieu est bon envers les ingrats et les méchants ! » Mais David n’avait-il pas déjà dit : « l’Éternel est bon et juste, il enseigne même aux méchants la véritable voie[68] ? » Enfin, lorsque le chantre des Psaumes s’écrie sur ce lyrique ton d’enthousiasme : « Rendez grâce au Seigneur, car il est bon, sa miséricorde s’étend sur toutes ses créatures[69] », n’a-t-il pas tracé le chemin à Jésus conviant à la glorification du Dieu de bonté et surtout à l’imitation de son exemple tous les habitants du globe ?

Mais qu’il ne nous suffise pas d’avoir établi, comme nous croyons avoir réussi à le faire, que la Bible a été copiée dans presque toutes ses expressions sur la bonté et la justice divines par les fondateurs des deux nouvelles religions. Voyons aussi la façon dont le Judaïsme a lui-même compris l’exercice de cette justice et de cette bonté. Et tout d’abord, il n’a pas manqué d’apercevoir et de signaler le caractère primordial et élevé de la justice divine, en tant qu’elle a concouru à la formation du monde par l’application des lois de l’harmonie universelle ; il a compris qu’avant de devenir ou avant d’être la justice vengeresse du crime et rémunératrice de la vertu, elle a été la justice régulatrice. Assigner à chaque chose sa place dans l’ensemble, lui imprimer le mouvement qui lui convient le mieux, lui donner sa fin, sa destinée propre, voilà quelles furent ses toutes premières attributions. « Qui est celui, dit Isaïe, qui a mesuré les eaux avec le creux de sa main, arrangé les cieux comme avec un compas ? Qui a mesuré la poussière de la terre, pesé les montagnes et les coteaux ? Avec qui l’Éternel s’est-il consulté, qui l’a instruit et lui a enseigné les voies de la Justice[70] ? » Et de même que la justice divine a réglé les rapports des choses dans l’ordre physique, elle les a aussi réglées dans l’ordre moral ; dans l’un comme dans l’autre, elle a tout établi suivant des lois sages et parfaites, se réservant d’y rappeler ceux qui s’en écarteraient.

Ce n’est qu’en second lieu et à la suite d’une infraction faite à l’ordre établi par elle que la justice de Dieu est devenue ce qu’on la suppose être généralement, nous voulons dire le pouvoir qui redresse, qui corrige et qui punit. En la considérant sous ce nouveau point de vue, ne peut-on pas affirmer que le Judaïsme a mis les soins les plus minutieux à la dépeindre ? Quel est celui des livres de l’Écriture Sainte qui n’en parle en termes clairs et précis[71] ? Quel est aussi le traité du Talmud où on ne lui rende hommage ? Ici, par exemple, on voit les docteurs de la Synagogue ériger en principe que le juge qui rend un arrêt équitable doit être considéré comme s’il avait aidé Dieu dans la création du monde, car, réprimer la violence, le crime, c’est concourir au maintien de l’ordre. de l’harmonie universelle[72]. Là, les rabbins déclarent que Dieu ne saurait frustrer aucune créature de la récompense qu’elle a méritée[73], comme aussi il ne saurait lui infliger une punition sans cause légitime. « Il n’y a, disent-ils, point de souffrance qui accable un mortel dont celui-ci n’ait à faire remonter la cause à lui-même. Il est écrit au livre de Job L’injustice ne peut être attribuée à Dieu. De là, il faut conclure que si l’on souffre, c’est toujours avec raison. Si quelqu’un perd la vue, il ne doit en accuser que lui-même ; de coupables excès lui ont valu sans doute cette précoce infirmité ; il en est également ainsi de celui qui s’est attiré le mépris de ses semblables ou qui est tombé dans la misère. Tous sont les auteurs, les artisans de leur propre infortune[74]. Ailleurs, enfin, le Talmud raconte : jour, plusieurs rabbins étaient allés faire visite à Rab-Houna. Celui-ci se plaignit à eux d’un malheur qui venait de le frapper. Aussitôt, les rabbins l’engagent à examiner sa conduite passée. Eh quoi ! répond Rab-Houna, me soupçonneriez-vous d’avoir commis une mauvaise action ? Croirais-tu plutôt, lui répliquent-ils, que Dieu pût te frapper injustement ? Alors, dites-moi mon péché, répond Rab-Houna. Immédiatement, ses collègues lui racontent avoir appris sur son compte d’avoir refusé à son jardinier la part de bois sec coupé dans la vigne qui lui revenait de droit. Rab-Houna s’empressa de lui restituer cette part, et le sort lui redevint favorable[75] ? »

En tout et partout, la justice de Dicu, voilà ce que les docteurs juifs voient et veulent faire voir à tous les fidèles de la Synagogue. Et si cette justice est quelquefois sévère[76], elle est le plus souvent douce, conciliante, et se laisse fléchir par une prière, par une larme, par un sentiment de repentir[77]. On connaît l’ingénieuse observation faite par la Synagogue sur la qualification d’Elohim, c’est-à-dire de Dieu fort donnée au Créateur dans le premier livre de la Genèse : Au commencement, dans le principe, Dieu avait le dessein de gouverner le monde rien que par les lois de la justice. Mais ayant prévu que l’homme tournerait au péché, il se hâta de joindre à cet attribut de la justice celui aussi de la miséricorde. Il pressentait que, sans une extrême clémence de sa part, l’humanité ne pourrait subsister. C’est pourquoi, à côté de l’expression Elohim, on trouve aussi dans la Genèse celle d’Adonaï, qui signifie Dieu clément et miséricordieux[78] ». Voilà aussi pourquoi on voit les prophètes et les poètes hébreux, chaque fois qu’ils parlent de l’incorruptible justice de Dieu, lui opposer immédiatement son extrême bonté[79]. Voilà enfin pourquoi Moise, dans un chapitre devenu célèbre, aime tant à s’étendre sur ce dernier attribut mis en regard du premier : « Dieu est miséricordieux, clément, indulgent, abondant en grâce et en fidélité, gardant ses faveurs jusqu’à la millième génération, pardonnant l’iniquité, le crime et le péché, mais ne laissant personne impuni, et châtiant l’iniquité des pères sur les enfants jusqu’à la troisième et la quatrième génération[80]. » Évidemment, comme l’a observé Munk[81], Moïse veut nous faire sentir par ces paroles que la grâce et la bonté de Dieu l’emportent sur sa justice ; que, par cette grâce, le bien que l’homme fait laisse des traces impérissables jusqu’à la millième génération, tandis que les conséquences du mal cessent plus tôt, à la troisième ou à la quatrième génération. Il est évident encore que ces derniers mots ne sont qu’une locution qui signifie un court espace de temps, car Moïse dit ailleurs que les pères ne sauraient être punis pour les enfants ni les enfants pour les parents[82].

Voici maintenant les conséquences que le Talmud tire de ces paroles du Pentateuque : « Il est écrit que l’Éternel passa devant Moïse en disant : Éternel, Éternel, Dieu de clémence et de miséricorde ! Rabbi Jochanam commente ainsi ce texte : Dieu s’est enveloppé d’un Thaleth[83] et a enseigné à Moïse la manière dont il faut prier. Qu’Israël se présente ainsi devant moi enveloppé de son manteau de prières, qu’il s’humilie chaque fois qu’il aura péché et je lui pardonnerai. » Avant que l’homme ne s’écartât de la bonne voie, j’étais déjà un Dieu miséricordieux, et je le demeure après qu’il aura péché. Rabbi Jehouda ajoute : Dieu a fait son alliance avec son attribut de miséricorde, pour que le pécheur obtienne toujours son pardon au prix d’un sincère repentir[84]. »

Peut-on concevoir une plus haute idée de la miséricorde divine, que celle enfermée dans ce court commentaire ? Ce Dieu s’abaissant jusqu’à montrer à son prophète la manière dont on devra s’y prendre pour arriver à la fléchir, ce Dieu se déclarant plein de clémence avant comme après le péché, n’est-il pas l’Être souverainement bon, celui qui est aussi élevé en bonté qu’il l’est en sagesse et en puissance ?

Mais là où le Judaïsme a surtout servi de modèle aux deux croyances issues de lui, c’est dans ce qu’il enseigne de l’efficacité du repentir comme conséquence finale de la bonté du souverain Créateur, adoucissant, arrêtant parfois les effets de sa justice. La touchante histoire racontée au livre de Jonas montrait déjà dans la Bible Dieu se préoccupant de sauver, par un effet de sa bonté, toute une ville coupable. Cette mission qu’il avait donnée à son prophète d’aller prêcher la pénitence aux habitants de Ninive, enseignait amplement qu’il n’aimait rien autant que de laisser enchaîner sa propre justice au moyen du repentir. Tout ce que Jésus et Mahomet ont pu prêcher sur la bonté de Dieu mitigeant sa justice, est évidemment inspiré par ce fécond et émouvant récit. Les docteurs du Talmud sont encore allés au-delà. Pour eux, rien ne résiste à la pénitence. Elle efface les péchés, même les péchés volontaires, à la condition, toutefois, que l’on prenne la résolution de ne plus y retomber[85]. Et ils ajoutent que le crime même n’est pas irrémissible ; la mort sert à l’expier complètement ; l’ancre de salut du criminel, du meurtrier, ce sont les souffrances du moment suprême. « Celui, est-il dit textuellement dans le Talmud, celui qui aura blasphémé le nom de l’Éternel et qui n’aura pu obtenir son pardon ni par la pénitence, ni par la mortification, ni par le jeûne, il l’obtiendra à sa mort, et par le fait seul de sa mort[86]. »

En présence de tels principes professés dans les écoles juives de la Palestine où Jésus venait s’instruire, était-il difficile à ce dernier de formuler sa doctrine de charité et de mansuétude qu’il a toujours soin de rattacher à l’existence d’un Dieu bon et miséricordieux ? Et quelle autre doctrine, je vous prie, eût-il pu tirer de la connaissance d’un Dieu semblable ? Ajoutez qu’au temps où Jésus tenait ses prédications, surtout les premières d’entre elles, le peuple juif était habitué à entendre des discours respirant ainsi la douceur et la mansuétude. La preuve en est que nous ne le voyons nulle part s’étonner de ceux qui tombaient de la bouche du fils de Marie. Tout dans ces discours paraissait très beau, mais aussi très naturel. Ils étaient séduisants par la forme, mais au fond ne présentaient absolument rien de nouveau ni d’extraordinaire. C’étaient des accents admirables sans doute, mais qui ne surprenaient point. On reconnaissait en eux l’inspiration de la Bible, rien de plus, rien de moins. Longtemps avant Jésus, les prophètes et les orateurs hébreux en avaient fait entendre de semblables, et tout ce qu’il disait d’un Dieu juste et bon, se trouvait être ou le développement ou le résumé d’enseignements que, de tout temps, les maitres en Israël avaient transmis à leurs disciples, les parents à leurs enfants, de sorte que le docteur de Nazareth ne faisait que reproduire ce qui était de tradition fort ancienne dans la Synagogue.

Mahomet venant six cents ans après Jésus, et puisant aux mêmes sources que lui, aurait-il été par hasard plus original ? Il n’avait pour cela ni une plus grande dose de génie ni une intelligence plus élevée. D’ailleurs, peut-on si aisément se soustraire à l’influence des idées dont on s’est nourri ? Ce qu’une génération lègue à une autre génération, ce qu’un siècle en progrès transmet de lumière au siècle suivant, est-il si facile d’y fermer les yeux, de le répudier, de le jeter loin derrière soi, comme on fait d’une chose purement matérielle ? Les conquêtes de l’esprit sont plus vivaces, plus pénétrantes, plus tenaces qu’on ne le croit, et Mahomet n’a pas plus pu s’empêcher d’écrire son code moral et religieux sous l’inspiration biblique, étant donné que la Bible et les traditions juives lui ont été enseignées par un rabbin et des Israélites de l’Arabie, qu’il ne serait possible de nos jours à un écrivain tant soit peu libéral de se défendre de l’influence des principes modernes. On subit malgré soi l’empire des grandes vérités. Une fois écloses et répandues, elles subjuguent les esprits qui s’inclinent devant elles et leur rendent, quelquefois sans se l’avouer à eux-mêmes, un tacite hommage.


CHAPITRE IV

LE DOGME DE LA PROVIDENCE


En essayant de parler de ce dogme et après avoir songé à tout ce que l’on en a dit à la suite du Judaïsme, nous ne pouvons nous empêcher de faire observer, dès le début, que, sur ce sujet encore, la doctrine chrétienne, à cause de son esprit de condescendance pour l’erreur païenne, est restée au-dessous de la vérité biblique. Disons plutôt que, tout en reconnaissant cette vérité, le Christianisme, pour complaire à ses néophytes, n’a pas craint de la mêler à un reste d’erreur venue du dehors, et a donné ainsi l’étrange spectacle d’avoir conservé l’ombre de l’antique destin à côté du dogme de la Providence. Mahomet a encore été plus infidèle. Pour la première fois nous le voyons s’écarter de l’enseignement de la Synagogue que lui transmettait son cher Abdallah, et placer résolûment la fatalité dans ce qu’elle a d’entier et d’exclusif en tête du gouvernement du monde. Mais il faut dire les choses les unes après les autres.

Le mot Providence, d’après son étymologie, a deux acceptions. Il signifie pourvoir et prévoir. Nous remarquons ce double sens, parce qu’il sert admirablement de jalon au travail comparatif que nous allons faire des trois religions dominantes, dans leur manière d’envisager. Dieu comme gouvernant, prévoyant et dirigeant toutes choses.

On peut considérer de deux points de vue différents l’action de Dieu sur le monde. Ou bien elle ne s’exerce que sur l’ensemble des lois imposées à la création, lois d’après lesquelles se produisent tour à tour la génération et l’anéantissement des êtres, la croissance et le dépérissement des plantes, la rotation des astres, et de cette façon Dieu est bien cette providence qui amène sur les hommes la vie et la mort, qui donne aux animaux leur nourriture, aux petits des oiseaux leur pâture, et fait régulièrement lever le soleil pour distribuer à la terre la lumière, la chaleur, la fécondité. Ou bien cette action est plus spéciale et plus particulière, et va jusqu’à observer les moindres événements qui arrivent en ce bas monde, jusqu’à les prévoir même, pour les prendre ensuite tels qu’ils ont eu lieu et les faire servir à la réalisation de la fin en vue de laquelle tout a été créé. Ici la Providence n’est autre chose que cette science inhérente à Dieu, par laquelle, en sa qualité d’Être parfait, il voit et prévoit tous les événements possibles qui ensuite et au fur et à mesure qu’ils se produisent, sont dirigés par lui vers l’accomplissement du but qu’il s’est éternellement proposé. C’est à dessein que nous confondons les mots science et prescience. Qui affirme l’une affirme l’autre. Il ne coûte pas plus à Dieu de voir dans l’avenir que de voir dans le présent. Seulement en face de cette prescience, la liberté humaine existe-t-elle encore ? Voilà le nœud. C’est sur ce point que les trois religions se divisent l’une admettant à côté de la prescience divine la liberté absolue de l’homme ; l’autre croyant à une prédestination individuelle ; la dernière professant complètement le fatalisme.

Avouons tout de suite que si le Judaïsme a répandu quelque lumière nouvelle sur la vérité d’un Dieu-Providence, ce n’a pu être que sous le rapport de notre deuxième manière de l’envisager, c’est-à-dire comme Providence particulière. Quant à Dieu comme Providence générale, le monde l’avait de tout temps pressenti. Est-ce que, par exemple, le culte du feu chez les Sabéens, celui du soleil chez les Perses, le culte d’Iris et d’Osiris en Égypte, celui de Brahma dans les Indes, le culte de Cérès et de Bacchus, de Flore et de Pomone chez les Grecs et les Latins, ne trahissent pas visiblement l’idée de cette Providence générale, dont les soins incessants font produire à la terre cette riche moisson, ces fleurs et ces fruits de toutes sortes qui font la joie et les délices des mortels ? Ces peuples s’étaient grossièrement trompés. Ils avaient attribué à de vaines idoles une puissance et une intelligence qui n’appartiennent qu’à Dieu seul. Au lieu de s’élever vers le véritable dispensateur des choses, ils s’étaient arrêtés à des puissances subalternes, mais visibles ; ils avaient déifié les forces de la nature, et donné l’apothéose à des hommes et à des femmes qui leur avaient appris à tirer de la terre les trésors dont elle est si riche. Mais du fond de leur erreur, l’idée de la Providence, bien que vague et confuse encore, ne se détache-t-elle pas déjà ? Et n’était-il pas aisé de voir qu’il suffirait que ces divers peuples apprissent un jour à connaître l’inanité de leurs dieux, pour qu’aussitôt ils appliquassent au vrai Dieu toutes ces qualités de providence sous lesquelles leur apparaissaient leurs fausses divinités ?

L’histoire est là pour le confirmer au besoin. Quand le Christianisme et le Mahométisme se sont présentés aux païens les mains pleines des vérités puisées dans la Bible sur le Dieu-Providence, leur en a-t-il coûté de grands efforts pour faire accepter presque universellement l’idée du Dieu-un sous son triple caractère de Dieu bon, généreux, veillant à l’entretien de la création ? Tout à l’opposé, on était si généralement convaincu que les bienfaits répandus sur le globe n’étaient pas le produit du hasard, que l’on aurait voulu rattacher chacun de ces bienfaits en particulier à un Dieu spécial. L’effrayante multiplicité des divinités anciennes provient précisément de là. C’étaient autant d’êtres fictifs placés par l’imagination des peuples au-dessus de la nature, et qui étaient censés gouverner, diriger et amener tous les phénomènes physiques qui s’accomplissent dans le monde.

Le Judaïsme n’avait donc pas à créer l’idée de la Providence, en tant que cette idée exprimait la puissance ou les puissances célestes qui fournissent régulièrement aux créatures ce dont elles ont besoin. Mais s’il n’avait pas à la créer, il avait à l’épurer, à la ramener vers son véritable objet : vers l’Être suprême, unique, à qui seule elle est applicable. A défaut de création, c’était une régénération à opérer. La tâche ne manquait ni de noblesse, ni même d’attrait. N’était-ce pas encore assez de réunir, dans une sorte de synthèse, toutes les opinions diverses qui avaient cours sur l’action variée de Dieu dans le monde, et dont chacune avait donné naissance à une autre divinité ? Travailler à substituer l’adoration d’un seul Dieu aux cultes divers que l’on rendait sur les différents points du globe, ici à Cérès et à Triptolème, là à Apollon, à Éole et à Neptune, était-ce donc chose de si peu d’importance ? La doctrine juive ne paraît pas l’avoir cru, à en juger du moins par l’infatigable insistance qu’elle met à ramener à une seule et même cause tout ce qui apparaît dans l’Univers.

Certes, nous ne taririons pas, si nous voulions citer ici toutes les belles pages que les poètes et les prophètes de la Bible ont écrites sous l’inspiration de cette vérité que Dieu donne journellement à la création tout ce qui est nécessaire à sa subsistance comme à sa durée infinie. Rien que le livre de Job serait déjà une mine inépuisable d’où nous pourrions tirer, sous ce rapport, des tableaux tous plus éloquents et plus expressifs les uns que les autres. C’est dans ce livre que Dieu nous est représenté traçant le cercle immense des cieux au-dessus de l’immense étendue de la terre, fixant et dirigeant le rouage qui le met en mouvement, faisant rouler dans leurs invariables orbites les astres destinés à le tenir en équilibre, lui, qui est suspendu entre eux sans appui, sur le néant, enfin donnant la vie et la mort à tous les êtres répandus sur sa surface[87]. Le poème de Job demeurera le plus majestueux monument que jamais religion ait élevé à la gloire du Dieu-Providence. Il est dans toutes ses parties, du commencement à la fin, un entraînant et superbe plaidoyer où l’on ne se lasse pas de montrer Dieu intervenant avec une incomparable sagesse jusque dans le gouvernement purement mécanique de l’Univers. Et si, au rapport d’une tradition, Moïse est effectivement l’auteur de ce poème admirable, il ne nous étonne plus que tant d’éloquence s’y trouve unie à tant de richesse, de variété et de profondeur dans l’observation des faits de la nature.

Et pourtant, nous l’avons dit le Judaïsme ne veut ni ne peut se flatter d’avoir révélé au monde l’idée de la Providence, en tant qu’elle figure seulement l’Être qui veille à nos besoins quotidiens. Cette idée, on la possédait bien avant que la doctrine juive ne fût formulée ; elle était née chez l’homme avec la première réflexion qu’il avait faite sur l’origine des choses nécessaires à son existence matérielle. La production de ces choses par le hasard ou par l’agrégat de molécules se rencontrant fortuitement, ne fut jamais admise que par des philosophes à l’esprit égaré, ou, pour parler plus convenablement, par des hommes à système. Le bon sens des peuples n’y a jamais cru, et de tout temps, l’on s’est mieux complu dans l’adoration d’êtres imaginaires aux ordres desquels l’Univers était censé obéir, que dans la négation de toute direction imprimée d’en haut à ce qui frappait le regard par la régularité successive de sa venue et de sa disparition.

Malgré cela, la doctrine juive a encore assez fait d’avoir réussi à remplacer ces dieux fictifs par le Dieu réel, vivant, que l’on a fini par accepter de ses mains et qui, aujourd’hui, de l’aveu unanime des nations policées, se trouve régir à lui seul le gouvernement du monde. Elle a su si bien parler de ce Dieu, que les deux religions qui sont venues après elle, n’ont rien trouvé de plus sage ni de plus propre à assurer leur avenir, que de lui emprunter les formes même de son langage. Tout, jusqu’à ces frappantes comparaisons qu’emploie le Judaïsme pour peindre les soins attentifs que prend de nous la Providence[88] se retrouve dans la bouche de Jésus comme dans celle de Mahomet. C’est ainsi que le premier a conservé, en y répandant encore la grâce particulière de sa parole, cette ravissante image du corbeau avec ses petits affamés, image qui revient deux fois sous la plume des écrivains de la Bible[89]. Le second a puisé tout aussi abondamment dans les charmants chapitres de poésie descriptive des psaumes et du livre de Job. « Ces plantes et les arbres qui, selon la hardie figure du Coran, adorent l’Éternel ; cette terre qui a été formée pour les hommes et qui est la mère de tous les fruits ; ces vœux qu’adresse à Dieu tout ce qui est sous le soleil[90] » ne sont-ce pas là les pensées mêmes du psalmiste ? Et ce « Dieu, occupé sans cesse des besoins de l’univers ; ce Dieu qui a créé la mort et la vie, qui règne dans les cieux et peut ébranler la terre pour nous ensevelir dans ses abîmes ; ce Dieu qui soutient dans l’air les oiseaux déployant ou resserrant leurs ailes ; ce Dieu, en dehors duquel personne ne pourrait nous nourrir, s’il lui plaisait de suspendre ses bienfaits à notre égard[91] », n’est-il pas le Dieu annoncé et magnifiquement célébré par l’auteur du livre de Job ? De même, quand Jésus s’adressant au peuple : « Ne soyez pas en souci, disant : Que mangerons-nous, que boirons-nous ? Regardez les oiseaux du ciel, ils ne sèment ni ne moissonnent et votre Père céleste les nourrit[92] » ; et quand Mahomet enseigne que « le plus vil des insectes est nourri des mains de Dieu[93] », Jésus et Mahomet disent-ils quelque chose de plus que Rabbi Jochanan enseignant à ses disciples que « Dieu est assis sur les hauteurs du monde pour distribuer la nourriture à toutes les créatures indistinctement[94] ? »

Mais si, pour rendre hommage à la vérité, nous n’avons pas craint de diminuer la gloire du Judaïsme en montrant comment il n’a pas révélé au monde l’idée de la Providence, nous ne devons pas non plus craindre, pour l’amour de la même vérité, de dire franchement la supériorité qu’il s’est acquise sur toutes les religions passées et présentes, par suite de ses enseignements sur la prescience divine qui est le second point de vue auquel on peut envisager le dogme de la Providence.

Nous disons la prescience divine, car si, au lieu de considérer Dieu dans la faculté qu’il possède de prévoir l’avenir, nous nous en tenions simplement à celle qu’il a de connaître le présent, l’actuel, et de se souvenir du passé, la doctrine juive ne nous apparaitrait encore une fois pas comme véritablement révélatrice. Est-ce que toutes les divinités de l’Olympe ne nous étaient pas représentées comme ayant les yeux ouverts sur les individus et sur les peuples placés sous leur protection respective, connaissant leurs projets, souriant à leurs désirs, intervenant en leur faveur, soit dans les batailles où ils se trouvaient engagés, soit dans les autres dangers qui pouvaient les menacer ?

Les chants d’Homère, par exemple, ne sont-ils pas remplis de ces récits qui nous montrent les dieux écoutant les prières de leurs favoris, et ne dédaignant pas, pour leur assurer la victoire, d’entrer même en combat singulier avec des divinités rivales ? Pour faire sur ce point lumière complète, le Judaïsme n’avait donc encore une fois besoin que de ramener simplement toutes ces opinions qui se rapportaient à des êtres imaginaires vers l’Être réel, vers le Dieu-esprit. Il serait sans doute juste de dire qu’en la faisant, cette lumière, il y a ajouté un rayon d’une incomparable clarté, à la faveur duquel le Dieu des Écritures apparaît comme « sondant les reins et les cœurs »[95]. Mais la spiritualité une fois admise en Dieu, n’allait-il pas de soi qu’on lui attribuât également le don de lire jusqu’au plus profond de notre âme ? L’esprit ne pénètre-t-il pas partout, et la grossière enveloppe qui s’appelle le corps, pourrait-elle être un obstacle à ses investigations ? Il était donc tout naturel, qu’en passant sous le drapeau du vrai Dieu, les polythéistes se trouvassent tout de suite avoir la ferme croyance que, selon l’expression des Évangiles et du Coran, « aux yeux de l’Éternel, toutes choses sont nues ; qu’il juge des entretiens et des pensées de l’âme ; qu’il a l’héritage des cieux et de la terre, et que rien de ce que l’on fait n’échappe à sa connaissance »[96]. Ces textes sont encore une fois ceux mêmes de la Bible[97], tant il est vrai que le Judaïsme n’a eu qu’à formuler, dans tous ses corollaires, sa pensée sur la science du Dieu-esprit dans le présent, pour la faire accepter par les peuples, qui, généralement, y étaient prédisposés par leurs croyances antérieures.

C’est donc sur la prescience divine, mais la prescience divine considérée dans ses rapports avec la liberté humaine que nous attendons le Judaïsme. C’est là, avons-nous dit, qu’il a été une véritable révélation. En effet, qu’avait-on pensé avant lui de ce délicat problème ? Quelle solution avait-on essayé d’en donner, surtout dans ce petit pays de la Grèce où l’intelligence humaine s’était élevée de bonne heure à une hauteur à laquelle n’avait su atteindre aucun des peuples de l’extrême Orient ?

Tout d’abord, les poètes de la Grèce avaient imaginé dans les régions les plus lointaines du ciel, au-delà même des dieux qu’ils chantaient, une sorte de puissance aveugle qui réglait les destinées des mortels, et les y faisait marcher contre leur gré sous l’action d’une implacable fatalité. Au fond, cette puissance, ce destin, n’était autre chose que la personnification de l’Infini que ces belles et grandes âmes avaient senti surgir en elles, sans qu’elles pussent l’appliquer à aucune des divinités adorées par le peuple. Bien plus, ces divinités elles-mêmes étaient soumises au destin, et c’est peut-être là ce qui fait le grand intérêt des tragédies grecques, et ce qui, en tout cas, en est le plus énergique ressort d’y voir jusqu’aux dieux lutter vainement contre le fatal décret. En présence d’une semblable puissance, aussi farouche qu’elle est incompréhensible, que restait-il à faire à l’homme ? Courber la tête et souffrir avec la résignation de la victime qu’on mène à l’autel. Il ne pouvait plus être question de liberté, et le libre arbitre n’existant plus, le problème se trouvait supprimé et non résolu.

De la poésie à la philosophie, il y a un chemin assez long et tout parsemé de lumière et de vérité. En passant des poètes aux philosophes grecs, l’idée du destin devait forcément se modifier. C’est aussi ce qui est arrivé. Ce n’est plus maintenant d’une force aveugle qu’il s’agit, c’est de la Providence même. Les penseurs sont parvenus à se rendre compte de cette vague notion de l’Infini qui travaillait tant les imaginations d’autrefois. Cette notion se résume pour eux en ce Dieu qui a tout organisé, qui observe tout, qui applique à tout les règles de son éternelle sagesse. Mais, on le sait, le Dieu de la philosophie grecque n’a pas créé le monde ; il a trouvé, dès le principe, une matière existante à côté de lui, une matière qui avait ses propriétés à elle, et qui, par suite, pouvait opposer une certaine résistance au souverain organisateur des choses. Ni le Stagyrite, ni le Maître de l’Académie ne se défendent de croire à la possibilité de cette résistance ; ils en admettent même la réalité, et s’efforcent de montrer dans quelle mesure Dieu en a tenu compte. Or si, malgré sa suprême sagesse et sa grande puissance et l’excessive liberté surtout avec laquelle il déploie l’une et l’autre, Dieu ne peut pas agir comme il veut ; s’il est obligé de subir la loi fatale de la matière, que sera-ce donc de l’homme ? Que pourra l’homme contre cette nécessité résultant de la matière avec laquelle Dieu est entré en compromis, et qui sera comme le nouveau destin qui pèsera sur sa tête ? Essaiera-t-il seulement de lutter, sachant qu’un être plus parfait, plus puissant que lui a déjà vu ses efforts se briser contre cette résistance ? En enseignant donc que pour eux le destin n’est autre chose que la Providence, mais une Providence qui a toujours soin de mettre ses vues et ses desseins en harmonie avec certaines lois inhérentes à la matière qu’elle n’a pas su totalement subjuguer, les philosophes dualistes n’ont pas fait à la liberté un meilleur sort que les poètes. Elle redevient parfaitement illusoire ; elle n’est plus qu’un mot vide de sens, une faculté dont l’exercice est impossible.

Cherchera-t-on le libre arbitre dans le Panthéisme ? De grâce, que parlez-vous de liberté à un système qui voit Dieu en tout, et qui substitue aux volontés individuelles la volonté du grand Pan ? C’est tout au plus s’il en connaît le nom, car, pour la chose, il a osé la nier avec une insolence sans pareille, en comparant l’homme qui se croit libre à une girouette capable de s’imaginer qu’elle est la cause de ses mouvements.

Ainsi, avant le Judaïsme ou en même temps que lui, on s’était bien préoccupé du redoutable problème de la Providence et de la liberté humaine. Mais le nœud avait été tranché violemment, ou plutôt, en mutilant la nature humaine par la suppression du libre arbitre, on avait réussi à faire disparaître un côté de la question. De temps en temps la conscience protestait, et c’est bien à sa voix que Platon obéissait quand, pour un instant, il affirmait la liberté humaine et essayait de la concilier avec le dogme de la Providence. Étrange illusion d’un esprit profond qui croyait faire reculer la logique devant les convictions du cœur ! En présence de l’attestation de la conscience, il eût fallu modifier les principes ; c’était l’unique, le vrai moyen de tout accorder.

Et c’est là précisément ce que le Judaïsme a su faire. En prenant l’homme tel qu’il est, le Judaïsme vit bien qu’il avait devant lui un être doué de la responsabilité morale. D’un autre côté, il ne fut pas moins convaincu qu’un Dieu sans la faculté de la prescience n’était plus un Dieu parfait. Ce furent donc d’abord ces deux vérités qu’il tint fermes ; elles avaient à ses yeux un égal caractère de certitude ; il ne consentit plus à s’en dessaisir ; l’une et l’autre lui étaient chères ; l’une et l’autre sont nettement affirmées par lui.

Dans le Pentateuque, par exemple, Moïse dépense toute son éloquence pour faire comprendre aux Hébreux qu’ils sont maitres de leur sort. « Voyez, leur dit-il, je place aujourd’hui devant vous la vie et le bien, la mort et le mal. Si, comme je vous le commande en ce moment, vous aimez l’Éternel votre Dieu, en marchant dans ses voies, en gardant ses préceptes, vous vivrez et vous serez bénis dans le pays que bientôt vous aurez en possession. Oui, j’en atteste le ciel, tout est entre vos mains, la vie et la mort, la bénédiction et la malédiction. Choisissez la vie afin que vous vous conserviez, et avec vous, vos enfants après vous[98]. » Dans ce même code, on entend encore Dieu former pour son peuple le vœu significatif « que son cœur pût toujours être ainsi tourné à le craindre et à observer ses commandements[99] ». Quoi de plus explicite pour attester que l’Éternel s’interdit de peser à tout jamais sur les résolutions des mortels !

Dans les livres des prophètes, c’est ici Isaïe qui s’écrie au nom du Seigneur : « Malheur à vous, enfants rebelles, vous faites des projets qui ne sont pas les miens, vous offrez des libations que je n’agrée pas, vous accumulez fautes sur fautes, et vous descendez en Égypte sans me consulter[100] ! » Ailleurs c’est Maleachi s’adressant à la maison d’Israël : « A quel titre implorez-vous la miséricorde divine ? Toutes ces choses ne sont-elles pas le produit de vos propres mains, et vous voulez que le Dieu Zébaoth ait des égards pour vous[101] ? » De semblables accents peuvent-ils sortir d’un cœur ou bien s’adresser à un peuple qui croient au destin ?

Voilà pour la liberté humaine.

La prescience divine n’est pas moins nettement affirmée par le Judaïsme. Nous n’en voudrions pour preuve, afin d’éviter de nouvelles citations de textes, que le don de la prophétie accordé aux grands hommes de la Bible. Qu’était-ce que cette prévision si exacte, si certaine qu’ils avaient de l’avenir, sinon une partie de sa propre prescience que Dieu avait daigné mettre en eux ? Car, que nul effort intellectuel de la part d’un homme, que nul calcul, fût-il le plus profond et le plus ingénieux du monde, que nul enchaînement supposé d’événements probables, ne puisse suffire à faire de lui un prophète, cela n’a besoin de longues démonstrations. Quand on a quelque peu appris à connaître la vie, comment tout y est mêlé et contradictoire, comment il suffit souvent de la plus petite circonstance pour y déranger tout un ordre de faits qui semblaient inévitables, on comprend aisément que la prédiction des choses futures ne soit pas à la portée de l’esprit humain réduit à ses forces naturelles. On a pu, en suivant le courant de certains événements et en se transportant par un effort de la pensée dans le moment où leur complet accomplissement aura eu lieu, être assez perspicace pour annoncer et décrire l’influence qu’ils exerceront alors. Mais prédire qu’ils s’accompliront nécessairement, qu’aucun obstacle ne viendra en arrêter la marche, qui aurait osé s’y hasarder ? Les vicissitudes parfois si étranges et si inopinées des choses terrestres, ne sont-elles pas plutôt faites pour en prouver l’inconstance et l’instabilité que leur cours suivi et régulier ? Quand donc Moïse et les autres prophètes s’enhardissent à fixer d’avance le sort chanceux des batailles ; à assurer avec un accent d’imperturbable conviction que tel peuple pliera devant Israël, que tel autre lui sera une pierre d’achoppement ; que tant et tant d’empires se partageront le monde en se succédant dans un ordre que l’histoire a pleinement confirmé ; que toute l’humanité marchera à sa fin d’une certaine façon et pas d’une autre ; et qu’enfin la nation juive, son code de lois à la main, en sera la constante directrice, c’est une preuve évidente qu’il y avait en eux autre chose que leur esprit clairvoyant qui parlait de la sorte, et qu’ils prophétisaient ainsi sous l’inspiration de cette sagesse divine qui embrasse tous les siècles futurs et dont une étincelle était venue les éclairer. Il ne pouvait y avoir qu’un Dieu prescient pour leur dévoiler ainsi l’avenir avec une certitude et une exactitude qui ne se sont jamais démenties.

Si nous voulions encore chercher une autre preuve de la netteté avec laquelle le Judaïsme affirme en Dieu la faculté de la prescience et en l’homme celle de la liberté, ne la trouverions-nous pas dans l’histoire même du peuple hébreu ? Qu’est cette histoire, sinon une longue suite d’événements tantôt tristes, tantôt glorieux, à travers lesquels la prescience divine montre toujours clairement en face de la liberté humaine ? Il n’y eut pas un seul prophète qui ne prédît à Israël, soit les malheurs qui devaient fondre sur lui, soit le brillant avenir qui lui écherrait finalement, et cependant on ne vit jamais ce peuple abdiquer son initiative et sa liberté d’action et de résolution, pour assister, les bras croisés, à l’accomplissement fatal de ses destinées ? A quoi cela a-t-il tenu ? A ce que la doctrine juive, en même temps qu’elle a su convaincre Israël de la vérité de la prescience divine, a su aussi lui mettre au cœur le sentiment de sa propre liberté. « Tout est prévu, mais l’homme est libre », c’est la formule même sous laquelle ce double enseignement a pris pied dans la Synagogue[102]. Ne dis point le Seigneur est cause que je me suis détourné, » car tu ne dois pas faire les choses qu’il hait. Ne dis point : c’est lui qui m’a fait égarer, car il n’a que faire d’un homme pécheur. Le Seigneur hait toute abomination et elle déplaît aussi à ceux qui le craignent. Il a fait l’homme dès le commencement et l’a laissé dans la puissance de son conseil, lui donnant ses ordonnances et ses commandements… Il a mis devant toi le feu et l’eau pour étendre ta main où tu voudras[103] ». Cela a été écrit dans le pays de la Palestine et reproduit ensuite par une plume juive, dans la savante Alexandrie, plus de douze siècles après Moïse, tant le sentiment de la liberté s’était consolidé au fond du cœur de tout Israélite. N’était même le grand pas que le Judaïsme a fait faire au dogme de l’Unité de Dieu, nous nous hasarderions volontiers à dire que c’est la régénération de l’homme par le sentiment de la liberté qu’il s’est donné pour mission d’amener sur la terre. Comment, en effet, pouvait-il ne pas s’apercevoir que c’était surtout l’absence de ce sentiment qui maintenait la société ancienne dans cet état d’asservissement et de décrépitude prématurée, où elle se trainait depuis l’origine des siècles ? Il n’est rien qui abatte l’énergie, qui glace le courage, qui arrête et étouffe l’initiative, qui énerve la résolution comme l’idée du destin. Persuadez à un homme que son sort est écrit, il se laissera tomber au premier obstacle. Faites accroire à un peuple qu’une puissance occulte le mène à sa fantaisie et le fait marcher malgré lui à des destinées irrévocablement fixées, il acceptera tout ce qui pourra lui arriver, avec cette disposition d’esprit et de cœur qui n’est plus de la résignation, mais de l’apathie. Il courbera la tête sous le plus avilissant despotisme, parce que le despotisme lui paraît d’institution divine ; il croupira dans l’ignorance avec satisfaction, parce qu’il s’imagine que Dieu lui refuse la lumière de la vérité ; les misères morales et matérielles n’auront rien d’odieux pour lui, parce qu’il ne se croit pas le pouvoir d’en secouer, d’en briser le joug. Tels furent presque tous les peuples de l’antiquité. C’était comme une torpeur générale répandue sur eux ; c’était la maladie, la mort au berceau.

Le Judaïsme arrive ; il veut réveiller ces peuples, les appeler au mouvement, à la vie, et il place devant eux la liberté. Il veut les mener au combat contre le mal. D’une masse inerte, près de s’affaisser sur elle-même, il veut faire une armée de soldats braves sur le champ de bataille où la civilisation et la barbarie vont venir se mesurer, et c’est la liberté qu’il leur donne pour bannière ; car, il sait que la liberté mène toujours à la victoire, et que l’homme qui se sent libre, libre par la volonté de Dieu, trouve sans cesse au dedans de lui une énergie plus qu’indomptable pour résister à qui voudrait l’asservir : tyran ou passion, vice du cœur ou erreur de l’esprit.

L’homme libre par la volonté de Dieu ! Mais dans ce cas, nous dira-t-on, que devient la prescience divine ? Si le libre arbitre n’est pas un leurre, il est au moins une contradiction. Contradiction ou non, le Judaïsme maintient la liberté humaine en face de la prescience divine, et la prescience divine en face de la liberté humaine. Dans l’une il a reconnu un fait de conscience, dans l’autre une donnée de la raison et, comme nous l’avons déjà proclamé, l’attestation des deux, de la conscience et de la raison, lui est chère au même titre.

Au surplus, est-il si difficile de comprendre que Dieu puisse prévoir les actions de l’homme sans que pour cela elles s’entachent de fatalité ? En Dieu, la connaissance ne s’exerce pas différemment que chez l’homme. Or, toute connaissance ou toute science s’exerce sur un objet. Que cet objet soit présent ou futur, il faut de toute nécessité qu’on le voie ou tel qu’il est ou tel qu’il sera. En se portant par avance dans l’avenir, l’intelligence de Dieu ne saurait donc y voir les événements futurs autrement que sous les caractères qui les accompagneront ou avec les causes qui leur donneront un jour naissance. Au lieu que ces événements une fois arrivés sont vus par nous, ils se présentent par anticipation à Dieu qui les prévoit intuitivement. Voilà toute la différence. Qu’ils soient par conséquent vus d’avance ou seulement connus après qu’ils auront eu lieu, en quoi cela peut-il changer leur nature ? S’ils sont un jour accomplis librement, la prescience divine ne les a-t-elle pas connus depuis longtemps comme devant l’être ainsi, et serait-il raisonnable de prétendre que parce qu’ils furent prévus, ils ne sauraient plus être accomplis librement ?

Au contraire, le Judaïsme a senti que faire entrer, pour quelque peu même que ce fût, le fatalisme dans l’accomplissement ultérieur des faits prévus comme devant librement se réaliser, ce serait porter atteinte au caractère auguste de la prescience divine qui réellement n’est si grande et si majestueuse, que parce qu’elle se garde de toucher aux libres prérogatives de l’homme. Dire que Dieu sait ce que chaque siècle amènera sur nos têtes, et laisser pourtant à l’humanité la liberté de le préparer et de le consommer, pour qu’elle en ait ou toute la gloire ou toute la honte, n’est-ce pas plus noble et plus moral surtout que de faire intervenir sans motif la main de Dieu, ou, ce qui revient au même, la loi d’une implacable fatalité, dans les diverses phases qui ont déjà marqué et qui marqueront encore la marche ascendante de la civilisation ? Car, on a beau décorer cette intervention du nom de Providence, elle n’en est pas moins attentatoire à notre libre arbitre. Que ce soit Dieu ou l’aveugle destin qui se mêle de nos actions, ces dernières n’en deviennent pas moins fatales et, par suite, perdent leur auréole, leur parfum, leur mérite, leur dignité. Il n’y a de vraiment méritoire et de digne d’éloge, que ce qui, pouvant être fait différemment, a été réalisé selon les règles de la justice, du droit, et pour l’amour du bien et du devoir. Mais l’homme s’agitant sous le regard d’un Dieu qui le mène, pour nous servir d’une phrase plus éloquente que vraie, n’est pas plus un être moral que l’oiseau qui purge la campagne des insectes malfaisants. Il y a tout au plus cette différence entre eux, que l’oiseau fait gaîment son travail salutaire, tandis que l’homme qui se sent poussé en avant par une volonté autre que la sienne, concourt, la tristesse dans l’âme, à l’accomplissement d’actes qu’il sait irrévocablement fixés et arrêtés. Qu’on veuille donc bien comprendre, et il ne faut pas se lasser d’y insister, ce que le Judaïsme entend par le mot Providence. Ainsi que nous l’avons dit au début de ce chapitre, ce mot signifie pourvoir et prévoir. Il ne signifie pas davantage ; nous voulons dire que la doctrine juive rejette absolument la troisième acception qu’on lui donne quelquefois, et qui nous représente Dieu assis sur les hauteurs du monde, formant des résolutions pour la fin dernière de l’humanité, créant et défaisant les empires appelés à en avancer successivement le cours et donnant aux individus et aux nations, par une grâce spéciale, les qualités proportionnées à l’élévation à laquelle ils sont destinés. Ces vues sont celles de la doctrine chrétienne, celles que Bossuet a su élever jusqu’au sublime, en leur donnant pour corps ce style si plein de charme et d’éloquence dont seul il avait le secret.

Nous en convenons. Il y a quelque chose de beau et de séduisant à considérer l’histoire des peuples comme une chaîne de faits dont les anneaux sont soudés les uns aux autres par la propre main de Dieu, « un Dieu qui forme les royaumes pour les donner à qui il lui plaît, et qui sait les faire concourir, dans le temps et l’ordre qu’il a résolus, aux desseins qu’il a sur un peuple unique ». Il y a là de quoi inspirer un respect, une crainte et un amour pour la divinité qui ne trouvent leur limite que dans l’augmentation même dont ils sont constamment susceptibles. Quoique pétri d’orgueil et de suffisance, l’homme auquel, par un semblable système, on ravit sa liberté, se trouvera toujours assez grand s’il se sait sous la direction de la Providence qui l’a choisi pour être l’instrument de sa volonté, et il n’y a pas jusqu’au despote le plus vaniteux qui ne soit encore flatté de se courber sous l’invocation du Dieu dont il est proclamé le bras droit.

Israël en particulier ne trouverait-il pas une gloire sans égale à se savoir seul d’entre tous les peuples prédestiné à opérer le salut du monde ? Qu’il ait déjà offert ce salut, cela est vrai ; qu’il continue à l’offrir, cela est vrai encore. Mais qu’il y ait été prédestiné, c’est ce que le Judaïsme ne.dit nulle part. Quand est-ce que Dieu s’est révélé à Abraham ? La tradition le rapporte : lorsqu’Abraham eut brisé les idoles de son père Thérach et proelamé la vérité du Dieu-créateur. Quand s’est-il révélé à Moïse ? Après que le futur législateur eut porté, jusqu’à l’âge de quatre-vingts ans, ses pas errants dans les solitudes du désert de Madian pour se préparer, par de profondes méditations, à sa mission prochaine. Quand, enfin, Noé reçut-il l’ordre de se construire une arche ? Après qu’il fut trouvé le seul juste, le seul digne d’être sauvé pour prix de ses vertus. Mais Dieu avait-il prédestiné Noé à être juste, Moïse à devenir prophète, Abraham à déchirer le voile épais qui cachait aux yeux de ses contemporains, de ses parents mêmes, le véritable Dieu ? Le Christianisme dit oui ; le Judaïsme dit non. Il dit non, parce que la prédestination lui paraît être la décapitation de la liberté ; parce que la prédestination jette une ombre sur les grandes figures de la Bible, parce qu’elle annihile presque la créature devant le Créateur, parce qu’enfin un homme prédestiné ne lui semble plus être capable d’arriver par lui-même à la découverte du vrai et du bien, ni digne de gagner l’immortalité à la sueur de son front. Le Christianisme dit oui, parce qu’il envisage précisément l’homme comme un être déchu, portant dans son âme la flétrissure héréditaire du péché originel et, comme tel, incapable d’arriver par lui-même au bonheur ni à la vertu, si la miséricorde divine ne le relève d’abord de sa chute par un effet de sa grâce et sans qu’il ait aucun mérite, aucun titre à être comblé de cette grâce[104].

Mais outre que la doctrine juive, en répudiant le péché originel, n’a eu nul besoin de recourir à la prédestination, il lui eût même été impossible de l’admettre sans se trouver aussitôt en contradiction avec maint récit des Saintes Écritures. Tenons-nous-en à deux exemples. S’explique-t-on que Nabuchodonosor, ce premier et terrible fléau des Hébreux, ait pu encourir la punition céleste pour avoir mis à feu et à sang les villes de la Palestine si, en vérité, il a été prédestiné à en être le dévastateur ? S’explique-t-on davantage, avec le système de la prédestination, pourquoi Dieu a envoyé Moïse faire des miracles devant Pharaon dans le dessein de l’amener à l’obéissance envers lui ? Le tyran de l’Égypte eût-il pu s’amender, s’humilier à la vue de ces prodiges, s’il était écrit que son cœur demeurerait à tout jamais rebelle et endurci ? On ne voudrait certes pas que de semblables non-sens se trouvent dans les pages toujours si pleines de raison et de logique de la Bible. Que sur ce point une expression quelque peu équivoque s’y rencontre, nous n’hésitons pas à dire que, de même que les anthropomorphismes de la Bible, il faut l’interpréter sainement et la ramener non à la prédestination, mais à la prescience divine. Ainsi, il est clair pour nous, et cela ressort de l’ensemble des enseignements contenus tant dans la partie historique que dans la partie dogmatique des Livres Saints, il est clair qu’au sujet de Pharaon, le Seigneur parlant à Moïse lui a tout simplement révélé ce qu’il savait devoir arriver : comment Pharaon demeurerait sourd à tous les avertissements et comment rien ne le ferait changer, bien qu’il pût user de sa pleine liberté pour se conformer à la volonté de Dieu. De même que David est sorti de Kegilah malgré la sombre prédiction qui lui avait été faite ou plutôt à cause de cette prédiction[105], de même Pharaon aurait pu ouvrir les yeux, reconnaître le Dieu d’Israël et s’incliner devant ses volontés. Mais le Seigneur savait qu’il persisterait dans son aveuglement, qu’il y persisterait librement, et c’est pourquoi il sera noyé dans les eaux de la mer Rouge, lui et son peuple aussi incrédule, aussi impie, aussi obstiné que lui.

Nabuchodonosor également se décide en toute liberté à envahir la Palestine et à faire de Jérusalem un monceau de ruines. Dieu prévoit cela, et il l’annonce à ses prophètes. Il dit que ce roi superbe infligera aux Hébreux des traitements qui ne seront que la juste punition de leurs constantes infidélités et, dans ce sens, il était légitime d’ajouter que le cruel conquérant était l’instrument de la colère céleste. Mais parce que Nabuchodonosor aura sur Juda des desseins de destruction complète qui dépasseront la mesure de l’exacte justice ; parce qu’il voudra anéantir totalement ce peuple qui ne méritait que d’être rudement châtié ; parce qu’en s’avançant contre Jérusalem, il insultera dans son orgueil impie le Dieu vivant qu’il confondra avec les idoles des autres pays ; parce qu’il fera toutes ces choses librement, sans y être poussé par aucun destin, mais dans l’enivrement de ses faciles triomphes, il sera puni et précipité du faîte de sa grandeur dans l’empire des ténèbres dont les habitants, selon la figure biblique, fuiront épouvantés du bruit d’une chute aussi profonde[106].

La prescience toujours, la prédestination jamais, voilà donc ce qu’enseigne le Judaïsme. Ces deux choses ne doivent pas être confondues, et, en vérité, elles se confondent si peu, que le Christianisme en affirmant le dogme de la prescience, sent le besoin d’affirmer expressément la prédestination pour en établir la croyance parmi ses adeptes. N est-ce pas Paul qui dit en termes formels « Ceux que Dieu a connus dans sa prescience, il les a aussi prédestinés… et ceux qu’il a prédestinés, il les a aussi appelés, et ceux qu’il a appelés, il les a aussi justifiés, et ceux qu’il a justifiés, il les a aussi glorifiés[107] », s’appliquant ainsi à faire ressortir qu’il ne suffit pas de croire que Dieu prévoit, mais encore qu’il prédestine et fait élection de qui il lui plaît.

Est-ce à dire cependant que la doctrine juive n’accorde à Dieu que la faculté de prévoir les événements futurs, et qu’elle l’éloigne du monde moral sans lui laisser aucune part dans la conduite des choses qui amènent progressivement le genre humain à la fin qui lui est assignée ? Pour le coup, nous aboutirions au déisme, et tout dans la Bible viendrait nous contredire. Il ne faudrait certes avoir aucune intelligence des Saintes Écritures, pour prétendre que Dieu se borne à la simple inspection de l’avenir, sans se soucier de le voir se mettre en harmonie avec ses desseins particuliers sur l’humanité, et qui furent, comme nous l’avons déjà dit, le but de la création. Au contraire, et c’est en cela justement que se montre toute sa grandeur de conception, le Judaïsme envisage Dieu comme concourant le plus activement et le plus immédiatement qu’il soit possible à l’accomplissement de notre destinée. Mais de quelle façon le fait-il ? Non pas, comme l’ont avancé Mahomet et Jésus, « en éclairant celui qu’il veut bien éclairer et en égarant celui qu’il veut égarer[108] », mais en aidant l’homme sérieusement attaché au devoir, à surmonter tous les obstacles qui pourraient se mettre au travers de sa route. L’enseignement israélite se trouve, sur ce point, clairement formulé : « Celui qui veut se purifier, trouve un appui en Dieu[109]. » « Dieu ne donne la sagesse qu’à celui qui a déjà commencé à l’acquérir par lui-même[110]. Il ne va pas jusqu’à inspirer à l’homme la crainte du ciel, l’amour du bien ; chacun se fait à cet égard sa vertu, son mérite propre. Dieu n’intervient que pour donner la facilité de la victoire à celui qui lutte courageusement et pour laisser tomber tout le poids de l’infortune sur celui qui manque d’énergie dans le combat contre le mal[111]. »

Que nous sommes loin ici du fatalisme musulman proclamant « que tout homme porte son sort attaché à son cou[112] », ainsi que de la prédestination chrétienne qui nous déclare impuissants à faire notre salut si nous n’avons préalablement été visités par la grâce céleste ! Laisser tout à notre initiative et montrer Dieu favorisant la réussite de nos bonnes résolutions, de nos projets vertueux, nous prenant par la main et nous conduisant par-delà les dangers qui pourraient menacer notre piété, voilà ce que le Judaïsme tient à nous apprendre. L’élection d’Abraham, d’Isaac et de Jacob et l’élection du peuple Hébreu, ne sont pas autre chose que la confirmation de cette double vérité. Si les premiers ont reçu la mission de porter la connaissance de Dieu dans des pays lointains, et si le second a été fait le dépositaire de la divine loi appelée à régénérer le monde, ce fut parce qu’ils s’en étaient rendus dignes. Dieu qui connaît les secrètes aspirations de l’âme, et qui avait vu, au milieu de la corruption égyptienne, la saine partie d’Israël demeurer fermement attachée au culte professé par les patriarches, avait jugé que la nation hébraïque était seule apte à recevoir les tables d’alliance pour les porter aux extrémités de la terre ; il prévoyait qu’elle seule les tiendrait attachées sur sa poitrine, et qu’elle ne s’en séparerait pas au sein des plus épouvantables cataclysmes, parce qu’elle voudrait toujours ou surnager ou périr avec elles. Et ce qui achève de montrer que ce ne fut nullement par une prédestination quelconque ou par une élection toute de grâce, qu’Israël est devenu la sentinelle vigilante et l’héroïque défenseur du livre de la Loi, c’est que ce livre ne lui fut pas primitivement confié comme on confie un poste à un soldat, c’est-à-dire forcément, d’autorité. On le proposa à sa libre acceptation, s’en remettant totalement à lui du zèle et de l’ardeur qu’il saurait déployer pour en assurer le triomphe ultérieur.

Ainsi, pour nous résumer sur cet important chapitre : Dieu présent dans le monde physique comme dans le monde moral ; Dieu connaissant et jugeant nos actions, nos aspirations et nos intentions ; Dieu, désirant nous voir marcher à l’accomplissement de notre destinée ; Dieu, dans le cours des siècles, se prenant de pitié pour la pauvre humanité qui se débattait dans les grossières erreurs de l’idolâtrie sans pouvoir en sortir ; Dieu, se résolvant à faire descendre sur la terre un code de lois propre à y répandre les lumières de la vérité ; Dieu, voyant parmi tous les peuples un seul qui fit digne de recevoir ce code en dépôt et le choisissant ; Dieu, enfin, ne quittant plus ce peuple de prédilection, parce qu’il prévoyait que par lui, par ses exemples d’un attachement librement consenti, à la vertu, au devoir, aux bonnes mœurs, à l’équité, tout le reste du genre humain irait infailliblement à la fin qui lui a été assignée voilà en somme comment le Judaïsme se représente la Providence. Devant une semblable notion, le fatalisme musulman devient une absurdité, et la prédestination chrétienne un attentat gratuit à notre libre arbitre.

Nous allons voir maintenant comment, en niant ou en compromettant gratuitement la liberté humaine, les deux religions nouvelles ont été entraînées, comme sur une pente irrésistible, à méconnaître le vrai caractère de la dignité de l’homme. Toutes les choses se tiennent dans un système, qu’il soit religieux ou philosophique. Un premier pas en amène un second, et si l’on a osé toucher une des prérogatives de l’homme, rien ne garantit qu’on ne touchera pas à une deuxième et encore à une troisième. Aujourd’hui, c’est la liberté qui est condamnée, demain on déniera à l’âme ses aspirations naturelles vers le bien en la déclarant corrompue dans son principe, infectée de l’esprit du mal dès son apparition dans le corps. Il en arrive ainsi d’ordinaire avec ce qui est sacré d’abord une légère atteinte, puis le découronnement, et pour terme final la dégradation complète. Hâtons-nous pourtant d’ajouter que le Christianisme a toujours protesté en pratique contre les conséquences de ses principes spéculatifs. Le cœur, chez lui, a toujours généreusement réagi contre les déductions trop sévères où le menait la logique de son esprit. C’est qu’il faut le dire : son cœur était demeuré plein des larges sentiments que la doctrine juive, sa mère, lui avait communiqués et dont on la sait si riche, tandis que son esprit n’était pas toujours resté maître de lui-même, par la raison que le Christianisme cherchait avant tout à s’accorder avec le Paganisme, à l’effet de pouvoir mieux se l’assimiler et le supplanter en se l’incorporant.


CHAPITRE V

LA DIGNITÉ HUMAINE


Au début de son œuvre capitale, Montesquieu, auquel nous avons déjà emprunté l’épigraphe de ce livre, distingue soigneusement dans les différentes lois des peuples, celles qui ont trait à la morale générale de celles qui sont purement civiles et politiques. Il veut dire qu’un moraliste qui envisage l’homme dans ce qu’il a d’absolu et abstraction faite de sa position spéciale au sein d’une société donnée, proclamera des préceptes et des règles différents de ceux que donnera un législateur lequel, avant tout, est obligé de tenir compte des conditions où se trouve placée la société particulière dont il s’est chargé de faire l’éducation et le bonheur.

Cette différence entre le moraliste et le législateur est tellement importante, que c’est pour l’avoir méconnue, que des esprits impartiaux et d’ailleurs très bienveillants, sont tombés dans de graves erreurs au sujet de la Bible. Voyez, se disaient-ils, c’est ce livre qu’on nous propose comme le code par excellence, c’est dans ce livre, affirme-t-on, que la dignité humaine se trouve proclamée dans ce qu’elle a de plus noble et de plus relevé, et l’esclavage y est inscrit comme un droit de l’homme sur l’homme ! L’aliénation de la liberté s’y trouve autorisée, permise, consacrée par une série de lois positives qui placent une partie des êtres raisonnables et libres sous la dépendance de l’autre partie !

Il est vrai, la Bible parle de maîtres et d’esclaves ; elle parle de servitude ; elle la réglemente même. Mais s’ensuit-il qu’elle ait méconnu le principe de la dignité humaine ? C’est ce que nous allons examiner.

Sans doute, en se révélant au peuple hébreu pour lui donner en main le fil conducteur des destinées humaines, Dieu aurait pu changer, transformer soudainement son cœur et le disposer à l’acceptation immédiate des lois civiles marquées au coin de la plus parfaite équité. Rien n’est impossible à la toute-puissance divine. Mais, nous l’avons dit, c’était librement qu’Israël devait accepter sa mission, librement qu’il devait la poursuivre et l’accomplir. Dès là que le don de la grâce céleste fût descendu sur lui, non pas tant pour le seconder et le soutenir, que pour lui inspirer des prédispositions spéciales, il n’eût plus été que le peuple favorisé ; il cessait d’être le peuple méritant, le peuple digne d’être admiré pour son dévouement à la cause de la vérité.

Moïse, en fidèle interprète de la volonté de Dieu, ne pouvait donc pas précisément parler à Israël comme ferait un moraliste ; il fallait avant tout qu’il lui parlât sur le ton d’un législateur. Le présent ne devait pas moins l’occuper que l’avenir. Bien plus, c’était par le présent qu’il fallait songer à fonder l’avenir. Rien ne pouvait être précipité, forcé. La voie d’un progrès lent, mais régulier et sûr, était la meilleure à choisir. C’est aussi celle qu’il prend. C’est la voie même de Dieu. Or, que trouve Moïse ? Il trouve l’esclavage en pleine floraison dans le monde. Pour toutes les sociétés d’alors, l’esclavage était une condition d’existence, de prospérité nationale. L’esclave, à cette époque, formait une bonne partie de la fortune mobilière des États, peut-être la plus grande. On échangeait l’esclave de pays en pays ; des transactions commerciales se faisaient sur sa tête ; on le cédait quelquefois pour des produits agricoles. En présence de cet ordre de choses établi, que devait, que pouvait faire Moïse ? Proscrire soudainement l’esclavage ? Mais Israël allait se fonder en nation à côté de celles qui avoisinaient la Palestine : il recherchera l’amitié de ces nations ; il voudra vivre en paix avec elles ; des relations s’établiront, et s’il peut avoir sa croyance, son dogme, ses mœurs à part, lui sera-t-il possible, au même degré, de manquer d’une des bases constitutives de la richesse des peuples qui l’entouraient ? Et puis, ne sait-on pas que toute l’économie sociale des anciens peuples reposait sur l’institution de l’esclavage ? L’agriculture y trouvait ses assises comme son développement ; l’aristocratie ses ressources, son fondement comme sa prospérité ; la classe ilote elle-même y trouvait le plus souvent son contentement ; en un mot, tout, avec cette inique institution, semblait être tellement dans l’ordre, qu’Aristote, le grand Aristote, ne craignit pas de la revêtir des couleurs de la justice et du droit.

Ah ! si, comme Aristote, la Bible, refoulant le sentiment moral, avait applaudi à cette exploitation de l’homme par l’homme ; si elle n’avait prononcé contre elle, tout en la subissant, aucune parole de réprobation ou de condamnation, nous comprendrions que des doutes s’élevassent sur l’excellence des enseignements du Judaïsme, et qu’on vînt lui contester le droit de parler de dignité humaine ! Mais, est-ce bien là ce que fait la Bible ? Ne faut-il pas au contraire être singulièrement prévenu contre elle, pour ne pas s’apercevoir que l’esclavage lui fut chose odieuse, mais chose qu’il lui eût été impossible de déraciner tout d’un coup, à moins de se placer complètement en dehors des conditions où se trouvait alors le peuple hébreu ? Ainsi, quand on la voit restreindre à six ans le droit pour l’esclave d’abdiquer sa liberté, et qu’elle lui fait poser une marque infamante à l’oreille[113], s’il est assez lâche pour se plaire, en s’y rengageant, dans son état de servitude ; quand on la voit, à l’approche de chaque jubilé, proclamer l’indépendance de tout homme asservi, en lui laissant toutefois le droit, la latitude de s’assujettir de nouveau si la misérable condition d’où il sort ne lui a pas mis au cœur un profond sentiment de dégoût et d’horreur[114], peut-on se méprendre sur son intention bien évidente de préparer de loin l’abolition, le tombeau de l’esclavage ? Et, en attendant que cette abolition puisse devenir un fait accompli, voyez comme elle cherche à adoucir la position de l’esclave ! Quels sentiments d’humanité et de bienveillance ne prescrit-elle pas à son égard ? Tandis que les Grecs et les Romains avaient sur leurs esclaves droit de vie et de mort, les Hébreux ne pouvaient les maltraiter, sous peine d’être obligés de les rendre à la liberté [115]Exode, chap. XXI. v. 26 et 27.. Un esclave échappé, il leur était défendu de le renvoyer à son maître[116], et ceux qu’ils avaient en leur possession, ils devaient les convier à tous les festins de réjouissance au repas des dimes, à celui de l’agneau pascal s’ils s’étaient convertis[117], dans tous les cas fallait-il leur laisser le repos du sabbath et des fêtes[118]. Le motif qui avait dicté ces prescriptions, le sentiment intime qui leur avait donné naissance, et qui n’était autre que celui de la fraternité universelle, fut si vite et si généralement compris, qu’un poète, dont l’existence remonte presque au berceau du Judaïsme, ne vit déjà dans les maîtres et les esclaves que les enfants d’un même père. « Non, jamais, dit l’auteur du livre de Job, jamais je n’ai foulé aux pieds le droit de ma servante ni celui de mon serviteur, car le Dieu qui m’a créé ne les a-t-il pas créés également, et n’avons-nous pas tous été formés dans le même sein[119] ? » Le Talmud n’a pas moins bien compris le but direct de ces préceptes humanitaires envers les esclaves, et la preuve, c’est cet aphorisme qui lui est propre : « Celui qui acquiert un esclave acquiert un maître ; il doit l’aimer et le traiter en ami, en frère[120] ». Déjà, avant le Talmud, Ben Sirach avait dit : « Si tu as un esclave, entretiens-le comme ton âme….. Si tu as un esclave, traite-le comme ton frère[121]. »

La question ne doit donc pas être de demander comment l’esclavage a pu être inscrit dans la Bible, mais de savoir si la Bible eût pu abolir l’esclavage d’un trait de plume. Il est des choses qui résistent plus énergiquement que d’autres. Les institutions civiles, surtout quand elles ont la consécration du temps, ne se laissent pas toutes briser avec la même facilité, quelque grande d’ailleurs que soit la contradiction où elles sont avec les règles imprescriptibles de la morale. Dans quel temps a-t-on plus parlé d’égalité et de fraternité que dans le nôtre ? Sur quelle terre ces immortels principes ont-ils jamais trouvé une plus large application que sur la terre d’Amérique ? N’était-ce pas la république des États-Unis que, depuis des années, l’on était convenu de citer partout et toujours en exemple ? Le Christianisme lui-même ne se flattait-il pas hautement d’avoir enfin fondé un État où la piété marchait de pair avec le patriotisme, et dont chaque citoyen était à la fois un croyant profondément religieux et un soldat profondément dévoué ? Et pendant que cette jeune Amérique faisait ainsi l’admiration du monde entier, l’esclavage s’y pratiquait et y était organisé sur une vaste échelle. Même les prêtres y étaient propriétaires d’esclaves. Que dirait le Christianisme si on lui imputait à crime d’avoir, pendant dix-huit cents ans, consenti à vivre dans des pays où se trouvaient des maîtres et des esclaves ; d’avoir souvent siégé dans les conseils où s’élaboraient des règlements qui sanctionnaient cet inique abus ; d’avoir offert ses bénédictions à ceux qui s’en rendaient coupables, et d’avoir lui-même, dans la personne de ses pasteurs, plus d’une fois profité des avantages matériels dont l’esclavage est si productif ? Certes, il tiendrait le langage que nous venons de tenir au nom du Judaïsme. La morale à part, la législation civile à part ; celle-ci se modifiant insensiblement au contact de celle-là et se mettant peu à peu à son unisson avec le progrès des années, voilà ce qu’il nous dirait et avec grande raison. Et cette réponse est précisément la nôtre ; cet argument, nous l’avons nous-même invoqué, indice certain que nous avons touché juste et que la véritable explication s’est rencontrée sous notre plume.

Mais voyons, s’il est vrai, comme nous l’avons avancé, que le Judaïsme a compris parmi ses principes de morale la dignité humaine, s’ingéniant ainsi à préparer une chute inévitable quoiqu’éloignée au fléau de l’esclavage qu’il ne pouvait affronter pour le détruire tout d’un coup. Et en disant Judaïsme nous nous trompons, c’est Pentateuque que nous devrions dire. Car, que la doctrine juive, dans tout le cours de son développement à partir de Moïse jusqu’aux auteurs du Talmud, ait constamment entrevu l’unité d’origine du genre humain, cet énergique contre-poison de l’esclavage, cela ne saurait faire l’ombre d’un doute. La phrase du livre de Job que nous avons déjà citée, ainsi que la parole de Ben Sirach et l’aphorisme du Talmud également cités par nous, l’attestent sans contredit. Et voici d’autres attestations : « N’avons-nous pas, s’écrie le prophète Maleachi, n’avons-nous pas un même père ? Un seul et même Dieu ne nous a-t-il pas créés[122] ? » « Une origine unique, dit ailleurs le Talmud, a été assignée à l’Humanité, et cela pour deux motifs : d’abord pour que le méchant ne puisse pas dire : je suis fils de méchant, et le juste, je suis fils de juste ; ensuite pour maintenir la paix dans le monde et afin que l’un ne réponde pas à l’autre : Mon père est d’une extraction plus noble que le tien[123]. » Enfin que serait-ce si nous prêtions l’oreille au dernier écho parti d’une de ces académies religieuses jadis si répandues sur la terre de Palestine et dans le pays de Babylone, pour écouter un docteur prêchant à ses disciples : « Oui, j’en atteste le ciel et la terre, il n’existe aucune distinction l’origine entre un Israélite et un non-Israélite, entre un homme et une femme, entre un esclave et un homme libre ; l’esprit de Dieu vient reposer sur chacun quand il sait s’en rendre digne[124].

Et en même temps que la doctrine juive a eu une si claire idée de l’égalité humaine, elle a aussi saisi le caractère de dignité dont Dieu a daigné revêtir spécialement notre nature. Nous n’en voudrions d’autres preuves que le gracieux langage qu’emploient les docteurs du Talmud quand ils parlent figurément du premier homme au moment de la création. Ici, par exemple, ils nous montrent Dieu le prenant par la main et le conduisant, au sixième jour, dans le monde déjà animé et peuplé de toutes sortes d’êtres, de plantes, de fleurs et de fruits, de même qu’un hôte aimable introduit son invité dans une salle de festin où il lui a préparé un magnifique repas[125]. Là, allégorisant le verset des Psaumes « Qu’est-ce que le mortel pour que tu te souviennes de lui[126] ? » ils nous représentent Dieu répondant aux anges qui veulent le détourner de créer l’homme : « Mais quoi ! puis-je donc me passer de cet être privilégié ? J’ai répandu sur la terre des animaux de toute espèce ; j’ai peuplé les airs d’oiseaux et la mer de poissons. A quoi sert tout cela sans une créature capable de partager avec moi ma domination sur eux[127] ? Un roi qui posséderait un palais plein de trésors, s’y plairait-il s’il était réduit à y demeurer isolé sans recevoir un ami[128] ? » Là, encore et toujours sous le délicieux voile de la parabole, ils nous font assister au premier entretien que le Créateur eut avec sa créature favorite. En lui ouvrant le jardin d’Eden il lui dit : Regarde bien autour de toi ; considère la beauté des arbres que j’ai plantés. Tout a été arrangé pour toi seul[129]. »

Lorsqu’une doctrine qui s’est inspirée du Pentateuque et qui, en effet, n’avance pas un enseignement, une réflexion sans l’appuyer aussitôt d’un texte, arrive à formuler des pensées aussi nobles et aussi justes sur la dignité humaine, est-il besoin de rechercher si, dans le livre même qui lui a servi de source, aucun caractère, aucune nuance de cette même dignité, n’a été oubliée, méconnue ou seulement laissée dans l’ombre ? On juge d’un terrain par le fruit qu’il porte. Sans aller plus avant, nous pourrions donc poser en principe que le code sinaïque doit porter inscrits sur ses pages, les traits distinctifs de la noblesse humaine, puisque ceux qui ont fait de ce code l’objet constant de leurs études, ont si supérieurement parlé de tout ce qui élève tant l’homme, nous voulons dire cette raison et cette liberté en qui ils font consister le véritable, le plus bel apanage de l’homme sur la terre[130].

Mais pourquoi nous en tenir à des preuves purement indirectes, lorsque les cinq livres de Moïse abondent en témoignages de la haute opinion que, de tout temps, l’on s’est efforcé d’inculquer aux Hébreux relativement à la place qu’occupe l’espèce humaine dans l’œuvre de la création ? Et d’abord, qu’on veuille parcourir les premiers chapitres de la Genèse. Que nous y apprend-on ? Qu’au sixième jour Dieu ordonna à la terre de produire des êtres animés qui pussent fouler son sol de leurs pieds. Jusqu’alors, aucune créature n’était encore venue se poser sur sa surface. Il existait bien des oiseaux et des poissons, mais les uns étaient les habitants de l’air, les autres ceux des eaux. La terre elle-même n’était pas réellement peuplée. Et voici que des animaux sauvages et des animaux domestiques passent à l’existence, ainsi que les reptiles qui rampent dans la poussière.

De toutes ces créatures, Dieu, si nous pouvons nous exprimer de la sorte, ne s’était pas mêlé directement. C’est comme de loin et par un commandement de sa parole, qu’il les a fait sortir du néant.

Mais quand il s’agit de créer l’homme, tout change. Dieu ne parle plus impérativement. Il ne dit plus : « Que cela soit, que la terre produise » ; il semble qu’il veuille adoucir sa voix pour appeler à l’existence l’être destiné à recevoir son image, et en qui il déposera une partie de ses perfections. « Faisons l’homme[131], dit-il, faisons-le de nos propres mains, appliquons notre doigt à son corps, façonnons-le avec une grâce toute spéciale, répandons sur lui un charme encore inconnu, revêtons-le tout entier d’une beauté digne de la mission particulière qu’il aura à remplir. » Rien que cette attention de la part du Créateur de n’avoir voulu commettre à aucun élément le soin de produire le corps de l’homme qu’il a tenu à pétrir lui-même de la poussière de la terre, fait déjà pressentir qu’un être supérieur à tous les autres va venir prendre place dans le monde. On entrevoit clairement qu’un nouveau pas sera fait, qu’on montera d’un degré de plus sur l’échelle de la création, qu’une œuvre tout extraordinaire paraîtra au jour.

Mais le narrateur sacré ne nous laisse pas que ce pressentiment. Il va jusqu’à nous détailler les propriétés par lesquelles l’homme se distingue des autres créatures. Tandis que celles-ci sortent du sein des eaux et de celui de la terre tout animées, et qu’elles reçoivent la vie de la matière même d’où elles ont été tirées, l’homme a besoin qu’un souffle parti d’en haut vienne le vivifier. Ces yeux qu’il lèvera un jour vers le ciel, ce regard avec lequel il contemplera la splendeur du firmament, ce front qu’il pourra porter vers les nues, toute cette figure enfin qui resplendira d’une majesté presque divine, elle est inerte, sans expression, sans grâce, sans éclat, parce que la respiration de Dieu n’a pas passé sur elle. Il faut que Créateur prenne ce corps si admirablement façonné et qu’il lui insuffle la vie de sa propre bouche, pour que l’homme puisse devenir ce qu’il a voulu qu’il fût, une image de Dieu sur la terre.

Ainsi, ce n’est pas par la structure de son corps et par tout ce que l’on peut remarquer de merveilleux en elle que l’homme est homme, mais par l’esprit de vie, Nischmath Haïm, qui lui fut communiqué d’en haut. C’est là la ressemblance qu’il a avec Dieu ; cela seul forme la part divine qui réside en lui, tout le reste n’est que poussière et retournera à la poussière. « Faisons l’homme à notre image à notre ressemblance[132] », cela signifie done : « mettons en lui quelque chose qui ne puisse venir d’ailleurs, quelque chose qui ait besoin d’émaner de nous pour descendre en lui, non pas ce corps qui a sa base, son principe, son élément dans la matière, mais cette âme vivante dont nous sommes la source, l’origine, le type. C’est dans cette âme que nous plaçons notre image, c’est par elle que nous voulons que l’homme soit si grand sur la terre jusqu’à y devenir presqu’un Dieu en regard du reste de la création[133]. » Voyez, en effet, ajoutent les docteurs juifs : « Dieu remplit de son auguste présence l’espace de tous les mondes, et l’âme de même remplit tout le corps humain ; Dieu voit tout et est invisible, et l’âme aussi voit et n’est pas vue ; Dieu est le protecteur du monde entier, et l’âme la protectrice de tout le corps ; Dieu est saint et pur, elle aussi ; le trône de Dieu est dérobé à nos regards et l’âme également se dérobe à nos yeux[134]. »

Disons cependant tout de suite que si l’âme gouverne son petit monde à elle, elle ne saurait le faire de la même façon que Dieu. Dieu trouve en lui-même la raison des lois auxquelles il obéit ; c’est lui qui les a faites, qui se les est imposées, au lieu que l’âme les a trouvées tout appliquées, toutes faites. De plus, pour se conformer à ses lois, l’âme est obligée d’en étudier les règles en Dieu même qui leur sert de principe éternel. De là, il résulte premièrement, que notre âme n’est pas une partie de Dieu en nous, une émanation, un écoulement de la nature divine, comme une vaine philosophie pourrait le prétendre. Si elle était cela, elle serait aussi souverainement législatrice dans notre corps que le Créateur suprême l’est dans l’univers qu’il dirige ; elle aurait conscience d’une puissance illimitée, d’une pensée et d’une volonté infinies qu’elle a jugé convenable, sage d’enfermer dans de certaines bornes, ce que cependant nul homme ne s’est encore imaginé. Secondement, que pour exercer sa souveraineté dans sa sphère à elle, elle a constamment besoin d’être en rapport, en communication directe avec le souverain organisateur des choses et des personnes ; c’est de lui qu’elle s’inspire, c’est à la lumière de cette raison universelle qu’elle s’éclaire, car, encore une fois, elle n’est pas cette raison ni même une portion de cette raison ; elle n’en est que le reflet, je me garderais bien de dire le rayonnement. Et voilà pourquoi le Pentateuque se sert du not kidmouthénou « tourné à notre ressemblance, bezalménou « fait à notre image », quand il parle de l’âme humaine créée par Dieu. Elle est créée, donc elle n’est pas comme le Créateur ; elle est faite à l’image, donc elle n’est pas cette image même ; elle ressemble à Dieu, donc elle n’est pas une partie, une parcelle de Dieu. Et justement, en n’étant que cela, elle a plus de grandeur et de dignité ; n’étant plus une partie, elle est en chacun de nous un tout complet ; elle nous appartient en propre au lieu de s’ajouter, en dehors de nous, à la somme des âmes formant ensemble l’âme du monde. Loin d’être une extension, fût-ce même la sublime extension du Dieu vivant, elle est une personne, se possédant elle-même, libre dans ses pensées, dans ses volontés, dans ses aspirations. De cette façon, elle est vraiment l’image du Créateur, esprit comme lui, comme lui personnelle et maîtresse de ses actions, quoique n’ayant pas les perfections qu’il possède.

En présence de ces traits caractéristiques de la dignité humaine, tels que le livre de la Genèse a aimé à nous la présenter, qui aurait osé croire qu’on en viendrait un jour à reprocher an Pentateuque de n’avoir pas su se rendre compte de l’égalité morale que la femme partage avec l’homme par le fait même de son origine, formée qu’elle est par la même main que lui, animée du même souffle divin, possédant une âme semblable, une âme capable de penser, de réfléchir, de vouloir personnellement ? Pour en arriver à ce reproche singulier, il a fallu nécessairement qu’on fermât les yeux à l’évidence, et non seulement que l’on introduisît dans le récit que le Pentateuque nous fait du berceau primitif du genre humain une distinction qui ne s’y trouve nulle part, mais qu’on ne voulût pas lire ce qui y est écrit. Qu’on veuille bien continuer le texte : « Et Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu l’homme fut créé. Ainsi Dieu fit l’homme, ainsi il fit de la femme. Ensemble il les bénit et leur dit : Croissez et multipliez-vous, peuplez la terre et dominez-la. Dominez les poissons de la » mer, les oiseaux du ciel, la terre et tous les êtres vivants qui s’agitent sur sa surface[135]. » N’est-ce pas comme si le Créateur avait dit : les mêmes avantages que je viens d’accorder à l’homme, je les accorde à la femme ; je leur donne une égale supériorité sur les êtres qui vivent à côté d’eux ; ils tiennent de moi les mêmes privilèges et je les ai revêtus d’une semblable dignité ?

Ce n’est pas ici le lieu de montrer comment, tout en ayant reçu des aptitudes différentes et souvent en opposition entre elles, l’homme et la femme forment cependant un seul tout, possédant l’un ce qui manque à l’autre, apportant en commun, quand ils s’unissent par les liens du mariage, des qualités qui se pondèrent et se complètent mutuellement. Ces recherches et ces observations trouveraient plutôt leur place dans un traité spécial où l’on s’occuperait d’étudier l’harmonie que Dieu a établie dans le couple humain comme en tout le reste, harmonie qui, en nécessitant dans l’un et dans l’autre sexe des dispositions particulières sous le rapport moral comme sous le rapport physique, ne porte néanmoins aucune atteinte à leur égalité, à leur dignité réciproques. Pour nous, il nous suffit d’avoir trouvé ces dernières positivement affirmées dans le Pentateuque, et qui oserait encore en douter après ce que nous venons de citer et d’où il ressort avec la dernière clarté que ce n’est pas sans intention, en parlant de la femme, que le Pentateuque s’est complu dans la répétition des termes mêmes qui lui avaient déjà servi à constater la grandeur originelle de l’homme ? Évidemment, en parlant de la sorte, il a voulu associer la femme à la noblesse native de l’homme, ou plutôt il nous apprend qu’ensemble ils constituent le chef-d’œuvre de la création, et que c’est par eux que Dieu a voulu couronner le magnifique ouvrage dont sa sagesse venait d’amener le terme avec la fuite du sixième jour.

Ce principe de l’égalité morale de la femme si solennellement inscrit au frontispice du Pentateuque, nous le tiendrons maintenant bon pour l’opposer, à l’occasion, à toutes les attaques dont le Judaïsme pourrait être l’objet, soit par suite de sa tolérance pour la polygamie, soit par suite de sa loi autorisant la répudiation et le divorce, loi qui, nous nous hâtons de le déclarer, n’est en rien attentatoire à la dignité de la femme. Nous disons sa tolérance pour la polygamie, car, il va de soi, qu’après avoir commencé par élever la femme à la hauteur de l’homme, il n’a pas pu ensuite venir la rabaisser par principe, en la plaçant dans cet état d’infériorité et de dépendance qu’entraîne forcément après soi la multiplicité des épouses au sein d’un même ménage. Et la meilleure preuve que la faculté d’épouser plusieurs femmes n’a été qu’une simple concession faite par Moïse à l’usage de la polygamie qu’il a trouvé existant chez le peuple hébreu, c’est que lui et son frère Aaron, s’astreignirent à faire tout de suite exception à cet usage. Ils étaient tous deux trop initiés à la pensée divine qui avait présidé à la rédaction de la loi sinaïque où la première parole prononcée relativement au mariage, consacre évidemment la monogamie[136], pour avoir pu se méprendre sur la portée de cette faculté laissée aux Hébreux de leur temps de réunir sous le même toit plus d’une épouse légitime. Ce qu’ils savaient être une concession forcée pour les autres, ils jugeaient prudent et vertueux de n’en pas profiter pour leur propre compte. Ce n’est certes pas Mahomet qui eût fait preuve d’autant de sagesse, de vertu, et, disons le mot, de continence. Il a cru pouvoir donner un exemple diamétralement opposé à celui de Moïse. Jésus, lui, s’il avait eu une tendance pour le mariage n’eût pas agi de la sorte. Il était pour cela trop pénétré du véritable esprit de la Bible. D’ailleurs, ce qui prouve que, de son temps, la polygamie n’existait pas dans la Judée, c’est qu’il n’a pas pour elle une seule parole de réprobation. Et comme il l’aurait solennellement condamnée chez ces pharisiens qu’il aimait si peu, si quelques-uns d’entre eux l’avaient pratiquée !

Ce qui atteste encore que, dès le début, tout en concédant la polygamie, Moïse cherchait déjà à lui creuser une tombe, ainsi que nous l’avons vu faire pour l’esclavage, c’est ce principe posé par lui et déclarant parfaitement égales entre elles toutes les femmes unies à un même mari. Que ces femmes soient esclaves ou libres, dès que le mari se les est attachées, il se doit également à elles toutes. Aucune préférence ne peut être faite. Toutes ont les mêmes droits à l’amour, au respect, et jusqu’à la munificence pécuniaire de leur époux commun[137]. Or, on l’a observé avec raison[138] : chez un peuple cultivateur dont toute la richesse consistait dans les produits du sol, de semblables prescriptions devaient nécessairement avoir pour effet de supprimer la polygamie. Et de fait, l’histoire sacrée enregistre un cas qui vient à l’appui de cette remarque : c’est un parent d’Elimélech refusant d’épouser Ruth pour ne pas morceler son bien[139]. Et Moïse lui-même parle d’un mari qui épouse deux femmes comme d’une chose rare et presque exceptionnelle : « s’il arrive qu’un homme prend deux femmes[140] ! » En général, le grand législateur envisage toujours la maison conjugale comme étant composée des deux époux seulement : « Toi, ta femme[141]. » Ce sont là ses expressions favorites, et quand, il y a aujourd’hui un peu plus de sept siècles, le rabbin Gerson de Mayence, dans un synode tenu à Worms, a formulé et fait arrêter un décret d’excommunication[142] contre tout Israélite bigame, c’est qu’il était assuré que la décision prise aurait universellement force de loi, parce que chacun en Israël verrait en elle le dernier mot de la Bible, et comme le terme où devait venir forcément aboutir une concession due simplement aux mœurs des temps primitifs.

Nous ne parlerons pas sur le même ton de restriction, du divorce et de la répudiation. Ce n’est plus une question de savoir si le divorce ne demeure pas le meilleur remède contre ces unions disparates ou malsaines, telles qu’on en voit souvent se nouer par pur intérêt. C’est assurément une des plus grandes plaies que l’indissolubilité forcée d’un mariage où les deux conjoints apportent ensemble ce qui fera perpétuellement leur désaccord, leur discorde et leur malheur, et nous ne savons rien de plus triste que de semblables situations qui rivent éternellement l’un à l’autre un mari et une femme faits pour se repousser mutuellement et non pour s’aimer, même pas pour se supporter réciproquement. Mieux vaut certes, dans ces cas extrêmes et tendus, rendre la liberté aux parties contractantes. On évite ainsi une immoralité de conduite et jusqu’à des crimes dont nous n’avons eu, de nos jours, que de trop fréquents et affligeants spectacles sous les yeux. Pourquoi obliger quelqu’un, ne serait-ce qu’une fois sur mille ou même sur dix mille, de chercher à sortir violemment d’un état que la loi divine permet de dissoudre et de faire disparaître légalement ? Ce n’est certes pas pour des cas aussi rares que la loi du divorce a été inscrite dans la Bible, et ce qui le prouve, ce sont les nombreuses formalités à remplir, suivant la législation juive, et qui ont rendu effectivement la pratique du divorce excessivement difficile. La nécessité d’écrire la lettre de divorce, de lui donner une teneur déterminée, de la présenter, de l’envoyer de telle ou telle façon, et nombre d’autres formalités dont le Talmud rapporte les détails dans un long traitė[143] qui s’occupe spécialement de la matière, tout cela prouve qu’il ne s’agit pas là d’un acte léger, aussi facile à formuler qu’à exécuter. A entendre même le prophète lors du retour du premier exil, l’acte du divorce était déjà considéré, à cette époque reculée, comme un acte dont la religion avait le droit de gémir quand il ne s’imposait pas forcément, et qu’il n’était que le résultat d’une légèreté de caractère ou d’une variabilité capricieuse du sentiment : « Faites encore ceci, avait dit Maleachi au peuple juif : arrosez de vos pleurs et de vos larmes l’autel du Seigneur. Dieu ne veut plus se tourner vers vos offrandes ni agréer vos holocaustes. Vous en cherchez le motif ? C’est parce qu’il a été témoin entre toi et ta femme de ta jeunesse à laquelle tu as été infidèle, et cependant elle est ta compagne, la femme de ton alliance. Pas un de vous, qui agit ainsi, ne possède un reste de bon sentiment ; pas un ne connaît le caractère divin et sacré de la famille. Autrefois, vous seriez resté fidèle à l’amie de vos jeunes années, car l’Éternel, Dieu » d’Israël, hait le divorce[144]. » Et le Talmud, traduisant presque littéralement ces belles paroles, ajoute : « L’autel du Seigneur dans le temple verse des larmes sur celui qui a le malheur de divorcer avec sa femme[145]. »

Qu’est-ce que Jésus a dit de plus et de mieux répondant aux Pharisiens qui le questionnèrent à ce sujet : « N’avez-vous pas lu que celui qui créa l’homme, au commencement du monde, fit un homme et une femme ; et qu’il est dit : C’est à cause de cela que l’homme quittera son père et sa mère, et qu’il s’attachera à sa femme ; et les deux ne seront qu’une seule chair[146] ? Ainsi ils ne sont plus deux, mais ils sont une seule chair. Que l’homme ne sépare donc point ce que Dieu uni[147]. »

Et pourtant, nous dira-t-on, malgré ce texte de la Genèse qui paraît si sainement interprété, vous permettez le divorce, vous le réclamez même dans des cas donnés ! Et Jésus, répondrons-nous, ne l’autorise-t-il pas lui aussi pour cause d’adultère[148] ? Il est vrai que le Judaïsme, en vue précisément de préserver le mari ou la femme de tomber dans le crime d’adultère, permet la répudiation avant que l’adultère n’ait été commis. Mais encore faut-il, comme l’enseigne expressément Rabbi Jochanan[149], que le motif du divorce soit alors un acte quelconque de déshonneur manifeste dont la femme se sera rendue coupable, ainsi qu’il est écrit : « Si un homme trouve à sa femme une chose honteuse et qu’il lui donne une lettre de divorce, etc.[150]. » Il nous paraît sage et prudent, nous ne saurions assez le répéter, de rendre au mari et à la femme leur liberté réciproque pour empêcher que, sortant illégalement de l’état de mariage, l’un ou l’autre n’en souille la sainte liaison par des écarts de conduite, dont la source première se trouve toujours dans des incompatibilités pouvant résulter ou de caractères à jamais inconciliables, ou de défauts et de vices de corps qui empêchent moralement et physiquement la vie en commun. Les apôtres eux-mêmes ont bien compris cela quand, dans leur simple bon sens et avec la connaissance parfaite qu’ils avaient de l’existence, ils ont répondu à Jésus : « Mais si telle est la condition de l’homme et de la femme », c’est-à-dire, si le seul cas de divorce possible est, selon toi, le crime d’adultère déjà perpétré, et dont d’innocents enfants qui peuvent exister, porteront inévitablement le poids par suite de cette fatale réversibilité qui fait si souvent retomber sur les enfants les fautes des parents, dans ce cas « il ne convient pas de se marier[151]. » Et Jésus n’osant pas encore ouvertement dire ce que Paul[152] proclamera catégoriquement plus tard, leur répond : « Tous ne sont pas capables de cela, mais ceux-là seulement à qui il a été donné…… il y en a qui se font eunuques eux-mêmes pour le royaume des cieux. Que celui qui peut comprendre ceci le comprenne[153]. »

On ne le comprend que trop, hélas ! On comprend que dans le but d’élever sa morale au-dessus de celle de Moïse par ces paroles bien connues : « Vous avez entendu qu’il a été dit… mais moi je vous dis », Jésus n’a pas craint d’attaquer presque la famille dans ses bases constitutives, en donnant à entendre que peut-être il était effectivement convenable de ne pas se marier. Et voilà où l’on en arrive avec des paroles qu’on avance fièrement, sans s’être bien rendu compte si les principes qu’elles expriment sont en accord ou non avec la réalité des choses existantes.

Mais revenons au Judaïsme et à son désir de faire de la famille l’asile de l’union, de l’amour et de la concorde, le foyer où doivent s’allumer toutes les vertus et tous les dévouements. Ce désir est tellement prononcé chez lui, que, pour en préparer de bonne heure la réalisation, il insiste, avec un accent de recommandation tout spécial, sur le devoir d’initier la jeune fille, dès son plus tendre âge, à la connaissance de tous les devoirs religieux, comme aussi d’appeler l’épouse, en toutes circonstances, à la pratique de ces mêmes devoirs au sein de la maison conjugale. Il veut sans nul doute témoigner par là et de la capacité parfaite où elles sont toutes deux, la jeune fille et la femme en Israël, de concourir au triomphe de la vérité révélée sur le Sinaï au même titre que les hommes, et de l’obligation qui leur est imposée d’y travailler avec le même zèle qu’eux, la même ardeur et la même abnégation. A diverses reprises, il manifeste à cet égard son vœu formel. C’est d’abord à cet instant à jamais mémorable où Moïse doit annoncer aux Hébreux la prochaine révélation du Dieu vivant et les inviter à se tenir prêts à recevoir la Loi au pied de l’Horeb. Hommes et femmes y sont appelés ; cela ressort, disent les docteurs juifs, de cette parole de Dieu à Moïse : Ainsi tu diras à la famille de Jacob, et voici ce que tu annonceras aux fils d'Israël[154] » ; la famille de Jacob, ce sont les femmes; les fils d'Israël, les hommes. C'est ensuite à ce moment décisif où le grand législateur, sentant sa fin approcher, fait un dernier effort pour exciter son peuple à une obéissance constante envers Dieu. Il remet l'immortel code à la garde des lévites et des prêtres et leur dit : «Tous les sept ans, au renouvellement de l'année de jachère, vous le lirez devant Israël qui y sera attentif. Vous assemblerez autour de vous tout le peuple, hommes, femmes et enfants, afin que tous écoutent et apprennent à craindre l'Éternel dont la,loi doit être pratiquée par chacun dans toutes ses prescriptions[155]. » Et qu'on n'aille pas supposer que ce soin de convier la femme à ces réunions importantes où devait successivement s'ébaucher et se sceller la mission du peuple juif, n'ait été qu'une vaine formalité, un acte plutôt de condescendance que de justice et de sérieuse espérance! Non. La tradition affirme positivement qu'on avait tenu à sa présence parce qu'on l'avait jugée, elle aussi, capable d'appliquer sa main délicate à la culture de ce champ sacré où devait être jetée la semence de salut du genre humain; parce que sur les bords de la mer Rouge on l'avait vue, elle la première, acclamer le nom de l'Éternel[156], et que sur la terre d'Égypte, ç'avait déjà été elle qui avait su maintenir le culte des vertus patriarcales dans leur plus grande pureté possible[157].

Que l'on nous découvre encore ailleurs d'aussi larges idées, surtout des idées aussi franchement accusées sur l'aptitude morale et intellectuelle de la femme! Ce ne serait pas dans le Mahométisme qu'on s'aviserait de les chercher, dans cette religion qui fait consister toute la vertu de la femme dans l’obéissance et la soumission, et qui a osé dire aux maris : Vous réprimanderez celles dont vous aurez à craindre la désobéissance, vous les reléguerez à part et vous les battrez[158]. » Et le Christianisme les a-t-il plutôt, ces idées ? Sa doctrine primitive du moins n’en porte aucune trace. A part quelques belles paroles de Jésus sur le devoir de l’union et de la fidélité conjugales, on n’y trouve rien de particulier sur l’aptitude morale et intellectuelle de la femme. Et si l’Église, s’inspirant en cela de la Bible et des traditions juives, a, au demeurant, travaillé à l’émancipation de la femme, elle l’a fait contrairement à l’opinion de saint Paul qui, déclarant le célibat le meilleur et le plus parfait de tous les états, a considéré la femme en sa qualité d’épouse comme créée moins pour le bonheur que pour le malheur de l’homme[159]. Le fougueux apôtre n’a pas craint d’affirmer qu’il fallait la subir et non l’accepter à titre de bienfait de Dieu, se mettant ainsi en opposition évidente avec la Bible et la nature qui s’accordent à nous la présenter sous l’image « d’une aide, d’une vraie compagne[160] ».

Que l’on ne croie cependant pas que nous méconnaissions la grandeur et le mérite vraiment admirables des femmes que l’Église vénère. Non assurément. Mais quelle distance entre elles et les femmes célèbres de la Bible ! C’est en dehors de la société et dans une sphère qui n’est plus celle de l’humanité que les premières se sont tenues pour s’immortaliser. C’est en renonçant aux plus tendres affections de la famille, souvent en les brisant impitoyablement, qu’elles sont arrivées à se placer si haut. Elles ont pu faire la gloire de la religion, être un témoignage de la sanctification qu’une piété ardente donne à l’âme humaine, mais elles n’ont jamais été et ne seront jamais ni la couronne ni les promotrices de la civilisation. Le mysticisme peut se trouver fier de les compter au nombre de ses disciples, mais le progrès social n’a rien recueilli de l’héritage qu’elles ont laissé sur la terre en la quittant. L’exemple même de leurs belles vertus ne saurait être universellement recommandé, parce qu’en se généralisant, il risquerait de tarir les sources mêmes de la vie.

Combien au contraire est plus recommandable l’exemple présenté par les femmes célèbres de la Bible ! Ainsi Déborah n’est-elle pas l’héroïne accomplie qui se dévoue tout à la fois à la cause de la patrie et à celle de la religion ? En parcourant la Palestine d’un bout à l’autre pour présider ici l’exercice de la justice, pour appeler là Israël sous les armes, pour réveiller partout le sentiment de la piété endormie dans les cœurs, faisant comprendre aux uns qu’il est temps de s’arracher aux discordes intestines pour s’unir contre l’ennemi commun, persuadant aux autres que le Dieu de Jacob va se lever comme autrefois en sortant de Séir et en s’avançant des champs d’Edom[161] », n’a-t-elle pas montré qu’il faut savoir joindre l’action à la prière, le courage civique à la vertu théologale, si l’on veut, quoique femme, se distinguer et conquérir une place dans l’histoire ? Il est beau de chanter des louanges au Seigneur, et qui les a jamais plus magnifiquement chantées que Déborah, mais il est encore plus beau de les chanter au retour d’une victoire qui a rendu l’indépendance à la patrie opprimée…

Est-ce que de même la prophétesse Hulda[162] n’a mis au service de son pays toutes les ressources de son esprit cultivé pour faire renaître la foi en Dieu, que les progrès sans cesse croissants de l’idolâtrie menaçaient alors d’éteindre en Israël ? Quand elle eut bien étudié la Loi, quand elle se fut assez pénétrée du sens des prophéties qui y sont enfermées, ne chercha-t-elle pas à en propager la connaissance avec un zèle tellement manifeste, que les ministres du roi Josias et le grand-prêtre Hilkia crurent devoir s’adresser à elle pour apprendre les mesures de salut propres à détourner du peuple hébreu la colère céleste ? Son excessive piété, qui lui avait valu le don de la prophétie, ne lui commanda pas de s’enfermer dans un monastère, ni de s’abîmer dans des extases sublimes peut-être, mais certes inutiles à la société ! Hulda se rend accessible à tous, et la Bible, qui se plaît à nous raconter qu’elle avait été mariée à Sallum, fils de Tikwa, de même que Déborah l’avait été à un certain Lapidoth, a voulu évidemment nous indiquer par ce détail, que la femme juive n’a pas besoin de faire vœu de virginité pour devenir l’amie de Dieu, ou, comme on dirait ailleurs, l’épouse du Seigneur. C’est au sein de la famille qu’est son rôle. La famille est le premier champ ouvert à son activité. Son époux est son unique, son plus fidèle, son plus tendre ami sur la terre, comme l’Éternel l’est au ciel. Ses enfants forment le riche diadème de son front, le sachet de baume placé sur son cœur. C’est au milieu de ces êtres chéris qu’elle peut véritablement se sanctifier, et si la crainte de Dieu remplit encore son âme, elle devient à la fois l’orgueil de la religion et l’espoir de la patrie.

N’est-ce pas précisément sous ces couleurs que le poète juif aime à nous dépeindre la femme selon l’esprit de la Bible ? « Elle est, dit-il, un trésor pour celui qui l’a trouvée ; son époux se confie en elle, et pendant qu’il lutte au dehors contre les difficultés de la vie, elle lui prépare au foyer domestique la coupe de consolations et de joies où il noiera ses chagrins, ses amertumes, ses douleurs et ses mécomptes. Tout prospère sous son œil vigilant, sous sa main industrieuse ; tout est reluisant de blancheur et de propreté ; elle revêt tout de sa grâce. Ce n’est pas elle qui se reposerait sur les soins d’une servante. L’aurore la trouve debout, distribuant le pain à sa maison, le travail à ses filles ; elle est là qui les encourage, qui les surveille, qui les anime de sa parole, de son regard ; sur tous leurs ouvrages elle imprime son doigt agile, et elle donne elle-même l’exemple de l’activité. Chaque saison la trouve préparée. Elle ne redoute pour sa famille ni les chaleurs de l’été ni le froid de l’hiver ; comme un vaisseau infatigable, elle lui amène régulièrement ses provisions. Et quand elle voit que le ciel bénit son travail, que son époux s’applaudit de son zèle et que ses enfants font l’admiration générale, oh ! alors, contente et heureuse, elle trouve encore à côté de son expression de reconnaissance envers Dieu, une larme de commisération pour le pauvre qui frappe timidement à sa porte. De cette même main qui a su tant travailler et tant produire, elle lui tend une aumône généreuse qu’elle sait accompagner d’une de ces bonnes paroles qui font naître dans les âmes affligées le calme, la résignation et la paix[163] ».

Que nous vient-on, après cela, parler de gynécées et de harems, en traitant de la condition de la femme juive, telle que la lui font les Saintes-Écritures ? Est-ce que jamais condition de femme libre, même dans notre dix-neuvième siècle, a été entourée d’une auréole semblable et célébrée sur un ton de poésie aussi brillant ? C’est un idéal, nous le voulons bien, mais un idéal proposé à l’épouse israélite et qu’elle doit avoir constamment sous les yeux pour s’en rapprocher, pour y modeler ses pensées et ses actions. Rien que pour le concevoir, il a déjà fallu que le poète eût une haute idée de l’aptitude morale de la femme, de la dignité non équivoque de sa nature et de son caractère, de l’indépendance conjugale dont elle est en droit de jouir, et dont elle jouissait effectivement au sein de la nation juive. C’est l’exemple qu’il a sous les yeux qui lui donne la conception de l’idéal, c’est la réalité dont il est témoin qui le transporte vers la contemplation du type, et ce n’est certes pas au milieu d’une société où la femme se fût trouvée reléguée au dernier rang, qu’il lui serait venu la pensée d’en tracer un portrait aussi élevé, aussi achevé, lequel alors n’eût été qu’une amère ironie, une sanglante injure, et non un chant élogieux méritant de passer à la postérité la plus reculée.

Dignité de l’homme, dignité de la femme, c’est donc pour le Judaïsme une seule et même chose. L’homme seul, s’écrie le Talmud, aurait-il besoin de vivre et non la femme[164] ? » La dignité de l’un n’est ni plus ni moins excellente que celle de l’autre. L’homme et la femme ayant été créés à l’image de Dieu, tous deux tirent de là leur noblesse respective, cette noblesse qu’ils possèdent au même titre et qui se trouve revêtue de caractères identiques. Aussi allons-nous voir la doctrine israélite les confondre dans le même respect. Et ce respect de la dignité humaine prise en général, la doctrine israélite a soin de le formuler très catégoriquement.

Il trouve sa première expression dans la loi sur l’homicide. « Celui qui verse le sang d’un homme, par l’homme son sang sera versé, car l’homme est fait à l’image de Dieu[165]. » N’attentez pas à la vie de celui qui porte en lui une empreinte divine ; il a été mis sur la terre pour y être une marque de la sagesse du Créateur ; il l’y représente en quelque sorte ; il est presque lui-même un Dieu en regard des êtres placés au-dessous de lui et desquels un abîme le sépare, puisque pour aller de lui à eux, il faut passer tout d’un coup de la matière à la pensée, de l’instinct à la réflexion, de la force aveugle à la liberté. Donc, gardez-vous de toucher à ce chef-d’œuvre pour le faire tomber de son piédestal, pour l’abattre d’une main homicide ; vous toucheriez à la majesté même de Dieu. Dieu n’a-t-il pas placé l’homme sur la même ligne que lui quand, sur le Sinaï, il a proclamé les dix commandements ? « Je suis l’Éternel, votre Dieu », c’est ce qui se trouve d’un côté des Tables de la Loi ; vous ne commettrez point d’homicide », c’est ce qui se trouve de l’autre côté, le cinquième commandement vis-à-vis du premier, afin que l’on sache bien que commettre un homicide c’est attaquer Dieu, c’est presque le renier dans la plus auguste manifestation de sa sagesse créatrice sur la terre.

La seconde expression qu’a revêtue dans le Judaïsine le respect de la dignité humaine, est la défense qui nous y est faite de jeter un regard de mépris sur un de nos semblables, quelque pauvre, quelque misérable qu’il puisse être. « C’est manquer » au devoir que de dédaigner son prochain[166], » « Dieu s’offense » du mépris qu’on déverse sur une humaine créature[167]. » L’égalité de nature n’a-t-elle pas été indistinctement donnée à tous les hommes ? Tous ne sont-ils pas issus du même principe et la même fin ne les attend-elle pas ? Quand le riche et le pauvre se rencontrent, pour parler le langage des Écritures, l’un pourrait-il se prévaloir sur l’autre d’une plus haute noblesse d’extraction ? Un même Dieu ne les a-t-il pas faits tous deux ? Le plus ou le moins de fortune, une position plus ou moins élevée, plus ou moins influente dans le monde, ce n’est pas en cela que gît notre distinction, notre grandeur originelle ; ce n’est pas à des supériorités aussi matérielles, aussi inconstantes, aussi fragiles et aussi périssables que Dieu a pu associer son image qu’il déclare positivement avoir placée dans l’homme. Or, c’est cette image qui commande le respect. Là où le Créateur l’a mise, sont entrées à sa suite la sainteté et l’inviolabilité. Que pourrait donc faire la possession des richesses et celle d’avantages physiques, moraux ou intellectuels même très marqués ? Rendraient-elles l’image de Dieu moins sacrée chez celui qui les aurait en quantités et en qualités moindres ? Que l’on accorde plus d’attention au savant qu’à l’ignorant, l’homme opulent qu’au déshérité de la fortune, soit. La science a bien droit à quelques égards en plus, et la fortune, par l’influence dont elle dispose, ne mérite nullement d’être mise au ban de l’estime publique. Le Judaïsme, cette religion éminemment sociable et qui met tous ses efforts à unir ensemble l’idée et la vie, se fût bien gardée de proscrire ce qui, en réalité, existe dans l’organisation des sociétés. Ce n’est pas lui qui aurait jamais dit en généralisant d’une façon magistrale : « qu’il » est plus aisé qu’un chameau passe par le trou d’une aiguille, qu’il ne l’est qu’un riche entre dans le royaume des cieux[168]. » Il n’a point de ces dédains sublimes plus théoriques que pratiques. La doctrine juive déclare digne d’estime tout ce qu’il a plu, tout ce qu’il plaira à Dieu de laisser surgir dans le monde ; et comme le pâtre s’y trouve à côté du philosophe, comme le pauvre y coudoie le riche, comme les sceptiques et les incrédules y occupent leurs places aussi bien que les croyants, que tous ensemble, par l’âme qui les anime, portent sur eux le cachet de leur origine divine, le Judaïsme ne comprend pas pourquoi on ne respecterait pas dans les uns ce nom d’homme qu’ils possèdent au même titre que les autres. Des degrés dans l’amitié, dans l’attachement, dans l’affection, cela se comprend ; mais le mépris pour les pauvres de science, de foi ou de fortune, comment cela pourrait-il se justifier ? « Ne dédaignez donc aucun homme, concluent les docteurs juifs[169]. Que la bénédiction du plus vulgaire, du plus commun d’entre les mortels ne vous soit pas chose indifférente, ni sa malédiction chose futile à vos yeux[170]. » Écoutez plutôt ! « Un jour Rabba, pour avoir plaisanté indignement une femme, reçut d’elle cette violente apostrophe : « Puissent tous tes vaisseaux s’engloutir ! » Le saint homme, qui craignit l’effet de cette malédiction, se hâta de jeter à la mer quelques bijoux précieux. Mais rien n’y fit ; la malédiction s’accomplit tout entière. Rabba perdit ses navires dans des tempêtes successives[171]. »

Voici enfin une troisième marque du respect que le Judaïsme professe pour la dignité humaine. Ce sont les nombreuses garanties dont il a essayé d’entourer l’exercice de la justice en matière criminelle. Partant du principe de la légitimité de la peine de mort, il arrive cependant bientôt à en restreindre extrêmement l’application, par suite de l’excessive sévérité qu’il prescrit dans l’acceptation des faits articulés contre l’accusé. Nous disons articulés, car, en aucun cas, on n’acceptait des preuves de nature. L’aveu même de l’accusé ne suffisait pas ; il fallait absolument que des témoins se produisissent et vinssent déposer, après avoir vu de leurs propres yeux la perpétration du crime. Encore ne condamnait-on pas le coupable si les témoins avaient oublié de lui représenter la gravité de l’action qu’il allait commettre, s’interposant ainsi généreusement une dernière fois entre lui et la malheureuse victime. Et puis, dans la crainte qu’un sentiment d’inimitié, de haine personnelle, eût pu quelquefois inspirer et dicter de fausses dépositions, on obligeait les témoins à prêter, eux les premiers, la main à l’exécution du condamné. On espérait ainsi, en les forçant à verser un sang peut-être innocent, les faire revenir d’un instant possible de surexcitation passionnée !

Toutes ces précautions, vraiment dignes d’être remarquées, ne disent-elles pas assez le prix que le Judaïsme attache à la vie d’un homme ? Est-il encore besoin. après cela de citer cette parole du Talmud : « Un Sanhédrin qui fait tomber une tête dans l’espace de sept années n’est pas digne de siéger au sanctuaire de la justice ? » Rabbi Eliézer ajoute : « Un Tribunal qui prononce la peine de mort une fois tous les soixante-dix ans mérite le nom de Tribunal meurtrier[172]. »

Si la vie d’un homme est chère au Judaïsme, sa liberté lui est tout aussi précieuse. C’est à peine si on parle de prison dans le Pentateuque. Par contre, il y est dit positivement que, si une accusation est portée contre quelqu’un, les juges doivent commencer par faire les recherches les plus minutieuses[173] ; il y a là l’honneur, la réputation, la liberté d’un citoyen à sauvegarder ; de légers indices ne suffisent pas pour le traduire au tribunal ; il en faut de graves, de sérieux. Ce n’est pas tout. Les juges ne peuvent être choisis ni parmi les vieillards, ni parmi ceux qui ne sont pas pères de famille, dans la crainte que leur cœur soit rebelle aux sentiments de pitié et de commisération. Quand on n’a pas soi-même des enfants, ou qu’avec l’âge on s’est trop endurci aux épreuves de la vie, involontairement on ne juge plus avec la même équité. Par une raison inverse, un juge inexpérimenté et qui est dans toute la fougue de la jeunesse, ne doit pas être admis à soutenir une accusation. Celle-ci à son tour doit être examinée mûrement, longuement, par des hommes réfléchis qui ne prononceront la sentence qu’après une consciencieuse appréciation des débats contradictoires. Enfin, le jugement rendu, s’il se trouve être en faveur de l’accusé, il est acquis pour toujours. Le tribunal ne peut plus en appeler. Une erreur dans la procédure ne saurait être invoquée que pour faire casser une condamnation. Dans ce cas seul on y prête quelque attention, on lui accorde du poids, on en revient pour examiner le tout à nouveau[174].

C’est ainsi que le Judaïsme, sans compromettre le caractère sévère et inviolable de la justice, recommande, quand il s’agit d’en appliquer les inflexibles lois, la circonspection, la douceur et même la générosité et la pitié. La justice ne saurait être paralysée ; il faut que son bras s’étende sur le coupable, que l’expiation suive de près la faute ; mais le magistrat chargé de la distribuer ne doit pas être cruel ; à la rigidité avec laquelle il l’exerce, doit se mêler chez lui un sentiment de constant respect pour la dignité du condamné. Il ne faut pas, dit l’Écriture, qu’il oublie que c’est un frère qui est devant lui, sans cela il pourrait venir à le mépriser[175]. La punition qui frappe, relève au même instant ; c’est comme le feu du creuset qui purifie l’or, ou comme le marteau qui scorifie le fer. C’est pourquoi encore, ajoute la Bible, vous devez respecter jusqu’au corps du supplicié et vous garder d’en faire l’objet d’une exposition ignominieuse : « Quand la société se sera vengée sur le meurtrier, hâtez-vous de le faire enterrer, car le laisser pendre la nuit au gibet, serait une insulte à Dieu et une souillure pour le pays qui vous est échu en héritage[176]. C’est déjà assez qu’il ait fallu effacer, faire disparaître de la terre une image vénérée du Créateur. Qu’on n’ajoute pas à cette triste nécessité, l’horreur d’une dégradation publique.

Par toutes ces diverses recommandations, n’est-il pas aisé de voir, que c’est avec une sorte de terreur que le Judaïsme touche à l’homme, pour lui infliger, soit une peine afflictive, soit une peine purement pécuniaire ? Le sentiment qu’il a du droit de chacun à la pleine jouissance de sa liberté, à la possession paisible des biens qu’il a acquis, à la faculté de disposer de son existence comme il l’entend, lui fait dicter des ménagements sans nombre à l’égard de ceux qui se trouvent sous le poids d’une accusation. Plutôt rester en deçà de la mesure du châtiment que d’aller au-delà, tel est son principe favori, et n’était que la Société peut être attaquée dans ses bases constitutives par d’audacieux scélérats, qui sait si jamais il lui eût accordé le pouvoir de retrancher quelqu’un de son sein ? Du moins tend-il, comme nous croyons l’avoir établi, à rendre les exécutions capitales le moins fréquentes possible.

Qu’y a-t-il d’étonnant après cela que la langue hébraïque ne possède aucun mot qui corresponde à celui de torture ? Comment jamais l’idée d’appliquer la question serait-elle venue à des juges, auxquels il était expressément ordonné de chercher à acquitter, à sauver plutôt qu’à condamner[177] ? L’aveu même de la faute ne servant de rien, qu’est-ce qui aurait pu pousser, dans le Judaïsme, à l’invention de ces sortes de supplices, mille fois plus affreux que la mort, et dont la description nous fait encore frémir malgré la distance qui nous sépare de l’époque où ils furent en usage ? Rien que d’exposer le cadavre étant réputé chose maudite, comment eût-on permis d’écarteler ou de traîner sur la claie de malheureuses victimes dont les membres épars, brisés et broyés, eussent encombré et souillé les lieux publics de leurs restes ensanglantés ?

D’ailleurs, on sait ce qui a contribué à donner à la torture ses plus atroces perfectionnements. La haine religieuse en a toujours été le plus fécond artisan. Or, ce que le Judaïsme réprouve sans contredit avec le plus d’énergie, ce sont les persécutions en matière de foi. L’idée qu’il avait conçue de la dignité humaine le plaçait, sous ce rapport, à un point diamétralement opposé à celui où se trouvent les deux religions qui se sont greffées sur sa tige. Sans doute on lit dans le Pentateuque le fait tristement célèbre d’un homme mis à mort pour avoir violé la loi du sabbath. Mais qu’on ne se trompe pas sur la portée de ce fait absolument isolé, surtout qu’on n’aille pas y chercher un acte de persécution religieuse. Il faudrait, pour le faire, ignorer la constitution même de la société hébraïque. Dans cette société, la loi religieuse et la loi civile se confondaient ; ensemble, ces deux lois formaient la base de l’État. C’était, si l’on veut, une théocratie, pourvu que l’on ne donne pas à ce mot le sens que l’on a coutume d’y ajouter. Tandis qu’en thèse générale, une théocratie suppose la domination de la caste des prêtres parmi lesquels on choisit de préférence les monarques et les rois, ici, chez les Hébreux, il y avait séparation complète entre le pouvoir politique et le pouvoir religieux. Les prêtres étaient relégués dans le temple dont ils avaient à eux seuls l’administration, celle de l’État leur étant complètement fermée ; et, si à un moment de l’histoire nous voyons l’encensoir et le sceptre réunis dans une seule main, dans celle de Simon Machabée, ce n’a été que parce que le peuple l’avait ainsi formellement demandé en signe de reconnaissance pour d’éclatants services rendus à la patrie par les enfants de Mathatias. Mais l’esprit de la loi était tellement opposé à une semblable réunion de pouvoir, qu’un docteur célèbre[178] ne manqua pas de profiter de la première occasion pour revendiquer le retour à la séparation traditionnelle. Cependant, malgré cette séparation, l’élément religieux faisait partie intégrante de ce qui était jugé nécessaire à la constitution et à la prospérité de l’État. Dieu demeurait toujours le chef du peuple juif, son législateur, son roi ; ses commandements devaient être ponctuellement suivis et la violation de l’un d’eux sévèrement punie ; plus même le commandement était essentiel et fondamental, plus le châtiment en devenait rigoureux en cas de désobéissance, et c’est ainsi que la violation du sabbath, du sabbath qui avait pour le développement de la société hébraïque une si haute importance, pouvait et devait être punie de mort. En agissant avec une si extrême rigueur, l’État se considérait comme étant en situation de légitime défense ; ne pouvant se laisser tuer lui-même, il s’arma du glaive contre celui qui avait osé attenter à sa vie. Était-ce là de l’intolérance, de la persécution religieuse ? C’était identiquement ce que font toutes les sociétés qui, après s’être constituées à leur guise par une législation appropriée à l’état intellectuel et moral de la nation, se hâtent d’édicter la peine de mort contre les perturbateurs de l’ordre établi. Elles. ne feraient pas cela, qu’elles se condamneraient elles-mêmes, qu’elles se suicideraient. Être intolérant c’est toute autre chose c’est dénier sa part de salut éternel à quiconque ne se nourrit pas de nos convictions religieuses ; c’est hair et considérer comme ennemi, quiconque ne vient pas se ranger sous la bannière de notre foi ; c’est regarder d’un œil de dédain et ne pas estimer à notre valeur propre, quiconque est séparé de nous par la croyance intime du cœur.

Rien qu’à cette définition de l’intolérance, on pressent déjà que le Judaïsme s’inscrira en faux contre elle. Comment autoriserait-il ou tant de mépris ou tant de dédain, lui qui prise si haut la dignité de l’homme ? Est-ce que la différence de croyance peut donc influer en quelque chose sur le respect que l’on doit à l’image de Dieu partout où on la rencontre sur la terre ? Ah ! si les uns se trouvaient, dès leur naissance, déchus de leur dignité, si, au sortir du sein de leur mère, une main créatrice leur avait enlevé leur noblesse native en les marquant du sceau de la réprobation, nous comprendrions qu’ils ne pussent revendiquer des droits égaux à ceux des non-réprouvés ! Mais ce système de la réprobation est précisément celui que le Judaïsme repousse de toutes ses forces, en niant formellement le péché originel. Si Adam et Ève, par leur désobéissance, ont amené un malheur dans le monde, ç’a été celui de la mort. Avant leur péché, une autre fin que celle qui l’attend aujourd’hui était réservée à l’homme. Eût-il vécu éternellement, ou eût-il seulement vécu plus longtemps ? La Bible est muette à cet égard, et il ne nous est pas permis d’interpréter son silence. Nous le serait-il plutôt de dire qu’à partir de ce moment l’homme est devenu moins noble, moins estimable aux yeux de Dieu, qui n’a plus voulu se mettre en rapport avec lui que par l’intermédiaire d’un rédempteur ? Le Judaïsme ne le pense pas, par la simple raison qu’il ne voit aucun texte qui appuie cette doctrine. Avant comme après le péché, l’homme est resté le fils de Dieu[179] ; la mort en plus, une mort, une mort certaine, inévitable, c’est tout ce qu’il y a de changé pour lui ; mais sa liberté, il la possède comme auparavant ; mais sa raison lui est restée pour puiser la lumière à la source de toute lumière : l’intelligence divine ; mais sa conscience lui est demeurée avec cette heureuse lucidité, laquelle, s’il ne la trouble pas volontairement, lui fait voir, sous leur vrai jour, la vie et la vertu, .le juste et l’injuste. Pas plus qu’auparavant, l’homme ne porte au-dedans dé lui la source du mal. Le mal se trouve dans le monde extérieur, ou, comme dit l’Écriture[180], en dehors de la maison du cœur, devant sa porte. C’est là qu’il dresse ses pièges, qu’il tend ses filets ; c’est de là qu’il lance ses traits perfides ; mais l’homme peut, en toute occasion, déjouer les uns, éviter les autres et échapper aux derniers ; il peut résister ´au mal, le vaincre, le subjuguer, parce que son âme en naissant n’est entachée d’aucune souillure.

Liberté personnelle, indépendance de résolution et de conduite, supériorité évidente sur le reste de la création, perfection naturelle quoique relative des facultés de l’âme, toutes choses que nous avons constatées comme appartenant au premier homme à l’heure de sa venue dans le monde, l’homme après le péché, selon la doctrine du Judaïsme, n’en fut en rien privé. Le rapport immédiat où il se trouvait avec Dieu qui a été sa providence, son juge rémunérateur, son père bienfaisant avant le péché, ce rapport n’a pas été brisé depuis. Il s’est continué de famille en famille, de génération en génération, s’est étendu sur tous les individus avec la propagation de l’espèce humaine, et existe aujourd’hui entre Dieu et ce qui sur la terre porte le nom d’homme. Dès lors, quelle différence y. a-t-il lieu d’établir entre l’habitant des bords du Rhin et celui des rives du Mississipi, entre le montagnard des Carpathes et celui des Apennins, entre un enfant de l’Asie et un enfant de l’Afrique ? Dieu ne se met-il pas partout et de la même manière en communication avec les mortels ? N’est-ce pas à sa raison que leur raison s’illumine ? N’est-ce pas au principe du bien qui se personnifie en lui que leurs vertus rendent hommage ? Que cette vertu ne soit pas d’une égale pureté chez tous, qu’ils ne soient pas tous civilisés au même degré, que les progrès intellectuels varient de l’un à l’autre sur une très large échelle, que la plupart même d’entre eux soient dans une profonde ignorance au sujet des vérités de la foi, en quoi cela peut-il porter atteinte à leur dignité d’homme ? Dieu ne nous a point créés parfaits, mais seulement perfectibles, et avec la liberté qu’on nous a laissée de marcher à la perfection dans la mesure de notre volonté et de nos capacités respectives, il est naturel que nous n’y arrivions pas tous avec la même facilité, ni dans la même plénitude. Ainsi en est-il, dit la doctrine israélite, d’un peuple auquel on a donné d’excellentes lois, mais qui ne moraliseront jamais également tous les individus, ainsi il en est du genre humain en général : « Telle, pour citer sa gracieuse comparaison, telle la pluie printanière se répand sur chaque tige d’herbe d’une prairie où cependant il finit par se trouver tout à la fois des tiges vertes, des jaunes, des noires et des blanches, telle la loi révélée ne se flatte pas d’épurer complètement tous les cœurs, ni d’élever au même niveau toutes les intelligences[181] », et néanmoins, tous les fidèles groupés autour d’une même croyance sont frères et se doivent entre eux un amour, un respect et un attachement mutuels. De même pour l’humanité prise dans son ensemble. Là, la religion est la croyance au Dieu éternel ; le dogme, les principes immuables de la morale ; les lois cérémonielles, le culte de la vertu.

Ces trois points qu’on pourrait aisément appeler des points de rencontre, on dirait que la Sagesse divine se les est ménagés exprès, pour ramener parmi les hommes, l’union et la concorde que la grande variété des religions tentait d’en chasser. Il est de fait que la civilisation en progrès s’est emparée de ces trois points, et les a posés comme fondement de la tolérance universelle qu’elle prêche envers les croyances. Nous ne sommes pas médiocrement heureux de constater que le Judaïsme les a distingués le premier, et, les plaçant au-dessus des convictions religieuses particulières à chaque peuple, en a fait le centre d’où devaient s’échapper et les sentiments de fraternité que les hommes nourriraient les uns pour les autres, et les aspirations légitimes de chacun d’entre eux d’avoir part aux félicités de la vie future : « Les Justes de toutes les nations, auront le » salut éternel[182] », « aime ton prochain comme toi-même[183] » ; voilà à cet égard son double enseignement, et cet enseignement prouve bien que la doctrine juive, si elle revendique pour Israël la jouissance de toutes les félicités du ciel[184], n’a pas entendu les refuser complètement à ceux qui ne s’inclinent pas sous l’autorité du code sinaïque. A qui professe son credo, elle promet avec certitude la couronne de l’immortalité, mais elle ne va pas jusqu’à damner celui qui le répudie. Les membres de la grande famille humaine lui sont comme autant de personnalités distinctes, lesquelles, en raison de la liberté dont elles jouissent, peuvent plus ou moins se rapprocher de la vérité religieuse, mais qui aussi, pourvu qu’elles restent des êtres moraux, aimant et pratiquant la justice sur la terre, n’encourront pas la réprobation divine. Ce sont les différentes tiges d’herbe d’une même prairie qui s’approprient plus ou moins les bienfaits de la pluie printanière. Comme cette pluie ne cesse pas de tomber sur elles régulièrement et de leur offrir, chaque année, le moyen de reverdir sous l’action de sa féconde humidité, ainsi Dieu demeure constamment en communication avec tous les habitants du globe ; aucun n’est réprouvé absolument ; aucun n’est indigne d’être appelé son fils, bien que tous ne lui rendent pas des hommages qui lui soient également agréables. La diversité de leurs croyances dogmatiques ne détache pas sur le fond sacré qui leur est commun, nous voulons dire sur la ressemblance qu’ils ont tous avec le même type. N’ayant pas de souillure native dans l’âme, ils n’ont pas besoin qu’une foi spéciale vienne les purifier avant qu’on leur accorde le droit de s’asseoir au banquet de la vie sociale comme à celui de la vie immortelle. N’étant point tombés, ils n’ont pas besoin d’être relevés au préalable par cette même foi ; n’étant pas livrés au mal, ils n’ont pas besoin d’elle pour être rachetés. Frères par la naissance, ils restent frères durant leur existence entière, l’un absolument semblable à l’autre, possédant tous le pouvoir de se rapprocher de Dieu par l’amour du bien et la pratique de la justice, de gagner le ciel par le mérite de leurs bonnes œuvres et le gagnant toujours avec certitude, s’ils s’attachent à la Loi sinaïque qui est toute justice, toute vertu, toute vérité ; par conséquent, tous prochains et obligés de se respecter, de se soutenir, de se protéger, de s’aimer, de s’aider mutuellement, comme feraient les fils d’un même père, les enfants qui vivent et meurent à l’ombre d’un même toit paternel[185].

Est-ce bien de cette façon que le Christianisme et l’Islamisme ont entendu la dignité humaine et ce qui en est le corollaire : la tolérance universelle ? Il est permis d’en douter rien qu’à considérer la part active que l’une et l’autre religion attribuent, qui à la prédestination, qui au fatalisme, dans la conduite de nos actions. Où réside notre grandeur si nous ne sommes plus les maîtres de nous diriger, de nous conduire comme il nous plaît ? Une fleur ne penche pas plus vite sa tête et se flétrit au contact d’un vent inclément, que ne le fait notre liberté à la plus légère pression qui s’exerce sur elle. D’un autre côté, nous aurions beau jeu contre ces deux doctrines, si nous voulions juger de leurs principes sur la dignité humaine par les nombreux actes de fanatisme et de persécution religieuse que l’histoire a enregistrés durant le temps qu’ils tenaient le sceptre de la domination. Mais outre que l’on ne doit jamais faire peser sur aucune doctrine la responsabilité des excès commis en son nom, il nous répugne encore de toucher de la main à des plaies aussi hideuses et que, de part et d’autre, on a toujours intérêt à laisser se cicatriser. Il est fort prudent de tirer le voile sur des atrocités commises au temps passé ; c’est une garantie contre leur retour, et il n’y a que l’écrivain haineux qui puisse se complaire à la rouvrir d’une plume vindicative.

Combien, au contraire, nous serions heureux de voir le Christianisme et le Mahométisme continuer l’enseignement traditionnel de la Synagogue sur la reconnaissance de la dignité de l’homme et sur le respect qu’elle doit inspirer ? Ce serait une gloire de plus pour le Judaïsme. Mais quelle distance entre leurs vues à cet égard et les siennes ! C’est aux deux pôles opposés que l’on se sent soudainement transporté en les écoutant tour à tour. Ainsi, tandis que la doctrine israélite déclare l’homme,. par son état de nature, noble et grand par toutes les excellentes dispositions dont son âme se trouve douée, il n’est plus, selon la doctrine chrétienne et la doctrine musulmane, qu’un être dégradé, déchu de sa noblesse, et chez lequel la pensée et le désir du mal prédominent sans cesse. Au lieu d’une créature supérieure aux autres et mise par Dieu dans le monde pour servir de trait d’union entre le ciel et la terre, résumant en elle tout ce qui a pu se détacher de l’essence divine pour passer dans un corps, nous n’avons plus qu’un malheureux être livré de bonne heure à l’empire d’un diable ou d’Eblis[186]. Que parlez-vous de liberté, de raison et de conscience, ces traits distinctifs auxquels nous avons reconnu l’homme selon le Pentateuque ? Tout cela est effacé, anéanti ; l’esprit du mal a passé dessus ; cet esprit règne en maitre chez l’homme, et de son souffle délétère, flétrit en nous, dès le jour de notre naissance, toutes nos perfections et en empêche, en arrête l’épanouissement. Partout, le rapport de l’homme avec Dieu est rompu, car le Créateur ne voudrait et ne pourrait pas s’unir à un être dégradé. A quoi d’ailleurs nous servirait cette union, puisque nous sommes incapables de tenter quelque chose de bon, étant descendus de notre rang élevé ? A l’égalité entre les hommes par rapport à leur commune aptitude de concevoir et d’aimer le vrai, le beau et le bien, les deux religions ont substitué une égalité d’incapacité de s’élever jamais aussi haut. Le mot reste le même, mais la chose est changée du tout au tout. Il peut y avoir là une grande ressource d’humilité, mais, à coup sûr, le sentiment de la dignité court risque de s’y perdre.

Cependant l’homme ne peut rester séparé d’avec son Créateur. Le rapport rompu doit être renoué. Jésus de son côté et Mahomet du sien se chargent de le faire. L’un, en mourant pour l’humanité, la rachète par le sacrifice de son sang ; il devient son Rédempteur ; il la sauve des suites terribles du péché originel. L’autre se donne comme l’envoyé de Dieu pour accomplir le même dessein. Il est moins sublime de dévouement, mais il prétend néanmoins être l’unique prophète du Seigneur appelé à détruire l’empire du mal, à chasser Eblis et à lui fermer désormais l’accès des cœurs par une barrière invincible : l’obéissance au nouveau livre, le Coran.

Mais voici la grande question. Tout homme est-il indistinctement sauvé par la venue dans le monde d’un de ces deux libérateurs ou de tous deux à la fois ? Nullement. Une condition est nécessaire pour jouir du bénéfice de la rédemption, c’est de croire à la divinité de la mission dont ils se sont dit être chargés. Celui-là seul qui a de la foi en eux, peut être seul par eux relevé de sa chute. Que résulte-t-il de là ? Que tous les membres du genre humain ne se valent plus entre eux. Moi qui ne crois pas en Jésus, je suis et je reste, comme dit Bossuet, « maudit dans mon principe ; ma naissance est gâtée et infectée dans sa source ; l’image de Dieu est effacée en moi ; c’est à peine si le nom d’homme me demeure ». Vous qui ne croyez pas en Mahomet, vous êtes à jamais « condamné à subir la domination du mal ; toutes vos intentions les meilleures sont des suggestions du malin esprit, duquel un vrai croyant ne saurait jamais assez se méfier ; toutes vos convictions ne sont plus que des opinions, car la vérité ne peut entrer dans votre intelligence ; le vice est votre élément naturel, vous ne savez respecter ni les liens du sang, ni la foi jurée ; partout et toujours vous serez farouche et criminel[187]. »

O sainte fraternité, que vas-tu devenir ? Où iras-tu établir ton asile inviolable ? En présence de cette prodigieuse diversité d’opinions et de croyances, qui est le résultat si naturel des dispositions variées de nos cœurs et de nos esprits, pourquoi veut-on poser l’uniformité des convictions religieuses comme condition à ton règne parmi les hommes ? Trouveras-tu, je ne dis pas une nation, mais une famille seulement où tu pourras implanter un rameau d’olivier ? Vois où en sont arrivés ceux qui ont voulu faire tout dépendre de la profession d’un article de foi ! Jésus, cet homme au caractère si doux et si indulgent, n’a-t-il pas été poussé, comme malgré lui, à déclarer la guerre à ceux qui ne croyaient pas en sa divinité ? N’a-t-il pas dit de sa propre bouche que le credo sur lequel il allait fonder son édifice, deviendrait un brandon de désordre pour les maisons et les familles jusqu’alors les plus unies ? « Ceux qui ne sont pas pour moi sont contre » moi… Ne pensez pas que je sois venu apporter la paix » sur la terre ; je suis venu apporter non la paix, mais l’épée, car je suis venu mettre la division entre le fils et le père, entre la fille et la mère, entre la belle-fille et la belle-mère. Et on aura pour ennemis ses propres domestiques[188]. »

Ces paroles si dures, combien il a dû en coûter au fils de Marie de les prononcer. Mais telle est l’inflexibilité de la logique, qu’elle arrache souvent des accents dont on est soi-même épouvanté. C’est pour être parti du faux principe consistant à faire de la foi en sa divinité la pierre de touche de la valeur des hommes, que Jésus ou ses successeurs sont arrivés à une aussi triste conséquence.

On ne s’attend pas à ce que Mahomet, qui est parti du même principe déplorable, ait marchandé davantage l’expression de la conséquence qui en découle si rigoureusement. Avee un cœur moins humain et des sentiments moins empreints de clémence, le fondateur de l’Islamisme a dû passer tout de suite à l’offensive, à l’attaque contre les infidèles qui lui apparaissaient tous comme des êtres indignes. Se résigner à voir sur la terre, pour les y laisser vivre tranquillement, des hommes qui se refusent obstinément à effacer une prétendue tache originelle par l’acceptation d’une croyance spéciale ; se borner à prédire la scission qui se ferait entre ces hommes et ceux qui s’attacheraient à la nouvelle foi, cela pouvait être le fait d’une âme aussi généreuse que l’a été celle de Jésus ; mais à Mahomet la résignation passive ne pouvait convenir ; il lui fallait l’action, la persécution, l’extermination. Aussi, voyez avec quelle fureur il y excite, il y pousse ! « Lorsque vous rencontrez des infidèles, » eh bien ! tuez-les au point d’en faire un grand carnage ; en » tout cas, enchaînez-les bien, combattez-les jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de tentation[189]. » Jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de tentation ! c’est bien là la grande erreur qui consiste à placer la source du mal dans l’homme et non dans le monde extérieur, à ne voir partout, depuis le péché d’Adam, que des âmes corrompues, et à déclarer pour telles toutes celles qui ne veulent pas acheter leur régénération, leur purification, au prix d’une foi nouvellement importée.

Et s’il en est ainsi de ces âmes durant leur existence terrestre, si elles sont vraiment dans un état d’abjection, si elles ne méritent que dédain, mépris, persécution, que sera-ce donc lorsqu’elles se présenteront, lorsqu’elles paraîtront devant Dieu au jour du jugement ? Pourront-elles espérer de s’asseoir à l’ombre du Très-Haut, et de se délecter de la contemplation du Père Éternel ? Naïve question ! A qui l’on a commencé par dénier la conception même de l’idée de vertu et de justice, comment lui promettrait-on ensuite une récompense ? Dès que la foi seule peut nous remettre en possession des magnifiques aptitudes dont nous fumes primitivement doués pour aimer, rechercher et pratiquer le bien, l’absence de cette foi est un signe non équivoque de notre damnation. Il n’est nullement nécessaire de presser sur ce point le Christianisme et le Mahométisme pour avoir leur conclusion. Cette parole de Jean : « Quiconque croit au Fils possède la vie éternelle, mais quiconque ne croit pas au Fils ne verra pas la vie, la colère de Dieu demeure sur lui[190] » ; cette autre parole plus connue et non moins significative : «Hors de l’Église point de salut », ne sont-elles pas de la plus écrasante évidence ? La doctrine mahométane ne dit-elle pas avec une tout aussi accablante clarté : « Pour les infidèles, ils seront les aliments du feu. Autant d’or que la terre en peut contenir, ne saurait les racheter du châtiment cruel. Ils n’auront point de défenseur[191]. »

Que le Judaïsme est plus admirable quand il assure sa part de salut à tout homme vertueux, qu’il soit chrétien, musulman ou même païen[192] ! Nous n’aurions pas osé dire qu’il est plus généreux, dans la crainte d’ôter à la tolérance qu’il proclame son vrai caractère, qui est précisément d’être, non pas une concession mais un principe, non pas une faveur mais un devoir. Lorsque l’on a reconnu à l’homme la liberté personnelle, lorsqu’on lui a accordé, avec toute l’indépendance qu’elle comporte, la faculté de se diriger à son gré, de donner ou de refuser son adhésion à telle ou telle idée, à tel ou tel dogme, parce que la philosophie et la religion sont des champs où chacun peut se mouvoir à son aise sans craindre d’empiéter sur le terrain d’autrui, il ne peut plus s’agir ensuite de venir marchander au dissident l’estime particulière, la considération publique et même la protection des lois. Avec le droit de disposer de son cœur et de sa pensée intime comme il l’entend, le croyant nous échappe complétement ; il s’élève à une sphère où il demeure seul avec Dieu, véritable et unique juge de sa conscience, et d’où la société ne peut le faire descendre pour le contraindre à la confession, à l’acceptation d’une foi sociale, en pesant sur lui par la menace de ne pas l’admettre sans cela à la jouissance des bénéfices de la loi civile. Quand nous traiterons en détail des diverses sortes de devoirs, nous montrerons combien le Judaïsme est resté fidèle à ce principe général, en étendant une égide également protectrice sur tous les habitants de la Palestine, sur les nationaux comme sur les étrangers, sur l’Hébreu comme sur le non-Israélite. La parfaite unité d’origine que le Judaïsme assigne aux hommes, l’égale dignité dont il les met si facilement en possession, ne pouvait guère lui permettre de voir en eux autre chose que les membres d’une seule et même famille, dont Dieu est et demeurera à jamais le père ; par suite, de réclamer pour eux une même justice sur cette terre et des espérances identiques dans l’autre monde, espérances et justice dont il appartient à eux seuls de régler la mesure, ici comme ailleurs, par le mérite ou le démérite de leurs actions respectives.


CHAPITRE VI

DESTINÉE HUMAINE. — DOGME DU MESSIE


En interrogeant au précédent chapitre la doctrine chrétienne pour savoir sa pensée sur la dignité humaine, nous l’avons trouvée en défaut, tant à cause du dogme de la prédestination qu’elle enseigne, que par suite de l’obligation où elle met chaque individu de croire à la divinité de Jésus, s’il veut être relevé d’un prétendu état de dégradation morale. Cependant nous l’avons reconnu, et nous ne cesserons de le dire : d’admirables accents de bonté, d’indulgence et de générosité envers le semblable, sont sortis de la bouche de Jésus et de celle des apôtres, et ont été portés, par les derniers surtout, à des populations parmi lesquelles le Judaïsme de cette époque possédait peu ou point d’adeptes. Nous applaudissons à ces accents avec d’autant plus de chaleur que la religion juive qui les a inspirés, n’a eu qu’à gagner à être ainsi montrée aux nations les plus lointaines sous ce côté humanitaire. Mais nous ne pouvons, en définitive, qu’y voir une inconséquence. Quoi ! des hommes que vous déclarez demeurer sous la domination du diable parce qu’ils ne croient pas au Rédempteur, des hommes qui, par l’absence de cette foi qu’ils ne sont pas les maîtres de se donner[193], sont réprouvés ici-bas et seront damnés dans l’autre monde, vous les déclarez en même temps vos frères, vos prochains ! Cela est charitable, mais cela n’est pas logique. Et pouvoir être d’accord avec ses principes, n’est déjà pas chose si insignifiante. Car craignez que, dans un siècle ou dans un autre, il ne s’élève un théologien au cœur sec, à l’esprit rigoureux, qui, poussant votre mauvais principe jusqu’à son extrême limite, ira faire brûler Michel Servet en place publique ou dresser le tribunal de l’Inquisition en face de vos saints autels.

Eh bien, cette même inconséquence avec laquelle le Christianisme met l’égalité entre des hommes parfaitement inégaux au point de vue de son dogme, cette inconséquence nous la retrouvons chez lui à propos du problème de la destinée humaine. Sans se soucier le moins du monde de savoir si, placé sous le regard d’une Providence qui le fait devenir ce qu’elle veut qu’il soit, l’homme peut ou non marcher librement à sa fin, le Christianisme affirme que nous avons tous une destinée à accomplir. Sans aucun doute, notre existence a un but final, et nous dirons tout à l’heure quel il est. Mais avant de déterminer ce but, de marquer cette destinée, d’en indiquer la nature, il n’est pas indifférent de savoir si nous sommes ou non poussés en avant par une volonté qui n’est pas la nôtre, si nous sommes des personnes, en réalité maîtres de nous-mêmes ou esclaves d’une puissance supérieure, ouvriers libres et intelligents ou instruments aveugles et passifs, en un mot, si nous sommes rivés fatalement à une chaîne le long de laquelle nous nous traînons depuis le commencement jusqu’au terme de notre vie, ou bien si nous sommes en possession d’une franche et complète indépendance. Car, que me sert-il d’apprendre quelle est ma destinée, si je suis persuadé d’avance qu’il ne tient pas à moi d’en avancer ou d’en retarder l’accomplissement ? Dès que toute initiative m’est ôtée pour me diriger dans ma marche, il m’importe fort peu de savoir où je vais, ni où je dois aller. Je m’abandonne négligemment à l’œil qui voit pour moi, à l’intelligence qui réfléchit à la place de la mienne, à la volonté qui agit au-dessus de ma tête et à la main qui me guide, sans me soucier, sans m’inquiéter vers quelle direction, ni sur quelle route je dois porter mes pas. Ne me sentant pas de responsabilité, j’aime déjà ne pas dépenser d’efforts ; j’en dépenserais, d’ailleurs, que ce serait en pure perte. N’ayant rien à acquérir par moi-même, je ne tente rien ; je me laisse flotter à tous les vents. De me perfectionner, de me développer, cela ne peut même pas me venir à l’idée. J’accepte la vie telle quelle. J’en use comme elle s’offre à moi. La position qui m’a été faite une fois je m’y tiens. Élevé au despotisme, je demeurerai despote. Né dans la fange, j’y croupirai le restant de mes jours. C’est là, me dirai-je, ma destinée. Il paraît que c’est de cette manière que je dois servir les desseins que le Créateur a eus sur moi. La résignation sera ma plus belle, mon unique vertu ; l’énergie et l’activité mes moindres soucis.

Cette apathie se trouve si naturellement au bout de la conviction que Dieu mène tout dans le monde, peuples et individus, qu’il s’est rencontré une religion qui l’a élevée au rang d’un article de foi. N’est-ce pas de la bouche de Mahomet qu’est sortie cette énervante prière : « Fais, ô notre Seigneur, que nous soyons résignés à ta volonté ! que notre postérité soit un peuple résigné à ta volonté[194]. » N’est-ce pas encore lui qui a ajouté ces paroles significatives : « Quiconque désire un autre culte » que la résignation à la volonté de Dieu (Islam), ce culte ne » sera point reçu de Dieu[195] ? » Et on sait ce que résignation veut ici dire ; elle se traduit fidèlement par impossibilité de sortir de la sphère où vous êtes placé, ou d’échapper au sort qui est fixé sur votre tête. « Faut-il aller à la guerre ? Courez-y sans crainte de la mort, car quand même vous seriez resté dans vos maisons, ceux dont le trépas était écrit là-haut seraient venus succomber à ce même endroit[196]. » « Vous trouvez-vous au combat ? Lancez hardiment la flèche ; ce n’est pas vous qui faites partir le trait, c’est Dieu ; ce n’est pas vous qui tuez l’ennemi, c’est Dieu[197]. « Êtes-vous dans l’erreur ? vous y demeurerez toujours, car Dieu ne dirige plus celui qu’il a une fois égaré[198]. »

Dieu partout, l’homme nulle part, voilà ce qu’est la résignation dans le Coran. A quoi bon alors donner des ailes à votre pensée pour vous procurer de nouvelles vérités ? A quoi bon vous fatiguer à la recherche d’inventions utiles ? Ce qui doit arriver arrivera, un peu plus ou un peu moins de science de votre part ne peut ni en hâter ni en arrêter la réalisation. L’immobilité est ce qui vous convient le mieux. Tout viendra en son temps sans que vous preniez la peine d’y concourir.

Mieux avisé que le Mahométisme, le Christianisme a su s’arrêter sur cette pente qui, de toute espèce de fatalisme, mène droit à la prostration morale, à l’inertie de l’esprit. Son dogme de la prédestination lui créait à cet égard les mêmes écueils que ceux sur lesquels l’Islamisme s’est échoué. Entre dire que l’homme va fatalement à sa fin, et dire qu’il est prédestiné à y aller par telle voie et non par telle autre, quelle différence y a-t-il ? Pour la doctrine chrétienne, il s’ajoutait même un écueil de plus : c’est la rupture qu’elle déclare exister entre l’homme et Dieu depuis le péché originel. Mahomet glisse là-dessus presque sans s’y arrêter, tandis que l’Église insiste sur cette rupture avec une obstination telle qu’on voit bien qu’elle en fait la pierre angulaire de son édifice religieux. Exclure de toute communication avec le Créateur celui qui n’a pas consenti à se réconcilier avec lui par l’intermédiaire de Jésus, c’est évidemment ce qui ressort de l’enseignement des docteurs chrétiens les plus autorisés ; presque tous ne brodent que sur ce canevas, du moins est-ce là le fond de toutes les prédications de l’apôtre Paul qui substitue si volontiers la foi à la Loi.

Or, que signifie, que peut signifier le mot destinée pour celui qui n’a plus aucun rapport avec Dieu ? Ce n’est apparemment pas de notre corps que l’on veut parler, quand on nous invite à marcher à notre fin. Notre corps a en lui-même son but final qui n’est pas différent de celui de tous les autres corps organiques. On s’adresse donc à notre âme. Mais là, nous rencontrons aussitôt l’intelligence, le sentiment et la volonté, facultés qui n’ont pas leurs correspondantes sur la terre. Au ciel seul, ou, pour parler plus philosophiquement, au-dessus des régions matérielles de l’Univers, se trouve un Être qui en possède de semblables, plus parfaites encore que les nôtres, puisque les nôtres n’en sont qu’une image, et qu’elles ne deviennent vraiment grandes et belles que lorsqu’elles cherchent à s’en rapprocher chaque jour davantage. Mais comment tenteraient-elles ce noble effort si réellement un abîme existait entre Dieu et nous par la rupture due au péché originel ? Le Christianisme, après avoir creusé cet abîme, a beau venir ensuite le combler en restituant Dieu à notre âme par le moyen de la rédemption. Il n’y réussira qu’à moitié. Ce ne sera jamais d’une destinée humaine qu’il pourra être question. Ce sera tout au plus d’une destinée chrétienne, de laquelle seront nécessairement exclues toutes les âmes qui n’auront pas foi en Jésus et en sa mission rédemptrice.

Ainsi, de quelque côté que nous nous tournions, soit que nous envisagions le Christianisme dans ce qu’il enseigne de la prédestination appliquée au genre humain tout entier, soit que nous le considérions seulement au point de vue de son opinion sur ceux qui demeurent en dehors de l’Église, nous ne voyons plus la destinée humaine être autre chose pour lui qu’une abstraction. Ici, elle disparaît sous un fatalisme vainement mitigé, là, elle trouve la mort dans son germe, par suite de l’impossibilité où sont les facultés de notre âme de communiquer avec Dieu. Le chrétien, lui, que Jésus a remis en rapport avec la divinité, voit d’avance son rôle tracé dans les événements où il est appelé à devenir acteur ; quant à l’infidèle, il n’a qu’à se résoudre à laisser s’éteindre une à une toutes ses aspirations vers l’infini ; tout motif de développement manque à son âme séparée, par son prétendu état de chute, du principe qui seul est capable de l’éclairer, de l’inspirer, de lui donner la nourriture dont elle a besoin pour se perfectionner de jour en jour.

Et malgré cela, la doctrine chrétienne affirme hautement et de la manière la plus positive, que l’homme a une destinée à remplir. Elle ne laisse pas échapper une occasion d’attirer nos regards sur un parfait modèle qu’elle propose à notre imitation et dont elle place le siège dans un monde où nous ne pouvons arriver que par les puissances immatérielles qui sont en nous. Certes, elle est à nos yeux dans une erreur coupable, elle commet un sacrilège quand elle se prend à personnifie ce modèle et à lui donner pour sujet un homme divinisé. Pour nous, Israélites, ce modèle ne peut se rencontrer qu’en Dieu seul. Mais, son erreur à part, elle invite, comme nous, le genre humain à se perfectionner, à donner cours à ses aspirations vers l’infini, à creuser le champ de la science pour lui faire produire les précieux fruits qu’il recèle dans son sein, à s’approprier toutes les richesses de l’art si capables d’ennoblir le sentiment, à moissonner constamment dans le domaine de la vérité, parce que ce domaine est une terre sacrée, la partie la plus digne de notre âme. Seulement, quand on l’écoute parler de la sorte, on ne peut se refuser de crier à l’inconséquence. On se demande instinctivement où l’homme courbé sous la loi de la prédestination, prendra et la liberté d’action et l’initiative de résolution, et l’énergie de caractère nécessaires pour entreprendre de s’élever et pour se maintenir dans une sphère aussi haute. On se demande encore où sera la sanction morale, où sera la responsabilité, où sera le châtiment pour celui qui préférera la satisfaction des sens à la recherche de la vérité, et qui prétendra se justifier par sa foi à la prédestination ? Heureusement que chaque chrétien n’examine pas d’aussi près les conséquences possibles du système dont il s’est constitué l’adepte et le champion, et voilà ce qui a permis au Christianisme de rester, pendant des siècles, la religion d’une suite de générations qui se sont fait du progrès une règle invariable, sans s’inquiéter de savoir si l’immobilité ne leur aurait pas plutôt convenu, comme étant plus en accord avec leurs croyances religieuses.

Au fond, nous ne faisons donc pas au Christianisme un crime de son inconséquence. Nous sommes au contraire très heureux de l’avoir vu s’y jeter. Une des plus belles faces du Judaïsme a été ainsi mise en lumière par lui, car c’est sans contredit à la religion-mère qu’il a emprunté cette idée du développement indéfini, dont il fait une loi à l’espèce humaine. Rien de ce genre n’existait chez les païens dont il entreprit d’opérer la conversion ; chez eux tout était inertie, apathie, résignation énervante. On ne peut que féliciter la doctrine chrétienne d’avoir su rompre à temps avec les funestes suites du fatalisme des anciens peuples, lorsqu’elle en est venue à dire son mot sur la destinée humaine. Nous sommes les premiers à lui en tenir compte, et à la féliciter cordialement de l’effort qu’elle a fait pour se rejeter brusquement dans le Judaïsme, quand elle a vu que son dogme de la prédestination allait l’amener à glorifier la vie inactive et grossièrement sensuelle des nations orientales. Tout ce que nous avons voulu constater, c’est que, rigoureusement parlant, il serait permis de dénier au Christianisme le droit de parler de destinée humaine. Cette réserve faite, nous lui rendons grâce de s’être joint de bonne heure à la doctrine israélite pour dire à l’homme, qu’il a autre chose à faire que de s’occuper toujours de la satisfaction de ses besoins matériels, et que son premier mouvement, lorsqu’il arrive à se posséder dans les belles facultés de son âme, doit être de se rapprocher de Dieu, et de persister durant sa vie entière dans ce noble désir, tout en ne négligeant pas de remplir ses devoirs envers la société dont, du reste, il amènera infailliblement la sanctification par la sienne propre. Mais est-ce bien là, en effet, ce que prêche le Judaïsme ? C’est ce que nous avons maintenant à élucider pour prouver que la destinée humaine possède en lui un juste appréciateur.

Il serait par trop étrange que la religion juive que nous avons trouvée jusqu’à présent dans l’exacte vérité à l’endroit de chaque question que nous lui avons posée. sur Dieu et sur l’homme, vînt tout à coup se tromper sur la plus importante de toutes, celle qui regarde notre destinée ici-bas. Car, faut-il faire de longues réflexions pour reconnaitre que notre fin dernière n’est pas de satisfaire aux exigences du corps, et d’être en tout temps les fidèles serviteurs de ses besoins matériels ? S’il en était autrement, il faudrait avouer que nous sommes fort singulièrement constitués ; notre existence ne serait plus alors qu’une perpétuelle contradiction. Il est certain que l’homme, dans l’exercice des facultés de son âme, se sent souvent transporté en dehors de ce monde. Là, par exemple, où son intelligence se plaît le mieux, c’est dans la contemplation de l’Infini ; elle s’y trouve comme dans son élément le plus naturel ; l’Infini semble être le vrai soleil de son épanouissement ; en s’approchant de lui, elle se dilate plus qu’elle ne fait ailleurs et, sans nul doute, elle consentirait volontiers à demeurer toujours avec lui dans cette sphère où tout ce qu’il y a de matériel se dérobe entièrement à ses regards. Il en est de même du sentiment. L’homme s’arrache volontiers à tous les plaisirs faciles qu’on lui offre et il méprise et repousse bien des jouissances mondaines, quand il s’agit de leur préférer Dieu et de donner au Créateur une preuve spéciale d’amour et d’attachement. Ici encore on peut être assuré qu’il n’ira jamais demander à la terre aucun élément de bonheur, si son cœur est plein de la connaissance de Dieu. Enfin, il est de fait que notre volonté ne se trouve jamais plus libre, que lorsqu’elle se laisse entraîner vers cet Être suprême dans lequel sont réunies toutes les perfections imaginables.

Or, comment tout cela arriverait-il, si réellement notre destinée se bornait à n’avoir d’autre soin que de veiller à l’entretien et à la conservation de notre corps, et de faire de l’âme l’humble servante de ses grossiers appétits ? Est-ce que jamais dans l’animal semblables aspirations s’élèvent ? L’animal est-il jamais travaillé par aucun de ces besoins de connaître, de saisir et d’aimer ce qui se trouve en dehors et au-dessus de ce monde ? D’un autre côté, l’animal est tranquille, satisfait, après avoir contenté ses appétits sensuels, et il rencontre partout ce qu’il faut pour les apaiser. L’homme, au contraire, plus il acquiert, plus il veut acquérir. La satisfaction de ses appétits n’est pas ce qui lui suffit. Il s’élance sans cesse sur les ailes de la pensée, et là même rien ne le contente. A peine a-t-il saisi une lueur de la vérité, qu’il en veut saisir une autre encore ; sa raison devient plus curieuse, plus avide à mesure qu’elle se développe ; la connaissance appelle la connaissance, la science appelle la science, la méditation appelle la méditation. Que l’on donne à notre esprit la clé de tous les secrets de la nature, il croira encore ne rien posséder ; il élèvera tout de suite son vol vers les cieux pour pénétrer d’autres mystères, pour poursuivre d’autres découvertes. Poussés ainsi, sans trêve ni repos, par une sorte de puissance impérieuse qui se trouve au dedans de nous, vers la recherche d’objets qui ne se rencontrent nulle part sur la terre, quel dérisoire spectacle n’offririons-nous pas avec nos incessants soupirs vers l’Infini, si ces soupirs ne provenaient que de continuelles déviations de notre véritable destinée ? Existerait-il une créature plus singulière que l’homme ? De perpétuelles aspirations suivies de perpétuels mécomptes, des facultés toujours disposées à s’élancer vers d’immenses horizons et toujours condamnées à embrasser le néant, l’obligation imposée à notre âme de vivre pour le corps et le désir dont elle brûle sans cesse de s’en détacher par tous les efforts du sentiment, de l’imagination et de la pensée ; le supplice de Tantale ajouté au supplice de Sisyphe, voilà quel serait son sort ! Un mauvais génie, un génie malfaisant, aurait donc présidé à la formation de l’homme, et continuerait à se jouer indignement de lui ! Lui qui, en raison de l’excellence de sa nature et de la sublimité de son origine, devrait pouvoir cueillir des fleurs dans tous les coins de ce vaste univers, il se sentirait toujours porté à conspirer contre son propre bonheur, contre l’accomplissement de sa destinée, en s’occupant de questions dont la solution ne peut en rien contribuer à la conservation de la vie, ni à l’augmentation du bien-être matériel !

Il est donc bien évident que notre âme se sent une mission plus élevée que celle d’user toutes les puissances de ses facultés à la recherche de ce bonheur passager et éphémère, dont la terre voit tout ensemble le commencement et la fin. Si le corps ne lui suffit pas, s’il est pour elle une habitation trop étroite, c’est que son but dernier n’est pas de s’y enfermer, comme dans une prison, pour tourner sans cesse autour des mêmes occupations se rapportant toutes à des besoins purement terrestres. Sans se mettre en guerre ouverte contre lui, elle ne s’en laissera cependant pas dominer ; il ne sera pour elle ni un ami, ni un seigneur ; ce sera un compagnon, un aide ; elle donnera satisfaction à ses appétits légitimes, mais elle n’oubliera jamais que son rôle n’est pas de s’en faire l’esclave, et que c’est à un principe qui lui est bien supérieur qu’elle a pour devoir d’obéir, en essayant de s’en approcher par tous les moyens en son pouvoir, soit en s’instruisant, soit en s’ornant de belles qualités morales. Recueillir sur la terre ce qu’il faut pour entretenir notre vie animale, afin que, soutenue par la force du corps, notre âme puisse s’élever dans son monde à elle où lui apparait la suprême vérité ; nous rapprocher par degrés de cette vérité, nous attacher à elle, l’aimer par-dessus toutes choses, en un mot, faire de la connaissance de Dieu et de l’imitation des saintes vertus qui se personnifient en lui, le constant objet de nos aspirations, telle est notre destinée.

A ces traits, quoique rapidement et superficiellement esquissés, sous lesquels nous venons de présenter la destinée humaine, qui ne s’est déjà aperçu qu’il eût été impossible au Judaïsme de se tromper sur ce qui la concerne ? Ses idées sur la dignité de l’homme ainsi que sa ferme conviction que Dieu est en rapport immédiat avec chacun de nous, ne pouvaient que l’amener tout droit à inviter l’âme à se rattacher à sa source, et à se rendre chaque jour plus digne de s’unir à son Créateur. Que ce soit là en effet la pensée dominante du Judaïsme, qu’on rencontre cette pensée au fond de tous ses enseignements, c’est ce dont il est facile de se convaincre. La trace en est répandue dans tous les écrits que la doctrine israélite a produits dans le cours de son établissement à travers les siècles, et il serait même permis d’ajouter qu’elle n’a été si prodigue de prescriptions et de pratiques religieuses, que parce qu’elle a eu toujours en vue de mettre l’homme sur la voie de sa destinée, de l’y retenir et de l’y faire persévérer.

Ici les textes abondent sous notre plume et nous n’avons que l’embarras du choix. Lorsque Moïse s’adressant au peuple assemblé « Écoute Israël, l’Éternel est notre Dieu, l’Éternel est un. Tu l’aimeras de tout ton cœur, de toute ton âme et de tous tes moyens ; tu porteras tes enfants à la connaissance de ce Dieu, tu les en pénétreras profondément ; tu leur parleras de ce Dieu toujours ; tu méditeras aussi ses commandements avec eux ; ce sera là ton entretien soit dans ta maison, soit en chemin, en te couchant et en te levant ; fais de la connaissance de ce Dieu l’ornement de ta raison ; puises-y les principes qui doivent diriger tes actions comme tes intentions ; que ta maison enfin soit le sanctuaire de la vertu et de la piété ; qu’on n’y brûle aucun encens impie, que tout y respire la sainteté[199] ». Ne trouve-t-on pas dans ces recommandations du grand législateur la preuve qu’il ne croyait à l’homme d’autre destinée que celle de se rapprocher de Dieu, et de devenir saint comme lui en l’imitant dans ce qu’il a de parfait ? Aimer Dieu, s’attacher à lui, le prendre toujours pour guide et pour modèle ; être juste et bon parce qu’il est juste et bon ; fidèle, véridique, clément et miséricordieux, parce que toutes ces qualités sont les siennes, voilà des points sur lesquels Moïse ne cesse de revenir. Il y voit la clef du bonheur, le secret de la vie, le but clairement marqué de notre existence[200]. « L’homme ne vit pas seulement de pain, dit-il ailleurs, mais encore de tout ce qui sort de la bouche l’Éternel[201]. »

C’est en s’instruisant, en se perfectionnant, en étudiant le devoir, en se pénétrant d’amour pour la justice que l’homme entre à pleines voiles dans le chemin de sa destinée. C’est en travaillant sans relâche à l’élévation de son niveau moral qu’il marche sûrement à sa fin. La vie est à ce prix, nous entendons avec le Pentateuque[202], même la vie dans ce monde-ci, c’est-à-dire, le sentiment de se savoir compté pour quelque chose dans les événements qui se passent sous nos yeux et de se posséder dans sa personnalité propre. Car, quel serait encore le rôle de celui qui, contrairement à la fin qui lui est assignée, laisserait dépérir en lui ses belles facultés en les employant uniquement à satisfaire les désirs du corps. Ce n’est point par le raffinement apporté à la satisfaction de ces désirs que l’Humanité progresse et se civilise. La civilisation s’enferme tout entière dans le domaine moral, et si nous la voyons appeler à son aide la science et l’industrie autant et plus quelquefois que la philosophie, c’est moins pour mettre à profit leurs résultats pratiques, que pour faire, à la suite de leurs importantes découvertes, un pas en avant dans l’ordre moral auquel elles confinent étroitement par un côté. Observer la marche des astres, arracher à la nature quelques-uns de ses secrets sur la formation des corps composés, et utiliser ensuite la science acquise pour augmenter le bien-être matériel des sociétés humaines, ravir au ciel la foudre pour la mettre au service des communications terrestres, c’est bien, si vous voulez, ş’occuper d’améliorations et de perfectionnements qui correspondent aux aspirations les moins nobles de l’âme. Mais en même temps quel nouvel et plus large horizon se déroule devant l’autre partie de l’âme, devant la partie intellectuelle, à la faveur de toutes les découvertes ! Dieu ne devient-il pas, pour ainsi dire, plus présent et plus compréhensible à celui qui, sortant de la spéculation pure, se met à transporter dans une machine industrielle, pour y faire l’essai d’application, un des rouages qu’il a étudiés dans la mécanique céleste ? A quelle distance de Dieu se trouve placé même cet obscur mécanicien qui forge des engrenages et commande, en pressant un ressort, à un gigantesque métier, de marcher pour donner un produit nouvellement inventé ? En est-il si éloigné qu’il ne puisse, par une pensée immédiate, se reporter vers le grand Architecte de l’Univers qui a agencé le monde d’une si admirable façon ? Non, il n’y a pas jusqu’à l’humble artiste dessinant des fleurs ou nuançant les couleurs qui n’opère son rapprochement avec Dieu. Un goût épuré vaut certainement quelque chose, et c’est, sans contredit, s’approprier une des faces de la vérité éternelle que de se complaire dans la copie du beau en maniant habilement soit le crayon, soit le ciseau, soit le pinceau. Donc, le peintre aussi bien que le sculpteur, le mécanicien pas moins que l’astronome, et tous ensemble au même titre que les philosophes, se trouvent dans la voie tracée à la destinée humaine ; ils développent tous de nobles dispositions qui se trouvent en eux. Un seul s’en écarte : c’est l’homme qui n’a jamais d’autre souci, d’autre soin que de contenter ses passions. En les laissant tourner, s’agiter avec tumulte au-dedans de lui, en les excitant encore au lieu de les réprimer, il condamne son sentiment à se dépraver, sa raison à s’obscurcir, à s’affaisser sur elle-même. Toute son âme meurt bientôt de sa mort à elle, qui est de ne plus pouvoir désormais remonter par la pensée vers Dieu, dans le sein duquel elle aurait si besoin de lire constamment les principes de la justice et du devoir, afin de s’inspirer d’amour pour la vertu.

Or, c’est précisément cet homme dissolu de mœurs et d’idées que le Pentateuque réprouve avec le plus d’énergie ; c’est contre lui qu’il a prononcé toutes ces malédictions dont la lecture est si effrayante[203]. Israël n’est tant menacé par lui de la colère céleste s’il transgresse les lois qu’il lui prescrit, que parce qu’en les transgressant il ne manquera pas de s’abandonner aux vices les plus abjects et au plus dégradant abrutissement. Le Pentateuque a prévu cela. Il a prévu que si Israël méprise, dédaigne ou seulement arrive à faire peu de cas des choses de l’esprit, il est tout près de se livrer à la folle ivresse de jouissances sensuelles. C’est pourquoi il a fait d’une part toutes ces sombres menaces de malédictions qui ne se sont, hélas ! que trop tôt réalisées (elles s’adressaient à la portion la moins éclairée du peuple), et de l’autre, ces appels réitérés à la reconnaissance envers Dieu, ainsi que ces prières qui semblent être celles d’un tendre père à son fils, de ne jamais oublier le Seigneur, de lui demeurer soumis et de faire de sa parole révélée l’objet des plus sérieuses méditations ; ces appels et ces prières s’adressaient aux nobles cœurs en Israël : « Sachez aujourd’hui et réfléchissez-y bien, que l’Éternel est Dieu ; il n’y en pas d’autre sur la terre ni au Ciel ; à lui doivent se rapporter toutes vos aspirations comme à leur principe le plus naturel, le plus vrai et le plus légitime ; que vous demande-t-il ? Un sentiment d’amour, une crainte respectueuse, une fidélité et une obéissance solides et durables. Il est votre gloire et votre Dieu[204] ». Tout ce que vous entreprenez, entreprenez-le sous son invocation, car il règne partout, il domine tout et il peut tout. Tout porte l’empreinte de sa sagesse. Soit que, astronome, vous saisissiez le compas pour mesurer les cieux ; soit que, géologue, vous enfonciez la sonde dans le sein de la terre pour en connaître les gisements différents ; soit enfin que naturaliste, vous analysiez les plantes ou disséquiez les animaux ; si, ici, votre intelligence est frappée de la contexture savante dont tout est formé ; là de la prodigieuse variété d’éléments dont tout est composé ; ailleurs de l’étonnante régularité avec laquelle tout marche et fonctionne, n’oubliez pas qu’une cause suprême a présidé à l’enfantement de toutes ces merveilles. Reportez de votre raison à votre sentiment moral quelque chose de l’admiration qui vous pénètre ; devenez meilleurs en même temps que vous devenez plus instruits ; puisez dans votre science une nouvelle ardeur à plier votre volonté à celle de Dieu, et suivez ses commandements. C’est là votre devoir, parce que c’est là votre destinée, la fin pour laquelle vous avez été créés ; « votre sagesse et votre félicité tout ensemble en dépendent[205] ».

Sortons maintenant du Pentateuque pour jeter un coup d’œil dans les livres des prophètes. Nous verrons également ces derniers diriger leurs efforts vers un même point : rapprocher les hommes de Dieu. C’est là le but constant de toutes leurs exhortations. Ils n’ont pas su découvrir une plus noble fin pour l’homme, ou plutôt, c’est celle-là même que Dieu leur avait enjoint d’annoncer. Tous nos désirs, toutes nos aspirations s’arrêtent effectivement à ce seuil. Le poète, dans les élans les plus sublimes de son imagination, le philosophe dans le développement le plus vaste de sa raison, le croyant dans les espérances les plus brillantes de sa foi, ne veulent pas arriver plus haut ni rester non plus en deçà. Contempler Dieu dans ce qu’il a de parfait et se rapprocher de lui par le culte et la pratique de la vertu, c’est le suprême rêve de la poésie, comme de la religion et de la philosophie. Il n’y a pas jusqu’au sceptique qui, après s’être épuisé en vaines déclamations sur le hasard comme auteur aveugle de tout, ne vienne retremper son âme cruellement lacérée par le doute, à la source vive et toujours proche de ce Dieu qu’il a tant méconnu et même blasphémé dans son égarement passé. N’est-ce pas ce que nous apprend un écrivain biblique singulièrement hardi d’esprit, quand il nous a montré la doctrine du doute aboutir en dernière analyse à cette pensée moralisatrice : « La fin de l’homme est de craindre Dieu » et d’observer tous ses commandements[206] ».

A leur tour, les Docteurs de la Synagogue, s’éclairant des lumières jetées par la Bible sur la grave question de la destinée humaine, continuent à recommander le développement de la raison et du sentiment comme l’unique moyen d’amener l’homme à Dieu. Un des plus distingués d’entre eux exprime de la manière suivante son opinion à cet égard : « Il est évident que l’amour dont il nous est prescrit de nous pénétrer pour Dieu se mesure exactement au degré de connaissance que nous sommes arrivés à posséder de sa nature et de ses attributs. Pour parvenir à aimer notre Créateur, il faut que les plus excellentes facultés de notre âme s’occupent sans relâche de lui, fassent des recherches continuelles dans les sciences métaphysiques et essayent d’y avancer le plus possible[207] ». Déjà, avant Maïmonide, les Docteurs de la Mischnah avaient enseigné que « L’homme est né pour étudier la Loi » comprenant sous ce nom générique tout ce qui peut contribuer à élever son niveau moral et intellectuel. « C’est là sa tâche, continuent-ils, et il n’est pas libre de s’y soustraire[208] ».

Le Talmud n’est pas un partisan moins décidé de la culture de l’intelligence. « Celui, dit-il, qui cultive la science a autant de mérite que s’il aide à la reconstruction du Temple de Jérusalem[209] ». S’instruire et se perfectionner, instruire et perfectionner les autres, aimer et faire aimer la vérité, adorer Dieu et amener les autres à son adoration, c’est à quoi se résume ce que les Rabbins pensent de la destinée humaine. Aussi, rien ne les préoccupe-t-il davantage que l’instruction de la jeunesse ; ils y attachent un très grand prix. A leurs yeux, un père qui néglige de faire instruire son enfant est inexcusable ; il le détourne de sa destinée en le condamnant à l’ignorance et, par suite, le plus souvent l’esclavage des passions[210]. Et ils professaient même pour la science une si sincère admiration, un respect si grand et si profond qu’un savant non israélite leur était aussi cher qu’un pontife élevé par la naissance au trône sacré sans posséder l’instruction nécessaire à son rang. Voici textuellement ce qu’ils racontent : « Un certain grand-prêtre sortait du Temple de Jérusalem ; une foule immense se pressait sur ses pas, quand vinrent à passer par hasard deux païens convertis au Judaïsme et célèbres par leur savoir, Schemaïa et Abdalion. Aussitôt le peuple les suivit en délaissant le Pontife. Chez ce dernier se présentèrent, quelques jours après, les deux savants pour prendre congé de lui. Il ne put dissimuler son jaloux mécontentement et leur dit : Allez en paix, fils de païens ! Que les fils de païens, répliquent les deux docteurs, que les fils de païens qui marchent sur les traces d’Aron, trouvent la paix ; mais que les fils d’Aron qui souillent la mémoire de leurs ancêtres puissent ne jamais la rencontrer ![211] ».

Cependant si, jusqu’à présent, nous n’avons fait que parler de l’homme à un point de vue purement individuel, ce n’est pas qu’il soit entré dans notre pensée de séparer sa destinée de celle de l’Humanité en général. A vrai dire ces deux destinées sont identiques et se confondent, de même que se confondent l’homme et l’Humanité ne formant qu’un ensemble et étant l’un à l’autre ce que la partie est au tout et ce que le tout est à la partie. Et d’abord, que serait l’homme qui marcherait à sa fin, privé de tout rapport avec ses semblables, lesquels iraient à la leur, chacun séparément de son côté ? Pourrait-il même, ainsi isolé, atteindre jamais à sa fin ? Ne serait-il pas obligé de dépenser toutes ses forces, et, bien entendu, les forces de son âme, pour entretenir et soutenir exclusivement son existence matérielle ? Non, c’est un fait qui n’a pas besoin d’être longuement démontré : notre faiblesse d’une part, et de l’autre le sentiment que nous avons de notre destinée, nous portent naturellement à nous unir à nos semblables, à profiter des avantages qu’ils possèdent sur nous, comme à les laisser profiter de ceux que nous avons sur eux, à les appeler à notre aide dans les périls qui nous menacent, comme à partager les leurs, et à concourir à leur bien-être comme nous attendons d’eux qu’ils contribuent au nôtre. Sur tous les points du globe ce même fait se reproduit. Partout l’isolement pèse à l’homme ; il se trouve malheureux quand il n’est pas réuni à ses semblables ; il sent qu’il a besoin de son prochain et que mutuellement ils ont à se servir, à s’entr’aider pour rendre l’accomplissement de leur destinée facile, possible même. De sorte que l’on pourrait définir la société humaine : la mise en commun par tous les hommes de leurs facultés physiques et morales, pour pouvoir, en s’appuyant l’un de l’autre et en se servant l’un l’autre, arriver à atteindre avec plus de sûreté le but assigné par Dieu à l’existence terrestre. Cela ne veut pourtant pas dire que la société repose sur un contrat synallagmatique qu’il appartiendrait aux hommes de déchirer par un mutuel retrait de ce qu’ils ont ainsi mis en commun. La société n’est pas si fragile que cela ; elle est d’institution divine ; elle répond aux vues éternelles de la Providence, et toutes les trahisons et toutes les violences et toutes les révoltes réunies ne prévaudront jamais contre elle. Dieu a voulu que l’homme naquit sociable et, en même temps, il l’a mis dans la nécessité absolue de se foudre avec la société ; il a tout disposé de façon que si nous nous séparons d’elle, nous passions inaperçus dans ce monde sans qu’on fasse attention à nous, mais aussi sans que nous soyons un danger pour elle ; et qu’au contraire, si nous vivons et agissons dans le sein de la société, nous devenions quelque chose, parce qu’alors nous devenons utiles, parce que nous remplissons un rôle, parce que nous aidons à former la chaine.

Et tel serait l’individu éloigné de la société, tel serait un peuple s’isolant du reste de l’Humanité. Tous les peuples, tant ceux qui traversent le même siècle que ceux qui se succèdent dans le temps, sont liés entre eux par d’étroits rapports ; ils constituent ce que l’on appelle le genre humain et ont, par conséquent, la même destinée à accomplir. Comment en serait-il autrement ? L’Humanité n’étant que la somme des êtres libres et raisonnables, la fin assignée à ceux-ci pris en particulier doit être la sienne en général. Aussi, la Bible n’a-t-elle pas deux expressions pour désigner l’homme et l’Humanité : le mot Adam a cette double signification. Et c’est ainsi qu’au point de vue du Judaïsme, le genre humain ne peut et ne doit être considéré que comme un seul individu, cherchant, à travers les âges, à élargir de plus en plus le cercle de ses connaissances, à élever sa raison au plus haut point de perfection possible, à s’assurer un bel et riant avenir, en appelant à son aide les lumières et les ressources de la science et de l’industrie. Chaque nation, comme portion du genre humain, a le devoir de combattre vaillamment sur le champ de bataille de la pensée, de lutter contre l’ignorance en répandant l’instruction à pleines mains, de conjurer la misère en encourageant le travail, de soulager la pauvreté, de faire disparaître le vice en distinguant et en récompensant partout la vertu.

Il ne s’est peut-être jamais formulé sur la terre une doctrine qui, autant que la doctrine Israélite, se soit préoccupée de la destinée générale de l’Humanité. A coup sûr, elle a sur cet important sujet les vues les plus claires et les notions les plus justes. Comme nous l’avons établi, ce n’est pas seulement le développement de l’intelligence que le Judaïsme prêche, c’est encore celui du sentiment, à l’effet d’unir la morale la plus pure à la philosophie la plus vraie. Et en cherchant à élever haut le sentiment, en s’efforçant de le diriger vers Dieu, il s’est néanmoins gardé de l’exalter au point de le faire tomber dans cette sorte d’amour de Dieu qui confine au mysticisme, qui est quelquefois le mysticisme même. Ce sera son éternel honneur d’avoir eu assez de sens pratique, pour s’arrêter au bord d’un précipice où sont venues se jeter, l’une derrière l’autre, toutes les doctrines religieuses qui ont essayé, avant et après lui, de mener les hommes vers Dieu. Toutes ont invariablement abouti à faire du renoncement, du détachement de ce monde, le moyen suprême de s’attacher au Créateur, de se rapprocher de lui, de s’unir à lui par les liens de l’amour. Recommander cela, c’était évidemment enrayer la marche l’Humanité qui, en définitive, est appelée à vivre constamment dans l’espace et le temps, et n’a pas d’autre immortalité à attendre que celle qu’elle sait se donner par des institutions sagement policées.

Seul le Judaïsme a entrevu que si l’homme et l’Humanité ont la même destinée, ils n’ont pas la même destination : Se perpétuer sur la terre est le fait de celle-ci, tandis que le premier, l’homme, ira un jour continuer ailleurs sa vie d’ici-bas ; mais, aussi longtemps qu’il se trouve dans ce monde, il ne peut pas, en raison de sa qualité de membre de l’Humanité, se refuser à travailler à cette prospérité sociale qui sera l’héritage des générations appelées à l’y succéder ; il doit apporter sa pierre à l’édifice de la civilisation, sous le toit duquel viendront s’abriter tour à tour ceux qui naitront après lui, dans tous les siècles futurs. Cet édifice, nous venons de montrer de quelle manière il se construit, recevant pour base la recherche du bien-être moral et matériel de l’homme, s’étayant dans le cours de son élévation de tout ce que la pensée pourra découvrir de nouveau et d’utile dans le domaine de l’art, de la philosophie, de la science et de l’industrie, et, en dernier lieu, se couronnant de la vérité entière et pure du Dieu qui en formera comme le dôme majestueux. La terre pour point d’appui, Dieu pour terme final des aspirations et, entre les deux, pour arriver de l’une à l’autre, une existence exemple d’erreur, de vice, de péché, pleine de satisfactions et d’espérances, telle est, pour nous résumer, la destinée de l’homme et celle de l’Humanité.

Nous avons dit que le Judaïsme a le premier aperçu les grandes lignes de cette double destinée qui n’en forme qu’une au fond. Son dogme du Messie est là pour l’attester. Qu’est, en effet, ce Messie, sinon la personnification de la destinée humaine, telle que nous venons de la caractériser ? Entendons-nous sur le mot personnification. Ce n’est pas symbole que nous voulons dire, autrement nous finirions par prendre le Messie pour un simple mythe, et cela serait contraire à la croyance juive. Suivant la doctrine israélite, le Messie est bien une personne qui viendra au temps marqué, alors que Dieu aura jugé l’Humanité assez avancée dans la voie de sa destinée pour être digne de recevoir l’oint du Seigneur. Destinée et Messie, cela marche de pair, les deux sont dans la plus étroite connexité, et le Messie ne viendra que quand la destinée humaine aura fait vers son accomplissement le plus grand pas. L’oint du Seigneur, le Fils de David, aura pour mission de mener cet accomplissement jusqu’au bout, toutefois à la condition qu’il le trouve déjà en bonne voie. Cette manière d’envisager le Messie et sa mission explique de suite pourquoi Israël s’est tant obstiné jusqu’à présent et s’obstine encore aujourd’hui à affirmer que le Messie n’est pas venu. Il n’est pas venu, parce que l’erreur subjuge encore trop souvent la vérité, parce que le progrès n’a pas dissipé tous les préjugés de l’ignorance, parce que les sciences morales et naturelles n’ont pas atteint un degré assez élevé de perfection, parce qu’enfin l’idolâtrie même n’a pas totalement disparu. Israël prétend qu’il reste encore à faire au genre humain un certain nombre de pas pour toucher à cette époque désirée où, selon la parole du prophète[212] qui s’est le plus occupé de l’avènement du Messie, une paix inaltérable aura enveloppé toute la terre ; où la maison du Seigneur sera rétablie sur la montagne de Sion vers laquelle afflueront les nations, disant : Venez, entrons tous dans le temple de l’Éternel ; étudions la Loi de Dieu et suivons-en les préceptes ; que Dieu soit notre juge suprême, notre médiateur et qu’il dispose les peuples à changer leurs lances en serpettes, leurs épées en socs de charrue[213]. Que sont toutes ces brillantes espérances, sinon celles que Dieu lui-même a fondées en l’accomplissement graduel de la destinée de l’homme qui est aussi celle de l’humanité ?

Mais continuons : quand Israël attend-il son Messie ? Alors que la connaissance de Dieu sera répandue sur toute la terrc ; que des croyances identiques et toutes vraies et pures auront fait des nations du globe une famille de frères ; qu’un même désir sera entré dans tous les cœurs, le désir de travailler au bien-être du genre humain ; alors enfin, que chacun se sentira porté à faire le sacrifice de ses mauvaises inclinations, soit par respect pour sa propre dignité, soit par amour pour la vertu, soit par crainte d’offenser la sainteté du souverain Créateur[214]. Qu’est l’espoir de voir arriver un jour semblable ? Une nouvelle preuve que le Judaïsme ne sépare pas son Messie de l’accomplissement de la destinée du genre humain tout entier. Aussi, et quoi que l’on en ait dit, la pensée du Messie n’a-t-elle jamais eu pour le peuple Juif aucune nuance de domination personnelle et nationale. C’est à peine même s’il aspire au retour en Palestine. Dans les prières journalières il y a des paragraphes qui, naturellement, se rapportent à la venue du Messie. Que trouvons-nous dans ces prières synagogales ? Nous allons traduire littéralement pour mettre le lecteur à même de juger de nos aspirations messianiques : « O Dieu, puisses-tu résider dans Jérusalem ta ville comme tu l’as dit, et que le trône de David y soit promptement rétabli, qu’il te plaise donc de rebâtir Sion d’une construction perpétuelle et cela bientôt, de nos jours ! »

« Que le rejeton de David, ton serviteur, pousse rapidement et que sa gloire s’élève par ton secours, car c’est en ton secours que nous espérons constamment.

» Agrée, Éternel notre Dieu, les supplications de ton peuple d’Israël, et exauce ses prières pour le rétablissement des cultes dans le parvis de ton temple ! Que ses sacrifices alors soient reçus avec bienveillance et amour de la part, et que toujours tu sois favorable à ses manifestations de piété pratique. Puissent nos yeux voir ton retour à Sion par l’effet de ta miséricorde. Sois loué, Éternel, qui rétablira le séjour de la gloire à Sion[215]. »

C’est donc essentiellement le culte de Dieu qui sera installé à Jérusalem, lors de la venue du Messie. Nous demandons moins notre restauration, à cette époque désirée, que l’affluence de tous les peuples qui viendront alors adorer le seigneur dans son Temple. Que les prêtres et les lévites y retrouvent leurs fonctions de jadis et que même Israël rentre dans sa demeure en Palestine comme autrefois ; ce serait certes le suprême accomplissement de tous nos vœux[216]. Mais d’abord, nous prions pour le rétablissement du culte de Dieu, pour le salut des nations que le Messie dominera spirituellement, afin de faire désormais régner entres elles l’union et la paix.

Avec le Messie aussi, la liberté fleurira dans le monde entier, selon cette parole bien connue du Talmud : « Il n’y aura d’autre différence entre l’époque présente et celle où régnera le Messie, que le triomphe et l’établissement universel de la liberté[217]. »

En ce jour enfin, est-il dit : « La connaissance de Dieu remplira la terre comme font les eaux du lit de la mer[218]. » « Tous les hommes, depuis le plus petit jusqu’au plus grand, connaîtront et aimeront l’Éternel[219]. » Ce n’est donc toujours pas au profit d’Israël seul que se fera cette expansion de la vérité sur Dieu. Tous les peuples en jouiront et en profiteront pour marcher dans le chemin du devoir, de la justice, de l’honneur et du bon droit. La seule chose dont Israël pourra jouir alors plus particulièrement, ce sera de savoir que ses vieilles espérances pour lesquelles il fut tant attaqué, tant violenté et tant persécuté, se sont réalisées, et cela pour le bonheur commun. Alors enfin on aura pour lui un respect et une vénération que sa vieillesse, selon l’expression de Montesquieu, devrait depuis longtemps lui avoir attirés. Ce sera la réalisation de cette dernière prophétie : « Dix hommes s’attacheront au manteau d’un Juif en disant : Nous allons avec vous, car nous savons que Dieu vous guide et vous protège[220]. »

Mais il faut le savoir aussi : la venue du Messie n’altérera en rien la nature des choses, pas plus que celle des personnes. Sans doute, l’homme aura à l’époque messianique plus d’empire sur son cœur ; il étouffera plus aisément ses mauvaises tendances ; menant une vie sobre et laborieuse, il sera délivré de bien des misères, de bien des infirmités, de bien des maladies qui sont les suites inévitables de ses excès actuels. Éclairé sur les vraies conditions du bonheur, content du sort qui lui écherra, partageant son existence entre le culte de la vertu et la pratique de la piété, ne regardant plus son prochain d’un œil envieux et jaloux, il vivra en paix avec lui-même et avec les autres, et il ne se sentira plus jamais consumé du feu dévorant des mauvaises passions. Mais qu’il ne se sente plus jamais agité par elles, qu’il n’ait plus à lutter contre leurs séductions, comme d’autre part, qu’il n’ait plus à redouter du tout l’influence destructive du temps, et que les maladies et la mort se tiennent pour jamais éloignées de lui, c’est ce que l’homme ne pourra pas espérer. L’enseignement juif est là-dessus formel et catégorique : « Qu’il ne nous vienne pas à l’esprit, dit Maïmonide, d’affirmer qu’au temps du Messie les lois de la nature soient tout d’un coup modifiées. L’Univers continuera à suivre le mouvement que le Créateur lui a imprimé dès le principe. Ce qui, dans les livres des prophètes, semble témoigner du contraire, doit être pris au figuré[221] ». Sur la terre, l’homme ne saurait recevoir l’immortalité en partage. Les biens et les richesses se trouveront toujours, dans ce monde, inégalement réparties… Mais, laissons Maimonide achever l’exposé de ses idées sur l’époque messianique, idées qui font autorité dans la Synagogue, parce qu’elles sont le résumé et comme la quintessence de celles du Talmud sur le même sujet : « Ce qui sera encore assuré alors, c’est la liberté d’Israël, lequel ne sera plus arrêté dans l’accomplissement de ses devoirs, par d’injustes et cruelles persécutions. Tous les peuples s’uniront à la maison de Jacob pour adorer le Dieu éternel. Des trésors de sciences et de connaissances rempliront la terre. Une paix inaltérable y règnera. La race du Messie se succédera, de descendants en descendants, sur le trône de Jérusalem. Celui que Dieu nous aura envoyé pour nous délivrer, ne sera pas plus immortel que nous… Et ce dont nous jouirons alors, ce ne sera ni de ces grandeurs éphémères ni de ces amusements frivoles que rêvent quelques folles têtes. Le triomphe, mais le triomphe complet de la charité et de la justice, voilà le spectacle duquel nous aimerons à nous délecter. A l’époque messianique, nous aurons la satisfaction suprême d’assister à l’universelle régénération de l’Humanité, et qui sera surtout une régénération toute spirituelle donnant à la vérité plus d’empire à la vertu, plus de force et de prestige et, par suite, à tous deux, plus d’adorateurs[222] ».

En résumé donc, nous croyons avec la Bible, avec le Talmud, avec tous les penseurs juifs, que le Messie amènera sur la terre une ère de paix qui sera générale et durable ; que le genre humain, par le degré de perfection intellectuelle et morale qu’il aura atteint, marchera d’un pas sûr vers la félicité déjà accessible en ce bas monde, au moyen de la connaissance de la vérité et le contentement de la conscience ; que pour avoir la constante jouissance de cette félicité, l’homme aura, même après la venue du Messie, toujours des obstacles à surmonter, des faiblesses à corriger, des passions à réprimer, car les conditions de l’existence terrestre ne seront pas différentes de ce qu’elles sont aujourd’hui ; la mort non plus n’aura pas disparu, puisque le Messie lui-même mourra comme tous les humains ; mais les vices et les passions seront plus facilement réprimés et évités par suite de l’empire qu’aura pris universellement la vertu ; cette dernière aura déjà, à l’apparition du Messie, remporté sa grande victoire sur le mal dans le combat de Gog et de Magog, présenté par les prophètes comme une figure, et d’où le Messie sera sorti vainqueur ; c’est-à-dire enfin, que le Messie sera lui-même la vertu triomphante, et, par son exemple, il aura appris à l’Humanité à dompter le vide pour se frayer plus sûrement un chemin vers l’Immortalité céleste ; ce chemin, nous pourrons encore le prendre ou le délaisser ; toute liberté nous sera toujours accordée pour cela ; pas plus qu’actuellement Dieu ne nous forcera à être vertueux et heureux ; seulement, d’une manière plus facile qu’aujourd’hui, nous nous trouverons sur une pente naturelle vers le bien, nous nous tiendrons plus aisément éloignés du mal, parce que, pénétrés comme nous le serons de la connaissance de Dieu, nous saurons apprécier la sainteté du devoir, et que nous aspirerons davantage, par la connaissance que nous aurons de la vérité, à nous rapprocher de Celui qui en est la source, à gagner son amour, à mériter sa protection, en nous unissant à lui par les liens les plus étroits de l’attachement du cœur basé sur le savoir de la raison.

Voilà ce que nous croyons et, en le croyant d’une foi sincère et profonde, nous sommes avec le Judaïsme et avec les vues les plus élevées d’une saine philosophie dans la voie de la destinée de l’homme, ainsi que de celle de l’Humanité tout entière. Heureuse religion que la religion israélite qui a su ainsi, au début des siècles et presque au berceau du monde, embrasser d’un coup d’œil d’aigle toute la suite des péripéties à travers lesquelles le genre humain serait appelé à marcher à ses fins, et qui a su incarner dans un peuple l’idée de la perfectibilité, de façon qu’elle survécût jusqu’à son accomplissement final, à toutes les soi-disantes manifestations du Messie !

Oui, Israël a eu la gloire d’avoir, d’une part, ouvert les espérances de l’homme vers l’avenir et son âge d’or futur, pendant que les païens n’ont su se tourner que vers le passé avec son âge d’or à jamais évanoui, et, d’autre part, d’avoir toujours su tenir bon contre tous les prétendus Messies qui ont tenté de faire disparaître ces belles espérances sans en avoir au préalable amené la réalisation. Car, en définitive, lequel des deux Messies qui se sont fait passer pour tels, aurait-il pu accepter ? La disparition des guerres, l’avènement d’une paix universelle, la pratique entière de la Loi, le règne général de la vertu, de la justice et de la vérité, tout cela, c’est l’ère messianique, et rien de tout cela ne s’est accompli à la venue de Jésus, non plus qu’à celle de Mahomet. Et c’est pourquoi le Judaïsme continue avec raison à demeurer dans l’attente de son Messie avec lequel il n’a jamais voulu confondre ni Jésus ni Mahomet, bien que le premier ait affirmé être venu consommer la Loi et la parfaire, et que le second ait prétendu n’être rien moins que le dernier des prophètes, leur sceau à tous.

Mais cette obstination à ne pas leur attribuer la qualification de Messie, a-t-elle empêché le Judaïsme de reconnaître qu’ils ont aidé tous deux au perfectionnement du genre humain[223] ? Pas le moins du monde, et son affirmation, à cet égard, est catégorique « Nous devons considérer le prétendu Messie (Jésus), aussi bien que l’autre (Mahomet) qui lui a succédé, comme ayant tous deux été destinés à aplanir la voie au vrai et futur Messie[224]. » Done, Jésus et Mahomet n’ont fait qu’aplanir la voie, la préparer, en ôter les pierres d’achoppement. Mais tout n’est pas fait. Il reste encore beaucoup à réaliser, à accomplir. C’est pourquoi IsraËl conseille toujours à l’humanité d’avoir les yeux fixés sur l’avenir qui seul contient en lui l’âge d’or, de continuer sa marche ascensionnelle vers le progrès et les améliorations de toutes sortes. Là est toute la destinée du genre humain. C’est là sa fin suprême et dernière, et c’est aussi vers ce chemin et sur ce chemin seul que se rencontreront pour Israël toutes les conditions nécessaires à la venue de son Messie.


CHAPITRE VII

L’IMMORTALITÉ DE L’AME


S’il est un point de doctrine sur lequel le Christianisme et le Mahométisme se soient exprimés d’une manière claire et nette, c’est sur l’immortalité de l’âme. En cette vérité, ils se rencontrent tous deux sans la moindre divergence ; elle est le fondement même sur lequel ils reposent l’un et l’autre, bien différents en cela du Judaïsme qui, comme système religieux, a complétement négligé cette base, et n’a fait de l’immortalité de l’âme que le couronnement de l’œuvre moralisatrice qu’il s’est proposé de réaliser et qu’il a effectivement et si heureusement réalisée. Cette différence entre les trois religions est assez importante pour que nous nous y arrêtions tout d’abord. Nous montrerons ensuite que la croyance à l’immortalité de l’âme, bien qu’elle n’ait pas été placée par Moïse à la base du Judaïsme, a cependant été professée par lui, et a toujours existé, vivace et profonde, au sein du peuple hébreu.

Qu’est-ce que le principe de l’immortalité de l’âme, principe que l’on nous permettra immédiatement de supposer avoir été admis par les Hébreux, en attendant que nous en fournissions la preuve ? Dans quel dessein l’invoque-t-on ? Dans quel but le propose-t-on à la foi des hommes ? Évidemment dans le but d’établir au fond de leurs cœurs la croyance à la vie future et d’équilibrer par là en eux le sentiment du juste et de l’injuste, que l’inégale, et, en apparence, l’inique répartition des félicités terrestres, tend sans cesse à froisser et à fausser. Lisez les Évangiles et le Coran ! A chaque pas vous trouvez la croyance à la vie future invoquée et prêchée comme complément et comme correctif de la vie de ce monde, dans ce qu’elle peut avoir d’incomplet ou d’outré par rapport à la rémunération respective les bonnes et des mauvaises actions. « Vous serez bienheureux, vous qui êtes malheureux maintenant[225] ; « ne comprenez-vous pas que la vie de ce monde n’est qu’un jeu et un passe-temps, tandis que la vie future vaut mieux pour ceux qui craignent ?[226] » Voilà de quelle façon Jésus et Mahomet ont cherché à relever et à fortifier le courage abattu, le zèle refroidi, le sentiment religieux éteint ou assoupi, l’amour du devoir attiédi chez les hommes dont ils ont voulu faire leurs disciples : « Que craignez-vous encore, leur disaient-ils ! D’être persécutés sur la terre ! Mais la récompense est grande dans le ciel pour ceux qui ont été persécutés. Plus vous aurez pleuré ici-bas, plus il vous sera pardonné là-haut. Ne vous inquiétez, ne vous tourmentez de rien de ce qui vous arrive : ni la pauvreté qui vous accable, ni la bassesse de la condition qui vous est faite sous la domination de maîtres cruels. Esclaves ! vous serez libres dans les cieux. Pauvres qui versez des larmes ! vous serez un jour dans la joie. Cherchez, cherchez le royaume de Dieu, car voici ce qui vous est proposé : celui qui veut cultiver le champ de la vie future, nous le lui agrandirons ; celui qui veut cultiver le champ de ce monde, il l’obtiendra également, mais il n’aura aucune part dans l’autre[227]. »

Il se comprend que Jésus et Mahomet aient ainsi fait de la croyance à la vie future la pierre angulaire, l’un de son Église, l’autre de sa Mosquée. A quoi aspiraient-ils tous deux ? A ramener vers des idées qui leur étaient propres, la totalité du genre humain. Ils s’étaient pénétrés de certains enseignements dont ils voulaient assurer le triomphe dans l’avenir, et à la défense, et à la propagation desquels ils voulaient appeler leurs disciples et cette phalange d’hommes nouvellement convertis à la doctrine qu’ils prêchaient. Mais comme, ni Jésus, ni Mahomet, n’étaient doués de l’esprit prophétique et que, n’ayant pas reçu de Dieu la mission de doter l’Humanité d’une loi nouvelle, il ne leur avait pas été donné de prévoir le sort réservé à celle qu’ils préconisaient, ils durent nécessairement prémunir les fidèles qui s’étaient récemment attachés à eux contre toutes espèces de malheurs dont ils pourraient avoir à souffrir dans le cours de leur apostolat.

C’était donc vers la pire des situations, qui pouvait être faite aux néophytes, que les fondateurs du Christianisme et de l’Islamisme devaient avoir principalement leur attention fixée. La pauvreté, la misère, l’abandon, la désaffection surtout contre les apôtres au sein de leurs propres familles ; le mépris, la haine que leur voueraient leurs anciens frères en religion ; la persécution, le martyre dont les accableraient les chefs politiques des divers pays où ils porteraient leurs pas, tout cela était fort à craindre, à redouter. A tant de fléaux possibles, il fallait par avance une compensation ; à tant d’aversités presque inévitables une récompense dut être proposée, et où Jésus et Mahomet eussent-ils pu la chercher et la placer, sinon, dans les félicités de la vie future ? Dans l’impossibilité où ils se trouvaient d’annoncer quelque chose de positif sur le succès prochain de la nouvelle prédication, il fallait bien qu’ils se rabattissent sur les obstacles probables qu’elle rencontrait et que, contre ces obstacles, ils armassent de bonne heure le courage des prosélytes par la perspective des joies et des délices qui les attendaient au séjour des Immortels. N’est-ce pas en vérité dans cet ordre d’idées qu’ont été prononcées ces mémorables paroles : « Vous serez bienheureux lorsque les hommes vous haïront, qu’ils vous retrancheront de leurs Synagogues, qu’ils vous diront des outrages et rejetteront votre nom comme mauvais à cause du Fils de l’homme. Réjouissez-vous en ce temps-là et tressaillez de joie, car voilà que votre récompense sera grande » dans le ciel[228]. »

Quelle était différente la situation dans laquelle se trouvait Moïse en sa qualité d’interprète de Dieu vis-à-vis du peuple hébreu ! Recevant pour les transmettre à Israël les volontés du Seigneur qui lui parlait, comme dit l’Écriture, de bouche à bouche, qu’avait-il besoin de chercher ailleurs que dans la déclaration de ces volontés mêmes une base à l’empire du devoir, ainsi qu’à celui du sentiment religieux ? « Voici ce que demande l’Éternel de vous, voici ce qu’il vous ordonne, parce que, si vous ne l’écoutez pas, tel châtiment vous sera infligé, comme, au contraire, vous recevrez telle récompense pour prix de votre obéissance ». N’était-ce pas là le ton sur lequel il avait à s’adresser aux enfants de Jacob ? Ne pouvait-il pas les menacer de tel ou tel fléau ou leur promettre telle et telle félicité, puisque de ses lèvres ne découlait jamais que l’expression des desseins de Dieu, et que les paroles même dont il se servait lui étaient inspirées d’en haut ? Ou plutôt, se serait-il hasardé à parler sur un ton aussi affirmatif et aussi net et décisif des bénédictions et des malédictions énumérées par lui[229] s’il n’avait pas été sûr d’être en cela le fidèle interprète de la pensée divine ? Il y a quelque chose de bien autrement éloquent, d’entendre Moïse faire le tableau des félicités et des malheurs même terrestres réservés aux Hébreux suivant leur obéissance ou leur non-obéissance à la loi, que d’écouter Jésus et Mahomet discourir sur le sort probable qui écherra dans l’autre monde. Quel feu, quelle vivacité, quelle précision chez le fils d’Amram ! tandis que dans les paroles des autres qui étaient moins assurés des résultats certains, il règne quelque chose de vague, d’indéfini, ainsi que cela arrive toujours pour ce que l’on ne peut catégoriquement affirmer.

Moïse done, par cela seul qu’il avait reçu du Ciel le secret de l’avenir, n’avait nul besoin, pour donner une sanction à sa doctrine, de placer à sa base la croyance à l’immortalité de l’âme comme dogme fondamental de la foi en la vie future. Cette sanction, il la trouvait dans les assurances formelles de bonheur et de malheur positivement prédites par Dieu, et annoncées par lui sur le ton le plus affirmatif. Ajoutons que le grand législateur a dû être heureux de n’avoir pas eu besoin de s’appuyer sur cette croyance qui avait donné lieu en Égypte aux plus graves abus et aux superstitions les plus grossières. N’avait-il pas vu dans ce pays le peuple aller jusqu’à sacrifier aux mânes des morts, et leur rendre un culte presque divin ? Les Égyptiens étaient tous bien persuadés que l’âme ne mourait pas avec le corps. Cette croyance à la vie de l’âme après la mort était, à l’époque mosaïque, une croyance universellement répandue et, dans la contrée arrosée par le Nil, elle avait poussé à la construction de ces magnifiques et prodigieux tombeaux, les Pyramides, où, au moyen de l’embaumement et des bandelettes étaient conservés les corps réduits à l’état de momies, comme autant de fétiches. Naturellement Israël n’était pas ignorant de la croyance à la survivance de l’âme ainsi partout admise. Mais il s’agissait de le préserver à jamais des superstitions auxquelles elle avait donné lieu dans le pays précisément où elle avait été de tout temps le plus en vogue et en honneur. C’en était assez pour que Moïse n’y insistât pas trop, surtout ne s’y appuyât pas essentiellement pour en faire un dogme fondamental, tout en aimant à la laisser subsister au cœur de son peuple à titre de croyance salutaire et consolante quand elle est maintenue dans de justes limites. Et ce qui prouve cette dernière tendance chez Moïse, c’est l’intention manifestement marquée par lui dans plus d’un de ses discours d’entretenir chez les Hébreux l’espoir de récompenses et de félicités non seulement matérielles, mais encore spirituelles.

En effet, que l’on ne croie pas que Moïse, en parlant sur le ton où il l’a fait des récompenses et des punitions terrestres, n’ait jamais eu en vue que des rémunérations purement matérielles. Le côté spirituel de la rémunération n’est pas si négligé par lui qu’on a bien voulu le dire, et si réellement ce côté existe, ne peut-on pas déjà prendre de là comme une certitude de rencontrer par le Pentateuque mainte allusion à la croyance à l’immortalité de l’âme ? Et maintenant, il faudrait volontairement fermer les yeux sur la signification des mots pour ne pas voir que c’est, par exemple, une rémunération non temporelle mais parfaitement spirituelle que la bénédiction donnée par Abraham en ces termes : « Toutes les nations seront bénies en ta postérité[230]. » Le Pentateuque attache à cette bénédiction une importance telle qu’il en répète littéralement les expressions quand il parle d’Isaac[231], sans en rien la modifier encore lorsqu’il vient à parler de Jacob[232]. Est-ce d’un bonheur matériel qu’il est question ici ? Ne sait-on pas qu’il ne s’agit là, en aucune façon, de félicité, de bien matériel dont il n’y avait pas de raison de promettre la possession à toutes les familles de la terre par le seul fait du mérite des patriarches ? Ce que renferme cette bénédiction ainsi répétée, c’est l’assurance que par la foi d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, le monde entier sera appelé à faire son salut ; que chaque peuple de la terre s’animant de cette foi et se laissant éclairer, guider par elle, aura, à son tour, pour guide, pour gardien le Dieu des patriarches, le Dieu qui dirige les destinées des humains, et qui peut, en ne donnant pas quelquefois à ces derniers tout le bonheur qu’ils ont mérité dans ce monde, leur en réserver la jouissance complémentaire dans le monde futur.

C’est aussi de cette façon toute spirituelle qu’Israël a toujours compris la triple bénédiction que, depuis Moïse, on prononce journellement sur sa tête. Ces paroles sacramentelles : « Que Dieu te bénisse et te garde ; que le Seigneur t’éclaire de sa lumière et t’accorde sa grâce ; que l’Éternel tourne sa face vers toi et te donne la paix[233] », peuvent-elles vouloir viser autre chose que des faveurs spirituelles ? Et si ces faveurs ne nous échoient pas toutes durant notre vie sur cette terre, qu’est-ce qui empêche Dieu de rendre notre âme parfaitement heureuse dans l’autre monde après notre mort ?

Ces considérations, on le voit, nous élèvent déjà sensiblement au-dessus de la rémunération que l’on dit tant être exclusivement terrestre dans le Pentateuque, et nous rapprochent du seuil de l’éternité où l’âme, après la mort du corps, aura sûrement son existence personnelle et immortelle. Nous disons sûrement, et nous oserions presque mettre cette expression dans la bouche de Moïse. Car après la distinction catégorique qu’il a eu soin de faire entre le corps et l’âme, après la différence d’origine qu’il leur a assignée respectivement, peut-on encore supposer qu’il ait douté un instant de la survivance de l’âme à la dislocation, la dissolution même du corps ? Que dit le grand législateur au début de la Genèse ? Il nous représente Dieu prenant de la poussière de la terre pour en former le corps de l’homme, et déposant ensuite dans ce corps un souffle de vie, une âme vivante. N’était-ce pas franchement rendre hommage à la vérité de l’immortalité de l’âme que d’avoir ainsi proclamé dès le principe que l’homme est un être complexe, nous entendons composé d’un corps et d’une âme qui sont par leur essence totalement distincts l’un de l’autre ? En faut-il davantage pour se persuader que la partie spirituelle qui est en nous n’est point nécessairement entraînée dans la perte que nous faisons de notre autre partie, la partie corporelle ?

Mais allons plus avant, et voyons si la croyance à l’immortalité de l’âme ne se trouve pas clairement exprimée dans le Pentateuque. Et d’abord nous pourrions arguer très facilement en faveur de cette croyance, d’un mot souvent répété dans les cinq livres de Moïse et qu’il serait impossible de comprendre si on ne le rattachait à la réalité d’une rémunération future. Nous voulons parler du mot Chareth, être retranché[234]. Être retranché est une locution qui revient en maint endroit du Pentateuque. Tous les commentateurs sont d’accord de ne pas y voir un retranchement immédiat, c’est-à-dire la mort physique arrivant subitement sur celui qui s’est rendu coupable du péché dont le Chareth est la punition positivement affirmée. Ce n’est même pas toujours une mort prématurée que ce mot peut vouloir dire. Que d’impies et cela des plus arrogants qui ont déjà atteint et qui atteignent tous les jours une extrême vieillesse ! Il faut donc surtout, comme on l’a judicieusement observé, appliquer le Chareth à la vie future et entendre « par là l’état d’une âme éloignée de l’éclatante Schechinah ou majesté de Dieu, privée de toute participation aux émanations supérieures réservées aux âmes qui arrivent à l’alliance de vie. Cette peine s’appelle Chareth, parce que l’âme qui en est frappée ressemble à un rameau détaché de l’arbre d’où il tire sa nourriture et sa vie ; ainsi une âme pareille est retranchée de la céleste alliance de la vie et de la jouissance de l’éclat de la Schechinah qui est un plaisir spirituel et une récompense spirituelle[235] ».

Nous pourrions encore nous arrêter à une autre remarque non moins judicieuse faite par un docteur du Talmud, et qui montre que la croyance à l’immortalité de l’âme est enfermée dans plus d’un passage du Pentateuque. Cette remarque, la voici : « Au sujet du cinquième des dix commandements, il est écrit : Afin que tu vives longtemps[236] et au sujet de la défense de dénicher ensemble l’oiseau et ses petits, il est dit : Pour que tes jours se prolongent[237]. Or, supposons qu’un père ordonne à son fils de monter sur un arbre et d’y prendre un nid de tourterelles. Le fils, en enfant docile, s’empresse d’obéir et, suivant la prescription biblique, il prend les petits et laisse la mère s’envoler. En descendant de l’arbre, le fils glisse, tombe et meurt (le fait est arrivé, Rabbi Jacob en a été témoin). Comment, demande avec raison ce docteur, comment la récompense d’avoir la vie longue peut-elle se réaliser à l’égard de ce fils malheureux qui a précisément accompli les deux préceptes à l’occasion desquels la récompense d’une longue vie est inscrite dans le Pentateuque ? Il faut donc logiquement songer à l’explication suivante du texte : Afin que tu sois heureux… dans le monde où tout est bien, et que tu vives longtemps… au séjour des bienheureux. Et c’est ainsi, conclut Rabbi Jacob, que chaque précepte à l’exécution duquel la Loi attache une récompense, est catégoriquement démonstratif de la vérité de l’immortalité de l’âme inscrite dans le Pentateuque[238]. »

Enfin, de quelle expression se sert le patriarche Jacob quand il se présente devant Pharaon ? Il dit : « Les années de mes pérégrinations sont jusqu’à présent de cent trente ans. » Pérégrinations ! observe avec raison un savant moderne[239] ; le mot est juste, car cette vie n’est qu’un passage pour aller vers la vie future, véritable destination et patrie de l’âme, laquelle se trouve ici-bas comme sur une terre d’exil, et arrive seulement à la mort du corps dans son royaume à elle, le royaume de l’immortalité.

Mais il n’y a nul besoin d’avoir recours aux ressources de l’herméneutique ou de l’interprétation des textes, pour trouver la croyance à l’immortalité de l’âme dans le Pentateuque. Ne la voit-on pas manifestement inscrite dans ce passage de la Genèse : « Votre sang, je le redemanderai de vos âmes, je le redemanderai de toute vie humaine, comme aussi je réclamerai le sang de celui qui aura attenté à la vie de son frère. Je redemanderai l’âme humaine[240]. » C’est ici, n’est-ce pas, la défense du suicide et celle de l’homicide ? S’il est facile à Dieu de punir le dernier, comment punira-t-il le premier si, la mort une fois arrivée, il ne reste plus rien que le corps du suicidé ? Mais non, son âme, l’âme du suicidé, sa volonté coupable existe toujours, et c’est cette volonté, dans l’âme qui survit, que Dieu veut atteindre et atteindre sûrement dans sa justice suprême. En parlant de la sorte, Moïse a voulu donner évidemment une marque de sa croyance à la persistance de l’âme après a mort. Jamais peut-être des expressions plus fortes n’ont été employées par Moïse pour flétrir un crime. Ce verset saccadé que nous venons de citer, et qu’il faut lire dans le texte original pour en saisir toute l’énergie, atteste chez Moïse un sentiment de réprobation qu’il semble avoir peine à contenir en présence du suicide et de l’homicide, deux attentats horribles entre tous, et si les Hébreux, comme tout l’atteste, ont compris ce sentiment, c’est qu’ils avaient eux-mêmes au cœur la foi en l’immortalité de l’âme.

Mais pourquoi, demandera-t-on toujours, pourquoi Moise n’a-t-il pas formulé en dogme cette croyance ? Parce que, répéterons-nous, rien, si ce n’est une sanction à donner à son enseignement, ne l’obligeait à y insister plus particulièrement, la sachant et la voyant si profondément ancrée chez son peuple. Or, cette sanction, Moise l’avait trouvée amplement dans la perspective de rémunérations immédiatement réalisables qui lui avait été offerte par les soins de Dieu et avec ordre de la faire entrevoir au peuple d’Israël. Seulement, qu’on veuille aussi ne pas l’oublier, en dehors de cette perspective, ou, si l’on veut, à côté d’elle, était toujours demeurée à Israël celle de la vie future, car, encore une fois, il n’est dit nulle part dans le Pentateuque que la justice divine soit épuisée par l’avènement des félicités ou des malheurs terrestres annoncés au nom de Dieu. Tout en recevant des récompenses et des punitions dans ce monde déjà, l’homme en a encore à attendre dans le monde futur. Là, ces récompenses et ces punitions se donneront dans leur plénitude. Et la preuve que cette espérance de rémunération ultérieure existait chez les premiers Hébreux, c’est la façon dont le Pentateuque décrit la mort des patriarches. Qui plus que les patriarches avait jamais joui des bienfaits de la vie ? Bénis dans leurs familles, dans leurs entreprises, dans leurs aspirations ; comblés d’honneurs et de richesses, ils s’étaient tous éteints dans une heureuse et paisible vieillesse ; ils avaient vu leur alliance recherchée par les plus grands personnages de leur temps ; les croyances religieuses pour le triomphe desquelles ils s’étaient voués à une existence constamment errante et agitée, ils avaient eu le bonheur de les voir s’implanter chez leurs enfants et, par-dessus tout, ils avaient eu la consolation de contempler, réunis autour de leur lit, des fils presque tous héritiers de leurs mâles vertus et de leur courageux apostolat. S’il se trouvait donc quelqu’un pour qui la continuation de la vie après le trépas, considérée comme prélude à une rémunération future ne devait pas être de première nécessité, c’était bien l’un ou l’autre de ces vénérables vieillards. Et pourtant, comment les fait-on mourir ? Avec la certitude qu’ils iront rejoindre dans l’autre monde leurs parents et ancêtres décédés. Au sujet d’Abraham il est dit : « Abraham défaillit et mourut dans une heureuse vieillesse, âgé et content, et il rejoignit ses pères[241]. »

Au sujet de Jacob : « Jacob ayant dicté à ses fils sa volonté dernière, ramena ses pieds dans son lit, expira et rejoignit ses pères[242] ». De même Aron, le grand-prêtre, est réuni à ses pères après avoir rendu le dernier soupir dans le désert sur la montagne de Hor[243]. Tant d’hommes s’éteignant en tant de différents endroits, et toujours loin de leurs ancêtres décédés qu’ils iront cependant rejoindre après la mort, quelle plus forte preuve veut-on de la franche expression avec laquelle se trouve accusée dans le Pentateuque la croyance à l’immortalité de l’âme ! Cet Aron qui a été enterré sur une montagne du désert, tandis qu’Amram son père l’a été en Égypte : ce Jacob qui se trouve déjà avoir rejoint les autres patriarches avant même que Joseph eût sollicité et obtenu de Pharaon la permission de le transporter dans le caveau de Machpélah ; cet Abraham enfin qui achète près de Sichem, loin de la Chaldée sa patrie, un endroit pour y abriter ses ossements, et qui, malgré cet éloignement, est réputé se trouver réuni à ses ancêtres reposant dans la Chaldée, ne sont-ce pas là des marques de la certitude avec laquelle ceux qui se tiennent au berceau du Judaïsme, croyaient à la continuation de la vie de l’âme après la dissolution du corps ?

Si nous osions encore invoquer à l’appui de cette croyance les pratiques superstitieuses, nous trouverions dans la défense formelle faite aux Hébreux de consulter les morts et de leur offrir des sacrifices[244] une attestation non équivoque de la foi populaire à conservation du sentiment et de la connaissance des choses terrestres chez les trépassés. Mais qu’est-il besoin d’aller si loin ? Ne possédons-nous pas la formule d’un vœu très significatif placé dans la bouche de Balaam par Moïse, et qui prouve surabondamment que Moïse ne pouvait douter de l’immortalité de l’âme ? « Plût au Ciel que mon âme mourût de la mort de ces justes, et que ma fin fut semblable à la leur[245] ». C’est en ces termes que Moïse rapporte la poétique exclamation de l’enchanteur de Péthor, en extase devant les vertus et la future gloire d’Israël. Quel non-sens il y aurait dans ces paroles, si tout devait finir avec la dernière pelletée de terre tombée sur notre cercueil quand la fosse se referme sur lui ! Où serait le bien, où le bonheur, où la satisfaction de mourir de la mort du juste, si rien ne nous attendait plus au-delà de la tombe ? Que j’aime mieux dans cette triste supposition cette singulière comparaison arrachée au septicisme : « Ah ! certes, l’état misérable d’un chien qui est en vie est plus à envier que la » majesté d’un lion terrassé par la mort[246]. » C’est donc ou une amère dérision ou l’expression d’un sentiment vrai, que le fameux souhait formé par Balaam et proposé par Moïse à l’enseignement comme à l’édification du peuple hébreu. Nous confessons que nous avons toujours aimé à y voir le sérieux indice d’une conviction passée, dès l’époque mosaïque, à l’état de croyance générale que les âmes des justes pouvaient et devaient s’attendre, après la mort, à des félicités plus complètes encore que celles qui sont départies dans cette vie.

N’est-ce pas précisément à cause de ces félicités certaines que Moïse aussi a dit à Israël : « Vous êtes les enfants de Dieu, ne vous faites point d’incision dans la chair et ne vous arrachez pas les cheveux pour un mort, car vous êtes un peuple saint[247] » Quoi ! observe judicieusement un de nos plus célèbres théologiens, c’est l’inverse qui devrait être écrit ! « Précisément parce qu’Israël est un peuple saint, il devrait se lamenter amèrement sur la perte d’un de ses enfants ; plus il y a de noblesse, plus y a de deuil à prendre. Que penserait-on de celui qui dirait à son voisin : Oh ! ne te lamente pas pour la bague que tu as perdue, elle était ornée d’un si joli brillant ! Mais voici la vraie explication de cette parole de Moïse : Israël ! tu es un peuple d’élite, une nation sainte, c’est pourquoi ne gémis pas trop sur un frère que la mort t’enlève. Sans doute, c’est un membre distingué par ses mérites que tu perds. Mais sache qu’il ne fait que te quitter pour entrer dans un monde meilleur. Ce n’est pas un vase d’argile qui se brise d’une manière irréparable ; c’est un vase d’or et d’argent qui peut se refondre. Sûrement ton frère est recueilli par Dieu. Que sa séparation d’avec toi ne te soit donc pénible que comme l’est la séparation d’un ami qui va au loin faire fortune. Vous vous retrouverez, vous vous rejoindrez dans le monde futur où Dieu réunit tous ses saints autour de lui[248]. » Et voilà de quelle façon Moise a su tirer la meilleure des morales de la croyance à l’immortalité de l’âme de tout temps existant chez le peuple hébreu. Et ce qui va achever d’établir qu’Israël a toujours été animé de la foi en l’immortalité de l’âme, c’est l’antique opinion qu’il a professée à l’égard du Scheôl, dont il est si souvent fait mention dans le Pentateuque et plus tard dans les livres des Prophètes, jusqu’au moment où enfin les écrivains sacrés, les pseudépigraphes, les historiens et moralistes juifs post-bibliques, prononcent le mot même d’immortalité de l’âme. Qu’est-ce que le Scheôl ? qu’a-t-il été dans les plus anciens temps pour le peuple hébreu ? Nous ne nous attarderons pas à démontrer après l’érudit et célèbre Munk[249], qu’il faut de tous points se garder d’assimiler le Scheol au tombeau, à la sépulture matérielle que recevaient les morts. Avec lui nous serions obligés de redire que, lorsque le père de Joseph s’est écrié dans sa douleur : « Je descendrai avec deuil auprès de mon fils dans le Scheól[250] », ce Scheôl ne saurait être le tombeau, puisque Jacob supposant son fils dévoré par une bête féroce, ne pouvait pas espérer voir un jour ses ossements reposer auprès de ceux de Joseph. Qu’était-il donc ? A notre avis qui est aussi celui des exégètes et des docteurs juifs les plus autorisés[251], le Scheôl était un endroit où les morts étaient censés se réunir pour de là se présenter l’un après l’autre et forcément devant le Juge suprême. Et à notre avis encore, cette signification du Scheôl a toujours été la même en Israël ; elle n’a pas varié, elle ne s’est pas modifiée avec le progrès des idées qui s’est naturellement accompli à la suite des temps et lorsqu’en Israël la croyance à l’immortalité de l’âme a fini, comme nous le verrons tout à l’heure, par être exprimée en termes propres pour être élevée à la hauteur d’un dogme, la croyance du Scheôl avec la signification que nous venons de lui assigner n’en a pas moins continué à se maintenir. Et il nous importe beaucoup que l’on sache pourquoi nous tenons tant à ce que l’on se persuade que ces deux croyances ont simultanément existé chez les juifs des derniers temps et non pas que la première soit venue remplacer l’autre. Le motif, c’est qu’à la faveur de cette simultanéité, on comprend fort bien comment il a pu se faire que le progrès ait marqué de son sceau le principe de l’immortalité de l’âme, sans que pour cela on soit forcé de refuser aux premiers Hébreux la connaissance de ce même principe. Que dit à cet égard la critique religieuse de la savante Allemagne ? Que la croyance au Scheôl, la seule, prétend-on, que l’on eût possédée au temps biblique primitif, s’est transformée avec les années et a finalement abouti à la croyance à l’immortalité de l’âme. Or, que contient une semblable thèse, sinon l’affirmation qu’à l’époque mosaïque on était parmi les Hébreux complètement ignorant de la véritable destination de l’âme ; que l’on avait bien l’idée de sa permanence, mais qui n’apparaissait encore que dans un demi-jour ? C’est là exactement ce que Bossuet avait déjà soutenu longtemps avant la critique allemande et c’est ce que nous ne pouvons concéder. Si, au contraire, au lieu d’abandonner l’antique croyance au Scheôl et de la laisser se résoudre, se fondre et se perdre dans le dogme de l’immortalité de l’âme, nous la maintenons debout à côté de ce dogme, tel qu’il a été formulé plus tard, et longtemps avant Jésus et Mahomet, dans la Synagogue même, il en résulte ceci : Que les fils des patriarches et les Israélites au désert avaient déjà du Scheôl l’idée que s’en sont faite plus tard les David et les Salomon ; que si ces derniers sont allés un peu plus loin et, cherchant à savoir ce qui adviendrait de l’âme quand elle sortirait du Scheôl pour aller présenter à Dieu le compte de ses actions, sont arrivés, l’un à la placer « à la droite du Seigneur[252] », l’autre à la faire « remonter vers la source d’où elle a été tirée[253] », ça été par une impulsion naturelle du progrès qui les poussait à faire un pas en avant dans l’étude d’un dogme que Moïse n’avait pas eu besoin et n’avait pas jugé à propos de placer à la base de son enseignement doctrinal. Mais tous ensemble avaient toujours été fermement convaincus de l’impossibilité où se trouverait l’âme de se voir jamais atteinte par la mort ni même par la perte de la conscience ou de la personnalité.

Et cependant, dit-on, les psaumes ainsi que les discours du prophète Isaïe semblent justement faire mention de cette perte du sentiment et de la conscience chez les âmes des trépassés. Ainsi, David ne répète-t-il pas sur cent accents divers : « On ne se souvient plus de toi, Seigneur, dans ta tombe ? Qui est-ce qui te rend encore grâce du fond du Scheôl[254], Isaïe ne dit-il pas à son tour par la bouche du roi Ezéchias : « Ceux qui sont descendus dans le Scheôl ne donnent plus de louanges à Dieu, ni les trépassés ne le glorifient[255]. »

Nous répondons : Puisque le Scheôl a été dans la pensée et la croyance générale des Hébreux le lieu où s’assemblent les morts pour de là aller ensuite devant le Juge suprême, quoi d’extraordinaire que les âmes qui s’y rendent soient muettes de frayeur par suite de l’attente où elles sont de savoir quel sera leur sort futur ! Est-ce bien le moment pour elles d’entonner des cantiques, des chants, des louanges, quand elles ignorent encore si leur existence s’est trouvée bien ou mal remplie ? Le silence dont parlent les Psaumes n’est-il pas chose naturelle dans un semblable état d’incertitude et de perplexité, et n’est-il pas permis d’oublier un instant l’ardeur et le zèle passé, pour s’abandonner à l’anxiété du moment présent ? De là, évidemment l’expression de Doumah[256] et de Eretz neschiah[257], c’est-à-dire lieu du silence, pays de l’oubli, appliquée par les écrivains sacrés au Scheôl. Mais il y a loin de cette expression à la perte complète du sentiment chez l’âme d’un trépassé. Combien plus grande encore serait la distance si l’on voulait conclure de cette absence purement adventice et occasionnelle de la ferveur passée, une impossibilité absolue de reprendre conscience de son amour pour Dieu, alors que l’on aura été jugé digne de s’approcher de la Majesté Divine pour la contempler éternellement.

Au surplus, voici des textes non équivoques qui attestent la conscience et la personnalité chez les morts. Nous en prenons d’abord quelques-uns dans le livre même d’Isaïe. Écoutons ce prophète quand il raconte, dans le langage qui lui est propre, la chute du roi de Babylone : « Le Scheôl souterrain s’agite à ton approche. Les Rephaïm, jadis les puissants de la terre, s’arrachent de leur sommeil. Les rois des nations aujourd’hui dans l’empire des morts, se redressent comme sur leurs trônes d’autrefois, et, s’adressant à toi d’une voix unanime : Comment ! toi aussi tu es devenu faible comme nous ! Ton destin est en ce moment semblable au nôtre. Voici que ton orgueil et le bruit de tes harpes s’éteignent dans la profondeur du Scheôl ; ta couche c’est le ver de terre et ce sera encore lui qui te servira tantôt de couverture. Comment es-tu tombé du ciel astre brillant, étoile du matin ? Te voilà précipité à terre, toi qui t’imaginais faire subir ce sort aux peuples ! Tu t’étais dit Je monterai au plus haut des cieux ; j’élèverai mon trône par-dessus les astres ; je m’assiérai sur la montagne sacrée à l’extrémité du Nord ; je franchirai l’élévation des nuages ; je serai semblable à un dieu. Mais voici que tu es descendu dans le Scheôl et jusqu’aux extrémités de l’abîme[258]. »

Cette énergique apostrophe placée dans la bouche de Rephaïm, ce souvenir du passé, cette vue du présent et encore ce sentiment qu’ils ont de leur propre faiblesse et à laquelle ils comparent celle du tyran qui est venu les rejoindre, en faut-il davantage pour justifier ce que nous avançons ? Isaïe s’exprimant de la sorte, cela ne prouve-t-il pas que la conviction populaire de son époque était que les morts ne sont pas ignorants de ce qui se passe autour d’eux et qu’ils ont pleine conscience de leur existence passée ? N’est-ce pas encore cette même croyance populaire que nous révèlent les versets suivants qui nous représentent Samuel évoqué par la pythonisse d’Endor, et s’adressant à Saül en ces termes : « Pourquoi m’as-tu troublé en me faisant apparaître ? C’est que je suis malheureux, répond Saül, les Philistins vont m’offrir le combat ; Dieu s’est retiré de moi ; il ne me répond plus, ni par l’entremise des prophètes, ni en songe ; et je t’ai fait évoquer pour que tu m’apprennes ce que j’ai à faire. Samuel lui dit : A quoi bon me consulter ? Dieu s’est éloigné de toi pour se mettre avec tes ennemis. C’est ainsi qu’il accomplit ce qu’il t’avait annoncé par ma bouche à savoir qu’il arracherait le royaume de tes mains et le donnerait à David. Tu le sais, tu n’as pas écouté la voix de l’Éternel et tu n’as pas été l’instrument de sa colère contre Amalek. C’est pourquoi Dieu agit aujourd’hui de la sorte contre toi. Et en même temps que toi, Israël tombera entre les mains des Philistins. Demain tu viendras me rejoindre avec tes fils[259]. »

A quelle époque parle-t-on ainsi de la conservation du sentiment, de la conscience et du souvenir chez les âmes descendues dans le Scheôl ? A l’époque de Samuel et de Saül, quatre siècles après Moïse, puis quelque temps plus tard David et Salomon connaissent déjà et prononcent formellement le mot, le grand mot d’Immortalité. « La vertu, est-il dit au livre des Proverbes, la vertu conduit à la vie ; elle fraye le chemin vers l’Immortalité[260]. Cette immortalité, David, dans les Psaumes, l’avait déjà décorée du nom de « ce qui est au delà de la mort ». En voici le texte : « Le Dieu éternel saura nous conduire par delà la mort[261]. »

On comprend que, pénétré d’une semblable conviction comme du reste on l’a toujours été en Israël, le roi David se soit armé d’une grande et profonde résignation à la mort de son fils en disant « Ne me reste-t-il pas la consolation d’aller rejoindre ce cher enfant là où Dieu a recueilli son âme innocente….. ce n’est pas lui qui reviendra jamais vers moi, c’est moi qui irai vers lui[262]. »

Et le poète religieux revient encore deux fois, dans deux chants successifs, à cette expression d’Immortalité devenue sans doute familière et générale à l’époque où il écrit. « Non, dit-il, tu ne délaisseras pas mon âme dans le Scheôl ; tu ne permettras pas que ton juste soit voué à la destruction. Tu me conduiras sur ce chemin de la vie où il me sera permis de me rassasier de la contemplation de ta face et de goûter à ta droite les délices de l’immortalité[263]. Et immédiatement après : Oui, je verrai alors ta face ; en me réveillant au delà de la tombe, je contemplerai ta majesté[264] ».

Cette croyance enfin si chère de tout temps à Israël, a reçu la consécration que donne la victoire remportée sur le doute philosophique. On le sait, le Judaïsme a eu son philosophe sceptique qui un jour s’est écrié : « Pourtant qui sait ? L’âme de l’homme monte-t-elle réellement en haut comme l’esprit de la bête descend en bas ? [265] » Et il répond : « Oui, certes, la poussière retourne à la terre qui est son origine, et l’âme retourne à Dieu qui l’a donnée[266]. Car, quand je vois sous le ciel le lieu de la justice occupé par l’injustice et la méchanceté prendre la place de la vertu, je me dis que Dieu doit juger l’homme pieux ainsi que l’homme impie, et qu’il doit y avoir un temps pour toute chose et pour toute œuvre, là[267], c’est-à-dire évideniment dans l’autre monde, au séjour des immortels. »

Et la croyance à l’immortalité de l’âme ainsi catégoriquement énoncée, ne sortira plus de l’enseignement juif. On la retrouve à toutes les époques postérieures, du temps d’Isaïe[268] après le schisme de dix tribus, du temps d’Ezéchiel lors de l’exil de Babylone[269], du temps de Daniel au retour de cet exil[270]. De la Palestine, cette croyance descend à Alexandrie (Egypte) avec la colonie juive qui, au quatrième siècle avant l’ère vulgaire, va s’établir dans cette fameuse ville alors nouvellement fondée par Alexandre-le-Grand. Là, la croyance à l’immortalité de l’âme devient le fondement de la sagesse gnomique des Juifs alexandrins ; elle sert de consolation aux malheureux dans la personne de Tobie ; elle est invoquée pour stimuler le courage de la mère et des frères Macchabées, quand ils vont vaillamment au supplice comme au plus sublime des martyres. Il nous faut citer l’expression même des nobles accents inspirés alors par cette antique croyance : « Les âmes des justes ! oh ! elles sont dans la main de Dieu et nul tourment ne les touchera plus. Il a semblé aux yeux des fous que les justes mourussent, et leur issue a été estimée une angoisse. Il a semblé à leur départ d’avec nous qu’ils fussent perdus, mais ils sont en paix. Que s’ils ont souffert des tourments devant les hommes, leur espérance était pleine d’immortalité[271]. »

Dans la bouche de Tobie on place des expressions non moins touchantes « Maintenant donc, fais-moi ce qui te semblera bon ; ordonne que mon âme soit ôtée, afin que je sois dissous et que je devienne terre, car il m’est plus expédient de mourir que de vivre, parce que j’ai ouï de faux reproches ; donc, ordonne que je sorte de ces angoisses pour aller au lieu éternel[272]. »

Les paroles du plus jeune des Macchabées et celles de sa mère respirent les mêmes inébranlables espérances en l’immortalité : « Mon enfant, dit cette dernière, je t’en conjure, regarde le ciel, reçois la mort comme étant digne de tes frères, afin que je te reçoive avec eux dans la miséricorde de Dieu ».

L’enfant répond : « Mes frères ayant souffert quelques petites douleurs sont maintenant sous le testament de vie éternelle[273]. »

Quoi d’étonnant après cela que l’historien Joseph Flavius qui a vécu cent cinquante ans, après que ces paroles fussent écrites, ait mis si souvent dans la bouche de ses héros les arguments les plus chaleureux pour enflammer leur audace guerrière, arguments tous tirés de cette même croyance à l’immortalité de l’âme ! Ici, encore, il nous faut citer presque textuellement : Eléazar, voyant que la forteresse de Massada ne pouvait manquer d’être emportée d’assaut par les Romains, exhorte ses défenseurs à se donner la mort en faisant valoir l’argument toujours décisif tiré de la croyance de l’immortalité de l’âme. Il s’appuie sur les Saintes Écritures qui sont les oracles de Dieu même, sur les instructions reçues de nos pères dès notre enfance et sur leur constant exemple pour proclamer que ce n’est pas en la vie, mais en la mort que réside notre bonheur, parce que la mort met nos âmes en liberté et leur donne les moyens de retourner à cette céleste patrie d’où elles ont tiré leur origine[274]. Et ailleurs : « Il est vrai que nos corps sont mortels, parce qu’ils sont formés d’une matière fragile et corruptible, mais nos âmes sont immortelles et participent en quelque sorte de la nature de Dieu[275]. »

Et lorsque Joseph Flavius parlait ainsi et faisait parler ses héros, Jésus, le fondateur de la nouvelle religion, venait de faire ses prédications devant ces mêmes Juifs si courageux et si fermement résolus à sacrifier quand il le fallait leur vie terrestre et celle de leurs femmes et de leurs enfants en vue de la vie céleste. L’un et l’autre ont pu de la sorte largement s’inspirer des convictions qui, à l’égard de la croyance à l’immortalité de l’âme, remplissaient à cette époque tous les cœurs, comme d’ailleurs elles les avaient toujours remplis à toutes les époques de l’histoire israélite. Joseph et Jésus entendaient journellement leurs frères en religion réciter cette antique prière toute dogmatique[276] : « Mon Dieu, l’âme que tu m’as donnée est pure, tu l’as créée, tu l’as formée, tu me l’as insufflée, tu la conserves en moi et tu me la reprendras un jour pour me la rendre dans les temps futurs. »

Mahomet, à son tour, vivant à côté d’une population juive assez considérable qui habitait Médine et la Mecque et ayant eu un rabbin pour précepteur et pour initiateur, pouvait également chaque jour entendre. cette formule de prière si clairement affirmative de l’immortalité de l’âme. De plus, Mahomet connaissait, sans aucun doute, par son maître et professeur, les belles paraboles par lesquelles les docteurs du Midrasch et du Talmud savaient rendre si sensible, quand ils le voulaient, la croyance à l’immortalité de l’âme. Que l’on nous permette de citer la suivante : « Qu’est-ce que ce mot de l’Ecclésiaste : L’esprit retourne vers Dieu qui l’a donné[277] ? Il signifie que lorsque vous quitterez cette terre, vous devez rendre à Dieu votre âme dans sa pureté primitive. Il y avait un roi qui, un jour, distribua entre ses serviteurs de magnifiques vêtements. Ceux qui, de ces serviteurs, avaient la sagesse au cœur, plièrent soigneusement les vêtements et les serrèrent dans des armoires ; les moins prudents d’entre eux s’en revêtirent, au contraire, et ne firent aucune attention à les conserver dans leur état de propreté. A quelque temps de là, le roi voulut qu’on lui rendît les vêtements. Naturellement, les sages purent les rapporter comme ils les avaient reçus, frais et intacts ; les imprudents les rendirent maculés et salis, ce qui mit le roi fort en colère Il dit : Que les hommes sages et prudents s’en aillent en paix et qu’on reçoive avec grâce les vêtements purs qu’ils rapportent, mais qu’on se saisisse des imprudents pour les mettre en prison après que l’on aura fait dégraisser les vêtements salis par eux.

» Ainsi Dieu procède avec les hommes. Il est dit de ceux qui ont été vertueux sur la terre : « Qu’ils arrivent en paix et reposent tranquillement sur leurs couches[278]. » Cela s’applique au corps des justes. Quant à leur âme, voici ce qui en est dit : « L’âme de mon maître sera conservée au faisceau de la vie éternelle[279] ». Mais des corps des méchants il est écrit : « Point de paix, dit l’Éternel, pour les méchants[280] », et de leurs âmes il est dit : « Et l’âme de tes ennemis sera lancée dans une fronde[281]. »

Combien d’autres paraboles de ce genre pourrions-nous encore citer et qui établissent que, soit du temps de Jésus, soit du temps où vécut Flavius Joseph, soit à celui de Mahomet, la croyance à l’immortalité de l’ame était passée à l’état de croyance populaire et enseignée dans les Écoles comme vérité dogmatique ? Pas plus donc qu’on ne voudrait le prétendre de l’historien Joseph, on n’a le droit d’avancer que Jésus et Mahomet ont publié quelque chose de nouveau en préchant la survivance de l’âme à la mort du corps. Et quand Bossuet a dit « C’est au jour du Messie (Jésus) que cette grande lumière devait paraître à découvert », il a commis une erreur contre laquelle nous avons eu le droit de nous élever dès le début de cet ouvrage[282].

En résumé, nous avons tenu à prouver, et peut-être y avons-nous réussi, que, tout en n’ayant pas été proposée par Moïse comme pierre angulaire de sa doctrine, la croyance à l’immortalité de l’âme n’a pu faire défaut à cet inimitable législateur qui a si nettement et si catégoriquement séparé au commencement de son enseignement le matériel du spirituel, le corps fait de poussière et l’âme émanant d’un souffle de Dieu[283] ; que non plus cette croyance n’a jamais manqué, en aucun temps, au peuple d’Israël lequel, déjà en Égypte, en était persuadé par la simple raison qu’elle était la croyance universelle à cette époque de l’histoire ; que si Moïse ne l’a pas inscrite à la base de son code de lois, ça été d’abord parce qu’il n’en a pas eu besoin pour y puiser une sanction résultant suffisamment des assurances de récompenses et de punitions à la fois matérielles et spirituelles données par Dieu lui-même, et ensuite parce qu’il fermait ainsi la porte à toutes les grossières superstitions qui s’étaient malheureusement et fatalement attachées au dogme de l’immortalité de l’âme chez tous les peuples de son temps ; que si, plus tard, ce dogme a été formulé en dogme dans la Synagogue, c’est qu’alors cette crainte des superstitions possibles n’était plus à redouter. Avec la suite des années, la croyance à l’immortalité de l’âme est devenue effectivement ce qu’elle sera toujours une croyance consolante et salutaire, portant en elle la sanction des pensées comme des actions des hommes.

C’est ainsi que la permanence de la personnalité de l’âme après la mort, a eu sa racine dans l’enseignement juif depuis l’origine du Judaïsme jusqu’à son développement le plus rapproché de nos temps modernes, où elle a fini par être érigée, sous la plume de Maïmonide et du célèbre théologien, Joseph Albo, en article de foi formel et obligatoire pour tout Israélite[284].

Nous allons voir maintenant cette croyance s’affirmer une fois de plus en traitant tout à l’heure du genre de peines et de récompenses que le Judaïsme place dans l’autre vie, dans la vie future. Ce que nous avons étudié dans le présent chapitre, c’est le côté réputé le plus obscur de la grande question de l’âme et de son avenir. Avec le chapitre suivant, nous entrons, de l’aveu de tout le monde, en pleine lumière.


CHAPITRE VIII

VIE FUTURE


Il règne encore aujourd’hui un très singulier préjugé sur ce qu’une religion doit enseigner concernant les choses qui se passent dans la vie future. Pour peu qu’elle se montre là-dessus timide ou réservée, on la déclare déchue, on lui ôte son plus beau titre, celui de religion de l’avenir. Ne rien dire des demeures éternelles où s’en vont tous les mourants qui ferment successivement les yeux à la lumière du soleil ; ne pas savoir comment ils prendront possession, qui du paradis, qui de l’enfer, quelle étroitesse de vue, quel signe de faiblesse et d’incapacité, quelle marque de caducité ! Une semblable religion, une religion aussi ignorante, aussi peu au courant des secrets de l’autre monde, peut avoir été bonne à éclairer l’Humanité à son berceau, mais elle ne suffit plus à la société actuelle. C’est bien ainsi, si nous ne nous trompons, que l’on a souvent apostrophé le mosaïsme, qui, nous le confessons, a gardé un silence complet sur les diverses manières dont peut s’exercer la justice divine dans la vie future.

Nous répondons : au contraire quelle hardiesse, quelle témérité ç’eût été d’en parler ! Car enfin, sur quoi la Bible se serait-elle fondée pour dire la nature du sort réservé à l’âme quand elle arrive au séjour des immortels, comment elle y jouit de ses bonnes œuvres passées, et de quelle façon elle y souffre de ses méchantes actions d’autrefois ? Sans doute, Dieu aurait pu révéler cela à Moïse. Mais on sait qu’il ne l’a pas fait. La Synagogue rend témoignage qu’aucun des prophètes, sans même en excepter l’incomparable fils d’Amram, n’a obtenu la faveur de contempler la vie d’outre-tombe, pas plus dans le détail que dans l’ensemble de ses dispositions rémunératrices. Cette vue leur a été constamment refusée, suivant cette belle parole du Talmud : « Les prophètes, dans leurs prédictions du bonheur futur, n’ont jamais fait allusion qu’à l’époque messianique, car du monde à venir ils n’ont cessé de dire L’œil de Dieu seul peut l’inspecter et le contempler[285]. »

Il s’agit donc ici tout simplement d’examiner si c’est avec raison que la Bible a ainsi arrêté, au seuil de l’éternité, la curiosité des hommes les plus considérables, et si une religion n’a rien à perdre à laisser à peu près inconnu ce qui nous touche cependant de bien près comme regardant qui doit nous échoir au ciel jusqu’à l’infinie limite des siècles. Eh bien ! nous n’hésitons pas à affirmer que c’est justement un des caractères de véracité les mieux établis, un des bienfaits les plus signalés de la révélation sinaïque que ce soin de sa part de n’avoir point soulevé le voile de ce qui doit rester ignoré de l’homme, tant qu’il est sur la terre. Déjà ne confine-t-elle pas par là fort étroitement à la philosophie la plus sage ? Ce n’est point, certes, qu’elle ait besoin de recevoir de cette dernière quelque lustre, ni qu’elle ait jamais ambitionné une ressemblance plus ou moins marquée avec la raison pure dans sa manière de procéder, d’argumenter et d’enseigner. La révélation a son domaine à part, philosophie a le sien. Mais si, chemin faisant, il leur arrive de tomber d’accord sur un point, d’envisager un sujet sous le même aspect, de la présenter sous les mêmes couleurs et d’en parler avec la même réserve, c’est déjà un sérieux indice, disons mieux, une certitude que l’une et l’autre se trouvent dans la bonne voie. Elles ne sont pas si ennemies qu’elles ne veuillent, de temps à autre, se prêter un appui réciproque, et, pour notre compte, une vérité de révélation confirmée par la philosophie, ou un aperçu philosophique corroboré par un enseignement religieux, nous a toujours paru être placé en dehors de toute atteinte du doute.

Or, que nous apprend la philosophie par rapport à la vie future ? Quelle existe et voilà tout. Elle ne sait rien de particulier sur elle ; elle ne s’inquiète même pas d’en découvrir quelque chose, car elle craindrait de se lancer à pleines voiles sur la mer de l’imagination. Le mirage et la fantaisie lui font peur, et c’est ce qu’elle redouterait de rencontrer si elle se hasardait à rechercher comment se distribuent les félicités et les châtiments après la mort.

A son tour, la révélation s’est montrée de la même circonspection. Si elle n’avait pas à craindre de s’égarer, puisqu’elle est la sagesse de Dieu même, elle tenait du moins à garantir le fidèle de tous les écarts où peut entraîner la recherche des choses d’outre-tombe. Elle en eût dévoilé quelques-unes, que l’imagination populaire se serait précipitée dans ce champ une fois entr’ouvert avec un entraînement irrésistible ; puis, allant d’un excès à l’autre, la folle du logis aurait chassé la raison, et bientôt la foi n’aurait plus eu à se repaître que de fictions, au lieu de réalités qui sont et doivent être sa vraie nourriture.

D’un autre côté, la révélation, en élevant l’homme presqu’à la hauteur de Dieu par suite du majestueux spectacle qu’elle lui avait présenté d’un peuple communiquant directement avec le souverain Créateur par l’intermédiaire de Moïse, la révélation, dis-je, devait chercher du même coup à tempérer en lui ce que cette sublime élévation eût pu lui inspirer d’orgueil et de présomption. Si elle avait offert au monde le tableau d’Israël recevant au pied du Sinaï la vérité céleste, sans immédiatement laisser entrevoir qu’Israël par là ne se trouvait nullement initié aux secrets du Très-Haut, elle aurait peut-être plutôt aidé à la corruption qu’à la sanctification des futures sociétés. Il importe toujours que l’on fasse sentir à l’homme son infériorité, sa petitesse en regard de Dieu ; c’est comme un coursier auquel il ne faut jamais complètement lâcher les rênes.

Que la révélation soit venue résoudre bien des problèmes, éclaircir bien des doutes, débarrasser nombre de voies pierreuses, relever l’homme à ses propres yeux, lui donner en main la clef du bonheur et le placer sur le chemin de l’immortalité, cela est incontestable. Mais suit-il de là que son objet soit aussi de lui découvrir les mystères du ciel et ceux de la terre, et, par exemple, était-il absolument nécessaire qu’elle manifestât à ses yeux ce que l’œuvre de la création aura éternellement d’impénétrable et d’insondable ? Et à quoi donc eût-il servi que l’homme connût le secret de la production des êtres ? Serait-il devenu plus rapidement et plus complètement meilleur si, comme il est dit au livre de Job[286], « il eût pu être avec Dieu quand furent posés les fondements de la terre ; si, dès le principe, il eût pu toucher du doigt la pierre angulaire qui sert de point d’appui au globe, commander au matin de se lever et voir de près la source d’où s’échappe et jaillit l’aurore ? » De même, pour continuer l’éloquente expression de ce poème, l’homme eût-il été plus disposé au bien, si « les portes du palais des morts se fussent ouvertes devant lui, et qu’il eût pu voir ce qui se passe dans le domaine des trépassés ? »

Tout au contraire, l’amélioration prise au sens général, nous entendons l’amélioration de l’esprit comme celle du cœur, se produit en nous jusqu’à un certain point plus facilement à la suite du sentiment que nous acquérons des bornes posées à notre nature, qu’à la suite de la conscience que nous avons de la grandeur de notre capacité intellectuelle. On ne voudra, certes, pas contester à l’humilité son influence sur nous, et je ne sache pas que la gloire de Moïse ou la noblesse native de sa belle âme ait reçu une atteinte quelconque, du refus que lui a fait Dieu de se laisser apercevoir par lui d’une perception physique et matérielle, si toutefois on peut se servir de cette expression en parlant de l’Être incréé et incorporel. La parole des Saintes Écritures bien connue : « Nul homme ne me verra » aussi longtemps qu’il sera en vie sur cette terre[287] » n’a-t-elle pas toujours été plus féconde en leçons utiles qu’en conséquences pernicieuses ? Particulièrement, le mystère de la création et celui de la vie future ont en eux quelque chose qui agit sur nous bien plus profondément et plus énergiquement que ne le ferait la science certaine de ce que nous avons été avant notre existence et de ce que nous serons après que nous aurons cessé de vivre. Dans l’ignorance de ce double état, nous trouvons de quoi aiguillonner singulièrement les aspirations de notre âme. D’abord, elle fait que nous tendons toujours à nous rapprocher de Dieu, parce que nous n’aimons pas un seul instant à perdre de vue celui qui tient ainsi dans ses mains le double secret de notre origine et de notre fin. Puis, elle nous inspire pour lui un profond sentiment de respect, de gratitude et de vénération. Enfin, elle est un puissant stimulant à notre développement intellectuel et moral. C’est parce que nous ne savons rien, que nous désirons toujours apprendre, et c’est parce que nous ignorons, que nous sommes dans une perpétuelle attente, dans une constante espérance d’arriver à nous éclairer. Que l’on nous découvre, une fois pour toutes, les secrets de l’immortalité, et nous n’aurons plus rien à ambitionner. Nous posséderons à l’avance la vie future comme nous possédons actuellement la vie présente. Le plus ferme, le plus vigoureux, le plus agile ressort sera brisé en nous. Car, qu’est-ce que l’homme tout entier ? Un être reposant sur ce fond invariable : aspiration incessante vers l’inconnu. Otez à nos facultés la perspective de la conquête de l’inconnu, et vous risquez de leur couper les ailes. Il leur faut pour s’exercer, pour se soutenir dans leur activité et dans leur ardeur, il leur faut de lointains horizons, de ces horizons qui se déroulent indéfiniment. Cela est tellement vrai que bien des religions, et des plus populaires et des plus répandues, se sont déjà mêlées de donner d’exacts tableaux de ce qui arrive dans la vie future, et cependant voici que de notre temps les esprits les plus sérieux préfèrent avec la philosophie confesser leur ignorance sur ce point. Ils laissent volontiers là les assertions d’une foi qui les régente en toute autre matière, et ils avouent humblement, comme fait la Bible, ne rien savoir de ce qui se passe dans le monde à venir, bien qu’ils soient fermement convaincus de l’existence de ce monde.

Tant il est vrai de dire que vouloir tout expliquer, même l’inexplicable, convient aussi peu à l’esprit et au cœur de l’homme, que s’obstiner à tenir la lumière sous le boisseau quand il s’agit de sujets qui leur sont parfaitement accessibles. En tout l’excès est nuisible, et l’on a autant de tort de substituer à la raison l’imagination, que de maintenir les ténèbres là où il y a place pour la clarté. L’un nous mène à l’erreur, l’autre à notre perte.

Que serait-ce, enfin, si nous voulions nous appesantir sur le haut degré de moralité qui résulte pour nos actions de cela même que nous ne savons rien des châtiments ou des récompenses qui leur sont réservés ? La vertu pourrait-elle bien encore être désintéressée si nous connaissions toujours au juste ce qui devra en être la suite nécessaire ? Le calcul ne prendrait-il pas quelquefois la place du dévouement, et où serait le mérite de faire le bien si, en le pratiquant, nous avions constamment les yeux tournés vers les béatitudes célestes qui en seront l’infaillible rémunération ? Sans doute, dans notre condition présente, nous savons également que ces béatitudes ne nous échapperont pas. Mais autre chose est d’en être persuadé sans savoir exactement ce qu’elles sont, et autre chose d’en avoir une parfaite connaissance. Dans ce dernier cas, nous ne serions jamais assez maîtres de nous-mêmes pour en détacher notre pensée, et la vue toute spirituelle que nous en aurions pèserait tellement sur nos résolutions et nos actions, qu’elle leur ôterait une grande partie de leur valeur morale.

Ce fut donc tout ensemble pour tenir l’homme dans une juste sujétion vis-à-vis de Dieu, pour conserver le champ libre à l’exercice de ses facultés et pour laisser au devoir toute son indépendance, que la Bible a gardé le silence sur les choses de la vie future. Ce silence mérite plutôt d’être loué et admiré que critiqué et blâmé. L’exemple de faire le contraire ne lui avait certes pas manqué. Les descentes aux enfers n’ont pas commencé seulement à être popularisées par Virgile ni même par Homère. Orphée, le père de la poésie grecque, en avait déjà rapporté l’idée de l’Égypte où, sans doute, les prêtres s’étaient complus de tout temps à amuser la crédulité publique par des descriptions plus ou moins fantastiques du sombre séjour des morts. Faire justice de toutes ces descriptions enfantées par la superstition ou créées pour elle, les dédaigner, n’en point faire la moindre mention à des hommes qui précisément avaient vécu dans le pays où elles avaient pris le plus de développement, il fallait pour cela une hardiesse peu commune ; surtout, fallait-il qu’on fût bien persuadé du danger qu’elles portaient en elles, pour les avoir laissées dans l’ombre, lorsque toutes les religions, au contraire, s’étaient jetées sur elles non sans avidité et avaient constamment essayé de les mettre dans le plus éclatant relief.

C’est qu’en effet le danger est grand de s’engager dans la voie des recherches relatives à la manière dont nous sommes rémunérés dans l’autre monde. Cette voie présente une pente rapide sur laquelle on glisse inévitablement pour aboutir à la grossière et abrutissante erreur de la démonologie. Nous n’en voudrions pour preuves que les excès où sont tombés à cet égard le Christianisme et le Mahométisme, qui ont voulu lever complètement le voile de la vie future. Non que la Synagogue ait toujours été parfaitement sage sous ce rapport. Elle n’a pas su toujours garder la prudente réserve si bien observée par Moïse. Se développant à travers l’espace et le temps, posant ses assises au milieu de courants d’opinions et d’événements politiques et religieux, souvent en opposition les unes avec les autres, la Synagogue a quelquefois subi forcément leur influence. Tout dans le Pentateuque est et sera toujours invariable ; le Pentateuque étant donné par Dieu même, il est naturel qu’il ne s’y trouve rien que l’on doive à l’acquisition du temps ; encore moins y rencontre-t-on jamais une idée qui soit un pur fruit de l’imagination, c’est-à-dire possédant l’enflure et le caractère peu positif de tout ce qui vient de l’imagination.

La Synagogue, elle, bien qu’ayant toujours cherché à rester fidèle au Pentateuque, ne pourrait cependant pas revendiquer une semblable pureté. Seulement, elle a eu constamment soin de donner les produits de l’imagination pour ce qu’ils étaient, ne les présentant pas pour de la monnaie de bon aloi, et ne s’efforçant pas de les élever à la hauteur d’un point de doctrine. Par exemple, le Talmudisme a certainement donné dans toutes sortes d’écarts d’imagination, mais en s’y abandonnant, il n’a jamais présenté les fruits qui lui venaient de ce côté comme des articles de foi. Il a tout enregistré, cela est vrai, mais il a eu le grand sens de ne pas tout contrôler et de ne pas apposer son sceau indistinctement à tout. Là où est le malheur, c’est qu’avec le temps, différents systèmes religieux se soient fondés qui, précisément, ont pris de la Synagogue ce qu’il s’y trouvait d’exotique et d’étranger à une bonne inspiration biblique, pour s’en faire une base et pour l’ériger en croyances sacrées et inviolables. C’est ainsi que la Kabbale et simultanément avec elle le Christianisme et le Mahométisme ont enregistré comme véridique tout ce que, aux diverses époques qui ont présidé successivement à la formation graduelle de la Synagogue, cette dernière avait imaginé sur la vie future sans y attacher jamais d’autre valeur que celle que possède la figure dans le langage poétique. Ç’a été une grande méprise et une méprise d’autant plus funeste, qu’à sa faveur se sont introduites dans le monde de sombres superstitions, dont malheureusement les sociétés actuelles portent encore plus d’une trace.

Ces réserves faites, voyons à quoi peuvent aboutir des assertions inconsidérées sur les événements probables de la vie future, de laquelle, nous persistons à le croire, Dieu a sagement agi de nous refuser le secret. Chaque danger que nous signalerons deviendra un appui à notre thèse, et achèvera de montrer comme quoi il est de l’essence d’une religion révélée de ne pas se hasarder à mettre le pied sur un terrain aussi glissant et aussi plein d’écueils pour l’imagination populaire.

Qu’il soit venu à l’idée de plus d’un esprit hardi d’explorer ce terrain, cela se comprend. La limite qui sépare le fini et l’infini a beau être déclarée infranchissable, la curiosité humaine sera toujours tentée de la franchir. Il n’y a jamais que la vraie sagesse qui sache s’arrêter à point. Mais combien, dans le monde, peuvent se flatter de posséder cette sagesse ! Admirons cependant celle relative dont ont fait preuve quelques écrivains bibliques et quelques docteurs juifs de la Mischnah, qui, malgré le silence gardé par le Pentateuque sur les éventualités de la vie future, avaient essayé d’en pénétrer, d’en découvrir, d’en affirmer quelque chose. Jamais ils n’ont osé aller plus loin qu’à une conception générale de ce qui s’y passe. C’est dans son ensemble qu’ils ont envisagé le monde à venir. En décrire les diverses dispositions, ç’eût été vouloir ravir à Dieu son secret ; c’eût été aussi, ajoutons-le, s’engager dans un labyrinthe sans fil conducteur. Voyez l’auteur du livre de Job ! Lui, le premier, a osé élever son ambition jusqu’à soulever un coin du voile qui recouvre les choses d’outre-tombe. Qu’en a-t-il dit ? Les paroles suivantes bien vagues et bien indécises : « Que là finissent les colères des méchants ; que l’on y voit la fin de toutes les fatigues ; que les persécutés de la terre y trouvent le repos et qu’on n’y entend plus la voix de la tyrannie ; que l’égalité s’y établit entre le petit et le grand et que le maître n’y a plus de prise sur l’esclave[288]. »

L’inimitable chantre des psaumes ne se montre pas moins réservé dans ce qu’il dit de la béatitude du juste dans le monde futur. Comment nous le représente-t-il ? D’une manière générale « se déclarant et se rassasiant de la contemplation du Très-Haut à la droite duquel il lui est permis de se tenir éternellement[289]. »

Écoutons encore les prudents Docteurs de la Mischnah. Ils ne font que généraliser. « Sachez, disent-ils, que la récompense des justes leur sera accordée dans le monde à venir[290]. » Songe d’où tu viens, où tu vas, et devant qui tu seras un jour obligé de rendre compte[291]. » Rabbi Jacob enseignait : Ce monde-ci ressemble à une antichambre, eu égard au monde futur ; prépare-toi, arrange-toi dans l’antichambre avant d’entrer au salon[292]. » ajoutait aussi : « Mieux vaut une heure de béatitude dans le monde futur, que toute existence du monde présent[293]. » Enfin Rabbi Eliézer de Kappar avait l’habitude de dire : « Sache que tout est mesuré ici-bas ; ne te persuade donc pas que le Scheôl sera un refuge pour toi. Tu seras forcé d’en sortir pour te présenter au tribunal suprême du Saint, béni soit-il[294]. » Ainsi parlent les Docteurs de la Mischnah, avec une mesure qui ne laisse rien à désirer.

On ne saurait louer de cela les Talmudistes, surtout ceux du Talmud de Babylone. On sait des Talmudistes, en général, l’amour pour les tableaux d’imagination. Une fois lancés, c’est à qui renchérira sur l’autre. Mais il faut le dire : le lieu même où ils se sont mis à la recherche de ces images fantastiques, contribuait singulièrement à les pousser au-delà des bornes. Ce lieu, ce pays était la Babylonie, contrée où les doctrines du vieux Zoroastre avaient pris racine, avec tout le cortège de superstitions auxquelles avait donné naissance la lutte sans fin de l’esprit du bien contre l’esprit du mal, d’Ormuzd contre Ahriman. Une première fois, les Hébreux avaient déjà été dans ce pays ; c’était au temps du premier exil. Ils y sont revenus plus tard pour y fonder des écoles religieuses, des académies devenues très célèbres. Sans copier précisément les doctrines persanes, ne pouvant néanmoins échapper tout à fait à leur influence, les Talmudistes enseignaient donc que « la voix de l’âme, quand elle se sépare du corps, traverse le monde d’un bout à l’autre ; qu’après la mort elle porte son propre deuil pendant sept jours ; qu’elle apparaît encore quelquefois sur la terre, notamment le vendredi soir ; qu’elle prend plaisir aux oraisons funèbres auxquelles elle assiste toujours. Et lorsqu’elle s’est une fois bien décidée à quitter la terre, voici le cérémonial avec lequel elle est reçue au ciel : Si elle a été juste, trois groupes d’anges viennent à sa rencontre. L’un lui dit de s’avancer en paix, l’autre de marcher droit devant elle, le troisième de venir en paix et de se reposer sur sa couche. Mais si c’est un impie qui arrive, ce sont trois groupes d’anges malfaisants qui le reçoivent. Le premier dit : Point de paix pour l’impie ; le second : Prends ton gîte dans l’affliction ; le troisième : Descends et reste parmi les endurcis.

» Toutes les âmes des trépassés sont confiées à la garde de l’ange Doumah, et chacune d’elles est conduite devant le tribunal de Dieu, où elle rend elle-même témoignage de ses actions sur la terre. On lui dit : Tu as fait telle et telle chose, tel et tel jour, en tel et tel lieu. Elle répond : Oui, il en est ainsi. On ajoute : Certifie que c’est la vérité, et elle le fait, et le récit, comme dit l’Écriture, se trouve ainsi scellé de la » main de tout homme[295]. »

Voici maintenant l’opinion des Talmudistes sur le Paradis, Gan-Éden, et sur l’enfer, Guéhinnam[296]. Puisque les Talmudistes savaient si bien ce qui arrivait des âmes immédiatement après le trépas, il ne valait pas la peine de s’arrêter en si beau chemin. Autant conduire les âmes jusqu’à leur destination et leur demeure définitives. Donc, racontent les Talmudistes, « dans le Paradis, Gan-Éden, il y a de nombreuses gradations, suivant les différents degrés de mérite. À chaque juste est attribuée une demeure d’après son rang. Les pécheurs repentants sont plus haut que les justes, et la place la plus élevée appartient aux martyrs. Dieu a pour les justes des couronnes dont il orne leurs fronts, des baldaquins sous lesquels il les fait reposer, des banquets qu’il leur prépare, des danses auxquelles il les convie. De même dans l’enfer. Les punitions y sont variées, quoique le feu y joue le principal rôle. L’enfer est tous les mois fraîchement réparé pour les troupes de Coré[297], et les Coréistes y bouillent comme la viande dans la marmite. Il a, de même que l’Éden, divers compartiments ; les grands coupables sont dans les lieux les plus profonds où ils se lamentent et reconnaissent la justice de la peine qui les frappe. Les âmes des méchants y sont plongées dans de sombres réflexions, et deux anges qui se trouvent aux extrémités du monde se lancent ces âmes-là de l’un à l’autre[298]. »

Les couleurs, comme on le voit, ne manquent pas au tableau, ni la fantaisie non plus. C’est même parce qu’on savait que tout n’était que pure fantaisie, que l’on a pris plaisir de s’y étendre avec une si visible exagération. On ne voudra certes pas faire aux Talmudistes l’injure de supposer un instant qu’ils aient ajouté foi à ce qu’ils savaient pertinemment n’avoir d’existence que dans leur imagination. Aussi, celui de tous les docteurs juifs qui a le mieux réussi à se pénétrer de l’esprit dans lequel ils ont tous écrit, Maimonide, affirme-t-il que « ces couronnes dont il vient d’être question, que ces sièges d’honneur, ces baldaquins, ces banquets et ces danses célestes, ces places réservées près du fleuve des parfums, toutes les jouissances enfin qui sont le partage du juste, ne sauraient être prises matériellement », et il ajoute : « Quoique l’imagination de plusieurs rabbins n’ait pas su se garder suffisamment des images sensuelles touchant la vie à venir, il n’en est pas néanmoins qui soit tombé dans le pur matérialisme[299] ». Ils avaient trop conscience de l’essence spiritualiste qui fait le fond de l’homme, pour transporter dans l’autre monde une matérialité de jouissance qu’ils condamnaient si énergiquement dans la vie présente. Peut-on effectivement supposer que les mêmes docteurs qui ont exalté comme ils ont fait l’attachement à la loi Thorah, en lui donnant pour conditions, selon les termes rustiques dont ils se servent : « de manger son pain trempé dans le sel, de boire même l’eau avec mesure, de coucher sur la dure », en un mot, de s’imposer un genre d’existence plein de sacrifices et de privations, aient, d’un autre côté, placé dans la vie future des plaisirs sensuels déjà déclarés par eux incompatibles avec le culte de la vérité ici-bas ? N’importe ! ils ont commis une grave faute de s’être ainsi laissé entraîner sur les ailes d’une imagination trop ardente dans une voie qui est loin d’être celle des Saintes Écritures. Il y a des choses de l’esprit avec lesquelles il est aussi dangereux de jouer qu’avec le feu ; ce sont surtout celles concernant la mort et ce qui en est la conséquence, soit pour l’âme, soit pour le corps. On en arrive toujours à renchérir sur les premiers excès. Témoins les Kabbalistes qui racontent avec un profond sérieux que « lorsque l’homme, au moment de quitter le monde, vient à ouvrir les yeux, il aperçoit dans sa maison une lueur extraordinaire, et devant lui l’ange du Seigneur vêtu de lumière, le corps tout parsemé d’yeux, et tenant à la main une épée flamboyante ; qu’à cette vue, le mourant est saisi d’un frisson qui pénètre à la fois son esprit et son corps ; qu’alors son âme fuit successivement dans tous ses membres, comme un homme qui voudrait changer de place[300] ». Cela dépasse déjà de beaucoup les innocentes rêveries précédentes sur les plaisirs de la vie future et sur la manière dont les êtres célestes vont à la rencontre de l’âme, pour l’introduire dans celle des demeures de l’Enfer ou du Paradis qui sera la sienne.

Et pourtant, ce n’est encore là qu’une partie de ce que prétendent savoir les Kabbalistes. Selon eux, le plus terrible pour le mourant ne se trouve pas dans cette épouvante avec laquelle notre âme fuit devant l’ange de la mort. Ce qui suit le trépas est bien autrement effrayant ; car, voici ce qui arrive alors, et le juste comme le méchant sont obligés d’y passer. Cette nouvelle épreuve s’appelle le supplice, la question du tombeau : L’ange Doumah se place sur le sépulcre et applique au mort des coups violents. Les verges de feu, les chaînes de fer, la dislocation des membres, la rupture des ossements, sont » les instruments et les suites nécessaires de cette terrible épreuve ; et ce qui en augmente certainement l’horreur, c’est que personne n’en est exempt. A peine les Kabbalistes veulent-ils octroyer, à quelques rares jours de l’année, le privilège de sauver de cet affreux jugement si l’inhumation y a eu lieu ; ce sont les jours de nouvelle lune et les après-midi des vendredis ![301] »

Il serait impossible d’énumérer tous les préjugés et les pratiques superstitieuses enfantés par ces opinions fantastiques qui ne manquèrent pas, à la suite des Kabbalistes, de s’accréditer chez la foule. Le vieux et avare nocher du Styx, l’inflexible Charon, n’a rien certes de plus farouche que l’ange Doumah dont il est ici question, et le passage de l’Achéron le cède-t-il de beaucoup en terreur à celui qui devait ainsi s’effectuer à travers la tombe ? Ajoutez à cela une dernière erreur, mais une erreur capitale, à laquelle a abouti, dans le système de la Kabbale, la recherche sur l’exacte condition qui nous est faite après la mort, et vous connaîtrez tous les points d’appui de cette mythologie qui, régnant dans la Palestine, à titre de superstition, au moment où parut le Christianisme, a été par lui accepté comme article de foi. Cette dernière et grave erreur, la voici telle qu’elle avait couru à cette époque sur les rives du Jourdain, et plus encore peut-être sur les bords du lac de Tibériade, dans cette Galilée, théâtre des premiers enseignements de Jésus : « Après la mort, les âmes des méchants deviennent autant de démons malicieux (Masikim) dont tout le plaisir est de mystifier les hommes et de leur faire du mal[302]. »

Admis par le Christianisme et plus tard popularisé par le Mahomėtisme, cet enseignement, qui n’en a jamais été un pour la Synagogue, a produit tous ces sombres tableaux surchargés de figures de diables et d’esprits malins que les doctrines chrétiennes et musulmanes n’ont pas jusqu’aujourd’hui cessé un instant d’offrir à leurs fidèles. Lorsqu’on accepte comme croyance dogmatique ce qui, dans le Judaïsme, n’a jamais été donné pour telle, à savoir : l’existence de l’enfer avec son attirail de fournaise, de flammes, de marmites bouillantes ; avec ses chefs préposés à la distribution des tortures les plus atroces qui sont tenues en réserve comme dans un magasin ; lorsqu’on croit à cela, comment ne pas arriver, de conséquence en conséquence, à croire également que cet enfer forme un royaume à part, au service duquel se mettent des légions d’esprits, dont toute l’activité est sans cesse tournée vers le moyen de lui amener le plus de victimes possibles ? Et quand une fois on en est venu à croire à l’existence d’une armée de démons, on ne se ménage pas de les recruter de tous les côtés ; on les fait tout aussi bien sortir, complètement armés, du génie du mal, comme Minerve est sortie du cerveau de Jupiter, qu’on leur assigne pour origine les mauvaises actions, les rêves lascifs des hommes, et finalement on arrive toujours par voir en eux les personnifications de ces âmes coupables qui, ne pouvant arriver à expier complètement leurs fautes, s’enrôlent au service du dieu infernal dont elles sont devenues la propriété.

Quoi qu’il en soit de la source d’où le Christianisme et le Mahométisme font sortir les démons, toujours est-il qu’il ne mettent point en doute leur existence ! Si l’on nous demandait d’en produire des attestations, nous citerions pour le premier, ce que les Évangiles racontent de la tentation de Jésus, lequel fut successivement provoqué par le diable, d’abord dans le désert, puis sur le haut du Temple, enfin sur une montagne fort élevée[303] ; nous citerions encore les guérisons que le fils de Marie se flattait d’avoir opérées, ici sur un démoniaque, là sur des lunatiques ; et encore nous citerions cette parole si solennellement prononcée par lui : « Esprit muet et sourd, esprit immonde, je te commande, moi, de sortir de cet homme et ne reste plus en lui ![304] » ; enfin nous citerions cette autre parole non moins catégorique : « Ne fallait-il pas affranchir de ce lien cette fille d’Abraham que Satan tenait liée depuis dix-huit ans[305]. »

Quant au Coran, on sait que tantôt on y représente Abraham poursuivi par Satan, tenté par lui et parvenant à le chasser à coups de pierres, ce qui, par parenthèse, lui fit donner le surnom de lapidé ; que tantôt on y montre Eblis, le génie révolté et le père de tous les génies qui peuplent l’enfer, osant déclarer au Seigneur que, puisqu’il l’a circonvenu, il complotera contre les hommes de la terre et cherchera à les circonvenir pareillement ; que tantôt enfin on y raconte que Dieu lui-même a attaché aux pas des hommes les tentations, les démons, les suppôts de Satan, compagnons inséparables qui embellissent tout à leurs yeux[306].

Et dire que toutes ces extravagances, toutes ces aberrations capables d’égarer l’esprit, de surexciter les mauvaises passions du cœur, de fausser le sens même de la vertu non moins que le caractère de la vraie pitié, sont le résultat de la témérité qu’ont eue les hommes de vouloir découvrir les mystères de l’immortalité ! Que le Pentateuque est donc admirable dans la discrétion montrée par lui, sur un point qui a déjà tant servi à défrayer la crédulité humaine ! Si çà et là quelques écrivains sacrés se sont départis tant soit peu de cette prudente réserve, et si, plus tard, quelques rabbins ont cru devoir exercer leur imagination sur les sombres fictions d’une mythologie infernale, il a cependant toujours suffi du silence gardé par le Pentateuque pour arrêter à temps les uns et les autres, et les empêcher d’aller aux résultats extrêmes où peut conduire la foi aux démons. Ainsi, il est vrai, Satan a fini par conquérir sa place dans quelques-uns des livres des Saintes Écritures. Mais ce Satan est-il bien le même que l’ange rebelle envers Dieu, qui nous est représenté dans le Christianisme et le Mahométisme sous les traits d’un géant ayant porté la guerre dans les cieux ?… Nullement. La doctrine juive le déclare semblable à tous les autres êtres célestes qui sont soumis aux ordres de Dieu, et vont humblement solliciter de lui la permission de toucher à tel ou tel mortel pour le mettre à l’épreuve[307]. Qu’on veuille bien remarquer cette différence. Elle ne va à rien moins qu’à écarter jusqu’à la dernière nuance du dualisme, cette grande erreur venue de l’Extrême-Orient sur la lutte éternelle entre l’esprit du bien et l’esprit du mal.

Il est encore vrai que les démons, avec l’empire qu’ils exercent sur la terre et dans l’enfer, ont trouvé, à de certaines époques, créance dans la Synagogue. Mais ce n’a été que sous la condition de se donner, non pour un produit biblique, mais pour une importation venue du dehors dans le Judaïsme, pour une création exotique ne se rattachant aux Saintes Écritures par aucun fil.

Ici encore la différence est sensible. C’est à titre de pure superstition que la démonologie avait, pour un instant, pris pied dans la société juive, tandis que dans les sociétés chrétienne et musulmane elle règne encore aujourd’hui comme un article de foi, possédant la consécration de paroles claires et positives prononcées en sa faveur par les fondateurs des deux nouvelles doctrines. Jésus et Mahomet croient aux maladies de possession, à l’influence, à l’action des mauvais génies ; Moïse, au contraire, ne voit partout, en tout que Dieu et la liberté humaine. De là dans la Synagogue la réaction actuellement consommée contre les idées démoniaques, tandis que dans l’Église et dans la Mosquée, le diable et Eblis sont encore aujourd’hui considérés presque comme autant de puissances rivales du Créateur, puisqu’ils se plaisent et non sans succès, paraît-il, à lui enlever les hommages des mortels.

Cependant, que l’on n’aille pas s’étayer du silence gardé par la Bible sur l’exacte nature des peines et des récompenses à venir, pour avancer que le Judaïsme laisse indécise la question si grave de leur matérialité ou de leur non matérialité, de leur éternité ou de leur non éternité. Tous ces divers problèmes se posent parallèlement l’un à l’autre et n’ont entre eux aucune solidarité de solution. On peut parfaitement se récuser quand il s’agit d’affirmer que les choses dans la vie future se passent de telle ou de telle façon, que le Paradis a tant et tant de compartiments, l’Enfer tels et tels supplices, tandis qu’on peut afficher la prétention de savoir si les rémunérations dans l’autre vie sont matérielles ou non matérielles, éternelles ou non éternelles ; que faudrait-il en effet pour le premier cas ? Avoir été admis dans les secrets du Très-Haut et introduit dans les demeures de l’immortalité. On comprend qu’une sage théologie s’arrête devant la pente qui mène à de semblables témérités. Au contraire, que faut-il pour la solution de l’autre problème ? Établir simplement que le rapport moral qui existe entre la vérité de l’immortalité et celle de la rémunération exige chez les deux la présence d’éléments identiques ; que, comme l’âme est immortelle, mais d’une immortalité toute spirituelle ; que, comme l’éternité n’appartient pas en propre à l’âme, la rémunération non plus n’est pas d’elle-même éternelle ; enfin, de même la rémunération ne peut qu’être spirituelle ; que pareillement à l’âme qui a reçu de Dieu son principe de conservation indéfinie, la rémunération soit en bien, soit en mal, peut être prolongée à la limite que Dieu voudra, mais qu’en même temps tout concourt à prouver que, si les récompenses peuvent être éternelles, il est de toute impossibilité que les peines le soient, dans le cas où on veuille laisser à Dieu son attribut de Dieu de bonté.

Eh bien ! c’est là précisément ce que le Judaïsme affirme, et nous sommes fiers de constater comment il a su concilier son ignorance des dispositions de la vie future, avec une pleine et entière connaissance de l’immatérialité des récompenses et des peines, et de la non éternité de ces dernières. Sur ces points, nous trouvons complète et pleine lumière dans la doctrine israélite. Et d’abord qu’il y ait des châtiments et des félicités dans la vie future, cela est déjà inscrit sur les premières pages du Pentateuque. D’une part, la soudaine disposition d’Enoch que Dieu prit avec lui au ciel[308] et d’autre part la punition dont fut menacé le crime du suicide[309], n’en sont-ils pas une manifeste attestation ? On a longuement et diversement commenté le texte relatif à Enoch.

Ce n’est pas ici le lieu de décider entre l’interprétation toute de bon sens qu’en a donnée notre célèbre exégète français, Raschi, et la paraphrase d’Onkelos, expression des croyances religieuses de l’époque où vivait le traducteur chaldéen[310]. Qu’Enoch soit monté vivant au ciel ou qu’il ait subi l’épreuve de la mort, peu importe pour le moment ! Ce qui nous parait hors de doute, c’est que sa disparition de la terre a été pour lui le commencement d’une nouvelle vie. L’endroit même du Pentateuque où l’on parle de lui, le rapprochement involontaire qui se fait dans notre esprit entre sa piété la corruption générale du genre humain, tout, jusqu’aux termes exceptionnels dont on se sert pour nous apprendre sa fin, le prouve surabondamment.

Le châtiment réservé au suicidé ne saurait non plus, de son côté, avoir lieu dans ce monde-ci avec lequel l’homme qui attente à ses jours rompt tout lien et brise toute relation. C’est donc encore bien d’une existence ultérieure qu’il s’agit ici.

Mais dans cette existence, qu’est-ce qui dominera l’élément spirituel ou l’élément matériel ? Sont-ce des jouissances corporelles ou des jouissances intellectuelles que le juste y goûtera ? Le méchant s’y trouvera-t-il atteint par la punition dans son corps même ou seulement dans son âme ? La question ainsi posée, l’a toujours été de cette façon, c’est-à-dire avec la franchise et la clarté que nous y mettons, chaque fois que, dans le Judaïsme, on s’est occupé de rémunérations futures. Que les Talmudistes, avec leur langage figuré, aient souvent donné lieu de croire qu’ils faisaient participer le corps aussi aux félicités et aux châtiments à venir, qui pourrait s’en étonner ? La réserve que nous avons faite plus haut nous dispense de redire ici qu’il faut se garder de prendre jamais ce langage à la lettre. Mais la Synagogue n’a-t-elle pas toujours élevé bien haut ce célèbre enseignement de Rab : « Dans le monde futur, il n’y a ni boire, ni manger, ni jalousie, ni haine, ni colère, ni aucune occupation matérielle, comme nul plaisir sensuel ; les justes y sont assis, ceints d’une couronne de gloire et se délectant de la contemplation de Dieu[311]. » C’est déjà cette contemplation que la modeste Abigail a présentée à David, comme le suprême bonheur auquel l’homme puisse aspirer : « Que l’âme de mon maître puisse participer au faisceau de vie avec l’Éternel ton Dieu ! c’est-à-dire, ajoute Rabbi Eliézer, qu’elle puisse s’asseoir avec les âmes de tous les justes, à l’ombre du trône glorieux de l’Être des êtres[312] ! » C’était encore à cette contemplation qu’aspirait le psalmiste lui-même quand, dans ses moments de sainte langueur vers la vraie félicité, il s’écrie : « O que ne puis-je voir, mon Dieu, ta face dans l’innocence et, en me réveillant, me délecter de son image[313] ! » Ce n’est qu’elle enfin que les rabbins ont en vue, chaque fois qu’ils parlent de cette « mystérieuse muraille derrière laquelle Dieu est assis, entouré de myriades de justes et d’anges célestes[314] ».

D’ailleurs, pour résumer d’un mot toutes nos pensées à cet égard, il se comprendrait que des hommes qui feraient consister le bonheur d’ici-bas dans les jouissances matérielles et qui s’appliqueraient, durant leur vie terrestre, à goûter la plus grande somme possible de ce genre de bonheur, transportassent au-delà du tombeau le complément de leurs espérances et de leurs aspirations toutes sensuelles. Mais que les Elie, les Samuel et tous les prophètes de la Bible, que les Hébreux en général, qui furent constamment les adorateurs de la vérité, eussent soudainement consenti à écarter, à sacrifier, à perdre l’image de cette vérité, en arrivant précisément au lieu où on la savait devoir exister dans sa splendeur et son plus vif éclat ; à qui se flatterait-on de persuader une telle anomalie ? Quoi ! lorsque durant une vie entière, on n’a rêvé que la connaissance de Dieu, nourri et entretenu dans son cœur que l’amour du bien et l’attachement au devoir, on se croirait autorisé à laisser ensuite cette même existence se terminer par l’extinction subite de tout ce que l’on a eu de plus cher, pour céder la place à une autre pleine de ces sortes de jouissances qui avaient toujours été diamétralement opposées à celles que l’on ambitionnait !

Non ! une telle supposition se détruit par son absurdité même. On n’a qu’à prendre l’ensemble des tendances du Judaïsme, on n’a qu’à l’envisager par son côté dominant qui est le spiritualisme, pour comprendre qu’il n’a pu voir autre chose dans la vie future que le prolongement de la vie présente au point de vue des nobles aspirations d’une âme bien douée. Sortir de l’une pour entrer dans l’autre avec les mêmes désirs élevés, mais cette fois avec la certitude en plus de pouvoir leur donner satisfaction, voilà l’idée sous laquelle il a dû invariablement présenter à ses fidèles la perspective de l’immortalité. Et en existait-il donc une autre qui eût pu suffire à ces hommes extraordinaires composant la race d’Israël de génération en génération, qui avaient toujours eu le nom de Dieu sur les lèvres, qui avaient fait de la connaissance de ce Dieu l’objet de leurs constantes études jusqu’au sein des plus violentes persécutions, et qui du milieu des flammes des bûchers avaient encore acclamé avec un saint enthousiasme le dogme sublime de l’Unité de ce Dieu ? Aimer Dieu sur la terre, continuer à l’aimer dans le ciel, qu’eût-on pu leur offrir de plus digne et de plus consolant ? Devant Dieu, on le sait, tout s’efface aux yeux du Juif et si, dans ce monde déjà il ne voit que Lui, ne sera-ce pas toujours Lui qu’il voudra voir et contempler dans le monde futur ? Et c’est précisément cette continuation après la mort des aspirations vers Dieu, qu’un rabbin a su magnifiquement exprimer quand il a dit « que l’état d’une âme dans la vie future ne doit être considéré que comme un progrès dans la connaissance et dans la science, et qu’au ciel les justes n’ont pas plus de repos que sur la terre ; qu’ils y passent sans cesse d’un effort à l’autre pour saisir plus intimement les perfections du Dieu qu’ils seront admis à contempler[315] ».

Maïmonide n’a pas une autre idée de la vie future que celle que nous venons d’esquisser. Pour lui aussi « la vraie béatitude consiste en des jouissances purement spirituelles, telles que l’explication des vues de Dieu et de ses œuvres, la plénitude du développement de la raison, les progrès de l’intelligence pénétrant dans l’essence de Dieu au même degré que les anges[316] ». Et l’on sait ce qu’est Maïmonide pour la Synagogue. Nous ne nous avancerions pas trop en disant qu’il en est devenu comme la principale colonne d’appui. La valeur de ses écrits, méconnue pendant quelque temps se trouve de nos jours estimée comme elle doit l’être. On a fini par comprendre combien ce génie supérieur a su lire à fond dans les Saintes-Écritures et actuellement on s’attache à ses paroles, je ne dirai pas comme à celles d’un oracle ou d’un prophète, mais comme à celles d’un maitre intelligent qui a su s’identifier avec la Bible. Si donc Maïmonide déclare « que la dernière félicité, le dernier but de l’homme est de s’approcher de l’auguste assemblée des anges ; qu’ainsi l’âme arrive à se reposer éternellement dans le sein de Dieu qui est le fondement de son être, c’est que, pour nous servir de son expression, c’est bien là le vrai, l’incomparable bonheur ». Et, continue Maïmonide « ce n’est pas seulement du Paradis qu’il faut soigneusement écarter toute idée de corps, de sens et de matière ; l’enfer aussi que l’on s’est si souvent complu à envisager comme un lieu plein de supplices matériels, n’est qu’un mot pour signifier la douleur et la torture[317] ». Car voici en quoi consistent les peines que l’âme y endure ; c’est Albo, célèbre théologien israélite du moyen-âge qui paraphrase ainsi la pensée de Maïmonide[318]. « Si pendant la vie l’âme a tout sacrifié aux sens et aux plaisirs corporels ; si, se détournant absolument du bien et reniant sa nature meilleure elle s’est abandonnée à l’impulsion du corps, alors après sa séparation d’avec lui, elle éprouvera les mêmes désirs qu’auparavant pour les objets qui lui étaient demeurés indispensables. Or, comme les organes corporels lui manquent pour satisfaire de tels désirs et que, d’un autre côté, elle aspire par essence à se rapprocher des formes supérieures ; comme elle se sent attirée par les objets spirituels auxquels elle est devenue étrangère, parce que les principes de la science et la pratique de la loi divine lui manquent ; alors elle chancelle en quelque sorte entre les deux directions et ne peut atteindre ni l’un ni l’autre objet. Être ainsi ballottée lui cause plus de douleur et de tourments que toutes les douleurs du monde, que le feu, le froid et la fièvre, que les coups de poignard, le venin des serpents, la morsure des scorpions. Telle est la véritable douleur de l’âme, mais le feu ne peut rien sur elle, puisqu’elle est un être spirituel. »

Où y a-t-il encore place à la matérialisation de la vie future en présence de déclarations de ce genre ? Et ces déclarations, qu’on veuille bien le remarquer, furent solennellement faites bien longtemps avant le triomphe maintenant accompli de la philosophie spiritualiste, et à des époques où la culture des arts et encore un peu celle des lettres se trouvaient étroitement liées à la croyance à un enfer et à un paradis complètement matériels. Pendant que le Dante faisait son poétique voyage au Purgatoire, dans l’Enfer et dans le Paradis, et nous donnait de ces divers lieux des descriptions où éclatent tout ensemble le génie, la grandeur d’âme et le sentiment de l’harmonie qui distinguait le célèbre poète ; pendant que Milton charmait le monde par les magnifiques tableaux de son Paradis perdu ; pendant que les peintres de l’École d’Italie s’immortalisaient par des toiles brillantes sur lesquelles, l’Évangile sous les yeux, ils avaient représenté les scènes symboliques du royaume des cieux et du jugement dernier, la Synagogue, elle, par l’organe de ses théologiens, répudiait jusqu’à cette ombre de matérialité qu’ailleurs on a si volontiers laissé projeter sur la vie future. Nous disons une ombre de matérialité, car, à Dieu ne plaise que nous transportions de l’École des poètes et de celle des artistes dans le sein de l’Église chrétienne, toutes ces images complaisamment exagérées sous lesquelles se peignait l’immortalité. Et quand même nous en découvririons l’origine, la source première dans les écrits des apôtres, serait-il raisonnable de les prendre pour autre chose que des figures et des symboles ? Faut-il plus qu’un peu de bonne volonté pour admettre que Jésus et ses disciples ne s’en sont servis que pour se faire mieux comprendre de la foule qui les suivait ? Si nous cherchions bien, ne trouverions-nous pas des images absolument semblables dans les écrits des docteurs israélites ? Lorsque, par exemple, le Fils de Marie présente ces charmantes paraboles où le royaume des cieux est comparé tantôt à un père de famille qui loue des ouvriers pour faire travailler sa vigne[319], tantôt à un roi qui fait les noces de son enfant[320], tantôt à des vierges qui, des lampes à la main, vont au-devant de l’époux[321], tantôt enfin à un homme qui confie son bien à des serviteurs fidèles[322], ne croirait-on pas écouter ces docteurs israélites qui parlaient si bien du Dieu d’Israël qu’ils montraient, ou distribuant des salaires inégaux à différents serviteurs qui ont travaillé sa vigne avec une inégale ardeur[323] ou punissant ceux qui lui rapportaient en désordre des vêtements de prix qu’il leur avait confiés en récompensant largement ceux qui avaient su les conserver dans leur lustre et leur propreté[324] ? Y a-t-il au fond de tout cela plus qu’une hardiesse de comparaison, et irait-on accuser Jésus ou les docteurs juifs d’avoir matérialisé le royaume des cieux en l’encadrant ainsi dans une image sensible ?

Sans doute, la religion chrétienne avec les applaudissements qu’elle a donnés aux arts dont elle a accueilli les plus hardis produits pour en décorer ses temples, a singulièrement favorisé l’abus des figures contenues dans les écrits évangéliques concernant la vie future. Mais que ne se fait-on pas pardonner, quand on peut se glorifier d’avoir aidé au développement de l’esprit humain, et qui voudrait douter du progrès que lui ont réellement imprimé les Raphaël et les Michel-Ange dans lesquels se personnifient surtout la statuaire et la peinture chrétiennes ? Le Judaïsme plus scrupuleux et plus sévère, s’il ne peut revendiquer une semblable gloire, n’a pas non plus à se faire pardonner un semblable abus. Grâce à cette sévérité que l’on ne saurait assez louer, tout chez lui est resté pur. Comme il bannissait de ses maisons de prières les œuvres de peinture et de sculpture représentatives de traits humains, le langage symbolique qui est enfermé dans les Saintes Écritures ainsi que dans le Talmud, n’a jamais passé en action et a continué à demeurer ce qu’il était destiné à être dès l’abord, nous voulons dire, un pur langage imagé, et une figure sans réalité aucune.

Nous sommes donc bien convaincus que le Christianisme, malgré toutes ses blâmables facilités, n’a jamais songé à transporter la moindre idée matérielle dans le tableau des jouissances que la vie future tient en réserve pour les véritables justes. Son spiritualisme lui a été là-dessus du même secours qu’a été pour la doctrine israélite le spiritualisme de la Bible.

Que nous serions heureux d’en pouvoir dire autant des punitions qu’il place dans l’Enfer ! Mais on conçoit qu’il ne soit pas possible d’amender ici les choses, surtout après ce que nous avons vu au Christianisme enseigner publiquement du royaume du diable et de toutes les malignités dont il prétend que les milliers de démons qui peuplent l’enfer se plaisent à persécuter les hommes. La valeur et la portée littérale de tous ces enseignements ne sauraient être mises en doute, et celui qui étudie la théologie de l’Église se persuadera que tout est matériel dans l’Enfer qu’elle décrit avec la même rapidité qu’il mettra se convaincre de la complète immatérialité que possède son paradis. Il y a là une évidente contradiction, mais une contradiction que nous n’avons pas mission de lever.

Serait-ce de cette contradiction que le Mahométisme aurait eu peur, lui que nous allons voir transplanter dans la vie future tous les plaisirs corporels imaginables, comme pour faire contrepoids aux affreux tourments qui y sont réservés au vice et à l’impiété ? On le dirait presque, à considérer le soin qu’il apporte à présenter à ses croyants des tableaux, les uns plus sensuels et plus matériels que les autres, du Paradis et de l’Enfer. Tout dans celui-ci est sombre, effrayant, horrible ; tout dans celui-là est riant, frais, ravissant, d’une fraîcheur et d’un charme qui réjouissent encore plus le corps que l’âme. On voudrait interpréter spirituellement toutes ces peintures qui déparent tant la religion du Coran, qu’on en serait empêché par l’insistance que met Mahomet à matérialiser les récompenses de son Eden. On voit bien que c’est à dessein qu’il fait du monde à venir un séjour plein de félicités terrestres. Il avait affaire à un peuple grossier, chez qui la satisfaction des sens constituait tout l’objet de la vie, et qui ne savait trouver le bonheur que dans l’épanouissement et le triomphe facile des bas instincts de la nature humaine. Cela est peut-être changé aujourd’hui, mais tel a été le peuple primitif auquel il s’est adressé. Contrebalancer chez ce peuple la crainte des supplices de la Guéhenne par l’espoir des jouissances édéniques, lui rendre ces dernières aussi attrayantes que les premières étaient terribles à envisager, et chercher à gagner les cœurs ou à les tenir en respect par ce mélange, par cette pondération de frayeurs et d’espérances, ç’a été là le but évident des fondateurs de l’Islamisme.

Ce but, n’est-il pas écrit en toutes lettres dans les paroles suivantes ? « Ceux qui refusent de croire à mes signes, nous les approcherons du feu ardent. Aussitôt que leur peau sera consumée par le feu, nous les revêtirons d’une autre peau pour leur faire goûter le supplice. Ceux qui croiront et feront bien seront introduits dans les jardins arrosés de courants d’eau ; ils y demeureront éternellement ; ils y trouveront des femmes exemptes de toute souillure, ainsi que des ombrages délicieux[325] ». Et ces paroles-ci sont-elles moins significatives ? « Les Jardins de l’Eden aux vertueux ! Ils y entreront et s’y pareront de bracelets d’or et de perles ; leurs vêtements y seront de soie. A ceux qui n’ont point cru, le feu de la Guéhenne ! L’arrêt qui les fasse mourir et termine leurs tourments ne sera point rendu, ni le supplice de l’enfer adouci[326]. »

Mahomet tenait à être conséquent. Ce n’est pas la première fois que nous le voyons, sans hésiter, sacrifier les idées les plus consolantes et les plus morales au désir de se mettre d’accord avec un principe une fois posé et adopté par lui. C’est une qualité qu’il faut lui reconnaître, que celle de ne pas employer les demi-moyens et de ne pas marchander les conséquences. Sa doctrine a cela de commun avec la doctrine juive, qu’elle développe jusqu’à leur dernier fil les suites enfermées dans une idée. Elle fait seulement dans le mauvais sens ce que l’autre fait dans le bon. Bien différente en cela de la doctrine chrétienne qui, parce qu’elle a voulu complaire à la fois au dualisme et à l’unitarisme, au matérialisme et au spiritualisme, s’est trouvée dans la nécessité de se donner de moitié à chaque système, et de réaliser ainsi le genre hybride en matière de foi. La religion juive, essentiellement spiritualiste, écarte de la vie future les peines et les félicités corporelles ; la religion mahométane qui fait tourner les criminels autour des flammes de l’enfer, tient d’un autre côté à faire reposer les justes dans le Paradis « sur des coussins verts et sur des tapis, dont rien que la doublure est déjà de brocart ; elle leur promet des vierges aux grands yeux noirs et au regard modeste ; elle leur fait présenter à la ronde des écuelles d’or, et des gobelets remplis de choses que les sens désirent[327] » ; quant à la religion chrétienne, nous venons de voir de quelle façon elle a su conserver l’enfer avec des supplices dont le corps seul peut être atteint, et le paradis où il n’y a que l’âme qui soit appelée à être heureuse.

Reconnaissons-le, toutefois. Le Christianisme n’a pas toujours ainsi porté l’eau sur les deux épaules. Mais malheureusement, quand il est allé un jour résolûment jusqu’au bout de la voie, ç’a été pour se mettre en contradiction ouverte avec le Judaïsme. Le nouveau point dont nous voulons parler et le dernier aussi qui ait trait à la vie future, c’est celui concernant l’éternité ou la non-éternité des peines.

On connaît, à cet égard, l’opinion de la Synagogue. Cette opinion est devenue vulgaire. Il n’y a pas un croyant israélite qui ne sache que l’application des peines, suivant la doctrine juive, n’a qu’une durée de onze mois au bout desquels l’âme, quelles qu’aient été ses fautes, est censée les avoir expiées toutes et va goûter le repos éternel. C’est sur cette durée ainsi limitée. qu’a été réglée la récitation d’une certaine prière, le Kaddisch, que les orphelins doivent réciter dans la première année de deuil, à l’intention de leurs parents décédés et pour invoquer sur eux la miséricorde divine. De cette miséricorde, les docteurs juifs ont une si favorable idée, qu’ils prescrivent même de cesser la prière du Kaddisch un jour avant la fin des onze mois, supposant que déjà la clémence de Dieu a tout pardonné, tant ils étaient persuadés de la non-éternité des peines dans la vie future. Qu’on en juge encore par cette délicieuse allégorie : « Pourquoi Dieu a-t-il créé le Paradis et l’Enfer ? — Afin que l’un sauve de l’autre. — Et à quelle distance se trouvent-ils donc l’un de l’autre ? — Rabbi Jochanan croit qu’il y a entre eux l’épaisseur d’un mur, Rabbi Méir dit l’épaisseur d’une palme ; d’autres Rabbins prétendent l’épaisseur seulement d’un doigt. Et Rabbi Méir ajoute qu’il a obtenu par des prières que le grand coupable Elischa Ben Abouja, l’étrange transfuge du Judaïsme pour le Paganisme, reçut au ciel la punition tant méritée, afin d’être admis à la béatitude céleste ; et Rabbi Jochanan prétend avoir sauvé ce même docteur qui avait déserté la religion juive, de l’avoir sauvé des peines de l’enfer[328]. »

Que ce ne soit là que de l’allégorie, toujours demeure-t-il certain que ces paroles et ces prétentions prouvent chez les docteurs juifs une aversion décidée pour la damnation éternelle. Et c’est d’instinct que cette répugnance se manifeste chez eux. Car, on n’ignore pas qu’il y a nombre d’arguments fort spécieux que l’on pourrait invoquer en faveur de l’éternité des peines, et parmi lesquels le plus concluant est, sans contredit, celui qui prétend mesurer la punition à la grandeur, à l’étendue de la faute. Cet argument le voici : comme en offensant Dieu on offense un principe éternel, une justice rigoureuse demanderait aussi l’application d’un châtiment éternel. Mais on n’ignore pas non plus, et nous avons déjà eu occasion de l’établir, combien les rabbins aiment à subordonner la justice de Dieu à sa bonté. Un Dieu bon, c’est avant tout ce qu’ils proclament ; c’est leur premier Credo, c’est la pierre angulaire de leur édifice théologique ; c’est le soleil de leur route. Qu’ils viennent après cela parler des peines et des félicités du monde futur, le tout sera examiné à la clarté de ce beau soleil, et si ses rayons projettent toujours une traînée de lumière éternelle sur le bonheur des justes, ils abrègent en même temps, par leur bienfaisante action les tourments des méchants ; ou, pour parler sans figure, si la bonté de Dieu veut que la vertu soit éternellement heureuse dans la vie à venir, elle ne peut pas ; d’un autre côté, vouloir que le criminel s’agite dans des tourments sans fin. Et ainsi se trouve élevée à la hauteur d’un principe vrai et incontestable la belle théorie juive qui se prononce pour l’éternité des récompenses et pour la non-éternité des peines dans la vie future.

Eh bien, qui le croirait ? Cette théorie si consolante n’a pas trouvé le moindre écho dans le Christianisme ni dans le Mahométisme. On ne saurait certes assez s’en étonner, surtout après que l’on a entendu Jésus parler en termes toujours si touchants de la mansuétude du Créateur, et que l’on a vu Mahomet avoir constamment à la bouche sa formule favorite de « Dieu clément et miséricordieux ». Mais ce qui est encore plus étonnant, c’est de les voir tous deux poser face à face l’immense miséricorde de Dieu et l’inexorabilité de sa vindicte éternelle. N’est-ce pas le fondateur de l’Église chrétienne qui a dit : « On donnera à celui qui a et il aura encore davantage, mais pour celui qui n’a pas on lui ôtera même ce qu’il a[329]. » Et Mahomet n’a-t-il pas répété après lui : « A ceux qui font le bien, un bien est un surplus. Ceux qui font le mal, leur rétribution sera pareille au mal, l’ignominie les couvrira ; ils habiteront le feu et y demeureront éternellement[330]. »

Et comme s’ils avaient craint qu’on ne saisît pas leurs pensées dans toute leur portée, ils se sont encore simultanément attachés à les rendre sensibles par des exemples tirés de scènes déchirantes qu’ils supposent se passer dans l’enfer. Écoutons l’apôtre musulman : « Une cloison sépare les bienheureux des réprouvés. Les habitants du feu crient à ceux du jardin : Répandez sur nous un peu d’eau ou un peu de ces délices que Dieu vous a accordés. A quoi les habitants du jardin répondent Dieu a interdit de vous donner quoi que ce soit. S’adressant ensuite au souverain Juge lui-même, les premiers appellent du fond de l’enfer : Seigneur, fais-nous sortir d’ici ; nous pratiquerons la vertu autrement que nous ne l’avions fait auparavant. Non, non ! sera la réponse ; subissez votre peine ; il n’y a point de protecteur pour le méchant qui sera hors de tout espoir de salut[331]. »

Jésus n’est pas moins explicite. On devine que nous faisons allusion à la célèbre parabole de Lazare et du riche. Que dit le riche lorsqu’après sa mort, il passe en enfer, et qu’il voit au contraire Lazare, le pauvre, reposant dans le sein d’Abraham ? Il s’écrie : « Père Abraham, aie pitié de moi et envoie Lazare afin qu’il trempe dans l’eau le bout de son doigt pour me rafraîchir la langue, car je suis extrêmement tourmenté de cette flamme. Abraham lui répond : Mon fils, souviens-toi que tu as eu des biens pendant ta vie et Lazare y a eu des maux, et maintenant il est consolé et toi tu es dans les tourments. Outre cela, il y a un grand abîme entre vous et nous, de sorte que ceux qui voudraient passer d’ici avec vous ne le peuvent ; non plus que ceux qui voudraient passer de là ici[332] ; » Dieu dit encore aux méchants : « Retirez-vous de moi, maudit, et allez dans le feu éternel qui est réservé au diable et à ses anges[333]. »

Qu’on veuille bien rapprocher cela de l’allégorie du Midrasch Kohéleth cité plus haut, et qu’on juge de la différence ! Ce qui est ici un abîme se réduit là-bas à la mince épaisseur d’un doigt, à une distance facile à franchir.

Mais enfin qu’est-ce qui a pu faire que le Christianisme et le Mahométisme ne se soient pas aperçus, à l’égal de la doctrine juive, de l’incompatibilité qui règne entre le dogme de la damnation éternelle et la croyance en un Dieu bon, clément et miséricordieux ? C’est que, de prime-abord, ils s’étaient placés tous deux volontairement dans des situations qui ne pouvaient manquer de les aveugler sur les oppositions les plus manifestes. Le Judaïsme, lui, s’est toujours posé en adversaire vis-à-vis du paganisme triomphant ; il n’a jamais craint de le contredire, de l’attaquer, de le saper par ses bases. Au contraire, les deux nouvelles doctrines sont entrées de bonne heure en compromis avec lui ; elles l’ont ménagé ; en tout temps, elles ont plutôt cherché à le circonvenir qu’à le combattre de front. De là, dans les deux enseignements respectifs, certains restes du dualisme qui faisait le fond de toutes les religions païennes. Il est vrai que le Christianisme a souvent réagi, plus que ne l’a fait le Mahométisme, contre cet élément hétérogène qui s’était ainsi glissé, dès le principe, dans le sein de tous deux et par leur propre faute. Néanmoins, il n’a pas toujours su se rendre maître de lui. Est-ce manque de courage, ou manque de moyens ? On ne sait trop, surtout quand on le voit spiritualiser d’une part les récompenses de la vie future et d’autre part en matérialiser les peines. Pourquoi cette différence ? Disons-le : parce qu’il n’a pas su se détacher assez radicalement de l’antique croyance à un principe du mal, à un prince des ténèbres, au diable, comme chef d’un royaume peuplé d’une légion de démons innombrables. Partant de cette croyance, toute la question, pour lui comme pour le Mahométisme, se réduisait à savoir qui des deux, du génie du mal et du génie du bien, se saisirait des âmes des trépassés, et, comme le principe du mal en sa qualité d’ange rebelle est censé être tout-puissant dans son empire, dans l’enfer, on comprend qu’on lui ait accordé le pouvoir de ne plus jamais lâcher ceux qui sont une fois tombés dans ses mains, et de leur infliger des tourments éternels.

Un reste de dualisme, corroboré par une superstition populaire, voilà donc ce qui a fait entrer dans le Christianisme et dans le Mahométisme le dogme désolant de l’éternité des peines. Ah ! que de maux eussent été épargnés à l’humanité si, plus courageuses et mieux avisées, les deux religions avaient rejeté ce dogme comme impur, comme indigne de figurer parmi les fleurs qu’elles cueillaient dans le champ de la Bible, comme attentatoire à un des plus nobles attributs de Dieu, sa bonté, qu’elles savaient cependant toutes deux si bien apprécier ! Car, quelles n’ont pas été ces calamités dont ce funeste dogme a inondé la terre ? C’est lui qui a attisé le fanatisme, qui a promené parmi les sociétés la torche des persécutions religieuses, qui a fait, pendant des siècles, d’une bonne partie des hommes, une horrible boucherie, et a donné lieu à ces abominables immolations d’hécatombes humaines en l’honneur d’un Dieu, d’un Dieu qu’on supposait implacable pour ceux qui ne l’adoraient pas, d’une certaine façon plutôt que d’une autre. Ne s’était-on pas acharné sur ces malheureuses victimes avec d’autant moins de pitié, qu’on les savait toutes par avance vouées à la damnation éternelle ? Vous voir damné à jamais, entendre dire de vous que vous êtes « un serviteur inutile, propre à être jeté, pieds et poings liés, dans les ténèbres extérieures ; ne plus pouvoir espérer aucun salut et vous voir voué éternellement aux pleurs » et aux grincements de dents[334] », cela ne vous expose-t-il pas à tout de la part d’une foule ignorante et fanatique ? Et qu’est-ce, par exemple, qui arrêterait rage dévote d’un musulman en présence d’un incrédule duquel Mahomet a dit positivement que puisqu’il traitait ses signes de mensonge, il serait livré au feu » et aux flammes de l’enfer[335] ».

Avouons que le Judaïsme a mieux compris son rôle humanitaire quand il a hautement affirmé et enseigné « que le péché n’est point inexpiable ; que les justes, même païens, participent à la vie et à la béatitude éternelle[336] ». C’était là vraiment inviter les hommes à se pardonner réciproquement comme Dieu pardonne à chacun d’eux ; c’était leur mettre au cœur l’inappréciable disposition de se supporter mutuellement avec leur diversité d’opinions, de croyances et de convictions qui, après tout, ne sont que le produit de la liberté dont Dieu a jugé convenable de doter sa créature favorite. Puisque cette noble faculté a été octroyée à l’homme, il faut qu’on la respecte et qu’on se garde d’y jamais porter atteinte par une pression quelconque exercée sur la pensée ou la conscience ; et puisque Dieu a permis que chacun disposât librement de sa raison et de sa foi, ne ravissons à personne, dans le cas où il aurait fait un usage blâmable de l’une ou de l’autre, la consolation d’obtenir son pardon après qu’il aura expié ses erreurs dans la vie présente ou dans la vie future.


CHAPITRE IX

RÉSURRECTION


La résurrection est une dernière façon d’affirmer la persistance de l’âme après le trépas. C’est aussi le dernier dogme dont il nous reste à parler dans cette partie de notre livre. Ce dogme a été admis par les trois religions sémitiques sans grande divergence d’opinions, et il était naturel qu’il le fût. Comme toutes les trois se fondent sur la Bible et qu’elles y puisent leurs inspirations et leurs déductions de foi, il eût été par trop surprenant qu’elles n’eussent pu arriver à se mettre d’accord quand il s’agit d’une croyance aussi nettement formulée que l’est celle à la résurrection des morts. Que sur la question de la Providence, sur celle de la liberté humaine et encore sur celle de l’existence du mal, le Christianisme et le Mahométisme diffèrent en quelque chose d’avec la religion juive, cela tient sans doute à ce qu’ils n’ont pas su entrer aussi avant qu’elle dans l’esprit des Saintes Écritures, obsédés qu’ils étaient du désir de fondre dans la vérité sinaïque des éléments tirés d’ailleurs. Il ne suffit pas d’entendre le texte sacré et de savoir le translater de la langue sainte dans sa langue propre. Ce ne serait là qu’une science de mots. Il faut encore le rattacher en l’expliquant à ce qui précède et à ce qui suit, et en faire cadrer la signification avec l’ensemble du système dont il est lui-même l’anneau qui l’y rattache. Disons-le sans ambages : il faut, pour démêler le sens vrai des enseignements bibliques, se placer toujours à un point de vue exclusivement spiritualiste. Là est la clef de voûte de tout l’édifice du Judaïsme. Quoi donc de plus naturel que les erreurs où sont tombées celles des doctrines religieuses venues après lui, et qui n’ont pas su se dégager assez du paganisme matérialiste ! On ne peut servir à la fois Dieu et Mammon. Quelques soins qu’elles prissent de mitiger les idées païennes acceptées par elles, avec quelque art qu’elles en préparassent l’alliage avec l’idée juive, elles ne pouvaient réussir à en faire un tout compacte et homogène. Autant aurait-il valu entreprendre de mêler ensemble l’eau et le feu. Si pourtant un semblable alliage a pu être essayé par le Christianisme et le Mahométisme, ce n’a jamais été que sur des points de croyance qui ressortaient plutôt de l’ensemble du système biblique qu’ils ne s’y trouvaient catégoriquement énoncées, comme, par exemple, le mélange de l’antique destin avec la nouvelle Providence, l’existence d’un prince des ténèbres à côté de la liberté humaine.

La même chose aurait-elle pu avoir lieu ou seulement se tenter pour le dogme de la résurrection ? Non. Ce dogme se présente dans la Bible avec la plus excessive clarté. Point d’interprétation possible à son égard. Nul moyen de la marier à quelque élément étranger. En se rangeant à lui, Jésus et Mahomet durent le faire passer de l’ancienne loi dans la nouvelle, dans celle qu’ils prétendaient donner comme une révélation à eux particulière, avec la signification qu’il avait toujours eue. Et il n’avait jamais signifié qu’une chose : le réveil des morts. Cette parole prononcée, le dogme se trouvait affirmé. On pouvait en douter, mais alors on sortait de la Bible. Ici point de milieu, point d’à peu près du genre de ceux que Bossuet s’évertuait tant à découvrir, pour prouver la nécessité d’une seconde révélation. Le dilemne se trouvait nettement posé. C’était la foi à la résurrection ou bien c’en était la négation. Si donc les premiers Hébreux y ont déjà cru, c’est de la même manière que nous y croyons aujourd’hui, et le Christianisme et le Mahométisme n’ont encore une fois rien innové, rien perfectionné, rien amélioré au sujet de ce dogme qui est essentiellement israélite. Ils n’ont fait que la répandre plus au loin.

Mais le dogme de la résurrection est-il bien d’origine biblique ? On le conteste, et on ne craint pas d’en faire remonter la source à un dogme identique qui avait cours chez les sectateurs de Zoroastre. Opposerons-nous prétention à prétention, et affirmerons-nous que ce fut, au contraire, de la doctrine israélite que cet article de foi a passé aux Babyloniens et aux Perses ? Un semblable emprunt n’aurait pas été impossible, puisque ces peuples avaient tenu les Hébreux, pendant près d’un siècle, sous la plus étroite domination. Mais nous n’irons pas aussi loin, car nous croyons que la fréquente mention que Zoroastre fait de la croyance à la résurrection atteste toute l’ancienneté de ce dogme. On n’invente pas, surtout on ne réussit pas à accréditer du jour au lendemain une croyance aussi capitale ; c’est tout au plus si l’on peut se permettre à certains moments marqués par une recrudescence de ferveur religieuse, de l’amplifier, de l’embellir, d’en broder le canevas d’un dessin un peu plus riche et plus varié qu’auparavant. Croire que les morts se relèvent du sépulcre, et qu’un sommeil qui semblait devoir être éternel va tout d’un coup se dissiper devant un réveil qui fera surgir de leurs tombeaux tous les trépassés, avouons qu’il faut pour cela témoigner d’une foi robuste, et que, si ce n’est pas la parole de Dieu qui affirme l’accomplissement d’un aussi prodigieux événement, tout un long système d’éducation religieuse n’est pas de trop pour le faire accepter, comme elle a eu lieu effectivement chez les Perses et les Babyloniens, où la croyance à la résurrection a précédé de très loin l’événement de Zoroastre.

Chez les Hébreux d’avant l’exil, cette croyance avait existé également. Nous en avons d’abord pour preuve Ezéchiel qui fut un des exilés mêmes. Que dit ce prophète ? Il raconte qu’emporté sur les ailes d’un ange, il fut déposé dans la vallée, sans doute celle près du fleuve Kebar, où eut lieu sa première vision[337]. Cette vallée était pleine d’ossements humains. Là, sur un ordre de Dieu, il commanda à tous les cadavres auxquels avaient appartenu ces ossements de se reconstituer, de vivre et de marcher, sous l’inspiration d’un souffle que le Seigneur allait faire passer sur eux. Et cela eut lieu. Et le prophète, s’adressant ensuite à ceux qui l’avaient écouté parler : C’est un symbole pour la maison d’Israël ; de même que ces cadavres, elle ressuscitera, elle sortira de son tombeau, elle renaîtra à la joie, au bonheur, elle sera rétablie dans la terre sainte. Pour parler sur un ton aussi aisé devant une foule attentive à ses discours, ne fallait-il pas qu’Ezéchiel fût assuré d’avance de la facile et profonde impression qu’il produirait sur elle ? Si ç’avait été la première fois qu’il faisait entendre cette grande, cette étonnante vérité de la résurrection, se serait-il exprimé de la sorte ? Le langage figuré, nous le savons, est le langage favori des prophètes. Mais ici, c’est plus qu’une figure, c’est déjà son application. Il fallait croire à la réalité de la résurrection pour en accepter ainsi l’image reportée sur une espérance aussi belle que le relèvement d’Israël. Ezéchiel n’établit pas le dogme de la résurrection. Il en parle comme d’une croyance acquise, enracinée dans les cœurs. Il le prend tel qu’il existe, lui prête une signification, le traduit en symbole. Donc, le peuple le connaissait déjà et en avait fait sincère profession de foi. Autrement, comment aurait-il entendu quelque chose à la comparaison du prophète ? De deux objets comparés, il faut bien que l’un soit entrevu clairement et avec une incontestable évidence, si l’autre doit recevoir de lui quelque clarté. L’ombre ne saurait projeter la lumière. La restauration prochaine de la nation juive, s’appuyant du dogme de la résurrection, suppose celui-ci hors de doute et depuis longtemps accrédité, sans quoi elle aurait pris pour appui un fragile roseau. Et ainsi nous concluons non seulement qu’il est certain que les Hébreux croyaient à la résurrection, puisque Ezéchiel l’avait prise pour symbole, mais qu’indubitablement ils avaient dû en faire de tout temps un de leurs importants articles de foi. Pour faire renaître l’espoir au cœur de ces malheureux exilés qui ne se consolaient pas d’être éloignés de Sion, le prophète s’empare d’une croyance populaire pour la symboliser, et, devant les ruines presque encore fumantes du Temple de Jérusalem, et au sein de la triste réalité d’un esclavage qui ne venait guère que de commencer, il trouve moyen de redonner du courage à tout un peuple désespéré de se voir abandonné de Dieu.

Mais il y a plus. S’il était vrai que les Hébreux n’eussent fait connaissance avec la croyance à la résurrection qu’après leur arrivée dans la Babylonie et la Perse, il faudrait que nulle part dans la Bible, il ne se trouvât trace de ce dogme avant le coup fatal porté à la Palestine par l’orgueilleux Nabuchodonosor. A tout le moins, faudrait-il que, durant les phases par lesquelles a passé le peuple israélite depuis Moïse jusqu’à cette malheureuse journée qui, en l’an 599 avant l’ère vulgaire, vit descendre le faible roi Joachim du trône de Jérusalem et marqua le triste départ des dix mille premiers captifs, on n’eût jamais prononcé aux oreilles des Hébreux le mot de résurrection. Et que dirait-on si nous établissions que Moïse lui-même l’avait déjà prononcé, et cela dans ce chant suprême, résumé de toute sa pensée sur le présent et sur l’avenir d’Israël que l’on a appelé avec raison le chant du cygne et qu’il a recommandé à la mémoire de tous, hommes, femmes, enfants, vieillards, esclaves et affranchis ? Et la chose est telle que nous la faisons entrevoir. Ouvrez ce chant admirable et, au milieu des plus belles considérations sur la justice divine, présenté dans un langage à la fois simple et sublime, vous entendez la voix même de Dieu s’écrier : « C’est moi, moi seul qui suis et nulle autre divinité ne se trouve à mes côtés ; je fais mourir et puis je rappelle à la vie[338]. »

« Faire mourir et puis ressusciter », une semblable locution placée dans un semblable discours, Dieu lui-même annonçant cette vérité comme il annonce la vérité de son existence et de son unité, n’était-ce pas assez pour donner à entendre que la vie serait un jour rendue aux morts dans les conditions identiques à celles où ils l’avaient possédée la première fois ? Une autre idée que celle de la résurrection pouvait-elle se trouver au fond de cette phrase prononcée si solennellement ? Si elle ne devait signifier que le fait ordinaire de la naissance et du décès, on ne l’aurait pas présentée avec autant d’apparat. Qui donc pouvait douter que le même Créateur qui donne la vie, n’eût aussi la puissance de l’ôter ? Mais ce qu’il fallait attester, ce qu’il fallait proclamer, c’était que cette puissance était telle, qu’elle pouvait faire sortir de la tombe celui qu’elle y avait précipité, comme une première fois elle l’avait appelé du néant de l’existence. Et c’est ce pouvoir illimité de Dieu que Moïse a affirmé et qu’il a voulu célébrer dans son chant suprême, lorsque son émotion le trahissant soudain, la parole lui échappe et, à sa place, c’est le Seigneur lui-même qui proclame la grande vérité de la résurrection : « C’est moi, moi seul qui suis et > nulle autre divinité ne se trouve à mes côtés ; je fais mourir › et puis je rappelle à la vie[339]. »

Que dirait-on encore si, sortant du Pentateuque, nous trouvions notre dogme péremptoirement enseigné dans les livres rédigés postérieurement ? Voici qui date du temps de Samuel : « l’Éternel précipite dans le Scheôl et en fait aussi sortir[340]. Ces mots viennent immédiatement après ceux cités textuellement du Pentateuque : « Je fais mourir et puis je rappelle à la vie. » C’est la même idée. En plus seulement, nous assistons ici, en imagination, au réveil des trépassés, et nous les voyons remonter sur la terre avec toute leur personnalité. Ce ne sont pas de nouveaux individus qui renaissent à la vie. Ces âmes qui reviennent à la lumière du soleil ne vont pas animer des corps qui leur sont étrangers, en un mot, la résurrection n’est pas la métempsycose. Non. Les mêmes personnes qui ont été frappées de mort, seront rappelées à l’existence, et telles elles étaient avant de mourir, telles elles seront au grand jour de la résurrection, lorsque Dieu les aura retirées du Scheôl. À ce moment, elles retrouveront leurs corps et elles revivront de la vie terrestre, exposées sans doute encore aux misères et aux faiblesses inséparables de l’existence matérielle, mais pouvant s’y soustraire plus facilement qu’autrefois, par suite des vertus et des perfections morales qu’elles avaient acquises sur la fin de leur vie passée, et qui leur ont été laissées en possession pour leur servir de talisman et d’instrument de bonheur, durant leur nouveau passage sur le globe.

Que m’importerait-il, en effet, de revivre après ma mort dans un autre homme, ainsi que le veut la métempsycose, si, perdant la conscience de ce que je fus autrefois, je dois recommencer les mêmes combats suivis des mêmes défaites, les mêmes luttes suivies des mêmes défaillances, les mêmes espérances suivies des mêmes mécomptes ! Quelle belle consolation de revenir sur la terre privé de toute l’expérience, de toutes les qualités, de tous les biens de mon âme que j’avais amassés au prix de tant de peines, de privations, de labeurs et d’études ? Serait-ce bien encore moi qui revivrais alors ? Ce ne serait même plus un autre moi-même qui reviendrai ; ce serait une existence étrangère qui ne tient plus à moi par aucun lien, et autant vaudrait une destruction complète qu’une renaissance où il ne me resterait plus aucun souvenir de ce que je fus en quittant la terre. Admettez, au contraire, avec la doctrine juive, que la résurrection est la promesse de notre retour sur le globe avec tout un trésor de science, d’amour et de sagesse acquis dans les deux mondes où nous avons successivement vécu ; admettez que ce que notre âme avait appris avant de monter au ciel et ce qu’elle a appris au séjour des immortels où se sont dévoilées à elle la justice et la bonté de Dieu, admettez que tout cela lui demeure en propriété alors qu’elle sera revenue animer le corps qu’elle possédait jadis, et vous comprendrez combien est sacrée et légitime notre aspiration de renaître à la vie après l’accomplissement des temps !

Or, c’est cette aspiration et pas une autre qui se trouve au fond des paroles du livre de Samuel prononcées par la pieuse Annah et que nous avons transcrites plus haut. Au moment où la sainte femme exaltait la puissance de l’Éternel qui l’avait rendue mère après tant d’années d’anxieuse attente, elle se transportait en esprit à l’époque où, par une manifestation de cette même puissance, le Seigneur remplirait une autre attente, celle de la résurrection. En bénissant Dieu d’avoir accédé à son vœu, elle songeait déjà aux actions de grâce qui s’échapperaient de toutes les poitrines quand, au jour du jugement dernier, se réveilleront les trépassés ayant cette fois au cœur un amour inaltérable pour le Dieu qui a également rempli le désir avec lequel ils s’étaient endormis de renaître tôt ou tard à la vie. Il fallut donc que ce désir fût bien généralement répandu chez les compatriotes et contemporains d’Annah, pour que la vertueuse épouse en eût ainsi associé le futur accomplissement à sa joie présente ! Et de fait, lorsqu’on voit, deux siècles et demi plus tard, le prophète Joël donner sa fameuse description du jugement dernier et menacer tous les peuples ennemis d’être un jour rassemblés dans la vallée de Josaphat pour y être punis des sentiments haineux qu’ils nourrissaient contre Israël, peut-on douter que ce dernier n’ait été de tout temps profondément pénétré de la croyance à la résurrection[341] ?

Deux siècles et demi ! Que de dogmes, dira-t-on, peuvent se fonder, se créer, que d’idées religieuses s’emprunter et puis se nationaliser dans un espace de deux cent cinquante ans ! Sans doute, mais durant ce long intervalle même, y eut-il une seule époque qui aurait pu favoriser la création, l’emprunt ou l’acceptation d’un nouveau dogme importé du dehors ? On ne naissait pas alors ou on fréquentait peu les pays habités par les peuples de la haute Asie qui devinrent les sectateurs de Zoroastre, et d’où on prétend que la croyance à la résurrection est originaire. De l’époque du grand-prêtre Élie et de Samuel jusqu’à celle qui a vu naître et prêcher le prophète Joël, les rois Saül, David et Salomon régnèrent d’abord. Ce n’est pas de leur temps qu’un dogme du genre de celui de la résurrection eût pu être introduit en Palestine si déjà il n’y avait existé. C’était plutôt le culte extérieur que la partie dogmatique de ce culte qui faisait l’objet des soins et des soucis de ces monarques, des deux derniers surtout. Et après eux, à quoi assistons-nous ? A une décadence, à un dépérissement graduel du sentiment religieux, nouvel obstacle à l’importation comme à l’édification d’un dogme inconnu. Toute une suite de rois impies se succèdent sur les trônes de Samarie et aussi parfois de Jérusalem ; la foi menace de s’éteindre ; elle jette une lueur intermittente sous Josaphat et Joas d’une part, sous Jéhu de l’autre. « Il n’y a presque plus dans le pays ni vérité ni ni charité ni connaissance de Dieu. Le parjure, le mensonge, le vol, l’impudeur ont fait irruption de tous côtés. La Loi divine est foulée aux pieds. Prêtres et fidèles sont corrompus : l’un ne rougit plus devant l’autre, l’un ne reproche plus à l’autre son péché, son infidélité, son crime. Un souffle d’impiété a passé sur les âmes ; elles se sont flétries sous le souffle du vin. Israël est devenu comme une génisse revêche. sauvage, rebelle, indomptable[342]. » C’est le prophète Osée qui s’exprime de la sorte, Osée contemporain de Joël. Était-ce bien là le moment propice à l’affermissement d’une croyance récemment introduite ou à introduire ? Loin de là, et, lorsqu’on songe qu’ensemble ces deux prophètes, pour faire revenir le peuple de ses funestes égarements, lui parlent d’un grand jour de Visitation, de réprimande et de punition, Jom Tohéha, qu’ils appellent aussi tout simplement Jom Adonaï le jour du Seigneur, ne prend-on pas l’assurance que l’idée de la résurrection et, par elle, la foi au Jugement dernier, était vivace au fond des consciences ! N’était-ce pas, parce qu’on y croyait encore, comme on croyait encore à tout quelque peu malgré l’impiété générale, et parce qu’on y avait autrefois sincèrement cru en Israël, que la menace du Jugement dernier a pu être évoquée comme elle le fut alors ?

Mais l’ancienneté tout à fait biblique du dogme de la résurrection ressort aussi des discours prononcés par le prophète Isaïe. Il faut voir avec quel plaisir ce prophète aime à s’arrêter sur la venue future de ce « jour-là[343], ainsi qu’il le nomme, du jour où retentira la grande trompette, où la lune rougira, où le soleil se voilera devant le majestueux éclat avec lequel Dieu Zébaoth paraîtra sur la montagne de Sion et sur Jérusalem pour y régner à jamais ; de ce jour où Dieu passera en revue l’année des cieux dans le ciel, les rois de la terre sur la terre, pour rendre à ces derniers selon ce qu’ils auront mérité… C’est alors que le globe s’ébranlera sur ses bases, qu’il chancellera comme fait un homme ivre, comme une cabane exposée aux vents déchaînés. Ce sera le moment de la Visitation, après que tous les grands de la terre auront été rassemblés comme on rassemble des prisonniers pour les enfermer dans une fosse verrouillée sur leurs têtes… On pourra alors s’écrier : Que sont devenus tous ces maîtres ? Des cadavres qui ne reviendront plus à la vie, des ombres qui ne reprendront plus de consistance. Car à peine, Seigneur, les aura-tu rappelés à l’existence que promptement tu les fera périr de nouveau, et cette fois ils seront bien anéantis, jusqu’à leur dernier soupir. Mais quant à vous, enfants de Sion, vos cadavres revivront et avec les vôtres le mien se relèvera aussi. Réveillez-vous, et réjouissez-vous, habitants de la poussière ! La rosée du ciel sera en ce jour une rosée vivifiante, et la terre rendra les trépassés qu’elle avait reçus[344]. »

Ce n’est pas le second Isaïe qui parle ainsi, mais le premier du temps d’Ezéchias, longtemps, cent cinquante ans, avant qu’Israël n’allât en captivité chez les Babyloniens et les Perses auxquels on voudrait qu’il eût emprunté l’idée de la résurrection. Ce dogme, comme on le voit, est déjà alors magnifiquement décrit ; il fournit matière à des discours d’une éloquence presque hors ligne, et il est déjà traduit en symboles. Pour avoir pu servir à cela il avait donc fallu que le peuple en fût pénétré, comme on l’est d’une antique croyance. Voilà pourquoi il aimait à le trouver sur les lèvres de ses prophètes.

Citerons-nous enfin les paroles de Daniel ? Cela ne servirait à rien, puisque les écrits de Daniel sont postérieurs à la captivité babylonienne. Et l’on ne saurait être plus clairement explicite que Daniel l’a été sur le dogme de la résurrection : « Plusieurs de ceux qui dorment maintenant dans la poussière se réveilleront, ceux-là pour la vie éternelle, ceux-ci pour une honte et un opprobre éternels. » Et pour confirmer ce semble, encore davantage, cette vieille et constante prédiction, Dieu apparaît en tout dernier et dit à Daniel : « Quant à toi, le terme de ta vie approche ; tu iras te reposer avec tes pères, et, sur la fin des jours, tu reprendras le cours de la destinée[345]. » Heureuse espérance dans laquelle s’endorment aujourd’hui encore tous les hommes de foi en Israël !

Ainsi énoncé et affirmé par la Bible, le dogme de la résurrection est devenu article de fervente croyance dans la Synagogue, dans l’Église et dans la Mosquée. Moïse et les prophètes d’une part, Jésus de l’autre, et Mahomet en dernier, ont tour à tour parlé de la réalisation du grand jour[346]. Cependant si tous parlent de l’avènement de la résurrection, il existe chez eux quelques divergences sur la manière dont ils en ont présenté respectivement les résultats. Et voici comment. Dans la Synagogue on enseigne que le moment de la résurrection suivra de près l’arrivée du Messie. C’est pour goûter les nouvelles joies, les nouvelles facilités d’existence amenées par l’époque messianique que les morts doivent se réveiller et sortir de leurs tombeaux. « Le corps retrouvera alors tout l’éclat de sa jeunesse et de sa beauté, jouissant d’une béatitude idéale ; la terre lui versera en abondance ses dons les plus riches ; le droit et la justice y règneront. Ce sera la bienheureuse époque de la paix universelle. Le loup demeurera avec l’agneau ; la panthère est couchée auprès du lion et se laissera conduire par un enfant ; le nourrisson à la mamelle joue dans la caverne de la vipère, et l’enfant sevré étend sa petite main vers l’antre du basilic[347]. »

Ainsi, ces paroles d’Isaïe décrivant l’époque messianique, sont présentées par la Synagogue comme décrivant les suites immédiates de la résurrection. Celle-ci coïncidera donc bien avec l’autre. Or, la venue de Jésus, pas plus que celle de Mahomet, n’ayant amené la résurrection si positivement annoncée dans les livres saints, on se trouva forcé d’en reculer l’avènement jusqu’à la fin du monde. Et c’est de cette façon que, dans l’Église comme dans la Mosquée, naquit la croyance qui n’a jamais trouvé accès en Israël, celle qui place le réveil des morts à une époque de suprême et total désastre. La fin du monde arrivera-t-elle ou n’arrivera-t-elle pas ? Il nous suffit de savoir qu’aucun prophète n’en a jamais fait mention, pour que notre pensée ne s’arrête même pas sur un événement que la bonté créatrice de Dieu semble ne devoir jamais laisser s’accomplir[348]. C’est là d’ailleurs une croyance toute païenne. Lucrèce en parle[349]. On a voulu, pour la justifier théologiquement, s’appuyer du terme biblique de Achrith Hajamim, « fin des jours ». Mais qui ne sait que cette expression est une figure, un simple trope dans le langage sacré ! Elle n’a jamais signifié autre chose que l’avenir. Tous les prophètes s’en sont servis dans ce sens[350], et le prophète Joël, en faisant le tableau de la résurrection, marque positivement qu’elle n’aura pas lieu à la fin du monde, quand dit : « En ce jour, le vin doux ruissellera…… et Dieu règnera à Sion. Jérusalem sera redevenue sacrée, et les étrangers ne la fouleront plus d’un pied impur[351] ».

Mais cette Jérusalem sera peut-être la Jérusalem céleste dont l’Église parle encore aujourd’hui si fréquemment ! Ce n’est pas là l’opinion de Jean l’Évangéliste ou le Théologien, comme on l’appelle aussi, l’auteur de l’Apocalypse où il est dit en termes formels : « La nouvelle Jérusalem sera le tabernacle de Dieu avec les hommes ; il y habitera avec eux ; ils seront son peuple et Dieu lui-même sera leur Dieu[352]. » Le célèbre allégoriste, on le voit, n’a pas osé aller aussi loin qu’on l’a fait après lui. « La Jérusalem de l’avenir est donc bien une vraie ville, l’antique ville de Sion repeuplée d’adorateurs du vrai Dieu, et autour de laquelle le Seigneur dressera des tentes pour y abriter tous les peuples, des tentes dont l’éclat remplira le monde entier[353]. » Toutes ces images et tant d’autres semblables, sont vraiment une représentation énergique de l’accomplissement des prophéties suivant lesquelles, à la venue du Messie et après la résurrection, les nations de la terre afflueront vers la sainte montagne qui s’élèvera comme une bannière de ralliement pour elles toutes et non pas, encore une fois, pour Israël seul.

Et malgré tant d’évidence sur les suites de la résurrection, malgré surtout la phrase si explicite au sujet de Daniel qui reviendra ici-bas reprendre le cours de sa destinée, le Christianisme et le Mahométisme se sont refusés à admettre, après la résurrection, la continuation d’une existence terrestre. C’est évidemment leur triste théorie de la fin du monde qui les a amenés à cela, et nous savons maintenant comment ils sont arrivés à cette désolante théorie elle-même. A cause d’elle, il leur a fallu transporter, corps et âme, dans des béatitudes toutes célestes, les justes ressuscités, et assigner aux méchants corps et âmes encore, le séjour d’un enfer éternel. On soupçonne aisément que les deux nouvelles religions, avec leurs idées particulières sur la nature des récompenses et des châtiments dans la vie future, n’aient pas eu à faire de grands efforts pour arranger ainsi les choses, lors de la résurrection. Nous avons vu le Christianisme admettre pour le corps humain la possibilité de monter au ciel après s’être transfiguré. En conséquence de ce principe, il enseigna catégoriquement, que l’effet immédiat de la résurrection sera de transporter tous les corps ressuscités, par delà ce monde écroulé sur ses bases, dans le monde futur où ils aborderont au moyen de la transfiguration[354]. Le Mahométisme n’a même pas recours à la transfiguration. Il n’éprouve aucun embarras à faire passer de la terre dans le ciel toute la partie matérielle de notre être. Il professe hardiment l’opinion que les ressuscités iront prendre possession, qui du Paradis, qui de l’Enfer, avec les corps mêmes qui leur auront été rendus[355]. Plus sage que ses deux filles, la religion juive a eu soin d’écarter du monde futur toute idée de corps, même transfiguré. Par là, il lui a été permis, tout à la fois, de laisser aux ressuscités des derniers jours la terre pour habitation, et de confondre avec l’époque de la résurrection l’époque messianique. Avoir pu ainsi éviter, d’un côté, la désespérante théorie de la fin du monde, et de l’autre, avoir pu engendrer dans les cœurs l’espérance de voir les générations passées sortir de leurs tombeaux, pour s’asseoir à ce banquet social qu’elles avaient aidé à préparer par des efforts qui s’étaient trouvés, ou mal récompensés, ou précocement éteints par la mort ou le martyre, n’est-ce pas assez pour faire aimer et augmenter universellement son dogme de la résurrection ? Ne se trouve-t-il pas, quelque chose de large et de souverainement consolant dans cette idée de sa part, de présenter un jour les bienfaits conquis par la civilisation en progrès, à ceux qui ont aidé à les amener sur la terre sans avoir pu en jouir ?

Nous en avons fini avec la partie dogmatique des trois religions filles de la Bible. Nous allons passer à leur morale tant théorique que pratique. Quand nous aurons montré encore comment le Judaïsme comprend l’obligation du devoir et les règles de conduite qui en découlent ; quand nous aurons fait voir en quoi ici aussi Moïse a servi d’initiateur à Jésus et à Mahomet, tout en restant, comme modèle, supérieur à l’imitation parfois pâle et incomplète qui a été faite de son enseignement, il deviendra une fois de plus évident, que les assises de la civilisation se trouvent tout entières dans le Judaïsme qui sera finalement appelé à en couronner l’édifice dans l’avenir.


CHAPITRE X

LA MORALE. — DEVOIRS ENVERS DIEU


Il ne nous sera plus possible dorénavant d’envisager comme nous l’avons fait jusqu’à présent, d’un même point de vue, le Christianisme et le Mahométisme dans leurs rapports avec le Judaïsme. De quoi allons-nous traiter ? De la morale particulière à chacune des trois religions, des règles qu’elles prescrivent, des devoirs dont elles recommandent la pratique. Or, il ne faut pas l’oublier, la doctrine chrétienne, dès le principe, s’est trouvée à cet égard dans des conditions toutes différentes de celles dont étaient entourées les deux autres doctrines.

Quand fut donné le Pentateuque, il y avait une civilisation entière à fonder, de la base à son faîte. On confinait alors à ce que l’on est convenu d’appeler la barbarie. On se trouvait même sur son terrain. Le problème était d’en sortir. Israël n’avait encore jamais été constitué en nation. Il possédait bien quelques traditions pratriarcales, mais qui se rapportaient exclusivement à la vie de famille. D’un état de société il n’avait pas fait l’essai. Avait-il seulement vécu avant l’époque de la révélation ? Il n’avait même pas été une tribu. Trois pasteurs nomades, Abraham, Isaac et Jacob, s’étaient transportés de pays en pays, de contrée en contrée ; puis le dernier, avec ses douze fils, s’était fixé en Égypte où sa postérité fut retenue captive pendant plusieurs siècles ; voilà tout le passé d’Israël. Le Pentateuque avait donc à introduire tout un ensemble de préceptes propres à façonner les mœurs d’un peuple récemment formé. Rien n’était fait, tout était à faire.

Le Coran prit naissance dans des conditions à peu près identiques. C’étaient des familles, des tribus rivales, que Mahomet voulait réunir et fonder en nation. Le soleil de la civilisation n’avait point encore lui sur elles, et si, auparavant, quelques esprits entreprenants avaient déjà tenté de réformer la croyance des Arabes, aucun n’avait osé entreprendre de changer leurs mœurs. Lorsque parut Mahomet, le culte des idoles était déjà fortement ébranlé, mais la division régnait toujours entre les différentes familles du pays. On cherchait à se nuire de maison à maison, on se jalousait réciproquement, on se livrait à des combats, et l’on sait à quel prix les Coréischites étaient devenus, depuis quelque temps, la tribu dominatrice.

Comme le Pentateuque, le Coran se proposait donc d’établir tout un nouvel édifice social. C’était un code de législation fraichement formulé qu’il offrait. Sur cette terre de l’Arabie, où il n’y avait eu jusqu’alors que discordes, que pillages et rapines, il voulait faire régner l’union, l’entente et la paix. Enfin, sa tendance évidente fut de constituer un peuple de toutes ces diverses tribus. Pour cela, nous le verrons, Mahomet a puisé à larges mains dans le Pentateuque. Nous dirons quels sont les emprunts qu’il lui a faits, comme aussi nous indiquerons les raisons pour lesquelles il n’y a pu utiliser les plus beaux préceptes de morale biblique. Mais du moins, il y a parité d’efforts entre l’Islamisme et le Judaïsme. Tous deux travaillent un terrain neuf. Tous deux sont obligés de substituer aux anciennes mœurs d’autres plus en rapport avec le nouvel état qu’on veut créer. Lequel des deux à le mieux réussi ? Lequel a su inspirer à ses adeptes le sentiment moral le plus élevé ? La question, on le voit, se pose aisément, et la solution en est aussi facile à donner.

La même chose a-t-elle lieu pour le Christianisme ? Ici le milieu est tout différent. Jésus a prêché à Jérusalem. C’est à un peuple déjà formé, déjà en voie de se civiliser, qu’il adresse ses discours. Il n’a pas à fonder une morale. Tout au plus a-t-il à réformer quelques abus qui s’étaient glissés dans celle qui existait. Encore n’avait-on pas attendu qu’il vînt pour stygmatiser ces abus. Est-ce qu’il ne s’était pas trouvé devancé dans cette tâche ? Est-ce que tous les prophètes n’avaient pas déjà promené d’un bout de la Palestine à l’autre les accents sévères d’une colère et d’une indignation provoquées par les iniquités de la maison de Juda et d’Ephraïm ? La morale la plus pure n’avait-elle pas découlé des lèvres de ces hommes inspirés qui, au spectacle des iniquités qui se commettaient soit à Samarie, soit à Jérusalem, trouvaient en eux le hardi courage d’affronter le courroux des rois et la haine des prêtres, quand il s’agissait de reprocher aux uns leurs violences et aux autres leurs prévarications ? Le peuple ne fut pas plus épargné par eux que ses pasteurs, ses conducteurs spirituels[356], et si Jésus a foudroyé de sa parole justement sévère certains Scribes et Pharisiens hypocrites[357], les docteurs juifs n’ont jamais manqué d’imprimer au front de ces mêmes hypocrites, dont ils énumèrent jusqu’à sept classes diverses, les dures épithètes de Zebouim, « gens enduits d’un faux vernis de piété, qui commettent l’infamie de Zimri et réclament la récompense due à Phinée[358] ».

En fait d’élévation dans les idées morales, en fait de zèle à deviner soi-même et à rendre saints comme Dieu par un complet attachement au devoir et au bien, qui oserait prétendre en remontrer aux orateurs ou docteurs israélites ayant précédé Jésus ou vécu en même temps que lui ? Depuis Moïse jusqu’à Maleachi et aux docteurs juifs, et précisément parce que prophètes et docteurs s’étaient, à la suite les uns des autres, toujours inspirés du Pentateuque, œuvre de Dieu même, s’est-il jamais prononcé un discours ou écrit une ligne qui ne fût l’expression de la plus pure morale ? Jésus ne s’y était pas trompé. Il l’a reconnu formellement par cette solennelle déclaration « Celui donc qui aura violé l’un de ces plus petits commandements et qui aura ainsi enseigné les hommes, sera estimé le plus petit dans le royaume des cieux ; mais celui qui les aura observés et enseignés, celui-là sera estimé grand dans le royaume des cieux[359]. » La Loi comme contenant, selon l’expression même de Jésus, les commandements propres à faire entrer dans la vie[360], fut chère au fondateur du Christianisme. Ce n’est pas lui qui en aurait jamais provoqué l’abolition. Il tendait à y introduire des réformes comme celles, par exemple, portant sur le sabbath et la nourriture. C’est déjà beaucoup trop. Il y avait là une entreprise sacrilège ; mais il se serait bien gardé de condamner la Loi dans ses pratiques absolument. Il avait fallu la fougue d’un Paul, et une position aussi gravement compromise que l’était la sienne aux yeux des Palestiniens, dont il avait commencé par épouser l’indignation contre le réformateur de Nazareth, pour oser s’attaquer ouvertement au caractère sacré de la Loi dans toutes ses pratiques, et lui substituer la foi sans autre forme de procès. Mais encore Paul lui-même, certes le plus radical de tous les apôtres, qu’a-t-il prêché finalement aux Gentils, sinon la morale même des Saintes-Écritures ?

C’est là, on peut l’affirmer, la tendance dominant dans la doctrine chrétienne, de se rattacher toujours par un bout quelconque, à la racine-mère, de ne jamais se séparer complètement du tronc dont la sève lui a été de tout temps si profitable. Soit qu’elle condamne le code sinaïque dans quelques-unes de ses prescriptions légales seulement, soit qu’elle le répudie tout à fait dans ses pratiques cérémonielles, elle tient néanmoins à montrer qu’elle en est issue. Nous parlons bien entendu des premiers représentants de cette doctrine, et non de ceux qui, plus tard, dans les conciles, se sont tant évertués à dérouler aux yeux du monde les fils qui lient le Nouveau Testament à l’Ancien. Jésus, on l’a vu, ne craint pas d’en montrer les rapports et, à son tour, l’apôtre Paul n’en dévoile-t-il pas l’étroite liaison en finissant par se comparer avec ses récents adhérents « à l’olivier sauvage qui est enté sur le franc olivier[361] ? ». Or, puisque cet apôtre fait si bon marché des pratiques cérémonielles, quel autre point de ressemblance lui reste-t-il avec la Bible et le Judaïsme, sinon les enseignements moraux qu’il en a tirés ?

Eh bien, nous disons que justement sous ce rapport le Christianisme doit être autrement envisagé que le Mahométisme. Tandis que celui-ci avait, en copiant le Pentateuque, à choisir entre les divers préceptes moraux qui y sont inscrits, ceux qu’il jugeait le mieux convenir aux tribus de l’Arabie, le Christianisme n’avait qu’à les développer tous indistinctement. Il s’adressait en premier lieu à des Hébreux et ce n’est certes pas pour eux qu’il eût fallu faire un choix. Le fallait-il davantage pour les Grecs et les Romains qui furent plus tard abordés par les disciples de Jésus ? Mais il était aisé de reconnaître que toute l’immortalité de ces peuples résultait moins de leur barbarie, qui n’existait plus pour eux, que de l’idolâtrie où ils étaient encore plongés. L’erreur sur Dieu enfantait seule chez eux l’erreur dans la vie morale. La civilisation, une civilisation relative si l’on veut, ne leur faisait nullement défaut. Les fausses divinités qu’ils continuaient à adorer constituaient l’unique source de leurs vices. Il n’y avait donc qu’une chose à tenter pour corriger leurs mœurs repréhensibles, c’était de leur prêcher le vrai Dieu en y rattachant la vraie morale. Le Christianisme a en effet entrepris cette tâche. Reste à savoir comment il y a réussi. C’est ce que nous allons désormais examiner en ayant toujours soin de tenir la morale juive en tête de la ligne de comparaison. Puisque nous connaissons maintenant les dogmes du Christianisme, il nous sera aisé de faire voir si, tels qu’il les a proclamés et enseignés, ils peuvent servir de principes à une bonne morale. Il ne nous importera plus tant de savoir si telle ou telle règle de morale se trouve inscrite dans les Évangiles, que d’apprécier si elle a le droit de s’y trouver à côté de points de doctrine qui sont avec elle en évidente contradiction. Ayant eu la Bible sous les yeux, il était facile au Christianisme de faire passer dans son code religieux des prescriptions admirables qu’il n’avait qu’à prendre la peine de copier ; mais cela ne suffit pas. Il est encore nécessaire de se rendre compte de la naturelle facilité avec laquelle de semblables prescriptions doivent toujours découler des croyances dogmatiques une fois érigées en système.

Et qu’on ne vienne pas nous opposer tout de suite une fin de non-recevoir, en nous montrant le degré de moralité où sont arrivées aujourd’hui les sociétés chrétiennes qui, depuis dix-huit siècles, tiennent cependant fortement aux dogmes promulgués par leur religion. Si c’était de là qu’on voulut tirer une présomption favorable à l’accord du dogme avec la pratique du devoir dans le Christianisme, nous pourrions aisément retourner l’argument et montrer que, précisément, la civilisation est restée stationnaire aussi longtemps que la Bible, avec les dogmes si purs qu’on lui connaît maintenant, ne fut pas répandue et vulgarisée. Que de fois, à ces époques d’ignorance et de ténèbres bibliques, la fraternité n’a-t-elle pas dû s’effacer devant l’intolérance, l’amour devant la haine, la liberté de conscience devant le fanatisme, la charité devant les persécutions religieuses ? Ce n’est vraiment qu’à dater de la réforme opérée par Luther, et qui a porté avant tout sur la vulgarisation de la Bible, que la chandelle allumée, pour nous servir de l’expression évangélique, ne l’a pas été pour être mise sous la table. Encore Luther lui-même était-il demeuré comme son collègue Calvin, sous l’empire des anciens préjugés d’exclusion pour cause de différence de foi. Ils n’ont su s’élever ni l’un ni l’autre jusqu’à la hauteur de la vraie notion du devoir qui ne connaît aucune différence entre les hommes pour motif de religion. Ce n’est que quand la Bible fut universellement connue, que les hommes furent peu à peu acquis à la pratique du devoir, tel qu’une saine morale doit le comprendre et l’appliquer, surtout l’appliquer. La Bible répandue, lue, connue et commentée, a, presque à elle seule, opéré cette heureuse révolution morale, dont il est donné à qui veut le faire actuellement, de recueillir les excellents fruits. C’est depuis la vulgarisation de la Bible, qu’on voit l’humanité faire de réels progrès dans l’accomplissement de sa destinée. Mais malheureusement, c’est encore souvent malgré le catholicisme et même le protestantisme, que ces progrès continuent à s’opérer. Rien ne fait donc absolument présumer qu’il y ait, à l’égard du Christianisme, en général, solidarité et correspondance exactes entre les dogmes qu’il professe et le degré de moralité qu’ont atteint ceux qui, ostensiblement du moins, marchent sous sa bannière religieuse. A notre avis, cette correspondance n’existe pas, et nous mettrons ici encore le lecteur en mesure d’examiner et de prononcer. Nous exposerons successivement les différents devoirs que l’homme a à remplir, et chacune des trois religions sera tour à tour interrogée par nous sur l’accord où se trouve son dogme avec la morale pratique universelle. Les devoirs envers Dieu primant tous les autres, c’est par eux que nous commençons. Comment le Judaïsme a-t-il compris cette sorte de devoirs ? Les deux religions venues après lui ont-elles sous ce rapport mieux fait que lui ? Leurs enseignements dogmatiques sont-ils de nature à jeter quelque nouvelle lumière sur les devoirs de l’homme envers Dieu, ou bien tendraient-ils peut-être à en déranger quelque peu l’assiette, à en obscurcir quelque peu la clarté ? C’est dans cet ordre d’idées que nous allons nous mouvoir.

Le Pentateuque formule avec une admirable précision les devoirs de l’homme envers Dieu. Il dit en s’adressant au peuple hébreu par l’organe de Moïse : « Que demande de vous l’Éternel votre Dieu ? Que vous le craigniez, que vous marchiez dans ses voies, que vous l’aimiez et que vous le serviez de tout votre cœur et de toute votre âme ». Sans doute, marcher dans les voies du Seigneur, c’est la clef de tous les commandements, c’est le pivot de la morale. Dieu étant le bien, et le bien étant la loi morale, imiter Dieu, devenir saint comme lui, c’est évidemment répandre sur toutes nos actions un frais parfum de moralité. Mais en faisant ainsi, ce serait essentiellement envers notre prochain et envers nous-mêmes que nous nous acquitterions. Au fond, nous servirions encore Dieu, car rien ne saurait lui être aussi agréable que la pratique de la charité et de la justice. Mais ce que nous voulons maintenant, c’est quelque chose de plus direct ; nous voulons que l’homme soit soumis et reconnaissant envers Dieu, comme étant Celui auquel il doit la vie et tous les bienfaits dont cette vie est parsemée. Nous voulons, ainsi que le dit Moïse, que l’homme craigne Dieu, qu’il l’aime et qu’il lui rende un culte[362]. Plus tard nous dirons la façon dont l’accomplissement préalable de cette espèce de devoirs prépare nos cœurs à un sincère attachement à toutes les autres.

§ I
CRAINTE DE DIEU

Craindre Dieu, voilà donc notre premier devoir. Dans quel sentiment le Judaïsme veut-il que cette crainte prenne sa source ? Serait-ce dans un sentiment de terreur que nous inspirerait l’idée d’un Dieu tout-puissant qui peut nous arracher la vie pour nous punir de notre infidélité et briser toutes les grandeurs qui flattent notre orgueil ? Mais ce serait là la crainte de l’esclave vis-à-vis du maître, ce serait la crainte du châtiment, cette crainte qui avait fait trembler autrefois les rois et les peuples idolâtres, lorsque le Seigneur eut lancé au fond de l’abîme le superbe Pharaon et sa nation impie ! Serait-ce aussi craindre Dieu que de se laisser gagner d’une mortelle frayeur en pensant à sa sévère et inflexible justice ? Mais cette crainte, c’est celle du méchant qui n’a plus rien à attendre de la bonté divine ; c’est celle du meurtrier que tout effraie, qui s’agite et se trouble au moindre bruit, que le mouvement d’une feuille fait trembler et qui croit voir dans le déchaînement du vent ou dans le retentissement du tonnerre les signes précurseurs de sa prochaine mort, de cette mort qu’il redoute tant, puisqu’elle l’appelle devant le trône du souverain Juge !

Bien différente est la crainte du juste. Ne traînant après elle ni agitation, ni inquiétude, elle répand dans son âme une sérénité calme et rafraîchissante, le soutient dans l’adversité et l’arme d’une forte résignation[363]. Soutenu par elle, il respire plus à l’aise dans le plus profond malheur ; il le supporte mieux, ce malheur, il s’en console plus aisément. Pourquoi ? parce que sa crainte est chez lui le résultat de sa méditation sur la grandeur de Dieu d’un côté, sur la faiblesse de l’homme et sur la fragilité de son existence de l’autre. Et cette crainte est précisément celle dont la Bible et le Talmud s’accordent à faire le principe de toute science et de toute sagesse[364]. Il faut voir comme ils ont largement compris l’intime liaison qui existe entre la science humaine et la crainte de Dieu ! Qui ne sait, en effet, que les rapports entre ces dernières sont tels que la science demeure stérile si elle n’est fécondée par la crainte du Seigneur. Prenez telle science que vous voulez, philosophique, religieuse, mathématique, littéraire même, si la pensée de Dieu ne préside pas à leur acquisition ou à leur diffusion par l’enseignement, elles ne sont toutes que des statues découronnées. Ce qui fait leur prix réel, c’est autant la sainteté qu’elles répandent dans l’âme, que les lumières qu’elles versent dans l’esprit. Clarté et développement de l’intelligence, ennoblissement et sanctification du sentiment ; c’est là leur double objet, et qui dit les uns sans les autres n’entrevoit que sous un demi-jour les bienfaits de la science.

Elles ne poursuivent qu’un seul but, de ramener tout à une loi générale, c’est-à-dire finalement à Dieu.

Que sera-ce encore si nous montrions l’influence de la crainte de Dieu dans l’éducation du peuple ? Et pour effleurer seulement ce point, comment, par exemple, ceux qui sont chargés d’instruire les masses et d’en amener l’amélioration successive, atteindront-ils leur but, si eux-mêmes, malgré leur incontestable talent, s’abandonnent à une vie immorale et licencieuse ? Quelle que soit la position que l’on occupe, dès que l’on a pour mission d’instruire le public, il faut toujours faire en sorte que le public soit édifié en même temps qu’éclairé. Un enseignement quelconque d’où l’idée de Dieu est absente, est vain et de nul effet. Toute science doit ramener à Dieu, par la simple raison que toute science procède de Dieu, et nous n’étonnerons personne en répétant après bien des esprits distingués, qu’une société d’athées ne saurait durer. Ni l’éducation, ni l’instruction ne pourraient s’y distribuer. Les savants n’y seraient pas plus dans le cas de communiquer leur savoir aux ignorants, que les ignorants ne seraient dans le cas de le recevoir des savants. Les uns et les autres étant privés de tout sentiment pour Dieu, toutes les connaissances seraient bien vite employées à satisfaire les tendances purement matérielles et sensuelles de notre nature et l’on sait avec quelle facilité, cette porte une fois ouverte, les vices entrent par milliers. C’est dans ce sens que le Talmud explique le verset bien connu du livre des Proverbes : « La crainte de Dieu est le principe de toute science. » Il dit : « L’homme instruit qui ne craint pas Dieu, ressemble à quelqu’un que l’on a chargé de distribuer des bienfaits sans lui confier la clé du trésor qui les contient. De quelle utilité est-il pour le monde ?… quel même sera son avenir ? Car sachons que lorsque l’homme comparaît devant Dieu on lui demande : « As-tu laissé brûler dans ton cœur une foi ardente ? As-tu perfectionné ton intelligence ? As-tu marché dans les voies de la sagesse ? Et cependant si la crainte de Dieu n’a pas dominé en toi, tu seras frustré absolument de toutes tes espérances[365]. »

Craindre Dieu, d’après cela, ce n’est donc rien autre chose que de laisser se produire dans nos cœurs ce naturel pouvoir qui, destructeur de l’orgueil humain, grandit toujours à mesure que nous acquérons une idée plus parfaite de l’Être suprême. Il ne peut plus s’agir ici de frayeurs, mais bien plutôt d’amour et de respect. Sans doute la certitude que Dieu peut le priver en un clin d’œil des biens dont il enrichit, qu’il peut le laisser retomber de toute la hauteur où il l’a élevé et même le faire rentrer dans le néant, cette certitude inspirera toujours au juste une espèce de terreur involontaire ; mais cette terreur n’a point pour effet, comme la terreur du méchant, de le rendre sombre et inquiet. Elle le remplit, au contraire, de je ne sais quel nouvel esprit de piété, de quel nouveau sentiment d’attachement pour Dieu. Ce n’est jamais le châtiment qu’il craint, mais la réprobation divine. Savoir qu’il a offensé Dieu, est déjà pour lui la plus sévère des punitions. Alors il marche avec prudence, circonspection, sinon plein de quiétude, du moins plein d’espérances. La crainte de pécher le rendra attentif à ses moindres actions. Aussi peu lui importera de mourir ; la mort n’a rien de terrible pour lui ; il espère se réveiller dans une autre vie. Comme Jonas au fond du vaisseau ballotté par la tempête, il s’endort avec confiance. Comme lui il s’écrie : « Je suis Hébreu et je crains Dieu Créateur des eaux et de la terre. Je ne redoute pas la fureur des vagues ; rien ne saura m’atteindre si Dieu me pardonne mes fautes[366]. »

Le Talmud rapporte : « Quand Rabbi Jochanan, fils de Zaccaï, fut malade, ses disciples vinrent le voir. En le quittant ils le supplièrent de leur donner sa bénédiction. Il leur dit : Plût au Ciel que vous eussiez toujours pour Dieu la même crainte que vous avez des hommes, lesquels, cependant, ne sont que chair et os. Notre maître ! répliquèrent les disciples, serait-ce là vraiment la mesure de notre crainte vis-à-vis de Dieu ? Mais ils ne l’avaient pas compris. Je fais des vœux, continua-t-il, pour qu’il en soit réellement ainsi. Vous savez bien que, quand on transgresse la loi, on dit toujours : Pourvu que personne ne m’ait vu[367] ! »

Peut-on mieux faire ressortir la véritable nature de la crainte de Dieu ? Être toujours, comme le dit le célèbre docteur de Jabné, sous l’empire de cette pensée qu’une action ne saurait se dérober aux yeux de l’Éternel, quelle plus forte barrière que celle-là contre les atteintes des mauvaises passions ! Même les velléités de faire le mal se brisent contre une semblable barrière, car le coupable désir non plus n’échappe pas à la connaissance de Dieu, et c’est ainsi que le Judaïsme, en parlant à ses fidèles d’un Dieu tout à la fois bon et omniscient, juste et miséricordieux, est parvenu non à les faire trembler sous le regard de ce Dieu invisible, mais à les porter à se recueillir en toutes circonstances, à s’observer attentivement, afin de ne pas offenser en quoi que ce soit cette majestueuse divinité qui plane constamment sur nos têtes.

Voyons tout de suite si, par leurs enseignements dogmatiques, le Christianisme et le Mahométisme peuvent arriver à agir de la même façon sur les consciences. Certes, la bonté, la mansuétude et l’ubiquité du Créateur sont magnifiquement proclamées par eux. Mais tout cela est gâté, le bon effet s’en trouve arrêté et comme violemment coupé, par ce qu’ils enseignent de l’éternité des peines et des récompenses. Qu’on veuille bien le remarquer. Nous ne prétendons pas que les deux nouvelles religions n’aient point parlé de la crainte de Dieu dans les mêmes termes que l’a fait le Judaïsme. Nulle part on ne les voit élever à cet égard affirmation contre affirmation. n’y avait aucune nouvelle opinion à formuler là-dessus. Mais, tandis que la religion juive ne veut pas d’une crainte synonyme d’épouvante et de terreur, les deux autres religions paraissent sinon la rechercher, du moins y amener. Et quand même la plupart de leurs docteurs se seraient prononcés dans un sens opposé, il n’en est pas moins certain que la prédication seule de la croyance à des peines éternelles, suffisait en tout temps à inspirer plutôt de la terreur qu’une crainte respectueuse pour Dieu. Pour qui lit avec quelque attention dans les évangiles l’apostrophe finale qui clôt presque chaque figure parabolique du royaume des cieux par les paroles suivantes : « Jetez le serviteur inutile dans les ténèbres du dehors ; c’est là qu’il y aura des pleurs et des grincements de dents[368] » ; pour qui se rappelle la sombre description des supplices matériels que le Coran place dans l’enfer[369], pour celui-là il ne saurait être douteux que ni l’Église, ni la Mosquée ne pouvaient prêcher une crainte de Dieu aussi pure, aussi dégagée de tout élément matériel, que l’est celle enseignée par la Synagogue. Ajoutez à cela les superstitions résultant inévitablement de la croyance au diable et à Eblis, tant favorisée par le Christianisme et le Mahométisme, et vous aurez une preuve de plus du peu de logique qu’il y aurait à faire découler une véritable crainte de Dieu des dogmes musulmans et chrétiens. Si pourtant, ce que nous sommes loin de nier, il s’est trouvé dans l’une et dans l’autre des deux nouvelles religions des fidèles unissant en eux une pure crainte de Dieu aux convictions les plus intimes de l’éternité des peines et de l’influence de l’esprit malin, ce n’a pu être que par le fait d’une de ces inconséquences si naturelles au cœur humain qui proteste souvent intérieurement contre les erreurs de l’esprit auxquelles, par égarement, il est attaché comme à des vérités. Dans la doctrine juive, cette protestation même n’est pas à supposer. Ne croyant ni au diable ni à ses malignes influences, ni aux peines matérielles de l’enfer, ni à leur éternité, l’Israélite qui a la crainte de Dieu est sûrement pénétré de ce sentiment du respect, dont la terreur est plutôt de s’attirer la désapprobation de Dieu que sa colère et les châtiments qui en sont la suite. Ce noble sentiment, les Kabbalistes ont un jour réussi à le dénaturer et, aujourd’hui encore, il existe en Israël des traces des tristes ravages exercés par leur condamnable philosophie[370]. Mais nous avons déjà dit combien le judaïsme a, de tout temps, cherché à réagir contre les influences de cette production exotique nommée la Kabbale, et qui n’a rien ou fort peu de chose de l’exquis parfum qui s’exhale des pages éternellement fraîches de la Bible.

Une des plus proches conséquences de la véritable crainte de Dieu et qui sera la seule que nous relèverons ici, c’est le soin de ne jamais prononcer inutilement le nom de Dieu. On sait que le troisième des dix Commandements porte cette défense[371]. A peine le Pentateuque a-t-il affirmé Dieu, à peine l’a-t-il mis en relation avec le monde, qu’il tâche déjà de l’entourer d’une auréole propre à lui gagner la vénération des hommes, leur plus profond respect, un respect qui aille jusqu’à les empêcher de prononcer son nom en vain. Ce Dieu qui nous a tirés de l’Égypte, semble dire Moïse au peuple, ne ressemble à aucune de ces mille divinités que vous avez vu adorées dans le pays d’où vous êtes sortis. Votre Dieu à vous est saint. Gardez-vous de le blasphémer en mêlant son nom aux égarements de votre raison et de vos sentiments. Ne prodiguez pas vainement ce nom. Sachez qu’en parlant de Dieu, vous devez toujours le faire avec une crainte respectueuse, parce que vous parlez de votre Créateur[372], de votre Maître, du Maître à nous tous, du Maître le plus excellent et le plus parfait.

Et qu’est-ce que prononcer en vain le nom de l’Éternel ? C’est, disent les Rabbins, ou réciter une bénédiction superflue[373], ou affirmer, en jurant, une chose qui n’a jamais été mise en doute. « Jurer que deux sont deux, c’est faire un serment coupable, car c’est supposer que la vérité absolue peut être mise en doute ; c’est, par suite, offenser Dieu qui est le principe de toute vérité[374], »

Combien plus coupable est alors le faux serment ! A le bien considérer, il est même un crime que fait le parjure. Il déclare croire que l’œil de Dieu pénètre au fond des cœurs, et il affirme au même instant le contraire de ses propres pensées. Il acclame publiquement la vérité et il en fait aussitôt le manteau de ses mensonges. Il confesse l’existence d’une justice divine, et, au même moment, il trompe son prochain sous la foi d’un faux serment ; c’est-à-dire, qu’il nie Dieu en présence de Dieu même. Il ose le prendre à témoin des ignominies qu’il commet. Quel jeu que celui-là ! A quelle dégradation morale ne faut-il pas déjà être descendu pour oser tenter une semblable énormité ? « La dent des animaux malfaisants est ordinairement la punition du parjure et de la profanation du saint nom de Dieu[375]. » C’est ce qu’affirment les docteurs juifs dans leur langage figuré. Quelle image expressive des graves désordres que le parjure amène à sa suite ! Car si le serment perd son caractère sacré, c’en est fait de la justice ; son action est paralysée ; ses moyens de répression affaiblis, presque anéantis. Le frère s’arme contre le frère ; l’insatiable cupidité n’a plus de frein, l’ambition plus d’obstacle qui l’arrête ; la colère peut exercer ses vengeances et la jalousie tramer ses complots dans les ténèbres ; le règne de l’honnêteté est fini, celui du brigandage commence, et bientôt, selon la parole du prophète, « la terre elle-même s’attriste de la dévastation dont elle se voit être le théâtre, et tous ses habitants prennent le deuil[376]. »

C’est ainsi que la doctrine israélite, non contente d’avoir admirablement caractérisé la crainte de Dieu, a encore tenu à en faire sortir une des conséquences les plus immédiates, afin de montrer qu’elle n’est point une terre stérile. Règles générales et applications particulières, elle a tout successivement déterminé, pour qu’on se convainquit qu’elle a su rendre productif le champ de la morale. Principes et pratiques, elle a légué le tout dans un état florissant aux religions venues après elle.

§ II
L’AMOUR DE DIEU

« On peut aimer Dieu, dit un célèbre moraliste juif, ou parce qu’il nous comble chaque jour de bienfaits, ou parce qu’il nous pardonne nos fautes, ou enfin parce que l’idée que nous avons de sa grandeur infinie, nous attire vers lui et lui gagne toute notre affection[377]. » Il n’est pas besoin de réfléchir longuement pour se convaincre que le véritable amour de Dieu est celui qui se manifeste en nous, lorsque nous sommes arrivés à connaître, à saisir clairement toutes les perfections qui distinguent le Créateur. Alors nous comprenons que ce n’est pas par reconnaissance que nous devons l’aimer ; mais parce qu’il est le bien supérieur à tout ce qui dans ce monde mérite le plus notre attachement. Et cet amour tout à fait désintéressé ne laisse pas que d’être un sentiment très naturel. N’est-il pas constant, en effet, que nous sommes portés naturellement à aimer tout ce qui possède quelques-uns des caractères de la beauté idéale que conçoit notre raison ? Un site pittoresque, un charmant paysage, une figure régulièrement belle, un tableau d’art, tout cela nous ravit, nous transporte, nous attache irrésistiblement. Telle est l’intimité des rapports qui existent entre la raison et le sentiment que ce que l’un admire, l’autre l’aime.

Il en est de même des belles actions, des actions de dévouement et d’héroïsme qui s’accomplissent sous nos yeux, ou dont nous écoutons le récit merveilleux. Elles nous frappent ; nous en sommes touchés et nous accordons à celui qui en a donné l’exemple non seulement notre estime, mais encore notre amour. Cet amour est-il le fruit d’un calcul ? Est-il dicté par un sentiment d’égoïsme ? Ne le donnons-nous pas spontanément et sans avoir fait le moindre retour sur nous-mêmes ? Or, si nous aimons d’un amour si désintéressé ce qui est beau dans le monde physique, quel autre caractère que celui du désintéressement le plus absolu ne doit pas posséder notre amour pour Dieu ? Dieu n’est-il pas le principe de tout ce qu’il y a de beau dans le monde ? N’en est-il pas l’idéal ? Et comme il est l’idéal, le type du beau, il l’est aussi du vrai et du bien. « Dans quel lieu du globe, dit l’Écriture, le sage ira-t-il creuser la sagesse ? Ni la mer, ni l’abîme ne la recèlent dans leur sein. Elle demeure avec Dieu qui la présente à ses élus comme étant le don le plus brillant dont il puisse les gratifier[378] ? »

Dieu étant donc infiniment au-dessus de ce qu’il y a dans le monde de plus admirable et de plus attachant, pourquoi ne lui vouerions-nous pas un amour sincère, profond, inaltérable ? Pourquoi mesurerions-nous notre amour pour lui, juste aux bienfaits qu’il nous dispense, et l’exposerions-nous aux fluctuations de l’intérêt personnel ? « L’amour basé sur l’intérêt, observent les rabbins, cesse toujours avec la cause qui l’a fait naître, tandis que celui qui est inspiré par la raison ne disparait jamais[379]. On aime véritablement son Créateur, ajoute Maïmonide, quand on a contemplé la magnificence de la création et que l’on s’est persuadé qu’une sagesse suprême a dû présider à l’organisation de ce vaste univers[380] ».

L’amour désintéressé pour Dieu ainsi établi par la théologie rabbinique trouve sa racine, son fondement dans la Bible même. Qui ne connaît cette parole du Deutéronome : « Tu aimeras l’Éternel ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tous tes moyens ? » Mais ce que l’on ne sait peut-être pas aussi bien, c’est la façon judicieuse dont le Talmud a compris et commenté cette parole, et la manière dont un docteur israélite a raconté qu’il l’a mise en pratique. « Tu aimeras l’Éternel ton Dieu de tout ton cœur, c’est-à-dire que ton cœur lui soit dévoué. Ne partage pas ton amour avec un autre être en dehors de lui. Que Dieu soit le but de toutes tes aspirations, l’objet de tous tes désirs. Élève-lui au-dedans de toi un autel sacré sur lequel chaque jour tu puisses lui offrir tes passions en holocauste. C’est là le plus beau sacrifice à lui faire….. Aime-le de toute ton âme, c’est-à-dire ne recule pas devant la mort, même quand il s’agit de lui conserver ta fidélité. Pourquoi les persécutions t’effraieraient-elles ? Pourquoi te feraient-elles abandonner, déserter, abjurer ta foi ? Tiendrais-tu plus à ta vie qu’à celui qui te l’a donnée et qui peut te la reprendre quand cela lui plaît ? Sache, ô homme, qu’il est de ton devoir de verser la dernière goutte de ton sang pour faire triompher la sainte cause de Dieu. Consacre-toi donc entièrement à lui ; dépense en son nom tes biens, tes richesses et toute la puissance de tes facultés. Voilà ce que ta religion t’ordonne[381]. »

Et cette belle théorie a été mise en pratique par les docteurs israélites. N’avons-nous pas d’abord Rabbi Akiba qui, après la prise de la fameuse ville de Béthar sous l’empereur romain Adrien, conduit sur le lieu du supplice, eut cette noble parole sur les lèvres : « Maintenant je comprends la phrase du Deutéronome : Aime Dieu de toute ton âme ? »

Écoutons encore ce que raconte Rabbi Josué, fils de Kisma : « Me trouvant un jour en voyage, je fis la rencontre d’un homme qui me dit : Que la paix soit avec toi. — Je lui rendis son salut. — D’où es-tu ? me demanda-t-il. — D’une ville renommée par le grand nombre de savants qu’elle renferme. — Viens demeurer dans mon pays et je te donnerai un millier de pièces d’or, de perles et de diamants. — Mon ami, lui répondis-je, quand tu me donnerais tout l’or et toutes les pierres précieuses du monde, je ne te suivrais pas, car je ne veux vivre que là où la science est en honneur. Ainsi le dit David parlant à Dieu L’enseignement de ta bouche m’est plus précieux que des milliers de pièces d’or et d’argent. Ce n’est pas tout. Le jour où l’homme meurt, son or et son argent ne l’accompagnent pas, mais ce qui le rend immortel, c’est sa science religieuse, ce sont ses bonnes actions, ainsi qu’il est écrit : « Quand tu marches, la loi divine te guide ; quand tu dors, elle veille sur toi ; lorsque tu te réveilles, elle est là pour te défendre. Quand tu marches, c’est-à-dire dans cette vie ; quand tu dors, dans la tombe ; quand tu te réveilles, dans la vie future. Et il est encore écrit : « A moi l’or et l’argent, dit l’Éternel Zébaoth[382] ». Tout appartient à Dieu, parce que tout provient de lui ; tout donc, s’il le demande, doit lui être sacrifié.

On le voit, le Judaïsme a parfaitement saisi l’obligation où nous sommes d’aimer Dieu. Il ne s’est pas trompé un instant sur la nature de cet amour qui, avant tout, doit être désintéressé et se manifester au prix de n’importe quel sacrifice : richesse, penchants, plaisirs et jusqu’à notre vie. Mais ce qu’il faut ajouter, c’est que tout en prêchant dans les termes chaleureux que nous venons de faire connaître, la nécessité d’aimer Dieu par-dessus toutes choses, il a néanmoins su se garder du mysticisme, de cet amour de Dieu exalté qui égare la raison et devient une plaie véritable pour la société, au sein de laquelle il se propage avec ses exagérations et ses extravagances. Nous ne voudrions pas trop nous étendre en disant au juste ce qu’est le mysticisme, afin d’éloigner de lui, par un portrait fidèle que nous tracerions, des excès où il conduit. Encore moins voudrions-nous essayer de montrer comment il prend naissance soit en philosophie, soit en religion, par la prétention que l’on affiche de pouvoir arriver à connaître Dieu, non plus seulement dans ses manifestations dont l’Univers est rempli, mais jusque dans son essence propre et dans son unité absolue. Peut-être pourtant, si nous le faisions, prouverions-nous du même coup que le Judaïsme est exempt de tout mysticisme. Car, dirions-nous, qu’est-ce qui a donné naissance à cette étrange aberration ? Rien autre chose que le discrédit que l’on a jeté sur la raison, en lui reprochant de ne pouvoir donner une connaissance adéquate de l’Être suprême. Sous ce rapport, on a moins attaqué sa faillibilité que son impuissance. Non content d’avoir été mené par la raison jusqu’à la source des vérités éternelles, on a voulu faire un pas en avant encore ; on a voulu connaître le principe, le sujet même auquel ces vérités se rattachent. Et comme on trouvait la raison incapable de franchir ce suprême espace, on eut recours au sentiment. A l’intelligence, on substitua le cœur. L’on s’imagina pouvoir s’unir à Dieu en s’absorbant dans un amour entier, exclusif pour lui, et en s’abîmant dans des contemplations sans fin sur sa sublime nature, et au milieu desquelles on oubliait le monde et soi-même.

Eh bien la Bible coupe court à cette folle aspiration par la relation d’un seul fait, mais que Moïse raconte avec une certaine complaisance, comme s’il avait pressenti qu’on l’invoquerait un jour contre le mysticisme. C’est la prière adressée par lui à Dieu, à l’effet d’obtenir la faveur de le contempler en face. Non, répondit le Seigneur, pas même toi, tu ne pourras me voir dans non essence : ce n’est que par mes manifestations, par les traces que j’ai laissées derrière moi, que je puis être connu. Sur la terre, tu trouveras les œuvres matérielles que j’ai fondées, tu en étudieras les lois que tu pourras toutes rapporter à ma sagesse ; dans le monde de l’intelligence, tu découvriras le vrai, le bien et le beau ; tu pourras les admirer et m’en présenter comme le type. Mais quant à moi-même, tu ne me verras pas ; aucun mortel ne peut me voir possédant la vie terrestre[383].

Par quels pores s’infiltrera le mysticisme dans une doctrine où se trouve une déclaration aussi solennelle que Dieu demeure à jamais insaisissable à l’homme ? Insaisissable à la raison, dira-t-on, c’est vrai. Moïse le proclame de la façon la plus positive. Mais ne reste-t-il pas toujours le sentiment, le cœur par lequel on peut parvenir jusqu’à l’essence même de Dieu, en s’unissant à lui par un détachement complet et absolu du monde extérieur ? Nous ne le nions pas ; il s’est rencontré des hommes qui ont cru devoir s’isoler du genre humain et se soustraire à toutes les obligations sociales, pour s’unir plus intimement à Dieu et communiquer plus facilement et plus directement avec lui. Mais ces hommes sont à nos yeux des insensés. Insensés ! qui ignoraient que la connaissance de la vérité d’un côté et la pratique de la vertu de l’autre, sont les seuls et les plus sûrs moyens de nous rapprocher de Dieu. Insensés ! qui étaient allés sacrifier à de chimériques espérances ce qu’ils avaient en eux de plus noble : la liberté et la conscience. Ce n’est pas en anéantissant l’une ou l’autre de ses facultés intellectuelles ou morales, qu’on peut être agréable à Dieu. S’il nous demande un amour sans bornes, cet amour ne doit pas avoir pour effet de nous ravir à la terre sur laquelle nous avons été placés par Dieu même pour y vivre de la vie sociale. Aimer les hommes, les servir, les aider dans l’accomplissement de leur destinée, c’est encore, c’est surtout aimer Dieu. Le Judaïsme a-t-il jamais prêché un autre amour ? Quand Moïse dit au peuple hébreu « Tu aimeras l’Éternel ton Dieu… » et qu’il se hâte d’ajouter : « Ces lois que je te commande aujourd’hui, tu les graveras dans ton cœur et tu les inculqueras à tes enfants.[384] » Ne fait-il pas un généreux effort pour arrêter Israël sur la pente du mysticisme ? Ne semble-t-il pas vouloir lui faire comprendre par ces dernières paroles, qu’il ne suffit pas d’être fervent adorateur de Dieu, qu’il faut aussi que l’on soit citoyen fidèle et dévoué, ami sincère de l’humanité ? Et avant Moïse, quand Abraham quitte sa patrie, après y avoir vainement publié la connaissance du vrai Dieu, et qu’il s’aventure chez des peuples idolâtres et inhospitaliers pour essayer de la leur faire partager avec plus de succès, n’a-t-il pas accompli dignement sa tâche d’être moral et responsable ? S’en serait-il mieux acquitté en fuyant les hommes et en cherchant, dans la solitude d’une Thébaïde, le loisir et l’occasion de s’unir à Dieu dans de mystiques contemplations ! Et enfin les prophètes, après Moïse, qui ont affronté tant et tant de fois le courroux des rois impies et despotes, en allant jusqu’à la porte de leurs palais, leur reprocher leurs crimes, pourquoi s’étaient-ils senti ainsi le devoir de combattre pour la vérité, au péril de leur tête ? Parce qu’ils avaient compris l’esprit de la doctrine israélite qui, précisément par le profond amour qu’elle nous inspire pour Dieu, nous prépare admirablement au culte de la vertu et à ces actes de dévouement et d’abnégation dont l’exemple a toujours une efficacité si sûre, si forte et si étendue. C’est là le véritable et divin but du Judaïsme : « Aimez le Seigneur, nous dit-il, et par votre amour, gagnez-lui le cœur de vos semblables ; faites respecter son nom, adorer sa majesté, admirer sa grandeur, sa sagesse et sa bonté. Instruisez-vous, honorez la science, soyez dévoués à chacun, doux et persévérants envers le prochain, afin de glorifier par votre conduite celui qui a daigné vous nommer son peuple et vous a gratifiés d’une sainte Loi[385]. »

Voulons-nous par là insinuer que le Christianisme et le Mahométisme n’ont point cherché à pénétrer leurs fidèles respectifs d’un semblable amour ? A Dieu ne plaise que nous méconnaissions à ce point les témoignages de l’histoire ! Nous n’oublions pas qu’ils ont tous deux leur martyrologe. Et qu’est-ce qu’un martyr ? sinon un homme qui verse son sang pour l’amour de Dieu qu’il adore et pour l’édification de l’humanité qu’il aime et qu’il veut encourager dans son attachement à ce qui lui paraît à lui être la vérité. Mais ce que nous tenons à montrer, c’est que, si les deux nouvelles doctrines n’ont point donné en plein dans le mysticisme, ils en sont plutôt redevables à l’esprit pratique qui leur fut inculqué par leur commune mère, qu’à leurs propres enseignements dogmatiques. Nous nous trompons cependant un peu dans notre affirmation, ce se que, si elle est complètement exacte pour ce qui regarde le Christianisme, elle l’est moins par rapport à la religion musulmane. Non pas que celle-ci soit arrivée à avoir sur l’amour de Dieu absolument les mêmes idées que la doctrine juive. Elle a péché par un autre point. Elle a détourné cet amour de son véritable objet en plaçant comme on sait, entre Dieu et l’homme, l’image parfaitement sacrée à ses yeux des jouissances sensuelles. Essayons de justifier notre double assertion.

Il n’est pas besoin d’un long examen pour se convaincre que l’amour de Dieu, en passant de la Bible dans les Évangiles et le Coran, a subi le sort de ces plantes que l’on voit se multiplier surabondamment quand on les transporte dans une serre trop chaude, et ne plus se multiplier assez dans une serre trop froide, perdant ainsi des deux côtés cette vigueur naturelle qu’elles possédaient lorsqu’elles se trouvaient dans une atmosphère tempérée. Toute chose a son climat, à l’influence duquel on ne l’arrache jamais impunément. Or, dans le Judaïsme, nous venons de voir deux grandes facultés présider également à l’éclosion de l’amour de Dieu : la raison et le sentiment. Quand la raison perçoit Dieu au-delà des lois éternelles et des vérités nécessaires, le cœur se prend d’amour pour lui. Toutefois, en s’attachant alors à Dieu, le sentiment ne le fait que dans la mesure même de la raison, nous voulons dire qu’il ne s’imagine pas pouvoir posséder Dieu, autrement que comme l’esprit le perçoit. La limite où s’arrête l’esprit est celle également où s’arrête le sentiment. L’identification avec Dieu, c’est devant quoi ils s’arrêtent tous deux d’un commun accord. « Tu sauras aujourd’hui, et tu ramèneras dans ton cœur que l’Éternel est le Dieu en haut dans le ciel, en bas sur la terre, et qu’il n’y en a point d’autres[386]. » Il est le Dieu, voilà tout. Mais quant à pouvoir connaître ce qu’il est, et quant à pouvoir s’identifier avec lui par l’amour, c’est là une prétention dont il faut prudemment et éternellement se garder, pour couper court à toute espèce de mysticisme. Partout, au contraire, où le sentiment voudra aller plus loin que la raison, on peut être sûr qu’il y a tendance au mysticisme. Car il ne faut pas oublier que, par lui-même, le sentiment n’est rien, et qu’il ne peut jamais s’exercer sans l’aide de la raison. C’est la raison qui choisit pour le sentiment l’objet de son amour ; c’est elle qui toujours le lui présente ; il le tient de sa main, et cela est tellement vrai, que si la raison s’obscurcit, le cœur n’aime plus rien. Que devient l’attachement dans la folie ? Demeure-t-il encore de l’affection dans l’âme de celui dont l’esprit est égaré ? Exalter le sentiment au détriment de la raison, c’est donc poser un pied sur la pente glissante du mysticisme. Il y a ici cette différence que, dans l’état de folie, l’exercice du sentiment est impossible, parce que la raison se trouve matériellement empêchée de fonctionner, tandis que le mystique tient de la raison la connaissance du principe supérieur auquel il cherche ensuite à s’unir malgré les protestations de la raison. C’est encore de l’égarement, mais un égarement volontaire, un égarement du cœur, le plus dangereux, sans contredit, qui puisse exister.

Qui peut nier que le Christianisme n’ait précisément péché par ce point, d’avoir attribué au sentiment une trop grande importance ? C’est presque sur lui seul qu’il établit tout l’édifice de la morale. La charité chrétienne, par exemple, n’est rien autre chose que le sentiment transformé en loi morale. Excellent moyen, certes, quand il s’agit de fonder le devoir envers nos semblables, mais ressource pleine de danger dès qu’il s’agit de celui que nous avons à remplir envers Dieu. Est-ce à dire cependant que le Christianisme qui y a recours, soit tombé dans tous les excès que nous prétendons en être la suite ? Nous n’avons garde d’affirmer cela. Ce qui, au contraire, étonne chez lui, c’est la sagesse pratique avec laquelle il a su garantir des entraînements où il eût pu être conduit. Et cette sagesse n’est peut-être qu’un reste de cet esprit positif dont la Bible est si remplie, et qui était demeuré au Christianisme comme en souvenir de son éducation première. Quoi qu’il en soit, deux circonstances se sont trouvées où la doctrine chrétienne eût pu facilement s’échouer sur l’écueil du mysticisme, et qu’elle a su heureusement éviter grâce à une énergie digne d’éloges. La première fois ce fut presque au début de son arrivée sur la scène du monde, alors qu’elle essaya de constituer définitivement son dogme par la plume éclectique de Clément d’Alexandrie. Ce père de l’Église, dont les opinions ont conquis toute la valeur d’orthodoxie que possèdent celles des Augustin et des Tertullien, vivait et travaillait au milieu d’éléments complètement favorables au mysticisme. D’un côté, il se trouvait sur les lieux et à la source même de ces fameuses écoles néoplatoniciennes, d’où devaient sortir bientôt les partisans avoués de l’extase : Plotin, Proclus et Porphyre. De l’autre, il s’était formé aux leçons des gnostiques d’Égypte, les plus audacieux de la secte, et qui ne reculaient devant aucune des conséquences de la gnose. La gnose, on le sait aussi, n’avait pas été complètement étrangère et inconnue aux disciples de Jésus. Ils se fussent bien gardés de la condamner, eux qui rapportaient avec un si visible plaisir les moindres détails relatifs aux nombreuses guérisons miraculeuses opérées par le Maître. Or la gnose était justement cette prétention de quelques esprits moitié philosophes, moitié religieux, tous plus illuminés que clairvoyants, d’avoir reçu directement de la sagesse divine une science dont les mystérieux enseignements ne se révélaient qu’à des initiés. D’une pareille prétention le chemin est-il long pour arriver à la théurgie ? Pas autant qu’on pourrait le croire. Et quoique Simon le magicien n’ait vécu qu’à fin du premier siècle de l’ère chrétienne, bien des thaumaturges ont dû le précéder et lui frayer cette voie où il a marché avec tant de succès et d’éclat pour ses contemporains. De tout temps, la prétendue conviction que l’on a eue d’une union intime avec Dieu, n’a pas manqué d’engendrer la croyance à la possibilité d’opérer des miracles. Jamblique dans le mysticisme, Simon le magicien dans le gnosticisme en rendent témoignage.

Mais ce n’est pas là le seul point condamnable de ces systèmes erronés. Il y en a un autre bien plus pernicieux encore parce qu’il prépare et provoque une atteinte aux bonnes mœurs ; nous voulons parler de ce brevet d’impeccabilité que l’on finit toujours par octroyer à ceux qui s’absorbent en Dieu et qu’ils s’octroient quelquefois eux-mêmes. Et c’était précisément à ce résultat qu’étaient arrivés les gnostiques d’Égypte au moment où Clément d’Alexandrie s’était assis sur les bancs de leur école.

Ils enseignaient alors, par l’organe de leur chef Basilide, que l’état de perfection où arrive une âme unie à Dieu par l’extase la détache tellement des actions du corps, que celles-ci ne sauraient plus en rien l’entacher ni la rendre coupable. La religion chrétienne, qui se trouve dans de si étroits rapports avec bien des idées gnostiques, peut donc rendre grâce à Clément d’Alexandrie d’avoir eu assez d’esprit pratique pour la préserver à temps des exagérations du système. Ce père de l’Église mérite d’autant plus d’être loué, qu’il vivait dans un milieu dont tous les rayons aboutissaient, avec un peu de conséquence logique, à l’annihilation de la conscience, et qu’à côté de cela il avait pris à tâche de coordonner une doctrine qui, dans plusieurs cas dont il sera parlé plus loin, avait franchement élevé l’importance du sentiment fort au-dessus de celle de la raison.

L’autre circonstance où cette même exaltation du sentiment eût pu devenir funeste au Christianisme se trouve par sa date relativement trop rapprochée de nous pour que nous ayons besoin d’en faire l’historique. Nous faisons allusion à la célèbre querelle du Quiétisme, où Bossuet s’est immortalisé contre un adversaire, lequel, s’il a été plus doux et plus mesuré dans la polémique que l’évêque de Meaux, a été en revanche moins fidèle aux saines traditions de l’Église. Cet adversaire, c’est Fénelon, dont l’âme tendre et aimante s’était laissée prendre au sentimentalisme religieux de l’excentrique Mme Guyon. II est vrai que l’erreur ne venait pas d’elle : Molinos l’avait déjà enseignée. Mais quand Fénelon l’eût revêtue de sa grave autorité, elle commençait à devenir sérieusement inquiétante, et, si l’on n’avait pas réagi contre elle, elle aurait inévitablement engendré une plaie sociale. Quel frein, en effet, apporterez-vous au dérèglement des mœurs une fois que vous aurez innocenté toutes espèces de tentations, pourvu qu’elles aient eu lieu au moment où l’âme est comme embrasée de l’amour de Dieu ? Et c’est ce que Fénelon enseignait catégoriquement dans une de ses maximes des saints. Ce n’était certes pas de trop de la condamnation prononcée par la cour romaine contre la théorie de l’archevêque de Cambrai, ni même du poids jeté dans la balance par Louis XIV, à la suite de l’arrestation de Mme Guyon, pour étouffer une aussi déplorable erreur.

Quant à nous, voici ce que nous déduisons de ces deux épreuves par lesquelles a passé le Christianisme : c’est qu’une religion qui peut donner lieu à l’énonciation de semblables maximes de la part d’un de ses docteurs les plus éclairés, doit contenir en germe un vice d’appréciation du véritable caractère de l’amour de Dieu. Est-ce que jamais, dans le Judaïsme, on en est venu à des opinions aussi erronées ? Les Kabbalistes mêmes ne sont jamais arrivés à des conséquences de ce genre, malgré leurs sympathies pour la théorie de l’émanation qui y amène cependant naturellement. Toute idée panthéistique est une idée de mysticisme, et si les Kabbalistes qui, pour la plupart, étaient panthéistes, n’ont pas prêché pourtant l’amour mystique ou l’extase, c’est qu’ils tenaient à rester juifs en pratique : contradiction qui ne grandit pas ces philosophes, mais est, pour le Judaïsme, un sérieux témoignage de sa saine appréciation de l’amour de Dieu.

Au surplus, qu’est-il besoin de tant argumenter pour prouver que la doctrine chrétienne est ici restée au-dessous de la pure doctrine du Sinaï, et que, malgré ses efforts et sa constante attention à contenir l’amour de Dieu dans de sages limites, elle n’y a pas toujours parfaitement réussi ? Ouvrons les Évangiles, et nous entendrons Jésus donner, de sa propre bouche, la mesure d’un amour de Dieu visiblement exagéré. Certainement, le Fils de Marie a compris toute la sainteté du devoir que les enfants ont à remplir envers les parents. Parmi tous les commandements qu’il déclare sacrés et inviolables, il se complaît particulièrement à relever celui qui concerne père et mère. « Honore l’un et l’autre, dit-il à ce riche jeune homme qui était venu lui demander comment il fallait faire pour avoir la vie éternelle[387]. » « Vous, Pharisiens, s’écrie-t-il ailleurs, vous dites Si quelqu’un dit à son père, tout ce dont je pouvais t’assister est Corban[388], c’est-à-dire, consacré à Dieu, vous ne lui permettez plus de rien faire pour son père ou pour sa mère ; vous anéantissez ainsi la parole de votre Dieu par la tradition que vous avez établie[389]. » Et cependant voyez la contradiction où il se met un instant après ! «Car, un jour où enseignant, dans une Synagogue, on l’avait prévenu que son père et sa mère demandaient à lui parler : Qui sont ma mère et mon père ? répondit-il. Il n’y a rien de commun entre eux et moi. — Dans une autre occasion il ajouta : Si quelqu’un vient à moi et ne hait pas son père et sa mère, sa femme et ses enfants, ses frères et ses sœurs, il ne peut être mon disciple[390]. » Qu’invoque-t-on pour justifier ces dures et étranges paroles ? Qu’elles furent l’expression d’un cœur qui débordait d’attachement et d’amour pour le Dieu vivant et qui devenait insensible à toute autre affection quand il s’abandonnait à ce sentiment sublime ? Mais c’est là précisément ce que nous condamnons ! C’est cette exubérance d’âme, si on veut bien nous passer l’expression, qui nous fait peur, car, involontairement, nous songeons à ce qu’elle est capable d’enfanter, et alors se présente à nous une société qui, heureusement, a fait son temps, et qui nous a offert le triste spectacle d’une population, dont une moitié était enfermée dans des cloîtres, menant une vie de sincère dévotion, mais en même temps une vie de désœuvrement, et dont l’autre moitié se traînait dans la plus dégradante des misères, parce que le sol manquait de bras pour le retourner, et que la terre, toujours prodigue de ses bienfaits, ne pouvait faire éclore spontanément de son sein des dons qu’on ne lui aidait pas à en faire sortir.

Je sais bien que le Christianisme, le Catholicisme surtout, ne s’effraierait pas, aujourd’hui encore, du retour d’un semblable état de choses ; il se rappellerait tout de suite la parole du Maître disant « Si tu veux être parfait, vends ce que tu as et donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel ; après cela viens et suis-moi[391]. » L’amour de Dieu te tiendra lieu de tout et, quand ton cœur est bien plein de cet amour, qu’as-tu besoin de te préoccuper du reste ? Mais ce que nous tenons à affirmer, c’est que le Judaïsme ne comprend pas cet amour de cette façon ; il le veut entier, désintéressé, mais non pas exclusif de toute autre affection. Père, mère, frères et sœurs, il veut que nous aimions tous ces êtres qui sont une partie de nous-mêmes, avec le même sentiment que nous accordons à Dieu. Ce n’eût certes pas été le Judaïsme qui eût répondu au disciple demandant la permission d’aller ensevelir son père : « Suis-moi et laisse aux morts le soin d’ensevelir leurs morts[392] » ; il lui eût plus évangéliquement dit avec le prophète Élie parlant à son disciple Élisée qui sollicitait la même permission : « Va et reviens, car que ne t’accorderais-je en semblable circonstance[393] ? »

Un amour de Dieu exagéré, voilà donc en somme ce qu’enseigne le Christianisme. Ce n’est pas cela que nous avons à craindre du Mahométisme. Mettant tout le bonheur de l’homme dans des jouissances maté elles, aussi bien dans ce monde que dans l’autre et par conséquent ne lui inspirant que des aspirations purement terrestres, la religion Mahométane est-elle seulement capable de comprendre ce que c’est que d’aimer Dieu ? Nous avons vainement cherché dans le Coran un chapitre ou Sourat qui porte en tête le titre : Amour de Dieu. Pour le musulman, il se place toujours, entre le Ciel et lui, l’image d’un plaisir des sens qui obscurcit à la fois la vue de son esprit et les sentiments de son cœur. Comme tantôt on craignait Dieu à cause des châtiments corporels, de même on l’aime à cause des récompenses de pareille nature qu’on espère recevoir de lui. Il y a ici exagération dans le sens inverse de celle que nous avons constatée chez le Christianisme[394]. La vérité est dans la religion juive qui tient la flèche de la balance à égale distance des plateaux, qui pondère l’amour de Dieu par les affections terrestres et empêche ces dernières de s’exagérer en leur opposant constamment l’amour de Dieu.

§ III
LE CULTE PUBLIC

A côté de la crainte et de l’amour de Dieu se place un troisième devoir, celui de servir Dieu. Servir Dieu, c’est après avoir reconnu intérieurement et s’être convaincu par l’observation des faits de la nature ainsi que par la réflexion, que Dieu seul est véritablement grand en bonté, en puissance et en sagesse, l’honorer de nos hommages et de notre adoration, lui vouer une obéissance entière et parfaite, enfin lui adresser nos vœux et nos prières.

Ainsi, deux choses sont nécessaires, indispensables pour bien servir Dieu, d’abord de le connaitre, ensuite d’avoir le ferme désir de lui obéir. Et comme si l’on avait voulu rendre la tâche plus facile à l’homme, ces deux choses naissent ordinairement à la suite l’une de l’autre, sans effort aucun. Celui qui, en élevant ses pensées vers Dieu, est parvenu à se faire une juste idée des perfections divines, se sentira aussitôt porté naturellement à accepter, selon le mot expressif des docteurs israélites, « le joug du royaume des cieux[395] ». Pénétré d’admiration pour l’Être suprême, il ne tardera pas à s’incliner respectueusement devant lui, à effacer sa volonté devant la sienne et à imposer silence à tout penchant qui tendrait à l’éloigner de la Loi sinaïque, dans laquelle Dieu a plus spécialement marqué sa volonté, en y inscrivant des règles de conduite pour les circonstances majeures de la vie. Voilà pourquoi la Bible a voulu d’abord qu’on connût Dieu et a ensuite prescrit le devoir de l’aimer et de le craindre avant celui de le servir. Elle voulait préalablement établir dans le cœur le règne de Dieu, en l’honneur duquel elle organiserait un culte.

Le mot culte a une double signification. Il exprime ce sentiment de vénération que l’on éprouve pour Dieu quand on est arrivé à le comprendre dans ses sublimes perfections ; cela, c’est le culte intérieur. Le mot culte répond encore à l’ensemble des pratiques que chaque religion impose à ses fidèles, pour ramener de temps en temps leur esprit et leur cœur vers le Dieu qu’elle proclame et qu’elle prescrit d’adorer ; c’est le culte extérieur. A ce dernier point de vue, le culte, comme on l’a sensément remarqué[396], n’est rien autre chose que le symbole de la doctrine ; ce qui veut dire qu’il se mesurera toujours exactement à la hauteur de la doctrine dont il est l’expression ; qu’il se distinguera en pureté et en élévation si la doctrine est pure et élevée, et qu’il sera exempt de toute cérémonie superstitieuse dans le cœur où la doctrine elle-même est parvenue à se dégager de toute superstition. Nous voici tout de suite amené à rechercher le caractère qu’il a pu revêtir dans les religions chrétiennes et musulmanes. Nous ferons voir après ce qu’il est dans le Judaïsme.

Il va sans dire que notre respect tout entier est acquis d’avance à toutes les pratiques de dévotion par lesquelles ceux qui se trouvent en dehors de la communion juive, croient devoir honorer le Dieu un et éternel. Nous savons que toutes ces pratiques sont des hommages adressés à l’Être suprême. Nul doute à concevoir sur leur portée qui va jusqu’à mettre en présence de Dieu le fidèle qui les pratique. Mais si la fin pour laquelle elles ont été instituées est vraiment sainte et sacrée, la source d’où quelques-unes d’entre elles sont tirées l’est-elle également ? Était-il impossible que le Christianisme et l’Islamisme qui sont allés s’offrir aux païens avec un extrême abandon, leur eussent laissé quelques-unes des cérémonies qui leur étaient chères, afin de ne pas trop les brusquer dans des habitudes qui avaient la consécration des siècles ? Pourquoi l’apôtre Paul[397], par exemple, qui, devant les Galates, prêchait ouvertement l’inutilité et la complète indifférence des œuvres de la Loi, n’aurait-il pas toléré chez eux un reste d’attachement pour des pratiques religieuses qu’ils tenaient de leurs pères ? Ne suffisait-il pas, dans sa pensée, que l’on eût foi en Jésus, pour qu’aussitôt tout se sanctifiât, excepté pourtant, comme il dit, les actes de violence, de fourberie. d’injustice et d’immoralité ? Que prétendait, en somme, la nouvelle religion ? Détacher les païens de l’idolâtrie et les gagner à Dieu. Noble but, s’il en fut jamais, mais en vue duquel, parce qu’on a voulu l’atteindre trop promptement, on n’a quelquefois pas été assez attentif aux moyens à employer. Déjà, pour le dogme, nous avons vu le Christianisme concéder la grande erreur du Logos ou Verbe de Dieu. Que ne dut-on pas concéder lorsqu’il était simplement question de pratiques extérieures ! Là, il n’y avait plus autant à craindre de se compromettre. Il ne s’agissait que de donner un nouveau sens à ces pratiques, de répandre sur elles un autre vernis religieux pour leur ôter ce qu’elles avaient de sacrilège par suite de leur origine.

Mahomet, du moins, ne se fait pas faute de convenir qu’il en a agi de la sorte dans plus d’une circonstance. Quand il vint prêcher sa fameuse théorie du Mouslim (résignation à la volonté de Dieu), il sentit tout de suite le besoin de la rattacher aux traditions qui avaient cours dans le pays, de temps immémorial. Et, comme les Arabes, au sein même de l’idolâtrie avaient conservé la table de leur généalogie qu’ils faisaient remonter par Ismaël à Abraham, ils prétendaient que le patriarche avait édifié de ses propres mains, avec le concours de son fils, un temple qui se trouvait à La Mecque et qui portait le nom de Ka’aba. Ce temple avait toujours été le centre de leur culte, et il était d’usage antique d’en faire sept fois le tour lorsqu’on venait en pèlerinage pour y adorer des idoles. Le premier soin de Mahomet fut donc, non pas tant de conserver cet usage, que de placer dans la bouche méme d’Abraham une prière contenant une complète profession de foi du Mouslim. Cependant, tout entier encore à son zèle pour la cause du Dieu un, il aurait voulu détacher les Arabes de ce temple où de nombreuses statues avaient été élevées à de fausses divinités. Il redoutait avec raison de laisser ainsi subsister dans les cours un dernier levain d’idolâtrie. Il essaya en conséquence de tourner leurs yeux vers Jérusalem[398]. Ce fut après cet acte important de sa part, que l’on vit quelques Juifs s’attacher à ses pas, mais Mahomet ne put réussir à faire de Sion le lieu de l’adoration commune de l’Être suprême. Une grande agitation qui eut lieu lui fit comprendre qu’il serait prudent de rendre à la ville de La Mecque et à son temple leurs titres de métropoles. Et alors il ne se contenta plus seulement de rendre aux Arabes leur Ka’aba et leur Kéblah avec tout le cérémonial des prières et des génuflexions d’autrefois, il permit encore de faire le tour des deux collines qui se trouvaient aux environs de La Mecque, et qui n’avaient absolument d’autre titre à de pieux pèlerinages que celui d’avoir vu se célébrer auparavant sur leur sommet un culte d’idoles[399]. Voudrait-on après cela que le culte public du Mahométisme fût pur de tout alliage avec des cérémonies polythéistes et qu’il ne se rencontrât chez lui aucun élément qui, recherché dans sa source première, ne trahît une origine quelque peu suspecte, et ne fût capable d’entretenir, au moins dans l’esprit de la foule, certaines idées superstitieuses ?

Ainsi identiquement du Christianisme. S’il est vrai qu’il ait laissé subsister quelques pratiques religieuses trop chères à la gentilité pour avoir pu lui être arrachées, n’y a-t-il point là comme un continuel danger de voir refleurir quelque vieille erreur fort compromettante pour la jalouse croyance à l’Unité du Créateur ? Nous ne voudrions pas insister trop sur ce point délicat, parce que nous savons combien l’Église a toujours eu soin d’écarter de l’esprit de ses fidèles jusqu’à l’ombre d’une pensée qui eût pu faire songer à une adoration rendue à un autre qu’à Dieu. Tous les saints qu’elle vénère, ne les présente-t-elle pas comme autant d’intercesseurs auprès de Dieu en faveur de l’homme, et leur a-t-elle jamais donné un piédestal qui pût les élever au rang de divinités ? Elle n’a jamais songé à accorder l’apothéose à Marie, et Jésus n’est adoré par elle que parce qu’elle le considère comme consubstantiel avec Dieu et ne formant qu’un seul et même être avec lui. Mais ces distinctions qu’en théorie elle n’a jamais cessé de faire, furent-elles toujours comprises et admises par le commun des croyants ? Combien, au contraire, de ces derniers qui s’agenouillent devant la statue d’un saint et l’adorent avec effusion de sentiment qui leur fait oublier que ce n’est pas à lui, mais à Dieu, que leurs prières devraient s’adresser. Les iconoclastes, s’ils ont témoigné d’une fureur coupable parce qu’elle fut violente et intolérante, peuvent du moins être cités comme preuve des erreurs qui, à cette époque de l’histoire, s’étaient déjà glissées dans la chrétienté à la faveur du culte des images. Aucun acte de persécution religieuse ne peut se légitimer et c’en était un des plus repréhensibles d’avoir cherché à détruire par la violence ce qui possédait aux yeux de quelques croyants, bien qu’égarés, un caractère sacré. La liberté de la conscience veut qu’on laisse à chacun la faculté de prier à sa façon et d’adorer Dieu selon la manière qui peut le mieux lui convenir. Mais nous ne croyons nullement porter atteinte à cette liberté, en disant ici franchement que le culte des images est repréhensible et souverainement condamnable ; qu’il est, dans le Christianisme, un triste reste de l’idolâtrie, l’importation directe d’une pratique païenne dont on aurait dû se défier à cause des mauvais fruits, des fruits empoisonnés qu’elle avait portés.

Peut-être le catholicisme qui continue à tenir à cette pratique, s’imagine-t-il pouvoir en conjurer les coupables effets et en pallier le caractère évidemment sacrilège, en prétendant ne l’employer qu’à entretenir les sentiments religieux dans les cœurs trop froids pour se complaire dans une adoration toute directe des perfections divines. Cependant le Protestantisme a, depuis son avènement qui date de plusieurs siècles déjà, abandonné ce moyen purement factice d’excitation à la piété, et ses temples ne sont pas plus délaissés pour cela, ni ses fidèles moins fervents que les plus zélés des catholiques.

Quoi qu’il en soit, la doctrine israélite a le droit de protester contre un semblable abus, pour ne pas l’appeler d’un autre nom, qui constitue une violation flagrante du deuxième des dix Commandements. Dans ce Commandement il est expressément défendu de proposer l’adoration d’aucune image à la crédulité publique, et l’Église, en tolérant et en encourageant même cette adoration, brise ouvertement avec l’esprit répandu dans la Bible. Elle est infidèle à sa mère qui n’aurait jamais transigé sur ce point. C’est là une de ces condescendances auxquelles le Judaïsme n’aurait pas voulu souscrire au prix des plus beaux triomphes. Nous avons déjà dit combien il est ennemi de tout compromis avec ce qui ne lui paraît pas être la vérité. Dans l’espèce, c’eût été pire qu’un compromis, c’eût été une défection.

Il n’y a donc pas à se faire illusion sur le danger qui existe à conserver dans le culte public de la foi unitaire une ou plusieurs pratiques d’origine douteuse ou de signification obscure et ambiguë. Le Pentateuque, dès son apparition, a jugé urgent de rompre avec elles. Ce qui le prouve, c’est la multiplicité des cérémonies du culte qu’il s’est mis à prescrire immédiatement. Il semble n’en avoir tant accumulé le nombre que, parce qu’il voulait doter Israël d’un culte aussi riche et aussi varié que l’était celui des peuples d’alors, mais qui, en même temps, s’en distinguât par des pratiques portant le cachet des enseignements bibliques sur le Dieu un. On ne s’attend certes pas à ce que nous fassions ici l’énumération de toutes les lois regardant les cérémonies du culte israélite. Nous parlerons seulement de quelques-unes d’entre elles, des principales, et nous terminerons par une considération générale sur la prière, le tout à l’effet de montrer que le Judaïsme a eu de bonne heure, sur l’importance du culte public, des idées qui ont pu être copiées ou imitées, mais non dépassées.

Un mot, auparavant sur la simplicité du culte public. Nous avouons que le Judaïsme n’en faisait point une obligation, et qu’il n’était nullement ennemi des pompes religieuses qui, on le sait d’ailleurs, avaient revêtu un éclat fort brillant sous le règne de Salomon. Entendons-nous pourtant sur la portée de notre aveu. En le faisant, nous ne voulons affirmer qu’une chose, c’est que la grandeur et l’élévation dans le dogme n’exigent pas absolument la simplicité dans le culte. La raison en est facile à saisir. Quel est le premier et le dernier but du culte ? De grouper les fidèles autour de l’autel, de les appeler dans la maison de prière, de les y retenir. Il y en a parmi eux qu’une paresse naturelle empêche de se mettre souvent en présence de Dieu ; d’autres n’ont pas la force de demeurer le temps convenable devant lui, si rien d’extérieur ne les attache en parlant à leurs yeux plutôt qu’à leur cœur. Or, s’il en est ainsi, les magnifiques pompes dont les cérémonies religieuses du culte des Juifs étaient autrefois entourées, ne sauraient plus rien prouver contre l’élévation du dogme. Elles témoigneraient tout au plus d’un certain état d’ignorance dans lequel se trouvaient les Hébreux de ce temps, puisque, pour les gagner à Dieu en vue d’une adoration régulière, il fallait agir sur eux par une autre puissance que celle de la raison. Mais assurément, dès que l’intelligence peut s’élever par ses propres forces jusqu’à l’Être Suprême, le cœur n’a plus besoin de stimulant extérieur pour s’attacher à lui. Israël connaissant tout ce que les principes de sa religion ont de sublime, les accepte avec une foi sincère ; Israël se persuadant que tout dans le monde provient de Dieu, se sent toujours porté à s’incliner devant lui, à l’adorer, quand il remarque dans l’Univers les nombreuses traces de son infinie sagesse. Ce n’est pas dans des temples splendidement ornés qu’il va puiser des sentiments de dévotion. Il lit dans le grand livre de la nature et dans cet autre, la Bible, qui, non moins que le premier, est riche et fécond en enseignements sur Dieu. Ce n’est pas aux pompeuses cérémonies qu’il demande des inspirations de piété ; elles naissent en lui à l’aspect des êtres qui fourmillent sur la terre et lui révèlent la présence du Créateur, de ce Créateur qu’il sent alors être partout sans l’apercevoir nulle part, et, pénétré pour ce Dieu d’un amour mêlé de respect, il trouve dans le plus modeste des temples un lieu propice aux épanchements de son âme.

Mais si, d’après ce que nous venons de dire, le culte public, celui qui se célèbre dans des maisons de prières pour l’édification des fidèles, va toujours se simplifiant de plus en plus, selon le degré de perfection auquel atteint la raison de l’homme, il n’en est pas ainsi des pratiques religieuses ordinaires et habituelles. Quelle est l’origine de leur institution ? On le découvre dans le désir qu’a chaque religion de mettre au cœur de ses croyants les principes qu’elle consacre. Or, la vérité ne s’impose pas toujours par elle-même aux esprits vulgaires. S’ils s’en rendent généralement compte, s’ils la comprennent au moment où on la leur présente, il est de fait qu’ils vont le moins souvent possible la rechercher de leur propre mouvement. Ils en resteraient sevrés des jours et des mois entiers, si on ne prenait la peine de la leur offrir, en les approchant d’elle par quelques signes extérieurs et matériels. Et c’est ce que le Judaïsme a fait. Les nombreuses pratiques qu’il impose, sont autant de moyens mis en œuvre par lui pour placer constamment l’Israélite en présence de Dien. La circoncision, le rachat des premiers-nés, les sacrifices, le Schemang[400], les Tephilin[401], les Tsiztih[402], et la Mesousah[403], ont-ils un autre but ? « Quand vos fils vous demanderont : que signifient ces témoignages, ces commandements et ces préceptes que l’Éternel votre Dieu vous a donnés, vous leur répondrez : Nous avons été esclaves en Égypte ; Dieu nous en a retirés avec une main puissante ; il a opéré de grands miracles et couvert de plaies Pharaon et toute sa maison ; il nous en a fait sortir pour nous amener dans le pays qu’il avait promis à nos ancêtres de leur donner dans leurs descendants. En même temps, il nous a ordonné d’obéir à sa volonté, de le craindre afin de vivre et d’être toujours heureux[404]. »

Toutes ces pratiques servent ainsi à affermir en nous la croyance en Dieu, à nous faire connaître ses attributs, à nous rappeler ses bienfaits ; elles ont pour but d’ennoblir en nous le sentiment, et de nous habituer à des règles de conduite nécessaires à notre bonheur. Et il en est ainsi de toutes les autres pratiques prescrites par la Bible. lei, par exemple, elle nous ordonne le repos du samedi, pour nous faire penser d’un côté à la création, et, de l’autre, pour mettre un frein à cette ambition souvent démesurée, à cette soif inextinguible de tout posséder, perfides passions qui nous agitent sans cesse et nous ravissent la tranquillité. Et de peur que nous ne nous ingénions à nous tourmenter nous-mêmes en cherchant à éluder quelques-unes des lois sabbatiques, elle nous défend absolument tout travail[405]. Là, elle institue la fête la plus digne d’un grand peuple, celle de la liberté. Chaque Israélite, à l’approche de la solennité de Pâque, doit se souvenir de ce qu’ont été ses ancêtres en Égypte et se fortifier dans sa foi et sa confiance en Dieu. Il doit se rappeler que nos pères n’ont obtenu leur indépendance qu’à la condition de se vouer à Dieu, de marcher dans ses voies, de lui promettre obéissance et fidélité, de recevoir et de défendre sa Loi, en un mot, de devenir son peuple, sa nation. Il doit se persuader que la liberté la plus précieuse est celle qui nous soustrait à l’assujétissement des passions. C’est même comme symbole des passions que doit lui apparaître le pain azyme que, durant cette fête, la religion lui fait une obligation de manger, nous voulons dire que le commandement qui lui est fait de purifier sa maison, à l’approche de Pâque, de tout pain levé, doit lui simuler l’avertissement de chasser du cœur toute mauvaise passion[406].

A la fête de la liberté succède celle de la Révélation, la Pentecôte. Israël doit célébrer, par une réjouissance toute particulière, le jour mémorable où il fut constitué en peuple de Dieu et où il reçut la Loi sur le mont Sinaï. Ce fut le jour où, du milieu des tonnerres et des éclairs, on entendit une voix mystérieuse proclamer l’existence et l’unité de Dieu. L’Univers tremblait, car le monde allait enfanter un autre monde ; l’ancien s’écroulait et tombait en ruines ; l’idolâtrie l’avait miné jusque dans ses fondements ; il était réservé à Israël de le rétablir et de le consolider. Chaque année, nous comptons avec impatience les quarante-neuf jours qui s’écoulent entre Pâque et Pentecôte, comme si nous devions assister à une nouvelle manifestation du Dieu suprême se révélant chaque année à nouveau pour le salut du genre humain[407].

Tandis que les autres religions consacrent le commencement de chaque année à la joie et au plaisir, la religion juive, quand arrive le nouvel an israélite, ordonne à ses fidèles de se présenter devant Dieu dans une profonde humilité pour lui demander la rémission de leurs fautes. C’est la fête du souvenir[408]. Chacun doit jeter un coup d’œil en arrière, examiner sa conduite passée, compter ses bonnes et ses mauvaises actions. C’est la fête du souvenir : Dieu fait paraître tous les hommes devant lui et pèse leurs vices et leurs vertus dans la balance de sa justice. Placés dans une cruelle incertitude, ne sachant si le fil de nos jours devra être brisé ou continué, si l’on nous inscrira pour la vie ou pour la mort dans l’année qui s’ouvre, serait-ce bien-le moment de nous abandonner à une insouciante et folle gaîté ? Il ne nous reste plus qu’un instant pour implorer la miséricorde du souverain juge ; l’arrêt fatal va être prononcé si nous ne prévenons la colère de Dieu par un sincère repentir, si nous ne cherchons à l’apaiser par une sérieuse pénitence. Et Dieu ne demande que ce repentir et cette pénitence ; il nous y invite formellement en nous fixant le dernier moment favorable à l’obtention de notre pardon[409]. Tout Israélite doit ainsi se livrer à la pénitence pendant les dix premiers jours de l’année religieuse et consacrer spécialement le dixième à un jeûne complet[410].

Mais remarquez comme le Judaïsme a hâte de chasser de notre esprit ces tristes et sombres pensées de mort si capables de troubler notre repos, et de rendre amères nos plus légitimes et nos plus innocentes joies. A peine laisse-t-il s’écouler cinq jours, que déjà il nous convie à une réjouissance, à une fête, celle des Tentes ou de la récolte. Cette fête encore a pour but de retremper notre confiance en Dieu, et particulièrement de nous rappeler les soins providentiels dont il avait daigné entourer nos ancêtres durant leur pénible pérégrination à travers d’arides déserts ; de nous dire, comment il avait fait jaillir pour eux de l’eau d’un rocher, comment il leur avait établi des tentes pour les abriter contre les rayons d’un soleil brûlant ; comment, semblable au bon berger, il les avait conduits en les portant dans ses bras et sur ses épaules. Et quand Israël aura remercié le Seigneur du passé, il viendra, dans une sainte allégresse, lui chanter encore des louanges et lui adresser des actions de grâces pour les bienfaits présents qu’il ne manque jamais de dispenser régulièrement à la création tout entière. Car ce sont en même temps des fêtes de la nature que les fêtes israélites. Quand l’arbre, s’affaissant sous le poids de ses fruits, les aura laissé tomber à terre à l’approche de l’automne ; quand la vigne, pressurée par la main de l’homme, aura prodigué son jus avec libéralité ; quand les prairies se seront dépouillées de leur verdure, et que les champs auront fini de donner à l’homme leurs riches produits, alors la religion juive ordonne de venir témoigner à Dieu de la reconnaissance. Et dans la crainte qu’à l’exemple du roi Ezéchias, en contemplant l’abondance de nos caves et celle de nos greniers, un sentiment d’orgueil ne s’introduise dans nos cœurs, elle veut que nous habitions durant sept jours sous des tentes fragiles[411], afin de nous rappeler notre dépendance vis-à-vis de Dieu au milieu de la plus brillante prospérité.

« L’homme, dit ailleurs l’Écriture Sainte[412], ne vit pas seulement de pain, mais encore de la parole du Seigneur. » Nous devons en conséquence nous souvenir au sein de nos fêtes des soins paternels dont Dieu entoure encore aujourd’hui, sur la terre, ceux qui y ont été placés par sa sagesse créatrice, et savoir que, lorsque la bénédiction du ciel se répand sur nous et nous élève, par les richesses qu’elle nous donne, au-dessus de nos semblables, ce n’est point pour que nous nous en fassions un titre de gloire, et que nous nous laissions aveugler, au point de mépriser, de dédaigner ceux que la fortune ne favorise pas autant que nous. Au commencement de la fête des Tentes, dit le Pentateuque, l’humble saule qui croît au bord de la rivière et une branche de ce palmier qui s’élance si majestueusement vers les cieux, doivent se trouver réunis dans vos mains[413]. Avec eux, vous paraîtrez devant l’Éternel pour témoigner de votre estime et de votre amour pour tout ce que le Créateur a daigné appeler à l’existence, et comme pour proclamer que grand et petit, faible et fort, riche et pauvre ont à ses yeux, ainsi qu’aux vôtres, un droit égal à être respectés, à être protégés, à être soutenus.

Quel caractère vraiment sacré ne s’attache donc pas à toutes les fêtes juives ! Elles n’ont rien de mystérieux. Ce sont, nous l’avons dit, tantôt les fêtes de la nature, tantôt les fêtes de la liberté soit morale, soit matérielle, et qui, pour cela aussi, deviendront un jour les fêtes de l’humanité. Célébrer Dieu et ses bienfaits, voilà à quoi elles invitent. Raviver le sentiment de la dignité humaine et faire sérieusement réfléchir au devoir, c’est là leur but.

Autant en pouvons-nous dire d’une autre pratique religieuse, la prière, telle que le Judaïsme la comprend. Et d’abord, il la place par son importance au-dessus de la charité, des sacrifices et de l’encens[414]. Mais cette importance, hâtons-nous de le dire, n’est que celle tout ordinaire et générale que possède le principe, sur la conséquence. La prière effectivement en élevant notre pensée vers Dieu, nous la fait reporter ensuite avec plus de sollicitude, de sympathie et de compassion sur le pauvre implorant notre secours. Quel est celui qui, encore sous l’émotion d’une fervente prière, osera refuser l’aumône qu’on sollicite de lui. Ne vient-il pas un moment auparavant, d’abjurer devant Dieu son orgueil, de déposer ses vanités, de se convaincre de ses faiblesses et de la fragilité de son existence, de se persuader enfin qu’aux yeux de Dieu, riches et pauvres se valent ? La prière est donc bien une des sources de la charité et, à ce titre, elle la prime. Elle est, d’un autre côté, disent les docteurs israélites, supérieure aux sacrifices et à l’encens. Il faut entendre ici l’encens et les sacrifices offerts avec indifférence. Tout le monde connaît la véhémente apostrophe adressée par Isaïe à ceux qui se présentaient au Temple de Jérusalem, l’âme souillée de vices pour prendre part à la célébration du culte divin. « Qui vous demande, s’écrie le prophète, de venir ainsi fouler mes saints parvis ? Purifiez-vous, étouffez vos mauvais penchants, cessez de faire le mal, et ne venez pas dans le temple du Seigneur les mains trempées de sang innocent. Ne lui offrez pas des sacrifices impies, ne brûlez pas pour lui un encens sacrilège[415]. » — « Déchirez vos cœurs et non vos vêtements », dit un autre prophète[416]. Sachez que vous vous trouvez devant celui qui sonde les reins et le cœur de l’homme. Il connaît vos plus intimes pensées. Que vous sert de dissimuler avec lui ?

Il y a plus, ajoutent les rabbins : « Il ne faut pas qu’en aucune occasion, votre prière vous soit à charge. Livrez-vous à la prière comme à un besoin de l’âme[417] ». Priez après avoir médité sur la grandeur de Dieu, et alors vous vous sentirez entraînés par un mouvement irrésistible vers celui qui, au sein de vos méditations, vous est apparu le seul digne d’être adoré de vous.

Mais, on l’a souvent demandé, la prière considérée comme manifestation extérieure de nos sentiments de piété est-elle bien nécessaire ? Pourquoi laisser ces sentiments éclater au dehors ? Renfermés en nous, perdent-ils quelque chose de leur valeur ? Sont-ils moins un culte réel ? Sont-ils moins agréables à Dieu et agréés par lui ? D’autre part, n’est-il pas préférable de se borner à penser à Dieu, à l’admirer, à l’aimer sans aucune démonstration, que de s’astreindre journellement à réciter une longue suite de prières qui ne partent pas toujours du fond du cœur ? Voilà autant d’objections élevées par l’incrédulité contre le caractère obligatoire de la prière, telle que la comprennent toutes les religions positives. Le Judaïsme doit y faire sa réponse avec d’autant plus d’empressement, qu’il a été la première des trois religions qui ait enseigné la vérité sur les éléments constitutifs du culte public.

Il est aisé de voir que la fin de cette argumentation repose sur un complet malentendu. Aucune croyance positive, et le Judaïsme est du nombre, a-t-elle jamais nié que la prière, telle que l’envisagent et telle que la font les gens superstitieux et les faux dévots, ne soit plutôt un blasphème qu’un hommage à Dieu ? Nous pourrions ici encore citer Isaïe s’élevant avec son énergie accoutumée contre ceux qui ploient la tête comme un roseau et se revêtent d’un cilice et se couvrent de cendres croyant par cela seul, gagner le ciel[418]. Ne leur crie-t-il pas seul malgré leur apparente piété et précisément à cause d’elle : « Malheur à vous qui faites toucher une maison à l’autre, qui confondez les bornes des champs, et qui empiétez avec une sainte componction sur les droits de votre prochain[419] ». Ce ne sont donc pas les religions positives qui commandent et favorisent l’hypocrisie. Ainsi que la doctrine juive, l’Islamisme et le Christianisme auraient à cet égard mille textes à faire valoir[420].

Sans doute, si l’on n’avait jamais permis aux hommes d’adorer Dieu autrement que par la pensée, si l’on n’avait jamais fait consister le culte à lui rendre que dans de simples méditations sur l’excellence de sa nature et la magnificence de ses œuvres, la fausse dévotion serait éternellement restée enveloppée dans les ténèbres. Mais cela se pouvait-il ainsi ? L’Écriture Sainte rapporte qu’Anna, poursuivie par les railleries d’une méchante compagne qui la plaisantait sans cesse sur sa stérilité, se présente un jour au temple de Silo. Elle va s’asseoir au pied de l’autel, tête tristement penchée sur son sein ; elle s’agenouille en pleurant ; elle veut prier, mais sa douleur la suffoque ; elle éclate alors en gestes de désespoir. Es-tu prise de vin ? lui demande le grand-prêtre qui, l’observant attentivement, la voyait dans une si grande agitation. Non, répond la pauvre femme, c’est ma tristesse qui m’accable, et je répands mon âme devant Dieu ; une profonde douleur me trouble et m’agite ainsi. — Retourne donc en paix, lui dit Hélie, car certes le Seigneur, qui lit au fond des cœurs, t’a déjà exaucée. Et Anna renaît comme à une nouvelle vie ; le ciel lui accorde un fils ; elle se rend de nouveau à Silo, où elle exalte en termes éloquents la bonté de Dieu qui a mis fin à son violent chagrin.

Nous le demandons : dans une situation semblable, ne serait-ce pas faire violence à notre nature que de nous condamner à contenir en nous ou autant de peine ou autant de joie ? On a bien vite fait d’affirmer qu’une adoration mentale suffit, et à l’homme qui sent parfois très vivement le besoin de prier, et à Dieu qui se plaît tant à écouter nos prières. Il s’agirait cependant de savoir si une semblable adoration ne conduirait pas à quelque violation ou des lois de la nature humaine ou de la volonté de Dieu formellement manifestée. L’histoire d’Anna prouve le premier cas ; le second ressort clairement de cette parole des docteurs de la Synagogue, que Dieu a commencé par frapper de stérilité les épouses des patriarches, afin de porter ces derniers à se jeter à genoux devant lui et à lui adresser de ferventes prières.

Mais pour répondre pleinement aux objections contre la prière, nous allons plus loin et nous disons que celui qui ne se sent pas porté à adorer Dieu à la fois de cœur et de bouche, ne l’aime pas véritablement. Cela peut paraître paradoxal, et cependant en l’affirmant nous croyons ne pas dépasser la limite du vrai. Qu’est Dieu pour le fidèle ? Un père, un ami. C’est en lui qu’il trouve un appui et de la tendresse, en lui qu’il fonde ses joies et ses espérances. La fortune le comble-t-elle de ses libéralités ? il n’est heureux qu’avec Dieu ; il semble qu’il veuille l’associer à son bonheur, le partager avec lui. Au contraire, les caprices du sort lui sont-ils défavorables ? c’est encore dans le sein de Dieu qu’il se réfugie. trouve en lui un ami sincère, constant, toujours prêt à le soutenir, à l’encourager, en lui faisant entrevoir à travers les ténèbres du présent les brillantes lueurs d’un riant avenir. Or, avec quel plaisir ne parle-t-on pas d’un ami ? Avec quel empressement ne saisit-on pas toutes les occasions pour le relever aux yeux du monde ? On ne tarit pas en éloges sur lui, on s’exagère ses qualités, on oublie ses défauts, son nom est constamment sur nos lèvres, nous ne cessons même pas de l’entretenir de notre affection, nous voudrions pouvoir lui en donner à chaque instant de nouvelles preuves. Tel est le caractère de l’amitié comme de l’amour : ils sont essentiellement expansifs. Et s’il en est ainsi de l’amour des hommes entre eux, que sera-ce donc de celui bien plus élevé et plus sublime que les hommes témoignent à Dieu ? Tandis que le premier ne se nourrit que de la contemplation de perfections purement relatives, le second s’inspire de la contemplation du bien et du beau absolus ; et, si l’un a besoin de s’épancher, de se communiquer, pourquoi l’autre demeurerait-il froid, indifférent, silencieux ? Y a-t-il donc quelque chose qui soit capable de nous toucher plus profondément, que la pensée qu’on peut parler u père de tous les êtres, à celui dont la bonté s’étend sur l’Univers tout entier, et ne comprend-on parfaitement le roi David s’écriant : « Vraiment ! quand je me trouve en présence de Dieu, il me semble que tous mes membres s’agitent et se préparent à lui dire : Éternel qui est comme toi[421] ! »

Ah ! nous comprenons que l’incrédule ne trouve rien qui justifie à ses yeux cette effusion d’une ardente piété. Lui, dont les sentiments se sont engourdis au souffle glacé de la plus froide indifférence, comment se convaincrait-il de la nécessité de la prière Sait-il seulement ce que c’est que prier ? N’ayant jamais éprouvé ces vives émotions dont nous fait palpiter l’amour de Dieu, il s’imagine que nous ne tournons notre regard vers le ciel que pour demander l’accomplissement de nos vœux et de nos désirs, la réussite de nos entreprises, le succès de nos démarches. Il ne peut se faire à l’idée de nous voir le plus souvent nous incliner devant lui dans nul autre but que dans celui de lui présenter l’hommage de notre admiration. Non pas que nous croyions qu’il ne soit pas permis d’exposer à Dieu ses besoins de tous les jours, et même d’implorer sa protection spéciale pour un intérêt personnel ou en faveur de quelqu’un qui nous est cher. Le Judaïsme n’a jamais mis en doute l’efficacité de la prière ; il l’affirme hautement ; il la proclame en nous représentant Abraham qui intercède pour les malheureuses villes de Sodome et de Gomorrhe, et Dieu qui est disposé à se laisser fléchir par la prière du saint patriarche ; il la proclame quand il nous montre Isaac obtenant par une fervente prière que sa femme Rebecca lui donnât de la postérité, Jacob demandant et recevant de Dieu le pain quotidien et le bonheur de revoir la maison paternelle, Eliézer sollicitant et obtenant la grâce d’être guidé par Dieu dans un pays étranger où il était allé chercher l’épouse destinée à son jeune maître, Ezecchias sauvé d’une mort prédite et dont il avait demandé à Dieu d’être préservé dans une bien fervente prière, Moïse enfin, arrêtant tant et tant de fois le bras vengeur de Dieu prêt à s’appesantir sur un peuple désobéissant et toujours rebelle.

Tous ces faits, attestés par l’histoire, ne prouvent-ils pas que Dieu se plaît à écouter nos supplications ? Quant à savoir comment ces supplications peuvent agir sur un Être immuable, dont la volonté se détermine par des motifs éternellement sages et vrais, nous confessons volontiers notre ignorance sur ce point. Nous serons toujours prêts à répondre à ces sortes de questions, ce que nous avons déjà répondu concernant le problème posé à propos de la manière dont Dieu est en communication avec le monde le fait existe ; l’expérience et la conscience l’attestent. Que la raison comprenne ou non, peu importe ! Serait-ce parce que la raison est impuissante à comprendre, que nous devrions imposer silence à l’expérience et à la conscience ?

Toutefois, il faut signaler, dans les enseignements du Judaïsme, une nuance propre à jeter un peu de lumière sur ce délicat problème de l’efficacité de la prière. Un des plus beaux chapitres du livre de Job commence par ces mots : « N’est-il pas vrai ? l’homme n’apporte aucun profit à Dieu. Que sert notre justice au Tout-Puissant ? Quel intérêt peut-il avoir à nous voir marcher dans l’intégrité ? Si nous revenons à lui en chassant le péché de nos demeures, si nous faisons de lui le constant objet de nos joies et que nous l’invoquions dans nos prières, alors il nous exaucera et nous fera prospérer dans nos entreprises[422]. »

Dieu, par ces paroles, est placé beaucoup trop au-dessus de l’homme, pour qu’il nous vienne seulement à l’idée de croire que nos prières aient le pouvoir de modifier ses volontés et de lui faire changer de résolution. Mais voici ce qui a lieu. Que veut Dieu de toute éternité, que peut-il vouloir ? Que l’homme ne trouble point l’ordre établi. C’est à cette condition que les récompenses descendent du ciel sur la terre. Les punitions nous frappent quand nous troublons cet ordre ; elles sont comme une conséquence forcée de nos transgressions. Dieu n’a jamais voulu et ne veut jamais autre chose que récompenser la vertu et punir le vice. Ce sont tout ensemble sa justice et sa bonté qui lui inspirent une si constante volonté. Or, qu’est-ce que la prière ? Chez l’homme juste, c’est l’obéissance à l’ordre traduite au dehors. Le juste prie en adorant et adore en priant. S’il demande quelque chose à Dieu, ce n’est que dans la mesure de l’équité. En sa qualité de juste, il ne peut avoir de désirs déréglés. Chez le méchant, la prière est un retour vers l’ordre. Si de vicieux qu’il a été, il devient vertueux, pourquoi toutes les bénédictions ne lui seraient-elles pas données ? A dire donc vrai, la prière influe plutôt sur nous que sur Dieu. Ce sont nos sentiments qu’elle modifie et non la volonté divine. C’est parce que nos sentiments sont devenus meilleurs que la volonté de Dieu nous est plus propice, ou plutôt elle nous fut toujours propice, nos transgressions seules à l’ordre établi l’empêchant de nous accorder ce que nous voulions recevoir. C’est nous qui avons donc changé ; elle, elle est restée invariable suivant toujours la loi qui demande une récompense pour la vertu et un châtiment pour le vice.

Cette pensée devient encore plus claire par la parole suivante du Talmud : « Rabbi Hanina dit : Si l’homme voit que sa prière n’est pas exaucée, eh bien ! qu’il recommence de prier et que le désespoir soit loin de son cœur[423]. » En faisant pressentir le cas où la prière pourrait ne pas être exaucée, le Talmud établit fort bien que Dieu, quoiqu’infini dans sa bonté, ne peut dépasser la loi qu’il s’est imposée à lui-même. Là où sa justice parle, sa bonté doit se taire, et de même elle doit s’arrêter toutes les fois que, par ses effets, elle pourrait contrarier les règles de l’éternelle sagesse. « Seigneur fais ta volonté au ciel et donne sur la terre à tes créatures tout ce que tu peux leur accorder[424]. » C’était là la prière ordinaire de Rabbi Éliézer, fils de Horkenos. Ce saint docteur priait ainsi dans la certitude que, si Dieu ne donne pas au juste malheureux ce qu’il demande pour avoir la prospérité sur la terre, c’est que cette prospérité doit lui être refusée dans l’intérêt de l’ordre universel. Mais l’avenir, nous voulons dire l’immortalité, la lui réservera alors plus belle encore. Son âme sera d’autant plus heureuse dans le monde futur, que les malheurs immérités qu’elle aura supportés ici-bas avec une noble résignation, auront servi à racheter et à expier jusqu’à ces petits défauts dont on sait qu’aucun homme n’est exempt.

Voilà pourquoi l’homme ne doit jamais murmurer contre la Providence, lorsque ses prières n’ont pu conjurer l’orage suspendu sur sa tête[425]. Il est des événements que rien ne peut arrêter, et auxquels il faut par conséquent se soumettre et se plier avec résignation. Ce serait une intelligence bien étroite, que celle qui verrait de l’impuissance où il n’y a qu’un effet de la sagesse suprême ! Et que faudrait-il penser d’un croyant qui faiblirait et se découragerait parce que ses supplications ne l’auraient pu soustraire aux misères attachées à l’humaine existence ? Il faudrait le plaindre au même degré que mérite d’être plaint celui qui ne lève jamais le regard vers le ciel, que lorsqu’il a besoin de lui exposer un vœu, de lui demander une satisfaction quelconque. Les deux essaient directement de mettre Dieu au service de leurs caprices, de leurs intérêts et de leurs passions. Ce n’est point ainsi, il faut le répéter, que le Judaïsme comprend la prière. Pour lui, prier, c’est s’abandonner aux chaleureuses inspirations d’une piété convaincue de la grandeur de Dieu ; c’est ouvrir son cœur et ses lèvres en présence de ce Dieu et en laisser échapper les nobles accents de la plus pure et de la plus sainte adoration.

Tout ce que la doctrine israélite contient de prescriptions et de préceptes relativement à la prière, confirme notre manière de l’envisager. Qu’a dit Moïse aux Hébreux dans le désert ? « Aussi vrai que j’existe, ainsi a juré l’Éternel, aussi vrai que ma gloire remplit toute la terre, ces hommes qui ont vu ma grandeur et les miracles que j’ai opérés et qui cependant me tentent déjà pour la dixième fois, désobéissant ainsi à ma volonté, tous, je le jure, seront frustrés dans leur espoir d’entrer dans la terre promise[426]. » Ne pas tenter le Seigneur, ne pas le mettre au service de nos velléités, voilà la première défense concernant la prière. Et voici la seconde : de ne pas se présenter devant Dieu pour réciter en son honneur de froides formules d’adoration qui ne nous réveillent pas de notre torpeur, et nous laissent tout entiers à nos préoccupations matérielles. Ce sont les prophètes qui se sont chargés de nous faire cette défense. Selon eux, la prière ne reçoit sa sanctification que des généreux sentiments qu’elle excite en nous ; elle n’est bonne, elle n’est utile, elle n’est agréée par Dieu, qu’autant qu’elle jette dans l’âme ces vives lueurs qui deviennent le phare lumineux placé au port de notre salut. « Ils se demandent, dit l’Éternel à Isaïe, ils s’interrogent et se disent : Mais pourquoi Dieu est-il insensible à nos jeûnes et nos mortifications ? Réponds-leur : Vous jeûnez et en même temps vous attisez dans votre sein le feu de la discorde ! Rompez d’abord tout pacte avec l’impiété, brisez le joug des passions, rendez libres ceux que vous opprimez, partagez votre pain avec le pauvre, ouvrez-lui les portes de vos demeures et donnez-lui des vêtements pour se couvrir. Alors votre bonheur éclora comme l’aurore, vous guérirez de vos maux, car Dieu aura exaucé vos prières[427].

Le Talmud ne comprend pas autrement la prière. Il ne cesse de la recommander, parce qu’il sait ce que l’homme a à gagner à ce commerce intime et fréquent avec Dieu, à cet entretien de tous les jours si doux et si fécond pour qui en comprend la nature et l’importance. « Que l’homme, enseigne-t-il, purifie son cœur avant de prier ; qu’il chasse toute pensée mondaine, toute préoccupation capable de le distraire. Qu’il soit tout entier à Dieu. Ainsi faisaient les pieux d’autrefois ; ils s’isolaient pour mieux se préparer à la prière, et ne s’y livraient qu’après une sérieuse méditation et un profond recueillement[428]. »

Ce n’est donc pas seulement dans les moments critiques et pénibles de la vie qu’il faut avoir recours à la prière. Elle est un devoir journalier. Il n’est pas de trop de se recueillir chaque matin avant que les soins des affaires n’envahissent votre esprit ; de vouer à Dieu un sentiment de reconnaissance pour le passé ; de lui demander la confiance et la persévérance pour l’avenir, la résignation dans la mauvaise fortune, la piété et la modestie dans la prospérité ; de payer un tribut de louanges à sa gloire et à sa magnificence, et d’y puiser dans de sérieuses réflexions sur les immuables lois de la morale dont il est le principe suprême, d’y puiser cet esprit de droiture, de justice, de générosité et de bienveillance, qui nous rend le commerce avec nos semblables si aisé, si charmant, qui garantit le bonheur de la société où nous vivons, et assure notre sécurité à nous ainsi que la sécurité du monde entier. Malheur à celui qui ne sent pas la nécessité de se présenter souvent devant Dieu pour se réchauffer aux rayons de ce soleil de vérité ! Il aura étouffé sa plus noble tendance, car c’est une tendance, presqu’un instinct qui nous pousse à rechercher Dieu pour lui exprimer notre amour, lui témoigner notre gratitude ; c’est une loi de notre nature, loi admirable, loi précieuse et qui atteste la bonté du Créateur jusque dans l’adoration qu’il exige de nous. Cette adoration, il ne la veut pas pour lui ; en quoi pourrait-elle le rehausser ? mais pour nous, parce qu’elle sert à nous fortifier dans nos bonnes résolutions, et qu’elle entretient en nous ce mâle courage que nous avons besoin de déployer dans la lutte formidable contre le vice.

Jésus priait de la manière suivante : « Notre père qui es aux cieux, que ton nom soit sanctifié. Ton règne vienne ; ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel. Donne-nous aujourd’hui notre pain quotidien. Pardonne-nous nos péchés comme aussi nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. Et ne nous induis point dans la tentation ; mais délivre-nous du malin ; car à toi appartient le règne, la puissance et la gloire à jamais. Amen[429]. »

Voici peut-être quelle a été la prière journalière de Mahomet : « Seigneur, ne nous punis pas des fautes commises par oubli ou par erreur. Seigneur, ne nous impose pas le fardeau que tu as imposé à ceux qui ont vécu avant nous. Seigneur, ne nous charge pas de ce que nous ne pouvons supporter. Efface nos péchés, pardonne-les-nous ; aie pitié de nous ; tu es notre Seigneur[430]. »

Voici maintenant ce que dit Voltaire[431] de la prière journalière juive qui a donné naissance au Pater noster de Jésus : « Le peuple hébreu a une oraison depuis un temps immémorial, laquelle mérite toute votre attention par sa conformité avec notre Pater noster ; elle s’appelle le Kaddish ; on la récite en chaldéen, et elle commence par ces mots : O Dieu, que votre nom soit magnifié. »


CHAPITRE XI

DEVOIRS DE L’HOMME ENVERS LUI-MÊME


Un mot d’abord sur la classification des devoirs adoptée et suivie dans ce livre. Il nous a paru juste de commencer par les devoirs envers Dieu, parce que l’homme, avant de se considérer comme individu ou comme partie du genre humain, doit songer et songe naturellement qu’il est une créature de Dieu. Cette pensée, en le reportant vers son origine, lui découvre sa fin, ainsi que le rôle qui lui est réservé par suite des belles facultés dont il a été doué. Rien aussi n’est plus capable de lui faire comprendre sa supériorité sur les autres êtres, que le sentiment de reconnaissance qu’il se sait tenu de vouer à son créateur, que l’attachement et l’amour qu’il ne peut légitimement lui refuser sans forfaire à sa conscience.

Cependant ni la vue, ni l’examen de son corps ne sauraient le confirmer dans cette conviction de supériorité sur le reste des êtres créés. Là ne réside ni n’éclate le témoignage de son excellence native ; là rien ne l’élève au-dessus de l’animal ; il se trouve la même organisation physique, presque les mêmes instincts et les mêmes appétits que lui. Il lui faut donc faire un pas de plus pour découvrir ce qui, en définitive, constitue sa nature noble et élevée. Et voici que soudain une lumière se fait ! Sous cette enveloppe matérielle que l’on appelle le corps, se révèle quelque chose qui brille d’un éclat plus vif que le diamant c’est le sceau ineffaçable apposé par le Créateur à l’être le plus parfait qu’il ait fait sur la terre, c’est l’âme qui participe en quelque sorte des perfections de Dieu, c’est l’image même de ce Dieu que l’homme s’est senti tout à l’heure le besoin d’aimer et d’adorer. Aussitôt le corps n’apparaît plus que comme l’instrument nécessaire à l’âme pour traverser la vie terrestre ; c’est le véhicule dont elle se sert ; c’est l’esclave mis à sa disposition. Mais dès lors aussi l’homme comprend qu’à moins de se dégrader et de déchoir de son rang, il ne peut plus consentir à laisser ce corps quitter sa condition de serviteur, pour essayer de dominer en maître, et ainsi il est porté à réfléchir à ce qu’il doit respectivement au corps et à l’âme.

Quant aux devoirs de l’homme envers son prochain, rien de plus naturel que de les placer après ceux que nous avons à remplir envers nous-mêmes. Ce n’est pas qu’ils en découlent comme de leur source ; tous les devoirs se rattachent à un même principe, à Dieu, et ont tous en conséquence le même caractère d’importance et de sainteté. Mais l’accomplissement exact et rigoureux des uns prépare et assure le triomphe des autres. Ainsi, n’est-il pas vrai que pour respecter son semblable, l’homme doit commencer par se respecter lui-même ? S’il ne craint pas de porter atteinte à sa propre dignité, quel caractère sacré aura pour lui celle de son prochain ? Rien ne s’enchaîne plus étroitement, et de la violation du droit en nous et par nous, on peut hardiment conclure à la violation prochaine ou éloignée du droit dans autrui.

Les docteurs israélites ont parfaitement aperçu cet intime rapport qui existe entre ces deux sortes de devoir. Aussi, leur premier soin a-t-il été de mettre l’homme en garde contre cette funeste maxime encore tant répétée de nos jours, qu’il est permis de s’avilir, de se dégrader, quand, après tout, on ne fait de tort qu’à soi-même. « Non, disent-ils, ne sois pas » méchant pour toi-même[432]. » Apprends qu’alors même que tes vices et tes désordres ne portent point en apparence préjudice à ton prochain, il n’en est pas ainsi en réalité ; car, serais-tu assez aveugle pour ne pas voir et comprendre que, dans ton cœur sillonné par la passion, il ne peut plus se trouver de place pour un bon sentiment ? Là où trône l’égoïsme, l’amour du prochain peut-il s’introduire ? Si tu oses flétrir ton âme et que, malgré ses droits évidents sur le corps, tu la laisses succomber sous la tyrannique oppression du corps, penses-tu posséder assez d’empire sur toi pour respecter scrupuleusement le droit de ton semblable ? Je ne te parle pas ici de tes devoirs envers lui. Le droit, rien que le droit ! Eh bien ! non, ton prochain n’aura qu’à te porter ombrage, il n’aura qu’à se trouver par hasard sur le chemin que tu parcours follement, tu ne te feras pas scrupule de le renverser comme un obstacle importun, et de fouler aux pieds ses droits les plus sacrés.

Supposons cependant que l’homme qui s’avilit à plaisir conserve encore assez de sens moral et d’empire personnel pour respecter ailleurs ce qu’il méprise en lui-même. Ce faible reste pourra-t-il pallier l’énormité de son crime d’avoir profané l’image de Dieu qu’il porte dans son sein, d’avoir refusé d’accomplir la tâche qu’il a acceptée avec la vie ? Car, qu’il le sache, ce n’est pas en vain que Dieu l’a distingué des autres êtres de la création par ce qu’il a mis en lui de noble et d’élevé. A cette distinction, Dieu a attaché une mission et un devoir formel. Le devoir est de se maintenir au rang où il a été placé, la mission est de développer tout ce qu’il y a de force et d’influence en vue du bien de l’humanité. Quelles que soient ses facultés intellectuelles, qu’il soit libéralement pourvu ou tout à fait dénué d’esprit, quel que soit le degré qu’il occupe sur l’échelle sociale, qu’il lui soit donné d’en atteindre le faîte ou qu’il soit condamné à végéter à sa base, rien ne peut l’autoriser à croire son action inutile au maintien de l’ordre universel. Rien n’est de trop dans l’univers ; chaque atome y trouve sa place, fait partie du tout et laisse un vide quand il vient à disparaître. L’ouvrier qui remplit sa tâche a autant de mérite que le patron qui s’acquitte de la sienne, et ce serait blasphémer Dieu que de se juger impuissant à servir ses desseins. « Ne me réponds pas que tu es trop jeune, dit Dieu au prophète Jérémie, va partout où je t’enverrai et publie tout ce que je t’ordonnerai[433]. » Dans aucun cas, l’homme ne peut donc s’imaginer que son avilissement moral ne soit nuisible qu’à lui seul. Ne pas prêter son concours actif à la société, c’est déjà travailler à sa ruine. Une machine est quelquefois détériorée par l’absence d’un petit ressort. La raideur d’un membre, le plus insignifiant en apparence, peut arrêter tout le mouvement du corps. Ainsi, chacun de nous forme un anneau de la chaîne immense et mystérieuse qui lie les hommes entre eux. Que, par conséquent, chacun de nous s’efforce aussi de tenir ferme les deux bouts de la chaîne dont il est l’anneau intermédiaire. C’est à cet effet qu’il a reçu les facultés supérieures dont il peut à juste titre s’enorgueillir. Qu’il étudie, qu’il examine les droits que possède chez lui la nature intellectuelle sur la nature animale, et il ne s’avisera plus, sous aucun prétexte, d’intervertir leur rôle et de donner la suprématie à celle qui en est indigne. Et du même coup qu’il saura ce qu’il se doit à lui-même, il comprendra ce qu’il doit à son semblable. Un respect en amène toujours un autre. Ni la vertu ni le vice ne marchent seuls ; ils ont chacun leur cortège.

D’ailleurs, si nous osons nous servir de cette comparaison, comment s’y prendrait-on pour rappeler un coupable au devoir, pour lui inspirer des sentiments meilleurs, pour le remettre dans le droit chemin ? De quoi lui parlera-t-on en premier lieu ? De sa propre dignité, de l’opprobre et de l’infamie attachées aux actes honteux par lesquels on asservit l’âme aux passions du corps. On lui fera comprendre que noblesse oblige, et qu’il lui est défendu de profaner les riches et précieux dons qu’il doit à la munificence du Créateur. Avec quelle promptitude il franchira ensuite l’espace qui le sépare du prochain ! Il ne sera pas longtemps à se persuader que, comme lui, personnellement, ne doit se priver d’aucun moyen de travailler à l’accomplissement de son devoir, de même il faut qu’il laisse à son prochain la liberté des moyens pour l’accomplir à son tour, et c’est ainsi que sa personne lui deviendra sacrée. Or, l’adolescent, s’il est aussi dépourvu de vertus que le criminel qui vient de nous servir de point de comparaison, a, du moins, sur lui l’immense avantage de posséder une âme tendre et flexible, une âme vierge et non encore flétrie par le vice. Quoi donc de plus facile que d’y jeter les semences d’une saine morale, en l’éclairant de bonne heure sur le respect qu’il se doit à lui-même ? Fécondées plus tard par le sentiment de la charité et de l’amour fraternel, ces semences germeront, pousseront des racines, grandiront et porteront de beaux fruits qui pourront devenir la manne nourrissante du corps social. Universellement reconnus, le respect du droit en soi-même et l’accomplissement des devoirs qui y correspondent engendrent la soumission et l’obéissance à la loi morale, et sont les plus sûrs garants de la pureté des mœurs.

Mais quels sont les devoirs de l’homme envers lui-même ? Voyons tout de suite comment le Judaïsme les comprend et les enseigne. Nous rechercherons après cela si le Christianisme et le Mahométisme ont su mieux faire que lui, ou si, ici encore, les principes dogmatiques professés par les deux nouvelles religions n’ont pas entravé l’épanouissement de cette série de devoirs. Seulement que l’on ne s’attende pas à nous voir détailler séparément les devoirs en vers le corps et ceux envers l’âme. L’homme est un être tellement complexe et si peu séparable, même en pensée, qu’il y aurait quelque difficulté à dire d’une façon tranchée : voici les devoirs envers le corps et voici les devoirs envers l’âme. Pour l’accomplissement des premiers, il est souvent nécessaire de quelques éléments des seconds et vice versa. Nous préférons donc réunir à la fois le corps et l’âme et examiner les devoirs négatifs envers le corps et l’âme pour de passer aux devoirs positifs envers les deux.

§ I
DEVOIRS NÉGATIFS ENVERS LE CORPS ET L’ÂME

Si Dieu, en unissant notre âme à notre corps, ne l’avait pas unie à lui d’une manière tellement étroite qu’elle dût ressentir le contre-coup de sa force ou de sa débilité, nous n’eussions certes jamais songé à consacrer quelques instants du temps si précieux que nous avons à vivre, à nous occuper des besoins de ce corps, et à le prémunir contre toute défaillance prématurée. La raison ne nous aurait-elle pas conseillé de laisser cet amas de boue rentrer dans la poussière d’où il est sorti et engraisser le sol qui lui sert de sépulture ? Lasse de cet implacable ennemi qui, chaque jour, lui suscite de nouvelles difficultés, lui présente de nouveaux obstacles à surmonter, de nouveaux combats à soutenir, elle nous aurait même fait un devoir de nous débarrasser de son odieuse présence, afin de s’ouvrir un accès plus facile vers ce monde après lequel elle soupire, et loin duquel elle se sent retenue à cause de lui comme par une lourde et pesante chaîne. Mais la raison ne nous commande ni tant de haine, ni tant de négligence pour le corps. Au contraire, elle nous impute à crime de le priver de ce qui lui est nécessaire pour se conserver. Elle comprend que sa condition présente est de vivre avec le corps qui lui sert d’organe et même d’auxiliaire. Elle apprécie ce qu’elle recueille de gloire dans cette lutte qu’il lui présente continuellement. Elle sait qu’à chaque triomphe qu’elle remporte, Dieu a attaché une récompense, et que c’est même à dessein qu’il l’a mise dans la nécessité de convertir cette résistance en moyens, pour acquérir tous les mérites que lui assurent ses bontés éternelles.

Mépriser son corps, le traiter durement, le considérer comme un objet inutile et même dangereux, ce serait donc déjà aller contre le conseil de la raison. Le vœu de la nature ne s’en trouverait pas moins violé. Tout ce dont la nature nous a dotés, tout ce dont elle nous a revêtus doit être par nous conservé et même agrandi et développé. Il n’y a point ici de distinction à établir. Le corps comme tout le reste tombe sous cette règle générale. Un ouvrier sage et intelligent donnerait-il à son œuvre un ornement superflu, ou qui la déparerait et nuirait à l’ensemble ? Et s’il a le dessein de lui faire exécuter un mouvement quelconque, l’entourerait-il de ce qui précisément serait capable de l’entraver dans sa marche ? Ne cherchera-t-il pas à la produire de manière que tout en elle soit toujours plutôt un aide qu’un empêchement ? Que penser donc de l’ouvrier divin qui a travaillé sur un plan tracé par la suprême sagesse ? Y a-t-il à douter que l’homme, son chef-d’œuvre, n’a dû rien recevoir de ses mains qui pût le détourner du chemin de sa destinée ?

Mais l’expérience est encore là pour attester que le corps, loin d’être un compagnon inutile, contribue puissamment à notre développement intellectuel et moral. Sans lui, l’âme pourrait-elle multiplier, étendre ses connaissances ? C’est un fait acquis que nos idées les plus élevées, celles surtout qui servent de principes à toute science, nous sont révélées par le monde extérieur. Ce n’est pas qu’il ait la puissance de les créer en nous. Nous les possédions à notre naissance. Notre âme les avait emportées en se détachant de son principe, comme la goutte d’eau emporte avec elle les qualités inhérentes au fleuve duquel elle se détache. Mais ces idées dormaient dans son sein. Il fallait qu’elles fussent réveillées, et pour cela il suffisait d’un contact avec le monde extérieur. Ainsi, par exemple, quoique l’idée de Dieu soit déposée en nous, il est certain cependant qu’elle n’atteindrait pas un haut degré de développement, si nos yeux n’étaient jamais frappés du spectacle des admirables harmonies de l’Univers. C’est parce que l’homme voit chaque jour se dérouler devant lui le tableau merveilleux des productions riches et infiniment variées du Créateur, qu’il est naturellement porté à attribuer à Dieu toutes sortes de perfections. Ainsi encore chez l’artiste et le poète, le sentiment du beau s’éveille et se développe au spectacle des beautés sans cesse renaissantes de la nature. Ce sont elles qui, après avoir charmé et ravi leur âme, leur font comprendre qu’il doit exister une beauté plus parfaite, plus achevée et dont celles de la nature ne sont que les pâles copies. Et alors, quels flots de lumières viennent les inonder ! Soudain, ils franchissent par la pensée tout l’espace qui les sépare de Dieu. Du fini, ils s’élèvent à l’infini, du réel à l’idéal, de l’image au type. Ils deviennent sublimes dans leurs propres créations. Ils s’immortalisent par leur génie.

Mais ne nous arrêtons pas plus longtemps à des considérations que nous avons déjà eu l’occasion de toucher sur plus d’un point. Qu’il nous suffise de savoir, et ce peu de mots doit avoir servi à l’établir, qu’il est nécessaire que nous soyons en contact avec le monde extérieur. La Sagesse créatrice l’a ainsi ordonné ; elle a voulu, par des motifs qui échappent à l’intelligence humaine, que les sens nous fussent indispensables pour arriver à la connaissance des meilleurs principes, et que tous les traits lumineux déposés en nous et qui sont les vrais témoignages de l’excellence de notre origine, eussent besoin des organes du corps pour paraître et se produire. Elle a voulu enfin apprendre à l’homme à ne mépriser aucun des dons qu’elle lui a faits, et c’est pourquoi elle a uni l’âme au corps de telle façon, que la première ne put se perfectionner sans l’aide du second et qu’elle dut s’appuyer sur lui pour arriver plus sûrement à sa fin.

Ne savons-nous pas effectivement qu’une santé débile affaiblit l’esprit, et l’arrête dans sa marche vers le progrès ? Qui de nous n’a déjà éprouvé cet accablement, cette lassitude qu’engendre la souffrance physique ? Me voici disposé à écrire. Je suis tout à mon sujet ; rien ne me distrait. Mes idées sont claires, abondantes et se pressent en foule sous ma plume. Tout à coup mon sang reflue vers la tête ; il bat violemment dans mes tempes. Adieu, toutes mes idées ; une douleur inopinée est venue les paralyser. C’est en vain que je fais des efforts pour me retrouver ; tout est trouble et obscurité en moi. J’ai perdu à la fois mes réflexions et le fil de mon sujet.

Ainsi, il a suffi d’une soudaine agitation physique, d’une souffrance passagère pour paralyser l’activité de mon esprit. Il n’y a qu’un instant ma pensée s’élevait jusqu’au ciel, elle habitait avec Dieu et avait oublié qu’elle fût logée dans un corps. Maintenant elle est obligée de descendre de la hauteur où elle se complaisait tant. De gai, de dispos que j’étais, me voici devenu triste et accablé sous le poids de l’ennui. Je me sens presque à charge à moi-même. Que serait-ce donc si le corps se trouvait dans un état habituel de souffrance ? Et ce que j’observe en moi pour cette douleur particulière, chacun peut le remarquer en lui pour toute espèce de souffrance. Quelque peu grave et sérieuse qu’elle soit, la maladie du corps affecte toujours l’intelligence et lui ôte à tout le moins son activité, sa vivacité, ce qui la rend incapable de rien tenter, de rien produire de bon.

Eh bien ! comment oserions-nous avec cela négliger notre corps et le laisser dépérir faute de soins et d’attentions de notre part ? Songeons à ce que nous pouvons entreprendre et exécuter dans notre état normal, dans notre état de santé, et nous nous convaincrons de la faute, disons même du crime qu’il y a à s’imposer des privations dont l’infaillible résultat est de l’affaiblir. Ce n’est pas en se laissant manquer du nécessaire qu’on peut être agréable à Dieu. Quand on se néglige ainsi ou, comme on l’a fait plus d’une fois, quand on méprise assez son corps pour aller jusqu’à le déchirer à coups de lanières, on doit ressentir bien peu de reconnaissance pour le Créateur que l’on semble accuser de nous avoir, pour notre malheur, enchaînés au corps. Qu’un pénitent, pour proportionner l’expiation au péché, ait quelquefois recours au jeûne et aux mortifications, nous le comprenons. Ce sont là des austérités momentanées qui corrigent et redressent les mauvais penchants. Nous comprenons encore qu’on s’y livre, soit pour pleurer sur un terrible malheur arrivé à nous, à nos pères, à la patrie, soit pour demander à Dieu de nous affranchir du poids de sa main redoutable appesantie sur nos têtes. En mortifiant le corps, on ne veut, dans ce cas, que donner un signe visible de repentir, de tristesse, de deuil et de douleur. Ce sont là de vrais témoignages de piété. Dieu les accepte parce que, tout en n’altérant pas la santé, ils rappellent de temps à autre l’âme à ses devoirs. N’est-ce pas à cette seule fin que le Pentateuque a institué un jeûne annuel, celui du grand jour du pardon et, qu’à son exemple, les prophètes et les docteurs juifs en ont institué quelques autres encore ? Leur intention, en ordonnant des abstinences périodiques, n’était-elle pas uniquement de purifier l’âme et non d’affaiblir le corps ? En voulez-vous d’ailleurs des preuves ? Vous les trouverez dans la défense formelle faite par la doctrine juive de se livrer au jeûne lorsqu’il peut aggraver une maladie dont on serait affecté. Toute privation dans ce cas constitue un péché, presque un crime. « Vous observerez mes commandements et mes droits, parce qu’ils assurent la vie à celui qui les accomplit[434]. » La vie, ajoute le Talmud, et non la mort. « De là, le devoir positif de les enfreindre en cas de danger[435]. » Cette interprétation de Rabbi est « incontestable[436] ». Quelle que soit la gravité et l’importance d’un précepte religieux, on peut le transgresser quand la santé est en jeu[437]. La religion, non seulement le permet, elle l’ordonne même et elle qualifie de meurtrier celui qui, par un sentiment de piété exagérée, hésiterait dans une semblable circonstance[438].

Comment la religion israélite n’eût-elle pas d’ailleurs parlé de la sorte ? Ne s’est-elle pas donné pour mission de conduire l’homme vers ses destinées en faisant fructifier les bons germes déposés par Dieu dans son sein ? Ne se présente-t-elle constamment, n’aime-t-elle pas à se présenter au fidèle sous les traits d’une mère tendre et dévouée, jalouse de l’avenir de son enfant et qui ne s’estime heureuse que du bonheur qu’elle lui procure en retour de l’obéissance et de la soumission qu’il témoigne à ses volontés ? Quel rôle odieux jouerait-elle donc si elle demandait l’affaiblissement, la destruction du corps ? Le corps est précisément le plus puissant des leviers mis par Dieu à notre disposition pour atteindre cette félicité que la religion promet. « Un jour, rapporte le Talmud[439], l’Empereur Antonin dit à Rabbi Iehouda : Il serait très facile à l’âme comme au corps de se disculper de leurs fautes devant le juge suprême. Quoi ! pourrait plaider le corps, on me déclare coupable ! Mais n’est-ce pas l’âme qui est la cause de tout ? Depuis le moment où elle m’a quitté je suis tranquille, je ne remue même pas ; une pierre n’est pas plus innocente que moi. Et moi donc ! répliquerait l’âme, de l’instant où j’ai été débarrassée du corps et des liens qui m’enchaînaient à lui, ne me suis-je pas élevée dans les airs ? l’oiseau n’est pas plus pur que je le suis. Ces paroles sont fort spécieuses, répond Rabbi Iehouda, mais écoutez cet apologue : Il existait un roi qui possédait un vaste et beau jardin. Il y planta des figuiers qui produisirent des fruits exquis. Un jour, désirant s’absenter, il donna la garde du jardin et surtout des rares figuiers qui s’y trouvaient à deux hommes dont l’un était aveugle et l’autre paralytique. Celui-ci, après le départ du maître, dit à son compagnon. Oh ! qu’elles sont belles les figues que j’aperçois là-bas ! Si nous pouvions parvenir à en cueillir quelques-unes ? Une idée ! si tu abaissais tes épaules, je monterais sur elles, tu me porterais, toi qui as l’usage de tes jambes et moi qui puis me servir de mes yeux, je te guiderai. Et ils firent ainsi, et dépouillèrent les beaux arbres du jardin. Quand le roi revint et qu’il vit cette dévastation, il en demanda compte aux deux gardiens qui se mirent à répondre tous deux à la fois : Moi, Sire, qui suis aveugle je n’ai pu remarquer ces fruits, moi qui suis paralysé, je n’ai pu aller les prendre. Le roi comprit de suite, et les ayant fait monter l’un sur l’autre, il les châtia exemplairement. »

Cet ingénieux apologue montre bien ce qu’est pour le Judaïsme le corps à l’égard de l’âme. Et pour achever d’établir combien le Judaïsme défend de faire au corps une guerre d’extermination par des jeûnes trop souvent répétés, que l’on nous permette de citer encore la page suivante du Talmud : « Rabbi Samuël enseigne : Celui qui s’astreint à de nombreux jeûnes, commet un grave péché, car il est écrit[440] qu’au huitième jour le Nazir apporte un sacrifice expiatoire pour la faute qu’il a commise envers son âme. » — « Cette faute quelle est-elle ? de s’être interdit le vin. Quelle belle leçon ! Déjà on impute à péché une faible privation que l’on s’impose, que sera-ce donc d’une grande abstinence ? Et Rabbi Siméon explique : Sans doute Dieu prend plaisir à un jeûne de pénitence. Mais encore faut-il que la santé permette de le faire, autrement il constitue un acte coupable. » C’est aussi là l’opinion de Rab Schescheth : « Le savant, dit-il, qui se livre à des jeûnes n’en a aucun mérite. Il y a même plus, répond Rabbi Jérémie au nom de Rabbi Siméon ; c’est enfreindre une défense formelle que de jeûner quand on s’occupe d’études sérieuses ; on s’affaiblit inutilement et le travail devient impossible[441]. »

Est-il encore besoin, après cela, de parler de l’horreur qu’inspirent à la doctrine israélite ces flagellations et ces macérations tant prônées par les âmes mystiques, qui cherchaient à ruiner leur corps déjà exténué par toutes sortes de coupables austérités, afin de se voir bientôt débarrassées d’un maudit lien, les rivant à un monde où elles se trouvaient déplacées ? On doit être suffisamment persuadé que le Judaïsme a compris, mieux que n’a su le faire la religion qui a prétendu le surpasser, que l’union de l’âme et du corps existant par la volonté du Créateur, il serait impie et criminel de chercher à la rompre, à la détruire violemment. On peut donc lui reconnaître la gloire d’avoir toujours considéré l’homme comme un être dont les deux parties composantes la matière et l’esprit, se supposent réciproquement et arrivent l’une par l’autre à leurs fins respectives.

Au-dessus de la défense de laisser notre santé se délabrer, et comme lui servant de principe, se place la condamnation formelle du suicide. Le suicide en lui-même, nous voulons dire en tant qu’il signifie l’acte criminel par lequel l’homme attente à ses propres jours, est expressément défendu dans la doctrine israélite. « Je redemanderai le sang de vos personnes, que vous aurez versé de vos propres mains[442]. » La menace est catégorique, entière, et ne souffre pas d’exception. Quel que soit le motif pour lequel on a déserté le poste de l’existence ; qu’un faux point d’honneur ou le désespoir nous ait conduits à cette défection, le crime du suicide ne nous sera point pardonné. Il n’est jamais permis de se laisser dominer par autre chose que par le devoir, et le devoir ce n’est pas nous qui nous le donnons ; Dieu nous l’impose. Quelle lâcheté que de s’y soustraire, quand on a conscience de son titre, de sa valeur, de sa dignité d’homme ! Nous allons même jusqu’à demander la différence entre celui qui se tue lui-même, et l’assassin qui tue son prochain. Des deux côtés n’y a-t-il pas retranchement violent d’une créature placée en ce monde par Dieu ? Si l’assassin brise avec toute loi divine et humaine, le suicidé n’en fait-il pas autant ? Est-ce que la crainte de survivre à un déshonneur mérité et la honte de devenir l’objet du mépris public, et auxquelles on cherche à échapper par le suicide, ne sont pas des faiblesses aussi condamnables que celles qui mettent aux mains du meurtrier une arme homicide pour satisfaire à sa haine et à sa vengeance ? Car ce n’est pas de courage que l’on fait preuve dans l’assassinat, mais de faiblesse. Le courage consisterait, au contraire, à vaincre la tentation qui y pousse. Il en est de même absolument dans le suicide. Un moment de surexcitation passionnée ou d’aveuglement moral, voilà ce contre quoi il s’agit de se prémunir dans les deux cas. L’homme violent qui tue avec préméditation pour satisfaire sa colère ou sa cupidité et le misérable qui s’ôte la vie parce qu’elle lui est à charge, agissent sous les mèmes dispositions de cœur et d’esprit. Chez l’un comme chez l’autre, l’idée du devoir et le sentiment de l’obligation morale ne se trouvent pas être assez puissants pour les arrêter, et, par conséquent, ils sont également coupables.

C’est bien là ce qui ressort de la phrase déjà citée du Pentateuque, où l’homicide et le suicide sont à dessein mis ensemble. « Je ne redemanderai pas seulement le sang de vos propres personnes, mais encore celui que vous aurez versé en vous armant traîtreusement contre votre frère » ; et Dieu ajoute : « Que le sang de celui qui a versé le sang de son prochain soit versé pareillement », c’est-à-dire que la société s’empare de l’assassin et le frappe à mort. Il a attenté à une vie sur laquelle il n’avait aucun droit. La justice humaine peut retrancher le criminel qui, pour donner satisfaction à ses mauvais penchants ne craint pas de s’attaquer à une existence appelée à se développer à ses côtés et dans une complète indépendance de lui. Et si l’action de cette justice ne peut plus s’étendre sur le suicidé qui, en définitive, lui échappe par la mort volontaire dont il s’est frappé et si même elle ne peut légalement imprimer à sa mémoire la marque infamante d’aucune condamnation judiciaire, parce qu’après tout le suicidé n’a fait de tort qu’à lui-même et n’a en rien lésé le droit de la société, il est une autre justice qui l’attend pour lui faire expier son crime. Au delà de la tombe, Dieu lui mesurera un châtiment que subira cette partie de son être qui, à cause de sa nature spirituelle, a survécu à la violence avec laquelle il avait cherché à s’anéantir tout entier. Toute faute demande une punition, tout attentat une expiation, et c’est pure folie de croire pouvoir échapper au déshonneur en y ajoutant encore le crime du suicide. La charge, au lieu de s’amoindrir, devient double. La réprobation méritée parmi les hommes ne s’efface pas et vient s’y joindre encore la réprobation de Dieu au ciel, ainsi que celle de la religion qui refuse au suicidé les honneurs habituels de la sépulture. L’oubli tant cherché dans le suicide n’est qu’un leurre. Le suicidé passe dans l’autre monde avec la parfaite conscience de toutes ses fautes d’ici-bas et le triste souvenir qu’il aura laissé de lui sur la terre, fera l’opprobre des siens qui auront désormais à rougir de lui. Oh ! qu’il eût été préférable de souffrir avec patience et résignation, et qu’on a raison de le dire le pire des égoïsmes est encore celui qui pousse un homme à s’ensevelir dans une mort prématurée pour fuir un juste déshonneur ! Quelle malédiction et quel opprobre n’en sont pas la suite ! malédiction pour le suicidé et qui l’accompagnera jusque dans les cieux au sein des châtiments qui l’y attendent sûrement, opprobre pour sa famille et qui sera bien longtemps un stigmate pour elle ?

Mais on n’a pas tout dit quand on a montré de quelle façon le Judaïsme flétrit le suicide. Il y aurait encore à suivre la doctrine israélite dans l’application qu’elle fait de cette même défense en l’étendant à tout ce qui, de près ou de loin, peut amener l’affaiblissement et la mort du corps, le dépérissement et la dégradation successives des facultés de l’âme. Dans ce nouveau champ mille observations fort substantielles seraient à glaner, de nombreux préceptes moraux et des plus utiles s’offriraient à nous. Par exemple, nous y rencontrerions ce fécond enseignement de la Mischnah qui déclare « coupable l’homme qui fait à son corps la moindre lésion[443] » ; cet autre non moins important qui condamne « l’excessive témérité[444] » ; enfin, les recommandations multiples y ont donné naissance à une foule de règles pratiques bien connues, et qui toutes ont pour but de préserver l’âme du vice et de la sanctifier par la vertu[445] ? Oui, les docteurs juifs ont vu le crime du suicide jusque dans le dérèglement des mœurs et dans celui de la pensée. Sept péchés sont principalement réputés chez eux attentatoires à la vie de l’âme et à celle du corps, ce sont : L’orgueil, l’avarice, l’envie, la colère, l’incontinence, la paresse et la fréquentation des mauvaises sociétés.

Qu’il nous serait aisé de faire voir, en développant ces différents vices, avec quelle énergie la Bible déjà s’est élevée contre eux ! Le livre des Proverbes renferme, à lui seul, un trésor de sentences réprobatrices à leur égard. Toute la poésie gnomique des Hébreux fourmille d’aphorismes qui prennent ces vices pour point de mire. C’est contre eux que sévissent tous les écrivains qui, à l’imitation de Salomon, ont fait un fréquent usage de la littérature sentencieuse. Le Talmud, lui, n’a qu’un inot pour les flageller, mais qui est d’une telle sévérité qu’il foudroie le malheureux sur lequel il tombe. Ce mot est celui-ci : « Le méchant pendant sa vie, peut déjà être considéré comme mort[446]. » Mort, en effet, du moins mort pour Dieu et pour la société est celui qui ne voit dans la vie qu’une occasion de se repaître de jouissances matérielles, qui regarde la vie non comme un moyen mais comme un but, qui fait tout rapporter à la vie comme si elle était la seule chose qui dût l’occuper. A qui profiterait une existence ainsi constamment occupée à poursuivre le plaisir terrestre ? Ce n’est certainement pas à Dieu ni à la société ; à elle-même ? pas davantage, puisqu’elle ne pourrait manquer de s’user à ce mouvement fébrile qui la pousse constamment à des nouveaux désirs quand les premiers sont satisfaits.

On peut dire que le Judaïsme a justement excellé en ceci, d’avoir aperçu le point juste où l’homme doit sans cesse se tenir pour ne tomber ni dans un excès de mépris pour la vie, ni dans un excès d’amour et d’attachement pour elle. Sans doute, il est difficile de lutter contre l’instinct de conservation dont nous sommes tous pourvus. Il est toutefois des cas où il faut essayer de le faire, et aller même jusqu’à étouffer cet instinct en sacrifiant noblement sa vie. Ces cas, la doctrine juive les a soigneusement déterminés. Ce sont : « L’idolâtrie, l’adultère et l’homicide[447] », et, si elle ne compte le dévouement à la patrie et le sacrifice que l’on fait quelquefois de ses propres jours pour sauver ceux du prochain, c’est qu’il existe réellement une différence entre ces derniers cas et les premiers. Les premiers la raison les légitime ; ce n’est pas assez dire, elle les élève au-dessus de toute contestation, et n’hésite pas à déclarer coupable celui qui y succombe. Se refuser, au prix de la vie, d’être idolâtre ou adultère, c’est là un strict devoir.

A l’accomplissement de ce devoir ne se mêle aucune idée d’admiration ; il n’y a rien à admirer dans ce qui est strictement obligatoire. Pour les derniers, au contraire, il n’y a qu’admiration par l’enthousiasme qu’ils excitent autour d’eux, et par les éloges dont ils ne manquent jamais d’être l’occasion, on sent bien qu’il y a là plus que le devoir qui se trouve accompli. Qui voudrait, au nom de la simple raison, persuader à quelqu’un de devenir un autre Codrus ? Donner ses jours pour le bien de sa patrie ou pour la vie de son prochain, cela ne se commande pas ; c’est affaire de sentiment et non de raisonnement ; le cœur tient ici plus de place que l’esprit. En d’autres termes on peut, après réflexion, se convaincre qu’il vaut mieux quitter la vie que de la conserver au prix honteux de renier Dieu, de forfaire à la pudeur, ou de se souiller les mains d’un sang innocent. S’agenouiller devant une idole, descendre au rang de la brute, se faire l’instrument d’un meurtre, on doit à cela indubitablement préférer disparaître de la scène du monde. Qu’est-ce encore que l’homme s’il a abdiqué son titre d’homme ? Mais le même devoir n’est pas aussi absolu en face d’un danger de la patrie, de la société ou du prochain. Malgré cela, il est beau de se dévouer alors, et le Judaïsme n’est jamais resté en arrière avec les applaudissements que méritent la bravoure sur le champ de bataille, et cette autre bravoure avec laquelle on s’expose parfois à la mort pour sauver son prochain du feu ou de l’eau. Marchanderait-il son éloge à de semblables abnégations, lui qui a une histoire nationale toute palpitante de faits d’héroïsme, dont les uns sont plus éclatants que les autres, et qui est allé jusqu’à réserver une place spéciale au ciel « à deux jeunes frères s’étant offerts autrefois en holocauste sur l’autel de la Patrie, pour sauver de la destruction la ville de Lydda[448] ».

Oh ! oui, si la religion juive peut se glorifier de quelque chose, c’est d’avoir, en tout temps, nettement saisi le point où il est nécessaire d’imposer silence à l’instinct de conservation, pour briser soi-même une existence qui n’eût pu se prolonger que grâce à une infamie, ou pour complaire seulement à une pensée trop égoïste. D’un côté, elle parle au nom du devoir, de l’autre elle offre des couronnes, heureuse dans les deux situations si elle voit ses fidèles comprendre que la vie n’est pas absolument le bonheur, mais l’instrument qui nous a été donné pour arriver au bonheur, et qu’ainsi, il peut souvent être préférable de la sacrifier que d’y rester attaché envers et contre tout. Non moins heureuse aussi de s’apercevoir qu’ils savent en estimer la valeur, et qu’ils n’iront pas follement l’exposer pour donner satisfaction à un faux point d’honneur, ni qu’ils en méconnaîtront jamais le but en la gaspillant dans d’énervantes jouissances. L’horreur du suicide, mais du suicide, dans ses applications les plus éloignées, voilà ce dont elle cherche à les pénétrer, et c’est à ce dessein qu’elle leur net constamment sous les yeux cette double maxime sur l’importance de laquelle on ne saurait assez insister, à savoir que le vice n’est rien autre chose qu’une mort volontairement anticipée[449], et que l’on est bien moins condamnable si l’on enfreint une pratique religieuse, que si l’on marche avec insouciance vers un danger où il n’y a nulle nécessité de se jeter pour le moment[450].

§ II
DEVOIRS POSITIFS ENTRE LE CORPS ET L’AME

Parmi ces devoirs, il en est d’abord un que le Judaïsme a élevé bien haut, et qui, effectivement, mérite d’être cité au premier rang, parce qu’il a le précieux avantage de se présenter tout ensemble comme le résumé de ce que nous pouvons entreprendre de plus utile pour le corps, et comme la base du perfectionnement graduel auquel aspire notre âme. C’est au travail que nous faisons allusion. On a généralement l’habitude de voir dans la loi du travail une tâche, une peine imposée à l’homme, et comme une malédiction passant, depuis des siècles, de la tête d’Adam sur celle de ses descendants. Et ces affirmations erronées, du moins nous les considérons comme telles, on a la prétention d’en trouver l’origine dans la Bible même. C’est des premières pages de la Bible qu’on aime à s’étayer pour les avancer, pour y persister ; bien plus, on va jusqu’à taxer d’hérésie toute opinion qui ose y contredire. Par quelle étrange confusion de mots et d’idées a-t-on pu arriver à mettre sur le compte de la Bible une pensée que nous ne craignons pas, à notre tour, de taxer ici ouvertement d’hérétique ? Examinons les textes avec calme :

Voici ce qu’ils portent en propres termes : « Et à l’homme Dieu dit : Parce que tu as cédé à la voix de ta femme, et que tu as mangé de l’arbre dont je t’avais enjoint de ne pas manger, maudite est la terre à cause de toi ; c’est avec effort que tu en tireras ta nourriture tant que tu vivras. Elle produira pour toi des buissons et des épines et tu mangeras l’herbe des champs. C’est à la sueur de ton visage que tu mangeras ton pain, jusqu’à ce que tu retournes à la terre d’où tu as été tiré, car poussière tu fus et poussière tu redeviendras[451]. »

Nous le demandons pour l’amour de la vérité, dans laquelle de ces expressions voudrait-on voir la loi du travail infligée comme une punition ? Qui a été maudit ? Est-ce l’homme ou la terre ? C’est le travail déclaré stérile quelquefois par la difficulté qu’aura une terre maudite de laisser germer en abondance les grains déposés dans son sein, voilà tout ce que nous lisons dans ce paragraphe. L’homme aura beaucoup de peine à rendre productif un sol que réprobation divine a frappé, et c’est ce que veut dire l’expression : « Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front. » L’homme travaillera comme il a travaillé auparavant, seulement avec moins de profit désormais. Il dépensera plus d’efforts. Mais avait-il été créé dans le principe comme ne devant jamais en avoir à dépenser ? Là est la question. Et la réponse se trouve à côté. La Bible n’a-t-elle pas eu soin de raconter un peu avant « comment Dieu avait pris l’homme et l’avait placé dans le jardin d’Eden pour qu’il eût à le travailler et à le garder[452] ? » Ces paroles n’ont-elles pas manifestement le sens que leur prête la doctrine israélite, à savoir « que dans son état d’innocence, Adam travaillait parfaitement pour se nourrir[453] ? » Et de fait, il eût été singulier que l’être actif par excellence, que Dieu qui est tout action, voulant réaliser une créature appelée à le représenter en quelque sorte sur la terre, l’eût affranchie précisément de sa première, de sa suprême loi à lui, de la loi du travail. Mais conçoit-on seulement l’homme sans l’activité ? A coup sûr la faculté intellectuelle et les autres facultés de l’âme, la volonté et la sensibilité n’existent qu’à la condition d’être actives. Que serait une âme qui demeurerait engourdie ? D’un autre côté, le corps lui-même, quoique n’étant pas doué d’activité dans son essence, emprunte cependant à l’activité toute la majesté et toute la distinction relatives dont il est revêtu par nous. En général, sur l’échelle de la création, les êtres immobiles et inactifs, ceux qui par nature ne donnent aucune marque de mouvement, occupent le dernier échelon. Ce ne sont même plus là des êtres, ce sont des choses. Au contraire, dès qu’ils sortent de cet état d’inertie complet, ils gagnent tout de suite à nos yeux comme une sorte de caractère, une attention qui ne leur était pas accordée auparavant. Tant il est vrai de dire que la noblesse de l’homme trouve un de ses éléments constitutifs dans l’activité. Cela étant, la loi du travail ne peut nous apparaître que comme un des plus grands bienfaits dont Dieu ait pu nous gratifier. Elle est une bénédiction et non une malédiction ; elle élève, elle sanctifie l’homme qui, par elle, se rapproche du Créateur. De quoi le Créateur donne-t-il le plus fréquent exemple ? N’est-ce pas du travail ? La philosophie voit Dieu toujours agissant ; elle ne peut se figurer autrement l’intelligence suprême que dans une constante activité. La religion, à son tour, vient parler d’un Dieu qui a travaillé pendant six jours et si elle ajoute qu’il s’est reposé le septième, c’est afin de témoigner de l’accomplissement des desseins de Dieu concernant l’organisation de l’Univers. Proprement ce n’est point Dieu, c’est la création qui s’est reposée le septième jour. Tourmentée et violemment agitée jusqu’après l’établissement définitif des lois qui devaient la régir, la création put enfin prendre son assiette lorsqu’avec la formation de l’homme tout fut terminé.

Quoi qu’il en soit de l’interprétation qu’on veut donner au mot biblique de « Schabbath » repos, il n’en reste pas moins avéré que c’est la glorification du travail qui ressort du récit génésiaque. Ce Dieu qui se montre occupé pendant six jours et se repose seulement à l’achèvement du travail entrepris ; ce Dieu qui vient ensuite fonder sur un exemple donné par lui-même, une des plus imposantes institutions dont il veuille doter le peuple hébreu, celle du Schabbath ; qui dit à ce peuple : Je veux que tu observes chaque semaine le Schabbat en souvenir de l’acte par lequel j’ai appelé le monde à l’existence ; sache surtout que, pour bien célébrer ce repos hebdomadaire, il te faut t’être livré à un travail sérieux et continu, pendant les six jours de la semaine[454] ; ce Dieu, on voudrait qu’il eût élevé à la hauteur d’une loi un pur principe de malédiction, et de plus, qu’il se fût assujetti un instant personnellement à cette loi ainsi maudite à son origine, pour en inculquer plus efficacement la pratique aux hommes ! Non, non ! Dans cette simple parole : « Tu travailleras pendant six jours », parole répétée dans les deux décalogues, se trouve pour nous tout le côté élevé et béni du travail. L’homme, invité à imiter Dieu par le travail, l’homme appelé à être sur la terre ce que Dieu est au ciel, nous voulons dire, créateur, producteur, inventeur dans une sphère sans doute étroite, misérable même, si l’on veut, par rapport à celle où se meut le souverain Créateur, mais toutefois noble à cause de la libre activité qui s’y déploie, l’homme considéré de cette façon, quoi de plus beau, quoi de plus grand, quoi de plus majestueux et imposant !

Nous pourrions ici essayer de dire tous les bienfaits qui résultent du travail. Les aperçus ne nous manqueraient pas, pour le présenter dans cet heureux jour sous lequel il apparait successivement comme consolateur des ennuis et des déceptions de la vie, comme conservateur de la santé du corps et de celle de l’âme, comme redresseur infaillible de tous les abus, défauts et vices et notamment du vice de la paresse, « le plus funeste, le » plus mortel que l’homme puisse contracter[455] ».

Mais pour notre thèse, nous n’avons pas besoin d’aller jusqu’à emprunter à la poésie ses riches et belles couleurs, à l’effet de relever le travail. Notre dessein est moins de demander la régénération de l’homme par le travail, que d’affirmer une fois de plus que, selon le Judaïsme, il n’y eut jamais de chute à cet égard. Nous comprenons que l’on s’avise aujourd’hui de prononcer le mot de régénération dans celles des écoles qui, jusqu’à présent, ont voulu voir dans le travail, une dégradation, parce qu’elles l’avaient considéré comme une malédiction. L’école juive n’a nul besoin d’inscrire ce mot sur son drapeau, ou plutôt il s’y trouve inscrit en caractères d’or, depuis le jour où elle a eu le courage d’élever la bannière de la vérité à la face du monde entier, plongé dans l’erreur. Alors déjà elle avait entrepris de réformer ce qu’à l’heure qu’il est, trois mille ans après elle, on commence seulement à vouloir réformer universellement. Au milieu de peuples, l’un plus indolent que l’autre ; sous un ciel dont la rare inclémence invitait supérieurement à la paresse et à l’inaction ; dans ces pays d’Orient où la terre, se fécondant, pour ainsi dire, d’elle-mène, laissait ses produits s’écouler comme des fleuves de lait et de miel, et où le symbolique et traditionnel figuier prodiguait toute l’année des fruits qui semblaient s’offrir comme d’eux-mêmes à la main qui les voulait cueillir, là, déjà, le Judaïsme n’avait pas craint de se prononcer et de s’élever contre le désœuvrement que semblaient pourtant excuser les faveurs exceptionnelles du climat. Et on sait ce que le sol de la Palestine était devenu encore plus tard sous l’action de ces infatigables agriculteurs, animés au travail par la parole et l’enseignement bibliques. Il nourrissait huit millions d’habitants, tandis qu’aujourd’hui, où le bras d’Israël n’est plus admis à le cultiver comme autrefois, il peut à peine en nourrir deux cent mille !

Quoi d’étonnant donc si nous voyons la doctrine juive dans les phases successives de son histoire faire de plus en plus du travail la loi première de l’homme ! Israël éloigné de sa chère patrie, en butte aux exactions et aux vexations d’un ennemi souvent intraitable, réduit plusieurs fois dans un même siècle à la dernière misère, a dû nécessairement avoir plus que jamais recours au travail. Dépouillé de tout, c’était toujours par le travail qu’il pouvait tout reconquérir. L’activité et le sentiment religieux, c’étaient, on le pressent, les deux seules ressources qui lui restaient après l’orage des persécutions religieuses. Comment il a usé de l’une et de l’autre, sa position actuelle, celle qu’il a su se faire après tant et tant de naufrages, est là pour le dire. Ce que nous ajouterons seulement, c’est que la Synagogue, autour de laquelle il se tenait toujours uni, n’a jamais négligé de lui présenter ces deux choses, comme les plus indispensables à sa conservation. L’amour de la Loi et celui du travail sont les deux pivots sur lesquels les docteurs juifs font rouler toute la vie israélite : « Une même alliance, disent-ils, a servi à les consacrer tous deux. Quand Dieu donna la Loi, il prit à témoin le ciel et la terre, que les Hébreux avaient mission de l’accepter, cette Loi, de la garder et de la défendre au péril de leurs jours. De même pour le travail. Ici, Dieu s’est proposé personnellement en exemple. Il a demandé qu’on travaillât toute la semaine afin de jouir dignement du repos sabbatique institué en souvenir de la création[456]. » Et ils ajoutent : « Israël ne s’appelle véritablement le peuple de Dieu que lorsqu’il travaille de toutes les puissances, lorsqu’il met en activité toutes les facultés du corps et de l’âme[457]. » Capacité scientifique, disposition pour les arts et l’industrie, aptitude pour l’agriculture, application sérieuse à d’autres genres de travaux moins relevés, mais non moins utiles, enfin instruction et éducation pour répandre sur le tout un agréable parfum, tous ces moyens, tous ces ressorts doivent être mis en jeu par lui, s’il veut prétendre à posséder Dieu. « La Schechinah ou majesté divine ne descend sur Israël que quand l’amour du travail brûle dans son cœur[458]. » Il n’est le peuple élu que lorsqu’il est le peuple travailleur, disposé à tout entreprendre à diriger le soc de la charrue, comme à manier le fusil sur le champ de bataille, à tenir la plume avec la même adresse, la même fermeté qu’il ferait de l’épée de combat, à se saisir de la palette pour peindre un tableau en véritable artiste comme de la bêche pour faire fructifier un terrain, à battre le fer sur l’enclume comme à aiguiser son esprit dans les luttes de la pensée, à purifier l’or de son écume comme à faire passer l’erreur au creuset de la vérité ; enfin, ne dédaignant rien, supportant tout, toujours résigné, mais prêt aussi pour la résistance et la lutte et ne craignant pas plus de se fatiguer le corps par le plus rude travail manuel, que de se rider le front par les nombreux soucis que donne la noble ambition de conquérir une place distinguée dans la société par toutes sortes de qualités intellectuelles et morales.

Et qui ne sait qu’Israël a toujours offert et offre encore maintenant le spectacle de tant d’efforts déployés tous à la fois ? Habitant la Palestine, il la cultive et en sait faire sortir des richesses qu’aucun des peuples n’a plus su en tirer après lui. Descendant captif à Babylone, il arrive bientôt à s’y poser plutôt en vainqueur qu’en vaincu. Il force les rois à s’agenouiller devant l’autorité d’un Daniel, et leur fait prodiguer leurs faveurs aux Ezra et aux Néhémies : Déporté en Égypte, on l’y voit, sous le règne des Ptolémées, avoir la garde des forteresses les plus importantes et conduire à la victoire les armées d’une des Cléopâtres[459]. A Alexandrie même, on lui concède deux des cinq quartiers de la ville, et il occupe totalement le quartier du Delta, baigné par la mer, parce qu’on lui avait trouvé une aptitude spéciale pour le commerce maritime et fluvial. Au cœur de la savante cité, quelque des siens ont leur entrée libre dans ce fameux palais des Lagides transformé en bibliothèque et en musée des sciences, et Aristobule et Philon y deviennent les fondateurs d’une école de philosophie religieuse qui se propose de marier le génie mystique de l’Orient à la libre pensée de la Grèce.

Depuis lors, suivez Israël dans toutes ses pérégrinations et vous le trouverez toujours survivant à tous les cataclysmes sociaux, parce qu’il sait s’imposer les rudes labeurs d’un travail dont le premier but est le développement de l’intelligence et du cœur, ainsi que le maintien d’un caractère fermement résolu. Sous les Romains, après la chute du temple de Jérusalem, ou plutôt dans le moment même où Titus redouble de coups pour abattre le saint édifice, dernier boulevard de la nationalité juive, Israël s’occupe déjà de l’établissement d’un nouveau centre autour duquel saura se conserver sinon comme nation, du moins comme peuple du livre, la Bible. Nous voulons parler de la fondation de la fameuse académie de Iabneh ou Iamnia, par Zochanan ben Zaccaï qui entrevit dès lors avec tant de perspicacité que tout l’avenir résiderait désormais dans les écoles et les Synagogues, sources de la culture intellectuelle et morale. Laissez maintenant Israël se répandre avec ees nouvelles créations de son activité dans les quatre parties du monde connu, fuyant devant la fureur des croisés ou cherchant à échapper à l’intolérance du croissant ; il ne périra pas. il ne se fondra pas dans les nations s’ouvrant par tous les pores pour l’absorber. Il a de l’initiative, du courage, de la souplesse ; il sait lutter et travailler. En Espagne et en Afrique, sous la domination des Maures instruits, il fréquentera les savantes écoles des Arabes à côté des siennes et se préparera par la science des langues à fournir Aristote à la Scolastique ; il donnera des maîtres à Albert le Grand et à Saint Thomas-d’Aquin. Son philosophe Avicebron, son théologien Maimonide, son poète Juda Halévy, ses exégètes Raschi et Ibn Ezra sont des flambeaux à la lumière desquels bien des esprits viennent s’éclairer. Il a aussi ses médecins eélèbres que les cours des califes ainsi que celles de quelques rois de France aiment à s’attacher à cause de leurs sérieux talents. Jusque dans les affaires du commerce il témoigne de sa supériorité. Il sait être créateur, promoteur, inventeur des plus vastes entreprises commerciales et industrielles ; il leur donne ces admirables bases qu’elles ont conservées jusqu’à nos jours, et qui ont fini par leur assurer et leur imprimer ce magnifique essor dont la génération actuelle commence à profiter. Le travail manuel non plus ne lui répugne pas. Rien ne l’effraie ; il sait travailler spirituellement, il sait travailler scientifiquement, il sait aussi travailler matériellement. Si des constitutions intolérantes de peuples fanatiques lui défendent de concourir aux premiers genres de travaux, il se livrera aux derniers. Si ses infortunes et ses misères le réduisent à abaisser ses facultés intellectuelles à d’infimes labeurs, il le fera ; il sait que l’homme est né pour le travail, que l’homme se sanctifie par le travail, et, comme le dit un de ses proverbes affectionnés, « qu’il n’est d’état si petit qu’il soit qui n’honore celui qui le pratique avec amour et zèle[460] ». De ceci encore, de la résignation à gagner son pain au moyen du plus pénible des métiers, ses docteurs lui avaient donné l’exemple de tout temps. N’avait-on pas l’histoire de Rabbi Simon le tisserand, de Rabbi Jochanan le cordonnier, de Rabbi Isaac le cloutier, de Rabbi Joseph le charpentier, et de tant d’autres docteurs de la Loi qui n’avaient point rougi d’associer en eux la science religieuse à celle d’une profession manuelle ? N’entendait-il pas la Synagogue lui parler par la bouche d’un de ses plus dignes et plus éloquents représentants à peu près en ces termes : « Toi, mon enfant de prédilection, écoute-moi et sache que celui qui se promet d’étudier la Thorah et qui, en même temps, dédaignant le travail manuel, se repose pour son entretien sur la charité publique, celui-là profane le nom de Dieu ; il méprise la Thorah au lieu de l’honorer ; il ternit l’éclat de la Loi divine ; il s’attire mille maux et compromet indubitablement son salut éternel. Car les docteurs enseignent qu’il faut aimer le travail et haïr les dignités qui invitent à la paresse[461] ». Ils disent encore : « L’instruction sans le travail est vaine et profondément excitatrice au péché[462] » et ils ajoutent dans leur sagesse si expérimentée : « Tout père de famille qui ne fait pas apprendre un métier à son fils, le conduit sur le chemin du vagabondage et plus tard du brigandage[463]. Suis donc leur conseil et tu t’en trouveras heureux ; c’est une immense satisfaction que celle de pouvoir se nourrir du produit de ses propres mains ; c’est même une couronne de gloire et dont aimaient à s’orner tous les Israélites pieux d’autrefois. Par ce moyen ils étaient assurés d’arriver au bonheur dans ce monde et dans le monde à venir. Et ainsi s’est accomplie pour eux, et ainsi s’accomplira pour toi cette prophétie du psalmiste : Heureux celui qui s’entretient par son travail journalier, le bonheur lui sourit sur cette terre et dans la vie future[464]. »

De si nobles exemples d’une part, et de l’autre de si belles recommandations, pouvaient-ils autrement que donner à Israël une magnifique idée du travail ainsi que de son importance au point de vue moral, sans même envisager ses avantages matériels ? Ajoutez que la doctrine juive a eu à cœur de descendre jusque dans les plus petits détails au sujet du travailleur, afin de témoigner hautement de l’intérêt qu’elle lui porte et du respect qu’il lui inspire. L’ouvrier, en effet, a toute son estime, nous oserions presque dire sa vénération. Elle le prise à l’égal de l’homme instruit, peut-être encore davantage, puisqu’elle lui défend de se déranger de son travail pour aller saluer un docteur de la Loi[465]. De même elle le dispense d’une partie des prières quotidiennes obligatoires pour tout autre israélite[466] ; elle donne ainsi raison, dans une certaine mesure, à cet adage : « Qui travaille prie. » Et en faisant tout cela, elle n’a été que le fidèle interprète d’une tradition constante dans la maison de Jacob, et dont le pieux Booz, qui vivait du temps des Juges, avait déjà donné un témoignage non douteux par les bénédictions qu’il ne manquait jamais d’offrir à ses moissonneurs lorsqu’il venait pour les surveiller[467]. De semblables sentiments sont-ils bien de nature à naître à la suite d’une idée de réprobation que l’on attacherait à la loi du travail ? Ne sont-ils pas plutôt l’expression d’une assurance intime que l’homme a reçu dans cette loi encore un de ces dons qu’il ne saurait jamais assez estimer, puisqu’il y trouve une source de jouissances à nulles autres pareilles, et que véritablement rien ne surpasse la satisfaction de pouvoir se dire : Je m’entretiens du produit de mes bras et je conserve ma dignité personnelle en me nourrissant moi et ma famille à la sueur de mon front.

La conservation de la dignité personnelle, c’est effectivement un des points sur lesquels le Judaïsme aime à insister comme essentiel à un ponctuel accomplissement de nos devoirs envers nous-mêmes. Que le travail contribue puissamment à nous donner le sentiment de cette dignité, c’est ce que, nous l’espérons, du moins, on ne voudra plus contester maintenant. Déjà l’attention de la part de Dieu qui, pouvant maudire l’homme à cause de sa désobéissance comme il a maudit le serpent, ne prononce pourtant de malédiction que contre la terre, suffit à montrer qu’il n’y a point sur le globe d’êtres qui soient plus respectables, ni qui aient plus le devoir de se respecter que le couple humain ; car, la femme non plus n’a pas été maudite par Dieu, malgré son péché et la pernicieuse séduction que dans la légèreté et l’insouciance naturelles à son sexe, elle a exercée sur son trop crédule ami. Que dit Dieu à la femme ? « Je multiplierai tes grossesses et tu enfanteras avec douleur ; tu seras attirée vers ton époux et lui te dominera[468]. » Sans doute le mécontentement de Dieu se lit au fond de ces sévères paroles ; c’était le moins que méritait la désobéissance d’Ève. Mais comme le Seigneur joint tout de suite la douceur à la menace, au lieu de la maudire, c’est un trésor d’amour qu’il met au cœur de la femme. Ses grossesses se multiplieront parce qu’elle aimera beaucoup ; elle aura de douloureux enfantements, mais que sa prodigieuse affection de mère et le caressant attachement d’une charmante famille lui feront bientôt oublier. Adam et Ève gardant leur dignité après le péché ; Adam appelé à la conserver par le travail, Ève par l’accomplissement des devoirs d’épouse et de mère ; nous n’avons jamais trouvé que cela dans le récit simplement compris de la Genèse et nous plaignons vraiment ceux qui se plaisent à multiplier gratuitement les malédictions divines, qui ne craignent pas de prêter à Dieu leurs propres faiblesses et lui supposent des colères et des vengeances qu’il n’a jamais eues.

Mais le Judaïsme n’a pas que le travail à recommander comme moyen de conservation de la dignité personnelle. Et d’abord le travail lui-même peut devenir dégradant quand il s’accomplit dans de certaines conditions. La tristesse et le chagrin, par exemple, surtout le désespoir doivent en être rigoureusement écartés.

Le Judaïsme a là-dessus des vues spéciales et vraiment frappées au coin de la sagesse. Il veut que la sérénité de l’âme préside à toutes nos entreprises. Un esprit toujours. calme, un cœur toujours satisfait, c’est, dit-il, l’unique source de la richesse et du bonheur[469]. C’est encore moins comme péché religieux qu’il réprouve la démoralisation dans la pauvreté, que comme un attentat porté à notre dignité. Ce ne peut être d’un vêtement plus ou moins beau, ni d’une nourriture plus ou moins recherchée que dépend le bonheur. Celui qui arrive à se lamenter sur des privations de ce genre, a déjà perdu le vrai sentiment de sa dignité personnelle. Les aspirations d’une âme bien douée n’ont rien de commun avec les appétits du corps. Entretenir celui-ci, mais seulement l’entretenir et non s’appliquer à le saturer de plaisir, tel doit être sans cesse le but de notre travail. Il faut que l’existence se soutienne, mais pas davantage ; du moins ne doit-on pas ambitionner plus, quand on est obligé de se nourrir du travail de ses mains. Que Dieu vienne ensuite bénir particulièrement nos efforts, et qu’il les fasse produire au centuple de ce que nous en osions espérer, nous pourrons nous en réjouir ; mais dans le principe l’ambition d’un honnête ouvrier doit se borner au gain du nécessaire. A ces conditions, son travail sera toujours mesuré, digne, tempéré. Car ce que le Judaïsme blâme autant que la paresse, c’est une activité fébrile, tenue toujours en éveil par l’insatiable désir de posséder et d’amasser au-delà du besoin. Travail manuel ou application de l’esprit, il importe que tout se passe avec calme et mesure, que rien ne soit ni agité ni tourmenté. La santé en dépend toujours et, pas moins que la santé, la conservation de la dignité. On n’a malheureusement que trop d’exemples des funestes dangers où mène le courage aventureux de se lancer dans des entreprises hasardeuses et dans des spéculations aléatoires. Il y a longtemps que l’auteur des proverbes a dit : « L’âme trop ambitieuse est une source de combats exténuants, celle au contraire qui se confie en Dieu est seule heureuse[470]. » Il se trouve quelque chose de souverainement digne dans l’attitude d’un homme qui se repose tout ensemble sur ses propres forces et sur l’appui de Dieu.

Ce n’est plus là l’absence de tout soin, de tout souci du lendemain que le Christianisme et le Mahométisme ont réellement trop prêché[471] ; c’est bien plutôt un mélange d’inquiétude et de contentement, de crainte et de satisfaction, d’espérance et de préoccupation, duquel résulte pour l’homme la conviction qu’il est quelque chose sur la terre sans y être absolument tout, qu’il y vit sous la dépendance d’un souverain Créateur qui l’a doté d’une loi d’initiative, dont l’usage lui est abandonné, pour que, par elle, il s’élève au-dessus de l’animal réduit à attendre tout d’un autre sans jamais pouvoir rien se procurer par lui-même.

Et, lorsque l’homme sait profiter de cette loi, qu’il n’en mésuse pas, qu’il ne la laisse pas devenir entre ses mains un instrument de labeurs exagérés, ruineux pour la santé du corps et pour celle de l’âme, lorsque surtout il se contente de ce qu’elle lui vaut à la suite d’un exercice prudemment tempéré, il en retire ce double avantage d’avoir maintenu sa dignité, et de pouvoir continuer à la maintenir toujours.

Une autre condition encore que la morale juive met au travail considéré comme soutien de la dignité personnelle, c’est de ne pas l’exercer au détriment de la liberté. Nous voulons parler de deux grandes erreurs qui sont ici à éviter et contre lesquelles le Judaïsme a eu hâte de s’inscrire en faux, ou de s’assujettir au travail en vendant sa liberté physique, ou de s’y livrer et d’en prendre ensuite le produit pour noyer dans les excès d’une joyeuse vie sa liberté morale. Qui ne sait que la classe ouvrière n’est pas arrivée à comprendre même aujourd’hui, du moins dans la majorité de ses membres, que, quoique réduite à ce genre de travail manuel dont la classe plus riche est exempte, elle n’en conserve pas moins cette dignité inhérente à sa nature d’homme, et que rien n’est jamais capable de ravir si l’on ne se la ravit pas soi-même ?

On cherche les moyens d’éteindre ou de diminuer le paupérisme. À notre avis il est tout trouvé si on parvient à pénétrer le travailleur du sentiment de sa dignité personnelle. Savoir se respecter soi-même, comprendre que l’image de Dieu réside en nous, quel puissant remède contre le désordre moral ! Quel obstacle élevé contre le vice et la débauche. Sans doute, le nivellement des fortunes ne s’opérera pas avec cela. Mais est-ce bien là ce que l’on cherche en poursuivant l’extinction ou la diminution du paupérisme ? Ce n’est pas tant la pauvreté qui porte malheur à la classe ouvrière, que l’idée de bassesse qu’elle attache elle-même à sa position et qui traîne à sa suite tout un essaim de dégradantes habitudes. La pauvreté a également ses titres de noblesse. On s’incline volontiers devant un déshérité de la fortune qui a su tenir tête au malheur, et qui, par une activité que rien ne pouvait lasser, est parvenu à conjurer les orages d’une poignante misère. Le modeste artisan, penché sur un humble métier, courbé nuit et jour sur son travail et dont la poitrine se creuse à force d’application, s’élève, sans qu’il le soupçonne, à une gloire plus grande que celle du riche se laissant amollir par le désœuvrement que lui impose la fortune. C’est lui qu’on peut appeler le véritable représentant de Dieu sur la terre, c’est de lui qu’il faut dire qu’il est une seconde Providence, puisqu’il fournit à toute une famille son pain quotidien.

Mais comme ce prestige de la pauvreté s’efface dès que le travail par lequel elle peut ainsi s’ennoblir lui met en main des ressources d’inconduite et de débauche ! Ce n’est plus alors pour l’ouvrier un honneur de dépenser la force de ses bras à tenir le marteau, la truelle ou le ciseau, c’est presque un avilissement. Se livrer pendant une partie de la semaine à un rude labeur pour passer l’autre partie au jeu ou dans les orgies, qu’est-ce autre que s’adonner au culte du dieu-plaisir et du dieu-argent, et vendre sa liberté et sa santé pour gagner de quoi faire des libations sur leurs autels sacrilèges ? Honneur aux publicistes qui, dans ces derniers temps, ont pris à tâche de combattre ces profanations du travail et de rappeler la classe ouvrière à ses devoirs, en la rappelant au sentiment de sa dignité, laquelle est toujours imprescriptible et peut être revendiquée à toute époque de la vie ! En continuant de faire ainsi, ils produiront un autre bien encore : ils finiront par déraciner du sein de la classe aisée le dernier germe de cette dissolution de mœurs qui a été si longtemps la plaie de la société. Il est d’un effet inévitable que, si le niveau moral du travailleur s’élève, le riche est obligé d’exhausser le sien également. A défaut du devoir, l’honneur l’y pousse. Quand les bas-fonds de la société sont couverts de la lèpre du vice, la contagion s’en répand toujours jusques dans les régions élevées. Il fut un temps, où les grands seigneurs se permettaient tout parce que le peuple croupissait dans l’ignorance et dans la dégradation morale.

Le réveil du sentiment de la dignité chez celui-ci apprit aux autres que les hautes positions où ils se trouvaient ne leur donnaient nullement le droit de laisser leur belle intelligence s’abrutir au contact du vice. Pour tout dire, en un mot, en employant une expression biblique[472] : si le riche et le pauvre se rencontrent sur le chemin de l’honneur, de la liberté et du devoir, c’est qu’ils ont reconnu l’un par l’autre que Dieu les a créés tous deux et qu’il les a revêtus d’une dignité dont il est de leur plus stricte obligation de conserver la pureté et l’éclat à travers la bonne comme la mauvaise fortune.

Or, la doctrine israélite n’a-t-elle pas mille préceptes par lesquels il est ordonné à l’homme de ne jamais compromettre sa dignité non plus que sa liberté morale au sein de la pauvreté comme au sein de la richesse ? Que de fois Moïse ne recommande-t-il pas à son peuple d’être sur ses gardes afin surtout de ne pas déchoir de son rang d’homme ! Il met alors dans tous les discours qu’il lui adresse[473] une éloquence qui porte visiblement en elle une conviction profonde, inspirée par Dieu, de la valeur personnelle de l’homme. Voyez encore cette défense que, sur l’ordre de Dieu, il élève à la hauteur d’une loi, et qui consiste à ne point se faire d’incision dans la chair, à ne point s’arracher les cheveux pour un mort, et, à côté de cette défense et comme pour lui faire suite, ce commandement formel d’observer les jours de sabbath et de fêtes, et de s’y réjouir en société de sa femme, de ses enfants, de ses serviteurs et de ses servantes[474] ! Ne se trouve-t-il pas dans cette double recommandation comme un reflet de la dignité humaine ? N’est-ce pas parce que l’homme doit constamment se maintenir dans sa dignité, qu’il lui est défendu de s’abandonner au désespoir au temps du malheur, de même aussi que c’est savoir se respecter soi-même que de chercher à alléger quelquefois les peines de la vie par quelque plaisir et quelque récréation ?

Mais quelles sont ces réjouissances que le Judaïsme ordonne de prendre aux jours du sabbath et des fêtes ? Ce ne sont certes pas les joies bruyantes et désordonnées qui ne se recrutent que dans l’agitation tumultueuse des passions et dans les satisfactions matérielles qu’on s’ingénie à leur procurer, mais ce plaisir calme et noble qui découle du recueillement dans le repos, et d’une sorte de contemplation avec laquelle on jette un coup d’œil placide sur les travaux sérieux et menés à bonne fin de la semaine écoulée.

C’est là le véritable repos du sabbath et des fêtes juives, ce repos qui, dans la Synagogue, est connu sous le nom de Oneg, et dont Isaïe a admirablement parlé en disant : « Si tu t’interdis de voyager au jour du sabbath et d’y poursuivre la réussite de tes entreprises ; si tu te fais de lui un délice pour sanctifier le Dieu de gloire, et que tu honores ce saint jour en ne t’y occupant pas de tes affaires ordinaires auxquelles tu ne penseras même pas et dont tu t’abstiendras même de parler ; oh ! alors tu pourras te réjouir en Dieu ; alors je t’élèverai au-dessus des hauteurs de la terre et je te rassasierai de tout ce qui a été promis à ton père, Jacob. Ainsi a parlé l’Éternel[475]. »

Et l’on sait qu’Israël n’a jamais, du moins jusqu’à présent, poursuivi une autre joie que celle-là ! On connaît le contentement avec lequel il accueille régulièrement l’arrivée de ses fêtes religieuses, non certes pour s’y livrer à d’énervantes distractions, mais pour s’y relever le cœur et l’âme par des lectures pieuses et de réconfortantes méditations. On n’ignore pas davantage ses habitudes sobres durant la célébration des fêtes, cette vie de famille qu’il aime par-dessus tout, et cette continence extrême dont la classe ouvrière chez lui donne le fréquent et constant exemple. La tempérance dans le travail, l’économie dans les dépenses, la répulsion naturelle de l’ivresse, tout ce qui relève et honore le travailleur, tout ce qui lui permet de se consacrer pendant de longues années à sa famille et aux besoins de son éducation, tout ce qui tient éloigné de lui l’affreuse misère qui est plutôt encore le fruit d’un mauvais emploi fait du salaire et du repos que de la pénurie du salaire dans les moments de chômage forcé, voilà ce qui a toujours distingué l’ouvrier israélite. Il y a chez lui (et pourquoi le taire, puisque cela est vrai et tout le monde se plaît aujourd’hui à le reconnaître), il y a chez lui cette dignité qui le maintient libre au sein des plus pénibles travaux, j’entends intellectuellement et moralement libre. Le cabaret lui est presque toujours inconnu ; il n’y entre pas pour noyer dans un instant de joyeuse vie les chagrins et les fatigues de toute une semaine de durs labeurs. C’est aux douces émotions du foyer domestique qu’il demande de préférence un allègement à ses peines ; c’est à côté de sa femme et de ses enfants qu’il vient se délasser. Ils sont pour lui comme l’eau vive qui rafraîchit le voyageur altéré ; c’est au sein de cette amitié de famille qu’il va puiser à la fin de chaque semaine un nouveau courage pour traverser la semaine suivante.

C’est qu’il faut le dire : l’Israélite se rappelle volontiers ce que ses guides spirituels ne cessent de lui prêcher, à savoir que le sentiment de la valeur personnelle est pour l’homme en général et pour le travailleur en particulier, le plus fécond des sentiments, celui sans lequel on court toujours grand risque de s’égarer loin de la route de l’honneur et du devoir. D’autre part, il a eu souvent l’occasion de recueillir sur les lèvres des docteurs de la Synagogue cette vérité dont il aime à se souvenir : « Que Dieu affectionne spécialement ceux qui ne s’adonnent ni au jeu ni à la boisson[476]. » Enfin il a entendu le Divin chantre des Psaumes lui répéter sur tous les tons de sa harpe mélodieuse que le devoir essentiel de l’homme envers lui-même est de veiller à la conservation de sa dignité[477].

Nous demandera-t-on encore après tout cela de montrer que le Judaïsme regarde comme un crime capital, l’attentat que l’on porte à sa liberté physique en se vendant comme esclave ? Ce serait nous demander de revenir sur ce que nous avons déjà dit dans la première partie de ce travail, concernant l’esclavage au point de vue de la Bible. Il nous semble que c’est de preuves irréfragables que nous nous sommes appuyés, pour établir que la doctrine juive considère plutôt l’esclavage comme une domesticité à gage que comme une servitude. Du moins nous paraît-elle avoir employé tous les moyens, pour rendre telle une institution condamnable, qui avait alors poussé de trop profondes racines pour pouvoir être supprimée tout d’un coup. C’est à cet effet que nous lui avons vu recommander si vivement et si fréquemment la douceur et l’humanité envers les malheureux esclaves. Nous trouvons une nouvelle et évidente marque de cette tendance chez elle dans ces paroles où, après. avoir permis au pauvre d’aliéner temporairement sa liberté, on ajoute « Mais que ton frère qui s’est ainsi vendu soit chez toi comme serait l’ouvrier et l’étranger, et il te servira jusqu’à l’année du Jubilé. On pourra le racheter avant ; c’est même » un devoir pour son oncle, ou le fils de son oncle, ou quelqu’un de ses parents ou des membres de sa famille de le racheter. Dans tous les cas, tu ne lui seras pas un maître rigoureux, ni toi ni aucun de ceux chez lesquels il se sera engagé. Car les enfants d’Israël sont à moi ; ils m’appartiennent, ce sont mes serviteurs que j’ai tirés du pays d’Égypte, moi l’Éternel votre Dieu[478]. »

Jusque même dans cette permission péniblement octroyée de tendre volontairement le cou au joug de la servitude, se lit la recommandation biblique de veiller à sa dignité d’homme. N’est-ce pas comme si Dieu avait dit : 11 vaut encore mieux te faire le serviteur des besoins de ton prochain, que d’accepter l’aumône de sa main ; c’est encore être noble et grand que de savoir se soutenir de ses propres forces ; pour tout au monde ne te méprise pas toi-même. Et les rabbins disent d’une manière formelle « Non, il n’y a rien d’aussi funeste que de ne plus s’estimer à ses propres yeux ; la science même, la véritable science, perd par là son prestige. Le savant qui ne sait plus se respecter meurt avant son temps. Sacrifier sa dignité, c’est le pire des maux. Le plus grand des biens au contraire ainsi que le plus parfait des contentements, se trouvent dans la pensée que l’on doit uniquement à soi-même ce que l’on possède, même le pain qui sert à l’entretien de la vie[479] ».

Si maintenant, par une vue d’ensemble, nous cherchons à saisir les différents devoirs que, selon le Judaïsme, l’homme a à remplir envers lui-même, et que nous demandons ce que Christianisme et le Mahométisme ont pu améliorer sous ce rapport, nous pouvons dire que, loin de trouver à ces deux dernières religions une supériorité quelconque sur la première, ce n’est même pas d’égalité qu’il faut parler. Car, pendant que le Christianisme enseigne à flageller le corps, à le tuer d’une mort lente si on peut, et que le Mahométisme va jusqu’à l’idolâtrer en le saturant des plus grossiers plaisirs sensuels, le Judaïsme, lui, a su tenir le milieu entre les deux extrêmes. Ni de mépris pour cette enveloppe mortelle de l’âme, ni non plus d’adulation pour elle, voilà le principe juif. Que devient donc encore ici cette prétention si magistralement affirmée que l’on est venu parfaire l’œuvre de la Bible ? Nous défions d’ailleurs quelque système de morale que ce soit, religieuse ou philosophique, de dire mieux ce que l’homme se doit à lui-même, que ne l’a fait la doctrine israélite. Plût au ciel que l’on se fût toujours strictement tenu à ce qu’elle a enseigné sous ce rapport ! On n’aurait pas, après le long espace de dix-huit siècles, à refaire l’éducation de l’humanité, pour apprendre à chacun de ses membres ce qu’il se doit à lui-même. N’est-il pas vrai que ce que les économistes entreprennent aujourd’hui, avec un si louable zèle, d’apprendre à chaque citoyen qu’il a droit à la plus grande somme de bonheur possible dans ce monde et qu’il ne peut se la procurer qu’en se régénérant par le travail qui, dès lors, ne peut plus être considéré comme une malédiction, n’est-il pas vrai que le Mosaïsme a commencé à prêcher cela, il y a plus de trois mille ans ? Ah ! si,’depuis lors, le drapeau du Mosaïsme avait flotté ailleurs encore que sur la Palestine, bien d’autres peuples se seraient réveillés à cette vie de liberté qu’Israël a respirée à pleins poumons, et qui l’a fait se distinguer sur tous les champs de bataille où il s’agissait de vaincre pour conserver sa dignité morale, ou de succomber pour ne pas subir un honteux esclavage ! Et l’on n’aurait pas vu tant de nations incliner leurs épaules et se laisser si longtemps conduire en dociles troupeaux par des tyrans qui ne savaient pas respecter en elles le titre d’homme ! Surtout n’aurait-on pas vu ces siècles de féodalité pendant lesquels la moitié des hommes se trouvait asservie à l’autre moitié, non pas précisément en qualité d’esclaves, mais en qualité de travailleurs privés du sentiment de leur dignité.

Ç’a été, en effet, le fait du Christianisme, d’avoir donné naissance, douze cents ans après son apparition, à l’affligeante institution de la féodalité. Nous voulons bien que cette institution ait été un progrès sur l’antique esclavage et qu’elle en ait préparé la ruine. Mais pourquoi le Judaïsme n’a-t-il pas passé par cette phase ? Pourquoi, chez lui, le frère en religion n’a-t-il, en aucun temps, été considéré comme un serf attaché à la glèbe ? Pourquoi, les esclaves étrangers exceptés, et que l’on était bien obligé de posséder, a-t-on fait à tous les autres la condition de domestiques à gages ? Pourquoi enfin, de même que le Christianisme d’autrefois, le Mahométisme d’aujourd’hui tolère-t-il l’esclavage, et n’est-il pas encore parvenu à inspirer à la classe pauvre cette dignité qui relève tant au sein de la condition même la plus basse ?

C’est qu’il faut le dire, les deux nouvelles doctrines, en empruntant à la doctrine-mère ses préceptes moraux, n’ont pas su en même temps lui emprunter les principes d’où ils découlaient. Et c’est immense que de donner tout à la fois les préceptes moraux avec les principes qui les engendrent. Par la connaissance des derniers, on s’attache plus à la pratique des premiers, et les uns ne peuvent être fidèlement exécutés si les autres ne se trouvent pas auparavant solidement établis dans les cœurs. Que le Judaïsme soit parvenu à faire d’Israël un peuple profondément pénétré de la valeur personnelle de chacun de ses membres et de la dignité native qui leur est inhérente à tous, cela se comprend. Il eût été étonnant qu’il n’y eût pas réussi, lui qui plaçait l’homme si haut qu’il le mettait en rapport direct avec Dieu, sans intermédiaire aucun. Quel est celui qui, se sachant si rapproché du Ciel, tenterait de se rendre indigne d’une semblable élévation ? La conscience de la noblesse donne immédiatement le sentiment des devoirs de la noblesse. Quand on est bien convaincu de la grandeur et de la pureté de sa nature, on se complaît toujours plutôt dans les actes qui contribuent à leur conservation, que dans ceux qui tenteraient de nous les faire perdre. Or, c’est précisément en cela qu’ont péché le Christianisme et l’Islamisme. Nous les avons vus tous deux chercher bien plus souvent à humilier l’homme qu’à le relever à ses propres yeux. Leur thème favori n’est-il pas de l’entretenir sans cesse de l’état de chute où il se trouve par suite de la désobéissance d’Adam et d’Ève, et de la rupture du rapport entre lui et Dieu, comme conséquence de cet état ? Et puis le dogme de la prédestination et celui du fatalisme, qui sont dogmes chrétien et musulman par excellence, sont-ils bien de nature à relever le double sentiment de la liberté et du respect de soi-même ? Loin de là, et nous avons déjà dit ce que ces deux dogmes renferment de germes funestes.

Eh bien ! mettez ces diverses causes ensemble, et vous comprendrez comment il est arrivé que, malgré les beaux préceptes de morale individuelle que Jésus et Mahomet ont transportés de la Synagogue dans l’Église et la Mosquée, ils n’aient pas pu faire valoir aux yeux de leurs fidèles le prix de la valeur personnelle de chaque homme au même point qu’ont dû le faire les docteurs juifs. L’édifice manquait de base. On voulait bâtir sur le sable mouvant, commencer la construction par le faîte. Ce à quoi il eût fallu d’abord s’attacher, c’était de prendre l’idée biblique de la dignité humaine, et de montrer comment elle passe depuis des siècles et passera éternellement d’Adam sur celle de ses descendants, sans se trouver jamais entachée, ni diminuée, ni amoindrie par aucune atteinte de péché originel.

Vous comprendrez encore comment les moments même qui ont marqué le plus complet triomphe du Christianisme, aient été précisément ceux où, par l’institution de la féodalité, la dignité humaine se soit trouvée si fortement attaquée et compromise, tandis qu’au contraire, les époques d’ardente foi dans le Judaïsme, ont toujours été des époques de guerre d’indépendance et d’affranchissement de toute servitude, qu’elle fût nationale ou étrangère. La raison en est, qu’Israël revenant à l’obéissance de la Loi, reprenait tout de suite le sentiment de sa valeur personnelle, une des premières choses que le Pentateuque essaie de lui inspirer au lieu que, plus on se pénétrait de la foi chrétienne, plus il fallait se persuader de son peu de valeur et des mille imperfections dont on est entaché par suite du péché de nos premiers parents. Certes, ce n’est pas un mal de se sentir imparfait ; l’humilité n’a jamais été un vice, et le Pentateuque qui exalte tant celle de Moïse[480], et les docteurs israélites qui ne voient rien sur la terre de comparable à l’homme humble et modeste[481], n’ont assurément pas méconnu l’importance de cette belle vertu. Mais, comme toute autre vertu, elle peut devenir dangereuse si elle s’exagère, et elle fait cela sans conteste lorsqu’elle va jusqu’à nous inspirer du doute sur nos perfections relatives mais réelles, et qu’en toute circonstance elle nous porte plutôt à nous arrêter à la bassesse de notre condition actuelle, qu’à son côté élevé et distingué.

Vous comprendrez enfin la bizarre destinée de l’Islamisme qui, s’étant bien proposé de copier le Pentateuque et lui ayant effectivement emprunté nombre d’excellents enseignements, a complètement échoué sur le chapitre des devoirs de l’homme envers lui-même. Il y avait chez lui une erreur de plus que dans la doctrine chrétienne ; il y avait à côté du péché originel et de la prédestination, le fatalisme crûment enseigné à la façon du destin antique érigé tout simplement par lui en dogme religieux. Dans cette malheureuse situation où Mahomet plaçait ainsi l’homme, lui ravissant d’une part sa dignité native, et de l’autre sa liberté sans le moindre ménagement, comment se serait-il hasardé ensuite à l’exhorter d’en sortir ? Eût-il seulement pu lui offrir une issue ? Quand tout arrive dans le monde par des lois fatales, et que, par surcroît, on vous déclare déchu de votre grandeur, vous sentirez-vous encore le courage d’affronter un obstacle ? Esclavage des sens, esclavage civil ou politique, tout cela s’imposera toujours facilement à vous.

Il est donc naturel que le Judaïsme qui n’a jamais cessé d’enseigner l’opposé, ait constamment trouvé dans ses fidèles des hommes sur lesquels le ciel énervant de l’Orient n’a eu aucune influence, des hommes qui ont su se garantir de cette mollesse qui charme tant le Musulman, des hommes que la liberté a toujours vus accourir sur les lieux où elle soutenait la lutte contre la tyrannie. L’influence du climat était contrebalancée par celle des sentiments religieux. A leur faveur avait pris naissance, chez le peuple hébreu, cet amour du travail et ce zèle industrieux que l’on n’est plus habitué à rencontrer aujourd’hui chez ceux qui lui ont succédé sur la terre de la Palestine, sans professer ses principes religieux. Ajoutons, pour terminer, que si, ailleurs, dans d’autres contrées, par exemple dans toutes celles de l’Europe, le sentiment de la dignité personnelle tend à reprendre son empire malgré l’existence des dogmes que nous croyons peu favorables à son développement, c’est que les vérités de la Bible sont plus universellement répandues. Actuellement, il est manifeste que le Christianisme laisse dans les constitutions nouvelles des peuples, moins de son fonds à lui, que du fonds commun emprunté à la Bible telle que l’interprète le Judaïsme. La dignité native de l’homme ou ses droits naturels, si on veut les appeler ainsi, sont plutôt affirmés par la Synagogue que par l’Église, en sorte que la première se trouve véritablement en tête des États qui se régénèrent, tandis que la seconde est plus souvent en guerre ou peu d’accord avec ces mêmes États. C’est l’esprit de la Bible qui souffle aujourd’hui sur les nations sans qu’elles le sachent. Et si le Christianisme, enchainé par le dogme, ne peut pas toujours favoriser l’expansion de cet esprit, du moins a-t-il la gloire d’avoir préparé déjà le tiers du genre humain à en être visité. C’est avoir aidé à faire une bonne partie de la tâche autant que pouvait le lui permettre ce qu’il a sucé de bon du Judaïsme. A ce dernier, l’achèvement de l’œuvre, puisque la croyance à la prédestination et à l’influence du péché originel dans le Christianisme, comme dans la religion mahométane le fatalisme, ne permettront jamais logiquement aux deux nouvelles doctrines de relever en tout et partout l’homme à ses propres yeux, en lui dictant exactement ses devoirs à remplir envers lui-même.


DEUXIÈME PARTIE

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CHAPITRE XII

DEVOIRS DE L’HOMME ENVERS SON PROCHAIN


Le principe vraiment générateur dans le Judaïsme de cette sorte de devoirs, c’est la charité. Nous employons cette expression à dessein, afin de nous placer tout de suite au cœur de la question qui va se débattre surtout entre la doctrine chrétienne et la doctrine juive, sur le point de savoir à laquelle appartient l’honneur d’avoir la première fait de la charité la base du devoir envers le prochain. Et pour résoudre cette question, il n’est pas besoin de grands efforts. On y parvient aisément au moyen d’une observation d’étymologie. Le mot charité, caritas, ne veut en effet dire autre chose qu’amour. Il s’agit donc simplement d’examiner si le Judaïsme a oui ou non prêché l’amour du prochain.

Déjà, en essayant plus haut de fonder le devoir en général, nous aurions pu nous attacher à montrer la doctrine israélite fort soucieuse de ne pas laisser dans l’ombre l’amour comme étant un des côtés les plus essentiels à l’établissement du majestueux édifice de la morale. Quand la loi du devoir est aperçue clairement par la raison, vivement sentie par la conscience, et que la liberté n’est pas contrainte dans son choix pour la pratique de cette loi, tout cependant n’est pas dit encore. Il faut quelque chose de plus que l’intelligence, la conscience et le libre arbitre pour devenir un être moral ; il faut le cœur, il faut l’amour, un amour ardent, un amour fraternel pour son semblable. C’est pour n’avoir pas compris cela, que l’antiquité, avant Moïse, n’a pas su fonder la vraie, la large morale, celle qui quitte les bornes étroites de l’égoïsme, qui va au delà du simple respect du droit pour multiplier, par les chaudes inspirations de la charité, le devoir envers le prochain. Les législations anciennes possédaient bien des lois répressives ; toutes, elles avaient cherché à briser, à enchainer la violence pour faire régner la justice sur la terre. Mais, nous osons le demander, quelle fut la situation des sociétés régies par ces législateurs à l’arrivée de Moïse et même après lui, aussi longtemps que la charité n’était pas venue se joindre à la justice pour devenir la double base de la morale sociale ? Il est certain que si les hommes s’attachent uniquement à ne pas violer le droit sans songer à se venir mutuellement en aide, toute source de prospérité est fermée aux sociétés humaines. C’est alors l’égoïsme érigé en principe. On connaît aujourd’hui par ses fruits la valeur d’une morale d’abstention. La misère s’attache ordinairement à ses pas. Figurez-vous un État dont tous les membres soient indifférents les uns pour les autres, ne cherchant pas, il est vrai à se nuire, mais ne faisant non plus aucun effort pour se soutenir réciproquement, pour s’entr’aider, et, dans cet État, un gouvernement qui borne son action à maintenir l’autorité des lois, à se faire craindre, redouter, mais n’entreprenant jamais rien pour le soulagement ni pour l’instruction de ses sujets, qu’arrivera-t-il ? Il arrivera que le progrès étant presque nul chez les citoyens, la moralité publique se tiendra toujours à un médiocre niveau. Chacun ayant assez à faire pour veiller par lui-même aux nécessités de la vie, puisque aucun secours, aucun appui ne lui vient du dehors, il ne pourra guère songer à développer ses facultés intellectuelles et morales. Et qui ne sait ce que le manque de culture de ces facultés engendre de maux ? Le plus général de tous sera de refuser à l’ignorant une claire notion du devoir. Pour connaître son devoir rien qu’au point de vue du droit, il faut déjà une certaine dose d’instruction. Surtout la liberté, c’est-à-dire l’absence de toute passion est nécessaire. Que sera-ce donc quand il s’agira de le pratiquer ? L’ignorance n’a-t-elle pas toujours été la mère de tous les désordres sociaux ? Que les peuples se trouvent une bonne fois en situation de recevoir de la part des gouvernements qui les diriger les bienfaits de l’instruction, ou que, soulagés dans leurs misères par un nombre suffisant d’institutions charitables, ils puissent, de temps en temps, se dérober à leurs soucis matériels pour réfléchir sérieusement à la dignité d’êtres intelligents qu’ils portent avec eux ainsi qu’aux diverses obligations qui en découlent, et le gouffre des révolutions se fermera. L’amour fait jaillir l’amour. Quand riches et pauvres se soutiennent ; quand gouvernements et sujets s’entr’aident, et que les différentes classes d’une même société mettent en commun ce fonds d’affection que Dieu a déposé dans leur cœur, pour que l’homme soit pour l’homme comme une seconde providence ne désirant rien tant que de le voir heureux et d’y contribuer, à l’occasion, de toutes ses puissances et de tous ses moyens, c’est alors l’ère de la paix générale que l’on voit se lever sur le genre humain. L’inégalité des conditions, sans disparaître, verra s’effacer de nous ces rudes aspérités qui blessent toujours si vivement le déshérité de la fortune. Le mécontentement du malheureux se calmera à la chaleur des généreux sentiments qui, de toutes parts, rayonneront sur lui. Loin d’attribuer à la société l’origine de ses maux, il la bénira des efforts qu’elle fait pour porter un adoucissement à des souffrances dont elle n’est point la cause, et, par sa reconnaissance, il s’efforcera de payer au centuple le témoignage d’attachement qu’elle lui prodigue.

A quelle hauteur l’idée du devoir ne s’élèvera-t-elle pas, en présence et sous l’influence de semblables dispositions d’esprit et de cœur universellement répandues ? Où s’arrêtera cette effusion d’amour une fois en voie de se répandre ainsi au dehors ? L’égoïsme pourrait-il désormais élever une digne assez puissante pour le comprimer ? Ce ne sera plus alors de simple respect du droit qu’il sera question. On vivra ensemble en frères ; on se témoignera les égards et les attentions que des frères se doivent entre eux ; chacun se fera tout à tous, et les différents États ne formeront plus que des familles étroitement unies entre elles.

Voilà jusqu’où conduit l’amour quand on le prend pour une des bases de la morale. Et c’est précisément pour l’avoir négligé en cette qualité, qu’aucune législation de l’antiquité, sans même en excepter celle de la sage Grèce et celle de Rome, la savante organisatrice des peuples, n’a su se maintenir debout à travers les vicissitudes des siècles. Et pourtant, ni à Rome, ni à Athènes, les mots de charité et de philanthropie n’étaient inconnus. Cicéron avait écrit en toutes lettres le premier de ces termes : Caritas humani generis ! et Aristote avait placé au premier rang des vertus sociales ce qu’il appelait la « philanthropie ». Les Stoïciens si populaires tant en Grèce qu’au pays du Latium, avaient voulu toutes les nations unies « dans la Société universelle des dieux et des hommes. » C’était sur la dignité, sur la valeur, axioma inhérente à tout homme qu’ils basaient leurs aspirations à la fraternité des peuples. Seulement ils plaçaient cette dignité dans la raison, de sorte que leur fraternité était plutôt une fraternité de raison que de cœur[482]. Et là où le cœur est absent, l’égoïsme fait vite irruption. Effectivement, ce qui dominait dans toute l’antiquité, c’étaient des tendances égoïstes. On s’unissait pour multiplier ses forces contre un danger commun ; mais une fois le péril écarté, on ne se connaissait plus. On s’estimait quelquefois, mais on ne s’aimait jamais. Étroitement unis pendant la guerre on donnait toujours en temps de paix les plus déplorables spectacles de division, de rivalité et de jalousie. Les lois de Solon étaient célèbres par toute la terre. Pourquoi n’ont-elles pas réussi à préserver d’une disparition complète de la scène du monde, ces fameux Athéniens, si braves sur le champ de bataille et si profondément versés dans toutes les branches des sciences libérales ? Parce que l’amour ou la charité n’y avait pas trouvé une expression suffisante. Solon y avait tout inscrit : l’abolition des lois draconiennes qui avaient multiplié outre mesure la peine de mort ; une part importante accordée au peuple dans les affaires par le droit de vote dans les assemblées et dans les jugements ; la remise faite aux pauvres de leurs dettes et jusqu’à la faculté laissée à chacun de déférer à l’Aréopage une agression injuste, lors même qu’il n’en eût pas été personnellement victime. Par cette dernière mesure, une excellente voie se trouvait ouverte aux saintes émotions de l’amour du prochain. Solon n’a pas su y marcher jusqu’au bout. Il n’a su que flétrir l’injustice et la dénoncer à la vindicte publique ; il eût fallu surtout recommander la pratique de la charité, et inviter les citoyens à se secourir, à s’aimer les uns les autres sans différence de castes ni de classes.

Athènes eut encore un autre homme qui lui était fort cher et qui s’était un jour mêlé de lui indiquer les moyens de se constituer sur des bases inébranlables. Cet homme, c’était Platon, celui, peut-être de tous les penseurs anciens et modernes, qui a le mieux compris les facultés de l’âme humaine, et, parmi ces facultés l’amour que, dans deux dialogues célèbres, Phèdon et le Banquet, il exalte jusqu’à la poésie, ce n’est pas assez dire, jusqu’au délire. Eh bien ! malgré sa rare perspicacité et son magnifique don d’intuition, Platon n’a su rien fonder de stable, alors même qu’il quittait les régions imaginaires pour aborder la vie réelle et y adapter une bonne législation morale et sociale. Pas plus dans son livre des Lois que dans celui de la République, il ne fournit d’éléments à une solide organisation des hommes entre eux, et la raison en est, qu’il n’a pas su donner à la partie aimante et affectueuse de l’âme son véritable objet. En exaltant l’amour, il ne le fait jamais au point de vue de la charité. C’est comme sentiment personnel qu’il l’envisage. Rarement l’âme humaine lui apparaît par ce côté qui n’est certes pas le moins attrayant, par celui où elle aime de s’épandre pour se dévouer au semblable, par pure affection, n’estimant rien autant que le bonheur de pouvoir le soulager, et lui adoucir ses peines en les partageant. Ou si, dans le cours de ses spéculations philosophiques, le maître de l’Académie, qui avait l’observation juste et fine, s’arrête quelquefois à décrire également cette tendance évidente de l’âme, du moins est-il vrai qu’il ne lui a pas assigné de place sérieuse dans ses essais de législation, et cela suffit à montrer que ce grand esprit non plus n’a pas su s’inscrire en faux contre l’égoïsme, ce grand vice des temps anciens.

Il serait à la rigueur permis de dire que Platon eût encore contribué à l’étendre et à le fortifier, cet égoïsme, s’il se fût trouvé quelqu’un pour réaliser sa fameuse utopie de l’anéantissement de la famille et de la propriété, à l’effet de gagner à la patrie des serviteurs plus fidèles et plus complètement dévoués. Ces espèces de crèches de l’État, où il voulait que les mères se rendissent chaque jour en masse pour allaiter des enfants, parmi lesquels se trouvaient également les leurs, mais sans qu’elles pussent les reconnaître ; ces sortes de phalanstères où, selon lui, devaient être mis en commun femmes, richesses, produits du travail, ne croyez pas que ce fût par esprit de charité qu’il en sollicitait l’établissement ; non. Ce fut par pur égoïsme, même par un égoïsme érigé en loi d’État, et cherchant à étouffer au profit de la patrie les sentiments d’affection paternelle et conjugale. Au lieu que dans une législation basée sur l’amour, la patrie est invitée à faire descendre sur le citoyen une protection qui lui permet de jouir des paisibles plaisirs attachés à la vie de famille ; ici elle était appelée à briser tous ces précieux liens, et à isoler le citoyen pour pouvoir disposer plus à l’aise de sa personne.

C’était l’égoïsme poussé jusqu’au plus complet oubli de ce que la nature a de plus cher. Et ainsi, la science philosophique s’égarant à la suite des religions païennes qui ne connaissaient que l’égoïsme, avait encore trouvé moyen de renchérir sur elles par la confiscation des droits les plus sacrés de l’homme, ceux de la famille et de la propriété.

Rome, de son côté, quoique possédant des législateurs moins utopistes, n’a pas su, cependant, mieux qu’Athènes, échapper à l’égoïsme. A Rome, on a su suivre le droit jusque dans ses applications les plus éloignées. Ses légistes ont su mettre à découvert les détours, les sinuosités, les voies tortueuses que prennent si souvent l’astuce et la ruse pour arriver à leur fin. Rome a su élever à la justice des monuments écrits impérissables, et qui servent encore à l’enseignement du droit dans tous les pays civilisés. Mais à la charité, à l’amour du prochain, quel monument a-t-elle su ériger ? Et c’était précisément la charité unie au droit qu’il lui aurait fallu préconiser, pour donner de solides constitutions aux nations qu’elle voulait s’incorporer, et pour se donner à elle-même, si elle l’avait pu, une constitution inébranlable. Représentez-vous Rome ayant des lois pleines d’amour et de justice à offrir aux contrées qu’elle subjuguait les unes après les autres ; représentez-vous-la s’avançant sur son char de triomphe et apportant, sur les pas de ses légions victorieuses, aux peuples soumis à sa puissance, la paix, la concorde, la prospérité, résultats d’une administration toute paternelle ; plus préoccupée de secourir les vaincus que de leur faire sentir l’aiguillon de la servitude, leur tendant une main généreuse après le combat et s’établissant à leur tête avec l’intention de répandre parmi eux l’instruction, de les soulager dans leurs besoins, de les appeler à une vie de liberté morale et de franchises personnelles, à une vie basée sur une mutualité d’assistance et sur une réciprocité d’affection s’étendant à tous ; en un mot, tenant d’une main le sceptre du pouvoir et de l’autre inoculant dans l’âme de ses nombreux sujets, tous devenus citoyens, la sève de l’amour, et vous comprendrez qu’on se fût inféodé à elle sans hésitation et avec la même effusion de cœur qu’elle eût su montrer. Mais il eût fallu pour cela qu’elle eût rompu avec le Paganisme, avec tous les principes égoïstes des temps anciens, et qu’au moment où luisait pour elle le beau soleil de la victoire, elle fût déjà pénétrée de la loi de charité descendue sur le Sinaï, loi qu’elle a cependant acceptée, mais bien plus tard, des mains du Christianisme. Elle l’eût possédée alors déjà, qu’elle eût pu entreprendre de combattre avec succès l’égoïsme païen, et d’implanter. à jamais sa domination dans le monde. Mais comme elle était elle-même païenne, elle souffrait du même mal que les autres ; et c’est là le motif pour lequel ses lois, qui sont vraiment admirables par l’esprit de justice qu’elles respirent, perdent immensément en ce qu’elles ne portent point sur elles le cachet d’amour qui relève tant les modernes législations.

Cependant à qui revient la gloire d’avoir apposé ce précieux cachet aux législations modernes ? Au Christianisme, sans doute, mais au Christianisme continuant le Judaïsme et s’inspirant sous ce rapport de la doctrine israélite depuis l’Alpha jusqu’à l’Oméga.

Si le lecteur, en nous suivant dans ce que nous venons de dire de Rome et d’Athènes, a reporté un instant sa pensée sur Jérusalem qui est après tout le but auquel il nous faut toujours revenir, il n’aura pu qu’augurer favorablement de la différence entre la législation juive et les législations païennes. Et cela, à priori, pour deux motifs. D’abord, parce que la loi sinaïque, malgré les assauts qu’elle a subis, est restée debout, incorporée dans un peuple dont les restes épars dans tout l’Univers sont unis entre eux : c’est la meilleure et la plus palpable des preuves que, dès l’origine, elle a été assise sur des principes qui lui ont permis de demeurer intacte. Ensuite, parce que cette même loi est parvenue à se faire accepter des nations civilisées, comme base des codes qu’elles se donnent successivement à leurs moments de régénération civile et politique. Aujourd’hui, il existe encore des Israélites ayant pour guide le Pentateuque comme les Hébreux des temps passés, et se trouvant parfaitement de la morale biblique pour l’entretien de leurs rapports avec le citoyen du dix-neuvième siècle. Mais il n’existe plus de Grecs ni de Romains, j’entends de ceux d’autrefois, qui puissent frayer avec l’homme de l’époque moderne. Aujourd’hui, il n’est plus question de revenir aux lois de Solon, moins encore aux utopies de Platon ; de son côté, le vieux Droit romain est de beaucoup dépassé par des applications qui ne pouvaient être faites par lui, puisqu’elles sont le résultat de relations nouvelles qui se sont établies de peuple à peuple, de gouvernants à gouvernés, de citoyen à citoyen. La Bible, au contraire, sanctionne les nouveaux droits ; avec ses larges principes, elle pourrait, si on le lui demandait, en faire l’application, car elle répond et répondra toujours aux successives aspirations du genre humain s’élevant et s’épurant sous l’action continue du progrès. Lors de la révolution de 1789, elle a pu applaudir des deux mains à la proclamation de l’égalité devant la loi de tous les sujets d’un État, quel que fût leur culte ou leur position sociale. Depuis, elle a pu, de son propre mouvement, aider à l’enfantement douloureux de la liberté dans tous les pays où l’on s’est mis d’accord pour la faire naître. Désormais, elle sera prête à saluer, de quelque côté qu’elle apparaisse, l’aurore de la paix universelle qui invitera tous les hommes à vivre entre eux en amis et en frères.

Oui, la Bible peut faire tout cela à l’exclusion des plus vieilles législations connues, parce que, seule, elle ne se borne pas à revendiquer pour la Société des lois de justice, mais qu’elle demande aussi pour elle des lois d’amour. Il faut voir, en effet, comme elle a recours à toutes sortes de recommandations pour faire comprendre que la charité, jointe à la reconnaissance du droit et de la liberté chez le prochain, doit être l’inspiratrice des actes et des sentiments privés et publics. Tenons-nous-en, pour le moment, à la plus importante de ces recommandations. Elle est conçue en ces termes bien connus : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même, je suis l’Éternel[483]. » Y a-t-il à se tromper sur la portée de ces paroles ? Ce n’est pas assez d’aimer son prochain d’un amour froid, réservé, compassé, indifférent, qui est plutôt l’absence de la haine que le premier degré de l’amitié cet amour-là ne trouve son expression que dans le texte qui défend « de haïr intérieurement son semblable[484] ». Ici il s’agit d’un amour actif, ouvert, fécond en bonnes intentions, large, toujours prêt à s’épancher, toujours empressé à servir, ne se renfermant pas dans le seul respect du droit, mais se complaisant dans l’effusion, voulant se traduire au dehors par des actes, et par des actes profitables à l’être aimé ; d’un amour enfin qui se modèle sur celui que l’on a pour soi-même, qui souhaite à autrui le même bien que l’on se souhaite personnellement, et qui ne permet pas de séparer la félicité de son semblable de la sienne propre[485]. « Comme tu t’aimes toi-même », tu aimeras celui qui se trouve à côté de toi, et non pas seulement ton concitoyen, ton compatriote, ton coreligionnaire, mais encore l’étranger qui ne partage pas avec toi les espérances d’une même foi ou les bienfaits d’une commune patrie. Il n’est pas moins ton frère, parce qu’il se trouve séparé de toi par une délimitation de frontière, ou parce que sa conscience religieuse a adopté des opinions autres que les tiennes. Et cela est enseigné explicitement, toujours au même paragraphe, probablement pour l’édification de ceux d’entre les détracteurs de la doctrine juive qui aiment tant de l’accuser d’exclusivisme, et qui lui reprochent de n’avoir commandé la charité qu’envers les seuls israélites. Pas plus que tout à l’heure, sur la nature de l’amour, il n’est permis de se tromper ici sur l’extension à lui donner. Qu’on prenne la peine de lire : « Tu l’aimeras (l’étranger) comme tu t’aimes toi-même, car vous avez été étrangers au pays d’Égypte, je suis l’Éternel, votre Dieu[486] ». Semblable formule, ton de recommandation tout aussi positif et aussi absolu, le nom de Dieu également invoqué sur la fin, en témoignage de la sainteté de ce devoir ; quelque chose de plus même, un appel fait à la mémoire, pour que, par le souvenir de ses propres souffrances, on prenne plus à cœur les souffrances d’autrui.

Oh ! certes, c’est bien là la véritable charité, celle qui commence par la pensée, que tout en ce monde procède de Dieu, qu’il y a solidarité entre les enfants issus d’un même père et qui se termine dans ce retour que l’on fait sur soi-même, pour se mettre à la place de celui dont la position demande qu’on s’intéresse à lui ! Quelles sont les barrières qui ne s’abaisseraient pas devant un amour aussi bien caractérisé ? Est-ce qu’un fleuve qui coule entre mon prochain et moi, une montagne qui nous sépare, un intérêt qui nous divise en apparence, un mécontentement qu’il a pu m’occasionner, une offense même qu’il m’aurait faite, seraient des obstacles assez puissants pour m’empêcher de m’employer en sa faveur si sa situation le réclamait ? En considérant qu’il est, comme moi, fils du ciel et de la terre, par conséquent sujet aux mêmes faiblesses que moi, en proie aux mêmes agitations lorsque certaines passions se trouvent surexcitées, cette considération ne me dispose-t-elle pas immédiatement en sa faveur, ne m’inspire-t-elle pas la pensée de tout lui pardonner ? D’autre part, le sachant travaillé, comme je le suis moi-même, du désir d’être heureux et reconnaissant, qu’il a les mêmes titres que moi à faire valoir pour arriver au bonheur, pourquoi lui refuserais-je des satisfactions qu’il est en mon pouvoir de lui accorder ?

En présence de semblables convictions, qu’est-ce encore, je vous prie, qu’une borne, qu’une limite ou de ville, ou de département, ou de contrée, ou de pays ? On sait aujourd’hui ce que c’est. Cela n’a certes plus l’apparence d’une ligne de démarcation. Aujourd’hui que la vapeur rapproche les distances, que, par de gigantesques travaux d’art les vallées sont comblées, les montagnes aplanies, et que l’on envoie sa pensée, d’un bout du monde à l’autre, sur les ailes de l’électricité, il ne s’agit pas que de la prospérité spéciale d’un seul peuple ; c’est la prospérité générale qui est en jeu. C’est au bonheur de l’humanité entière qu’on travaille. Elle se prépare, cette époque bénie qu’ont prédite les prophètes, et où tous les cœurs battront à l’unisson. Cet amour qu’ils avaient essayé de mettre à la place de l’égoïsme, est en éclosion. Longtemps obligé de se renfermer en lui-même, il prend maintenant son essor, aidé par la science en progrès qui débarrasse la voie devant lui.

Moïse avait dit : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » et encore : « l’étranger comme toi-même. » C’était là proclamer le principe, et quel principe ! observe Rabbi Akiba, le célèbre martyr de Béthar, « certainement un des plus grands qui soient inscrits au Livre de la Loi[487] ». Mais ce n’était pas assez qu’Israël se pénétrât de ce fécond principe, et l’appliquât sur l’étroite terre de la Palestine que Dieu lui avait assignée comme demeure. Ce principe était descendu du ciel pour devenir le patrimoine du genre humain tout entier. Et qui l’offrira aux nations les plus éloignées, qui ira le leur communiquer, qui le répandra, le popularisera parmi elles ? Ce ne pourra être directement le Judaïsme à cause de la séparation où il se trouve momentanément avec ces nations pour avoir radicalement condamné leurs croyances, disons plutôt leurs erreurs aussi vieilles que le monde. Mais, attendez. Une religion poussera bientôt du tronc du Judaïsme et qui partira en apôtre pour lui. Ce sera le Christianisme qui propagera la loi d’amour proclamée par la doctrine israélite, parce que plus libre que cette doctrine d’entrer dans les accommodements, de consentir à des compromis, il saura sacrifier quelques vérités dogmatiques à l’espoir de régénérer plus rapidement le sentiment moral de l’humanité. Et pendant que lui se présentera aux peuples avec des enseignements mélangés d’éléments étrangers ; elle, elle continuera à veiller d’un œil jaloux à l’intégrité du champ tout à la fois moral et religieux confié à ses soins. L’Église appellera les hommes à l’amour fraternel, tout en leur laissant quelques croyances dogmatiques erronées ; la Synagogue leur tiendra en réserve ce même amour fraternel, qu’ils pourront, comme auparavant, laisser brûler dans leur âme le jour où ils viendront se ranger à la pure vérité du Sinaï. Jésus a détaché du franc olivier un seul rameau et l’a remis entre les mains de ses disciples en leur disant : « Allez et prêchez les nations. » Mais la Bible est ce franc olivier lui-même, chargé encore de bien d’autres branches excellentes, à l’ombre desquelles le genre humain est déjà en voie de venir s’abriter.

« Faites donc aux hommes tout ce que vous voulez qu’ils vous fassent, car c’est là la Loi et les prophètes[488] », a dit le docteur de Nazareth. Qu’y a-t-il dans cette recommandation de plus que ce que le Pentateuque a dit : « Aime ton prochain comme toi-même. » Et dans une autre occasion, Jésus ne s’est-il pas tenu à la formule consacrée, et n’a-t-il pas répété à la façon biblique devant quelqu’un qui lui demandait l’énumération de ses devoirs : « Tu ne tueras pas, tu ne commettras point d’adultère, tu ne déroberas point, tu ne diras pas de faux témoignages. Honore ton père et ta mère, et tu aimeras ton prochain comme toi-même[489]. » Si avec cela Jésus n’avait pas doctrinalement enseigné son trop fameux « Hors de l’Église point de salut » ; s’il n’avait pas dit si cruellement : « Celui qui n’est pas pour moi est contre moi », la parole du Pentateuque aurait continué à revêtir sa plus généreuse extension. Mais le moyen d’aimer ceux que Dieu damnera éternellement ? Et comment étendre logiquement la charité à ceux que l’on désigne « pour être pieds et poings liés, jetés dans la géhenne du feu ? » Le Judaïsme qui n’a pas de ces exclusions religieuses a pu, autrement que le Christianisme, élargir la parole de Moïse : « Aime ton prochain comme toi-même. »

Néanmoins, ç’a été le grand mérite de Jésus, d’avoir su prendre la charité pour base de sa morale et persuader aux hommes que rien n’équivaut à la douce inclination, avec laquelle on s’abandonne à des sentiments de bienveillance et de générosité vis-à-vis de son semblable. Mais ce que nous prétendons, c’est que, même cette étincelle, en tant qu’il l’a laissé briller de son plus pur éclat, malgré d’évidentes contradictions dogmatiques, il ne l’a pas tirée de son propre fonds ; qu’au contraire, elle a jailli du Judaïsme, son foyer primitif.

La preuve de cela, nous la trouvons de suite dans un verset des Évangiles. Que répond, selon Mathieu, ce même jeune homme auquel on vient de détailler quelques principes de morale ; il dit : « J’ai observé toutes ces choses dans ma jeunesse, que me manque-t-il encore[490] ? » Jésus ne lui avait donc rien appris de nouveau !

Ne sait-on pas aussi que Hillel, contemporain de Jésus, et déjà arrivé au faîte de la gloire quand l’autre commençait seulement ses mâles prédications, avait résumé toute la Loi en ce fameux aphorisme : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît[491] », aphorisme qui, sans aucun doute, était devenu rapidement populaire, par suite de la délicieuse épisode qui en avait provoqué l’énonciation[492] ?

D’ailleurs, n’est-ce pas aux écoles juives que Jésus s’est instruit ? N’a-t-il pas été fervent disciple de docteurs israélites avant de s’être déclaré le réformateur de la foi de ses pères ? Non, ce n’est même pas comme plagiaire qu’il nous apparaît, quand nous le voyons reproduire l’enseignement biblique sur la charité, mais comme écho de ce que l’éducation juive qu’il avait reçue lui avait laissé au cœur sous ce rapport. Il s’exaltait tout en parlant de l’amour du prochain, et trouvait alors des expressions si heureuses, parce qu’il avait su se pénétrer profondément des sentiments fraternels dont la Bible veut que nous soyons animés pour nos semblables. Il puisait largement dans son âme qui, de bonne heure, s’était ornée de toutes les qualités de douceur dont la Loi sinaïque voulait que tous les Hébreux s’enrichissent. Il se serait borné tout simplement à imiter cette loi, à la copier comme a fait plus tard Mahomet, sans se l’assimiler et s’en pénétrer chaudement, que vous n’auriez trouvé sur ses lèvres que de froides paroles, propres tout au plus à recommander la pratique de l’aumône, comme le furent celles prononcées plus tard par Mahomet précisément. C’est, en effet, là toute la différence entre ces deux fondateurs de religion[493], et qui suffit amplement à expliquer l’absence du mot charité dans le Coran. Il est de fait que tous deux ont eu devant les yeux la Bible qui fut la source de toutes leurs inspirations. Mais tandis que Mahomet y lisait sans toujours la comprendre, Jésus la comprenait quand il le voulait et que cela ne dérangeait pas ses vues réformatrices. Celui-ci avait été élevé sous sa tutelle, celui-là la consultait seulement parce que son esprit perspicace lui avait fait entrevoir chez elle des points qui pouvaient servir à ses desseins. Tandis que l’un, avec une hardiesse inouïe, se permettait tantôt de négliger la lettre de la Loi pour son esprit, et tantôt de sacrifier cet esprit même à d’impies compromis avec l’erreur païenne, l’autre en travestissait quelquefois tout ensemble et l’esprit et la lettre, et cela encore plutôt par ignorance que par système. Au moins, Jésus avait-il cet avantage, sur Mahomet, d’avoir été instruit du véritable esprit de la Bible, et d’avoir su y rester fidèle quand il le jugeait bon et utile à son dessein.

C’est ainsi que pour la charité il n’a fait que continuer la tradition reçue. Il savait fort bien que ce n’était pas seulement d’aumônes que les Saintes-Écritures voulaient parler quand elles prononçaient le mot de charité, mais encore d’amour, de protection accordée aux inférieurs, de générosité témoignée aux supérieurs dans notre manière d’apprécier leurs actions, leurs démarches et même leurs intentions, enfin, de douceur manifestée à l’égard de ceux qui nous ont offensés. Le pardon des injures, la commisération pour le malheureux, la sollicitude pour l’ignorant, un zèle toujours ardent à secourir le pauvre et à accomplir le devoir, soit envers les morts, soit envers les vivants, envers les petits comme envers les grands, envers l’indigène comme envers l’étranger ; il savait que tout cela était pratiqué de temps immémorial dans la Synagogue, et il n’a fait que répéter après elle ce qu’il avait appris d’elle. Cette belle distinction établie par les docteurs juifs entre la charité et l’aumône, à savoir « que la pratique de l’aumône ne demande qu’un sacrifice d’argent, tandis que, dans la charité, il faut encore payer de sa propre personne ; que l’aumône ne se donne qu’au pauvre, au lieu que la charité s’exerce envers le riche comme envers le pauvre ; que l’aumône ne se fait qu’aux vivants, tandis que, par la charité, on honore encore les morts[494] ». Cette belle distinction, dis-je, lui était parfaitement connue, et plus d’une fois, il s’en est inspiré, surtout lorsqu’il voulait adresser au peuple un de ces discours qui pût lui gagner son affection et l’attacher à ses pas. Dans ces discours, la foule reconnaissait de suite l’esprit biblique, et elle se plaisait à entendre développer une morale qu’elle savait découler naturellement des écrits de tous les prophètes.

Chez Mahomet rien de tout cela. Il parle bien de secours, mais point de charité. Dans vingt endroits différents de son Coran, il s’attache uniquement à recommander la pratique de l’aumône. « Il faut la faire, dit-il, pour être agréable à Dieu ; il faut la faire dans son intérêt propre, afin de s’attirer les faveurs du ciel ; il faut la faire aussi par commisération pour le malheureux, et dans le seul but d’alléger ses souffrances intolérables[495]. » Mais pas un mot de ce devoir bien autrement important de s’employer pour le prochain, même lorsqu’il n’est pas dans le malheur, et qu’il s’agit seulement de prendre en main la défense de son honneur, de ses intérêts, et de le mettre sur la voie des joies paisibles des bienfaits de la vie.

Le pardon des injures, il faut le dire, n’était pas chose indifférente à Mahomet. Il y revient à deux fois ; mais l’expression déjà dans laquelle il enveloppe cette seule nuance de la charité qui lui fût connue, jette sur elle un jour quelque peu douteux. « Une parole honnête, le pardon des injures valent mieux qu’une aumône qu’aura suivie la peine causée à celui qui la reçoit[496]. » Est-ce là une manifestation explicite de cet amour que l’on doit nourrir même pour un ennemi ? Cela s’appelle tout simplement écarter l’esprit de vengeance, mais ce n’est nullement prêcher cet oubli charitable des injures que prescrit si formellement le Pentateuque et, à son exemple, les Évangiles. Mahomet qui n’avait pas, comme Jésus, reçu une éducation juive, ne comprenait pas que la charité biblique était et devait être le contre-pied de l’égoïsme païen. Il prenait naïvement l’aumône pour de la charité, confondant les deux choses et s’imaginant que tout était accompli, quand l’on avait tendu au pauvre une main bienfaisante, matériellement bienfaisante.

Une dernière preuve enfin que la charité chrétienne, dans ce qu’elle a de vraiment large, n’est que la reproduction de la charité juive, telle que les docteurs juifs l’ont toujours enseignée et pratiquée, c’est que, de tous les apôtres qui sont allés de Jérusalem vers les Gentils, aucun n’a su parler de la charité aussi bien que l’a fait Paul, et Paul, on le sait, avait été, sous le nom de Saül, un des premiers disciples de Rabbi Gamaliel. Écoutons cet apôtre : « La charité, dit-il, est patiente ; elle est pleine de bonté ; la charité n’est point envieuse ; la charité n’est point insolente ; elle ne s’enfle point d’orgueil : elle n’est point malhonnête ; elle ne cherche point un intérêt ; elle ne s’aigrit point ; elle ne soupçonne point le mal ; elle ne se réjouit point de justice ; mais elle se réjouit de la vérité ; elle excuse tout ; elle croit tout ; elle espère tout ; elle supporte tout[497]. » Pas un de ces beaux traits ne manque de se découvrir dans la charité juive. On pourra amplement s’en convaincre quand nous entrerons dans le détail des devoirs à remplir envers le prochain. Que l’on nous permette seulement ici de montrer, par l’exemple de Hillel, comment elle sait être patiente, excusant tout et supportant tout. La modestie de ce saint homme était passée en proverbe ; son calme était toujours parfait. Deux paysans parièrent un jour quatre cents pièces d’or, devant échoir à celui d’entre eux qui parviendrait à mettre le saint homme à bout de patience. Le pari accepté, l’un d’eux choisit la veille du samedi où il savait Hillel occupé à se préparer dévotement pour la fête, et vint, à diverses reprises, l’importuner coup sur coup de questions l’une plus vaine que l’autre : Pourquoi les Babyloniens ont-ils la tête ronde ? pourquoi les Perses ont-ils les yeux délicats et malades ? pourquoi les Assyriens les pieds larges. Hillel répondit à tout avec le plus grand calme. Soudain son interlocuteur s’impatientant lui jette cette apostrophe : « J’aurai encore bien des demandes à t’adresser si je ne craignais de t’importuner. — Fais, fais, mon ami, répondit Hillel en le priant de s’asseoir. — Mais vraiment, es-tu bien Hillel, prince en Israël ? — Certainement. — Eh bien ! je ne voudrais pas qu’il se rencontrât sur terre beaucoup comme toi. — Et pourquoi donc ? Parce que tu viens de me faire perdre quatre cents belles et bonnes pièces d’or — Que ce soit une leçon pour toi de ne pas être désormais si téméraire dans tes paris. Tu aurais perdu deux fois plus d’argent qu’il en serait résulté moins de dommage que si Hillel avait perdu patience. »

Et c’était chez le neveu de cet aimable docteur que Paul allait chaque jour s’instruire avant qu’il n’eût embrassé la nouvelle foi ! Que ne pouvait-il, que ne devait-il apprendre à si bonne école ? A tout le moins enseignait-on là les vrais caractères de la charité qui, de la maison d’Hillel, s’était naturellement transmise à celle de Gamaliel comme un précieux héritage de famille.

Mais le Judaïsme a fait mieux encore que de fournir à la doctrine chrétienne le modèle de la véritable charité. Il a su de tout temps garantir cette dernière de certains excès qui peuvent lui devenir très funestes et en dénaturer complètement le caractère. Ainsi, il est beau d’aimer son prochain, mais à condition, toutefois, que, par trop d’amour pour lui, on n’aille pas attenter à sa liberté, ni violenter sa conscience dans le dessein de le rendre heureux malgré lui. Ce n’est malheureusement pas une chimère que nous combattons ici. Il s’est trouvé une époque néfaste où des bûchers ont été allumés dans le but fort charitable, à ce que l’on prétendait, de forcer les dissidents à abjurer des croyances religieuses considérées comme autant d’obstacles à leur salut. On sait le conseil donné à Ferdinand-le-Catholique par son confesseur Torquemada. Le père du roi qui avait su apprécier le rare mérite des Juifs de l’Espagne, avait, sur son lit de mort, recommandé à son fils de leur faire le plus grand bien possible. Et ce fut cette dernière volonté si noblement exprimée qui causa leur perte. Ferdinand VII hésitant sur les moyens à employer pour s’acquitter de son devoir filial, Torquemada lui fit comprendre qu’il ne pourrait faire aux Juifs de plus grand bien qu’en les forçant d’embrasser la religion catholique qui les sauverait de la damnation éternelle. Bientôt après, le Tribunal de l’Inquisition s’installa à côté du trône ; il fallut abjurer ou prendre le chemin de l’exil. Plus tard vinrent les auto-da-fé, et tout s’exécuta au nom de l’amour et de la charité.

Avouons que la plus implacable haine religieuse n’eût pas autrement agi, et un zèle pieux s’exagérant son devoir pour aboutir à la persécution, a été toujours formellement et énergiquement condamné par la Synagogue. Nous n’en voudrions pour preuve que la réflexion suivante faite par le Talmud à propos du massacre des prêtres de Baal amenés par le prophète Élie sur le Mont-Carmel. « Élie, dit-il, a été enlevé au ciel pour avoir, dans cette occasion, témoigné d’un zèle coupable. Ce n’est pas d’hommes tels que lui que la terre a besoin[498]. »

Ni haine ni excès d’amour, ni indifférence ni sollicitude exagérée pour notre prochain, grand désir de le voir heureux, mais aussi grand respect pour tous les moyens qu’il emploie à le devenir, des conseils, mais pas de contrainte, une constante préoccupation de notre part à lui fournir des occasions d’augmenter sa tranquillité comme son bien-être moral et matériel, mais aussi une attention non moins scrupuleuse et continuelle à le laisser libre d’en profiter à sa guise ou de n’en point profiter du tout, c’est là le milieu où doit se tenir la charité. Tout ne doit pas se traduire en sentiment chez l’homme ; il a aussi sa raison, il a l’idée du devoir, celle du droit qui y correspond, et enfin la liberté comme fondement de l’un et de l’autre. L’important est de ne rien retrancher à toutes ces qualités, de n’en défigurer aucune, de n’en sacrifier aucune. Il faut que toutes se tiennent, se donnent pour ainsi dire la main et s’équilibrent les unes par les autres ; que si, par exemple, l’amour s’éprend de trop vives ardeurs, le culte du droit en vienne arrêter l’explosion et nous apprenne à ne pas nous exalter jusqu’à l’intolérance ; que si, au contraire, par trop de respect pour la liberté d’autrui, nous en venions à nous retrancher dans un froid égoïsme, le devoir soit là et nous invite à déposer notre indifférence, pour laisser se répandre autour de nous quelques rayons de cette douce et chaleureuse affection que Dieu a indistinctement mise au fond de tous les cœurs. Le droit et le devoir, la raison et le sentiment devenant tour à tour aiguillon et modérateur, et se posant toujours dans la balance de nos pensées et de nos actions comme poids pondérateur, voilà de quelle façon on acquiert le plus excellent et le plus parfait maintien qu’il soit possible de prendre vis-à-vis de son semblable.

Passons maintenant au détail des devoirs que la doctrine juive prescrit envers le prochain. Naturellement, elle a envisagé l’homme pour la prescription de tous ces devoirs comme on le fait généralement, nous voulons dire comme membre de la famille, comme citoyen de la patrie, comme membre actif du genre humain. Ces trois situations embrassent tout. Examinons-les successivement.

§ I
LA FAMILLE

Trois personnes composent la famille : l’époux, l’épouse et l’enfant. Qu’est-ce que ces trois personnes ont à remplir les unes envers les autres ? Qu’est-ce que l’époux doit à l’épouse, l’épouse à l’époux, l’enfant au père et à la mère, le père et la mère à l’enfant ? S’aimer réciproquement ! Mais l’amour n’est pas toute l’obligation morale ; il n’est même pas cette obligation, puisqu’il est plus souvent un sentiment naturel qu’un devoir imposé. L’amour étant supposé, il reste toujours à savoir au juste quelles espèces d’actions et de prévenances il commande envers ceux qui en sont devenus l’objet, et quoique la morale ne puisse pas, quelque complète qu’elle soit d’ailleurs, envisager absolument tous les cas, néanmoins elle doit avoir un certain nombre de préceptes à offrir à ceux qui ne demandent pas mieux que de se laisser guider par elle. Quels sont donc ceux que la morale juive présente aux enfants ?

Elle veut d’abord qu’ils nourrissent pour leurs parents deux sentiments : la crainte et le respect, la crainte fille de l’affection, le respect engendré par la reconnaissance, et non cette crainte issue de la terreur, ni ce respect qui confine à la soumission forcée. « Il faut craindre et respecter ses parents absolument comme on craint et on respecte Dieu. » Cela est explicitement enseigné dans le Talmud[499] ; et il ajoute pour compléter sa pensée sur ce point : « Qu’est-ce que craindre ses parents ? C’est ni s’asseoir à la place qu’ils occupent habituellement, ni les contredire, ni même les interrompre dans leurs discours ; ne pas s’irriter contre eux ; leur pardonner toutes les offenses qu’ils nous font et supporter leurs réprimandes, même les plus sévères, avec calme, douceur et modération[500]. »

« Et qu’est-ce que les respecter ? C’est soutenir leur vieillesse, appuyer leur marche chancelante, les vêtir et pourvoir à tous leurs besoins[501] », mais y pourvoir avec un contentement, une satisfaction, une bonne volonté, un abandon et une délicatesse capables de doubler le prix de la chose donnée et de l’affection témoignée. Il ne s’agit pas autant de s’acquitter de sa tâche que de s’en acquitter dignement, avec un soin tendre et attentif et un empressement noble et dévoué. « Tel, disent les rabbins, nourrit ses parents des viandes les plus recherchées et s’attire pourtant les punitions du ciel, tandis que tel autre en gagne les bénédictions tout en obligeant ses parents à tourner péniblement la meule[502]. » Tout dépend du sentiment que l’on met à les entretenir. « Il existait un homme qui offrait journellement à son père les mets les plus exquis. D’où tiens-tu cela, mon fils ? hasarda une fois timidement le père. Que vous importe ? lui fut-il brusquement répondu ; mangez et soyez satisfait !

» Quelle impiété filiale que celle-là !

» Bien plus louable fut cet autre fils qui, n’ayant pour tout gagne-pain qu’une meule dont il tournait la pierre de ses propres bras, pria un jour son père de le remplacer dans cette rude besogne, afin de pouvoir exécuter un travail de prestation corporelle imposé au père par le gouvernement[503]. »

Il doit en être de même, continuent-ils, quand il s’agit d’un intérêt pécuniaire à sacrifier pour l’honneur et le repos de ses parents. Ce que nous perdons à cause d’eux, il ne faut pas que nous le regrettions. Dieu saura bien nous le rendre un jour ou l’autre par des voies à lui seul connues. Témoin ce fait arrivé à Ascalon dans la maison d’un non-israélite, et que les Rabbins ont aimé de citer en exemple. « On avait offert à ce non-israélite une somme fabuleuse pour un brillant qu’il possédait et dont, à Jérusalem, on aurait voulu orner le pectoral du grand-prêtre. Il refusa de le vendre par l’unique motif que, pour aller le chercher, il lui eût fallu déranger son père qui dormait. Dieu sut le dédommager de cette perte, car, l’année suivante, il tira la même somme d’un objet précieux que lui seul possédait et dont on avait absolument besoin pour le culte du Temple de Jérusalem[504]. »

Tout chez les parents doit être, en général, sacré et cher aux enfants : tranquillité de corps, tranquillité d’âme ; repos physique, repos moral ; bonheur intellectuel et bonheur matériel. Et tous ces différents devoirs s’imposent à nous par leur caractère obligatoire. Car, ne croyons pas que ce soient des actes de charité et de bienfaisance que nous exerçons envers nos parents si nous leur aidons à supporter les pénibles moments que la vieillesse prépare ordinairement à l’homme. Ce respect et ce dévouement à leur volonté, cette condescendance et cet empressement à satisfaire leur moindre désir, ils y ont droit. Ce n’est pas un pauvre, c’est un créancier qui frappe à notre porte ; ce n’est pas un malheureux qui n’ose invoquer aucun droit, c’est un vieillard qui nous a portés dans ses bras.

Obéissance et soumission, tels sont nos plus stricts devoirs à leur égard. Obéissance, c’est le premier devoir de l’enfant quand la douce voix de sa mère le réprimande, quand les pieux avertissements de son père l’excitent au bien ; obéissance, c’est le devoir le plus important du jeune homme comme de la jeune fille, quand les parents se proposent de les conduire sur le chemin de la vertu ; obéissance, c’est le noble devoir de l’enfant comme de l’homme mûr, du petit comme du grand.

Sans doute, il arrive un âge où l’enfant est naturellement soustrait à la direction paternelle, et la Bible qui, la première, s’est inscrite contre le terrible droit de vie et de mort que, dans l’antiquité, on accordait si volontiers aux parents, ne se fût certainement pas avisée d’enchaîner éternellement l’initiative du fils à des volontés qui pouvaient être en désaccord avec les siennes. La doctrine israélite porte que, lorsque le fils a atteint l’âge de vingt-deux ans, le père n’ose plus le châtier sous peine d’excommunication[505]. Mais il conservait encore le droit de se faire respecter par lui. Une malédiction prononcée contre les parents, un mépris public qu’on leur aurait témoigné, des voies de fait auxquelles on se serait abandonné contre eux, tout cela aurait été puni, sévèrement puni, selon les rigueurs de la Loi, à quelque âge que l’on fût arrivé. Le Judaïsme comprenait trop bien le rapport où sont les différents sentiments qui se partagent d’ordinaire le cœur humain, pour qu’il n’eût pas craint d’ouvrir la porte aux pires d’entre eux, en négligeant de punir tout manque d’égard coupable envers les parents. Il peut y avoir en cela de la rigueur, mais à coup sûr, il s’y trouve aussi de la prévoyance, de la prudence, et une grande sagesse législative. Qui sait si non seulement les crimes de parricide, mais même ceux d’homicide, toujours encore trop nombreux, hélas ! ne diminueraient pas et même ne finiraient pas par disparaître, devant la sévérité juive si elle pouvait trouver accès dans les codes modernes ? De la révolte contre le père à celle envers le magistrat, le dépositaire du pouvoir et Dieu, il n’y a pas loin. Le Pentateuque a prédit cela depuis fort longtemps. Et c’est pourquoi il a jugé nécessaire de punir de mort celui qui ose maudire son père ou sa mère, lever la main sur eux pour les frapper, et qu’il fait châtier le fils assez ingrat et dénaturé pour offenser en public ses parents ; c’est, dit-il, « afin qu’ils ne viennent pas un jour à maudire aussi » Dieu, le juge et le prince du peuple[506] ».

Mais ce que nous tenons essentiellement à expliquer ici, c’est cette disposition du Pentateuque par laquelle les parents sont autorisés à traduire un enfant rebelle devant le tribunal pour le faire passer par le supplice de la lapidation[507]. Et d’abord la législation juive, s’appuyant de la tradition, déclare impunissable le fils insoumis avant qu’il n’ait atteint l’âge de treize ans, et, cet âge révolu, ce n’est que durant trois mois que les parents ont sur lui ce terrible droit. De plus, il fallait que, dans ce court espace de trois mois, il eût volé son père, se fût livré à une gourmandise et à une ivresse des plus effrénées, qu’il eût fréquenté les gens de mauvaise vie, et se fût nourri à la façon des brigands. Ce n’est pas tout encore : il fallait qu’on l’eût déjà menacé et même battu de verges une première fois, et que finalement le père et la mère fussent tous deux d’accord à vouloir sa mort[508]. Ah ! certes, si des parents se voient forcés de persister dans de si durs sentiments, et de comprimer violemment leur affection naturelle pour aller jusqu’à demander le sang d’un fils, celui-ci mérite bien d’être retranché de la société. Il se fût abandonné plus tard à tous les désordres et eût été capable de toutes espèces de crimes. Mieux vaut le faire disparaître immédiatement, que de le laisser grandir avec sa précoce perversité, et d’être ensuite obligé de l’arrêter soudain pour débarrasser la terre d’un monstre qui aurait fait plus d’une malheureuse victime.

A travers d’aussi sages restrictions apportées au droit paternel, n’est-il pas aisé de voir percer une tendance que nous trouvons d’ailleurs franchement accusée dans le Judaïsme, à savoir, qu’il tient plus au redressement de l’enfant par la menace, par l’avertissement, par les précieux bienfaits de l’éducation et de l’instruction, que par le châtiment et la punition. Les docteurs juifs, en commentant, comme ils ont quelquefois l’habitude de le faire, la connexité où se trouve le passage du Pentateuque dans lequel il est parlé du fils rebelle avec deux autres qui le précèdent immédiatement, les docteurs juifs observent qu’un semblable enfant qui est un véritable opprobre en Israël, ne peut naître que d’un père et d’une mère qui sont eux-mêmes une ignominie dans la famille de Jacob. « Quand un homme marié, disent-ils, avec le texte sacré, ose lever les yeux sur une autre femme, en convoiter la possession, alors même qu’elle ne professe pas sa foi religieuse, et s’unir à elle malgré l’évidente désapprobation que la religion lui inflige par avance, il n’y a plus rien d’étonnant qu’un heureux fruit ne puisse résulter d’une union aussi condamnable[509]. » La passion ayant cimenté les liens, l’absence de la passion les brisera. Cette femme qui est entrée au domicile conjugal dans un moment d’égarement du mari, y trouvera bientôt l’indifférence et le dédain. Que voulez-vous que devienne alors l’enfant né d’une telle union ? La mère étant considérée comme une étrangère, et trouvant partout la désaffection au lieu de l’amitié, le fils auquel elle a donné le jour ne sera-t-il pas ce fils insoumis dont il vient d’être question ? Dès que le dévergondage des mœurs s’installe au foyer domestique ; dès que le mariage cesse d’être cette institution jalouse, exclusive, absolue, qui ne se partage pas, parce qu’elle ne peut reposer que sur deux têtes, l’époux et l’épouse, c’en est fait de l’éducation des enfants.

Il faut que le premier exemple de moralité sorte de la maison paternelle ; il faut que le fils et la fille apprennent auprès du père et de la mère à résister à la passion, à écouter toujours plutôt la voix de la raison que celle des sens. Le parfait accomplissement de leurs devoirs envers les parents, dépend tout entier de l’accomplissement des devoirs des parents entre eux, et encore de l’accomplissement de ceux qu’ils ont à remplir envers leurs enfants. La dignité du mariage, la paix conjugale, l’éducation des enfants, sont trois choses qui se tiennent étroitement. Du moins le Judaïsme l’affirme-t-il ainsi, et ne néglige-t-il rien pour les maintenir toutes au niveau les unes des autres.

Le fondement du mariage ne réside pas, selon lui, dans la satisfaction des sens, mais dans celle du besoin qu’éprouve notre âme de se donner, de se lier à une autre âme pour se compléter pour ainsi dire par elle, et pour y puiser des éléments de bonheur qu’elle ne saurait trouver dans son propre sein. « Il » n’est pas bon que l’homme soit seul[510] », avait dit le Pentateuque : c’est parce que, vivant isolés, nous nous sentons comme perdus et égarés dans le grand désert de la vie humaine, que nous cherchons à nous attacher à un être que nous savons capable de répandre un charme puissant sur notre existence. Les rabbins ajoutent : « L’homme et la femme qui vivent séparément, descendent du rang distingué qui leur est assigné dans l’œuvre de la création[511]. » Ils forment ensemble un seul tout ; ce sont deux parties d’un même être qui ont besoin de se rapprocher, de s’unir, de se confondre pour marcher à leur but. Dès lors il se comprend qu’ils doivent vivre dans une union tellement étroite, que leurs cœurs s’épanouissent aux mêmes plaisirs, se nourrissent des mêmes espérances, s’attristent des mêmes déceptions, des mêmes douleurs ; qu’en se donnant l’un à l’autre, ils doivent mettre en commun toutes les puissances, toutes les facultés de leur âme, faire un échange loyal de leurs sentiments et de leurs pensées, substituer à l’inégalité matérielle et physique qui se trouve entre eux, l’égalité morale ; qu’en ce jour solennel où, devant l’autel sacré, l’époux reçoit de l’épouse sa première promesse de fidélité, il doit lui jurer en retour une amitié constante et inébranlable, s’engager à partager avec elle les avantages de la vie et non à la traiter en esclave, à maintenir et à respecter ses droits, à l’élever à sa hauteur et non à la considérer comme une servante pour abuser de la faiblesse inhérente à son sexe. Ce n’est pas seulement la haine que le Judaïsme veut bannir du mariage ; contre celle-là, il a une foudroyante apostrophe : « C’est un meurtrier celui qui hait sa femme[512] » ; mais c’est un culte de respect et d’amour qu’il veut y établir, quelque chose de plus encore il demande que l’estime réciproque, que la douceur et toutes sortes de délicates attentions président aux relations entre époux et épouses. « Honorez vos femmes, dit-il, car elles sont pour vous une vraie source de bénédictions[513] ». Ailleurs : « Aimez-les comme vous vous aimez vous-mêmes, et honorez-les plus que vous ne faites de vous-mêmes, car elles établissent la paix dans vos demeures[514]. »

Et cette recommandation : « Que le mari prenne garde d’affliger sa femme, car son cœur est sensible à la plus légère indifférence, et ses yeux versent facilement des larmes de douleur[515].

Et cette autre non moins concluante ! « En faisant une observation à vos épouses, en les rappelant à leurs devoirs, faites-le toujours avec calme, modération et douceur ; ménagez leur excessive susceptibilité ; adressez-vous à leur sentiment ; c’est un sûr moyen de les ramener[516]. »

Et cette dernière enfin qui ne laisse pas de frapper ! « Si ta femme est naine, abaisse-toi vers elle. »

Avec de semblables préceptes et qui, on ne l’ignore pas, étaient généralement suivis, à quel degré de sanctification ne dût pas s’élever en peu de temps la famille juive ?

Quant à la manière dont devait se faire l’éducation des enfants, il serait également difficile de trouver la doctrine israélite en défaut. Nous ne reviendrons pas sur ce que nous avons déjà dit plus haut relativement à l’importance que les rabbins attachent à la propagation de l’instruction. Qu’il nous suffise de rappeler qu’ils ont célébré sur tous les tons les mérites de Hillel et de Schammaï, deux célèbres docteurs de la Synagogue qui s’étaient occupés activement de l’organisation d’écoles élémentaires pour la jeunesse. Ils n’ont pas tressé de moins belles couronnes à un certain Josué ben Gamala, dont ils ont immortalisé le nom, parce qu’il était le fondateur de semblables institutions dans toute l’étendue de la Palestine. Qui aussi ne se souvient de leur dicton favori : « Qu’il est défendu de déranger un enfant de ses études, lors même que ce serait pour aider à la reconstruction du Temple de Jérusalem[517] » ?

En général, c’est justice de laisser au Judaïsme sinon le privilège, du moins la gloire d’avoir su priser la valeur de l’instruction. Déjà une parole biblique l’y avait rendu attentif : « Tu méditeras ce livre de la Loi jour et nuit. » Cette recommandation était devenue un devoir positif pour tout Israélite. Il fallut donc qu’on s’occupât de rendre la Bible familière à tout Israélite, de lui en donner la clef en lui apprenant à la lire et à la comprendre. Puis vint l’étude même des devoirs que les parents ont à remplir envers les enfants. En s’occupant de ces devoirs, en se mêlant de les analyser, de les décrire, les rabbins ne tardèrent pas à s’apercevoir de l’immense responsabilité qui pèse sur les chefs de famille, au point de vue de l’avenir qu’ils ont à préparer à ceux auxquels ils ont donné l’existence. C’est le fait d’un être intellectuel et moral, et par là il se distingue vraiment de l’animal, de réfléchir même à une action purement instinctive, soit avant, soit après son accomplissement. Tout chez l’homme, jusqu’à ses appétits matériels, doit revêtir un caractère de moralité. Or, n’en est-ce pas un et des plus relevés, que de ne pas se contenter seulement de perpétuer l’espèce humaine, mais de mettre ceux en qui nous nous perpétuons à même de continuer dignement la chaîne des créatures humaines.

Si l’enfant jeté nu et chétif dans le monde et ne pouvant s’élever par lui-même, a droit à être recueilli, nourri, soigné, mis à l’abri de tout besoin corporel jusqu’au moment où il puisse y pourvoir par lui-même, et si, d’un autre côté, une affection naturelle porte les parents à se dévouer à lui, une même affection et un semblable respect du droit ne leur dicteront-ils pas le devoir de continuer à s’occuper de lui jusqu’au moment où il soit en état de se faire une position dans la société ? La doctrine juive n’a point de doute là-dessus, et c’est pourquoi elle impose au père cinq différents devoirs à remplir à l’égard du fils. Elle lui commande « de l’initier de bonne heure aux croyances religieuses, de le maintenir constamment en pleine possession de sa liberté, de le faire instruire, de l’établir à la faveur d’un mariage convenable, et de le mettre en mesure de gagner honorablement son pain[518] ». En d’autres termes mettre au cœur de l’enfant les douces espérances de la foi, lui inspirer avec le sentiment l’amour de la liberté, orner son intelligence de toutes sortes de belles qualités, et lui faire une position sociale et civile, c’est en première ligne ce que les parents ont à rechercher et à poursuivre.

Et il n’y a point ici de différence entre un fils et une fille. Nul doute que l’éducation du premier ne demande, sous certains rapports, des soins, des attentions et des développements particuliers. Mais est-ce par préférence et pour marquer une inégalité entre les enfants qu’on lui doit cela ? Non, sans doute ; c’est uniquement parce qu’il a une plus sévère et plus difficile mission à remplir. A chacun des enfants ce qui lui convient, voilà la règle posée par le Talmud. De son temps les filles n’apportaient point de dot à leur époux ; c’était le mari qui fournissait le douaire constituant l’avoir de la femme. Les parents avaient alors peu de difficultés pour les marier ; elles se mariaient toutes, et on sollicitait plus qu’on ne fait à notre époque l’honneur d’être agréé par elles. Voilà pourquoi, dans le Talmud[519], on fait plutôt au père une obligation de chercher à marier son fils que sa fille.

Dans ce temps encore, on ne connaissait point l’ouvrière telle qu’elle existe aujourd’hui, avec les mille peines qu’elle a de gagner sa vie, et les nombreux dangers qui l’entourent et la menacent dans l’existence toute moderne qui lui est faite à l’atelier. C’est pourquoi le Talmud[520] ne parle pas non plus de l’obligation pour le père de lui faire apprendre un métier comme il le lui prescrit à l’égard du fils.

Mais serait-il vrai, comme on l’a si souvent prétendu, que le Talmud se prononce contre l’opportunité d’instruire la jeune fille, et qu’il fasse même un crime de leur science religieuse à celles d’entre les femmes qui étudient la Loi divine ? Pour se convaincre du contraire, on n’a qu’à considérer avec quel orgueil les docteurs juifs se sont plus à rapporter les savantes questions adressées par la célèbre Jaltha à Rabbi Nachman son mari[521], ainsi que les remarques frappées au coin d’une sérieuse connaissance grammaticale, que la non moins célèbre Berouria, femme de Rabbi Méir, a soumises à un Sadducéen, en cherchant à l’embarrasser sur l’interprétation d’un verset d’Isaïe[522]. Ces deux femmes ayant possédé une certaine science religieuse, qui nous dit que toutes les autres ou du moins beaucoup d’autres en Israël ne cherchaient pas constamment à l’acquérir avec l’entière approbation des chefs de la Synagogue ? Nous pouvons même citer deux paroles qui témoignent de l’obligation formelle imposée au père d’instruire sa fille dans l’étude de la Loi. L’une de ces paroles a été prononcée par la voix si autorisée de Ben Azaï. « Chacun est tenu d’instruire sa fille dans la science de la Loi divine[523]. » L’autre assertion émane du grand Maimonide : « Certes, la femme a du mérite de s’instruire[524]. » Si elle en a du mérite, le père est tenu de la mettre à même de se l’attirer. Et vraiment, quand on a commencé par reconnaître à la femme, comme l’a fait la doctrine juive[525], la même origine, la même destinée et les mêmes droits qu’à l’homme, il serait singulier qu’on cherchât ensuite à la rapetisser, à borner son horizon, à couper les ailes à son intelligence par laquelle, dans sa sphère spéciale, elle sait si bien éclairer l’esprit de ses enfants et les élever les uns après les autres à la connaissance de Dieu. Non, non ! celle qui surtout a à prêcher par l’exemple, celle qui, par son naturel distingué, sait ennoblir le cœur de tant de jeunes êtres commis à sa garde, à sa sollicitude maternelle, on ne saurait lui dénier le droit d’orner son esprit de toutes sortes de belles connaissances. Car s’il est vrai que ces connaissances donnent la rectitude au jugement, de l’honneur au sentiment, et de hautes et vertueuses aspirations à l’âme, comment les refuser à la femme qui, pour l’accomplissement de sa belle tâche, a si besoin de posséder un jugement droit, un sentiment noble et une âme généreuse ?

Il s’est trouvé, dit-on, un docteur israélite qui a osé dire : « Instruire la femme, c’est la mener sur le chemin de l’impiété[526]. » Sans doute, Rabbi Éliézer qui s’est exprimé de la sorte n’a voulu défendre à la femme que cette étude étendue et ardue de la théologie, où l’on se brûle si facilement les ailes quand on ne sait pas voler assez haut, ou qui absorbe toute l’activité quand on s’y livre avec une entière ardeur. Que celle-là on l’ait défendue à la femme, rien de plus naturel. Il a été assigné à son activité, au sein de la famille, un cercle trop pratique, pour qu’elle se permit de s’égarer dans le dédale des hautes études spéculatives. Mais il y a loin d’elles à une étude sensée, réfléchie de la Bible, dont les principes et les vérités sont accessibles à tous, et sont un vrai trésor pour le simple comme pour le savant.

Si donc le Judaïsmne a réservé à la femme un rôle important dans l’éducation de la famille, il se comprend parfaitement qu’il n’ait jamais voulu lui interdire l’accès des connaissances utiles. Or, qu’est-elle pour lui ? D’un côté, il voit en elle « la mère de tous les vivants[527] », celle qui est destinée à perpétuer le genre humain en le portant pendant des mois entiers près de son cœur ; de l’autre, il la considère comme le véritable ange gardien du foyer domestique, se posant, au début de la vie, devant l’enfant qui vient de naître, d’abord pour être son soutien le plus efficace, puis son maître le plus excellent et enfin son conseiller le plus intime : « C’est elle, dit-il, qui peut le plus facilement habituer les enfants à la pratique de la loi ; c’est elle qui stimule avec le plus de fruit leur activité et leur ardeur au travail ; c’est encore, c’est toujours elle qui, par un aimable sourire, encourage son époux à gagner des couronnes, à remporter la victoire dans les luttes de la vie[528]. » Avec de semblables vues sur le rôle de la femme, on sent qu’il n’était pas de trop de la laisser se parer l’esprit des mêmes grâces que Dieu, d’une main libérale, s’est plu à répandre sur toute sa personne.

§ II
LA PATRIE

Représentez-vous maintenant l’enfant ayant reçu par les soins de son père cette mâle éducation qui trempe si supérieurement le caractère, et par les soins de sa mère cette autre éducation non moins fortifiante, mais qui tranche plutôt sur un fond de bonté et de douceur que sur un fond de sévérité ; ajoutez à cette double éducation l’instruction que le Judaïsme veut qu’il acquière ; puis laissez-le sortir de la famille pour entrer dans la société. Comment s’y posera-t-il ? Que sera-t-il, que fera-t-il pour sa patrie, pour ses concitoyens, pour ceux qui vivent constamment avec lui sous la protection des mêmes lois, ou qui ne viennent que momentanément s’abriter sous le toit de l’édifice social dont il aime lui-même à se couvrir ? Car, dans le pays où l’on est né, où l’on a été élevé, où l’on aime de respirer, de vivre, il n’y a pas seulement que des frères qui aient avec vous une communauté de croyances religieuses et politiques ; il s’y trouve aussi des contradicteurs, des adversaires, des dissidents ; on y rencontre même des ennemis ou cachés ou déclarés, et jusqu’à des étrangers qui ont conservé leur affection à d’autres contrées et ne font que traverser votre terre natale dont ils prennent en passant le suc pour s’en retourner dans leurs foyers. Comment se comportera donc l’enfant devenu homme dans toutes ces diverses situations que peut lui créer le contact de tant d’individus différents, avec leur manière de penser et d’agir, tantôt en accord, tantôt en désaccord avec la sienne ?

C’est bien ici que l’éducation de la famille se fait sentir avec ses fruits bons ou mauvais, selon qu’elle aura été bien ou mal dirigée. En effet, si le père a toujours su se montrer à la hauteur de son devoir, le fils aura appris à vivre d’une vie de dévouement et de sacrifice, n’estimant rien tant que la constance et le désintéressement dans le travail, la justice et l’équité dans les transactions, la tolérance, le respect et l’affabilité dans ses rapports sociaux. Par sa mère, il aura su s’embellir de qualités sinon plus nécessaires et plus estimables, du moins plus délicates et plus attrayantes. Si la mère a été une épouse fidèle et chaste, elle aura pu donner à l’enfant qu’elle a élevé cette retenue et cette décence qui, transportées dans les manières, dans les actions et dans les paroles, répandent sur l’ensemble des qualités acquises un charme inexprimable. Si la mère a su lui inspirer cette délicatesse de sentiment dont elle est elle-même douée, l’enfant saura toujours s’élever au-dessus des plaisirs comme des misères du monde pour se complaire plutôt dans les beautés de la nature et la contemplation de la vérité, que dans la possession des richesses qui mènent si facilement à l’orgueil, à la fatuité, à la morgue ; si sa mère a su lui mettre de la sensibilité au cœur, il jouira de toutes ces délices que procurent la compassion éprouvée pour les pauvres et la charité distribuée sans bruit et sans vanité ; si, enfin, elle a pu lui donner ces belles vertus qu’on nomme le calme et la patience, il se sentira certainement toujours armé, comme d’une triple cuirasse, contre l’infortune, contre l’intrigue, contre la méchanceté des hommes et contre leur empressement si coupable d’interpréter malicieusement les meilleures intentions. Une fois qu’il aura conçu un louable projet, il y saura persister, malgré les obstacles qui en pourraient retarder l’exécution, et il attendra patiemment que le soleil de la justice puisse luire dans tout son éclat.

Et toutes ces qualités, la doctrine juive veut qu’elles dominent chez l’enfant au moment où entre dans la vie active du monde et où il cherche à conquérir une place dans la société. Elle veut d’abord qu’il soit dévoué aux intérêts de sa patrie. Elle n’a pas besoin de lui recommander de l’amour pour elle : pourquoi n’aimerait-il pas sa patrie, puisqu’il aimait ses parents ? Ces êtres qu’il chérissait tant et que la mort a maintenant ravis à son affection, ne se trouvent-ils pas là, reposant sous ce sol qu’il foule de ses pieds ? N’y a-t-il pas ici un champ que son père prenait un si noble plaisir à cultiver ? Ne voit-il pas là l’appartement que sa pieuse mère embellissait de sa présence ? Tout ce qui est autour de lui ne lui rappelle-t-il pas de chers souvenirs ? Tout près est un monticule sur lequel il avait l’habitude de s’asseoir avec ses bons parents quand il recevait leurs conseils ; un peu plus loin se montre un sentier où il se promenait avec eux ; puis la maison paternelle avec ce qu’elle lui rappelle de son enfance écoulée, de ses premières émotions, de ses candides aspirations dans un âge plus tendre. Et s’il ne peut pas se détacher du foyer domestique, se détacherait-il plus aisément de la patrie, ce grand foyer où se sont réchauffés ceux-là mêmes à qui il doit tout ce qu’il est, qui lui ont donné avec l’existence les moyens de la rendre heureuse et agréable. Cette loi tutélaire qui a protégé les auteurs de ses jours, ce bras qui s’est levé pour eux quand on les attaquait dans leur honneur ou dans leur repos, cette main qui d’un côté s’est étendue sur leurs têtes pour les préserver d’iniques persécutions, et de l’autre s’est offerte à eux pour les soutenir et les guider, cette loi, ce bras et cette main qui sont la patrie elle-même, le trouveraient-ils indifférent le jour où un danger menacerait de les affaiblir, de les paralyser ou de les enchaîner ?

Dans un cœur qu’enflamme l’amour de la famille, rien n’est plus naturel que l’amour de la. patrie. La patrie est une véritable famille, un peu plus étendue, il est vrai, que celle qui a écouté nos premiers vagissements, voilà toute la différence ; mais non moins que la première, elle a pris soin de nous, et c’est même grâce à elle que notre enfance a pu recevoir ce qu’il était indispensable qu’elle reçut. L’instruction qui nous a été offerte, c’est la patrie qui nous l’a dispensée ; le sentiment de la liberté qu’on nous a inspiré, c’est à la patrie que nous en sommes redevables, et si nous avons le sentiment de notre dignité d’homme, c’est parce que nous avons été élevés dans un pays qui sait en même temps se respecter et se faire respecter.

Le beau nom de patrie n’appartient donc pas seulement à la terre qui nous a vu naître, mais encore à celle qui nous a pris sous sa protection, qui nous nourrit aujourd’hui de ses produits et nous couvre de l’égide de sa sage législation. La contrée qui a la garde des tombeaux de nos ancêtres nous est chère ; celle qui nous ouvre un asile hospitalier ne nous l’est pas moins ; celle enfin qui nous aide à vivre en hommes, nous l’est au même titre. Partout où il y a quelque chose de nous : cendres de nos pères ou de nos enfants, garanties de nos franchises et de nos libertés, source de notre bien-être moral et intellectuel, là est notre patrie. L’homme doit savoir se naturaliser dans tous les endroits du globe où on lui octroie ce qui lui est nécessaire pour le déploiement des facultés de son âme. Le cosmopolitisme est une vraie vertu, car ce mot ne signifie pas être indifférent à tout, mais aimer tout, être attaché à tout ce qui nous met en position de remplir notre mission sur la terre. Et c’est précisément ce cosmopolitisme que la Synagogue a sauvé, prêché et encouragé, voulant par là affirmer l’obligation où est l’homme de se dévouer corps et âme au pays qui lui accorde aide et protection et favorise le développement de ses plus nobles aspirations. « Ainsi vous parle par ma bouche, avait dit autrefois le prophète Jérémie au peuple hébreu descendu à Babylone, ainsi vous parle l’Éternel Zebaoth, le Dieu d’Israël : Bâtissez-vous des maisons et habitez-les ; plantez des jardins et récoltez-en les fruits ; concourez à la prospérité des villes où vous avez été menés ; priez pour elles et ne séparez pas votre paix de la leur[529]. »

A son tour, Guedaliah, fils d’Achikam, disait à ceux qui étaient demeurés dans la Judée : « Soyez en repos et sans aucune inquiétude. Vous êtes tributaire des Chaldéens ; ils vous veulent du bien, servez-les donc et demeurez fidèles au roi de Babylone[530]. »

Qui ne sait combien Israël a toujours eu à cœur de suivre ces chaleureuses recommandations ? Sans essayer de mettre ici en relief ce qu’il fait aujourd’hui pour ses patries respectives, avec quelle sincère affection il les chérit, de quelle main ferme il tient en leur nom le drapeau sur le champ de bataille, avec quelle ardeur désintéressée il recherche, il invente, il cultive tout ce qu’il soupçonne devoir contribuer à leur grandeur et à leur prospérité, ne pouvons-nous pas signaler dans l’antiquité juive plus ou moins reculée, des Joseph, des Mardochée, des Daniel, des Chasdaï-Iben-Schabrut, des Abarbanel, qui tous ont donné des preuves non douteuses de leur admirable façon de comprendre l’amour de la patrie ? Ce que le premier a fait pour l’Égypte et les deux derniers pour l’Espagne, personne ne l’ignore. On n’ignore pas davantage le bel acte de patriotisme accompli par Mardochée qui sauva Assuérus d’un assassinat comploté contre lui, ainsi que le dévouement sincère et inviolable avec lequel Daniel a servi Nabuchodonosor et trois de ses successeurs immédiats. Tant il est vrai, qu’à toute époque le Judaïsme a su inspirer à ses fidèles ce profond attachement que l’on doit au pays dans lequel on jouit du bénéfice de lois protectrices et sagement libérales.

En même temps que cet attachement, il a su aussi leur inspirer ces heureuses dispositions à l’obéissance et à la soumission envers le chef de l’État, qui inspire le respect pour ses décrets et ordonnances, comme pour les lois promulguées en son nom ou avec son approbation, et la vénération pour la manière dont s’exerce, avec son concours, la justice distributive. Parfaites ou non, les formes de gouvernement acceptées par le peuple ou établies par lui, toutes les applications d’une justice régulièrement instituée et fonctionnant sans corruption ni partialité, sont sacrées, inattaquables et inviolables dans la pensée du Judaïsme. « Craignez Dieu et le roi[531] », dit-il. « Chaque pays, affirme-t-il encore, est en droit de se régir par la législation qui lui convient le mieux[532]. » Une fois proclamée, cette législation s’impose à tous les citoyens, et personne n’ose y toucher. Qu’elle se perfectionne elle-même par la voie plus ou moins lente du progrès. Mais la pousser violemment en avant, c’est vouloir mettre ses propres vues à la place de celles du pouvoir public. Et contre ce pouvoir se renfermant toujours dans la légalité, il n’est pas plus permis de se révolter que contre l’autorité de Dieu qui est celle même de l’éternelle justice.

Mais ce ne sont là, pour la plupart, que des devoirs négatifs à remplir envers la patrie. Le Judaïsme n’a cependant pas que ceux-là à recommander. Il invite encore les citoyens d’un même État, à concourir activement à son bien-être, à sa gloire morale comme à sa prospérité matérielle. Or, l’État n’est pas un être qui se pose devant nous, détaché de tout le reste, ayant ses intérêts à part, ses ambitions à part, ses aspirations à part. Par lui-même, il n’est absolument rien ; c’est une personne fictive, purement nominale. Ce qui le fait être et exister, c’est la somme des habitants qui sont venus se serrer autour de lui et se placer sous sa tutelle. Son bonheur résulte donc directement du leur ; leur grandeur c’est la sienne ; quand ils vivent en paix entre eux, il est en paix aussi ; quand leur niveau intellectuel s’élève, le sien s’exhausse pareillement ; il souffre de leurs souffrances ; il s’abaisse au degré de moralité où ils descendent ; en un mot, il y a bien plus qu’échange entre eux et lui : il y a la relation du principe à la conséquence, du germe au fruit. Les citoyens sont le principe, l’État la conséquence ; si le principe est mauvais, que peut être la conséquence ; si le germe est gâté, que sera le fruit ?

Travailler à la prospérité de la Patrie, cela revient donc à dire s’efforcer d’amener la prospérité des citoyens. Et si ces derniers remplissent bien les obligations qu’ils se doivent mutuellement, avec quelle rapidité ne s’établira pas le bonheur de l’État ! Quelles majestueuses proportions ne prendra pas la grandeur nationale ! A quel point de dignité et d’influence morale et politique ne parviendra pas la patrie ! Mais quelles sont au juste ces obligations, selon le Judaïsme ? Il serait fastidieux de les énumérer une à une. Contentons-nous d’en développer les trois principales bien connues et sous lesquelles toutes, en général, viennent se ranger. Ce sont : les obligations envers le concitoyen, quant à son honneur, quant à ses intérêts et quant à sa personne.

Puisque la paix de l’État est la base essentielle de l’ordre qui y doit régner, quoi de plus nécessaire d’abord que de ménager, en toutes circonstances, l’honneur de son concitoyen ? Ce n’est que justice lorsqu’on condamne une action douteuse et qu’on blâme une entreprise repréhensible. Encore n’est-il pas toujours opportun ni indispensable de le faire en public. À de détestables projets, audacieusement conçus, une répression exemplaire, rien de plus légitime. Mais pourquoi châtier avec virulence de petits défauts faciles à corriger. C’est surtout contre cette manie de médire, de colporter de méchants propos sur le voisin, de le calomnier et de le faire rougir, que s’élèvent les docteurs israélites, parce qu’ils savent qu’avec elle aucune tranquillité, aucune union, aucune concorde n’est possible. « Trois pécheurs descendent aux enfers et n’en remontent plus, et l’un d’eux est celui qui porte atteinte à l’honneur de son semblable[533]. »

Ayant introduit la discorde dans ce monde, il ne peut prétendre à la paix dans le monde futur. « Il faut, continuent-ils dans leur délicieux langage, il faut que l’honneur de notre prochain nous soit aussi cher et aussi sacré que notre propre honneur[534] » ; plus même, « que nous craignions d’y toucher comme nous craindrions de toucher à l’honneur d’un maître vénéré[535] ». « Ne jamais suspecter les intentions de personne, se mettre en garde contre tout soupçon injuste et gratuit, prêter à tout ce qui se pense et se pratique autour de nous de charitables intentions[536] », ce sont encore là quelques-uns de leurs aphorismes favoris. Et à celui qui agit de la sorte, ils promettent les plus belles récompenses. « Un jour, racontent-ils, un Galiléen s’était engagé au service d’un Jérusalémite. Après trois années de travail, il se disposa à rentrer dans sa famille et il demanda le salaire de son travail. C’était de l’argent qu’il devait recevoir. Le maître s’excusa de ne pouvoir lui en donner sur le moment. Eh bien ! dit le domestique, donnez-moi en échange des fruits, ou une de vos nombreuses pièces de terre ou bête de somme, ou tout au moins quelque meuble. Tout lui fut refusé. Las d’avoir si longtemps et si inutilement insisté, le serviteur s’en retourna tristement rejoindre ses pénates, aussi pauvre qu’il était quand il les quitta la première fois. Quelque temps après, le propriétaire muni de l’argent du salaire, et ayant encore sur lui de nombreux cadeaux, prit le chemin de la Galilée. Et quand il eut payé sa dette, il dit, à l’honnête ouvrier : Qu’aviez-vous donc pensé de mon refus obstiné ? — Mais je supposais véritablement que, malgré vos apparentes richesses, vous ne possédiez plus rien, ainsi que vous sembliez me le faire entendre. — Et vous ne vous étiez, mon ami, nullement trompé. J’avais consacré effectivement à Dieu tout mon avoir pour lui demander d’inspirer à mon fils Hyrcan le goût des études sacrées. Depuis votre départ je me suis fait relever de mon vœu, et puisque vous n’aviez pas suspecté mes intentions, que le Seigneur veuille aussi vous être favorable au jour du jugement[537]. »

Si nous voulions encore parler du respect que l’on doit témoigner au vieillard, au savant même très jeune, au maître qui nous a instruits et de la science et de l’expérience duquel, comme disent les Rabbins[538], nous n’eussions même profité qu’une seule fois dans notre vie, quels beaux préceptes bibliques et talmudiques n’aurions-nous pas à enregistrer[539] ?

Mais passons sans nous arrêter davantage sur ce premier chef de devoirs pour arriver à ceux concernant l’intérêt de notre concitoyen. Ici, d’abord, même formule que pour ceux regardant son honneur, c’est-à-dire même défense de biaiser pour arriver, par des chemins détournés, des voies indirectes et cachées, à le tromper. « Que le bien de ton voisin te soit aussi cher que le tien propre[540] », c’est-à-dire encore, suivant l’explication des docteurs juifs, « ne laisse s’accréditer aucun doute sur la façon probe et honnête dont il a fait l’acquisition de ce bien ; mets-toi à sa place, prends à cœur les soupçons immérités qu’on se plaisait, sous ce rapport, à élever contre lui ; considère ces soupçons comme si tu en étais l’objet, et efforce-toi d’en montrer l’injustice et la fausseté. »

A plus forte raison, est-il défendu d’abuser de l’ignorance de notre prochain. Et par là, la doctrine israélite n’entend pas seulement la défense biblique de « se servir de faux poids et de fausses mesures[541] » ; elle veut encore parler de ces mille moyens de tromperie que des caractères légers peuvent regarder comme innocents, mais que la sévère moralité des docteurs juifs n’aurait pu légitimer, ni même excuser. « Ainsi, pour rapporter leur propre langage, quelqu’un se présente à vous et vous demande de lui donner l’instruction en payant. Si vous pouvez satisfaire à son désir, ne vous ménagez pas et recevez aussi sans ménagement le salaire qu’il vous offre pour prix de vos peines. Mais si vous ne vous sentez pas capable de l’instruire convenablement, renvoyez-le tout de suite, de peur qu’en acceptant de l’argent, vous ne vous rendiez coupable d’un vol à son égard[542]. »

Autre exemple qui étend le dol jusque sur des fallacieuses paroles et des supercheries d’intention : « N’insistez pas près de quelqu’un pour lui faire prendre place à votre table, si vous êtes, d’avance, sûr qu’il ne mangera pas ; ne lui offrez pas des cadeaux que vous êtes certain qu’il refusera ; enfin, ne lui présentez rien que vous ne puissiez, de gaîté de cœur, lui voir accepter, et ne songez jamais à l’induire en erreur[543]. » Actions et paroles, pensées et volontés, que tout soit franc, ouvert, loyal de vous à lui. La prescription est catégorique et formulée dans les termes suivants par le célèbre Maïmonide. « Gardez-vous de tromper votre semblable, ne fût-ce même qu’en intention ; pas une parole, pas une syllabe, pas une pensée qui touche à la supercherie, de près ou de loin, ne doit s’élever dans votre cœur, ni sortir de votre bouche. La vérité, la droiture, que ce soient là les seuls mobiles de vos inspirations[544]. »

Dieu n’a-t-il pas fait l’Univers assez vaste pour que chacun puisse venir y prendre sa place au soleil ? Même dans un seul État, dans une même patrie, les ressources de l’industrie sont assez variées et assez fécondes, pour permettre à ceux qui vivent à nos côtés de les exploiter comme nous le faisons personnellement, dans le but d’en tirer un gain légitime qui fournisse d’abord à la nourriture de chacun et à son entretien et qui, dans la suite, permette encore d’acquérir l’aisance et la fortune, par des voies honnêtes. Loin de contrarier donc, en quoi que ce puisse être, l’établissement de notre concitoyen, loin de nous ingénier à lui nuire dans ses spéculations, loin de chercher à le discréditer, comme on dit par esprit de concurrence, nous l’accueillerons sans envie et avec une âme sympathique, allant quelquefois jusqu’à lui aider à mener une affaire à bonne fin, en nous rappelant l’énergique apostrophe avec laquelle les Rabbins ont flétri ce qu’ils nomment « le mauvais œil », c’est-à-dire la jalousie, cette jalousie qu’ils considèrent avec raison comme une source de ruine et de mort pour l’homme et la société[545].

Nous voici arrivés à la dernière catégorie des devoirs, à ceux qui se rapportent à la personne de notre concitoyen. Il est certain que ce dernier s’appartient dans toute sa personne, dans son corps et dans son âme, absolument comme je prétends m’appartenir dans tout ce que je suis. Enfant et n’ayant pas encore complète conscience de sa propriété personnelle, serait-il jeté comme à l’abandon sur la terre et mis à la discrétion du premier venu qui voudrait se l’approprier. On ne s’avisera certes pas de soutenir cela, après ce que nous avons dit plus haut des devoirs qui incombent aux parents envers les enfants. On doit être maintenant convaincu que les protecteurs naturels de la famille sont le père et la mère, et que le toit domestique est un asile inviolable où aucune puissance du monde n’a le droit de s’introduire pour arracher à l’autorité paternelle ceux que Dieu a commis à sa garde. Deux fois le Pentateuque revient sur la possibilité d’une semblable iniquité, et deux fois il décrète la peine de mort contre la perpétration d’un pareil crime. « Celui qui vole une personne la vendre en esclave, si le crime est avéré, le voleur soit frappé de mort[546]. » « Si l’on surprend quelqu’un ayant volé une personne d’entre ses frères, d’entre les enfants d’Israël, pour la violenter ou pour la vendre, que la peine capitale soit infligée au voleur et que le mal disparaisse du milieu de toi[547]. » Énergique protestation datée de plus de trente siècles contre le rapt d’enfants qui a trouvé, de nos jours, des apologistes[548].

Devenu homme, c’est alors que notre concitoyen, avec la pleine conscience de ce qu’il vaut et de ce qu’il est, s’appartient véritablement. On a vu, dans la première partie de ce livre, ce qu’est, pour la doctrine juive, la liberté d’un homme, ce qu’est sa dignité, ce que sont sa foi religieuse, ses opinions, ses convictions quelles qu’elles puissent être, et comme tout ensemble est sacré, inattaquable, au-dessus de toute aliénation et de toute prescription. Ainsi encore paraît au Judaïsme, le corps même de l’homme ; aucune atteinte ne peut lui être portée ; aucune violence imméritée ne peut être exercée contre lui ; aucune blessure ne peut lui être faite. C’est surtout de blessure que la doctrine juive a horreur, et il serait fort instructif de montrer ici jusqu’à quels minutieux détails les docteurs israélites sont descendus pour bien spécifier les cas où il y a « plaie et blessure », suivant l’expression du Pentateuque[549]. Contentons-nous de dire ici que les Rabbins considèrent comme telles la plus légère égratignure qui occasionne l’écoulement du sang. Nulle part, dans aucune autre religion, on n’a cherché autant que dans le Judaïsme, à inspirer l’horreur du sang. Il était sévèrement défendu aux Hébreux de manger le sang d’un animal immolé, de le boire, ou d’en faire le moindre usage. « Il faut le répandre sur la terre comme de l’eau[550]. » La terrible punition du Chareth[551] était réservée à celui qui enfreignait la défense de manger du sang[552]. C’est une sorte d’épouvante qu’on voulait donner au peuple juif à la vue du sang, afin de le préserver à jamais de ces mœurs cruelles et sanguinaires dans lesquelles s’étaient toujours complues les farouches peuplades de l’antiquité.

Respecter le corps de notre prochain dans la liberté de ses mouvements quand rien ne nécessite de le charger de chaînes, le laisser tranquillement, sainement se développer et se transporter où il lui plaît, chaque fois qu’il n’y a pas force majeure de l’arrêter et de lui mettre des entraves, ce sont là les devoirs qui résultent de droits positifs. Mais n’y en a-t-il pas d’autres encore qui ne se fondent sur aucun droit, et qui n’en sont pas moins moralement obligatoires ? Si ; il y a d’abord le devoir qui commande de couvrir le corps de notre prochain, quand nous le voyons dans un état de nudité qui l’expose à souffrir des rigueurs de la froide saison. Il y a ensuite le devoir qui nous oblige de lui donner à manger quand il a faim, à boire quand il a soif. Puis vient le devoir qui nous ordonne de lui prodiguer nos soins en cas de maladie, de le protéger en cas de danger, de l’assister, de le soutenir, en cas de faiblesse et de chute. Vient enfin le devoir qui prescrit de lui donner la sépulture après que la vie l’a abandonné. Ce sont autant d’actes d’humanité que nul, à vrai dire, n’est en droit de réclamer de nous, mais que nous ne devons pas moins accomplir avec empressement lorsque l’occasion nous y sollicite. Ce qui doit nous servir en toute occasion d’exemple pour nous guider et nous faire agir, c’est Dieu même. « Dieu ne relève-t-il pas ceux qui sont tombés ; n’aide-t-il pas à se redresser à ceux qui sont courbés ; n’habille-t-il pas ceux qui sont nus ; ne visite-t-il pas les malades ; n’ensevelit-il pas les morts ? Son serviteur Abraham étant malade, il lui envoie trois anges pour le réconforter ; son prophète Moïse va mourir, il s’occupe de sa sépulture. Dieu est miséricordieux ; soyons-le de même ; il est plein de pitié ; soyons donc pleins de pitié[553]. »

Et pourquoi ne pas nous efforcer de faire éclore en nous ces tendres sentiments ? N’aimerions-nous pas qu’on nous les témoignât, si nous nous trouvions nous-mêmes dans l’infortune ou dans la douleur ? « Je veux t’enseigner un principe général, dit Maïmonide ; il est ordonné dans le Pentateuque, de prêter appui et secours à celui qu’on rencontre sur la route essayant en vain de relever son âne tombé sous la charge ; voici la règle qui découle de ce commandement : chaque fois que tu voudrais que l’on te secourût toi-même si pareil accident t’arrivait, tu dois te hâter aussi de voler au secours de ton voisin. Ce n’est pas par voie de réciprocité que tu dois agir de la sorte, mais parce que tu dois aimer ton prochain comme tu t’aimes toi-même. Un prince d’Israël ne peut pas plus que toi se soustraire à cette obligation[554]. »

Pour passer du corps à l’âme, avons-nous besoin d’une transition bien ménagée ? N’est-ce pas la partie spirituelle qui constitue la véritable personne humaine ? Voyons donc ce que nous devons à cette noble portion qui fait être notre prochain véritablement ce qu’il est vis-à-vis de nous : une créature pouvant se prévaloir des droits que nous avons à respecter, si nous ne voulons pas encourir les rigueurs ou le blame de la justice éternelle. Nous nous garderons bien de revenir sur ce que nous avons déjà dit à cet égard dans le chapitre où nous avons traité de la dignité humaine. Nous ne parlerons ici que d’un seul droit de l’âme, mais qui a le suprême avantage, s’il est respecté, d’être la garantie du respect de tous les autres, c’est le droit à l’instruction.

Il pourra paraitre paradoxal d’affirmer que chaque citoyen est en droit de réclamer l’inappréciable bénéfice de l’instruction tant de la part du gouvernement que de celle de ses concitoyens. Rien cependant n’est plus vrai ni plus légitime. C’est surtout du côté de la patrie que la chose est de la dernière évidence. Que faisons-nous pour la patrie ? Nous nous dévouons à elle. Il n’y a rien que nous ne nous empressions de sacrifier sur ses saints autels. Nous comprimons si elle nous le demande et nous étouffons nos plus chères affections. Nous nous arrachons à la tendresse de nos épouses, aux baisers de nos enfants, pour voler là où l’on trame des complots contre sa sécurité, nous opposons attaque à attaque, nous nous tenons sur la brèche de ses murs, l’épée au poing, pour repousser l’invasion de l’ennemi. Apparemment elle nous doit quelque chose en retour de ce dévouement et de cette fidélité à toute épreuve que nous lui témoignons. C’est même parce que nous savons qu’elle veille à notre repos et au repos de notre famille, que nous n’hésitons pas à nous sacrifier pour ses intérêts. Derrière la grandeur de la patrie, nous voyons notre grandeur propre, derrière la paix dont elle jouit nous trouvons la nôtre. C’est donc bien d’elle que nous nous attendons à recevoir les éléments de notre prospérité, et, parmi ces éléments, l’instruction ne figure-t-elle pas au premier rang ? Y a-t-il rien qui égale les lumières qui peuvent éclairer notre esprit, quand un enseignement fécond vient le vivifier ?

L’instruction est la clef de voûte du bonheur privé et du bonheur public. Tout en dépend, tout s’y rattache : entente du devoir et par contre intelligence du droit ; modération dans les désirs ; volonté toujours pleine de résignation ; pensées pures et honnêtes ; probité dans les transactions ; calme et prudence dans les paroles ; affabilité et aménité dans les rapports avec le prochain, tout en découle comme d’une source intarissable ; c’est là un fait que personne n’ignore. Dans plus d’une page de ce livre, nous nous sommes appliqués à faire ressortir l’extrême importance de l’instruction. Qu’on nous permette seulement de citer de nouveau les paroles suivantes, par lesquelles la doctrine juive a élevé à la hauteur d’un devoir pour la patrie ou pour ses représentants directs, la nécessité de distribuer un enseignement régulier au peuple : « Que tous les sept ans, prêtres et lévites lisent publiquement la Loi en présence de tout Israël, afin qu’il puisse l’écouter, la comprendre, l’apprendre et s’habituer à la pratiquer[555]. » C’était là une obligation indispensable dont chacun était en droit de réclamer l’accomplissement dans le cas où le chef de l’État eût négligé de s’y conformer.

Devoir pour la patrie, la propagation de l’instruction ne s’impose pas avec une moindre rigueur à chaque citoyen en particulier. Ici encore le Judaïsme est explicite : « Ce que l’homme apprend, qu’il l’enseigne aux autres, car n’est-il pas écrit : Vous leur ferez partager vos connaissances ? Ainsi avait fait Ezra. Il s’appliqua d’abord à comprendre la Loi ; puis, il enseigna à Israël le commandement et le droit[556]. » En défendant ma patrie, est-ce que je ne défends pas en même temps chacun de mes concitoyens ? Et comme je contribue à son bien-étre, il doit, lui aussi, faire en sorte de contribuer au mien. J’ai pour moi la force du corps ; je porte les armes contre l’ennemi je cultive la terre ; je suis prolétaire ; je travaille à ma façon et je contribue, dans la mesure de mes facultés, à la prospérité générale ; que lui, de son côté, qui a reçu le savoir ou la fortune en partage, les mette à ma disposition comme moi je mets journellement mes bras à la sienne ; qu’un échange se fasse entre lui et moi ; j’aide à lui fournir ses besoins matériels ; qu’il m’aide à satisfaire à mes besoins moraux, et intellectuels je m’entretiens du prix de mon travail ; qu’il réclame le prix du sien également pour s’entretenir. Mais, pour l’amour de Dieu, qu’il ne me laisse pas croupir dans l’ignorance, qu’il ne garde pas pour lui seul les trésors de science qu’il a pu amasser. Égoïste d’un autre temps, qu’il ne me refuse pas de connaître, à mon tour, ce précieux avantage qui constitue les charmes de la vie et la vraie splendeur de la vertu, deux choses qui ne se révèlent jamais à une intelligence complètement inculte. Nous y gagnerons tous : lui, moi et même la patrie qui possèdera des enfants à la fois instruits et doués de bons sentiments.

Le droit à l’instruction existe donc bien véritablement. Mais quand on y a satisfait, tout est-il fini entre la patrie et le citoyen, et réciproquement de citoyen à citoyen ? Rigoureusement, oui. La stricte justice n’en demande pas davantage. Mais la charité se contente-t-elle de si peu ? Car c’est encore peu pour elle que d’avoir aidé à la diffusion des lumières. Tel homme, quelque instruit qu’il soit, ne sait pas toujours tenir habilement le gouvernail de ses actions. D’une part l’inexpérience, de l’autre l’entraînement et la passion, quelquefois l’impossibilité matérielle de vivre dignement faute de moyens pécuniaires, tout cela contrebalance bien souvent les bienfaits de l’instruction et même les neutralise en quelque sorte. En d’autres termes, la contagion du vice et les écueils de la pauvreté ne sont pas de ces minces obstacles qui puissent s’effacer comme d’eux-mêmes te disparaître devant les progrès de l’esprit humain. Sans doute, à mesure que la raison se développe et s’éclaire, la vertu a plus de chanees de s’accréditer parmi les hommes. Mais que de chutes auront encore lieu jusqu’au moment où elle sera complètement victorieuse. Quant à la pauvreté, elle est, hélas ! un abaissement[557] qui ne se nivelle pas du jour au lendemain. Nous oserions bien répéter après la Bible : « Les pauvres ne cesseront pas d’être dans » votre pays[558]. » Non, certes, que nous voulions, à l’imitation de François d’Assise, faire de la pauvreté presque une institution sociale, l’organiser dans l’État en bandes régulières, disciplinées, ayant leurs mendiants attitrés qui vont quêtant de maison en maison au profit de l’Ordre, et dans le but d’offrir à l’opulence une occasion de mérite. La parole biblique, interprétée de la sorte, a été très étrangement défigurée ; elle signifie tout simplement que l’inégalité des conditions durera probablement aussi longtemps que le monde, puisqu’elle est le résultat direct de l’inégalité native des aptitudes morales et intellectuelles parmi les hommes.

Mais c’est précisément parce que le Judaïsme a pressenti que la condition des pauvres ne sera pas de sitôt près de se transformer du tout au tout, et que, d’un autre côté, il a vu et calculé la lente marche avec laquelle la vertu et la vérité s’avancent vers leur triomphe final, qu’il insiste tant sur le devoir de témoigner de l’amour à celui qui se livre aveuglément à l’erreur et au vice, ou qui gémit dans l’étreinte cruelle de la pauvreté. « Réprimandez avec courage votre prochain, de peur que votre silence ne vous soit imputé à péché[559] ; soutenez votre frère qui tombe dans l’indigence ; prêtez-lui main-forte et donnez-lui à vivre[560] », voilà la double recommandation qu’il fait à ses fidèles. Et en dehors de ces devoirs, il n’y a effectivement plus rien à tenter, à entreprendre en faveur du concitoyen. En premier lieu. l’instruire ; en second lieu, le suivre dans les essais qu’il fait pour surmonter les difficultés de la vie, l’encourager alors, lui servir de mentor s’il le faut, l’avertir à temps des dangers qu’il court, et lui offrir une main amie, ferme en même temps que solide ; en dernier lieu, enfin, partager ses douleurs, le consoler dans ses afflictions, le soulager dans sa misère, que peut-on faire davantage ? Toute la charité n’est-elle pas épuisée et peut-elle aller plus loin ?

Mais, dit la doctrine juive, une qualité essentielle qu’il faut posséder pour exercer de cette façon la charité, c’est la modestie. La fierté et l’orgueil nous poussent ordinairement à dédaigner nos semblables, et à mépriser presque les pauvres et les malheureux. Aussi Dieu ne peut-il supporter l’homme orgueilleux qui est un attentat vivant contre la majesté divine. Car, voyez l’énorme différence, disent les Rabbins : « Voyez la différence qui se trouve entre Dieu et l’homme orgueilleux ! Dieu qui est élevé au-dessus de tout, se plaît à s’occuper de ceux qui sont au-dessous de lui, tandis que l’orgueilleux se drape volontiers dans sa fierté et regarde à peine celui qui se traîne misérablement à ses pieds[561]. » « Aussi Dieu gémit-il sur l’homme orgueilleux[562] » ; « il ne saurait l’inspirer de son esprit qui ne descend que sur l’homme modeste[563] » ; « enfin, l’orgueilleux n’est rien moins qu’un idolâtre, un rénégat, un constructeur d’autels impurs[564]. » L’amour vrai pour le prochain a pour compagne inséparable la modestie. Cette vertu était celle de Moïse, celle de tous les prophètes, de ces prophètes qui ont tout entrepris et tout osé, pour ainsi dire, par charité pour leurs semblables[565].

La franchise n’est pas moins nécessaire que la modestie et l’humilité. C’est, enseignent les docteurs israélites, c’est être l’ami de quelqu’un, que de se montrer franc avec lui. L’hypocrisie est le défaut réputé par eux le plus capital. « Il est défendu, disent-ils, il est défendu à l’homme de dissimuler sa pensée sous de flatteuses paroles. Que ta bouche soit toujours d’accord avec ton cœur. Ton extérieur doit ressembler à ton intérieur et tes lèvres ne doivent traduire que ce qui est réellement dans ton âme[566]. » « Parmi les trois personnes que Dieu hait le plus, les Rabbins rangent celle qui a un caractère dissimulé[567]. » « Qu’on se garde bien, dit Maimonide, de porter rancune à son prochain et de se taire. Ainsi avait agi Absalon, ce fils dénaturé, avec son frère Ammon et un jour vint qu’il le tua[568]. » Mieux vaut blâmer et censurer son prochain quand il le mérite, que de le louer d’un peu de bien qu’il a pu faire. Rabbi Simon, fils d’Éléazar, se plaisait à répéter cette sentence à ses disciples : « Vous pouvez avoir des amis qui vous réprimandent et d’autres qui vous décernent force éloges ; chérissez les premiers et méfiez-vous des derniers. Les uns veulent votre bonheur, les autres votre malheur. »

La discrétion dans la charité est une conséquence naturelle de la modestie et de l’humanité. L’aumône faite en public, ouvertement, pour attirer les regards, pour gagner des applaudissements, est chose blâmée par le Judaïsme ; il menace même d’une punition du ciel une semblable pratique de l’aumône. Que signifie, dit-il, ce verset final de l’Écclésiaste : « Dieu traduira devant sa justice toute œuvre de l’homme, même le bien qu’il fait ! Ce bien, c’est le bien relatif, mais toujours blâmable, résultant de l’aumône faite publiquement et sans discrétion aucune. Faire l’aumône, c’est se créer de grands mérites, mais à condition de la faire en secret[569]. Rabbi Jannaï voyant quelqu’un enfreindre ce devoir capital lui dit : Mieux certes aurait valu que tu t’abstinsses de venir de cette façon en aide à ton concitoyen[570]. Et Rabbi Jachanan d’ajouter : « Dieu publie journellement les noms de deux personnes estimées très heureuses : celui du pauvre qui rend un objet trouvé, et celui du riche qui dime son blé en secret[571]. »

Enfin, on s’élève au suprême degré de l’amour du prochain, lorsqu’on s’emploie pour son concitoyen pauvre comme on s’emploierait pour soi-même ; qu’on lui offre non seulement le secours de son argent, mais encore l’appui de sa personne ; qu’on lui prodigue ses conseils ; qu’on n’aspire pas tant à le soutenir momentanément, qu’à le mettre en mesure d’améliorer sa position, en lui fournissant les moyens de se relever de son état d’indigence et quelquefois de chute morale. « Distribuer l’aumône c’est bien, mais prêter aux nécessiteux c’est mieux[572]. Quand tu donnes au pauvre, ne le fais pas de mauvais cœur ; ouvre-lui largement ta main, et soulage-le selon ses besoins ; Dieu te bénira pour cela dans ton travail et dans toutes tes entreprises[573]. Mais il est préférable que tu le fortifies et que tu essaies de l’élever jusqu’à toi pour le faire vivre de ta vie propre, vie de probité, d’activité, de lutte, vie d’honneur et de dignité. C’est pourquoi, prête-lui de l’argent pour qu’il puisse racheter et cultiver de nouveau le champ dont il fut obligé de se déposséder pour donner à sa famille le pain de la misère. Et cet argent, prête-le lui sans intêrêt en numéraire, ni intérêt en nature. Que dois-tu désirer ? De lui faciliter sa pénible existence. Eh bien ! ne le rançonne pas tout en ayant l’air de lui rendre service. »

« Fût-ce ainsi que Dieu agit avec toi quand il te retira du pays d’Égypte, et qu’il te mena au pays de Canaan pour t’y établir et t’y constituer en nation grande, glorieuse, redoutée et respectée[574] ? Sois donc pour ton compatriote pauvre ce que Dieu a été pour toi : plus qu’un consolateur, un libérateur ; allège-lui le fardeau de l’indigence et même, s’il se peut, brise ce joug de dessus son cou. T’a-t-il donné son manteau en gage, rends-le lui au coucher du soleil : il en a peut-être besoin pour se garantir des fraîcheurs de la nuit. Si tu l’emploies en qualité de journalier, ne profite pas de sa dépendance à ton égard pour lui diminuer son salaire ; paye-le toujours intégralement et de suite à l’achèvement de son travail ; tu sais qu’il est pauvre, craintif et timide ; il pourrait donc intérieurement t’accuser devant Dieu, et un grand péché reposerait ainsi sur ta tête[575]. »

Les Rabbins essaient de pénétrer encore plus avant dans l’esprit d’une charité bien comprise. Rabbi Isaac enseigne : « Celui qui fait l’aumône aux pauvres reçoit six bénédictions et celui qui lui donne une bonne parole en reçoit onze. Celui qui veut faire l’aumône, Dieu lui en fait toujours trouver le moyen pratique ; il lui fera même trouver, ajoute Rabbi Nachmann, des pauvres qui méritent réellement de recevoir ce qu’il donne, et qui feront à son intention des prières qui seront autant de bénédictions pour sa famille, car, en récompense d’une charité noblement pratiquée, on a des enfants instruits et qui seront renommés autant par leur science que par leur fortune. Rabbi Méir dit : Si quelqu’un t’objecte que Dieu ferait mieux de nourrir lui-même les pauvres, que de promettre des récompenses à ceux qui le font à sa place, tu répondras qu’il ne laisse subsister les pauvres que pour devenir une occasion de mérite pour l’homme riche. Turnus Ruphus fit un jour la question suivante à Rabbi Akiba : Si votre Dieu aime les pauvres autant que vous le dites dans votre religion pourquoi ne s’occupe-t-il pas personnellement de les entretenir ? A quoi l’intelligent docteur répondit par la réflexion même de Rabbi Méir que nous venons de citer, et il ajouta cet ingénieux apologue : Un roi a un fils qui lui cause beaucoup de mécontentement ; dans la colère qu’il ressent un jour contre lui, il ordonne de le jeter en prison et de le priver de toute nourriture absolument. Un ami du roi enfreint pourtant cette défense et nourrit régulièrement le malheureux fils. Chaque jour, il lui apporte à boire et à manger. A quelque temps de là le roi, sentant son courroux apaisé, se souvint de son fils. Il est bienheureux de le retrouver en vie, et comble de présents celui qui le lui ai conservé comme malgré lui[576]. »

Quelle admirable et féconde charité que celle qui a su dicter de semblables paroles ? Et qu’ont les Évangiles de plus beau et qui surpasse dans sa portée ces préceptes et ces exemples d’amour fraternel ? Ah ! que Jésus avait aisé de faire son beau discours sur la montagne avec de pareils modèles devant les yeux, et le cœur pénétré de tant de nobles enseignements qu’il avait puisés dans la Loi, dans les prophètes et dans les écoles religieuses de la Palestine ! Oui, tout, absolument tout, lui est venu de là. Ce sont quelquefois d’autres expressions, d’autres figures, mais le fond est le même. C’est le fond juif par excellence. Jugeons-en par un bref tableau comparatif.

Jésus dit : « Heureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à eux[577]. » Et ailleurs : « Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur[578]. » L’humble de cœur, les pauvres en esprit, ne sont-ce pas ces hommes dont Isaïe, bien avant Jésus, avait parlé en ces termes au nom de Dieu : « Celui que je regarde sur la terre, c’est l’humble en esprit[579] », dont Sophonias aussi avait parlé en s’écriant : « Que tous les humbles se mettent à rechercher l’Éternel qui les exaucera[580] » ; dont le prophète Amos avait enfin exalté le mérite quand il a dit au roi Amaziah : « Moi non plus je ne suis pas fils de prophète, mais un simple berger, émondeur de sycomores[581] ! » Les pauvres en esprit, ne sont-ce pas ceux que les docteurs juifs célèbrent quand ils s’expriment sur eux de la manière suivante par la bouche de Rabbi Josué ben Lévy « Viens et considère combien sont grands devant Dieu les pauvres en esprit ! Ils ont autant de mérite que s’ils offraient à Dieu toutes espèces d’holocaustes. Jamais leurs prières ne sont rejetées[582]. »

Quand Jésus ajoute : « Heureux les débonnaires, car ils hériteront de la terre[583] », qu’a-t-il fait autre chose que reproduire littéralement la parole du Psalmiste[584] ?

« Plusieurs qui étaient les premiers seront les derniers, et ceux qui étaient les derniers seront les premiers[585]. » C’est Marc qui met cet apophtegme dans la bouche de Jésus. Le Judaïsme le possède dans les mêmes termes et présente sous la bien touchante forme que voici : « Rabbi Josué étant malade eut un évanouissement. Quand il revint à lui son père lui demanda : Qu’as-tu vu ? Le fils répondit : J’ai vu le monde renversé ; les premiers étaient les derniers et les derniers les premiers. » Rabbi Josué lui dit : « Mon fils, tu as vu le vrai monde[586]. »

Jésus continue « Heureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde[587]. » Rabbi Gamaliel dit de son côté : « Celui qui exerce la miséricorde envers les hommes gagne la miséricorde du ciel[588] », et les deux contemporains avaient puisé leurs belles sentences à la même source biblique ; de Dieu, le Pentateuque dit : « Il est clément et miséricordieux[589] », et il ajoute : « Tu marcheras dans ses voies[590] », d’où le Talmud a pu tirer cette recommandation : « Dieu est miséricordieux, soyez-le également[591]. »

« Heureux ceux qui sont persécutés, car le royaume des cieux est à eux[592]. » Que se trouve-t-il là de plus que dans cette parole de Rabbi Abouha ? « Que l’homme ne se plaigne pas d’être parmi les persécutés[593] », parole si bien complétée par cette autre : « Se laisser outrager et ne pas outrager, accepter les insultes et ne pas répondre, faire tout par amour et se réjouir des souffrances endurées injustement, cela s’appelle être le serviteur du Dieu d’amour[594]. » Et le Midrasch ajoute au nom de Rabbi José : « Il est écrit : Dieu recherche le persécuté[595]. Dieu le recherche dans les trois cas suivants : Un juste persécute un juste, Dieu est avec le persécuté ; un méchant persécute un juste, Dieu est avec le persécuté ; un méchant persécute un autre méchant, Dieu est avec le persécuté ; en un mot, le persécuté, quel qu’il soit, méchant ou juste, est toujours aimé de Dieu et devient l’objet de sa prédilection[596]. »

Jésus dit encore : « Que votre parole soit oui, oui, non, non[597]. » N’est-ce pas là exactement l’enseignement de la Synagogue ? « Que ta réponse affirmative ou négative soit toujours la sincère expression de la vérité[598]. »

Jésus continue : « Si quelqu’un te frappe à la joue droite, présente-lui aussi l’autre[599]. » Mais le tendre Jérémie n’avait-il pas déjà classé parmi les bienheureux celui qui savait présenter sa joue à l’insulteur[600] ? Mais le courageux Isaïe n’avait-il pas raconté comment il avait su lui-même présenter le dos à ceux qui voulaient le frapper, et la joue à ceux qui voulaient le défigurer[601] ? » David aussi ne s’était-il pas déjà écrié : « Ils ont labouré sur mon dos et y ont tracé des sillons à leur volonté[602] ? »

Jésus dit encore : « Si quelqu’un veut plaider contre toi et t’ôter ta robe, laisse lui encore ta tunique ; et si quelqu’un te veut contraindre d’aller une lieue avec lui, fais-en deux[603]. » Mais qu’est-ce là autre chose qu’une gracieuse forme donnée à la pensée biblique sur la nécessité de se montrer en toute circonstance calme, humble et modeste, pensée qui, du temps de Jésus, s’était déjà fort admirablement personnifiée en Hillel, ce docteur aux sentiments si doux et au caractère si angélique ?

Jésus dit enfin : « Donne à celui qui te demande, et ne te détourne pas de celui qui veut emprunter de toi[604] » Eh ! n’est-ce pas la prescription même de la morale juive ? Mille sentences identiques avaient cours chez le peuple hébreu. En voici une entre autres : « Si tu as secouru un pauvre le matin et que le soir il s’en présente un second, donne lui encore. Ainsi il est écrit : Au lever du soleil aie soin d’ensemencer ton champ, et lorsqu’il se couche appliques-y encore ton bras[605]. »

Mais attendez ; Jésus ajoute : Vous avez entendu qu’il a été dit : « Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi[606]. » Quoi ! la doctrine juive ferait une distinction entre ami et ennemi, entre compatriote et étranger, entre coreligionnaire et dissident ! Elle ne rendrait obligatoire tous ces devoirs que nous venons d’énumérer qu’envers des frères, des frères selon le cœur et la communauté de sentiments, des frères selon la foi et la communauté de croyance, des frères selon la patrie et la communauté d’intérêts ! Et elle tomberait véritablement sous ce reproche sanglant formulé par Jésus : « Si vous n’aimez que ceux qui vous aiment, quelle récompense en aurez-vous ? Les païens n’en font-ils pas autant ? Et si vous ne faites accueil qu’à vos frères, que faites-vous d’extraordinaire ? Les païens n’en font-ils pas autant[607] ? »

Eh bien ! on va voir quelle odieuse calomnie on a élevée là contre la morale juive. On avait peut-être besoin d’un parallélisme, et on n’a pas craint de lui donner pour corps un insigne mensonge.

Non ! le Judaïsine ne fait point de distinction entre coreligionnaire et dissident. Nous ne raisonnons plus, nous ne voulons plus discuter ; nous citons pour confondre l’accusation avec plus d’autorité. Qu’on lise donc : « Ne repousse pas le païen indigent lorsqu’il vient glaner dans ton champ, et qu’il ramasse le blé que tu y auras oublié ou volontairement abandonné. Nourris ton frère dans sa pauvreté, soit qu’il partage tes convictions religieuses, soit qu’il professe un culte différent du tien ; visite les malades dissidents comme tu le fais des malades qui sont de ta religion ; rends à tous indistinctement les derniers devoirs d’une manière égale, afin de concourir au maintien de la paix universelle, car il est écrit : La bonté de Dieu et sa mansuétude s’étendent sur toutes les créatures, et ailleurs Les voies de la Thorah sont des voies agréables et ses sentiers mènent à la paix[608]. Dieu habille ceux qui sont nus[609], fais comme lui ; Dieu visite les malades[610], fais comme lui ; Dicu console les affligés[611], fais comme lui ; Dieu enterre les morts[612], fais comme lui.

» Dans tes transactions, ne fais nulle différence entre un coreligionnaire et un dissident, ee dernier fût-il même idolâtre[613]. Si tu inclines la mesure ou si tu fais pencher la balance, tu transgresses un commandement formel[614] qui défend de faire ainsi sans aeception de personne, tant au point de vue de la nationalité qu’à celui de la croyance religieuse. En général, sois doux, mesuré, poli avec tout homme. Ainsi faisait le célèbre Rabbi Jehouda ben Zaccaï, qui était toujours le premier à saluer même un païen dans la rue[615]. »

Non ! le Judaïsme ne fait point de distinction entre un ami et un ennemi. Qu’on veuille encore prendre la peine de lire : « Si tu rencontres le bœuf de ton ennemi ou son âne égaré, ramène-les lui[616] Ne te propose jamais de payer en retour le mal que l’on te fait ; sois confiant en Dieu ; il sera ton protecteur et ton défenseur[617].

» Lorsque ton ennemi est devant toi pour se décharger de ce qui lui pèse trop, et que ton ami réclame, d’un autre côté, ton secours pour prendre une charge sur les épaules, commence par aider ton ennemi[618]. Si on t’afflige ne songe pas à affliger, si on t’offense ne réponds pas ; supporte tout avec calme ; c’est alors que tu seras compté au nombre de ceux dont il est dit que leur éclat ressemble à celui du soleil levant[619]. »

Telle fut la vertu de Job, et c’est pourquoi il a pu se rendre le témoignage suivant : « Non, je ne me suis jamais réjoui du malheur de mon plus cruel ennemi ; l’infortune qui s’est abattue sur lui n’a point fait tressaillir mon cœur de contentement et de satisfaction. Un semblable sentiment n’a jamais pénétré dans mon âme ; constamment j’ai défendu à ma bouche de s’exprimer mal sur le compte de mon ennemi ou de le maudire dans son existence[620]. Et le Talmud rapporte : « Un jour Mar Oukba envoya faire savoir à Rabbi Éléazar qu’il avait le moyen de livrer à la justice pour les faire châtier des ennemis qui sans cesse le poursuivaient et s’acharnaient sur lui. N’en fais rien, lui fit répondre le doux Rabbi, car souviens-toi de ce qu’a dit David : J’ai constamment mis un frein à ma bouche pour empêcher ma langue d’accuser mon adversaire[621]. Mar Oukba obéit, mais il n’en fut pas moins toujours persécuté et tourmenté par ses ennemis. De nouveau il envoya vers Rabbi Eliézer qui lui cita alors cette parole du Psalmiste : Sois calme et espère en Dieu[622][623]. »

Ces textes sont-ils assez clairs, et, en leur présence, que devient l’accusation fulminée par Jésus contre l’enseignement de la Synagogue ? Enfin pour elle, l’étranger non plus n’est pas un paria ; il serait même permis de dire qu’elle veille sur lui avec plus de sollicitude encore que sur le compatriote, par la raison toute simple qu’elle le sait timide dans un pays qui n’est pas sa patrie. Il est certes beau de voir ainsi le Judaïsme entourer de soins plus tendres celui qu’il soupçonne avoir besoin d’une protection plus spéciale. La veuve et l’orphelin obtiennent déjà de sa part une attention toute particulière. Privés de leur protecteur naturel, ils se voient couverts de son égide de bien plus près que le reste des citoyens. « Dieu est le père des veuves et des orphelins[624]. C’est lui qui se charge de soutenir leurs droits contre d’injustes oppresseurs, et qui aussi punit ces derniers en leur faisant sentir les effets de sa colère, rendant leurs propres femmes veuves et leurs enfants orphelins[625]. »

Et c’est précisément cette protection toujours attentive et éveillée qui est accordée à l’étranger. Continuez à lire pour être complètement édifié : « Tu n’opprimeras pas l’étranger et tu ne le violenteras pas ; souviens-toi que tu fus un jour toi-même étranger sur la terre d’Égypte ; si tu opprimais l’étranger, il crierait vers moi et j’écouterais ses plaintes et ses gémissements…[626] » Il te sera comme un vrai compatriote, tu l’aimeras comme tu t’aimes toi-même ; je l’ordonne ainsi, moi, l’Éternel[627]. » « Il sera ton égal devant la loi et


(1) Psaumes, chap. XXXVII, v. 7. (2) Talmud, traité Guittin, p. 7. (3) Psaumes, chap. LXVIII, v. 6. (4) Exode, chap. XXII, v. 21, 22 et 23 et Deutéronome, chap. X, v. 19. — (5) Ibid., ibid. — (6) Lévitique, chap. XIX, v. 34. devant le droit[628]. » « Enfants d’Israël, sachez qu’il n’y a qu’une législation pour vous et pour l’étranger qui demeure avec vous ; c’est une législation perpétuelle, invariable, venue de Dieu pour toutes vos générations, sans différence entre vous et l’étranger ; qu’il n’y ait pour lui et pour vous qu’un droit[629], car l’Éternel votre Dieu est le Dieu des dieux, le dominateur des dominateurs, le Dieu grand, fort et redoutable, qui ne fait acception d’aucun visage, qui ne se laisse point corrompre. Marchez donc dans les voies de ce Dieu, soutenez l’étranger, soyez son appui et son conseil. Quand vous moissonnerez vos blés et que vous vendangerez vos vignes, ne grappillez pas dans les unes et ne coupez pas totalement les autres ; laissez les coins de vos champs, ou les gerbes oubliées ou les raisins tombés, laissez-les au pauvre et à l’étranger[630]. » « Ne le trompez pas, ne lui déniez rien, ne l’abusez pas par le mensonge ; si vous violez son droit, vous êtes plus coupable que si vous violez le droit d’un israélite. Vis-à-vis de ce dernier, explique le Talmud, tu ne commets qu’un péché, tandis que tu en commets deux à l’égard du premier[631]. De plus, si, pareil à un de tes compatriotes, il vient à s’appauvrir, vole promptement à son secours ; offre-lui, à lui aussi, les moyens de se relever. Prête-lui de ton argent sans intérêt, et ne tire aucun profit des vivres qu’il t’emprunte en avance[632]. Mais si, au lieu de cultiver la terre à tes côtés, il parcourt ton pays pour l’exploiter et qu’il vienne te demander à emprunter de l’argent pour étendre le cercle de ses spéculations commerciales, tu peux accepter de lui l’intérêt qu’il t’offre, les besoins de l’agriculture n’étant plus ici en jeu ; dans ce cas, rien ne t’empêche de recevoir le prix de ton argent prêté[633]. » « Cependant, quelles que soient tes relations avec lui, que la franchise et la probité y président ; étends sur lui les mêmes sentiments d’amour que tu accordes à ton compatriote. Il a les mêmes titres à ton affection ainsi qu’à ta protection ; c’est là un commandement positif de ta religion[634] ; elle te cite partout en exemple Dieu qui a dit : J’aime l’étranger ; et qui a voulu que le précieux bénéfice des villes de refuge ne fût pas plus refusé à l’étranger qu’à l’israélite[635]. »

Après toutes ces citations, dont on ne voudra certes pas contester l’immense portée, il nous est bien permis de demander qui des deux, du Judaïsme ou du Christianisme a, le premier, déclaré, suivant la parole de Guizot : « Que l’étranger est un homme et qu’il possède les droits inhérents à la qualité d’homme aussi bien que le compatriote ? » Non que nous aspirions à diminuer, en quoi que ce soit, la gloire de la religion chrétienne, envers laquelle nous tenons à être plus juste que Guizot ne l’a été envers la religion juive. Mais nous ne voulons pas que l’on feigne d’ignorer que le Christianisme a puisé tout l’esprit de charité, dont il est plein, dans la doctrine juive, dont il a sucé le lait dans son berceau. A la faveur de circonstances spéciales, plus d’une fois déjà indiquées dans ce livre, les destinées de la fille, dans ses rapides progrès, ont été plus brillantes que celles de la mère. Mais la mère n’a-t-elle pas toujours le droit de prendre sa part dans le succès qui a été le lot de la fille ? Et telle justement se pose la religion israélite vis-à-vis de la religion chrétienne ; elle applaudit des deux mains à ce qu’elle lui voit faire de bon ; elle reconnaît en cela son enfant, fruit de son sein ; toujours elle lui a conservé son cœur de mère, tout en gémissant parfois profondément de ses écarts ; elle sait qu’il est parti un apôtre au-devant d’elle pour tâcher de lui gagner le genre humain, ou plutôt de le gagner à la cause même de l’Humanité. Depuis, elle le suit du regard, protestant contre ses égarements quand il en a, s’affligeant de ses infidélités lorsqu’il lui en donne le douloureux spectacle, et se félicitant avec lui de tous les nobles triomphes qui lui arrivent, à condition toutefois qu’il sache en rapporter le principe et l’origine à leur source maternelle.

C’est sous cette condition encore que nous sommes prêts aujourd’hui à reconnaître que le Christianisme a fait énormément pour l’expansion de l’esprit de charité dans le monde. Pourvu qu’on ne ravisse pas à la législation mosaïque l’honneur d’avoir, la première, songé à prescrire le devoir, la charité en opposition avec l’égoïsme païen, et qu’on laisse à la Synagogue le mérite d’en avoir favorisé le développement le plus large, cela nous suffit. La vérité avant tout. Or, c’est la vraie vérité que le Judaïsme a, le premier d’entre tous les systèmes religieux, parlé de charité, et c’est encore la vraie vérité qu’il a cherché à en appliquer les fécondes inspirations, alors que, dans l’univers entier, on ne savait pas ce qu’était l’amour du prochain.

§ III
DEVOIRS ENVERS L’HUMANITÉ

Cet amour du prochain dont nous venons de voir le Judaïsme si prodigue envers tout ce qui vit et séjourne dans une même patrie, étranger ou indigène, dissident ou croyant, riche ou pauvre, faible ou puissant, comment la doctrine israélite va-t-- elle le comprendre, quand il s’agira de l’étendre à tous les membres de l’Humanité en général ?

Ici encore, nous rencontrons Jésus cherchant à rapetisser la morale juive pour en élever d’autant plus la sienne propre. Car, le fondateur de la religion chrétienne a sciemment voulu se mettre en opposition sous ce rapport avec l’enseignement de la Synagogue, dont heureusement les éléments sont parvenus jusqu’à nous pour nous permettre d’élever prétention contre prétention. Mahomet a été plus modeste. Il s’est borné à reproduire à peu près le Décalogue. Jésus, au contraire, a voulu parfaire, comme si cela eût été possible ! sa formule si favorite : Mais moi je vous dis » trahit même la prétention d’innover et, effectivement, Jésus introduit une nouveauté dans son enseignement en détournant, comme nous allons le faire voir, de son sens biblique, cette expression : « Prochain », dès qu’il a fallu l’étendre non plus seulement au compatriote, au croyant ou au dissident, mais à l’homme en sa qualité de membre de la grande famille humaine.

Au préalable, qu’on nous permette une remarque. Il serait fort étrange que le Judaïsme ne possédât pas les maximes et les préceptes les plus charitables sur le devoir envers l’humanité en général, alors que nous le voyons aller jusqu’à formuler des prescriptions pleines de bienveillance et de pitié pour les animaux. La loi Grammont a fait époque en son temps. On n’a su, quand elle a paru, assez louer ce sentiment de condescendance qui va jusqu’à demander une répression légale des mauvais traitements infligés à des bêtes de somme. Combien plus admirable doit donc paraître une législation qui a aujourd’hui plus de trois mille ans de date, et qui punissait d’une peine afflictive[636] la simple action de museler le bœuf pendant qu’il foulait le blé dans l’aire[637], ou d’atteler à un même joug l’âne et le bœuf qui ont le pas inégal[638] ? Ce n’est pas ici de traitements cruels qu’il s’agit. Comment eussent-ils seulement pu être exercés en présence de recommandations aussi sérieuses que les suivantes faites par la Synagogue : « De ne jamais se disposer à prendre un repas avant d’avoir donné à manger au bétail[639], et de courir au-devant d’un animal qui menace de succomber sous sa charge, pour l’aider à l’en débarrasser au plus vite[640]. » Agir ainsi, c’était une des vertus qui distinguait les hommes réputés les plus pieux en Israël, car, ajoute le Talmud, « voir souffrir un animal et y demeurer insensible, est un péché défendu par la Thorah[641] » ; « l’exposer à un danger inutile ou à une souffrance physique que rien ne rend nécessaire, en est un autre[642]. »

Cela dit, voyons comment la doctrine israélite comprend et l’amour et le devoir envers l’Humanité. Et d’abord, quand sont proclamés, dans le Décalogue, les grands principes de la morale universelle ; quand ces lois négatives « tu ne tueras pas, tu ne » voleras pas, tu ne rendras pas de faux témoignage, tu ne » convoiteras pas… » sont formulés, marque-t-on à Israël les personnes ou les peuples envers lesquels il aura à les observer. Ce sont là toutes de grandes lois qui ne sont ni appropriées à un pays spécial, ni mesurées à un peuple particulier ; ce sont les lois par lesquelles l’Humanité se régit et se conserve ; elles sont les conditions de son existence, de sa durée, nous ne voulons même pas encore dire de sa prospérité sur la terre. Sans la défense de l’homicide, du vol, du faux témoignage, de la mauvaise convoitise, défense s’étendant à toutes les nations, à toutes les sociétés, à tous les hommes sur quelque partie du globe qu’ils se trouvent répandus, est-ce que le genre Humain pourrait seulement subsister le temps nécessaire pour réfléchir à ce qui serait le meilleur moyen d’atteindre la félicité dans ce monde ? Le Pentateuque a si bien compris cela que lorsqu’il parle de ces lois générales, il se hâte de déclarer qu’elles ne regardent pas Israël seul, Israël confiné dans la Palestine, mais tous les hommes. Au lieu de dire alors : Tu observeras cette loi parce qu’elle est ton principe d’existence, l’instrument de ta tranquillité, de ta prospérité, de ton bonheur dans le pays que tu habites, le moyen de ta conservation à travers les siècles et toutes les vicissitudes d’ici-bas, il dit simplement en généra- lisant : « Vous observerez mes préceptes et mes commandements dont la pratique fait la vie de l’homme. C’est moi l’Éternel qui le dit[643]. » On a bien lu : La vie de l’homme et non la vie d’Israël seul, le bonheur de l’Humanité et non le bonheur de la maison de Jacob en particulier, et, comme Israël n’a été appelé au bénéfice de la révélation sinaïque que pour aider à faire de cette révélation la coupe de salut de l’Humanité entière, c’est à tous les hommes sans distinction qu’il doit la présenter, en commençant par pratiquer lui-même, envers eux, tous les préceptes bibliques. Écoutez, sur ce fécond verset du Lévitique, les commentaires des Rabbins. Ils sont unanimes à l’interpréter dans le sens large que nous venons d’indiquer. Leurs paroles méritent d’être citées textuellement et intégralement : « Rabbi Méir dit : D’où ressort-il que même un païen qui s’occupe de la Thorah doit être considéré à l’égal d’un Grand-Prêtre ? C’est qu’il est écrit : Vous observerez mes préceptes et mes commandements dont la pratique fait la conservation de l’homme. Il n’est pas écrit : dont la pratique fait la conservation du prêtre, du lévite, de l’israélite, mais simplement de l’homme ; cela prouve précisément que tout homme qui s’occupe de la Thorah doit être comme un Grand-Prêtre à tes yeux[644]. »

Et une fois sur cette voie, les Rabbins continuent : « Il est écrit ailleurs : C’est là, Seigneur, Dieu, la Thorah de l’homme[645]. Pourquoi n’est-il pas dit la Thorah du prêtre, du lévite, de l’israélite ? C’est que le bénéfice des principes du Pentateuque doit s’étendre à tout homme, n’importe sa terre natale, sa foi religieuse. » Et les Rabbins ajoutent avec une vivacité libérale qui mérite vraiment d’être soulignée : « N’est-il pas aussi écrit : Portes, ouvrez-vous et laissez passer la nation juste qui garde la foi[646] ! » Ce n’est pas non plus de prêtres, de lévites et d’israélites qu’il est question ici. Isaïe, le grand prophète, celui qu’on peut appeler le prophète des nations, tient la porte de la gloire ouverte à tous les peuples, n’importe la frontière qui les enferme, n’importe le fleuve qui limite leur territoire. »

Et David, terminent les Rabbins, David a-t-il été moins large, moins libéral que ne l’est Isaïe ? que dit-il ? « Voici la porte du Seigneur ; que les justes entrent[647] ! » Vous remarquez ! les justes ! tous les justes sans différence de culte, de rang ni de nationalité. Il dit encore : « Que les justes célèbrent l’Éternel[648] ! Non pas seulement les justes d’entre les prêtres, les lévites et les israélites, mais tous les hommes justes quels qu’ils puissent être, de même que c’est à tous les hommes droits, comme David s’exprime encore[649], que reviennent les louanges bien méritées[650]. »

Ces citations ne prouvent-elles pas avec la dernière évidence, que l’Humanité est l’échelon le plus élevé où le Judaïsme veut mener ses fidèles dans l’accomplissement du devoir envers le prochain, après le leur avoir fait déjà accomplir dans le cercle plus étroit de la patrie et de la famille ? Frères consanguins, citoyens d’un même État, ou simplement hommes, en qualité de membres de la grande famille humaine, la doctrine israélite connaît et admet parfaitement ces trois dénominations, mais elle se garde bien d’y rattacher trois sortes de devoirs différents les uns des autres et se primant réciproquement. S’il existe des obligations qui peuvent être plus étroites suivant qu’il s’agit de la famille, de la patrie ou de l’humanité, il n’en est pourtant pas qui ne possède le caractère sacré inhérent à tout devoir. Donc, quand le Judaïsme dit : « Honore ton père et ta mère ; contribue à la paix, au bonheur de la patrie », il ne réclame pas pour ces deux devoirs une obéissance plus catégorique que pour ceux qu’il formule en faveur de tous les hommes en général. Toute la seconde partie du Décalogue a trait évidemment à cette dernière classe de devoirs, et nous ne sachions pas que jamais les quatre commandements qui terminent le Décalogue, aient été présentés par quelqu’un comme n’impliquant pas la même obligation que le commandement envers les parents qui le précède immédiatement. Jésus même, que nous avons vu tant travaillé du désir de prêcher une morale supérieure à celle de la Synagogue, s’incline devant le caractère d’universalité et d’obligation absolue qui s’attache à ces quatre derniers des dix Commandements. Il essaie bien, et encore une fois fort injustement selon nous, de les rapetisser par cette formule quelque peu dédaigneuse : « Vous avez entendu qu’il a été dit aux anciens…… »

Mais, en définitive, que vient Jésus annoncer de plus ? Écoutons-le « Il a été dit aux anciens : Tu ne tueras pas et celui qui tuera sera punissable par les juges. Mais moi je vous dis que quiconque se met en colère contre son frère, sans cause, sera puni par le jugement, et celui qui dira à son frère Raca sera puni par le conseil, et celui qui lui dira fou sera puni par la géhenne du feu[651]. »

Franchement en quoi ces paroles surpassent-elles l’antique défense de l’homicide ? Elles n’ajoutent absolument rien au caractère d’universalité que nous venons de lui reconnaître ; elles cherchent tout simplement à en étendre la portée ; elles veulent dire ceci, qu’il n’est pas seulement défendu d’attenter à la vie du prochain, mais encore de se mettre en colère contre lui, de le déconsidérer en l’appelant fou, ou Raca, cerveau vide. Encore si Jésus avait omis les deux mots : sans cause, nous n’aurions rien à dire contre cette extension donnée au sixième des dix Commandements ; nous la louerions même, cette extension, comme reproduisant exactement celle donnée par le Judaïsme au même commandement bien longtemps avant la venue du docteur de Nazareth. Mais excuser la colère pour cause, ou, du moins, ne pas la condamner, ne pas la réprouver catégoriquement, cela ne légitimait pas l’assurance prétentieuse avec laquelle on s’est écrié : « Mais moi je vous dis. » Cela la justifiait si peu, que même l’extension tout à l’heure louée par nous, n’innove en rien sur celle déjà donnée par les écrits post-mosaïques. Jugez-en plutôt ! « Celui qui se met en colère, en portera le châtiment[652]. » « L’homme colère est très coupable[653]. » « Fuyez la société de l’homme colère[654], » il est l’instigateur de toutes les querelles[655] ; à quoi les Rabbins ajoutent que c’est être idolâtre que de céder à la passion de la colère ; on sacrifie ainsi, à un Dieu étranger[656] » ; « Dieu n’est l’ami que de l’homme calme et pacifique[657] ; enfin, » disent-ils, le monde ne subsiste que par ceux qui savent » maîtriser leur ressentiment[658]. » Ces maximnes ne valent- elles pas mieux que la parole imprudente de Jésus excusant par avance l’emportement pour cause, puisqu’elle ne condamne que la colère sans cause ? Et quand Jésus ajoute : « Celui qui dira à son frère Raca sera puni par le conseil, et celui qui lui dira fou sera puni par la géhenne du feu. » Qu’enseigne-t-il de plus que Rabbi Eliézer professant : « Celui qui fait rougir son frère en public n’a point part à la vie future ; que Rabbi Jochanan proclamant qu’il vaut mieux se jeter dans une fournaise ardente plutôt que d’offenser quelqu’un en public[659]. »

Jésus continue : « Si donc tu apportes ton offrande à l’autel et que là tu te souviennes que ton frère a quelque chose contre toi, laisse ton offrande et va-t-en premièrement te réconcilier avec ton frère et, après cela, viens et offre ton offrande[660]. »

Nous sommes fâchés de le dire, mais ce sont là, de nouveau, les propres enseignements de la Synagogue : Sois en tout temps facile au pardon des offenses[661] ; si tu te montres accessible à la réconciliation, Dieu te pardonnera tous tes péchés, car il est conciliant avec celui qui l’est avec autrui[662]. » Et cette parole bien connue : « Sans doute, le grand jour du pardon est destiné à faire remise de toutes leurs fautes à ceux qui s’humilient devant Dieu ; seulement, que sert-il de venir lui témoigner du repentir si l’on conserve au cœur le moindre ressentiment contre le prochain. Si donc tu as offensé ce dernier, va d’abord te remettre avec lui et ensuite tu feras ta prière à Dieu pour qu’il te pardonne ta propre faute. » Est-ce Jésus qui parle ainsi ? Non, c’est une antique Mischnah[663] que dans toutes les Académies de la Palestine on savait par cœur à son époque. Mahomet aussi recommande le pardon des offenses. Il dit : « Celui qui pardonne et se réconcilie avec son adversaire, Dieu lui devra une récompense[664]. »

Mais au moins il ne prétend par là rien ajouter de nouveau à ce que le Judaïsme avait enseigné. Et c’est tout ce que nous demandons aux fondateurs des deux nouvelles religions de reconnaître, pour leur reconnaître, à notre tour, le mérite d’avoir su prêcher une bonne et saine morale chaque fois qu’ils se sont inspirés des leçons et des exemples de leur commune mère.

Ils enseignent encore tous deux que c’est un devoir d’humanité de rendre le bien pour le mal. Nous avons montré plus haut ce que la doctrine juive pense à cet égard en traitant de l’ami et de l’ennemi, du compatriote et de l’étranger, du coreligionnaire et du dissident[665]. Mahomet se borne de nouveau à parler de ce beau devoir d’humanité sans revendiquer pour son enseignement ni primauté ni supériorité[666]. Jésus, au contraire, répète encore ici sa phrase favorite… Mais moi je vous dis « Faites du bien à ceux qui vous haïssent[667] » Il nous faut donc aussi redire ici de nouveau : « Et le Judaisme a-t-il jamais recommandé autre chose ? » Voyons encore ce que ces tout premiers écrivains après Moïse ont dit sous ce rapport : « O non Dieu ! s’écrie David, me suis-je jamais vengé de ceux qui me persécutaient ? Ce sont eux qui m’ont rendu le mal pour le bien, et pourtant, quand ils étaient malades je mettais le cilice, je jeûnais et je faisais à leur intention les plus sincères prières[668]. » « Ne dis pas, s’écrie Salomon, je lui ferai comme il m’a fait ; garde-toi de rendre le mal pour le mal. Dieu ne laisse pas impuni celui qui se réjouit de l’infortune de son ennemi, car, sache-le, si tu éprouvais une semblable joie, si ton cœur ressentait du plaisir de la plus légère faute de ton adversaire, cela déplairait encore aux yeux de l’Éternel[669]. »

Écoutons maintenant les Rabbins quand ils se mettent à commenter les paroles de Moïse relatives aux devoirs envers l’ennemi, et que nous avons déjà eu l’occasion de citer. Il est écrit : « Si tu vois l’âne de ton ennemi tomber sous sa charge, garde-toi bien de te détourner de lui[670]. » D’un autre côté, on lit ceci dans le Pentateuque : Ne demeure pas indifférent devant le bœuf ou l’âne de ton frère qui succombe sur la route. Aide ton frère à le relever[671] » « Ces deux commandements sont placés à dessein l’un avant l’autre, pour enseigner que l’accomplissement d’un devoir envers un ennemi passe avant celui qui regarde un ami, et encore pour apprendre à vaincre le ressentiment[672]. » Quoi de plus délicat que cette interprétation !

Et celle-ci l’est-elle moins ? Il est dit : « Tu ne te vengeras pas et tu ne porteras pas rancune[673]. Qu’est-ce que se venger, et qu’est-ce que porter rancune ? Exemple : quelqu’un veut emprunter la faux de son prochain. Celui-ci lui répond : Je te la prêterai demain. Un autre jour le prêteur devient à son tour emprunteur ; garde-toi de lui répondre par représaille : je ne te prêterai non plus que demain la hache que tu me demandes, car, cela s’appelle se venger. Et qu’est-ce que porter rancune ? C’est répondre pour les mêmes cas dans les termes suivants : Je veux bien te prêter ma hache, bien que tu n’aies pas voulu me prêter immédiatement ta faux ; le Pentateuque défend ces deux manières d’agir[674]. »

Encore une fois quelle délicatesse d’interprétation ! Peut-on après cela être surpris, quand on entend les Rabbins ajouter : « Oui, celui qui peut faire une prière pour son ennemi et qui ne la fait pas, est coupable devant Dieu. Dieu n’est-il pas bon pour chacun sur la terre ; n’est-il pas miséricordieux pour toutes ses créatures[675] ? » Que Salomon avait donc raison de dire : « Donne à manger à ton ennemi s’il a faim et offre-lui à boire s’il a soif[676] ; car le Seigneur, ajoute le Talmud, fait ainsi tous les jours, suivant cette parole de Rabbi Méir « Qui est comme toi, Seigneur, pardonnant le péché et faisant remise de la faute[677]. Imitons Dieu ; il rend le bien pour le mal, rendons aussi partout et toujours le bien pour le mal[678]. »

Voulez-vous encore savoir ce qu’a produit cette généreuse et noble morale prêchée par la Bible comme par les Écoles juives ? Lisez ce que l’apôtre Paul, disciple de Rabbi Gamaliel, a écrit aux Romains : « Bénissez ceux qui vous persécutent, bénissez-les et ne les maudissez pas ; ne rendez à personne le mal pour le bien ; ne vous vengez point. Si donc ton ennemi a faim, donne-lui à manger, et s’il a soif, donne-lui à boire[679]. » Est-ce de Jésus que Paul a appris à s’exprimer ainsi, de Jésus qu’il n’a ni vu ni entendu parler ? Non certes, mais c’est la Bible qu’il copie, ce sont ses expressions mêmes qu’il transcrit, c’est la pure et belle morale de l’école de Gamaliel dont il se fait l’organe. Il fut longtemps juif et encore juif trop zélé, avant ce qu’il raconte lui être arrivé sur le chemin de Damas. Ce n’est pas la vision qu’il prétend avoir eue sur ce chemin fameux, qui lui a inoculé une morale nouvelle. Il n’a fait, après sa conversion, que traduire dans un langage nerveux et énergique les sentiments qu’il avait puisés, auprès d’un maître instruit et bon, comme l’ont été tous les enfants de la douce maison de Hillel.

Jésus, il faut même le dire, est resté au-dessous de Paul pour ce qui regarde l’extension à donner au mot prochain. Qu’on en juge par le passage bien connu de l’Évangile selon Luc[680], où l’on met en scène un docteur de la Loi discutant avec Jésus sur la signification de ce mot. Jésus, y raconte-t-on, après avoir entendu sortir de la bouche du docteur juif les deux célèbres principes bibliques : « Aime Dieu de tout ton cœur et ton prochain comme toi-même, » lui représente un homme qui descend de Jérusalem à Jéricho, apparemment un Hébreu, un Jérusalémite, lequel ayant été dépouillé et blessé de plusieurs coups par des brigands, fut laissé par eux à demi-mort sur la route. Devant ce malheureux, à ce que raconte Jésus, passèrent successivement un sacrificateur et un lévite sans prêter aucune attention à son état de souffrance. C’étaient des frères cependant et plus que des frères, un sacrificateur et un lévite, des hommes approchant les saints autels, des serviteurs du Dieu miséricordieux qui demeuraient ainsi inhumainement insensibles à la plus douloureuse des situations. Oh ! les cruels, dirions-nous si réellement ils avaient jamais existé ! Mais passons. Admettons l’existence de ce sacrificateur et de ce lévite qui sûrement n’ont jamais eu de réalité que dans l’imagination de Jésus ou de Luc l’évangéliste. Sans doute, ce sera maintenant au tour d’un simple hébreu à passer devant l’homme dépouillé et meurtri de coups. Il n’en est rien. Peut-être un simple et modeste croyant comprendra-t-il mieux son devoir d’humanité qu’un prêtre prévaricateur et un lévite si peu charitable ? Mais non, il ne sera plus question d’un Hébreu, d’un coreligionnaire. Ce sera un samaritain qui verra le malheureux exposé sur la route, qui sera touché de compassion, s’approchera de lui, sondera ses plaies pour y verser de l’huile et du vin, le mettra sur sa monture, le mènera à une hôtellerie, prendra soin de lui, et le lendemain, en partant, donnera encore à l’hôtelier deux deniers d’argent en promettant de se charger de toutes les dépenses ultérieures. Et Jésus de s’écrier : Lequel de ces trois te semble avoir été le prochain de celui qui était tombé entre les mains des voleurs ? La réponse ne se fait pas attendre. Le docteur dit C’est celui qui a exercé la miséricorde envers lui. Et les autres donc, demanderons-nous, ceux qui n’ont pas exercé la miséricorde. le sacrificateur et le lévite imaginaires, ils ne seront plus notre prochain ! Nous pourrions donc, si nous les rencontrions jamais dépouillés et blessés, les laisser gémir, se lamenter et passer sans faire attention, sans nous émouvoir de leurs souffrances ; parce qu’ils n’ont pas été miséricordieux, nous aurions le droit de pas l’être vis-à-vis d’eux ; parce qu’ils n’ont pas prêté assistance, nous pourrions ne pas les assister ! C’est pourtant là la conséquence qui se trouve au bout du récit de Luc, et que nous sommes loin de la morale juive recommandant si expressément de ne pas rendre le mal pour le mal, et de considérer comme étant notre prochain même celui qui aurait été notre ennemi et non plus seulement un homme indifférent à nos douleurs et à notre situation malheureuse ! Le fait que Jésus ou Luc imagine si complaisamment aurait pu arriver à un hébreu devant lequel un païen, dur par nature comme par fanatisme religieux, aurait pu passer impassible, froid et dédaigneux. Et alors, suivant la morale évangélique, ce païen n’eût plus été le prochain de l’hébreu qui n’eût plus eu aucun devoir d’humanité à remplir envers lui ! Et cependant Abraham prie pour les habitants de Sodome, parmi lesquels assurément se sont trouvés des hommes pour le moins aussi durs que le furent le sacrificateur et le lévite supposés ! Et cependant Salomon trouve des accents inimitables lors de la dédicace du Temple de Jérusalem quand, à genoux devant l’Éternel, il lui demande de ne jamais se détourner de la prière du Nochri, du païen : « Dieu ! exauce-le du ciel, du haut de ton trône ; fais selon sa demande ! » Et cependant Isaïe appelle ce même Temple le lieu de prière de tous les peuples de la terre, de ces peuples dont Jérémie, tout idolâtres qu’ils étaient, a aimé de s’intituler le prophète, et vers lesquels, dans leur paganisme bien épais et bien coupable, Jonas néanmoins se dirige, sur l’ordre de Dieu, pour les appeler au repentir, à la pénitence, et les sauver d’une mort assurée, s’ils ne reviennent pas vers l’Éternel !

C’est que dans le Judaïsme, le pécheur n’est jamais un réprouvé. Hâtons-nous de constater qu’à ce dernier point de vue, la doctrine chrétienne est en parfait accord avec la doctrine juive. Ici, point de prétention de supériorité sur l’enseignement de la Synagogue. Ce sont, dans le Judaïsme et dans le Christianisme, les mêmes mots et presque les mêmes figures qu’on emploie. Quant à Mahomet, qui défend formellement de prier pour les infidèles[681], il ne saurait entrer ici en ligne de comparaison avec Moïse et Jésus. Le sentiment de la solidarité, de la responsabilité morale qui doit tenir unis entre eux tous les hommes, n’importe leur plus ou moins de fidélité à la vérité religieuse, ce sentiment a complètement échappé à Mahomet. Jésus, élevé à meilleure école, l’a compris et en a fait une large application, quand il a dit : « Ce ne sont pas ceux qui sont en santé qui ont besoin de médecin, mais ceux qui se portent mal. Je suis venu pour appeler à la repentance non les justes, mais les pécheurs[682]. » Mais Jésus a eu raison de ne pas revendiquer à cet égard la moindre primauté d’enseignement, ses paroles n’étant que l’amplification de ce précepte biblique : « Réprimande ton prochain et ne cesse de le réprimander, de peur qu’une négligence sur ce point ne te soit imputée à péché[683]. » Il est vrai, ajoutent les docteurs juifs, « que réprimander est quelquefois chose pénible. On est toujours prêt à vous dire : Mais avant de me parler de ce fétu de paille qui est dans mon œil, ôte la poutre qui est dans le tien[684]. » « N’importe, ne te lasse pas de reprendre ton prochain, car il est écrit deux fois de suite : Réprimande-le, réprimande-le. Une preuve que c’est là un strict et impérieux devoir[685]. »

Qui n’a reconnu dans ces dernières citations la propre source des célèbres paroles de Jésus tant vantées[686], et qui ne sont, comme on le voit, que la reproduction des maximes et des comparaisons de tout temps professées et employées dans les Écoles juives ?

Si, avec cela, Jésus avait aussi prêché franchement qu’il fallait prier pour le pécheur, il aurait épuisé tout le bel enseignement de la Synagogue. Mais que penser de paroles comme celle-ci : « Je ne prie pas pour le monde, mais je prie pour ceux que tu m’as donnés[687] ! » Loin de nous cependant de croire qu’une semblable prière ne soit jamais venue sur les lèvres du docteur de Nazareth ! Il était trop pénétré de l’esprit biblique, au point de vue surtout de la charité envers le prochain quel qu’il fût, pour ne pas avoir ressenti en faveur du pécheur ce sentiment de sympathie qui déjà avait inspiré au roi David ce vœu ardent : « Qu’il te plaise, ô Seigneur, de faire revenir vers toi les pécheurs[688]. » La phrase si pleine de mansuétude que Luc met dans la bouche de son maître : « Mon père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font[689] », prouve à tout le moins que, dans la primitive Église, le précepte juif qu’il faut avoir de l’amour pour le pécheur, n’était pas encore oublié. Tout le dogme chrétien de la Rédemption a même sa base dans ce principe d’amour. Si la doctrine juive a constamment repoussé ce dogme comme attentatoire à la dignité et à la grandeur native de l’homme, elle n’en a pas moins conservé pour le pécheur une tendresse qui l’a sans cesse rapprochée de lui, autant qu’un sentiment de mansuétude bien compris doit rapprocher du prochain. Ce ne fut jamais ce sentiment qui fit défaut au peuple d’Israël. Ce dont ses guides et ses docteurs ont pu toujours le louer avec vérité, c’est d’avoir été constamment un « peuple plein de mansuétude, de modestie et de charité[690]. » Et pour qui la commisération doit-elle le plus s’émouvoir, si ce n’est pour le pauvre pécheur que l’erreur ou la passion égare ? Combien le Talmud a donc eu raison de s’étendre, avec une complaisance marquée, sur le mérite de deux femmes juives qui avaient eu la pieuse habitude de prier pour les pécheurs ! L’une de ces femmes était l’épouse de Rabbi Méir. « Dans le voisinage de ce docteur habitaient quelques vauriens qui le scandalisaient fort par leurs impiétés, à tel point que dans un accès de colère contre eux il demanda à Dieu de les faire mourir. Berouria, sa femme, entendant cela, lui dit : « N’est-il pas écrit au livre des Psaumes, que les péchés disparaissent et les pécheurs n’existeront plus ? Tu as bien lu : Les péchés et non les pécheurs ! Prie donc pour que ces derniers s’améliorent, cela vaut mieux que de demander à Dieu de les frapper. Et c’est ce que fit Rabbi Méir avec succès[691]. »

L’autre femme vantée par le Talmud est l’épouse d’Abba Hilkia, lui-même petit-fils du célèbre Honi, dont les prières, en vue d’obtenir la pluie du ciel, étaient tant réputées pour leur constante efficacité. « Un jour pourtant il arriva que la prière de ce fameux Honi demeura sans résultat, tandis que celle de la femme de son petit-fils fut exaucée. Et les Rabbins de rechercher naturellement le motif d’une faveur si exceptionnelle et si spéciale. C’est, disent les uns, parce que l’épouse d’Abba Hilkia fait l’aumône en nature, ce qui vaut mieux que de la faire en argent, par la raison que le pauvre reçoit ainsi de quoi se nourrir sans prendre la peine de l’acheter. Non, répliquent les autres, c’est parce qu’elle a l’habitude de prier en faveur des pécheurs pour qu’ils reviennent au bien et à leur devoir[692]. »

Aimer les hommes, quelque bas que soit le degré ou d’impiété ou d’immoralité où ils sont tombés, le Judaïsme a su prêcher une morale semblable. Nous ne voulons nullement dire que le Christianisme n’ait pas su le faire lui aussi. Jésus a été un enfant de la Bible, et, en conséquence, il ne pouvait nourrir d’autres principes que ceux qui étaient enseignés, sous l’inspiration de la Bible, dans les écoles de la Palestine. Quand nous l’entendons avec le sentiment vraiment juif s’écrier : « Venez à moi, vous qui êtes fatigués et accablés sous le » fardeau, et je vous reposerai[693]. » N’est-ce pas comme un écho que nous entendons de ces nobles paroles d’Isaïe : « Ah ! vous qui avez soif, venez vers l’eau, alors même que vous êtes pauvre et sans argent ; allez, achetez du blé et rassasiez-vous ; achetez des vivres sans argent, et pour rien, vous seront encore prodigués le vin et le lait[694] ! » Pourquoi le Pontife Aaron a-t-il été loué ? Pour son grand amour des hommes et de l’Humanité[695]. Et ce titre de prêtre qu’Aaron avait vis-à-vis de ses frères en religion, le peuple juif l’avait reçu de Dieu vis-à-vis de tous les hommes, ses frères en l’Humanité, comme pour bien lui marquer sa mission de douceur, de mansuétude et de charité sur la terre entière. Israël n’est-il pas appelé formellement un peuple saint, une nation de prêtres[696] », c’est-à-dire, ayant, par la parole et par l’exemple, à prêcher l’union des hommes entre eux pour l’heureuse conservation et la prospérité des peuples, tels qu’ils se sont constitués par leur libre volonté, sous l’œil du Dieu-Providence ? Mais alors, nous dira-t-on, pourquoi Israël a-t-il poursuivi et accompli l’extermination de peuplades entières qui habitaient cette même Palestine où il a voulu s’implanter, et où on lui a présenté une loi de charité si peu en rapport avec de semblables antécédents ?

Sans doute, ces exterminations de peuples que le Pentateuque a tolérées, même ordonnées en certains cas, et encore cette latitude qu’il a accordée de réduire en esclavage les prisonniers de guerre, vont à l’encontre du principe d’humanité que nous venons de tant relever, pour en faire gloire au Judaïsme où nous l’avons trouvé inscrit à si larges traits. Seulement, faut-il plus qu’un peu de bonne foi pour comprendre que c’étaient là des mesures ou exceptionnelles ou de rigueur, commandées, tantôt par ce que l’on est convenu d’appeler la raison d’État, tantôt par la loi de réciprocité, loi qui, à la vérité, est toujours injustifiable, mais que l’on ne peut quelquefois pas se refuser d’appliquer ? Les Hébreux faits captifs sur le champ de bataille se voyant condamnés par le vainqueur à l’esclavage, quoi d’extraordinaire qu’ils y aient assujettis à leur tour ceux qui, en temps de guerre, tombaient vivants entre leurs mains ! Quant aux sept peuplades aborigènes de la Palestine, elles étaient tout ensemble profondément corrompues et dangereusement corruptrices. « Il y avait à craindre qu’Israël, les laissant vivre à côté de lui, ne fit auprès d’elles l’apprentissage des honteuses abominations qui avaient comblé, aux yeux de l’Éternel, la mesure de leurs crimes, et Dieu ordonna qu’on les exterminât[697]. »

Veut-on d’ailleurs une preuve que ce n’étaient point la cruauté et la barbarie qui présidaient chez les premiers Hébreux aux guerres internationales ? Qu’on lise au même chapitre du Deutéronome les paroles suivantes : « Lorsque tu t’avanceras vers une ville pour y porter la guerre, invite-la d’abord à conclure la paix. Si elle y consent et qu’elle t’ouvre ses portes, tu pourras rendre tributaires tous ceux qui y demeurent, mais si elle s’y refuse, tu mettras le siège autour d’elle… Toutefois, alors encore, garde-toi de dévaster ses environs par la destruction de tous les arbres. Ne touche surtout pas aux arbres fruitiers, car ce sont les hommes qui soutiennent le siège contre toi et non les arbres ; tu ne pourras donc abattre d’entre ces derniers que ceux qui ne portent point de fruits et desquels tu auras besoin pour t’en servir comme matériel de siège, à l’effet de prendre la ville qui s’est mise en guerre avec toi[698]. »

Point de dévastation inutile d’une part, point d’acharnement cruel de l’autre ; désir de vivre en paix en demandant la réciprocité de l’indépendance nationale ; maintien de la foi jurée en ne trahissant pas la confiance d’une ville qui ouvre ses portes, voilà ce que veut le Pentateuque.

Il a toujours mieux aimé voir Israël se reposer à l’ombre du figuier et s’occuper d’avancer dans la vie morale et religieuse, que de le voir s’élancer dans d’injustes guerres de conquête, pour ajouter à l’étendue du territoire de la Palestine. Et si jamais peuple a été fidèle à cet esprit pacifique répandu dans le Pentateuque, c’est bien le peuple hébreu qui a laissé à d’autres la funeste gloire de porter, sans motif légitime, la dévastation dans les riches contrées de l’Asie, de l’Europe et de l’Afrique, tandis que lui s’est contenté de fonder le royaume de Dieu sur la terre de la Palestine, tout en sachant, à l’occasion, opposer d’héroïques soldats aux invincibles légions de Rome, aux phalanges vaillantes de la Grèce et aux innombrables armées de la Perse et de l’Assyrie.

Oui, il faut laisser à la nation hébraïque l’honneur d’avoir admirablement compris quels étaient, vis-à-vis de l’Humanité, les devoirs des peuples comme des individus. Par la répugnance extrême qu’elle a toujours témoignée pour les guerres de conquête, malgré la grande bravoure dont elle était douée, ainsi que par sa constante application à agir sur les destinées du genre humain par l’attrait de l’exemple plutôt que par la force des armes, elle a montré que c’était l’amour qui devait s’atteler au char de la civilisation. Une pensée dominait toujours dans son cœur, c’était celle de la responsabilité, pensée féconde et capable elle seule, de remporter plus de victoires que les armées les plus nombreuses et les plus aguerries. C’est quand les peuples savent qu’il y a solidarité entre eux et qu’ils ont à se protéger les uns les autres et non à se combattre, que les guerres deviennent impossibles. Alors les plus forts couvrent de leur protection les plus faibles, et les faibles, unissant leurs efforts à ceux des forts, ils peuvent marcher ensemble, en rangs serrés, vers l’ère de la paix universelle ou, comme on l’appelle dans le Judaïsme, vers l’ère messianique.

Mais pour cela ils ont besoin, chacun en particulier, de se pénétrer de la responsabilité qui leur incombe pour amener la parfaite et complète union des hommes sur la terre. Et encore faut-il que chaque citoyen de chaque État soit pénétré de ce même sentiment de responsabilité.

Se persuader que l’on a charge d’âmes, dans quelque sphère, à quelque degré de l’échelle sociale que l’on se trouve ; ne pas se croire indigne de contribuer, pour une partie quelconque, au bonheur général, et surtout savoir que les facultés dont Dieu nous a doués, nous devons autant les mettre au service d’autrui qu’à notre propre service ; comprendre qu’il y a à faire avec le prochain un échange perpétuel d’idées, de sentiments, de ressources matérielles et de moyens moraux et intellectuels, et qu’à cet effet on doit toujours se garder de dégrader en soi l’image du Créateur, afin qu’elle puisse se réfléter purement au dehors, voilà ce qui forme la vraie condition du progrès dans l’Humanité, et ce qui la fait avancer chaque jour d’un peu plus vers son but. Et qui oserait nier que le Judaïsme ne se soit précisément efforcé de prêcher en tout temps et de la façon la plus remarquable et ces vérités et ces conditions ? Écoutez encore comment il apostrophe ceux qui méconnaissent le sentiment de la responsabilité : « Malheur à vous, pasteurs d’Israël qui vous paissez vous-mêmes, au lieu de faire paître mon troupeau. Vous mangez la graisse, vous vous revêtez de la laine, vous immolez les grasses brebis, et vous ne menez pas paitre le troupeau. Vous n’avez point fortifié les brebis faibles, vous n’avez point cherché à guérir les brebis malades, vous n’avez point bandé celles qui étaient blessées, vous n’avez point ramené les brebis égarées ni cherché celles qui étaient perdues, mais vous les avez conduites avec égoïsme et dureté ; et elles se sont dispersées faute de bons bergers, et elles sont devenues la proie des animaux féroces. C’est pourquoi je leur demanderai compte de mon troupeau et j’arracherai de leurs mains la houlette du pasteur ![699] »

Tel le Judaïsme parlait du temps des prophètes aux égoïstes qui ne vivaient que pour eux-mêmes, pour la satisfaction de leurs penchants déréglés et qui ne craignaient pas de scandaliser ceux que l’on avait confiés à leurs soins et à leur garde.

Voici, pour terminer, comment il s’est exprimé un peu plus tard par la bouche des Rabbins : « Qu’est-ce que perdre le sentiment de la responsabilité et se rendre coupable du péché de scandale ? C’est faire rougir ses amis par la réputation d’égoïste que l’on se fait en se montrant dur, froid, sec, insensible vis-à-vis de son semblable. Il faut que chacun, par ses manières affables et polies, douces, généreuses et charitables, fasse chérir le nom de Dieu, ainsi que l’a enseigné Rabbi Nachman fils d’Isaac. Il est écrit : Tu aimeras l’Éternel ton Dieu, cela veut dire : Fais que le nom de Dieu soit aimé par suite de ta façon d’agir et de celle de te conduire[700]. » Peut-on, d’une manière plus attrayante, appeler l’attention sur le délicat et impérieux devoir de la solidarité des hommes entre eux ? La cause de Dieu même est liée à l’accomplissement de ce beau devoir. « Aimer Dieu… aimer le prochain[701] », vous trouvez constamment cette formule dans le Judaïsme, tant il est convaincu que le principe d’amour ou de charité est sinon le seul, du moins un des fondements les plus essentiels de la société humaine sur la terre[702].

Nous concluons donc en nous résumant : Qu’est-ce qui manque au Judaïsme ? Sa théodicée est aussi complète que l’est sa morale, et sa morale possède toute la pureté de sa théodicée. L’Unité et la spiritualité de Dieu, il a été le premier à les enseigner dans ce qu’elles ont de simple, de clair et de net. Aucun nuage ne s’interpose sur ces points entre lui et la vérité. Le Mahométisme à cet égard a été d’une entière fidélité. Dans les deux religions, Dieu est donné et comme un être spirituel ne souffrant, à ses côtés, ni image ni représentation d’aucune sorte, et comme un Dieu-un n’admettant aucune combinaison de composition ou de division quant à sa personne. Nous ne pouvons en dire autant du Christianisme. Non que nous lui reprochions d’avoir faussé absolument les principes juifs sur la spiritualité et l’Unité de Dieu ; mais on ne peut nier qu’il y a mêlé des éléments étrangers et compromettants pour leur pureté. Dans le dessein précisément de les accréditer promptement auprès des Gentils, il s’est permis d’amalgamer ces principes avec des erreurs païennes, et, de ce travail de retouche et de remaniement, il est résulté dans la doctrine chrétienne un tout, moitié fidèle à la religion-mère, moitié conforme aux opinions enracinées de date ancienne chez les néophytes venus du Paganisme. Ainsi il lui est arrivé pour la concession du culte des images, et ainsi aussi pour l’enseignement relatif à la création du monde. Je reconnais bien encore, si vous voulez, le Dieu-Créateur tel que le représente le Pentateuque, quand je lis dans l’Évangile selon Matthieu ces paroles : « Je te loue, ô Père, Seigneur du ciel et de la terre[703] », et que, dans les Actes des Apôtres, je le vois qualifié de « Dieu vivant qui a fait le ciel et la terre, la mer et toutes les choses qui y sont[704]. » Mais je ne le reconnais plus dans le discours rapporté par Jean et où Jésus dit « Tout ce que le Père fait, le Fils le fait pareillement. Car comme le Père ressuscite les morts et donne la vie, le Fils donne la vie à ceux à qui il veut. Le Père ne juge personne, mais il donne au Fils tout pouvoir de juger[705]. »

Qu’est-ce que ce Dieu-père qui délègue au Dieu-fils tous ses pouvoirs et qui, quoique Juge suprême, ne juge point et commet à un autre le soin de distribuer la vie aux mortels ? Ce que nous en savons le mieux, c’est qu’à coup sûr ce n’est plus là le Dieu-un des Écritures « qui juge la terre[706], frappe et guérit, élève et abaisse et cela toujours de ses propres mains[707] ».

Je reconnais de nouveau le Dieu du Pentateuque quand je vois les apôtres lui appliquer ce verset d’Isaïe : « Ainsi, a dit l’Éternel, le ciel est mon trône et la terre mon marchepied. Quelle maison me bâtirez-vous ou quel pourrait être le lieu de mon repos ? Ma main n’a-t-elle pas fait toutes choses[708] ? » Mais je ne le reconnais plus lorsque j’entends Paul dire aux Corinthiens : « Toutefois, nous n’avons qu’un seul Dieu qui est le Père duquel procèdent toutes choses et nous sommes pour lui ; et un seul Seigneur, Jésus-Christ, par lequel sont toutes choses et nous sommes par lui[709]. »

Quel est encore le Dieu-créateur qui apparaît ici ? Assurément ce n’est plus celui de la Bible, qui, selon la naïve et belle expression du psalmiste « a fait de ses doigts le grand ouvrage des cieux[710]. » Le Christianisme a cru pouvoir affirmer de Dieu, qu’il s’est servi du Verbe hypostasié en la personne de Jésus pour appeler le monde à l’existence et pour le juger. Et certainement, en faisant sienne cette doctrine du Verbe ou Logos si répandu dans la philosophie du temps d’alors, il a eu en vue de complaire à cette philosophie gnostique et de s’en attacher les adeptes et partisans. Mais par cette condescendance, il est devenu infidèle au Judaïsme lequel n’a jamais admis l’intermédiaire d’aucun être entre Dieu et le monde, entre Dieu et les hommes, fût cet être, comme l’appelle Paul, « la splendeur de la gloire, l’image empreinte de la personne de Dieu », ou encore « le Fils premier-né, le plus excellent d’entre les anges, celui auquel tous les autres anges rendent hommage. » La doctrine juive a toujours refusé d’entrer sous ce rapport en compromission avec l’erreur païenne. Ç’a été le faible justement de la religion chrétienne, d’avoir transigé avec ce que répudiait le Judaïsme. Et voilà comment le dogme de la Trinité a pris naissance pour se substituer, dans le Christianisme, au pur dogme de l’Unité de Dieu auquel le Mahométisme s’est constamment gardé de porter la moindre atteinte.

Par contre, c’est la doctrine de Mahomet qui a le plus défiguré le dogme également si pur de la Providence, tel que l’enseigne le Judaïsme. Le fondateur de l’Islam ne voit partout que nécessité et fatalité. Ce n’est plus de Providence qu’il peut s’agir, mais uniquement de destin, quand, comme lui, on admet que tout est réglé, fixé, ordonné d’avance, et que le monde moral n’est, comme le monde physique, qu’un mécanisme dont Dieu engrène toujours ponctuellement le rouage. Dieu n’est plus alors, ainsi que Mahomet finit par l’avouer, l’Être qui contemple et observe ce qui se passe dans le monde ; préparant et amenant tout par lui-même, il n’a plus rien à regarder, rien à voir, rien à examiner ; il est le seul acteur, l’homme n’étant plus sur la terre qu’un instrument, une créature purement passive.

Avec le système chrétien de la prédestination, le dogme juif de la Providence est-il pourtant plus compatible ? Pas précisément. Car, que sert-il de dire, comme le rêve l’Église, que l’ensemble seulement de la vie de l’homme est prédestiné et non les actes de cette vie en détail ? Si je suis réellement prédestiné à quelque chose, ne faut-il pas que tous mes actes m’y conduisent et, dès lors, ces actes, à leur tour, ne sont-ils pas prédestinés ? Donc, ici encore point de véritable Providence, mais une copie vainement mitigée de l’antique fatum.

Nous avons montré ce que devient l’homme en présence de semblables affirmations. Sa dignité est bien près de faire naufrage et sa liberté de s’annihiler. Ne se dirigeant plus de son propre mouvement, où est pour lui le mérite de marcher à sa fin ? Quelle gloire lui revient-il même d’y parvenir au prix d’innombrables sacrifices ? On a beau exalter, dans le Mahométisme comme dans le Christianisme, la bonté, la clémence et la miséricorde de Dieu. En quoi cette bonté, cette clémence et cette miséricorde peuvent-elles profiter à des hommes à qui on n’accorde point la liberté et qui s’avancent sous l’impulsion d’une volonté supérieure, véritable destin pour Mahomet, inéluctable prédestination suivant Jésus ? Et puis, l’un et l’autre de ces fondateurs de religion ne considèrent-ils pas aussi les hommes comme gâtés dans leur origine, entachés dès leur naissance du germe corrompu du péché d’Adam et, par suite, incapables de s’élever à une certaine hauteur morale sans une grâce spéciale résultant d’une foi particulière, ici la foi en Jésus comme rédempteur du genre humain, là la foi en Mahomet ? Et sans ces deux croyances exclusives, plus de salut à espérer !

Que nous avons trouvé le Judaïsme plus large et plus rationnel, quand nous avons constaté qu’à ses yeux l’homme, abstraction faite de toute croyance spéciale, de toute foi particulière et exclusive, est presque un dieu sur la terre, tant il lui accorde de liberté, d’intelligence et de perfection native, et tant il déclare son âme pure de naissance avant que le vice ne vienne la souiller et la flétrir ! Car, voici ce que le Judaïsme enseigne : dans chaque homme qui naît au sein de quelque religion que ce soit, Dieu réalise la créature la plus parfaite qui puisse exister sur la terre. A cet effet, il la dote d’une partie de ses propres attributs et lui départit toutes les plus excellentes dispositions de cœur et d’esprit. Ainsi il a agi avec Adam, ainsi il agit tous les jours encore avec tous les Membres du genre humain, sans distinction de race ni de culte. Il désire que tous deviennent heureux par la vertu, et, avec l’intelligence, le sentiment et la volonté, il leur donne en main la clé du bonheur[711].

Même le grand principe d’un Dieu juste et rémunérateur n’a trouvé accès dans les religions chrétienne et mahométane qu’à la faveur d’une inconséquence. En l’absence du libre arbitre, que parle-t-on encore de récompenses et de punitions ?…

Mais n’insistons pas. Félicitons-nous, au contraire, d’avoir vu les deux nouvelles religions se rattacher aux enseignements de leur commune Mère, dans ce que celle-ci apprend de l’immortalité de l’âme et de la permanence du moi dans la vie future. Plût au ciel qu’elles ne fussent pas allées plus loin qu’elle, et qu’elles n’eussent pas parlé de cette déplorable théorie de l’éternité des peines, triste héritage de la mythologie païenne où des coupables sont présentés comme se consumant, sans fin, dans les tourments affreux d’un éternel supplice !

Mais tel a été le sort des deux filles que, pour les convaincre un jour elles-mêmes de leur mission purement transitoire, Dieu les a laissées glaner dans des champs et sur des terrains impurs. Il a permis cela dans sa sagesse, afin que tout d’abord elles pussent amener vers la Bible les peuples auxquels elles offraient ainsi une nourriture moitié sacrée, moitié profane, et, cette mission une fois terminée, qu’elles pussent se persuader que l’avenir ne leur appartiendrait pas, que cet avenir serait au Judaïsme en qui tout a été et est resté pur, en qui tout a été et est demeuré béni. Sur Dieu, sur la société, sur l’humanité et jusque sur les animaux qui ont le sentiment sans avoir la raison et la liberté, le Judaïsme a des vues saines. Du monde futur, il enseigne qu’il existe sans chercher à préciser ce qui s’y passe. L’immortalité de l’âme, il l’affirme et en étend la vérité sur tout ce qui porte en soi l’image du souverain Créateur. Les félicités de l’autre vie, il les tient en réserve pour tous les justes indistinctement. Quant au bonheur de la vie présente, il y convie, sans acception de castes ni de classes, tous les habitants du globe. Riches et pauvres, ouvriers de la pensée et ouvriers de la matière, artisans et affranchis du métier, compatriotes et étrangers, tous ont un égal droit à être heureux et tous le deviendront, s’ils savent comprendre le devoir et l’accomplir de l’un à l’autre tel que le Judaïsme l’enseigne, c’est-à-dire s’ils savent se prêter cette assistance mutuelle qui établit d’homme à homme, de peuple à peuple, une constante réciprocité d’attention, de sollicitude, de solidarité et de concours actif.


TABLE DES MATIÈRES

_________


 I à III
 VII à XIII


 46 à 65
 92 à 137
 195 à 232
 233 à 249
 258  
 282  


 379  
 393  



  1. Exode, ch, III, v. 14.
  2. Exode, ch. VI, v. 3.
  3. Savoir défense du blasphème, défense du culte des divinités païennes, défense du meurtre, défense d’enlever à quelqu’un ce qui lui appartient, défense de manger la viande et de boire le sang d’un animal vivant, défense de braver l’autorité de la justice, défense de l’adultère. Voir Kozari, livre III, 273.
  4. Au chapitre intitulé : Jésus-Christ et sa doctrine.
  5. Discours sur l’histoire universelle, Il partie, chap. I.
  6. L’Église et la Société chrétienne, p. 102.
  7. Exode, 12, 49 ; Lévitique, 24, 22 ; Deuteronome, 15, 29 et 29, 11.
  8. Voir ci-dessus, p. 5, 17.
  9. Exode, chap. III, v. 16.
  10. Exode, chap. XXXII, v. 4.
  11. Exode, chap. XXXII, v. 4.
  12. Deut., chap. 4, v. 15 à 35 et v. 39.
  13. Iad Hachsaka Hilchoth Jésodé Torah.
  14. Deut., chap. V.
  15. Exode, chap. XXXIII.
  16. Page 132 de la traduction de Munk.
  17. Talmud, Traité Choulin, pages 59 et 60.
  18. Isaïe, chap. VI, v. 2. — Ézéchiel, chap. 1, v. 26.
  19. Saadia, Livre des croyances et des opinions, chap. II, § 5.
  20. Ps., chap. XIX, v. 2.
  21. Is., chap. XXIII, v. 4.
  22. Isaïe., chap. LV, v. 12.
  23. Job, chap. XXVIII, v. 22.
  24. Josué, chap. XXIV, v. 27.
  25. Prov., chap. VIII, v. 26.
  26. Ex., chap. X, v. 16.
  27. Isaïe, chap. I, v. 2.
  28. Nombres, chap. II, v. 31.
  29. Nombres, chap. XVI, v. 30.
  30. Isaie, chap. VI, v. 5-7.
  31. Ezechiel, chap. XXI. v. 5.
  32. Voir les Paraphrastes Onke’os et Jonatham ben Ouziel sur Exode, chap XVII, v. 4. Cette Mémra, ou autrement dit, Verbe des Metourguemim n’a encore aucun caractère métaphysique. Elle exprime seulement la manifestation extérieure de Dieu, que la Bible elle-même désigne sous le nom de gloire de Dieu (Ex., chap. XVI, v. 7 et 11. Dans le Talmud, c’est la Sherinah ou rayonnement de Dieu.
  33. Chez Philon, le Verbe devient déjà un ange ou représentation d’une des puissances ou vertus de Dieu. Nous sommes sur la voie de l’hypostase. Philon, Ed. Mangey, I, p. 640.
  34. C’était l’époque des Iconoclastes en 485 de l’ère chrétienne.
  35. Le siècle de Louis XIV.
  36. Bossuet, dans son Traité si substantiel de la connaissance de Dieu et de soi-même. Fénelon, dans son Traité si éloquent de l’Existence de Dieu.
  37. Fénelon, Traité de l’Existence de Dieu, chapitre de l'Unité.
  38. Voyez Coran, chap. VII, chap. XVI, chap. CXII, chap. II.
  39. Expression répandue dans toute la Bible.
  40. Genèse, chap. XVIII, v. 18.
  41. Nombres, chap. XVI, v. 22.
  42. 1er livre des Rois, chap. VIII, v. 27.
  43. Misdraschi Raba, section Vajetzé.
  44. Mathieu, chap. XIX, v. 16 et 17.
  45. Jean, Évangile, chap. XVII, v. 25.
  46. Mathieu, chap. V, v. 6.
  47. Épitre aux Romains, chap. XI, v. 1 et chap. I, v. 17.
  48. Épitre aux Romains, chap. XI, v. 22.
  49. Luc, chap. XI. v. 35 et 36 : Mat., chap. V. v. 45.
  50. Épître aux Romains, chap. II et III.
  51. Coran, chap. XXIII et L.
  52. Coran, chap. LXXI, XXIII, XI et XXIV.
  53. Coran, chap. IV, XXII et XCII.
  54. Coran, chap. LXXIII, v. 3.
  55. Coran, chap. VI, v. 83.
  56. Coran, chap. XXIV, LXXI, LXXVII et CXIII.
  57. Talmud Sanhedrin, p. 105, et Tosifta ibid., ch. XIII.
  58. Voyez Exode, chap. XX, v. 5.
  59. Talmud, Traité Beruchoth, page 6 et page 54.
  60. Midrasch Jalkout sur Bamidbar.
  61. Deut., chap. XXXII, v. 10 et 11.
  62. Deut., chap. Ier, v. 30 et 31.
  63. Isaie, chap. XLIX, v. 15.
  64. Osée, chap. XI. Admah et Zeboim sont deux des cinq villes (Pentapole) situées dans la vallée de Sodome et dont quatre furent détruites : Sodome, Gomorrhe, Admah ot Zebom. La cinquième, Béla ou Zoar, a été épargnée à la demande de Lot.
  65. Que Jésus ait lu la Bible, cela ne fait de doute pour personne. Quant à Mahomet, s’il a dit vrai (Coran, avec note de Kasimirski, chap. XXIX, v. 47), lorsqu’il a affirmé qu’il ne savait ni lire ni écrire, au moins convient-il (Ibid. chap. XLVI, v. 9), qu’un rabbin juif, Abdallah, l’a instruit dans le Judaisme, et l’on sait que le tuteur de Kadischa une des femmes de Mahomet, a été longtemps juif de croyance comme il le fut de naissance, ainsi que Habib ben Malak, un puissant prince arabe. —
  66. Psaumes, chap. XIX, v. 6.
  67. Isaie, chap. XL. v 11.
  68. Psaumes, chap. XXV, v. 8.
  69. Psaumes, chap. CVII et chap. CXLV, v. 9.
  70. Isaie, chap. XL, v. 12 et 13.
  71. Voir Proverbes, chap. II, v. 16 : Job, chap. 8, v. 13 ; Is., chap. V, v. 16 ; Ps., chap. XCII, v. 16.
  72. Talmud Schabbath, p. 10.
  73. Talmud Pesachim, P. 118.
  74. Citation tirée du Tana debé Eliah. Voir Talm., traite Ketouboth, p. 106, où l’on parle d’un Seder debé Eliah. Le livre que nous connaissons aujourd’hui sous la première rubrique a été rédigé, d’après Zunz, vers la fin de l’époque de Gaonim, en 974 de l’ère chrétienne.
  75. Talmud traité Berachoth, p. 5.
  76. Talmud Sanhédrin, p. 6.
  77. Talmud Berachoth, p. 54.
  78. Commentaires de Raschi, Genèse, chap. I, v. 1 et chap. II, v. 4.
  79. Ps. chap. LXXXIX, v. 15 et Isaï. chap. V, v. 16.
  80. Exode, chap. XXXIV, v. 6 et 7.
  81. Palestine, page 144.
  82. Deut., chap. XXIV, v. 16. Comparez Ezéchiel, chap. XVIII, v. 21.
  83. Châle blanc de laine ou de soie dont aujourd’hui encore se revêtent les Israélites pour faire la prière.
  84. Talmud, traités Rosch Haschanah, p. 17, et Sebachim, p. 102.
  85. Talmud, Traités Iomah, p. 46, et Kidouschin, p. 40.
  86. Traité Iomah, p. 86.
  87. Job, chapitres XXXVII et XXXVIII.
  88. Voir notamment les psaumes CXLVII et CXLXIII.
  89. Comparez Job, chap. XXXVIII, vers la fin, et psaume CXLVIII avec Luc, chap. XII, v. 24, et Mathieu, chap VII, v. 26.
  90. Coran, chap. LV.
  91. Coran, chap. LXVII.
  92. Mathieu, chap. VI, v. 31 et 26.
  93. Coran, chap. VI.
  94. Talmud Pesuchim, p. 118.
  95. Jérémie, ch. XVII, v. 10, et ch. XX, v. 12. 1er Livre des Chroniques, ch. IX, v. 17, et Psaumes, ch. XI, v. 4.
  96. Épitre aux Hébreux, ch. IV, v. 12 et 13 ; Math., ch. X, v. 26 ; Apocalypse, ch. II, v. 23 ; Coran, ch. III et LXXXII.
  97. Comparez Job, ch. XXIV, v. 23 ; Ps., ch. XXXIII, v. 14 ; Zacharie, ch. IV, v. 10, et 2. Chronique, ch. XVI. v. 9.
  98. Deut., chap. XXX. v. 15 à 20.
  99. Deut., chap. V, v. 29.
  100. Isaïe, chap XXX, v. 1 et 2.
  101. Maleachi, chap. I, v. 9.
  102. Traité des principes, chap. III, v. 19.
  103. Ecclésiastique, chap. XV, v. 11 et suivants.
  104. Le mot grâce, en hébreu ’Hen, que l’on trouve si souvent dans la Bible, pourrait, si l’on s’en donnait la vraie explication, être considéré comme la source de la fameuse doctrine chrétienne sur la grâce que nous condamnons ici. Ce mot, dans le Judaïsme, signifie simplement que Dieu, pour toutes les récompenses qu’il accorde aux justes, n’agit que par pure faveur, nous voulons dire que, suivant une justice rigoureuse, l’homme vertueux n’a droit à aucune récompense, et si Dieu lui en donne une, c’est par pure grâce, par bonté excessive. Ainsi, que je fasse journellement ma prière, quel mérite peut-il m’en revenir, puisqu’en remerciant Dieu je ne remplis qu’un devoir d’obligé ? Et cependant le Judaïsme promet une récompense pour l’accomplissement de ce devoir. C’est cette récompense qui est une pure faveur, « une grâce » ’Hen. Nous sommes loin ici du système de la grâce, comme l’entend le Christianisme.
  105. Voyez Ier Livre de Samuel, chap. XXIII.
  106. Isaie, chap. XIV, v. 4 et suivants. Les Docteurs Juifs expliquent de même comme un fait de prescience divine, cette phrase qui se trouve si souvent dans la bouche des prophètes « Et la parole de l’Éternel me fut en ces termes. » C’est la science de l’avenir qui leur est communiquée par Dieu. Ainsi encore ce verset de Jérémie, chap. 1, v. 5 : Avant que je ne t’eusse formé dans le sein de ta mère, je l’avais connu ». Dieu annonce au prophète que de tout temps il avait prévu qu’il se chargerait d’une mission divine.
  107. Épitre aux Romains, chap. VIII, v. 29 et 30.
  108. Jean, chap. VI, v. 4 ; Coran, chap. XVI.
  109. Talmud, traité Schabbat, p. 104.
  110. Traité Berachoth, p. 55.
  111. Traité Berachoth, p. 33 avec commentaire de Raschi.
  112. Coran, chap. XVII.
  113. Exode, chap. XVIII, v. 5 et 6.
  114. Lévitique, chap. XXV, v. 44.
  115. (3)
  116. Deut., chap. XV, v. 11 ; Ib., chap. XV, v. 18.
  117. Ex., chap. XII, v. 44.
  118. Exode, chap. XX, v. 10.
  119. Job, chap. XXXI, v. 13 et 15.
  120. Traité Kedouschin, page 20, et Jad Hachsaka de Maimonides : Des esclaves, chap. VIII et IX.
  121. Ecclésiastique, chap. XXXIII, v. 31 et 32.
  122. Maleachi, chap. V. v. 10.
  123. Traité Sanhedrin, p. 38.
  124. Tana debé Eliahou, voir plus haut. p. 62, Note.
  125. Talmud, Traité Sanhedrin, p. 39.
  126. Ps., chap. VIII, v. 5.
  127. Voir Midrasch Rabba sur Genèse, ch. V.
  128. Midrasch Jalkout, sur Ps., chap. VIII, v. V.
  129. Midrasch Rabba sur l’Ecclésiaste, VII, ch. VII.
  130. Voir Maimonide Jad Hachsaka Hilchoth Teschouba, chap. V.
  131. Genèse, chap. 1, v. 26.
  132. Genèse, ch, 1, v. 26.
  133. Psaume 8 paraphrasé.
  134. Talmud, traité Berachoth, p. 10.
  135. Genèse, chap. 1, v. 28.
  136. Genèse, chap. II, v. 24.
  137. Exode, chap. XXI. v. 10.
  138. Munk, Palestine, p. 203, et Franck Adolphe dans ses Études orientales.
  139. Ruth, chap. IV, v. 6.
  140. Deut., XXI, v. 15.
  141. Comparez Ex., chap. XXI, v. 3 : Nombres chap. II, v, 17 ; Deut., chap. V, v. 21, chap. XXII, v. 7, XX, v. 7, XXV, v. 5, avec les chap. XXI. v. 15 et XXIV v. du même 5e livre de Moise.
  142. Eben Hadzer, chap. 1, § 9.
  143. Celui de Guittin.
  144. Maleachi, chap. II, v. 31 et suivants. Comparez : chap. V, v. 18 et suivants.
  145. Talmud, traité Guittin, page 90.
  146. Genèse, chap. II, v. 24.
  147. Math., chap. XIX, v. 4 et suivants.
  148. Math., chap. V, v. 32.
  149. Talmud, traité Guittin, loc. cit.
  150. Deut., ch. 2. v. 1.
  151. Math., chap. XIX, v. 10.
  152. Épitre aux Corinthiens, chap. VII, v. 32 et suivants.
  153. Math., chap. XIX, v. 11 et 12.
  154. Exode, chap. XIX, v. 3, avec commentaire de Raschi. Ce commentaire est lui-même tiré du Midrasch Rabba sur Schemoth, chap. XXVIII.
  155. Deut., chap. XXXI, v. 10 et 12.
  156. Voir Midrasch Raba sur la section de Beschatach.
  157. Midrasch Raba, sur Schemath.
  158. Coran, ch. IV.
  159. Épitre aux Corinthiens, v. 32 et suivants.
  160. Genèse, chap. V.
  161. Juges, ch. V.
  162. II. Rois, ch. XXII.
  163. Proverbes, ch. XXXI.
  164. Traité Choulin, p. 34.
  165. Genèse, ch. IX, v. 6.
  166. Proverbes, ch. XI. v. 12.
  167. Proverbes, ch. XIV, v. 21.
  168. Voir Marc, ch. X, v. 25 ; Luc, ch. XVIII, v. 2 ; Math., ch, XIX. Comparez Coran, ch. VII, v. 38. Au moins Mahomet, en se servant de cette comparaison devenue fameuse, ne l’applique, comme déjà faisait le Talmud, qu’aux seuls impies et incrédules.
  169. Traité des principes, ch. IV, § 3.
  170. Talmud, Traité Méguilah, p. 15.
  171. Talmud, Traité Baba Bathra, p. 153.
  172. Talmud, Traité Makkoth, p. 7, et Maimonide, même matière, chap. 1, v. 10.
  173. Deut., chap. XV, v. 15.
  174. Voir pour tout ce qui a rapport à la jurisprudence criminelle, Maimonide lad Hachsakah, chap. II. §§. 3 et 5 ; et chap. V, IX, X, XVIII. Voir aussi Talmud, traité Sanhedrin, pages 17, 33 et 42.
  175. Deut., chap. XXV, v. 3.
  176. Deut., ch. XXI, v. 23.
  177. Nombres XXXV, v. 21 et 25. Voir aussi Talmud Pesachim, 12.
  178. Eléazar ben Pachoura. Selon une autre tradition : lehonda ben Guedidim. La revendication eut lieu sous le règne de Jean Hyrcam, fils de Simon, et a été la cause de l’inimitié entre les princes Machabéens et les Pharisiens (voir Graetz, Histoire des Juifs, 3 volume, page 100).
  179. Ps. 2, 7 ; 82, 6. (2) Genèse, ch. VI, v. 7.
  180. Genèse, ch. VI, v. 7.
  181. Midrasch Raba, sur Haazinou.
  182. Maïmonide, Jad Hachsaka Hilchoth, Teschouoah, ch. III.
  183. Lévitique, chap. XIX, v. 19.
  184. Lévit., chap. XIX.
  185. Voir Proverbes, chap. XIV, v. 31, chap. XXIV, v. 11.
  186. Épitre aux Romains, chap. VII, v. 20 et 21 ; Coran, chap. XVIII, v. 48.
  187. Coran, ch. XXIV, v. 45, ch. LIII, v. 30, ch. 59, v. 21 et 22.
  188. Voir Math., ch. 10, v. 34, 35 et 36. Luc, ch. 12, v. 51.
  189. Coran, ch. XLVII et ch. VIII.
  190. Jean, ch. III, v. 18 et 36.
  191. Coran, ch. Il et ch IX.
  192. Talmud, Traité Abodath Elilim, pages 3 et 10, Guittin, p. 56.
  193. Épitre aux Romains, chap, III, IV, V et VI.
  194. Coran, chap. II.
  195. Coran, ch. III.
  196. Coran, ch. III.
  197. Coran, ch. VIII.
  198. Coran, ch. X.
  199. 6e chapitre du Deutéronome et suivants paraphrasés.
  200. Lévitique, 19, 2. Deut., 4, 4, 10, 20, 11, 22, 13, 5.
  201. Deut., 8. 3.
  202. Lévit., 18, 5.
  203. Voir Lévit., chap. XXXIII. Deut., chap. XXVIII.
  204. Deut., chap. IV, v. 39, chap. X. v. 11, chap. X, v. 21.
  205. Deut., chap. XIV, v. 6.
  206. Ecclésiastique, dernier chap., v. 13.
  207. Maimonide, Jad Hach-aka, Hilichoth, Teschoubah, chap. IX.
  208. Traité des principes, chap. II, v. 24.
  209. Traité Sanhedrin, p. 62.
  210. Traité Kidouschin, pages 29 et 30.
  211. Traité Ioma, p. 74. Maïmonide, Iad Hachsaha, Hilchoth Talmud Thorah, ch. II.
  212. Isaïe, notamment ch. 2, v. 1, 1 à 6.
  213. Voir aussi Maimonide ; sur ces versets d’Isaïe Iad Hachsaka, Hilchoth melachim, dernier chapitre.
  214. Zacharie, ch. VIII, v. 4 et ch. II v. 3.
  215. Voir les 18 formules de bénédictions quotidiennes, ou plutôt les 19 connues sous le nom de Amudah et Schemon Esré.
  216. Voir la Amidah des fêtes.
  217. Traité Sanhédrin, p. 98.
  218. Isaïe, chap. II, v. 19.
  219. Jérémie, chap. XXXI. v. 33.
  220. Zacharie, chap. VIII. v. 23.
  221. Maïmonide Iad Nachsalah Hilchoth Melachim. chap. 12.
  222. Commentaires sur la Mischnah, fin Talmud Sanhedrin. p. 128.
  223. Coran. chap. XXXIII, v. 41.
  224. Maïmonide Jad Hachsaka Hilchoth Melachim, chap. II et XII.
  225. Mathieu, chap. V ; Luc, chapitres VI et XII ; Coran, chap. XLIII.
  226. Luc, chap. VI, v. 21.
  227. Coran, chap. VI, v. 32.
  228. Luc, ch. VI, v. 22 et 23.
  229. Lévitique, ch. XXVI et Deutéronome, ch. XXVIII.
  230. Genèse, chap. XXII, v. 18.
  231. Genèse, chap. XXVI, v. 4.
  232. Genèse, chap. XXVII, v, 14.
  233. Nombres, chap. VI, v. 2 et suivants.
  234. Genèse, chap. XVII, v. t. Exode chap. XII, v. 15 et bien d’autres endroits.
  235. Voir Traité de l’immortalité de l’âme chez les Juifs, par le Dr Brecher, traduit par M. Isidore Cahen.
  236. Deut., chap. V, v. 16.
  237. Deut., chap. XXII, v. 7.
  238. Voir Talmud, Traité Kidonschin, page 39.
  239. Isaac Reggio, trad. du Pentateuque, Genèse, chap. XLVII, v. 9.
  240. Genèse, chap. IX, v. 5.
  241. Genèse, ch. XXV, v. 8.
  242. Genèse, ch. XLIX, v. 33.
  243. Nombres, ch. XX, v. 21.
  244. Deut., ch. XVIII, v. 14 et ch. XXVI, v. 14.
  245. Nombres, ch. XXI, v. 10.
  246. Ecclésiaste, ch. IX, v. 4.
  247. Deut., chap. XIV, v. 1 et 2.
  248. Ikarim de Joseph Albo, 4e partie, chap. LX.
  249. Dans son remarquable ouvrage, La Palestine, p. 149 et notes.
  250. Génèse. chap. XXXVII.
  251. Voir notamment Pirké Aboth, chap. IV, Ad finen, l’opinion de Rabbi Eliézer, fils de Kappar.
  252. Psaumes, chap. XVI, v. 11.
  253. Ecclésiaste, chap XII, v. 7.
  254. Psaumes, chap. VI, v. 16.
  255. Is., chap. XXXVIII, v. 18.
  256. Psaumes, chap. CXV, v. 17.
  257. Psaumes, chap. LXXXVIII, v. 43.
  258. Isaie, chap. XIV, v. 9 et suivants.
  259. Samuel, chap. 28, v. 45 et suivants. Ces expressions : « Tu viendras me rejoindre, » tu seras avec nous » sont une nouvelle preuve que le Scheôl ne peut être qu’un séjour provisoire : autrement, Samuel et Saül auraient en la méme destinée.
  260. Proverbes, chap. XII, v. 28.
  261. Psaumes, chap. XLVIII, v. 15.
  262. IIe Livre de Samuel, chap. XII, v. 23.
  263. Psaumes, chap. XVI, v. 20.
  264. Psaumes, chap. XVII, v. 15.
  265. Ecclésiaste, chap. III, v. 21.
  266. Ecclésiaste, clap. XII, v. 7.
  267. Ecclésiaste, chap. III, v. 16 et 17.
  268. Isaïe, chap. XXVI, v. 19, chap. XXXVIII, v. 10, chap. XVII, v. 2 et chap. LXVI, v. 24.
  269. Ezéchiel, chap. XXXVII.
  270. Daniel, chap. XII, v. 2, 3 et 13.
  271. Sapience, chap. III, v. 1, 2, 3 et 4.
  272. Tobie, chap. III, v. 6.
  273. Macchabées, IIe livre, chap. VII, v. 29 et 36.
  274. Flavius Joseph, Guerre des Juifs, chap. XXXIV.
  275. Flavius Joseph, Guerre des Juifs, chap. XXV.
  276. Voir Rituel des prières, dont la composition remonte à Ezra et aux hommes de la Grande Synagogue, au cinquième siècle avant l’ère chrétienne.
  277. Ecclésiaste, chap. XII, v. 7.
  278. Isaïe, 37, v. 2.
  279. I Samuel, chap. XXV. v. 29.
  280. Isaïe, chap. XLVIII, v. 23.
  281. I Samuel, chap XXV. v. 2. Tout ce passage est tiré du Talmud, traité Schabbat, p. 133.
  282. Voir notre premier chapitre.
  283. Genèse, la création de l’homme.
  284. Maimonide au douzième et Albo au quinzième siècle. Le premier a formulé en dogme la croyance à l’immortalité dans l’énumération de ses treize articles de la foi israélite. Le second la compte au nombre des trois grands principes qui sont la base de la doctrine juive.
  285. Sanhedrin, page 99.
  286. Job, chap. XXXVII.
  287. Exode, chap. XXXIII, v. 2.
  288. Job, chap. III, v. 17 à 20.
  289. Psaumes, chap. XVI, v. 11, chap. XVII, v. 15.
  290. Traité des Principes, chap. II, v. 20.
  291. Traité des Principes, chap. III, v. 1.
  292. Traité des Principes, chap. IV, v. 21.
  293. Traité des Principes, chap, IV, v. 22.
  294. Traité des Principes, chap, IV, v. 28.
  295. Voir l’ouvrage cité de l’Immortalité de l’âme, traduction Isidore Cahen, page 88 et suivantes.
  296. Qu’on n’oublie pas que dans les Saintes Écritures il n’est fait mention ni l’enfer ni de paradis. Le mot Guehinnam est un nom purement emprunté de celui que possédait une vallée près de Jérusalem, et où les plus anciens habitants de la Palestine, les farouches Cananéens, avaient la barbare coutume de brûler des enfants en l’honneur de l’idole Moloch. Autant peut-on dire du mot Gan-Eden, paradis. Ce mot signifie dans le Pentateuque tout autre chose que le séjour des immortels ; il veut dire simplement le jardin planté par Dieu à l’usage du premier couple humain.
  297. Coré est celui qui s’est mutiné contre Moise. Voir Nombres, chap. XVI.
  298. Voir l’ouvrage précité.
  299. Nombres, surtout à la page 94. L’ouvrage du Dr Brecher indique aussi les sources talmudiques d’où sont tirées toutes ces citations.
  300. Kabbale de M. Franch, pages 315 et 336.
  301. Kabbale, de M. Franck, ubi supra.
  302. Immortalité de l’âme, du Dr Brecher, page 161.
  303. Math., chap. IV, v. 1, 5, 8.
  304. Marc, chap. IX. v. 25.
  305. Luc, chap. XIII, v. 7.
  306. Coran, chap. XV, chap. III et chap. XLI.
  307. Job, chap. I et II.
  308. Genèse, chap. V, v. 24.
  309. Genèse, chap. IX, v. 4.
  310. Onkelos, traduit au livre de la Genèse, chap. V, v. 24 : « Et Enoch marcha dans la crainte de Dieu et il ne fut plus, car Dieu ne le fit point mourir ». Raschi traduit au même endroit : « Enoch était juste, mais comme il aurait pu se laisser entrainer au mal par le mauvais exemple qu’il avait tous les jours sous les yeux, Dieu préféra l’appeler à lui. »
      La Vulgate et les Septantes conservent le vague du texte. L’une traduit : « Et il ne parut plus, parce que Dieu l’avait enlevé ». Les Septantes : « Et on ne le trouva plus, parce que Dieu l’avait transporté. »
  311. Talmud, traité Berachoth, v. 17.
  312. Voir Livre de Samuel, chap. XXV, v. 29, et Talmud, traité Schabb, p. 152.
  313. Ps., chap. XVII, v. 15.
  314. Talmud, traité Schab., p. 149.
  315. Voir le livre traduit par M. Isidore Cahen, page 101.
  316. Ib., page 132.
  317. Ubi supra, surtout pages 129 et 133.
  318. Voir Séfer Ikarim, IVe partie, page 33. Voir aussi le livre de M. Isidore Cahen, pages 139 et 110.
  319. Mathieu, chap. XX.
  320. Mathieu, chap. XXII.
  321. Mathieu, chap. XXVIII.
  322. Mathieu, chap. XXVIII.
  323. Midrasch et Kolhéleth.
  324. Talmud, traité Schab., p. 154.
  325. Coran, chap. IV.
  326. Coran, chap. XXXIV.
  327. Coran, chap. XLIII. LV et XXXVII.
  328. Voir le livre de M. Isidore Cahen, p. 100, avec la citation du Midrasch Kohéleth. Voir aussi le Ikarim du R. Albo, 4e partie, chap. XXXVIII.
  329. Math., chap. XIII, v. 12.
  330. Coran, chap. X.
  331. Coran, chap. VII, XXXVIII et LXIII.
  332. Luc, chap. XVI, v. 23 à 26.
  333. Math., chap. XXV, v. 14.
  334. Math., chap. XXII, v. 13, et chap. XXV, v. 30. Luc, chap. XIV, v. 28.
  335. Coran, chap. V II et L.
  336. Talmud, traité Kidouschin, p. 40, et traité Abodath Elilim, p. 3 ; voir aussi Maïmonide Jad Hachsaka Hilchoth Teschouba, chap. III.
  337. Voir le commentaire de Kimchi sur le 37e chapitre d’Ezéchiel.
  338. Deut., chap. XXXII, v. 39.
  339. Voir Deut., chap. XXXII, v. 39. et Talmud, traité Sanhedrin, p. 91.
  340. Samuel, chap. II, v. 6.
  341. Joël, chap. IV.
  342. Osée, chap. IV.
  343. Isaïe, chap. XXVII.
  344. Isaïe, chap. XXIV, v. 19 à 23, v. 9. et chap. XXVI, v. 1, 13, 14 et 19.
  345. Daniel, chap. XII, v. 2 et 13.
  346. Comparez avec les citations bibliques faites par nous, ce qui se trouve dans Mathieu, chap. XXIV, Luc, chap. XXI, et le Coran, chap. XCIX, chap. L et chap. LXXVI.
  347. Voir Immortalité de l’âme chez les Juifs, traduction Isidore Cahen, p. 61.
  348. L’auteur de l’Ecclésiaste, chap. 1, v. 4, semble même poser en principe la conservation éternelle du monde.
  349. Dans son poème, v. 105.
  350. Voir notamment Jérémie, chap. XLVIII, v. 46 ; Ezéchiel, chap. XXXVIII, v. 16 ; Osée, chap. III, v. 5, et Daniel, chap. X, v. 14.
  351. Joël, chap. IV, v 17.
  352. Apocalypse de Saint Jean, chap. XX et XXI.
  353. Immortalité de l’âme, traduction Isidore Cahen, p. 108.
  354. Voir dans la Liturgie catholique le Dies iræ.
  355. Coran, chap. XXXVI.
  356. Voir Jérémie, chap. XXIII et Ezéchiel, chap. XXXIV.
  357. Mathieu, chap. XXIII, et Luc, chap. XI.
  358. Talmud, traité Sotah, p. 22.
  359. Mathieu, chap. V, v. 19.
  360. Mathieu, chap. XIX, v. 17.
  361. Épitre aux Corinthiens.
  362. Deut., chap X, v. 12.
  363. Voir Psaumes, chap. XIV, v. 10. Proverbes, chap. XIV, v. 26 et 27.
  364. Prov., chap. I, v. 7 et chap. IX, v, 6. Psaumes, chap. XXXV, v. 14 et chap. III, v. 10. Pirke Abath, chap. III, et Maïmonid, Jad Hachsaka, Jesode Torah, chap. Il et commentaires.
  365. Talmud, traité Schabbath. p. 31.
  366. Talmud, traité Schabbath. p. 31. (21 Voir Jonas, chap. 1 et chap. 2.
  367. Talmud, traité Berachoth, p. 28.
  368. Math., chap. XIV, v. 41. Luc, chap. XIV, v. 24 à v. 29.
  369. Voir dans notre chapitre de la Vie future.
  370. Voir le livre de M. Auguste Vidal : Les moeurs juives en Alsace.
  371. Exode, chap. 20, v. 7.
  372. Exode, chap. XX, v. 11.
  373. Talmud, traité Berachot, pages 33 et 35.
  374. Talmud Jérusalem, traité Schebouoth, page 12.
  375. Pirke Aboth, chap. V.
  376. Osée, chap. IV. v. 2 et 3.
  377. Bachya, Devoirs du cœur, chap. II du Traité de l’amour de Dieu.
  378. Job, chap. XVIII, v. 12, 24, 27 et 28.
  379. Pirké Aboth, chap. V.
  380. Maïmonide, Jad Hach saka. Histchoth, Jesode Thorah, chap. II, et Bachya, chap. III.
  381. Maïmonide, Jad Hach saka. Histchoth, Jesode Thorah, chap. II.
  382. Pirke Aboth, chap. VI.
  383. Exode, chap. XXXIII.
  384. Deut., chap. VI, v. 4 à 10.
  385. Talmud, traité Jomah, page 86.
  386. Deut., chap. IV, v. 39.
  387. Voir Mathieu, chap. XIX.
  388. Mot hébreu qui signifie sacrifice ou consacré à Dieu, comme l’indique le texte lui-même.
  389. Marc, chap. VII, v, 11, 12 et 13.
  390. Math., chap. XII, v. 46 : Jean Évangile, chap. II, v. 4 ; Luc, chap XIV, v. 26.
  391. Mathieu, chap. XIX.
  392. Mathieu, chap. VIII, v. 21.
  393. 1er Rois, chap. XIX, v. 21.
  394. Toutefois, au cinquième siècle de l’hégire, une secte ascétique tenta de se former aussi parmi les Musulmans sous le nom de soufisme. Son fondateur fut Sidi Abd-el-Kader el Djilani. Mais cette secte n’avait et n’a encore rien de religieux. Le soufisme est une simple manière de vivre. Il ne s’apprend pas de tel ou tel religieux. Il n’est ni musulman, ni chrétien, ni juif.
  395. Deut., chap. X, v. 12.
  396. Palestine de Munk, page 150 b.
  397. Épître aux Galates.
  398. Cet acte de tourner les yeux vers un temple au moment de la prière s’appelle dans le Coran : Kéblah.
  399. Voir pour ces détails Coran, ch. II, v. 109 à 154.
  400. Il renferme trois chapitres du Pentateuque ; Deut., chap. VI, v. 4 à 9 ; Ib., chap. XI, v. 10 à 21. et Nombres, chap. XV, v. 37 à 41.
  401. Ils renferment les quatre passages suivants du Pentateuque ; Exode, chap. XIII, v. 1 à 10 ; Ib., chap, XIII, v. 10 à 16 ; Deut., chap. VI, v. 4 à 9 ; Ib., chap. XI, v. 13 à 21. On met les Tephilin pendant la prière du matin au bras gauche vis-à-vis du cœur et sur le front siège de l’intelligence.
  402. Ce sont des franges que la Loi de Dieu, que la Loi prescrit de porter au coin du vêtement. Voir Nombres, chap. XV, v. 37 à 41.
  403. C’est un écrit qui contient les deux premiers chapitres du Schemang. On l’applique aux portes des maisons.
  404. Voir Deut., chap. VI, v. 20 à 24.
  405. Lévit., chap, XXII, v. 1 à 4.
  406. Lévit., chap. XXIII, v, 4 à 9.
  407. Lévit., chap. XXIII, v. 15 et Deut., chap. XVI, v. 9.
  408. Lévit., chap. XXIII, v. 24.
  409. Lévitique, chap. XXIII, v. 33.
  410. Lévitique, chap. XXIII, v. 33.
  411. Lévitique, chap. XXIII, v. 42.
  412. Deut., chap VIII. v. 3.
  413. Lévitique, chap. XXIII, v. 40.
  414. Talmud, traité Berachoth, p. 22.
  415. Isaïe, chap. I.
  416. Joël, chap. 1, v. 3.
  417. Pirké Aboth., chap. II.
  418. Isaïe, chap. LVIII.
  419. Isaïe, chap. V.
  420. Job, chap. XV. — Talmud, traité Iotah, p. 2. Coran, chap. LVII. — Matthieu, chap. VI. Voir Ier livre de Samuel, chap. 1.
  421. Psaumes, chap. XXXV, v. 10.
  422. Job, chap. XXII.
  423. Traité Berachoth, p. 33.
  424. Traité Berachoth, p. 29.
  425. Voir Schoulchan Arouch : De la prière, chapitre XCVIII, v. 5.
  426. Nombres, chap. XIV, v. 21, 22 et 23.
  427. Isaïe, chap. LVIII, v. 3 à 10, et chap. I, v. 10 à 14. Voir aussi Jérémie, chap. VI, v. 16 à 21 et Zacharie, chap. VII, v. 9 à 13.
  428. Midrasch Rabbah sur l’E., chap. XXII, Berachoth, p. XXX, avec Mischnah, chap. V, v. 1.
  429. Matthieu, chap. VI, v. 9 à 13.
  430. Coran, chap. II, v. 286.
  431. Cité dans le Livre : la Messe, par Jean-Marie de V… (pseudonyme de Ragon), page 240.
  432. Pirké Aboth, chap. II.
  433. Jérémie, chap. I, v. 7.
  434. Lévitique, chap. XVIII, v. 5.
  435. Talmud, Traité Jomah, p. 83.
  436. Talmud, Traité Jomah, p. 83.
  437. Schoulchon Arouch Orach Haim, chap. DCXVIII.
  438. Schoulchon Arouch Orach Haim, 328 et traité Schabbath, Talmud, p. 121.
  439. Traité Sanhédrin, p. 91.
  440. Nombres, chap. VI, v. 11 et 12.
  441. Talmud, Iraité Tanmith, p. 14.
  442. Genèse, chap. IX, v. 5.
  443. Traité Baba Kamah, p. 91.
  444. Mesin atzmo bisekanah haré seh shafech Damim. Voir Talmud, traité Pesachim, p. 112, traité Schabbat, p. 32.
  445. Schoulchan Arouch Hascheu Hamischpath, chap. CCCCXXVII.
  446. Talmud, traité Berachoth, p. 19.
  447. Talmud, traité Pesachim, p. 25.
  448. Lors de sa révolte contre l’empereur Constance (1352 après l’ère vulgaire). Le Talmud cite souvent le dévouement de ces deux frères sous la rubrique. Moasch Lod. Voir Peseckta, chap. VIII.
  449. Voir plus haut, p. 326.
  450. Suivant cet adage talmudique : Chamira Shanta meisoura.
  451. Genèse, chap. III, v. 17 à 20.
  452. Genèse, chap. II, v. 15.
  453. Aboth de Rabbi Nathan, chap. XI.
  454. Ex., chap. XXIII. v. 12.
  455. Voir la sentence de Rabbi Tarfon, dans Aboth de Rabbi Nathan, chap. XI.
  456. Aboth de Rabbi Nathan, chap. XI.
  457. Aboth de Rabbi Nathan, chap. XI.
  458. Aboth de Rabbi Nathan, chap. XI.
  459. Deux généraux juifs en avaient le commandement : Onias et Dosithée.
  460. Talmud, traité Guittin, p. 67 et traité Baba kama, p. 79.
  461. Traité des Principes, chap. I et X.
  462. Traité des Principes, chap. II, v. 2.
  463. Talmud Kidouschin, p. 30.
  464. Maïmonide Histchath Talmud Thorah, chap. III, v. 10 et suivants.
  465. Talmud, traité Kidouschin, p. 33.
  466. Traité Berachoth, p. 16.
  467. Ruth, chap. II, v. 4.
  468. Genèse, chap. II. v. 19.
  469. Pirké Aboth, chap. IV, v. 1.
  470. Prov., chap. XXVI v. 25.
  471. Voir Matth., à la fin du chap. VI et Coran, presque à chacune de ses pages.
  472. Proverbes, chap. XXII, v. 2.
  473. Voir, surtout au Deutéronome, les discours de Moïse.
  474. Deut., chap. XIV.
  475. Isaïe, chap. LVIII.
  476. Talmud, traité Pesachim, p. 113, et Mischnah Sabbath, chap. XXIII, v. 2.
  477. Voir notamment Psaumes, chap. XXXII, v. 9.
  478. Lévitique, chap. XXV. v. 39 et suivants.
  479. Voir Aboth de Rabbi Nathan, chap. XXIX et XXXIX. Voir encore Talmud, traité Schabbath, page 118, Pesachim, page 112 et 113 et Baba Bathra, page 110.
  480. Nombres, chap. XII, v. 3.
  481. Talmud, traités Méquilah, p. 31, Eroubin, p. 13, et Nedarim, p. 38.
  482. Alfred Fouillé, dans une étude : Revue des Deux-Mondes.
  483. Lévitique, chap. XIX, v. 18.
  484. Lévitique, chap. XIX, v. 17.
  485. Voir Aboth, de Rabbi Nathan, chap. XVI, à la fin.
  486. Lévitique, chap. XIX, v. 34.
  487. Voir Midrach Jalkout, dit. Cracovie, v. 40.
  488. Mathieu, chap. VIII, v. 12.
  489. Mathieu, chap. XIX, v. 18.
  490. Mathieu, chap. XIX, v. 20.
  491. Talmud, Traité Schabbath, p. 31.
  492. Talmud, Traité Schabbath, p. 31.
  493. (3) Nous disons toute la différence, parce que, comme Jésus, Mahomet a prêché l’exclusion religieuse, le hors de la Mosquée point de salut, pas dans les mêmes termes, mais dans le même sens. Voir Coran, chap. IX, v. 3, chap. VIII, v. 40, chap. IX, v. 9 et chap. XLVII, v. 4.
  494. Talmud, traité Soukah, p. 49.
  495. Coran, chap. II, chap. III, chap. XXX.
  496. Coran, chap. II.
  497. Épître aux Corinthiens, chap. XIII.
  498. Voir traité Pesachim, page 66.
  499. Traité Kidouschin, page 30.
  500. Traité Kidouschin, page 31.
  501. Traité Kidouschin, page 31, et Schoulchan Arouch Joréhdeah, chap. CXL.
  502. Schoulchan Arouch Joréhdeah, chap. CXL.
  503. Traité Kidouschin et Schoulchan Arouch Joréhdeah, chap. CXL.
  504. Traité Kidouschin et Schoulchan Arouch Joréhdeah, chap. CXL.
  505. Voir Schoulchan Arouch Ioréh déah, chap. CXL, v. 20.
  506. Comparez Exode, chap. XXI, v. 17 ; chap. XXII, v. 27 ; chap. XXI, v. 15. Deut., chap. XXVII. v. 16. Lévitique, chap. XX, v. 9.
  507. Deut., chap. XXI, v. 18 et suivants.
  508. Maïmonide lad Hachsaka, Heilchath Mamrim, chap. VII.
  509. Deut., chap. XXI, v. 1 à 21 avec commentaire du Midrasch.
  510. Genèse, chap. 11.
  511. Talmud, traité Pesachim, p. 113.
  512. Heilchath dérech Eretz, chap. IX.
  513. Talmud, traité Baba Mesiah, p. 59.
  514. Talmud, Traité Choulin, p. 84.
  515. Talmud, Traité Baba Meziah, p. 59.
  516. Talmud, Traité Guillin, p. 10.
  517. Talmud, traité Schabbath, p. 119.
  518. Talmud, traité Kidouschin, p. 29.
  519. Voir à l’endroit précité.
  520. Voir à l’endroit précité.
  521. Talmud traité Choulin, p. 109.
  522. Talmud, traité Berachoth, p. 10.
  523. Talmud, traité Chaguiga, p. 3.
  524. Hilchath Talmud Tora, chap. 1.
  525. Voir plus haut, p. 389.
  526. Traité Chaguiga, p. 3.
  527. Genèse, chap. III, v. 20.
  528. Voir Midrasch, sur Exode, chap. XXVIII, et Talmud, traité Berachoth, p. 17.
  529. Jérémie, chap. XXIX, v. 5 à 7.
  530. Jérémie, chap. XL, v. 9.
  531. Proverbes, chap. XXIV, v. 21.
  532. Talmud, traité Baba Kama, page 113.
  533. Talmud, traité Baba Meziah, p. 18, Sanhedrin, p. 68.
  534. Pirké Aboth, chap. III.
  535. Aboth de Rabbi Nathan, chap. XXVII.
  536. Pirké Aboth, chap. I.
  537. Talmud, traité Schabbat. p. 127.
  538. Pirké Aboth, chap. VI.
  539. Lévitique, chap. XIX, v. 32 et Talmud, traité Pesachim, p. 113.
  540. Aboth de Rabbi Nathan, chap. XVII.
  541. Lévitique, chapitre XIX, v. 36.
  542. Aboth de Rabbi Nathan, chap. XVII.
  543. Talmud, traité Choulin, p. 94.
  544. Iad Hachsacka Hichath Déath, chap. II.
  545. Aboth de Rabbi Nathan, chap. XVI.
  546. Exode, chap. XXI, v. 16.
  547. Deut., chap. XXIV, v. 17.
  548. A propos de l’enfant Mortara (1859).
  549. Exode. chap. XXI.
  550. Lévitique, chap. XVII.
  551. Voir ci-dessus, page 404.
  552. Deut., chap. XII.
  553. Talmud, traité Sotah, page 14.
  554. Iad Hachsaka Heilchath Rozéach Uschmirasch Nefesch, chap. XIII.
  555. Deut., ch. XXXI, v. 12 et 13.
  556. Aboth de Rabbi Nathan, ch. XIII.
  557. Nous entendons le sens physique du mot.
  558. Deutéronome, chap. XV, v. 11.
  559. Lévitique, chap. XIX, v. 17.
  560. Lévitique, chap. XXV, v. 35.
  561. Talmud Sota, p. 4.
  562. Talmud Haguiga, p. 5.
  563. Nedarim, p. 38. p. 5.
  564. Sota, p. 5.
  565. Talmud Baba Mesah, p. 49 ; Joma, p. 72.
  566. Pesachim, p. 103.
  567. Maïmonide Iad Hachsaka Hitchath, Déath, chap. VI.
  568. Aboth de Rabbi Nathan, chap. XXIX.
  569. Talmud, traité Baba Bathra. p. 9.
  570. Talmud, traité Haguigah, p. 5.
  571. Talmud, traité Pesachim, p. 113, et Prov., chap. XXI.
  572. Talmud, traité Kidouschin, p. 39. et traité Soukah, p. 29.
  573. Deut., chap. XV.
  574. Lévit., chap. XXV, v. 35 à 39 paraphrasés.
  575. Deut., chap. XXIV, v. 10 à 16.
  576. Voir Talmud, traité Baba Bathra, pages 9 et 10. Comparer Midrasch Raba sur Schemoth, p. 31.
  577. Matth., chap. V, v. 3.
  578. Matth., chap. XI, v. 29.
  579. Isaïe, chap. LXVI, v. 2.
  580. Sophonias, chap. II, v. 3.
  581. Amos, chap. VII, v. 44.
  582. Talmud, traité Sotah, p. 5.
  583. Matth., chap. V. v. 3.
  584. Psaumes, chap. XXXVII, v. 11.
  585. Marc, chap. X. v. 31.
  586. Talmud, trait Pesachim, p. 50.
  587. Math., chap. V. v. 7.
  588. Talmud, traité Schabbat, p. 151.
  589. Exode, chap. XXXIV, v. 6.
  590. Deut., chap. XXVIII, v. 9.
  591. Talmud, traité Schabbat, p. 133, et Talmud, traité Sotah, p 44.
  592. Math., chap. V, v. 10.
  593. Talmud, traité Baba Kama, p. 93.
  594. Talmud, traité Guittin, p. 36, et Iamah, p. 23.
  595. Ecclésiaste, chap. III. v. 15.
  596. Midrasch Kabileth, chap. XLV.
  597. Mathieu, chap. V, v. 37.
  598. Talmud, traité Baba Meziah, p. 19 ; comparez Maïmonide Iad Hachsaka Hilchoth Déath, chap. V, v. 13.
  599. Math., chap. V, v. 39.
  600. Lamentations, chap. I, v. 27.
  601. Isaïe, chap. I, v. 6.
  602. Psaumes, chap. CXXIX, v. 3.
  603. Matth., chap. V, v. 40 et 41.
  604. Matth., chap. V. v. 42.
  605. Aboth de Rabbi Nathan, chap. III.
  606. Math., chap. V, v. 43, et Talmud, traité Soukah, p. 29.
  607. Mathieu, chap. V, v. 46 et 47.
  608. Guittin, pages 59 et 61, et Maimonide Iad Haschsakah, Hilchoth Melachim, chap. X, v. 12.
  609. Genèse, chap. III.
  610. Genèse, chap. X.
  611. Genèse, chap. XXV.
  612. Exode, chap. XXXIV.
  613. Talmud, traité Baba Kama, p. 113 et Maïmonide Iad Hachsakah Hilchoth Guenéba, chap. I. v. 1, Hilchoth Guesélah, chap. I, v. 2.
  614. Deut., chap. XXV, v. 14 et 15.
  615. Traité Berachoth, p. 17 et traité Makkatk, p. 28.
  616. Exode, chap. XXIII, v. 4 et 5.
  617. Proverbes, chap. XX, v. 22.
  618. Talmud, traité Baba Méziah, page 32.
  619. Traité Guittin, page 36 et traité Iomah, page 23.
  620. Job, chap. XXXI, v. 29 et 30.
  621. Psaumes, chap. XXXIX, v. 2.
  622. Psaumes, chap. XXXVII, v. 7.
  623. Talmud, traité Guittin, p. 7.
  624. Psaumes, chap. LXVIII, v. 6.
  625. Exode, chap. XXII, v. 21, 22 et 23 et Deutéronome, chap. X, v. 19.
  626. Exode, chap. XXII, v. 21, 22 et 23
  627. Lévitique, chap. XIX, v. 34.
  628. Lévitique, chap. XXIV, v. 22.
  629. Nombres, chap. XV, v. 15.
  630. Lévitique, chap. XIX, v. 9 et 10.
  631. Talmud, traité Berachoth, p. 58.
  632. Lévitique, chap. XXV, v. 35.
  633. Voir Talmud, traité Baba Meziah, p. 70.
  634. Maïmonide Iad Hachsakah, Hitchoth Melachim, chap. X, § 10.
  635. Maïmonide Iad Hachsakah, Hilchoth Déath, chap. VI.
  636. Voir Hoschen Hamischpat, chap. CCCXXXVIII, v. 2.
  637. Deutéronome, chap. XXV, v. 4.
  638. Deutéronome, chap. XXII, v. 10.
  639. Talmud, traité Guittin, p. 62.
  640. Maïmonide Iad Hachsaka Hichoth Abadim, chap. IX et Hitchoth Rozéach, chap. 13.
  641. Talmud, traité Baba Meziah, p. 32.
  642. Talmud, traité Guittin, p. 13.
  643. Lévitique, ch. XVIII, v. 5.
  644. Ialkout Midrasch, édit. Cracovie, ch. DCLXXXVIII.
  645. Sam., II, ch. VII, v. 17.
  646. Isaïe, ch. XXVI, v. 2.
  647. Psaumes, ch. CXVIII, v. 2.
  648. Psaumes, ch. XXXIII, v. 1.
  649. Psaumes, ch. XXXIII.
  650. Ialkout Midrasch, ch. DCLXLI.
  651. Matth., chap. V, v. 21 et 22.
  652. Prov., chap. XIX, v. 19.
  653. Proverbes, chapitre XXIX. v. 21.
  654. Proverbes, chap. XXII, v. 24.
  655. Proverbes, chap. XV, v. 18.
  656. Talmud, traité Schabbat, p. 105.
  657. Talmud, traité Pesachim, p. 113.
  658. Talmud, traité Choudin, p 89.
  659. Talmud, Baba Meziah, p. 59.
  660. Matthieu, chap. V, v. 23 et 24.
  661. Maïmonide, Iad Hachsaka Hilchoth Teschoubah ad finem.
  662. Traité Jomah, p. 23.
  663. Mischnah Jomah, chap. VIII.
  664. Coran, chap. XLII, v. 34 et chap. II, v. 265.
  665. Voir ci-dessus, page 21.
  666. Coran, chap. XXIII, v. 98, et chap. XLI, v. 31.
  667. Matth., chap. V, v. 44.
  668. Psaumes, chap. VII, v. 4, et chap. XXXV, v. 12 et 13.
  669. Prov., chap. XVII, v. 5., et chap. XXIV. v. 17 et 18.
  670. Ex., chap. XXIII, v. 5.
  671. Deut., chap. XXII.
  672. Talmud, traité Baba Meziah, p. 32.
  673. Lévit., chap. XIX, v. 17 et 18.
  674. Talmud, traité Iomah, p. 23.
  675. Talmud, traité Berachoth, p. 12.
  676. Prov., chap. XXV, v. 21.
  677. Michée, chap. VII, v. 18.
  678. Midrasch Raba sur Schemath, chap. XXVI.
  679. Épitre aux Romains, chap. XII.
  680. Chap. 10, v. 25 et suivants.
  681. Coran, chap. IX, v. 114.
  682. Luc, chap. V, v. 31 et 32.
  683. Lévit., chap. XIX, v. 17.
  684. Talmud, traité Eruchin, p. 16.
  685. Traité Baba Meziah, p. 31.
  686. Matth., chap. VII. v. 3.
  687. Jean, chap. XVII, v. 8.
  688. Ps., chap. LI, v. 16.
  689. Luc, chap. XXIII, v. 34.
  690. Talmud, traité Zebamoth, p. 79.
  691. Traité Berachoth, p. 10.
  692. Talmud, traité Taanith, p. 23.
  693. Matth., chap. XI, v. 28.
  694. Isaïe, chap. LV, v. 1.
  695. Traité des principes, Pirké Aboth, chap. I, v. 12.
  696. Exode, chap. XIX, v. 6.
  697. Deut., chap. XX, v. 17 et 18.
  698. Ex., ib., chap. XIX et XX.
  699. Ezéchiel, ch, XXXIV, v. 2 et suivants.
  700. Talmud, traité Iomah, page 86.
  701. Traité des principes, chap. II.
  702. Le Midrasch Ialkout, paragraphe 40, rapporte : Le célèbre docteur Akiba enseigna un jour ceci en présence de son collègue Ben-Azaï : « le verset aime ton prochain comme toi-même » est vraiment un grand principe dans la Loi. Je vais t’en citer un plus grand, répond Ben-Azaï, c’est celui contenu dans le premier verset du troisième chapitre de la Genèse, ainsi conçu : « Voici le livre de la généalogie d’Adam. On proclame là l’Unité d’origine des hommes et leur parfaite égalité native. Voir aussi Talmud, traité Sanhédrin, page 38.
  703. Matth., chap. XI, v. 25.
  704. Actes des Apôtres, chap. XIV, v. 15.
  705. Jean, chap. V, v. 19, 21 et 22.
  706. Genèse, chap. XXVIII, v. 25.
  707. Samuel, chap. III, v. 6 et 7.
  708. Isaïe, chap. LXVI, v. 1 et 2, cité aux Actes des Apôtres, chap. VII, v. 49 et 50.
  709. Épitre aux Corinthiens, chap. VIII, v. 6.
  710. Psaumes, chap. VIII, v. 4.
  711. Voir Joël, chap. III. v. 1.