Breal-Essais de semantique

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Hachette (p. --349).


ESSAI

DE

SÉMANTIQUE



OUVRAGES DU MÊME AUTEUR PUBLIÉS PAR LA MEME LIBRAIRIE Bréal (Michel), professeur de grammaire comparée au Collège de France : Quelques mots sur Vinstruction publique en France. 1 vol. in-16, broché 3 fr. 50 — Quelques mots sur l’École; 5 e édition (extrait du précédent). 1 vol. in-16, broché t fr. 25 — Excursions pédagogiques, en Allemagne, en Belgique et en France; 2 e édition augmentée d’une préface. 1 vol. in-16, broché. . . 3 fr. 50 — De l’enseignement des langues anciennes. 1 vol. in-16, broché. 2 fr. — De renseignement des langues vivantes. 1 vol. in-16, broché. . 2 fr. — Causeries sur V orthographe française. 1 vol. in-16, broché. . . i fr. — Mélanges de mythologie et de linguistique ; 2 e édit. Fn-8, br. . 7 fr. 50 Bréal et Bailly, professeur honoraire au lycée d’Orléans : Leçons de mots: les mots latins groupés d’après le sens et l’étymologie. Court élémentaire, à l’usage de la classe de Sixième. 8 e édit. 1 vol. in-16, cartonné 1 fr. 25 Cours intermédiaire, à l’usage des classes de Cinquième et Quatrième. S c édit.

vol. in-16, cartonné 2 fr. 50 

Cours supérieur. Dictionnaire étymologique latin. 3 e édition. 1 vol. in-8 cartonné . . . . • 7 fr. 50 Bréal et Person (Léonce), ancien professeur de quatrième au lycée Con- dorcet: Grammaire latine élémentaire; 3 e édit. 1 vol. in-16, cart. 2 fr. — Grammaire latine, cours élémentaire et moyen. 1 vol. in-16, cart. toile 2 fr. 50 Bopp (François) : Grammaire comparée des langues indo-européennes, comprenant le sanscrit, le zend, l’arménien, le grec, le latin, le lithua- nien, l’ancien slave, le gothique et l’allemand ; traduite sur la 2 e édition et précédée d’introductions par M. Michel Bréal ; 5 vol. grand in-8, brochés 38 fr. Le tome V -.Registre détaillé des mots compris dans les quatre volumes, par M. Francis Meunier, se vend séparément 6 fr.

Coulommiers. — Imp. Paul BHODAIID. — 13-97.
MICHEL BRÉAL


ESSAI
DE
SÉMANTIQUE
(SCIENCE DES SIGNIFICATIONS)


PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
79, boulevard saint-germain, 79

1897
Droits de traduction et de reproduction réservés.


je dédie ce livre
au souvenir de ma femme bien-aimée
HENRIETTE BRÉAL
dont la pensée a été présente
à toutes les heures de mon travail
ESSAI
DE
SÉMANTIQUE



IDÉE DE CE TRAVAIL

Les livres de grammaire comparée se succèdent, à l’usage des étudiants, à l’usage du grand public, et cependant il ne me semble pas que ce qu’on offre soit bien ce qu’il fallait donner. Pour qui sait l’interroger, le langage est plein de leçons, puisque depuis tant de siècles l’humanité y dépose les acquisitions de sa vie matérielle et morale : mais encore faut-il le prendre par le côté où il parle à l’intelligence. Si l’on se borne aux changements des voyelles et des consonnes, on réduit cette étude aux proportions d’une branche secondaire de l’acoustique et de la physiologie ; si l’on se contente d’énumérer les pertes subies par le mécanisme grammatical, on donne l’illusion d’un édifice qui tombe en ruines ; si l’on se retranche dans de vagues théories sur l’origine du langage, on ajoute, sans grand profit, un chapitre à l’histoire des systèmes. Il y a, ce me semble, autre chose à faire. Extraire de la linguistique ce qui en ressort comme aliment pour la réflexion, et — je ne crains pas de l’ajouter — comme règle pour notre propre langage, puisque chacun de nous collabore pour sa part à l’évolution de la parole humaine, voilà ce qui mérite d’être mis en lumière, voilà ce que j’ai essayé de faire en ce volume.

Il n’y a pas encore bien longtemps, la Linguistique aurait cru déroger en avouant qu’elle pouvait servir à quelque objet pratique. Elle existait, prétendait-elle, pour elle-même, et elle ne se souciait pas plus du profit que le commun des hommes en pourrait tirer, que l’astronome, en calculant l’orbite des corps célestes, ne pense à la prévision des marées. Dussent mes confrères trouver que c’est abaisser notre science, je ne crois pas que ces hautes visées soient justifiées. Elles ne conviennent pas à l’étude d’une œuvre humaine telle que le langage, d’une œuvre commencée et poursuivie en vue d’un but pratique, et d’où, par conséquent, l’idée de l’utilité ne saurait à aucun moment être absente. Bien plus : je crois que ce serait enlever à ces recherches ce qui en fait la valeur. La Linguistique parle à l’homme de lui-même : elle lui montre comment il a construit, comment il a perfectionné, à travers des obstacles de toute nature, et malgré d’inévitables lenteurs, malgré même des reculs momentanés, le plus nécessaire instrument de civilisation. Il lui appartient de dire aussi par quels moyens cet outil qui nous est confié et dont nous sommes responsables, se conserve ou s’altère… On doit étonner étrangement le lecteur qui pense, quand on lui dit que l’homme n’est pour rien dans le développement du langage et que les mots — forme et sens — mènent une existence qui leur est propre.

L’abus des abstractions, l’abus des métaphores, tel a été, tel est encore le péril de nos études. Nous avons vu les langues traitées d’êtres vivants : on nous a dit que les mots naissaient, se livraient des combats, se propageaient et mouraient. Il n’y aurait aucun inconvénient à ces façons de parler s’il ne se trouvait des gens pour les prendre au sens littéral. Mais puisqu’il s’en trouve, il ne faut pas cesser de protester contre une terminologie qui, entre autres inconvénients, a le tort de nous dispenser de chercher les causes véritables[1].

Les langues indo-européennes sont condamnées au langage figuré. Elles ne peuvent pas plus y échapper que l’homme, selon le proverbe arabe, ne saurait sauter hors de son ombre. La structure de la phrase les y oblige : elle est une tentation perpétuelle à animer ce qui n’a pas de vie, à changer en actes ce qui est un simple état. Même la sèche grammaire ne peut s’en défendre : qu’est-ce autre chose qu’un commencement de mythe, quand nous disons que ἐνέγκω prête ses temps à φέρω, ou que clou prend un s au pluriel ? Mais les linguistes, plus que d’autres, devraient être en garde contre ce piège…

Ce n’est pas seulement l’homme primitif, l’homme de la nature, qui se prend pour mesure et pour modèle de toute chose, qui remplit le ciel et l’air d’êtres semblables à lui. La science n’est pas exempte de cette erreur. Prenez le tableau généalogique des langues, comme il est décrit et même dessiné en maints ouvrages : n’est-ce pas le produit du plus pur anthropomorphisme ? Que n’a-t-on pas écrit sur la différence des langues mères et des langues filles ? Les langues n’ont point de filles : elles ne donnent pas non plus le jour à des dialectes. Quand on parle du proto-hellénique ou du proto-aryen, ce sont des habitudes de pensée empruntées à un autre ordre d’idées, c’est la linguistique qui conforme ses hypothèses sur le modèle de la zoologie. Il en est de même pour cette langue indo-européenne proethnique que tant de linguistes ne se lassent pas de construire et reconstruire : ainsi faisaient les Grecs quand ils imaginaient, pour rendre compte des différentes races, les ancêtres Æolus, Dorus, Ion et Achæus, fils ou petit-fils d’Hellen[2].

Il y a peu de livres qui, sous un mince volume, contiennent autant de paradoxes que le petit livre où Schleicher donne ses idées sur l’origine et le développement des langues. Cet esprit habituellement si clair et si méthodique, ce botaniste, ce darwinien, y trahit des habitudes de pensée qu’on aurait plutôt attendues chez quelque disciple de l’école mystique. Ainsi l’époque de perfection des langues serait située bien loin dans le passé, antérieurement à toute histoire : aussitôt qu’un peuple entre dans l’histoire, commence à avoir une littérature, la décadence, une décadence irréparable se déclare. Le langage se développe en sens contraire des progrès de l’esprit. Exemple remarquable du pouvoir que les impressions premières, les idées reçues dans l’enfance peuvent exercer[3] !

Laissant de côté les changements de phonétique, qui sont du ressort de la grammaire physiologique, j’étudie les causes intellectuelles qui ont présidé à la transformation de nos langues. Pour mettre de l’ordre dans cette recherche, j’ai rangé les faits sous un certain nombre de lois : on verra plus loin ce que j’entends par loi, expression qu’il ne faut pas prendre au sens impératif. Ce ne sont pas non plus de ces lois sans exception, de ces lois aveugles, comme sont, s’il faut en croire quelques-uns de nos confrères, les lois de la phonétique. J’ai pris soin, au contraire, de marquer pour chaque loi les limites où elle s’arrête. J’ai montré que l’histoire du langage, à côté de changements poursuivis avec une rare conséquence, présente aussi quantité de tentatives ébauchées, et restées à mi-chemin.

Ce serait la première fois, dans les choses humaines, qu’on trouverait une marche en ligne droite, sans fluctuation ni détour. Les œuvres humaines, au contraire, se montrent à nous comme chose laborieuse, sans cesse traversée, soit par les survivances d’un passé qu’il est impossible d’annuler, soit par des entreprises collatérales conçues dans un autre sens, soit même par les effets inattendus des propres tentatives présentes.


… Ce livre, commencé et laissé bien des fois, et dont, à titre d’essai, j’ai fait paraître à diverses reprises quelques extraits[4], je me décide aujourd’hui à le livrer au public. Que de fois, rebuté par les difficultés de mon sujet, me suis-je promis de n’y plus revenir !… Et cependant cette longue incubation ne lui aura pas été inutile. Il est certain que je vois plus clair aujourd’hui dans le développement du langage qu’il y a trente ans. Le progrès a consisté pour moi à écarter toutes les causes secondes et à m’adresser directement à la seule cause vraie, qui est l’intelligence et la volonté humaine.

Faire intervenir la volonté dans l’histoire du langage, cela ressemble presque à une hérésie, tant on a pris soin depuis cinquante ans de l’en écarter et de l’en bannir. Mais si l’on a eu raison de renoncer aux puérilités de la science d’autrefois, on s’est contenté, en se rejetant à l’extrême opposé, d’une psychologie véritablement trop simple. Entre les actes d’une volonté consciente, réfléchie, et le pur phénomène instinctif, il y a une distance qui laisse place à bien des états intermédiaires, et nos linguistes auraient mal profité des leçons de la philosophie contemporaine s’ils continuaient à nous imposer le choix entre les deux branches de ce dilemme. Il faut fermer les yeux à l’évidence pour ne pas voir qu’une volonté obscure, mais persévérante, préside aux changements du langage.

Comment faut-il se représenter cette volonté ?

Je crois qu’il faut se la représenter sous la forme de milliers, de millions, de milliards d’essais entrepris en tâtonnant, le plus souvent malheureux, quelquefois suivis d’un quart de succès, d’un demi-succès, et, qui, ainsi guidés, ainsi corrigés, ainsi perfectionnés, vinrent à se préciser dans une certaine direction. Le but, en matière de langage, c’est d’être compris. L’enfant, pendant des mois, exerce sa langue à proférer des voyelles, à articuler des consonnes : combien d’avortements, avant de parvenir à prononcer clairement une syllabe ! Les innovations grammaticales sont de la même sorte, avec cette différence que tout un peuple y collabore. Que de constructions maladroites, incorrectes, obscures, avant de trouver celle qui sera l’expression, non pas adéquate (il n’en est point), mais du moins suffisante de la pensée ! En ce long travail, il n’y a rien qui ne vienne de la volonté[5].

Telle est l’étude à laquelle je convie tous les lecteurs. Il ne faut pas s’attendre à y trouver des faits de nature bien compliquée. Comme partout où l’esprit populaire est en jeu, on est, au contraire, surpris de la simplicité des moyens, simplicité qui contraste avec l’étendue et l’importance des effets obtenus.

J’ai pris à dessein mes exemples dans les langues les plus généralement connues : il sera facile d’en augmenter le nombre ; il sera facile aussi d’en apporter de régions moins explorées. Les lois que j’ai essayé d’indiquer étant plutôt d’ordre psychologique, je ne doute pas qu’elles ne se vérifient hors de la famille indo-européenne. Ce que j’ai voulu faire, c’est de tracer quelques grandes lignes, de marquer quelques divisions et comme un plan provisoire sur un domaine non encore exploité, et qui réclame le travail combiné de plusieurs générations de linguistes. Je prie donc le lecteur de regarder ce livre comme une simple Introduction à la science que j’ai proposé d’appeler la Sémantique[6].




PREMIÈRE PARTIE

LES LOIS INTELLECTUELLES DU LANGAGE



CHAPITRE I

LA LOI DE SPÉCIALITÉ

Définition du mot loi. — Idée fausse qui règne au sujet des langues dites synthétiques et analytiques. — La spécialité de la fonction est l’une des choses qui caractérisent les langues analytiques.

Nous appelons loi, prenant le mot dans le sens philosophique, le rapport constant qui se laisse découvrir dans une série de phénomènes. Un ou deux exemples rendront ceci plus clair.

Si tous les changements qui se font dans le gouvernement et les habitudes d’un peuple, se font dans le sens de la centralisation, nous disons que la centralisation est la loi du gouvernement et des habitudes de ce peuple. Si la littérature et les arts d’une époque se distinguent par des qualités d’ordre et de mesure, nous disons que l’ordre et la mesure sont la loi des arts et de la littérature à cette époque. De même si la grammaire d’une langue tend d’une façon constante à se simplifier, nous pouvons dire que la simplification est la loi de la grammaire de cette langue. Et, pour arriver à notre sujet, si certaines modifications de la pensée, exprimées d’abord par tous les mots, sont peu à peu réservées pour un petit nombre de mots, ou même pour un seul mot, qui assume la fonction pour lui seul, nous disons que la spécialité est la loi qui a présidé à ces changements. Il ne saurait être question d’une loi préalablement concertée, encore moins d’une loi imposée au nom d’une autorité supérieure.


Tout le monde connaît la distinction, devenue banale à force d’être répétée, des langues dites synthétiques et des langues dites analytiques. Tout le monde aussi peut dire d’une façon plus ou moins complète en quoi consiste la différence. Mais comment s’est opérée cette évolution, par quelles causes, là-dessus règnent encore les idées les plus vagues et les plus inexactes.

Personne n’a mieux exprimé que J.-J. Ampère, dans un livre justement critiqué, mais qui, sur ce point, représente encore à l’heure qu’il est les idées du grand nombre, la façon dont on se représente le rapport existant entre le latin et les langues romanes. Je cite ses paroles :

« L’antique synthèse grammaticale en vertu de laquelle la langue qui se meurt était organisée, cette synthèse est détruite ; les flexions grammaticales sont perdues ; on ne distingue plus suffisamment les cas des noms, les temps des verbes. Que faire pour sortir de cette confusion ? On s’avise d’exprimer par des mots séparés les rapports qu’exprimaient les signes grammaticaux confondus ou abolis ; on supplée par des prépositions aux terminaisons qui distinguaient les cas des substantifs ; on remplace par des auxiliaires celles qui marquaient les temps des verbes. On indique les genres par des articles et les personnes par des pronoms. »

« … Dans toutes les langues on a employé le même remède contre le même mal, on s’est avisé du même expédient dans la même détresse[7]. »

Ainsi, ce serait pour réparer des ruines, pour remédier à un mal, pour sortir de la confusion, que des procédés nouveaux auraient été inventés. Présenter les choses de cette façon (et la même idée, je le répète, existe encore chez la plupart des linguistes, même chez ceux qui se sont montrés le plus sévères pour ce livre), c’est méconnaître la vraie succession des faits, c’est rendre inintelligible l’histoire des langues. En réalité on n’a pas eu à réparer de ruines, les terminaisons qu’on a écartées étant depuis longtemps devenues inutiles. Les langues anciennes n’ont connu aucune détresse. Au lieu de cette histoire invraisemblable, il serait temps d’en écrire une autre plus simple et plus vraie.

En tête de cette histoire devra prendre place la loi de spécialité.

Une tendance de l’esprit qui s’explique par le besoin de clarté, c’est de substituer des exposants invariables, indépendants, aux exposants variables, assujettis. Il y a là une tendance conforme au but général du langage, qui est de se faire comprendre aux moindres frais, je veux dire avec le moins de peine possible. Mais comme les conditions où le langage est placé ne permettent pas la création ex nihilo, cet effort se réalise lentement, au moyen et aux dépens de ce qui existait antérieurement.


Un premier et très tangible exemple nous est fourni par le comparatif et le superlatif.

Dans les langues anciennes, l’adjectif exprime la gradation au moyen de suffixes. Ces suffixes étaient d’abord nombreux et divers. Ainsi le comparatif pouvait se marquer par les syllabes ro (superus, inferus), tero (interus, exterus), ior (purior, largior). Le superlatif pouvait se marquer par les syllabes mo (summus, infimus), timo (intimus, extimus), issimo (dulcissimus). Le latin, tel que nous le connaissons, a déjà renoncé à cette diversité, ne gardant pour chaque degré qu’un seul suffixe (ior, issimus). Première simplification.

Si du latin nous passons au français, nous voyons qu’il a encore quelques comparatifs à la mode ancienne, héritage du latin : graignior, forçor, hauçor, juvenor, gencior[8]. Il a aussi quelques superlatifs : pesme (pessimus), proisme (proximus). Mais ce mécanisme, déjà privé de son vrai sens, ne tarde pas à disparaître, non pas, comme on l’a dit, par suite de l’altération phonétique (car ces mots étaient parfaitement viables), mais par l’action de la loi de spécialité. Un seul mot assume en français la fonction de tous ces comparatifs et superlatifs. De même dans les autres langues romanes. En français, plus ; en italien, più ; en espagnol, mas ; en portugais, mais ; en roumain, mai.

Mais ce qu’il faut remarquer, c’est que ce mot privilégié qui succède à tous les comparatifs d’autrefois est lui-même un comparatif. Plus représente l’ancien latin ploius (= grec πλεῖον) ; l’espagnol mas, le portugais mais représentent magis. C’est donc le dernier survivant d’une espèce éteinte, et éteinte non sans intention, qui remplace à lui seul tous les autres. Les seules exceptions sont quelques comparatifs comme meilleur, pire, moindre, si fréquemment employés que le procédé nouveau, sur lequel ils avaient d’ailleurs l’avantage de la brièveté, ne les a pas supplantés.

D’après ce premier exemple, nous pouvons déjà voir en quoi consiste la loi de spécialité. Parmi tous les mots d’une certaine espèce, marqués d’une certaine empreinte grammaticale, il en est un qui est peu à peu tiré hors de pair. Il devient l’exposant par excellence de la notion grammaticale dont il porte la marque. Mais en même temps il perd sa valeur individuelle et n’est plus qu’un instrument grammatical, un des rouages de la phrase. Quand nous disons un temps plus long, une journée plus courte, le mot plus sert à déterminer l’adjectif dont il est suivi ; mais par lui-même il n’a pas plus de contenance sémantique que la désinence ior[9]. On devine du même coup la raison pour laquelle la loi de spécialité a besoin du secours des siècles avant de pouvoir s’exercer. Les mots sont trop significatifs par eux-mêmes pour se prêter du premier coup à ce rôle d’auxiliaire. Il faut qu’un long usage dans des associations diverses ait lentement préparé les esprits à en retirer le trop-plein de valeur.

Ce n’est donc pas, comme on le dit, la chute des désinences qui a amené, comme une sorte de pis-aller, l’emploi de plus et de magis ; cet emploi commence en un temps où les désinences étaient d’un usage courant. On trouve même l’emploi cumulatif des deux procédés : Plaute écrit magis dulcius, magis facilius, mollior magis. Ces exemples nous montrent l’idée comparative commençant déjà à élire tout particulièrement domicile en un certain adverbe, quoique le mécanisme — ior, — issimus soit encore en pleine vigueur.


Nous venons maintenant au remplacement des anciennes déclinaisons par les prépositions.

On sait que chaque substantif marquait d’abord les rapports de dépendance, d’intériorité, d’instrument, etc., au moyen de modifications de sa partie finale. Mais ce moyen d’expression était à la fois compliqué et insuffisant. Il était compliqué en ce que les substantifs, n’étant pas tous conformés de même, présentaient à un même cas des formes différentes (génitif : domini, rosæ, arboris, etc.). Il était insuffisant en ce que les cas de la déclinaison étaient trop peu nombreux pour exprimer tous les rapports que l’esprit pouvait concevoir[10]. Ce fut la raison qui fit qu’à côté de ces cas on plaça des adverbes servant à les déterminer. Mais l’habitude de placer le même adverbe à côté du même cas ne pouvait manquer de produire à la longue sur les esprits un effet dont nous aurons encore d’autres exemples dans la suite : entre la flexion et la particule de lieu ou de temps l’intelligence crut saisir un rapport spécial, une relation de cause à effet. Au lieu de regarder l’adverbe comme un simple déterminant du cas, l’intelligence populaire y vit la raison d’être du cas : paralogisme bien connu, que la philosophie désigne par la formule cum hoc, ergo propter hoc. Mais quand c’est le paralogisme de tout le monde, on sait qu’il est bien près de faire l’impression d’une vérité. En matière de langage, ce que le peuple croit sentir passe à l’état de réalité. Les adverbes de lieu et de temps comme ἀπό, περί, ἐπί, πρός, μετά, παρά, après avoir été l’accompagnement du génitif, du datif ou de l’accusatif, devinrent la cause de ces cas : d’adverbes, ils devinrent prépositions. L’esprit les doua d’une force transitive[11].

Dans la langue homérique, la transformation est déjà aux trois quarts accomplie[12]. Elle l’est tout à fait dans les plus anciens monuments qui nous ont conservé la langue latine. Au contraire, dans les textes védiques, nous voyons encore à l’état d’adverbes les mots qui sont devenus les prépositions bien connues per, ob, ad, sub, super, ab

À partir du jour où la langue possède des prépositions, l’existence de la déclinaison est menacée. À quoi bon, en effet, ces cas qui n’ajoutent rien au sens ? La préposition ne suffit-elle point ? Elle suffit parfaitement, et même elle fait un meilleur usage, car elle marque d’une façon précise et explicite des rapports que la flexion indique de manière vague et générale. En outre, elle est d’un usage plus commode, car elle est toujours semblable à elle-même, toujours aisément reconnaissable. Cependant, comme rien ne se fait vite quand il s’agit d’habitudes séculaires communes à de grandes masses d’hommes, les désinences ne disparaissent pas en une fois ni du premier coup. Elles commencent par devenir incertaines. On les emploie avec distraction, on les confond les unes avec les autres…

Les premiers symptômes de cette transformation remontent beaucoup plus haut qu’on ne le croit d’ordinaire. On a souvent cité le passage de Suétone où, parlant des habitudes de l’empereur Auguste, il rapporte que celui-ci, pour plus de clarté, ne craignait pas d’ajouter des prépositions aux noms et des conjonctions aux verbes. Le passage en lui-même est curieux. Mais il y faut remarquer surtout les derniers mots : (præpositiones) quæ detractæ afferunt aliquid obscuritatis, etsi gratiam augent[13]. Il était donc élégant, conforme au bon ton, de se passer du secours des prépositions et des conjonctions. C’était l’ancien langage latin. Mais l’empereur adopta le nouvel usage : on sait qu’il affectait volontiers des habitudes rustiques.

De ce parler rustique nous avons un autre témoignage contemporain. C’est la dédicace et le règlement d’un temple de la Sabine, l’an 57 avant Jésus-Christ[14]. Ce règlement prévoit le cas où des donations seraient faites au temple : Si pecunia ad id templum data erit… Quod ad eam ædem donum datum erit… Au lieu du datif, nous avons la construction moderne : « À ce temple ».

Remarquons qu’il s’agit d’un document officiel, à la fois juridique et religieux. La langue officielle est volontiers archaïque, s’il n’en coûte rien à la précision : mais du moment que la précision est en jeu, elle ne recule pas devant le néologisme.

Déjà peu de temps après Auguste, nous assistons à la décadence des désinences casuelles. À Pompéi, on écrit : Cum discentes, « avec ses élèves » ; cum collegas, « avec ses collègues ». Dans une inscription de Misène, de l’an 159 après Jésus-Christ, on a : per multo tempore. Dans une autre, à peu près du même temps : ex litteras[15]. Le latin d’Afrique, dès l’époque d’Hadrien, présente fréquemment ce genre de faute. Un ingénieur de Lambèse, qui sait d’ailleurs bien sa langue, se trompe sur ce point : il écrit : a rigorem, sine curam[16].

Si nous descendons encore de deux siècles, nous trouvons l’usage des désinences de plus en plus incertain, celui des prépositions de plus en plus fréquent. Dans le Pèlerinage de Silvia (ive siècle), on trouve des locutions comme celles-ci : Fundamenta de habitationibus ipsorum… Fallere vos super hanc rem non possum… Valde instructus de scripturis… Et même : Lecto omnia de libro Moysi, « ayant tout lu du livre de Moïse ». À côté des prépositions latines, on rencontre la préposition grecque κατά. Cata singulos hymnos fit oratio[17].

Dans son livre sur le Latin de Grégoire de Tours, M. Max Bonnet fait observer que Grégoire se trompe sur l’emploi des cas quand ils sont précédés d’une préposition[18]. Ce n’est pas qu’il ne connaisse la déclinaison latine et qu’il ne sache la valeur de chaque cas. Mais quand il emploie l’une des prépositions cum, de, ad, per, in, sub, il lui est indifférent d’employer l’accusatif ou l’ablatif.

Ce n’est donc point par ignorance, par usure des formes, par impossibilité de s’entendre, qu’on a eu recours, en désespoir de cause, une fois la déclinaison tombée en ruines, à un autre moyen de représenter les mêmes idées. Non : c’est au sommet de la hiérarchie romaine que nous en trouvons, dans le plus beau moment de la littérature, les premiers exemples. La langue des affaires a dû être la première à accueillir l’innovation, préparant ainsi les voies à un nouveau système grammatical.

Le fait le plus important de l’histoire de nos langues, celui qui caractérise par excellence le passage de la synthèse à l’analyse, rentre donc dans le chapitre du principe de spécialité. Il y a toutefois un emploi des cas où les prépositions ne fournissaient aucun secours : c’est pour la distinction du sujet et du régime. Aussi est-ce la distinction du nominatif et de l’accusatif qui a duré le plus longtemps. Nous y reviendrons en traitant de la construction.

À mesure que les anciens adverbes se changeaient en prépositions, l’usage a prévalu de les placer régulièrement devant le substantif : on me permettra de faire à ce sujet une observation que je crois importante.

S’il n’y avait pas quelque bizarrerie à parler de la sorte, je dirais que nos langues modernes n’ont jamais eu une chance plus heureuse, n’ont jamais échappé à un plus grand danger que le jour où le latin a eu l’esprit de changer en prépositions les petits mots comme in, ad, per, cum, que jusque-là l’habitude était d’accoler à leur régime en manière de postpositions. Les formes comme mecum, tecum, vobiscum, semper, paulisper, quoad, témoignent encore de cet état que le latin a traversé et dont ses frères, l’ombrien et l’osque, ne sont jamais parvenus à sortir. En ombrien, par exemple, non seulement cum, mais in, ad, per, toutes les anciennes locutions de cette sorte sont restées postpositions. « À l’autel, vers l’autel, sur l’autel », se disent asacum, asamen, asamad, et par suite de la négligence de la prononciation, asaco, asame, asama. « À la limite, vers la limite, sur la limite », se disent termnuco, termnume, termnuma. Et ainsi de suite. Déjà au ier siècle avant l’ère chrétienne, par les fautes qui se produisent, on voit que la confusion commence. Entre le substantif et le petit mot dont il est suivi il se fait des associations vicieuses. Si le latin ne s’était pas écarté de cette voie, sa déclinaison prenait un tout autre tour. Au lieu de s’appauvrir, elle s’enrichissait, car des cas nouveaux se fussent formés. Au lieu d’aboutir aux langues romanes, le latin aboutissait à quelque idiome semblable au basque.

Par un juste sentiment des exigences de la clarté, les langues modernes sont devenues de plus en plus rigoureuses sur ce point. Elles ont exigé que rien ne vînt séparer la préposition de son « régime » : tandis que le latin tolère encore quelques intercalations[19], le français n’admet point d’exceptions à cette règle.


Nulle part aussi bien qu’en anglais on ne voit les effets du principe de spécialité.

L’anglais n’a pas renoncé à son génitif : mais il a fait de l’exposant du génitif un emploi tellement hardi, qu’il en obtient les mêmes services que si c’était un mot indépendant. Après avoir adopté comme désinence uniforme de tous les substantifs un simple s, il a mobilisé cet s, de manière à pouvoir le mettre après deux ou plusieurs substantifs. The queen of Great-Britain’s navy. — Pope and Addison’s age. De cette façon l’anglais a su se donner deux variétés différentes de génitif, l’une avec s, l’autre avec of, l’une progressive, l’autre régressive. Exemple curieux qui montre comment, par l’assouplissement, on peut perfectionner le mécanisme et élargir les ressources d’une langue[20].

La conjugaison anglaise va nous offrir un autre exemple de la loi de spécialité.

Parmi les langues modernes, la plus analytique est sans aucun doute l’anglais. On a souvent dit que ce caractère analytique était dû au mélange de la grammaire anglo-saxonne et de la grammaire française : explication qui, énoncée de cette façon, est inexacte. Ce qui est vrai, c’est que les classes supérieures de la société, en se servant du français pendant plusieurs siècles, avaient abandonné l’usage de l’anglais aux classes populaires. Or — nous venons de le voir, — c’est la partie cultivée de la nation qui ralentit l’évolution du langage. Là où les aristocraties se désintéressent de la langue nationale, cette évolution prend une marche accélérée.

La conjugaison germanique, avec ses règles compliquées, qui sont une grosse difficulté pour l’étranger, ne laisse pas que d’être assez difficile aussi pour les indigènes. Jacob Grimm compte pour l’allemand jusqu’à douze classes de conjugaison, dont les spécimens plus ou moins bien conservés se retrouvent également en anglais. Je veux parler des verbes comme I give, I gave ; I bind, I bound ; I dig, I dug ; I hold, I held, etc.

On sait comment l’anglais moderne remédie à cette difficulté : au lieu et place de ces présents, de ces prétérits à formations multiples, il emploie, ou du moins il est libre d’employer le présent I do, le prétérit I did, en faisant du verbe un mot invariable. Le changement a commencé par les tours interrogatifs et négatifs. Puis le verbe do, continuant ses progrès, s’est introduit dans les phrases simplement affirmatives. Supposons que par un nouveau pas en avant, il s’impose aux phrases affirmatives, il y devienne d’un emploi constant et obligatoire, l’anglais aura substitué son verbe auxiliaire à tous les autres verbes. Celui-ci se chargera alors d’exprimer les idées de temps, de personne, de mode, ainsi que celle d’affirmation, que chaque verbe marquait jusque-là pour son compte. Dès à présent le verbe do est si prêt à tous les usages qu’il peut se servir d’auxiliaire à lui-même.

Mais l’universalité de l’emploi a sa contre-partie. Quand do accompagne un autre verbe, il n’est plus qu’un outil grammatical. Par une division qui paraîtrait extrêmement subtile si elle avait été faite du premier coup et à tête reposée, l’anglais met d’une part l’expression concrète de l’acte, et d’autre part les idées d’affirmation, de personne, de temps, de mode. Dans un dialogue comme celui-ci : Does he consent ? — He doesn’t, tout le mouvement de l’action, tout l’appareil grammatical est accumulé dans l’auxiliaire.

Mais il est rare que le principe de spécialité triomphe du premier coup. L’histoire des langues est semée de tentatives manquées et de demi-réussites.

Bien des siècles avant que l’anglais eût fait de son verbe do un verbe auxiliaire, il avait déjà une première fois été employé pour remédier à certaines difficultés de la conjugaison. On avait trouvé plus simple, pour former le parfait de certains verbes, d’emprunter le parfait du verbe do. En gothique l’emprunt est des plus visibles : sôki-da, « je cherchai », sôki-dêdum, « nous cherchâmes ».

On sait que c’est l’origine du parfait appelé « faible ». L’essai ne réussit qu’à moitié. Il avait le tort de venir dans un temps de synthèse. L’auxiliaire s’unit au verbe principal, et fit avec lui un tout indissoluble, de sorte que la conjugaison germanique, au lieu d’être simplifiée, compta une série de formes de plus.

Nous pouvons en rapprocher le sort du futur et du conditionnel dans les langues romanes. On sait que ces langues avaient trouvé dans le verbe habere un exposant aussi simple que commode. Ovide écrivait dans ses Pontiques :

Plura quidem mandare tibi, si quæris, habebam
Sed timeo tardæ causa fuisse moræ.

Nous avons ici le commencement du conditionnel moderne. Voici le commencement du futur, que je prends dans un Sermon de saint Augustin ; il est question de la fin du monde : Petant aut non petant, venire habet. Mais l’auxiliaire s’étant soudé au verbe principal, la tentative, au moins au point de vue du principe de spécialité, avorta.

Remontons encore d’une dizaine de siècles en arrière, nous trouvons dans les imparfaits comme amabam, dans les futurs comme amabo, dans les parfaits comme amavi et comme duc-si, des tentatives toutes pareilles. Ce sont les verbes signifiant « être » (en sanscrit bhū et as, en latin fuo et esse) qui viennent s’accoler au verbe principal. Mais jetés au milieu d’une conjugaison synthétique, ces auxiliaires sont aussitôt absorbés.

Il nous est possible enfin de découvrir une première tentative dès la période indo-européenne. Le futur (grec δώσω, sanscrit dāsjāmi) composé avec l’auxiliaire as, ainsi que les autres temps composés avec le même auxiliaire, sont des essais qui montrent combien de fois le langage a eu recours au même moyen, avant de réaliser enfin le progrès qu’il avait en vue.




CHAPITRE II

LA LOI DE RÉPARTITION

Preuves de l’existence d’une répartition. — Limites du principe de répartition.

Nous appelons « répartition » l’ordre intentionnel par suite duquel des mots qui devraient être synonymes, et qui l’étaient en effet, ont pris cependant des sens différents et ne peuvent plus s’employer l’un pour l’autre.

Y a-t-il une répartition ? — La plupart des linguistes le nient. Quand ils se trouvent en présence de faits trop visibles, ils déclarent que ces faits ne comptent pas, qu’on est en présence d’une répartition savante, nullement populaire. C’est le même défaut d’analyse psychologique que nous avons constaté en commençant : n’admettre l’intervention de la volonté humaine que s’il y a eu volonté consciente et réfléchie.

Je ferai d’abord remarquer que le peuple n’est pas de cet avis. Il admet l’existence d’une répartition : il ne croit pas qu’il y ait dans le langage des termes absolument identiques[21]. Ayant le sentiment que le langage est fait pour servir à l’échange des idées, à l’expression des sentiments, à la discussion des intérêts, il se refuse à croire à une synonymie qui serait inutile et dangereuse. Or, comme il est tout à la fois le dépositaire et l’auteur du langage, son opinion qu’il n’y a pas de synonymes fait qu’en réalité les synonymes n’existent pas longtemps : ou bien ils se différencient, ou bien l’un des deux termes disparaît.

Ce qui a jeté le discrédit sur ce chapitre, ce sont les distinctions essayées dans le silence du cabinet par de prétendus docteurs en langage, que personne n’avait conviés à cette tâche. Il n’y a de bonnes distinctions que celles qui se font sans préméditation, sous la pression des circonstances, par inspiration subite et en présence d’un réel besoin, par ceux qui ont affaire aux choses elles-mêmes. Les distinctions que fait le peuple sont les seules vraies et les seules bonnes. Au même moment où il voit les choses, il y associe les mots.

Nous allons en donner des exemples.

Toutes les fois que deux langues se trouvent en présence, ou simplement deux dialectes, il se fait un travail de classement, qui consiste à attribuer des rangs aux expressions synonymes. Selon qu’un idiome est considéré comme supérieur ou inférieur, on voit ses termes monter ou descendre en dignité. La question de linguistique est au fond une question sociale ou nationale. M. J. Gilliéron décrit les effets produits par l’invasion du français dans un patois de la Suisse[22]. À mesure qu’un mot français est adopté, le vocable patois, refoulé et abaissé, devient vulgaire et trivial. Autrefois la chambre s’appelait païlé : depuis que le mot chambre est entré au village, païlé désigne un galetas. En Bretagne, dit l’abbé Rousselot, les jardins s’appelaient autrefois des courtils : maintenant que l’on connaît le mot jardin, une nuance de dédain s’est attachée à l’appellation rustique. Peu importe que les deux termes soient de même origine. Le Savoyard emploie les noms de père et de mère pour ses parents, au lieu qu’il garde pour le bétail les anciens mots de pâré et de mâré. Chez les Romains, coquina signifiait « cuisine » : l’osque popina, qui est le même mot, désigna un cabaret de bas étage.

On dira peut-être que ces mots sont naturellement différenciés par les choses qu’ils désignent et qu’on ne les a jamais comparés entre eux. Ce serait soutenir que l’intelligence populaire n’est pas capable de fixer deux objets à la fois. Je crois, au contraire, qu’il y a eu comparaison, et que le terme populaire doit à cette comparaison une déchéance qui autrement ne se comprendrait pas. En matière de langage, la signification est le grand régulateur de la mémoire ; pour prendre place dans notre esprit, les mots nouveaux ont besoin d’être associés à quelque mot de sens approchant. Le peuple a donc ses synonymes, qu’il dispose et subordonne selon ses idées. À mesure qu’il apprend des mots nouveaux, il les insère parmi les mots qu’il connaît déjà. Rien d’étonnant à ce que ceux-ci subissent un déplacement, un recul. Aussi longtemps qu’il y aura des populations qui se mêleront, on aura à constater de nouveaux exemples de la répartition. Pour en arrêter les effets, il faudrait mettre des douanes, des clôtures au langage.

Ce que le peuple fait d’instinct, toute science qui se forme, toute analyse qui s’approfondit, toute discussion qui veut aboutir, toute opinion qui veut se reconnaître et se définir, le fait avec la même spontanéité. Platon, voulant combattre les idées de l’école ionienne, reproche à Thalès d’avoir confondu les principes ou ἀρχαί avec les éléments ou στοιχεῖα, les éléments étant l’eau, le feu, la terre, l’air, les principes étant quelque chose de plus général et d’impérissable, comme les nombres. La distinction faite ici par le penseur grec, pour être philosophique et profonde, n’en est pas moins, au point de vue de la linguistique, du même ordre que les distinctions citées plus haut. Par une aperception immédiate, les deux mots, jusque-là synonymes, ont été différenciés. Mettrons-nous les faits de ce genre en dehors de l’histoire du langage ? Nous risquerions d’en retrancher le côté le plus important. L’histoire du langage est une série de répartitions. Il ne s’est point passé autre chose à l’origine des langues. Il ne se passe point autre chose aux premiers bégaiements de l’enfant, car c’est par répartition qu’il applique peu à peu à des objets distincts les syllabes qu’il promène d’abord indifféremment sur tous les êtres qu’il rencontre.

Voyons maintenant quelques effets de la répartition dans une période ancienne de nos langues.

La racine man semble avoir servi, dans le principe, à nommer confusément toutes les opérations de l’âme, car nous la trouvons exprimant la pensée (mens), la mémoire (memini, μέμνηναι, μιμνήσκω), la passion (μένος), et même peut-être la folie (μανία)[23]. Mais une psychologie moins rudimentaire a introduit de l’ordre dans ce mélange, gardant quelques mots, en élaguant d’autres pour les remplacer par des synonymes, donnant enfin à chacun son domaine spécial. Un tel triage ne s’est point fait au hasard : ce serait le lieu de reprendre, avec une force particulière sur ce terrain purement humain et historique, toute l’argumentation de Fénelon.

Nous avons l’habitude de faire une distinction entre le courage actif, qui va au-devant du danger pour le combattre, et le courage passif, qui consiste à supporter la mauvaise fortune avec égalité d’âme. Bien que pouvant exister chez le même homme, ce sont, au fond, deux sentiments différents, comme on peut le voir en observant où conduit l’exagération de l’un et de l’autre. Poussé trop loin, le courage actif aboutit à la témérité ; le courage passif, porté au delà de la juste mesure, dégénère en apathie.

On s’attendrait à voir le langage reproduire dès les plus anciens temps une distinction si naturelle ; mais il n’en est rien. Dans la langue d’Homère, les deux idées ont l’air de se confondre, et le même verbe τολμάω, qui veut dire « oser », signifie aussi « supporter » ; le même adjectif τλήμων, qui veut dire « patient », signifie aussi « audacieux »[24]. Après Homère, la poésie gnomique nous fournit d’autres exemples de cette confusion :

« Force est, dit un proverbe, de supporter ce que les dieux envoient aux mortels ».

Τολμᾶν χρὴ τὰ διδοῦσι θεοὶ θνητοῖσι βροτοῖσιν.

Et ailleurs :

« Sois endurante, ô mon âme, dans le malheur, alors même que tu souffres ce qui ne peut être enduré ».

Τόλμα, θυμὲ, κακοῖσιν, ὅμως ἄτλητα πεπονθώς[25].

C’est donc par une distinction faite après coup que l’audace (et même l’audace poussée jusqu’à la témérité et jusqu’à l’insolence) a été confiée à τολμάω et sa famille, tandis que la constance et la résignation sont devenues le partage de τάλας et τλήμων[26].

Personne aujourd’hui ne songerait à nommer du même mot deux idées aussi différentes que le plaisir des sens et le plaisir idéal causé par le sentiment tout intime de l’espérance. Cependant il y a eu un temps où la même expression servait pour les deux idées. Le grec, de cette racine, a tiré une série de mots qui expriment l’espoir : ἐλπίς, ἐλπίζω, ἔλπομαι. Le latin en a pris les mots qui marquent le plaisir : volupe, voluptas[27]. Des deux côtés, l’idée restée sans représentant a trouvé d’autres symboles : ἡδονή (de ἥδομαι « goûter » ) est devenu le nom du plaisir en grec, et spes, « la respiration, le soulagement », le nom de l’espérance en latin.

C’est ainsi qu’en remontant dans le passé, on trouve sur son chemin des conglomérats sémantiques qu’il a fallu des siècles pour débrouiller. La chose n’est pas encore entièrement faite aujourd’hui. La différence entre sentir et penser est aujourd’hui marquée dans les verbes, mais elle paraît à peine dans le substantif sentiment. Aussi l’adjectif sensible, qui en français appartient à la partie affective de l’âme, a-t-il pu prendre en anglais l’acception d’ « intelligent, raisonnable ». On sait qu’en latin sentir appartient plutôt à la pensée, comme on le voit par des composés tels que dissentio, consentio, et par des dérivés comme sententia.

Par une confusion qui n’a pas encore tout à fait disparu, les langues anciennes désignent d’un même mot « le méchant » et « le malheureux ». L’adjectif πονηρός a les deux acceptions[28]. Dans l’enfance des sociétés, le pauvre est un objet d’aversion autant que de pitié : c’est sur ce ton qu’il est parlé des mendiants dans Homère. Πονηρός a peu à peu renoncé à cette équivoque, pour être exclusivement attribué à l’idée de perversité, tandis que son congénère πένης a désigné l’indigent.

Plus les mots sont voisins par la forme, plus ils sont une invite à la répartition. Voici une sentence, à première vue assez extraordinaire, qui nous a été conservée par Varron : Religentem esse oportet, religiosum nefas. Les deux mots religens et religiosus, étymologiquement synonymes, sont opposés entre eux. Le sens du proverbe est que la religion est une bonne chose, mais non pas la superstition. Il y a une sorte d’élégance, à laquelle le peuple n’est nullement insensible, à différencier ainsi des mots qui sonnent presque de même[29].

Les besoins de la pensée sont le premier agent de la répartition. C’est ainsi que le grec et l’allemand se sont rencontrés en faisant la différence de Mann et Mensch, de ἀνήρ et ἄνθρωπος.

Entre ἀνήρ et ἄνθρωπος il n’y avait originairement aucune différence de sens : l’un signifiait « homme », l’autre « qui a visage d’homme ». Homère, parlant des Éthiopiens qui habitent à l’extrémité de la terre, les appelle ἔσχατοι ἀνδρῶν. Mais une antithèse dont l’occasion ne pouvait manquer de se présenter a fait que peu à peu ils se sont distingués l’un de l’autre et qu’ils ont été opposés l’un à l’autre. Hérodote, parlant de l’armée des Perses, dit qu’aux Thermopyles Xerxès put s’apercevoir ὅτι πολλοὶ μὲν ἄνθρωποι εἶεν, ὀλίγοι δὲ ἄνδρες. La distinction est ensuite devenue familière aux Grecs. Xénophon, traitant de l’amour de la gloire qui fait le prix de la vie, ajoute qu’à cela les hommes se reconnaissent : ἄνδρες καὶ οὐκέτι ἄνθρωποι μόνον νομιζόμενοι. Rien, ni dans le sens étymologique de ἀνήρ, ni dans celui de ἄνθρωπος, ne les prédestinait à cette opposition[30].

Quand l’esprit populaire s’est une fois avisé d’un certain genre de répartition, il a naturellement la tentation d’en compléter les séries. On sait qu’il y a des langues où les différents actes de la vie ne sont pas désignés de la même façon s’il est question d’un personnage élevé en dignité ou d’un homme ordinaire. Les Cambodgiens ne désignent pas les membres du corps, ni les opérations journalières de la vie, par les mêmes termes s’il s’agit du roi ou d’un simple particulier. Pour exprimer qu’un homme mange, on se sert du mot si ; en parlant d’un chef, on dira pisa ; si on parle d’un bonze ou d’un roi, ce sera soï. En parlant à un inférieur, « moi » se dit anh ; à un supérieur, knhom ; à un bonze, chhan[31]. Les sectateurs de Zoroastre, qui considèrent le monde comme partagé entre deux puissances contraires, ont un double vocabulaire, suivant qu’ils parlent d’une créature d’Ormuzd ou d’une créature d’Ahriman. Ces exemples nous montrent la répartition marquant une empreinte plus ou moins profonde, comme on voit telle habitude d’esprit à peine marquée chez l’un et gouvernant toute la vie chez un autre.

Rien au fond n’est plus naturel ni plus nécessaire que la répartition, puisque notre intelligence recueille les mots de différents âges, de différents milieux, et qu’elle serait livrée à la plus absolue confusion si elle n’y mettait un certain rangement. Ce que font les recueils de synonymes, nous le faisons tous : quand on examine les termes que l’usage distingue ou subordonne, on constate que l’étymologie justifie rarement les différences que nous y mettons. Si nous prenons, par exemple, les mots de genre et d’espèce, quel motif y avait-il à donner plus de capacité au premier qu’au second ? À l’embranchement qu’à la classe ? Si nous prenons les mots de division, brigade, régiment, bataillon, ces termes techniques, si exactement subordonnés les uns aux autres, n’ont cependant rien qui les désignât spécialement à telle ou telle place. Peut-être ferions-nous une constatation semblable s’il nous était possible de remonter jusqu’à l’époque où a été constituée la série des noms de nombre.

En passant des idées matérielles aux idées morales, nous verrions encore mieux les effets de la répartition. Entre l’estime, le respect, la vénération, on n’aperçoit nulle gradation imposée par l’étymologie. Il a fallu des esprits exacts et précis, une société ordonnée et soucieuse des rangs, pour établir certaines distinctions : est-ce une raison pour les mettre en dehors de l’histoire du langage ? Nous savons peu de chose sur la création du langage : mais la répartition en est le véritable démiurge. Elle a été cette seconde création, cette melior Natura dont parle Ovide en retraçant les âges successifs du monde.


Cependant la répartition, comme toutes les lois que nous passons en revue, a ses limites.

Il faut d’abord — cela est trop clair — qu’elle trouve une matière où se prendre. Comme elle ne crée pas, mais s’attache à ce qui est pour en tirer parti et le perfectionner, il faut que les termes à différencier existent dans la langue. Nous pourrions citer certaines confusions dont, faute d’un mot, même les idiomes les plus parfaits n’ont jamais réussi à se débarrasser.

Inversement, l’esprit ne parvient pas toujours à féconder toutes les richesses que le langage vient lui offrir. Le mécanisme grammatical, par la combinaison des éléments existants, peut produire une telle quantité de formes que l’intelligence en soit embarrassée. Georges Curtius a compté que le nombre des formes personnelles du verbe grec s’élève à 268, nombre considérable, quoique bien inférieur encore à celui du verbe sanscrit, qui va jusqu’à 891. Mais la répartition n’a pu tirer parti de cette abondance : c’est beaucoup déjà que le grec ait su différencier ses quatre prétérits (imparfait, aoriste, parfait, plus-que-parfait). Entre le futur premier et le futur second, entre le parfait premier et le parfait second, l’observation la plus attentive n’a pu constater aucune différence sémantique. Outre cette surproduction de temps, nous avons une surproduction de verbes. Si nous prenons, par exemple, la racine φυγ, « fuir », nous avons à côté de φεύγω un verbe φυγγάνω, qui a le même sens. À côté de φημί on a φάσκω. À côté de πίμπλημι, on a πλήθω. Le seul verbe signifiant « étendre » est représenté par τείνω, τιταίνω et τανύω. Nous avons βαίνω, βίβημι et βάσκω, qui signifient tous trois « marcher ». L’extinction des formes inutiles[32] vient heureusement diminuer le poids de ce capital mort.

Une autre limite au principe de répartition vient du degré plus ou moins avancé de civilisation. Il y a des nuances qui ne sont faites que pour les peuples cultivés. À la synonymie on reconnaît de quels objets la pensée d’une nation s’est surtout préoccupée. Les distinctions sont d’abord faites par quelques intelligences plus fines que les autres : puis elles deviennent le bien commun de tous. L’esprit, comme on l’a dit, consiste à voir la différence des choses semblables. Cet esprit se communique jusqu’à un certain point par le langage, car à reconnaître les différences que les mieux doués ont été d’abord seuls à sentir, la vue de chacun devient plus perçante.

Une question qui concerne plutôt le philosophe que le linguiste serait de savoir comment cette répartition se fait en nous, ou, pour dire les choses de façon un peu grossière, mais intelligible, si nous avons dans notre tête un dictionnaire des synonymes. Je crois que chez les esprits attentifs et fermes ce dictionnaire existe, mais qu’il s’ouvre seulement en cas de besoin et sur l’appel du maître. Quelquefois le mot juste jaillit du premier coup. D’autres fois il se fait attendre : alors le dictionnaire latent entre en fonction et envoie successivement les synonymes qu’il tient en réserve, jusqu’à ce que le terme désiré se soit fait connaître.




CHAPITRE III

L’IRRADIATION

Ce qu’il faut entendre par ce mot. — L’irradiation peut créer des désinences grammaticales.

Nous appelons ainsi, faute d’un autre terme, une série de faits qui n’a pas encore été dénommée. À vrai dire, on ne l’a guère observée jusqu’à présent, quoiqu’elle soit d’une réelle importance pour la psychologie du langage[33].

Quelques exemples feront comprendre de quoi il s’agit.

Les verbes latins en sco, comme maturesco, marcesco, sont communément appelés « inchoatifs », parce qu’ils ont l’air de marquer un commencement d’action ou une action qui se fait peu à peu. Mais cette nuance n’appartenait pas primitivement à la désinence sco. On ne la trouve pas dans nosco, « je connais » ; scisco, « je décide » ; pasco, « je nourris », etc. On ne la trouve pas davantage dans les langues congénères[34]. D’où le latin l’a-t-il donc prise ? Elle vient des verbes comme adolesco, floresco, senesco, etc. On ne grandit, on ne fleurit, on ne vieillit pas en un instant : l’idée d’une action lente et graduelle s’étant d’abord introduite dans ces verbes, a paru ensuite inhérente au suffixe. Elle y a été irradiée.

Quelque chose de semblable s’est passé pour les verbes dits désidératifs, comme esurio, nupturio, empturio. S’ils suivent la conjugaison, d’ailleurs assez rare, en io, c’est qu’ils ont, à ce que je crois, pris modèle sur sitio, « avoir soif ». La syllabe qui précède la désinence n’est pas autre chose — malgré la différence de quantité — que les suffixes tor ou sor qui forment tant de substantifs en latin : emptor, « acheteur » ; scriptor, « écrivain » ; esor (pour ed-tor), « mangeur[35] ». La note désidérative est si bien entrée dans cette désinence, que Cicéron, parlant de Pompée, pouvait écrire à Atticus, bien sûr d’être compris : Sullaturit animus ejus et proscripturit.

Rappelons ici une discussion du siècle dernier qui montre combien il est aisé de se tromper en cette matière : on a plus vite fait de donner l’étymologie — vraie ou fausse — d’une désinence, que d’en retracer la naissance et la propagation.

Au sujet de ces verbes en urire, le président de Brosses, dans sa Méchanique des Langues, écrivait : « La terminaison latine urire est appropriée à un désir vif et ardent de faire quelque chose : micturire, esurire, par où il semble qu’elle ait été fondamentalement formée sur le mot urere et sur le signe radical ur, qui, en tant de langues, signifie le feu. Ainsi la terminaison urire était bien choisie pour déterminer un désir brûlant. »

Voltaire, plus avisé, proteste. Flairant quelqu’une de ces théories dont était coutumier le Président, il lui fait des objections. « Où est l’idée de brûler dans des verbes comme scaturire, « sourdre » ?… Ce petit système est fort en défaut ; nouvelle raison pour se défier des systèmes. »


Il existe en grec un groupe de verbes terminés en ιαω, qui expriment une maladie du corps ou de l’âme :

ὀδοντιάω, « avoir mal aux dents », de ὀδούς, « dent » ;

σπληνιάω, « avoir mal à la rate », de σπλήν, « rate » ;

λαρυγγιάω, « avoir mal à la gorge », de λάρυγξ « gorge », etc.

Le sens de maladie semble si bien inhérent à ces verbes, qu’on a pu joindre cette désinence à des mots de toute sorte :

μόλυβδος, « plomb »,μολυβδιάω, « avoir le teint plombé » ;

μόλυβδος, « plomb »,λίθος, « pierre »,λιθιάω, « avoir la maladie de la pierre ».

Puis on a pu sur ce modèle broder des variations :

φυλλιάω (en parlant d’un arbre), « ne produire que des feuilles » ;

ἐλλεβοριάω, « avoir besoin d’ellébore » ;

στρατηγιάω, « avoir la maladie de vouloir être stratège ».

L’idée de maladie est entrée dans cette désinence, mais elle ne s’y trouvait nullement à l’origine. Le point de départ doit être cherché dans quelques substantifs en ια, comme ὀφθαλμία, « ophtalmie » ; μελαγχολία, « humeur noire[36] ». De là est parti le mouvement : mouvement qui a produit un groupe qu’on pourrait appeler le groupe nosologique.


Citons maintenant un exemple tiré du français. Nous avons un suffixe péjoratif âtre, qui forme les mots comme marâtre, bellâtre, douceâtre. L’histoire en est instructive ; mais il faut la reprendre d’un peu haut.

Le lieu d’origine se trouve en grec, où il y avait des verbes en αζω, sans aucune signification fâcheuse : θαυμάζω, « j’admire » ; σπουδάζω, « je m’applique » ; σχολάζω, « je prends du loisir ». De là des substantifs en αστηρ, comme δικαστήρ, « juge » ; ἐργαστήρ, « ouvrier ».

Dans le nombre, nous voyons déjà se glisser quelques mots d’apparence suspecte : πατραστήρ, « celui qui fait le père » ; μητράστειρα, « celle qui fait la mère » ; ἐλαιαστήρ, « celui qui fait l’olivier » (c’est-à-dire l’olivier sauvage).

Cette sorte de mots plut aux Romains. En général, on peut remarquer que tout ce qui s’adresse à la malignité passe facilement d’un peuple à l’autre. La langue latine eut donc des mots patraster, filiaster. Cicéron, dans sa correspondance, forge le vocable Fulviaster, « celui qui imite Fulvius, un second Fulvius ».

Du latin, la formation en aster passa aux langues dérivées, où elle eut un plein succès. Toutes les langues romanes s’en servent. Le français s’en est emparé et en fait usage avec plus de liberté que ne fit jamais le grec ni le latin. Nous disons roussâtre, verdâtre, saumâtre, opiniâtre, médicâtre. Le sens péjoratif, qui existait à peine en grec, qui se montre déjà en latin, est donc décidément entré dans ce suffixe.


L’allemand moderne a une espèce de verbes qu’on peut appeler « dépréciatifs », car ils expriment l’action en y joignant une idée de mésestime et d’ironie. Ils sont terminés en -eln. Ainsi de klug, « intelligent », on forme klügeln, « faire l’entendu, subtiliser » ; de Witz, « esprit », on forme witzeln, « faire le bel esprit, dire des balivernes » ; de fromm, «  religieux », on forme frömmeln, « faire le cagot ». Quelquefois le verbe en eln est tiré directement d’un autre verbe : deuten, « interpréter » ; deuteln, « subtiliser sur un texte ». L’idée dépréciative est entrée après coup dans cette désinence, qui n’avait à l’origine aucune signification fâcheuse. La formation en eln vient d’anciens substantifs en el, comme on le voit par Zweifel et zweifeln, Sattel et satteln, Wechsel et wechseln, Handel et handeln. Mais comme parmi ces substantifs il y en avait quelques-uns à sens diminutif, tels que Würfel, « dé » ; Schnitzel, « copeau, rognure » ; Äugel, « ocellus », cette circonstance a suffi pour imprégner la désinence verbale d’une saveur particulière. Dire que ce sont des produits de l’analogie est une explication insuffisante : l’esprit populaire a multiplié ces verbes parce que l’irradiation y avait fait entrer une signification spéciale[37].

L’idée diminutive elle-même est une idée, si je puis parler ainsi, de second mouvement. Les suffixes qui, en grec et en latin, ont servi à former des diminutifs, n’avaient pas ce sens à l’origine. Mais une fois que ce sens y est entré, ils se propagent indéfiniment. On sait la fécondité que le latin a déployée sur ce point. Comme un jardinier qui s’applique à diversifier une fleur adoptée par la mode, l’esprit populaire, une fois mis en goût, produit des diminutifs de toute forme[38]. On voit même alors le suffixe diminutif s’attacher à des pronoms : ullus (pour unulus), singuli, ningulus, en sont des exemples. Tout le monde sait quelle est la richesse de l’italien. Quelque chose de semblable s’observe aussi dans certains dialectes de l’allemand moderne[39].


L’irradiation peut, pour le linguiste, devenir une cause d’erreur, s’il s’obstine à vouloir trouver dans le mot l’énoncé textuel de ce qu’il dit à l’esprit. Je ne connais guère de suffixe un peu significatif qu’on n’ait essayé d’expliquer à l’aide d’un substantif ou d’un verbe. Encore tout récemment on a voulu voir dans monumentum, argumentum le verbe memini[40]. D’autre part, Pott voulait reconnaître dans les noms patronymiques comme Ἀτρείδης, Πηλείδης le substantif εἶδος, « apparence », quoique des noms comme Πριαμίδης, Τελαμωνιάδης, où le même suffixe se présente sous une forme différente, eussent dû lui suggérer des doutes. C’est ainsi encore que Corssen a cru voir un verbe kar, « faire », dans des mots comme volucer ou comme ambulacrum, une racine bhar, « porter », dans celeber, cribrum.

Il est vrai que l’erreur commise par les savants est commise aussi par le peuple. Mais on doit avouer que celui-ci se trompe avec plus d’esprit. L’anglais sweet-heart, qu’on écrit comme s’il signifiait « mon doux cœur », est formé du même suffixe que niggard, sluggard, coward. Il faudrait donc écrire sweetard, « doucereux[41] ». Mais il est certain que sweet-heart a plus de couleur.

De même en allemand les adjectifs comme trübselig, armselig, font aujourd’hui l’impression comme s’ils venaient de Seele, « âme », au lieu qu’ils sont le développement d’un suffixe abstrait -sal, qui est resté dans Trübsal, Mühsal. L’impression est si générale qu’un adjectif comme arbeitselig, vertrauensselig semble régulièrement formé, et qu’à l’imitation de armselig on a fait seelenarm.


Il existe en latin une forme du participe destinée, si nous en croyons les grammaires, à exprimer une idée d’obligation. On la trouve tantôt à l’actif : Nunc est bibendum. — Denegandum est exceptionem. — Dandum est operam, tantôt au passif : Asperum et vix ferendum. — Urbem dux militibus diripiendam dedit. — Danda opera est. Mais quelle que soit la construction, les grammaires affirment — et le sentiment que nous avons du latin leur donne raison — que dans le participe est contenue une idée d’obligation.

Cette idée d’obligation y est cependant entrée après coup. En effet, les participes en dus, da, dum, ainsi que les gérondifs correspondants, n’exprimaient pas autre chose à l’origine que l’idée de l’action, soit passive, soit active. C’est ce que montrent bien les anciennes formules officielles. « Ont assisté à la rédaction de l’acte » se dit en latin : Scribendo adfuerunt. « A présidé à l’exécution de l’ouvrage » se dit : Præfuit operi faciundo[42]. Les écrivains latins nous ont d’ailleurs laissé d’assez nombreux exemples de ce sens purement actif ou passif. Tite-Live raconte que les Gaulois furent taillés en pièces pendant qu’ils recevaient l’or de la rançon de Rome : inter accipiendum aurum cæsi sunt. Cicéron, dans son Traité des Devoirs, parle successivement de l’injustice commise ou subie. Il termine la première partie par ces mots : De inferenda injuria satis dictum est. « En voilà assez sur les injustices que l’on commet soi-même. »

J’ai multiplié à dessein les exemples à cause des idées fausses qui règnent encore sur ce point[43]. La nécessité n’est qu’une nuance subsidiaire qui a pénétré par surérogation dans les formes de ce genre. Pour s’expliquer comment elle y a pénétré, il faut considérer certaines formules comme : Decemviri creati sunt legibus scribundis. — Quattuor viri viarum curandarum.

Mettez dans ces formules un substantif au lieu du verbe, le sens restera le même. Cependant le substantif n’a rien en lui-même qui indique l’idée d’obligation.


Tout le monde connaît la distinction que la linguistique fait entre « l’élément matériel » et « l’élément formel » des mots. À toute époque on s’est demandé si ces deux éléments sont de même origine, ou s’il n’y a pas entre eux quelque différence de nature. Je n’ai pas à traiter présentement cette question. Je veux seulement montrer qu’il peut nous arriver de considérer comme appartenant à « l’élément formel » des lettres ou des syllabes prises sur « l’élément matériel ». C’est un phénomène d’irradiation.

Un exemple nous est fourni par les parfaits grecs en κα, comme λέλυκα, πεφίληκα. Georges Curtius, avec une rare clairvoyance, a montré que ce κ n’est pas différent du c de facio, jacio, et qu’il est encore englobé dans la partie « matérielle » du mot en certains verbes comme ἥκω, ἐρύκω, ὀλέκω[44]. Il a suffi qu’il fût voisin de la désinence pour qu’il devînt désinence lui-même. Appeler un tel phénomène « attraction » ou « adhérence », c’est le nommer sans l’expliquer. Le besoin d’un exposant clair et commode a opéré ici cette métamorphose : il a fait incorporer à la désinence ce qui n’y appartenait pas, et a enrichi l’élément formel aux dépens de l’élément matériel. C’est dans quelques parfaits comme δέδωκα, ἕστηκα, que la chose a commencé. Mais une fois que le κ a été élément significatif, il est entré dans tous les verbes.

Voici deux autres exemples pris à l’autre bout de l’histoire des langues indo-européennes.

M. Wheeler nous apprend comment le peuple des États-Unis trouve moyen de donner un singulier à des mots pris à tort ou à raison pour des pluriels, comme Chinese, Portuguese. En regard de Chinese (prononcez Chaïnîz) il a fait un singulier Chinee (prononcez Chaïnî) ; en regard de Portuguese il a fait Portuguee. De cette façon, la désinence se passe à l’état d’élément « formel »[45].

À entendre l’allemand parlé, on pourrait croire qu’il existe une seconde personne du verbe qui se termine en e : Da biste ? — Lebste auch noch ? — Was meinste ? — Jetzt haste’s. L’origine de cet e n’est pas douteuse : il y faut voir un reste du pronom de la seconde personne du, dont la consonne s’est éteinte et dont la voyelle a fait corps avec le verbe. Mais si ces secondes personnes nous venaient d’un âge lointain, on prendrait la voyelle pour un reste de désinence.

Ces exemples, dont l’un nous reporte aux premières périodes de la langue grecque, dont les deux autres sont de notre temps, montrent qu’il se fait des emprunts de l’élément formel à l’élément matériel, l’irradiation étant la cause de ce transformisme.




CHAPITRE IV

LA SURVIVANCE DES FLEXIONS

Ce que c’est. — Exemples tirés de la grammaire française.
De l’archaïsme.

Quand une flexion, soit sous l’action des lois phoniques, soit par quelque autre cause, vient à disparaître, il ne s’ensuit pas qu’elle va cesser d’exister pour l’esprit. Elle se maintient pour celui-ci encore longtemps, grâce à la tradition, grâce à la place que le mot occupe dans la phrase, grâce aussi à certaines comparaisons que fait instinctivement notre mémoire avec des constructions analogues. Cette survivance de la flexion n’est pas une chose indifférente, ni sans influence sur la syntaxe.

Ceci va devenir plus clair par quelques exemples.

Nous avons dans nos grammaires françaises une règle qui peut, au premier abord, paraître arbitraire, mais qui n’en repose pas moins sur un juste sentiment de la langue. Il est défendu d’employer un mot en qualité de complément de deux verbes, si ceux-ci exigent des cas différents. Alors même que le mot en question reste extérieurement identique, la défense subsiste. Il n’est point permis de dire, par exemple : « Vous savez que je vous ai toujours respecté et porté une vive affection ».

D’où vient cette défense ? — Elle vient de la survivance, au fond de notre esprit, d’une déclinaison matériellement abolie. L’idée du datif, qui continue d’exister chez nous, ne permet pas le mélange avec l’accusatif, quoique, dans l’exemple présent, celui-ci soit le même. La règle, je le répète, n’est point artificielle : nous le sentons tous, en lisant la phrase fautive. C’est qu’il y a une réminiscence qui nous sert de guide. Il faudrait, en transportant la phrase à la troisième personne, dire : « Vous savez que je le respecte et lui porte une vive affection ». Le souvenir à moitié présent de le et lui empêche les deux vous de se confondre.

Pour la même raison il faut dire, en répétant le pronom, quoique le pronom ne change point : « Je te remercie et te serre la main[46] ».

Nous voyons ici une flexion détruite continuant de s’imposer à l’esprit grâce à l’association avec une forme similaire.

Moyennant quelques précieux restes de ce genre, on peut dire que la déclinaison des pronoms subsiste à peu près tout entière en français.

Le datif continue de se faire sentir quand nous disons : « Accorde-moi ta protection, donne-toi du repos, ne nous faisons pas d’illusions, n’allez pas vous chercher des regrets ».

L’accusatif existe pareillement. Il y aurait quelque chose de blessant pour notre syntaxe intérieure à dire en une seule phrase : « Où se sont cachés, qui a dispersé nos amis ? »


Une autre forme latine qui continue de vivre, bien qu’en apparence elle ait succombé, c’est le neutre. Peut-être même en faisons-nous un plus grand usage que les Latins. Nous disons : « Le beau, le vrai, le bien, l’honnête, l’utile, l’agréable, l’infini, l’intelligible, le contingent, le nécessaire, l’absolu, le divin ». La langue philosophique en est remplie. De même la critique littéraire, « le fin, le délicat, le romanesque, l’atroce ». « Xavier de Maistre, dit Sainte-Beuve, a trouvé sa place par le naïf, le sensible et le charmant. » La Bruyère parlant de Rabelais : « Où il est mauvais, il passe bien au delà du pire… Où il est bon, il va jusqu’à l’exquis et à l’excellent. »

Cette faculté d’employer les adjectifs à un genre qui semble être sorti de la langue tient à la présence d’un certain nombre de pronoms neutres qui ont été sauvés du naufrage, savoir le (« je ne le souffrirai pas, me le pardonnerez-vous ? »), ce (« ce fut la cause de ses malheurs, ce n’est pas qu’il soit méchant, c’est à vous de commencer… »), que (« que ferons-nous, que vous en semble ? »), quoi (« quoi de plus insensé, un je ne sais quoi… »). Il a suffi de ces mots et de quelques autres semblables pour maintenir le genre neutre dans l’esprit et dans la langue, et pour lui permettre une extension qui n’est pas près de s’arrêter. Nous voyons même que des substantifs féminins, comme quelque chose, rien, ont perdu leur genre pour passer au neutre.


Voici un exemple de survivance pris en dehors des pronoms.

Le français a perdu sa déclinaison, et cependant il continue d’employer des ablatifs absolus. « Lui mort, toutes nos espérances sont anéanties. » — « La nouvelle s’étant répandue, des attroupements se formèrent. » Qu’avons-nous autre chose ici, que des propositions absolues à la manière latine ? devant une construction de ce genre, notre analyse logique reste en défaut. C’est un des exemples qui montrent combien il est difficile de séparer une langue de ses origines, et de quelle obscurité serait menacé le français s’il cessait de s’éclairer à la lumière du latin.

Un autre exemple est le génitif, qui, comme on sait, a longtemps persisté dans certaines locutions : l’Hôtel-Dieu, le parvis Notre-Dame, les quatre fils Aymon. Mais cette construction étant devenue obscure, l’intelligence populaire l’a transformée, comme on va le voir dans un instant.

Ces survivances sont instructives, parce qu’elles nous induisent à penser qu’il n’en a pas été autrement pour les langues anciennes, et que là où il y a quelque interdiction ou quelque tolérance inexpliquée, nous avons peut-être l’action prolongée d’un état de choses antérieur. C’est ainsi sans doute que doit s’interpréter la règle connue sous la formule τὰ ζῶα τρέχει.


La loi de survivance, comme la loi de répartition[47], a ses limites. Quand une flexion n’est plus représentée qu’à un petit nombre d’exemplaires, quand ces exemplaires sont eux-mêmes devenus méconnaissables, l’intelligence, dépourvue de direction, ne sait plus à quoi se prendre. Une prudence instinctive, qui est le produit de beaucoup d’essais mal réussis, fait qu’alors on renonce à des constructions devenues trop difficiles à comprendre. Il est rare que le peuple manque à cette précaution. Ce qu’il ne comprend pas, il l’abandonne ou il le transforme.

Il a transformé, par exemple, la construction génitive dont il vient d’être parlé. Dans des expressions comme : la place Maubert, le quai Henri IV, ce n’est plus un génitif que nous percevons, mais il nous semble que nous prononcions le nom même de ces voies publiques. Ainsi s’est formée une construction qui a fini par prendre le plus grand développement, et à laquelle nous devons la plupart de nos noms de rues, de quais et de boulevards, sans parler des mille inventions de l’industrie[48].


Il peut arriver que les survivances soient entretenues dans la langue littéraire, alors que déjà elles ont disparu de la langue du peuple. C’est ainsi que la poésie a conservé l’habitude des inversions, qui ne sont pas autre chose qu’une liberté des anciens temps. À la condition qu’ils ne nuisent pas à la clarté, ces restes d’un âge antérieur sont précieux : ils apportent au langage de la dignité, de la grâce et de la force. Mais il ne faut pas que l’écart devienne trop grand. Si les libertés de la syntaxe supposent l’existence de flexions depuis longtemps abolies et oubliées, une certaine obscurité ne peut manquer de se répandre. La forme la plus subtile de l’archaïsme est de faire appel à des moyens grammaticaux qui n’existent plus dans la conscience populaire. S’il est relativement aisé de remettre en circulation d’anciens mots, il est beaucoup plus difficile de ramener et de faire comprendre les anciens tours. La survivance est donc une loi du langage dont il appartient à chacun, selon l’idiome et selon l’occasion, de mesurer les justes limites[49].




CHAPITRE V

FAUSSES PERCEPTIONS

Fausses désinences du pluriel. — Fausses désinences des cas. — L’apophonie.

Nous sommes ainsi conduit à parler d’un phénomène proche parent du précédent : « la fausse perception ».

Nous croyons souvent percevoir la désinence là où elle n’est pas. Ainsi un Anglais, prononçant le pluriel oxen, croit sentir dans la syllabe en la marque du nombre : cependant on a simplement ici le thème anglo-saxon oxen, « bœuf » ; sanscrit, ukšan. La vraie marque de la pluralité est tombée.

Il est aisé de voir à quoi tient cette illusion. C’est que le singulier, ayant perdu la moitié du thème, est réduit à la syllabe ox. Dès lors, entre le singulier et le pluriel, il y a une différence qui est interprétée comme servant à l’expression du nombre. Le peuple a le sentiment de l’utilité, mais nullement le souci de l’histoire. Il emploie ce qu’il a ; s’il fait des pertes, il utilise ce qui lui reste. Il fait entrer du sens en des syllabes qui n’en avaient pas. La perception est donc fausse au point de vue de l’histoire, mais au point de vue de l’histoire seulement.

Le même exemple peut servir pour l’allemand. Il est même arrivé que l’allemand s’est si bien persuadé avoir une désinence, qu’il a mobilisé cette syllabe et en a fait librement usage. Non seulement il décline : der Ochs, die Ochsen, mais il fait : der Mensch, die Menschen, et même, en déclinant des mots d’origine étrangère : der Soldat, die Soldat-en.

L’allemand a une autre syllabe dont l’histoire est encore plus instructive.

Quand on dit que Kind fait au pluriel Kind-er, on donne à entendre que er est la désinence du pluriel : cependant er n’est pas autre chose que le suffixe es ou er que nous avons dans le latin gener-is, dans le grec γένε(σ)-ος. Ce qui n’a pas empêché que toute une catégorie de mots ait suivi ce modèle : die Weiber, die Lämmer, die Dächer, die Bücher, die Götter. On peut donc dire que le sentiment qui fait aujourd’hui reconnaître dans Kind-er, Weib-er, Häus-er une désinence du pluriel est, au point de vue de l’histoire, une fausse perception, ce qui n’empêche pas qu’elle soit devenue une désinence régulière de la langue[50].

Les faits de ce genre sont plus aisés à observer dans les langues modernes que dans les langues anciennes. On en devine aisément la raison, qui n’est autre que le manque de documents antérieurs. Toutefois, nous voyons qu’en latin l’e de dulce, nobile, fait l’effet d’être le signe du neutre, quoique le neutre soit simplement reconnaissable à l’absence de désinence. Il suffit de rapprocher le grec ἴδρις, neutre ἴδρι, ou εὔχαρις, neutre εὔχαρι, pour voir que l’e de dulce tient la place d’un ancien i final.

Si l’on pouvait interroger un contemporain d’Auguste sur l’impression qu’il a des mots comme onus, scelus, il dirait sans doute que la syllabe us est là pour marquer la désinence. Un Grec, dans l’imparfait ἔλυε, dans l’aoriste ἔλυσε, pensait sentir la troisième personne, quoique la marque de cette troisième personne (un t) fût tombée.

Une autre sorte de fausse perception est de croire à la présence de formes grammaticales qui n’ont jamais existé. En latin, la déclinaison est au pluriel d’un cas plus courte qu’au singulier : en effet, le datif et l’ablatif ne possèdent et n’ont probablement jamais possédé qu’une seule et même désinence plurielle. Cependant ce déficit n’est pas senti. On le sent si peu que les linguistes ne sont pas encore d’accord pour savoir quel est, des deux cas, celui qui manque.

Nous venons de voir que la perte d’une désinence peut ajouter à la valeur significative de ce qui survit. Les phénomènes bien connus de l’Umlaut et de l’Ablaut tirent de là la plus grande partie de leur importance.

On sait que la différence de voyelle entre man et men, entre Vater et Väter n’est nullement primitive, mais que « l’adoucissement » de l’a en e ou en ä est dû à l’influence d’une syllabe finale autrefois présente, mais plus tard emportée par l’usure du temps. Cette différence de voyelle suffit pour distinguer le pluriel du singulier. Elle a même d’autant plus de valeur qu’elle est seule aujourd’hui à marquer un important rapport grammatical. Cette façon de marquer le pluriel, si elle avait pu être introduite partout, aurait eu le mérite de l’élégance et de la brièveté.

On ne peut penser à la différence entre man et men sans songer aussitôt à la différence qui existe dans la conjugaison entre les divers temps de certains verbes : sing, sang, sung. Là aussi le sentiment présent de la langue n’est point d’accord avec l’histoire. Il semble que cette variété de voyelles ait été inventée exprès pour marquer la variété des temps. Cependant il n’en est rien : en remontant de quelques siècles en arrière, on constate qu’elle n’est qu’un accompagnement d’autres exposants, lesquels sont les exposants significatifs et véritables. La diversité des voyelles est produite par des raisons secondaires, raisons d’accentuation ou de contraction. Mais le sentiment suggéré par la langue moderne, c’est que le changement d’i en a est destiné à indiquer le prétérit, que le changement de l’i en u est fait pour marquer le participe. N’étant pas significatif à l’origine, ce changement de voyelle est devenu significatif. Peut-être même y a-t-il entre cet avènement à la signification et la chute de l’appareil flexionnel une connexion plus intime, car on peut soupçonner que le peuple ne laisse tomber ce qui lui est utile que s’il sent déjà par devers lui qu’il a le moyen de le remplacer.




CHAPITRE VI

DE L’ANALOGIE

Idée fausse sur l’analogie. — Cas où le langage se laisse guider par l’analogie. — A. Pour éviter quelque difficulté. — B. Pour obtenir plus de clarté. — C. Pour souligner soit une opposition, soit une ressemblance. — D. Pour se conformer à une règle ancienne ou nouvelle. — Conclusions sur l’analogie.

Dans les livres de linguistique publiés depuis quinze ou vingt ans l’analogie occupe une grande place, non sans raison, car l’homme est naturellement imitateur, et s’il a quelque expression à inventer, il a plus vite fait de la modeler sur un type existant que de s’astreindre à une création originale. Mais on se trompe quand on présente l’analogie comme une cause. L’analogie n’est qu’un moyen. Les vraies causes, nous allons tâcher de les montrer[51].

Les langues recourent à l’analogie :

A. Pour éviter quelque difficulté d’expression. — Une formation plus commode ayant été trouvée, l’ancienne formation est, en quelque sorte, arrêtée en sa force d’extension, réduite à ce qu’elle possède, privée de toute occasion de s’enrichir davantage. Mais dès lors qu’elle ne s’enrichit plus, elle s’appauvrit. L’habitude fait que tantôt sur un point, tantôt sur un autre, l’ancienne formation est délaissée. Elle finit par n’avoir plus qu’un petit nombre de spécimens qui lui restent fidèles, spécimens eux-mêmes de plus en plus incomplets et incertains.

Un exemple frappant nous est fourni par le grec, avec ses deux conjugaisons en μι et en ω, que nous voyons en concurrence dès les plus anciens temps, mais avec un constant recul de la conjugaison en μι, un constant progrès de la conjugaison en ω.

La première est, sans aucun doute, la plus ancienne[52], comme elle est la plus compliquée et la plus difficile. Aussi est-ce une formation close, réduite à une centaine de verbes (à la vérité, très importants), dont le nombre n’augmente plus. Dès l’époque homérique, la conjugaison en μι est non seulement parquée, mais attaquée chez elle. À côté de δείκνυμι l’on voit se produire un verbe δεικνύω. Le verbe εἰμί, « être », fait au participe ὤν, sur le modèle de λύων. Le verbe εἶμι, « aller », fait à l’optatif ἴοιμι, sur le modèle de λύοιμι. Les verbes à redoublement, comme πίπτω, μίμνω, γίγνομαι, qui étaient de même sorte que τίθημι, δίδωμι, κίχρημι, ont décidément abandonné la conjugaison en μι, pour passer aux verbes en ω.

La conjugaison en μι présente donc le spectacle d’une formation saccagée, battue en brèche. Chacune des pertes qu’elle a faites a été un gain pour la conjugaison en ω.

La mémoire ne se charge pas volontiers de deux mécanismes fonctionnant concurremment pour un seul et même résultat : si peu qu’elle hésite, les formes le plus souvent employées se présentent les premières.

La conjugaison en ω offrait l’avantage d’une accentuation plus uniforme, d’une moins grande variété de voyelles, d’une symétrie plus visible ; cet ο ou cet ε qui vient se placer entre la racine et la désinence (λύ-ο-μεν, λύ-ε-τε) est comme un tampon qui empêche les conflits. La facilité plus grande devait assurer la victoire à la conjugaison en ω.

En latin, les choses sont encore plus avancées. La lutte est déjà terminée. Qui se douterait, sans la lumière projetée par les langues congénères, que sistere, bibere, gignere, serere, sont d’anciens verbes à redoublement, semblables à τὶθημι, δίδωμι ? Les survivants de l’ancienne conjugaison, esse, ferre, velle et quelques autres, sont classés parmi les verbes irréguliers. Encore ne sont-ils irréguliers que pour une partie de leurs formes. Le travail de rangement se continuant dans le peuple, velle a donné en bas-latin volêre, d’où le français vouloir ; posse a donné potêre, d’où le français pouvoir. Les derniers restes ont donc été peu à peu absorbés.

Cependant, telle est la lenteur de ces évolutions, qu’aujourd’hui encore, dans toutes les langues romanes, il reste un témoin, unique à la vérité, de la conjugaison en μι. C’est le verbe être, qui, par ses anomalies, trahit son origine plus ancienne. Il est d’ailleurs fortement entamé. En espagnol on a somos, sois, son, comme si le latin était sumus, sutis, sunt. L’italien tire un gérondif essendo d’un infinitif déjà modernisé essere.

Ce qui s’est passé pour les verbes a eu lieu aussi pour les substantifs. Une déclinaison plus facile, plus claire, gagne du terrain sur les autres déclinaisons. Déjà dans les inscriptions de Delphes on trouve τεθνακότοις, ἀγώνοις, ἐν ἄνδροις τρίοις, ἐν τοῖς ὀκτὼ ἐτέοις, etc. C’est un commencement qui annonce ce qui se passera dans la suite pour cette troisième déclinaison, d’un maniement trop délicat. À l’imitation du datif ἀγώνοις est venu ensuite un nominatif ἄγωνον. C’est ainsi que se préparent les formes modernes comme ἄρχοντοι, γέροντοι. Déjà anciennement, à côté de φύλαξ, μὰρτυς, διάκτωρ, on trouve les nominatifs φύλακος, μάρτυρος, διάκτορος[53].

Quelque chose de semblable s’est passé pour le féminin. Les noms de la troisième déclinaison ont été changés en noms de la première : au lieu de φλόξ, le grec moderne dit ἡ φλόγα, au lieu de τὴν ἔλπιδα il fait τὴν ἐλπίδαν.

C’est évidemment le datif pluriel qui était la pierre d’achoppement : le déraillement des déclinaisons commence toujours sur ce point. Le participe présent ἀκούων aurait dû donner la forme peu commode ἀκούουσι. Mais déjà dans la langue d’Homère on trouve ἀκουόντεσσι[54]. Ces formes en εσσι, qui ont pris naissance parmi les thèmes comme τεῖχος, deviennent très fréquentes sur les inscriptions, où l’on a, par exemple, ἀρχόντεσσι, ἐόντεσσι, ἐλθόντεσσι, ἀγώνεσσι, πάντεσσι, εὐεργετησάντεσσι.

En rapprochant ἀγώνεσσι et ἀγώνοις, on se convainc que des deux côtés le but est le même : il s’agissait d’éviter ἀγῶσι.

En latin, nous retrouvons les mêmes faits, et d’une façon encore plus visible. La déclinaison consonantique y est déjà plus qu’à moitié remaniée. C’est au type de la déclinaison en i (avis, collis) que les différentes flexions ont été ramenées. On peut s’en rendre compte aisément en comparant, par exemple, le grec φερόντ-ων et le latin ferent-ium, le grec φέροντ-α et le latin ferent-ia, le grec φέροντ-ες et le latin ferent-ês (pour ferenteis)[55]. Il faut se rappeler que la prononciation latine resserre les mots, abrège ou éteint les syllabes finales : autant de causes qui devaient rendre la déclinaison peu distincte. Le remaniement s’est étendu, de proche en proche, jusqu’à certains nominatifs : ainsi juven, « jeune homme » (sanscrit juvan) d’où juven-tus, est devenu juvenis ; aus, « oreille », d’où au(s)dire, auscultare, « écouter », est devenu ausis, auris.

B. Pour obtenir plus de clarté. — Autant que possible, il faut que les formes grammaticales ne prêtent à aucune équivoque. Si elles sont trop courtes, trop émoussées, elles menacent de devenir inintelligibles. C’est ce qui serait arrivé, par exemple, pour les génitifs pluriels de la seconde déclinaison. L’ancien génitif en um (grec ων), dont on a encore des exemples dans des locutions toutes faites[56] cède la place à un génitif en ōrum emprunté aux pronoms, et ayant de plus cet avantage d’être symétrique aux formes en ārum de la première déclinaison.

Le superlatif était primitivement terminé en τος. De cette formation très simple, il est resté τρίτος, τέταρτος, δέκατος. On sait, en effet, que les nombres ordinaux se forment à l’aide des mêmes suffixes qui servent à marquer les degrés de comparaison. Mais cet exposant τος, trop simple et trop court, pouvait donner lieu à des méprises. En détachant l’α de δέκα, le grec obtient un suffixe plus complet, ατος ; de là les superlatifs comme ὕπατος, ἔσχατος, πύματος. Pour surcroît de clarté, au suffixe ατος la langue ajouta encore le τ du comparatif τερος : dès lors on eut le suffixe τατος, qui permit d’opposer φίλτατος à φίλτερος[57].

Le désir de formes explicites fait comprendre comment, en français, aux anciens nombres ordinaux tiers, quart, quint (le tiers parti, un quart voleur survient…) ont été substitués troisième, quatrième… Des anciens ordinaux latins il ne reste plus que les deux premiers : mais déjà deuxième, au lieu de second, est familier à nos oreilles.

Dans la conjugaison, certains participes passés menaçaient de devenir étrangers au verbe dont ils sont tirés. Qui sent encore la parenté de poids, qu’il faudrait écrire pois, et de pendre, de toise et de tendre, de route et de rompre[58] ? Il était utile d’avoir une forme qui accusât mieux les affinités. Ainsi s’explique la faveur qu’a rencontrée le participe en utus : pendu, tendu, rompu[59]. Le mouvement est venu de quelques rares avant-coureurs qu’on aperçoit en bas-latin : pendutus, decernutum, incendutum. Eux-mêmes, ils sont un produit de l’imitation (latin solutus, statutus)[60]. Grâce à cette syllabe finale, le français a rétabli les lignes de sa conjugaison en désordre.

Au lieu de nous prenmes, nous faismes, qu’aurait dû donner le latin prendimus, facimus, on a dit nous pren-ons, nous fais-ons ; au lieu de vous prents, qu’aurait dû donner le latin prenditis, on a dit vous pren-ez. D’où viennent ces désinences plus pleines ? La seconde personne du pluriel l’indique suffisamment. Elles ont été empruntées à la première conjugaison[61].

Donnons encore un exemple tiré de la conjugaison grecque.

À la troisième personne du pluriel, les aoristes seconds des verbes comme τίθημι avaient une désinence fort courte : ἔθεν, ἔβαν, ἔσταν, ἔγαν, ἔφυν, etc. La langue homérique abonde en formes de ce genre. Mais on en voit l’inconvénient : ces troisièmes personnes du pluriel ressemblaient trop aux premières du singulier. Le moyen employé a été fort simple : grâce à une rallonge empruntée à l’aoriste premier, on a eu ἔβησαν, ἵστασαν, ἔφασαν, ἔφυσαν, ἀνέθεσαν[62].

Un fait, à première vue surprenant, mais attesté par des preuves nombreuses, c’est que les suffixes les plus usités dans nos langues modernes sont des suffixes empruntés. Ainsi le grec nous a permis de former nos mots en isme, comme optimisme, socialisme ; en iste, comme artiste, fleuriste ; en iser, comme autoriser, fertiliser. L’allemand nous a fourni le suffixe ard, comme dans vantard, bavard. L’italien, le suffixe esque, comme dans gigantesque, romanesque. À prendre les choses à la rigueur, les mots en al comme national, provincial, en ateur, comme ordonnateur, provocateur, sont formés à l’aide de suffixes latins, puisque ces mêmes suffixes, quand ils sont entrés en français par voie populaire, ont pris un autre aspect. C’est le besoin d’avoir des formes explicites, se détachant nettement aux yeux, qui a procuré ce tour de faveur aux désinences étrangères : les nôtres ayant subi l’usure du temps, s’étant mêlées à la partie antérieure du mot, ne s’étalent pas avec la même évidence.

Le même fait s’observe chez nos voisins. On sait le succès qu’a obtenu en allemand notre désinence -ie, qui a donné les substantifs en -ei, comme Bäckerei, Zauberei. Les Anglais ont emprunté à notre seconde conjugaison cette syllabe ish qu’on trouve non seulement dans finish, nourish, où le modèle est fourni par le français, mais dans publish, distinguish, où le suffixe est transporté par imitation.

À toute époque, chez toutes les nations, il s’est trouvé des puristes pour protester contre ces emprunts. Mais ceux qui forment le langage, voulant avant tout être compris, et être compris aux moindres frais, s’inquiètent peu de la provenance des matériaux qu’ils mettent en œuvre.

C. Pour souligner soit une opposition, soit une ressemblance. — Le langage nous révèle ici un fait de psychologie : l’esprit, qui associe volontiers les idées par couples, aime à souder entre eux les contraires, en leur donnant même extérieur. En même temps que cela aide la mémoire, cela donne plus de relief à la parole. « Rien n’est plus naturel, dit le philosophe anglais Bain, quand nous considérons une qualité, que la disposition à retourner à l’autre qualité, qui en fait le contraste. »

Nous commencerons par les exemples les plus simples.

Le jour et la nuit forment une antithèse vieille comme le monde : sur le modèle de diu, le latin, détournant l’ablatif nocte de sa déclinaison, a fait noctu. Sur le modèle de diurnus il a fait nocturnus[63].

Une autre opposition non moins vieille est celle de la vie et de la mort. Sur le modèle de vivus, le latin a fait mortuus. Selon les règles de la langue latine, morior devait faire mortus, comme orior, experior font ortus, expertus[64]. Mais l’occasion de l’antithèse se trouvant à toute heure[65], la syllabe finale de l’un s’est communiquée à l’autre.

Les expressions « avant » et « après » sont pareillement de nature à s’influencer. À côté de l’adverbe antid, devenu plus tard ante, le latin a formé un adverbe postid, devenu poste et post. Postid s’est conservé dans postid-ea, qui est modelé sur antid-ea. À la base se trouve la syllabe pos, « après »[66].

On voit que pour déterminer une création par analogie, il n’est pas nécessaire que la langue présente des modèles en grand nombre. Dans les cas que nous venons de citer, un seul mot a suffi : mais c’est que les deux termes étaient directement à l’opposite. L’analogie, pourrait-on dire, fait sentir sa puissance en raison de la situation. C’est ainsi qu’en français nous avons fait l’adjectif méridional, dont le suffixe, qui ne se trouve nulle part ailleurs, serait impossible à expliquer, sans son contraire septentrional.

Telle locution serait inexplicable, si on ne la rapprochait de son contraire. Ainsi ἐμπόδων (en parlant d’une gêne, d’un obstacle) ne s’explique que par ἐκπόδων, « hors des pieds[67] ».

Les Grecs, qui connaissaient déjà l’analogie par antithèse, l’avaient appelée d’un joli nom : συνεκδρομὴ κατ’ ἐναντιότητα. L’image est empruntée à quelque pièce de bétail qui se détache de ses compagnes et va suivre un autre troupeau.

Nous allons maintenant donner quelques exemples de l’analogie servant à souligner une ressemblance.

Les noms de parenté comme πατήρ, μήτηρ, θυγάτηρ, ayant leur datif pluriel en -ασι, le grec υἱός, « fils », qui n’avait aucune raison pour cela, a fait pareillement ὑιάσι. M. J. Wackernagel signale un cas tout pareil en sanscrit[68]. Le mot pati, qui veut dire à la fois « maître » et « époux », a deux génitifs, l’un (régulier) — patēs — quand il signifie « maître », l’autre (irrégulier) — patjus — quand il signifie « époux ». Ce patjus vient des génitifs comme pitus, « du père » ; mâtus, « de la mère ».

Le grec avait un substantif οὖθαρ (génitif οὔθατος), « mamelle », dont l’ancienneté est attestée par le latin uber et l’allemand Euter, ainsi que par le sanscrit ūdhar. Ces noms en -αρ, -ατος se sont multipliés, pour marquer quelque partie du corps. On a γόνατε, « les deux genoux », ὤατε, « les deux oreilles », προσώπατε, « les deux yeux », et même κάρηαρ, « la tête ».

On compte enfin dans toutes les langues quelques mots qui, rapprochés par le sens, ont aussi été rapprochés par la forme. Le grec, par exemple, a λάρυγξ et φάρυγξ, σῦριγξ et σάλπιγξ ; le sanscrit a anguštha, « le pouce » ; ōštha, « la lèvre » ; kōštha, « le ventre » ; upastha, « le giron » ; les langues celtiques ont leurs mots en arn et en orn : vagues restes de classification, aux trois quarts effacés, comparables à ces alignements qui attestent encore, sur l’emplacement des villes disparues, que les hommes ont autrefois essayé d’y bâtir en ordre leurs demeures[69].

C’est surtout dans la syntaxe qu’on a occasion d’observer cette sorte de symétrie. Beaucoup de constructions qui répugnent à la pure logique trouvent par là leur explication. Si les verbes signifiant « prendre, ravir, enlever » se construisent en latin avec le datif, c’est que « donner, attribuer, offrir » se construisent avec le datif. Si l’on dit diffidere alicui, c’est qu’on dit credere alicui. Si l’on dit, avec le génitif, obliviscitur nostri, c’est qu’on dit, avec le génitif, meminit nostri[70]. Enfin si l’on dit, avec l’ablatif, in urbe, qui a l’air d’impliquer une contradiction, puisque l’ablatif marque une idée d’éloignement, c’est qu’on disait ex urbe, ab urbe. C’est ainsi encore qu’en allemand in dem Haus, zu dem Haus, où in, zu se construisent avec le datif, a conduit à employer le datif dans des locutions comme aus dem Haus, von dem Haus. Comme on dit en anglais agree with some one, on dit differ with some one.

Il suffit d’écouter parler les personnes qui savent imparfaitement une langue et observer les fautes qu’elles commettent pour voir que c’est par des associations de ce genre qu’elles se laissent ordinairement guider.

D. Analogie pour se conformer à une règle ancienne ou nouvelle. — Ces mots ont besoin d’être expliqués. Il est question ici d’une règle non formulée, que l’homme s’efforce de deviner, que nous voyons les enfants tâcher de découvrir : en la supposant, le peuple la crée. L’idée que le langage obéit à des lois fixes est profondément imprimée dans l’esprit du peuple : rien d’ailleurs n’est plus raisonnable, puisque, sans lois, le langage cesserait d’être intelligible et faillirait à son premier et unique objet. Nous voyons que chez l’homme du peuple un manquement à ce qu’il suppose la règle provoque soit le rire, soit le mépris.

Les formes qui déroutent par un aspect insolite sont donc considérées comme fautives et ramenées au type supposé régulier. C’est ainsi que les exceptions deviennent de moins en moins nombreuses et finissent par disparaître. Les linguistes, conservateurs par métier, sont ordinairement peu favorables à cette sorte de rangement. Mais l’analogie remplit ici un office nécessaire, sans lequel bientôt il n’y aurait plus qu’obscurité et désordre.

Mais il ne faut pas que le peuple ait à résoudre des problèmes trop difficiles : s’il se trouve des pièges sur sa route, il y tombe. Isidore de Séville enregistre un verbe de la première conjugaison, usité de son temps, prostrare, « jeter à terre » : c’est prostravi qui a produit ce verbe, le chemin qui conduisait à prosterno étant devenu trop difficile à trouver. Déjà en latin classique on a delere, « effacer, détruire », tiré du parfait delevi, lequel est un composé de linere. Il y avait un verbe præstare, composé de stare, qui faisait au parfait præstiti, « j’ai surpassé » ; un autre verbe præstare, dérivé de præstus (præ-situs), « préparé, prêt », a donc fait également præstiti, « j’ai préparé, j’ai fourni ».

La mémoire du peuple est courte. Nous voyons un pluriel comme omnes (pour homines) s’enrichir d’un neutre omnia et d’un singulier omnis : nous voyons un féminin felix (de fela, « mamelle ») produire un masculin et un neutre[71].

Il est intéressant de voir avec quelle ponctualité la règle, une fois admise, est obéie et appliquée. Le linguiste qui assiste à ce spectacle, et qui, connaissant les éléments mis en œuvre, voit les matériaux les plus disparates passer par la filière, ne peut s’empêcher d’en admirer le fonctionnement. On a improprement appelé ceci une contrainte (Systemzwang). Il n’y a point de contrainte : il n’y a qu’obéissance volontaire à la règle.

En voici quelques spécimens.

Nous sommes habitués à voir les verbes grecs prendre à l’imparfait et à l’aoriste l’augment syllabique ou temporel. Mais nous ne sommes pas préparés à voir l’augment modifier un adverbe ou un pronom. C’est pourtant ce qui se passe quand des mots composés comme ὀπισθοφύλαξ, « arrière-garde », αὐτόμολος, « déserteur », donnent naissance chez Xénophon à des imparfaits comme ὠπισθοφυλάκει et à des aoristes comme ηὐτομόλησε. Personne ne s’en étonne, sauf le philologue, qui y voit un exemple de la logique populaire. En grec moderne, où l’augment subsiste, on le place sans hésiter devant les prépositions : on dira par exemple ἐπροτίμων, « j’aimais mieux » ; ἠνόχλησα, « j’ai dérangé ». Le grec ancien avait déjà commencé, en disant ἐκάθευδε.

Que le latin ait pris un participe passif ou moyen comme amamini, laudamini, et qu’il en ait fait une seconde personne de la conjugaison, en sous-entendant estis, cela n’a rien de bien surprenant : c’est comme si en grec on avait φιλούμενοί ἐστε, τιμώμενοί ἐστε. Mais où l’analogie commence son œuvre, c’est quand nous trouvons amabamini, amemini, amaremini, formes hétéroclites, quoique parfaitement intelligibles.

L’analogie est surtout curieuse à observer quand elle se trouve aux prises avec quelque difficulté imprévue.

Le redoublement de la syllabe initiale des verbes, obligatoire au parfait, devenait à peu près impossible avec les groupes σπ, στ, σκ, ou avec les lettres ζ, ξ. On sait de quelle façon le grec a tourné la difficulté. Dans ce cas, au lieu du redoublement, il se contente de l’augment. On croirait être témoin de quelque compromis comme en présente l’histoire des institutions et des lois. Ou si cette comparaison fait une trop grande place à la raison consciente d’elle-même, il semble qu’on assiste au travail de quelque bête ingénieuse se bâtissant sa demeure avec des matériaux inégalement propres à cet usage.

Ce qu’il importe surtout d’observer, c’est le but obscurément poursuivi. À qui étudie le verbe grec, il est impossible de méconnaître une intention de compléter les cadres : à côté de l’aoriste indicatif ἔλυσα l’on trouve un aoriste impératif λυσάτω, un aoriste optatif λύσαιμι, un aoriste participe λύσας. L’α qui se retrouve dans ces diverses formes en est comme la signature. L’intelligence des masses se montre ici par un de ses côtés les plus intéressants : elle vient à bout, par les moyens les plus simples, des difficultés qu’en toute espèce de métier ou d’art la matière oppose à l’ouvrier.


Par ce qui précède, on voit ce qu’il faut penser de l’Analogie. À considérer l’usage qui en est fait dans quelques livres récents, on la prendrait pour une grande éponge se promenant au hasard sur la grammaire, pour en brouiller et en mêler les formes, pour effacer sans motif les distinctions les plus légitimes et les plus utiles. Tel n’est pas son caractère : elle est, au contraire, au service de la raison, raison un peu courte, un peu dénuée de mémoire, mais qui n’en est pas moins le vrai et nécessaire moteur du langage.

Une question souvent discutée a été de savoir si « dans la jeunesse de nos langues » l’analogie avait autant de pouvoir qu’aujourd’hui. « Peut-on admettre, dit Curtius, des formations analogiques pour des temps si reculés ?… Les formations analogiques ne me paraissent très vraisemblables que pour les périodes récentes… Ce n’est certainement pas un hasard que l’attention ait été d’abord appelée sur ces faits à l’occasion des langues modernes, particulièrement des langues romanes. »

Nous ne pouvons pas, sur ce point, être de l’avis du savant helléniste. Si l’attention a été d’abord appelée de ce côté à l’occasion des langues romanes, la raison en est que les langues romanes laissent voir à découvert leurs origines, avantage qui manque pour les époques anciennes. Mais les causes qui amènent les changements étant des causes inhérentes à l’esprit et imposées par les conditions de tout langage, il n’y a aucun motif pour croire qu’elles aient agi moins puissamment dans le passé.

Est-il vrai, comme on l’a dit encore, que l’analogie soit une force aveugle, allant jusqu’au bout sans se laisser arrêter par rien ?

Il est difficile de le croire quand, quittant la théorie, l’on se met en présence des faits. L’expérience prouve au contraire que l’analogie a des limites, lesquelles sont au moins aussi intéressantes à étudier que le phénomène lui-même. Des raisons de clarté ou d’harmonie suffisent pour la tenir en échec.

Une dernière question serait de savoir si l’analogie mérite cette sorte de mésestime que certains linguistes semblent lui avoir vouée.

Poussée trop loin, l’analogie rendrait les langues trop uniformes et, par suite, monotones et pauvres. Le philologue, l’écrivain, seront toujours, par goût comme par profession, du côté des vaincus, c’est-à-dire des formes que l’analogie menace d’absorber. Mais c’est grâce à l’analogie que l’enfant, sans apprendre l’un après l’autre tous les mots de la langue, sans être obligé de les essayer un à un, s’en rend maître dans un temps relativement court. C’est grâce à elle que nous sommes sûrs d’être entendus, sûrs d’être compris même s’il nous arrive de créer un mot nouveau. Il faut donc regarder l’analogie comme une condition primordiale de tout langage : si elle a été une source de clarté et de fécondité, ou si elle a été une cause d’uniformité stérile, c’est ce que l’histoire individuelle de chaque langue peut seulement nous apprendre.




CHAPITRE VII

ACQUISITIONS NOUVELLES

Nécessité d’indiquer les acquisitions à côté des pertes. — L’infinitif. — Le passif. — Les suffixes adverbiaux. — Conclusions historiques.

Comme on distingue plus facilement les vides qui se font dans une société qu’on ne remarque les forces nouvelles qui se manifestent, ainsi il est plus commun de voir noter les pertes subies par le langage que de voir décrire les ressources qui lui arrivent. L’évolution grammaticale se fait si lentement et par un progrès si insensible que la plupart du temps elle échappe à l’observateur. Cependant il est peu croyable que durant un espace de quatre mille ans les langues indo-européennes aient constamment éprouvé des déchets, sans compensation d’aucune sorte. L’histoire des pertes a été faite souvent : celle des acquisitions reste à écrire. Nous allons, à titre d’indication, en énumérer quelques-unes.

Il ne saurait être question, bien entendu, de créations ex nihilo : approprier à des usages nouveaux la matière transmise par les âges antérieurs, c’est la forme sous laquelle nous voyons s’élaborer le progrès.

En premier lieu, l’infinitif.

Cette forme si précieuse, la première qu’apprennent les enfants, la première qui, chez deux peuples mis en contact et essayant de s’entendre, passe de l’un à l’autre, n’a cependant pas existé de tout temps. Elle est, au contraire, le produit d’une lente sélection : il y faut voir le fruit d’une union tardivement accomplie entre le substantif et le verbe. La date relativement récente de l’infinitif, nous pouvons déjà la pressentir en voyant combien le latin et le grec, d’accord sur tout le reste de la conjugaison, s’écartent sur ce point l’un de l’autre : il n’y a aucune ressemblance entre la désinence de λέγειν et celle de legere, entre εἶναι et esse. Et même, sans sortir de la langue grecque, en rapprochant les formes dialectales comme ἔμμεν, εἶναι, ἔμεναι, on s’assure que la langue grecque, jusqu’à une époque assez récente, n’avait pas encore fixé son choix. Le latin, à première vue, a l’air plus décidé ; mais pour peu qu’on y regarde, l’on voit qu’il est encore plus loin de réaliser l’unité d’infinitif, car il en partage la fonction entre trois formes : l’infinitif proprement dit, le supin et le gérondif. C’est seulement dans les langues modernes que cette unité est un fait accompli.

L’infinitif représente l’idée verbale débarrassée de tous les éléments accessoires et adventices. Il ne connaît ni la personne ni le nombre. L’idée de la voix (actif, moyen et passif) lui est, au fond, étrangère[72]. L’idée du temps elle-même n’y est entrée que par une sorte de superfétation et grâce à des retouches tardives. Certains grammairiens ont voulu faire de l’infinitif un mode du verbe : mais il n’est pas un mode, il est, comme le disaient avec raison les anciens, la forme la plus générale du verbe (τὸ γενικώτατον ῥῆμα), le nom de l’action (ὄνομα πράγματος)[73].

Pour sentir l’importance de cette forme, il suffit de lire quelques lignes d’une langue moderne. Moitié verbe, moitié substantif, mais ne portant pas le bagage encombrant dont se chargent ces deux sortes de mots, l’infinitif rend les mêmes services. Comme le verbe, il a la force transitive ; il peut, comme le verbe, s’associer un sujet ; il se fait accompagner comme le verbe d’un adverbe ou d’une négation. Mais, d’autre part, employé comme substantif, il peut être sujet ou complément ; il se met après des prépositions comme à, de, pour, sans, et toujours sans l’embarras des désinences. Il est propre à exprimer une exclamation, un désir, un ordre. Il est moins exposé enfin à cet épaississement du sens, à cette cristallisation, à cette concrétion dont nous aurons à parler plus loin, et dont tous les substantifs, même les substantifs abstraits, sont menacés[74].

En présence de pareils avantages on se demande ce qui a pu retarder à ce point la création de l’infinitif. Pour répondre à cette question, il faut un instant jeter les yeux en arrière et considérer le plan général de nos langues.

Toutes les fois qu’il est question de classer les langues d’après leur plus ou moins de perfection, nous sommes habitués à parler de la famille indo-européenne comme placée au degré supérieur de l’échelle. Cependant il ne faut pas chercher bien longtemps pour y retrouver ce que nous regardons comme une caractéristique des idiomes peu avancés. Certaines langues de l’Amérique peuvent dire « ma tête, ta tête, sa tête », mais non pas « tête » en général. Cela est assurément barbare. Mais il n’en était pas autrement du verbe indo-européen, qui pouvait dire φέρω, φέρεις, φέρει, mais non pas φέρειν. Dans le plan primitif, l’action était toujours rapportée à une personne. Une forme comme δίδωμι, δίδοθι, représente à elle seule toute une proposition : elle contient à la fois le verbe et son sujet. Nos langues ne sont donc pas si loin de l’état dit holophrastique, où le mot était à lui seul une phrase.

L’infinitif est une conquête de l’abstraction. Il a fallu le chercher en dehors du verbe, parmi les substantifs. L’élaboration de l’infinitif était déjà commencée, mais non pas terminée à l’époque proethnique : il a fallu des siècles pour que chaque idiome fixât son choix sur une certaine forme de substantif, et pour qu’elle fût mise en possession, à l’exclusion des autres, de quelques-unes des propriétés essentielles du verbe.

C’est ici qu’on doit apprécier les avantages de ce qu’on appelle le manque de transparence ou l’altération phonétique. Cette prétendue décadence n’a pas peu contribué à donner à l’infinitif toute son utilité. Il est difficile de savoir avec certitude à quel cas de la déclinaison appartenaient les formes grecques comme ζευγνύμεναι, ἰδεῖν, φέρεσθαι. Mais cette indécision n’a fait que les rendre plus aisées à manier. Il en est de même pour l’infinitif latin. Si les formes sur le modèle de videre, audire ont fini par évincer les formes du modèle de visum, auditum, cela tient peut-être à ce que la marque de la déclinaison y est plus effacée.

Je rappellerai à ce propos un fait qui montre bien l’importance que l’infinitif a prise dans nos langues. Quand, au xiiie et au xive siècle, l’allemand s’est enrichi d’une quantité de verbes français, il les a adoptés sous le costume de l’infinitif, en surajoutant, de façon assez bizarre, les désinences allemandes. C’est ainsi qu’on trouve chez Wolfram von Eschenbach fischieren, « attacher » ; leischieren, « laisser » ; loschieren, « loger » ; parlieren, « parler », et beaucoup d’autres. Il en résulte qu’au présent, quand l’Allemand dit ich spaziere, il ajoute à l’infinitif espacier la désinence de la première personne. Rien ne prouve plus clairement comment l’idée du verbe, dans nos langues modernes, s’est incarnée dans l’infinitif[75].


On demandera comment le grec, ayant eu autrefois l’infinitif, a pu le laisser tomber en désuétude au moyen âge. Cette perte est, en effet, l’un des événements les plus surprenants de la linguistique indo-européenne, car de dire, comme on l’a fait récemment, que l’infinitif grec s’est perdu parce qu’il était trop souvent employé, c’est une explication qui dépasse les intelligences ordinaires. Mais il faut remarquer que l’absence de l’infinitif est surtout devenue une lacune douloureuse le jour où le néo-grec, se retrouvant en présence des autres langues de l’Europe moderne, a senti le besoin d’en égaler les ressources de syntaxe. Il faut croire que ni les liturgies de l’Église, ni les chants populaires, en leur langage bref et simple, n’en avaient éprouvé le besoin. La locution θα (θέλει ἵνα) avec le subjonctif en tenait lieu. L’outil intellectuel se perd avec le non-usage : une forme trop rarement employée s’efface de la mémoire[76].

Par un étrange renversement des choses, on a cru autrefois que les verbes avaient débuté par l’infinitif. « Les hommes, dit un écrivain du commencement de ce siècle, les hommes ne s’expriment d’abord que d’une manière générale : et ce n’est que par la suite qu’ils en viennent à analyser, à particulariser chaque idée. À mesure que les langues atteignent à leur maturité, les formes infinitives disparaissent, mais avec une juste mesure : elles servent encore à donner de la variété au style, quoique déjà l’on s’aperçoive qu’elles deviennent moins fréquentes. » Il est impossible de fermer plus résolument les yeux à la vérité. L’infinitif résume des siècles d’efforts : il est la plus récente des formes verbales.

Comme l’infinitif, le passif est du nombre de ces moyens d’expression qu’on est tenté de croire beaucoup plus anciens qu’ils ne sont en effet.

Sylvestre de Sacy, qui a écrit pour l’usage de ses enfants des Principes de grammaire générale, présente le passif comme l’une des deux formes nécessaires du verbe. Il en donne trois raisons. Le passif est nécessaire : 1o  quand on veut exprimer une action sans nommer le sujet agissant : « Je suis affligé » ; 2o  quand on veut plutôt faire ressortir l’objet qui souffre l’action que le sujet qui la fait : « L’empire romain fut fondé par Auguste » ; 3o  pour varier le discours et empêcher la monotonie.

Un linguiste d’une école différente, mais trop enclin de son côté aux théories, Hartung[77], explique l’actif et le passif en les réduisant à des directions dans l’espace. L’actif répond à la question quo (d’où l’accusatif) ; le passif répond à la question unde (d’où l’ablatif ou le génitif).

Il est inutile de montrer ce que ces explications ont d’artificiel. Le passif n’est pas une forme ancienne : on peut le deviner rien qu’à voir combien diffèrent, quant aux désinences, φέρομαι et feror. Le passif est une forme que les diverses langues indo-européennes se sont donnée après coup, longtemps après que le système de leur conjugaison fut achevé en ses lignes principales. C’est en s’emparant de la forme réfléchie que la plupart d’entre elles, et particulièrement le latin et le grec, sont parvenues à créer une voix passive.

Pour comprendre comment la forme réfléchie peut tenir lieu de passif, je me contenterai de citer quelques phrases où, encore aujourd’hui, nous nous servons du même tour :

« Les grands poids se transportent mieux par la voie maritime. »

« Cette forme de vêtement ne se porte plus. »

« Ces événements se sont vite oubliés. »

« Le monde de la nature se divise en trois règnes. »

Et en italien : Dicesi, temesi. Et même : avvenimenti compiutisi.

Ce n’est pas que l’idée du passif fût difficile à concevoir : « je suis frappé » n’est pas plus malaisé à comprendre que « je frappe ». La difficulté venait d’ailleurs : elle venait du plan de nos langues, qui est en contradiction avec l’idée passive, les langues indo-européennes présentant la phrase sous la forme d’un petit drame où le sujet est toujours agissant. Aujourd’hui encore, fidèles à ce plan, elles disent : « Le vent agite les arbres… La fumée monte au ciel… Une surface polie réfléchit la lumière… La colère aveugle l’esprit… Le temps passe vite… Il fait nuit… Deux et deux font quatre… » Chacune de ces propositions contient l’énoncé d’un acte attribué au sujet de la phrase. Il fallait donc que le passif lui-même fût imaginé sous la forme d’un acte.

C’est, en effet, ce que nos langues ont réalisé. Elles ont créé plus ou moins tardivement le passif en le présentant sous la forme d’un acte faisant retour sur le sujet. Pascitur a signifié « il se nourrit », avant de signifier « il est nourri ». Διδάσκομαι signifiait « je m’enseigne moi-même » avant de signifier « je suis enseigné ». À ce sujet les langues germaniques et slaves sont particulièrement instructives. Nous y trouvons les étapes successives de la métamorphose. En vieux norrois, their finna sik veut dire : « ils se trouvent [l’un l’autre] ». Il en est sorti une forme their finnask, « ils se trouvent » [c’est-à-dire ils sont, ils séjournent], et finalement « ils sont trouvés » [c’est-à-dire inveniuntur]. Pareille chose se présente en lithuanien et en slave. C’est même la famille letto-slave qui, par la transparence de ses formes, a mis d’abord sur la voie de l’origine du passif.

Nous avons donc ici un nouvel exemple de l’intention qui préside aux évolutions du langage, en même temps que de la simplicité presque enfantine par laquelle cette intention arrive à ses fins. Le passif semblait directement opposé à l’idée exprimée par nos verbes : et cependant, en des idiomes éloignés l’un de l’autre, par un moyen identique, le passif a trouvé son expression.

Je veux encore donner un exemple de cette intelligence cachée, et pourtant si attentive, qui profite même des moindres accidents pour fournir à la pensée une ressource nouvelle.

Tout le monde sait que l’adverbe est un ancien adjectif ou substantif sorti des cadres réguliers de la déclinaison. C’est ainsi que primum, ceterum, potius sont d’anciens accusatifs, que crebro, subito, vulgo sont d’anciens ablatifs. Mais d’où viennent les adverbes en -e, comme pulchre, recte ? C’est ce qu’on n’a pas assez cherché jusqu’à présent.

Le latin aimait à changer de déclinaison ses substantifs ou adjectifs, quand ils s’allongeaient d’un préfixe ou quand ils entraient en un composé. Animus fait exanimis, fama a fait infamis, clivus a fait proclivis, pœna a fait impunis, et ainsi de suite. L’ablatif de ces mots en is était eid ou e. À une époque où la langue latine n’était pas encore fixée, on avait donc le choix entre infirmus ou infirmis, præclarus ou præclaris, dont l’ablatif était infirmo ou infirme, præclaro ou præclare. L’usage n’a pas manqué de tirer parti de cette double forme : il a donné la préférence à la forme en e qui se détachait mieux de la déclinaison ordinaire. Non seulement cette forme a été préférée pour l’adverbe, mais elle a été généralisée, en sorte qu’on a eu aussi firme, clare. L’osque amprufid, qui correspond au latin improbe, est un témoin ne permettant aucun doute sur cette origine. La langue latine est entrée ainsi en possession d’une désinence proprement adverbiale, dont elle a fait, comme on sait, le plus large usage[78].


Une observation d’une nature un peu différente vient se présenter ici. Nous venons de citer deux ou trois exemples des acquisitions faites par nos langues[79]. Elles sont assurément précieuses et importantes. Cependant, si utiles qu’elles soient, elles n’approchent point, ni pour la valeur, ni pour le nombre, des acquisitions antérieurement capitalisées, je veux dire de cet appareil grammatical qui constitue le fonds commun des langues indo-européennes et qui était déjà chose ancienne et parfaitement fixée à l’époque où le sanscrit, le grec, le latin, le germanique, le slave, le celtique apparaissent pour la première fois. On a par là, si je ne me trompe, un moyen de mesurer du regard l’antiquité des langues indo-européennes.

Par antiquité des langues indo-européennes je n’entends pas l’antiquité d’une race, chose difficile à concevoir et à comprendre, mais l’antiquité d’une civilisation. Pour qu’une grammaire et un système morphologique atteignent le degré d’unité et de fixité que nous constatons à la base des langues aryennes, il faut une certaine perpétuité dans la tradition. Cette perpétuité suppose, sinon une littérature, du moins des formules, des chants, des textes sacrés transmis d’âge en âge.

Comme il n’y a aucune raison de supposer que les choses aient suivi dans ces anciens temps une marche plus accélérée, cela nous permet d’estimer à vue de pays l’étendue du passé. On vient de voir ce qu’il a fallu de temps pour que chacune de nos langues ait un infinitif, un passif, des désinences adverbiales. Encore le choix n’en est-il définitivement arrêté qu’après de longs siècles. D’autre part, l’acquisition d’instruments nouveaux, tels que l’article, les verbes auxiliaires, n’a pas exigé moins de temps. Nous devons donc accorder pour la période antérieure, bien autrement importante, un nombre de siècles au moins équivalent. La durée historique que nous pouvons embrasser du regard, depuis les premiers chants védiques jusqu’à nos jours, comprenant environ trois mille ans, ce n’est pas trop sans doute de demander trois mille autres années pour la période antérieure. Il n’a pas fallu moins pour fonder la séparation du nom et du verbe, pour établir la conjugaison et la déclinaison, pour en élaguer les parties inutiles, pour créer le mécanisme de la formation des noms, pour dresser, en regard de la déclinaison substantive, une déclinaison pronominale, pour laisser l’analogie asseoir le commencement de son empire, pour jeter enfin les fondations de la syntaxe…

Si l’on admet pour le passé la mesure de temps que fournit l’observation des époques modernes, six mille ans sont un minimum auquel on peut évaluer la période de civilisation représentée par notre famille de langues.




CHAPITRE VIII

EXTINCTION DES FORMES INUTILES

Difficulté de cette étude. — Formes surabondantes produites par le mécanisme grammatical. — Avantages de l’extinction. — Y a-t-il des formes fatalement condamnées à disparaître ?

L’extinction des formes inutiles ne doit pas seulement s’entendre de celles qui, ayant existé durant un temps plus ou moins long, sont sorties de l’usage, mais encore des formes qui, ayant virtuellement des droits à l’existence, n’ont jamais été réalisées. On comprend que ce soit ici le règne de l’hypothèse. Néanmoins cette sorte d’infanticide verbal a sa place dans l’histoire du langage.

À considérer les choses en simple statisticien, on croirait la surproduction inévitable. Si le grec poursuivait à travers tous les temps et tous les modes les trois verbes λείπω, λίπω et λιμπάνω, qui signifient tous les trois « quitter », ou les trois verbes βίβημι, βαίνω et βάσκω, qui signifient tous trois « marcher », on aurait une telle abondance de formes que l’esprit en serait accablé[80]. Mais tout le monde sait qu’il n’en est rien : la sagesse à demi consciente qui préside à l’élaboration du langage fait l’élagage des formes inutiles. Ce qui ne sert pas est supprimé. De là les conjugaisons composites. De là les paradigmes comme : λείπω, ἔλιπον ; βαίνω, ἔβην ; λανθάνω, ἔλαθον.

Quoique composites, ces conjugaisons ne laissent pas d’être régulières. Comme il est dans la nature de l’esprit populaire de procéder avec ordre, il porte l’ordre aussi dans ses radiations. L’aoriste second a partout hérité des formes les plus courtes, tandis que le présent a généralement gardé ce qui reste des formes les plus développées.

Le jeu de la conjugaison grecque est donc dû à une succession de pleins et de vides. Ce n’est pas qu’il ne reste encore des richesses inutiles. Le sanscrit a jusqu’à sept formations différentes du prétérit. Certains verbes grecs ont deux aoristes, deux futurs, deux parfaits. Mais à mesure que les langues avancent en âge, elles se débarrassent de leur superflu. Ce flottement qui permet à la langue homérique le choix entre trois ou quatre formes n’existe plus dans le grec de Lucien[81].

L’extinction des formes inutiles va si loin qu’elle assemble des verbes différents en une seule et même conjugaison : fero, tuli ; ὁράω, εἶδον ; λέγω, εἶπον, εἴρηκα ; je vais, j’irai, je suis allé. Nos grammaires les présentent comme des verbes défectifs qui se sont complétés réciproquement : mais pour s’ajuster si bien, il a fallu d’abord retrancher toutes les parties qui faisaient double emploi[82].


La suppression de certains mots permet des oppositions plus nettes. Le féminin de ἀνήρ était ἀνεῖρα, qui subsiste en composition : mais comme mot simple il a disparu, laissant la place à γυνή. C’est ainsi qu’en allemand l’opposition de Mann et Frau est due à la suppression du masculin Fro[83]. En français, il y avait un masculin dame[84], qui ne s’emploie plus, mais qui est longtemps resté dans dame-Dieu.

Quelquefois la suppression se fait d’une autre manière. Rex pouvait donner un adjectif reginus, comme on a divinus. Mais ce masculin ayant été étouffé, il est resté la paire : rex, regina[85].

Quand la langue dispose de deux termes corrélatifs, comme πόσος, τόσος, ποῖος, τοῖος, comme quantus, tantus, qualis, talis, la suppression de l’un doit avoir pour effet de changer le sens du survivant. C’est ce qui est arrivé en latin pour tōtus, qui supposait un corrélatif quotus[86]. On a dû dire d’abord : tota terra, quota est. On voit comment la langue latine s’est donné, par voie de suppression, un mot signifiant « tout ». Pareille chose s’est passée en grec. À πᾶς devait d’abord répondre un pronom τᾶς. Ces sortes de suppressions ne sont pas des pertes : au contraire, la langue y gagne en rapidité et en énergie.


On peut juger les langues par ce qu’elles passent sous silence aussi bien que par ce qu’elles expriment. En observant d’autres familles, on voit que ceux qui ont jeté les bases de la grammaire indo-européenne ont été relativement modérés. La déclinaison paraît n’avoir jamais eu qu’un nombre de cas assez limité. La conjugaison, plus exubérante, n’a cependant pas atteint les développements que nous trouvons ailleurs. Elle ne marque pas le genre ; elle ne fait pas la distinction de l’action momentanée et de l’action continue ; elle s’est gardée des vaines distinctions honorifiques ; elle n’a pas essayé d’enfermer trop de choses dans un même mot[87].

Nos langues, en général, se sont abstenues de marquer beaucoup de vaines distinctions qui, n’allant pas au fond des choses, sont comme une frivole dépense d’intelligence. En japonais, par exemple, les mots changent suivant que l’on compte des quadrupèdes ou des poissons, des jours ou des mesures de longueur. En basque, il y a une conjugaison cérémonielle[88]. Comme il y a de profondes différences dans l’art des divers peuples, l’un se complaisant à des détails, tandis qu’un autre saisit la nature en ses grandes lignes, il peut aussi y avoir dans le langage encombrement et remplissage. L’extinction des formes inutiles, soit qu’une raison plus mure les fasse périr par l’abandon, soit que l’esprit les arrête avant leur conception, a donc son rôle nécessaire.


Il est intéressant de voir comment, la même idée étant représentée par deux termes synonymes, la langue se débarrasse de l’un des deux, mais non si complètement qu’il n’en subsiste quelques traces. Le nom du vieillard est γέρων en grec, senex en latin : les deux termes coexistaient l’un à côté de l’autre dans une période antérieure, et nous avons en sanscrit, à côté de ǵaran, qui correspond exactement à γέρων, le mot sanas, « vieux », qui est de la famille de senex. Le grec a arrêté son choix, le latin a fait de même : mais ils ont choisi différemment. Cependant le grec dit encore ἕναι ἀρχαί (par opposition à νέαι) pour désigner les magistrats sortant de charge : il dit aussi ἕνοι καρποί pour désigner les fruits de l’an passé. La langue politique et la langue de l’agriculture ont donc exceptionnellement retenu le synonyme sorti de l’usage. D’autre part, le latin, pour désigner un homme usé par l’âge, dit æ-ger (pour ævi-ger), composé dont la seconde partie est la racine de γέρων[89]. La composition a sauvé ici le synonyme qui, partout ailleurs, a été sacrifié. Nous n’en voyons que plus clairement le rangement qui s’est fait dans les deux langues.

Le latin ayant exprimé l’idée d’entendre par la locution périphrastique audire, qui signifie proprement « recueillir dans son oreille »[90], l’ancien verbe cluo devenait dès lors inutile et devait disparaître. Mais ce qui prouve qu’en un temps plus reculé il a existé en latin, c’est le substantif cliens (cf. l’allemand der Gehörige).


Y a-t-il des extinctions de mots ou de formes qui soient imposées par la phonétique ? On l’a soutenu maintes fois. Cependant, quand nous voyons combien l’instinct populaire est peu embarrassé pour sauver ce qu’il tient à ne point perdre, on se prend à douter de cette prétendue nécessité. S’il y avait un mot qui fût menacé de disparition dans le passage du latin au français, c’était le mot avis, « oiseau ». Et cependant, voyez avec quelle aisance il s’est maintenu et s’est multiplié, sous les formes oiseau (avicellus), oie (avica, auca), oison (aucio). S’il s’agit d’un verbe, le fréquentatif vient prendre la place de la forme simple : premere, pellere auraient eu peine à se faire admettre en français ; mais nous disons presser, pousser. Le verbe flare donnait peu de chose : mais on a pris les composés comme sufflare, « souffler », conflare, « gonfler ».

Il semble que le latin eût pu être embarrassé pour distinguer certains homonymes. Il y avait deux verbes luere, l’un signifiant « laver » et l’autre d’un sens précisément opposé, puisqu’il voulait dire « souiller » (cf. lues, « la souillure »). Mais la langue a évité sans difficulté l’équivoque, au moyen du composé polluere, qui a pris pour son compte les sens du verbe simple.

Ici encore, comme dans toutes les lois que nous avons étudiées en cette première partie, nous trouvons à l’œuvre une pensée intelligente, non une nécessité aveugle.

Partout où nous arrêtons nos yeux avec attention, nous voyons s’évanouir cette prétendue fatalité qui serait, nous dit-on, la loi du langage. Les lois phoniques ne règnent pas sans contrôle ; elles ne sont pas plus en état de détruire un mot indispensable, ou simplement utile, qu’elles ne peuvent faire durer une forme superflue.




DEUXIÈME PARTIE

COMMENT S’EST FIXÉ LE SENS DES MOTS



CHAPITRE IX

LES PRÉTENDUES TENDANCES DES MOTS

D’où vient la « tendance péjorative ». — La « tendance à l’affaiblissement ». — Autres tendances non moins imaginaires

Dans cette deuxième partie, nous nous proposons d’examiner pour quelles causes les mots, une fois créés et pourvus d’un certain sens, sont amenés à le resserrer, à l’étendre, à le transporter d’un ordre d’idées à un autre, à l’élever ou à l’abaisser en dignité, bref à le changer. C’est cette seconde partie qui constitue proprement la Sémantique ou science des significations.

Une illusion contre laquelle il semble qu’un avertissement soit superflu, et qui cependant est fréquente, qui même quelquefois se couvre d’une apparence scientifique, c’est l’erreur qu’on peut résumer sous le nom de tendances des mots. Rien, au fond, n’est plus chimérique. Comment les mots auraient-ils des tendances ? Nous entendons parler néanmoins de tendance péjorative, de tendance à l’affaiblissement, etc. Un philologue éminent a publié un travail, d’ailleurs très instructif, intitulé : Ein pessimistischer Zug in der Entwicklung der Wortbedeutungen[91]. Un autre écrivain, M. Abel, dans un mémoire sur les verbes anglais qui expriment une idée de commandement, dit que to command a une tendance à descendre, mais qu’il penche toutefois dans le bon sens. Il faut reléguer ces tendances parmi les « forces » dont la science du moyen âge peuplait la nature. Autant vaudrait prendre à la lettre nos économistes, quand ils disent que le métal argent a une tendance à baisser constamment de valeur.

La prétendue tendance péjorative est l’effet d’une disposition très humaine qui nous porte à voiler, à atténuer, à déguiser les idées fâcheuses, blessantes ou repoussantes. Aulu-Gelle fait remarquer que le mot periculum pouvait autrefois se prendre dans un bon sens : et, en effet, il signifie littéralement « expérience[92] ». S’il est arrivé à un sens fâcheux, c’est l’effet d’un pur euphémisme : nous disons de même d’une armée en déroute qu’elle a été « éprouvée ». Valetudo signifie « santé » : mais il est arrivé à en désigner le contraire, comme quand nous disons : « en congé pour cause de santé ». — Dire d’un homme qu’il fait un mensonge est chose grave ; nous aimons mieux parler de son imagination. C’est ce qu’exprimait d’abord le verbe mentiri, lequel est formé de mens comme partiri de pars, ou sortiri de sors. — L’allemand List, « ruse », a commencé par être un synonyme de Kunst, « savoir, habileté[93] ». On disait Gottes List, « la sagesse de Dieu ». — L’anglais silly, qui veut dire « sot », répond à l’anglo-saxon saelig, à l’allemand selig, et signifiait originairement « heureux, tranquille, inoffensif[94] ». On pourrait multiplier indéfiniment les exemples. Il n’y a pas là autre chose qu’un besoin de ménagement, une précaution pour ne pas choquer, — précaution sincère ou feinte, et qui ne sert pas longtemps, car l’auditeur va chercher la chose derrière le mot et ne tarde pas à les identifier.

La prétendue tendance péjorative a encore une autre cause. Il est dans la nature de la malice humaine de prendre plaisir à chercher un vice ou un défaut derrière une qualité. Nous avons en français l’adjectif prude, qui avait autrefois une belle et noble acception, puisqu’il est le féminin de preux. Mais l’esprit des conteurs (peut-être aussi quelque rancune contre des vertus trop hautaines) a fait dévier cet adjectif au sens équivoque qu’il a aujourd’hui. Les mots qui ont trait aux rapports des deux sexes sont particulièrement exposés à des revirements de cette sorte. On se rappelle quelle signification noble a encore chez Corneille le nom d’amant et celui de maîtresse. La déchéance est venue pour eux, comme elle est venue en allemand pour Buhle. Il y faut voir l’inévitable résultat d’une fausse délicatesse : en donnant des noms honnêtes aux choses qui ne le sont pas, on déshonore les noms honnêtes.

En moyen haut-allemand, Minne désigne les affections de l’âme d’une façon générale : le souvenir, l’amitié, l’amour, et même l’amour de Dieu. Mais vers la fin du xve siècle, le mot dut être banni de la langue comme contraire à la décence. C’est seulement de nos jours qu’il est rentré en honneur, après un long repos, grâce aux études sur le moyen âge.


En regard de cette prétendue tendance péjorative, il faudrait, pour être juste, mettre une tendance « méliorative ». La politesse a des raffinements singuliers, l’affection a de curieux détours qui font que des termes à signification défavorable ont perdu ce qu’ils avaient de fâcheux. L’amitié, comme si elle était en peine d’adjectifs appropriés, change le blâme en éloge et fait du reproche une louange plus savoureuse. L’italien vezzoso (vicieux) est défini « che ha in sè una certa grazia e piacevolezza ». — L’anglais smart (le même qui en allemand a donné Schmerz) est devenu synonyme de « vif, spirituel, joli ». — Nous laissons au lecteur français le soin de trouver des exemples dans notre langue.


Quant à l’affaiblissement des mots, il tient à un autre fait non moins commun, savoir l’exagération. Affligé signifiait à l’origine « écrasé, brisé par la douleur » : il a beaucoup perdu, ayant été employé hors de saison. — Abîmer a eu en français le même sort qu’en latin fatigo, lequel avait d’abord un sens très noble et très fort[95]. — Gâter, meurtrir, gêner, tourmenter[96], sont des exemples du même genre. — En anglais, être anxious to see you veut dire simplement qu’on désire vous voir. — En grec moderne, κάμνω, « peiner », est devenu le terme ordinaire signifiant « faire » : κάμνετε μοὶ τὴν χάριν, « faites-moi le plaisir ».

Comme on le voit par le dernier exemple, l’affaiblissement est souvent accompagné d’une sorte de décoloration, qui vient de ce que le mot est employé en toute espèce de groupements et d’associations. L’adverbe allemand sehr (qu’il faudrait écrire sêr) signifie « cruellement »[97]. On disait : er ist sehr leidend, sehr betrübt. Mais la décoloration a été telle qu’on a fini par dire : er ist sehr brav, sehr froh.


Celui qui s’en tient à l’étymologie sans prendre garde à l’affaiblissement des sens peut être amené à d’étranges erreurs. Que n’a-t-on pas écrit sur le Compelle intrare de l’Évangile ? Ces mots sont la traduction du grec ἀνάγκασον εἰσελθεῖν, qui signifient « invite-les à entrer »[98]. Il n’y a là nulle contrainte.

Le latin invitare, qui exprime la même idée, est un dérivé de invitus. Il a commencé par signifier « faire violence ». Mais un excès de civilité l’a fait employer en des occasions qui, dès l’époque de Cicéron, l’ont conduit au sens d’ « inviter ».

Le verbe allemand nöthen ou nöthigen est un exemple du même fait.


Une autre tendance qu’il n’est pas moins chimérique d’attribuer au langage, au lieu d’en chercher la cause dans les faits de l’histoire, c’est la tendance au nivellement. Herr, en allemand, était un titre réservé aux gentilshommes : c’est le comparatif d’un ancien adjectif signifiant « élevé »[99]. La Chambre des seigneurs à Berlin s’appelle encore das Herren Haus. Mais ce titre n’est pas plus magnifique aujourd’hui qu’en français celui de Monsieur.

Il y a des déchéances qui peuvent atteindre jusqu’aux pronoms. Er et sie, après avoir été des formules de politesse, comme ella en italien, sont descendus de leur rang, parce qu’un raffinement d’obséquiosité, pour monter d’un degré, leur a substitué le pronom pluriel[100].

La propension à généraliser ce qui était d’abord à l’usage du petit nombre rend compte de quelques faits à première vue déconcertants. Client, en latin, voulait dire « celui qui obéit, le serviteur »[101]. Un patricien à Rome avait des clients. Le mot a désigné ensuite celui qui, appelé devant le tribunal, invoquait la protection d’un patron pour le défendre. Mais cette expression, chez les modernes, ayant passé chez le médecin, puis chez le négociant, le sens a fini par être faussé, car il est contraire à l’étymologie de donner le nom d’ « obéissant » à celui qui fait les commandes.


Dans nos sociétés modernes, le sens des mots se modifie plus vite qu’il n’avait coutume dans l’antiquité et même chez les générations qui nous ont immédiatement précédés. Il y faut voir l’effet de la guerre des partis, du mélange des classes, de la lutte des intérêts et des opinions, de la diversité des aspirations et des goûts. Qu’on veuille seulement songer à quelle nuance de dédain arrive chez nous le terme autrefois respecté de bourgeois : à tel point que la littérature de nos voisins de l’est, pour donner la même note de dépréciation, emprunte le mot français, en laissant à Bürger sa valeur primitive.

Une autre cause d’accélération vient de la production industrielle : les penseurs et les philosophes ont le privilège de créer des mots nouveaux qui frappent par leur ampleur, par l’aspect savant de leur contexture. Ces mêmes mots passent ensuite dans le vocabulaire de la critique, et trouvent de cette façon leur entrée chez les artistes : mais une fois reçus dans l’atelier du peintre ou du sculpteur, ils ne tardent pas à en sortir, pour se répandre dans le monde de l’industrie et du commerce, qui en fait usage sans mesure ni scrupule. C’est ainsi qu’en un temps relativement court le vocabulaire de la métaphysique va alimenter le langage de la réclame.

La langue, comme on le voit, subit en bien des manières les fluctuations du dehors. Mais outre ces causes extrinsèques, il y a des changements qui s’expliquent par la nature même du langage : nous allons essayer de les faire connaître.




CHAPITRE X

LA RESTRICTION DU SENS

Pourquoi les mots sont nécessairement disproportionnés aux choses.
Comment l’esprit redresse cette disproportion.

Un fait qui domine toute la matière, c’est que nos langues, par une nécessité dont on verra les raisons, sont condamnées à un perpétuel manque de proportion entre le mot et la chose. L’expression est tantôt trop large, tantôt trop étroite. Nous ne nous apercevons pas de ce défaut de justesse, parce que l’expression, pour celui qui parle, se proportionne d’elle-même à la chose, grâce à l’ensemble des circonstances, grâce au lieu, au moment, à l’intention visible du discours, et parce que chez l’auditeur, qui est de moitié dans tout langage, l’attention, allant droit à la pensée, sans s’arrêter à la portée littérale du mot, la restreint ou l’étend selon l’intention de celui qui parle.

Les faits de restriction étant les plus fréquents, nous les examinerons d’abord.

Pour désigner le toit de la maison les Latins avaient le mot teg-men, formé d’un verbe, tegere, « couvrir », et d’un suffixe, men, qui sert à marquer l’instrument. Mais tegmen convenait aussi et a été également employé pour marquer l’abri fourni par un arbre, une cuirasse ou toute espèce de couverture ou d’enveloppe. Si, au lieu de tegmen, j’ai recours à tectum, je trouve un mot déjà plus restreint par l’usage, mais offrant à peu près la même combinaison du verbe et d’un suffixe. Tec-tum, c’est tout ce qui est couvert, par conséquent le plafond d’une chambre, la voûte d’une caverne, le baldaquin d’un lit aussi bien que le toit d’une maison. Il faut descendre jusqu’au français toit pour trouver le mot enfin assez resserré par l’usage et (ce qu’il faut ajouter) assez méconnaissable par la forme, pour convenir uniquement et spécialement à la couverture d’une maison.

On doit déjà par ce premier exemple entrevoir quelle est la cause de la disproportion entre le nom et la chose.

Elle vient de ce que le verbe est la partie essentielle et capitale de nos langues, celle qui sert à faire des substantifs et des adjectifs. Or, le verbe, par nature, a une signification générale, puisqu’il marque une action prise en elle-même, sans autre détermination d’aucune sorte. En combinant ce verbe avec un suffixe, on peut bien attacher l’idée verbale à un être agissant, ou à un objet qui subit l’action, ou à un objet qui est le produit ou l’instrument de l’action, mais cette action gardant sa signification générale, le substantif ou l’adjectif ainsi formé sera lui-même de sens général. Il faudra que par l’usage on le limite[102].

De cette condition fondamentale de nos langues vient l’énorme quantité de mots à signification générale qui, avec le temps, ont pris un sens spécial. À mesure qu’un mot se restreint, le langage se trouve obligé de recourir une seconde fois, une troisième fois, une quatrième fois au même verbe. C’est ainsi qu’à côté de tegmen nous avons tegmentum, tectara, tegamentum, tectorium, teges, toga, tous mots à sens général pour commencer, et ensuite réduits à une certaine catégorie d’objets.


Il y avait en latin un substantif felis ou feles qui signifiait « la femelle ». Ce nom convenait à la femelle de tous les animaux, au moins de tous les animaux mammifères[103]. Mais il en est venu peu à peu à désigner seulement la femelle du chat, et c’est au sens de « chatte » qu’il nous est parvenu. Comment s’explique cette restriction du sens ? Les anciens, à qui les faits de ce genre n’avaient pas échappé, voulaient y voir l’effet d’un choix, d’une préférence (κατ’ ἐξοχήν). Mais les choses, en réalité, sont plus simples. Il n’y a pas eu de choix, ou du moins le choix s’est fait tout seul. Quand les Grecs d’aujourd’hui appellent le cheval ἄλογον, cela ne veut pas dire, comme on l’a interprété, que le cheval est l’animal par excellence, encore moins « qu’il ne lui manque que la parole », mais que le cavalier, parlant de sa monture, s’est habitué à dire « la bête ».

Chaque métier, chaque état, chaque genre de vie contribue à ce resserrement des mots, qui est l’un des côtés les plus instructifs de la sémantique. À Rome, le foin s’appelait du terme le plus général : fenum, « le produit ». Pour le paysan grec les bestiaux s’appelaient τὰ κτήματα, « les biens ». En grec, un entrepreneur s’appelait πειρατής, du verbe πειράω, « essayer, entreprendre » : mais si nous consultons l’usage de la langue, nous voyons qu’il s’agit d’une seule espèce d’entreprise, le brigandage sur mer, la piraterie.


Ces sortes de restrictions du sens sont d’autant plus variées qu’une nation possède une civilisation plus avancée : chaque classe de population est tentée d’employer à son usage les termes généraux de la langue ; elle les lui restitue ensuite portant la marque de ses idées, de ses occupations particulières. C’est ainsi que le mot species, qui désigne de la façon la plus générale l’espèce, a été employé par les droguistes du moyen âge pour les quatre espèces d’ingrédients dont ils faisaient commerce (safran, girofle, cannelle, muscade), en sorte que quand le mot est retourné à la langue commune, il était devenu nos épices.

Il serait facile de multiplier ces exemples. On connaît les coupures au moyen desquelles les dictionnaires séparent les différents sens d’un même mot. La plupart du temps il s’agit d’un mot général dont le sens a été diversifié par restriction.


En employant ces mots, personne ne songe au manque de proportion. Ils sont, sur le moment, bien réellement adéquats à l’objet. Si, pour une cause quelconque, le mot vieillit en toutes ses acceptions, sauf une seule, il s’en va aux âges futurs avec la valeur unique qui lui est restée, pour le plus grand étonnement de l’étymologiste. Le mot allemand Getreide (en moyen haut-allemand getregede) est un dérivé du verbe tragen, « porter », et pouvait se dire anciennement de tout ce qui se porte, comme le costume, les bagages : il se disait aussi de ce que porte la terre, surtout du blé, et c’est en cette seule acception qu’il a survécu.

Plus le verbe est de signification générale, mieux il s’adapte aux diverses professions. Ainsi facio, dans la langue des temples, signifie apporter une offrande, offrir une victime. De là des locutions comme facere catulo, facere ture, sacrifier un chien, offrir de l’encens. — Ce même verbe facio, dans la langue politique, s’applique à l’action combinée d’un parti en vue d’un but à atteindre[104]. On a trouvé sur les murs de Pompéi, qui, comme on sait, fut engloutie en pleine période électorale, quantité d’inscriptions avec cet impératif : Caupones, facite… Pomari, facite… Lignari, facite… Unguentari, facite… Ce qui veut dire : « Entendez-vous ! Unissez-vous ! » On comprend dès lors le sens du mot factio. Ce qui caractérise la faction, c’est le lien, c’est le pacte qui rattache entre eux tous les adhérents[105].

Adulterare est un composé de alterare : il avait à peu près le même sens. On disait adulterare colores, « changer les couleurs », adulterare nummos, « falsifier les monnaies », adulterare jus, « fausser le droit ». Mais comme on a dit aussi adulterare matrimonium, il en est sorti un sens spécial qui a passé aux dérivés adulterium et adulter.


On doit voir combien il est nécessaire que notre connaissance d’une langue soit étayée sur l’histoire. L’histoire peut seule donner aux mots le degré de précision dont nous avons besoin pour les bien comprendre. Supposons, par exemple, que pour connaître les magistratures romaines nous n’ayons d’autre secours que l’étymologie. Nous aurons : ceux qui siègent ensemble (consules), celui qui marche en avant (prætor), l’homme de la tribu (tribunus), et ainsi de suite. Ces mots ne s’éclairent, ne prennent un sens précis, que grâce au souvenir que nous en avons, pour les avoir vus dans les récits des historiens, dans les discours des orateurs, dans les formules des magistrats. En même temps que l’histoire explique ces mots, elle y fait entrer une quantité de notions accessoires qui ne sont pas exprimées. Elle agit à la façon d’un verre, qui, en resserrant les images, les rend plus nettes. Mais il y a cette différence que le meilleur microscope ne nous peut faire voir autre chose dans les objets que ce qui s’y trouve, au lieu que nous croyons sentir dans des mots comme tribunus, consul, quantité d’idées qui n’y sont pas, et qui se trouvent seulement dans notre souvenir.

La restriction du sens présente un intérêt particulier quand elle s’applique aux mots de la vie morale. Je veux en donner encore un ou deux exemples, que j’emprunterai aux langues germaniques.

En allemand, le substantif Muth ne s’emploie plus guère qu’au sens de « courage » : mais il suffit de voir quelques dérivés et composés, de rapprocher quelques locutions, pour retrouver le sens d’âme et d’intelligence, qu’il avait autrefois. Grossmuth, « générosité » ; Hochmuth, « orgueil » ; Unmuth, « mécontentement » ; Uebermuth, « présomption » ; anmuthen, « prétendre » ; einmüthig, « unanimement » ; Gemüth, « âme ». Wie ist es dir zu Muthe, « dans quelles dispositions es-tu ? » muthmassen, « conjecturer ». C’est sans doute pour avoir figuré dans des composés comme Rittersmuth, Mannesmuth, que le mot s’est restreint au sens de bravoure. La signification générale s’est maintenue dans l’anglais mood, « humeur, disposition »[106].

De même, Witz ne se prend plus guère aujourd’hui qu’au sens très particulier d’esprit de saillie. Mais ce terme avait autrefois une signification très relevée : il marquait le savoir ou la sagesse (du verbe wissen). Il n’est pas besoin d’aller bien loin pour retrouver les traces de cette ancienne acception : on la voit transparaître dans Aberwitz, Vorwitz, Wahnwitz, et dans le verbe witzigen, « rendre sage ». Ici encore l’anglais est resté plus archaïque : wit, « l’intelligence ».

La cause de ces restrictions peut chaque fois fournir la matière d’une recherche intéressante. C’est quelquefois un synonyme qui prend de l’extension et qui resserre d’autant le domaine de son collègue. D’autres fois c’est un événement historique qui vient modifier et renouveler le vocabulaire. Ainsi le mot Busse, qui voulait dire « réparation » (soit au propre, soit au figuré), a pris, avec le christianisme, le sens de « pénitence » : une fois le sceau religieux imprimé, tous les autres emplois sont tombés en désuétude[107].


Outre les restrictions de sens dont la langue porte l’évident et permanent témoignage, il se fait, dans le parler de chacun, de perpétuelles applications du même principe, mais qui ne laissent pas de trace durable, parce qu’elles varient selon le temps et le lieu. « Aller à la ville » est une phrase familière à tous les campagnards, mais qui, tout en restant la même, doit se traduire, selon la région, par un nom différent. Il peut arriver que les événements de l’histoire enlèvent une de ces expressions du milieu borné où elle avait sa place pour la jeter dans la circulation générale. Urbs était le nom de la ville de Rome pour les paysans du Latium et de la Sabine. Mais les légions romaines, en emportant le mot avec elles, ont si bien fait qu’il est devenu familier à tout le monde antique : pour le Gaulois, pour l’Espagnol comme pour l’Africain ou le Syrien, Urbs a été le nom désignant la ville aux sept collines.

La restriction du sens a de tout temps causé l’étonnement des étymologistes. On connaît les observations et objections de Quintilien au sujet de homo : « Croirons-nous, dit-il, que homo vient de humus, parce que l’homme est né de la terre, comme si tous les animaux n’avaient pas la même origine[108] ? » Il est bien certain cependant que homines signifie « les habitants de la terre ». C’était une manière de les opposer aux habitants du ciel, Dii ou Superi.




CHAPITRE XI

ÉLARGISSEMENT DU SENS

Causes de l’élargissement du sens. — Les faits d’élargissement sont autant de renseignements pour l’histoire. — Ils sont une conséquence du progrès de la pensée.

L’élargissement du sens est la contre-partie de ce que nous venons d’observer. On peut être surpris de voir deux mouvements en sens opposé exister simultanément. Mais il faut prendre garde que la cause, des deux parts, n’est pas la même : tandis que la restriction tient, comme on l’a vu, aux conditions fondamentales du langage, l’élargissement a une cause extérieure : il est le résultat des événements de l’histoire.

Les exemples vont rendre ceci plus clair.

À Rome, un bien de terre sur lequel avait été pris hypothèque s’appelait prædium. Le mot est un composé de vadium, « gage »[109], et de la préposition præ. Mais par un remarquable élargissement du sens, toute propriété rurale finit par s’appeler prædium. C’est probablement par la langue du droit que s’est fait ce changement, les immeubles dotaux s’appelant prædia dotalia.

Le caractère particulier d’après lequel un objet a été dénommé peut donc rentrer dans l’ombre, peut même s’oublier tout à fait. Au lieu de désigner seulement une catégorie, le mot vient à désigner l’espèce entière.

Le substantif français gain témoigne de la vie agricole de nos ancêtres. Gagner (gaaignier) c’était faire paître ; un gagnage était un pâturage ; le gaigneur était le cultivateur ; le gain (gaïn) était la récolte. Il en est demeuré un témoin qui n’a pas varié : c’est le re-gain. Quant au simple gain, à mesure que la vie s’est compliquée, il a étendu sa signification : il a désigné le produit obtenu par toute espèce de travail, et même celui qui est acquis sans travail.

À la vie agricole appartient pareillement le latin pecunia, qui désignait d’abord la richesse en bétail, et qui a fini par désigner toute espèce de richesse. Ce qui est moins connu, c’est que le changement inverse a eu lieu au moyen âge chez les Celtes de la Grande-Bretagne. Comme il s’était établi un compromis entre le système ancien d’échange en nature et le système nouveau d’échange monétaire, certains termes désignaient tour à tour soit une monnaie, soit son équivalent en terre ou en bétail. En vieux gallois scribl (latin scrupulum) est une monnaie ; chez les Gallois du xiie siècle, ysgrubl a le sens de bétail, bête de labour. Dans la Bretagne armoricaine, le latin solidus est devenu saout, qui désigne le bétail en général[110]. Chez les Anglo-Saxons, au contraire, l’ancien feoh, « bétail », est venu à désigner une somme d’argent[111]. Des alternatives de richesse et d’appauvrissement expliquent ces faits, dont les contemporains n’ont pas conscience.

Ces sortes de transformations du sens sont importantes à observer pour l’historien : car elles constituent pour lui des indications d’autant plus sûres qu’elles sont involontaires. Il ne faudrait pas rapporter ces faits au chapitre de la métaphore. La métaphore est l’aperception instantanée d’une ressemblance entre deux objets. Ici, au contraire, nous avons affaire à un lent déplacement du sens : le peuple continuait, sans y penser, à employer le mot pecunia, alors que déjà la fortune du citoyen romain ne consistait plus uniquement en troupeaux.

Les idées générales que l’humanité a acquises dans le cours des siècles n’auraient pu recevoir de nom sans cet élargissement du sens. Comment aurait-on pu désigner le temps et l’espace ? Le temps, c’était à l’origine « la température, la chaleur ». Le mot est de même origine que tepor[112]. Puis on a désigné de cette façon le temps (bon ou mauvais) en général. Enfin on est arrivé à l’idée abstraite de la durée.

L’espace, c’était la carrière où courent les chars (spatium, mot emprunté du grec στάδιον, dorien σπάδιον[113]. Pour parler des chevaux qui dévient de leur course on emploie le verbe exspatiari. Cicéron, voulant dire que l’éloquence a dévié, dit : Deflexit de spatio curriculoque majorum. Puis le mot a pris le sens général d’étendue et d’espace.


Le verbe est la partie du discours qui présente les plus nombreux exemples d’élargissement. Une fois que d’une façon ou d’une autre, pour désigner un acte, la langue a fait choix d’une expression, l’on ne tarde pas à oublier la circonstance — quelquefois indifférente ou fortuite — qui l’a fait ainsi dénommer.

Qui pense encore, en prononçant le verbe briller, à la pierre précieuse — beryllus — dont on l’a tiré ? Ceux qui ont créé le verbe plumbicare, dont nous avons fait plonger, ont dû bientôt perdre de vue le plomb qui servait à charger le filet ou la ligne, et ont appliqué la même expression à tout ce qui descend, à tout ce qui plonge au fond de l’eau. Il est dans la nature de notre esprit d’opérer de cette façon, car nous sommes bien plus frappés de l’acte en lui-même, qui est une impression présente, que de la circonstance déjà lointaine qui nous l’a fait nommer pour la première fois.

Il y avait à Rome un recensement qui revenait tous les cinq ans, et qui était accompagné d’une cérémonie religieuse, appelée « purification » : lustrum, lustratio. Comme, à cette occasion, le magistrat et les prêtres parcouraient les rangs du peuple, le verbe lustrare prit le sens de « parcourir, passer en revue ». Virgile a donc pu dire, parlant de la mer Ausonienne qui doit être parcourue par Énée :

Et salis Ausonii lustrandum navibus æquor.

Peu de gens pensent, en se disant accablés d’un malheur, accablés d’une nouvelle, qu’ils généralisent une expression empruntée à la guerre de siège, et que le substantif cadabalum, qui a fait caable, d’où accabler, est formé du grec καταβολή, « renversement ». Encore moins les Romains, quand ils parlaient de la splendeur du ciel ou d’un triomphe splendide, songeaient-ils que c’est à une couleur maladive de la peau, à la morbidesse du teint, que le verbe splendeo devait son origine[114].


L’élargissement du sens est surtout fréquent avec les mots composés. Après avoir réuni deux termes pour en faire un tout, on ne considère plus que l’ensemble. Vindemia, par exemple, qui contient le mot vinum, se dit pour d’autres récoltes que celles du vin : vindemia olearum, mellis, turis. Parricidium, qui est le meurtre d’un père, s’est étendu, l’altération phonétique aidant, jusqu’à marquer toutes sortes de crimes : à tel point que déjà les Romains en cherchaient des étymologies assez lointaines. Nous touchons ici à ce que les anciennes rhétoriques appelaient un abus de langage (catachrèse). La vérité est que la catachrèse n’existe que dans les premiers temps et pour celui qui s’attache à la lettre : pour le commun des hommes, ces expressions ne tardent pas à être naturelles et légitimes. C’est ainsi qu’en sanscrit, une écurie à chevaux s’appelle açva-goshtha, quoique goshtha soit un composé contenant le mot go, « vache ». On a de même dans Homère :

Τοῦ τρισχίλιαι ἵπποι ἕλος κάτα βουκολέοντο.

Et le même abus de langage, sous une forme un peu différente, se trouve dans cet autre vers :

Ἀρνῶν πρωτογόνων ῥέξειν κλειτὴν ἑκατόμβην[115].

Autant il est juste de recommander « les métaphores qui se suivent », autant il serait puéril, pour les mots qu’un long usage a éloignés de leur signification première, et pour lesquels il n’y a d’ailleurs jamais eu métaphore, mais élargissement du sens, d’en entraver l’emploi par le souvenir de leur point de départ. Le progrès pour le langage consiste à s’affranchir sans violence de ses origines. On ne parlerait pas si l’on voulait ramener tous les mots à l’exacte portée qu’ils avaient en commençant. Armare naves est une expression consacrée ; mais elle nous cache une sorte d’abus de langage, puisque armare signifiait « se couvrir les épaules »[116]. Il faut laisser au linguiste le soin de rechercher ces lointains points de départ. L’élargissement du sens est un phénomène normal, qui doit avoir sa place chez tous les peuples dont la vie est intense et dont la pensée est active.




CHAPITRE XII

LA MÉTAPHORE

Importance de la métaphore pour la formation du langage. — Les métaphores populaires. — Provenances diverses des expressions métaphoriques. — Elles passent d’une langue à l’autre.

À la différence des causes précédentes, qui sont des causes lentes et insensibles, la métaphore change le sens des mots, crée des expressions nouvelles de façon subite. La vue instantanée d’une similitude entre deux objets, deux actes, la fait naître. Elle se fait adopter si elle est juste, ou si elle est pittoresque, ou simplement si elle comble une lacune dans le vocabulaire[117]. Mais la métaphore ne reste telle qu’à ses débuts : bientôt l’esprit s’habitue à l’image ; son succès même la fait pâlir, elle devient une représentation de l’idée à peine plus colorée que le mot propre.

On a dit que les métaphores d’un peuple en laissent deviner le génie. Cela est vrai pour quelques-unes : mais il faut bien avouer que la plupart ne nous apprennent guère que ce que nous savions déjà ; elles nous donnent l’esprit de tout le monde, qui ne varie pas beaucoup d’une nation à l’autre. Nous allons en citer quelques exemples, priant d’avance le lecteur d’en excuser la simplicité. Il s’agit pour nous, non de faire admirer ces images, qui n’en sont plus, mais de montrer combien la langue en est pleine.

Comme il faut se borner, nous les puiserons toutes dans la même langue : le latin. Voyons, par exemple, comment le peuple romain nomme ce qui est bon et ce qui est mauvais.

Ce qui est bon : c’est ce qui va droit et en mesure (recte atque ordine), ce qui est plein et a du poids (integer, gravis). Mais la légèreté est un mauvais signe (levis, vanus, nullius momenti). Ce qui est de travers devient le symbole de toute perversité (pravus). L’intelligence est comme une pointe qui pénètre (acumen), mais la sottise ressemble à un couteau émoussé (hebes) ou à un plat qui manque de sel (insulsus). Un caractère simple est comparé à un vêtement qui n’a qu’un pli (simplex) : les motifs allégués à faux sont des bordures qui dissimulent le défaut de l’étoffe (prætextum). La bigarrure (vafer, varius) n’est pas loin de la tromperie.

Jusque-là les métaphores du langage ne présentent rien que d’irréprochable ; nous allons maintenant voir paraître quelques traits de morale utilitaire. Penser, c’est compter (putare, reputare)[118]. L’estimation ou la pesée des monnaies prête son nom à toutes les sortes d’estime (æstimare, existimare, pendere). Délibérer, c’est encore peser (deliberare[119]). Ce qui peut s’acheter à bon marché est méprisable (vilis[120]) ; de la rareté vient le prix que nous attachons aux objets (carus, caritas).

Il est inutile de continuer… On voit de quelle nature sont ces renseignements. Cela ressemble aux dires de quelque paysan doué de bon sens et d’honnêteté, mais non exempt d’une certaine cautèle rustique. C’est quelque chose de moins que les proverbes, ceux-ci marquant déjà une expérience plus prolongée, une faculté de combinaison plus grande.

Voici encore une métaphore appartenant au même ordre d’idées.

Pour les vieux Romains toute dépense superflue était un manquement à la règle, une dérogation à la rectitude de la vie, ou, comme nous disons aujourd’hui, un dérangement. De là le mot de luxus, mot emprunté à la langue chirurgicale. Caton, donnant une recette pour les entorses et les fractures, dit : Ad luxum aut ad fracturam alliga, sanum fiet. (De Re rustica, 160.) Peut-être le mot, comme tant d’autres termes de médecine, est-il d’origine grecque : λοξός, « de travers », λοξόω, « disloquer ». Nous en avons fait luxation. — Il y avait sans doute bien des sortes de dérangement comprises sous ce mot. Occultiores in luxus et malum otium resolutus, dit Tacite en parlant de Tibère.


On sait combien les anciens se sont donné de peine pour classer les métaphores, pour les étiqueter par genre et par espèce. Ils disent avec raison que le nombre en est immense[121]. Ce nombre est encore plus grand même qu’ils ne supposaient, car ils sont loin de les avoir toutes reconnues. Exstinguere avait déjà pris le sens d’éteindre : cependant la flamme est comparée ici à un dard ou à une lance dont on brise la pointe. Erudire passait pour le mot propre signifiant « instruire » : cependant l’expression est empruntée à l’idée d’une branche d’arbre qui a été dégrossie. Le mot tranquillitas, appliqué à l’âme, ne faisait déjà plus, au temps de Virgile, l’effet d’une expression figurée, quoiqu’il contînt une comparaison empruntée à la transparence du ciel ou de l’eau[122].

Quelquefois le souvenir de la métaphore est si complètement oublié qu’on s’y trompe. Cicéron s’étonne que des paysans aient eu l’idée de donner le nom de perle (gemma) aux bourgeons des arbres : or, c’est l’inverse qui est la vérité, les perles ayant, par une imagination qui ne manque pas de grâce, reçu leur nom des bourgeons prêts à s’épanouir[123].

Quand la linguistique tournera vers le sens des mots une partie de l’attention qu’elle porte trop exclusivement sur la lettre, elle pourra créer pour les diverses langues un curieux et instructif relevé montrant le contingent de métaphores fourni par chaque classe de citoyens, par chaque corps de métier. Le tisserand a donné à la langue latine les mots qui veulent dire « commencer » : ordiri, exordium, primordia. Ordiri, c’était disposer les fils de la chaîne pour faire un tissu. Cicéron, qui sentait encore l’image, fait dire, non sans intention, à un de ses interlocuteurs : Pertexe, Antoni, quod exorsus es[124]. Plaute avait déjà dit de même :

Neque exordiri primum, unde occipias, habes,
Neque ad detexundam telam certos terminos.

Le mot ordo, avec la longue série de ses significations si variées et si importantes — en politique, à la guerre, dans l’administration, dans les arts — est lui-même un présent de l’humble métier du tisseur[125].

Les auspices avaient une telle importance qu’on ne peut être surpris d’en retrouver le souvenir dans la langue commune : l’adjectif propitius, qui marquait le vol en avant[126] ; l’adjectif sinister, qui marquait les présages funestes ; les verbes aucupari, « épier » ; augurare, « conjecturer » ; autumare, « affirmer », qui contiennent tous les trois le substantif avis ; l’adverbe extemplo, employé d’abord pour les présages surgissant à l’intérieur du templum céleste ; le verbe contemplari, emprunté à l’occupation ordinaire des augures, en sont d’unanimes témoignages.

La langue du droit n’a pas été moins fertile. J’en citerai seulement ce curieux mot rivalis, qui désignait des propriétaires voisins se servant d’un même cours d’eau, et qui est devenu le nom de toute espèce de rivalité[127].

Le génie différent des nations perce déjà dans quelques vieilles métaphores. Ainsi les Grecs, pour exprimer l’idée de « ressource, d’expédient », emploient πόρος. « Quel remède à mes maux ? » s’écrie un personnage d’Euripide. Τίς ἂν πόρος κακῶν γένοιτο[128] ; Le mot πόρος, qui désigne proprement un passage, particulièrement sur mer[129], est bien d’un peuple qui, de bonne heure, a connu les ὑγρὰ κέλευθα. Une affaire impossible, c’est ἄπορον πρᾶγμα. Les moyens financiers d’un État s’appellent πόροι. Encore aujourd’hui, chez les Grecs, « pouvoir » se dit ἐμπορέω.

Quelquefois toute une perspective historique se découvre à nous dans une métaphore. Le romancier grec Longus, dans l’histoire de Daphnis et Chloé, parle d’un piège à loup, d’une chausse-trape pratiquée dans la terre. Mais le loup ne s’y laisse pas prendre : αἰσθάνεται γὰρ γῆς σεσοφισμένης. Ce σοφίζω suppose Protagoras, Socrate, Platon, et tout un long passé de discussions philosophiques.

Le mot d’influence, dont il est fait si grand usage aujourd’hui, nous reporte aux anciennes superstitions astrologiques. On supposait qu’il s’échappait des astres un certain fluide qui agissait sur les hommes et sur les choses. Boileau emploie encore le mot en son sens primitif, quand il parle dans son Art poétique de l’influence secrète exercée par le ciel sur le poète à sa naissance. Le mot italien d’influenza fait allusion à quelque croyance analogue.

Toutes les langues pourraient ainsi constituer leur musée des métaphores. En allemand, le verbe einwirken, si souvent employé de la façon la plus abstraite, répond au latin intexere. Et pareillement le latin exprimere qui revient si souvent dans ce livre, est un emprunt fait aux beaux-arts, puisqu’il marque l’idée d’une empreinte : à lui seul, il pourrait nous apprendre, si nous ne le savions déjà, que les anciens connaissaient le travail au repoussé. Beaucoup d’usages abolis se perpétuent dans une locution devenue banale : en disant d’un personnage qu’il est revêtu d’un titre ou d’une dignité, personne ne songe aujourd’hui à l’investiture[130].


Il y a une satisfaction que le langage réserve à l’observateur, satisfaction d’autant plus vive qu’elle aura été moins cherchée : c’est de sentir, en parlant, quelque métaphore dont la valeur n’avait pas été comprise jusque-là, s’ouvrir et s’illuminer subitement. Nous constatons alors un secret accord entre notre propre pensée et le vieil héritage de la parole.

Aucun chapitre ne montre aussi bien le pouvoir que, même aujourd’hui, avec nos langues depuis longtemps fixées, l’action individuelle continue d’exercer. Telle image éclose dans quelque tête bien faite devient, en se répandant, propriété commune. Elle cesse alors d’être une image et devient appellation courante. Entre les tropes du langage et les métaphores des poètes il y a la même différence qu’entre un produit d’usage commun et une conquête récente de la science. L’écrivain évite les figures devenues banales : il aime mieux en créer de nouvelles. Ainsi se transforme le langage. C’est ce qu’ont parfois oublié nos étymologistes, toujours prêts à supposer une prétendue racine verbale, comme si l’imagination avait jamais été à court pour transporter un mot tout fait d’un ordre d’idées dans un autre.


Une espèce particulière de métaphore, extrêmement fréquente dans toutes les langues, vient de la communication entre les organes de nos sens, qui nous permet de transporter à l’ouïe des sensations éprouvées par la vue, ou au goût les idées que nous devons au toucher. Nous parlons d’une voix chaude, d’un chant large, d’un reproche amer, d’un ennui noir, avec la certitude d’être compris de tout le monde. La critique moderne, qui use et abuse de ce genre de transposition, ne fait que développer ce qui se trouve en germe dans le langage le plus simple. Un son grave, une note aigüe ont commencé par être des images.

Le peuple transporte à des objets inanimés des adjectifs dont il emprunte l’idée à l’homme : il dira une lanterne sourde, une maison louche, aveugler une voie d’eau, de même que les Grecs disaient déjà κωφὸν βέλος (surdum jaculum) pour un trait qui ne porte pas, et μέλαινα φωνή (vox atra) pour une voix enrouée. Les Indous appellent andha-kūpa, « puits aveugle », un puits dont l’ouverture est cachée par des plantes. Quelquefois on ne sait plus au juste de quel organe ces expressions sont parties : pour l’adjectif clarus, par exemple, on a pu longtemps se demander s’il vient de la vue ou de l’ouïe. Sans les mots acies, acus, acutus, acer, nous ne saurions pas que le français aigre n’a pas toujours appartenu au sens du goût.


La langue homérique ne manquait pas de mots pour l’idée de « méditer, préparer ». Mais cela n’a pas empêché le poète de créer le verbe βυσσοδομεύω, qui signifie littéralement « intus ædificare ».

Ἔσθλ’ ἀγορεύοντες, κακὰ δὲ φρεσὶ βυσσοδόμευον.

« Tenant de beaux discours, ils bâtissaient le mal au fond de leur cœur. » Et ailleurs :

Ἀλλ’ ἀκέων κίνησε κάρη, κακὰ βυσσοδομεύων[131].

« Il secoua la tête en silence, bâtissant le mal intérieurement. »

Pour la même idée, Homère a encore le verbe μηχανάω, qui du grec a passé au latin[132].

Il est difficile de reconnaître les métaphores les plus anciennes. L’état de choses qui les avait suggérées ayant disparu, l’on reste en présence d’une racine à signification incolore. C’est ce qui nous explique comment les grammairiens indous, en dressant leurs listes, ont pu inscrire tant de racines signifiant « penser, savoir, sentir ». S’il nous était possible de remonter plus haut dans le passé de l’humanité, nous trouverions sans doute, tout comme dans les langues que nous connaissons mieux, la métaphore partout présente.


Avant de quitter ce sujet, qui est infini, nous voulons encore mentionner un point.

Les métaphores ne restent pas enchaînées à la langue où elles ont pris naissance. Quand elles sont justes et frappantes, elles voyagent d’idiome à idiome et deviennent le patrimoine du genre humain. Il y a donc pour l’historien à faire une distinction entre les images qui, étant parfaitement simples, ont dû être trouvées en mille lieux d’une façon indépendante, et celles qui, inventées une fois en une certaine langue, ont été ensuite transmises, empruntées et adaptées. Les métaphores se traduisent, comme on le voit par des exemples tels que décider et entscheiden, découvrir et entdecken, comprendre et begreifen, succomber et unterliegen, confirmer et bestätigen[133]. Le difficile est de reconnaître chaque fois s’il y a emprunt et quel est l’emprunteur. Chez les vieilles nations de l’Europe il existe un fonds commun de métaphores qui tient à une certaine unité de culture. Les nations arrivées un peu tard au même degré de civilisation ne tardent pas à s’approprier, en les traduisant, ce stock d’expressions métaphoriques. Il serait peu équitable de le leur reprocher, car elles usent du même droit que leurs aînées, et il n’y a aucune raison pour les en exclure. Je songe en ce moment au peuple grec à qui l’on reproche de faire ce que chaque nation d’Europe a fait à son heure[134]. J’en donnerai un seul exemple. Pour exprimer : « Je ne suis pas d’accord avec vous », les Grecs disent : ἐγὼ δὲν συμφωνῶ. N’est-ce pas ce que dit aussi l’Allemand : Ich stimme nicht mit Ihnen überein ? Ou simplement : Es stimmt nicht. Fallait-il se l’interdire parce qu’il nous a plu de créer le mot symphonie ? Au reste, le grec a tout l’air d’être ici l’original, et nous les imitateurs, car déjà sur les papyrus égyptiens du temps des Ptolémées nous avons σύμφωνον en parlant d’un accord intervenu entre deux parties.

La loi des métaphores est la même que pour tous les signes. Une métaphore étant devenue le nom de l’objet peut de nouveau, partant de cette seconde étape, être employée métaphoriquement, et ainsi de suite. C’est ce qui fait que pour les philologues les langues modernes sont d’une étude plus compliquée que les anciennes. Mais pour l’enfant qui apprend à les parler la complication n’existe pas : le dernier sens, le plus éloigné de l’origine, est souvent le premier qu’il apprend. Ce qu’on appelle l’argot ou le slang se compose en grande partie de métaphores plus ou moins vaguement indiquées : cependant c’est une langue qui s’apprend aussi vite que les autres.




CHAPITRE XIII

DES MOTS ABSTRAITS
ET DE L’ÉPAISSISSEMENT DU SENS

Ce qu’il faut entendre par l’épaississement du sens. — Exemples tirés de diverses langues.

La richesse de nos langues en mots abstraits est considérable. Nous aurons à rechercher plus tard d’où vient cette richesse et comment elle a été le plus actif instrument de progrès. Pour le moment, nous voulons étudier un fait que j’appellerai, faute d’un autre terme, épaississement[135] : voici ce que c’est. Un mot abstrait, au lieu de garder son sens abstrait, au lieu de rester l’exposant d’une action, d’une qualité, d’un état, devient le nom d’un objet matériel. Ce fait est extrêmement fréquent : tantôt le mot ainsi modifié garde les deux sens, tantôt, l’idée abstraite étant oubliée, la signification matérielle subsiste seule.

Ce phénomène remonte aussi loin que l’histoire de nos langues et il se continue sous nos yeux. Je commencerai par des exemples tirés des langues anciennes.

Un suffixe très simple, qui servait à former des noms d’action, était le suffixe féminine ti (nominatif -ti-s), que nous trouvons en grec sous la forme σι-ς dans les mots comme γένεσις, « la naissance » ; γνῶσις, « la connaissance » ; χρῆσις, « l’usage » ; κρίσις, « la décision » ; πτῶσις, « la chute », etc. C’est le suffixe qui a donné en latin le mot ves-tis, qui signifiait « l’action de se vêtir ». Mais de cette signification générale il a passé à celle de l’objet qui sert à cet usage, et vestis est devenu le nom du vêtement. Si vestis est féminin, cela vient du temps où il était un nom abstrait.

Prenons un autre exemple emprunté à l’alimentation. Le suffixe latin tu-s donne des substantifs abstraits comme cantus, adspectus, gemitus, conatus, cultus. Parmi ces substantifs se trouve fructus, « l’action de jouir », de fruor. Il est encore employé en son sens propre chez Plaute[136]. Mais ce nom abstrait s’est solidifié pour désigner les fruits de la terre et des arbres, à tel point que quand on dit « vivre du fruit de son travail », on a l’air d’employer le mot au sens métaphorique.

Le suffixe qui, en latin, a donné les noms en tas, comme dignitas, cupiditas, en grec les noms en της, comme δικαιότης, « la justice » ; φιλότης, « l’amitié », servait à former des noms exprimant une qualité, un état. Mais nous le voyons déjà devenir opaque en certains mots latins : civitas était d’abord la qualité de citoyen ; puis le même mot a désigné l’ensemble des citoyens ; il a fini par signifier « la cité ». Facultas, formé de l’adjectif facilis ou facul, marquait la possibilité de faire : mais facultates est devenu un synonyme de richesses. Le même suffixe existe en sanscrit et en zend, sous la forme tāti ou tāt. Déjà dans les védas, dēva-tāt désigne, non seulement la qualité ou la nature divine, mais l’ensemble des dieux (comme quand nous disons la chrétienté)[137].

Legio a d’abord été « la levée » : il est formé comme internecio, obsidio. Puis il est devenu le nom d’une unité militaire parfaitement déterminée, « la légion ». Pour marquer l’idée de « la levée », il a fallu créer de nouveaux mots, tels que delectus.

Pareil changement a eu lieu pour classis, qui est le grec κλῆσις, dorien κλᾶσις, et qui est devenu le nom romain de la flotte, après avoir désigné d’abord l’armée en général. Le sens primitif était « l’appel »[138].

Regio, formé comme legio, signifiait « la direction ». Rectā regione, « en ligne droite ». E regione, « en face ». Deflectere de rectā regione, « quitter la bonne direction ». Mais ce sens a fait place à un sens beaucoup plus matériel : regio a signifié un pays ou le quartier d’une ville.

Le suffixe latin tion, qui a pris une si grande importance, et qui est apparenté au précédent, formait des noms abstraits, comme lectio, admiratio. Mais dès les plus anciens temps, l’épaississement commence à se faire sentir. Portio a été d’abord l’action de partager : puis il est devenu le nom de la portion[139]. Mansio était l’action de s’arrêter : chez Cicéron il s’oppose à discessus. Il s’est dit ensuite des relais établis le long des routes, et il a donné enfin notre maison[140].

On doit déjà commencer à voir pourquoi tant d’objets matériels sont du féminin : d’abstraits ils sont devenus concrets, mais sans changer de genre[141].

Faut-il croire que nos ancêtres avaient une faculté d’abstraction qui ait été en diminuant chez leurs descendants ? — Ce serait, je crois, une grande illusion. Nous reviendrons plus loin sur cette question des noms abstraits, qui contient, en partie, le secret de la richesse de nos langues. Il suffit, pour le moment, de rappeler que le langage étant une œuvre en collaboration, tout mot abstrait est en danger de changer de sens quand, passant de bouche en bouche, il arrive de l’inventeur à la foule.

L’histoire des religions, celle des institutions, celle même des sciences pourrait nous en fournir la preuve. À plus forte raison ces abstractions du langage, abandonnées dès la première heure à l’esprit populaire, étaient-elles exposées au même sort.


Les langues modernes abondent en exemples du même changement de signification. Nous trouvons en toutes les professions des noms abstraits devenus les noms de quelque objet tangible. Le musicien entend par ouverture le morceau d’orchestre qui précède un opéra, le marchand débite les nouveautés de la saison, le financier fait rentrer ses créances, l’intendant pourvoit aux subsistances de l’armée, et ainsi de suite. On peut aisément observer les degrés de cette transformation pour certains substantifs. La Bruyère, dans le portrait du Distrait, dit : « Il écrit une seconde lettre, et après les avoir cachetées toutes deux, il se trompe à l’adresse ». Ici adresse est encore pris au sens de directio. Au xviie siècle, économie, aumône, charité ne s’étaient pas encore coagulés en objets matériels comme de nos jours[142].

Il y a là pour l’étymologiste une mine de surprises. On trouve en dialecte vénitien du moyen âge un mot rità qui a le sens de « descendance ». D’où vient ce rità, qui, déjà par sa désinence, déroute le lecteur ? Des rapprochements indubitables ont montré qu’il s’agit du mot heredità, qui, en se dépouillant de sa signification abstraite, au lieu de l’héritage, a désigné les héritiers[143]. Quelque chose de semblable s’est passé pour l’allemand Kind, qui signifie « enfant », mais qui a d’abord signifié « la race », comme on le voit par l’anglais mankind, « genre humain ».




CHAPITRE XIV

LA POLYSÉMIE

Ce que c’est que la polysémie. — Pourquoi elle est un signe de civilisation. — D’où il vient qu’elle ne cause pas de confusion. — Une nouvelle acception équivaut à un mot nouveau. — De la polysémie indirecte.

On vient de voir quelques-unes des causes qui font que les mots prennent un sens nouveau. Ce ne sont assurément pas les seules, car le langage, outre qu’il a ses lois à lui, reçoit le contre-coup des événements extérieurs, événements qui échappent à toute classification. Mais, sans poursuivre cet examen, qui serait infini, nous voulons présenter ici une observation essentielle.

Le sens nouveau, quel qu’il soit, ne met pas fin à l’ancien. Ils existent tous les deux l’un à côté de l’autre. Le même terme peut s’employer tour à tour au sens propre ou au sens métaphorique, au sens restreint ou au sens étendu, au sens abstrait ou au sens concret… À mesure qu’une signification nouvelle est donnée au mot, il a l’air de se multiplier et de produire des exemplaires nouveaux, semblables de forme, mais différents de valeur.

Nous appellerons ce phénomène de multiplication la polysémie[144]. Toutes les langues des nations civilisées y participent : plus un terme a accumulé de significations, plus on doit supposer qu’il représente de côtés divers d’activité intellectuelle et sociale. On dit que Frédéric II voyait dans la multiplicité des acceptions une des supériorités de la langue française : il voulait dire sans doute que ces mots à sens multiples étaient la preuve d’une culture plus avancée.

Il faut nous représenter la langue comme un vaste catalogue où sont consignés tous les produits de l’intelligence humaine : souvent le catalogue, sous un même nom d’exposant, nous renvoie à différentes classes.

Donnons quelques exemples de cette polysémie.

Clef, qui est emprunté aux arts mécaniques, appartient aussi à la musique. Racine, qui nous vient de l’agriculture, relève également des mathématiques et de la linguistique. Base, qui appartient à l’architecture, a sa place dans la chimie et dans l’art militaire. Acte appartient à la fois au théâtre et à la vie judiciaire. Et ainsi de suite… Il n’en était pas autrement dans les langues anciennes. Σύνταξις, dans un livre grammatical, désigne la syntaxe, et dans un récit de guerre l’ordre de bataille. Μέλος, qui est le nom des membres du corps humain, est aussi un terme de prosodie et de musique. Le substantif ἀφορισμός, dérivé du verbe ἀφορίζω, « délimiter, définir », désignait d’une part la délimitation matérielle d’un territoire, et d’autre part la définition d’un objet ou d’une idée. Il a fourni, dans ce dernier sens, le mot aphorisme à la médecine et à la philosophie ; du premier sens, il reste le Mont Aphorismo, contrefort du Pentélique. Le substantif ἐπιδημία, suivi d’un nom propre, désignait au temps de l’Empire romain le voyage du souverain à travers ses États. On trouve, par exemple, dans une inscription de la Syrie : ἐπιδημίᾳ θεοῦ Ἀδριανοῦ. Mais dans la langue médicale, le même mot, suivi du nom d’une maladie, signifiait un mal contagieux régnant dans une certaine contrée, une épidémie. Σύριγξ, en grec moderne, désigne, selon l’occurrence, une flûte, une fistule, une seringue ou un tunnel.


On demandera comment ces sens ne se contrarient point l’un l’autre : mais il faut prendre garde que les mots sont placés chaque fois dans un milieu qui en détermine d’avance la valeur. Quand nous voyons le médecin au lit d’un malade, ou quand nous entrons dans une pharmacie, le mot ordonnance prend pour nous une couleur qui fait que nous ne pensons en aucune façon au pouvoir législatif des rois de France. Si nous voyons le mot Ascension imprimé à la porte d’un édifice religieux, il ne nous vient pas le moindre souvenir des aérostats, des courses en montagne, ou de l’élévation des étoiles. On n’a même pas la peine de supprimer les autres sens du mot : ces sens n’existent pas pour nous, ils ne franchissent pas le seuil de notre conscience. Il en doit être ainsi, l’association des idées se faisant heureusement chez la plupart des hommes d’après le fond des choses, et non d’après le son.

Ce que nous disons de nous n’est pas moins vrai de celui qui nous écoute. Il est dans la même situation : sa pensée suit, accompagne ou précède la nôtre[145]. Il parle intérieurement en même temps que nous : il n’est donc pas plus exposé que nous à se laisser troubler par des significations collatérales qui dorment au plus profond de son esprit.


Une nouvelle acception équivaut à un mot nouveau. Ce qui le prouve, c’est le précepte — nullement artificiel, mais confirmé par le sentiment général — qu’il faut répéter le mot s’il est pris successivement en deux sens différents. Mais on permet de faire rimer un mot avec lui-même, si les deux sens sont assez éloignés[146].

Il ne serait donc pas exact de traiter les mots comme des signes qui disparaissent en une fois. Tel mot, au sens propre, peut être depuis longtemps tombé dans l’oubli, et survivre cependant en une acception détournée. Danger, au sens propre, qui est « puissance », n’existe plus : mais il continue d’être employé comme synonyme de péril[147].


Quelquefois, pour avoir séjourné plus ou moins longtemps dans quelque région particulière de la langue, un vocable est inscrit deux fois au catalogue général avec une orthographe différente. C’est ainsi que nous avons les desseins de Dieu et les dessins de Raphaël ; la chambre des Comptes et les Contes de la reine de Navarre. Chez toutes les nations, en toutes les langues, on a de ces différences, dont le demi-savoir triomphe, quoique au fond elles n’aient rien de surprenant, et que parfois même elles ne soient pas sans quelque avantage[148]. Il est difficile d’établir à ce sujet une règle. Cependant je proposerais celle-ci : Respecter les distinctions anciennes et faites de bonne foi ; s’abstenir d’en créer de propos délibéré.

Il est si vrai que la bifurcation des sens peut d’un mot en faire deux ou plusieurs, que les changements grammaticaux qui modifient l’un épargnent l’autre. Le verbe latin legere change son e en i dans les composés : eligere, colligere. Mais quand il signifie « lire », il garde son e : perlegere, relegere. Un auteur du xviie siècle[149] fait remarquer que bon a pour comparatif meilleur, excepté quand il est pris en mauvaise part, et qu’il signifie « niais, simple », comme dans cet exemple : « Vous vous étonnez, dites-vous, qu’il ait été assez bon pour croire toutes ces choses ; et moi, je vous trouve encore bien plus bon de vous imaginer qu’il les ait crues ». Les distinctions de ce genre existent partout. Un auteur allemand observe que roth fait au comparatif röther, excepté quand il s’agit de la couleur politique, auquel cas il faut rother. Plutôt que de tourner en dérision des observations de ce genre, il vaut mieux en chercher la raison : c’est que les règles grammaticales s’entretiennent par l’usage, et que le mot, en son sens détourné, étant d’une époque postérieure, s’est dérobé à la règle. Nous sommes habitués à former de ciel le pluriel cieux : « Celui qui règne dans les cieux, jusqu’au haut des cieux ». Mais nous dirons d’un peintre qu’il soigne bien ses ciels, non point pour le plaisir de faire une distinction futile, mais parce que la critique d’art s’est seulement créé sa langue au xviiie siècle.


Nous n’avons pas encore épuisé ce chapitre de la polysémie. Il existe une polysémie indirecte ou du second degré, qu’il est bon de ne pas confondre avec l’autre, quoique d’ordinaire on les amalgame. Un ou deux exemples feront comprendre en quoi elles diffèrent.

En latin, truncus désigne un tronc d’arbre ; il veut dire aussi « mutilé, incomplet ». Mais on aurait tort de passer d’un sens à l’autre : il y a un intermédiaire qu’il ne faut pas omettre. De truncus, « tronc d’arbre », est venu truncare, « couper, étêter un arbre ». C’est ce truncare qui a produit l’adjectif truncus, lequel n’a avec le précédent qu’une parenté déjà plus éloignée.

Un autre exemple est le latin examen, qui signifie à la fois « essaim » et « examen ». Pour connaître la raison de cette polysémie, il faut s’adresser au verbe exigere, qui signifie tantôt « conduire dehors » et tantôt « peser ». Suétone rapporte que César avait le goût des perles et qu’il aimait à les peser dans sa main : sua manu exigere pondus. C’est donc seulement par les verbes dont ils dérivent que les deux sens se rejoignent[150].

Un vocable peut être ainsi conduit, par une série plus ou moins longue d’intermédiaires, à signifier à peu près le contraire de ce qu’il signifiait d’abord.

Maturus voulait dire « matinal » : lux matura était la lumière de l’aube. Ætas matura était l’adolescence. Faba matura, la fève précoce, par opposition à faba serotina. Un hiver précoce, matura hiems. De là est venu le verbe maturare, « hâter », que Virgile emploie quelque part avec fugam[151]. Appliqué aux produits de la nature, maturare a pris le sens de mûrir, et comme on ne mûrit qu’avec le temps, l’adjectif maturus, influencé par le verbe, a fini par devenir une épithète signifiant « sage, réfléchi ». Maturum consilium, « un dessein mûrement préparé ». Centurionum maturi, « les plus anciens parmi les centurions » (Suétone). Cette acception est donc presque l’opposée de celle que maturus avait à l’origine. Le dictionnaire qui accolerait les deux sens pourrait accréditer l’opinion soutenue il y a quelques années par un savant que le langage a débuté par l’identité des contraires.




CHAPITRE XV

D’UNE CAUSE PARTICULIÈRE DE POLYSÉMIE

Pourquoi une locution peut être mutilée, sans rien perdre de sa signification. — Le raccourcissement, cause d’irrégularités dans le développement des sens. — Les locutions dites « prégnantes ».

Une cause très fréquente de polysémie, cause qui échappe à toutes les prévisions et à toutes les classifications, c’est le raccourcissement. Il arrive, par exemple, que de deux mots primitivement associés l’un est supprimé. Cette ablation subite fait que le terme qui reste semble brusquement changer de sens. En ce cas, il ne serait pas juste de dire qu’il y a soit élargissement, soit restriction. L’événement survenu est d’une autre nature : comme un héritier qui entre instantanément en possession d’un bien jusque-là indivis, le dernier survivant succède à toute une locution, et en absorbe le sens.

Ce fait mérite de nous arrêter un instant, car rien n’est plus propre à montrer la véritable nature du langage.

Deux mots étant habituellement réunis, l’un peut être supprimé sans que la locution dont il fait partie en souffre le moins du monde : quelquefois même l’expression y gagne en énergie. C’est que le sens des deux mots s’étant combiné, ils ne forment plus qu’un seul signe : or, un signe peut être coupé, rogné, réduit de moitié ; pourvu qu’il soit reconnaissable, il remplit toujours le même office. On conçoit les étranges accumulations de sens qui doivent se faire, car rien n’empêche que la suppression porte sur la partie essentielle. Il ne sert de rien d’établir des catégories, selon qu’on a enlevé le premier ou le second mot, selon que l’adjectif survit au substantif ou inversement. La seule règle qui compte, c’est celle-ci : la partie qui subsiste tient lieu de l’ensemble, le signe, quoique mutilé, reste adéquat à l’objet.

Les exemples de ce fait sont innombrables : nos articles de dictionnaire n’auraient pas la longueur que nous leur voyons, si les verbes n’avaient pas absorbé en eux le sens d’un complément qui dès lors peut être omis, si les adjectifs ne s’étaient pas enrichis de la valeur d’un substantif sous-entendu, si des phrases entières ne s’étaient pas ramassées en un seul mot.

Beaucoup d’apparentes bizarreries s’évanouissent à la lumière de ce simple fait. Les langues modernes étant généralement plus chargées de sens que les anciennes (pour cette raison fort simple que l’expérience du genre humain est plus longue), nous allons d’abord leur emprunter quelques exemples. Il est vrai que quand ces faits s’offrent à nous dans le présent, ils nous paraissent à peine dignes d’être notés. Cependant ce qui se trouve dans le passé, pour être plus difficile à reconnaître, n’est pas d’une autre nature.


Tout le monde sait que la Chambre, c’est la Chambre des députés ; que quand on parle des membres du Cabinet, il faut entendre le Cabinet des ministres. En présence de ce mot de ministre, nous serions déjà embarrassés, si nous ne savions qu’à Rome, aux temps de l’empire, minister signifiait « serviteur du prince ». À son tour, le prince nous reporte vers un raccourcissement plus ancien, princeps senatūs (« premier du sénat »). C’est ainsi que d’âge en âge les mots assument en eux la signification de compagnons qui ont disparu. Sans cette sorte d’intussusception le langage ne tarderait pas à prendre des développements excessifs.

On a cru remarquer que le pouvoir absolu favorisait tout spécialement la multiplication de ce phénomène, l’idée du souverain mettant en quelque sorte hors de pair tout ce qui le concerne ou l’approche. C’est ainsi qu’à Versailles le lever était le lever du roi, et que avoir la plume signifiait imiter l’écriture du roi et tenir la correspondance en son lieu et place. Mais il n’y a là qu’un fait qui se reproduit en tout temps et à tous les étages de la société. À une certaine époque de la Révolution française, on décrétait les citoyens suspects : il semblait inutile d’ajouter d’accusation. Dans la langue judiciaire, instruire c’est instruire une affaire, un procès. Dans la langue de l’enseignement, instruire les enfants, c’est les munir des connaissances nécessaires. Au régiment, donner le mot signifie donner le mot d’ordre. À Rome, æris confessus était un homme qui reconnaissait une dette : la locution complète eût été æris alieni.

En toutes les situations, en tous les métiers, il y a une certaine idée si présente à l’esprit qu’il semble inutile de l’énoncer dans le discours. L’épithète servant à spécifier cette idée est seule exprimée. De là cette quantité d’adjectifs qui, à la longue, prennent place parmi les substantifs. Le géomètre parle de la perpendiculaire, de l’oblique, de la diagonale. Le maître de calligraphie de la ronde, de l’anglaise, de la bâtarde. À la classe de musique nous devons les blanches, les noires. Ces raccourcissements sont si connus qu’il est inutile de nous y arrêter. Mais on remarquera avec quelle fidélité se conserve le genre du substantif sous-entendu : nous disons encore à la française, à l’étourdie, de plus belle, à droite, quoique depuis longtemps le substantif, qui est mode, façon, manière, main, ait cessé d’être énoncé[152].

La famille, chez les Romains — familia, — se composait des enfants et des esclaves : de là les deux adjectifs liberi et famuli. Tous deux, de temps immémorial, sont devenus substantifs.

En Grèce, le frère issu des mêmes parents était κασίγνητος. Le frère de père seulement, ὁμόπατρος ou ὄπατρος. Le frère de mère, ἀδελφός. Avec tous ces mots, il fallait d’abord sous-entendre φράτωρ qui, étant devenu inutile, est sorti de la langue ordinaire, mais est resté dans la langue politique.

Nul doute que si nous pouvions remonter au delà de la période indo-européenne, beaucoup de substantifs de cette période se révéleraient à nous comme adjectifs.


On comprend quel large champ ces suppressions ouvrent à la polysémie. L’adjectif novellus (notre français nouveau) est un de ces diminutifs dont la langue familière, chez les Romains, était coutumière. On a donc dit novellæ en parlant des jeunes vignes, et en sous-entendant vites. Mais les légistes romains, parlant des constitutions données à l’empire après la codification de Justinien, ont dit également Novellæ (les Novelles) : ils sous-entendaient leges. Ces rencontres sont si fréquentes qu’il est inutile d’en multiplier les exemples : on sait combien l’esprit de calembour abuse de ces équivoques.

Les mots désignant un objet d’usage quotidien comme feuille, carte, planche, table, doivent leur polysémie à la suppression du déterminatif. On aurait tort de placer cette variété de significations dans le nom lui-même : elle y est entrée après coup, par le raccourcissement de la locution. En pareil cas, l’étymologie pourrait devenir le guide le plus trompeur, si à la connaissance des mots l’on ne joignait celle des choses.


L’ancienne philologie, qui avait remarqué un certain nombre de faits de ce genre, avait inventé, pour les caractériser, une dénomination originale. Quand le verbe absorbe en lui la signification de son complément, ils disaient qu’il est prégnant. L’expression est jolie, quoique inexacte, car c’est porter un défi à l’ordre habituel des choses, et faire violence à toute chronologie, comme à toute histoire naturelle, de mettre la gestation après l’existence à l’état séparé. Quoi qu’il en soit, cette absorption est extrêmement fréquente, surtout dans la langue des différentes professions et des divers états. Le sens du complément rentre alors, en quelque sorte, dans le verbe, et lui donne une signification tout à fait caractéristique. Dans le langage de la dévotion, on sait ce que c’est qu’un chrétien qui pratique, ou un malade qui est administré. Quoi de plus général que le verbe déposer ? Mais quand on parle d’un témoin qui dépose, chacun comprend qu’il s’agit de renseignements donnés à la justice. Amener veut se dire de tout objet qu’on fait approcher : mais, en terme de marine, l’ordre d’amener est l’ordre de descendre le pavillon.

En présence d’un auditeur au courant des choses, il est naturel qu’on supprime ce qui s’entend de soi. Au xvie siècle, l’expression une femme possédée ne prêtait à aucun doute : c’était une femme possédée du démon. Quand, à l’article Tribunaux, nos journaux annoncent une affaire de mœurs, le lecteur comprend qu’il s’agit d’un attentat aux mœurs.


Quelquefois la suppression change à son avantage le sens du vocable survivant. Nous en avons un exemple caractéristique dans le mot ποιητής[153].

On croit communément que le poète, aux yeux des Grecs, était « le créateur », et le poème « une création ». Cela est très beau et place très haut le poète. Mais la réalité est un peu différente. Après une première époque, celle des aèdes, où les poètes étaient leurs propres interprètes, il en vint une autre où l’on commença à distinguer l’auteur des vers et le chanteur ou acteur qui ne fait que les reproduire en public. On a dit alors μελῶν ποιητής, ou ἐπῶν ποιητής, par opposition à ῥαψῳδός ou ὑποκριτής. Puis, par abréviation, ποιητής, quand il était question d’odes ou de drames, a signifié l’auteur des vers, exactement comme quand, à la fin d’une pièce de théâtre, le public réclame aujourd’hui « l’auteur ». Mais cette dualité s’est peu à peu effacée du souvenir. Le poète, n’ayant plus besoin d’un truchement, mais gardant toujours le même nom, a paru alors devoir son titre à quelque conception plus élevée : c’est entouré de cette auréole de noblesse que son nom nous apparaît aujourd’hui.

Nous devons l’expression latine defunctus, pour désigner les morts, à une locution qui ne manquait pas de beauté en sa simplicité. Il faut compléter en defunctus vitâ, c’est-à-dire « qui s’est acquitté de la vie », celle-ci étant considérée comme une fonction difficile et sérieuse. Defunctorum memoria, c’est le souvenir de ceux qui, ayant servi en leur temps dans l’armée des vivants, ont reçu leur congé.

Par un sentiment analogue, migrare, chez Grégoire de Tours, signifie « mourir ». Il faut sous-entendre : ad dominum ou a sæculo. Transcrivons ici les réflexions de M. Max Bonnet[154]. « Toutes les locutions fixes ont ceci de commun que les mots, à force de se trouver réunis, réagissent en quelque sorte l’un sur l’autre, et prennent chacun une partie de la signification de l’autre… Il peut arriver aussi que l’un des deux, à lui seul, éveille dans l’esprit du lecteur l’idée habituellement exprimée par tous les deux. »


Je veux terminer ce chapitre par quelques exemples de locutions où le raccourcissement, en des mots très usités, a amené un remarquable changement de signification.

Quand nous disons : entendre un orateur, entendre un discours, nous employons entendre comme signifiant ouïr. Mais, en réalité, il signifie « appliquer ». Intendere est pour animum intendere[155]. Le changement de sens est d’ailleurs ancien. On trouve déjà dans Grégoire de Tours : Quos sæpe conspicit et intendit[156].

Defendere, à l’origine, signifiait « écarter » ; defendere ignem a tectis, defendere hostes ab urbe. C’est par abréviation qu’on a dit defendere urbem, defendere domos. — Mactare signifiait « enrichir, amplifier » ; par abréviation, au lieu de dire : mactare deos bove, on a dit mactare bovem, « sacrifier un bœuf ». — Adolere signifiait « augmenter, enrichir » ; par abréviation, au lieu de adolere aram ture, on a dit adolere tus, « brûler de l’encens ».

Ainsi le langage, partout où on l’examine de près, montre une pensée qui reste entière pendant que l’expression se resserre et s’abrège. En dépit des soubresauts auxquels ces ellipses exposent l’histoire des mots, il y faut voir le travail normal et légitime de l’intelligence.




CHAPITRE XVI

LES NOMS COMPOSÉS

Importance du sens. — De l’ordre des termes. — Pourquoi le latin forme moins de composés que le grec. — Limites de la composition en grec. — Des composés sanscrits. — Les composés n’ont jamais plus de deux termes.

La composition des noms est un chapitre attrayant de la linguistique indo-européenne, car on y voit plus qu’ailleurs la part du génie des différentes nations et jusqu’à l’action de l’individu, en sorte que la grammaire y confine déjà quelque peu à la critique littéraire. Aussi ce chapitre, depuis que la théorie indienne a déblayé la voie et marqué provisoirement des divisions, est-il devenu l’objet de nombreuses recherches[157].

Ce qui manque le plus à ces études jusqu’à présent, c’est le côté sémantique : il semblerait, à lire ces travaux, que les questions d’accentuation, de voyelle de liaison, d’ordre des termes, fussent tout. Je crains qu’on n’ait oublié l’essentiel, à savoir le sens, car c’est le sens, et non autre chose, qui fait le composé et qui, en dernière analyse, décide de la forme.

Il faut (c’est la condition primordiale) que, malgré la présence de deux termes, le composé fasse sur l’esprit l’impression d’une idée simple. Ἀκρόπολις désigne, non pas une ville plus ou moins élevée, mais la forteresse, la citadelle ; δολόμητις est synonyme de notre adjectif rusé ; πολύτροπος correspond exactement au latin versutus.

C’est la condition nécessaire et c’est en même temps la condition suffisante. Ainsi, en français, beau-frère, belle-fille, grand-père, quoique n’ayant rien qui les distingue extérieurement, sont des composés, parce que l’esprit, sans s’arrêter successivement sur les deux termes, ne perçoit plus que l’ensemble.

On a voulu distinguer ces composés français des composés comme ἀκρόπολις, en les appelant des juxtaposés. Mais la ligne de démarcation n’est visible que pour le grammairien. On a appelé de même juxtaposés les mots comme aquæductus, terræmotus, legislator, jurisconsultus, fideicommissum, parce que le premier terme porte la marque d’une désinence : mais pour le Latin, c’étaient des composés, et c’est même ce qui explique les particularités de phonétique et de grammaire qu’on relève dans quelques-uns d’entre eux, comme crucifixus, manifestus, triumvir. Crucifixus a abrégé son premier i. Manifestus a défiguré l’ablatif manū[158]. Triumvir a immobilisé un génitif pluriel, qui avait sa raison d’être dans des locutions comme lis trium virum. Aussitôt que l’esprit réunit en une seule idée deux notions jusque-là séparées, toutes sortes de réductions ou de pétrifications du premier terme deviennent possibles. Mais ce sont des faits accessoires, dont la présence ou l’absence ne change rien au fond des choses. La vraie composition a son critérium dans l’esprit[159].


On a longuement disserté sur l’ordre des termes, qui n’est pas le même dans toutes les langues. C’est beaucoup attacher de valeur à une question d’importance secondaire. L’ordre des termes, à l’intérieur des composés, est généralement déterminé par l’ordre habituel des mots dans la phrase. Legislator, qui est un juxtaposé, est construit selon les habitudes de la langue latine. Signifer, qui est un composé, est pareillement construit comme le seraient les deux mots dans le courant du discours. L’avantage de cet ordre est de laisser à la partie principale, qui vient en dernier, la liberté de prendre, selon la construction générale de la phrase, la flexion soit du nominatif, soit de l’accusatif, soit de tout autre cas.

Mais on sait que le grec s’écarte assez souvent de cet ordre : les essais d’explication qu’on a présentés pour interpréter selon le type sanscrit les composés comme φιλόξενος, ont été des moins convaincants. On ne s’est pas assez souvenu qu’ici nous entrons dans un domaine où l’originalité propre de chaque peuple commence à avoir plus de jeu. Il est impossible à l’individu de créer à volonté une flexion nouvelle soit de nom, soit de verbe, parce que les éléments dont les flexions grammaticales ont été formées sont depuis longtemps sortis de la circulation : mais des composés dont chaque partie présente un sens par elle-même, forme un mot par elle-même, il n’est pas interdit à l’initiative individuelle d’en essayer l’assemblage à sa guise. L’usage chez les Grecs de choisir pour noms propres des composés comme Θεώδορος, Νικόστρατος, Λεώκριτος, et d’en renverser une autre fois l’ordonnance, de manière à former ensuite Δωρόθεος, Στρατονίκη, Κριτόλαος, a pu contribuer à l’habitude de manier librement ces mots. Nous voyons ici se faire jour dans le langage une liberté consciente d’elle-même.


La question a été agitée pourquoi le latin forme moins de composés que le grec, et l’on a donné pour raison un défaut de « force plastique », ce qui est à la fois une pétition de principe et une métaphore vide de sens. Il est certain que l’envie n’a pas manqué aux poètes d’imiter les composés de la langue grecque. Les essais en ce genre ne manquent pas. Pourquoi ces composés ont-ils un air emprunté ? Pourquoi les Latins ont-ils été les premiers à en sourire ? C’est sans doute parce qu’aux créations des poètes l’intelligence de la masse a besoin d’être préparée par la langue de chaque jour. Or, les anciens composés comme princeps, pauper, simplex étaient déjà trop resserrés et contractés par la prononciation, avaient déjà trop perdu de leur transparence, pour servir d’initiation et de guide[160].

C’est à l’occasion des noms composés, ayant à trouver l’équivalent du grec ὀμοιομέρια, que Lucrèce élève sa plainte au sujet de la pauvreté de la langue latine, patrii sermonis egestas. Quintilien fait une remarque analogue : Res tota magis Græcos decet, nobis minus succedit. Il ne faut pas croire toutefois que le latin manque de composés : si on voulait les assembler tous, la liste en serait longue. Rien que la langue du calendrier en offre un certain choix, comme armilustrium, regifugium, fordicidia, etc. Le Droit n’en a pas moins : judex, manceps, justitium, etc. Ce qui manque à la langue latine, ce sont ces belles épithètes de pur ornement, si abondantes dans la poésie grecque, comme ἀργυρότοξος, βωτιάνειρα, κερδαλεόφρων… On sent que le modèle de la poésie épique a manqué.


Tout en multipliant les composés de cette sorte, le grec semble s’être imposé une limite. Il les crée pour désigner une qualité permanente, une action constante, mais non pour indiquer un fait passager ou un attribut accidentel. Achille s’appellera, par exemple, ὠκύπους : mais on ne dira pas, pour marquer qu’il vient d’être blessé au pied, βλητόπους ou τρωτόπους. Briarée aux cent bras est appelé ἑκατόγχειρ : mais le grec ne supporterait pas un composé ἐκτατόχειρ, « ayant les bras étendus », ou λιθόχειρ, « ayant une pierre dans la main[161] ». Il réserve à la phrase et au verbe le soin de marquer ces états transitoires. On sait qu’il n’en est pas de même en sanscrit : là, il arrive à tout instant qu’un composé tout chargé de circonstances momentanées absorbe en lui le mouvement de la phrase, à laquelle, après cela, il ne restera plus rien à dire. La composition est pour le sanscrit comme une seconde voie ouverte, qui lui permet de contourner, ou peu s’en faut, toute syntaxe.

C’est ainsi que de krōdhas, « colère », et ǵita, « vaincu », on fera un composé, ǵita-krōdas, « qui a sa colère vaincue, qui maîtrise sa colère ». De prāpta, « obtenu », ǵīvika, « provision », on fait prāpta-ǵīvika, « qui a ce qu’il faut pour vivre ». De kāma, « désir », et tjaktum, infinitif du verbe tjaǵ, « quitter », on fait tjaktu-kāma, « ayant le désir de s’en aller ».

Des mots comme ceux que nous venons de citer n’ont rien que d’ordinaire en sanscrit. Cette langue fait aussi entrer dans l’épithète des circonstances étrangères à la personne, comme serait l’heure du jour ou le nombre des assistants. De mātrĭ, « mère », et šaštha, « sixième », le sanscrit fait mātrĭ-šaštha, épithète des cinq frères Pândavas accompagnés de leur mère. C’est ce qu’on traduit par « ayant leur mère pour sixième [compagne] ». De asthi, « os », et bhūjas, comparatif de bhūri, « beaucoup », le sanscrit fait asthi-bhūjas, qui signifie « composé en majeure partie d’os, n’ayant que les os et la peau ». De daça, « dix », et avara, « inférieur », il fait daça-avara, épithète d’une assemblée de dix personnes au moins. Il y a là un véritable abus, qui a étendu la faculté de composition hors de ses justes limites, et qui, par contre-coup, a eu pour résultat d’atrophier les autres moyens d’expression.

On pourrait supposer, il est vrai, que les grammairiens indous, fidèles à leurs vues systématiques, ont quelquefois interprété comme des composés, et traité comme tels, de petites phrases où les mots sont mis bout à bout, selon une construction assez lâche, dans laquelle il ne faut chercher ni règles d’accord, ni règles de subordination. C’est un soupçon dont on ne peut se défendre quand on voit les explications extraordinaires auxquelles les commentateurs ont recours. Nous voyons, par exemple, que, dans une narration, nihçvāsa-paramā (soupirant beaucoup) est traduit par « regardant les soupirs comme la chose suprême », et cintā-parā (très pensive) par « ayant pour premier bien la méditation ». On se demande si ce ne sont pas là des interprétations artificielles, et si derrière ces prétendus composés ne se cache point un état de la langue beaucoup moins rigoureusement ordonné[162]. Un examen des langues modernes de l’Inde, dont les habitudes percent à travers le sanscrit, contribuera à résoudre ces doutes.

Je me suis permis cette digression pour montrer comment les différentes parties d’une langue sont dans une dépendance mutuelle, et comment, en développant outre mesure l’une d’elles, on s’expose à en affaiblir quelque autre. J’ajouterai que l’allemand moderne, qui fait grand usage de la composition, n’est pas sans courir quelque danger du même genre, non pas chez Göthe et Schiller, ni chez les écrivains de même rang, mais dans le langage ordinaire, dont la dernière page des journaux nous apporte des spécimens[163].


J’ai dit plus haut que le génie des différentes nations commence à se montrer dans cette partie de la grammaire.

À la langue grecque appartiennent ces composés d’aspect assez bizarre, et qui ont beaucoup embarrassé, dont le premier membre est terminé en σι : φιλησίμολπος, « qui aime les chants », τερψίχορος, « qui se plaît à la danse », λυσίπονος, « qui repose de la fatigue », φθισίμβροτος, « destructeur des hommes », ὠλεσίοικος, « qui détruit la maison », Ἀρκεσίλαος, « qui défend les peuples », ἀλεξίκακος, « qui écarte le mal », σωσίπολις, « qui sauve la cité », etc. Les explications n’ont pas manqué pour rendre compte de ce premier terme : ce n’est pas ici le lieu de les discuter. Nous croyons que le point de départ a été un tour quelque peu emphatique, comme l’imagination populaire est bien capable d’en inventer, tel que « le Salut de la Cité, le Rempart du peuple ». Ce qui est certain, c’est que rien de pareil ne se trouve ailleurs. Les poètes latins ont bien essayé quelque chose de semblable. Versicolor doit rappeler ἀμειψίχροος, fluxipedus veut ressembler à ἑλκεσίπεπλος. Mais ces formations n’ont jamais pu s’acclimater en latin. Au contraire, encore aujourd’hui les Grecs forment des composés de cette sorte : ἀλεξικέραυνος signifie « paratonnerre » et ἀλεξιβρόχιον « parapluie ».

Il y a plaisir à collectionner les créations de la langue grecque en ce genre : δακέθυμος, « qui mord le cœur », ἑλέπολις, « preneur de villes », χαιρέκακος, « qui se réjouit du mal », ἐθελορήτωρ, « qui a la prétention d’être un orateur », δοξόσοφος, « qui se croit sage », φαινομηρίς, « qui laisse voir ses cuisses » (en parlant des filles de Sparte), ἀμβολογήρα, « qui recule la vieillesse » (surnom d’Aphroditè chez les Spartiates).


Je veux encore mentionner une autre formation qui s’est surtout développée dans les langues germaniques.

L’allemand contenait un certain nombre de composés comme himmel-blau, « bleu comme le ciel », schnee-weiss, « blanc comme la neige », stock-fest, « solide comme une souche », où le premier mot sert de spécimen à la qualité marquée par le second terme. Sur ce type, la langue moderne a largement travaillé : on sait que les composés de cette sorte sont en grand nombre. Nous citerons seulement : thurm-hoch, « haut comme une tour », blei-schwer, « lourd comme le plomb », eis-kalt, « froid comme la glace », felsen-fest, « solide comme le rocher », leichen-bleich, « pâle comme un mort », etc. Quelques-uns de ces termes de comparaison ont passé des mots où ils avaient leur raison d’être en d’autres où ils n’ont que faire, et où, avec ou sans intention, ils produisent un effet plus ou moins bizarre. C’est ainsi qu’à cause de stock-fest, « solide comme un tronc », on a dit stock-taub, « sourd comme une bûche », stock-blind, « complètement aveugle », stock-finster, « complètement obscur ». Après avoir dit stein-hart, « dur comme la pierre », on a eu stein-alt, « vieux comme les pierres », stein-müd, « très fatigué », stein-reich, « très riche »[164].


Les langues qui préfèrent la dérivation à la composition sont d’une matière moins docile, elles se prêtent moins facilement à la création de vocables nouveaux, pour lesquels il leur faut non seulement choisir un suffixe, mais préparer la partie antérieure du mot. Ainsi le français, pour tirer des dérivés de frère, se sert du latin (fraternel, fraternité). Il est clair que les idiomes qui emploient habituellement des composés et dans lesquels les suffixes eux-mêmes sont d’anciens mots indépendants, n’ont pas à lutter contre des difficultés de ce genre. J’en citerai un seul exemple. Le voyageur Bleek, parlant des claquements de langue — en anglais, click — usités chez les Hottentots, emploie à ce propos, pour désigner certains dialectes qui, par exception, en sont dépourvus, le composé clickless. Ni le français, ni aucune des langues romanes, ne pourrait ici entrer en lutte avec l’anglais. Mais ce n’est sans doute pas un hasard que l’idée de la « pureté », l’idée dont sont sorties l’Académie de la Crusca et l’Académie française, soit éclose chez les nations qui se servent de dérivés.

Ne croyons pas cependant qu’un peuple soit jamais empêché de former les mots nouveaux dont il a besoin. Si nous retournons au latin, c’est que le français a grandi en quelque sorte sous les yeux du latin, et qu’une vieille habitude, qui s’est fortifiée de siècle en siècle, nous ramène de ce côté. Au cas où ce grand réservoir eût manqué, le génie populaire eût cherché dans une autre voie. L’homogénéité de certaines langues, comme le lithuanien, vient de ce qu’elles ont été amenées à tirer tout d’elles-mêmes. Accoutumance, commodité plus grande — voilà ce que nous trouvons : il ne faut parler ni de contrainte, ni de loi fatale.


Je rappellerai en terminant ce chapitre le principe qui domine la matière.

Quelle que soit la longueur d’un composé, il ne comprend jamais que deux termes. Cette règle n’est pas arbitraire : elle tient à la nature de notre esprit, qui associe ses idées par couples. Il peut arriver que chacun des deux termes soit lui-même un composé. Ainsi dans le mot aristophanesque στρεψοδικοπανουργία, le second terme πανουργία est un dérivé de πανοῦργος, qui est formé de πᾶν et de ἔργον, et d’autre part στρεψόδικος contient lui-même deux mots. Mais il est clair que chacune des deux parties ne compte que pour un seul élément. L’important, en pareil cas, est de mettre la coupure au bon endroit : c’est la difficulté des langues qui abusent de la composition.




CHAPITRE XVII

LES GROUPES ARTICULÉS

Exemples de groupes articulés. — Leur utilité.

Comme les pièces d’un engrenage, que nous sommes si habitués à voir s’adapter l’une dans l’autre que nous ne songeons pas à nous les figurer séparées, le langage présente des mots que l’usage a réunis depuis si longtemps qu’ils n’existent plus pour notre intelligence à l’état isolé. C’est ce que j’appelle les groupes articulés. Leur importance en syntaxe est très grande. Il suffira de citer en exemple les locutions comme parce que, pourvu que, quoique, attendu que, afin que, etc. Il n’y a pas de langue qui n’en ait un certain nombre. C’est la pensée des ancêtres qui les a ainsi ajustées, et qui les a léguées aux âges postérieurs comme un appui ou comme un levier. Ce que les formulaires sont dans le droit ou dans l’administration, ces groupes articulés le sont pour le raisonnement de tous les jours.

La plupart des hommes en font usage sans y avoir jamais arrêté leur attention. Ils s’incrustent si bien dans notre esprit qu’ils déterminent les mouvements de notre pensée. On ne les reconnaît bien que quand on rapproche la langue maternelle d’une langue étrangère. Partout où deux populations différentes sont en contact, les fautes et les erreurs qui se commettent de part et d’autre en révèlent la présence[165].

Si les classes lettrées venaient à disparaître, les groupes articulés formeraient bloc, et c’est le bloc, non les parties, qui survivrait pour fournir les éléments de la langue de l’avenir. Tout le monde sait que le mot, à l’état isolé, n’existe pas très clairement dans la conscience populaire, et qu’il est exposé à s’y souder avec ce qui précède ou ce qui suit. Nos bureaux télégraphiques, où les mots sont comptés un à un, doivent avoir à ce sujet une ample récolte d’observations. Nous nous servons pour interroger du groupe est-ce que, pour marquer le doute du groupe peut-être que, pour expliquer le motif d’une action du groupe c’est que, autant de locutions qui semblent aujourd’hui d’une seule venue. En grec moderne, le futur se marque au moyen de la particule θα suivie du subjonctif : θα λέγῃ, « il dira ». Cette particule θα n’est pas autre chose que l’amalgame du groupe θέλει ἵνα, « il veut que »[166]. Ces faits doivent nous rendre prudents sur le compte des particules anciennes, si courtes, mais souvent si chargées de sens, que Pott comparait aux substances légères dont une pincée suffit pour changer le goût et la saveur d’un mets[167].

Non seulement ces groupes articulés gardent entière la signification des éléments dont ils sont composés, mais ils bénéficient en outre d’une valeur qui ne leur appartient pas en propre, mais qui résulte de la position qu’ils occupent habituellement dans la phrase. Je prends comme exemple le mot cependant, où nous croyons sentir aujourd’hui une opposition. Rien dans ce mot ne marque l’opposition. Mais comme il arrive souvent qu’on énumère deux faits concomitants pour les opposer entre eux, l’idée adversative y est peu à peu entrée. Nous croyons de même sentir une valeur d’opposition dans les conjonctions latines quamvis, quanquam, etsi, etiamsi, licet, etc. Tous ces mots sont simplement affirmatifs ; quelques-uns même exagèrent l’affirmation, permettant de l’étendre aussi loin qu’on voudra, pour faire ressortir d’autant plus le fait tenu en réserve, qui viendra limiter ou contredire la première proposition[168]. L’auditeur, averti par l’usage, prévoit si bien cette seconde assertion que dès la première il sent naître l’antithèse.

Ces locutions ayant passé à l’état de groupe indissoluble peuvent garder des formes grammaticales qui n’existent plus dans le langage courant. Ainsi le latin duntaxat contient l’aoriste du subjonctif du verbe tango, analogue à λύσῃ, λέξῃ. Un ancien substantif neutre regum, signifiant « direction », est contenu dans l’adverbe ergo, pour e rego, « en ligne droite, par conséquent »[169]. Dans l’allemand nur nous avons une petite proposition : ne wære, « si ce n’était ». Le grec moderne ἄς, qui marque une invitation (ἂς λαλήσωμεν, ἂς εἰσέλθωσι), représente l’ancien impératif ἄφες, « permets ».

Le langage, à mesure que nous le regardons de plus près, nous révèle de nouvelles stratifications sémantiques. Il a fallu ce long travail pour qu’un raisonnement un peu serré pût se communiquer à autrui sans déviation ni obscurité. Aujourd’hui le bénéfice de ce travail est à la disposition de chacun : il est si facile de manier ces groupes articulés, qu’on est tenté de croire qu’ils ont existé de tout temps. L’enfant en apprend le maniement comme il apprend à se servir de l’héritage de ses pères. Cependant la vue des peuples peu avancés nous montre que non seulement ils ont plus de peine à se faire comprendre, mais, ne trouvant aucun appui à leur pensée, ils ont de plus grands efforts à faire pour la maintenir présente à l’esprit et pour en rester maîtres.

L’imitation peut transporter d’un idiome à l’autre ces groupes articulés qui ont été les instruments de la syntaxe et sur lesquels se déroule la période. On est même tenté de croire que la forme de la période n’a été inventée qu’une fois : quand on lit quelque Sénatusconsulte latin ou quelqu’une de ces Epistolæ adressées par les empereurs romains aux provinces, on y reconnaît le même agencement qu’aux édits de nos parlements et aux ordonnances de nos rois. La partie la plus immatérielle du langage ne se perd pas. La phonétique et la morphologie ont raison de distinguer ce qui est d’imitation savante et ce qui est de tradition populaire : entre ces deux éléments la fusion ne se fait point. Mais en sémantique cette distinction n’a pas d’utilité. Même interrompue à certains moments, la chaîne du progrès s’y peut toujours renouer.




CHAPITRE XVIII

COMMENT LES NOMS SONT DONNÉS AUX CHOSES

Les noms donnés aux choses sont nécessairement incomplets et inexacts. — Opinions des philosophes de la Grèce et de l’Inde. — Avantages de l’altération phonétique. — Les noms propres.

Nous avons réservé pour la fin de cette seconde partie la question qu’à l’ordinaire on pose au début de toute étude sur le langage : comment les hommes s’y sont-ils pris pour donner des noms aux choses ? Ce que nous avons vu dans les chapitres précédents nous dicte notre réponse.

De tout ce qui précède nous pouvons tirer une conclusion : il n’est pas douteux que le langage désigne les choses d’une façon incomplète et inexacte. Incomplète : car on n’a pas épuisé tout ce qui peut se dire du soleil quand on a dit qu’il est brillant, ou du cheval quand on a dit qu’il court. Inexacte, car on ne peut dire du soleil qu’il brille quand il est couché, ou du cheval qu’il court quand il est au repos, ou quand il est blessé ou mort.

Les substantifs sont des signes attachés aux choses : ils renferment tout juste la part de vérité que peut renfermer un nom, part nécessairement d’autant plus petite que l’objet a plus de réalité. Ce qu’il y a, dans nos langues, de plus adéquat à l’objet, ce sont les noms abstraits, puisqu’ils représentent une simple opération de l’esprit : quand je prends les deux mots compressibilité, immortalité, tout ce qui se trouve dans l’idée se trouve dans le mot. Mais si je prends un être réel, un objet existant dans la nature, il sera impossible au langage de faire entrer dans le mot toutes les notions que cet être ou cet objet éveille dans l’esprit. Force est au langage de choisir. Entre toutes les notions, le langage en choisit une seule : il crée ainsi un nom qui ne tarde pas à devenir un signe.


Pour que ce nom se fasse accepter, il faut sans doute qu’à l’origine il ait quelque chose de frappant et de juste : il faut que par quelque côté il satisfasse l’esprit de ceux à qui il est d’abord proposé. Mais cette condition ne s’impose qu’au début. Une fois accepté, il se vide rapidement de sa signification étymologique. Autrement celle-ci pourrait devenir un embarras et une gêne. Quantité d’objets sont inexactement dénommés, soit par ignorance des premiers auteurs, soit par quelque changement survenu qui a troublé la convenance entre le signe et la chose signifiée. Néanmoins les mots font le même usage que s’ils étaient d’une parfaite exactitude. Personne ne songe à les reviser. Ils sont acceptés grâce à un consentement tacite dont nous n’avons même pas conscience.

Le lecteur reconnaît ici une matière qui a défrayé les discussions de la Grèce et de l’Inde. Le commencement du débat se trouve pour nous dans le Cratyle de Platon. Socrate donne tour à tour raison aux deux opinions : d’abord à celle qui soutient qu’il y a pour chaque chose un nom qui lui appartient par nature, puis à celle qui admet que la propriété du nom réside dans le consentement des hommes. Cette discussion a duré aussi longtemps qu’il y a eu des écoles de grammaire en Grèce et à Rome. Ce qu’on sait moins, c’est que le même débat a occupé les écoles des brahmanes. « Si l’herbe est appelée trĭna d’après sa qualité de piquer (trĭ), pourquoi ce nom ne s’applique-t-il pas à tout ce qui pique, par exemple à une aiguille ou à une lance ? Et, d’autre part, si une colonne est appelée sthūnā parce qu’elle se tient debout (sthā), pourquoi ne l’appelle-t-on pas aussi celle qui soutient ou celle qui s’emboîte[170] ? »

Soit croyance plus ou moins raisonnée à une justesse nécessaire du langage, soit respect pour la sagesse des ancêtres, on ne s’est jamais fait faute, à aucune époque ni chez aucun peuple, de prendre des consultations auprès des mots sur la nature des choses. Quelquefois ce n’était pas à la langue maternelle, trop connue et trop voisine, qu’on s’adressait, mais à quelque langue plus ancienne. Cette conviction de l’ὀρθότης ὀνομάτων est universellement répandue. Cependant un peu de réflexion aurait dû faire comprendre que le langage étant une œuvre d’improvisation, où le plus ignorant a souvent la plus grande part, et où le hasard des événements a mis largement sa marque, il n’est guère raisonnable de lui demander des leçons de physique ou de métaphysique. Ç’a pourtant été un travers de toutes les époques. Je ne veux rien dire des anciens, ni des savants du moyen âge : mais nous voyons encore le chef de l’école sensualiste au xviiie siècle, Condillac, céder à la même illusion. Il vient de raisonner sur les qualités ou apparences des corps. « Dès que les qualités, dit-il, distinguent les corps et qu’elles en sont des manières d’être, il y a dans les corps quelque chose que ces qualités modifient, qui en est le soutien ou le sujet, que nous nous représentons dessous, et que, par cette raison, nous appelons substance, de substare, être dessous. » L’ancêtre des idéologues raisonne ici comme un pur élève de la scolastique.

Comment le langage nous renseignerait-il sur la substance et la qualité ? Il ne peut nous donner que l’écho de notre propre pensée : il enregistre fidèlement nos préjugés et nos erreurs. Il peut nous étonner quelquefois, à la façon d’un enfant, par la franchise de ses réponses ou la naïveté de ses représentations : il peut nous fournir de précieux renseignements historiques dont il est le dépositaire involontaire[171] ; mais ce serait en méconnaître le caractère que de vouloir le prendre pour instructeur et pour maître.

Les mots créés par les lettrés et les savants ont-ils plus d’exactitude ? il n’y faut pas beaucoup compter. Au xviie siècle, Van Helmont, d’après un souvenir plus ou moins présent du néerlandais gest, « esprit », appelle gaz les corps qui ne sont ni solides ni liquides. Cela est aussi vague et aussi incomplet que spiritus en latin ou ψυχή en grec. Dans un sentiment de patriotisme, un chimiste français, ayant découvert un nouveau métal, l’appelle gallium : un savant allemand, non moins patriote, riposte par le germanium. Désignations qui nous apprennent aussi peu sur le fond des choses que les noms de Mercure ou de Jupiter donnés à des planètes, ou ceux d’ampère et de volt récemment donnés à des quantités en électricité.

Tout le monde sait qu’il y a des noms savants donnés par méprise : ils font cependant le même usage que les autres. Christophe Colomb appelle Indiens les habitants du Nouveau-Monde. Un département français doit à une fausse lecture de s’appeler Calvados[172].


Nous pouvons donc nous résumer de cette façon :

Plus le mot s’est détaché de ses origines, plus il est au service de la pensée : selon les expériences que nous faisons, il se resserre ou s’étend, se spécifie ou se généralise. Il accompagne l’objet auquel il sert d’étiquette à travers les événements de l’histoire, montant en dignité ou descendant dans l’opinion, et passant quelquefois à l’opposé de l’acception initiale : d’autant plus apte à ces différents rôles qu’il est devenu plus complètement signe. L’altération phonétique, loin de lui nuire, lui est favorable, en ce qu’elle cache les rapports qu’il avait avec d’autres mots restés plus près du sens initial ou partis en des directions différentes. Mais alors même que l’altération phonétique n’est pas intervenue, la valeur actuelle et présente du mot exerce un tel pouvoir sur l’esprit, qu’elle nous dérobe le sentiment de la signification étymologique. Les dérivés peuvent impunément s’éloigner de leur primitif, et, d’autre part, le primitif peut changer de signification sans que les dérivés soient atteints. Quoique le mot latin venus, qui était primitivement du neutre, et qui signifiait « grâce, joie », eût été adopté pour désigner l’Aphroditè grecque, le verbe veneror, « rendre grâce, honorer », n’en a pas moins gardé son sens religieux et chaste.


On a soutenu que les noms propres, comme Alexandre, César, Turenne, Bonaparte, formaient une espèce à part et étaient situés en dehors de la langue. Il y a bien quelques raisons en faveur de cette opinion : nous voyons d’abord que pour cette catégorie le sens étymologique n’est d’aucune valeur ; de plus, ils passent d’une langue à l’autre sans être traduits ; enfin ils suivent généralement les transformations phonétiques d’une marche plus lente. Néanmoins on peut dire qu’entre les noms propres et les noms communs il n’y a qu’une différence de degré. Ils sont, pour ainsi dire, des signes à la seconde puissance. Si le sens étymologique ne compte pour rien, nous venons de voir qu’il n’en est guère autrement des substantifs ordinaires, pour lesquels le progrès consiste précisément à s’affranchir de leur point de départ. S’ils passent d’une langue à l’autre sans être traduits, ils ont cette particularité en commun avec beaucoup de noms de dignités, fonctions, usages, inventions, costumes, etc. S’ils participent un peu moins aux transformations phonétiques, cela tient au soin spécial avec lequel on les conserve, et ils ont encore ceci de commun avec certains mots de la langue religieuse ou administrative.

La différence avec les noms communs est une différence tout intellectuelle. Si l’on classait les noms d’après la quantité d’idées qu’ils éveillent, les noms propres devraient être en tête, car ils sont les plus significatifs de tous, étant les plus individuels. Un adjectif comme augustus, en devenant le nom d’Octave, s’est chargé d’une quantité d’idées qui lui étaient d’abord étrangères. D’autre part, il suffit de rapprocher le mot César, entendu de l’adversaire de Pompée, et le mot allemand Kaiser, qui signifie « empereur », pour voir ce qu’un nom propre perd en compréhension à devenir nom commun. D’où l’on peut conclure qu’au point de vue sémantique les noms propres sont les substantifs par excellence.




TROISIÈME PARTIE

COMMENT S’EST FORMÉE LA SYNTAXE



CHAPITRE XIX

DES CATÉGORIES GRAMMATICALES

Ce qu’il faut entendre par les catégories grammaticales. — Comment ces catégories existent dans l’esprit. — Sont-elles innées ou acquises ? — Sont-elles toutes du même temps ?

Les catégories grammaticales, telles que substantif, adjectif, pronom, adverbe, ont-elles existé de tout temps, ou sont-elles une acquisition graduelle ? La question ne se confond pas avec le problème de l’origine du langage, car il y a des langues qui, encore aujourd’hui, ne distinguent point de catégories grammaticales, et il se peut fort bien que nos idiomes aient passé par un état semblable. Il s’agit donc de faits relativement récents, pour lesquels l’observation ne doit pas être, a priori, déclarée impossible.

Non seulement elle n’est pas impossible, mais les moyens d’information fournis par l’histoire des langues indo-européennes remontent assez haut pour nous permettre de voir plusieurs de ces catégories se former sous nos yeux. Commençons donc par les plus modernes.

L’une des plus récentes est l’adverbe. Les mots comme οἴκοι, πέδοι, χαμαί, εὖ, κακῶς, οὕτως, humi, domi, recte, valde, primum, rursum, hic, illic, sont des substantifs, adjectifs ou pronoms régulièrement fléchis. Mais quand un mot a cessé d’être en un rapport immédiat et nécessaire avec le reste de la phrase, quand il sert à mieux déterminer quelque autre terme sans être pourtant indispensable, il est prêt à prendre la valeur d’un adverbe. Pour peu qu’il cesse d’être parfaitement clair en sa structure, pour peu surtout qu’on y puisse voir la moindre apparence d’irrégularité, il est rangé dans une catégorie à part.

Non qu’il faille supposer rien de préétabli et d’inné dans l’esprit. Mais nos langues indo-européennes étant faites de telle sorte qu’elles distinguent extérieurement les mots selon le rôle qu’ils jouent dans la phrase, l’esprit s’est habitué à certaines désinences qu’il a rencontrées plus souvent en ce rôle de complément un peu lâche et surabondant, et il en a fait les désinences adverbiales. C’est notamment l’origine des désinences ως en grec, ē et ter en latin.

Le premier apport en ce genre a été formé sans doute par quelques mots qu’il est permis de croire antérieurs à l’invention du mécanisme grammatical, et qui, par la singularité de leur aspect, par l’absence de désinence, invitaient l’esprit à les mettre dans une classe à part[173].

Ce qui prouve l’âge récent de la catégorie de l’adverbe, c’est que les différentes langues indo-européennes ne sont pas d’accord pour le choix des désinences : le grec n’a rien de semblable aux adverbes latins en tim ou en e, ni le latin n’a rien de pareil aux adverbes grecs en δον, δην, ις, θεν, θα. Ce désaccord, qui ne se retrouve pas pour les désinences de la conjugaison ou de la déclinaison, est l’indice d’une formation moins ancienne.

Et cependant on peut affirmer qu’aujourd’hui la catégorie de l’adverbe existe dans l’intelligence. En français, non seulement une désinence spéciale, qui est un ancien substantif détourné à cet usage, lui sert d’exposant, mais même sans cette désinence nous reconnaissons l’adverbe au rôle qu’il joue dans la phrase : Il faut parler haut. — Des voix qui ne chantent pas juste.


Plus moderne encore que la catégorie de l’adverbe est celle de la préposition. Il n’y a pas, à l’époque de la séparation de nos idiomes, une seule préposition véritable. Nous avons déjà indiqué plus haut quelle est l’origine de cette partie du discours. Un temps est venu pour tous nos idiomes où les cas de la déclinaison, ne paraissant pas assez clairs ou assez précis en eux-mêmes, ont été, par surcroît, escortés d’un adverbe. C’est ainsi que l’ablatif, qui marque par lui-même l’éloignement, a cependant été accompagné de ab ou de ex. L’accusatif, qui marque le lieu où l’on va, a été accompagné de in ou de ad. Ces mots ab, ex, in, ad, étaient des adverbes de lieu, comme on le voit encore pour la plupart d’entre eux en remontant à leur plus ancienne forme et à leur plus ancien emploi. Mais l’habitude de les voir joints à un certain cas a suggéré l’idée d’un rapport de cause à effet : ce petit mot, qui était un simple accompagnement de l’accusatif ou de l’ablatif, parut les régir. Dès lors il les a régis en effet : d’adverbe il devint préposition.

La catégorie de la préposition s’est si bien imprimée en notre esprit comme celle d’un mot qui veut être suivi d’un régime, que nous avons peine à comprendre une préposition employée seule : elle appelle, elle attend « son complément ». Au temps de Plaute et de Térence, præ pouvait encore s’employer comme adverbe[174]. Mais un peu plus tard on ne le trouve plus que suivi d’un ablatif. Les langues romanes, en ceci fidèles continuatrices du latin, ont hérité des prépositions anciennes, en ont formé de nouvelles, et se sont appliquées à séparer de plus en plus nettement la préposition de l’adverbe : la distinction que ne fait pas encore Corneille entre dans et dedans, entre sous et dessous, etc., est devenue une règle du français moderne.


L’accord qui règne sur ce point entre les diverses langues de l’Europe (car nous voyons partout les prépositions se former de la même manière) montre qu’étant donné le plan général de leur grammaire, la création de cette catégorie était indiquée d’avance. Du moment que les désinences avaient besoin du concours d’un mot pour les préciser, ce mot devait après un certain temps paraître la cause des désinences.

Il est intéressant de voir comment cette catégorie s’est enrichie successivement de mots qui lui sont venus de tous les coins de l’horizon. Nous voyons en français des participes comme excepté, passé, hormis, vu, durant, pendant, des adjectifs comme sauf, des substantifs comme chez, faire fonction de préposition. Déjà en latin, penes, secundum, avaient eu le même sort[175].

Les prépositions les plus avancées en âge ont une tendance à se vider de leur signification pour devenir de simples outils grammaticaux. En anglais, on fait souvent précéder l’infinitif de la particule to, simplement pour montrer qu’il s’agit d’un infinitif.

C’est la présence de ces mots en apparence vides qui a fait paraître la création du langage une œuvre supérieure à la raison humaine.


Il s’est passé quelque chose de semblable pour la catégorie de la conjonction. Si l’on considère un mot aussi dépouillé de sens que l’est notre conjonction française que, on a peine à concevoir comment l’intelligence a pu créer et ensuite faire accepter un signe si abstrait. Mais les choses s’expliquent à mesure que nous remontons le cours des âges. La conjonction que reprend sa place parmi les pronoms. Le subjonctif qu’elle a aujourd’hui l’air de régir lui est, au contraire, antérieur. Par une illusion analogue à ce que nous venons de voir pour les prépositions, l’esprit crée entre les deux mots un rapport de cause à effet, rapport qui est devenu réel, puisqu’en matière de langage les erreurs du peuple deviennent peu à peu des vérités.

L’histoire des conjonctions latines, comme ut, ne, quominus, quin, etc., nous montre des faits tout pareils. Ces mots avaient d’abord une signification pleine : mais celle-ci s’est perdue dans le mouvement de la phrase, à laquelle ils servent dès lors de charnière.

L’origine pronominale des anciennes conjonctions, comme ὡς, ut, les rend très propres à prendre successivement une signification de temps ou de cause. Mais le même fait s’observe aussi pour des conjonctions venant de substantifs. Nous allons en donner un exemple tiré de l’allemand.

Le mot allemand weil, « parce que », est un ancien substantif entraîné dans la catégorie de la conjonction. On a dit d’abord die wîle, die weile, « aussi longtemps que ». Luther l’emploie de cette façon, et Göthe, qui aime le langage populaire, l’a souvent employé aussi. Mais de l’idée de temps, le mot a passé à l’idée de cause, comme cela est arrivé en latin pour quoniam. Aujourd’hui weil fait l’impression d’un mot abstrait annonçant qu’on va indiquer le motif d’un fait.


Puisque les trois catégories de l’adverbe, de la préposition et de la conjonction n’ont pas existé de tout temps, mais se sont formées à une époque relativement récente, par une lente élaboration, il n’est pas téméraire de supposer quelque chose de pareil, à une époque plus ancienne, pour les catégories du substantif, de l’adjectif et du verbe. Non pas que l’idée d’un objet, d’une qualité, d’une action, ait attendu l’éclosion des langues indo-européennes : il n’y a pas de langue qui n’ait des mots pour représenter les objets de la nature, tels que homme, pierre, montagne, ou les qualités des objets tels que grand, petit, haut, bas, éloigné, rapproché, ou les actions les plus visibles, comme marcher, courir, manger, boire, parler. Mais ce n’est pas là ce que nous appelons la catégorie du substantif, de l’adjectif et du verbe. La catégorie du substantif comprend des noms qui représentent de simples conceptions de l’esprit, ces noms étant traités exactement à la façon des autres substantifs. La catégorie de l’adjectif comprend des mots qui ne correspondent à aucune qualité, comme quand on dit en grec : τριταῖος ἦλθεν, « il vint le troisième jour », ou en latin : nocturnus obambulat. La catégorie du verbe suppose un système de personnes, de temps et de modes. Ainsi entendues, ces catégories ne sont pas contemporaines du premier éveil de l’intelligence. Elles se sont formées petit à petit, comme celles de l’adverbe et de la préposition, quoique trop anciennement pour que nous en puissions suivre l’évolution.


L’espèce de mot qui a dû se distinguer d’abord de toutes les autres, c’est, selon nous, le pronom. Je crois cette catégorie plus primitive que celle du substantif, parce qu’elle demande moins d’invention, parce qu’elle est plus instinctive, plus facilement commentée par le geste. On ne doit donc pas se laisser induire en erreur par cette dénomination de « pronom » (pro nomine), qui nous vient des Latins, lesquels ont traduit eux-mêmes le grec ἀντωνυμία. L’erreur a duré jusqu’à nos jours[176]. Les pronoms sont, au contraire, à ce que je crois, la partie la plus antique du langage. Comment le moi aurait-il jamais manqué d’une expression pour se désigner ?

À un autre point de vue, les pronoms sont ce qu’il y a de plus mobile dans le langage, puisqu’ils ne sont jamais définitivement attachés à un être, mais qu’ils voyagent perpétuellement. Il y a autant de moi que d’individus qui parlent. Il y a autant de toi que d’individus à qui je puis m’adresser. Il y a autant de il que le monde renferme d’objets réels ou imaginaires. Cette mobilité vient de ce qu’ils ne contiennent aucun élément descriptif. Aussi une langue qui ne se composerait que de pronoms ressemblerait au vagissement d’un enfant ou à la gesticulation d’un sourd-muet. Le besoin d’un autre élément, dont le substantif, l’adjectif et le verbe furent formés, était donc évident. Mais il n’en est pas moins vrai que le pronom vient se placer à la base et à l’origine des langues : c’est sans doute par le pronom, venant s’opposer aux autres sortes de mots, qu’a commencé la distinction des catégories grammaticales.




CHAPITRE XX

LA FORCE TRANSITIVE

D’où vient l’idée que nous avons d’une force transitive résidant en certains mots. — Verbes changeant de signification en devenant transitifs. — La force transitive est ce qui donne à la phrase l’unité et la cohésion. — L’ancien appareil grammatical est dépouillé de sa valeur originaire.

Comme les pierres d’un édifice qui, pour avoir été jointes longtemps et exactement, finissent par ne plus composer qu’une seule masse, certains mots que le sens rapproche s’adossent et s’appliquent l’un à l’autre. Nous nous habituons à les voir ainsi accolés, et en vertu d’une illusion dont l’étude du langage offre d’autres exemples, nous supposons quelque force cachée qui les maintient ensemble et les subordonne. Ainsi s’établit dans les esprits l’idée d’une « force transitive » résidant en certaines espèces de mots.

Tout le monde connaît la différence entre les verbes dits neutres et les verbes dits transitifs, les premiers se suffisant à eux-mêmes, exprimant une action qui forme un sens complet (comme courir, marcher, dormir), les autres prenant après eux ce qu’on a appelé un complément. La question a été soulevée de savoir lesquels, de ces verbes, étaient les plus anciens. Pour moi, la réponse n’est pas douteuse : non seulement les verbes neutres sont les plus anciens, mais on doit admettre une période où il n’y avait que des verbes neutres. Je crois, en effet, que les mots ont été créés pour avoir une pleine signification par eux-mêmes, et non pour servir à une syntaxe qui n’existait pas encore.

Quelques-uns de ces verbes ayant été fréquemment associés à des mots qui en déterminaient la portée, qui en dirigeaient l’action sur un certain objet, l’esprit s’est habitué à un accompagnement de ce genre, si bien qu’il en est venu à attendre ce qui lui faisait l’effet d’une addition obligée, d’une direction nécessaire. Par un transport idéal dont les analogues se trouvent encore ailleurs qu’en linguistique, notre intelligence a cru sentir dans les mots ce qui est le résultat de notre propre accoutumance ; on a eu dès lors des verbes qui exigeaient après eux un complément. Le verbe transitif était créé[177].

Une double conséquence est sortie de ce fait : 1o  le sens du verbe a été modifié ; 2o  la valeur significative des désinences casuelles a été affaiblie.

Nous allons d’abord donner quelques exemples de verbes ayant changé de sens.

La racine pat exprime un mouvement rapide comme celui d’un corps qui tombe ou d’un oiseau qui vole. Elle a fourni en grec πίπτω, « tomber », πέτομαι et ἵπταμαι, « voler ». En latin, elle a donné petulans, impetus, acipiter, præpes, propitius. Mais devenu transitif, le verbe petere a marqué l’élan vers un but (petere loca calidiora, petere solem) et il a fini par marquer une recherche quelconque : petere consulatum, honores. De là petitio, appetitus.

Cette succession de sens est si naturelle que nous la retrouvons dans les autres langues.

Le grec ἱκνέομαι, proche parent de ἥκω et de ἱκάνω, signifie « aller ». Mais construit avec l’accusatif, il passe au sens de « prier ». Je me contenterai de citer ces mots d’Eschyle (Perses, 216) :

Θεοὺς δὲ προστροπαῖς ἱκνουμένη…
Implorant les dieux avec des sacrifices…

Il a donné, en cette acception, le dérivé ἱκέτης, « suppliant », d’où ἱκετεύω, « implorer ».

En sanscrit, le verbe , dont le sens ordinaire est « aller », passe au sens de « prier » s’il est suivi d’un accusatif. Le védique tat tvā jāmi (littéralement « {{lang|la|te hoc adeo}} ») est interprété par tat tvā jācē, « je te demande ceci ».


Voici maintenant une association d’idées qui est la contre-partie de la précédente.

Les verbes qui signifient « se retirer », quand ils deviennent transitifs, prennent le sens de « céder, abandonner ».

Cedo signifie proprement « se retirer » : c’est le sens qu’il a gardé dans recedo, discedo, decedo. Cedere alicui a donc signifié « se retirer par égard pour quelqu’un, lui céder le pas ». L’idée de céder le pas étant devenue ensuite le symbole de toute espèce de concession, cedo a pris le sens de « céder ». Puis, par un nouveau progrès, il a été construit avec un accusatif et a signifié « accorder ». Cedere multa multis de jure suo. — Cedere possessionem. — Cedere victoriam[178].

La même succession de sens se retrouve en grec. Εἴκω signifie se retirer. Εἴκειν θυράων, κλισμοῖο, πολέμου, « se retirer de la porte, d’un trône, de la guerre ». Les scoliastes le rendent par ὑποχωρέω, παραχωρέω.

On a dit ensuite : εἴκειν ὀργῇ, θυμῷ, ἀνάγκῃ, « céder à la colère, à la passion, à la nécessité ».

Mais εἴκω, s’étant construit avec l’accusatif, a pris en outre le sens de « laisser, abandonner ». Nestor, faisant des recommandations à son fils pour une course de chars, lui dit qu’en tournant la borne il doit exciter de ses cris le cheval de droite et lui abandonner les rênes :

τὸν δεξιὸν ἵππον
Κένσαι ὁμοκλήσας, εἶξαι τέ οἱ ἡνία χερσίν.

Cette succession d’idées est si naturelle qu’on peut s’attendre à la trouver encore en d’autres langues. En allemand, par exemple, « se retirer d’une affaire » se dit von einem Geschäft abtreten. Le verbe ici est neutre et a sa signification première. Mais on peut dire, en faisant transitif ce même verbe : Jemanden einen Acker, ein Recht, ein Land abtreten, « céder à quelqu’un un champ, un droit, un territoire[179] ». — En anglais, le verbe forego ou forgo signifie pareillement « se retirer » et « céder ».


Il y a loin du sens de « se tenir debout » à celui de « comprendre, savoir ». C’est pourtant le changement qui s’est fait pour la racine sta, non pas une fois, mais au moins trois fois.

Nous avons le grec ἵστημι, qui, combiné avec ἐπί, donne ἐπίσταμαι, « savoir », d’où ἐπιστήμη, « l’habileté, la science ».

On a, d’autre part, l’allemand stehen, qui a donné verstehen, « comprendre », d’où Verstand, « intelligence ». Déjà en moyen haut-allemand verstân, et en vieux haut-allemand firstân signifient « comprendre ».

Enfin en anglais on a stand, d’où understand, « comprendre », qui a été précédé de l’anglo-saxon forstandan (même sens).

Pour se rendre compte de ce changement, on doit se rappeler que les premiers arts n’ont pas été enseignés dans les livres : c’étaient des arts pratiques, où il fallait d’abord apprendre l’attitude et la position convenables. Tel a été l’art de lancer le javelot, ou de manier la massue, ou encore l’art de faire jaillir le feu, ou celui de dompter les chevaux. Il faut considérer d’autre part que ἐπίσταμαι est un verbe à forme moyenne, c’est-à-dire un verbe réfléchi : il signifie littéralement « se tenir ». Verstehen, en allemand, est encore souvent un verbe réfléchi. On dit : sich auf etwas verstehen ; er versteht sich auf Astronomie, auf Literatur, auf Politik. Nous voyons dès lors comment un verbe qui signifie « se tenir » peut passer au sens de « savoir » : Er versteht sich auf das Speerwerfen, auf das Pferdebändigen.

Homère (Il., XV, 282) emploie le participe ἐπιστάμενος avec le datif :

Τοῖσι δ’ ἔπειτ’ ἀγόρευε Θόας, Ἀνδραίμονος υἱός,
Αἰτωλῶν ὄχ’ ἄριστος, ἐπιστάμενος μὲν ἄκοντι,
Ἐσθλὸς δ’ ἐν σταδίῃ.

« Iis autem concionatus est Thoas, Andræmonis filius,
Ætolorum longe præstantissimus, peritus quidem jaculi,
Strenuus etiam in stataria. »

Les commentateurs proposent de sous-entendre μάρνασθαι. Mais cela n’est point nécessaire ; on pourrait traduire en allemand sans ellipse : sich auf den Wurfspiess verstehend.

Il n’y avait plus dès lors qu’un pas à faire pour dire, comme on le trouve déjà dans Homère : ἀνὴρ φόρμιγγος ἐπιστάμενος καὶ ἀοιδῆς, ou encore ἐπιστάμενοι πολέμοιο. Enfin l’on a déjà ἐπίσταμαι avec l’accusatif : πολλὰ δ’ ἐπίστατο ἔργα.

Toute pareille est l’histoire des deux verbes germaniques. L’allemand dit avec l’accusatif : Verstehst du mich ? — Keiner hat die Sache verstanden. Et en anglais : Do you understand me ? — Who has understood the apologue ?

Ces trois exemples montrent de la façon la plus claire que la force transitive ne se borne pas à établir un lien entre le verbe et son complément : elle transforme le sens du verbe.


Il y a une conclusion historique à tirer de ces faits.

Quand on parcourt les listes de « racines » dressées par les grammairiens indous et adoptées, sauf rectification, par la science moderne, on constate que la plupart ont déjà le sens transitif. Ceci prouverait, s’il en était besoin, l’antiquité de la syntaxe. Mais on risquerait souvent de beaucoup s’éloigner de la vérité, si l’on croyait que le sens attribué à ces racines est le sens originaire et initial. Beaucoup, en prenant une valeur transitive, ont dû changer d’acception. Les exemples que nous venons de donner le démontrent surabondamment. Ceux qui croiraient que la racine man a signifié dès l’origine « penser » ou la racine budh « savoir », commettraient la même erreur que si, en un dictionnaire historique latin, on inscrivait « demander, prier » comme premier sens de petere.


Nous passons maintenant à la seconde conséquence, qui a été d’affaiblir la valeur significative des désinences casuelles.

Il est intéressant d’observer comment la force transitive entre peu à peu en lutte avec la valeur originaire des cas, ou — pour parler sans métaphore — comment la force de l’habitude fait qu’à la longue un certain cas est considéré comme le cas complément par excellence. On avait dit d’abord avec l’accusatif : petimus urbem, parce que l’accusatif marque le lieu vers lequel on se dirige. Mais, l’analogie aidant, on a dit aussi : linquimus urbem, fugimus urbem, en sorte que l’accusatif, de cas local qu’il était, est devenu cas grammatical. Rien ne pouvait être plus destructif de la valeur originaire des désinences.

Sequor signifiait littéralement « je m’attache » : il correspond au grec ἕπομαι qui prend après lui le datif. Mais on a dit : sequi feras, sequi virtutem. — Meditor signifie « je m’exerce » : il correspond au grec μελετῶμαι, dont il est la copie plus ou moins exacte. Mais on a dit meditari versus, meditari artem citharœdicam[180].

Une fois le type du verbe transitif adopté, il se multiplie rapidement. Des verbes comme dolere, flere, tremere, qui, par nature, sembleraient devoir rester sans complément, se construisent couramment avec l’accusatif : Tuam vicem doleo. — Flebunt Germanicum etiam ignoti. — Te Stygii tremuere lacus. L’esprit d’imitation peut aller fort loin en ce genre. Amo étant devenu verbe transitif, ardeo, pereo, depereo, demorior le sont devenus également. Nous trouvons chez les poètes comiques : Is amore illam deperit.


Toutes les langues anciennes n’en sont pas encore, à cet égard, au même point. Le grec a conservé plus longtemps que le latin le sentiment de la valeur des cas. Ainsi un certain nombre de verbes grecs prennent après eux le génitif.

C’est à cause de l’idée partitive exprimée par le génitif qu’on le trouve employé avec les verbes signifiant « manger, boire ». Nous disons de même en français : « boire du vin », et non « boire le vin ». Πίνειν οἴνου, ὕδατος, γάλακτος est la construction habituelle. Pour une raison semblable on a le génitif avec les verbes signifiant « goûter, toucher, prendre, obtenir[181] ». Quand Thétis, implorant Zeus, lui touche le menton, le poète dit : καὶ ἔλλαβε χειρὶ γενείου. Toujours pour le même motif, le génitif est employé avec les verbes signifiant « désirer », comme ἴεσθαι, ὀρέγεσθαι, ἐπιθυμεῖν[182]. Hector est pris du désir d’embrasser son enfant :

Ὣς εἰπὼν οὗ παιδὸς ὀρέξατο φαίδιμος Ἕκτωρ.

Les verbes qui marquent l’activité des organes, comme « entendre, voir, connaître, savoir, se souvenir » complètent cette série. Il y a, en effet, une différence entre la prise de possession effective et directe, qu’exprime l’accusatif, et l’atteinte plus ou moins superficielle qu’exprime le génitif, et qui convient pour ces verbes à signification intellectuelle. Le latin a gardé un seul exemplaire des verbes de cette sorte, memini, qui prend le génitif, comme pour attester que cette construction n’a pas toujours été étrangère aux langues de l’Italie. Mais déjà memini lui-même se rencontre avec un complément à l’accusatif : Suam quisque homo rem meminit, dit Plaute. Et Virgile : Numeros memini, si verba tenerem.

Le latin, tout en nivelant sa syntaxe, a cependant gardé le souvenir d’un état plus ancien et plus semblable au grec. Les verbes signifiant « désirer, aimer » ont fini par prendre la route commune, c’est-à-dire qu’ils se sont fait suivre de l’accusatif : mais les adjectifs ou participes dérivés de ces verbes restent fidèles à l’ancienne construction. On continua de dire avec le génitif : cupidas famæ, amans laudis, quoique cupere, amare eussent depuis longtemps cessé d’être employés de cette façon.

La construction avec le génitif s’est conservée pareillement en sanscrit. Elle se maintient même, pour quelques-uns d’entre eux, en allemand moderne : Iss des Brodes. Geniesse dieser Freude. Wir pflegen der Ruhe.

L’ancien appareil grammatical n’est donc pas supprimé : mais il est dépouillé de sa valeur originaire au profit d’un ordre nouveau. La phrase, en cette nouvelle période du langage, se compose de mots qui sont les uns régissants, les autres régis. La syntaxe confisque à son profit la signification individuelle des flexions. C’est ce qu’on pourrait appeler, en faisant un emprunt à la mythologie germanique, « le crépuscule des désinences ».

Faut-il, dans cette adaptation à de nouveaux usages, voir une décadence ou un progrès ? La question peut sembler oiseuse, puisque chaque époque se fait le langage dont elle a besoin. Mais s’il fallait répondre, je dirais qu’on y doit voir un progrès. S’il est dans la nature de tous les arts de se transformer, comment le plus nécessaire des arts, celui qui est fait pour accompagner la pensée à chacun de ses pas, n’aurait-il pas transformé la matière à lui léguée par l’enfance de l’humanité ? Le progrès paraît à tous les yeux. Les mots qui étaient, pour ainsi dire, enfermés en eux-mêmes, contractent peu à peu des liens avec les autres mots de la phrase. Celle-ci, quoique composée de petites pièces immobiles et rapportées, nous apparaît tantôt comme une œuvre d’art ayant son centre, ses parties latérales et ses dépendances, tantôt comme une armée en marche dont toutes les subdivisions se relient et se soutiennent.




CHAPITRE XXI

LA CONTAGION

Exemples de contagion. — Les mots négatifs en français. — L’anglais but. — Le participe passé actif. — La conjonction si.

J’ai autrefois proposé d’appeler du nom de contagion un phénomène qui se présente assez souvent, et qui a pour effet de communiquer à un mot le sens de son entourage. Il est bien clair que cette contagion n’est pas autre chose qu’une forme particulière de l’association des idées.

Le français en fournit un exemple très connu, mais tellement probant que je ne peux me dispenser de le rappeler.

Tout le monde sait ce qui s’est passé pour les mots pas, point, rien, plus, aucun, personne, jamais. Ils servaient à renforcer la seule négation véritable, à savoir ne. Je n’avance pas (passum). — Je ne vois point (punctum). — Je ne sais rien (rem). — Je n’en connais aucun (aliquem unum). — Je n’en veux plus (plus). — Il n’est personne (persona) qui l’ignore. — Je ne l’oublierai jamais (jam magis).

Ces mots, par leur association au mot ne, sont devenus eux-mêmes négatifs. Ils le sont si bien devenus qu’ils peuvent se passer de leur compagnon. Qui va là ? Personne. — Pas d’argent, pas de Suisse. — Sans la connaissance de soi-même, point de solide vertu. — Son style est toujours ingénieux, jamais recherché.

Il est intéressant pour la sémantique de consulter à tour de rôle, au sujet de ces mots, un dictionnaire de l’usage et un dictionnaire historique. Cette comparaison est comme un coup de sonde donné dans l’intelligence. Les deux réponses qu’on obtient sont contradictoires, mais, à la réflexion, quoique opposées entre elles, elles ont l’une et l’autre leur raison d’être et leur légitimité.

L’Académie française, dans son dictionnaire de l’usage, fait passer le sens négatif avant tous les autres.

« Aucun, dit l’édition de 1878, adj. Nul, pas un. » — « Rien. Néant, nulle chose. »

En quoi il ne faut pas blâmer l’Académie. Il entrait dans son plan d’expliquer les mots selon l’impression qu’ils font aujourd’hui. C’est, d’ailleurs, celle qu’ils faisaient déjà au xviie siècle :

… Laissez faire, ils ne sont pas au bout,
J’y vendrai ma chemise, et je veux rien ou tout.

Racine (Plaideurs).

Et même au xiiie siècle :

Car de rien fait-il tout saillir,
Lui qui a rien ne peut faiblir.

Écoutons maintenant Littré :

« Aucun, quelqu’un. — Rien, quelque chose. »

On voit quelle est la distance entre le sens originaire et le sens produit par le long séjour dans les phrases négatives. Il faut toutefois ajouter que ce n’est pas seulement par les phrases négatives, c’est encore par les phrases interrogatives que s’est fait le changement : « De tous ceux qui se disaient mes amis, aucun m’a-t-il secouru ? » — « Auriez-vous jamais cru ? » — « Avons-nous rien négligé ? »

Il y a des rencontres où le sens reste à mi-chemin entre les deux acceptions : « Il m’est défendu de rien dire. » — « Je doute qu’aucun homme d’honneur y consente. »

Ce n’est donc pas le contact direct, ce n’est pas le voisinage matériel de la négation qui est cause du changement. L’action contagieuse a été produite par le sens général de la phrase.


Il existe quelque chose de semblable en anglais.

L’anglais but, qui vient de l’anglo-saxon būtan (= be-utan), signifie proprement « hors »[183]. Quand il a le sens « seulement », il est pour ne but. La négation a fini par être supprimée. « Nous avons seulement cinq pains et deux poissons » (Matth., XIV, 17) : We have here but five loaves and two fishes. Tel est le texte de la version autorisée. Mais l’Évangile anglo-saxon dit : We nabbad (ne habbad) her buton fif hlafas und twegen fiscas. Dans la suite des temps, la négation est devenue superflue, la particule but en ayant assumé en elle le sens.


La contagion fournit, je crois, la véritable explication d’un fait de la langue française qui a beaucoup occupé nos grammairiens : le changement du participe passé passif en participe actif. Dans ces phrases : « J’ai reçu de mauvaises nouvelles, j’ai pris la route la plus directe », reçu, pris, ont aujourd’hui le sens actif, qu’ils doivent au voisinage de l’auxiliaire avoir. La preuve qu’ils ont le sens actif, c’est qu’en langage télégraphique je dirai : « Reçu de mauvaises nouvelles. — Pris la ligne directe. »

Là est, si je ne me trompe, la raison de cette règle de non-accord qui a donné lieu à tant d’explications embarrassées. La vérité est que le participe, par contagion, est devenu actif. Il fait corps avec son auxiliaire. Mais comme il a fallu du temps pour opérer ce changement, comme les anciens tours sont longs à se perdre, et comme la moindre dérogation au train ordinaire leur est un prétexte pour se maintenir, le changement en question ne s’est imposé qu’avec la construction la plus fréquente, celle que nous sommes habitués à considérer comme la construction normale. Partout ailleurs, la langue se montre fidèle à l’ancienne grammaire.


Je veux encore montrer par un autre exemple la force de la contagion.

D’où vient l’idée conditionnelle qu’éveille en français, et qu’éveillait déjà en latin la conjonction si ? Pour nous l’expliquer, il faut nous transporter beaucoup de siècles en arrière.

La particule latine si était primitivement un adverbe signifiant « de cette façon, en cette manière ». L’idée conditionnelle y est entrée par le voisinage du subjonctif ou de l’optatif. La vieille formule des invocations et des vœux : Si hæc, Dii, faxitis, tire sa signification hypothétique du verbe[184]. Le sens était d’abord le même que s’il y avait eu : Sic, Dii, hæc faxitis[185]. La seconde proposition vient ensuite énoncer un second fait, conséquence du premier : Ædem vobis constituam. L’esprit a saisi un lien entre ces deux propositions, et comme des deux côtés l’action est présentée comme contingente, il a tout naturellement introduit dans le premier mot l’idée d’une supposition ou d’une condition.

Déjà dans la formule précitée, quand elle était employée par les contemporains de Paul-Émile, si était une conjonction. Elle l’était devenue à tel point, elle avait tellement assumé en elle l’idée conditionnelle, qu’on pouvait la faire suivre d’un indicatif. Si id facis, hodie postremum me vides[186].

Les conjonctions similaires des autres langues ont une origine analogue. Vus de près, ces petits mots ne sont pas autre chose que des adverbes pronominaux, n’ayant rien en eux-mêmes qui annonce une supposition ou une condition.




CHAPITRE XXII

DE QUELQUES OUTILS GRAMMATICAUX

Le pronom relatif. — L’article. — Le verbe substantif. — Les verbes auxiliaires.

Une fois que l’idée d’une phrase formant un ensemble s’est imprimée dans les esprits, le besoin se fait sentir de la compléter et de lui donner les instruments qui lui sont nécessaires. Mais comme l’intelligence populaire, ainsi que nous l’avons vu, se borne, sans rien créer, à adapter pour de nouveaux usages ce qui lui est fourni par les siècles antérieurs, un certain nombre de mots sont transformés pour les besoins de la syntaxe.

Une première transformation — la plus importante de toutes — est celle qui nous a donné le pronom relatif.

Un certain pronom, qui ne se distingue pas extérieurement des autres, acquiert, par l’usage qui en est fait, une force d’union lui permettant de souder deux propositions entre elles. C’est ce qu’en langage grammatical on exprime de cette façon : de démonstratif il devient relatif ou anaphorique.

Il faut déjà une syntaxe un peu avancée pour que cette transformation ait lieu : dans les diverses langues indo-européennes, le choix du pronom relatif est venu tard et il n’a pas été partout le même. Il suffit, pour s’en assurer, de comparer le latin qui au sanscrit jas et au grec ὅς. La langue grecque, au temps d’Homère, et même plus tard, au temps de Sapho et d’Alcman, n’a pas encore fait un choix définitif[187]. Elle a longtemps hésité entre les pronoms ja, ta et sva[188].

On doit se demander à quelle époque un moyen d’expression si nécessaire a commencé d’exister. Il faut, à cet égard, faire une distinction entre l’idée du pronom relatif et l’adoption définitive d’un certain pronom. L’idée du pronom relatif est très probablement antérieure à la séparation de nos idiomes, car nous trouvons partout un certain patron de phrase toujours le même, qui suppose la présence d’un pronom relatif. Les proverbes et adages populaires affectent volontiers ce tour :

Quod ætas vitium posuit, id ætas auferet. — Quod aliis vitio vertis, id ne ipse admiseris. — Qui pro innocente dicit, is satis est eloquens. — Cui plus licet quam par est, is plus vult quam licet. — Quam quisque norit artem, in hac se exerceat.

Le type de ces phrases se retrouve en sanscrit[189] :

« À qui est l’intelligence, à celui-là est la force. »

Jasja buddhis, tasja balam.

« Qui aime, craint. »

Jasja snēhas, tasja bhajam.

« À qui les dieux préparent sa perte, ils lui enlèvent l’esprit. »

Jasmāi devās prajacchanti parābhavam, tasja buddhim apakaršanti.

« Comme un homme est envers autrui, ainsi faut-il être envers lui. »

Jasmin jathā vartale jas, tasmin tathā vartitavjam.

« Ce que tu donnes, voilà ta (vraie) richesse. »

Jad dadāsi, tad te vittam.

« Comme agissent les grands, ainsi le reste des hommes. »

Jad ācarati çrešthas, tad itaras ǵanas.

La même construction est déjà d’usage courant dans les védas : « Quod sacrificium protegis, id ad deos pervenit ». Jam jaǵnam paribhūr asi, sa deve u gacchati.« Qui nos lacesset, procul eum amovete. » Jō nah prĭtanjād, apa tam dhatam[190].

On demandera quelle est la raison pour laquelle la proposition relative est ainsi lancée en avant la première : je crois qu’il y a là un fait de sémantique dont on trouverait des exemples en d’autres familles de langues. Par la pensée, il faut rétablir une interrogation, en sorte que les deux propositions forment la demande et la réponse. C’est probablement la raison pour laquelle une bonne partie des langues indo-européennes font cumuler au même pronom le rôle interrogatif et relatif.

Pour apprécier en toute son étendue l’importance du pronom relatif, il faut se rappeler à combien de dérivés il donne naissance : d’abord les mots comme qualis, quantus, quot ; ensuite les conjonctions, quod, quia, quum, quoniam. En grec : ὡς, ὅτε, ᾕ, οὗ, ὅθεν, ἡνίκα, ὅτι, ainsi que les dérivés comme ὅσος, οἷος. En sanscrit, les dérivés comme jādrïça, jāvant, auxquels il faut joindre les conjonctions les plus importantes, jad, jadi, jatra, jadā, jathā[191]. La création d’un pronom relatif est donc l’un des événements capitaux de l’histoire du langage ; sans un mot de cette sorte, toute idée un peu forte, un peu complète était impossible. Mais cette création a été obtenue par la lente transformation d’un de ces nombreux pronoms qui servaient à accompagner un geste dans l’espace. Nous voyons donc ici la pensée humaine qui se forge patiemment l’outil dont elle a besoin.


On en peut dire autant de ce petit mot que les Grecs, par comparaison avec les articulations du corps, ont appelé ἄρθρον, et que nous appelons l’article.

On sait que l’article est un ancien pronom démonstratif. Mais la signification de ce pronom démonstratif est en quelque sorte transposée. Elle est confisquée au profit de la syntaxe.

Nous pouvons prendre comme exemple notre article français le, qui représente le latin ille. Ce dernier servait à montrer les objets ou les personnes : Magnus ille Alexander ! — Ita ille faxit Jupiter ! — Mais avec le temps, le geste démonstratif s’est réduit à une simple indication grammaticale : « La personne dont je t’ai parlé hier. — Les pays que nous avons traversés. » L’article ne figure ici que comme antécédent du pronom relatif. Il est devenu un outil grammatical[192].

L’utilité de l’article se sent plus qu’elle ne peut s’expliquer. Pour en être dépourvu, le latin est souvent alourdi dans sa marche. Le grec, au contraire, qui, de bonne heure, en a senti le besoin, lui doit en partie sa souplesse. La conformité du langage français au grec, signalée par Henri Estienne, vient un peu de là. Je rappelle seulement ces tournures : οἱ πάλαι σοφοί… ἐν τῷ μεταξὺ χρόνῳ… τῶν νῦν οἱ τότε διέφερον… Ou celles-ci : ὀρεγόμενοι τοῦ πρῶτος ἕκαστος γίγνεσθαι, etc.

Il est arrivé toutefois que l’article a fini par être introduit là où il n’apportait aucune aide appréciable. On peut dire que les langues où il rend le plus de services sont celles qui restent libres, selon le sens, de l’employer ou de l’omettre. Il est certain que le français, depuis deux siècles, en a étendu l’usage plus que de raison, en sorte qu’il est devenu moins utile à mesure qu’il devenait plus indispensable.


Il faudrait encore mentionner le verbe être, que la scolastique du moyen âge avait déclaré une simple « copule », montrant par là l’impression que ce verbe, arrivé au terme de son évolution, fait aujourd’hui sur l’esprit. Cependant il a commencé par quelque signification concrète, cela n’est pas douteux : d’autres ont suivi la même voie, comme fuo, exsto, evado. S’ils ne sont pas parvenus au même degré de décoloration, il y faut voir une différence d’âge, non de nature.

Il s’est passé quelque chose de semblable pour le verbe avoir. Quand je dis : « Cet homme a perdu tout ce qu’il avait », j’emploie deux fois le même verbe avoir sans que personne en soit choqué, tant le changement d’emploi a fait du verbe auxiliaire un mot d’espèce à part.


C’est ainsi que le langage, sur le stock héréditaire, prélève un certain nombre d’expressions dont il fait des outils grammaticaux. Celui qui ne les a jamais connus qu’en ce dernier rôle, a de la peine à s’imaginer qu’il fut un temps où ces mêmes mots avaient leur signification propre. Un auteur du xviiie siècle fait remarquer que dans cette locution : « Il a été ordonné… », trois mots sur quatre servent simplement à l’agencement du discours. Le nombre de ces mots va en augmentant lentement avec les siècles, car, d’une part, la spécialité de la fonction[193] tend à en créer de nouveaux, et, d’autre part, la force transitive les mêle de plus en plus, comme un élément nécessaire, à la contexture de la phrase. C’est la raison pour laquelle l’étymologie, quand elle se trouve en présence d’une langue moderne, sans avoir des documents plus anciens pour l’éclairer et lui servir de guide, erre à l’aventure.




CHAPITRE XXIII

L’ORDRE DES MOTS

Pourquoi la rigueur de la construction est en raison inverse de la richesse grammaticale. — D’où vient l’ordre de la construction française. — Avantages d’un ordre fixe. — Comparaison avec les langues modernes de l’Inde.

Parmi les différents moyens d’expression dont se servent nos langues, l’ordre des mots, c’est-à-dire une certaine fixité dans la construction de la phrase — fixité qui à elle seule décide souvent du sens des vocables — est le moyen dont on se soit avisé le plus tard. C’est qu’en effet ce moyen a quelque chose de plus immatériel. Dans cette phrase : « Les Japonais ont vaincu les Chinois », la place seule indique quel est le sujet, quel est le complément : changez l’ordre en gardant les mots, vous obtenez l’affirmation contraire. Nous avons ici quelque chose de comparable à la numération arabe, où chaque nombre, outre sa valeur propre, a une valeur de position[194].

Cette circonstance, à elle seule, pourrait nous faire penser que nous sommes en présence de l’œuvre des siècles. En effet, les langues anciennes, si supérieures par d’autres côtés, n’offrent rien de semblable.

Ici se pose une question dont l’analogue se présente souvent dans l’histoire des langues, et, en général, dans l’histoire des choses humaines. Est-ce la perte des flexions qui a eu pour conséquence, en manière de compensation et de pis-aller, la rigueur croissante de la construction, ou bien une construction plus régulière a-t-elle rendu les flexions inutiles ? La réponse est celle qu’on a l’occasion de faire le plus souvent aux dilemmes de ce genre : l’un et l’autre. À mesure que ces flexions se décomposaient, la nécessité d’un ordre fixe se faisait sentir davantage, et d’autre part l’habitude de cet ordre fixe a achevé de faire tomber les flexions. On peut supposer que les actes officiels, tels que chartes, diplômes, actes publics ou privés, contrats de toute nature, où il était plus important d’éviter toute équivoque, ont les premiers introduit l’habitude d’une construction uniforme, de même que ces actes officiels (il n’y a là nulle contradiction) ont cherché à retenir le plus longtemps les désinences. Les deux moyens, employés simultanément, devaient concourir au même but. Ainsi s’explique le maintien de la déclinaison à deux cas pour certains noms de parenté, comme fils et fil, enfes et enfant, pour certains titres comme cuens et conte, ber et baron, et certains noms propres, comme Jacques et Jacque, Hugues et Hugon. Tandis que ces différences de flexion ont fini par être omises, l’ordre des mots n’a fait que se fortifier.


La question de l’ordre des mots n’est jamais soulevée sans qu’à la suite il en vienne une autre : est-ce un avantage, est-ce une gêne, d’avoir une construction fixe et invariable ? On a vanté la liberté du latin et du grec, qui permet de jeter en avant ou de réserver pour la fin le mot sur lequel on veut attirer l’attention, diriger la lumière. Mais, pour être juste, il faut reconnaître que les langues les plus tenues à un certain ordre ne sont pas pour cela absolument enchaînées. Peut-être même l’inversion fait-elle d’autant plus d’effet qu’elle rompt davantage avec les habitudes de tous les jours.

Ce qui est certain, c’est qu’un ordre réglé à l’avance est un soulagement, sinon pour celui qui écrit ou qui parle, du moins pour celui qui lit ou qui écoute. À lire une ode d’Horace, où l’adjectif est souvent fort loin de son substantif, un discours de Cicéron, où le mot essentiel ne vient qu’à la fin de toute une période, nous sentons qu’en français les choses nous sont rendues plus aisées. Il est probable que le genre de la déclamation venait en aide à l’intelligence de la phrase ; peut-être même, sur la place publique, ces mots annoncés de si loin, ce dernier mot si longtemps attendu, étaient les seuls qui parvinssent aux oreilles. D’autre part, la tendance de toutes les littératures est d’exagérer, d’étendre au delà des justes limites, de pousser à l’extrême les ressources d’expression qui leur sont fournies par la langue de chaque jour : on peut donc supposer que la construction savamment contournée des lyriques grecs et latins est jusqu’à un certain point un artifice de style. Le parler de la conversation, tel que nous le trouvons chez les poètes comiques et dans les lettres familières, n’est pas à beaucoup près aussi tourmenté.


L’ordre des mots devenant plus rigoureux à mesure que diminuent les ressources grammaticales, tout dérangement à la construction risque d’altérer le sens. On connaît ces serrures à secret dont le mécanisme joue à la condition que les pièces soient disposées selon un arrangement concerté à l’avance. Nos langues modernes en sont un peu là. Modifiez l’ordre : ou le sens sera modifié, ou l’on cessera de comprendre.

C’est surtout dans les locutions toutes faites, qui conservent parfois la marque d’une grammaire plus ancienne, que cet ordre a besoin d’être observé : épreuve toujours un peu délicate et pierre de touche où se reconnaît l’étranger imparfaitement instruit.

On a prononcé, à l’occasion de la phrase française, le mot d’ « ordre logique ». Il y a là quelque exagération. C’est le cas de rappeler la remarque d’un écrivain anglais qu’il en est de ceci comme des antipodes : chaque peuple est tenté de trouver qu’il met les mots à la vraie place. On peut fort bien, sans manquer à la logique, concevoir un autre ordre. Dans le plan primitif de nos langues, le verbe se faisait suivre de son sujet (δίδωμι, δίδωσι). Sans sortir du français, nous avons des propositions qui mettent le sujet à la fin[195].

C’est surtout Rivarol, dans son Discours sur l’universalité de la langue française, qui s’est laissé emporter à des éloges dont le tort est d’être à la fois excessifs et vagues : « Le français, par un privilège unique, est resté seul fidèle à l’ordre direct, comme s’il était tout raison… C’est en vain que les passions nous bouleversent et nous sollicitent de suivre l’ordre des sensations ; la syntaxe française est incorruptible. C’est de là que résulte cette admirable clarté, base éternelle de notre langue. Quand notre langue traduit, elle explique véritablement un auteur… »

Ce qu’il aurait fallu louer, ce n’est pas la langue française in abstracto, mais l’effort persévérant de nos écrivains depuis trois siècles, pour proportionner les libertés de notre syntaxe aux ressources d’expression dont la langue dispose. En ceci ils ont été d’une honnêteté singulière. Ils ont compris que la clarté était, en écrivant, une des formes de la probité. Ceux qui, sous prétexte de progrès, ou par imitation des littératures étrangères, veulent aujourd’hui s’affranchir de ces anciennes règles, devraient d’abord donner à notre langue les moyens de s’en passer.


C’est le lieu de rappeler l’hypothèse qui a été proposée au sujet des langues monosyllabiques comme le chinois, où les règles de construction sont à elles seules à peu près toute la grammaire. On a conjecturé que ce monosyllabisme ne représentait pas un état primitif, mais que c’était, au contraire, la vieillesse d’un langage où tout s’est, usé et dénudé. Il se pourrait, en effet, qu’il fallût retourner de cette façon la série des périodes linguistiques. On devrait supposer alors que nos langues, en se dépouillant de plus en plus de leur appareil grammatical, seraient un jour destinées à un état plus ou moins semblable. Il est vrai que la tradition littéraire serait au besoin pour elles une sauvegarde, sauvegarde qui a manqué à l’Empire du Milieu, puisque l’écriture chinoise fait durer la pensée sans pour cela transmettre la langue.

Il ne sera pas inutile d’ajouter ici, en manière de contre-partie, ce qu’il est advenu des idiomes dérivés du sanscrit. Aux anciens cas de la déclinaison sanscrite sont venus se souder des mots ayant la même signification que nos prépositions ἐν, πρός, παρά, ἐπί, etc., mais qui, en se mêlant au substantif précédent, n’ont pas tardé à faire l’impression de flexions casuelles. Il en est résulté des déclinaisons d’un aspect tout nouveau.

C’est ainsi qu’on a des locatifs finissant en majjhe, majjhi, mahi, mai, ce qui nous représente le mot sanscrit madhjē, « au milieu ». Un autre locatif se termine en thāni, thāi : il y faut voir le substantif sanscrit sthānē, venant de sthānam, « la place ». Un troisième locatif est en pāsē, pāsi : c’est le sanscrit pārçvē, « au côté ».

Le datif est pareillement représenté par des flexions très variées. Il peut être en kāchē, kahi, khē, ce qui est le mot sanscrit kakšē, « au côté ». Il peut aussi être en līdhē, lajē, laē, laī, lē, ce qui est le sanscrit labdhē, « pour le bien de ». Il peut être en āthīm, ce qui est le sanscrit arthē, « dans l’intérêt de ». Il peut être en kāgi, ce qui est le sanscrit kārjē, « pour le bien de ». Il peut être en bātī, vātī, ce qui est le sanscrit vārtlē, « en faveur de[196] ».

Nous avons donc ici le spectacle d’une langue qui, au lieu de parvenir, comme les langues romanes, à la simplicité en se donnant des exposants distincts, n’a réussi qu’à créer de nouveaux amalgames.




CHAPITRE XXIV

LA LOGIQUE DU LANGAGE

De quelle nature est la logique du langage. — Comment procède l’esprit populaire.

Le langage a sa logique. Mais c’est une logique spéciale, en quelque sorte professionnelle, qui ne se confond pas avec ce que nous appelons ordinairement de ce nom. La logique proprement dite défend, par exemple, de réunir en un jugement des termes contradictoires, comme de dire d’un carré qu’il est long : or, le langage n’y répugne en aucune façon. Il permet même, si l’on veut, de dire d’un cercle qu’il est carré. Mais il a d’autre part des prohibitions qui laissent la logique indifférente, comme d’avoir un verbe au singulier avec un pluriel pour sujet, ou de mettre l’adjectif à un autre genre que son substantif. Ce sont des règles de métier, à la fois plus étroites et plus larges que les règles de l’art de penser.

On a souvent essayé de trouver sous les règles de la grammaire une sorte d’armature logique ; mais le langage est trop riche et pas assez rectiligne pour se prêter à cette démonstration. Il déborde la logique de tous les côtés. En outre, ses catégories ne coïncident pas avec celles du raisonnement : ayant une façon de procéder qui lui est propre, il arrive à constituer des groupes grammaticaux qui ne se laissent réduire à aucune conception abstraite.

Ceux qui cherchent la notion fondamentale exprimée par le subjonctif et qui croient trouver cette notion fondamentale en rapprochant tous les emplois du subjonctif, pour en dégager l’élément commun, je ne crains pas de dire que ceux-là font fausse route. Ils ne peuvent arriver qu’à une idée extrêmement générale et vague, comme le peuple aurait peine à en concevoir, et comme nous n’avons aucun motif d’en attribuer aux premiers âges. C’est pourtant la méthode habituellement suivie par ceux qui se proposent de nous expliquer l’idée essentielle d’un mode, d’un cas, d’une conjonction, d’une préposition…


La logique populaire ne procède pas ainsi. Elle avance, pour ainsi dire, par étapes. Partant d’un point très circonscrit et très précis, elle pousse droit devant elle, et parvient, sans s’en douter, à une étape où, par la nature des choses, — je veux dire par le contenu du discours, — un changement se produit. Dès lors, on a un relais qui peut fournir à une nouvelle marche sous un angle différent, sans que d’ailleurs pour cela la première direction soit interrompue. Cela fait déjà deux sens. Puis les mêmes choses se reproduisent à une troisième étape, qui donne lieu à une troisième orientation. Et ainsi de suite… En toute cette procédure, il n’y a pas généralisation, mais marche en ligne brisée, où chaque point d’arrêt présentant l’idée sous une incidence différente, devient à son tour tête de ligne.

Pour vérifier ceci, nous allons parcourir un chapitre de la syntaxe, en priant le lecteur d’excuser ce que ces détails auront de trop aride, et en demandant d’avance pardon pour les souvenirs de collège qu’ils ne manqueront pas de réveiller. Mais il s’agit de rectifier une erreur régnante et de montrer, une fois pour toutes, sur un terrain bien défini, de quelle manière se relient l’une à l’autre les règles de la grammaire.

Nous choisissons, à cause de leur complication apparente, les règles concernant l’accusatif.


Quelle est l’idée fondamentale de l’accusatif ? — On se rappelle que nos manuels distinguent l’accusatif régime direct, celui qui marque la durée, celui qui marque la distance, la longueur, celui qui indique le but… La diversité est assez grande. Un de nos premiers linguistes, renonçant à trouver l’idée essentielle, déclare qu’il est tenté d’appliquer à l’accusatif ce que les grammairiens indous disent du génitif : savoir, qu’il est de mise en toutes les occasions où l’on ne pourrait correctement employer aucun des autres cas. La recherche de l’idée première ne nous paraît cependant pas si difficile…

Si nous pouvons trouver quelque part l’accusatif employé seul, sans aucun accompagnement, nous avons chance d’être renseigné par là sur la signification originaire. Le latin a précisément un emploi où l’accusatif se suffit à lui-même.

C’est dans la langue officielle, laquelle varie plus lentement et garde plus longtemps les archaïsmes, que nous rencontrons cet emploi. Voici le commencement de l’inscription d’une pierre milliaire de l’Italie méridionale[197] :

HINCE SVNT NOVCERIAM MEILIA L CAPVAM XXCIII MVRANVM LXXIIII COSENTIAM CXXIII VALENTIAM CLXXX

Les accusatifs Nouceriam, Capuam, Muranum, Cosentiam, Valentiam, accompagnés chaque fois d’un chiffre, marquent la distance de la borne milliaire à ces villes. L’accusatif est donc employé ici comme cas du lieu vers lequel on se dirige.

Cet emploi s’est conservé dans la langue poétique : Hac iter Elysium, dit la prêtresse de Virgile[198]. On retrouve le même tour dans certaines exclamations : Malam crucem, « va-t’en au diable ».

Nous avons pris comme exemple le latin : mais ce même emploi de l’accusatif existe en sanscrit. « [Viens] sur la terre, ô Dieu, avec tous les Immortels ! » Dēva, kšām, viçvēbhir amrĭtēbhih.

Du moment que l’accusatif, à lui seul, exprime la direction vers un endroit, il n’est pas étonnant qu’on l’ait joint à des verbes signifiant « aller » : le langage réunit ici deux mots dont l’association était tout indiquée. Ainsi est né un premier emploi syntaxique.

Ibitis Italiam, portusque intrare licebit.
At nos hinc alii sitientes ibimus Afros.

Italiam, fato profugus Laviniaque venit
Littora
[199].

En grec, les exemples sont nombreux :

κνίσση δ’ οὐρανὸν ἶκε[200].
ἔβαν νέας ἀμφιελίσσας[201].
πέμψομέν νιν Ἑλλάδα[202].

Au lieu de désigner le lieu, l’accusatif peut encore servir à marquer un but plus ou moins abstrait. Tel est le sens de la locution venum ire, « aller en vente, être vendu », pessum ire (pour perversum ire), « se précipiter, tomber », suppetias accurrere, « accourir au secours », etc. Nous rencontrons ici, après la règle eo Romam, une autre règle du manuel : eo lusum, « je vais jouer ». Lusum est l’accusatif d’un substantif verbal qui a été entraîné dans le mécanisme de la conjugaison. Les grammairiens latins, sans le comprendre, l’ont affublé du nom bizarre de « supin ». C’est ainsi encore que nous avons : conveniunt spectatum ludos, « ils viennent voir les jeux ».

Nous appellerons ce premier emploi de l’accusatif : l’accusatif de direction.


Jusqu’à présent nous en sommes à la première étape. L’accusatif est employé en son sens propre et avec sa valeur originaire.

La seconde étape est marquée par des constructions comme invenire viam, attingere metam. Ici le point de vue change : l’accusatif semble être régi par le verbe. Dans un chapitre précédent, nous avons montré, par l’exemple de petere et quelques autres, comment les verbes, de neutres qu’ils étaient, sont devenus transitifs[203]. De cette façon, un autre type d’accusatif s’est peu à peu imprimé dans les esprits : l’accusatif-régime. Le langage, avec sa logique particulière, comme il avait dit : cupere divitias, a dit temnere divitias ; comme il avait dit : sequi honores, il a dit fugere honores. L’idée primordiale de l’accusatif devait nécessairement s’effacer en présence de cette diversité : à l’accusatif local succède un accusatif grammatical.

On a vu plus haut[204] que ce changement s’est opéré lentement. Ainsi les verbes grecs qui se construisent avec le génitif, comme ἀκούω, ἐπιθυμῶ, τυγχάνω, témoignent d’un état de la langue où la valeur propre du cas est encore distinctement sentie. C’est seulement avec le temps que s’établit dans les esprits une sorte de nivellement exprimé par la règle : Les verbes actifs veulent après eux l’accusatif.

Quelques savants, préoccupés du fond des choses, ont voulu établir une catégorie spéciale de verbes où l’accusatif marquerait le résultat de l’action, comme quand on dit : Deus creavit mundum, scribo epislulam, Themistocles extruxit muros. Mais ces verbes, qui se distinguent des autres pour le sens, n’en diffèrent en aucune façon pour l’emploi : on dira aussi bien : Xerxes evertit muros, mandata neglexit.


Entre l’accusatif régime et l’accusatif de direction la parenté n’est plus sentie. Aussi rien ne s’oppose à ce qu’un même verbe prenne simultanément l’un et l’autre. Quand, dans Homère, le devin Hélénus invite sa mère Hécube à mener les femmes troyennes au sanctuaire d’Athénè,

Νηὸν Ἀθηναίης,ξυνάγουσα γεραιὰς
Νηὸν Ἀθηναίης,

ces deux accusatifs ne se gênent nullement l’un l’autre. Il en est de même quand Sarpédon, accusant Pâris, se plaint des maux qu’il a causés aux Troyens :

Τρῶας.καὶ δὴ κακὰ πολλὰ ἔοργεν
Τρῶας.

Hérodote, rapportant ce qu’il a appris de l’éducation chez les Perses, dit qu’ils forment leurs enfants à trois choses seulement : monter à cheval, tirer à l’arc et dire la vérité. Παιδεύουσι τοῦς παῖδας (c’est l’accusatif régime) τρία μοῦνα (c’est l’accusatif de direction), ἱππεύειν, τοξεύειν καὶ ἀληθίζεσθαι. La même construction se retrouve en latin : Catilina juventutem multis modis mala facinora edocebat[205].

Une fois en possession de cette construction, le langage la retourne comme ferait le mathématicien d’une équation algébrique : il la met au passif. Rogatus sententiam, edoctus litteras, id jubeor, διδάσκομαι τὴν μουσικὴν, κρύπτομαι τοῦτο τὸ πρᾶγμα : toutes constructions qu’on aurait peine à comprendre sans la logique particulière dont nous avons parlé.


Si nous voulons comprendre le troisième emploi de l’accusatif, qui est de marquer la durée, il nous faut retourner à la signification originaire. L’espace et le temps étant, pour la logique du langage, deux choses toutes semblables[206], on dira de la même façon jusqu’à quelle époque une action s’est continuée et jusqu’à quel endroit s’est prolongé un mouvement : des deux parts, l’accusatif marque la direction. Démosthène, rappelant que la puissance des Thébains a duré depuis la bataille de Leuctres jusqu’à ces derniers temps, s’exprime ainsi : ἴσχυραν δέ τι καὶ Θηβαῖοι τοὺς τελευταίους τουτουσὶ χρόνους μετὰ τὴν ἐν Λεύκτροις μάχην. Pour dire que Mithridate en est à la vingt-troisième année de son règne, Cicéron dit : Mithridates annum jam tertium et vicesimum regnat.

Ainsi s’est formé ce que les grammairiens appellent l’accusatif de durée : Vejorum urbs decem æstates hiemesque continuas circumsessa… Flamini Diali noctem unam extra urbem manere nefas est. On trouve chez Lysias, pour dire qu’un homme est mort depuis trois ans : τέθνηκε ταῦτα τρία ἔτη. Le latin dit de façon non moins étrange : Puer decem annos natus.

Il est arrivé, ce qui ne pouvait manquer, que l’accusatif de durée s’est quelquefois confondu avec l’accusatif régime. Quand, en français, nous disons : les années qu’il a vécu, on ne sait au juste comment il faut considérer cette construction. Le même fait se rencontre dans les langues anciennes[207]. On peut différer d’avis sur quelques-uns de ces cas et l’on connaît les hésitations de l’orthographe française, mais sauf ces rencontres particulières pour lesquelles il est difficile de formuler une règle, l’existence d’un accusatif de durée est hors de doute ; il forme la troisième étape de cette histoire.


Il nous resterait à expliquer les locutions comme decem pedes latus ou comme os humerosque deo similis. Mais nous ne voulons pas prolonger une étude trop technique : ce que nous avons dit suffit pour montrer comment procède la logique populaire.

Cette logique, nous le répétons, repose tout entière sur l’analogie, l’analogie étant la façon de raisonner des enfants et de la foule. Une locution est donnée : on en tire une autre à peu près semblable. Celle-ci, à son tour, en produit une troisième, un peu différente, qui provoque de son côté des imitations, sans que, pour cela, la première et la seconde aient cessé d’être productives. Le langage, de cette façon, peut aller fort loin. Celui qui apprend la langue par l’usage n’est nullement surpris, car il ne songe pas à rapprocher, ni à comparer entre elles, des applications si différentes. Mais celui qui, dans un livre, les trouvant énumérées à la file, veut y découvrir une idée commune, une idée mère, risque de se perdre dans les plus pâles abstractions. Il faut refaire le chemin parcouru, tâcher de reconnaître les tournants, et ne jamais oublier que, le langage étant l’œuvre du peuple, il faut, pour le comprendre, dépouiller le logicien et se faire peuple avec lui.




CHAPITRE XXV

L’ÉLÉMENT SUBJECTIF

Ce qu’il faut entendre par l’élément subjectif. — Comment il est mêlé au discours. — L’élément subjectif est la partie la plus ancienne du langage.

S’il est vrai, comme on l’a prétendu quelquefois, que le langage soit un drame où les mots figurent comme acteurs et où l’agencement grammatical reproduit les mouvements des personnages, il faut au moins corriger cette comparaison par une circonstance spéciale : l’imprésario intervient fréquemment dans l’action pour y mêler ses réflexions et son sentiment personnel, non pas à la façon d’Hamlet qui, bien qu’interrompant ses comédiens, reste étranger à la pièce, mais comme nous faisons nous-mêmes en rêve, quand nous sommes tout à la fois spectateur intéressé et auteur des événements. Cette intervention, c’est ce que je propose d’appeler le côté subjectif du langage.

Ce côté subjectif est représenté : 1o  par des mots ou des membres de phrase ; 2o  par des formes grammaticales ; 3o  par le plan général de nos langues.


Je prends pour exemple un fait divers des plus ordinaires : « Un déraillement a eu lieu hier sur la ligne de Paris au Havre, qui a interrompu la circulation pendant trois heures, mais qui n’a causé heureusement aucun accident de personne ». Il est clair que le mot imprimé en italique ne s’applique pas à l’accident, mais qu’il exprime le sentiment du narrateur. Cependant nous ne sommes nullement choqués de ce mélange, parce qu’il est absolument conforme à la nature du langage.

Une quantité d’adverbes, d’adjectifs, de membres de phrase, que nous intercalons de la même manière, sont des réflexions ou des appréciations du narrateur. Je citerai en première ligne les expressions qui marquent le plus ou moins de certitude ou de confiance de celui qui parle, comme sans doute, peut-être, probablement, sûrement, etc. Toutes les langues possèdent une provision d’adverbes de ce genre : plus nous remontons haut dans le passé, plus nous en trouvons. Le grec en est largement pourvu : je me contente de rappeler cette variété de particules dont la prose de Platon est semée, et qui servent à nuancer les impressions ou les intentions des interlocuteurs[208]. On peut les comparer à des gestes faits en passant ou à des regards d’intelligence jetés du côté de l’auditeur.

Une véritable analyse logique, pour justifier ce nom, devrait distinguer avec soin ces deux éléments. Si je dis, en parlant d’un voyageur : « À l’heure qu’il est, il est sans doute arrivé », sans doute ne se rapporte pas au voyageur, mais à moi. L’analyse logique, comme on la pratique dans les écoles, a été quelquefois embarrassée de cet élément subjectif : elle n’a pas vu que tout discours un peu vif peut prendre le caractère d’un dialogue avec le lecteur. Tels sont ces pronoms jetés au milieu d’un récit, où le conteur a soudainement l’air de prendre à partie son auditoire. La Fontaine les affectionnait :

Il vous prend sa cognée : il vous tranche la tôle.

On les a appelés « explétifs », et en effet ils ne font point partie de la narration, ce qui n’empêche qu’ils correspondent à l’intention première du langage.

Faute d’avoir pris en considération cet élément subjectif, certains mots des langues anciennes ont été mal compris. Un linguiste contemporain, et non des moindres, traitant de l’adverbe latin oppido, se refuse à croire qu’il soit l’ablatif d’un adjectif signifiant « solide, ferme, sûr »[209]. Il demande comment ce sens peut se concilier avec des phrases telles que oppido interii, oppido occidimus. Mais c’est qu’il faut faire la part de l’élément subjectif. Nous disons de même : « Je suis assurément perdu », ou en allemand : ich bin sicherlich verloren, locutions où il y aurait, si l’on voulait s’en tenir uniquement au texte, une sorte de contradiction dans les termes.

La même chose a eu lieu encore pour l’adverbe allemand fast, qui signifie « presque », mais qui marquait autrefois une idée de fixité ou de certitude. On disait : vaste ruofen, « appeler fort », vaste zwîveln, « douter fort ». — « J’ai prié pour lui longtemps et fort. » Ich habe lange und fast für ihn gebeten (Luther). — S’il est pris au sens de « presque », c’est qu’il représente une phrase comme ich glaube fast, ich sage fast, « je crois fort ». Même chose est arrivée pour ungefähr, qui prend sa vraie signification si on le complète en : « sans crainte de me tromper ». — C’est ainsi qu’en latin pæne, ferme veulent dire « presque », quoique le premier soit un proche parent de penitus, et le second un doublet de firme ; mais il faut rétablir les locutions complètes : pæne opinor, firme credam.[210]

La trame du langage est continuellement brodée de ces mots. S’il m’arrive de formuler un syllogisme, les conjonctions qui marquent les différents membres de mon raisonnement se rapportent à la partie subjective. Elles font appel à l’entendement, elles le prennent à témoin de la vérité et de l’enchaînement des faits. Elles ne sont donc pas du même ordre que les mots qui me servent à exposer les faits eux-mêmes.


Mais nos langues ne s’en tiennent pas là. Le mélange des deux éléments est si intime, qu’une portion importante de la grammaire en tire son origine.

C’est dans le verbe que ce mélange est le plus visible. On devine que nous voulons parler des modes. Les grammairiens grecs l’avaient bien compris : ils disent que les modes servent à marquer des dispositions de l’âme, διαθέσεις ψυχῆς. En effet, une locution comme θεοὶ δοῖεν contient deux choses bien distinctes : l’idée d’un secours prêté par les dieux, et l’idée d’un désir exprimé par celui qui parle. Ces deux idées sont en quelque sorte entrées l’une dans l’autre, puisque le même mot qui marque l’action des dieux marque aussi le désir de celui qui parle. Le simple mot chez Homère : τεθναίης, « utinam moriaris ! » outre qu’il exprime l’idée de mourir, exprime aussi le souhait de celui à qui échappe cette imprécation. Là est sans nul doute la signification première de l’optatif.

Mais l’optatif n’est pas le seul mode de cette sorte. Le subjonctif mêle également à l’idée de l’action un élément tiré des διαθέσεις ψυχῆς. Il est vrai qu’il côtoie de près le sens de l’optatif. D’après les recherches les plus récentes, il semble que l’optatif ait été dans les védas le mode préféré pour certains verbes, le subjonctif pour d’autres, sans qu’il y ait une nuance bien nette qui les distingue[211]. Cette abondance de formes montre quelle place importante le langage faisait à l’élément subjectif. Les langues qui, comme le grec, ont conservé l’un et l’autre mode, ont cherché à les différencier. Mais la plupart des idiomes, un peu encombrés de cet excès de richesse, ont fondu ensemble optatif et subjonctif.


Le futur latin est si près du subjonctif et de l’optatif, qu’il se confond avec eux à certaines personnes. Inveniam, experiar sont, ad libitum, ou des futurs, ou des subjonctifs. Il y a là un juste sentiment de la nature des choses. Annoncer ce qui sera, ce n’est pas autre chose, au fond, dans la plupart des affaires humaines, qu’exprimer nos vœux ou nos doutes. On comprend qu’anciennement ces nuances se soient confondues. Les exemples abondent, qui montrent qu’entre le futur et le subjonctif il n’y avait aucune limite précise. Ainsi la différence entre les temps et les modes s’efface aux yeux de l’historien de la langue[212]. Ceux qui, de nos jours, ont émis cette idée extraordinaire que l’optatif avait été inventé pour être le mode de l’irréel (der Nichtwirklichkeit) prêtaient aux générations antiques la même force de conception qu’on admire chez les créateurs de l’algèbre. Mais le langage, en ces temps reculés, avait des aspirations moins hautes et des visées plus pratiques.


L’élément subjectif n’est pas absent de la grammaire de nos langues modernes.

Le français, pour exprimer un vœu, se sert du subjonctif : Dieu vous entende ! — Puissiez-vous réussir ! Quelques logiciens, pour justifier l’emploi du subjonctif, ont supposé une ellipse : « Je désire que Dieu vous entende. — Je souhaite que vous puissiez réussir… » En réalité, le français a si peu renoncé à cet élément subjectif qu’il a trouvé, pour l’exprimer, des formes nouvelles. S’il veut énoncer l’action avec une arrière-pensée de doute, il a des tours comme ceux-ci : Vous seriez d’avis que… Nous serions donc amenés à cette conclusion… Dans ces phrases, ce n’est pas une condition qu’exprime le verbe, mais un fait considéré comme incertain. Le conditionnel a donc hérité de quelques-uns des emplois les plus fins du subjonctif et de l’optatif.

Le discours indirect, avec ses règles variées et compliquées, est comme une transposition de l’action dans un autre ton. Ce que, chez les modernes, la langue écrite obtient au moyen des guillemets, la langue parlée le marquait par les formes diverses du verbe. Le subjonctif et l’optatif y avaient leur place naturelle, puisque un certain doute était nécessairement répandu sur l’ensemble du discours.


Il nous reste à parler du mode où l’élément subjectif se montre le plus fortement : l’impératif. Ce qui caractérise l’impératif, c’est d’unir à l’idée de l’action l’idée de la volonté de celui qui parle. Il est vrai qu’on chercherait vainement, à la plupart des formes de l’impératif, les syllabes qui expriment spécialement cette volonté. C’est le ton de la voix, c’est l’aspect de la physionomie, c’est l’altitude du corps qui sont chargés de l’exprimer. On ne peut faire abstraction de ces éléments qui, pour n’être pas notés par l’écriture, n’en sont pas moins partie essentielle du langage. Certaines formes de l’impératif lui sont communes, comme on sait, avec l’indicatif : il n’y a cependant aucune raison pour les regarder comme empruntées à l’indicatif. Je suis porté à croire, au contraire, que l’impératif est le premier en date, et qu’à l’inverse de ce qu’on enseigne, là où il y a identité, c’est l’indicatif qui est l’emprunteur. Peut-être ces formes si brèves, comme ἴθι, « viens ! » δός, « donne », στῆτε, « arrêtez ! » sont-elles ce qu’il y a de plus ancien dans la conjugaison.


Nous avons fait allusion au dédoublement de la personnalité humaine. Il y a dans la conjugaison sanscrite et zende une forme grammaticale où ce dédoublement se laisse apercevoir à découvert ; je veux parler de la première personne du singulier de l’impératif, comme bravāni, « que j’invoque », stavāni, « que je célèbre ». Si bizarre que puisse nous paraître une forme de commandement où la personne qui parle se donne des ordres à elle-même, cela n’a rien que de conforme à la nature du langage[213]. Cette première personne dit plus brièvement ce qui est exprimé en d’autres langues d’une façon plus ou moins détournée. Le français emploie le pluriel. Les bergers de Virgile s’interpellent eux-mêmes à la seconde personne :

Insere nunc, Melibœe, piros ; pone ordine vites !

On doit comprendre maintenant pourquoi il a toujours été si difficile de donner une définition juste et complète du verbe. Ce sont encore les anciens qui y ont le mieux réussi. Les modernes, en définissant le verbe « un mot qui exprime un état ou une action », laissent échapper une grosse partie de son contenu, — la partie la plus délicate et la plus caractéristique.


Si des modes et des temps nous passons aux personnes du verbe, les choses deviennent encore plus frappantes.

L’homme est si loin de considérer le monde en observateur désintéressé, qu’on peut trouver, au contraire, que la part qu’il s’est faite à lui-même dans le langage est tout à fait disproportionnée. Sur trois personnes du verbe, il y en a une qu’il se réserve absolument (celle qu’on est convenu d’appeler la première). De cette façon déjà il s’oppose à l’univers. Quant à la seconde, elle ne nous éloigne pas encore beaucoup de nous-mêmes, puisque la seconde personne n’a d’autre raison d’être que de se trouver interpellée par la première. On peut donc dire que la troisième personne seule représente la portion objective du langage.

Ici encore il est permis de supposer que l’élément subjectif est le plus ancien. Les linguistes qui ont essayé de décomposer les flexions verbales devraient s’en douter : tandis que la troisième personne se laisse assez bien expliquer, la première et la seconde personnes sont celles qui opposent le plus de difficultés à l’analyse étymologique.

Une observation analogue peut être faite sur les pronoms. Il n’a pas suffi d’un pronom « moi » : il a fallu encore un pronom spécial pour indiquer que le moi prend part à une action collective. C’est le sens du pronom « nous », qui signifie moi et eux, moi et vous, etc. Mais ce n’est pas encore assez : en beaucoup de langues il a fallu un nombre tout exprès pour indiquer que le moi est pour moitié dans une action à deux. C’est l’origine et la véritable raison d’être du duel dans la conjugaison.

On doit commencer à voir à quel point de vue l’homme a agencé son langage. La parole n’a pas été faite pour la description, pour le récit, pour les considérations désintéressées. Exprimer un désir, intimer un ordre, marquer une prise de possession sur les personnes ou sur les choses — ces emplois du langage ont été les premiers. Pour beaucoup d’hommes, ils sont encore à peu près les seuls… Si nous descendions d’un ou plusieurs degrés, et si nous recherchions les commencements du langage humain dans le langage des animaux, nous trouverions que chez ceux-ci l’élément subjectif règne seul, qu’il est le seul exprimé, le seul compris, qu’il épuise leur faculté d’entendement et toute la matière de leurs pensées.

Il ne s’agit donc pas d’un accessoire, d’une sorte de superfétation, mais au contraire d’une partie essentielle, et sans doute du fondement primordial auquel le reste a été successivement ajouté.




CHAPITRE XXVI

LE LANGAGE ÉDUCATEUR DU GENRE HUMAIN

Rôle du langage dans les opérations de l’intelligence. — Où réside la supériorité des langues indo-européennes. — Quelle place la Linguistique doit occuper parmi les sciences.

Il n’y a pas lieu de craindre qu’on déprécie jamais l’importance du langage dans l’éducation du genre humain. Nous pouvons nous en remettre là-dessus au sentiment des mères : leur premier mouvement est de parler à l’enfant, leur première joie de l’entendre parler. Viennent ensuite les maîtres de tous les degrés, de toutes les sortes, dont l’art à chacun suppose le langage, si tant est qu’il ne s’y confonde pas entièrement. En tout pays, dans l’antiquité comme de nos jours, en Chine et dans l’Inde comme à Athènes et à Rome, la langue fournit à la fois l’instrument et la matière du premier enseignement.

Cet accord universel a sa raison d’être : on n’a pas de peine à comprendre de quelle action est sur l’esprit le langage, si l’on réfléchit que chacun de nous ne le reçoit pas en bloc et tout d’une pièce, mais est obligé de le reconstituer à nouveau. Il y a là un apprentissage qui, bien qu’échappant aux regards et inconnu de celui même qui s’y livre, n’en est pas moins une sorte de training-school de l’humanité. S’il est vrai que les meilleurs enseignements sont ceux qui nous donnent le plus à faire par nous-mêmes, quelle étude plus profitable peut-on concevoir pour l’enfant ?

Rien que pour reconnaître le mot, que d’attention ne faut-il pas ? car il s’agit de le dégager de ce qui précède et de ce qui suit, il s’agit de distinguer l’élément permanent des éléments variables et de comprendre que l’élément permanent nous est, en quelque sorte, confié, pour le manier à notre tour et pour le soumettre aux mêmes variations. En quelles occasions, en quelles rencontres, selon quels modèles ? La plupart du temps, personne ne nous en avertit : à nous de le découvrir. La phrase la plus simple est une invitation à décomposer la pensée et à voir ce que chaque mot y apporte. L’adjectif, le verbe sont les premières abstractions comprises par l’enfant. Ces pronoms moi et toi, mon et ton, qui, en changeant de bouche, se transforment de l’un à l’autre, contiennent sa première leçon de psychologie…

À mesure qu’on avance dans cet apprentissage, l’enseignement monte d’un degré.

Représentons-nous l’effort que devaient exiger les langues anciennes, même pour les parler médiocrement. Il fallait, pour les diverses déclinaisons, établir des séries où certaines flexions se correspondaient sans se ressembler, et où d’autres, qui se ressemblaient, devaient être tenues séparées. Un classement analogue était nécessaire pour les personnes, les temps, les modes[214]. Il y a là tout un chapitre de vie intérieure qui recommençait avec chaque individu. Le peuple portait donc en lui une grammaire non écrite, dans laquelle il se glissait sans doute des erreurs et des fautes, mais qui, tout compensé, n’en avait pas moins une certaine fixité, puisque ces langues se sont transmises de génération en génération pendant des siècles.

Quand nous considérons la peine que coûtent aujourd’hui ces mêmes langues anciennes, nous sommes quelque peu surpris. Mais il faut songer que l’éducation de la langue maternelle a l’avantage de se faire à toutes les heures du jour et en tous lieux, qu’elle a le stimulant de la nécessité, qu’elle s’adresse à des intelligences fraîches et qu’enfin elle présente ce caractère unique d’associer les mots aux choses, et non les mots d’une langue aux mots d’une autre langue. Les mêmes circonstances se retrouvent pour toutes les langues maternelles ; partout l’esprit de l’enfant en triomphe. Je ne veux pas dire toutefois que le cours du temps ne puisse amener de telles difficultés que les générations nouvelles n’en soient déconcertées. Mais alors, comme on l’a vu[215], l’intelligence populaire s’en tire de la façon la plus simple : elle fait disparaître la difficulté par voie d’analogie, d’unification, de suppression. Comme le peuple, en cette matière, est à la fois l’élève et le maître, ce qu’il change, ce qu’il unifie, ce qu’il abroge, devient la règle de l’avenir.

Nos langues modernes, moins encombrées d’appareil formel, n’en sont cependant pas affranchies. La complication s’est, en outre, portée sur un autre point. Il s’agit d’apprendre à employer des mots presque vides de sens, mots tellement abstraits et « serviles », qu’on peut toute sa vie en ignorer l’existence, tout en les mettant à la place convenable. C’est là qu’on observe une intelligence passée à l’état d’instinct, pareille à celle qui guide les doigts de l’ouvrière en dentelles, remuant, sans les regarder, ses fuseaux.

S’il fallait énumérer et expliquer tous les emplois de nos prépositions, on ferait un volume. Le dictionnaire de Littré, pour le seul mot à, n’a pas moins de douze colonnes[216]. Cependant le peuple se retrouve sans difficulté dans cet apparent chaos. Ce n’est point, nous l’avons vu, grâce à une notion plus ou moins nette de la valeur du mot : pas plus que les linguistes, il n’en saurait donner une définition qui convînt à tous les emplois. Il se laisse diriger par un certain nombre de locutions que la mémoire retient et qui servent de modèles. Ainsi se maintiennent et se propagent les tours de la langue : l’invention travaille toujours sur un fonds déjà existant.

À qui n’est-il pas arrivé d’admirer les tours imprévus de la langue populaire ? Outre le plaisir qu’on a toujours en présence d’une trouvaille, ces rencontres ont encore l’avantage de laisser voir les chemins par où l’intelligence a passé. C’est surtout dans les occasions où quelque passion échauffe l’âme et en augmente la force, qu’on peut observer ces improvisations du moment.


L’intelligence humaine tire du langage, pour les opérations de toutes les heures, les mêmes services qu’elle tire des chiffres pour le calcul. C’est une conséquence de l’infirmité de notre entendement, infirmité bien connue de tous les philosophes, qu’il nous est plus facile d’opérer sur les signes des idées que sur les idées elles-mêmes[217]. Avant l’invention de l’écriture, les hommes comptaient au moyen de cailloux. Sans doute il a fallu que l’idée précédât : mais cette idée est vacillante, fugitive, difficile à transmettre ; une fois incorporée dans un signe, nous sommes plus sûrs de la posséder, de la manier à volonté et de la communiquer à d’autres. Tel est le service rendu par le langage : il objective la pensée.

Après avoir été d’abord, et tout au commencement, associés à la conception, les mots ne tardent pas à en tenir lieu : nous comparons, nous enchaînons, nous opposons les signes, non les idées. Il est vrai que derrière ces signes subsiste un demi-souvenir, un quart de souvenir, un dixième de souvenir de l’idée qu’il représente, et nous avons intérieurement le sentiment que si nous le voulions, nous pourrions rappeler l’idée à son ancienne netteté[218]. Mais il n’en est pas moins vrai que, pour les opérations un peu compliquées, pour les opérations à faire rapidement, les signes nous suffisent. Non seulement les mots, mais ces assemblages de mots que nous avons appelés « les groupes articulés[219] », nous sont nécessaires. Le langage se compose de tout cela : il nous rend à la fois les idées maniables, et il fournit en même temps les cadres du raisonnement.

Des penseurs lui en ont fait un reproche. « Chaque mot représente bien une portion de la réalité[220], mais une portion découpée grossièrement, comme si l’humanité avait taillé selon sa commodité et ses besoins, au lieu de suivre les articulations du réel. » Supposons pour un moment le reproche fondé. Comme il est peu de chose au prix de l’immense service rendu à la masse des hommes ! Tout imparfait qu’il est, le langage dépasse la plupart d’entre nous : il nous faut du temps pour le rejoindre. Combien peu seraient capables de procéder par eux-mêmes à ces découpures ! Nous avons vu d’ailleurs que les contours n’en sont pas si résistants qu’on ne puisse les plier ou les élargir pour les faire entrer en des classements nouveaux. Une langue philosophique, au contraire, une langue sortie d’un système, où chaque mot resterait à jamais délimité par sa définition, et où l’affinité des mots serait calquée sur l’enchaînement vrai ou supposé des idées, comme le plan en a été dressé à différentes reprises, une telle langue peut bien convenir pour quelques sciences spéciales, comme la chimie, mais appliquée à la pensée humaine, en sa variété et sa complexité, avec ses fluctuations et ses progrès, elle ne manquerait pas de devenir, au bout de quelque temps, une entrave et une camisole de force. À mesure que l’expérience du genre humain augmente, le langage, grâce à son élasticité, se remplit d’un sens nouveau.


S’il fallait dire où réside la supériorité des langues indo-européennes, je ne la chercherais pas dans le mécanisme grammatical, ni dans les composés, ni même dans la syntaxe : je crois qu’elle est ailleurs. Elle est dans la facilité qu’ont ces langues, et depuis les temps les plus anciens que nous connaissions, à créer des noms abstraits. Qu’on examine les suffixes qui servent à cet usage : on sera surpris de leur nombre et de leur variété. Ils ne sont point particuliers à telle ou telle langue, mais on les retrouve pareillement en latin, en grec, en sanscrit, en zend, dans tous les idiomes de la famille. Ils sont donc antérieurs : si bien, qu’empruntant les dénominations d’une autre science, qui marque les époques par les monuments qu’on en a gardés, nous pourrions parler d’une période des suffixes, période qui suppose de toute nécessité une certaine force d’abstraction et de réflexion. C’est la présence de ces noms en grand nombre, ainsi que la possibilité d’en faire d’autres sur le même type, qui a rendu les langues indo-européennes si propres à toutes les opérations de la pensée[221]. Encore aujourd’hui nous nous servons des mêmes moyens, auxquels les âges postérieurs ont à peine ajouté quelque chose. Si nous voulions scruter les procédés dont use la littérature la plus moderne pour renouveler les ressources et les couleurs de son style, nous constaterions qu’elle recourt à ces mêmes abstractions dont les premiers spécimens sont contemporains des védas et d’Homère.

Il n’est pas nécessaire pour cela d’imaginer des intelligences transcendantes. On peut distinguer divers degrés dans l’abstraction. Celle dont il est ici question tient plus de la mythologie que de la métaphysique. Elle est de même espèce que quand le peuple parle d’une maladie qui règne ou de l’électricité qui court le long d’un fil. Les abstractions créées par la pensée populaire prennent pour elle une sorte d’existence. Le monde a été rempli de ces entités. La forme de la phrase, où tous les sujets sont représentés comme agissants, est un témoin encore subsistant de cet état d’esprit. Le langage et la mythologie sont sortis d’une seule et même conception. Ainsi, comme on l’a déjà dit, s’explique ce fait que la plupart des noms abstraits sont du féminin : ils sont du même sexe que ces innombrables divinités qui peuplaient le ciel, la terre et l’eau. Encore aujourd’hui — tant les choses ont de continuité — ceux qui raisonnent sur la Matière, la Force, la Substance, perpétuent plus ou moins cet antique état d’esprit.


Habitués comme nous sommes au langage, nous ne nous figurons pas aisément l’accumulation de travail intellectuel qu’il représente. Mais, pour s’en convaincre, il suffit de prendre une page d’un livre quelconque, et d’en retrancher tous les mots qui, ne correspondant à aucune réalité objective, résument une opération de l’esprit. De la page ainsi raturée il ne restera à peu près rien. Le paysan qui parle du temps ou des saisons, le marchand qui vante son assortiment de denrées, l’enfant qui apporte ses notes de conduite ou de progrès se meuvent dans un monde d’abstractions. Les mots nombre, forme, distance, situation… sont autant de concepts de l’esprit. Le langage est une traduction de la réalité, une transposition où les objets figurent déjà généralisés et classifiés par le travail de la pensée.


Y a-t-il en Europe des langues qui soient plus favorables que d’autres au progrès intellectuel ? À de légères différences près, on peut répondre que non. Elles sont toutes (ou presque toutes) issues de la même origine, bâties sur le même plan, puisant aux mêmes sources. Elles ont été plus ou moins nourries des mêmes modèles, perfectionnées par la même éducation. Elles sont donc capables d’exprimer les mêmes choses, quoique déjà dans les limites de cette étroite parenté il soit possible d’observer des aptitudes spéciales. Mais si l’on voulait sentir l’aide que le langage prête à l’intelligence et le tour particulier qu’il lui impose, il faudrait comparer quelque idiome de l’Afrique centrale ou quelque dialecte indigène de l’Amérique. En brésilien, le seul mot tuba signifie : 1o  il a un père ; 2o  son père ; 3o  il est père. En réalité tuba veut dire « lui père ». C’est le parler d’un enfant. Même des idiomes pourvus d’une riche littérature ne sont pas toujours un appui suffisant pour la pensée. En chinois, cette phrase : sin hi thien peut se traduire : 1o  le saint aspire au ciel ; 2o  il est saint d’aspirer au ciel ; 3o  celui-là est saint qui aspire au ciel. Le chinois dit simplement : saint aspirer ciel[222]. Le service que nous rendent nos langues, c’est de nous imposer une forme qui nous contraigne à la précision.


On a appelé le langage un organisme, mot creux, mot trompeur, mot prodigué aujourd’hui, et employé toutes les fois qu’on veut se dispenser de chercher les vraies causes. Puisque d’illustres philologues ont déclaré que l’homme n’était pour rien dans l’évolution du langage, qu’il n’était capable d’y rien modifier, d’y rien ajouter, et qu’on pourrait aussi bien essayer de changer les lois de la circulation du sang, puisque d’autres ont comparé cette évolution à la courbe des obus ou à l’orbite des planètes, puisqu’aujourd’hui c’est devenu vérité courante et transmise de livre en livre, il m’a paru utile d’avoir enfin raison de ces affirmations et d’en finir avec cette fantasmagorie.

Nos pères de l’école de Condillac, ces idéologues qui ont servi de cible, pendant cinquante ans, à une certaine critique, étaient plus près de la vérité quand ils disaient, selon leur manière simple et honnête, que les mots sont des signes. Où ils avaient tort, c’est quand ils rapportaient tout à la raison raisonnante, et quand ils prenaient le latin pour type de tout langage. Les mots sont des signes : ils n’ont pas plus d’existence que les gestes du télégraphe aérien ou que les points et les traits (. —) du télégraphe Morse. Dire que le langage est un organisme, c’est obscurcir les choses et jeter dans les esprits une semence d’erreur. On pourrait dire aussi bien que l’écriture, elle aussi, est un organisme, car nous voyons l’écriture se modifier à travers les âges, sans qu’aucun de nous en particulier ait une action bien sensible sur son développement. On pourrait dire que le chant, la religion, que le droit, que tout ce qui compose la vie humaine forme autant d’organismes.

Si l’on prend la nature dans le sens le plus large, elle comprend évidemment l’homme et les productions de l’homme. L’histoire des mœurs, des usages, de l’habitation, du costume, des arts, l’histoire sociale aussi et l’histoire politique, feront partie, ainsi que le langage, de l’histoire naturelle. Mais si l’on admet une différence entre les sciences historiques et les sciences naturelles, si l’on considère l’homme comme fournissant la matière d’un chapitre à part dans notre étude de l’univers, le langage, qui est l’œuvre de l’homme, ne pourra pas rester sur l’autre bord, et la linguistique, par une conséquence nécessaire, fera partie des sciences historiques. Que si, à cause de la phonétique, qui étudie les sons de la langue, lesquels sont produits par le larynx et la bouche, il fallait reporter la linguistique aux sciences naturelles, rien ne pourrait empêcher d’y mettre aussi tout le reste, car les productions humaines, quelles qu’elles soient, viennent en dernière analyse des organes de l’homme et s’adressent à ses organes.

À plus forte raison la sémantique appartiendra-t-elle à l’ordre des recherches historiques. Il n’y a pas un seul changement de sens, une seule modification de la grammaire, une seule particularité de syntaxe qui ne doive être comptée comme un petit événement de l’histoire. Dira-t-on que la liberté est absente de ce domaine, parce que je ne suis pas libre de changer le sens des mots, ni de construire une phrase selon une grammaire qui me serait propre ? Nous avons montré que cette limitation de la liberté tient au besoin d’être compris, c’est-à-dire qu’elle est de même sorte que les autres lois qui régissent notre vie sociale. C’est vouloir tout confondre que de parler ici de loi naturelle…

Je suis arrivé au terme de mon travail. Averti par l’exemple, j’ai évité les comparaisons tirées de la botanique, de la physiologie, de la géologie, avec le même soin que d’autres les recherchaient. Mon exposition en est plus abstraite, mais je crois pouvoir dire qu’elle est plus vraie.

Je ne veux pas être injuste pour la théorie qui, non sans éclat, avait classé la linguistique au rang des sciences de la nature. En un temps où ces sciences jouissent à bon droit de la faveur du public, c’était un acte d’habile politique. C’était aussi faire un devoir aux linguistes d’apporter à leurs observations un redoublement d’exactitude. Enfin cette idée contenait précisément la somme de paradoxe nécessaire pour frapper la curiosité. Si l’on avait dit : développement régulier, marche constante, personne ne s’en serait soucié. Mais lois aveugles, précision astronomique — l’attente générale était mise en éveil.

Je ne crois pas cependant me tromper en disant que l’histoire du langage, ramenée à des lois intellectuelles, est non seulement plus vraie, mais plus intéressante : il ne peut être indifférent pour nous de voir, au-dessus du hasard apparent qui règne sur la destinée des mots et des formes du langage, se montrer des lois correspondant chacune à un progrès de l’esprit. Pour le philosophe, pour l’historien, pour tout homme attentif à la marche de l’humanité, il y a plaisir à constater cette montée d’intelligence qui se fait sentir dans le lent renouvellement des langues.

FIN DE LA SÉMANTIQUE



QU’APPELLE-T-ON PURETÉ DE LA LANGUE ?[223]

À peu près sous ce titre paraissait, il y a quelques années, un travail du professeur suédois, M. Adolphe Noreen, qui frappait immédiatement les esprits par l’indépendance des vues. Traduit en allemand, il a été contesté, discuté : c’est le sort des écrits qui s’écartent des voies ordinaires. Nous allons, à notre tour, dire ce que nous en pensons : mais nous avons le plaisir de déclarer à l’avance que pour le fond des idées nous sommes d’accord avec l’auteur.

M. Noreen est professeur de philologie scandinave à l’université d’Upsal. Familier avec toutes les méthodes et tous les résultats de la linguistique moderne, sa réputation depuis longtemps établie de savant ne peut qu’ajouter à l’autorité de ses considérations et de ses jugements. Nous allons les résumer pour le lecteur français, mais sans nous croire obligé de nous tenir étroitement au travail qui nous sert de guide, et en remplaçant à l’occasion ses exemples par des exemples tirés de notre propre histoire.

Disons d’abord qu’il faut qu’il y ait quelque chose de vrai dans cette idée de pureté, puisque tant d’esprits, chez les anciens comme dans les temps modernes, s’en sont montrés préoccupés. Mais il n’est pas facile de justifier aux yeux du raisonnement ce que le sentiment nous dit sur ce chapitre. Aussitôt que l’on veut formuler quelques principes, les esprits se divisent, l’incertitude commence. Les artistes, les poètes n’en parlent que d’instinct ; les linguistes, en y voulant apporter leurs lumières, y apportent en même temps leurs systèmes. Voyons s’il sera possible, en écartant les partis pris, d’y mettre un peu de clarté.


Un premier point à examiner concerne les mots étrangers.

Beaucoup de préjugés embarrassent la route. Le premier de tous, ou, pour parler comme Bacon, la première « idole », celle dont dérivent toutes les autres, c’est de voir dans la pureté de la langue quelque chose de semblable à la pureté de la race. Pour ceux qui voient les choses de cette manière, l’introduction d’un mot étranger est une contamination : un terme anglais ou allemand introduit en français est une tache imprimée à la langue nationale. Ce n’est pas chez nous que cette manière de voir se rencontre le plus fréquemment. Nos voisins, les Allemands, depuis un siècle, élèvent barrière sur barrière pour arrêter l’immigration des mots français. Depuis Adelung, on ne compterait pas le nombre des manifestes lancés contre les mots étrangers[224], ni celui des sociétés qui se sont proposé de combattre l’invasion. Les mots étrangers méritent-ils à ce point l’animadversion ? N’y a-t-il pas des distinctions à faire, un modus vivendi à adopter ? tous les mots étrangers sont-ils également condamnables ?


Quand un art, une science, une mode, un jeu nous vient de l’étranger, il fait passer ordinairement en sa compagnie et du même coup le vocabulaire à son usage. On a plus vite fait de se l’approprier que d’inventer des termes exprès pour désigner des idées ou des objets ayant déjà leur nom. Une certaine musique nous étant venue au xviie siècle d’Italie, notre langue musicale s’est remplie de mots italiens. En parlant d’un adagio, en nommant une sonate, qui songe encore à l’origine exotique de ces dénominations ? Les amateurs intransigeants de pureté devraient se rappeler que pareille chose a eu lieu de tout temps, et puisqu’ils invoquent la tradition classique, on peut leur dire que les anciens, sur ce chapitre, ont fait exactement de même. Les Romains ayant reçu leur écriture des Grecs, tout ce qui se rapporte à l’art de l’écriture est grec, à commencer par scribere et litteræ. Et non pas seulement ceux-là : qu’il s’agisse de science, de droit, de rituel, d’art militaire, de poids et mesures, de constructions, d’objets d’art, de vêtements, on retrouve partout en latin les traces de la Grèce et les noms grecs. Si nous pouvions remonter plus haut, nous verrions sans doute que beaucoup de termes techniques que nous croyons grecs sont nés loin du sol de l’Hellade. Ils nous conduiraient vers l’Égypte et la Chaldée. Ainsi les emprunts sont de toutes les époques : ils sont aussi vieux que la civilisation, car les objets utiles à la vie, l’outillage des sciences et des arts, ainsi que les conceptions abstraites qui élèvent la dignité de l’homme, ne s’inventent pas deux fois, mais se propagent de peuple à peuple, pour devenir le bien commun de l’humanité. Il paraît donc légitime de leur conserver leur nom. Puisque les mots sont, à leur manière, des documents historiques, il est, ce semble, peu à propos de vouloir en supprimer de parti pris le témoignage.

Les défenseurs de la pureté ne se refusent pas absolument à ces considérations. Mais ils recommandent — s’il faut se résoudre à l’emprunt — d’aller plutôt s’adresser à une langue sœur, comme qui dirait, s’il s’agit du français, à l’italien ou à l’espagnol, ou s’il s’agit de l’anglais, au danois ou au hollandais. On admettra plus facilement ces mots congénères, ainsi qu’on admet plus volontiers (c’est Leibniz qui parle) les étrangers qui, par leurs coutumes et leur manière d’être, se rapprochent de nos propres usages. Le conseil est excellent, mais il n’est pas toujours facile à suivre, car s’il faut prendre les objets nécessaires à la vie là où ils se trouvent, on ne peut prendre les mots que chez ceux qui les possèdent. Beaucoup de termes de la vie parlementaire sont anglais, parce que l’Angleterre a donné le premier modèle du système constitutionnel. D’autre part, si la langue anglaise désigne de mots français beaucoup de choses qui se rapportent aux élégances de la vie, c’est que les choses elles-mêmes sont venues de France.

Au moins, a-t-on dit, il faut modifier les mots pour qu’ils deviennent méconnaissables, et que l’emprunt ne frappe pas les yeux. — À cet égard l’on pouvait tranquillement s’en remettre autrefois à l’usage populaire : il avait bientôt fait d’habiller l’étranger d’un costume qui l’empêchait d’attirer les regards. Mais aujourd’hui les choses sont un peu changées. La plupart des emprunts se font, non par la conversation, mais surtout et d’abord par l’intermédiaire de la langue écrite : les mots étrangers se montrent à nos yeux dans les journaux ou dans les livres avant de devenir familiers à nos oreilles. Il est dès lors plus difficile qu’il s’y fasse de grandes modifications. Il y a, d’ailleurs, dans une altération volontaire, quelque chose qui répugne à nos idées modernes et françaises : quand nous reprenons les noms de nos anciens héros de la Table Ronde sous le travestissement qu’il a plu à la prononciation de nos voisins de leur donner, comment pourrions-nous songer dans le même temps à démarquer de parti pris les inventions ou les idées qui nous sont vraiment nouvelles ?

S’il s’agit de termes scientifiques, il y a un intérêt particulier à les garder sous la forme où ils ont paru d’abord. Traduire des mots comme téléphone, phonographe sous prétexte de pureté, c’est entraver une œuvre qui a bien son prix, tout autant que l’homogénéité de la langue : je veux dire la facilité des rapports dans la communauté européenne. Serait-ce bien la peine d’avoir demandé l’unification de l’heure ou l’uniformité des tarifs si, après avoir abaissé les barrières matérielles, on élevait un mur pour l’intelligence ? J’ai sous les yeux une grammaire latine publiée en Allemagne, dont l’auteur s’est appliqué à remplacer tous les termes techniques, tels que déclinaison, conjugaison indicatif, subjonctif, termes consacrés et reçus dans le monde entier depuis dix ou douze siècles, par des mots allemands. Ainsi l’indicatif devient die Wirklichkeitsform, la voix active die Thätigkeitsart. Encore s’il s’agissait d’une grammaire de la langue allemande ! Mais puisqu’il s’agit d’une grammaire latine, pourquoi devant des mots latins faire tant le difficile ? Les anciens mots ont même l’avantage d’être devenus de purs termes de convention : à traduire ablatif par der Woherfall, on ne fait que rendre plus difficile à comprendre pour l’enfant l’emploi de l’ablatif avec in, où il est bien un Wofall.

Les hommes n’appartiennent pas seulement à un groupe ethnique ou national : ils font partie également, selon leurs études, leur profession, leur genre de vie et leur degré de culture, de communautés idéales qui sont à la fois plus générales et plus limitées. Le mathématicien vit en échange d’idées avec les mathématiciens des autres pays. Le géologue français a besoin de communiquer avec ses collègues d’Amérique ou d’Australie. Le négociant veut savoir ce qui se passe sur le marché du monde entier. Il serait déraisonnable, au nom d’une idée de pureté, de mettre des obstacles à l’emploi de termes qui sont la propriété commune des hommes voués aux mêmes intérêts et aux mêmes recherches. La jeunesse nous donne à ce sujet une leçon qui n’a pas été bien comprise. Sous prétexte que certains jeux qui nous sont venus d’Angleterre avaient été autrefois joués en France, on a proposé de substituer aux mots anglais les anciens noms sous lesquels nos pères les avaient connus : mais cette considération ne paraît pas avoir pesé d’un grand poids auprès des amateurs de foot-ball ou de lawn tennis ; ils ont pensé, non sans raison, que pour marcher de pair avec leurs émules britanniques, pour se tenir au courant des progrès de leur sport, pour communiquer avec les maîtres en ce genre et au besoin pour engager une partie avec eux, il valait mieux connaître et manier leur langue que celle d’aïeux, respectables assurément, mais qu’on ne rencontrera plus jamais sur la prairie.

L’adoption des mots étrangers, pour désigner des idées ou des objets venus du dehors, et donnant lieu à un échange international de relations, n’est donc pas une chose blâmable en soi, et peut parfaiment se justifier. En pareil cas, il faut seulement souhaiter que l’emprunt se fasse avec intelligence, et que, dans le passage d’une nation à l’autre, il n’y ait de substitution d’aucune sorte. La chose arrive plus fréquemment qu’on ne croit : enlevé de son milieu naturel, le mot emprunté court le risque de toute espèce de déformations et de méprises. C’est ainsi que le français contredanse est devenu en anglais country-dance (danse de campagne), et que renégat est devenu runagate. Probablement un vague souvenir de run away, « déserter », aida à cette étrange transformation. Dans le parler populaire hollandais, un rhétoricien s’appelle rederijker, « riche en discours ».

Ainsi qu’il arrive à tous les émigrés, les mots empruntés sont soustraits aux courants d’idées de la terre natale. Ils ne participent pas aux changements qui peuvent modifier, dans la contrée originaire, le terme dont ils sont la représentation, en sorte que quand, au bout d’un temps plus ou moins long, la copie est remise en présence du modèle, on n’y voit plus de ressemblance. Le français loyal et l’anglais loyal n’expriment plus le même sentiment.

L’anglais s’est de tout temps montré facile aux importations. Il y a gagné de doubler son vocabulaire, ayant pour quantité d’idées deux expressions, l’une saxonne, l’autre latine ou française. Pour désigner la famille, il peut dire à son gré kindred ou family ; un événement heureux se dit lucky ou fortunate. Il faudrait être bien entêté de « pureté » pour dédaigner cet accroissement de richesses : car il est impossible qu’entre ces synonymes il ne s’établisse point des différences qui sont autant de ressources nouvelles pour la pensée… Mais il est clair que ces mélanges sont des produits de l’histoire, non des acquisitions réfléchies et préméditées.

Quand on va au fond de la répulsion que les mots étrangers inspirent à d’excellents esprits, on découvre qu’elle tient à des associations d’idées, à des souvenirs historiques, à des visées politiques où la linguistique est, en réalité, intéressée pour la moindre part. Aux puristes allemands, la présence des mots français rappelle une époque d’imitation qu’ils voudraient effacer de leur histoire. Les philologues hellènes qui bannissent les mots turcs du vocabulaire continuent à leur manière la guerre d’indépendance. Les Tchèques qui poussent l’ardeur jusqu’à vouloir traduire les noms propres allemands, pour ne pas laisser trace chez eux d’un idiome trop longtemps supporté, rattachent à leur œuvre d’expurgation l’espérance d’une autonomie prochaine. La « pureté », en pareil cas, sert d’étiquette à des aspirations ou à des ressentiments qui peuvent être légitimes en soi, mais qui ne doivent pas nous faire illusion sur la raison dernière de cette campagne linguistique. Une nation qui s’ouvre avec sympathie aux idées du dehors ne craint pas d’accueillir les mots par où celles-ci ont l’habitude d’être désignées. Ce qu’il faut condamner, c’est l’abus : l’abus serait d’accueillir sous des noms étrangers ce que nous possédons déjà. L’abus serait aussi d’employer les mots étrangers en toute occasion et devant tout auditoire.

Pour trouver la vraie mesure, il faut se souvenir que le langage est une œuvre en collaboration, où l’auditeur entre à part égale. Tel mot étranger qui sera à sa place si je m’adresse à des spécialistes, paraîtra une affectation ou sera une cause d’obscurité si j’ai devant moi un public non initié. Je ne suis point choqué de trouver des mots anglais dans un article sur les courses de chevaux ou sur les mines de charbon : mais celui qui lit un roman ou qui assiste à une pièce de théâtre demande qu’on parle une langue intelligible pour tout le monde. Il n’y a donc pas de solution uniforme à cette question des mots étrangers : les Sociétés qui s’occupent d’épurer la langue ne peuvent penser légitimement qu’à la langue de la conversation et de la littérature. Aussitôt qu’elles portent leurs prétentions plus loin, elles ne font plus qu’une œuvre inutile et gênante.


Quand il s’agit de notre vie morale, la présence des mots étrangers peut faire l’impression d’une dissonance. Plus les sentiments à exprimer sont intimes, plus le cercle linguistique se resserre. Il y a là pour le lecteur ou l’auditeur un plaisir intellectuel de nature très fine. Comme les ménagères d’autrefois se faisaient honneur de ne consommer que le lait de leur étable ou les fruits de leur jardin, un esprit délicat est sensible à un langage où tout vient du même terroir et où se trouve répandu sur tous les mots un air de familiarité et de parenté. Ce plaisir peut devenir très vif quand l’écrivain, en ce langage uni, exprime des sentiments généreux ou de graves pensées. Il semble alors qu’on éprouve la même impression qu’à voir une belle action simplement faite. On a en même temps le vague sentiment que tout cela ne pouvait pas être inconnu à nos pères, puisqu’ils avaient déjà tout ce qu’il faut pour le dire, et que par suite nous sommes les enfants d’une nation très ancienne et très noble. En pareil cas, l’emploi d’un mot étranger n’est pas seulement dépourvu de motif ; il est nuisible. C’est ce qu’avait déjà compris l’auteur de la Précellence du langage françois, quand il disait des mots italiens, alors si nombreux chez nous, qu’ils étaient — « non pas françois, mais gâte-françois ».

Il peut sembler puéril de vouloir borner son vocabulaire aux mots admis dans tel ou tel recueil officiel. Cependant je me souviens d’avoir entendu dire à un maître en l’art d’écrire que l’idée du Dictionnaire de l’Académie était une idée raisonnable et juste, attendu qu’il nous apprend de quels mots il nous faut user si nous voulons être compris de tout le monde. Comme les limites de ce vocabulaire n’ont point paru trop étroites aux plus beaux génies, il faut déjà de sérieuses raisons pour nous décider à chercher en dehors l’expression nécessaire à notre pensée.

Ce n’est pas le mélange de mots étrangers que la pureté de la langue a le plus à redouter : ce sont plutôt les termes scientifiques employés mal à propos. Je veux parler de cette prose bizarre qui déguise sous des substantifs abstraits les choses les plus ordinaires de la vie : un dynamisme modificateur de la personnalité, une individualité au-dessus de toute catégorisation, une jeunesse qui sentimentalise sa passionnalité. L’impropriété n’est pas toujours involontaire : elle est destinée à grandir les choses par l’exagération du langage, comme quand il est parlé des impériosités du désir ou de célestes attentivités. À côté de la philosophie, on voit les autres études alimenter de néologismes ce parler prétentieux et obscur : la médecine, la musique, l’exégèse, le moyen âge… Pendant que les verbes donnent naissance aux substantifs les plus inutiles (des frappements de grosse caisse, des ferraillements de verrerie, les perlements de la peau, les serpentements des bras), on voit d’autre part les substantifs produire des verbes non moins extraordinaires (il soleille lourdement, une idée contagionne les esprits, etc.). On ne peut pas reprocher à ces néologismes d’être contraires à l’analogie : au point de vue de la grammaire, ils sont inattaquables ; mais leur défaut est d’être superflus, de remplacer par une locution à la fois lourde et décolorée ce qui se disait de façon plus simple et plus vive. Voltaire a défini ce qu’on appelle le génie de la langue : « une aptitude à dire de la manière la plus courte et la plus harmonieuse, ce que les autres langages expriment moins heureusement ». Si nous acceptons cette définition, nous pouvons dire que les auteurs de ces néologismes pèchent contre le génie de la langue française. On a quelquefois reproché à celle-ci de ne pas se prêter aisément à la formation des mots nouveaux : en présence de ces exemples, je suis plutôt porté à penser qu’elle s’y prête trop. L’anglais et l’allemand ont la ressource des mots composés : mais un composé mal venu, comme il s’en fait tous les jours en ces deux langues, a moins d’inconvénient, car les deux termes momentanément associés se séparent le moment d’après, au lieu que ces noms abstraits, soudés au moyen de nos suffixes, ont l’air d’être forgés pour durer.

Toute chose dont on se sert est exposée à s’user : il ne faut donc pas s’étonner si les mêmes vocables, les mêmes images, employés durant un long espace de temps, ne font plus la même impression sur l’esprit. L’invention de formes nouvelles a donc sa raison d’être. L’important est que la consommation ne soit pas plus rapide que la production : c’est l’ironie, c’est la caricature, ce sont les guillemets, ce sont les luttes haineuses de la tribune et du journalisme, ce sont les exagérations du drame et du feuilleton qui accélèrent les changements inévitables du langage. Pour défaire et pour détruire, la volonté réfléchie a beaucoup plus de pouvoir que pour créer : l’origine des mots se perd presque toujours dans une demi-obscurité ; mais on peut souvent nommer ceux qui les discréditent, les abaissent ou les vident de leur sens.


Cette question du néologisme présente les aspects les plus divers.

Condamner le néologisme en principe et d’une manière absolue serait la plus fâcheuse et la plus inutile des défenses. Chaque progrès dans le langage est d’abord le fait d’un individu, puis d’une minorité plus ou moins grande. Un pays où il serait interdit d’innover, retirerait à son langage toute chance de se développer. Par néologisme, il faut entendre aussi bien un sens nouveau donné à un mot ancien qu’un vocable introduit de toutes pièces. De même que le changement qui modifie la prononciation est à la fois imperceptible et constant, à tel point que l’étranger qui revient dans un pays après trente ans d’absence, peut apprécier la marche du temps, de même la signification des mots se transforme sans cesse, sous l’action des événements, des découvertes nouvelles, des révolutions dans les idées et dans les mœurs. Un contemporain de Lamartine aurait de la peine à comprendre le langage de nos journaux.

Nous travaillons tous, plus ou moins, au vocabulaire de l’avenir, ignorants ou savants, écrivains ou artistes, gens du monde ou hommes du peuple. Les enfants y ont une part qui n’est pas la moindre : comme ils prennent la langue au point où les générations précédentes l’ont conduite, ils sont ordinairement en avance d’une dizaine ou d’une vingtaine d’années sur leurs parents.

La limite à laquelle doit s’arrêter le droit d’innover n’est pas seulement donnée par une idée de « pureté » qui peut toujours être contestée : elle est imposée par le besoin où nous sommes de rester en contact avec la pensée de ceux qui nous ont précédés. Plus le passé littéraire d’une nation est considérable, plus ce besoin se fait sentir comme un devoir, comme une condition de dignité et de force. De là l’idée d’une époque classique, offerte à l’imitation des âges suivants, idée qui n’a rien d’artificiel ni de chimérique, si l’on ne reporte pas l’époque classique à des siècles trop éloignés. En pareil cas, ce n’est pas les linguistes seuls qu’il faut consulter, car ils pourraient être tentés de se diriger par des motifs en quelque sorte professionnels. Le philologue suédois Erik Rydquist[225] plaçait l’âge classique de la langue suédoise aux environs de l’an 1300. Une manière de voir analogue, sans être toujours exprimée ouvertement, existe chez beaucoup de savants : s’ils ont à se décider entre deux formes grammaticales, entre deux constructions, c’est ordinairement vers la plus ancienne qu’ils penchent. Ainsi en Allemagne c’est le moyen haut-allemand qui sert de critérium. Il appartient à chaque nation de voir jusqu’où elle peut porter son regard dans le passé en se gardant de perdre le contact avec le présent.


Il est impossible que le néologisme, après s’être essayé sur les mots, n’en vienne pas à s’attaquer aussi à la construction et à la grammaire. Mais il y rencontre une résistance plus grande. C’est à peine si, jusqu’à présent, nous pouvons compter trois ou quatre tours nouveaux qui aient plus ou moins réussi à se faire adopter. Il y a à ceci de bonnes raisons. Changer la construction, changer les locutions, c’est toucher aux œuvres vives : c’est s’attaquer à un patrimoine qui représente des siècles de recherche et d’efforts.

Il n’est que juste de faire ici la part d’une suite de travailleurs obscurs, modestes, dont le nom est aujourd’hui rarement cité, mais dont l’œuvre subsiste : je veux dire la série des grammairiens français, depuis Ménage jusqu’à d’Olivet. Je tiens à marquer ici la part de reconnaissance qui leur est due, car la linguistique moderne n’est que trop disposée soit à nier, soit même à condamner leur influence.

Ces bons esprits, qui s’appelaient Du Perron, Coeffeteau, Malherbe, La Mothe Le Vayer, Vaugelas, Chapelain, Bouhours, n’étaient pas des savants de métier, mais pour la plupart des gens du monde qu’un goût naturel avait conduits à s’occuper des problèmes ou difficultés de la langue française. Ce qu’ils avaient en vue, c’est par-dessus tout la pureté de la langue ; ce qui signifiait d’une part : clarté, et d’autre part : décence. Élaguer les expressions impropres ou mal venues, faire la guerre aux doubles emplois, écarter tout ce qui est obscur, inutile, bas, trivial, telle est l’entreprise à laquelle ils se vouèrent avec beaucoup d’abnégation et de persévérance.

Ils cherchaient les règles, au besoin ils les inventaient. C’étaient « de belles règles ». Vaugelas déclare qu’il a trouvé « mille belles règles » dans les écrits de La Mothe Le Vayer. « Je tiens cette règle, dit-il ailleurs, d’un de mes amis qui l’a apprise de M. de Malherbe, à qui il faut en donner l’honneur. » Et plus loin encore : « Cette règle est fort belle et très conforme à la pureté et à la netteté du langage… Certes, en parlant, on ne l’observe point, mais le style doit être plus exact… Les Grecs ni les Latins ne faisaient point ce scrupule. Mais nous sommes plus exacts, en notre langue et en notre style, que les Latins ou que toutes les nations dont nous lisons les écrits. » Le public, en ceci, était de même, et ne demandait qu’à se laisser diriger.

Nous avons quelque peine aujourd’hui à nous figurer un public allant au-devant des interdictions et prêt à enchérir sur les défenses. Le linguiste, en ceci, a contribué à l’éducation du public. Le linguiste moderne ne repousse rien : tout ce qui existe a sa raison d’être… Mais le point de vue de ces législateurs était autre : et si nous considérons les langues où une période de réglementation a manqué, nous ne pouvons nous empêcher de constater qu’elles gardent comme un manque d’éducation première. Ce qu’on doit regretter seulement, c’est que l’épuration ne soit venue de meilleure heure. Les guerres de religion ont amené un retard de plus d’un demi-siècle. Disciplinée soixante ans plus tôt, la langue aurait gardé plus de souplesse, car ces bons maîtres étaient aussi appliqués à conserver qu’à émonder, et comme ils avaient soin « de toutes les grâces de notre langue », ils auraient sans doute sauvé quelques-unes des vieilles franchises[226].

Ils aimaient et estimaient la besogne dont ils s’étaient volontairement chargés. Ils en connaissaient l’importance, car « il ne faut qu’un mauvais mot pour faire mépriser une personne dans une compagnie, pour décrier un prédicateur, un avocat, un écrivain. Enfin, un mauvais mot, parce qu’il est aisé à remarquer, est capable de faire plus de tort qu’un mauvais raisonnement, dont peu de gens s’aperçoivent. » Ils ont conscience de la durée de leur œuvre : « Je pose des principes qui n’auront pas moins de durée que notre langue et notre empire… Ce sont des maximes à ne changer jamais,… car quand on changera quelque chose de l’usage que j’ai remarqué, ce sera encore selon ces mêmes remarques que l’on parlera et que l’on écrira autrement[227]… »

On aurait tort de les prendre pour des logiciens à outrance. Au contraire : ils étaient arrivés à la conviction que la logique pouvait être de mise partout, mais non en matière de langage… « C’est la beauté des langues que ces façons de parler sans raison, pourvu que l’usage les autorise. La bizarrerie n’est bonne que là… Il est à remarquer que toutes les façons de parler que l’usage a établies contre les règles de la grammaire, tant s’en faut qu’elles soient vicieuses, ni qu’il faille les éviter, qu’au contraire on en doit être curieux comme d’un ornement de langage, qui se trouve en toutes les plus belles langues, mortes et vivantes. »

Le besoin d’ordre et de règle ne se borne pas aux mots : il s’étend aux locutions et aux phrases. « Il est indubitable que chaque langue a ses phrases, et que l’essence, la richesse et la beauté de toutes les langues consistent principalement à se servir de ces phrases-là. Ce n’est pas qu’on n’en puisse faire quelquefois, au lieu qu’il n’est jamais permis de faire des mots ; mais il faut bien des précautions… » : sinon, au lieu d’enrichir la langue, on la corrompt.

Ces savants du xviie siècle sont donc convaincus qu’en toute rencontre il y a une bonne forme, et qu’il n’y en a qu’une. Aussi proscrivent-ils sans hésitation « la mauvaise forme », qui n’est souvent que la forme moins usitée ou plus ancienne.

L’idée de l’utilité l’emporte chez eux sur toute autre considération : comme les hommes ont reçu le langage pour se faire comprendre, admettre deux formes entre lesquelles serait laissée l’option, serait ouvrir la porte aux malentendus et aux disputes. Il ne s’agit donc pas pour le grammairien de se dérober et « de gauchir aux difficultés ». Il les faut regarder en face et établir des règles certaines… Nous pouvons sourire de ce ton d’autorité, mais il est heureux pour la durée de la langue française qu’il y ait eu des esprits de cette trempe.

Mais ce n’est point au nom de leur propre autorité que ces savants prononcent leurs jugements. C’est au nom du bon usage : et si on leur demande où l’on trouve ce bon usage, ils répondent sans hésiter que c’est à la Cour. La langue de la province ne peut que gâter par son mauvais air la pureté du vrai langage français. Fénelon, sur ce point, est du même sentiment que Vaugelas : « Les personnes les plus polies ont de la peine à se corriger de certaines façons de parler qu’elles ont prises pendant leur enfance en Gascogne, en Normandie, ou à Paris même, par le commerce des domestiques… ». La Cour même n’est pas toujours exempte de blâme : « Elle se ressent un peu, continue Fénelon, du langage de Paris, où les enfants de la plus haute condition sont d’ordinaire élevés ».

J’ai cité ces opinions à dessein pour montrer combien elles sont loin des théories aujourd’hui accréditées.

Pour la linguistique moderne, toutes les formes, du moment qu’elles sont employées, ont droit à l’existence. Plus même elles sont altérées, plus elles sont intéressantes… La véritable vie du langage se concentre dans les dialectes : la langue littéraire, arrêtée artificiellement dans son développement, n’a pas à beaucoup près la même valeur… On devrait se garder de faire de la langue maternelle un objet d’enseignement : on ne fait que troubler par là chez les enfants le libre épanouissement de leur faculté du langage[228]… De même que l’historien Savigny a montré que l’idée de droit et de morale n’était pas applicable au développement historique d’un peuple, de même l’idée de bien et de mal n’est pas applicable au développement d’une langue…

Il ne semble pas que ces doctrines aient le don de convaincre M. Noreen. Puisque le langage est notre grand moyen de communication, il faudra bien s’entendre sur la façon de s’en servir. Qui sera juge en cette matière ? Ici nous demandons la permission de citer textuellement l’écrivain suédois : « Ce ne sera pas, dit-il, l’historien de la langue, qui n’a la parole que pour le passé ; ce ne sera pas non plus le linguiste, qui a la charge de décrire les lois du langage, mais non de les dicter ; ce ne sera pas le statisticien, qui ne fait qu’enregistrer l’usage. À qui donc attribuer l’autorité ? Elle appartient à l’inventeur, à celui qui crée les formes dont se sert ensuite le commun des hommes, à l’écrivain, au philosophe, au poète… Nous sommes la foule, qui habillons notre pensée du vêtement créé par eux ; nous usons de ce vêtement et nous l’usons. Par nous-mêmes, nous ne pouvons contribuer que peu de chose au développement du langage ; encore est-ce seulement sous la direction de ces maîtres. Il faut nous résigner à n’être que des écoliers, et ce n’est pas aux écoliers à commander. »

Si ces paroles venaient de moins loin, on en serait sans doute moins frappé. Nous avons mainte fois entendu, en prose et en vers, à la Sorbonne, sous la Coupole et ailleurs, quelque chose de semblable. Mais il est intéressant de trouver à Stockholm, chez un homme qui possède une science dont nos Vaugelas et nos Bouhours n’avaient pas les premiers éléments, la confirmation des principes que ces anciens suivaient d’instinct en leurs remarques et critiques. L’idée d’un type de correction et de pureté, fourni par la société polie et par l’élite des écrivains, après avoir été presque un lieu commun durant deux siècles, avait été proclamée insuffisante ou vaine au nom d’une science qui déclarait s’inspirer d’un principe supérieur : cette même idée nous revient aujourd’hui du nord, exposée non sans conviction ni sans force, par un des maîtres de la philologie scandinave…




L’HISTOIRE DES MOTS[229]

Sous ce titre : La vie des mots étudiés dans leurs significations, un professeur de la Sorbonne, romaniste distingué, M. A. Darmesteter, vient d’écrire un agréable petit livre, bien fait pour ajouter à la popularité des études de linguistique. Nous y voyons successivement comment naissent les mots, comment ils vivent entre eux, comment ils meurent. Il s’agit du sens des mots, non des transformations de la forme, lesquelles appartiennent à un autre chapitre de la science. De toutes les parties de la linguistique, c’est certainement la plus propre à intéresser le grand public. Ici, tout appareil de haute érudition serait déplacé. Les faits qu’il s’agit d’observer n’ont rien de bien mystérieux. Ordinairement les changements survenus dans le sens des mots sont l’ouvrage du peuple, et comme partout où l’intelligence populaire est en jeu, il faut s’attendre, non à une grande profondeur de réflexion, mais à des intuitions, à des associations d’idées, — quelquefois imprévues et bizarres, — mais toujours aisées à suivre. C’est donc à un spectacle curieux et attachant que nous convie cette histoire.

Cependant, sous l’aspect varié et changeant qu’elle présente, un esprit qui ne se contente pas des apparences peut désirer pénétrer jusqu’à la cause première, qui n’est autre que l’intelligence humaine : car de dire que les mots naissent, vivent entre eux et meurent, cela est, n’est-il point vrai ? pure métaphore. Parler de la vie du langage, appeler les langues des organismes vivants, c’est user de figures qui peuvent servir à nous faire mieux comprendre, mais qui, si nous les prenions à la lettre, nous transporteraient en plein rêve. M. Darmesteter ne s’est peut-être pas toujours assez défié de cette sorte de mise en scène. Comme il est plus aisé aux hommes d’observer les objets extérieurs que de lire en eux-mêmes, nous raisonnons sur les produits de l’intelligence plus volontiers que sur la faculté dont ils émanent. Mais tout en nous laissant aller, pour la facilité du discours, à cette pente naturelle, il est bon de corriger de temps à autre l’illusion. Ne craignons pas de regarder quelquefois l’intérieur de l’instrument auquel nous devons ces projections : hors de notre esprit, le langage n’a ni vie ni réalité.

Presque en même temps que le livre dont nous parlons, paraissait en Allemagne la seconde édition d’un ouvrage un peu ardu, un peu touffu, qui discute entre autres questions celle qu’a traitée M. Darmesteter. Nous voulons parler des Principes de linguistique de M. Hermann Paul. L’auteur est professeur de langue et de littérature allemande à l’université de Fribourg. Au fond, ces deux ouvrages se complètent l’un l’autre : ce sont des livres de Sémantique.


Par une coïncidence remarquable, les deux auteurs se sont d’abord rencontrés sur un point : c’est que chacun, quoique ayant sans doute à son service un assez grand nombre d’idiomes, a préféré prendre spécialement pour champ d’étude sa langue maternelle. C’est là une indication qui n’est pas sans valeur. La recherche dont il s’agit est de celles qui exigent une connaissance intime et directe du sujet : il n’en est pas ici comme de la phonétique ou de la morphologie. Les modifications survenues dans le corps du langage, telles que le retranchement d’une lettre ou d’une syllabe, la soudure d’une nouvelle flexion, le remplacement d’une désinence par une autre, frappent les yeux à première vue ; mais les observations dont s’occupe le sémantiste se dérobent un peu plus au regard. C’est surtout quand il faut noter l’impression faite par les mots sur l’esprit que se multiplient les chances d’erreur ; elles sont presque inévitables en maniant une langue étrangère. Un écrivain allemand qui a touché à ces matières s’en va répétant de livre en livre que le mot français ami est loin d’avoir l’accent de sincérité ni la profondeur de l’allemand Freund. Prévention naïve, mais facile à comprendre ! Il y a quelques années, un autre savant avait trouvé dans le français merci quelque chose de blessant et de bas : il pensait au latin mercedem. Ces sortes d’illusions montrent le danger ; elles prouvent que le terrain le plus familier est aussi le meilleur pour ce genre de recherche. Quand les lignes générales de la sémantique auront été tracées, on n’aura pas de peine à vérifier sur les autres idiomes les observations prises sur la langue maternelle. Les divisions générales une fois établies, on y fera entrer les faits de même ordre recueillis un peu partout.


Pénétrons donc, sans plus tarder, sur le domaine de la sémantique, et voyons quelques-unes des causes qui régissent ce monde de la parole.

Nous commencerons par un point qui a une vraie importance pour l’histoire des sens, et dont, jusqu’à ces dernières années, on n’avait pas tenu assez de compte : c’est l’action que les mots d’une langue exercent à distance les uns sur les autres. Un mot est amené à restreindre de plus en plus sa signification, parce qu’il a un collègue qui étend la sienne. Dans les dictionnaires, où chaque terme est étudié pour lui-même, nous n’apercevons pas bien le jeu de cette sorte de compensation et d’équilibre : c’est seulement dans les vocabulaires les plus récents et les plus développés, par exemple dans la continuation du dictionnaire de Grimm, que les auteurs ont commencé de faire une part à cette intéressante série de rapprochements. Ainsi le verbe traire avait dans l’ancienne langue française tous les emplois du latin trahere : on disait traire l’épée, traire l’aiguille, traire les cheveux. D’où vient qu’un terme si usité ait fini par être réduit à la seule signification qu’il a aujourd’hui, de traire les vaches, traire le lait ? C’est qu’un rival d’origine germanique — tirer — a, dans le cours des siècles, envahi et occupé tout son domaine. Notre esprit répugne à garder des richesses inutiles : il écarte peu à peu le superflu. Toutefois, et c’est là une observation sur laquelle M. Darmesteter a raison d’insister, un mot peut péricliter et même succomber sans que ses composés et ses dérivés soient atteints. Comme témoins de l’ancien usage, nous avons encore les composés extraire, soustraire, distraire, les substantifs trait, attrait, retraite.

Pareille aventure est arrivée à muer, qui a dû céder la place, sauf un petit coin, à un nouveau venu, le verbe changer. Commuer et remuer ont survécu à la ruine de leur primitif. C’est également l’histoire de sevrer, que séparer a dépossédé presque entièrement. Cette sorte de lutte, ou, comme on l’appelle en langage darwinien, de concurrence vitale, est particulièrement frappante quand les deux concurrents sont, comme dans le dernier exemple, des enfants de même souche. Cette parenté d’origine ne change d’ailleurs rien au fond des choses.

Dans nos provinces du centre, vers le xvie siècle, l’r placé entre deux voyelles prit le son d’un s ou d’un z. Ce changement de prononciation détermina le changement de chaire (cathedra) en chaise. Commines, au xve siècle, disait encore : « Ladite demoiselle était en sa chaire et le duc de Clèves à côté d’elle ». La forme moderne ayant prévalu, l’ancien vocable a dû battre en retraite, ne se maintenant que pour désigner le siège du professeur ou du prédicateur.

Tout mot nouveau introduit dans la langue y cause une perturbation analogue à celle d’un être nouveau introduit dans le monde physique ou social. Il faut quelque temps pour que les choses s’accommodent et se tassent. D’abord l’esprit hésite entre les deux termes : c’est le commencement d’une période de fluctuation. Quand, pour marquer la pluralité, l’on s’habitua, au xve siècle, à employer la périphrase beau coup, l’ancien adjectif moult ne disparut point incontinent, mais il commença de vieillir. Puis, après toutes sortes d’incertitudes et de contradictions, l’un des deux rivaux prend décidément l’avantage sur l’autre, distance son adversaire, le réduit à un petit nombre d’emplois, quand il ne l’efface pas absolument. En exposant ces faits, voici que nous tombons, à notre tour, dans le langage figuré que nous reprochions à M. Darmesteter, tant il s’offre naturellement à l’esprit. Mais tout le monde comprend bien qu’il est question de simples actes de notre esprit : quand, pour une raison ou pour une autre, nous avons commencé d’adopter un terme nouveau, nous le gravons peu à peu dans notre mémoire, nous le rendons familier à nos organes, nous le faisons passer des régions réfléchies dans les régions spontanées de notre intelligence, de sorte qu’il en est de ce terme nouveau comme d’un geste qui, par la répétition, nous devient propre, et finit à la longue par faire partie de notre personne.


À vrai dire, l’acquisition d’un mot nouveau, soit qu’il nous vienne de quelque idiome étranger, soit qu’il ait été formé par l’association de deux mots, ou qu’il sorte tout à coup d’un coin ignoré de notre société, est chose relativement rare. Ce qui est infiniment plus fréquent, c’est l’application d’un mot déjà en usage à une idée nouvelle. Là réside, en réalité, le secret du renouvellement et de l’accroissement de nos langues. Il faut remarquer, en effet, que l’addition d’une signification nouvelle ne porte nullement atteinte à l’ancienne. Elles peuvent exister toutes deux, sans s’influencer ni se nuire. Plus une nation est avancée en culture, plus les termes dont elle se sert accumulent d’acceptions diverses. Est-ce pauvreté de la langue ? est-ce stérilité d’invention ? Les observateurs superficiels peuvent seuls le croire. Voici, en réalité, comment les choses se passent.

À mesure qu’une civilisation gagne en variété et en richesse, les occupations, les actes, les intérêts dont se compose la vie de la société se partagent entre différents groupes d’hommes : ni l’état d’esprit, ni la direction de l’activité ne sont les mêmes chez le prêtre, le soldat, l’homme politique, l’artiste, le marchand, l’agriculteur. Bien qu’ils aient hérité de la même langue, les mots se colorent chez eux d’une nuance distincte, laquelle s’y fixe et finit par y adhérer. L’habitude, le milieu, toute l’atmosphère ambiante déterminent le sens du mot et corrigent ce qu’il avait de trop général. Les mots les plus larges sont par là même ceux qui ont le plus d’aptitude à se prêter à des usages nombreux. Au mot d’opération, s’il est prononcé par un chirurgien, nous voyons un patient, une plaie, des instruments pour couper et tailler ; supposez un militaire qui parle, nous pensons à des armées en campagne ; que ce soit un financier, nous comprenons qu’il s’agit de capitaux en mouvement ; un maître de calcul, il est question d’additions et de soustractions. Chaque science, chaque art, chaque métier, en composant sa terminologie, marque de son empreinte les mots de la langue commune. Supposez maintenant qu’on recueille à la file, comme font nos dictionnaires, toutes ces acceptions diverses : nous serons surpris du nombre et de la variété des significations. Est-ce indigence de la langue ? Non. C’est richesse et activité de la nation.

J’ai sous les yeux un dictionnaire français-allemand où, pour gagner de la place, l’auteur commence par distinguer dans la langue française 234 occupations, sciences ou professions différentes, dont il donne la liste et dont chacune est accompagnée d’un numéro d’ordre. Le lecteur est averti qu’il doit toujours se reporter à ce tableau. Quand le mot est suivi d’un 1, il est pris comme terme de théologie, 7 indique l’anatomie, 9 l’arithmétique, 21 l’astronomie, 51 la langue des charpentiers, 188 celle des relieurs, 233 celle du voiturier. Un seul et même mot, par exemple effet, exercice, conversion, dans le corps du dictionnaire, est suivi de cinq ou six traductions différentes, dont chacune a son numéro. On voit quelle est l’erreur de ceux qui, pour estimer la richesse d’une langue, se contentent de compter les vocables.

Il n’a pas été donné de nom, jusqu’à présent, à la faculté que possèdent les mots de se présenter sous tant de faces. On pourrait l’appeler polysémie. Pour le dire ici en passant, les inventeurs de langues nouvelles (et le nombre s’en est particulièrement accru dans ces dernières années) ne tiennent pas assez compte de cette faculté : ils croient avoir beaucoup fait quand ils ont rendu un mot par un autre, ne songeant pas qu’il faudrait, pour un seul mot, en créer souvent six ou huit ; ou bien si, dans leur idiome, ils reproduisent la polysémie française, ne donnent-ils pas aux Allemands ou aux Anglais lieu de se plaindre qu’on les fait parler français en volapük ?

Comment cette multiplicité des sens ne produit-elle ni obscurité ni confusion ? C’est que le mot arrive préparé par ce qui le précède et ce qui l’entoure, commenté par le temps et le lieu, déterminé par les personnages qui sont en scène. Chose remarquable ! il n’a qu’un sens, non pas seulement pour celui qui parle, mais encore pour celui qui écoute, car il y a une manière active d’écouter qui accompagne et prévient l’orateur. Il suffit de tomber à l’improviste dans une conversation commencée, pour voir que les mots sont un guide peu sûr par eux-mêmes, et qu’ils ont besoin de cet ensemble de circonstances, lequel, comme la clé en musique, fixe la valeur des signes. Les auteurs comiques connaissent à merveille cette faculté de polysémie, qui se trouve au fond des quiproquos dont ils égaient leur théâtre.


La diversité du milieu social n’est pas la seule cause qui contribue à l’accroissement et au renouvellement du vocabulaire. Une autre cause, c’est le besoin que nous portons en nous de représenter et de peindre par des images ce que nous pensons et ce que nous sentons. Les mots souvent employés cessent de faire impression. On ne peut pas dire qu’ils s’usent ; si le seul office du langage était de parler à l’intelligence, les mots les plus ordinaires seraient les meilleurs : la nomenclature de l’algèbre ne change pas. Mais le langage ne s’adresse pas seulement à la raison : il veut émouvoir, il veut persuader, il veut plaire. Aussi voyons-nous, pour des choses vieilles comme le monde, naître des images nouvelles, sorties on ne sait d’où, quelquefois de la tête d’un grand écrivain, plus souvent de celle d’un inconnu ; si les images sont justes et pittoresques, elles trouvent accueil et se font adopter. Employées dans le principe à titre de figures, elles peuvent devenir à la longue le nom même de la chose.

Ce chapitre de la métaphore est infini. Il n’est rapport réel ou ressemblance fugitive qui n’ait fourni son contingent ; les traités de rhétorique ne contiennent trope si hardi que le langage n’emploie tous les jours comme la chose du monde la plus simple. Les exemples sont si nombreux que la seule difficulté est de choisir.

En tout temps le vocabulaire maritime paraît avoir offert un attrait particulier à l’habitant de terre ferme : de là, pour les actes les plus ordinaires, un apport continuel de termes nautiques. Accoster un passant, aborder une question, échouer dans une entreprise, autant de métaphores venues de la mer. Des mots employés à tout instant, comme arriver, ont la même origine. Il ne faut pas croire qu’il en soit seulement ainsi dans les langues modernes. Le verbe latin signifiant « porter », portare, qui de bonne heure a commencé de disputer la place à fero, et que Térence emploie déjà en parlant d’une nouvelle qu’on apporte, signifiait « amener au port ». Nous en avons repris quelque chose dans importer, exporter et déporter. C’était un terme de marine marchande. Le grec, sur ce point, s’est montré moins novateur, de sorte que portare appartient exclusivement à la langue latine. En général, quand l’une des langues anciennes s’éloigne, pour une idée familière, de l’usage de ses sœurs, on peut présumer qu’elle a adopté une expression métaphorique. On sait qu’opportun et importun sont pareillement des images empruntées à l’idée d’une rive d’atterrissage plus ou moins facile.

Le cheval et l’équitation ont fourni une grande quantité d’expressions figurées. Il en a été composé tout un volume. Elles peuvent se classer par époques, les plus anciennes étant déjà passées à l’état de termes décolorés. On dit, par exemple, d’un homme qui a momentanément, par un coup de surprise, perdu l’usage de ses facultés, qu’il est désarçonné ou démonté ; d’un orateur embrouillé nous disons qu’il s’enchevêtre dans ses raisonnements, le comparant à un cheval dont les jambes se prennent dans la longe de son licou (chevêtre = capistrum). Nous continuons la même comparaison d’un animal au pâturage en disant qu’il a l’air empêtré (impastoriatus) ; embarrassé serait plus poli, mais nous ramènerait à la même idée d’une barre servant d’entrave. Il y a enfin des mots dont personne ne sent plus l’origine métaphorique. Ainsi travail, qui joue un si grand rôle dans nos discussions économiques, et qu’un écrivain ou un artiste emploie couramment en parlant de ses œuvres, conduit encore à cette même image du cheval entravé et assujetti. Grâce au turf, cette fabrique de métaphores n’est pas près de chômer. Nous entendons parler aujourd’hui d’élèves qu’on entraîne et d’amateurs qui s’emballent.

Combien d’expressions, et du genre le plus différent, notre langue ne doit-elle pas à la chasse ? Quand, dans un langage familier, nous disons d’une personne qu’elle a l’air déluré, nous employons une figure empruntée à la fauconnerie, l’épervier déluré ou déleurré étant celui qui ne se laisse pas prendre au leurre. Dans un tout autre style, quand Pauline, parlant de Polyeucte mort, s’écrie :

Son sang, dont ses bourreaux viennent de me couvrir,
M’a dessillé les yeux et me les vient d’ouvrir,

l’héroïne de Corneille se sert d’une image de même provenance, dessiller (qu’il faudrait écrire déciller) n’étant pas autre chose que découdre les cils de l’épervier, qu’on avait rendu momentanément aveugle pour l’apprivoiser.

On voit la fortune différente que peuvent avoir, dans la suite des temps, deux termes d’origine identique : un écart si grand s’explique par les stations successives du voyage et par les accointances, bonnes ou mauvaises, que le mot a eues en route. Dessiller les yeux a été employé dans la langue religieuse : c’est ce qui lui a donné de la dignité et de la noblesse. Grand et inestimable bienfait, pour une nation, d’avoir dans sa littérature un livre sacré, lu et connu de tous ! La langue peut ensuite subir toute sorte d’atteintes : il existera pour elle une source de purification. C’est le service que the holy Bible de 1611 a rendu à l’anglais, la traduction de Luther à l’allemand. Nos grands prédicateurs du xviie siècle ont rendu à la langue française un service analogue. Il y a, au contraire, des coins de la littérature qui flétrissent tout ce qu’ils touchent, et qui, s’ils s’emparent d’une expression, la restituent ternie et déshonorée.

Comme ces coquilles qui jonchent le bord de la mer, débris d’animaux qui ont vécu, les uns hier, les autres il y a des siècles, les langues sont remplies de la dépouille d’idées modernes ou anciennes, les unes encore vivantes, les autres depuis longtemps oubliées. Toutes les civilisations, toutes les coutumes, toutes les conquêtes et tous les rêves de l’humanité ont laissé leur trace, qu’avec un peu d’attention l’on voit reparaître.

Cette conséquence dans le style, cette suite dans la métaphore, qu’on recommande avec raison, fait absolument défaut au langage ; ou plutôt, c’est seulement pour la dernière couche qu’elle est possible et nécessaire : autrement, nous nous interdirions les locutions les plus simples, et la parole deviendrait aussi difficile que l’est le commerce journalier de la vie dans ces religions asiatiques où tout ce qui a eu vie passe pour impureté. Les langues anciennes sont, à cet égard, dans les mêmes conditions que les modernes, n’étant anciennes que par rapport à nous, et ayant déjà elles-mêmes reçu l’héritage des siècles. Quand Salluste fait dire à Catilina : Cum vos considero, milites, et cum facta vostra æstumo,… il ne songe pas plus que nous à l’origine d’expressions qui lui paraissaient toutes simples. Cependant considero est une métaphore empruntée à l’astrologie et æstumo à la banque. Si nous en croyions les listes de racines qu’ont dressées à l’envi grammairiens indous et arabes, nous pourrions être pris de l’illusion que les langues ont débuté par les idées les plus générales. On trouve à tout instant chez eux des racines dont le sens est « aller, résonner, briller, parler, penser, sentir ». Mais c’est notre ignorance d’un âge antérieur qui est seule cause de cette illusion.

Les recueils de rhétorique ne contiennent catachrèse, litote ou hyperbole dont le peuple ne fournisse tous les jours des spécimens à foison. Un grammairien du xviiie siècle, Dumarsais, a écrit un Traité des tropes dont une édition a eu l’honneur inattendu d’être dédiée à Mme de Pompadour. Mais que sont ces exemples recueillis à fleur de sol auprès de ceux que des fouilles un peu approfondies mettent à découvert ? Si l’on disait qu’il existe un idiome où le même mot qui désigne le lézard signifie aussi un bras musculeux, parce que le tressaillement des muscles sous la peau a été comparé à un lézard qui passe, cette explication serait accueillie avec doute, ou bien croirait-on qu’il est parlé des imaginations de quelque peuple sauvage. Cependant il s’agit du mot latin lacertus, lequel veut dire lézard, et que les poètes et les prosateurs ont mainte fois employé pour désigner le bras d’un héros ou d’un athlète. D’autres fois, le lézard a été remplacé par la souris, ce qui nous a donné musculus, mot qui signifie, comme on sait, tantôt souris et tantôt muscle. Cette singulière image paraît avoir eu du succès en tout temps. Littré fait remarquer que dans le gigot de mouton le muscle de la jambe se nomme souris. En grec moderne, le rat s’appelle mys pontikos (rat d’eau), ou, pour abréger, pontikos. Or, l’adjectif a également remplacé le substantif dans l’autre signification, et pontikos désigne le muscle.

Notre auteur a essayé de rendre visible aux yeux par des tableaux ou, comme on dit aujourd’hui, par des schèmes, le rayonnement ou l’enchaînement des différents sens d’un mot. Tantôt c’est une étoile, tantôt une ligne brisée. Mais il faut bien se rappeler que ces figures compliquées n’ont de valeur que pour le seul linguiste : celui qui invente le sens nouveau oublie dans le moment tous les sens antérieurs, excepté un seul, de sorte que les associations d’idées se font toujours deux à deux. Le peuple n’a que faire de remonter dans le passé : il ne connaît que la signification du jour. On a ingénieusement rappelé à ce propos ces hardis grimpeurs qui retirent sous leur pied droit le crampon qui le soutenait, après qu’ils ont mis le pied gauche sur le suivant. Le linguiste est seul à chercher la trace de ces mobiles échelons.


Celui qui, faisant l’histoire de la variation des sens, ne considérerait que les mots, risquerait de laisser échapper une partie des faits, ou bien il courrait le danger de les expliquer faussement. Une langue ne se compose pas uniquement de. mots : elle se compose de groupes de mots et de phrases.

Tout le monde se souvient d’avoir lu dans les dictionnaires, en cherchant un mot rare : « Il ne se dit plus que dans cette locution… ». Suit ordinairement une expression proverbiale, ou quelque terme technique, ou quelque phrase plus ou moins consacrée. Si l’on veut bien réfléchir sur la cause de ce phénomène, on sera amené à envisager les éléments du langage sous un aspect nouveau. Le linguiste attribue au mot une existence personnelle et continue à travers toutes les associations et combinaisons où il entre. Mais, dans la réalité, dès que le mot est entré en une formule devenue usuelle, nous ne percevons plus que la formule. Des vocables se sont conservés en certaines associations, lesquels ont depuis longtemps cessé d’être employés pour eux-mêmes, et que nous avons peine à reconnaître, quand on nous les présente hors de cette place unique qui leur est restée. Qu’est-ce, par exemple, que le mot conteste ? Il y a si longtemps qu’il est sorti de l’usage, que nous serions embarrassés de dire seulement de quel genre il est. Mais nous l’employons encore dans la locution : sans conteste. — Qu’est-ce, comme nom de couleur, que bis ? Il désignait autrefois le brun ou le noir. On disait : à tort ou à droit, à bis ou à blanc… L’un veut du blanc, l’autre du bis… C’est l’italien bigio. Nous ne l’employons plus qu’en parlant du pain. — Demeure, dans le sens de retard, a presque disparu ; mais tout le monde comprend l’expression : il y a péril en la demeure.

Ce n’est pas le mot qui forme pour notre esprit une unité distincte : c’est l’idée. Si l’idée est simple, peu importe que l’expression soit complexe ; notre esprit n’en percevra que la totalité. On peut même aller plus loin et se demander si, pour le plus grand nombre des hommes, il y a une conception nette et distincte du mot. Tout le monde sait que les personnes illettrées se laissent aller dans l’écriture aux plus étranges séparations, comme aux plus bizarres accouplements. Cela n’empêche pas que parmi elles il s’en trouve qui manient la pensée avec justesse, la parole avec propriété. Leur intelligence, en embrassant les masses, n’a jamais eu le loisir d’aller jusqu’au détail. Les missionnaires qui fixent les premiers par l’écriture la langue des peuples sauvages savent combien il est difficile de reconnaître où commencent et finissent les mots. Si l’étrusque a résisté jusqu’à présent aux tentatives de déchiffrement, cela tient en partie à la défectuosité des séparations.

Habitués au service que nous rend l’écriture, nous sommes exposés à nous montrer ingrats envers elle. La nouvelle école des fonétistes n’y pense peut-être pas assez, au moins le parti avancé, — car je ne veux pas tout désapprouver en leur entreprise. Dans nos langues modernes, où tant de vocables différents d’origine et de signification sont devenus semblables entre eux pour l’oreille, le mot ne se grave pas seulement dans l’esprit par le son, mais encore par l’aspect. À défaut d’orthographe, il faudrait recourir à un commentaire explicatif, comme font les Chinois, et comme nous faisons nous-mêmes quand nous disons : le nom de nombre cent, le sang qui coule dans nos veines.

Une fois encadré dans une locution, le mot perd son individualité et se désintéresse de ce qui arrive au dehors. Il n’est donc pas exact de parler, même à titre d’image, de la vie et de la mort des mots. Tel ne dit plus rien à l’intelligence, qui continue de figurer dans un contexte, où il est perçu non en tant que mot, mais en tant que partie intégrante d’un ensemble. Dans ce réduit où il est confiné, on le voit qui échappe aux changements de la langue, aux révolutions de l’usage et des idées. Nous disons rez-de-chaussée, quoique (rez, rasus) soit sorti du parler habituel. Faire un pied de nez se maintient en dépit du système métrique. Nous avons toujours des rhumes de cerveau, quoique aux yeux de la médecine moderne le cerveau soit bien étranger à l’affaire.

Aussitôt qu’un mot est entré dans une locution, son sens propre et individuel est oblitéré pour nous. Ces sortes d’incohérences frappent habituellement les étrangers plus que nous, surtout s’ils ont appris la langue non par l’usage, mais par des méthodes scientifiques. De là le purisme qu’affectent volontiers les étrangers qui parlent ou écrivent le français pour l’avoir appris à l’université.


On peut tirer de cet ordre de faits quelques réflexions sur la manière dont se modifient et se décomposent les langues. Si l’on s’en rapportait aux enseignements de la seule phonétique, les mots se transformeraient un à un, chacun pour soi, selon le nombre de syllabes, selon la place de l’accent, conformément à des règles invariables. En outre, les désinences destinées à périr s’éteindraient simultanément dans tous les mots de même espèce. La construction se modifierait d’une manière uniforme dans toutes les phrases composées des mêmes éléments logiques. Mais il n’en est rien. Cette régularité n’existe point, parce qu’une langue n’est point un assemblage de mots, mais qu’elle renferme des groupes déjà assemblés et pour ainsi dire articulés. Dans les inscriptions chrétiennes des premiers siècles, on voit qu’au milieu d’un latin extrêmement incorrect et déjà à moitié roman, subsistent des formules entières d’une latinité très supportable : ce sont les formules qu’un usage quotidien empêchait d’oublier, et dont une connaissance préalable dispensait d’analyser et de comprendre les éléments. Un peuple qui désapprend sa langue ressemble un peu à l’écolier qui récite une leçon à moitié sue : s’il y a des morceaux dont les mots ne se présentent qu’isolément et imparfaitement à sa mémoire, il y en a d’autres qui reviennent en bloc et passent tout d’une haleine. Nous observons encore quelque chose de semblable quand deux idiomes se côtoient et se mêlent, par exemple sur les frontières de deux pays ; ce ne sont pas seulement des mots, mais des phrases qui passent d’un peuple à l’autre. L’étude de M. Schuchardt sur le mélange des langues en fournit des exemples aussi étranges que variés.

On enseigne, non sans raison, que les cas de la déclinaison latine n’existent plus en français : cependant leur et Chandeleur sont des génitifs pluriels. Ce n’est sans doute point par un don spécial de longévité qu’ils ont survécu à leurs congénères : c’est grâce aux locutions où ils étaient comme embaumés.

Fèvre, en ancien français, signifie « ouvrier » (faber) : orfèvre conserve la construction latine. Quand nous disons la grand’rue, la grand’mère, nous parlons la langue du xiiie siècle. Vrais blocs de latin ou d’ancien français que charrie la langue d’aujourd’hui, sans égard pour les changements dans la grammaire et dans la construction…


Chacun de nous possède son assortiment de locutions abrégées, intelligibles pour les seuls intimes. Supposez qu’elles soient adoptées autour de nous, qu’elles deviennent d’usage courant parmi toute une catégorie de personnes, qu’elles soient répandues par la presse, ces abréviations pourront un jour prendre place dans la langue. Telle est l’origine de général. Il est évident que c’est là, pour désigner un grade militaire, une expression insuffisante. Mais si nous remontons jusqu’au xvie siècle, nous voyons que la locution se complète en capitaine général. Il y a, dans le règne animal, des crustacés qui, quand on les saisit par une patte, se laissent tomber à terre en laissant l’ennemi en possession de la patte, et en employant les neuf autres à fuir au plus vite. C’est une amputation de ce genre que subissent nos locutions, avec cette différence que la patte nous tient lieu de l’animal entier. Que signifie le nom d’école centrale ? Absolument rien. Il faut ajouter : des arts et manufactures. J’ai assisté à d’interminables discussions sur l’enseignement spécial, et sur le sens que le fondateur avait bien pu attribuer à cet adjectif. Personne, pas même le fondateur, ne s’est avisé de recourir à la charte de fondation, où il est parlé d’un enseignement spécial pour l’agriculture, le commerce et l’industrie. La plus belle époque de notre langue a connu ce jargon. Il y avait canal quand le roi et la cour se divertissaient sur le canal de Versailles. Il y avait caveau quand on jouait chez monseigneur dans la petite chambre ainsi nommée. Ces noms mêmes de monseigneur, de monsieur, de madame, sont des ellipses qui nous cachent un titre plus complet et plus retentissant.

Le linguiste constate qu’en tous les idiomes l’adjectif a une tendance à remplacer le substantif. Cette loi, qui semble appartenir uniquement à la grammaire, en suppose une autre qui appartient à la psychologie et à l’histoire. Quelques exemples vont aider à mieux me faire comprendre. Le français a perdu l’ancien mot qui servait à désigner le foie (jecur), et l’a remplacé par un adjectif signifiant « nourri de figues » (ficatum). Mais que faut-il conclure de ce changement ? Que nous avons ici un mot de la langue des cuisiniers. Ceux qui, dans nos restaurants, écoutent les appels de la salle à manger au sous-sol, peuvent surprendre mainte ellipse du même genre. — Il est question dans les livres de droit d’un certain genre de prêt qui s’appelle le prêt à la grosse : cet adjectif pourrait longtemps nous laisser rêveurs, si nous n’apprenions par ailleurs qu’il s’agit du prêt à la grosse aventure, sorte de contrat s’appliquant aux risques en mer. Plus on sera au fait d’une profession ou d’un genre de vie, ou bien encore plus on voudra le paraître, plus on usera de cette langue sténographique. Un soldat passe de l’active dans la territoriale. Un homme lancé assiste à toutes les premières. Outre la célérité, il y a dans ces sous-entendus quelque chose qui flatte l’amour-propre, comme l’attrait d’une initiation. Tous les progrès, toutes les inventions modernes en augmentent le nombre. Nous attendons le rapide dans les gares de chemin de fer. Au temps de l’exposition de 1878, on allait visiter le captif des Tuileries. C’est le même procédé dont se sert l’argot. « Cache ta menteuse », dit un personnage de Zola à sa fille qui bavarde. Ces exemples sont pris tout près de nous, empruntés au langage d’aujourd’hui ou d’hier : mais nous pourrions aussi bien en prendre à l’étranger ou dans l’antiquité. Frère se dit en espagnol hermano, qui représente le latin germanus, lequel s’employait déjà dans le même sens ; mais par lui-même, c’est un adjectif qui signifie « véritable, naturel ». Cicéron, disant dans une de ses lettres familières qu’en une certaine occasion il s’est conduit comme un véritable âne, se sert de ce mot : Me asinum germanum fuisse.

Nous n’avons guère cité que des substantifs ; mais il existe quelque chose de semblable pour les verbes. L’habitude fait que les compléments se sous-entendent et que, de transitif, le verbe devient neutre. C’est la contre-partie de ce que nous avons vu pour l’adjectif devenu substantif. — Exposez-vous ? est une question parfaitement claire pour un peintre. Une femme qui reçoit est admis par l’Académie. Les acheteurs savent ce qu’il faut entendre par un magasin qui envoie ou une maison qui liquide. Notre langue parlée est pleine de ces locutions : si bien qu’on a pu dire que l’abondance des verbes neutres est un signe de civilisation. Quelquefois la locution est allégée vers le milieu ; de toutes les sortes d’abréviation, c’est sans doute la moins bonne. Les géologues dissertent cependant sur l’homme tertiaire. En médecine, il est question de paralytiques progressifs. J’ai vu un membre de l’Académie française, parlant de M. Max Müller, l’appeler un philologue comparé. À la Sorbonne, entre candidats, tout le monde sait ce qu’il faut entendre par un bachelier scindé. Barbarismes affreux, si l’on veut, mais quand, en religion, on parle de réformés et de catholiques, l’ellipse, pour être plus ancienne, n’en est pas moins de même espèce.

Nous conclurons qu’en matière de langage, il y a une règle qui domine toutes les autres. Une fois qu’un signe a été trouvé et adopté pour un objet, il devient adéquat à l’objet. Vous pouvez le tronquer, le réduire matériellement : il gardera toujours sa valeur. À une condition toutefois, savoir, que l’usage qui attache le signe à l’objet signifié reste ininterrompu. Reconstruire une langue avec le seul secours de l’étymologie est une tentative risquée, qui peut réussir jusqu’à un certain point pour le commun des mots, mais qui vient se heurter à ce genre particulier d’obstacle résultant des locutions. On le sent bien quand on déchiffre un texte dont la langue ne nous est point parvenue par une tradition vivante. L’origine des mots est souvent claire, la forme grammaticale ne laisse prise à aucun doute, mais le sens intime nous échappe. Ce sont des visages dont nous découvrons les traits, mais dont la pensée reste impénétrable. Les seules langues anciennes que nous connaissions véritablement sont celles qui nous sont arrivées accompagnées de lexiques et de commentaires : le latin, le grec, l’hébreu, le sanscrit, l’arabe, le chinois.


Littré, dans un charmant travail intitulé : Pathologie du langage, a réuni un certain nombre de faits du même genre. Nous ne pouvons assez recommander la lecture de ce morceau, qui est un extrait de son grand dictionnaire, et comme un recueil de cas intéressants et curieux[230]. Mais ce que le grand savant français appelle pathologie est le développement normal du langage et l’événement de tous les jours. Les langues ne se prêtent qu’à ce prix à l’expression d’idées nouvelles ; il n’y a point là de maladie : quand elles sont arrivées par un circuit à créer quelque terme nouveau, elles effacent le chemin par où elles ont passé. Aussi l’étymologie n’a-t-elle la plupart du temps qu’un intérêt historique. Dans la vie de tous les jours, dans la discussion d’idées philosophiques ou politiques, l’examen des origines d’un mot peut constituer un point de départ ; mais ce ne serait pas la preuve d’un esprit bien fait d’y insister trop fortement et d’en tirer de trop longues ni de trop importantes conséquences.

Les mots, a-t-on dit avec raison, sont des verres qu’il faut polir et frotter longtemps, faute de quoi, au lieu de montrer les choses, ils les obscurcissent. Le souvenir trop présent de l’étymologie nuit souvent à l’expression de la pensée, qu’il risque de troubler par toute sorte de faux reflets. Le travail des siècles et le bienfait d’une longue suite de penseurs est d’affranchir et d’émanciper les mots, sans cependant les rendre pour cela entièrement étrangers à leurs parents ni à leur lieu d’origine.

Le seul cas où il puisse être légitimement parlé de pathologie, c’est le cas où un mot est employé par erreur pour un autre, soit à cause d’une ressemblance de son, soit par suite de quelque autre accident. Telle est la confusion qui s’est faite dans les esprits entre habit et habillé : ce dernier, qui devrait s’écrire abillé, est une expression métaphorique dont la signification est « apprêté, arrangé ». Elle a été d’abord employée en parlant du bois. Nous disons encore aujourd’hui : du bois en bille. Le souvenir de l’ancien sens s’est conservé dans quelques locutions, telles que : habiller un poulet, le voilà bien habillé[231] ! Ici encore, nous constatons la fidélité des locutions, lesquelles continuent leur existence sans se soucier du courant général.


Une langue ne se compose pas seulement de mots et de locutions, il faut un appareil pour contenir et maintenir ces matériaux.

Guillaume de Humboldt dit que nous portons dans notre esprit une sorte de grammaire qui, tôt ou tard, finit par marquer son empreinte sur le langage. C’est ce qu’il appelle Die innere Sprachform (la forme linguistique intérieure). Rien n’empêche d’accepter cette expression, mais à condition de la bien comprendre. Il est bien clair que la forme linguistique intérieure n’est pas un don de la nature, puisqu’elle varie d’un idiome à l’autre, et puisque pour un seul et même idiome elle se modifie dans le cours des âges. La forme linguistique intérieure n’est pas autre chose que le souvenir de la langue maternelle. Mais, à son tour, ce souvenir s’impose aux parties restées flottantes de la langue, et les fait entrer dans les cadres établis.

Ce n’est d’ailleurs pas le seul problème de ce genre. En voici un autre non moins curieux.

La mort matérielle d’une désinence n’en suspend point l’usage. Longtemps encore après qu’elle a disparu, le langage y peut faire appel et lui demander des services comme si elle existait encore. Chose remarquable, ces services, la désinence absente continue de les rendre. Bien plus, on voit la fonction grammaticale dont elle était l’exposant se propager, quoique privée de toute expression, en sorte que la portion la plus importante de son histoire est quelquefois celle où elle a perdu son représentant extérieur et tangible.

Cette survivance des désinences peut se constater dans toutes les langues. Un exemple frappant en français, ce sont les locutions comme la rue Monsieur-le-Prince, l’hospice Cochin, l’institut Pasteur. Quoique le français depuis des siècles ait perdu l’exposant du génitif, nous employons ici de véritables génitifs. Bien entendu, pour qu’un fait de ce genre puisse se produire, il faut que la langue ait conservé un certain nombre de modèles. Des expressions comme l’Hôtel-Dieu, l’église Notre-Dame, la place Dauphine ont été le type sur lequel le langage a continué de travailler. Qu’on veuille bien parcourir aujourd’hui une liste des rues et places de Paris : jamais le génitif n’a été plus employé que depuis qu’il est dépourvu de tout signe. Il faut ajouter toutefois que, comme cet emploi se borne en général à des noms propres, la conscience populaire a un peu varié en ce qui le concerne, et aujourd’hui elle sent plutôt en ces noms une sorte de baptême qu’un cas marquant la possession.

Je dirai à ce sujet qu’on doit prendre garde de confondre les langues qui ont eu une flexion et qui l’ont perdue avec celles qui ne l’ont jamais possédée. L’anglais, avec une facilité qu’il est permis de lui envier, transforme ses substantifs en verbes. Il prendra, par exemple, le substantif grace (beauté) et il dira : It would grace our life, « cela embellirait notre vie ». Ce que sent l’Anglais, c’est positivement un infinitif : quoique nullement exprimée, l’idée de l’infinitif se présente sans équivoque à son esprit. La phrase vient se placer dans un ancien moule formé à l’époque de la flexion, et qui y survit…

Les différentes langues s’écartent notablement les unes des autres sur ce point. La clarté du discours dépend du plus ou moins grand usage qui est fait de ces survivances. Un idiome tire son caractère de ce qu’il sous-entend aussi bien que de ce qu’il exprime. La juste proportion en ce genre fait le mérite d’une langue, comme la proportion des pleins et des vides en architecture.

L’allemand a gardé les tours d’une langue synthétique, quoique beaucoup de désinences aient disparu ou aient cessé d’être reconnaissables. Quand Goethe dit, dans son Iphigénie : Denkt Kinder und Enkel, « souvenez-vous de vos enfants et de vos descendants », c’est un génitif qu’il prétend employer. Mais rien ne l’indique au dehors. La difficulté de la langue allemande tient en partie à ces touches qui résonnent seulement pour l’oreille interne.

Ce n’est pas ici le lieu de multiplier les exemples. Mais cette forme linguistique intérieure dont parle Humboldt ne borne pas là son action : elle est, pour ainsi dire, présente à tout le développement du langage, habile à réparer les pertes, à sauver par d’utiles accroissements les désinences en péril, prête à profiter des accidents, prompte à étendre les acquisitions. C’est elle qui a donné à l’anglais son triple pronom possessif, his, her, its, dont les langues romanes ne possèdent pas l’équivalent. C’est elle qui a enrichi la conjugaison française de temps que ne connaissait point le latin. Elle fait concourir à un seul et même but des phénomènes d’origine très différente. Elle infuse une signification à des syllabes primitivement vides ou indifférentes…


Nous arrivons de la sorte à une question extrêmement importante et délicate : jusqu’à quel point l’intention a-t-elle une part dans les faits du langage ? Les linguistes modernes, en général, sont très nets pour repousser l’idée d’intention. Tout au plus admettent-ils que des accidents survenus fatalement et sans aucune prévision aient été utilisés d’une façon spontanée et inconsciente. Il est certain qu’on a singulièrement abusé autrefois des intentions prêtées au langage, et qu’on lui a attribué dans le détail toute sorte de distinctions et d’arrière-pensées dont il est innocent. Mais la doctrine contraire n’est pas moins éloignée de la vérité. Il semble que la linguistique moderne confonde l’intelligence avec la réflexion. Pour n’être pas prémédités, les faits du langage n’en sont pas moins inspirés et conduits par une volonté intelligente. Entre l’acte populaire qui crée subitement un nom pour quelque idée nouvelle, et l’acte du savant qui invente une désignation pour un phénomène scientifique récemment découvert, il y a différence quant à la promptitude du résultat et quant à l’intensité de l’effort, mais il n’y a pas différence de nature. Des deux parts, la faculté mise en jeu est la même. L’exagération serait singulière, de supposer d’un côté un agent intelligent et libre, de l’autre un agent inconscient et aveugle.

Même cette autre partie, plus matérielle, de la linguistique qui traite des sons, la phonétique, pour laquelle on voudrait aujourd’hui revendiquer, avec l’inconscience des phénomènes physiologiques, la précision des lois mathématiques, n’est pas absolument d’un autre ordre, car c’est le cerveau, tout autant que le larynx, qui est la cause des changements. Au moins faudrait-il faire une distinction entre les phénomènes qui tiennent à la structure des organes et à une impérieuse nécessité de prononciation, et ceux qui viennent de l’instinct d’imitation et de simples préférences. Sans nous étendre plus longtemps sur ces considérations, disons que ce sont là les exagérations passagères d’un principe vrai et excellent, savoir la régularité des phénomènes de la parole. Mais nous ne doutons pas que la linguistique, revenant de ses paradoxes et de ses partis pris, deviendra plus juste pour le premier moteur des langues, c’est-à-dire pour nous-mêmes, pour l’intelligence humaine. Cette mystérieuse transformation qui a fait sortir le français du latin, comme le persan du zend et comme l’anglais de l’anglo-saxon, et qui présente partout sur les faits essentiels un ensemble frappant de rencontres et d’identités, n’est pas le simple produit de la décadence des sons et de l’usure des flexions ; sous ces phénomènes où tout nous parle de ruine, nous sentons l’action d’une pensée qui se dégage de la forme à laquelle elle est enchaînée, qui travaille à la modifier et qui tire souvent avantage de ce qui semble d’abord perte et destruction. Mens agitat molem…

FIN



INDEX


  • Ablatif absolu (survivance de l’), 59.
  • Ablaut, 65.
  • Abstraits (noms), 148, 273.
  • Abtreten, 213.
  • Accabler, 132.
  • Accusatif (sens divers de l’), 245.
  • Adjectifs devenus substantifs, 327.
  • Adolere, 172.
  • Adulterium, 123.
  • Adverbe (la catégorie de l’), 200.
  • Adverbes latins en e, 97.
  • Æger, 106.
  • Affaiblissement du sens, 113.
  • Affligé, 113.
  • Aigre, 144.
  • Amant, 112.
  • Anxious (l’anglais), 113.
  • Antiquité des langues (ce qu’il faut entendre par), 98.
  • Aoriste (l’analogie étend l’aoriste à tous les modes), 84.
  • Armare, 134.
  • Article (origine de l’), 231.
  • -âtre (mots français en).
  • Audire, 106.
  • Augment (l’augment modifiant un adverbe ou un pronom), 82.
  • Avis (mots latins contenant), 140. Dérivés français, 107.

  • Bourgeois, 116.
  • Briller, 132.
  • Buhle (l’allemand), 112.
  • Busse (l’allemand), 126.
  • But (anglais), 223.

  • Calvados, 196.
  • Cas. Affaiblissement de la valeur significative des cas, 216. — Pourquoi les cas du latin n’ont pas passé dans les langues romanes, 17.
  • Catégories grammaticales, 199.
  • Cedere, 212.
  • Chaire, 316.
  • Civitas, 150.
  • Classis, 150.
  • Cliens, 106, 115.
  • Comparatif latin, ce qu’il est devenu dans les langues romanes, 14.
  • Compello, 114.
  • Composés, 172.
  • Conjonction (la catégorie de la), 204.
  • Conjugaison française, 73.
  • Conjugaison grecque, 68, 101.
  • Conjugaison germanique, 25.
  • Consules, 124.
  • Contagion, 221.

  • Dame, 103.
  • Danger, 158.
  • Déclinaison grecque, 70.
  • Déclinaison latine (survivances de la), 55.
  • Déclinaison dans les langues modernes de l’Inde, 241.
  • Defendere, 172.
  • Defunctus, 170.
  • Delevi, 81.
  • Déluré, 318.
  • Dessiller, 318.
  • Duntaxat, 189.

  • -ei (le suffixe allemand), 75.
  • Élargissement du sens, 128.
  • -eln (verbes allemands en).
  • -en (fausse désinence du pluriel en anglais), 62.
  • Entendre, 171.
  • Épaississement du sens, 148.
  • Épices, 122.
  • -er (fausse désinence du pluriel allemand), 63.
  • Er et sie, pronoms allemands, anciennes formules de politesse, 115.
  • Erudire, 138.
  • Examen, 160.
  • Exstinguere, 138.

  • Facio, 123.
  • Facultas, 150.
  • Factio, 123.
  • Fast (allemand), 257.
  • Fatigo, 113.
  • Fee (l’anglais), 130.
  • Felis, 120.
  • Felix, 82.
  • Fenum, 121.
  • Ferme, 257.
  • Fingere, 195.
  • Flare (dérivés de flare en français), 107.
  • Frau (allemand), 103.
  • Fréquentatif (verbes fréquentatifs remplaçant les verbes simples), 107.
  • Fructus, 149.

  • Gagner, gain, 129.
  • Gaz, 195.
  • Gemma, 139.
  • Génitif avec les verbes, 218.
  • Génitif anglais, 24.
  • Germanus, 329.
  • Gérondif latin, 50. — Gérondif français, son emploi, 299.
  • Getreide (l’allemand), 122.
  • Goshtha (sanscrit), 138.
  • Grammairiens français, 297.
  • Groupes articulés, 186.

  • Habiller, 333.
  • Herr (l’allemand), 115.
  • Homo, 127.

  • Impératif, 262.
  • Industrius, 145.
  • Infinitif (l’infinitif est une acquisition nouvelle), 88.
  • Inversions, 60.
  • Invitare, 114.
  • -ish (verbes anglais en), 76.

  • Lacertus, 320.
  • Legio, 150.
  • Liberi, 167.
  • List (l’allemand), 111.
  • Locutions, 322.
  • Logique du langage, 243.
  • Loi (ce qu’il faut entendre par), 11.
  • Luere, 107.
  • Lustrare, 132.
  • Luxus, 137.

  • Mactare, 172.
  • Magis, 15.
  • Maîtresse, 112.
  • Manifestus, 175.
  • Mansio, 151.
  • Maturus, 161.
  • Meditor, 217.
  • Méliorative (tendance), 112.
  • Memini, mens, 33.
  • Mentiri, 111.
  • Métaphore, 135, 316.
  • Migrare, 171.
  • Minne (l’allemand), 112.
  • Mortuus, 77.
  • Muer, 310.
  • Musculus, 321.
  • Muth (l’allemand), 125.

  • Négation. Mots négatifs en français, 221.
  • Neutre latin (survivance du), 57.
  • Noctu, 76.
  • Noms propres, 197.
  • Noms propres grecs, 176.
  • Novellæ, 167.
  • Obliviscor, 80.
  • Omnes, 82.
  • Oppido, 256.
  • Ordo, ordiri, 139.
  • Ordre des mots, 235.

  • Pæne, 257.
  • Participe moyen en -mini étendu à tous les temps, 83.
  • Participe passé en français, 224.
  • Passif (le passif, acquisition nouvelle), 94.
  • Pecunia, 129.
  • Péjoratif (la prétendue tendance péjorative), 110.
  • Periculum, 110.
  • Petere, 211.
  • Plonger, 132.
  • Plus, 15.
  • Polysémie, 154, 312.
  • Portio, 151.
  • Post, 77.
  • Prædium, 128.
  • Præstare, 81.
  • Prætor, 124.
  • Prégnants (mots), 168.
  • Préposition (la catégorie de la), 201.
  • Prépositions. Pourquoi elles ont remplacé les cas, 17.
  • Pronom (la catégorie du), 206.
  • Pronom relatif, 227.
  • Prostratus, 81.
  • Prude, 111.
  • Pureté de la langue, 281.
  • Putare, 137.
  • Putzen (allemand), 137.

  • Quamvis, 188.

  • Redoublement remplacé par l’augment, 83.
  • Regina, 103.
  • Regio, 150.
  • Religens, religiosus, 36.
  • Rità (italien), 153.
  • Rivalis, 140.
  • Runagate (anglais), 289.

  • -sal, -selig (suffixes allemands), 50.
  • -sco (verbes latins en), 43.
  • Scrupulum, 130.
  • Sehr (allemand), 114.
  • Senex, 106.
  • Sentio, 36.
  • Sequor, 217.
  • Si (origine de l’idée conditionnelle), 225.
  • Silly (l’anglais), 111.
  • Smart (l’anglais), 113.
  • Solidus, 130.
  • Spatium, 131.
  • Species, 122.
  • Spes, 35.
  • Splendere, 132.
  • Subjectif (élément), 254.
  • Sweet-heart (anglais), 50.

  • Tegmen, 119.
  • Templum (mots contenant), 140.
  • Tempus, 131.
  • Totus, 104.
  • Tourmenter, 113.
  • Traire, 309.
  • Tranquillitas, 138.
  • Transitive (la force), 209.
  • Tribunus, 124.
  • Triumvir, 175.
  • Truncus, 160.

  • Umlaut, 65.
  • Understand, 214.
  • Ungefähr, 257.
  • Urbs, 127.
  • -urio (verbes latins en), 44.

  • Vadium, 128.
  • Valetudo, 110.
  • Veneror, 197.
  • Venus, 197.
  • Verbes actifs et verbes neutres, 209, 330.
  • Verbes allemands en ieren, 91.
  • Verbes auxiliaires, 25, 232.
  • Verstehen, 214.
  • Vestis, 149.
  • Vezzoso (l’italien), 113.
  • Vindemia, 133.
  • Volupe, voluptas, 35.

  • Wetten (l’allemand), 128.
  • Witz (l’allemand), 125.

  • ἄλογον, 121.
  • ἀνήρ, ἄνθρωπος, 37.
  • ἀνειρα, 103.
  • -ατος (le suffixe), 72.
  • ἀρχαί, 32.

  • βαίνω, βίβημι, βάσκω, 41.
  • βουκολέω, 133.
  • βυσσοδομεύω, 145.

  • γέρων, 106.

  • εἴκειν, 212.
  • ἑκατομβή, 134.
  • ἐλπίς, ἔλπομαι, 35.
  • ἐμπόδων, 78.
  • ἐπίσταμαι, 213.

  • ἡδονή, 35.

  • θά, 93, 187.

  • -ιάω (verbes grecs en), 45.
  • ἱκνέομαι, 211.

  • -κα (parfait grec en), 52.
  • κάμνω, 113.
  • κατά, 24.
  • κτήματα, 121.

  • μανία, 33.
  • μέμνημαι, 33.
  • μένος, 33.
  • μηχανάω, 145.
  • μιμνήσκω, 33.

  • πειρατής, 121.
  • πλεῖον, 15.
  • ποιητής, 169.
  • πονηρός, 36.
  • πόρος, 140.

  • σοφίζω, 141.
  • στοιχεῖα, 32.
  • συμφωνέω, 147.

  • τάλας, 34.
  • τείνω, τιταίνω, τανύω, 41.
  • -τατος (le suffixe), 72.
  • τλήμων, 34.
  • τολμάω, 34.

  • φεύγω, φυγγάνω, 41.
  • φράτωρ, 167.



TABLE DES MATIÈRES


PREMIÈRE PARTIE
LES LOIS INTELLECTUELLES DU LANGAGE
CHAPITRE I
Définition du mot loi. — Idée fausse qui règne au sujet des langues dites synthétiques et analytiques. — La spécialité de la fonction est l’une des choses qui caractérisent les langues analytiques. 
 11
CHAPITRE II
Preuves de l’existence d’une répartition. — Limites du principe de répartition. 
 29
CHAPITRE III
Ce qu’il faut entendre par ce mot. — L’irradiation peut créer des désinences grammaticales. 
 43
CHAPITRE IV
Ce que c’est. — Exemples tirés de la grammaire française. — De l’archaïsme. 
 55
CHAPITRE V
Fausses désinences du pluriel. — Fausses désinences des cas. — L’apophonie. 
 62
CHAPITRE VI
Idée fausse sur l’analogie. — Cas où le langage se laisse guider par l’analogie. — A. Pour éviter quelque difficulté. — B. Pour obtenir plus de clarté. — C. Pour souligner soit une opposition, soit une ressemblance. — D. Pour se conformer à une règle ancienne ou nouvelle. — Conclusions sur l’analogie. 
 67
CHAPITRE VII
Nécessité d’indiquer les acquisitions à côté des pertes. — L’infinitif. — Le passif. — Les suffixes adverbiaux. — Conclusions historiques. 
 87
CHAPITRE VIII
Difficulté de cette étude. — Formes surabondantes produites par le mécanisme grammatical. — Avantages de l’extinction. Y a-t-il des formes fatalement condamnées à disparaître ? 
 101
DEUXIÈME PARTIE
COMMENT S’EST FIXÉ LE SENS DES MOTS
CHAPITRE IX
D’où vient la « tendance péjorative ». — La « tendance à l’affaiblissement ». — Autres tendances non moins imaginaires. 
 109
CHAPITRE X
Pourquoi les mots sont disproportionnés aux choses. — Comment l’esprit redresse cette disproportion. 
 118
CHAPITRE XI
Causes de l’élargissement du sens. — Les faits d’élargissement sont autant de renseignements pour l’histoire. — Ils sont une conséquence du progrès de la pensée. 
 128
CHAPITRE XII
Importance de la métaphore pour la formation du langage. — Les métaphores populaires. — Provenances diverses des expressions métaphoriques. — Elles passent d’une langue à l’autre. 
 135
CHAPITRE XIII
Ce qu’il faut entendre par l’épaississement du sens. — Exemples tirés de diverses langues. 
 148
CHAPITRE XIV
Ce que c’est que la polysémie. — Pourquoi elle est un signe de civilisation. — D’où vient qu’elle ne cause pas de confusion. — Une nouvelle acception équivaut à un mot nouveau. — De la polysémie indirecte. 
 154
CHAPITRE XV
Pourquoi une locution peut être mutilée sans rien perdre de sa signification. — Le raccourcissement, cause d’irrégularités dans le développement des sens. — Les locutions dites « prégnantes ». 
 163
CHAPITRE XVI
Importance du sens. — De l’ordre des termes. — Pourquoi le latin forme moins de composés que le grec. — Limites de la composition en grec. — Des composés sanscrits. — Les composés n’ont jamais plus de deux termes. 
 173
CHAPITRE XVII
Exemple de groupes articulés. — Leur utilité. 
 186
CHAPITRE XVIII
Les noms donnés aux choses sont nécessairement incomplets et inexacts. — Opinion des philosophes de la Grèce et de l’Inde. — Avantages de l’altération phonétique. — Les noms propres. 
 191
TROISIÈME PARTIE
COMMENT S’EST FORMÉE LA SYNTAXE
CHAPITRE XIX
Ce qu’il faut entendre par les catégories grammaticales. — Comment ces catégories existent dans l’esprit. — Sont-elles toutes du même temps ? 
 199
CHAPITRE XX
D’où vient l’idée que nous avons d’une force transitive résidant en certains mots. — Verbes changeant de signification et devenant transitifs. — La force transitive est ce qui donne à la phrase l’unité et la cohésion. — L’ancien appareil grammatical est dépouillé de sa valeur originaire. 
 209
CHAPITRE XXI
Exemples de contagion. — Les mots négatifs en français. — L’anglais but. — Le participe passé actif. — La conjonction si
 221
CHAPITRE XXII
Le pronom relatif. — L’article. — Le verbe substantif. — Les verbes auxiliaires. 
 227
CHAPITRE XXIII
Pourquoi la rigueur de la construction est en raison inverse de la richesse grammaticale. — D’où vient l’ordre de la construction française. — Avantages d’un ordre fixe. — Comparaison avec les langues modernes de l’Inde. 
 235
CHAPITRE XXIV
De quelle nature est la logique du langage. — Comment procède l’esprit populaire. 
 243
CHAPITRE XXV
Ce qu’il faut entendre par l’élément subjectif. — Comment il est mêlé au discours. — L’élément subjectif est la partie la plus ancienne du langage. 
 254
CHAPITRE XXVI
Rôle du langage dans les opérations de l’intelligence. — Où réside la supériorité des langues indo-européennes. — Quelle place la Linguistique doit occuper parmi les sciences. 
 266
 341

  1. En écrivant ceci, je pense à toute une série de livres et d’articles tant étrangers que français. Le lecteur français se souviendra surtout du petit livre d’Arsène Darmesteter, la Vie des mots. Il est certain que l’auteur a trop prolongé, trop poussé à fond la comparaison, de telle sorte que par moments il a l’air de croire à ses métaphores, défaut pardonnable si l’on pense à l’entraînement de la rédaction. J’ai été l’ami, leur vie durant, des deux Darmesteter, ces Açvins de la philologie française, j’ai rendu hommage à leur mémoire, et je serais désolé de rien dire qui pût l’offenser. (Voir à la fin de ce volume mon article sur la Vie des mots.)
  2. Je signale à l’attention de mes lecteurs le récent travail de M. Victor Henry, qui, d’un point de vue différent, combat la même erreur : Antinomies linguistiques.
  3. Schleicher avait d’abord été destiné à l’état ecclésiastique. Il avait ensuite été hégélien.
  4. Dans mes Mélanges de mythologie et de linguistique, dans l’Annuaire de l’Association des études grecques, dans les Mémoires de la Société de linguistique, dans le Journal des savants, etc.
  5. « Un souffle, s’écrie quelque part Herder, devient la peinture du monde, le tableau de nos idées et de nos sentiments ! » C’est présenter les choses en philosophe épris du mystère. Il y avait plus de vérité dans le tableau tracé par Lucrèce. Il a fallu des siècles et combien d’efforts pour que ce souffle apportât une pensée clairement formulée !
  6. Σημαντικὴ τέχνη, la science des significations, du verbe σημαίνω « signifier », par opposition à la Phonétique, la science des sons.
  7. Histoire de la langue française, 2e  édit., p. 3, 10.
  8. Comparatif de grand, fort, haut, jeune, gent.
  9. Cela n’empêche pas que le mot plus, au sens de πλεῖον, et avec sa pleine et entière signification, ne continue d’être employé. Ex. : « En voulez-vous plus ? — Qui peut le plus peut le moins. » Nous aurons par la suite de nombreux exemples de cette segmentation des sens. Il est curieux d’observer que la prononciation a jusqu’à un certain point différencié ces deux plus.
  10. Les cas de la déclinaison indiquaient bien le lieu où l’on va, le lieu d’où l’on vient, celui où l’on est. Mais il n’y avait pas de désinence pour dire « à travers », pour dire « sur », pour dire « avec », pour dire « autour », etc.
  11. On trouvera dans la Syntaxe de Delbrück de nombreux exemples de ce changement de rôle, les anciens adverbes devenant prépositions. Mais je diffère d’avis avec l’auteur du Grundriss sur l’ordre et l’enchaînement des faits.
  12. Dans ce membre de phrase : βλεφάρων ἀπὸ δάκρυον ἧκεν (a palpebris lacrimam demisit), ἀπὸ accompagne le génitif plutôt qu’il ne le régit. Il en est de même de ἐπί avec le datif : οἷσιν ἐπὶ Ζεὺς θῆκε κακὸν μόρον (quibus Jupiter imposuit malam sortem). Ou de l’accusatif avec περί : νῆσον τὴν πέρι πόντος ἀπείριτος ἐστεφάνωται (insulam quam circum pontus infinitus ambit). On pourrait aussi bien, dans ces exemples, supposer que la particule de lieu détermine les verbes.
  13. Vie d’Octave Auguste, 86.
  14. C. I. L., IX, 3 513.
  15. C. I. L., VIII, 10 570 ; X, 3 344.
  16. Boissier, Journal des savants, 1896, p. 503.
  17. On sait que cette préposition a ensuite passé dans les langues romanes : espagnol, cada uno ; italien, caduno ; ancien français chaün, cheün.
  18. P. 522. Parlant de la confusion des cas, M. Bonnet dit : « Il est permis de douter que l’usure des formes y ait été pour beaucoup. Il ne faut pas oublier, en effet, que si l’accusatif singulier, le plus souvent, ne se distingue de l’ablatif que par une m, qui probablement s’articulait péniblement, il en est tout autrement du pluriel et du singulier neutre dans la troisième déclinaison. Ici les désinences as et is, os et is, es et ibus, es et ebus, us et ibus, us et ore, en et ine, etc., avaient conservé leurs sons parfaitement distincts. Il n’en fallait pas tant pour aider à discerner les cas. »
  19. Aussi ne pouvons-nous approuver la mode nouvelle qui s’est établie depuis quelques années au sujet de la préposition avec.
  20. Il y a, comme le fait remarquer M. Jespersen, une certaine élégance mathématique à remplacer par une simple lettre les désinences si variées du latin. Mais on ne peut douter que les anciens prenaient plaisir à cette variété : c’était comme une série d’accords musicaux qu’ils aimaient à entendre résonner et se mélanger. Le langage s’est dépouillé de ce luxe un peu enfantin.
  21. De là la question qu’on entend si fréquemment : Quelle différence y a-t-il ?…
  22. Le Patois de la commune de Vionnaz (Bas-Valais), dans la Bibliothèque de l’École des hautes études, 1880.
  23. A. Meillet, De Indo-Europæa radice men, Paris, Bouillon, 1897.
  24. Il., XX, 19 ; Od., XXIV, 162, etc.
  25. Théognis, v. 591, 1 029.
  26. Dans les langues modernes, la racine tol, contenue en τολμάω, a servi à nommer la patience en allemand (Ge-dul-d). On la retrouve aussi dans le latin tolerare.
  27. Le verbe ἔλπω commençait par un v ou ϝ, comme on le voit par le parfait ἔολπα (pour ϝέϝολπα.)
  28. Πονηρὰ ἱππάρια, πονηρὸν ὄψον, ὕδωρ. Πονηρὰ πράγματα. De la même racine qui a donné πόνος, « la peine », πενία, « la pauvreté », πένομαι, « être dans l’indigence ». — Cf. le double sens de méchant en français.
  29. Nous reviendrons sur ce point au chapitre de l’Analogie.
  30. C’est l’adjectif (ἄνθρωπος ayant d’abord été adjectif) qui prend la signification la plus générale. Il en est de même pour Mann et Mensch. Il en est de même aussi en français, pour les hommes et les humains.
  31. Nous avons en français quelque chose de semblable, mais seulement à l’état rudimentaire. Pour marquer la différence entre l’homme et les animaux on a poitrine et poitrail, narines et naseaux, etc. Il va sans dire que l’étymologie n’y est pour rien.
  32. Voir à la fin de cette première partie.
  33. Il faut excepter toutefois les deux savants américains M. Wheeler et M. Lanman, dont on trouvera cités les travaux plus loin. M. Ludwig, sous le nom d’Adaptation, a d’abord attiré l’attention de ce côté.
  34. Cf. en grec εὑρίσκω, « je trouve », τιτρώσκω, « je blesse », διδράσκω, « je cours », etc. Dans Homère, σκω s’ajoute indifféremment à tous les verbes. Voir, par ex., Odyssée, XVII, 331 et 335, XVIII, 324, etc. Cette même désinence se trouve aussi en sanscrit, mais elle n’a pas davantage le sens inchoatif.
  35. Il y a une différence de quantité, le suffixe tor ayant eu primitivement, selon l’occurrence, o long ou o bref. Cf. en grec ῥήτωρ, ῥήτορος.
  36. Du reste, par elle-même, cette formation en ια n’implique rien de ce genre : ἁρμονία, « union » ; διδασκαλία, « enseignement » ; μεσημβρία, « midi », etc.
  37. On pourrait faire des observations toutes semblables sur nos mots français en iller, comme sautiller, en eté, comme tacheté, etc.
  38. Nous citerons à titre d’échantillons : animula, apicula, avunculus, agellus, corolla, bacillum, etc. Un diminutif est à la base de somnolentus, fraudulentus, violare
  39. Voir Grimm, Grammaire allemande, III, 688.
  40. On sait que le suffixe mentum est le développement de men : augmen, augmenlum ; segmen, segmentum.
  41. Sayce, Introduction to the science of language, II, 346.
  42. Ou même operis faciundo (Orelli, 5 757), en faisant de faciundum un substantif neutre, semblable pour le sens au français confection.
  43. La vraie solution a été donnée par M. L. Havet. Les exemples ont été réunis par notre élève regretté S. Dosson, De participii gerundivi significatione, Hachette, 1887. Voir aussi ce que j’ai dit dans les Mémoires de la Société de linguistique, VIII, 307.
  44. Voir ses Grundzüge (5e  édit.), p. 61. M. Ascoli avait déjà conjecturé quelque chose de semblable. C’est le même c que nous avons en latin dans fecundus, jucundus.
  45. Il paraît même qu’au mot français chaise on a trouvé un singulier, shay. Wheeler, Analogy, p. 14.
  46. Dans ses Remarques sur la langue française, Vaugelas fait mention de cette règle : « Cette règle, dit-il, est fort belle et très conforme à la pureté et à la netteté du langage ». C’est ce que Guillaume de Humboldt exprime de son côté en ces termes : « Es sinken die Formen, nicht aber die Form, die vielmehr ihren alten Geist über die neuen Umgestaltungen ausgoss ».
  47. Voir ci-dessus, p. 40.
  48. La rue Montmartre, le boulevard Malesherbes, la place Victor-Hugo, etc. Les plumes Saint-Pierre, les lampes Swan, etc.
  49. Voir ce que j’ai dit au sujet de l’allemand dans mon livre : De l’enseignement des langues vivantes, p. 65.
  50. L’anglais child, qui faisait anciennement au pluriel cildru, cildre, a encore ajouté par-dessus la syllabe en : children. Sur l’identité primitive de Kind et de child, voir les Mémoires de la Société de linguistique, t. VII, p. 445.
  51. Je suppose qu’il est inutile de répéter ce que j’ai dit en commençant sur cette volonté à demi consciente et opérant à tâtons qui préside à l’évolution du langage.
  52. Quelques linguistes, en ces dernières années, ont soutenu que la conjugaison en μι était la plus moderne. Nous ne pouvons voir dans cette thèse qu’un ingénieux paradoxe, que la vue seule du latin aurait dû empêcher de naître.
  53. Les faits sont les mêmes dans l’Inde. Voir Otto Franke, Die Sucht nach a-Stämmen im Pâli. (Annales de Bezzenberger, XXII, p. 202.)
  54. Odyssée, I, 352.
  55. Il y a encore quelques rares traces de l’état antérieur. Aulu-Gelle (XIX, 7) cite de Lévius l’expression silenta loca. Silenta est un pluriel neutre à la manière de φιλοῦντ-α. Mais le latin a perdu l’habitude de ces neutres : il dit veloc-ia, locuplet-ia, simplic-ia. Au génitif pluriel, on a encore parentum, animantum : mais la forme ordinaire est ium (adulescentium, infantium, discordium).
  56. Præfectus fabrum, duo milia sestertium, templa deum, etc.
  57. Nous devons ce modèle d’étude historique à M. Ascoli, dans les Studien de Curtius, IX, 342.
  58. Encore au xvie siècle, les fractions, en mathématiques, s’appellent les nombres roupts. La route désigne une voie qu’on a faite en rompant la forêt et le terrain.
  59. Les enfants, en disant j’ai prendu, se conforment aux modèles fournis par la langue. On a, depuis longtemps, reconnu en eux d’actifs auxiliaires de la régularité grammaticale. Au lieu de I came, I caught, on les entend dire en anglais I comed, I catched.
  60. Les verbes latins ayant leur parfait en ui, comme habui, tenui, ont été des premiers à prendre un participe en utus.
  61. Les seuls survivants qui n’aient pas été remaniés sont : vous dites (dicitis), vous faites (facitis).
  62. Curtius, Das Verbum, I, 74.
  63. On a soutenu récemment que c’est noctu qui a influencé diu : mais pour établir la vraie filiation, il suffit de rappeler le sanscrit divas ou djus, « jour » (pūrvē-djus, « hier »).
  64. La forme mortus est, en effet, celle que le verbe a reprise dans les langues romanes.
  65. Mortuum aut vivum. — vivo et mortvo. C. I. L. VI, 6 467 ; IX, 4 816, etc.
  66. Sanscrit pas, « après », dans paç-cāt.
  67. L’analogie par opposition se retrouve également dans l’antithèse ἡμεῖς et ὑμεῖς, μακρός et μικρός. Voir aussi (Mém. Soc. ling., IX) ce que j’ai dit de l’adverbe σιωπῇ.
  68. Journal de Kuhn, XXV, 289.
  69. Voir Bloomfield, On adaptation of suffixes in congeneric classes of substantives, Baltimore, 1891. — Zimmer, American Journal of Philology, 1895, p. 419.
  70. Obliviscor signifie littéralement « jaunir, s’effacer ». La métaphore vient d’une écriture qui pâlit. Varron (De L. L. V, 10) appelle les mots sortis de l’usage : oblivia verba.
  71. Felicia arma. Felix omen.
  72. Un vin agréable à boire. — Un conseil difficile à suivre. — Une offense impossible à pardonner. — En grec καλὸς ὁρᾶν, ἄξιος θαυμάσαι, ῥᾴδιον μαθεῖν. — En latin : mirabile visu, difficile dictu, etc. Cicéron (Ad Fam., IX, 25) nous donne en passant cet exemple de changement survenu dans le sens : Nunc ades ad imperandum, vel ad parendum potius : sic enim antiqui loquebantur.
  73. Infinitorum vis in nomen rei resolvitur. (Priscien.)
  74. Comparer, par exemple, frui et fructus, regere et regio, etc. Voir ci-dessous, le chapitre des mots abstraits.
  75. Cette explication des verbes allemands en ieren a été contestée récemment par M. Leo Wiener (American Journal of philology, 1895, p. 330). Ce savant pense qu’il en faut chercher l’origine dans les noms en ier, ierre, comme floitierre, « flûtier », d’où floitieren, « flûter ». Mais les faits ne paraissent guère d’accord avec cette explication. Les substantifs qu’il faut supposer manquent le plus souvent. En outre, nous voyons clairement deux désinences superposées dans les verbes comme condewieren, français conduire ; on a donc le droit l’admettre une superposition analogue pour les autres.
  76. On trouve déjà dans les Évangiles apocryphes : Θέλω ἵνα ἐπιβουλεύσωμεν. — Πρέπει ἵνα ἀποστείλωμεν.
  77. Encyclopédie d’Ersch et Gruber, III, t. XIII, p. 172.
  78. Voir Mém. Soc. ling., VII, 188.
  79. On pourrait encore citer, dans les langues slaves, la création du « Genre animé », qui repose sur une distinction morphologique entre les substantifs désignant les êtres doués de vie et ceux qui ne le sont pas. Cette distinction est venue après coup et grâce à un pur accident de la langue. Voir le travail d’A. Meillet, dans la Bibliothèque de l’École des hautes études.
  80. Voir ci-dessus, p. 41.
  81. On a d’ailleurs supposé, non sans vraisemblance, que le flottement de la langue homérique serait moins grand s’il n’y avait pas mélange de plusieurs recensions différentes.
  82. Quelquefois l’invention d’un procédé fort simple livre à l’intelligence populaire plus de formes qu’elle n’en peut utiliser. De ce nombre est l’emploi des verbes auxiliaires. Le jour où l’on commença de dire impruntatum habeo, « j’ai emprunté », on inaugurait un mécanisme plus riche qu’on ne croyait et dont tous les produits n’ont pas pu recevoir une affectation distincte.
  83. Masculin qui se trouve encore dans Fronhof, « cour seigneuriale », Fronrecht « droit seigneurial », Fronleichnam, « corps de Notre Seigneur ».
  84. D’où vidame (vice-dominus).
  85. Ces sortes d’éclaircies pratiquées (quelques-unes assez récemment) dans le vocabulaire sont encore plus visibles pour certains noms d’animaux, comme taureau et vache, cerf et biche, coq et poule, etc.
  86. Ne pas confondre avec quŏtus, qui est un dérivé du nom de nombre quŏt.
  87. Elle dit, par exemple, en un seul mot : ἵσταμαι, « je me place », ἵστασαι, « tu te places », ἵσταται, « il se place ». Mais elle n’a pas essayé de dire en un seul mot : « je te place » ou « il me place ».
  88. Sayce, Introduction to the science of language, I, 205 (3e  édit.).
  89. En sanscrit, gar, « s’user, vieillir ». Le participe ǵīrna se dit, par exemple, de vêtements usés. — La contraction du premier membre est la même que dans æ-tas (pour ævi-tas), æ-ternus (pour ævi-ternus).
  90. De aus, (grec οὖς) « l’oreille », et dio (cf. con-dio), « placer ». On peut rapprocher le synonyme aus-cultare.
  91. Reinhold Bechstein dans la Germania de Pfeiffer, t. VIII.
  92. De la même famille de mots qui a donné experiri, peritus.
  93. Du gothique leisan, « savoir ».
  94. Cf. l’allemand albern, « sot », qui correspond au vieux haut-allemand alawâr, « bon, amical ». De même, simple en français, einfältig en allemand.
  95. Virgile l’emploie en parlant des persécutions des dieux :

    Imperium sine fine dedi. Quin Aspera Juno
    Quæ mare nunc terrasque metu cælumque fatigat.

    Il est apparenté à fatisco. Fessus, qui est de la même famille, a lui-même beaucoup perdu de son énergie.

  96. Déjà en latin : Ne torseris te (Pline le Jeune, IX, 21).
  97. Versehren, « ravager », unversehrt, « non blessé », sont de la même famille. Le chef de la famille est le vieux haut-allemand sér, « douleur ».
  98. Luc, XIV, 23.
  99. Pour les vilains, on se servait du mot Meister. Ex. Herr Hartmann von Aue, Meister Gottfried von Strassburg.
  100. Voir le Dictionnaire de Grimm, au mot er.
  101. Voir ci-dessus, p. 106.
  102. Pour les plus anciens mots, il serait plus juste de dire racine verbale au lieu de verbe.
  103. De fela, « mamelle ». On sait que la même racine fe, « allaiter », a donné filius.
  104. Cicéron écrit que tous les hommes perdus de réputation se groupent autour de César : omnes damnatos, omnes ignominia affectos illac facere. — Rapprocher aussi la locution : Tecum facio (je fais cause commune avec vous).
  105. Entendu en ce sens, le contraire de facio est deficio. Ce qu’une faction ou un parti est le moins disposé à pardonner, c’est la défection de l’un des siens.
  106. Il faut remarquer le changement de genre qui s’est opéré pour quelques-uns de ces composés allemands : die Sanftmuth, die Wehmuth. À l’origine, Muth était du neutre.
  107. On dit cependant Lückenbüsser, « bouche-trou ». Il existe à Breslau une Altbüsserstrasse, « rue des savetiers ». Cauer, Programme du gymnase de Hamm, 1870.
  108. I, 6.
  109. Vadium est inusité en latin classique, où il est remplacé par vadimonium. Mais il a reparu dans le latin du moyen âge : nous en avons tiré le français gage. Le gothique ga-wadjan, l’anglo-saxon weddian, d’où l’anglais wed et l’allemand wetten, sont, à ce que je crois, des emprunts faits au latin. Les termes juridiques, pour lesquels il importait de bien s’entendre, passaient des Romains aux Barbares. — Sur cette famille de mots, voir mon Dictionnaire étymologique latin, au mot vas, vadis.
  110. J. Loth, Revue de l’histoire des religions, 1896, article sur le droit celtique de M. d’Arbois de Jubainville.
  111. De là l’anglais fee, « récompense, salaire, honoraires ».
  112. Le neutre tapas, « chaleur », existe en sanscrit. Le rapport de tempus et tepor est le même que celui de decus et decor, fulgur et fulgor. Il est resté quelque chose de l’idée de la température dans le verbe temperare.
  113. Voir Mémoires de la Société de linguistique, VI, p. 3. Au sujet de la substitution du t au d, cf. cotoneumκυδώνιον, citrusκέρδος.
  114. Σπλήν, « la rate » : un homme malade de la rate était splenidus (cf. rabidus de rabies). Les anciens plaçaient dans cet organe le siège de la jaunisse.
  115. Le mot βοῦς, « bœuf », étant contenu dans βουκολέω et dans ἑκατόμβη.
  116. Armus, « épaule », a fait armare, d’où arma, lequel a commencé par désigner les armes défensives, par opposition à tela, les armes offensives. Armorum atque telorum portationes (Salluste).
  117. C’est grâce à la métaphore, selon la remarque de Quintilien (VIII, 6), que chaque chose semble avoir son nom dans la langue.
  118. Putare est lui-même arrivé au sens de « calculer » par une métaphore. Putare rationes, « apurer des comptes ». Putare, purum facere, disent Varron et Festus. C’était l’expression consacrée pour l’émondage des arbres et des vignes : putare vitem, arbores. Le mot, en son sens propre, s’est conservé en vieux français : poder, pouer (« pouer et tailler la vigne », chez Olivier de Serres) ; poâ, « tailler », en patois de la Suisse romande. Ce poder, « nettoyer », a passé en allemand : butzen, putzen (den Baum, den Strauch, die Hecke putzen) ; puis on a dit : den Bart, die Haare putzen ; enfin, le mot a passé au sens de toilette et de parure (die Putzmacherin, « la modiste »).
  119. De libra, « la balance ».
  120. De la même racine qui a donné vēnum, « la vente ».
  121. Quintilien, VIII, 6. Arsène Darmesteter a essayé une classification, pour laquelle nous renvoyons à la Préface, non encore publiée, de son Dictionnaire étymologique.
  122. Mémoires de la Société de linguistique, V, 346.
  123. Nam gemmare vites, luxuriem esse in herbis, lætas esse segetes etiam rustici dicunt (De Or., III, 38). Lætus, que Cicéron considère comme une métaphore, est également le mot propre (« de grasses moissons »).
  124. Le vocable est probablement bien antérieur à la langue latine. On a chez Hésychius cette glose : Γερδιός· ὑφάντης.
  125. Or., II, 33. — Il est curieux de constater que le verbe ordiri a survécu en français précisément en son sens primitif : ourdir. Le tisserand l’avait fourni : le tisserand l’a conservé.
  126. D’une racine pet qui se retrouve dans le grec πέτομαι, « voler ».
  127. Il y avait à Rome une Lex rivalicia (Festus, p. 340), qui réglait les rapports entre rivales.
  128. Alceste, v. 213.
  129. Cf. Βόσπορος, « le Bosphore »
  130. Combien d’expressions ne devons-nous pas au théâtre ! Jouer un rôle dans une affaire, faire une scène à quelqu’un, une personne qui se tient dans la coulisse, un drame qui s’est passé hier, un changement à vue, un personnage muet, etc. Ce nom même de personnepersona, — que Cicéron employait déjà comme nous, est un mot de théâtre, puisqu’il signifie « masque ».
  131. Od., XVII, 66, 465. — On remarquera que c’est exactement la même expression que le latin industrius (de indu et struere). Il est resté quelque chose de l’ancien sens péjoratif dans la locution : de industria.
  132. Pas toujours en mauvaise part :

    ὦναξ Παιὰν,
    ἔξευρε μηχανάν τιν’ Ἀδμήτῳ κακῶν
    (Euripide, Alc., 221.)

    « Trouve, ô Apollon, quelque secours aux maux d’Admète ».

    Un homme sans ressources, une chose impossible, s’appellent ἀμήχανος.

  133. Sur ces imitations, dont on trouve des exemples dans toutes les langues, voir L. Duvau, dans les Mémoires de la Société de linguistique, VIII, p. 190. Un spécimen intéressant est le français compagnon, qui a son prototype dans le gothique gahlaiba (de hlaifs, « pain »).
  134. Voir des imitations du latin par le vieil irlandais, Journal de Kuhn, XXX, 255, article de Zimmer.
  135. C’est la traduction exacte du latin concretio.
  136. Casina, IV, 4, 16. Scio, sed meus fructus est prior.
  137. Rig-Véda, III, 19, 4 : ā vaha dēvatātim, « amène-nous les dieux ».
  138. Il est curieux de constater que classe a repris son ancienne signification dans notre langue militaire.
  139. D’une racine por, « attribuer », qui se retrouve dans le grec ἔπορον, « j’ai procuré » ; πέπρωται, « il a été attribué ».
  140. Nous disons de même des habitations, des constructions. Homère dit déjà d’Ulysse, au moment où il va se construire un navire : εὖ εἰδώς τεκτοσυνάων, « fort entendu en constructions ».
  141. Il existe des indices qui permettent de croire que les noms latins en tus, comme exercitus, amictus, ont été d’abord du féminin. On trouve chez Ennius : Non metus ulla tenet. Cf. les féminins grecs comme πρακτύς, « action », θελκτύς, « enchantement ».
  142. Quoique l’infinitif résiste davantage à ce changement, nous observons cependant qu’un certain nombre d’infinitifs, comme devoir, plaisir, loisir, n’y ont point échappé.
  143. Rajna, dans les Comptes rendus de l’Académie des Lincei, 1891, p. 336.
  144. De πολύς, « nombreux », et σημεῖον, « signification ».
  145. Victor Egger, La Parole intérieure. — « Souvent ce que nous appelons entendre comprend un commencement d’articulation silencieuse, des mouvements faibles, ébauchés, dans l’appareil vocal. » (Ribot.)
  146. Les accommodements ne font rien en ce point :
    Les affronts à l’honneur ne se réparent point.

    Corneille.
  147. On a dit d’abord : être au danger (au pouvoir) de ses ennemis, tirer quelqu’un du danger de mort. C’est le bas-latin dominiarium.
  148. Il en est un peu de ces mots comme des noms propres tels que Regnault, Renault, Renaud, etc., qui, partis d’un même type, reviennent à l’Almanach Bottin avec leur orthographe spéciale.
  149. Nicolas Andry.
  150. Un exemple en français de cette polysémie indirecte est grenadier, qui désigne tour à tour un soldat et une espèce d’arbre. Pour trouver le point de jonction, il faut remonter à la grenade. C’est surtout à cette fausse polysémie que s’alimente l’esprit de mots.
  151. Maturate fugam, regique hæc dicite vestro (Æn., I, 146).

    Maturandum Annibal ratus, ne prævenirent Romani (Tite-Live, XXIV, 1 2).

  152. La plupart des problèmes relatifs au genre doivent se résoudre ainsi. Oriens, occidens sont du masculin à cause de sol sous-entendu. Prosa est du féminin à cause de oratio. Ovile est du neutre à cause de stabulum. Nous ne parlons ici, bien entendu, que des substantifs de seconde formation.
  153. Voir sur ce mot un article de M. Weil dans l’Annuaire de l’Association pour l’encouragement des études grecques, 1884.
  154. Le latin de Grégoire de Tours, p. 255.
  155. La construction régulière exigeait le datif. Nous disons encore : « Il ne veut entendre à rien. — Je ne sais auquel entendre. »
  156. La locution condamnée par les grammaires : fixer un but, fixer une personne est tout à fait de même sorte. Mais elle a le tort de venir à une époque où la langue ne se prête plus autant à ces raccourcissements.
  157. On trouvera une liste bibliographique dans les Studien de Curtius, V, p. 4, et VII, p. 1 ; une énumération des ouvrages plus récents chez Brugmann, Grundriss, II, p. 21. Citons seulement ici deux travaux français, l’un et l’autre importants : Meunier, Les Composés syntactiques en grec, en latin, en français (Durand, 1872) ; Ars. Darmesteter, Traité de la formation des noms composés (2e  édition, 1894).
  158. Festus, participe passé de fendo, « heurter ». Res manifesta est une chose qu’on peut toucher du doigt.
  159. Ces considérations devraient être décisives quand on discute de l’orthographe des noms comme arc-en-ciel, chef-d’œuvre, cul-de-sac, etc. Il n’y a pas de doute qu’il faudrait favoriser l’unification.
  160. Si l’anglais n’avait que des composés comme world (pour wer-old, « âge d’homme »), ou lord (pour hlāf-ward, « qui dispense le pain »), la langue anglaise n’aurait pas plus que la nôtre gardé l’usage des composés.
  161. En sanscrit, grāva-hasta, de grāvan, « pierre », et hasta, « main », est une épithète du prêtre qui écrase le soma. — Cf. F. Justi, Zusammensetzung der Nomina.
  162. Pour reprendre les exemples cités plus haut, on comprendrait très bien l’interprétation suivante : « les cinq frères Pândavas, leur mère sixième ». Et ainsi des autres. — Nous disons en français : « Il vient, les cheveux hérissés, le visage en feu », sans qu’il soit possible d’expliquer, au point de vue de la syntaxe française, ce que sont ces membres de phrase.
  163. Präsidentschaftswahlkampf. — Postdampfersubventionsvorlage. — Vierwaldstätterseeschraubendampfschiffgesellschaft. — Das einjährigfreiwillige Berechtigungswesen. — Heute verschied Frau… Chef-redacteurs-wittwe der Allgemeinen Zeitung.
  164. Au lieu de dire : Es schreit zum Himmel, « cela crie au ciel », l’allemand, par une ellipse dont l’habitude dérobe la hardiesse, peut dire : Es ist himmelschreiend. Il y a eu sans doute amalgame avec les composés comme himmelklar, himmelweit, « clair comme le jour », « loin comme le ciel ».
  165. M. Hugo Schuchardt a étudié à ce point de vue le langage parlé par les Slaves et par les Allemands d’Autriche. Il essaie de réduire en tableaux et en chiffres les fautes causées des deux côtés par un souvenir intempestif de la langue maternelle. Ce sont, au fond, les mêmes fautes qu’on fait au collège, et que nos professeurs estiment au jugé.
  166. Dans le dialecte épirote, au lieu de θα, on trouve encore θελά.
  167. Voir, par exemple, la fine analyse de la particule latine an, par James Darmesteter, dans les Mémoires de la Société de linguistique, t. V.
  168. Quamvis sis molestus, nunquam te esse confitebor malum, (Cicéron, Tusc., II, 25, 61. Il est question de la douleur.) « Sois importune tant que tu voudras : je n’avouerai jamais que tu es un mal. »
  169. Cf. e regione.
  170. Jàska, Nirukta, au début.
  171. Quand tous les monuments de la céramique et de la sculpture auraient péri, les mots effigies, figura, fingere, nous diraient que les Romains n’ont pas été étrangers aux arts plastiques. Le seul substantif invidia nous apprendrait que la superstition de la jettatura existait à Rome. Telle est la nature des renseignements que nous fournit le langage.
  172. On sait que Calvados est pour Salvador. L’erreur est venue d’une carte du diocèse de Bayeux, de 1650, qui porte ces mots : Rocher du Salvador. Sans la faute de lecture, le rocher n’aurait jamais eu pareille fortune.
  173. Tels sont (pour les citer sous leur forme grecque) ἀπό, περί, ἐπί, πρό, ἐνί, etc.
  174. Plaute, Amph., I, 3, 45. Abi præ, Sosia ; jam ego sequor. — Térence, Eun., V, 2, 69. I præ : sequor.
  175. On trouve dans Plaute præsente testibus et dans Térence præsente nobis. C’est ce qu’on peut appeler des formations prépositionnelles restées à moitié chemin.
  176. Les pronoms, dit encore Reisig, sont une invention de la commodité (eine Erfindung der Bequemlichkeit), pour remplacer soit un substantif, soit un adjectif.
  177. On est convenu de réserver le nom de verbes transitifs aux seuls verbes qui se construisent avec l’accusatif. Dans un sens plus large, on peut appeler aussi transitifs les verbes qui, comme μιμνήσκω, χρῆσθαι, se construisent avec le génitif ou le datif. Ce n’est pas le choix de tel ou tel cas qui importe, mais l’étroite connexion établie par l’esprit, à tel point que le verbe paraîtrait incomplet sans son accompagnement.
  178. Inversement, obstare est arrivé en français au sens d’enlever. On a dit d’abord : « ôter la retraite à quelqu’un, lui ôter les moyens de vivre ».
  179. Jacob Grimm, dans son Dictionnaire, a interverti l’ordre des choses. Il considère le sens transitif comme le plus ancien. Il traduit par deculcare, et donne comme premier exemple : den absatz vom schuh, den schuh vom fusz abtreten. Dans la locution : ein Land abtreten, « céder un territoire », il croit voir une image : mit dem fusze von sich abtreten. La métaphore serait, à tout le moins, bizarre.
  180. Meditor, meditatio, sont des termes d’école ou de gymnase venus de Grèce en Italie : ils représentent le grec μελετᾶν, μελέτη, μελέτημα. Un exercice militaire s’appelait meditatio campestris ; un exercice oratoire, meditatio rhetorica. Virgile emploie le mot comme verbe neutre et au sens propre quand il dit : meditantem in prœlia taurum.
  181. Θιγγάνειν, ψαύειν, τυγχάνειν.
  182. C’est ce qu’ont méconnu d’excellents grammairiens, qui ont préféré supposer une ellipse. Ainsi Kühner (§ 415) explique ἐπιθυμῶ τῆς σοφίας par ἐπιθυμῶ ἐπιθυμίαν τῆς σοφίας.
  183. Hollandais buiten. De là, par opposition à Binnenzee, « la mer du dedans », Buitenzee, « la mer du dehors ». Storm, Philologie anglaise, p. 8.
  184. En une langue plus moderne, si hæc, Dii, feceritis.
  185. L’adverbe sic n’est pas autre chose que si accompagné de l’enclitique que nous avons dans nunc, tunc.
  186. Le français est allé encore plus loin. Le conditionnel, après si, paraîtrait un pléonasme.
  187. Dans la langue homérique, το est le pronom anaphorique ordinaire. Ex. : Εἰ μέν τις θεός ἐσσι, τοὶ οὔρανὸν εὐρὺν ἔχουσι. — Ἀλλὰ σὺ μὲν χαλκόν τε ἅλις χρυσόν τε δέξετο, Δῶρα, τά τοι δώσουσι πατὴρ καὶ πότνια μήτηρ. Etc.
  188. L’identification généralement admise de ὅς avec jas n’est pas certaine : d’après la forme Ϝότι conservée dans une inscription locrienne, on est amené à supposer que ὅς correspond à svas.
  189. Voir Bœhtlingk, Indische Sprüche. Ne nous adressant pas à des indianistes, nous avons simplifié les citations et supprimé les effets du sandhi.
  190. Le type de ces constructions s’est conservé dans nos proverbes : « Qui aime bien, châtie bien », etc.
  191. Pour plus de détail, voir, dans les Studien de Curtius, les articles de Windisch au tome II et de Jolly au tome VI. Voir aussi Delbrück, Grundriss, § 222, s. et la thèse de Ch. Baron, Le pronom relatif et la conjonction en grec. Essai de syntaxe historique. Paris, Picard, 1891.
  192. Définitions des grammairiens : « Un article est un mot placé devant le substantif pour indiquer s’il est du masculin ou du féminin ». — « Un article est un mot placé devant un nom pour indiquer si ce nom est employé dans un sens particulier ou général », etc.
  193. Voir ci-dessus, p. 11.
  194. Jespersen, Progress in Language, p. 80.
  195. « Les arbres qu’avait abattus le vent ». — « L’homme de qui dépendait notre sort », etc.
  196. Hoernle, A Comparative Grammar of the Gaudian Languages. Londres, Trübner, 1880, p. 224, s.
  197. Corpus Inscriptionum latinarum, I, no 551.
  198. Æn., VI, 542.
  199. Les exemples chez les prosateurs sont plus rares. On trouve cependant chez Cicéron : Ægyptum profugisse,… Africam ire,… Rediens Campaniam… Mais, en général, les noms de pays sont précédés d’une préposition : peut-être faut-il faire ici la part des copistes et des éditeurs, lesquels pouvaient aisément ajouter un in ou un ad qui leur paraissait nécessaire.
  200. Iliade, I, 317.
  201. Od., III, 162.
  202. Euripide, Tr., 883.
  203. Voir p. 209. Il faut ajouter que la plupart des langues, par un instinct d’ordre et de clarté, ont opéré une répartition, affectant les uns au rôle exclusif de verbes neutres, employant exclusivement les autres comme verbes transitifs.
  204. Voir ci-dessus, p. 218.
  205. L’accusatif régime est celui des deux qui, la construction étant renversée et le verbe mis au passif, devient le sujet de la phrase.
  206. On peut s’en assurer en examinant les adverbes de lieu, comme hic, ubi, inde,… qui servent également à exprimer une idée de lieu et une idée temporelle.
  207. En sanscrit : çatam ǵiva çaradas, « puisses-tu vivre cent ans ! » — En grec : ἕνα μῆνα μένων, « restant un mois ». Τὴν αὔριον μέλλουσαν εἰ βιώσεται (Euripide, Alc.. 784) [« personne ne sait] s’il vivra le jour de demain ». Les langues anciennes ont l’air de ranger ces constructions sous la catégorie de l’accusatif régime. Mais le français se montre plus préoccupé du fond des choses, qui exige l’accusatif de durée.
  208. Ἤ, μήν, τοί, πού, ἴσως, δή, τάχα, σχέδον, ἄρα, νύν, etc.
  209. Cf. le grec ἔμπεδος, « solide ».
  210. Sur pæne, voir Mém. de la Soc. de ling., V, p. 433.
  211. Delbrück, Altindische Syntax, § 172, Whitney, Indische Grammatik, § 572.
  212. Οὐκ ἔσσεται, οὐδὲ γενήται. — Οὔ πω ἴδον, οὐδὲ ἴδωμαι. — Εἰ δέ κε μὴ δώωσιν, ἐγὼ δέ κεν αὐτὸς ἕλωμαι, etc. Cf. Tobler, Uebergang zwischen Tempus und Modus, dans la Zeitschrift für Völkerpsychologie, II, p. 32. Voir aussi Mém. de la Soc. de ling., VI, 409.
  213. On s’est demandé si cette première personne en ni est ancienne ou si elle est une acquisition relativement récente. Sa présence en zend, où elle a, au moyen, une forme correspondante en , peut faire croire qu’elle est ancienne. Nous aurions ici un débris archaïque qui, ne se rattachant plus à rien, a plus tard disparu presque partout de l’usage.
  214. H. Paul, Principien der Sprachgeschichte, 2e  édit., p. 24. Voir aussi les études de Steinthal et Lazarus, dans leur Journal.
  215. Voir ci-dessus les chapitres I, VI et VIII.
  216. « La malechance de l’ordre alphabétique voulut que, pour mon début, j’eusse à traiter la préposition à, mot laborieux entre tous et dont je ne me tirai pas à ma satisfaction. » Littré, Comment j’ai fait mon Dictionnaire.
  217. On demande pourquoi l’intelligence des animaux reste stationnaire : il n’en faut pas chercher ailleurs la raison. Ils ne sont pas arrivés jusqu’à ce point d’incorporer volontairement leur pensée dans un signe : tout leur développement ultérieur est dès lors resté arrêté aux premiers pas. L’enfant idiot ne parle point : ce n’est pas que les organes de la parole lui manquent. Le travail intérieur d’observation et de classement qui permet d’attacher l’idée au signe s’est trouvé au-dessus de ses forces.
  218. Taine, De l’Intelligence, liv. I, chap. III.
  219. Voir ci-dessus, p. 186.
  220. Bergson.
  221. On devine de quelle utilité ces suffixes ont été pour la langue philosophique. Le grec, en combinant les deux pronoms πόσος et ποῖος avec un suffixe abstrait, fait ποσότης, « la quantité », ποιότης, « la qualité ». De même, en latin, qualitas, quantitas. En sanscrit, le pronom tat, « ceci », donne, en se combinant avec le suffixe abstrait tvam, le substantif tattvam, « la réalité ».
  222. Misteli, dans le Journal de Techmer, t. II.
  223. A. Noreen, Om sprakriktighet, 2e  édition. Upsal. W. Schultz, 1888. Une traduction allemande, par Arwid Johannson, a été publiée dans les Indogermanische Forschungen, t. I.
  224. L’un des derniers en ce genre est celui du professeur Herman Riegel : Ein Hauptstück von unserer Muttersprache. Mahnruf an alle national gesinnten Deutschen, 1884.
  225. Mort à Stockholm en 1877.
  226. Je citerai comme exemple le gérondif, dont l’emploi a été réglementé à l’excès. Pour faire comprendre ce que je veux dire, prenons cette phrase : « Mon père m’a fait en partant mille recommandations ». Aujourd’hui la grammaire veut que « en partant » s’entende exclusivement du sujet. Il y a là quelque exagération, car « en partant » n’est pas autre chose que « au moment du départ », et c’est à nous de l’interpréter comme il convient d’après le sens général. L’italien s’est réservé à cet égard plus de liberté. Il est juste d’ajouter que cette règle n’est pas encore complètement observée au xviie siècle.
  227. Vaugelas, Remarques sur la langue française.
  228. Jacob Grimm, Préface de la première édition de sa Deutsche Grammatik.
  229. Nous reproduisons ici par extraits ce que nous avons écrit sur la Vie des mots d’Arsène Darmesteter. On trouvera dans cet article, qui est de 1887, l’idée première de notre Sémantique. Pour cette raison, comme pour quelques-uns des exemples cités, nous avons pensé que cette reproduction partielle ne serait pas sans intérêt (voir ci-dessus, p. 3).
  230. Littré, Études et glanures. (Ce morceau a été réédité dans la Bibliothèque pédagogique, Delagrave.)
  231. Nous empruntons cette étymologie à une communication verbale de M. Gaston Paris à la Société de linguistique.