Au service de la France/T5/Ch IV

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Plon-Nourrit et Cie (5p. 149-202).


CHAPITRE IV


Les Allemands à Lunéville. — Les batailles des Ardennes et de Charleroi. — La retraite générale. — Seconde perte de Mulhouse. — La formation d’un nouveau cabinet. — La politique et l’union sacrée. — Les instructions du général Joffre. — Les adieux de M. Clemenceau. — Le général Gallieni nommé gouverneur militaire de Paris. — Les Allemands à Saint-Quentin.


Dimanche 23 août.

Nous sommes à peu près rassurés sur le sort de Nancy. L’élégante cité lorraine, où Guillaume II avait rêvé de parader autour de la statue de Stanislas, ne semble plus menacée d’occupation. Le général Durand tient ferme sur les hauteurs du Grand-Couronné. Mais, moins favorisée que sa grande voisine, Lunéville vient de tomber entre les mains de l’ennemi et l’on se bat sous les obus dans ses faubourgs ravagés. Je me rappelle le temps lointain où jeune député et sous-lieutenant de réserve au 2e bataillon de chasseurs, je fréquentais, dans le paisible château du roi de Pologne, le cercle des officiers de la garnison et me délassais, sous les ombrages du parc, des dernières séances parlementaires. Aujourd’hui, les projectiles pleuvent sur les belles allées que bordent des arbres centenaires et le sang coule dans les rues où je défilais à la tête de ma section. Mes anciens camarades font bravement leur devoir aux armées, et moi je suis forcé de rester immobile à l’Élysée, loin des lieux désolés où se décide le sort de la France.

M. Messimy me dit que probablement les trois armées d’Alsace, des Vosges et de la Lorraine, vont être groupées sous le commandement supérieur du général Pau, à qui le grand quartier général laissera une large initiative. J’ignore si cette décision est définitive et, en fait, elle va être abandonnée. Toujours est-il qu’hier, le général Pau atteignait en Alsace, cette charmante région que j’ai dans les yeux, la descente de la vallée de la Fecht aux approches de Colmar. Malheureusement, presque à la même heure, la 1re armée perdait la ligne de la Vezouse ; les soldats du prince Ruprecht de Bavière franchissaient notre frontière de l’Est ; nous repassions précipitamment la Meurthe et faisions sauter les ponts derrière nous ; l’artillerie adverse se postait sur les collines qui entourent Lunéville… Et maintenant la bataille est finie et le XXIe corps allemand fait dans la ville consternée une entrée d’apparat.

Plus au nord et près de Nancy, l’ennemi prononce, mais sans succès, deux violentes attaques sur le Rembêtant. Le général de Castelnau, qui vient de perdre un fils au champ d’honneur et que ce deuil a laissé, comme hier, absorbé tout entier par sa tâche patriotique, a donné l’ordre de résister sur tout le front, et sa 2e armée paraît déjà suffisamment reconstituée pour reprendre la lutte avec espoir de succès. La 1re armée a reçu, d’autre part, comme instruction de combiner son action avec la 2e, pour empêcher les Allemands de se glisser, comme ils vont, sans doute, le tenter, dans la trouée qui s’ouvre devant eux, au delà de la Mortagne et qui aboutit à cette petite ville de Charmes, où Maurice Barrès, non loin de la maison natale de Claude le Lorrain, aime à écouter la voix des eaux de la Moselle.

La poste d’aujourd’hui m’apporte une multitude de lettres de bonnes gens qui critiquent passionnément les opérations militaires, qui blâment le général en chef et ses lieutenants, qui me mettent en cause avec la même âpreté, qui me donnent des conseils et me tracent des plans. Dès que le cœur de la France bat un peu plus fort, mon courrier souffre d’une enflure malsaine. Il y a, du reste, en tout Français non mobilisé, un stratège qui sommeille aux jours de victoire et qui, au moindre revers, se réveille pour s’agiter. Je trouve en cette correspondance pléthorique autant de contradictions et d’étrangetés que dans les présentes conversations de la Tour Eiffel. Jamais il n’y a eu, dans les émissions et dans les écoutes, une cacophonie aussi déconcertante. La Tour répand chaque jour dans le monde et particulièrement en Allemagne des radiogrammes composés avec soin pour masquer nos mouvements de troupes. Elle recueille, d’autre part, d’innombrables communications échangées hors de France, destinées notamment à la presse des autres nations, et ces torrents d’ondes invisibles emportent à travers le monde des paquets de fausses nouvelles, savamment fabriquées pour égarer les esprits et pour dicter à l’histoire des jugements fallacieux

Voici, sans doute, des succès orientaux qui compensent, en partie au moins, le lamentable effet produit dans les pays neutres par notre défaite de Lorraine. L’armée russe s’est emparée de Goldap et de Lyck. Les Allemands ont été mis en déroute dans la région de Gumbinnen1. En Serbie, les combats ont repris autour de Tzer et se sont terminés par la destruction de plusieurs régiments autrichiens.

Mais ce n’est cependant pas sans émoi que le gouvernement délibère ce matin sur les nombreuses affaires qui lui sont soumises. Ordonnée par le général en chef, notre grande offensive s’est engagée sur la frontière belge et nous attendons avec une impatience croissante des précisions qui ne nous arrivent pas. Il ne nous en faut pas moins régler les questions du jour. Le délai de l’ultimatum qui a été adressé à l’Allemagne par le Japon expire aujourd’hui. Notre ministre à Péking a été interrogé par son collègue japonais, ainsi que notre consul à Hong-Kong par l’amiral anglais, sur notre participation éventuelle à une action contre l’Allemagne en Extrême-Orient, notamment à des opérations contre Tsing-Tao. Le gouvernement décide de s’entendre, à ce sujet, avec l’Angleterre. Le Monténégro parait avoir des velléités d’attaquer l’Albanie et d’occuper Scutari ; il est repris des démangeaisons qui nous ont déjà inquiétés en 1912 et en 1913. M. Doumergue télégraphie à Cettigné pour déconseiller une aventure qui influencerait défavorablement l’Italie et la Turquie. Le nombre de nos fusils modèle 1886 risque d’être insuffisant, si nous voulons armer la réserve de la territoriale et les dépôts. M. Messimy craint que, si nous distribuons des fusils 1874, les hommes qui les recevront se sentent en état d’infériorité. Il y a, parait-il, au Japon un stock énorme et non utilisé de fusils semblables à notre modèle 1886. Nous voudrions les acheter avec la plus grande quantité possible de cartouches correspondantes. Mais nous pensons que le Japon consentirait plus volontiers cette vente à l’Angleterre, son alliée, et M. Doumergue prie le gouvernement britannique de se charger de la négociation. Nous avons appris que certains ministres belges s’étaient plaints, ces jours derniers, que la Belgique n’eût pas été plus efficacement secourue par la France, et il faut bien reconnaître que les apparences expliquent un peu de tels reproches. Le gouvernement de la République a fait publier hier, dans la presse, un communiqué qui précise notre ferme résolution de défendre le territoire belge comme le sol français lui-même. M. Doumergue prescrit à M. Klobukowski de prendre les dispositions nécessaires pour donner à cette note officielle, chez nos voisins et amis, les honneurs d’une large publicité. Nous ouvrons, en même temps, à la Belgique, d’accord avec l’Angleterre, les crédits qu’elle nous a demandés et nous lui envoyons un supplément de munitions. Il n’en reste pas moins regrettable qu’en présence d’une invasion précipitée de la Belgique, la durée de notre concentration nous ait si longtemps retenus en deçà de notre frontière du Nord.

M. de Panafieu nous informe que les conventions de Talaat Bey à Sofia n’ont abouti à aucun résultat précis et que sa proposition d’alliance définitive entre la Turquie et la Bulgarie n’a pas été accueillie. Certes, le gouvernement bulgare et surtout le roi Ferdinand ont une grande méfiance de la Russie, et toutes leurs sympathies vont à l’Autriche-Hongrie ; mais, pour le moment, ils préfèrent encore se réserver et ne se compromettre avec personne. M. Venizelos, parlant au nom de Constantin lui-même, a dit aux ministres d’Angleterre et de Russie que la Grèce tient volontiers à la disposition de la Triple-Entente ses ressources militaires et navales. Sir Ed. Grey se propose de répondre que, si la Turquie, rompant avec la neutralité, se rangeait aux côtés de l’Allemagne et de l’Autriche, l’Angleterre, heureuse de considérer alors la Grèce comme alliée, apprécierait hautement sa collaboration. De même, si la Bulgarie s’attaquait à la Serbie et si la Grèce, observant les stipulations de son traité, prenait le parti d’intervenir, l’Angleterre lui prêterait volontiers son concours. Le gouvernement français décide d’envoyer à M. Venizelos une réponse identique.

M. Jules Cambon a vu Mgr Amette, qui part demain pour Rome. L’archevêque de Paris fera tout ce qui dépendra de lui pour unir les voix des cardinaux français sur le nom d’un même candidat, probablement Mgr Ferrata. Mgr Amette pense que le cardinal Mercier, évêque de Malines, les cardinaux espagnols et peut-être Mgr Bourne, archevêque de Westminster, consentiront à se concerter avec les Français. M. Doumergue charge nos ambassadeurs à Londres et à Madrid, – ce dernier actuellement auprès de la cour royale à Saint-Sébastien – de recommander de leur mieux ce projet d’entente officieuse.

La journée se passe sans que je connaisse rien de l’offensive en laquelle le G. Q. G. a mis tant d’espoir. C’est seulement dans la soirée, vers neuf heures, qu’un officier m’apporte le communiqué public et y ajoute quelques détails insignifiants. Une heure et demie plus tard, le colonel Pénelon arrive à son tour et sur son visage, ordinairement joyeux et souriant, je lis, du premier coup d’œil, la déception et l’inquiétude : « C’est la défaite ? » lui dis-je. – « Oui, monsieur le président », me répond-il, sans chercher à déguiser la vérité ; et il m’explique ce qui s’est passé.

Ces jours derniers, lorsque notre grand état-major a vu s’étendre peu à peu, au delà de Bruxelles, le mouvement tournant des forces ennemies, il a poussé notre 5e armée dans la direction de la Sambre et glissé jusqu’à la frontière notre 4e armée, précédemment tenue en réserve. Il a, en outre, emprunté aux armées de l’Est, 1re et 2e, des corps destinés à renforcer nos moyens d’action dans le Nord. La 4e armée, commandée par le général de Langle de Cary, s’est ainsi trouvée composée de troupes excellentes, représentant six corps et demi. Elle était cantonnée dans les régions de Montmédy, Stenay, Buzancy, Mouzon, Bouillon, Bièvre. À droite de la 4e, la 3e armée, commandée par le général Ruffey, s’était établie de Jametz à Étain. Il avait, été, en outre, constitué le 19 août une armée de Lorraine, placée sous les ordres du général Maunoury et destinée à masquer la place de Metz, pendant que deux corps de la 3e, le IVe et le Ve, prendraient l’offensive dans la direction d’Arlon, et que le VIe, avec le général Sarrail, resterait en observation autour de Fresnes-en-Woëvre. Le 20 août, le général en chef donnait à de Langle de Cary et à Ruffey ses instructions finales en vue de l’attaque si impatiemment attendue par nos troupes et si longtemps retardée par les nécessités de la concentration. La 4e armée devait s’avancer droit au nord et tomber brusquement dans le flanc des armées allemandes qui marchaient vers l’ouest à travers le Luxembourg belge. La 3e armée avait mission de couvrir le mouvement de la 4e.

Autant qu’on peut le savoir, me dit le colonel Pénelon, trois armées allemandes se trouvent en face des nôtres, dans la région de la Meuse et des Ardennes, celle du kronprinz impérial, qui semble avoir pour objectif Longwy et Verdun, celle du duc Albert de Wurtemberg, qui s’avance en Belgique vers Arlon, celle de von Hausen, ministre de la Guerre saxon, qui se porte sur Givet : au total, environ quatorze corps, et il semble que, par surcroît, ces corps ou, tout au moins plusieurs d’entre eux, seraient doublés de corps de réserve. On est, du reste, jusqu’ici assez mal renseigné au G. Q. G. sur le nombre et la composition de ces armées.

Dans la journée du 21, notre 4e année a tenté de déboucher au delà de la Semoy par la gauche et de tâter l’ennemi. Notre infanterie est allée de l’avant, avec une fougue admirable, mais sans précaution d’aucune sorte, sans véritable préparation d’artillerie, sans liaison suffisante entre les unités. Elle a rencontré des cyclistes allemands, munis de mitrailleuses, et a été aussitôt décimée par leur feu. Le XIIe corps, commandé par le général Roques, a cependant atteint Florenville. Le corps colonial, arrivé après une longue marche de nuit au village belge de Géronviller, a perdu ensuite, sous un orage diluvien, tout contact avec les troupes voisines. Le IIe corps (général Gérard), trempé lui aussi par l’averse, a passé à son insu au milieu des forces allemandes. La 3e armée s’est avancée, de son côté, dans les environs de Virton et y a reconnu l’ennemi. Une brume impénétrable enveloppait les forêts des Ardennes et gênait tous les mouvements.

« Et la journée du 22 ? » demandé-je au colonel. – «  Elle a été plus sanglante encore », me répond-il, et il me donne rapidement quelques indications. La 4e armée avait pour instructions de marcher vers le nord, l’aile gauche en avant, et d’attaquer dès qu’elle en aurait l’occasion. La 3e armée devait se guider sur la 4e et répondre à toute offensive qui viendrait d’Arlon et de Fontoy. Mais le XIe corps, qui s’était porté sur Paliseul, n’a pu conserver le terrain qu’il avait gagné. Le XVIIe corps, qui s’était engagé dans la forêt de Luchy, n’est point parvenu à en sortir : il a dû se replier derrière la Semoy. Le XIe corps a atteint, au prix de pertes sévères, Saint-Médard et Névraumont ; le corps colonial s’est jeté vaillamment sur Neufchâteau ; il a trouvé l’ennemi caché dans les avoines ou abrité dans des tranchées garnies de mitrailleuses et, après une lutte très âpre, il a été contraint de céder à une écrasante supériorité numérique. La 3e division coloniale a occupé le village et le château de Rossignol, Saint-Vincent, Tintigny, et a dû livrer des combats meurtriers où sont tombés, mortellement frappés, les généraux Raffenel et Rondony, le lieutenant Ernest Psichari, petit-fils de Renan, et combien d’autres ! À la droite du corps colonial, le IIe corps a également progressé, hier 22 août, par Tintigny et Bellefontaine, mais il a été arrêté, à hauteur de Virton, par des lignes de fantassins enfouis dans le sol ou par le tir, remarquablement réglé, de canons de 105 et de 150. Dans l’ensemble, hier soir, conclut le colonel, la 4e armée n’avait pas très sensiblement reculé et elle avait infligé aux Allemands des pertes très fortes, mais elle avait elle-même beaucoup souffert et, au total, son offensive n’avait pas réussi.

La 3e armée, qui devait diriger son attaque sur Virton et dégager Longwy, s’était jetée, dans le brouillard, sur des troupes solidement retranchées et avait eu son élan brisé par la mitraille. Le Ve corps, commandé par mon ancien chef, le général Brochin, avait traversé la frontière, franchi la Vire, pénétré à Gorcy, mais il avait trouvé partout devant lui de l’artillerie lourde et des fils de fer barbelés. Il n’avait pu délivrer Longwy et il s’était fixé sur la rive droite de la Chiers. Le VIe corps, qui s’était porté vers le nord, avait rencontré le corps de Metz, puissamment organisé face à la Crusnes et sur la Chiers ; il s’était établi vers le soir dans la région d’Arrancy, avec l’espoir de reprendre aujourd’hui l’offensive. Hier donc, à la tombée du soir, rien n’était gagné, mais rien n’était perdu.

Dans la nuit, le général de Langle de Cary et le général Rulley ont donné l’ordre de recommencer les attaques ce matin. De bonne heure, en effet, la 4e armée a cherché à reprendre sa marche dans la direction Beauraing-Laroche, mais elle a subitement trouvé devant elle toute une armée allemande, qu’on n’a pu identifier2, et, impuissante à percer, elle en a été réduite à contenir l’ennemi tant bien que mal et à combattre en retraite. Le IXe corps s’est replié sur la Semoy, le XIe s’est rabattu sur Bouillon, le XVIIe sur Amblimont, le XIIe sur la rive nord de la Chiers, le corps colonial sur Saint-Welfroy, le IIe corps sur Villers-la-Leue. « On va, me dit le colonel Pénelon, s’efforcer d’arrêter les Allemands sur cette ligne. Mais l’offensive est brisée et la bataille des Ardennes est perdue. »

Le colonel Pénelon ne me cache pas que des fautes ont été commises. Il y a eu des défaillances individuelles et collectives, des divisions mal engagées, des déploiements téméraires et des reculs précipités, une usure prématurée des hommes, enfin une insuffisance tactique de nos troupes et de leurs chefs, soit dans l’emploi de l’infanterie, soit dans l’utilisation de l’artillerie. Peut-être quelques imprudences sont-elles imputables au G. Q. G. lui-même. Puisque notre concentration s’était trouvée, par suite de la violation de la neutralité belge, trop inclinée vers l’est et trop retardée vers le nord, il devenait dangereux de déclencher une offensive sur un terrain boisé très difficile, où les voies de communication sont peu nombreuses et où sont à craindre les attaques de flanc3. Mais notre état-major est resté imbu de cette idée, répandue par une école plus enthousiaste que prudente, que l’audace assure tous les succès et, avec cette doctrine de l’offensive quand même, il est malheureusement arrivé que, sur le champ de bataille, nous avons trop souvent négligé les moyens les plus élémentaires de sécurité. De jeunes saint-cyriens n’ont-ils pas marché au feu, en grande tenue, avec le casoar sur la tête ? Et un grand nombre d’entre eux sont tombés à la tête de leurs sections.

« Et à l’aile gauche ? » dis-je au colonel Pénelon. « Qu’est-il advenu de notre 5e armée ? » Sa réponse n’est pas meilleure que pour la 4e. La 5e, commandée par le général Lanrezac, occupait la région de Charleroi et avait en face d’elle les forces allemandes de von Klück et de von Bülow, qui, de l’est à l’ouest, marchaient rapidement vers la mer, avec l’évidente volonté de dépasser notre front, de déborder les troupes anglaises et de nous tourner à la hauteur de Lille. Pour parer à ce danger, le général Joffre avait créé une armée nouvelle, à la gauche de l’armée britannique, et il en avait confié le commandement au général d’Amade, qui s’est naguère signalé au Maroc. Le général Lanrezac brûlait, depuis plusieurs jours, de prendre l’offensive, mais il avait dû attendre les Anglais, qui n’étaient pas à pied d’œuvre. Membre du conseil supérieur de la guerre depuis le 10 avril dernier, le général Lanrezac est un de nos chefs les plus éminents. Je l’ai eu à déjeuner avec le général Joffre peu de jours après sa nomination, et il m’a été représenté par le commandant en chef comme un maître en science militaire. Il a l’esprit très vif et parait, tout à la fois, ardent et réfléchi. Le général Joffre m’a dit : « C’est un futur généralissime. »

Lanrezac aurait souhaité de pouvoir porter plus tôt son armée vers Maubeuge, mais le grand quartier général, préoccupé d’abord de ce qui se passait sur nos frontières de l’Est, ne disposait pas, au début, d’assez de forces dans le Nord pour allonger notre front et, forcé, en outre, d’attendre la concentration de l’armée anglaise, il n’avait pu donner, aussi vite qu’il eût été désirable, l’ordre de commencer les opérations. Lorsqu’on a appris l’occupation de Bruxelles, la marche foudroyante des armées allemandes, notamment l’avance de von Klück au sud de la Demer, on a tout fait pour hâter l’attaque. Par malheur, l’armée britannique n’était pas prête. Par un scrupule de loyauté, le maréchal French n’avait pas osé, d’abord, promettre qu’elle serait en ligne avant le 25 ; on avait ensuite espéré qu’elle pourrait marcher le 20 ou le 21 ; mais c’est seulement hier 22 que sir John a été en mesure de donner, pour aujourd’hui, l’ordre d’attaquer. Or, le bombardement de Namur a commencé avant-hier 21 à dix heures du matin. Le général Lanrezac savait qu’une autre armée allemande accourait, par le sud de Namur et de Huy, pour s’élancer sur Dinant et sur Givet. Deux de nos corps, le Xe et le IIIe, se trouvaient en flèche. Il a jugé périlleux de laisser son armée inactive et il lui a donné l’ordre de déboucher, dans l’après-midi d’hier, au delà de la Sambre. Mais déjà la place de Namur, de plus en plus violemment bombardée, devenait incapable de prêter le moindre appui à nos troupes et n’immobilisait même plus les assiégeants. Après une vigoureuse et sanglante offensive, le IIIe et le Xe corps se sont vus dans la nécessité de se retirer. La 5e armée n’a pas été plus heureuse à Charleroi. Elle a subi de violents assauts dans la ville et dans les faubourgs. Hier, en fin de journée, elle a dû reculer de plus de dix kilomètres, au sud de la Sambre.

Ce matin, le général Lanrezac n’en était pas moins décidé à reprendre la marche en avant, telle qu’elle lui a été prescrite. Mais, aujourd’hui même, l’ennemi est entré à Namur, malgré les renforts que le général Franchet d’Esperey venait d’envoyer à la garnison belge ; il a incendié et saccagé la vaillante petite ville de Dinant, où des éléments de notre 33e et de notre 148e régiments avaient victorieusement combattu aux côtés des Belges le 15 et le 16 août et avaient empêché les Saxons de traverser la Meuse ; le brusque afflux de toutes ces troupes a décidé du sort de la bataille ; notre 5e armée, menacée sur le flanc par des forces croissantes, a été complètement paralysée.

De son côté, l’armée britannique est entrée en ligne, dans la région de Mons, et a fait preuve d’admirables qualités militaires, discipline, sang-froid, courage, solidité physique et morale ; mais sa droite s’est trouvée découverte par le repli de notre 5e armée. Les Allemands, encouragés par leurs succès, se sont précipités sur Mons, que les Anglais ont été dans la nécessité d’évacuer. Informé, d’autre part, de nos échecs, le maréchal French a fini par prendre le parti de ramener les troupes britanniques sur la position de Maubeuge. On ne sait encore si le général Lanrezac ordonnera de nouveau à son armée de faire front et de résister ou si, menacé d’être débordé sur ses deux ailes, il ne sera pas réduit à la retraite. Le général Joffre compte qu’il tiendra bon. « Quoi qu’il arrive, me dit le colonel Pénelon, il faut, dès maintenant, renoncer à l’espoir qu’avait conçu le commandement en chef de rejeter les Allemands vers la mer du Nord. Si demain ou après-demain, la reprise de nos opérations ne réussit pas, nous devrons nous préparer à la retraite et à l’invasion. » Où sont maintenant les illusions dont on nous a nourris depuis quinze jours ? Désormais, le salut ne peut plus être que dans la durée de notre résistance. Mais le peuple français, quelquefois si impatient et si nerveux, aura-t-il la force de brider ses nerfs et de patienter ? Comprendra-t-il ? Voudra-t-il ? Jamais, il est vrai, l’esprit national n’a été plus sain et plus pur. Mais la lassitude ne viendra-t-elle pas avec le temps, avec la souffrance, avec les deuils, avec toutes les horreurs de la guerre ? Nous sommes une nation brave, généreuse, primesautière. Saurons-nous être une nation tenace, endurante, obstinée ? Le devoir qui m’incombe est, en tout cas, très clair : garder, quoi qu’il m’en coûte, le front serein, refouler mes inquiétudes et veiller jalousement sur le moral du pays. Ce devoir, je le remplirai jusqu’au bout. Ce sera ma trop modeste façon de combattre pour la France, puisque je n’ai pas le droit de lui donner mon sang.



1. Télégramme de Saint-Pétersbourg, 23 août, n° 482.
2. C’était celle du général von Hausen.
3. Voir « Le Haut Commandement français et la bataille des Ardennes », par le général Palat, Revue d’histoire de la guerre mondiale, n° de janvier et d’avril 1928 (?)


Lundi 24 août[modifier]

D’après les renseignements, toujours un peu voilés, qui nous arrivent du quartier général, la journée d’hier ne parait pas avoir été sensiblement meilleure dans l’Est que dans le Nord. Au demeurant, les télégrammes que nous recevons des pays neutres nous apprennent que les Allemands célèbrent déjà par de grandes manifestations leur victoire de Lorraine. Ce ne sont dans toutes leurs villes que pavoisements, illuminations et fanfares. Néanmoins la liaison est solidement établie depuis vingt-quatre heures entre notre 1re et notre 2e armées. La 1re, qui faisait face au nord-est, a été amenée par conversion face au nord et au nord-ouest. Elle a arrêté sa retraite dans la journée d’hier et a opéré sa jonction en équerre avec la 2e, qui est prête à se jeter dans le flanc de l’ennemi, s’il s’avance dans l’angle ouvert. Au nord-ouest de Saint-Nicolas-du-Port, des attaques ennemies sur le Rembêtant ont encore. été repoussées.

Toute la matinée, nous viennent de la frontière belge des nouvelles alarmantes. Nous sommes avertis que l’ennemi est à six kilomètres de Jeumont. Tournai a été occupé hier par un détachement de trois mille hommes. Vingt mille Allemands passent à Saint-Genois, se dirigeant vers Menin, avec du matériel d’artillerie, des canons automobiles et des barques en aluminium. Des civils belges, chassés par l’invasion, descendent en foule de Philippeville et de Charleroi sur la France. Des patrouilles ennemies, suivies de forces importantes, pénètrent sur notre territoire par Aniévrechain et Blanc-Misseron. Ces informations nous arrivent au compte-gouttes pendant la séance du Conseil de défense. Devant le péril grandissant, M. Messimy s’assombrit et pressent une grande défaite. M. Viviani, qu’émeuvent si facilement de petites choses, se cuirasse contre les grandes. Il reste aujourd’hui tout à fait maître de lui. Il se plaint toutefois de M. Aristide Briand, qui, dit-il, ferait accuser plusieurs ministres d’insuffisance dans la presse et dans les couloirs des Chambres, et qui chercherait à lui forcer la main pour être admis dans le cabinet. M. Viviani croit toujours que la Chambre n’accepterait pas, en ce moment, le retour au pouvoir de l’homme, si éminent qu’il soit, qui a, il y a quelques mois, passé pour prendre parti contre les gauches et à qui le Havre a essayé de faire récemment une conduite de Grenoble. Mais vraiment en sommes-nous là ? et qui pense encore aux tempêtes qu’a soulevées le discours de Périgueux ? J’espère que nous n’allons pas raviver aujourd’hui d’aussi dangereux dissentiments. Il me parait de plus en plus nécessaire d’élargir le cabinet et M. Briand est assurément une des premières forces qu’il importe d’utiliser. J’offre à M. Viviani de le faire venir à l’Élysée et de causer amicalement avec lui. Le président du Conseil hésite encore. Il finit cependant par accepter ma proposition.

Vers midi, il se confirme que le département du Nord est envahi sur plusieurs points. Lille est menacée. Il s’y trouve dix-huit mille hommes de la territoriale, mais, dit M. Messimy, le général d’Amade estime que s’ils essaient de tenir dans une place médiocre, dont le déclassement a été demandé aux Chambres et qui est presque dépourvue de moyens de défense, ils seront écrasés et que la ville sera impitoyablement bombardée. Le général juge, parait-il, préférable de retirer les troupes et de ne pas exposer, sans nécessité militaire, les habitants à un désastre. Le ministre croit devoir l’autoriser à donner cet ordre4.

Cette fois encore, des rumeurs de défaite nous arrivent par l’Angleterre et par la préfecture du Nord avant que le G. Q. G. nous envoie des renseignements précis. C’est seulement dans l’après-midi que nous recevons un télégramme du commandement en chef. Il dissipe nos dernières illusions. Notre grande offensive a partout échoué. Nous avons été rejetés, non seulement sur la frontière belge, mais, au delà de cette ligne, sur notre territoire ; nous évacuons l’Alsace jusqu’au sud de Mulhouse, cruellement perdue pour la seconde fois, et l’armée du général Pau, hier victorieuse, est dépouillée de la plus grande partie de ses forces, qui sont reportées dans le Nord. Il nous est répété par le G. Q. G. que, dans les batailles des Ardennes et de Charleroi, beaucoup de nos troupes ont manqué de cohésion, que le commandement subalterne a été insuffisant, que la liaison entre les armes a été défectueuse. Quelles que soient les causes, l’effet n’est que trop certain. Nous sommes battus et tout est à recommencer maintenant sur notre sol envahi.

Vers huit heures du soir, le colonel Magnin, envoyé par le général Joffre, m’affirme que, malgré tout, le commandant en chef demeure confiant. Quant à présent, il renonce à l’offensive, mais il demande que nous lui fassions crédit. Une solide défensive va être organisée pour garder du temps et pour permettre aux Russes d’aller de l’avant. Le communiqué de ce soir se termine par ces paragraphes, en partie contradictoires, en partie sibyllins : « Sur l’ordre du général Joffre, nos troupes et les troupes anglaises ont pris position sur les emplacements de couverture qu’elles n’eussent pas quittés si l’admirable effort des Belges ne nous avait pas permis d’entrer en Belgique. Elles sont intactes. Notre cavalerie n’a aucunement souffert. Notre artillerie a affirmé sa supériorité. Nos officiers et nos soldats demeurent dans le meilleur état physique et moral. Du fait des ordres donnés, la lutte va changer d’aspect pendant quelques jours. L’armée française restera, pour un temps, sur la défensive. Au moment venu, choisi par le commandant en chef, elle reprendra une vigoureuse offensive. Nos pertes sont importantes. Il serait prématuré de les chiffrer. Il ne le serait pas moins de chiffrer celles de l’armée allemande, qui a cependant souffert au point de devoir s’arrêter dans ses mouvements de contre-attaque, pour s’établir sur de nouvelles position. SITUATION EN LORRAINE : Nous avons hier contre-attaqué à quatre reprises en partant des positions que nous occupons au nord de Nancy et nous avons infligé aux Allemands de très grosses pertes. APERÇU D’ENSEMBLE : « D’une manière générale, nous avons conservé la pleine liberté d’utiliser notre réseau ferré et toutes les mers nous sont ouvertes pour nous approvisionner. Nos opérations ont permis à la Russie d’entrer en action et de pénétrer jusqu’au cœur de la Prusse orientale. On doit évidemment regretter que le plan offensif, par suite de fautes d’exécution, n’ait pas atteint son but. Cela eût abrégé la guerre, mais notre situation défensive demeure entière en présence d’un ennemi déjà affaibli. Tous les Français déplorent l’abandon momentané des portions du territoire annexé que nous avions occupées. D’autre part, certaines parties du territoire national souffriront malheureusement des événements dont elles seront le théâtre. Épreuve inévitable, mais provisoire. C’est ainsi que des éléments de cavalerie allemande, appartenant à une division indépendante, ont pénétré dans la région de Roubaix — Tourcoing, qui n’est défendue que par des éléments territoriaux. » Voilà donc le triple aveu de la défaite, de l’invasion et de la perte de l’Alsace. Que devient l’émouvante proclamation du Général Joffre à notre province libérée ? Où sont les beaux espoirs qu’avait suscités la grande offensive de nos armées ? Le commandant en chef se réserve de recommencer la marche en avant à l’heure qu’il jugera favorable. Mais quand va-t-il pouvoir arrêter la retraite et fixer nos troupes ? De toutes manières, la guerre se prolongera ; elle ne se terminera plus en quelques journées de bravoure et d’enthousiasme. La victoire ne s’obtiendra qu’au prix d’efforts opiniâtres. Le devoir du gouvernement et le mien vont être, non seulement de dire la vérité au pays, mais de la lui faire accepter et de le préparer aux terribles épreuves qui l’attendent.

En donnant l’ordre de repli, Joffre a écrit au ministre de la Guerre : « Les craintes que les journées précédentes m’avaient inspirées sur l’aptitude offensive de nos troupes en rase campagne ont été confirmées par la journée d’hier qui a définitivement enrayé en Belgique notre offensive générale. » Et encore : « Force est de se rendre à l’évidence : nos corps d’armée, malgré la supériorité numérique qui leur avait été assurée, n’ont pas montré en rase campagne les qualités offensives que nous avaient fait espérer les succès partiels du début… Nous sommes donc condamnés à une défensive appuyée sur nos places fortes et sur les grands obstacles du terrain, en cédant le moins possible de territoire. Notre but doit être de durer le plus longtemps possible en nous efforçant d’user l’ennemi et de reprendre l’offensive le moment venu. » Je ne sais si ces appréciations ne sont pas un peu sévères pour nos troupes. La bravoure ne supplée pas à tout. Les Allemands viennent de nous donner la preuve que, sur un terrain bien organisé et avec un matériel puissant, il est toujours possible de résister aux assauts qu’on aventure en rase campagne.

Pour commencer, le général en chef envoie, dès aujourd’hui, à nos armées, l’ordre de se replier sur une ligne tirée d’Arras jusqu’au nord de Verdun et passant par Valenciennes, Maubeuge, Rocroi, Stenay. La plupart des ministres sont consternés de ces informations.

« Mon cher ami, dis-je à Viviani, il y a quelque chose qui fonctionne mal dans les rapports du commandement militaire et du gouvernement civil. Vous vous êtes plaint, et non sans raison, que le général en chef m’eût écrit ces jours-ci sans passer par le ministre de la Guerre. Lorsque j’ai signalé votre observation aux officiers de liaison, j’ai cru comprendre par leur réponse que le G. Q. G. se considérait, en temps de guerre, comme tout à fait indépendant du gouvernement et qu’il n’acceptait au-dessus de lui que l’autorité nominale et irresponsable du président de la République. Nous sommes d’accord, vous et moi, pour penser que cette prétention, si elle prenait corps, serait tout à fait contraire à l’esprit de nos institutions républicaines. Je suis bien sûr, d’ailleurs, que l’irréprochable loyalisme du général Joffre n’admettrait jamais qu’elle fût soutenue. Mais nous ne pouvons pas rester sans danger dans l’incertitude actuelle. Les lois de 1882 et de 1905 ont confié au ministre de la Guerre, c’est-à-dire à un membre du gouvernement, solidaire de ses collègues et responsable avec eux, l’administration de l’armée. C’est à lui de fournir au commandement les moyens d’action, matériel, fournitures, approvisionnements qui lui sont nécessaires. De même, c’est au gouvernement tout entier qu’il appartient, sous sa responsabilité devant le Parlement, de déterminer les conditions générales, politiques, financières, économiques, diplomatiques, dans lesquelles doit se poursuivre la guerre. Dès lors, il est indispensable que le G. Q. G. ne s’isole pas dans une tour d’ivoire et ne se dérobe pas à tout contrôle. Sans doute, ce serait une dangereuse absurdité que de laisser le gouvernement intervenir dans la conduite des opérations militaires, mais il doit être plus renseigné qu’il ne l’a été jusqu’ici. La régularité de son contrôle est même la seule façon d’éviter que le Parlement substitue son rôle à celui du gouvernement et pousse jusqu’à l’abus sa propre intervention, qui pourrait, elle, devenir périlleuse par la multiplicité désordonnée des initiatives. Et puis, mon cher ami, je ne crois pas moins nécessaire, à l’heure grave où nous sommes, d’élargir enfin et de fortifier votre cabinet. — Je comprends comme vous cette nécessité, répond Viviani. Mais j’ai scrupule à écarter les uns ou les autres de mes collègues. — Certes, lui dis-je, je m’explique votre embarras. Vos collègues ont très loyalement accepté la responsabilité de toutes les mesures prises par le gouvernement. Ils ont fait preuve, depuis le mois de juillet, d’un courageux esprit de solidarité. Mais que voulez-vous ? Le pays avant tout. Je préférerais n’éliminer personne et adjoindre simplement au cabinet quelques ministres sans portefeuille. — Trouverez-vous des hommes de premier plan qui acceptent cette combinaison dans le ministère tel qu’il est constitué ? On vous répétera que c’est .une équipe de partisans, qui manque d’autorité sur une grande partie de l’opinion. Mais faites comme vous l’entendrez. Personnellement, je n’ai eu à me plaindre d’aucun de vos collègues. — Je verrai M. Clemenceau. — Parfait. Il est encore venu aujourd’hui à l’Élysée, mais il était très sombre et il m’a semblé que son génie critique se réveillait au bruit des mauvaises nouvelles. — Je prierai également Malvy de pressentir Marcel Sembat, car je crois qu’il serait bon d’obtenir la collaboration d’un socialiste. — D’accord. — Je vous demanderai enfin, monsieur le président, de vouloir bien convoquer vous-même Millerand, Delcassé et Briand. Ce sont, je crois, les trois seuls représentants modérés dont je puisse, en ce moment, faire accepter par la Chambre l’accession au pouvoir. »

Viviani s’en va et, bientôt après, revient : « J’ai trouvé, me dit-il, Clemenceau dans un état de violente exaspération. « Non, non, m’a-t-il répondu, ne comptez pas sur moi. Dans quinze jours, on vous ouvrira le ventre. Non, non, je n’en suis pas. D’ailleurs, vous êtes victime des généraux de jésuitière. C’est ce Castelnau qui est cause des défaites lorraines. Il faut en finir ». Après ce débordement de paroles passionnées, Clemenceau a eu une véritable crise de larmes et, brusquement humanisé par la douleur, il s’est jeté dans mes bras ; mais il a persisté à me refuser son concours. — Ne vous découragez pas, dis-je à Viviani ; faites un nouvel effort. — J’en ai assez ; je ne lui demanderai plus rien. Jamais, d’ailleurs, il n’acceptera que la présidence du Conseil. Je la lui céderai bien volontiers, monsieur le président, si vous m’en exprimez le désir. — Non, mon cher ami, répliqué-je. Vous n’avez pas perdu la confiance des Chambres. Je n’ai aucun motif ni aucun droit de me séparer de vous. Dans les dispositions, du reste, où vous avez vu M. Clemenceau, il serait capable de confondre l’impulsion avec l’énergie. Peut-être son heure viendra-t-elle, si, comme il est maintenant à craindre, la guerre doit être longue. Mais aujourd’hui, il ferait, à tort et à travers, des coupes sombres dans le commandement de l’armée. Autant sa présence serait utile dans le gouvernement, parce qu’il y apporterait son ardeur et ses éclairs, autant elle pourrait être dangereuse, en ce moment, à la tête du cabinet. Restez à votre place et entourez-vous de quelques hommes dont l’autorité soit indiscutable et qui ne soient pas membres d’un même parti. »

Malheureusement, comme le craignait Viviani, le moindre remaniement ministériel réveille les vieilles habitudes des crises parlementaires et remet en mouvement, dans les couloirs à demi désertés des Chambres, un essaim de frelons et de bourdons. Le président du Conseil veut se hâter et je l’approuve. Il m’amène Marcel Sembat. L’orateur socialiste, qui est un homme de beaucoup d’esprit, a aujourd’hui l’esprit de n’en avoir pas et de ne me parler qu’avec son cœur. Il me regarde loyalement de son œil noir et me dit que, dans les circonstances où nous sommes, je pourrai compter, au besoin, sur son concours mais il trouve prématuré de constituer un cabinet plus large et d’abattre la dernière carte. » Il consultera son parti, mais il n’est pas d’avis, malgré l’exemple belge, que les socialistes donnent, dès maintenant, leur acceptation.

MM. Millerand, Delcassé et Briand, dont l’autorité rehausserait singulièrement le ministère, arrivent ensemble à l’Élysée, après avoir conféré entre eux, et me disent qu’ils se mettront volontiers à la disposition de M. Viviani. Mais ils ont des objections à présenter et des conditions à poser. M. Millerand préférerait que l’on reconstituât plus complètement le cabinet et qu’on plaçât des titulaires nouveaux à la tête de plusieurs ministères. Il verrait avec satisfaction M. André Lefèvre aux Finances, M. Delcassé ou lui-même aux Affaires étrangères. Je lui fais remarquer qu’il n’y a aucune raison de remplacer au Quai d’Orsay M. Gaston Doumergue, qui s’acquitte de ses fonctions avec beaucoup de tact, mais je ne parviens pas à le convaincre. Il reste à cheval sur une chaise, les coudes appuyés au dossier, les sourcils en bataille, les yeux aux aguets derrière le lorgnon, la bouche close et l’esprit comme buté. Moins sombre et moins silencieux, M. Delcassé critique avec amertume l’inertie actuelle de notre diplomatie. Il ignore tout, d’ailleurs, de ce qui s’est fait, depuis qu’il a quitté l’ambassade de Saint-Pétersbourg. M. Briand, plus subtil et plus discret, exprime l’opinion qu’il conviendrait de tenter de nouvelles démarches auprès de MM. Clemenceau et Sembat. Les heures passent sans que nous arrivions à une conclusion précise. Mes interlocuteurs ne refusent pas leur collaboration, mais les combinaisons qu’ils envisagent et les réserves qu’ils expriment ajournent la solution que j’espère. À une heure du matin, ils quittent l’Élysée sans que rien ait été décidé.



4. M. Messimy, ministre de la Guerre, avait déposé, le 7 novembre 1911, un projet de loi, qui conformément à un avis du conseil supérieur de la Guerre en date du 12 janvier 1911, portait déclassement de la place de Lille. Ce projet avait été examiné par la commission de la Chambre et rapporté favorablement par M. Vandame. Mais il n’avait pas encore été voté. M. Clemenceau a repris le projet le 4 février 1919. La loi du déclassement est du 19 octobre 1919.


Mardi 25 août[modifier]

En présence de Viviani, je revois Briand, Millerand et Delcassé. Tous quatre restent longuement dans mon cabinet. Mais nous paraissons encore plus éloignés qu’hier de l’entente que je cherche à établir entre eux. Briand, Millerand et Delcassé ont de nouveau délibéré tous trois ensemble et ils semblent de moins en moins favorables aux offres de Viviani. Ils croient le ministère condamné à une mort prochaine ; ils voudraient en reconstituer un plus fort ; ils ne me disent pas sous quelle présidence. Viviani propose à Millerand de dédoubler le ministère de la Guerre et de lui en confier toute la partie administrative, fabrication de matériel, approvisionnements, armement. Millerand répond à cette ouverture par un silence obstiné. Viviani offre à Briand le portefeuille de l’Instruction publique. Mais Briand, qui l’a détenu avec éclat pendant la paix, ne se soucie pas de le reprendre en temps de guerre. Delcassé, redevenu muet, s’associe par de graves mouvements de tête aux objections de ses collègues.

Sur les entrefaites, le parti socialiste, consulté par Marcel Sembat, vient de faire connaître sa décision : « Nous soutiendrons le cabinet, quoi qu’il arrive ; mais, dans les circonstances présentes, nous ne croyons pas pouvoir lui refuser un concours plus effectif. Nous exprimons seulement le vœu que deux portefeuilles soient réservés à notre parti et qu’ils soient confiés à MM. Jules Guesde et Sembat. »

Cette communication, faite par M. Malvy, pendant que Millerand, Delcassé et Briand se trouvent réunis dans mon cabinet, affaiblit sensiblement la résistance de ce dernier. Mais Delcassé, au contraire, accentue son opposition et objecte : « On nous traitera avant peu de conseil aulique. » Millerand demeure immobile comme une statue et impénétrable comme un sphinx.

Je finis par leur arracher à tous trois l’aveu que leur opposition tient surtout à la présence de M. Messimy au ministère de la Guerre. Ils savent bien qu’il ne s’est jamais occupé des opérations militaires et qu’il est entièrement étranger à nos défaites. Ils ne contestent ni la vivacité de son intelligence, ni la ferveur de son patriotisme ; mais ils le trouvent, en ce moment, surmené et nerveux ; il lui reprochent, en outre, les communiqués faits à la presse, non par lui certes, mais sous sa responsabilité, communiqués qui ont été, depuis quinze jours, d’un optimisme béat, qui ont systématiquement insisté sur les prétendues faiblesses de l’armée allemande et qui ont trop caché au pays les réalités de la guerre. Là-dessus, ils n’ont pas tort et leurs observations ne concordent que trop avec celles que j’ai faites souvent à Viviani. Mais la faute est beaucoup moins imputable à M. Messimy qu’au G. Q. G. Après un entretien prolongé et, par moments, assez pénible, Millerand, Briand et Delcassé, s’en vont, toujours inséparables, en me promettant une réponse pour demain.

M. Noulens, ministre des Finances, m’avait rapporté, d’après l’agent de publicité Lenoir, ce propos de Clemenceau: « Je formerai un cabinet moi-même et je prendrai Millerand, Briand et Delcassé. » J’avais répété ce mot à mes trois visiteurs. Briand s’était contenté de sourire ; Delcassé était resté coi ; Millerand avait dit, d’un ton rogue : « En ce qui me concerne, il faudrait être deux pour cela. » Il n’en reste pas moins que, d’après ce qui me revient de plusieurs côtés, Clemenceau a, depuis quelques jours, gagné des points dans l’opinion. Il plaît à une partie du pays par ses démonstrations d’énergie, par son impassibilité devant le danger, par la brutalité même de ses allures. Qui sait toutefois si, chef du gouvernement, il ne serait pas tenté de substituer au commandement militaire son autorité envahissante et trop souvent capricieuse ? Il n’aime pas Joffre ; il l’a bien des fois critiqué. Ne chercherait-il pas à le remplacer par un simple prête-nom ? Toutes ces questions m’obsèdent et je me demande, avec un peu d’effroi, quel serait, en cas de crise totale, mon devoir présidentiel.

La journée se traîne, plus lugubre encore que les précédentes. La nuit dernière, à 0 h. 45, le général Joffre a donné à nos armées du Nord l’ordre de la retraite générale. De son côté, craignant que Paris ne fût découvert, M. Messimy, après m’avoir prévenu hier de son intention que j’ai approuvée. a envoyé au G. Q. G., ce matin à cinq heures, le colonel Magnin, porteur d’un ordre ainsi conçu : « Ordre au général commandant des armées du Nord-Est : Si la victoire ne couronne pas le succès de nos armes et si les armées sont réduites à la retraite, une armée de trois corps actifs au minimum devra être dirigée sur le camp retranché de Paris pour en assurer la garde. Il sera rendu compte de la réception de cet ordre. Signé: MESSIMY. »

De toutes parts, sauf dans l’Est, la situation s’aggrave. En Belgique, l’ennemi a continué son mouvement en avant. L’armée anglaise s’est repliée sur la ligne Valenciennes — Maubeuge. Un corps de cavalerie allemand a été poussé sur Orchies, mais à l’est, bien que le Ier bavarois, le XXIe et le XVe corps se fussent avancés sur la ligne de la Mortagne et de la Meurthe jusqu’aux Vosges, le général Dubail, après avoir replié son aile droite sur le col de la Chipotte, s’est solidement accroché au terrain. Il prépare une contre-attaque. D’autre part, notre 2e armée a reçu de Pont-Saint-Vincent, aujourd’hui à trois heures, cet ordre d’une simplicité grandiose, signé du général de Castelnau : « En avant, partout à fond ! » Nos XVIe, XVe et XXe corps ont pris énergiquement l’offensive et fait reculer les Allemands à Rozelieures, à Lamath, à Blainville, à Sommerviller, à Flainval. Ma pauvre Lorraine est de plus en plus ravagée. Crevic ct Gerbeviller ont été incendiés par les Allemands.

Un zeppelin a survolé Anvers cette nuit et a jeté huit bombes. Il y a eu une quinzaine de victimes, dont sept morts. M. Klobukowski télégraphie que les objectifs visés étaient le palais du roi, le grand Hôtel, où sont les ministres, et la poudrière5.

Dans la soirée, à vingt-deux heures, le général Joffre, stoïcien à la tête froide, adresse aux commandants d’armée, comme commentaire de son ordre de retraite, une instruction générale où il expose en quelques lignes le plan de la future bataille, telle qu’il la prévoit : « La manœuvre offensive projetée n’ayant pu être exécutée, les opérations ultérieures seront réglées de manière à reconstituer à notre gauche, par la jonction des 4e et 5e armées, de l’armée anglaise et de forces nouvelles prélevées dans la région de l’Est, une masse capable de reprendre l’offensive, pendant que les autres armées contiendront, le temps nécessaire, les efforts de l’ennemi. Dans son mouvement de repli, chacune des 3e, 4e, 5e armées tiendra compte des mouvements des armées voisines, avec lesquelles elle devra rester en liaison. Le mouvement sera couvert par des arrière-gardes laissées sur les coupures favorables du terrain, de façon à utiliser tous les obstacles pour arrêter par des contre-attaques courtes et violentes, dont l’élément principal sera l’artillerie, la marche de l’ennemi ou, tout au moins, la retarder. »

En même temps qu’il se résigne ainsi à l’invasion par nécessité stratégique, le général Joffre tire « pour toutes les armées », dans une autre instruction de ce jour, quelques-unes des leçons qui se dégagent de notre offensive manquée. Le grand quartier-général s’aperçoit un peu tard peut-être, qu’on a trop négligé devant Morhange, dans les Ardennes et à Charleroi, « la combinaison intime de l’infanterie et de l’artillerie », qu’on n’a pas suffisamment préparé par le tir des canons les attaques des troupes, qu’on les a lancées de trop loin et à découvert, qu’on a jeté en ligne des unités trop nombreuses et trop denses, qu’on a eu tort, en un mot, de croire que le courage et l’entrain suffisaient à tout. Ces pénibles constatations ne découragent pas cependant le général Joffre et, d’après ces instructions du 25, l’offensive qu’il prévoit ne doit pas tarder. On amènera par chemin de fer sur la Somme le VIIe corps et quatre divisions de réserve et l’on constituera là, à hauteur d’Amiens, une masse de manœuvre destinée à agir dans le flanc droit des armées allemandes.



5. 25 août, n° 232.


Mercredi 26 août[modifier]

Pendant que, sur nos frontières de l’Est et du Nord, le sang continue de couler à flots, le sang des meilleurs Français, de ceux qui sont partis, il y a quelques semaines l’espérance dans l’âme, de ceux à qui l’aveugle furie des premiers combats n’a même pas laissé le temps de donner la mesure de leurs vertus militaires, je suis condamné à chercher, loin du front des armées, dans mon triste cabinet de l’Élysée, le moyen de traduire en une reconstitution ministérielle ma formule de l’union sacrée, et je me heurte à des préoccupations personnelles, à des partis pris, voire même à des intrigues politiques et à des cabales qui m’affligent et m’écœurent. Toutes sortes d’ambitions rôdent autour de M. Viviani, qui m’en fait mélancoliquement la confidence et qui me cite des candidatures aussi invraisemblables qu’éhontées. Il faut donc nous hâter. Millerand revient après une nuit de réflexion. Il a causé avec notre ami commun, Maurice Bernard. Il a eu de longues conversations avec MM. Viviani et Malvy. Tous l’ont pressé de consentir à diriger l’administration de la Guerre, comme ministre et en pleine indépendance, aux côtés de M. Messimy, qui conserverait ses attributions strictement militaires, fort réduites d’ailleurs, par le rôle stratégique du quartier général. Mais Millerand déclare de nouveau qu’il ne veut entrer au ministère de la rue Saint-Dominique que si on lui réserve les communications avec l’armée combattante. Devant cette insistance, M. Viviani et M. Augagneur, qui voient une force utile dans le sang-froid et dans la grande capacité de travail de M. Millerand, prient M. Messimy de lui céder cette partie importante de ses prérogatives. M. Augagneur, qui revient volontiers aux arguments péremptoires et qui n’a point coutume de mâcher ses mots, aborde même M. Messimy, face à face, pour lui dire à brûle-pourpoint sur un ton mi-sérieux, mi-plaisant : « Vous êtes fatigué, croyez-moi. Je suis médecin. Je vous affirme que vous finirez par devenir neurasthénique. Débarrassez-vous d’un fardeau trop lourd ou acceptez, tout au moins, de le partager. »

À vrai dire, M. Messimy n’aurait que trop de raisons d’être las ou même énervé. Sa tâche est immense et ses responsabilités sont écrasantes, bien que tout ou presque tout ce qui concerne les opérations de guerre se passe en dehors de lui. Il est, en outre, très inquiet depuis quelques jours de la lenteur avec laquelle se poursuit la préparation du camp retranché de Paris. Il impute ces retards à l’insuffisance du gouverneur, le général Michel. Il a eu aujourd’hui même avec celui-ci une véritable altercation. Il a fallu que M. Viviani intervint. Il a été décidé que le général Michel serait chargé de commander un secteur et que le général Gallieni, grand soldat et grand administrateur, serait immédiatement, quoique déjà touché par l’impitoyable limite d’âge, nommé gouverneur de Paris. En dehors des troupes de la défense fixe, le camp retranché sera pourvu, comme l’a déjà prescrit Messimy, d’une armée de défense mobile. À cet effet, trois corps d’armée active devront, comme Messimy l’a demandé au G. Q. G., être mis à la disposition du général Gallieni, en plus des troupes territoriales qui se trouvent à Paris et dans la banlieue. La nomination du gouverneur paraîtra demain à l’Officiel, avec ce titre : Gouverneur, commandant les armées de Paris. Toutes ces dispositions prises, dans l’intérêt de la défense éventuelle de la capitale, M. Messimy, le cœur soulagé, cède gracieusement sa place à M. Millerand et nous annonce qu’il va partir pour le front.

Briand, tout en restant à la disposition de Viviani, continue à souhaiter un large remaniement du cabinet. Il indique à demi-mot et d’un ton détaché que sa préférence personnelle serait de redevenir, comme en 1912, ministre de la Justice et vice-président du Conseil. Viviani n’élève aucune objection contre une idée qui est, d’ailleurs, aisément réalisable, car M. Bienvenu-Martin, qui est la modestie et le désintéressement mêmes, abandonnera volontiers, si on l’en prie, la Place Vendôme et la garde des Sceaux.

Delcassé, plus impérieux que Briand, a complètement renoncé au mutisme d’hier. Il réclame avec insistance le portefeuille des Affaires étrangères. « Mon nom, nous dit-il, a une signification que personne ne peut contester. C’est ma politique qui triomphe aujourd’hui. On m’a assez reproché autrefois d’avoir encerclé l’Allemagne. C’est moi qui ai signé l’entente avec l’Angleterre, l’entente avec l’Italie, la première entente avec l’Espagne. C’est moi qui ai cultivé le plus efficacement l’alliance russe. Tout le monde m’attend au Quai d’Orsay. » Et il est indéniable que M. Delcassé a préparé pendant de longues années, et qu’il a réussi à nouer lui-même, malgré des difficultés sans nombre, les principales alliances qui peuvent aujourd’hui faire notre force ; et personne, bien entendu, ne le contredit lorsqu’il rappelle ses grands services. Il semble cependant qu’à l’heure où nous sommes il pourrait laisser à d’autres le soin d’écrire cette histoire et ne pas exiger le départ du Quai d’Orsay de M. Gaston Doumergue qui, lui aussi, a fait son devoir de bon Français et qui dirige, en ce moment, avec compétence et avec tact, les affaires extérieures. M. Delcassé ne dérogerait point en acceptant un autre ministère et, à un poste quelconque, il pourrait travailler, dans le cabinet, à l’œuvre commune. Mais il ne l’entend pas ainsi et il répète : « C’est au Quai d’Orsay que je suis attendu. »

Devant cette intransigeance, que va pouvoir faire Viviani ? Ce serait une criante injustice que d’exclure M. Doumergue. Viviani, assez gêné, lui fait part des exigences de Delcassé. « N’achevez pas, mon cher ami, répond M. Doumergue. Je sais ce que désire Delcassé. Qu’à cela ne tienne ! Je m’effacerai devant lui. Peut-être dira-t-on que j’ai été inférieur à ma tâche ; mais peu m’importe. Dans les circonstances où nous sommes, je servirai où l’on voudra. » Très ému de la dignité de cette réponse, j’en félicite M. Doumergue et je ne me retiens pas de l’embrasser.

A la fin de l’après-midi, tout s’arrange. Sous une réserve cependant. J’aurais voulu que la droite, elle aussi, fût représentée dans le cabinet. J’avais prononcé les noms de MM. Albert de Mun et Denys Cochin. Mais MM. Viviani et Malvy ont objecté que le Parlement ne comprendrait pas qu’on allât jusque-là. Pour le reste, on s’est mis d’accord. M. Bienvenu-Martin a, de très bonne grâce, accepté de passer au ministère du Travail. M. Doumergue, qui était tout prêt à se retirer, a été prié de prendre le portefeuille des Colonies et y a consenti. Quelques ministres ont dût être écartés, pour éviter la constitution du Conseil aulique dont s’effrayait Delcassé. Dans le nombre des éliminés, il s’en trouvera, par exception, un ou deux qui ne se résigneront pas volontiers à cette exclusion. Ils ne se plaindront pas ouvertement, mais ils promèneront désormais leur amertume dans les couloirs des Chambres et nous garderont, à Viviani et à moi, une rancune aussi tenace que dissimulée. Leurs récriminations ne seront pas toujours inoffensives et parfois même elles contribueront à créer d’absurdes légendes, que nous verrons apparaître aux heures troubles de 1917. Mais qu’importe ? M. Viviani et moi, nous avons fait ce que nous devions.

Dans la soirée, le cabinet est ainsi composé : M. Viviani demeure président du Conseil sans portefeuille, comme il l’était hier ; M. Delcassé rentre, comme il le désirait, dans la maison du quai d’Orsay ; M. Malvy, comme le souhaite la majorité de la Chambre, conserve le ministère de l’Intérieur; M. Ribot, en qui tout le monde reconnaît un de nos plus grands parlementaires, remplace M. Noulens au ministère des Finances ; M. Millerand reprend, à la tête du département de la Guerre, la place qu’il a très utilement occupée en 1912 ; M. Augagneur continue à diriger l’administration de la Marine ; M. Albert Sarraut, le sympathique et très distingué député de l’Aude, reste Grand maître de l’Université ; M. Marcel Sembat, socialiste, est chargé du ministère des Travaux publics ; M. Gaston Thomson garde le portefeuille du Commerce ; M. Fernand David, celui de l’Agriculture ; M. Doumergue prend celui des Colonies ; M. Bienvenu-Martin abandonne galamment la Justice pour le Travail ; M. Jules Guesde, socialiste, reçoit le titre nouveau de ministre d’État sans portefeuille.

M. Viviani me présente le cabinet reconstitué. Je félicite les ministres de leur patriotisme et leur promets tout mon concours. Seul est absent M. Jules Guesde. Mais M. Marcel Sembat le porte fort pour lui. Il me dit cependant en confidence : « Guesde sera un peu ennuyé de voir Ribot entrer dans la combinaison ; il n’aime ni ses opinions, ni son caractère. Mais, comme il est animé d’une flamme patriotique très ardente, vous aurez vite fait de le rassurer. Vous avez pris sur lui une véritable influence dans la conversation qu’il a eue avec vous et qu’il m’a rapportée avec un réel enchantement. »

Les nouvelles du front ne sont pas meilleures. Les 1re et 2e armées ont fait reculer l’ennemi ; la trouée de Charmes est bouchée ; mais la 4e armée, fortement attaquée sur Sedan et sur Blagny, a replié, la nuit passée, sa droite sur la Meuse. Les Allemands ont envahi l’arrondissement d’Avesnes. Ils se sont portés sur la ligne Cambrai — Le Cateau. Pendant ce temps, l’armée belge, qui a obtenu hier un succès assez important dans la région de Malines et a poussé ses avantages jusqu’à Vilevorde, s’inquiète de notre recul et nous fait dire que si nous nous éloignons d’elle, elle devra, au lieu d’avancer, veiller à sa propre sécurité6.

D’autre part, le maréchal French, qui s’était replié le 25 sur la ligne Cambrai — Le Cateau, a ordonné ce matin de reprendre le mouvement de retraite et, jugeant même impossible de se rétablir derrière la Somme, il a prescrit à ses troupes de se retirer jusqu’à l’Oise. La bataille d’Amiens à Verdun, qu’avait entrevue le général Joffre, va donc fatalement être reportée plus au sud. Pendant cette série de reculs, nos villes et nos villages, successivement occupés par l’ennemi, sont exposés aux pires dévastations.

Nos échecs, bien entendu, ne nous servent pas dans l’esprit des neutres. Ils sont partout exploités contre nous. M. Maurice Bompard nous télégraphie de Péra7 : « Le gouvernement ottoman est aujourd’hui hors d’état de renvoyer les marins allemands du Gœben et du Breslau, aussi bien que la mission allemande. Seul, un succès caractérisé de nos armes pourrait lui rendre assez d’autorité, en même temps que d’énergie, pour rompre avec les Allemands dont les forces lui imposent tous les jours davantage. »

Les Austro-Hongrois progressent dans le Sandjak8. Les consuls d’Allemagne et d’Autriche cherchent à soulever la population égyptienne contre l’Angleterre et à l’ameuter également contre la colonie française9. À Pétersbourg cependant, M. Sazonoff a dit à M. Paléologue10 que la résolution du généralissime français de renoncer, pour le moment, à toute offensive, paraît excellente à l’état-major russe. On nous conseille de ne nous laisser ni entamer, ni démoraliser, et de réserver toute notre liberté de manœuvre jusqu’au jour où l’armée russe sera en état de porter un coup décisif. Notre attaché militaire, le général de Leguiche, qui vient de passer plusieurs jours sur le front, télégraphie que l’offensive est déjà vigoureusement engagée sur plusieurs points ; il paraît avoir pleine confiance. Faut-il donc croire que c’est de là-bas que nous viendra l’aide dont nous avons besoin ?



6. Télégramme de M. Klobukovski, n° 290.
7. N° 362.
8. De M. Boppe, n° 101.
9. De M. Defrance, n° 61.
10. Télégramme n° 502, 26 août.


Jeudi 27 août[modifier]

Le nouveau cabinet est très favorablement accueilli par l’opinion. Le Conseil des ministres tient sa première séance dans la matinée. Millerand annonce qu’il va partir pour le grand quartier général et conférer avec le général Joffre. Il aura raison. Puisse-t-il établir entre le gouvernement et le commandement une liaison plus étroite et plus régulière ! Le ministre de la Guerre a eu, d’autre part, un long entretien avec le général Galliéni. Le gouverneur militaire ne laisse pas que d’être inquiet pour Paris. D’après lui, un raid de cavalerie allemande pourrait, en quatre ou cinq jours, être poussé jusqu’aux murs de la ville. Il veut hâter la mise en défense et croit utile qu’on lui envoie dès maintenant les troupes demandées au G. Q. G. par l’ordre de Messimy. Marcel Semhat voudrait qu’on avertit la population. Viviani prépare une déclaration destinée à être affichée dans le pays. Il se propose d’y exprimer fermement la volonté du nouveau cabinet de poursuivre la lutte jusqu’au bout, avec pleine confiance dans la victoire finale. Vers six heures du soir, un nouveau Conseil se tient pour la lecture de cette proclamation ; mais comme certaines objections sont présentées à propos des passages relatifs aux questions militaires et comme Millerand n’est pas revenu de Vitry-le-François, on préfère attendre son retour et retarder le bon à tirer.

Entre ces deux séances, j’ai reçu une visite bourrue de M. Clemenceau. Il est de nouveau déchaîné. Après quelques semaines de trêve, nous voici brouillés comme avant la guerre ; et cette fois, comme la première, j’ai vraiment conscience de n’être pour rien dans la rupture. À la fin de la journée d’avant-hier, MM. Dubost et Deschanel étaient venus me raconter, non sans émotion, une démarche qu’il avait faite auprès d’eux. Il leur avait amené les adjoints au maire de Lille qui protestaient contre l’abandon de cette ville par nos troupes. « Je ne sais de cette affaire, leur avais-je dit, que ce que m’en a rapporté M. Messimy. Il m’a affirmé que l’évacuation de Lille lui avait été, non seulement proposée par le général d’Amade, qui déclarait ses contingents territoriaux incapables de défendre la ville, mais demandée par le maire lui-même qui, croyant vaine une tentative de défense, redoutait pour ses concitoyens les effets de l’artillerie lourde. » C’est sur ces doubles instances que M. Messimy avait pris la décision d’autoriser le général à ramener ses troupes en arrière. Mais on avait commis la faute de laisser à Lille des automobiles et des céréales. M. Clemenceau avait vu, dans cet incident, l’effet d’une inertie gouvernementale et, plus qu’au gouvernement, il s’en était pris, suivant sa pente naturelle, au président de la République, à qui il fait volontiers l’honneur, depuis dix-huit mois, d’attribuer tout ce qu’il juge répréhensible. M. Ribot m’avait, à son tour, raconté ce matin qu’il était allé, comme nouveau ministre, saluer M. Clemenceau, avec lequel il entretient, en apparence au moins, d’assez bons rapports, et qu’il l’avait trouvé très aigri contre moi. Je devine sans peine d’où lui vient cette humeur. Je me rappelle la suggestion qu’a faite à M. Noulens l’agent de publicité Lenoir. J’ai eu le tort impardonnable de ne m’y pas arrêter et de ne pas offrir immédiatement la présidence du Conseil à M. Clemenceau. Je ne la lui ai pas offerte parce que j’aurais commis un abus d’autorité et une injustice en demandant à Viviani une démission que rien ne motivait et parce que malgré la haute valeur intellectuelle de M. Clemenceau, malgré son patriotisme et malgré son courage, je me défie beaucoup, un peu trop peut-être, de ses foucades, de sa versatilité et du souverain mépris qu’il a pour tous les hommes, à l’exception, sans doute, d’un seul. Auprès de lui, je me rappelle toujours le mot d’Eschyle, si souvent oublié du monde politique : « L’orgueil, fils du succès et qui dévore son père. » Ce n’est certes point par ambition que Clemenceau peut désirer le ministère. C’est parce qu’il est convaincu qu’il sauvera la patrie et que personne en dehors de lui ne la peut sauver. Si jamais vient son heure, je n’hésiterai pas à l’appeler; mais, dans une guerre comme celle-ci, on usera des hommes à l’arrière comme à l’avant et mieux vaut, après tout, ne pas jeter au feu tous les chefs à la fois.

Malgré ce que m’avaient dit MM. Ribot, Dubost et Deschanel, ou plutôt même à cause de ce qu’ils m’avaient dit et parce que je ne veux mettre aucun tort de mon côté, j’avais donc écrit à M. Clemenceau : « Mon cher président, je serais heureux de causer quelques minutes avec vous, si vous pouviez passer à l’Élysée entre deux et quatre heures. Recevez l’assurance de mes sentiments dévoués. » Il est venu très sombre et visiblement très hostile. J’ai essayé de lui donner les explications de M. Messimy sur l’évacuation de Lille et sur le déclassement demandé par le Conseil supérieur de la guerre11. Il m’a à peine écouté. Il m’a reproché d’avoir laissé nommer là le général Percin, dont il m’a parlé avec la même sévérité qu’il montrait l’autre jour à l’égard du général de Castelnau, car il sait être éclectique dans ses animosités. Je lui ai répondu que le général Percin avait reçu son affectation il y a six ans, à une époque où je n’étais ni président de la République, ni membre de gouvernement, mais c’est à peine s’il a entendu ce que je lui disais. Il m’a reproché de n’avoir pas surveillé ou de n’avoir pas remanié les communiqués de la guerre, comme si un ministre quelconque eût pu admettre une telle ingérence de ma part et comme si lui-même, le cas échéant, il l’eût admise. Il m’a reproché d’avoir constitué, il y a quelques semaines, un cabinet de « nullités », pour en être plus facilement le « maître », comme si lui-même, à d’autres heures, il n’avait pas reconnu et proclamé la valeur de Viviani et comme si j’étais jamais sorti d’un rôle constitutionnel dont la pauvreté m’est souvent pénible, mais dont la scrupuleuse observation m’apparaît comme un devoir et comme une condition de salut public. Il m’a reproché d’avoir constitué hier un ministère « louche » où les socialistes apporteraient des arrière-pensées politiques, où MM. Briand, Delcassé, Millerand feraient des efforts intéressés de désagrégation, où se prépareraient fatalement le désordre et la défaite. Il m’a reproché de sacrifier à des vues égoïstes les destinées de la France. Bref, il m’a parlé, pendant quelques minutes, avec la violence haineuse et incohérente d’un homme qui a complètement perdu le contrôle de soi-même et avec la fureur d’un patriote déçu qui se croit seul capable de ramener la victoire sous nos drapeaux. Si j’avais été libre de mes paroles et de mes actes, je n’aurais pu me défendre de le jeter à la porte. Par respect pour mes fonctions et pour son âge, je me suis retenu. J’ai eu cependant le tort de l’interrompre une fois et de lui dire impatiemment : « C’est un mensonge. » Il a répliqué d’un trait : « Ceux qui parlent de mensonge sont ceux auxquels on peut retourner ce mot. » Puis il a continué sa diatribe. Je tenais les yeux fixés sur lui, regardant avec stupéfaction ce vieillard irrité, qui se soulageait de ses angoisses en vomissant sur moi des flots d’injures. Je l’ai laissé aller ainsi, sans plus rien lui répondre. Il a fini par se lever, tout frémissant de colère, et m’a lancé cette dernière phrase : « D’ailleurs, à quoi pensez-vous en un moment comme celui-ci ? À vous faire encenser par le Figaro et par Alfred Capus. » Je n’ai compris qu’après son départ la raison de cette dernière sortie. Lorsqu’il avait traversé, avant d’entrer dans mon cabinet, celui de mon nouveau secrétaire général civil, mon ami Félix Decori, il avait trouvé auprès de mon collaborateur Alfred Capus, qui est très lié avec lui et dont j’ignorais entièrement la présence. Il a suffi de cette rencontre pour ajouter un aliment à la rancune de M. Clemenceau. Sa crise ne s’est pas apaisée avant qu’il eût pris le parti de s’en aller. Il s’est éloigné en répétant qu’avec les socialistes au pouvoir, je perdrais la France, et en guise d’adieu, il s’est écrié : « Je suis heureux de partir. » Le voyant dans cet état d’exaltation, je me suis borné à lui répondre : « Vous êtes fou, ce qui s’appelle fou. » Il m’avait dit, du reste, comme à MM. Ribot et Thomson qu’il ne dormait plus et ne se soutenait que par le bromure. J’ai fait immédiatement à MM. Viviani, Thomson, Sarraut et Malvy le récit de cette scène attristante. Le Temps de ce soir regrette que M. Clemenceau ne soit pas ministre. Il n’a tenu qu’à lui de l’être. Mais il ne voulait pas être ministre, il voulait être le ministère. Plus je réfléchis, plus je me dis : « Tant que la victoire est possible, il est capable de tout compromettre. » Un jour viendra peut-être où j’ajouterai : « Maintenant que tout parait perdu, il est capable de tout sauver. »

Pour le moment, laissons passer l’orage et remettons-nous au travail. Aujourd’hui encore les nouvelles sont très mélangées. L’armée belge a dû suspendre son mouvement d’attaque au sud de Malines et se replier sur Anvers. Elle a attiré sur elle deux divisions allemandes. En France, des éléments de cavalerie ennemie ont atteint Combes à dix kilomètres de Péronne. D’autres ont pénétré à Saint-Quentin. Maubeuge est complètement investie par les IXe et VIe corps allemands. Sur le front de notre 4e armée, la bataille est en plein développement. Nous avons contre attaqué, mais nous n’avons pu empêcher la traversée de la Meuse à Donchery, à Mouzon, à Pouilly. Des colonnes ennemies sont arrivées à Consenvoye et à Damvillers. C’est seulement plus à l’est que le sort des armes nous est redevenu favorable. La 1re et la 2e armées continuent à déblayer la trouée de Charmes et poursuivent victorieusement le nettoyage de notre frontière. Et puis, au loin, dans les Balkans, un faible rayon : les troupes austro-hongroises, qui s’avançaient dans le Sandjak de Novi-Bazar, se retirent. Dans les colonies également, la fortune nous sourit. Des troupes allemandes du Togo, après avoir émis la prétention de ne se soumettre qu’en obtenant les honneurs de la guerre, ont capitulé sans condition. Ce matin, à huit heures, les Alliés ont fait leur entrée dans Kamina.

Mais ces lointains succès ne compensent guère nos échecs de France. Le général Joffre, qui nous prépare une revanche, désire que par des éloges justifiés nous encouragions à une prochaine contre-offensive le maréchal French, qui vient, d’ailleurs, lui-même d’envoyer au gouvernement britannique un rapport très flatteur sur l’armée française12. Pour entrer dans les vues du généralissime, je m’empresse de télégraphier au roi George V : « Le général commandant en chef les armées françaises a rendu compte au gouvernement de la République de la vaillance admirable que l’armée de Votre Majesté déploie aux côtés de la nôtre contre l’ennemi commun. Je prie Votre Majesté de recevoir mes remerciements émus et je lui serais obligé de vouloir bien transmettre au maréchal Frcnch, ainsi qu’à tous les officiers et soldats placés sous ses ordres, nos vives et reconnaissantes félicitations. »

Les informations que nous recevons aujourd’hui encore de l’étranger nous montrent, dans une incessante activité, le génie diabolique de la propagande allemande. Dans les milieux socialistes de Norvège qui nous sont favorables, elle fait dire par la rédaction du Vorwaerts qu’elle laissera à la France vaincue son existence et sa dignité et qu’elle conviera toutes les nations européennes, y compris l’Angleterre, à fonder la paix universelle et à créer une fédération contre la tyrannie russe13. Par des intermédiaires suédois, elle insinue auprès des Anglais que les troupes britanniques, égarées par notre direction incompétente, se feront détruire en vain ; auprès des Belges, que nous les avons poussés à la guerre, puis abandonnés, et qu’Anvers est perdu14. À Munich, on a placardé des affiches où est annoncée une prétendue violation de la frontière suisse par les armées françaises. On nous accuse de nous servir de balles dum-dum15. En même temps, de Bucarest et de Sofia, nous sont signalées des arrivées successives d’officiers allemands à Constantinople. Il en est venu déjà cent cinquante environ. Avec les marins du Gœben et du Breslau et avec la mission militaire allemande, ils constituent une petite force organisée, qui achève la mainmise de l’Empire des Hohenzollern sur la Turquie16. Le directeur de la Banque de Commerce de Stockholm, qui vient de faire un voyage à Berlin, a communiqué, à son retour, ses impressions politiques au ministre d’Angleterre en Suède17. L’Allemagne serait résolue à porter tout son effort militaire sur la France, à briser rapidement notre résistance et à nous offrir la paix à ces conditions : intégrité de notre territoire d’avant-guerre, interdiction de fortifier désormais notre frontière de l’Est, indemnité modérée, compensations coloniales, création d’une principauté neutre entre la France et l’Allemagne. L’Empire se retournerait ensuite contre la Russie. Ainsi on nous a déclaré la guerre, on nous a envahis et l’on nous demandera de laisser dorénavant notre frontière ouverte, d’indemniser l’Allemagne qui a déjà brûlé plusieurs de nos villes, de lui abandonner une partie de nos colonies et, par surcroît, de trahir nos alliés au cours des hostilités ! Il est probable, en effet, que l’Allemagne va chercher dorénavant à dissocier ses adversaires. Aussi bien, pour conjurer ce danger, ai-je déjà plusieurs fois signalé au gouvernement l’intérêt qu’il y aurait à soumettre, le plus tôt possible, à l’Angleterre et à la Russie un projet de pacte par lequel nous nous engagerions mutuellement à ne pas accepter de paix séparée. M. Paul Cambon et M. Paléologue ont été saisis de la question. Sir Arthur Nicolson a déjà donné son assentiment et nous attendons celui de sir Ed. Grey18.

Un télégramme de M. Barrère nous apprend, au contraire, un recul de l’Italie19. Le marquis di San Giuliano a dit à notre ambassadeur : « Le gouvernement royal a reçu d’Allemagne et d’Autriche des assurances qui ont dissipé toutes les inquiétudes que nous pouvions avoir sur les dispositions des Empires du Centre à notre égard. Dans ces conditions, il devient très improbable que l’Italie sorte de la neutralité. » Qu’est-ce à dire ? Le marquis di San Giuliano n’a rien confié de plus à M. Barrère. Quelles sont les promesses faites par l’Autriche et par l’Allemagne ? Et aux dépens de qui doivent-elles être tenues ? C’est le secret de ce temple de la prudence et de la sagacité qui s’appelle la Consultà.

…Et cependant l’ennemi approche de SaintQuentin. C’est déjà un 27 août qu’en 1557, cette ville, défendue par Coligny, a été prise par les Espagnols. Va-t-elle le 27 août 1914 tomber, comme en 1870, entre les mains des Allemands ? Et faudra-t-il que les délicieux pastels de La Tour, devant lesquels j’ai passé autrefois, entre deux audiences de tribunal, des heures de rêve et d’enchantement, soient aujourd’hui enlevés par les soldats qui dévastent déjà les villages lorrains ? Mes amis Georges et Henri Cain, qui veillent jalousement sur toutes les richesses d’art de la France, me supplient de faire l’impossible pour sauver ces chefs-d’œuvre. Je fais téléphoner au sous-préfet, au maire, au conservateur du musée. Mais n’est-il pas trop tard pour déménager cette précieuse collection20 ?



11. Projet repris par M. Clemenceau le 4 février 1919 et loi promulguée avec son contreseing à l’Officiel du 21 octobre 1919.
12. Télégramme de M. Paul Cambon et de notre attaché militaire à Londres, 27 août, n° 436.
13. De M. Chevalley, Christiania, 27 août, n° 168.
14. Même télégramme.
15. De Berne, n° 237.
16. De M. Bompard, 27 août, n° 369. De M. de Panafieu, Sofia, 27 août, n° 77.
17. De M. Thiébaut, Stockholm, 27 août, n° 64.
18. De Londres, n° 463.
19. De Rome, 27 août, sans numéro.
20. Il était trop tard. Les pastels ont été trouvés par les Allemands, qui les ont transportés à Maubeuge pendant la guerre, mais les y ont laissés, en 1918, lors de leur départ précipité.


Vendredi 28 août[modifier]

Le roi d’Angleterre me répond : « Je vous remercie bien sincèrement pour votre aimable télégramme. C’est avec une profonde et reconnaissante satisfaction que j’ai fait transmettre votre haute appréciation au field marshal Frcnch et aux officiers et soldats sous ses ordres, lesquels, j’en ai l’espérance, seront profondément sensibles à la manière dont vous reconnaissez leurs éclatants services. J’ai tout espoir que les vaillantes troupes françaises sauront, en coopération avec nos forces, repousser victorieusement l’ennemi. »

Millerand est revenu ce matin du grand quartier Général. Il y a trouvé Joffre et ses seconds, les généraux Belin et Berthelot, toujours aussi résolus et aussi confiants. À leur conception primitive, qui a échoué, ils en ont substitué une autre qui jusqu’ici s’exécute ponctuellement : retraite générale sur une longue ligne qui s’étend actuellement de la Somme aux Vosges et qui s’abaissera, s’il le faut, vers le Sud, arrêt prochain sur cette ligne en un point qui n’est pas encore fixé et qui dépendra des circonstances, combat sur tout le front et, si possible, reprise de l’offensive. Pour préparer cette nouvelle grande bataille, qui décidera, sans doute, du sort de la guerre, on transporte des troupes de l’Est dans la direction d’Amiens. Nos débarquements s’effectuent méthodiquement. Le G. Q. G. répète qu’il y a eu, au début, des défaillances d’exécution, non seulement dans les troupes de certains corps, mais dans le moyen commandement et parfois chez les commandants de corps. D’assez nombreuses sanctions ont été prises. Dans la quantité, peut-être y en aura-t-il quelques unes de précipitées ou même d’injustes. Mais l’essentiel est de faire sentir la force d’une autorité supérieure partout présente, partout vigilante et partout inflexible. Millerand a même trouvé trop indulgentes certaines des punitions appliquées. Il a prescrit qu’elles fussent étendues et aggravées. À la différence de Galliéni, Joffre ne redoute nullement un raid de cavalerie sur Paris. Il ne croit pas que notre aile gauche risque d’être débordée. Mais, si le nouveau plan du G. Q. G. échouait, les trois corps réclamés pour Paris seraient envoyés dans le camp retranché, pendant que le reste de l’armée continuerait la campagne. Millerand a été très satisfait des explications qui lui ont été fournies. Il affirme que Joffre a prévu toutes les éventualités.

Malheureusement, la mise en état de Paris est loin d’être terminée. C’est ce que me confirme le général Gallieni, qui vient me rendre visite, en sa nouvelle qualité de gouverneur militaire, et me remercier de la part que j’ai prise à sa nomination. Il me tient, comme toujours, un langage ferme et précis, sans emphase et sans digressions. Il est assez sévère pour le général Michel, auquel il reproche des négligences prolongées.

Au Conseil des ministres, Millerand fait de la situation un exposé très clair et volontairement optimiste. Mais le pessimisme, peut-être également volontaire, commence à envahir certains milieux parisiens. M. Caillaux, mobilisé comme officier payeur aux armées, a eu maille à partir avec ses chefs militaires. Venu en permission à Paris, il a, d’après Mme Pérouse, présidente de la Société des Femmes de France, et d’autres témoins, montré aux personnes qu’il a rencontrées bien peu de foi dans l’issue de la guerre. Il avait demandé, paraît-il, à servir sous les ordres du général Sarrail. M. Millerand lui a prescrit de rejoindre son poste à Amiens. Mais il est peu probable qu’un ancien ministre, un ancien président du Conseil, et qui se nomme Caillaux, se plie longtemps, sans y être forcé, aux exigences de la discipline militaire.

M. Clemenceau broie plus de noir encore que M. Caillaux et, depuis quelques jours, il ne s’agite pas moins. Sous son inspiration, M. Jeanneney, sénateur, qui est cependant un esprit fin et réfléchi, vient trouver Félix Decori et lui déclare tout net que si le gouvernement ne convoque pas les Chambres, nous assumerons la plus lourde des responsabilités. M. Clemenceau essaie également de mettre en branle les présidents Dubost et Deschanel. Il commence à émouvoir le premier. Le second résiste mieux. À vrai dire, du reste, la Chambre est encore en session. C’est elle qui s’est volontairement mise en congé le 4 août. Le décret de clôture n’a pas été lu. Les présidents des Assemblées sont donc libres de les convoquer dans les conditions prévues par les règlements. Mais à quoi servirait, à la veille d’une bataille, une réunion du Parlement ? Et la parole ne doit-elle pas aujourd’hui céder devant les armes ?

La proclamation rédigée par Viviani peut suffire comme manifestation du pouvoir civil. Elle a été acceptée, après quelques retouches, par Millerand et par tous les autres ministres. C’est une promesse solennelle de vigilance et d’énergie. C’est aussi un pressant appel à la confiance et à l’esprit de résolution. Tout le gouvernement a signé ; mais comme ce manifeste prend la forme d’une déclaration du nouveau cabinet, il a été convenu que mon nom n’y figurerait point.

La faute commise à Lille est, en partie, réparée. Le préfet du Nord a déjà pu organiser un convoi de trente-sept wagons, chargés de fusils et d’équipements militaires, laissés dans la ville. Il a fait diriger le tout sur Dunkerque. Il n’y a plus, nous télégramme-t-il, et nous nous en étonnons, un seul représentant de l’armée dans la région. Il espère être en mesure de continuer demain l’évacuation du matériel de guerre que les troupes ont abandonné à Lille et de faire, en outre, partir trois cent cinquante nouveaux wagons remplis de fourrages et d’approvisionnements. Il est sans communication avec la plupart des communes de son département. Il ne correspond qu’avec Dunkerque et Hazebrouck. Il s’efforce néanmoins d’assurer, tant bien que mal, le fonctionnement des services publics. Mais quel désordre dans ce départ de la garnison de Lille ! M. Clemenceau n’a pas, malgré tout, entièrement tort.

À la fin de l’après-midi, nous sommes informés que vers dix-sept heures et demie, les Allemands sont entrés en masse à Saint-Quentin.

Comme les jours précédents, il nous vient de Saint-Pétersbourg une modeste fiche de consolation21. On nous affirme que l’offensive russe continue avec succès sur tout le front, qu’en Prusse orientale les troupes allemandes sont en pleine retraite sur Kœnigsberg et Allenstein, qu’en Galicie orientale les Russes marchent victorieusement dans la direction de Lemberg. Mirages lointains qui ne nous cachent ni les tristesses, ni les dangers, dont nous restons environnés.

D’après les journaux allemands, dont M. Beau nous envoie de Berne une brève analyse22, le gouverneur de Metz fait afficher l’avis suivant : « Dans la bataille autour de Nomény (Meurthe-et-Moselle) des civils ont pris part à la lutte contre nos braves troupes du 4e régiment d’infanterie ; j’ai, en conséquence, ordonné comme châtiment que ce village serait entièrement brulé. Nomény est donc actuellement détruit. » Toujours le même prétexte, toujours la même barbarie. M. Beau nous fait également connaître le communiqué triomphal du grand état-major allemand23 : « Succès allemand sur toute la ligne. Klück a repoussé les Anglais et tourné la gauche française au sud-ouest de Maubeuge. Les armées Bülow et Hausen ont mené le combat entre la Sambre et la Meuse. L’armée du duc de Würtemberg a franchi la Semoy et la Meuse. L’armée du prince impérial a maintenant son front vers Longwy. Le prince royal de Bavière avance en Lorraine. L’armée Hoeringuen poursuit les Français dans les Vosges. »

Et partout le bluff s’enhardit. Le comte Bernstorff, ambassadeur d’Allemagne aux États-Unis, récemment revenu à Washington, multiplie les démarches et les entrevues pour tâcher d’égarer l’opinion américaine24. Il insiste sur le danger que présenterait une prédominance japonaise dans le Pacifique. Il grossit démesurément les succès des armées allemandes. Il manifeste la joie débordante d’un Germain qui croit son pays maître du monde. Mais ces exagérations mettent en défiance le bon sens américain et le World publie un article de fond, sous ce titre vengeur : « C’est la France qui dit la vérité. »

Un nouvel ambassadeur vient d’être nommé à Paris par le président Woodrow Wilson, en remplacement de notre excellent ami M. Myron T. Herrick. Il s’appelle M. Sharp et nous est représenté comme un homme loyal et animé des meilleures intentions. Mais nous ne le connaissons pas encore. Il vient de s’embarquer pour la France et sera à Paris un jour très prochain. Il a heureusement reçu pour instructions de ne pas me remettre ses lettres de créance dès son arrivée et d’attendre que les diverses questions dont s’occupe M. Herrick et qui n’ont pas de rapports avec la guerre aient été réglées à la satisfaction des deux pays25.

Au surplus, M. Jusserand a été reçu hier par le président des États-Unis26. M. Wilson lui a parlé du conflit européen avec une émotion qu’il ne cherchait pas à dissimuler. Notre ambassadeur lui a rappelé tous les efforts que nous avons faits pour éviter ce malheur. Si surveillées qu’elles fussent, les expressions dont s’est servi le président étaient empreintes d’une réelle sympathie pour la France. M. Jusserand s’est attaché à montrer que les Allemands qui voudraient vendre aux États-Unis, pour en obtenir de l’argent, des navires stationnés dans les ports américains, n’avaient nullement, suivant la convention de Londres de 1909, le droit d’opérer ce transfert de pavillon et que le gouvernement de Washington ne pouvait lui-même se prêter à cette combinaison. Aux observations de M. Jusserand, M. Wilson, juriste austère, a simplement répondu: « Ce que vous me dites va être pour moi l’occasion de bien sérieuses réflexions. » Quel sera l’effet de cette méditation présidentielle ? Nul ne le sait. M. Wilson ne connaît guère l’Europe et l’Europe ne connaît guère M. Wilson. Il y a en Amérique d’ardents amis de la France. Mais que pense le grand doctrinaire qui préside actuellement aux destinées des États-Unis ? Bien habile qui le pourrait dire, non pas même avec certitude, mais simplement avec vraisemblance.

À la tombée du soir m’arrivent de graves informations. Le général Lanrezac, voyant que la retraite des Anglais derrière l’Oise, entre Noyon et La Fère, découvrait l’aile gauche de la 5e armée, a lui-même sensiblement accentué son repli. Mais à ce moment, il a reçu du général Joffre l’ordre de se tourner immédiatement face à l’ouest et d’attaquer sur le flanc, dans la direction de Saint-Quentin, l’armée de von Klück, qui poursuit les Anglais et dont il doit à tout prix retarder la marche. Joffre attache une importance capitale à la bataille qui va s’engager.

Il a, en revanche, décidé, aujourd’hui même, de dissoudre l’armée d’Alsace, « les événements, a-t-il écrit, faisant de cette région un théâtre secondaire. » Il lui a, sans doute, bien coûté, après son patriotique salut à l’Alsace, de signer ce mot douloureux : un théâtre secondaire. Finie, hélas ! la belle et glorieuse aventure qui avait fait palpiter nos cœurs !



21. De Saint-Pétersbourg, n° 503, 28 août.
22. Télégramme n° 238, 28 août.
23. De Berne, n° 242.
24. De M. Jusserand, 28 août, n° 265.
25. De M. Jusserand, 28 août, n° 266.
26. Télégramme n° 267, 28 août.