Poésies complètes (Le Goffic)/Texte entier

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Poésies complètes (Le Goffic)
Poésies complètesLibrairie Plon.


POÉSIES COMPLÈTES

OUVRAGES DU MÊME AUTEUR :
(Prix d’ensemble Alfred Née. Académie française, 1908.)
ROMANS


L’Abbesse de Guérande. (Librairie Plon.)
Le Crucifié de Keraliès. (Édition définitive avec une nouvelle introduction.)

(Ouvrage couronné par l’Académie française.)
La Double Confession. Passions celtes.
La Payse. Ventôse.
Morgane. Le Pirate de l’île Lern
Croix d’Argent. L’Odyssée de Jean Chevanton
Les Bonnets-Rouges. L’Illustre Bobinet. (Sous presse).

CRITIQUE ET ÉTUDES DIVERSES


Les Romanciers d’aujourd’hui. (Épuisé.)
Nouveau traité de versification française.
Sur la Côte.

(Ouvrage couronné par l’Académie française.)


Les Métiers pittoresques.
L’Âme bretonne. (Quatre séries.)
Racine. (2 volumes.) (Librairie Plon.)
La Littérature française aux XIXe et XXe siècles, tableau général, 1800-1914. (2 volumes.)


OUVRAGES SUR LA GUERRE


Dixmude, un chapitre de l’histoire des fusiliers marins. Prix Lasserre 1915. (Librairie Plon.)
Steenstraete, suite de l’histoire des fusiliers marins. (Librairie Plon.)
Saint-Georges et Nieuport, fin de l’histoire des fusiliers marins. (Librairie Plon.)
Les Marais de Saint-Gond, histoire de l’armée Foch à la bataille de la Marne. (Librairie Plon.)
Bourguignottes et Pompons rouges.
La Guerre qui passe.
Les Trois Maréchaux.
La Marne en feu.


Ce volume a été déposé au ministère de l’intérieur en 1922.



AU TEMPS D’« AMOUR BRETON »
Portrait de l’auteur, par Charles Corbineau


CHARLES LE GOFFIC




POÉSIES
COMPLÈTES

AMOUR BRETON
LE BOIS DORMANT
LE PARDON DE LA REINE ANNE
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS
(1889 — 1914)



PARIS
LIBRAIRIE PLON
PLON-NOURRIT ET Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
8, RUE GARANCIÈRE — 6e



PRÉFACE

DE LA PREMIÈRE ÉDITION




On a réuni ici les vers publiés par l’auteur, de 1889 à 1903, sous les titres d’Amour breton, du Bois Dormant et du Pardon de la reine Anne ; on y a joint, sous le titre suffisamment élastique d’Impressions et Souvenirs, quelques pièces nouvelles sans lien très apparent et dont plusieurs sont de simples pièces de circonstance.

Et tout cela bout à bout ne fait pas un bien gros recueil : la poésie est un luxe pour certains. Il n’y a pas lieu de s’en plaindre en l’espèce, puisque, tout léger qu’est ce livre, l’auteur eût souhaité le réduire encore. S’il ne s’y est pas décidé, c’est moins par faiblesse paternelle que pour obéir au vœu de quelques personnes qui désiraient avoir un texte complet et fidèle du premier de ses poèmes, Amour breton, depuis longtemps introuvable et qu’une page merveilleuse de M. Anatole France recommandait à leur attention. L’indulgente sympathie d’un tel maître lui servira de caution près des uns et d’excuse près des autres.

Par ailleurs, il sait très bien tout ce qu’a de trouble, d’indéfini et quelquefois de contradictoire la sensibilité qui s’exprime ici. S’il a pu çà et là, comme l’en louait M. Charles Maurras, donner « à l’incertitude des choses une voix précise, une voix classique et latine », c’est peut-être que, du côté maternel, une lointaine ascendance italienne travaillait à discipliner en lui les élans du Celte : elle n’a pas supprimé le Celte et il n’y paraît que trop. Qu’y faire ? Il faut savoir se résigner à être de sa race.

L’auteur ose donc se réclamer de la sienne près du lecteur. « La pure, l’inimitable note celtique », pour parler comme Matthew Arnold, ne s’est pas tue avec Taliésin et Lywarc’hen. Elle sonne encore chez nos bardes. Mais elle est inséparable de la langue et peut-être de l’atmosphère bretonnes : sous un autre ciel, dans un autre idiome, sa monotonie devient vite fatigante. Il en est de cette note presque continûment élégiaque comme du motet en l’honneur de saint Patrice dont les moines irlandais ne pouvaient se rassasier et qui avait « sons si clers et si doux » que le saint lui-même descendait du paradis pour mieux l’ouïr. Or, un jour que le chœur des moines reprenait pour la troisième fois la prestigieuse rengaine, un profane demanda en bâillant : « Est-ce que vraiment vous ne savez pas d’autres chansons ? » Sur quoi, dit la légende, le charme se dissipa, les moines demeurèrent bouche bée et Patrice s’en fut fort mécontent.

Une mésaventure analogue attend, peut-être, près des lecteurs français l’auteur des petits poèmes en mineur qu’on va lire et qui ne sont qu’un écho affaibli, une variante personnelle et moderne de l’éternel gemitus Britonum. Les uns bâilleront ; les autres souriront. Mais deux ou trois peut-être, chez qui s’est conservé le goût romantique des larmes, feront comme les amis des beggards dont parle Michelet et, « fuyant les cathédrales, s’en viendront furtivement, le dimanche, surprendre aux caves ce petit chant qui fait pleurer ».


POST-SCRIPTUM

POUR LA NOUVELLE ÉDITION




La présente édition n’est pas tout à fait la reproduction de la précédente, épuisée depuis longtemps : on a cru, notamment, devoir l’alléger d’une pièce en un acte : Mary-Morgane, écrite en collaboration avec Gabriel Vicaire et qui ne nous a pas paru être à sa place dans un recueil lyrique. En guise de compensation, — si c’en est une, — le lecteur trouvera ici sept ou huit petits poèmes inédits qui étofferont un peu la quatrième partie du recueil, trop maigre au gré de certains. On voudra bien observer enfin que ce livre s’arrête au seuil de la guerre (août 1914), ce qui explique qu’aucun écho de nos tristesses et de nos joies nationales ne s’y répercute, — non plus que du deuil intime de l’auteur.


Paris, décembre 1921.




AMOUR BRETON

POÈME


Je dis ce que mon cœur, ce que mon mal me dit.
ÉTIENNE DE LA BOÉTIE.



À JULES TELLIER
Je dédie ce poème.


Ch. L. G.


PRÉLUDE


Ô Miranda, voici la dernière chanson !
Maurice Bouchor.


… C’est ici la chanson d’amour
Qu’on chante au coin des cheminées,
L’hiver, sur le déclin du jour,
Dans les maisons abandonnées…


ÉPITHALAME


Cras amet qui nunquam amavit !
(Pervigilium Veneris.)


 
Hyménée, ô joie, hymen, hyménée !
La nuit de mon cœur s’est illuminée.

 
Et ce fut d’abord, d’abord en mon cœur,
Des hymnes confus qui chantaient en chœur.


Ils chantaient la vie et l’amour de vivre,
Le miel des baisers, si doux qu’il enivre.


Et je tressaillais, sans savoir pourquoi.
Comme si la vie allait naître en moi.



Alors un grand vent déchira les nues.
Vous chantiez toujours, ô voix inconnues

Et j’avais le cœur plus troublé qu’avant,
Lorsque l’aube d’or parut au levant.
 
Et l’aube éclaira de sa flamme douce
Une enfant couchée en un lit de mousse.

L’enfant se dressa sur l’horizon clair
Et tendit vers moi la fleur de sa chair.



SON AGE, SON PAYS, SON NOM


Aoutronez ar zent, peded evidomp.
(Litanies bretonnes.)


Elle aura dix-huit ans le jour,
Le jour de la fête votive
Du bienheureux monsieur saint Yve,
Patron des juges sans détour ;

Elle est née en pays de lande,
À Lomikel, où débarqua
Dans une belle auge en mica
Monsieur saint Efflam, roi d’Irlande ;



Elle est sous l’invocation
De Madame Marie et d’Anne,
Lis de candeur, urnes de manne,
Double vaisseau d’élection.



ANNE-MARIE



Setu ma teu tré bars ann ti
Mamm Doue, ar Werc’hes Vari…

F.-M. Luzel.


Elle est née un joli dimanche de printemps.
Son père qui croyait en Dieu, comme au bon temps,
Et sa mère, cœur simple et plein de rêverie,
Pieusement l’avaient nommée Anne-Marie,
Du nom, choisi par eux entre les noms d’élus,
Des deux saintes du ciel qu’ils vénéraient le plus.
Car en Basse-Bretagne on prétend que ces saintes,
Quand le terme est venu pour les femmes enceintes,
Se tiennent en prière aux deux côtés du lit.
L’une pose un baiser sur le front qui pâlit

 
Ou d’un flocon de pure et fine ouate étanche
Le ruisseau de sueur qui coule sur la hanche ;
L’autre, tout occupée avec l’enfantelet,
Bordant les bons draps blancs sur ses membres de lait,
L’enveloppe, âme et corps, dans un réseau de joie ;
Et toutes deux ainsi, sans qu’un autre œil les voie
Que celui de la mère et celui de l’enfant,
Vont et viennent, du lit au berceau, réchauffant
Les petits pieds, calmant un cri d’une caresse,
Et rien, dégoût, fatigue, amertumes, serait-ce
Au fond d’un taudis sombre et nu, ne les retient.
Si la femme est honnête et si l’homme est chrétien.


VOS YEUX


…Et les yeux des jeunes filles
y sont comme ces claires fontaines
où sur un fond d’herbes ondulées se
mire le ciel.

Ernest Renan.


Je compare vos yeux à ces claires fontaines
Où les astres d’argent et les étoiles d’or
Font miroiter, la nuit, des flammes incertaines.

Vienne à glisser le vent sur leur onde qui dort,
Il faut que l’astre émigre et que l’étoile meure,
Pour renaître, passer, luire et s’éteindre encor.


Si cruels maintenant, si tendres tout à l’heure,
Vos beaux yeux sont pareils à ces flots décevants,
Et l’amour ne s’y mire et l’amour n’y demeure

Que le temps d’un reflet sous le frisson des vents.


TRIOLETS À MA MIE


Douce, plus douce que mias,
Cist lais, qui est boens et bias,
Por vos fu feis tos novias.

Tristan.
(Le Lai du chèvrefeuille.)


Puisque je sais que vous m’aimez,
Je n’ai pas besoin d’autre chose.
Mes maux seront bientôt calmés,
Puisque je sais que vous m’aimez
Et que j’aurai les yeux fermés
Par vos doigts de lys et de rose.
Puisque je sais que vous m’aimez,
Je n’ai pas besoin d’autre chose.


Je voudrais mourir à présent
Pour vous avoir près de ma couche,
Allant, venant, riant, causant.
Je voudrais mourir à présent,
Pour sentir en agonisant
Le souffle exquis de votre bouche.
Je voudrais mourir à présent
Pour vous avoir près de ma couche.
 
S’il fallait, comme au temps jadis.
Franchir des monts, sauter des fleuves.
Combattre en plaine un contre dix.
S’il fallait, comme au temps jadis,
Jouer pour vous les Amadis,
Mon cœur bénirait ces épreuves.
S’il fallait, comme au temps jadis.
Franchir des monts, sauter des fleuves.

Jasmins d’Aden, œillets d’Hydra,
Ou roses blanches de l’Écosse,
Fleurs d’églantier, fleurs de cédrat,
Jasmins d’Aden, œillets d’Hydra
Dites-moi les fleurs qu’il faudra,
Les fleurs qu’il faut pour notre noce,
Jasmins d’Aden, œillets d’Hydra,
Ou roses blanches de l’Écosse.


Sur les lacs et dans les forêts,
Pieds nus, la nuit, coûte que coûte,
J’irais les cueillir tout exprès,
Sur les lacs et dans les forêts.
Hélas ! et peut-être j’aurais
Le bonheur de mourir en route.
Sur les lacs et dans les forêts,
Pieds nus, la nuit, coûte que coûte…


BRETONNE DE PARIS


Seul un plus ferme accent annonçait le pays,
Mais c’était une grâce encore…

Brizeux.


Hélas ! tu n’es plus une paysanne ;
Le mal des cités a pâli ton front,
Mais tu peux aller de Paimpol à Vanne,
Les gens du pays te reconnaîtront.

Car ton corps n’a point de grâces serviles ;
Tu n’as pas changé ton pas nonchalant ;
Et ta voix, rebelle au parler des villes,
A gardé son timbre augural et lent.


Et je ne sais quoi dans ton amour même,
Un geste fuyant, des regards gênés,
Évoque en mon cœur le pays que j’aime,
Le pays très chaste ou nous sommes nés.


VISION


Un soir j’ai vu ton âme aux feux blancs d’une étoile.
Mme Desbordes-Valmore.


Comme elle a le cœur épris
De la tristesse des grèves,
Je crois souvent dans mes rêves
Qu’elle n’est plus à Paris.

Je lui vois la coiffe blanche
Et le justin lamé d’or
Dont les filles du Trégor
Se pavoisent le dimanche.


Et, son rosaire à la main,
Elle marche, diaphane,
Vers une église romane
Qui s’estompe à mi-chemin.
 
Oh ! ce toit rongé de lèpres,
Ces murs taillés en plein roc !
C’est l’église de Saint-Roch
Où les chrétiens vont à vêpres.
 
Toujours pieuse de cœur,
Elle entre avec eux, se signe
Et, courbant son cou de cygne,
S’agenouille au bas du chœur.
 
Et je suis là derrière elle.
Derrière elle, tout tremblant.
Son teint de lis est si blanc
Qu’elle a l’air surnaturelle !


LÀ-BAS


Pontum aspectabant flentes.
Virgile.


Les Bretonnes au cœur tendre
Pleurent au bord de la mer ;
Les Bretons au cœur amer
Sont trop loin pour les entendre.

Mais vienne Pâque ou Noël,
Les Bretons et les Bretonnes
Se retrouvent près des tonnes
D’eau-de-vie et d’hydromel.

 
La tristesse de la race
S’éteint alors dans leurs yeux ;
Ainsi les plus tristes lieux
Ont leur sourire et leur grâce.
 
Mais ce n’est pas la gaieté
Aérienne et sans voiles
Qui chante et danse aux étoiles
Dans les belles nuits d’été.

C’est une gaieté farouche,
Un rire plein de frissons,
Ferment des âpres boissons
Qui leur ont brûlé la bouche.

Plaignez-les de vivre encor ;
Ce sont des enfants barbares,
Ah ! les dieux furent avares
Pour les derniers-nés d’Armor !


SUR LA BEIGNE


Παπαπᾶ, πλέως μὲν οἴνου,
Γάνυμαι.

Euripide.


Nous sommes partis ce matin,
Sans savoir où, pédétentin,

Au diable !

J’en étais moi-même effaré,
Tant la route avait un air e-

ffroyable !

 
Des flaques, de la boue, et puis
Un ciel noirâtre comme un puits

De mine,

Ce ciel mi-breton, mi-normand,
Qui fait perpétuellement

La mine.


Ajoutez, surcroît de malheur,
Nous crachant au visage leur

Décharge,

Sur nos côtés, sur nos devants,
Le tourbillon des âpres vents

Du large !


Mais, si noir, si triste et si laid
Que fût le chemin, il fallait

Voir comme

Nous étions, quoique fatigués,
Gais, très gais, énormément gais

En somme !


Nanette a des goûts vagabonds,
Qui la poussent par sauts et bonds,

Sans crainte

Que son pied ne heurte un caillou
Qui l’érafle, qui l’éraille ou

L’éreinte.

 
Moi-même j’ai, pour ces jours-là,
Outre mon béret de gala,

Des bottes,

 
Qui ne m’abandonnent jamais
Dans le cours sinueux de mes

Ribotes.

 
Or, tandis que nous dévalons
Par les taillis et les vallons

Que baigne,

Jusqu’à son prochain confluent.
De son flot visqueux et gluant,

La Beigne,

 
Nous faisons, comme des marmots,
Des phrases sans queue et des mots

Sans tête,

Moi, lui disant : « Turlututu ! »
Elle, me répondant : « Que tu

Es bête ! »


Ainsi vont nos pas imprudents.
Qu’importe qu’on patauge dans

La boue ?

Quand on a le cœur plein d’azur.
Qu’importe un soufflet du vent sur

La joue ?


LEVER D’AUBE


Les coqs ont sonné la diane.
Gabriel Vicaire.



L’horloge a tinté quatre fois.
Qu’est-ce donc, ces folles risées ?
Comme un cygne aux ailes rosées,
L’aurore glisse au ras des bois.
 
Ce sont les filles de Pont-Croix
Qui caquettent à leurs croisées.
L’horloge a tinté quatre fois…
Qu’est-ce donc, ces folles risées ?

 
Et c’est mon coq — le bon Gaulois ! —
Qui lance, comme des fusées,
Emmi son trio d’épousées,
Les gammes claires de sa voix.
L’horloge a tinté quatre fois.


LES PEUPLIERS DE KERANROUX


Mirages automnaux des arbres effeuillés…
Henri de Régnier.


 
Le soir a tendu de sa brume
Les peupliers de Keranroux.
La première étoile s’allume :
Viens-t’en voir les peupliers roux.
 
Fouettés des vents, battus des grêles,
Et toujours sveltes cependant,
Ils lèvent leurs colonnes grêles
Sur le fond gris de l’occident.

 
Et, dans ces brumes vespérales,
Les longs et minces peupliers
Font rêver à des cathédrales
Qui n’auraient plus que leurs piliers.


LA CHANSON DE MARGUERITE


Elle est comme la rose franche,
Qu’un jeune pasteur par oubli
Laisse flétrir dessus la branche,
Sans se parer d’elle au dimanche,
Sans fleurer le bouton cueilli.

Jean de La Taille.


Pour bercer son sommeil mystique de Bretonne,
Au fond du petit lit où l’on se pelotonne,
Je lui chante à mi-voix les chansons de jadis,
Viviane aux yeux pers, Merlin ou le Roi d’Ys,
Qu’étreignait un démon accroupi sur sa selle.
Mais la chanson qu’elle aime entre toutes est celle
De Margot, d’une enfant qui mourut en souci
De n’avoir pas trouvé d’épouseur. La voici :


Une chanson vient d’être écrite
En dialecte léonard,
Une chanson sur Marguerite

De Keronar.


C’était la plus riche héritière
Qu’on connût chez nos paysans.
On l’a menée au cimetière

À vingt-deux ans.


— Margot, Margot, que je te gronde !
Où sont passés ta lèvre en fleurs,
Tes fins cheveux, ta gorge ronde

Et tes couleurs ?


— C’est votre faute à vous, ma mère,
On vous l’a dit et répété :
Rien n’est, hélas ! plus éphémère

Que la beauté.


À quoi me sert d’être jolie
Comme un fruit mûr en sa saison,
Si par vos ordres l’on m’oublie

À la maison ?


Le plus beau tissu devient loque.
C’est le destin qu’ont nos appas.
Mariez-nous quand c’est l’époque :

N’attendez pas !…

 
Je veux qu’on m’enterre un dimanche.
Creusez ma tombe et semez-y
De l’aubépin, de la pervenche

Et du souci.


Pour vous dont les cœurs infidèles
Ont fui tout à coup de mon toit,
Comme on voit fuir les hirondelles

Au premier froid,


Puisque aujourd’hui dans nos campagnes,
Fermier, gentilhomme ou valet.
Vous avez trouvé les compagnes

Qu’il vous fallait,


Ô jeunes gens de ma paroisse.
Je prierai Jésus, mon Seigneur,
Qu’il favorise et qu’il accroisse

Votre bonheur !


Et maintenant sonnez l’antienne.
Oignez mon corps d’ambre et de nard.
Je n’ai plus rien qui me retienne
À Keronar… —

Elle mourut sur ces paroles,
Un soir que les vents attiédis
Jouaient dans les branches des saules :
De profundis !


CONFIDENCE


Bien est-il vray que j’ay aimé…
François Villon.


Je t’apporte un cœur bien las.
Ne me dis plus que tu m’aimes ;
Une autre m’a dit, hélas !
Les mêmes choses, les mêmes.
 
C’était avec ses yeux d’or
L’enfant la plus ingénue.
Nous nous aimerions encor,
Si tu n’étais pas venue.


Mais tu m’as conquis d’un coup.
Ton sourire exalte et grise.
Aux doigts noués à mon cou
Les tiens ont fait lâcher prise.
 
Ce sont de douces amours.
Mais je sens qu’aux mêmes heures
Un remords trouble toujours
Nos caresses les meilleures.
 
Et je t’ai fait cet aveu,
L’âme d’angoisse envahie,
Pour que nous pleurions un peu
Sur l’enfant que j’ai trahie.


SOMMEIL


Le sommeil nous fera de jolis songes blancs…
Raymond de La Tailhède.


Et tu m’as dit : Pourquoi revenir sur ces choses ?
Le golfe aux blanches eaux rit sous le soleil blond.
Il fait si doux de vivre au bord des grèves roses !
Un tel apaisement coule du ciel profond !

Regarde ! Les rocs noirs, effroi des solitudes,
Sous leur crinière noire ont l’air de grands lions
Étirant au soleil d’énormes lassitudes,
Jusqu’au temps assigné pour leurs rébellions.


Et regarde ! Les vents eux-mêmes n’ont plus d’aile,
ils dorment. Oh ! comme eux, clos ta pauvre aile, hélas !
Puisque la blanche mer repose et que près d’elle
La grève blonde étend son corps humide et las.

Et le soleil aussi s’endort. Des clartés fauves
Vont s’épandant du lit où le dieu s’est couché.
Sur les récifs tournoie un dernier vol de mauves ;
Un grand sloop file au ras des eaux, le mât penché.
 
Et son éperon lisse et fin comme une lance
Pique les flots cabrés qui hennissent autour ;
Et c’est du haut du pont un matelot qui lance
Au clocher entrevu l’hollaï du retour.
 
Et rien, plus rien ! Le bec enfoui sous son aile,
Seul, un héron qui dort s’éveille au cri jeté,
Darde sur l’horizon l’éclair de sa prunelle
Et reprend tout d’un coup son immobilité.


MEMORANDA


Chaque soir, fais ton examen de conscience…
(La Vie dévote.)


Les jours lumineux de nos fiançailles,
Les beaux jours que rien n’est venu ternir,
Mon cœur, ô mon cœur, comme tu tressailles

À leur souvenir !


Ô la triste vie, ô la vie amère,
Comme j’ai souffert avant ces jours-là !
Hélas ! à part toi, ma mère, ma mère,

Qui me consola ?


Songes-y, mon cœur, ô cœur fier de battre,
Songe à ce passé plein de désarroi.
Les remords confus qui hantaient mon âtre,

Rappelle-les-toi !


Et toute ma vie et ses équivoques,
Mes longues erreurs à travers l’amour,
Il faut, ô mon cœur, que tu les évoques

Chacune à son tour.

 
Car elle a tout su des maux que tu caches,
Un par un compté mes pas inquiets,
Et tu serais, toi, le dernier des lâches

Si tu l’oubliais.


MADRIGAL D’HIVER


… Où planent, évaporées,
Les jeunesses des vieux lilas.

Sully Prudhomme.


 
Il neige à nos vitres glacées ;
Mais viens ! Durant les mauvais mois,
Les âmes des fleurs trépassées
Habitent encore dans les bois.

L’air s’imprègne d’odeurs plus douces.
Voici le lilas et voici,
Avec la silène des mousses,
La fleur dolente du souci.


Et de toutes ces fleurs ensemble,
Par je ne sais quels lents accords,
Émane un parfum qui ressemble
Au parfum secret de ton corps.


L’ENLÈVEMENT POUR RIRE


L’amour, comme les cailles, vient
et s’en va aux temps chauds…

J.-P. Richter.


 
Ainsi c’est vous que l’on marie
Au mois prochain ?
Qui donc épousez-vous, Marie ?
Chose ou Machin ?

Chose ou Machin, il ne m’importe.
La vérité,
C’est que je suis mis à la porte
En plein été.


Oui, cet hymen va se conclure,
Et Messidor
Balance au vent la chevelure
Des épis d’or !
 
Et c’est au moment où sur terre
Tout reverdit,
Que vous passez devant notaire
L’acte susdit !

Oh ! non, cela n’est pas possible,
Mia bella,
Et je suis fou d’être sensible
À ce point-là !
Quoi ! parce qu’un barbon vous offre,
Sincère ou non,
Ses rhumatismes et son coffre
Avec son nom,
 
Parce qu’il est prince ou vidame,
Quoi ! par désir
De s’entendre appeler madame
X… à loisir,


Vous troqueriez notre jeunesse,
Échange vain !
Nos beaux appétits de faunesse
Et de Sylvain !

Non ! mille fois non, je le jure !
Non, sarpejeu !
Cet hymen n’est qu’une gageure
Et n’est qu’un jeu !

Allons ! viens-nous-en, l’infidèle.
Par les sentiers
Fleuris tout le long d’asphodèle
Et d’églantiers.

Vois comme on est bien sur la mousse !
Veux-tu t’asseoir ?
Sens-tu glisser sur ta frimousse
Le vent du soir ?
 
Il glisse, et ce sont des murmures.
Et des frissons.
Et des parfums volés aux mûres
Dans les buissons.

 
Il glisse ! Adieu, soucis moroses,
Tristesse, émoi !
Ma mie, ouvrez vos lèvres roses
Et baisez-moi.


PREMIERS DOUTES

Ô cœur ennemi de toi-même,
Puisses-tu ne trouver jamais,
Pauvre cœur, le mot du problème !

Jules Lemaitre.


 
Jolis rayons d’aube, entrez dans mon âme :
Elle a tant besoin de revoir le jour !
— Sait-on ce qui dort dans des yeux de femme,
Si c’est la colère ou si c’est l’amour ?
 
Ô rayons jolis, sous votre caresse,
Mon âme autrefois s’emplissait de chants.
— Hélas ! qu’avez-vous, ma chère maîtresse,
Pour me regarder de ces yeux méchants ?

 
Ô rayons jolis, dissipez mes craintes ;
Apaisez mon mal, tant qu’il n’est pas sûr.
— Les yeux de ma mie ont toujours ces teintes,
Ces teintes d’or sombre et de sombre azur.


EN PARTANCE


Je voudrais souvent m’être tu
et ne m’être point trouvé avec
les hommes…

(L’Imitation.)


Viens-t’en nous aimer ailleurs,
N’importe où, mais loin des villes ;
Viens-t’en sous des cieux meilleurs.

Ici les âmes sont viles,
Ici le vent est chargé
De conseils bas et serviles ;


Ici j’ai le cœur rongé
D’un mal indéfinissable :
Je ne sais pas ce que j’ai.

Ô chants des flots sur le sable,
Vous m’aurez bientôt guéri,
Si mon cœur est guérissable ;

Si mon cœur endolori
Trouve au bord des eaux calmantes,
Si mon cœur trouve un abri.
 
Et toi, la fleur des amantes.
Flambeau de ma vie, ô toi,
Mon conseil dans les tourmentes,
 
À ce cœur en désarroi
Donne un peu de ton courage
Et donne un peu de ta foi !

Les vents mauvais ont fait rage.
Toutes mes amours, débris !
Et tous mes bonheurs, mirage !


Mon cœur, des bourreaux l’ont pris,
Traîné, piétiné, de sorte
Qu’il n’est que haine et mépris.

Ô rêves morts, candeur morte !
Lui ne s’est pas débattu,
Tant sa souffrance était forte !
 
Longtemps, longtemps, il s’est tu.
Pas une plainte ; aucun geste.
Sois-lui fidèle : vois-tu,
 
C’est le seul bien qui lui reste.


LE PREMIER SOIR

Belle nuit, ô nuit d’amour !…
(Contes d’Hoffmann.)


Ce premier soir, pourquoi, pourquoi
M’avais-tu dit, tout abattue,
Qu’avant de te donner à moi
Un autre que moi t’avait eue ?

Et comment, comment, ce soir-là.
Faut-il que seul je me souvienne
Comment ma pitié te parla,
Te parla de la faute ancienne ?


Ne nous revois-tu pas auprès,
Assis auprès de ce vieux saule ?
Ne sais-tu pas que tu pleurais
Éperdument sur mon épaule ?
 
Moi je sais que je bus tes pleurs
Et, t’emportant loin de la route.
Quand je te couchai dans les fleurs,
Je sais que tu défaillis toute.
 
C’était en Bretagne, voici
Trois ans passés depuis septembre,
Un soir pareil à celui-ci.
Dans les genêts aux gousses d’ambre.
 
A-t-on coupé les genêts verts ?
Les amants suivent-ils encore
Le sentier qui mène au travers.
De Keriel à Roudarore ?
 
De Roudarore à Keriel,
Ô le bon sentier frais et sombre !
L’air était doux comme le miel ;
Des sources bruissaient dans l’ombre.


Moi je n’évoque qu’en tremblant
Ce coin de la terre bretonne
Et ce beau soir, languide et blanc,
Où mourait le soleil d’automne.
 
Ah ! ce soir, ce soir adoré,
Ce soir qu’emplissaient nos deux âmes,
Ah ! pauvres enfants, c’est donc vrai,
C’est vrai que nous nous abusâmes !
 
Tous ceux que j’aimais sont partis.
Je ne sais pas si j’en suis cause ;
Mais sur mes yeux appesantis
Je sens qu’un nouveau deuil se pose.
 
J’ai peur… Rassure-moi… Ce bruit,
Ces pas furtifs près de la porte…
Quelqu’un s’est levé dans la nuit.
Si ce n’est pas toi, que m’importe ?

Et qui donc serait-ce, ô mon cœur ?
Pour qui me tiendrais-je aux écoutes ?
Quel autre éveillerait le chœur
De mes soupçons et de mes doutes ?


Toi qui fuis à pas inquiets,
Je t’avais pardonné ta faute.
Pourquoi t’en vas-tu ? Je croyais
Qu’on devait vivre côte à côte.
 
Ô nuits, ô douces nuits d’antan,
Où sont nos haltes et nos courses,
Le vieux saule près de l’étang
Et les genêts au bord des sources ?
 
C’est ici la chanson d’amour
Qu’on chante au coin des cheminées,
L’hiver, sur le déclin du jour.
Dans les maisons abandonnées…


BOUQUET


Et nos deux cœurs battaient, comme battent les cœurs ;
Et nos âmes étaient tristes, comme des âmes.

Jules Tellier.


À Paimpol, un soir, tandis que la lune
Éveillait au large un chant de marin,
Nous avons tous deux cueilli sur la dune
Ces touffes de menthe et de romarin.

Et ces œillets-ci, c’est un soir, à Gâvre,
Pris à la douceur qui s’exhalait d’eux,
C’est un soir d’amour, à l’angle d’un havre,
Que nous les avons cueillis tous les deux.


Mais ce triste brin de pariétaire,
Je l’ai cueilli seul en pensant à toi,
Un soir plein de cris, d’ombre et de mystère.
Sur les rochers nus de Saint-Jean-du-Doigt.


LASSITUDE


Mirabiliter me crucias !…
Job.


Puisque le hasard m’y ramène,
Pour mon malheur ou pour mon bien,
je veux que tu saches combien
Ma maîtresse fut inhumaine.

Pour l’oublier, j’ai tour à tour
Tenté de noyer dans l’ivresse.
Avec mon présent, ma détresse.
Avec mon passé, mon amour.


Et depuis trois mois je suis ivre,
Et ces trois mois d’indignité,
Hélas ! je n’en ai rapporté
Qu’un immense dégoût de vivre.


LA FLEUR


Qui t’a fait la douleur t’a laissé les remèdes.
Théophile de Viaud.


J’ai vécu. Ce n’est pas que la mort m’épouvante.
Mais en sondant mon cœur j’ai vu qu’à ses parois
La fleur de poésie était toujours vivante,
Dieu bon ! et que jamais sur sa tige mouvante
N’avaient autant germé de boutons à la fois.
Elle avait pris racine au milieu des décombres.
Ce n’était autour d’elle et près d’elle affaissés
Que spectres, revenants, esprits, fantômes, ombres,
Tumultueux chaos d’apparitions sombres,
Où je reconnaissais tous mes rêves passés.


Chacun d’eux m’appelait ; chacun d’eux sous son aile
Montrait le trou béant de quelque trahison.
Vains efforts ! Ils n’ont pu détacher ma prunelle
De la rose d’Éden, de la rose éternelle,
Qui poussait en mon cœur sa libre floraison !
Et je n’ai pas eu tort, n’est-il pas vrai, mon frère,
De comprimer en moi tout élan téméraire.
De planter mes deux poings au fond de mes deux yeux,
De fermer mon oreille aux voix du suicide
Et d’invoquer si haut la Muse au front placide
Qu’elle ait à mon appel abandonné les cieux !



LE BOIS DORMANT


À la mémoire de ma mère


Ch. L. G.


À Anatole Le Braz.


 
Vois. Un ciel cuivré d’automne
Et, sous ce ciel presque roux,
Un bois léthargique et doux,
Des fleurs, et la mer bretonne.

Les fleurs vont mourir ; le bois
Est gardé par une fée.
Mais une plainte étouffée
Déchire l’ombre parfois :


La mer ! Sous sa rauque haleine,
Le bois chante sourdement.
— Mon cœur est ce Bois dormant :
Écoute chanter sa peine.


RONDES ET CHANSONS


À Anatole France.


CHANSON PAIMPOLAISE


À Maurice Barrès.


Les marins ont dit aux oiseaux de mer :
« Nous allons bientôt partir pour l’Islande,
Quand le vent du Nord sera moins amer
Et quand le printemps fleurira la lande. »

Et les bons oiseaux leur ont répondu :
« Voici les muguets et les violettes.
Les vents sont plus doux ; la brume a fondu :
Partez, ô marins, sur vos goélettes.


« Vos femmes ici prieront à genoux.
Elles vous seront constamment fidèles.
Nous voudrions bien partir avec vous,
S’il ne valait mieux rester auprès d’elles.
 
« Nous leur parlerons de votre retour ;
Nous dirons les gains d’une pêche heureuse,
Et comment la nuit, et comment le jour,
Comment votre cœur bat sous la vareuse.
 
« Et nous les ferons renaître à l’espoir,
Tandis que, les yeux tournés vers le pôle.
Elles s’en viendront, au tomber du soir.
Pleurer deux à deux sur les bancs du môle. »


ROMANCE SANS PAROLES


Fraîche et rieuse et virginale,
Vous m’apparûtes à Coatmer,
Blanche dans la pourpre automnale
Du soleil couchant sur la mer.

Et la mer chantait à voix tendre
Et, des terrasses du ciel gris,
Le soir penchait ses yeux de cendre
Sur les palus endoloris.

 
Et je crois que nous n’échangeâmes
Ni baiser vain, ni vain serment.
Le soir descendait en nos âmes,
Et nous pleurâmes seulement.


NOVEMBRE


À Daniel de Venancourt.


Je suis revenu seul par Landrellec. Voici
Qu’au soir tombant l’ajonc s’est encore épaissi
Et qu’à force d’errer dans le vent et la brume,
Si tard, sous ce ciel bas fouetté d’une âpre écume,
Et d’entendre à mes pieds sur le varech amer
Toujours, toujours ce râle obsédant de la mer,
Et de voir, quand mes yeux retournaient vers la côte,
Des peurs sourdes crisper la lande épaisse et haute
Et la brume flotter partout comme un linceul,
J’ai senti que mon mal n’était pas à moi seul
Et que la lande avec ses peurs crépusculaires.
Et qu’avec ses sanglots profonds et ses colères

La mer, et que la nuit et la brume et le vent,
Tout cela s’agitait, souffrait, était vivant,
Et roulait, sous la nue immobile et sans flamme,
Une peine pareille à la vôtre, mon âme.


LE PASSANT


À Jean Psichari.


L’amour ne chante pas ; il ne sourit jamais,
Ni le matin, quand l’aube argente les sommets,
Ni quand l’ombre, le soir, s’épanche des collines,
Ni quand le rouge été flamboie à son midi
Et du brouillard qui dort dans l’éther attiédi
Perce et dissipe au loin les pâles mousselines.

L’amour ne chante pas ; l’amour ne sourit pas.
Il vient comme un voleur de nuit, à petits pas,

Retenant son haleine et se cachant des mères.
Il connaît que nul cœur n’est ferme en son dessein
Et qu’on ne dort jamais qu’une fois sur le sein
Vêtu par nos désirs de grâces éphémères.

L’amour ne chante pas, ne sourit pas. Ses yeux,
Brûlés de trop de pleurs, sont lourds de trop d’adieux
Pour croire qu’ici-bas quelque chose persiste.
Nul ne sait quand il vient, ni comment, ni pourquoi,
Et les cœurs ingénus qu’emplit son vague effroi
L’attendent qu’il est loin déjà, le Passant triste !


ÉVOCATION


Pour évoquer les jours défunts
Il m’a suffi de quelques roses :
J’ai respiré dans leurs parfums
Tes lèvres closes.

Je sais des jasmins d’occident
Aussi veloutés que ta gorge ;
Tes cheveux blonds sont cependant
Moins blonds que l’orge.


Les violiers ont pris tes yeux ;
Ton rire a passé dans la brise,
Ton joli rire insoucieux
Qu’un sanglot brise ;

Et les immortelles de mer,
Qui s’ouvrent dans les dunes blanches,
Ont la senteur de miel amer
Qu’avaient tes hanches…

Et c’est toi toute, gorge et front.
Vieillis, pâlis, languis, qu’importe ?
L’aube a des lys qui me rendront
Ta beauté morte.


RONDES


À Frédéric Plessis.


I


 
Tes pieds sont las de leurs courses.
Voici le temps des regrets.
L’automne a troublé les sources
Et dévêtu les forêts.
 
Toutes les fleurs que tu cueilles
Meurent dans tes doigts perclus.
Comme elles tombent, les feuilles,
Au bois où tu n’iras plus !


L’automne, hélas ! c’est l’automne.
Songe aux longs soirs attristants.
Là-bas, en terre bretonne,
Les glas tintent tout le temps.

Ils tintent pour l’agonie
Des fleurs que tu préférais.
Ah ! ta moisson est finie !
Voici le temps des regrets…


II


Couche-toi devant ta porte.
Voici le temps des adieux.
Écoute au ras de l’eau morte
Siffler les tristes courlieux.
 
Ils traînent leurs ailes brunes
Et leur long corps efflanqué
Sur la torpeur des lagunes
Entre Perros et Saint-Ké.


Mais demain, ce soir peut-être,
Tous ces longs corps amaigris,
Tu les verras disparaître
Un par un dans le ciel gris.

O l’amère parabole !
Éteignez-vous, pauvres yeux !
Les courlis gagnent le pôle :
Voici le temps des adieux…


PAPILLONS DE MER


À Pierre Laurent.


 
On les voit s’en venir en bandes,
À la prime aube, tout le long,
Le long des palus et des landes,
 
Glissant de-ci, de-là, selon
Leur humeur folâtre et changeante.
Et tout bleus dans le matin blond.


Ô les dunes que l’aube argente !
Les genêts fleuris qu’un par un
Frôle leur aile diligente !
 
Et, là-bas, couchés dans l’embrun,
Sous leur fourrure d’algues lisses,
Les lourds rochers de granit brun !
 
C’est l’heure pleine de délices,
L’heure où s’épanche en larmes d’or
La rosée au fond des calices ;

Et c’est l’heure, plus douce encor,
Où le premier flot monte et lèche
Vos pieds blancs, grèves de l’Armor.
 
La brise du large est si fraîche !
Il fait si doux, si bon, là-bas
Où les courlis sont à la pêche !
 
Et voilà, sans autres débats,
Nos lutins partis en maraude
Du côté d’Erech ou de Batz.

 
Longtemps sur la mer d’émeraude,
Ainsi que des bleuets ailés,
Leur vol incertain tremble et rôde.

Mais ceux qu’une lame a frôlés
Sentent bientôt l’éclaboussure
Alourdir leurs corps fuselés.

Même au temps où juillet azure
Ses remous et ses tourbillons,
La mer est changeante et peu sûre.

Déserteurs des calmes sillons,
Vous êtes pareils à mes rêves.
Papillons bleus, ô papillons !

Luise quelque aube aux clartés brèves
Penchant ses yeux meurtris et doux
Sur le glauque miroir des grèves,

C’est assez pour eux et pour vous :
Leur cavalcade trébuchante
Coupe l’infini de bonds fous.


Ils vont ! Ils vont ! La vague chante
Sous leur essor aventureux…
Papillons de la mer méchante,

j’ai peur pour vous, j’ai peur pour eux !


LA COMPLAINTE DE L’ÂME BRETONNE[1]


À Henry Mauger.


 
Sur la lande et dans les taillis,
Cueillez l’ajonc et la bruyère,
Doux compagnons à l’âme fière,
Ô jeunes gens de mon pays !

*
* *

Quand du sein de la mer profonde,
Comme un alcyon dans son nid,

L’Âme Bretonne vint au monde
Dans son dur berceau de granit,
C’était un soir, un soir d’automne,
Sous un ciel bas, cerclé de fer,
Et sur la pauvre Âme Bretonne
Pleurait le soir, chantait la mer.
 
Fut-ce mégarde chez les fées
Ou qu’au baptême on ne pria,
Blanches et de rayons coiffées,
Urgande ni Titania ?
Il n’en vint, dit-on, qu’une seule,
Aux airs bourrus de sauvageon,
Qui froissait dans ses mains d’aïeule
Des fleurs de bruyère et d’ajonc.

Misère (ainsi s’appelait-elle)
Allait nu-tête et pieds déchaux ;
Mais ce n’est pas sous la dentelle
Que battent les cœurs les plus chauds
Et, se penchant sur la pauvrette.
Qui grelottait, blême et sans voix,
Vivement à sa collerette
Elle piqua la fleur des bois.


La fleur embaumait comme l’ambre,
— L’ambre, le musc ou le benjoin, —
Si bien qu’au mitan de novembre
On aurait dit le mois de juin.
Mais tout là-bas, sur la mer grande,
Le vent guettait comme un voleur,
Et Misère, de sa guirlande,
Détacha la seconde fleur.

Et depuis lors nulle menace
N’a prévalu contre l’enfant :
L’ajonc, c’est la Force tenace
Qui se bande et tient tête au vent ;
Et la bruyère, dont s’embaume
Le pur cristal des nuits d’été,
C’est le mystique et tiède arôme
De la divine Charité…

*
* *

Doux compagnons à l’âme fière.
Debout au seuil des temps nouveaux,
Dans vos pensers, dans vos travaux,
Mêlez l’ajonc à la bruyère.


NOËL DE MENDIANTS[2]


À Léon Durocher.


Salut et joie à ceux d’ici !
Congédiez votre souci,
Maîtres, serviteurs et servantes.
Femmes, c’est assez de travaux ;
Pendez au mur les écheveaux
De laine et de chanvre nouveaux ;
Arrêtez-vous, ô mains savantes.

Jésus est né ! Jésus est né !
Ô jour à jamais fortuné !
Chrétiens, en ce jour délectable,
Est-il quelqu’un, prince ou manant,
Qui ne tressaille en apprenant
Que l’Homme-Dieu, minuit sonnant,
Est descendu dans une étable ?

Nous sommes pauvres comme lui ;
Mais sur nous son étoile a lui,
Si douce qu’il n’en faut plus d’autres.
Nos houseaux sont tout décousus.
Ah ! que de maux nous avons eus !
Mais c’est parmi nous que Jésus
Élira demain ses apôtres.

Chrétiens de l’Arvor, bonnes gens,
Il faut aider les indigents.
Nous ne demandons pas grand’chose :
Un peu de viande, un peu de pain,
Trois noyaux avec un pépin
Et, pour fleurir notre aubépin.
Un bout de ruban vert ou rose.

Jésus en échange, chrétiens.
Vous accordera pour soutiens

Trois garçons à mine prospère ;
L’un sera pape et l’autre roi,
Et quant au troisième, je croi
Qu’à défaut de galons d’orfroi
Il aura les yeux de son père.


SUR UN LIVRE BRETON


À Henry Eon.


 
Tel que ces fines cassolettes
Des bazars de Smyrne et d’Oran,
Où court en minces bandelettes
Une sourate du Coran :

Du sachet vidé sur la flamme
Montent des parfums floconneux,
Subtils et pervers comme l’âme
Du vieux pays qui dort en eux.


Tel, en sa grisante fragrance,
Votre livre, ami, m’a rendu
Groix, Trégastel, la molle Rance
Et les joncs roses du Pouldu.
 
La mer s’éveille au long des cales.
Voici Saint-Pol, Vannes, Tréguier,
Les pâles villes monacales ;
Roscoff assis sous son figuier ;

Et Morlaix, la vive artisane ;
Guingamp, qui, fidèle à son duc,
Montre maint coup de pertuisane
Aux trous de son manteau caduc ;

Penmarc’h, désolé par Brumaire ;
Auray la sainte ; Erg au flot blanc,
Et Lannion, qui fut ma mère
Et que mon cœur nomme en tremblant…
 
Ô genêts d’or de Lannostizes !
Les sources sanglotent. Là-bas,
J’entends frémir sur les cytises
Les abeilles du Bourg-de-Batz.

 
Et c’est ton âme triste et douce,
Toute ton âme, ô mon pays,
Qui pleure ainsi parmi la mousse
Et chante ainsi dans les taillis.


DÉDICACE


À l’auteur du Livre de la Payse,
André Theuriet, en lui adressant
la Payse.


Maître très cher, s’il vous plaît,
Écoutez ma patenôtre.
Voici ma « Payse » : elle est
Bien peu digne de la vôtre.

Celle que chantaient vos vers
Eut les forêts pour marraines
Et gardait dans ses yeux verts
La fraîcheur des eaux lorraines.


Ce qu’en elle nous aimons,
C’est la sœur et c’est l’amie :
Au milieu des goémons
La mienne s´est endormie.
 
Je me suis longtemps penché
Sur son tragique visage :
L’aile noire du péché
L’avait frôlée au passage.

Et mes yeux, mes tristes yeux,
Retrouvaient dans sa prunelle
La muette horreur des lieux
Que baigne une ombre éternelle.

C’est une âme d’occident,
Farouche, intraitable et prompte.
Considérez cependant
Qu’elle est morte de sa honte.
 
Elle est morte au temps d’avril…
Vous oublierez tout le reste,
Maître aimé chantre viril
De la forte vie agreste,


Et vos doigts levés feront,
Quand tout espoir l’abandonne,
Indulgemment, sur son front,
Le doux signe qui pardonne.


À LA VALLÉE-AUX-LOUPS[3]


Pour Louis Tiercelin.


Vallée-aux-Loups, frais ermitage
Qu’élut un jour Chateaubriand,
Son grand cœur est resté l’otage
De ton décor simple et riant.

Sous les tulles des soirs d’octobre,
Par les clairs matins orangés,
Il aimait pour leur charme sobre
Ces ciels imprécis et légers,


Ces pelouses, ces bois, la sente
Qui verdit sous leur frondaison,
Et Paris, cuve éblouissante,
Fumant au loin sur l’horizon.
 
C’était de toutes ses demeures,
Celle qu’il préférait, le nid
Qui se ferma pour quelques heures
Sur son vol ivre d’infini.
 
L’aigle avait replié son aile :
Un chaste amour avait soudain,
Dans l’âpre et rigide prunelle,
Fondu la glace du dédain.
 
À Combourg, sur les landes rases,
Plane encor son génie amer,
Et le lamento de ses phrases
Roule parmi le vent de mer.
 
Il ne fut ici que tendresse :
Le granit s’était animé.
Et, sur son antique détresse.
Tout un printemps avait germé.

*
* *

 
Vallée-aux-Loups, frais ermitage
Qu’élut un jour Chateaubriand,
Son grand cœur est resté l’otage
De ton décor simple et riant.
 
Et c’est pourquoi nos mains pieuses,
Tressant des fleurs pour ton fronton,
Mêlent ces tendres scabieuses
Au symbolique gui breton.


LE BANDEAU NOIR


À Camille Vergniol.


C’est un pays battu des vents, mordu des lames,
Où des vols d’échassiers tournent dans le ciel gris,
Cependant que, la gaffe au poing, guettant le bris,
Droites sur l’horizon, veillent d’étranges femmes.

Le soir tombe : on entend un bruit lointain de rames.
Des christs hâves dans l’ombre ouvrent leurs yeux meurtris ;
Et voici qu’autour d’eux, sur les joncs défleuris,
S’abat en gémissant le morne essaim des Âmes.


C’est Penmarc’h. Aux fils d’or de leur bonnet collant
Les fermières d’Argoll ont pris plus d’un galant ;
Tréguier vante à bon droit sa coiffe épiscopale ;
 
Le lin vierge sied seul aux filles du Moustoir :
Là-bas, où le Goayen élargit son flot pâle,
Les guetteuses de bris ceignent un bandeau noir.


RECLUSE


Hélas ! Pourquoi nos cœurs se sont-ils détrompés ?
Vos cheveux blonds, voilà qu’on vous les a coupés ;
Votre bouche est pareille aux roses défleuries,
Et vos yeux, vos yeux froids comme des pierreries,
Vous ne les levez plus de votre chapelet.
Dans le cloître lointain où Dieu vous appelait,
Sous la lampe du chœur, pâle et mystique étoile,
Vous avez prononcé les vœux et pris le voile ;
Christ vous est apparu dans sa gloire d’Époux,
Et le terrestre rêve est achevé pour vous.


Adieu ! Ce triste cloître aux verrières disjointes,
Avec ses buis fanés pendant au bout des pointes,
Ses dalles, ses murs blancs et son austérité,
Il vaut le monde, il vaut le monde en vérité !
Mais moi, mes pieds meurtris n’ont pu trouver leur route.
Hélas ! à tant errer leur force s’en va toute.
Ô silence du cloître ! Ô repos ! Ô douceur !
Tendez-moi votre main, secourez-moi, ma sœur !
À matines, quand l’aube argente les verrières,
Que mon nom quelquefois passe dans vos prières :
Si nul être vivant n’y doit être nommé,
Dites-le comme on dit le nom d’un mort aimé ;
Si la règle veut plus encor, docile au blâme,
Priez Dieu seulement pour le salut d’une âme
Et, sans la désigner autrement à Celui
Qui voit tout, en cette âme où nul rayon n’a lui,
Ravivez, sous l’ardeur de vos saintes pensées,
Le lys éblouissant des croyances passées !


LES VIOLIERS


Ne retire pas ta douce main frêle ;
Laisse sur mes doigts tes doigts familiers :
On entend là-bas une tourterelle
Gémir sourdement dans les violiers.
 
Si près de la mer que l’embrun les couvre
Et fane à demi leurs yeux violets,
Les fragiles fleurs consolaient à Douvre
Un royal enfant captif des Anglais.


Et, plus tard encor, je sais un jeune homme,
Venu fier et triste au val d’Arguenon,
Dont le cœur se prit à leur tiède arôme
Et qui soupirait en disant leur nom.

Ainsi qu’à Guérin et qu’au prince Charle,
Dame qui te plais sous ce ciel brumeux,
Leur calice amer te sourit, te parle
Et de son odeur t’enivre comme eux.
  
C’est qu’un soir d’été, sur ces mêmes grèves,
Des touffes d’argent du mol arbrisseau
Se leva pour toi le plus doux des rêves
Et que notre amour les eut pour berceau.

Et peut-être bien que les tourterelles
Ont su le secret des fragiles fleurs :
Un peu de ton âme est resté sur elles
Et dans leur calice un peu de tes pleurs.


PRINTEMPS DE BRETAGNE[4]


À Armand Dayot.


Une aube de douceur s’éveille sur la lande :
Le printemps de Bretagne a fleuri les talus.
Les cloches de Ker-Is l’ont dit jusqu’en Islande
Aux pâles « En-Allés » qui ne reviendront plus.
 
Nous aussi qui vivons et qui mourrons loin d’elle,
Loin de la douce fée aux cheveux de genêt,
Que notre cœur au moins lui demeure fidèle :
Renaissons avec elle à l’heure où tout renaît.


Ô printemps de Bretagne, enchantement du monde !
Sourire virginal de la terre et des eaux !
C’est comme un miel épars dans la lumière blonde :
Viviane éveillée a repris ses fuseaux.

File, file l’argent des aubes aprilines !
File pour les landiers ta quenouille d’or fin !
De tes rubis, Charmeuse, habille les collines ;
Ne fais qu’une émeraude avec la mer sans fin.

C’est assez qu’un reflet pris à tes doigts de flamme,
Une lueur ravie à ton ciel enchanté,
Descende jusqu’à nous pour rattacher notre âme
À l’âme du pays qu’a fleuri ta beauté !


TRIPTYQUE


À Rémy Saint-Maurice.


I
SUR LA ROUTE DE L’ÎLE-GRANDE


Octobre est venu :
Une route droite,
Qui file et miroite
Sur un plateau nu ;

De grises nuées,
Vers Crec’h-Daniel,
Traînant dans le ciel,
Comme exténuées ;

 
À l’angle d’un champ
Un mouton qui broute ;
Au bord de la route
Un chaume penchant.

Jusqu’à l’Île-Grande,
Pas d’autre maison :
Pour tout horizon
La lande, la lande…


II
L’ARRHÉE PARLE


Ces croupes que fouaille
Un vent forcené,
Ce sont les Méné
De la Cornouaille.

Clameurs, bonds d’effroi.
Tout en eux m’agrée :
Car je suis l’Arrhée,
Leur pâtre et leur roi.


Sur leur maigre échine,
D’Evran au Relecq,
Le vent ronfle avec
Un bruit de machine.
 
J’emplis mes poumons
De sa rauque haleine
Et pais dans la plaine
Mon troupeau de monts.


III
LE CALVAIRE


Las d’errer sans guide,
Depuis le Roudou,
Dans ce matin d’août
Brumeux et languide,
 
Nous nous allongeons
Au pied d’un Christ hâve,
Pointant, morne épave.
D’une mer d’ajoncs.


Mais cette marée
De genêt roussi
Soudain nous transit
D’une horreur sacrée.
 
Et, brusque ferveur,
La croix de détresse
À nos yeux se dresse
Comme un mât sauveur !


COUCHANT MYSTIQUE


À Jean Ajalbert.


 
On entendait chanter d’invisibles psallettes.
La mer montait. Des feux luisaient sur les coteaux.
À l’horizon, baigné de vapeurs violettes,
Le soir d’automne ouvrait ses yeux sacerdotaux.

Et raidis par l’extase à l’avant des bateaux,
Lougres au vol oblique et fines goélettes,
Les hommes d’Enez-Veur regardaient sur Men-Thos
Flamboyer dans le ciel d’étranges bandelettes.


Leurs bordages craquaient ; leurs filets étaient vides ;
Et, ployés tout le jour au bord des eaux livides,
Ils n’en avaient levé que de vains goémons.
 
Mais le soir frémissait sur leurs têtes heureuses.
Ils regardaient le ciel, la lumière et les monts
Et, sans parler, joignaient les mains sur leurs vareuses.


LITS-CLOS


À une Parisienne.


Vous m’avez montré dans votre antichambre,
Luxueux fouillis d’objets d’entrepôt,
Un grand lit de Scaër aux tons de vieil ambre,
Mué par votre art en porte-chapeau.
 
Mais les lits sculptés de Basse-Bretagne,
Même les lits-clos du temps d’Henri deux,
Dans ces nids de soie où l’ennui les gagne
Sentent comme un deuil flotter autour d’eux.


Ils n’étaient pas faits pour ces belles choses :
Un fruste artisan, dans leur bois grossier,
Tourna des fuseaux, évida des roses
Et grava son nom sur le banc-dossier.

C’était quelque pâtre, un marin peut-être,
Bloqué par l’hiver sous son toit de glui ;
L’outil, dans son poing, mordait en plein hêtre,
Et sa mère-grand filait près de lui.
 
Et, tandis qu’aux doigts de la bonne femme
S’étirait la laine ou le fil écru,
Un rêve, il est vrai, chantait dans son âme,
Mais non pas celui que vous avez cru.
 
Ni rêve d’argent, ni rêve de gloire.
D’autres, l’œil en feu, s’en allaient cueillir,
Guidés par Coulomb aux rives de Loire,
Le vert plant qui garde un nom de vieillir ;
 
Ou bien se louant pour un vil salaire
Chez quelque huchier du pays gallot,
Pliaient au canon d’un strict formulaire
Leur art ingénu, mystique ou falot.


Lui rêvait d’offrir à sa fiancée,
Pour le jour prochain qui les unirait,
Ce meuble fleuri comme sa pensée,
Comme elle accueillant, profond et discret.
 
Il l’imaginait dressé près de l’âtre,
Sous ses beaux draps blancs, rugueux et cossus,
Avec son buis vert et ses saints de plâtre,
Madame la Vierge et Monsieur Jésus.

Et de frais rideaux de souple percale
Coulaient de sa frise en plis onduleux :
C’était l’abri sûr et la bonne escale,
Le nid tiède où chante un chœur d’oiseaux bleus.
 
Ils y goûteraient une paix profonde
Dans le cadre ouvré des panneaux à jour.
Tous deux seraient là comme au bout du monde,
Isolés, perdus dans leur grand amour.
 
Quand les ajoncs d’or font craquer leurs cosses,
La graine autour d’eux s’éparpille au vent ;
Ainsi jailliraient de ses flancs précoces
Les blonds héritiers dont ils vont rêvant :

 
Rudes fillots, certe, et tous de même aune,
À qui sourirait, fleur de la Duché,
Dans son justin bleu soutaché de jaune,
Quelque jeune sœur en béguin ruché.
 
Chaque an sonnerait un nouveau baptême.
Ô muids ! Ô boudins ! Ô guadiguennous ![5]
Mais c’est toi, bon lit, qu’après Dieu lui-même
Béniraient d’abord les heureux époux.

N’est-ce pas chez toi qu’ils ont par avance
Savouré le miel des premiers baisers,
Et n’as-tu pas vu leur double jouvence
Du même rayon dorer tes vieux ais ?

Lit de leurs vingt ans, couche parfumée,
Tu verrais aussi leur déclin pareil,
Et c’est dans ta crypte à tout bruit fermée
Qu’ils s’endormiraient du dernier sommeil.
 
Mais d’autres viendraient après eux, puis d’autres,
Surgeons vigoureux du vieux tronc penchant.
Pâtres sur leurs glés, marins sur leurs cotres.
Aucun d’eux tailleur, commis ou marchand.

 
La foi leur serait un sûr viatique,
Et l’on entendrait ainsi qu’un essaim,
Dans les longues nuits de l’hiver celtique,
Leur peuple futur frémir en ton sein.
 
Toi près du foyer, comme un patriarche,
Tu verrais passer ces fils d’un moment :
De tes flancs brunis, profonds comme l’arche,
Ils ruisselleraient éternellement.
 
Telle était, du moins, ta ferme espérance,
Et féal aux tiens, les jugeant féaux,
Tu ne pensais pas qu’aux bourgeois de France
Ils te céderaient pour quelques réaux[6].
 
C’est fait. Nos lits-clos de Scaër et de Vanne
S’en sont allés tous du pays breton :
Bétail douloureux, morne caravane,
Vers quel abattoir les conduisait-on ?

 
Hélas ! Plût à Dieu qu’une main grossière,
Jonchant de leurs blocs le pavé voisin,
Les eût d’un seul coup réduits en poussière !
L’abattoir vaut mieux que le magasin.

Il leur a fallu prendre une autre forme.
De lourds brocanteurs sans style et sans goût
Les ont rapiécés de mélèze ou d’orme
Et d’un brou menteur ont enduit le tout.

Mais, ô vieux débris, j’entends comme un râle
Dans le craquement de vos ais disjoints :
Pieux confidents de l’âme ancestrale,
Nous perdons en vous ses derniers témoins.


AR ROC’H-ALLAZ


À Jean Le Fustec.


    Près des Vieux-Étangs il y a une roche bleue, — Une roche bleue et ronde appelée la Pierre de l’Hélas.
    Et, sur cette roche-là, qui se repose un moment — En reste pour toute sa vie déjoyeux et languissant.
    Maintes fois j’ai vu voler vers l’étang, — J’ai vu maintes fois s’en venir une jeune tourterelle :



    Toute frisquette, dans sa robe d’argent clair, quand elle arrivait ; — Pleine de mélancolie, hélas ! quand elle s’en retournait.
    Sur la pierre de la Destinée elle s’était posée un moment, — Et depuis le deuil assombrissait ses prunelles.
    Cette pierre-là, pour mon malheur, avant de connaître son influence, — J’ai dans ma jeunesse reposé sur sa face…
    Et voilà, mon cher Jean, voilà comment — La joie a déserté mon âme jour et nuit.


PETITS POÈMES


À José-Maria de Heredia.


LES TROIS MATELOTS DE GROIX


À Charles Maurras.


 
C’étaient trois matelots de Groix.
Ils étaient partis tous les trois
Pêcher la sole :
Les pauvres garçons n’avaient pas
Plus de sextant que de compas
Et de boussole.

— Ah ! disait l’un, voici l’hiver !
Les hirondelles ont ouvert
Leurs ailes souples,

Et bientôt, dans le ciel changeant,
On verra les pluviers d’argent
Filer par couples.

— L’hiver ! dit l’autre, hélas à nous !
Si je vous montrais mes genoux,
C’est une plaie.
Mon pauvre corps est tout perclus,
Et du coup je ne pourrai plus
Tenir la baie.

Et le troisième repartit :
— Notre navire est bien petit,
Ô bonne Vierge,
Mais à votre église d’Auray,
Sitôt débarqué, je ferai
Cadeau d’un cierge.

Ainsi causaient parmi les flots,
Debout au vent, les matelots,
Quand une lame
Emporta le premier des trois.
Il fit le signe de la croix
Et rendit l’âme.


L’autre, en tombant du haut du mât,
Fut, avant qu’il se ranimât,
Happé dans l’ombre
Par un poulpe aux yeux de velours,
Qui tendait au ras des flots lourds
Ses bras sans nombre.
 
Il a suffi d’un humble ave
Pour que le cadet fût sauvé
Du flot barbare,
Et ce matin les bons courants
L’ont ramené chez ses parents
Dans sa gabare.


NOTRE-DAME DE PENMARC’H[7]


À Edmond Haraucourt.


Chaque année, à Noël, on prétend que la Vierge
Mystérieusement quitte son beau ciel d’or,
Et, pour rendre visite aux chrétiens de l’Arvor,
Troque son manteau bleu contre un surcot de serge.
 
Au velours élimé de son étroit justin
Nul diamant n’accroche une lueur soudaine.
Elle est vêtue ainsi qu’une humble Bigoudenne ;
La fatigue et le hâle ont défleuri son teint.


Mais l’accent de sa voix a des douceurs étranges :
Ceux qui l’ont entendu meurent de son regret.
Notre ciel était sombre et, dès qu’elle paraît,
Une allégresse emplit les sentiers et les granges.

Jésus, entre ses bras, repose. On croirait voir,
Avec son devantier d’étoffe rude et terne,
Quelque petit enfant de Penmarc’h ou d’Audierne,
Sans le feu sombre et doux qui couve en son œil noir.
 
Une aube évangélique au loin fleurit l’espace
Et, ployant le genou devant ces pèlerins,
Les hommes de l’Arvor, laboureurs et marins,
Sentent confusément que c’est leur Dieu qui passe.


MARIVÔNE


À Gabriel Vicaire.


I


 
C’est Marivône Le Guînver,
Avec ses coiffes de batiste,
C’est Marivône Le Guînver
Qui passe sa vie à rêver.

Marivônic, Dieu vous assiste
Dans l’avenir et le présent !
Marivônic, Dieu vous assiste
Votre regard paraît si triste !



Marivônic s’en va disant
Aux bateliers de la prairie,
Marivônic s’en va disant :
« N’est-ce pas l’heure du jusant ?
 
« Et n’a-t-on pas vu, je vous prie,
Dans le chenal de Kerenor,
Et n’a-t-on pas vu, je vous prie,
Le vaisseau de sa seigneurie,
 
« Le beau vaisseau d’ivoire et d’or,
Avec des mâts en palissandre,
Le beau vaisseau d’ivoire et d’or
De monseigneur Hadanic-Vor ? »


II


Hélas ! le soir tombe et mêle sa cendre
Aux brouillards légers qui montent des eaux,
Et les bateliers n’ont rien vu descendre
Sur le chenal bleu bordé de roseaux.


Mais Marivônic espère quand même.
En vain le temps passe, elle attend toujours,
Et, pour faire honneur à celui qu’elle aime
On ne la voit plus qu’en riches atours.

Regardez ! Sa coiffe est toute en batiste.
Ah ! qu’elle est jolie avec son justin
Où de fins galons, couleur d’améthyste,
Courent sur la laine et sur le satin !…

Et l’année ainsi va chassant l’année.
Marivône est vieille et marche à pas lents,
Et rien n’a changé dans sa destinée,
Sinon qu’aujourd’hui ses cheveux sont blancs.



III


 
Et la voilà vieille, vieille,
Au point qu’elle n’a, dit-on,
Sa pareille
Dans aucun bourg du canton.


Ses beaux yeux n’ont plus de flamme ;
Elle tremble au moindre vent ;
Mais son âme
Est aussi jeune qu’avant,

Et sous son hoqueton jaune,
Malgré l’âge et le besoin,
Marivône
Est toujours mise avec soin.

Songez donc, si tout à l’heure
L’impatient jouvenceau
Qu’elle pleure
Débarquait de son vaisseau
 
Et s’en venait d’un air tendre,
Avec deux ménétriers.
Pour lui tendre
L’anneau blanc des mariés !


IV


Or, un jour de printemps que la brise était douce,
Le beau vaisseau parut au détour du chenal,
Le jusant vers la mer l’entraînait sans secousse
Et ses hunes baignaient dans le vent matinal.

Mais à mesure aussi qu’il approchait des berges
On voyait que ses mâts étaient tendus de deuil.
Ses sabords restaient clos et quatre rangs de cierges
Flambaient sur le tillac autour d’un grand cercueil.
 
Et dans ce grand cercueil, large assez pour deux places,
Sur des coussins d’argent, de perle et de velours,
Pâle comme les lys tombés de ses mains lasses,
Le prince Hadanic-Vor reposait pour toujours.

Marivône en silence attendait sur la grève,
Ses yeux gris avivés d’on ne sait quel éclat,
Car elle discernait maintenant qu’aucun rêve
N’a d’accomplissement sinon dans l’Au-Delà.

 
Elle portait toujours son vieux hoqueton jaune
Et, quand le noir vaisseau l’eut prise sur son bord,
À pas menus, les paumes jointes, Marivône
Alla s’agenouiller devant le prince mort.

Elle pria longtemps en fervente chrétienne,
Puis, disposant la couche où dormait son amant,
Elle étendit sa tête au chevet de la sienne,
Fit un signe de croix et mourut doucement.


LE SERMENT D’HOEL IV


À Yves Berthou.


 
Comme je n’ai pu vous celer
Le vieux péché qui me harcèle,
Ô mon âme, vous faites celle
Qui ne veut pas se consoler.
 
Et vous dites : « La bête immonde
Va revenir dans un moment
Et gâtera tout le froment
Que nous gardions pour l’autre monde.


« C’est la bête de saint Stefan,
Moitié lionne et moitié femme,
Et qui gonfle sa croupe infâme
Sous la grâce d’un sein d’enfant.
 
« Effroi des pâles cénobites,
Elle entre en eux ses crocs de fer,
Et les sept flammes de l’enfer
Tremblent au creux de ses orbites. »

Ô mon âme, me direz-vous
Si c’est par dégoût, crainte ou leurre,
Que vous n’osâtes tout à l’heure
Nommer le monstre horrible et doux ?
 
Son nom, ma chère âme, est Luxure.
Vous le connaissez bien pourtant ;
Mais je veux faire sur l’instant
Un grand serment qui vous rassure :
 
Moi, Hoël IV, prince-abbé
D’Eussa, de Sizun, de Molène,
Seigneur du bois et de la plaine,
Official de Pont-Labbé.


Je jure par le saint rosaire
Et, s’il est besoin, par la croix
Du Christ Jésus, en qui je crois
Et qui porta notre misère,

De ne laisser à mon péché
Aucun repos, aucune trêve,
Tant qu’avec la crosse ou le glaive
Je ne l’aie en terre couché.

Et quand la bête sera morte,
Lui rendant affronts pour affronts,
Alors, mon âme, nous pourrons
Clouer sa guenille à ma porte.
 
Et libres de tout souci vain,
Dans le pur enclos de délices,
Avec des mains fraîches et lisses,
Nous peignerons l’Agneau Divin.


NOËL À BORD

(RÉCIT DU CAPITAINE)
À Gustave Larroumel.


Nous avions relâché la veille à Ploumanac’h.
Aucun de nous n’avait consulté l’almanach
Et nous ne savions pas que Noël était proche.
Il ventait doux. Le ciel était comme un jardin,
Tant il y fleurissait d’étoiles, quand soudain
La Jeanne-Estève alla donner contre une roche.
 
Mais, au lieu de s’ouvrir en deux, notre bateau
Demeura là comme pressé dans un étau,
Sans pouvoir avancer ni reculer d’un pouce.

La brume à ce moment couvrit tout. Il semblait
Que nous étions cernés dans une mer de lait,
D’où montait une plainte douce…

Une plainte confuse et vague, un chant lointain
Qui tremblait sur la mer du côté de Plestin,
Comme exhalé de mille bouches clandestines.
Il approchait avec la brume et le jusant,
Si bien qu’on y pouvait distinguer à présent
Des mots bretons, mêlés de syllabes latines.


Pour être franc, je n’étais pas très rassuré :
Le vieil Eno criait déjà Miserere
Et jurait de ne plus s’attarder aux auberges.
Stanis, pauvre innocent, riait d’un rire amer,
Et soudain le brouillard disparut, et la mer
Fut pleine de clartés de cierges.
 
Il en naissait, il en surgissait de partout !
Comme on voit sur les blés les abeilles en août,
Leurs feux pâles dansaient à la pointe des lames.
Ils rayaient l’ombre avec des vols brusques d’oiseaux.
Et, tandis que leurs bonds se croisaient sur les eaux,
On entendait grossir la prière des Âmes.


Car c’étaient des noyés qui s’en venaient ainsi
Vers la ville à qui Dieu dénia sa merci,
Ker-Is, dont bruissaient les cloches sous-marines.
Trente évêques les précédaient en chapes d’or,
Chantant l’Ecce Deus et le Confiteor,
Les mains en croix sur leurs poitrines.
 
Ils passèrent si près du bord qu’en nous penchant
Nous aurions pu saisir chaque mot de leur chant.
Hâves, un cierge au poing, le front dans des cagoules,
Les noyés se serraient derrière eux, en troupeau,
Et les frocs goémoneux qui claquaient sur leur peau
Avaient trempé sept ans dans l’écume des houles.
 
Ils levaient tristement sur nous leurs yeux sans fond,
Leurs yeux troubles, pareils à la neige qui fond,
Et passaient, marmonnant d’étranges litanies.
Ils disaient : « Bienheureux, quand le Sauveur est né,
Ceux à qui, sur le gouffre amer, fut épargné
L’effroi des lentes agonies !

« Voici la radieuse et liliale nuit !
Ô vivants fortunés qu’une étoile conduit,
C’est pour vous que l’on a dressé la sainte table

Et que luit sur l’autel le mystique ostensoir.
Venez, accourez tous par les chemins du soir
Vers le royal Jésus couché dans son étable.

« Il est là. Ses beaux yeux, sous ses cheveux bouclés,
Sont comme des bleuets éclos parmi les blés.
Entre ses frêles bras pourrait tenir le monde.
Ô vivants fortunés qu’une étoile conduit,
Voici la radieuse et liliale nuit,
La nuit en miracles féconde !

« Mais nous qui n’avons plus que nos yeux pour pleurer,
Nous qu’une fois tous les sept ans on voit errer
Sur l’abîme, perdant notre âme goutte à goutte,
Nos prières ne montent pas jusqu’à Jésus,
Et maudits sont les flancs dont nous sommes issus,
Parce qu’aucune main ne nous versa l’absoute… »
 
Ils disaient, et nos cœurs s’emplissaient de remords.
Ah ! la dure leçon que nous donnaient les morts !
C’était l’heure bénie où la terre bretonne,
Riant comme une aïeule à l’Enfant nouveau-né,
N’est que chansons, de Plouézec à Locminé.
Job murmura : « Dieu nous pardonne !


« Dieu nous pardonne ! Un voile était sur notre esprit.
Quand l’univers entier dans l’attente du Christ
Haletait, comme un corps épuisé par les fièvres,
Oh ! l’oubli révoltant ! seuls parmi les humains.
Nous n’avons pas baissé la tête, joint les mains.
Ingrats ! Aucun de nous n’a desserré les lèvres !
 
« Eno, Stanis, et vous, capitaine, jurons
De faire un grand pavois avec nos avirons
Et d’entendre la messe à la prochaine escale.
Nous hisserons l’Enfant Jésus sur le pavois
Et nous ferons le tour de l’église trois fois
Et trois fois le tour de la cale… »

Et brusquement tout disparut. L’aube avait lui.
Le vieil Eno frottait ses yeux et, près de lui,
Mes autres matelots semblaient sortir d’un rêve…
À trois heures de là nous entrions au port.
Le vent est sud-sud-est et je signe au rapport :
Pierre Mainguy, patron du sloop la Jeanne-Estève.


LE CŒUR EN DÉRIVE


À François Gélard.


 
Salaün chantait sous les deux dolents :
— Las de son stérile et morne veuvage,
Mon cœur est parti sur la mer sauvage
Avec les pluviers et les goélands.

« Prends garde ! » disaient les pluviers agiles.
Et les goélands disaient à leur tour :
« Prends garde ! La mer est comme l’amour :
N’y hasarde pas tes ailes fragiles. »



Mais, insoucieux du gouffre béant,
Mon cœur est parti vers l’Île du Rêve.
Des filles rôdaient, pieds nus, sur la grève,
Fanant les prés roux du glauque océan.

La jupe roulée autour de leurs hanches,
L’œil hardi, le pas scandé d’un refrain,
On voyait glisser dans l’herbier marin
L’éclair sinueux de leurs formes blanches.

Et, sous leurs cheveux lissés en bandeau,
Ce pas cadencé des blanches faneuses
Avivait encor leurs chairs lumineuses
Qui transparaissaient dans les flaques d’eau.

Elles étaient trois, diverses par l’âge :
Guyonne au col souple, Hervine aux cils d’or,
Et celle qui semble un lys du Trégor,
Jossé, la plus jeune et la plus volage.


Hervine, Guyonne et Jossé, — mon cœur
Savoura longtemps leur grâce divine :
Guyonne est si svelte et si blonde Hervine !
Mais ce fut le lys qui resta vainqueur.



Ah ! qu’avez-vous fait, troupe puérile,
Du fol oisillon qui venait vers vous ?
Ce cœur ingénu, ce cœur simple et doux.
Qu’allait-il, hélas ! chercher dans votre île ?

Des dragueurs passaient avec leurs chaluts.
J’ai dit aux dragueurs : « Le vent d’hiver gronde.
Que rapportez-vous de la mer profonde ?
— Rien qu’un pauvre cœur qui ne battra plus.
 
« Un pauvre cœur d’homme, un cœur en dérive.
Rencontré là-bas, devers Ouessant :
Les flots avaient l’air de rouler du sang ;
Des filles riaient, pieds nus, sur la rive.

 
« Et ce sang coulait du cœur transpercé
Et, tout en coulant de la plaie ouverte,
Ses rouges lacis traçaient sur l’eau verte
Le nom de la blanche et froide Jossé… »



Dans les landiers gris, le long du rivage,
Salaün chantait sous les cieux dolents :
— Avec les pluviers et les goélands,
Mon cœur est parti sur la mer sauvage…


LES SEPT INNOCENTS DE PLEUMEUR


À Émile Blémont.


Assis au bord de la grand’route,
Les septs innocents de Pleumeur
Ne savent pas qu’on les écoute.
 
Dans leurs prunelles convulsées
Un restant de jour tremble et meurt,
Et l’ombre tisse leurs pensées.


Pieds nus, sans chausses et sans linge,
Les septs innocents de Pleumeur
Causent, en jupes de berlinge.
 
Et le loriot, dans les chênes,
Et l’Océan, dont la rumeur
Gronde autour des îles prochaines,

S’arrêtent pour tâcher d’entendre
Les sept innocents de Pleumeur
Qui causent à voix lente et tendre,

Lente et tendre et confuse ensemble,
Comme au fond du soir endormeur
Les soupirs de l’aulne ou du tremble.
 
Mais ce qu’égrènent dans l’espace
Les sept innocents de Pleumeur
Reste ignoré du vent qui passe.

Et vainement l’homme se penche
La mer étouffe sa clameur.
L’oiseau se tapit sur la branche :


Aucun d’eux n’a compris en somme
Les sept innocents de Pleumeur,
Ni l’oiseau, ni la mer, ni l’homme,

Sauf un obscur et doux rimeur.


ÉPILOGUE


À Ludovic Halévy


PRIÈRE À VIVIANE


 
Quand tu m’es apparue au seuil de mon enfance,
Avec tes cheveux d’or et ton geste ingénu,
Déesse, il m’eût semblé que c’était une offense
D’effleurer du regard le bout de ton pied nu.
 
Mais ta voix m’appelait et ta voix est si douce
Qu’elle apaisa ma crainte et que je te suivis.
Ô les âpres sentiers qui couraient dans la brousse !
Ô les longs plateaux noirs que nous avons gravis !

Je ne voyais que toi, Déesse. Enfin les astres,
Levant leurs pâles feux dans le soir attardé,
Eclairèrent au loin un pays de désastres
Qui sonnait sous nos pas comme un tombeau vidé.
 
Un grand lac noir dormait au milieu des tourbières,
Et dans l’ombre, partout où j’enfonçais mes doigts,
C’étaient de lourds granits semblables à des bières
Et des troncs d’arbres morts taillés comme des croix.
 
Le sol était jonché de corolles flétries :
Leur âme frêle agonisait sur les coteaux,
Tandis qu’au ras des joncs glissaient dans les prairies
Les tristes oiseaux blancs des ciels occidentaux.

Alors, comme en pleurant je te cherchais dans l’ombre,
Une voix grave et tendre et pareille à ta voix,
Avec des mots soumis aux volontés du nombre,
Agita les rochers, les marais et les bois.

Elle disait : — Pourquoi ces pleurs ? Pourquoi ces transes ?
Doux ami, j’étais là ; je n’avais pas bougé.
Ne laisse plus tes yeux se prendre aux apparences :
C’est mon front seulement dont la forme a changé.


J’étais là. Cette eau noire et ces tristes ravines,
Et les bois et les monts et le ciel inclément,
Et les pâles regards des étoiles divines,
C’est moi toujours, c’est moi quand même, ô mon amant !
 
Tes yeux ne sont pas faits à ma nouvelle image,
Tu ne vois que les deuils dont est chargé mon front,
Mais un temps doit venir où tu rendras hommage
ÀA la pure beauté qu’ils te révéleront.
 
— Est-ce vrai ? m’écriai-je. Ô déesse, déesse,
Mais quel philtre secret aurait changé soudain
Le cristal de tes yeux en un lac de tristesse
Et les lys de ta joue en un morne jardin ?
 
Et comment ton beau front, élargissant sa courbe,
Eût-il d’un pôle à l’autre empli le vaste ciel ?
Comment ces bois, ces monts, ces rocs, cette âpre tourbe
Auraient-ils pu germer de tes hanches de miel ?…

J’attendis ; mais la voix ne devait plus reprendre :
Des cloches dans la brume égrenaient leurs glas sourds ;
Seules, dans l’infini noyé d’un flot de cendre.
Les sept lampes des sœurs d’Hyas brillaient toujours.


Hélas ! J’ai trop dormi sous ces tristes étoiles !
J’ai trop aimé ce ciel traversé de longs glas !
Depuis que ton beau front m’est apparu sans voiles,
Toujours le même rêve habite mes yeux las.

Les pleurs ont tant meurtri mes paupières brûlantes !
J’ai tant levé vers toi mes bras appesantis !
Tant de nuits ont passé, solitaires et lentes,
Depuis l’aube lointaine où nous sommes partis !

Souviens-toi ! La campagne était pleine de brousses…
Ah ! si c’est toi vraiment dont les mains m’ont guidé,
Donne-moi de mourir en touchant tes mains douces,
Les douces mains par qui mon cœur est possédé.
 
Et si j’ai pris pour toi quelque forme éphémère,
Je ne sais quel vain songe élevé sous mes pas,
Donne-moi de mourir en gardant ma chimère
Et de t’aimer encor, quand tu ne serais pas !…

L’ÎLE DES SEPT-SOMMEILS


PIÈCE LYRIQUE EN UN ACTE


À Émile Pouvillon.


PERSONNAGES




LA FÉE URGANDE.
LE LUTIN GWION.
L’ENCHANTEUR MYRDHYNN.
Dragueurs et Sirènes.


L’ÎLE DES SEPT-SOMMEILS




L’île de Sein, — Énez-Sun, l’île des Sept-Sommeils, — aux premiers temps de la légende celtique. Une dune roussie. L’ajonc ; la mer ; les brisants. Par l’étroite chaussée marine, une petite vieille, tassée, flétrie, se traîne. Le soir tombe : elle atteint la dune, s’arrête et embrasse désespérément le sinistre paysage.




SCÈNE PREMIÈRE


URGANDE, seule.
,


URGANDE

 
Ici la terre meurt ; ici finit ma route.
Celui que je cherchais, je ne l’ai pas trouvé.

Myrdhynn, ma force s’en va toute :
N’accable pas un cœur déjà tant éprouvé !
Hélas ! Je pèse moins dans tes mains redoutables
Qu’au vent des nuits d’hiver la paille des étables
Ou l’humble grain de sénevé.
Je t’appartiens. Je suis la cendre au creux de l’urne ;
Je suis l’agneau, toi le lion.
Ô Ténébreux, ô Taciturne,
Tu m’as prise sans bruit comme un voleur nocturne,
Tandis que je dormais dans les bras de Gwion.
Nos destins sont pareils ; pareils furent nos crimes :
Perdus au fond de notre amour,
Ni lui, ni moi nous n’entendîmes
L’appel magique de tes rimes,
Tintant sur la forêt dans le déclin du jour
Fatal oubli dont nous portons la peine !
Bondissant du sombre ravin.
Tu parais et, foulant notre lit de verveine,
Tu m’arraches des bras qui me pressaient en vain,
Pour me jeter, pleurante et nue et qui frissonne,
Sur une route morne où ne passait personne.
« Va-t’en devant toi, va, me dis-tu. Marche ainsi
Mille ans ! Cherche partout, dans le vent et la brume,
Dans le labeur et le souci,
Celui dont le regret vainement te consume
Et que j’exile aussi.

Tu ne le trouveras qu’en ta millième année,
Quand la fleur de tes seins sera toute fanée
Et que, pareils aux tambourins
Fendant leur peau parcheminée,
Tes séniles appas danseront sur tes reins ! »
Et j’allai. Forme vide, argile pantelante,
Ton souffle me chassait sur la route dolente :
La route ne menait nulle part. Et la nuit
Tombait. Partout le deuil et l’horreur ; aucun bruit
Que celui de mes pas heurtant le grès sonore.
Et la nuit refermait ses yeux noirs, et l’aurore
Levait au bord du ciel ses prunelles d’or fin,
Et je marchais toujours sur la route sans fin !
Oh ! l’angoisse d’errer ainsi, seule, perdue
Irrémissiblement dans la morne étendue,
Vouée au silence éternel,
Sans une âme compatissante
Qui consente
À rafraîchir vos yeux d’un regard fraternel !
Mais maintenant voilà que ma force défaille.
Autour de moi rien que les flots,
Et l’âpre bise qui les fouaille
Mêle ses sifflements à leurs rauques sanglots.
Où suis-je ? La nuit vient. Je ne vois plus ma route.
Prends pitié de mon mal, Myrdhynn : ne frappe plus
Celle dont tout espoir a coulé goutte à goutte

Et qu’un cœur moins cruel aurait peut-être absoute,
Avant que les mille ans ne fussent révolus !…

(Elle tombe évanouie. L’ombre s’épaissit autour d’elle et Gwion, qui vient à pas lents sur la grève, passe à côté de son amie sans la voir. Reclus tout le jour dans la grotte de Minconoc, il est sorti de sa retraite au brun de nuit. Le gracieux lutin est méconnaissable : ses tempes ont blanchi et la douleur a creusé des ornières rougeâtres dans ses joues.)




SCENE II


URGANDE, toujours immobile, GWION


GWION

Encor cette entremetteuse de mensonges !
Elle approche à pas étouffés : c’est la Nuit.
Dame d’erreur, garde pour d’autres tes songes.
Je sais trop le réveil qui les suit !…
 
(Un silence. Gwion se tourne vers la mer.)
Oh ! quelle tristesse indéfinissable !
Les flots sont partis avec le jusant.
Sous son pâle et doux suaire de sable,
Oh ! comme la grève est triste à présent !…

(Il appelle.)
Urgande ! Urgande !…
Rien. La grève est muette et muette la lande…
(Il retombe dans sa rêverie.)
Hélas ! au temps lointain du stellaire pourpris,
Avant que tu m’eusses pris,
Myrdhynn, empereur des charmes,
Duc des magiciens, prince des nécromans,
Au barbare réseau de tes enchantements,
Mes yeux ignoraient les larmes.
J’étais heureux dans le céleste chœur.
Ceint de verveine et de lavande,
Mon jeune front riait sous sa double guirlande.
J’étais heureux : Urgande habitait dans mon cœur,
Et mon cœur habitait Urgande…
Renaîtrez-vous, beaux matins de jadis ?
Quand se clora ma longue épreuve ?
Île des Sept-Sommeils, rochers sept fois maudits,
Où m’enchaîna le dur geôlier des sept bardits,
N’est-il donc rien qui vous émeuve ?
Suis-je votre captif jusqu’à la fin des temps ?
Ne reverrai-je plus, au détour de la sente.
Fleurir la rose éblouissante,
Se lever dans ma nuit l’étoile que j’attends ?
Urgande, chère fée, ô moitié de mon âme,
Que ne suis-je le vent rapide ou bien la flamme

Ou l’écume qui vole ou le brin de gazon ?
Que n’ai-je seulement vos ailes diaprées,
Halbrans, que traque vers nos prées
Des fonds brumeux de l’horizon,
Tel un chasseur que sa poursuite enivre,
L’Hiver casqué de neige et cuirassé de givre ?
Or, devant que Myrdhynn ne m’eût pris dans ses rets,
J’étais pareil à vous, oiseaux légers. J’errais,
Si rapide que l’œil avait peine à me suivre,
Sur la face des eaux, à la cime des bois.
Des rivières d’azur filaient entre mes doigts ;
Et mon âme multiple, abondante et joyeuse,
Nageant sur les couleurs, les parfums et les chants,
S’éparpillait dans les arômes de l’yeuse
Et dans l’or des soleils couchants…

(La mer commence à monter. Les barques accostent. Dans le lointain, des dragueurs de sable passent en chantant.)

CHŒUR DES DRAGUEURS


Sur le banc, dans la brise fraîche.
Nous avons dragué tant de sable roux
Qu’on en ferait bien avec une bêche
Un mulon plus haut que la flèche
De Saint-Gwénolé, terreur des garous !

Soudain la mer s’est apaisée.
On entend au loin siffler les halbrans.
Est-ce avril qui naît parmi la rosée ?
La dune est comme une épousée
Avec ses bouquets de joncs odorants…

(Les voix s’éloignent. Gwion, aux derniers mots, s’est redressé. Stupéfait, il regarde autour de lui : une floraison merveilleuse vient d’éclore sur la dune et qui, dans sa houle odorante, lui dérobe la fée endormie.)


GWION

C’est vrai. Qu’arrive-t-il et par quelle merveille
Tout un printemps se lève à l’appel de mes yeux ?
Ô spectacle prestigieux !
Rêvé-je ou si je veille ?

(Tonnerre, éclairs. Myrdhynn, dans un buisson de feux, surgit à la corne d’un rocher.)


SCENE III


URGANDE, toujours immobile, GWION

L’ENCHANTEUR MYRDHYNN


MYRDHYNN

Triste Gwion, prête l’oreille :
Mon cœur enfin s’est adouci,

Gwion, ta bien-aimée est de retour ici.
Votre peine fût pareille ;
Que votre heur le soit aussi !
Dès que l’orbe de la lune
Aura touché l’horizon,
Secouant sa pâmoison,
Ici même, sur la dune,
Urgande renaîtra dans sa jeune saison.
C’était pour reposer sa tête endolorie
Que la dune, ce soir, s’était toute fleurie.
Éveille-la, Gwion ; puis partez tous les deux.
Partez, fuyez, âmes légères,
Couple charmant et hasardeux.
Reprenez vos ébats au milieu des fougères.
Partez, retenez seulement
De vos épreuves passagères
Qu’il vous faut obéir à mon commandement
Et qu’on n’offense pas Myrdhynn impunément !

(L’apparition s’évanouit. Une lune rose s’éveille sur la mer. Et voici que, de sa couche parfumée, Urgande — une Urgande nouvelle, délicieusement jeune et jolie, — s’étire doucement, lentement. Gwion, qui ne peut croire à son bonheur, hésite à la reconnaître. Et, tout à coup, on le voit qui s’élance.)


 

SCÈNE IV


URGANDE, GWION


GWION, poussant un cri.

Urgande !

URGANDE, se dressant tout à fait.

Gwion !

GWION

Urgande,
C’était toi !

URGANDE

C’est toi, Gwion !
 

GWION

Comme un ramier, sur la lande,
J’errais plein d’affliction…

URGANDE

Sur les flots de la mer grande,
Je voguais, triste alcyon…


GWION

Urgande !

URGANDE

Gwion !

GWION

Urgande,
C’était toi !

URGANDE

C’est toi, Gwion !

GWION

Comment n’ai-je pas vu que c’était toi ? La lune
Se levait…

URGANDE

L’ombre encor me cachait à demi.
Doux ami ;
Ne te reproche aucune faute, aucune.

GWION

Quel devait être ton effroi,
Livrée ainsi aux vents sauvages !
La mort habite ces rivages…

URGANDE

Gwion, je pensais à toi !…


La nuit était douce
Comme au temps d’avril :
Des flots de béryl
Chantaient sur la mousse.
 
Et je sommeillais,
Mollement couchée
Sur une jonchée
De lys et d’oeillets ;

Quand, durant mon rêve,
(Troublant souvenir !)
Je te vis venir,
Gwion, sur la grève.
 

GWION

Chère fée, ô mon Urgande,
Je mourrai, si je te perds.
C’est toi ! Ce sont tes yeux pers,
C’est ta bouche de légende.

Et c’est ton rire auroral.
Ce sont tes mains : je les touche.
Ce sont tes yeux ; c’est ta bouche ;
C’est toi, coupe d’amour, Urgande, pur graal !…



URGANDE

Voix qui réconforte,
Chère, ô chère voix !
Sans elle, je crois
Que je serais morte.

GWION

Rien ne m’était plus.
J’errais, le front hâve,
Pareil à l’épave
Que pousse le flux.

URGANDE

Étreintes liantes,
Baisers, mon souci,
Je tendais ainsi
Mes mains suppliantes !

QWION

J’appelais sans fin :
Urgande ! criais-je.
Ô cher cou de neige !

Ô beaux yeux d’or fin !

URGANDE

Va ! Ne pensons plus à ces choses :
Mes maux sont terminés ; tes chagrins sont finis,
Puisque nous sommes réunis.
Soûlas d’aimer ! Douceur des ceintures décloses !
C’est la nuit des métamorphoses :
Il pleut des corolles de roses ;
La mer est lisse comme un pré,
Et là-bas, où sont les carènes,
On entend chanter les Sirènes,
Blanches parmi le flot pourpré.
L’une dérive la gabare ;
L’autre lève aux plats-bords son jeune front barbare
Et, riant à l’homme de barre,
La plus belle des trois se suspend au beaupré.
Glitonéa, Tironée, Oronoles
Sont leurs noms. Quand l’ivoire épand leurs crins soyeux,
Une avalanche d’or croule sur leurs épaules ;
Leurs seins blancs sont taillés dans la neige des pôles ;
La langueur des nuits d’août se pâme dans leurs yeux.
Matelots, matelots, suivez ces amoureuses
Sous les porches d’argent de la glauque cité.
Croisez vos bras sur vos vareuses,
Et laissez-les guider vos paresses heureuses
Au pays de la Mort et de la Volupté.

Bien d’autres avant vous ont tenté l’aventure ;
Un vent mystérieux chantait dans leur mâture ;
Les cloches de la mer tintaient si doucement
Que, pour mieux écouter leur magique langage,
Les hommes se couchaient le long du bastingage
Et qu’ils pensaient ouïr des voix de diamant.
Écoutez-les aussi, ces cloches de promesses.
Leur carillon léger sonne d’étranges messes,
Telles qu’aucun de vous jamais n’en entendit.
Ahès est là, près de l’évêque qui les dit.
Et tout à coup, selon le rite guibélique,
Elle arque son corps immortel
Et, dans la monstrueuse et sombre basilique,
On voit s’ouvrir le lotus symbolique,
Et c’est Ahès le ciboire et l’autel !…
Nous cependant, couchés sur le sable des grèves,
Nous n’imiterons pas le farouche pluvier
Et nous suivrons, d’un œil ami, sans l’envier,
L’appareillage de vos rêves.
L’hiver chasse l’oiseau : plus fidèles que lui,
Jamais nous ne fuirons cette île hospitalière,
Et nos cœurs accouplés, demain comme aujourd’hui,
Ne voudront plus d’autre volière.
C’est ici leur dernier retrait,
La rive douce et familière.
Le nid caché, le nid secret.

Où s’abriteront sous les branches
Leurs deux tendresses toutes blanches,
Le double amour dont chacun d’eux mourait.
Ah ! Gwion, ne dis pas qu’il faut partir. Chère âme,
Ce soir d’hiver est doux comme un épithalame.
Où pourrions-nous trouver un tel apaisement ?
Quels bords seraient plus sûrs sous un ciel plus clément ?

GWION

Fuyons-les cependant, fuyons-les, mon Urgande.
Tu n’as pas vu l’ajonc, tu n’as pas vu la lande
Se convulser au vent de mer.
C’est de leurs fruits malsains que cette île est prodigue ;
Mais elle accorde à peine au soc qui la fatigue
Un peu de seigle ou d’orge amer.
Fuyons-les ! L’heure presse et la route est ouverte.
Vois ! la douce Phœbé qui rit dans la nuit verte
Fait jusqu’au bord de tes pieds blancs
Couler un pan léger de sa traîne fleurie,
Et c’est comme un chemin semé de pierrerie
Qui s’ouvre à nos rêves tremblants.

URGANDE

Mon Gwion, je suis si lasse !
Comment prendre un tel chemin ?
Restons à la même place,
Gwion, ta main dans ma main.

 
Sur ces lys, l’âme légère,
Nous dormirons jusqu’au jour
La lune est une étrangère
Qui se rit de notre amour.

GWION

Non, regarde-la mieux. Comme sa pâle flamme
Doucement jusqu’à nous glisse de lame en lame !
Comme son disque est lent à quitter l’horizon !
Regarde encore. Vois si je n’ai pas raison,
Si l’oblique reflet qui tremble derrière elle,
On ne le prendrait pas pour quelque passerelle
Que des chaînes d’argent suspendraient dans la nuit.
La mer ne fut jamais si calme ! Pas un bruit,
Rien, tout s’est tu : l’appel des halbrans, le chant vague
Des bateliers de Sein qui déchargeaient leur drague,
Pleine du sable roux qu’on pêche sur le Banc,
Et qui s’en sont allés avec le soir tombant.
Partons aussi. Fuyons n’importe où ! C’est si triste,
Sein ! Vienne l’hiver, pas une fleur qui résiste,
Ni l’œillet sur les caps, ni la rose au jardin :
Toutes, l’hiver venu, s’étiolent soudain,
Et, sur l’horizon gris taché d’un soleil trouble,
Avec le jour qui meurt et le vent qui redouble,
C’est comme une montée éperdue, un flux noir
De landes, des bonds tels aux quatre coins du soir

Qu’on dirait, sous l’horreur de ces couchants funèbres,
L’échevèlement fou d’une mer de ténèbres !…

URGANDE

Gwion, Gwion, se pourrait-il  ?
L’ancienne souffrance t’égare :
Où trouver un air plus subtil ?
La dune est comme un grand courtil
Sous le printemps qui la bigarre.

GWION

Viens, te dis-je. Là-bas, où mènent ces clartés,
Il est d’autres printemps suivis de longs étés,
Des jours d’or, une paix lumineuse et chantante.
Tu le connais : c’est le pays de notre attente,
Le lilial Éden où luit, fête des yeux,
Hel, le très beau, le pur et le victorieux !
Ô chers rayons, route d’amour surnaturelle,
Étends-toi sous nos pas, magique passerelle !
Et vous, fleurs du pourpris que nos vœux ont élu,
Soleil, clarté parfaite, œil du jour absolu,
Splendeur, et vous, miroir des eaux, mers odorantes,
Beau ciel pareil aux yeux des vierges ignorantes,
Bois sacrés, frondaisons pacifiques, et vous,
Vers qui monte au matin l’hymne fidèle et doux
Des fiancés et des époux.

Temples de l’indulgent Amour, demeures saintes,
Parvis de cinname arrosés,
Stèles de candeur toutes ceintes,
Où sur la bouche d’or des molles hyacinthes
Palpitent nuit et jour d’invisibles baisers,
Salut, temples, forêts, soleil, mers lumineuses !
Salut, pourpris d’enchantement,
Fleurs que les lèvres de l’amant,
Dans la douceur du clos dormant,
Cueillaient aux lèvres des faneuses !…

URGANDE, doucement ironique.

Volage ami, cœur vagabond,

Je sais ! Je sais ! Mais à quoi bon
Changer le cadre du poème ?
Ce que nous avons ici même,
Pourquoi l’aller chercher ailleurs
Et se peut-il d’Édens meilleurs
Que le nid tout fait où l’on s’aime ?
Foin de ces amours de gala !
Il y faut trop de remuages ;
Quitte la lune : laisse-la
Garder son troupeau de nuages.
Nous n’avons cure de ses soins :
Gwion, pour s’aimer sans témoins,

Crois-tu qu’on s’en doive aimer moins ?

 

GWION

Urgande, par pitié, cesse ces railleries !
Il n’est que temps. Déjà les métairies
S’éveillent… Le coq chante… Écoute !… Cependant
La lune qui décroît va quitter l’Occident,
Et, si nous refusons de partir avec elle,
Tout chemin nous sera fermé !

URGANDE

Que nous importe, ô mon aimé ?

GWION

Mais c’est le clos d’antan, le pourpris embaumé,
Et le val et la source et les champs d’asphodèle,
C’est tout l’Éden que nous perdons, chère infidèle.
Si l’aube nous retrouve ici !…

URGANDE

Maigre souci !

GWION

Quoi ! Tu renoncerais à la blanche demeure,
À l’étang qui s’endort parmi les nénuphars ?
Tu leur préférerais ce ciel, ces flots blafards ?

URGANDE

Hormis l’amour, tout n’est que leurre.

GWION

Ah ! pour la préférer aux rivages vermeils,
Aux flots bleus que le vol des palombes effleure,
Ah ! tu ne connais pas l’île des Sept-Sommeils !
Tu ne peux pas savoir quelle race l’habite,
Le feu sombre qui couve au creux de son orbite,
Son rire épais, ses travaux sans loyer,
Et la Misère, éternelle Cassandre,
Accroupie en robe de cendre
Sur les dalles de son foyer !

URGANDE

Je connais tout cela, Gwion, et d’autres choses
Encor. Mais que veux-tu ? Je suis lasse des roses,
Des jours d’or, des flots bleus, des pourpris irisés,
Et je n’aspire plus, Gwion, qu’à tes baisers.
Tu me les donneras ici. Quoi ! Tu t’effraies
De me savoir parmi ces bonnes gens en braies,
Ces îliens aux cous renflés, au sang fougueux,
Toujours à labourer quelque océan, ces gueux
Qui s’en iraient jusqu’en enfer d’une bordée !
Moi, je les aime d’être ainsi. J’ai comme idée

Qu’ils nous accueilleraient fort bien, ces bonnes gens.
Nous leur serions des dieux très doux, très indulgents,
De petits dieux, d’aspect nullement redoutable.
Puis ils nous donneraient les miettes de leur table,
Un peu de lait, du miel, et c’est assez pour nous.
Songe donc : tu n’atteindrais pas à leurs genoux !
Ils ne te craindraient pas, Gwion, tout au contraire.
C’est charmant : tu serais comme leur petit frère,
Et moi comme leur sœur un peu tendrette encor.
Et le voilà, l’Éden ! Les voilà, les jours d’or !
C’est cela le bonheur, Gwion : lorsque tout change,
Ne point changer, rester ici dans quelque grange
Bien close, où le vent d’ouest ne pénétrerait point,
Seuls à s’aimer, parmi la bonne odeur du foin,
Au matin s’éveiller avec les bartavelles,
Courir dans le gazon, baller dans les javelles,
Aller, venir, trotter, la bride sur le cou,
Du platier de Vaskern aux brisants d’Ifliskou,
Et, pour faire la nique aux faneuses du Lenne,
Glisser dans leur fichu des fleurs de marjolaine !
Ah ! les lutins que nous serions, si tu voulais !
Comme notre grenier vaudrait tous les palais !
Quoi ! Tu boudes encore ? Est-ce que d’aventure,
Gwion, tu jugerais trop noire ma peinture.
Ou si c’est mon babil d’oiseau qui t’étourdit ?
Et pourtant, bien-aimé, je ne t’ai pas tout dit.

Pardonne-moi. Durant cet exode farouche,
Où je cherchais partout tes yeux, partout ta bouche,
J’ai vu tant de misère, hélas ! sur mon chemin,
Que j’ai pris en pitié le pauvre genre humain.
Réellement, il m’a poussé comme une autre âme.
La charité rentre à présent dans mon programme
Et je veux, s’il te plaît, le tenir jusqu’au bout.
Donc, mon aimé, faisons nos paquets et debout !
Dans la ferme discrète où seront nos pénates,
Si les poulains trop vifs ont embrouillé leurs nattes,
Si le bœuf a rompu sa longe ou le bélier
Ses entraves, j’entends que d’un doigt familier
Et prompt l’un de nous deux répare le dommage.
L’agréable métier, Gwion ! Point de chômage !
Toujours quelque service à rendre ! Quant à moi,
Je sais par le menu déjà tout mon emploi :
Traire le lait, rouir le chanvre aux grandes pluies,
Souffler le feu, couper le pain, tendre les buies,
Vanner l’orge, garder la ruche des frelons,
Brasser la pâte et l’étaler sur les poêlons
D’une éclisse savante et sûre en sa prestesse…
Vois-tu d’ici l’étonnement de notre hôtesse,
Qui se frotte les yeux et croit rêver encor
Et se signe trois fois comme à confiteor,
En trouvant au matin sa tâche à moitié faite !
Tous les jours désormais lui seront jours de fête.

Son linge séchera tout seul sur les buissons.
Plus de soucis ! Enfin son homme et ses garçons,
Le ventre creux, ne crieront plus après la soupe,
Quand ils débarqueront le soir de leur chaloupe !
Un bon feu pétillant d’ajonc les attendra,
Et, sous l’intimité de leur unique drap
D’étoupe, bien rangés le long de la venelle,
Les lits-clos ouvriront leur crypte maternelle
Et se feront plus doux, plus chauds et plus discrets.
Quel coup du ciel ! Voilà nos gens tout guillerets.
Pas un, ma foi, qui s’attendît à la prébende !
Mais les plus fortunés peut-être de la bande,
Les plus heureux, Gwion, ce sera nous encor.
Eh ! oui, l’on peut trouver à redire au décor :
Une ferme, une grange, un courtil, ce n’est guère
Et nous avions jadis un cadre moins vulgaire.
Mais le bonheur n’est pas hors de nous, mon aimé :
Il est en nous. Ton cœur s’est trop vite alarmé ;
Tu ne te sens pas fait pour jouer les apôtres ;
Tu ne sais pas comme il est doux d’aider les autres
Et, dans ton égoïsme innocent, tu ne vois
Que mes yeux et n’entends au monde que ma voix.
Il est des yeux meurtris comme des ciels d’orage ;
D’autres si transparents qu’on dirait un vitrage
Et qu’on aperçoit l’âme en se penchant sur eux.
Retiens pieusement leur secret douloureux :

Pour t’être pénétré du deuil qui s’y révèle,
Tu trouveras aux miens une douceur nouvelle.
Il est des voix, écho d’un si morne tourment,
Qu’on les prendrait de loin pour un vagissement
Et qu’elles n’osent pas se détacher des lèvres.
Recueille-les. Entends ce que disent leurs fièvres,
Les âtres morts, l’exil, la souffrance et la faim ;
Connais toutes ces voix grelottantes, afin
De mieux apprécier le cristal de la mienne.
Or, c’est cela, Gwion, la charité chrétienne
Et, quoiqu’un peu païens de tournure et d’esprit.
Nous la pratiquerons ainsi qu’il est écrit…

QWION

Nous devenir chrétiens, Urgande !
Nous, les lutins subtils, fantasques et moqueurs,
Céder au vent de propagande
Qui dessèche partout les cœurs !…

URGANDE

Innocence ! Candeur ! Simplesse !
Eh ! l’on en prend et l’on en laisse,
Gwion. Puis, entre nous, ta crainte est sans objet
Jésus n’est pas un ogre, ami, comme Saturne.
Ceux qui te l’ont dépeint renfrogné, taciturne,
Cuvant au fond du ciel le sang qui le gorgeait,

T’ont menti. C’était bon pour les dieux de la fable,
Cette attitude. Lui, c’est un être ineffable,
Qui ne sait que des mots de pardon et d’amour,
Le plus charmant, le plus exquis de tous les êtres.
Accueillant aux petits, dur seulement aux maîtres.
Une âme blanche, avec l’immense azur autour !…

GWION

Je veux te croire, Urgande, et cependant j’ai peine
À dire oui. L’effroi m’étreint. Nouveau venu,
J’hésite sur le seuil et, la main sur le pêne,
Je n’ose ouvrir par peur de l’inconnu…
Que faire ?

URGANDE

M’obéir, Gwion.
 

GWION

Chère amoureuse.
Du moins si j’étais sûr que tu serais heureuse,
Si, par quelque présage inouï, j’apprenais…

(Un couple d’oiseaux traverse en ce moment le ciel et vient s’abattre auprès d’eux. Gwion ne les remarque pas, mais Urgande tressaille et saisit Gwion par la main.)


URGANDE

Vois donc, ami, dans les genêts

Ces deux blancheurs surnaturelles :
Roucoulements, douces querelles,
Baisers de-ci, baisers de-là.
Ne sont-ce point deux tourterelles ?

GWION, s’approchant pour écarter les branches.

Oui. L’on croirait vraiment qu’il a neigé sur elles.
 

URGANDE, s’approchant à son tour.

Eh bien ! mais le présage attendu, le voilà !
Regarde encor… Plus près !… De leur bec adorable.
Elles tressent un nid, ce me semble…

GWION

En effet !…
 

URGANDE

Un nid, Gwion ! Ah ! c’est parfait !
L’augure jusqu’au bout s’est montré favorable
Et tu n’as plus qu’à t’incliner.
 

GWION, qui se résigne.

Ainsi fais-je sans chicaner,
Mon Urgande. Les Sorts sont pour toi. Je l’avoue.
Et donc, quand il est temps, retournons notre proue.

Rentrons au port. Faisons comme ces beaux oiseaux
De lumière : dans les genêts et les roseaux,
Bâtissons notre nid de branchage flexible ;
Comme eux, sans regretter un ciel inaccessible,
Laissons s’épanouir nos deux cœurs triomphants.
 

URGANDE

Et, comme eux, mon amour, ayons beaucoup d’enfants !



LE PARDON
DE LA REINE ANNE


Poème dit par Mlle Delvair, de la Comédie-Française


LE PARDON DE LA REINE ANNE[8]


Pour les Bretons de Paris.


« Mona, Mona, demain c’est l’aube douloureuse ;
Demain je m’en irai sur la route poudreuse,
Et la lande et l’enclos plein d’ombre et le palus,
Qui s’ouvre au vol lassé de la brune macreuse,
Et ta bouche et tes yeux, je ne les verrai plus.


« Je ne les verrai plus, Mona, douce lumière !
Ta bouche est comparable à la rose trémière ;
Les abeilles prendraient tes yeux pour deux jasmins.
Mais les temps sont passés de ma vigueur première
Et l’aiguillon trop lourd s’échappe de mes mains.

« Regarde ! Dans un corps débile une âme veule,
Voilà ce qu’elle a fait de moi, la bonne aïeule,
La Terre, qui jadis gonflait mon bras puissant.
Tous ses sucs sont taris. La Terre est morte, et, seule,
La Ville fait aux siens des muscles et du sang.

« À la ville, du moins, tout travail vaut salaire.
Ici le grain qu’on sème est un grain de colère :
Les paysans sont las de peiner sans profits.
En vain ils ont crié vers toi, Dieu tutélaire :
Le vieux sol maternel ne nourrit plus ses fils ! »

II


Combien de vous, Bretons, ont tenu ce langage
Et combien sont partis, légers de tout bagage,
Vers la Cité d’or et de fer !

Sous ses halls trépidants criait l’humaine angoisse :
Combien ont déserté leur tranquille paroisse
Pour s’engouffrer dans cet enfer !

J’ai vu dans les faubourgs passer vos troupeaux mornes.
Combien qui s’affaissaient, vaincus, au coin des bornes !
Combien que guettait l’hôpital !
Combien qui, pour donner le change à leur misère,
Entre leurs doigts noueux roulaient un vieux rosaire,
Débris du mobilier natal !

D’autres, sur les comptoirs des marchands de vertige,
Tel l’épi que l’averse a couché sur sa tige,
Laissaient retomber leur front las,
Ou, quand tonnait la voix d’un tribun populaire,
Sous leurs noirs bourgerons fouillaient avec colère
Pour y tâter leur coutelas.

Mais tous, les révoltés, les croyants, les malades,
Le grabataire avec le tenteur d’escalades
Et l’alcoolique au rire amer,
Jeunes ou vieux, dans la prière ou dans l’orgie,
Tous sentaient par moment la même nostalgie
Monter en eux comme une mer,

 
Une mer de silence et d’ombre, mais si douce
Que leur âme y glissait mollement, sans secousse,
Comme une barque au fil de l’eau ;
Mer étrange, sans un remous, sans une lame,
Que ne troublait le battement d’aucune rame,
Qui ne mirait aucun falot…

Ah ! vers le paradis de leurs jeunes années
Tandis que son courant, comme des fleurs fanées,
Les emportait avec lenteur,
Dieu sait les bleus, les doux paysages lunaires
Qui traversaient les yeux de ces visionnaires
Au fil du flot évocateur !

Des toits gris se massaient dans l’ombre ; un clocher svelte
Pointait. C’était le soir, un soir du pays celte,
Plein de langueur et d’abandon,
À cette heure ineffable entre toutes les heures
Où les vierges de Breiz regagnent leurs demeures
Et s’en reviennent du pardon.

Au rythme lent d’une très vieille cantilène,
Elles passaient, embaumant l’air de leur haleine,
Le long des genêts épineux.

Et, de voir onduler leurs coiffes de batiste,
Un biniou lointain, mystérieux et triste,
Tout bas se lamentait en eux.

III


Ce biniou plaintif et tendre,
Vous allez de nouveau l’entendre,
Mais non plus en rêve, non plus
Comme ces rumeurs étouffées
Que le vent chasse par bouffées
Sur les eaux mortes des palus.
 
Ô parias de la grand’ville,
Ployés sous un labeur servile
Dans les usines des faubourgs,
Terrassiers, chauffeurs, mercenaires
Qui, dans les halls pleins de tonnerres,
Tanguez comme des bateaux lourds,

C’est dans l’aube d’un gai dimanche
Qu’elle va monter, claire et franche,

La voix du magique instrument,

La voix aux troublants sortilèges ;
Dont les trilles et les arpèges
Pleurent et rient éperdument.

Levez-vous ! C’est aujourd’hui fête.
Ô fronts courbés par la défaite,
Ô cœurs abreuvés de dégoûts,
Puisque, rivés à votre bagne,
Vous n’alliez pas à la Bretagne,
La Bretagne est venue à vous.
 
Sur ce sol chanté par vos bardes,
Les binious et les bombardes
Peuvent s’en donner à plein cœur :
Tréhorys, landes, pavanes
Sont ici chez eux comme à Vannes
Sous les hermines de Mercœur.
 
Car Montfort est terre bretonne.
Ces murs que le lierre festonne
Furent vôtres aux temps passés,
Aux temps où la belle Yolande
Mariait l’ajonc de la lande
Avec le chardon écossais.

 
Il flotte encor sur cette terre
Un peu de l’âme héréditaire :
Monsieur saint Yve y tint ses plaids
Et l’on prétend qu’Anne la Brette
Plus d’une fois, sous la coudrette,
Y mena ses branles follets.

Sur ce perron tendu de mousse,
Qui la vit glisser, blanche et douce,
Dans son justaucorps de lampas,
Finalement, d’âge en âge,
Vous viendrez en pèlerinage
Baiser la trace de ses pas.
 
Et quand, par les bleus crépuscules,
Dans la senteur des renoncules
Monteront vos derniers ave,
Une voix de miel, sa voix même,
Vous dira la douceur suprême
Du pays enfin retrouvé ;
 
Et, les yeux brouillés, le cœur ivre,
Incertains de la route à suivre,
Là-bas, très loin, dans un vieux bourg

Où toute clarté s’est éteinte,
Vous croirez qu’une cloche tinte
Pour annoncer votre retour…



IMPRESSIONS
ET SOUVENIRS


AILLEURS


À Fernand Laudet.


ALÉSIA


À Fernand Mazade.


À lutter contre toi d’où vient que je m’obstine,
Ô sang celte qui bats en ma veine latine,
Si, pour rendre à ton flot sa native âcreté,
Il m’a suffi de voir au fond du crépuscule,
Comme au fond d’un immense et brumeux ergastule,
La lune d’août ouvrir son œil ensanglanté ?

Entre les fûts des pins qui rayaient son orbite
Et semblaient les barreaux d’une herse subite
Que l’on eût abaissée aux deux côtés du rail,
Tandis que nous roulions vers la Ville Éternelle,
Elle collait sa rouge et tragique prunelle,
Comme un Gaulois blessé derrière un soupirail.

 
Et j’ai senti que Rome et la molle Italie
Et Florence, où l’automne est sans mélancolie,
Et Baïes, dont tout cœur d’amant s’extasia,
Dans mon âme d’un soir s’étaient soudain voilées
Et qu’en elle un vaincu des anciennes mêlées
Pleurait encor, pleurait toujours Alésia.


DESTIN


Réponse à Charles Le Goffic.


Viens au soleil, mon doux ami : console-toi.
Efface de tes yeux la lune acariâtre.
Il fallait que la foudre incendiât le toit
Et que le vent soufflât sur l’âtre.

Les clos d’Alésia ne sont-ils plus en fleur ?
Le drame magnifique et cruel devait être.
Ce n’est que dans le sang et parmi la douleur
Que l’auguste enfant pouvait naître :

 
L’enfant qui, mariant le sensible au divin,
Mira le rêve celte au fil latin de l’onde
Et, sous le plus léger des firmaments, devint
L’honneur et la beauté du monde.


Fernand Mazade.


ANTHÉOR


À Saint-Blaize, à la Zueca
Vous étiez, vous étiez bien aise.

A. de Musset.


Pour Henri Clouard.

 
Au cap d’Eze,
À la Lodola,
Qu’on était bien aise !
Qu’on était bien là !
 
Vintimille
Aux citrons dorés,
Plage de famille
Et prix modérés.


Bordighère,
Ospedaletti,
Je vous vis naguère
Blancs de confetti.

Nice, Canne,
Menton, Taggia,
Que de Roxelane
Et d’Ophélia

Vous m’offrîtes,
Au subtil relent
D’ail, de pâtes frites
Et d’ylang-ylang !
 
Vieille Antibe,
Où l’enfant gaulois
Deux fois, dit le scribe,
Dansa, plut deux fois,
 
Salut, veuve
D’un passé trop lourd
Pour l’épaule neuve
De ton clair faubourg !


Ta corniche,
Endoume, un moment,
M’ouvrit, verte niche,
Son recueillement.

À Théoule,
Les porphyres roux
Chantaient sous la houle
Un air lent et doux.
 
La Fontvieille,
Bandol, Vallesclut
Caressent l’oreille
Comme un son de luth.
 
Mais la palme
Te revient encor,
Alme nom de l’alme
Et grecque Anthéor !


(Semaine du Carnaval.)


ARIETTE DAUPHINOISE


Pour Théodore Botrel.


De Montmaure à Lus,
Dans l’ombre, à toute heure,
On dirait que pleure
Un glas lent, un glas…

Mais, au Vapellas,
Mon cœur, comme en rêve,
Croit ouïr sans trêve
Un clair angélus.


— Quel est ce rébus ?
Dites-vous, Nanette,
Ma fine brunette
Aux beaux yeux lilas.
 
— C’est qu’au Vapellas
Vous m’aimiez encore,
Et c’est qu’à Montmaure
Vous ne m’aimiez plus.


(Sur la route de Lus-la-Croix-Haute).


À UNE NORMANDE


Adieu, mon joli cœur de rêve !
Souvenez-vous du Val-André
Et de l’heure exquise et trop brève
Où le soir mourait sur la grève
Comme un andante de Fauré.
 
D’où veniez-vous, mon gentil page ?
De Criquetot… ou de Paris ?
Moi j’arrivais d’un long voyage
Au pays des cœurs en veuvage,
Au pays des cœurs défleuris.

 
C’est là-bas sur une âpre côte,
Chez un vieux peuple aux yeux d’enfant.
À basse mer comme à mer haute,
L’amour à toute heure y sanglote :
Rien qu’à l’ouïr, le cœur se fend.
 
Avant que le ciel ne se brouille,
Partez, mon cœur, mon cœur joli.
La brume file sa quenouille ;
Craignez l’automne aux doigts de rouille,
Tisseurs de silence et d’oubli.


DIALOGUE PENDANT LA MONTÉE


Pour Sébastien-Charles Lecomte.


Qu’il fait noir, ô Zenon, et que la côte est dure !…
— Va tout de même ton chemin
Et dis-toi que le jour le plus sombre ne dure
Que jusqu’au lendemain.


L’AFFÛT


À Maurice Languereau.


I


Le marais dort, crispé d’un gel tardif. Au loin,
Dans la brume qui s’épaissit et se dilate
Tour à tour, la Sologne étend sa glèbe plate…
Nous sommes là depuis une heure, l’arme au poing.
 
Et tout à coup, tandis qu’une étoile clignote,
Puis deux, puis trois, puis des centaines, des milliers,
Voici qu’éclaboussant de pourpre les halliers
Jaillit sur l’horizon la lune solognotte.


Dans l’air glacé du soir elle monte sans bruit
Au-dessus des champs d’orge et des carrés d’avoine,
Si rouge qu’on dirait une énorme pivoine
Magiquement éclose au jardin de la Nuit.

Un chien transi, là-bas, hurle au fond d’une grange ;
Et nous-mêmes, chasseurs endurcis et sans foi,
Nous nous défendons mal contre un obscur émoi
À l’apparition de cette fleur étrange…


II


Paysages du ciel, si beaux et si divers,
Nous habitons trop près de vos profondeurs bleues ;
L’homme ne compterait ni les jours ni les lieues,
S’il devait vous chercher au bout de l’univers.
 
Nous vous connaissons trop, couchants, aubes fleuries :
L’habitude a blasé nos yeux sur vos beautés,
Et c’est en vain que sur les champs et les cités
Vous déployez l’azur et l’or de vos féeries ;


C’est en vain que, trouant la nue à coup d’épieu,
Le Jour, tel un veneur, sort du fourré nocturne
Et, sur l’aiguail des monts essuyant son cothurne,
Se dresse et, brusquement, bondit dans l’air en feu.
 
Blancs cirrus qui broutez l’aérien pacage,
Lune en fleur, astres d’or, il faut comme ce soir,
Pour forcer nos regards à vous apercevoir,
Quelque affût solitaire au bord d’un marécage.
 
Il faut la frissonnante immensité des nuits…
Tant de magnificence est rassemblée en elle
Que notre âme d’antan, notre âme originelle,
Remonte tout à coup dans nos yeux éblouis,
 
L’âme que nous avions aux premiers jours du monde,
Quand le viel Ouranos était l’unique dieu,
Les nuages son char, le soleil son moyeu,
Et qu’au creux de l’éther tonnait sa voix profonde.


III


Hélas ! presque aussitôt l’ombre en nous redescend…
Plus captif que jamais, Platon, dans la caverne,
L’homme habile aujourd’hui, le front bas et l’œil terne,
Une création dont le ciel est absent.


L’ALGEIRAS


À Madame Herter.


Je vous envoie une branche
De cet ajonc grêle et ras
Qu’ici l’on nomme algeiras,
Dont la fleur est presque blanche.
 
Plante ingrate au teint roussi
Par l’ardente canicule,
Chez nous le vent la bouscule :
Le soleil la brûle ici.


Mais c’est bien la même plante,
Le même air déshérité
Et, fût-ce au cœur de l’été,
La même âme violente.

Rien en elle n’a changé,
Sauf la couleur des pétales,
Et, loin des landes natales,
L’ajonc reste un insurgé.


(Saint-Julien-lès-Marseille )


CONSEILS À UNE BELLE NONCHALANTE


Stal vraz ar bed…
(Abbé Le Lay.)


 
Sans qu’il t’en coûte rien, Lucy,
Que l’humble dépense d’un geste,
Veux-tu dans ta demeure agreste
Couler des jours francs de souci ?
 
Chaque matin, à la seconde
Où le soleil, tel un marchand,
Ouvre au bout de ton petit champ
La grande boutique du monde,

 
Lève-toi d’un bond comme lui,
Sur les siens mesurant tes sommes :
La caille appelle dans les chaumes
Où traîne encore un peu de nuit.
 
Et pousse aussitôt tes persiennes
Bravement. Geste essentiel !
Lui court déjà les champs du ciel :
Règle tes veilles sur les siennes

Et, quand sur les monts violets
La première étoile tremblotte,
Tandis qu’il boucle sa roulotte,
Comme lui ferme tes volets.


MATELOTS


À Jean des Cognets.


[C’est sur un vieux cahier d’école déchiré
Que j’ai trouvé cet âpre et lourd miserere,
Confession d’un cœur défaillant sous la honte.
L’auteur — paix à sa cendre ! — habitait Roscané.
Je ne sais ni son nom, ni s’il fut pardonné,
Ni comment, au milieu des chutes qu’il raconte,
Son cœur, son faible cœur de Celte et de marin,
Oublieux de la douce femme au front serein
Qui l’attendait, filant sa laine à la chandelle,
Pouvait, en la trompant, se croire encor fidèle.]


I


Tout corrodés d’affreux genièvres
Et gardant sur leurs matelas,
Dans le pli tourmenté des lèvres,
Un sourire idiot et las,

On voit au Havre, dans les bouges
Du triste quartier Saint-François,
Des matelots aux faces rouges
Qui sont couchés les bras en croix.
 
Pauvres gens qui n’ont pas d’histoire,
Pas même de foyer souvent,
Dont la vie est un purgatoire
Dans l’embrun, la houle et le vent !
 
Comment, au sortir de ces geôles,
Eussent-ils pu, seuls, sans appui,
Flageolant sur leurs jambes molles,
Parer les pièges de la nuit ?


Soutiers, chauffeurs, que la consigne
Bloquait depuis six mois à bord,
Tels arrivaient en droite ligne
D’Iquique ou de la Corne d’or ;
 
Barbes fauves, prunelles claires.
Couleur des fiords trop contemplés,
D’autres, vieux baleiniers polaires,
Débarquaient d’ultimes Thulés ;

Et d’autres, au masque de lie.
Émergeaient de l’enfer banquais…
Ah ! ce vent, ce vent de folie
Qui souffle ici le long des quais !…

Des filles rôdaient sur les berges ;
L’air était lourd d’âcres senteurs ;
Aux devantures des auberges
Flambaient les alcools tentateurs.

Et ce fut la grande bordée,
La ronde ivre qui chaque soir,
Avec des cris de possédée,
Roule de comptoir en comptoir,


Jusqu’à l’heure tardive où l’aube
Monte, virginale et sans bruit,
Essuyer aux pans de sa robe
Le front profané de la nuit…


II



J’aurais beau dire le contraire,
Chère femme aux yeux indulgents,
Tu sens bien que je suis leur frère
Malgré tout, à ces pauvres gens.
 
J’ai comme eux sur des mers amies,
En de nonchalants Hellesponts,
Connu les longues accalmies,
Les sommeils lourds des entreponts ;
 
Les mêmes vents gonflaient mes voiles
Du même souffle âpre ou joyeux
Et la paix blanche des étoiles
Coulait pareille dans mes yeux…


Et voilà que l’on criait : « Terre ! »
Voilà qu’à ce cri fascinant
Sortaient tout à coup du mystère
Les villes chaudes du Ponant :
 
Le Havre plein de bruits d’enclumes,
Nantes d’odeurs de caroubiers,
Et Brest, la Suburre des brumes,
Pâmée aux bras de ses gabiers.
 
Elles se levaient frissonnantes
Sur l’eau morne de mon ennui.
Était-ce au Havre, à Brest, à Nantes ?
Ailleurs où là, c’était la nuit…

Et, sous l’or de ta toison fauve,
Immobile comme un bouddha,
je t’évoque au fond d’une alcôve,
Monstrueuse et blanche Amanda ;

D’autres, d’autres, des faces peintes,
Hâves et dont l’œil charbonnait
Parmi les chopes et les pintes
De quelque ignoble estaminet ;


Tout un tas de chairs anonymes,
Brunes, rousses, les seins pendants,
Des yeux où stagnaient de vieux crimes,
Des nez ous’ qu’il pleuvait dedans…
 
Ô dérisoire litanie !
Et comment croiras-tu jamais,
Toi la sage, toi la bénie,
Chère femme, que je t’aimais ?
 
Ne me dis pas que je blasphème
Et tourne tes yeux vers les flots :
Je t’aimais, hélas ! comme on aime
Chez mes frères les matelots…



III



J’ai jeté l’ancre dans ta rade,
Sagesse, Paix, Sérénité.
Accueille-le, ce cœur nomade,
Que les courants t’ont rapporté.


Ce n’est plus la folle gabare
Qui dansait sur les flots légers,
Avec l’Espérance à sa barre
Et mes vingt ans pour passagers.
 
Sa voile en loque où le vent gronde,
Ses flancs meurtris par tant d’écueils
Disent assez aux yeux du monde
La défaite de ses orgueils.
 
Mais la rade est profonde et sûre
Où s’est ancré le vieux ponton
Et, pour étancher sa blessure,
Voici le soir, le soir breton,

Le soir qui se penche à sa poupe,
Inspecte son flanc démoli
Et le calfate avec l’étoupe,
La grise étoupe de l’oubli…


EN BRETAGNE


À Eugène de Ribier.


RÛN-ROUZ


À Édouard Beaufils.


On raconte qu’à Rome, au temps de Léon dix,
Treize cents ans après que la fille de Claude,
Julia, comparable aux lys,
Eut sous un marbre blanc clos ses yeux d’émeraude,
La pioche par hasard découvrit son tombeau,
Et nul corps virginal n’apparut aussi beau.
Si clair était son teint qu’on l’eût dite endormie.
Sa bouche allait s’ouvrir, ses bras se décroiser,
Et la mystérieuse et charmante momie
Pour renaître semblait n’attendre qu’un baiser…
Rûn-Rouz, mélancolique et sauvage domaine,
Ma jeunesse, pareille à la vierge romaine,

Déclôt ses yeux fanés et renaît lentement
À ton nom triste et doux comme un roucoulement.
Elle aussi semblait morte et n’était qu’endormie.
Vois : la pourpre reflue à sa lèvre blêmie.
Il a suffi qu’un soir ton nom fût prononcé
Pour qu’elle se levât du fond de mon passé
Dans sa grâce ondoyante et pensive de Celte,
Avec ses cheveux blonds, ses yeux verts, son cou svelte
Et ce rythme léger, ce verbe sobre et clair,
Qu’un gondolier perdu sur les rives du Guer
Lui transmit autrefois de Fiume ou de Ravennes,
Mêlés au sang latin qui coulait dans ses veines…
Elle approche, et son cœur bat plus fort sous sa main
Aux effluves d’amour qui montent du chemin.
Bien des ans ont passé, bien des nuits, bien des aubes,
Et l’ardent souvenir parfume encor ses robes.
C’est que rien n’a changé : paysage, horizon,
Gens et choses, autour de toi, chère maison,
Tout a gardé sa grâce austère et primitive.
Voici tes humbles murs quadrillés de chaux vive,
Le puits et l’échalier, le balcon sous l’auvent,
Et la grêle saulaie au feuillage mouvant
Et, dans l’étroit courtil cerné d’épines blanches,
Les paresseux asters et les souples pervenches.
Ô sapins que j’ai vu planter, est-ce bien vous ?
Est-ce vous, Landrellec, Guern, Roc’h-Pic, Coztankous,

Vieux noms tout imprégnés d’une saveur bretonne ?…
Landiers que vêtaient d’or les fuseaux de l’automne
Et que poudrait d’argent la houppe des avrils,
Roseaux qui palpitiez au vent comme des cils,
Stellaire qui frangeais, dans un pli de la dune,
La mare où les troupeaux viennent boire à la brune,
Tels je vous ai quittés et tels je vous revois :
C’est bien vous, c’est bien vous, vieux amis d’autrefois !
Un air plus vif déjà fouette mon épiderme.
De l’est à l’ouest, la mer est là qui vous enferme
Dans un cercle éternel de sourds gémissements ;
Mais sa plainte, où des glas sanglotent par moments,
Nostalgiques appels des cités sous-marines,
Dont l’écho retentit au fond de nos poitrines
Et fait pleurer en nous des morts mystérieux,
Sa plainte, sous le vide exaspérant des cieux,
Peut s’enfler : de tiédeur et d’ombre enveloppée,
Elle expire à vos bords en vague mélopée…
Amis, je veux vieillir et mourir parmi vous.
L’hiver même et ses dards cruels me seront doux,
Si je puis abriter ici mon dernier songe.
Gloire, fortune, honneurs, beaux oiseaux de mensonge,
Dont la quête stérile a déçu maint chasseur !
Seule, tu ne mens pas, Nature aux yeux de sœur…
Ô véridique, ô salutaire, ô consolante,
Par tes soins s’élabore un baume en chaque plante.

Et n’es-tu pas aussi celle de qui les doigts
Guidaient sur leurs pipeaux les chevriers andois ?
D’un Tityre breton me prêtant l’âme heureuse,
Tandis que je ferai chanter l’avoine creuse,
Déroule sur le plan large et pur de mes vers
Le souple enchaînement des lois de l’univers ;
Exalte au fond des soirs les feux des écobues ;
Dis les poulains cabrés et les chèvres barbues ;
Ramène les troupeaux des pâtis où descend
Le crépuscule d’or, d’améthyste et de sang ;
Sur les routes du ciel, d’escales en escales,
Rappelle au clocher blanc des légendes pascales
Les angélus bénits par l’Anneau du Pêcheur ;
Verse en nous ta bonté, ton calme, ta fraîcheur
Et, de tout vain désir afin qu’elle s’abstienne,
Accorde notre vie au rythme de la tienne.


LES BIGOUDENS


À Eugène Le Mouël.


« On les croit d’origine asiatique. Leur coiffure tripartite tient à la fois de la mitre, du casque, du serre-tête, et se termine par une pointe de forme priapique. D’après certains auteurs, les spirales des disques brodés sur leurs plastrons auraient une signification religieuse et symboliseraient la création du monde. »
(Les Ethnographes.)


À Plomeur, raides sous leur mitre,
En plastrons d’or vert, jaune ou roux,
Les Bigoudens, sur le placitre,
Tournent au son des binious…



 
D’où viennent-elles, ainsi faites,
Avec leur face sans méplats
Et les disques qu’aux jours de fêtes
Elles collent sur leurs seins plats ?
 
L’immobilité de leur masque
Fait paraître encor plus lointains,
Dans l’aigre et sonore bourrasque,
Leurs yeux vaguement thibétains.

Peut-être qu’au temps où la Gaule
Châtiait l’orgueil d’Attila,
Un débris de tribu mongole
Vint à la nuit s’échouer là.
 
C’était un plateau solitaire,
Un grand cap triste du Ponant,
Perdu tout au bout de la terre,
Sous un ciel bas et frissonnant.

 
Quand l’oeil des fuyards, dans la brume,
Put l’explorer le lendemain
Un mur circulaire d’écume
Partout leur barrait le chemin.
 
Partout la mer, la mer sans borne !
Son sel corrodait l’eau des puits.
Et, campés sur leur grand cap morne,
Ils n’en ont pas bougé depuis.

Ils vivent dans cette ouate blême
Les bras croisés sous leurs mentons,
Chrétiens, au moins par le baptême,
Et, par la langue, Bas-Bretons.

Mais l’âme ancestrale persiste
Et c’est toujours comme autrefois
Le vieil Orient fataliste
Qui stagne en leurs crânes étroits.
 
C’est lui qui charge leurs corps frustes
D’or jaune ou vert ou cramoisi
Et qui déroule sur leurs bustes
Une Genèse en raccourci ;


Et lui qui, sur le front de nacre
Des vierges encor dans l’avril,
Plante l’obscène simulacre
D’un minuscule nerf viril…




 
Ô filles des hordes camuses
Qui meurtrirent les champs latins,
Bigoudens, en vos cornemuses
Hennissent des poneys lointains.

Vous plongez au profond des âges ;
Dans votre Orient fabuleux
Vous aviez déjà ces visages
Ronds et ces crins aux reflets bleus ;

Sous des toits portés par des hampes
Et taillés dans des peaux d’élans,
Vos yeux retroussés vers les tempes
S’ouvrirent voici deux mille ans ;


Et, près des flots lourds endormies,
Vous avez l’air, dans vos draps d’or,
D’une peuplade de momies
Terrée aux confins de l’Armor.


MEMBRA DEI


À Louis Le Cardonnel.


Jésus est parmi vous, chrétiens, je vous le dis.
Ne levez plus les yeux si haut : le paradis,
Où vous croyez qu’il trône à la droite du Père,
Lui plaît moins que notre humble et misérable sphère.
Nuit et jour, à la ville, aux champs, Jésus est là.
Tout à l’heure une voix doucement vous héla
Dans l’ombre, une voix sourde et comme agonisante ;
C’était lui, mais non point comme on le représente
D’ordinaire, nimbé de gloire et de clarté.
Peut-être, à votre insu, l’avez-vous rebuté.
Il est celui qu’on raille et celui qu’on malmène
Et, dans l’immensité de la misère humaine,

Son corps divin, que vous cherchez au firmament,
S’est comme dilué mystérieusement.
Ô chrétiens, apprenez enfin à le connaître !
Pareils à ces maisons qui n’ont pas de fenêtre,
Vous ne voulez pas voir qu’il vient sur le chemin,
Triste, traînant la guêtre, un bâton à la main,
Qu’il est légion, lui qui n’a pas un disciple,
Et que vous l’avez là présent, un et multiple,
Mieux qu’en sa gloire, mieux qu’en d’éclatants tissus,
Dans les pauvres, qui sont les membres de Jésus.


MEDIO DE FONTE DOLORUM…


À Alfred Poizat.


Pour qu’aucun des passants dont il est épié
N’accable des éclats d’une fausse pitié
Ton cœur où saigne encore une plaie écarlate,
Agis à la façon de l’enfant spartiate
Que mordait sous sa blouse un renard écumant,
Ô Maxence, et sur lui dispose habilement
Les plis d’une savante et feinte indifférence.
Mais, de retour chez toi, seul avec ta souffrance,

Rejette ce manteau de fallace et d’orgueil
Et reprends ton visage en retrouvant ton deuil.


II


 
Comme monte, pareil aux bulles de la mer,
Du fond des voluptés je ne sais quoi d’amer.
Ainsi, Maxence, ainsi, mon fils, dans la retraite.
Les maux les plus cruels ont leur douceur secrète.
Le tien n’est pas de ceux dont on guérit. Pourtant,
Toi qui naguère, cœur encore impénitent,
Le maudissais, déjà tes regards, ô Maxence,
Goûtent à l’observer une acre jouissance…
Demain tu connaîtras, redevenu chrétien,
Que ce mal dont tu meurs, pauvre homme, est ton seul bien.


MARC’HARIT PHULUP[9]


À Madame Mosher.


Elle était la Légende en marche vers l’Histoire.
Tous nos vieux saints la connaissaient : Guévroc, Ildut,
Maudez, Efflam, par qui le fourbe est confondu,
Pas un dont elle n’ait révéré l’oratoire.

 
Un gwerz, là-bas, traînait aux flancs du Ménez-Du,
Dolent comme l’appel d’une âme en Purgatoire,
Et le vivant rouleau de sa souple mémoire
Enregistrait le gwerz aussitôt qu’entendu.
 
En elle, comme au fond d’une ruche sonore,
S’élaborait le miel d’un sublime folklore :
Mythes et chants s’élevaient d’elle par essaims.
 
O Marc’harit, témoin suprême du vieil âge,
Avec toi s’est couché sous l’if au noir feuillage
Tout un peuple de dieux, de héros et de saints.


ÉPITAPHE POUR LISE BELLEC

La conteuse de « la Légende de la Mort »[10]



Approche — la fraîcheur de l’enclos t’y convie —
Et, sur ce marbre noir, épèle ce nom d’or :
Celle qui le portait, passant, fut dans la vie

La confidente de la Mort.

 
On eût dit qu’un reflet de l’Érèbe celtique
Tremblait dans son regard phosphorescent et doux.
Que n’as-tu pénétré sous son porche rustique

Et pu l’entendre comme nous !


Cette Parque en exil parmi nos paysannes
Eût fait passer en toi le frisson du divin…
Or, mêlée à son tour au peuple errant des mânes,

Elle n’est plus qu’un souffle vain.


Mais les graves devis qu’égrenait sa voix lente,
Ses légendes, ses chants, tout son verbe sacré,
Écho mystérieux de la Cité dolente,

Le meilleur d’elle est demeuré.


Cesse d’interroger une cendre muette :
Comme renaît la flamme en un autre flambeau,
Lise revit plus belle aux pages du poète

Qui lui dédia ce tombeau.


PLEINE NUIT


À André Bellessort.


Tandis que la Nuit monte ainsi qu’une marée
Sur les grèves du ciel silencieusement,
Emplis tes yeux profonds de sa splendeur sacrée
Et ton cœur orageux de son apaisement
Déjà, comme une nef, le croissant de la lune
Tend sa voile de nacre et fend l’air aplani ;
Tous ces astres, là-haut, ce sont les feux de hune
Des escadres de l’Infini.


Ô signaux lumineux des étoiles filantes !
Non, non, vous n’êtes pas un assemblage vain,
Météores rayant le front des nuits brûlantes,
Fulgurants radios du navarque divin.

Comme au temps où son geste enchaînait la rafale,
Nos yeux, si l’Au-Delà s’ouvrait à leur regard.
Verraient, sur le tillac de la barque amirale,
Jésus assis au banc de quart.


HUELGOAT


À Alfred Droin.


Cimier de Breiz-Izel, vieux nom seigneurial
Où palpite en syllabes d’or et de cristal
L’écho d’une lointaine et mourante fanfare,
Huelgoat !… Je vois un grand cheval blanc qui s’effare
Sur la crête d’un mené chauve, en plein azur,
Et dont le cavalier aux yeux de songe, Arthur,
Brenin de Galle et pentyern des Armoriques,
Tout l’infini dans ses prunelles chimériques.
S’époumone à sonner du cor par vaux et monts…
Huelgoat ! Le sol tressaille et gronde. Quels démons
Dans la nuit de ses flancs ont foré ces puits d’ombre ?
Vers quel Styx innommé, troupeau muet et sombre,

Roulent, le pic au poing, ces hommes demi-nus ?
Sous vos cernes de plomb je vous ai reconnus,
Derniers-nés d’Obérour le Pâle[11], et je vous aime :
Poètes et mineurs, notre sort est le même,
Et nous aussi, l’étoile au front, le pic en main,
Nous tâtonnons aux profondeurs du cœur humain…
Huelgoat ! Sources, ruisseaux, torrents, forêts sacrées,
Rumeur des pins pareille aux rumeurs des marées,
Chanson des nids, babil des eaux sous le hallier,
Longs appels des chevreuils, comment vous oublier ?…
Huelgoat ! Huelgoat ! Sur la bruyère desséchée,
Lorsque le vent d’hiver menait sa chevauchée,
Tout l’horizon, de Lopéret à Ruguellou,
Se rebroussait comme une immense peau de loup.
Mais, l’été, quand le vent du sud rasait la plaine,
Si traînante et si douce était sa cantilène
Qu’on eût dit par moment un vieil air de missel ;
Les champs fumaient, tandis que sur Roc’h-Trévézel,
Lentement, d’un calice invisible sortie,
La lune se levait, blanche comme une hostie…
Huelgoat ! Le Camp romain, le Chaos, les menhirs…
J’entends bruire en moi l’essaim des souvenirs ;
J’évoque Saint-Herbot au pied de sa cascade,
Le cancel dont un ange a ciselé l’arcade,

La table aux crins, naïf hommage des pastours,
Le Rusquec et ses bois et sa vasque et ses tours,
Et le val d’Ellez, plein d’odorantes bouffées,
Oû l’on marche ébloui dans un conte de fées…
Huelgoat ! Le soir descend sur la forêt. Tout bruit
S’est tu. Porche d’argent du château de la Nuit,
Les bouleaux du Skiriou m’ouvrent leur blanche ogive ;
L’Oiseau Bleu me fait signe et veut que je le suive,
Et je m’attends à voir venir sur le chemin
La Belle au Bois dormant, une rose à la main…


SUR LA DUNE


À Alexandre Verchin.


 
Couchants marins, orgueil des ciels occidentaux !
Pour mieux voir s’exalter leur lumière engloutie,
Viens sur la dune à l’heure où rentrent les bateaux
Et regarde le soleil d’août, sanglante hostie.
Descendre au large des Étaux.

De son orbe que ronge une invisible lime
Surnage à peine un pâle dôme incarnadin.
Et la morsure gagne encore, atteint la cime.
Tout sombre. L’astre est mort, dirais-tu, quand soudain
Son reflet jaillit de l’abîme


Et, forçant les barreaux de l’humide prison,
S’éploie en éventail au fond de l’ombre chaude,
Comme si, par ces soirs de l’ardente saison,
Quelque grand oiseau d’or, de pourpre et d’émeraude
Faisait la roue à l’horizon.


SÉRÉNADE


Allez, mes vers, de branche en branche,
Vers la dame des Trawiéro,
Qu’on reconnaît à sa main blanche
Comme la moelle du sureau.

Elle est assise à sa croisée,
Devant la digue des Étangs :
Vous lui porterez ma pensée
Sur vos ailes couleur du temps.


Comme le soir vous favorise
Et que, dans le genêt touffu,
Pour épier votre entreprise,
Aucun barbon n’est à l’affût,
 
Elle vous répondra peut-être
Et se taira peut-être aussi.
Frappez toujours à sa fenêtre,
Mes vers, et n’en prenez souci.

Les Lycidas et les Silvandres
Vous le diront, ô soupçonneux :
Il est des silences si tendres
Qu’on voudrait se blottir en eux

Et là, sans un mot, sans un geste,
Près d’un sein qui bat dans la nuit,
Goûter l’enchantement céleste
De mourir à tout autre bruit


SOIRS DE SAINT-JEAN


À Jean Madeline.


I


Terre de la nuance et des métamorphoses !
Quel voile délicat s’est posé sur les choses
Et donne au ciel ce ton mourant des fleurs de lin ?
Est-ce à Saint-Gille, au Huelgoat, à Goudelin ?
Le paysage, avec sa lande et son église,
Dans l’air ambré du soir se spiritualise
Et, vaporeux, atténué comme un pastel,
Semble flotter vraiment aux confins du réel.

Aucun souffle n’émeut cet impalpable tulle.
Et, cependant qu’à pas feutrés le crépuscule
Descend le chemin creux qui mène vers l’étang,
Le silence avec lui glisse, plane et s’étend.


II



Est-ce à Gurunhuel, à Botmeur, à Crozon ?
Du soleil qui chavire au ras de l’horizon,
Tel un brick torpillé dont la membrure éclate,
L’adieu s’exhale en jets de soufre et d’écarlate.
Puis tout s’éteint et tout s’apaise par degrés.
Un fin croissant de lune argente les Arrhes
Et découpe en plein ciel leurs graves silhouettes,
Qui rêvent dans le soir au bord des eaux muettes.
Et c’est comme une attente et c’est comme un secret.
Les couples se sont tus sur la route : on dirait,
À l’obscure langueur qui soudain les pénètre.
Que quelque chose d’infiniment doux va naître.



III


 
On ne voit plus l’église, on ne voit plus la lande.
Est-ce à Trédrez, à Guéradur, à l’Île-Grande ?

Un sel subtil se mêle à l’acre odeur du foin.
Maintenant c’est la nuit, la molle nuit de juin,
Blonde comme un verger, tiède comme une alcôve.
Vers l’ouest traîne un dernier lambeau de clarté mauve…
Hosanna ! Car voici que sur les monts d’argent
Pétillent, flambent, les bûchers de la Saint-Jean.
Leurs feux jusqu’à Roscoff étoilent la campagne
Et, priant ou chantant autour d’eux, la Bretagne
Sent, en ce premier soir du solstice d’été,
S’épanouir la fleur de sa mysticité.


À LOUIS BOIVIN

DE SAINT-MALO[12]


 
Donc, Boivin, par un blême et doux matin d’automne,
Où, sur la robe d’or de la Terre Bretonne,
Septembre avait jeté son manteau de brouillards,
Vous avez planté là vos tours et vos remparts.
Fi des autos, des coachs, ennuyeux équipages !
« J’ignore, disiez-vous, ce que seront ces pages,
Écrites, comme on cause, au hasard du chemin.
À pied, la pipe au bec, le penn-baz à la main,
Par les halliers les caps, les monts et les prairies,
Je mène le troupeau de mes « Bretonneries »

Tantôt à Saint-Nazaire et tantôt au Faouet,
Tantôt dans un vieux bourg où pleure un vieux rouet
— À moins que ce ne soit mon troupeau qui me mène —
Et la forêt comme la lande est mon domaine ! »
Ô Boivin, ô nomade ami, n’avez-vous,
Dans un de ces vieux bourgs où s’égaraient vos pas,
Rencontré d’aventure une admirable aïeule ?
Elle a nom Angélique Auffret. Elle vit seule.
Vous n’imaginez pas le charme de ses yeux
Tour à tour ingénus, tendres, malicieux,
Mais de cette malice où n’entre aucune haine.
On dirait que la triste expérience humain,
Qui fait parfois si durs les yeux des vieilles gens,
N’a pu que rendre encor les siens plus indulgents.
Sur la dalle de l’âtre, au fond du logis sombre,
Leurs deux gouttes d’eau bleue étincellent dans l’ombre.
Je vais tout droit vers eux, sitôt franchi le seuil.
« Angélique, salut ! — Salut mon fils ! » L’accueil
Est toujours aussi franc, aussi simple, aussi tendre,
Et nous nous comprenons presque sans nous entendre.
Que dirions-nous ? Ce sont ses yeux que je viens voir,
Ses yeux d’aube, restés auroraux dans le soir.
Sous l’arceau délabré de sa cape de veuve,
Ils ont gardé, malgré le temps, malgré l’épreuve,
Je ne sais quoi de virginal et d’enfantin,
La divine fraîcheur de leur premier matin.

Le visage est rugueux ; le teint brouillé d’ictère,
Et, comme pour donner sa mesure à la terre,
Le corps, à chaque pas, se voûte un peu plus : eux,
Dans ce désastre universel, demeurent bleus !…
Ô candide regard de la vieille Angélique !…
Mais n’est-ce pas, Boivin, qu’elle est bien symbolique
De la Bretagne, cette aïeule aux yeux d’enfant ?
Les dieux s’en vont ; le ciel est lourd ; l’air étouffant,
Et, vers les murs d’airain de la Cité future,
L’humanité poursuit sa marche à l’aventure.
Seul, un coin bleu persiste en ces limbes de mort,
Et c’est l’âme d’azur de notre vieille Armor !…


NOCTURNE


 
Laisse tes yeux s’emplir des prestiges nocturnes ;
Attends à ton balcon, gouaché d’un fin croissant,
Que la noire alchimiste ait versé dans leurs urnes,
Goutte à goutte, son élixir phosphorescent.
 
Tu le rapporteras, étincelant et sombre,
Dans la chambre où mes bras t’enlaceront sans bruit
Et je croirai baiser sur tes yeux d’or et d’ombre
Tout le mystère de la Nuit.



LE MANOIR


Mon cœur est un manoir croulant et solitaire,
Un vieux manoir perdu de l’antique Occident.
Entre qui veut ! Le vent, la brume et le mystère
Par ses corridors vont rôdant.

Ils sont chez eux dans ce vieux cœur mélancolique,
Haut et profond et tout tapissé de regrets.
Dans l’ombre, pour ne pas heurter quelque relique,
Leurs pas se font lents et discrets.

 
Mais toi qui viens si tard dans ma vie et qui portes,
Comme une torche d’or, ta jeunesse à la main,
Reste au seuil de mon cœur ; ne franchis pas ses portes :
Sois la passante du chemin.

Sois celle dont on dit : « Je l’eusse aimée » et celle
Qu’on suit d’un long regard songeur, presque attristé,
Puis qu’on oublie et qui pourtant laisse après elle
Comme un sillage de clarté.

C’est assez pour mon cœur. L’ombre peut redescendre :
Le vieux manoir perdu qui n’a plus d’habitants
Gardera jusqu’au soir sur sa face de cendre
Le reflet blond de tes vingt ans.



LE ROSSIGNOL


Toi qui vas, par la grise Armor,
Maudissant l’amour et ses fièvres,
Les violettes de la mort
Fleuriront bientôt sur tes lèvres.
 
Encore une heure, encore un pas,
Et ce sera la bonne halte :
Au fond du soir n’entends-tu pas
Ce chant qui naît, tremble et s’exalte ?


Si pur avec son timbre ancien,
Doux comme un lied, lent comme un thrène,
Le chant du noir musicien
Tantôt plane et tantôt se traîne…

Précurseur des derniers apprêts,
Rossignol des nuits sans aurore,
Qu’on sera bien sous les cyprès
Où tour à tour monte et s’éplore

Ton chant d’extase et de regrets !


LA DERNIÈRE IDYLLE


À J.-E. Poirier.


I am called also : « no more, too late, fare thee well. »
LUI


Qui donc es-tu, toi qui ressembles à ma vie
Et dont les yeux ont l’air de soleils avortés ?
Dans le val de Tristesse où mes pas t’ont suivie,
Tes soupirs et les miens ne se sont pas quittés.

ELLE


Soupirer est mon lot. Si tu veux me connaître,
Demande mon secret aux cœurs irrésolus :
Je suis leur fille. On me nomme : « J’aurais pu être »
Et l’on me nomme aussi : « Trop tard » et « Jamais plus ».


FEUX D’ÉCOBUE


À Maurice Denis.


Quand je mourrai, que ce soit chez vous, ma Bretagne
Que ce soit à l’automne, un soir comme ce soir,
Où vos feux d’écobue étoilent la campagne
Et font d’elle un immense et mystique encensoir !
 

Leur fumée un moment hésite sur la plaine,
Puis se ramasse, oscille et, soudain s’allongeant,
Des tristes Costankous à la blanche Molène,
Effile vers le ciel ses quenouilles d’argent.


De quel nouveau Baal sont-ils la redevance ?
S’évadent-ils sans but à l’horizon vermeil
Ou faut-il voir en eux l’antique survivance
Du culte qu’autrefois vous rendiez au soleil ?

Quand la Tradition, du monde entier proscrite,
Errante, n’avait plus un abri sous les cieux,
Vous aviez conservé pieusement son rite :
L’Occident, grâce à vous, gardait encor des dieux.
 
Mieux que sur un Thabor ou sur un Janicule,
Ils rayonnaient du haut de vos caps. Et voici
Que, sombrant à leur tour au fond du crépuscule,
Nos dieux, nos derniers dieux vont nous quitter aussi !
 
Le geste machinal qui vers eux vous incline
Pour vaincre le destin n’est plus assez fervent
Et bientôt, par la lande à jamais orpheline,
Sur leurs nefs de granit ils cingleront au vent…

Ah ! souffrez qu’oublieux de ces tristes oracles
Je garde jusqu’au bout la foi qui m’a bercé !
Que ce miracle encor s’ajoute à vos miracles,
Ô Bretagne, mystique épouse du Passé !


Je ne veux point vous voir, comme on vous représente,
Prête à vous détourner de son dernier autel,
Mais fidèle à son culte et pâle et frémissante
Pressant sur votre cœur son fantôme immortel.

Et qu’importe s’il n’est qu’une vaine apparence ?
Le songe de vos soirs en serait-il moins beau,
Ce songe où palpitait une obscure souffrance,
Faite de nostalgie et d’effroi du tombeau ?…

Je me suis, comme vous, laissé prendre à son leurre,
Par dégoût du réel tout au rêve épuisant,
Et, captif du Passé, je n’ai pas cru que l’heure
Valût d’être cueillie aux branches du Présent.

Et les jours au pied vif, changeants fils de l’année,
Ont fui. L’été qui meurt fait les soleils plus courts,
Et celle dont les mains filent ma destinée
Avant l’hiver peut-être en suspendra le cours.
 
Je ne me plaindrai pas des rigueurs de la Parque,
Ni du néant des dieux qu’avait créés ma foi,
Si, quand le noir Passeur me prendra dans sa barque,
Un peu de vous, Bretagne, y descend avec moi.


Le mal m’aura doué peut-être dans ma chambre
Et je ne pourrai plus m’accouder devant vous
Au balcon de bois clair d’où j’aimais, en septembre,
Voir monter dans le soir vos feux pâles et doux.

C’est assez que mes yeux vous devinent encore,
Bretagne, et que je puisse, à travers les volets,
Éterniser en eux, au moment de les clore,
Un coin de lande jaune et des rocs violets.



TROP TARD

(SOUVENIR DE LA MOBILISATION)


À André Dumas.


« … La petite ville de Lannion, qui

était encore, il y a un quart de siècle, une ville du moyen âge… Il coula de longues heures à voir, sur les quais, les eaux paresseuses du Léguer caresser mollement les coques noires des cotres et des chasse-marée ; il mena ses premiers jeux dans les rues montueuses, à l’ombre de ces vieilles maisons aux poutres sculptées et peintes en rouge, aux murs que les ardoises revêtent comme d’une cotte d’armes azurée et sombre… »

(Anatole France : la Vie littéraire.)


 
Et voici revenus les jours de mon enfance,
Non point les vaporeux et blonds matins d’antan,
Mais la tragique horreur des jours de la Défense,
Quand de chaque sillon germait un combattant.

Lignards, dragons, marins aux faces basanées,
Sur qui la Marseillaise enflait sa grande voix,
Pêle-mêle gagnant le Rhin par longs convois,
Le hasard me ramène — après combien d’années ! —
Aux lieux où je les vis pour la première fois.
C’est le même décor charmant, à peine étrange,
Tant il est familier à l’œil des citadins,
De pignons cuirassés d’ardoises en losange,
De blés mûrs, de clochers, de mâts et de jardins.
Le même soleil d’août incendiait les seigles :
Rien n’a changé, ni les toits gris, ni les prés verts,
Hormis nous qu’avant l’heure ont blanchis les hivers,
Trop jeunes autrefois pour mourir sous nos aigles
Et trop vieux aujourd’hui pour venger leurs revers.
Le signal que nos yeux guettaient sur les collines
S’est allumé trop tard, quand nous n’étions plus là :
Seule, au gémissement des cités orphelines
Répondait la clameur des hordes d’Attila.
Sous tant d’adversité si notre âme succombe,
C’est qu’à d’autres destins on nous avait promis.
Marqués dès le berceau pour la rouge hécatombe,
Nous étions prêts : pourquoi nous prend-on notre tombe ?
Pourquoi n’est-ce pas nous qui partons, mais nos fils ?
L’âge avait-il donc fait notre bras si débile ?
Terre des vins légers et des âcres houblons,
Des grands papillons noirs cachant les cheveux blonds,

Des longs toits surplombants où, comme une sibylle,
S’érige, l’œil mi-clos, la cigogne immobile,
Alsace, légendaire Alsace du vieux temps
Où le Rhin balançait dans ses eaux smaragdines
Des croupes de tritons et des rires d’ondines,
Cher pays, nous t’aimions toujours comme à vingt ans ;
Vous hantiez nos sommeils, bleus défilés des Vosges,
Cimetières lorrains enfouis sous les sauges,
Doux coteaux mosellans dont Ausone s’éprit
— Hélas ! et vainement offerte à la Revanche,
Notre vie inutile est une page blanche
Où la Mort n’aura rien écrit.


Lannion, 6 août 1914.


TABLE





 12
 19
 21
 36
 38
 55
 57
 59



 73
 79
 95
 103
      II. L’Arrhée parle 
 110
      III. Le Calvaire 
 111
 115



 130






 201
 205
 213
 221



 231
 240
 250
 255
 263
 264




Cet ouvrage a été achevé d’imprimer par


Plon-Nourrit et Cie,


à Paris, le 12 avril 1922.
  1. Vers écrits pour la Fête de charité des élèves du lycée de Brest.
  2. D’après divers noëls populaires bretons recueillis par La Villemarqué, N. Quellien, etc., et en usage principalement chez les petits quêteurs ambulants de la « part à Dieu ». V. l’Âme bretonne.
  3. Vers dits à la Vallée-aux-Loups, pour le cinquantenaire de Chateaubriand.
  4. Pièce dite au premier dîner des Bretons de Paris.
  5. Entremets breton fait de sang de porc aux pruneaux.
  6. Les Bretons, on le sait, dans l’usage courant, comptent encore par réaux, appellation qu’ils ont empruntée à leur long commerce avec l’Espagne.
  7. Sur un tableau de Lévy-Dhurmer.
  8. C’est le nom donné par les Bretons de Paris à leur fête annuelle de Montfort-l’Amaury (Seine-et-Oise). Montfort faisait partie de l’apanage des ducs de Bretagne jusqu’à la réunion de cette province à la France, par le mariage d’Anne de Bretagne avec Charles VIII, puis avec Louis XII
  9. « Marguerite Philippe (Marc’harit Phulup), écrivait en 1874 F.-M. Luzel dans ses Gwerziou Breiz-Izel, est ma chanteuse et conteuse ordinaire. Pèlerine par procuration de son état, elle parcourt constamment la Basse-Bretagne en tous sens, pour se rendre (toujours à pied) aux places dévotes les plus en renom. Partout où elle passe, elle écoute, elle s’enquiert et me rapporte fidèlement toutes les chansons, tous les récits divers, toutes les pratiques superstitieuses et les coutumes qu’elle peut recueillir ou observer dans ses voyages. Sa mémoire est prodigieuse, et je n’exagère rien en portant à deux cents environ le nombre des chants de toutes sortes et à cent cinquante le nombre des contes merveilleux et autres qu’elle connaît. Elle demeure au village de Pont-ann-C’hlan, en Pluzunet. « Un tombeau lui a été élevé en 1910 dans le cimetière de cette localité, par les soins de Mme Mosher, et la pièce ci-dessus composée pour l’inauguration du monument.
  10. Pièce lue le 10 août 1912, au cimetière de Penvénan, devant la tombe élevée par les soins d’Anatole Le Braz à sa conteuse préférée.
  11. Héros de Brizeux au chant IV des Bretons
  12. Fragment de la Préface pour ses Bretonneries d’automne.