Au pays des pierres (Eugène Le Roy)/Texte entier

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LA BELLE COUTELIÈRE




LA BELLE COUTELIÈRE

I



Pour M. Gustave Hermann :
À l’érudit, au maître ès lettres périgordines
à l’ami.


Sur le haut plateau rocheux, la vieille bastille royale de Montglat-du-Périgord était assoupie. Midi venait de sonner à la « Maison des Consuls », aujourd’hui la mairie. Un lourd soleil de juillet tombait d’aplomb sur les « tuilées » de pierres plates, et inondait d’une lumière crue les rues régulièrement tracées au cordeau qui se coupent à angle droit. Le long des maisons, une étroite lisière d’ombre se dessinait, suivie parfois par un chat rôdeur qui craignait de s’échauder les pattes aux cailloux brûlants du pavé. Sur la place encadrée d’arcades ogivales, près de la halle aux piliers de pierre rongés par le temps, des poules vautrées dans la poussière ouvraient languissamment le bec. Dans la ceinture de ses remparts aux pierres de grand appareil roussies par le soleil des siècles, l’ancienne ville franche cuisait en silence. À peine oyait-on quelques bruits légers : les cris aigus des martinets, tombant affaiblis des hauteurs du ciel d’un bleu intense, et le susurrement des cigales collées aux troncs des tilleuls de la promenade de la Croze, qui borde les rochers à pic, à quatre cents pieds au-dessus de la Dordogne aux eaux bleues. Dans le voisinage, le ronflement d’une meule à repasser semblait la respiration de la petite ville endormie. Ce bruit venait d’une boutique de la rue du Grel, ouverte en large ogive avec un taulier et une coupée, au-dessus de laquelle était fixé, à mode d’enseigne, un énorme couteau périgordin à lame aiguë, au manche de corne rouge terminé en forme de botte.

Tandis que dans cette villette agricole, les cultivateurs faisaient la méridienne avant de retourner aux champs ou à la vigne, le coutelier, lui, travaillait, la besogne pressant, car c’était un samedi, jour de repassage des rasoirs paysans qui devaient servir à faire la barbe dominicale.

Vers deux heures, les gens sortis des maisons, des étables, des cours, s’acheminaient au travail ; la plupart touchant devant eux des « montures », comme ils disent, chevaux, mulets ou ânes, selon qu’ils ont de quoi, portant du fumier dans des « bastes » ou paniers de fort clayonnage accrochés au bât. C’est le seul mode de transport usité dans ce pays accidenté, plein de ravins et de coteaux roides et pierreux. Les charrettes ne pourraient gravir les mauvais chemins ruinés, rocailleux, qui montent, âpres, à un immense plateau avoisinant Montglat, où les habitants ont leurs terres et héritages provenant de l’allotissement d’une antique forêt défrichée.

Maintenant, la ville était réveillée. On entendait près de la place le métier du tisserand battre dans son « en-bas » obscur, et du côté de la porte Del Sol, le marteau du « faure » ou forgeron, après une série de coups assourdis par le fer rougi, retombait à petits coups sonores et décroissants sur l’enclume. Devant les maisons, des ménagères, le fichu largement ouvert, venaient s’asseoir à l’ombre, et jacassaient entre elles en tricotant ou ravaudant de vieilles hardes, cependant qu’une autre, restée debout, la quenouille au flanc, faisait tourner son fuseau rapide.

À la coupée de la boutique du coutelier, une jeune fille se montra bientôt. Sur le fond sombre de l’intérieur, elle se détachait grande et gracieuse, vêtue d’une robe d’indienne claire, qui « fronçait » au corsage et bouffait à la jupe. Au-dessus d’une petite collerette à pointes, sa belle tête, surchargée de cheveux d’un noir bleu mépartis en deux épais bandeaux, était bien portée par un beau cou robuste. Ses yeux noirs, veloutés, profonds, brillaient au-dessous de deux sourcils légèrement arqués. Le nez, droit, fin, aux narines mobiles, continuait la ligne du front, et, sur la peau mate du visage, la bouche aux lèvres rouges avait une expression charmante de fierté juvénile. Cette belle « drole » de seize ans, c’était Reine, la fille de Mauret le coutelier, ou « Maurette », comme on la nommait souvent à la mode latine, en féminisant pour la fille le nom du père. Elle tenait un petit cahier à la main et semblait attendre quelqu’un, sans ennui comme sans impatience.

En ce moment même, trois jeunes filles venant du quartier de la porte Gauchère remontaient la rue du Consulat, traversaient la Place-Mage, et, bientôt après, débouchaient dans la rue du Grel en se tenant par le bras.

— Ah ! voilà Maurette qui nous « espère », dit l’une.

La petite descendit la marche de la boutique et vint se joindre à ses amies.

— Monsieur le curé n’a pas passé ? demandèrent-elles à Maurette.

— Pas encore.

— Alors, nous avons le temps.

Et toutes quatre s’en furent en babillant sous les tilleuls de la promenade, déserte en ce moment, comme le plus souvent les jours ouvrables.

Des trois nouvelles venues, l’une était Antoinette, ou plus familièrement « Toinette », la fille de Cadenet « le riche », hôtelier du Coq Hardi, et courtier en vins ; l’autre, Marion Caraval, que son père, un des bons propriétaires de la ville, cherchait à marier, la voyant précoce ; et la troisième, Fillette Delfort, dont la mère, femme d’un marinier toujours sur la rivière, tenait un petit regrat de sel, de chandelle, et le bureau de tabac.

Toutes ces demoiselles étaient des chanteuses de la paroisse qui allaient répéter des cantiques pour la Notre-Dame d’août. Il y en avait bien une cinquième, la grande Virginie, qui, avec sa mère veuve et ses deux sœurs, versait des demi-tasses et servait des cruchons de bière de mars aux habitués du Café Montcazel, ainsi appelé du nom de son défunt père ; mais « Ninie » était en retard comme souvent.

— Elle clampine en venant, dit l’une.

— Toujours elle trouve quelqu’un sur son chemin, ajouta l’autre.

Cependant, à l’entrée de la promenade, parut bientôt Virginie qui pressait le pas. Elle joignit ses camarades de chant, un peu rouge, et leur sourit en montrant de jolies dents blanches.

— Gageons que tu as rencontré Gérard ? lui dit la Fillette.

— Tout juste ! et ça m’a un peu amusée… Et toi, tu n’as pas vu ton gabelou ?

— Il est en tournée.

— Alors, ce sera pour ce soir.

Et toutes se mettent à rire.

De ces jeunes filles, aucune n’était belle comme Maurelle, mais toutes avaient quelque chose d’agréable et plaisant. La Toinette était châtaine, frisée comme un agnelet, potelée, et fraîche comme une rose. La Marion était brune, un peu trop peut-être, mais elle était bien faite, d’amoureuse manière, et, sous ses sourcils rejoints, ses yeux noirs brûlaient ceux qu’elle regardait, Fillette Delfort était mignonne, blanche, et sa petite frimousse mutine donnait envie de l’embrasser. Pour Virginie, grande belle fille bien prise, à l’air hardi, toute sa personne incitait à l’amour.

Quoique dissemblables de figure et de physionomie, toutes ces jouvencelles avaient entre elles quelques points de ressemblance outre l’air fort et santeux. Même Reine encore jeunette, toutes avaient une poitrine bien développée et puis un beau cou, fort, musclé, rond, qui faisait penser à celui de la Sulamite, semblable à la « Tour de David », selon la Sainte Écriture. Au reste, à Monglat, toutes les femmes étaient ainsi faites et conformées de même, en raison d’une circonstance locale.

La fontaine de la ville sourd au pied du plateau, dans un ravin profond, où, depuis la fondation de la bastille par un roi d’Angleterre, les femmes vont puiser de l’eau. La « seille » dont elles se servent depuis des siècles est de cuivre rouge, à large panse, à étroite ouverture. Lorsqu’elle est remplie, elles s’aident de pierres dressées à l’exprès au-dessus de la margelle de la fontaine, pour la poser sur leur tête munie d’un « cabessal », ou torchon, tortillé en couronne et à cet usage destiné. Puis, les poings sur les hanches, elles gravissent lentement l’âpre colline, avec une détente du jarret à chaque pas. Il faut un bon quart d’heure pour remonter en ville, et elles arrivent là-haut, le sein soulevé, les narines gonflées, le sang à fleur de peau. À cette gymnastique souvent répétée, les muscles du cou et de la poitrine se développent avec une vigueur aidée par l’hérédité. Les jambes qui travaillent beaucoup aussi sont superbes, et les mollets des femmes de Monglat sont renommés dans tous ces cantons.

Elles gagnent encore à cet exercice une démarche gracieuse et cadencée. Ainsi, c’était un plaisir que de voir en ce moment marcher, se tenant le bras, ces cinq jeunes filles qui caquetaient de leurs amoureux, avec de petits rires égrenés, celles des extrémités penchant la tête vers les autres pour ne rien perdre de ce qui se disait.

— Voilà monsieur le curé ! fit tout à coup Maurette, en voyant passer dans la rue, au bout de la promenade, un prêtre de haute taille qui leur jeta un coup d’œil sévère.

— Aie ! Pécaïré ! Jésus !

— Allons à l’église, petites, dit la Ninie. Je vous finirai l’histoire en sortant.

Un instant après, elles entrent, trempent les doigts dans le bénitier, font le signe de la croix et vont se ranger devant la balustrade du chœur où le curé les attendait.

C’était un homme de cinquante ans, au regard noir, à la physionomie dure.

— Que leur contais-tu donc de si plaisant que tu les faisais tant rire ? demanda-t-il à Virginie.

— Rien, monsieur le curé…

— Rien qui se puisse dire, n’est-ce pas ?

Silence de Virginie.

— Allons, prenez vos cahiers et répétons le premier cantique… Vierge au divin sourire… À toi, Marion !

Et Marion chante :

Vierge au divin sourire,
Reçois nos vœux.

— Ce n’est pas ça ! recommence !

Vierge au divin sourire,
Reçois nos vœux,
Dans ton aimable empire
Qu’on est heureux !

— On dirait que tu chantes le De profundis ! s’écria le curé. S’il s’agissait d’une chanson d’amourette, tu y mettrais un peu plus de cœur !… Continue, Antoinette !

Et, successivement, le curé fit chanter plusieurs cantiques aux jeunes filles, séparément d’abord, puis toutes ensemble. Il les arrêtait souvent et les tançait pour la moindre faute, surtout la pauvre Maurette. Pourtant, sans contredit, c’était elle qui chantait le mieux ; et puis sa voix chaude, bien timbrée, remuait le cœur. Peut-être était-ce pour réagir contre l’effet de la voix troublante de cette jeune fille, que le curé lui disait :

— Tu chantes faux !… Tu prends trop bas !… Maintenant, on dirait que tu cries : Au feu !

Après une heure et demie de répétition, le curé congédia les chanteuses avec ces paroles :

— Allez ! et tâchez d’être sages !

— Il n’est pas aimable aujourd’hui, notre curé, dit la Fillette lorsqu’elles furent dehors.

— À peu près comme de coutume, répondit la Toinette. Mais puisque nous en sommes quittes, revenons un peu nous promener à l’ombre.

Un moment après, deux jeunes gens arrivaient sur la promenade. L’un était un médecin tout fraichement diplômé, D. M. P. ; l’autre un commis de la culture des tabacs envoyé depuis peu de Saint-Malo à Montglat. Celui-ci était un beau garçon, blond, grand, large d’épaules, à la tête carrée, aux yeux bleus d’acier, avec une petite moustache.

— Tenez, voyez comme monsieur Kérado regarde Maurette ! dit la Marion à demi-voix.

— Bonjour, mesdemoiselles ! la répétition est terminée ? demanda le docteur en s’arrêtant avec son compagnon devant les jeunes filles.

— Oui, Dieu merci, répond Virginie, car monsieur le curé n’était pas commode aujourd’hui.

— Il s’est fâché beaucoup ?

— Tout le temps ! surtout après la pauvre Maurette.

— Il faut qu’il n’ait point de cœur ! dit, indigné, le commis des tabacs en regardant celle-ci avec des yeux qui en disaient long et firent monter aux joues de la petite une teinte rosée.

— Ah ! il est comme ça ! répliqua la Fillette, et s’il nous voyait là causant avec vous, nous serions vespérisées de la belle façon !

Puis les jeunes filles passèrent.

— Oh ! si je n’étais pas engagée avec Honoré Paulès, cet homme-là me ferait faire des folies ! dit en se tournant pour regarder Kérado, la Marion, les yeux voilés par ses longs cils.

— Et toi, Maurette, qu’en dis-tu, petite cachotière ?

— Tu es trop curieuse, Toinette !

— Allons, à lundi ! fit Virginie.

— À lundi ! répètent les autres.

Et les jeunes filles s’en furent chacune à son « oustal ».


II


Devant la boutique de Mauret le coutelier, un chien barbet de poil gris, maigre, le flanc agité, était couché tout de son long à l’ombre. Près de lui Reine, baissée, essayait inutilement de lui faire avaler quelques gouttes de lait de chèvre. La pauvre bête remuait faiblement le bout de la queue comme pour la remercier et ne lappait pas.

— Pauvre Moustache !

Oui, le vieux chien qui depuis plus de quinze ans faisait tourner la meule à repasser, et aussi les jours de fête le rôti du dîner familial, était malade et s’en allait mourir. La petite le regardait tristement ; pour un peu elle eût pleuré ce pauvre Moustache, qui était de son âge, et qui lui portait son panier lorsqu’elle allait à l’école des sœurs…

Elle rentra dans la boutique et revint un moment après. Moustache tirait à sa fin ; sa respiration haletante s’arrêtait, puis reprenait péniblement et s’arrêtait encore. Enfin il s’allongea, étendit ses pattes roides, un petit frémissement lui suivit tout le corps et ce fut fini. Cette fois-ci, Maurette essuya ses yeux.

— Il est mort, père !

Le soir, Mauret mit le chien dans une brouette, et s’en fut l’enterrer au jardin, en un recoin de muraille, sous un gros laurier qui fournissait les voisins de rameaux le jour de Pâques fleuries : « Le pauvre Moustache sera bien là », pensait-il.

À souper, il fut question du remplacement de cet aide humble et dévoué.

— Moi, je tournerai bien la roue avec la manivelle, dit la petite.

— Toi ! s’écrièrent à la fois le père et la mère, comme indignés.

Leur Reine, cette fille tant aimée, tant mignotée, tourner la meule !

— Ne parle pas de ça ! dit Mauret.

— Et moi ! s’exclama la mère, est-ce que je n’en ai pas la force ? Ça ne sera pas la première fois, peut-être !

En manière de conclusion, le père dit qu’il se faisait vieux et qu’il avait besoin d’un ouvrier… Demain il manderait à l’ami Coyrat, coutelier à Bergerac, de lui en trouver un. Jusque-là, on « s’aisinerait ».

Reine ne fut pas trop contente de cet arrangement. Pourquoi ? Elle ne savait. Peut-être lui déplaisait-il instinctivement de voir introduire dans la maison un étranger qui pourrait deviner son secret.

Car elle en avait un, l’enfant. Ce beau gars breton s’était logé dans son cœur. C’était un amour naissant, tout jeunet, tout frêle, éclos de quelques jours seulement, et que les paroles de Marion Caraval lui avaient révélé.

Le lendemain était un dimanche. Maurette mit sa robe de mousseline gris clair à fleurettes pompadour, et noua autour de son cou un ruban de velours noir où pendait une petite médaille en argent de Notre-Dame de Rocamadour. Lorsqu’elle passa au bout de la promenade de la Croze, allant aux vêpres, son livre d’heures à la main, trois jeunes gens étaient là, faisant les cent pas : le docteur Miquel, Gaudet le receveur de l’enregistrement, et Yves Kérado, tous trois commensaux de l’hôtellerie du Coq Hardi. Le vérificateur des tabacs regarda passer Reine, comme s’il l’avait voulu manger. À travers ses longs cils baissés, la petite saisit ce regard chargé de passion et en fut toute joyeuse. Pendant l’office, en chantant les versets des psaumes, elle se disait : « J’ai un amoureux ! » Et sa voix en était plus chaude, plus caressante, plus pénétrante, de manière que dans le fond de l’église Kérado, entré avec ses compagnons qui lorgnaient les filles, en fut tout remué.

Le lundi soir, en revenant de visiter les plantations, Yves passa devant la maison du coutelier. À la grande fenêtre à meneaux du pignon, Reine s’encadrait joliment entre un réséda dans une petite caisse, et un gros pied de basilic dans un vieux pichet de faïence à ramages. Sa main tremblait un petit en arrosant ses fleurs ; c’est que sa présence à la « croisée » était presque un rendez-vous. La veille, en sortant de vêpres, Toinette, qui voyait Kérado tous les jours chez elle à l’heure des repas, lui avait dit à l’oreille :

— Demain soir, à cinq heures, il passera…

Sans bouger la tête, le Breton leva les yeux là-haut et s’en fut heureux d’avoir vu sa belle. Pour Maurette, ce regard se croisant avec le sien lui fit battre le cœur. Dorénavant il ne fut plus nécessaire de la prévenir ; elle l’oyait venir de loin et se montrait lorsqu’il passait. Cela advenait de temps en temps seulement, car quoique Kérado se fût adonné à ce chemin pour rentrer chez lui, il arrivait assez souvent que, retenu au loin par son service, il ne revenait que le soir tard. Elle, à tout hasard, attendait en cousant, soit à la fenêtre, soit à l’entrée de la boutique. Si l’employé des tabacs restait deux ou trois jours sans se montrer, Maurette sentait qu’il lui manquait quelque chose. Ainsi entremêlé de bons et de mauvais jours, le temps s’écoulait et la fête de Notre-Dame arriva.

Ce jour-là, les jeunes gens se tenaient devant le porche de l’église, attendant la sortie de la procession ; les uns pour voir leur mie, les autres pour voir toutes les filles qui se font belles à cette occasion. Dans un groupe où l’on causait, il y avait le receveur de l’enregistrement, bon client du café Montcazel où il prenait chaque soir plusieurs petits verres de crème de vanille pour se donner du ton ; puis Gaujac, le commis des droits réunis, qui « fréquentait » Fillette ; le docteur Miquel, l’ami de Toinette ; Gérard, le clerc de notaire, brouillé depuis quelque temps avec Virginie ; Noël Caraval, que cette grande folle appelait son beau-frère parce qu’il faisait l’amour à une de ses sœurs ; l’huissier Paulès, le promis de Marion ; Sully Viermont, le fils du notaire, qui aimait toutes les filles pourvu qu’elles fussent gentilles. Celui-ci avait un bras en écharpe, pour s’être démis un poignet en descendant un peu précipitamment, la nuit, de la fenêtre d’une fille surveillée par un père farouche. Enfin, il y avait encore Kérado, qui s’était mis un peu à l’écart pour penser à Reine plus à son aise.

Pendant que cette jeunesse échangeait des propos frivoles, les cloches furent mises en branle, épouvantant les passereaux nichés dans la vieille tour grise ; puis le portail s’ouvrit et laissa passer la procession. En tête marchait un vieux porte-croix en rochet de grosse toile, qui montrait des bas bleus et des souliers ferrés sous sa soutanelle trop courte. Puis, suivaient les petites droles des Sœurs, en robe blanche, avec des pantalons de calicot qui leur descendaient chastement jusqu’aux chevilles. Ensuite venaient les enfants de l’école chrétienne, conduits par deux Frères en manteau dont les manches ballantes les faisaient ressembler à des manchots. Les femmes et les filles de toutes conditions suivaient lentement, au hasard de la sortie : bourgeoises cossues en bonnet à rubans et à fleurs ; artisanes en foulard de soie coquettement tortillé sur les cheveux, ou bonnet de tulle bien tuyauté ; paysannes en coiffe périgordine, ou madras de coton à grands carreaux bleus, rouges et jaunes. Après, venait la confrérie des Pénitents noirs, en cagoule de serge, masqués d’une capuce pointue, percée de deux trous à travers lesquels on voyait briller leurs yeux, et ceinturés d’une corde à nœuds. En tête, entre les deux rangs, marchait un confrère portant une grossière croix de bois en grume ; et, derrière les files, entre les deux derniers pénitents, se tenait majestueusement le doyen de la confrérie, gros homme bedonnant, armé d’un haut bâton recourbé, sorte de crosse rustique, insigne de sa dignité. Ces fantômes noirs, masqués, avaient quelque chose de sinistre qui évoquait le souvenir de la Sainte Inquisition toulousaine, et faisait « tribouler » les tout petits enfants menés par la main. Pourtant, c’étaient de bons compagnons, ces pénitents qui, lors de leurs sorties, réunis le soir à leur chambrée, chopinaient ferme en mangeant des massepains. Braves gens, d’ailleurs, et pas fanatiques pour deux sous. Il en était cinq ou six, au reste qui faisaient partie de la loge La Fervente Amitié ; car Montglat possédait une petite loge maçonnique où l’on banquetait très régulièrement à la Saint-Jean d’hiver et à la Saint-Jean d’été. Le doyen des Pénitents, M. Viermont le notaire, que son gros ventre dénonçait, était même premier surveillant de la loge, dont un autre petit pénitent clopinant, M. Naquièze le pharmacien, était l’hospitalier.

Après les Pénitents venait la bannière de l’Immaculée Conception, portée par une forte fille aux joues rebondies et rouges comme deux pommes d’amour. Deux drolettes la flanquaient, tenant les cordons.

Ah ! voici les chanteuses ! Et un léger murmure de satisfaction courut dans le groupe des jeunes gens. Elles s’avançaient de front, vêtues de blanc, avec de longs voiles attachés au chignon, flottant derrière elles. Au milieu, était Reine avec ses magnifiques cheveux noirs en bandeaux qui lui pressaient les tempes, comme des ailes de corbeau. Tous admiraient son visage d’une beauté régulière et calme, ses grands yeux noirs, son corps superbe qui se devinait sous le tissu léger, et sa démarche noble et harmonieuse.

Ecce la Belle Coutelière ! dit le receveur.

— Sans vouloir faire de tort aux autres filles de Montglat, ajouta Viermont, on peut dire que, Reine de nom, elle est aussi reine par la beauté !

La grande Virginie ne figurait pas parmi les chanteuses. Pour quelque histoire, le curé l’avait exclue la veille.

En ce moment les jeunes filles chantaient :

Ô Marie toute bonne,
Mon espoir, mon bonheur,
Tout amour je vous donne,
Je vous donne mon cœur !

« Ah ! si elle me regardait en chantant ceci ! » pensait le grand Kérado. Mais la belle Reine passa, les yeux modestement baissés. Ses compagnes jetèrent un coup d’œil furtif sur le groupe où se trouvaient leurs galants et suivirent.

Après les chanteuses, marchaient deux enfants de chœur en aube plissée, avec des ceintures de moire rouge, qui balançaient des encensoirs.

Et puis, fermant cette théorie, venait la Sainte-Vierge sur un brancard décoré de guirlandes de fleurs, et porté sur les épaules par quatre jeunes filles en robes de mousseline et couronnées de roses blanches. Pour la circonstance, la statue de plâtre peint avait été ornée de bijoux, à la mode espagnole. Mme Viermont avait prêté son collier de perles fausses, et Mlle Vanière, la fille du juge de paix, un diadème en cailloux du Médoc que sa grand’mère portait du temps de l’Empire. Un manteau bleu, taillé dans une vieille douillette de la femme du percepteur, était drapé en arrière sur les épaules de la statue.

Enfin, pêle-mêle, le chapeau à la main, suivaient en troupeau les hommes, qui clignaient des yeux sous le soleil et traînaient leurs souliers ferrés sur le pavé poussiéreux.

Le curé allait et venait entre les files, comme un chien de berger, pressant les uns, ralentissant les autres, toujours brusque, toujours renfrogné.

— En attendant que la procession revienne, et que j’aie le plaisir de revoir mon honoré père avec son bâton augural, allons faire un tour sur la promenade ? proposa Sully Viermont.

Et il s’en fut de ce côté, suivi du docteur Miquel, du receveur de l’enregistrement et de Kérado.

— Çà, dit Gaudet, je voudrais fort savoir quelles sont, parmi ces jeunes chanteuses, porteuses de bannière et de statue, celles qui ont bien et légitimement droit au vêtement blanc qui leur va d’ailleurs si joliment ?

Tous se mirent à rire, sauf le Breton qui garda son sérieux bontonné.

Après beaucoup de propos légers sur ce thème, lorsqu’ils revinrent vers l’église au moment de la rentrée de la procession, Viermont se retourna :

— Tiens ! Kérado est parti ! dit-il.

— Il est un peu collet monté, repartit Miquel.

— À savoir combien durera son siège de la coutellerie ? dit le receveur.

— Qui sait ? peut-être un an ! répondit le docteur, la belle Reine est fiérotte et sait sa valeur.

— Ah ! s’écria Viermont, c’est top long de onze mois ! quand même il s’agirait de l’impératrice de Trébizonde ! Pour mon compte, lorsqu’au bout de trois ou quatre semaines une belle n’a pas battu la chamade, je lève le piquet !


III


Le surlendemain de l’Assomption, sur le coup de cinq heures du soir, Maurette était assise à la coupée de la boutique, ourlant des mouchoirs, lorsque devant la maison s’arrêta un quidam, le nez en l’air, qui, après avoir considéré le grand malchus planté à la clef de voûte de l’ogive, entra en saluant :

— Bonsoir, la compagnie !

— Salut à vous !

L’homme avait une casquette d’estamet à retroussis, une blouse de cotonnade grise à empiècements, un pantalon de treillis et de gros souliers. Il portait sur sa large échine un vieux sac de soldat qui semblait avoir eu la pelade, et tenait à la main un fort bâton d’agrafeil, autrement dit de houx.

— C’est vous, le bourgeois ? demanda-t-il à Mauret qui limait à l’étau.

— Oui, mon ami.

— Voilà ; c’est votre compère Coyrat qui m’envoie.

— Ah ! bien ! bien !… Posez votre sac et mettez-vous.

Le nouveau venu défit la boucle de la bretelle, posa son sac sur un établi et prit un escabeau. C’était un garçon de vingt-cinq ans environ, de taille moyenne, carré, bien membré, robuste. Sa tête était très grosse ; ses cheveux rudes descendaient bas sur son front, et sa figure rasée, au nez camard, aux traits forts, avait une visible expression de ruse sournoise et tenace.

— Sans être trop curieux, comment est votre nom ? demanda Mauret.

— Capdefer.

— Ça serait à dire alors que vous avez la tête dure ? dit en badinant le coutelier.

— Oh ! comme ça…

— Vous devez avoir soif ? fit après un instant le bourgeois. Nous allons aller boire chopine et nous parlerons de nos affaires en attendant le souper.

Et Mauret, ayant ôté son tablier, tous deux sortirent.

En rentrant après avoir fait leur accord, Mauret mena son ouvrier dans une chambrette au-dessus du bûcher, donnant sur la cour. L’autre posa son sac et ils revinrent à la cuisine.

Le souper fut assez silencieux. Capdefer ne paraissait pas bavard, et il se bornait à répondre brièvement aux questions du bourgeois, touchant les choses et conditions du métier à Bergerac et à Nontron où il avait travaillé. Reine, elle, était contrariée de la présence dans la famille d’un étranger dont la physionomie ne lui plaisait guère, et elle pensait à Kérado.

Le lendemain, tout en tirant son aiguille, elle le guetta de la fenêtre de la chambre au-dessus de la boutique, mais il ne parut pas.

Le surlendemain, point de Kérado. Le troisième jour, énervée, elle descendit avec son ouvrage et se mit à sa place habituelle à la coupée afin de se dédommager en le voyant de plus près. Mais ce jour-là encore l’employé des tabacs ne se montra pas. « Serait-il malade, se demanda Maurette, ou bien craint-il d’être remarqué en passant trop souvent ? » Et elle cherchait des raisons, des explications. « Il y en a tant d’autres filles qui l’aimeraient s’il voulait ! » se disait-elle en songeant aux paroles de la Marion. Dix fois le jour, elle quittait son ouvrage, montait à sa chambre, se regardait au miroir, se trouvait belle, tourniquait un instant, puis redescendait. Le quatrième jour, rien encore ; ses anxiétés augmentaient et elle avait envie de pleurer. Le cinquième jour, la pauvrette n’y tint plus.

Vers cinq heures du soir, elle prit sa seille et, au lieu de descendre directement à la porte Marinière pour aller à la fontaine des Angles, elle s’en alla passer devant le Coq Hardi et appela Toinette :

— Tu ne viens pas à la font ?

— Si… espère-moi.

Et en attendant son amie, Reine regardait distraitement l’enseigne de tôle suspendue à une potence de fer ouvragé, où le peintre avait représenté naïvement un grand coq rouge bien crêté attaquant un serpent dressé sur sa queue…

— Tu es bien aimable de m’être venue quérir, dit Toinette, en descendant le chemin de la fontaine.

— Depuis dimanche je ne t’avais vue…

— Et tu voulais avoir de mes nouvelles ?

— Hé, oui !

— Et puis, de quelqu’un plus, peut-être ?

— De quelqu’un plus ?

— Pardi ! ne fais pas l’innocente !

— Que veux-tu dire ?

— Que tu grilles de savoir ce que fait ton Breton !

— Moi ?… point !…

— Alors, je ne dis rien !

— Dis tout de même !

— Tu mériterais que je ne te dise rien, mais je suis bonne camarade… Eh bien, ma petite, il est à faire les inventaires des plantations dans les communes… Il rentre des fois qu’il est dix heures du soir, d’autres fois point ; ainsi ne te tracasse pas : c’est demain dimanche, tu le verras.

Après avoir babillé un moment à l’ombre des platanes de la fontaine, les deux jeunes filles posèrent la seille de cuivre sur leur tête et remontèrent vers la ville.

Un peu avant d’arriver à l’endroit où le chemin de la fontaine rencontre celui qui va de la porte Marinière au Port-de-Montglat, Toinette se planta :

— Eh bien ! tu peux dire, ma belle, que tu as du bonheur !

— Et comment ça ?

— Regarde sur le chemin du Port !

Sur ce chemin s’avançait un grand garçon en veste de coutil, guêtré jusqu’aux genoux et coiffé d’un chapeau en paille de Manille. Maurette le reconnut soudain et devint rose.

— Marchons plus vite ! fit-elle.

— Pourquoi ? Il te fait peur ?

À dix pas de la porte, sous les remparts, Kérado joignit les deux amies et les salua, laissant voir son front partagé en deux par une ligne un peu oblique où le hâle s’arrêtait à la partie protégée du soleil par le chapeau. Il admirait la belle Reine, et il avait raison, ma foi ! Grande, svelte, sa démarche aisée malgré le fardeau, révélait, sous une mince robe d’indienne, des formes harmonieuses que le jeune homme osait à peine deviner. L’effort de la montée faisait palpiter les narines et soulevait le corsage de la petite, et, sous la seille de cuivre brillant, sa figure aux lignes pures se détachait avec une beauté de statue grecque. Dans ce paysage pierreux, brûlé du soleil, au pied de ces vieux murs roux où pendait un cactus poussé dans une meurtrière obstruée, à l’ombre d’un figuier au tronc difforme qui penchait sur le chemin, n’était l’ogive de la vieille porte, on eût dit à la voir une canéphore antique à l’entrée d’une cité de l’Hellade.

Si le Breton avait été seul avec Maurette, tous deux eussent été un peu embarrassés ; heureusement, Toinette était là.

— Vous revenez de bonne heure, ce soir, monsieur Kérado !

— Oui… Après avoir couru toute la semaine, il me tardait de rentrer.

— Ça se comprend. Il fait meilleur là-haut, à l’ombre des tilleuls de la promenade, que sur les plantations… et puis il y a la vue…

— Oui, répondit naïvement le commis des tabacs, il y a une belle vue sur la plaine et la rivière…

— Et aussi sur la rue du Grel, ajouta malicieusement Toinette.

— C’est très vrai !…

Tous trois étaient en ce moment arrêtés à quelques pas de la porte. En disant ces dernières paroles, Kérado regardait avec amour la belle Reine qui baissait les yeux et se troublait.

— Tenez, vous qui aimez tant le réséda, en voici, dit Toinette en en prenant un brin au corsage de son amie.

— Oh ! Toinette ! fit celle-ci.

— Ah ! merci ! dit le Breton, mais je ne veux pas le prendre sans la permission de mademoiselle Reine.

Celle-ci, confuse, gardait le silence.

— Qui ne dit mot consent ! fit Toinette. Maintenant, monsieur Kérado, passez devant, s’il vous plaît.

Et l’employé des tabacs, après un dernier regard à Maurette, s’en alla heureux avec son petit brin de réséda.

Arrivée devant sa maison, Toinette, en quittant son amie, lui demanda en riant :

— Faudra-t-il lui dire que tu t’es enquise de sa santé ?

— Oh ! ne fais pas ça !

Malgré cette défense, lorsque Kérado vint souper avec le docteur et Gaudet, Toinette lui en fit la confidence dans un coin, ce qui rendit l’amoureux si heureux qu’il n’en mangea pas, et que le lendemain il croisa tout le jour sur la promenade d’où il voyait la maison de sa belle.

Les jours ensuivants, il passa devant la boutique si souvent, que Capdefer finit par s’en donner garde. Quant à Maurette, on eût juré qu’elle ne s’en apercevait pas, mais c’eût été à tort. Indifférente de maintien, son cœur battait bien fort lorsqu’elle oyait le pas de son amoureux qu’elle reconnaissait de loin. Mais ce fut bien autre chose lorsqu’un jour, au lieu de passer en lui jetant un coup d’œil très amiteux, Kérado tourna court et entra dans la boutique en saluant. Elle en devint pâle et répondit par une légère inclination de tête, sans lever les yeux.

— S’il vous plaît, je voudrais un couteau, dit-il à Mauret.

— Comment vous le faut-il ?

— Un bon couteau… avec un canif…

Le chaland fut long à choisir. Il prenait successivement tous les couteaux que le patron avait portés au jour, sur le taulier. Le Breton était là, tout près de Maurette, qui lui tournait le dos, très occupée à sa couture. Lui, un peu penché, ouvrait et fermait les couteaux et fréquemment jetait un coup d’œil avide sur les grosses nattes de Reine enroulées en un lourd chignon et maintenues par un peigne ouvragé. De là, son regard coulait sur la nuque où foisonnaient des petits frisons noirs qui descendaient drus, très bas sur le cou…

De l’enclume où il forgeait une lame d’eustache, Capdefer regardait d’un mauvais œil cet acheteur qui ne lui disait rien qui vaille. On eût dit, à le voir, un dogue prêt à défendre le bien de son maître. Était-il devenu amoureux de la fille de son bourgeois ? Rien ne le faisait supposer. Jamais il ne lui parlait, et c’est à peine s’il la regardait d’un œil froid. Peut-être était-il comme le chien de l’hortolan.

Au demeurant, très affectionné aux intérêts de la maisonnée, il ne s’épargnait en chose quelconque pour sa prospérité, tout comme s’il eût été de la famille. À la boutique, il bûchait avec ardeur et ne regardait pas à une heure de plus lorsque l’occasion le requérait. Il faisait toute besogne sans rechigner, et même tournait la meule pour le repassage, ce qui était un office, non d’ouvrier, mais d’apprenti. Et puis, fils de pieds-terreux, il s’entendait aux travaux rustiques, et, quoique ce ne fût pas dans les conditions de son embauchement, il aidait le bourgeois aux champs. Mauret avait quelques journaux de pays sur la « plaine du Roy », comme on appelle ce grand plateau où ceux de Montglat ont leurs héritages, et, selon les saisons, il fallait travailler la terre, ensemencer, donner des façons et lever le revenu. Ainsi, le lendemain du jour où le vérificateur des tabacs avait fait son emplette, le maître et le compagnon commencèrent à ramasser la récolte de la Saint-Michel : blé d’Espagne, haricots et pommes de terre. Cela dura quelques jours. Ils partaient le matin après avoir déjeuné, et, à midi, la bourgeoise leur portait le dîner, tandis que Maurette gardait la maison.

Justement, une après-midi elle cousait seulette à la boutique, tout son monde étant aux champs, lorsque tout à coup Kérado entra. Elle se leva tout émotionnée, et lui, la voyant seule, n’était guère moins ému. Il se remit pourtant, et après le portage amiteusement demandé, expliqua qu’il avait un rasoir à faire repasser… Puis, comme s’il avait craint que Maurette ne le crût pas, il le tira de sa poche et le lui donna. Tous deux, à ce moment, se regardèrent, et la petite, comprenant que le rasoir n’était qu’un prétexte, rougit fort. À son corsage, elle avait un petit bouquet de réséda ; Kérado le lorgnait et le désirait ; aussi, après avoir ajouté qu’il n’était pas pressé de son rasoir, il s’enhardit à remarquer que Reine aimait le réséda.

— L’odeur en est si douce, dit-elle.

— Moi, je l’aime beaucoup aussi… surtout depuis quelque temps…

— Ah !

— Oui… depuis le samedi où je vous rencontrai à la porte Marinière.

Elle rougit encore et ne répondit pas.

— Voudriez-vous me donner un brin de celui que vous avez là… comme l’autre jour ? demanda le Breton.

— Il est déjà tout fané !

— N’importe ! donnez-m’en tout de même !

Maurette jeta un coup d’œil dans la rue et vit Gadras, le savetier d’en face, qui, tout en tapant sur une semelle, regardait de ce côté.

— On me verrait… dit-elle.

Et, devant la déception de son amoureux, elle ajouta :

— Une autre fois…

Sur cette promesse, Kérado s’en alla, radieux, et Reine reprit sa place.

Elle avait tort sans doute de se défier du cordonnier ; il l’eût vue donner une fleur au commis des tabacs, et même un baiser, qu’il n’en eût rien dit : c’était dans l’esprit du pays. En ce temps, à Montglat, les lois de la nature primaient généralement les conventions sociales, et il y était à peu près admis qu’une jeune fille peut légitimement avoir un amant. On y faisait l’amour un peu comme au temps des seconds Valois. Sans trop s’attarder dans le sentiment, les galants allaient à la réalité tangible. Quant aux suites, on s’épousait quelquefois, car une certaine loyauté régissait ces liaisons qui étaient ordinairement relevées par la fantaisie et même le danger : témoin le poignet de Viermont : de rares désespérées seulement recouraient parfois à des moyens extrêmes. Dans cette heureuse ville, les mœurs étaient très tolérantes. Celui qui voyait deux amoureux se joindre dans un lieu écarté fermait les yeux et n’en soufflait mot. Au besoin, on leur « prêtait la main », c’est-à-dire qu’on facilitait leurs rendez-vous — à charge de revanche.

Toutes les sévérités de l’opinion étaient réservées aux femmes infidèles à leur époux, mais il y en avait peu ; en ce moment on n’en comptait que deux dans la ville ; l’une, excusable, car son mari, mauvais goujat, joueur et débauché, l’avait quasiment abandonnée et la battait comme blé sur le sol lorsque par hasard il revenait au logis ; l’autre, gente et frisque femelle mariée à un vieil imbécile, qui ne voulait coucher avec sa femme qu’à la lune nouvelle, n’était pas du pays. Ainsi se vérifiait, à Montglat, la justesse de l’aphorisme de Jean-Jacques.

Non certes, le vieux bobelineur n’eût rien dit, car il était tout réjoui de voir l’amour naissant de ce joli couple. Aussi quand, une huitaine après, Kérado vint chercher son rasoir, et trouvant l’huis clos, resta là planté, tout déferré, le bonhomme s’empressa de le renseigner :

— Ils sont tous à vendanger sur la plaine du Roy !

Et comme la plaine a bien une lieue de traversée en tous sens, il ajouta complaisamment que la vigne de Mauret était sur le chemin de Virazel, pas loin de la « cafourche » des Bos, et qu’à côté il y avait un boqueteau de pins.

Kérado le remercia chaleureusement, et, comme il était de bonne heure, impatient de voir sa mie, il descendit par la porte de la Bombarde entre les vergers enclos de murailles, traversa le ravin ombragé de noyers, d’amandiers, de figuiers, de grenadiers, où court un filet d’eau venant de la fontaine des Angles, et prit le roidillon qui monte à la plaine. Là, il enfila le chemin de Virazel, comme s’il allait voir des tabacs.

On était en pleines vendanges. De tous les côtés, on voyait des gens embesognés à cueillir le raisin, et le Breton croisait souvent des « montures », chevaux, mulets ou ânes, qui portaient des « comportées » de vendange à la ville. Lorsque la vigne se trouvait en bordure du chemin, le maître lui faisait la politesse coutumière de le convier à goûter le raisin ; mais Kérado, pressé, remerciait et passait. En approchant du carrefour des Bos, il regardait curieusement autour des pins, lorsque soudain, près d’une petite grange ombragée par un sorbier, il aperçut la belle Reine portant un panier. À mesure qu’il avançait, il se demandait s’il allait s’arrêter, et il hésitait, craignant d’éveiller les soupçons des parents. Mais bientôt il fut tiré d’embarras. Devant la grange, le coutelier était installé, et « boulait » — ce qui est à dire écrasait le raisin dans une comporte avec une fourche de châtaignier, à trois dents. — L’homme était de joyeuse humeur, la vendange abondait et elle était bien mûre ; aussi, lorsque sa pratique fut tout près de lui, il le héla :

— Hé ! monsieur Kérado, sans vous commander, venez un peu tâter notre raisin !

Le jeune homme, ravi de cette invitation, ouvrit la claire-voie et s’approcha. Elle était là, celle qui hantait sa pensée nuit et jour, debout après avoir vidé son panier dans la comporte. Sur ses joues roses, quelques cheveux, échappés de ses bandeaux épais, voltigeaient, agités par un petit vent frais ; et à l’ombre de son grand chapeau de paille, ses yeux eurent une expression de douceur pénétrante lorsqu’elle répondit au salut de son amoureux.

— Petite, dit le coutelier, présente un raisin à M. Kérado… de ces pieds-de-perdrix, là-bas… tu sais…

— Oh ! mademoiselle, je ne voudrais pas vous donner cette peine ! fit-il.

Un regard de l’enfant lui répondit que ce n’était pas une peine, mais un plaisir très grand. Elle prit dans la grange son petit panier de vîmes blancs à mettre le raisin de table, et s’en fut à la cueillette.

Pendant ce temps, le père et l’amoureux causaient, et, incidemment, Mauret dit que le rasoir n’était pas prêt, mais qu’il le serait à la fin de la semaine, sans faute ; à quoi répondit Kérado qu’il n’en était pas pressé, en ayant un autre.

Reine revint bientôt avec les grappes bien arrangées sur des feuilles fraîches, et, tenant son panier à deux mains, comme une corbeille, elle les offrit à son galant.

Lors, enhardi, lui dit :

— Mademoiselle, vous vous y connaissez mieux que moi… Voulez-vous me choisir une grappe ?

Maurette prit la plus belle, et, la tenant par la queue, l’offrit au jeune homme.

Elle était ravissante ainsi. Sa beauté régulière, la grâce de son attitude, la simplicité naïve de son action évoquaient la vision d’une scène antique. C’était un tableau charmant, aux tons adoucis par l’ombre du sorbier trouée par un rais de lumière dorée qui se jouait sur la grappe. Rien n’y manquait, pas même comme repoussoir, là-bas, au fond de la vigne, Capdefer qui levait la tête et regardait d’un air bourru.

En prenant le raisin, Kérado toucha les doigts de Maurette, et ce contact furtif les fit frissonner délicieusement tous les deux.

Cependant la mère, curieuse, apporta son panier à la comporte et caqueta un moment. Puis, ayant remercié, adressé un dernier regard à son amoureuse, le grand Yves s’en alla heureux comme un roitelet, ainsi qu’on dit, ne sais pourquoi.

Parce qu’il avait déclaré au coutelier aller à Virazel voir des tabacs, il fut obligé de continuer de ce côté-là, ce qui l’éloignait beaucoup de Montglat. Mais il ne plaignait ni son temps ni sa peine et cheminait gaiement en se remémorant tous les détails de cette bienheureuse rencontre.

Maintenant, c’en était fait. Par l’échange de leurs pensées muettes, par leurs regards qui s’étaient mariés, par le frisson qu’ils s’étaient donné mutuellement au contact de leurs doigts, l’amour les avait pénétrés jusqu’au plus profond de l’être, et les tenait tout entiers, corps et âme, maintenant et jusqu’à la mort… ou à l’oubli.


IV


Du côté de la Dordogne, l’ancienne ville close de Montglat est protégée par de hauts escarpements à pic, percés de « crozes », ou grottes, et de trous d’où s’échappent des volées de choucas. Ces escarpements sont orientés de l’est à l’ouest. Vers le levant, des jardins enclos de murs de trois côtés poussent leurs cultures jusqu’au bord de la falaise. Au couchant, une sorte de large chemin de ronde irrégulier suit l’arête des rochers jusqu’à l’extrémité de la haute colline calcaire. À la pointe extrême, s’amoncellent en mont-joies gigantesques les ruines du vieux château rasé par Simon de Montfort au temps de la croisade des Albigeois ; rebâti depuis ; pris, repris pendant les grandes guerres des Anglais, et ruiné définitivement par les guerres de religion. Point de haie, de mur, de parapet, le long de ce chemin ; un faux pas et on tomberait d’une hauteur qui donne le vertige aux étrangers, tandis que les habitants se penchent impunément sur le vide, par l’effet de l’accoutumance. Entre la ville et les ruines du château, s’étendent des terrains vagues où le roc vif affleure, des « sols » à dépiquer, des murs de pierres sèches, des broussailles rases et des ronciers où broute parfois une chèvre au piquet. Au point culminant, un massif de maçonnerie en décombres, encore appelé les « Justices », portait autrefois les fourches patibulaires de la justice consulaire de Montglat. De ce point, on a une vue splendide sur la vallée et le cours de la Dordogne. Parfois, en aval, une flottille de gabares, remontant la rivière à l’aide de leurs grandes voiles carrées, évoquent le souvenir des barques normandes et de ces terribles pirates aux crinières fauves, aux yeux bleus, qui avaient fait ajouter aux litanies des Francs ce verset épouvanté :

A furore Normanorum libera nos, Domine !

Sur ce plateau battu des vents, les herbes grêles ne peuvent vivre ; une sorte de gazon court, serré, feutre le chemin qui suit la crête des rochers aux endroits où un peu de terre a permis à la plante de germer.

Ce chemin des « Jouvencelles », comme on l’appelle, solitaire, infréquenté, est la promenade favorite des amoureux. Dans la belle saison, à la vesprée du dimanche, les jeunes filles s’en vont là par deux ou trois, les bras enlacés, bientôt rejointes par leurs galants ; et jusqu’à l’heure du souper, cette jeunesse rit, caquette et s’amitonne à loisir. La nuit tombée, à l’incertaine clarté des étoiles, des couples errent par là, silencieux et semblables à des ombres.

Un soir d’été de la Saint-Martin, des amoureux s’en allaient le long des rochers, la tête baissée, serrés l’un contre l’autre. Devant, marchaient Toinette et le docteur Miquel. Ces deux-là avaient des occasions de se voir ailleurs, mais ils étaient venus à la prière de Kérado pour décider Maurette. Ceux-ci venaient derrière ; Reine avait pris le bras de son ami et elle marchait doucement, écoutant avec bonheur les paroles d’amour murmurées à son oreille, et tressaillant lorsque le jeune homme lui baisait la main. Ils marchaient si lentement que les autres disparurent dans la nuit et, qu’arrivés près des ruines du château, Maurette, ne voyant plus son amie, s’épeura et parlait de s’en retourner. Mais, comme elle était sortie de chez elle avec Toinette qui était venue la prendre, il fallait bien rentrer avec elle. Et puis Kérado la rassura, l’entoura de ses bras et la serra contre sa poitrine avec de douces paroles amiteuses, en lui baisant les cheveux. Ils restèrent ainsi un moment, émus, écoutant le bruit sourd de leurs cœurs sursautant d’amour. Puis, des cheveux, les baisers du jeune homme glissèrent sur le front et de là jusqu’aux lèvres de Reine, qui fut prise de cet effroi pudique qui saisit parfois les jeunes pucelles en présence de l’irrémédiable… Mais, à ce moment, Toinette et le médecin les ayant rejoints, tous quatre revinrent vers la ville.

Lorsque les jeunes gens les eurent quittées pour n’être pas rencontrés de compagnie, la « Poulette » du Coq Hardi, comme on l’appelait quelquefois, confessa son amie encore palpitante.

— Que t’a-t-il dit ?

— Tu le devines bien… qu’il m’aimait plus que sa vie !

— Et puis ?

— Qu’il m’aimerait toujours…

— Et il t’a embrassée ?

— Oui…

— Et après ?

— Après vous êtes revenus.

Toinette se prit à rire et dit :

— Vous êtes des « nescis » ! puis elle remit Maurette à sa porte et rentra chez elle.

Après le regain de beau temps de la Saint-Martin, vinrent les pluies et les froidures hivernales peu propices aux promenades du soir. Kérado dut se contenter d’épier en passant sa petite mie derrière les vitres de la grande croisée close, et de la voir passer allant à l’église le dimanche, enveloppée d’une mante. C’était peu pour un amoureux, qui avait tâté le miel des lèvres de la bien-aimée, et il se dépitait fort de n’être pas plus avancé. Les autres couples, qui étaient en affaire réglée, profitaient des occasions et trouvaient toujours le moyen de se joindre en de furtifs et rapides rendez-vous. Mais lui n’en était pas là, car la Belle Coutelière ne lui avait pas encore « octroyé le don d’amoureuse merci », comme disait ce farceur de Viermont. Il eut pourtant quelques petites consolations. À la messe de minuit, il entendit sa chère Reine chanter les vieux noëls de jadis, et même un noël patois composé par quelque curé d’autrefois :

Reveillas-vous, pastourels,
Drubez lous els.
E laissas vostreis troupels.
Din l’estable avan jour,
Troubarez, pastours,
Lou Diou d’amour !

Ah ! ce mot d’« amour », comme elle le chantait à pleine gorge, avec une expression et des sonorités chaudes, vibrantes, passionnées, qui faisaient frissonner Yves dans le fond de l’église. À la sortie, pendant que Maurette suivait sa mère, il lui serra la main dans la foule et s’en fut un peu réconforté.

Cette nuit-là, on mangeait du boudin un peu partout. Gaudet, qui depuis quelque temps s’était accointé de la plus jeune sœur de Virginie, avait organisé un réveillon au café Montcazel, avec Gaujac et Sully Viermont qui, en ce moment, s’accommodait de la cadette, délaissée par Caraval, un peu jaloux de nature. Fillette, leur cousine, était venue aussi, de manière que chacun avait sa bonne amie, ce qui est une condition essentielle pour bien réveillonner. Quant à Virginie, elle était dépareillée depuis quelque temps.

Le docteur Miquel réveillonnait au Coq Hardi, chez Antoinette, qui avait invité son cousin le boucher, avec Clara Descalvel sa promise, dont elle devait être la fille d’honneur. Elle avait bien convié aussi son amie Reine, mais la mère Mauret l’avait voulu garder pour réveillonner en famille, ce dont était fort contrariée la petite.

Pour Kérado, pressé de venir, il refusa, sa mie n’y étant pas, et s’en fut se coucher pour penser à elle plus à loisir.

Mais vint le temps du carnaval, et le pauvre commis des tabacs eut quelques compensations plus substantielles que ses pensers solitaires. Depuis le jour des Rois jusqu’au mercredi des Cendres, les dimanches et les jours gras, il y avait deux bals publics à Montglat, l’un au café Montcazel, l’autre au Chêne-Vert, et, en outre, nombre de sauteries particulières. Dans cette petite ville, les distinctions de classes étaient en ce temps-là peu marquées. Grâce à son isolement, à son accès difficile qui rebutait les étrangers, les vieilles mœurs s’y étaient conservées, et un reste de l’égalité primitive des habitants, attirés dans la bastille par des franchises et des concessions de terres, subsistait encore, entretenu par un cousinage assez étendu des citadins qui s’étaient beaucoup mariés entre eux. Des descendants des premiers occupants, les uns avaient prospéré par leur industrie ou par l’heureuse chance de la découverte, sur leur lot de la plaine du Roy, d’une carrière de pierre meulière qui les avait enrichis. Mais, pour cela, ils n’affectaient point la supériorité sur leurs concitoyens moins habiles ou moins heureux, et riaient comme les autres — peut-être à contre-cœur — d’un vieux brocard sur leur commune origine :

Montglat, pays pierreux,
Race de gueux !

Les jeunes filles des familles bourgeoises, assez rares du reste, ne trouvaient donc point malséant, à l’occasion, de se rencontrer dans un bal particulier avec des artisanes qu’elles tutoyaient le plus souvent et réciproquement, pour avoir été ensemble à l’école des sœurs. Ainsi, au premier bal que donna Antoinette au Coq Hardi, assistaient Mlle Luce Viermont, conduite par son frère, et Mlle Agathe, nièce du greffier de la justice de paix, chaperonnée par sa tante, qui était cousine au cinquième ou sixième degré des Cadenet.

Reine était là aussi, et l’heureux Kérado la fit danser si souvent que Toinette lui dit pendant un repos :

— Vous voulez donc vous faire remarquer de sa mère !

L’orchestre était tout local, il se composait de deux « cabrettaïres » qui jouaient des contredanses, des bourrées, des sautières, et puis le congo, danse du pays, très belle et plaisante, qui est comme une espèce de pantomime amoureuse entre un galant et sa bonne amie.

Il faut être belle femme et bien faite pour cette danse. Au temps qu’elle était jeune, la Thibalde, comme s’appelait la mère de Reine, était réputée la meilleure danseuse de congo de Montglat. Maintenant, sa fille l’avait remplacée. Le Breton, qui ne connaissait pas cette danse, fut obligé de se contenter de la voir faire, mais vraiment cela en valait la peine, aussi faisait-on cercle pour la regarder.

Elle était en robe de mousseline blanche, la même qu’elle portait à la procession de la Notre-Dame d’août, y ayant ajouté seulement une ceinture de ruban rouge, dont les bouts noués sur le côté flottaient le long de la jupe. Rien sur la tête ; elle était comme casquée de ses beaux cheveux noirs, massés derrière la tête, et maintenus par un haut peigne à chignon qui semblait un cimier.

Tenant sa robe entre ses doigts, Maurette s’avançait, les yeux baissés, vers son danseur, puis elle s’arrêtait, cambrait la taille, rejetait la tête en arrière et marquait un temps d’arrêt pendant que le cavalier tourbillonnait autour d’elle. Ensuite elle se remettait en mouvement, faisait des pas, fuyait, revenait et pirouettait sur elle-même avec une gracieuse torsion de reins qui faisait coller la robe sur ses hanches. Après, ce furent d’autres attitudes, des mouvements rythmés et souples qui révélaient des formes de déesse. Enfin, comme saisie par le dieu de la danse, aux yeux ravis et jaloux de Kérado, la voici qui s’élance, multiplie ses pas cadencés, arrondit les bras au-dessus de sa tête, fait claquer ses doigts comme des castagnettes, ploie sur ses flancs, se meut, se balance et se tord avec la fougue chaste de la jeunesse exubérante… Puis cette ardeur tombe soudain, et la belle Reine s’avance, calme, vers un nouveau danseur, car dans le congo les couples qui dansent ensemble tournent en rond autour de la salle, les cavaliers passant successivement d’une danseuse à l’autre.

À la sortie du bal, Kérado s’en fut par les rues, où la lune projetait les ombres dentelées des pignons comme de gigantesques scies, et monta sur le chemin des Jouvencelles où il se promena longtemps, le chapeau à la main, livrant sa tête brûlante à la bise aigre de la nuit. Puis, un peu calmé par cette douche d’air froid, il rentra chez lui en passant par la rue du Grel.

La période qui va de la mi-carême à Pâques est, à Montglat, un temps de mortification pour les amoureux. Les filles, même les moins sévères, tiennent à faire leurs dévotions ; c’est une question de coutume et de convenance religieuse.

Nani, moussur ! disait en riant Adélaïde, la plus jeune sœur de Virginie, à Gaudet qui l’arraisonnait un soir ; il faut que je fasse mes Pâques !

Kérado, lui, était habitué en tout temps à ce régime d’abstinence, car il n’avait jamais voulu profiter des occasions de plaisir facile qui s’étaient offertes à lui. Cependant, cette situation commençait à le lasser. Sa fidélité à sa chère Reine était entière ; mais il était jeune, amoureux, et il la désirait avec une ardeur que ne laissait pas soupçonner sa contenance froide.

— Kérado file le parfait amour ! Kérado fait l’amour platonique ! disaient Gaudet, Miquel et les autres, qui le prenaient pour un amoureux transi.

La vérité était tout autre ; mais Maurette, qui pourtant en son cœur s’était déjà donnée, était moins impatiente de la réalité, et elle se complaisait dans les heureux préliminaires de la petite oie. Elle aimait profondément le jeune homme, mais un sentiment de pudique réserve la faisait hésiter encore. Il lui semblait banal et grossier de se donner, pour la première fois, de propos délibéré, dans un rendez-vous vulgaire, comme les autres. Puis sa délicatesse native répugnait à mettre une camarade, et surtout l’ami de celle-ci, dans la confidence de sa chute. Pourtant, sans Toinette, elle n’eût eu quasi point de moyen de voir son amoureux et de lui parler ; car c’était une complaisante amie, Mlle Cadenet, qui n’épargnait pas sa peine pour favoriser les amours de Maurette. Sous le prétexte de porter des ciseaux et des couteaux à repasser, elle avait avec celle-ci de secrètes confabulations et lui parlait du Breton en des termes qui faisaient « boire du lait » à la petite, comme on dit. Puis un jour elle lui remit une longue lettre que Reine lut le soir, au lit, la targette mise à la porte de sa chambre.

En attendant le jour où elle n’aura plus rien à donner, Maurette donne de ces menus objets, de ces chères babioles qui font le bonheur des jeunes soupirants : une fleur, un ruban, puis, après quelques hésitations, un petit billet, Toinette remet tout cela au grand Kérado, ravi ; cela lui fait prendre patience, mais le rend insatiable en même temps. Après plusieurs supplications épistolaires transmises par Toinette, Reine donne une partie d’elle-même, sous la forme d’une grosse mèche de cheveux coupée par derrière, de ces magnifiques cheveux qui lui tombent jusqu’aux jarrets. Kérado, recevant ce trésor, en est comme imbécile, et dix fois le jour il baise en cachette ces cheveux, imprégnés des émanations de sa bien-aimée.

Après s’être longuement délecté de cette parcelle chère de sa mie, Yves voudrait davantage. Les beaux jours d’avril étant revenus, il pressait Toinette de lui ménager une entrevue. Un soir, celle-ci mène son amie sur le chemin des Jouvencelles, où Miquel et Kérado devaient les rejoindre. Mais à peine étaient-elles arrivées, que, des ruines du château, sortit un individu qui passa et repassa, qu’elles reconnurent pour le « Tétard », comme on avait baptisé Capdefer à cause de sa grosse tête. Lors, les deux jeunes filles s’en retournèrent contrariées ; aussi le lendemain, saisissant un moment où l’ouvrier était seul à la boutique, Reine lui dit hardiment :

— Vous savez que je ne veux pas être espionnée !

— Je me promenais, répondit-il sans la regarder.

— Promenez-vous tant que vous voudrez, mais pas du côté où je serai ! je vous le défends !

Capdefer ne répliqua pas et continua de limer.

La présence de cet homme, qui ne lui était déjà pas sympathique, devint odieuse à Maurette. Pour ne pas le voir, elle restait à travailler en haut, ou, lorsque le temps le permettait, elle allait au jardin avec son ouvrage. Le jardin du coutelier était un de ceux qui bordaient les rochers. Des murailles tapissées de treilles, de pêchers, le séparaient des autres, et, du côté de la ville, un chemin bordé de murs y donnait accès par une porte fermant à clef. Au milieu, sous un gros prunier, était un cabanon où Reine travaillait. De là, elle laissait parfois ses yeux errer sur le cours de la rivière, qui se déroulait lentement le long de la vallée comme un immense serpent aux écailles d’argent. De l’autre côté, en face, s’étageaient des collines irrégulièrement découpées, avec des roches pittoresques, des bois d’yeuses à la verdure sombre, des vignes, et des villages campés sur les croupes fauves. De ce massif saillaient par endroits des mamelons chauves aux belles lignes antiques, et des puys escarpés couronnés de ruines recuites et dorées par le soleil des âges. La petite regardait tout cela distraitement ; elle pensait à son cher Yves et désirait le revoir… Mais de retourner du côté du château ruiné elle n’osait, Capdefer étant fort capable de l’épier sans se montrer.

Ah ! s’il avait été là dans ce jardin où elle était seule, libre, et, par la porte barrée, à l’abri des indiscrets ! Cette pensée la fit rougir.

Cependant le mois de mai vint. Le temps était doux ; la terre, échauffée par le soleil, fermentait et dégageait ces effluves troublants du renouveau de l’année qui incitent tous les êtres à aimer… Dans l’église illuminée, embaumée, devant l’autel de Marie, embuissonné d’aubépine, fleuri de lilas, de muguet, de véronique, les chanteuses étaient rangées. Elles étaient cinq ; pour remplacer Virginie, le curé avait recruté Mlle Viermont, qui avait une jolie voix. Sa chevelure, aux tons dorés, brillait entre les cheveux noirs de Maurette et la tête de maugrabine de Marion Caraval, comme une javelée d’épis mûrs, et attirait les regards avides de Gérard, le clerc de son père.

Et bientôt commencèrent les litanies de la Vierge, cette ardente glorification de la femme, sous le nom de la mère de Christ.

Dans le fond de l’église, Kérado, retiré en un coin, écoutait et regardait en extase.

Oh ! cette voix divine de son aimée, égrenant les poétiques appellations de la Reine du ciel, comme elle retentissait amoureusement jusqu’au fond de son être !

Virgo potens !… Causa nostræ lætitiæ !… Turris eburnea !… Regina virginum !… Janua cœli !… Stella matutina !… Rosa mystica !

Sous les lumières qui l’hypnotisaient, enivré par les parfums des fleurs et de l’encens, un long frisson de volupté secouait Kérado.

« Ô ma Rose mystique ! ô vierge puissante sur mon cœur ! ô ma divine Reine ! ô porte du ciel que va m’ouvrir ton baiser !… »

Et, fou d’amour, il s’enfuit.

Le lendemain, Maurette était dans son jardin, rêveuse, et soupirait en pensant à son ami. Du cabanon où elle était assise, son regard suivait, indécis, des nuages aux formes fantastiques qui glissaient lentement dans le ciel bleu, quand soudain, dans les broussailles de la falaise à pic qui bordait le jardin, elle ouït un bruit singulier comme si quelqu’un escaladait les rochers à grand’peine. Anxieuse, elle regardait, le cœur palpitant, et tout à coup vit apparaître la tête de Kérado, puis lui tout entier, qui s’enleva sur les poignets, et courut en se courbant vers le cabanon. Mais dans quel état ! sans chapeau, les vêtements déchirés, la figure égratignée par les ronces et les épines, les mains éraflées !

Les larmes aux yeux, Reine étanchait avec son mouchoir le sang qui perlait au visage de son ami, agenouillé devant elle.

— Vous auriez pu vous tuer ! murmura-t-elle, tremblante.

— Ô ma Reine ! j’avais soif de vous voir ! à tout prix !

Et comme il l’attirait dans ses bras, elle se laissa aller, ferma les yeux, et leurs lèvres se joignirent.


V


Le soir, Maurette était dans son lit, pelotonnée, et pensait à Kérado. La figure dans son mouchoir teint de gouttelettes du sang de son cher Yves, elle se délectait à la ressouvenance de ce qui s’était passé. « Mon amant ! » murmurait-elle en savourant la douceur extrême qu’elle trouvait à ces mots. Nul regret du sacrifice ; elle l’aimait et s’était donnée sans arrière-pensée, sans autre mobile que son amour même. Elle éprouvait une grande joie de cœur en songeant qu’elle l’avait rendu heureux, et ressentait une sorte d’orgueil féminin à constater sa puissance, à se sentir femme maintenant, initiée aux mystères de l’amour et idoine à donner le bonheur…

Reine s’endormit dans ces pensées, et le lendemain, levée de bonne heure, elle s’en fut au jardin. Penchée sur le vide où tourbillonnaient des vols de freux, elle frémit en mesurant de l’œil la haute muraille rocheuse escaladée par Kérado, en s’aidant d’une aspérité du roc, d’une étroite faille, d’un arbrisseau fragile, ou d’une broussaille poussée dans une fente. Que son pied glissât, qu’une touffe d’herbe eût cédé sous sa main, et il se brisait au pied de l’escarpement !

La vision du danger bravé pour elle devint si intense que Maurette en souffrait physiquement. Elle s’arracha à cette obsession et revint au cabanon. Ce réduit, encombré d’outils de jardinage, avec des paquets de plantes desséchées suspendus aux lambris, et des gourdes contenant des graines, accrochées aux murs, lui semblait maintenant un sanctuaire de l’amour. Elle regardait le tabouret bas où elle était assise la veille, puis les paillassons à recouvrir les couches où Yves s’était agenouillé à ses pieds… Et une sorte de torpeur l’envahissait au souvenir de l’extase de tout son être qu’elle avait éprouvée la veille.

Longtemps elle resta là, immobile, goûtant en paix l’ineffable douceur de ces réminiscences, et bercée par le bruissement de la rivière qui montait dans l’air frais du matin ; puis elle revint à la maison.

Tout le jour, en tirant son aiguille, Maurette rêvait aux moyens de revoir son cher Kérado. La veille, en la quittant, ivre de bonheur, il lui avait dit :

— Maintenant, je connais le chemin… Je reviendrai !

— Oh ! non, non ! pas par là !… attendez !

La difficulté de se retrouver avec Yves dans des conditions de décence et de sécurité suffisante la préoccupait. Il y avait bien les promenades du soir, mais Reine trouvait ces rendez-vous en plein air trop risqués et apparents, et il lui répugnait d’imiter ses compagnes qui ne faisaient pas entre elles grand mystère de la chose. Kérado lui-même était dans ces sentiments. Il aimait sincèrement la jeune fille, et ces façons libres du plaisir facile choquaient fort ses délicatesses et son caractère sentimental. Il avait usé par nécessité de l’intermédiaire de Toinette, mais à présent il se refusait à lui laisser pénétrer le secret de son bonheur.

Quelques jours après, à la sortie du mois de Marie, il glissa dextrement dans la main de Reine un billet qui brûla les doigts de la petite. Elle se dépêcha de rentrer et de se mettre au lit. Le cœur lui battait fort en lisant ce poulet de l’amant, fou de passion, qui la suppliait de venir le lendemain soir au jardin… elle n’avait qu’à ne pas fermer la porte à clef…

Le lendemain, au sortir de l’office, elle donna le bonsoir à ses amies et feignit de rentrer chez elle. D’aventure, il faisait brun ; mais pour plus de sûreté, elle jeta un fichu sur sa tête, et soudain, tournant dans le chemin, elle courut au jardin. À l’entrée du cabanon, deux bras la saisirent et l’enserrèrent, le cœur palpitant, ayant peine à respirer.

— Ô ma Reine ! ma Reine chérie ! murmuraient des lèvres qui cherchaient les siennes dans l’ombre…

— Tu reviens bien tard, ma Reinette, lui dit sa mère lorsqu’elle rentra.

— Nous nous promenions avec Toinette et les autres…

Ce soir-là, en se couchant, Maurette mit à son doigt une bague ornée d’une turquoise que Kérado était allé acheter à Périgueux. À l’intérieur étaient gravés leurs chiffres entrelacés : un Y et un R, puis la date de leur bonheur : 2 mai. Yves ! Reine ! murmura-t-elle en baisant l’anneau.

De ce jour, ils correspondirent en mettant leurs lettres dans un trou de la muraille du jardin, qui se rebouchait avec une pierre. Toinette, un peu étonnée de ne plus servir d’intermédiaire, essaya de savoir la vérité de Maurette. Mais l’amour rend les filles rusées. Celle-ci, après maints propos dilatoires, déclara qu’elle ne pensait plus à « monsieur » Kérado. Pressée de préciser pourquoi, elle tergiversa et finit par refuser, en sorte que Toinette, mal contente, s’en alla en disant :

— Comme tu voudras, ma petite !

Parfois, la complaisante amie soupçonnait que les deux amants étaient d’accord pour lui céler leur secret ; mais elle ne s’arrêtait pas à cette idée, ne comprenant pas pourquoi, après tout ce qu’elle savait, elle aurait subitement perdu leur confiance.

Un jour, comme elle essayait, ainsi qu’on dit vulgairement, de « tirer les vers du nez » au vérificateur des tabacs, en lui exprimant son étonnement de cette brouille entre deux amoureux si épris, il lui répondit assez énigmatiquement :

— Il vaut mieux manger une pomme que regarder une orange !

« Ouais ! se dit Toinette, cette petite sotte l’aurait-elle rebuté ? »

Mais comme, après de minutieuses et exactes informations, elle ne découvrit aucune liaison à Kérado, l’ex-confidente retomba dans ses doutes.

Viermont, Gaujac et les commensaux du Breton au Coq Hardi épiloguaient sur la situation ; toutefois hors de la présence de l’intéressé, dont l’attitude leur imposait une certaine réserve.

« L’a-t-il ? Ne l’a-t-il pas ? » se disaient-ils entre eux. Et tous les petits faits, toutes les circonstances étaient, au figuré, disséqués comme les cadavres que travaillait jadis Miquel.

Pourtant, à table, un soir où il y avait des invités, après avoir vidé beaucoup de bouteilles de vieux vins de Cahors et de Bergerac, les langues se délièrent. Comme d’habitude, on parlait assez librement des jeunes filles de la ville, et, incidemment, quelqu’un alla remarquer que, depuis la fin du mois de Marie, on ne voyait plus la Belle Coutelière.

— C’est bien tant pis pour nos yeux ! s’écria Gaudet.

— Elle se cloître pour le pauvre monde, dit quelqu’un.

— Peut-être pas pour tous, fit observer le docteur.

— N’importe ! reprit le receveur, la municipalité devrait l’obliger à se montrer une fois par semaine au peuple de Montglat, comme jadis firent les capitouls de Toulouse pour la belle Paule !

— C’est une idée ! s’écria Viermont. Docteur, vous qui êtes maintenant conseiller municipal, vous devriez faire cette proposition !

— Je le veux bien, si Kérado y consent !

— Pourquoi, moi ? demanda vivement le Breton.

— N’êtes-vous pas avec elle du « dernier bien » ? comme on disait jadis, fit railleusement le médecin.

— Si on vous le demande, vous direz que vous n’en savez rien ! riposta rudement Kérado. Et puis, je vous défends, monsieur Miquel, de vous occuper de mademoiselle Reine et de moi !

— Je me moque un peu beaucoup de votre défense ! cria le docteur.

— Eh bien, continuez et je vais vous corriger sur l’heure ! fit Yves, pâle, en se levant.

— Allons, allons, messieurs ! firent les convives en s’interposant.

À la suite de cette altercation, le Breton quitta l’hôtellerie du Coq Hardi et se mit en pension au Chêne-Vert, où il trouva un commensal dans la personne d’un vieux lieutenant de voltigeurs en retraite, grand pêcheur devant le Dieu fort, qui lui faisait manger de temps en temps du saumon, des lamproies, ou un de ces monstrueux barbeaux à l’échine moussue, qui habitent en des « caches » souterraines de la Dordogne.

Cette auberge était située dans une rue parallèle à la rue du Grel. Tout près, était une petite maison inhabitée, dont la porte de derrière donnait sur une ruelle commune aux deux rues, juste en face de la maison Mauret. Comme son logement était assez éloigné du Chêne-Vert, Kérado eut un prétexte plausible pour déménager et s’installer dans la maison vacante sans trop éveiller les soupçons. La fenêtre du grenier de son logement était au droit de celle de la chambrette de Reine, circonstance qui ravit les deux jeunes gens et augmenta leur intimité en leur donnant la facilité de se concerter par des signaux convenus.

Ils se rencontraient toujours au jardin ; mais il y avait des jours de pluie qui ne laissaient pas à Maurette de prétexte pour sortir, et puis, encore, les soirs de clair de lune, maudits par tous les amoureux, où il n’était pas possible de se risquer. Tout cela réduisait les jours heureux des rendez-vous au cabanon.

Cette situation, fâcheuse aux deux amants épris l’un de l’autre, suggéra promptement à Kérado le projet hardi de s’introduire dans la mansarde de sa belle mie.

La maison qu’il occupait avait appartenu à un couvreur, et le grenier contenait, outre les outils du défunt, les échelles nécessaires à son état. L’ingénieux vérificateur des tabacs installa, en arrière de la fenêtre de son grenier, un rouleau de bois, et par une soirée obscure, ayant prévenu son amie, il posa le bout d’une échelle sur le rouleau et la poussa dehors. La ruelle n’avait guère que dix pieds de largeur, alors que l’échelle était longue de plus du double, en sorte que, par l’effet du contrepoids, celle-ci glissa horizontalement jusqu’à la fenêtre de Reine. Lorsqu’elle y fut solidement engagée, Kérado se mit à cheval dessus, et traversa dans l’ombre sur cette échelle qui pliait, tandis que sa maîtresse, horriblement anxieuse, tenait un barreau dans ses mains crispées.

Heureuse nuit pour les deux amants.

Pourtant, au milieu de ses ravissements de cœur, Maurette éprouvait une sensation d’angoisse inquiète, en songeant au chemin que devait suivre Kérado pour s’en retourner. Aussi, lorsqu’avant la « pique du jour » il lui mettait au front le baiser reconnaissant du départ, elle le supplia de ne plus user de ce moyen de communication.

— Alors, nous nous verrons bien moins souvent, mon cher amour !

— Écoute, laisse ta porte ouverte le soir… Je tâcherai de m’échapper quelquefois…

— Mais tu courras le risque d’être vue !

— Ô mon doux ami ! j’estime plus ta vie que ma réputation !

Ce n’était pas chose bien facile que de descendre le petit escalier qui menait à sa chambre, et de sortir par la cour sans être entendue. Cependant, comme la pièce où couchaient son père et sa mère donnait par devant sur la rue du Grel, Reine, des chaussons aux pieds, réussit à descendre, une nuit, sans être ouïe de ses parents ni de Capdefer. Elle avait laissé le soir la cour entr’ouverte, et, légère comme un oiseau, elle s’élança sur la pointe des pieds et vint s’engouffrer dans la porte de la maison de Kérado, qui s’ouvrit pour la recevoir.

Quelle joie elle eut de pénétrer dans la chambre de son amant ! Elle éprouvait des curiosités d’enfant à regarder les gravures accrochées aux murs, le râtelier des pipes, les pistolets à canons bronzés ; les épées, les fleurets, les gants et les masques en panoplie ; deux petits portraits de famille et les livres épars sur une table.

Et puis Yves lui montra ses trésors : des brins de réséda, des fleurs, précieusement encadrés sous verre, avec des dates ; des bouts de ruban, des lettres, et enfin, dans un médaillon grand comme un reliquaire, la longue mèche de cheveux qu’elle lui avait donnée.

Le matin, lorsqu’elle rentra furtivement avant l’aube, elle vit, en traversant la petite cour, de la lumière dans la mansarde de Capdefer. Elle remonta légèrement et se mit au lit, en se demandant ce que cela signifiait. « M’aurait-il épiée ? » se demandait-elle. Cependant, comme au dîner le Tétard se plaignit d’un mal de dents qui l’avait réveillé la nuit, elle se rassura.

Quelques jours après, Kérado, promenant un soir ses pensers amoureux sur le chemin des Jouvencelles, fut heurté dans l’ombre par un quidam, intentionnellement à ce qui lui sembla :

— Maladroit ! fit-il.

Au même instant l’inconnu le saisit à la gorge et s’efforça de le renverser. Mais le Breton, habile à la lutte comme ceux de son pays, se débarrassa de la main qui lui serrait le cou et saisit l’homme à bras le corps. Ils luttèrent un moment sans résultat. Tous deux étaient adroits et vigoureux, mais tandis que Kérado cherchait seulement à terrasser son adversaire, il s’aperçut que celui-ci s’efforçait de le pousser vers le bord des rochers à pic. Alors, par un effort soudain, il porta son homme à terre et tomba sur lui. L’autre parvint à se dégager un peu, et, continuant sa manœuvre, il poussait toujours Kérado vers l’abîme, s’arc-boutant de la pointe des pieds sur le sol pour s’aider. Étroitement enlacés comme ils l’étaient, si l’un fût tombé, l’autre l’eût suivi ; néanmoins, l’homme continuait ses efforts, auxquels Yves résistait énergiquement, rejetant son adversaire de quelques pouces en arrière. Malgré tout, en se roulant à terre, en se poussant, en se saboulant dans l’obscurité, muets, furieux, haletants, tous deux s’étaient rapprochés de l’escarpement et avaient un pied dans le vide, lorsqu’arrivèrent des promeneurs qui, oyant le bruit de la lutte, s’approchèrent et tirèrent les deux antagonistes en arrière.

— Tiens ! c’est vous, monsieur Kérado ! dit Gérard, après avoir fait craquer une allumette, — et qui est votre homme ? ajouta-t-il en se retournant.

Mais l’autre avait déjà disparu.

— Ma foi, répondit le Breton, je n’ai ni vu la figure, ni ouï la voix de cet enragé qui m’a assailli sans rime ni raison ! Mais tout de même, en vous remerciant ! Nous aurions probablement été ramassés tous les deux au pied des rochers, aplatis comme des crêpes !

Le lendemain, Capdefer, sombre, travaillait à l’étau, lorsque le facteur lui apporta une lettre.

— Bourgeois, dit-il à Mauret après l’avoir lue, j’ai besoin d’aller au pays pour des arrangements de famille ; le notaire me dit de venir sans retard.

— Alors, pars quand tu voudras.

— Puisque c’est ainsi, je m’en irai ce soir.

Débarrassée du souci de l’espionnage possible du Tétard, Maurette fut pleinement heureuse pendant près d’un mois que dura son absence.

Mais le retour de l’ouvrier les rendit plus prudents. Quoique Kérado lui eût caché l’agression de Capdefer pour ne pas l’inquiéter, elle sentait, à de certains indices, qu’il devait haïr celui qu’elle aimait, et elle redoutait sa surveillance jalouse. Quelquefois, la nuit, elle l’entendait marcher dans sa chambre, comme s’il restait debout pour la guetter. Dans ces occasions, elle renonçait à ses sorties nocturnes, en maudissant cet intrus gênant. Pour suppléer aux nuits ainsi perdues, outre quelques rapides entrevues au jardin, les deux amants se rencontraient à la plaine du Roy, où Maurette allait alors sur sa bourrique, sous le prétexte de quérir des sarments. Elle multipliait les occasions de voir son ami, comme si elle eût su que son bonheur serait de courte durée. Parfois elle en avait le pressentiment, et, au milieu de ses épanchements, elle disait à Kérado :

— Je suis trop heureuse ! Je crains un malheur !

— Petite peureuse ! faisait-il alors, en l’enserrant dans ses bras.


VI


Au commencement du mois de janvier suivant, Kérado reçut l’avis officiel de sa nomination à un grade supérieur et, en même temps, l’ordre de se rendre à Paris dans les bureaux de l’Administration pour y recevoir sa destination. Cet ordre consterna le pauvre Yves, et une tristesse mortelle le retint chez lui tout le jour. Lorsque, la nuit suivante, elle apprit la nouvelle, Reine devint pâle :

— Ah ! voilà le malheur que je sentais venir !

Et, comme Kérado manifestait son intention de refuser cet avancement qui lui coûtait son amour, elle lui dit :

— Je ne veux pas être un obstacle dans ta vie ! Il faut accepter.

Les quelques jours qu’Yves passa encore à Montglat avant son départ furent tristes pour tous deux. Lui, malgré tout, avait des velléités de révolte contre cet avancement intempestif, qu’en d’autres circonstances il eût accueilli avec plaisir. Par moments, la pensée lui venait de le refuser sans en rien dire à Reine ; mais, tantôt après, lui apparaissaient les conséquences de cette détermination : une disgrâce administrative et, très probablement, des difficultés avec sa famille, et il hésitait, avec l’espoir de trouver une combinaison qui les réunirait. Maurette, quoique résignée en apparence, avait la mort dans l’âme, et tout le jour, muette, enfermée dans une situation sans issue, elle ployait sous le coup. Mais lorsque, seuls, tous deux échangeaient leurs pensées désolées, cette jeune fille au grand cœur consolait son amant et l’encourageait en lui suggérant des motifs d’espérance auxquels elle ne croyait guère, en montrant une confiance qu’elle n’avait point dans les événements futurs. Pourtant, la douleur d’une séparation définitive lui était si griève qu’elle cherchait par instants à s’abuser elle-même, et en venait inconsciemment à partager les illusions qu’elle avait fait naître. Alors ils faisaient des projets chimériques de réunion prochaine, bâtissaient des châteaux en Espagne et s’hypnotisaient dans la contemplation idéale d’un vague avenir, où ils seraient l’un à l’autre, pour la vie.

La dernière nuit fut cruelle, entremêlée de pensées attristées, de baisers mouillés de larmes, de regrets amers et de soupirs douloureux exhalés dans les déchirements de la départie. Enfin, lorsqu’au dernier moment il lui fallut s’arracher des bras de Kérado, la pauvre Reine laissa échapper cette plainte suprême :

— Adieu, mon doux ami ! je savais que mon bonheur n’était pas éternel, mais je pensais qu’il durerait plus de huit mois !

— Mon ange ! ma Reine adorée ! espère ! Peut-être, avant peu, pourrai-je te donner une bonne nouvelle !

Elle hocha tristement la tête :

— Yves ! tu sais si je t’aime ! Te retrouver serait le bonheur ! Mais pourtant, souviens-toi que je ne veux pas que plus tard tu regrettes de m’avoir connue !

Et elle s’en alla.

Le jour commençait à poindre. En rentrant, Maurette vit le Tétard derrière sa fenêtre, mais en ce moment que lui importait ! Elle se mit au lit et s’enfouit sous les couvertures.

Sa mère, ne la voyant pas descendre à l’heure habituelle, vint à sa chambre et la crut malade en la voyant pâle, les yeux morts, l’air abattu.

— Pauvrette ! dit-elle en embrassant tendrement son enfant chérie, qu’as-tu donc ?

— Ce n’est rien, mère… ce tantôt je me lèverai.

Lorsque Maurette descendit dans l’après-dînée, elle trouva son père au coin du feu, grelottant la fièvre. Après l’avoir embrassé, elle fut à la fenêtre. C’était un mauvais jour d’hiver, sombre, triste ; temps de gel, avec des restes de neige sur les tuilées des maisons. Dans la rue déserte, les pavés de silex rouge luisaient, et au milieu, la rigole centrale la partageait par une ligne festonnée, blanche de glace. En face, sur le faîteau de la fenêtre mansardée du vieux Gadras, un passereau, les plumes hérissées, se tenait immobile ; et, au rez-de-chaussée, le savetier chantait en tirant le ligneul, comme le sire Grégoire du fabuliste. Dans la boutique du coutelier, au-dessous, Capdefer, muet, forgeait sans relâche, et, alternativement, Reine entendait le ronflement du soufflet, puis le bruit du marteau battant le fer. Alors elle se souvint que le matin, de la fenêtre où il l’épiait, il l’avait vue rentrer furtivement. Mais son profond chagrin et le grand déchirement de cœur qu’elle éprouvait lui rendaient indifférentes les conséquences de cet espionnage. Le front appuyé contre la vitre froide, les yeux fixes, elle suivait en pensée sur une route inconnue la lourde diligence qui emportait Kérado loin d’elle.

— Tu auras froid là, petite ! lui dit sa mère.

Maurette revint, s’enveloppa d’un vieux châle, et se blottit dans un « cantou », c’est-à-dire un coin du foyer, sur une de ces banquettes tressées de jonc qui, en Périgord, garnissent les larges cheminées d’autrefois.

La nuit, elle songea longtemps à son bonheur perdu, et savoura péniblement l’arrière-goût des amertumes de la séparation. Par moments, prise du besoin d’espérer, elle pensait à cette bonne nouvelle dont lui avait parlé Kérado. En se rappelant la gravité de son accent, il semblait à la pauvre désolée que son amant avait voulu faire allusion à une réunion prochaine… et définitive ! Mais, quoiqu’elle s’estimât son égale devant la nature et l’amour, elle ne méconnaissait pas les obstacles que la différence des conditions sociales dressait entre eux, et ne faisait pas de rêves ambitieux. Un bonheur caché l’eût pleinement satisfaite. Elle bornait modestement ses désirs à revoir son bien-aimé Yves, à le retrouver toujours aimant, toujours épris, à être réunis et heureux, toujours… Où ? Comment ? Ceci restait dans le vague du rêve, dans la brume des espoirs indéfinis.

Quelques jours après, le facteur remit à Capdefer, toujours seul maintenant à la boutique, une lettre adressée à Reine. Lui, jaloux, la jeta au fond d’un tiroir de l’établi, se ménageant ainsi en un besoin l’excuse d’un oubli. La pauvre affligée attendait impatiemment cette lettre promise par Kérado. Les premiers jours elle se raisonnait, s’efforçait de se démontrer l’impossibilité de la recevoir si tôt ; mais, au bout d’une semaine, l’inquiétude la prit et des chimères pessimistes l’envahirent. Quatre lettres se suivirent ainsi en trois semaines, toutes interceptées par Capdefer. La malheureuse Reine ne vivait plus. Des pensées douloureuses l’assaillaient et des angoisses terribles la faisaient gémir la nuit. Parfois il lui venait à l’esprit que peut-être Kérado l’avait oubliée… mais, aussitôt, elle repoussait cette idée et se la reprochait comme un manque de foi. Non ! non ! ces yeux francs, ce cœur généreux, cette parole loyale n’avaient pas menti en lui promettant un éternel amour ! Alors, quoi ? Une épouvantable incertitude la torturait, et toujours revenait, comme une pénible obsession, cette terrible interrogation : « Pourquoi n’écrit-il pas ?… Pourquoi ? pourquoi ? » se répétait-elle le jour en tirant son aiguille, et la nuit pendant ses fiévreuses insomnies. Elle cherchait une explication rassurante de ce silence et n’en trouvait aucune de plausible. Son imagination exaltée ne lui en présentait que de funestes : un accident, un malheur imprévu, la maladie… et peut-être la mort !

À Strasbourg, où il avait été envoyé, Kérado se rongeait les poings d’impatience et d’inquiétude. Il ne doutait pas de sa chère Reine, et pourtant, devant son silence obstiné, par instants sa foi fléchissait. Le démon de la jalousie lui soufflait à l’oreille que peut-être il avait un rival. Et alors il se rappelait ces paroles qui attestaient le généreux désintéressement de sa jeune maîtresse : « Je ne veux pas être un obstacle dans ta vie ! » et il les interprétait comme une acceptation résignée d’une séparation sans retour. Mais, à peine cette pensée s’était-elle formulée dans son esprit, qu’il avait honte de l’avoir conçue et la rejetait comme aussi indigne de lui qu’injurieuse pour son amie. Le doute dans lequel il vivait, inquiet et anxieux, lui était si pénible, qu’il songeait aux moyens de se renseigner indirectement. Malheureusement, de ses deux ex-commensaux, l’un, Gaudet, avait été changé de résidence deux mois auparavant, et quant au docteur Miquel, et à Toinette par ricochet, il était brouillé avec eux depuis la scène du dîner. D’un caractère froid et réservé, il ne s’était lié avec personne et n’avait pas d’amis à qui il pût s’adresser confidentiellement, ni de collègue, le poste de Montglat ayant été supprimé ; en sorte qu’il restait dans une incertitude cruelle.

Il en fut tiré quelque temps après par le renvoi d’une cinquième lettre qui lui revint avec la mention : refusée.

« Elle est morte ! » pensa-t-il, en voyant la grossière écriture.

Pendant que les deux amants se désolaient ainsi à des centaines de lieues l’un de l’autre, le père de Reine s’en allait lentement au cimetière : ainsi l’avait pronostiqué le vieux médecin dont Miquel convoitait la clientèle. Et vraiment, les deux femmes n’avaient pas de peine à le croire en voyant le malade s’affaiblir de jour en jour. Ce chagrin, qui s’ajoutait à l’autre, écrasait la pauvre Maurette ; et comme si ce n’eût pas été assez, des ennuis d’argent aggravèrent encore cette situation. Un jour, l’huissier Paulès vint signifier un acte aux fins du remboursement d’une obligation de six cents francs contractée par le père Mauret. D’argent, il n’y en avait guère à la maison : on y vivait au mois le mois, sans faire d’économies ; aussi, dans la tirette du cabinet où la mère serrait l’argent des dépenses courantes, elle compta une vingtaine d’écus… « Comment faire ? » se disait-elle.

Le soir, en soupant, Capdefer parla de la chose, et s’offrit à tirer la famille d’embarras : il avait là-bas, dans son pays, chez le notaire, quelques sous provenant de sa part d’héritage, et il aimait autant, et mieux, les placer sur leur bien, d’autant qu’il travaillait dans la maison…

La Thibalde, heureuse d’être délivrée de ce souci, remercia fort Capdefer et protesta qu’elle se sentirait obligée envers lui toute sa vie. Reine elle-même, malgré sa violente antipathie pour le Tétard, fut obligée, sur l’invitation de sa mère, de lui adresser quelques mots de remerciement. Cela lui coûta beaucoup, et d’autant plus que, en ce temps même, il lui était venu le soupçon que peut-être Capdefer avait supprimé les lettres de Kérado.

Pour s’en éclaircir, le matin où l’ouvrier fut chez le notaire pour la cession de créance des six cents francs, elle guetta le piéton, et au moment où il passa, faisant sa tournée de ville, elle descendit à la boutique et l’appela :

— Vous n’avez pas eu de lettres pour moi dans ces derniers temps ? demanda-t-elle.

L’autre, bien embouché par Capdefer qui lui avait payé force chopines, eut l’air de réfléchir, puis secoua la tête :

— Non… je ne me souviens pas d’en avoir vu…

— Vous en êtes bien sûr ?

— Oui… s’il y en avait eu, je vous les aurais remises à vous même…

Et il s’en alla.

« Tout est bien fini ! » pensa la pauvre Reine avec un gros soupir.

À partir de ce moment elle tomba dans une morne tristesse, qui fut attribuée à la mort de son père, survenue deux jours après. Mais, si elle était affligée comme fille, elle était désespérée comme amante. Malgré sa ferme volonté de ne pas être une pierre d’achoppement dans la carrière de son ami, elle n’avait pu s’empêcher de rêver dans l’avenir un bonheur tranquille et caché, dont l’inexplicable silence de Kérado lui enlevait la consolante espérance, et elle défaillait sous cette dernière cruauté du sort.

Le lendemain de l’enterrement, la mère Maurette se demandait comment elles allaient vivre désormais. Capdefer voudrait-il rester à la boutique ? dans quelles conditions ? Cela la tourmentait. Quant à Reine, absorbée par ses chagrins, elle ne songeait pas à tout cela, et ce fut avec un geste d’insouciance qu’elle accueillit les réflexions inquiètes de sa mère ; tout lui était indifférent maintenant.

À table, le soir, Capdefer, interrogé sur ses intentions, répondit sans nulle hésitation :

— Pensez-vous, bourgeoise, que je vous veuille abandonner dans la peine toutes deux ! Je resterai chez vous comme auparavant.

La veuve trouva cela très beau de la part de l’ouvrier, et, lorsqu’elles furent seules, elle le dit à sa fille :

— Tout de même, c’est tout à fait un brave garçon ! nous sommes bien heureuses de l’avoir.

À quoi Maurette, insensible, répondit par un signe de tête équivoque.

Elle semblait se désintéresser de toutes choses, et portait sur son beau visage une sorte d’impassibilité marmoréenne. Lorsque, le dimanche, elle sortait de l’église en grand deuil, la démarche superbe, les traits figés dans une immobilité digne, la figure pâle, on eût dit une belle statue animée. Le sourire de ses yeux et celui de ses lèvres avaient disparu sous un masque impénétrable, qui cachait un amer désespoir.

— Encore qu’elle soit bien triste, c’est toujours la Belle Coutelière ! disaient les jeunes gens en la voyant descendre les marches du porche.

L’un de ceux-ci, le successeur de Gaudet au bureau de l’enregistrement, s’était follement épris d’elle et faisait des enfantillages auxquels la pauvre affligée ne prenait garde. Il lui causa pourtant, par son audace étourdie, la plus terrible émotion. Comme elle ne sortait plus que le dimanche pour aller à la messe, ce jeune homme lui écrivit une longue lettre, que le facteur, au vu de la provenance, lui remit directement, pour se justifier de l’espèce de suspicion qu’elle lui avait témoignée. Une lettre ! La pauvrette se sauva dans sa chambre, déchira l’enveloppe, ne reconnut pas l’écriture, lut : « Mademoiselle » et courut à la signature… Alors elle porta la main à son cœur, et défaillit. Elle avait cru à une lettre de Kérado.

Lorsqu’un moment après, Maurette rouvrit les yeux, elle descendit et, sans la lire, jeta au feu la prose amoureuse du receveur.

Capdefer fut inquiet au sujet de cette lettre remise en sa présence ; toutefois, il n’en fit rien paraître et garda toujours à l’endroit de Reine son attitude froide et indifférente. Il semblait ne pas la voir et ne lui adressait directement la parole que contraint et forcé par les circonstances. Très attentif d’ailleurs aux affaires de la maison, il travaillait à la boutique comme un nègre, ainsi qu’on dit, et prolongeait souvent les journées bien au-delà de l’heure habituelle. L’argent qu’il recevait de la vente et des repassages, il le remettait tout à la bourgeoise, sans en rien garder pour lui :

— Je n’en ai pas besoin, lui répondit-il, un jour qu’elle lui en faisait l’observation.

Lorsqu’il en était besoin, il prenait un homme pour l’aider et montait à la plaine du Roy faire les travaux de terre de la saison. Il décidait du moment des labours, des semailles, de la taille de la vigne et de tout. Pour le jardin, il y travaillait le dimanche par manière de distraction. Bref, en toutes choses du ménage, des champs, ou du métier, il tenait lieu du père Mauret, et même, il faut le dire, le remplaçait avantageusement, car le défunt, un peu gaudisseur et amateur de la dame de pique, avait plus souvent le gobelet ou les cartes au poing que la bêche à fouir, et passait plus volontiers le dimanche au café Montcazel qu’à son jardin. En un mot, c’était Capdefer qui faisait marcher la maison, vivre les deux femmes et suffisait à tout.

La mère Mauret se contentait fort d’avoir, dans leur malheur, rencontré un garçon aussi honnête et dévoué. Mais il n’en était pas de même de sa fille. Cette situation pesait à Reine ; il lui était extrêmement pénible d’avoir des obligations au Tétard, et son antipathie pour lui s’accroissait en raison de la nécessité où elle était de subir ses bons procédés, qu’elle soupçonnait n’être pas désintéressés de tout point. Parfois il lui venait à l’idée de quitter la maison, de s’en aller au loin ; mais pouvait-elle abandonner sa mère ?

Dans ces dispositions d’esprit, Reine fuyait les occasions de se trouver en présence de Capdefer. C’était une souffrance que de l’avoir en face d’elle à table, et même, étant en haut, de l’entendre aller et venir dans la boutique. Aussi, les beaux jours revenus, elle s’en allait au jardin avec son ouvrage et y passait les après-midi. Là, elle s’entretenait avec ses souvenirs et revivait par la pensée les moments heureux qu’elle y avait passés. Quelquefois ses yeux restaient obstinément fixés sur le bord des rochers d’où son amant avait surgi, la figure et les mains en sang, comme si elle eût cru le voir encore apparaître.

« Ô Yves ! Yves, où es-tu ? » murmurait-elle en baisant la bague où leurs initiales étaient entrelacées.

Lorsque le soleil descendait sous l’horizon, elle quittait, le cœur gros, ce coin libre où elle était seule en tête-à-tête avec la remémorance cruelle, et pourtant chère, de son bonheur perdu, et revenait à la maison. Là elle retrouvait Capdefer, dont la présence odieuse allait bientôt s’imposer plus lourdement encore par de nouveaux services.


VII


Depuis l’année où, revenant de son tour de France, il avait « levé boutique » dans la rue du Grel, jusqu’au temps de sa mort, pendant vingt-cinq ans, le défunt Mauret avait, bribe à bribe, « mangé », comme on dit, le petit héritage à lui laissé par ses vieux. Le vin blanc le matin, pour « tuer le ver », les demi-tasses avec copieux brûlots, et le tripotage des cartes dans la salle du café Montcazel où la partie publique se prolongeait assez tard le dimanche, avaient amené ce résultat. De temps en temps, le coutelier empruntait trois cents, cinq cents francs, en donnant hypothèque sur son bien. Tant il fit, qu’à sa mort, ses dettes absorbaient tout son avoir.

Comme bien on pense, les intérêts n’étaient jamais payés ; aussi, peu après l’enterrement de Mauret, les créanciers poursuivirent l’expropriation de la maison et du bien, qui fut suivie de la vente à la barre du tribunal, où Capdefer acquit le tout au prix de cinq mille huit cent et des francs.

Lorsque le soir il revint, l’ouvrier, en soupant, expliqua complaisamment à la veuve que, quoique le placement ne fût pas mauvais, ce qu’il en avait fait était principalement pour elle et pour sa fille, ne voulant aucunement qu’elles fussent obligées de quitter la maison et de délaisser le bien de famille : qu’il entendait expressément qu’elles se regardassent toujours comme étant chez elles.

La mère Mauret, qui appréhendait fort d’être obligée de s’en aller avec sa fille, elle ne savait où, fut saisie par cette déclaration. Des larmes lui vinrent aux yeux : elle se leva et fut embrasser le Tétard, un peu embarrassé de sa contenance.

— Mon pauvre ami, nous vous sommes bien fort obligées de votre bonté ! un fils ne ferait pas plus ! Mais, vraiment, je ne sais pas comment reconnaître tout ce que vous faites pour nous !

— N’ayez crainte, Thibalde ! Que vous soyez seulement bien tranquilles ici, et tout ira pour le mieux… Bonsoir, je vais me coucher, ajouta-t-il en se levant, tous ces hommes de loi m’ont fait douloir la tête.

— Tu ne lui as pas fait de grands mercis ! dit la mère Mauret à sa fille lorsque Capdefer fut sorti ; pourtant ce qu’il fait pour nous en vaut bien la peine !

— Et penses-tu, mère, qu’il ne voudra pas être payé ?

Maintenant, Reine voyait clairement le plan du sournois Capdefer, et cette nouvelle générosité qui les liait par la reconnaissance l’accablait. Elle était humiliée et irritée que cet homme odieux leur imposât ses bienfaits. Combien elle eût préféré un autre acquéreur de la maison paternelle, qu’alors il leur aurait fallu quitter ! Ainsi elle eût été débarrassée de la présence exécrée du Tétard ! Mais de faire partager ses idées et ses répugnances à sa mère, et lui persuader de quitter de son gré cette vieille demeure où elles avaient la vie monotone mais douce d’auparavant, pour s’en aller au hasard au-devant d’une existence pénible, peut-être de la misère, elle sentait cela impossible, tant la pauvre femme, heureuse de finir ses jours dans sa maison, s’était coiffée de Capdefer. Ah ! si elle eût été seule !

Aux prévenances, aux soins que la Thibalde avait pour lui, celui-ci comprenait qu’il avait en elle une alliée toute dévouée ; aussi quelque temps après, profitant une après-midi de l’absence de Maurette qui, à son habitude, était au jardin, il quitta la boutique et monta trouver la veuve. Après maintes « platusseries », circonlocutions et propos vagues, il en vint à son affaire, l’assura que, depuis son entrée dans la maison, il l’avait toujours affectionnée comme sa mère, tant pour son amiable recueil à sa venue et sa bonté depuis lors, que comme ayant une fille aussi belle et pleine d’entendement, qu’il n’avait pu voir tous les jours sans l’aimer… Il confessa qu’il n’était pas, lui, digne de Maurette, mais que pourtant, si elle voulait l’agréer et prendre pour mari, il la rendrait aussi heureuse que femme de Montglat… Bref, ayant des sentiments de fils pour elle Thibalde, il ne souhaitait rien tant que de le devenir en effet par son mariage avec Maurette, et la suppliait de le moyenner au plus tôt.

La mère Mauret souvent s’était dit que, malgré les promesses de Capdefer, leur situation n’était pas assurée chez lui : qu’il vînt à se marier, et elle était obligée de déloger avec Reine. Aussi fut-elle très heureuse de cette ouverture, et assura-t-elle le prétendant que toujours, à part soi, elle avait pensé à cela, et qu’ainsi, pour ce qui la regardait, non seulement elle consentait des deux mains à ce mariage, mais encore qu’elle ferait tout son possible pour y disposer sa fille. Elle ne cacha pas cependant que Maurette était habituée, dès le maillot, à faire à sa tête par la faiblesse de son pauvre défunt et la sienne aussi… Mais, au demeurant, c’était une fille raisonnable qui, sans point de doute, prendrait en bonne part les propositions qu’elle allait lui recommander chaudement ; d’autant mieux qu’elle n’avait point d’amourette ni d’idée pour personne.

Capdefer, oyant ceci, ne broncha pas :

— Alors, parlez-lui de la chose de suite, dit-il en se levant.

Lorsque sa mère lui fit connaître les intentions du Tétard, Reine s’écria :

— Je te disais bien qu’il voudrait être payé !… Mais je m’estime plus de six mille francs !

— Ma drole, c’est tout son avoir ! Il t’estime autant qu’un autre riche de cent mille francs qui te donnerait tout !

— Je ne dis pas… mais je ne veux pas me vendre… à aucun prix ! Et puis, je le hais ! tu peux le lui dire !

— Écoute, ma petite ! ça ne presse pas… tu y penseras de loisir… C’est une affaire qui vaut la peine d’être soupesée et avisée de toutes les manières.

Cependant le temps se passait ; il y avait des mois et des mois que Maurette se maintenait ferme dans ses résolutions malgré les adjurations de sa mère, qui, en toute occasion, lui chantait les louanges du Tétard et lui énumérait longuement les avantages de ce mariage, lorsque la pauvre femme eut une attaque de paralysie dont elle se releva, mais qui la laissa clouée pour toujours au coin du feu. Capdefer, déjà plusieurs fois abreuvé de réponses dilatoires, qui néanmoins lui laissaient quelque espoir, profita de la circonstance pour faire entendre à la veuve qu’il était temps d’en finir, attendu qu’il ne pouvait se payer plus longtemps d’espérances. Il lui déclara qu’il trouvait une occasion avantageuse de s’établir ; qu’on le pressait de se marier avec une fille de son pays, ayant bien de quoi, à laquelle il préférait nonobstant Maurette sans un sol dans son tablier… Qu’il en était aux regrets, mais puisqu’elle le méprisait, il était décidé à entendre aux propositions qu’on lui faisait.

— Attendez encore quelques jours ! dit la Thibalde.

Le lendemain, elle parla de la chose à sa fille, et lui représenta vivement la nécessité pressante où elles se trouvaient :

— Encore si je n’étais pas estropiée !… mais, ma petite, que deviendrais-tu hors d’ici, avec une mère infirme sur les bras ?

— Autant j’aime mourir ! dit la pauvre Maurette.

— Mais moi ! qu’est-ce que je deviendrais ? s’écria la mère, dans un naïf élan d’égoïsme.

— Être à cet homme ! ô quelle souffrance ! fit Reine en pensant à son cher Yves.

— Tu t’y accoutumeras, ma pauvre enfant.

— Jamais ! jamais ! s’écria-t-elle, désespérée.

— Si, ma fillette… si… tu verras…

— Ô mère ! quel sacrifice tu me demandes !

Enfin, après de longues supplications et des embrassements où elles mêlèrent leurs larmes ; jugulée par la nécessité, sans nouvelles de Kérado, la malheureuse Reine consentit :

— C’est bien ! je vais lui parler !

Et essuyant ses yeux, elle descendit à la boutique.

— Donc, Capdefer, vous voulez me prendre pour femme ?

— Oui bien, si vous vous y accordez.

— Vous savez que j’ai aimé quelqu’un ?

— Je le sais.

— Que je lui ai donné toutes choses ?

— Je le crois.

— Vous savez aussi que je ne vous aime pas ?

— Moi, je vous aime.

— Alors, tout ça ne vous arrête pas ?

— Non… le temps d’autrefois ne me regarde pas. Vous étiez fille et maîtresse de vos faits… Pour ce qui est du temps à venir, je crois qu’ayant une fois promis fidélité à votre mari, vous serez femme de parole.

— Vous pouvez donc faire jeter les bans.

Elle sortit désespérée de la boutique, et s’en fut au jardin. Un clair soleil décroissant envoyait ses rais d’or à travers la vallée, projetait l’ombre des coteaux sur la plaine et faisait briller sur la rivière les minuscules vagues des « maigres ». De quelques petits bateaux à deux proues effilées manœuvrant au-dessous du Port, des voix de pêcheurs, tirant l’escave après le passage du garde-pêche, montaient portées par l’air pur. En amont, le bac, chargé de charrettes, de bestiaux, de bêtes de somme et de gens revenant de la foire voisine, glissait obliquement au courant de l’eau ; et le grincement de la poulie sur le câble de fer arrivait aux oreilles de Maurette plantée au bord du rocher, avec le meuglement des bœufs impatients de la crèche et le braiement des ânes incontinents. Mais la pauvrette ne prêtait pas attention à toutes ces choses, elle regardait l’endroit où était monté Kérado, et se disait qu’elle n’avait qu’un pas à faire pour être délivrée de toutes ses misères…

— Ô mère ! mère ! que tu me coûtes cher ! murmura-t-elle, en revenant à la maison.

Lorsque le curé annonça au prône qu’il y avait promesse de mariage entre Jérôme Capdefer, coutelier, et Reine Mauret, dite Maurette, il courut, dans l’église, une légère rumeur d’étonnement. La belle Reine épouser le Tétard ! personne n’en revenait. À la sortie, il se forma devant le porche des groupes où on commentait la nouvelle avec animation.

— Cette mijaurée qui faisait tant la fière ! dit Toinette, c’était bien la peine !

— Elle se figurait peut-être que le Breton s’allait marier avec elle ! ajouta la fille de la sage-femme qui avait remplacé Reine comme chanteuse.

— Nous n’en savons rien… Mais comment que ce soit, elle doit être bien malheureuse ! répliqua la Marion. Moi, je la plains !

— Elle n’a pas osé venir ouïr la publication de ses bans, ce matin ! conclut une autre.

— Que vouliez-vous qu’elle fît ? disait un peu plus loin Gérard, le clerc de M. Viermont, à quelques jeunes gens assemblés ; il ne leur restait rien, pas un bout de fil à lier un boudin ! La pauvre fille se sacrifie pour tirer sa mère du chemin de l’hospice…

— C’est égal ! ça fait de la peine de voir un Tétard coucher avec la Belle Coutelière ! répliqua Gaujac.

— Il faut espérer qu’elle le trompera ! dit cyniquement Viermont.

— Et que ce sera avec moi ! ajouta vivement le jeune receveur de l’enregistrement.

— Eh bien ! moi, je crois que Maurette sera très honnête femme, affirma Noël Caraval.

La noce fut triste, et sans la présence du joyeux savetier Gadras, l’un des témoins, elle eût été lugubre. Nul parent, point d’amis : la mariée, prétextant son deuil, n’avait voulu aucun invité. Le matin, elle fut à la mairie en robe noire, son mari l’escortant avec les voisins requis, dont le facteur infidèle. De là ils allèrent à l’église où le curé, pourtant peu tendre, regarda son ancienne première chanteuse comme s’il la plaignait. Pendant le dîner, elle ne s’assit point, occupée à servir les témoins, ses hôtes. Après avoir tablé jusqu’à quatre heures, ceux-ci, accompagnés du « novi », allèrent se promener, tous bien ouillés. Pour Reine, elle resta, alléguant l’impossibilité de laisser sa mère seule et le besoin de remettre tout en ordre. À mesure que le jour avançait, la malheureuse sentait venir, au milieu de frissons convulsifs, la nausée d’un horrible dégoût. Aussi, lorsque Capdefer rentra le soir, un peu coiffé pour avoir sifflé la linotte dans les cafés de Montglat et du Port, il trouva au lit une épousée froide comme un cadavre.

Le matin, Maurette se leva, écœurée, et, comme d’habitude depuis la maladie de sa mère, s’occupa du ménage. À l’heure du repas elle appela son mari :

— Venez déjeuner.

Il semblait qu’elle appelât encore leur ouvrier Capdefer.

Et il en fut toujours ainsi. Jamais elle ne le tutoyait. Lui, sentant la supériorité de Maurette, ne parlait qu’avec une sorte de respect à cette jeune femme qui lui imposait, et il la consultait en toutes choses.

— Si vous vouliez, nous irions cette vesprée ramasser le blé rouge à la terre ? demandait-il, par exemple.

— Comme vous voudrez.

C’était la réponse invariable de Reine.

Ces étranges rapports entre mari et femme finirent par être connus des voisins, et par suite de toute la ville. En général, on en tira la conclusion que le Tétard était une bonne bête, facile à mener.

— Si Maurette était méchante, il monterait sur l’âne, dit un jour Sully Viermont en faisant allusion à la promenade burlesque qu’a Montglat on impose à l’homme que sa femme a battu.

Mais Capdefer n’était une bonne bête, bien docile, que pour sa femme exclusivement, comme on le vit le mercredi des Cendres d’après.

Ce jour-là, il se joue tous les ans à Montglat une vieille farce appelée : La Marche des novis. Une fourche à foin, dans les dents de laquelle sont fichées deux grandes cornes de bœuf, est garnie de guirlandes de lierre entortillées et ornée de rubans jaunes. Ainsi accoutrée, elle est promenée dans la ville, portée tour à tour par tous les nouveaux mariés de l’année carnavalesque qui finit, avec station au domicile de chacun d’eux. Là, devant leur porte, avec diverses cérémonies grotesques et bouffonnes, ils sont reçus dans l’illustre confrérie. Nul nouveau marié n’est, en principe, exempt de cette réception ; mais les bourgeois s’en tirent en général avec un petit écu pour le vin des acteurs.

Lorsque la fourche, semblable à un simulacre ou trophée antique dédié à quelque divinité champêtre, s’arrêta devant la boutique du coutelier de la rue du Grel, escortée d’une troupe de masques, cabrettes et vielles sonnant, un gros paillasse qui faisait l’office de maître des cérémonies, appela par trois fois : Capdefer ! Capdefer ! Capdefer ! Celui-ci ne bougeant, le coryphée le somma de venir s’agenouiller de bonne volonté devant le terrible emblème, sans quoi on l’allait entrer quérir.

Mais lui, entendant mal la plaisanterie, se planta délibérément sur l’entrée de sa boutique, un grand couteau de boucher à la main, et dit froidement :

— Le premier qui vient, je l’éventre !

— Pécaïré ! ça n’est pas de jeu !

Et après de bruyantes huées, accompagnées de sinistres prédictions cornues à l’adresse du récalcitrant, la troupe joyeuse continua son chemin.

— Qui fait tout ce sabbat dans la rue ? demanda la Thibalde qui, à la suite d’une seconde attaque, gisait sur un lit.

— Mère, c’est la procession du jour des Cendres… tu sais bien ?

Quelques jours après, la veuve Mauret était portée au cimetière.

— Ah ! pauvre mère ! puisque tu devais mourir aujourd’hui, que n’es-tu morte six mois plus tôt ! gémissait la triste Reine, en pleurs devant le lit funèbre.

Cette mort rendit la situation de Maurette plus pénible. La vieille femme servait, en de certains cas, d’intermédiaire, de médiatrice, entre les deux époux. À table, elle parlait à peu près seule, Capdefer étant taciturne de nature, et Reine l’étant devenue depuis son mariage. Mais quoique ni l’un ni l’autre ne lui donnassent guère la réplique, ses caquets rompaient la monotonie de ce triste intérieur. Elle disparue, un silence morne régna partout. À table, Reine se pressait de manger, et se levait, laissant son mari achever seul son repas. Le soir, après souper, elle le quittait et s’occupait ailleurs. Mais elle avait beau l’éviter le jour, elle le retrouvait dans la chambre conjugale, et c’est cela surtout qui lui causait une si griève souffrance. Sous le prétexte d’indisposition, elle se réfugiait quelquefois dans sa chambre de jeune fille, et s’y enfermait pour la nuit. Mais aux grognements mécontents du Tétard, elle comprenait qu’il ne fallait pas abuser de cet expédient.

Au reste, elle tenait exactement la promesse de fidélité faite à Capdefer par-devant le maire, et feignait de ne pas s’apercevoir des regards convoiteux qui la suivaient lorsqu’elle sortait, ni des excentriques démonstrations du receveur de l’enregistrement. Elle repoussa aussi les offres solides et brillantes d’un riche célibataire des environs, le baron Berquier, qui voulait « lui faire une position », comme dit la vieille apparieuse par laquelle il lui avait fait tenir, en l’absence de Capdefer, une lettre qu’elle jeta au feu après en avoir lu quelques lignes.

— Que faudra-t-il dire à M. le baron ? demanda l’autre.

— Vous lui rapporterez ce que vous avez vu.

Dans sa loyauté, Maurette avait même, la veille de son mariage, brûlé le mouchoir teint du sang de Kérado, après l’avoir mangé de baisers. Elle brûla de même ses lettres, après les avoir lues et relues. Pour sa bague, elle la jeta dans le bassin de la fontaine des Angles, où l’eau sourd des profondeurs de la terre. Mais, malgré ces durs sacrifices, le souvenir de l’ami perdu, toujours douloureux comme une épine enfoncée dans son cœur, empoisonnait sa vie.

Quatre années après son mariage, à vingt-deux ans, Reine était dans tout l’épanouissement de sa beauté superbe et triste. Elle n’avait pas eu d’enfants, comme si la vive répulsion de tout son être pour son mari eût desséché ses entrailles et les eût rendues infécondes. Elle ne le regrettait pas ; un enfant de Capdefer lui eût été odieux, et elle laissait son existence désolée couler, lasse, sans but comme sans espoir.


VIII


Environ six ans après le départ de Kérado, par une soirée d’hiver froide et pluvieuse, un quidam enveloppé dans un caban à capuchon entra dans la maison du passeur au bac du Port-de-Montglat. En attendant l’homme absent, il s’approcha du feu et s’entretint avec la femme qui, dans le coin de l’âtre, faisait téter un enfançon. Après quelques propos indifférents, l’inconnu s’informa des gens de Montglat :

— Le docteur Miquel y est toujours ?

— Bien sûr ! Il a trouvé un bon nid d’écus, allez, en prenant à femme la Toinette du Coq Hardi… On croit que le père Cadenet lui a laissé en mourant plus de soixante mille francs ?

— Diable !… Et Marion Caraval, qu’est-elle devenue ?

— Elle s’est mariée avec M. Paulès, l’huissier.

— Et Fillette Delfort ?

— Celle-ci n’a pas été aussi heureuse… Son gabelou est parti, la laissant embarrassée d’un petit drole… Mais excusez, monsieur, vous avez l’air de bien connaître le pays ? ajouta interrogativement la femme du passeur.

— J’y ai demeuré à plusieurs reprises, quinze jours, trois semaines, pour acheter des vins…

— Ah ! c’est ça !

— Dites-moi, poursuivit l’étranger, et celle qu’on appelait la Belle Coutelière ?

— Celle-ci, voyez-vous, est la plus malheureuse de toutes. Son père est mort ruiné, et elle a été forcée, pour tirer sa mère de la misère, de prendre cette vilaine bête d’ouvrier qui travaillait chez eux.

— Est-ce qu’il la bat ? demanda vivement l’inconnu.

— Non… mais elle ne le peut pas sentir… À ce qu’il paraît, elle a toujours dans la tête un employé des tabacs qui était son galant.

— Elle a des enfants ?

— Non… et ma foi, c’est tant mieux s’ils devaient ressembler au père !

— Vous le connaissez donc bien ?

— Pardi ! je lui ai porté plus d’une fois mes ciseaux à repasser… et, tenez ! pas plus tard que ce matin, il a passé l’eau ici, allant chez lui, dans le pays bas devers Laforce, sa mère étant à la mort, qu’il m’a dit.

— Il y avait aussi au café Montcazel une grande fille appelée Virginie ?

— Celle-là s’est mariée avec un ouvrier meulier, et ils ont déjà trois enfants et le quatrième en chemin…

— Ah ! voilà mon homme qui va vous passer, dit-elle, en oyant des sabots sonner sur les pierres du chemin.

Lorsqu’il fut sur l’autre rive, l’inconnu longea la cale d’embarquement des vins et des meules, puis traversa le Port-de-Montglat, village de sept ou huit maisons de pêcheurs et de mariniers. Devant l’Ancre de Miséricorde, auberge renommée pour la manière de cuisiner le poisson, il aperçut par la porte ouverte le foyer flambant d’où s’échappait une bonne odeur de friture à l’huile de noix, et passa rapidement, écartant, avec sa canne, un labri qui lui jappait aux jambes.

Après la dernière maison du village, l’étranger prit un mauvais chemin roide et pierreux qui gravissait la rude colline de Montglat, et une demi-heure après arriva sous la porte Marinière, d’où il gagna par le chemin de ronde des remparts la rue du Grel, déserte et sombre. Devant la maison du coutelier, l’homme s’arrêta, leva la tête vers la grande croisée où filtrait une faible lueur, puis poussa doucement la porte de la boutique, entra, et monta l’escalier en se tenant à la corde qui servait de rampe.

Oyant monter, Maurette s’était avancée vers la porte qu’elle ouvrit.

— Yves !

Et elle vint tomber dans les bras de son ami.

— Ma Reine ! ma Reine chérie ! murmurait-il en la couvrant de baisers.

— Je te croyais mort ! dit-elle faiblement, après un silence.

— Mais mes lettres ?

— Je n’ai jamais rien reçu !

— Cinq fois je t’ai écrit !… ma dernière lettre est revenue refusée ; alors moi aussi j’ai cru à un malheur !

— Ah ! fit-elle, on me les a volées !

Ils s’approchèrent du feu et s’assirent côte à côte sur la banquette, dans le coin de la cheminée. Kérado entourait de ses bras la pauvre femme en pleurs, dont la tête reposait sur son épaule. Ils restèrent longtemps ainsi, muets, frissonnants, mêlant leurs soupirs et leurs baisers. Le feu s’éteignait ; Yves murmura quelques paroles à l’oreille de Maurette.

— Mon tendre ami, dit-elle en l’implorant, je ne m’appartiens plus !… J’ai perdu le bonheur, laisse-moi l’estime de moi-même… J’en ai besoin pour vivre ! ajouta-t-elle douloureusement.

Et comme il redoublait ses supplications, elle ajouta, en cachant son front dans la poitrine de son ancien ami :

— Mon Yves bien cher ! vois ! j’ai honte !… je ne suis plus digne de toi !

— Oh ! Reine !… ma douce amie !…

— Non ! non ! aie pitié de moi ! Ne me force pas à rougir !

— Reine ! Reine ! suppliait-il obstinément.

— Yves ! laisse-moi tenir ma parole !… être honnête femme !…

Et comme dans son égoïsme féroce il insistait toujours :

— C’est ma vie que tu demandes… ajouta-t-elle, à bout de forces.

Le matin, à l’aube, Kérado, mécontent de lui, s’en alla tristement après des adieux désespérés, laissant Reine écrasée de douleur. Pendant cette longue nuit de larmes et de baisers empoisonnés par la présence invisible du Tétard, elle avait appris toute l’étendue de son malheur. Par les lettres interceptées, son amant la suppliait de venir le rejoindre, en attendant que ses affaires de famille lui permissent de l’épouser. Ne recevant aucune réponse, après quatre ans de regrets et de chagrin, il s’était marié… et maintenant se rendait à Tonneins, où il avait été nommé.

Ainsi, même cette espérance obscure et vague, qui parfois persiste contre toute raison, s’évanouissait. Cette fois, c’était bien fini : ils étaient séparés pour toujours. À cette heure, elle regrettait de l’avoir revu, en comparant ce qui aurait pu être et ce qui était. Cruel crève-cœur, rendu plus amer encore par l’obligation de subir son odieux mari :

— Ah ! Kérado ! Kérado ! pourquoi es-tu revenu ? murmurait-elle.

Puis, le remords torturait cette nature droite et loyale. Elle se reprochait d’avoir failli à son honneur de femme, à sa parole d’épouse, et c’était pour elle une horrible souffrance que de se sentir coupable envers un homme qu’elle haïssait. « Il avait quelque chose à lui pardonner ! » intolérable pensée qui la poignait.

Une sorte de dégoût, ou plutôt d’impossibilité de vivre, l’envahissait ; elle se sentait frappée au cœur. Sa conscience conjugale sans reproche l’avait soutenue jusqu’alors ; maintenant, sa faute l’écrasait.

Tout le jour, la pauvre Reine ressassa ses douloureuses pensées, savoura les infinies amertumes de sa situation, et jusqu’au soir elle resta devant le foyer éteint, assise, les yeux fermés, la bouche crispée, les mains jointes allongées sur ses genoux, semblable à une statue du Désespoir.

La nuit venue, elle se couvrit de la grosse cape de sa défunte mère, descendit l’escalier, sortit par la ruelle déserte, gagna la porte Gauchère, et s’en alla dans le brouillard.

De ce jour, on ne la revit plus à Montglat, où sa brusque disparition fut un événement longuement commenté. Encore aujourd’hui, on en parle quelquefois, et au lavoir et au four banal, les commères font des suppositions à perte de vue sur le sort mystérieux de la Belle Coutelière.





ROQUEJOFFRE




ROQUEJOFFRE

I



Pour M. Antonin Debidour :
À l’historien éminent, au compatriote, à l’ami.


Le jeune monsieur de Cestrac de Roquejoffre était le dernier mâle d’une famille noble qui avait joui autrefois d’une certaine notoriété dans le pays entre la Dordogne et l’Ille, aux environs de Vern. Mais, quelques années avant la Révolution, elle était déjà bien déchue de sa modeste splendeur locale. Il n’y avait qu’à voir le susdit jeune gentilhomme pour en être pertinemment assuré. Un matin d’avril, au sortir du rude hiver de 1789, il était debout devant la porte de son castel, simplement vêtu d’une veste de droguet bleu, blanchie par l’usure, et d’une culotte de même étoffe effilochée par le bas. Il était tout « déparpaillé », ce qui signifie que sa chemise de grosse toile, rapiécée, laissait voir sa poitrine et son cou hâlés. Ses pieds nus, poussiéreux, éraflés par les ronces du chemin, attestaient un grand mépris pour la chaussure en général. Au reste, costume à part, c’était un « fier drole » de seize ans, bien bâti, à la figure brûlée par le soleil, dont les yeux brillaient sous des mèches de longs cheveux noirs, qui retombaient sur son front. En ce moment, d’une main il tenait un morceau de pain noir « chaumeni » dans lequel il mordait avec des dents blanches et pointues comme celles d’un jeune loup, tandis que de l’autre il tirait des pierres sur un nid de pie, bâti à la cime d’un ormeau voisin.

Le château de Roquejoffre était mal en point, comme le propriétaire. Il en restait un bout de corps de logis peu important, accolé d’une sorte de petite tour carrée contenant un escalier de pierre à paliers. L’ensemble était notablement délabré. Les toitures d’ardoise grossière, trouées par endroits, laissaient voir les lattis noircis. Dans des lézardes en coups de fondre, qui zigzaguaient sur les murs décrépis, des « traücomurs », ou pariétaires, et des capillaires semblables à des fougères naines, poussaient, vivaces. Aux baies des croisées, les meneaux disloqués laissaient tomber les châssis de petites vitres en losange assemblées avec des lamelles de plomb. Au-dessus de la porte d’entrée ogivale, une giroflée de muraille avait poussé dans une fente et pendait sur la clef de voûte, légèrement descendue, qui portait des armoiries rongées par le temps et les hivers, où l’on distinguait à peine le chevron héraldique des Roquejoffre. Attenant à ces bâtiments mal dolés, d’énormes mont-joies de décombres recouvertes de ronces, de « choux d’âne » et d’orties, d’où sortaient des pans de murailles écroulées et quelques maîtresses poutres qui achevaient de pourrir, attestaient que ce castel misérable avait eu jadis une certaine importance.

Autour des bâtiments délabrés et des ruines, s’étendaient en déclivité des sortes de « codercs » à l’herbe rase, où quelques poulailles vaguaient, et des terrains pelés, comme par des dartres terrestres, où, parmi la pierraille, poussaient de rares chardons broutés languissamment par une maigre bourrique. Tout près, dans un « lac », ou mare, alimentée par les pluies et ombragée par des ormeaux plusieurs fois centenaires, quatre ou cinq canards barbotaient.

Au-dessous, sur les pentes roides, dévalaient des friches rocailleuses, où pointaient, de loin en loin, des genévriers à la verdure grisâtre, entremêlés de ronciers et de quelques touffes d’ajoncs épineux. En de certains endroits, des vestiges de murailles et des vieilles souches tordues, à moitié déracinées par la « ravine », témoignaient qu’il y avait eu là des vignes. Dans le fond, le puy s’arrondissait à l’entrée d’une combe, au bord du vallon du Vern. Du côté opposé, vers les hauteurs, il se raccordait par des pentes moins dures à des coteaux couverts de châtaigneraies aux sous-bois de fougères, et à des plissements de terrain aux arêtes enchevêtrées, couverts de bruyères parsemées de genêts aux fleurs d’or, et de taillis de chênes qui commençaient à verdoyer.

À mi-côte, un vieux chemin tracé dans le sol calcaire par les bêtes de somme, montant du vallon et contournant le puy, allait rejoindre les coteaux en arrière, dans la direction de Neuvic-sur-l’Ille.

Cependant, ayant achevé son « croustet » de pain, le jeune Blaise de Roquejoffre enjamba d’un saut les gros « quartiers » de pierre assemblés devant la porte en mode de perron, et, allant à l’évier de la cuisine, but à même le godet de bois du seau, puis, ressortant aussitôt, descendit le puy en bondissant comme un jeune cabri.

Presque aussitôt un bruit de sabots s’ouït à l’intérieur et une belle femme d’environ trente ans vint et s’arrêta sur le pas de la porte. Elle était vêtue comme les paysannes du Périgord. Un fichu d’indienne lui couvrait les épaules et se croisait sur la poitrine, les bouts retenus par la ceinture d’un tablier qui recouvrait son cotillon de droguet. Une simple coiffe de linon à barbes encadrait son visage agréable, légèrement bruni, qu’éclairaient des yeux gris luisants, sous des cils noirs. À un certain air de jeunesse et quelque ressemblance des traits, on l’eût pu croire la sœur aînée du garçon qui descendait si lestement la côte ; c’était sa mère, Charlotte de Vival, veuve du défunt M. de Roquejoffre auquel on l’avait mariée dès l’âge de quatorze ans, selon un usage fréquent autrefois, au temps où les filles étaient fortes et mûres de bonne heure.

Ayant regardé un instant dans la direction prise par son Blaise, Mme de Roquejoffre rentra dans la cuisine aux dalles usées, où une femme nu-pieds, coiffée d’un madras de coton à carreaux bariolés, pétrissait dans un plat de la farine de blé d’Espagne, pour faire un « millassou ».

— Ne le fais pas trop épais, Toinou, dit-elle en patois à la servante.

— N’ayez crainte, dame, je sais comme les aime notre jeune monsieur.

La Toinou était habillée, comme sa maîtresse, de droguet bleu usé déjà. Tout un hiver elles avaient filé pour donner à faire au tisserand de Peyrefon une pièce où avaient été levées leurs robes et taillés les habillements de Blaise.

— Il est allé à Comberousse ? demanda la servante après un moment.

— Je crois que oui…

— Il commence à galoper après cette drolette de chez Cabanou… Ah ! ça sera un vrai Roquejoffre ! fit la Toinou, comme réjouie par cette pensée.

— Que le bon Dieu nous en garde ! exclama la dame. Son pauvre père a mangé avec les filles les deux dernières métairies qui nous faisaient vivre ; et il a fini par se faire tuer dans une méchante querelle pour une gourgandine ! Le Seigneur l’ait en son paradis ! Mais je désire bien fort que son fils ne lui ressemble point !

— Que voulez-vous, dame ! Il y a des hommes comme ça !

— Et le mien en était, pour mon malheur !

La servante fut un moment sans mot dire, puis elle reprit :

— Tout de même c’était un fier bel homme, à faire courir toutes les femmes ! Et puis si aimable qu’il n’était point possible de lui rien refuser !

— On dirait que tu le sais ?

La paysanne eut un sourire d’orgueil, mais ne répondit pas.

— Oh ! tu peux le dire, va !

— Eh bien donc, puisque le voulez, dit fièrement la Toinou, je suis la première femme qu’il ait connue ! J’avais quinze ans et lui dix-sept lorsqu’il me vint trouver dans le bois des Brandes !

— Et tu l’écoutas comme ça, tout d’abord ?

— Oui bien ! trop heureuse qu’un beau jeune noble comme il était fît attention à moi ! Ça dura sept ou huit mois, après quoi il s’amouracha d’une petite tailleuse de Vern, me laissant grosse…

— Et tu ne dis rien ?

— Non, de sûr ! Il savait si bien faire que j’aurais été lui quérir l’autre…

— Et ton petit, qu’est-ce qu’il est devenu ?

— Qui le sait ! Chez nous le portèrent à l’hospice de Périgueux… J’ai la foi que je le reconnaîtrais à ses yeux noirs, comme ceux de notre jeune monsieur, et comme ceux de tous les droles que son père a semés dans le pays ; car après la tailleuse, ça fut d’autres… et ainsi jusqu’à son mariage…

— Et après aussi, malheureusement pour moi ! ajouta Mme de Roquejoffre.

— C’est vrai qu’en cela vous fûtes bien à plaindre, dame ! et aussi pour ce que le défunt monsieur vous a ruinée, et lui, et tout !

— Hélas !

— Mais ne craignez point ! En remémorance de son accointance, je ne vous abandonnerai jamais, et je vous aiderai à vivre, et au jeune monsieur !

— Tu es une brave fille, Toinou ! Je te remercie.

— Ça n’en vaut pas la peine, dame !… Voyez-vous, il me semble que du jour où le pauvre monsieur me prit là-bas, dans ce taillis qu’on a coupé trois ou quatre fois depuis, je suis à ceux de Roquejoffre !… Mais je pense qu’il est temps de mettre le millassou au feu, ajouta-t-elle en portant la « tourtière » devant le foyer.

Pendant cette conversation, le jeune Blaise était arrivé dans un fond entre deux « termes » boisés de châtaigniers à fruit. Là contre un arbre, gardant un troupeau de dindons, était assise une drolette de quinze ans, qui sourit, le voyant venir.

— Bonjour, Mondinette ! — fit le garçon, en se seyant près d’elle.

— Bonjour, monsieur Blaise !

— Un joli monsieur ! répliqua-t-il gaiement en montrant sa veste déchirée.

Et ils se mirent à babiller, pendant que dans le bois les dindons cherchaient sous la feuille quelque châtaigne oubliée.

L’air était doux ; un petit vent de printemps passait à travers les châtaigniers dont les bourgeons commençaient à se déplisser. Une bonne odeur fraîche, faite de la senteur des mousses et des herbes des bois, flottait dans la combe solitaire. Dans les hauts, vers le Grand-Castang, le coucou chantait à force.

— Le coucou n’est pas mort, ni pris dans la terre des Anglais ! dit Blaise en faisant allusion à un vieux dicton patois.

— Que veut-il, qu’il ne cesse de chanter ? demanda la petite.

— Il appelle sa femelle…

L’enfant regarda le garçon en souriant, puis se mit à faire son bas. Lui était troublé ; cette idée l’émouvait, et il restait pensif, songeant à la signification de cet appel amoureux. Puis, le coucou s’envola au loin et, un moment après, du fond des taillis, monta un roucoulement de tourterelle, que Blaise écoutait en contemplant, sans mot dire, des cheveux follets bruns que l’air agitait sur le cou de la Mondinette. À quelques pas, deux coqs d’Inde rouaient autour des femelles avec des gloussements détonants et des frémissements d’ailes, métalliques. À ces incitations extérieures se joignaient les premières émotions d’une inquiète puberté. Une sorte de griserie envahissait Blaise, et une grandissime envie lui venait de baiser ces petits cheveux frisés qui se jouaient sur la nuque de la fillette.

— Vois, dit-il en se penchant vers elle, vois ce mâle, comme il veut plaire à ses dindes !

Et, disant ceci, il l’attira doucement et lui couvrit le col de baisers.

— Vous me faites « le chatouil » ! disait-elle, avec un petit rire nerveux.

Et, se dégageant, elle le regarda et à son tour se troubla en rencontrant les yeux du garçon où brillait une sorte de désir vague et imprécis, quelque chose qui les attirait l’un vers l’autre.

En ce moment, un faible son de cloche passa sur la combe, porté par la brise.

— Voilà l’angélus de midi, fit-elle en se levant ; je devrais être déjà chez nous.

— Embrasse-moi avant de partir ? demanda Blaise.

— Nenni ! répondit-elle en riant, naïvement coquette, c’est assez pour une fois !

Et rassemblant ses dindons avec une verge, elle les chassa vers la maison, cependant que le jeune monsieur de Roquejoffre la regardait s’en aller, contrarié.

Mais tout à coup il se sentit l’estomac creux et s’en courut vers l’« oustal ».

— Que faisais-tu ? demanda sa mère, comme il entrait dans la cuisine. Il y a un bon moment qu’on a sonné à Vern.

— Je tendais aux oiseaux…

Au bout de la table, sur une grossière « touaille » grise, une vieille assiette d’étain armoriée était destinée au jeune monsieur. À droite et à gauche, deux assiettes de faïence, l’une pour la dame, l’autre pour la servante qui se croyait un peu de la famille, pour avoir eu affaire jadis au défunt mari de Charlotte de Vival.

La Toinou tira dans un saladier à fleurs, des « mongettes », comme on dit au pays, c’est-à-dire des haricots, accompagnement ordinaire du millassou. Puis elle servit Blaise pendant que la mère coupait le gâteau de maïs fumant, d’une belle couleur jaune.

— Tu l’as bien réussi, Toinou, dit-elle.

— Oui ! ajouta Blaise, en mordant son morceau à pleines dents.

De vin, il n’y en avait pas sur la table, pas même de piquette. Aux vendanges dernières, la Toinou avait fait une boisson avec des baies de genièvre et des grapillons hallebotés après de vieilles souches mourantes, ou ramassés dans les talus, sur des vignes sauvages ; mais depuis longtemps elle était finie. Un pichet était là, plein d’une belle eau claire de la fontaine, où chacun remplissait son gobelet de verre verdâtre.

La Toinou se leva de table la première ; puis Mme de Roquejoffre, et enfin Blaise. Après avoir avalé deux pleines assiettées de haricots et mangé la moitié du millassou, il déclara qu’il avait bien dîné, but une dernière lampée d’eau et s’en fut courir les bois.

— Si vous le trouvez à propos, dit la Toinou en lavant les assiettes, j’irai voir ce tailleur de Captus, pour les habillements du jeune monsieur.

— Eh bien, vas-y.

— Il serait besoin qu’il vînt demain sans faute, reprit la Toinou, afin qu’il les ait pour Pâques… Il n’y a plus que cinq jours…

— Et ses souliers ? demanda la dame.

— Filhol m’a bien promis qu’ils seraient prêts aujourd’hui ou demain au plus tard…

Mme de Roquejoffre soupira :

— Et puis, il faudra trouver de l’argent pour tout ça !

— Pourvu que nous puissions payer les trois journées du « sartre » qui se monteront à trente-six sous, Filhol attendra bien pour les souliers jusqu’au jour de la foire que je vendrai nos deux paires de canards… et puis, dans la tirette du cabinet nous avons une pièce de trente sols, une de quinze et quelques liards…

— Nous sommes donc riches…, dit avec un sourire triste Mme de Roquejoffre.

Ayant replacé les assiettes et plié la touaille, la Toinou mit ses sabots, prit sa chausse et s’en alla en tricotant.

La pauvre dame, restée seule, s’assit dans le « cantou » de la grande cheminée de pierre et se mit à songer à la misère qui l’étreignait et se faisait tous les jours plus pressante. Quelques terres dans la combe au fond du coteau, que des voisins pitoyables venaient labourer comme par charité ; des bois de châtaigniers aux alentours et les friches du puy aride étaient tout ce qui restait de la terre de Roquejoffre. De revenus, il n’y en avait guère : quelque peu de blé d’Espagne, de seigle et d’orge ; c’était tout en fait de grains. La grande ressource c’était les châtaignes ; quatre mois de l’année on en mangeait, vertes ou sèches, et dans les bonnes années il y en avait encore assez pour élever un cochon qu’on vendait pour faire quelques sous. Après la mort de son mari, la veuve avait vécu deux ou trois ans des reliques de sa modeste aisance des premiers temps. Elle avait vendu les deux couverts et la tasse d’argent que sa feue mère lui avait donnée en la mariant, et aussi une bague d’or venant de sa marraine. Pour son douzain de noces, depuis la vente des dernières métairies, il avait passé louis par louis à acheter du blé qui était cher en ce temps-là. Maintenant, lorsque la farine manquait pour cuire, elle n’avait plus rien à vendre. Le mobilier était comme les bâtiments, en mauvais état. Dans la cuisine, un méchant buffet de cerisier noirci par le temps et la fumée ; un vaissellier piqué des vers, petitement garni de quelques assiettes de faïence, dont aucunes ébréchées ; une table massive aux pieds demi-pourris ; un bassin de cuivre bosselé, posé sur une maie ; un banc, deux escabelles, une chaise de grosse menuiserie à moitié dépaillée et quelque poterie de fonte dans un coin : c’était tout pour la cuisine. Dans le « charnier », où depuis longtemps on ne mettait plus de chair, la Toinou avait logé, à faute d’autre « aisine », un cuvier pour les lessives, et une broie pour le chanvre, sur lequel était posé, à cheval, un vieux panneau de dame pour monter à bourrique. Une grande pièce voisine, l’ancienne « salle » du château, était vide. Le plancher s’effondrait ; les murs, verdis par l’humidité comme ceux d’une église de village, s’effritaient en gravats ; et, par les croisées aux vitres cassées, les hirondelles, dont les nids se collaient aux poutres d’en haut, entraient et sortaient librement. Partout, dans cette demeure, s’accusait une misère rendue plus lamentable par l’évocation, qui se faisait naturellement dans l’esprit, de la vie seigneuriale des gentilshommes du temps passé.

Mme de Roquejoffre, assise sur le saloir en forme de coffre, songeait qu’elle avait eu tort de faire faire des souliers pour son Blaise… Il eût mieux valu garder l’argent des canards pour acheter une quarte de blé d’Espagne… Un soupir tranchant souleva sa poitrine à cette pensée ; ses mains jointes s’allongèrent sur ses genoux ; sa tête s’accota dans l’encoignure et ses yeux se fermèrent.

Une maigre chatte pelée ronronnait entre les deux landiers sur la pierre de l’âtre. Ce bruit, monotone comme un chant de nourrice, la berçait doucement, et, un court instant, elle perdit la conscience de sa situation.

Un bruit de pas dans le corridor la réveilla soudain.

— Qui est là ? demanda-t-elle.

— C’est moi, madame Charlotte ! répondit une voix sonore.

— Ah ! c’est vous, Jouanny ! entrez.

La porte s’ouvrit et un grand fort garçon d’une trentaine d’années entra, portant une paire de souliers sur l’épaule avec un bâton. Après avoir salué et demandé le portage, il expliqua qu’allant à Bordas voir son frère « fatigué », le voisin Filhol l’avait prié de rendre en passant cette paire de souliers pour monsieur Blaise.

Mme Charlotte, qu’on appelait ainsi du temps de sa belle-mère, pour les distinguer, prit les souliers et remercia.

— Mettez-vous un peu, Jouanny, dit-elle.

Lui, obéissant, prit une escabelle et s’assit devant le foyer, les pieds touchant presque la chatte qui n’avait pas bougé.

Ils parlèrent un moment de choses indifférentes, échangèrent de ces menus propos courants par lesquels débutent les conversations entre gens de village ; puis la veuve s’excusa de ne pas offrir à son hôte le rafraîchissement d’usage en Périgord ; mais elle n’avait pas de vin… Et, en faisant cet aveu, elle rougit un peu, confuse.

Jouanny protesta qu’il n’avait pas soif ni faim, venant seulement de dîner… Il était embarrassé de la voir ainsi ; cette pauvreté lui faisait compassion, semblait-il. Mais, outre cela, il paraissait avoir quelque chose qu’il n’osait dire ; il tapait de petits coups de son bâton sur ses hautes guêtres de cuir et regardait dans la cheminée, la laque armoriée devant laquelle gisaient sur des cendres deux tisons à demi éteints. Enfin il se décida et tira de sa poche un couteau à manche de corne rougeâtre.

— Si ça ne vous contrarie pas, madame, voici un couteau que j’ai fait tout exprès pour votre fils. Lorsque vous vous arrêtez à la maison, le dimanche, je me suis avisé qu’il regarde fort les couteaux de la boutique… vous me feriez plaisir de le prendre pour lui…

— Oh ! Jouanny…

— Vous voyez, il y a une lanière de cuir à l’anneau afin qu’il ne le perde…

Et il tendait le couteau.

— Vous avez trop de bonté, je vous remercie, dit-elle en le prenant.

— Oh ! ce n’est rien ! je vous en prie !… Maintenant, madame, j’ai un autre plaisir à vous demander…

Elle le regarda, interrogative.

— Ce serait de nous faire l’honneur, à ma sœur et à moi, de dîner chez nous, dimanche prochain, jour de Pâques venant. De rentrer ici après la messe, pour après revenir à Vern ouïr les vêpres, c’est loin et puis fatigant, par les mauvais chemins…

— Mais mon pauvre Jouanny, vraiment, c’est trop d’honnêteté ! dit-elle, touchée.

— Ceux de Roquejoffre ont toujours bien fait aux nôtres, répliqua-t-il. La défunte dame votre belle-mère a rendu plus d’un service à mon père, dans le temps.

Et il raconta des histoires à l’appui de son dire.

Elle le regardait pendant qu’il parlait. Maintenant il tournait franchement vers elle ses yeux bleu foncé, très doux. Ses cheveux fauves, ramenés en arrière et noués en queue sur le collet de sa gonne de cadis, découvraient un front carré sérieux. À sa moustache courte, à la propreté de son habillement d’artisan de campagne, on devinait qu’il avait été soldat. Mme Charlotte éprouvait un plaisir inexpliqué à le voir, à entendre sa voix grave, à rencontrer ses yeux où il lui semblait trouver l’expression d’une sincère sympathie.

Enfin, il se leva pour partir.

— Alors, vous nous ferez ce plaisir, n’est-ce pas ? demanda-t-il, en mettant par convenance sa sœur de moitié dans ses sentiments.

— Oui… puisque vous le voulez ! dit-elle, en lui tendant la main contre l’usage.

Il la tint un instant :

— Ma sœur sera bien contente ! Merci !

Elle l’accompagna jusqu’à la porte, et lorsqu’il eut fait ses adieux, le regarda s’éloigner d’un pas régulier et mesuré. Puis, quand sa haute taille eut disparu au tournant du chemin, elle rentra dans la cuisine.

Un instant, Mme Charlotte resta debout, les mains dans les poches de son devantal, ne sachant que faire, regardant fixement une soupière laissée sur la table, sans pouvoir démêler ses idées confuses et indécises. Puis, la pensée lui vint que Jouanny songeait à elle, peut-être… Cette idée la troubla ; elle prit sa chausse sur le buffet et se remit à sa place dans le coin de la cheminée noire. Tout en tricotant elle se remémorait ce qu’il lui avait dit, ses attentions respectueuses, et combien il avait paru heureux lorsqu’elle avait accepté son invitation… Depuis huit ans qu’elle était veuve, aucun homme ne lui avait marqué d’intérêt, fors Jouanny… Ces pensées faisaient gonfler son cœur, et sa poitrine se soulevait sous le fichu d’indienne…

— Il viendra demain ! dit la Toinou en entrant.

Surprise, elle faillit dire : Jouanny ? mais elle se ressaisit bien vite :

— Alors, ça va bien ; voici les souliers de Blaise.

— Filhol les a portés ? demanda la servante.

— Non, il les a envoyés… par Jouanny, qui allait voir son frère, dit-elle après une hésitation que remarqua la Toinou.

Lorsqu’il revint, sur les quatre heures, pour le « merenda », le jeune Blaise ne fit pas grand cas des souliers, mais le couteau le ravit. Il en avait bien un, seulement c’était un de ces méchants petits coutelets de six liards, au manche de bois jaune terminé par un sifflet au bout, sans point de ressort, avec une lame de fer mou qui pliait lorsqu’il façonnait des pièges pour les oiseaux, ou bien écalait des noix. Aussitôt, il passa la mince lanière dans la boutonnière de sa culotte, prit une « mique » froide dans la tirette de la table et s’engalopa vers Comberousse pour montrer son couteau à la Mondinette.


II


Le matin du dimanche de Pâques, le jeune monsieur était au soleil devant sa porte, tout vêtu de neuf, ses souliers aux pieds, attendant que sa mère fût prête à partir pour la messe.

Elle était en haut, qui s’habillait dans sa chambre, grande pièce délabrée au plancher disjoint, éclairée par une croisée où des vitres absentes étaient remplacées par des tampons de mauvais chiffons. Deux vieux lits à l’ange, garnis de serge trouée et décolorée, un coffre, une table boiteuse et deux escabeaux dans la ruelle des lits, la meublaient pauvrement. Aux murs, de méchantes hardes pendaient.

Après avoir peigné ses cheveux noirs et drus et fait un haut chignon relevé, Mme de Roquejoffre alla prendre à un clou une vieille robe noire, usée, sa robe de deuil, la passa, puis mit une coiffe de dentelle, relique de son trousseau de mariée, tirée du coffre. Ayant achevé de se vêtir, elle jeta sur ses épaules un grand fichu tissé, aux couleurs passées, qu’elle croisa sur sa poitrine serrée dans la robe devenue trop étroite, et noua par derrière. Puis, ayant jeté un coup d’œil résigné sur la pauvreté de son ajustement, elle descendit.

En bas, la Toinou avait mis le panneau sur la vieille bourrique et attendait. Lorsque Mme Charlotte vit cette pauvre bête, la tête baissée, les oreilles pendantes, et la bastine qui laissait échapper par des trous la bourre du matelassement, elle eut honte de ce piteux équipage.

— Rentre la bourrique, dit-elle à la servante ; tu vois bien qu’elle ne se peut tenir sur ses pieds.

— N’ayez crainte, dame, elle a encore de la force, plus qu’on ne dirait.

— Ça me ferait de la peine de monter dessus ; remets-la dans son étable.

— Alors, vous voulez marcher de pied ? fit la Toinou, ça sera la première fois que la dame de Roquejoffre aura été ainsi à Vern !

— On fait comme on peut, que veux-tu…

— Tout de même, ça me fait dépit ! reprit la Toinou. Je vais toujours l’emmener, vous monterez dessus à l’entrée du bourg.

— Non, te dis ; il vaut mieux marcher à pied que de montrer ainsi sa misère !

En grommelant, la servante rentra la bête dans une partie d’écurie voûtée qui restait debout dans une petite cour entourée de murailles écroulées sur lesquelles poussaient des érables et des sureaux. Puis, lorsqu’elle l’eut attachée près de la chèvre, tous trois descendirent le vieux chemin rocailleux.

Le premier coup de la messe sonnait lorsqu’ils arrivèrent au Pont-Romieu. De là, on découvrait dans le vallon le gros bourg dominé par le château élevé sur une motte circulaire, entourée de fossés alimentés par l’eau du Vern. De tous côtés venaient des gens endimanchés. Les hommes traînaient des drolets par la main et les femmes portaient les plus petits sur les bras. À la rencontre, tout ce monde saluait en patois :

— Bien le bonjour, notre dame !

— Bonjour à vous autres !

Un moment après, ceux de Roquejoffre entraient dans une rue étroite et tortueuse qui aboutissait à la place de l’église. Tout à l’extrémité, presque, était une boutique à large ouverture en anse de panier, avec un taulier fermé d’un châssis vitré derrière lequel on voyait des fusils dressés contre un râtelier et, dans une espèce de vitrine, des couteaux de poche, grands et petits.

— Ah ! voilà Jouanny ! s’écria Blaise en voyant l’arquebusier ouvrir la porte de sa boutique.

Lui, s’avança, tête nue, et pria Mme Charlotte d’entrer se reposer un instant… la messe ne commencerait pas avant un quart d’heure…

Elle entra, suivie de Blaise, qui remercia fort Jouanny du couteau.

— Vous ne l’avez pas perdu ?

— Que non ! le voici ! dit-il, en le tirant de sa poche, tenu par la lanière. Et comme il coupe bien !

— Tant mieux que vous en soyez content !

Dans la cuisine qui communiquait à la boutique, ils trouvèrent Guillaumette, qu’on appelait pour faire court, Mette, la sœur aînée de Jouanny, vieille fille ressemblant fort à son frère, mais, à l’encontre de lui toujours grave, souriant toujours.

En ce moment, elle était fort affairée à embrocher un beau quartier d’agneau, et ce fut l’haste à la main qu’elle souhaita la bienvenue à ses hôtes et les engagea, selon l’usage du Périgord, à se « tourner vers le feu ».

Après les portages échangés, Mme de Roquejoffre dit à Mette combien elle regrettait de lui occasionner tant de peine.

— Excusez-moi, répliqua la vieille fille, ça n’est point une peine, mais au contraire un grand plaisir et un honneur !

Et elle souriait comme toujours en disant cela ; et on voyait dans ses yeux qu’elle disait vrai.

S’étant un peu reposés, Blaise et sa mère se levèrent pour aller à la messe, suivis de la Toinou.

— Il y en a bien pour une heure et demie, à cause des communions, leur dit la Mette ; lorsque vous reviendrez tout sera prêt !… Moi, j’ai été à la première messe, ajouta-t-elle en manière d’explication.

Jouanny accompagna Mme Charlotte jusqu’à la porte de l’église, puis revint chez lui.

C’était une église de campagne, à toit de grange, banale et sans caractère. Il semblait qu’on l’eût bâtie uniquement pour abriter les fidèles, sans aucune préoccupation d’art ni de goût. Au chevet, le chœur arrondi en demi-cercle était éclairé par une grande fenêtre cintrée, semblable à deux autres qui, de chaque côté, donnaient à la nef un jour douteux. À droite et à gauche, dans le chœur, deux tableaux de piété obscurcis par le temps, étaient suspendus dans des cadres passés au jaune d’or ; et tout autour de l’église aux murs badigeonnés de gris, sales de poussière, étaient accrochées les images d’un chemin de croix aux couleurs criardes. Dans un renfoncement se dressait un autel latéral et, en face, dans une sorte de grande niche, était logé un confessionnal. Le maître-autel, en bois peint simulant le marbre, était garni de grands chandeliers de métal jadis étamés, et de fleurs en papier d’un goût détestable.

Depuis la balustrade du chœur jusqu’au milieu de la nef, étaient rangés, de chaque côté, des bancs à demeure, fermés, auxquels on accédait par une sorte d’allée de milieu aboutissant à l’entrée du chœur. Plus bas, des paroissiens étaient agenouillés sur des chaises, et enfin, tout au fond, près de la porte, de pauvres diables se tenaient debout.

Mme de Roquejoffre entra dans son banc de famille avec Blaise et la Toinou, et presque aussitôt la messe commença.

De sa place, la veuve voyait tout ce monde en habillements de fête. Dans les bancs, les femmes des marchands, des bourgeois, des « honnêtes gens », avec des robes neuves qu’elles ne faillaient jamais d’étrenner ce jour-là, se rengorgeaient dans leurs atours, en glissant un coup d’œil de côté pour épier l’ajustement des voisines, et dressaient fièrement la tête sous leur coiffe à la mode tenue par un ruban de couleur, comme des mules bien pomponnées.

Au-dessous, jusqu’au fond de l’église, c’étaient les gens du commun, petits artisans et paysans ; une masse confuse et serrée de vêtements sombres, bure, cadis, serge, et, par-dessus un remous de coiffes paysannes à barbes et de « mouchoirs de tête » bariolés ; le tout entremêlé de tignasses de droles mal peignés, et de vieux crânes jaunes luisants, rares ceux-ci, car la plupart des hommes du peuple étaient rangés autour du chœur, ou bien se tenaient debout, dans la tribune, au-dessus de la porte d’entrée.

De temps en temps un enfançon faisait entendre son vagissement grêle, apaisé bientôt par la mère qui se hâtait de lui donner le sein. Et puis des priseurs se mouchaient bruyamment, donnant la réplique à quelques vieux tousseux pulmoniques, qui, ayant péniblement expectoré, passaient leurs souliers ferrés sur le crachat.

Mme Charlotte regardait devant elle, la tête droite, l’air calme et digne. Elle n’enviait point le luxe campagnard des bourgeoises, ni même la toilette plus élégante de la femme du juge du lieu, Mme Labat de Labrant, en robe à falbalas, poudrée à frimas, qui se tenait fière dans le banc seigneurial, où son époux en habit puce à boutons d’acier représentait le seigneur absent.

Il y avait pourtant en elle un peu d’amertume féminine, due au sentiment de sa misère, rendu plus vif par le contraste, et aussi peut-être à un autre sentiment obscur qu’elle ne s’avouait pas. Malgré tout, elle n’était pas vulgaire dans ses pauvres habits. Sa taille était bien faite ; et, sous la dentelle jaunie de sa coiffe, son visage au nez droit, éclairé par des yeux gris expressifs, avait de la noblesse et de l’agrément.

Blaise était moins tranquille que sa mère. Il se retournait souvent pour regarder la Mondinette qu’il avait aperçue dans la foule. Nonobstant ses grossiers vêtements, lui aussi avait bon air avec son nez recourbé, ses cheveux noirs tombant sur le cou et coupés carrément sur le front par les ciseaux de sa mère.

Cependant le curé chantait sa messe avec l’aide de deux chantres bénévoles, et l’accompagnement d’un serpent aux notes rauques embouché par le magister du lieu. Après la prose Victimæ paschali, il entonna l’évangile du jour, et, l’ayant achevé, avec le secours de son « marguillier » il déposa sa chasuble sur le coin de l’autel et se dirigea vers la chaire, pour le prône.

C’était un grand, fort homme, rubicond, que le carême ne paraissait pas avoir trop fatigué. Il avait l’air un peu colère en ce moment, et ce fut avec un geste brusque qu’il déposa son bonnet carré sur le rebord de la chaire.

Il jeta un coup d’œil courroucé sur le banc seigneurial qui se trouvait juste en face de lui, près du banc de l’œuvre, puis commença.

« Nous prierons Dieu, mes frères, pour notre Saint-Père le pape, pour l’Église catholique, apostolique et romaine, pour les vivants et les morts.

« Nous prierons aussi pour Sa Majesté Louis XVI, roi de France et de Navarre, pour la famille royale et pour la prospérité de ce royaume.

« Nous prierons encore pour dame Catherine Scholastique d’Aubusson de la Feuillade, duchesse d’Harcourt, seigneuresse de cette paroisse, afin que Dieu lui fasse la grâce d’être équitable et juste avec tous. »

Cette recommandation peu ordinaire mit un demi-sourire sur les lèvres de quelques personnes et fit faire la grimace au juge, cependant que le curé poursuivait imperturbablement.

Le prône achevé, il descendit et reprit sa messe. Lorsque vint le moment de la communion des fidèles, les femmes tirèrent de leur poche un voile de mousseline qu’elles mirent sur leur tête. Puis, dans un certain ordre hiérarchique tacite, elles s’avancèrent vers la balustrade du chœur. En tête marchait Mme de Labrant, qui prétendait, en cette occasion, tenir la place de la dame du lieu, et alla se placer la première à la sainte table. Mme de Roquejoffre, que les questions de préséance ne préoccupaient guère, laissa passer devant elle quelques bourgeoises à particule et se mit modestement à cinq ou six places au-dessous. Mais lorsque le curé vint, le ciboire en mains, au lieu de commencer par Mme de Labrant, il alla tout droit à Mme de Roquejoffre et la communia la première.

Il y eut, malgré le lieu et le moment, une petite rumeur de satisfaction, car l’orgueilleuse épouse du juge n’était pas aimée. Quant à M. de Labrant, blême de colère, il songea immédiatement à faire signifier un acte au curé pour sauvegarder les droits honorifiques de la seigneurie, et, accessoirement, pour se venger de ce petit affront.

Jusqu’à la fin de la messe, il y eut des chuchotements causés par cet incident qui fit tort au recueillement des fidèles.

À la sortie, Jouanny attendait, par honnêteté, et emmena ses invités à la maison.

Quatre couverts étaient mis sur une table carrée, près de la fenêtre de la cuisine qui donnait sur un jardinet au delà duquel s’étendaient les prés verts du château. Cette table, d’une blancheur éblouissante, les assiettes de faïence à fleurs, les gobelets de verre, les cuillers d’étain et les fourchettes de fer nouvellement étamées, tout cela brillait et réjouissait la vue. Un gai soleil venait jusqu’au bord de la fenêtre ouverte, et on oyait dans les vergers les appels des pinsons amoureux.

En s’asseyant à la place d’honneur que lui indiquait Jouanny, Mme de Roquejoffre éprouva une sensation de bien-être et de douce quiétude. Ses ennuis et ses chagrins disparurent de sa pensée, et le sentiment de sa misère s’effaça de son esprit. Les prévenances de Guillaumette et de son frère la touchaient vivement : il lui semblait être chez de bons parents.

Après la soupe, la Toinou, mise au fait, apporta une poule au pot bouillie ; puis la Mette se leva et confectionna l’omelette traditionnelle de Pâques, la pascado, comme on dit en certains cantons du Périgord. Ensuite la Toinou servit le quartier d’agneau rôti, et une salade de laitue parfumée au cerfeuil et à l’estragon.

— C’est un vrai dîner de Pâques que vous nous donnez là, dit Mme Charlotte.

— Encore qu’il soit bien modeste, j’imagine que les Israélites en Égypte s’en seraient contentés, répondit Jouanny.

Le frère et la sœur s’efforçaient d’égayer le repas par leurs propos, et racontaient les petites histoires locales et les nouvelles du pays. À la desserte, Mette alla prendre dans un buffet des noix, des amandes, et une belle tarte aux pruneaux par elle pâtissée, qui lui valut force compliments, quoique un peu massive peut-être. Puis on parla de la sortie du curé au prône, et lors Mette expliqua que sa colère venait de ce que la dame duchesse lui avait fait porter, pour la rente d’une fondation d’obit, un chapon qui n’en était pas un, n’ayant à dire que la crête…

Et la bonne créature éclata de rire.

La sonnerie des vêpres trouva tout le monde à table, buvant du ratafia de cassis et de l’eau de coings, en échangeant d’agréables propos de digestion. La Toinou resta afin de remettre tout en ordre. Pour Mme de Roquejoffre, elle s’en fut à l’église avec Guillaumette et Blaise.

Comme le matin, Jouanny les accompagna jusqu’au portail, puis s’en revint.

— Il n’entre jamais à l’église, votre frère ? — demanda la veuve.

— Jamais. Il s’en va lire dans sa chambre : des mauvais livres, à ce que dit le curé ; mais je ne le crois pas.

À la sortie de vêpres, Jouanny était là comme le matin. Ainsi que sa sœur il insista beaucoup pour que Mme Charlotte vint se rafraîchir avant de partir. Il fallut les en croire et aller boire un verre d’eau aromatisée avec un peu de cassis ; après quoi ceux de Roquejoffre prirent le chemin du château, accompagnés par le frère et la sœur. Au Pont-Romieu, où le Vern se perd sous terre pour aller ressortir près de Bordas, ils se séparèrent après force compliments et congratulations.

— Il y a longtemps que je n’avais passé une aussi bonne journée ! — dit Mme de Roquejoffre en embrassant Guillaumette.

En arrivant chez elle, la pauvre veuve reprit sur ses épaules le faix de ses misères. La comparaison de ces ruines, de ce délabrement intérieur de son habitation, avec la maison bien humble, mais propre et riante de Jouanny, ravivait ses chagrins. La nuit, pendant que Blaise dormait dans l’autre lit, elle rêvassait à tout ce qui la tourmentait. Au lieu d’être une fille noble, que n’était-elle née artisane, ou bien paysanne ? Blaise apprendrait un métier, ou se mettrait à la terre, et elle n’aurait pas le souci pénible de son avenir… Puis, cette idée lui vint que si son mari eût été un homme raisonnable et sage… comme… Jouanny… elle eût été heureuse. Et la pauvre femme soupira.

Le matin, la Toinou, qui couchait dans un réduit voisin, se leva de bonne heure, traversa la chambre nu-pieds, et descendit sans éveiller la dame qui, après une mauvaise nuit, s’était endormie sur le tard.

Lorsque Mme de Roquejoffre ouvrit les yeux, il était grand jour et Blaise était levé. Elle se glissa dans la ruelle, s’habilla rapidement et descendit.

— Je m’en vais aller au moulin avec la bourrique pour quérir cette farine de notre quarte de seigle, lui dit la Toinou. Il faut de toute nécessité cuire demain, ou passé demain ; nous n’avons plus qu’un chanteau de trois ou quatre livres… même je ferai moudre en même temps une quarte de blé rouge que je prendrai au meunier…

— Mais pour la payer ?

— J’ai dans un coin de mon mouchoir un petit écu d’épargne sur l’argent du cochon que je vendis à la foire grasse.

La dame fut un peu étonnée de cela.

— L’autre jour, tu ne mettais pas cet écu en compte ? dit-elle.

— C’est que je le gardais pour cette occasion, répliqua la Toinou.

Lorsque la servante revint, peu avant midi, Mme de Roquejoffre se donna garde qu’elle était tout enfarinée. Devant, cela pouvait s’expliquer par le demi-sac chargé sur la bourrique ; mais, par derrière, sur les reins, deux bras avaient laissé leur marque blanche bien distincte.

« Jésus ! c’est-il possible ! » se dit-elle, en pensant à la mauvaise réputation du meunier.

— Tu t’es laissé jointer par ce méchant farinier ! fit-elle affirmativement.

La Toinou, épeurée, lâcha le sac :

— Vous êtes sorcière ! dame !

— Mettons-le ! C’est-il vrai ?

— Eh bien oui ! Le petit écu je ne l’avais pas ! et pour avoir la quarte de blé rouge à crédit, il m’a fallu en passer par ses volontés !

— Tu devais laisser plutôt le blé d’Espagne !

— Il faut bien manger !

Mme de Roquejoffre fut très humiliée de ceci ; et en même temps touchée du dévouement de la servante.

— Tu n’iras plus au moulin, ma pauvre Toinou ! lui dit-elle en essuyant ses yeux. Nous tâcherons moyen de faire autrement…

— Ah ! pauvre dame ! et comment faire sans emprunter quand on n’a point d’argent ?… Si vous saviez ! il n’en manque pas qui font comme j’ai fait, non pour leur plaisir, mais par nécessité ! Ça n’est pas la première fois que telle chose m’advient, allez ! Quand j’étais jeune, j’étais assez gente drole, et les messieurs où chez nous étaient métayers ne se gênaient pas bien avec celles qui étaient sous leur main ; à plus forte raison avec une fille qui avait eu un petit : il fallait faire leur plaisir ou bien partir ! Puis après, je me suis « logée » comme chambrière, et les maîtres faisaient de même. Aujourd’hui que j’ai quarante ans passés, je me croyais quitte de ces misères, mais ce vieux gueux de meunier m’a bien fait voir que j’étais encore bonne à quelque chose ! Les hommes, voyez-vous, sont canailles ! même ceux qui ont l’air bien honnêtes !

Mme Charlotte écouta cette rude plainte sans mot dire. Elle comprenait que la Toinou disait vrai, et cela l’attristait. Mais la fin de la dernière phrase lui parut être une allusion à Jouanny.

« Ses politesses seraient-elles intéressées ? » se dit-elle.

Enfin, elle conclut ainsi :

— Toujours, tu ne reviendras pas au moulin !

— Comme vous voudrez ! Je ne m’y suis point tant divertie !

Pendant le dîner, la Toinou expliqua qu’il était besoin de faire du bois, mêmement pour chauffer le four, et que par ainsi il serait à propos de couper ce tant vieux châtaignier mort qui était à la cime du bois des « higounaux ».

La dame ayant acquiescé, tous trois s’en furent au bois : Blaise portant une cognée et la Toinou traînant la bourrique par la corde.

Tout près d’une « cafourche » ou carrefour, était le châtaignier, vieux, très vieux. Mme de Roquejoffre avait ouï dire à son défunt beau-père qu’il devait avoir trois ou quatre cents ans, attendu que dans un ancien terrier du seizième siècle il était déjà mentionné comme très beau et donnant son nom au tènement du Grand-Castang.

Actuellement il était gros comme un tonneau de quatre barriques, mais il ne restait que l’aubier ; l’intérieur était creux. Dans l’écorce, des sillons profonds semblaient des rides de vieillesse. À quelques pieds au-dessus de terre, une fente s’ouvrait, comme une large blessure, et de grosses branches, anciennement cassées par les orages, se levaient vers le ciel comme des bras mutilés. Plus une pousse, plus un drageon : il était bien mort.

Blaise, vigoureux drole, attaqua l’arbre par le pied, en poussant, comme il l’avait ouï faire, ces han ! han ! du charpentier qui aident à l’effort. Ayant coupé sans grand’peine, sur un côté, l’écorce et l’aubier à moitié pourris, avec un coin il élargit l’ancienne blessure et fendit l’arbre jusqu’au pied.

L’intérieur était tout plein d’une sorte de terreau formé par la décomposition du bois. Comme il faisait tomber ce terreau compact, soudain tous trois jetèrent un cri ; une tête de mort et des ossements apparaissaient au milieu de ce poussier.

— Sainte Vierge ! c’est quelque pauvre assassiné qu’on aura caché là ! s’écria la Toinou en se signant.

— Ou bien quelque mort d’une bataille du temps des guerres de religion ! dit la dame.

Blaise fut expédié coup sec à Vern dire à Jouanny de prévenir le juge. Lorsque le garçon entra dans la boutique de l’arquebusier, il y trouva un étranger qui examinait curieusement une vieille hallebarde de guerre. Ce personnage ayant ouï le récit fait à Jouanny s’enquit de la direction et déclara aussitôt qu’il voulait aller examiner le squelette.

Le juge prévenu, l’étranger et Jouanny, porteur d’une scie, tous trois guidés par Blaise, allèrent droit au Bois-des-Huguenots, à travers pays.

Chemin faisant, l’étranger déclina ses noms et qualités : le comte de Villemur, ancien mestre-de-camp du régiment d’Aquitaine, demeurant à Périgueux, rue des Plantiers, et s’occupant d’archéologie.

— Je veux ne savoir plus distinguer un morion d’une bourguignote, si ce n’est pas là un parpaillot de Duras ! s’écria l’archéologue en voyant la position du squelette.

« Montluc raconte dans ses Commentaires, ajouta-t-il en s’adressant au juge, que des fuyards huguenots se jetèrent, après la déroute de Vern, dans un bois à main gauche, et montaient sur les châtaigniers où les Espagnols et les Gascons les tiraient comme des oiseaux ; de là, ce nom de Bois-des-Huguenots… Mais il faut achever d’ouvrir l’arbre, peut-être trouverons-nous quelque objet probant. »

Le châtaignier éventré, les détritus enlevés, le squelette entier se vit affaissé au fond. En grattant, on trouva auprès, une douille et un fer de pique rongés par la rouille, et quelques deniers nérets.

— J’en étais sûr ! s’écria M. de Villemur enchanté. Ce piquier, enjuché dans les branches, a dû être tué d’une arquebusade et tomber dans le creux du châtaignier où il est resté !… Et, tenez ! la quatrième côte à gauche est brisée… par une balle, certainement.

En mettant un louis dans la main de Mme de Roquejoffre, interdite, M. de Villemur lui demanda la permission d’emporter les objets trouvés, puis il s’en retourna avec le juge.

— Vous pouvez faire un trou là près et y mettre ces ossements, dit celui-ci avant de partir. On ne peut les porter en un cimetière bénit : c’était un huguenot.

En chemin, le comte expliqua au juge et à Jouanny, qui les avait rejoints après avoir fait ses compliments à Mme Charlotte, qu’il était venu étudier le terrain et chercher des renseignements pour une relation de la bataille de Vern qu’il préparait.

— Quand je dis bataille — expliqua-t-il — c’est une manière de parler, vulgaire. Malgré les gasconnades de Montluc, il est assez évident que ce ne fut qu’une grosse affaire d’avant-garde où, de son propre aveu, il aurait même été battu si Duras se fût montré bon homme de guerre. La première faute du chef protestant dans cette campagne fut de n’avoir pas empêché la jonction de Burie et de Montluc. Supérieur en forces à l’un et à l’autre séparément, il pouvait d’abord défaire Burie, qui était campé aux Mirandes, puis revenir attendre Montluc qui arrivait de Gascogne à marches forcées, l’attaquer au passage de la Dordogne et le rejeter dans la rivière. N’eût-il pas réussi entièrement, qu’il pouvait renouveler sa tentative au passage de la Vézère. Deux rivières à passer devant un ennemi supérieur en forces constituent des opérations très dangereuses ; et, en admettant que Montluc s’en fût tiré, ce n’eût pas été sans de grandes pertes qui lui auraient rendu l’offensive impossible.

« Même après la jonction de Burie et de Montluc, Duras pouvait choisir sa position et attendre avec avantage l’armée catholique qui marchait imprudemment, la cavalerie trop en avant pour être soutenue des gens de pied.

« Le jour même de l’affaire, si la charge du capitaine huguenot Bordet avait été vigoureusement appuyée, la cavalerie catholique était rejetée en déroute sur les gens de pied, puisqu’avec cent chevaux seulement cet officier la mit en désordre et en danger de tout perdre. Si, à ce moment, Duras avait fait face en arrière et fait marcher son infanterie, comme le lui conseillait Pardaillan, il est probable qu’il eût battu l’armée royale déjà ébranlée et égrenée sur un trop long parcours.

« Cela fait, continuant son chemin, il pouvait tomber sur Montpensier, qui venait à Mussidan avec peu de forces, et l’écraser. Un Coligny l’eût fait. Mais Duras ne pensait qu’à la retraite et il la faisait mal.

Ici le juge profita d’une pause du comte, pour lui demander :

— Pensez-vous, monsieur, que nos députés aux États-Généraux obtiennent le rétablissement des États particuliers du Périgord ?

— Les États particuliers du Périgord ? fit M. de Villemur, qui avait l’air de tomber des nues.

— Oui… vous savez que les Cahiers réclament ce rétablissement ?

— Ma foi, je l’ignorais… et n’en ai cure, je vous l’avoue…

« En résumé, reprit l’archéologue, l’affaire de Vern fut une déroute plutôt qu’une bataille. Quoique Montluc enfle beaucoup le nombre des tués dans l’action, il est certain que l’armée protestante était encore à redouter puisque le capitaine Laumonière, qui attendait Duras au passage de l’Ille avec cinq cents hommes, fut surpris, enveloppé par lui, et si bien étrillé que tout fut tué, moins trois hommes… »

L’archéologue discourait, discourait toujours, intarissable, lorsqu’ils arrivèrent au bourg de Vern.

Peu après eux, survint Blaise qui rapportait le louis.

— Mordieu ! c’était Mme de Roquejoffre ! s’écria le vieil officier, en apprenant de Jouanny la méprise qu’il avait faite.


III


Pendant trois ou quatre jours, M. de Villemur fouilla les archives de la justice seigneuriale, les minutes de Me Gueydan, notaire, et les vieux registres paroissiaux du curé. Au cours de ses investigations dans les paperasses poudreuses du passé, il recueillit quelques faits intéressants qui éclairaient des points obscurs du sujet qu’il se proposait de traiter.

Il restait à conférer les faits avec les lieux ; c’est ce qui amena un matin M. de Villemur chez l’arquebusier, qui, outre la fameuse hallebarde, lui avait vendu diverses pièces d’armes offensives et défensives, comme un devant de cuirasse, une salade, et une arquebuse à serpentin, vieilles reliques de la défaite des huguenots, trouvées par Jouanny dans des greniers d’anciennes maisons.

Un des points à vérifier et préciser était relatif à la résistance de quelques arquebusiers que Duras avait jetés dans une tour de Roquejoffre pour couvrir sa retraite. Il avait fallu, pour déloger ces entêtés, une dizaine de coups de coulevrine qui avaient jeté bas la tour.

L’archéologue venait donc prier Jouanny de lui servir de guide dans les environs. D’abord, il voulait aller au château de Roquejoffre.

— Est-ce loin ? demanda-t-il.

— Il y en a pour une heure de chemin.

— Alors, partons si vous voulez ?

En route, l’ancien mestre-de-camp interrogea son guide et apprit que le château, à peu près ruiné, était pourtant encore habité par la dame de Roquejoffre, à qui il avait donné un louis.

Ce souvenir faisait maugréer l’archéologue le long du chemin. « Sot ! bélitre ! » se disait-il.

En arrivant, aussitôt après les premières politesses, M. de Villemur s’excusa de son mieux et mit sa méprise sur le compte d’une excessive distraction qui l’affligeait parfois, au point de le rendre incivil.

— Oh ! monsieur ! tout autre s’y serait trompé ! dit tristement Mme Charlotte.

En causant, elle fut amenée incidemment à parler de sa famille, originaire des environs d’Issigeac. Le nom de Vival parut éveiller des souvenirs chez M. de Villemur ; il rêva un instant, puis dit :

— Une de mes tantes avait épousé un Vival.

— Ma grand’mère était une demoiselle de Villemur, fit Mme de Roquejoffre.

— Alors, vous êtes ma nièce à la mode de Bretagne ! Souffrez que je vous embrasse ! s’écria le vieux gentilhomme.

Après cette reconnaissance et les congratulations qui suivirent, M. de Villemur raconta que le 15 octobre 1562, le jour même de l’affaire de Vern, pendant qu’on jetait bas la tour à coups de canon, la dame de Roquejoffre avait fait une belle gésine d’un enfant mâle qui, en raison de cette circonstance, avait eu l’honneur d’avoir pour parrain le fameux Blaise de Montluc, dont le prénom avait été porté depuis par tous les premiers nés de Roquejoffre.

En guise de dragées de baptême, le boucher catholique avait promis de faire réparer aux dépens de Sa Majesté les dommages causés par l’armée royale au château du sieur de Roquejoffre, qui servait comme volontaire dans la compagnie de gens d’armes de M. de Burie.

Un tabellion avait constaté les dégâts — ajouta M. de Villemur — mais, d’après ce que j’ai vu en arrivant, la promesse de Montluc a eu le sort de tant d’autres ; la tour n’a jamais été relevée, ni l’angle du corps de logis auquel elle attenait ; d’où s’en est suivie peu à peu, par la suite des temps, la ruine totale du château. Les vieux bâtiments, c’est comme les dents cariées, ils s’émiettent si on ne les répare…

Ayant examiné la configuration extérieure des ruines, exploré les alentours, suivi le vieux chemin et pris des notes, M. de Villemur revint trouver Mme de Roquejoffre, et s’entretint seul avec elle de sa situation. La pauvre dame avoua sa détresse et déclara que, quant à ce qui la touchait personnellement, elle la supporterait comme par le passé ; mais que ce qui l’inquiétait et la tourmentait fort, c’était l’avenir de son fils… Dans la pauvreté où elle avait vécu, les soucis de la vie journalière, du pain quotidien l’avaient empêchée d’y songer ; mais, actuellement, il avait seize ans…

— Il est temps de s’en préoccuper, en effet, dit l’ancien mestre-de-camp. Où est-il en ce moment ?

— Il court les bois, à dénicher des oiseaux, sans point de doute.

— Ce n’est plus de son âge, dit M. de Villemur. Écoutez, ma cousine, je pars demain matin ; mais envoyez-le moi à Périgueux, je verrai ce que je pourrai faire pour lui.

Après une infinité de remerciements de Mme de Roquejolfre, M. de Villemur et Jouanny continuèrent leur exploration.

— Maintenant, je connais la ligne de retraite et le pays où les fuyards de l’armée de Duras se sont éparpillés dans les bois pour être tués un à un par les paysans, dit après une longue marche le vieil officier, il faut revenir à cette heure par le Pont-Romieu, où la déroute a commencé.

Le lendemain, son portefeuille bourré de notes, M. de Villemur enfourcha son cheval devant l’hôtellerie de la « Cloche d’Or » et prit le chemin de Périgueux, après avoir fort recommandé à Jouanny, qui était venu lui souhaiter un bon voyage, d’envoyer toutes ses emplettes à son hôtel par le prochain messager.

Cinq jours après, celui-ci, qui se nommait Mathivet, partit, emportant sur deux mulets de bât diverses denrées, des commissions pour la ville, et particulièrement les armes de M. de Villemur. En même temps, il emmenait Blaise qu’il était chargé de conduire chez l’archéologue. Comme à cette époque il n’était pas toujours sûr de traverser isolément la forêt de Vern, quelques personnes s’étaient jointes au messager. C’étaient d’abord un regrattier qui allait aux emplettes ; puis un plaideur se rendant au présidial, un cordelier regagnant son couvent et une fille chambrière cherchant condition.

Il faisait un beau soleil. Le grand chemin courait droit au milieu des bois, aligné parfois de vieux châtaigniers aux ramures puissantes, ou bordé de sombres taillis de chênes qui venaient jusqu’à la chaussée pierreuse, à moitié ruinée. En marchant, chacun disait son mot, et, selon la coutume, se complaignait du temps, des affaires et d’autres choses encore. Le regrattier affirmait que toutes marchandises renchérissaient ; le plaideur disait qu’il n’y avait plus de justice, et le cordelier déplorait les progrès de l’irréligion. Blaise ne disait rien, lui, et se contentait de regarder à la dérobée la chambrière, grande brune bien râblée. Quant à celle-ci, elle maudissait son galant qui l’avait plantée là, après l’avoir fait renvoyer de chez Mme de Labrant, qui ne plaisantait pas avec ces choses.

— Encore, si j’étais sûre de trouver une place à Périgueux ! disait-elle.

— Nous dirons un chapelet à l’oratoire de Notre-Dame-des-Vertus à cette intention, lui répondit le cordelier. La Sainte Vierge, qui a rendu la parole au muet Hélies Brat, du faubourg de Tornepiche, et qui a fait réussir l’entreprise du sieur de Bodin, lequel reprit Périgueux sur ce damné marquis de Chanlost, vous fera bien trouver une place, comptez-y !

Ce père n’était pas un de ces moines à figure ascétique, affaiblis par le jeûne et les privations. C’était un gros gaillard brun, solide, carré, bien nourri et conditionné, à l’œil vif, à l’air jovial.

À peu près à moitié chemin de Périgueux, la petite troupe fit halte à quelque distance de la chapelle.

— Pendant que vous vous reposerez un instant sous ces châtaigniers, — dit le père, — avec cette pauvre fille nous allons monter là-haut, dire un chapelet à son intention devant la statue miraculeuse de Notre-Dame.

Au bout d’un moment le cordelier et la fille ne revenant pas, le messager dit :

— Nous allons repartir, ils nous rattraperont bien.

— Oui, fit le plaideur, un moine et une fille, ça se retrouve toujours.

À la Combe-du-Cerf, les deux retardataires n’avaient pas rejoint. Plus loin, à Coulouniers, le regrattier ne les voyant pas arriver, s’écria :

— Ils ont dû récidiver le chapelet !

— Soyez-en sûr ! répliqua le plaideur, un bon cordelier ne s’en tient pas à un seul chapelet !

— Alors ils sont aussi dévots que les Carmes ! remarqua le messager.

Et tous se mirent à rire.

En haut de la côte de la Rampinsole, le plaideur, se retournant, vit au loin le moine et la fille qui hâtaient le pas. Toutefois, les autres voyageurs entrèrent en ville par la porte de l’Albergerie avant que les retardataires les eussent rattrapés.

« Voilà le messager de Vern », se disaient les artisans et les gens de boutique, habitués à le voir arriver à jour fixe. Et ils se remettaient à l’ouvrage après avoir regardé Blaise.

Le garçon était vêtu comme le jour de Pâques, de sa veste de bure et de sa culotte neuves. Il était chaussé de bas couleur de la bête, tricotés par sa mère et la Toinou, et des gros souliers faits par Filhol. Sur sa tête, un chapeau rond périgordin, retroussé d’un côté, laissait voir sa figure. Avec son nez légèrement busqué, son œil noir, son teint basané, ses grands cheveux et son bâton de houx à la main, il avait bien l’air d’un jeune cadet de Périgord, nourri de frottes à l’ail et de millassous, quittant la bicoque paternelle pour chercher fortune par le monde.

La maison qu’habitait M. de Villemur était dans la rue et tout près de la porte des Plantiers, joignant les murs de la ville. Lorsque Blaise, guidé par le messager, se présenta chez lui, il trouva ses deux serviteurs en grand émoi. Le lendemain de son retour de Vern, l’ancien mestre-de-camp avait eu une attaque de paralysie, et, en ce moment, depuis la veille, il tirait aux traits de la mort. Le domestique, ex-soldat d’ordonnance du vieil officier, et la cuisinière sa femme, expliquèrent à Blaise que, n’ayant eu aucun ordre de leur maître, ils ne pouvaient le recevoir en une telle occurrence, car on s’attendait à chaque instant à le voir passer. Bien avait-il dit pourtant de remettre au messager, pour Mme de Roquejoffre, un petit sac envoyé en son absence par Mlle de Bellisle. Et disant cela, le domestique alla le quérir. Après donc que Mathivet eut déposé sur le palier les armes empaquetées, il prit le sac sous son bras, et le pauvre Blaise, tout déconfit, s’en retourna avec lui jusqu’à son auberge sise au fond du cul-de-sac des Vinaigriers, près de la tour de Girondou, située entre celles de Mathaguerre et de las Fargeas.

— Pendant que je vais faire mes commissions, dit le messager à Blaise, vous pouvez bien vous promener et voir la ville. Il vous sera toujours aisé de retrouver notre gite, en suivant les murs jusqu’à cette tour-ci, qui est la troisième en descendant de la porte Taillefer dont vous voyez d’ici les tours à chapeau pointu. Ce soir, nous souperons, et demain nous repartirons le plus tôt qu’il se pourra.

Ainsi renseigné, Blaise remonta jusqu’à la porte Taillefer, semblable à un petit château-fort, dont les toits d’ardoise, surmontés de girouettes, reluisaient au soleil. Un peu plus haut, il fut arrêté par une maison adossée au rempart qui barrait le chemin de ronde. Une jolie fille qui se trouvait devant cette maison, un balai à la main, souriante, accorte, le renseigna. Il rebroussa en arrière, non sans se retourner pour la regarder.

— Vous la trouvez gente, la fille du bourreau ? lui demanda une vieille marmiteuse, qui vendait des prunes et des pommes sèches et des poires tapées.

La fille du bourreau ! Blaise ne répondit pas et s’en alla au hasard par la ville, traînant ses souliers ferrés sur les gros cailloux de rivière, et levant le nez pour admirer la hauteur des maisons resserrées, qui ne laissaient pas le soleil pénétrer jusqu’au pavé humide des rues. Il était un peu triste de sa déconvenue. À peine sorti de son pauvre castel ruiné, y rentrer le lendemain lui était dur, car il trouvait Périgueux très beau, comme celui qui n’avait vu que le bourg de Vern ; et puis il avait fait des rêves de jeunesse fondés sur la protection de M. de Villemur, rêves si brusquement dissipés. Cependant, peu à peu, il se laissa distraire de son ennui par la vue des filles cotillonnées de court, gentes sous la coiffe ou le madras, qu’il rencontrait par les rues ou apercevait aux croisées. Par la coupée des boutiques, son regard curieux pénétrait jusqu’au fond et se croisait avec les yeux des femmes qui se levaient sur les passants. En suivant la rue Salinière, il vit sur sa porte une drole aux cheveux frisés qui lui rappela soudain la Mondinette, et il se consola un peu en pensant qu’il allait la retrouver.

Toujours « trullant », Blaise passa sans y entrer devant la cathédrale de Saint-Front ; les jolies filles l’intéressaient plus que les froides pierres des monuments. Aussi, passa-t-il également indifférent devant la maison du consulat place du Coderc, l’église de Saint-Silain et le nouveau couvent des Augustins, près des allées de Tourny. Il avait passé de même devant les belles maisons, du cardinal de Périgord, de Lajoubertie, de Rochefort, de Langlade, et autres, dont la ville était pleine, sans les regarder. Descendu ensuite vers la rivière en passant devant la porte Barbecane, il jeta pourtant un coup d’œil sur la pittoresque maison de la Maîtrise, parce qu’en ce moment une jolie fille étendait du linge sous la galerie du troisième étage. Puis il s’arrêta un instant devant le moulin fortifié de Saint-Front, étonné par le bruit des meules en mouvement, auquel se joignait le fracas des eaux tombant des écluses.

Après avoir « badaillé » quelques minutes à regarder par la grande porte ogivale l’intérieur sombre du moulin, aux poutres tapissées de toiles d’araignées poudrées de farine, il continua droit devant lui.

En suivant la rue du Gravier il s’entendit appeler, et, levant la tête, il vit à un petit « fenestrou » d’une maison de piètre apparence, baticolée en charpente et torchis, la ci-devant chambrière de Mme de Labrant.

— Vous avez déjà trouvé une place ? — lui demanda-t-il.

— Pas encore…, en attendant le bon père m’a logée ici chez une brave femme veuve…

À ce moment la fille se retira de la croisée, appelée par son hôtesse ; ce que voyant, Blaise continua son tour de ville. Étant sorti par la porte de l’Albergerie, il remonta par le grand chemin de Lyon, qui rasait extérieurement le pied des remparts.

Arrivé à la hauteur de la route nouvelle de Bordeaux, il se retourna. Au delà de la rivière, l’âpre coteau de Cornebœuf, avec ses fourches patibulaires, éclairé par les derniers rayons du soleil couchant, se dressait sur le ciel assombri. À droite, les hauteurs boisées du Camp-de-César baignaient leurs pieds dans l’Ille. À gauche, les coteaux, irréguliers, descendaient par échelons jusqu’à la Maladrerie et au moulin de Cachepur. Près de la rivière, le monastère-de Sainte-Claire et celui des Dames de Saint-Benoît, avec leurs vastes enclos, se découpaient sur les prés verts ; et à quelques centaines de pas de la ville, montait en l’air le clocher pointu des Cordeliers.

Sur la droite, vers la Cité et l’antique tour de Vésone, c’était le monastère de Sainte-Ursule, celui de la Visitation, la maison de la Grande-Mission et le couvent des Jacobins, entourés de jardins, de vergers et comme noyés dans une forêt d’arbres fruitiers, de pommiers et de cerisiers en fleurs. Non loin de la porte Taillefer, le long du grand chemin de Bordeaux, s’alignaient les bâtiments noirs de l’Hôpital et de la Manufacture.

Le jour tombait. À tous les clochers du Puy-Saint-Front et de la Cité, sonnait l’angélus du soir qui s’épandait dans les airs en sons graves, auxquels se mêlaient les voix grêles des cloches des monastères et des couvents.

Blaise resta immobile un moment, puis, se sentant l’estomac creux, il rentra par la porte Taillefer et revint à l’auberge.

M. de Villemur est mort, lui dit Mathivet. On ne parle que de ça en ville.

— Il est mort !…

— Oui, et il nous en pend au nez autant à tous ! C’est malheureux pour vous, puisqu’il vous voulait du bien ; mais qu’y faire ? Encore, si vous étiez en passe d’hériter ; mais il paraît qu’il n’avait que sa pension du roi…

Et comme Blaise restait là planté, sans bouger, le messager ajouta :

— En attendant notre tour, nous allons souper… Vous devez avoir faim ?

— Oui, assez, répondit le garçon, à qui cette nouvelle, quoique fâcheuse, n’avait pas fait perdre l’appétit.

Ayant soupé, Mathivet alla soigner ses bêtes, et puis, avec Blaise, ils montèrent se coucher dans une grande chambre à quatre lits, dont l’un était déjà occupé par un quidam ronfleur qui ne cessait sa musique au sifflement du messager que pour la reprendre aussitôt. Celui-ci, d’ailleurs, ne tarda pas à faire comme l’inconnu ; mais cela n’empêchait pas Blaise de dormir à poings fermés, si bien qu’il n’ouït pas le plaideur, qui survint une heure après le couvre-feu, un peu bien gris.

Le départ du lendemain fut retardé par le regrattier, dont les paquets se firent attendre. Enfin, après avoir déjeuné et payé chacun son écot, la petite caravane reprit le chemin de Vern, diminuée du moine et de la fille.

— À savoir si le père cordelier aura trouvé une place à la drole ? fit le regrattier.

— N’ayez peur, elle n’aura pas couché dehors, dit le plaideur.

Alors Blaise raconta qu’il l’avait vue dans une maison proche la rivière, où le père cordelier l’avait logée.

— Quand je vous le disais ! s’écria l’autre.

— Et votre procès ? demanda le messager.

— Il est remis à un mois, — répondit le plaideur. — C’est la septième fois que je viens à Périgueux pour cela ; mais il se trouve toujours quelque nouvelle paperasse à grabeler ! Nos procureurs s’entendent comme larrons en foire ! J’ai mangé déjà dix fois la valeur du lopin de chemin de servitude que me conteste ma partie adverse ; mais tout de même j’irai jusqu’au bout !

Il était presque nuit lorsqu’ils arrivèrent à Vern. Jouanny fut très contrarié en apprenant la cause du retour de Blaise. Il le fit souper et coucher, puis le lendemain matin, tous deux prirent le chemin de Roquejoffre, portant chacun à leur tour le petit sac venant de chez le défunt mestre-de-camp.

— Jésus ! s’écria Mme Charlotte en voyant son fils ; que t’est-il arrivé ?

— Pauvre oncle ! fit-elle en apprenant la mort de M. de Villemur. Qui l’eût pensé, il y a quelques jours !

— Nous n’avons pas de bonheur ! ajouta-t-elle ensuite.

Après les réflexions et doléances que comportait le sujet, le sac fut ouvert, où il se trouva des sortes de racines d’un gris jaunâtre, rondes comme des pommes, bosselées, avec des sortes de verrues implantées dans des creux.

— Ce sont des parmentières ! s’écria Jouanny.

Et il lut un papier plié qui se trouvait dans le sac, où était couchée tout au long une instruction de Mlle Bertin de Bellisle, sur la matière de cultiver les pommes de terre et sur les diverses façons de les accommoder pour la nourriture des personnes.

— Jamais je ne mangerai de ça ! s’exclama la Toinou.

— Pourquoi ? répliqua Jouanny. J’en ai tâté, c’est très bon. Aux temps de famine où les gens du Périgord mangeaient les mauves, les orties et autres herbes des chemins, ils eussent été bien heureux d’en avoir !

Après quelques autres propos sur ce sujet, Mme de Roquejoffre en revint à ce nouveau malheur qui leur advenait. Qu’allait faire Blaise, maintenant ? Et elle se désolait.

— Ne vous tourmentez pas tant pour cela, lui dit Jouanny doucement. Vous avez encore des amis qui, tout petits qu’ils sont, ne vous abandonneront pas dans la peine…

Elle le regarda émue pendant qu’il continuait :

— Il faut que Blaise puisse vous aider à vous tirer d’affaire. Il est grand et fort, que ne se met-il un peu à travailler votre bien ?

— Comment ! interrompit la Toinou, un noble ! un Roquejoffre ! travailler la terre ! ça n’est pas Dieu possible !

— Ma pauvre Toinou, lorsque Adam labourait et qu’Ève filait, où étaient les nobles ? demanda l’arquebusier. Ça n’est pas un déshonneur pour personne de travailler la terre !

— Vous avez raison, remarqua Mme Charlotte. Étant petite, j’ai ouï dire souvent chez nous que mon grand-père, pour sa pauvreté, labourait ses terres, l’épée au côté.

Ici, Blaise qui n’avait encore rien dit, intervint.

— Ça ne peut pas être un déshonneur que de travailler de ses mains pour nourrir sa mère ! J’ai assez vu faire pour savoir m’y prendre. Demain, sans plus tarder, je commencerai en semant ces pommes de terre des Amériques…

Entendant ça, pendant que Mme de Roquejoffre embrassait son fils, la Toinou levait les bras vers les poutres d’en haut :

— Sainte Vierge ! que verrons-nous de plus !

— Nous verrons peut-être des choses plus étonnantes ! répondit gravement Jouanny.

Et il continua, louant fort le jeune monsieur de ses bons sentiments, le félicitant de sa vaillante détermination et l’encourageant à y persister.

— Tout homme, conclut-il, doit être capable de se suffire, et aux siens ; autrement c’est un citoyen inutile et même nuisible.

dessus, ayant réconforté Mme Charlotte par de bonnes paroles et lui ayant remis un peu d’espoir au cœur, l’arquebusier s’en alla.

Aussitôt après, Blaise se déroba et s’en fut du côté de Comberousse faire connaître son retour à la Mondinette.

Mais, le surlendemain, il tint sa parole. Une pioche sur l’épaule, il descendit avec la Toinou qui portait le sac sous son bras, jusque dans la combe au pied du puy, et tous deux se mirent à travailler une petite terre en friche, depuis une année. La servante n’était pas loin de croire que c’était une mauvaise œuvre pour des « chrétiens » de semer ces racines inconnues venant du pays des sauvages ; mais, par déférence pour le jeune monsieur, elle lui aida cependant, après avoir exprimé ses répugnances.

Le surlendemain, le frère de Jouanny vint avec ses bœufs, portant sur sa charrette son araire et deux quartes de blé d’Espagne pour semer. Il expliqua que, n’ayant grand’chose à faire pour l’heure, son frère lui avait mandé de venir aider à Roquejoffre…

— Mais le blé d’Espagne ?… fit Mme Charlotte inquiète.

— Oh ! vous me le rendrez à la Saint-Michel, lorsque vous aurez cueilli le vôtre : j’en ai prou pour aller jusque-là…

Elle fut touchée de cette attention de Jouanny, et de la manière délicate dont il en usait. Elle eût voulu le voir pour le remercier ; mais comme il ne se montrait pas, il lui fallut attendre au dimanche suivant.

Blaise prit ce jour-là sa première leçon de labourage et s’en tira passablement. Avec une ferme volonté, il continua son apprentissage de travailleur de terre sans se rebuter. Dans les villages, autour de Roquejoffre, on parlait de ça, et même à Vern le dimanche. Chacun en disait sa râtelée, et, comme toujours, on en jugeait diversement. D’aucuns, paysans et bourgeois, principalement des anciens, trouvaient avec la Toinou qu’il ne gardait pas son rang. D’autres, plus nombreux, approuvaient ce vaillant garçon. Des idées nouvelles commençaient à germer dans les têtes ; il y avait dans l’air comme un pressentiment des temps prochains qui allaient effacer les distinctions de castes.

Au procureur fiscal de la justice seigneuriale, bourgeois à prétentions, qui déplorait un jour publiquement cette dérogeance, Jouanny répondit hardiment :

— Il n’y a que trois manières de subsister : en travaillant, en volant, ou en mendiant ; préféreriez-vous le voir voler ou tendre la main ?

Cette nouvelle existence de travail n’était pas pénible pour Blaise, qui était fort et robuste. L’adolescent oisif, qui passait son temps à courir les bois, à piéger les oiseaux, à chercher des champignons et des nids, à manger les mûres sur les haies, avait disparu. Il n’y avait plus qu’un jeune homme sérieux à qui l’intuition de son devoir était venue subitement en oyant parler sa mère et Jouanny, et qui avait pris la résolution de le faire tout entier. Une seule chose du passé lui tenait au cœur : c’était la Mondinette. Quelquefois il quittait la besogne et s’encourait aux endroits où il la rencontrait d’habitude. Des fois même, ne la trouvant pas, il allait à Comberousse, sous un prétexte quelconque, emprunter un ustensile ou un outil de travail. Souvent, il ne trouvait là que la petite et sa grand’mère ; Champarnal dit Cabanou, le père, étant à quelque foire pour son commerce de cochons. Mais, lorsqu’il se trouvait à la maison, il félicitait Blaise à sa manière, un peu rudement, sur son changement de vie :

— Tenez ! ça me faisait peine de voir un brave drole comme vous êtes prendre le train d’un grand fainéant !

Blaise riait, et, content d’avoir vu sa petite mie, s’en retournait à l’ouvrage.

Le dimanche, il la voyait aussi sur la place de l’église et causait avec elle avant son entrée aux offices. Pour lui, il s’était un peu émancipé, comme font les grands garçons qui ont lâché les cotillons de leur mère, et n’allait plus à vêpres, ni même guère à la messe. Il restait avec Jouanny, qui l’entretenait de choses dont il n’avait jamais ouï parler. L’égalité, la justice, la fraternité des hommes, les devoirs du bon citoyen, étaient le sujet habituel des propos de l’arquebusier patriote. Peu à peu, Blaise prenait d’autres idées, et, dans un horizon élargi, entrevoyait des choses à lui inconnues auparavant. Aussi, lorsque parvint à Vern la nouvelle de la prise de la Bastille, il était en pleine communauté de sentiments civiques avec le peuple, qui applaudissait d’instinct à la chute de la vieille prison d’État et se réjouissait de ce commencement d’affranchissement.


IV


Le 30 juillet 1789, le tocsin sonnait à Vern et à tous les clochers d’alentour. C’est le jour fameux de la Grande Peur ; de cette étrange panique, qui, le même jour, saisit les populations dans presque toute la France, et dont le souvenir se conserva longtemps si vivace dans les campagnes du Périgord, que soixante et quatre-vingts ans après, des vieillards dataient le commencement de la Révolution, de l’année de la Grande Peur : l’Annado de la Grando Paou.

Le matin de ce jour-là, donc, un quidam, venu de Neuvic, disait-on, avait annoncé l’approche d’une grande troupe de brigands, de galériens, d’Anglais, qui tuaient, pillaient et brûlaient tout sur leur passage. Les habitants du bourg de Vern étaient en grand émoi, quasiment affolés par ce bruit, et de tous côtés arrivaient les gens des villages, armés de rares vieux fusils échappés à la confiscation des nobles, de fourches en fer, de faux, de haches et de lourds bâtons appelés, en patois, billous. Blaise, oyant les tintements pressés qui volaient sur la campagne comme des oiseaux effarés échappés des clochers, courut à Vern. Lorsqu’il arriva sur la place, un gros rassemblement était déjà formé, dans lequel on commentait la sinistre nouvelle. Le nombre des brigands, passant de bouche en bouche, grossissait formidablement. Aux Anglais, vieux ennemis héréditaires, les uns ajoutaient quarante mille Espagnols venant de ravager l’Agenais ; d’autres y joignaient des Maures et même des sauvages cannibales. Certains assuraient que Mussidan était à feu et à sang, ainsi que Bergerac et tout le pays bas. Mathivet, revenu précipitamment de Périgueux, affirmait qu’on y attendait les brigands pour ce même jourd’hui, et que les bourgeois montaient la garde aux portes. Dans la foule, Jouanny s’efforçait de raffermir les effrayés, les assurant qu’il n’y avait à craindre ni galériens, ni Anglais, ni Espagnols.

— Les seuls brigands que nous ayons à redouter, s’écria-t-il, ce sont ces accapareurs qui achètent tous les grains et font monter le froment à neuf ou dix livres le boisseau ! C’est les rafles de ces affameurs du peuple qu’il faut empêcher !

Mais, cependant qu’il parlait, une troupe des plus épeurés faisait des barricades aux entrées du bourg, du côté du Pont-Romieu par où devaient arriver, après avoir saccagé Neuvic, ces brigands signalés par des gens que nul n’avait vus.

Ayant pourtant un peu réussi à calmer l’effroi de tous, aidé à ce par un homme à cheval qui s’était avancé jusque près de Jaure et n’avait rien vu, Jouanny s’en alla de compagnie avec Blaise et un menuisier, son voisin. En passant, ils entrèrent dans la boutique de celui-ci :

— Vois-tu, dit alors l’arquebusier, nous aurons peut-être besoin, avant longtemps, d’être tous armés, les patriotes… ; fais des hastes de piques, moi je vais forger les fers… Vous allez bien me tirer le soufflet ? ajouta-t-il, en se tournant vers Blaise.

— Oui ! tant que vous voudrez !

Le surlendemain, jour de marché à Vern, la peur des brigands qu’on attendait de tous les côtés et qu’on n’avait vus nulle part était dissipée. Il ne restait dans l’esprit de la population que les inquiétudes beaucoup plus sérieuses de la disette qui se faisait sentir. Entre eux, artisans, ouvriers et paysans se rappelaient les paroles de Jouanny et se disaient que c’était une bêtise de laisser accaparer les blés à ces gens rapaces, qui tablaient pour s’enrichir sur la faim des pauvres. Il y eut promptement une entente tacite pour ne pas laisser sortir du pays des grains nécessaires à leur subsistance. Aussi, lorsqu’un marchand, qui avait fait de gros achats au minage, voulut enlever ses sacs sur des charrettes, il y eut une émeute soudaine. En un clin d’œil la foule se porta au-devant, résolue à empêcher l’enlèvement des blés. Les femmes criaient, les hommes menaçaient, les bâtons se levaient sur les voituriers, qui furent obligés d’arrêter leurs chevaux. Le procureur fiscal de la justice seigneuriale, accouru, essayait d’apaiser le tumulte et exhortait les mutins à laisser passer les charrettes ; mais sans succès.

— C’est cas prévôtal ! il y va de la corde ! s’écriait-il.

— Lorsqu’il n’y aura plus de blé dans le pays, c’est-il vous qui nourrirez nos droles ? lui cria une femme.

Et, au milieu des clameurs confuses, s’oyaient des cris furieux :

— À bas les affameurs !

— Sus aux accapareurs !

— À mort les voleurs !

Pendant ce trouble, au milieu des vociférations de toute une multitude, et tandis que le marchand était colleté en tête de la première voiture, Blaise tira son couteau et, dextrement, coupa les traits du cheval. Aussi, lorsque saisissant le moment où la foule semblait un peu ébranlée par les menaces du procureur, le charretier commanda : « Hue ! » la charrette resta immobile et dans la rue étroite arrêta toutes les autres. Aussitôt, sur un mot de Jouanny, les sacs furent déchargés et reportés sous la halle, où chacun put en acheter à un prix fixé par la commune voix.

— Il coupe joliment bien, mon couteau ! dit vers le soir à l’arquebusier, Blaise en riant, tout fier de son exploit.

— C’est vous qui avez coupé les traits ? Une fameuse idée que vous avez eue là !

La manœuvre avait été décisive en effet ; seulement, elle aurait pu coûter cher au jeune monsieur. Deux jours après cette petite émeute, le sieur Bovier de Bellevaux, lieutenant du prévôt de la maréchaussée à Périgueux, mandé par exprès, vint avec une troupe de cavaliers et s’enquit. Il était impossible de procéder contre la moitié de la paroisse ; mais, sur le rapport du procureur fiscal, l’officier fit arrêter quelques-uns de ceux qui s’étaient le plus montrés, dont Jouanny, signalé comme un révolutionnaire dangereux et l’instigateur du mouvement. Il eût bien voulu y joindre celui qui avait coupé les traits du cheval, mais nul ne l’avait vu.

Lorsque Mme de Roquejoffre apprit par Blaise l’arrestation de Jouanny, elle éprouva une violente émotion qui l’éclaira sur ses véritables sentiments. La douleur qu’elle ressentait, tumultueuse et angoissée, ne lui permettait pas d’en douter : elle l’aimait. Au milieu de son affliction, la pensée lui vint qu’en aimant Jouanny elle ne faisait que le payer de retour ; et, soudain, elle se sentit liée à lui pour toujours. De la nuit elle ne dormit pas, tourmentée par l’inquiétude et le chagrin. Le matin, toujours anxieuse, elle prit le chemin de Vern et s’en fut trouver Guillaumette. Lorsque celle-ci vint au-devant d’elle dans la cuisine, Mme Charlotte se jeta dans ses bras en pleurant. Toutes deux restèrent un moment ainsi, se lamentant et maudissant les gens du roi. Puis, elles essuyèrent leurs yeux, s’assirent, et lors, Mette raconta comment son frère, saisi au collet, avait été attaché les mains derrière le dos et emmené par la maréchaussée. Ensuite, les deux femmes échangèrent leurs craintes et leurs angoisses au sujet du malheureux tombé entre les mains du lieutenant du prévôt, et, en ce moment, resserré dans les « prisons royaux » de Périgueux. C’est que la terrible justice prévôtale qui condamnait à mort sans appel, et à laquelle le roi venait d’enjoindre de faire des exemples « avec célérité », était particulièrement redoutée.

Heureusement, malgré cette injonction, la prévôté ayant fort à faire pour réprimer des troubles du même genre sembla oublier les prisonniers. Puis, faute de place, elle les relâcha tous, excepté Jouanny.

Pendant longtemps, celui-ci languit sous les verrous tandis que sa sœur et Mme de Roquejoffre se désolaient. Par le messager, elles lui faisaient passer du linge, des bas et de petites douceurs. Il recevait tout cela avec le plaisir du prisonnier qui sent n’être pas oublié de ceux qui lui sont chers. Puis un jour, il eut une grande joie. Depuis longtemps, Mette et la veuve complotaient d’aller le voir : un matin, elles partirent avec Mathivet et firent courageusement le chemin à pied.

En les voyant entrer, conduites par le geôlier qui les laissa, Jouanny devint pâle et resta un instant sans pouvoir parler.

— Est-ce donc vous, madame Charlotte ! finit-il par dire.

— Pensiez-vous qu’on vous eût oublié ? dit-elle.

Et toutes deux alors l’étreignirent étroitement, mêlant leurs baisers et leurs larmes.

— Quel bonheur qu’on m’ait mis en prison ! disait-il, en les entourant de ses bras.

Depuis cette visite, le prisonnier devint plus impatient. Il eût voulu voir cesser l’atroce incertitude où il était, et savoir s’il retournerait à Vern retrouver Mme Charlotte.

Comme il pressait un jour l’avocat patriote, qui s’était constitué son défenseur bénévole, de demander sa mise en jugement, celui-ci lui dit :

— Là, là, un peu de patience ! chaque jour vous éloigne de la potence, ou tout au moins des galères !

À Vern et au château de Roquejoffre, l’espoir était un peu revenu. Ainsi que l’avait dit l’avocat aux deux femmes : puisque cette expéditive justice de la prévôté laissait traîner l’affaire en longueur, c’est qu’elle n’osait condamner son prisonnier.

La vie était dure pour les pauvres gens en cette mauvaise année-là. Chez Guillaumette, la petite provision de blé faite peu avant l’arrestation de Jouanny ne dura pas longtemps. Dans la maison de Roquejoffre, on vivait au jour la journée d’expédients et d’emprunts. Heureusement la récolte de la Saint-Michel fut bonne. Les pommes de terre semées par Blaise donnèrent beaucoup ; et après avoir rendu les deux quartes de blé d’Espagne au frère de Jouanny, il resta un gros tas d’épis dans le grenier ainsi que des haricots ; de tout quoi Mme Charlotte fit part fraternellement à Mette. Les soucis de la subsistance un peu rejetés au loin, toutes les inquiétudes des deux femmes se reportèrent sur le prisonnier. Chaque jour elles se disaient : Ce sera pour demain ! Mais Jouanny ne revenant toujours pas, leur esprit, surexcité par ces déceptions journalières, retournait aux sinistres appréhensions des premiers jours. L’hiver était revenu et la situation n’avait pas changé : Jouanny était toujours bouclé en prison, et peut-être heureusement pour lui, en raison d’événements prochains auxquels il se fût certainement mêlé. Une grande agitation se manifestait partout dans les campagnes du Périgord. La misère des populations, les résistances des privilégiés, l’insolence de plusieurs nobles mal avisés, l’exclusion du corps électoral d’une partie des paysans ; tout cela irritait les descendants de ces anciens révoltés de la glèbe, les Croquants périgordins.

Comme s’il y eût eu un mot d’ordre, de tous côtés les manants, relevant la tête, plantaient devant l’église ou le château un mai, symbole de liberté, comme une protestation contre le passé et une revendication du complet affranchissement de la terre. À Vern, Blaise, entièrement gagné aux idées nouvelles par l’arquebusier, se mêlait au mouvement, et, en toute occasion, prêchait les gens des villages qui s’assemblaient au bourg les jours de foire et de marché. L’effervescence allait en augmentant chaque jour en sorte qu’un dimanche, au sortir de la messe, quelqu’un ayant proposé de planter un mai, comme dans les autres paroisses, les paysans en grande troupe allèrent couper un beau peuplier dans la prairie du seigneur, malgré les protestations du procureur fiscal. Soigneusement élagué, à la réserve d’une petite tête de branches, le mai, porté sur les épaules de quarante hommes, fut planté en face du château. Avant qu’on ne le dressât, Blaise y attacha une vieille girouette rouillée, descendue de la cime du toit de Roquejoffre où, depuis longtemps, à moitié détachée, elle ne tournait plus. D’autres y suspendirent un crible, un balai, un demi-quarton défoncé, une radoire et des plumes de poulaille, significatifs emblèmes des exactions et des abus des seigneurs terriens.

Lorsque, dressé par des bras vigoureux, le mai balança dans l’air sa tête ainsi ornée, il y eut une explosion de joie, et toute cette troupe de paysans, dont la plupart ne mangeaient pas à leur faim, dansa en chantant, une énorme farandole autour de l’arbre symbolique.

À ce moment, un cabaretier généreux roula une demi-barrique sur la place, et, après avoir arrosé l’arbre d’un verre de vin, offrit à boire à tous. Chacun ayant bu, Blaise montra du doigt la girouette fleurdelisée du château seigneurial :

— Il faut la descendre ! cria-t-il.

Aussitôt, cette foule, bruyamment joyeuse, alla réclamer la girouette, que le juge, à moitié mort de peur, laissa enlever par un couvreur, après quoi un garçonnet, grand dénicheur d’oiseaux, monta l’attacher à la cime du mai.

Mais outre la girouette, emblème féodal, il y avait encore une marque de privilège qui offusquait fort les paysans. Dans les églises, d’où l’esprit égalitaire des tout premiers chrétiens était banni depuis de longs siècles, les simples gens de campagne voyaient avec irritation les nobles, les officiers de la justice locale, les bourgeois, assister commodément aux offices dans des bancs fermés leur appartenant, tandis qu’eux s’agenouillaient sur le dur pavé de pierres tumulaires. Aussi lorsque Blaise s’écria : « Maintenant, mes amis, venez m’aider à enlever mon banc ! » il y eut une longue acclamation, et tous le suivirent.

Devant le portail de l’église, le procureur fiscal s’efforça d’arrêter la foule et la prêcha un moment ; mais il en fut pour ses paroles.

— J’ai bien le droit de brûler mon banc ! lui cria Blaise.

Et entrant, une hache à la main, il donna le premier coup à son banc qui, bientôt, fut porté sur la place, en morceaux, auxquels il mit le feu, avec des tisons pris à des voisins.

Après le banc de Roquejoffre, ce fut le banc seigneurial et puis tous les autres successivement, qui, mis en tas, firent un beau feu de joie autour duquel les paysans veillèrent en chantant jusqu’au soir ; après quoi, chacun s’en alla heureux, dans la croyance naïve d’avoir pour toujours reconquis la liberté et rétabli l’égalité.

Blaise s’en fut chez Jouanny, où sa mère se trouvait avec Mette.

— Qu’as-tu fait, pauvre enfant ? lui dit-elle, inquiète.

— Je n’ai fait de mal à personne ! Tout le monde sera libre et puis égal !

— Tant mieux de ça ! mais je crains fort qu’il ne t’en advienne mal !

Toutefois elle ne le blâma pas ouvertement, sentant bien que, s’il eût été là, Jouanny eût applaudi et aidé à tous ces actes révolutionnaires.

Mme de Roquejoffre ne se trompait pas. Un soir, vers les huit heures, le fils du menuisier voisin de Jouanny vint tout courant prévenir que dix cavaliers de la maréchaussée étaient arrivés pour arrêter plusieurs de ceux qui avaient planté le mai et brûlé les bancs.

— Ils sont trois qui viennent ici, dit-il, tout essoufflé ; si je n’avais pas suivi l’« écoursière » ils seraient arrivés avant moi !

Sur cet avis, Blaise posa ses sabots, prit ses souliers à la main et s’enfuit dans les bois, tandis que le jeune homme s’en retournait chez lui d’un autre côté.

Un instant après on entendit des pas de chevaux sur le sol pierreux, et deux cavaliers entrèrent, pendant que leur camarade gardait les montures.

Après de nombreuses questions et une minutieuse recherche, éclairés par la Toinou qui portait le « calel », les deux hommes sortirent en maugréant d’avoir fait buisson creux.

— Mon pauvre Blaise ! se lamentait, après leur départ, Mme de Roquejoffre. Avec ce froid, coucher dehors !

— N’ayez crainte de ça ! dame ! dit la Toinou, il a bien trop d’engin ! Et puis dans les villages on l’aime trop pour qu’il soit embarrassé de savoir où se retirer !

Et, en effet, une demi-heure après, Blaise était à Comberousse. Il fit le tour de la maison endormie et alla gratter au contrevent d’une fenêtre basse donnant sur un verger.

— Qui est là ? demanda une petite voix.

— C’est moi, Mondinette… ouvre vite… la maréchaussée me cherche… souffla-t-il par une fente du contrevent.

Aussitôt, les « renards » furent décrochés ; Blaise enjamba la fenêtre et vit la petite en chemise, nu-pieds.

— Recouche-toi, dit-il tout bas, tu prendrais froid.

Lorsqu’elle se fut remise entre les draps tièdes, Blaise se pencha sur le lit et, à mi-voix, lui raconta tout.

— Sainte Vierge ! fit-elle, en lui jetant ses bras autour du cou, mais je vous cacherai !

— Pour à présent, ma Mondinette, fais-moi une petite place auprès de toi, murmura-t-il en l’embrassant.

— Oh ! ça ne serait pas honnête !

— Pourquoi ? Je te promets d’être bien tranquille !

Après avoir longtemps hésité, la Mondinette finit par consentir.

— Je ne veux pas vous faire geler là ; mais espérez un peu que je m’habille.

Après avoir, dans l’obscurité, repris ses vêtements jetés sur le pied du lit, la petite fit une place à Blaise, qui ôta ses souliers et se coucha, tout vêtu, près d’elle.

Ils ne dormirent point, et, toute la nuit, bouche à bouche, chuchotèrent des aveux d’amour et des promesses de fidélité, entremêlées de légères caresses. Puis, la petite dit ses projets pour cacher son jeune ami. Il n’y avait à la maison que la mère-grand ; le père et le frère suivaient les foires aux environs pour faire un troupeau de cochons qu’ils devaient conduire à Bordeaux en passant par la maison… Jusque-là, il se musserait dans le fenil…

Le matin, Mondinette se leva, respectée par son amoureux. Ce n’était pas sans de violents efforts qu’il s’était contenu ; mais il lui semblait qu’il aurait été une canaille d’abuser de la naïve confiance de la petite. Aussi, malgré quelques baisers et des étreintes brusques, avait-il tenu sa promesse.

Il resta trois ou quatre jours caché dans le grenier à foin, où la Mondinette lui portait à manger sans que la vieille « grande », qui n’était pas trop rusée, s’en aperçût. Une après-dînée des pas de chevaux se firent entendre, et Blaise, regardant par un trou de la tuilée, vit un maréchal des logis de la prévôté et deux cavaliers, qui, en passant dans le chemin, s’informèrent à la vieille grand’mère si on n’avait pas vu de ces côtés le jeune « sieur de Roquejoffre ». Puis, un soir, il ouït des grognements dans la cour, et vit le père Champarnal et Géraud, son fils, qui ramenaient une bande de porcs.

« Comment va-t-elle faire ? » se disait le garçon.

Le soir, en soupant, la Mondinette raconta ce qui s’était passé le dimanche à Vern, mettant toujours Blaise en avant, en quoi d’ailleurs elle ne mentait pas. Le marchand de cochons s’exclamait d’aise, oyant qu’on avait planté un mai, descendu la girouette du château, brûlé les bancs d’église, et il marquait sa satisfaction par de solides coups de poing sur la table.

— Tonnerre du Diable ! ce petit noble ruiné n’est pas bien cassé ! dit-il à la fin. Seulement, si on l’attrape, il ira rejoindre à Périgueux le pauvre Jouanny, qui est en passe d’aller aux galères, et peut-être d’être pendu, comme il est arrivé, il y a trois jours, à deux malheureux de Tulle…

— Ça serait dommage ! fit Géraud, c’est un brave drole.

— On ne le prendra pas si vous autres voulez aider à le sauver ! dit la Mondinette, voyant son père et son frère bien disposés.

Les deux hommes la regardèrent.

— Et comment ça ? tu sais où il est ? demanda le père.

— Oui…

— Eh bien, dis-le ! nous ferons le possible !

— Je l’ai fait cacher dans notre fenil…

Le père Champarnal regarda fixement sa fille ; mais, en rencontrant ses yeux francs et clairs qui n’avaient rien de grave à cacher, il lui dit :

— Va le quérir !

Le lendemain avant le jour, Blaise, accoutré comme un toucheur d’une grande blouse roulière de Géraud, et coiffé d’un large chapeau à bords rabattus, partit avec les deux hommes pour Mouleydier, où on devait embarquer les cochons sur une gabare pour Bordeaux. Géraud menait une charrette attelée d’un mulet pour transporter les bêtes trop fatiguées. Blaise, avec son bâton à lanière, aidait le père Cabanou à pousser en avant le troupeau qui marchait lentement.

— On dirait que vous n’avez jamais fait que ça ! faisait le vieux.

Et Blaise souriait, content.

Tout allait sans nul détourbier, lorsqu’un peu avant d’arriver à Saint-Félix deux cavaliers à baudrier et grand chapeau se montrèrent sur le chemin.

— Diable ! s’exclama sourdement le bonhomme.

Heureusement, ces archers étaient de la lieutenance de Bergerac et cherchaient un autre dénicheur de girouettes et brûleur de bancs d’église.

— Vous n’avez pas rencontré un individu, petit, bancal et gris de poil ? demanda l’un des cavaliers.

— Non, brigadier ! répondit le rusé Champarnal.

L’autre sourit agréablement :

— Ma foi ! dit-il, puissiez-vous être jovent ! il y a dix ans que j’attends les galons.

Et ils passèrent.

Les porcs embarqués, Géraud s’en retourna à Comberousse, pendant que son père et Blaise descendaient la Dordogne. À Bordeaux, il fallut deux jours pour se défaire de toute la bande. Le troisième jour, Champarnal s’en revint jusqu’à Bergerac par le coche, laissant Blaise chez un courtier en bestiaux de sa connaissance.

— C’est mon neveu, dit-il, faites-lui bien !


V


Depuis huit jours, Mme Charlotte se désolait de ne savoir ce qu’était devenu son fils. Cette inquiétude grandissait chaque jour et devenait plus vive, malgré les dires rassurants de la Toinou.

— Ne vous faites pas de mauvais sang, dame ! il est bien trop adroit pour se laisser prendre ! Je mettrais mon cou à couper qu’à cette heure il est bien à l’abri quelque part où on n’ira pas le trouver !

Mais la mère, tourmentée, hochait tristement la tête sans répondre ; et ce noir chagrin, s’ajoutant à ses anxiétés sur le sort de Jouanny, l’accablait.

Un après-midi, comme la Toinou s’efforçait de la rassurer et de l’encourager, elles ouïrent un pas menu dans le corridor, et, soudain, dans l’embrasure de la porte de la cuisine ouverte, s’arrêta la Mondinette.

— Je parie qu’elle porte quelque bonne nouvelle ! s’écria la servante.

La petite sourit comme pour dire : oui, en sorte que Mme Charlotte se leva et courut à elle :

— C’est-il vrai ?

— Oui bien, dame ! n’ayez pas peur ; où il est, les gens du roi n’iront pas le quérir, allez !

Là-dessus, Mme de Roquejoffre saisit la Mondinette et l’embrassa follement en pleurant de joie.

Puis, après qu’elle fut un peu calmée, la jouvencelle raconta par le menu comment tout s’était passé, sans même oublier la nuit passée dans le lit, côte à côte, avec le jeune monsieur.

L’oyant ainsi narrer cela ingénument, la Toinou n’en revenait pas. « Si ça avait été son défunt père, pensait-elle, la drole ne s’en serait pas sortie comme ça ! » Et elle n’était pas très loin d’en mésestimer Blaise.

Rassurée sur le sort de son fils, les inquiétudes de Mme Charlotte se tournèrent exclusivement vers Jouanny au sujet duquel couraient des bruits sinistres :

— Ce mauvais goujat est sûr de son affaire ! disait publiquement le procureur fiscal. Il sera cravaté de chanvre un de ces prochains jours de marché sur la place de la Clautre ! Et ce sera justice !

Les nouvelles que faisait passer l’avocat étaient plus rassurantes. Pourtant, comme il disait, avec ces juges d’épée, habitués à pendre à tort et à travers, on n’est jamais sûr de rien.

Mais bientôt, comme si la pauvre femme n’eût pas eu assez de peines, il lui en vint d’ailleurs d’une autre espèce.

Un matin, la Toinou, après avoir « tiré » la chèvre, la lâcha au milieu des ruines qu’elle escalada pour brouter les pointes de ronces, et, rentrée, annonça en posant le lait sur la table, que ce « gueux de Chinourcq » montait dans le chemin.

Ce Chinourcq était un ancien savetier de Vern, vieil usurier qui avait fait dans le temps de bonnes affaires avec le défunt Monsieur de Roquejoffre. La venue de cet homme impressionna péniblement Mme Charlotte, qui appréhenda aussitôt quelque nouveau malheur.

Dix minutes après, l’homme arriva en haut du puy, considéra d’un œil fâché l’état de délabrement des bâtiments, et, en marmonnant, finit par entrer. Sans gêne, après un bref « bonjour », il s’assit avant d’y être convié. Puis il leva la tête au plancher percé de l’étage au-dessus, examina les murs décrépis, les châssis pourris des croisées et poussa un soupir :

— Ça n’est pas en bon état ici ! dit-il.

— Pardi ! nous le savons bien ! répondit la Toinou, de méchante humeur.

Mme de Roquejoffre, inquiète, regardait ce petit homme maigre, en culotte de ratine usée, aux bas reprisés, qui ramenait sur ses genoux pointus une grande lévite de cadis, et qui, avec sa figure jaune, semblait un casse-noisette de buis coiffé d’un mauvais chapeau roussi et déformé.

— Je n’aurai pas fait une bonne affaire ! dit le bonhomme, comme se parlant à lui-même.

— Une affaire ? interrogea la veuve.

Le petit vieux la regarda d’un œil froid :

— Oui… avec votre défunt mari…

— Et quelle ? demanda Mme Charlotte, transie.

— Six mois devant sa mort il m’a vendu tout ce qui restait de son bien… en s’en réservant la jouissance pendant neuf ans… Et puis, il y avait un réméré de même durée… En me remboursant deux mille cinq cents livres avec les intérêts et loyaux coûts… plus une soulte de rétrocession… il pouvait garder le bien…

— Que me dites-vous là ! s’écria la pauvre dame.

— La vérité pure… Le contrat fut passé chez le notaire de Villamblard… pour que ça ne se sût pas ici… Votre défunt ne vous en avait pas parlé ? Non ? ça m’étonne… Mais, de toute façon, le terme sera échu mardi venant… de manière que si vous vouliez me rembourser, ça m’arrangerait… car je vois que j’ai fait un mauvais marché…

— Il parlait bas, sans aucune inflexion de voix, avec des temps d’arrêt, comme pour économiser le son et la fatigue.

Ici, la Toinou intervint.

— Il serait à propos de voir ce contrat ! dit-elle.

— Je l’ai là, dit-il en tirant un papier « marqué » de sa poche de lévite. Et puis, il est aussi chez le notaire.

La pauvre Mme Charlotte était consternée :

— Mon Dieu ! qu’allons-nous devenir !

— Oh ! d’ici mardi, vous avez quatre jours pour vous retourner… et puis, je ne veux pas vous presser, je vous donnerai bien… deux jours de plus… jusqu’à jeudi…

— Ah ! fit la Toinou, ironique, à la bonne heure ! vous êtes un homme jovent ! deux jours de plus !

— Oui… je suis un bon homme, dit sérieusement Chinourcq en se levant. Salut, et à jeudi, alors, ajouta-t-il en s’en allant.

— Ça serait malhonnête de ne pas vous faire un bout de conduite ! dit la Toinou.

Et prenant le « chambalou » derrière la porte, elle fit brusquement voler la poussière de l’échine de l’usurier, et le suivit un instant assurant chaque coup d’une injure.

— Mauvais gueux ! canaille ! voleur ! scélérat !

— Aïe ! au secours ! à l’assassin ! criait-il en s’enfuyant de toute la vitesse de ses jambes de sauterelle, sa longue « roupe » voltigeant derrière lui.

Le dimanche, en voyant entrer Mme Charlotte, triste et désolée, Mette comprit de suite qu’il lui était arrivé quelque chose de fâcheux.

— Vous n’avez pas de mauvaises nouvelles de Blaise ? demanda-t-elle vivement.

— Non, Dieu merci… C’est une autre affaire.

Et elle conta tout à la vieille fille.

— Jésus ! s’écria celle-ci. Ça n’est pas pour dire, pourtant convenez que d’aucuns hommes ne valent pas cher ! Mais, continua-t-elle en embrassant la veuve, ne vous désolez pas comme ça ! vous viendrez ici, et tant qu’il y aura un morceau de pain nous partagerons !

Et comme celle-ci se défendait d’accepter, elle ajouta :

— Jouanny ne me pardonnerait jamais de ne pas ainsi faire ; et puis, ni moi non plus, je ne me le pardonnerais pas !

Là-dessus, Mette, qui avait de la décision, expédia la Toinou chez le frère de Jouanny pour lui dire de venir le lendemain à Roquejoffre avec sa charrette et ses bœufs.

Lorsque le déménagement fut achevé, y compris un vieux coffre plein de papiers et de parchemins qui se trouvait dans le grenier, la Toinou fit un paquet de ses hardes, et dit adieu aux deux femmes, malgré les efforts de Mette pour la retenir :

— Vous n’en avez pas trop pour vous autres ! dit-elle, moi, je trouverai bien à me « loger ».

— Ma pauvre Toinou, lui dit Mme Charlotte en l’embrassant, il me fait grand’peine de nous séparer !

— Que voulez-vous, dame, on ne fait pas toujours comme on veut ! prenez courage !

Restées seules, les deux femmes durent resserrer leur dépense et vivre de peu, les petites économies de Mette tirant à leur fin. Les provisions en grains et en pommes de terre apportées du château les nourrirent quelque temps ; et puis le frère de Jouanny les aidait un brin, quoique pauvre aussi.

Cependant, le temps s’écoulait sans apporter de changement dans la situation du prisonnier des gens du roi, lorsque, vers le milieu du mois de septembre, Mathivet rapporta de Périgueux la nouvelle de l’abolition de la Prévôté. Oyant cela, les deux femmes s’acheminèrent à la ville, croyant le ramener. Mais il en alla bien autrement. Après une entrevue émouvante avec Jouanny, qui se réjouit fort de les savoir ensemble, elles furent obligées de le laisser sous les verrous.

— Si vous vouliez, Mette, dit en repartant Mme Charlotte le cœur gros, nous prendrions un petit cierge pour le faire brûler en passant à Notre-Dame ?… J’ai encore six liards…

— Comme vous voudrez ! mais je crois que les cierges ne profitent qu’aux marchands qui les vendent ! Le bon Dieu et la Sainte Vierge ne se mêlent pas des affaires de ce bas monde, sans quoi il n’y aurait pas tant d’injustices et de canailleries…

— Alors, laissons-le.

Toutes deux s’en revinrent tristement à Vern, et vécurent tout l’hiver bien étroitement. Vers la Noël, un dimanche, la Mondinette vint apporter de bonnes nouvelles de Blaise, et puis un écu de six livres qu’il envoyait à sa mère.

— Le pauvre petit ! faisait celle-ci, les yeux humides.

Enfin, un mois après, sur les délibérations des municipalités de Vern et de Périgueux, provoquées par le défenseur de Jouanny, un décret, rendu au nom du roi, ordonna sa mise en liberté.

Lorsqu’il arriva un soir par un temps de neige, et les trouva toutes deux dans le « cantou » de la cheminée, près d’un tout petit feu, et soupant maigrement d’un morceau de pain noir avec des noix, il ne put cacher son émotion :

— Vous avez souffert ! pauvres ! dit-il en les embrassant étroitement toutes les deux à la fois. Mais, maintenant, ça va changer !

Après les premiers réjouissements de l’arrivée, Mette songea à faire souper son frère et se mit à fureter dans le buffet, pendant que celui-ci, assis près de Mme Charlotte, lui tenait la main et regardait le feu en silence.

Puis, la Mette étant allée chercher quelques branches de fagot, tous deux relevèrent la tête et se regardèrent au plus profond des yeux. Alors, sans rien dire, Jouanny l’attira doucement à lui, et, tandis qu’elle abaissait ses paupières brunes, il lui donna un long baiser.

Un « tourin », ou soupe à l’oignon, ressource des pauvres gens de campagne qui n’ont pas de bouillon tout prêt, fut vivement fait par Mette.

— Heureusement, mes poules ont pondu ! dit-elle ensuite, en cassant dans la poêle deux œufs tirés de la poche de son tablier.

Jouanny ne mangea guère ; il était trop heureux. Lorsqu’il eut achevé, tous trois devisèrent longtemps devant le foyer, puis ils allèrent se coucher. Comme il n’y avait que deux lits montés dans la maison, les deux femmes couchèrent ensemble dans la chambre de Mette. Avant de s’endormir, elles babillèrent longtemps de Jouanny et de son heureux retour. À un moment, la vieille fille dit, affectueusement taquine :

— Avec tout ça, vous ne pouvez plus rester chez nous, maintenant que le voilà revenu… ça ferait bavarder sur votre compte.

— Vous avez raison… fit tristement la veuve.

— Il y aurait bien un moyen de tout arranger…

— Lequel ? demanda Mme Charlotte en rougissant dans l’obscurité.

— Ça serait de vous marier ensemble…

— Oh ! Mette ! fit l’autre en l’embrassant.

Quinze jours après, devant la municipalité, les deux amoureux se marièrent sans bruit, comme il convenait, et se passèrent de la bénédiction du curé réfractaire. En rentrant à la maison où Mette avait préparé un modeste repas, Jouanny dit à sa « novie » :

— Depuis que je vous connais, je vous ai toujours vue dolente et triste. Aujourd’hui, si votre cœur est content, je voudrais vous voir un peu gaie.

Alors, la figure sérieuse de Mme Charlotte s’illumina d’un beau sourire de la bouche et des yeux :

— Mon ami, dit-elle en se serrant contre lui, je suis bien heureuse !

Il y avait pourtant un léger nuage sur le bonheur de l’épousée. Elle n’avait pas mandé son fils à son mariage, sous le prétexte du danger qu’il aurait couru en venant, mais à la vérité aussi par une sorte de pudeur maternelle de se marier ayant un si grand garçon ; et, pour la même raison, elle appréhendait son retour.

À Vern, ce mariage avait fait quelque bruit. Quoique les idées nouvelles commençassent à se produire, les « honnêtes gens » blâmaient amèrement Mme Charlotte de s’être mésalliée, de n’avoir pas « gardé son rang ». Même la Toinou, maintenant « logée » à Comberousse, moyennant un petit écu par mois, le réprouvait fort :

— Vous ! disait-elle un dimanche à son ancienne maîtresse. Vous ! deux fois noble, relicte du défunt seigneur de Roquejoffre, prendre Jouanny ! un artisan ! C’est un bel homme, sans mentir et un brave homme ; mais c’est un fils de pieds-terreux ! Si vous en étiez tant amoureuse, que ne le preniez-vous sans épousailles !

— Jésus ! que me dis-tu là, Toinou !

— La vérité, dame ! aussi vrai que je me mettrais au feu pour vous ! Que dira le jeune monsieur, en voyant que vous avez perdu votre nom ?

Mais les mois se passaient et Blaise ne revenait pas. La dernière fois que Champarnal l’avait vu, le garçon lui avait remis quelques assignats pour sa mère. Depuis, il avait quitté le courtier chez qui il avait été placé, sans qu’on sût ce qu’il était devenu ; en sorte que la Mondinette se désolait fort de n’en avoir plus de nouvelles.

C’était maintenant une belle fille de dix-sept ans, la cadette de Cabanou ; forte, bien vivante et drue comme ça se voyait à ses yeux vifs et à son sourire amoureux. Ce n’était plus l’enfant innocente que Blaise chatouillait lorsqu’il l’embrassait dans le cou, mais une robuste fille, mûre et saine, qu’un sang riche tourmentait et troublait parfois. Autour d’elle, le dimanche, les garçons venaient rôder, d’autant plus que le père Cabanou passait pour avoir bien de quoi ; mais elle les rebutait tous et un seul lui tenait au cœur.

La nuit, souvent l’amour la tenait éveillée. Fiévreuse, elle se retournait dans son lit, pensant à son ami Blaise et souhaitant ardemment l’avoir là, près d’elle. Le souvenir de la veillée nocturne qu’ils avaient passée ensemble lui faisait à cette heure palpiter le cœur. Quelquefois, dans un demi-sommeil, ses lèvres s’entr’ouvraient pour un baiser, et elle étendait les bras comme pour le saisir.

Une nuit, le coq rouge de Comberousse venait de chanter pour la première fois, et la Mondinette, qui n’avait pas encore fermé les yeux, se roula dans le lit en murmurant : « Il est minuit… où est-il en ce moment ?… » Coup sec, au moment où cette pensée lui venait, elle ouït gratter à ses contrevents. « C’est lui ! » se dit-elle ; et, sautant à terre, elle alla ouvrir la fenêtre doucement.

À peine avait-il mis les pieds dans la chambrette, qu’elle lui jeta les bras autour du cou : « Blaise ! Blaise ! mon gentil ami ! » soupirait-elle…

Ils avaient oublié les heures, lorsque le coq chanta pour la troisième fois.

— Le jour va naître, dit-elle en s’asseyant sur le lit. Tu vas t’aller cacher dans les taillis et sur le coup de midi, tu reviendras comme si tu ne faisais que d’arriver.

— Oui… ma petite, fit-il en l’embrassant.

— Maintenant que tu es mon homme pour la vie et la mort, je suis bien heureuse ! murmura-t-elle en lui rendant son baiser.

— Ô ma petite femme ! que je t’aime !

Et, s’étant repris, ils s’oubliaient encore, lorsque l’amoureuse, revenant au sentiment de la réalité, le repoussa doucement :

— Va-t-en ! La Toinou se lève de bonne heure, elle te verrait.

Alors Blaise s’habilla lestement, enjamba la fenêtre et s’en alla d’un pas rapide.

La première « pique » du jour blanchissait la cime des hauteurs du côté de Salon, et les dernières étoiles pâlissaient au firmament. L’air était pur, la terre fraîche, et, dans les arbres, les oiseaux commençaient à pépier et à secouer leurs ailes humides. La rosée mouillait les ajoncs et les bruyères, et perlait aux toiles d’araignées tendues au travers de la sente qui montait aux taillis des Jaumards. Dans les fonds voisins, une légère vapeur laiteuse flottait, indécise, et au loin, entre deux coteaux, les brumes matinales s’élevaient au-dessus du vallon de Vern. Blaise marchait d’un pas assuré, la poitrine dilatée, ruminant les souvenirs de la nuit, plein des joies de la conquête, et le cœur gonflé de fierté virile, comme celui qui est homme pour la première fois.

En arrivant à la cime du terme, le garçon se retourna et regarda là-bas, au fond de la combe, la maison de sa Mondinette, où la cheminée commençait à laisser échapper un filet de fumée bleuâtre bientôt dissipé par le petit vent frais du matin. Puis, tandis qu’il était là, quillé, le soleil déborda sur l’horizon et monta lentement dans le ciel, rouge comme une « peyrole » de cuivre, bien fourbie.

Blaise contempla un instant la campagne réveillée, les yeux fixes, la pensée ailleurs ; puis il entra dans le bois et s’alla coucher dans une vieille cabane de braconniers où il s’endormit.

Le soleil était haut déjà, et ses rais enflammés trouaient presque d’aplomb l’abri de genêts, lorsqu’il se réveilla. S’étant secoué, il ramassa son bâton et descendit vers Comberousse, où il arriva comme on allait servir la soupe sur la table.

— Té ! te voilà, mon neveu ! fit le père Cabanou, qui plaisantait à ses heures. Et d’où sors-tu, qu’il y avait trois ou quatre mois qu’on t’avait perdu ?

— J’étais allé du côté d’Agen…

À ce moment, la Toinou, qui venait de tirer à boire, s’écria en posant la pinte sur la table :

— Sainte Vierge ! le jeune monsieur !

Et elle se mit à l’embrasser à pleine bouche, comme une nourrice, en s’extasiant sur sa taille, sa carrure, et la fine moustache qui ombrait sa lèvre.

— Vous arrivez bien à propos ! dit la Mondinette à son ami, lorsque la Toinou l’eut lâché. Vous allez manger la soupe avec nous !

— Merci bien ! ça n’est pas de refus.

Tout en mangeant un ragoût de fèves et de pois, qui suivit la soupe, le père Champarnal raconta comment ce coquin de Chinourcq s’était emparé des restes du bien de Roquejoffre, et, après avoir convenablement vitupéré l’usurier, il s’enquit des intentions de Blaise : qu’allait-il faire à cette heure ?

Le garçon avoua qu’il n’en savait trop que dire. Sur ce qu’on lui avait assuré que le danger était passé, il était revenu au pays, comptant se remettre au travail comme ci-devant. Mais puisqu’ainsi était qu’il se voyait forbanni de son peu de bien, il se trouvait quinaud et embarrassé comme un tisserand sans fil ou un « faure » sans fer…

Sur cela, Cabanou expliqua longuement à Blaise, avec force récriminations, que son imbécile de Géraud s’allait marier avec la fille d’une veuve, aubergiste à Sainte-Foy-la-Grande, dont il s’était bêtement amouraché, et le plantait là ; puis il lui demanda :

— Veux-tu rester ici, le remplacer ?

— Je ne demande pas mieux, ma mère n’ayant plus besoin de moi.

— Et combien veux-tu gagner ?

— Rien pour le moment. Plus tard, lorsque vous connaîtrez ce que je vaux, nous nous arrangerons.

— « Bourre là ! » s’écria le marchand de cochons en tendant la main à Blaise par-dessus la table. Tu es le plus brave drole de noble que jamais je vis !

Et s’étant réciproquement tapé plusieurs fois dans la main, l’arrangement fut conclu au grand contentement de la Mondinette.

Dans l’après-midi, Blaise s’en fut voir sa mère qui rougit un peu en le voyant entrer, mais qui l’embrassa avec une joie extrême, les larmes aux yeux. Bientôt, elle fut à son aise en le voyant échanger une bonne poignée de main avec Jouanny et montrer sa satisfaction de la savoir par son mariage à l’abri du besoin. Après avoir soupé tous quatre ensemble, Blaise s’en revint le soir à Comberousse et, le lendemain, se mit délibérément à l’ouvrage.

Et de ce jour en avant, il remplaça Géraud qui, huit jours après, se maria à Sainte-Foy, malgré son père, qui avait dépit de voir son aîné s’établir hors de la maison, contre l’usage.

À Comberousse, tout allait à souhait. Blaise travaillait le bien, aidé de la Toinou, et lorsqu’il était besoin, accompagnait le marchand de cochons aux foires et l’aidait à conduire ses bêtes. Champarnal était content de ce vaillant garçon, plein d’entendement, toujours de belle humeur, et ne craignant pas sa peine. Sa satisfaction se montrait principalement en ceci qu’il l’appelait toujours farcesquement : mon neveu !

La Toinou s’était bien donné garde que le jeune monsieur, ainsi qu’elle disait toujours, et la Mondinette « ne se jetaient pas les pierres », comme on parle au pays ; mais elle n’en faisait rien connaître, et trouvait bien à propos qu’un beau garçon et une belle fille, comme ils étaient, fussent amoureux l’un de l’autre, et se le disent.

Quant à ceux-ci, ils étaient toujours dans la joie des premiers jours. Leur amour semblait croître avec la possession, ainsi qu’il arrive souvent aux natures honnêtes, saines et fortes, vivant en pleine nature, qui se lient par la reconnaissance du bonheur reçu et donné.

Il y avait déjà plus d’un an que Blaise était à Comberousse, lorsqu’une nuit la Mondinette lui dit à l’oreille, tout bellement :

— Je crois que tu auras fait quelque bêtise, mon Blaise… Il va falloir parler au père lorsqu’il sera revenu.

— Dis-tu vrai ? ma Mondinette ! fit-il joyeux, en l’embrassant.

— Je le crois bien…

C’est pour cela que quelques jours après, Blaise, en soupant, dit à Champarnal, de retour de Bordeaux :

— Maintenant que vous me connaissez, si vous vouliez, nous parlerions de nos arrangements.

— Je ne demande pas mieux, mon neveu ! Quels gages demandes-tu ?

— Je ne veux point d’argent. Je serais content si, au lieu de m’appeler votre neveu, vous m’appeliez votre gendre !

— Bougre ! tu n’es pas bien bête ! La Mondinette sera riche quelque jour, et toi tu n’as pas un sol vaillant !

— Comment ! s’écriait en même temps la Toinou, indignée, en s’adressant à Blaise. Un monsieur de Roquejoffre ! Un noble comme vous êtes ! vous marier avec la fille d’un marchand de cochons ! La chose ne se peut !

— La noblesse est abolie, ma pauvre Toinou, dit tranquillement Blaise en souriant.

— Et puis les marchands de cochons, honnêtes gens et bons patriotes, ne valent-ils pas les ci-devant nobles ? s’écria Cabanou en tapant un grand coup de poing sur la table. Pour t’être frottée autrefois au défunt seigneur de Roquejoffre, tu fais l’aristocrate, Toinou ! Hé bien ! entends ça ! Je marierai ma drole à Blaise si ça me plaît ; et encore il sera bien content !

— Ça c’est vrai, père Champarnal, fit Blaise.

— Vous autres parlez de faire noces sans me demander si la chose me convient ! dit alors la Mondinette.

— Est-ce que tu prétendrais me dédire si je le faisais ? demanda vivement Champarnal à sa fille.

— Non, père… pourtant la chose me touche et il me semble qu’on devrait bien me demander un peu mon avis.

— Eh bien, je te le demande ? veux-tu prendre Blaise ?

— Puisque ça vous fait plaisir, père, et à moi aussi.

— À la bonne heure ! « Bourre là ! » dit Cabanou, en tendant la main à Blaise. Et toi, vieille aristocrate de Toinou, donne une goutte de pineau pour arroser notre marché !

— Le marché ! s’écria la Mondinette. Alors vous me vendez, père ?

— Non ! non ! petite ! la langue m’a fourché. Je voulais dire notre accord !

— Tenez, mon pauvre Cabanou, dit la Toinon en posant la pinte de pineau sur la table. Si vous ne connaissiez pas mieux les cochons que les femmes, vous seriez tôt ruiné !

— Foutute insolente !

Et après avoir trinqué et bu, l’accord fut parfait. C’est pourquoi peu de jours après, le maire de Vern procédait au mariage du citoyen Blaise Cestrac, laboureur, et de Mondinette Champarnal, aux applaudissements des patriotes, qui voyaient dans cette union la fusion de la noblesse et du peuple.

La Mondinette accoucha trois semaines avant le temps, mais cela passa pour un accident : elle avait buté sur le pas de la porte, disait la Toinou.

Comme Blaise venait de déclarer l’enfant à la mairie, il passa chez Jouanny, où sa mère, assise dans la boutique, faisait téter un beau drole, déjà fort.

— Comme il profite, mon petit frère ! dit-il en prenant l’enfançon et l’élevant en l’air. Tout de même, l’oncle ne sera guère plus vieux que le neveu, ajouta-t-il en riant.

Alors, Jouanny, qui avait quitté l’étau, alla chercher un papier qu’il lut à son beau-fils :

— Écoute-moi ça, Blaise !

République française.
Liberté, égalité ou la mort !

Bergerac, le 28 brumaire,
an II de la République une et indivisible.

« Le représentant du peuple, délégué par la Convention nationale dans le département de la Dordogne, invite le citoyen Jouanny, arquebusier à Vern, dont le civisme et les talents lui sont connus, à se rendre sous trois jours à Bergerac, pour y occuper une place de contremaître dans la manufacture où se forgent les armes destinées à foudroyer les tyrans et leurs satellites.

« Salut et Fraternité.
« Lakanal. »

— Alors, vous autres, allez partir ? demanda Blaise après avoir complimenté Jouanny.

— Oui. Moi je partirai après-demain, mais la mère avec Mette resteront pour déménager aussitôt que j’aurai trouvé un logement… Mais, à propos de ça, il y a là-haut un coffre plein de vieilles paperasses venant de Roquejoffre ; qu’en veux-tu faire ?

— Que veux-tu que j’en fasse ! il n’y a qu’à les jeter au feu.


VI


Plus d’un siècle s’est écoulé depuis toutes ces choses. Les descendants de Pierre Jouanny et de Charlotte de Vival sont armuriers à Bergerac, et, dans leur magasin, le plus beau de la ville, on voit dans un cadre original fait de quatre anciens briquets de grenadiers, la lettre de Lakanal adressée à leur bisaïeul.

Ceux de Comberousse n’ont pas été aussi heureux. Le père Champarnal, ayant voulu faire le commerce des bœufs, fut ruiné lors de la crise de dépréciation des assignats. Exproprié de son bien, il se trouva quasi heureux de rester à Comberousse avec son gendre et sa fille, comme métayer de Jérôme Chinourcq, fils de l’usurier, enrichi par des spéculations plus heureuses qu’honnêtes sur les biens nationaux. Les descendants de Blaise de Cestrac de Roquejoffre, revenus à la glèbe d’où leur premier ancêtre était sorti, ont perdu la notion de leur origine et sont, à cette heure encore, métayers de M. le comte de Roquejoffre, qui n’est autre que l’arrière-petit-fils du savetier grippe-sou. Cette muance des Chinourcq s’est faite progressivement. Jérôme, surnommé Brutus pendant la Révolution, ayant plus tard relevé les ruines du château, de jacobin fougueux devint royaliste fervent sous la Restauration, et se fit appeler Chinourcq de Roquejoffre. Grâce à une complaisance intéressée, son fils fut inscrit à l’état civil sous le seul nom de Roquejoffre ; et aujourd’hui, le fils de ce dernier est comte sans difficulté, et croit fermement descendre des anciens Roquejoffre, dont les titres sont perdus par le malheur des temps révolutionnaires. Aussi, lorsqu’il rencontre par hasard les Cestrac, ses métayers de Comberousse qui lui tirent leur bonnet, il gonfle du jabot, se regarde complaisamment, et, les prenant en pitié, dit avec mépris :

— Ces paysans !



LA GENT AGRAFEIL




LA GENT AGRAFEIL

I



Pour M. Georges Bussière :
À l’éminent auteur de La Révolution en Périgord,
au compatriote, à l’ami.


Dans la vaste cuisine de l’ancienne communauté paysanne des Agrafeils, à une extrémité de la grande table barlongue, une quinzaine de personnes étaient assises. Au bout haut siégeait le « maître » Bertrand Agrafeil, vieil homme de soixante-dix ans. À sa droite était Françoise Agrafeil, la « ménagère », fille ancienne aux environs de la cinquantaine. Autour de ces deux chefs de famille, en place honorable, se tenaient quelques parents des environs, venus à l’enterrement d’Annie Agrafeil « communière » de la maison. Ensuite étaient placés de chaque côté, par rang d’âge, tous les autres du nom d’Agrafeil : Jean dit Jeantil ; Élie dit Liou, autrement Cadet ; Cyprien dit Troisième, frères, âgés de quarante à cinquante ans ; Siméon dit Rousset ; Étienne dit Tiennou, à peu près du même âge ; Pierre, appelé le plus souvent Petit-Pierre, jeune garçon de dix-huit ans, et enfin Albine, petite drolette de quinze ans à peine.

Tous ceux-ci du même nom, hommes et femmes, représentaient avec Bertrand et Françoise les débris de la communauté agricole des Agrafeils, et tous étaient parents, comme venant originairement d’une souche commune divisée en plusieurs familles qui avaient toujours vécu et s’étaient alliées ensemble, de manière que leur parentèle formait un enchevêtrement impossible à démêler et ne pouvait s’exprimer que par le terme général de cousinage.

Depuis des siècles, les Agrafeils vivaient en société « taisible », tous les « parsonniers » demeurant sous le même toit, mangeant au même « chanteau », « à commun, pot, sel et dépense », comme disent les anciennes coutumes.

La maison, située sur la lisière de la forêt de la Bessède, était appelée encore, comme dans les vieux titres, « les Agrafeils », probablement parce que le canton de la forêt où elle fut bâtie portait ce nom en raison des « agrafeils », c’est-à-dire des houx dont il était peuplé.

Les premiers occupants qui s’établirent sur ce territoire de la forêt par eux « essartée » ou défrichée prirent le nom de l’habitation et lieu-dit, ou bien, comme les Guittard de la communauté de Pinon dans la Basse-Auvergne, l’échangèrent contre leur nom patronymique ; ceci en admettant que, lors de la concession faite au quatorzième siècle par un archevêque de Bordeaux, seigneur de Belvès et de la Bessède, ces pauvres pieds-terreux eussent un autre nom que celui de leur baptême.

Des cinq familles et des quelque quarante Agrafeils composant la communauté un siècle et demi auparavant, il restait en 1816 dix descendants des premiers colons associés, dont neuf étaient en ce moment attablés pour le repas des funérailles d’Annie, portée en terre le matin même. Les autres convives étaient des parents du voisinage, issus de filles des Agrafeils mariées hors de la maison, avec cent écus de dot pour toute légitime, selon leur coutume. Les persécutions religieuses et les guerres du Roi-Soleil, la misère des temps, et en dernier lieu les levées de la République et la conscription de Bonaparte, avaient réduit des trois quarts la population de la communauté. En ce moment même, un Michel Agrafeil, âgé de vingt-huit ans, n’était pas revenu au pays après le licenciement des « Brigands de la Loire », tué dans les grandes boucheries des derniers temps de l’Empire, ou peut-être prisonnier sur les pontons espagnols, ou dans les déserts glacés de la Sibérie ; on ne savait.

Ces bonnes gens qui tablaient au retour du cimetière, selon l’usage, s’entretenaient de la défunte Annie, et chacun faisait des remarques sur ses qualités et ses défauts.

— C’était une bonne fille ! disait son frère Jean, qu’on appelait aussi quelquefois l’Aîné.

— Et vaillante ! ajoutait Cyprien.

— Elle n’avait pas sa pareille pour faire les millassous ! faisait le Cadet.

— Ça, c’est vrai, mais, objectait Tiennou, sans en vouloir dire du mal, elle était des fois un peu regardante.

— C’était dans l’intérêt de la maisonnée ! répliqua Cyprien.

— Je ne dis pas… mais trop est trop…

— Personne ne réussissait les chapons comme elle, remarqua Siméon. Jamais elle n’en a manqué un ! Tous les ans, au carnaval, nous en vendions une douzaine de paires, sans compter les deux que nous mangions.

— Et comme elle faisait bien un saupiquet et la « saugrenade » ! reprenait Cadet.

— Le manger n’est pas tout dans une maison, répliquait Tiennou. Il y avait des jours où la défunte n’était pas trop plaisante…

— Allons, allons, Tiennou ! À cette heure, notre pauvre Annie est devant le bon Dieu ! il te faut oublier qu’elle ne l’a pas voulu prendre pour son homme ! dit la Françoise.

— Oh ! ce que j’en dis, ce n’est pas pour ça !

— Elle était comme moi, vois-tu, elle n’avait pas l’idée du mariage, ajouta la vieille fille.

Le maître Bertrand prit la parole :

— En finale, dit-il, c’était une femme forte comme un cheval, entendant bien les affaires du ménage, sachant soigner les cochons comme pas une, ne craignant point sa peine, et pas mauvaise pour deux liards. S’il y a un bon Dieu, comme c’est à croire, elle est à cette heure colloquée en paradis… Trinquons à sa santé !

Et après avoir bruyamment choqué leurs gobelets, tous les convives burent jusqu’à la dernière goutte de vin.

Les parents du dehors étant partis, les gens des Agrafeils dépouillèrent leurs habillements des dimanches et, ayant pris leurs hardes des jours ouvrables, s’en furent dans les terres, emmenant trois paires de bœufs liés.

Petit-Pierre, avec l’ânesse, s’en fut au bois ramasser des châtaignes. La petite Albine fit sortir les brebis, et les toucha du côté de Bel-Air, accompagnée d’un gros mâtin armé d’un collier à pointes de fer. Quant à Françoise, elle resta au logis pour vaquer au ménage.

Le Pierre avait déjà rempli presque un sac de châtaignes, non sans s’être épiné plus d’une fois les doigts après les bogues, lorsque, au loin, il ouït les aboiements colérés d’un chien et la voix d’une bergère criant : Au loup ! au loup !

Attachant vite la bourrique à une branche d’arbre, le petit s’en courut de ce côté, et arrivé qu’il fut à l’orée d’une grande lande, il aperçut l’Albine tirant d’une main une brebis par la queue, et de l’autre cognant avec sa quenouille sur la tête d’un loup qui tenait la pauvre ouaille par le col, cependant que le chien harpignait la bête sauvage par derrière.

En voyant arriver courant le garçon armé d’une cépée coupée à la hâte, le loup lâcha la brebis étranglée, et après un coup de dent au chien rentra dans le fort.

— Tu as eu peur, Nine ?

— Que non ! mon Pierre ! répondit la vaillante petite, les yeux brillants. Seulement, j’ai cassé ma quenouille sur cette male bête !

— Je t’en ferai une autre plus jolie, tu verras…

La drolette sourit en montrant ses petites dents blanches.

— Oui, mon Pierre… Je t’aimerai bien, va !

— Sans ça tu ne m’aimerais pas ?

— Si ! si ! Je t’aimerais tout de même !

Ils étaient debout, tout près l’un de l’autre. Pierre regardait amiteusement la pastourelle un peu émue, dont la jeune poitrine soulevait la brassière de serge brune. Il trouvait un plaisir grand à la considérer ainsi, simplette, avec son cotillon de droguet bleu et sa cape de grosse étoffe burelle, sous laquelle passaient des frisons de cheveux roux comme des épis de maïs, qui se tortillaient sur le front. Il trouvait doux, ces yeux gris pointillés de vert que la petite fixait sans embarras sur les siens ; et il remarquait éjoui, sur sa figure mignarde, quelques petites taches de rousseur pareilles à des miettes de pain bis dans du lait.

— Il ne te faut pas rester là, si près de la forêt, — dit-il après un instant. — Commande le chien, pour rassembler tes bêtes.

— Griset ! amène ! amène-les ! — fit la bergerette.

Et le chien, aboyant, ramena les ouailles écartées, que l’Albine toucha lors en arrière, le « mouton de semence » en tête, sa clarine sonnant. Pierre marchait près de la petite, la brebis étranglée sur ses épaules.

Arrivés dans une grande lande, semée de touffes d’ajoncs, les brebis se mirent à paître, et la fillette, désœuvrée, s’accola contre un vieux châtaignier de bordure, ne sachant quoi faire, sa quenouille étant cassée.

— Maintenant, dit le garçon, je vais m’en revenir ramasser des châtaignes, tu ne risques plus rien du loup.

— Laisse-moi ton bâton, tout de même, mon Pierre !

— Le voilà… mais j’estimerais plus rester te garder, dit le garçon en posant la brebis morte à terre.

— Et pourquoi ? Tu dis que je ne risque rien.

— C’est qu’il me fâche de te quitter.

— Et pour quelle raison ?

— Pour ce que je t’aime !

— Alors quand on aime on ne se veut quitter ?

— C’est comme tu dis… Ainsi moi, je voudrais être toujours près de toi, tout près, la nuit aussi bien que le jour !

— Alors, tu voudrais dormir avec moi ? dit innocemment l’Albine en riant.

— Oh ! oui ! répondit aussi naïvement le jeune garçon.

— Pour ça, il faut être mari et femme…

— Si tu veux, nous nous épouserons, ma pastourette ?

— Moi, je veux bien, mon Pierre.

— Adonc étant mariés, je ne te quitterai plus, et je serai toujours avec toi, bien près, comme ça, ajouta-t-il en serrant la petite par la taille, et puis je t’embrasserai toujours comme maintenant…

Et il baisa les joues rosées de l’enfant.

— C’est plaisant de s’aimer, mon Pierre ! dit-elle.

— Oh oui ! aussi nous faut-il nous aimer tout plein !

— Oui… mais pour le présent il faut t’en aller ; tu n’auras guère amassé de châtaignes, et le maître se fâchera !

— Je dirai que le loup en est cause… Tout de même, tu as raison, je m’en vais… Mais pas avant que je ne t’embrasse encore un coup !

— Oui bien, mon Pierre ! dit la petite en tendant la joue.

Et lors ayant récidivé, le garçon rechargea la brebis sur son col, la tenant par les pattes, comme le Bon Pasteur, et s’en fut, non sans se retourner souvent.

Le soir, au souper, il y eut force commentaires et récriminations sur cet étranglement de la pauvre ouaille, et le loup fut traité de brigand, de voleur ; en un mot vitupéré de la bonne façon. Après cette première explosion d’indignation, comme chacun commençait à manger la soupe, Cyprien ayant fait remarquer que c’était la quatrième brebis étranglée par « le loup » dans une année, le mouvement des cuillers s’arrêta, et la bête à l’oreille pointue fut, derechef, copieusement pouillée et maudite.

— Ça n’est peut-être point le même, objecta Siméon.

— Hé ! firent les autres, c’est toujours « le loup » !

— Et quatre ouailles perdues ! ajouta Tiennou, qui était un homme positif.

Cependant, comme il y avait une affaire sérieuse à décider, les récriminations, au lieu de se répéter et de s’éterniser toute la soirée, furent interrompues par la Françoise. Tous les parsonniers étant rangés autour du feu, pelant les châtaignes pour le déjeuner du lendemain, la vieille fille leur remontra que maintenant elle ne pouvait seule tenir la maison, faire la soupe, soigner les cochons, et vaquer à tous les soins ménagers qui sont de la compétence des femmes.

— Nous ne serions pas trop de trois, ici, dit-elle, sans compter l’Albine qui touche les brebis tous les jours. Par ainsi, il faut aviser tout de suite à prendre une servante.

— Tu as raison, dit le vieux Bertrand, j’en vais chercher une, coup sec.

— Fais excuse, répliqua l’autre, tu sais que, d’après la coutume des Agrafeils, le maître choisit les « baylets », et la ménagère les chambrières.

— Tu as dit vérité, Françoise, fais à ta fantaisie.

— Adonc, puisque ainsi est que nous ne pouvons faire autrement, je vais louer la Faurille, de Fromental ; j’en ai parlé à sa mère ; elle demande douze écus l’an et une paire de sabots.

— Douze écus, c’est quelque chose ! fit Liou, possible qu’elle viendrait pour dix ?

— Que nenni, elle en voulait quinze.

— C’est bien ennuyeux de donner tant d’argent, répliqua le Cadet, et puis c’est une forte fille, qui doit manger beaucoup !

— Elle travaillera de même, fit observer le maître. Le moyen de ne pas payer de servantes, ça serait pour vous autres de prendre femme… vous êtes là cinq, d’âge compétent, ajouta-t-il.

— Ça, c’est bien vrai, appuya Siméon, même on en pourrait trouver qui apporteraient quelque chose dans la maison !

— Adonc, fit Tiennou, ça serait à Jeantil de montrer le chemin, puisque fors toi, Bertrand, il est l’aîné.

— J’ai cinquante ans, je suis trop vieux, objecta Jean. Ça serait plutôt aux jeunes de se marier.

— Point ! s’écrièrent les autres. Dans les maisons, les aînés se doivent marier avant les cadets et les puînés !

Enfin, après une notable confabulation et de longs débats verbeux, toutes ses objections ayant été rétorquées, le pauvre Jean se tut, résigné. Il ne fut plus question que de lui trouver une femme. L’un proposait une telle, l’autre celle-ci ou celle-là ; mais après avoir cédé sur le principe, Jean refusait toutes les filles qu’on lui mettait en avant. La Margotille était trop mince pour l’ouvrage ; la Toinette n’avait pas un sol vaillant ; la Seconde était trop jeune…

— Cela étant ainsi, dit le maître Bertrand, je sais ton affaire ! L’Isabeau, de la Salvetat, est une grande et forte fille, maîtresse de ses droits ; son petit bien vaut dans les cinquante ou soixante louis d’or, et elle a vingt-neuf ans d’âge…

— Oui ! oui ! s’écrièrent tous les hommes, c’est bien ton affaire, Jeantil !

— Mais, faisait le malheureux, on dit qu’elle est punaise !

— À quoi vas-tu faire attention !

— Et puis, moi, je ne saurai jamais aller trouver une fille et lui dire ce qu’il faut pour se mettre d’accord.

— Si ce n’est que ça — interrompit le maître — moi je lui parlerai pour toi… D’ici dimanche venant, je saurai que t’en dire.

Jean voulut encore résister, mais tous l’objurguèrent en même temps :

— Que demandes-tu de plus ?

— Tu ne peux pas faire autrement !

— C’est justement celle qu’il te faut !

— Et on te l’amènera par la main !

— Maintenant, tu n’as plus de raison de tirer en arrière !

Le pauvre diable, assailli par tous, cessa de regimber et se tut. Son consentement parut suffisamment exprimé, en vertu du proverbe : qui ne dit mot, consent.


II


Le lendemain matin la Françoise blanchissait les châtaignes en attendant la venue de la Faurille que le Pierre était allé quérir. Elle arriva avec lui juste comme on vidait l’oulle fumante sur la touaille grise et se planta au milieu de la cuisine. C’était une fille trapue, aux cheveux châtains drus, bien tetonnée, aux hanches rebondies, qui portait un petit paquet plié dans un de ces grands vieux fichus à palmes appelés chez nous « coulets », qui est à dire en français, collets, parce qu’ils couvrent le col d’abord, et accessoirement les épaules. Se quillant là, les reins creusés, son paquet tenu des deux mains sur la ceinture, la grosse fille salua les Agrafeils attablés.

— Bonjour à toi, Faurille, répondirent-ils tous.

— Pose tes hardes et sieds-toi au bout, à côté de l’Albine, ajouta Françoise.

Tout en mangeant les châtaignes, le vieux Bertrand fit remarquer que la mère-grand de la nouvelle venue était une Agrafeil, sortie de la communauté pour se marier avec un Gardel de Buffeloup, lequel avait plus tard marié son aînée avec Faure, de Fromental, père de la Faurille, qui, par ainsi, se trouvait être une parente…

Là-dessus, comme si cette communication eût mérité une récompense, le Pierre se leva, prit un des grands pichets de faïence qui étaient sur la table, et emplit le gobelet du maître, puis ceux de tous les parsonniers et autres, d’une bonne piquette rose pétillante.

Après les châtaignes, la gente Albine apporta sur la table une vaste soupière tenue au chaud devant le feu. Ayant mangé la soupe et fait leur chabrol, les Agrafeils se levèrent et s’en revinrent dans les terres, fors Tiennou, qui avait pétri le matin et s’en fut au fournil voir si la pâte était levée assez, et le four chaud à point.

Quant au vieux Bertrand, il mit la bastine sur la bourrique et s’en fut à La Salvetat pour moyenner le mariage de Jean avec l’Isabeau. C’était bien un peu hâtif, mais le vieux était assez « trulle » et recherchait volontiers les occasions de chopiner.

La vaisselle lavée, Françoise mit la Faurille au fait des êtres de la maison. En premier lieu elle la mena à sa chambrette, meublée en tout d’un châlit de grosse menuiserie garni de sa paillasse et d’une méchante couette, puis d’un vieux coffre piqué des vers et d’une escabelle. La fille ayant posé son paquet sur la courte-pointe faite de morceaux d’étoffes de couleurs disparates, la ménagère lui montra ensuite l’étable des brebis, le tect des porcs, la loge de la truie, le poulailler, le fournil, le cellier, le « bugadier » pour les lessives, et la grange. Tous ces bâtiments enfermaient la cour à droite et à gauche. À l’arrivée, elle était close par un gros mur dans lequel était percée une porte charretière cintrée, fermée d’un portail renforcé de clous, qu’on « barrait » chaque soir au moyen de deux grosses pièces de bois. En face de l’entrée, au fond de la cour, était la maison à toits aigus et moussus, divisée en grandes chambres de famille, de chaque côté de la cuisine qui était au centre. Cette cuisine, où se réunissaient autrefois autour de la table commune une quarantaine d’Agrafeils, petits ou grands, avait trente pieds de long sur vingt de large environ. Une vaste cheminée, avec des « cantous » profonds de chaque côté, était au milieu, capable de chauffer la communauté rangée en demi-cercle. Au manteau de « cartelage » arrondi en anse de panier, reposaient, sur des chevilles coudées, deux longs fusils simples à pierre. Des placards dans l’épaisseur des murs, un grand cabinet de cerisier, noirci par le temps, un vaissellier, un râtelier à placer les « tourtes » de pain, et des bancs de chaque côté de la grande table au-dessus de laquelle pendaient des « cannevelles » ou roseaux encochés pour suspendre le « calel », faisaient tout l’ameublement.

Dans un coin, du côté de l’évier, des pots, des « oulles » et des « tourtières » de fonte entouraient, comme des poussins autour de la mère géline, une marmite géante qui, autrefois, cuisait la soupe pour toute la communauté. Cette marmite était l’antique « pot » dont parlait la coutume des Agrafeils, devenu inutile et remplacé par un ustensile de proportions beaucoup plus modestes. Aux murs étaient rangés, sur une planche, des bassins de cuivre, et aux poutres enfumées pendaient des ceps chargés de raisins, des épis de blé d’Espagne, des pièces de lard, et des vessies de graisse de porc.

Ayant montré à la Faurille la place de chaque chose, Françoise la mena au grenier, qui tenait toute la longueur de la maison, et où étaient épars sur le plancher des tas de blé froment, de seigle, d’avoine, de haricots et de garaubes. Puis les deux femmes redescendirent, et la Faurille entra en fonctions en mettant à cuire, dans une grande oulle, la « baquade » ou pâtée des cochons.

Le lendemain, qui était un dimanche, les hommes, bien rasés par Cyprien, qui était le barbier de la communauté, s’en furent entendre la messe à Cadouin. Entendre, n’est pas le mot, car, à moins de mauvais temps, les Agrafeils assistaient à la messe de la place étant, ou ils confabulaient avec d’autres, après quoi ils allaient boire quelques chopines à l’auberge voisine, indiquée par une branche de pin plantée dans le pignon, au-dessus de la porte. Peut-être même auraient-ils été tout droit au brandon, mais en ce temps-là les cabarets, bouchons et auberges étaient rigoureusement clos pendant les offices religieux.

Quoi qu’il en soit, ces gens des Agrafeils étaient de mauvais catholiques, de ces tièdes que Dieu vomit, comme dit la Sainte-Écriture. Et cela n’était pas étonnant ; la communauté, autrefois huguenote, avait été tant bien que mal convertie au papisme en l’an dix-sept cent un par le renégat duc de La Force et ses quatre jésuites, aidés des dragons de son escorte qui avaient des arguments irrésistibles. Plus tard, la force brutale, la ruse et la corruption avaient fini par avoir raison des retours à leur foi de ces calvinistes de la première heure. Mais eux et leurs descendants étaient restés suspects, la conversion opérée par les missionnaires bottés, et ensuite par les suppôts de M. le subdélégué de Bergerac, ne produisant pas chez les Agrafeils ces bons fruits temporels estimés des curés d’alors, tels que messes pour les âmes du purgatoire, oblations bénévoles et legs pieux. Autant qu’ils l’avaient pu tous les ci-devant rois, ils avaient esquivé les actes les plus significatifs de la religion catholique, et, depuis la Révolution qui les avait entièrement affranchis, s’en tenaient à se rendre tous les dimanches devant l’église de Cadouin, par pure habitude. De bons huguenots, la force — La Force, disait Françoise par un traditionnel jeu de mots — la force avait fait de mauvais papistes.

Pour elle, on ne la voyait jamais faire acte de catholicisme, ni se prêter à quoi que ce soit qui ressemblât à une adhésion à cette religion qu’elle détestait. La vieille fille n’allait point au bourg le dimanche et occupait ses loisirs dominicaux à repasser dans son esprit les souvenirs de l’ancienne foi huguenote, transmis par son aïeule, et à en entretenir Petit-Pierre et l’Albine, orphelins dès leur bas âge, à qui elle avait servi de mère.

Il y avait, dans la maison des Agrafeils, un vieux cahier couvert de parchemin, où un ancêtre illettré avait retracé en images grossières l’histoire de la communauté persécutée. Cela était naïf et ressemblait à ces figures informes et grotesques que les enfants charbonnent sur les murailles ; mais les légendes non écrites, transmises verbalement de père en fils, étaient terribles. En feuilletant ce cahier, la vieille Françoise se confirmait dans la négation et l’horreur du papisme, qui avait martyrisé les anciens Agrafeils.

Ce dimanche-là, pendant que les autres parsonniers chopinaient à Cadouin, elle montrait aux deux enfants ce cahier jauni rongé par les vers.

Le premier dessin représentait un bonhomme dans un bateau, une rame à la main, le corps de profil, et la tête de face, semblable à une boule de quilles.

— Celui-ci, — disait la Françoise à Petit-Pierre et à l’Albine, — celui-ci est Daniel Agrafeil, condamné aux galères à vie pour la religion.

Sur le feuillet suivant, on voyait un moine, caractérisé par son froc et une couronne de cheveux roides comme les crins d’une brosse, emportant à grandes enjambées un enfant sous chacun de ses bras.

— Ici, ce sont deux enfants de Paul Agrafeil, enlevés à leurs parents et enfermés dans un couvent inconnu.

Plus loin, on voyait une femme, reconnaissable à ses longs cheveux naïvement figurés, battue de verges par un personnage informe ayant une hache démesurée sur l’épaule.

— Celle-là, disait Françoise, c’est Anne Agrafeil, fouettée par le bourreau de Périgueux, puis rasée et enfermée dans une prison jusqu’à la fin de ses jours, pour avoir assisté à une assemblée au désert dans la forêt de la Bessède.

Ensuite venait un dessin représentant deux soldats qu’une sorte de grand sabre à la ceinture faisait reconnaître, traînant devant un foyer allumé un homme lié pieds et mains.

— Ce malheureux, récitait piteusement la vieille fille, c’est Jacob Agrafeil, mon « roi » grand père[1], auquel les dragons de La Force firent griller les pieds pour l’obliger à quitter la religion, et qui en demeura estropié.

La page suivante représentait un cadavre de femme à moitié dévoré par des animaux étranges, qui étaient des chiens, selon la légende.

— Voici Martine Agrafeil, morte huguenote ; par les ordres du curé de Cadouin traînée au Trou-des-Chevaux, où les chiens la mangèrent…

Et, après un moment de silence, la ménagère reprit :

— Souvenez-vous de tout ça, mes petits, pour le répéter à vos enfants quand je n’y serai plus !… Maintenant, Pierre, va-t’en faire tomber du foin pour donner aux bœufs, et toi, Nine, porte deux ou trois brassées de regain aux brebis ; moi je vais appareiller le souper.

Au soleil entrant, le vieux Bertrand revint de La Salvetat, les jambes ballantes sur la bourrique, ayant réussi en deux entrevues à décider le mariage de Jean. Pour les autres, ils rentrèrent au moment où la Faurille servait sur table une grande pleine platée de haricots avec des couennes. La plupart avaient les oreilles et les pommettes rouges pour avoir fait carrousse à Cadouin, ce que voyant, la Françoise les vespérisa de la bonne façon.

— Si ça n’est pas une honte, de voir des chrétiens se rendre pareils à des bêtes ! Et pires que des bêtes, car notre chien ne boit qu’à sa soif et sait toujours se conduire ! À quoi pensez-vous, pauvres gens, d’aller laisser votre peu de raison au fond des pintes !

— Là ! là ! ne te fâche pas, fit Tiennou, pour une pauvre petite fois, ça n’en vaut pas la peine !

— Cette petite fois que tu dis, revient tous les dimanches, sans compter les jours de foire, soit pour l’un, soit pour l’autre !… Si vous étiez des hommes, vous comprendriez que le bon Dieu vous a baillé le vin pour vous mettre au corps force et courage au travail, et non pour vous faire trébucher !

Tous baissaient le nez sur leur assiette, pendant que la Françoise parlait, la tête haute, les yeux fâchés, le visage sévère sous sa coiffe de linon. Voyant ça, le maître, plus indulgent, comme celui qui se coiffait quelquefois, rompit les chiens, ainsi qu’on dit.

— Jean, fit-il, j’ai parlé de toi à l’Isabeau. Tu lui conviens bien à première vue. Il n’y a maintenant qu’à faire plus ample connaissance. Pour ce, il est entendu que tu iras la voir dimanche à la vesprée…

— Ah ! ah ! nous irons à la noce ! s’écrièrent tous les hommes.

— Vous autres m’enragez bien ! dit Jean. Que diable voulez-vous que j’aille dire à cette grande cavale !

— Ne t’inquiète pas de ça, répondit Bertrand. J’irai avec toi et je parlerai en ta place !… Et puis, j’ai à te dire qu’elle n’est brin punaise comme tu disais, l’ayant approchée assez pour m’en accertainer.

Là-dessus, Jean se remit à manger et ne dit plus mot.

Le dimanche ensuivant, il fut à La Salvelat avec le maître, Bertrand, qui fit si bien son métier de « minardou », qui est à dire accordeur, que le prétendu fut accepté, sauf plus familière cognition, pour laquelle faire l’Isabeau lui octroya la permission de venir la voir. Sur le coup de dix heures du soir, les deux hommes revinrent aux Agrafeils après avoir mangé des « viroles », ou châtaignes cuites sous la cendre et bu quelques chopines de vin blanc. Jean, légèrement émoustillé, s’était un peu réconcilié avec le mariage.

— Elle a de bon vin blanc ! — disait-il en revenant.

— Et un joli petit bien ! — ajoutait Bertrand, — Tu as vu ? Son « baradis » est du pays de première qualité !

— C’est vérité !

— Et puis, il n’y a pas à dire, reprit le maître, c’est une fière fille !

Jean ne répondit rien, comme si ce point n’était pour lui qu’un détail indifférent.

Quelque temps après, tous les Agrafeils ayant vêtu leurs hardes neuves, se rendirent à La Salvetat en revenant de l’église. La Françoise avait bien proposé, après l’« enregistrement » devant le maire, de faire le mariage « sous le manteau de la cheminée », à la vieille mode des huguenots persécutés ; et l’époux aussi bien que tous les communiers inclinaient aisément à cet arrangement, en considération des quelques écus économisés sur le sacrement du curé ; mais la « novie » avait refusé, disant qu’elle voulait un mariage « pour de bon », et il avait fallu l’en croire.

Tous donc, en « sans-culotte », ou carmagnole de bure tissée de la laine de leurs ouailles, filée par les femmes aux veillées ou en touchant les bêtes aumailles, se trouvèrent attablés vers midi chez l’Isabeau. Celle-ci n’avait plus ni père, ni mère, ni parents, fors une vieille tante sourde comme un pot, mais bien endentée. Bertrand, le vieux maître, en « gipou » de grosse étoffe bleue dont le collet droit lui montait jusqu’aux oreilles, s’assit à côté de la novie qui n’avait pas l’air autrement émue. C’était une grande robuste gaillarde, point laide, laide, si l’on veut, mais homasse de figure et un peu grossièrement équarrie. Pour les Agrafeils qui estimaient surtout la charnure et la force, c’était une belle novie ; aussi Tiennou traduisit-il la pensée de tous en disant aux autres :

— Crâne femelle, mes amis !

La noce fut ce qu’étaient en ce temps-là les noces de campagne, copieuse en victuailles et notable en beuveries. De deux grosses pièces de poulaille bouillie, de plusieurs grandes platées de fricots divers, et d’un rôt de deux gros « piots », ou dindons, il resta les os que les chiens faisaient craquer sous la table. À une douzaine qu’ils étaient, les convives mirent à sec un baril de demi-charge ; aussi vers le soir étaient-ils tous avinés, et rouges de la trogne comme des coqs de redevance.

Au surplus, la « lie-chausse », ou jarretière de la mariée, fut correctement enlevée par Tiennou, selon l’antique usage, et on n’eut pas manqué de porter aux époux le « tourin » ou soupe à l’oignon traditionnelle congrûment poivrée, si l’état de Jean, qui se trouva saoûl comme une grive en temps de vendanges et qu’il fallut porter au lit nuptial, n’eût fait juger cette cérémonie inutile.

Deux jours après, les nouveaux mariés arrivèrent aux Agrafeils à la tombée de la nuit. L’Isabeau marchait devant, fière, droite, bien assurée, sans point de ces airs chattemittes que des fois prennent les nouvelles épousées. Le pauvre Jean suivait à trois pas, tête basse, la démarche recrue, l’air ennuyé, portant un paquet de hardes à sa femme. Tous deux entrèrent dans la cuisine où la Françoise était en train de « fricasser dans la soupe », qui est à dire passer les légumes à la poêle avant de les mettre dans la marmite. Les deux femmes s’embrassèrent selon la coutume, et puis causèrent un brin pendant que Jean, ressortant, allait poser le paquet dans la chambre conjugale, meublée d’un vieux lit à ciel avec courtines de serge jaune, d’un cabinet à serrer le linge, d’une table massive et de deux grossières chaises tournées. Lorsqu’il revint à la cuisine, Jean trouva sa femme assise dans le « cantou » de la cheminée, qui faisait des questions à la ménagère sur les choses et les habitudes de la maison.

— Tenez, dit-elle à son homme en ôtant le fichu de ses épaules, portez-moi ça dans notre chambre.

Et, tout doucettement, le pauvre diable obéit.

La Françoise, qui n’avait pas approuvé le mariage et n’avait pas assisté à la noce, trouvait l’épousée un peu bien délibérée en paroles et en manières, mais elle n’en fit rien paraître pour lors. Le vieux Bertrand, qui survint un moment après, renouvela l’amitié avec l’Isabeau, en l’embrassant, comme pour s’assurer encore qu’elle n’était pas punaise. Lorsque les autres parsonniers rentrèrent des terres pour souper, ils trouvèrent la nouvelle venue qui commandait à la Faurille de mettre les assiettes sur la table, comme si elle eût été depuis dix ans dans la maison. Ce fut alors de nouvelles embrassades et des congratulations verbeuses, que Jean, qui quittait ses souliers pour des sabots, écoutait d’un air indifférent, tandis que Tiennou, qui se lavait les mains à l’évier, en se ramentevant le mollet charnu duquel il avait détaché la jarretière, murmurait son exclamation admirative du jour de la noce :

— Crâne femelle !



III


Peu après la noce de Jean, la petite Albine rentra ses ouailles un jour bien avant l’heure coutumière. Interrogée là-dessus par la Françoise, elle raconta qu’étant dans les bruyères de Pratel, sur la lisière de la Bessède, Malivert, le garde-bois de la forêt domaniale, l’avait attrapée par le bras et l’avait voulu embrasser, ce pourquoi elle s’était mise à crier et s’était ensauvée bien vite.

— Ah ! le brigand ! — s’écria la vieille fille — il attaque jusqu’aux enfants !

Le soir à souper, il fut question de la chose. Les communiers furent instruits de la tentative du garde, et tous s’accordèrent à dire, comme la ménagère, que c’était une grande canaille. Pour garder la drolette des entreprises de cet homme, le maître ordonna que, dès ce jour en avant, Petit-Pierre toucherait avec elle et emmènerait la truie et ses petits gorets à la glandée.

Cet arrangement fut très plaisant à la petite et au Pierre, car tous deux étaient toujours à se rechercher et à épier l’occasion d’être ensemble. Donc, tous les jours après avoir mangé la soupe, ou bien de la bonne bouillie de maïs toute chaude, ils s’en allaient ensemble, suivis de Griset ; Petit-Pierre portant dans un havresac du pain avec un fromage de chèvre, ou deux pommes, ou encore des noix, pour le « brespailhas », qui est à dire la collation. À l’orée d’une friche, d’une grande lande, ils s’arrêtaient au pied d’un chêne ou d’un vieux châtaignier, et pendant que les brebis paissaient les herbes courtes venues entre les pierres ou sous les brandes, et que les porcelets cherchaient les glands le long de quelque bordure, ils allumaient un feu de bois mort et se tenaient auprès, Pierre faisant des paniers de vîmes, et Albine filant avec une quenouille de sorbier toute neuve, que lui avait faite son ami.

Tout le jour, ils babillaient et s’entretenaient de choses pas bien curieuses sans doute, comme pouvaient faire des enfants qui n’avaient jamais quitté la maison des Agrafeils, et ne savaient de la vie que le peu remarqué autour d’eux. Le chien, assis près, surveillait les bêtes, et, au commandement de la pastourelle, galopait en aboyant pour ramener les ouailles qui s’écartaient trop loin. La tentative de Malivert avait épeuré la petite, quoiqu’elle n’en comprît pas bien le but. Quant à Pierre, innocent comme elle, il en était pourtant fort encoléré, de manière qu’entre eux les propos roulaient souvent sur « ce vilain loup », comme ils appelaient le garde.

Une après-dînée, ils étaient assis au pied d’un « terrier », ou talus, à l’abri du Nord, et faisaient cuire, sous la cendre d’un petit feu, des châtaignes que Pierre avait portées dans son havresac, et devisaient de Malivert.

— S’il s’essayait à recommencer de te vouloir embrasser, — disait le garçon, — je lui planterais mon couteau dans le ventre !

— Il est bien grand et fort, mon Pierre ! — faisait la bergerette.

— C’est tout un, Nine ! Souviens-toi de l’histoire de ce petit pâtre juif que nous a contée la Françoise ! Tu sais bien ? qui, au moyen de sa fronde, tua un géant d’un coup de pierre !

La petite regarda son compagnon avec admiration.

— Je ne sais pas, reprit-elle après une pause, pourquoi ce méchant homme voulait m’embrasser de force ?

— Je n’en sais rien non plus, mais toujours, c’est une fière canaille !… Moi, quand je t’embrasse, c’est que tu le veux bien… n’est-ce pas, ma petite ?

— Oui, mon Pierre, parce que je t’aime tout plein !

Et là-dessus, les deux enfants, assis l’un près de l’autre, se penchèrent, et, s’accolant, restèrent un instant innocemment embrassés.

— C’est ça ! ne vous gênez pas ! dit tout à coup une grosse voix derrière eux.

Aussitôt, Pierre fut debout et vit, en haut du talus, Malivert qui ricanait méchamment.

C’était un homme qui avait passé la quarantaine, grand, épais, bancal, aux cheveux châtains sales, qui sortaient de sous sa casquette roides comme des soies de sanglier, et dont une surdent pointue et jaune retroussait la babine.

Les ayant regardés un instant de ses petits yeux de cochon, le garde dit roguement :

— Ce feu est trop près de la forêt ! Je vous déclare procès-verbal à tous deux.

Et posant sa carabine contre un arbre, il tira d’une poche de dessous son gilet un petit cahier de papier sale et un crayon.

— Comment vous appelez-vous ?

— Albine Agrafeil.

— Ton âge ?

— Quinze ans depuis la Saint-Martin.

— Tu commences de bonne heure !

— Et toi, le galant, ton nom ?

— Pierre Agrafeil !… pas à ton service !

— Tu chantes haut, jeune coquelet !… Quel âge ?

— Dix-huit ans !

— Vous êtes tous deux de ces mauvais parpaillots des Agrafeils, n’est-ce pas ? Oui ? c’est bon, votre affaire est claire !

Et ricanant derechef, Malivert serra son cahier, reprit sa carabine et s’en fut.

Ce procès-verbal mit en grand émoi la communauté. Le soir, en soupant, puis à la veillée, le garde fut « pouillé » de la bonne manière. Chacun des parsonniers rappela quelques méfaits de ce coquin.

— Avec ses « verbaux », dit Cyprien, il tire de l’argent des pauvres gens !

— Et force amitonneries des femmes ! ajouta Tiennou.

Enfin, comme conclusion, après avoir fait amplement expliquer Petit-Pierre, le maître dit qu’au matin il irait trouver « ce scélérat de Malivert ».

Le lendemain, il partit pour Cadouin, où demeurait le garde. Mais, chemin faisant, il passa avec Pierre à l’endroit où avait été allumé le feu, et de là compta jusqu’à la lisière de la forêt plus de cinq cents pas.

— Ah ! le grand gueux ! fit-il.

À Cadouin, le vieux Bertrand trouva le garde à l’auberge où il vivait, étant garçon, et après les salutations d’usage et quelques vagues propos en vint au fait.

— Ce « verbal », vous ne l’avez pas fait, sans doute ?

— Pas fait ! il est là, tout prêt à être enregistré ! Tenez, le voilà !

Et il tira un papier timbré de sa poche.

— Vous avez mesuré la distance ? demanda Bertrand.

— Très bien, avec une chaîne.

— Moi, je trouve cinq cent vingt pas, ce qui fait beaucoup plus de cent toises de distance, dit le vieux.

— C’est que vous faites les pas trop petits !

— Je les fais de bonne grandeur.

— Alors, répliqua le garde, c’est que vous ne partez pas du bon endroit.

— Je pars de la friche du Grand-Jarric ; c’est là que les droles ont fait le feu.

— Vous n’y êtes pas ! — Tenez, ajouta Malivert en déployant le procès-verbal :

Et il lut :

« … Eu… eu… eu… le dit feu allumé dans la lande de Pillegry, auprès d’un chêne cornier qui est à soixante mètres du fossé de lisière de la forêt, au droit de la Pierre-longue, dans mon triage… »

— Voilà ! vous pouvez aller mesurer !

Le vieux Bertrand comprit, et s’en alla sans essayer de composer avec le garde, comme faisaient d’ordinaire les délinquants. En revenant, il eut la curiosité de passer à la lande de Pillegry et trouva bien, à l’endroit indiqué par Malivert, la trace d’un feu tout récent.

— Ah ! la canaille ! le brigand ! Il y en a aux galères qui ne le méritent pas tant que lui !

Quelques jours après, un huissier vint signifier des assignations, et dans la quinzaine, le vieux maître, pris comme responsable des deux enfants mineurs, dut les accompagner, et, comme on dit, « porter ses culottes » à Bergerac, où les prévenus furent condamnés solidairement en soixante francs d’amende et aux frais.

— Ah ! le gueusard ! disait le vieux en sortant du tribunal, il nous en fait coûter plus qu’il ne vaut !

Moins de six mois après, ce fut une autre affaire. Une truie d’humeur vagabonde, entravée pourtant avec un « tabasteau », ou billot, au col, s’écarta du troupeau des aumailles et entra en forêt. Rencontrée de male chance par Malivert, il s’ensuivit un nouveau « verbal », comme disait Bertrand. Seulement, une amende de vingt sous, tarif légal par tête porcine, c’était peu ; aussi, pour corser la contravention, le garde y ajouta bravement tout le troupeau : vingt-sept brebis, trois chèvres et même la bourrique, ce qui, à raison de quarante sous d’amende par bête à laine, de trois francs pour la bourrique et de quatre francs par chèvre, arrondit les amendes à soixante-dix francs, plus les frais. Ainsi jugea le tribunal, malgré les vives dénégations de Pierre.

Le soir, au retour de Bergerac, lorsque le maître annonça le résultat, il y eut un beau tapage aux Agrafeils. Tous les communiers, à la fois, juraient, sacraient, reniaient, détestaient la justice, et maudissaient le garde avec des bordées d’injures à double détente.

— Ce brigand-là nous veut faire manger tout notre bien ! s’écria Siméon.

— C’est sûr ! approuva Tiennou.

— Si tous ceux à qui il a fait des canailleries pareilles m’en voulaient croire, nous prendrions nos fourches-fer et nous lui courrions sus comme à un chien enragé ! ajouta Cyprien, qui était colère.

— C’est un méchant homme, et bien injuste, mon pauvre Cyprien — dit la Françoise — mais c’est un homme tout de même, et non un chien.

— Voire ! Un scélérat comme ça ne vaut pas un chien comme notre Grisel ! répliqua Troisième.

Seule, pendant cette explosion de colères, l’Isabeau était restée calme, tout comme si elle eût été étrangère à la maison. Elle n’était d’ailleurs jamais entrée dans l’esprit de la communauté des Agrafeils. Le beau côté de cette association de famille lui échappait. Son intelligence étroite et égoïste était incapable de s’élever au-dessus de l’intérêt personnel de chacun, et ne concevait pas qu’un membre vieux comme Bertrand, faible comme Albine, ou maladif comme Liou qui avait souvent les fièvres, eût les mêmes droits et fût aussi bien traité comme les forts travailleurs, les bons ouvriers terriens qu’étaient les autres. Et puis elle aimait la maîtrise et aurait voulu commander dans la maison. Plusieurs fois elle s’était butée à la résistance calme et ferme de la Françoise, et avait dû céder, ce qui l’avait irritée contre la ménagère. De là un mauvais vouloir et une sourde hostilité contre toute la communauté, qui se montraient par ses refus de prendre part à un travail qui ne lui plaisait pas, son affectation de n’en faire qu’à sa tête, et sa mauvaise volonté en toutes choses. Avec ça, des paroles aigres, des noises hargneuses et des propos malveillants sur tout et sur tous, principalement touchant la ménagère.

Comme elle avait conservé la jouissance de son petit bien, la femme de l’Aîné s’en allait assez souvent à La Salvetat, sous le prétexte de voir comment le revenu se comportait et de faire soi-disant quelque menu travail dans les terres. Le plus souvent elle revenait le soir, à l’heure du souper, mais de temps en temps elle couchait dans sa maison et ne rentrait aux Agrafeils que le second jour, à soleil entrant. Lorsque cela arrivait, les autres plaisantaient Jean :

— Savoir qui gardera ta femme cette nuit ?

— La garde qui voudra ! Je n’en suis pas jaloux.

— Avec tout ça, — reprenait quelqu’un — si elle s’en va ainsi coutumièrement, notre travail n’en ira pas mieux.

— Et dire qu’on l’avait prise pour remplacer une forte servante ! — faisait un troisième.

— Vous autres l’avez voulu ! disait alors Jean. Vous m’avez tous enragé pour me la faire prendre !

— Pas moi ! interrompait Françoise.

— Tu devrais lui remontrer, mon pauvre Jean, disait Bertrand, de ne pas s’en aller comme ça mal à propos, vu que nous lui travaillons son bien… elle n’y a que faire.

— Dites-le lui, vous autres ! moi, elle ne m’écoute brin.

Celui qui gardait l’Isabeau la nuit, c’était à ce que l’on disait à La Salvetat et par les villages d’autour la forêt, le chétif Malivert. Dès longtemps avant qu’elle se mariât, les gens l’avaient vu des fois venir à la brune, ou s’en aller à la pique du jour. Et puis, on avait remarqué que, quoique l’Isabeau ne se gênât pas bien pour mener sa chèvre et ses trois brebis en forêt, seule de tous les gens de son village elle n’avait jamais eu de procès-verbal.

Lorsqu’elle avait pris Jean, c’était en un moment de dépit, piquée de voir Malivert la délaisser pour un autre cotillon du voisinage. Et puis juste alors, elle avait été inquiète quelque temps, craignant fort d’être « embarrassée ».

Maintenant, le garde revenait à elle quelque peu et la recherchait par calcul. Ce grossier débauché, habitué aux rustaudes filles de village, convoitait la mignarde petite Albine avec cette âpreté de désirs que les libertins dépravés éprouvent pour la jeunesse innocente. Il savait l’Isabeau capable de le servir en ceci, tant pour avoir part à ses sales faveurs que par cette haineuse et basse envie que les femmes perdues portent aux filles sages. Cette créature vicieuse détestait en Albine l’enfant joliette et la vierge ingénue ; aussi eût-elle été heureuse de la faire chuter et de la pervertir.

Mais bientôt le garde comprit que la connivence de la femme de l’Aîné lui serait inutile, tant qu’il ne se serait pas débarrassé de Pierre, qui ne quittait pas la bergerette. Comme les scrupules ne l’embarrassaient guère, il guetta le garçon qui souvent allait dans la forêt, chercher des nids, ou ramasser des champignons, et un jour le saisit au collet, l’accusant d’avoir « charmé » des arbres pour les faire crever. Le Pierre se défendant fort de la chose, Malivert voulut l’entraîner sous le prétexte de lui montrer un frêne auquel il venait d’enlever, disait-il, un anneau d’écorce au pied. Le prétendu délinquant résistant et se débattant, il y eut une collision, au cours de laquelle Pierre, maltraité, tira son couteau et en donna un coup au garde sur le bras qui le tenait à la gorge. À ce coup qui avait percé la manche sans toucher la chair, Malivert riposta par un coup de crosse de sa carabine qui, porté en pleine poitrine, fit reculer le garçon à quatre pas.

— Ah ! serpenteau ! en voilà de reste pour t’envoyer aux galères !

Ayant dit, le garde s’en alla faire son procès-verbal, copieusement motivé et guirlandé de toutes sortes de circonstances aggravantes, outre le fait d’avoir écorcé sous la palène quatre baliveaux de trois âges.

Quelques jours après, deux gendarmes entrèrent à cheval dans la basse-cour des Agrafeils, et demandèrent le Pierre à Françoise, qui s’était avancée sur la porte de la cuisine.

— Il touche les brebis… je ne sais pas de quel côté, répondit-elle, méfiante. Mais, que lui voulez-vous ?

— Nous avons besoin de lui parler.

Et les gendarmes s’en furent à la recherche de Pierre, qu’ils finirent par trouver assis contre un petit tuquet, façonnant un piège à taupes, cependant que l’Albine, debout, filait son « brin ».

— Donne tes mains ! dit l’un des gendarmes, après avoir mis pied à terre.

— Et pourquoi ? demanda le garçon, effrayé en voyant la chaîne.

— Tu le verras bien ! donne toujours !

Et le saisissant par le bras malgré sa résistance, le gendarme passa les menottes à Pierre, tandis que la bergerette pleurait et criait au secours. Puis, la chose faite, comme elle s’attrapait au col de son ami, il l’écarta brusquement et dit au prisonnier, capturé :

— Marche devant !

Et, remonté à cheval avec son camarade, ils l’emmenèrent.

— Ne reste pas là ! rentre à la maison ! cria Pierre à la petite, qui sanglotait à terre, affaissée.

Au résultat, Pierre fut condamné pour le délit forestier à quatre cents francs d’amende, et pour la rébellion et le coup de couteau dans la manche du garde, à un an de prison. Le malheureux eut beau nier avoir « charmé » des arbres, se lamenter, se désespérer ; l’avocat eut beau secouer ses manches, le procès-verbal était là, bien circonstancié, dûment affirmé et enregistré, rien n’y fit, tant les renseignements étaient mauvais sur ces gens des Agrafeils. Le procureur requit, les juges condamnèrent, les gendarmes emmenèrent, et le geôlier écroua pour un an le pauvre Pierre.

— Jésus ! pensait la Françoise en contemplant le Christ, qui, au-dessus des juges, étendait ses bras avec un geste de protection ; Jésus ! que fais-tu donc là-haut !


IV


À la cime du coteau, en face des Agrafeils, sur une grosse pierre bordant le chemin, un homme était assis, recru, las d’aller. Ses yeux mornes erraient sur le paysage qui s’étendait devant lui. En face, à mi-côte sur les pentes du plateau de la Bessède, la maison des communiers fumait au soleil d’avril. Derrière, la forêt moutonnait au loin en vagues d’un vert clair, où pointaient dans les taillis les hauts baliveaux de plusieurs âges. Des clairières sablonneuses, semées de bouquets de genêts aux fleurs d’or et de bruyères d’un rose vineux, séparaient les massifs boisés, et, çà et là, vers l’orée des bois, des friches grisâtres où poussaient par endroits des touffes d’ajoncs épineux, et des genévriers à la verdure terne, dévalaient des crêtes des coteaux pierreux. Autour de la maison, des terres ensemencées, des labours, des guérets avec des vieux châtaigniers épars, des vignes et des jachères, découpaient les croupes et les ondulations des terrains en lignes géométriques heurtées, et venaient rejoindre au bord d’un petit vallon, les prés reverdis arrosés par un ruisselet non guère plus large qu’un fossé. Une vapeur légère, montant des fonds encore humides de la rosée nocturne, flottait sur les bois au souffle d’un vent doux, et, peu à peu, se dissipait sous les rais obliques du soleil au tiers de sa course céleste.

Par moments, l’homme fermait les yeux, comme fatigué de voir ces choses, puis, lentement, avec effort, il se dressa debout et descendit vers la combe. Les pierres roulaient sous ses pieds chaussés d’espadrilles de corde usées, et il se retenait à l’aide d’un fort bâton. Ses vêtements en haillons, décolorés, ses joues creuses embroussaillées d’une barbe sale, sa tête amaigrie coiffée d’un vieux madras de coton noué sur la nuque, accusaient la misère et la souffrance.

Arrivé au fond du vallon, l’homme traversa difficilement le petit ruisseau en passant sur de grosses pierres, là mises à l’exprès, et commença à gravir péniblement le coteau des Agrafeils. Souvent il se plantait, essoufflé, s’étayant de son bâton et regardait la maison, comme s’il eût douté d’y arriver. Cependant, après de nombreuses pauses, il entra dans la cour, et, la traversant, vint à la cuisine ouverte.

— Vous avez l’air fatigué, pauvre homme, dit la Françoise qui s’était avancée sur la porte ; entrez vous reposer.

L’homme alla au « cantou », s’assit, et accota sa tête souffreteuse à l’encoignure de la cheminée.

— Vous êtes malade ? demanda la ménagère.

— Oui, ma Françoise… bien malade…

— Jésus ! s’écria-t-elle en reconnaissant les yeux gris-clair levés vers les siens. — C’est toi, Michel !

— Oui… c’est moi…

— Dans quel état es-tu, pauvre !

Et se penchant pour l’embrasser :

— Tu meurs de faim, je gage ?

Il fit de la tête signe que oui.

Heureusement, la soupe est cuite ! Je vais t’en tremper… tu vas voir.

Lorsque, sans quitter le coin du feu, il eut mangé deux bonnes écuellées de soupe aux choux et fait un fort « chabrol », l’assiette pleine de vin, la vieille fille dit :

— Il ne faut pas trop manger à la fois. Maintenant, tu vas dormir… Je vais te mettre le moine pour échauffer les linceuls.

Un moment après, Michel, mis au lit, bordé pareil à un petit enfant, les courtines tirées, dormait comme une souche.

Le soir à souper, un peu remis, et bienveigné de tous, il dut raconter toutes les misères qu’il avait endurées depuis que la conscription de Napoléon l’avait pris. Oyant le récit de l’horrible guerre, et des tortures infligées aux prisonniers des pontons par les Espagnols, les parsonniers se récriaient :

— Quelles canailles c’est, ce monde-là !

— Ça n’est point les plus canailles, mes gens ! Ils défendaient leurs pays… Le grand fautif est celui qui nous mena là-bas !

— Enfin, tu t’en es échappé, de ce foutu pays ! dit le vieux Bertrand.

— Oui, et à grand’peine ! Mais pour ça mes misères n’ont pas été finies. Depuis qu’un pêcheur de Saint-Jean nous mit à terre à la frontière, cinq qui nous étions sauvés, j’ai encore rudement souffert du fait des Français !

Et il dit comment les gens du roi le connaissant pour un soldat de « l’autre », le traitaient de brigand, lui avaient refusé l’étape ; et, comment sans un sol en poche, miné par la fièvre, il s’était traîné lentement, pendant près de deux mois depuis la grande mer, vivant de charité, couchant dans les étables, suspecté de tous comme un scélérat, arrêté des fois par les gendarmes, interrogé par les maires ; puis relâché, continuant sa route, il était enfin arrivé aux Agrafeils, crevant de faim et à moitié mort de fatigue.

— En finale, conclut-il, le roi d’à présent ne vaut pas mieux que l’empereur d’antan ! C’est toujours un maître qui se gausse du pauvre peuple !

— Tu as bien raison, Michel ! dit un des parsonniers. Quand on pense que ce pauvre Petit-Pierre est fermé là-bas dans la prison de Bergerac, par la canaillerie de ce mauvais garde-forêt du roi, c’est à se bailler au diable !

— Encore vaudrait-il mieux se donner au bon Dieu, mon Siméon, objecta la Françoise.

— C’est bien tout pareil, puisqu’il laisse faire tant de coquineries !

À quinze jours de là, les gendarmes vinrent aux Agrafeils interroger Michel. D’où venait-il ? Quel chemin avait-il suivi ? À qui avait-il parlé ? Où comptait-il demeurer ?

— Ah ça ! fit le garçon qui avait repris un peu de force, on dirait que vous me prenez pour un voleur ? Ne peut-on être tranquille chez son monde ?

— Ça dépend, dit le brigadier. Vous êtes un soldat de l’usurpateur ?

— Pour mon malheur, oui !

— Et soupçonné de le regretter ?

— Par mon âme ! si, comme moi, vous aviez mangé deux ans et demi des fèves d’Espagne pourries, dans leurs pontons, vous ne regretteriez point celui qui en fut la cause !

— Pourtant, il paraît que vous avez mal parlé de notre bon roi ?

— Il est bon peut-être pour d’aucuns, mais il ne l’a point été pour moi, répondit évasivement Michel.

Enfin, après plusieurs autres questions faites et réponses ouïes, les gendarmes s’en furent.

— On aura l’œil sur vous ! dit en partant le brigadier.

Lorsqu’ils furent hors de la cour, la Françoise, qui avait entendu, dit à Michel :

— Cette malheureuse Isabeau aura tout raconté à Malivert ! Il faudra te méfier d’elle.

— Il s’est bien attelé là, Jean !

— Ah ! ça n’est pas de sa faute ! Les autres l’ont tracassé jusqu’à ce qu’il l’a eu prise.

Le lendemain, Michel guetta l’Isabeau, et, la tirant dans un coin, lui dit :

— Coquine ! si tu reviens conter à ton goujat de Malivert ce qui se dit chez nous, je te casserai les reins !

Cette menace et l’apostrophe ne la fâchèrent pas. Michel, remis en pieds, était un beau garçon ; avec sa moustache et ses courts favoris militaires, il avait une autre figure que Jean, et il ne déplaisait pas à l’Isabeau d’être rudoyée par lui. Elle rattrapa l’Albine qui devant cheminait, et avec la petite s’en alla toucher les brebis, comme de coutume depuis que le pauvre Pierre n’était plus là.

Dans l’après-midi, comme elles étaient à la lisière de la forêt, la femme de l’Aîné dit à la pastourette :

— Cette pluie des jours derniers doit avoir fait sortir des champignons ; tu devrais aller dans le quartier de Malefaye en ramasser un plein panier…

— C’est que j’ai peur du garde !

— Que tu es sotte ! Il ne te mangera pas, d’autant qu’aujourd’hui il est à Bouillac pour une coupe qui se doit donner.

Albine prit le panier où elle avait porté leur « merenda » ou collation et entra dans le bois. Une demi-heure après l’Isabeau l’ouït crier, au secours, et puis la vit sortir de la forêt en courant.

— Qu’est-ce qui te prend ? demanda-t-elle, lorsque la petite fut là, pâle, essoufflée.

— C’est ce mauvais Malivert qui me suivait…

— Tu es une bestiasse ! Il ne te veut point de mal…

La bergerette ayant conté la chose à Françoise, celle-ci dit à l’Isabeau le lendemain :

— Michel va labourer à la terre du Picatal et semer le blé rouge ; tu le suivras pour aller devant les bœufs… Lïou, qui n’est pas fier ces jours-ci, touchera avec l’Albine.

Après le dîné, chacun s’en revint à l’ouvrage. Michel ayant lié ses bœufs, prit son aiguillon et s’en alla, suivi de la femme de Jean. Lorsqu’ils furent hors de vue derrière un « randal », ou forte haie, le bouvier se planta et, sans autre façon, dit à celle-ci :

— Coquine ! il faut que j’étrenne ma « gulhade » sur toi ! Tu voudrais faire de cette pauvre drole une vaurienne comme tu es !

Et, disant cela, il appliqua sur les reins de l’Isabeau quatre ou cinq bons coups qui firent voler la poussière de ses cotillons.

— Et fais bien attention de n’y pas revenir !

Elle se mit à pleurnicher.

— Je ne mérite point ça de votre part ! dit-elle.

— Ça serait à Jean de te corriger ; mais puisqu’il n’ose, ni personne, il faut bien que je le fasse… Ha ! ha ! ajouta-t-il en poussant les bœufs devant lui.

— Si vous aviez droit sur moi, comme Jean, je n’aurais pas besoin d’être corrigée…

— Que le grand Diable et l’Aversier m’en préservent d’être à sa place !

Elle disait vrai, l’Isabeau ; cette correction achevait de la conquérir. Elle ne faisait cas de son homme, ni des autres, mous, fors au travail, simples, sans idées ni volonté. Mais cette vigueur, cette décision de Michel, la maîtrise qu’il s’attribuait sur elle, lui plaisaient. Elle était de ces femmes qui estiment les hommes forts, qui aiment à être brutalisées, comme si la dureté de la poigne était symbolique d’énergie virile. Ces coups d’aiguillon lui semblaient une rude caresse.

À quelque temps de là, le vieux Bertrand mourut après une courte maladie, pendant laquelle s’éveillèrent les ambitions de l’Isabeau qui supportait malaisément la maîtrise de Françoise. De prendre la place de celle-ci, il n’y fallait point penser ; mais elle se disait que si Jean était choisi, elle-même commanderait par lui. D’après la sage coutume des Agrafeils, la ménagère ne pouvait être ni la femme ni la sœur du maître. Mais rien n’empêchait celui-ci ; s’il était faible et borné, d’être gouverné par sa femme.

La question était donc pour l’Isabeau de faire tomber sur Jean le choix de la communauté ; mais la chose ne paraissait pas facile. Lui d’abord répugnait au commandement. Comme un bon fort bœuf il faisait pesamment son ouvrage, sans négligence comme sans ardeur ; mais il ne se souciait pas d’avoir le tracas d’ordonner et de diriger, ce à quoi il se sentait du tout inhabile. Cependant, travaillé par sa femme, afin d’avoir la paix, il la laissa intriguer pour lui. Les autres parsonniers, sauf Tiennou et Michel, étaient dans les mêmes dispositions que l’Aîné ; ils ne recherchaient pas la maîtrise ; à qui la donneraient-ils ? Eux-mêmes ne le savaient trop. D’après le vieux droit de primogéniture si puissant en Périgord, Jean était indiqué ; mais son caractère faible faisait craindre qu’il ne subît les volontés de sa femme qui n’était pas aimée dans la maison. Tiennou, qui eût volontiers accepté la désignation de ses communiers, ne leur convenait guère à cause de son esprit tracassier et contrariant ; joint à cela qu’il n’était pas des mieux entendus en affaires. Restait Michel qui était sérieux, capable, de volonté ferme et de grand bon sens. Mais il était à la réserve du pauvre Pierre, le plus jeune des hommes de la communauté ! Le choisir, quel accroc aux vieux usages, à l’antique coutume des Agrafeils, à ce vieil esprit familial qui, jadis, soumettait tous les puînés à l’aîné !

Néanmoins, arraisonnés par Françoise, les parsonniers firent passer les intérêts de la communauté avant leurs préjugés.

Le soir de l’enterrement de Bertrand, après soupé, Françoise dit à la Faurille :

— Va me quérir dans une assiette des mongettes blanches, et de couleur aussi.

Puis se levant, elle alla prendre dans le placard un pot de terre vide et le posa sur la table.

La servante ayant apporté les haricots, Françoise dit :

— Nous allons choisir un maître : faites attention de regarder dans cette affaire le bien de la maisonnée ! Mais auparavant, il faut savoir lesquels se sentent forts et adroits assez pour commander.

En commençant par le plus vieux : toi, Jean, demandes-tu la maîtrise ?

— Il le faut bien ! dit celui-ci, résigné.

— Moi, je n’en veux pas, dit Lïou.

— Ni moi ! fit Cyprien.

— Ni moi non plus, ajouta Siméon.

— Et toi, Tiennou ? interrogea Françoise.

— Moi je veux bien, si vous autres me choisissez.

— Et moi je dis comme Tiennou, fit Michel.

— Alors, reprit Françoise, vous êtes trois qui en voulez. Ainsi étant, les autres six vont faire le triage entre vous. Voici chacun à cette fin trois graines : une blanche, une brune et une rouge. La blanche sera pour Jean, la brune pour Tiennou et la rouge pour Michel. Nous autres, ceux qui choisissons, nous mettrons dans le pot la mongette de celui qui nous conviendra le mieux, de manière qu’il y en ait six dans le pot.

— Comment ! cette petite drole compte ! dit l’Isabeau en montrant Albine.

— Sans doute ! répondit la ménagère. Chez nous les filles ont droit de choisir à l’âge mariable, qui est quinze ans, et l’Albine en a seize.

Lorsque les six votants eurent laissé tomber leur haricot au fond du pot, Françoise le renversa sur la table :

— Une blanche et cinq rouges, dit-elle, c’est Michel qui, présentement, est le maître.

— Je tâcherai de faire de façon que personne ne se repente de m’avoir choisi, dit-il.

Tiennou ne dit rien, mais Jean s’écria :

— Mes pauvres ! vous m’avez tiré une belle épine du pied !

— Grande bête ! lui dit sa femme en se levant.

L’Isabeau était fort encolérée de ce résultat qu’elle attribuait à la façon dont Jean avait laissé voir combien peu il tenait à être choisi. Mais, dès le lendemain, elle changea de manières et fit la cagnarde près de Michel, dans la pensée de le gagner. Elle lui fit entendre qu’elle était bien aise, au fond, qu’il eût été choisi, et de là en avant, s’efforçait de l’apprivoiser avec des paroles mignardes et des mines amiteuses. Elle s’attifait de son mieux pour lui plaire, et, comme par hasard, se trouvait toujours sur son chemin.

Au bout de quelque temps, las de ce manège, un jour que l’autre l’avait suivi à la grange, Michel lui dit rudement :

— Je te veux bien avertir que tu perds ton temps et tes peines, et qu’il ne te sert de rien de faire des yeux comme une chèvre en gésine !

— Que voulez-vous dire ?

— Penses-tu que je ne te vois pas faire ? Tu me suis partout !

— Ça, c’est vrai que je ferais tout pour vous…

— En voilà prou ! Tu comprends bien que je ne veux point prendre la femme de Jean, ni la gueuse de Malivert ! Ainsi, cesse Les grimaces.

Malgré cette vive rebuffade, l’Isabeau continua encore quelque temps ses « grimaces », comme disait Michel. Mais lorsqu’elle vit que le maître restait insensible à ses avances, qu’elle perdait l’huile dont elle lissait ses cheveux durs, et qu’il lui fallait faire son deuil du dessein qu’elle avait conçu de mener la communauté sous son nom, un matin elle ramassa ses affaires et s’en fut à La Salvetat sans rien dire à personne. De ce moment, elle n’eut plus qu’une pensée : causer du dommage à la maison des Agrafeils, et la ruiner s’il était possible. Comme elle était coutumière de ces absences, les parsonniers ne s’en occupèrent pas tout d’abord. Cependant, au bout de sept ou huit jours, en soupant, Tiennou, toujours tracassier, dit à Jean :

— Cette fois-ci, ta femme t’a quitté pour tout de bon !

— À son aise ! Je suis bien tranquille maintenant, et je trouve que tu es beaucoup de loisir de t’occuper d’elle ! Si ça te fâche de ne plus la voir, va la trouver, je te la cède ! vois !

Les autres se mirent à rire, et il ne fut plus question de l’Isabeau.

Mais la tranquillité de Jean ne fut pas de longue durée. Le dimanche d’après, étant à Cadouin, à la sortie de la messe le pauvre diable trouva sa femme qui l’emmena dans un bouchon où se trouvait attablé un individu de mauvaise mine, petit, chafouin, l’air canaille. C’était un certain Galinet, qui se qualifiait de praticien ; sorte d’homme de loi marron, d’avocat de village, d’agent d’affaires retors et louche qui exploitait les paysans, leur faisant des « doubles », ou sous-seings privés, les défendant en justice de paix, s’entremettant dans leurs affaires, conduisant leurs procès et les faisant naître.

Après quelques pintes vidées, le praticien, aidé de l’Isabeau, n’eut pas de peine à convaincre le pauvre Jean qu’il avait, comme l’aîné d’une branche des Agrafeils dans laquelle s’étaient éteintes deux autres familles de la communauté, la propriété de plus de la moitié des biens en commun et que c’était une bêtise à lui de ne pas faire valoir ses droits.

— Tu n’es point tenu de rester indivis, et tu as grand intérêt à demander le partage ! disait Galinet.

— Ça serait une bêtise de laisser notre bien aux autres ! ajoutait la femme.

— Il me fâche d’entrer en procès, objectait Jean, dont la cupidité s’éveillait.

— De procès ! il n’y en aura pas ! Une action en partage et voilà tout ! D’ailleurs, ajouta le praticien, je me charge de tout, tu n’auras pas à t’en mêler ; tu me donneras ta procuration et le bien te viendra tout seul dans les mains…

Jean, à moitié gris, souriait bêtement à cette idée ; ce que voyant, l’Isabeau dit en se levant :

— Allons-nous-en chez le notaire, pour ce papier que vous dites, Galinet.

Le soir, au lieu de rentrer aux Agrafeils, Jean s’en alla coucher chez sa femme. Le lendemain, il était un peu moins décidé que la veille, malgré les amitoneries conjugales ; mais il avait donné sa procuration, c’était chose faite, pensait-il. Comme il avait quelque honte de se retrouver en face des autres, l’Isabeau alla quérir ses hardes des jours ouvrables, et allégua quelques « gazineries » à faire, qui retenaient son homme chez elle, ce jour-là.

En s’en retournant, elle s’arrangea pour dire à Tiennou, seul :

— Jean te voudrait dire quelque chose ; viens ce soir, après soupé.

Comme en disant cela elle le regardait dans les yeux, d’un certain air, Tiennou, pensant au robuste mollet dont il avait détaché la « lie-chausse » et aussi à la proposition de l’Aîné de lui céder sa femme, fit brusquement :

— Et toi, tu n’as rien à me dire ?

— Peut-être bien que si… viens toujours.

Le soir même, Tieunou alla chez l’Isabeau qui l’engagea vivement à se joindre à Jean dans la demande en partage ; à eux deux ils auraient les trois quarts du bien !

Mais l’autre fit des difficultés, et, finalement, dit qu’il y voulait penser avant. Lorsqu’il s’en alla, l’Isabeau l’accompagna jusqu’au bout de l’enclos en se frottant contre lui dans la nuit noire :

— Écoute-moi, mon Tiennou ! Il te faut faire comme Jean : vous aurez un beau bien, et tu viendras demeurer chez nous.

— Eh bien ! fit-il tout d’un coup, ça y est !… si Jean veut faire ce qu’il me disait l’autre soir !

— Et que te disait-il ?

— Nous parlions de toi… et il me disait : « Si tu la veux, je te la cède ! »

— Mais il faut mon consentement pour ça !

— Et tu ne le veux pas donner ?

— Ça dépend…

Là-dessus, il l’empoigna brutalement ; mais elle se dégagea :

— Viens demain soir, nous arrangerons tout ça !

Le lendemain soir, Galinet se trouva là, et en buvant quelques chopines de ce petit vin blanc qui avait jadis affriandé Jean, il fut question des affaires. Interrogé si un mari pouvait céder sa femme à un autre, le praticien ne broncha pas.

— Bien sûr ! répondit-il, les conventions font les lois !

— Alors Jean peut me donner l’Isabeau ? demanda Tiennou.

— Oui bien, si elle consent… veux-tu, Isabeau ?

— Si ça peut se faire honnêtement, j’en suis consente, dit la coquine, mais que Tiennou me récompense pour ma jeunesse…

Galinet eut un demi-sourire :

— C’est trop juste…

— Alors il faudra aller chez le notaire pour passer l’acte ? demanda Jean. Toujours, je ne veux pas payer les frais !

— Ça n’est pas un acte de notaire qu’il faut, interrompit l’agent d’affaires, mais un « double » entre vous autres.

Là-dessus, il tira de sa poche un encrier de corne, un tronçon de plume d’oie enveloppé d’un chiffon, et deux feuilles de papier.

— C’est bien du papier « marqué » ? demandèrent Tiennou et l’Isabeau, méfiants.

— Sans doute ! Voyez le timbre du roi.

Et Galinet se mit à écrire. Lorsqu’il eut achevé, il lut cette convention par laquelle Jean cédait sa femme à Tiennou avec tous ses droits maritaux quelconques, contre une petite mule d’un an que le dit Tiennou avait en cheptel à Soubartelle ; cession à laquelle l’Isabeau consentait, en ce que Tiennou lui faisait donation de son bien, l’usufruit réservé jusqu’à sa mort, en reconnaissance de sa jeunesse et de l’amitié qu’elle lui portait.

— Comme vous ne savez signer aucuns, vous allez faire votre croix et puis mettre votre pouce au-dessous, ajouta le praticien, la lecture faite.

Et tous trois ayant tracé deux bâtons croisés, noircirent leur pouce à la fumée huileuse du calel, et l’apposèrent sur le papier.

— Vous voyez, dit Galinet, il n’y a pas dans le monde deux personnes qui aient les lignes du pouce tracées et contournées de même ; ainsi ça vaut signature.

— Mais, dit Jean, et la procuration de Tiennou ?

— Ça, c’est un acte de notaire, mon pauvre, répondit Galinet. Demain nous irons à Cadouin à cette fin… Pour l’heure, ajouta-t-il narquois, Tiennou et l’Isabeau peuvent se retirer ; nous autres leur porterons la soupe à l’oignon.


V


Aux Agrafeils, les autres s’étonnaient de ne plus voir Jean ni Tiennou, et faisaient des suppositions sur leur absence, lorsque l’huissier de Cadouin leur vint signifier à chacun — parlant à la personne de Françoise Agrafeil — une assignation en dissolution de la société tacite existant de temps immémorial entre la gent des Agrafeils, et en partage des biens de la communauté ; la dite assignation à la requête de Baptiste Galinet, praticien, fondé de procuration de Jean et Étienne Agrafeil. Ainsi parla maître Guillaume Borie, l’huissier, interrogé par Françoise.

Lorsque, revenant des terres à l’heure du soupé, les parsonniers apprirent la chose, il n’y eut qu’une voix pour en accuser l’Isabeau :

— C’est cette poison qui pousse Jean ! fit Siméon.

— Que ce pauvre animal d’Aîné se laisse mener par sa femme, je ne m’en étonne point, dit Lïou, mais Tiennou ?

— Tiennou se sera laissé enjôler par cette malheureuse ! répondit Cyprien.

— Et dire que nous avons tous poussé Jean à la prendre ! dit le Cadet.

— Ce qui est fait est fait, fit observer Michel, il n’y a pas à y revenir… En attendant, nous voilà dans les affaires, et nous ne sommes pas près d’en sortir, avec ce mauvais Galinet qui est une grande canaille ! Un partage comme ça coûtera plus de quatre sous !… Demain, j’irai parler au notaire de Cabans.

Le surlendemain de la visite de l’huissier, les gendarmes revinrent encore aux Agrafeils et interrogèrent Michel sur des soi-disant méchants propos qu’il aurait tenus touchant le gouvernement du roi.

— C’est l’Isabeau qui vous a conté ça ? demanda-t-il.

— Elle ou quelqu’un plus, ça ne vous regarde pas !

— Pourtant, il faut bien que je le sache pour me défendre.

— Vous faites bien le rodomont ! Prenez garde qu’il ne vous en cuise ! Les autorités ont l’œil sur vous !

— N’ayant rien fait de mal je ne crains rien !

— Vous pourriez vous tromper ! Toujours vous voilà prévenu, prenez garde !

Et les gendarmes s’en allèrent.

Ils disaient vrai, ces braves gens. À Cadouin, les autorités civiles et religieuses voyaient d’un mauvais œil les gens des Agrafeils. Le maire, royaliste de fraîche date, s’efforçait de faire oublier son bonapartisme de jadis en affichant un zèle policier bruyant et ridicule. C’était sur ses ordres que les gendarmes se transportaient de temps en temps aux Agrafeils, où selon lui devait se tramer quelque « noir complot ». En attendant mieux, il faisait aux parsonniers quelques procès-verbaux pour des contraventions de simple police, que, par une belle émulation de zèle, le juge de paix trouvait dignes du maximum de l’amende. Le curé, lui, voyait avec dépit cette communauté de « païens », comme il disait, et il eût voulu en « purger le pays ». Aussi approuvait-il fort les agissements du maire avec lequel il conférait fréquemment à ce sujet, et encourageait-il Malivert, un de ses fidèles pénitents, à ne pas se relâcher de sa surveillance à l’endroit de ces « malfaiteurs huguenots » dont la présence « scandalisait la paroisse ».

Le garde n’avait pas besoin d’être stimulé ; cependant il était bien aise de savoir qu’en angariant ceux des Agrafeils, il faisait plaisir à M. le maire, à M. le juge, à M. le curé et à « tous les honnêtes gens », comme disait ce dernier. Aussi, peu de temps après la venue des gendarmes, il fit à Lïou un « bon procès-verbal » pour avoir laissé ses bêtes entrer en forêt.

Malheureusement pour lui, le jour où il constatait le soi-disant délit, le pauvre Cadet était dans son lit, malade depuis trois jours. S’il n’y avait eu que les dénégations des communiers, on n’en eût tenu compte ; mais, heureusement, le médecin était venu aux Agrafeils précisément à l’heure où, selon le garde, Lïou était en forêt. Ce médecin, ancien chirurgien des armées impériales, fut enchanté, en disant la vérité, de témoigner contre les agents du roi ; et devant le tribunal, il affirma sous son serment, que le prétendu délinquant était ce jour-là, et depuis quarante-huit heures, étendu dans son lit, hors d’état de se lever.

Les « autorités », comme disaient les gendarmes, surent très mauvais gré au médecin de ce témoignage qui fit acquitter Lïou ; mais il s’en moquait, étant riche et indépendant de caractère.

En sortant du tribunal, Françoise et Michel s’en allèrent à la prison voir Petit-Pierre. Après beaucoup d’allées, de venues et de difficultés au parquet pour obtenir la permission, le geôlier le fit venir dans la cour, sorte de grand puits carré humide et triste où le soleil ne rayait jamais. En voyant le prisonnier, Françoise, quoique l’attendant, eut peine à le reconnaître. Ce fier garçon, santeux, robuste et bien planté, qui avait été enfermé un an il y avait, n’était plus qu’un corps décharné, à la poitrine enfoncée, aux yeux caves et fiévreux.

— Tu es malade, mon Pierre ? demanda la vieille fille en l’embrassant, les yeux humides.

— Oui, répondit-il en se laissant aller sur un banc.

— Et qu’as-tu, mon petit ?

— Les autres disent que je suis poitrinaire…

— Oh ! fit-elle douloureusement, sans doute que non, pauvre !

En même temps, comme pour attester qu’il avait dit vrai, Pierre fut pris d’un fort accès de toux qui lui déchirait la poitrine.

— Et combien as-tu à faire encore ? demanda Michel lorsque l’accès fut passé.

— Je n’ai plus que dix jours… il faudra me venir chercher avec la bourrique… Je ne pourrais pas marcher…

Et la toux le reprit.

Aux Agrafeils, Petit-Pierre parut se remettre un peu. Il toussait moins, se redressait, sa figure était moins hâve, ses yeux meilleurs. Les autres pensaient le voir guérir, mais lui, contre l’ordinaire en ces maladies, se sentait perdu.

— Vois-tu, disait-il un jour à l’Albine, un peu plus tôt, un peu plus tard, il faut que je meure… Je sens quelque chose qui me mange les foies.

— Non ! non ! mon Pierre ! tu ne mourras point !

Et en pleurant, elle l’accolait pour l’embrasser.

Mais il la repoussait doucement :

— Tu prendrais mon mal ! disait-il.

Dans les premiers temps de son retour, il se promenait au soleil autour de la maison. Puis, lorsqu’il eut repris un peu de force, il s’en allait jusqu’à la forêt, marchant lentement avec un bâton. Quelquefois Malivert, le rencontrant sur une sente, l’interpellait rudement :

— Que viens-tu faire en forêt ?

— Vous le voyez bien… je me promène.

Le garde le voyant si chétif et si faible, le méprisait comme un ennemi impuissant, et n’avait aucun soupçon. Pour Pierre, nuit et jour, dans sa pensée, il se remémorait l’histoire contée par Françoise, de ce petit gardeur de brebis qui avait tué un géant d’un coup de pierre au front ; et il se travaillait l’esprit pour, à l’exemple de ce berger juif, se venger de Malivert qui, par sa méchanceté scélérate, était la cause de sa mort.

Comme le garde continuait à persécuter ceux des Agrafeils, et prenait un haineux plaisir à exciter contre eux Jean et Tiennou, qu’il voyait chez l’Isabeau où il s’était remis à fréquenter, souvent il était question de lui aux repas, et chacun le pelaudait de son mieux en rappelant ses iniques vexations. Alors Pierre, oyant ces plaintes injurieuses et ces interminables récriminations, se disait qu’en se vengeant il délivrerait aussi la communauté de la malfaisance de ce scélérat, comme David avait vengé Israël des insultes de Goliath. Mais comment s’y prendre, lui malade et faible, pour avoir raison de cet homme fort et toujours armé ?

Un jour que Malivert avait été maltraité de paroles pour un nouveau méfait, Siméon s’écria :

— Le gueux ! il passe ses vesprées à l’ombre, dormant dans la cabane de la Jasse, mais il se réveille toujours assez tôt pour nous faire des misères !

De ce jour, Pierre se prit à rôder dans le quartier de la Jasse, espérant surprendre le garde endormi. Un jour, il crut tenir sa vengeance : couché dans un fourré il vit Malivert suivre la laie qui menait à la hutte. Lui ne bougea pas pour laisser au garde le temps de s’endormir, lorsque, au moment où il allait se lever, il ouït marcher dans le sentier et vit l’Isabeau qui l’allait rejoindre :

— La vaurienne ! fit-il d’une voix étouffée.

Puis l’ayant laissée passer il s’en fut.

Après avoir guetté souvent en vain, Pierre, s’approchant un jour nu-pieds de la cabane ouverte par devant comme celle des charbonniers, vit le garde étendu sur une paillade de palène et de fougère, faisant la méridienne, sa carabine près de lui.

Il faisait une chaleur pesante ; des mouches voletaient autour de la figure du dormeur couché sur l’échine, lui faisant parfois ciller les paupières et froncer les lèvres. Pierre, tremblant d’être pris d’un accès de toux, s’agenouilla doucement, saisit la carabine et l’arma sans bruit en tenant le doigt sur le déclic.

« Pourvu qu’elle ne rate pas ! » pensait-il.

Avec précaution il approcha le bout du canon tout près, sous le menton du garde, puis se dit :

« Il faut qu’il sache que c’est moi ! »

Et il poussa rudement l’arme.

Malivert ouvrit ses yeux, soudain épouvantés en rencontrant ceux de Pierre. Il souleva sa tête, voulut saisir la carabine, mais le coup partit et sa cervelle jaillit contre les glèbes de la hutte.

Aussitôt Pierre déchaussa le pied droit du mort, laissa la carabine sur sa poitrine et s’enfuit dans les taillis.

— Tu ne manges guère, ce soir, pauvre ! lui dit à souper la Françoise en le voyant laisser sur son assiette un morceau de confit de dinde, passé à la poêle tout exprès pour lui.

— Je n’ai pas faim, répondit-il distraitement.

Le lendemain, on se demandait à Cadouin où était passé le garde. À l’auberge où il vivait, on ne s’en inquiétait pas, car il était coutumier de courtes absences.

— Il est à fouailler par là ! disait en riant l’aubergiste.

Cependant, le surlendemain, Malivert n’étant pas revenu, après dîné, l’homme s’en fut trouver le maire et lui dit la chose.

— Peut-être est-il allé à Bergerac pour quelque affaire, dit celui-ci ; attendons à demain.

Le troisième jour, Malivert n’ayant pas reparu, le maire fit prévenir les gendarmes et puis envoya des gens dans les villages autour de la forêt. À leur rapport, personne n’avait connaissance du garde, fors à La Salvelat où une bonne femme ancienne l’avait vu le jour de sa disparition, entrant chez l’Isabeau. Celle-ci, interrogée, avait répondu que Malivert, passant environ une heure après l’angélus de midi, était entré allumer sa pipe et puis avait continué sa tournée.

« Quelque braconnier l’aurait-il assassiné ? » se disait le maire.

Et avec les gendarmes et une douzaine d’hommes il se mit à battre les bois.

Vers cinq heures du soir, un des hommes passant devant l’abri de la Jasse, regarda dedans et jeta un cri qui fit accourir tout le monde.

Le cadavre était là, couché, puant horriblement. L’espèce de gros moignon qui restait de la tête, noir de sang grumelé, à moitié rongé déjà, était couvert de fourmis, et un essaim de mouches s’éleva bruyamment lorsque le maire s’approcha.

Le pied déchaussé frappa d’abord tout le monde ; puis on remarqua l’arme restée sur la poitrine.

— Il a ôté son soulier pour faire partir la carabine avec son doigt de pied ! dit un des gendarmes.

— Pour quelle raison se serait-il détruit ? objecta le maire.

À Cadouin où le corps fut rapporté sur un « bayard », sorte de civière qu’on alla quérir, cette question fut longuement agitée, tournée et retournée dans tous les sens. Après beaucoup de commentaires et de suppositions, l’opinion générale décida que le garde s’était « fait justice ».

Les « autorités », fort ennuyées du mauvais exemple donné par un agent du gouvernement royal, élevaient mollement des doutes ; mais les circonstances extérieures et l’examen du corps sur lequel le chirurgien ne trouva aucune trace de violences, leur donnaient tort. Pour raccoutrer la chose, le maire, le juge et le curé tinrent conseil et décidèrent, après mûre confabulation, que Malivert s’était suicidé dans un accès de fièvre chaude. En conséquence, le curé fit l’enterrement le lendemain, et ainsi le scandale fut un peu amorti.

Aux Agrafeils, la nouvelle fut accueillie avec une froide satisfaction.

— C’est un grand brigand de moins ! dit Michel.

— Il ne nous fera plus de canailleries ! ajouta Siméon.

— Mes pauvres, dit Françoise, pensez qu’il est mort !

— Que veux-tu que te dise, ma Françoise ! reprit Michel, j’ai vu mourir tant de braves gens en guerre, et tant d’innocents crever lentement de fièvre, de faim et de misère sur les pontons, que je ne peux pas me faire de mauvais sang pour la mort d’un tel scélérat !

— Il n’a bien fait qu’une fois dans sa vie, c’est lorsqu’il s’est détruit ! s’écria Cyprien.

— C’est lui qui, en me faisant enfermer à faux dans cette malheureuse prison où j’ai pris mon mal, est la cause de ma mort prochaine, tu entends, Françoise ! dit alors Pierre d’une voix rauque ; ainsi je suis bien content qu’il soit sous terre !

— Ô mon Pierre ! répliqua la vieille fille, pendant que l’Albine sanglotait, tu n’es pas si malade sans doute !

— Avant qu’il soit deux mois seulement, tu viendras à mon enterrement ! Souviens-t’en, Françoise !

Le pauvre Petit-Pierre ne se trompait pas de beaucoup. Le mieux qui s’était produit dans son état ne dura pas, et bientôt il ne quitta plus, la maison d’abord et ensuite le lit. La petite Albine et Françoise le gardaient tour à tour et s’efforçaient de le distraire. Lui d’ailleurs était très calme, comme si, sa vengeance accomplie, il n’avait plus rien à faire sur la terre et n’espérait ni ne redoutait rien après la mort. À la petite qui se désolait de le voir ainsi mourir, il remontrait que les pauvres gens ne perdaient pas grand’chose en mourant :

— Je ne regrette que toi, mon Albine ! lui disait-il un jour.

Il rêva un moment, puis ajouta :

— Il faudra te marier avec Michel… il n’y a que lui pour te défendre des gueux comme Malivert.

La pauvre petite ne cessait de pleurer, oyant ces propos. Elle aimait Pierre bien innocemment, comme son frère, aussi lui disait-elle bonnement à travers ses larmes :

— Je ferai ce que tu voudras, mon Pierre…

Lorsque Françoise était là, et que le malade montrait cette sorte de résignation fataliste du paysan, elle tâchait de tourner ses pensées vers l’espoir d’une meilleure vie là-haut.

— Ceux qui ont bien vécu, Dieu les récompensera dans son paradis, mon Pierre !

— Voire ! il est tout plein de voleurs et de scélérats, le paradis !

— Oh ! que dis-tu ?

— Sans doute ! Tous ces mauvais, ces méchants, ces injustes, qui ont envoyé aux galères et fait souffrir nos anciens de toutes les manières ; qui leur volaient leurs enfants et jetaient leurs morts à manger aux chiens, sont colloqués en paradis… Et de même ce maire qui nous fait des misères, ce Galinet qui est une canaille, cette Isabeau qui est une coquine ; tous ceux-là se confesseront à l’heure de la mort, et, bien huilés par le curé, s’en iront droit au ciel…

Une toux violente l’interrompit, puis il acheva :

« … aussi bien qu’une honnête femme comme toi !…

— Mais le bon Dieu ne donne pas toujours aux méchants le temps de se repentir… Tu vois, Malivert !

— Le bon Dieu a beaucoup d’affaires… des fois il faut lui aider un petit…

Et il eut un demi-sourire qui donna fort à penser à la Françoise.

Le pauvre Pierre dépassa de cinq jours le terme qu’il avait préfixé. La veille de sa mort il fit venir Michel et lui dit devant la ménagère :

— Il m’ennuie fort de laisser cette petite Albine… on ne sait pas ce qui peut arriver… Promets-moi, Michel, de la prendre à femme… Tu le peux sans crainte, elle ne m’a jamais aimé que comme un frère.

— Eh bien, mon Pierre, je le ferai, mais qu’elle le veuille.

— Alors, je mourrai tranquille.

Michel sorti, Françoise resta près du mourant, s’efforçant de le consoler et réconforter par de bonnes paroles. Puis, soudain, se remémorant ce sourire qui l’avait frappée, elle lui demanda après une chaleureuse et naïve exhortation :

— Tu n’as rien à me dire, mon Petit-Pierre ?

— Que veux-tu que je te dise ?

— Si quelque chose te tracassait ?

— Me tracassait ?

— Oui, par rapport à Malivert…

Et comme elle le vit pensif un instant, elle renouvela sa prière, le conjurant et suppliant d’avoir confiance en elle.

Et, à genoux près du lit, elle avait saisi sa main.

Alors, tout à coup il dit :

— Puisque tu le veux savoir, je l’ai tué ! il me fait mourir, nous sommes quittes !

— Ô malheureux drole ! tu n’en avais pas le droit ! le bon Dieu seul peut ainsi punir !

— Mais il oublie des fois de le faire !

Alors cette vieille paysanne ignorante trouva dans son cœur des paroles touchantes en son patois, pour convaincre le pauvre garçon. Elle le pria longuement et tant fit qu’il se repentit et demanda pardon à Dieu.

Le lendemain au soir, Petit-Pierre mourut paisiblement pendant que, du fond des prés, montait le chant mélancolique des raines.

Lorsque le cercueil porté sur une charrette à bœufs arriva devant le cimetière, les gens des Agrafeils trouvèrent là le maire et le curé.

— Vous pouvez remporter votre mort ! leur dit roguement le premier. Enterrez-le dans votre basse-cour, si vous voulez !

— Le cimetière bénit n’est pas fait pour les parpaillots ! ajouta le curé.

— On y a bien enterré nos anciens ! répondit Michel, et dernièrement le vieux Bertrand.

— Si j’avais été ici ce jour-là on ne l’y aurait pas enterré ! s’écria le curé. Et je ne sais à quoi tient que je ne le fasse jeter dans le communal à côté !

— Vous aurez ce refus de plus sur la conscience, monsieur le curé ! dit gravement Françoise.

Et tous s’en retournèrent tristement.

Cyprien marchait devant, appelant les bœufs lents ; les autres suivaient. Dans les mauvais chemins, entre les haies vertes, le cercueil recouvert d’un linceul blanc s’en allait, rudement secoué, ce qui arrachait un gémissement dolent à la petite Albine.

— Il ne souffre plus à cette heure ! va, pauvrette ! lui dit doucement Michel.

Le soleil était tombé sous l’horizon lorsqu’ils arrivèrent aux Agrafeils. Le crépuscule du soir descendait sur la terre, et une imperceptible vapeur bleuâtre achevait d’éteindre la lumière amortie que l’astre disparu envoyait encore vers le ciel mantelé de gris.

À cent toises de la maison, dans un boqueteau de pins, les hommes ayant été quérir des pioches et des pelles, posèrent leurs vestes et creusèrent la fosse. Lorsqu’ils eurent fini, avec des cordes, le cercueil fut descendu ; et lors Françoise, s’agenouillant sur les déblais, fit à haute voix une prière patoise pour le mort tandis qu’à ses côtés pleurait la pauvre Albine, et que les autres, appuyés sur leurs outils, regardaient fixement le trou.

Ayant achevé, la vieille fille jeta une poignée de terre sur la « caisse » ; puis la fosse fut comblée, et tous revinrent, silencieux, aux Agrafeils.


VI


Depuis la première assignation en partage, la procédure avait suivi son cours obscur et tortueux, semé d’incidents dilatoires chicanous et fructueux pour les gens de loi. À cette heure, l’affaire bien en état, assortie de nombreux actes que s’étaient fait réciproquement signifier les avoués des parties, après avoir longtemps mijoté, était cuite à point ; et au moment même où les parsonniers enterraient Pierre, l’huissier Borie, de sa grosse plume d’oie grinçante, écrivait ses actes aux fins de leur signifier le jugement qui ordonnait le partage par lots du domaine des Agrafeils. À l’encontre des associés restés à la maison, qui demandaient la vente judiciaire du bien afin de le garder tout entier en payant Jean et Tiennou, le praticien avait poursuivi et obtenu pour ses mandants le morcellement en huit lots, opération à laquelle il devait concourir et qu’il comptait rendre lucrative pour lui. Le surplus de ses conclusions tendant à faire attribuer à Jean plusieurs parts comme représentant trois branches des anciens Agrafeils, avait été rejeté pour n’être justifié, et le partage des immeubles par tête ordonné.

Après beaucoup de vacations des deux notaires des parties, assistés de Galinet, l’allotissement étant terminé à grand’peine, les lots furent tirés au sort. Lorsque Jean, qui avait été entretenu dans l’espoir d’emporter à lui seul la moitié du bien, vit le résultat de l’opération qui lui attribuait comme aux autres un huitième du tout, il comprit qu’il avait été joué et devint sombre. Son irritation contre l’Isabeau qui l’avait poussé à demander le partage, s’exacerba en voyant le lot que lui avait attribué le sort, lot dont les bâtiments se trouvaient entre une partie de maison attribuée à Siméon et la grange échue à Michel ; toutefois il resta muet, couvant sa colère.

Il fallut, pour mettre chacun en possession de son lot, aborner les terres et les prés, découper la cour, les bâtiments et les aisines en huit parties délimitées provisoirement par des piquets et des clôtures sèches. La grande cuisine fut divisée entre Tiennou et Françoise par un mur mitoyen allant du milieu de la porte à deux battants jusqu’à la taque de la cheminée, au droit de la crémaillère. Les provisions, le cheptel furent partagés, et le mobilier réparti entre tous, chacun prenant un lit, un meuble, un ustensile, un outil aratoire ; l’équivalence se faisant au moyen de menus objets de ménage. Ce partage fut l’objet de violentes discussions entre les parties adverses, et de récriminations envenimées par les criailleries de l’Isabeau et les haineuses revendications de Tiennou. Enfin, après force contestations et des chipotages interminables pour une cuiller ou pour une mauvaise assiette de terre raccommodée, les notaires finirent par lotir chacun à peu près également. Il ne restait plus à partager que la grande marmite, le « pot » symbolique de la communauté des Agrafeils. Michel demandait à le garder, offrant d’en payer la valeur à l’estimation ; mais Tiennou, rageur, déclara qu’il en voulait « son morceau » comme du reste et, prenant une pioche, mit la marmite en pièces, les pesa dans un panier avec la romaine et prit pour lui et Jean le quart du poids total. Après ce beau coup, avec l’Aîné, ils chargèrent sur une charrette ce qui leur appartenait et s’en allèrent à La Salvelat.

Les autres Agrafeils, restés avec Michel, réunirent leurs lots et continuèrent la vie en commun. Le bâtiment de Jean et son lopin d’aisine ne les gênait pas trop, étant à une extrémité de la cour ; mais dans la cuisine coupée en deux, le voisinage de Tiennou, qui venait de temps en temps et soulevait des difficultés de passage et autres, les incommodait fort.

Un jour, la Françoise, prenant Michel à part, lui montra, dans sa tirette, un fond de chausse plein de louis d’or et d’écus.

— Avec ça, dit-elle, on pourrait acheter la part de Tiennou ; il y a dans les trois cents pistoles…

— Oui, mais s’il se doutait qu’on la lui veuille acheter il en demanderait le double de ce qu’elle vaut. Laissons faire ; ça me tromperait beaucoup si l’Isabeau ne le poussait à vendre pour lui attraper son argent.

En effet, quelque temps après, Galinet, rencontrant Michel comme par hasard, entama une foule de propos vagues et insidieux, et finit par faire entendre assez clairement qu’il amènerait Tiennou à vendre sa part, moyennant qu’on lui fît une commission de trois louis par mille.

— Trois louis ! s’écria Michel, tu n’es pas trop coyon ! C’est toi qui gagnerais le plus à cette affaire ! D’ailleurs, pour acheter, il faut avoir de l’argent, et avec tous les frais que tu nous as fait faire sans raison, il n’y en a plus chez nous.

— Penses-tu que la Françoise, mettant sou sur sou depuis cinquante ans, n’ait point un magot quelque part ? dit le rusé coquin.

— C’est elle qui a fourni presque tout l’argent de notre part de frais ; elle ne doit plus avoir une maille… Et puis, quel intérêt aurait-elle à acheter seule le lot de Tiennou, puisque nous vivons en commun ?

Après plusieurs entretiens de ce genre, Galinet, fortement aidé par l’Isabeau, finit par mener à bien la négociation, moyennant deux louis de commission. Mais, pour décider Tiennou, il fallut avoir l’air de forcer la main à Michel qui représentait Françoise et se disait obligé d’emprunter pour faire le payement comptant exigé par le vendeur. Enfin au travers de bien des incidents, des semblants de rupture, et des diverses finasseries d’une diplomatie de village, les deux contractants se rencontrèrent un jour chez le notaire de Cabans. L’acte était écrit presque en entier, lorsque tout faillit être remis en question. Outre le prix principal de trois mille et quarante francs, Tiennou exigeait des épingles pour l’Isabeau… un louis d’or !

— Elle n’a rien à voir dans notre marché ! dit Michel, elle ne t’est de rien. Si c’était Jean qui vendît, encore à toute force étant son homme, il pourrait parler de ça !

Là-dessus, après avoir bataillé longtemps et avoir fait mine de se retirer, Tiennou, pressé par le notaire, consentit à se réduire à un demi-louis d’épingles. Mais Michel déclara qu’il ne voulait rien donner à l’Isabeau, pas un rouge liard… Pourtant, il finit par s’accorder à payer quatre écus au-dessus du prix convenu : Tiennou en ferait ce qu’il voudrait.

Le contrat passé, Michel, tirant de dessous sa veste un sac de grosse toile, compta l’argent que le notaire recompta, puis remit à Tiennou.

— Et ne te le laisse pas prendre ! dit Michel, goguenard, à son vendeur. Ne donne que douze francs à l’Isabeau !

Dès le lendemain, le mur qui coupait en deux la grande cuisine fut démoli. Tous y besognèrent, même l’Albine qui transportait des gravats dans un panier.

— Laisse ça, petite, c’est trop lourd pour toi ! lui dit amiteusement Michel en la voyant peiner.

— Oh ! laisse-moi faire ! Je suis si contente que tu aies remis sus en entier la maison des Agrafeils !

Et comme elle disait ça avec affection, en levant la tête vers lui, il la regarda et leurs yeux se rencontrèrent.

— Tu es une brave petite drole ! fit-il, tandis qu’elle s’éloignait, rougissante.

Et tous deux, au même moment, se remémorèrent leur promesse faite à Petit-Pierre.

Le dimanche suivant, comme la Françoise avec l’Albine se promenaient à la vesprée autour de la maison, Michel survint, qui leur dit :

— Si vous autres voulez, nous irons jusqu’à la Font-du-Merle, ramasser du « creysselou », pour faire une salade.

— Je le veux bien, répondit Françoise, d’autant qu’il n’y a pas grand’chose pour souper…

— Je vais quérir un panier ! ajouta la petite, joyeuse d’aller se promener en compagnie de celui auquel elle commençait à penser.

Cette fontaine était entre des bois dans une petite combe, à une demi-heure des Agrafeils. En y allant, la vieille fille causait avec Michel, qu’Albine regardait de temps en temps à la dérobée, et elle se satisfaisait fort de l’acquisition de la part de Tiennou.

— La maison étant remise en son état, maintenant nous serons plus tranquilles, disait-elle, ça me déplaisait fort de voir cette cuisine où nos anciens ont mangé depuis des centaines d’années, coupée en deux !

— Il manque le lot de Jean, fit observer le maître, mais il nous reviendra tôt ou tard.

— Il est à craindre que l’Isabeau ne se le fasse donner, objecta la Françoise.

— Il n’y a point de risque, il la hait trop.

— Enfin, qu’il fasse à sa volonté… mais à présent il faut penser à autre chose. Pour que la maison ne défaille pas, il convient de te marier, Michel ; il me fâcherait beaucoup que la race des Agrafeils se perdît… Et tu n’auras pas besoin d’aller loin pour trouver une fille honnête et gente. Tiens, vois celle-ci ! dit-elle en prenant la main de l’Albine, devenue rouge subitement, elle t’aime, il y a quelque temps que je le connais ! tu ne feras jamais mieux que la prenant à femme !… comme a recommandé ce pauvre Pierre ! ajouta-t-elle.

— Moi je veux bien… et toi, qu’en dis-tu, Nine ? demanda Michel.

— Je ferai comme dit Françoise… puisque tu me veux, répondit-elle en le regardant franchement.

— Alors, tout est bien, dit la ménagère, donne ta main, Michel.

Et la prenant elle la joignit à celle d’Albine.

— Vous êtes accordés, mes enfants, dit-elle avec une sorte de religieuse gravité.

— Alors, tu es contente, ma petite ? demandait en revenant, Michel à l’Albine appuyée sur son bras.

— Oh oui ! Je suis bien heureuse !

De ce jour, Françoise ayant annoncé la nouvelle au souper, ils s’aimèrent simplement, ouvertement, sans coquetterie de la part d’Albine, sans manifestations de désirs impatients du côté de Michel. La petite prenait plaisir à voir le maître au travail, montrant son adresse et sa force. Lorsque, tenant le manche de l’araire, il poussait ses bœufs dans le sillon, elle admirait sa figure calme et sérieuse ; et le timbre de sa voix mâle la remuait profondément. Il lui semblait que, même dans les plus infimes et les plus pénibles travaux, il avait comme une sorte de dignité rustique consciente de l’importance du labeur qui fécondait la bonne terre nourricière ; sentiment du tout inconnu aux autres, qui faisaient leur tâche sans penser, à la manière des bêtes. Pour lui, il aimait à voir sa promise, six mois auparavant encore une enfant, maintenant fille faite, bien prise, à la douce figure, s’occuper des choses du ménage et des champs. Depuis que Lïou, maladif, gardait les brebis, l’Albine aidait le plus souvent Françoise à la maison, ou la suivait dans les terres pour faner, vendanger, ramasser les haricots ; et le maître se disait en lui-même qu’elle faisait tout avec une autre grâce que la Faurille et toutes les filles de par là.

Lorsqu’ils se rencontraient, ce qui était souvent, ils se jetaient au passage un regard amiteux, avec une bonne parole. Quelquefois s’il n’y avait personne en vue, Michel prenait sa future, et, tandis qu’elle riait fort, il l’élevait à bout de bras jusqu’à hauteur de ses lèvres et l’embrassait honnêtement, ainsi qu’il se doit entre accordés. Ainsi s’aimant, ils attendaient sans nulle mauvaise impatience le temps des noces qui se devaient faire après les vendanges.

La paix et la tranquillité étaient revenues aux Agrafeils, depuis que Tiennou, tracassier et noiseur de son naturel et puis toujours excité par l’Isabeau, ne venait plus leur rompre la tête pour une poule grattant dans son carreau de jardin, ou un cochon entré dans son morceau de cour mal close.

À La Salvetat, il n’en allait pas de même ; il y avait du garbouil entre Tiennou et sa prétendue femme, pour ce qu’il ne voulait lui remettre, pour le serrer disait-elle, l’argent de la vente de son lot. Il lui avait même quelque peu caressé l’échine avec un lien de fagot, certain jour qu’il l’avait surprise le guettant pour savoir où il le mettait. Quant à Jean, il avait visiblement quelque chose qui le travaillait ; ne disant mot à l’Isabeau et ne parlant à Tiennou qu’à toute force. Sombre, ennuyé, il mangeait du bout des dents, mâchant son pain lentement ; et après soupé laissait les autres à table et s’en allait coucher dans le fenil pour être seul.

Un jour qu’ils étaient tous les trois à biner des pommes de terre, Tiennou laissa Jean et l’Isabeau pour aller boire, disait-il, à la vérité pour s’assurer, en l’absence de celle-ci, que son argent était toujours dans la cache où il l’avait serré.

Arrivé à La Salvetat, il alla droit à l’étable où il l’avait enfoui, ôta le fumier, leva une pierre plate et, trouvant le trou vide, poussa un cri furieux :

— Ah la coquine ! la voleuse !

Et, fou de colère, il revint tout courant à la terre et trouva l’Isabeau seule.

— Où as-tu mis mon argent ?

— Est-ce que je l’ai touché, ton argent !

— Rends-le-moi ! Tonnerre !

— Pour le rendre, il faudrait l’avoir pris !

— Rends-le-moi, je te dis !

— Ah ! tu m’embêtes, à la fin !

Et se courbant, elle se remit au travail en grommelant :

— Vieille bête ! gros animal ! va le chercher au diable, ton argent !

Alors, exaspéré, perdant la raison, Tiennou, qui avait repris sa pioche, en asséna un grand coup sur la tête de l’Isabeau, qui tomba lourdement à plat ventre, la figure sur une motte. Comme elle remuait encore, grattant la terre des pieds et des mains, il acheva de l’assommer, de deux autres coups, et resta là planté, les yeux égarés.

Un instant après, l’Aîné sortit d’un bois tout voisin et s’approcha.

— Tu as fait là un joli travail, dit-il froidement à Tiennou qui, tout hébété maintenant, regardait le corps de l’Isabeau gisant le crâne défoncé.

— Elle m’avait volé mon argent !

— Ça ne m’étonne point ; elle était capable de tout, hors le bien… Mais, en attendant, te voilà dans de mauvais draps ; sauve-toi bien vite.

Sur ces paroles, Tiennou, déjà tout affolé par la perte de son argent, vit la guillotine devant ses yeux égarés, et pâle, épouvanté, s’enfuit vers La Salvetat.

En arrivant au village, il passa devant un vieux assis au soleil sur une « tronce » d’arbre, qui devisait avec deux femmes anciennes, leur quenouille au flanc.

— Je viens de tuer l’Isabeau ! leur cria-t-il.

Et entrant dans la maison, il prit une corde, monta au grenier et se pendit à un chevron.

— Ça devait mal finir ! fit Michel en apprenant la chose. En attendant, Nine, voilà notre mariage repoussé ne sais jusqu’à quand, car nous ne pouvons faire noces au lendemain de cette pendaison…

— Tiennou ne nous a pas bien fait ! objecta Siméon.

— Ça ne fait rien, répliqua Françoise, c’est un Agrafeil.

Quinze jours après cet événement, le meunier du Cros, entrant dans la basse-cour des Agrafeils, envoya une pétarade de coups de fouet qui fit enfuir la poulaille piaillant, et venir la Françoise sur la porte de la cuisine. Ayant déchargé deux sacs de farine, le meunier, en buvant un coup, raconta à la ménagère que Jean était malade et en danger de crever dans son lit faute de soins, car les gens de La Salvetat ne le voyaient pas d’un bon œil depuis son mariage avec l’Isabeau ; joint à ça que personne ne se souciait d’entrer dans la maison où s’était pendu Tiennou…

— Tu fais bien de me dire ça, répondit-elle.

Le meunier parti, elle alla trouver Michel et Cyprien et leur conta la chose.

— Il faut mettre les bœufs à la charrette, et l’aller quérir coup sec ! dit-elle.

— Tu as raison, firent-ils.

Arrivés à La Salvetat, ils trouvèrent Jean couché, maigre, la figure terreuse, l’air abattu.

— Ça ne va donc pas, mon pauvre ? lui demanda Françoise.

— Non.

— Et qu’est-ce qui te doul ?

— Tout.

— Eh bien, nous te venons chercher… Voilà ton frère Cyprien, voilà Michel aussi.

— Ma gent, je vous ai mal fait…

— Ne pense plus à ce qui s’est passé, nous autres l’avons oublié ! interrompit la vieille fille.

— Tout ça n’est plus rien ! ajoutèrent Michel et Cyprien. Nous allons t’aider à t’habiller, tu vas voir.

L’Aîné se mit à pleurer :

— Vous me faites mieux que je ne mérite, mes pauvres ! fit-il piteusement.

— Nenni, nenni, mon Jean ; entre parents on se doit aider.

Jean, habillé, la Françoise lui dit :

— Si tu as des sous, il ne faut pas les laisser ici.

— Je n’ai pas un liard…

— Alors, partons, nous reviendrons quérir tes affaires.

La paillasse et la couette du lit mises sur la charrette, Michel et Cyprien aidèrent l’Aîné à monter et il se coucha, un traversin sous la tête, Françoise assise près de lui. Puis Michel appela les bœufs et ils prirent le chemin des Agrafeils.

En route, la ménagère et l’Aîné parlèrent de la mort de l’Isabeau et de Tiennou.

— Je me pensais bien, dit Jean, que cette coquine lui aurait ses écus…

— Mais, où ont-ils passé ?

— Galinet est venu l’autre jour que Tiennou était aux Agrafeils. Ils ont parlé tous deux en cachette de moi… Elle a dû les lui donner à garder…

— Elle les plaçait bien !

— C’est que, vois-tu, reprit Jean, elle faisait la vaurienne avec Galinet, comme auparavant avec Malivert. Tiennou l’a tuée comme une chienne qu’on assomme d’un coup de pioche pour épargner une charge de poudre…, il a bien fait ! j’aurais dû le faire depuis longtemps !

— Oh, mon Jean !…

Comme il n’était guère malade que de regret et de chagrin de ce qu’il avait fait, l’Aîné fut bientôt rétabli sur pied, de manière que six semaines environ après son retour, Michel remit en avant l’affaire de son mariage. Mais il n’était pas au bout de ses ennuis. Après avoir fait les publications sans nulle observation, le maire, sifflé par le curé, refusa au dernier moment de faire le mariage, sous le mauvais prétexte que les promis étaient trop proches parents.

— Pourquoi ne le disiez-vous plus tôt ? lui demanda Michel en colère.

— Ils ne sont point tant parents comme vous dites ! ajouta Françoise. Le grand-père de Michel et celui de l’Albine n’étaient que cousins seconds… Mais tout fut inutile, les parsonniers venus tous furent obligés de s’en retourner penauds. Le curé, de sa fenêtre, et sur la place, le juge de paix, le notaire, l’huissier Borie et jusqu’à ce petit coquin de Galinet, les regardèrent passer d’un air goguenard.

— Le Diable me crâme ! dit à ses communiers Michel en serrant les poings, ces bougres-là finiront par me faire regretter le temps de l’autre !

Il fallut que le notaire de Cabans intervînt pour ses pratiques. Il dut rédiger un mémoire et faire une visite au procureur du roi de Bergerac pour vaincre les résistances illégales du maire. Enfin, après un mois de démarches et de peines, celui-ci consentit à procéder au mariage. Seulement, par une dernière méchanceté, il le fit à neuf heures du soir, en sabots et bonnet de coton.

Lorsqu’il eut achevé, il déclara que, pour cette fois, il ne suivrait pas l’ancien usage d’embrasser la mariée, et qu’il renonçait à ses droits.

— Ça tombe bien ! lui répondit Michel, j’avais logé dans ma tête de ne point vous la laisser embrasser !

Revenus aux Agrafeils, Françoise dit aux novis :

— Maintenant, mes enfants, ça n’est pas tout. Vous n’avez pas voulu le mariage de ce chétif curé ; mais tout de même il ne faut pas oublier le bon Dieu. Moi qui suis ancienne, j’ai appris de mon père comment, renonçant au prêtre, il fut marié ici même sous le manteau de la cheminée, devant le foyer des Agrafeils.

Alors elle alla quérir une bouchée de pain et un verre de vin sur une assiette et la posa sur la haute coupe d’un des grands landiers de fonte. Puis les novis étant debout devant le feu, entourés de tous les parsonniers, elle dit :

— Devant Dieu qui nous voit tous, Albine, veux-tu être la femme de Michel Agrafeil ?

— Oui… ma Françoise.

— Et toi, Michel, veux-tu être l’homme d’Albine Agrafeil ?

— Oui, je le veux !

— Adonc, prenez ce morceau de pain et le mangez, dit-elle en le rompant.

— Maintenant, Albine, — ajouta-t-elle lorsqu’ils eurent fait, — bois la moitié de ce vin et donne l’autre à ton homme.

Alors, après qu’ils eurent bu, elle joignit leurs mains et dit :

— À cette heure, vous êtes mariés devant Dieu : C’est entre vous à la vie, à la mort !

— Et vous autres, mes gens, — ajouta-t-elle en s’adressant aux assistants, — soyez bons témoins et mémoratifs de ce mariage à la mode de nos anciens !

Ainsi, en dépit du curé et des autorités, hostiles, se perpétua au milieu d’une population catholique et à deux pas du fameux suaire de Cadouin miraculeusement retrouvé, la communauté huguenote des Agrafeils.

« C’est Israël chez les Égyptiens ! » s’écria le vieux pasteur calviniste de Bergerac, en apprenant, une dizaine d’années plus tard, l’existence de cette petite église.

Et prenant son bâton de voyage, il s’en vint coucher aux Agrafeils. Le lendemain, il baptisa quatre jeunes enfants de Michel et fit un culte domestique au cours duquel tous les parsonniers et la Faurille communièrent fraternellement autour de la table de famille.

— Ma sœur — dit en partant le vieillard à Françoise — tu as bien ouvré la vigne de Christ !

Et tandis qu’il s’éloignait, la vieille pucelle huguenote en cheveux gris, du revers de son tablier, essuyait ses yeux humides.






DOM GÉRÉMUS




DOM GÉRÉMUS



Pour M. Charles Durand :
À l’artiste, à l’archéologue, à l’ami.


C’était mon aïeul, un bon vieil homme sec comme un fagot de deux ans, avec un long gros nez, et de grandes jambes de héron boutonnées dans de hautes guêtres de toile bleue. Moi, son benjamin, encore jeunet pour lors, je ne le quittais guère et je lui faisais ses commissions. J’allais au débit faire remplir sa tabatière de corne dans laquelle il y avait une fève : ou bien je passais dire au perruquier de le venir raser, et lui accommoder sa petite queue de cheveux entortillée dans un ruban noir. Pour mes peines il me contait des histoires, c’est-à-dire la sienne, dix fois répétée, comme font les vieux, et coupée par morceaux que je rajuste maintenant.

Vois-tu, mon « drole », qu’il me disait, je suis né ici, à Tourtoirac en Périgord, le jour de la Saint-Martin de 1774, la première année du règne de Louis XVI : ça n’est pas d’hier, comme tu l’entends bien. Mon père était fermier des biens-fonds et des rentes en nature et en deniers de l’abbaye. Ma mère mourut le lendemain de ma naissance, laissant son pauvre homme bien empêché. Comme il se doulait et se complaignait fort de ce malheur, dom Gérémus Cluzel, prieur de l’abbaye, nouveau venu de quinze jours seulement, s’efforçait de le réconforter par de bonnes paroles, alléguant la volonté de Dieu, et l’assurant qu’il n’abandonnait jamais ceux qui mettaient leur confiance en lui. Finalement, pour lui donner une marque notable d’intérêt et de bon vouloir, il lui offrit d’être mon parrain, ce que mon père accepta bien volontiers, comme un grand honneur et une chose profitable. Voilà pourquoi je porte ce petit nom de Gérémus qui te semble tant étrange ; pour mondit parrain, je ne sais qui le lui avait imposé. Mais, toujours, il ne s’est pas perdu, car il y en a d’autres dans le pays.

Comme notre maison jouxtait presque le grand portail de l’abbaye, aussitôt que je fus dététiné de ma mère-nourrice et que je pus marcher, quasi tous les jours j’allais librement dans le monastère, au grand débarras et contentement de la vieille chambrière qui tenait la maison depuis la mort de ma pauvre mère. Pour mon père, il était tout le jour aux champs ou à courir pour ses affaires, et il ne rentrait que le soir. Je fus donc, pour ainsi parler, élevé dans l’abbaye, où j’étais l’enfant gâté de tous les religieux, surtout de mon parrain. Ils n’étaient pas guère, en ce temps-là, quatre seulement. Autrefois, ils étaient bien plus nombreux, comme ça se voyait pertinemment aux stalles de noyer rangées dans le chœur de l’église abbatiale. Mon parrain avait trouvé sur un acte, qu’en 1504 il y avait : le prieur, un sacriste, un camérier et trente-quatre religieux.

Mais pour lors, donc, il n’y en avait que quatre, à savoir, dom Gérémus Cluzel, que les bonnes gens de Tourtoirac appelaient : Moussu l’abbat, mais qui n’était au vrai que prieur claustral. Le véritable abbé de Saint-Pierre de Tourtoirac, tenant l’abbaye en commende, était à Paris où il écrivaillait quelque peu, et se divertissait fort avec les belles dames, ce disait-on. Après le prieur, venait le chantre, dom Hélie de Marnyhac, puis le syndic, dom Méric La Hyerce, et enfin le cellérier, dom Annet Guerlot. Comme ils étaient peu, tous avaient une dignité et des fonctions qui ne les occupaient guère d’ailleurs. Le prieur ne commandait pas, disant que les pères étaient d’âge compétent et assez grands pour se conduire ; le chantre n’avait pas de chœur à diriger, le syndic pas d’affaires à traiter, c’était l’office du juge abbatial, et le cellérier pas de provisions à faire, frère Luc s’en occupant.

Car il y avait aussi frère Luc, petit homme noir comme une mûre, qui veillait à la dépense de bouche, faisait la cuisine, et, des fois aussi, quelques bribes de la besogne spirituelle des pères. Je les aimais bien tous, ces bons religieux, mais en mon bas âge, ce frère convers était mon grand ami. Aussi faisait-il tout ce qu’il fallait pour l’être, me fabriquant des « virebriquets » ou moulinets, des fouets, des clifoires, et me bourrant de flans, de tartes et de fruits de la saison.

Les pères étaient vêtus de grandes robes noires, avec un camail et une sorte d’aumusse qui leur couvrait la tête qu’ils avaient rasée, manque une couronne de cheveux. Et puis ils avaient l’habit d’été, l’habit d’hiver, de façon à n’être point incommodés trop de la chaleur et du froid.

Ah ! qu’on était bien dans cette heureuse abbaye ! De grands murs de vingt-cinq ou trente pieds de haut, dont aucuns sont toujours debout, enfermaient en un seul pourpris la chapelle particulière de l’abbé, qui existe encore aujourd’hui, avec ses pots de grès maçonnés dans la voûte, pour augmenter la sonorité des voix lorsqu’on y chantait les louanges du Seigneur ; puis la maison abbatiale, les bâtiments, les cours, les cloîtres, une charmille, un parterre à fleurs, le verger, le potager, et les pelouses vertes ombragées de beaux arbres qui descendaient en pente douce jusqu’à la rivière de l’Haut-Vézère. Tout cela, jardins et le reste, était arrosé par une dérivation de la belle source qui jaillit au pied des rochers qui dominent le bourg. C’était une bénédiction que de vivre là, retiré du monde, tranquille, heureux, de loisir, avec un maître cuisinier comme frère Luc.

Les pères ne se levaient pas de trop grand matin, sept heures en été, huit heures en hiver, sauf le cas où quelque petite indisposition les retenait au lit. Après avoir dit leur messe, ils déjeunaient chacun à son goût : soupe au lait ou chocolat, pour mon parrain, dom La Hyerce et dom Guerlot ; « croustet » de pain avec un petit fromage de Cubjac et un grand verre de vin blanc pour dom de Marnyhac. Quant à frère Luc, qui n’avait pas de messe à dire, lui, vers l’heure de prime, il faisait une bonne frotte à l’ail et buvait tranquillement sa chopine.

À midi, les pères passaient au réfectoire pour le dîner. C’était le principal repas, celui pour lequel frère Luc réservait ses plats friands qui faisaient pousser des exclamations à ces excellents religieux :

— Ô frère Luc ! vous nous induisez en péché de gourmandise !

— Mangez, mangez sans crainte, mes pères, répondait-il, Dieu a fait les bonnes choses pour les siens ! D’ailleurs, je prends la coulpe sur moi.

D’autres fois, lorsque humant l’odeur d’une bonne royale de lièvre, ou le fumet de perdrix qui montraient leur tête sortant d’un superbe chou, si les pères se récriaient en badinant, frère Luc leur disait :

— Allez, allez, mes pères, ça n’est pas dans l’ordre de la Providence que les lièvres et les perdrix meurent de vieillesse ! Ne vaut-il pas bien mieux que ce soit ses bons serviteurs qui mangent ces bestioles tant estimables, qu’un maraud de renard ?

Les grâces dites, chacun disposait de son temps à sa guise. Après avoir fait sa méridienne, le prieur écrivait dans la bibliothèque et me faisait la classe. Dom La Hyerce prenait sa flûte et s’en allait faire de la musique avec les dames du château de La Faye, qui avaient un clavecin. Dom Guerlot sortait dans le bourg et « trullait » de porte en porte, offrant sa tabatière à chacun. Puis, il entrait chez le notaire, acceptait une goutte d’eau de noix ou de « riquiqui », et faisait avec maître Auphel d’interminables parties de piquet dont l’enjeu était une prise. Pour dom de Marnyhac, amateur forcené de chasse et de pêche, selon le temps il prenait le bateau de l’abbaye amarré sous un vergne, et, tirant l’épervier ou jetant la ligne, il remontait la rivière jusqu’au moulin de Saint-Hilaire, où il faisait des fois la collation, que nous appelons « merenda », convié à ce par la meunière, belle fière femme, ma foi, qui levait un sac de blé sur son épaule comme un homme.

D’autres fois, il montait sur les « termes » de la rive gauche, devers le repaire noble de Goursat, et après avoir changé d’habillement chez un sien ami, M. de la Rolandie, qui demeurait là, il prenait un fusil et allait à la chasse. Il n’ignorait point, le pauvre, que ça lui était défendu, mais il ne pouvait s’en tenir, ayant la chose dans le sang. Il n’était pas d’ailleurs le seul clerc ainsi braconnant. Dans le pays, c’était chose assez commune alors de voir des curés en faire autant.

Lorsqu’il faisait mauvais temps, dom de Marnyhac, s’ennuyant de se promener sous les cloîtres, me disait des fois :

— Va voir si Thibal est chez lui.

Ce Thibal était un ancien tambour et prévôt d’armes du régiment d’Auvergne. S’il était à la maison, dom de Marnyhac y allait tirer la botte. Sa robe dépouillée, en mutande ou caleçon de dessous, il s’allongeait sur la planche, leste et bien découplé ; j’avais grand plaisir de le voir faire.

C’était un bel homme, ce père, de belle figure, et vigoureux, qui eût mieux fait un officier de chevau-légers qu’un religieux bénédictin. S’il faisait ainsi quelques petits accrocs à la règle, ça n’était pas de sa faute à lui seul, mais aussi beaucoup celle de ceux de sa parentèle, qui l’avaient poussé là pour enrichir l’aîné.

Il faut bien dire que les pères ne s’absentaient pas ordinairement tous à la fois. Régulièrement ils auraient dû, les quatre, aller au chœur aux sept heures canoniales, mais ils n’y allaient qu’à none, et encore il y avait entre eux un roulement établi par semaine, et chacun à son tour psalmodiait l’office pour tous. Et même quelquefois, si celui qui était de chœur, l’hebdomadier, comme on l’appelait, avait quelque chose d’intéressant à faire au dehors, il venait trouver frère Luc et le priait de dire l’office à sa place.

— Oui bien, mon père, vous pouvez être tranquille, l’office sera dit.

Et il l’était, en effet, et lestement. On eût dit que frère Luc avalait les paroles latines.

Ceux des pères qui restaient à l’abbaye faisaient collation vers quatre heures, et à sept heures on soupait. Pour ce dernier repas, le frère cuisinier avait l’attention de faire des petits plats délicats, afin de ne pas surcharger l’estomac des bons pères. Maintenant, il est vrai que tous n’étaient pas toujours rentrés à l’heure. De temps en temps, dom La Hyerce soupait au château de La Faye, dom de Marnyhac à Goursat et dom Guerlot chez le notaire. Tantôt l’un, tantôt l’autre manquait ; mais, s’il advenait par extraordinaire que tous fussent absents en même temps, dom Cluzel disait au frère Luc :

— Allez-moi quérir mon filleul pour me tenir compagnie.

Et, lorsque j’étais tout petit, frère Luc me portait sur ses bras et mettait de gros livres sur la chaise pour m’élever à hauteur de la table.

Il y avait aussi dans l’abbaye un moine lai, vieux soldat estropié à Rosbach et placé là par le roi, qui servait la messe, sonnait la cloche et soignait la mule du prieur, jolie bête gris-pommelé qui allait l’amble. Dom Cluzel la montait pour faire de petits voyages et des visites aux environs. Lorsque j’étais tout jeunet, dès l’âge de quatre ou cinq ans, il m’emmenait des fois, à cheval derrière lui. Comme il était le père spirituel des dames religieuses de Fontevrault, du prieuré de Cubas, il y allait souvent. Dans la cour sablée, devant le perron, le vieux Navarre, qu’on appelait ainsi du nom de son ancien régiment, amenait la mule harnachée de sa selle de velours frappé vert et d’une bride à œillères avec boucles de cuivre à la française. Après que le prieur, housé pour chevaucher, était monté, Navarre me hissait sur le coussin de croupe et je m’attrapais à la robe de mon parrain.

— Tiens-toi bien ! me disait-il.

Et, le grand portail ouvert, nous partions en remontant la jolie vallée de l’Haut-Vézère.

Le chemin passait à Saint-Hilaire, devant la chapelle dépendant de l’abbaye, puis à Vaures, et ensuite au long des fossés pleins d’eau du château de La Borie, près de Saint-Martial-d’Hautefort. Les gens qui travaillaient dans les terres, nous voyant passer, levaient le bonnet :

Bien lou bounjour, moussu l’abbat !

— Bonjour, mes amis ! bonjour et bon courage !

Ayant rasé les vieilles murailles de l’église de Cherveix, nous suivions le chemin qui passait entre les prés et les chenevières, non loin de la rivière, et un quart d’heure après nous étions à Cubas.

Le jardinier du prieuré emmenait la mule à l’écurie et aussitôt nous étions amiablement recueillis par ces dames. Elles n’étaient pas beaucoup, trois seulement, et une sœur converse. C’était une joie pour elles que notre venue, ça les distrayait un peu, les pauvres, qui s’ennuyaient fort d’être là fermées. Dom Cluzel était alors âgé de soixante ans et avait les cheveux gris, mais c’était un homme de figure agréable, aimable, bien disant, qui savait beaucoup et avait de l’expérience. En sa qualité de père spirituel des religieuses, il était leur conseil et leur directeur de conscience. Il n’avait pas grand ouvrage avec la mère vicaire qui était vieille déjà, ni avec la sœur discrète, grosse et grasse personne de trente ou trente-cinq ans, un peu très fort gourmande de toutes friandises.

Mais avec dame Angélique de Villepreux, la prieure, c’était autre chose. Je n’ai jamais vu des yeux comme ceux de cette religieuse, grands, bien fendus, noirs, profonds, brûlants. Tout enfant que j’étais, lorsqu’ils se fixaient sur les miens, il me semblait que quelque chose pénétrait en moi et me remuait au creux de l’estomac. Mme Angélique avait alors dans les vingt-cinq ans je pense, et n’était pas belle, si l’on veut ; mais sa bouche rouge, ses dents superbes, son teint chaud et surtout ses beaux yeux pleins de flammes faisaient qu’on ne pouvait se déprendre de la regarder.

Comme je l’ai compris plus tard, elle souffrait de ses vœux, la pauvre, ça se voyait assez. Des fois, dom Cluzel se promenait longuement avec elle sous la grande treille du jardin et lui parlait doucement avec des hochements de tête paternels. J’ai toujours pensé, depuis, qu’il se parforçait d’apaiser les révoltes de ce cœur qui persistait à battre sous la guimpe. Souvent, la dame prieure m’enlevait dans ses bras, me serrait contre sa poitrine bien fort et m’embrassait passionnément avec des soupirs étouffés et des larmes dans les yeux. La sœur discrète me mignardait davantage, mais je préférais les caresses de Mme Angélique. Il me semblait à moi, qui n’avais pas connu ma mère, que ses baisers tendres et emportés étaient des baisers maternels, et je suis sûr qu’en ces moments elle cherchait à se tromper elle-même.

Pendant que la prieure s’entretenait avec dom Cluzel dans le jardin, ou l’hiver, dans une salle bien chauffée, les deux autres religieuses, avec la sœur converse, préparaient la collation. Autour de leurs cotillons monastiques, moi, j’allais et venais, croquant une dragée ou un berlingot que la grosse sœur discrète me mettait dans la bouche, et leur faisant des questions à n’en plus finir, comme l’interrogant bailli du Huron, de feu M. de Voltaire.

Quelquefois, mon parrain allait conférer, à propos d’une affaire touchant ces dames religieuses, avec leur père temporel, maître Arnaud Lagarène, notaire royal et lieutenant du juge-sénéchal du marquisat d’Hautefort, lequel demeurait à Cubas. Cette charge de père temporel n’était pas une sinécure. On ne se fait pas une idée aujourd’hui du nombre étrange de procès, petits et gros, qu’avaient les gens d’église d’autrefois, chanoines, curés, moines, religieuses, pour des questions de rentes, de dîmes, de redevances en denrées ou en nature, pour des droits effectifs ou honorifiques de toute espèce, établis par l’usage, ou par des actes mal rédigés, avec des clauses incertaines, obscures ou même contradictoires.

Ainsi, en ce qui concernait l’abbaye de Tourtoirac, naguère Jean de Vincenot, le seigneur abbé, avait été condamné par le sénéchal de Périgueux à payer mille livres à l’hospice d’Hautefort.

L’abbaye venait encore d’avoir un procès, qu’elle avait gagné cette fois, contre le seigneur de Montcheuil, qui disputait aux pères les fruits des noyers de la place de l’île à Tourtoirac, appartenant au monastère ainsi que la halle. Ce gentilhomme, qui s’était saisi de deux ou trois sacs de noix, fut condamné à les rendre et paya les frais du procès qui allaient à près de neuf cents livres.

Un autre procès se mijotait en ce même temps dont je parle, qui éclata peu après. Le syndic des pauvres de Tourtoirac, maître Rebeyre de Lagrange, docteur en médecine, réclamait au seigneur abbé les arrérages d’une rente de cinq sols par jour, due aux pauvres de la paroisse. Et comme il y avait longtemps que cette rente n’avait été payée, ça faisait une notable somme, et ledit seigneur abbé rétivait à s’exécuter comme un beau diable.

De ce procès-là, je ne sais ce qui est advenu ; je crois qu’il n’était pas définitivement jugé lorsque survint la Révolution, qui mit à pied les abbés et autres seigneurs ecclésiastiques et laïques.

Lorsque mon parrain revenait de chez le lieutenant du sénéchal, ou bien quand il avait, par de longues exhortations, un peu apaisé les fougueux regrets de la pauvre dame prieure, nous passions dans un petit parloir, gentil, avec des vases de fleurs sur la cheminée, et, aux boiseries, des vieilles estampes dans des cadres dorés. Il y avait là aussi un grand tableau peint représentant, selon ce que disait mon parrain, dame Pétronille de Craon de Chemillé, première abbesse de Fontevrault, recevant du bienheureux Robert d’Arbrissel l’investiture de ses fonctions, avec l’autorité abbatiale sur les religieuses, et, ce qui est un peu bien étrange, sur les religieux mâles dudit monastère aussi.

Au milieu, une table carrée à pieds tors était recouverte d’une fine touaille de ménage à grains d’orge, sur laquelle brillaient des gobelets de verre de fougère et deux flacons pleins d’un vin couleur de paille de froment. De belles assiettes de faïence à fleurs, surchargées de ce qu’on appelait autrefois des « friponneries », c’est-à-dire des pâtisseries légères, étaient disposées symétriquement entre les flacons. Outre une grande jatte de crème, des gelées de fruits et des noix confites, il y avait des crêpes, des oublies, des tartes, des « oreilles de curé », des « merveilles », des pets-de-nonne que ces dames religieuses appelaient plus modestement des « soupirs », et qu’elles avaient la réputation méritée de faire dans la perfection, et enfin des gaufres portant l’empreinte du sceau abbatial de Fontevrault.

Dom Cluzel s’asseyait d’abord, ainsi que Mme Angélique, et les deux autres sœurs restaient debout, par révérence. Mais incontinent le prieur disait :

— Mes sœurs, je vous en prie, asseyez-vous.

Et elles s’asseyaient, et l’on faisait honneur à toutes ces bonnes choses.

Dans ces occasions, mon parrain mangeait un petit peu plus qu’il n’eût voulu, pour ne désobliger ces bonnes religieuses qui, à tour de rôle, lui offraient de tout avec une aimable insistance.

— Monsieur le prieur, vous plaît-il de manger un de ces soupirs ? disait bonnement la grosse sœur discrète en présentant les pets-de-nonne ; je les ai faits à votre intention.

Un demi-sourire passait sur les lèvres de mon parrain :

— Vous les faites fort bien, ma sœur, disait-il après en avoir tâté.

Et, toute heureuse du compliment, la bonne sœur se servait après avoir offert l’assiette à Mme la prieure et à sa consœur. Cette grosse religieuse avait une forte passion pour les friandises, ça se voyait. Après avoir mangé de la crème, elle se passait la langue sur les lèvres, comme une chatte.

La vieille mère vicaire, elle, ne mangeait pas autant, mais elle buvait agréablement le bon vin blanc de Monbazillac.

Pour Mme la prieure, elle ne mangeait ni ne buvait : un doigt de vin vieux après avoir grignoté une oublie, et c’était tout.

Quant à moi, ces bonnes religieuses me gorgeaient comme une oie à l’engrais, me prenant tour à tour sur leurs genoux :

— Mange de ça, mon petit chou, c’est bien bon !

Enfin, après avoir tâté de toutes ces friandes choses, bu de ce bon vin et goûté d’excellentes liqueurs de ménage, nous repartions pour Tourtoirac.

Le jardinier ramenait la mule, et moi, ayant été mignardé, baisé et rebaisé dix fois par ces aimables sœurs, qui se repassaient ma petite personne de mains en mains, j’étais enlevé et mis à califourchon derrière mon parrain, les poches bourrées de pâtisseries :

— Bon voyage, monsieur le prieur ! — disaient-elles — et ramenez-nous bientôt ce mignon blondin !

— Ça te fait rire, petit me disait alors mon grand-père — parce que tu me vois maintenant avec des cheveux blancs et la figure pleine de rides ; mais c’est la vérité qu’en ce temps-là j’étais un gentil petit drole, frisé comme un agnelet et « escarabillé » comme un passereau.

Et puis il continuait.

Dom Cluzel faisait aussi des visites chez quelques curés qui l’invitaient les jours de fête votive, et dans les abbayes de ces renvers, comme à Châtres et au Dalon. Il y avait bien à Excideuil un couvent de cordeliers, mais les pères de Tourtoirac ne frayaient pas avec ces « va-nu-pieds », comme les appelait dom de Marnyhac.

Mon parrain ne m’emmenait pas toujours avec lui, des fois par discrétion, d’autres fois lorsque la course était trop longue. Pourtant, un jour, je l’en avais tant prié que, quoiqu’il y ait loin, il me mena à la pêche du grand étang de Born, où nous trouvâmes le prieur et le cellérier de l’abbaye régulière du Dalon, venus pour lever leurs droits. Car il faut savoir qu’à chaque pêche de cet étang, qui avait lieu tous les trois ans, il leur était dû une redevance de trois quintaux de poisson : deux cent cinquante livres de carpes et cinquante livres de tanches. Sous une tente dressée à l’écart, près d’un grand chêne, se tenait, assis sur un escabeau le prieur, dom Tanneguy Aveline, bachelier de Sorbonne et vicaire général de l’ordre de Cîteaux. Ce grave et important personnage, en robe blanche, se leva pour bienveigner dom Cluzel et lui fit prendre un siège semblable au sien. À quelque distance, le frère cuisinier, aidé d’un moine lai, écaillait du poisson et faisait les apprêts du dîner.

Pendant que les deux pères causaient ensemble, moi j’allai voir la pêche de plus près.

L’étang, grand de cent journaux, traversé par le Mureau, tout environné de bois de futaie et de beaux taillis, était déjà plus d’à moitié vide. À la bonde, regardant les gros poissons qui montraient leur échine verdâtre sur l’eau sale, se tenaient de grandes troupes de gens venus des paroisses d’alentour et même d’endroits assez éloignés, comme d’Excideuil, d’Hautefort, de Bonneguise, et de Juillac en Limosin. Même les pères augustins de Châtres, qui étaient bien à trois grosses lieues de pays en tirant vers la commanderie de Condat, avaient envoyé un frère convers avec un mulet de bât, chercher du poisson pour la semaine sainte.

Cette pêche, c’est comme une vote ou frairie de village. Les gens d’âge y viennent chopiner, les amoureux s’y donnent rendez-vous, et ceux qui ont des sous dans leur pochette mangent des fritures sous des tentes montées par des aubergistes forains. Il faisait beau temps, ce jour-là le coup d’œil était gai, rustique et animé. Sur des feux allumés en plein air entre deux grosses pierres, des femmes affairées faisaient frire le poisson à l’huile de noix dans de grandes poêles, et avaient peine à en fournir à tous ceux qui en demandaient. Des barriques étaient en chantier, où des servantes en tablier de toile tiraient sans relâche pour les buveurs qui cognaient du poing sur des manières de tables dressées avec des planches brutes sur des piquets. Les gens pauvres, ou plus regardants, avaient apporté de quoi vivre, et, assis sur l’herbe, en famille, mangeaient leur pitance et se contentaient d’une chopine prise à un qui vendait le vin à pot et à pinte.

Pour garder vivant le poisson tiré de l’étang, on avait fait des sortes de « serves » ou réservoirs à compartiments, avec des clayonnages et des glèbes de pré bien serrées afin de tenir l’eau. Là, le poisson était mis selon son espèce et grosseur : tanches, brochets, carpes, que des hommes à ce préposés, munis de crochets à peser, vendaient à tous ces gens qui se pressaient en foule pour en avoir, car il est de coutume que chacun en emporte à sa mesgnie ou famille. Ceux qui n’avaient pas d’argent, principalement des droles, se tenaient le long du ruisseau, en aval, et avec des nasses de jonc, des paniers de vîmes attrapaient le frétin échappé aux mailles des grands filets de la bonde.

Il y avait dans cette foule des gens habillés de toutes les manières ; avec des « gipous » d’étoffe burelle, ou de ces vestes à collet droit, que depuis la Révolution on appelle dans nos pays des « sans-culottes », ou encore de blouses de toile de coton bleue à petites raies, et sur la tête le grand chapeau périgordin à calotte ronde, ou le bonnet de laine tricoté, ou encore la casquette de peau de lièvre. Les femmes étaient vêtues de brassières d’indienne tenues par des bretelles de lisière, ou de corsages de cadis, et de cotillons de droguet ou de serge. Sur leur tête, des madras de coton à carreaux rouges, bleus et jaunes, des coiffes périgordines à barbes, ou de gentils barbichets du bas Limosin. Tout ce monde bariolé, grouillant, parlait, criait, riait. Les propos des buveurs sous les tentes, le débat des acheteurs et vendeurs de poisson, le bruit des conversations, les appels à des connaissances, les chansons des godailleurs, tout ça dans ce vallon sauvage faisait comme un bourdonnement de foire.

Vers onze heures, on commença à « traîner le fagot », comme on dit. Des hommes demi-nus, les jambes enfoncées dans la vase, dans l’eau glacée jusqu’aux reins, tiraient avec des cordes, des faix de branchages dans le milieu de l’étang, où il n’y avait plus qu’une eau bourbeuse, pour amener le reste du poisson à la bonde. Fichue mauvaise corvée, où les pauvres diables risquaient fort de prendre des douleurs et de mauvaises fièvres tenaces. Mais pour une ribote et une pièce de trente sols ils se hasardaient : la misère fait faire bien des choses.

Comme de juste, le père cellérier du Dalon préleva sa redevance avant tous les acheteurs, et, le poisson mis dans des barriques pleines d’eau chargées sur des charrettes, les métayers prirent le chemin de l’abbaye et le portèrent au grand vivier qui est en dessous du jardin, où on le gardait en réserve pour les jours maigres.

Et puis, le dîner étant prêt, le frère cuisinier servit sur une table pliante des brochetons frits, une carpe farcie au maigre avec la laitance, et un rôti de carême composé de deux poules d’eau. Dom Tanneguy ayant fait le signe de la croix et récité le Benedicite, les trois pères s’assirent autour de la table, tandis que le frère cuisinier et moi nous mangions debout, en nous promenant, un poisson frit sur notre pain.

Un peu à distance, notre mule et celle du Dalon broutaient l’herbe de la rive.

Le dîner terminé, les grâces dites, dom Cluzel alla prendre dans une sacoche attachée devant sa selle un filet plein de belle truffes, noires, grenues, luisantes comme le bout du nez de Turc, notre gros mâtin de l’abbaye. Lorsqu’il les présenta à dom Tanneguy, celui-ci laissa percer à travers la gravité de son visage une petite délectation sensuelle.

— Pour le saint jour de Pâques, dans un coq d’Inde, elles feront bien, mon père, dit mon parrain.

— Grand merci, mon père, pour mes religieux et pour moi, répondit dom Tanneguy. En retour, acceptez ces deux pièces de notre redevance, mises à part à votre intention.

Et alors, le frère cuisinier prit dans un baquet une énorme carpe et une belle tanche, qu’il posa sur l’herbe devant dom Cluzel, après quoi, ayant été bien admirées, il les porta dans une vaste besace qui pendait sur les flancs de notre mule, et les arrangea bien avec des herbes et les orties que frère Luc, qui pensait à tout, y avait mises en prévision de ceci.

Et ensuite, après force compliments réciproques, congratulations et souhaits de bon voyage, nous repartîmes pour Tourtoirac.

Lorsque j’eus sept ans, « l’âge de raison », comme disait notre curé, j’appris à servir la messe, et je remplaçai dans cet office le vieux Navarre, qui n’eut plus qu’à soigner la mule et à sonner la cloche aux heures accoutumées. Le bonhomme fut content d’être débarrassé de cette « corvée », comme il disait irrespectueusement par habitude soldatesque. Les pères furent satisfaits d’être servis par un jeune garçon alerte, au lieu et place d’un vieux clopineur clopinant. Leur messe en fut accourcie de sept à huit minutes, au compte de dom de Marnyhac. Mais le plus content fut encore moi. On m’avait fait faire, pour approcher de l’autel, une sorte de soutanelle ressemblant à une robe bénédictine, et j’en étais tellement fier qu’il m’arriva quelquefois de me montrer dans le bourg avec. Les autres enfants, me voyant ainsi accoutré, m’appelèrent par dérision « dom Gérémus », et ce nom m’est toujours resté.

Je viens de parler de notre curé. Il me faut donc expliquer que, dans le bourg de Tourtoirac, il y avait un curé à la « portion congrue », comme on disait alors, lequel baptisait, confessait, communiait, fiançait, mariait, enterrait les bons christians de la paroisse et leur disait messe et vêpres les dimanches et jours de fêtes. D’aucuns diront peut-être que les quatre pères de l’abbaye auraient pu suffire au service divin sans se tuer, la paroisse n’étant pas des plus peuplées. Sans doute, mais la fondation n’avait pas été faite pour cela, et les pères observaient exactement la règle à cet égard. Les religieux de Saint-Benoît avaient été originairement institués pour prier Dieu et travailler de leurs mains. Mais depuis de longs siècles le labeur des champs avait été mué en travail de copie de manuscrits, que plus tard l’imprimerie avait rendu inutile ; en sorte que ces bons religieux de Tourtoirac chômaient faute de besogne, les occupations de plume n’étant pas de ces travaux pressants comme par exemple les semailles, les fenaisons et les métives. Dom Cluzel, seul, travaillait régulièrement à une histoire de l’abbaye de Tourtoirac. Il était en commerce de lettres et de visites avec un père de Brantôme, et aussi en différend au sujet de l’époque de la fondation de l’abbaye. Il s’agissait de savoir si Guy, vicomte de Limoges, et Emma sa femme, qui donnèrent en 1025 à Dieu et à Saint-Pierre de Tourtoirac la moitié de l’église de Saint-Hilaire et une autre église encore, avaient fondé l’abbaye cette année-là. Dom Jordanet, le père de Brantôme, prétendait que oui ; mon parrain soutenait que l’abbaye existait déjà lors de la donation faite à l’abbé Richard, fils de Guy.

— Mais ! objectait dom Jordanet, un jour qu’il était venu voir son ami Gérémus, le prieur du Vigeois dit formellement que Guy construisit l’abbaye de Tourtoirac !

— C’est, répliquait dom Cluzel, qu’il l’avait fait bâtir avant la donation de 1025 !

Je crois bien que les deux bons pères sont morts sans s’être mis d’accord là-dessus.

Il y avait aussi à Tourtoirac une coutume très ancienne dont mon parrain recherchait l’origine, et qu’il fut tout heureux de trouver. Tous les ans, le troisième lundi de mai, l’abbé de Tourtoirac, haut justicier de la paroisse, ou le prieur qui le remplaçait, se transportait sur le pont et rendait publiquement la justice à qui se présentait, sans citations, plumitif et autres paperasses. De voir ça comme je l’ai vu, c’était un spectacle d’un autre âge. Le pont à arches ogivales, très vieux, bâti avec des angles de refuge, est en dos d’âne, comme tu sais, l’arche centrale étant plus haute que les autres, de manière que les curieux voyaient bien à leur aise tout ce qui se passait. Au milieu du pont, encadré par les grands arbres des deux rives, devant la petite chapelle où est une image taillée de Notre-Dame, dom Cluzel, en habit de chœur, se tenait debout, entouré du juge abbatial, du procureur fiscal, du greffier et du sergent de la juridiction, qui tous chômaient ce jour-là. Les plaids étant ouverts par cette annonce de l’appariteur : « Le seigneur abbé est prêt à faire bonne justice à tous ! » mon parrain faisait expliquer les parties qui se présentaient, et leurs allégations et réponses ouïes, les jugeait sommairement. Sa sentence rendue, il adjurait les assistants d’en être bons et mémoratifs témoins au besoin.

Ça n’était pas d’ordinaire de bien grosses affaires qu’on portait à cette audience en plein air : un prunier secoué par un passant, une poule entrée dans un jardin, une chèvre écornée, des sottises dites de part et d’autre, en composaient le plus souvent le rôle verbal. Mais pour si peu importantes qu’elles fussent, ces plaids étaient, comme l’avait découvert dom Cluzel, un souvenir du vieux temps où les comtes rendaient la justice en personne ; une prérogative conservée par les anciens abbés lors de l’établissement des juges seigneuriaux, et une sorte de privilège auquel l’abbaye tenait beaucoup, et qu’elle n’avait garde de laisser prescrire.

Il y avait aussi quelquefois des causes plus intéressantes. Une fille mise à mal venait demander que son bon ami fût condamné à l’épouser par-devant Dieu et la Sainte Église, et dom Cluzel faisait comparoir le garçon et moyennait le mariage.

Une année, un homme de Laudonie vint se plaindre que le sergent de la justice abbatiale lui avait fait payer deux écus la signification d’un exploit, ce qui était une extorsion manifeste.

— Venez çà, — dit dom Cluzel en se tournant vers l’huissier, — vous avez ouï cet homme ?

— Il ment, monsieur le prieur !

— Alors, voici votre Dieu : Jurez que vous n’avez pris qu’un écu, au tarif ! — dit brusquement mon parrain au sergent, en lui présentant son crucifix.

L’autre, surpris, hésita un instant, puis jura.

— Vous allez rendre un écu à cet homme ! — dit sévèrement dom Cluzel au fripou, — et si vous m’en croyez, vous irez vous confesser incontinent…

— Ah ! monsieur le prieur ! — s’écria une bonne femme ancienne, — il a bien d’autres affaires sur la conscience !

Et ce fut une grande risée parmi les assistants.

Lorsque mon parrain eut tiré au clair cette question des plaids, il s’attela à une autre qui le travaillait fort. Il s’agissait d’établir par le menu les faits et gestes de Bertrand de Goth, archevêque de Bordeaux, qui fut Clément V, lors de son séjour à l’abbaye de Tourtoirac pendant la visite du diocèse qu’il faisait en qualité de métropolitain. Ce qu’il remua de papiers, ce qu’il déchiffra de parchemins à cette fin n’est pas croyable. Après beaucoup de peines et de recherches, il s’accertaina que le futur pape était arrivé à Tourtoirac le 17 octobre 1304, venant de Chancelade, qu’il avait séjourné à l’abbaye les 18, 19, 20 et 21 suivants, et que, pendant son séjour, il avait fait visiter la prévôté de Saint-Raphaël et les prieurés de Nailhac, de Born, de Granges, de Gabillou et de Sainte-Eulalie d’Ans.

Il trouva encore que, parti de Tourtoirac le 22, il était allé coucher à Saint-Rabier, où il excommunia le prieur, qui l’avait mal reçu, et ensuite interdit l’église. Mais plus rien sur son séjour à l’abbaye.

Comme un jour, tandis que j’étais avec lui, étudiant mes leçons, il se dépitait de ne trouver autre chose, moi qui avais alors dix ans, je lui dis un peu effrontément :

— Mon parrain, je m’en vais bien vous dire ce que fit l’archevêque à Tourtoirac.

— Et quoi ?

— Le premier jour, il s’occupa de bien manger et de bien boire, le second jour, de bien boire et de bien manger…

Il se mit à rire :

— Polisson ! fais tes devoirs !

Cette pièce où nous étions était la bibliothèque de l’abbaye, où le prieur travaillait ordinairement. Il y avait là tout autour, contre les quatre murs, rangés sur des tablettes en noyer, des livres de tous genres en quantité : grands vieux livres à tranche rouge ou bariolée, autres de moyenne grandeur et autres plus petits. Les uns solidement reliés en veau avec des dorures au dos, les autres habillés de basane ou de parchemin, et même quelques-uns avec des ais de bois recouverts de peau de truie et tenus par des fermoirs de cuivre. Il y avait aussi beaucoup de manuscrits et force papiers et parchemins. Les placards de dessous les corps de bibliothèque en étaient bourrés. Je me disais des fois : « À quoi peut servir tout ça ? Quand même mon parrain y trouverait tout ce que fit à Tourtoirac le futur pape Clément V, voilà-t-il pas une belle affaire ! » Tout de même ces paperasses ont été bien utiles, mais pas comme l’entendait dom Cluzel, lorsqu’on en fit des gargousses pour les canons qui firent reculer l’étranger à Valmy et à Jemmapes.

J’ai dit, ci-devant, que j’étais content de servir la messe et d’avoir ainsi ma petite fonction dans l’abbaye ; mais un jour j’eus une autre satisfaction.

J’étais à la cuisine, faisant collation, en même temps que le vieux Navarre, lorsque le père de Marnyhac, pour lors hebdomadier, entr’ouvrit la porte, tout affairé :

— Frère Luc, on vient de me dire qu’il y a des sarcelles sur la rivière, près du moulin d’Exorbepey… Vous irez bien au chœur pour moi ?

— Certes, oui ! — répondit frère Luc, qui ratissait des carottes, car c’était jour d’abstinence, — et rapportez-en de quoi faire un salmis maigre ; autrement, il n’y a que ça pour souper ! dit-il en montrant les carottes, — et puis une carpe au bleu, — ajouta-t-il, en se reprenant.

Le père parti, je dis à frère Luc :

— Voulez-vous que j’aille au chœur à votre place ?

— Et tu sauras dire l’office ?

— Très bien.

— En ce cas, vas-y. Tu trouveras le vespéral sur la stalle de dom de Marnyhac.

Je me rendis à l’église avec mon habit religieux, et, debout dans une stalle, je psalmodiai l’office en conscience. Loin de me dépêcher et de mettre les mots doubles comme frère Luc et aussi les pères, je me complaisais à réciter les paroles latines avec une lenteur, majestueuse me paraissait-il, et je prenais plaisir à entendre ma voix grêle résonner sous les vieilles voûtes de l’église : il me semblait être déjà un des religieux.

Cependant, lorsque j’eus douze ans et que j’eus fait ma première communion, mon père me dit un soir :

— À cette heure, il est temps de prendre un état ; lequel te conviendrait ?

— Je voudrais être père bénédictin.

— Y penses-tu ! Ne l’est pas qui veut ! Il faut des protecteurs en grand crédit pour avoir une bonne place comme ça !

Dom Cluzel, consulté, dit à mon père :

— Laissez-le encore quelque temps continuer d’étudier ici. Posé le cas qu’il n’entre pas en religion, cela lui servira toujours pour se faire une position.

Et par ainsi, je continuai à passer mes journées à l’abbaye, travaillant sous les mains de mon parrain et me rendant de mon mieux utile et agréable aux pères, qui m’aimaient tous, les braves gens.

En ce temps-là mourut d’un coup de sang le pauvre dom Guerlot. Aussitôt sa mort sue, plusieurs postulèrent pour avoir sa place, mirent en mouvement leurs amis et patrons et firent apostiller leurs suppliques de la bonne encre. Le curé de Tourtoirac, qui travaillait prou et n’était guère payé, eût bien, voulu passer de la maison curiale à l’abbaye, mais un autre, plus heureux, et mieux appuyé près du seigneur abbé, lui coupa l’herbe sous le pied, comme on dit ; à lui et à cinq autres.

De cette affaire, il y eut une belle cérémonie de vêture d’habit, à laquelle assistèrent plusieurs personnages notables des environs, et aussi Me Auphel, notaire royal et apostolique, qui en dressa l’acte, selon l’usage, après quoi cet acte fut transcrit sur le registre de l’abbaye. Dom La Hyerce, syndic, qui devait faire cette transcription, m’en chargea, de manière que, pour la curiosité, j’ai gardé une copie dudit acte.

— Va la quérir dans la tirette du cabinet qui est dans ma chambre, — me dit mon grand-père en s’interrompant.

Ayant rapporté cette copie, je la lus, et elle était et est encore telle, car je l’ai conservée.

« Par-devant le notaire royal et apostolique soussigné, et témoins bas nommés, fut présent Guillaume du Fayard, clerc tonsuré, habitant de la ville d’Excideuil, lequel ayant la présence de vénérables personnes, dom Gérémus Cluzel, prieur claustral de l’abbaye de Saint-Pierre de Tourtoirac, dom Hélie de Marnyhac, chantre, et dom Méric La Hyerce, syndic, tous prêtres et religieux composant la communauté du présent monastère, capitulairement assemblés au son de la cloche, leur a dûment dénoncé avec respect et vénération le titre de la place monacale vacante par le décès de dom Annet Guerlot, à lui conférée par messire Jean-Baptiste Hector du Paty, abbé commendataire de la présente abbaye, par acte passé devant Mes Girard et Mahé de la Quérantonie, notaires au Châtelet de Paris, dûment contrôlé et insinué dans les registres ecclésiastiques du présent diocèse, par lequel ledit seigneur abbé requiert lesdits dom prieur et religieux de la présente abbaye, de recevoir en ladite place et portion monacale ledit Guillaume du Fayard. Lequel a très humblement prié lesdits dom prieur et religieux de lui donner l’habit de leur ordre et le recevoir à faire son noviciat et profession. À quoi inclinant, lesdits dom prieur et religieux, après avoir fait faire lecture du titre susdit par le notaire soussigné à qui il a été mis en mains, et qui l’a reçu avec le respect en tel cas requis ; dûment informés des bonnes vie et mœurs et de la religion catholique, apostolique et romaine dudit du Fayard, qui leur a paru capable, après examen, l’ont reçu en leur dite communauté. En conséquence, ledit dom prieur assisté des autres religieux, le saint nom de Dieu invoqué, après avoir béni l’habit de religieux, en a revêtu ledit du Fayard étant à genoux au pied de l’autel, qui a récité avec ledit dom prieur les oraisons accoutumées, et l’a admis au noviciat dans ledit monastère. En suite de quoi il a été délibéré d’une commune voix, par le chapitre, que dom Hélie de Marnyhac serait le père spirituel et maître dudit du Fayard pendant la durée de son noviciat, pour le guider et instruire en toutes choses répondantes à sa profession. Après quoi, dom Cluzel, prieur, a donné au récipiendaire le baiser de paix en signe de fraternité et vraie prise d’habit et admission au noviciat, toutes autres cérémonies en tel cas requises dûment observées. Dont et de tout ce que dessus, ledit du Fayard nous a requis acte, qui lui a été concédé sous le scel royal pour lui servir à telles fins que de droit. Ce fut fait et passé dans l’église abbatiale du monastère de Saint-Pierre de Tourtoirac en Périgord, diocèse de Périgueux, ordre de Saint-Benoît, congrégation réformée de Saint-Maur, à l’issue de none, le jeudi quinze du mois de juin 1786, la douzième année du règne de Louis seize, en présence de noble personne, Jacques de Lamaux, sieur de Saint-Michel, et y habitant, présente paroisse ; de Me Jean Villaret, juge de la présente abbaye ; de sieur Eloi de Masjoubert, bourgeois, et de Grégoire du Peyrat, commis du contrôle des fermes générales au bureau de Tourtoirac, tous trois habitant le présent bourg ; témoins qui ont signé avec lesdits dom prieur, religieux, du Fayard et moi notaire. »

— Dom de Marnyhac a dû enseigner au novice à tuer proprement un lièvre ! — dis-je à mon grand-père après avoir achevé cette lecture.

Il se mit à rire, et dit :

— Dom du Fayard aimait mieux manger les lièvres que de courir après !

— Tu dois penser, reprit-il, qu’étant toujours fourré à l’abbaye je dînais ou soupais souvent au réfectoire avec les pères. Il me semblait ainsi faire déjà partie de l’ordre célèbre des bénédictins, qui a fourni à l’Église quarante papes, deux cents cardinaux, seize cents archevêques, quatre mille six cents évêques et trois mille six cents saints canonisés, comme il était dit dans un gros livre de la bibliothèque.

Ce réfectoire était une belle pièce carrée, voûtée à nervures, avec au centre une pierre en saillie sur laquelle était taillée une main tenant une clef de forme très ancienne, espèce de rébus signifiant que cette pierre était la clef de voûte. La table était au milieu, massive, en face d’une grande cheminée garnie d’une laque de fonte aux emblèmes de l’ordre, où brûlait l’hiver un grand feu de bois de brasse, de ce bon bois de causse qui fait de si belle braise. En face de la cheminée était un grand crucifix de poirier sculpté qui oyait les propos des pères, honnêtes toujours, bien entendu, mais point trop austères.

Car il ne faut pas s’imaginer, parce que c’était des religieux, qu’on s’ennuyât à ces repas ; au contraire, ils étaient fort gais, comme ceux de gens qui n’avaient point de soucis en ce monde et comptaient sur leur salut en l’autre. Mon parrain était un homme de savoir qui avait toujours des choses intéressantes et curieuses à dire. Dom de Marnyhac avec ses allures cavalières et gentilhommesques amusait par la verve avec laquelle il contait des histoires et des aventures de chasse dont, je pense, la plus grande partie était le produit de son imagination gasconne. Dom La Hyerce parlait de musique, de livres, de pièces de théâtre, de choses mondaines, et commentait l’Almanach des Muses et le Mercure de France qu’il lisait au château de La Faye. Parfois même, il faisait quelque peu de politique. Pour dom Guerlot, en son vivant il entretenait ses confrères de coups extraordinaires et de combinaisons au jeu de piquet, avec de temps en temps des digressions sur l’art de bien manger, car il était un peu bien fort porté sur sa bouche, comme on dit. À l’égard du novice qui l’avait remplacé, c’était un jeune homme gai comme un pinson, qui voyait toutes choses par leur côté plaisant, et faisait rire les autres.

Celui des pères que j’aimais le mieux après mon parrain, c’était dom La Hyerce. Il était aimable, spirituel et très poli, comme celui qui avait la société des dames. Aucun des pères n’était bigot ou intolérant, mais lui avait des idées larges et même un petit révolutionnaires pour son état. Des fois il me tenait des propos un peu bien étranges dans la bouche d’un religieux.

— Quelle diable d’idée as-tu donc de te vouloir faire moine ? — me disait-il un jour. — Ne vaudrait-il pas mieux te marier, travailler, et devenir un citoyen utile à la patrie, au lieu d’être un fainéant inutile comme moi ?

Le père La Hyerce était philosophe. Dans sa chambre il avait les ouvrages des « coryphées de l’irréligion », comme on disait alors : Voltaire, Rousseau, Montesquieu, Diderot et autres. C’est chez lui, et de son consentement, que, tandis qu’il était à musiquer avec les dames de La Faye, j’ai lu Le Compère Mathieu, les Lettres persanes, la Nouvelle Héloïse, l’Essai sur les mœurs, et le Dictionnaire philosophique.

— Surtout — me disait-il, — ne parle pas de ces lectures à ton parrain !

Frère Luc, lui, sans ratiociner là-dessus, devait être dans les mêmes idées que le père syndic à l’endroit du mariage, comme cela se vit apertement plus tard. Un certain jour que, sur la prière des dames religieuses, il allait à Cubas pour donner à la sœur converse la recette des lucquettes et du poulet au safran, je l’accompagnai. J’avais quatorze ans alors et j’étais grandet, mais ça n’empêchait pas la mère vicaire, ni la grosse sœur discrète de m’embrasser, comme lorsque j’avais cinq ou six ans. Depuis lors, elles m’avaient toujours mignardé, caressé, ne s’apercevant point, pour me voir souvent, que je grandissais et devenais jeune drole. Il n’y avait nulle malice dans leur cas, les pauvres vieilles filles ; c’était l’histoire de la femme qui, s’étant adonnée à porter un petit veau dans ses bras, par l’effet de l’accoutumance le portait encore lorsqu’il fut devenu bœuf. Pour dame Angélique, la prieure, elle me faisait bon accueil comme au filleul de dom Cluzel, mais ne m’embrassait plus.

Ce jour-là, frère Luc montra à la sœur converse la manière de faire les fameuses lucquettes, ainsi appelées parce qu’il en était l’inventeur.

Il prit d’abord des poires de bon chrétien, les pela, puis les coupa en tranches et enleva les pépins. Ceci fait, il mit les tranches à cuire dans du vin blanc de Monbazillac, avec de la coriandre et d’autres ingrédients. Pendant la coction, il confectionna une pâte légère, comme pour des crêpes, et y mêla un peu d’eau-de-vie d’oranges. La pâte étant prête et les tranches cuites, frère Luc les prenait une à une avec une passoire, les tournait et retournait dans la pâte, et lorsqu’elles étaient bien enveloppées, il les plongeait dans une poêle pleine de graisse bouillante. Ces espèces de beignets de poires bien frits, bien dorés, il les dressa sur un plat, les saupoudra de sucre candi, puis les envoya aux bonnes dames religieuses.

Le soir, frère Luc s’en revint avec moi, comblé de louanges et gratifié d’un petit écu par Mme la prieure.

Ce jour-là, il ne donna pas à sœur Félicité la recette du poulet au safran, faute de temps, dit-il, se réservant de revenir, non pour le petit écu, car il n’était pas vilain, mais, comme je pense, pour revoir la converse, en qui il avait retrouvé une sienne payse, forte fille de Saint-Orse, avec laquelle il se maria plus tard, comme je dirai, ayant jeté l’un et l’autre le froc et la guimpe aux orties.

Pour moi, je ne sais si ce fut les discours de dom La Hyerce touchant le mariage qui me tournèrent les idées du côté des filles, mais ce qui est bien sûr, c’est qu’à l’âge de quinze ans je commençais à les regarder. Quand je dis « les », je parle mal, car je n’en regardais qu’une, la fille d’un nôtre voisin, maître menuisier de son état, gente et frisque drolette de onze ans appelée Rosette. Nous étions bien un peu jeunes tous deux, mais ça n’empêche que je l’aimais bien. Et ça venait de loin, car, du temps qu’elle était encore au maillot, des fois sa mère me disait :

— Mon Gérémus, garde-moi ce paquet un moment, tandis que je vais laver ses drapes.

Et elle me mettait l’enfançonne sur les bras, et je la promenais et l’amusais du temps que sa mère était à la rivière.

Et à mesure qu’elle grandissait je m’affectionnais davantage à cette petite. Des fois, m’engalopant de l’abbaye, je lui portais des friandises que m’avait données frère Luc.

Lors donc qu’étant grandet j’oyais parler de mariage, je me prenais à penser à ma petite Rosette. Je la recherchais, et, souvent, le soir, nous parlions ensemble, assis devant la porte, au frais l’été, et l’hiver chez elle au coin du feu.

— Si ce galopin n’était pas en passe de se faire moine, je crois qu’il serait mon gendre, — disait un jour la mère de Rosette, par manière de risée.

Cette parole me donna fort à penser, et je commençai à muer de vocation. Je ne savais trop comment m’y prendre pour le faire entendre à mon parrain qui parlait de m’envoyer à la maison chef d’ordre pour continuer mes études de cléricature, lorsque parvint à Tourtoirac la nouvelle de la prise de la Bastille.

Des habitants du bourg, nul n’était sans doute personnage assez crêté pour être jamais enfermé dans cette prison royale, et pourtant cette nouvelle mit tout le monde dans une joie folle. Les bourgeois se visitaient pour s’en réjouir, les marchands devant leur boutique, les artisans sur le pas de leur porte ne s’entretenaient que de ça, avec une joyeuse mine, et d’aucuns s’embrassaient comme frères qui ne se sont pas vus depuis dix ans. Le soir, on fit un grand feu de joie sur la place, et tous, hommes, femmes, garçons, filles, dansèrent une grande ronde autour. À l’abbaye, mon parrain accueillit la nouvelle avec un étonnement silencieux. Dom de Marnyhac applaudissait à la chute de la vieille prison d’État où avaient été enfermés tant de bons gentilshommes, et dom du Fayard riait de ça comme de tout. Quant à dom La Hyerce, il exultait.

— C’est la fin du bon plaisir et des odieuses lettres de cachet ! — s’écria-t-il ; — de ce jour, nous commençons à devenir citoyens !

Le surlendemain, étant monté à sa chambre pour lire une gazette relatant l’événement, je le trouvai fredonnant une chanson qu’il avait faite sans doute, car incontinent que je fus entré il me fit asseoir et me la dicta. Je me souviens encore du commencement :

Sortez tous de vos couvents,
Plus de monastères !
Allez tous, gaillardement,
Vous marier à présent !

Et il me chanta tous les couplets pour m’apprendre l’air.

— Maintenant que nous avons vu luire la première aurore de la liberté — me dit-il en riant, après avoir achevé sa chanson — j’espère que tu ne penses plus à endosser le froc ?

J’avouai que ma vocation défaillait.

— Et tant mieux ! ton avenir est tout tracé. Fais-toi menuisier, comme l’Émile de Rousseau, mon garçon ! Entre en apprentissage chez Périgord-la-Vertu, et, quand tu seras compagnon, tu épouseras Rosette ! Mieux vaut un père de famille qu’un célibataire inutile, un bon menuisier qu’un mauvais religieux !

Le soir, je parlai de la chose à mon père, et dès le lendemain nous fûmes trouver dom Cluzel pour avoir son avis. L’affaire ouïe, mon parrain dit simplement :

— Si tu ne te sens pas la vocation, tu fais bien.

Et le lundi d’après j’entrai en apprentissage chez le père de Rosette.

Je mis mon tablier d’apprenti avec autant ou plus de plaisir que je n’en avais eu à vêtir ma petite robe bénédictine. Il est vrai que Rosette avait voulu le couper et le coudre elle-même :

— Porte-moi la serge ! m’avait-elle dit, je te le ferai.

Elle avait onze ans et demi alors, la petite Rosette. Mais, en ce temps-là, où il n’était pas rare de marier les filles à douze et treize ans, elles étaient plus faites à cet âge qu’une drole de quinze ans d’aujourd’hui. L’enfant, donc, déjà grandelette et formée, était gentille tout plein avec ses cheveux châtains qui faisaient des frisons partout, ses yeux bruns qui riaient toujours, son petit nez court et ses dents qui brillaient entre ses lèvres roses. Avec ça, raisonnable comme une petite femme et aidant beaucoup sa mère à tenir la maison. Malgré tout ce que j’avais lu dans la chambre de dom La Hyerce, j’étais véritablement innocent, aussi bien que Rosette, et je n’avais aucune méchante pensée. Mon bonheur était d’être avec ma « petite femme » comme je l’appelais, de lui parler, de l’amitonner, de me promener en sa compagnie et surtout de lui rendre de petits services. Je n’étais jamais plus heureux que lorsqu’elle me venait dire à la boutique :

— Mon Gérémus, va me quérir un seau d’eau ; ou bien : donne-moi des ripes pour allumer le feu ; ou encore : mène-moi cette pleine brouette de linge à la rivière.

Dix fois le jour, je la voyais sous un prétexte quelconque. J’étais content de la savoir en haut dans la cuisine, au-dessus de la boutique. Je reconnaissais son petit pas menu et je me la figurais allant et venant lestement pour faire tout le train-train du ménage. Lorsque je ne l’oyais plus trottiner, légère comme une chatte, je me disais :

« Elle repasse, ou bien elle est assise près de la croisée et ravaude le linge et les hardes de la maison. »

Le dimanche, nous allions à la messe ensemble, et à la vesprée nous nous promenions le long de la rivière, nous tenant par la main, ramassant des fleurettes et devisant amiteusement de nos petites affaires. Lorsque le temps était mauvais, je restais à la boutique à faire de menus ouvrages pour Rosette : une boîte à serrer son ouvrage, un petit banc pour ses pieds, ou une chaufferette.

La première année de mon apprentissage, quand vint la fête votive de la Saint-Laurent, qui tombe le second dimanche d’août, avec la permission de sa mère nous fûmes danser sous les grands platanes de la promenade, au son de la « chabrette ». Au carnaval ensuivant, des amies et cousines vinrent danser en famille chez elle, avec leurs frères et puis des voisins. Nous n’avions pas de musique, mais toutes ces filles chantaient pour la mesure et nous autres, les jeunes gens, trouvions que ça allait bien ainsi : du moins moi. Pourvu que je fusse avec ma petite Rosette à danser une sautière, une bourrée, à fringuer ou tourniquer, la tenant par sa taille fine, j’étais heureux. Dans le bourg on riait de nous voir toujours ensemble comme deux amoureux raisonnables. Lorsqu’il avait bu un petit coup, tout petit, car il n’était pas ivrogne, Périgord me disait en coyonnant :

— Mon gendre !

Et moi je riais aussi, bien content, et, si j’avais eu de l’argent, je lui aurais bien payé pinte souvent, pour l’entendre m’appeler comme ça.

C’était un brave homme, le père de Rosette, un peu brusque et rude pour le travail, mais brave homme tout de même. Au contraire, le compagnon qui travaillait à la boutique était un mauvais sournois du nom de Jean le Sarladais. Je n’étais pas depuis huit jours à l’établi que je connus qu’il ne m’aimait guère. Sous prétexte qu’il était un Dévorant, il aurait voulu me commander à tort et à travers, et même un peu me battre. Mais la première fois qu’il s’avisa de lever la main sur moi, un jour que Périgord n’y était pas, j’empoignai un bédane et je lui dis en me quillant :

— Viens donc me manger, le Dévorant !

Lorsqu’il me vit ainsi décidé, il s’arrêta, grommela quelque chose entre ses dents et se remit à son travail.

J’ai toujours pensé depuis qu’il y avait de la jalousie dans son fait, car il regardait Rosette avec des yeux en dessous, qui nous faisaient rire, elle et moi.

Il y avait déjà un an que j’étais apprenti chez Périgord, lorsque mon père mourut d’une mauvaise fièvre me laissant seul au monde, car il était natif du pays bas au-dessous de Bergerac, en sorte que je ne me connaissais aucun parent.

Deux ou trois jours après l’enterrement, le bourgeois me tira en particulier et me dit :

— Or çà, comment feras-tu à cette heure pour me payer les droits d’apprentissage ?

— Je toucherai bien sans doute quelques sous de ce qui est dû à mon défunt père.

— Ton père, mon pauvre Gérémus, n’a pas fait de bonnes affaires avec la ferme de l’abbaye ; il est mort devant deux fois plus qu’il ne lui était dû ; c’est au su de tout le monde.

— Alors, si je ne vous peux pas payer en deniers, je vous payerai en travail. Mon apprentissage fini, je travaillerai pour vous le temps que vous trouverez juste.

— Mais, qui me dit qu’ayant achevé ton apprentissage, tu ne t’en iras pas t’embaucher chez un autre bourgeois, à Excideuil ou à Périgueux ?

— Qui vous le dit, Périgord ? C’est moi ! Vous pouvez faire état de ma parole !

J’avais dit ça haut, les yeux brillants, la contenance fière comme un jeune coq dressé sur ses pattes. La-Vertu me regarda un instant, puis fit :

— Tu es un brave drole ! J’ai confiance en toi et je te garde. Retourne à ton banc, tu seras nourri à la maison, et plus tard nous conviendrons du temps que tu me devras donner.

À partir de ce jour-là je tablai près de ma Rosette, et je couchai dans un petit galetas sous la tuilée. Jean le Sarladais fut tellement offusqué de me voir commensal de la maison, que huit jours après il se fit régler son compte et partit.

Quoique n’étant plus alors toujours fourré à l’abbaye comme autrefois, je ne laissais pas d’y aller de temps en temps le dimanche, pour rendre mes devoirs à mon parrain et faire mes amitiés à dom La Hyerce. À l’exception de ce dernier, les pères étaient surpris par la Révolution qui marchait toujours, et tout effarés comme des grenouilles lorsqu’on jette une pierre dans un étang. Les décrets ordonnant la vente des biens d’Église et supprimant les vœux monastiques les terrifiait. Dom Cluzel, qui avait lors près de soixante-dix ans, se demandait ce qu’il deviendrait lorsque ces terribles décrets seraient mis à exécution.

— Soyez tranquille, mon parrain, — lui dis-je un jour, qu’il m’entretenait de ça, — je travaillerai pour vous !

Il hocha tristement la tête, comme qui dit : « Tu as bien assez à faire pour toi. »

Les deux autres pères trouvaient bien dur d’être obligés de quitter une aussi agréable vie, pour gagner leur pain, et se rendre peut-être curés dans quelque méchant village périgordin. Aucun d’eux ne faisait cette réflexion que, depuis des siècles, les biens dont ils jouissaient étaient détournés de leur destination première.

Comme le leur disait un jour dom La Hyerce, ce n’était pas le vœu des fondateurs que les revenus de l’abbaye fussent mangés en plaisirs de toutes sortes par un galant abbé qui n’avait jamais mis les pieds au monastère, et par quatre religieux grassement nourris et bien entretenus sans faire aucune œuvre utile.

— Notre possession d’état n’est plus légitime, mes pères ! conclut-il. Après toutes les réformes qu’a nécessitées au cours des siècles le relâchement de notre ordre, depuis celle de saint Benoît d’Aniane, au neuvième siècle, jusqu’à celle de dom Didier, abbé de Saint-Vanne, au dix-septième, voici maintenant la grande réforme laïque ! Nous devons disparaître en tant qu’ordre religieux, parce que la vie monastique n’est plus compatible avec la société moderne.

Mais eux ne l’entendaient pas ainsi et se récriaient ferme. Le plus fâché de tous, c’était dom du Fayard, qui avait été reçu à faire sa profession et ses vœux après une année de noviciat. Il trouvait bien pénible de voir mise à néant la certitude qu’il avait eue de passer une heureuse et douce vie, exempte de soins, de peines et de soucis, derrière les hautes murailles de l’abbaye, en se promenant sous les cloîtres et en regardant paisiblement couler les eaux vertes de l’Haut-Vézère. Après s’être donné tant de mal, avoir tant sollicité, fait solliciter, et peut-être aussi financé pour obtenir sa nomination du seigneur abbé, le coup était dur en effet. Lui, qui tournait tout en risée, ne riait plus maintenant que la chose le touchait, comme il arrive souvent à ces grands rieurs.

Pour frère Luc, il avait ses projets et ne s’inquiétait pas de l’avenir, persuadé qu’un maître cuisinier comme lui se tirerait toujours d’affaire.

Quant au moine lai le vieux Navarre, il était pour toujours à l’abri des accidents vimaires, sous six pieds de terre au cimetière.

Lorsqu’arriva l’exécution du décret qui supprimait les chapitres, abbayes, prieurés, chapellenies et tous bénéfices sans charge d’âmes, dom La Hyerce, qui avait prêté serment à la Nation, fut placé comme curé du côté de Nontron. Dom de Marnyhac se retira chez son frère aîné dont le pigeonnier était aux environs de Salignac, dans le Périgord noir. Dom du Fayard s’en alla je ne sais où, et pour dom Cluzel, ayant reçu du district une rente viagère de huit cents livres, il se mit en pension chez le curé de Tourtoirac et y vécut en paix jusqu’à sa mort, respecté de tous.

L’abbaye étant vide d’habitants, frère Luc fut constitué par les autorités gardien des bâtiments et du mobilier, jusqu’au moment de la vente. Mais de ce moment il posa son froc de frère convers et vêtit une carmagnole comme un bon sans-culotte.

Les livres furent portés à Périgueux, où ils sont sans doute encore à la bibliothèque. Pour le mobilier dont l’abbaye regorgeait, tous les anciens cabinets à colonnes torses, les vieux bahuts, les coffres recouverts de cuir gaufré avec clous dorés, les chaires de noyer, les crédences, les tables de chêne, les lits à quenouilles, les tapisseries, les tableaux, les pintes à couvercle, les aiguières, la vaisselle d’étain marquée du sceau bénédictin, tout ça se vendit comme du pain. Les bâtiments et les biens-fonds furent adjugés pas cher à de bons patriotes, qui furent bien récompensés de leur confiance en la Nation, car pour plusieurs ces biens ecclésiastiques furent le commencement de leur fortune. Il y en avait pourtant d’un peu capons, qui, pour s’excuser d’acquérir ainsi de ces biens sacrés, disaient à l’oreille de ceux qui le leur reprochaient tout bas, que c’était pour les rendre aux gens d’Église, la bourrasque passée.

Mais du diable si aucun en a rien rendu ; ils les ont très bien gardés, et leurs hoirs et successeurs les ont encore dans leur héritage, qui sont gens de bien, bons royalistes, et craignant Dieu.

Peu de jours après la vente, tandis que je dégrossissais des planches pour faire un cercueil, je vis venir à la boutique le ci-devant frère Luc, content comme un roitelet.

— Gérémus, dit-il, je te viens convier à ma noce.

— Vous vous mariez, frère Luc ?

— Mon ami, je ne suis plus frère Luc, mais Pierre Nadal, citoyen.

— Et avec qui vous mariez-vous ? si je ne suis pas trop curieux.

— Devine un peu.

Un souvenir me revint en ce moment, et je me mis à rire :

— Avec la sœur Félicité, de Cubas !

Il fut très étonné :

— Et qui te l’a dit ?

— Personne… mais un jour je vous ai vu l’embrasser dans le cou…

Il se mit à rire aussi et, adressant la parole à Périgord, lui dit :

— Vous le laisserez bien venir, dites, La-Vertu ?

— Oui bien, pardi !… pour le mariage d’un ancien frocard, ça ne peut pas se refuser !

Quinze jours après, frère Luc, marié à la municipalité, fut marié à l’église par dom Cluzel, qui fit aux novis la recommandation de ne pas oublier Dieu dans leur nouvel état :

— Puisque vous êtes rentrés dans le siècle, ce que vous pouviez légitimement faire tous deux, puisque vous n’aviez pas prononcé de vœux, il faut y vivre en bons chrétiens et en honnêtes gens : on peut faire son salut dans toutes les conditions.

Le repas de noces se fit ensuite à Saint-Orse chez les parents de la novie, et ce fut moi qui détachai, selon l’antique usage, la jarretière de la ci-devant converse du prieuré de Cubas. Puis les mariés allèrent s’établir à Périgueux à l’enseigne de la Treille d’Or, qui pendant quarante ans a été l’hôtellerie la plus renommée de la ville pour la cuisine, le vin et tout. Lorsqu’on avait parlé de souper chez « la Blonde », comme on avait baptisé l’ancienne sœur Félicité, on avait tout dit. Pour ce qui est de son homme, on l’a toujours appelé « frère Luc » ; il n’a jamais pu se défaire de ce nom, pas plus que moi de celui de « dom » Gérémus. Chez nous, les surnoms et sobriquets sont tenaces comme des ronces, où l’on est empêtré.

Moi, j’aurais bien voulu être en âge de faire comme frère Luc, d’épouser ma petite Rosette. Nous nous aimions toujours comme deux innocents que nous étions, sans nul souci de l’avenir, tant il nous semblait assuré qu’un jour nous serions mari et femme. Pourtant, des fois, je me disais : « Périgord a bien de quoi pour un artisan ; c’est à savoir s’il te voudra donner sa fille ! » Mais je ne m’arrêtais pas trop à cette idée.

Mon apprentissage achevé, j’étais resté à la boutique comme il avait été convenu. Mais pour le temps que je lui devais donner, le bourgeois ne me parlait de rien, ni moi à lui. Seulement, tous les samedis, il me baillait une pièce de rente sols pour m’amuser si j’en avais fantaisie. Mais, en fait de plaisirs, je n’en connaissais qu’un, être avec Rosette, la voir, l’entretenir, lui dire que je l’aimais. Toutes ces pièces de demi-écu je les assemblais une par une, en vue de lui acheter une bague à Périgueux, le jour de la foire de la Saint-Mémoire, comme je fis.

Le dimanche ensuivant, nous nous promenions tous deux sous les rochers qui dominent le bourg de Tourtoirac, et d’où sort cette belle source claire et bouillonnante qui est renommée pour les tanneries du bourg. Le lieu un peu retiré, assez fourni d’arbres, à l’abri des regards curieux, était bien idoine aux entretiens des amants. J’avais mon bras autour de la taille de ma mie, et de mon autre main je tenais une des siennes. J’avais dix-sept ans alors, et j’étais un fier garçon ; elle n’en avait guère plus de treize, mais elle était fille faite. Nous commencions pour lors à être un peu plus amoureux, ou plutôt à l’être autrement, et à penser à d’autres choses plus sérieuses que les enfantillages des tout jeunes gens. J’avais bien souvent dansé avec Rosette, et je l’avais embrassée plus d’une fois en faisant des rondes, devant tout le monde ; mais, à cette heure, sans penser à mal, je rêvais de l’embrasser sans être vu de quiconque.

Ce jour-là, nous étant promenés un bon moment sans parler, ainsi enlacés comme j’ai dit, et le cœur nous battant fort à tous deux, je commençai à dire tout doucement à Rosette que je l’aimais plus que toutes choses au monde et que j’étais bien heureux de l’avoir là, serrée contre moi.

Mais elle, comme toutes les filles qui font semblant de ne croire leur amoureux pour lui faire répéter le doux aveu, fit alors :

— Les garçons disent tous comme ça, et puis ils vous oublient aisément…

— Pas moi, Rosette ! pas moi ! Je n’ai jamais mué d’amour ! Je t’ai toujours aimée ! Ça n’est pas d’antan, vois-tu, ça date de loin, du temps où tu étais toute petite enfantelette au téti de ta mère…

Elle ne dit rien, comme persuadée.

— Et toi, mon petit cœur, — repris-je, — m’aimes-tu ?

Elle continua de marcher, la tête baissée, sans répondre.

— Dis, ma Rosette, dis ? — fis-je en la serrant contre moi,

— Oui… je t’aime !

Elle n’eut pas dit ça que, la prenant à plein corps, je baisai la bouche rose d’où était sortie cette tant douce parole ; puis je repris :

— À cette heure, je suis à toi, Rosette, et je t’aimerai tant que j’aurai vie au corps !

— Je t’aimerai toujours, mon Gérémus !

— Adonc, donne-moi un peu cette gauche menotte.

Et tirant de ma poche de gilet la bague que j’avais achetée, je la lui mis au doigt en disant :

— Garde-la en mémoration de cette si heureuse journée !

Et, derechef, nous nous embrassâmes comme devant, étroitement, longuement, ne pouvant nous déprendre l’un de l’autre ; puis nous revînmes lentement au bourg, muets, et nous tenant la main.

Ça n’est pas d’aujourd’hui que les parents cherchent à marier leurs enfants sans les consulter ; de tout temps il en a été de même, je pense. Depuis une paire de mois, la mère de Rosette avait logé sous sa coiffe à barbes le projet de la marier avec un garçon du Champbon, riche pour un paysan, et même le plus riche du village, mais laid, falourd et ignorant comme celui qui ne sait tant seulement pas sa Croix de par Dieu. Aussi, lorsqu’elle vit la bague au doigt de sa fille, elle se fâcha fort, surtout lorsqu’elle sut qui la lui avait baillée. Pourtant elle avait de l’amitié pour moi, mais j’étais un pauvre diable sans un sol vaillant, et l’intérêt la poussait. Lorsqu’elle venait à penser que sa fille serait la reine du village et la maîtresse d’une maison pleine d’écus dans les tirettes des lingères, où toute chevance abondait, où bon an, mal an, on faisait cent charges de vin, elle ne voyait du tout plus que ça aurait été un crime de donner cette gente drole, fine comme une tourterelle, à la grosse vilaine bête qu’était celui qu’elle courtisait pour Rosette.

La petite ayant refusé de me rendre la bague comme le voulait sa mère, il y eut quelque peu de garbouil entre elles, et moi j’attrapai pour ma part une bonne bourrade en paroles, avec menaces de me faire débaucher par le bourgeois si je parlais encore à Rosette.

Je n’avais pas bien peur d’être renvoyé ; j’étais devenu bon ouvrier, et Périgord tenait à moi parce que je lui faisais beaucoup d’ouvrage et qu’il ne me payait guère. Mais ce qui me fâchait fort, c’était que la mère de Rosette la tenait de plus près et que nous ne pouvions plus nous parler aussi aisément, ni nous aller promener tous deux comme ci-devant. Pourtant, tout de même, le soir après la journée faite, il n’y avait ordre de nous empêcher d’être ensemble devant la porte, et, le dimanche, ma petite mie s’échappait des fois pour me venir retrouver le long de la rivière ou sous les rochers.

Je ne sais pas trop comment tout ça aurait fini, lorsqu’un jour, vers la mi-juillet de 1792, nous entendîmes tout d’un coup sonner le tocsin et battre le rappel : ran tan plan, ran tan plan, ran tan plan

Nous courûmes sur la place de la Halle, où était déjà, au pied de l’arbre de la Liberté, le maire ceinturé de son écharpe et tenant des papiers à la main. Bientôt, arriva d’un pas saccadé le vieux Thibal, l’ancien tambour d’Auvergne, battant à tour de bras : ran tan plan, ran tan plan, ran tan plan

En un rien de temps, tout le bourg fut là, rassemblé devant le peuplier, et chacun se disait : « Qu’est-ce qu’il y a ? » Pour sûr, ça n’était rien de bon ; il n’y avait qu’à voir la figure du maire.

Tout d’un coup il fit signe à Thibal, qui cessa de battre, et, lors, ôtant son large chapeau à cocarde tricolore, il dit, d’une voix haute et forte :

« Citoyens, la patrie est en danger !

« Les Autrichiens sont à la frontière, les Prussiens sont en France. L’Assemblée a décrété une levée de quatre cent cinquante mille hommes ; les enrôlements volontaires sont ouverts…

« Citoyens, la patrie est en danger ! »

Tandis qu’il parlait, il me semblait que les cheveux m’entraient dans la tête comme des aiguilles. Il n’eût pas achevé que je lui criai :

— Moi ! monsieur le maire ! écrivez Gérémus Albier !

— Moi ! moi ! crièrent alors d’autres garçons de tous côtés.

De suite on courut chercher une table, une chaise, et le vieux monsieur Hélian, maître ès-arts, apporta son écritoire de faïence où était fichée une grande plume d’oie.

Une dizaine de jeunes gens se pressèrent comme moi autour de la table.

— Monsieur le maire, dis-je, s’il vous plaît ! écrivez mon nom en tête, j’ai parlé le premier !

Il écrivit : Gérémus Albier, et puis, me passant la plume, dit :

— Signe !

En ce moment, sans ordre aucun, Thibal recommença à battre la caisse : ran tan plan, ran tan plan, ran tan plan

Tout le monde le regarda. De grosses larmes coulaient le long de ses joues tannées et venaient se perdre dans ses moustaches blanches ; le pauvre vieux soldat ne savait plus où il en était.

On lui arrêta le bras, la batterie cessa et les enrôlements continuèrent.

Lorsque tous eurent signé ou fait leur croix, le maire dit à Thibal :

— Fais le tour de la commune, passe dans tous les villages, dis ce qui en est, et puis que les enrôlements sont ouverts à la mairie.

Sans répondre, Thibal s’en alla de son pas mécanique, battant fort et pressé : ran tan plan, ran tan plan, ran tan plan… tandis que le tocsin sonnait toujours.

Le vieux, ayant fait le tour de la commune, recommença le parcours, repassant dans les villages, toujours battant furieusement le rappel… Le soir venu, il repartit une troisième fois, et toute la nuit on ouït sur les puys et les coteaux la sinistre batterie : ran tan plan, ran tan plan, ran tan plan… Le matin, comme il recommençait sa tournée pour la cinquième fois, on l’arrêta ; le pauvre vieux était devenu fou…

Chez nous, toute la maisonnée avait couru sur la place, comme moi, de manière que nous revînmes ensemble. Rosette m’avait attrapé le bras, et nous marchions derrière les vieux sans rien dire.

Arrivés au logis, Périgord me dit, en montrant Rosette :

— Gérémus, embrasse ta femme ! elle t’attendra !

La pauvrette, lors, se jeta dans mes bras, et, ne se retenant plus, pleura doucement.

— Fais un bon souper, femme, ajouta La-Vertu : c’est un repas d’accordailles.

Le soir, étant à table, à la desserte, Périgord alla quérir une vieille bouteille de vin de Puy-la-Brame, renommé dans toute la commune, et, ayant rempli les verres, il leva le sien et dit :

— À la victoire des armées de la République ! et à l’heureux retour de Gérémus !

Et nous trinquâmes tous de bon cœur, même la mère de Rosette. Brusquement, elle avait pris son parti et renoncé à voir sa fille la reine du Champbon ; d’ailleurs, quand le père avait parlé, c’était fini.

La soirée se passa pour les deux femmes à me préparer un peu de linge, des bas et des mouchoirs. Périgord alla au grenier chercher son sac de compagnon du tour de France, et sur la minuit, tout étant prêt, nous fûmes nous coucher.

De la nuit je ne dormis pas une minute, pour avoir en tête trop de choses qui m’émouvaient. Je pensais à l’invasion étrangère, à ma petite promise, au jour heureux du retour, et, haut enjuché sous la tuilée, j’entendais au loin le tambour battant toujours, affolé : ran tan plan, ran tan plan, ran tan plan

Le lendemain matin, ayant embrassé vingt fois ma Rosette en larmes, j’allai faire mes adieux à mon parrain, après quoi je fus à la maison commune quérir ma feuille de route. Les onze enrôlés de la veille, nous nous retrouvâmes là, et, ayant reçu nos papiers, nous prîmes le chemin de Périgueux, convoyés jusqu’à Sainte-Yolée par une grande troupe de monde. Arrivés que nous fûmes à ce petit bourg, Périgord, m’ayant tiré à part, me bailla un louis d’or et quelques assignats de cinq livres que je serrai dans une ceinture de cuir, puis nous rentrâmes à l’auberge. De ce temps on avait versé le coup de l’étrier, de manière qu’ayant trinqué tous ensemble nous partîmes en chantant, garnis de beaucoup de souhaits de bonne chance qui ne servirent pas à tous les onze.

À Périgueux, on nous réunit à d’autres volontaires, puis on nous tria par corps et nous fûmes acheminés tous vers nos demi-brigades.

Maintenant, mon fils, de te dire tous les pays où j’ai passé, de Valmy à Fleurus, et à la seconde occupation de Mayence en l’an VI, les batailles, les prises de villes et tout, ça serait trop long.

À la première paix, des onze qui étions partis ensemble de Tourtoirac, nous revînmes quatre. Trois étaient restés à l’armée, et quatre autres sous la terre au delà du Rhin, de-cà de-là, je ne sais où. Moi, j’eus la chance de revenir sans un accroc à ma peau, après avoir vu tomber à mes côtés plus d’un camarade, et même un ami et pays de ma compagnie, appelé Nogaret, du moulin du Frau, par delà Coulaures, qui fut tué à Jemmapes lorsque nous marchions à l’avant-garde pour joindre l’ennemi.

Je n’ai pas besoin de te dire si je fus content de retrouver ma Rosette, ta pauvre défunte grand’mère, et plus jolie qu’à mon départ, du moins il me le sembla. Peut-être le plaisir de la revoir me le faisait-il trouver ainsi.

Dès mon retour, je pendis au clou mon sabre d’officier, celui-là même qui est à mon chevet de lit, et je repris ma place à la boutique, et bien à propos, car Périgord commençait à se faire vieux. Puis, quinze jours après, j’épousai ma Rosette, et j’ai été le plus heureux des hommes pendant cinquante ans. La pauvre femme ne m’a jamais fait qu’un chagrin, c’est lorsqu’elle est morte, de ça huit ans il y a.

Maintenant, c’est à mon tour, car j’aurai quatre-vingts ans à la Saint-Martin. Bientôt j’irai dormir près d’elle au cimetière, ne la voulant quitter dans la mort, non plus que je ne l’ai quittée dans la vie.


FIN
TABLE DES MATIÈRES

  1. Bisaïeul.