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Gatienne/Texte entier

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy, éditeur (p. --tdm).

GATIENNE
GATIENNE


PAR


G. DE PEYREBRUNE






PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
3, rue Auber, 3

1882
Droits de reproduction et de traduction réservés.

GATIENNE




PREMIÈRE PARTIE




I


— Quatorze avril ! murmura Robert d’un ton maussade, regardant son frère en dessous.

Alban fumait une cigarette et feuilletait une revue.

Il demanda distraitement :

— Tu comptes les jours ?

— Demain le terme, répondit brièvement Robert.

— Ah ! ah !… Comment diable t’arranges-tu pour être toujours sans le sou ? demanda Alban tout à coup, en rejetant d’un air d’ennui sa brochure sur la table.

Les deux frères, assis devant le café de l’Avenir, qui fait le coin du quai et de la place Saint-Michel, attendaient l’heure du cours de pathologie du docteur X… ; tous les deux étudiaient la médecine.

Une heure sonnait. Robert se leva, acheva de vider sa tasse et répondit en haussant les épaules :

— Je fais comme les autres, ni plus ni moins ; tandis que toi…

— Moi… je travaille, appuya Alban.

Il s’était levé aussi, et, changeant de ton, il vint passer son bras sous celui de Robert, qui s’éloignait mécontent.

— Voyons, ne te fâche pas, tu sais bien que ma bourse est la tienne ; seulement, vois-tu…

— Oh ! je t’en prie, interrompit Robert, ne sois pas ridicule : laisse là ta morale et prête-moi dix louis.

— Sur gages ? riposta Alban, qui riait.

Et Robert, s’égayant aussi :

— Soit ; sur la fidélité de Julie.

— Ou la vertu de mademoiselle Jeanne.

— Impossible ! La drôlesse en a disposé.

— Déjà !

— En faveur de Bargemont, qui est arrivé premier de la longueur d’une pelisse de loutre. J’étais à sec.

— Eh bien, reprit Alban avec un embarras qu’il dissimulait, cède-moi tes droits sur l’amitié de Gatienne.

Robert eut un mouvement.

— Mes droits ! Que veux-tu dire ?

— Elle te préfère.

— J’en doute. Mais quand cela serait ! As-tu des projets sur elle ?

— Non… seulement, si tu veux me faire plaisir, Robert, — et il serra le bras de son frère, — tu laisseras cette jeune fille tranquille.

— L’aimes-tu ? dit Robert brusquement.

— Eh bien… oui. Et toi ?

— Moi… en ma qualité d’aîné, je te prie, tout simplement, de porter ailleurs tes soupirs. Comprends-tu ?

Alban baissa la tête, très ému. C’était un beau garçon ; vingt-deux ans à peine, presque imberbe, un joli visage d’une douceur qui charmait.

Au reste, grands tous les deux et de belle tournure, les deux frères se ressemblaient par les traits, la couleur des cheveux et des yeux d’un brun clair, le sourire aux dents fines, parfois le regard ; avec cette différence qu’une naïve bonté, éclatait dans les yeux d’Alban, tandis que ceux de Robert se veloutaient d’une expression de tendresse séductrice où la franchise faisait défaut.

Robert l’emportait près des femmes : il les aimait et savait les prendre.

Alban, travailleur et chaste, était timide. Une féminité de caractère l’attachait, soumis, à ce frère, hardi compagnon et séducteur enragé.

Robert aussi aimait son frère, mais un peu comme il aimait les femmes ; il le tyrannisait, le domptait, et se serait jeté dans le feu pour lui.

Ils n’échangèrent plus un mot et remontèrent le quai des Augustins jusqu’au pont Neuf.

Là, Robert s’arrêta au kiosque, prit un journal, et, feignant de le parcourir, leva vivement les yeux vers le deuxième étage de la maison qui lui faisait face.

— Viens-tu ? ne put s’empêcher de dire Alban. essayant de l’entraîner.

Mais Robert se dégagea, et, d’un joli geste moqueur :

— Je ne te retiens pas, va !…

— Tu manqueras le cours.

— Je prendrai tes notes. À ce soir !

Et, sifflotant, il se dirigea vers la maison observée.

Au bout d’un long couloir commençait un escalier de pierre, à droite d’une loge entièrement vitrée. Le pied sur la première marche, Robert se pencha, frappa aux vitres et cria :

— Hé ! madame Durand ! vous monterez ma quittance demain matin.

En deux sauts, il eut atteint le premier étage. Une seconde après, il apparaissait à l’étroit balcon d’une fenêtre qui donnait sur le quai et surprenait Alban, demeuré immobile près du kiosque, les yeux levés. Il le menaça du doigt, en riant ; le jeune homme, confus, s’éloigna d’un pas rapide.

— Ouf ! murmura Robert.

Il tira ses rideaux et s’arrêta un instant au milieu de la chambre, le menton levé, écoutant au-dessus de lui.

Du plafond pendait une veilleuse au globe rose et blanc, qui brûlait encore. Le jeune homme eut un rire en apercevant ce témoin oublié de sa nuit passée. Et ses yeux se portèrent sur l’élégante couchette capitonnée de satin de Chine vert clair, boutonné de jaune, enfoncée sous ses draperies.

Un parfum de jeunesse et de folies emplissait ce réduit, où des lilas frais mettaient leur senteur printanière. Des meubles bas, des tapis, de grands vases du Japon couronnés de plantes vertes donnaient à cette chambre une langueur de boudoir.

Seul, le cabinet voisin rappelait l’étudiant. Là-bas, les livres, les pipes, les bocks, les tibias, les crânes montés en coupes ; ici, les fleurs, les pièges de la mollesse, les complices de la volupté. Un trottinement de souris courut sur le plafond que Robert interrogeait : un pas léger qui allait et venait.

Le jeune homme effila sa moustache, et la tête nue, en voisin, il sortit de chez lui.

Il monta un étage, sonna.

— Bonjour, mademoiselle.

Une vieille personne en cornette blanche et robe noire venait d’ouvrir.

Ils causèrent : elle l’appelait familièrement Robert.

Il s’était assis sur le tabouret du piano, qui meublait presque à lui seul un petit salon très simple.

— Gatienne est allée prendre sa leçon ? dit-il.

À cheval sur le tabouret, il faisait crier la vis en se tournant et se retournant par manière de jeu.

— Vous ne le savez peut-être pas ? riposta mademoiselle Prieur.

Elle s’était plantée devant lui.

— Je la croyais rentrée, répondit-il maladroitement.

— Je m’en doute, dit-elle.

Il fit pirouetter son siège et se mit en face du piano. Dans la glace qui le surmontait, il suivait les mouvements inquiets de la vieille fille.

— Elle a ses nerfs, dit-il.

Et il chantonna un motif de la Favorite.

— Vous n’allez pas au cours ? demanda mademoiselle Prieur en époussetant la cheminée ; car elle achevait sans façon de ranger son ménage.

— Le docteur X… est malade, répondit effrontément Robert.

— Ah !… tant pis ! Je crois qu’Alban travaille plus que vous.

— Oh ! lui, il est dans la peau d’un savant.

— Et vous ?

Il se retourna en riant.

— Moi, dit-il, j’en aurai le bonnet.

— À quand votre thèse, docteur ?

— En septembre.

— Et après ?

— Après ?

— Vous quitterez Paris, sans doute ? Retournerez-vous vous fixer à Loches ?

— Le ciel m’en préserve !

— Et alors ?

— Peuh ! cela dépend. Je voyagerai…

— Tiens ! vos plans sont changés : je croyais que vous deviez succéder à votre père ; vous avez là-bas une clientèle toute faite…

— Oui, c’était le projet du bonhomme quand il m’envoya à Paris. Mais il est mort, j’ai de la fortune…

— Et vous renoncez à cet avenir tranquille qu’il avait rêvé pour vous ? Vous avez tort. Il vous faudra cependant bien une position pour vous marier.

Robert eut un beau rire ; il s’écria :

— Me marier !

Puis il répéta cette exclamation en dodelinant sa tête brune dans une hilarité croissante.

Mademoiselle Prieur le regardait fixement, avec une rougeur subite sur sa blanche et belle figure de vieille fille honnête.

— Ah ! dit-elle simplement.

Et le jeune homme se tut.

Il y eut un silence.

Tout à coup elle s’approcha de Robert.

— C’est demain le terme, dit-elle à demi-voix. Est-ce vous qui donnerez congé, ou bien moi ?

— Mais…, voulut dire Robert.

— Pas un mot. Vous me comprenez. Et ne revenez plus ici… jamais ! C’est pourquoi il vaut mieux quitter la maison, l’un ou l’autre. Décidez-vous, vite, j’entends Gatienne.

Robert pensait :

— J’ai trois mois pour déménager.

Et il répondit :

— Je partirai.

La porte s’ouvrit d’un coup.

Une belle fille entra en courant dans la clarté de ses jupes, de son gai chapeau de printemps, en criant follement.

— Bonjour, grand’mère !

Puis :

— Bonjour, Robert ! — Bonjour, Follette !

Et le petit chien griffon, qu’elle éveilla d’une impétueuse avalanche de baisers, se jeta à bas du fauteuil où il dormait et bondit autour d’elle avec des cris de joie aigus qui trouaient l’oreille.

— As-tu bientôt fini ? grondait mademoiselle Prieur, battant l’air de ses mains pour imposer silence à ce vacarme.

Elle vocalisa :

— Oui…, grand’mère.

Et, s’adressant à Robert qui s’était levé :

— Restez là, vous me tournerez les pages ; je vais vous chanter la sérénade de Gounod, je la sais maintenant :

Le printemps chasse les hivers…

D’un geste, elle enleva son chapeau, découvrant un fin visage de brune, long et pâle, que des yeux noirs illuminaient et veloutaient tour à tour.

— J’ai la migraine, déclara d’un ton sec mademoiselle Prieur.

Et, s’approchant du piano, elle le ferma brusquement.

— Hou ! hou ! lui fit Gatienne dans le nez, c’est de la malice que vous avez, ça se voit. — N’est-ce pas, Robert ? Tiens ! quel air vous faites, vous aussi ! Est-ce que vous vous êtes querellés ?

Les yeux de Robert prirent, pour lui répondre, une expression de tendresse désespérée ; mais la vieille fille le regardait fixement.

Il salua et sortit.

Une minute après, on sonnait.

Gatienne accourut. Robert avait oublié le journal dans sa poche. En le remettant à la jeune fille troublée, il lui serra la main et murmura :

— Ce soir, un billet sous votre porte ; je vous expliquerai tout.


II


La « grand’mère » de Gatienne n’avait jamais connu les joies maternelles. Vieille fille, elle s’était embarrassée sur le tard d’une gamine, orpheline de père et de mère, qui, du jour où elle aperçut mademoiselle Prieur, s’attacha à ses jupes comme un pauvre petit chien perdu et ne la voulut plus quitter.

— Tu seras ma grand’mère, veux-tu, la dame ? demanda la petite.

Et mademoiselle Prieur emmena l’enfant.

La rencontre était bonne pour toutes les deux.

Gatienne, de souche plébéienne, mais d’un sang pur, d’un tempérament sain, était née dans les montagnes de l’Auvergne. Sa mignonne tête ronde, toute bouclée, n’accusait aucune protubérance, aucune dépression qui fût le signe héréditaire du développement ou de l’absence d’une faculté.

— Ni vice ni vertu, disait sagement mademoiselle Prieur ; j’aime mieux ça. Pas de mauvaises herbes à extirper ; un bon terrain fertile.

En effet, l’enfant, d’une intelligence vive, devait se façonner, sans effort, sur le moule où la destinée l’enfermerait.

Cependant la vieille fille s’effarouchait parfois, surprise dans le silence de ses habitudes par l’envahissement de cette petite vie bruyante, tapageuse, étourdissante, qui s’épanouissait autour d’elle.

— J’avais bien besoin de cela pour me tourmenter ! criait-elle du haut de sa tête, à faire croire qu’elle se repentait, quand son cœur n’avait pas assez d’élans pour fêter les joies de cette maternité idéale.

Gatienne grandit et se forma sous l’influence d’un principe d’éducation qui se résumait ainsi :

— Veux-tu marcher droit !

Qu’il s’agît d’effacer ses épaules, de redresser sa taille, d’avancer le pied dans l’alignement du corps, ou de faire une action honnête et digne, sans mensonge et sans finasserie, la recommandation restait la même :

— Veux-tu marcher droit !

Et, droite comme un cierge, poussa la petite fille, tandis que son jugement se dressa avec une logique inflexible, étrangère, il faut bien le dire, à tous les préjugés mondains et sociaux.

— Grand’mère, on m’a dit qu’une petite fille bien élevée ne devait pas boire aux fontaines Wallace.

— Qui t’a dit cela ?

— Sœur Camille.

— Sœur Camille est une bête ; avais-tu soif ?

— Oui, grand’mère.

— En buvant, as-tu empêché quelqu’un de boire ?

— Non, grand’mère.

— Tu avais soif, tu as bu, tu as bien fait.

— Grand’mère, j’ai été punie pour avoir donné une gifle à Colette.

— Comment, petit monstre, tu bats tes compagnes !

— Mais, grand’mère, elle m’a fait mettre en retenue en rapportant que j’avais cassé une vitre ; et c’était elle !

— Ah ! c’était elle ? Eh bien, si elle recommence, tu lui donneras deux gifles. Dans la vie, il faut savoir se défendre.

— Oui, grand’mère.

Quelques personnes se souviennent encore d’un magasin de mercerie, gants, chiffons, de la rue Saint-Dominique-Saint-Germain : « À la fière Créole. »

C’est dans cette boutique qu’était venue échouer mademoiselle Émilienne Prieur quand la révolte des noirs, en 1830, la chassa, presque enfant, des îles Bourbon, où son père, riche colon, venait d’être tué. Un trait d’orgueil lui amena toute la clientèle du faubourg.

Appelée un jour pour une commande chez la duchesse Tascher de la Pagerie, on la fit attendre.

— Allez, dit-elle au laquais, et dites à madame la duchesse que je n’ai pas l’habitude de faire antichambre.

On l’introduisit aussitôt ; et la fière créole devint à la mode.

Elle vieillit, probe et chaste, et se retira du commerce, n’emportant du souvenir de ses relations qu’un attachement bizarre pour tous les membres de la famille Bonaparte.

Elle eut beau jeu contre son voisin Robert lorsque le jeune homme lui arriva de Loches, dûment recommandé par une ancienne connaissance du faubourg. L’Empire paraissait à l’apogée de sa gloire, l’impératrice promenait en Orient sa pompe souveraine. Robert reçut de la vieille fille des abatages quotidiens sur ses velléités naissantes d’opposition et de libéralisme. Il devait les lui rendre plus tard.

À ce moment, l’Empire s’effondrait sous le poids amoncelé de ses fautes, que Robert dénombrait chaque jour à mademoiselle Prieur désespérée. On se criait des sottises parfois, en se fourrant des journaux sous le nez.

— Cela fait passer le temps, déclarait ensuite la grand’mère de Gatienne, qui avait trop d’esprit pour n’être pas, au fond, un peu sceptique.

Et l’on recommençait le lendemain. Il vint un lendemain cependant où l’on ne recommença pas.

III


La petite chambre de Gatienne — un nid de mousseline blanche — avait deux portes ; l’une ouvrait dans la chambre de « grand’mère », l’autre sur le palier. Celle-ci condamnée, bien entendu : fermée à clef, verrouillée, un meuble en travers.

Pour la prudence naïve de la vieille fille, cette précaution suffisait. Un bourrelet tout autour eût cependant mieux fait les choses.

Entre la porte et le plancher, une ligne de vide existait, qui permit à Robert de glisser sa première missive.

C’était un pur chef-d’œuvre. D’amour, pas un mot ; d’amitié, à peine. Un seul point : la colère de mademoiselle Prieur ; la cause : politique ; le résultat : chassé ! Puis commençait l’hymne du désespoir ; ensuite une prière : aider à la réconciliation. Par quels moyens ? Une entente secrète. Elle vieillissait, la chère âme ; son humeur devenait difficile ; elle avait des rancunes violentes. Insister près d’elle en ce moment perdrait tout. Non, il fallait s’entendre, guetter une heure facile, et la surprendre, l’entraîner ! Au reste, il avait une idée ; mais il espérait bien qu’il la reverrait, elle ! On ne sépare pas ainsi deux bons camarades. On peut se rencontrer. Il demandait une réponse par la même voie, sous sa porte à lui, en passant.

— Grand’mère est folle ! s’écria Gatienne gesticulant des épaules quand elle eut lu ce billet, le soir, assise sur son lit, en travers, ses pieds nus croisés, dépassant sa longue robe de nuit.

Puis elle se jeta à terre, courut à sa table et écrivit :

« Ne vous tourmentez pas : elle avait la migraine aujourd’hui ; ce sera passé demain. Belle raison, ma foi ! pour se brouiller ! Perdez-vous la tête, vous aussi ? Venez donc comme d’habitude ; elle n’y pensera plus. Je vous chanterai ma sérénade ; j’en raffole. »

Elle s’endormit ensuite, balbutiant :

Le printemps nous appelle…

Viens… soyons heureux…

Le lendemain vers dix heures, Gatienne, occupée à tresser ses cheveux, entendit de sa chambre la conversation suivante. — Madame Durand apportait les journaux et la quittance de loyer :

— Vous n’allez pas, j’espère, donner congé, comme notre locataire du premier ? Qui s’y serait attendu ? Avec toutes les bontés que l’on a pour lui ! Un fier ingrat !…

— C’est sans doute pour se rapprocher de son frère, répondit tranquillement mademoiselle Prieur.

— Lui ? Allons donc ! J’ai l’idée qu’il se va mettre avec quelque…

— C’est bon, interrompit mademoiselle Prieur, qui avait l’oreille délicate ; ce sont ses affaires.

Mais Gatienne accourait, décoiffée, avec un air d’effarement, et, la concierge à peine sortie, elle s’écria :

— Robert a donné congé ? Où va-t-il ? Pourquoi s’en va-t-il ?

— Ce sont ses affaires, répéta la vieille fille d’une voix moins nette ; car l’émotion de Gatienne la poignait.

Son enfant allait-elle souffrir ? Se serait-elle aperçue trop tard de son inclination pour Robert et des intentions perfides de celui-ci ?

Elle l’avait bien caressé dans sa pensée, ce projet d’union pour Gatienne : la jeune fille pouvait l’avoir rêvé. C’eût été si charmant ! Mais voilà, Robert n’était pas un dévoué.

Mademoiselle Prieur, dans son extrême pureté de fille, n’eut pas un frisson de la pensée qu’un malheur aurait pu se glisser dans cette intimité.

Elle ne trembla que pour l’âme blessée de Gatienne : une mère eût songé à préserver le corps. Sa joie fut grande lorsque, Gatienne la grondant vertement d’avoir, la veille, maltraité ce pauvre Robert, elle ne démêla dans cette colère d’enfant qu’une amitié trop vive pour le banni.

— Je parie que vous lui aurez dit quelque dureté ; c’est pour cela qu’il s’en va ! Si ce n’est pas ridicule de blesser ses amis parce qu’ils ont des opinions que vous n’avez pas ! Vous lui tendrez la main tout à l’heure, j’espère ?…

— Jamais ! s’écria mademoiselle Prieur enchantée du prétexte que Gatienne lui offrait.

Alors elle feignit une rancune violente, jurant très haut que jamais ce révolutionnaire ne remettrait les pieds chez elle.

La jeune fille allait avouer la lettre de Robert : elle se tut et résolut de s’entendre secrètement avec lui pour fléchir cette rigueur inattendue.

— Je vais lui parler, songeait Gatienne en ajustant son chapeau.

Tous les jours, à midi, elle allait prendre une leçon de chant, et sortait seule, à l’américaine. Robert le savait.

Mais mademoiselle Prieur nouait à ce moment les rubans de sa coiffure d’un air grave.

— Où allez-vous, grand’mère ?

— Je t’accompagne.

En ramassant sa musique, Gatienne trouva le moyen de crayonner sur un billet : « Ne venez pas, grand’mère est furieuse ; je m’arrangerai pour vous voir. »

Elle passa devant, dégringola les marches de pierre ; et, lorsque « grand’mère » la rejoignit en bas, le billet avait passé sous la porte de Robert.

Les relations secrètes étaient nouées.

Le professeur de chant, encore une vieille fille, quant au nom, celle-là, triste épave des cafés-concerts parisiens, logeait quai des Tournelles.

On descendit les quais.

— Viens donc par là, faisait mademoiselle Prieur tirant la fillette vers le parapet.

Gatienne profita d’un croisement d’omnibus qui rayait l’entrée du pont Saint-Michel pour obliquer vers le coin de la place, où le café de l’Avenir étalait sur le trottoir toute une floraison de petites tables grimpées sur leurs pieds jaunes et dont le disque blanc reluisait au soleil printanier.

Comme elle en approchait, Robert, debout à l’entrée du café, rentra précipitamment.

Alban, qui l’avait guetté de l’intérieur, lui dit :

— Tu ne salues pas ces dames ?

— Et tu les éviteras comme moi, répondit Robert : nous sommes congédiés.

Un geste nerveux d’Alban lui fit froncer le sourcil. Il reprit :

— J’espère que tu ne vas pas te casser la tête contre les murs ; cela n’en vaut pas la peine… Voici… On marie Gatienne !

Alban, devenu très pâle, s’accouda, le front dans la main.

— Et il paraît que notre présence donne de l’ombrage au futur époux… En conséquence, on m’a prié… d’espacer mes visites. L’invitation a été brutale. J’ai rompu nettement. Bien mieux, ce matin, j’ai donné congé de mon appartement.

Alban étouffa un cri.

— Tu renonces donc à elle ? dit-il.

— Imbécile ! ricana Robert.

IV


« 15 mai.

» Non, Gatienne, vous avez tort d’insister près de votre grand’mère. Comme toutes les vieilles gens, — les vieilles femmes surtout, — elle s’obstinera tant qu’elle se verra sollicitée. Que vous cessiez de combattre sa rancune contre moi, et cette rancune tombera, vous le verrez. En attendant, mon amie, je ne vous vois pas, ou si peu, que c’est tout comme. Et je vous répète que cette brusque séparation, après cinq années d’une douce intimité, me fait souffrir.

» Si vous aviez pour moi l’amitié que vous dites, vous céderiez à ma prière. Il nous serait si facile de passer toute une bonne journée ensemble, à la campagne. Votre maîtresse de chant, que je connais un peu, se prêterait certainement à l’innocente supercherie de vous demander à votre grand’mère, comme pour une partie de plaisir qu’elle donnerait à ses élèves, à son pavillon de Ville-d’Avray. Et, pendant tout un jour, je vous verrais, Gatienne, comme autrefois, courir devant moi dans l’herbe, moissonner les fleurs et m’en charger les bras, avec votre doux rire d’enfant que maintenant je n’entends plus… »


Gatienne répondit :


« Mon cher Robert,

» Sans la tendresse et la reconnaissance que j’ai pour grand’mère, je crois que je la détesterais, puisqu’elle vous fait souffrir. Comprenez-vous cette obstination ? Je vous assure qu’elle est bonne, très bonne. Sa sensibilité est aussi ridicule que la mienne : elle pleure pour une égratignure que je me fais ou une indisposition de Follette. Mais, si je parle de vous, elle se redresse, me regarde avec des yeux terribles, marmotte quelque imprécation : c’est effrayant. Il y a des jours où elle se rend malade de colère. Je ne sais si cela tient, comme vous le dites, à une manie de vieille femme, mais je donnerais tout au monde pour l’en guérir, car elle me blesse et m’irrite plus que je ne voudrais. Je la trouve injuste envers vous, et je ne veux pas partager cette injustice. Vous le voyez, je vous tends la main chaque fois que je le puis, et je vous écris tous les jours. Mais ce que je ne puis faire, c’est de la tromper pour aller nous promener ensemble. Je préférerais lui dire tout franchement que je sors avec vous et m’en aller malgré ses cris. Le voulez-vous ainsi ? Elle ne se doute pas que je vous parle, elle ne me l’a jamais demandé ; sans quoi, j’aurais répondu : « Oui. »

» Je ne sais pas mentir. C’est pourquoi je vous répète que je vous aime toujours comme il y a cinq ans, peut-être un peu plus depuis que vous êtes malheureux.

« Votre petite gatienne. »


Robert, achevant la lecture de cette lettre, froissa le papier et, d’un geste colère, le lança au plafond. Il était furieux et déconcerté. Il y avait un mois qu’il essayait d’attirer Gatienne hors de chez elle sans y parvenir : non pas que l’enfant ignorante se défiât, mais son horreur du mensonge la défendait.

Élevée dans l’indépendance et la responsabilité de ses actes, elle agit avec Robert suivant l’inspiration de sa conscience, sans scrupule du mystère qu’elle gardait. Interrogée, elle eût répondu vrai.

Robert le savait, et il tremblait chaque jour qu’on l’amenât à un aveu.

Aussi il s’effaçait, il disparaissait aux yeux de mademoiselle Prieur, dans le but de se faire oublier d’elle ; et mille précautions accompagnaient ses entrevues fugitives avec Gatienne.

De sa porte entre-bâillée, il suivait de l’œil la vieille grand’mère, quand elle descendait, son panier au bras. Et, leste, il grimpait un étage. Le temps de serrer dans les siennes les mains de la jeune fille, mettant dans cette étreinte une expression que l’enfant ne devinait pas, et il s’esquivait. Le soir, rendu plus impatient par ce refus, il rôdait, guettant l’heure accoutumée où mademoiselle Prieur descendait, un peu lourde, se tenant à la rampe, le pied hésitant dans l’escalier sombre, et portant complaisamment, tendrement, son chien qu’elle menait promener.

Elle attendait huit heures ; les ouvriers sont passés ; il y a moins de monde sur les quais. On vient d’allumer le bec de gaz planté droit en face de la maison. Elle s’installait dans la tombée de clarté qui traçait à Follette la limite de ses ébats, et la surveillait, maternelle, attendrie.

Le chien bondissait, tournait, flairait le pied des arbres, aboyait aux passants, sautait aux genoux de sa maîtresse et repartait soudain, balançant son panache.

C’était un quart d’heure d’émoi pour la vieille fille ; chaque voiture qui passait lui arrachait des cris.

On l’entendait de la maison. Les fenêtres du deuxième étage n’étaient point éclairées, mais ouvertes à l’air frais, les rideaux tirés. Gatienne accoudée regardait en l’air la débandade des nuages gris qui fuyaient devant un magnifique lever de lune.

Par-dessus la ligne des platanes qui bordaient le quai, à droite les tours de Notre-Dame montaient noires dans le ciel clair. Une paix rêveuse planait sur ce côté de l’horizon, tandis que des lueurs blondes égayaient le côté vivant de Paris, vers le point où l’angle du palais du Louvre se découpait dans un fourmillement de lumière.

Gatienne fit un cri : Robert venait de saisir sa taille à deux mains. Il l’entraîna doucement hors de la clarté de la fenêtre.

— Je partirai, lui dit-il, si je ne dois plus vous voir qu’ainsi, en me cachant. Je m’en irai… bien loin.

Elle eut un gros chagrin. Puis elle l’arraisonna : il fallait prendre patience, tout s’arrangerait sans doute.

Lui tenait son bras passé autour d’elle et la rapprochait peu à peu. Elle éprouva une gêne, une surprise émue, et se dégagea instinctivement.

Il n’insista pas, prêtant l’oreille.

— Vous avez tort, dit-il, la voix bien douce, de refuser la promenade que je vous demande. C’est un enfantillage. Nous serions si heureux !

Elle ne répondit pas, fâchée qu’il insistât. Alors, un peu hors de lui, et lui serrant les doigts, il murmura :

— Soyez franche, vous avez peur…

— Peur ? répéta Gatienne le regardant pour comprendre.

— Je parie que si je veux vous embrasser…

— Eh bien ?

— Vous me direz non.

À ce moment, un appel désespéré arriva d’en bas :

— Follette ! criait à toute volée mademoiselle Prieur.

Gatienne courut à la fenêtre et ne vit rien.

— Grand’mère n’est plus là ; sauvez-vous !

Ils se penchèrent sur la rampe : l’escalier, maintenant éclairé, était vide.

— Elle s’est arrêtée chez la concierge, dit tout bas Robert, rentrons. Dès qu’elle montera, je grimperai à l’étage au-dessus.

Et il ressaisit la jeune fille.

— Embrassez-moi.

— Êtes-vous singulier, aujourd’hui ! dit-elle troublée et devenue pâle.

— Vous voyez bien que vous avez peur.

Il lui brûlait les yeux de son regard ardent. Elle le regarda avec une curiosité naïve.

— Mais enfin, dit-elle, peur de quoi ?

Les paupières de Robert battirent et ce fut lui qui baissa les yeux.

Elle eut un geste charmant en levant les épaules, et lui tendit son visage.

— Tenez, embrassez-moi.

Il posa ses lèvres sur la joue de Gatienne et les traîna doucement sur la peau satinée jusqu’à son cou, où elles s’arrêtèrent frissonnantes.

Elle avait murmuré :

— Pas comme ça ! en se reculant honteuse et surprise de la sensation qui lui restait.

— À demain ! murmura Robert, qui s’échappa, escaladant à grandes enjambées le troisième étage.

On parlait au bas de l’escalier, et des pas se rapprochaient.

Essoufflée, décoiffée, mademoiselle Prieur apparut, serrant dans ses bras Follette ébouriffée, roulée en boule et tapie contre sa maîtresse, le museau caché.

Toutes les deux gardaient un air d’épouvante.

Un drame venait de se passer.

Quand mademoiselle Prieur put le narrer, elle le fit revivre dans son horreur épique.

Elle était là, près du kiosque. Follette, après avoir tourné, retourné, venait de s’arrêter. À ce moment, un gamin passait qui se met à l’agacer ; il se baissait, et Kiss ! kiss !… La bête s’impatiente et saute en jappant aux culottes du drôle, qui prend sa course. Elle le poursuit. Il fallait la voir bondir comme une balle de soie blanche. Tout à coup le petit misérable se baisse, empoigne le chien et se lance à toutes jambes vers le pont Neuf.

— Mon sang ne fait qu’un tour, balbutiait mademoiselle Prieur… Je me mets à courir. Je perdais la tête et mon bonnet. Je criais : « Arrêtez !… » Et j’entendais Follette qui hurlait comme s’il l’eût étranglée, le monstre !…

Ici, l’émotion coupait la voix de la vieille demoiselle, et le récit s’achevait entremêlé de baisers sur les longues soies du petit chien.

Alban traversait le pont à cette minute tragique. Il reconnut mademoiselle Prieur, sauta sur le drôle, reconquit Follette et la remit geignante et tremblante dans le giron de sa maîtresse ; mais celle-ci trébuchait suffoquée. Le jeune homme lui prit doucement le bras, qu’il appuya sur le sien, et la ramena toute chancelante à la maison. Dans son trouble, la vieille fille s’était laissé faire.

En revenant à elle et se sentant au bras d’Alban, elle eut peur qu’il n’abusât de cet incident pour renouer les relations rompues.

Et, bien que le plus jeune des deux frères lui inspirât un intérêt tout maternel, elle se raidit pour ne pas faiblir.

Mais Alban ne demandait rien, si ce n’est quand il fut près de la quitter :

— Comment va Gatienne ?

Il ajouta timidement :

— Fait-elle un bon mariage ?

Mademoiselle Prieur eut un geste brusque et regarda si Alban raillait.

— Qui vous a dit qu’elle se mariait ?

— Robert.

— Ah !

Puis, carrément, car la colère lui revenait :

— Robert a menti. Je ne la marie pas… Il est vrai que, si… Mais n’en parlons plus. Dites à Robert que je ne suis pas en peine de Gatienne. C’est une belle et honnête fille, et, Dieu merci ! elle aura sa dot, tout comme une autre. Pas bien grosse, mais il y en a qui sauront s’en contenter. Seulement, voilà, il ne faut pas tourner autour de ses jupes, histoire de rire. C’est ce que j’ai signifié à quelqu’un que cela a vexé sans doute. Tant pis ! Je ne dis pas cela pour vous, Alban ; vous êtes un brave garçon, vous, et je… Bonsoir ! fit-elle brusquement.

Le jeune homme restait saisi d’une surprise où il y avait un profond soulagement.

Gatienne ne se mariait pas, et Robert, deviné dans sa tentative de séduction, était chassé.

Alban n’entra pas chez son frère ; il descendit le quai longtemps, longtemps ; il se perdit dans les solitudes des boulevards déserts, où son cœur timide osa caresser quelque chère espérance.

V


Le mois de juin touchait à sa fin.

Depuis longtemps déjà, mademoiselle Prieur, rassurée par l’effacement de Robert et le silence que Gatienne gardait désormais sur lui, avait renoncé à surveiller les sorties de la jeune fille.

— Vous le voyez, disait-il en l’accompagnant presque chaque jour quai de la Tournelle, j’avais raison : elle s’apaise depuis que vous ne lui parlez plus de moi.

— Oh ! s’écriait Gatienne, qu’il me tarde d’être au 29 !

C’est qu’ils avaient arrangé un coup de théâtre pour ce jour-là.

Mademoiselle Prieur se nommait Émilienne ; et, tous les ans, le 30 juin ramenant, en même temps que l’anniversaire de sa naissance, la fête du saint dont elle portait le nom, on célébrait, la veille, chez la charmante vieille fille, une fête tout intime qui la comblait de joie et d’attendrissement.

Depuis des années, Robert et Alban, ses deux familiers, arrivaient le soir, les mains pleines de fleurs, et trouvaient leurs couverts mis à la table du festin qu’elle se préparait naïvement elle-même.

On s’embrassait, on pleurait un peu ; puis le dîner, gai comme un repas de noce, s’achevait dans les rires et les chansons d’autrefois. Car elle chantait, ce jour-là, avec son filet de voix de tête : un doigt de vin fin l’avait grisée.

— Il est impossible, disait Gatienne, qu’elle ne vous accueille pas les bras ouverts. Ce serait trop triste. Nous voyez-vous toutes les deux, seules avec nos souvenirs de l’an passé ? Non ; elle mettra votre couvert, machinalement peut-être, sans y songer. Puis, tout à coup, vous entrez… Elle fait un cri, vous l’embrassez bien fort, vous lui jetez vos bouquets à la tête et nous la désarmons.

C’est avec ce projet que Robert amusait la jeune fille depuis longtemps déjà, profitant de ce prétexte à leurs fréquentes entrevues pour devenir chaque jour plus familier, sans qu’elle s’en aperçût.

L’habitude — ce danger — s’emparait d’elle peu à peu.

Les dix-sept ans de Gatienne ne lui avaient pas encore parlé d’amour. Ses sens, comme son cœur, dormaient. Seule une sensibilité vive la livrait, dans toute l’ignorance de son éducation très chaste, à la surprise de ses impressions.

D’abord effarouchée, par instinct, des premières caresses de Robert, elle les reçut ensuite sans trouble, soit que le jeune homme y mît une réserve plus discrète, soit que les sensations de Gatienne se fussent engourdies dans la répétition familière de ces caresses dont elle ne pouvait deviner le danger. Elle souriait maintenant de son fin sourire de vierge, quand il baisait longuement ses doigts, ses cheveux, ses paupières. II n’avait pas encore touché ses lèvres.

Le 29 juin, mademoiselle Prieur fit appel à tout son courage pour dissimuler son émotion : cette journée l’effrayait.

Elle pensait : « Viendront-ils ? »

Non, c’était impossible, depuis trois mois bientôt qu’on ne s’était vu ! Cependant on pouvait ce jour-là tenter de la fléchir. Elle se méfiait et se faisait rude. Il fallait garder la paix de Gatienne.

Par moments, elle s’attendrissait : comme elle serait triste, cette fête, et combien différente des années passées !

S’ils venaient, cependant, on pourrait peut-être les accueillir… pour une fois !

Puis elle se raidissait et, les yeux rouges, répétait :

— Non, jamais ! Robert a voulu se jouer de Gatienne ; c’est fini.

Alors quelque autre imagination arrivait qui la rendait indécise.

Ce va-et-vient de désirs et de craintes augmenta plus rapide et plus poignant à mesure que la journée s’avançait. Elle tournait enfiévrée autour de ses fourneaux où cuisait un repas suffisant pour dix personnes : de ce côté du moins, le programme n’avait pas changé.

Mais, sur la table, toute brillante dans sa parure de linge, de cristaux et d’argent, seuls, deux couverts encadraient la corbeille du Japon qui attendait le bouquet de Gatienne.

Et la jeune fille allait rentrer ; il était cinq heures et demie.

Depuis les premières chaleurs, elle ne sortait plus à midi pour sa leçon de chant, mais à quatre heures. L’ombre, alors, rayait le quai bordant les maisons qu’elle longeait.

Avant de sortir aujourd’hui, elle s’était parée toute prête pour le soir : une robe claire, en mousseline brodée de fleurs vives, des bas à jour dans de mignons souliers mordorés, ses bras et ses épaules nus sous l’étoffe transparente, avec un mantelet de soie noire pour la rue, et un frais chapeau pomponné de roses.

Lorsqu’elle arriva quai de la Tournelle, accompagnée de Robert, mademoiselle était sortie.

— Elle vous fait bien ses excuses, lui dit la concierge, mais elle n’a pas eu le temps de vous prévenir ; on est venu la chercher. Elle ne rentrera que demain.

Puis elle salua Robert avec un sourire et un clin d’œil de complicité familière.

— Retournons, dit le jeune homme.

Un vent frais s’était levé, qui balayait la poussière et secouait le panache des ormes. La jupe de Gatienne flottait, rejetée en arrière, découvrant ses petits souliers.

— S’il allait pleuvoir ! dit-elle. Rentrons vite…

Ils remontèrent le quai ; elle avait pris son bras, et il la serrait près de lui. Tout à coup, elle se rappela :

— Et mon bouquet ! Il faut que j’aille rue Dauphine.

— C’est inutile, répondit Robert. Je m’en suis fait envoyer trois, ce matin ; vous choisirez.

— Comment ?

— Vous passez devant ma porte ; rien de plus facile.

Une bourrasque violente les arrêta. Le vent galopait follement, traînant la pluie ; quelques gouttes tombèrent, puis une ondée.

Gatienne ouvrit son ombrelle et se pelotonna, la jupe troussée ; mais l’eau fouettait par le travers.

Elle cria :

— Entrons quelque part.

Il n’eut pas l’air d’entendre et lui fit hâter le pas.

Les passants fuyaient. La pluie s’abattait avec un bruit d’écluse, ruisselant des trottoirs, écrasant les feuilles d’où elle retombait en cascade.

Les ruisseaux enflés, devenus larges, infranchissables, roulaient leurs bouillonnements fangeux.

Gatienne marchait dans l’eau, ses bas à jours collés à sa peau toute rose : son ombrelle dégouttait, battue, pliée par la raideur violente de l’ondée.

Elle dit :

— Je suis trempée ; arrêtons-nous.

Une porte cochère s’ouvrait sur la cour découverte qui précède l’usine Joanne ; elle fit un pas, cherchant un abri, et vint s’adosser au mur sous l’étroit auvent d’un petit logis de concierge, à droite de l’entrée.

— Elle se fit toute petite, juchée sur le bout de ses pieds, blottie, ramassant ses jupes, se couvrant le nez de son ombrelle.

Robert l’avait suivie, mécontent, impatient, guettant le ciel gris qui déjà s’éclairait. Bientôt le soleil troua les nuages et diamanta le ruissellement continu de la pluie.

Il se rapprocha de Gatienne, passa son bras autour d’elle, l’abrita de son corps.

Elle était mouillée aux épaules et se laissa réchauffer par la poitrine de Robert. Sous l’ombrelle, il embrassa ses cheveux.

Elle s’aperçut qu’on riait et devint rouge.

Les ouvriers groupés aux fenêtres de la distillerie, en haut, en bas, sur les portes, regardaient, faisant des gestes gais.

Une odeur capiteuse montait des pavés sous un écoulement d’eau chaude ; on lavait des barils peints en vert, entassés dans la cour. Un homme les secouait, les renversait ; le liquide fumant allait à la rue par une rigole qui passait aux pieds de Robert et de Gatienne. Un arôme d’absinthe chauffée les enveloppa. Ce parfum violent s’échappait aussi des portes ouvertes ; on voyait reluire les cuivres des alambics.

La pluie cessait.

— Allons-nous-en, dit-elle un peu étourdie.

On eût dit qu’il l’emportait.

Maintenant le soleil aveuglait, réverbéré par toutes les surfaces mouillées : la chaussée ruisselante, le glacis des trottoirs, les arbres qui s’égouttaient, les maisons lavées aux vitres étincelantes.

Quai Montebello, ils traversèrent, et gravirent les marches du trottoir élevé ; puis ils longèrent le parapet, se penchant par instants pour voir couler l’eau. Une fraîcheur exquise se dégageait de cette humidité chatoyante. Un reflet vert pâle, délicieux, moirait les eaux et flottait dans l’air avec les panaches mouvants des platanes. On eût dit un grand coup de clarté verte subitement tombée d’un ciel d’apothéose.

Gatienne et Robert passaient rapides dans ce flamboiement, lui fiévreux, elle éblouie.

En arrivant à la maison qu’ils habitaient, Robert ralentit le pas.

— Je vais monter le premier, dit-il, j’ouvrirai et vous entrerez, en passant, choisir votre bouquet.

Sans attendre sa réponse, il la quitta et disparut dans l’allée.

Elle resta une minute indécise, vaguement inquiète, songeant à « grand’mère ».

Puis elle monta un peu lente, les jambes lasses, prise d’une mollesse qui l’empêchait de penser.

La porte de Robert était ouverte ; il attira doucement Gatienne et referma sans bruit.

Elle s’arrêta.

— Qu’il fait noir ! Je ne vois rien.

Les volets étaient clos, les rideaux tirés.

Il affecta de rire.

— Vous y verrez tout à l’heure. Donnez-moi la main, je vais vous guider. Elle trébucha dans l’épais tapis, ce qui l’égaya :

— Criez-moi donc : « Casse-cou ! »

Il la fit asseoir sur un divan bas. Ses yeux s’accoutumaient à l’ombre. Elle aperçut les fleurs, tout un parterre.

— La chaleur les aurait fanées, dit gravement Robert ; j’ai laissé fermé ; les voyez-vous maintenant ?

— Oh ! superbes ! Mais il y en a trop ; on étouffe. Que voulez-vous faire de tout cela ?

— Rien. Vous prendrez ce qui vous plaira.

— Oh ! ces roses !

Une jardinière en bois doré, très vaste, contenait une splendide gerbe de roses à demi épanouies, d’un parfum à rendre fou. Dans un coin, des héliotropes bleus, cachés dans leur verdure sombre, se révélaient par la violence énervante de leurs émanations. Çà et là, dans des cornets de cristal, une touffe de jasmin, une branche de vocaméria, une tubéreuse, envoyaient leurs senteurs troublantes. Piqués sur la mousse, deux énormes bouquets étalaient la spirale multicolore de leurs fleurettes enchâssées dans une couronne de feuillage qu’entourait une collerette en papier fin : deux grands champignons vénéneux par exhalaison.

— Je prends les roses, dit Gatienne en étendant la main vers la corbeille, sans se lever, divinement lasse.

Elle étouffa un bâillement ; ses yeux se fermaient.

— Allons, je m’en vais.

Elle se souleva.

Il la retint dans ses bras.

— Étourdie ! Attendez l’heure au moins !

— Quelle heure ?

— Celle à laquelle vous rentrez d’habitude, six heures, je crois. Il en est cinq. Que dirait grand’mère ? C’est trop tôt pour avoir pris une leçon, trop tard pour l’avoir manquée. Il faudrait dire la vérité, et nous perdrions notre effet ce soir.

— Tiens ! c’est vrai, dit-elle tout heureuse de se rasseoir ! Mais comme il fait chaud, voyez !

Ses mains étaient moites : elle respirait péniblement et humait l’air empoisonné de parfums avec un plaisir inquiet, regardant autour d’elle.

Il était charmant, ce nid ainsi rempli de fleurs ; une volupté s’en dégageait qui agissait sur la sensibilité nerveuse de la jeune fille à l’égal des plus irritantes senteurs.

Robert promenait ses lèvres du bout des doigts à l’épaule demi-nue sans qu’elle s’en défendît, doucement frissonnante.

— Vos cheveux sont encore mouillés, dit-il.

Et il la décoiffa. On eût dit qu’elle s’endormait.

Maintenant il était à genoux, et il becquetait ses yeux ; puis il glissa jusqu’à ses lèvres. Alors un frisson la secoua. Elle l’écarta en balbutiant :

— Non, pas comme cela…

Puis, engourdie, éperdue d’effroi, elle s’abandonna.

. . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . .

Mademoiselle Prieur, six heures étant sonnées, ouvrit la porte, écouta, et n’entendant rien venir ressentit une émotion singulière. Cette journée l’avait détraquée ; il était temps qu’elle s’achevât.

Enfin Gatienne entra.

Une touffe énorme de roses qu’elle portait à deux bras dérobait son visage. Elle jeta ses fleurs sur la table, courut à grand’mère, et, la tenant au cou, éclata en sanglots. La vieille fille pleurait tout bas.

— Ce ne sont pas de bonnes larmes, cela, Gatienne, lui dit-elle ; il y a des regrets dans ton souhait de fête. Sois franche ; tu penses à… eux ? Eh bien, moi aussi ! Et j’ai le cœur retourné d’y avoir pensé toute la journée ! Mais c’est fini ; nous ne pouvons, nous ne devons plus les revoir… Ne boude pas, chérie, c’est la fête à grand’mère, aujourd’hui…

On sonnait.

Elles se regardèrent : mademoiselle Prieur, anxieuse ; Gatienne, les joues blanches, dans le regard une surprise violente : elle n’attendait personne ! Cependant elle se tenait prête à s’enfuir.

Alban entra, seul, gauche, embarrassé d’un gros bouquet qu’il offrit timidement à mademoiselle Prieur ; un autre, plus petit, le gênait horriblement ; il était tout blanc, comme pour une fiancée.

Le jeune homme s’approcha de Gatienne et le lui tendit en rougissant.

Mademoiselle Prieur restait interdite au milieu de l’appartement, n’osant refermer la porte : elle attendait l’autre.

Tout à coup, d’un ton brusque :

— Robert vient-il ?

— Hier il m’a dit : « Non, » répondit Alban.

— Tant mieux ! dit-elle en tapant la porte. — Gatienne, ajoute un couvert, et pique ce bouquet à ton corsage. Bien choisi. Alban, c’est la couleur des jeunes filles.

VI


Quinze jours plus tard, Robert déménageait sans avoir pu ressaisir Gatienne : elle se cachait.

Aux billets de plus en plus passionnés qu’il jetait chaque jour sous sa porte, elle n’avait répondu qu’une fois :

« Ne cherchez pas à me revoir, je meurs de honte. »

Elle ne mourait pas ; elle souffrait. Son ignorance lui était restée ; elle ne connaissait pas l’étendue de son malheur ; la portée morale lui échappait. Mais elle gardait de cette journée du 29 juin un effroi, une confusion, un dégoût d’elle et de lui.

Et Gatienne, devenue farouche, honteuse maintenant de la nudité d’enfant qu’elle étalait jadis devant grand’mère, ne s’habillait plus qu’avec des rougeurs aux joues : Ève pécheresse se voilait.

— Enfin ! soupira mademoiselle Prieur lorsque Robert eut quitté la maison.

Jusque-là, sa quiétude n’avait pas été complète.

Maintenant elle respirait en n’entendant plus parler de lui.

Et c’est à ce moment qu’un tourment nouveau l’assaillit : Gatienne souffrait. Une fièvre légère colorait sa peau ; ses yeux s’étaient assombris et creusés. Elle perdait ses rondeurs saines, devenait mince, longue. Une transformation s’opérait.

— Tu es malade, Gatienne.

— Non, grand’mère.

Le médecin appelé sourit et dit tout bas à la vieille fille :

— Il faut la marier.

Ce fut un coup terrible pour mademoiselle Prieur. Tout un côté de sa mission maternelle lui apparaissait soudain avec la conscience de son incapacité. Une mère aurait pu questionner l’enfant et l’instruire aussi. Car, si son tempérament parlait, il fallait l’avertir qu’il y a des dangers.

Et la vieille fille s’indignait naïvement de ne posséder qu’une science incomplète.

Elle pressentait des nuances infinies dans la manière de traiter ce point délicat ; mais la simple pensée de l’aborder par quelque côté lui causait des émotions.

Elle se révoltait contre cette nécessité honteuse, et, contemplant Gatienne, injuriait tout bas l’implacable nature qui s’avise de troubler les vierges.

— Je ferai venir la conversation un jour, disait-elle en reculant ce jour tant qu’elle pouvait.

Mais, un matin, effarée d’avoir trouvé Gatienne en larmes, elle lâcha tout d’un trait la brutale révélation.

Une fois par semaine, le samedi, la vieille fille, son panier au bras, traversait le pont Neuf, la rue qui lui fait face, et arrivait aux Halles. Elle y allait vers onze heures : les prix étaient plus doux. Ce voyage lui prenait une heure et demie.

Ce matin-là, comme elle venait de sortir, Robert, qui la guettait, l’accompagna du regard jusqu’au bout du premier pont ; puis, la voyant bien partie, il grimpa d’un saut les deux étages.

Depuis qu’il n’habitait plus la maison, Gatienne ne s’enfermait pas, se croyant à l’abri d’une surprise. Grand’mère, en partant, laissait la clef sur la porte pour ne pas la déranger.

— Allons, étudie, fillette ; vocalise tout à ton aise ; je sauve mes oreilles.

Et la jeune fille s’étourdissait à chanter ; elle noyait ses tristesses dans l’ivresse de sa voix un peu étrange, profonde et vibrante, d’une sonorité métallique. Jusqu’ici, cette voix magnifique, d’un contralto puissant, avait manqué d’expression.

— Cela viendra, ricanait la vieille cabotine qui lui donnait des leçons : cela vient aux jeunes filles, comme l’esprit. Elle aura même des notes passionnées d’un éclat vibrant et superbe.

— Où voyez-vous cela ? interrogeait mademoiselle Prieur.

Et l’ancienne chanteuse, clignant un œil, répondait :

— Dans ses yeux.

Robert, arrêté derrière la porte, écoutait, surpris.

Une explosion de colère et de douleur grondait dans la voix de la jeune fille, qui parcourait des gammes et des arpèges. Elle lançait sa première note, puis la traînait, puis précipitait une gamme chromatique, parfois interrompue et reprise, après un point d’orgue fulgurant. Ce n’était plus une étude, c’était un caprice de notes roulées et déroulées de façon à former une phrase étrange, brisée, indistincte. Un chant se heurtait dans ces envolées de sons comme pour s’en échapper, et sans y parvenir. L’expression restait incomplète, mais l’effet était splendide.

Robert reconnut la plainte qui revenait dans ces vocalises étourdissantes, dans cette voix affolée demandant grâce et mourant dans un sanglot.

Et il attendit, n’osant entrer, troublé de ce souvenir.

Le silence se fit. Gatienne, les mains sur ses genoux, le regard perdu, rêvait.

Il ouvrit la porte et se précipita, glissant à ses pieds, l’étreignant.

— Oh ! je te revois, enfin, enfin !… Sais-tu que je t’aime ? sais-tu que je suis fou ?…

— Grand’mère !… avait crié Gatienne à toute voix, se sentant mourir.

— Tais-toi. Pourquoi te défends-tu ? N’ai-je pas assez souffert depuis deux mois que tu me fuis ? J’ai respecté tes premières hontes d’enfant ; mais maintenant c’est fini, n’est-ce pas ?…

— Allez-vous-en ! balbutia la jeune fille le visage caché dans ses mains ; allez-vous-en, vous me faites horreur !

— Tu ne m’aimes donc pas ? dit-il lui écartant les mains ; elle fermait les yeux pour ne pas le voir et renversait la tête, évitant ses lèvres.

Il couvrait sa robe de baisers fous ; mais elle se débattit si rudement, qu’il fut obligé de la laisser.

À sa grande surprise, les sens de cette fille dormaient comme son cœur.

Il essaya, du moins, d’éveiller son imagination, et, pendant une heure, il lui parla de l’amour en termes brûlants qui mettaient des rougeurs ardentes sur les joues de Gatienne. Cependant elle écoutait, poussée par une curiosité invincible. Puis, peu à peu, elle se redressa et fixa sur Robert ses grands yeux sombres. Elle l’examinait.

Tout à coup elle se leva et vint s’adosser à la fenêtre ouverte. Puis, d’une voix glacée :

— J’ignorais l’amour, dit-elle ; vous me l’avez expliqué ; maintenant je comprends. Eh bien, je ne vous aime pas ; voilà tout. Allez-vous-en !

Robert s’élança vers elle, pris d’une colère folle.

— Tu ne m’aimes pas !… tu ne m’aimes pas ! Pourquoi ne m’aimerais-tu pas ? Que t’ai-je fait ? Que t’aimer trop. Tu m’aimais quand tu t’es donnée à moi.

— Je ne savais pas…, balbutia Gatienne.

Et subitement elle éclata en sanglots.

— Écoute, lui dit-il, je te veux, tu m’entends ? Je m’en vais ; je vais t’attendre. Tu vas sortir d’ici une heure. Je le veux ; je t’en supplie… Je souffre, Gatienne ; aie pitié de moi !…

Elle répéta, dédaigneuse, à travers ses larmes :

— Allez-vous-en !

Il lui saisit le bras, qu’il étreignit violemment.

— Tu es à moi, dit-il, ne l’oublie pas, ou prends garde !… Je vais t’attendre.

Peu d’instants après, mademoiselle Prieur surprenait la jeune fille jetée en travers de son lit, le visage rouge et meurtri dans ses mains trempées.

— Miséricorde ! elle pleure !… cria la vieille fille bouleversée.

Elle la souleva dans ses bras, l’examina, l’interrogea et n’en put tirer que des sanglots. Elle lui nomma Robert : Gatienne eut un frisson.

— Je m’en doutais… Tu l’as vu ? Il passait ? Je parie qu’il a eu l’audace de te saluer. Hein ? Il cherche peut-être à te revoir ! Tu ne dis rien ? Ah ! si je l’y prenais !

Elle fit un geste énergique, le poing étendu.

Puis le sang lui monta aux joues ; ses vieilles mains tremblaient en caressant l’enfant couchée sur son épaule. Elle pensait :

— Il faut pourtant que je lui dise la vérité, toute la vérité. La laisser ignorante, c’est la laisser désarmée en face de la séduction, avec son tempérament pour complice.

Puis des fureurs la prenaient : les mots lui restaient dans la gorge. Elle chercha des allusions et n’en trouva pas ; et, brutalement, cette fille chaste eut des expressions grossières. Elle parla de l’homme débauché qui mettait son plaisir à séduire et à tromper les jeunes filles, leur promettant le mariage pour les flétrir.

Elle insista sur la défense de la pureté : une fille découronnée, c’était fini ; plus d’amour, plus d’époux, plus de maternité glorieuse ; la honte, rien que la honte. Puis elle s’emporta contre les séducteurs mille fois pires que les voleurs et les assassins, des scélérats qui employaient toutes les ruses pour triompher de la vertu des femmes ; il fallait les fuir, les chasser.

Et, sans détour, elle revient à Robert.

— Robert ne veut pas se marier ; il me l’a dit. S’il te recherche, c’est donc pour te perdre. Maintenant, ma Gatienne pourra-t-elle aimer un malhonnête homme ?

— Non, grand’mère, articula nettement la jeune fille qui ne pleurait plus.

De cette heure seulement, elle comprenait son malheur et le crime de Robert.

Quand elle se retrouva seule dans sa chambre, le soir de cette journée, cette femme de dix-sept ans, connaissant maintenant toute la vie, eut un élan de désespoir vers le Dieu qu’elle priait et lui demanda un refuge : la mort.


VII


« Je ne voulais pas vous écrire, votre insistance m’y oblige. Non, je n’ai pour vous ni amour, ni estime, ni pitié. Aujourd’hui, je sais tout, Robert ; on m’a tout expliqué, mais trop tard. Je sais que vous m’avez trompée, volée, déshonorée. Je sais que j’ai perdu le droit qu’ont les filles honnêtes d’aimer un honnête homme et de l’épouser. Je ne savais rien, et vous qui saviez vous avez brisé ma vie de gaieté de cœur.

» Et, pour comble de honte, vous n’avez même pas daigné me séduire par l’appât du mariage. Vous avez voulu que ma faiblesse fût sans excuse.

» Vous m’avez prise comme un voleur, surprise comme un assassin. Vous êtes un criminel à mes yeux. Oh ! je vous hais, je vous hais, et ma haine est faite d’horreur et de mépris !… »

Robert sortait dix fois par jour pour rencontrer Gatienne, et madame Durand, son alliée, glissait toutes ses lettres sous la porte de la jeune fille.

Mais nulle réponse ne venait, et Gatienne restait enfermée.

La rage amoureuse de Robert croissait en proportion de cette défense.

Lorsque, enfin, il reçut cette lettre indignée, il respira.

— Bon ! elle veut se faire épouser. On peut toujours promettre ; cela n’engage à rien !

La veille précisément, Alban, tout à sa préoccupation intime, lui avait parlé mariage, vaguement, comme d’une possibilité plus ou moins lointaine.

Et Robert le sermonnait :

— Tu ne seras donc jamais sérieux ? Est-ce qu’on se marie à moins d’être décavé ? Le mariage est une affaire comme une autre, plus ennuyeuse qu’une autre, voilà tout. On ne s’en occupe qu’à la dernière extrémité. Tu es impayable avec tes phrases d’amour conjugal à tournure d’idylle. Un métier de sot, mon cher. Quelle diable de fantaisie que de s’embarrasser d’une femme à soi, quand on peut avoir celles des autres ? C’est idiot !

Et il répondit à Gatienne :

« Je ne voulais vous tenir que de votre amour, Gatienne, et j’aurais cru manquer de respect à mon idole si je lui avais offert quoi que ce soit, fût-ce une couronne, en échange du bonheur que je lui demandais. Mais, chère âme, n’as-tu pas compris que tu t’abandonnais à ton époux ? N’es-tu pas à moi pour jamais ? N’es-tu pas ma femme devant Dieu ? Que demandes-tu ? la consécration humaine de notre amour ? Soit, je suis prêt. Viens donc recevoir mes serments et mes baisers. Viens !… »

Et il l’attendit dans son nouvel appartement, un coquet entresol du boulevard Saint-Michel.

Mais la jeune fille ne vint pas.

Il se remit à rôder sur le quai, abandonnant tout, et l’École et ses maîtresses, et sa thèse commencée ; septembre approchait.

Une fièvre d’amour le rongeait : ce joli séducteur ne pouvait revenir de sa défaite. Et, pour une fois que cela lui arrivait, il en perdait le sommeil et l’appétit. D’abord ce fut de la rage, des fureurs d’orgueil blessé, puis une soif ardente de cette femme à peine possédée. Bientôt il ne railla plus : il souffrait.

Il passait des nuits adossé au kiosque, les yeux sur sa fenêtre, l’appelant tout bas et… pleurant.

Un soir, il l’aperçut, profilée sur la clarté intérieure de la chambre. Elle lui parut grandie. Le quai était désert ; elle vint s’accouder et demeura longtemps immobile.

Alors il s’avança dans la pleine lueur du gaz, se découvrit et, joignant les mains, resta devant elle, le front levé, suppliant.

Elle l’aperçut, se souleva lentement, ferma la fenêtre ; et la lumière s’éteignit.

Un fol espoir le prit. Si elle allait descendre ?

Il courut à la porte. Mais oserait-elle se faire ouvrir ?

Il sonna. La porte s’entre-bâilla. Personne ne vint. Alors il dit son nom et monta un étage ; puis il attendit. Rien ne bougeait. Il monta encore ; quelque chose le tirait vers Gatienne, qui lui arrachait le cœur. Il eût donné sa vie pour qu’elle ouvrît. Il écouta. Un frôlement passait devant la porte de sa chambre ; il appuya ses lèvres sur le bois. Il entendit un bruit d’étoffes qui tombent ; puis plus rien…

Il mit ses mains à ses oreilles qui bourdonnaient, et s’enfuit.


VIII


Pendant huit jours, Robert chercha violemment à se distraire ; les débauches lassèrent son corps sans éteindre ses désirs pour Gatienne. Au contraire : ivre jusqu’aux nausées de voluptés faciles, il ne prit qu’une soif plus ardente pour les joies qu’il entrevoyait dans la résistance farouche de la jeune fille.

Il avait gagné à son contact le dégoût de tous ses plaisirs passés. Elle seule, aujourd’hui, pouvait satisfaire les nouveaux et intimes besoins de son être. Il lui parut inutile de vivre si Gatienne ne lui appartenait pas.

Un matin, Robert vint frapper à la porte de mademoiselle Prieur.

Il était si défait, les yeux creux, les joues tirées, qu’elle resta d’abord saisie. Puis, brusquement, elle lui demanda :

— Que venez-vous faire ici ?

— Je vais vous le dire.

Et il entra.

Gatienne s’était enfermée.

Il s’assit en face de mademoiselle Prieur, qui le regardait anxieuse, les mains sur ses genoux.

— Vous allez bien, mademoiselle ?

— Très bien.

— Et… Gatienne ?

La vieille fille le toisa sans répondre.

Alors, tout d’un trait, la voix sèche :

— Voulez-vous me faire l’honneur de m’accorder sa main ?

Mademoiselle Prieur tressaillit.

— Vous dites ?

Il répéta :

— J’ai l’honneur de vous demander la main de Gatienne.

Elle fit un grand soupir, ses doigts s’agitèrent sur son tablier, ses paupières battaient. Elle avait bonne envie de pleurer ; mais elle se raidit et, les lèvres tremblantes, balbutia :

— Vous voulez donc vous marier… maintenant ?

— Oui, j’aime Gatienne.

Le cœur de la vieille fille se fondit à ces mots. Elle voulait rester digne ; mais sa joie l’emportait. Enfin le bonheur était venu pour son enfant.

Elle se leva, regarda Robert avec des yeux de mère, des yeux qui pleuraient de tendresse, et lui ouvrit ses bras.

— Attendez, attendez, dit-elle, je vais l’appeler.

Et, marchant de travers, elle se hâta vers la chambre de la jeune fille.

Elle la trouva debout, adossée au mur, près de la porte, les bras croisés et d’une pâleur sombre.

Haletante, riant dans ses larmes, mademoiselle Prieur lui dit en l’attirant :

— Viens… Robert est là… Il veut t’épouser.

— Dites à Robert, répondit Gatienne d’une voix vibrante qui glaçait, que je le remercie ; mais je ne veux pas me marier.

La vieille fille recula stupéfaite, et Gatienne vint s’encadrer dans la porte ouverte.

Vêtue d’un peignoir flottant de mousseline blanche, qui l’enveloppait de la tête aux pieds, ses traits purs, son attitude chaste lui donnèrent aux yeux de Robert l’apparence de quelque vision céleste.

— Gatienne !… murmura-t-il ébloui.

Elle éleva la voix et, scandant ses mots, répéta :

— Je ne veux pas me marier.

La fureur le secoua. Il s’avança menaçant :

— Ce n’est pas sérieux. Gatienne !…

Elle soutint son regard, droite et superbe, dans une immobilité implacable. La rage de son orgueil blessé poussait Robert à une attitude insultante : sans la frénésie de son amour, il eût souffleté la jeune fille de l’aveu de sa faute.

— L’accueil que vous faites à ma demande est au moins… singulier, dit-il avec un mauvais sourire. Vous réfléchirez, je l’espère.

Et, saluant mademoiselle Prieur interdite :

— J’attendrai votre réponse, mademoiselle.

Il sortit.

— Tu es folle !… s’écria mademoiselle Prieur, les bras levés. Tu le refuses, lui ?…

La jeune fille fit un grand effort ; ses lèvres convulsivement serrées trouvèrent un sourire ; elle vint s’asseoir aux pieds de grand’mère, tombée toute saisie dans son fauteuil.

— Voyons, grand’mère, ne vous tourmentez pas ; ce n’est pas un malheur si je reste fille…

— Mais tu aimais Robert !

— C’est possible ; je ne m’en souviens plus. Vous ne me croyez pas ?… Nous avons beaucoup causé ensemble ces jours passés ; rappelez-vous ! Vous m’avez appris de terribles choses que j’ignorais. Je sais maintenant ce qu’est un mari… et comment on l’aime. Je n’aime pas Robert.

Mademoiselle Prieur crut à un caprice et la tourmenta pendant plusieurs jours.

— Tu lui gardes rancune de son hésitation, disait-elle ; cela passera.

Au fond, son ambition maternelle souffrait de ce refus qui enlevait à la jeune fille la chance sans doute unique de devenir une riche et grande dame.

Peu s’en fallait qu’elle ne regrettât de l’avoir si fort effrayée des premières poursuites de Robert. Maintenant elle ne tarissait pas sur ses mérites.

Mais, avec une logique impitoyable, la jeune fille la ramenait sans cesse au point de départ de toute cette histoire. Il fallait bien en convenir, Robert ne s’était décidé à l’épouser qu’après avoir échoué dans sa tentative de séduction. Était-ce d’un honnête homme ? Non. Pouvait-elle aimer un homme qu’elle n’estimait pas ? Non. Et, ne ressentant pour lui ni amour ni estime, pouvait-elle l’épouser ? Toujours non.

Mademoiselle Prieur demeurait surprise de cette droiture morale inflexible, comme si ce n’était pas elle qui l’eût mise, de précepte et d’exemple, dans le cœur de son enfant d’adoption.

Elle espérait, néanmoins, que Gatienne finirait par céder.

Et, tout le jour, allant et venant dans son humble ménage, elle hochait la tête, parlait et souriait tout bas à quelque éblouissante vision qui promenait des flots de satin blanc couverts de boutons d’oranger.


IX


Alban venait de passer très brillamment ses examens de fin d’année. Quant à Robert, qui devait soutenir sa thèse, il ne s’était pas présenté.

Ses camarades le raillaient : il était comme fou.

Un seul espoir lui restait, c’était que Gatienne fût enceinte. Et il attendait, rongé jusqu’aux moelles par une passion furibonde.

Depuis longtemps déjà, il tenait son frère à l’écart, mystérieux avec lui sur tout ce qui concernait son aventure.

Non qu’il se fût beaucoup ému de ses reproches ou de ses moqueries ; mais son orgueil blessé, son amour éconduit avaient des pudeurs et des hontes. Ensuite il devenait jaloux : les tendresses discrètes d’Alban pour Gatienne le troublaient ; il se demandait si la jeune fille, dont il éprouvait aujourd’hui la haine, ne se serait pas montrée moins sévère pour Alban. Et il le fuyait, sans que celui-ci parût s’en apercevoir, tout absorbé lui-même par son rêve. Cependant ce rêve prit fin.

Alban se fût silencieusement sacrifié au bonheur de son frère si celui-ci eût été aimé de Gatienne. Il le surveilla longtemps et acquit la certitude que nulle relation n’existait entre eux. Son dévouement était donc inutile. Il prit courage et résolut de demander pour lui le trésor que Robert avait sans doute dédaigné.

Un matin, il vint chez lui et le trouva sombre, débraillé, la barbe longue, vautré sur un canapé, le brûle-gueule aux dents.

Robert grogna ; il n’aimait pas à être dérangé.

— Comment vas-tu ?

— Fiche-moi la paix !

Alban eut le cœur serré. Il fit le geste de reprendre la porte.

Robert l’appela :

— Eh bien, voyons, que me veux-tu ?

— Je voulais te demander… te faire part… enfin causer sérieusement avec toi ; mais tu ne me parais pas disposé ; adieu.

— Reste donc. Allons, cause !

Il secoua la cendre de sa pipe et se recoucha, maussade.

Cet accueil rude impressionna le jeune homme ; sans le vague effroi qu’il avait de son frère, il n’aurait rien avoué ; mais sa féminité le pliait à l’autorité despotique que Robert exerçait sur lui comme son aîné et comme chef de famille.

Intimidé cependant, il prit un détour.

— Bargemont m’a demandé de tes nouvelles ce matin ; comme on ne te voit plus, on s’amuse à dire que tu te maries C’est peut-être vrai ?…

— Et cela t’intéresse ?

— Beaucoup.

— Merci !… Tu peux te rassurer… je n’en suis pas à cette extrémité.

— Tant mieux !… Alors tu n’as pas l’intention d’épouser Gatienne ?

Robert, serré à la gorge, leva les épaules sans répondre.

Alban s’épanouissait. Il sourit doucement, et, d’une voix basse, très émue, il ajouta :

— Eh bien, je vais l’épouser, moi !

Robert s’était dressé net, fulgurant, terrible. Il avança son visage vers son frère, le dévorant des yeux.

— Toi ! toi, Gatienne !… Avise-toi d’y toucher !…

Sa main eut un geste fou.

Alban se rejetait en arrière, épouvanté. Puis une révolte soudaine le secoua. Sa pâleur de fille disparut ; le sang battait ses joues.

— Ah ! mais en voilà assez, Robert, dit-il en se levant ; toutes les patiences s’épuisent. Un dernier mot : veux-tu, oui ou non, épouser Gatienne ?

Robert hurla :

— Non !… Ni toi ni moi, personne !…

Alban se dirigea silencieux vers la porte.

— Où vas-tu ?

— Demander sa main.

Robert s’élança sur son frère, saisit son bras et le ramena violemment en face de lui. Leurs regards se touchèrent comme deux épées. Puis, d’une voix rauque où la douleur éclatait :

— Écoute, Alban, tu sais si je t’aime ? Eh bien, je le jure sur la mémoire de notre mère, si tu demandes Gatienne, si l’on te la donne, je te tue.

— Malheureux ! s’écria Alban jetant ses bras autour du cou de son frère, comme tu l’aimes !… Mais alors, pourquoi ?…

— Ne me demande rien. Plus tard… Seulement oublie-la.

Un silence se fit. Alban songeait : « Robert souffre à devenir fou. Peut-être Gatienne l’a-t-elle repoussé ? Peut-être pense-t-elle à moi ? »

Une angoisse le déchira.

S’il s’éloignait cependant ? Robert parviendrait sans doute à se faire aimer : ils seraient heureux !…

La résignation lui venait, presque facile à sa nature un peu molle et absolument dévouée. Mais il gardait l’effroi de cette scène et la voyait revenir inévitable, si quelque chose d’immédiat ne brisait à jamais l’espoir qu’il gardait malgré lui.

— Soit, dit-il tout à coup ; il faut en finir. Tout cela tournerait mal.

Sa pâleur revenait, avec une émotion plus vive. Il ajouta, affermissant sa voix :

— Bargemont part demain pour le Havre ; il s’embarque sur un vaisseau qui va aux Indes ; je le suivrai.

— Toi ? cria Robert.

— Allons, adieu ! dit brusquement Alban.

Il saisit les mains de Robert, qui pendaient inertes, les secoua dans une étreinte passionnée et s’enfuit…

— Alban, Alban !… mon frère !… Mais c’est horrible !…

Robert se prit la tête à deux mains. Quoi ! son frère, cet enfant dont il ne s’était jamais séparé, il s’en allait seul, au bout du monde, chassé par ses menaces, désespéré par son amour !… Il l’abandonnait !…

Gatienne aussi était perdue pour lui. On le fuyait, on le repoussait. Un grand vide se creusait dans sa vie où tout disparaissait.

Un instant il pensa :

— Si je m’embarquais, moi aussi ?

Mais sa passion revint lui tenailler le cœur.

Alors il ressentit de la haine pour sa victime. Décidément, on ne se vengeait pas ainsi ! Mais elle céderait, Gatienne, ou malheur à elle !

Et pourquoi pas tout de suite ?

Qu’elle consente aujourd’hui à devenir sa femme, Alban ne part que demain, il ne partirait pas : on le retiendrait.

Tout s’arrangerait, on vivrait heureux… Quoi de plus simple ? Il faudrait qu’elle eût perdu l’esprit pour ne pas finir par comprendre.

Que veut-elle donc ? Il n’y a pourtant qu’une façon de rendre l’honneur aux filles !…

Il s’habilla à la hâte et courut chez Gatienne.


X


Mademoiselle Prieur venait de sortir ; la jeune fille était seule.

Au coup de sonnette, elle reconnut Robert et se mit debout, d’un tressaillement.

Une minute, elle hésita, les mains pressées sur sa poitrine qui se gonflait. Puis une audace violente traversa son regard, et, d’un pas ferme, elle se dirigea vers la porte.

Robert entra.

Madame Durand l’avait prévenu : « Grand’mère » n’était pas là. Il s’approcha de Gatienne les bras ouverts.

Elle recula d’un pas, et si hautaine, qu’il s’arrêta. Alors il joignit les mains, et, suppliant :

— Ma femme, ma femme bien-aimée !

— À qui parlez-vous ? dit-elle.

Sa voix d’argent n’avait pas un frisson. Elle était toute blanche ; aucun trouble ne voilait la pureté de son regard.

Robert éprouva un saisissement bizarre, un malaise qui troubla son cerveau, comme s’il venait d’y recevoir un choc. Il sentit que ses désirs se brisaient contre un marbre très pur et très froid. Il eut le sentiment de la lutte qu’il devrait soutenir contre cette femme.

Il la devina très puissante dans sa volonté, résistante, invincible peut-être. Et ses nerfs craquèrent dans l’appel qu’il fit à ses forces, tandis qu’une joie mauvaise lui venait au cœur. N’était-il pas le maître, après tout ? Ne lui appartenait-elle pas à jamais sous la menace de révéler sa faute ?

Il prit un air froid.

— Vous repoussez mes tendresses ? Soit ; je ferai néanmoins mon devoir. Une réparation vous est due. Si je vous aimais moins, je m’en dispenserais ; on n’épouse pas toutes les filles qu’on séduit. Mais je vous aime. Me comprenez-vous ?

La jeune fille s’était rassise près de la fenêtre, où elle brodait, penchée, le profil perdu, le doigt levé à temps régulier avec le vol du fil au bout de l’ongle.

Se tournant à demi :

— Et moi, vous dois-je quelque réparation ?

— Vous devez à votre dignité d’accepter mon nom.

— Vous croyez ?

— Je m’étonne, Gatienne, que votre pudeur ne vous en avertisse pas.

Une faible rougeur courut sur la joue de Gatienne, et sa main qui se levait trembla.

La colère venait à Robert ; il ajouta brutalement :

— Tu es à moi enfin ; tu m’appartiens.

— Comme l’objet volé appartient au voleur, jusqu’à ce qu’on le lui reprenne. Je me suis reprise, Robert.

Alors il devint grossier :

— As-tu repris aussi ton honneur qui est resté dans mes bras ? Tu oublies trop, ma fille, que tu as perdu le droit de te poser en vertu.

Gatienne s’était retournée d’un bond, menaçante :

— Je ne l’ai pas oublié : c’est pourquoi je vous hais et vous méprise.

Il se leva, fou, bégayant.

— Tais-toi, Gatienne, tois-toi !… Tiens, ne m’affole pas. Je t’aime à faire un crime. Tu n’as donc rien dans le cœur ?… Et moi, misérable, j’ai soif de toi, de ta beauté. Je t’aime, je te veux, tout mon être délire de cette passion de toi ! Oh ! ne me repousse plus !…

— Ne m’approchez pas, ou j’appelle.

— Écoute-moi, mais écoute-moi donc !… Tu ne comprends pas que tu brises ta vie comme la mienne ? Car je ne te lâcherai pas ; j’ai mis ma griffe sur toi, je t’ai marquée à mon nom… tu m’appartiens. Toute la vie, je serai à tes côtés, dans ton ombre. Tu n’aimeras pas un autre homme, tu n’auras pas d’enfants… Je rendrai ton déshonneur public. Le monde te repoussera. Tu vivras et mourras flétrie… Rien, entends-tu ? ne peut te sauver que mon amour. Ô Gatienne, aime-moi, sois ma femme !…

— Me relever d’une faute par une lâcheté ? Jamais. C’est alors que je serais déshonorée, répondit gravement la jeune fille, dont le front se levait dans une fierté sauvage. C’est alors que je serais avilie devant ma conscience. Notre union ne serait de ma part qu’un calcul ignoble dont la pensée me fait horreur ? Non, je suis libre et je resterai libre. Vos droits sur moi, je les nie. Je m’appartiens, et je me garde… Vous pouvez partir…

— Tu es ma maîtresse, dit-il les poings serrés ; je vais le déclarer à ta grand’mère.

— Croyez-vous que je vous estimerai davantage quand vous l’aurez tuée ?

— Mais que veux-tu donc ?… Ah ! je le vois maintenant, tu rêves un autre amour ! Prends garde, Gatienne, prends garde, je me vengerai !…

— Je me défendrai, répondit la vaillante fille, droite et superbe.

Il bégaya :

— Tu me braves ?…

— Non, dit-elle, le doigt tendu ; je vous chasse. Sortez !


DEUXIÈME PARTIE




I


En 1876, il existait dans la rue des Moines, aux Batignolles, un salon modeste, mais infiniment agréable, dont une jeune femme, un peu effacée, faisait discrètement les honneurs.

Son mari, un Polonais, Albert Powski, composait une musique originale, mélodique plutôt que savante, à laquelle il employait tous les moments de loisir que lui laissaient ses fonctions d’ingénieur dans une grande Compagnie.

Sur cette musique, d’une saveur sauvage, la mère de la jeune femme, la comtesse de M…, brodait des vers exquis. Et Vanda, la sœur d’Albert, chantait ces mélodies.

Autour de ce groupe d’artistes mondains se réunissaient les membres de la famille épars dans les divers quartiers des Batignolles.

Et, chaque semaine, le vendredi, les amis plus éloignés venaient apporter le concours de leurs talents d’amateurs à cette petite société d’élite.

L’été faisait bien quelques vides dans ces réunions ; on se resserrait alors. L’intimité devenait plus grande, les poésies de madame de M… plus ardentes, et les compositions ou les improvisations musicales d’Albert plus expressives.

Un soir du mois d’août, Vanda, dont le jeu passionné et délicat interprétait le mieux les intentions mélodiques de son frère, accompagnait au piano un chant étrange, une berceuse d’un souffle héroïque qu’une jeune fille exécutait.

Dans le salon, un religieux silence. Par les fenêtres ouvertes à l’air tiède arrivaient les bruits mourants de la rue.

La chanteuse, dans la pleine lumière des lampes posées sur le piano, seule debout, attirante par l’éclat de sa beauté, semblait couvrir d’ombre tout ce qui l’entourait.

On ne pouvait voir qu’elle, sa stature presque rigide, la perfection glacée de ses formes, sa blancheur, le velours noir de ses yeux larges et ses lèvres rouges d’où s’échappait une voix poignante, si puissante et si douce qu’elle seule était une harmonie. Et, roulée dans le rythme bizarre du chant, cette voix heurtait les cœurs les moins accessibles au langage passionné des sons.

Lorsqu’elle lança, dans une cadence endormante, la dernière note filée de sa berceuse, il y eut un soupir qui courut comme un lever de brise ; puis une explosion coupa brusquement ce demi-silence, et l’on cria d’enthousiasme. Les chaises raclaient le sol, brusquement écartées ; on se levait, on exhalait, par des mouvements et des exclamations, l’émotion contenue ; on entourait la chanteuse, qui, ne pouvant répondre à tous ces visages tendus vers elle, illuminés et attendris, souriait doucement.

Vanda se retourna et lui serra les mains :

— Bravo, Gatienne ! Jamais vous n’avez mieux chanté.

À ce moment, une petite boule fagotée de mousseline blanche, le visage rose et rond, blonde et coiffée comme un saule, écarta tout le monde et vint se suspendre au cou de Gatienne en criant :

— Oh ! mademoiselle ; il faut que je vous embrasse, je suis trop heureuse de vous avoir entendue !

Quelqu’un appela :

— Clotilde !

Mais les deux jeunes filles s’embrassaient.

Après quoi, Clotilde se retourna prestement, et, allongeant son petit nez retroussé vers un jeune homme arrêté hors du groupe qui entourait Gatienne, lui cria :

— Ne te fâche pas, Fabrice ; je l’ai embrassée pour nous deux.

Cette malice de pensionnaire rompit le charme de l’émotion. Il y eut des rires, tandis que le jeune homme, rougissant, s’écartait davantage et venait s’asseoir derrière l’écran d’une jardinière aux vertes feuilles déployées.

— Mon frère avait les larmes aux yeux pendant que mademoiselle chantait, continua l’impitoyable petite blonde.

Vanda saisit à deux mains la taille exiguë de la fillette et lui demanda :

— Est-ce pour tout de bon, cette fois, que vous avez quitté le couvent ?

— Je l’espère bien, riposta Clotilde ; j’ai dix-sept ans, s’il vous plaît.

Et elle se haussa sur ses pointes.

— Une petite femme ? plaisanta Albert Powski ; la voici à la tête d’un ménage…

— De poupées ? murmura Gatienne en souriant.

La fillette se redressa, faisant saillir sa poitrine ; et son regard de pensionnaire éveillée se fixa hardiment sur la moqueuse.

— Le ménage de mon frère, mademoiselle : ce grand garçon triste qui se cache là-bas, parce que je dis des bêtises ; mais il s’y habituera.

— Vous avez déjà obtenu de l’amener ce soir ; c’est un beau résultat, dont je vous remercie, dit madame Powska.

— C’est vrai, ajouta Vanda, il n’était jamais venu le vendredi. — N’est-ce pas, Gatienne, vous ne connaissez pas M. Dumont ? Mais vous avez entendu parler de lui : il est premier employé chez notre agent de change.

La jeune fille eut un geste indifférent. Et Albert Powski ajouta :

— Un sauvage, un attristé, un poète qui a perdu la rime, un chercheur d’impossible, un cœur farouche et exquis ; permettez-moi de vous le présenter.

— Mais voilà qui est fait ! s’écria Clotilde battant des mains.

Une minute après, Albert revenait, suivi de Fabrice.

Gatienne le regarda s’approcher ; et, lorsque le jeune homme s’inclina devant elle, l’un et l’autre baissaient les yeux.

Ce soir-là, en l’honneur de Clotilde, on organisa une sauterie : la musique sérieuse fut délaissée. On recula les sièges. Les personnes graves se tassèrent à un bout du salon, abandonnant la place aux jupes qui tournoyaient.

— Allons, Fabrice ! appelait Albert Powski, beau danseur infatigable, lui.

Mais le jeune homme ne paraissait pas entendre , très occupé de la vieille grand’mère de Gatienne, subitement réveillée, par ce tapage, de son petit somme habituel. Mademoiselle Prieur, un peu délaissée dans son coin, malgré la parfaite urbanité de ses hôtes, fut charmée de la politesse de ce joli garçon, que n’effrayaient pas ses cheveux blancs. Car elle était bien vieille, et un peu sourde même ; malgré cela, toujours belle avec son visage régulier, noble et fier, et son teint couleur d’ivoire brillant comme une cire.

— Vous n’allez pas danser ? dit-elle à Fabrice. Allez donc, je vous en prie ; les vieilles gens ont l’habitude d’être abandonnés.

Mais vite elle se reprit :

— Je ne dis pas cela pour me plaindre. Dieu m’a donné une compagnie comme il n’y en a pas beaucoup sur la terre.

Le jeune homme tourna la tête, et son regard entra dans le regard de Gatienne, arrêté sur lui avec un indéfinissable émoi.

Cette fois, il se leva, entraîné par une chaîne invisible ; et, Gatienne s’étant mise au piano, il s’accouda près d’elle, les yeux rivés à ses paupières baissées.

Et telle fut la puissance de sa pensée, ainsi projetée par ses prunelles fixes, que la jeune fille fut contrainte de lever les yeux et de recevoir cet attouchement mystérieux de l’âme qui donne les mêmes frissons que le contact des lèvres.

Elle eût crié de la sensation qui descendait dans tout son être. En même temps, un invincible besoin de retrouver cette joie aiguë la ramenait vers les yeux de Fabrice. Ses paupières battaient, dévoilant à chaque instant la clarté d’aurore qui venait de se lever au fond de ses yeux sombres et la voilant soudain sous la frange allongée des cils. Elle le cherchait et le fuyait, désespérée de le chercher encore et avide de le revoir dès qu’elle ne le voyait plus.

Tant que dura la soirée, d’un bout du salon à l’autre, sans se parler, ils se pénétrèrent, s’unirent, échangèrent d’inexprimables voluptés. Et, la soirée finie, Gatienne sortit de cette maison comme d’un rêve de bonheur divin, avec les sanglots du réveil ; tandis que, resté le dernier, Fabrice écoutait parler d’elle.

Il apprit qu’elle avait vingt-cinq ans, qu’on la croyait élevée en province ou au Marais. Depuis bientôt huit ans, elle habitait les Batignolles. Une vertu très haute et très douce. On l’avait connue fort mélancolique ; elle semblait s’éclairer maintenant. Néanmoins on ne pouvait l’amener au mariage : sa grand’mère se désespérait. Un dédain glacé lui faisait repousser tous les hommages. Albert émit cet avis que cette belle créature devait avoir conscience de sa valeur et qu’elle attendait la rencontre d’une nature élevée, digne d’elle.

Lorsque Fabrice Dumont prit congé, madame Powska lui demanda si l’on pouvait espérer de le revoir vendredi prochain.

— Je vous le promets, répondit vivement Fabrice.

Et, quand il fut sorti, Albert dit plaisamment à sa femme :

— Et moi, je te le jure !


II


Il revint, en effet, à la grande joie de Clotilde, très fière de sa puissance sur son frère.

— Je n’ai eu qu’à parler, dit-elle à Gatienne.

Et, comme elle suppliait la jeune fille de chanter, elle ajouta étourdiment :

— Je crois que le désir de vous entendre est pour beaucoup dans son obéissance. Si vous saviez comme nous avons parlé de vous !…

Gatienne se dégagea brusquement de la fillette : sa pâleur s’empourprait. Elle s’était jugée plus forte ; sans quoi, elle ne serait pas revenue. Son cœur, jusqu’alors si calme, remuait à la briser.

Après avoir repoussé Clotilde, elle l’attira de nouveau et prit un plaisir étrange à la tenir enlacée.

Au bout d’un mois, elles étaient intimes ; en se revoyant et en se quittant, elles s’embrassaient.

La petite parlait toujours de son frère ; et Gatienne l’écoutait maintenant, les yeux fixés devant elle, raidie par l’effort d’une volonté nouvelle.

Après avoir lutté contre la passion violente qui lui était venue, elle s’acharnait aujourd’hui à se convaincre qu’elle avait le droit d’aimer.

De son cœur foulé et refoulé depuis huit ans par le désespoir de son indignité, une révolte soudaine jaillissait. Le droit à la vie et au bonheur, ce besoin que ressentent tous les êtres, s’emparait d’elle, impétueux, impitoyable, pour avoir été longtemps méconnu.

L’amour de Fabrice lui arrivait comme une révélation de ses forces. Quelque chose d’ignoré jusqu’alors éclatait en elle.

De la vierge souillée mais chaste, la femme s’élançait avec ses ardeurs inconscientes pour l’œuvre de vie à laquelle elle est destinée.

Son corps perdait de sa rigidité ; une mollesse la ployait ; de sa peau brûlante s’exhalait le parfum qui s’échappe la nuit des fleurs amoureuses.

Fabrice s’enivrait à ces signes certains de sa divine victoire.

Ils se parlaient fort peu, ou du moins n’échangeaient que des paroles banales. Mais leurs voix avaient des contacts comme leurs regards, plus sensibles peut-être ; elles s’envoyaient de mutuelles caresses. Ils restaient parfois tout éperdus de sentir courir dans leurs nerfs ces ondes sonores vibrantes de tendresse et de passion.

L’hiver approchait ; déjà les soirées devenaient moins intimes ; le salon se remplissait. Des hommes inconnus à Fabrice entouraient Gatienne de soins admiratifs, hautement avoués. Quelques-uns, artistes comme elle, unissaient leurs voix à sa voix merveilleuse. On dansa ; il la vit emportée par des bras qui n’étaient pas les siens dans le vertige troublant des valses.

Il pensa devenir fou et fut pris d’une peur atroce.

S’il s’était trompé ? si elle ne l’aimait pas ? si elle en aimait un autre ? Une jalousie aiguë le tenaillait sans qu’il osât mettre fin à son martyre par une démarche décisive. La crainte d’être repoussé augmentait sa timidité.

Albert Powski lui vint en aide.

Un soir, le voyant souffrir, il lui dit familièrement :

— À votre place, je n’hésiterais pas.

Alors Fabrice se jeta sur le secours qui lui venait et répondit résolument :

— Eh bien, demandez-la pour moi ; je ne puis pas, je n’ose pas…

Quand il revint le lendemain, Albert lui cria dès qu’il l’aperçut :

— Victoire !

Fabrice, tout pâle, balbutia :

— Elle accepte ?

— Comme vous y allez ! Elle n’a pas refusé, mon cher : elle réfléchira.

— Ah ! fit le jeune homme blessé au cœur.

Et il s’en alla désespéré.

Cependant mademoiselle Prieur, folle de joie, remerciait Gatienne. Pour la première fois, elle n’avait pas répondu non.

C’était une cruelle déception pour la vieille grand’mère que ce célibat volontaire, écroulement de ses rêves, de ses ambitions maternelles.

Elle tourmentait souvent la jeune fille par l’étalage des bonheurs auxquels elle renonçait. Elle lui montrait les joies d’un joli ménage, lui faisait un tableau ravissant des amours de bébés qu’elle n’aurait pas.

À quoi Gatienne, torturée, répondait avec un sourire :

— Bah ! grand’mère, je ferai comme vous ; j’adopterai une gamine qui en adoptera une autre à son tour. Et votre famille se perpétuera ainsi jusqu’à la fin des siècles.

Elle songeait en effet à organiser un ordre de succession bizarre, faisant passer de main en main, dans une dynastie ininterrompue d’orphelines, le flambeau de la charité que la première elle avait reçu.

Mais voilà que tout cela s’enfuyait dans un passé qu’elle ne voyait déjà plus.

Tout disparaissait en présence de cette possibilité de vivre, d’aimer, qu’elle discutait encore âprement dans le trouble de sa conscience.

Avant de connaître Fabrice, elle languissait solitaire, comme une religieuse dans ses vœux ; mais c’est à peine si elle se souvenait de les avoir prononcés. La cause première s’effaçait peu à peu de ses souvenirs, se noyait dans les brumes déjà lointaines de son enfance.

Il lui restait de son malheur une mélancolie vague et une résolution farouche de garder son cœur. C’était tout.

Elle avait retrouvé le calme d’une vie chaste.

Cela surtout depuis que Robert ne se montrait plus. Car il l’avait poursuivie longtemps. Longtemps elle le trouva sur ses pas, suppliant ou menaçant, mais toujours obstinément épris.

Un jour, il y avait deux ans, elle sortait de l’église, il l’accosta et, rudement, lui saisit le bras.

— Écoute, Gatienne, je t’aime toujours. Veux-tu me pardonner, me recevoir ?

— Lâchez-moi.

— Une dernière fois, Gatienne ! J’ai pris une longue patience. Mais je ne suis pas à bout. Je te veux !

— J’appelle, dit-elle froidement.

Il la lâcha.

— C’est bien ; maintenant, vous pouvez vous marier.

Il la salua et s’éloigna en sifflant.

Elle ne l’avait plus revu. Elle l’oubliait.

Mais son amour pour Fabrice remua son être jusqu’en ces profondeurs où dormaient ses lointaines hontes.

C’est alors qu’elle se débattit. Après tout, était-ce juste que, victime d’un attentat, elle le fût encore d’un préjugé absurde ?

Quel mal avait-elle fait ?

Pourtant un effroi l’arrêtait : devait-elle tromper l’honnête homme qui la croyait pure ? Peut-être !…

Un vague sentiment d’égalité morale lui rappelant que l’homme n’est tenu, lui, à aucun aveu, elle pensait : Et pourquoi la femme ? La société l’ordonne ainsi : c’est sa loi. Une loi que l’homme a faite. Eh bien, si elle, la femme, repoussait ?

Quoi ! victime et flétrie ?

Lui est le voleur, et elle est l’infâme ?

Elle est dépouillée, et il faut qu’elle demande grâce ?

Elle porte le stigmate d’un crime qui n’est pas le sien, et elle en doit faire l’aveu sous peine d’indignité ?

Et la femme se résout à ces ignominies ? Elle souffre qu’on déchire ainsi les voiles où sa pudeur s’abrite ?

Eh ! n’a-t-elle pas le droit de se soustraire à ces hontes, de se défendre contre ces lâchetés, lorsqu’elle le fait dans la sincérité de sa conscience ?

Gatienne, livrée à la logique inflexible qui avait formé son jugement, sentait une volonté virile s’emparer d’elle et la relever de l’abaissement moral que les préjugés voulaient lui infliger.

Non, elle ne devait nul aveu à Fabrice, qui ne lui en devait aucun.

Avant de se connaître, existaient-ils l’un pour l’autre ? Elle ne se souvenait pas d’avoir vécu sans lui. Ils se rencontraient au milieu de la vie, ils s’aimaient, ils s’unissaient. De cette heure seulement datait leur devoir de sincérité réciproque.

Que venait faire là un passé où ils n’avaient pas marché ensemble ? et, dans ce passé, une heure d’angoisse ?

Non, elle ne dirait rien, car Fabrice la repousserait peut-être, et plutôt mourir ! Et s’il ne la repoussait pas ! Oh ! souiller de ce souvenir leur premier baiser ! Non, non, mieux valait renoncer à lui !

— Et je l’aime, pensait Gatienne, je l’aime à supporter toutes les tortures, à accepter tous les remords, mais avec lui, pour lui !…

Alors elle se levait, emportée par sa passion, et courait à grand’mère, prête à crier :

— J’accepte, appelez-le…

Soudain une confusion la prenait, un effroi qui la laissait glacée, presque inerte, sous les caresses épouvantées de la vieille fille.

Cette lutte se prolongeait. Elle n’avait pas reparu aux soirées d’Albert Powski, laissant un grand vide que l’on remplissait en s’entretenant d’elle.

Fabrice savourait là une douleur atroce.

Tous ces propos qui effleuraient la beauté, les talents, la noblesse de la jeune fille, lui semblaient des familiarités déplacées, des révélations blessantes. Dans son avidité jalouse, il eût volontiers pris comme une injure l’admiration enthousiaste qu’elle soulevait.

— Voyez-vous, disait-il à Albert, si je savais qu’elle eût encouragé seulement l’un de ces hommes, je ne sais pas ce que je ferais.

— Heureusement qu’elle les a tous évincés, répondit-il.

— Comme moi.

— Non, vous… Tenez, je connais Gatienne depuis cinq ou six ans : eh bien, je vous assure qu’elle vous aime.

— Elle me fuit !

— Poursuivez-la ! Il y a de la Diane antique dans cette fille. Je parierais qu’elle meurt de honte de s’être laissée surprendre. Ma femme l’a vue : elle est très changée, pâle, alanguie. La vieille grand’mère ne fait que pleurer.

Clotilde écoutait.

Elle le savait bien que Gatienne aimait son frère : cela se devine tout de suite, ces secrets-là. Mais il ne voulait pas la croire. Il restait dans son coin, à souffrir. À sa place, elle eût joliment brusqué les choses. Les hommes sont naïfs ; ils s’imaginent qu’on doit leur crier ça devant le monde.

Clotilde avait vu les Amants de Vérone ; elle pensait qu’une échelle et un balcon facilitent beaucoup les mariages.

Il y avait bien un balcon dans l’appartement de Gatienne, mais au cinquième, sur le square des Batignolles : c’était un peu haut, mais on pouvait supprimer l’échelle.

Elle arrangea dans sa tête qu’elle entraînerait Fabrice.

Ce mariage lui plaisait d’ailleurs. Clotilde, très femme malgré son âge et déjà passablement coquette, approuvait cette belle-sœur qui, beaucoup moins jeune qu’elle, n’offusquait pas ses prétentions. Elle l’aimait d’engouement ensuite. Et puis le talent de Gatienne attirait les hommes. On aurait un salon. Elle brillerait alors. Sa petite beauté blonde ferait des ravages ; on se tuerait un peu pour l’amour d’elle, jusqu’à ce qu’un mari… Et ces agréables choses-là n’arrivent jamais trop tôt.

— Non pas demain, aujourd’hui, dit-elle à son frère ; j’ai promis une visite à Gatienne, tu m’accompagnes, c’est tout simple. Allons, habille-toi, j’attends.

Elle appelait « attendre » un frétillement de toute sa personne, un va-et-vient impatient de ses talons pointus qui battaient la charge.

Enfin elle emmena Fabrice avec des haussements d’épaule de pitié.

Lui se sentait bête à la remorque de cette petite fille.

Il eût voulu s’en aller seul, un soir ; il y a moins de gêne et plus d’attendrissement dans une veillée au coin du feu, sous la lampe baissée. On cause lentement, le cœur s’ouvre.

Mademoiselle Prieur fit un cri en l’apercevant. Elle eut ce geste des vieilles femmes qui perdent la tête en se précipitant du salon à la cuisine et rapportant des braises pour allumer le feu.

On gelait en décembre. La salle à manger était surchauffée par un poêle ; mais on n’allumait au salon que lorsqu’une visite arrivait.

— Je vous en prie, protestait Clotilde, nous n’avons pas froid.

— Vous plaisantez, mademoiselle ! Ce sera fait tout de suite.

— Asseyez-vous, monsieur. Mille pardons. — Gatienne !…

La jeune fille entra.

On se salua rapidement. Déjà le salon s’emplissait de fumée sous le soufflet actif de mademoiselle Prieur, accroupie, la tête dans la cheminée.

— Grand’mère, il fume.

— Tu crois ?… Ce sera passé tout de suite. Ouvre la fenêtre.

Fabrice se précipita, heureux de cette occasion de se mouvoir.

Une bise aiguë s’engouffra, et Clotilde éternua très gentiment.

— Grand’mère !… supplia doucement Gatienne.

Mais le soufflet faisait rage dans les mains crispées de mademoiselle Prieur. Sous son halètement frénétique, les tisons luisaient, la flamme s’élançait, puis, repoussée par le vent, se rabattait hors de la cheminée, crachant des étincelles. Et la fumée sortait, blanche, épaisse, enveloppant et aveuglant la pauvre grand’mère exaspérée, qui, n’y voyant plus, soufflait éperdument dans les cendres.

— Si on l’éteignait ? proposa résolument Clotilde.

— Je vous assure qu’il ne fait pas froid, déclara sérieusement Fabrice.

Gatienne, confuse de voir pâlir et frissonner la petite blonde, l’emmena dans la salle à manger. En même temps, elle fuyait Fabrice, dont les regards l’interrogeaient. Lui s’assit, sur la prière de la vieille fille, dont il devinait l’émotion à travers les gestes affolés. Elle venait de se relever, courbaturée, et cahin-caha fermait la fenêtre. S’apercevant que Gatienne n’était plus là, elle l’appela d’un ton un peu rude.

Rien ne bougea. On entendait le susurrement de deux voix fraîches. Le jeune homme se pencha pour lui dire très bas :

— Je connais votre bienveillance, mademoiselle ; je vous remercie. Mais elle ?

— Gatienne n’a pas repoussé votre demande, monsieur ; et vous êtes le premier. Seulement elle ne se décide pas. J’ai bien du chagrin, allez !

Il lui prit les mains et les serra doucement dans les siennes.

Un éclat de rire perlé leur arriva : Clotilde s’amusait. Elle venait de faire une peur atroce à Gatienne, lui racontant que son frère avait de grands pistolets qu’il regardait depuis quelques jours d’un air terrible.

Alors mademoiselle Prieur l’entretint de Clotilde, cette mignonne poupée que Gatienne adorait.

Et Fabrice parla de sa mère, morte très jeune en mettant cette petite fille au monde ; de son père, qui l’avait suivie ; de lui, resté seul pour élever l’enfant ; et de leur fortune, deux cent mille francs, déposée en rentes sur l’État ; et des mille soucis de sa jeunesse qui l’avaient mûri trop vite peut-être ; car, à trente ans, il éprouvait les désespérances de l’homme dont la vie est finie. Cependant il n’avait point vécu ; sa jeune paternité détournait de lui les passions qui usent. Gatienne était son premier amour.

Il n’eût jamais aimé s’il ne l’eût pas aimée. Mais elle l’avait pris tout entier, avec tous les besoins de son être, avec toutes les tendresses passionnées de son esprit et de son cœur. Il ne pouvait plus vivre que par elle et pour elle. Si elle le repoussait, c’était fini…

On n’entendait plus rien dans la pièce à côté.

Depuis un instant, Clotilde avait attiré Gatienne à l’entrée du salon, et, la tenant par les deux mains, résolument, la contraignait d’écouter.

Comme pour fuir, la jeune fille rejetait son buste en arrière ; mais, appuyée de l’épaule au chambranle, elle s’y soutenait défaillante.

Les paroles qu’elle entendait l’écrasaient peu à peu. Elle se sentait fléchir. Ses volontés rudes s’émiettaient. Elle fit un effort cependant pour se raccrocher et lutter encore contre ce courant qui l’emportait. Ses joues se rosèrent, et elle tendit ses mains pour s’échapper.

À ce moment, Fabrice l’apercevait, et, croyant qu’elle venait à lui, il courut à elle.

Il la saisit à deux bras et l’étreignit comme s’il eût été seul.

Heureusement, dans ce coup de folie, la pensée du mariage disparut du cerveau délirant de Fabrice ; car déjà Gatienne se raidissait dans une dernière angoisse, prête à crier : « Je ne peux pas ! »

Tremblant d’amour, il approcha ses lèvres de l’oreille de la jeune fille et lui demanda avec toute son âme :

— Oh ! m’aimes-tu ?

Elle plia soudain, abandonnant son corps ; sa tête fléchit sur l’épaule de Fabrice, et, malgré elle, elle répondit frissonnante :

— Je t’aime !

Mademoiselle Prieur s’était levée, effarée, criant :

— Elle se trouve mal !

— Non, murmura Fabrice.

Cependant elle était si pâle, qu’on l’assit doucement. Elle ouvrait très grands ses yeux fixes.

— Je disais donc, déclara Clotilde installée sur les genoux de Gatienne et se renversant sur sa poitrine, que l’on se mariait dans quinze jours. N’est-ce pas, ma sœur ?

Gatienne eut un sourire d’extase et répondit tout haut en berçant Clotilde :

— Dans quinze jours !

Mademoiselle Prieur tremblait de tout son corps ; sa tête blanche s’agitait d’un mouvement rapide. Elle regarda Fabrice, muette, bouleversée.

Lui, comme s’il eût retrouvé soudain la folie de ses jeunes années, courut sur elle, tête baissée, se jeta à son cou, l’embrassa, la souleva, criant des choses absurdes.

Alors elle voulut rire, un bonheur trop grand s’étendit sur sa figure, dans ses yeux, sur ses lèvres.

Tout à coup, elle éclata en sanglots. Elle riait tout de même.

— C’est trop bête ! dit-elle en passant sur ses yeux le dos de sa main ; mais il faut que je pleure !…

Et, pour qu’on ne la vît pas pleurer, elle se sauva.


III


Il y avait précisément sur le même carré un petit appartement libre, dont la terrasse faisait retour sur la rue Brochant. Il communiquait par une porte condamnée à la chambre occupée par mademoiselle Prieur.

On ouvrit cette porte, et moins de quinze jours suffirent à installer dans ces trois pièces un vrai nid d’amoureux pour les futurs époux.

Chaque jour, on déballait quelque rare merveille expédiée par Fabrice, qui fouillait Paris en quête de bibelots précieux, d’étoffes d’une provenance lointaine, de tapisseries enlevées à grands frais de quelque bazar somptueux.

Il exhalait sa joie dans ces folies ruineuses.

Son horreur d’artiste pour la vulgarité des riches intérieurs bourgeois l’entraînait à des exagérations de fantaisie qui bouleversaient tous les sages projets d’installation de mademoiselle Prieur.

La vieille fille perdait l’esprit à regarder taillader, pour les ajuster au plafond, ces soies de la Chine où couraient, sur un fond d’or, les longues jambes des hérons bleus et nageait le ventre d’argent des hirondelles. Elle tâtait les portes disparues sous la robe authentique d’un pontife d’Asie où flambait un soleil, sous la nappe frissonnante de quelque immense plumage d’oiseau blanc dont la tête large, aux yeux de rubis, les pattes croisées et les ailes déployées décoraient le milieu du panneau.

Elle cherchait le mur à travers les arabesques d’or du vieux cuir de Cordoue. Cela renversait toutes ses idées de bonne femme économe et simple ; et elle secouait la tête, songeant aux enfants qui mettraient leurs petits poings rageurs dans ces curiosités coûteuses. Mais elle ne s’étonnait pas des extravagances de Fabrice. Elle-même se livrait à des folies inavouables. Le trousseau de Gatienne semblait destiné à une princesse. Il y avait des batistes, des broderies, des dentelles comme jamais « la fière créole » n’en offrit à sa clientèle du noble faubourg. La robe de noce était brodée à la main, satin sur faille pour le tablier, et la traîne en brocart, garnie de points d’Alençon.

La parure d’oranger, en fleurs naturelles, devait arriver de Nice le matin de la cérémonie.

Ces préparatifs ne durèrent que quinze jours ; mais il était temps que cela finît. La fièvre les tenait, grand’mère et Fabrice ; elle lui disait en riant :

— Nous nous ruinerons.

Au reste, tout cela marcha si vite, dans un tel tourbillon d’allées et de venues, de va-et-vient des marchands et des ouvriers, que Gatienne ne comprit rien à cette frénésie de luxe. Elle vivait, un rêve fantastique, dans les éblouissements du décor qui se préparait.

Elle n’eut le temps ni de se recueillir ni de se souvenir.

Depuis le premier baiser de Fabrice, elle ne s’appartenait plus, une existence nouvelle l’emportait, et elle se laissait aller, si lasse de ses longues luttes passées, qu’il y avait comme un endormement dans son abandon ; et, dans ce sommeil, le rêve brûlant de son amour.

Quand elle se trouvait seule, elle appelait à demi-voix :

— Fabrice !

Et ne comprenait pas elle-même que le frisson d’un nom sur les lèvres put donner des émotions si enivrantes.

Près de lui, elle était timide, avec des rougeurs, et se cachait quand il lui disait bas :

— Bientôt !

Une chose les ennuyait : le mariage à grand orchestre qu’on leur préparait. Ils auraient souhaité se faire bénir bien vite, dans un coin, et puis se sauver n’importe où, seuls.

Mais grand’mère, intraitable là-dessus, gourmandait ces façons modernes de comprendre la solennité de la cérémonie nuptiale, et elle entendait bien que la chose se passât selon les usages de la vieille et honnête bourgeoisie, depuis le dîner et le bal, jusqu’au coucher de la mariée.

Ils durent même renoncer au voyage de noces, qui faisait jeter des cris à mademoiselle Prieur.

— Par un froid pareil ! au mois de janvier, quand il gèle partout !…

— Mais pas en Italie, grand’mère !

— Tais-toi. Si vous voulez la tuer, Fabrice, vous n’avez que cela à faire. Attendez le printemps, et restez là bien tranquilles…

Elle n’osait pas ajouter :

— Sous mes yeux, dans mes jupes.

En réalité, elle demandait sa part de bonheur. Elle ne comprenait pas qu’on lui dérobât les joies qu’elle avait tant souhaitées. Son cœur éprouvait une curiosité tendre pour les familiarités amoureuses des nouveaux mariés. Elle voulait surprendre Gatienne heureuse dans les bras de son mari. Elle était vieille, après tout ; il lui restait peu de temps pour être grand’mère. On n’avait qu’à se dépêcher. Elle l’espérait bien d’ailleurs ; c’était sa malice ; il ne serait plus question de voyager alors, mais de coudre une layette.

Mon Dieu ! elle mourrait bien tranquille ensuite. Oh ! mais pas avant d’avoir vu le petit !


IV


Comme la noce entrait dans l’église Sainte-Marie des Batignolles, une marche triomphale éclata sur l’orgue. Albert Powski l’avait composée pour la circonstance ; il l’exécutait magistralement. L’église était à demi remplie. Le cortège nuptial passa entre deux haies de curieux et d’amis. Les têtes retournées se penchaient. Gatienne s’avançait lentement, si émue, que sa grande pâleur impressionnait. Le cordon de fleurs qui courait sur sa traîne, écrasé dans la voiture sous l’entassement des jupes, l’enveloppait d’une capiteuse odeur d’orangers fraîchement fleuris. Elle laissait sur ses traces le parfum troublant de sa couronne.

Clotilde, triomphante dans sa robe de satin bleu garnie de grèbe, se haussait derrière mademoiselle Prieur, qui tremblotait au bras de Fabrice.

Après Vanda, très grande et très belle, en polonaise du brocart vieil or, venait une longue file d’invités, les couples très espacés les uns des autres par les robes traînantes des femmes.

La messe commença, accompagnée de la secousse des chaises, du bruit de feuilles mortes de toutes ces étoffes remuées, des chuchotements que la critique des toilettes glissait parmi les curieuses.

Mais, au Kyrie, le silence se fit.

Là-haut, près des orgues, une voix puissante attaquait le chant sacré.

Un murmure courut :

— C’est Boudouresque, de l’Opéra.

Puis une rumeur s’éleva quand le chant fut terminé.

L’habitude d’applaudir mettait des bravos dans la retenue des gestes, dans l’échange à voix basse d’une admiration contenue.

On eût dit un coup de brise sous un bois.

Fabrice se pencha vers Gatienne.

— Oh ! que tu es belle ! oh ! que je t’aime !…

Elle inclina son front sur ses mains jointes, les yeux clos, extasiée.

Après la bénédiction, une jeune fille fit entendre le Salutaris.

Clotilde dit presque haut :

— C’est la musique de ma belle-sœur. Une surprise ; je l’ai copiée sans qu’elle s’en doutât.

Mademoiselle Prieur reconnut ce chant. Gatienne l’avait composé vers l’âge de dix-sept ans, au moment de ses grandes tristesses.

La mariée le reconnut aussi sans doute. Elle décroisa ses mains et y cacha son front.

La voix fraîche et un peu troublée de la chanteuse causa quelque étonnement. Dans cet hymne d’une inspiration tourmentée, les notes claires s’envolaient, se précipitaient très haut, plaintives. L’illusion venait, en face de l’autel, de quelque ange désespéré qui briserait ses ailes aux pierres de la voûte. Un silence suivit.

Immédiatement Albert Powski reprit l’orgue et, du coup d’une improvisation brillante, chassa le nuage de tristesse qui planait. Un ronflement éclatant comme une formidable fanfare roula sur tous les registres de l’instrument, mêlant les voix humaines, les hautbois, les cuivres et les tonnerres dans un allegretto gigantesque, beuglant de joie, crevant l’air d’harmonie.

Puis on parla haut, soulagé. On s’entassa dans la sacristie. Gatienne, timide, en dépit de ses vingt-cinq ans, rougissait aux félicitations de ses amis.

La foule des curieux stationnait maintenant devant la porte de l’église, pour voir mettre la mariée en voiture.

Elle sortit, les yeux baissés, souriante et confuse. Fabrice lui parlait bas.

Mademoiselle Prieur, peu dévote à son ordinaire, aujourd’hui, dans sa joie, remerciait tous les saints.

Près de sortir, elle se détourna à demi vers une chapelle, le bras levé pour se signer. Mais une secousse l’arrêta net, et elle murmura :

— Robert !

Debout, blême, un regard qui luisait, le jeune homme se dissimulait derrière un pilier.

Il s’effaça tout à fait.

Et la vieille demoiselle, au bout d’un instant, se persuada qu’elle avait mal vu.

On devait dîner, puis danser à l’hôtel du Louvre.

Les salons chauffés, illuminés, décorés de plantes et de fleurs, s’emplirent de femmes élégantes, la plupart inconnues à Gatienne. Leurs maris les accompagnaient : des agents de change, des banquiers, les relations de Fabrice.

À une heure du matin, un orchestre entraînant soulevait un tourbillon de jupes folles, tournoyant, la traîne flottante, découvrant de petits pieds chaussés de bijoux qui valsaient sur leurs pointes.

Mademoiselle Prieur, très digne, emmena Gatienne.

Dans la voiture, la mariée pleurait, exaspérée de cette cérémonie.

Mais, à soixante-quinze ans, on tient ferme aux anciens usages.

Gatienne eut beau dire, grand’mère dégrafa sa robe.

Puis, ce devoir rempli, elle se sauva et barricada la porte de sa chambre, qui communiquait avec celle des mariés. Son vieux cœur tout frissonnant prenait des peurs inconnues.

Fabrice ramena sa sœur, et, la jetant aux bras de la vieille fille, lui dit :

— Je vous en prends une, mais je vous en donne une autre.

Et il s’esquiva.

Clotilde était très heureuse ; elle héritait de la chambre de Gatienne.

Il y avait là une psyché où l’on se voyait de la tête aux pieds. Mademoiselle Prieur s’attendrit à regarder cette blondinette envahir ce nid, le couvrir de ses chiffons, l’emplir de son babil.

Elle oublia sa fatigue pour écouter le dénombrement des polkas et les déclarations des valseurs.

Elle vint border dans son lit la petite sœur de Gatienne et ne la quitta que lorsque la fillette endormie ne jasa plus.

Une inquiétude indéfinie la tourmentait, comme une répugnance à retourner chez elle. Le sommeil ne venait pas. Cependant trois heures sonnaient.

Elle rentra, posa son flambeau sur la cheminée, ranima le feu et se prit à tourner, rangeant autour d’elle, machinalement, pour s’occuper.

Tout à coup elle trouva sous ses doigts un paquet qu’elle avait posé avant le dîner sur un coin de la table, puis oublié ! C’était le courrier qu’on montait le soir ; des journaux, une lettre. Elle tâta, prit la lettre, déchira l’enveloppe et s’approcha de la lumière.

À la première ligne, elle tourna brusquement la page ; une signature : « Robert. »

Elle regarda l’enveloppe : « Madame Gatienne Dumont. »

Ce qu’elle avait lu l’épouvantait ; elle continua :

« Enfin, te voilà mariée, Gatienne ; je commençais à désespérer. Cette fois, tu es bien à moi. Ne dis pas non ; tu aimes trop ton mari pour cela. Je te tiens, folle et cruelle maîtresse ! C’est inutilement que tu te seras reprise après t’être donnée : je t’attendais là.

» Dans quelques jours, madame, j’aurai l’honneur de me faire présenter à M. Fabrice Dumont, dont, j’espère, grâce à vous, devenir l’un des meilleurs amis.

» Je t’adore.

» Robert de Lalande. »

Mademoiselle Prieur s’était accrochée d’une main à la cheminée ; mais ses doigts lâchèrent, elle ouvrit la bouche, sans un cri, et tomba raide sur le tapis.

Ses yeux dilatés regardaient en l’air ; sa face se tirait dans un désespoir terrible ; elle remuait les lèvres, s’efforçant de parler ; alors un léger râle lui venait. Elle resta immobile, paraissant songer. Bientôt sa bouche s’emplit d’écume, un filet de sang coulait sur son menton. Elle sentit que l’apoplexie arrivait. Des lueurs jaunes lui passaient devant les yeux. Ses doigts se crispèrent sur la lettre qu’elle tenait de sa main allongée près d’elle, du côté du feu.

Alors, avec ce qui lui restait de courage et de vie, la vieille femme entreprit une œuvre formidable : porter son bras inerte jusqu’au foyer et brûler la lettre.

Elle fit un mouvement pour se rouler vers le feu et retomba sur le dos, comme une masse. Des larmes suintèrent dans ses yeux déjà ternes. Cependant sa pensée dernière restait tenace : on ne devait pas trouver dans sa main le déshonneur de Gatienne.

Elle soufflait, étouffée par le sang qui montait : un sifflement passait dans sa gorge, plus sourd à chaque minute.

Tout à coup, elle eut cette convulsion de la mort qui soulève et se dressa à demi. Dans cet éclair, elle fit un geste, et ses bras se mirent en croix.

Elle était morte ; mais son poing était retombé en plein dans les flammes. Et la lettre brûlait. Puis le feu grésilla sa peau, tordit ses doigts, courut autour du poignet, gagna la manche, le bras, s’enroula autour de son épaule, atteignit ses cheveux blancs qui flambèrent, la couronnant d’une subite auréole, et, lentement, peu à peu, la dévora, dans le silence de la nuit qui s’achevait, tandis que, sous la porte de la chambre nuptiale, passait le frisson léger des soupirs.

Le lendemain, lorsque Gatienne, surprise du silence de grand’mère, entra, pensant l’éveiller, elle eut un cri d’horrible épouvante et s’abattit raide près du cadavre à demi consumé.

Les inquiétudes qu’elle donna ensuite, lorsqu’elle eut repris ses sens, effacèrent presque pour Fabrice et les amis de mademoiselle Prieur l’impression violente de cette mort cruelle. La secousse d’horreur qu’on avait ressentie d’abord devenait de l’effarement en présence du désespoir mortel de la jeune femme. Elle ne revenait à la vie que pour perdre la raison.

Après plusieurs jours d’angoisses inouïes, Fabrice prit une résolution brusque. Un matin, sa sœur et lui enlevèrent Gatienne ; on l’installa dans un coupé-lit. Et, lorsqu’elle s’éveilla de l’une de ces longues torpeurs pendant lesquelles on la croyait morte, ses yeux se fermèrent éblouis, puis se relevèrent et s’oublièrent longtemps dans une extase adoucie. La Méditerranée s’étendait molle et bleue jusqu’au bord d’un ciel pur qui la touchait à l’horizon. Un jeu de vagues neigeuses glissait à la surface.

Dans ce cadre élargi, plein de la solitude infinie de la mer, et d’où montait le bercement monotone de sa grande voix, Gatienne ne retrouvait plus la vision de son réveil de noces.

Le cauchemar qui étreignait son cerveau se fondait, se noyait, roulé dans les volutes sans fin de la vague, éparpillé dans la volée d’écume qui jaillissait de leurs masses entrechoquées.

Tel que Fabrice l’avait prévu, ce soudain changement d’air, de climat, d’habitudes visuelles surtout, produisit une réaction salutaire : l’apaisement d’abord, plus tard le calme précurseur de l’oubli.

Et ils restèrent cachés, pendant près d’une année, entre Cannes et Antibes, dans une baie presque déserte.

Puis on les vit à Nice, au moment des couches de Gatienne, qui mit au monde un fils.

Enfin ils rentrèrent à Paris. Leur fortune avait un peu souffert de cette existence oisive. Fabrice se remit au travail.


V


Quand le bateau-mouche quitte Saint-Cloud, descendant vers Suresnes, il suit d’abord la rive gauche, paraissant s’écarter à dessein d’une étroite baie à peine creusée dans le bord opposé. Un batelet s’y balance au passage du remous.

Au delà, une pelouse s’étend, vaste, trouée de rouge et de blanc par les massifs en fleurs. Au fond, une terrasse précède une maison basse, maquillée d’un embriquement épais, coiffée d’un toit avancé qui met une frange d’ombre jusqu’au bord des volets clos. Derrière, loin et sur les côtés, descendant jusqu’à la Seine, le parasol vert des marronniers, le rideau clair des ormes, le frisson des bouleaux blancs environnent l’habitation.

Ainsi brusquement entrevu du bateau qui file, cela apparaît comme un carré de clarté découpé dans le vert foncé des taillis.

En juillet, à la tombée du jour, ce petit coin lumineux s’anime.

Les fenêtres ouvrent leurs yeux bordés des bouquets blancs du rosier Pink. Sur la terrasse passent des femmes délicatement vêtues de robes claires et flottantes. Tandis que deux enfants, demi-nus dans leurs jupes écourtées, dégringolent sur la pelouse, trébuchants, et s’y roulent, leur ventre rose étalé dans l’herbe.

Une jeune servante déchaussée court avec eux, bruyante dans ses rires clairs, qui font se retourner sournoisement, dans l’allée qu’il ratisse, un garçon jardinier blond et rouge comme une fille.

Bientôt une grande et belle personne descend, d’un pas lent, qui traîne une mollesse heureuse, jusqu’à la grille qui sépare la pelouse du bord de l’eau. Elle ouvre la porte et s’appuie, le cou allongé, interrogeant à gauche le chemin désert. Puis elle remonte et s’assied à terre, renversée par les jeux d’une fillette qui fait de la voltige sur sa poitrine et menace de son pied levé le visage rayonnant de la jeune mère. Celle-ci ferme à demi les yeux et crie en la soutenant :

— Allons, Mimi, grimpe !

Mais Mimi rit trop fort ; elle vacille ; sa petite jambe s’en va en l’air, et elle roule dans ses jupes troussées, le nez perdu dans les dentelles du peignoir qui s’étale sur l’herbe.

À ce moment, la grille est ouverte, puis refermée d’une poussée rapide ; et la jeune femme qui se soulève est de nouveau renversée, la tête dans le gazon, couverte de baisers fous par le mari qui vient d’entrer.

C’est comme un réveil pour la maison entière. On sent que la vie ne commence réellement qu’à cette heure.

Un petit garçon accourt à fond de train sur le cheval de bois qu’il tire entre ses jambes et se jette sur le groupe, chevauchant encore. À une fenêtre, une jeune fille se penche et appelle :

— Fabrice, Gatienne, allons, venez dîner ; vous reprendrez cette conversation plus tard.

Elle fait une moue, s’étant coiffée et parée dans l’espoir que Fabrice amènerait quelqu’un avec lui. Tandis que, profitant de la tendre occupation de ses maîtres, la petite bonne s’est glissée vers la serre, où Jacques feint de ranger ses outils.

Mimi la cherche maintenant, appelant d’une voix d’oiseau :

— Matta !

— Attends, dit le petit garçon que ses quatre ans rendent résolu, je vais la trouver, moi. Je parie qu’elle mange les fraises.

À ces mots, Mimi, poussant des cris, se jette en avant les poings fermés, courant de travers.

Fabrice tient sa femme appuyée sur lui et raconte sa journée.

— C’est fini ; nous avons signé. Me voici chef de maison. C’est une grosse affaire, vois-tu. Toute notre fortune, celle de Clotilde, tout est là. Trois cent mille francs. Nous ouvrons notre banque : « Le Crédit général des rentiers. » Hein ! quel titre !… avec près d’un million. Nous avons enlevé au Crédit lyonnais une émission des mines aurifères de la Sibérie qui double notre mise de fonds. Et puis cela nous pose. Notre journal fera le reste. Je suis en relations avec toute la haute banque ; mon associé connaît comme sa poche le monde politique et diplomatique de l’Europe. Il va se produire un mouvement formidable sur la rente… Tu ne m’écoutes pas ?

— Si ; mais j’aurais préféré, il me semble…

— Quoi ? Mes huit mille francs d’appointements chez mon agent de change ?

— Et la tranquillité que nous n’aurons plus maintenant que te voilà lancé dans ces terribles affaires. Nous serons moins à nous, tu verras. Et, tiens, depuis que tu es là, tu n’as parlé encore que de rentes, de mines, de millions, et tu ne m’as seulement pas embrassée !…

— Oh ! la menteuse ! dit-il en se vengeant par une furie de baisers sur ses lèvres ouvertes dans un rire de malice heureuse.

Clotilde accourait avec le tapage de ses jupes, la chevelure flambante, la taille serrée, un peu rondelette pour ses vingt-deux ans.

— Les autres ont faim, dit-elle, plaisante à demi.

Fabrice se leva et mit sa femme debout. Puis, ses bras passés aux épaules de Gatienne et de Clotilde, il monta ainsi lentement vers la maison.

Au-devant d’eux venait Mimi triomphante, tirant par un bout de son tablier Matta, que Claude tirait en arrière par l’autre bout, la frappant d’une cravache imaginaire en criant :

— Hue !

Et Matta caracolait sur place, sautant sur ses pieds nus, tandis qu’un large rire montrait toute la ligne de ses blanches dents d’Italienne.

Le soleil couché envoyait encore de l’autre côté de l’eau des lueurs de braise. Un crépuscule ardent tombait sur ce coin de paradis, où tout flambait.

Quand le jardin fut désert, la face sournoise du jardinier pointa, ronde et cramoisie, entre deux touffes de lauriers d’Espagne. Il lorgnait la maison, le cou tendu, le regard friand.

Bientôt Matta parut, un peu troublée, regardant derrière elle. En deux sauts, elle l’eut rejoint. Et lui, se reculant, la fit avancer dans le fourré, sous les marronniers. Mais Matta se méfiait. Elle n’avait pas vagabondé jusqu’à douze ans dans les montagnes de l’Esterel, ramassant les fleurettes qu’elle vendait aux étrangers à Nice, sans apprendre, en fille précoce, pourquoi et comment enjôlent les garçons. Il est bien vrai que son tempérament faisait rage, et qu’elle avait au cœur une passion violente pour ce Normand de Jacques, gros et blanc et rouge comme ses pommes ; mais elle craignait trois choses : la sainte Vierge d’abord ; puis sa maîtresse, qui, voilà quatre ans, l’avait ramassée à Nice, toute malingre et misérable ; mais, par-dessus tout, elle redoutait les conséquences matérielles d’une faute : le bambinello, pensait Matta pour se tenir sage.

Aussi elle rabattait les entreprises traîtresses du Normand et lui disait, le brûlant de ses yeux d’amoureuse :

— Marions-nous avant.

— Je ne dis pas non ! faudra voir… après, répondait Jacques.

Cependant, ce soir-là, Matta, toute nerveuse, se défendait mal.

Elle lui dit même :

— Eh bien… jure-le !

Lui, très allumé, eut un beau mouvement ; il s’envoya un coup de poing dans la poitrine en s’écriant :

— Tiens, c’est juré !

Mais, au moment où il refermait ses bras sur elle, croyant la tenir, elle lui glissa des doigts et, faisant la Normande :

— Faudra voir, dit-elle moqueuse.

Puis elle détala dans une course effrontée qui montrait ses jambes nues, et disparut… mais dans le noir, au plus épais du bois.

Jacques, riant d’aise, la poursuivit. Des lumières passaient maintenant devant les fenêtres, en haut de la maison, avec l’ombre d’une femme qui allait et venait, lente, un fardeau dans les bras qu’elle balançait doucement. Mimi pleurait pour s’endormir. Alors Gatienne chanta ; c’était sa berceuse polonaise où Fabrice retrouvait la poignante émotion des premiers jours. Il s’avança sous la croisée, s’adossa à la banquette de la terrasse et acheva de fumer son cigare, regardant en l’air. Elle le savait là ; elle se penchait parfois, la voix adoucie qu’elle lui envoyait comme une caresse.

Les oiseaux, cachés tout près, avaient brusquement cessé leurs chants. Lorsqu’elle se taisait, cela faisait un grand silence. La nuit était si calme, qu’il entendait Gatienne poser le pied sur le tapis ; ce rythme le berçait aussi. Mimi geignait plus bas.

À travers les bouffées de fumée que Fabrice jetait devant lui, il suivait le jeu des ombres, pour deviner si l’on mettait la fillette au berceau.

Impatient comme un amoureux, il guettait le retour de sa femme, presque jaloux des enfants qui la lui prenaient à toute heure.

— Ah ! enfin ! disait-il chaque fois lorsqu’elle accourait, aussi avide que lui de se retrouver ensemble.

Il l’emportait.

C’était une joie toujours nouvelle pour eux d’être seuls, de se parler dans les yeux, de se posséder longuement dans une contemplation muette l’un de l’autre.

Gatienne était absolument belle à trente ans : une perfection de formes, que deux maternités n’avait point altérées, la divinisait pour la passion de Fabrice. Sans cesse il revenait à ces mots :

— Que tu es belle !… Mon Dieu ! c’est à devenir fou !

Alors elle embellissait, semblait-il, volontairement, par un effort de désir, afin que Fabrice fût encore plus heureux, trouvant plus de charme encore à sa beauté ; et elle le retenait ainsi dans une ivresse toujours grandissante.

Ce soir, une sérénité si limpide tombait des cieux clairs, que l’eau les attira. En face de la grille qui ouvrait sur le chemin de halage, une pente légère amenait à la yole. Fabrice la détacha, prit les rames ; Gatienne se coucha dans le bateau, à ses pieds, entre ses genoux écartés, appuyant sur l’un d’eux sa tête renversée pour le voir et pour qu’il pût voir, lui, filer le ciel et les étoiles dans les yeux qu’elle fixait sur lui.

Ils se laissèrent couler vers Suresnes, longeant le bord, afin d’éviter la rencontre des Hirondelles. Un demi-jour pâle venait de la lune largement épandue, très grosse au-dessus des coteaux de Saint-Cloud. La Seine, d’un bleu d’argent, charriait des flottées d’astres. Il disait :

— Ne t’inquiète pas : tout marchera à souhait. Cette banque, c’est la fortune. Je la voulais… pour toi.

Elle remua doucement les épaules, roula sa tête, le mordilla au bras, à travers la manche : elle jouait.

Il se penchait sur ses lèvres, la menaçant d’aller à la dérive.

Elle se pelotonna, bien sage ; il reprit :

— J’enrage quand tu vas en fiacre. Toi, ton élégance, ta délicatesse, ton parfum, dans ces boîtes puantes où gîtent les premiers couples venus ! C’est trop fort, vois-tu ! Tu ne sais pas ce que je souffre ! L’année prochaine, tu auras ton coupé… Tu me le prêteras, dis, quelquefois ?

Elle eut un rire heureux, et, se penchant hors de la barque :

— Tiens, je le veux comme cela, bleu, capitonné de boutons d’or.

Sa main pendait ; elle la retira vivement, secouant les gouttelettes qui lui restaient au bout des doigts.

— C’est bizarre, j’ai peur de l’eau. Pour l’avoir regardée glisser autour de moi, j’éprouve comme un vertige. Rentrons.

Il la ramena près de lui, inquiet, l’appuya sur sa poitrine.

— Tiens-moi comme cela, ne bouge pas.

Il retourna, ramant très vite.

À ce moment, le bateau-vapeur venait de Saint-Cloud : on eût dit qu’il dardait sur eux ses yeux rouges. Il passa, battant l’eau, secouant la petite yole, l’éclairant brusquement d’une rayée de lumière.

Sur le pont presque désert, un homme debout se courba et cria vers la yole :

— Bonsoir !

Gatienne eut un effarement ; elle serra ses bras autour de Fabrice et demanda, la voix basse :

— Qui donc a crié ?

— Je n’ai pas reconnu.

Puis, comme ils abordaient, Fabrice s’écria tout à coup :

— Tiens ! je le reconnais maintenant. Parbleu ! c’est lui.

— Qui ? dit-elle vivement.

— Mon associé.

— Lequel ? Tu m’as dit qu’ils étaient deux.

— Deux frères ; mais le plus jeune est aux Indes ; celui-là n’est associé que par ses capitaux.

Comme Gatienne l’écoutait, très attentive, il en profita pour lui redire les espérances de sa nouvelle entreprise.

Ils marchaient maintenant le long des allées, après avoir franchi la pelouse noyée de clartés.

Derrière la maison s’achevait une idylle : Matta escaladait une fenêtre basse pour rentrer avant madame, et sans être aperçue. Elle couchait dans un cabinet, près des enfants.

Jacques aidait à l’ascension, très familier dans ce service.

Il la pinçait, elle le bourrait de coups de pied tendres. Tous les deux riaient bas, se regardant, pleins de plaisir.

Quand elle fut rentrée, lui qui logeait hors de la maison, s’éloignait.

Elle le rappela d’un Psst ! et lui dit, la voix pleurante :

— Surtout, Jacques, n’oublie pas ce que tu m’as juré ! Je serai ta femme, hein ?

— Faudra voir, répondit-il riant faux.

Et le Normand s’en alla, se dandinant, les mains dans ses poches.

— Il est tard, chérie, disait amoureusement Fabrice, viens !

Il l’embrassait derrière le cou : Gatienne se défendait, se renversant frissonnante.

Ainsi tournée, la face au ciel, elle murmura sa prière habituelle.

— Mon Dieu, que je suis heureuse !

— Oh ! que je t’aime d’être heureuse ! Viens, sauvons-nous…

Elle mettait le pied sur la porte, lorsque le vapeur qui revenait de Suresnes passa, sifflant raide. Gatienne se retourna, comme poussée, et regarda inquiète l’envolée de fumée noire :

— Tu ne m’as pas dit le nom de ton associé.

— Vraiment ? C’est Robert de Lalande.


VI


Un matin, vers dix heures, Clotilde débarquait à la gare Montparnasse, accompagnée de Matta.

— Amenez-moi une voiture découverte, dit-elle à la jeune servante.

Alors elles s’installèrent, Matta avec une gravité inaccoutumée, tandis que sa maîtresse se renversait le buste provocant, l’ombrelle haute, découvrant sa tête de poupée parisienne.

Rose, blonde, frisée, un grand chapeau noir retroussé à gauche, le voile au bout du nez, une fleur à sa cravate, elle faisait se retourner les passants, qu’elle piquait d’un coup d’œil oblique.

Une impatience l’agitait ; au moindre arrêt du fiacre, elle se redressait et jetait au cocher :

— Allons, allons !

Vers le milieu de l’avenue de l’Opéra, elle dit :

— C’est là.

Et sauta à terre.

L’Italienne la regarda s’éloigner seule et fit de la tête un signe apitoyé : elle croyait comprendre.

Pourtant, quand elle leva les yeux sur la maison où Clotilde venait d’entrer, elle lut, gravé en lettres d’or sur une longue plaque de marbre noir, ce titre qu’elle reconnut :

Crédit général des Rentiers.

À l’entresol, ces mots se retrouvaient sur le cuivre tout flambant neuf, accrochés à l’un des battants d’une double porte, avec, au-dessous, l’inévitable « Tournez le bouton, s. v. p. »

Clotilde entra.

En face d’elle, une grille divisée en compartiments et ornée de guichets surmontés d’indications diverses : Caisse, Ordres de bourse, Contentieux, Renseignements. Derrière chaque trou béant, un employé aperçu de profil, dos rond, tête chauve, ou chevelure épaisse et noire. Elle passa une rapide revue, devint sérieuse avec un air dédaigneux et chercha au delà.

Alors elle aperçut, à l’un des bouts de cette sorte de couloir, deux portes contiguës avec ce double écriteau : Administrateur, Directeur, et se dirigea par là, résolument, traînant un bruit de jupes.

On parlait dans le cabinet du directeur ; elle reconnut la voix de Fabrice et frappa à l’autre porte.

— Entrez !

Elle ramassa sa robe et se précipita d’un petit air étourdi, riant, et d’une voix flûtée :

— Me voilà !

Puis elle fit un cri et lâcha sa traîne, demeurant immobile, comme saisie de confusion. Elle murmurait qu’elle s’était trompée, croyant entrer chez son frère, tandis que Robert de Lalande la regardait curieusement, avec ce rire muet et sensuel qui interroge les femmes et fait se troubler celles qui sont passionnées. Il se leva et vint à elle sans la quitter du regard. Alors elle fut prise d’un embarras réel.

Il la fit asseoir : M. Dumont était occupé ; si elle voulait bien attendre quelques instants, il serait heureux, très heureux de cette circonstance… Elle le remerciait, rougissait, lui jetait de rapides coups d’œil qu’il provoquait par des questions réitérées.

Se plaisait-elle à la campagne ? Quelles étaient ses lectures ? Quels théâtres fréquentait-elle ?

Et il se penchait de son côté, familier, l’œil allumé.

Clotilde pensait :

— Il est charmant, et je le tiens.

Elle devint poétique et parla des nuits étoilées, des soirées rêveuses ; puis, minaudant :

— Vous verra-t-on à Saint-Cloud ?

Il baissa la voix :

— J’irai… maintenant.

— Tiens ! tu es là ? s’écria Fabrice entré brusquement, des papiers dans les mains.

Il fit signe à Clotilde de passer chez lui et communiqua à son associé des lettres importantes. Le mouvement des affaires avait favorisé l’ouverture de cette banque nouvelle ; l’offre et la demande suivaient une marche rapidement ascensionnelle, les clients affluaient. Clotilde, seule dans le bureau de son frère, arrêtée devant la glace de la cheminée, souriait à sa beauté conquérante. Elle s’envoyait d’irrésistibles flèches de regard, tournant à demi la tête pour les mieux affiler dans l’angle aigu de la paupière.

Indifférente à ce qui l’entourait, on ne se serait pas douté qu’elle avait donné pour prétexte à cette visite matinale sa curiosité de cette installation.

Le mobilier classique, luisant dans son vernis neuf, la basane mordorée des sièges, le tapis d’Orient, le bronze qui portait le cadran de la cheminée l’inquiétaient moins que le collier de poils bruns ondés de tons roux qui encadrait le visage attrayant de Robert.

Elle se rappelait avec une complaisance croissante la tournure encore svelte du jeune homme, en dépit des trente-sept ans dont on l’accusait, sa main fine et ce sourire de la bouche et des yeux qui éveillait en elle des sensualités troublantes.

Une fois encore, elle trouvait sur son chemin quelqu’un dont elle ferait volontiers son mari. Quelle malechance pourrait bien lui enlever celui-là ?

Ne semblait-il pas qu’en devenant l’associé de Fabrice, il eût marqué sa prédestination pour un rôle plus intime ? Il ne fallait que se plaire pour en arriver là.

C’est de quoi elle avait tenu à s’assurer. Maintenant les choses iraient toutes seules.

Elle s’installa sur un divan, cambrée par le coussin qu’elle poussa derrière elle, les pieds croisés, et tenant par chaque bout son ombrelle qu’elle balançait en travers sur ses genoux.

— Tu t’impatientes ? demanda Fabrice, qui referma vivement la porte, et, s’asseyant près de sa sœur, il ajouta tout bas :

— Eh bien, comment trouves-tu tout cela ?

— Bien ! Sais-tu qu’il est charmant, M. de Lalande ?

— J’y ai pensé, répliqua Fabrice souriant.

Elle nia de la tête.

Clotilde s’en prenait à son frère si elle n’était point mariée.

— Un jaloux, disait-elle, qui n’amenait jamais un homme chez lui.

Quand elle le querellait à ce sujet, il lui reprochait les prétendants que sa coquetterie maladroite avait effarouchés.

Il ne souhaitait rien tant que de la voir mariée.

Il s’apitoyait sur elle : ce témoin, envieux peut-être de son bonheur, le gênait.

Réellement, il avait songé à Robert.

— C’est pourquoi tu ne l’as pas encore présenté, riposta Clotilde.

— C’est vrai, dit-il embarrassé ; Gatienne est souffrante, elle est nerveuse ; je crois qu’elle s’inquiète de notre entreprise plus encore qu’elle ne le dit. Elle en garde comme une rancune à Robert, qui m’a, en effet, entraîné avec lui. Chaque fois que j’ai parlé de le recevoir, elle m’a paru plus tourmentée. Chère femme ! elle a peur pour notre avenir à tous, vois-tu.

Clotilde eut un geste impatient.

— Bien ; mais dois-je porter la peine de ses inquiétudes ? Vous oubliez trop, l’un et l’autre, que je vis enfermée dans votre égoïsme, sans avoir vos raisons…

— Petite sœur !

— Tiens, Fabrice, brusquons les choses. Penses-tu que ce jeune homme soit un parti pour moi ? Eh bien, il me plaît, et… je lui plais.

— Déjà ?

Elle riposta blessée :

— Il t’a fallu moins de temps pour t’éprendre de Gatienne. Il est vrai que ses charmes…

— Tais-toi, méchante !

Il l’embrassa pour l’apaiser, mais elle se raidissait, colère.

Alors il dit avec un soupir :

— Eh bien, voyons, si j’invitais Robert pour demain, serais-tu contente ? C’est dimanche : il dînera.

Elle sourit sans répondre. Il reprit :

— C’est entendu.

Puis, le visage inquiet :

— Tu en parleras à Gatienne aujourd’hui, tu lui diras nos intentions…

— Et je vais faire des emplettes en conséquence, dit-elle se levant, rayonnante.

Comme il la reconduisait, ils rencontrèrent Robert, posté près d’un guichet et paraissant guetter cette sortie.

Clotilde, se tournant à demi, lança à son frère un rapide coup d’œil de triomphe. Puis elle passa souriante, droite, les coudes à la taille, berçant ses hanches. Quand elle fut seule dans l’escalier, sa joie éclata en un rire étouffé ; elle répétait :

— Madame de Lalande !

Et elle sauta gaiement les dernières marches.

Sur le trottoir, elle s’arrêta surprise, la voiture attendait ; mais Matta avait disparu.

À droite et à gauche, les petites boutiques, tout en étalage, provisoirement nichées sur la façade des grands magasins inoccupés et inachevés, attiraient les passants par la réclame bruyante des vendeurs. L’un soufflait dans les ocarinas, l’autre dans le cor des Alpes ; celui-ci battait des œufs avec une mécanique nouvelle, celui-là raclait des légumes avec un fer-blanc découpé. Plus loin s’étalaient la lithographie à bon marché, les aquarelles grossières, les photographies à un sou, le bijou de Paris à vingt-cinq centimes, le jouet nouveau, bonshommes valsant sur un pied au commandement de la ficelle. Puis la mercerie de rebut, les cravates rouges et bleues, à pois multicolores, étalées avec cet art si parisien qui donne un aspect attirant aux plus vulgaires défroques.

À ce dernier bazar, Clotilde aperçut Matta, la tête penchée, admirant un superbe chiffon écarlate que le marchand élevait et abaissait devant elle, lui en faisant admirer les reflets, et d’une voix qui prenait les passants à l’autre bord de la chaussée :

— Vingt-neuf sous ! Profitez de l’occasion pour offrir un cadeau à votre amoureux, mademoiselle. C’est tout soie ! En magasin, cela vaut trois francs cinquante. À vingt-neuf sous l’étalage, choisissez !…

Matta allongea la main.

À ce moment, Clotilde lui touchait l’épaule.

— Que faites-vous là ? Ne voyez-vous pas que c’est pour homme ? Venez tout de suite.

Puis elle se retourna prestement et rejoignit sa voiture.

Matta la rattrapa en courant, la poche gonflée, plus rouge que la cravate qu’elle emportait.

Deux heures plus tard, elles rentraient à Saint-Cloud, suivies d’un bagage considérable : les provisions du lendemain. Petits fours de Guillout, plissés de dentelle, pâtés de Julien, fard de Ninon, crevettes et poudre de riz, langoustes et bas de soie brodés avec jarretières tissées d’or, à tout événement.

À cette heure brûlante du jour, les bébés dormaient presque nus, étendus, béants, suants et roses, sous les rideaux bien tirés où se collaient les mouches.

Gatienne regardait de leur côté, l’œil fixe, la tête soulevée par ses mains croisées.

Elle s’était jetée sur son lit, la robe défaite, la poitrine découverte qui respirait lourdement, s’abandonnant dans la solitude et le silence à l’épouvante qui la tenait : Robert l’associé de Fabrice !

Depuis un mois, l’ivresse de son bonheur s’était dissipée.

Maintenant son cœur oppressé avait retrouvé ses angoisses. Des rougeurs subites lui venaient, et des palpitations folles, depuis cette catastrophe, qu’elle attribuait cependant à un hasard funeste. La pensée de ce rapprochement, de cette union d’intérêts et d’amitié qui existait désormais entre son mari et… cet homme, la frappait à chaque instant d’un coup de poignant désespoir.

Elle défaillait d’horreur de se sentir condamnée à l’intimité que cette situation allait amener entre eux tous.

Le mensonge, la dissimulation lui étaient imposés.

Elle devrait tromper Fabrice tous les jours de sa vie, dans toutes ses pensées, dans ses troubles, dans ses larmes. Il lui semblait qu’elle l’avilissait, et cependant il ne lui restait que ce choix : le tromper ou le perdre.

Comme à l’heure de son mariage, la lutte recommençait entre sa conscience et sa passion, plus âpre et violente maintenant que toute sa chair criait après la possession éternelle de l’être aimé.

Alors elle se redressait farouche.

— Certes, elle aurait du courage ; son visage de marbre ne trahirait rien ; elle regarderait en face celui qu’elle avait maudit. Qu’importe le dégoût de son cœur et son intime honte ? Fabrice, heureux toujours, lui garderait son ineffable adoration.

Mais, quand Fabrice lui disait :

— Il faut pourtant que nous recevions Robert !

Une faiblesse lui courait par tout le corps, à croire qu’elle allait mourir ; et elle répondait :

— Attendons.

Seule, elle essayait de s’habituer à cette vue ; elle tendait son regard, les dents serrées, et restait des heures immobile, retenant ses frissons, s’étudiant à ne rougir ni pâlir.

Clotilde entra comme un tourbillon dans la chambre de Gatienne et vint s’abattre sur le lit.

— Eh bien, dit-elle essoufflée, j’ai vu. C’est superbe. Mais que je vous dise tout de suite le plus beau. C’est… devinez…

Elle se renversa, prise d’un rire.

— C’est Robert de Lalande ! Un type, ma chère, une séduction. Vous verrez cela, il vient demain.

— Demain ?

Gatienne s’était redressée, les yeux fixés, terribles, sur la jeune fille, qui se roulait follement en travers de ses genoux et continuait :

— Il est élégant, bien fait, l’œil brun avec des reflets d’or, un sourire ! En dix minutes, j’ai fait sa conquête. Fabrice vous contera nos projets ; car, cette fois…

Elle se leva soudain, toute sérieuse :

— Cette fois, ma sœur, je vous promets d’être sage. Si je perdais Robert, je ne m’en consolerais pas. Vous me verrez demain : une Agnès ! Il dîne, vous savez ?

Ah !

Gatienne se coucha nonchalante et toucha son front.

— Je crains bien d’avoir la migraine.

Clolilde sauta.

— Ah ! non, par exemple, vous ne ferez pas cela. Vous fâcheriez mon frère à la fin ! Il se désole de vos refus à recevoir son associé ? Croyez-vous qu’il ne comprenne pas que votre prétendue souffrance pour écarter Robert n’est que de la rancune ? Et vous avez tort : cette entreprise s’annonce très bien. Vous verrez que ce jeune homme aura été notre bon génie. Il a l’air si charmant, si loyal ! Fabrice l’aime pour tout de bon. Ne le contrariez pas.

Il semblait à Gatienne que son cœur cessait de battre. Quoi ! déjà Fabrice avait deviné sa haine ?

Elle rouvrit les yeux, et, souriant à la jeune fille :

— Vous avez raison ; je m’efforcerai d’être bien portante demain.

Mais Clotilde la regardait, suivant une pensée nouvelle : était-ce prudent de montrer Gatienne à Robert avant d’être sûre de lui ? Elle se souvenait d’un prétendant qu’elle ne revit plus après une soirée où Gatienne, très belle, avait chanté.

— Mon Dieu, dit-elle d’un ton apitoyé, il ne faut pas vous contraindre. Après tout, je puis vous remplacer. Si vous êtes malade, il est bien naturel que vous restiez chez vous : nous ferons, mon frère et moi, les honneurs du logis…

— Non, non, dit résolument Gatienne, Fabrice s’inquiéterait.

Clotilde mordillait ses ongles, dépitée maintenant, et l’œil attaché sur Gatienne, dont le visage se rosait sous l’effort des pensées.

La jeune fille se leva maussade et quitta l’appartement.

Elle revint tout à coup, et passa la tête dans l’entre-bâillement de la porte :

— Dites donc, fit-elle la voix troublée, quelle robe mettrez-vous demain ?

Elle ajouta très vite, soulignant l’intention :

— Moi, vous comprenez, il est indispensable que je sois vêtue de blanc avec des roses. Mais vous !…

Il y eut un silence. La jeune femme pressentait les regards de Robert s’égarant sur elle.

Elle ramena son peignoir sur sa poitrine nue d’un geste effrayé et répondit sourdement :

— Une robe noire.


vii


Il était quatre heures quand Robert de Lalande, qui venait de quitter le bateau à Saint-Cloud, traversa le pont et prit à gauche le chemin de halage. Il marchait lentement, le visage troublé, battant les herbes du bout de son ombrelle doublée de vert, qu’il oubliait d’ouvrir. Cependant une chaleur de fournaise l’enveloppait et le brûlait sous les ardeurs d’un ciel embrasé. La blancheur du chemin entre les herbes poudreuses et l’éclat mouvant de la Seine, qui semblait rouler de l’or fluide, emplissaient son regard de clartés aveuglantes.

Il essuya son front et demeura un instant planté, la face au soleil, comme insensible à ce flamboiement.

Puis il se dirigea, d’un pas encore ralenti, vers l’habitation de Gatienne. Dès qu’il fut en vue, près de l’enceinte grillée, son attitude se modifia ; il prit l’allure d’un étranger à la recherche d’un logis inconnu, et, d’un œil perçant, il sonda la profondeur des allées, fouilla les côtés sombres, parcourut rapidement les fenêtres closes. Pas un bruit ne venait de ce coin verdoyant et fleuri, où tout semblait dormir.

II hésita près de la porte entr’ouverte. La chaîne de la sonnerie pendait. Il ne la toucha pas, mais poussa doucement le battant, qui s’écarta sans bruit, et il entra.

À gauche commençait une allée couverte, formée par des ormes à la cime entrelacée ; Robert s’y engagea. Son pas discret, étouffé par le gazon, n’éveilla même pas les oiseaux engourdis dans une paix lourde.

Il avançait, respirant mal et retenant son souffle, raide et correct, prêt au salut souriant, mais l’oreille tendue et la paupière battante dans la crainte ou le désir d’une vision. Soudain il fut cloué au sol : on riait bas près de lui. Une voix fraîche retenait de petits rires très doux. Un murmure plus sonore vint s’y mêler, et, au bout d’un court silence, le bruit éclatant d’un baiser large sonna hardiment.

Les yeux de Robert, agrandis, se posaient, fixes et durs, sur un pavillon de feuillage creusé dans la haie des ormes, fermé de tous côtés, à l’exception d’une baie ouverte sur l’allée. De sa cime arrondie pendait la frange des plantes grimpantes. Il était arrêté à quelques pas de cette porte, devant laquelle il allait passer.

Ses traits tirés avaient perdu leur expression apprêtée : une fureur haineuse les blêmissait. Il eut un frisson de colère silencieuse. Puis ses poings crispés se détendirent, en même temps qu’un sourire terrible découvrit ses dents serrées.

De son même pas calme, il continua d’avancer et passa devant le pavillon sans tourner la tête.

Mais un cri vif partit de là, en même temps que le brusque envolement d’une femme surprise.

— Elle riait, pensait Robert ; elle sait que je viens, et elle riait ! Cela va être très gai, dit-il en montant d’un air dégagé les marches du perron.

À ce moment, une fenêtre s’ouvrit, et une tête blonde se pencha dans une attitude maniérée ; tandis qu’à l’autre bout de la maison un store à peine soulevé retombait doucement sous la main tremblante de Gatienne.

Robert frappait.

Derrière la maison, Jacques et Matta, arrivés en courant, s’envoyaient de mutuelles bourrades à qui ne passerait pas le premier pour aller ouvrir, tous les deux, suants et soufflants, rouges à mourir.

— Vas-y donc !

— Mais va toi-même, ripostait Matta, la voix basse, montrant d’un geste expressif son chignon pendant et son corsage défait.

Clotilde, sautant comme une fillette toutes les marches de l’escalier, vint ouvrir elle-même, en s’excusant sur la négligence de « ses gens ».

Puis elle introduisit le visiteur, qu’elle mit réellement en gaieté par son babil affecté de petite fille, ses prétentions naïves et sa toilette de pensionnaire, blanche et bleue, avec un bouquet de roses à la ceinture.

Comme Fabrice entrait, Robert venait de serrer les doigts de Clotilde, en lui ramassant son éventail. Il feignit d’écarter vivement sa chaise : Fabrice sourit. Clotilde crut devoir s’enfuir pour cacher sa confusion.

Mais elle rentrait peu après, jouant à la mère de famille : elle avait lu Werther. Une serviette à la main, elle essayait de débarbouiller Claude, qui, ne comprenant rien à cette cérémonie, la repoussait, gesticulant des coudes, le nez collé sur sa tartine.

— Mon fils, dit orgueilleusement Fabrice en l’attirant sous les yeux de Robert.

— Il est superbe ! murmura celui-ci.

Claude ressemblait absolument à sa mère ; Fabrice en fit la remarque.

— N’aurai-je pas l’honneur de voir madame Dumont ? reprit Robert.

— Elle descend.

— Certainement, j’irai, se répétait Gatienne marchant à pas fiévreux dans sa chambre.

Puis elle s’arrêtait devant une glace, effrayée de l’expression folle de son regard.

— J’irai… quand ma fille sera réveillée. Je l’ai dit à Fabrice : je ne peux pas la laisser seule. Matta n’est pas là !

Mimi ouvrit les yeux, écarta ses rideaux et regarda aller et venir sa mère, toute raide dans une longue robe noire serrée au cou. Pas un bijou, pas une dentelle blanche aux poignets. Des guipures noires tombaient sur la main, montaient ruchées, cachant la nuque. Ses larges bandeaux sombres voilaient à demi son front.

Elle prit sa fille dans ses bras, s’en couvrit la poitrine et descendit.

— Ma femme ! avait murmuré Fabrice.

Puis, se levant, il présenta Robert.

Elle était entrée souriante, marchant lentement, le regard clair et un peu vague.

Robert la trouva hautaine : elle portait son enfant avec trop d’orgueil. Il fit un léger cri de surprise ; puis, se penchant, il mit ses yeux dans les yeux de Gatienne.

— Je ne me trompe pas ! C’est mademoiselle Prieur que je retrouve ici !…

— En effet, répondit Fabrice, qui, lui aussi, regardait sa femme.

— Vous ne me reconnaissez pas ? reprit Robert avec un sourire aigu.

Gatienne s’était reculée ; elle remuait négativement la tête, brûlant Robert de son regard indigné.

Celui-ci prit un air enjoué :

— Comme les petites filles ont peu de mémoire ! car vous n’aviez guère plus de seize ans alors. Rappelez-vous le quai des Augustins, les fêtes de grand’mère et vos deux camarades, Robert et Alban…

Gatienne sentait courir sur elle le regard de Fabrice.

— Je me souviens, dit-elle lentement.

Puis son visage prit une expression désespérée ; sa voix toute vibrante de larmes s’éteignait.

— Mon mari vous dira que, depuis l’accident terrible arrivé à grand’mère, j’ai dû, pour ma raison, chasser les souvenirs qui me la rappelaient. Excusez-moi, je vous avais oublié…

Fabrice, lui ôtant rapidement l’enfant des bras, l’étreignit, lui coucha de la main la tête sur son épaule. En même temps, d’un signe, il disait à Robert de ne pas répondre. Celui-ci, les yeux fixés sur ce couple enlacé, muet et froid, regardait pleurer Gatienne.

Clotilde, dépitée de l’inattention de Robert, pianotait de ses doigts impatients sur le dossier d’un fauteuil.

Ce tapotement remplit un moment le silence ; puis Mimi éclata tout à coup en sanglots.

Gatienne se redressa, balbutia quelques excuses et s’occupa de l’enfant.

Le résultat de cet incident fut une gêne assombrie qui régna jusqu’au dîner.

Puis les efforts de Fabrice, très affable et naturellement rieur, ramenèrent un enjouement qui sembla partagé par tout le monde.

Robert, ayant remarqué le soin que prenait Gatienne d’écarter de lui les enfants, s’appliqua à les attirer et y parvint. Au dessert, Claude à cheval sur l’un de ses genoux et Mimi assise sur l’autre mangeaient des noisettes dans son assiette.

Au bout d’un instant, tous les trois se tutoyaient. Et Fabrice plaisantait Robert sur ses dispositions pour la paternité. Clotilde, qui venait de rencontrer sous la table un pied quelque peu hardi, rougit si violemment, qu’elle ne remarqua pas la grande pâleur de Gatienne.

La jeune femme écoutait parler Robert, dont les paroles prenaient pour elle un sens poignant.

— Ô la petite coquette, disait-il à Mimi, elle porte son gâteau jusqu’à mes lèvres, et j’y ai à peine goûté qu’elle le retire avec malice. Savez-vous, mademoiselle, que c’est me donner l’envie de le croquer tout entier, et vous aussi par-dessus le marché ?

— Tu n’en auras plus, monsieur ; c’est pour papa, maintenant.

— Encore pour papa ?

Et il riait très fort :

— Oh ! que c’est laid, une demoiselle qui partage ainsi ses faveurs ! Je le tuerai, moi, ton vilain papa ; je suis jaloux…

Et son regard, tout mouillé de rire, frappa comme un éclair le regard épouvanté de Gatienne.

La nuit était venue, on descendit sur la pelouse.

La chaleur restait accablante, sans un souffle d’air : de gros nuages bas voilaient à demi le ciel ; on suffoquait.

— Nous serions mieux sur l’eau, dit Clotilde à son frère ; si tu nous promenais ?

On attendit le retour de Gatienne, qui couchait les enfants.

Au moment d’embarquer, Fabrice se souvint.

— Non, dit-il à sa femme, tu ne viendras pas. Tu as peur. Aujourd’hui surtout, tu es toute nerveuse. Reste ; attends-nous.

Elle obéissait bien volontiers et remontait déjà le talus, lorsque Robert déclara qu’il allait demeurer pour lui tenir compagnie.

Alors, d’un geste vif, elle se rapprocha de la barque, prête à s’y élancer.

— Je ne veux pas vous priver de cette promenade, dit-elle. Je vous suis.

Fabrice la repoussa, inquiet, de sa voix troublée ; ses mains, qu’il tenait, étaient moites et tremblaient.

— Tu resteras, dit-il avec autorité, ou nous resterons tous.

— Cela vaudrait mieux, murmura Clotilde vexée, qui déjà se levait pour suivre Gatienne.

Mais Robert, d’un air obligeant, détacha la yole et la poussa du pied en disant :

— Bonne promenade !

Une seconde, il les regarda filer ; puis, se retournant, il vint à Gatienne, demeurée immobile d’effroi sur la berge, et lui offrit cérémonieusement le bras.

Elle leva lentement la main qu’elle posa sur sa manche, sans qu’il en sentît le poids.

Il ne dit rien, lui fit de nouveau franchir la grille et la conduisit à un banc rustique adossé non loin de l’entrée, à la muraille verte de l’allée d’ormes.

Elle se sentait à la merci de Robert ; elle ne pouvait plus le fuir ; elle devait l’entendre.

Le pressentiment de quelque épouvantable menace lui pressait horriblement le cœur. Mais elle ne songeait qu’à Fabrice, dont Robert avait dit en jouant : « Je suis jaloux, je le tuerai. » Dans la frayeur de cette vengeance, elle s’oubliait.

— Sais-tu que tu es toujours belle ? lui dit-il tout à coup.

Elle eut un grand frisson et cria, se renversant comme s’il l’eût touchée.

Il restait debout devant elle, grandi par son ombre qui s’allongeait sur la blancheur de l’allée, la regardant de haut, en maître. Il eut un rire mauvais :

— Je te fais peur ?

Gatienne joignit ses mains et, les soulevant, prononça, la voix perdue :

— Je vous en supplie, ne me dites pas « toi ! »

— Je t’aime, répondit-il avec force.

Elle balbutia, regardant autour d’elle :

— Taisez-vous ! Mon mari, mes enfants… respectez-moi…

— Ton mari ? C’est moi. Tu sais bien que tu m’appartiens ? L’autre, c’est ton amant : tu l’aimes, je le tuerai.

Elle se mit debout d’un geste et marcha sur lui.

— Moi auparavant, n’est-ce pas ? Tuez-moi donc tout de suite, et que cela finisse.

— Oh ! dit-il, tu te trompes ! Ce n’est pas cela qu’il me faut.

Il essaya de l’attirer à lui ; elle se débattit brutalement, le repoussant du poing dans la poitrine.

Il avait les dents serrées de rage.

— Ce que je veux, dit-il, c’est toi. Si tu me repousses, j’apprendrai la vérité à Fabrice.

Elle fit un cri d’épouvante et gémit sourdement :

— Fabrice !

Il reprit :

— Je lui dirai ton crime, afin qu’il te chasse comme tu m’as chassé, qu’il t’arrache tes enfants et qu’il te maudisse pour l’avoir trompé. Ose donc te défendre, maintenant ! Ah ! tu as cru à ton bonheur, parce que longtemps je t’en ai laissé jouir ! Mais je te voulais, et, pour t’avoir, il fallait que ton bonheur fût tel que tu n’eusses pas le courage de le briser. Et j’ai attendu !… Comprends-moi bien, Gatienne, je t’aime autant, plus qu’autrefois, plus que jamais. Je te veux ! Choisis.

— Et si je meurs ? dit-elle avec égarement.

Il répondit d’un ton net :

— Je me vengerai sur ton mari et sur tes enfants.

Elle haletait, la sueur aux tempes, les mains tordues.

— C’est impossible, murmurait-elle se croyant prise de folie. D’où venait ce châtiment ? En quoi l’avait-elle mérité ?

Et personne pour la défendre. Seule, livrée, abandonnée ! Elle plia.

Elle leva vers lui un regard suppliant, douloureux, sa face toute pâle empreinte d’une douceur navrante.

— Robert, ayez pitié de moi !… Si vous m’aimez, ne me torturez pas. C’est horrible, ce que vous me dites. Réfléchissez. Je ne m’appartiens pas. J’ai oublié dans l’amour de Fabrice tout le mal que vous m’aviez fait. Je vous ai presque pardonné, Robert. Laissez-moi achever ce pardon dans l’oubli.

Il la regardait sans répondre ; elle s’encouragea et reprit plus pressante :

— Fabrice vous aime, il a une confiance aveugle dans votre loyauté… Tenez, il souhaite de vous donner sa sœur…

Elle fit un grand effort, les yeux demi clos, pour cacher l’horreur qu’elle éprouvait, et, tendant au jeune homme une main timide :

— Clotilde est charmante, et vous lui plaisez. Voulez-vous être notre frère… mon frère, Robert ?

Il saisit sa main et, la portant brusquement à ses lèvres, la mordit d’un baiser.

— C’est toi que je veux, dit-il la retenant à lui briser les doigts, qu’elle tordait pour s’arracher à cette étreinte.

— Laissez-moi… Vous me faites mal…

On entendait sur l’eau le bruit des rames.

Il lâcha Gatienne, qui tomba, à bout de forces, sur le banc, secouée par le frisson d’une crise nerveuse.

— Il faut te résigner, dit-il impatiemment. Tu es trop sage pour faire un coup de tête qui causerait le malheur de tous. Tu n’as pas voulu devenir ma femme ; tu resteras ma maîtresse : c’est mon droit. Je t’aime avec une passion terrible, Gatienne. Voilà treize ans, n’est-ce pas ?… Et je n’ai pas pu t’oublier ! Tu ne souffres pas seule, dit-il, la voix sourde : je te laisse aux bras de Fabrice…

La nuit était maintenant si épaisse, que l’ombre noire de la jeune femme disparaissait sur le fond de verdure sombre. On ne voyait que la blancheur de ses mains, qui pressaient son visage penché sur sa poitrine.

Elle semblait écrasée, ne bougeant plus.

— Allons, remettez-vous ! dit-il plus doucement.

Comme elle ne remuait pas, une sorte de honte lui vint de sa brutalité. Il balbutia :

— J’attendrai.

— Ohé ! cria Fabrice, qui atterrissait.

Gatienne leva brusquement la tête ; son regard égaré s’accrocha à celui de Robert.

— Rentrez, lui dit-il, rentrez vite. Et soyez prudente. Je dirai à Fabrice que vous êtes indisposée.

Il la regarda s’en aller docilement, sans un mot. Le glissement de sa robe sur le sable s’éteignit. Alors il courut à la berge. Clotilde débarquait.

Il la prit à son bras, tandis que Fabrice, inquiet, s’informait de sa femme.

— Elle est rentrée depuis quelques instants ; je la crois souffrante, répondit distraitement Robert, dont la main retenait tendrement sur son bras les doigts de la jeune fille.

Fabrice les oublia et courut vers la maison.

— Je reviendrai dimanche, murmura le jeune homme, se penchant hardiment à l’oreille de Clotilde et la frôlant de sa barbe soyeuse.

— Pas avant ? dit-elle tout émue.

— Si j’osais !… Il faudrait que votre frère m’y autorisât. Je ne puis pas encore le lui demander : il ne croirait pas au désir si prompt que j’ai de revenir. D’ailleurs, je veux moi-même être bien sûr que le rêve que je fais n’est pas un rêve, avant de l’avouer. Comprenez-moi, aidez-moi…

— Fabrice vous demandera lui-même de nous visiter familièrement, en ami, à toute heure. Je m’en charge. N’est-ce pas cela que vous désirez ? débita Clotilde affolée de joie.

— Vous êtes un ange, dit-il, et je pars trop heureux.

Fabrice revenait.


viii


Il n’était pas rare, maintenant, que Fabrice, lorsqu’on fermait les bureaux de la banque, à six heures, dît à son associé :

— Venez-vous, ce soir ?

— Je vous suis, répondait Robert, ou bien : J’irai dans la soirée.

On ne se gênait plus avec lui : il s’était insinué dans la famille avec tant d’adresse et de bonhomie, qu’il n’y semblait plus étranger.

Cependant on ne parlait point encore de mariage. Robert laissait entendre qu’il attendait, pour apporter un changement dans son existence, l’avis de son frère Alban, établi aux Indes et sans lequel il ne saurait prendre une décision grave.

Les intérêts étroitement unis des deux frères rendaient cette explication plausible.

Et, sous le couvert de ses intentions pour Clotilde, il accabla Gatienne de ses assiduités, de ses prières et de ses menaces.

Par un raffinement de vengeance, il menaça Gatienne de séduire et de déshonorer sa belle-sœur. En effet, il s’y prenait de telle façon, que la jeune fille, piquée d’un caprice violent pour lui, perdait souvent ses mines d’Agnès et devenait terriblement imprudente.

Au reste, elle ne doutait plus qu’il n’eût l’intention de l’épouser.

Et Gatienne, forcée au silence, mais affolée de sa complicité dans cette ignoble comédie, s’attachait aux pas de Clotilde, la surveillait, rompait tous ses tête-à-tête avec Robert, se jetait entre eux, sans mot dire, mais le visage troublé d’une intime honte.

Dès que Clotilde sentit cette surveillance, un doute lui vint. Elle se demanda si Gatienne ne subissait pas comme elle l’influence charmeresse qu’elle prêtait à Robert. Et, à son tour, elle la guetta, jalouse, mais muette aussi, n’osant avouer ses soupçons. Leurs regards se croisaient parfois, indéfinissables pour Fabrice. Mais les deux femmes se comprenaient, et Gatienne brûlait de confusion à se sentir si indignement soupçonnée. Parfois elle murmurait suppliante à Robert :

— Épargnez Clotilde !

— Bah ! répondait le jeune homme. Elle me dédommagera de vos rigueurs. C’est votre faute. Aime-moi, je la respecterai. Sinon…

Il fallait que le malheur de Clotilde retombât aussi sur elle. Tous, tous, elle les aurait entraînés dans sa chute, souillés de son infamie. Et cependant elle ne pouvait se livrer ! Elle ne pouvait même pas mourir !

À chaque heure de son existence, maintenant, elle se demandait si la catastrophe était là. Son cœur ne battait plus que d’angoisses. Tous les soirs, quand Fabrice rentrait, elle courait follement à lui, le regardait dans les yeux, cherchait sa pensée. Et parfois elle éclatait en sanglots de joie à son premier baiser : elle était sauvée encore ce jour-là. Alors c’était une ivresse de tendresses, une explosion de passion dont la violence surprenait d’abord Fabrice, mais il la dépassait bientôt. Son amour se doublait du bonheur terrible d’être trop aimé. Il mourait des délices du contact impétueux de Gatienne, qui s’attachait à lui avec frénésie, s’y enroulait de tout son corps, se blessait à l’étreindre, comme si elle eût voulu écraser son cœur contre le sien et perdre la vie dans cette possession délirante.

Il lui rendait ardemment ses caresses, ébloui de la beauté qui jaillissait d’elle dans ses fureurs d’amour, brûlé par ses yeux et ses lèvres, transporté, hors de lui, avec des cris d’impuissance de ne pouvoir exprimer l’intensité de passion, de désirs et de joies qui lui crevait le cœur.

Il pleurait comme elle ; et tous deux s’enivraient à voir couler ces larmes qu’ils buvaient sur leurs joues avec d’avides voluptés.

Quelquefois Robert survenait.

Gatienne voulait s’enfuir : le mari, fou d’orgueil, la retenait, la montrait toute belle et empourprée, le regard palpitant, dévoilant, par coups rapides, la prunelle noire, veloutée et brillante.

Et Robert s’accoudait plaisamment.

— Ne vous gênez pas, disait-il ; je connais ça.

Alors Gatienne blanchissait et demeurait immobile, attendant la vengeance. Et, si Fabrice s’éloignait un instant, Robert la souffletait d’un tutoiement cynique :

— Te voilà toute vermeille ; regarde-moi donc ! Tu me rappelles le jour où je te déchaussai, chez moi. Te souviens-tu ?

Une fois, entendant ceci, la bouche encore humide des baisers de Fabrice, elle s’évanouit.

Un autre jour, il lui dit :

— Me trouves-tu assez patient ? Et faut-il que je t’aime pour n’avoir pas encore cassé les vitres !

Après un mois de cette existence toute d’épouvante, d’anxiété, de hontes et de mensonges mêlés aux transports exaltés de sa tendresse pour Fabrice, les nerfs vibrants de Gatienne avaient eu raison de sa constitution un peu molle. Ses chairs rondes s’étaient fondues : elle prenait la sveltesse des femmes nerveuses, leurs yeux battus, leur sensibilité maladive.

Elle pleurait pour un oiseau tombé du nid que le chat agriffait et emportait se sauvant, le museau battu des petites ailes pantelantes.

Clotilde remarquait méchamment qu’elle était devenue bien sensible.

Fabrice protestait.

La chère âme avait toujours éprouvé ces faiblesses exquises pour les douleurs des êtres même les plus infimes : il racontait en riant, tout attendri, qu’il l’avait surprise un jour plongeant gravement son doigt dans une carafe pour sauver une mouche qui se noyait.

Cependant il s’inquiétait de son état. Et Gatienne, qui s’effrayait de lui en voir rechercher obstinément les causes, fit un nouveau mensonge : elle se dit enceinte.

Dès lors, la joie de Fabrice l’aveugla sur les troubles subits qui prenaient à sa femme. Ses défaillances, ses pâleurs, ses apparents caprices expliqués pour lui par un surcroît de bonheur, lui donnèrent des émotions, mais non des craintes.

Robert, irrité de cette nouvelle, interrogea impérieusement la jeune femme.

— Est-ce vrai ? dit-il durement.

Elle répondit, tremblante :

— Non.

Il y eut encore ce secret entre eux.

Robert croyait la sentir fléchir. Il voyait venir à lui ce bonheur atroce qu’il avait attendu treize ans.

Mais, depuis un an qu’il le préparait, recherchant Fabrice, s’en faisant estimer, admirer comme financier, l’attirant dans un projet auquel il avait inconsciemment sacrifié toute sa fortune, le liant à lui, se rendant maître de ses intérêts au point de le pouvoir ruiner du jour au lendemain si tel était son bon plaisir, depuis un mois surtout qu’il était à l’affût de sa proie, le temps lui semblait long, d’autant plus long que son âpre et implacable désir de vengeance se doublait d’une avidité croissante pour les charmes de Gatienne.

Le hasard de sa familiarité dans la maison les rapprochait sans cesse. Il ne lui épargnait ni un contact ni un mot troublant. Il l’enveloppait du ressouvenir de leur union d’une heure, et la poussait par d’incessantes menaces à l’effarement qui la ferait s’abandonner.

Et cependant Gatienne semblait s’aviver dans la lutte. Son amour pour Fabrice, dont elle défendait le bonheur plus que le sien propre, lui soufflait une sorte d’héroïsme. Elle se sentait devenir vaillante, un peu rassurée d’ailleurs par le délai que Robert mettait à sa vengeance. Elle pensait le lasser, et espérait parfois qu’il ne serait pas si vil que de révéler son crime.

À l’heure même, Robert délibérait de prouver à Gatienne qu’il tiendrait toutes ses promesses : Clotilde venait d’accepter de lui un premier rendez-vous.


ix


Le matin, quand Fabrice partait, Gatienne n’était pas levée, bien qu’éveillée la première : c’est elle qui lui ouvrait les yeux et le poussait hors du lit.

Ce réveil était l’heure la plus riante de la journée. Bien qu’ils se fussent endormis en se tenant la main bien fort, pour ne pas se perdre dans l’oubli du sommeil, ils se retrouvaient le lendemain avec une joie toujours nouvelle.

— Te voilà ! Bonjour ! — D’où reviens-tu ? — Je parie qu’il ne m’a seulement pas vue dans ses rêves ! — Oh ! les grands yeux éblouis ! Comme tes cheveux sentent bon dans la moiteur de l’oreiller ! — As-tu entendu les enfants, cette nuit ? Claude a rêvé ; il criait : « Hue, dada ! » — Répète encore : c’est mignon tout plein, ta petite bouche toute ronde. Oh ! la jolie petite femme adorée ! — Je t’aime…

Un vrai gazouillement qui s’éveillait sous les rideaux roses, dans le nid tiède où le jour venait, blond et gai, porté par le soleil qui perçait les stores et les tentures des fenêtres. Tandis qu’au dehors les autres nids, cachés dans les arbres, redisaient aussi leur douce musique matinale.

Fabrice se levait et ouvrait les croisées toutes grandes, se plongeait dans l’air, s’étirait à la lumière éblouissante qui le baignait. Il sifflait au merle, faisait écho aux trilles flûtées de la fauvette, allait et venait de la clarté bruissante du dehors à l’ombre capiteuse de l’alcôve, et cependant s’habillait sans cesser de jaser, chanter et rire, le cœur épanoui, plein de bonheur. Pourtant il fallait partir.

— Diable ! il se mettait toujours en retard. Avec cela que c’est amusant de s’en aller ! C’est bon, c’est bon, on s’en va ! Quand on serait riche, on prendrait ses aises. On n’était pas déjà si malheureux de se casser la tête à remuer des chiffres quand c’était pour donner la becquée à tout ce joli monde-là.

Et il allait chatouiller de sa moustache les petits visages bouffis des marmots qui dormaient les couvertures tombées, la chemise en l’air.

Puis il revenait à Gatienne, qui grondait parce qu’il lui faudrait courir pour attraper le train.

— C’est toujours comme cela. Il n’en finit jamais. Non, on ne vous embrassera pas, sauvez-vous…

Enfin, il s’échappe.

Ce matin-là, il rouvre la porte et crie :

— Tu sais, j’emmène Clotilde.

— Pourquoi ?

— Elle me l’a demandé hier au soir.

Gatienne, inquiète, s’est subitement dressée.

— D’où vient qu’elle ne m’en a pas parlé ? pense la jeune femme émue d’un pressentiment.

Elle entend un bruit de jupes dans l’escalier : Clotilde s’enfuit sans rien dire.

Ils sont partis.

D’habitude, elle emmène Matta. Mais la jeune servante ne serait pas sortie sans l’avis de sa maîtresse. Clotilde restera donc seule dans Paris dès que Fabrice sera rentré à son bureau ?

Robert lui parlait bas l’autre soir, et il avait, en partant, un mauvais sourire.

Ce serait horrible ! S’il faisait cela, il ne reculerait pas davantage devant l’aveu dont il la menaçait.

Elle frissonna, regardant autour d’elle ce bonheur qui l’enveloppait, dont elle était imprégnée. Perdre tout cela ? Et ne le pouvoir défendre !

Elle s’enfonçait dans une rêverie noire, devenait farouche, ne respirait plus, assise sur le bord du lit, ses pieds nus plongés dans une fourrure de tigre, les poings fermés.

Tout à coup elle se secoua, repensant à Clotilde.

C’était lâche de l’avoir laissée partir, sachant quel malheur la guettait.

Elle aurait dû courir, l’avertir, lui dire… quoi ?

— Si vous lui inspirez la moindre méfiance à mon égard, avait déclaré Robert, je lui en révélerai la cause.

— Oh ! s’écria Gatienne, dans un sursaut de révolte, le bras levé.

À la fin, elle étouffait dans ce cercle d’infamie. Un éclair terrible venait de traverser sa pensée.

Elle s’habilla, sans savoir, le geste enfiévré, perdue dans une préoccupation qui tenait du rêve et du cauchemar.

Mais les enfants s’éveillaient, jasant dans leurs lits. Ce murmure l’apaisa. Une douceur molle revint sur sa face. Les songes noirs s’enfuyaient devant la vision attendrissante des petits qui piaulaient déjà après leur premier déjeuner, comme des chatons affamés.

Gatienne sonna Matta, qui ne vint point. Alors elle descendit.

L’ombre couvrait encore le grand carré du jardin potager situé derrière la maison. Mais déjà le soleil dorait les pointes des arbres. Une fraîcheur montait de la terre arrosée et des masses vertes qui la couvraient, disposées en plans réguliers. La senteur forte des verdures vigoureuses, mêlée à la note plus douce des plantes légumineuses aux fleurs vanillées, comme la fève des marais, s’exhalait, pimentée par les oignons en graine, musquée par la fraise.

Les fruits mûrs, prunes jaunes ou violettes, poires jaspées, pêches veloutées et vermeilles, embaumaient soudain par coups subits du vent qui passait. Tandis que l’âpre ferment de l’engrais donnait à la terre mouillée le fumet violent qui semble résulter des ardeurs de son excitation féconde.

Gatienne s’en allait, pressée, cherchant Matta sous les arbres à fruits où on la dénichait souvent ; et elle parcourait les allées bordées de plantes aromatiques, thym, lavande, sadrée, estragon, romarin, frôlant de sa robe leurs feuilles odorantes et s’imprégnant de leur parfum.

Tout à coup elle s’arrêta, gênée par l’attitude du jardinier qu’elle venait d’apercevoir, à peu de distance, allongé sur un banc, les mains sous sa tête, la pipe aux lèvres. La petite fumée blanche montait doucement par flots réguliers. Jacques savourait un far niente rempli de volupté : sa face béate s’étalait comme une pivoine rose largement épanouie, et son ventre de gros garçon, bombé comme un dôme, attendait patiemment le soleil.

La douceur de Gatienne la rendait timide pour réprimander les gens qui la servaient. Elle allait retourner sans bruit, lorsque Matta déboucha d’une allée, les bras tirés par deux arrosoirs énormes qui versaient l’eau sur ses pieds nus à chaque pas saccadé et lent qu’elle faisait pour transporter sa charge.

— Ouf ! fit-elle en les laissant tomber près de Jacques et redressant ses épaules d’un geste endolori.

— Arrose les laitues, répondit le galant jardinier, sans bouger non plus qu’un lézard engourdi.

Matta, docile, enleva un arrosoir et promena la pluie qui s’en échappait sur une longue platebande étoilée de petits cornets d’un vert tendre.

Quand elle revint, essoufflée et un peu pâle, essuyant sa joue en sueur du revers de sa manche, Jacques grommela :

— Dépêche-toi maintenant d’arroser les carottes. Tu te traînes là, et v’là le soleil qui est déjà trop haut.

En effet, il clignait les yeux ; un rayon lui tapait dedans.

La jeune fille se baissait pour soulever l’autre arrosoir, lorsque Gatienne se montra. Elle était interdite de ce manège, ne comprenant pas.

— Que faites-vous donc ? dit-elle à Matta ; c’est l’ouvrage de Jacques, et les enfants vous attendent.

Jacques, dégringolé de son banc, cachait sa pipe derrière son dos et balbutiait, se tenant la gorge.

— Il est malade, dit doucement l’Italienne ; je l’aidais…

Elle suivit sa maîtresse ; mais, se retournant de temps à autre, son regard caressant et soumis cherchait à travers les feuilles le beau Normand, qui ne la regardait pas.

— Comme vous voilà faite ! Allez changer de robe, lui dit la jeune femme l’examinant avec quelque surprise. Et attachez vos jupes ; vous semblez tout empaquetée !

Matta s’empourpra d’un coup. Puis, éclatant en larmes, elle se sauva dans sa chambre.

— Je ne vous gronde pas, dit doucement Gatienne stupéfaite.

Il était deux heures lorsque Clotilde rentra ; sa belle-sœur courut à elle si émue, qu’elle se troubla.

— Bon Dieu ! dit-elle, qu’arrive-t-il ?

— Je suis inquiète, Clotilde. D’où venez-vous ? Où êtes-vous allée, seule ?…

— Plaît-il ? articula hautainement Clotilde, et le regard mauvais.

Du reste, elle ne cacha pas sa surprise et son humeur de trouver Gatienne debout à l’heure habituelle de sa sieste, où elle s’enfermait chez elle avec les enfants.

— Vous ne dormez donc pas, aujourd’hui ? dit-elle, maussade, à la jeune femme qui tournait autour d’elle sans se lasser de ses rebuffades.

— L’inquiétude m’a tenue éveillée.

— C’est trop de bonté ; mais, maintenant que me voici…

— Maintenant… je préfère rester près de vous.

— Je vous remercie, dit-elle ironique, le sourire impertinent.

Gatienne la suivit au salon, où elle venait de s’installer après un coup d’œil furtif à la pendule.

La jeune fille avait saisi sa tapisserie, et, muette, le nez baissé, s’acharnait, brisant sa laine avec colère si quelque point noué l’arrêtait en chemin.

— Elle ne s’en ira pas, pensait-elle ; comme elle sent bien qu’il doit venir !

— Elle l’attend donc ? se disait Gatienne. Et avec quelle fièvre ! Je ne les quitterai pas.

Chaque fois que la pendule sonnait, elles tressaillaient également. Et toutes les deux se regardaient à la dérobée, cherchant à se surprendre leurs pensées.

Pendant ce temps, un coupé aux stores baissés amenait rapidement Robert. Il venait reprendre Clotilde, le rendez-vous du matin ayant manqué. Pourrait-il la décider à une promenade dans cette voiture fermée, pendant la sieste de Gatienne ?

Elle avait bien accepté de venir dans son bureau, à onze heures, en l’absence de Fabrice ; mais la démarche semblait moins risquée.

— J’ai absolument besoin de vous parler d’affaires sérieuses, lui avait-il dit pour l’entraîner : ici, nous ne sommes jamais seuls.

Plusieurs jours, elle hésita ; ce mystère la troublait. Elle redoutait de se compromettre aux yeux de Robert.

Puis, un soir, comme elle venait retrouver Gatienne et lui sur la berge, où l’on prenait le frais, elle les surprit dans une conversation animée qui cessa tout à coup, et Gatienne lui parut bouleversée : elle fuyait son regard.

La jeune fille pressentit nettement qu’un lien quelconque existait entre eux. S’aimaient-ils ? Cependant Robert lui jurait n’aimer qu’elle. Alors, c’était Gatienne qui s’enhardissait à laisser parler ses sentiments coupables ?

Sans qu’elle y crût absolument, le doute suffisait pour exalter son imagination déjà peu réglée.

Et elle résolut soudain de combattre avec toutes ses armes l’influence dangereuse de sa belle-sœur. Lorsque Robert partit, elle lui glissa :

— J’irai demain.

Le lendemain, quand Fabrice quitta son bureau, vers onze heures, Clotilde, qui le guettait, cachée dans un fiacre, au coin de la rue des Pyramides, s’élança dans la maison de banque.

Le garçon de garde, souriant, lui ouvrit, sans qu’elle le demandât, le cabinet de Robert, et pria « madame » de s’asseoir ; monsieur n’allait pas tarder à venir.

Elle fit le geste de chercher des papiers dans son portefeuille, comme si elle était là pour affaires, prenant l’air grave. Mais, restée seule, elle se mit en scène. Elle changea de siège pour avoir un jour favorable, tira sur ses hanches sa basque tendue, qui dessina ses formes rebondies, aplatit ses jupes de façon à prolonger jusqu’aux genoux la ligne onduleuse du corps. Elle s’était assise, du reste, avec ce tour de reins des femmes de théâtre qui replie la traîne en dessous et fait coller la robe, de la ceinture à la jambe, avec la précision d’un maillot. Le pied, juché sur son haut talon, allongea sa fine pointe. Cela fait, elle renversa son buste et joua de l’éventail.

Mais personne ne venait.

Sa première émotion s’était calmée dans l’attente ; maintenant le dépit lui succédait.

Midi bientôt. C’était un peu fort. Il déjeunait sans doute. Est-ce qu’on déjeune ? Prendre ainsi son temps ! Il n’était vraiment pas pressé ! Elle rougissait de colère et se désolait de rougir : cela enlaidit les blondes. Elle tira sa houppe, et soulevant du doigt le bout de voilette qui lui tombait sur le nez, elle se barbouilla de poudre. Puis elle attendit encore, le cœur serré, prête à pleurer.

Que lui dirait-elle maintenant ? Elle ne se souvenait plus des discours qu’elle préparait en venant ; tirades romanesques qui devaient jeter Robert à ses pieds, chaste mais passionné, lui jurant sa foi dans le baiser des fiançailles.

Midi et demi sonnait.

Clotilde se leva brusquement : son frère pouvait rentrer ; elle ne voulait pas être surprise.

Décidément Robert se moquait d’elle : Gatienne l’emportait.

Mais elle se vengerait bien sans doute !

Elle se donna un maintien digne pour sortir devant les employés, et marcha vers la porte, le pas raide.

Mais cette porte s’ouvrit tout à coup et se referma bruyamment.

Robert s’élançait vers elle.

— Mille pardons, dit-il essoufflé, jetant son chapeau, qui laissait à son front mouillé une raie rouge. Je suis furieux. Imaginez-vous…

Mais Clotilde, d’un ton glacé :

— Il est inutile de vous excuser. Je suis fixée. Bonjour, monsieur !

— Je vous en prie, demeurez, écoutez-moi…

— Fabrice va rentrer, dit-elle en lui montrant la pendule. Mes compliments.

Et elle ouvrit la porte.

Derrière elle, il leva les épaules ; mais il la reconduisit ; et, dans l’escalier :

— Vous me brisez le cœur, Clotilde !

Elle en fut ravie et descendit moins vite. Il continua :

— Voyez comme vous êtes injuste. J’arrive en courant comme un fou, n’ayant pas trouvé de voiture. Je sors d’une réunion de banquiers à laquelle j’étais convoqué et dont je ne me souvenais plus hier…

— Fabrice pouvait vous remplacer.

— Et quelle raison lui donner ? Il s’agissait d’une affaire où mon influence personnelle était indispensable. Grâce à vous, je l’ai menée tout de travers, n’ayant que vous en tête, vous qui m’attendiez là, me maudissant peut-être… quand je rageais de n’être pas près de vous… Aussi, c’est une affaire manquée.

Clotilde était flattée d’avoir troublé à un tel point ce financier impassible, mais elle n’en fit rien paraître ; elle trouvait doux de se faire apaiser.

— Reviendrez-vous demain ? dit-il tendrement.

Elle, d’un ton sec :

— Non.

Il n’insista pas, la regardant l’œil demi clos, couvant une autre pensée.

Ils étaient sur le trottoir ; une voiture passait vide. Clotilde l’arrêta et s’y enferma dépitée : il la laissait partir sans lui arracher la promesse d’un autre rendez-vous.

Mais, comme le fiacre s’ébranlait, il se pencha et lui souffla rapidement :

— Je serai à Saint-Cloud à trois heures, pendant le sommeil… Attendez-moi, la grille ouverte.

Elle n’eut pas le temps de répondre.

Et maintenant trois heures sonnaient.

Le coupé de Robert passa au galop devant l’habitation et vint s’arrêter plus bas, à une porte étroite qui donnait accès dans le taillis ; cette porte servait au jardinier, qui prenait à la Seine son eau d’arrosage.

Bien qu’elle fût fermée, Robert dit au cocher d’attendre là, et remonta vers la grille, qu’il trouva entre-bâillée.

Au raclement de la voiture, Clotilde avait regardé rapidement Gatienne. La jeune femme, les mains allongées sur ses genoux, d’où son ouvrage glissait, semblait endormie. Ses longs cils formaient une frange d’ombre autour de ses yeux clos.

Clotilde se leva lentement et quitta le salon.

Son pas claqua sur les dalles de la terrasse en passant devant les fenêtres ; elle descendait sur la pelouse.

Gatienne se souleva, écouta, et, se dressant, inquiète, alla se pencher à la fente des volets demi fermés.

À ce moment, Robert venait d’entrer. Il examinait la maison silencieuse, quand il aperçut Clotilde, qui, d’un geste, lui désignait l’allée d’ormes. Elle-même en prit le chemin. Il tourna à gauche et disparut sous les arbres.

Gatienne, essoufflée comme si elle eût couru, le regard affolé, anxieuse, désespérée, demeurait immobile, sentant bien que son devoir l’obligeait à suivre, à protéger Clotilde. Mais des frissons couraient sur elle, songeant à la colère de Robert. Puis un sursaut d’horreur la secouait, se rappelant à quelles audaces elle abandonnait Clotilde.

Un moment, elle eut une lâcheté de cœur, délibérant à laisser le sacrifice s’accomplir s’il en devait résulter une sécurité pour elle. Mais soudain, épouvantée d’avoir rêvé cette infamie, elle se jeta, d’un élan, à travers le salon, ne voulant plus réfléchir et courant au-devant du martyre, puisqu’il le fallait.

Elle franchissait la porte, lorsqu’elle se heurta à la jeune servante agenouillée ou accroupie sur le seuil.

Matta sanglotait, la tête cachée dans son tablier.

— Qu’avez-vous ? s’écria Gatienne s’arrêtant.

Matta fit un grand « hélas ! »… Elle pleura plus fort.

— Ah ! mon Dieu ! mes enfants ! Qu’est-il arrivé ? Parlez donc !… dit la jeune femme effarée, lui secouant le bras.

Déjà elle la quittait pour courir, croyant à un malheur ; Matta la rappela dans un gémissement :

— Madame, ils dorment !

Elle s’était levée et s’adossait maintenant au mur, les mains croisées dans l’attitude violemment expressive des Mater dolorosa italiennes.

Elle paraissait suffoquée et pâle à mourir ; ses larmes ne coulaient plus.

— Vous m’effrayez ! murmura Gatienne.

— Madame, il faut que je vous dise… mais vous ne me chasserez pas ?… C’est un grand malheur ! Ayez pitié de moi…

Gatienne la poussa doucement dans le salon, sur une chaise, car la jeune fille vacillait.

— Parlez vite, dit-elle avec douceur.

— Ah ! le bambino, le bambino !… gémit Matta.

— Vous dites ?

— Jacques avait promis de m’épouser, reprit à hurler Matta.

— Et alors ? dit Gatienne toute blanche.

— Je suis… enceinte, balbutia la jeune servante, dont les sanglots contenus crevèrent encore une fois avec une explosion de cris aigus et lamentables.

Soudain elle s’arrêta net et leva la tête : sa maîtresse n’avait ni bougé ni dit un mot. Elle croyait se voir chassée d’un geste.

Gatienne pleurait tout bas, le visage baissé, ne trouvant rien à dire.

Alors Matta, plus émue de ces larmes que des reproches qu’elle attendait, se jeta à genoux, criant des « pardon » déchirants.

Gatienne la releva d’un geste apitoyé, presque tendre, touchant avec précaution à cette jeune maternité, déjà visible dans le sein gonflé de l’Italienne :

— Nous garderons l’enfant, murmura-t-elle.

Alors Matta s’enhardit :

— Si madame voulait parler à Jacques…

— Jacques ! s’écria la jeune femme subitement irritée : je le chasse.

— Jésus, mon Dieu ! quel malheur !… beugla Matta.

— Comment ! ce misérable ?…

— Mais c’est le père de mon enfant, madame, et, si vous le chassez, il m’abandonnera.

— Qu’en voulez-vous donc faire ?

— Tiens ! dit la jeune fille surprise, nous marier, madame, si l’on peut le décider ; car il ne demande qu’à filer pour me planter là.

— Mais il vous a séduite ?

— Oh ! oui !

— C’est un crime impardonnable !

— Oh ! oui !

— Eh bien, vous voulez épouser un malhonnête homme qui, encore, ne veut pas de vous ?

— Mais que deviendrais-je, moi, pauvre fille, avec un enfant ?

— Vous l’élèverez.

— Toute seule ? Et d’ailleurs…

— Quoi ?

— Voyez-vous, madame, j’aime Jacques !

— Vous l’aimez !

— Dame ! puisque j’en suis venue là.

— Et vous l’aimez encore, malgré…

— Plus que jamais, prononça fiévreusement l’Italienne avec une expression voluptueuse dans son regard allumé.

Gatienne lui tourna le dos d’un geste légèrement dédaigneux en murmurant :

— C’est bien, j’en parlerai à monsieur.

Tout à coup, la jeune femme tressaillit ; elle avait oublié Clotilde. Elle prit sa course et se lança hors de la maison, plus inquiète encore par l’histoire qu’elle venait d’entendre.

Robert, très éloquent sur le chapitre de la séduction, avait entrepris de persuader Clotilde qu’à ce moment de la journée son absence ne serait pas remarquée et qu’une promenade à deux dans la voiture bien close, sous les ombrages du bois, auquel on touchait, n’offrait aucun danger et le plongerait dans un ravissement qu’il ne pouvait exprimer. Cet avant-goût de leurs heureux tête-à-tête, lorsqu’ils seraient mariés, lui paraissait si désirable, qu’il s’agenouilla avec sa grâce accoutumée, le regard humide, implorant la jeune fille, qui, le trouvant tout à fait irrésistible, se laissa entraîner.

Ils gagnèrent, par le fond des taillis, la porte de service, où le coupé de Robert attendait. Et le cocher, aux habitudes discrètes, le dos tourné, ouvrit la portière.

Un pas précipité, un bruit de jupes à travers les branches, et Gatienne apparut, le visage bouleversé, étouffant un cri.

Clotilde, prête à monter, se retourna, saisie de honte et de fureur.

Le cocher s’en alla à la tête de ses chevaux, s’éloignant du groupe.

Alors, à voix basse :

— Clotilde, murmurait Gatienne, où allez-vous ?

— Une simple promenade, madame, répondait Robert, gouailleur. Rassurez-vous. Montez donc, mademoiselle, madame permet.

Et son regard aigu menaça Gatienne.

— Je n’ai pas besoin de permission, riposta Clotilde ; je ne dépends de personne. Cette surveillance est ridicule, pour ne pas dire honteuse, quand on en connaît les motifs. Mais voici le cas que j’en fais.

Elle ramassa ses jupes et sauta sur le marchepied.

Il semblait à Gatienne que la terre tournait ; les battements de son cœur arrêtaient son souffle. Elle balbutia, faisant un pas vers Clotilde, les mains tendues pour l’arrêter :

— Votre frère… Fabrice… songez…

— Vous lui raconterez mon escapade ? Soit. Prenez garde que je ne lui fasse un autre aveu.

— Moi aussi, ajouta Robert avec un sourire équivoque qui donna à ces mots un sens différent pour les deux femmes.

Clotilde triomphait. Mais Gatienne ne lâchait pas.

Une sorte d’ivresse généreuse la poussait à défendre Clotilde jusqu’au bout de ses forces.

Elle s’approcha résolument de la voiture où la jeune fille s’installait, et, empêchant ainsi Robert de monter près d’elle, lui murmura des mots pressés, sans suite, avec des gestes suppliants.

— C’est imprudent !… ensuite le monde ne sait pas. Et puis, écoutez-moi, une jeune fille doit se méfier… Si vous saviez !… Descendez, venez avec moi, je vous en supplie !… J’ai besoin de vous…

Tout à coup un souvenir lui vint comme une inspiration ; elle s’écria :

— Matta est enceinte !

— Hein ? fit Clotilde avec un sursaut.

Et, se penchant vers sa belle-sœur, elle murmura troublée :

— Qui ? Comment ?

Gatienne l’attira, lui serra le bras, et, le regard expressif :

— Jacques l’avait emmenée…

Clotilde sauta brusquement de la voiture. Dans un éclair, elle avait vu où elle allait. Sa tendresse pour Robert ne l’entraînait pas jusque-là. Elle se tourna vers lui, et, doucement, avec une expression de pudeur et de regret qui lui rendit tout son charme de jeune fille, elle dit :

— Je n’irai pas.

— Puisque madame me prive de votre compagnie, répondit Robert, la voix aiguë, elle aura sans doute la charité de vous remplacer. L’une ou l’autre : voyons, madame, que décidez-vous ?

Il feignait de rire, prenant l’air d’un homme bien élevé qui veut se tirer gaiement d’un mauvais pas. Mais Gatienne le regardait éperdument, tremblant pour elle, maintenant que Clotilde était sauvée.

Il reprit :

— Rien ?… Je m’en vais seul, alors ? Toujours seul ! je n’ai pas de chance. Au revoir, mesdames ! je ramènerai Fabrice ce soir…

Gatienne comprit et s’appuya au mur défaillante. Cette fois, c’était fini : il parlerait.

La voiture partit.


x


Un orage est venu, et la pluie tombe, non plus fouettée par le vent furieux de la première heure, mais régulière et monotone, pendant toute la soirée, emplissant les silences du salon où l’on veille, les croisées ouvertes, du clip-clap de sa chute cadencée sur la terrasse.

À l’intérieur, une lampe voilée éclaire d’un cercle lumineux la table près de laquelle Gatienne est assise, maniant des chiffons blancs où ses ciseaux taillent une layette. Les lames d’acier courent dans l’étoffe comme de petits éclairs, avec le bruit léger de leur morsure grinçante. Fabrice, le buste penché, les coudes sur ses genoux, suit des yeux le mouvement des doigts de sa femme, avec un vague sourire.

Près de lui, Robert roule et fume des cigarettes.

Tous les trois causent par instants sur ce ton languissant des conversations familières.

Clotilde, embarrassée de son attitude et troublée du regard de Robert, à la fois railleur et tendre, s’est retirée boudant tout le monde.

L’aventure de Matta est le texte de la causerie : il prête aux allusions cruelles de Robert, aux plaisanteries de Fabrice.

Gatienne, énervée, a des réponses brusques. Ses yeux, plus noirs que de coutume, paraissent durs lorsqu’elle les plante tout à coup sur Robert, pour la première fois le regardant en face.

Celui-ci est curieux du travail qui se fait dans l’esprit de la jeune femme : il l’observe et l’aiguillonne.

Cette révolte lui plaît : il connaît les femmes et le jeu réactif de leurs nerfs.

Cependant il attise le feu et revient sans cesse à Matta.

Fabrice raconte plaisamment les résultats de son enquête.

Jacques a avoué « son crime », dit-il. Ceci à l’adresse de Gatienne, dont il se moque doucement.

— Par exemple, il niait l’enfant. « Faudrait voir, » disait-il tortillant son bonnet. Alors je lui ai fait « voir » d’un côté un gros procès qui, tout Normand qu’il est, lui a donné une peur atroce, et de l’autre quelques billets de mille francs pour doter Matta. Ses petits yeux brillaient sous leurs broussailles fauves ; mais le drôle se faisait prier.

— Écoutez donc, disait Robert, une fille qui se laisse prendre ainsi ! C’est diantrement éventuel pour l’avenir. Qu’en dites-vous, madame ?

— Cela dépend, répondait Gatienne avec un grand calme.

— Oh ! mais le merveilleux dans ceci, reprenait Fabrice, c’est ma femme, qui ne comprenait pas que Matta voulût épouser Jacques. Elle n’en revient pas encore. N’est-ce pas, chérie ?

Et il riait, la taquinait.

— Vraiment ? dit Robert ; c’est cependant bien naturel.

— Et moral, ajouta Fabrice.

Robert continua :

— La femme appartient à son premier possesseur.

— C’est mon avis, conclut Fabrice. À moins de n’appartenir jamais à personne, légitimement j’entends ; car le mariage, même sans amour, ne va point sans cette sorte de jalousie rétrospective qui fait aux femmes une obligation et un devoir d’apporter leur virginité à l’hymen.

— Que répondez-vous, madame ? demanda Robert souriant à Gatienne, devenue très pâle.

Elle murmura, répondant plutôt à sa pensée :

— Séduire une enfant est une lâcheté.

— Que l’amour excuse, dit Robert.

— Pas toujours, dit Fabrice ; mais, enfin, puisque le mal est fait, faut-il bien le réparer.

Robert reprit :

— Cela vaut mieux que d’exposer un honnête homme à épouser un jour, sans le savoir, la honte de ce passé !

— Ça, ce serait dur, déclara Fabrice en riant.

— Eh ! on le voit tous les jours ! répliqua philosophiquement Robert.

Gatienne le regarda.

Il ajouta les yeux fixés sur elle :

— Et dans le meilleur monde…

Il guettait une prière dans le regard de Gatienne ; il y vit une menace.

Alors, se renversant dans son fauteuil, et d’un air profond :

— Je voudrais savoir ce que pourrait bien faire un honnête homme ainsi surpris dans sa bonne foi, s’il venait à découvrir qu’on l’a trompé.

— Oh ! oh ! s’écria Fabrice, dont le tempérament jaloux s’échauffa tout à coup à cette idée, je ne sais pas… Mais il me semble que, moi, je…

Et, le regard fulgurant, il fit un geste brutal de son bras tendu.

Mais il s’arrêta soudain, frappé de la grande pâleur de sa femme, et, s’inclinant tout ému devant elle :

— Oh ! madame, pardonnez-moi, lui dit-il, je me suis oublié. Comment ai-je pu me permettre une semblable supposition en présence de la plus pure, de la plus respectable des femmes ?… Pardonne-moi, ma bien-aimée !

Il lui prit les mains avec une adoration respectueuse et les baisa longuement.

Elle se tenait un peu raide, le visage immobile, refoulant la douleur qui l’étouffait.

Il y avait une expression de chasteté saisissante dans son attitude sévère et la ligne froide de son profil de vierge. Elle baissait les yeux.

Fabrice la crut réellement blessée, et, désolé, quitta un instant le salon pour cacher son trouble.

Bientôt on entendit son pas aller et venir dans l’appartement au-dessus ; il se promenait.

Alors Robert se pencha, et toucha familièrement Gatienne :

— Dis donc, fit-il, la voix cynique, avoue qu’il serait dommage de le détromper !…

— Taisez-vous ! lui dit-elle les dents serrées.

— Le pauvre garçon ! reprit-il en ricanant, il a tout l’aveuglement nécessaire.

Cette injure à son mari la secoua de la tête aux pieds ; ses yeux s’enflammèrent. Une colère de sang rougit sa face.

— Et je t’engage à en profiter, dit-il encore. Ne me pousse pas à bout. Tu vois que je suis décidé à tout.

— Et moi aussi, dit-elle d’un air étrange.

— Aime-moi donc !… dit-il l’enlaçant brusquement et la couvrant de baisers.

Sans un cri, elle se débarrassa de lui, si nerveusement que ses bras craquèrent. Puis, à son tour, saisissant Robert à deux mains, elle le tira violemment, se souleva vers lui, jusqu’à son visage, et lui souffla ces mots presque sur les lèvres :

— Je vous tuerai !


xi


Robert avait fait un grand éclat de rire, en réponse à la menace de Gatienne.

Il était parti, ce soir-là, tout à fait gai, certain de sa victoire prochaine. La jeune femme se familiarisait ; elle ne fuyait plus son regard. Il sentait encore autour de ses poignets la brûlure de ses mains crispées ; cette sensation le faisait frissonner de plaisir. D’habitude, elle évitait son contact, réservée, avec dégoût.

Certainement, un jour, elle lui mettrait ses doigts mignons dans la figure, s’essayant à le griffer ; mais elle n’oserait pas lui faire du mal.

Alors elle pleurerait beaucoup, et… elle céderait.

Sa fureur de vengeance s’apaisait à cette voluptueuse pensée !

Peut-être alors il lui pardonnerait, et, satisfait de son bonheur, il ne troublerait pas autrement sa vie. Il lui laisserait son mari, pourvu qu’elle y mît de la complaisance et s’habituât à l’aimer.

Quoi de plus naturel, après tout, que la situation qu’il arrangeait ainsi ? Combien de femmes s’estimeraient heureuses de se tirer à ce prix de l’impasse où elle s’était jetée par sa faute ? Il se trouvait trop bon, vraiment, de renoncer aux cruelles représailles qu’il avait si longuement préméditées. Mais il était faible avec les femmes ! Elles le retournaient comme elles voulaient. Et Gatienne était bien trop jolie et trop désirable pour qu’il n’oubliât pas tout dans ses bras.

Il lui tint ces discours pendant les jours qui suivirent, persuadé de l’attendrir par tant de mansuétude.

Comme elle se taisait, Robert prit ses précautions pour la recevoir dans Paris au moment prochain où elle se laisserait entraîner.

— Je t’arrange un nid, lui dit-il. Quel jour viendras-tu le voir ?

Elle eut un petit rire nerveux en le regardant.

Elle le regardait beaucoup maintenant, obsédée par la pensée qui s’était emparée de son cerveau et ne le quittait plus.

— Certainement je le tuerai, disait-elle sans réfléchir plus avant à la façon dont elle s’y prendrait, mais possédée par le besoin d’anéantir Robert, de l’écarter d’elle à jamais, de faire disparaître ce péril incessant qui la menaçait. Sa conscience ne la troublait pas, ne lui reprochait rien. Elle avait bien le droit de se défendre, sans doute ? On se défend contre un assassin en prenant sa vie, si l’on ne peut faire autrement. Et cet homme était un assassin. Il voulait tuer son mari, souiller l’honneur de toute la famille, la plier elle-même à l’infamie. Et elle restait seule pour les défendre tous, avec tout contre elle : les préjugés, les délicatesses de Fabrice, sa jalousie du passé. Il n’y avait pas de raison, de droit à invoquer ici : on ne l’écouterait pas. Si Robert parlait, c’est elle qui serait la coupable et la condamnée ! Il ne fallait pas qu’il parlât ; c’était son droit de l’en empêcher.

Elle insistait dans ses débats avec elle-même sur cette question du « droit de légitime défense », comme pour bien se prouver que son jugement était sûr, que sa conscience ne la trompait pas.

Si elle eût douté, elle se serait tuée elle-même pour en finir.

Seulement sa résolution s’arrêtait là ; dans cette nature douce, la pensée du meurtre pouvait bien se dresser comme un besoin de justice, une nécessité fatale, mais la vision sanglante n’apparaissait même pas.

Elle sentait qu’elle devait frapper Robert, qu’elle le pouvait et que cela arriverait certainement quand il l’aurait acculée à cette nécessité horrible : c’était tout. C’était assez pour enfiévrer son cerveau hanté par cette résolution désespérée.

La nuit, elle avait peur de rêver tout haut.

Fabrice s’aperçut de sa préoccupation constante et se tourmenta ; cette grossesse invoquée lui parut singulière.

Une vague inquiétude, une divination encore trouble l’agitèrent. Un jour, dans sa distraction, Gatienne ne lui rendit pas ses caresses ; il eut froid au cœur.

Dès lors il prit un intérêt plus vif aux amours de Clotilde et de Robert. Celui-ci ne se déclarait toujours pas.

Et Fabrice commençait à éprouver une angoisse indéfinie.

— Je parie que tu as encore fait quelque sottise ? dit-il brusquement à sa sœur. Encore un mari qui t’échappera.

La jeune fille, irritée, faillit lui jeter au visage les soupçons qu’elle avait sur Gatienne.

Mais elle resta sur le premier mot de sa riposte : Gatienne, pour se défendre, pouvait instruire Fabrice de la promenade risquée qu’elle avait failli faire.

Elle se borna à lever les épaules ; mais Fabrice insistait. Il voulait savoir, montrant une méfiance contre Robert et parlant même de lui interdire la maison.

Clotilde eut peur alors et lui fit des demi-confidences.

Robert semblait très épris ; ses intentions restaient les mêmes ; leur mariage se ferait. Il avait des projets charmants. Mais il fallait attendre encore.

— Pourquoi ? dit impatiemment Fabrice.

Clotilde nomma quelqu’une de leurs entreprises financières qui lui donnait, disait-il, de grands soucis et pouvait compromettre sa situation personnelle à tel point qu’il ne voulait pas courir le risque de l’entraîner dans sa débâcle…

— Il ment, dit Fabrice.

Et puis, brusquement :

— Voilà : demain, pas plus tard, je mettrai Robert en demeure de s’expliquer. Il faut que cela finisse, dit-il très sombre.

— Demain ! murmura Clotilde avec un serrement de cœur, comme si elle redoutait que ce jour-là n’amenât la mort de ses espérances.


xii


C’était un beau jour pour Matta : on la mariait. Jacques se résignait à empocher une grosse dot. Au reste, la gentille petite femme s’efforçait de lui plaire, douce, obligeante, l’aidant, toujours soumise, au plus pénible de ses travaux. Toute la maison s’attendrissait à la voir si raisonnable : il semblait que la mutine et folle Matta eût disparu. Les cadeaux pleuvaient. La belle robe de noce donnée par Gatienne, les fichus de soie, les bijoux, la layette, encombraient la chambre de la mariée, le matin où elle s’attifait pour la cérémonie.

Fabrice avait décidé qu’on ferait la noce chez lui, en famille, sans autre invité que Robert, afin d’épargner à la jeune femme les plaisanteries que sa grossesse très visible lui eût attirées dans une noce de barrière, telle que Jacques l’avait rêvée ! Il lui fallut passer par l’honneur que lui faisaient ses maîtres. Mais Jacques n’était pas content. Jamais il n’oserait trop boire, et, s’il n’était ivre, il ne se croirait point à la noce.

Il se fit très grave, néanmoins, pour monter dans le beau carrosse attelé de chevaux blancs, en compagnie de Matta, jolie comme un cœur dans son costume d’Italienne, tablier bordé de couleurs vives, foulard rouge noué sur ses tresses noires, un gros bouquet de roses rouges et blanches à son corsage.

On avait imaginé de la marier dans son costume national, pour déguiser l’absence de la couronne d’oranger.

Fabrice et sa femme les accompagnaient dans la même voiture : Robert conduisait Clotilde, la demoiselle d’honneur.

La jeune fille, un peu dédaigneuse du rôle que son frère lui avait imposé, portait une toilette simple.

— Fabrice a de singulières idées, dit-elle à Robert ; vous verrez qu’il me priera de servir de marraine à l’enfant.

— Et moi de parrain, sans doute, ajouta Robert en riant.

— C’est probable, murmura Clotilde, à moins que…

Elle s’arrêta.

— Que ?…

— … Vous soyez brouillés.

— Brouillés ! Et à quel propos ?

— Fabrice s’inquiète, dit-elle très émue, mais pressée de prévenir Robert. Il s’étonne que vous ne lui ayez pas encore parlé… de moi.

— Il vous l’a dit ?

— Et il doit vous le dire.

— Quand ?

— Aujourd’hui.

Robert s’enfonça dans la voiture, sans un mot, les yeux fixes, absorbé, tandis que Clotilde l’épiait, dans un grand trouble.

Lorsqu’il la fit descendre, elle remarqua qu’il cherchait Gatienne ; et son regard était dur.

— C’est bien elle qui l’empêche, pensa Clotilde.

En entrant dans l’église, elle mouilla ses doigts au goupillon qu’on lui tendit et se signa en murmurant :

— Je le dirai à Fabrice, tant pis !

À la sacristie, Fabrice dit à Robert :

— Quand je marierai Clotilde, on jouera les grandes orgues.

— Et moi, je chanterai, ajouta Gatienne avec un ardent et rapide coup d’œil qui suppliait Robert d’accepter ce bonheur pour le repos de tous.

— Effrontée !… balbutia Clotilde, les dents serrées.

Le jeune homme effilait du bout des doigts sa barbe fauve, en souriant.

Au retour, on déjeuna dans la serre, où l’on avait dressé un couvert rustique.

Pour sauver les mariés de l’embarras de s’asseoir à la table des maîtres, c’est à leur table que les maîtres vinrent s’asseoir. On respecta leurs coutumes familières, et Jacques et Matta, côte à côte, occupèrent le haut bout.

L’Italienne rayonnait, la tête levée maintenant, l’œil brillant, de nouveau transfigurée. La malice revenait à son sourire, retroussant en pointe le coin de sa lèvre rouge. Elle faisait la belle avec Jacques et l’obligeait à la servir. Lui soufflait, étranglé dans ses habits neufs, ahuri de tant de cérémonies. Pour se remettre, il buvait, et Fabrice s’amusait à lui remplir son verre.

Mais, chaque fois qu’il le vidait, un petit choc le lui secouait sur la bouche, et il le posait, faisant une grimace, l’œil coulé de travers sur Matta, qui ne le regardait pas.

Quand la conversation devenait plus haute, Matta lui soufflait :

— Tu as assez bu ; je te défends de boire encore. Tu vas être soûl comme un âne.

— Eh ben, quoi ? répondait Jacques, la face cramoisie et déjà trop gai pour la compagnie, faut ben noyer son chagrin, hé ! hé !

— Que je t’y repince !

— Tiens, v’ià, houp !

Et il lampait.

— Vlan ! faisait Matta sous la table.

Une secousse, les bouteilles dansaient, et Jacques, lâchant son verre, se baissait et frottait sa jambe, roulant des yeux blancs de colère.

— Tu verras tantôt ! grommelait le Normand lui montrant le poing en se cachant derrière sa serviette.

— Je crois qu’ils se battent, dit tout bas Gatienne à son mari.

— Déjà ? dit-il en riant. Alors, soyons discrets.

On se leva de table, et Fabrice, enlaçant tendrement sa femme, quitta la serre, feignant d’oublier Clotilde et Robert.

Celui-ci les suivait des yeux, en proie à une émotion qu’il ne dissimulait plus.

— C’est trop d’audace ! pensait-il ; elle me brave, elle m’insulte, elle se joue de moi. Devant moi, elle se livre aux tendresses de Fabrice, et je le supporte. Lâche !… C’est assez. Je la veux… aujourd’hui, ou… tant pis ! nous sauterons tous.

Clotilde l’arrêta, comme il s’éloignait sans la voir, et, debout devant lui, les bras croisés, profondément sérieuse :

— Monsieur Robert, dit-elle, veuillez me répondre : est-ce ma belle-sœur ou moi que vous aimez ?

Il regarda surpris : ils étaient seuls.

— Belle question ! dit-il riant méchamment.

— Vous vous occupez beaucoup d’elle, murmura Clotilde.

— C’est que mon bonheur en dépend, dit-il sur le même ton.

— Vous vous trompez, Fabrice…

— … N’aura pas d’autre avis que sa femme, quand sa femme aura donné son avis. Or madame Dumont…

— Est opposée à vos projets, n’est-ce pas ? dit-elle haletante.

— Je le crains.

— Et… en connaissez-vous le motif ?

— Permettez-moi de ne pas répondre.

— Je m’en doutais ! exclama la jeune fille. Oh ! fit-elle avec un geste d’horreur et de dégoût.

Puis, se rapprochant de Robert, câline et désespérée :

— M’aimez-vous assez pour vaincre tous les obstacles ? Après tout, je suis libre et ne dépend que de moi. Si vous le voulez, je serai votre femme… quand même.

Robert, fatigué de son rôle, ne l’écoutait plus que distraitement, quand une idée lui vint :

— Si vous pouvez obtenir de votre frère qu’il donne son consentement à l’affaire que je vais lui proposer, dit-il, c’est un coup de fortune qui me permettra de résilier notre contrat d’association ; car nous aurons dépassé la somme de bénéfices qui me donne ce droit. Libre alors, je n’aurai plus de ménagements à garder avec votre famille. Me comprenez-vous ?

— Oui. Que dois-je dire à Fabrice ? dit-elle tremblante de joie.

— Que je vous ai confié mon espoir dans le rachat des mines de Houdan. Il s’agit de valeurs dont les titres sont tombés à quarante francs, par suite des bruits que l’on a fait courir sur la non-existence de ces mines. On prétend qu’elles n’ont jamais été exploitées… que par le haut banquier qui a lancé l’affaire. Une réunion d’actionnaires a expédié, à ses frais, des ingénieurs pour les visiter. Ils doivent être de retour lundi, dans deux jours, et déposer leur rapport à midi, avant la Bourse. Si le rapport conclut en faveur de l’exploitation, c’est une affaire de quinze à vingt millions à gagner dans une Bourse, car les valeurs feront un saut formidable. Eh bien, une combinaison adroitement menée m’a permis de circonvenir à ce point le conseil d’administration, que ces messieurs, croyant l’affaire perdue, se sont décidés à me vendre le portefeuille au-dessous encore du cours des valeurs qu’il renferme. Nous le payerons douze cent mille francs. On doit signer demain soir, à quatre heures. Or les ingénieurs sont de retour depuis hier ; et l’un d’eux a fait acheter hier toutes les valeurs des mines de Houdan qui étaient sur le marché. C’est clair.

— Alors pourquoi Fabrice hésiterait-il ?

— Oh ! c’est un trembleur. Et puis sa femme le retient.

— Vous êtes bien sûr ? dit-elle encore.

Il s’impatienta, et la colère qui était en lui se fit jour.

— Eh ! dit-il, la voix sourde, puisque j’y mets toute ma fortune, moi !

Ses yeux flambaient à la vision de l’épouvantable ruine qu’il avait échafaudée.

— J’ai confiance en vous ! dit précipitamment Clotilde en lui tendant les mains. Je parlerai à mon frère. Comptez sur moi.

— Bien, dit-il s’apaisant.

Le contact de ces mains de femme qui frémissaient dans les siennes changea le cours de ses idées ; il attira sur lui la jeune fille, qu’il n’aimait point, comme il eût fait d’une fille d’auberge, et l’embrassa brutalement à la faire crier.

Elle s’échappa tout effarée et courut s’enfermer chez elle, pendant qu’il marmottait, cynique :

— Va, ma fille, puisque tu y tiens, je te retrouverai.

Et il rejoignit au salon Gatienne et Fabrice.

— Partons-nous ? dit-il un peu brusquement à celui-ci ; il est deux heures. Et j’ai à vous parler d’une très grosse affaire qui nous tombe providentiellement dans les mains.

— Tiens ! dit Fabrice d’un ton froid, je pensais que c’était une autre question qui vous préoccupait, à la suite d’un repas de noce…

— Je vous remercie de l’intention bienveillante qui vous dicte ces paroles, répondit ironiquement Robert. J’éprouve en effet le besoin de m’entretenir avec vous d’une question tout intime. Et… prochainement…

— Pourquoi pas tout de suite ? insista Fabrice, dont l’impatience éclatait. Nous avons le temps de causer si vous le désirez.

— Vous êtes trop bon, dit Robert en s’inclinant avec une politesse railleuse ; permettez-moi de remettre à un autre moment l’aveu que j’ai à vous faire.

Fabrice se leva brusquement et vint prendre dans ses mains la tête de sa femme, qu’il baisa fiévreusement sur les cheveux.

— Adieu, chérie. À ce soir !

Elle avait fait un mouvement d’effroi pour le repousser. Il sentit son cœur se tordre.

Il saisit son chapeau et quitta le salon comme un fou.

Robert le vit descendre la pelouse à grandes enjambées, sans se retourner, sans l’attendre.

Alors il s’approcha de Gatienne.

— Viens-tu à Paris, aujourd’hui ?

Elle eut ce frisson des épaules qui la prenait au tutoiement de Robert.

Il reprit :

— Demain, il sera trop tard.

Elle l’interrogea de son regard sombre.

— Demain, Fabrice aura signé sa ruine et la vôtre. Tes enfants seront sans pain.

Elle balbutia :

— Il ne signera pas…

— Il signera ; à moins que je ne t’emmène aujourd’hui. Viens-tu ?

Gatienne crispa si violemment ses poings, que ses ongles la blessèrent.

Elle s’était levée et semblait prête à se jeter sur lui ; elle bégayait :

— Allez-vous-en… laissez-moi ; je suis à bout, prenez garde !

Ses yeux roulaient autour d’elle, cherchant un objet pour le frapper ; elle haletait.

Il répéta :

— Viens-tu ?

Alors elle cria :

— Non !

Et emportée, terrible, la face allumée d’une folie de colère, elle courut sur lui si menaçante, qu’il recula pâlissant.

Alors, prise de dégoût, elle laissa retomber ses poings, qui lui avaient effleuré le visage, et, méprisante, lui jeta :

— Allez-vous-en, que je ne vous revoie plus ! Vous voyez bien que je me défendrai. Sortez !

Un vague effroi tenait Robert immobile, la contemplant.

Pourtant il se remit, avec un reflux de haine qui vint pousser sa passion.

— Un dernier mot, dit-il, et sa voix altérée, sifflante, avertit la jeune femme que c’était la fin de la lutte : je t’ai dit que je te voulais ; je te veux. Je vais aller t’attendre rue de Provence, à l’adresse que je t’ai donnée. Je t’attendrai jusqu’à six heures. Si tu n’es pas venue, je reviens ici, je fais signer à Fabrice le rachat du portefeuille des mines de Houdan ; la faillite et le contrat en poche, je lui raconte ton infamie… Ce soir, tu m’entends ?… Tu te défendras si tu peux. Au revoir, Gatienne !

Il sortit très calme, très pâle. Sa vengeance, c’était la ruine aussi pour lui ; car, afin d’entraîner Fabrice à mettre toute sa fortune dans leur entreprise, il avait dû engager aussi tout ce qu’il possédait. La résistance de Gatienne emportait tout. Déjà il se voyait, s’il sortait vivant des mains de Fabrice, prendre sans le sou la route des Indes et venir échouer dans un comptoir anglais, près d’Alban, enrichi, lui, par quatorze années de travail obstiné.

Qu’importe ! il laisserait derrière lui, dans l’écrasement de sa haine, la femme dont il n’avait pu se faire aimer.

— Mais peut-être viendrait-elle !

Il lui semblait impossible que cette mère si tendre laissât ainsi dépouiller et flétrir ses enfants. Elle réfléchirait, elle céderait. Il passa à la banque, enthousiasma son associé pour l’affaire des mines, et, après lui avoir arraché la promesse qu’il signerait l’acte le soir même, il alla s’enfermer dans le petit appartement de la rue de Provence pour attendre Gatienne.


XIII


Fabrice rentra chez lui plus tôt que de coutume. Gatienne venait de sortir.

— Où est-elle allée ? dit-il à Clotilde.

— Je ne sais pas.

Ils causèrent. La jeune fille paraissait au courant de leurs opérations financières ; elle assura Fabrice que son mariage suivrait de près ce magnifique coup de fortune que le génie de Robert avait découvert dans la valeur dépréciée des mines de Houdan.

— Tant mieux ! dit-il. Mais où est allée Gatienne ?

— Elle ne l’a pas dit. Tu signeras l’acte ce soir, n’est-ce pas, Fabrice ; tu me le promets ?

— Sans doute. Les enfants sont seuls ?

— Matta les garde.

Il les chercha et les trouva dans la salle à manger, se gardant eux-mêmes. Claude soulevait Mimi avec tant d’effort, qu’il ne tenait plus en l’air que les jupes. Nue jusqu’à la ceinture, Mimi gigotait toute rose pour atteindre au buffet, où ses doigts fourrageaient dans les assiettes de gâteaux. Elle les agrippait, les écrasait à pleins petits poings, voracement s’en emplissait le bec, tandis que Claude lui criait, colère :

— À moi, à moi donc, ou je te lâche !

— Tiens ! dit-elle, lui collant sur le nez sa main toute empâtée d’une meringue qu’elle pétrissait.

Fabrice les mit en pénitence, chacun derrière une chaise, où Mimi oublia de pleurer en suçant ses doigts.

D’habitude leur mère ne les abandonnait pas ainsi : où pouvait-elle être ?

Il s’en vint, attiré par un bruit de voix, jusqu’à la cuisine.

Matta, dans tous ses atours de noce, la jupe relevée et attachée derrière avec une épingle, les manches troussées jusqu’au coude, remuait ses casseroles, le visage penché au-dessus, rose et mouillé dans la vapeur grise.

Jacques, marmiton, épluchait docilement la salade.

Sans doute Matta gardait sur le cœur les laitues qu’elle avait arrosées pour devenir madame Jacques, car elle grondait, le verbe haut, prenant fièrement sa revanche. Même Jacques ayant protesté, elle répliqua par une gifle.

Comme Fabrice entrait, le gros Normand, tout bête, se tâtait la joue.

— Ah ! ben, faisait-il dodelinant la tête, si j’avais su !

— Paix ! dit-elle ; tu sais maintenant que les femmes se vengent.

— Hé ! Matta, dit Fabrice souriant, il fallait attendre à demain !

— Il en reste encore, dit-elle en menaçant Jacques du bout de ses doigts, avec un joli rire triomphant qui découvrit toutes ses dents blanches.

Une voiture s’arrêtait devant la grille : Gatienne rentrait. Fabrice prit sa course.

Il arriva tout essoufflé et lui demanda :

— D’où viens-tu ?

Elle lui mit les bras autour du corps et le serra contre elle.

— J’étais allée te chercher.

— Au bureau ? Et pourquoi ?

— Pour te revoir plus tôt.

— Qui as-tu trouvé ?

— Personne.

— Tu n’as pas vu Robert ?

Elle eut un frisson en répondant :

— Non.

Il l’examina.

Autour de ses yeux brillants, un cercle noir lui creusait les joues ; ses lèvres, d’un pourpre de fièvre, paraissaient gonflées ; son haleine brûlait. Elle se coucha sur sa poitrine, cherchant ses caresses :

— Embrasse-moi donc ! Qu’as-tu ?

— Tu m’inquiètes, dit-il tout bas.

Elle s’accrochait à lui comme si elle craignait qu’il ne lui échappât, et elle le regardait ardemment.

— Si nous allions au théâtre, ce soir ? dit-elle tout à coup.

— Par ces chaleurs ! Tu étoufferais.

— Alors, dînons vite pour aller faire une grande promenade.

— De quel côté ?

— N’importe, devant nous, sans savoir, tu verras comme ce sera bon !

— On dirait que tu veux fuir la maison à tout prix, ce soir.

Elle eut un rire éclatant.

— C’est vrai, j’éprouve un besoin de mouvement extraordinaire.

— Allons ! dit-il très sombre.

Le dîner se passa rapidement ; Gatienne pressait le service. Elle enleva les enfants, les coucha avant qu’ils fussent endormis, et revint, en toute hâte, chercher Fabrice.

Le jour était haut encore ; le soleil traînait ses derniers rayons sur la cime déjà jaunie des grands arbres. Une tristesse montait de cette soirée de fin de septembre où les fleurs étaient devenues rares, où les herbes brûlées par l’été avaient des teintes flétries. Un silence morne semblait descendre du ciel gris bleu qui roulait vers le couchant de larges taches rouges.

— Partons vite, dit Gatienne entraînant son mari.

Comme ils sortaient de la maison, Robert parut sur la terrasse.

— Me voici, dit-il.

Elle cria, se rejetant en arrière.

— Je vous fais peur ? reprit le jeune homme, la regardant en plein visage, sans se gêner.

Alors Fabrice remarqua la pâleur blême de Robert, ses traits tirés, le tremblement de ses lèvres blanches qui s’écartaient dans un sourire menaçant, montrant ses dents serrées. Et, presque effrayé, il lui dit :

— Je comprends la surprise de ma femme : votre visage est bouleversé. Souffrez-vous ?

— Quelque peu, répondit Robert. J’ai subi aujourd’hui une attente vaine qui m’a énervé. Mais je suis impitoyable pour qui me blesse. La personne qui m’a fait poser le payera. Entrons-nous ? Je vous porte le contrat à signer.

— Je l’avais oublié, dit Fabrice ; entrons.

Gatienne ne lâchait pas son bras ; elle le retenait avec une force extraordinaire.

— Je ne veux pas que tu signes, dit-elle enfin d’une voix étouffée.

— Comment ?

— Les enfants !… il ne faut pas ruiner les enfants !…

— Tu es folle, ma chère femme : sois donc tranquille. Venez, Robert.

Ils entrèrent.

Clotilde les attendait.

Elle s’empressa, souriante, près de Fabrice, et lui poussa l’encrier :

— Allons, frère, d’un coup de plume, fais-nous tous riches.

Il s’assit, parcourant des yeux la feuille timbrée :

— Vous n’avez pas signé ? dit-il à Robert.

— Demain, en présence de ces messieurs.

— C’est juste.

Clotilde lui tendit la plume en se penchant.

On voyait sa poitrine gonflée palpiter d’émotion.

Gatienne s’était couchée, défaillante, sur les épaules de son mari ; elle allongea son bras et lui retira la plume des doigts, gémissant :

— Non, non, je t’en supplie, non !…

— Ne l’écoute donc pas ! cria brutalement Clotilde.

— Ah ! mais vous m’ahurissez ! dit-il. Voulez-vous bien me laisser tranquille, toutes les deux ? Mêlez-vous de vos chiffons.

Cependant il hésita, troublé par les suffocations de Gatienne, qui, debout derrière lui, le brûlait de son souffle ; il dit à Robert :

— C’est bien arrêté alors, nous achetons ? Vous êtes sûr ?

— Il me semble, répondit froidement le jeune homme, que nous courons les mêmes risques.

Fabrice signa brusquement et lui tendit la feuille.

Puis il se retourna d’un geste vif et prit sa femme sur ses genoux :

— Oh ! je vais te gronder, à la fin ! dit-il lui voyant des larmes sur les joues.

Il l’embrassa. Robert fit un éclat de rire. Gatienne se mit debout, raidie dans la plus horrible douleur.

— Et notre promenade ? lui dit Fabrice cherchant à la distraire. Il est trop tard maintenant pour aller à travers champs. Veux-tu que nous prenions la yole ?

Depuis quelque temps, Gatienne assurait qu’elle n’avait plus peur de l’eau, afin de ne pas rester seule avec Robert.

— Ah ! oui ! dit-elle.

Elle cria cela comme si on la délivrait. Il lui semblait qu’elle allait s’échapper, fuir cette catastrophe autrement terrible que la ruine et qu’elle voyait suspendue aux lèvres de Robert.

Tout à coup une pensée lui vint. Si, maintenant qu’il les avait ruinés, épouvanté de son crime, il renonçait à la poursuivre ! Voilà plusieurs minutes qu’il aurait dû avoir parlé, et il se taisait.

Elle supporterait bien la misère, et avec joie même, si elle gardait Fabrice. Oh ! en être aimée toujours ! Ne plus trembler de le perdre ! Comme on travaillerait pour refaire une fortune aux enfants !…

Soudain un grand froid l’envahit.

Robert disait :

— Je vous suis ; vous permettez ? Nous causerons intimement.

Fabrice pensa qu’il s’agissait de Clotilde et répondit gaiement :

— Eh bien, partons.

Gatienne courut derrière son mari, prit son bras, le serra contre elle.

Il la regarda ; elle avait l’air farouche, et semblait moins s’appuyer à lui que le couvrir de son corps comme pour le défendre.

— Ne venez pas, dit tout bas Robert à Clotilde ; j’ai une confidence à leur faire.

Et il marcha derrière eux.

Le jour s’éteignait dans un crépuscule ardent qui rougissait la Seine. Les arbres, feuilletés par l’air vif, jetaient le froissement de leurs ombres noires sur l’eau déjà moirée par de minces vagues molles. Le batelet se balançait très doucement pendant que Fabrice défaisait la chaîne qui traînait sur le bois son grincement de ferraille.

Gatienne, arrêtée sur la berge, regardait l’eau et songeait.

Robert s’approcha d’elle :

— Je crois que nous allons rire tout à l’heure. Tu sais, tiens-toi sur tes gardes, Fabrice est un peu vif, et…

— Misérable ! dit-elle à demi-voix.

— À ton aise. Il te reste quelques minutes pour maudire ton juge. Cependant, écoute : je t’offre encore la paix. Tu vois si je t’aime ! J’en suis lâche.

— Oh ! oui, lâche !

— C’est ce que je dis. Eh bien, veux-tu ?… Veux-tu venir demain matin, là-bas, chercher ce papier que vient de signer Fabrice ? Tu resteras riche, heureuse, honorée, aimée… Veux-tu ?

Maintenant elle suivait, par delà Saint-Cloud, le jeu capricieux des nuages, la tête levée, dédaigneuse et sombre.

Il reprit tremblant de rage :

— C’est fini, je vais tout dire à Fabrice… Tiens, je t’en supplie, j’ai peur pour toi. Cède, écoute-moi, viens demain. Réponds-moi donc ! viendras-tu ?

Elle abaissa sur lui ses yeux noirs, qui semblaient élargis et remplis d’une audace désespérée, et lui souffla au visage :

— Infâme !

Puis, comme Fabrice criait :

— Embarquez !

Elle sauta dans le bateau d’un geste fou qui le fit pencher.

Robert la suivait, il chancela.

— Prenez garde, lui dit vivement Fabrice, et ne restez pas debout. Quand on ne sait pas nager il faut être prudent.

Gatienne, entendant ces mots, frissonna de tout son corps. Son regard glissa terrible sur Robert et se fixa dans le vague.

Elle s’était assise sur la banquette du milieu, un peu à gauche. Elle se tenait enveloppée dans son châle de dentelle blanche, dont la pointe lui retombait sur le front, ombrant son visage.

Fabrice, qui ramait, lui faisait face, et aussi à Robert assis sur la banquette du fond.

Un canot, entraîné par trois rameurs, passa près d’eux, fila et les laissa loin. Là dedans une fille chantait, coiffée d’un béret de canotier ; sa voix les éclaboussa, criarde, puis se perdit après quelques notes aiguës. On entendit encore le pépiement doux des oiseaux qui s’endormaient, puis le clapotement du remous contre le talus et la tombée régulière de l’eau balayée par les rames.

Alors, dans la langueur rêveuse de ce murmure, Robert commença :

— Voilà une soirée diantrement amoureuse et qui vous donne des envies… d’être marié.

Fabrice répliqua joyeusement :

— Mariez-vous donc, comme dit Pantagruel à Panurge.

— Ce n’est pas ma faute si je ne le suis pas.

— Je crois, dit Fabrice souriant, qu’il ne tient qu’à vous de l’être.

— Il n’a pas tenu qu’à moi jadis ; sans quoi, je le serais. Tenez, il faut que je vous conte cette histoire. Vous permettez, madame ?

Elle tourna à demi la tête, et il vit ses yeux briller comme des flammes dans l’ombre du châle.

— Allez, dit Fabrice, nous permettons.

— J’aimais une jolie fillette. Oh ! mais jolie ! Des yeux noirs, la poitrine blanche, le pied rose et veiné de bleu.

— Diantre ! il paraît que vous la connaissiez !

— Hé oui ! Que voulez-vous ! elle me plaisait tant et tant, que, ma foi ! je brusquai un peu les choses.

— Était-ce une fille honnête ?

— Jusque-là, oui.

— Alors vous deviez épouser.

— Je n’en avais pas la moindre envie avant ; elle ne me vint qu’après.

— C’est bien.

— Oui, mais c’est elle qui ne voulut pas.

— Vraiment !

— Elle ne m’aimait plus, son caprice était passé. Bien mieux, elle me prit en haine.

— Étrange, cela !

Depuis un moment, Robert se penchait sur la droite pour regarder Fabrice en parlant ; car Gatienne s’était peu à peu rapprochée vers le milieu du banc, comme pour se mettre entre eux.

— Prenez garde, répéta Fabrice, vous vous penchez trop. J’entends. Alors, vous l’avez laissée là ?

— Oui et non ; car je ne l’ai pas perdue de vue. Je l’aimais.

— Ah ! je vous plains. Et qu’est-elle devenue ?

— Elle s’est mariée, tranquillement, effrontément, sans rien avouer à son mari.

— Aïe ! le pauvre homme !

— Et elle vit heureuse, estimée…

— Dites donc, aussi, vous l’aviez peut-être prise sans son consentement.

Gatienne tressaillit : oh ! si Fabrice allait l’absoudre !

— Quand cela serait, devait-elle refuser la réparation que je lui offrais et porter sa honte à un autre ?

— Assurément non. — Nous retournons, dit-il à sa femme ; tu as froid, on dirait que tu trembles.

Elle acquiesça de la tête sans répondre. Maintenant elle occupait le milieu du banc. Fabrice ne voyait plus Robert. Au reste, le reflet rouge du ciel avait fait place au gris pâle qui précède la trouée des étoiles. L’eau n’envoyait plus de clarté, et les ombres noires des arbres du bord semblaient s’allonger sous le bateau.

— Mais je me suis vengé, articula Robert décochant brutalement ce dernier mot.

Et, comme personne ne l’interrogeait, Fabrice le blâmant sans doute, il ajouta d’un ton léger et moqueur :

— J’ai tout conté au mari.

— Qu’en est-il résulté ? dit Fabrice du bout des lèvres, un peu écœuré de cet aveu.

— Devinez ! car vous le connaissez, ce mari…

Et Robert, emporté par sa fureur, se leva afin de voir Fabrice, que sa femme lui cachait et de lui jeter son nom à la face.

Ainsi debout, il frôlait les épaules de Gatienne. Elle eut une convulsion de tout son être ; puis, comme il reprenait :

— Ce mari, c’est…

Elle cria à toute voix :

— Fabrice ! un bateau derrière toi.

Fabrice tourna vivement la tête.

Alors elle se jeta d’une poussée violente sur Robert, qui perdit l’équilibre, culbuta et tomba hors de la barque, faisant un grand cri.

Fabrice, d’un bond, s’élança pour se jeter à l’eau. Mais Gatienne, avec une vigueur folle, arrêta son élan, l’étreignit, s’accrocha à lui, luttant et résistant de toutes les forces de son corps tordu dans une épouvantable crise nerveuse, avec des plaintes déchirantes.

Fabrice, affolé, la secouait pour se faire lâcher, il la frappait même, se débattant, hurlant :

— Au secours !

Et Gatienne, cramponnée, se laissait traîner au fond du bateau ; ses ongles saignaient, elle criait de ses meurtrissures ; mais il eût fallu la tuer pour desserrer ses bras.

Et la barque, filée à la dérive, les emportait : et Robert se noyait. Une fois il était revenu sur l’eau qu’il battait de ses mains, puis tout avait disparu.

— À la fin, Gatienne, épuisée, roula comme une masse, évanouie, et Fabrice, s’écrasant la tête dans ses poings, continuait de crier, la voix rauque, lamentable :

— Au secours !

Le canot qui les avait déjà croisés revenait derrière eux et les accosta. Un rameur sauta dans leur barque et Fabrice passa dans le canot. On remonta à l’endroit où Robert était tombé ; puis on suivit le courant, on plongea ; on ne vit rien.

Quand Fabrice rentra chez lui, grelottant dans ses vêtements mouillés, il trouva Gatienne qu’on avait ramenée, pelotonnée sur un tapis, à terre, secouée par un tremblement qui faisait claquer ses dents, l’air épouvanté. On ne pouvait lui tirer un mot. Clotilde gémissait, appelant son frère. On lui avait parlé d’un accident, et c’était tout.

Elle courut à lui, et, le voyant ruisselant, les yeux rouges, désespéré, elle cria :

— Robert !

Gatienne regardait de son regard fou ; cependant elle avait l’air d’écouter :

— Perdu, répondit Fabrice.

Alors Clotilde éclata en sanglots, se tordant les mains. Mais elle voulait savoir ; il fallut que Fabrice lui expliquât. Alors, la voix morne, il dit brièvement comment ce malheur était arrivé. C’est Gatienne qui, jetée par l’effroi dans une horrible convulsion nerveuse, l’avait empêché de sauter à l’eau lorsque Robert était tombé. Clotilde écoutait ; ses yeux se séchaient sous une flamme de colère.

Ainsi, c’était la faute de Gatienne si son fiancé était mort !

Fabrice, agenouillé près de sa femme, tenait ses mains, la caressait doucement pour la calmer : elle lui faisait peur !

Mais Clotilde s’approcha d’elle, emportée par sa douleur furieuse, et lui cria en plein visage :

— Ah ! malheureuse folle, si vous l’aviez moins aimé, vous n’auriez pas perdu l’esprit en le voyant tomber, et on l’eût secouru, et on l’eût sauvé ! C’est votre amour qui l’a tué !…

Fabrice s’était relevé d’un bond, s’écartant de sa femme.

— Son amour !… balbutiait-il, son amour !…

— Regarde-la, continua Clotilde ; je pleure, moi. Mais elle !…

Elle ne pleurait pas ; elle regardait Fabrice avec une expression de douleur déchirante. Son corps ne cessait pas de trembler. Elle remuait les lèvres et ne pouvait parler.

Fabrice était foudroyé. L’état de Gatienne confirmait, en effet, les craintes confuses qui lui étaient déjà venues.

Il revint sur elle et lui prit le bras presque violemment.

— Tu l’aimais ? dit-il ; c’est donc vrai que tu l’aimais ?

Elle fit un grand effort, souleva ses mains, les appuya sur lui et balbutia dans un souffle :

— Fabrice !…

Il tressaillit à ce reproche douloureux, et, se tournant vers Clotilde :

— Tu mens ! dit-il ; n’y reviens pas.

Puis il emporta Gatienne dans sa chambre, la coucha comme une enfant, et l’endormit.

Alors il s’éloigna du lit où elle reposait anéantie, et, cachant sa tête dans ses mains, il se tortura avec cette pensée :

— Si pourtant elle l’aimait !


TROISIÈME PARTIE




I


Dans les premiers jours du mois de février, quatre mois environ après la mort de Robert, Fabrice reçut un télégramme de Marseille : la malle des Indes venait d’entrer dans le port, Alban de Lalande annonçait son arrivée prochaine à Paris.

Il venait régler la succession de son frère, liquider sa situation dans la maison de banque « le Crédit des rentiers ». Cette maison s’effondrait.

Depuis la disparition de Robert, son associé s’était borné à une surveillance de premier employé, sans rien tenter, sans rien entreprendre pour soutenir la fortune de leurs brillants débuts financiers.

Des sociétés nouvelles se fondaient qui diminuaient chaque jour la clientèle récente de la maison. Fabrice assistait, impassible et las, à cet évanouissement de ses espérances dorées, n’ayant qu’un souci, l’arrivée d’Alban.

Il se débarrasserait alors complètement de la préoccupation des affaires et se retirerait avec les revenus médiocres qu’il sauverait de la débâcle, dans un coin où il pût savourer sans distraction l’âpre et incessant tourment de sa jalousie inavouée contre le mort auquel Gatienne songeait toujours.

Pas un mot ne lui échappait devant sa femme de ses doutes atroces ; mais il la couvait d’une attention ardente, épiait dans ses yeux le passage de ses pensées, traduisait ses pâleurs, cherchait un sens à ses moindres gestes.

Il veillait la nuit sur le délire de ses rêves, guettant un mot, se tordant pour un sanglot ou un soupir.

Une rage lui était venue : il voulait savoir. Il se sentait prêt à crier à Gatienne : « Avoue-moi tout, et je te pardonnerai ! » Une certitude l’eût torturé moins cruellement, pensait-il, que ce doute infernal qui détraquait son cerveau, le faisant parfois agir comme un fou.

C’est qu’aussi Gatienne ne se consolait pas. On eût dit qu’elle mourait de la mort de Robert. Et, brutalement, Fabrice la poussait à la joie, l’obligeait à chanter, l’entraînait à tournoyer avec lui, subitement, dans un pas de valse, feignant de se divertir. Et il lui criait :

— Ris donc, mais ris donc !

Il lui disait aussi :

— Ne croirait-on pas que nous devons porter éternellement le deuil de cet étranger, dont la mort, du reste, nous a sauvés de la ruine ? Car, un peu plus tard, et le rachat des mines de Houdan nous précipitait dans une faillite épouvantable. Il se serait certainement brûlé la cervelle après cette catastrophe inouïe, amenée par lui. C’est-à-dire, concluait Fabrice d’un ton léger mais les yeux braqués sur Gatienne, que c’est une bénédiction qu’il se soit noyé la veille. Si j’étais dévot, je dirais qu’il a été poussé par le doigt de Dieu.

Et Gatienne frissonnait avec des rougeurs subites.

Et sans cesse Fabrice reparlait de Robert.

Cependant il avait pris à tâche de consoler Clotilde, surtout de lui ôter de l’esprit la même pensée qu’il s’enfonçait, lui, chaque jour plus avant dans le cœur. Sans faire allusion à l’accusation qu’elle avait portée contre Gatienne, le soir de l’événement, il la laissa pendant plusieurs jours verser toutes ses larmes ; puis il l’arraisonna doucement.

D’abord elle ne voulut rien entendre, inconsolable de son bonheur perdu. Ensuite elle convint que, si Robert avait vécu, ruiné comme elle, comme eux tous, leur mariage eût été impossible. Une fois sur ce chemin, Fabrice cicatrisa brutalement sa blessure : il lui confia que Robert menait une vie très dissipée, courait les aventures, grand juponneur et banquier généreux de plusieurs drôlesses connues.

Elle se récria avec horreur, refusant de croire.

Alors il lui mit dans les mains quelques billets qui s’étaient trouvés mêlés à des papiers sans importance sur le bureau de Robert. Épîtres familières, signées par des demoiselles que cette indiscrétion ne pouvait compromettre.

Clotilde s’emporta dans une colère indignée qui lui arracha encore des larmes ; mais bientôt un mépris sombre et la tristesse d’une grande désillusion parurent dans ses yeux séchés. Elle souffrait encore, mais autrement : elle ne se plaignait plus. Seulement elle gardait une attitude glacée qui affectait en présence de Gatienne un silencieux dégoût.

Parfois, cependant, elle répondait à son frère lorsqu’il parlait de Robert devant sa femme : c’était pour mêler une note aiguë, pour glisser un trait vif que Gatienne sentait pénétrer dans sa chair, semblait-il, tant le frisson qui la parcourait blêmissait visiblement sa peau.

Et, entre ces deux douleurs qui emplissaient sa maison de visions funèbres, de silences et de soupirs, Fabrice se rappelait, avec des rages de désespoir, son gai bonheur envolé, ses joies, ses ivresses évanouies.

Brusquement, sa vie amoureuse avait cessé : Gatienne n’était plus l’amante, la maîtresse charmeresse et passionnée qui avait fait jusque-là de son existence conjugale un roman d’amour exquis.

Elle restait tendre et douce, mais rigide ; nulle flamme ne la réchauffait plus.

Lorsque Fabrice l’étreignait, cherchant ses yeux au regard vague, un froid lui venait, comme s’il eût étreint une morte ; et il l’abandonnait pour ne pas la broyer. Alors, seule, Gatienne respirait, son masque de marbre se détendait et son regard s’allumait d’une folie d’effroi.

Elle laissait revenir la vision atroce qui la poursuivait et qu’un irrésistible besoin la poussait à contempler sans cesse. Elle s’oubliait, dans une volupté d’horreur, à revoir la scène de la mort de Robert.

Elle le suivait des yeux dans sa chute, entendait son cri terrifiant, le voyait couler sous l’eau, assistait à son agonie, comptait ses spasmes.

Elle haletait, suffoquée comme lui, puis s’épouvantait à rencontrer son regard immobile, glauque et froid, largement fixé sur elle.

On ne lui avait pas dit que, huit jours plus tard, on avait repêché le corps au delà de Suresnes.

Elle le croyait toujours couché au fond de la Seine, à l’endroit où il était tombé !…

Souvent elle s’échappait et courait jusque-là, puis elle se penchait sur l’eau, le regard fou, s’imaginant le voir. Ses dents se heurtaient, elle crispait ses mains, le corps raidi, et restait là des heures, comme rivée à son crime.

Une fois elle s’en alla voir un noyé à la Morgue ; il était hideux. Maintenant Robert lui apparaissait avec cette bouffissure grotesque, les yeux vidés, les chairs molles ballottées par l’eau qui traînait ses cheveux et sa barbe, la bouche ouverte. Il semblait souffrir encore. Elle revenait toujours, espérant qu’il aurait fini de souffrir, qu’elle ne le verrait plus.

Si elle avait pu dire : « Je l’ai tué, » peut-être que cela l’eût délivrée de ce supplice.

Elle craignait de ne pouvoir résister au besoin de retirer ce fardeau de son cœur, et elle se taisait, soutenue par sa volonté ardente d’épargner Fabrice. C’est pour lui qu’elle avait tout fait ; maintenant il fallait aller jusqu’au bout.

En sa présence, elle se violentait à se tuer pour garder une sérénité douce.

Cette lutte l’épuisait. Elle dépensait toutes ses forces pour donner une heure de bonheur à Fabrice ; car elle le croyait heureux, n’ayant pas conscience du changement qui s’était fait en elle, tant elle mettait d’efforts à le dissimuler. Tout son amour, plus exalté encore depuis qu’il lui coûtait plus cher, elle l’exprimait par l’héroïsme de son silence, alors qu’elle se mourait d’effroi et de remords.


ii


Fabrice, accoudé sur son bureau, le front dans ses mains, devant ses yeux des papiers qu’il ne lisait pas, attendait.

Alban devait être à Paris depuis la veille.

Il se souvenait qu’Alban avait connu Gatienne chez sa grand’mère, quai des Augustins, en même temps que Robert. Son cerveau travaillait : peut-être était-ce là que Gatienne avait aimé Robert. Comment n’avait-il pas deviné que la grande mélancolie de la jeune fille avant son mariage, et ses longs refus, avaient pour cause les blessures mal guéries d’un cœur déçu.

Pour lui, l’évidence se faisait… Ensuite elle s’était laissé consoler par lui, par ses enfants. Mais la vue de Robert avait tout emporté. Elle avait lutté en vain contre son entraînement. Maintenant, il se souvenait, il s’expliquait tout : cette grossesse qu’elle invoquait et qui s’était évanouie, ces troubles, ces exaltations amoureuses. Elle s’efforçait de l’aimer, lui ; mais c’était à l’autre qu’elle pensait. Eh bien, non, il ne pouvait pas vivre avec elle comme par le passé : c’était fini, elle n’était plus toute à lui. Il l’avait trop aimée, il l’aimait trop pour lui pardonner. Il s’en irait tout seul, n’importe où.

Des larmes tombaient larges sur les feuilles qu’il essayait de lire, maintenant, pour se distraire et se calmer.

Un employé lui passa une carte : « Alban de Lalande. »

— Faites entrer.

Il tourna le dos au jour de la fenêtre, déjà amoindri par des mousselines croisées tombant l’une sur l’autre, et se mit debout.

— Ah ! mon Dieu ! dit-il oubliant de tendre la main au jeune homme qui s’avançait.

La même stature que Robert, les mêmes traits, le même regard, plus franc et plus large, voilà tout !… Une barbe ondulée, aux tons fauves, encadrait de la même façon le visage d’Alban, que le travail et l’exil avait vieilli au point de lui donner jusqu’à l’apparence du même âge que Robert.

— Excusez-moi, monsieur, reprit aussitôt Fabrice ; votre ressemblance étrange m’a ému.

— Mon frère ! murmura Alban.

Et toute sa tendresse pour ce frère s’épancha à parler de lui, revenant sans cesse sur l’événement qui l’avait à jamais privé de ce qu’il aimait le plus au monde. Ses questions se pressaient avec une inquiétude indéfinie qu’avivait encore le nom de Gatienne amené à chaque instant dans les réponses de Fabrice.

Alban se souvenait de l’étrange roman qui avait failli le brouiller avec son frère au sujet de Gatienne. Et les lettres que Robert lui écrivait depuis qu’il l’avait retrouvée, ses demi-confidences, pleines de dépit et de passion, lui donnaient le pressentiment d’un drame, d’un suicide désespéré où Gatienne l’aurait poussé par vertu ou par remords ; car, une fois, Robert, parlant d’elle, avait écrit : « Ma maîtresse. »

En présence de ce mari, qui devait tout ignorer, Alban mesurait ses mots.

Et Fabrice, que ces réticences exaspéraient, brutalement le ramenait à ses souvenirs de jeunesse, rappelant le passage de Robert dans la maison de mademoiselle Prieur, s’oubliant à des questions maladroites qui éveillèrent l’attention d’Alban.

Il pensa :

— Je ne me suis pas trompé ; celui-ci a des soupçons. Mon frère s’est tué.

Une curiosité douloureuse le poussait à pénétrer ce drame. Il avait aimé Gatienne ; il aurait voulu la retrouver chaste, ayant au cœur l’éternel regret de l’amour combattu dont Robert serait mort.

— Vous avez des enfants, monsieur ?

— Deux, répondit Fabrice.

Il ajouta distraitement :

— L’aîné est le portrait de sa mère.

Alban pensa, le cœur serré :

— Et l’autre ?

Gatienne reprenait dans sa vie un intérêt poignant ; maintenant il voulait la voir.

— Vous habitez Saint-Cloud, monsieur ? J ai un douloureux pèlerinage à faire là-bas !

— Nous le ferons tous, répondit vivement Fabrice.

Une pensée cruelle lui venait à la ressemblance émouvante d’Alban avec son frère : troubler Gatienne, lui arracher un aveu.

Alban voulait se retirer, Fabrice s’excusa de le retenir. Il lui confia l’embarras où l’avait laissé la mort de Robert, dont l’expérience seule l’avait déterminé à s’associer à lui. Il allégua sa santé, qui exigeait un repos immédiat. Il étonna le jeune homme, qui avait pris dans les comptoirs anglais l’habitude sérieuse des affaires, par la légèreté et l’insouciance avec lesquelles il traita de la liquidation de leur maison de banque. Tout serait bien, pourvu qu’on se hâtât.

Alban protestait.

— Permettez ; je suis associé ; les capitaux que j’apporte peuvent relever la maison. Il ne faut rien précipiter. La liquidation ne doit pas se faire en perte.

— Eh ! qu’importe ?

— Il m’importe à moi, répliqua gravement le jeune homme.

— Eh ! monsieur, je vous répète que je suis las, cria Fabrice, dont le désespoir faisait explosion.

Alban réprima l’émotion qui lui vint à ce cri.

Une honte secrète le prenait devant cet homme dont Robert avait mutilé la vie, puis une immense pitié.

Froidement, avec une raideur toute britannique, il répondit :

— Reposez-vous, je travaillerai.

— Vous ne me comprenez pas, répondit Fabrice, la voix basse : il se contenait. Ce que je veux, c’est débarrasser mes intérêts de cette maison, au plus vite, et coûte que coûte ; c’est me rendre maître de mes capitaux afin d’être libre de… m’expatrier, par exemple, si cela me plaisait. Comprenez-vous ?

— Il sait tout, pensait Alban, grave, le regard voilé, paraissant écouter. Il se ruine si je ne l’arrête, il ruine ses enfants. Ses enfants ?…

Son cœur battit plus vite.

Robert lui avait laissé là une dette.

— Alors, dit-il lentement, vous désirez vendre votre part ?

— Immédiatement.

— Je l’achète.

— Ce qu’il vous plaira.

— Ce qu’elle vaudra.

— Je m’en rapporte à vous.

— Je l’espère bien, pensa le jeune homme.

Il se leva tout étourdi, mais la face calme.

— Nous réglerons cela, monsieur.

— Le plus tôt possible, répéta Fabrice.

— Enfin, dit-il dès qu’il fut seul, cela va finir.

Et il tomba dans son fauteuil, comme un homme condamné, retournant maintenant dans son cerveau cet arrêt :

Bientôt, il ne verrait plus Gatienne.


iii


Deux jours plus tard, le 10 février, un joli soleil fondit les neiges et délaya la boue des pavés de Paris dans laquelle pataugeaient cent mille Parisiens pour voir passer le carnaval.

Au premier rang des badauds échelonnés sur toute la longueur des boulevards, Matta étalait son frais visage, sa taille mince débarrassée depuis un mois d’un amour de petit Normand, actuellement domicilié au Raincy chez une nourrice qui ne manquait pas de lait, grâce au voisinage de Montfermeil. Matta soulevait sur son épaule Mimi, tout épanouie de voir tant de belles choses, tandis que Jacques, ahuri par les « Qu’est-ce que c’est ? » et les « Pourquoi ? » du curieux petit Claude, s’assoiffait à lui expliquer, comme il l’entendait, les travestis grotesques de tous ces voyous lâchés à travers Paris, la tête enflée d’un masque horrible, sales, enjuponnés, emplumés et fiers comme des gueux. Par exemple, Claude devenait muet quand passaient les chars bariolés où jouait une musique qui lui rappelait la parade des saltimbanques à la foire de Saint-Cloud. L’admiration le tenait sage, et Jacques respirait. Le plus terrible pour le gros Normand, c’était la rencontre de ces petits bonshommes et de ces petites bonnes femmes de quatre ou cinq ans, fagotés qui en pompiers, qui en laitières ou en marquises Pompadour. Du coup, Claude perdait la tête. Il voulait suivre. Il emboîtait le pas à ces petites caricatures de deux sous, qui trottaient d’un air grave, toutes gonflées d’importance. On eût dit qu’il ne se rendait pas bien compte de ce que cela pouvait être, troublé par le ressouvenir des singes en grand costume qu’il avait vus manœuvrer dans les cirques.

Il s’amusait énormément, et Mimi, silencieuse, les yeux ronds, prenait tant de plaisir, qu’elle suçait frénétiquement son pouce. Leur mère les avait confiés à Matta pour les distraire un peu. La maison était si triste pour eux maintenant ! Ils s’ennuyaient. Leurs jeux bruyants, leurs rires sonnaient faux dans le silence de tous. On les faisait taire. Ils avaient peur quelquefois quand leur mère les regardait.

Elle les aimait bien, cependant. Mais on eût dit qu’elle n’osait plus les toucher :

— Les enfants auront beau temps, dit Fabrice appuyé à la fenêtre du salon, tapotant la vitre.

— Cela leur fera du bien, répondit rêveusement Gatienne, la voix lente.

Elle était blottie près d’un grand feu, penchée dessus, toute frissonnante.

Le salon, vaste, éclairée par une seule fenêtre, restait sombre au fond sous les tentures de drap foncé. La flamme du foyer faisait une clarté autour de Gatienne, découpant son profil aminci.

Fabrice se retournait par instants et la regardait. Elle ne le voyait pas. Il reprit :

— Tu aurais dû sortir avec eux. Et il appuya : Cela t’aurait distraite.

Elle répondit doucement :

— J’ai froid.

Il s’approcha de la cheminée, jeta une bûche, et, touchant les mains de Gatienne :

— Tes mains brûlent.

Elle le regardait, appuyé sur un genou, à ses pieds, et la tristesse de son regard exprimait un amour infini. Mais ses lèvres conservaient ce mutisme obstiné qui affolait Fabrice.

Comme elle se taisait, il se leva brusquement et revint à la fenêtre.

À ce moment, il entendit le roulement d’une voiture qui s’éloignait. Il écouta, pensant qu’on allait sonner. Puis il gratta de l’ongle le givre qui fleurissait la vitre, essayant d’apercevoir au dehors : il ne vit personne.

Cependant quelqu’un venait d’entrer.

Gatienne ignorait qu’Alban devait venir ; mais Clotilde était prévenue.

Au moment où le jeune homme approchait de la grille, Clotilde lui était apparue, pâle et sérieuse dans son vêtement sombre, dont la fourrure noire faisait éclater l’or de ses cheveux épandus.

Elle avait ouvert et, à peine entré, l’arrêtant d’un geste :

— Monsieur Alban !

Il la regardait, surpris et touché d’une subite sympathie.

— J’ai une grâce à vous demander, reprit-elle avec une émotion qui rosa son visage, l’animant d’un grand charme de jeunesse et de pudeur.

— Parlez, mademoiselle.

Et Alban se tint devant elle, découvert et incliné, avec une sorte de soumission involontaire de tout son être.

— C’est un secret qui doit rester entre nous, monsieur. Votre frère… Robert, peu de jours avant… notre malheur, m’avait exprimé un désir qui, aujourd’hui, est pour moi un vœu. Il me dit en plaisantant qu’il pourrait bien mourir de mort violente ; mais que, si cela arrivait, on trouverait dans son testament un legs qui m’était destiné. C’est un petit portefeuille noir où son chiffre est gravé. Ce portefeuille renferme des papiers qu’il m’a demandé de remettre moi-même à la personne seule à laquelle ils sont adressés. J’ai promis. J’attendais votre arrivée, monsieur. Avez-vous ouvert le testament de Robert ?

— Mademoiselle, mon frère n’a pas laissé de testament ; la mort l’a surpris… Mais il n’est pas besoin d’un autre témoignage. Je chercherai, je trouverai ce portefeuille et il vous sera remis…

— Secrètement ?

— Secrètement, je vous en donne ma parole d’honneur.

Elle salua d’un geste de tête doux et triste et s’écarta afin qu’il passât devant elle, lui montrant de la main le pavillon en haut de l’allée.

Il hésitait ; cependant il demanda timidement :

— À qui ai-je l’honneur de parler ?

Elle répondit :

— Clotilde Dumont.

Comme il ne semblait pas comprendre, elle ajouta d’un accent un peu romanesque :

— J’étais la fiancée de Robert.

Puis elle se détourna avec une grâce mélancolique et suivit une autre allée.

Sa fiancée ! Alban avait reçu un coup de massue. Mais alors Gatienne ? ce mari jaloux ?

Il s’y perdait, ne comprenant plus.

Comme il gravissait le perron, Fabrice l’aperçut et vint précipitamment à sa rencontre ; puis, sans rien dire, il rouvrit la porte et poussa le jeune homme dans la clarté de cette porte largement ouverte sur le salon sombre.

Gatienne s’était dressée, jetant un cri, les mains étendues devant elle, renversée, tordue d’horreur.

Alban comprit.

Il courut à elle, lui saisit les mains et murmura :

— Alban ! Alban !…

Il frissonnait de pitié. Comme elle souffrait ! Et Fabrice arrêté près d’eux, le regard cruel, s’abreuvait de cette douleur.

Alban pressa légèrement les mains de la jeune femme, l’avertissant qu’on l’observait.

Puis il parla de lui, de sa longue absence, de ses voyages, de ses travaux, entraînant Fabrice à l’écouter et à lui répondre, pendant que Gatienne se remettait.

Lui-même apaisait l’émotion que lui avait donnée la vue de Gatienne, ainsi retrouvée à quinze ans de distance, après l’avoir tant aimée qu’il s’en était expatrié. Il pensait la revoir encore jeune et toujours attirante, avec ses yeux brûlants et ses airs de conquête, un peu trop belle et trop excitante même, pour que Robert en ait pris mal à mourir ; et il avait sous les yeux un pauvre visage long, aux joues creusées, pâles, un masque sévère et froid, où le regard seul semblait vivre. Et ses beaux cheveux noirs, aujourd’hui grisonnants et même tout blancs, par longues mèches, sur les tempes ! Était-ce donc là l’héroïne d’un roman adultère ! Non, il s’était trompé, Fabrice était fou ; d’ailleurs, Robert, fiancé à cette jolie fillette blonde, ne devait voir qu’elle, n’adorer qu’elle au monde. Maintenant le visage ému de Clotilde lui revenait à l’esprit avec un attendrissement.

Fabrice dit à sa femme :

M. de Lalande désire faire un triste pèlerinage, là-bas… où Robert est tombé. Tu viens avec nous ?

Elle eut un regard effaré en balbutiant :

— Moi ?… Là-bas ?…

Alban s’était levé précipitamment, disant :

— Non, je vous en prie, ne venez pas…

Mais Fabrice ramassa la pelisse de fourrure glissée aux pieds de Gatienne et la lui jeta sur les épaules.

Elle se mit debout avec sa raideur d’automate et marcha devant. Une colère venait à Alban ; la cruauté de Fabrice l’indignait. Il martyrisait sans raison une pauvre femme souffrante et nerveuse ; il arrachait, par surprise, à sa sensibilité des émotions dont il lui faisait un crime. Décidément, c’était un maniaque jaloux, contre lequel il devait la protéger et la défendre.

Comme elle franchissait la porte extérieure, frissonnante à l’air vif qui la bleuissait, le jeune homme lui prit doucement la main et l’appuya sur son bras avec une précaution tendre.

À ce moment, Clotilde rentrait, traversant la terrasse. Elle s’arrêta, regarda le groupe, la mine froide, comme secrètement blessée.

— Ma sœur, dit Fabrice à Alban. — Clotilde, M. de Lalande.

Ils passèrent l’un près de l’autre, elle pâlie de colère, lui troublé du regard indéfinissable qu’elle lui avait jeté.

Maintenant ils suivaient tous les trois le bord de la Seine brillante d’un éclat d’acier sous le bleu noir du ciel où la nuit montait. Les arbres nus, raides, dressaient tout le long du chemin leur squelette immobile. Au delà, un rideau de brume se tendait, rayé de la haute et sombre colonnade des peupliers, percé des rares feux qui s’allumaient çà et là derrière la vitre de quelques maisons isolées.

Ils descendaient vers Suresnes, marchant lentement, à cause de Gatienne, qui devenait lourde au bras d’Alban. Elle paraissait faire un effort à chaque pas et se tirait involontairement en arrière. Un silence s’était fait où chacun d’eux roulait ses pensées.

Fabrice, quelques pas en avant, tournait la tête, surveillait le visage de Gatienne.

Tout à coup celle-ci s’arrêta net au coin d’un bouquet d’arbres qui descendaient le talus jusqu’au ras de l’eau ; elle quitta le bras d’Alban, se pencha vers la Seine et, les yeux effroyablement dilatés, regarda fixement devant elle.

Alban eut un frisson, se découvrit et joignit les mains ; c’était là.

Fabrice s’approcha de sa femme et lui toucha le bras :

— Tu es sûre que c’est là ? dit-il. Je ne m’y serais pas reconnu, moi. Ta mémoire est bonne.

Elle ne répondit pas, les dents serrées, livide.

Fabrice avait envie de la frapper. Il s’affolait. Élevant la voix :

— Pauvre Robert ! dit-il.

Ce nom ainsi jeté vibra étrangement sur l’eau.

Gatienne avait un gémissement rauque qui sifflait dans sa gorge. Elle l’étouffait, les lèvres collées.

Alban pleurait.

Fabrice reprit, devenant odieux tant il souffrait :

— J’entends encore, quand il tomba, ce cri terrible…

Gatienne, à cette évocation, crut aussi l’entendre et jeta un horrible cri d’épouvante. Son bras se tendit, son doigt indiqua un point que ne quittaient pas ses yeux terrifiés.

— Là ! là ! disait-elle ; il est là, il me regarde, il appelle…

Puis elle porta ses deux mains à sa bouche écrasant, sur ses lèvres, les mots qui s’y pressaient et qu’elle ne pouvait plus retenir.

Fabrice s’était reculé, les jambes fléchissantes, comme assommé par cette dernière épreuve. Alban entraînait Gatienne. Mais elle se débattait et revenait vers la rive.

— Vous le voyez bien, il est toujours là. Pourquoi l’a-t-on laissé ? Il souffre !… Ôtez-le, ôtez-le donc !…

Alban, désespéré, lui souffla :

— Votre mari !

Elle se redressa, regarda Fabrice et murmura :

— Qu’ai-je dit ?

— Rien, mais calmez-vous, continua Alban.

Il entendit Gatienne qui marmottait comme une prière, remuant à peine les lèvres :

— Fabrice ! mon Fabrice !…

Sa poitrine haletait ; elle avait un peu de sang aux coins de la bouche ; ses joues se rosèrent sous les yeux ; elle faisait pour se reprendre un effort qui la tuait.

Traînant ses pas languissants, elle vint à son mari.

— Eh bien, méchant, dit-elle, le caressant de sa voix brisée, j’ai mal et tu ne dis rien ! Qu’as-tu ?

Il lui laissa prendre son bras sans répondre.

Alban s’éloigna, marchant devant eux, bouleversé par cette scène, que Fabrice avait provoquée et qui semblait justifier sa conduite. Évidemment, ce cri de Gatienne venait d’une conscience troublée, cette vision de folie indiquait un remords. Tout se confondait à nouveau dans l’esprit du jeune homme. Il se retourna. Le couple sombre, à demi noyé dans la brume, venait lentement, silencieux, paraissant glisser sur le chemin sans écho. Le manteau noir de Gatienne voletait par instants avec un lourd bruit d’aile. Une pitié grandissait dans le cœur d’Alban.

Coupable ou non, Gatienne portait un deuil qu’il partageait. Il se sentait de moitié dans son malheur comme dans sa faute. Cette pensée qu’il devait réparer le mal causé par son frère travaillait son cerveau, lui inspirait des projets encore vagues.

Il ralentit le pas en approchant de la grille.

Alors Fabrice, l’ayant rejoint, lui demanda d’un ton pressé et résolu :

— C’est bien demain que nous réglons nos comptes ?

— Si je suis prêt, répondit Alban.

— Je souhaite que vous le soyez, ajouta Fabrice très grave.

À ce moment, des éclats de voix claires partirent de la porte d’entrée. Claude et Mimi battaient des mains.

— C’est maman ! c’est papa !

Ils vinrent en courant se jeter dans les jupes de Gatienne.

La nuit se faisait rapidement, accrue par le brouillard.

Cependant un reste de jour permettait de voir la figure effarée de Matta, accotée à Jacques, qui se collait lui-même à la grille comme pour s’y enfoncer, leurs regards épouvantés braqués sur Alban. Le jeune homme s’étant rapproché, Matta poussa un cri suivi d’un signe de croix et détala, fuyant vers la maison.

En sa qualité d’homme, Jacques n’osait bouger ; mais sa large face, devenue toute blanche, semblait clouée à la grille par les trous noirs de ses yeux ronds et de sa bouche béante.

Tout à coup Claude s’écria :

— Tiens, mon ami Robert !

Mimi, qui s’accrochait à sa mère, essayant de grimper pour qu’on la prît au cou, lâcha les jupes et vint se planter sous le nez d’Alban, levant en l’air sa petite figure étonnée.

Le jeune homme se baissa pour la mieux voir, très ému.

Alors Mimi lui montra le poing.

— Va-t’en, vilain, dit-elle.

— Eh ! pourquoi, ma mignonne ?

La petite ne répondit pas, mais regarda sa mère de ce regard d’enfant, mystérieux et profond.

Claude vint au secours de sa sœur.

— Oui, vilain, dit-il, pourquoi que tu as fait pleurer maman ? Pourquoi que tu es resté si longtemps sous l’eau à jouer à cache-cache ?

Alban se redressa irrité, désespéré par les scènes pénibles qu’éveillait cette ressemblance.

— Tais-toi !… murmurait Gatienne.

Mais Claude lui répondit, tout fier :

— Je le sais bien, moi, même que, lorsque petit père n’est pas là, tu cours vite là-bas voir si mon ami Robert est sorti, et que…

Gatienne s’était jetée sur l’enfant, elle le prenait dans ses bras et l’emportait.

— Tais toi donc !… disait-elle épouvantée.

Mais Fabrice l’arrêta et brusquement lui arracha son fils.

Puis se tournant vers Alban, il le salua d’un geste :

— Tâchez que tout soit fini demain, dit-il d’une voix qui se contenait.

Il prit la main de Mimi et rentra, laissant Gatienne derrière lui, seule, n’osant pas le suivre.


iv


Matta veillait, les pieds allongés vers la cheminée rouge de braise, renversée dans un fauteuil, les yeux gros qui se fermaient malgré elle. Une lampe brûlant au plafond sous son verre dépoli éclairait vaguement la chambre, où dansaient par instants de longs jets de clartés lancés par la flamme intermittente du foyer, avec un éclaboussement d’étincelles.

La respiration de Gatienne, tendue, très blanche, au fond du lit, arrivait parfois, forte et pressée, jusqu’à Matta, qui soulevait la tête et regardait anxieusement sa maîtresse.

Elle était rentrée le soir avec la fièvre, on l’avait couchée, et elle ne bougeait pas, respirant lourdement, les yeux bien ouverts, fixés sur une raie de lumière qui sortait d’une porte entre-bâillée.

Par cette porte, on entendait feuilleter des papiers, ouvrir et fermer des tiroirs. Parfois, une plume courait avec la précipitation d’une écriture désordonnée ; puis un arrêt sec, puis elle repartait furibonde, déchirant le papier d’un trait brutal.

Fabrice travaillait. La nuit s’avançait, et ce grincement de plume, ce froissement de feuilles tourmentées ne cessaient pas. Matta s’était endormie. Un soupir, un cri léger, venaient parfois de la chambre des enfants ; puis le silence.

Et Fabrice se hâtait, débarrassant ses tiroirs, vidant ses cartons, annotant les papiers qu’il entassait et liait ensuite, emplissant son cabinet de feuilles froissées et jetées au travers.

C’était fini : il se leva et vint pousser légèrement la porte, regardant vers le lit. Gatienne ferma les yeux. Il entra tout à fait, toucha Matta pour l’éveiller, et la congédia.

Puis il alla voir les enfants, et, penché sur eux, cachant sa lampe d’une main, les regarda dormir.

Il les embrassa doucement plusieurs fois.

Gatienne, entre ses cils écartés, le vit revenir, les yeux coulant de larmes.

Fabrice ne lui avait pas reparlé depuis le soir ; elle se mourait de douleur et n’osait pas l’interroger. Elle se demandait si, dans son délire, elle n’avait pas tout avoué. Alors une horreur d’elle la prenait ; elle se sentait devenue pour Fabrice un objet d’épouvante et de haine.

Qu’allait-il faire d’elle ?

La fièvre la poussait ; elle se voyait traîner dans des obscurités effrayantes ; elle entendait Fabrice la maudire et crier de désespoir, comme avait crié Robert quand il était tombé. En même temps, elle conservait la lucidité de sa passion pour Fabrice. Des tableaux énervants glissaient devant ses yeux ; elle se sentait une soif de lui qui la brûlait et rougissait ses lèvres. Son corps tremblait. En se débattant, les draps s’écartèrent. Elle restait là, soufflante, les flancs découverts.

Fabrice s’approcha et, la croyant endormie, la contempla.

Elle ne bougeait plus.

Tout à coup, brusquement, il arracha les couvertures et se recula, le regard fou.

À la clarté molle de la veilleuse, ce corps de marbre se fondait dans une harmonie de lignes et de couleurs qui accusait toutes ses perfections. C’était une œuvre d’art, avec les tons chauds de la vie, les ombres puissantes, les inflexions hardies des membres abandonnés. La nudité montait jusqu’au sein à l’auréole ombrée par la maternité.

La tête à demi cachée laissait sur l’oreiller la large tache noire de ses cheveux défaits.

Fabrice cédait une dernière fois à sa passion d’artiste, d’amant et de maître dans cette poignante contemplation.

Il s’abreuvait avec rage de la vue inoubliable de son bonheur perdu. Il s’enfonçait dans le cœur cette image brûlante pour en garder éternellement le souvenir et l’empreinte. Muet, il sanglotait, se tenait la gorge pour ne pas crier.

Tout cela n’était plus à lui !

Non qu’il soupçonnât Gatienne d’avoir livré son corps. Il l’eût tuée. Mais elle l’avait profané par le désir de son amour adultère ; mais ce corps avait tremblé de passion pour un autre.

Et il l’avait tant aimée, et elle l’avait tant aimé !

Car il se souvenait, et elle ne songeait guère à Robert alors ! Comme il croyait bien qu’elle n’avait jamais aimé que lui ! C’était si bon, cet être qu’il pensait n’avoir jamais vécu que pour lui, par lui. C’est comme cela qu’on les aime. La passion est faite de ces besoins absolus.

Et voilà qu’il restait seul maintenant. Car il lui laisserait les enfants ; il ne voulait pas la désespérer, Gatienne ! sa Gatienne qui ne l’aimait plus !…

Le cœur crevé, il faillit se jeter sur elle, l’étreindre, prêt à demander, lui, grâce, pitié, affamé d’elle, de son amour, de toute cette beauté qui l’appelait, fouettant ses sens.

Il vint tomber sur le tapis devant le lit, roulant sa tête près de Gatienne, mordant le drap, aveuglé de larmes.

Elle se souleva alors lentement, engourdie de froid, toute grelottante, et se glissa vers lui, timide, n’osant pas encore.

Cependant, s’il savait, il ne serait pas là, près d’elle. Pourquoi donc pleurait-il ?

— Fabrice !…

— Ne me touche pas !

Il repoussa ses bras qui le brûlaient.

Elle s’avança de tout son corps et l’enlaça.

Il cria :

— Laisse-moi !

Et, se sentant fléchir, il se leva et s’éloigna.

Tout à coup il revint, et, la regardant, désespéré :

— Écoute, je pars demain.

Elle demeura immobile, comme s’il l’eût tuée.

Alors il ajouta :

— Tu garderas les enfants… Je ne reviendrai jamais.

Maintenant elle préférait en finir ; elle murmura :

— Pourquoi ?

— Tu le demandes ?

Elle répondit :

— Oui.

Il se calma et dit lentement :

— Parce que tu as aimé Robert, parce que tu l’aimes, parce que tu le pleures, parce que ton cœur n’est plus à moi, et que moi je ne t’aime plus.

Elle attendit… C’était tout. Alors il ne savait pas !… Tout s’effaçait devant cette pensée obstinée. À ce moment même, elle ne voyait plus son crime. Une joie lui venait. Fabrice n’était que jaloux de Robert !

— Je t’aime, dit-elle avec une tendresse passionnée.

— Tu mens !

Elle se souleva, joignit les mains, et, le regardant, répéta :

— Je t’aime ! Oh ! si tu savais comme je t’ai aimé, comme je t’aime !… dit-elle avec un soupir douloureux.

Fabrice devenait fou : sa tête craquait ; il ne retrouvait plus ses idées. Les paroles de Gatienne lui entraient dans le cerveau, lui faisaient éclater le cœur.

Il bégaya :

— Robert !… tu as aimé Robert !…

Gatienne frissonnait, avec des regards furtifs autour d’elle. La veilleuse avait baissé ; le feu s’éteignait. Un jour morne jetait des blancheurs mouvantes le long des murs.

Le fantôme de Robert se glissait pour elle dans toutes les ombres.

Aimé, lui, qu’elle avait tué ! Une horreur la secoua. Elle cria :

— Non, non !

Claude réveillé appela :

— Maman !

— Oh ! tiens, Fabrice, s’écria Gatienne subitement apaisée par cette voix, je te le jure sur mes enfants, je n’ai jamais aimé que toi !

Il courut à elle et étreignit ses mains qu’elle lui tendait.

— Redis-le !… Non, tais-toi, écoute, peut-être n’ai-je plus ma raison. Alors, aie pitié. Guéris-moi. Sois franche. Depuis que Robert a mis le pied dans la maison, tu ne m’as plus appartenue. Depuis qu’il est mort, tu es morte pour moi. Tu ne cherches que lui, tu ne penses qu’à lui…

Elle voulut parler, il l’arrêta.

— Non, tais-toi, tu me dis que tu m’aimes, et il me semble… Oh ! notre bonheur d’autrefois !

Il se prit à sangloter ; la douleur le rendait ivre, il balbutia :

— Jure-le que tu ne l’as pas aimé, lui ?

Il était haletant, hagard ; sa voix s’étranglait :

— Je veux que tu le jures, là-bas, sur la pierre qui le couvre… Tu n’oseras pas mentir là…

Gatienne se dressa, se fit lâcher les mains, la voix éclatante :

— Il n’est donc plus là ?… dit-elle, le doigt tendu dans la direction de la Seine.

Puis elle détourna son visage, tiraillé d’un rire nerveux.

Elle éprouvait un bonheur atroce à penser que Robert était enfin caché sous la terre, qu’elle ne le verrait plus la regarder du fond de la Seine transparente, qu’il dormait enfin !

Elle respira largement, et, regardant Fabrice, elle dit très calme :

— J’irai, j’y vais tout de suite, veux-tu ?

Il pensa :

— Nous sommes fous tous les deux.

Elle voulait absolument se lever. Ses dents claquaient la fièvre, ses yeux luisaient, grands et fixes.

Pour la retenir, il se coucha près d’elle, assommé de fatigue et d’angoisses.


v


Le lendemain, Alban, dans son cabinet de la maison de banque, attendait Fabrice.

Cependant les comptes n’étaient point réglés.

Le jeune homme rêvait de reculer d’abord la catastrophe prévue de la rupture entre Gatienne et son mari, en traînant en longueur les opérations de ce règlement.

Il chercherait ensuite les moyens de sauver Gatienne. Des combinaisons lui venaient. Il songeait à la possibilité de détourner les soupçons de Fabrice. Clotilde l’aiderait. Le souvenir charmant de la jeune fille jetait comme un espoir à travers les projets généreux que sa pensée ébauchait.

Il se raidit dans une attitude impassible pour recevoir les éclats de fureur de Fabrice obligé de subir un délai et se leva, comme il entrait, avec la gravité un peu ennuyée d’un homme d’affaires qu’on dérange inutilement.

Et, d’un ton net :

— J’ai le regret de vous dire, monsieur, que je ne suis pas prêt.

— Ah ! dit Fabrice indifférent.

Alban remarqua son visage abattu et ses gestes las.

Il arrivait de Saint-Cloud à pied, et il avait fait un détour dans Paris. Voilà trois heures qu’il marchait, le cerveau vide, ne retrouvant plus ses idées, désorienté et apaisé.

Il doutait de lui maintenant, comme il doutait encore de Gatienne. Il ne parvenait pas à se reprendre, détraqué par les troubles de la nuit précédente, ébranlé, mais non guéri, prêt à se jeter sur une preuve quelconque pour se tirer, n’importe comment, d’une incertitude qui le ballottait jusqu’à l’écœurement.

Au fond, il penchait à justifier Gatienne.

Cela l’arrangeait qu’Alban ne fût pas prêt. Cela lui donnait le temps de réfléchir. Avec cet argent dans les mains, il se serait senti poussé à en finir brusquement.

Cette idée l’effrayait.

Maintenant il ne retrouvait plus l’indignation qui lui donnerait le courage de tout briser. Une mollesse le tenait ; un désir de fermer les yeux. Il aurait voulu que Gatienne lui donnât des raisons, qu’elle le persuadât.

Alban reprit :

— Vous me permettrez de vous dire que j’ai trouvé ici un profond désordre, qui ne m’a pas encore permis de me rendre un compte exact de la situation.

— Parfaitement, répondit Fabrice.

Le jeune homme le crut froissé et continua plus doucement :

— Je profiterai, du reste, du délai que vous voudrez bien me laisser pour remonter un peu la maison et lui faire prendre une valeur plus avantageuse.

— C’est cela, conclut Fabrice. Vous n’avez pas besoin de moi ?

Il tirait vers la porte.

— Mais, pardon, je désirerais…

Alban, inquiet, ne voulait pas le laisser partir.

— Je désirerais vous demander… Tenez, voulez-vous que nous causions un peu à cœur ouvert ? J’ai bien des choses à vous dire, à vous demander. Je ne serai à l’aise avec vous que lorsque vous m’aurez entendu. Autant vaut tout de suite.

Fabrice s’était rassis, le regard soupçonneux, déjà allumé d’une curiosité inquiète. Alban poussa le verrou de sa porte et revint vers lui.

Une émotion lui changea la voix quand il dit :

— Mademoiselle Clotilde Dumont était la fiancée de mon frère ?

Fabrice demanda presque violemment :

— Qui vous l’a dit ?

— Robert.

Et le jeune homme ajouta, l’accent convaincu :

— Mon frère l’adorait. Elle est très belle.

— Il l’adorait ? balbutia Fabrice.

— Que de projets charmants, quels délicieux rêves il me confiait dans des lettres toutes remplies d’elle et écrites avec cette prolixité naïve des amoureux ! Saviez-vous qu’il projetait de vous abandonner, d’emmener sa femme aux Indes pour lui faire une existence de reine, dans un palais peuplé d’esclaves ? Il vous le cachait peut-être ?

— En effet, murmura Fabrice, dont le visage s’éclairait d’une joie poignante.

Et Alban, avec un grand air de sincérité, continuait :

— Cela se comprend : il craignait votre opposition, votre refus même de lui donner votre sœur pour l’entraîner si loin. Dans ses dernières lettres, il me suppliait de venir ici prendre sa place. Il n’attendait que moi pour hâter ce bonheur… qu’il ne devait jamais connaître, hélas !

Le jeune homme baissait la tête, triste, paraissant rêver, ne regardant pas Fabrice.

Celui-ci se redressait, allégé, transfiguré, mais troublé jusqu’au vertige de ce coup de bonheur qui lui arrivait d’une façon si naturelle, si vraie :

Robert n’aimait donc pas Gatienne !

Tout à coup il pensa :

— Mais Gatienne pouvait aimer Robert !

Son incertitude renaissait, et c’est d’un accent amer qu’il répondit :

— Robert était fort séduisant, sympathique, attirant. Il était difficile de ne pas l’aimer… Ma sœur n’est pas consolée de sa perte.

— Croyez-vous qu’elle se consolera ?

Fabrice regarda Alban, qui ne cachait plus son émotion.

— Tenez, monsieur Dumont, reprit le jeune homme d’une voix entraînante, je veux vous dire toute ma pensée. Depuis que j’ai aperçu mademoiselle Clotilde, un espoir m’est venu, ou plutôt un désir bien profond. Je voudrais, non lui faire oublier, mais lui rappeler assez vivement mon frère pour qu’elle reportât sur moi l’affection qu’elle avait pour lui. Je voudrais que cette ressemblance que j’ai avec lui me donnât le bonheur de la consoler, de lui faire croire qu’elle a retrouvé celui qu’elle daignait aimer. Je n’ai pas seulement le visage de mon frère, j’ai sans doute son cœur ; car je crois, je suis certain que j’aime sa fiancée. Croyez-vous, monsieur, que je puisse espérer de la décider un jour à me donner sa main qu’elle lui avait promise ?

— Je le désirerais vivement, répondit Fabrice charmé.

— S’il en est ainsi, et je vous remercie, accordez-moi le droit de la voir aussi souvent qu’il me sera possible.

— Bien volontiers, monsieur. Ma maison vous est ouverte. Si Clotilde se console, si elle vous aime, si elle est heureuse, c’est moi qui vous serai reconnaissant.

Très émus tous les deux, ils se serrèrent les mains.

Soudain une rougeur courut sur le visage d’Alban : l’effort visible d’une volonté violente.

Pour obéir à cette volonté, le jeune homme luttait contre une dernière hésitation. Évidemment ce qu’il allait dire lui coûtait beaucoup. En dépit de ses efforts, sa voix s’étouffait quand il reprit :

— Cependant, monsieur, je vous dois un autre aveu. Je n’entrerai point familièrement chez vous avant de l’avoir fait. Je pourrais le taire, dit-il se contraignant à sourire : il remonte si loin dans le passé ! Mais ma loyauté ne se sentirait point à l’aise vis-à-vis de vous. J’ai aimé mademoiselle Gatienne quand elle avait seize ans…

— Vous ? s’écria Fabrice.

— Je vous donne ma parole d’honneur qu’elle ne l’a jamais su. Quand je voulus la demander en mariage, mon frère s’y opposa. J’adorais mon frère, je cédai ; mais, de dépit et, je l’avoue, de regret, je quittai la France. J’avais vingt ans. Un an plus tard, j’étais consolé.

Fabrice, les yeux collés sur Alban, palpitait dans tout son être ; il demanda :

— Et pour quelle raison votre frère s’y opposa-t-il ?…

Alban se prit à sourire.

— Oh ! dit-il avec un naturel parfait, pour un enfantillage. Nous étions tous si jeunes ! Imaginez-vous, monsieur, que Gatienne et lui se détestaient. Oh ! mais une de ces bonnes haines d’enfants qui sont sans motif, et pour cela même si tenaces !

Fabrice partit d’un éclat de rire nerveux, et le jeune homme continuait très naïf :

— Cela vous fait rire. Eh bien, je vous jure que je n’en riais pas, moi ! C’était joliment sérieux. Mademoiselle Prieur s’en mêla ; et, un beau jour, poussée par Gatienne, que Robert venait de taquiner outre mesure, elle jeta carrément mon frère à la porte. De sorte que, lorsque je vins lui soumettre mes projets matrimoniaux, Robert faillit me battre et me jura qu’il me maudirait, qu’il me déshériterait, qu’il me passerait à travers le corps le sabre de son père… Je m’enfuis… à Chandernagor.

Des gouttes de sueur coulaient aux tempes du jeune homme dans l’ardeur de son rôle et la joie de son succès. Fabrice arpentait le cabinet d’un pas fou, riant, bruyant, se cognant aux meubles. Son bonheur l’étouffait. Il sortait du supplice de ses doutes comme d’un étau. Tout son être comprimé éclatait, débordait. S’il avait tenu Gatienne en ce moment, il l’aurait épouvantée de ses transports, meurtrie de ses embrassements.

— Parbleu ! dit-il prenant la porte, pressé de s’enfuir, je cours conter votre histoire à ma femme. Elle en vaut la peine. Et, quand vous viendrez, nous…

Il pouffa.

— Je vous en prie, s’écria Alban très sérieux, obligez-moi de taire ceci à madame Dumont. Elle n’a jamais connu en moi qu’un camarade ; ce souvenir entre nous me gênerait.

— Cependant…

— Je vous en prie !…

Et, devenant plus grave encore, le jeune homme ajouta :

— Mon pauvre frère a joué là un rôle un peu grotesque, qu’il me serait pénible de voir rappeler par façon de raillerie. S’il était vivant, je vous le livrerais. Il est mort.

Fabrice s’inclina avec un geste de déférence ; mais il ne pouvait devenir grave maintenant. La tristesse d’Alban le gênait. Il prit un air hypocrite pour lui serrer la main en soupirant et s’enfuit.

Et derrière lui Alban essuyait ses yeux, pleurant de joie : il avait sauvé Gatienne.


vi


Avec le mois de juin, le petit pavillon de Saint-Cloud avait repris son encorbeillement de verdures nuancées, la tapisserie grimpante de ses rosiers Pink, et sa vaste nappe de gazon frais, où flambait l’épanouissement des roses.

La vie semblait revenue avec l’été au nid si longtemps muet et endormi. Les enfants roulaient dans les allées leurs jeux bruyants. Jacques plantait, semait, arrosait sur toute l’étendue de son domaine, surveillé du haut de la cuisine par Matta, qui chantait, en tournoyant dans ses doigts le disque éclatant des porcelaines lavées.

Clotilde, en robe claire, le visage riant, allait et venait, avec aussi sa chanson aux lèvres.

Et, lorsque Fabrice rentrait du bureau, le soir, après une grande journée de travail, acharné qu’il était maintenant à faire prospérer avec Alban leur œuvre commune, il trouvait, comme autrefois, Gatienne accourue au-devant de ses baisers.

Elle était bien sérieuse encore, avec une grande pâleur dans toute sa chair, et d’incompréhensibles frissons alors qu’elle s’oubliait dans quelque rêverie ; cependant elle semblait se redresser de sa violente courbature morale. Le temps accomplissait son œuvre d’effacement.

L’amour de Fabrice l’avait ressaisie, l’avait disputée au remords. Maintenant elle s’approuvait de son courage. Elle en recueillait le fruit : une quiétude que rien ne troublait plus. Elle s’affermissait chaque jour davantage dans la conviction de son innocence. Ce n’était pas elle qui avait frappé Robert, c’était lui-même. Elle s’était défendue.

L’impression nerveuse une fois vaincue, elle retrouvait, avec ses forces, la logique de son raisonnement, le sentiment parfait de ses droits.

S’il lui restait comme une marque d’inguérissable mélancolie, c’est que la sensibilité exquise de son cœur avait trop violemment souffert pour qu’elle n’en gardât pas éternellement la meurtrissure cachée.

Sa beauté languissante la parait d’un nouveau charme et donnait à la passion de Fabrice un aliment de plus.

Jamais on ne s’était mieux et davantage aimé qu’à cette heure, et la maison semblait tout embaumée du parfum de cet amour.

Une douceur contagieuse l’emplissait ; on eût dit qu’il y régnait une épidémie de tendresse. Pas un cœur n’y battait qui ne fût atteint. Enfin Jacques lui-même, attaché aux jupes de Matta, rôdait comme un amant autour d’elle, tout frissonnant d’aise quand elle le bourrait de ses poings impatients.

Le printemps avait semé par là-dessus les ardeurs troublantes de son renouveau, et l’été venait, avec ses nuits tièdes et sa floraison aux senteurs violentes, fouettant les sens, allumant l’incendie du grand soleil d’amour pour la fête éternelle de la vie.

C’était l’heure des lassitudes voluptueuses et des abandons.

Clotilde commençait à se départir de sa réserve vis-à-vis d’Alban.

La jeune fille, blessée au cœur, avait d’abord refusé de croire à la respectueuse adoration du frère de Robert.

— Comme l’autre ! disait-elle à mi-voix lorsqu’on en parlait.

Cependant une douceur lui vint de l’attachement délicat du jeune homme. Ce fut une consolation pour toutes ses amertumes ; puis cela devint un intérêt dans sa vie attristée.

Quand elle fut certaine d’être aimée, et avec la ferveur et la persévérance d’un amour vrai, elle lâcha son cœur qui l’entraînait vers Alban.

Elle retrouvait en lui le même attrait physique par lequel Robert l’avait séduite en éveillant ses instincts passionnels ; mais elle s’attendrissait surtout au charme des façons exquises d’Alban pour la consoler et l’attirer à lui.

Elle l’aima bientôt comme elle n’avait jamais aimé Robert ; mais elle ne l’avoua pas, par un sentiment de pudeur qu’Alban devinait et qui ne le rendait que plus épris.

Gatienne bénéficiait de cette conquête. Clotilde semblait avoir oublié sa haine et ne la tourmentait plus.

La jeune femme lui savait gré de s’être laissé consoler. Elle l’entourait de soins tendres et la poussait doucement aux bras d’Alban, qui l’attendait.

En peu de temps, il avait haussé la réputation de sa maison de banque au niveau de celle des premières maisons de Paris. Fabrice l’aidait, hardi maintenant, taillant de la besogne aux spéculateurs de la Bourse, affairé, remuant, pris de la soif moderne pour la fabrication à la vapeur de ces fortunes colossales, et déjà en telle réputation dans le monde financier que MM. de S… et de V… commençaient à oublier de se regarder de travers pour surveiller le nouveau venu.

Et la fortune souriait à son audace. Elle riait même à belles dents, et non la fortune seule.

Il y avait en ce moment autour de Fabrice comme une montée, un crescendo de hasards heureux, de veines inattendues, de joies intimes, de voluptés du cœur et des sens qui lui donnaient le pressentiment d’un prochain et magnifique épanouissement de toutes ces chances dans quelque coup de bonheur superbe et complet.

Il disait :

— Je tiens la série.

Cela le rajeunissait. Il oubliait les tortures de son long cauchemar dans une orgie de félicités, une griserie délicieuse.

Cette fois, l’avenir était à lui.

Il entrait de plain-pied dans la féerie de ces existences privilégiées à qui il ne manque rien, sinon l’éternité de la vie.

Les enfants poussaient à miracle ; Gatienne guérissait de cette étrange maladie qui avait failli le rendre fou, et Clotilde n’avait qu’à étendre la main pour saisir le bonheur le plus parfait de la terre, qui s’offrait à elle dans le seul amour d’Alban.

Ce jour-là, par exemple, marquerait dans leur vie à tous. On ferait peau neuve, comme il disait. On inaugurerait l’ère des prospérités nouvelles par quelque immense folie, un tapage de luxe et de fêtes dont tout Paris entendrait le bruit. Il voyait déjà tous les journaux remplis de son nom, les reporters à ses trousses. On donnait sa biographie à la première page des feuilles les mieux informées, et les journaux illustrés reproduisaient la façade du petit hôtel qu’il se faisait construire secrètement rue Saint-Georges. Du reste, il soignerait la réclame. Pendant huit jours, on ne s’occuperait que du mariage de l’adorable Mlle X…, la sœur du célèbre financier, de sa corbeille, de ses diamants, du train princier qu’allaient mener les nouveaux époux, et des fêtes prochaines, fêtes asiatiques, nuits indiennes, féeries orientales, dont le décor se préparait à l’hôtel artistique de la rue Saint-Georges. La beauté hautaine de madame Gatienne Dumont glisserait à travers toutes les chroniques mondaines son profil de camée. À son tour, elle régnerait. Et sa couronne surmonterait l’édifice de cette haute fortune.

Fabrice gravissait ce sommet vingt fois du jour par le désir et par le rêve, et, en réalité, il en tenait le chemin.

Gatienne semblait partager sa fièvre, pressée de changer de vie, aspirant à une existence plus haute et plus chargée d’activité, d’éclat et de bruit. Elle aussi se proposait de revêtir aux noces de Clotilde la livrée de la femme à la mode, d’échanger enfin cette robe noire, qu’elle n’osait pas quitter depuis la mort de Robert, et qui l’étouffait dans son deuil, contre une éblouissante parure de fête, aux blancheurs innocentes et gaies : manteau d’hermine sous lequel elle espérait ne plus retrouver les plaies honteuses du passé…

Les impatiences de Gatienne et de son mari contre les hésitations de Clotilde croissaient avec la poussée de leurs désirs intimes. Ensemble, ils guettaient le moment où elle donnerait le signal du branle-bas des fêtes.

Au commencement de juillet, Fabrice venait de payer, rubis sur l’ongle, les douze cent mille francs que lui coûtait l’aménagement luxueux de son hôtel. Le coupé de Gatienne, capitonné de satin bleu à boutons d’or, attendait sous la remise. Fabrice gardait mal le secret de la surprise qu’il lui voulait faire. C’était sur l’oreiller des « tu verras » avec de grands airs mystérieux qui mettaient maintenant des rires gais dans leurs confidences.

Une belle journée d’été, toute pleine de langueur troublante, décida enfin de la victoire définitive d’Alban.

Clotilde s’était lassée à ramasser des roses, dont la collection était admirable, pour en jeter des paquets dans tous les coins de la maison. Sur les tables, dans les encoignures, sur les cheminées, à terre dans des corbeilles, on ne voyait que des touffes nuancées, flambantes, aux tons frais, d’où montait un arôme excitant comme les parfums d’Orient. Et elle ramassait toujours des roses, nerveuse, pressée, s’étourdissant dans cette occupation de quelque désir inconscient dont l’inquiétude la pâlissait. Comme elle traversait le vaste couvert des ormes, s’attardant avec sa récolte de fleurs qui lui emplissait les bras, une rêverie la poussa vers le kiosque englouti sous les verdures grimpantes. Elle y rencontra Gatienne, énervée par la chaleur lourde et qui s’oubliait là, demi ensommeillée, la tête perdue dans le feuillage des petits liserons clos.

La jeune fille se renversa près d’elle, lâchant ses roses, prise d’un vague besoin d’abandon.

— Quel joli Greuze vous faites ! murmura Gatienne la regardant entre ses paupières lasses.

Puis elle se souleva, lui voyant un sourire tendre qui accentuait l’expression de son visage aux yeux battus.

— Voilà bien des fleurs, dit-elle. Est-ce que nous serions en fête ?

— Laquelle ? demanda Clotilde doucement.

La jeune femme se pencha vers le tas des roses éparpillées sur les genoux de Clotilde et, choisissant celles qu’on nomme « le bouquet de la mariée », se prit à les lui piquer dans ses nattes blondes.

Et elle disait :

— Vous voici parée pour le sacrifice. Encore cette touffe au corsage, celle-ci dans ce creux de la jupe. Vous savez, Alban va venir. Je lui dirai que c’est pour lui. Voulez-vous ?

— Cela ne presse pas, dit-elle languissante.

— Vous avez tort. Cela presse toujours d’être heureuse. C’est si bon, ce bonheur-là ! Dites enfin, l’aimez-vous ?

— D’amitié, balbutia Clotilde fermant les yeux pour cacher ce mensonge.

— J’entends. Une bonne amitié comme la nôtre, Fabrice et moi. C’est tout ce qu’il faut, ma chérie. Alban s’en contentera.

— Ne vous moquez pas, Gatienne.

Un besoin de pleurer la prenait. Cela devenait très grave. C’était comme une déroute. Toutes ses volontés l’abandonnaient. Il lui fallait avouer qu’elle n’en pouvait plus d’amour. Une honte secrète la rougissait. Elle pensait : « Il y a si peu de temps que Robert est mort, Alban croira-t-il que je l’aime ? » Ce refleurissement si prompt de son cœur la gênait comme un remords. Elle restait toute intimidée, devenue très délicate depuis qu’une passion vraie l’élevait.

On entendit le grincement de la grille d’entrée.

— Les voici, dit Gatienne en se dressant. Chut ! ne bougez pas !

Elle courut au-devant de son mari et d’Alban.

— Clotilde est là-bas, dit-elle au jeune homme, lui désignant les ormes.

Et, comme il se hâtait avec un pressentiment joyeux, ayant vu sourire Gatienne, celle-ci se jeta sur Fabrice et lui dit, le serrant contre elle :

— C’est fini. Clotilde est vaincue.

Ce soir-là, le prélude du dîner fut particulièrement bruyant. Un grand remue-ménage avait lieu autour de la table rallongée et décorée comme pour un festin. Les flambeaux des grands jours s’allumaient aux deux bouts. Au milieu, les roses de Clotilde s’épanouissaient dans des surtouts en argent. Fabrice choisissait les vins ; Gatienne dressait des pyramides de gâteaux et de fruits ; les enfants, subitement revêtus de leurs plus beaux habits, battaient des mains, criaient et dansaient de joie autour de cette fête improvisée. Matta, comme un oiseau qu’on réveille, chantait éperdument au fond de sa cuisine où tout flambait.

Tandis que les amoureux s’accordaient, cachés là-bas sous les arbres, on apprêtait au logis la cérémonie attendrissante de leurs fiançailles.

— Il faut leur faire une entrée, disait Fabrice emporté par une frénésie de gaieté gamine.

Il se pendit à la cloche pour sonner le dîner.

Et ce fut un carillon fou qui s’envola, saccadé comme un rire grotesque et fêlé, une cascade étourdissante de sons aigus qui grelottaient dans l’air comme si l’on eût secoué la marotte de quelque gigantesque folie.

Accrochés à ses chausses, les enfants hurlaient de plaisir. Gatienne, étourdie, se sauva au-devant des fiancés.

Ils venaient lentement par l’allée, Clotilde au bras d’Alban. Elle se trouvait toute parée pour la fête, échevelée par Alban qui adorait cette toison fauve, couronnée du bouquet blanc des petites roses de la mariée.

Gatienne ne les voyait pas, longeant extérieurement la même allée pour venir les prendre au kiosque.

Tout à coup, comme elle passait, elle les entendit parler distinctement à travers la clôture des ormes. Clotilde avait nommé Robert.

Elle disait :

— C’est étrange que vous n’ayez pas retrouvé ce portefeuille ! Il me l’avait recommandé. Je suis troublée par cette pensée ; c’est comme un devoir que je n’aurais pas accompli.

Alban répondit :

— Il doit exister certainement quelque part ; mais où ? J’ai cherché cependant…

— Il l’a caché. Cela doit être très important. Je me rappelle, il insistait : « Vous remettrez ces lettres à la personne « seule » à laquelle elles sont adressées. » C’est une mission. Je sens qu’il faut que je la remplisse. Je ne serais pas tout à fait heureuse.

— Oh ! je le retrouverai, Clotilde !

Ils arrivèrent au pied du perron comme le soleil couché envoyait sur la maison sa dernière flambée rouge. Ils le gravirent dans cette lueur d’apothéose et s’arrêtèrent, émus, devant la jonchée de fleurs que Matta venait de leur faire, tandis que, par les fenêtres ouvertes, ils voyaient briller les flambeaux, étinceler les argents et les cristaux de la table.

Sur la porte, Fabrice et les enfants criaient comme dix :

— Vivent les fiancés !

Ils entrèrent en se serrant, plus attendris encore par ces joies qui accueillaient leur bonheur.

Là-bas, dans l’ombre, adossée à un arbre, Gatienne, toute froide d’un saisissement terrible, ne bougeait pas. Elle regardait devant elle, terrifiée, comme si un abîme venait de s’ouvrir. Du fond de sa tombe, Robert la menaçait encore. Ces lettres, confiées à Clotilde, elle le devinait, c’était la vengeance implacable et à court délai sans doute.

Fabrice, penché à la fenêtre, appelait, traînant sa voix :

— Gatienne, mon amour, à table !…


vii


Le mois d’août finissait. Alban faisait transporter de l’appartement de son frère, qu’il avait occupé jusque-là, à l’hôtel de la rue Saint-Georges, les bibelots précieux acquis par Robert et qu’il voulait conserver. Un tapissier enlevait le reste.

Alban pressait le déménagement. Il se mariait le lendemain.

Les bahuts ouverts étalaient leurs tiroirs vides. Les tentures, décrochées à demi, pendaient dans la poussière remuée.

Le jeune homme fouillait tous les recoins. Il arrêtait les gens qui emportaient un meuble et le tâtait encore, sondant les panneaux, cherchant une rainure, un ressort de quelque compartiment caché

Puis il restait là, les bras ballants, contrarié, tournait sur lui-même, regardait partout : ses yeux ne rencontraient rien qu’il n’eût exploré.

Décidément ce portefeuille réclamé par Clotilde demeurait introuvable.

On vidait, pour l’emballer, une coupe en onyx.

— Monsieur, dit un homme, voici une clef.

Alban la prit, essuya la poussière d’une petite étiquette en carton qui pendait au bout, attachée par un fil, et lut : « Rue de Provence, 24. »

Un souvenir lui revint. Les livres de comptes de Robert mentionnaient une somme de… pour location d’un appartement rue de Provence.

Il tourna un instant la clef dans ses doigts, songeur ; puis une fantaisie le prit de savoir si cet appartement, loué par Robert, était occupé, et par qui ? Cela lui paraissait bizarre. Pourquoi ce mystère ? Personne ne le gênait, ici.

Son coupé l’attendait, il se fit conduire rue de Provence.

La concierge le reconnut.

— Ah ! c’est enfin monsieur ! Monsieur est resté bien longtemps sans venir. Monsieur vient sans doute pour sa quittance échue du 15 juillet ?… Oh ! le propriétaire n’était pas inquiet : le mobilier est assez riche pour répondre…

— À quel étage ? demanda Alban.

— Monsieur ne se rappelle plus ! Cela se comprend ; depuis un an…

— Ce n’est pas moi qui ai loué, c’est mon frère.

— Ah !…

Elle le regarda, soupçonneuse.

— Voilà ma carte, dit-il, et la clef de l’appartement. La reconnaissez-vous ?

— Parfaitement ; mais si monsieur voulait retirer sa quittance…

— Donnez.

Il paya et laissa un louis pour la dame. Elle débita aussitôt :

— À l’entresol, la porte à gauche.

— Il n’y a personne ? dit-il en hésitant.

— Ah ! pour cela… non.

Comme il restait planté, elle ajouta d’un air de mystère :

— Monsieur attendait une dame ; mais elle ne s’est jamais présentée !

Alban monta et pénétra dans un bijou de petit nid ouaté, chiffonné et tout brillant dans son neuf immaculé. Des draperies l’enfermaient, gaies et luxueuses, mettant partout des voiles soyeux, excepté sur la nudité des marbres qui étalaient de voluptueuses fantaisies artistiques. Les sièges n’avaient pas un pli sur leur satin délicat ; les tapis n’étaient point froissés. Un lit où pendaient des draps bordés de dentelles conservait la rigidité banale de l’arrangement du tapissier : les rideaux n’avaient pas été soulevés.

L’attention d’Alban se fixa bientôt sur un chiffre brodé dans les oreillers. Et, promenant son regard, il retrouva ce chiffre partout : tissé dans l’étoffe des meubles, incrusté parmi les ors des moulures, broché dans le velours des portières, brodé dans le médaillon des tapis, peint dans la faïence d’art des lampes et des coupes, ciselé dans le bronze des flambeaux. Partout cette lettre large, surmontée d’une symbolique couronne de myrte et de roses entrelacées : G.

— G… ! murmurait Alban frémissant ; Gatienne !… La concierge affirmant que la dame attendue ne s’était point présentée est sans doute payée pour mentir.

Cette preuve brutale de la culpabilité absolue de Gatienne le froissait. Il s’irritait maintenant contre elle, la sœur et l’amie de Clotilde, d’avoir si audacieusement trahi ses devoirs. Une révolte lui venait à cette pensée que sa chère femme si respectée resterait sous une semblable égide.

Il aurait voulu se persuader qu’il était impossible que Gatienne fût venue là.

En effet, pas une trace d’un séjour intime dans cette chambre neuve, froide, correcte, sans un pli.

Soudain son regard s’accrocha au scintillement d’un bijou qui paraissait tombé d’une table sur un coussin de pieds et oublié là.

Il courut et ramassa un bracelet : un câble très fin en or pâle, tordu et noué, le nœud passé dans une boucle en brillants qui formaient encore la même lettre : G.

Il ne pouvait plus douter. Cependant il fourra le bracelet dans sa poche en murmurant :

— Je le saurai bien.

Puis il jeta un dernier coup d’œil autour de lui, songeant à envoyer les marchands pour enlever et faire disparaître tout ce musée de galanterie compromettante.

C’est alors qu’il avisa sur un meuble un petit cabinet chinois d’une forme originale ; il s’approcha. Les portes étaient demi-fermées avec la clef sur l’une d’elles.

Machinalement, Alban écarta les battants et fit un cri.

En évidence sur la petite tablette de laque peinte reposait un portefeuille dont le fermoir d’argent faisait une tache dans l’ombre. Il le prit : c’était bien celui que réclamait Clotilde.

Il faillit l’ouvrir ; une curiosité vive le poussait. Ce portefeuille, en ce lieu, devait concerner Gatienne. Des lettres sans doute. De ces reliques dont on ne se sépare pas. C’était bien cela. Robert avait chargé Clotilde de les remettre elle-même, afin que ce secret restât entre elles, deux sœurs. Singulière mission cependant pour une jeune femme honnête ! Son cœur se levait. Enfin il la laisserait accomplir ce sauvetage ; mais, après, on verrait.

À regret, il enferma le portefeuille dans sa poche, se sentant mal à l’aise, avec des envies de le jeter dans la cheminée et d’y mettre le feu. Il n’osa pas.

Cela faisait un grand trouble à son bonheur, à son délicieux espoir du lendemain.

Même une angoisse lui vint à la pensée de Clotilde. Il fallait qu’il la vît, tout de suite, pour se débarrasser de ses tristesses, pour se réchauffer le cœur, comme on se réchauffe au soleil.

Alors, tout plein de son désir d’amoureux, il quitta précipitamment la maison, et sa voiture l’emporta vers Saint-Cloud.


viii


Ici encore, on déménageait. C’est-à-dire dans toutes les chambres s’éparpillaient des caisses remplies de chiffons de femmes ; car le pavillon devait rester meublé pour les fantaisies de retour, les escapades d’une soirée, les caprices d’une nuit de poésie, où l’on voudrait s’aimer, les fenêtres ouvertes au parfum des bois, au chant du rossignol.

Un babillement de femmes emplissait la maison. Du haut en bas roulaient des rires, des appels pressés, des refrains qui voletaient se brisant à des bavardages infinis. Un frou-frou courait par les escaliers. Cela sentait bon, la joie, le plaisir. Des ouvrières arrivaient affairées, les bras lourds de cartons précieux qu’on ouvrait dans un recueillement suivi d’une explosion de conversation animées. C’étaient des surprises, des admirations, des réflexions sans fin. On essayait, on rajustait. Clotilde riait d’enlever et de remettre à chaque minute sa robe de maison, ne quittant plus sa psyché, retournée par toutes ces mains qui la cousaient d’épingles. On se hâtait ; elle voulait être libre pour l’arrivée d’Alban. Elle chassa bientôt tout le monde ; on reviendrait plus tard, dans la nuit. On l’ennuyait à la fin. Elle avait besoin de se recueillir : c’était demain !

Elle passa dans le petit salon attenant à sa chambre, où l’on avait dressé l’exposition de sa corbeille. Au milieu des plus rares merveilles de la mode, dans des mousses, les boutons d’orangers, tout frais cueillis, avec encore leurs branches et leurs feuilles vertes et luisantes, doucement s’entrouvraient pour la couronne du lendemain. Alentour et baignés dans leur parfum, les perles, les brillants, les nacres, les ors, semblaient capitonner de leurs tons chatoyants quelque vaste écrin uniquement destiné à enfermer ces fleurs. Clotilde ne voyait plus qu’elles, étourdie par leur senteur pénétrante, troublée dans toutes ses sensations par leur pâleur mystique. Elle s’oubliait, rêvant, avec un délicieux battement de cœur.

En bas, une fanfare venait d’éclater sur le piano. Gatienne s’exerçait : elle répétait pour le lendemain une marche triomphale, légèrement carnavalesque, une improvisation d’Offenbach qu’elle avait notée au vol. C’était nerveux, violent ; la mélodie hurlait dans un accompagnement saccadé comme le hoquet d’un rire fou. Et des fusées parlaient, piquées de notes claires, pendant que des accords, plaqués largement, donnaient à ce rythme bizarre une grandeur inattendue.

Gatienne, tout animée, vermeille, avec un peu de fièvre dans les yeux, avait repris sa beauté comme à vingt-cinq ans. Enfin, elle ne tremblait plus ! Rien n’était venu. Elle avait guetté, écouté : Alban ne trouvait pas. Maintenant il vendait ses meubles ; c’était fini. Cette nouvelle et dernière délivrance acheva de lui rendre ses forces. La destinée était pour elle, Fabrice lui appartenait pour jamais, avec tout son amour, cet amour sans pareil qui les grisait tous les deux de la même et inguérissable ivresse.

Maintenant elle se laissait emporter dans le tourbillon des plaisirs qui commençaient, heureuse de l’oubli qui lui venait par là.

Fabrice l’excitait : il l’aimait mieux quand elle montrait de la joie : son rire, un peu clair, avec une grande douceur, le rendait fou. Il baisait ses dents, buvait ce rire sur ses lèvres.

— Sommes-nous heureux ! lui disait-il parfois, attendri à pleurer.

Elle avait imaginé de le surprendre et ne s’était pas dévêtue du splendide costume qu’on venait de lui essayer une dernière fois avant la représentation du lendemain. Elle voulait que Fabrice l’admirât le premier, seul, et savourer son impression, et frissonner d’orgueil à le voir ébloui.

Maintenant elle se coiffait, elle dissimulait sur ses tempes les fils d’argent, et sa tête se dressait très belle, tout enroulée de nattes lourdes.

Elle se tournait par instants vers la porte, bien droite du buste sur le tabouret de piano qu’elle enveloppait de ses jupes. La porte s’ouvrit. Elle se mit debout d’un geste, rejetant sa traîne, riante, épanouie.

Mais c’était Alban. Il s’arrêta, le regard pris par l’éclat de cette toilette inattendue.

Alors elle marcha vers lui, disant avec une mine souriante :

— Ce n’est que vous ! J’attends Fabrice.

Comme une petite fille, elle regardait traîner sa longue queue de jupe qui bruissait avec un papillotement de soie cassée.

Ce mouvement lâchait le corsage par devant, et découvrait plus loin sa poitrine nue dans un carré nuageux de ruches blondes.

Au reste, elle semblait vêtue d’un nuage déchiqueté par des rayons, tant le crêpe blanc de sa robe était léger et brillant le satin d’or qui l’ornait ; sa gorge saillante et relevée, sa taille, ses hanches se moulaient dans une cuirasse de cette étoffe dorée qui ensoleillait son teint mat ; et sa jupe était si étroite, qu’on suivait la ligne du corps jusqu’aux genoux, dont la rondeur soulevait le crêpe d’un gonflement doux à chaque pas qu’elle faisait.

Lorsqu’elle fut près d’Alban, il lui dit, s’efforçant de sourire, mais la voix troublée :

— Donnez-moi votre poignet.

Il cherchait dans sa poche.

Elle comprit et lui tendit son bras, relevant sa manche :

— Voilà.

Il lui attacha le bracelet marqué à son chiffre la regardant dans les yeux.

— Oh ! que c’est joli ! dit-elle. Mais vous êtes fou ! Que va dire Fabrice ? C’est superbe ! Où avez-vous pris cela ?

— Vous ne devinez pas ?

— Chez Boucheron ?

— Peut-être. Vous plaît-il ?

— S’il me plaît !

Elle semblait rayonnante, affectant plus de joie que ne pouvait lui en donner un bijou, pour mieux témoigner sa reconnaissance.

Alban se sentit soulagé.

Ce bracelet lui était bien destiné sans doute, mais ne lui appartenait pas ; elle ne l’avait ni perdu là-bas, ni n’était venue le prendre.

Son trouble s’apaisait : il trouvait moins lourd dans sa poche le portefeuille de Robert. Et il éprouva plus de plaisir à remarquer combien Gatienne était belle. Il lui fit ses compliments et courut rejoindre Clotilde, qu’il surprit au plus profond de son extase. Comme elle était debout, il l’enlaça, encore timide, baisa lentement ses cheveux et l’appela, tout vibrant de tendresse, sa femme bien-aimée.

Puis ils causèrent tout bas de cette chose sérieuse : leur amour. Il semblait si grand, qu’il leur fallait l’infini pour l’exprimer. Leur bonheur maintenant, c’était d’avoir l’éternité pour eux. Qui pourrait les séparer jamais ? Et ils répétaient avec une douceur de rêve ces mots : « jamais, toujours, » qui déployaient devant eux tout un univers de félicités sans bornes. Rien ne pouvait altérer leur sérénité divine. Ils s’appartenaient.

Soudain le cœur d’Alban se serra au souvenir subit du portefeuille de Robert. Il hésita, puis se décida, tout d’un coup, à s’en débarrasser ; on n’y songerait plus.

— Je l’ai trouvé, dit-il à Clotilde ; le voici.

Cependant sa main le retenait encore.

Mais la jeune fille s’en empara, tout émue, avec la vision rapide de Robert, au regard riant et faux.

Elle le retourna, remarqua les armes et le chiffre.

— C’est bien cela ?

Alors elle poussa le fermoir.

Alban s’était éloigné.

Le nez dans la vitre, il essayait d’attacher son attention au va-et-vient languissant de la tête feuillue des arbres, que balançait un vent doux.

Mais une impatience intolérable le remuait.

À la fin, cela le fâchait ; Clotilde semblait l’oublier. D’un geste brusque, il se tourna vers elle et reçut la commotion d’un coup de malheur.

La jeune fille, assise, ne bougeait pas, décolorée, le regard épouvanté, les mains jointes.

Il courut, s’agenouilla, la prit dans ses bras.

— Qu’y a-t-il ?

Elle eut un frisson de tout son corps, et ses larmes jaillirent avec un grand cri.

Alban, fou d’angoisse, lui desserra les doigts et en retira, malgré elle, les papiers qu’elle froissait.

Une épaisse enveloppe intacte, cachetée, et une lettre ouverte adressée à Clotilde.

Il appuya passionnément sur sa poitrine la jeune fille qui sanglotait, et, la tenant ainsi, furieux, avide, il lut cette lettre de Robert :

« Mademoiselle, personne mieux que vous ne peut remplir la mission dont je vais vous charger. Elle est toute de confiance, comme vous allez voir. Cette enveloppe renferme un paquet de lettres. Elles appartiennent à votre frère, et il est de la plus grande importance pour lui qu’elles lui soient fidèlement remises à lui-même, à lui seul. Vous me comprenez ? Si je meurs, elles vous seront envoyées et je compte sur vous.

» Sachez maintenant que je prends cette précaution en prévision d’un danger qui me menace. Je cours le risque d’être frappé d’un moment à l’autre. Il est inutile de vous expliquer pourquoi.

» Je tiens seulement à vous léguer ma vengeance ; car, en somme, mademoiselle, on tuera peut-être en moi votre futur mari ; qui sait ?

» Donc, si votre cœur m’est assez dévoué pour qu’une généreuse colère le pousse à me venger, voici une déclaration qui vous permettra d’envoyer mon meurtrier tout au moins aux galères, ce que je lui souhaite. Car je déclare que, s’il m’arrive de mourir de mort violente, en quelque endroit que ce soit, chez vous ou ailleurs, coup de poignard ou balle dans la tête, assommé, étranglé ou noyé… il n’en faut accuser que votre frère, Fabrice Dumont… »

Alban s’était levé, étouffant un cri, trébuchant, ivre ; il se reculait de Clotilde avec horreur. Elle le regardait, aveuglée de larmes, et balbutiait :

— Noyé, noyé, Fabrice…

Tout à coup elle comprit le geste d’Alban et se leva, comme folle, les bras étendus, criant :

— C’est vrai, c’est mon frère qui a tué le vôtre. Nous sommes séparés à jamais !…

Un gémissement lui déchira la gorge ; elle tordit ses mains, le corps renversé, et se jeta à travers la chambre pour se sauver, s’enfuir, s’anéantir.

La porte s’ouvrit, Fabrice passa sa tête épanouie et cria dans un rire :

— Coucou !

Puis il entra, traînant à deux mains les enfants qui venaient de dormir, encore dévêtus, roses, ébouriffés, et riant du rire de leur père. Mimi levait sa chemise à son nez et répétait :

— Coucou !

Alors Clotilde s’arrêta et tendit vers Fabrice son poing qui tremblait :

— Misérable ! dit-elle la voix rauque.

Il la regarda, assommé de surprise, lâcha les enfants et voulut la toucher. Elle cria se reculant :

— Tu l’as tué !

— Qui ? dit-il, l’air idiot, remuant les paupières comme pour s’éveiller.

— Mon frère…, répondit Alban d’une voix terrible.

— Robert ! moi !… Sacré nom de D… ! cria-t-il tout à coup, devenant noir de colère, avez-vous fini cette farce ?

Clotilde fut secouée. Un éclair la traversa. Fabrice assassin, c’était impossible ! Elle courut ramasser la lettre qu’Alban avait jetée, l’enveloppe qui était au nom de son frère, et lui porta cela dans les mains, disant :

— Tiens, regarde vite…

Elle le couvait des yeux, ne respirant plus.

Il ne comprenait pas. Machinalement il baissa les yeux, puis ne les releva plus. Il lisait.

Il lisait tout : l’accusation de Robert d’abord, puis les lettres du paquet. Elles étaient de Gatienne.

Toutes celles qu’elle avait écrites à Robert, avant, quand elle l’aimait, puis après qu’il l’eut prise, alors que, révoltée, elle ne voulut plus de lui… Toutes !…

Fabrice debout, les jambes écartées pour se tenir d’aplomb, la tête baissée, ne bougeait pas ; il lisait et relisait. Dans son écrasement, la pensée très nette travaillait. Il se rappelait. Cette histoire-là, c’était celle que Robert racontait dans le bateau au moment où…

Un cri lui vint à la gorge et s’y étrangla : il venait de revoir la scène. Robert allait nommer le mari, Gatienne l’avait brusquement fait retourner et… il la voyait accrochée à lui, l’empêchant de sauver Robert. Elle s’était débarrassée de son amant.

Alors il comprit : c’était lui qu’on accusait de l’avoir tué. Un grand calme lui vint. Il se sentait très froid, très maître de lui. L’intensité de son malheur lui enlevait toute révolte. Le coup était sûr ; c’était la fin. Il plia soigneusement ses lettres, les mit dans sa poche, affermit sa voix et se retournant vers Alban, l’accent très net, le geste calme :

— C’est vrai, monsieur, j’ai tué votre frère. Il venait de me faire signer un contrat qui me ruinait. Le rachat des mines de Houdan. Tout le monde vous dira que c’était une opération désastreuse. En bateau, je réfléchis, je revins sur ma décision. Il refusa de me rendre ce contrat, nous discutâmes, et…

— Assez ! murmura Alban remué de pitié pour la souffrance atroce de ce malheureux qui n’avait, après tout, que vengé son honneur et s’accusait d’un crime pour que sa femme ne fût pas soupçonnée d’avoir failli.

Fabrice reprit tranquillement :

— Je vais me constituer prisonnier.

Et il marcha vers la porte.

— C’est inutile, cria Alban ; personne ne vous accusera, je pars demain.

Machinalement, Fabrice regarda sa sœur. Il n’avait pas encore pensé qu’elle aussi était frappée de ces coups. Son cœur remua si douloureusement, qu’il y porta les mains. Cette fois, c’était trop. Elle gisait, affaissée, sur un divan, demi morte ; mais ses yeux ne quittaient pas Alban. Quand elle vit qu’il s’en allait, elle se souleva et sanglota, la voix déchirée :

— Alban ! Alban !…

Le jeune homme tendit vers elle ses mains jointes, la regarda une minute avec toute son âme, puis, passant comme un fou devant Fabrice, il se sauva.

Celui-ci, d’un pas lourd d’homme ivre, s’en alla prendre ses enfants, les mena aux genoux de Clotilde :

— Tiens, dit-il, tu élèveras ces orphelins.

Il sortit.

La maison était toute vibrante du vacarme musical de Gatienne, dont les doigts impatients maintenant égrenaient des gammes vertigineuses.

— Tout à coup le bruit cessa : Fabrice venait d’entrer.

Elle s’était levée d’un saut, et, pinçant sa jupe des deux côtés, lui faisait une triomphante révérence.

Lui eut un battement de paupière, l’apercevant dans cet éclat de beauté, puis il s’approcha d’elle, lent, les lèvres gonflées, qui remuaient sans parler encore. Il la regardait.

Elle eut froid, et se tint devant lui, muette, le regard fixe.

Il commença ; la colère lui venait.

— Tu as appartenu à Robert… ne mens pas : je le sais.

Il tira ses lettres et les relut devant elle.

Un tremblement la tenait qui la secouait toute.

Elle dit très bas, très humble :

— Veux-tu que je te raconte ? C’était un lâche.

Il cria :

— Pourquoi m’as-tu caché cela quand j’ai voulu t’épouser ?

Elle murmura doucement :

— Je t’aimais…

Il se troubla, mais aussitôt la fureur lui revint, et, regardant autour de lui, il lui souffla bas au visage :

— Et tu l’as tué.

Elle se jeta en arrière, effarée, ses yeux élargis.

Il leva ses poings, répétant, l’écume aux lèvres :

— Tu l’as tué, infâme !

À ce mot, elle se redressa, bégayant :

— Il voulait me reprendre, je me suis défendue… Je t’aimais…

Cette raison le frappa. Dans la folie de douleur qui lui emplissait le cerveau, cela fit comme une clarté qu’il se mit à regarder.

Il ne disait plus rien ; alors elle continua :

— Si tu veux, je mourrai…

Il ne répondit pas, absorbé.

Gatienne se recula vers la porte, le regardant ardemment, l’œil illuminé d’une sorte d’extase, de ravissement de passion. Sa face, épanouie dans un transport d’amour, semblait dire : « Regarde mon martyre et comme je t’ai aimé, et comme je t’aime ! » Et ses lèvres, doucement agitées, priaient ainsi.

Quand elle fut près de sortir, elle s’arrêta et dit tout haut :

— Tu comprends, Fabrice, je ne voulais pas… Et puis, je t’aimais tant !… Je t’aime… je t’aime…

Sa voix s’éloignait.

Comme elle passait dehors, sur la terrasse, par la fenêtre ouverte, il semblait à Fabrice qu’il entendait, avec le frôlement doux de sa robe traînante, comme un murmure dont la vibration s’éteignait peu à peu :

— Je t’aime…

Quand il n’entendit plus rien, il se réveilla, écouta, chercha autour de lui, regarda par la fenêtre, et, soudain, eut au cœur une angoisse épouvantable.

Un malheur plus grand que tous les autres lui arrivait, car maintenant le jour s’était levé dans sa pensée.

Il courut, le pas lourd, collé au sol, comme dans un cauchemar, avec des efforts terribles pour avancer ; ses jambes le lâchaient.

Il voulait appeler Gatienne ; sa gorge, contractée, sifflait. Il s’accrochait aux arbres en passant et se poussait d’instinct vers la rivière. La grille était ouverte. Il se jeta dehors.

Comme il arrivait sur la berge, un grand claquement dans l’eau qui rejaillit lui coupa l’haleine : il tomba sur ses genoux, se releva, avança et vint rouler sur le bord au moment où s’enfonçait dans un bouillonnement, un lambeau d’étoffe blanche, bordée d’or, la robe de fête de Gatienne.

On retint Fabrice comme il se jetait. Des passants avaient vu tomber cette femme. Déjà quelques-uns plongeaient.

Cinq minutes plus tard, on la tirait de l’eau, morte.

Fabrice à genoux, par terre, la tenait dans ses bras. Pour chercher des secours, on le laissa seul.

Il murmurait tout bas à l’oreille de Gatienne :

— À bientôt, à bientôt !…

Puis il l’étreignit, toute molle et fléchissante, se pencha sur son visage blanc, dont les yeux regardaient le ciel, et colla sa bouche sur ses lèvres, qui s’écartaient comme exhalant encore leur prière d’amour.

Et, dans ce terrible et dernier baiser, Fabrice disait à Gatienne qu’elle emportait l’absolution complète de sa conscience et de son cœur.


FIN

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)


Première partie


Deuxième partie
 123
 200


Troisième partie
 246
 286