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LA BERGERIE
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS

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COLETTE YVER


LA BERGERIE

PARIS

CALMANN-LÉVY FRÈRES, ÉDITEURS

3, rue auber, 3





Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays.

LA BERGERIE

I

Cinq heures sonnaient à toutes les églises de Rouen. Les grilles béantes de la caserne Saint-Vivien laissèrent passer, comme tous les soirs à pareil moment, le flot lent, paresseux et las des troupiers libérés du service du jour. Le factionnaire, jeune campagnard de dix-neuf ans, blond et imberbe, à la joue ronde et rose, la jugulaire au menton, les mains au canon du fusil, sentinelle et gardien de l’immense bâtisse blanche où logeait un régiment, les regarda passer avec indifférence. Un adjudant d’un air conquérant et vif, qui sortit à son tour, fit une trouée au milieu d’eux et il se dessina tout un mouvement de bras levés pour le salut militaire. Puis, de leur marcher pesant, hésitant et sans but, ils s’éparpillèrent dans la rue.

C’était alors qu’on les voyait errer dans la ville, par groupes de deux ou de trois, flânant aux vitrines, penchés sur les étalages des bazars à quatre sous, épiant les « Entrées libres » des boutiques comme autant de musées gratuits, et s’émerveillant, des quarts d’heure entiers, moins comiques que touchants, aux glaces d’un grand tailleur où se dressait une robe de femme.

À première vue, avec leur pantalon rouge et leur capote bleue, ils semblaient tous pareils, comme coulés en un moule unique. À peine remarquait-on, sous l’uniforme, ceux dont l’aristocratie s’affirmait en traits imprécis : la taille plus svelte ou plus cambrée au ceinturon, l’épaulette plus dressée par le port du bras, et quelque chose d’insaisissable dans le poser du képi, qui, ne s’écrasant pas aux tempes, laissait voir la pensée du front, la rêverie des yeux.

Personne ainsi ne distinguait de l’ordinaire pioupiou, dont les mains rouges vaguent à même le drap bleu de la capote, Frédéric Aubépine, qui allait seul, très insoucieux des étalages, oisif comme les autres, à ce qu’il paraissait, mais le cerveau si obsédé que c’était par oubli s’il ne se hâtait pas.

C’était un soir de mars, un crépuscule gris, mystérieux et tiède, presque printanier : il y avait eu dans le jour une chaleur prématurée qui s’attardait dans les rues, soufflée, dans les grandes voies ouvertes au Sud, par un vent puissant, humide et doux. On aurait dit que des feuilles allaient pousser aux arbres cette nuit-là.

Frédéric Aubépine gagna les quais. Les sifflets des bateaux marchands déchiraient l’air ; le vent luttait au-dessus de la Seine avec les fumées noires des vapeurs dont il mettait en pièces les volutes, et dans le grand ciel à découvert jusqu’aux collines brumeuses de Canteleu, couraient, comme d’autres fumées noires, les nuages gonflés de pluie, çà et là troués, sur un fond bleu ou d’émeraude pâle. Aux fenêtres des maisons, les lampes s’allumaient. Les « civils », les femmes, se pressaient vers leurs demeures ; tout le monde rentrait chez soi. C’était l’heure de la veillée.

Frédéric Aubépine était orphelin. I] avait quitté le lycée pour la caserne ; il ne connaissait la lampe familiale, le chez soi, la veillée, que par l’imagination, ce qui est la manière la plus exquise, mais aussi la plus dangereuse, en même temps que la moins suffisante de connaître les choses. Et ce soir-là, il se passait des drames dans son cœur, rien qu’à deviner, derrière les carreaux des rez-de-chaussée, les tables illuminées où l’on est plusieurs à lire, à coudre ou à causer, et le bien-être clos des étages, dont les persiennes fermées laissent tomber dans la rue, avec des rais de lumière, comme un trop-plein de bonheur. Ainsi que tout homme de vingt-deux ans, qui a fait ses études et se respecte, il avait d’ailleurs sur la vie des idées aussi arrêtées que dédaigneuses, quoique la manière négligente dont il traitait le don de l’existence — don fort surfait, paraît-il, et bien plutôt regrettable — se conciliât très peu avec la fourmilière grouillante d’envies, d’ambitions, de rêves, d’efforts, qui vivaient en lui, et se pouvaient difficilement réaliser en dehors de cette même misérable existence.

Il ne croyait plus à l’Amour, parce qu’ayant échangé — il y avait dix-huit mois de cela — avec une personne qui chantait dans un grand concert du faubourg et qu’on nommait, sans que nul au monde sût pourquoi, Mlle Fleur de Lys, des serments d’amour éternel, il s’en était trouvé délié, du fait même de ladite personne, celle-ci l’ayant traité avec la plus monstrueuse infidélité. C’était, du sentiment, la première et unique expérience qu’il eût faite. Il avait fallu, très vraisemblablement pour son bonheur, que Mlle Fleur de Lys fût effectivement une petite chose adorable, dont la perte le laissa inconsolable, farouche, et que rien ne put remplacer.

Il ne croyait plus à l’Amitié, parce que s’étant lié avec un jeune soldat de sa classe nommé Durand, dont il s’était fait l’inséparable, il avait eu le chagrin, si lourd et si surprenant à ses vingt ans, de le voir, une fois devenu successivement caporal et sergent, le traiter avec une morgue chaque jour croissante. Puis ce fut la trahison finale. Aubépine, moitié riant, moitié sérieux, avait parié un jour avec le sergent qu’il découcherait, cette même nuit, et cela en dépit d’une punition de consigne infligée pour une bagatelle et qu’il purgeait en ce moment. Ayant proféré cette bravade, il ne voulut pas se démentir : il sauta le mur.

L’ancien camarade devenu chef prit la chose gravement. Il guetta le jeune homme et, dès qu’il le sut hors de la caserne, procéda à un contre-appel.

Les quinze jours de prison qui s’ensuivirent, l’abus de confiance de l’ami avec lequel il s’était cru permis ce jeu, le refrènement de sa simplicité impulsive, changèrent singulièrement le cœur de Frédéric, et lui créèrent des complexités. Il les appela de l’expérience. Ce n’était encore qu’une expérience ; il crut avoir fait le tour de la vie.

Après des perplexités immenses, des luttes d’idées atroces, mystérieusement livrées dans son âme penseuse, il avait abandonné la religion. Et sa nature restant scrupuleuse et délicate, offensée d’un rien, sensible à l’excès au mal, il émit les doutes les plus absolus sur cette même religion dont il honorait et pratiquait toujours la morale dans le secret de sa conscience.

Et au fond, sous ce scepticisme de surface, sous ce désenchantement et cette bouderie à la vie, il y avait un enfant que la vie appelait, et qui ce soir, à la pensée du foyer des autres, avait envie de pleurer.

Il pénétra dans le grand café du Théâtre. Les lumières, les clartés du plafond peint d’or et de rouge, les glaces, l’odeur mêlée des cigares, de l’anis, des liqueurs et des parfums féminins, la voix des joueurs, tout fit virer ses pensées vers les régions vagues et capiteuses du rêve. Il se laissait inconsciemment magnétiser par les splendeurs clinquantes de la salle, par les vapeurs sournoises de la bière allemande qu’il buvait, et comme il avait demandé de quoi écrire, il lui parut tout à coup facile de mettre à exécution l’idée qui le hantait depuis des mois, et il jeta sur une enveloppe cette adresse :

Mademoiselle d’Aubépine,
Château de la Bergerie,
Parisy-la-Forêt,
(Manche.)

Mlle d’Aubépine était sa tante. Il ne l’avait jamais vue. À peine connaissait-elle son existence. Du temps qu’il était lycéen à Paris et que son tuteur, M. de Ballière, le faisait sortir à de rares intervalles, celui-ci lui disait à chaque fois : « Tu sais que tu as une tante, une vieille demoiselle d’Aubépine, qui habite là-bas, dans la Manche ; elle s’était brouillée avec ton père, lors de son mariage ; mais il faudrait te rapprocher d’elle. » Frédéric, rhétoricien ou bachelier, pouvait difficilement se rapprocher de sa parente, d’autant qu’il lui en voulait de cette brouille au sujet du mariage de son père. Son père avait fait ce qu’on est convenu d’appeler, dans le monde, « un sot mariage ». Frédéric en avait surpris le terme autour de lui, et il s’en irritait tout en s’abstenant, par fierté, de demander jamais nulle précision à ce sujet. Il avait perdu son père et sa mère à six ans, il s’en souvenait toujours et les chérissait avec douleur, avec passion ; sa mère surtout, qu’il revoyait encore si jeune, si jolie et caressante, et dont il se défendait d’évoquer la pâleur poudrée, le rouge équivoque des lèvres, les yeux longs et peints, même la coiffure compliquée, le casque noir et soyeux, laissant tomber sur le front une frange frisée selon la mode d’alors. Il l’adorait ; il eût été honteux d’une enquête sur elle ; il soupçonnait seulement quel amour avait uni à son père cette créature charmante ; il n’en avait jamais parlé à personne, et ceux qui lançaient la plus lointaine ou la plus cachée des allusions à ce « sot mariage » l’offensaient mortellement.

Mais il avait beau garder rancune à la vieille fille aux étroites idées, qui n’avait rien entendu à la poésie sainte de ce roman d’amour paternel, le mot de son tuteur lui revenait souvent : « Tu sais que tu as une tante… » Au réfectoire, à l’étude, quand il s’endormait le soir, surtout aux jours de congé, quand ses amis partaient en vacances et qu’il les voyait s’en aller, serrant au bras comme de petits hommes la maman qui venait les chercher, il se redisait la phrase : « Tu sais que tu as une tante… » Il avait en cela une sorte d’orgueil blessé qui revendique des droits à la fierté familiale. D’autres possédaient pères, mères, maisons de vacances ; d’autres étaient blasés d’un excès d’affections multiples ; il y en avait qui disaient devant lui, presque insolemment lui semblait-il, « mes tantes, mes sœurs, mes cousines », laissant deviner tout ce que ces noms impliquaient d’accueils tendres, de petits cadeaux, de sourires féminins, de baisers. « Moi aussi, j’ai une tante », se disait Aubépine, avec une légère contraction du cœur.

Peu à peu, et précisément à mesure que l’image de sa mère devenait plus lointaine en lui, plus indécise, plus immatérialisée et qu’il ne l’aimait guère plus autrement qu’une madone, il fut préoccupé davantage de cette vieille inconnue qui s’appelait du même nom que lui. Il avait contre elle de cruels griefs, mais c’était une femme, et on n’aurait pu deviner la curiosité attendrie, respectueuse, exaltée, faite de tout le sens filial refoulé en lui depuis douze ou quinze ans, qui lui venait à la seule imagination d’une femme âgée. Il vivait avec le sentiment indistinct de posséder, comme un bien moral lui appartenant, cette vieille dame lointaine à qui le rattachait le fil mystérieux d’une proche parenté.

Une fois soldat, et surtout lorsque la perfidie de Fleur de Lys eut dépoétisé pour longtemps en lui la passion, il pensa, d’une façon moins nébuleuse, à la marquise normande dont il était le neveu, et à la possibilité de se rapprocher d’elle. Il fit des plans de visite impromptue à la Bergerie, s’informa même, près de son tuteur, de la situation exacte de ce château ; mais il y avait toujours en lui un individu sceptique, d’un incorruptible sang-froid, qui déversait sur l’autre des fontaines d’ironie glaciale. Cet individu-là, pour arrêter son élan, lui offrait invariablement cet argument unique qui faisait sur sa belle flamme jeune des merveilles d’extinction : « Je connais la vie, mon garçon ; ta tante se fiche bien de toi, elle l’a suffisamment prouvé. » Suivaient des heures de marasme où Frédéric Aubépine faisait entre le non-Être, et l’Être, des comparaisons désobligeantes pour ce dernier état.

Ce soir, il avait fallu cet on ne sait quoi de printanier qui flottait dans l’air, apporté par les rafales tièdes du Sud, ce demi-jour des soirs de carême où les cloches d’église tintent le sermon pendant que, sous le pouvoir de mars, la vie végétale, loin des villes, s’enfle et frémit dans les campagnes ; il avait fallu cet appareil orageux de la nature menaçante, poussant les gens à s’enfermer chez eux dans le bien-être du soir, il avait fallu un rien, l’aperçu rapide d’une lampe derrière la dentelle d’un store baissé, éclairant les gens qui causaient à leur table, la gaieté soudaine d’une salle de café, un grain de poudre de riz à la joue d’une belle fille, une gorgée de bière amère et capiteuse, pour qu’il prit la plume et écrivit ceci :

« Madame,

« Je suis votre neveu, Frédéric Aubépine ; je crois que je suis même marquis, si j’en juge par un parchemin qu’on m’a quelquefois montré, mais que j’ai laissé chez un notaire, trouvant que rien n’est lourd au monde comme un parchemin de ce genre dans une poche aussi légère que la mienne. Je suis actuellement âgé de vingt-deux ans et j’achève ma dernière année de service militaire ici, à la caserne Saint-Vivien, où je suis soldat de première classe. Voilà pour mon état civil qui est fort simple. Voici pour mon état d’âme qui ne l’est pas moins. Je suis seul, je suis un sans-famille et un sans-foyer.

« Nul ne s’est jamais soucié de moi que mon tuteur, l’homme du monde Île plus homme du monde et le moins tuteur qu’il y ait. Je lui dois d’avoir été trois fois au Bois de Boulogne, autant à l’Opéra, et onze années entre les murs du lycée Racine. Il a mon estime et mon respect, mais si jamais je deviens tuteur d’un garçon sans famille, lycéen abandonné qui n’ait rien fait de sa vie pour mériter d’être forçat, je me souviendrai d’aller le voir quelquefois le dimanche.

« J’ai pensé, madame, que vous auriez peut-être quelque chagrin à savoir le fils de votre frère dans ce grand isolement moral ; et cette pensée de quelqu’un au monde se chagrinant à mon sujet m’est apparue tout d’un coup si séduisante, que je n’ai pu résister au désir de vous écrire. On m’a bien dit qu’entre vous et moi il y avait un obstacle, une scission de famille, je ne sais quoi. Je le devine, et je veux vous dire ceci : j’adore toujours le souvenir qui me reste de ma mère. Mais je voudrais aimer autre chose qu’un souvenir, et me chauffer à un autre foyer qu’aux réminiscences de celui dont les bûches flambaient devant moi à cinq ans. Je vous écris pour vous demander si vous maintenez l’obstacle, si vous comprenez ce qu’est ma vie, si je suis toujours un sans-famille, si ce joli nom de Bergerie est un leurre, pour qu’on en ferme la porte irrévocablement aux absents qui reviennent… »

Frédéric signa, cacheta, timbra, tendit la lettre au groom du café qui disparut. Il était temps. Déjà l’individu morose et ironique se réveillait en lui et lui tenait des discours dans le genre de ceux-ci :

« Cours après le groom, reprends ta lettre et déchire-la. Elle est stupide. Ta tante se soucie de toi comme d’une guigne et c’est la pire maladresse de lui avoir écrit sur ce ton larmoyant. Tout est ridicule dans ce sentiment que tu fais avec cette vieille fille grincheuse. Tu oses lui parler de ta mère dont elle profanera l’idée avec ses scrupules cruels et intransigeants, et, ce qui pis est pour un garçon qui se croit de l’esprit, tu te compares en finissant à un petit mouton à propos de la Bergerie dont on ferme la porte. Si tu voulais faire des courbettes à la vieille dame, il fallait éviter d’être risible et de bêler. On ne se bombarde pas petit agneau de cette façon-là !… »

Mais sa lettre était loin et déjà dans l’irrévocable. Penaud et mortifié vis-à-vis de lui-même, Frédéric avala un second bock et sortis du café. Il faisait nuit. Les rafales enflaient et secouaient les pans de sa capote. Il rencontra des camarades de sa compagnie ; on les vit s’éloigner, se perdre dans les rues ; à neuf heures ils rentrèrent au quartier.

Au bout de quarante-huit heures, Aubépine fut pris du malaise de l’attente. On le voyait épier le vaguemestre derrière les vitres de la chambrée, comme une jeune fille qui a un fiancé guette le facteur sous le rideau de la fenêtre. On remarqua qu’il s’enfermait dans un de ces accès de silence dont il était coutumier. Certains de ses camarades, plus affinés et plus observateurs, eurent quelques soupçons. Mais nul ne devina, dans la personne qui négligeait de répondre à ses avances, une marquise de soixante ans, pas plus qu’on n’imaginait, planant au-dessus de ses songeries, la vieille et pâle figure qu’il voyait sans cesse, fine et frêle dans des papillotes blanches, des lunettes d’argent penchées sur une lettre qu’elle lisait toujours.

L’acuité de l’attente devenait douloureuse. Huit jours passèrent, Mlle d’Aubépine ne répondait pas. Frédéric sentit quelque chose de mauvais croître en lui. La jolie vieille qu’il voyait dans son rêve se métamorphosa insensiblement en quelque fée Carabosse de méchant visage, qu’il se mit à détester. Il la détesta moins pour son refus blessant de répondre à une telle lettre, que pour le fait même d’avoir reçu et de posséder encore cette lettre, où était un peu de la substance de son cœur à lui. Tout ce qu’il y avait dans sa nature d’ombrageux, de timide, de farouche, s’exaspérait d’avoir pu si sottement écrire ces puériles et tendres choses, dont il avait toujours un peu honte, à cette inconnue. De sorte qu’il était d’aussi mauvaise humeur contre lui-même que contre elle.

Une autre semaine vint. Il cessa de s’occuper du vaguemestre ; mais morne, sourdement révolté, et dans une tristesse amère, il fit des projets pour l’époque de la libération de sa classe. N’ayant aucune situation en vue, il résolut de s’expatrier. On commençait à parler beaucoup de colonisation ; il réaliserait le petit avoir paternel, réduit à quelques centaines de francs de rente, et dégoûté de la société, de la civilisation et de la vie, il irait chercher, ou une mort facile, ou les sauvages, ou le désert : Très absorbé par ces idées nouvelles, il accomplissait machinalement le service, content seulement d’y acquérir l’endurance requise pour sa future vie d’explorateur. Il avait une énergie inaccoutumée pour bondir du lit au premier coup de clairon ; et une fois les fenêtres ouvertes, claquées brutalement sur toute la façade des chambrées, il était le premier pantalon rouge en marche vers les lavabos d’en bas. Des camarades le rejoignaient bientôt et tous, massés de vant les robinets cascadant au-dessus des auges de pierre qui couraient le long des bâtiments silencieux, pleins de sommeil encore, le visage bouffi sous la calotte ronde de leurs cheveux rasés, la chemise échancrée, les manches retroussées au coude, ils se plongeaient la tête et les bras sous l’ondée froide, et l’on n’entendait, avec le bruit de l’eau, que leurs souffles forts et leurs frissonnements. Dans le quadrilatère spacieux de la cour, un mouvement se faisait ; les feux de la cuisine commençaient à luire au travers des vitres du fond ; le sergent de planton bâillait à la porte du corps de garde ; le haut des pignons recrépis à neuf de la vieille bâtisse se teintait d’or rose sous le soleil levant d’avril.

… Le long des lavabos où la compagnie de Frédéric s’épongeait et se frictionnait à tour de muscles, toutes les têtes voilées de serviettes, un cri partit qui fit redresser tout le monde :

« Oh ! chouette ! une dame ! »

Hésitante, chercheuse, incommodée par le peu d’usage qu’a toujours d’une caserne une femme, elle franchissait en effet à ce moment la grille, puis apercevant le sergent de planton, se dirigeait vers lui. Un dandinement léger et gracieux ralentissait sa marche ; elle était petite et un peu lourde d’aspect, sinon d’allure, ce qui chiffrait bien plus ses années que ne l’eût fait son visage demeuré frais, gras et rieur, sous de beaux bandeaux blonds démodés et pâlis. Démodée, elle l’était toute, avec une aisance et même une élégance souveraines. Sa jupe de soie puce, traînant un peu, avait une raideur métallique qui appelait sur la crinoline de vagues réminiscences ; son mantelet demi-long, bordé d’une mince fourrure, avait dix ans, et son chapeau laissait pendre, au lieu et place de l’ancien bavolet, des barbes de blonde. Mais elle avait une telle manière de porter la tête, de tenir à la main son petit sac et de demander au sergent de planton, avec la courtoisie hautaine et charmante de l’avant-dernier siècle : « Monsieur, dites-moi, je vous prie, si je puis voir M. Aubépine qui est soldat ici ? » que le sergent, ayant porté la main au képi pour le salut militaire, ne l’osait plus retirer, et qu’il lui répondit, incliné vers sa petite taille, bien plus par respect que par nécessité.

Des hommes de corvée, armés de balais de branches, nettoyaient la cour : ce fut l’un d’eux qu’on envoya chercher Frédéric. Il était déjà précipitamment remonté, et tremblant, agité d’un pressentiment qu’il ne voulait pas s’avouer depuis qu’il avait vu dans la cour la vieille dame, il pliait sur son genou tendu la cravate bleue qu’on lisse d’un doigt mouillé, quand son camarade lui cria :

« Il y a une dame en bas qui demande après toi. »

Son cœur fit, sous sa capote, des sursauts incohérents, mais il répondit, aussi froidement qu’il put :

« C’est bon ; merci ; je descends. »

Et il acheva sa toilette, brusque, nerveux, négligeant les détails, boutonnant à droite, au risque de la consigne, sa capote qu’il devait, d’après les règlements, boutonner à gauche pendant cette quinzaine.

Au bas de l’escalier, qu’il dégringola plus qu’il ne le descendit, la dame inconnue l’attendait rigide, tenant d’une main son ombrelle, de l’autre le petit sac. Il s’arrêta devant elle. Elle le dévisagea. Un début de phrase, qu’il n’accentua pas, frémit sur ses lèvres. Elle demanda :

« Frédéric d’Aubépine ? »

En même temps, une complaisance soudaine inonda ses bons et tendres traits ; ses yeux clignèrent ; des larmes y vinrent, rondes et lourdes, de ces larmes des vieilles gens qui s’arrêtent dans les rides et ne coulent pas ; sa lèvre faisait un sourire, disait des choses sourdes, tremblait ; ses bras s’ouvraient tout grands. Frédéric, sans penser, s’y jeta.

« Tante ! » murmura-t-il en serrant de ses deux mains les toutes petites épaules rondes sous le mantelet.

Il avait une famille !

II

— Mon bon chéri, lui disait-elle une heure plus tard, après avoir obtenu du capitaine la permission de la journée pour son neveu, mon bon chéri, comme tu as bien fait de m’écrire ! Je pensais à toi souvent, j’aurais voulu te connaître ; mais où te chercher ! Et surtout, surtout, dans quelles dispositions te trouver ! Tu es un bon petit homme, tu as fait le premier pas vers la vieille tante, le pas qu’elle aurait toujours hésité à faire, ne sachant ce que tu en aurais pensé. Alors, tu étais triste, mon grand garçon ? tu t’ennuyais tout seul et tu ne le disais pas ! As-tu faim, mon poulet ?

— Oui, j’ai faim, balbutiait-il en pouffant de rire, comme un gamin plein d’appétit, à la pensée des bonnes choses qu’on lui ferait servir. Il lui venait une gourmandise de petit garçon, des idées, une âme de petit garçon. Il parlait peu ; la vieille dame, beaucoup ; il l’écoutait ; il écoutait, dans un bien-être infini, les tendresses enfantines qu’elle lui disait ; il s’y reposait le cœur ; elles faisaient un lit à ses sentiments, elles le berçaient comme une chanson dont il eut moins entendu les mots que la musique. C’était si bien là cette vieille tante qu’il avait rêvée tant d’années et qui, sans doute, l’appelait déjà mystérieusement sans qu’il la connût, à travers tout un pan de France. Il jouissait d’orgueil à promener à son bras cette petite vieille ; il aimait qu’on les regardât au passage ; il ne se sentait plus le sans-foyer d’autrefois ; il avait une famille, comme tout le monde !

— Tu as faim déjà, mon grand chéri ? Je suis venue si tôt, si tôt ! J’ai voyagé toute la nuit et me suis fait conduire « tout de go » à la caserne ; j’avais tant peur que tu ne sois parti à l’exercice ! Veux-tu prendre un peu de lait, pour ce matin, ou un bifteck tout léger ? c’est bon à ton âge.

— Plutôt le petit bifteck, tante, si vous voulez bien.

— C’est cela, mon ami ; puis, tu me montreras la Seine et la Cathédrale qu’on dit belle, et nous causerons. Indique-moi quelque hôtel confortable,

Il la fit passer par les grandes voies de la ville, la rue Thiers, la rue Jeanne-d’Arc. Il aurait voulu que toute la population défilât devant eux pour montrer à tous qu’il avait une tante. Puis après, le besoin lui vint de s’enfermer avec elle, en tête à tête, le besoin de se faire embrasser par ces lèvres d’aïeule, d’oublier sa vie triste dans ses bras, de recouvrer tout l’arriéré d’affection refusée.

Ce fut l’hôtel d’Angleterre qu’elle choisit pour la partie fine.

« Comme le luxe va loin aujourd’hui ! dit-elle en foulant les tapis épais ; et pour le faire rire un peu de sa qualité de provinciale, elle ajouta malignement : C’est une fort belle auberge. »

Ils s’installèrent dans un cabinet particulier pourvu d’un coin de balcon sur la Seine. Ce fut délicieux. Elle se mit à la fenêtre. Rouen et ses quais sont exquis à cette heure, en avril. Les coteaux lointains, au pied desquels s’arrondit lentement le fleuve, sont un pastel bleuâtre, un décor léger, doré de soleil, sur lequel s’élève la mâture fine des bateaux de commerce, le long du port. En amont, à gauche, se dresse la grande falaise blanche de Sainte-Catherine, dont la ligne s’allonge et fuit en collines festonnées dans le fond de brouillard et, devant soi, ce sont les fûts de colonne panachés de fumée, les cheminées d’usine que le faubourg Saint-Sever produit et qui poussent comme les arbres tristes de l’industrie.

Émerveillée, Mlle d’Aubépine regardait silencieusement en attendant qu’on servit. Un bras se posa sur son épaule, elle se retourna :

« Que me veux-tu ? dit-elle à Frédéric.

— Embrassez-moi, répondit-il.

— Dieu ! que tu es grand ! faisait-elle en l’admirant de tous ses yeux.

— Dieu que vous êtes bonne ! » ajoutait-il timidement.

Il ne savait trop que lui dire. Il ne pouvait causer avec elle sur le même ton qu’avec Mlle Fleur de Lys. Il prenait, dans ses grandes mains longues, celle toute petite et grasse de la vieille demoiselle, et, sentant que ce cérémonial tendre et suranné lui plaisait beaucoup, il la baisait sans cesse.

Ils se mirent à table ; elle posait, sur la nappe satinée de fleurs, le bout de ses doigts lourds de bagues et de diamants ; une azalée rose trônait entre eux. On plaça sur la table des cristaux et de l’argenterie à foison ; on leur servit des oranges, des poires et des pommes qui embaumaient leur cru savoureux. Pendant que la vieille dame buvait un peu de lait, Frédéric fit quelques bouchées de son bifteck ; elle pressentit tout à coup l’appétit insoupçonné qui est l’inguérissable mal du soldat. Elle lui fit servir un quart de poulet froid. Complaisamment, elle le regardait manger, souriante, heureuse, attendrie, et voyant de quelle férocité canine il grattait encore le dernier os, elle demanda une terrine de foie gras. La terrine s’en fut en épaisses tartines qu’il dévorait. Quand il eut fini et qu’on fit le compte, il avait mangé onze petits pains. Mlle d’Aubépine pleurait de joie. Le tout avait passé sous l’influence d’un certain « Entre-deux-mers » qu’elle lui versait à pleines rasades, Frédéric restait dans une douce griserie.

« Eh bien maintenant, mon bon chéri, tu vas me dire quelque chose ? » lui demanda-t-elle en riant.

Elle caressait sa tête rasée et ronde, où l’on sentait sacrifiée et prête à renaître la brune chevelure riche d’autrefois. Frédéric s’émut ; ses yeux s’emplirent de larmes.

« Pourquoi n’êtes-vous pas venue plutôt ! dit-il ; j’ai souffert…

— Mon enfant, fit-elle gravement, j’avais peur de toi. Lorsque tu fus devenu grand et moi libre… »

À ce mot libre, il leva vers elle ses yeux surpris.

« … C’est-à-dire lorsque j’eus perdu notre mère avec qui je vivais, j’aurais voulu faire des recherches, m’occuper de toi ; mais tu étais déjà presque un jeune homme ; les vieux redeviennent timides à l’égard des jeunes ; ils craignent comme le feu l’importunité dont on les taxe si souvent. Ils sont réservés et retenus, parce qu’ils sont délicats et susceptibles. J’imaginais que tu m’aurais mal reçue.

— Parfois, balbutia Frédéric, si bas qu’on l’entendit à peine, parfois je me mettais en colère contre vous, tante, je vous en ai voulu… pour mon père. »

Mlle d’Aubépine étouffa un gros soupir.

« Ah ! s’il n’y avait eu que moi ! dit-elle. Je n’étais guère intransigeante ! Ton pauvre père, je l’excusais si bien ! Ce fut sa façon d’être gentilhomme, à lui, que d’épouser ta mère… On la disait la plus grande beauté de Paris. »

Frédéric l’écoutait avec passion.

« Je l’aurais aimée, moi, parce qu’il l’aimait ; mais nos parents avaient des principes rigides d’autrefois, je me suis soumise à eux et n’ai pas revu mon frère. De son amour, je ne lui ai jamais fait un crime, et son mariage, je l’ai secrètement approuvé. Seulement il ne l’a pas su. Tu l’ignorais pareillement, Frédéric, c’est pourquoi tu avais droit, contre ta vieille tante, à de si lourdes préventions.

— Mais ma mère, fit le jeune homme obsédé de cette idée à laquelle il revenait toujours, qui était-ce ! »

_ Il avait dit cela d’une voix hésitante, étranglée ; c’était la question de sa vie, l’éternelle curiosité de sa jeunesse, son problème unique qu’il avait toujours redouté de résoudre. Ce fut seulement en cette minute qu’il osa…

Mlle d’Aubépine se troubla ; elle glissa ses bagues le long de ses doigts, se détourna pour faire un pli en mince tuyau dans sa robe raide, et murmura :

« Ta pauvre mère… c’était… c’était… une danseuse. »

Instinctivement, Frédéric baissa la tête. Il était devenu blanc comme la nappe et ne voulait pas qu’on le vît. Une image s’édifiait dans son cerveau, malgré lui, et qu’il s’efforçait à ne pas voir : une créature de fête et de gaîté, posant à terre à peine du bout de son pied chaussé d’un bas rose, un nuage de tulle blanc tourbillonnant à son corps plus qu’il ne le revêtait, les bras et la poitrine nus sous des fleurs. Et il appelait du fond de son cœur, désespérément : « Maman ! maman ! » la belle jeune femme si maternelle et noble dans sa robe noire de maison, qui le déshabillait jadis, le soir, au coin du feu.

« Je m’en souviens encore, tint-il à dire de suite ; elle ne me quittait jamais ; elle était bonne et tendre, je l’aime et la vénère.

— Moi aussi, mon enfant, fit la vieille fille en lui serrant les mains. »

… Et ils s’en allèrent vers les monuments merveilleux de la ville, un peu mélancoliques et silencieux, mais si contents l’un de l’autre qu’ils n’avaient besoin de rien dire pour s’entendre. Pourtant le soir, lorsque Frédéric reconduisit la voyageuse à la gare, il connaissait jusqu’au plus intime de sa vie ; le nombre de ses poules, le nom de ses chevaux et l’âge de ses deux filleules, deux orphelines, petites-cousines des plus éloignées qu’elle avait recueillies et élevées : Laure et Camille, dix-huit et quinze ans, un ange et un démon, disait-elle, Frédéric savait encore que la Bergerie lui était ouverte et qu’on l’y attendait à sa prochaine permission. Ce soir-là, il oublia de faire ses comparaisons ordinaires entre l’Être et le non-Être ; mais il y a fort à penser que, les eût-il faites, sa conclusion ne se fût pas trouvée du

même côté que de coutume.

III

La Bergerie était un château qui s’étendait bien sur quarante mètres de long, mais qui n’en avait guère plus que dix de haut, ce qui le faisait ressembler de loin, en effet, avec les barrières blanches semées çà et là dans les prairies dont il était enclos, à ces jouets venus d’Allemagne, dans des boîtes fleurant le sapin, composés de quelques moutons plats et d’une maison basse d’étage, faite pour abriter sous son toit rouge le berger en bois, à la taille cintrée. Et pour plus de ressemblance encore, la Bergerie coiffait sa façade de stuc blanc, aux poutres de chêne formant losanges dans les trumeaux, d’un toit de tuiles rutilantes. Seulement, les arbres qui l’entouraient n’avaient point, dans leurs branches, ce plumet de feuillage chevelu et bouclé, dont le vert ravit l’enfance ; ils ne posaient pas sur un petit disque de bois jaune, mais ils mordaient la terre de leurs racines puissantes ; ils conduisaient au château en quadruple rangée, colonnade géante de troncs. C’étaient des hêtres vieux et énormes, ayant tous fait éclater l’écorce sous leur poussée, et balançant dans l’air la masse mouvante et bruissante de leurs feuilles. Ils étaient la vraie splendeur de l’habitation, ils affirmaient sa vétusté, eux que chaque année, à l’encontre de ce qui se passait au château, le printemps réparait et reconstituait sans altérer leur architecture magnifique. Ils descendaient en pente douce jusqu’à la maison, qui se trouvait ainsi un peu en contre-bas de la grande route de Parisy-la-Forêt.

Un matin, Frédéric s’éveilla dans ce palais enchanté du bonheur. Il y était venu la veille : d’une manière quelconque, dont il ne se souvenait plus. Il respirait des parfums inconnus ; ses draps avaient la souplesse douce d’une mousseline. Le rideau de la fenêtre, en linon brodé, dessinait des feuilles d’acanthe blanche dans le ciel bleu, et dans la tapisserie du mur, il y avait à droite, à gauche, répétés à l’infini, un petit Paul, haut d’une main, abritant une petite Virginie sous son parapluie de feuille. La naïveté de tant de Paul et de tant de Virginie le fit sourire d’aise. Dans un salon lointain, on entendait couler le flot étouffé d’une gamme chromatique, sur un piano adorablement sourd et fêlé, et, dans une salle très proche, le duo d’une voix jeune, enflée de rire, avec Îa voix timbrée un peu haut de Mlle d’Aubépine. Aussitôt il revit les figures aperçues la veille au soir, à l’arrivée, dans la lueur imprécise d’une lampe de porcelaine à l’huile : un visage pur et rose de timide adolescente, les cheveux tirés à la chinoise sur le front, les couleurs vives, les yeux longs et fuyants ; puis un autre visage dont il lui semblait n’avoir vu que les yeux, des yeux d’enfant, des yeux énormes au regard droit comme un jet de flamme, ardents comme le bouillonnement même de la vie, dans les gemmes brunes des prunelles. C’était la clarté vive des yeux de sept ans ; ces yeux-là en avaient quinze et la conservaient toujours. Frédéric s’était senti regardé comme par un petit animal humain et pensant. Aux gammes sages et monotones qui roulaient là-bas, il revit les yeux fuyants et timides de l’aînée ; au rire qui chantait dans la pièce inférieure, le regard droit de franchise effrontée qui représentait la cadette. La marche sentimentale des petits « Paul et Virginie » descendant par vingtaines du plafond à Ia cimaise, avec un mouvement de jambe qui simulait vraiment la progression, les feuilles d’acanthe fleurissant tout un pan du ciel, l’odeur poétique des draps séchés aux champs, le bercement des gammes, le rire, tout cela l’engourdissait si agréablement qu’il somnolait béat, écoutant, sans trop penser, la voix de tante d’Aubépine, en bas.

« Mon gamin, disait-elle, oubliant-les sonorités excessives de la construction, cette acoustique particulière qui répercutait, à travers trois ou quatre chambres, une phrase dite dans la salle à manger, je te prie de te bien tenir avec M. Frédéric. D’abord, je te défends d’aller dans son cabinet de toilette sous le fallacieux prétexte de connaître sa marque d’eau dentifrice, ainsi que tu l’as fait aux grandes manœuvres dernières pour le général. Quand tu mangeras de la tarte, si tu en as trop, tu ne lui offriras pas le reste de ton morceau, comme au frère de M. le curé, l’autre jour…

— Oh ! marraine, il en était rouge de plaisir, et il avait l’air si gourmand en l’acceptant, que M. le curé, qui est toujours à épier les péchés des autres habitude de confesser — lui a lancé un regard ! oh ! mais !…

— C’était fort mal élevé, mon enfant, comme aussi de lui faire remettre ton soulier à la sortie de la messe ; ce sont des choses qui concernent les femmes de chambre. Frédéric serait peu flatté…

— Avec cela ! J’ai lu un roman où l’on disait d’un jeune homme : « Il était ivre de bonheur le matin qu’elle lui permit, dans le bois, de lacer sa bottine. » Les hommes aiment beaucoup maintenant lacer les bottines des femmes, marraine, je VOUS assure.

— Des jolies femmes, peut-être, mademoiselle, mais comme vous êtes une petite fille très laide, ignorante et campagnarde, vous lacerez vous-même votre chaussure, fût-ce à la sortie de la messe. Enfin, vous ne prierez pas Frédéric d’aller vous promener le soir dans le parc, avant le coucher.

— Cela, je me demande pourquoi, par exemple !

— Parce que… parce que… Souviens-toi, à la dernière Confirmation, après le dîner, tu as eu l’audace d’inviter Monseigneur à t’y accompagner, et tu as eu l’affront aussitôt de te voir poliment remerciée.

— Parce que Monseigneur est cousu de rhumatismes et qu’il ne peut sortir à l’humidité ; mais Frédéric n’a pas de rhumatismes, je suppose. Alors, quoi ! J’aime tant le parc le soir, et j’y ai peur toute seule… Bonne marraine, vous me permettrez bien.

— On pourrait vous voir, croire que… que vous êtes des braconniers, tirer sur vous peut-être, que sais-je ! »

Frédéric, tout à fait réveillé maintenant, sauta du lit etse hâta, peut-être plus qu’il n’y comptait tout à l’heure, pour sa toilette. Quand il descendit, il trouva sa tante seule au petit salon. Dans la pièce voisine était le piano.

Laure y jouait à présent une valse lente où l’on sentait les guirlandes molles que ses mains croisées dessinaient au clavier. Cet air à deux temps, vieillot et mélancolique, vous faisait marcher en cadence, vous berçait. Les sons du meuble étaient faibles et fatigués ; Frédéric éprouva, sans qu’il sût pourquoi, le besoin de tousser quand sa tante lui dit en l’embrassant :

« Tu entends, c’est le piano où ton père apprenait la musique, »

Silencieux, il s’assit près d’elle sur fe canapé de velours rouge frappé, à fût d’acajou, et il regarda. Ce pur style Restauration qui régnait ici l’enchantait. Des guipures blanches, croisées, drapaient les fenêtres ; les fauteuils rouges, cloués d’or, tendaient leurs bras rigides, dans le geste ancien qu’eut le meuble Empire embourgeoisé avec 1830. Des portraits, au cadre ovale, garnissaient la boiserie blanche, tenus au ras du plafond par une double corde tendue qui faisait, sur la muraille si élevée, un angle infiniment aigu. La pendule en bronze doré, monumentale, s’étalait orgueilleusement sur la cheminée, entre deux flambeaux dont le socle était une triple chimère.

« Du temps de mon père, demanda Frédéric rêveusement, cette pendule était là déjà ?

— Oh ! rien n’a changé, mon enfant. »

Et comme sonnaient alors neuf heures du matin, il écouta religieusement ce timbre fin d’argent, dont le son immuable lui donnait, avec le passé, la plus troublante, la plus intime communion…

« Voici, dit la vieille demoiselle qui devinait ses impressions secrètes, voici le coffre à bois où il se cachait quand on jouait à la cligne. Les bandes de tapisserie qui coupent le velours rouge, c’est moi qui les ai faites. Voici la table à jeu, où, le dimanche soir, nous faisions avec nos parents la partie de nain-jaune ; il y a ici un léger éclat dans l’acajou ; c’est l’endroit où, de contentement, quand il gagnait, il donnait des coups de son petit soulier. Regarde ce joli pastel, au-dessus de toi ; il représente ton père à treize ans. Que tu lui ressembles donc ! Seuls tes yeux… tes yeux ne sont pas de lui. »

Elle se tut une minute ; Frédéric la sentit en allée vers le souvenir de sa mère, celle dont il tenait sans doute ses yeux, celle qui avait fait de lui, dans l’arbre héraldique, un rameau à part, l’étrangère dont la Bergerie n’avait pas voulu. Et il essaya de se raidir, par rancune pour elle, contre l’enveloppement insidieux des choses familiales qui le reprenaient par mille forces secrètes, par mille fibres.

Mlle d’Aubépine reprit :

« Ce petit paysage au fusain… ton père n’avait pas quinze ans quand il le fit ; vois quel talent déjà. Cette bonbonnière, on l’emplissait chaque jeudi de croquignoles, et il était si friand, que le vendredi matin on n’en retrouvait pas une. »

Frédéric prit et retourna dans ses mains la boîte carrée, d’un brun vernis, ornée de quatre sujets peints, et il en fit jouer le fermoir.

« Nous avons laissé sur cette table les livres d’images que, grand garçon, il aimait toujours feuilleter. C’est le bon Fridolin et le mauvais Thierry en grandes illustrations ; c’est Jean qui pleure et Jean qui rit… »

Frédéric les feuilleta lentement à son tour ; il regardait peu les images, mais beaucoup la trace ivoirine laissée au coin des feuillets par un doigt persistant, et cette marque d’un pouce d’enfant, dont le temps avait fait une empreinte jaune, semblait l’hypnotiser. Sur le piano d’à côté, la valse lente, consciencieusement étudiée, recommençait sans cesse l’air démodé datant d’au moins trente ans. Elle tenait sans doute aussi au répertoire familial ; le vieux piano devait la conserver comme incrustée dans les cordes, à force de l’avoir jouée. Toutes les choses de la maison en devaient être imprégnées, et la phrase initiale se martelait dans le cœur de Frédéric avec ses quatre notes : « La-sol-fa-do… »

« Viens-tu au parc ? » lui demanda sa tante.

Frédéric accepta vite, songeant qu’il trouverait peut-être, à un détour d’allée, le regard ferme braqué sur lui de la petite fille aperçue la veille. La musicienne placide et patiente qui pouvait, sans se lasser, déchiffrer une heure durant la valse lente, ne l’intriguait que peu.

Il l’aimait derrière la cloison, à ce piano mélancolique dont ses doigts avaient l’air de réveiller seulement les échos endormis, les mélodies jadis enregistrées par d’autres… Mais l’enfant nerveuse, bougeante, dont l’âme était un abîme d’obscurités en mouvement, une nébuleuse de femme, avait pris déjà sur lui une attirance violente de curiosité. Il avait, jusqu’ici, bien plus pensé aux femmes qu’il ne les avait connues, grâce à quoi il était enclin à s’y intéresser plus délicatement qu’un autre. [l comprenait fort bien que cette robuste fillette blonde, ayant encore à quinze ans le regard d’enfant qui supporte, sans le savoir, les yeux de l’homme, ferait un jour une femme très différente de celle à laquelle il les comparait toutes : Fleur de Lys. Mais il savait aussi que cette folle avait montré plus d’une fois, au fond si peu profond de son âme d’oiseau, des soupçons de pensée, des ombres de chagrin tendre, des essais de sincérité, et un fouillis indéchiffrable de mystère qu’il adorait. Et il se disait que ce nœud de mystère, c’est leur essence même à toutes, et qu’un jour cela s’éveillerait tout seul, demain peut-être, dans cette petite fille garçonnière, et que ce serait un joli printemps à voir éclore,

« Pourvu qu’elle n’épouse pas un jour ce frère de curé qui doit être un sot, pensait-il en la cherchant derrière les troncs comme une petite nymphe fugace.

— Ton père vivait dans ce parc, disait Mlle d’Aubépine ; l’hiver comme l’été, il y travaillait avec son précepteur, car c’est seulement à quinze ans qu’il fut mis à Saint-Lô. Tiens, il écrivait ici, sur ce tronc coupé en forme de table : il s’est formée tout autour une jeune cépée ; ne trouves-tu pas que ces troncs ont l’air d’avoir poussé pour protéger cette relique de leur jeune maître disparu ? »

Frédéric y pensait. Il était sous une influence romanesque qui lui faisait voir les bruissements de forêt de ce parc riche en arbres, les frissons des feuillages, les fraîcheurs lumineuses des gazons, l’odeur d’écorce humide, les chants d’oiseaux, comme un bonheur végétal de la nature à le reconnaître. « Certains oiseaux vivent très vieux, pensait-il ingénument ; qui sait si l’un de ceux qui chantent là ne chantait pas aussi de son temps ! » Par instant, tel un fil sans poids qu’on lance, que le vent porte et qui s’enroule, la phrase de la valse lente, fine et flottante en l’air, arrivait jusqu’ici et l’enlaçait. La-sol-fa-do… Comme la Bergerie reprenait bien l’enfant perdu ! Comme il se sentait bien, ici, être un d’Aubépine ! Et les grands hêtres, un peu penchés par le vent, avaient dans leurs branches presque un geste pour le retenir.

Après, sa tante le conduisit aux prairies. Opulentes, veloutées d’une herbe grasse, elles s’étalaient en nappes unies jusqu’aux brumes matinales de l’horizon. Des pommiers, ronds et petits, émergeaient irrégulièrement, et de jeunes génisses éparses ruminaient, le ventre dans l’herbe. Curieusement, Frédéric s’approcha de l’une d’elles et la flatta ; il s’étonnait devant cette masse vivante, ce monument de chair qu’un souffle fort soulevait. De sourdes choses ataviques naissaient en lui, l’amour de la terre venu des aïeux campagnards, l’orgueil de la fécondité des bêtes qui lui faisait voir dans les flancs de cette jeune femelle puissante la source de toute richesse ; il ébauchait de vagues calculs de reproduction possible ; il jouissait à voir, dans cette splendeur d’été, les troncs noueux et trapus des pommiers, plongeant en terre pour y pomper l’essence mystérieuse des cidres qui donnent aux hommes la force. Il rêvait en voyant sourdre du sol l’incessante montée végétale — ici les pâturages, là-bas, à droite, l’autre plaine plus mouvante, les eaux vertes et miroitantes des blés frissonnants. La poésie première de tout, l’âme agricole, reprenait lentement possession de cet enfant des gentilshommes fermiers qu’avaient été les marquis d’Aubépine. C’était comme une paralysie de toutes ses activités vives et frivoles, un engourdissement, une tranquillité, un charme.

« À quoi penses-tu ? lui demanda la vieille fille avec son bon rire.

— À Virgile, » répondit-il, se réveillant. Et il se fit en soi-même des vœux dans le genre de ceux-ci :

« C’est là qu’il faut vivre, j’y vivrai. L’homme est un être agricole. Je serai agriculteur. Quand on a fait le tour de la vie, on voit qu’il faut revenir à la simplicité primitive. Rien ne vaut que d’accorder son existence aux saisons, revivre avec le printemps, prêter la main aux énergies terrestres de mars, jouir de mai comme une plante, couper ses moissons avec l’août, goûter aux fruits en septembre, se navrer l’hiver dans les prairies dévastées, avec la volupté secrète, la certitude du recommencement de tout. Il n’y a que cela : la Terre ! »

Et se sentant le fils de ceux qui avaient possédé celle-ci des siècles durant, il la regardait avec une tendresse vaniteuse, comme un maître.

En retournant à la maison par un chemin d’où les alouettes partaient de terre comme les fusées de la gaieté de juin, Frédéric hasarda :

« Votre petite filleule n’est pas ici aujourd’hui ?

— C’est un sauvageon. Elle a pensé que ta présence l’obligerait à quelque cérémonie et n’a pu supporter cette contrainte ; aussi m’a-t-elle demandé d’aller déjeuner à la ferme. Elle y aura gagné de traire les vaches au lieu d’écrire son devoir de style ; belle aubaine pour cette paresseuse. »

Mlle d’Aubépine faisait avec une vraie tristesse cet aveu, Frédéric le remarqua et, par déférence, voulut s’intéresser aux chagrins intimes dont la demoiselle Camille affligeait la bonne tante.

« Elle n’aime pas l’étude, cette enfant ?

— Si elle ne l’aime pas ? c’est-à-dire qu’elle en a l’horreur, l’abomination, comme le feu de l’eau, comme le jour de la nuit. Elle ne sait rien. Si elle écrit en français, c’est un don naturel qu’elle ne méritait certes pas, et quand il s’agit de l’astreindre à un devoir, cela devient épique. Camille, c’est une fermière. »

Frédéric, entre autres idées fort arrêtées, avait eu jusqu’ici celle que les femmes doivent être les rivales intellectuelles de l’homme. L’intérêt qu’il portait à la petite fille inconnue qui rêvait d’aller se promener seule avec lui dans le parc, le soir, le fit s’inquiéter devant cette mentalité inculte comme si on lui eût dit : « Elle est menacée d’être infirme. » Il rêva de la sermonner, de la convaincre, de la lancer à force d’arguments, comme malgré elle, sur cette pente intellectuelle où elles roulent pars fois si vite. Ne serait-ce pas charmant ce rôle de jeune oncle, qui le mettrait si bien au point pour surveiller cette curieuse éclosion d’âme…

« Traire les vaches ! ah ! oui ; plonger ses mains et ses bras nus dans la pâtée gluante des volailles, faire sucer son doigt aux petits veaux, voilà ce qui lui agrée ; elle en sait sur le nourrissage des bêtes plus long que toi et moi, soupirait Mlle d’Aubépine. Quand je pense à ce que possèdent aujourd’hui les jeunes filles de son âge en histoire, en géographie…

— Les sciences ? » interrogea-t-il.

À la vérité, quand il avait aimé Fleur de Lys, il s’était fort peu soucié de ses aptitudes en physique ou chimie ; et à cette même heure, si quelque femme lui avait jeté le mystérieux sortilège, il n’aurait pas, avant de lui tendre les bras, fouillé son cerveau ; mais, de sang-froid, il avait sur l’instruction féminine les principes que donne ce qu’on nomme l’esprit moderne.

« Les sciences gémit la bonne tante ; si son professeur avait pu seulement lui faire comprendre ce que c’est ! »

Au déjeuner, Frédéric, ayant en face Mlle d’Aubépine et à sa droite la timide Laure, qui le regardait de ses yeux obliques en rougissant à chaque fois, songeait à tout ce qui, depuis ce matin, conspirait pour lui faire une âme nouvelle. En entrant dans cette maison il s’était senti entrer dans son avenir ; c’était le cercle où s’affermirait sa vie, où se préciserait sa destinée ; c’était le définitif et l’irrévocable. Il se marierait là, non point dans une grande passion qu’il ne connaîtrait plus, mais à force de réflexion, avec cette jeune fille même, peut-être, qu’il considérait sans le moindre trouble, mais qui lui jouerait la valse lente. Peut-être avec l’autre, « la gamine », qui deviendrait femme et qu’il pourrait aimer. Il disait aux choses, aux murailles lointaines lambrissées haut, avec des cartouches sculptées de venaison : « Je suis un d’Aubépine et je reviens. » Et il pensait à ce soir où ils seraient tous les quatre sous la lampe, à causer, ainsi qu’il avait vu des gens le faire, un certain autre soir de mars, à Rouen.

Dès le dessert fini, sa serviette pliée, Laure lissa de ses deux mains ses cheveux tirés sur les tempes, et quitta la table silencieusement. Alors, se voyant seule avec lui, la vieille demoiselle dit à Frédéric :

« Tu es triste, mon petit ; t’ennuies-tu ici ?

— Je ne suis pas triste, tante, et je m’amuse beaucoup ; mais je médite. Vous disiez tantôt que la petite Camille est une fermière ; moi je me sens devenir fermier. J’ai fait un rêve : vivre aux champs. C’est une vocation irrésistible qui me prend. Qu’on doit être heureux :

Ô fortunatos nimium sua si bona norint agricolæ !

— Quoi ?

— Il voulait dire, le poète, que les agricoles possèdent un bonheur caché, et que s’ils savaient savourer ce bonheur, ils seraient suprêmement, divinement heureux. Moi, il me semble que je le saurais. J’ai compris… ce matin en regardant vos belles plaines…

— Tous les d’Aubépine ont soigné la terre, fit-elle songeuse.

— Et maintenant, qui soigne la vôtre, tante ?

— Je l’afferme à Richin, le paysan des Trois-Mares, et à Blondet, celui de Bellevue. Tous les deux me volent, je le sais, et le bien s’en va entre leurs mains. Mais je manque d’autorité. »

Les yeux de Frédéric — ces yeux qu’il avait hérités de la danseuse — s’allumèrent soudain. Il commença : « Si vous v… » et la phrase mourut dans sa gorge, le laissant terrifié de ce qu’il allait dire là. Le souvenir lui était revenu à temps des pénibles détails dont sa naissance avait été assombrie, de cette infamante réprobation familiale qui l’avait atteint le jour où les grands-parents avaient déshérité son père. La Bergerie, qui fût revenue de droit au dernier des Aubépine, lui était refusée, il le savait bien. Il venait de l’oublier ; il allait dire, sans que sa fierté y pensât : « Voulez-vous que je sois l’homme nécessaire, celui qui reconquerra votre bien sur les mercenaires ? j’en ferai mon œuvre. » Heureusement il avait pu se taire ; n’aurait-on pas cru qu’il cherchait à reprendre, point de force, mais insidieusement et par ruse, le domaine, cette Bergerie où il revenait, non pas en maître, mais en protégé, où on l’accueillait moins qu’on ne le recueillait.

Déjà la bonne tante, toute réjouie, s’écriait :

« Mon grand chéri, vraiment ? est-ce que tu aurais en effet l’idée ?… Oh ! mon Dieu, te voir reprendre la vie des ancêtres… Ton pauvre père s’y était dérobé…

— Chère tante, dit-il en s’efforçant de rire, c’était une plaisanterie ; pardonnez-moi. C’est vrai que devant ce joli paysage, ce matin, j’ai été séduit. Il y avait trop d’alouettes, trop de bleu, trop de vert, trop de lumière, trop d’espace. J’ai été grisé, en Parisien, mais passagèrement, avec le secret espoir de retrouver, après, Paris.

— Alors, ton désir de t’adonner à l’agriculture, de faire valoir toi-même, ce n’était pas sérieux ?

— Comment voulez-vous, tante ! Est-ce que je pourrais ? Non, il me faut Paris.

— Tout à fait comme ton père le disait, reprit-elle tristement. Ç’aurait été trop beau. Et qu’est-ce que tu veux faire à Paris ? car il va falloir songer bientôt à t’y créer une situation.

— J’ai sept cents francs de rente, murmura le jeune homme en évitant de la regarder en face, parce qu’il sentait une mélancolie invincible le trahir ; c’est peu, mais je travaillerai ; j’entrerai dans un ministère. Mon tuteur est influent.

— Ne me parle pas de ce méchant homme qui t’a laissé souffrir quoiqu’il te connût, lui ! Non ; au moment voulu, j’irai à Paris avec toi, mon enfant ; nous avons là-bas quelques amis de la famille : mon parrain était ministre sous Charles X. Je remuerai ciel et terre ; il faudra bien qu’une porte cède. Pourtant, j’aurais tant voulu te voir rester avec nous ! C’aurait été si gentil ! Pas moyen, dis, mon grand garçon ? »

Frédéric se crispait les mains dans les poches.

« Vivre à la campagne ! non vraiment, tante, je ne pourrai jamais. »

À l’heure du dîner, le soir, Camille n’était pas rentrée ; on se mit à table sans elle. Sa Marraine disait :

« Tu vois quelle sorte d’enfant cela fait. Quelle haute idée des convenances, hein ! »

Frédéric riait et regardait à gauche la place vide ; il faudrait bien que le sauvageon finit par s’asseoir là. Et il l’attendait avec une sorte d’impatience qui lui faisait épier la marche de l’heure dans le gros cartel qu’enchâssait le panneau, les bruissements du jardin, l’avenue du parc sur laquelle la fenêtre s’ouvrait grande.

La silencieuse Laure coupait dans son assiette de petites bouchées d’oiseau. Il devait bien y avoir des pensées dans ce front lisse et large qu’un regard faisait rosir, mais personne : n’aurait pu les soupçonner. « C’est drôle, une jeune fille », observait Frédéric. Il avait eu sous les yeux, un jour, des livres d’hébreu qu’un de ses maîtres, au lycée Racine, lui avait montrés pour la reliure, et il s’était alors vaguement irrité de posséder entre ses mains tant d’idées souverainement intrigantes, qui s’offraient et se refusaient en même temps, dont il ne connaîtrait jamais le mystère. Il se souvenait de cette impression, devant ce jeune front illisible. Tante d’Aubépine établissait des généalogies des familles de Parisy et de Saint-Lô ; Frédéric, fort en appétit, maniait sa fourchette devant cet imbroglio de belles-sœurs ayant épousé le neveu issu d’un second mariage, et qui se trouvait germain avec cette belle madame de Chanterose, celle-là même dont la mère était une d’Aigremont…

Soudain, la porte s ouvrit en coup de vent et Camille entra.

Ce n’était qu’une petite fille, rien de plus, bien que les minutes d’attente où Frédéric l’avait imprécisément souhaitée là, à cette place, eussent un peu métamorphosé en belle demoiselle cette gamine. Elle avait une robe courte dont la ceinture dessinait à grand’peine la taille épaisse ; ses cheveux blonds lui pendaient en tresse sur l’épaule, tirés sur le front comme les cheveux châtains de sa sœur, mais il s’en levait une auréole de frisons crêpés au vent, sous lesquels dardait le feu brun et droit de ses yeux.

« Je suis en retard ? fit-elle maussade.

— Et moi, je suis courroucée, mademoiselle, dit la vieille tante, j’ai peine à comprendre que. »

On n’eut pas le temps d’entendre le reste. Camille avait bondi sur elle par derrière et l’étouffant dans ses bras.

« Ma petite marraine chérie, ne me grondez pas devant l’invité, cela me ferait trop de honte.»

Elle pouffait de rire en disant cela. Frédéric sourit aussi, mais tristement. Ce mot d’invité l’avait atteint et lui avait fait mal. C’est vrai qu’il n’était rien autre ici qu’un étranger de passage, auquel on fait fête par bonté — un invité de la Bergerie. — Et tel fut le maléfice secret de ce mot léger dit par une enfant dans un éclat de rire, qu’il créa en lui comme une colère inconsciente contre l’innocente Camille. Il ne l’aima plus.

« D’abord, elle n’est pas intéressante, pensait-il, quinze ans ? douze ans plutôt, et l’on ne voit pas seulement comment modeler, dans cette face joufflue, les finesses d’un visage de femme. Ça ne fera jamais qu’une grosse poupée ignorante, rieuse, béate ; une compagne, une compagne délicate, sensible et forte, jamais ! Qu’on les laisse donc, elle et le frère du curé, mordre ensemble au même gâteau, fût-ce au gâteau amer de la vie. Ces deux campagnards s’accoupleront merveilleusement, et moi je m’en fiche, moi, l’invité ! »

Il avait préparé à son intention des discours adroits et touchants qui devaient lui inspirer, pour le développement de son intelligence, une soudaine ardeur. Il trouva tout à coup plus simple de se taire et de la laisser au nourrissage des petits veaux, et, sans prendre plus de souci d’elle, il contait à sa tante des histoires de pions qui s’étaient passées à « Racine ».

On resta longtemps à table. Mlle d’Aubépine faisait servir, du fond des armoires, de savoureuses décoctions de cassis, de café, adoucies d’un sirop onctueux et filant, œuvres de ses sagacités culinaires. Les prunes confites. les cerises à l’eau-de-vie vinrent ensuite, lentement cuites par les années dans le noir du buffet où elles avaient pris des « goûts », C’était aromatique, pharmaceutique, vieux, sans force et exquis. Frédéric dut déguster chaque. merveille. Le tout ne dut pas faire monter à son cerveau plus d’une goutte d’alcool. De tant de vieilles liqueurs évaporées, il ne conçut pas plus de gaîté, mais peut-être un peu plus de mélancolie. La nuit vint. On apporta sur la table des flambeaux allumés comme au vieux temps. C’étaient des lueurs faibles et bougeantes qui n’atteignaient qu’à peine les plafonds lointains, qui s’éteignaient avant de toucher les boiseries de chêne, où s’allumait seulement de-ci, de-là, un relief ciré dans les rondeurs enflées des cartouches. Il y eut un silence. La bonne tante, avec des soins d’alchimiste, effritait du sucre dans les bouteilles, renforçait en eau-de-vie le bocal aux prunes. Camille boudait, le dos rond, la lèvre en moue, roulant des mies de pain entre deux doigts. Laure, impassible, rêvait, et il sembla tout à coup à Frédéric que l’air de la valse lente reprenait tout seul là-bas, sur le vieux piano, tant il l’eut distinctement à l’oreille. Il pensa aux repas d’autrefois qui s’étaient tenus à cette même table, quand son père était adolescent ; les plafonds lointains et les murailles sombres aux cartouches rebondis les avaient vus là, tous les siens ; ils le revoyaient maintenant « invité ».

Une émotion trop forte le poignait. Il demanda d’aller au parc fumer sa cigarette, lut en passant le regard suppliant de Camille vers sa marraine, et se dit avec humeur : « Il ne me manquerait plus que de m’encombrer de cette mioche ! »

Le parc, dans la nuit, semblait immense — une forêt. Il n’était qu’à demi-obscur sans qu’on sût si c’était un reste de jour qui s’y attardait encore, ou le lever sournois de la lune invisible. Les troncs gris dessinaient des sentiers où Frédéric s’enfonça les pieds dans l’herbe ; il eut l’impression d’être très loin et se retourna.

Parmi les arbres, dont la nuit estompait les formes, la maison s’entrevoyait, longue et basse sous son toit, avec un air de s’étendre, de s’élargir à ses ultimes limites pour abriter plus de monde ; il se sentait l’avoir toujours connue ; c’était celle de son rêve, bien moins château que maison. Il chercha la cépée poussée autour de la table rustique qui avait connu les travaux de son père enfant, et la trouva là, tout près de lui. Au-dessus de sa tête, le feuillage noir mêlé des chênes et des hêtres bruissait ; des grandes plaines endormies venait le silence absolu avec l’odeur de la nuit, aux champs. Il sentait ici la mousse mouillée, ie bois, les feuilles, l’écorce et l’herbe, les jus suaves et sains des plantes qu’on écrase en maichant. Ces parfums donnaient à Frédéric quelque chose de l’ivresse étrange dont étaient atteints jadis ceux que possédait la Lune ou la Nuit. Une blancheur s’accusait au terrain des sentiers, au lichen des troncs, aux fûts graciles et clairs des bouleaux : on sentait que ce n’était plus le jour, mais l’autre lumière naissante et grandissante.

Frédéric eut un trouble soudain : tout vécut autour de lui, il se sentit aimé par les choses, la maison, le jardin, les arbres ; il se sentait regardé tristement par eux, lui « l’invité » que le domaine ne reniait pas ; il y avait une tendresse dans l’air, sur lui. Il s’assit au pied d’un arbre, prit son front dans les mains :

« Ô mon parc !» prononça-t-il.

Alors une voix sortie de tout sembla l’envelopper et lui répondre. Il comprit strictement, sans analyse vaine ni scepticisme, que le parc, les arbres, la maison, l’entier domaine, la Bergerie lui disait :

« Nous te reprendrons. Tu nous reviendras ; il y a, dans le fond obscur de ton être, un instinct qui te ramènera ici de force, comme une puissance cachée reconduit, le soir, à l’étable, les bêtes égarées. Nous possédons en nous les racines mêmes de ta vie, ton ascendance nous a créés, nous a cultivés, elle vibre encore mystérieusement dans notre âme vague de choses ; elle y est empreinte, elle te recouvrera à ton tour, par fatalité. Les événements pourront bien s’interposer, mais ton destin les vaincra tous, car il est écrit que le soir la porte de la Bergerie ne se ferme pas, si du troupeau une seule tête manque. Tu nous reviendras,

Frédéric d’Aubépine !… »

IV

La permission finie, Rouen et la caserne l’avaient repris. Il connut de nouveau le clairon qui, le matin, vous fait sursauter en plein sommeil ; les cascades du lavabo, la chère lourde et grasse du réfectoire, l’exercice matinal au Boulingrin, les marches de nuit, silencieuses, muettes, mornes, par les pentes du mont Gargan ; puis ce furent les manœuvres, les étapes où l’existence se réduit à des kilomètres franchis, s’y mesure, s’y endort dans l’excès de lassitude ; les dîners de pommes vertes, aux champs, les nuits dans la paille.

Mais la Bergerie avait réveillé en lui un être nouveau. Il cessa de mépriser la vie parce qu’un de ses attraits l’avait séduit ; le sens fâcheux qu’il en avait se déplaça seulement, et il continua de nourrir ses rêves tristes par cette pensée que la vie a son bon côté, mais qu’il n’en jouirait pas.

Le temps des manœuvres excita particulièrement ce sentiment. Il respira les odeurs grisantes de la campagne qui remuaient en lui comme des réminiscences ataviques. Il y eut de superbes, de sereines journées d’automne qui agirent plus puissamment encore, plus sainement que ne l’avait fait la nuit du parc à Parisy, et de toutes ses forces il désir a cette jouissance mêlée d’action et de poésie, qui est la vie des maîtres de la terre. Un soir surtout, une de ces fins de journées d’août belle et dorée, ils avaient fait halte sur la route ; c’était au long de ce ruban blanc déroulé dans le vert des coteaux, un fourmillement terne de capotes bleues poudreuses, de képis fatigués ; des faisceaux de fusils, au canon frappé de soleil, étincelaient ; la masse, mouvante d’abord, s’abattit à terre comme un troupeau las ; assis ou couchés sur les bordures d’herbe, les hommes ne bougeaient plus et se taisaient ; mais Frédéric resta debout.

Au-dessus du chemin, montait une colline grasse, rebondie, garnie d’une moisson mûre, et dedans, assiégeant la vigueur des épis et des tiges, deux chevaux puissants, deux boulonnais gris aux énormes croupes rondes, noyés à mi-jambes dans la moisson froissée, traînaient, en circonvolutions savantes, une sorte de grande araignée de fer qui coupait le blé, sournoisement, à ras du sol, par une lame latérale.

Debout sur l’araignée, cahoté à chaque sillon, un jeune homme tenait les rênes ; sa chemise très blanche, sa manchette, le faux-col glacé, la coupe du gilet qu’il portait, sa stature même indiquaient l’intellectualité. Sur ce char de fer, conduisant ces fortes bêtes qui s’arcboutaient en terre pour le trait, parmi cette mer frissonnante et dorée des épis, il parut à Frédéric mythologique et divin. Il devait savourer une ivresse de maîtrise, d’énergie et d’utilité. Lettré sans doute, laboureur dilettante et propriétaire sagace, il avait voulu manier lui-même l’outil nouveau, par intelligence peut-être, peut-être par volupté. Il était, à voir ainsi, souverainement enviable. Frédéric condensa l’intense impression qu’il ressentait par un mot qu’il lança vers lui à mi-lèvres, qui disait ses ambitions refoulées, les sourdes impulsions de sa nature, l’innocente et belle jalousie dont il était dévoré :

« Veinard, va ! »

Quelques jours après, de retour à Rouen, il trouva une lettre de la bonne tante d’Aubépine. Cette lettre, malgré les tendresses dont elle était imprégnée, distilla du drame dans son cœur.

« Voici que tu vas être libéré, mon grand garçon, disait-elle ; il va falloir s’occuper de t’établir dans une situation stable. Ceci est ma grande préoccupation. Je te demande une dernière fois si notre existence champêtre, laborieuse et productive, ne te séduirait pas. L’on y goûte de grands agréments. Elle est variée, facile et même divertissante, je t’assure, pour ceux qui aiment encore la nature et ses mille représentations. Je me suis toujours plu à la regarder, ainsi que si j’étais au spectacle, comme une pièce en quatre actes. Les actes sont les saisons. Le prélude en est l’hiver qui est fort intéressant si on observe bien son œuvre secrète. Le dénouement c’est l’automne, avec l’accomplissement de toutes les maturités que l’on a préparées. L’acteur, qui joue cette pièce en même temps qu’il la regarde, je veux dire l’agriculteur, jouit alors d’une espèce de triomphe que j’ai discerné plus d’une fois dans les traits des gens d’ici.

« Je te dis ces choses pour te tenter. Je crains fort de ne pas réussir. Il y a, dans la douceur de vivre aux champs, un goût caché qui échappe aux citadins. Si tu n’as pas ce goût, tu ne viendras jamais ; cependant, si tu l’avais, s’il te prenait soudain, alors voici ce que je te proposerais, et qui mettrait fin à nos perplexités te concernant. :

« Depuis que j’ai le bonheur de t’avoir retrouvé, mon grand chéri, j’ai toujours rêvé de te prendre ici, de te garder… Après une initiation qui ne serait pas longue pour ton intelligence, tu tiendrais la tête de tout ; tu dirigerais tout, tu ferais entrer à la Bergerie les nouveautés, les progrès que je ne connais pas. Les choses en marcheraient mieux et nous serions ensemble.

« …… Sinon, dès ton service achevé, nous partons pour Paris, et là je suppose qu’on sera bien heureux d’ouvrir toutes les carrières possibles au jeune marquis d’Aubépine. »

« Marquis ! » prononça Frédéric en pinçant la lèvre.

Et de ses doigts noircis par le pelage des légumes, comme il était de corvée de cuisine, il secoua les pans de sa capote dont les replis retenaient un peu de terre.

Cette lettre devait le combler d’amertume. D’abord son orgueil fléchit. Il semble qu’il n’y ait pas de honte à laisser circonvenir, par l’affection, sa fierté. Il était, il est vrai, déshérité de la Bergerie, et on l’invitait encore à venir là où il était né pour être le maître ; mais qu’importait s’il pouvait y vivre en quelque qualité que ce fût ! La race paternelle parlait si fort en lui qu’il eut le sentiment de pouvoir passer sur tout, pour aller reprendre là-bas sa place normale dans la descendance de famille.

Tout à coup la vision de sa mère survint, mi-ballerine, mi-bourgeoise, figure imprécise de grâce et de beauté, les lèvres rouges dans la pâleur lumineuse du visage, les yeux velouteux, longs et pleins d’amour, créature de charme affolant dont la puissance morbide avait épouvanté les campagnards de la Bergerie ; elle semblait lui dire : « N’y retourne pas, ils n’ont pas voulu de moi, je suis ta mère malgré tout ; tu porteras toujours cette tare d’avoir été l’enfant de la Beauté, de la Folie et de l’Amour. »

Et il se vit soudain à gages dans ce domaine familial dont il ne serait pas le possesseur, mais l’intendant. Par le fait judiciaire du legs, Mlle d’Aubépine avait hérité du domaine entier ; elle en pouvait disposer à sa guise ; c’était de sa bonté que Frédéric avait la méfiance ; hésiterait-elle à restituer au dernier Aubépine ce bien qui lui revenait par droit moral, ce bien surtout qu’il aurait, de ses mains et pour elle, cultivé et amélioré ! Il en doutait à peine. Alors il revoyait les deux filleules, orphelines sans fortune, Camille et Laure, que la bonne tante avait prises jadis, dans l’intention de leur transmettre l’héritage.

« La question repose sur un cheveu, pensait Frédéric, mais si je la tranche, je commets la plus subtile et la plus inavouable indélicatesse, en allant mendier cette Bergerie qui ne doit plus m’appartenir, en en privant ces deux petites filles pauvres que le sort y a mises à ma place. »

Et, sans se laisser tenter par la lettre de sa tante ni par le délicieux programme de vie qui posait devant lui, là, sur la table de café où il écrivit, il répondit de la plus péremptoire manière, que jamais — le mot étant deux fois souligné — il n’aurait le courage d’embrasser cette austère vie des champs, triste, monotone et opprimante comme elle lui paraissait.

V

Ils arrivèrent à Paris, sa tante et lui, un matin de novembre brumeux et mouillé. Ils traversèrent en voiture le pont de la Concorde. La Seine roulait des chalands et reflétait la couleur du brouillard. Ml d’Aubépine réfléchit tout haut : « Est-ce sale ! » À gauche, comme des architectures brossées dans l’irréel par le peintre d’un théâtre gigantesque, les toits du Louvre fuyaient, et Notre-Dame se devinait plus qu’elle ne se voyait, dans sa forme à la fois nationale et géométrique, comme infiniment lointaine dans la brume grise. Mieux découpée, à droite, était la figure démodée et pourtant indispensable du Trocadéro. La vieille dame le nomma : « J’y ai vu l’Exposition de 78 » dit-elle ; et elle se remémora secrètement la toilette faite à Saint-Lô pour la circonstance : une « polonaise » de foulard mauve moulant le buste, étriquée sur ses hanches épaissies de femme de trente ans, relevée comme une draperie de fenêtre par une série de petits nœuds sur toute la ligne des boutons, et faisant, par derrière, l’ébauche de ce chiffonnage atroce qui dut s’appeler « pouf » quelques années plus tard. Paris alors, c’était pour elle, tangible et extériorisée, la vie de son jeune frère ; il y faisait son droit, il l’aimait avec passion ; on lui devinait là une attache amoureuse, inconnue, inquiétante ; ç’avait été un ensemble d’impressions confuses que la vieille provinciale retrouvait ici, intactes depuis sa jeunesse. Dire qu’elle y revenait aujourd’hui, à ce Paris, pour lui restituer le fils de cette malheureuse créature !…

« La Chambre », murmura Frédéric en montrant le portique grec qui apparaissait.

Elle rectifia :

Ah ! oui, le Corps législatif. »

Comme son père, l’ancien marquis, elle n’avait jamais dit autrement.

Cette matinée, elle présenta Frédéric chez le petit-fils de son parrain, le même qui fut ministre sous Charles X. Il lui semblait devoir retrouver là un enfant qui lui ferait fête. Elle vit un homme mûr, cérémonieux et ennuyé, banquier de son état, qui lui déclara poliment ne Pouvoir rien faire pour son protégé. Cette première déconvenue la mortifia cruellement sans qu’elle en fit rien paraître. Ce fut ensuite une série de visites, des salons étroits ou grands, riches ou froids et nus, où la petite dame à mantelet et à robe de soie puce conduisait ce grand garçon silencieux qui se crispait d’orgueil à chaque demande déclinée. On commençait à voir que les portes ne s’ouvraient pas d’elles-mêmes devant le jeune marquis.

Paris, qui avait tout d’abord paru à Mlle d’Aubépine fort petit et resserré, lui semblait s’allonger, s’étendre en des limites obscures, se perdre jusqu’en des espaces inconnus ; tant de courses furent interminables ! tant d’adresses introuvables ! tant de profondeurs heureuses et alléchantes, inaccessibles ! Elle se vit si inconnue, si perdue, si petite, que la ville grandit soudain, se démesura, elle eut peur…

Frédéric aurait pleuré, moins de l’insuccès des démarches faites que du rôle de solliciteuse infligé à l’amour-propre de châtelaine et de femme que devait connaître la bonne tante. Il souffrait pour elle. Quand il lui voyait perdre cette hauteur naturelle et légère qui lui seyait tant, pour dire de ce ton humble et particulier qu’il faut prendre : « Monsieur, permettez-moi de vous présenter mon neveu qui voudrait obtenir… etc. », il avait envie de crier au donneur de places : « Mais, restez donc debout et baisez-lui la main ; vous ne voyez donc pas que c’est une grande dame !… »

M. le marquis Frédéric d’Aubépine, après trois semaines de laborieuses recherches, échoua en qualité de secrétaire chez M. Beaudry-Rogeas, homme de lettres amateur, qui logeait dans un hôtel de la plaine Monceau.

M. Beaudry-Rogeas, jeune encore, s’était enrichi en quelques années dans le commerce des vins que pratiquait son père, et ne s’occupait plus désormais que d’art et de littérature. Tels étaient les renseignements recueillis par les Aubépine avant la présentation.

Celle-ci les enchanta. Au rez-de-chaussée, un valet de chambre les introduisit d’abord dans un grand hall sombre, brun depuis l’éclat de bois ciré du parquet jusqu’aux lambris, jusqu’aux rideaux de laine des fenêtres plombées, jusqu’aux meubles de vieux chêne, masses sculptées, indistinctes, dans la demi-obscurité du lieu. C’était un brun foncé presque noir, et çà et là émergeait de ce noir la draperie neigeuse d’un marbre, la silhouette fine et vive d’un nu, découpant la hardiesse de sa blancheur crue sur cette nuit.

Le jour venait d’en haut, par la cage profonde, lointaine, d’un escalier de bois travaillé, à double révolution, qui semblait plonger, s’enfuir en de lents méandres dans les altitudes magiques d’un palais. Ce fut par cet escalier que les deux solliciteurs intimidés virent descendre le laquais qui apportait leur sentence. On les priait de monter.

La robe de la châtelaine, la soie puce, avec quelque grandeur, cria le long des marches ouatées de tapis. Frédéric venait derrière. Ses cheveux, qu’il portait d’ordinaire longs et onduleux, n’avaient pu encore repousser depuis le dernier coup de la tondeuse militaire ; il était enveloppé d’un long pardessus flottant où il avait l’air maigre et pauvre. En gilet jaune, le valet qui les précédait prenait des façons de grand vizir…

Ils longèrent une galerie à balustres de bois, d’où, en se penchant, on eût pu voir le hall ; une portière se souleva au fond, et, dans l’encadrement, M. Beaudry-Rogeas apparut.

C’était un homme de quarante ans, de très haute taille, cravaté de blanc, portant jusqu’à mi-joue des favoris d’un blond roux et la moustache. Son visage était rond, rose et souriant ; il fut galant avec la vieille dame, camarade avec Frédéric qu’il regardait complaisamment, longuement, le sourire aux lèvres. Tout ce monde se plut réciproquement. — Il dit au jeune homme :

« Quoique la chose doive vous paraître fantasque et singulière, je dois vous avouer que je possède déjà un secrétaire qui est un homme de grande valeur. Depuis trois ans, M. Raphaël Chapenel, critique d’art, peintre, chef d’école à moitié, vit à mes côtés et collabore avec moi ; collabore… mais si peu !… Vous me comprenez… Ce rêveur est plus d’une fois dans la journée dans l’incapacité de m’écrire une lettre. Au surplus, c’est un homme de génie ; je respecte trop ses opérations cérébrales pour oser l’en distraire, quand je le trouve à penser. Ainsi, peu à peu, je le vois devenir un compagnon indispensable et inutile à la fois. Je n’aurais jamais eu l’idée de m’en séparer, mais celle-là m’est venue de lui adjoindre un garçon jeune, intelligent et lettré comme vous me paraissez l’être, monsieur. »

Frédéric, déjà sous l’envoûtement du luxe d’en bas, jeta les yeux sur ce cabinet de travail qui acheva de le séduire. Le meuble en était empire, en même temps sobre et princier. Au bureau d’acajou, dont les pieds étaient des colonnes, s’appliquaient les festons impériaux, fins et gonflés, avec l’aigle dorée au milieu. De larges bibliothèques montraient, dans le rouge du bois, des ongles d’or de chimères. Elles étaient bourrées de livres. Il sentait ici l’intellectualité et le talent. Frédéric, qui avait le culte des hommes dont le nom est imprimé, bien que celui de Beaudry-Rogeas ne l’eût pas été tous les jours, répondit avec une dévotion secrète :

« Monsieur, je serai très honoré de mettre mon modeste travail au service de vos travaux. J’espère pouvoir vous alléger, parmi vos intéressantes occupations, de tout le côté fastidieux et inartistique. Je verrai là d’ailleurs la réalisation d’un rêve…

— Vraiment, monsieur ?

— Oui… je puis bien le dire, j’avais toujours désiré ce dévouement — je crois que ce mot est exact — ce dévouement à un homme de talent dont j’aurais servi les efforts, qui aurait été mon patron au sens vieux et beau du terme, un patron à qui aurait été acquises, spontanément, ma pensée, ma vie cérébrale. ».

M. Beaudry-Rogeas sourit de plaisir ; il trouvait tout cela très littéraire, il dit :

« Vous avez là, monsieur, de votre rôle, une conception charmante et qui me conquiert tout à fait. Vous dépassez mon rêve. Je vous veux dès demain. Vous voyez tous ces feuillets sur ma table de travail, Il y aura là fort à faire pour vous. Ce sont les matériaux d’un roman historique entrepris depuis plusieurs mois. Je l’appellerai : Naissance d’Europe. Je vous raconterai mon sujet. Je compte beaucoup sur vous. »

Cette phrase grisa Frédéric. Beaudry-Rogeas lui parutle grand écrivain de l’époque, entouré comme d’une apothéose, déjà, par la somptuosité de son intérieur. Lorsqu’il l’entendit ensuite parler de toutes les notabilités artistiques et littéraires de l’époque, familièrement, en employant toujours ce terme : « mon bon ami un tel », il eut le pressentiment d’un cercle rare et précieux de raffinés, de génies, de maîtres dont l’attraction glorieuse le prenait déjà, l’engrenait peu à peu comme un satellite dans l’orbite des grands astres. Ce fut un éblouissement, une soif de gloriole, l’idée d’un rejaillissement de célébrité sur lui, quelque chose d’obscurément semblable à ce qui se passait jadis dans l’être de la danseuse, à la vue d’une salle frémissante, quand elle entrait dans le bain de lumière de la scène, et que des milliers d’yeux dévoraient sa beauté.

Mlle d’Aubépine avait beaucoup admiré ce colloque et l’aisance soudaine de son neveu en face du « grand homme ». Il lui semblait méconnaissable. Elle le lui dit en sortant.

« Ah ! tante ! s’écria-t-il, c’est que là j’ai entrevu la plus séduisante existence, la plus conforme à mes goûts, la seule. Je suis heureux et vous êtes bonne de m’avoir déniché le bonheur, à force de tant de peines. »

Il était exactement sincère. De la Bergerie, du sua si bona norint, il n’était plus question. Il y avait une ambiguité dans l’âme de Frédéric comme il y en avait une dans sa naissance. Les deux races dont il était issu, celle du labeur tranquille et celle du plaisir passionné, le tiraillaient toujours en sens contraire ; elles l’attiraient alternativement par de différents désirs, vers des vies opposées. Là devait être le secret de son existence intérieure, celui de son histoire.

VI

Comme il ne devait pas loger chez son nouveau maître, mais seulement lui consacrer ses journées, avant de retourner chez elle, sa tante l’installa dans un petit hôtel-restaurant voisin. Il y prit, au quatrième étage, une chambre tapissée de papier bleu et gris, avec deux fauteuils en reps rouge, une table de bois blanc recouverte d’un tapis vert, et un lit vêtu d’indiennes jaunes. Ces laideurs si proches du bon goût opulent vu chez le romancier causèrent en lui des abîmes de confusion, d’envie et d’ambition. Il quitta le premier jour avec délice cet ameublement mortifiant pour l’hôtel du grand homme. Il était dix heures du matin ; le valet de chambre hésitait à l’introduire. Il fallut l’ordre exprès du maître de maison pour qu’on le reçût.

Frédéric, d’un coup d’œil, vit en entrant la chambre toute blanche en désordre, le lit défait, les draps pendants. Une robe d’homme en bure chaude, couleur d’ivoire, était retombée en plis mous sur le tapis gris perle ; des babouches brodées étaient perdues aux deux coins de la grande pièce. À cheval sur la pendule d’art, masquant le vieil or, un faux-col auquel pendait encore la cravate blanche ; sur une chaise de damas grisaille, des bretelles. Une porte ouverte laissait voir les flacons armés d’argent ; des étagères de marbre, de larges vasques blanches, des robinets ciselés : le cabinet de toilette. M. Beaudry-Rogeas, le pantalon serrant aux reins une chemise de soie flottante, dont il se nouait au cou la cordelière, arrivait les cheveux humides, les yeux gonflés, grelottant encore de la douche. Il tendit la main.

« Vous êtes gentil d’arriver de bonne heure ; ça me plaît. Je suis toujours un brin commerçant, grand amateur d’exactitude ; ces choses-là restent indélébiles même chez l’artiste. Et puis, il est bon que vous me voyiez dans l’intimité, M. d’Aubépine. »

Frédéric trouvait charmant cet accueil matinal et sans façon ; il estima d’un très bon genre qu’un homme de valeur se montrât si aisément à demi-lavé, et vêtu sommairement. Cette impression l’incita à répondre avec une aise réciproque.

« Je vous dirai, mon cher maître, que j’ai cru mieux de supprimer mon titre de marquis. Il est vrai que je suis flatté de la confiance qu’implique en moi votre choix, et que mes fonctions chez vous me sont presque glorieuses ; mais… — et il souriait — il valait mieux m’appeler Aubépine tout simplement. »

Il mettait de la coquetterie, du dilettantisme à se jouer de son cas social, du sort qui lui donnait, chez ce parvenu intelligent, une condition subalterne. C’était encore, comme on disait chez les siens, « très gentilhomme ». M. Beaudry-Rogeas, dans cette première phrase, n’avait cependant distingué qu’un mot, celui de « Cher maître », qui le flatta secrètement.

« Ah ! oui, c’est vrai, vous êtes marquis, » reprit-il, s’approchant du brasier de houille qui flambait dans la grille ; et tout en se chauffant les mains, il se tournait vers Frédéric qu’il contemplait avec curiosité, avec complaisance.

Il ajouta :

« Chez nous, artistes, il n’est guère question de tout cela… quoique psychologiquement la question puisse avoir son importance. »

L’art, la psychologie, la littérature, les relations qui s’y rattachent, l’ensemble de la vie qui donne air artiste, l’hydrothérapie que pratiquent les grands hommes, c’était à peu près à quoi se ramenait l’existence morale et physique de M. Beaudry-Rogeas. Le prestige du faste qui l’entourait, et qu’il devait moins à la popularité de ses œuvres qu’à celle de ses vins, avait servi de plate-forme à sa carrière parisienne d’écrivain. Son cabinet de travail, qui était une merveille, avait fait de lui quelqu’un avant qu’il n’y eût écrit sa première ligne.

« Maintenant que vous connaissez l’homme, dit-il à Frédéric — et l’on sentait, quoiqu’il eût dit, une certaine satisfaction chez lui à commander ce jeune marquis qui l’appelait « Maître » — maintenant que vous connaissez l’homme, il faut vous présenter l’auteur. Voulez-vous lire cette nouvelle, ma dernière ? »

Et il lui tendit une plaquette blanche et or, décorée avec goût, qui portait le titre : Dona Pia. C’était un souvenir d’Italie. M. Beaudry-Rogeas, qui paraissait grand causeur, fit, pendant le temps de la lecture, un profond silence. À pas de loup, il retourna au cabinet de toilette où il continua sans bruit ses exercices musculaires. À peine entendait-on le rythme régulier de sa pantoufle quand le pied s’allongeait, tirait la jambe, tendait le muscle, ou le déploiement cadencé des bras s’ouvrant, développant par force les tendons élastiques du membre… On eût deviné des poses d’hercules, des gestes d’athlètes. Frédéric s’absorbait dans Dona Pia. C’était très italien, très renaissance, très florentin. L’auteur, pour écrire ces vingt-huit pages, s’était bourré dix mois de couleur locale. Il était allé là-bas préparer un roman ; il avait tout vu, tout appris, tout admiré. Il avait ouvert les bras en grand pour prendre tout le pays, et l’effort épuisé, il n’avait rapporté dans le creux de sa main que cette historiette de Dona Pia, la Florentine qui se fit aimer trois fois du même homme, celui qu’elle avait juré d’occuper exclusivement, sans qu’il soupçconnât jamais qu’il n’avait pas eu là trois maîtresses. Ç’aurait pu être un chef-d’œuvre. Celui de Beaudry-Rogeas fut d’avoir renoncé au roman projeté, dont il eût fait quelque chose de court et d’impuissant, si même il eût été jusqu’au bout du pénible élan initial. En condensant ses impressions en des pages si restreintes, il pouvait en renforcer l’expression. L’honneur du douloureux sacrifice était revenu d’ailleurs au secrétaire premier, Chapenel, le compagnon de voyage qui tenait près du « Maître » un rôle obscur et énorme ; le même qui, après avoir démoli le projet de roman, avait disposé du goût et comme de l’ornement dans l’architecture de Dona Pia. Le sujet magnifique était banalement développé — la plume de Beaudry-Rogeas n’avait rien qui lui appartint en propre — mais la femme, cette Pia, était positivement peinte et ressemblante, tant Beaudry-Rogeas avait, par l’œil du peintre Chapenel, vu d’Italiennes renaissance, de ces tableaux sombres que foncèrent tant d’étés et de soleil, de ces visages équivoques de Toscanes, cuivrés par le temps, et leurs yeux noirs aux sourcils pâles, et leurs étoffes en enroulements opulents, où le rouge à chaque siècle s’accentue, quand tout noircit alentour. Et l’histoire s’entrevoyait à travers tant de fresques, tant de colonnes, tant de dômes, tant de loggias, que cette plaquette, éditée aux frais de l’auteur, avait eu son petit succès.

Frédéric s’enthousiasma. La poudre aux yeux que jetait la nouvelle, plus italienne par l’amoncellement des mots nationaux que par la seule pensée de l’auteur, l’éblouit. Son patron revenait vers lui maintenant, habillé d’un veston large d’appartement, peigné, parfumé, les ongles soignés, un nœud de soie noire négligent au cou. Il en fit un demi-dieu. Il était tout pâle d’émotion. Il tendit la brochure.

« C’est beau ! dit-il la voix altérée, je viens de lire un Titien… »

Beaudry-Rogeas sourit.

« Bast ! c’est fignolé avec amour, évidemment ; j’ai eu de grandes joies d’art en écrivant cela ; mais c’est sans importance. Je veux que ma Naissance d’Europe vaille mille fois cela ; et elle les vaudra. »

Frédéric pensait orgueilleusement qu’il serait, pour ainsi dire, le praticien de ce génie. Il nageait dans une demi-béatitude, c’était comme la première coquetterie de la gloire enlaçante avec lui.

Après cela, le maître lui offrit des cigares, vint s’asseoir à ses côtés, les jambes au feu, puis très abandonné dans son fauteuil, parlant avec un imperceptible grain de prétention, et jetant vers son auditeur des regards obliques et satisfaits, il se mit à dire, le cigare enfumant la chambre :

« Cette Naissance d’Europe ce sera mon œuvre, l’œuvre de ma vie, roman psychologico-national. Europe n’est pas mythologique, comme vous pourriez le penser, mais elle est personnelle, c’est pourquoi je ne la détermine pas. Vous dites l’Europe vous autres ; moi je dis Europe. C’est un être moral. Une nation est un être dont les années se comptent par ères. L’Europe n’est pas faite encore ; elle naquit, au huitième siècle, de l’empereur Charlemagne ; quand sera-t-elle accomplie, une, indivisible ? Les siècles des siècles le sauront. Je ne m’occupe que de sa naissance ; Karl fut moins son père que son créateur. Il faut une documentation colossale ; vous m’aiderez. Vous êtes frais émoulu du lycée ; vous me lirez Duchêne : Vita Karoli Magni ; c’est embêtant à traduire, vous verrez cela ! Chapenel est toqué de cette idée ; il veut imaginer pour ce livre une illustration fantastique. Vous ferez au déjeuner la connaissance de cet homme étrange, étrange ! C’est le meilleur des amis, et d’un goût sûr. — Je vous en ai parlé comme d’un chef d’école, c’est presque un chef de secte. Figurez-vous que cet animal-là a l’exécration de la femme, un curé civil, quoi ! Avez-vous jamais rencontré cela, jeune homme ? »

Et Beaudry-Rogeas, doucement secoué de rire, se frappait la jambe de sa main blanche et large qui portait des bagues.

« Il a goûté du mariage, cependant ; il y eut, paraît-il, une Mme Chapenel. Ce devait être quelque venimeuse créature qui empoisonna pour jamais ses jours ; ils ont divorcé. Le divorce a cela de mauvais qu’il remet journellement en circulation de vilaines et vicieuses femmes ; à l’heure qu’il est, l’ex-madame Chapenel empoisonne sans doute d’autres jours que ceux de mon pauvre ami. Ça devrait être défendu. Moi j’exigerais des certificats du mari numéro un pour des noces nouvelles. Je vous garantis qu’il aurait fallu, chez un prétendant, quelque intrépidité pour passer outre au certificat qu’eût donné Chapenel dans la circonstance. Gardez-vous de vous laisser prendre à ses théories, monsieur Aubépine ; elles sont subversives et antisociales. Fumez donc encore celui-ci. »

Frédéric prit un autre cigare, le cerveau troublé par les parfums havanais qui flottaient maintenant ici, mais grisé surtout de ce sentiment qu’il devenait l’ami du grand homme.

« Pauvre Raphy ! je l’accuse parfois d’être fou. Je lui ai dit un jour : Votre mariage a été comme une sorte de méthode Pasteur appliquée à l’Amour. Mais il ne faut jamais lui parler de sa femme, monsieur. Je vous en donne le conseil en passant ; c’est maladroit. Ne lui parlez même jamais des femmes. Ça le fait monter — innocente manie.

— Et manie d’innocence, » dit Frédéric pour faire rire son patron.

« Il y a des femmes bonnes et charmantes, reprit Beaudry-Rogeas en ressaisissant sa gravité ; il yen a qui, malgré leurs défauts, laissent en disparaissant d’immenses regrets. Je suis veuf, monsieur, j’ai eu le chagrin de perdre la compagne la plus jolie, la plus gracieuse… Quel vide dans mon cœur ! »

Il soupira. Frédéric s’émut. Un chagrin, dans cette nature puissante, prenait à ses yeux des proportions géantes ; les douleurs d’un demi-dieu ! Il balbutia les yeux humides :

« Ah ! maître ! je comprends… »

Au demeurant, il ne comprenait pas du tout, car nul veuf n’avait jamais pris mieux son malheur que Beaudry-Rogeas ; ce qui s’expliquait assez quand on savait quel ménage inharmonieux faisait avec lui cette pauvre petite coquette et écervelée Parisienne. Mais cette secrète douleur supposée auréolait encore l’homme de lettres. Lui-même le comprit, et il garda tout un moment un silence désolé.

« Il me reste une fille, dit-il à la fin, une fille qu’élève ma mère. »

Sans savoir au juste pourquoi, rien que d’entendre évoquer la fille de Beaudry-Rogeas, Frédéric rougit et regarda les flammes obstinément. Il ne pensa rien, mais une vision venait de naître en lui, estompée, fluide, vaporeuse, à peine une jeune fille, un bibelot blond, parfumé, raffiné, produit du luxe et du génie.

C’était d’abord une sorte de créature irréelle, symbolique, comme se plaisent à en imaginer les poètes, puis, dans ce jeune cerveau, l’image s’accusait davantage, semblait se concréter.

« Allons ! » au travail, dit brusquement Beaudry-Rogeas comme pour chasser les idées noires. |

Et ils se rendirent ensemble dans l’admirable musée Empire qui était l’officine du romancier. Jusqu’au déjeuner, ils feuilletèrent ensemble, avec de grands respects, un gros volume aux coins rongés, édition du dix-septième siècle. À la volée des pages, on voyait des dates en larges chiffres romains, hauts d’un pouce et mal en équilibre sur la ligne. Les feuillets en étaient jaunes et découpés par l’usage. Frédéric traduisait.

Quand ils entrèrent, à midi, dans la sombre salle à manger aux baies vastes, fermées de vitraux peints, Frédéric aperçut un homme couché plutôt qu’assis dans un fauteuil auprès du feu, et recouvert comme d’un rideau par un journal du matin qu’il tenait en l’air pour le lire. Le journal s’agita, se froissa, se plia, l’homme se redressa, se leva, et Frédéric curieux, intrigué, qui eut presque fait un pas de plus pour mieux voir l’être étrange, se sentit regardé soudain par des yeux qui le fouillèrent et le jugèrent en une seconde. Raphaël Chapenel paraissait à peine un peu plus que l’âge de Beaudry-Rogeas ; il était grand, large de buste, serré dans une redingote noire. Sa face osseuse, forte et rouge, avec une barbe qui, bien que rasée, reparaissait opiniâtre, drue et noire à fleur des joues, avait, sous le sourcil sombre, des yeux gris de fer au regard attardé, persistant, en continuelle analyse, semblait-il.

« Voici notre jeune manœuvre, Chapenel, » dit Beaudry-Rogeas.

Sans dire un mot, souriant seulement comme un augure, Chapenel tendit la main à Frédéric. En même temps, il se tournait vers le maître de maison pour lui lancer :

« Le ministère branle — que vous avais-je dit ? »

L’accueil était froid et impoli, mais le plus extraordinaire futque le jeune homme ombrageux, susceptible, orgueilleux comme il était, s’en contenta. Il ne l’avait pas observé encore ni pressenti, mais Chapenel, dès la première fois, avait une façon de regarder qui vous assujetissait à lui ; il y avait là une sorte d’hypnotisme ; il vous suggérait de l’approbation illimitée à tous ses faits et gestes. N’étant rien au monde, artiste impuissant, peintre paresseux, idéologue hétéroclite et sans méthode, rien que le secrétaire de M. Beaudry-Rogeas, il possédait des forces morales singulières. On ne lui échappait plus, une fois qu’il avait posé sur vous cette sorte de regard dont Frédéric tout à l’heure avait été privilégié.

Au cours du déjeuner, le jeune nouveau venu fut mis au courant de la plupart des idées chères à M. Chapenel. Elles étaient diverses et inattendues. En art, elles se ramenaient à ces trois expressions : Rien n’est beau comme les cathédrales gothiques ; il faudra jeter bas la basilique de Montmartre ; l’art gothique étant aboli, on doit faire naître et admirer l’art nouveau.

Il est loisible à tout le monde d’énoncer en causant de tels aphorismes ; mais Chapenel en avait fait le catéchisme farouche et intransigeant de ses sentiments artistiques. [Il aimait ks cathédrales avec frénésie, ce qui serait encore fort excusable, si la même émotion inverse ne vous retournait pas dans une fureur d’iconoclastes contre les styles autres d’architecture, comme c’était le cas pour cet étrange individu. De même aurait-il pu vouer à la démolition une église dont les formes lui déplaisaient, sans exiger férocement de ses interlocuteurs des adhésions pleines et entières à ses décrets ; car la singularité de cet esprit, qui ne pouvait souffrir de contradiction, était de vouloir plier tout le monde à ses conceptions propres. Pour le modern-style, il n’était pas moins exclusif, ce à quoi s’appliquait encore le seul grief qu’on eût pu lui imputer d’admirer une innovation pleine d’ingéniosité, d’imprévu et de grâce. Les couleurs franches, les belles colorations fraîches de la nature n’existoient plus pour ce peintre, il s’était cantonné dans le vert, et moins encore dans le vert que dans le verdâtre, le glauque, le vert de gris, le vert fluide de l’eau, le vert métallique des bronzes, la couleur mouillée des algues marines et même leurs velours fauves à base de vert. La forme humaine, la beauté classique et vigoureuse d’un corps de femme sain et puissant, tombait pour lui dans ve qu’il appelait plaisamment, bien que sans rire, « le pompier » ; mais il dessinait — particulièrement en imagination, trouvant là son exécution favorite — des êtres longs et filiformes, aux maigreurs arrondies, terminés par des étoffes pendantes qui leur collaient aux jambes, pour ne finir plus ensuite de leurs plis tombant dans le vague, pareils aux figures occultes de fumée que les spjrites voient dans leurs transes. Des cygnes et des paons meublaient ses paysages de cauchemar, dont il ne bannissait pas non plus la seiche et la pieuvre. Il avait aussi brodé sur le thème du crabe, comme une fugue d’ornement, des variations éblouissantes où la bête dénaturée, déformée, s’allongeait, s’étirait comme une étoile torse, dont le centre aurait été forgé en conque et les rayons galbés. Depuis, ce pontife du nouvel Art se sentait l’inventeur du crabe, où il voyait l’une des plus belles formes de la nature. Enfin cet admirateur de l’ogive pensait en avoir trouvé le succédané dans une ligne différente, mais qui en était presque issue, la ligne fille de l’ogive, née de la vie glacée des cathédrales, déposée mystérieusement en germe dans le cerveau de Chapenel, clef sacrée des architectures à venir, c’était… c’était. Et toujours à ce moment une pudeur de naïveté ou de cabotinage retenait le secret sur ses lèvres de créateur. L’idée chère, le mot fécond, l’embryon des merveilles futures, il ne le livrerait que dans le triomphe d’une apothéose, il le coucherait dans le berceau glorieux d’un aréopage, d’une académie. Il rêvait pour sa conception d’une naissance d’Art officielle. Les oreilles privées, même amies, n’étaient pas faites pour le recueillir, et Beaudry-Rogeas lui-même n’en savait encore rien, sinon que le mot des grandes révolutions de demain dormait là, sous le front du génie…

Des idées de Raphaël Chapenel, ce fut ce que Frédéric apprit à ce premier déjeuner. Cet homme original en avait évidemment d’autres et non moins arrêtées, mais celles-ci suffisaient à armer la conversation d’un repas, Il n’avait pas attendu d’ailleurs plus longtemps pour les développer avec cet art étrange de parole qu’il possédait. Frédéric se sentait emporté vers des régions mentales nouvelles, comme par des eaux violentes contre lesquelles il luttait instinctivement et en vain. Rien ne fut pour lui plus impressionnant que ce déjeuner dans cette sombre salle à manger, où le domestique qui servait marchait sans bruit dans la laine du tapis ; où Ia suspension pesante de fer forgé moderne retenait, au-dessus de la table, dans ses volutes, de lourdes bêtes d’eau métalliques ; où les buffets lointains, perdus dans le noir du fond, s’offraient comme des conques marines ; où le maître de maison, l’auteur de Dona Pia, béat, satisfait, souriait des lèvres et des yeux entre ses favoris roux ; où Chapenel, de sa voix mâle, sourde et monotone, parlait, parlait sans cesse, énonçait doucement, presque sans chaleur, ses théories bizarres qui s’insinuaient, vous enveloppaient traîtreusement, avec retenue, avec réserve, sans qu’un éclat de voix suscitât en vous la démangeaison de discuter.

Il laissait en Frédéric un jugement trouble. Le jeune homme, incertain, ignorait encore s’il devait laisser aller sa confiance vers cet équivoque pasteur de cerveaux. Il étudiait aussi Beaudry-Rogeas. Il cherchait à discerner sous sa vie mondaine, la vie sentimentale, et ne la trouvait pas. Cependant, une journée passée dans l’intimité de ce grand homme condescendant, une journée de collaboration loin de Chapenel, qui flânait en ville et l’eût glacé de son regard inquisiteur, pesant et tombant sur vous comme du plomb, mit un abandon entre le jeune secrétaire et son maître, et le soir, quand on alluma les lampes, il vint à Frédéric un besoin de confidence, et tout simplement, sans y être invité, il conta sa vie triste.

Le littérateur Beaudry-Rogeas l’écoutait avec intérêt. Cette histoire vécue passionnait en lui le romancier ; et il y avait aussi dans son être un fond de bonté facile qui s’émut. Frédéric comprit qu’il agitait en parlant des pitiés, des étonnements, des sympathies dans le cœur de son patron, et sans démêler la part que le professionnel des émotions décrites prenait avidement à ces confidences, il fut touché délicieusement et se sentit naître là une glorieuse, une flatteuse amitié.

Ce fut dans une sorte de fièvre qu’il retrouva le soir sa mansarde à papier bleu. Les idées de M. Chapenel, le génie de Beaudry-Rogeas, sa bienveillance, jusqu’à l’époque lointaine évoquée par les vieux chroniqueurs, le grisaient. Il entrevoyait une vie nouvelle, il pensait à des fêtes ruisselantes de lumière dans l’hôtel Beaudry-Rogeas, il s’y voyait jouer un rôle imprécis encore, entouré de toutes les illustrations des Lettres et des Arts ; il voyait — suprême gloire — son nom, « Frédéric Aubépine», écrit en lettres d’imprimerie dans des revues, dans des journaux. Il se vit monter en fiacre sur le boulevard, pendant que de jolies passantes se poussaient le coude et disaient : « Regardez donc, ma chérie, c’est Aubépine, vous savez bien, le critique d’art dont tout le monde parle. » Et ce mot de critique d’art, venu par hasard à son imagination surchauffée, s’y fixa tout d’un coup, fut arbitrairement le point précis de ce que les nuageuses Anglaises eussent appelé ses « châteaux aériens ». Les conversations de la journée l’induisaient à cette tendance et déjà, sans qu’il se l’avouât, déjà les sentiments de Chapenel pesaient en lui…

Il devait ce soir-là écrire à Mlle d’Aubépine ; soudain ce devoir l’ennuya. Il vint s’accouder à la fenêtre qui s’ouvrait toute grande sur l’immense Paris noir, sur son bruit de houle, sur les buées lumineuses flottantes au ciel, embrasées par les myriades de feux d’en bas. Un peu au delà dans la rue, l’hôtel de l’écrivain dressait sa façade sculptée. Il rêva là, longtemps. Il était aussi l’Enfant de Paris,

Paris le revendiquait à son tour.

VII

Penché sur le marbre d’une commode, ayant sous sa plume un papier cuir imprégné de talent comme les gens célèbres savent en avoir pour les lettres, Frédéric écrivait, sous la dictée de Beaudry-Rogeas qui, du cabinet de toilette voisin, tout en s’inondant sous l’éponge, lui lançait ses phrases. La missive s’adressait à sa fille… Entre deux cascades d’eau sur les cuvettes de marbre, on entendait :

« Ma chère petite Rosine. Ton papa s’ennuie bien de toi — je voudrais que ta grand’mère et toi veniez me voir — on me dira si mademoiselle est contente de toi, de tes progrès. J’espère que tu ne t’ennuies pas trop l’hiver à la campagne. Il ne faudra plus que M. Chapenel te fasse peur — dis-toi bien qu’il est très bon sous son aiç sévère. J’ai depuis quelques jours un autre jeune secrétaire que tu verras et que tu trouveras très gentil, j’en suis sûr. Adieu, ma Rosine, ton père qui t’aime tendrement… »

Ce fut de cette lettre que devait dater le second roman de Frédéric, Il était devenu cramoisi. Devant lui, sur la commode, posait sous verre un profil grisaille sur un fond gris ; c’était une fillette, une jeune fille, la grâce même de la quinzième année ; ses cheveux, qui paraissaient soufflés et blonds sous l’artifice photographique, se tressaient à la nuque ; elle souriait ; on apercevait sous la lèvre la pointe blanche d’une dent ; les cils étaient bien venus, semblaient vibrer. N’était-ce pas là Rosine ?

Ce ne fut pas sans un tremblement léger de la main qu’il écrivit : « Ma chère petite Rosine » et la présentation qu’il faisait de lui-même au nom du papa, sous l’aspect de « gentil secrétaire », ne l’avait pas laissé absolument froid. Dans le courant de la journée, il lui arriva d’y penser plus qu’au notaire auquel il avait écrit pour son patron une lettre de rendez-vous. La photographie, le fin profil grisaille jouait à peu près tout le rôle dans ce trouble exclusivement cérébral. Il brûlait à chaque instant d’adresser mille questions au père sur l’adorable petite personne, mais il y avait dans son sentiment quelque chose de clandestin, qui voyait facilement tout le monde aux aguets de ses subtiles et secrètes sentimentalités. Il se taisait.

Rosine ! ce seul nom était si charmant ! Et il faisait un parallèle entre cette petite créature. pétrie de finesse et de goût, ce profil de bijou italien auquel la photographie donnait des reliefs vaporeux de lumière, et cette grosse poupée de Camille, dont un large ruban nouait avec peine la taille épaisse. Elles étaient sans doute du même âge, et il sentait en celle-ci les gracilités, les ombreux sourires, jusqu’au mystère muet des lèvres de la femme. Les rusticités de la campagnarde faisaient ressortir les grâces de la Parisienne.

Un de ces soirs, comme on l’avait prié de rester à dîner, et que Beaudry-Rogeas attardé ne rentrait pas encore, il se trouva en tête à tête, dans la salle à manger où il attendait le maître de céans, avec Chapenel. C’était la première fois qu’ils se voyaient seuls. Étendu dans son fauteuil devant la cheminée, le premier secrétaire grattait du bout de son soulier carré l’entablement du marbre. Debout près de lui, Frédéric considérait le jeu des flammes dans les bûches.

Chapenel tira sa montre.

« En retard, en retard aujourd’hui, notre ami.

— Tout est permis aux grands hommes, releva Frédéric naïvement.

— Vous dites cela en riant, je pense ? fit Chapenel en se retournant vers lui, le regard vif.

— Je ne ris pas. Je dis : tout est permis aux grands hommes ; M. Beaudry-Rogeas est un grand homme, ou un homme de grand talent, comme vous voudrez.

— Non ! »

Et Frédéric commençait à sentir sur lui le regard insupportable de cet homme brun, velu, presque fauve, ces deux yeux noirs férocement intelligents d’animal humain, brillants dans les pommettes rouges. Il comprit une telle puissance dans cet être, que désespérément il abandonna toutes ses idées, comme un oiseau fasciné par une bête de proie, et qui se sent vaincu avant la lutte.

— « M. Beaudry-Rogeas a du talent, insistait-il, toutes ses pensées en désarroi déjà.

— Vous n’avez jamais lu ses œuvres, alors ?

— J’ai lu Dona Pia. »

Il ne parlait plus qu’à mi-voix.

« Dona Pia ! Dona Pia ! La belle affaire. Si je ne lui en avais pas coupé les quatre cinquièmes, ç’aurait été triste ! Le sujet était malpropre et peu intéressant. Qu’est-ce que cela peut nous faire à nous, ce qui se passait dans la chambre à coucher de cette noble courtisane, et si elle trompa trois hommes dans la forme du même ? Ces choses-là ne se racontent pas. Voilà du reste assez longtemps qu’on met en littérature l’Art au service de l’Amour. Il serait temps de commencer à trouver autre chose. »

Frédéric hasarda :

« Ce sera toujours la grosse question. »

Chapenel haussa les épaules.

« Allonc donc ! Il y a tout de même autre chose que ça dans Îa vie, et sans l’illusion dont les poètes et les littérateurs ont habillé cet instinct, on l’aurait peut-être depuis longtemps remis à sa place. Au lieu de cela, on le divinise. Il y a eu des gens pour crier contre les romans-feuilletons qui dévoilent la psychologie du crime, ses adresses, ses inventions, ses dessous inconnus ; mais le grand roman, lui, fait l’apologie de l’amour ; on pourrait se dispenser de cela. Comme dans toute femme il dort une dona Pia, elles ne sont que trop disposées à s’instruire, dans le roman, de toutes les ruses, de toutes les roueries dont elles sont inconsciemment riches.

— Elles n’ont pas besoin, pour cette instruction-là, de lire des romans, dit amèrement le jeune homme qui pensait à Fleur de Lys.

— Il n’y a tout de même pas de quoi chanter et glorifier le métier qu’elles font. Je l’ai dit à Beaudry-Rogeas, mais il n’a pas voulu démordre de son histoire ni en omettre un détail. Après cela, c’était un canevas à descriptions. Les siennes sont plutôt faibles. C’est de l’impression photographique. De la peinture jamais ! Beaudry-Rogeas n’est rien moins qu’impressionniste — il n’est guère que riche ; donnez-moi ses soixante-cinq mille livres de rente et j’aurai vite autant de talent que lui-même — sinon plus, soit dit sans l’offenser.

Frédéric le regarda sans une surprise pénible et ressentit de nouveau la force de cette intelligence. Certes, il n’aimait pas que ce compagnon de tous les jours, cet associé de la vie de son maître le diminuât, le réduisît à ce point ; on devinait l’envie mortifiée et révoltée dans ses paroles ; mais du même coup cependant, Frédéric vit tomber l’auréole de l’homme de lettres ; ce ne fut plus pour lui qu’un opulent amateur ; Chapenel l’avait remis à sa vraie place. On n’allait pas contre les jugements édictés par cette bouche. Déjà l’œuvre de ce magnétiseur commençait ; il tenait plus qu’à moitié Frédéric avec ces liens dangereux d’invisible autorité dont l’enlacé ne se sent même pas enveloppé.

Alors, le jeune homme lança tout à coup.

« Sa fille, quelle sorte d’enfant peut-elle être ?

— Pour le moment, c’est adorable, dit Chapenel, dont le visage s’éclaira comme d’un sourire ; c’est l’innocence du jeune serpent… Plus tard, elle suivra le chemin des autres. »

Cette phrase travailla longtemps l’esprit de Frédéric. Il devait se souvenir souvent, plus tard, comment cet homme amer, à la seule pensée de Rosine, s’était apaisé et comme réjoui. On le voyait chérir cette enfant ; il l’avait dite adorable. Le jeune homme, à ce mot, sentit comme un nuage passer dans son cerveau, et il évoquait le profil grisaille aux longs cils blonds, avec la pointe blanche de la dent dépassant la lèvre. Il y avait eu un charme jusque dans cette comparaison « c’est l’innocence du jeune serpent », qui lui montrait l’adolescente plus fuyante, plus insaisissable, plus mystérieuse et féminine.

Et il se débattait contre les théories de Chapenel sur l’instinct de l’Amour ; il les trouvait injustes et vraies, antipathiques et irréfutables. L’amour est-il odieux-ou beau P faut-il le cacher comme une honte, ou le déployer comme une fierté ? Le problème ne se fût pas posé la veille dans ce cœur jeune, un peu triste et déçu, mais vif et sentimental. Aujourd’hui, ce jeune cœur l’élaborait péniblement, élevant avec effort, pensée par pensée, sa logique tendre sous cette lourde pesée qu’exerçait déjà sur lui la main de Chapenel.

Huit heures étaient sonnées ce soir-là quand Beaudry-Rogeas rentra. Il arrivait pressé, haletant, essoufflé et — nuance que sentit Frédéric averti — légèrement confus d’avoir retardé Chapenel, dont l’estomac délicat requérait des heures de repas régulières. Son prestige de grand homme était tombé. Le jeune secrétaire l’analysa strictement pour la première fois. Ses yeux clairs, plus satisfaits que pensifs, s’agrandissaient ce soir d’un semblant d’effroi et se fixaient ainsi sur Chapenel ; son visage, frais comme de la cire peinte dans le doré des favoris, manquait de ce trait cérébral qui modèle, creuse, ravage, martèle les êtres de grande pensée. Frédéric s’étonnait maintenant d’avoir pu imaginer dans cet homme la grandissime mentalité qu’il lui croyait encore tout à l’heure. Il y avait bien un maître ici ; mais ce n’était pas Beaudry-Rogeas.

Silencieux et amusé à ce dîner, le jeune homme suivait ce jeu de deux esprits dont l’un captait l’autre, celui-là même qui croyait posséder le premier. La conversation entre les deux hommes restait nébuleuse et secrète ; il la devina plus qu’il ne la comprit. Chapenel disait :

« Vous revenez encore de là-bas ? je m’en doutais. »

Troublé, confus, le maître de maison s’efforçait à prendre de l’assurance pour répondre :

« Eh bien ! oui, j’en reviens ; il le fallait. On ne refuse pas un service demandé. C’est ce qui m’a mis en retard, mon pauvre Chapenel ; j’ai dû courir rue Blanche chez l’organisateur du concert norvégien, puis de là revenir rue Notre-Dame-des-Champs pour rendre la réponse ; enfin c’est fait. Tout est entendu.

— Elle jouera ?… »

Ce pronom féminin illumina pour Frédéric :

le drame obscur que cachait Beaudry-Rogeas. Il interpréta la fureur à peine retenue de Chapenel pour dire : « Vous revenez de là-bas ! » Là-bas, le logis de cette femme, une artiste sans doute, une musicienne. Et Frédéric se ressouvint de quelque chose d’amoureux qu’avait eu son patron pour se défendre, pour répliquer : « On ne refuse pas un service », pour prononcer : « rue Notre-Dame-des-Champs ». Ce fut en lui le signal d’une sympathie d’un nouveau genre envers l’homme de lettres, et d’instinct il prit son parti contre le rigoureux empêcheur d’aimer, dont il pressentait le rôle dans cette histoire.

Beaudry-Rogeas continuait :

« Le programme est à peu près constitué. Elle jouera ses Rapsodies dalécarliennes, dont elle m’a interprété ce soir quelques pages admirables. »

Chapenel haussa les épaules.

« Elle aurait pu jouer : En revenant de la Revue, ç’aurait été admirable encore, répliqua-t-il, comme avec mélancolie.

— Non, Chapenel, vous ne savez pas, vous ne pouvez pas savoir ; vous haïssez la musique et cela déteint sur les musiciens. Cette créature-là possède un tempérament organisé comme nul autre. Toute l’arithmétique, qui est la base de la musique, elle la tient dans son cerveau, et toute la passion, qui en est l’âme, elle l’a dans son âme, dans ses nerfs. Ce corps est presque un instrument ; mettez-le en contact avec n’importe quel clavier, les harmonies éclatent.

— Comme il l’aime ! » pensa Frédéric attendri.

L’humeur de Chapenel s’accentuait avec la chaleur que mettait à parler le maître de maison ; on voyait son sourcil noir se serrer, ses yeux se creuser ; à la fin, son regard se posa insoutenable sur Beaudry-Rogeas.

« Vous savez ce que je vous ai dit, mon cher ami, » prononça-t-il tranquillement.

Il n’ajouta pas un mot, et Beaudry-Rogeas se tut. Frédéric éprouvait, d’être en tiers ici, une gêne profonde. On eut beau parler d’autre chose ensuite, il avait l’esprit possédé de ce qui s’était passé sous ses yeux. Il lui vint tout à coup le sens de cette maîtrise inouie exercée par Chapenel sur celui auquel il était censé obéir. D’aimer une femme, l’autre n’avait même pas le droit, et quand il s’exaltait à louer une personne dont il était visiblement enthousiaste, son secrétaire lui imposait silence. On aurait cru voir un adolescent surveillé de près par un précepteur omnipotent, qui eût eu la charge d’étouffer à leur éveil les plus tendres, les plus anodines passions.

Plusieurs jours se passèrent. La mystérieuse musicienne rentra dans l’ombre ; ni Chapenel ni Beaudry-Rogeas n’eurent plus à son sujet de différend, du moins devant Frédéric. Le roman hypothétique se faisait plus émouvant d’être plus imprécis. Ce que son maître avait perdu à ses yeux de n’être pas un grand homme, il le retrouvait d’être un homme sentimental. L’inconnue demeurait dans le vague, artiste vibrante et créatrice. Sur les entrefaites, Beaudry-Rogeas dictait au jeune homme ce billet :

« Ma Rosine chérie, je t’attends jeudi avec ta grand’mère, et je grille de pouvoir enfin t’embrasser. Prie grand’mère de m’apporter les quittances de loyer de la campagne, etc… »

Frédéric devait avoir l’imagination indiscutablement surexcitée, car il prit pour tracer la ligne : « Ma Rosine chérie, » qui ne comportait que les mots les plus courants d’un père à sa fille, une écriture remarquablement dénaturée. Naissance d’Europe, dont il recueillait toute cette journée les éléments dans Vita Karoli Magni — Chron. Eginhardi — devait l’occuper évidemment beaucoup moins que le genre de costume dont il se revêtirait le jeudi suivant. Après s’être longtemps examiné devant la glace trop petite de sa chambre, où pour se voir dans son entier il devait se mirer en deux parties, la première fois de près pour le buste, la seconde, de recul pour le pantalon, il se jugea mal vêtu. Sa jaquette longue, aux pans fuyants et mous, démodée, n’avait rien de commun avec les vestons riches de Beaudry-Rogeas, dont la coupe, large et précise à la fois, avait en soi-même sa raideur et sa tenue, si bien que leur négligé voulu possédait la plus stricte élégance. Elle ne ressemblait pas non plus, cette jaquette, à la redingote ample de Chapenel, moulée au torse large de l’artiste, les basques flottantes, enveloppantes, tombantes sans un pli. Tous ces souvenirs, ces impressions, Ces comparaisons, se réduisirent chez Frédéric en cette réflexion, qui indiquait assez l’état de son esprit, et la marche de ses idées depuis quelques semaines.

« J’ai l’air d’un monsieur de Parisy ! »

Il n’hésita pas. Quoique la soirée fût avancée, il prit un fiacre et se rendit chez un tailleur anglais, où on lui fit longtemps palper des étoffes diverses, sur lesquelles il n’avait aucun sentiment. Il montra du doigt, sur des modèles, la forme qui lui parut la plus britannique, et comme il avait encore cinq jours devant lui, se fit promettre le costume pour le redoutable jeudi. Il passa ensuite chez le chemisier : dans une illumination féerique, reflétée de mille glaces, posaient les rondeurs glacées des manchettes, des cols éblouissants ; les soies, les satins des cravates, les plastrons plissés, brodés, calamistrés. On lui essaya des faux-cols hauts d’une main, qui lui dressèrent le menton comme un collier de supplice ; il fut si enchanté de cette forme, qu’il en acheta une boîte sur-le-champ ; il choisit des cravates de damas à palmes, qui imitaient la décoration « modern » ; il les prit d’un glauque incertain d’algue ou de sel de cuivre légèrement excentriques…

Il avait décidé, pour n’attirer point l’attention sur ce changement de condition qui se faisait dans son élégance, de n’arborer qu’une à une ses innovations. Le lendemain matin, il arrivait à l’hôtel avec une coiffure nouvelle. Sa chevelure, qui commençait à s’épaissir, était lustrée et, à grand effort de peigne, divisée en deux courants d’ondes par une raie. Il fut étonné, en pénétrant dans la chambre de Beaudry-Rogeas, d’y trouver Chapenel. Les deux hommes discutaient ; le secrétaire frémissait de colère sourde ; il criait quand Frédéric ouvrit la porte : « Vous vous laissez rouler par une intrigante ! » Le visage frais et rose de l’écrivain avait pâli… Le jeune homme, par discrétion, voulut se retirer, mais on le rappela et ce fut Chapenel qui sortit. Ses yeux fulguraient ; le rouge de son teint avait monté au front, il reparaissait jusque sous les noirs bleus de la barbe mal rasée.

« Vous ne me dérangez nullement, dit Beaudry-Rogeas avec une nuance affectueuse que Frédéric remarqua, vous ne me dérangez jamais ; précisément ce matin, j’ai besoin de vous pour des lettres ; c’est à l’entrepreneur de Seine-et-Oise ; vous écrirez pendant que j’achève de m’habiller ; vous voulez bien ? »

C’étaient les fonctions de chaque matinée pour le jeune secrétaire ; ce qui le surprit, ce fut moins l’ordre que cette tendance amicale dont son patron accentuait la nuance.

« Maître, je suis tout à vous. »

Dona Pia n’est pas un chef-d’œuvre, c’est entendu, pensait-il en luttant contre l’influence méchante de Chapenel, mais l’auteur est un brave homme auquel je suis content de me dévouer.

Et il eut un regard furtif vers la photographie de la commode. D’avoir écrit la veille : « Ma Rosine chérie », le fit sourire agréablement.

Il achevait sa lettre d’affaires quand Beaudry-Rogeas, les bretelles à demi-boutonnées, survint près de lui comme impulsivement. Sur une chaise Louis XVI en satin blanc broché de mauve, un gilet avait été jeté ; l’écrivain le saisit, fouilla la poche, y prit un portefeuille et ouvrit les paperasses au carton d’un portrait de femme.

« Tenez, dit-il d’un air indifférent, voici la personne dont nous parlions l’autre jour à table, Raphaël et moi ; une musicienne hors ligne, vous savez ; c’est la fille d’un Suédois et d’une Américaine. Elle est extraordinaire. »

Légèrement troublé, Frédéric aperçut des traits de blonde, pâlis, fanés ; un air triste et doux ; une auréole de cheveux vaporeux que la photographie donnait en blanc.

« Elle est délicieuse, dit-il par respect pour le mystère qu’il devinait,

— Elle l’a été, fit Beaudry-Rogeas qui jouait le sang-froid. Le chagrin l’a vieillie avant le temps. Elle est veuve, sans autre fortune que son immense talent, qui malheureusement n’est pas connu ; alors je voudrais l’aider, vous comprenez, la mettre en évidence, la faire apprécier. Cette femme-là n’a que trente-huit ans ; le portrait ne la flatte ni ne la rajeunit. J’aurais aimé qu’elle vint un soir faire de la musique ici ; je l’aurais invitée avec quelques amis. Duval, de l’Institut, et mon bon camarade Ménessier, du Conservatoire ; c’aurait été excellent pour elle… seulement, voilà… on me dit… il se pourrait en effet qu’on trouvât étrange… »

Sans qu’il s’expliquât davantage, Frédéric comprit ici le veto de Chapenel, qui ne voulait pas de femme dans la maison.

« Mais moi, maître, dit-il, je trouverais parfaitement bien que cette dame, une artiste, soit reçue ici, surtout si la chose vous plaît et qu’au surplus elle lui agrée.

— Certainement, je ne vous dis pas… mais je ne voudrais pas non plus que cette femme respectable fût considérée avec malveillance ; oui, il est mieux, il est mieux qu’elle ne vienne pas. Elle est malheureuse, elle est pauvre, toutes choses suffisantes pour qu’on dise d’elle en la voyant venir chez moi : c’est une intrigante. »

Frédéric reconnut là le mot de Chapenel et n’eut plus de doute.

« Mais dites-moi, mon cher ami, poursuivit Beaudry-Rogeas, aimez-vous la musique ? Oui, n’est-ce pas. Tous les gens un peu bien aiment la musique, sauf ce pauvre Raphaël. Alors vous serez content d’entendre Mme Ejelmar. — Un de ces soirs vous viendrez avec moi la voir à l’orgue, dans une église quelconque. Elle est fort dévote, les curés la connaissent bien, et elle a de ce chef une dizaine d’orgues à sa disposition. »

Au fond, c’était Chapenel qu’il brûlait de donner comme auditeur à son amie, et Frédéric n’était qu’un pis aller ; mais on le sentait ce matin-là sur une pente irrésistible de confidences ; il débordait, il avait besoin de parler, fût-ce au premier venu, de cette femme, de prononcer son nom, de dire sa vertu après l’offense du peintre.

Cette conversation laissa d’ailleurs Frédéric fort rêveur. Il sentait là le parfum spécial du roman parisien, exalté, un peu fou, clandestin, revêtu comme d’un manteau par la mondanité, magnifiée du fait même des millions de l’amoureux, embelli du talent de l’artiste, extravagant et secret. Et ce fut bien pis le soir du lendemain, quand, après le dîner, Beaudry-Rogeas, soigné, parfumé, l’air tout à fait grand homme dans sa cravate blanche, au fond noir du coupé, avec le feu perçant et fin du diamant au plastron de sa chemise, l’emmena si amicalement à Sainte-Clotilde. Il avait lui-même un faux-col qui le faisait ressembler à un Anglais, ce dont son maître le complimenta. Paris scintillait, obscur, immense et magique. Cette aventure inavouée à laquelle il était mêlé grisait Frédéric ; il avait l’impression que cette voiture roulant dans la nuit l’emportait plus loin, plus intimement que jamais au cœur de la ville. Il respirait une atmosphère d’amour. Ce qui était au juste entre cette étrangère et Beaudry-Rogeas, il l’ignorait ; mais il prêtait d’avance à l’idylle un avancement que rien ne justifiait. Ce qui éclatait, c’est que l’écrivain chérissait cette musicienne, la rajeunissait dans ses termes, l’enveloppant d’admiration, de protection, de respect. Et il enviait, malgré lui, quelque chose de semblable, un roman parisien aussi, en ayant les grâces, l’élégance, la fièvre, les obstacles adorables qui font qu’on se cache, et le masque de scepticisme, sourire ou poudre de riz, sous lequel on joue son drame. À cette minute précise il vit la petite Rosine et prit conscience de l’aimer.

Le rendez-vous était à l’église, près de la porte latérale. Au-dessous du bénétier, sur un prie-Dieu, une femme était agenouillée. Debout à ses côtés, les deux hommes attendirent un instant qu’elle relevât la tête, qu’elle gardait cachée dans ses doigts longs vêtus de gants de fil ; soudain son visage tourna vers eux, demeura glacial un moment et sourit en reconnaissant Beaudry-Rogeas. Elle était pâle et décolorée ; elle avait de grands yeux gris sans nuances, comme l’eau ; ses cheveux débordaient en touffes d’argent de chaque côté du petit chapeau de feutre noir ; un grand collet, légèrement défraîchi, revêtait sa personne frêle. Elle avait l’air misérable, mais infiniment plus jeune que Frédéric ne l’avait pensé. On aurait dit une jeune fille, tant elle paraissait craintive et soumise devant l’écrivain qu’elle appelait « Monsieur » avec une Cérémonie, une déférence infinies.

Celui-ci lui présenta le jeune homme ; elle le salua timidement, hâtivement, le remercia de venir l’entendre et s’en fut à la recherche d’un sacristain qui les éclairât par l’escalier du grand orgue. Il vint en surplis blanc, un rat-de-cave fumeux à la main. La jeune femme se glissa derrière lui le long des spirales de l’escalier tournant ; elle ressemblait à une ombre, à une âme du purgatoire, marchant ainsi sans bruit, sans poids, sous les lueurs ombreuses du lumignon. Elle était si peu vivante, si peu remarquable, si éteinte et si pauvre qu’on ne se demandait ni d’où elle venait, ni qui elle était. C’était une passante rencontrée par hasard et qui n’intéresse pas. L’idylle du millionnaire s’infirma même aux yeux de Frédéric de s’incarner sous les traits de cette quasi-indigente.

Elle ouvrit l’orgue et s’y assit. Pendant qu’elle dépliait son rouleau de musique, Frédéric bâilla et se pencha à la tribune. L’église était noire, vide et invisible comme un gouffre au-dessous de lui, et il monta de cette grande chose béante, de l’encens, de la fumée des cierges.

Mme Ejelmar, ses gants ôtés, posa sur les touches ses longues mains osseuses et blanches. Le collet glissa à sa taille, la forme de son corps d’enfant apparut, serrée dans un jersey noir de six francs. Ses yeux étaient troublants, incompréhensibles et angéliques ; mais tout son pauvre être était si fané, si usé ! pensait Frédéric.

Tout à coup un bruit monstrueux siffla dans les tuyaux d’étain derrière eux. C’était l’accord initial d’un prélude qu’avaient déposé d’un mouvement presque invisible, sur le clavier, les frêles mains blanches ; il roula sous la voûte comme un tonnerre ; il s’en alla vibrer sous les arcades, jusqu’à l’abside lointaine qu’on ne voyait pas. Et il en naquit d’autres qui dessinèrent dans leur fracas la phrase lentement déroulée d’une pensée musicale. L’église en était tout emplie et bourdonnante. Frédéric vint s’accouder de nouveau au rebord de la tribune, et il se sentit au cœur un petit spasme d’émotion.

Il s’était allumé là-bas, par delà le chœur, à l’ultime chapelle, une flamme de gaz ou de cierge que masquait un pilier ; et maintenant, toute l’arcature fuyant en perspective des ogives se découpait sur ce fond faiblement lumineux. Le vaisseau aérien se perdait toujours dans les ténèbres ; les bas-côtés illimités dans l’ombre s’entrevoyaient profonds et insondables par les baies géantes des piliers ; elle était devenue, la gothique et charmante église, une monstrueuse cathédrale de nuit, de songe, dont les abîmes pleins de la gloire de l’orgue donnaient à Frédéric le vertige, dont l’immensité mystérieuse et sonore mesurait la force des harmonies répandues.

Alors il se retourna vers Mme Ejelmar, comme pour s’assurer que cette timide et faible personne créait en effet, toute seule, ce fleuve torrentueux et puissant de musique.

Elle le créait. C’était à présent la fugue qu’elle jouait, elle la jouait de toute sa personne ; elle et l’instrument géant n’étaient plus qu’une chose unique ; on ne distinguait plus la femme du meuble apocalyptique, bête vivante et mugissante qui l’enchâssait ; son visage blanc, fasciné, se courbait sur le pupitre ; l’ivoire de ses mains couvrait et caressait l’ivoire des notes ; son buste pliait vers l’orgue, et pour que tout son corps fût en œuvre, aux réponses de la fugue, c’étaient ses pieds, ses pieds nerveux et vifs, qui brodaient sur le clavier de bois les astragales du contre-point.

La musique — trois feuillets aux portées fines — était notée à la main d’une écriture maigre, indéchiffrable. Beaudry-Rogeas, glorieux, triomphant, les yeux mouillés et radieux, vint dire à l’oreille du jeune homme en deux mots qui tremblaient :

« C’est d’Elle. »

Et Frédéric comprit comment ce prince de l’argent et du luxe aimait cette autre princesse d’art, émaciée dans sa pauvreté. Elle lui parut divine. L’orgue se tut, elle se reprit, se redressa, se ressaisit. Transparente et monacale, elle remonta jusqu’à ses épaules sa mante noire. Les deux hommes l’entourèrent, la félicitèrent. Beaudry-Rogeas serrait ses mains brûlantes. Frédéric, tout à fait grisé, faisait des hyperboles pour mieux la louer, et les yeux gris de mer, illisibles, eurent des phosphorescences de plaisir sous leurs paupières fripées qui se baissaient.

Ils redescendirent tous les trois l’escalier de pierre chenue, Frédéric, le premier, élevant le lumignon pour éclairer la jeune femme. Au tournant de la spirale, il entendit derrière lui un chuchotement ; il crut deviner un murmure de tendresse. Indulgent et protecteur, il poursuivit seul sans se retourner, laissant toute une minute dans l’ombre le couple arrêté.

À la porte, il se hâta de dire le premier :

« Maître, je vais rentrer seul, pendant que vous reconduirez madame jusque chez elle. »

Mais il fut stupéfait de lire une sorte de terreur dans le visage de la musicienne.

— « Non, je ne veux pas ; je préfère rentrer à pied ; il faut que je rentre à pied ; j’ai des courses ce soir, j’aime mieux… non, monsieur, non, merci, je Vous suis si reconnaissante, si reconnaissante ! »

Beaudry-Rogeas insista, plus suppliant qu’elle encore.

« Laissez-moi vous reconduire, je vous en prie… vous en aller toute seule, à cette heure !

— Non, monsieur, continuait-elle, comme plus peureuse ; je serai vite rendue, j’ai l’omnibus, il me met à ma porte ; non, merci ; je vous remercie tant ! »

Eh bien quoi ? se disait Frédéric ; où en sont-ils donc au juste tous les deux, qu’une promenade ensemble en voiture l’effarouche tant !

Elle se raidit, résista si désespérément qu’il fallut bien la laisser s’en aller seule ; elle s’enfuit plus qu’elle ne les quitta ; on la vit disparaître dans le noir de la rue de Grenelle, sa forme noire, silencieuse, rasant les maisons.

« Admirable ! admirable ! maître, disait dans la voiture Frédéric encore enthousiasmé ; quelle magicienne !

— N’est-ce pas ? répondait l’amoureux avec béatitude ; je vous l’avais bien dit. »

Et une minute après, il ajoutait :

« Pauvre créature isolée et perdue, ignorée, méconnue. Quand je songe à sa vie triste. Vous ne savez pas quelle âme fière, quel cœur exquis cela fait… Voyons, Aubépine, ne croyez-vous pas qu’à vivre près de cette femme-là, un homme serait heureux ? Que ce serait une compagne discrète, adorable ?… Dire qu’elle passe ses jours dans une effrayante solitude. »

Il se fit un silence. Ce fut seulement en côtoyant le parc Monceau que Beaudry-Rogeas se reprit à dire :

« Vous ne parlerez pas d’elle ni de notre soirée devant Chapenel, n’est-ce pas, mon cher ami ; son exécration de la femme l’aveugle, et d’entendre seulement parler de Mme Ejelmar lui donne ses nerfs, à ce pauvre Raphy. »

Frédéric eut un haut-le-corps. Est-ce qu’on ne pouvait pas, dans l’occurrence, jeter par-dessus bord « le pauvre Raphy ». Est-ce que celui qui appointait chaque mois cet autocrate d’âmes ne pouvait pas s’en débarrasser quand il devenait trop gênant ? Il paraissait clair que Beaudry-Rogeas était passionnément épris de l’étrangère, qu’il rêvait de l’associer à sa vie, de s’unir à elle. De son côté, l’indéchiffrable créature, ou fort religieuse, ou démesurément rouée cette dernière conjecture ne vint même pas à l’esprit de Frédéric — requérait le seul mariage : dans l’escalier de l’orgue, il avait entendu comme une lutte pour un baiser. Alors, le malheureux millionnaire se trouvait tiraillé atrocement par ces deux influences contraires et puissantes, le tendre amour de l’artiste qui le suppliait si doucement d’une part, et de l’autre la terrible omnipotence de celui qui, sournoisement, était son maître. Pour Frédéric, la résolution était bien simple : supprimer Chapenel. Il ne sentait pas que, pour Beaudry-Rogeas, c’était justement la solution impossible.

En rentrant chez lui, ce soir même, il trouva sur sa table une lettre de sa tante. Les préoccupations étaient en lui si épaisses, si lourdes, qu’il l’ouvrit sans hâte. La Bergerie s’éteignait, se perdait de plus en plus dans la nuit de ses souvenirs. La vie, pour lui, c’était Paris, Paris qu’il venait d’entrevoir, mystique, féminin, passionné, souverainement enveloppant et dominateur dans l’aventure de ce soir,

« Comme tes lettres se font rares, mon bon chéri, disait Mlle d’Aubépine, tu as donc beaucoup à faire ? À peine si nous connaissons tes occupations, elles sont sans doute bien fatigantes et je m’en alarme. Nous avons eu un hiver très doux, le seigle est déjà sorti ; il est d’une couleur vert de pomme ; c’est un tapis bien somptueux pour nos champs, et dont vous n’avez pas le pareil dans vos hôtels parisiens. On a pu mettre dehors les vaches laitières ; j’entends, en t’écrivant, les sonnettes de leur cou qui tintent dans la campagne… Mais la grosse nouvelle que je te confie est celle-ci : Laure a été demandée par un riche châtelain des environs. Elle l’ignore encore ; je me renseigne sur son futur, dont j’entends le plus grand bien, et tout me fait croire que ce mariage se fera. Il est, par sa mère, allié aux d’Aigremont ; c’est lui qui possède le plus fort troupeau de bêtes de Jersey, souviens-toi, ces petites vaches blondes, si fines, qui te plaisaient tant. Tout son bien est en pâturages. De plus c’est un homme d’honneur et un bon chrétien qui fera le bonheur de ma sage et gentille Laure. Nous comptons sur toi pour le mariage qui aura lieu, je pense, dès le printemps. »

Frédéric sourit. Ce roman campagnard l’amusait sans l’attendrir. Il revoyait la petite personne coiffée à la chinoise, penchée sur la valse lente au vieux piano. On la mariait. On la mariait sans qu’elle le sût encore, et le futur, ses pâturages, ses vaches innombrables et sa respectabilité formaient un bloc qu’elle accepterait de confiance et dans lequel elle trouverait le bonheur. Au surplus, le gentilhomme était bon chrétien, ce qui paraissait, aux yeux de Frédéric, extrêmement démodé. Cette union biblique, raisonnable, sage comme la rougissante fiancée, le mettait en goût des extravagances, des exaltations démentes de l’amour parisien. Oh ! la séance d’orgue, ce soir, dans l’aérienne galerie de chêne sombre ; cette femme mystérieuse qui était venue se glisser entre eux comme une apparition, comme une vision, et l’auteur opulent de Dona Pia, le Parisien riche et lettré, tremblant de passion en l’écoutant, l’enlaçant dans l’escalier gothique, et Chapenel, le prophète-fou, se mettant entre ces amants, et la ville dont on entendait cette nuit le halètement régulier et grondant, semblable à celui de la mer, et ses lumières, ses théâtres, ses concerts, ses fêtes, sa vie grouillante, ses amours, ses douleurs, ses drames, oh ! Paris ! Paris !

« Je n’irai pas à ces noces champêtres, se

dit Frédéric, ce sera assommant ! »

VIII

Le jeudi qui suivit, comme il arrivait chez son patron, britannisé par son « taylor » du vert de sa cravate au talon de son soulier, aminci, diminué par son veston étroit dont les pans écourtés lui battaient les hanches, il eut la déception de s’entendre dire :

« Rosine ne viendra pas aujourd’hui ; j’en suis désolé ; ma sœur qui était en Amérique a débarqué ces jours-ci et se trouve actuellement chez ma mère, dont le voyage, de ce fait, sera retardé. »

Et pendant que Beaudry-Rogeas parlait, son œil d’élégant caressait, ajustait, moulait comme une main le cintrage des coutures, la forme raide, le grain du drap dans l’habit de Frédéric. Il lui demanda le nom de son tailleur, le félicita et s’applaudit d’avoir un secrétaire si bien mis, sans se douter que le malheureux avait escompté près de deux mois d’appointements pour plaire, sous ce costume, à une certaine Rosine qui ne viendrait pas.

Rosine ! Frédéric avait rêvé sous ce nom les choses les plus extraordinaires ; il l’avait vue, en vérité, comme en chair et en os, profitant son nez en l’air, les bouffettes légères de ses cheveux, son épaule frêle, sa gorge droite d’enfant sur le vitrail verdâtre et plombé de la salle à manger sombre ; il s’était vu là, laissé par le père et Chapenel, dans un hasard, seul avec elle et ne disant rien. Il rêvait l’idylle déchirante, douloureuse et révoltée du jeune homme pauvre, amoureux de la princesse, et Rosine grandissant, devenant femme et sentant l’amour — par simple instinct — dans cet artiste gentilhomme, car il serait artiste, et il avait écrit déjà, sous l’hypnotisme de Chapenel, un pamphlet contre la basilique de Montmartre… mais Rosine ne venait pas aujourd’hui et tout s’effondrait. Il fut triste et morne.

Le chagrin fut plus perfide que tous les charmes réels sur le nerveux et l’impressionnable qu’il était. Inconsciemment il souffrait à cause de Rosine ; là était le danger.

L’après-midi, comme Beaudry-Rogeas était absent et qu’il travaillait au pesant bureau d’acajou, plaqué d’aigles dorées, Chapenel vint le voir. Chapenel lui montrait de la sympathie, il en avait de l’orgueil ; cet artiste honoraire, secrétaire de son métier, s’arrangeait de façon, sans qu’on pût savoir comment, à donner à ses choix, à ses préférences d’amitié, comme une marque glorieuse ; il était moins mauvais que méchant et même moins méchant que dédaigneux. Frédéric fut secrètement flatté de cette petite visite.

« Qu’est-ce que vous faites ? demanda-t-il, enfumé de tabac par toutes les pipes dont il venait de se saturer depuis le déjeuner en rêvassant. »

Frédéric montra le livre de Baluze qu’il traduisait. Chapenel haussa les épaules.

« Jamais Beaudry-Rogeas n’en sortira, dit-il, il n’a aucune puissance de travail, c’est un paresseux. »

Le mot étonna Frédéric dans la bouche de cet improductif. Chapenel était trop intelligent pour ne pas s’en apercevoir ; il se hâta d’ajouter :

« C’est une mentalité paresseuse. Il ne fera rien. Dona Pia ? Cette plaquette ! Vingt-huit pages et pas une pensée. Son volume de contes ? C’est bien léger. Vous souriez de m’entendre dire cela à moi. Vous ne savez pas, Aubépine, que je suis un travailleur, moi. Nul ne trime autant que moi. Parce que je n’exécute pas, vous pensez des choses… Mais qu’est-ce que l’exécution ? Une faible partie de la conception, une machine toute matérielle qui n’a rien de commun souvent avec l’idée créatrice. Mon travail est perpétuel, il est permanent et ne connaît pas la lassitude. Je pense, je pense. Le pecus (c’était à peu près toute l’humanité que Chapenel entendait par ce mot), le pecus n’en saura rien ; pourquoi en saurait-il quelque chose ? »

Frédéric trouvait royal cet orgueil.

« Vous êtes la source qui refuse de couler, l’étoile qui retient sa lumière, dit-il avec une légère émotion admirative. »

Ces mots plurent à Chapenel, mais il demeura glacial et bourru.

« Bien sûr ! » répondit-il en arpentant le cabinet, les mains aux poches du pantalon, plissant les basques de sa redingote longue.

Frédéric résolut de déchirer son pamphlet sur le style non-gothique, et de penser toujours sans écrire jamais.

« Dites-moi, fit Chapenel tout à coup, vous avez vu cette femme ?

— Quelle femme ?

— La Norvégienne, la protégée de Beaudry-Rogeas, que vous êtes allé entendre l’autre soir.

— Je l’ai vue et entendue, c’est vrai. Elle est remarquable, indécise et poétique, un personnage de roman, moins belle qu’étrange ; et ce talent ! Je comprends qu’on soit amoureux à se tuer d’une femme telle que celle-là.

— Vous voulez dire d’une aventurière comme celle-là. »

Avec un instinct secret de curiosité, Frédéric voulut pousser à bout Chapenel, le faire monter en jouant l’enthousiasme, et s’amuser à lui extorquer ainsi les arguments dont il devait assaillir tous les jours le malheureux Beaudry-Rogeas.

« Une aventurière, cette créature de modestie, de timidité, de dignité ? jamais ! C’est un prestige vivant qui s’ignore. Il n’y a d’elle qu’un mot à dire : elle est exquise. »

Il s’attendait à un éclat. Chapenel ne dit rien. Surpris, Frédéric leva vers lui la tête ; il souriait à peine, de ses yeux sombres et brûlants qui se fendaient, se bridaient, se plissaient sous l’arcade hirsute des sourcils. Sans prononcer un mot, sans même regarder le jeune homme, il continua longtemps ce geste d’ironie. Frédéric sentit un trouble, une honte d’avoir été naïf en s’emballant pour la femme au chapeau de feutre fané. Elle se dépoétisa, s’enlaidit, devint équivoque et douteuse. Chapenel pensait à elle aussi et souriait toujours…

Frédéric, à la fin, songea sans l’énoncer précisément :

« On ne peut pourtant pas laisser ce brave homme de Beaudry-Rogeas, bon, honnête et facile à tromper comme il est, s’enliser dans cette affaire dont il sera vite la dupe douloureuse. Cette Ejelmar doit être une comédienne. »

Ce fut un des plus prompts, un des plus étonnants triomphes de Chapenel, que ce bouleversement accompli en moins de cinq minutes et sans mot férir, d’un sentiment, d’un charme très fort, établi au fond le meilleur de cette âme de jeune homme. Il y avait là quelque chose qui ne s’analysait pas. Chapenel était un tyran subtil.

« Beaudry-Rogeas, reprit-il après un long silence, est capable des pires niaiseries. Sa sœur, qui revient d’Amérique, a une bien autre carrure d’esprit. Lydie Beaudry-Rogeas est une femme comme on n’en voit pas. Voilà une femme, Aubépine ; vous la verrez bientôt. Quel âge elle a ? Elle n’en a pas. Puis qu’importe ! Elle n’a pas trente ans, mais cela m’est égal. C’est une artiste, un être pur et fort. Je l’ai vue créer des formules de pensée et de beauté dont je n’aurais pas été capable. On peut s’appuyer sur elle ; c’est un ami sûr. Il faudra que son frère s’aide beaucoup d’elle pour Naissance d’Europe. »

Comme chaque fois que Chapenel et lui avaient ensemble causé, Frédéric emporta chez lui des impressions troubles et confuses. Il rêva la nuit à Rosine. C’était dans la salle à manger sombre aux baies de vitraux verdâtres et plombés ; elle était dans le fond obscur où son pâle visage blond se voyait seul. Elle marcha ; son corps ondulait, flottait, s’allongeait dans une robe mince, mince, un étui sans fin qui s’enroulait en volutes. Il en eut peur. C’était le serpent enfant dont avait parlé Chapenel. Elle était pourtant idéalement jolie et caressante, mais la crainte du venin mortel, dans la petite dent pointue qui dépassait sa lèvre, le retenait de lui tendre les bras. La porte s’ouvrit soudain, sans bruit, comme dans les rêves, un jeune homme entra, l’air doux, profond et pur, imberbe et sans âge. Il dit : « Je suis Lydie Beaudry-Rogeas, la sœur de votre maître ; je me mets en homme parce que je suis un ami sûr. » Et tout cela fit souffrir Frédéric comme un cauchemar.

Il revit Mme Ejelmar une après-midi, au concert norvégien où l’amena Beaudry-Rogeas. Paris était encore là et l’attendait dans la salle. C’était un choix d’élégances exotiques, cosmopolites ou seulement parisiennes. Les chapeaux, la soie des corsages, tant de visages, d’yeux de femmes hautains et doux, le col nu des jeunes filles, les éventails, les chevelures brunes, gaufrées et torses des Françaises, les cheveux couleur de paille des Scandinaves, les parfums, l’odeur des buissons de mimosa sur la scène, troublaient son cerveau comme un vin capiteux. Beaudry-Rogeas lui montrait les célébrités. C’était là, tout près, dans l’embrasure de la porte, le maître Duval, de l’Institut, un petit homme fluet, perdu dans sa pelisse de fourrure, les cheveux tout gris déjà, sortant en mèches du chapeau haut de forme ; plus loin, le jeune et illustre compositeur Ménessier, dont l’Europe fredonne les airs, et que tout le monde regarda quand il entra, tant il se faisait, avec toute sa mise, la « tête » d’Alfred de Musset ; Gado, le chansonnier délicieux qui arrivait, chauve, timide et mal mis, et choisissait la première place pour se faire de la réclame. Un silence tout à coup plana. Les éventails s’immobilisèrent, on cessa d’entendre chuchoter les femmes ; le vacarme assourdi qui régnait s’apaisa ; une trouée se fit dans l’encombrement qui obstruait la porte, et il se dessina un mouvement muet de jeunes curieuses se levant pour voir avancer le personnage qui entrait. Il était grand, large d’épaules, possédait un ventre imposant, une belle barbe brune, et ses yeux bleus souriaient.

« Croix-Martin ! cria Beaudry-Rogeas en quittant précipitamment Frédéric. Que j’aille lui serrer la main ! »

Le grand Croix-Martin, le Maître des maîtres, le Génie ! Toute de suite, Frédéric reconnut dans cette figure de santé, de bonté joyeuse, l’original de tant de photographies qui courent les journaux illustrés et les vitrines des luthiers. Croix-Martin, l’auteur de David, le musicien de Bethsabé, de ce Miserere immortel que dans son opéra le roi-prophète chante, brodé sur la tragique phrase liturgique. Frédéric le dévorait des yeux. Il était venu, prié par Beaudry-Rogeas, pour entendre la pauvre Ejelmar jouer ses rapsodies… Se rappelant le sourire de Chapenel, le jeune homme s’effrayait que, pour l’obscure inconnue, on eût dérangé cette éminence de l’Art.

Beaudry-Rogeas, retenu par les grands hommes, demeura là-bas parmi eux, aux places réservées du premier rang, oubliant ici Frédéric. Celui-ci en sentit une blessure secrète. Il eut le sens de n’être rien au monde. Des musiciens vinrent en scène et jouèrent un quatuor étrange, conçu dans les fjords. Leur incompréhensible symphonie eut un succès colossal. Le bruit des applaudissements donna le vertige au fils de la danseuse. Des choses endormies s’éveillaient en lui, des envies de gloire, comme une saveur lointaine de voluptés goûtées jadis. Il aurait voulu être quelqu’un, et que toutes ces femmes aux mains gantées de blanc eussent vers lui l’enthousiasme fou qu’elles venaient d’avoir pour ce violoniste suédois qui saluait encore en scène en ce moment.

Ce concert fut pour lui un martyre inconscient. Il écoutait plus les bravos que les airs qui les avaient motivés. Mme Ejelmar parut au dernier numéro du programme. Elle était en robe de velours noir, une robe archaïque, sans mode, sans style, venue peut-être d’une aïeule, tendue sur ses omoplates maigres ; elle était à demi-morte de pâleur, de lassitude, sous ses bandeaux nuageux que la lumière électrique blanchissait. Son talent fut noyé dans tous les autres. Croix-Martin et Beaudry-Rogeas se parlaient bas tant qu’elle jouait. L’excellent grand homme lui créa un succès en criant de toutes ses forces : « Bravo ! » quand les Rapsodies dalécarliennes furent achevées. Mais Frédéric ne vit plus en elle qu’une rouée jouant la comédie de l’honnêteté scrupuleuse pour se faire épouser par le riche veuf.

À la sortie, il usa d’adresse pour se retrouver aux côtés de son patron. Ce qu’il espérait, ce qu’il brûlait d’obtenir, c’était une présentation à Croix-Martin, dont il avait le fanatisme, ou même à Ménessier, dont l’habit 1830 avait du prestige sur lui, ou même à Gado, dont il adorait les chansons. Beaudry-Rogeas se borna à lui dire :

« Cher ami, il est cinq heures, nous ne ferions plus rien aujourd’hui ; vous avez votre liberté. À demain. »

Et le lendemain, en refoulant les larmes qui lui montaient aux yeux, il apprit que Gado, Duval, Ménessier et Croix-Martin avaient dîné ce soir-là chez Beaudry-Rogeas.

L’orgueil, chez les hommes, se nourrit, s’engraisse des humiliations subies, et ce n’est pas aux gens repus d’honneurs qu’il est difficile d’être modeste ! Ce fait d’avoir été mis de côté, comme un subalterne, au dîner des grands hommes, fut pour Frédéric le thème de méditations cruelles et farouches, et creusa dans son cœur un abîme d’ambition, affamé de notoriété, de succès, d’autorité, de gloire. Il devait longtemps garder rancune à son maître de cette blessure d’amour-propre, non voulue. Il oublia les cigares familiers dont le millionnaire le comblait dans l’intimité, les confidences même dont Beaudry-Rogeas l’avait honoré, cette affection quele brave homme, « bon cœur » qu’il était, lui avait montrée, et formula cette pensée où vibrait toute sa colère :

« Je vaux pourtant bien ce marchand de vin ! »

En fait, le marchand de vin voyait bien plus en lui l’employé que le marquis, et son besoin secret d’ostentation, en recevant chez lui les musiciens célèbres, n’avait pas requis la présence de ce jeune homme timide et obscur — tout simplement.

Frédéric se mit à penser avec plus de tendresse à la bonne tante si longtemps négligée et qui l’eût consolé. La perspective d’un séjour à Parisy le séduisit tout à coup. Il se dit : Pourquoi n’irai-je pas à ce mariage ?

VI

Une dépêche arrivant à l’hôtel Beaudry-Rogeas, annonça un matin la venue de Mlle Lydie et de sa nièce Rosine.

Frédéric se rappela son rêve. Il revit la sœur de l’écrivain, en pâle jeune homme imberbe, cette demoiselle mûre, suffisamment incolore et déféminisée pour agréer à ce mysogine de Chapenel ; et il se promit quelque plaisir. La pensée de Rosine le mit dans un bien autre émoi. Il se sentait vers l’adolescente inconnue un si étrange attrait ! Se pouvait-il que cette enfant, jamais vue, éveillât de telles choses en lui !

La journée lui parut sans fin. Le rigoureux évangile de Chapenel lui trottait par l’esprit. Aimer, ou ne pas aimer ? Aimer lui semblait aujourd’hui irrésistiblement exquis ; mais ne pas aimer était, au dire de Chapenel, beaucoup plus fort et sage. On pouvait aimer, il est vrai, sans que Chapenel en sût rien ; mais l’influence du peintre-penseur était comme un dieu invisible au fond de votre âme, un œil inlassable dont on se sentait toujours regardé, une conscience spéciale, faiseuse de scrupules nouveaux. Chapenel admettait une seule sorte d’amour, mais c’était justement celui dont Frédéric n’aimait pas cette nuageuse image de jeune fille, sans autre forme, sans autre corps que celui dont elle pesait en sa pensée. Une imagination ! et à chaque minute, il sentait au cou de son élan, comme une bride, la sévérité de cet homme.

Les voyageuses arrivèrent à cinq heures du soir. Il feuilletait le Glossaire bas latin de Du Cange, dans le cabinet de travail Empire, quand il les devina, plus qu’il ne les entendit. Le Glossaire resta béant, et l’œil de Frédéric ouvert sur la page sans rien voir. Il les suivit dans le hall sombre ; il perçut un bruissement. de jupes dans l’escalier, dans la galerie. Ce fut commet un mystère joyeux et nouveau dans cette maison d’hommes. Une voix de femme parla, en chantant, sur un timbre de soprano très haut et mélodieux. Frédéric pensa qu’il était bien permis d’envoyer Chapenel au diable. Il y eut une grande allée et venue ; un pas lourd d’homme portant des malles, ce remue-ménage familier et agréable à entendre d’êtres qui s’installent chez vous ; l’appareil bruyant et mythologique des lares qui arrivent et s’implantent : « Rosine est ici, se disait Frédéric » et il faisait semblant de lire dans le Glossaire des lignes qu’il ne voyait pas… La nuit était venue sans qu’il pensât à tourner le bouton électrique. La porte s’ouvrit. Il se retourna en tremblant. C’était Chapenel.

« Beaudry-Rogeas, dit-il, m’envoie vous prier de rester dîner ici ; il veut vous faire connaître sa fille et vous présenter à sa sœur. »

Sur-le-champ l’auteur de Dona Pia redevint grand homme et le dîner de Croix-Martin fut oublié pour le dîner de Rosine. Ce furent des minutes de grand trouble. Frédéric aurait préféré demeurer seul, mais Chapenel ne paraissait pas plus disposé à le laisser, qu’un homme qui eût quelque chose à dire. Il s’attardait dans la pièce, grattait de l’ongle une dorure, cherchait des titres au dos des reliures dans les bibliothèques, feuilletait les pages détachées où se voyait l’écriture d’Aubépine, large et ronde.

« Vous allez connaître Mlle Beaudry-Rogeas, dit-il à la fin, vous me direz ce que vous pensez d’une telle personne.

— La petite Rosine ? » demanda Frédéric étourdiment.

Chapenel haussa les épaules.

« Est-ce que je parle d’une enfant ? C’est Lydie que je veux dire. Voilà une intelligence, voilà une artiste ! Vous l’entendrez parler, et ce qu’elle aura dit vous pourrez le croire, mon cher ; vous pourrez vous y tenir, en faire, dans l’art, dans les lettres, dans la philosophie, dans l’esthétique, votre religion.

— Est-elle jolie ? demanda encore le jeune homme dans une légitime curiosité qui parut exaspérer Chapenel.

— Jolie ? Est-ce que je le sais ! Je m’occupe de sa mentalité en ce moment ; son esthétique, elle l’a mise en elle ; elle l’a incarnée ; c’est une figure d’art lumineuse et pure ; jolie ? Au sens où vous voulez le dire, je ne me le suis jamais demandé. »

Il parla d’elle longtemps, maussade et insinuant comme toujours. Elle aimait comme lui les lignes vagues, les couleurs blafardes, l’émeraude, la nuit, les algues, les paysages où flottent des paons, et la fantastique décoration dont la clé est le crabe. Elle aimait aussi l’Égypte pour l’avoir visitée. Chapenel parlait toujours. Un sentiment énorme et indéfinissable d’admiration et de terreur prenait Frédéric, dont la résultante était cette pensée : « Comme il serait bon d’aimer Rosine ! »

Les choses se passèrent presque comme dans son rêve. Il pénétra, en compagnie de Chapenel, dans la salle à manger. La suspension baignait ses hydrophiles de fer forgé dans une nappe irradiante de lumière électrique. Dans le fond, une forme humaine à tête de femme, enserrée de bandeaux noirs, s’effilait dans un long fourreau de soie changeante, tendu sans pli sur la gorge bombée. Beaudry-Rogeas, rose et souriant, s’avançait, orgueilleux, attendri ; il menait devant lui, en se baissant vers ses petites épaules, sa fille Rosine, blonde, blanche, potelée, bouclée et… âgée de quatre ans.

Frédéric demeura stupide.

Tout son petit roman, légèrement ridicule et simple, s’effondrait dans ce néant. Rosine n’existait pas. [l n’y avait que ce joli bébé réjoui. C’était à cela qu’il avait écrit : « À Ma Rosine chérie. » Dire qu’il en avait rougi et que son cœur avait battu ! Il s’était trompé sur le profil grisaille de la commande.

« Dis bonjour au monsieur ! » clamait Beaudry-Rogeas, que sa paternité enivrait tout à coup, et qui ne cachait pas sa vanité.

Frédéric se baissa ; la petite, pareille à un jeune chat dressé qui tend la patte, offrit sa main à baiser. Ce cérémonial dérouta le jeune secrétaire. Cette chute de son rêve, le geste de ce bébé mondain et, par-dessus tout, le regard égyptien que lui lançait silencieusement de loin la personne au fourreau de soie glauque, l’affolèrent. Il alla s’incliner devant cette statue, et la salua en l’appelant « mademoiselle », à quoi Chapenel, qui était à ses côtés, lui marcha sur le pied. Apparemment, il avait commis là une mystérieuse maladresse. Il devait plus tard apprendre que Lydie Beaudry-Rogeas, fille d’âge incertain, mais ayant résolument renoncé au mariage, voilait son célibat et tout le sens déplaisant qu’on attache à cet état, sous l’appellation de madame. Ce fut néanmoins, pour l’ignorant Frédéric, un début fâcheux. La belle personne le toisa de ses yeux indifférents, tranquilles et doux, et tout le temps du dîner ne lui adressa pas la parole. Chapenel, d’ailleurs, l’accaparait. De son soprano lent et mélodieux, elle lui racontait son voyage d’Amérique. Elle parlait des sensations de la mer, sur le paquebot, et des impressions de là-bas, de la magie des maisons hautes et du commerce. Un mot revenait souvent sur ses lèvres longues et souples, c’était celui de « volupté ». Cette marmoréenne créature, impassible et cérébralisée, qui visiblement dédaignait l’homme et ne voyait en chacun que des mentalités, expliquait tout par la volupté. C’était la volupté de la lune se levant sur l’Océan, la volupté de la nuit où s’enfonçait le transatlantique, avec le seul bruit de l’eau déchirée ; la volupté des activités humaines, la volupté des contrastes, la volupté de plonger ses yeux dans la foule remuante de Là-bas.

Frédéric éprouvait un indéfinissable malaise. Après le dîner, il se trouva seul près de Beaudry-Rogeas. Il lui parla de sa tante et du désir qu’avait la vieille dame de le voir passer quelques jours au château pour un mariage. D’humeur charmante ce soir-là, le maître répondit paternellement qu’il serait heureux de lui accorder le plus long congé nécessaire, et que dès demain il serait libre.

X

Huit jours après, incognito, Frédéric descendit la pente douce de l’allée de hêtres qui menait à la Bergerie. C’était un matin de mars, mitigé de pluie et de soleil. Les hêtres en bourgeons égouttaient leurs branches mouillées et scintillantes. Des coins de bleu couraient au ciel ; le toit lavé de la maison rutilait devant lui. On devinait au loin les champs limoneux et gras. Un chien secouait sa chaîne à la niche, près de la porte d’entrée ; un cheval hennit dans la direction des fermes ; et le silence régnait, si grand, si bienfaisant, que Frédéric se sentit entrer de toute son âme dans l’immense sanctuaire du repos.

Il venait en surprise ; nul ne l’attendait. Les domestiques ne reconnurent pas, dans l’élégant Parisien, le pioupiou de l’année passée, et l’introduisirent au salon. Il revit le bronze doré de la pendule, le velours rouge des fauteuils, la bonbonnière, les rideaux de guipure blanche se faisant l’un à l’autre la révérence, les grands albums d’images, cartonnés rouge, portant en dessin d’or sur la couverture. Le Bon Fridolin et le Mauvais Thierry. Il revit le portrait d’enfant où il ne savait s’il devait retrouver sa propre adolescence ou celle de son père. La personnalité superstitieuse qu’if créait à la Bergerie surgit devant lui et l’envoûta. Il soupirait :

« Oh ! le bonheur de vivre ici !

— Frédéric ! mon Frédéric ! criait à ce moment Mlle d’Aubépine qui entrait, je me doutais bien que c’était toi. »

Après l’effusion, Frédéric la regarda bien en face. Elle semblait avoir rajeuni au contact de ces fiançailles dont elle était ici le témoin et la gardienne. Son visage replet n’avait pas encore d’autre ride que celle du sourire, Des barbes de dentelle neuves battaient à son cou, et l’on devinait sur elle, à la raideur de l’étoffe, une robe nouvelle faite à Saint-Lô pour recevoir quotidiennement le fiancé, Elle était si épanouie que Frédéric demanda :

« Vous êtes heureuse de ce mariage pour la petite Laure ?

— Si j’en suis heureuse ! C’est le gendre de mes rêves, je pourrais le dire, que j’ai trouvé en M. de Marcy ; tu vas le voir d’ailleurs, et le jugeras. Il aime tendrement notre petite, et l’a voulue sans aucune dotation, pour son titre d’orpheline et de fille pauvre qui le séduisait. Je ne te cache pas, mon Frédéric, que j’avais eu l’idée de lui donner ou de vendre pour elle les Trois-Mares et une partie des terres de Bellevue. J’ai eu ici bien des séances de notaire. Mon grand souci, mes pauvres enfants, c’était de faire entre vous trois des morceaux à peu près égaux de mon bien, car tu comprends, ces petites que j’ai élevées, que leur mère m’avait confiées, elles sont tellement à moi ! je ne puis pas les séparer de toi dans mon cœur… Tu n’es pas jaloux, mon grand garçon ? Leur parenté de fait est bien peu de chose, mais celle qu’elles ont acquise à vivre ici est grande.

— La Bergerie est à vous, tante, dit Frédéric vivement, mais si elle n’était pas à vous, c’est à ces enfants qu’elle appartiendrait. C’est devenu leur maison de famille.

— Quand je ne te connaissais pas, quand tu n’existais pas pour moi ; mais à présent ! Ta personne qui m’est si chère, le nom que tu portes, le souvenir vivant que tu es, tout cela te donne les premiers droits. Alors, je fais et refais en pensée des divisions. Voici Laure châtelaine demain et renonçant à tout héritage. Restent toi et Camille.

— Reste Camille seule, tante ; est-ce que le Parisien compte ! Est-ce que le secrétaire du grand Beaudry-Rogeas pourra jamais s’occuper des choux qui poussent à Parisy ? Mais parlez-moi de votre petite fermière et de ses jeunes veaux ?

— Fini tout cela. Adieu veau, vache, cochon, couvée. C’est une autre Perrette. Camille est transformée. Le mariage de sa sœur l’a mûrie. On ne la voit plus qu’une arithmétique à la main et, depuis deux mois, elle a rattrapé deux ans d’études. Ce qui s’est passé dans cette petite cervelle, je ne puis le savoir, mais elle ne met plus le pied à la ferme, et quand je vois ses pauvres bons yeux se creuser de fatigue le soir, je suis obligée de lui arracher ses cahiers et ses plumes.

— Tiens ! pensa tout haut Frédéric ; pourvu que cela dure !

— Oh ! cela durera. Camille est une petite créature d’opiniâtreté et de vouloir. Je pense que la honte d’avoir paru une ou deux fois fort ignorante aux yeux du grand beau-frère l’aura guérie de sa paresse. Tiens, en ce moment-ci, elle est enfermée dans la salle d’étude, sanglotant sur un problème difficile qu’elle ne peut raisonner. »

La porte s’ouvrit, le couple des amoureux entra ; le gentilhomme fermier, normand robuste de trente ans, imberbe, bien mis, hâlé, portant haut la tête, tenait de sa brune main musclée la porte ouverte pour que passât la fiancée. Et elle, méconnaissable, transfigurée, arrivait en souriant à Frédéric.

« Ah ! mon cousin, que c’est gentil d’être venu ! » s’écria-t-elle sans nulle timidité, ayant acquis cette assurance que le bonheur vous donne près des moins heureux que vous.

Stupéfait, Frédéric l’observait. Il y avait un peu de recherche dans l’arrangement de ses cheveux jolis et riches ; on y sentait l’œuvre sournoise des bigoudis cachés le soir dans l’oreiller ; sa robe restait simple et sombre, mais un col de linge blanc faisait remarquer, comme une surprise, la petitesse fine du cou. Ses yeux aimaient ; elle en était embellie ; elle était enveloppée d’amour et il en rayonnait d’elle. Elle dit encore avec une fierté visible et adorable :

« Je vous présente mon fiancé, Frédéric. »

Les deux hommes se serrèrent la main ; la main brune et musclée parut aux doigts parfumés de Frédéric une chose de loyauté, de force et de franchise. On causa. Cet aristocrate délicat, maître de troupeaux sans nombre, possesseur d’une terre immense, un pan de province, qu’il travaillait et pressurait durement pour en obtenir jusqu’au dernier brin d’herbe, lui parut un roi. Et parmi cette fécondité matérielle, rivières de blé courant au moulin, charretées d’avoines peuplant les marchés, sources gonflées de lait aux mamelles des vaches fines et blondes, cuvées énormes de cidre sucré, il allait créer une famille. Sans aventures clandestines, sans dramatiques amours cachées, il allait amener chez lui cette jeune fille qu’il chérissait d’une affection large, sereine et saine. Ils s’uniraient dans la maison, dans la chambre même où il était né ; elle y mettrait au monde ses enfants, et après avoir joui de leur vie simple et heureuse, ils y mourraient très vieux, l’un suivant l’autre, dans le même lit.

Frédéric, d’une seule pensée, embrassa toute cette existence. Il y trouvait quelque chose de magnifique. Il ne riait plus de ces noces de campagne. La neurasthénie parisienne pâlissait devant la force de cet homme vigoureux et lent qui possédait, sans affolantes recherches, sans inquiétudes, sans fièvre ni états d’âme mystérieux, la solide philosophie de la vie. La petite Laure l’écoutait parler dans une religion muette et ardente ; ses regards obliques coulaient et souriaient tendrement vers lui. La bonne tante raconta, avec quelque orgueil, comme chaque année il distribuait, entre tous les ouvriers de sa terre, une large part, proportionnelle aux droits de chacun, des richesses obtenues. Frédéric se souvint qu’on l’avait dit bon chrétien ; ce détail lui parut évangélique et n’avoir rien de démodé. Pendant ce temps, amusé de sa propre apologie, M. de Marcy souriait tranquillement, montrant à la fois ses dents blanches et son âme bonne et gaie. Il dit tout à coup, pour mettre fin à ces louanges :

« Nous n’avons pas encore vu Camille ce matin. Où est-elle ?

— Elle travaille, reprit Mlle d’Aubépine. Un problème bien dur l’absorbe. Si Frédéric était un brave garçon, il irait l’aider. Moi je n’y entends plus un mot, et les amoureux ont d’autres problèmes en tête. »

Frédéric docilement se leva et s’en alla chercher la petite fille. Il la trouva penchée sur la table noire de sa salle d’étude, tamponnant de son mouchoir ses yeux bouffis. Elle se redressa et se leva de surprise à sa voix, et ce fut au tour de Frédéric de s’étonner ; elle avait démesurément grandi depuis l’année passée ; ses formes épaisses de fillette ne s’étaient pas amincies et son tablier de lustrine noire lui faisait comme une tunique droite de garçon ; mais elle avait l’air en même temps d’une femme et d’un enfant. Ses larmes, qu’elle ne pouvait cacher malgré sa honte, firent peine au jeune homme,

« Voyons, qu’est-ce qu’il y a ? » demanda-t-il.

En lui disant cela, il l’embrassa de tout son cœur. Elle était presque de sa taille. Elle murmura, faisant déjà un sourire dans son pauvre visage tuméfié :

« Comment êtes-vous ici, Frédéric ? »

Il répondit :

« J’accours de Paris pour faire le problème difficile.

— Oh ! le bon chemin de fer qui vous a amené, alors ! » s’écria-t-elle en riant de tout son cœur.

Et elle lui fit lire, sans plus de préambule, l’un de ces infâmes guet-apens que l’imagination retorse des mathématiciens tend aux pauvres écoliers sous le nom de problèmes. C’était un imbroglio de sacs de farine, d’hectares de terre plantés en blé, avec les tours de roue du moulin à la minute, et d’incalculables kilos, et de formidables sommes d’argent placées à intérêts complexes dans trente-six banques imaginaires. Un ramassis d’énigmes arbitraires comme jamais la vie pratique n’en offrit à la plus affairée des ménagères. Frédéric lut le problème. Un hasard permit qu’il comprit et pût l’expliquer. Camille le résolut sous sa dictée. Elle exultait. [] pensa qu’elle allait lui sauter au cou, elle ne le fit pas.

« Alors vous travaillez beaucoup maintenant ? lui demanda-t-il curieux.

— Oui, je travaille beaucoup. »

Et elle prenait un air entêté et fermé qui disait clairement : on ne déchiffrera pas cette énigme-là.

« Et cet amour de l’étude vous a prise : tout d’un coup ?

— Tout d’un coup, comme vous dites.

— Et vous ne jouez plus à la fermière ?

— Je n’ai pas le temps.

— Mais pourquoi travaillez-vous si fort ? »

Elle réfléchit une seconde, et fit cette réponse subtile et imprévue :

« Pour passer mes examens.

— Mais pourquoi passer vos examens ?

— Pour avoir mes brevets. »

Et tout en échappant par une adresse de jeune souris aux questions de Frédéric, avec cet amour du mystère et des secrets qu’ont les petites filles, elle laissait paraître volontairement, comme une coquetterie de son adresse, un imperceptible coin du secret, un vague parfum du mystère. Elle était contente de posséder en elle, en la cachant à tout le monde, une idée. Les grandes personnes cachent tant de choses aux petites filles, que c’est bien aussi leur tour quelquefois. Et Frédéric, pris à ce manège infiniment imprécis, s’amusait de voir cette grosse poupée, rieuse et joueuse, prendre tout à coup ces airs ténébreux et impénétrables. Il y avait décidément en elle un peu plus déjà qu’une enfant.

« Qu’est-ce que manigance cette petite ? demanda-t-il plus tard à Mlle d’Aubépine, très intrigué de cette métamorphose éclose avec l’idylle de sa sœur.

— Je n’ai pas compris. Il y a évidemment quelque chose d’étrange, mais que veux-tu ! Ça compte seize ans, et ça vous a déjà une petite vie personnelle qui se détache de vous, qui s’affranchit, vous échappe, et qu’on ne pénètre plus. C’est fini ! On se figurait qu’on était installée pour toujours dans ces jeunes sanctuaires d’âmes, pour y lire le spectacle de toutes les émotions, pour y voir tout, tout. Ah ! oui, un beau matin on se réveille dehors, la porte est fermée ; on n’y entre plus. On a devant soi une jeune fille. »

Ces réflexions mélancoliques s’appliquaient aux deux sœurs. La pauvre marraine, si dévouée, avait bien eu son petit chagrin léger en devinant dans le cœur de Camille des transformations, des obscurités, des abîmes qui ne s’ouvriraient plus ; mais, dans ses plaintes, elle pensait bien plutôt, avec une inconsciente jalousie, à l’autre, celle qui s’en allait au parc au bras du nouveau venu, et qu’elle suivait des yeux à travers le linon des rideaux, jusqu’au bout de l’allée, si tendrement penchée vers lui, si extasiée, si asservie, si lointaine déjà en esprit, de la maison qui l’avait recueillie orpheline !

Le premier matin qu’il fit beau, les quatre jeunes gens partirent ensemble pour une excursion à travers le pays. Laure désirait depuis longtemps cette promenade dans les terres de son fiancé ; mais la châtelaine était trop lassée pour les accompagner si loin, et Camille seule n’était pas un chaperon suffisant pour escorter dans les champs deux amoureux. La présence de Frédéric sauva tout dans ce petit pays où les convenances étaient strictement surveillées. Il fut je porte-respect de la caravane.

Quand M. de Marcy arriva, équipé pour la course, Frédéric eut comme un semblant d’humiliation d’être si coquet ; vaniteusement, fémininement coquet, lui sembla-t-il, avec ses bottines de peau souple pour l’asphalte parisien, son complet serré, son petit pardessus clair, son faux-col douloureux, son feutre soyeux, devant le vigoureux terrien qui venait là. M. de Marcy était en jambières de toile qui rebroussaient jusqu’au genou sa culotte de velours brun. Un veston, large ouvert sur le plastron de la chemise, bravait les bourrasques de mars, et cet homme, vivant au grand air des prés normands, dédaigneux de se vêtir trop, comme il était ignorant du parapluie, portait un chapeau large et mou, lavé par toutes les averses de l’hiver.

Laure jeta sur ses épaules une pèlerine longue, mit un canotier de toile cirée. C’était le costume classique de la pensionnaire ; elle donna à Frédéric l’illusion de la beauté. Elle était, sous les plis amples de l’étoffe, d’une taille fine et assouplie ; son teint délicat avait pris une pâleur sentimentale, et ses yeux pleins d’amour avaient comme fleuri sous ses frisons bruns.

On se mit en route avec gaîté ; il fallut prendre, entre deux champs labourés, un chemin que, de droite à gauche, les sillons resserraient étroitement. M. de Marcy y maintenait sa fiancée doucement par le bras, et le plus souvent marchait dans l’ornière. Il avait dans la marche ce balancement léger propre aux paysans, et ce détail n’enlevait rien à sa distinction. À la queue-leu-leu, par derrière, venaient Camille, puis Frédéric. Frédéric, sans approfondir ce qu’il voyait, jouissait de l’aspect de tout ; le loutre doux et velouté des terres se poudrait au loin de vert pâle avec le blé naissant et rare ; des barrières fauves couraient de-ci de-là, masquant de leurs délicates nervures de ronces sèches, des bêtes couchées, vaches ou poulains. La plaine était si unie et vaste, que dans un infini lointain, sur le ciel incolore et lumineux, on pouvait voir se dresser l’aiguille très petite d’une église de village. Le soleil allait percer les nuages légers.

Devant lui, Frédéric voyait marcher Camille. Si grande, elle portait encore les robes de l’an passé qui dansaient au-dessus de sa bottine. Son corps vigoureux d’adolescente était un triomphe de santé ; elle allait d’un pas ferme, le col nu, portant au bras sa pèlerine. Le vent faisait dans ses cheveux des envolées de mèches onduleuses, et, de toutes ses forces, elle chantait des airs sans suite, improvisés à la file, valses, danses, mélodies qui scandaient le pas des marcheurs sans qu’ils s’en doutassent.

Peu à peu, les fiancés hâtèrent le pas ; ils avaient à se dire des choses que Camille n’avait nul besoin d’entendre, Frédéric les vit s’en aller hors de portée de voix. Il pensa : Chapenel a tort et ils ont raison. Camille faisait des roulades ; le soleil se montra ; aussitôt une alouette lui répondit. C’était une matinée de printemps hâtif, lourde et tiède. La fillette se retourna, montrant le couple loin devant eux déjà.

« Regardez-les ! » dit-elle.

Elle était à la fois moqueuse, indulgente et complice. Elle avait eu pour ce geste vers Frédéric un air entendu, l’air d’une personne qui sait à quoi s’en tenir, qui connaît le fond des choses. Elle disait toujours, d’ailleurs, en parlant des fiancés « les amoureux », à quoi sa marraine soupirait que les enfants d’aujourd’hui sont beaucoup trop avancés pour leur âge.

M. de Marcy, au moment de faire franchir à Laure un fossé où coulait l’eau d’une source proche, se retourna et vint au-devant de Frédéric. Il se sentait l’avoir quelque peu négligé jusqu’ici, et sa courtoisie s’en alarmait.

« Mon cousin, lui cria-t-il en s’avançant, me voici maître de maison, et je veux vous introduire personnellement chez moi. Mes terres commencent ici. »

Il avait dit cela sans nul orgueil ni prétention ; mais Frédéric averti remarqua maintenant comme un aspect nouveau. Au fin rebord du fossé, à perte de vue, courait le premier sillon du champ ; la charrue avait mordu étroitement à même la berge du petit cours d’eau. La substance de la terre était ici mesurée, marchandée à son poids, utilisée à quelques centimètres près ; on la pressait jusqu’en son moindre pli, on la forçait de rendre au maître jusqu’à sa dernière goutte de sève. Et déjà là, une moisson verte, haute de plus d’un pied, touffue, serrée, si compacte que le vent s’y jouait à peine, s’était levée de cette terre grasse et riche. Frédéric, un peu embarrassé de son ignorance, se pencha vers Camille :

« Qu’est-ce qui pousse là ? » lui demanda-t-il.

Alors, la rieuse gamine, grisée de mille choses ambiantes qu’elle n’analysait guère, dans un éclat de gaieté, les poings aux hanches, entonna, de son joli et frais soprano d’enfant de chœur, la chanson du blé :

J’ai semé le blé dans la terre brune ;
J’ai semé le blé comme des grains d’or.
Passants qui marchez sur ma terre brune,
Ne réveillez pas mon beau blé qui dort.
J’ai semé le pain pour la race humaine,
Je suis le héros et le bienfaiteur ;
J’ai semé le sang de la race humaine
Saluez passants, je suis. Créateur !

C’était une chanson de Gado que Frédéric reconnut. En éclatant de rire, Camille avait ouvert les bras et fait un grand geste pour clamer : Je suis Créateur ! et la phrase musicale, lancée à toute force par ce petit gosier d’oiseau, vibra longtemps dans l’air. Le jeune homme se rappela le chansonnier, la salle de concert où l’on étouffait dans l’odeur de poudre de riz ; Mme Ejelmar, Croix-Martin, le large chapeau noir à plumes de sa voisine qui avait les yeux peints ; et Beaudry-Rogeas, intriguant en grand, comme lui l’avait fait en petit, pour paraître l’ami de Croix-Martin devant l’assemblée. Tout cela passa devant lui en vision rapide ; puis il aperçut la face saine et gaie du fermier gentilhomme, ayant ce contentement paisible que lui donnait la contemplation de cette récolte heureuse. Avec un grain d’enthousiasme, il enleva son chapeau.

« Camille a raison, s’écria-t-il, quand on passe là, il faut saluer le blé et surtout le semeur. »

M. de Marcy souriait ; on voyait ses dents blanches et belles. Il dit :

« Oh ! ce n’est pas grand’chose… Je n’ai même pas l’honneur d’avoir semé le blé moi-même, comme le héros de Camille ; mais j’ai travaillé consciencieusement l’art de l’exploitation terrienne : la succession des semences diverses dans une même terre. Les céréales n’épuisent pas uniformément leur nourrice, aussi peut-on alterner la composition d’un champ et n’occasionner, avec deux récoltes, qu’une fatigue unique de la terre. J’ai longuement étudié aussi les engrais. L’engrais, mon cousin, c’est notre capital à nous ; excusez-nous, si nous en parlons trop souvent, si nous avons de l’orgueil à vous montrer des montagnes d’immondices, si nous avons l’air de gens sales…

— Vous êtes de grands alchimistes, tout simplement, reprit Frédéric ; vous faites de l’or avec ce qui vous plaît ; le cercle de votre cuve se mesure par hectares : c’est la terre.

— J’ai fait, dit M. de Marcy, des maquettes de champs, des semailles en miniature, sur des mouchoirs de terre, avec des engrais chimiques différents. Ça a été la plus passionnante expérience, la plus captivante ; voir pousser ces moissons joujoux en concurrence, observer la première levée, la plus drue, peser les épis les plus gras, sentir le choix se faire de lui-même, de sa propre force, entre les artifices mis en observation. Ah ! vous ne connaissez pas cela, vous, Parisiens ! »

Frédéric eut un frisson de tristesse, de regret, et ne répondit pas. Laure, muette d’admiration, écoutait celui dont elle se sentait déjà la propriété, la chose dévouée et soumise. Insoucieuse, distraite, Camille allait devant, fredonnant entre ses dents, un octave trop haut :

J’ai semé mon blé dans la terre brune !

Frédéric la rejoignit. Maintenant ils foulaient une route blanche et sèche que les champs bordaient en talus, où se dissimulaient les violettes. Camille et Frédéric en cherchèrent ensemble et les mêlèrent de primevères jaunes. La petite bavardait.

« Tout cela, disait-elle, à droite, à gauche, c’est à lui ; voici les arbres de son parc et sa maison. Ah ! si vous voyiez sa maison ! c’est du vieux raccommodé, mais ce que c’est beau ! N’est-ce pas qu’il a l’air bon garçon ? Moi je l’aime beaucoup mon beau-frère. Que font-ils donc là-bas ? »

Ils se retournèrent ensemble. Là-bas, M. de Marcy et Laure devaient aussi chercher des violettes, mais ils avaient trouvé mieux ; furtivement, quand la dernière carriole roulant sur la route s’était évanouie dans la poussière du lointain, il l’avait appelée dans son bras ; elle s’y appuyait le front tendrement, puérilement comme un enfant, et il baisait ses frisons bruns et ses yeux clos.

Camille devint très rouge et se tut ; elle et Frédéric demeurèrent fort troublés d’avoir vu ensemble ce baiser : la provision de violettes et de primevères glissa par terre et s’éparpilla au vent ; Frédéric refit le bouquet sans rien dire. Tous les quatre se remirent en route silencieusement. L’air était saturé des odeurs de la terre chauffée par le soleil de mars. Partout régnait le parfum des violettes et des bourgeons. Il y avait des idylles, des batailles, des drames d’oiseaux dans les arbres.

Très haut dans le ciel, se voyait le vol droit du corbeau mâle qui plane en croassant quand il va chercher des vivres pour son nid.

Laure n’était point fâchée qu’on l’eût vue si aimée de son ami ; elle ne regrettait rien ; elle avait le plus de sang-froid et dit la première :

« Grimpons sur le talus ; je voudrais voir votre maison… de loin.

— Je vous en supplie, murmura de Marcy, dites dès maintenant notre maison ; j’aime fais tant que vous le disiez ! »

Leurs mains s’étreignirent, comme si Frédéric ne pouvait pas les voir. Les paupières de Camille palpitèrent. Elle dit :

« Prenons le chemin de traverse, nous verrons la façade. »

Et elle escalada le talus la première, comme pour se moquer de Frédéric dont les souliers vernis y glissaient.

« Ici, ce sont les pâturages, expliqua M. de Marcy. Les pâturages sont la grande affaire chez nous, nous sommes des éleveurs. »

Frédéric demanda :

« J’aurais voulu voir vos troupeaux. Vous avez des vaches de Jersey ? »

Le maître expliqua pourquoi elles étaient aux étables. On fumait actuellement les pâturages, et il montra, en effet, sur la nappe des champs, une sorte de tourbe dorée étalée en grumeaux desséchés sur l’herbe pâlie par l’hiver. Il en venait l’odeur des matières pourries, d’abord distillées dans les pluies, les brouillards imprégnants, et qui subissaient maintenant la cuisson lente des premiers soleils. L’herbe engraissée et victorieuse semblait soulever par endroits ce fumier et croître pardessus. Frédéric humait sans dégoût les relents tièdes de décomposition.

« Bientôt, dit M. de Marcy, j’aurai là l’herbe la plus forte, la plus touffue et la plus nourrissante. J’y mettrai successivement les vaches : et les poulains, parce que la dent de ces animaux doit mordre alternativement la plante dont on veut respecter la racine. Le détail est plaisant, n’est-ce pas, mais il est vieux et vénérable comme la race pastorale à laquelle nous appartenons. »

Frédéric était saisi de respect devant cet homme qui pouvait revendiquer, avec les primes origines du genre humain, cette parenté et cette similitude éternelle des mœurs. « Cependant, continua M. de Marcy, si vous le désirez et que cela vous intéresse, nous irons jeter un coup d’œil sur les étables, dont nous sommes très voisins maintenant ; vous flatterez, mon cousin, l’orgueil du propriétaire en vous émerveillant comme il convient. »

Camille ne chantait plus. Elle n’était ni triste ni rêveuse, seulement moins gaie, et Frédéric ne pouvait plus rencontrer en face le regard droit et flambant de ses jeunes yeux de feu. Une gêne s’était insinuée entre eux, l’un comme l’autre savaient très bien qu’ils songeaient tous deux au baiser surpris tout à l’heure.

Derrière deux cèdres d’un vert de velours sombre et exotique, s’entrevit, au fond d’un parc, la façade du château de Marcy, mi en briques et mi en pierres de taille, avec des fenêtres embalconnées de lierre. Avant d’y arriver, on rencontra les dépendances. M. de Marcy poussa une barrière. Dans une mare boueuse, qui reflétait en noir sinistre le ciel bleu, flottaient, comme des cygnes, de grandes oies ; à la vue des étrangers le troupeau sortit de l’eau, le mâle en tête, et devint offensif. Camille eut un mouvement de recul ; elle avait peur des oies. Frédéric le vit et marcha près d’elle ; quand elle le remarqua, elle fut prise de honte.

« Suis-je sotte, hein ? je n’ai jamais pu surmonter cela ; c’est la seule chose qui m’effraye. Ces animaux sont stupides ; c’est leur stupidité qui me cause cette peur nerveuse. »

Comme une montagne d’or au soleil, le fumier s’élevait au fond de la basse-cour. C’est le calorifère des poules, expliqua M. de Marcy. Le jus épais et puant s’en écoulait tout autour, en des rigoles géométriques ; au sommet, un coq géant, vêtu de cuivre, de soie orange, de satin feu strié d’acier noir, déployait et laissait traîner le pan de son aile près de la femelle dédaigneuse qui picorait. Il fallut cinq minutes pour traverser ce domaine d’oiseaux. « Voici les étables », dit le propriétaire, en franchissant une autre barrière, et montrant les bâtiments bas, couverts de tuile, qui enclosaient cette cour nouvelle. Un demi-sourire inconscient flottait sur sa physionomie. Il atteignait là le summum de ses trésors ; il ne pouvait étouffer sa fierté.

« Entrez, dit-il à Frédéric, en poussant la porte large du premier bâtiment de droite ; entrez, si cela ne vous répugne pas. »

Dans l’espace profond, ténébreux, saturé de l’odeur violente des bêtes, de la paille et du lait, les vaches enfouies dans les fourrages frais se devinaient une à une, au mouvement de leur tête cornue vers les visiteurs. Il en paraissait d’abord cinq ou six ; mais bientôt les yeux de Frédéric en découvrirent d’autres, à droite et à gauche, mariant la teinte de leur robe beige, traînante, à la litière qui les cachait. On voyait les joyaux de leurs yeux énormes, brillants et mouillés de douleur. L’une fit un mouvement automatique de ses genoux pliés et détendus, puis se mit debout en secouant la sonnette de son cou. Son échine venait à la hauteur de la main, sèche, tendant sans maigreur le pelage couleur de café au lait ; les flancs ballonnaient, puis sa robe pâlissait et se décolorait, aux mamelles, en un blanc doux et rose. Ses pattes encrassées dans l’étable, semblaient délicates comme celles d’une chèvre. Elle mugit vers le dehors, tendant la mâchoire, gonflant les muscles de son cou de monstre.

Laure se pencha vers son fiancé et lui demanda quelque chose. M. de Marcy alors fit venir l’un des vachers, auquel il ordonna de clôre solidement les barrières et la cour et d’appeler dehors tout le troupeau.

« Reculons-nous maintenant, dit-il aux jeunes filles, en riant, voilà le coup de théâtre. »

Ils s’appuyèrent sur une haie de clôture ; le paysan en bras de chemise ouvrit les six portes des étables ; on vit des mufles se dessiner dans le noir, se presser vers le jour, puis l’homme vint au milieu de la cour, et fit entendre comme un gloussement strident de la gorge.

Alors, par les six portes à la fois, les bêtes sortirent une à une d’abord, hésitantes devant la lumière ; puis le flot s’épaissit ; elles luttaient maintenant des épaules, des cornes, à laquelle franchirait le plus tôt les portes trop étroites ; et l’on voyait le battement régulier de ces pattes innombrables, agiles et fines, frappant ensemble, de leurs sabots nerveux, l’herbe molle ; et toutes ces mamelles dansantes, et tous ces croissants emmêlés des cornes, formant un ornement mouvant de festons aériens. Frédéric voulut les compter. Il en vit sortir vingt-quatre du grand bâtiment de droite, il en nombra seize venues par la porte voisine, ici douze ou dix, il ne savait plus ; elles se mêlaient comme des ondes, cherchant, par un instinct secret de bêtes, à dessiner d’elles-mêmes un troupeau ; elles se groupaient, se pressaient ; ce ne fut plus bientôt, aux yeux trompés, qu’une masse en mouvement, tintante de sonnettes, avec Ce tournoiement incessant des flancs droit et gauche s’obstinant à se mettre de front, et faisant reculer toujours les bêtes d’avant vers le centre. Plus lourdes et lentes, les grandes vaches normandes venaient maintenant ; elles sortaient en mugissant vers le vacher, vers les hommes ; les bœufs énormes, puis c’était ceux qu’on hisse avec d’incroyables peines sur les wagons, dans toutes ces gares basses normandes, pour les abattoirs de Paris, et enfin, fermant la marche, les génisses du Cotentin, blanches, colosses dont la destinée s’élabore confuse et sanglante, reproductrices fécondes, nourrices des petits d’hommes, allant à l’apothéose lointaine et rouge de la boucherie…

« Combien ? » demanda Frédéric qui s’enthousiasmait.

« Cent quatre-vingts têtes en tout, » répondit M. de Marcy.

Et il ne se retint pas d’aller au milieu de ses bêtes, de les flatter, de palper sous sa main cette mouvante et vivante richesse. Elles le connaissaient. L’une d’elles enveloppa de sa langue baveuse toute sa manchette. Laure et Camille vinrent à leur tour. Frédéric se disait :

« Comme elles sont bien les maîtresses de la terre et cultivatrices dans l’âme, ces jeunes filles qu’un seul de ces animaux pourrait piétiner et labourer, et qui vont ; conscientes de leur maîtrise et de leur royauté, se jeter dans un troupeau, impérieuses plutôt que confiantes, dominant les bêtes plus que les aimant ! »

Camille surtout, sans doute soucieuse de

n’être pas prise pour une poltronne, à cause de l’histoire des oies, s’amusait en riant à se faire une trouée chez les petites vaches dociles. Elle poussait les croupes à coups de son poing fermé ; elle se cambrait sous le chatouillement des queues nerveuses ; son buste robuste de campagnarde émergeait seul avec sa tête blonde inondée de soleil. Frédéric la regardait ; une évolution soudaine se fit en lui, dans ses sentiments pour la « grosse poupée rieuse ». Il la vit belle tout à coup, le temps d’un éclair.

« Camille ! revenez ! cria-t-il, ces bêtes me font peur pour vous.»

Et sans souci du pardessus mastic et boulevardier, du fumier qui encrassait les flancs où il se frottait, il vint à elle, la saisit par le bras avec une demi-colère, et la ramena vers la barrière en maugréant :

« Vous savez bien que je réponds de vous à votre marraine ! »

Elle haussa les épaules :

« Parisien ! vous en êtes encore là ? »

Frédéric revit la robe courte qui battait son bas noir au-dessus de la bottine. Il demeura un peu déconcerté de sa violence. M. de Marcy donna l’ordre de faire rentrer les bêtes ; on entendit les jappements du chien pour cette besogne, et tout le carillon des sonnettes en branle. Frédéric observait, sous son large chapeau, le gentilhomme pasteur, qui lui rappelait l’âge d’or, et il se disait :

« Il est tout de même plus grand que Beaudry-Rogeas. »

On marchait ferme maintenant pour Île retour à la Bergerie que hâtait l’heure du déjeuner. M. de Marcy passa rapidement devant la porte de chez lui où il lui coûtait de ne pouvoir faire entrer ses compagnons. Frédéric l’entendit murmurer à l’oreille de Laure :

« Ma chérie, dans huit jours vous serez là.

— Quel beau temps il fait ! cria très fort Camille, comme une personne qui n’a rien surpris d’un discours clandestin. Puis elle ajouta pour Frédéric : Vous trouvez cela joli, la campagne ?

— C’est la vraie vie, prononça-t-il ; c’est la beauté ; c’est la santé, c’est la fécondité, l’utilité, la gaîté !

— C’est égal, vous, Parisien, cela doit vous assommer dans le fond tout ce que nous vous faisons voir ; avouez que…

— J’avoue que votre beau-frère me paraît le plus heureux des hommes, et qu’à côté d’une pareille existence de travail, d’activité, nos vies de Paris sont bien factices et illusoires. Nous jouons la comédie là-bas, pendant qu’ici vous vivez.

— Je comprends très bien ce que vous me dites, fit-elle dans un ravissement visible. Seulement c’est quelquefois plus amusant de jouer la comédie que de jouer la vie. »

Cet axiome inattendu heurta l’esprit de Frédéric comme un éclair, comme une lumière vive. Cette petite venait de réaliser, en une phrase concise, tous les vagues états d’âme qu’il se sentait. Qui donc aurait cru cela d’elle ? Y avait-il une pensée philosophique sous ce front de petite paysanne, dans cette cervelle d’enfant… Jouer la vie ! Elle savait donc des choses dont on ne se doutait pas, jusqu’aux dégoûts, aux lassitudes tristes de la réalité quotidienne, tout ce qu’il redoutait secrètement dans l’existence laborieuse des champs, et dont il s’évadait dans la fièvre parisienne. C’était donc une femme déjà, sans qu’on se fût aperçu qu’elle le devenait.

« Ce qui amuse ne fait pas toujours le bonheur, Camille, » dit-il sentencieusement.

Furtivement elle lui prit le bras.

« Marchons devant, murmura-t-elle en l’entraînant à une allure plus vive ; j’aimerais que vous causiez avec moi. Personne ne cause avec moi ici ; on m’appelle toujours le gamin ; j’ai pourtant seize ans et je connais la vie ; j’ai lu.

— Oui, lui dit Frédéric, vous avez lu un roman où un jeune homme noua un jour dans un bois la bottine d’une dame, et où l’on ajoutait qu’il était ivre de bonheur. »

Elle rougit.

« Comment savez-vous cela ?

— Oh ! c’est que ce roman-là est fort répandu.

— Ce que c’est joli ! n’est-ce pas ?

— Oui, dit Frédéric qui s’embarrassait, la fin surtout, quand ils se marient.

— Mais ils ne se marient pas du tout, fit-elle offensée, vous savez bien qu’elle meurt.

— Ah ! c’est vrai ; pauvre femme !

— Mais c’est une jeune fille, ce n’est pas une femme ; c’est une jeune fille, puisque ce jeune homme l’aime ; si elle avait été déjà mariée, il ne l’aurait pas aimée.

— Elle aurait pu être veuve, insinua Frédéric complaisamment et ne sachant plus guère comment s’en tirer.

— Voyons ! prononça Camille d’un air entendu, mais sans oser le regarder en face pour traiter de ces choses intimidantes ; est-ce qu’on aime une veuve »

Frédéric comprit que cette jeune philosophe ne possédait encore sur l’amour que des notions plutôt rudimentaires : il trouva cela très adorable, mais il pensa plus simple et plus sûr de parler d’autre chose. Il la mit sur le sujet des travaux ruraux, qu’elle connaissait à merveille. Elle lui montra les champs qu’on traversait maintenant.

« Voyez, lui dit-elle tristement, comme tout change ici ; quel aspect morne ; voici une terre en friche ; je suis sûre que l’avoine y pousserait comme des champignons.

— Cela n’appartient plus à M. de Marcy ? » demanda-t-il.

Elle eut presque des larmes aux yeux pour répondre :

« Cela ? Mais c’est à marraine toutes ces plaines. Regardez les bêtes qui paissent là-bas, quoi ? Un peu d’herbe jaune, et puis après, qu’est-ce qui repoussera ? Jamais ce n’est fumé, jamais on ne pense à alterner les espèces de troupeaux. Maintenant voici un champ de seigle ; est-ce semé cela ? Est-ce que cela pousse ? Regardez-moi cette moisson chauve ; on dirait de la mauvaise herbe. Que voulez-vous ! Il n’y a pas de maître ici. »

Frédéric se sentait au cœur à la fois des élans et des serrements de mélancolie. Oh ! régénérer cette terre, conduire une charrue dans ces friches, engraisser les pâturages, féconder cette nature endormie et oisive ; faire ici l’œuvre royale qu’accomplissait dans le domaine voisin de Marcy ; être, lui aussi, le pasteur gentil-homme, le maître intellectuel et raffiné des troupeaux que d’un geste on multiplie.

XI

Les jours qui précédèrent le mariage à la Bergerie s’imprégnèrent de mystère, de recueillement, de religion, malgré le semblant d’agitation qui régnait, le va-et-vient extérieur, l’affluence des colis, des cartons ficelés de rose, apportant de Saint-Lô, sous des papiers de mousseline, les linons brodés, les linges fins, les dessous mousseux de dentelle de la mariée. Des voitures roulaient perpétuellement dans l’allée de hêtres, amenant les couturières, les modistes, les essayeuses, les tapissiers qui préparaient la réception, les amies qui venaient faire à Laure leurs adieux de jeunes filles. Et plus le remue-ménage s’accusait, plus les fiancés s’enfermaient dans leur chapelle de silence, de solitude. On multipliait leur tête-à-tête dans le grand salon. Frédéric entendit une fois l’air de la valse lente que Laure jouait à son ami. Ces noces de campagne, dont il avait ri, l’impressionnaient maintenant comme un rite religieux. On parlait à mi-voix dans la maison ; Camille ne bavardait ni ne travaillait plus ; on la trouvait accoudée aux fenêtres, rêvassant. Le ciel était d’un blanc gris très calme. Il y avait des frémissements immenses et sourds dans la campagne. Avril commençait.

La veille du mariage arriva. Elle fut d’un doux tragique sentimental. Tante d’Aubépine, très affairée, ne quittait pas son mouchoir, dont, entre deux ordres donnés, elle épongeait des larmes intarissables. Il tombait une petite pluie fine et tiède. Frédéric désœuvré errait dans la maison. « Où vas-tu ? » lui demandait au passage Mlle d’Aubépine. « Je monte », répondit-il évasivement. Et dans l’instant, à son tour, il rencontrait Camille « Où allez-vous ? » faisait-il. Elle lui disait : « Je descends. » Elle avait des airs étranges de ne penser à rien.

On apporta, dans une large caisse de bois léger, la robe de mariée. La bonne tante se fit aider de Frédéric pour la déballer avec mille soins. On l’étala comme une figure de soie, une blanche forme de jeune fille, sur le canapé de velours rouge où défaillirent les plis raides. Tous ces gestes, dans cette maison de famille, semblaient à Frédéric traditionnels, héréditaires et sains. Quelqu’un frappa à la porte. C’était M. de Marcy ; il entrait à pas de loup, marchant ce jour-là d’émotion en émotion. Il se pencha vers Mlle d’Aubépine, et l’embrassa au front ; puis il dit :

« Frédéric… »

C’était la première fois qu’il l’appelait ainsi. Frédéric éprouvait à son égard une sympathie de jeune frère pour son frère aîné ; il eut de ce vocatif un plaisir secret.

« Il faut que je vous conte quelque chose, poursuivit M. de Marcy. J’ai reçu…

— Où sont les petites ? interrogea la marraine.

— Elles sont ensemble dans leur chambre, où Laure remet à Camille ses bibelots, ses petits objets favoris. C’est son testament de jeune fille ; Camille sanglote de perdre sa sœur. Je dois être un monstre pour elle ; mais ce cher petit cœur ne m’en veut pas de lui prendre ce qu’elle aime tant ; j’en viens d’avoir la preuve, et c’est justement ce que je veux vous conter, Frédéric, parce que cela vous concerne. Je vous le disais donc, j’ai reçu les confidences de Camille. Je possède son secret. Vous allez trouver que je le viole bien vite, mais tant pis, c’est trop charmant, il faut que vous le sachiez. Donc, elle m’a fait venir tout seul dans un coin de la salle à manger, et là, cachée à demi dans l’encoignure d’un buffet, elle m’a dit : « Vous êtes déjà presque mon grand frère ; demain vous le serez devenu ; il faut que je vous dise tout ce que j’ai dans le cœur : les projets de ma vie, mon histoire. Vous êtes intrigué, hein, comme tout le monde, de me voir tant travailler ? Eh bien ! tout le monde ne saura pas pourquoi je travaille tant ; mais à vous, je veux l’apprendre. Je travaille pour gagner ma vie un jour venu. Voilà, monsieur, et vous n’avez pas besoin de faire l’étonné ; ce n’est pas drôle. Qu’est-ce que je suis ici, monsieur mon beau-frère, voulez-vous me le dire ? Vous ne vous l’êtes jamais demandé, moi non plus, je ne m’étais pas posé la question ; mais les notaires apprennent bien des choses aux petites filles, surtout quand ils crient très fort dans le cabinet de marraine, et que la chambre des petites filles n’est pas loin. Un notaire m’a appris que j’étais ici presque une étrangère ; légalement une étrangère ; fille d’une amie très intime, mais parente très lointaine de Mlle d’Aubépine, et que je ne possédais pas un sou. Alors marraine disait : « La Bergerie serait pour elle si ce n’était mon neveu ; ces deux enfants me sont également chers. » — Je cite textuellement, fit en parenthèse M. de Marcy, le discours de Camille. — « Et si je dote, disait encore marraine, ma jeune filleule avec ce château, Frédéric sera dépossédé de la maison de ses pères. Mais si je donne la Bergerie à Frédéric, qui est un homme et peut se tirer d’affaire tout seul, que deviendra Camille ? » Et voyez-vous, grand frère, je devinais que marraine, tiraillée de scrupules, penchait à me faire un sort, à moi, la fille, plutôt qu’à lui le garçon, bien que cela lui brisât le cœur de voir la maison des Aubépine s’en aller en quenouille. Le notaire, lui, cherchait des biais ; il parlait de vendre les terres à mon profit et de laisser la maison au cousin. Comme ça lui faisait la part belle à ce malheureux, n’est-ce pas ? d’avoir quatre murs pour se nourrir ! Alors je me suis dit : « Comment, tu accepterais cela, toi, Camille, que cette maison qui est à Frédéric, qui était au père de Frédéric, à son grand-père, à son bisaïeul, à son trisaïeul, cette maison où il n’y a jamais eu que des Aubépine, dont les cheminées portent au fond du manteau des aubépines moulées en fonte, dont les vieilles chambres, là-haut, ont au dossier de leurs chaises des aubépines tapissées, où l’on respire l’air de la famille et le parfum de son nom, que cette maison te soit donnée à toi, l’étrangère légale, quand il y a là le descendant de toute la race qui serait déshérité ? Allons donc ! pour qui te prend-on ? » Oui, monsieur mon beau-frère, je me suis dit cela ; et voilà pourquoi j’apprends tant de choses qui ne me tentaient guère autrefois, et qui commencent à m’amuser. Je veux être une femme savante ; quand on est savant, on gagne toujours beaucoup d’argent, n’est-ce pas ? Alors, étant riche, je n’aurai besoin ni de dot, ni de Bergerie, ni de terres, et Frédéric aura tout. Voyez-vous, je ne suis pas si sotte que je le parais, hein ! grand frère !

— Pauvre petite ! pauvre petit gamin ! soupirait la bonne tante qui fondait en larmes. Voyez-vous ce brin d’enfant ! Et c’était là le grand mystère ; et elle se tue : elle bourre son pauvre petit cerveau à s’en rendre malade.

— Eh bien, mon cousin, que pensez-vous de cela ? » dit M. de Marcy en venant à Frédéric qu’il regardait bien en face, de ses prunelles brunes, intelligentes et loyales.

Frédéric avait les yeux mouillés. Il balbutia !

« Je suis très… très attendri… Pauvre petite Camille ! »

Mlle d’Aubépine prononça très simplement :

« Sais-tu, mon enfant, si un jour venait où la chérie te plaise et que vous vous épousiez, voilà qui arrangerait les choses mieux que tous les notaires du monde.

— Tiens ! évidemment, » dit M. de Marcy qui n’avait pas d’autre idée.

Mais cette soudaine précision de l’avenir, dans le trouble agréable de sentiment où il vivait à propos de Camille, offusqua Frédéric. L’adolescente laissait en lui une image incertaine, fluctuant entre la femme et la petite fille. Il se sentait vers elle une tendance affectueuse ; par instant, comme au moment où elle lui était apparue saine et puissante campagnarde blonde, parmi les bêtes du troupeau, elle lui avait rappelé fugitivement les folies, les orages endurés près de Fleur de Lys, et c’était, selon cette formule qu’il connaissait et analysait, l’amour. Mais quand il la considérait de sang-froid, garçonnière, toujours un peu poupée, avec ces choses indécises du coin de bouche et du menton qui sont de l’enfant, c’était pour elle une sollicitude si tranquille ! même parfois un besoin de baisers calmes et tendres, comme on en donne aux tout petits.

Il ne répondit pas à la châtelaine sur sa pensée, et dit seulement :

« Empêchez-la de travailler ; je ne veux plus qu’elle travaille. Elle me donne là un rôle atroce ; faites-lui comprendre que la Bergerie est pour elle, que je n’y serais jamais bon à rien, que je ne pourrai jamais être dans votre domaine l’admirable roi de la terre qu’est M. de Marcy dans le sien. »

Et il s’en fut brusquement, claquant la porte, ayant une folle envie de pleurer, de crier d’une rage mystérieuse qui lui venait on ne savait de quoi.

Seulement toute l’après-midi il rôda aux alentours de la chambre de Camille, parce qu’il avait un inconscient désir de la voir, de l’entendre parler, de chercher dans cette petite âme obscure des choses nouvelles. C’était si exquis, à bien y réfléchir, ce qu’elle faisait là pour lui ! Comme on sentait déjà un cœur de femme, discret et dévoué sans le savoir. Et il remémorait ses paroles qui s’illuminaient maintenant pour lui : « Que voulez-vous ! il n’y a pas de maître ici. » Elle lui avait montré les terres mal soignées, les champs maigres, la déchéance lente et navrante du bien de ses aïeux, comme dans une invite délicate à venir y reprendre sa place.

L’avenir arrangerait tout, sans doute, et insensiblement il en arrivait à voir en elle la fiancée fatale, la petite fiancée enfant que d’invisibles liens pâles, exempts de passion, lui attachaient déjà, à laquelle sa destinée le liait. Il avait jusqu’en frôlant les murs de la maison des impressions nouvelles ; la Bergerie avait, pour le reprendre, des gestes si insidieux ! Il se sentait chez lui ; il avait le sens d’une tranquillité, d’une installation définitive. Ce mariage lointain avait quelque chose de convenu, de régulier, une sévère sagesse qu’il n’avait guère rêvée ; mais il y acquiesçait à son insu, avec plus de mélancolie et de résignation que de joie, et une arrière satisfaction inavouée de calme.

Camille fut invisible jusqu’au dîner du soir, qui était un grand repas offert aux châtelains des environs. Il était sept heures ; les invités étaient rassemblés au salon ; tante Aubépine, en satin noir, une fleur de velours rouge piquée dans les dentelles raides de sa coiffure, déployait ses grâces de grande dame pour plaire aux d’Aigremont, qui étaient alliés aux de Marcy et aux gros bonnets de la contrée.

Ils étaient là onze d’Aigremont : père, mère, gendres, brus et filles. Frédéric observait curieusement cette noblesse de province, opulente, aux généalogies princières, et modeste comme de petites gens ; les jeunes femmes, fatiguées par des maternités fréquentes, toutes nourrices et dépourvues de coquetterie ; les mères mêlant aux formes vieillies de leur corsage des rivières lourdes de diamants ; les jeunes filles bavardant très bas, timidement, autour de Laure, portant toutes des robes de lainage rose ou bleu, leurs cheveux relevés sur des nuques très fines de races, mais tordus sans art et rendus un peu fous par le vent de ces plaines du Cotentin, où souffle toujours le courant d’air du canal. Une seule femme respirait l’élégance, la beauté et la coquetterie ; c’était Mme de Chanterose, née d’Aigremont. « La belle madame de Chanterose dont je t’ai parlé », souffla Mlle d’Aubépine à l’oreille de Frédéric. C’était une magnifique brune grasse et blanche, de quarante ans, ayant dans les traits l’orgueilleux dessin du type israëlite venu on ne savait d’où. Elle était la célébrité de tout l’arrondissement et jouissait d’une réputation équivoque, dont le prétexte était le portrait qu’elle était allée se faire peindre par un artiste parisien, mais dont la cause cent fois plus réelle demeurait cette voluptueuse caractéristique de sa personne qui grisait autour d’elle les hommes. Frédéric la vit ici comme une anomalie ; elle détonnait dans ce cadre serein, cette orageuse créature qui évoquait des idées de drames, de silencieuses tragédies de cœur. Et juste comme elle passait devant lui, avec un regard sur ce jeune élégant qu’elle sentait, avec son obscur instinct de l’amour, n’avoir pas conquis, la porte s’ouvrit là-bas, dans la boiserie blanche, et une jeune fille entra. Frédéric regarda et eut un sursaut de surprise. C’était Camille.

C’était Camille vêtue pour la première fois en long, d’une robe de mérinos blanc, dont un ruban de velours noir serrait la taille bien cambrée par une bonne couturière ; sa force, sa santé, sa peau rose, le doré de ses cheveux qui faisaient dans le cou un gros chignon tordu à l’anglaise, tout cela rayonna dans la lumière quand elle s’avança ; elle fut entourée et fêtée ; on la trouvait charmante. On la sentait faite aussi, celle-là, pour les maternités fréquentes, les allaitements infatigables, la vie de cultivatrice dure et active, le charme du foyer. Frédéric entendit, comme si quelqu’un la lui redisait encore, la phrase de sa tante : « Si un jour venait où la chérie te plaise et que vous vous épousiez… »

Elle vint s’asseoir auprès de Frédéric qui ne lui parla pas. Il traversait le plus grand trouble. Il se jouait à lui-même cette comédie légèrement extravagante, qu’il était, avec sa jolie voisine blanche et rose, le héros de la fête ; que la Bergerie était en liesse parce qu’on les mariait demain ; et ces imaginations n’étaient pas sans exciter en lui des choses indiciblement sentimentales et décisives.

Au dîner on les plaça l’un auprès de l’autre. Le curé de Parisy, invité comme ami, était à droite de la châtelaine. Insidieusement, et comme si la question lui était indifférente, Frédéric s’informa du jeune ecclésiastique, de ses frères et sœurs ; à la vérité, les sœurs du curé lui importaient fort peu, mais il ne se souvenait pas sans un sensible désagrément d’un certain frère avec lequel Camille partageait autrefois ses gâteaux, et par lequel, au sortir de la grand’messe, elle se faisait renouer son soulier. Lui-même n’avait pas mesuré l’importance inavouée de sa curiosité. Mais lorsque Camille eut répondu que depuis l’an passé le frère unique de M. le curé s’était marié et avait quitté le pays, il se sentit rempli d’une satisfaction avertissante, qui éclaira d’une façon presque terrifiante ce sentiment de propriété régnant déjà en lui sur cette jeune vie.

Au dessert, tous deux burent un peu de champagne. La table était fleurie et lumineuse. Laure souriait doucement à son fiancé ; les jeunes ménages d’Aigremont s’égayaient à des histoires de braconnage racontées par les maris. Frédéric se sentait fort regardé au bout de la table, derrière le face à main de Mme de Chanterose. Camille lui demanda tout à coup.

« C’est vrai que vous ne pourriez pas vivre ailleurs qu’à Paris ?

— Paris ? Si vous saviez, Camille, ce que je m’en soucie peu !

— Ah ! tant mieux, dit-elle, disposée à l’expansion par le nuage un peu trouble et grisant monté à son cerveau d’oiseau avec le vin ; tant mieux, car marraine aurait tant besoin de vous ici ! Vous devriez nous rester, Frédéric.

— Rester… répéta-t-il étourdi, rester ici ?

— Mon beau-frère vous donnerait des leçons d’agriculture, ce serait gentil… Vous referiez la Bergerie comme le domaine de Marcy.

— Rester ici ! redit-il infiniment ému ; ne me le demandez pas deux fois, Camille, je resterais.

— Eh bien ? »

Il ne répondit pas. Il ne comprenait pas pourquoi une frayeur secrète l’empêchait de répondre ; l’épouvante du définitif, la peur de l’irrémédiable et de l’inconnu. Il se disait : « Plus tard. » Camille répéta, inconsciemment coquette et caressante :

« Restez Frédéric ; je l’ai dit deux fois ! »

Il perdit la tête. :

« Oui Camille, je vous promets, je resterai ; c’est-à-dire, je reviendrai. Je ne puis pas abandonner M. Beaudry-Rogeas si brusquement ; il me faut retourner à Paris pour un peu de temps ; mais si votre marraine y consent, je reviendrai. »

On passa au salon. Les femmes parlaient politique pendant que le mari de l’une d’elles, un d’Aigremont qui était conseiller d’arrondissement, se faisait accompagner au piano par Laure : La Chanson des Peupliers. C’était un petit homme court et rouge, serré dans son faux-col et dans son habit noir ; il avait une voix de basse superbe qui fit tout trembler dans le grand salon. La cousine de Chanterose l’écoutait avec une indulgente ironie, et se tourna plusieurs fois vers Frédéric comme pour lui dire un mot. Il faisait chaud. On ouvrit les fenêtres qui plongeaient dans le parc tout noir, d’où montaient des senteurs de primevère et de jeunes pousses. Un instinct de câlinerie très pure attachait Camille à Frédéric ; il s’accouda à la fenêtre ; elle se hâta d’aller s’y accouder aussi. Elle rêvait d’aller se promener au parc avec lui ; il le sentit. Ils ne se parlaient pas. De longues minutes se passèrent. Camille dit à la fin :

« Comme elle est jolie, n’est-ce pas, Mme de Chanterose ?

— Il n’y a que vous qui soyez jolie ici, Camille, » fit-il tendrement.

Et déconcerté devant le mystère que sont ces petites filles enjôleuses, imprudentes, coquettes, puis farouches sensitives dès qu’on paraît comprendre ce qu’elles semblaient vouloir dire, il la vit s’en aller, froissée, fâchée, rouge de honte, comme sous une insulte. De cette soirée, elle ne lui adressa plus la parole.

Il pensait à la robe de mariée qu’il avait étendue tantôt sur le canapé. Ce serait dans une robe semblable, en l’une des chambres d’en haut, qu’on lui remettrait un soir entre les bras sa petite épouse Camille.

XII

Dès le lendemain du mariage, après une scène de confidence où il dévoila ses projets à Mlle d’Aubépine qui pleura de joie, Frédéric reprit le train de Paris. Camille, un peu froide, l’accompagna jusqu’à l’extrémité de l’allée des hêtres. Elle le traitait de haut depuis le compliment qu’il lui avait fait et qu’elle hésitait encore à juger ou de mauvais goût, ou délicieux. « Je reviendrai bientôt », lui dit-il en la quittant. « Quand vous voudrez », reprit-elle. Elle pâlit légèrement, et ses yeux brillaient. Mais cette petite avait l’œil si brillant, qu’on ne savait jamais si c’était le glacé de la gaîté ou d’une larme.

Le trajet fut agréable pour Frédéric ; les villes, les villages, les champs fuyaient au loin ; il les regardait sans les voir, dans un bien-être très doux. Une grande paix le possédait. Il avait compris le sens de la vie. « J’ai fait du chemin, se disait-il, en reconnaissant au hasard des gares, des paysages aperçus à l’aller ; j’ai fait du chemin depuis quinze jours. »

Certes, Beaudry-Rogeas pousserait de grands cris en apprenant qu’il se faisait fermier ; et si Chapenel venait jamais à savoir que, pour l’amour d’une petite fille des champs, renonçant à l’existence artistique et parisienne, il rentrait dans le « pecus », des scènes redoutables auraient lieu. Et dans le fond, c’était de Chapenel, de ses idées, de son occulte influence, de ses mépris, de son œil d’autocrate et de fascinateur qu’il redoutait le plus d’obstacles. Mais il s’abstiendrait de confidences vis-à-vis du peintre. Quelques semaines seraient vite passées pendant lesquelles il habituerait son maître à l’idée de son départ. Et puis après commencerait sa vraie vie, l’emploi de son énergie, sa raison d’être, ce que les hommes appellent dans un sens large et noble : leur carrière.

Ce n’était pas non plus sans quelques plaisirs de curiosité qu’il revenait une fois encore chez l’écrivain. Sa disposition sentimentale du moment l’inclinait vers Mme Ejelmar et les amours de Beaudry-Rogeas à une tendre sollicitude. Il était pressé d’apprendre où en étaient les choses. Il ne doutait pas qu’une union, même un mariage, s’apprêtât, et comme il venait d’échapper quinze jours à l’autocratisme de Chapenel, il oubliait volontiers sa mauvaise opinion de la musicienne, pour ne retenir que le charme passé et mélancolique, dans lequel, la première fois, elle lui était apparue.

Le lendemain matin, à peine reposé du voyage, il frappait à l’heure ordinaire à la porte de l’écrivain.

« Ah ! c’est vous, Aubépine, lui cria-t-il du cabinet de toilette, entrez par ici. Je suis enchanté de vous voir revenu, et je vous attendais impatiemment ; venez vous asseoir près de moi, vous ne me dérangez pas le moins du monde. »

Et Frédéric, en entrant dans une atmosphère de vanille, de menthe, de vinaigres odoriférants pour frictions, de flacons débouchés de dentifrices aux parfums sauvages et violents, trouva un homme assis sur un pouf, roulé dans un peignoir, les cheveux blonds et rares, humides et frisottant encore du schampoing, et se frottant les ongles à la ponce.

« Vous me manquiez, cher ami, lui dit-il avec une nuance d’affection qui toucha Frédéric et le gêna en même temps. Mettez-vous là, près de moi, et racontez-moi votre voyage. Positivement je me suis ennuyé de vous. »

Et il lui tendit sa main gauche qui était finie, blanchie au vinaigre, grattée au cure-ongle, brossée à la soie.

Frédéric se dit : « Je lui parlerai plus tard », et il répondit :

« Il me tardait aussi de vous revoir, maître, et de reprendre mes devoirs près de vous, si heureux que je fusse là-bas, parmi les miens. Ma jeune cousine a épousé le meilleur.

— Pardon, interrompit Beaudry-Rogeas qui suivait son idée et avait bien plus de choses à dire qu’il n’en avait à écouter, comme nous sommes fort pressés, je vais au plus vite. Je vous le répète, vous arrivez fort bien. Imaginez que j’organise un concert ici, et que j’étais seul pour tout, les invitations, les courses, les préparatifs, la composition. Nous aurons Ménessier, mon cher, Ménessier qui dirigera lui-même sa symphonie parisienne, et le Miserere de David, de Croix-Martin. C’est pour ma sœur que je veux distraire pendant son séjour ici. Elle-même chantera l’Appel de Bethsabé, et Croix-Martin a accepté de venir. Nous aurons aussi Gado. »

Frédéric sentit un peu de fièvre lui battre aux tempes. Il n’était vraiment plus séant à lui d’interrompre Beaudry-Rogeas pour lui déclarer qu’il allait devenir cultivateur. Il murmura :

« Maître, pardonnez-moi de n’avoir pas été présent lorsque vous aviez besoin de moi mais est-ce que M. Chapenel… ?

— Oh ! vous comprenez, mon cher, que ce pauvre Raphy ne peut s’occuper de la partie matérielle en quoi que ce soit. Ce n’est pas dans son tempérament. D’ailleurs, en ce moment, il a d’autres choses à faire ; avec son portrait… »

Frédéric interrogea des yeux.

« Le portrait de Lydie ; c’est vrai, vous ne saviez pas. Ah ! mon ami, il faut aller voir ça. Quelle œuvre ! Tenez, je passe un veston, et venez avec moi à l’atelier de Raphaël. »

Chapenel avait, dans l’hôtel, un appartement au second étage. L’ancien marchand de vin faisait grandement les choses. On aurait dit un Médicis logeant quelque maître florentin. Il avait laissé le peintre meubler ses trois pièces, chambre à coucher, cabinet de travail et atelier, selon son goût fantastique, gardant pour lui le seul privilège des notes à solder. L’aubaine avait dû paraître belle à l’artiste manqué, réduit par la faim à se mettre au service d’un autre talent, de se trouver transplanté dans cette ambiance princière, où il commandait — à moins que son âme inquiète et maussade ne se fût moins occupée déjà à jouir du second étage, dont on faisait son domaine, qu’à envier le premier qu’il ne possédait pas.

Frédéric se serait volontiers passé de courir si vite à Chapenel, dont il avait l’épouvante innée et inavouée, et plus encore de paraître devant Lydie Beaudry-Rogeas, mais son maître ne prit pas son avis et l’entraîna dans un de ses coups d’enthousiasme pour le « pauvre Raphy », aux pieds duquel il aurait voulu voir le monde.

Il ouvrit, avec de grands respects, une porte qui commandait la galerie d’en haut, très éclairée par le vitrage supérieur. Dans un fond de demi-jour où elle recevait de biais un faisceau de lumière crue, enchassée par une haute stalle gothique, comme une moniale hiératique et orgueilleuse, la poitrine à demi-nue retenant à peine les plis d’une tunique de soie noire, sa main très longue et pâle étendue à l’appui de chêne, Lydie Beaudry-Rogeas posait devant Chapenel. Lui peignait sur un siège bas, ayant au pouce une palette chargée de cobalt, de terre de sienne brûlée, de vert véronèse, alourdie par les épaisseurs de blanche céruse, et il s’en écoulait des déliquescences vert pâle que gâchaient les brosses. Qu’avec tout ce vert il ne créât pas sur sa toile une femme cadavérique, c’était miracle. Son portrait, étrange et beau, était peint avec des procédés, des artifices hardis de taches, dont l’ensemble contribuait à la vérité absolue de la couleur ; et les ombres légères de maigreur aux tempes, par contraste avec l’indéfinissable rose ivoirin du front, se teintaient très véridiquement avec du vert. La splendeur glacée des yeux était acquise par le dessin de l’iris visiblement plat ; la bouche restait inachevée. Chapenel, avec un pinceau de blanc, peignait en remontant des pieds à la gorge un pli de soie noire. L’étoffe chatoyait déjà de reflets roses qui appelaient leurs complémentaires bronzés. L’œuvre portait en soi sa lumière et tous les jeux de la vie. Frédéric eut un frisson d’admiration et de déplaisir. Le talent était une puissance de plus, inconnue jusqu’alors chez cet homme redoutable. Il n’analysa rien ; mais il eut mieux aimé trouver une peinture faible et un portrait mal fait.

« Eh bien ? demanda Beaudry-Rogeas triomphant.

— C’est tout simplement superbe » répondit le jeune homme.

En même temps, il commençait à sentir sur lui, rivés à ses prunelles, les yeux durs, chercheurs et liseurs de pensée de Chapenel, ces yeux méfiants qui admiraient passionnément leur œuvre, et qui redoutaient une compréhension incomplète de ses beautés, de ses adresses, chez Aubépine.

Frédéric alla saluer Lydie. Elle posait toujours impassiblement, sans lassitude, sans efforts, comme une statue. Elle tendit sa main dans un geste épiscopal, sans rien dire. Il crut sentir un mépris de la part de cette indéchiffrable créature et en souffrit. Tout alentour, un à un devant ses yeux, surgissaient les meubles extravagants de cet atelier. Des tapisseries de laine pâle faisaient des murailles flottantes sur lesquelles se détachaient mal, en étirant leurs formes torses, les bronzes vert-de-gris de l’art nouveau. Les toiles du maître étaient absentes, seulement là-haut courait au-dessus des lambris une frise peinte, signée Chapenel, représentant une chaîne de cygnes et de faisans, dont la ligne de silhouettes suivie, ininterrompue, formait à l’abord un indéchiffrable ornement blanc et mordoré. Il y avait deux ans que le « pauvre Raphy » se reposait de ce travail. Le grand sujet de curiosité était par-dessus tout le poêle, monument de fonte travaillée, fouillée, assouplie à devenir comme la forme vivante d’une bête monstrueuse, une idole accroupie vomissant des flammes.

Frédéric, dont les yeux erraient de-ci, de-là, parmi ces meubles hétéroclites, revint au portrait et le contempla longtemps sans rien dire. Chapenel faisait, à coups légers de brosse, dans le noir de la robe, des taches hardies de couleur. Le regard de Frédéric allait se poser là-bas, au modèle dont l’épaule nue était comme transparente sous le jet de lumière :

« Reposez-vous un peu, madame, » décréta Chapenel qui continua de donner, comme à l’aventure, du bleu, du rose, dans la robe, dans les chairs, dans le fond.

Alors, dans le silence de ce sanctuaire, Frédéric vit ce spectacle voulu d’esthétisme, de grâce et de mise en scène. La statue lumineuse bougea, remua les plis de sa robe, se dressa, et détachée de sa niche abbatiale, vint au groupe des trois hommes penchés sur la toile. Il y avait dans ce corps des harmonies magnifiques. La belle personne le savait bien quand elle le drapait sommairement, en guise de robe, d’étoffes aux fronces molles qui se moulent et respectent les secrètes beautés de la ligne où elles posent. Elle se laissait beaucoup regarder avec cet art discret qu’ont les jolies femmes de ne paraître pas sentir à leur personne les yeux en arrêt, pour ne pas gêner les admirateurs. D’ailleurs, aujourd’hui, son rôle de modèle autorisait les curiosités persistantes, les analyses longues attardées à son visage, à ses bras blancs vêtus à demi de soie noire, à sa hanche qu’on devinait sans corset.

« C’est merveilleux ! » murmura encore Frédéric.

La défiance de Chapenel sur la vraie valeur de ce compliment éclata de nouveau. Il avait l’air de dire, en regardant Aubépine : « Si je savais au moins qu’il comprenne mon génie ! » Car c’était là l’un des sentiments les plus douloureux de la vie de Chapenel, son deuil éternel, cette crainte de n’être pas admiré dans sa vraie splendeur, sous le jour absolu de son talent.

Ce qu’il ne savait pas, c’est que Frédéric eût plutôt magnifié, dans sa surprise émerveillée, son œuvre. Le jeune homme voyait déjà les gloires de cette toile, les salons où l’on stationnerait longtemps, le catalogue à la main, devant la belle Lydie, si étrange et magnétique, dans sa pose de sybille ; les enthousiasmes se mêlant pour la femme et pour la peinture, comme c’est d’ordinaire l’heureuse fortune pour les bons portraits ; et l’apothéose que la presse, les critiques d’art, les revues, les potins, les discussions lui feraient ensuite. Et Frédéric, se grisant à la pensée de cette carrière triomphale de l’œuvre, mesurait avec tristesse les joies, à lui défendues, d’être quelqu’un, d’avoir un nom Célèbre que prononcent toutes les bouches, d’occuper tous les cerveaux, d’être envié, fêté, adulé, encensé, désiré. Une idée lui vint qui le fit rougir, sous le regard froid, exclusivement occupé d’art de la jeune femme :

« Je serai fermier. »

Il emporta en lui, de cette visite à l’atelier, l’image capiteuse de Lydie. Une vie désordonnée et fiévreuse commençait pour lui dans les préparatifs du concert. Il y goûtait des joies violentes et amères. Il avait l’illusion d’être pris et roulé dans le grand mouvement, le rouage artistique qui est la vie parisienne. Beaudry-Rogeas, qui estimait avoir dans ce jeune homme, possédant déjà chez son tailleur anglais six cents francs de dettes inavouées, un secrétaire fort présentable, le chargeait d’une partie de ses courses pour l’organisation de la fête. Frédéric partait quelquefois en fiacre à neuf heures du matin, et rentrait à onze heures du soir les yeux brûlés par les lumières électriques, fatigué des étages montés, des repas pris à la diable dans les restaurants de hasard, des odeurs de parfumerie respirées chez les actrices, de tasses de thé qu’on lui faisait boire chez les femmes, des cigares variés qu’on fumait chez l’un ou chez l’autre. Faisant ici et là l’important, au nom de son patron Beaudry-Rogeas, il récoltait des concours, jouait d’adresse pour effacer les jalousies, les envies entre les exécutants différemment partagés dans le programme. Certaines artistes de second ordre, dont on avait besoin pour la symphonie parisienne de Ménessier, le recevaient le matin, en longs peignoirs rouges, les bigoudis au front et sentant la cuisine, pendant que dans l’alcôve s’entendait la respiration lente et forte d’un homme qui dort. Un jour, il rencontra la harpiste en jaquette et tête nue, dans son escalier, cachant dans un panier vêtu de soie une charge de légumes qu’elle portait, essoufflée, à son cinquième. Il montait derrière elle sans oser lui prendre son fardeau. La première fois qu’il sonna chez Ménessier, c’était à midi. Le jeune compositeur était encore au lit et le reçut dans sa chambre à coucher. Il couvait une grippe, disait-il, et buvait une tasse de lait chaud. Au-dessus de la chemise de nuit large, se drapait au col un foulard de soie blanche, et ses cheveux châtains, mêlés par l’oreiller, faisaient encore d’eux-mêmes, sur son front, le toupet 1830. Frédéric, qui n’était plus le timide jeune homme de ses débuts, sollicita sa présence pour la répétition du lendemain, avec un mélange adroit de prière et de camaraderie qu’il faut mitiger. « Je suis bien souffrant, » répétait toujours le musicien sans rien promettre. Et Frédéric sortit quand même satisfait et orgueilleux d’avoir connu l’illustre Ménessier, l’homme dont tout le monde parle, le maestro de l’Europe, dans l’intimité du lit. Et déjà, un instinct de reporter s’éveillait en lui, au seul frottement électrique de cette vie parisienne ; il notait la soie de la courte-pointe, le chiffre de l’oreiller, la faïence de Rouen où l’on avait servi le lait, le crayon et le papier à musique posés sur la table de nuit, le réveille-matin d’argent ciselé, et le tapis de Smyrne indigo où traînaient ses mules de cuir rouge. Beaudry-Rogeas était invisible pour lui ; il le pensa très attiré rue Notre-Dame-des-Champs, ce qui était une explication très naturelle à ses absences, à ses préoccupations évidentes. Un détail achevait de rendre plus mystérieuse, plus poignante, l’idylle de l’homme de lettres. Depuis le retour de Frédéric ; Beaudry-Rogeas gardait sur Mme Ejelmar un silence absolu. Que se jouait-il dans ce roman secret ? Où en étaient-ils, l’un vis-à-vis de l’autre, de cette lutte sentimentale, faite tragique par les circonstances, où le millionnaire tout-puissant cherchait à capter cette pauvre liberté de femme si chétive, si précaire et si faible. Serait-elle la plus forte ? Se ferait-elle épouser par ruse ? Se donnerait-elle par amour ? Ou, ne pouvant ni l’un ni l’autre, et possédant sous sa robe misérable les ardeurs de tendresse qui semblaient transparaître dans ses yeux, dans sa voix, le soir où elle avait dit à Beaudry-Rogeas : « Je vous suis si reconnaissante ! si reconnaissante ! » endurait-elle l’atroce martyre de la femme qui aime et doit se refuser ?

À cette seule pensée, Frédéric, réconcilié avec la pauvre et touchante créature, se réjouissait en songeant qu’elle prendrait sûrement part au concert, qu’il la verrait, que son ami, en public, la fêterait, la dignifierait, qu’on intéresserait à elle de grands hommes, et qu’elle serait au moins un soir heureuse près de celui qui l’aimait. Seulement, quand il interrogeait les feuilles volantes où Beaudry-Rogeas crayonnait des projets de programme, il cherchait inutilement son nom. Serait-elle cette Mlle X… qui jouerait un air de Rameau, et sous l’incognito de qui son maître aurait caché, pour Chapenel, le nom de la Norvégienne ? Et il brûlait de demander des explications.

Il était revenu depuis trois semaines, quand la tante d’Aubépine lui écrivit ses inquiétudes : « Pas un mot de toi, mon chéri. Tu ne m’as seulement pas dit comment M. Beaudry-Rogeas avait pris l’annonce de ton prochain départ. Le colloque que vous aurez eu là me préoccupe singulièrement, car je ne doute pas qu’il n’ait fait, pour retenir près de lui un jeune homme tel que toi, de grands frais d’éloquence et de gestes. Pour moi, je me distrais à préparer déjà ta chambre. Nous avons choisi, Camille et moi, celle où le papier de tapisserie t’amuse par ses sujets. J’y fais monter la bibliothèque de ton pauvre père, et Camille brode, pour la fenêtre, des rideaux « à la frivolité ». Quand je pense, mon enfant, que cette chère petite pourrait être un jour ta femme, j’ai le cœur tout saisi d’émotion en la contemplant. Elle se fait bien sérieuse et posée. Le mariage de sa sœur l’a beaucoup changée ; elle s’est, dirait-on, môûrie à ce premier chagrin de la séparation. Les jeunes époux sont en Italie et nous envoient souvent de leurs nouvelles, aussi faut-il voir comme chaque matin la pauvre Camille épie la venue du facteur ! Ils nous reviendront à la fin de mai, te trouveront-ils ici ?…

Frédéric lut cette lettre les sourcils froncés et en pâlissant. Ce retour à Parisy pour sa vie commençait aujourd’hui à lui apparaître comme un devoir sévère, la pénible réalisation d’une promesse dont l’obligation s’aggravait de mille détails de cœur ou de sentiment. Si l’on savait là-bas qu’il n’y avait pas fait, devant son maître, la moindre allusion, qu’il n’y avait même guère pensé, et que, lorsque l’austère résolution se rappelait à lui, il la chassait sans songer ! Dire que déjà l’on préparait sa venue, qu’on meublait sa chambre, que l’on calculait le jour, la date possible de son arrivée ! Et il voyait Camille, un peu mélancolique, comme la dépeignait la lettre, attendant fièvreusement, au bout de l’allée des hêtres, le courrier d’Italie ou quelque autre.

« Elle me brode des rideaux à la frivolité ! » répéta-t-il ému.

Et il fit comme un effort d’âme pour se soustraire aux attirances invisibles du gouffre parisien, à l’engrenage où il avait mis le bout du doigt et qui l’avalait peu à peu, traîtreusement, presque en entier, sans qu’il s’en doutât.

« Ce soir, fit-il résolument, je dirai tout. »

Et comme le concert était remis à la fin de mai, il répondit à la Bergerie qu’on pouvait compter sur lui en juin. Ce long délai mit en paix sa conscience transigeante, et il s’habilla pour la répétition du soir, où il se promettait quelque plaisir à cause de Ménessier qui s’y trouverait.

« Je me laisserai conduire par le hasard, se disait-il ; si le hasard me fait rencontrer seul : Beaudry-Rogeas, je lui apprendrai ma résolution avant la séance, sinon, je le verrai après. »

Mais le hasard est un mauvais maître quand on s’en remet à lui du soin de vous diriger. Après le dîner, Frédéric rencontra bien son patron seul dans le salon où il était venu attendre les exécutants, alors que Lydie et Chapenel fumaient encore à la salle à manger. Le salon était immense ; le lustre électrique versait une lumière unie et calme en ses moindres recoins ; le silence était propice, Beaudry-Rogeas recueilli, mais Frédéric s’avisa que l’instant presque solennel était bien mal choisi pour occuper de ses propres affaires un homme qui avait en tête tant d’autres choses. Agité, muet, l’écrivain soucieux déplaçait les sièges et les replaçait autour du piano à queue qui s’allongeait plein de mystère et de sonorités endormies ; il consultait sa montre, épiait le roulement des fiacres dans la rue, mettait en évidence ses bibelots riches, disposait des fleurs dans les corbeilles comme l’eût fait une femme à son « jour ». On ne va pas intempestivement, pensait Frédéric, confier son penchant irrésistible pour l’agriculture à un homme auquel l’attente anxieuse de Ménessier donne de la température ! Et très officieux, il allait et venait derrière lui comme son ombre, replaçait avec lui les fauteuils, ôtait après lui sa montre du gilet, s’arrêtait pour écouter les voitures, et soignait le bon goût des jardinières.

Lydie entra, suivie de Chapenel. Le prophète et la sybille ne se quittaient guère, et les petits cigares minuscules fumés ensemble avaient créé entre eux une amitié bizarre qui intriguait Frédéric. Cette sympathie réciproque et visible entre ces deux êtres glacés, habitants de cette sphère froide qu’on nomme la spéculation, n’était d’ailleurs rien moins que sentimentale. On les voyait discuter ensemble les formes de l’art ou la métaphysique, lui, dont les yeux durs, le teint brique en ses joues rasées, s’allumaient ; elle, tranquille et lente, énonçant, de sa voix haute et infiniment douce, ses aphorismes. À quelques formules près, ils s’entendaient toujours. Lydie était matérialiste ; elle se riait bénignement des religions, sans âpreté, sans fiel, et Frédéric n’avait jamais rien connu qui ruinât mieux en lui les derniers désirs mystiques que son scepticisme tolérait encore. Il comparait la piété de Camille à l’intelligence de Mlle Beaudry-Rogeas, Chapenel approuvait toujours ; mais, plus virulent, il surajoutait des apostrophes contre le clergé et la basilique de Montmartre, ce qui rappelait à Frédéric ses essais déchirés sur le style non gothique.

Au dîner du jour, Lydie avait mis, comme elle le faisait souvent, l’architecture en sujet. Captieuse, elle évoquait le futur et posait à Chapenel des questions. Cette demi-femme, qui avait deviné depuis longtemps dans l’Âme de son peintre le secret d’une conception gigantesque, ne pouvait se résigner à l’ignorer, Elle portait ce soir une robe rouge sang, traînante et montante ; les cheveux d’un noir bleu enclosaient son visage maigre et blanc ; et quand elle entra au salon, elle parlait bas en se retournant vers Chapenel qui répondit, à ce qu’entendit Frédéric :

« Je vous jure que je ne puis pas vous le dire, pas plus à vous qu’à nul autre. »

Ses yeux froids se promenèrent sur tout le salon dont ils embrassèrent l’ensemble : ils virent Frédéric et firent un sourire, à quoi le jeune homme stupéfait se demanda s’il ne se trompait pas. En même temps, cette troublante personne qui ne lui avait pour ainsi dire, de sa vie, adressé la parole, s’avança vers lui et demanda :

« Aimez-vous, monsieur, le David de Croix-Martin ?

— C’est-à-dire, madame, que c’est à mon sens la grande œuvre musicale de notre époque ; j’en suis naïvement, bêtement épris.

— Le rôle de Bethsabé est une volupté à chanter, » répondit-elle.

Et retournant une chaise, elle s’assit en face de lui.

— « Connaissez-vous quelque chose de plus poignant, continua-t-elle, que cette phrase de plain-chant du Miserere, traitée en fugue au cinquième acte après avoir servi de leitmotiv aux autres, après avoir été traduite en majeur, mise en chœur, en mélodie, être chantée en lamento par David, la nuit du repentir.

— À ce moment-là, on pleure, dit Frédéric poussé par quelque démon intérieur à faire du sentiment, exprès et par affectation, devant cette impassible fille, comme s’il lui eût dit : Moquez-vous donc de moi, riez, plaisantez ma niaiserie. »

Elle répondit, profondément pensante :

« Oui, on pleure. »

À ce moment, l’arrivée des exécutants commença ; hommes et femmes en toilette de ville, ils emplirent peu à peu le salon de leurs personnes, de leurs instruments, du bruit de leurs voix, du rire féminin, des parfums de théâtre, de l’atmosphère vibrante et excitante que ces gens apportent avec leur présence. Mais c’était vaguement que Frédéric les avait aperçus ; à peine avait-il reconnu et nommé au passage quelques artistes, Enfermé dans sa causerie avec Lydie, il continuait d’échanger avec elle des sentiments qui se trouvaient, comme par hasard, être communs. Il avait beau vouloir l’exaspérer à force de simplicité, de naïveté, de sensibilité, elle se découvrait toujours sensible, naïve et simple comme lui, Il alla jusqu’à lui dire, pour pousser à bout la belle libre-penseuse :

« Ce qui domine et séduit dans David, c’est la puissance du sens religieux.

— Oui, répondit-elle suavement ; c’est en même temps délicieux et fort ; on devient comme religieux soi-même.

Beaudry-Rogeas et Chapenel, très affairés, allaient et venaient parmi les artistes. On commençait à entendre le raclement des archets, le gloussement des violons qui s’accordent, des envolées musicales discordantes, esquissées discrètement, à fleur de cordes.

« Cela vous ferait-il plaisir d’entendre ce soir l’appel de Bethsabé ? demanda Lydie à Frédéric, très intimement.

— Oh ! madame ! balbutia-t-il en rougissant, je ne pouvais pas vous en prier… mais si vous aviez cette bonté !

— Il n’y a pas de bonté à cela, reprit-elle très simple, je vous le chanterai très volontiers. »

Chapenel venait à eux. C’était la première fois que Frédéric le voyait dans le monde ; il y avait grand air. Cet anarchiste de l’art ressemblait à quelqu’un de l’Institut.

« Qu’est-ce qu’il y a ? » fit-il en interrogeant les deux causeurs bien plus de ses yeux que de sa question. :

Lydie répondit très calme, les yeux levés sur lui :

« Je disais à M. Aubépine que, s’il y pouvait trouver quelque plaisir, je lui chanterais bien volontiers ce soir l’appel de Bethsabé ! »

Il se retourna brusquement, la porte s’ouvrait ; c’était Ménessier qui arrivait, sa haute taille un peu infléchie dans sa redingote cintrée aux basques ballonnées, le pantalon bouffant, à larges carreaux gris, effilé vers la cheville. C’était au fond le plus charmant homme, le plus complaisant, le plus naturel ; ses artistes eurent dans leur groupe un petit frisson de contentement qu’on vit lorsqu’il s’avança ; Beaudry-Rogeas, exultant, vint lui serrer la main si chaleureusement que Lydie murmura entre ses dents :

« Grand Dieu ! mon frère va l’embrasser ! »

Chapenel lui fit à son tour un accueil qui, pour être plus mesuré, n’en avait pas moins de prix. On vint ensuite le présenter à Lydie. Elle fut froide et cérémonieuse, à ce qu’observa Frédéric qui dévorait, dans une passion de curiosité, sa tenue, ses gestes et ses mots.

« Comme elle est différente de ce que je l’avais jugée ! disait-il mentalement. Comme elle est bonne et peu affectée ; quelle amie discrète et douce elle doit être ! Qu’il doit faire bon se confier à un tel cœur de femme ! »

Littéralement, elle l’enthousiasmait. Et voilà qu’en la regardant mieux de profil, il reconnaissait en elle la photographie grisaille de la commode, l’idéal si frais de fillette sur lequel il avait échafaudé le roman de Rosine. Cette impénétrable jeune femme avait été cette exquise adolescente. I] y avait là quelque chose de mystérieux et d’adorable à penser.

Un grand silence se fit. Frédéric vit se lever et aller au piano un jeune homme inconnu ; il se demanda pourquoi Mme Ejelmar n’était pas à cette place-là. Il s’intéressait tant à elle, à l’amour de Beaudry-Rogeas, qu’il S’attrista de son absence comme d’une peine personnelle ; il eut d’elle une sollicitude tendre. Son ami paraissait préoccupé depuis longtemps ; serait-elle malade ?… Et voilà qu’en fouillant des yeux la masse des musiciens, il reconnaissait çà et là, et métamorphosés, les visages rencontrés au cours de ses visites. Ici la harpiste, en corsage de soie blanche, portant ce soir, sur sa chevelure admirablement coiffée, un opulent chapeau de velours bleu ciel, extravagant et la faisant jolie ; là, les chanteuses venues pour le chant de femmes intercalé dans la symphonie de Ménessier. C’étaient deux ou trois de celles-là qu’il avait connues en peignoir et en bigoudis. Elles étaient poudrées et peintes ; de lourds chignons dorés leur tombaient à la nuque sous le chapeau ; leurs jupes, quand elles étaient assises, s’étalaient en large éventail de soie, gonflées de tous les falbalas bruissants du dessous. L’une d’elles lui sourit sous la voilette ; elle lui avait offert une cigarette l’autre jour. Et maintenant, l’originale mélodie de Ménessier, dessinée par les violons, capricieuse bacchanale respirant la folie, la fête, le plaisir échevelé, éclatait dans le salon trop étroit pour la contenir. Dès la seconde page, le jeune maître mécontent fit reprendre l’exécution. Debout et cambré, sa petite baguette au doigt, se possédant bien, il expliquait sa pensée en cette musique. Le plaisir parisien où viennent se consoler les blasés, les tristes, les blessés, les tendres, les déçus. Il y avait là une complexité redoutable à rendre. Il l’avait conçue magistralement ; pas une note qui n’eût un rôle et n’exprimât une nuance. On avait eu bien raison de dire que c’était là son petit chef-d’œuvre. Et de nouveau les harmonies partirent. Frédéric, redevenu l’enfant de la danseuse, se grisait à les entendre. Il vit Lydie revenir vers lui à pas glissés.

« Ne trouvez-vous pas que cette gaîté soit tragique ? lui demanda-t-il.

— C’est bien ainsi que Ménessier l’a voulu, répondit-elle ; écoutez ces accords faux, ces anharmonies qui vous causent à chaque instant une angoisse. »

Elle ajouta :

« Vous avez l’air triste ce soir, monsieur Aubépine. »

Il hésita quelques secondes à répondre. Puis elle lui parut soudain si loyale, lumineuse et forte, cette créature de paix et de calme, qu’il ne résista pas au besoin qu’ont tous les hommes de se confier à une femme sympathique. Peu à peu, à force de réticences, cherchant à reprendre dans une phrase ce qu’il avait dit dans l’autre, et trouvant au fond, dans cette expansion, un bonheur infini, il dévoila son état d’âme, il se confessa limpidement, naïvement, à cette femme plus âgée que lui qui le charmait. Il dit son enfance navrée, son cri de détresse vers sa famille, tout ce qu’il avait ressenti et enduré en se trouvant pour la première fois, à vingt-trois ans, dans la maison paternelle, puis ses tristesses devant la terre qui ne lui appartenait plus, tristesses qu’il expliquait maintenant par une illusion de son imagination surexcitée. Ces sentiments confus, disait-il, ces vœux imprécis vers la vie agricole le ressaisissaient dès qu’il mettait le pied là-bas ; il avait des désirs d’enfant devant les fermes, les grands champs, la campagne ; et voilà qu’il s’était laissé entraîner à promettre un retour rapide et définitif vers le domaine ancestral ; et pour arranger les choses et faire tomber comme mécaniquement sur sa tête l’héritage que le sort semblait vouloir lui enlever, n’avait-on pas imaginé, dans la famille, de préparer son mariage avec une petite parente lointaine, agréable, presque charmante en effet, mais encore en robe courte ; une écolière, une enfant.

« Que voulez-vous ! dit-il à Lydie qui l’écoutait dans une attention touchante, une fatalité pèse sur moi. Toute mon ascendance a vécu là-bas et m’y rappelle. Comme ceux de ma famille, je sèmerai du blé et j’élèverai des veaux gras. L’atavisme le veut.

— Oh ! fit-elle, avec un sourire sans gaîté qui fendit ses lèvres longues et minces, l’atavisme c’est une plaisanterie ; il faut secouer cela, monsieur Aubépine ; d’ailleurs, d’après ce que j’ai compris, monsieur votre père n’était pas agriculteur.

— Il était artiste, reprit Frédéric ; mais qu’est-ce que mon père auprès de toute la lignée, de toute la souche des Aubépine qui, ont été des terriens passionnés et qui me possèdent, je le sens.

— Allons donc ! reprit Lydie, tous ces braves gens sont morts et le sont bien, et pour vous, vous ne me semblez pas avoir hérité de leur passion de la terre, ni être fait pour aller, de gaîté de cœur, vous ensevelir dans ce hameau. »

Les prunelles sans relief et sans feu se fixèrent à celles de Frédéric, sa longue main blanche, lissant son bandeau noir, faisait comme le geste de lever un rideau de mystère sur la pensée de son front. Ménessier, les bras en l’air, déployant les formes flottantes et féminines de son habit à la Musset, faisait commencer le chœur des Parisiennes. Ces dames, en chapeau, balançant, entre leurs mains gantées, le papier bruissant de leur musique, chantaient en trois parties où dominait le contralto de la plus vieille. L’orchestre ne les soutenait pas ; l’air bizarre simulait tantôt des éclats de rire, tantôt des langueurs, ou des tendresses, ou des sanglots. Frédéric murmura dans une sorte de religion :

« J’aime Paris !

Sans doute, reprit Lydie avec la douceur de son timbre ingénu, vous avez goûté le charme des champs. Quittant la ville, vous aviez, en arrivant au grand air, une volupté de neurasthénique, et vous avez pris cette impression au sérieux. Rien n’est exquis comme une villégiature ; mais autre chose est la vie du laboureur. »

Cette douce voix captait l’âme de Frédéric.

« Si je vous demandais un conseil, dit-il plus bas, timide, puéril, à cette femme aînée qu’il commençait d’admirer éperdûment, si je vous demandais un conseil, que m’engageriez-vous à faire ?

— Par grâce ! n’allez pas périr d’ennui et de spleen dans ce désert », s’écria-t-elle vivement, sans peser la dévastation que ce mot léger allait créer dans l’âme du jeune homme.

Ils ne dirent plus rien, et la musique seule parut les occuper maintenant. Ce qui semblait le plus délicieux à Frédéric, c’était le secret qu’il lui avait demandé sur ces confidences ; ni Beaudry-Rogeas, ni Chapenel n’en devaient rien savoir ; c’était entre eux une entente cachée, une intelligence, une complicité enveloppante. Au fond du salon, debout dans l’embrasure d’une portière, Chapenel les regardait.

Après la symphonie, ce fut pour Ménessier une avalanche de félicitations ; Beaudry-Rogeas paraissait hors de lui-même ; le peintre, les sourcils froncés d’enthousiasme, lui disait des hyperboles ; Frédéric entendit le compositeur parler à son tour de Dona Pia et dire, pendant que le visage de l’auteur s’éclairait de vanité heureuse : « Je voudrais mettre cela en musique ! » Lydie se leva ensuite ; sa traîne rouge roulait à terre. Elle serra la main de Ménessier.

« Quelle splendeur ! » dit-elle seulement.

Ce fut lui qui lui accompagna l’air de Bethsabé :

  Le soir, j’allais, avec mes sœurs, à la fontaine.

Elle avait une voix de théâtre, une voix artiste, vibrante de jeu et de passion. Elle eut ce qu’on appelle des notes de cristal dans le registre élevé, pour crier l’appel de la romance, cette phrase si impressionnante, coupée de deux silences tragiques : « David ! — Mon bien-aimé !… »

Frédéric, pâle et tremblant, cherchait des yeux la porte. Une épouvante indistincte le prenait ; le besoin insensé de s’en aller, de fuir n’importe où, de n’entendre plus rien, de courir dans la nuit pour ne plus voir cette Lydie. Les actrices, jalouses de son talent, complimentèrent la jeune femme et partirent. En groupe, les violonistes et les violoncellistes disparurent. Ménessier resta seul dans le salon vide, avec ses hôtes, Frédéric l’entendit demander :

« Où est-il donc, votre charmant secrétaire, Beaudry-Rogeas ? »

XIII

Frédéric reprit sa vie ancienne. Son temps se partageait entre les courses pour le concert, dont l’organisation presque arrêtée lui laissait un peu de calme, et la rédaction de ses notes sur l’époque carolingienne pour Naissance d’Europe. Mais entre l’écrivain son patron, et Chapenel son contempteur, il avait désormais pour le dignifier, lui donner de l’assurance et sa vraie place, l’amitié délicieuse de Lydie. À table, devant son frère et devant son peintre, elle ne négligeait aucune occasion de manifester pour lui sa sympathie, de lui adresser la parole. C’étaient d’ailleurs leurs seules rencontres. Le portrait s’éternisait là-haut, à l’atelier de Chapenel. Les deux esthètes pouvaient là s’en donner à cœur joie, tout le long des séances, sur les règles nouvelles de l’Art et de la Beauté. Mais au repas, Lydie se faisait simple et charmante, Elle lançait parfois, avec un coup d’œil d’entente secrète à Frédéric, des allusions à l’agriculture ; cette raffinée dédaignait les rustres et les paysans ; elle devenait railleuse. Le jeune homme éprouvait alors des jouissances indéfinissables à voir qu’elle le rangeait avec soi dans la caste fermée des intellectuels. Il oubliait volontiers la voluptueuse statue qu’elle lui avait paru au piano, en chantant l’Appel ; il n’avait plus peur d’elle ; c’était une grande amie qui connaissait sa vie, ses tristesses, le doute pénible sur son avenir. Elle ne lui faisait goûter son charme, pour ainsi dire, que goutte à goutte. C’était la pénétration lente, exempte d’ivresse. Parfois aussi, il observait comme un nuage de brouille entre elle et Chapenel, chose toujours imperceptible, visible à peine dans la brutalité du regard que l’artiste posait sur elle. Alors Frédéric goûtait et savourait la plus grande joie, car il voulait être l’unique ami de Lydie, et la puissante intelligence de Chapenel lui paraissait disproportionnée avec le petit pouvoir sans prestige qu’il se sentait. Il aurait voulu qu’elle cessât de le traiter en grand enfant.

Quant à regarder en face sa vraie situation, il n’en avait pas le courage. La promesse formelle qu’il avait faite à Parisy de revenir bientôt pesait constamment sur sa pensée ; c’était le trouble, le scrupule incessant qui se mêlait à tout et qu’il gardait indistinct, refusant de lire en soi, vivant au jour le jour, les yeux fermés. Il manquait d’énergie aussi bien pour partir que pour écrire définitivement à la Bergerie : « Je reste. » Quand la pensée lui venait en éclair, de la chambre qu’on lui meublait là-bas, des soins de ces deux femmes pour la parer, l’enrichir de mille commodités, de tous les projets qu’elles faisaient sur sa venue, de leur attente, des tendresses de tante d’Aubépine, des inconscientes coquetteries de Camille, de son viril dévouement de petite fille pour lui laisser l’héritage du domaine, il secouait et repoussait ces imaginations fâcheuses. « Plus tard, disait-il, j’irai. »

Le jour du concert arriva. Ce fut une fête splendide. Le piano et tout l’orchestre furent repoussés dans le fumoir. Portes et portières Ôtées, cette pièce avec la salle de billard et le grand salon firent un espace suffisant à l’acoustique et au nombre des invités ; Croix-Martin y vint. Il y eut un grand nombre d’académiciens et de peintres. Lydie portait la tunique de soie noire dans laquelle elle posait devant Chapenel. Elle était la maîtresse de la maison ; les femmes l’entourèrent, la fêtèrent, puis elles s’écartèrent ensuite avec des jeux habiles et furtifs des yeux pour regarder à la dérobée l’excentrique toilette de la jeune femme, son décolleté hardi. Les actrices qui Chantaient à l’orchestre avaient une mise plus sévère. Aux entr’actes, auditoire et exécutants fusionnèrent.

Au dernier accord de la symphonie parisienne, Beaudry-Rogeas, ivre d’enthousiasme, se leva et, devant tout le monde, embrassa Ménessier. Ce fut le signal d’une ovation au jeune maître. Lui riait et faisait des gestes impuissants devant ce tonnerre d’applaudissements. Bientôt, et ce fut le coup de théâtre, il aperçut Frédéric. Alors, ôtant de sa poche un numéro de la Revue Noire, ce périodique très avancé des jeunes, il l’ouvrit à cet article paru l’avant-veille, intitulé : « La Psychologie de Ménessier » et signé : « F. Aubépine. » C’était une cachoterie du jeune secrétaire, il avait écrit ce morceau de début sans en rien dire à personne ; il l’avait clandestinement porté à la rédaction de la Revue où l’article avait séduit par son idée et par sa forme, et on l’avait publié au plus vite. C’était une apologie de Ménessier, très travaillée, comme un premier essai. L’anarchie de Chapenel y flottait en contours vagues, ce qui n’était pas pour déplaire à ces messieurs de la Revue Noire, et l’on y sentait, à certains détails, quelqu’un approchant de très près le compositeur, un ami très intime, Au surplus, âme de Ménessier, comme par hasard, en instantané, avait été vraiment, subtilement Saisie et fixée par Frédéric. Lui-même s’amusait à l’extrême de s’y reconnaître, et il remerciait le jeune homme avec chaleur, se _ disant très flatté, très honoré, pendant que ses yeux francs et gais affirmaient son contentement. Beaudry-Rogeas survint, saisit la Revue, dévora l’article, un peu froissé de n’avoir pas été mis dans le secret de son jeune secrétaire, un peu gêné par cette intelligente et savante analyse excitée d’un grain de fièvre artistique, qu’avait signée Frédéric. Il n’était pas d’une nature jalouse cependant, et ne doutant pas qu’il eût mieux construit cette étude, l’eût-il écrite, il n’éprouva pas de peine à l’admirer. Elle passa de main en main, On la lut tout haut ; Lydie l’entendit et l’écouta. C’était ce que Frédéric avait passionnément désiré, et lorsque Croix-Martin, le Maître des maîtres, le Génie, vint lui dire : « Monsieur, je vous félicite, c’est parfait », il n’éprouva rien à côté de la sensation de gloire qu’il avait eue, lorsque son amie lui avait discrètement serré la main en murmurant : « Vous êtes un critique-né. » Tout un moment, il fut le héros de la fête. Ses tempes battaient. Il se sentait quelqu’un. Il jouissait. Tout le monde avait les yeux sur lui.

Soudain la voix de Lydie éclata, suave et puissante, là-bas, dans le fumoir :

    Le soir j’allais avec mes sœurs à la fontaine.

Un silence subit se fit ; on s’assit. Chapenel seul restait debout contre le chambranle de la porte ôtée, sur lequel se découpait sa forte épaule ; il était tourné vers la jeune femme, impassiblement, sans qu’on vît sa silhouette bouger d’une ligne sur la ligne de la porte. Frédéric souffrait de le voir là. Il épiait des yeux Lydie, cherchant à se faire remarquer d’elle ; mais elle ne le regarda pas ; et quand, à la fin, elle cria l’invocation à David, il crut, avec une douleur atroce, qu’elle avait obstinément fixé le regard du peintre.

Un mélange d’orgueil et d’amour blessé — car sans le savoir il aimait Lydie — le rendit mauvais, offensif. Depuis qu’il se sentait homme de lettres, il prenait comme une maîtrise, de la confiance en soi. Exalté par mille choses diverses, et presque désireux de blesser quelqu’un, il alla trouver Beaudry-Rogeas et osa lui poser cette question audacieuse qu’il n’aurait jamais hasardée vingt-quatre heures auparavant :

« Dites-moi donc, cher maître, pourquoi Mme Ejelmar n’est-elle pas ici ce soir P

Mme Ejelmar ? reprit l’écrivain ironique, c’est vrai ; j’ai eu un béguin pour cette femme-là. Vous vous en étiez aperçu, n’est-ce pas ? Je parie que vous vous en étiez aperçu, le soir de la séance d’orgue, à Sainte-Clotilde surtout, hein ? Il n’y a pas à dire, elle avait un extra ordinaire talent. Et puis… elle était habile… vous comprenez. Mais je me suis repris à temps. Enfin, mon cher, j’ai quarante-deux ans, je ne suis plus un jeune homme. Ça n’aurait pas eu le sens commun, vous avouerez. Je ne la connaissais pas, en somme. »

Il y eut un silence. Après un moment, Frédéric reprit avec un frémissement léger d’indignation qui faisait trembler sa voix :

« Qu’est-elle devenue, la malheureuse ? Ah ! voilà le plus amusant de tout ! Chapenel, qui est un brave cœur sous ses apparences un peu rudes, s’est mis en quatre pour la loger comme organiste, devinez où, mon cher ? Dans un couvent ! Dans un couvent du côté de Vincennes. De sorte que maintenant elle fait chanter les bonnes sœurs. Voyez-vous cela d’ici ! »

Et Beaudry-Rogeas riait de tout son cœur à cette plaisanterie.

Frédéric avait le cœur serré. Il était certain, à n’en pouvoir douter, que cette femme avait entouré d’une tendresse inavouée, éperdument reconnaissante, celui qui l’abandonnait ainsi.

Il comprit l’œuvre de Chapenel. Chapenel faisait ce qu’il voulait de Beaudry-Rogeas ; sa main tenait le cœur de l’écrivain comme elle tenait son esprit et ses pensées ; le jour où l’amour était venu, il l’en avait débarrassé doucement, lentement, sous l’action de son occulte toute-puissance. Et Frédéric, révolté, pensait à ce geste que, sous couleur de bonté, il avait eu d’écarter la pauvre Ejelmar, de la loger, selon le terme de son ami, dans une situation précaire et indigne d’elle, de l’ôter du chemin ainsi qu’une mauvaise femme. Alors il chercha d’instinct, dans la cohue du salon, ce Chapenel dont l’hypnotisme dominateur lui faisait peur pour lui-même. Mais il ne le revit plus. On entourait maintenant un petit homme maigre et chauve qui arrivait, habillé d’un veston étriqué, et donnait de timides poignées de main en levant des yeux effarés sur ses interlocuteurs. C’était le chansonnièr Gado qui venait, à cette heure tardive, telle qu’on ne l’attendait plus guère. Sa personne laide et peu soignée inspirait la pitié. Il demanda à dire sur le champ son Forgeron qui était inscrit au programme. Ce n’était qu’avec ses chansons aux lèvres qu’il recouvrait sa véritable personnalité, et il était orgueilleux de sa forte voix de basse et de son admirable diction. Son ami Ménessier harmonisait, pendant qu’il chantait, des accords d’improvisation sur sa mélodie. Sa voix peuple et le lyrisme démocratique de ses vers se mariaient heureusement. Il créait, en chantant dans ce salon d’aristocrates intellectuels, une atmosphère de sociologie, d’humanisme plébéien fort à la mode. On lui demanda le Puisatier. Il s’exécuta de bonne grâce. Et comme il voulait gagner largement les dix louis que Beaudry-Rogeas lui donnait pour cette soirée, il s’en retourna dire un mot à Ménessier qui demeurait au piano. En revenant face au public, il avait l’épanouissement de n’importe quel auteur sur le point de montrer son œuvre préférée. On attendit avec une anxiété légère et agréable. Il étendit son bras droit, petit et maigre, et clama :

    J’ai semé mon blé dans la terre brune !

Une émotion atroce poignit Frédéric ; il le sentit et ferma les yeux. Il revit Camille, la plaine immense et plate que couvrait le vert pâle du jeune blé ; il revit M. de Marcy en jambières de toile, en chapeau de feutre mou, si grand, si beau, semblait-il, sur ce fond d’horizon énorme et vide, comme un tableau de Millet. Toutes les sensations du grand air, de la possession terrienne, de la vie pastorale qu’il avait subies plus violemment que nul autre repassèrent alors en lui. Une minute, il vécut là-bas, dans le Cotentin. Ce fut comme un appel suprême de sa race qui le sollicita désespérément, jusque dans ce foyer de parisianisme où il se consumait. Puis il rouvrit les yeux. La voix de Gado, vibrante et large comme un jeu d’orgue, achevait la strophe.

    Saluez passant, je suis Créateur !

Lydie était assise loin de lui. Sa robe noire drapée, comme sans couture, laissait voir de profil blanc mat de son épaule, la ligne si pure de sa poitrine, continuée dans la sculpture vivante de son corps, parmi les plis de la soie. Elle semblait ce soir, étrange et triste, très absente d’ici.

XIV

Il écrivit à la fin de juin :

« Chère tante, je suis bien attristé de ne pouvoir partir encore. M. Beaudry-Rogeas, à qui j’ai avoué mes projets l’autre jour, s’est récrié comme vous le pensiez. Il prétend ne plus pouvoir se passer de moi à propos d’un roman qu’il a commencé d’écrire d’après mes notes. C’est une collaboration d’ailleurs si véritable, que nous signerons, je crois, l’œuvre tous les deux. Je ne puis, honorablement, blesser et froisser un homme qui m’a montré tant de sympathie. Je vous demande donc de patienter encore un peu avec moi. Notre travail marche rapidement ; d’ici quelques mois je pense pouvoir aller commencer l’autre œuvre de la Terre. En attendant je ne perds pas mon temps, et je saisis toutes les occasions de m’instruire sur l’agriculture. J’embrasse ma chère petite Camille que je n’oublie pas. »

Il y avait dans cette lettre une forte dose de vérité. Beaudry-Rogeas pouvait effectivement si peu se passer de son jeune secrétaire, qu’il projetait déjà de l’emmener, pour les vacances, dans la terre de Mme Beaudry-Rogeas mère. Quant aux curiosités de Frédéric touchant l’exploitation, elles étaient plus que suffisamment rassasiés par Chapenel, qui s’était découvert depuis quelque temps une fantaisie tardive vers l’agriculture.

« L’agriculture, mon cher ami, répétait-il en regardant Frédéric en face, magnétiquement, mais il n’y a que cela ! »

Et quand, dans ses promenades, il allait flâner sur les quais, il en rapportait toujours quelque livre comme l’Almanach du Laboureur, où il prétendait s’amuser énormément à découvrir les mystères qui relient les destinées de la terre, ses fécondes et secrètes énergies, aux agissements ignorés de la lune, cet astre éteint. Il y avait, entre la germination des carottes et l’influence des pâles nuits lunaires, une incompréhensible corrélation, bien faite, semblait-il, pour satisfaire sa passion de l’étrange ; et souvent Frédéric, troublé, devait entendre d’excitantes dissertations d’une ou deux heures, sur la psychologie poétique des agricoles. Il s’en réveillait plus incertain, plus ravagé, et Lydie venait alors orienter sa pensée en désarroi, en lui disant cette phrase de bonne camaraderie, si naturelle et si limpide, qu’elle ne se cachait pas même de l’austère Chapenel pour la prononcer : « Voyons, mon pauvre monsieur Frédéric, vous savez bien que tout cela est très joli, en théorie ! La volupté de créer des moissons, pensez donc ! Mais songez à l’assommante pratique que ce doit être ! J’espère bien que vous ne nous quitterez pas ! »

Une fois, énigme qui resta incompréhensible pour lui, Mme Beaudry-Rogeas, qui traversait, pour sortir avec Chapenel, le hall ténébreux d’en bas, où l’on ignorait la présence du secrétaire, murmurait d’une voix vibrante de chagrin :

« Ce jeune homme ingénu et ardent se fie à moi pour tout, èt le secret de votre vie, vous me le dérobez ! »

I] n’osa pas faire un mouvement, et la vits’en aller grande et onduleuse, dans son vêtement serré, pareil à l’étui de satin d’une chose précieuse, près de Chapenel silencieux. Elle avait dit : « Ce jeune homme ingénu et ardent. » C’était lui qu’elle nommait là, et il resta plongé en d’insondables perplexités. Pourquoi n’était-il pour elle que le jeune homme ingénu dont on accepte légèrement les confidences, alors que du peintre elle disait, d’un ton si particulier : « Et vous ! »

Le lendemain, il chercha tout le jour l’occasion d’être seul avec elle, C’était une lourde et orageuse journée de juillet. Après le dîner du soir, Chapenel et Beaudry-Rogeas restèrent à fumer aux baies ouvertes de la salle à manger. Lydie se rendit au salon. Elle joua au piano l’intermezzo de David qui, au théâtre, est aussi le prélude d’une nuit d’orage, la nuit de la faute. Frédéric la rejoignit, et face à elle, les deux mains au meuble, la dévisageant ardemment, il lui dit :

« Je ne sais ce qui me retient ici. Vous voyez, ils ne me répondent plus de là-bas ; ils sont fâchés. Il faut que je parte. »

Sans rien dire, elle acheva de ses longues mains frémissantes, sur les touches, la mélodie tourmentée et tragique de Croix-Martin, puis, comme la sonorité du dernier accord s’éteignait encore en vibrations dans la pièce à demi-obscure, elle dit de sa douce voix :

« Mon pauvre Freddy, ne faites pas de coup de tête ; vous savez bien que vous n’êtes pas né pour vivre de cette vie stupide, v vous si intelligent ! »

Ce vocatif imprévu, si familier et tendre, le bouleversa. Sa phrase lui parut saugrenue. Partir ! Est-ce qu’il y songeait vraiment ; est-ce que c’était même possible !

Et ce soir-là il resta l’entendre au piano, seul avec elle, jusqu’au moment où Chapenel vint les rejoindre. Alors il se retira ; il avait l’impression que si Chapenel le regardait trop longtemps avec les yeux qu’on lui voyait ce soir, il finirait par n’avoir plus de volonté, par s’en aller dans cette tranquille folie de jeter dans la terre des semences diverses, selon les lunaisons.

Beaudry-Rogeas lui avait dit : « Chez ma mère, nous travaillerons ferme. À cinq heures du matin nous serons debout, et en deux mois de vacances, nous aurons mis sur pied pour le moins cinq ou six chapitres de Naissance d’Europe. » En prévision de cette villégiature laborieuse, il adjoignait à ses études arides de tous les livres écrits sur les Germano-Scandinaves, ayant concouru à la formation de l’Europe carolingienne, des courses multiples chez le chemisier et le tailleur. Il lui venait sur sa mise de grandes exigences ; la malle qu’il emporterait serait celle d’un élégant raffiné. Il s’était d’ailleurs fait, au cabinet de toilette de Beaudry-Rogeas, une initiation et une éducation détaillées, et sa main d’aujourd’hui ne ressemblait pas plus à celle de son arrivée, que la main d’une coquette ne rappelle celle de sa femme de chambre.

La veille du jour où l’on devait partir, il reçut une lettre de Parisy. Il n’en connaissait pas l’écriture masculine, et l’ouvrit avec émotion. Elle était de M. de Marcy qui lui disait :

« Mon cher cousin, votre conduite qui m’étonne assez, mais où je n’ai aucun droit à rien reprendre, n’aurait pas motivé ma lettre sans une circonstance qui aggrave tout, que vous ignorez, et que je veux vous dire.

« Lors de mon mariage, quand vous étiez ici, paraissant fort séduit par la campagne, vous vous êtes engagé à venir prendre sous peu la direction des affaires de la Bergerie. Légèrement poussé peut-être par votre tante, vous avez accepté, de bonne grâce, l’idée de mariage ébauchée pour l’avenir, entre Camille et vous — avenir très lointain, et mariage fort imprécis, j’en conviens.

« Que Mlle d’Aubépine, cette aimable et optimiste vieille dame, ait bâti un peu vite son petit roman, je vous l’accorde encore ; qu’elle ait été prématurée dans ses discours, imprudente et même indiscrète, il vous est loisible de le penser. Mais il n’en demeure pas moins que notre petite sœur Camille, trop avertie de ce qu’on manigançait entre elle et vous, mon cousin, s’est, comme on. est convenu de le dire pour ces fillettes, monté l’imagination à votre profit. En d’autres termes, mon cher Frédéric, elle a pour vous un sentiment. Je ne badine ni ne ris en vous l’écrivant. D’une autre, la chose pourrait être Seulement gentille et plaisante ; de cette nature normale, forte et bien équilibrée d’enfant, elle emprunte de la gravité et de la profondeur. Camille n’a pas tout à fait dix-sept ans ; elle ne vous aime peut-être pas avec tout ce que le mot comporte strictement. Elle vous affectionne poétiquement, rêveusement, avec le sens débordant de dévouement qui est le fond de son petit cœur ; elle vous attend et elle souffre. Je sais qu’elle souffre. Pour la raison que vous connaissez déjà, elle continue de travailler cinq, six et même sept heures par jour. Elle épie chaque matin, avec une fièvre que ma femme a bien remarquée, le courrier qui porterait votre lettre, si vous écriviez plus souvent. Et vous ne venez pas. Vous ne viendrez peut-être jamais, et vous aurez ainsi brisé, le plus innocemment du monde, un cœur de femme. Je ne dis pas un cœur de petite fille, mais le cœur d’une vraie femme, de la plus tendre, de la meilleure, où les années n’ajouteront rien qui n’y soit aujourd’hui de pur, de bon et de puissant.

« Pardonnez-moi, mon cousin, de vous écrire aussi sévèrement ; mais j’aime trop cette enfant, et j’éprouve envers vous trop de sympathie, pour vous céler ce que je croyais devoir franchement vous dire. Si j’étais à votre place, je partirais très vite pour Parisy… »

Après le premier moment d’humeur que ne manque pas d’exciter chez un jeune homme l’admonestation logique d’un homme plus âgé, Frédéric se plongea vite dans cette imagination délicieuse qu’une jeune fille l’aimait. Il s’y mélait pour lui de la vanité et de la jouissance de cœur. C’était, au demeurant, un bonheur paisible, tranquille comme l’amour de cette enfant, un bonheur sain, exempt de fièvre, qui, pour la première fois depuis six mois, le laissa recueilli en lui-même. Il s’analysa. Il fit sur son cœur ce qu’on pourrait appeler de l’expérience hypothétique. Il supposa et rêva successivement des alternatives différentes.

« Si je reste, se disait-il, est-ce bien à cause de Beaudry-Rogeas ? S’il me déclarait un jour : « J’écrirai seul Naissance d’Europe, partirais-je ? »

Et la tête entre ses mains, se figurant la scène, vivant tous les sentiments qu’il subirait alors, il dut honnêtement se répondre : « Non, ce n’est pas tant Beaudry-Rogeas qui me retient que Paris lui-même. »

Mais quelle sorte d’attirance était-ce ? Qu’aimait-il tant à Paris ? Le soleil électrique des soirs et des nuits parisiennes, et sa gaîté d’artifice, et son influence de chose falsifiée qui chauffe et épanouit morbidement les maturités cérébrales, singeant et pastichant le grand soleil de la nature ? Était-ce le théâtre, les arts et les artistes, le boulevard ou le salon de Beaudry-Rogeas ? Et il imaginait très lucidement qu’un à un tous ces attraits disparaissant, il en resterait un qui les contenait tous, qui les incarnait, qui était l’art et la fièvre, et l’éclat de la gloire, et la vie artificielle, et qui Je possédait assez étroitement pour lui tenir lieu de tous les autres. C’était Lydie.

La glaciale et terrible sirène l’avait acquis. Elle l’avait acheté d’un sourire de ses yeux froids, d’une ostentation savante de son beau corps, d’un appel affectueux, quand ses longues lèvres souples avaient prononcé : « Freddy ! » Il ne vivait plus qu’en elle. Et elle l’avait pris consciemment, dans la mesure même où elle avait voulu. Elle avait dû combiner de se l’attacher, et de se l’attacher par une demi-passion, souffreteuse, dévorante, inassouvie, dont elle jouissait seule, sans nul devoir.

« Pourquoi m’a-t-elle attiré ? se demandait Frédéric qui ressaisissait son sang-froid ; car enfin, je ne me suis pas jeté au-devant d’elle ; elle m’étonnait, me pétrifiait ; j’avais contre elle une antipathie ; je l’aurais facilement crainte ou détestée. Elle est venue à moi la première ; elle m’a enlacé ; elle m’a comme caressé l’âme avec sa voix tendre et coquette. Où voulait-elle en venir ? À l’amour ? Au mien peut-être, car elle… »

Et il récapitulait les petites attentions, Îles sollicitudes aimables, les préférences marquées, les approbations systématiques qu’en public elle lui accordait toujours. L’aimait-elle ? Sur le champ il se rappela le concert de mai et l’air de Bethsabé qu’elle avait chanté, ce qui était indiscutable, les yeux rivés à ceux de Chapenel. Depuis, il avait mille fois repoussé cette certitude ; il ne pouvait pas convenir de l’évidence. Il voulait la juger comme une créature d’art, une intellectuelle impassionnelle et sereine, une inaccessible auréolée, à qui eût été facilement permis, dans l’exécution de son morceau, ce mouvement vers l’homme dont elle avait fait artistiquement son maître. « Un maître d’esthétique, se disait autrefois Frédéric, Chapenel n’est que cela pour elle. » Et voilà qu’aujourd’hui, se faisant rêveur et chercheur, tout son fonds normal de froide logique lui revenait implacablement, et il ne pouvait plus se cacher quelque chose d’ardent, d’effervescent, d’inlassable en elle, qui la poussait perpétuellement vers le peintre à son atelier, au salon, à la promenade. Elle ne le quittait guère. Elle voulait être sa dominatrice. Que le sentiment fût purement cérébral, à bien y réfléchir, il ne le paraissait pas.

« Alors se disait Frédéric crispé de colère, quel rôle m’a-t-elle fait jouer ! »

Il relut la lettre de M. de Marcy. Des larmes lui vinrent aux yeux. « Chère petite Camille ! murmura-t-il ; chère ! » Il n’en pouvait penser davantage. Son cœur se fondait. Il ne désirait plus qu’une chose, s’en aller très vite, perdre la fatigante, l’obsédante vision de Paris, se plonger, s’abîmer dans la limpide vie de là-bas, retrouver Camille, serrer dans ses bras sa petite fiancée.

Il retourna très délibéré à l’hôtel Beaudry-Rogeas. Le prochain départ s’accusait partout. Des toiles grises couvraient les tapis, les objets d’art portaient des robes de mousseline, le camphre pleuvait ; la housse régnait partout et le valet de chambre, à genoux par terre, pliait les tentures.

« Monsieur est déjà à son cabinet », lança-t-il à Frédéric.

Il s’y rendit. Beaudry-Rogeas classait et emballait les notes portant l’écriture du jeune homme. Il ne se dérangea pas à son entrée.

« Tenez, mon cher, arrangez donc cela vous-même ; vous l’en retrouverez mieux là-bas.

— Cher maître, reprit Frédéric hésitant, c’est que… je ne pourrai sans doute pas partir avec vous.

— Allons donc !

— Je suis appelé précipitamment à Paris} ; et je crains même que nous n’ayions à nous dire un définitif adieu.

— Mon petit Frédéric, s’écria l’écrivain, je vous ai déjà affirmé que ce n’était pas possible ; voyons, vous le savez bien ! Ces choses-là ne se font pas. Est-ce que vous avez à vous plaindre de moi ? Est-ce que je vous ai jamais voulu du mal ? Est-ce que j’ai jamais rien fait qui pôt entraver votre carrière, moi On le dirait à vous entendre. Vous me traitez comme on traite un mauvais patron, un ennemi !

— Maître, supplia Frédéric, vous savez bien.

— Qu’est-ce que je sais bien ? Que vous avez pour moi le plus entier dévouement peut-être, lorsque à l’heure où vous m’êtes le plus utile, vous vous éclipsez ? Vous êtes devenu pour moi plus qu’un secrétaire, Frédéric ; je vous traitais, il me semble, en ami ; c’est en effet ce que vous étiez à mes yeux. Votre avenir se dessinait déjà joliment ; j’y aurais contribué de tout mon pouvoir. »

Frédéric sentait s’alourdir les chaînes de reconnaissance, de devoir qui le liaient à cet homme. Il éprouvait à son tour comme un attachement tardif envers lui ; il se rappelait sa camaraderie, sa confiance, une sorte de sollicitude du millionnaire sur lui, qui l’avait enveloppé à son insu. Il comprit et pesa la vraie difficulté de cet acte : partir. Il murmura :

« Je suis fiancé là-bas… »

Le mot porta comme il s’y attendait. Beaudry-Rogeas fut frappé, se troubla et changea. Subitement il s’adoucit :

« Vous êtes fiancé, vous, à Parisy ? Vous ne m’aviez pas dit…

— C’était un projet lointain, à peine…

— Mon pauvre ami, interrompit Beaudry-Rogeas mélancolique, vous êtes bien jeune, vous ne savez pas ce que c’est que le mariage ! »

Frédéric sentait endormie, dans ce cœur d’homme maîtrisé, la théorie de Chapenel, il se révolta :

« Je crois au mariage, s’écria-t-il ; je trouve qu’il est délicieux de considérer cette jeune fille — une enfant, elle a dix-sept ans ! — et de me dire : elle sera l’associée de ma vie, tout ce qui se déploiera en elle de charme et de force m’appartiendra ; elle me donnera toutes ses heures et toutes ses minutes. À chacune des peines qui m’attendent dans le futur, elle sera présente et me consolera ; elle partagera mes chagrins, elle sera le témoin de mon existence ; elle me connaîtra comme personne ne me connaît ; elle sera là lorsque je vieillirai, et quand je mourrai, ce sera entre ses bras. Dites, maître, vous ne trouvez pas que c’est bon de se dire tout cela en regardant une jeune fille ?

— Vous êtes très amoureux ? » concéda l’écrivain.

Frédéric s’était exalté à Parle de Camille, à la revoir en en parlant.

Je l’adore ! répondit-il en toute sincérité.

— Écoutez, reprit Beaudry-Rogeas après une longue réflexion, partez, allez la voir ; vous me reviendrez. C’est pécher d’enterrer un cerveau comme le vôtre dans un village. Tâchez de concilier votre amour et votre avenir. Amenez à Paris votre fiancée, mariez-vous ici. En attendant, je vous accorde un congé de deux mois, pas plus, mon cher, c’est bien entendu, n’est-ce pas ? Je vous attends en octobre. »

XV

Sa malle, pleine de linge fin, de vestons anglais et de cravates extravagantes, fut enregistrée pour la Manche au lieu de l’être pour la Seine-et-Oise. Il ne revit pas Lydie ni Chapenel, mais il voyagea par une nuit de lune idéale. Petite et ronde dans le ciel gris perle, la lune inondait la terre de sa lumière froide. Elle baignait de ses fraîcheurs légères les moissons mûres et lourdes, fatiguées de soleil ; elle pénétrait la masse pâle des blés, elle argentait les avoines aériennes et délicates ; elle faisait, dans les jardins maraîchers, où courent des rigoles d’eau morte, son œuvre mystérieuse sur les fleurs frileuses et humbles des légumes, et, filtrant sous la terre remuée, invisiblement, elle allait toucher les racines potagères, les tubercules en activité et leur germe rose.

Frédéric se sentit repris par l’immense roman végétal, grisé par le sens de ce mouvement sans mesure que les cultivateurs créent. Le train sinuait dans la campagne. Août régnait. On était à la veille de l’apothéose champêtre, du dénoûment de la grande pièce des saisons : la Récolte ; et cette nuit en était le prélude religieux et admirable. Dans les jardins, des fruits mûrs que pâlissait la lune pendaient aux arbres bleuâtres. Il ne chercha pas à dormir. Peu à peu la féerie de la nuit s’évanouit par des transitions si lentes qu’insensiblement l’aurore remplaça la lune. Et vers les granges des fermes, sous les hangars ombreux, le petit jour éclaira bientôt partout, avec une persistance impressionnante, les armes pacifiques préparées dans la région entière pour le travail prochain, les faulx énormes, emmanchées toutes et accotées aux murs.

« C’est beau comme une chanson de Gado ! » pensa le littéraire Frédéric.

Quand il descendit du train, de grand matin, dans la petite gare de Parisy, il reconnut, au delà de la barrière, la voiture de M. de Marcy. Il frissonnait au vent frais et relevait son col de pardessus, transi-et tremblant, quand il aperçut devant lui une grande et mince jeune fille, le cou nu, qui lui souriait sous son canotier de paille.

« Camille ! » balbutia-t-il.

Et il l’aurait volontiers prise dans ses bras, tendrement baisée ainsi qu’il avait vu M. de Marcy en agir avec Laure, n’eût-ce été que pour se donner une contenance, gêné et embarrassé comme il se sentait devant elle. Mais elle eut dans tout son air une inquiétude, une méfiance qui la lui déroba. Ils se saluèrent cérémonieusement. Elle souriait toujours, mais on ne plongeait plus dans ses yeux comme autrefois, et ce qu’elle pensait, nul n’aurait su le dire. M. de Marcy vint ensuite. Il serra les mains de Frédéric avec une énergie dont celui-ci comprit la signification. Puis, actif et vif comme toujours, il fit charger les bagages du voyageur, reprit les guides, et laissa Frédéric et Camille monter ensemble.

Silencieusement, le jeune homme contemplait de regards furtifs sa voisine. Son corsage de toile flottante révélait son corps aminci, diminué ; la vigoureuse santé d’autrefois ayant faibli sous un trop lourd fardeau moral.

« Vous avez eu de la peine à vous décider, Frédéric, dit-elle à la fin, la voix légèrement altérée de rancune.

— Ah ! Camille, si vous saviez ce que la vie est difficile parfois, et ce que j’ai dû lutter pour venir passer avec vous ces vacances !

— Vous passez avec nous ces vacances seulement ? » dit-elle très froide.

Frédéric songeait tout haut :

« Sous aucun prétexte maintenant je ne saurais retourner à Paris, et pourtant j’avais promis. »

Le silence reprit entre eux. Une lourde équivoque les oppressait. À la minute qu’ils allaient atteindre la Bergerie, il dit :

« Je vous reconnaissais à peine, Camille ; vous avez changé.

— J’ai grandi. Je suis devenue vieille. J’ai dix-sept ans aujourd’hui. Et puis j’ai été un peu malade ; j’ai, paraît-il, trop travaillé, le docteur l’a dit : c’est du surmenage intellectuel. »

Elle parlait sans savoir que Frédéric comprenait son amertume secrète à prononcer ces mots devant l’Ingrat. Elle s’était surmenée, épuisée pour lui, elle s’était tuée afin de gagner personnellement sa vie de petite fille pauvre, et de n’être plus comptée dans l’héritage qu’elle lui voulait à lui tout seul. Et la voyant malade sans doute, la bonne tante lui avait un jour révélé le secret : « Vous vous épouserez, mes enfants. Pourquoi se forger d’inutiles inquiétudes ! Vous serez unis dans la possession de tout le domaine, sans héritage ni complication judiciaire. » Et aussitôt, docilement, naturellement, comme une petite étoile donne sa lumière, elle s’était donnée en pensée à celui auquel on la vouait dès seize ans. Elle en avait rêvé, elle avait conçu pour lui une grande affection : deux choses à quoi se réduisait sans doute son amour ; puis elle l’avait attendu impatiemment, fébrilement, jusqu’à ce que l’attente se changeât en chagrin, et le chagrin en désenchantement. « Je sais qu’elle souffre, » avait écrit de Marcy. Frédéric le voyait bien à son tour ; il en était bouleversé. Il avait envie de prendre sa main, de la couvrir de caresses, et de se mettre à genoux devant elle et de lui demander pardon. Comme il la chérissait maintenant ! Comme son cœur était gonflé d’une bonne tendresse inconnue, nouvelle et fortifiante ! Plus il la voyait pâlie, ébranlée, privée de sa rusticité d’autrefois, plus il se sentait de viriles énergies pour assurer, à cette pauvre petite vie sans appui, sa protection d’homme. Il serait son mari ! c’est-à-dire qu’il travaillerait pour elle, qu’il en ferait une châtelaine heureuse et riche, à force de peines, de labeur acharné et d’intelligence. Et de la voir orpheline et pauvre comme elle était lui donnait un délice de plus à l’aimer.

« Voici marraine qui nous attend ! cria-t-elle en sautant de voiture.

— Je savais bien, je leur disais à tous que tu finirais par venir, mon bon chéri, » faisait tante d’Aubépine triomphante qui, les bras tendus, le visage rose et rieur, marchait à Frédéric.

Mais Frédéric restait sans abandon ni gaîté. On crut autour de lui, avec des froissements indistincts, qu’il regrettait Paris. Laure, instruite par le mariage, les voyages, la lecture, Ja connaissance de mille choses de la vie insoupçonnées auparavant, regardait le Parisien avec une certaine sévérité. Elle ne doutait pas que Frédéric n’eût là-bas une attache. Elle avait déjà perdu la simplicité très jeune de la vieille demoiselle, et plus que son mari, elle cherchait volontiers, comme font les femmes, les histoires secrètes du cœur chez les jeunes gens. Lorsque Frédéric parlait des engagements qui l’avaient lié à Beaudry-Rogeas, son visage sceptique faisait clairement voir qu’elle ne se laissait pas prendre à cette interprétation des engagements indéliables.

Pour fêter son arrivée, les de Marcy restèrent jusqu’au soir. En grande pompe, l’après-midi, toute la famille vint lui faire les honneurs de sa chambre. Paul et Virginie, sur leur fond de papier jauni, descendaient toujours du plafond à la cimaise en groupes multipliés, comme animés par le mouvement de leurs petites jambes lancées en avant. Mais on avait dressé là un lit des ancêtres, massif et sculpté, aux courtines datant de deux siècles. La bibliothèque de son père y était aussi, garnie, par les soins secrets de M. de Marcy, de livres agricoles. Cette attention toucha Frédéric plus que tout le reste. Cet homme, bon et discret avec sa culture, sa vie laborieuse, riche et modeste, lui semblait le modèle auquel il devait se former. Il le remercia. M. de Marcy répondit tout bas :

« Voyez plutôt les rideaux. Vous ne savez pas, heureux mortel, ce qui se cache pour vous dans ces fils emmêlés, sous ce nom indigne de Frivolité ! »

Frédéric, avec une émotion de plus, souleva dans ses doigts le treillis léger. Camille disait, adorablement détachée et distraite : « Les trouvez-vous jolis, Frédéric ? » Il l’embrassa au front, très timidement, sans rien dire. Elle rougit, et discrètement tout le monde feignit de ne pas la voir, quand elle se pencha vers le parc, à la fenêtre, pour écraser dans ses yeux une larme.

« Chère tante ! murmura Frédéric de plus en plus attendri, dites-moi que je mourrai dans ce lit !

— Commencez d’abord par y vivre, prononça de Marcy dans sa moustache.

— C’est vrai que tu nous reviens pour toujours, mon fils ?

— Oui, tante, pour toujours. »

Beaudry-Rogeas serait bien fin s’il parvenait à me déraciner d’ici désormais, pensait-il. À mon tour je pourrais lui dire : « Ces choses-là ne se font pas ! On ne brise pas si aisément sa vie. »

La jeune femme, à sa réponse, le regarda curieusement ; mais elle ne souffla pas un mot. On l’aurait dite incrédule, et plus d’une fois dans la journée Frédéric sentit sur lui le regard de ses yeux obliques, curieux et inquiets.

Lorsque le jeune ménage quitta au soir la Bergerie, Camille et Frédéric escortèrent la voiture jusqu’à la grand’route et la regardèrent s’éloigner dans la nuit blanche. Quand on ne vit plus rien et qu’ils se sentirent seuls l’un vis-à-vis de l’autre, au milieu de ce silence, dans cette impassible soirée d’août, où la nature en insomnie demeurait tout éveillée dans la nuit, avec le chant très doux et cristallin du crapaud, se mourant d’appel en appel vers les lointains, ils éprouvèrent entre eux, soudain, une intimité effrayante.

« Rentrons », dit Camille qui hâta le pas tout à coup dans l’allée des hêtres, devançant le jeune homme.

Mais en quelques enjambées Frédéric l’eut rejointe, et il l’appela par deux fois : « Camille ! Camille ! » si bas et si tendrement qu’elle s’arrêta.

« Camille ! » reprit-il, en tenant les deux mains de la jeune fille, est-ce qu’un jour viendra où je vous emmènerai toute seule, comme M. de Marcy emmène Laure ? »

Le feuillage des hêtres, sous la lune au zénith, faisait un dôme épais d’ombre, mais, de droite et de gauche, c’étaient comme des clairières semées d’un gazon pâle. Camille, adossée à un tronc, avec une grande capeline de paille, son lourd chignon blond tordu à la nuque et ses yeux de feu, ressemblait à une petite Anglaise d’image sentimentale et farouche.

« Si Dieu le permet, il viendra ce jour-là, Frédéric », répondit-elle.

Elle tremblait.

« Camille, reprit Frédéric, dites-moi que vous croyez en moi ?

— Je crois en vous, répéta-t-elle, confiante sans peine, sans arrière-pensée, sans réflexion.

— Dites-moi : je crois en vous pour toujours.

— Je crois en vous pour toujours, Frédéric. »

Le bonheur et la tendresse ruisselaient sur son visage. Frédéric la contempla un instant religieusement ; quelque chose de pur, d’enfantin venait de son cœur pour elle. Il l’aima comme il ne savait pas qu’on pût aimer ; il prit dans ses mains sa petite tête délicate, son front dégarni par le chapeau, et le baisa dix fois, vingt fais, avec le plus calme délice, le plus paisible, le plus fort. Il lui disait sans se lasser les câlines et touchantes inanités de l’amour :

« Vous serez ma petite épouse chérie. Nos deux vies sont liées, nous ne nous quitterons plus. Je ne vous causerai jamais l’ombre d’un chagrin. Oh ! chérie ! chère petite bien-aimée ! vous n’aurez jamais plus peur de rien quand je serai là, vous serez la plus heureuse, vous entendez, la plus heureuse, la plus fêtée, la plus aimée.

— Rentrons, disait mollement Camille.

— Vous êtes la petite fée de la terre ; c’est en vous que j’aimerai le sol, sa culture, sa vie, Vous êtes ma petite bergère que j’adore.

— Rentrons, Frédéric », répétait Camille dans une frayeur légère et délicieuse.

Il lui prit le bras ; ils allèrent à pas très lents ; et quand ils eurent gagné le parc, ils s’y attardèrent encore au lieu de rentrer. Ce fut grand et presque solennel. Frédéric, serrant contre lui sa petite fiancée, revenait s’approprier le domaine de ses pères ; confusément, il s’y enracinait, il sentait sa vie se fondre avec celle de ses ancêtres, dans une solidarité logique et satisfaisante. Autour de lui, les arbres familiaux faisaient la chaîne. Entre les troncs, comme un grand lac de lune, s’apercevait au loin la plaine plate, ouatée de buées cotonneuses ; cette terre endormie à qui le jeune maître arracherait bientôt ses trésors, cette terre morte qu’il réveillerait sous la caresse dure de la charrue.

« Ma terre ! » prononça-t-il en lui-même, avec tout l’orgueil et toute la passion agricole des vieux Aubépine.

Il y verserait à pleines charretées le fumier gras et chaud qui vivifie ; il créerait, comme de Marcy, des maquettes de champs pour l’essai des engrais ; il ferait mordre à la charrue jusqu’au fin bord des fossés pour récolter une ligne d’épis de plus ; il accroîtrait ses troupeaux de vaches cauchoises, qui expriment, dans leur taille massive, plus de puissance et de richesse ; il bâtirait des écuries neuves où naîtraient des poulains fins et beaux. Et l’août venu, quand les moissons mûres feraient dans l’air leur bruit de soie froissée, tout seul, sans faucheurs ni gens de nulle espèce, comme un roi, il conduirait dans les sillons les cercles de la machine à couper le blé, debout sur le trépied de fer, maîtrisant ses chevaux cabrés, pendant que sa chérie le regarderait.

« Et l’hiver, lui disait-il en continuant son rêve tout haut, quand je serai très las de mon grand travail, nous passerons nos soirées tout seuls, sous la lampe, à nous dire des douceurs. Voulez-vous Camille ? »

Une lueur rouge naquit là-bas, avec un bruit de feuilles sèches qu’on foule. Une lanterne apparut, puis la mante à capuchon de Mlle d’Aubépine.

« Bonté divine ! mes enfants, où êtes-vous ? Est-il permis de m’inquiéter de la sorte ! »

Camille courut à elle en rougissant ; sa robe longue balayait les feuilles.

« Marraine, ne nous grondez pas, je vous en prie ! »

Et elle ajouta, suprêmement heureuse :

« Je vous présente mon fiancé. »

Il y eut une effusion ici-même, sous les arbres ; les lueurs tournantes de la lanterne éteignaient le clair de lune alentour, pendant que la bonne tante serrait sur son cœur le neveu prodigue. Camille essuyait des larmes de joie ; le vent tiède charriait des odeurs potagères ; la terre était lumineuse et irradiée, pendant que la lune ne paraissait plus là-haut qu’un petit disque retréci, diminué, qui s’évanouit.

Au loin, les deux notes langoureuses du crapaud se perdaient dans la campagne.

XVI

La fièvre de l’août éclata. Le silence des champs, où le travail de toute l’année s’accomplit sourdement, avec une sorte de mystère, se changea en délire ; de kilomètre en kilomètre, de village en village, se propagea le bruit des moissons ; les trains, chaque matin, versaient dans la campagne tout un exode d’ouvriers, de femmes, d’enfants qui peuplaient les plaines désertes. Et sans les voir, les soirs très calmes, lorsqu’on prêtait une oreille affinée, on pouvait les entendre chanter et rire dans les villages environnants. Le tour vint des fermes de la Bergerie, Bellevue et les Trois-Mares. Le jour qu’on mit la première faulx dans les blés, Frédéric fit venir de chez un fleuriste parisien une botte de lilas blanc ; il y planta un épi et le porta à Camille. Ces premières journées de fiançailles furent un ineffable paradis. Il pénétrait peu à peu la pensée grave, naïve, de cette enfant, ses désirs de vertu qui lui faisaient une moralité si haute, sa bonté, ses ignorances adorables. Il se sentait aimer, par-dessus tout charme sensuel, une âme. Chapenel aurait bien ri. Il était épris de suavité. Le soir où elle lui dit, un peu sévère et fâchée, après trop de baisers qu’il lui avait donnés — Mlle d’Aubépine lisant son journal : — « Frédéric, vous comprenez bien que si vous m’embrassez comme cela maintenant, ce ne servirait plus à rien de nous marier plus tard », il eut les larmes aux yeux ; il lui prit la main avec toutes sortes de respects ; elle lui parut comme Jamais sacrée et vénérable, et son amour se travaillant, se transformant, en vint à devenir enfantin et naïf comme elle, à lui ressembler.

Pourtant, on le congédia sous le très plausible prétexte qu’il perdait son temps à la Bergerie ; et ce fut M. de Marcy son initiateur, qui proposa de l’héberger pendant ce noviciat agricole qu’il entreprenait. « Vois-tu, mon grand chéri, lui disait tante d’Aubépine, tu deviens gênant ici. Dieu ! qu’un fiancé est doc embarrassant ! Au surplus, tu ne fais œuvre de tes dix doigts, étrange manière d’apprendre à être fermier. Puisque de Marcy t’invite, accepte donc. » Il accepta. Lorsqu’il quitta Camille pour aller demeurer une lieue plus loin, ils se firent des adieux déchirants, en se promettant de se revoir tous les jours ; l’un et l’autre fondaient en larmes. M. de Marcy fut le témoin visiblement ravi de ce chagrin.

« Je vous dois tout, lui dit Frédéric quand il l’emmena en voiture ; comment vous remercier !

— Bast ! je suis bien heureux, moi, pourquoi les autres ne le seraient-ils pas aussi ? Vous n’avez pas à me remercier, mon cousin. »

Laure le reçut avec une amabilité réservée. Elle n’avait pas de Camille la nature primesautière et confiante qui croit aisément. Elle redoutait l’homme et ses défauts, et dès l’abord, Frédéric se sentit mis par elle en observation, quoiqu’elle fût amicale, dévouée et complaisante pour lui. Parfois, aux repas, elle lui lançait des allusions à l’attrait de Paris, à l’ennui de la vie rurale. Il protestait qu’il ne quitterait plus sans chagrin ce pays ; elle hochait la tête, incrédule.

Et pendant ce temps, avec une sorte d’ivresse, le néophyte du culte terrien se plongeait dans la vie nouvelle, comme un novice qu’enthousiasme chaque dureté de la Règle. Il se levait à l’aube, passait en revue, avec M. de Marcy, les étables, les écuries, la porcherie, où à leur approche la chair rose des animaux se dressait en masse du sol mouillé de graisse. Il parcourait les terres labourées, apprenait à nommer le grain sur pied, à distinguer les sols. Il connut de plus profondes et de plus secrètes choses encore, auxquelles il participait : l’angoisse, l’inquiétude immense du maître devant cette matière énorme, puissante et en même temps délicate et perpétuellement menacée qu’est une moisson. Il mesura cette longue suite de craintes, partage du semeur, depuis le jour où le grain est en terre et que le passant qui peut le fouler, le rongeur qui peut le détruire, l’insecte qui peut le pourrir, la gelée qui peut le tuer, la pluie qui peut le noyer, le soleil capable de le brûler, la grêle qui hache les tiges, tour à tour le harcèlent, l’épouvantent, le minent. Il comprit cette période nerveuse et dernière de l’août, où l’œuvre achevée, préservée, sauvée presque, est encore sous le coup des orages, des tempêtes, des averses de la canicule. Chapenel était loin avec ses maladives analyses des clairs de lune sur les boutons de fleurs. Il s’agissait maintenant d’hectares de blés mûrs, dont le sort tenait dans un petit nuage blanc, apparu le matin dans les brumes chaudes de l’horizon. Le robuste de Marcy devenait peureux, inquiet et triste. Avec son sens très affiné de la nature physique, il humait l’orage dans l’air, comme ses bêtes le pouvaient faire. À son tour, Frédéric, en allant rendre à la Bergerie sa visite quotidienne, s’impressionnait de l’air trop lourd, des vapeurs plombées qui flottaient au sud. Il embrassait d’un coup d’œil l’étendue vive et immobile des blés, et se sentait si impuissant devant le danger de dévastation suspendu sur ces richesses, qu’il en avait un serrement de cœur.

M. de Marcy consultait les baromètres, la direction des vents ; il épiait le temps dans les instruments, dans le ciel, dans l’eau des mares qui bout deux fois par jour, disent les paysans ; il étudiait le gloussement des poules, le moiré des champs de sainfoin sous la brise, la poudre du sol ; il s’adressait encore aux frondaisons des arbres ; non pas à la palme lourde des marronniers, mais à la feuille sans poids du peuplier ou du tremble, dont les dessous d’argent se soulèvent au moindre souffle ; il suivait le vol haut des hirondelles, la fuite noire des merles sous les taillis, à fleur de terre. Frédéric l’accompagnait, admirant ces intelligences de laboureur vers les mystérieux parlers de la nature, cette entente des secrets avertissements qu’elle chuchote avant ses grandes colères.

« Nous aurons de l’orage ; il ne faut rien commencer encore », murmurait de Marcy.

Laure, au piano, déchiffrait des sonates, ou disposait des roses avec des fleurs de phlox dans les jardinières de son château. Elle était, dès huit heures du matin, coiffée et habillée ; elle portait des jupes sombres, égayées de corsages clairs en simple toile, tels qu’en mettent en ville les filles du peuple. Elle y était distinguée et embellie ; son mari paraissait la chérir chaque jour davantage ; dès que Frédéric les laissait seuls, on les sentait prêts à s’étreindre, à se dévorer l’un l’autre de baisers.

L’orage éclata un soir, comme ils étaient à table. M. de Marcy demeura impassible et fuma sa pipe selon sa coutume. Frédéric s’en étonna. Il était dix fois plus agité que lui, et parlait de sortir pour se rendre compte, malgré les ténèbres, des dégâts. Son parent le rassura. « Le tonnerre est bon, lui dit-il sans plus d’éclat. — Vous connaissez jusqu’au parler des dieux ! » retourna Frédéric qui s’émerveillait. Et il écouta le fracas mêlé de l’averse et de la foudre, sans discerner de son oreille de citadin que les rafales venues du sud roulant les nuages, l’orage s’en allait à la mer, lançant ses grondements déjà du nord-ouest.

Le lendemain, à quatre heures pourtant, M. de Marcy était aux champs. Frédéric le suivait. Les récoltes fatiguées retombaient sur elles-mêmes en lourdes touffes de paille mouillée ; la pluie les avait roulées et froissées. Le Parisien en veston clair, transi dans la fraîcheur matinale et qui se recroquevillait dans l’abri de son haut faux-col, se désola tout haut :

« Quel désastre ! mon pauvre cousin », murmurait-il.

Pris d’un poétique chagrin devant cette ruine d’une chose sacrée, il aurait pleuré, pleuré des larmes de rhétorique, pareilles à celles que faisait verser Gado.

De Marcy hocha la tête en souriant :

« Ce n’est rien, dit-il, tout va bien. »

Et il releva le visage, observa le ciel, les nuages, les girouettes, le passage des corbeaux ; il compta sur ses doigts les jours de la lunaison et dit :

« Après-demain il fera beau ; nous commencerons dans trois jours. »

Ces petits drames remplissaient la vie de Frédéric avec l’amour qui l’inondait. Il se faisait une âme docile, moulée sur l’âme douce et forte du bon de Marcy. De grandes préoccupations philosophiques peuplaient l’esprit de cet homme simple dont il ne faisait nulle montre. Frédéric, coutumier des idées philosophiques parisiennes qu’on puise chaque matin, une cigarette aux lèvres, dans l’article humoristique, frémissant de neurasthénie, de son journal quotidien, s’étonna de trouver en causant ce fond tranquille et profond, réfléchi et scientifique, de sociologie dans le gentilhomme fermier qui, en dépit des machines nouvelles, faisait couper le blé à bras pour occuper pendant l’août les indigents des villes. Il poursuivait ce rêve d’acquérir un jour la région entière et d’y essayer ce système antique de possession sans propriété qui est le colonat. C’était une théorie énorme et puissante, voisine du socialisme, qui, exprimée dans la presse, aurait révolutionné l’opinion. Il l’élaborait secrètement, patiemment, tout en mesurant lui-même, dans des boisseaux, le blé noir et le blé blanc qu’on doit mélanger en proportions savantes pour la basse-cour, ou en éprouvant au toucher la litière des étables.

Un jour, il confia discrètement à Frédéric la tristesse que lui causait cette mort lente de la Terre à la Bergerie. Le jeune homme pouvait désormais le comprendre. Il lui montra des étendues de sol abandonnées sur la ferme des Trois-Mares. Le tenancier à qui on l’avait affermée, sous réserve de partager avec lui le fruit des récoltes, voyant ses besoins plus que satisfaits, ses fils partis à la ville, laissait se rétrécir peu à peu le rayon de l’exploitation. De-ci, de-là, chaque année, un champ s’endormait inactif, improductif disait-on. M. de Marcy s’indignait, sachant bien que la terre est immortelle et que de ces friches on pourrait faire jaillir des monceaux de blé. Il connaissait aussi des terres maraîchères, riches et limoneuses, converties en cours où se roulaient des poulains trop gras, quand cette opulence de l’agriculture, les légumes, s’y seraient nourris à pleines racines. Il excitait alors en Frédéric des ardeurs indicibles d’action, de rénovations.

« Quand même je devrais herser et labourer moi-même, disait le jeune homme, quand même je devrais mourir à la peine, tout cela revivra ! »

Parfois, Frédéric ressaisissait en vision l’image de Lydie Beaudry-Rogeas, assise au piano, très pâle dans sa robe rouge, l’appelant de ses longues lèvres voluptueuses : « Mon pauvre Freddy ! » Mais c’était lointain, fugitif, et sans force pour rien rallumer en lui de ce qui s’y était passé alors. La lettre amère qu’il reçut de son patron, en réponse au définitif congé qu’il lui avait demandé, ne le toucha même qu’à peine. Il se sentait si loin de Paris, si loin de Beaudry-Rogeas, si loin de sa vie passée, qu’un grand mur où venaient s’éteindre tous les bruits troublants, tous les attraits qui inquiètent, semblait s’être élevé autour de lui pour jamais. Il fit lire cette lettre à Camille comme gage de son détachement total.

C’était un matin de septembre noyé de brumes ; ils côtoyaient ensemble la lisière du parc, coupé d’un fossé où roulaient des faînes. Jamais elle n’avait été si attendrie, si vibrante, sa petite fiancée. Elle lui serra les doigts dans sa main robuste et disait :

« Mon ami chéri, quand je pense à tout ce qui doit vous manquer ici, à ce qui doit vous manquer en moi-même ! Je suis si différente des femmes que vous avez déjà vues à Paris. Je ne sais ni m’habiller, ni suivre la mode, ni me coiffer, ni vous distraire en causant, Je sens que j’ignore tout, sauf ce qui se passe dans ce petit, tout petit coin du monde où je vis. Si vous regrettiez un jour ! Cet écrivain parle de votre grande intelligence que vous venez éteindre dans nos fermes… ; mon ami, n’a-t-il pas raison ? N’étiez-vous pas fait pour de glorieuses choses ?

— Taisez-vous, ma petite bien-aimée, suppliait-il ; c’est auprès de vous que je vis au contraire, que je m’épanouis, que je comprends tout. Vous êtes le charme unique, le seul, vous entendez, le seul que je puisse goûter. Il n’y a pas pour moi d’autre femme que vous, ni d’autre grâce, ni d’autre beauté ! Ma jolie, vous le savez bien. Je vous jure que l’ombre même d’un regret ne pourrait m’effleurer. »

Elle lui cueillit des mûres sur une feuille et exigea qu’il les mangeât toutes.

« Je voudrais vous donner, vous donner… », balbutiait-elle sans savoir.

Et elle embrassait le parc, la maison, ses bibelots, ses livres chers, ses morceaux de musique, ses petits objets précieux, tout ce qu’elle possédait en propre, sans trouver le don digne de son amour.

La récolte achevée laissa planer sur les champs un grand calme. Il régnait chez les de Marcy comme un triomphe d’avoir vaincu les intempéries, d’avoir élevé dans les champs rasés ces architectures riches et vives, ces dômes d’or géants du blé coupé. Un repos apparent, car le cultivateur ne se repose point, semblait suivre. Les deux jeunes hommes faisaient dans la campagne des courses à cheval. Quand Frédéric revenait grisé de grand air, et qu’il sautait de sa bête devant Laure, serré dans son costume boulevardier, botté de jaune comme quelqu’un qui revient du Bois, la jeune femme le regardait avec un semblant d’ironie. Elle trouvait un peu d’affectation dans cette manière de se vêtir aux champs. Jamais elle n’était plus contente, plus amusée, que les jours de pluie où il rentrait, ses vêtements légers mouillés jusqu’aux doublures, son canotier britannique déformé par les ondées de l’automne, son faux-col écroulé sur sa cravate élégante de brocart vert, et qu’il devait emprunter à de Marcy ses paletots chauds de velours pour se remettre. Peu à peu, il abandonna ce raffinement excessif dans sa mise. On le vit même un jour en blouse, aider le garçon d’écurie à charger du fumier sur la charrette. Avant que vint le temps de remuer la terre, son professeur lui mit un matin entre les mains un cheval de labour, et les conduisit, tous les deux, la bête et l’homme, avec la charrue, d’un bout du champ à l’autre, en ces lignes lentes et multiples, le long desquelles la terre s’érafle, éclate et jaillit. Frédéric eut une sensation folle de maîtrise, de souveraineté ; il souhaitait des emportements furieux du cheval, il l’aurait voulu cabré, hennissant, roulant à travers la plaine la charrue ballotée. Le tranquille percheron, docile et connaissant mieux que le Parisien son métier de laboureur, suivait, sans dévier d’une motte de terre, la ligne du sillon.

Après de telles journées, Frédéric rentrait harassé de fatigue, supportait la nuit des fièvres et des courbatures cruelles. Sa vie lui paraissait indispensable et austère. Il perdit l’habitude de veiller et gagnait sa chambre dès la fin du repas. Il avait d’ailleurs épuisé avec son hôte tous les sujets de conversation. « On a vite fait le tour d’un homme, songeait-il ; je connais toutes ses pensées, il connaît les miennes. » Etils en venaient à se parler peu, à passer des jours entiers l’un près de l’autre sans échanger autre chose que les mots nécessaires. Le soir, à la lampe, de Marcy restait seul avec Laure ; il lisait le Messager de l’Agriculture, bi-hebdomadaire, qu’il passait à sa femme pour le feuilleton.

On se mit à parler d’une grande foire aux bestiaux qui se tenait dans l’Orne. M. de Marcy voulait offrir un poney à sa femme ; il projeta d’aller l’y acheter.

« Je vous emmènerai, dit-il à Frédéric ; ces marchés sont pittoresques, et cela me permettra de vous montrer de beaux animaux, peut-être même de vous apprendre quelque chose touchant les bestiaux. »

Le jeune homme se fit de cette excursion un plaisir puéril, comme s’il se fût agi d’un grand voyage ; le cours de sa vie était si uniforme, que cette perspective d’une promenade en voiture, à dix lieues de là, prit un intérêt démesuré. Chaque matin, en se levant, il pensait que la date choisie-approchait de plus en plus. Et il s’en allait, plein de cette idée, visiter le potager où de Marcy lui expliquait la culture des légumes. Tous deux se promenaient à petits pas entre les planches semblables à celles d’un jardin botanique. Il y mûrissait, avec l’automne, des citrouilles rouges et des citrouilles jaunes boursouflées ; les pendeloques lourds et verts des concombres, des tomates écarlates joufflues, à la peau soyeuse tendue, gonflée de jus. Quand il se retrouvait seul, dans sa chambre, Frédéric éprouvait un plaisir troublé à reprendre l’exemplaire de la Revue Noire, et à relire pour la dixième fois l’article qu’il avait écrit sur Ménessier.

La joie enfantine qu’il eut à partir, le matin, en charrette anglaise, avec de Marcy, dépassa le petit chagrin d’être privé de Camille ce jourlà. Il y pensa beaucoup en route. C’était la fin de septembre. Dans les bouquets d’arbres, sous la voûte des chemins creux où courait la voiture légère, les feuilles jaunissaient. Chaque coup de vent en arrachait des poignées qui papillonnaient en l’air. Frédéric pensait que lorsque d’autres feuilles auraient poussé là et seraient en pleine verdure, il aurait près de lui sa petite épouse Camille.

En approchant de la ville où se tenait la foire, il y eut sur la route une affluence de voitures. Des bêtes beuglaient et l’on sentait dans l’air cette odeur de lait et de paille, fade et forte, qui rappelle les étables. C’étaient des voitures de fermes, boueuses et dévernies, des Chars-à-bancs ; on entendait de gros rires ; il commençait à sentir la fête populaire et dévergondée.

La ville était comble ; les premières auberges refusèrent de recevoir à l’écurie le cheval de Marcy ; on coudoyait, dans les petites rues du gros bourg normand, des bouviers et des maquignons ; beaucoup déjeunaient à la porte des hôtelleries, sur des tables dressées en plein air. On les voyait enfoncer dans de gros croûtons de pain rassis leur couteau de poche au manche crasseux ; ils buvaient du cidre fort dont l’odeur se humait au passage. Ils étaient assis sur des bancs, le vent de l’équinoxe soufflait ; il s’engouffrait dans leurs blouses bleues pendantes, il les gonflait, leur faisait par derrière des formes grotesques d’êtres en baudruche. Les filles d’auberges, avec leur coiffe basse normande, qui dissimule le front sous un bandeau de dentelle, les servaient.

Sur le champ de foire, hommes et bêtes fourmillaient. Les maquignons se distinguaient des marchands de bœufs, qui portent un gourdin, par leur fouet qu’ils dressaient en l’air. Frédéric se faufila dans cette masse grouillante où l’on vociférait et disputait. On y faisait, entre les querelles, un esprit spécial de plaisanteries, portant surtout sur le coin où l’on vendait les porcs.

M. de Marcy rencontra celui de ses cousins d’Aigremont qui élevait des chevaux. Frédéric se réjouit d’abord de cette rencontre avec un homme de son monde. Mais M. d’Aigremont ayant été trompé l’an dernier sur l’achat d’une jument, il ne fut pas, de tout le jour, question d’autre chose ; au déjeuner à l’hôtel de Paris, à la promenade, l’après-midi entière, l’éleveur conta les détails de cette duperie, les défauts de la bête, les roueries du maquignon, sa bonne foi personnelle.

Frédéric regardait ces gros hommes lourds des champs, suspendus à la bouche d’un cheval, et l’entraînant rageusement à un trot éperdu pour éprouver ses jarrets, son haleine, les battements de ses flancs et les secrets de son sabot.

Il revint le soir las et triste, oppressé comme si son air respirable lui eût manqué. La seule perspective de revoir la froide Laure, de lui demander la valse lente au piano, lui causait un peu d’agrément. M. de Marcy le vit bâiller.

Laure les attendait sur le seuil.

« Vous avez manqué une visite, mon cousin, lui cria-t-elle de loin. Oh ! une visite que vous n’attendiez guère, je crois. Je vous Île donne en cent ! M. Beaudry-Rogeas est venu ! Oui, lui-même est venu ici pour vous voir, mon cher ami, et il avait amené sa sœur qu’il m’a présentée.

— Beaudry-Rogeas et sa sœur ! répéta Frédéric qui devint blême.

— Vous regrettez joliment, hein ! ajouta la jeune femme en le regardant.

— Mon Dieu ! balbutia-t-il, il valait mieux que je ne sois pas là. Reviendront-ils ?

— Ils sont presque à Paris maintenant, reprit-elle en souriant à demi de plaisir. C’était déjà gentil, je trouve, cette visite-surprise qu’ils venaient vous faire. Ils étaient, paraît-il, au Mont Saint-Michel en excursion, et Mlle Beaudry-Rogeas a eu l’idée, au retour, de s’arrêter ici, à ce qu’ils m’ont conté. Ah ! mon pauvre Frédéric, devez-vous maudire cette promenade d’aujourd’hui ! — et toi, mon chéri, me rapportes-tu mon poney sous la banquette ?

— Mais, reprit Frédéric obsédé, que vous ont-ils dit ? Qu’ont-ils dit de moi, de ma décision de rester ici ?

— Ils n’en sont pas encore consolés. Ah ! vous pouvez vous vanter d’être tenu pour quelqu’un chez ces gens-là ! Qui sait même si ce n’était pas un enlèvement qu’on projetait en venant ici P On ne peut se passer de vous. »

Frédéric haussa les épaules dans un geste incompréhensible.

— Vous les avez gardés quelques instants ? demanda-t-il encore, anxieux de tout savoir, de pouvoir se figurer exactement ce qui s’était passé.

— Je les ai reçus au salon, j’ai parlé de vous, de votre ardeur à connaître l’agriculture ; et la dame m’a demandé si j’étais la sœur de votre fiancée. »

Frédéric rougit et dit :

« Elle est originale, n’est-ce pas, elle ?

— Oh oui ! fit Laure en se pinçant les lèvres, et élégante ! une Parisienne pur sang. »

J’étais heureux, j’étais calme, j’avais arrangé ma vie, tout était bien, pensait Frédéric l’esprit en fièvre ; il a fallu qu’ils viennent jusqu ici troubler la paix si difficilement conquise ; je leur en veux ; oui, je leur en veux ! ne pouvaient-ils pas me laisser tranquille !

Et, par curiosité, il ouvrit la porte du grand salon Louis XV, le salon du vieux « chevalier de Marcy », où Laure avait reçu, deux heures plus tôt, Beaudry-Rogeas et Lydie. Lydie avait franchi cette porte, ses jupes avaient traîné ici, ce fauteuil aux pieds pointus, posant de biais sur le tapis, devait être le sien. Et soudain Frédéric respira dans ce salon clos, tendu de perses où flottent et s’attardent longtemps les odeurs, le parfum de Lydie. Il crut sentir ses cheveux d’un noir mouillé, sa robe, tout son passage ; elle apparut en vision devant lui, assise à ce fauteuil où elle avait été ; il vit sa main gantée tenant le manche de l’ombrelle, son chapeau de voyage voilé de gaze blanche, cachant ses yeux, et le long pare-poussière, frissonnant, soyeux, changeant, dans lequel ondulait son corps. Elle avait été ici quelques instants plus tôt ; et il ne l’avait pas vue ! Mais elle avait laissé d’elle cette chose insaisissable, ce rien léger et mystérieux, son parfum : un souffle de verveine mêlé de vanille, qui achevait de s’évanouir dans le vieux salon.

« Elle est venue ! se disait Frédéric, pourquoi ? En quittant le Mont Saint-Michel, comme son train traversait le pays, elle a voulu s’arrêter ici. Elle se souvient donc encore de moi ? Elle pense à moi parfois ? Pourquoi ? Pourquoi ce caprice de me revoir ? »

Et il lui venait une colère d’être parti, d’avoir perdu sa journée dans la foule de ces rustres, cette journée précieuse, ce jour unique où il pouvait revoir une dernière fois la plus étrange, la plus raffinée, la plus troublante des femmes. Il demeurait oisif dans ce grand salon où régnait déjà la nuit, se tordant les doigts d’un mécontentement de tout, d’un dégoût de la vie, d’une rage imprécise.

Le lendemain, dès l’aube, il retourna vers le potager, où, un livre à la main, le bon de Marcy lui faisait observer la feuille de la citrouille ou les plants d’asperges chevelus et roussis. Cet homme bien équilibré savait qu’il est une heure pour rêver de l’économie sociale et qu’il en est une autre pour le jardin potager. Mais le nerveux et impressionnable Frédéric apportait son souci, son trouble et son incertitude de tout, jusque dans la contemplation des légumes. Il en était bourrelé partout, aux champs, aux étables, à la laiterie.

« Si au fond, se disait-il parfois, c’était une créature affamée d’affection, d’abord séduite par le verbiage de Chapenel, et qui n’ayant trouvé en cet homme d’exception qu’un cerveau, s’inquiétât maintenant d’un cœur pour la comprendre ! Si cette belle et insaisissable Lydie, froide et impassible comme elle le paraît, souffrait sans qu’on le sût ! Si surtout elle avait un chagrin, l’ombre d’un chagrin dont je fusse cause !… »

Et Frédéric, les nos fiévreux, muet de longues heures de suite, travaillait et peinait comme un valet chez les de Marcy ; les plus dures besognes l’attiraient, et il allait encore à pied à la Bergerie, où il paraissait à Camille distrait et absent, après quoi, des heures durant, devant sa glace, elle s’étudiait à faire, de la grosse corde d’or de ses cheveux tordus, des chignons savants, pareils à ceux des images.

Un soir, elle lui montrait un achat de mode fait à Saint-Lô et qu’enroulait un journal. Il se précipita, non pas vers les chiffons, mais vers le journal de Paris, de fraîche date, qu’il parcourut des yeux. Outre le Messager de l’Agriculture, M. de Marcy lisait souvent le Petit Journal — pour les nouvelles, disait-il, — et le Mercure du Cotentin, que subventionnait le conseiller d’arrondissement d’Aigremont ; mais comme il avait de longues soirées

pour la lecture, il trouvait mieux de prendre un livre qu’un journal. Ce fut pour Frédéric comme un coin de patrie pour un nostalgique. I] saisit le papier avec une sorte de passion après l’avoir regardé à la volée. Il en dévora les articles, les colonnes, les informations, jusqu’aux annonces ; les adresses de commerçants, en faisant passer sous ses yeux le nom des rues parisiennes, évoquaient autour de lui comme une atmosphère béatifique, lui donnaient l’impression d’être luimême dans ces rues, d’y marcher, d’entendre le roulement des omnibus, le fracas des voitures, la corne des tramways, au milieu de la foule des piétons, des hommes en haute-forme, des femmes élégantes, pressées, retroussées au-dessus de la bottine, et le tout s’écoulant en flot entre les haies des hautes maisons de six étages…

XVII

« Un dernier mot, mon cher ami, lui écrivait Beaudry-Rogeas dans la lettre qui vint ce matin-là ; je ne voudrais pas exagérer l’insistance ou tomber dans l’indiscrétion, mais je crois pouvoir vous dire encore ceci : — afin que toutes choses soient bien établies — sachez que c’est un service que je vous demande. J’ai travaillé ferme ces vacances, mais je n’avance pas dans Naissance d’Europe. Trop de documents avaient été, si je puis dire, mâchés par vous, pour que je puisse maintenant les absorber seul. Répondez-moi courrier par courrier si vous pouvez me donner encore six semaines de votre temps, ou si je dois renoncer à ce travail qui me décourage. Chapenel, qui a le foie malade, est aux eaux. Lydie et moi sommes absolument seuls. Nous vivrons ce temps-là comme des bénédictins, et je vous jure que le travail achevé, nulle insistance de ma part n’essayera de vous retenir. J’ai entrevu votre vie champêtre dans l’intérieur le plus exquis, votre existence mêlée d’action et de pensée ; je vous comprends, vous admire et vous envie trop pour vous enlever à votre bonheur. »

« Puis-je refuser ? disait Frédéric ; puis-je refuser ? »

Ce « puis-je refuser » il le répétait à tout le monde, à tante d’Aubépine, à Camille, à de Marcy, à Laure qui souriait sournoisement dans un secret triomphe, ayant toujours soupçonné que cet événement, sous une forme ou l’autre, se présenterait un jour. Et il faisait lire cette lettre autour de lui, comme pour demander conseil à tous, quoique prenant les devants et s’empressant de dire : « Vous allez voir que je ne puis refuser. »

Camille lui dit :

« Non, vous ne pouvez pas refuser, mon ami ; autant que possible, il ne faut jamais refuser un service.

— Vous pleurez, Camille ?

— Non, je ne pleure pas, reprenait-elle la voix étranglée.

— Vous pleurez…

— Non… »

Et elle éclata en sanglots.

Il télégraphia le soir à Beaudry-Rogeas :

« Cher maître, je suis toujours à vous, et dans trois jours serai chez vous. »

Il passa ce délai près de Camille à la rassurer le plus tendrement, le plus certainement. Elle avait de ce voyage une épouvante irraisonnée. « Paris va vous reprendre, disait-elle, vous allez revoir des choses… vous apprendrez à vous ennuyer ici. » Et tout ce qu’il lui disait de plus passionné, de plus rassurant, glissait sur sa désolation. Même quand à force de volonté elle eut retenu ses larmes, elle paraissait encore, pâlie, défaite, navrée comme elle était, une petite figure de douleur si meurtrie, que Frédéric affolé se demandait de quel bonheur surhumain il pourrait compenser plus tard ces jours de chagrin qu’il lui infligeait.

M. de Marcy le prit à part, il le regarda bien en face, de ses yeux intelligents et profonds, où l’on sentait le bon sens et un affinement excessif d’humanité, et il dit :

« Frédéric, souvenez-vous de ceci : sous aucun prétexte ne laissez s’augmenter le délai de six semaines qu’on vous demande. Paris vous séduit beaucoup, je sens tout ce que vous pensez. Quoi que vous rencontriez là-bas, quoi qu’il vous arrive et qu’on vous promette, sachez bien que vous ne trouveriez rien d’aussi bon que la petite âme qui vous attend et qui vous aime ici, rien d’aussi beau, d’aussi grand.

— Et ! s’écria Frédéric avec humeur, croyez-vous, mon cousin, que je sois disposé à l’oublier ? »

Camille le conduisit, cette fois encore, quand il partit, jusqu’au bout de l’allée des hêtres. De la voiture il se pencha vers elle, baisa ses cheveux d’un baiser long, rempli de promesses.

« Adieu, ma petite Pensée ! » lui dit-il.

Elle ramassa à pleines mains des fleurs jaunes qui poussaient au bord du fossé, et, blême et stoïque, elle les jeta sur la voiture.

« Adieu ! mon grand Souci ! » fit-elle d’une voix brisée.

XVIII

Ce chagrin sans fondement de Camille angoissa son voyage. Il ne put jouir. Pourtant, Paris approchait, et de grandes satisfactions intellectuelles, dont il avait été sevré depuis trois mois, l’y attendaient ; mais il se sentait aimer par-dessus tout, et de la plénitude de l’amour, sa petite fiancée dont Paris le séparait.

Beaudry-Rogeas le reçut avec de grandes démonstrations de joie. Frédéric avait à demi oublié ses traits : les favoris roux, les yeux bleus béats, les joues roses. Il retrouva d’un bloc toute sa vie passée : cette figure d’homme dans le tête-à-tête de laquelle il travaillait, l’hôtel, le hall ombreux, l’escalier à rampes de bois à double révolution, les domestiques, êtres silencieux et de visages familiers, le cabinet Empire aux petites aigles dorées, les vieilles éditions, les notes de sa propre écriture. Lydie parut à son tour et il trembla devant elle comme un oiseau pris. Elle lui saisit la main, la pressa doucement, lui souhaita la bienvenue de sa voix douce, de toute sa personne douce, enveloppante, prenante, et il souhaitait désespérément de s’en aller, de fuir, de ne plus connaître cet envoûtement mauvais qu’elle exerçait sur lui, sans parler, rien que par sa seule proximité.

D’abord, le travail l’accapara. Le consciencieux Beaudry-Rogeas prenait au sérieux son rôle de démêler, à travers l’Histoire des peuples, le nœud central de l’Europe. L’Empire de Charlemagne existait toujours idéalement, prétendait-il. Et il le prouvait. La force matérielle avait d’abord tenté l’agglomération en un organisme de tous les éléments, puis, cette force, cédé sous l’autre mouvement contraire d’expansion personnelle des races.

Frédéric alors soufflait :

« Il y eut la Chrétienté du moyen âge qui fut l’agglomération morale.

— Ah ! oui, la Chrétienté ! C’est très vrai, mais mon cher, l’ennui, c’est que cela nous mettrait un tas de curés et de moines en jeu. J’en ai parlé à Chapenel, il m’a dit : « Au point de vue historique, la Chrétienté n’est pas intéressante. » Et en effet.

— De ce que la Chrétienté n’intéresse pas M. Chapenel, reprenait Frédéric, on ne peut pas nier qu’elle fut. »

Et les discussions roulaient, interminables, sur ce point de savoir si l’on devrait ou non rattacher la personnalité intellectuelle et morale, qu’est l’actuelle Europe, au groupement religieux du moyen âge. La chose en soi ne déplaisait pas à Beaudry-Rogeas, mais ce fait que, selon sa propre expression, « Chapenel n’aimait pas les curés et les moines », pesait étrangement sur sa construction de Naissance d’Europe. Frédéric se sentait impuissant, avec toute sa logique, à renverser dans l’esprit de son collaborateur cette lourde influence de l’homme au foie malade, qui était aux eaux. Une semaine passa. Beaudry-Rogeas avait eu raison. Ils vivaient comme deux bénédictins. Lydie demeurait très renfermée dans sa chambre où elle lisait et travaillait aussi, disait-elle. Elle rappelait obscurément à Frédéric ces mystérieuses princesses carolingiennes, perverses, irrésistibles, et divinement belles dans leurs tuniques voluptueuses dont rêvent les vieux chroniqueurs. Et il se souvenait de la suave Imma, fille de Charlemagne, qui aima le jeune barbare Eginhard, secrétaire et confident du seigneur empereur. La légende charmante le hantait ; il adorait cette nuit de neige où la délicate et passionnée princesse, pour tromper les soupçons, emportant sur ses épaules l’amant qu’elle a feçu le soir, le dépose avant l’aurore à sa demeure, et le sauve en ne laissant, dans le sol ouaté de blanc, que l’empreinte de sa pantoufle.

Le soir, dans la chambre que Beaudry-Rogeas lui avait offerte à l’hôtel, il écrivait : « Ma petite Camille bien-aimée, encore un mois et nous nous reverrons. »

« Freddy, murmura un jour Lydie, comme ils se croisaient dans la galerie, qu’avez-vous contre moi ? Vous m’évitez.

— Je ne vous évite pas, madame, et je voudrais que mon travail me laissât le loisir de vous rechercher au contraire.

— Oh ! fit-elle tristement en hochant la tête, je vois bien que je ne suis plus votre amie. »

Et elle poursuivit son chemin devant lui, si noble et si lente, si inconcevable et réticente, que, tout un moment, le jeune homme fut incapable de juger de sang-froid.

« Vous ne m’avez pas montré, lui dit-elle, une autrefois, la photographie de votre fiancée.

— Remarquez, madame, fit-il avec une ironie mauvaise, que souvent les jeunes gens naïfs et ingénus sont cachottiers. »

Imperceptiblement ses traits se durcirent, puis elle reprit presque aussitôt :

« C’est vrai que vous êtes un fameux enfant ! Montrez-moi donc ce portrait. Je gagerais que vous le portez sur vous, là, dans la poche du cœur. Je l’imagine gentille, cette petite ! »

Elle avait raison. La photographie était là, sur lui, il la sentait en cette minute avec le bonheur infini de défendre, de cacher, de refuser à tous, le cher petit visage inondé d’amour. Camille avait posé en songeant à lui, elle le lui avait dit et il l’aurait bien deviné dans son regard. Montrer cela à Lydie, maintenant, ce mystère de pure tendresse, cette photographie faite à Saint-Lô chez un artiste médiocre, ignorant des « procédés », qui n’avait pu donner à ces traits enfantins et velouteux le modelé de la grande beauté ? Montrer Camille, sa petite campagnarde aimée, dans sa rusticité simple qu’il trouvait belle, mais dont Lydie rirait peut-être à cause des cheveux coiffés sans art et de la robe de pensionnaire qui se devinait en dessin pâle sur le fond blanc ? Est-ce que c’était possible ?

« Sa sœur est déjà charmante, insinua sans hâte la douce fille ; ses yeux sont jolis et elle a cette distinction, cette paix extrême, la sévérité d’une madone des primitifs. Alors, songez, songez, Freddy, comme je voudrais connaître celle qui vous est si liée déjà, celle que vous aimez. Elle est belle, dites ?

— Elle me charme… voilà… »

Il allait ajouter « et je l’aime ». Il se retint. Il lui semblait que si Lydie concevait soudain cet amour tranquille, plus tendre que fou, plus doux que violent, plus fort qu’orageux, cet amour que Frédéric, instruit de l’attirante philosophie du mariage, aurait appelé l’amour chrétien, elle l’aurait traité de berquinade. Il eut une espèce de honte de cette honnêteté, comme s’il eut une hésitation à montrer cette fraîche et printanière adolescente, si loin des artificielles beautés parisiennes. Cependant, cet intérêt plein d’émotion que Lydie avait montré pour sa fiancée le toucha. Il se réconcilia avec elle. Ils causèrent ensemble davantage. Beaudry-Rogeas les laissait souvent seuls après le repas du soir. Frédéric, avec une certaine excitation, parlait de la poésie des champs. Lydie alors s’attristait sans répondre. D’autres fois, elle l’entraînait au salon et se mettait au piano. Elle ne chantait jamais. Ses mains habiles jouaient des mélodies tourmentées, aux savants et suaves glissements harmoniques, qui vous mettent l’âme en langueur, et ses yeux cherchaient Frédéric, qui, du fond du salon obscur, la regardait baignée de lumière, entre les deux lampes du piano.

Et Frédéric songeait à cette ovation que Ménessier, Croix-Martin, des peintres, des acteurs, d’autres artistes, hommes et femmes, et même les trois académiciens présents lui avaient faite, au soir du concert, à propos de son article d’étude sur le musicien. Et il rêvait d’écrire autre chose, des impressions agricoles par exemple, qu’il viendrait lire à Lydie, par une soirée pareille à celle-ci, dans l’intimité, la pénombre du grand salon.

Et pendant qu’il bâtissait ce travail, l’écrivant mentalement, déjà plus qu’à moitié, une fin d’après-midi d’octobre où ils étaient seuls ensemble ici, voilà qu’il reconnut indistinctement des arpèges entendus autrefois, au prélude familier, et Lydie, d’une voix retenue, d’un filet de voix pure, délicieux, émouvant, chanta pour lui tout seul en sourdine :

Le soir j’allais avec mes sœurs à la fontaine.

Il se redressa, interdit et pâlissant. Il sentit que c’était son propre drame qu’elle entendait jouer là ce soir. D’abord il n’osait croire… il tremblait. La voix de Lydie se fit un murmure pour signifier la brise du crépuscule se jouant dans le voile de Bethsabé, et le pianissimo continua si doux, si tendre, si vibrant, pour arriver à l’appel de la fin, et cet appel, — très certainement Frédéric le connut alors, — n’était plus celui de l’amoureuse Bethsabé vers le poétique roi de la Bible, c’était le vouloir secret de cette fascinante créature, c’était la propre voix de Lydie qui exprimait son propre délire.

Le cœur de Frédéric fut, ce soir-là, pris et roulé dans un flot de choses terribles, comme un homme à la mer dans un tourbillon. Le lendemain, il ne se souvint plus de ce qu’il avait dit à Lydie sur le coup de cette griserie absolue et soudaine, mais l’impression lui resta, et la conscience, de s’être attaché à elle par des mots qu’entre homme et femme on n’efface plus. Peut-être ne s’étaient-ils rien dit, mais regardés seulement tristement comme des êtres qui se voudraient l’un à l’autre, et qu’une fatalité sépare ; et cela était encore entre eux, plus indélébile que des mots. Il avait aussi désormais la certitude d’être aimé d’elle et d’un amour sauvage, théâtral, excessif et désordonné, qui ressemblait à l’amour de Camille, comme la mer aux eaux lourdes et troubles, avec ses frémissements formidables, ressemble aux petits lacs bleus des montagnes, dont le vent ne soulève même pas l’onde légère. Et de sa pure idylle lointaine, avec ce cœur de Camille si pétri de candeur, il commençait à rougir à présent vis-à-vis de lui-même. Était-ce là la passion, étaient-ce là les orageuses aventures qui secouent la vie des hommes de talent ? Était-ce là le roman dont on parle clandestinement, qu’on cache, qui se devine et fait, autour de la passion, la volupté du scandale ? Quoi ! il se lierait pour la vie à cette petite pensionnaire gentille qui l’aimait bien, et puis ce serait tout ?…

Ce même lendemain, Chapenel revint des eaux. Il avait passé par Berlin pour consulter au sujet de son estomac. Il était encombré de couvertures et de plaids, de flacons pharmaceutiques, de brochures allemandes, et d’un goût nouveau pour la Germanie. Il avait une barbe de deux jours, un teint de brique et des yeux dominateurs qui se préparaient à inculquer à tous ses propres impressions de voyage. Il fut surpris de retrouver ici Frédéric et le lui avoua ; mais il avait tant à dire, de son élocution lente et serrée, que personne n’eut à répondre. L’après-midi, la stupéfiante Lydie demanda pour tout le jour, à son frère, son secrétaire et son coupé. Elle avait, disait-elle, une fantaisie : celle de voir le musée du Luxembourg avec Frédéric. Ils partirent ensemble.

« Mon ami, lui dit-elle délicieusement, nous n’avons plus que peu de jours d’intimité. Employons-les, voulez-vous, à voir ensemble de belles choses, à pénétrer ensemble ce Paris pour lequel vous étiez fait, dont vous vous exilez. Dites, n’ai-je pas une bonne idée ?

« Oh ! Lydie ! » murmura-t-il.

Il était le timide Eginhard ; elle, la splendide princesse de la légende, l’impériale et exquise Imma. Elle l’emportait dans la nuit de neige du Rêve, comme la fille de Charlemagne y conduisait son bien-aimé. Autour d’eux, Paris déployait son grand décor d’opéra. Le Louvre que le soleil couchant teintait, de biais, d’or rose, la Seine dont les ondes allégées se noyaient l’une l’autre et léchaient les quais, les tours, les clochetons, les flèches d’églises, les théâtres, les arbres des boulevards et leur ramure maigre que frôlaient les omnibus, et de temps à autre, par la trouée d’une rue, la vision du Sacré-Cœur, là-haut, émergeant des brumes bleues avec ses coupoles byzantines, ses dômes rebondis qui se teintaient d’un oranger léger, si estompés, si flous, qu’on aurait dit, sur la butte, une cathédrale de mousseline gonflée de vent. Une dernière fois, Paris étala sa séduction devant l’enfant de son ancienne étoile, et quand il le vit grisé, amolli, inconscient à demi dans le mystère de ce coupé noir qui roulait sans secousse par les rues, il emprunta, pour le ressaisir à jamais, les bras de Lydie…

« Mon Frédéric, écrivait Camille sur son papier gris perle, sans parfum, je sens que je deviens malade sans vous. C’est l’hiver, l’hiver affreux dans mon cœur. J’ai beau me dire que dans dix jours vous serez à Ia veille de revenir, rien ne me console. Que m’importe ce qui m’arrivera d’heureux dans dix jours ! C’est aujourd’hui que je vous voudrais près de moi ; c’est en cette minute même. Devant ce que j’endure de notre séparation, je cherche à me figurer ce que peut être la mort et je n’y parviens pas ; non, mon ami, ce n’est pas possible ; ceux qui s’aiment ne doivent mourir qu’ensemble. Quand je vois autour de moi la Bergerie si triste, le mois de novembre ayant fait partout son œuvre noire, j’ai peur que ce retour ici ne vous navre. Et pourtant c’est vrai, c’est sûr ; si nous vivons l’un et l’autre dans quinze jours, ce sera l’un près de l’autre.

Déprimé, abattu, les yeux rougis, Frédéric montra, sans rien ajouter, cette lettre à Lydie. Il était sans force, sans volonté, découragé de tout.

« Vous resterez, Frédéric, supplia Lydie, vous resterez. Cette petite est touchante, mais sait-elle ce que c’est que d’aimer ! Elle souffrira, mais cela peut-il se comparer, dites, cela peut-il se comparer à ce que nous souffririons !

— Il faut ! essaya-t-il de dire, accablé.

— Plus tard peut-être… n’y songez pas. Restez. »

XIX

Il resta. Il resta une semaine après les six semaines promises, et la comédie la plus atroce commença de se jouer entre l’hôtel de Beaudry-Rogeas et Parisy. Frédéric écrivit des lettres de mensonge, des lettres de parjure ; il promettait son retour, donnait des dates absolues et signait à Camille des mots, des phrases amoureuses. Puis les jours vinrent s’ajouter aux jours, il ne partait pas. Camille lui répondait des choses raidies d’énergie et de stoïcisme. Sa charité confiante oubliait sa peine ou la dissimulait, pour ne gêner en rien les projets de son ami. « Ne tenez pas compte de moi, de mon chagrin, faites là-bas tout ce que vous devez ; je suis courageuse », lui écrivait-elle. Il la remercia et demanda un mois de délai. Il trompa jusqu’au loyal de Marcy, auquel il raconta qu’ayant laissé des dettes à Paris, il voulait avant le retour s’en acquitter au moyen de quelques travaux littéraires. De Marcy négligea de lui répondre, et ce blâme silencieux, de la part de l’homme dont il prisait le plus l’estime, fut un de ses pires châtiments. Tante d’Aubépine intervint. Une indignation vibrait dans sa lettre, étouffait sa tendresse : « Tu me surprends, tu me déroutes, Frédéric, lui disait-elle ; que se passe-t-il ? Regrettes-tu tes engagements ? Oh ! mon petit, si tu n’étais pas l’enfant que je crois ! S’il se passait dans ta vie de la duplicité, quelque chose d’inavouable !… »

Ses Impressions agricoles parurent à la Revue Noire. Ils les envoya à Parisy comme justification de son retard. Elles lui avaient mérité de Lydie les plus tendres, les plus enivrants éloges, les seuls qu’il désirât. Ce fut une des joies, une des rares joies de sa passion douloureuse, qui lui versait plus d’amertumes et de déceptions que de bonheur, qui l’étouffait comme un fardeau qui vous tue et auquel on s’accroche chaque jour plus désespérément. Ce devoir de cacher leur amour sous le toit où ils vivaient, qui les tenait perpétuellement l’un devant l’autre, pareils à des indifférents, n’était pas le plus cruel. Frédéric dut encore subir l’inquiétude de savoir ce qu’il obtiendrait jamais de cette vie à demi offerte, à demi reprise à chacun de leurs difficiles seul à seul. Il dut subir le supplice de voir, en dehors de lui, quel mutuel ascendant la fuyante créature et Chapenel exerçaient l’un sur l’autre. Sous ses yeux, sans qu’il y pût rien, elle prenait du peintre ses goûts, ses jugements ; il lui dictait jusqu’à la forme de ses robes et de ses chapeaux. Il sut un jour, par sa propre indiscrétion féminine, de quelle manière, poussé à bout, il lui avait confié le secret de sa vie, ce qu’il avait juré de ne dire à personne avant que les temps fussent accomplis ! la forme des architectures à venir : l’ichtyographie, la ligne remplaçant la grecque, le cintre, l’ogive, qui les contenait toutes, empruntée aux formes vives de la nature : la ligne du poisson ; le galbe du poisson, sa courbe, avec, comme ornement, la palme de sa nageoire. Lydie s’émerveillait sous le regard de Frédéric étreint de jalousie, elle jetait de quelques coups de plume, sur le papier, de fantaisistes édifices auxquels s’appliquait avec peine la clef des constructions inédites. Elle disait :

« Quel génie ! »

Et pendant ce temps, la camaraderie avec Beaudry-Rogeas se faisant plus intime, plus fraternelle, Naissance d’Europe s’acheva péniblement. Le livre était indigeste et consciencieux, bourré de documents, compilatoire, inutile et honorable. Il fut signé d’Aubépine en même temps que de Beaudry-Rogeas. Le jeune homme, dans des lettres rares et mornes, expliquait ces choses à Camille. Elle lui répondait inlassablement, en des billets froids, où il voyait à chaque fois, avec un soulagement indicible, le chagrin s’adoucir, l’amour s’éteindre. Il aurait souhaité un éclat, une colère de l’humble petite fille, s’alarmant, s’indignant, reprenant sa liberté sur le fiancé qui l’abandonnait si visiblement. Mais il ne put jamais lire d’elle un mot de reproche ; l’indifférence seule, sans doute, à la fin, lui donnait cette inaltérable sérénité de la femme qui ne peut plus même connaître l’impatience. Et tous ceux de là-bas paraissaient s’entendre, si confiants, si touchants dans leur crédulité, pour accepter l’une après l’autre ses raisons de demeurer ici.

Frédéric, un soir, à bout de lutte, s’en vint à cette demi-amante qui le dominait avec des promesses vaines, et il lui dit, pour provoquer une scène :

« Je crois qu’il est temps que je retourne là-bas, qu’en dites-vous, Lydie ? »

Ils se parlaient toujours bas, où qu’ils fussent, craignant les domestiques, craignant Chapenel, et se cachant de Beaudry-Rogeas.

« Pars si tu veux, si tu préfères vivre là-bas, mais tu n’es qu’un grand enfant.»

Ces mots à peine dits portèrent un coup terrible. Est-ce qu’elle ne le retenait plus, celle qui l’avait si timidement supplié l’an passé P Était-ce donc déjà fini, ce caprice de courtisane qu’elle avait eu pour lui ! Une fureur se mit dans son amour. Il voulut la reconquérir. Il y travailla des semaines. Elle demeurait la même, avec un peu moins d’élan vers lui peut-être, mais inaltérablement douce, féline et tranquille.

Au déjeuner, un matin, Beaudry-Rogeas, pâle, gêné, la voix altérée, lui dit d’un ton extraordinaire, en lui montrant qu’ils se trouvaient en tête-à-tête :

« Ma sœur m’a chargé de l’excuser près de vous, Frédéric ; elle a dû se rendre précipitamment près… près …de ma mère… près d’une amie malade, je veux dire ; elle n’a pu vous faire ses adieux.

— Et nous n’aurons pas non plus Chapenel ? fit le jeune homme en voyant libre la place du peintre.

— Eh ! bien non ; figurez-vous justement. c’est assez drôle, n’est-ce pas ; une coïncidence… Chapenel a dû partir lui aussi pour une affaire personnelle… le même jour…

— Ils ont voyagé ensemble ? demanda Frédéric avec un serrement de jalousie au cœur.

— Non pas… c’est-à-dire que… oui… peut-être… c’est très possible ; je ne suis pas sûr. Je me suis levé fort tard ce matin, j’ai mal compris ce qui s’est passé. »

Ils mangèrent en silence. Frédéric s’affligeait démesurément de ce détail que Lydie fût partie sans lui dire adieu. Comment ! alors que son absence pouvait se prolonger, qu’elle devait s’en aller tristement au chevet de quelque amie très chère, elle le quittait sans le revoir, une minute, même devant témoin ; sans lui serrer la main, sans échanger avec lui un regard ! Il souffrait le martyre pour cet oubli, lui qu’elle avait habitué à souffrir de tant de sortes ! Son amour était devenu de la démence. Il l’avait trop souhaité l’amour fou, clandestin, extravagant, mystérieusement scandaleux et contrecarré, comme il l’avait maintenant. Et il en était dévoré, déchiré et possédé !

« Je ne travaillerai pas avec vous cette après-midi, je suis un peu souffrant, dit Beaudry-Rogeas ; promenez-vous donc si vous le voulez, mon cher ami. »

Il se promena ; mais la vue des passants lui était tellement odieuse qu’il sauta dans un fiacre et se fit ramener à la maison. Désœuvré, il flana dans le hall où, par les journées très chaudes, on trouvait de la fraîcheur. Ensuite, il chercha son patron qui n’était pas à son cabinet de travail. Sa chambre était vide. Cette fuite l’intrigua, l’amusa presque ; il entra dans le salon et à peine aperçut-il par la porte ouverte, au fond du billard, une masse noire affaissée sur une chaise.

« Maître ! » cria-t-il.

Beaudry-Rogeas releva la tête ; son frais visage poupin était inondé de larmes, crispé de douleur.

« Ah ! Frédéric ! fit-il en levant les épaules désespérément.

— Maître ! balbutia le jeune homme avec une angoisse plus prenante.

— Il vaut mieux que je vous dise tout, expliqua-t-il en retenant ses larmes ; vous sauriez d’ailleurs la vérité à un moment ou à un autre ; et puis j’ai confiance en vous ; vous ne nous trahirez pas, Frédéric… Eh ! bien… elle est partie ; Lydie est partie… avec Chapenel ; ils se sont enfuis cette nuit, tous les deux, vous entendez, ensemble. Ils s’aimaient. Ils s’étaient défiés de moi ; ils ne me l’avaient pas dit ! Cette petite Lydie qui était pour moi comme une fille, s’éprendre ici, sous mes yeux, de Raphaël, et me le cacher si soigneusement ! comme si j’avais été son pire ennemi. Hein ! c’est dur, Frédéric. Et lui, Chapenel, que j’avais pris si pauvre, dont j’avais fait la vie car je lui avais fait sa vie, mon cher. On peut se moquer des parvenus, mais tout de même, avec mes millions, j’avais fait un heureux, là ; ma maison était à lui ; ma bourse, mon dévouement, mon amitié, mon luxe, mes relations, il partageait tout ; et il s’en va une nuit… avec ma sœur… Comment me serais-je douté… avec ses théories… lui qui m’avait enlevé de force cette petite Ejelmar, comme si j’avais été un mineur sous sa tutelle… lui qui défendait l’amour aux autres… Qu’en dites-vous ? Je ne leur en veux pas de s’être aimés. Il paraît que c’est une tendresse surhumaine à qui rien n’a jamais ressemblé. Lydie m’écrit : « Pardonne-nous ; nous ne sommes plus que deux êtres fondus en un seul ; il nous faut l’essor absolu ; l’amour dans la liberté, comme la liberté dans l’amour ; nous nous en allons — personne ne peut nous comprendre — nous cherchons un désert » ; mais je leur en veux de s’être cachés de moi, et de partir ainsi, pour l’unique fantaisie de créer à leur amour du mystère… Ah ! Frédéric, comme le malheur vient vite !

— Oui, le malheur vient des », répétait Frédéric hébété.

Et après avoir articulé, devant le chagrin de Beaudry-Rogeas, quelques mots de politesse, il courut dans sa chambre, étouffant ; il crut mourir.

« Oh ! méchante ! méchante Lydie ! » prononça-t-il, toute réflexion anéantie, comme un enfant qu’une petite camarade aurait fait souffrir.

Et comme il ne voyait plus maintenant aucune raison de vivre, et que cette suffocation des larmes impossibles continuait, il eut un semblant de joie intérieure à cette pensée : « Je me meurs de douleur ! »

Il ne mourut pas de douleur. Il avait vingt-cinq ans, et cet âge, moins que tout autre, est sujet à de tels accidents ; mais des jours vraiment affreux survinrent pour lui. Beaudry-Rogeas voulut quitter momentanément Paris et se retirer près de sa mère. Son secrétaire n’avait plus raison d’être près de lui. Il dut chercher un emploi. Ménessier promit de s’en occuper, mais par correspondance, parce qu’il était en Angleterre. Croix-Martin lui donna des lettres. Il reprit sa petite chambre au papier bleu, au meuble multicolore, qu’il payait trente francs par mois, et il y vécut de la vie la plus triste, la plus déçue, pensant à ce qui eût pu être, et qui ne serait plus. Il cessa, par fierté, d’écrire à Parisy.

Un matin, comme il achevait de s’habiller, une servante de l’hôtel l’avertit qu’une personne demandait à lui parler. Il postulait pour plusieurs situations subalternes ; il pensa que la visite concernait l’une d’elles, et se réjouit. On introduisit une robe noire, un chapeau voilé de tulle épais ; il laissa la porte se refermer et balbutia attéré :

« Camille ! »

Elle était très rouge et embarrassée.

« Je suis venue à Paris pour vous voir, Frédéric, dit-elle ; personne ne le sait ; je suis venue pour cette seule raison. Mme de Chanterose ayant proposé de m’emmener avec elle pour me distraire, j’ai accepté, j’ai accepté pour me distraire en apparence, mais dans le seul but de vous revoir pour vous dire ce que j’ai à vous dire. Vous comprenez ! »

Il fit signe que oui, son cœur se tordait.

« Nous avons été fiancés ; il y a eu une promesse entre nous, mais d’un consentement mutuel, nous pouvons nous délier l’un de l’autre, je crois, n’est-ce pas, même en morale. Je vois que je vous étonne un peu, parce que vous étiez habitué à me considérer comme une petite fille, mais j’ai beaucoup vieilli depuis quelque temps, j’ai comme plongé dans la vie. Nous avons aussi causé, Laure et moi. Enfin j’ai dix-huit ans et je sais des choses que j’ignorais. J’ai une grande estime pour vous, Frédéric ; je sais que si vous vous êtes détaché de moi après m’avoir promis de ne plus me quitter, c’est qu’une raison très forte vous a fait manquer à votre parole. Je pense, je devine, et je suis même sûre que vous aimez une autre personne. Vous auriez voulu sans doute vous unir, et moi je vous en empêche à cause de cette promesse que vous m’avez faite. Vous aviez peut-être promis aussi. Je me suis figuré que c’était une jeune fille pauvre, une petite ouvrière peut-être… Si vous aviez déjà… enfin vous comprenez… je veux dire des choses… si cela était, je voudrais que vous l’épousiez, surtout si elle est pauvre, qu’elle vous aime et qu’elle ait cru en vous. Je vous rends votre promesse.

— Camille ! Camille ! disait Frédéric les bras tendus, je n’aime personne, personne au monde, que vous, je vous jure.

— Oh ! vous dites cela.

— Je jure.

— Ne jurez pas, Frédéric, vous m’effrayez. Je suis sûre… j’y ai trop pensé… il ne peut pas y avoir autre chose entre nous qu’une autre personne plus aimée que moi. Ne m’expliquez rien, je ne suis pas indiscrète, je ne demande rien, seulement ceci : que vous vous épousiez sans souci de moi, puisque vous vous aimez. Si vous êtes heureux, ce sera mon bonheur.

— Vous ne m’aimez plus ! »

Elle eut un sanglot, serra les lèvres et dit :

« Non…

— Plus un peu, Camille ? rien d’autrefois, rien ?

— Non… Frédéric… rien… d’autrefois. Épousez-la sans crainte. »

Et ses larmes partirent à flots ; elle semblait les retenir de ses deux mains collées à ses yeux ; elle les cachait, les écrasait, et elles ruisselaient. « Ne prenez pas garde, disait-elle, c’est un peu d’émotion, seulement un peu, je ne regrette rien. »

Frédéric se traînait à ses genoux ; il ne savait que dire, il demandait pardon sans préciser de quoi, et il eut l’angoisse qu’elle partît là, sous ses yeux, sans rien entendre de plus, avec ce conseil obstiné d’épouser l’autre. Ah ! l’autre !

« Écoutez-moi, Camille ! écoutez-moi ; je vous jure que je vous aime seule ; mais il s’est passé des choses… chère petite bien-aimée… je ne puis vous raconter… je suis devenu indigne de vous. Allez-vous en ; si l’on vous savait ici ce serait terrible… laissez-moi à mon malheur, je l’ai mérité, oubliez-moi… je ne suis plus digne… »

Elle laissa son rôle, le regarda en face tendrement :

« Oh ! mon Frédéric, plus digne de moi ? Je ne le croirai jamais !

— Si, fit-il ; je n’aime plus, c’est vrai, mais j’ai aimé. Je vous ai été infidèle, Camille ; j’ai souhaité de vous oublier, de n’être plus lié à vous, je suis trop coupable ; abandonnez-moi à votre tour ; punissez-moi ; oubliez-moi ; aimez-en un autre.

— Un autre que vous ! cria-t-elle indignée ; oh ! Frédéric, est-ce que je pourrais !

— Mais vous ne m’aimez plus…

— Si cela ne vous gêne plus que je vous aime, alors… »

Elle ouvrit les bras tous grands, rieuse, tendre et radieuse comme autrefois, et ce fut dans ces petits bras enlaçants qu’il confessa toute son histoire, sa longue, sa triste faute, et la faiblesse de l’homme qu’il offrait à cette vigueur d’enfant. Il n’avait pas honte. Il devinait là déjà un cœur angélique et fort d’épouse, fait pour tous les pardons et toutes les pitiés ; il se sentait trop perdu, trop seul et naufragé pour ne pas adorer cette pure confidente. Sa petite fiancée était la Bergère compatissante qui, après l’atroce, l’interminable journée d’égarement, reconduit à la Bergerie l’égaré. Il était trop las, trop exténué, la Terre l’appelait cette fois irrésistiblement, il n’avait plus qu’à fermer les yeux et à s’y laisser conduire.

Les voix du parc avaient dit :

« Tu nous reviendras, Frédéric d’Aubépine ! »

FIN

PARIS. — CALMANN-LÉVY, 3, RUE AUBER. — 9952-12-28

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)

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