De la Tyrannie/Texte entier

La bibliothèque libre.
Traduction par Merget.
Molini (p. ii-Errata).






DE LA TYRANNIE.






Impune quælibet facere, id est regem esse.
Salluste, guerre de Jugurte. Chap. XXXI.

DE LA TYRANNIE.
par VICTOR ALFIERI.
traduction exacte de l’italien.
Un vol. in-8o — Prix 3 francs, broché.

Cuncti se scire fatentur 
Quid fortuna ferat populi, sed dicere mussant.
Virgile, Enéide, Livre XI. 

À PARIS,
Chez MOLINI, libraire, rue Mignon, n°2, vis-
à-vis la Municipalité, quartier de l’Odéon.

L’an X de la République française (1802).

TABLE DES CHAPITRES.





CHAPITRE PREMIER. Ce que c’est qu’un tyran 
 5
CHAPITRE DEUXIÈME. Ce que c’est que la tyrannie 
 10
 18
CHAPITRE QUATRIÈME. De la lâcheté 
 39
CHAPITRE CINQUIÈME. De l’ambition 
 41
CHAPITRE SIXIÈME. Du premier Ministre 
 55
CHAPITRE SEPTIÈME. De la milice 
 63
CHAPITRE HUITIÈME. De la Religion 
 73
CHAPITRE NEUVIÈME. Des tyrannies anciennes, comparées aux tyrannies modernes 
 89
CHAPITRE DIXIÈME. Du faux honneur 
 93
CHAPITRE ONZIÈME. De la noblesse 
 102
CHAPITRE DOUZIÈME. Des tyrannies Asiatiques, comparées aux tyrannies Européennes 
 118
CHAPITRE QUATORZIÈME. De la femme et des enfans sous la tyrannie 
 138
CHAPITRE QUINZIÈME. De l’amour de soi-même sous la tyrannie 
 146
CHAPITRE SEIZIÈME. Si le tyran peut-être aimé, et par qui 
 148
CHAPITRE DIX-SEPTIÈME. Si le tyran peut aimer ses sujets, et comment 
 153
CHAPITRE DIX-HUITIÈME. Des grands gouvernemens tyranniques, comparés avec les petits 
 156


CHAPITRE PREMIER. Introduction au second livre 
 159
CHAPITRE DEUXIÈME. De quelle manière on peut végéter dans la tyrannie 
 160
CHAPITRE TROISIÈME. Comment on peut vivre sous la tyrannie 
 161
CHAPITRE QUATRIÈME. Comment on doit mourir sous la tyrannie 
 165
CHAPITRE CINQUIÈME. Jusqu’à quel point on doit supporter la tyrannie 
 167
CHAPITRE SIXIÈME. Si un peuple qui ne sent pas la tyrannie, la mérite ou non 
 174
CHAPITRE SEPTIÈME. De quelle manière on peut remédier à la tyrannie 
 179
CHAPITRE HUITIÈME. Par quel gouvernement il conviendrait de remplacer la tyrannie 
 185

PRÉVOYANCE DE L’AUTEUR.


Traduction fidelle du SONNET ITALIEN qui est à la tête de l’ouvrage.


On entendra plusieurs méchans dire (car il est si facile de le dire aux sots sur-tout), que je n’écris que sur les tyrans, et toujours d’un stile très-amer. On dira que ma plume sanglante et trempée dans le fiel, ne touche jamais qu’une seule corde et très-ennuyeusement ; qu’elle ne porte personne à rompre les chaînes de son esclavage ; mais qu’au contraire, ma muse rechignée, excite à rire.

Tout cela ne pourra jamais me détourner du but sublime, auquel visent mon esprit et mon talent, tout faibles qu’ils sont, et insuffisans pour une si grande besogne.

Mes paroles ne seront pas perdues, si après nous, peuvent renaître des hommes qui regardent la liberté comme une partie essentielle de la vie.

À LA LIBERTÉ.




À LA LIBERTÉ.



Impunè quœlibet facere, id est regem esse.
SALLUST., Guerre de Jugurt. Chap. XXXI.


La plupart des livres sont dédiés aux puissans, dans l’espérance d’en obtenir crédit, protection ou même récompense : tes brillantes étincelles, ô divine Liberté, ne sont pas éteintes dans tous les cœurs ! Quelques auteurs modernes, de temps en temps, nous découvrent, dans leurs écrits, quelques-uns de tes droits les plus sacrés et les plus violés ; mais ces livres aux auteurs desquels il ne manque que la courageuse volonté d’exposer de grandes vérités, portent souvent à leurs premières pages le nom d’un prince, de quelqu’un de ses satellites, et presque toujours celui d’un de tes plus cruels ennemis nés. On ne doit donc pas s’étonner si tu as dédaigné jusqu’à présent de jetter un regard favorable sur les peuples modernes, et si tu as refusé de faire germer dans ces livres déshonorés par de tels protecteurs, ce petit nombre de vérités enveloppées par la crainte dans des termes obscurs et équivoques, ou étouffés par l’adulation.

Mais moi qui ne veux point suivre de pareils modèles, moi qui ne me vois forcé de prendre la plume que parce que le temps malheureux dans lequel je vis, me défend d’agir ; moi qui voudrais dans une pressante nécessité la jetter loin de moi, pour prendre l’épée sous tes nobles étendards ; ô Liberté ! c’est à toi que j’ose dédier cet ouvrage. Je ne prétends pas y faire un étalage pompeux d’éloquence, je le voudrais peut-être en vain, encore moins une dépense fastueuse d’érudition, que je n’ai pas ; mais j’essayerai de tracer avec méthode, précision, simplicité et clarté, les pensées dont je suis rempli ; de développer ces vérités que les seules lumières de la raison m’indiquent et me dévoilent ; de mettre au jour enfin ces desirs généreux nés dans les premières années de ma jeunesse, et que j’ai renfermés dans mon cœur brûlant.

Quoique ce livre, tel qu’il est, ait été conçu avant tout autre, et écrit dans ma jeunesse, cependant j’ai l’espérance, après l’avoir retouché dans un âge plus avancé, de le publier comme le dernier de mes ouvrages ; et s’il ne me restait plus dans ce temps-là le courage, ou pour mieux dire, le feu nécessaire pour le penser, il me restera néanmoins moins assez d’esprit d’indépendance et de jugement pour l’approuver et pour mettre fin par lui à toutes mes productions littéraires.




LIVRE PREMIER.

CHAPITRE PREMIER.

Ce que c’est qu’un tyran.


Vouloir définir les choses par les noms serait croire ou prétendre qu’elles sont aussi inaltérables ou aussi durables que les noms eux-mêmes, ce qui évidemment n’a jamais existé. Celui donc qui aime la vérité, doit, avant toutes choses, définir les noms par les choses qu’ils représentent ; et ces choses variant dans tous les temps et dans tous les pays, aucune définition ne peut rester plus stable qu’elles ; mais une définition sera juste toutes les fois qu’elle représentera la chose telle qu’elle était sous tel nom, dans tels temps et dans tels lieux. En admettant ce petit préambule, j’avais conçu une définition suffisamment exacte et précise du tyran, que j’avais placée au commencement de ce chapitre ; mais dans un autre livre écrit après, et imprimé avant celui-ci. ayant eu besoin de définir le prince, il m’est arrivé, sans m’en apercevoir, de me servir de la définition du tyran ; ainsi, pour ne point me répéter je la passerai sous silence en partie, et je n’y ajouterai que les particularités absolument nécessaires au sujet que je traite maintenant, et qui est tout-à-fait différent de celui du prince et des lettres, quoique également dirigé au but très-utile de chercher la vérité et de l’écrire.

Les Grecs, (ces hommes véritablement hommes) donnaient le nom de tyran, à ceux que nous appellons rois, et les anciens flétrissaient indistinctement du nom de rois ou de tyrans, tous ceux qui obtenaient, sans réserve, les rênes du gouvernement, par la force ou par la ruse, par la volonté même du peuple ou des puissans, et qui se croyaient et étaient, en effet, au-dessus des lois.

Un tel nom avec le temps devint exécrable, il devait l’être par sa nature ; et de-là nous voyons aujourd’hui que les princes qui exercent la tyrannie, s’offensent hautement d’être appelés tyrans. Une telle confusion de noms et d’idées a mis entre nous et les anciens une telle différence d’opinion, qu’à leurs yeux un Titus, un Trajan, ou quelqu’autre prince, encore plus rare par sa bonté, aurait pu être traité par eux de tyran, tandis que parmi nous un Néron, un Tibère, un Philippe II, un Henri VIII, ou tout autre monstre moderne, capable d’égaler les anciens, pourrait être appelé prince légitime ou roi : tel est l’aveuglement du vulgaire ignorant, porté dans ce siècle à un tel degré, qu’il se laisse facilement tromper par de simples noms ; que sous un autre titre, il met son bonheur à avoir des tyrans, tandis qu’il déplore le malheur des anciens peuples qui les souffraient.

Chez les nations modernes on ne donne donc le nom de tyran (et encore tout bas et en tremblant), qu’à ces princes seulement qui, sans aucune formalité, ravissent à leurs sujets, la vie, les biens et l’honneur.

On appelle, au contraire, rois et princes, ceux qui pouvant disposer de toutes les choses à leur fantaisie, les laissent néanmoins à leurs sujets, ou ne les ravissent que sous un voile apparent de justice : on les décore même alors du titre de clémens et de justes, parce que pouvant, avec impunité, se rendre maîtres de toutes choses, il semble que l’on reçoive d’eux, comme un don, tout ce qu’ils ne veulent pas nous ravir.

Mais la nature même des choses offre à celui qui médite, une distinction plus exacte et plus précise. Puisque le nom de tyran est le plus odieux de tous les noms, on ne doit le donner qu’à ceux des princes ou des simples citoyens qui ont acquis, n’importe comment, la faculté illimitée de nuire ; et quand même ils n’en abuseraient pas, le fardeau qu’ils se sont imposé est tellement absurde et contraire à la nature, qu’on ne saurait en inspirer trop d’horreur, en leur donnant un nom si odieux et si infâme.

Le nom de roi, au contraire, étant de quelques degrés moins exécrable que celui de tyran, devrait être donné à celui qui, soumis lui-même aux lois, et beaucoup moins puissant qu’elles, n’est dans une société que le premier, le légitime et le seul exécuteur impartial des lois établies.

Si cette distinction simple et nécessaire était universellement reconnue en Europe, elle y ferait luire la première aurore de la liberté, prête à éclairer le monde.

Il est reconnu qu’aucune institution humaine n’étant permanente, ni stable, il arrive (comme le dirent tant de sages) que la liberté prenant le caractère de la licence, à la fin elle dégénère en esclavage ; ainsi le gouvernement d’un seul marchant toujours vers la tyrannie, il devrait à son tour se régénérer en liberté.

Maintenant si je jette mes regards sur toute l’Europe, je n’aperçois, dans presque toutes ses contrées, que des figures d’esclaves ; et si, comme il est prouvé que l’oppression générale ne peut plus s’accroître quoique la roue toujours mobile des choses humaines paraisse s’arrêter en faveur des tyrans, les hommes sages doivent croire et espérer que l’événement inévitable qui doit substituer à la servitude universelle, une liberté presque universelle, n’est pas désormais fort éloigné.






CHAPITRE SECOND.

Ce que c’est que la tyrannie.


On doit donner indistinctement le nom de tyrannie à toute espèce de gouvernement dans lequel celui qui est chargé de l’exécution des lois, peut les faire, les détruire, les violer, les interpréter, les empêcher, les suspendre, ou même seulement les éluder avec assurance d’impunité. Que ce violateur des lois soit héréditaire, ou électif, usurpateur ou légitime, bon ou méchant, un ou plusieurs ; quiconque, enfin, a une force effective, capable de lui donner ce pouvoir, est tyran ; toute société qui l’admet est sous la tyrannie, tout peuple qui le souffre est esclave.

Et réciproquement, on doit appeller tyrannie le gouvernement dans lequel celui qui est préposé à la création des lois, peut lui-même les faire exécuter ; et il est bon de faire remarquer ici que les lois, c’est-à-dire, le pacte social solemnel, égal pour tous, ne doit être que le produit de la volonté de la majorité, recueillie par la voix des légitimes élus du peuple.

Si donc ces élus chargés de réduire en lois la volonté de la majorité, peuvent eux-mêmes, à leur caprice les faire exécuter, ils deviennent tyrans, puisqu’il dépend d’eux de les interprêter, de les abroger, de les changer et de les exécuter mal ou point du tout.

Il est bon d’observer encore que la différence entre la tyrannie et un gouvernement juste, ne consiste pas, comme quelques-uns l’ont prétendu, ou par stupidité ou à dessein, à ce qu’il n’y ait pas de lois établies, mais bien à ce que celui qui est chargé de les exécuter, ne puisse en aucune manière se refuser à les exécuter.

Le gouvernement est donc tyrannique, non-seulement lorsque celui qui exécute les lois les fait, ou celui qui les fait les exécute, mais il y a parfaite tyrannie dans tout gouvernement où celui qui est préposé à l’exécution des lois, ne rend jamais compte de leur exécution à celui qui les a créées.

Mais il y a tant d’espèces de tyrannies, qui, sous des noms différens, produisent les mêmes effets, que je ne veux pas entreprendre de les distinguer, et beaucoup moins encore d’établir la différence qui existe entre elles et tant d’autres gouvernemens justes et modérés ; ces distinctions étant connues de tout le monde.

Je ne prononcerai pas non plus sur la question très-problématique, de savoir si la tyrannie de plusieurs est plus supportable que celle d’un seul ; je la laisserai de côté pour ce moment : né et élevé sous la tyrannie d’un seul, plus commune en Europe, j’en parlerai plus volontiers, plus savamment, et peut-être avec plus d’utilité pour mes co-esclaves. J’observerai seulement, en passant, que la tyrannie de plusieurs, quoique plus durable par sa nature, ainsi que Venise nous le prouve, paraît cependant à ceux sur qui elle pèse, moins dure et moins terrible que celle d’un seul ; j’attribue la cause de cette différence à la nature même de l’homme. La haine qu’il porte à plusieurs tyrans perd sa force en se divisant sur chacun d’eux ; la crainte qu’il éprouve de plusieurs, n’égale jamais celle qu’il peut avoir à la fois d’un seul, et enfin plusieurs tyrans peuvent bien être continuellement injustes et oppresseurs de l’universalité de leurs sujets ; mais jamais, par un léger caprice, ils ne seront les persécuteurs des simples individus. Dans ces gouvernemens que la corruption des temps, le changement des noms et le renversement des idées, ont fait appeller républiques, le peuple, non moins esclave que sous la mono-tyrannie, jouit cependant d’une certaine apparence de liberté, il ose en proférer le nom sans délit ; et il est malheureusement trop vrai, que lorsque le peuple est corrompu, ignorant et esclave, il se contente facilement de la seule apparence.

Mais, pour revenir à la tyrannie d’un seul, je dis qu’il y en a de plusieurs espèces : elle peut être héréditaire et élective. Nous avons parmi les tyrannies de cette seconde espèce, les états du Pape et plusieurs des états Ecclésiastiques. Le peuple sous de tels gouvernemens, parvenu au dernier degré de stupidité politique, voit de temps en temps, par la mort du tyran célibataire, retomber dans ses mains sa propre liberté, qu’il ne sait ni connaître, ni appercevoir ; il se la voit bientôt reprendre par un petit nombre d’électeurs qui lui donnent bientôt un autre tyran qui a le plus souvent toutes les vues des tyrans héréditaires, sans avoir la force effective pour forcer ses sujets à le supporter. Je ne parlerai pas davantage de cette espèce de tyrannie qui ne frappe que quelques hommes entièrement indignes par leur lâcheté de porter un tel nom.

Je parlerai donc désormais de cette tyrannie héréditaire qui, depuis plusieurs siècles, est plus ou moins enracinée sur différentes parties du globe : elle n’a jamais été attaquée que rarement et éphémèrement par la liberté qui cherchait à s’élever ; et souvent même cette tyrannie n’a été altérée ou détruite que pour faire place à une autre tyrannie ; et dans cette classe je mettrai tous les royaumes de l’Europe, en en exceptant seulement, jusqu’à présent, celui d’Angleterre. Je voudrais aussi en excepter celui de Pologne, si quelques-unes de ses parties, se sauvant du démembrement général, et persistant cependant à vouloir conserver des esclaves et à s’appeller république, les nobles alors devenaient esclaves, et le peuple libre.

L’ignorance, la flatterie et la crainte, ont donné et donnent encore au gouvernement tyrannique le doux nom de monarchie. Pour en démontrer l’incohérence, il suffit, je crois, de donner la simple définition de ce nom : si le mot monarchie veut dire l’autorité exclusive et prépondérante d’un seul, monarchie alors est synonime de tyrannie ; si, au contraire, monarchie veut dire l’autorité d’un seul, restreinte par les lois, ces lois, pour pouvoir arrêter l’autorité et la force, doivent avoir nécessairement aussi une force et une autorité effectives égales au moins à celles du monarque ; et aussitôt qu’il y a dans un gouvernement deux forces et deux autorités qui se balancent mutuellement, il est clair que ce gouvernement cesse à l’instant d’être une monarchie. Ce mot grec ne signifie autre chose enfin que gouvernement et autorité d’un seul avec des lois, et avec des lois, parce qu’aucune société n’existe sans lois, telles qu’elles ; mais on entend alors aussi autorité d’un seul, au-dessus de ces lois, parce qu’il n’y a pas de monarque, où il existe une autorité plus grande ou égale à la sienne.

À présent je demande en quoi diffèrent le gouvernement et l’autorité d’un seul dans la tyrannie du gouvernement, et de l’autorité d’un seul dans la monarchie ? On me répond, dans l’abus : je réplique ; et qui peut empêcher cet abus ? On ajoute les lois ; je reprends : ces lois ont-elles une force et une autorité par elles-mêmes, tout-à-fait indépendantes de celle du prince ? Tout le monde se tait à cette objection. Donc à l’autorité d’un seul puissant et armé, se joint l’autorité de ces lois prétendues, fussent-elles même d’une source divine ; toutes les fois qu’elles ne seront pas d’accord avec lui, que feront-elles ? Ne sont-elles pas impuissantes contre la force et la puissance absolue ? Elles succomberont, et en effet, nous les voyons journellement succomber ; mais si une force légitime et effective est introduite dans l’État pour créer, défendre et maintenir les lois, il est évident qu’un tel gouvernement ne sera plus une monarchie, puisque pour faire ou abroger les lois, l’autorité d’un seul ne sera plus suffisante ; c’est pourquoi le titre de monarchie, quoique synonime parfait de tyrannie, n’étant pas aussi exécré jusqu’à présent, il n’est donné à nos gouvernemens que pour assurer les princes dans leur domination absolue, et tromper les peuples en les laissant, ou en les faisant douter de leur esclavage absolu.

On trouve continuellement la preuve de ce que j’avance ici dans l’opinion même des rois modernes. Tandis qu’ils se glorifient du titre de monarque, ils montrent la plus grande aversion pour celui de tyran ; mais en même-temps ils regardent comme bien au-dessous d’eux le petit nombre de rois ou de princes, qui ayant des bornes insurmontables à leur pouvoir, partagent l’autorité avec les lois.

Ces rois absolus savent donc très-bien qu’il n’y a pas la moindre différence entre tyrannie et monarchie. Pourquoi les peuples qui en font continuellement la triste expérience ne le savent-ils pas aussi bien qu’eux ? Mais les princes européens qui chérissent le pouvoir des tyrans, se contentent seulement du modeste titre de monarque. Les peuples, au contraire, dépouillés, avilis et opprimés par la monarchie, ne savent que stupidement abhorrer le nom de tyrannie.

Mais le petit nombre d’hommes qui ne sont ni rois ni esclaves, lorsqu’ils ne méprisent pas également tous les princes, monarques ou tyrans, ou même les princes dont le pouvoir est limité, comme perpétuellement inclinés à le devenir ; ce petit nombre de penseurs profonds, dis-je, sait très-bien quelle différence il y a entre la dignité plus importante, plus glorieuse et plus préférable, de présider sous l’égide des lois au gouvernement du peuple libre, et celle de conduire au gré de ses caprices un vil troupeau de bétail.

J’abandonnerai donc toute preuve ultérieure, comme non nécessaire à démontrer qu’une monarchie limitée ne peut exister sans que la monarchie cesse immédiatement, et que toute monarchie qui n’est pas limitée, est une véritable tyrannie, alors même que la monarchie n’abusant pas pour quelque temps de son pouvoir de nuire, ne se conduit pas en tyran. Je passerai ces preuves sous silence pour le seul désir d’être laconique, et parceque je crois parler à des lecteurs qui n’ont pas besoin qu’on leur dise tout.

Je vais essayer d’analyser la nature de la mono-tyrannie, et par quels moyens elle a sçu si bien s’enraciner dans l’Europe, qu’elle y paraît désormais inexpugnable.



CHAPITRE TROISIÈME.

De la peur.


Les Romains, ce peuple libre, auquel nous ne ressemblons en rien comme connaisseurs profonds du cœur de l’homme, avaient élevé un temple à la Peur ; ils avaient donné des prêtres à cette déesse, et ils lui sacrifiaient des victimes. La cour des rois me semble une vive image de ce culte antique, quoique destiné à un objet tout différent. Le palais des rois est le temple, le tyran est l’idole, les courtisans sont les prêtres ; la liberté, les mœurs pures, l’amour de la justice, la vertu, le véritable honneur et nous-mêmes, voilà les victimes qui tous les jours y sont immolées.

Le savant Montesquieu dit que l’honneur est le principe et le ressort de la monarchie. Ne connaissant pas cette monarchie idéale, je dis moi, et j’espère prouver, que le principe et le ressort de la tyrannie sont la seule peur.

D’abord je distingue la peur en deux espèces aussi diverses entre elles dans leurs causes que dans leurs effets ; la peur de l’opprimé, et la peur de l’oppresseur.

L’opprimé, craint parce qu’il sait très-bien qu’au-delà de ce qu’il souffre journellement, il n’y a pas d’autres limites à ses souffrances que la volonté absolue et le caprice arbitraire de l’oppresseur. De cette crainte toujours renaissante et aussi démesurée, il devrait en résulter, si l’homme raisonnait, la ferme résolution de ne vouloir plus souffrir ; et à peine cette résolution viendrait-elle à se former simultanément dans le cœur de tous, ou au moins de la majorité, qu’elle mettrait fin immédiatement à ses souffrances qui paraissent devoir durer toujours : et cependant il arrive, au contraire, que cette crainte excessive et continuelle produit et nourrit dans l’âme resserrée et avilie de l’esclave cette extrême circonspection, cette aveugle obéissance, cette soumission respectueuse aux ordres du tyran, qui sont portées à un tel point, que Dieu même ne pourrait pas en exiger de plus grandes.

L’oppresseur tremble aussi ; la crainte qu’il éprouve, provient de la conscience de sa propre faiblesse effective, et tout-à-la fois de la force idéale et indéterminée qu’il a acquise : si l’autorité absolue ne l’a pas rendu tout-à-fait stupide, le tyran frissonne au fond de son palais, lorsqu’il vient à examiner quelle haine démesurée sa puissance sans borne a dû allumer dans tous les cœurs.

Les conséquences de la crainte du tyran sont tout-à-fait différentes de celles de la crainte des sujets, ou, pour mieux dire, elles sont semblables dans un sens contraire, en ce qu’elles empêchent et le tyran et le peuple de se débarrasser de cette crainte commune, ainsi que la nature et la raison leur en font un devoir, c’est-à-dire, les peuples, en ne voulant plus se soumettre à la volonté d’un seul, et les tyrans, en ne voulant plus dominer les peuples par la force ; et en effet, il paraîtrait que le tyran épouvanté de sa propre puissance, toujours d’autant moins assurée qu’elle est plus excessive, devrait en diminuer la terreur, sinon en y mettant des bornes insurmontables, au moins en en faisant porter le poids plus doucement à ses sujets. Mais de même que les sujets ne s’abandonnent pas aux fureurs du désespoir, lorsqu’il ne leur reste plus à perdre qu’une vie malheureuse, de même le tyran ne devient pas doux et humain, lorsqu’il ne lui reste plus à acquérir que les louanges et l’amour de ses sujets. La crainte et le soupçon, compagnons inséparables de toute puissance illégitime (et tout pouvoir qui ne connaît pas de limites est illégitime), offusquent tellement l’esprit du tyran, même celui d’un caractère doux, qu’il devient cruel par force et toujours prêt à offenser et, à prévenir les effets de la haine générale qu’il sent avoir méritée. C’est pourquoi il a coutume de punir avec la plus grande cruauté la plus petite tentative de ses sujets contre cette autorité, qu’il sait lui-même être excessive, et il ne la punit pas seulement quand elle a été exécutée en entreprise, mais quand il suppose ou qu’il feint de croire qu’une tentative a seulement été conçue.

L’existence réelle de ces deux espèces de peur n’est pas difficile à démontrer ; et quant à celle des sujets, que chacun de nous examine ce qui se passe en lui, et personne certainement n’en doutera. Quant à celle des tyrans, les nombreux et les divers satellites qui jour et nuit les servent et les défendent, ne laissent aucun doute sur la réalité.

En admettant cette peur réciproque, qu’on ne peut nier, examinons quels doivent être les hommes qui tremblent toujours, et en premier lieu parlons de celle des sujets, c’est-à-dire, de la nôtre, que nous devons bien connaître ; nous parlerons ensuite de celle des tyrans, par conjecture. Choisissons sous la tyrannie et examinons ce petit nombre d’hommes à qui la nature a donné une grande force de fibres, auxquels une éducation plus soignée a donné une certaine élévation d’âme, aussi grande que les temps peuvent le permettre, et qui par cela même sont plus au-dessus de la crainte, et faits pour la vérité ; et, après avoir cherché soigneusement ce que ces hommes sont, peuvent ou doivent être, nous jugeons après par leur prix et par induction, quels sont et doivent être tous les autres. Ces hommes, dignes certainement d’un meilleur sort, voient, hélas ! tous les jours, sous la tyrannie, le cultivateur opprimé par des charges arbitraires, traîner une vie pénible et malheureuse. Une grande partie d’entre eux sont arrachés par force de leurs chaumières pour porter les armes, non pour leur patrie, mais en faveur de leur plus grand ennemi, contre eux-mêmes et contre leur liberté. Ils voient dans les villes la moitié du peuple plongée dans la misère, tandis que l’autre moitié nage dans l’abondance, toutes deux cependant également corrompues. Ils voient, en outre, la justice vendue, la vertu méprisée, les délateurs honorés, la pauvreté devenue un crime, les charges et les honneurs arrachés par le vice de déhonté, la vérité sévèrement proscrite, les biens, la vie, l’honneur de tous, enfin, dans les mains d’un seul homme qu’ils regardent comme incapable de tout gouverner, et qui pour cela même est obligé de laisser à quelques autres, non moins incapables et plus méchans que lui, le droit d’en disposer arbitrairement. Ils voient tout cela, tous les jours, ces êtres pensans et peu nombreux que la tyrannie n’a pu détruire, et à la vue de cet amas de malheurs, ils doivent se taire en tremblant et en soupirant. Mais quel est le motif de leur silence ? La peur. Il n’y a pas moins de crime sous la tyrannie, à parler qu’à agir. De cette maxime il devrait au moins en résulter, qu’au lieu de parler on devrait agir ; mais hélas ! on n’ose ni l’un, ni l’autre.

Si des hommes aussi rares et aussi bien intentionnés ont pu être avilis jusqu’à ce point, que seront donc ensuite les autres sous un tel gouvernement ? Quel nom pourra-t-on inventer pour les distinguer de ceux qui, dans les gouvernemens respectables des anciens, ont sçu donner tant d’éclat au nom d’homme ? Les écrivains modernes s’efforcent chaque jour de nous démontrer que le hasard et les circonstances veulent que nous soyons tout-à-fait différens de ces hommes là ; mais aucun d’eux ne nous veut apprendre de quelle manière on pourrait dominer le hasard et les circonstances, ni jusqu’à quel point on doit concevoir et tolérer une aussi grande diversité. D’un autre côté, les tyrans et le nombre immense de leurs suppôts, plus lâches encore qu’eux, s’efforcent de nous persuader que nous ne sommes plus de cette race antique et généreuse. Oui, certes, tant que nous supporterons leur joug en silence, il y a pour nous moins d’infamie à croire ce que nous disent les tyrans, que ce que veulent nous persuader les écrivains modernes.

Tous ensemble donc, ou bons, ou méchans, ou savans, ou vulgaires, ou penseurs, ou stupides, ou lâches, ou courageux, tous apprennent à trembler plus ou moins sous la tyrannie, et cette crainte est évidemment le véritable, l’universel, et le plus puissant ressort d’un tel gouvernement ; elle est enfin le lien unique qui enchaîne les sujets au pied du trône.

Examinons à présent si la crainte qu’éprouve le tyran, est également le ressort de son régime, et le lien qui l’unit aux sujets. Il appercoit souvent les abus sans nombre de sa manière informe de gouverner, il en connaît les vices, les principes destructeurs, les injustices, les rapines, les oppressions, la somme immense enfin, des malheurs de la tyrannie, moins lui-même. Il voit que l’excès des impôts dépeuple chaque jour les provinces désolées ; et cependant il n’en diminue point le fardeau, parceque ses énormes exactions servent à nourrir l’essaim nombreux de ses soldats, la tourbe rampante de ses espions et de ses courtisans, tous remèdes dignes de lui et nécessaires à sa peur excessive, ïl voit très-bien aussi que la justice est trahie ou vendue, que les plus pervers sont toujours nommés aux places, et décorés des premiers honneurs ; et quoique le tyran sente bien, tous ces maux, il ne cherche point à les corriger, pourquoi ne le fait-il pas ? Parce que si les magistrats étaient justes, incorruptibles et probes, il perdrait lui-même, le premier, tout moyen inique de colorer ses vengeances privées, sous le nom sacré de la justice. Il arrive de là, que devant malgré lui, et presque sans s’en apercevoir se regarder comme le premier vice de l’État, un faible rayon de vérité pénètre jusqu’à son esprit, pour lui apprendre que si quelque idée de véritable justice venait, par hasard, à s’établir parmi son peuple, il deviendrait la première victime de cette même justice. Par cela même que nul homme (tel scélérat puisse-t-on le supposer) ne peut jamais, dans une société quelconque nuire si grièvement, et à tant de monde, qu’il le peut lui seul, chaque jour, impunément dans la tyrannie, tout tyran doit donc trembler au seul nom de la véritable justice ; toute lumière pure de la saine raison doit accroître ses soupçons ; tout rayon lumineux de vérité doit exciter sa fureur. Les bons l’épouvantent ; il ne se croit jamais en sûreté, s’il ne confie pas les places les plus importantes de l’État à des gens qui lui soient bien dévoués, c’est-à-dire, qui lui soient vendus, semblables à lui et pensant aveuglément d’après lui, ce qui signifie des gens plus injustes, plus tremblans, et pour cela plus cruels, et mille fois plus oppresseurs qu’il ne l’est lui-même.

Mais, me dira quelqu’un, « il peut se trouver un prince ami des hommes, et qui déteste le vice, qui fasse triompher et n’honorer que la vertu » ; à cela je réponds et je dis : Peut-il exister un homme probe et ami de ses semblables, à moins qu’il ne soit stupide, qui se croie ou feigne de croire, de droit divin, absolument supérieur à chaque individu ou à toute la masse en général, et qui dise qu’il ne doit compte à qui que ce soit de ses actions et de lui-même, excepté à Dieu ? Je croirai à la sagesse d’un tel être lorsque j’aurai vu un seul exemple par lequel il aura voulu le plus grand bien des autres êtres, supposés d’une espèce supérieure à la sienne, et lorsque, par des mesures assez efficaces, il aura empêché dans la société où il était tout, et tous les autres rien, qu’un autre élu de Dieu à l’égal de lui, ne puisse ensuite commettre, d’une manière illimitée et impunément, tout le mal qu’il savait avoir été commis dans ce même État avant lui, et qu’il savait, attendu la nature de l’homme, devoir s’y commettre de nouveau après son règne : mais quel degré de bonté pourrait-on attribuer à cet homme qui, devant et pouvant faire tant de bien à un si grand nombre d’hommes, ne le fait cependant pas ? Et pourquoi ne le fait-il pas, si ce n’est parce qu’un tel bien pourrait priver sa race future de cette puissance horrible et illimitée de nuire impunément, et que l’on remarque de plus que cet être pourrait, par un moyen si noble, acquérir, en place de cet affreux pouvoir de nuire qu’il aurait détruit, une gloire immense et jusqu’alors inconnue, la plus belle enfin qui puisse remplir le cœur d’un homme, celle d’avoir, par des privations légitimes et particulières, assuré la félicité durable d’un peuple tout entier.

Maintenant, quel est donc ce bon prince dont nos oreilles, chaque jour, sont étourdies des louanges données par la lâcheté et par la crainte ? Un homme qui ne veut pas être homme, et qui ne l’est vraiment pas dans le fait, mais en tout autre sens qu’il ne l’imagine ; un être qui veut sans doute le bien matériel des autres, c’est-à-dire, qu’ils ne soient ni nuds, ni obligés de mendier ; mais qui les voulant aveuglement obéissans aux caprices d’un seul, les veut nécessairement tout à-la-fois et stupides, et lâches, et vicieux, les voudrait encore plus bêtes qu’hommes. Un prince doué d’une telle bonté, si on peut en connaître d’autres, lorsqu’on est investi d’une autorité usurpée, illégitime et illimitée, serait-il moins tyran aux yeux de ceux qui raisonnent avec justesse, que le pire de tous les tyrans, puisque les mêmes effets malheureux sont produits par l’un comme par l’autre ? et ne devrait-il pas être également abhorré par ceux qui connaissent et qui sentent le poids de la servitude ? Vouloir conserver et défendre contre tous, et regarder comme sa prérogative la plus précieuse, le pouvoir indéterminé de nuire à tous n’est-ce pas toujours un crime impardonnable aux yeux de tout le monde, quoique celui qui est souillé d’une telle prérogative n’en abuse en aucune manière ? Pourrait-on croire que ce bon prince imaginaire puisse être exempt de peur, tandis qu’il persiste à rester par la force au-dessus des lois ? et peut-il, plus que les autres princes, ses pareils, débarrasser ses sujets de la peur, puisque ces mêmes peuples, en vertu des lois non sujettes à la force armée, ne peuvent avec sûreté tourner en ridicule quelques-uns de ses caprices absolus, auquel il voudrait, pour un moment, donner le titre sacré de loi ? Je croirais, au contraire, que le plus souvent ces tyrans qui ont reçu de la nature un meilleur caractère, deviennent dans le fait les plus nuisibles pour le peuple. En voici une preuve. Les hommes, bons, supposent toujours les autres tels. Les tyrans ne connaissent point du tout les hommes pris en général : ce qu’il y a de certain, c’est qu’ils ne connaissent point du tout ceux qu’ils ne voient jamais, et très-peu ceux qu’ils voient tous les jours. Or, il n’y a pas de doute que les hommes qui approchent le tyran, ne soient toujours les plus méchans, parce qu’un homme vraiment bon fuira toujours comme un monstre, celui qui possède un pouvoir trop étendu, et qui, outre la faculté qu’il a de le dépouiller de toute chose, peut encore, par l’influence de l’exemple, et par la force de la nécessité, l’obliger à cesser d’être bon. Il résulte de là, que les méchans approchant le tyran méchant, ne font qu’augmenter leur méchanceté ; mais les scélérats, en s’approchant du bon tyran. le trompent en se couvrant d’une fausse honte ; et cela arrive tous les jours, de manière que la tyrannie, le plus souvent, ne réside pas dans la personne du tyran, mais dans sa puissance inique et abusive, exercée par la perfidie innée des courtisans. Mais, quelque part que réside la tyrannie pour les misérables sujets, la servitude est toujours la même ; elle devient quelquefois plus dure pour la société sous le bon tyran, quoiqu’elle paraisse quelque peu moins cruelle pour les individus.

Le bon tyran, peut-être, au commencement ne tremble pas, parce que n’étant encore capable d’aucune violence, sa conscience est tranquille, ou pour mieux dire, il tremble beaucoup moins que le coupable qui, dès l’instant qu’il tient une autorité sans bornes, qu’il sait assez n’être pas légitime, ne peut jamais entièrement se délivrer de la peur ; et pour preuve de cela, quoique tout soit en paix et en sûreté au dehors, le tyran ne licencie jamais ses soldats dans l’intérieur. Mais encore, en supposant que ce tyran d’un caractère doux ne tremble pas, le petit nombre de ses satellites qui ont usurpé l’autorité royale, et qui l’exercent à l’ombre de son nom, tremblent pour eux-mêmes. De là, il est prouvé que la peur est véritablement la base, la cause et le moyen de toute tyrannie, même sous le meilleur des tyrans.

Et qu’on ne vienne pas m’alléguer le petit nombre de tyrans qui furent vertueux, tels que Titus, Trajan, Antonin, Marc-Aurèle, et quelques autres semblables : une preuve invincible qu’ils n’étaient pas eux-mêmes exempts de peur, c’est qu’aucun d’eux n’a jamais donné aux lois une autorité qui puisse frapper leur personne ; ils ne la donnaient pas, parce qu’ils savaient expressément qu’ils en seraient offensés les premiers : aucun d’eux ne licenciait ses soldats, ou ne les mettait sous les ordres d’une autorité autre que la sienne propre, parce qu’il était persuadé que sa personne n’était pas assez en sûreté sans la force ; ils étaient donc bien certains eux-mêmes que leur autorité était illimitée, puisqu’ils ne voulaient pas la soumettre aux lois, et qu’elle était illégitime, puisqu’elle ne pouvait se maintenir que par la terreur des armées. Je demande si un tyran, si parfait, mérite que les hommes lui accordent le nom de bon ? Quel droit a réellement à ce titre celui qui, ayant dans ses mains un pouvoir qu’il reconnaît vicieux, illégal, très-dangereux, non-seulement n’y renonce pas pour lui-même, mais n’entreprend pas au moins d’en dépouiller ceux qui viendront après lui, et sur-tout lorsqu’il sait que cette grande action peut le couvrir de gloire et lui mériter les applaudissemens du monde entier ? Observons en outre, que cette abdication, en empêchant l’usurpation, n’otait rien à ceux qui n’étaient pas encore en possession du pouvoir, d’autant plus que ces mêmes tyrans ne laissaient pas d’enfans pour successeurs. La peur des sujets ne cessa donc pas sous Titus, Trajan, Antonin et Marc-Aurèle : la preuve en est dans ce qu’aucun de leurs sujets n’osa leur proposer de devenir ce qu’ils devaient être, c’est-à-dire, soumis aux lois, et régénérateurs de la république.

Il est cependant assez facile de concevoir pourquoi les écrivains s’accordent à donner tant de louanges à ces tyrans vertueux, et à dire que si tous les autres pouvaient leur ressembler, le gouvernement d’un seul serait le meilleur gouvernement ; en voici la raison : lorsque la crainte a été extrême et terrible, le plaisir qu’on éprouve de la voir diminuée des deux tiers, fait que le troisième tiers qui en reste ne se compte pour rien.

Quel peut être donc celui qui a le droit de faire dépendre absolument de sa bonté libre et spontanée, le bonheur ou le malheur de tant de millions d’hommes ? Peut-il être entièrement sans passions ? Il serait tout-à-fait stupide. Peut-il aimer tout le monde, sans jamais haïr quelqu’un ? Peut-il n’être jamais trompé ? Peut-il posséder la puissance de causer tous les maux, et n’en faire jamais à personne ? Peut-il, enfin, se croire d’une espèce différente des autres et supérieure à eux ; et avec cette idée, peut-il préférer le bien de tous à son bien être particulier ?

Je ne crois pas qu’il y ait au monde un seul homme qui voulût donner à son ami, le meilleur et le plus expérimenté, le suprême arbitre de disposer de sa fortune, de sa vie et de son honneur ; et si un tel homme existait, quel ami véritable voudrait accepter un pouvoir tout à-la-foi aussi étrange, aussi dangereux et aussi odieux ? Or, ce qu’un seul homme ne confierait pas pour lui seul à son plus intime ami, tous le concéderaient pour eux-mêmes et pour leurs descendans, et le laisseraient garder par la violence à un seul, qui n’est point leur ami, et qui ne peut jamais l’être ; à un seul homme qu’ils ne connaissent point, que peu d’hommes peuvent approcher, et au quel la plupart des sujets ne peuvent même s’adresser pour se plaindre des injustices qu’ils reçoivent en son nom ? Certes, une telle frénésie n’est jamais tombée dans l’esprit d’une multitude, si ce n’est pour quelques instans et par un mouvement simultané ; et si toutefois il y a jamais eu une telle multitude assez stupide et assez ignorante pour accorder à un seul homme une si extravagante autorité, elle ne pouvait pas au moins charger les générations futures des chaînes qu’elle voulait se donner, et les contraindre à les resserrer encore et à les supporter. Toute puissance illimitée est donc par cela même, toujours ou dans son origine ou dans ses progrès, une atroce et manifeste violation des droits naturels et sacrés de tous. Ainsi je donne à tout homme le droit de juger, si celui qui l’exerce peut jamais tranquillement, et sans trembler, jouir de la funeste prérogative qu’il a usurpée de nuire impunément, et d’une manière illimitée, à tous en général et à chacun en particulier : tandis que tout homme honnête se croirait très-malheureux de pouvoir nuire de cette manière à son meilleur ami, lors même que celui-ci lui en a donné le droit de sa propre volonté ; dès ce moment même toute amitié viendrait à cesser, à la seule pensée de la possibilité de l’exercice d’un tel droit. La nature de l’homme est de craindre, et, pour cela, d’abhorrer quiconque lui peut nuire, lors même qu’on peut le faire avec justice ; et pour preuve de ceci, chez les peuples ou l’autorité paternelle et maritale sont portées à l’excès, on trouve les exemples les plus terribles et les plus répétés, de l’ingratitude, de l’antipathie, de la désobéissance, de la haine et des crimes des femmes et des enfans envers leurs pères ou leurs maris. De là il arrive que le droit de nuire justement dans les bonnes républiques à celui qui fait le mal, étant réservé aux lois seules, les magistrats exécuteurs de ces lois étant à-la-fois temporaires et électifs, il arrive, dis-je, que l’on craint beaucoup les lois, sans pour cela les haïr, parce qu’elles ne sont personne : on en respecte les exécuteurs, sans trop les détester, parce qu’ils sont en trop grand nombre, et qu’ils changent tour-à-tour ; et il arrive finalement qu’on ne craint ni ne haït véritablement aucun individu.

Mais, au contraire, l’image du tyran héréditaire se présente toujours aux yeux des peuples sous l’aspect d’un homme qui, leur ayant volé une chose très-précieuse, nie audacieusement qu’ils l’aient jamais possédée, et tient continuellement l’épée levée pour empêcher qu’on ne la lui reprenne ; il peut, à la vérité, ne pas frapper, mais qui peut ne pas craindre que le glaive ne tombe sur sa tête ? Les peuples peuvent bien mettre la plus grande insouciance à la lui demander ; mais le tyran ne pouvant jamais s’assurer que cette insouciance durera toujours, n’abandonne jamais pour cela la redoutable épée. Le ressort qui soutient cette usurpation, n’est donc pas le courage opposé au courage, mais la peur opposée à la peur.

Mais tandis que je parle si longuement de la peur, j’entends dire à mes oreilles, eh quoi ! lorsque deux tyrans héréditaires, acharnés l’un contre l’autre, combattent avec opiniâtreté tous ces hommes qui, avec tant de courage, affrontent pour eux la mort, sont-ils guidés par la peur ou déterminés par l’honneur ? Je réponds que je parlerai à son lieu de cette espèce d’honneur. Les peuples orientaux, toujours esclaves, et auxquels l’honneur n’est pas connu, que nous regardons même comme bien inférieurs à nous ; ces peuples ne combattent-ils pas avec autant d’acharnement pour leurs tyrans y et ne leur sacrifient-ils pas leur vie ? J’en attribue en partie la cause à la férocité naturelle de l’homme, à l’effervescence du sang qui augmente dans les dangers et les leur cache ; à la vaine gloire et à l’émulation qui font que personne ne veut paraître plus petit que l’autre, aux préjugés sucés avec le lait ; et enfin je les attribue plus qu’à toute autre chose, à cette peur que j’ai déjà tant de fois nommée. Cette terrible affection se cache et se déguise dans le cœur de l’homme sous tant de formes différentes, qu’elle peut bien aussi s’y transformer en courage ; et nos armées modernes dans lesquelles on punit de mort ceux qui fuient du combat, n’attestent que trop cette vérité ; et ces héros satellites des tyrans, qui, pour quelques sous par jour, leur vendent leur lâcheté, lorsqu’ils sont conduits à l’ennemi par leurs chefs, qu’ils ont derrière eux, leurs sergens, l’épée levée, et quelquefois même de l’artillerie ; ces lâches machines, alors voyant que toute fuite est impossible, finissent par montrer à l’ennemi un courage qu’elles n’ont pas : de tels soldats, sans avoir beaucoup d’honneur, sont forcés de préférer une mort, non encore certaine et honorable, à une mort infâme et assurée.




CHAPITRE QUATRIÈME.

De la lâcheté.


De la peur de tous, naît sous la tyrannie la lâcheté de presque tous ; mais ceux qui méritent le titre de vils au suprême degré, sont nécessairement ceux qui approchent le plus près du tyran, c’est-à-dire, de la source de toute peur active et passive. C’est pourquoi, à mon avis, il y a une très-grande différence entre la peur et la lâcheté : l’homme honnête peut être, par les circonstances cruelles où se trouve son pays, réduit à craindre ; mais il craindra avec une certaine dignité ; il craindra en se taisant, en fuyant pour toujours jusqu’à l’aspect même de celui qui répand la terreur partout, et il déplorera en lui-même, et avec quelques amis, la nécessité de craindre, l’impossibilité de détruire une crainte aussi indigne ou d’y porter remède. Au contraire, l’homme déjà vil par sa propre nature, faisant pompe de sa lâcheté, et la cachant sous le masque infâme d’un amour supposé, cherchera à s’approcher, à s’identifier, autant qu’il le pourra, avec le tyran : le misérable espère diminuer de cette manière sa propre crainte, et la centupler dans les autres.

Il me paraît donc bien démontré que, quoique tous les hommes soient avilis sous la tyrannie, ils ne sont pas pour cela tous vils.






CHAPITRE CINQUIÈME.

De l’ambition.


Ce desir impérieux, ce puissant aiguillon qui porte les hommes, plus ou moins, à chercher les moyens de s’élever au-dessus des autres et d’eux mêmes ; cette passion bouillante qui produit tout ensemble, et les desseins les plus glorieux et les entreprises les plus abominables, l’ambition, enfin, sous la tyrannie, ne perd rien, de son activité ; elle ne reste pas endormie ou étouffée, comme tant d’autres nobles passions de l’homme, sous un tel gouvernement. L’ambition, sous la tyrannie, trouvant tous les chemins et tous les moyens pour arriver à des fins vertueuses et sublimes, fermés ou détruits, devient d’autant plus vile et d’autant plus funeste, que sa force était plus grande et plus soutenue.

Le but le plus élevé de l’ambition de celui qui n’est pas né libre, est d’obtenir une part quelconque de la souveraine autorité ; les républiques les plus vertueuses et les plus libres ont cela de commun avec la tyrannie, toutefois cependant combien cette autorité également désirée est différente, et combien les moyens pour l’obtenir se ressemblent peu ! combien les effets qui en résultent sont dissemblables ! Chacun peut le voir par lui-même.

On parvient, sous la tyrannie, à une autorité absolue, en se rendant agréable au tyran, en secondant toutes ses vues, et en lui ressemblant tout-à-fait. Un peuple libre n’accorde jamais une autorité passagère et limitée, si ce n’est à une vertu éprouvée, à des services importans rendus à la patrie, à l’amour du bien public, enfin, prouvés par des faits. La société ne peut vouloir que le bien et l’utilité de tous, elle ne veut récompenser que ceux qui lui procurent ces biens. Il est vrai néanmoins qu’elle peut être trompée quelquefois, mais son erreur n’est pas longue, et les moyens de la corriger sont toujours en son pouvoir. Le tyran, qui est seul contre tous, a toujours un intérêt non-seulement différent, mais le plus souvent directement opposé à l’intérêt de tous : il doit donc récompenser ce qui est utile à lui ; et au lieu de récompenser, il doit persécuter, punir quiconque tendrait véritablement de se rendre utile à tous.

Mais si le hasard, cependant, voulait que le bien du tyran se trouvât uni pour un instant avec le bien de tous, en en récompensant l’auteur, il prétexterait peut-être le bien public ; mais dans le fond, il ne paierait que les services rendus à son intérêt personnel.

Celui qui aura par hasard, servi l’état (si une tyrannie peut s’appeller état, et si on peut faire quelque bien à des esclaves à moins de les délivrer de leur esclavage), celui-là, dis-je, conviendra qu’il a servi le tyran. Il dévoilera par ses paroles la bassesse de son âme, ou l’aveuglement de son esprit ; et le tyran lui-même, quand la peur et la dissimulation qu’elle produit, ne lui rappelleront pas qu’il doit au moins pour la forme nommer l’état, dira par inadvertance d’avoir récompensé les services rendus à lui-même.

Ainsi Jules César, auteur, parlant de Jules César, général et tyran futur, laissait échapper de sa plume les paroles suivantes :

Scutoquè ad eurn (ad Cæsarem) relato Scœvœ centurionis inventa sunt in eo foramina CCXXX, quem Cæsar ut erat de se meritus, et de republicâ, donation millibus ducentis, etc.[1]

César : de la guerre civile, livre III.

On voit par ces paroles de se meritus, de quelle manière le bon César qui s’était fait une loi dans ses Commentaires de ne parler de lui qu’à la troisième personne, en parle ici, par inadvertance, à la première ; et tellement à la première, que le mot de république ne se trouve qu’après les deux mots de se, presque par forme de correction. C’est de cette manière que pensait et qu’écrivait le plus magnanime des tyrans, lors même qu’il ne s’était pas encore déclaré tel, lors même qu’il était encore dans le doute s’il pourrait réussir dans son entreprise ; et cependant ce César était né et avait vécu comme citoyen jusqu’à l’âge de quarante ans. Or, que pensera, et que dira sur un tel point un tyran vulgaire, un tyran né dans le berceau royal, élevé à la cour, certain de mourir sur un trône, qui passe sa vie, ennuyé dans la fatigante satiété de ne trouver jamais d’obstacles à ses désirs.

Il résulte, à ce qu’il me paraît, de tout ce que j’ai dit jusqu’ici, que l’obtention des faveurs d’un seul atteste toujours plus de vices que de vertus dans celui qui les reçoit, quoique celui qui les accorde puisse être vertueux, puisque, pour plaire à ce seul homme, il faut être ou se montrer utile à lui, tandis que la vertu veut que l’homme public soit évidemment utile à la société. Il en résulte également que les faveurs d’un peuple libre, quoiqu’il soit corrompu, attestent néamoins que celui qui les obtient possède quelques qualités et quelques vertus, puisque, pour plaire au plus grand nombre, il faut être manifestement, ou se faire croire utile à tous. Que cette action vienne d’une intention réelle ou supposée, elle demande toujours une certaine capacité et une certaine vertu ; au lieu que l’intention de se montrer utile et nécessaire au despote, afin, d’usurper une partie de son autorité, demande toujours et bassesse de moyens, et petitesse d’esprit, détours et duplicité, et autres infamies pour balancer le crédit de tant de concurrens et l’emporter sur eux par les mêmes moyens qu’ils employent, et pour le même objet qu’ils désirent.

C’est par des exemples, que je vais aisément prouver ce que je viens d’avancer. Les Romains étaient déjà très-corrompus, et leur liberté chancelait, lorsque Marius ayant gagné les suffrages du peuple, devint consul malgré Silla et les Patriciens. Mais, si on examine attentivement ce qu’était Marius, et par combien d’actions vertueuses il s’était distingué, soit à la tribune, soit dans les camps, on verra que le peuple fut très-juste en lui accordant sa faveur, parce que dans des circonstances et des époques marquées, l’éclat de ses vertus fit oublier ses vices.

Les Français n’étaient pas libres, (et malheureusement ils ne le sont pas encore aujourd’hui), mais ils étaient dans une crise favorable à faire naitre la liberté et à fixer pour toujours de justes bornes à une principauté raisonnable, lorsque Henri IV, idole des Français un siècle après sa mort, monta sur le trône. Sully, le ministre intègre de ce bon prince, jouissait alors de sa faveur, et la méritait à tous égards. Mais si on veut mettre à l’épreuve la vertu politique de ces deux hommes, on doit en juger par ce qu’ils firent. Sully eut-il jamais la vertu et le courage de se servir d’une telle faveur pour forcer, par l’évidence tirée d’argumens et de raisonnemens invincibles, ce bon roi à élever au-dessus de lui, et de ses successeurs, des lois permanentes et libres ! et s’il en eût eu le courage, est-il à présumer qu’il aurait conservé la faveur d’Henri ? La faveur donc d’un tyran, même bon, ne peut pas absolument s’acquérir, de la part du sujet, par la voie d’une véritable vertu politique, et elle peut encore moins par ce moyen s’accroître et se conserver.

Examinons maintenant, en premier lieu, les sources de l’autorité. Dans les républiques, les moyens de l’obtenir sont de les défendre, de les honorer, d’en accroître l’empire et la gloire ; d’en assurer la liberté lorsque cette liberté est sans tache, de remédier aux abus, ou, au moins, de le tenter, si elles sont corrompues, de leur dire enfin toujours la vérité, lors même que cette vérité peut paraître odieuse et offensante.

Les moyens d’obtenir quelque autorité de la part du tyran, sont de le défendre, mais plus encore de ses propres sujets que de ses ennemis extérieurs, de le flagorner, de diviniser ses défauts, d’accroître son empire et sa force ; d’assurer ouvertement son pouvoir illimité, s’il est un tyran ordinaire ; de lui assurer tous les avantages sous l’apparence du bien public, s’il est un tyran adroit, qui ait besoin de tromper pour assurer de plus en plus sa domination ; enfin, il faut taire toujours devant lui, sur toutes choses, cette vérité très-importante : Que sous le gouvernement absolu d’un seul, tout doit être indispensablement vicieux et renversé. Ceux qui veulent se conserver la faveur du tyran doivent bien se garder d’énoncer une pareille vérité, et il est presqu’impossible que ceux qui ont recherché et obtenu cette faveur, puissent la penser, ou même la sentir. Mais cette vérité palpable et divine ne pourra jamais se taire par ceux qui veulent vraiment le bonheur du genre humain ; et jamais le tyran qui veut et doit vouloir avant toutes choses son bien être particulier, ne pourra l’entendre ou la souffrir.

Toutes les cours donc, par nécessité, fourmillent d’une troupe de brigands ; et si le hasard vient à y introduire un homme probe, et qui ose vouloir s’y conserver tel, et y rester, il doit, tôt ou tard, ce malheureux, être la victime de tant de scélérats qui lui tendent des pièges, qui le craignent et l’abhorrent, parce qu’ils sont vivement offensés de son audacieuse vertu. C’est pour cela que dans un gouvernement où un seul est maître de tout et de tous, il ne peut y avoir d’autre liaison que celle du crime et de la scélératesse. Tous les siècles, toutes les tyrannies, attestent et attesteront toujours cette triste vérité ; et cependant, malgré cela, dans tous les siècles, sous toutes les tyrannies, parmi tous les peuples esclaves, c’est la vérité la moins reçue et la moins sentie. Le tyran même, celui d’une nature douce, rend immédiatement méchans tous ceux qui l’approchent, parce que sa puissance trop étendue, et de laquelle il ne veut pas se dépouiller, quoiqu’il n’en abuse pas, remplit de crainte ceux qui l’observent de près. Cette grande crainte enfante la dissimulation ; et de la dissimulation et du silence, naissent la lâcheté et la méchanceté.

Mais l’ambition, sous la tyrannie, offre souvent à l’ambitieux un pouvoir illimité, très-peu inférieur à celui du tyran, et tel qu’aucune république jamais n’aurait pu ni voulu en accorder un semblable à aucun de ses citoyens.

Plusieurs ont voulu excuser celui qui, né dans l’esclavage, se proposait le but hardi de s’élever au-dessus même du tyran, à l’ombre de son imbécillité et de sa nonchalance. Que chacun réponde à cette objection, en se disant à soi-même : « Une autorité injuste, illimitée, ravie, et précairement exercée sous le nom d’un autre, peut-elle jamais s’obtenir sans infamie ? Peut-elle s’exercer sans nuire à plusieurs, ou au moins aux aspirans à cette même autorité ? Peut-elle enfin se conserver sans astuce, sans cruauté et sans despotisme ? »

On ambitionne donc l’autorité dans les républiques, parce que cette autorité atteste que ceux qui l’ont acquise, sont doués de grandes vertus, et parce qu’elle ouvre un vaste champ au développement de leur gloire personnelle, toujours concordante avec le bien général. On ambitionne l’autorité dans les tyrannies, parce qu’elle fournit les moyens d’assouvir toutes les passions privées, d’acquérir des richesses démesurées, de venger ses injures, et d’en faire sans crainte de vengeance, de récompenser les plus infâmes services, de faire trembler enfin tous ceux qui naquirent égaux ou supérieurs à celui qui l’exerce. On ne peut pas révoquer en doute que dans les républiques et les tyrannies, les ambitieux n’aient chacun, pour leur part, ces motifs tout-à-fait différens. Le républicain, bien avant d’acquérir cette autorité, sait déjà qu’elle ne doit pas toujours rester dans ses mains ; qu’il ne peut en abuser, parce qu’il doit en rendre un compte très-rigoureux à ses égaux, et que le choix qui est tombé sur lui est une preuve qu’il était le plus digne d’entre tous ses compétiteurs. De même, dans la tyrannie, l’esclave n’ignore pas que l’autorité qu’il ambitionne sera sans bornes, et qu’elle est par cela même abhorrée par tous les hommes ; qu’il est nécessaire d’en abuser pour la conserver ; que la postuler démontre la méchanceté du caractère du candidat, et que l’obtenir est une preuve manifeste qu’il était le plus criminel de tous les concurrens : et cependant ces deux ambitieux connaissant bien toutes ces choses, sans en être arrêtés, s’élancent également dans la carrière qu’ils ont entreprise. Or donc, qui peut affirmer que l’ambitieux dans la république n’ait pas pour but plutôt la gloire que la puissance ? Qui peut croire que l’ambitieux dans la tyrannie se propose un autre but que le pouvoir, les richesses et l’infamie ?

Mais toutes les ambitions ne visent pas à la suprême autorité. Dans l’un et l’autre gouvernement, on trouve toujours un nombre infini, de demi ambitieux auxquels les honneurs sans pouvoir suffisent, et un nombre de lâches, plus considérable encore, qui se contentent de l’or sans pouvoir ni honneurs ; et, dans l’un et l’autre gouvernement encore, les mêmes raisons et la même différence dirigent ces hommes. Les honneurs dans les républiques ne se ravissent pas en trompant un seul homme, mais ils s’obtiennent en faisant le bien de la majorité, et en trouvant le moyen de lui plaire ; et cette majorité ne veut pas honorer celui qui ne le mérite pas réellement, parce qu’en le faisant, elle se déshonorerait beaucoup trop elle-même. Les honneurs, sous la tyrannie, si on peut les appeler tels, sont distribués selon les caprices d’un seul ; ils sont accordés le plus souvent à la noblesse du sang, au fidèle et entier dévouement des ancêtres pour les tyrans, à la parfaite et aveugle obéissance, c’est-à-dire, à l’ignorance absolue de soi-même, à l’intrigue, à la faveur, et quelquefois au courage contre les ennemis extérieurs.

Mais tous ces honneurs, quels qu’ils soient, étant toujours différens par leur nature dans ces deux gouvernemens, sont encore de même aussi, comme chacun le voit, ambitionnés par des motifs tout-à-fait différens. Sous la tyrannie, chacun veut représenter aux yeux du peuple une parcelle quelconque du tyran ; c’est pour cela qu’un titre, un ruban, ou quelque autre méprisable bagatelle, suffit pour satisfaire la mince ambition d’un misérable esclave ; parce que ces vils honneurs prouvent, non pas qu’il soit véritablement estimable, mais qu’il est digne de l’estime du tyran, et parce qu’il espère, non pas que le peuple l’honore, mais qu’il le respecte et le craigne. Dans la république, la raison pour laquelle on recherche les honneurs est claire et indubitable ; c’est parce qu’ils honorent véritablement celui qui les reçoit.

L’ambition de s’enrichir, que l’on appelle plus justement cupidité, ne peut avoir lieu dans les républiques tant qu’elles ne sont pas corrompues ; et lorsqu’elles le deviennent, les moyens de s’enrichir étant principalement dans le commerce et dans la guerre, et non jamais dans les vols impunis du trésor public, quoique l’amour du gain soit par lui-même très-vil, néanmoins, par ces deux moyens, l’or devient la récompense de deux grandes vertus, le courage et la fidélité. L’ambition de s’enrichir est plus universelle sous la tyrannie. Plus elle est riche et étendue, plus on a de moyens de satisfaire cette vile passion par des voies illégitimes, sur-tout ceux qui ont la direction du trésor public. Outre ce moyen là, il y en a beaucoup d’autres, et ils doivent être aussi nombreux que les vices du tyran et du favori qui le gouverne.

Le but que les hommes se proposent en accumulant d’immenses trésors, est vicieux dans l’un et l’autre gouvernement ; et il l’est plus encore dans les républiques que sous la tyrannie, parce que dans celles-là on ne les amasse que pour corrompre, acheter les citoyens et détruire l’égalité ; et dans celle-ci, pour en jouir dans le luxe et tous les vices. Avec tout cela, le désir d’acquérir des richesses me semble plus excusable dans les gouvernemens où les moyens de les obtenir sont moins vils, où la possession en est plus assurée, et où enfin le but, tout criminel qu’il est, peut être plus élevé ; au lieu que dans les gouvernemens absolus, ces richesses qui sont le fruit de mille intrigues, de mille iniquités et de mille lâchetés, peuvent être enlevées par le caprice d’un seul, par les mêmes intrigues, les mêmes iniquités et les mêmes bassesses, ou par le caprice même qui les donnait ou les laissait ravir.

Il me semble avoir parlé de toutes les espèces d’ambition qui peuvent germer sous la tyrannie. Je conclus que cette passion, qui a été et qui peut être l’âme des états libres, devient la peste la plus terrible de ceux qui gémissent sous les chaînes de l’esclavage.




CHAPITRE SIXIÈME.

Du premier Ministre.[2]


Au milieu des calamités publiques, les plus funestes causées par l’ambition sous la tyrannie, on doit regarder comme la plus grande et la plus atroce l’existence et le pouvoir du premier ministre. Je n’ai fait que l’indiquer dans le chapitre précédent, je crois très-important d’en parler ici d’une manière plus précise et plus étendue.

Cette fatale dignité attache d’autant plus de crédit et de pouvoir à celui qui en est revêtu, que l’incapacité de celui qui l’a confié est plus grande ; mais comme elle est donnée par la seule faveur du tyran, comme on ne doit pas supposer qu’un ministre capable et éclairé, puisse plaire à un tyran imbécille, il en résulte le plus souvent que ce premier ministre, aussi inepte au gouvernement que le tyran lui-même, lui ressemble entièrement dans l’impossibilité de faire le bien, et le surpasse de beaucoup dans la capacité, le désir et la nécessité de faire le mal. Les tyrans de l’Europe cèdent à leurs premiers ministres la jouissance et l’usufruit de tous leurs droits ; mais, parmi tous ces droits, celui qu’ils partagent avec plus d’étendue et moins de réserve, c’est la juste horreur des peuples pour le tyran ; et cette horreur est dans la nature de l’homme, qui ne souffre pas volontiers qu’un autre homme, né son égal, ravisse et exerce une autorité que le sort a donnée à un être qu’il croit d’une nature supérieure à la sienne ; autorité qui, passant par des mains impures et illégitimes, double au moins son poids et ses funestes effets : et ce premier ministre sachant qu’il est souverainement et universellement abhorré, porte à tous, et à chacun en particulier, la haine la plus violente ; c’est pour cela qu’il punit, persécute, opprime, et même anéantit quiconque l’a offensé, peut l’offenser, en a la volonté, ou à qui il peut la supposer, et quiconque enfin n’a pas le bonheur de lui plaire. Le premier ministre trouve facilement ensuite le moyen de persuader au mannequin royal dont il a su se rendre l’ami, que toutes les violences et toutes les cruautés qu’il emploie pour sa propre sûreté, ne sont que pour assurer celle du tyran. Quelquefois le tyran, par caprice, par faiblesse ou par crainte, retire tout-à-coup au premier ministre ses faveurs et l’autorité, le chasse de sa présence, et lui laisse, par bonté spéciale, avec la vie, les richesses dont il a fait sa proie honteuse ; mais ce changement n’est autre chose qu’un surcroît de charges pour le peuple malheureux et subjugué. C’est ce qu’il est facile de démontrer. Le ministre disgracié, quoique convaincu de mille rapines, de mille fraudes, de mille injustices, n’est presque jamais dépouillé de sa dignité, que lorsqu’un autre courtisan plus rusé que lui, a sçu lui faire perdre la faveur du tyran ; mais, de quelque manière que cette disgrâce ait lieu, elle arrive enfin, et alors il faut que l’état se prépare à supporter le nouveau ministre, qui, devant toujours être de quelques degrés plus méchant que le premier, a besoin, pour se faire croire meilleur, de changer, de renverser l’état de choses établi par l’autre, pour se montrer en tout dissemblable à lui ; et cependant ce ministre veut et doit vouloir, comme son prédécesseur, et s’enrichir et se maintenir en place, et se venger et tromper, et opprimer et terrasser. C’est pourquoi tout changement dans la tyrannie, soit du tyran, soit du ministre, n’est autre chose, pour un peuple malheureusement esclave, que le changement de ligatures et de chirurgien pour un malade couvert d’une plaie immense et incurable, changement qui ne fait qu’en renouveler les exhalaisons fétides et les spasmes.

On peut démontrer avec la même facilité, que le ministre successeur doit être un peu plus méchant que celui qu’il remplace. Pour l’emporter sur un homme méchant, puissant et rusé, il est nécessaire de le vaincre en ruse et en méchanceté. Le ministre d’un tyran ne tombe presque jamais dans la disgrâce sans que quelqu’un de ceux qui sont directement ou indirectement les auteurs de sa ruine, ne lui succèdent. Or, comment ce successeur a-t-il pu détruire ces nombreux remparts que le premier avait élevés pour se maintenir dans sa place ? Par fortune ? Non, certes ; mais par un art supérieur. Et je demande, « si dans les cours, cet art supérieur doit supposer des moindres vices dans celui qui le possède et l’exerce si heureusement ? »

La non-férocité des tyrans modernes, qui n’est chez eux que le fruit de la non-férocité de leurs peuples, ne veut pas qu’on en vienne jusqu’à ôter la vie aux ex-ministres, pas même leurs richesses, quoique la plupart du temps elles ne soient que le produit honteux de leurs rapines et de leurs iniquités. Ils n’éprouvent donc d’autre châtiment que celui de se voir couverts d’opprobres, et l’objet du mépris de tous, principalement de ces hommes vils qui rampaient le plus lâchement à leurs pieds. Quelques-uns de ces vice-tyrans chassés poussent l’effronterie jusqu’à faire pompe de la tranquillité affectée qu’ils mettent à supporter leur disgrâce ; ils osent follement s’arroger le titre de philosophe détrompés ; ils provoquent par là la pitié dédaigneuse des vrais sages, qui, connaissant ce que doit être un vrai philosophe, savent qu’il ne peut être ou avoir jamais été un vice-tyran.

Mais je perdrais mes paroles et mon temps, j’avilirais la grandeur importante de mon sujet, si je voulais démontrer qu’un être aussi vil et aussi criminel, ne peut jamais avoir été ou devenir philosophe.

Ce que je veux prouver comme une chose beaucoup plus nécessaire à savoir, c’est que le premier ministre d’un tyran n’est, et ne peut jamais être un homme bon et honnête. J’entends par honnêteté politique, et véritable essence de l’homme, celle par la quelle la personne publique préfère le bonheur de tous à celui d’un seul, et la vérité à toutes choses ; et en définissant simplement ce que c’est que l’honnêteté politique, je croirai avoir amplement prouvé ma proposition. Si le tyran lui-même ne veut pas et ne peut vouloir le véritable bien public tout entier, (ce qui exigerait immédiatement la destruction de tout son pouvoir) est-il croyable que puisse le vouloir et l’opérer celui qui le représente précairement, celui qu’un mot et un caprice ont presque élevé sur le trône, et qu’un mot et un caprice peuvent l’en précipiter ?

On pourrait encore facilement prouver, et par d’invincibles raisons, que le ministre d’un tyran ne peut être particulièrement honnête homme, puisque nous entendons par honnêteté publique, les mœurs et la foi d’honneur ; mais les ministres eux-mêmes, tous les jours, nous le prouvent beaucoup mieux par leurs œuvres, qu’aucun écrivain ne pourrait le faire par des volumes. Que l’on remarque seulement qu’il n’existe pas de ministre qui veuille perdre sa charge, qu’aucune n’est aussi enviée que la sienne, que personne n’a autant d’ennemis, que personne n’a plus de calomnies ou de véritables accusations à combattre. Or, la vertu peut-elle par elle-même, sous un gouvernement sans vertu, résister avec une force qui n’est pas la sienne, aux vices, aux cabales, à l’envie ? J’en appelle au jugement de tout lecteur raisonnable.

De la puissance illimitée du tyran, passée dans les mains de son ministre, naît l’abus d’un pouvoir déjà par lui-même abusif. Le pouvoir et l’abus du pouvoir doivent croître nécessairement, lorsqu’ils se trouvent transplantés dans la personne d’un sujet, parce qu’il se trouve forcé d’employer cette puissance pour défendre et le tyran héréditaire et lui-même. Une personne de plus à défendre demande nécessairement plus de moyens de défense, et une autorité plus illégitime exige des moyens plus illégitimes encore. C’est pourquoi on doit regarder la création et l’introduction de ce funeste personnage dans la tyrannie, comme la perfection la plus sublime de la puissance arbitraire.

En voici la preuve en bref. Le tyran qui n’a jamais vu, et qui ne croit pas qu’il y ait quelqu’un d’égal à lui, déteste, par une crainte innée, l’universalité de ses sujets ; mais il ne hait pas les individus, parce qu’il n’a reçu d’eux aucune injure personnelle. Le glaive donc reste suspendu dans la main d’un homme qui, n’ayant reçu aucune offense particulière, ne sait pas sur qui il doit le laisser tomber.

Mais aussitôt qu’il confie ce précieux et terrible emblème de l’autorité à un sujet, à un homme qui a eu des supérieurs et des égaux, à un homme qui, parce qu’il est injuste au suprême degré, doit être au suprême degré détesté par plusieurs et par la majorité, qui pourra croire, qui osera dire, qui osera espérer qu’il ne frappera pas ?




CHAPITRE SEPTIÈME.

De la milice.


Que le tyran règne ou son ministre, des soldats mercenaires sont toujours les défenseurs de leurs personnes exécrables, les exécuteurs aveugles et cruels de leurs volontés absolues. De nos jours il y en a de diverses espèces, mais tous sont destinés à maintenir la tyrannie.

Dans quelques pays de l’Europe, on enrôle les hommes par force ; dans d’autres, avec moins de violence, et avec plus d’opprobre pour ces peuples, ils offrent spontanément de perdre leur liberté, ou pour mieux dire, ce qu’ils appellent bien à tort, leur liberté. Ils sont entraînés à cet infâme trafic de leurs personnes, le plus souvent par leur stupidité, par leurs vices, ou trompés par l’espérance de subjuguer et d’opprimer leurs égaux. Plusieurs tyrans sont aussi dans l’usage d’avoir à leur solde quelques troupes étrangères dans lesquelles ils mettent plus de confiance ; et, par une étrange contradiction déshonorante pour l’espèce humaine, les Suisses (ce peuple presque le plus libre de l’Europe) se laissent choisir et acheter pour être les gardiens des personnes de presque tous les tyrans qui la gouvernent.

Mais, que les milices soient nationales ou étrangères, volontaires ou forcées, elles sont toujours le bras, le ressort, la base, la raison seule, et la meilleure des tyrannies et des tyrans. Un tyran de nouvelle création, commença, dans ce siècle, à établir et à conserver sur pied une armée formidable, et conservant cette armée lorsqu’il n’avait pas d’ennemis au-dehors, il nous a amplement prouvé la vérité d’un axiôme très-connu, que le tyran a toujours des ennemis autour de lui. Ce n’était cependant pas une chose nouvelle pour les tyrans d’avoir pour ennemis tous leurs sujets, et encore moins une nouveauté de les voir se soumettre, obéir et trembler, sans qu’ils soient obligés d’employer la force de tant d’armées formidables. Mais il y a une très-grande différence entre l’idée qu’on se forme des choses et les choses elles-mêmes ; il y a de plus la perception des sens, et dans l’homme, les sens sont tout. Le tyran qui, dans les siècles passés, restait sans troupes et presque désarmé, venait à éprouver le besoin ou le caprice de fouler plus qu’à l’ordinaire ses malheureux sujets, il était obligé de réprimer ses désirs, parce qu’il pensait que leurs murmures et leur résistance pourraient l’obliger à s’armer pour les forcer au silence et à l’obéissance.

Le père ou l’aïeul du tyran actuel savait bien qu’il avait cette force et cette autorité ; mais ne l’ayant pas toujours sous les yeux, comme aujourd’hui, il n’en avait pas la conviction qu’éprouve le despote à la vue de ses nombreux bataillons qui non-seulement le défendent des insultes de ses sujets, mais encore l’excitent à les offenser davantage. Ainsi donc, entre l’idée du pouvoir des anciens tyrans et la réalité effective du pouvoir des tyrans actuels, il y a précisément autant de différence qu’il en existe entre la possibilité idéale d’une chose et son exécution palpable.

La force militaire permanente détruit sous les modernes tyrannies, jusqu’à l’apparence de la société civile, ensevelit jusqu’au nom de liberté et pousse l’avilissement de l’homme à un tel point qu’il ne peut ni faire, ni dire, ni écouter, ni penser des choses salutaires, élevées, justes et vertueuses, relativement au système politique de cette infâme multitude de soldats fainéans, aussi serviles dans leur obéissance, que féroces et insolens dans l’exécution des ordres de leurs maîtres, et toujours plus intrépides contre leur patrie, que contre l’ennemi ; naît cette monstruosité mortelle qui élève un autre état dans l’état lui-même, c’est-à-dire, un corps permanent et terrible, ayant des opinions et des intérêts divers, et en tout contraires à ceux de l’état ; un corps qui, par son institution vicieuse et illégitime, porte en lui-même l’impossibilité démontrée de conserver la tranquillité civile. L’intérêt de tous et de la majorité chez les peuples, quel que soit leur gouvernement, c’est de n’être pas opprimés, ou de l’être le moins possible. Dans la tyrannie, les soldats qui ne doivent pas avoir d’autre intérêt que celui du tyran qui les nourrit et qui flatte leur paresse orgueilleuse, les soldats, dis-je, ont nécessairement intérêt d’opprimer les peuples le plus qu’ils peuvent ; parce que plus ils les oppriment, plus ils sont considérés, redoutés et nécessaires.

Dans les républiques, vraiment dignes de ce nom, les dissentions intérieures sont non-seulement des élémens de vie pour le corps politique, mais elle agrandissent encore la liberté, lorsqu’elles sont ménagées et dirigées avec sagesse : sous la tyrannie, au contraire, les dissentions civiles, et même les moindres intérêts divers, accroissent et les malheurs publics et l’oppression universelle ; alors il faut que le faible, pour ainsi dire, s’anéantisse, et que le fort ne garde plus de mesure dans son insolente fierté. C’est pourquoi, sous la tyrannie, la soldatesque est tout, et le peuple rien.

Que ces satellites soient volontairement ou forcément enrôlés, ils n’en sont pas moins, quant aux mœurs, la plus vile partie de la lie du peuple. À peine ont-ils endossé la livrée de leur double servitude, qu’ils deviennent aussi orgueilleux que s’ils étaient moins esclaves que leurs semblables, et se dépouillant du nom d’habitans de la campagne, dont ils étaient indignes, ils méprisent leurs égaux, et les regardent comme de beaucoup au-dessous d’eux. Et en effet, les véritables paysans cultivateurs, sous la tyrannie, se déclarent eux-mêmes beaucoup au-dessous des paysans soldats, puisqu’ils souffrent que cette canaille armée ose les mépriser, les outrager, les dépouiller et les opprimer. Les peuples pourraient facilement résister à cette vile canaille, s’ils voulaient seulement réfléchir un seul instant sur l’étendue de leurs forces, puisqu’ils se trouveraient toujours mille contre un.

Et si la lâcheté des opprimés était parvenue à un tel degré, qu’ils n’osassent pas attaquer de front leurs oppresseurs, ne pourraient-ils pas employer l’or et l’adresse pour les corrompre et les acheter ? leurs bras n’appartiennent-ils pas à celui qui les paye le mieux ? Mais un tel moyen deviendrait par la suite la source de plusieurs maux ; et l’un des premiers serait de voir au sein de la société cette grande multitude d’êtres qui, ne pouvant plus rester soldats, ne sauraient pas devenir citoyens, quand même ils le voudraient.

Il est vrai, que le peuple les craint et dès-lors les déteste ; mais il ne les déteste pas autant qu’il abhorre le tyran, et sur-tout autant que cette vile soldatesque le mérite. C’est une vérité qui prouve, que sous la tyrannie le peuple ne pense ni ne raisonne, car s’il observait qu’aucun tyran ne peut exister sans cette tourbe armée, il les abhorrerait bien davantage : et de cette haine extrême, il arriverait que le peuple parviendrait à détruire beaucoup plutôt de pareils soldats.

Que l’on ne croie pas qu’il y ait contradiction, lorsque je dis que sans soldats le tyran ne pourrait se maintenir, après avoir dit, il y a un moment, qu’ils n’ont pas toujours eu des armées sur pied. En augmentant les moyens d’employer la force, les tyrans ont tellement accru la violence, que si maintenant ces moyens venaient à diminuer, la crainte du peuple diminuant avec eux, la tyrannie peut-être se détruirait tout-à-fait. Ainsi donc ces armées qui n’étaient pas nécessaires avant qu’on eût franchi certaines limites, et avant que le peuple fût intimidé ou contenu par une force effective et palpable, ces armées, dis-je, deviennent indispensablement nécessaires ; car telle est la nature de l’homme, que lorsqu’il a eu devant les yeux une force réelle et qu’il y a cédé, il ne se laisse plus intimider par une force idéale. Ainsi dans l’état présent des tyrannies européennes, elles viendraient immédiatement à cesser, si les armées permanentes venaient à être dissoutes.

Le peuple ne peut donc jamais espérer raisonnablement de voir diminuer ou détruire l’opprobre et la honte perpétuelle de payer et de nourrir ses propres bourreaux, qui, quoique tirés de son sein, oublient aussitôt les liens naturels et sacrés qui les attachent à lui ; mais le peuple a, je ne dis pas l’espoir, mais la certitude pleine et démontrée de se débarrasser lui-même de cet opprobre et de cette oppression, toutes les fois qu’il le voudra fortement, et qu’il n’attendra pas d’un autre ce qu’il peut toujours exécuter par ses propres moyens.

Chaque tyran européen tient à sa solde autant, et souvent plus, de ces satellites qu’il ne peut en avoir. Il voit en eux les soutiens de sa puissance ; ils deviennent les objets de son amusement et les causes de son orgueil insensé ; ils sont enfin l’ornement le plus précieux de sa couronne. Entretenus, nourris des sueurs et des jeûnes du peuple, ils sont toujours prêts à en boire le sang au premier signal du tyran. Les différens degrés de considération qu’on accorde aux despotes se mesurent toujours sur le nombre de leurs soldats ; et comme ils ne peuvent pas diminuer la masse de leurs satellites, sans que l’opinion que l’on a de leur puissance ne diminue dans la même proportion, de même qu’une personne abhorrée, voit d’abord s’affaiblir, et ensuite se changer en mépris le respect qu’on lui portait, à mesure que la terreur qui l’environnait vient à cesser, on doit croire que les tyrans n’attendront jamais ce mépris manifeste, infaillible précurseur de leur ruine totale, et que toujours ils épuiseront le sang du peuple pour entretenir de nombreuses armées et par elles leur injuste puissance.

Les tyrans, long-temps maîtres même de l’opinion publique, ont tenté de persuader à l’Europe, et sont en effet parvenus à persuader aux plus stupides de leurs sujets, ou nobles ou roturiers, que l’état militaire était le plus honorable de tous.

En portant eux-mêmes la livrée, les distinctions et les attributs militaires ; en feignant de passer par tous les grades de l’armée ; en donnant des prérogatives injustes et insultantes pour les autres classes de la société ; en accordant la supériorité aux militaires sur le pouvoir civil, ils sont parvenus à offusquer tellement, aveugler l’esprit de leurs imbécilles sujets, qu’ils leur ont fait désirer de se livrer à cet exécrable métier.

Mais une seule observation suffit pour anéantir cette ridicule imposture. Je dis au militaire : ou tu regardes les soldats comme les exécuteurs de la volonté tyrannique au dedans, et alors quel honneur peux-tu trouver à exécuter les décrets d’une puissance injuste et sans bornes contre ton père, tes frères, tes parens et tes amis ? Ou tu les considères comme les défenseurs de la patrie !… De la patrie, c’est-à-dire, de ce lieu où tu es né pour ton malheur, où tu restes par force ; où tu n’as ni liberté, ni sûreté, ni propriété inviolable ; et alors pourras-tu regarder comme honorable la défense d’un tel pays et du tyran qui continuellement le détruit et l’opprime beaucoup plus que ne pourrait le faire l’ennemi que tu combats ? n’est-ce pas empêcher enfin un autre tyran de le délivrer du tien ? que peut te prendre ce second tyran que l’autre ne l’ait déjà ravi ? Au contraire ce nouveau tyran, par une ruse nécessaire, ne devra-t-il pas te traiter d’abord plus doucement que ton ancien maître ?

Je conclus donc, et je dis que par-tout où il n’y a ni liberté, ni sûreté, il n’y a point de patrie ; et que par-tout où il n’y a point de patrie, celui qui porte les armes se livre au plus vil et au plus infâme de tous les métiers. N’est-ce pas vendre alors au plus vil prix sa propre volonté, ses amis, ses parens et son propre intérêt, et la vie et l’honneur, pour la plus honteuse et la plus injuste des causes ?





CHAPITRE HUITIÈME.

De la Religion.


Quelle que soit l’opinion que l’homme s’est faite ou laissée donner des choses qu’il ne comprend pas, telles que l’âme et la divinité, cette opinion, dis-je, est souvent un des plus fermes soutiens de la tyrannie. L’idée que le vulgaire s’est généralement formée du tyran, ressemble tellement à celle que presque tous les peuples ont faussement conçue d’un Dieu, que l’on en pourrait induire que le premier tyran n’a pas été le plus fort, comme on a coutume de le supposer, mais bien le plus fourbe et le plus savant dans la connaissance du cœur humain, et dès-lors le premier à leur donner une idée quelconque de la divinité. C’est pour cela que parmi la plupart des peuples, la tyrannie religieuse a enfanté la tyrannie civile. Souvent elles se sont réunies sur la tête d’un seul, mais jamais elles n’ont manqué de se prêter des secours mutuels.

La religion payenne, en multipliant sans fin le nombre des Dieux, en faisant de l’Olympe une espèce de république, en soumettant Jupiter lui-même aux lois du destin, en lui faisant respecter les usages et les privilèges de la cour céleste, devait être, et fut en effet très-favorable à la liberté. La religion Judaïque, ensuite les religions Chrétienne, Mahométane, qui admettent un Dieu seul, maître terrible et absolu de toutes choses, devaient être, ont été, et sont toujours beaucoup plus favorables à la tyrannie.

Je passe légèrement sur ces choses qui ne m’appartiennent pas, et que d’autres ont dites avant moi. Je reviens à mon sujet, et je n’examinerai entre les diverses religions que la nôtre, et seulement par rapport à son influence sur les tyrannies européennes.

La religion chrétienne, qui est celle de presque toute l’Europe, n’est pas, par sa nature, favorable à la liberté ; mais la religion catholique se montre tout-à-fait incompatible avec la liberté : il suffira, je crois, pour prouver la vérité de la première de ces propositions, de démontrer qu’elle n’appelle, n’exhorte, ni ne conduit les hommes à la liberté ; et cependant les hommes devraient recevoir la première impulsion vers un objet si important de la religion elle-même, puisqu’il n’y a rien qui ait tant de pouvoir sur leur âme, qui grave plus fortement dans leur cœur telle ou telle opinion, et qui les excite si puissamment à exécuter de grands desseins. En effet, dans l’antiquité payenne, Jupiter, Apollon, les Sybilles, les Oracles, commandaient à l’envi aux divers peuples qui les adoraient, l’amour de la patrie et de la liberté. Née chez un peuple esclave, ignorant et déjà entièrement subjugué par des prêtres, la religion chrétienne ne sait qu’ordonner la plus aveugle obéissance, et elle ignore jusqu’au nom de la liberté ; et le tyran prêtre ou laïc est par elle assimilé à un Dieu.

Si on examine de quelle manière elle se propagea, on verra qu’elle pénétrait et se fixait plus facilement sous les tyrannies que dans les républiques. Elle ne put s’établir dans l’empire romain que lorsque la tyrannie militaire eut entièrement détruit la liberté : et à la chûte de cet empire, ces nations barbares qui d’abord occupèrent, et qui s’établirent depuis dans l’Italie, dans les Gaules, en Espagne et en Afrique, sous leurs divers commandans, embrassèrent peu après la religion chrétienne ; et il me parait qu’en voici la raison : ces conducteurs d’hommes voulaient rester tyrans, et leurs peuples habitués à être libres, quand ils n’étaient pas en guerre, ne voulaient pas obéir autrement que comme des soldats à leurs capitaines, et jamais comme des esclaves à leurs maîtres. Le christianisme vint se mêler dans cette disparité d’humeurs, comme un moyen par lequel on pouvait persuader au peuple la nécessité d’obéir, et par lequel on assurait l’empire aux capitaines devenus tyrans dans le cas où ils voudraient accorder aux prêtres une partie de leur autorité. Pour preuve de ce que j’avance, il suffit d’observer que la partie de ces nations du Nord, restée pauvre, simple et libre dans ses forêts natives, a été le dernier peuple de l’Europe qui reçut la religion chrétienne, plus encore par la violence que par la persuasion.

Le peu de nations éloignées de l’Europe, qui la reçurent, y furent forcées presque toujours par la crainte et la force, par exemple, comme dans les diverses contrées de l’Afrique et de l’Amérique ; mais on peut manifestement conclure du fanatisme féroce avec lequel elle était reçue et embrassée à la Chine, et encore plus au Japon, combien elle eût germé et prospéré sous les tyrannies de ces deux pays. Le trop grand nombre d’abus qu’elle renferme, forcèrent, avec le temps quelques peuples, beaucoup plus sages qu’enthousiastes, à la modérer, en la dépouillant de beaucoup de superstitions funestes ; et ces peuples distingués ensuite par le titre d’Hérétiques, s’ouvrirent par un tel moyen une route à la liberté. Elle revint parmi eux après avoir été long-tems bannie de l’Europe, pour y apporter le bonheur. Les Suisses, la Hollande, quelques villes d’Allemagne, l’Angleterre et l’Amérique, nous prouvent cette vérité. Mais les peuples qui, n’osant pas mettre un frein à cette religion, voulurent la conserver entière, se privèrent pour toujours des moyens de reconquérir leur liberté ; lorsque je dis entière, ce n’est pas cependant comme elle avait été prêchée par Jésus, mais telle que l’art, le mensonge et la violence l’avaient défigurée dans la bouche de ses successeurs. Je ne produirai pas maintenant toutes les raisons, mais les principales pour lesquelles il me paraît presqu’impossible qu’un état catholique puisse vraiment devenir libre, ni se conserver tel, en restant catholique.

Le culte des images, la présence réelle dans l’Eucharistie, et les autres points dogmatiques, ne sont pas certainement ceux qui, crus ou non, influent sur la liberté politique ; mais le Pape, mais l’Inquisition, le Purgatoire, la Confession, le Mariage, rendu sacrement indissoluble, et le Célibat des religieux ; voilà les six anneaux de la chaîne sacrée, qui donnent à la chaîne profane une telle force, qu’elle devient plus pesante et plus difficile à rompre. En commençant par la première de ces choses, je dis qu’un peuple qui croit qu’il peut y exister un homme, qui représente immédiatement Dieu, un homme qui ne peut jamais errer, un tel peuple est certainement un peuple stupide ; mais si ne le croyant pas, il vient à être tourmenté, forcé et persécuté par une force supérieure et effective, il arrivera que cette première génération d’hommes croira au Pape par crainte, leurs fils par habitude, et leurs petits-fils par stupidité. Voilà de quelle manière un peuple qui reste catholique doit nécessairement, par l’influence du Pape et de l’Inquisition, devenir le plus ignorant, le plus esclave et le plus stupide des peuples.

Mais, me dira-t-on, les Hérétiques croient cependant à la Trinité, et cette Trinité aux yeux du sens commun, paraît une chose certainement encore plus absurde que celles énoncées ci-dessus ; les Hérétiques ne sont donc pas moins stupides que les Catholiques. Je réponds que les Romains aussi croyaient au vol et au béquetter des oiseaux, ce qui était plus puérile et plus absurde, et cependant les Romains étaient grands et libres ; ils ne devinrent stupides et vils, que lorsque dépouillés de leur liberté, ils crurent à l’infâme divinité de César, d’Auguste et des autres tyrans plus méchans qu’eux encore. C’est pourquoi notre Trinité ne pouvant tomber sous les sens, qu’on y croie ou non, elle ne peut influer jamais sur la vie politique. Mais l’autorité plus ou moins grande d’un homme, l’autorité illimitée sur des choses de la plus haute importance, l’autorité qui se cache, qui se couvre du manteau sacré de la religion, entraîne des conséquences bien grandes, des conséquences telles enfin, que tout peuple qui croit ou admet une telle autorité, se rend esclave pour toujours.

Admettre cette autorité sans y croire me paraît une de ces contradictions humaine si répugnantes à la saine raison, qu’elle ne peut durer long-temps ; et cette non-croyance étant générale dans presque toute l’Europe catholique, il n’est pas nécessaire d’en parler davantage. Mais les peuples qui admettent l’autorité du Pape, parce qu’ils y croient comme nos ancêtres et quelques nations présentes de l’Europe, croient nécessairement ou par crainte, ou par ignorance, ou par stupidité ; si ils croient par ces deux dernières raisons, il est clair, qu’une nation stupide, et tout-à-fait ignorante, ne peut, dans l’état présent des choses, être libre ; mais si la force est la seule cause de la croyance des peuples, qui est-ce qui peut leur inspirer cette crainte ? Ce n’est pas, certainement, l’excommunication du Pape, puisqu’ils n’y ont plus de foi. Ce n’est donc que par la force qu’ils sont réduits à feindre une croyance qu’ils n’ont plus. Et par quelle force, par quelles armes ? Ce sont la force, les armes et la violence du tyran qui les opprime politiquement et religieusement. Ainsi ces peuples étant forcés de craindre l’oppression de celui qui les gouverne relativement à une chose qu’ils devraient être libres de croire où de ne pas croire, il en résulte que celui qui les commande est nécessairement tyran, et que les peuples qui sont obligés de céder à une pareille croyance, inspirée par la force, ne sont et ne peuvent jamais être libres. En effet, ni Athènes, ni Sparte, ni Rome, ni les autres républiques libres et éclairées, ne forcèrent jamais les peuples à croire à l’infaillibilité des Oracles, et beaucoup moins à se rendre tributaires et aveuglement esclaves d’un sacerdoce étranger.

L’Inquisition, ce tribunal affreux, dont le nom suffit pour faire dresser les cheveux d’horreur, subsiste cependant encore avec plus ou moins de puissance, dans tous les pays catholiques. Le tyran s’en sert à son gré ; il augmente ou restreint son autorité suivant le besoin qu’il en a ; mais cette autorité des prêtres et des moines, c’est-à-dire, de la classe la plus cruelle, la moins soumise aux liens de la société, et la plus lâche en même-temps, quelle influence pourrait-elle avoir par elle-même ? quelle terreur pourrait-elle inspirer aux peuples, si le tyran ne l’assistait et ne l’investissait de sa propre force effective ? Or, une force qui soutient un tribunal injuste et tyrannique, n’est certainement ni juste, ni légitime : où règne l’Inquisition, règne indubitablement la tyrannie ; où domine le catholicisme, l’inquisition existe ou peut exister à tous momens ; il est donc impossible qu’un peuple soit tout-à-la-fois et catholique et libre.

Que dirai-je maintenant de la Confession ? Je ne dirai pas ce que tout le monde sait bien, que la certitude d’obtenir le pardon de toute espèce d’iniquité, en la confessant seulement est plutôt un encouragement qu’un frein pour le crime. Je ne parlerai pas de beaucoup d’autres inconvéniens, qui dérivent journellement et manifestement de l’usage et de l’abus d’un tel sacrement. Je me contenterai de dire seulement qu’un peuple qui confesse ses actions, ses paroles et ses pensées à un homme, en croyant les révéler par ce moyen à Dieu ; qu’un peuple qui, parmi ses autres péchés, est forcé de confesser comme un des plus grands jusqu’au plus petit désir de secouer le joug injuste de la tyrannie, pour se mettre dans une liberté naturelle et discrète ; je dirai qu’un tel peuple ne peut être libre et ne mérite pas de l’être.

La doctrine du Purgatoire, en même-temps cause et effet de la Confession, ne contribue pas peu à appauvrir, et par conséquent à rendre esclave le peuple catholique. Pour racheter de ce lieu d’esclavage leurs pères et leurs parens, ils donnent aux prêtres, dans l’espérance d’en être aussi redimés par leurs fils ou petit-fils, non-seulement leur superflu, mais encore très-souvent, leur propre nécessaire. De là la richesse immense des prêtres ; de leur richesse naît leur connivence avec le tyran, et de cette double conjuration la double et universelle servitude. De là le peuple pauvre dans tout gouvernement, devenu plus pauvre encore par le moyen de cette tyrannie catholique, doit devenir tellement abruti, qu’il ne pensera pas et n’osera jamais essayer de se rendre libre. Les prêtres, au contraire, de pauvres qu’ils devraient être, sans mendier cependant, devenus, par le moyen de leur Purgatoire, très-riches, et par là plus nombreux et plus orgueilleux, sont toujours, dans chaque gouvernement inclinés ou même forcés par leurs richesses immenses et illégitimes à se liguer avec les oppresseurs du peuple, et à devenir eux-mêmes ses oppresseurs pour les conserver.

De l’indissolubilité du mariage, devenu sacrement, il résulte palpablement ce grand nombre de maux politiques, que nous voyons journellement se multiplier sous nos tyrannies. Des mauvais maris, des femmes plus méchantes encore, des pères détestables, des fils dénaturés, et tout cela parce que cette indissolubilité forcée, au lieu de resserrer les liens domestiques et de les adoucir, en les perpétuant, ne fait que les corrompre et les dissoudre entièrement.

Et de même, enfin, que ces mariages que la force a rendus perpétuels, ne produisent ni bons maris, ni femmes fidelles, ni pères sensibles ; de même aussi les prêtres catholiques condamnés, par la force, à un célibat perpétuel, ne peuvent se montrer ni bons fils, ni bons frères, ni bons citoyens ; car, pour connaître et exercer vertueusement ces trois états, il est trop nécessaire de connaître, par expérience, les tendres sentimens qui doivent naître dans le cœur d’un père et d’un époux.

Des raisons que j’ai exposées jusqu’ici, il me paraît clairement résulter, qu’un peuple catholique, déjà subjugué par la tyrannie, peut difficilement se rendre libre, et rester véritablement catholique. Pour en donner un seul exemple, choisi parmi tous ceux que je pourrais fournir dans la révolte des Pays-Bas ; les provinces pauvres qui n’avaient pas engraissé leurs prêtres, et qui avaient pu se faire hérétiques, restèrent libres ; celles qui étaient riches, surchargées d’Abbés, d’Évêques et de Moines, restèrent catholiques et esclaves. Voyons maintenant si un peuple qui se trouve tout-à-la-fois libre et catholique, peut se maintenir long-temps l’un et l’autre.

Il est certainement très-difficile de croire qu’un peuple subjugué par toutes les erreurs politiques qui sont commandées par le catholicisme, puisse jouir de la liberté politique ; mais quand même il en jouirait, la conservation en devient pour lui une chose impossible. Un peuple qui croit à l’autorité infaillible et illimitée du Pape, est déjà entièrement disposé à croire à celle d’un tyran, qui joint à des forces plus réelles et plus effectives, celle des excommunications de ce même Pape. Comment ne le persuadera-t-il pas ou ne le forcera-t-il pas à obéir à lui seul dans les choses politiques, comme il obéit au Pape en matière de religion ? Un peuple qui tremble sous l’Inquisition, à bien plus forte raison doit trembler sous les armes qui prêtent leur force à l’Inquisition. Un peuple qui se confesse de cœur, peut-il ne pas être toujours l’esclave de celui qui peut ou non l’absoudre. Je prétends même que s’il n’y avait pas de tyran laïc, bientôt il en sortirait un de la classe même des prêtres ; mais dans tous les cas, les prêtres seront toujours prêts à approuver et à défendre le tyran qui s’élèvera, dans l’espoir d’obtenir de lui, en échange de leurs secours, le droit de tromper les peuples. — Une chose qui se prouve par des faits, c’est que dans les demi-républiques italiennes, les prêtres ont moins concentré de pouvoir et de richesses que sous la tyrannie absolue d’un seul. Un peuple enfin où les chefs de famille se dépouillent de leurs biens, au détriement de leurs parens, même de leurs enfans, pour enrichir des prêtres célibataires, doit devenir, avec le temps, tellement pauvre et misérable, qu’il sera la proie de quiconque voudra le conquérir ou le rendre esclave.

Je ne sais si l’on doit au sacerdoce la première invention de respecter le despotisme politique comme une chose sainte et sacrée, ou bien si le despotisme a créé cette idée en faveur du sacerdoce. Quoi qu’il en soit, cette idolâtrie réciproque et mensongère est très-ancienne, puisque nous voyons dans l’ancien testament, les prêtres et les rois se donner tour-à-tour le titre de sacrés, mais jamais ces deux races usurpatrices n’ont appellé sacrés les droits naturels et incontestables des sociétés humaines. La vérité est que presque tous les peuples de la terre ont été, sont, et seront peut-être malheureusement toujours pressés et dominés par ces deux classes d’hommes, qui, quoique se reconnaissant réciproquement pour iniques et oppressives, n’en continuaient pas moins à se faire respecter comme sacrées. Leurs crimes ont été quelquefois dévoilés, le peuple les a souvent abhorrées ; mais hélas ! il les a toujours adorées comme divines.

Une vérité bien reconnue, c’est que dans notre siècle, les catholiques actuels ne croient que très-peu au Pape, que l’inquisition religieuse a perdu beaucoup de sa force ; qu’il n’y a plus que les idiots qui se confessent, qu’on n’achète plus désormais d’indulgence, sinon de quelques voleurs religieux et vulgaires. Mais à présent, chez les Catholiques, la milice, la seule milice, tient facilement lieu, et du Pape, et de la confession, et des aumônes du purgatoire, etc., c’est à-dire, que le tyran obtient maintenant par la terreur qu’inspirent ses nombreuses armées, les mêmes effets qu’il obtenait ci-devant de la superstition et de l’ignorance absolue de ses peuples. Peu lui importe à présent, qu’on croie ou qu’on ne croie pas en Dieu ; il suffit au tyran qu’on croie en lui, et pour aider à cette croyance, plus avilissante et bien moins consolante pour nous, il emploie la persuasion qui résulte des armées permanentes qu’il solde à nos dépens.

Il y a cependant encore en Europe quelques tyrans, qui, pour couvrir leurs œuvres du masque de l’hypocrisie, se déclarent les soutiens de la religion, soit pour se faire passer pour pieux, soit pour plaire à la majorité, qui, jusqu’à présent, y croit encore et la respecte. Tout tyran prudent et rusé doit se conduire ainsi, soit pour ne pas se priver par une incrédulité inutile, de cette branche précieuse de l’autorité absolue qui naît de la fureur des prêtres dirigée par lui, et vice versa, de la sienne dirigée par eux ; soit qu’il craigne, en se conduisant autrement, qu’un fanatique religieux ne vienne à remplir les devoirs d’un fanatique de la liberté, et ces fanatiques religieux sont moins rares, beaucoup plus audacieux que les autres. Pourquoi les fanatiques de la liberté sont-ils plus rares ? C’est que le nom de la religion est dans toutes les bouches, tandis que celui de la liberté n’est que dans celles d’un petit nombre, et presque dans le cœur de personne.

Le plus sublime et le plus utile de tous les fanatismes, celui qui produirait des hommes plus grands que tous ceux qui ont existé, serait le fanatisme qui créerait et propagerait une religion dont le Dieu ordonnerait, sous les peines futures et présentes, les plus graves, à tous les hommes d’être libres. Mais les hommes qui soufflaient le feu du fanatisme dans le cœur des autres, n’étaient presque jamais fanatiques eux-mêmes, et ils avaient trop d’intérêt à leur annoncer une religion et un Dieu qui commandassent sévèrement aux hommes d’être esclaves.




CHAPITRE NEUVIÈME.

Des tyrannies anciennes, comparées aux tyrannies modernes.


Les mêmes causes ont certainement, en tout temps et en tous lieux, avec très-peu de différence, produit les mêmes effets. Tous les peuples très-corrompus ont toujours été soumis à des tyrans, parmi lesquels il y en a eu de très-méchans, de méchans, de médiocres, et même de bons. Dans les temps modernes, les Caligula, les Néron, les Denis et les Phalaris, etc. sont très-rares ; et quand même ils naîtraient parmi nous, ils devraient se couvrir d’un masque tout différent. Les peuples modernes sont de beaucoup moins féroces que les peuples anciens ; il arrive de là que la férocité du tyran est toujours en proportion de celle des sujets qu’il gouverne.

Nos tyrannies, en outre, diffèrent beaucoup des anciennes, quoique la milice en ait été également le nerf, la raison et la base. Je ne crois pas que la différence que je vais rapporter ait été observée jusqu’ici. Presque toutes les anciennes tyrannies, et principalement la tyrannie impériale des Romains, naquirent et se maintinrent par le moyen de la force militaire, établie sans le moindre respect, sur la ruine totale de toute puissance antérieure, civile et légale. Les tyrannies modernes, au contraire, se sont élevées en Europe, et se sont corroborées par le moyen d’un pouvoir militaire et violent, mais qui semblait sortir, pour ainsi dire, d’un pouvoir civil et légal qui se trouvait déjà établi chez ces peuples. Les motifs de défense contre un autre état en étaient les prétextes plausibles ; la conséquence en devenait plus sourdement tyrannique que chez les anciens ; mais elle est restée aussi plus funeste et plus durable, parce qu’elle se cachait, en tout, sous le vêtement idéal d’une puissance civile et légitime.

Les Romains étaient élevés au milieu du sang ; leurs cruels spectacles qui, dans les temps de la république, les rendaient vertueusement féroces, ne les rendirent pas moins sanguinaires lorsqu’ils eurent cessé d’être libres. Néron, Caligula, etc. etc., massacrèrent leurs mères, leurs femmes, leurs frères et quiconque leur déplaisait ; mais aussi Caligula, Néron et leurs semblables, ne moururent que par le fer. Nos tyrans ne tuent jamais ouvertement leurs parens, rarement ils versent, sans nécessité, le sang de leurs sujets, si ce n’est avec les formes de la justice ; mais aussi nos tyrans meurent toujours dans leur lit.

Je ne nierai pas que la religion chrétienne n’ait contribué beaucoup à adoucir les mœurs générales, quoique depuis Constantin jusqu’à Charles VI, on puisse lire tant de traits d’une férocité basse, stupide et ignorante dans l’histoire des peuples de ces temps intermédiaires ; que, certes, ils ne méritaient pas qu’on l’écrivît. Néanmoins, on doit attribuer en partie à l’influence de la religion chrétienne cet adoucissement universel des mœurs, cette urbanité sous une tyrannie diversement modifiée. La plupart du temps ignorant et superstitieux, et toujours lâche, le tyran se confesse comme les autres ; et quoiqu’il reçoive toujours l’absolution des vexations, des injustices qu’il fait éprouver à ses sujets, il ne serait peut-être pas absous s’il venait à faire tuer sa mère ou ses frères, ou s’il faisait mettre à feu et à sang une de ses provinces ou de ses villes ; et dans ce cas, il n’obtiendrait cette absolution, qu’en rachetant à un prix excessif, et par sa soumission totale aux prêtres, l’énormité peu commune d’un tel crime.

Je laisse à celui qui voudra comparer les effets des tyrannies anciennes avec ceux des tyrannies modernes, le soin de décider si c’est un bien ou un mal, que les mœurs, en s’adoucissant, aient rendu les tyrannies moins féroces, mais en même-temps plus sûres et plus durables que les anciennes. Quant à moi, ne voulant en parler qu’en passant, je dirai que de nos jours un Néron peut naître difficilement, et exercer sa tyrannie ; mais que plus difficilement encore, il peut naître un Brutus pour servir le bien public de sa tête et de son bras.




CHAPITRE DIXIÈME.

Du faux honneur.


Si les tyrannies anciennes ressemblent aux modernes en ce qu’elles ont également la peur pour base, la milice et la religion pour moyens, les modernes diffèrent en quelque chose des anciennes, en ce qu’elles ont dans le faux honneur et dans la noblesse héréditaire un soutien qui peut les faire durer éternellement. Je vais donc parler de ce faux honneur. — Je réserverai un chapitre à part pour la noblesse qui le mérite bien à tous égards.

L’honneur, ce nom déjà tant de fois défini par tous les peuples, et dans tous les temps si diversement interprêté, et à mon avis indéfinissable, je l’établirai simplement par ces mots : le désir et le droit d’être honoré par le plus grand nombre, et je distinguerai le faux du vrai, en appellant faux ce désir d’honneur, qui n’a pas pour motif et pour base la vertu de celui qui veut être honoré, et l’utilité véritable de ceux qui honorent. J’appellerai véritable, au contraire, ce désir d’honneur qui ne se fonde sur d’autre base et d’autre raison que la pratique nécessaire de la vertu. Ces principes posés, examinons quel est l’honneur sous les tyrannies, qui le professe, à qui il sert, de quelle vertu il prend naissance, et quel est le bien et l’utilité qui en résultent.

L’honneur, sous la tyrannie, se vante lui-même, comme la seule impulsion légitime qui détermine tous ceux qui prétendent ne point agir par peur. Le tyran n’est pas fâché de voir que la peur cachée sous un autre nom, produise néanmoins à son profit les mêmes effets et de plus grands encore ; il doit donc seconder par tous ses moyens cette vulgaire opinion. Avec le simple nom d’honneur qu’il a toujours sur les lèvres, il réussit à déterminer ses sujets à des entreprises grandes et courageuses, qui seraient vraiment honorables si elles n’étaient faites pour son seul avantage et contre l’intérêt public. Mais si l’honneur veut dire : le droit d’être vraiment honoré des hommes bons et honnêtes, comme utile à la société, et si la vertu seule peut être la base d’un tel droit, comment le tyran ose-t-il proférer un tel nom ? Ses sujets le répètent d’après lui ; mais si leurs désirs et leurs droits à l’honneur se fondaient sur la pratique de la véritable vertu, pourraient-ils servir un tyran, lui obéir et le défendre lorsque son essence est de nuire à tous ? Et nous-mêmes, esclaves modernes, lorsque nous voulons rappeller à la mémoire les noms justement honorés depuis plusieurs siècles par des peuples divers, et qui connaissent le véritable honneur, faisons-nous mention d’un Miltiade, d’un Themistocle, d’un Régulus, ou bien d’un Spitridate, d’un Séjan, ou quelque autre fier esclave d’un tyran ? Nous-mêmes donc, et sans nous en apercevoir, en honorant au suprême degré ces hommes libres, grands, justement honorables et honorés, nous prouvons manifestement que le véritable honneur était celui qu’ils connaissaient, et que le nôtre, qui lui est en tout opposé, est le faux, puisque nous oublions la mémoire de ces prétendus grands par la tyrannie.

Mais si l’honneur, sous les tyrannies, est vraiment le faux honneur, et si en s’identifiant avec la peur, il devient le principal ressort d’un tel gouvernement, il doit en résulter, et il en résulte en effet de faux principes et de très-fausses conséquences. L’honneur ordonne, sous la tyrannie, que jamais on ne manque de foi au tyran. Dans la république, l’honneur impose comme un devoir, de tuer quiconque veut se faire tyran. Pour juger lequel de ces deux honneurs est le véritable, examinons un peu quelle est la foi que l’esclave ne doive pas violer envers le tyran. Rompre la foi donnée est une chose qui doit déshonorer l’homme sous toute espèce de gouvernement ; mais cette foi doit être librement jurée, point arrachée par la violence, point maintenue par la terreur, point illimitée ; point aveugle, point héréditaire, et sur toute chose, cette foi doit être réciproque. Chaque tyran moderne, en posant sur son front la couronne de son père, a aussi juré une foi quelconque à ses sujets, qui, déjà annullée et violée par ce père, le sera doublement et également par lui. Le tyran est donc de nécessité toujours le premier à être parjure et déloyal. Il est donc le premier à fouler aux pieds son propre honneur, et avec lui toute autre chose. Et ses sujets perdraient leur honneur en rompant la foi qu’un autre a déjà manifestement détruite ? La prétendue vertu en ce cas, assez fréquente dans les tyrannies, est donc directement en opposition avec le véritable honneur, puisque si un individu manque de foi à un autre, l’honneur même des tyrannies impose de la lui faire observer par force et de venger par ce moyen le mépris qu’il a montré en violant la foi qu’il avait jurée. Il est donc prouvé que l’honneur qui commande de conserver respect, amour et foi à qui ne conserve pas, ou peut impunément ne conserver aucune de ces trois choses à personne, est le faux honneur. De ce faux honneur naît ensuite la conséquence plus fausse encore, qu’on doit croire légitime, inviolable et sacrée cette autorité que l’honneur même force à maintenir et à défendre.

C’est de cette manière que sous la tyrannie les noms de toutes les choses se dénaturent et se confondent, et que les caprices du tyran, rédigés et intitulés du nom sacré de lois, se respectent et s’exécutent comme telles. C’est ainsi qu’on donne ridiculement le nom de patrie à cette terre où l’on reçoit le jour sous la tyrannie, parce qu’on ne pense pas qu’il n’y a réellement de patrie que lorsque l’homme exerce librement sous la protection de lois invariables, les droits sacrés que la nature lui a donnés. C’est encore ainsi, que sous la tyrannie on ose donner le nom de sénat à un assemblage informe de vieillards choisis par le prince, revêtus de pourpre, et spécialement savans dans l’art de la servitude[3]. C’est ainsi enfin, que dans la tyrannie on appelle du nom sacré d’honneur l’impossibilité démontrée d’être justement honoré par les bons comme d’être utile à la société.

Mais pour nous assurer davantage que notre honneur n’est pas le véritable, comparons-le un peu plus précisément à celui des républiques antiques dans ses causes, dans ses moyens et dans ses effets, et alors nous rougirons bientôt de proférer un tel nom ; et en disant que nous ne connaissons pas toute sa valeur, nous excuserions du moins par une telle ignorance une grande partie de notre infamie. L’honneur antique commandait aux peuples libres de sacrifier leur vie pour la liberté, c’est-à-dire, pour le plus grand avantage de la société. L’honneur moderne nous ordonne de donner la vie pour un tyran, c’est-à-dire, pour celui dont l’essence est de nuire à tous. Il voulait cet antique honneur, que les injures privées cédassent toujours devant les injures publiques. L’honneur moderne veut qu’on passe sous silence les injures publiques, et qu’on venge cruellement les injures privées. Le premier voulait que ses adorateurs conservassent amour et foi inviolable à la patrie seule, le nôtre seulement au tyran ; et je ne finirais pas si je voulais faire voir combien les préceptes de l’un et de l’autre sont différens entre eux.

Mais les moyens pour être honoré non moins des peuples esclaves que des peuples libres, sont toujours le courage et une certaine vertu ; avec cette grande différence, au moins, que l’honneur dans les républiques, dégagé de toute espèce d’intérêt particulier, se sert de récompense à lui-même. Dans les tyrannies, cet honneur employé au service du tyran, est toujours souillé par la faveur ou les récompenses ; et ces récompenses, plus ou moins distribuées par le prince, accroissent, diminuent, ou même lorsqu’elles sont refusées totalement, éteignent tout-à-fait l’honneur dans le cœur de ses esclaves. Les conséquences de ces deux honneurs bien différens sont très-faciles à déduire. Liberté, grandeur d’âme, vertus domestiques et publiques, le titre et l’heureux état de citoyen ; voilà quels étaient les doux fruits de l’honneur antique. Tyrannie, férocité inutile, vile cupidité, esclavage et crainte ; voilà incontestablement quels sont les fruits amers de l’honneur moderne. Les Grecs et les Romains étaient enfin les enfans de l’honneur véritable et bien dirigé. Tous les peuples actuels de l’Europe (excepté les Anglais) sont les fils du faux honneur moderne. En comparant entre eux, ces peuples, les différens degrés de bonheur et de puissance qu’ils ont acquis, les grandes choses qu’ils ont faites, la renommée qu’ils obtiennent et celle qu’ils méritent, on parvient à avoir une mesure juste et parfaite de ce que peut dans le cœur de l’homme l’amour sublime du véritable honneur, sur-tout lorsque ce désir ardent est bien dirigé et nourri par un gouvernement sage et libre, ou bien lorsqu’il est diminué et entravé par un gouvernement tyrannique.

« Mais, me dira-t-on, que le principe soit bon ou mauvais, le sacrifice que l’on fait de sa vie pour maintenir la foi donnée, l’exposer pour venger des injures privées, tout ceci suppose certainement une grande vertu ». Je ne nie pas que sous les tyrannies il n’y ait beaucoup de personnes nées pour la vertu, et capables de l’exercer. Je regrette seulement de voir cette vertu faussement employée à soutenir et défendre ce vice, et par là, à se dénaturer et à se détruire elle-même. Et quel est l’écrivain politique qui osera appeller vertu un effort, quelque grand qu’il soit, qui au lieu de servir au bien public, doit produire le mal général et la prolongation des malheurs publics ?

Mais pourquoi donc ces hommes si pleins de courage et de faux honneur, prodiguent-ils leur vie pour le tyran ? Pourquoi ne la sacrifient-ils pas, cette vie, avec plus de raison et de vertu, pour lui arracher la tyrannie ; et quelle valeur inutile, puisqu’il n’en résulte aucun bien que cette valeur farouche avec laquelle, sous la tyrannie, on venge ses offenses privées ? Pourquoi ne l’emploie-t-on pas tout entière contre le tyran, qui ne cesse pas un moment d’outrager la société de la manière la plus épouvantable ? Et cette foi aveugle que l’on conserve si opiniâtrement envers l’ennemi de tous, pourquoi ne la jurerait-on pas, et ne la conserverait-on pas avec la même ténacité et une vertu plus éclairée pour le maintien des droits sacrés de l’homme, si souvent violés ?

Il est donc évident que sous la tyrannie, les individus sont réduits, quelque impulsion qu’ils aient reçue de la nature vers les grandes choses, à suivre les lois du faux honneur, toutes les fois qu’ils ne sauront pas et qu’ils n’oseront fouler aux pieds l’honneur moderne, pour se revêtir de la dignité de l’honneur antique.




CHAPITRE ONZIÈME.

De la Noblesse.


Il y a une certaine classe de gens qui fait preuve et se vante avec orgueil d’être illustre depuis plusieurs générations, quoique depuis ce temps, elle reste dans une oisive inutilité. Elle s’appelle la Noblesse ; on doit la regarder, ainsi que le sacerdoce, comme un des plus grands obstacles à la liberté, et un des soutiens les plus permanens et les plus féroces de la tyrannie.

Et quoique quelques républiques très-libres, Rome par exemple, eussent dans leur sein cette caste privilégiée, il faut observer qu’elles l’avaient déjà quand elles s’élevèrent de la tyrannie à la liberté ; que cette caste était toujours la plus dévouée aux Tarquins expulsés, et que les Romains ensuite n’accordèrent la noblesse qu’à la seule vertu ; qu’il fallut toute la constance et toutes les vertus civiques de ce peuple, pour empêcher, pendant plusieurs années, les patriciens de relever la tyrannie ; et qu’ensuite, après une longue et vaine résistance, le peuple, croyant lui porter le dernier coup, finit par être subjugué par elle. Les Césars, enfin, étaient des patriciens qui, sous le masque des Marius, feignirent de venger le peuple contre les nobles, et les asservirent l’un et l’autre.

Je dis donc que les nobles existans dans les républiques, lorsqu’elles se constituent tôt ou tard, finiront par les détruire et les plonger dans l’esclavage, quoique d’abord ils ne paraissent pas plus puissans que le peuple. Mais dans une république où il n’y a pas de nobles, un peuple libre ne doit jamais créer dans son sein un si fatal instrument de servitude ; il ne doit jamais détacher de la cause commune aucun individu, et encore moins en séparer à perpétuité aucune classe de citoyens d’un autre côté. Cependant, un certain nombre d’hommes, supérieurs aux autres par leurs connaissances et par leurs vertus, pouvant être très-utile pour exciter l’émulation et pour discuter les affaires publiques, un peuple libre pourrait l’établir et le nommer lui-même pour un temps ou à vie, mais jamais héréditaire ; ce corps pourrait alors opérer dans la république le bien que la noblesse, en supposant qu’elle en fasse, ne peut y faire sans y ajouter les maux qu’elle y produit tous les jours.

Plus l’homme possède et plus il désire lorsqu’il est à même d’obtenir ; c’est une des propriétés de sa nature. Les nobles héréditaires ayant la suprématie et les richesses, il ne leur manque autre chose qu’une plus grande autorité, et dès-lors ils ne pensent qu’à l’usurper. Ils ne le peuvent pas par la force, parce qu’ils se trouvent en trop petit nombre relativement au peuple ; c’est donc par la ruse, par la corruption et par la fraude, qu’ils tâchent de l’envahir, mais soit qu’ils s’accordent entre eux, et que par envie l’un de l’autre, l’autorité usurpée reste dans les mains de tous, et voilà alors la tyrannie aristocratique créée ; ou bien que parmi ces nobles il s’en trouve un plus adroit, plus vaillant et plus criminel que les autres, qui, trompant les uns, persécute ou détruit les autres, et feignant de prendre le parti ou la défense du peuple, devient le maître absolu de tous ; voilà l’origine de la tyrannie d’un seul, et comment cette tyrannie prend toujours sa source dans la suprématie héréditaire d’un petit nombre.

La tyrannie portant avec elle-même nécessairement la lésion et le préjudice de la majorité, elle ne peut jamais être créée ou être exercée par tous, qui certainement ne voudront jamais la lésion et le préjudice d’eux-mêmes.

Je conclus donc, quant à la noblesse héréditaire, que les républiques dans lesquelles elle est déjà établie, ne peuvent se maintenir libres d’une véritable liberté politique, et que cette véritable liberté ne pourra jamais s’établir à la place de la tyrannie, ou s’y maintenir après son établissement, tant qu’il y aura des nobles héréditaires ; et les peuples esclaves dans leurs révolutions, ne feront que changer de tyran, toutes les fois qu’ils ne détruiront pas avec lui cette noblesse.

C’est ainsi qu’à Rome, après la chute des Tarquins et l’éloignement des dangers communs, les patriciens restant plus puissans que le peuple, elle ne fut vraiment libre et grande qu’à la création des tribuns du peuple. Cette magistrature populaire combattant à forces égales la puissance patricienne, et se trouvant assez forte pour l’arrêter sans la détruire tout-à-fait, elle forçait les nobles à rivaliser de vertu avec le peuple. Il en résulta pendant longtemps le bien universel : mais le germe destructeur restait toujours dans le sein de la république ; et après l’accroissement général de la puissance et de la richesse, l’orgueil et la corruption des nobles se développèrent avec plus de force, et ces hommes dépravés détruisirent en peu de temps la république.

Machiavel observa le premier, avec la profondeur et la sagacité qui lui sont communes, ce que Montesquieu a développé après, avec un peu plus d’ordre, que cette rivalité entre la noblesse et le peuple avait été pendant plusieurs siècles le nerf, la cause de la grandeur et de la vie de Rome. Mais la vérité sacrée commandait aussi à ces deux grands hommes, de dire, que ses dissentions mêmes avaient été la cause de sa ruine. Ils devaient rechercher avec soin comment et pourquoi cette ruine avait été amenée. Je suis persuadé que si ces deux grands penseurs avaient voulu ou osé pousser un peu plus loin leurs raisonnemens profonds, ils auraient assigné indubitablement à la noblesse héréditaire les premières causes de la ruine entière de la république, parce que si les dissentions, ou pour mieux dire, la disparité des opinions, sont nécessaires dans une république pour y maintenir la vie et la liberté ; il faut convenir que la disparité d’intérêts devient très-funeste, et, par nécessité, mortelle toutes les fois que l’un des deux intérêts parvient à l’emporter sur l’autre.

Or, il me paraît incontestable que toute suprématie héréditaire d’un petit nombre doit faire naître par force, dans ce petit nombre, un intérêt de conservation et d’envahissement tout-à-fait différent et opposé à l’intérêt de tous. Et voici le vice radical par lequel toutes les fois que dans un état il y aura une classe de nobles et de prêtres tout-à-fait séparée du peuple, ces deux classes causeront le scandale, la corruption, et la ruine de tous ; et les nobles étant héréditaires, seront encore plus funestes que les prêtres, qui ne sont qu’électifs. Mais, pour dire la vérité, les prêtres avec leurs maximes impolitiques et héréditaires, que chaque individu semble recevoir avec la robe et l’encensoir, savent bien égaler les nobles dans le mal qu’ils causent à la république. Ajoutez à cela, que pour perfectionner les moyens de nuire avec plus de succès, les premières dignités sacerdotales sont remises exclusivement dans les mains des nobles, d’où il résulte que les prêtres sont doublement les ennemis du bien public.

Et quoiqu’en Angleterre il y ait encore maintenant et des nobles et la liberté, je ne changerai rien cependant à mon premier sentiment. Que l’on observe d’abord qu’en Angleterre, les anciens nobles ont presque tous été détruits dans les révolutions sanglantes et réitérées de ce pays, et que les nouveaux, sortis depuis peu de la classe du peuple, par la faveur du roi, ne peuvent dans un pays libre, après une ou deux générations, se revêtir d’orgueil et de mépris pour le peuple, dans le sein duquel ils ont encore leurs parens et leurs amis ; de cet orgueil qu’ils suçaient avec le lait, ces nobles anciens, entièrement détachés du peuple, dont ils ont été longtemps les oppresseurs et les tyrans. Que l’on remarque, en outre, que les nobles en Angleterre, pris séparément, sont moins puissans que le peuple, et que réunis avec le peuple, ils sont plus que le roi. Mais que, quoique unis avec le roi, ils ne sont cependant jamais plus que le peuple. Il faut observer de plus, que si la république anglaise paraît en quelque chose plus solidement constituée que la république romaine, c’est dans la dissention permanente et vivifiante, allumée, non entre les nobles et le peuple, comme à Rome, mais entre le peuple et le peuple, c’est-à-dire, entre le ministère et le parti de l’opposition. Cette opposition n’étant pas produite par une disparité d’intérêts héréditaires, mais seulement par une différence passagère d’opinions, elle sert beaucoup plus qu’elle ne nuit, puisque personne n’est tellement enchaîné à un parti, qu’il ne puisse facilement passer dans le parti contraire ; aucun des deux partis n’ayant des intérêts constamment opposés et incompatibles avec le véritable bien de tous. Une noblesse donc, aussi adroitement tempérée que celle d’Angleterre, est beaucoup moins nuisible que toute autre ; mais pour la rendre vraiment utile à la société, il faudrait qu’elle ne soit pas héréditaire. Une classe d’hommes choisis parmi les plus vertueux, et par les suffrages libres de tous, pour être membres inammovibles du gouvernement, deviendrait honorable et justement honorée ; une généreuse émulation de vertu s’allumerait parmi les concurrens qui se présenteraient pour en faire partie. Mais si malheureusement une telle classe, quoique établie par des suffrages libres et bien dirigés, finissait par devenir héréditaire, il arriverait toujours que tout individu anglais qui serait créé noble héréditaire, entraînerait avec lui, par ce moyen, une race toute entière détachée de l’intérêt commun, ennemie du bien de tous, et privée de toute émulation pour les grandes choses. Il arrive de là que les nobles en Angleterre, quoique un peu moins nuisibles que sous la tyrannie, pouvant être multipliés par le roi, à sa volonté et sans bornes, venant à se croire supérieurs au peuple, étant plus riches, plus paresseux et beaucoup plus corrompus que le peuple, il arrive de là, dis-je, que les nobles en Angleterre seront, dans tous les temps, beaucoup plus inclinés à l’autorité du roi, qui les a créés, et ne peut les supprimer qu’à l’autorité du peuple qui ne les a pas créés, et qui pourrait bien les détruire. C’est pourquoi en Angleterre comme partout ailleurs, les nobles seraient ou sont déjà les destructeurs de la liberté, à moins qu’ils ne soient auparavant comprimés par le peuple. Mais la république n’étant pas mon sujet, j’ai peut-être parlé trop longuement de la noblesse dans les républiques, Je dois donc maintenant m’étendre davantage sur les effets de la noblesse dans les tyrannies modernes.

Après la destruction de l’empire Romain, les provinces se trouvèrent divisées entre divers peuples ; une infinité de petits états se formèrent des débris de cet empire immense, et une nouvelle forme de gouvernement, jusqu’alors inconnue, prit naissance. Plusieurs petits tyrans rendaient hommage à un seul, supérieur à tous, et tenaient sous le titre de fondataires, leurs différens peuples dans l’oppression et la servitude. Quelques-uns de ces petits tyrans fondataires devinrent si puissans, que, levant l’étendard de la rebellion contre leurs souverains, ils se formèrent des états séparés et distincts ; c’est de la race de ces petits seigneurs que descend la majeure partie des tyrans actuels de l’Europe ; et par un mouvement contraire, plusieurs des tyrans souverains, devinrent assez puissans, avec le temps, pour détruire ou chasser tout-à-fait ces tyrans secondaires, et rester eux-mêmes les seuls souverains. Quoi qu’il en soit, le passage de l’autorité des petits tyrans à celle du grand ne diminua pas le poids des chaînes du peuple. Il est vraisemblable, au contraire, qu’après avoir aggrandi et assuré leurs états, les grands tyrans ayant moins de mesures à garder pour conserver une puissance plus illimitée, et moins d’ennemis à craindre, ils devinrent avec plus d’assurance et d’impunité les oppresseurs de leur misérable troupeau d’esclaves.

Autant ces nobles fondataires avaient été à craindre pour le tyran, tant qu’ils avaient conservé de la force et de l’autorité, autant ils avaient été un obstacle et un frein à la tyrannie complette d’un seul ; autant ensuite ils en devinrent la base et le soutien lorsqu’ils furent dépouillés de la force et de l’autorité. Les grands tyrans se servirent d’abord du peuple lui-même pour abaisser les petits seigneurs ; et le peuple qui avait tant d’injures à venger, servait volontiers l’animosité de ce seul tyran contre le grand nombre de tyrans inférieurs. Alors tel de ces tyrans subalternes se rendit au tyran par capitulation, et tel autre tourna ses armes contre lui ; mais, soit qu’ils aient capitulé, soit qu’ils aient été vaincus, tous ou au moins la plus grande partie furent subjugués avec le temps. Le mal qui résultait de cette tyrannie féodale et secondaire ne cessa pas : la servitude du peuple ne fut point diminuée ; la seule force du tyran s’accrut avec son autorité. Les tyrans alors sentirent la nécessité de conserver, entre eux et le peuple, une classe qui parut un peu plus puissante que le peuple, et beaucoup moins puissante qu’eux. Ils s’aperçurent très-bien qu’en distribuant à ces tyrans dépouillés tous les honneurs et toutes les charges, ils deviendraient, avec le temps, les soutiens les plus sûrs et les plus féroces de leur tyrannie.

Les tyrans ne se trompèrent pas dans leur espérance. Les nobles dépouillés de toute leur force et de leur autorité, sans l’être entièrement de leurs richesses et de leur orgueil, s’aperçurent clairement que sous la tyrannie ils ne pouvaient continuer à être supérieurs au peuple, s’ils ne faisaient rejaillir sur eux les rayons de la puissance. L’impossibilité de reconquérir leur antique puissance les força de plier leur ambition aux temps et à la nécessité. Que pouvaient espérer les nobles pour changer leur situation, d’un peuple qui n’avait pas oublié leurs anciennes oppressions, d’un peuple qui les abhorrait, parce qu’il les croyait encore trop puissans pour lui ; d’un peuple, enfin, trop avili pour les secourir, quand même il le voudrait ? Que firent alors les nobles ? Ils se jetèrent entièrement dans les bras du tyran, qui ne pouvant les craindre désormais, et voyant combien ils pouvaient être utiles au développement de la tyrannie, les choisit pour en être les soutiens et en même-temps les dépositaires.

Et voilà cette noblesse que l’on voit tous les jours dans les gouvernemens tyranniques de l’Europe, si insolente avec le peuple et si vile ensuite aux pieds du tyran. Cette classe est toujours la plus corrompue ; c’est pourquoi elle est le principal ornement des cours ; mais elle est aussi l’apôtre de la servitude et l’objet du juste mépris des hommes qui pensent. Si les nobles ont dégénéré de la fierté de leurs ancêtres ; s’ils sont les premiers inventeurs de toute flatterie, et de la plus vile prostitution à tous les caprices du tyran, ils n’ont rien perdu de leur orgueil et de leur cruauté envers le peuple. On dirait que plus irrités par la puissance effective qu’ils ont perdue, ils cherchent à le frapper par tous les moyens qu’ils peuvent inventer, avec les verges même du tyran ; et lors même que ce tyran veut l’empêcher (ce qui arrivait rarement avant qu’il y eût des armées permanentes), ils ne manquent jamais de faire sentir au peuple, en particulier, tout le poids de leur despotisme.

Depuis l’établissement des armées perpétuelles en Europe, les tyrans se voyant armés et puissans par eux-mêmes, ont commencé à faire beaucoup moins de cas de la noblesse, et à la soumettre non moins que le peuple à la justice, quand il leur plaisait, ou quand il leur était utile de le faire. Les vues politiques du tyran, en voulant se montrer impartial envers les nobles, ont été de regagner l’affection du peuple, et de rejeter sur les nobles l’aversion qu’il avait pour les gouvernemens précédens, et je suis incliné à croire que si le tyran pouvait aimer une classe quelconque de ses sujets, supposé que les nobles et le peuple soient également vils et obéissans, il serait disposé d’aimer le peuple, quoiqu’il sentît toujours néanmoins que, pour le tenir en respect, il a toujours besoin de la digue naturelle de la noblesse, c’est-à-dire, des plus riches et des plus puissans ; je donnerais volontiers pour cause de ce demi-amour, ou de cette haine modifiée du tyran pour le peuple, la raison suivante.

Quelles que soient l’ignorance et la mauvaise éducation de la noblesse, elle a cependant, comme moins opprimée et plus à son aise que le peuple, plus de moyens et de temps pour réfléchir plus que lui. Elle approche le tyran de plus près, elle peut en étudier et en connaître, beaucoup plus que le peuple, le caractère, les vices et la nullité. Si l’on ajoute à cette raison le besoin que le tyran croit avoir quelques fois des nobles, on verra facilement quel est le motif de la haine naturelle qu’il conserve contre eux dans son cœur ; car le tyran ne doit pas vouloir que l’on pense, et doit voir avec peine quiconque peut l’observer et le connaître. C’est dans cette haine intérieure que prend sa source, cet étalage de popularité, dont les tyrans modernes se font un mérite ; c’est de là aussi que viennent les mortifications qu’ils font éprouver aux nobles. Le peuple, satisfait de voir ses petits tyrans abaissés, supporte plus volontiers le commun oppresseur et l’oppression, qui se trouve alors partagée. Les nobles rongent leur chaîne, mais ils sont trop corrompus, trop efféminés et trop lâches, pour la rompre. Le tyran ne penche pas plus du côté des nobles que du côté du peuple, et il fait sentir tour-à-tour à tous deux, à travers quelques fausses caresses, les verges flétrissantes du pouvoir. C’est ainsi qu’il assure et qu’il éternise sa tyrannie ; il ne cherche pas à détruire la noblesse, mais, seulement et insensiblement, les plus anciens d’entre les nobles, pour en recréer de nouveaux, non moins orgueilleux envers le peuple, mais qui soient plus souples et plus esclaves de ses volontés ; mais il ne les détruit pas, parce qu’il sait bien qu’ils doivent être, et qu’ils sont en effet la partie la plus essentielle de la tyrannie ; il ne les craint pas, parce qu’il est armé ; il ne les estime pas, parce qu’il les connaît, et il ne les aime pas, parce qu’il sait qu’ils le connaissent. Le peuple ne murmure pas des charges accablantes que les armées font peser sur lui, parce qu’il ne raisonne pas et parce que les armées le font trembler ; mais il voit avec beaucoup de plaisir que, par le moyen de ces mêmes armées, les nobles ne sont pas moins soumis et moins tremblans que lui.

La noblesse héréditaire est donc une partie intégrante de la tyrannie, parce que la véritable liberté ne peut pas même prendre racine sous un gouvernement où il y a une classe privilégiée, qui ne l’est pas par le choix du peuple ni par ses vertus. Mais les armées permanentes étant devenues désormais une partie plus intégrante encore de la tyrannie que la noblesse, elles ont enlevé aux nobles la possibilité de résister au tyran, et ont en même-temps diminué le pouvoir qu’ils avaient d’opprimer le peuple.




CHAPITRE DOUZIÈME.

Des tyrannies Asiatiques, comparées aux tyrannies Européennes.


Plusieurs tyrannies de l’Orient semblent contredire ce que j’ai dit sur l’union essentielle et inhérente de la noblesse et de la tyrannie, puisqu’il n’y a point dans ces tyrannies de noblesse héréditaire, et qu’elles n’offrent, au premier aspect, d’un côté, qu’un seul maître absolu, et de l’autre qu’une masse d’hommes soumis au même esclavage. À la vérité, l’Asie non-seulement n’a connu, dans aucun temps, la liberté, mais elle a presque toujours été la proie des tyrannies inouïes, exercées dans de très-vastes régions, où l’on ne trouve aucune liberté civile, aucune stabilité et aucunes lois dont ne se joue pas le caprice du tyran, si nous en exceptons les lois religieuses. Malgré cela, je ne désespère pas de prouver que dans tous les temps et dans tous les lieux, la tyrannie est toujours tyrannie, et que se servant par-tout des mêmes moyens pour se conserver, elle produit, quoique sous des points de vue différens, précisément les mêmes effets.

Je n’examinerai pas pourquoi les peuples de l’Orient sont plus disposés à l’esclavage que les autres. Les raisons que je pourrais en donner seraient plus conjecturales que démonstratives ; elles ont déjà été assignées et le seront par d’autres plus savans et plus profonds que moi. Mais, partant du principe posé, je dis que la peur, la milice et la religion, sont incontestablement les trois bases et les ressorts des tyrannies asiatiques, comme des tyrannies européennes, et qu’elles en sont les plus fermes appuis dans ces deux parties du monde. Le faux honneur dont j’ai parlé plus haut, ne paraît pas d’abord exister dans l’esprit et dans le cœur des Orientaux ; mais, cependant, si on examine bien, on verra qu’ils le connaissent et le pratiquent. Pour ces peuples, le tyran est un véritable article de foi, et comme ils tiennent plus que nous à leur religion, ils attachent le plus grand honneur à exécuter ce que l’un ou l’autre commande. On ne voit pas les Mahométans changer de religion comme les Chrétiens le font chaque jour.

Toutes les religions asiatiques, et principalement la mahométane, qui est reçue avec plus de foi, qui est observée plus exactement, et qui est plus puissante encore que la nôtre, remplacent dans les tyrannies orientales ce que pourraient y opérer et la noblesse héréditaire et les armées perpétuelles que nous avons en Europe. Mais, quoique la noblesse héréditaire n’existe pas dans une grande partie de l’Orient (excepté cependant la Chine, le Japon et plusieurs états de l’Inde, c’est-à-dire, une grande partie de l’Asie), néanmoins, chez les Mahométans, les principaux instrumens de la tyrannie sont, comme chez les Chrétiens, les prêtres, les chefs de la milice, les gouverneurs de province, et les grands de la cour ; et quoique ces hommes ne soient pas nés nobles, ils n’en doivent pas moins être regardés comme une classe plus puissante que le peuple, plus faible que le tyran qui, recevant de lui tout son lustre et son autorité, se trouve occuper la même place dans les tyrannies asiatiques que la noblesse dans les tyrannies européennes. Je conviens que ces nobles d’Asie, soit qu’ils meurent de mort naturelle ou de mort violente, ne transmettent point leur noblesse à leurs fils ; mais qu’en résulte-t-il ? D’autres leur succèdent dans les places qu’ils occupaient, et tous ceux qui viennent après eux, quoique d’origine plébéienne, ne manquent pas de prendre l’esprit des nobles, qui n’est autre chose que d’opprimer le peuple et de faire cause commune avec le tyran. Il y a plus, ces nobles de nouvelle fabrique seront d’autant plus féroces, qu’ils sont nés dans un état plus vil, qu’ils ont été plus opprimés, et qu’ils ont connu plus d’égaux. Comment ne seraient-ils pas plus orgueilleux et plus cruels toutes les fois qu’ils viennent à s’élever au-dessus des autres par d’autres voies que celle de la vertu ? Et comment est-il possible que la vertu puisse être l’échelle des honneurs et de l’autorité sous une tyrannie quelconque ?

L’effet est donc le même en Orient et en Occident, puisque entre le peuple et le tyran il y a toujours des nobles ou héréditaires ou factices, et la milice permanente ; deux classes sans lesquelles il n’y a et ne peut y avoir de tyrannie, et avec lesquelles la liberté ne peut exister long-temps.

On me dira peut-être que dans toute espèce de démocratie ou de république mixte les prêtres, les magistrats et les chefs de la milice, sont également et toujours supérieurs au peuple. À cela je réponds, en distinguant : ceux-ci, dans la république, sont bien, pris séparément, au-dessus de chaque individu, mais beaucoup au-dessous de l’universalité ; ils sont choisis par tous ou par le plus grand nombre pour un temps limité, et non à vie ; ils sont soumis aux lois, et contraints à donner, quand on l’exige, un compte scrupuleux de leur conduite.

Mais ces prêtres, ces magistrats, ces chefs de la milice sont, dans la tyrannie, au-dessus de chaque individu et de l’universalité, puisqu’ils sont choisis par un seul, supérieur à tous, puisqu’ils ne rendent aucun compte de leurs opérations, excepté à lui, et puisqu’enfin rien ne leur est imputé à crime, si non le malheur de lui avoir déplu ou de lui avoir nui en quelque chose, ce qui veut dire clairement, d’avoir servi ou tenté de servir l’intérêt de tous, ou de la majorité. Mais si j’ai démontré suffisamment, comme je crois l’avoir fait, que sous les tyrannies de l’Orient, les tyrans emploient les mêmes moyens que dans celles de l’Europe, examinons maintenant quelles sont les différences qui paraissent exister entre leurs effets, pourquoi elles s’y trouvent, et si elles sont en faveur des Européens ou contre eux.

Les tyrans orientaux se montrent rarement en public, et sont inaccessibles en particulier. Nous voyons les nôtres journellement, mais cette vue ne diminue pas plus notre peur que leur puissance. Il est vrai que cet examen que l’on fait du tyran affaiblit un peu la stupide vénération qu’on a pour lui, mais la haine doit rester la même, et avec elle le chagrin et l’ennui doivent s’accroître.

Il est très-difficile dans l’Orient d’approcher les tyrans. Nous pouvons approcher les nôtres avec quelque lettre ou supplication ; mais quel bien en résulte-t-il ? Les bons et les innocens sont-ils moins opprimés ? Les méchans sont-ils plus connus, éloignés ou punis ?

Les emplois, les honneurs, les dignités, se donnent en Orient aux esclaves qui plaisent le plus au maître. Le seul caprice les donne, et le seul caprice les reprend. Un ministre, ou tout autre, que l’on dépouille d’un emploi important, le perd le plus souvent avec la vie. N’est-ce pas le même caprice qui accorde dans l’Occident les mêmes honneurs et les mêmes dignités à des esclaves plus savans dans l’art de plaire et de ramper ? Ne sont-ils pas plus vils ces esclaves, si dignes, en vérité, de l’être, puisque n’étant pas nés dans la servitude réelle du sérail, ils viennent humblement et spontanément offrir leurs mains et leurs têtes au plus honteux de tous les jougs ? Mais si nos tyrans, en leur ôtant leur charge, ne les privent pas tout à-la-fois de la vie, n’est-ce pas, parce que ces esclaves choisis ont donné tant de preuves de leur avilissement, que leurs maîtres ne peuvent et ne doivent les craindre en aucune manière ?

Dans les tyrannies de l’Orient, excepté les lois religieuses, il en existe très peu. Chez nous il en existe beaucoup, mais tous les jours on les change, on les viole, on les annulle, ou on les tourne en dérision. Quelle est la moins honteuse ou la moins infâme à supporter de ces deux usurpations ? Est-ce celle qui t’opprime et t’outrage, parce que ne croyant pas qu’une société puisse exister autrement, tu lui as concédé une puissance illimitée, sans penser aux moyens de la restreindre ? Serait-ce par hasard celle qui t’opprime et t’outrage avec plus de violence, quoique tu aies cherché à prévenir par des lois impuissantes et par les sermens inutiles du tyran, l’oppression et les outrages ?

Dans les gouvernemens orientaux, il n’y a rien de sûr que l’esclavage ; mais qu’avons-nous de plus assuré dans les nôtres ? Les tyrans européens sont beaucoup plus humains que les orientaux, c’est-à-dire, que les tyrans européens ont moins besoin d’être cruels. Dans l’Orient, les sciences, les lettres proscrites, les royaumes dépeuplés, la stupidité et la misère du peuple, le manque d’industrie, la privation du commerce, toutes ces choses ne sont-elles pas des preuves irréfragables du vice destructeur qui existe dans ce gouvernement ? Je réponds, en distinguant de nouveau : la religion mahométane, comme plus inerte et plus nonchalante que la chrétienne, devient aussi plus destructive qu’elle. Dans les parties de l’Orient où le mahométisme n’est pas reçu (comme à la Chine et au Japon), tous les lamentables effets ci-dessus mentionnés, que nous assignons follement à la seule tyrannie orientale, n’existent cependant pas sous une autre tyrannie orientale, qui ne le cède en rien à la première, ou bien n’y existent pas avec plus de force que sous les tyrannies européennes.

Il faut donc conclure qu’en Asie la tyrannie, et particulièrement sous le mahométisme, est plus oppressive qu’en Europe ; mais il faut avouer en même-temps que le tyran et ceux qui exécutent ses volontés, y vivent avec moins de sûreté. Si nos tyrannies, pour être plus douces, nous donnent quelques avantages sur les Orientaux, ces avantages sont amèrement compensés par une plus grande infamie qui résulte de la servitude volontaire, et de la presqu’impossibilité dans laquelle notre manière de vivre servile et efféminée nous a mis de détruire, de changer, d’abattre ou de diminuer les tyrannies sous lesquelles l’Europe gémit. Nous cultivons les sciences, les lettres, le commerce, tous les arts et tous les usages de la vie civile. On ne peut nier tous ces faits ; mais nous dont l’esprit est cultivé, nous qui sommes si profonds dans les sciences, nous enfin qui sommes l’élite des habitans de ce globe, nous souffrons patiemment ces mêmes tyrans que les peuples de l’Asie si vils à nos yeux, si ignorans, si peu policés, souffrent comme nous, mais dont ils ont quelquefois le courage de se délivrer. Celui qui ne sait pas que la liberté a existé et qu’elle peut exister encore, ne sent pas la servitude, et qui ne la sent pas est excusable de la supporter. Mais que dirons-nous de ces peuples qui la connaissent, qui la sentent, qui frémissent d’être esclaves, et qui cependant se taisent et languissent dans l’esclavage ?

La différence qui s’y trouve donc, c’est que les tyrans de l’Orient peuvent tout et font tout, mais ils sont souvent renversés de leurs trônes et égorgés. Les tyrans de l’Occident peuvent tout également, mais ils ne font que ce qu’il leur est nécessaire, et ils restent sur leurs trônes inattaquables avec sûreté et impunis. Les peuples de l’Asie se regardent comme possesseurs incertains de ce qu’ils ont, mais ils croient que les choses doivent être presqu’ainsi ; et si le tyran vient à outrepasser les limites de son pouvoir envers l’universalité de ses sujets, ils savent s’en venger, quoiqu’ils ne pensent jamais à éteindre ou à diminuer la tyrannie. Les peuples de l’Europe ne possèdent pas leurs biens avec plus de sûreté que ceux de l’Asie, quoiqu’on emploie pour les en dépouiller des manières différentes et plus polies. Ces peuples savent quels sont les droits de l’homme, et comment pourraient-ils les ignorer ? Ne les voient-ils pas heureusement exercés par un petit nombre de nations qui se conservent libres au milieu de la servitude générale ? Ils voient chaque jour le tyran ajouter aux excès de son pouvoir, et sur-tout augmenter les taxes pécuniaires ; cependant l’avilissement et la lâcheté des peuples de l’Europe sont parvenus à un tel degré, qu’ils n’osent pas tenter une juste et louable vengeance, et encore moins essayer de reconquérir les droits qu’ils tiennent de la nature et qu’ils connaissent si inutilement.




CHAPITRE TREIZIÈME.

Du luxe.


Je ne crois pas qu’il me soit difficile de prouver que le luxe moderne de l’Europe est une des principales causes qui rendent l’esclavage pénible et doux tout à-la-fois, et que c’est par cette raison que les peuples ne sentent pas avec assez de force le besoin de secouer entièrement le joug. Je n’ai pas l’intention de discuter ici la question de savoir si on doit entretenir le luxe ou le proscrire ; elle a été épuisée par tous les bons auteurs qui l’ont traitée. Tout luxe privé et excessif suppose une monstrueuse inégalité de richesses parmi les citoyens. La classe des riches est nécessairement aussi orgueilleuse que celle des pauvres est misérable et avilie, et toutes deux sont également très-corrompues. Ainsi, en admettant cette inégalité, il serait très-inutile, et peut-être dangereux, de vouloir proscrire le luxe tout-à-fait, et il n’y a d’autre remède contre lui, que de tâcher de le diriger par des voies moins criminelles, vers un but moins coupable. J’essaierai de prouver dans ce chapitre, que le luxe étant une conséquence très naturelle de la noblesse héréditaire sous la tyrannie, il est aussi lui-même une de ses bases principales. Partout où le luxe est porté à l’excès, il ne peut y avoir de liberté durable ; et si la liberté existe dans un état, et que le luxe vienne à s’y introduire, il ne tardera pas à la corrompre, et par conséquent à la détruire.

Le premier et le plus mortel des effets du luxe privé, c’est que l’estime publique, qui, dans la simplicité modeste des mœurs, était accordée à celui qui surpassait les autres en vertu, est injustement donnée, dans l’état actuel de molesse et de dépravation, à celui qui éblouit les autres par ses richesses ; et qu’on ne cherche pas plus loin les causes de l’esclavage de ces peuples parmi lesquels les richesses sont tout. Cependant l’égalité des fortunes étant regardée par les peuples européens comme une chose tout-à-fait chimérique ; devra-t-on en conclure pour cela qu’il ne peut point y avoir de liberté en Europe, et que les gains immenses du commerce et les produits des emplois publics y sont un obstacle invincible à l’égalité des fortunes ?

Je réponds qu’une véritable liberté politique peut difficilement exister ou durer au milieu de l’excessive disparité des fortunes ; mais que cependant, dans le cas où elle aurait déjà poussé quelques racines, il y a deux moyens de la faire croître et prospérer au milieu d’une telle disparité, et malgré le luxe corrupteur qui ne cesse de la combattre. Le premier de ces moyens exige qu’il soit pourvu par de bonnes lois à ce que l’excessive inégalité des richesses procède plutôt de l’industrie, du commerce et des arts, que de l’accumulation morte d’une grande quantité de biens fonds dans les mains d’un petit nombre de propriétaires, parce qu’une telle réunion de biens ne peut avoir lieu sans qu’une infinité d’autres citoyens ne soient dépouillés de la part qui leur appartient. Par une telle compensation, les richesses du petit nombre ne causant pas alors la pauvreté totale de la majorité, il y aura alors un certain état moyen, qui divisera le peuple en trois classes, celle du petit nombre des millionnaires, celle des gens aisés, qui sera très-nombreuse, et celle des pauvres, qui se trouvera presque réduite à rien.

Cette division toutefois ne peut naître et ne peut subsister que dans une république ; au lieu que sous les tyrannies, toutes les richesses doivent être le partage de quelques-uns et la misère du plus grand nombre. C’est de cette injuste disproportion qu’elles tirent une grande partie de leur force. Le second moyen de rectifier le luxe et de diminuer sa funeste influence sur la liberté civile, serait de ne pas le permettre dans les choses privées, et de l’encourager et de l’honorer dans les choses publiques. Le petit nombre de républiques qui existent en Europe emploient ces deux moyens, mais faiblement et en vain, parce qu’elles sont déjà très-corrompues par l’influence du faste pestilentiel qui règne dans les gouvernemens tyranniques qui les environnent : ce sont ces deux moyens que les tyrans n’emploieront jamais et ne doivent pas employer contre le luxe qu’ils regardent comme un des plus fidèles satellites de la tyrannie.

Un peuple misérable et amolli, qui ne peut subsister qu’en fabriquant les draps d’or et de soie qui servent à couvrir quelques riches orgueilleux ; un tel peuple doit par nécessité accorder tout son respect et toute son estime à ceux qui lui procurent le plus de profit par la consommation qu’ils en font. C’est ainsi, et par une raison différente, que le peuple romain, qui avait coutume de tirer son existence des terres conquises par ses armes, et distribuées ensuite par le sénat, estimait davantage le consul ou le tribun dont les victoires lui donnaient une plus grande part dans la répartition générale.

Le luxe privé renversant ainsi toutes les opinions justes et vraies, il arrive que le peuple honore et estime plus ceux qui insultent à sa misère par l’ostentation d’un luxe démesuré, et qui, dans la vérité, le dépouillent, en ayant l’air de le nourrir. Est-il possible qu’un tel peuple puisse avoir l’idée, le désir et les moyens de reprendre sa liberté ?

Et ces grands, c’est-à-dire, ceux à qui l’on donne ce titre, qui dissipent leurs fortunes et souvent celles des autres, pour briller d’une vaine pompe, beaucoup plus que pour jouir véritablement ; ces grands, ou ces riches à qui tant de superfluités sont devenues insipides, mais nécessaires ; ces grands enfin, qui dans leurs repas, dans leurs assemblées nocturnes, dans leurs bals, dans leurs lits, traînent une vie efféminée, ennuyeuse et inutile, au milieu des horreurs de la satiété ; de tels êtres peuvent-ils, plus que la lie du peuple, s’élever jusqu’à connaître, apprécier, désirer et vouloir la liberté ? Ne seraient-ils pas les premiers à s’en affliger, et pourraient-ils exister s’ils n’avaient un tyran pour perpétuer leur douce paresse, et commander à leur ineptie.

Le luxe est donc inévitable et nécessaire sous la tyrannie, et avec lui croissent et se multiplient tous les vices, il est, si je puis m’exprimer ainsi, le prince qui les ennoblit tous en les ornant de l’appareil de la grandeur, et il confond tellement le nom des choses, que la dépravation des mœurs s’appelle chez les riches, galanterie, la flatterie, savoir vivre ; la lâcheté, prudence, et l’infamie, nécessité. Quelle est la cause immédiate de tous ces vices, et de ceux que je passe sous silence ? Le luxe. Quels sont ceux qui en retirent le plus grand avantage ? Ce sont sans doute les tyrans, qui en reçoivent le commandement pacifique et absolu, et les moyens de le conserver.

Le luxe donc que j’appellerai l’amour et l’usage immodéré des superfluités pompeuses de la vie, corrompt dans une nation également toutes les classes de la société. Le peuple qui paraît en retirer quelque avantage ne réfléchit pas, que le plus souvent la pompe des riches n’est autre chose que le fruit de son travail arraché par les impôts, et qui n’a passé dans les coffres du tyran que pour être prodigué à ses oppresseurs secondaires. Le peuple lui-même est nécessairement corrompu par le mauvais exemple des riches et par les occupations viles avec lesquelles il gagne, avec peine, sa triste nourriture. C’est pour cela que ce faste des grands qui devrait allumer la colère et la vengeance du peuple, ne fait qu’attirer son admiration stupide. Que toutes les autres classes doivent être corrompues par le luxe qui les dévore ; c’est une vérité qui n’a pas besoin d’être démontrée ; et lorsque toutes les classes de la société en sont venues à ce degré de corruption, il est manifestement impossible que cette nation devienne ou reste libre, si on ne cache avant tout le luxe qui en est le plus funeste corrupteur. Le principal soin du tyran doit être d’encourager, de propager et de caresser le luxe dont il reçoit plus de force que d’une armée entière, quoiqu’il feigne quelquefois de montrer l’apparence du contraire. Tout ce que j’ai dit jusqu’à présent doit suffire pour prouver qu’il n’y a rien sous nos tyrannies qui nous fasse supporter plus facilement, et même savourer l’esclavage comme l’usage continuel et immodéré du luxe, et pour prouver en même temps que lorsque cette peste est enracinée, il ne peut plus y renaître ou y exister de véritable liberté.

Que l’on examine maintenant si le luxe peut régner dans un pays où la liberté est déjà établie, on saura bientôt lequel des deux doit céder la place. Si nous jettons les yeux sur l’histoire de tous les siècles et de tous les peuples, nous verrons toujours la liberté s’éloigner de tous les gouvernemens qui ont laissé introduire le luxe, et nous ne la verrons pas renaître avec force parmi les peuples qui sont déjà corrompus par lui. Mais comme l’histoire de tout ce qui a été n’est peut-être pas absolument la preuve infaillible de tout ce qui peut être, il me paraît que les gouvernemens libres ne peuvent opposer à l’inégalité des richesses parmi les citoyens non encore entièrement corrompus, pendant le petit intervalle dans lequel ils peuvent se maintenir tels, d’autres remèdes plus efficaces que la seule opinion. Ainsi, voulant accorder à ces richesses si injustement réparties, un moyen qui les fasse circuler, sans détruire tout-à-fait la liberté, il faut qu’ils persuadent aux riches de les employer à élever des monumens publics, qu’ils n’accordent d’honneurs qu’à ce seul faste, et qu’ils attachent une idée de mépris à l’abus que les riches en peuvent faire dans leur vie privée, en leur permettant cependant l’usage raisonnable que la décence permet et que leur état exige. Les gouvernemens libres doivent persuader en même-temps aux hommes que la fortune n’a pas favorisés (je n’entends point par là les hommes couverts de haillons) qu’il n’y a point de délit ni d’infamie à être pauvres, et ils le persuadent facilement, en accordant à ces hommes les mêmes moyens de parvenir aux charges et aux honneurs. Mais j’en excluerai principalement les nécessiteux, non pour insulter à leur misère, mais parce que je les crois trop susceptibles de corruption, et parce que leur éducation étant mauvaise, ils sont par des causes tout-à-fait contraires, aussi loin que les riches, de la possibilité de penser solidement et d’opérer selon la justice.

Ces mesures de prudence finiront cependant par devenir inutiles avec le temps. La nature de l’homme ne change pas. Où de grandes richesses se trouvent inégalement distribuées, tôt ou tard doit naître le luxe des particuliers, et dès-lors la servitude générale. Cette servitude difficilement peut s’éloigner d’un peuple divisé en deux classes, celle du petit nombre des très-riches, et celle des très-pauvres qui le compose presqu’entièrement ; mais quand une fois elle a commencé à s’introduire, et que les très-riches ont éprouvé combien la servitude universelle est favorable à leur luxe, ils emploient tous leurs efforts pour empêcher qu’on ne la détruise.

Il serait donc nécessaire, si l’on voulait élever la liberté sur les ruines de nos tyrannies, de détruire avec le tyran ceux qui possèdent des richesses excessives, parce que ces derniers, avec leur luxe impossible à détruire, ne cesseront jamais de corrompre la société.




CHAPITRE QUATORZIÈME.

De la femme et des enfans, sous la tyrannie.


Comment est-il possible que sous un gouvernement monstrueux, où nul homme n’est sûr de sa personne et de ses biens, il y en ait cependant qui osent se choisir une compagne de malheur, qui osent perpétuer l’esclavage, en se donnant des enfans comme eux destinés aux fers ? c’est ce qui paraîtrait difficile à croire si on ne le voyait tous les jours. Si je devais en donner les motifs, je dirais que la nature, en cela plus puissante encore que la tyrannie, force les individus à embrasser l’état conjugal avec une force plus efficace que celle de la tyrannie qui les en éloigne. Et ne voulant maintenant distinguer qu’en deux classes les hommes soumis à un tel gouvernement, c’est à-dire, en pauvres et en riches, je dirai que les riches se marient sous la tyrannie par la folle persuasion que leur race, quoique très-inutile au monde, et souvent obscure, y est très-nécessaire comme un de ses plus beaux ornemens. Les pauvres se marient, parce qu’ils ne savent rien, parce qu’ils ne pensent rien, et parce qu’ils ne peuvent en rien désormais aggraver leur malheureux état.

Je laisse maintenant de côté les pauvres, non pas qu’ils soient méprisables, mais parce qu’il leur est moins nuisible d’agir comme ils le font. Je parlerai donc expressément des riches, par la raison que devant être plus instruits, parce qu’ayant conservé en partie le droit de réfléchir, ils ne peuvent pas être insensibles à leur esclavage, et ils doivent, à moins qu’ils ne soient tout-à-fait stupides, faire de grandes réflexions sur les conséquences du mariage sous la tyrannie ; et pour faire une distinction moins désagréable et moins outrageante pour ces hommes, que celle de riches et de pauvres, je la ferai entre les êtres qui pensent et ceux qui ne pensent pas. Je dis donc que celui qui pense, et qui peut vivre sans travailler pour se nourrir, ne doit jamais se marier sous la tyrannie, parce qu’il trahit sa façon de penser, la vérité, lui-même et ses enfans. Il n’est pas difficile de penser ce que j’avance. Je suppose que l’homme pensant doit connaître la vérité, et alors indubitablement il doit souffrir fortement en lui-même d’être né sous un gouvernement tyrannique, où l’on ne conserve de l’homme que la figure : or, celui qui se plaint d’être né dans cet état, aura-t-il le courage, ou pour mieux dire, la cruauté d’y renaître par ses enfans ? d’ajouter à la crainte qu’il éprouve pour lui-même ce qu’il aura à craindre pour sa femme et pour ses enfans ? Il me paraît que c’est multiplier les maux à un tel point, que je ne pourrai jamais croire que celui qui prend une femme dans la tyrannie, pense et connaisse pleinement la vérité.

Le premier objet du mariage est sans doute d’avoir une compagne douce et fidèle, pour partager avec elle les événemens de la vie, et que la mort seule puisse nous enlever. Supposant maintenant l’impossible, c’est-à-dire, que les mœurs ne soient pas corrompues sous la tyrannie, et que cette compagne ne puisse avoir d’autre soin ni d’autre désir que de plaire à son mari ; qui peut lui donner l’assurance qu’elle ne sera pas séduite, corrompue, ou même enlevée par les ordres du tyran ou par ceux de ses nombreux et puissans ennemis ? Collatin est un exemple assez clair pour démontrer la possibilité d’un tel fait ; mais les effets qui naquirent de ce viol ne peuvent pas être espérés dans le siècle où nous vivons, quoique les mêmes causes existent tous les jours. J’entends dire, autour de moi, que le tyran ne peut vouloir la femme de tous ; qu’il est très-rare, même dans nos mœurs actuelles, qu’il cherche à en séduire deux ou trois, et que cette séduction se fait par des dons, des promesses et des honneurs accordés aux maris, mais jamais par la violence ouverte. Voilà les raisons détestables qui rassurent les cœurs des maris qui ne craignent rien autant au monde que de ne pas être du nombre de ces heureux maris qui achètent aux dépens de leur propre infamie, le droit d’opprimer des hommes moins vils qu’eux.

Plusieurs siècles après Collatin, un autre viol royal eut lieu en Espagne, où les peuples alors moins civilisés, et par conséquent moins corrompus, chassèrent leurs indignes tyrans pour en prendre d’étrangers. Mais dans notre temps si illuminé, si civilisé, un viol par la force ne pourrait pas arriver, parce qu’il n’y aurait pas de femme qui voudrait se refuser au désir du tyran ; et si cependant une telle chose arrivait, je doute qu’on en tirât vengeance, parce qu’il n’y a pas de père, de frère ou de mari, qui ne se crût honoré d’un tel deshonneur. Et la vérité me force ici de dire une chose qui provoquera sans doute le ris des esclaves choisis de la tyrannie, mais qui, dans quelque coin du globe où les mœurs et la liberté se sont réfugiées, exciteront tout à la fois la douleur, l’étonnement et l’indignation : c’est que si de nos jours il se trouvait un homme assez courageux et magnanime pour se venger sur le tyran d’un outrage aussi grand, la plupart des hommes le traiterait de sot, d’insensé et de traître. On ne saurait quel nom donner à cette étrange manie, de ne vouloir pas supporter avec des avantages si manifestes de la part du tyran, ce que l’on supporte, chaque jour, sans aucun profit, de la part de tel ou tel individu. Je frémis d’horreur en écrivant ces aimables lâchetés, qui sont l’assaisonnement le plus recherché du nouveau système de penser, et que les Français appellent fort agréablement de l’esprit ; mais je me confie tellement à la force de la vérité, que j’ose espérer qu’un jour bientôt on frémira en lisant de pareilles mœurs, comme je souffre en les écrivant.

Si donc le premier but du mariage est d’avoir une femme, à moins qu’on ne veuille confondre, comme on fait de tant d’autres choses, la véritable possession avec l’obligation de la maintenir, il est impossible de la conserver ; car si le tyran ou quelqu’un de ses nombreux soutiens, auxquels on résisterait en vain, ne l’arrache pas des bras du mari, l’horrible corruption générale des mœurs, suite inévitable de l’esclavage, la lui font perdre sans retour.

Que dirai-je maintenant des enfans ? Plus ils sont chers, et plus l’erreur de celui qui les engendre est grand et funeste ; puisqu’il fournit au tyran un nouveau moyen bien puissant pour l’offenser, l’intimider et l’opprimer, comme il se donne un moyen de plus pour en être offensé et opprimé.

Des deux malheurs que je vais exposer, il est impossible de ne pas en éprouver un. Ou les fils de l’homme pensant recevront une éducation semblable à celle du père et selon ses principes, et alors ils ne peuvent être que très-malheureux ; ou bien leurs principes et leur éducation seront contraires à ceux de leur père, et alors il sera lui-même très-malheureux. Ces enfans, nés par de tristes circonstances pour la servitude, ne peuvent être élevés à penser : ce serait les perdre et les trahir ; mais cependant, destinés, par la nature, à la dignité d’êtres pensans, comment leur père infortuné pourrait-il les élever pour l’esclavage, sans trahir la vérité, l’honneur et lui-même ?

Quel parti reste donc sous la tyrannie à l’homme pensant, quand il vient pour son malheur et par une erreur inexcusable, à donner la vie à quelques êtres malheureux ? Que sert le repentir pour une telle erreur ? Pour une erreur dont les effets si terribles, qu’il ne reste aucun moyen de les éviter. Il faudrait donc, sous la tyrannie, étouffer ses propres enfans à l’instant de leur naissance, ou les abandonner en proie à l’éducation commune et à cet abrutissement vulgaire qui ôte tout moyen de penser. C’est le parti que suivent aujourd’hui tous les pères, et il n’est pas moins cruel que l’autre, quoiqu’il soit encore plus vil. Je ne suis pas encore père, mais je répondrais que je sais très-bien qu’il répugne trop à la nature d’égorger ses enfans, mais qu’il ne répugne pas moins à la nature d’obéir aveuglément aux caprices et à la volonté d’un seul homme ; et si nous nous sommes si bien accoutumés à la servitude, ce talent infâme et déshonorant ne s’accroît en nous qu’à proportion que les véritables et naturels attributs de l’homme s’anéantissent. C’est pour cela que les philosophes penseurs, chez les peuples libres, ne font aucune différence entre la vie d’un animal et celle d’un homme qui n’est pas destiné à jouir de la liberté, de sa volonté, de la sûreté de sa personne, des mœurs, et du véritable honneur : et tel doit être le sort des enfans que l’aveuglement de leurs parens a fait naître sous la tyrannie, puisque si leur père ne leur ôte pas la vie matérielle, il leur arrache nécessairement une vie plus noble, celle de l’entendement et de l’esprit, ou bien, si par malheur il vient à cultiver avec autant de soin la vie matérielle et intellectuelle, il ne fait, ce malheureux père, que préparer des victimes à la tyrannie.

Je conclus que quiconque, sous la tyrannie, possède une femme et des enfans, est d’autant plus esclave et avili, qu’il a plus d’individus qui lui appartiennent et pour lesquels il est obligé de trembler sans cesse.




CHAPITRE QUINZIÈME.

De l’amour de soi-même sous la tyrannie.


La tyrannie est si contraire à notre nature, qu’elle renverse, affaiblit, ou détruit dans l’homme presque toutes les affections naturelles. Nous n’aimons pas la patrie, parce qu’elle n’existe pas ; nous n’aimons pas nos parens, notre épouse et nos enfans, parce que toutes ces choses ne nous appartiennent pas avec sécurité ; nous ne connaissons pas de vrais amis, parce qu’un simple épanchement de cœur sur des choses importantes, peut changer un ami en un délateur récompensé, ou même encore trop souvent, en un délateur honoré. L’effet nécessaire qui doit résulter dans le cœur de l’homme, de l’impossibilité de ne pouvoir aimer toutes ces choses, c’est de s’aimer immodérément soi-même, et il me paraît qu’en voici une des principales raisons. La crainte naît dans l’homme, de l’incertitude dans laquelle il vit ; et cette crainte continuelle produit deux effets contraires, ou un amour excessif, ou une très grande indifférence pour la chose que nous craignons de perdre. Comme nous avons toujours à craindre, sous la tyrannie, pour nous et pour tout ce qui nous appartient ; et comme la nature veut que nous nous aimions plus que toute chose, il arrive de là que nous craignons beaucoup pour nous-mêmes, et chaque jour beaucoup moins pour les choses qui nous appartiennent, mais qui ne sont pas immédiatement à nous. Dans les véritables républiques, les citoyens aiment avant tout la patrie, ensuite leur famille, après leurs personnes. Sous la tyrannie, au contraire, on préfère son existence à toute chose ; et pour cela l’amour de soi-même n’est pas l’amour de ses droits, de sa gloire, et de son honneur, mais c’est simplement l’amour de la vie animale ; et nous voyons que cette vie, par une fatalité que je ne conçois pas, ressemble à celle des vieillards, qui en font beaucoup plus de cas lorsqu’ils l’ont presqu’entièrement perdue, tandis que les jeunes gens à qui elle reste toute entière à parcourir, ne craignent pas de la prodiguer : ainsi elle est d’autant plus chère à l’esclave, qu’elle est moins sûre et qu’elle vaut moins.




CHAPITRE SEIZIÈME.

Si le tyran peut être aimé, et par qui.


Celui qui peut impunément exercer son despotisme sur tous, et qui ne peut être impunément arrêté par qui que ce soit dans l’exercice de ce pouvoir, doit, par nécessité, inspirer à tous la plus grande crainte, et par conséquent, la haine la plus violente. Mais ce tyran pouvant aussi combler de bienfaits, de richesses et d’honneurs celui qui parvient à lui plaire, quiconque reçoit de lui d’aussi grandes faveurs, ne peut, sans une vile ingratitude et sans être pire que lui, lui refuser son attachement. Je conviens de tout cela, et j’ajoute une vérité non moins certaine : c’est que celui qui reçoit les faveurs du tyran, porte toujours l’ingratitude cachée dans le fond de son cœur, et est toujours beaucoup plus méchant que lui.

Voici quels en sont les motifs : la trop grande différence qui se trouve entre les choses que le tyran peut donner et celles qu’il peut ôter, rend cette haine nécessaire dans le cœur du plus grand nombre qu’il a outragé, tandis que l’amour que lui accordent ceux qu’il a favorisés, ne peut être que feint et arraché par la force. Il peut, il est vrai, prodiguer les richesses, les honneurs supposés et la puissance ; mais il peut aussi vous enlever, avec tout cela, des choses qu’il n’est pas en son pouvoir de vous rendre, telles que la vie et le véritable honneur.

Il est possible encore que l’ignorance totale des droits sacrés de l’homme fasse tomber certains individus dans l’erreur funeste d’aimer le tyran, parce que, quoiqu’il les dépouille des plus belles prérogatives de l’espèce humaine, il leur conserve la propriété de certaines choses d’une bien moindre conséquence ; mais n’est-ce pas alors parce qu’ils savent très-bien qu’il pourrait tout aussi légitimement, c’est-à-dire, avec autant d’impunité, les dépouiller absolument de tout ce qu’ils possèdent ?

Qu’il est étrange cet amour ! puisqu’on peut entièrement l’assimiler à celui que l’on aurait pour un tigre qui ferait grâce de la vie à celui qu’il pourrait dévorer. Ce sont les hommes de la classe pauvre et inculte, qui éprouvent cette affection stupide. Ils n’ont pas d’autre bonheur que celui de ne pas voir le tyran, dont ils ne peuvent pas même avoir l’idée ; et ces hommes le redoutent beaucoup moins, parce qu’il ne leur reste rien à perdre. C’est pourquoi cette justice, telle qu’elle, qu’on leur administre au nom du tyran, persuade à leur ignorance irréfléchie, que sans le tyran ils n’obtiendraient point cette demi-justice. Mais ceux qui l’approchent tous les jours, qui en connaissent l’incapacité, ou la perfidie, comment pourront-ils penser ainsi, malgré la splendeur, les honneurs et les richesses qu’ils en obtiennent ? Ils connaissent trop quelle est la puissance immense du tyran ; ils chérissent trop les richesses qu’ils en ont reçues, pour ne pas craindre extrêmement celui qui peut les leur reprendre ; et alors craindre et haïr sont entièrement synonimes.

Mais alors la crainte dans les cours, se couvrant du masque de l’amour, vient à y former une espèce d’attachement, tellement monstrueux, qu’il est vraiment digne des tyrans qui l’inspirent et des esclaves qui le professent. Ce même Séjan qui, dans une grotte ébranlée et prête à s’écrouler, sauvait la vie de Tibère aux dépens de la sienne, n’a-t-il pas, après en avoir reçu des faveurs infinies, conjuré contre lui ? Séjan aimait-il Tibère, lorsqu’il s’exposa à un péril si évident pour le sauver ? certainement non. Séjan ne pensait qu’à servir sa propre ambition. C’est ainsi que nous voyons journellement dans nos armées, les officiers les plus corrompus et les plus efféminés, affronter la mort, sans autre motif que celui de satisfaire leur mince ambition, et pour gagner davantage la faveur du tyran. Séjan haïssait-il plus Tibère, quand il conspira contre lui, que lorsqu’il le sauva ? Il est certain qu’il le détestait davantage après, parce que l’immensité des choses qu’il en avait reçues lui faisait entrevoir avec une terreur plus grande et plus prochaine l’immensité, plus grande encore des choses que Tibère pouvait lui enlever. C’est pourquoi Séjan ne se croyant pas en sûreté, s’il ne parvenait à anéantir la seule puissance qui pouvait triompher de la sienne, il entreprit de se défaire du tyran par des moyens réfléchis et préparés depuis long-temps. Les Tibères, dans quelques lieux qu’ils naissent et qu’ils règnent, doivent s’attendre à n’avoir pour amis que des Séjans. Si donc le tyran inspire cette haine profonde à ceux qu’il comble de bienfaits, que devrait-il attendre du nombre immense d’hommes qu’il offense directement ou indirectement ou qu’il dépouille ?

Il n’y a donc que la masse stupide, pauvre et ignorante des sujets éloignés, qui puisse, comme je l’ai déjà dit, aimer le tyran par le seul motif qu’elle ne le connaît pas ; et cet amour doit s’appeler une haine morte. Toute autre personne peut feindre et même faire pompe de son amour pour le tyran, mais cet amour n’a rien que d’affecté. Cette démonstration servile, honteuse et infâme, sera toujours mise en usage par les plus vils ; c’est-à-dire, par ceux qui craignent le plus le tyran, et qui par conséquent le détestent davantage.





CHAPITRE DIX-SEPTIÈME.

Si le tyran peut aimer ses sujets, et comment.


De la même manière, que j’ai démontré ci-dessus, que les sujets ne peuvent aimer le tyran, parce qu’il est trop au-dessus d’eux, et parce qu’il n’y a aucune proportion entre le bien et le mal qu’ils en peuvent recevoir, il me sera facile de démontrer que le tyran ne peut aimer ses sujets. Il les regarde tellement au-dessous de lui, qu’il n’en peut recevoir aucune espèce de don volontaire, et qu’il se croit en droit de prendre tout ce qu’ils auraient la volonté de lui donner. Remarquons, en passant, que l’action d’aimer, soit d’amitié, d’amour, de bonté, ou de reconnaissance, etc., est une des affections humaines qui exigent, sinon une égalité parfaite, au moins un rapprochement, une communication et une réciprocité entre les individus. Cette définition de l’amour une fois admise, tout le monde peut juger si tous les liens peuvent exister entre le tyran et ses esclaves, c’est-à-dire, entre la partie qui opprime, et la partie opprimée.

Il y a cependant une grande différence entre la manière réciproque de ne pas s’aimer entre le tyran et ses sujets. Ceux-ci, comme tous offensés par le tyran et contraints de lui obéir, doivent pour la plupart le détester ; mais le tyran, comme un être que la majorité ne peut offenser, sinon par une révolte manifeste contre lui, ne doit détester que le petit nombre de ceux qu’il voit ou qu’il suppose être impatiens du joug ; et si ce petit nombre venait à montrer cette impatience, la vengeance du tyran aurait bientôt satisfait sa haine. Le tyran ne hait pas ses sujets, parce que ceux-ci ne cherchent jamais à l’offenser ; et quand, par hasard, un tyran doux et humain par caractère, vient à monter sur le trône, il peut acquérir, ou plutôt usurper le titre d’ami de son peuple. Cette renommée ne provient donc que de la nature du prince, moins méchant que l’autorité et la puissance de nuire qui lui est accordée. J’oubliais, sans m’en apercevoir, une des plus fortes raisons pour lesquelles il doit, sinon détester, au moins mépriser cette partie de ses sujets, qu’il voit habituellement et qu’il connaît ; la voici : cette classe d’hommes, qui s’offre à ses regards, et qui cherche à avoir quelques communications avec lui, est certainement la plus dépravée de toutes ; un peu d’expérience lui suffit pour en être manifestement convaincu. Quant aux autres classes, qu’il ne connaît ni ne voit, et qui ne l’offensent en aucune manière, il est possible de croire que le tyran, doué d’un caractère pacifique, puisse jusqu’à un certain point les aimer. Mais cet amour qu’on ne peut définir de la part de celui qui peut faire tout le bien et tout le mal pour ceux qui ne peuvent lui faire ni bien ni mal, ne peut ressembler qu’à l’amour que les hommes peuvent porter à leurs chiens et à leurs chevaux ; c’est-à-dire, à proportion de leur docilité, de leur obéissance et de leur soumission entière et parfaite ; et certes ! les maîtres mettent moins de différence entre eux, leurs chiens, ou leurs chevaux, que celle que le tyran modéré met entre lui et ses sujets. Et cet amour pour eux ne sera donc qu’un outrage de plus qu’il fait à la triste nature humaine.





CHAPITRE DIX-HUITIÈME.

Des grands gouvernemens tyranniques comparés avec les petits.


Je conçois que les tyrans qui étendent leur domination sur des pays plus vastes, deviennent plus orgueilleux et plus fiers en raison de leur puissance ; mais que les esclaves soumis à un tel tyran se croient supérieurs à ceux d’une tyrannie moins étendue, il me paraît que c’est le délire le plus évident qui puisse entrer dans l’esprit de l’homme. Il prouve clairement que les esclaves ne pensent ni ne raisonnent. Si la raison pouvait mettre quelque différence entre un esclave et un autre esclave, elle serait certainement en faveur de celui qui appartiendrait au plus petit troupeau ; car plus le nombre de ceux qui obéissent aveuglément à un seul, est grand, plus ils sont vils, infâmes et stupides, en raison de la différence qui se trouve entre les oppresseurs et les opprimés. Lorsque j’entends les fanfaronades d’un Français ou d’un Espagnol[4], qui se croient des êtres supérieurs à un Portugais ou à un Napolitain, il me semble entendre une brebis d’un troupeau royal, mépriser la brebis d’un paysan, parce que celle-ci pâture dans un troupeau de dix, et elle dans un troupeau de mille.

S’il y a donc quelque différence entre les tyrannies étendues, elle n’est pas dans le sens de la chose, qui est la même par-tout, mais bien dans la personne du tyran. Celui d’entre eux qui voudra surpasser en puissance les tyrans ses voisins, deviendra vraisemblablement plus despote avec ses sujets ; car il devra employer à cet effet des moyens plus violens envers eux. D’un autre côté, ayant un plus grand nombre de sujets, des affaires plus importantes, plus d’honneurs à distribuer, plus de richesses à prendre ou à donner, et n’ayant pas avec cela plus de sagesse, son autorité deviendra un peu moins fatigante dans les détails, mais également inepte et beaucoup plus difficile à supporter dans les choses importantes. Le petit tyran, au contraire, devant user de beaucoup d’égards avec ses voisins, sera forcé par contre-coup, d’en avoir quelques-uns envers ses sujets. Il devra sur-tout se montrer circonspect dans les impôts dont il les chargera ; par conséquent, s’il veut les attaquer dans leur fortune et dans leurs biens, il faudra qu’il s’y prenne avec un peu plus de circonspection. Mais s’il veut donner issue à la manie de tout gouverner, il finira par se mêler des plus petites affaires de ses sujets ; et allant, pour ainsi dire, examiner ce qui se passe dans l’intérieur de toutes les maisons, il voudra en connaître jusqu’aux détails les plus minutieux.

Dans les grandes tyrannies, les malheureux sujets seront donc plus accablés et plus surchargés ; dans les petites, plus ennuyés ; mais ils seront toujours également malheureux sous chacune d’elles, parce que l’ennui ne cause pas aux hommes moins de douleur et de dommage que l’oppression.


LIVRE SECOND.

CHAPITRE PREMIER.

Introduction.


Dans la première partie de cet ouvrage, j’ai parlé le plus brièvement qu’il m’a été possible des moyens et des causes de la tyrannie ; j’ai fait remarquer, en passant, la moindre partie des effets qui en résultent. Je ne prétends pas avoir épuisé mon sujet, je me suis borné seulement à dire ce qui m’a paru le plus important, et ce que les autres n’avaient pas dit avant moi ; dans ce second livre, je tracerai, plus brièvement encore, les moyens par lesquels on peut volontairement supporter la tyrannie, ou comment on pourrait, dans le cas contraire, briser son joug de fer.



CHAPITRE DEUXIÈME.

De quelle manière on peut végéter dans la tyrannie.


Une vie sans âme est, sans doute, le moyen le plus sûr et le plus court pour compter le plus de jours tranquilles sous la tyrannie ; mais il ne m’appartient pas d’enseigner les préceptes de cette mort continuelle et semée d’opprobres, à laquelle, pour l’honneur de l’humanité, je ne donnerai pas le nom de vie, mais celui de végétation. Ces préceptes que j’ai appris sans le vouloir, et que j’ai sucés avec le lait, que chacun les puise dans la crainte qui l’environne, dans la lâcheté qui le dirige, et dans les circonstances plus ou moins fatales et serviles dans lesquelles il se trouve, et enfin, qu’il les cherche dans les exemples continuels qu’il a sous les yeux.




CHAPITRE TROISIÈME.

Comment on peut vivre sous la tyrannie.


C’est donc à ce petit nombre d’hommes dignes de naître sous un gouvernement libre et parmi des hommes, que j’adresserai la parole ; c’est à ceux qui se trouvent lancés par l’injuste fortune, au milieu du vil troupeau de ces êtres qui n’exerçant aucune faculté humaine, qui ne connaissant et ne conservant aucun des droits de l’homme, ne savent que honteusement en usurper le nom.

Lorsque je dois démontrer à ce petit nombre de quelle manière on peut vivre, presqu’avec la dignité d’homme sous la tyrannie, combien il doit m’en coûter d’avoir à leur donner des préceptes trop contraires, hélas ! à leur nature libre et magnanime. Oh ! combien j’aurais de plaisir, si j’étais né dans d’autres temps et sous d’autres gouvernemens, à leur donner, non par des paroles, mais par des faits, des exemples d’une vie consacrée à la liberté. Mais, puisque c’est en vain qu’on se plaint des maux dont on n’a pas le remède entre ses mains, il faut faire comme dans les plaies incurables, pour lesquelles on ne cherche point de guérison, mais seulement un soulagement momentané.

Je dis donc que lorsque l’homme, au moyen de son esprit, se trouve capable de sentir tout le poids de la tyrannie, et qu’il ne peut pas, avec le secours de ses propres forces ou de celles d’autrui, s’en débarrasser, il doit alors s’éloigner pour toujours du tyran, de ses satellites, de ses infâmes honneurs, de ses charges, de ses vices, de ses flatteries et de sa corruption, du terrein qu’il habite, des murs qui l’entourent, et enfin, de l’air qu’il respire. Dans cet éloignement sévère et absolu, qui ne peut pas être trop exagéré, il faut que l’homme y cherche moins sa propre sûreté que l’estime entière de lui-même, et la pureté de sa propre renommée, qui toutes deux finissent par se souiller, lorsqu’il approche, d’une manière quelconque, de l’atmosphère pestilentielle des cours.

L’homme sage, éloigné d’elles, se sentant plus pur, s’estimera plus encore lui-même, que s’il était né sous un gouvernement juste et libre, puisqu’il a su s’élever du sein de l’esclavage jusqu’à la liberté. Et si la funeste nécessité ne le forçait pas de gagner sa vie par un travail servile, il doit se livrer aux élans de la gloire, que la perversité des temps n’a pu éteindre dans son cœur ; et puisqu’il ne peut pas obtenir celle d’agir, qu’il cherche avec chaleur et obstination celle de penser, de dire et d’écrire la vérité. Mais comment pourra-t-il penser, parler et écrire sous un gouvernement si monstrueux, dans lequel l’une de ces trois choses devient un délit capital ? Il faut penser d’abord pour soi-même ; et pour trouver dans ce juste orgueil une noble compensation à l’humiliation de la servitude, s’épancher avec quelques amis éprouvés, dignes d’amitié et d’entendre la vérité, écrire enfin, pour exhaler ses sentimens ; et dans le cas où les écrits deviendraient remplis de pensées sublimes, sacrifier tout pour aspirer à la gloire bien louable d’être utile à la société par ses écrits.

L’homme qui vit de cette manière sous la tyrannie, et qui se montre si digne de ne pas y être né, sera méprisé ou haï au suprême degré, par ses co-esclaves. Il sera méprisé par ceux qui n’ayant aucune véritable idée de la vertu, croient follement au-dessous d’eux, quiconque s’éloigne des grands et du tyran, c’est-à dire, du vice, de la lâcheté et de la corruption. Il sera détesté par ceux qui, ayant malgré eux l’idée du juste et de l’honnête, suivent effrontément, par lâcheté d’âme et par dépravation de mœurs, le chemin du crime ; mais ce mépris d’une espèce d’hommes si méprisable par elle-même, sera une preuve convaincante qu’un tel homme est vraiment estimable. La haine de ces êtres si odieux par eux-mêmes, sera une preuve indubitable qu’il mérite l’amour et l’estime des bons ; ainsi, il ne doit donc faire aucune attention à ce mépris et à cette haine.

Mais si ce mépris et cette haine des esclaves se propageaient jusqu’au tyran, cet homme, véritablement homme, digne à tous égards de ce nom, parce qu’il en remplit les devoirs, pourrait être, sous la tyrannie, livré au mépris universel ; il pourrait être aussi exposé aux dangers manifestes et inévitables de cette haine. Mais ce livre n’est pas écrit pour des lâches : que ceux donc qui, avec une conduite moyenne, entre la lâcheté et la prudence, ne peuvent vivre en sûreté dans leurs obscures et paisibles demeures, lorsqu’ils y seront troublés par l’autorité toujours inquiète du tyran, osent se montrer hardiment tels qu’ils sont ; qu’il leur suffise pour se défendre de pouvoir dire qu’ils n’ont pas cherché les dangers, mais qu’ils ne doivent, ne peuvent, ne veulent, ni ne savent les fuir quand ils les ont trouvés.



CHAPITRE QUATRIÈME.

Comment on doit mourir sous la tyrannie.


Quoique la véritable gloire, c’est-à-dire, celle de se rendre par de grandes entreprises utile à sa patrie et à ses concitoyens, ne puisse être acquise par celui qui est né et condamné à vivre sous une tyrannie qui le réduit à une vie inactive, personne néanmoins ne pourrait empêcher à celui qui en aurait le brûlant désir, la gloire de mourir en homme libre, quoique né sous l’esclavage.

Quoique cette espèce de gloire paraisse ne pas servir au bien général, elle y contribue cependant efficacement par l’exemple sublime qu’elle laisse à imiter ; et Tacite, cet homme si profond dans la connaissance du cœur humain, la porte au suprême degré, par la rareté des hommes qui l’ont méritée. Il ne manquait, en effet, à la mort héroïque de Thraseas, de Sénèque, de Cremutius Cordo, et de tant d’autres Romains proscrits par leurs premiers tyrans, qu’une cause plus spontanée pour élever leur vertu jusqu’à celle des Curtius, des Décius et des Régulus ; et comme la suprême vertu est de défendre sa patrie et la liberté, au péril de sa vie, de même aussi sous la tyrannie enracinée, dont le joug pèse constamment sur la tête, il ne peut pas y avoir de plus grande gloire que celle de mourir généralement pour ne point vivre esclave.

Il faut donc que sous un gouvernement violent et soupçonneux, le petit nombre d’hommes pensans se conduise avec prudence, tant que cette prudence ne dégénère pas en lâcheté ; mais il faut aussi, lorsque la raison et la fortune les y forcent, qu’ils sachent mourir courageusement : c’est ainsi qu’ils illustreront, par une mort libre et glorieuse, les derniers momens d’une vie passée dans l’opprobre et la servitude.



CHAPITRE CINQUIÈME.

Jusqu’à quel point on doit supporter la tyrannie.


Il est difficile de fixer jusqu’à quel point on peut supporter l’oppression d’un gouvernement tyrannique. Les outrages n’ayant pas aux yeux des différens peuples et des différens individus le même caractère de gravité, néanmoins devant toujours parler à ceux qui, ne méritant aucun outrage, ressentent très-vivement, et jusqu’au fond de leur cœur, la plus petite des injures ; je dois donc dire à ce petit nombre (malheureusement trop petit, car s’il pouvait devenir la majorité, tout oppresseur public immédiatement cesserait de l’être) ; je dois donc leur dire qu’ils peuvent supporter que le tyran leur enlève leur fortune et leurs biens, parce qu’aucun bien particulier ne peut entrer en balance avec le bouleversement universel qui pourrait naître d’une vengeance douteuse ; car telle est la perversité de nos jours, que d’une vengeance privée, heureusement accomplie, loin d’en résulter aucun adoucissement permanent aux malheurs publics, elle pourrait encore les accroître : c’est pourquoi désirant que les bons, même sous la tyrannie, soient autant citoyens qu’ils le peuvent, et voulant, toujours qu’ils soient utiles à leurs co-esclaves, ou au moins qu’ils ne soient jamais cause de leurs malheurs, je ne conseillerais pas aux bons de troubler inutilement la paix, ou plutôt l’engourdissement général, pour se venger de la perte de leurs biens.

Mais aussi je n’oserais jamais conseiller à celui qui porte une figure d’homme, de tolérer en paix la mort cruelle et injuste de ses plus chers ou plus proches parens ; les offenses non moins atroces qui attaqueraient le véritable honneur. On peut vivre sans bien, parce que personne ne meurt de nécessité, et parce que l’homme accablé par la pauvreté, ne doit point paraître plus vil à ses propres yeux, à moins qu’il n’y soit réduit par des vices criminels ; mais on ne doit point survivre à la perte d’une personne tendrement aimée, que le tyran nous arrache par la force et contre les lois de la justice ; on doit beaucoup moins encore survivre à son propre déshonneur. C’est alors que cet homme devant absolument se dévouer à la mort, par l’énormité de l’injure qu’il a reçue, ne doit plus alors conserver d’égards. Quelque chose qu’il puisse arriver, le brave doit mourir vengé : à qui ne craint rien, tout est possible.

Pour preuve unique de ce que j’avance, je n’ajouterai qu’une réflexion ; c’est que toutes les tyrannies qui ont été détruites, et tous les tyrans qui ont été assassinés ou chassés, pour exciter le premier mouvement, il n’y a jamais eu de raison plus forte que les injures exercées par le tyran dans l’honneur dans les personnes et dans les fortunes. Ce précepte ne m’appartient pas ; il est dans la nature de tous les hommes : mais cependant je conseillerais à quiconque devrait ou voudrait venger une pareille injure, de se livrer seul à l’exécution de cette entreprise, et de mettre entièrement de côté toute pensée de salut, comme vaine, basse et toujours un obstacle à toutes les vengeances magnanimes ; et celui qui ne se sent pas capable d’un tel abandon de soi-même, ne doit pas se rëputer follement capable, ni digne d’exécuter une telle vengeance ; qu’il se persuade d’avoir mérité l’outrage qu’il a reçu, et qu’il le supporte avec patience. Mais si l’offensé se trouve tout-à-la-fois doué d’un courage élevé et d’un esprit illuminé ; si de cette vengeance privée, il ose concevoir et espérer la liberté universelles, c’est alors qu’il doit se livrer tout entier, mais toujours seul, à l’exécution de l’entreprise la plus grande et la plus importante ; qu’il abandonne toute pensée qui tienne en quelque chose à sa sûreté personnelle ; qu’il étouffe ces discours véhémens qu’il ne pourrait, sans un danger grave et inutile, adresser à ses amis pour les engager à conjurer avec lui ; que tout son feu s’exhale par un seul coup décisif, secret et bien assuré ; qu’il laisse ensuite à l’effet qui doit en résulter le soin d’étendre et de consolider la conjuration ; qu’il abandonne alors au destin le soin de son salut. J’expliquerai plus clairement par des exemples.

Le peuple Romain se souleva et conjura heureusement contre ses tyrans ; il détruisit d’un seul coup la tyrannie alors qu’il s’insurgea, après tant de flétrissures essuyées de la part des Tarquins, à la vue du spectacle terrible et touchant de Lucrèce violée par le tyran, et qui se perça de sa propre main pour éviter le déshonneur. Mais si Lucrèce n’avait pas généreusement accompli sur elle-même la première vengeance, il est à présumer que Collatin et Brutus auraient peut-être, avec incertitude et un péril certain, inutilement conjuré contre le tyran, parce que le peuple et la plupart des hommes ne sont jamais émus au même degré, par les raisons les plus convaincantes qu’ils le sont par une vengeance juste et entière, surtout lorsqu’elle est suivie de quelque spectacle terrible et sanglant, qui, offert aux yeux, vient à ébranler fortement les cœurs. Si Lucrèce ne se fût pas tuée elle-même, Collatin, comme le plus horriblement outragé, aurait donc dû absolument se sacrifier lui-même, pour punir le tyran adultère : et s’il avait dû périr dans cette entreprise, il devait laisser à Brutus le soin de porter, par cet assassinat, le peuple Romain à la vengeance et à la liberté. Mais si ce dernier outrage du tyran n’avait été aussi grave et aussi public, s’il n’avait pas été précédé de tant d’autres, et que la délivrance du peuple Romain n’eût pas été mûre, les parens et les amis de Collatin auraient peut-être conjuré mais contre les seuls Tarquins ; au lieu que Collatin, sans appeler les autres à conjurer avec lui, aurait pu, sans doute, tuer le tyran, et se sauver lui-même après ; et réuni ensuite à Brutus, ils auraient pu encore rendre Rome à la liberté.

Il faut donc remarquer dans cet événement, que l’homme gravement offensé par la tyrannie, ne doit jamais d’abord conjurer avec d’autres, mais tout seul, parce qu’au moins il assure sa propre vengeance ; et avec le terrible spectacle qu’il apprête à ses concitoyens, il voit, avec quelqu’apparence de probabilité, la vengeance publique prête à éclater à la voix de celui qui veut et qui sait la diriger. En conjurant, au contraire, plusieurs ensemble, pour exercer d’abord la vengeance privée, on vient souvent à les perdre toutes deux : en conséquence, l’homme qui se croit capable d’entamer et de conduire à sa fin une grande et généreuse conjuration, dont le but doit être le rétablissement de la véritable liberté politique, ne doit l’entreprendre jamais qu’après plusieurs outrages faits par le tyran à la société, et après quelque terrible vengeance particulière entreprise et heureusement exécutée contre lui par un des plus gravement offensés ; et de même celui qui se sent vraiment capable de venger solennellement un outrage personnel dont il est cruellement blessé, ne doit point chercher de compagnons ; qu’il marche pleinement et courageusement à la vengeance ; qu’il laisse ensuite consommer la conjuration par ceux qui viennent après lui, car si elle réussit, l’honneur lui en appartiendra presque tout entier, lors même qu’il n’existerait plus ; et si par hasard cette conjuration, qui a suivi la sienne, ne réussissait point, plus grande serait la gloire qui en résulterait pour lui, plus grand serait l’étonnement des hommes qui verraient sa conjuration particulière arriver au but où elle tendait.

Mais les conjurations, lors même qu’elles réussissent, ont le plus souvent de très-funestes conséquences, parce qu’elles se font presque toujours contre le tyran et non contre la tyrannie ; d’où il arrive que, pour venger une injure privée, on multiplie sans utilité les malheureux, soit que le tyran échappe aux dangers, soit qu’un autre lui succède : on finit de toute manière par multiplier, par cette vengeance personnelle, les moyens de la tyrannie et les calamités publiques.

L’homme qui a reçu du tyran une injure mortelle dans ses parens les plus chers, ou dans son honneur, doit se figurer que le tyran l’a condamné à une mort inévitable, et que, dans l’impossibilité où il est de l’éviter, il lui reste cependant la possibilité entière de se venger avant pour ne pas mourir d’infamie. C’est alors qu’il doit se rappeller que parmi les maximes de la tyrannie, il y en a une qui n’a jamais été transgressée par les tyrans ; c’est qu’ils doivent se venger eux-mêmes de ceux qu’ils ont offensés ; que le premier précepte alors de celui qui en a été le plus grièvement offensé, soit de prévenir à tout prix, par une juste vengeance, la vengeance injuste et cruelle qui serait à la fin exercée contre lui.



CHAPITRE SIXIÈME.

Si un peuple qui ne sent pas la tyrannie, la mérite ou non.


Un peuple qui ne sent pas le poids de l’esclavage, est parvenu à un tel degré d’abrutissement, qu’il ne conçoit aucune idée de liberté politique. Cependant, comme la privation totale de sentiment naturel ne provient pas des individus, mais seulement des préjugés qui se sont tellement enracinés dans leur cœur, qu’ils sont parvenus à étouffer jusqu’au plus petit rayon de la raison naturelle, l’humanité exige que l’on déplore une telle erreur, sans abandonner tout-à-fait ce peuple méprisable, et déjà si méprisé. Né dans l’esclavage, de pères et d’ayeuls esclaves, d’où pourrait-il jamais avoir reçu aucune idée de liberté primitive ? Cette idée, me dira-t-on, n’est-elle pas naturelle et innée dans le cœur de l’homme ? Sans doute, mais combien d’autres choses, non moins naturelles, ne sont-elles pas affaiblies, ou effacées entièrement en nous, par l’éducation, par l’habitude, ou par la richesse ?

Dans la république romaine, où tout Romain naissait citoyen, et se croyait libre, il y avait cependant parmi les peuples subjugués quelques esclaves, qui ne pouvaient pas méconnaître leur servitude, puisqu’ils avaient chaque jour, sous leurs yeux, la certitude de la liberté de leurs maîtres. Ils savent bien qu’ils étaient esclaves, mais ils se croyaient nés pour l’être, et cela, par la raison qu’ils étaient élevés et forcés depuis plusieurs générations à se croire tels. Or, si dans le sein même de la plus éclatante liberté politique qui ait existé sur le globe, ces hommes ignorans et avilis, croyaient que la nature les avait dévoués seuls à l’esclavage, doit-on s’étonner si dans les tyrannies actuelles, où l’on ne prononce pas même le nom de liberté, tous ceux qui y naissent se croient, avec raison, des véritables esclaves ; ou pour mieux dire, ne connaissant aucune liberté, ils ne peuvent pas avoir une idée précise de leur servitude.

Les peuples actuels méritent plus notre compassion que la haine ou le mépris. Ils sont innocemment, par seule ignorance et sans le savoir, les complices du crime de la servitude, de ce crime dont ils supportent la peine la plus grande et la plus terrible. Les hommes pensans doivent courageusement imprimer le sceau du mépris et de l’infamie, ou toute autre marque plus avilissante encore, sur le front de ces hommes qui, n’étant ni ignorans, ni tout-à-fait sans moyens, savent très-bien qu’ils sont esclaves sous la tyrannie, et qui, cependant, trahissent honteusement, chaque jour, la vérité, leurs devoirs et ceux de la société, pour venir se jeter à l’envi aux pieds du tyran, le flatter, l’honorer, le défendre et tendre une tête soumise à son joug infâme ; et quel est le but de ce pacte affreux ? si ce n’est celui de redoubler les liens du peuple malheureux et innocent, auprès duquel, pour parvenir à leurs intentions criminelles, ils deviennent, avec une adresse perfide, les ardens propagateurs de toute espèce d’ignorance funeste.

Et poussant plus loin cette différence très-importante, qui existe entre la partie des esclaves, qui, sous la tyrannie, se fait instrument d’oppression, et cette autre partie qui en devient la victime sans savoir pourquoi, j’ose avancer une assertion qui paraîtra peut-être invraisemblable à plusieurs, mais que je crois cependant fondée sur la vérité. La voici : c’est que de la fidélité même, de l’aveuglement et de la grande opiniâtreté, avec lesquels les peuples défendent leur tyran, on peut tirer la juste conséquence qu’ils feraient autant et plus d’efforts pour leur liberté, si, dès leur berceau, au lieu du nom de tyran, on leur eût appris à révérer religieusement, et comme une chose sacrée, le nom de la république.

Le vice donc de la tyrannie comme le plus grand opprobre de l’esclavage ne résident pas dans le peuple, qui, sous tous les gouvernemens, est toujours la classe la moins corrompue ; mais ce vice et cet opprobre résident entièrement dans ceux qui le trompent. Pour preuve de cela, que l’on observe que toutes les fois que le tyran sort des bornes de ce système que la stupidité des hommes s’est habituée à supporter, le plus bas peuple est toujours le premier, et le plus souvent, le seul qui ose témoigner le ressentiment des injures causées par l’abus de la puissance. Ce peuple, cependant, dans sa profonde ignorance, regarde bêtement le tyran presque comme un dieu. Les derniers, au contraire, à ressentir l’offense et à chercher à s’en venger, quoiqu’elle frappe particulièrement sur eux, sont ceux de la classe la plus illustre, les hommes qui approchent de plus près le tyran, et qui doivent être cependant convaincus, par des preuves indubitables, qu’il ne mérite pas la qualité d’homme.

C’est pourquoi je conclus que, sous la tyrannie, les hommes qui méritent les chaînes de l’esclavage, sont ceux qui ont senti dans leurs cœurs des idées de liberté, et qui, au lieu de tenter de la reconquérir par force ou par adresse, en excitant les autres à la reprendre, préfèrent la servitude à la liberté, se glorifient des marques honteuses de leur infamie, et forcent, par tous les moyens qu’ils peuvent employer, le reste de leurs semblables à porter le même joug.



CHAPITRE SEPTIÈME.

De quelle manière on peut remédier à la tyrannie.


La volonté ou l’opinion de tous, ou de la majorité, maintient seule la tyrannie ; la volonté ou l’opinion de tous et de la majorité, peut seule véritablement la détruire. Mais si, dans nos tyrannies, la plupart des hommes n’ont pas d’idée d’un autre gouvernement, comment parvenir à faire germer dans le cœur de tous les hommes, ou au moins de la majorité, ces nouveaux principes de liberté ? Je dirai avec douleur qu’il n’y a point de moyen assez prompt, ni assez efficace, pour produire un effet si heureux ; et que dans les pays où la tyrannie est enracinée depuis plusieurs générations, il faut bien du temps pour que la tardive opinion la détruise.

Et déjà je m’aperçois qu’au moyen de cette fatale vérité, les tyrans de l’Europe me pardonnent tout ce que j’ai pu dire relativement à eux et à leur autorité ; mais, pour modérer un peu cette joie non moins stupide qu’inhumaine, je leur dirai que, quoiqu’il n’y ait pas alors de remèdes prompts et efficaces contre la tyrannie, il en reste un terrible, un rapide et infaillible contre les tyrans.

Ce remède contre le tyran existe dans les mains du plus obscur individu, tandis que les moyens les plus prompts, les plus efficaces et les plus certains, restent, qui le croirait, dans les mains du tyran ; et je m’explique. Un esprit fier et libre peut lui seul, dans un instant et avec certitude, frapper le tyran. Il suffit qu’il soit outragé particulièrement, ou que les malheurs publics le frappent vivement ; et s’il se trouvait sous la tyrannie beaucoup de ces hommes ardens, la multitude changerait bientôt de principes, et ces principes et ce changement, à la fin, remédieraient à la tyrannie. Mais comme les esprits de cette trempe sont très-rares, sur-tout sous nos gouvernemens violens, et comme la punition du seul tyran ne fait, le plus souvent, qu’accroître les forces de la tyrannie, je suis contraint d’écrire, en frémissant, une cruelle vérité : c’est que dans la cruauté même, dans les injustices continuelles, dans les rapines, dans la dépravation atroce des mœurs, est placé le plus court, le plus efficace et le plus sur remède contre la tyrannie. Plus le tyran est coupable et scélérat, plus il étend manifestement l’abus de son autorité illégitime et illimitée, plus il laisse d’espérance que la multitude enfin se réveillera, qu’elle écoutera, entendra et s’enflammera aux accens de la vérité, et qu’alors elle mettra fin, d’une manière solennelle et pour toujours, à un gouvernement si déraisonnable et si féroce. Il faut considérer que très-rarement la multitude croit à la possibilité des maux qu’elle n’a pas longuement éprouvés ; c’est pour cela que les hommes vulgaires ne regardent pas comme monstrueux le gouvernement tyrannique, jusqu’à ce qu’un ou plusieurs monstres gouvernant successivement, ne leur en aient donné la preuve funeste et incontestable, par des crimes inouis. Si jamais un bon citoyen pouvait devenir le ministre d’un tyran et qu’il eût conçu la sublime pensée de sacrifier sa propre vie, et plus encore sa renommée, pour éteindre, en peu de temps et sûrement la tyrannie, il n’aurait pas d’autres meilleurs moyens à prendre que de conseiller au tyran à jouir tellement de sa puissance, à seconder et à enflammer tellement sa nature tyrannique, qu’il vienne à s’abandonner aux excès les plus atroces, afin de rendre tout-à-la-fois, sa personne et son autorité odieuses et insupportables. Et je dis expressément ces trois paroles, sa personne, son autorité, odieuses à tous, parce que tout excès privé du tyran ne nuirait qu’à lui-même ; mais tout excès public, ajouté aux excès particuliers, excitant également la fureur universelle et particulière, nuirait également à la tyrannie et au tyran, et inspirerait peut-être la résolution de détruire entièrement l’un et l’autre. Ces moyens que je reconnais moi même pour infâmes et atroces, seraient indubitablement, cependant comme ils l’ont toujours été, les moyens les plus courts et les seuls efficaces pour réussir dans une entreprise aussi difficile et aussi importante. Je frémis en le disant, mais je frémis bien davantage en réfléchissant sur la nature de ces gouvernemens dans lesquels, si un homme généreux voulait opérer le bien, de tous, avec certitude et précision, il se trouverait réduit à se rendre lui-même le plus scélérat et le plus infâme des hommes, ou bien à se désister d’une entreprise tout-à-fait impossible. Il arrivera de là qu’on ne trouvera jamais un tel homme, et qu’on ne doit attendre cet effet rapide de l’abus de la tyrannie, que d’un ministre vraiment scélérat. Cet homme ne voulant perdre que la renommée qu’il n’eut jamais, et voulant conserver absolument son autorité usurpée, ses vols et sa vie, permet bien au tyran de devenir aussi cruel et aussi scélérat qu’il est nécessaire pour rendre ses sujets très-malheureux, mais jamais à cet excès qui serait nécessaire pour les réduire au désespoir et à la vengeance. Il arrive dé-là que, dans ce siècle si doux, l’art de tyranniser s’est tellement perfectionné, comme je l’ai démontré dans le premier livre, il s’appuie sur tant de bases solides et cachées, que les tyrans ne sortant que rarement des bornes envers la société entière, et presque jamais envers les individus, si non, sous le voile apparent de la justice, la tyrannie s’est comme établie sur des bases éternelles.

J’entends déjà crier autour de moi ; «  Puisque ces tyrannies sont modérées et supportables, pourquoi les dévoiler et les persécuter avec tant de chaleur et tant de haine » ? Parce que les injures les plus cruelles ne sont pas celles qui offensent le plus vivement ; parce qu’on doit mesurer les maux par leur profondeur et par leurs effets, plus que par leur force momentanée ; parce qu’enfin, celui qui ôte une once de sang par jour à un homme, ne le tue pas moins sûrement que celui qui l’assassine d’un seul coup ; il augmente seulement de beaucoup ses souffrances. Toutes les facultés de notre esprit sont anéanties, tous les droits de l’homme arrachés ou mutilés, toutes les volontés magnanimes arrêtées dans leur cours, ou détournées du sentier de la vérité, et mille et mille offenses semblables et continuelles, que je ne développerai point, pour ne pas mériter le nom pompeux de déclamateur ; et si la véritable vie de l’homme consiste dans l’exercice de ses forces intellectuelles et dans les puissances de son âme, une vie soumise à la crainte n’est-elle pas une mort perpétuelle ? Que sert à l’homme qui se sent né pour s’élever aux grandes choses par ses pensées et par ses actions, la conservation d’une vie matérielle et tremblante ? que lui importe sa fortune et toutes les autres choses qui ne sont pas assurées, s’il doit perdre, sans avoir l’espérance de les reconquérir jamais, tous, absolument tous les plus nobles et véritables dons de l’âme.



CHAPITRE HUITIÈME.

Par quel gouvernement il conviendrait de remplacer la tyrannie.


Déja j’entends s’élever autour de moi mille et mille objections. Je ne répondrai qu’à celle-ci. « Il est plus facile, me dira-t-on, de blâmer et de détruire, que de rectifier et de créer ; que tous ceux qui ne sont pas tout-à-fait stupides, savaient bien auparavant que la tyrannie était un gouvernement vicieux et exécrable par lui-même ; qu’il était inutile de démontrer cette vérité aux imbécilles ; que l’histoire prouve l’instabilité des gouvernemens libres ; qu’il était donc entièrement inutile de démontrer qu’on ne doit pas souffrir la tyrannie, si on n’enseigne en même-temps des moyens infaillibles pour éterniser la liberté. »

Ces objections et autres semblables, dont je pourrais remplir inutilement les pages de ce livre, sont aussi faciles à faire, qu’elles sont difficiles à combattre. Quant à la première, cependant, je répondrai, sans m’y arrêter beaucoup, que je ne crois pas inutile de démontrer à ceux qui ne sont pas tout-à-fait stupides, non pas que la tyrannie est un gouvernement exécrable et vicieux en lui-même, puisqu’ils disent qu’ils le savent, mais que l’espèce de gouvernement sous lequel ils vivent et qu’ils chérissent, sous le nom de monarchie, n’est autre chose qu’une tyrannie entière et parfaite, accommodée aux temps, non moins insultante et non moins pesante pour les hommes, que toute autre tyrannie ancienne ou asiatique, mais fondée beaucoup plus solidement sur une base plus durable, et dès-lors plus funeste.

Je devrais répondre d’une manière plus étendue à la seconde objection. Lorsque j’ai démontré quel était le mal, quels en sont les causes, les moyens, et en partie les effets, j’ai certainement dit tacitement quel doit être le bien qui est immédiatement le contraire du mal. On me demandera peut-être :

« Si on parvenait à extirper la tyrannie dans quelque partie importante de l’Europe, comme, par exemple, en Italie, quelle serait la forme de gouvernement que l’on pourrait y introduire, pour ne pas retomber, après quelque temps, sous la tyrannie d’un seul ou de plusieurs » ?

Si je devais répondre à cette objection avec la modestie et la conscience de la faiblesse de mes forces, je dirais que, si l’Italie se trouvait dans de telles circonstances, les italiens qui alors auraient étudié, avec le plus de soin, tout ce qui a été découvert depuis Platon jusqu’à nos jours, par tant d’hommes célèbres, touchant la forme de gouvernement la moins vicieuse ; ces italiens d’alors qui seraient le plus versés dans la science de l’histoire des divers pays et de leur siècle, dans la connaissance de la nature, du caractère, des mœurs et des passions des peuples ; ces hommes seuls pourront alors, avec prudence, pourvoir à ce qu’il y aura de mieux à faire, c’est-à-dire, de moins mauvais.

Si je voulais, au contraire, répondre avec présomption à cette demande, je me verrais forcé de mettre la main à un autre ouvrage, que je devrais intituler : de la république, dans lequel je devrais traiter, avec méthode et précision, une matière si importante. En supposant même que j’eusse le talent, les lumières et la science nécessaires pour cette entreprise, il faudrait néanmoins, pour ne pas me faire donner gratuitement, au premier abord, le nom de fou, que je protestasse en tête du livre, qu’il est impossible aux hommes de rien établir de parfait et d’inaltérable. Et comment, en effet, établir cette inaltérabilité dans les choses de cette nature, qui demandent constamment des efforts de vertu, malgré l’impulsion continuelle de la nature humaine, toujours inclinée au bien des individus, et dès-lors, au mal de tous ou de la majorité, et qui pour cela diminuent chaque jour et se corrompent elles-mêmes ? Je serais encore forcé, dans ma préface, d’ajouter que tel système de lois qui convient à un état, très-souvent ne convient point à un autre ; que ces lois, qui s’adaptent très-heureusement à l’établissement d’un nouvel ordre de choses, n’ont plus assez de force dans la suite, et finissent par entraver le mouvement de la machine politique ; qu’il faut les changer selon les modifications qu’éprouvent les hommes, et les mœurs et les temps ; et qu’enfin, il est aussi nécessaire de les changer, qu’il est impossible de prévoir ce moment, et difficile de l’exécuter à temps. Je serais contraint d’exposer, d’une manière préparatoire, mille autres choses semblables dans la préface de ma République, qui, pour avoir été dites avant moi, mieux que je ne le dirais, principalement par le profond Machiavel, deviendraient tout-à-fait inutiles, et contre l’intention de l’auteur, une démonstration, précoce de l’inutilité de ce livre : et quand même cette théorie de république serait, aux yeux de tous, sage, raisonnée et convenable, aux temps, aux lieux, aux religions, aux opinions et aux mœurs diverges, elle ne serait jamais mise à exécution dans aucun endroit de la terre, sans y recevoir d’un sage législateur les nombreux changemens et les modifications qui seraient nécessaires pour une société donnée, qui sûrement doit différer en quelque chose des suppositions du législateur idéal. Mais encore lorsqu’une telle république écrite serait adaptée dans son entier à quelque peuple, toute la sagesse humaine ne parviendrait jamais à y établir un gouvernement tel que le hazard, c’est-à-dire, un événement imprévu, n’eût pas la force de pouvoir le rendre mauvais, comme aussi de l’améliorer, de le changer ou de le détruire tout-à-fait.

On pourrait donc m’accuser d’un fol orgueil, si je me chargeais d’une telle entreprise, lorsque je sais d’avance que, quand je pourrais me flatter de dire des choses neuves, mon livre n’en serait pas moins inutile. Cependant un tel orgueil serait excusable, quoique déplacé, s’il n’avait pas seulement pour but une sotte gloire littéraire et législative ; mais s’il n’était simplement que l’expression vertueuse d’un bon citoyen, comme tel alors, il ne serait pas tout-à-fait dépourvu d’utilité.

De tout ce que j’ai jusqu’à présent exposé à mes lecteurs, il pourrait, si je ne m’abuse, en résulter ce bien, que si une république naissante pouvait s’élever de nos jours, ou dans les temps à venir, sur les ruines de quelque tyrannie renversée, elle devrait prendre garde à éteindre ou à diminuer, autant qu’il sera possible, l’influence pestiféré des causes nombreuses de la servitude passée, que j’ai discutées amplement dans le premier livre. On peut croire que cette république naissante parviendrait à obtenir quelque poids et quelque autorité ; et s’il est vrai, que j’ai démontré distinctement comment la tyrannie est organisée, j’ai peut-être indirectement démontré comment on doit constituer une république : et le premier de tous les remèdes contre la tyrannie, quoiqu’il soit lent et silencieux, c’est de la sentir ; et la majorité ne peut point la sentir vivement, quoiqu’elle en soit accablée, lorsque le petit nombre d’hommes forts n’ose pas la dévoiler toute entière.

Mais autant l’impétuosité, l’audace et pour ainsi dire, une indignation sacrée, sont nécessaires pour dévoiler, combattre et détruire la tyrannie, autant une prudence sans passions et désintéressée, est nécessaire pour rebâtir sur ces ruines ; d’où il arrive que le même homme peut difficilement être propre également à ces deux entreprises, si diverses dans leurs moyens, quoiqu’allant toutes deux au même but. Et ici, par amour pour la vérité, je suis obligé de dire, en passant, que les opinions politiques, comme les opinions religieuses, ne pouvant pas se changer totalement, sans employer beaucoup de violence, tout nouveau gouvernement est, au commencement de sa marche, souvent forcé à être cruellement sévère, et quelquefois injuste, pour convaincre ou pour contenir par la force ceux qui ne désirent, n’aiment, ne comprennent, ni ne veulent d’innovations, quoique justes et salutaires. J’ajouterai que pour plus grand malheur, dans les choses humaines, la violence et quelques injustices apparentes sont quelques fois plus nécessaires, pour poser les bases d’un gouvernement libre sur les ruines d’un gouvernement tyrannique, que pour élever la tyrannie sur les ruines de la liberté. La raison en est claire. La tyrannie ne se met à la place de la liberté qu’avec une force effective, et tellement prépondérante que les menaces seules suffisent pour contenir l’universalité ; et tandis que d’une main elle fait briller le fer exterminateur, de l’autre elle répand à pleines mains cet or qu’elle a arraché avec ce même fer. Ainsi, après avoir détruit quelques chefs du peuple, après en avoir corrompu quelques-uns, qui étaient déjà dépravés et préparés à l’esclavage, le reste obéit en silence. Mais la naissante liberté, combattue avec un acharnement cruel par le grand nombre de ceux qui s’engraissaient de la tyrannie, froidement soutenue par le peuple qui, léger par sa nature, et pour ne point avoir goûté la liberté, ne la connaît qu’à peine et n’en sait pas tout le prix ; l’amour de la naissante liberté, cette flamme divine et incomparable, qui ne brûle dans toute sa grandeur et toute sa pureté, que dans quelques cœurs choisis, en sort pour aller échauffer les cœurs glacés de la multitude ; et ensuite, par quelque circonstance heureuse, parvient à prendre quelque consistance : et pour ne pas perdre l’occasion de lui faire jeter de profondes racines, on se trouve dans la nécessité d’abattre l’orgueil de tant de fauteurs de la tyrannie, qui, ne pouvant plus redevenir citoyens, s’efforcent d’empêcher les autres de chérir et de respecter la liberté ; déplorable nécessité à laquelle Rome, cette maîtresse heureuse de tant d’exemples sublimes, eut le bonheur de n’être presque point sujette ; peut-être par l’impulsion généreuse vers la liberté qu’elle reçut du spectacle terrible des fils de Brutus, condamnés à la mort par leur père, pour cette liberté qui la rendit pendant plus de trois siècles, si grande et si heureuse.

Retournant maintenant à mon sujet, je conclus et ce chapitre et mon ouvrage, en disant que n’y ayant point d’autre remède définitif que la volonté et l’opinion universelle ; et cette opinion ne pouvant se changer que lentement et incertainement, par le seul moyen de ceux qui pensent, sentent, raisonnent et écrivent ; le plus vertueux, citoyen, le plus ami des mœurs, le plus humain, se trouve forcé à désirer, dans son cœur, que les tyrans eux-mêmes, en passant toutes les bornes raisonnables, changent promptement cette opinion universelle et cette volonté ; et si à la première vue un tel désir paraît inhumain, inique et même criminel, que l’on considère que les changemens très-importans ne peuvent avoir lieu parmi les hommes, comme je l’ai déjà dit, sans des maux et des dangers certains ; et que ce n’est qu’au milieu de beaucoup de sang et de larmes, et jamais autrement, que les peuples passent de l’état de servitude à celui de liberté, et beaucoup plus que lors qu’ils passent de la liberté à l’esclavage. Un très bon citoyen peut donc, sans cesser d’être tel, désirer ardemment ce mal passager, qui détruit, d’un seul coup, un nombre infini de maux, aussi grands et beaucoup plus durables, lorsqu’il doit en naître un bien plus grand et plus permanent ; ce désir, enfin, n’a rien en soi de criminel, puisqu’il n’a d’autre but que l’avantage véritable et durable de tous. Alors il arrive un jour où ce peuple, autrefois opprimé et avili, devenu libre, heureux et puissant, finit par bénir ces massacres, ces violences, ce sang, par le moyen desquels il est parvenu, après plusieurs générations d’esclaves et au milieu d’êtres corrompus, à se créer, enfin, une illustre génération d’hommes libres, grands et vertueux.


FIN.
ERRATA
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  1. Le bouclier du centurion Scæva lui ayant été porté (à César), on trouva qu’il avait été percé par 230 flèches. César lui fit présent de deux cents Milles, comme ayant bien mérité de lui (César) et de la république.
  2. Ad consulatum non nisi per Sejanum aditus, neque Sejani voluntas nisi scelere quærebatur.
    On ne pouvait arriver au consulat que par Séjan, et on n’obtenait le consentement de Séjan que par le crime.
    Tacite, ann. lib. IV, parag. 68.
  3. Peut-on déshonorer ainsi la gloire de ces anciens sénateurs Romains, de ces défenseurs de la liberté, en donnant leurs noms aux défenseurs de la tyrannie ?
  4. Qu’on fasse attention à l’époque où Alfieri écrivait.