La Tour de la lanterne/Texte entier

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Hachette et Cie (p. ft-TdM).


LA TOUR
DE LA LANTERNE
LA TOUR DE LA LANTERNE.


BIBLIOTHÈQUE DES ÉCOLES ET DES FAMILLES

LA TOUR
DE LA LANTERNE
PAR
Mme L. SAVARY

DEUXIÈME ÉDITION

OUVRAGE ILLUSTRÉ DE 37 GRAVURES
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie.
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79
1913
Droits de traduction et de reproduction réservé


PREMIÈRE PARTIE


I

LIETTE MA CHÉRIE



Cest dans l’antique capitale de l’Aunis que nous allons entrer.
  Telle qu’elle se présente, la vieille cité rochelaise ne plaît pas à tous ceux qui la visitent.

Qui peut se flatter de réunir tous les suffrages ? Mais ceux qui y sont nés ou qui y ont vécu longtemps l’aiment d’un étrange amour, parce qu’elle n’est point la ville quelconque, banale, ouverte à tous.

Il est certain qu’entourée de ses anciens remparts, à l’ombre de ses vieilles tours en lanterne, de ses porches noircis par le temps, elle a conservé une antique et réelle empreinte des siècles passés ; et aussi le très particulier secret d’attacher fortement le cœur de quiconque a vu le jour sous ses longues et mystérieuses arcades.

À part le quai et les ports, pleins de lumière et de soleil, tout paraît sombre, vieux et triste au visiteur, mais non à l’habitant accoutumé au demi-jour des rues étroites, mal pavées de pierres et de galets apportés, comme lest des navires, de tous les coins du globe. Car La Rochelle a fait jadis un immense commerce avec le monde entier.

L’âme et l’esprit du Rochelais semblent être formés des parcelles de ce sol qui vient du large. C’est un être fier, libéral, peu accueillant peut-être ou paraissant tel à qui ne le connaît pas, mais toujours sérieux, bon et loyal. Apte aux hardies conceptions commerciales, assez tenace dans ses idées, l’habitant de cette vieille ville garde de la domination huguenote une sorte d’entêtement altier qui le rend prêt, en général, à soutenir les révoltes politiques, religieuses ou sociales, ou les idées humanitaires avancées. Très épris d’idéal artistique, il protège et cultive surtout la musique et la littérature.

L’aristocratie de la ville, sortie d’une population aux origines du plus ordinaire négoce, prise naturellement très fort la fortune et tient en honneur l’argent : non pour le vulgaire plaisir de la richesse, mais parce qu’il est la source du bien-être qu’elle aime.

Aussi, favorise-t-elle les aventureuses affaires commerciales, parce qu’elles le procurent, et caresse-t-elle la philanthropie pour l’orgueilleux bonheur de se sentir vivre au milieu de la prospérité.

Mais si le Rochelais avec sa volonté dominatrice a peut-être trop de morgue, s’il a, en un mot, les défauts des superbes, il faut se hâter d’ajouter qu’il en a toutes les qualités. Il a le cœur haut placé ; il n’est ni frivole, ni indiscret. Son désir de s’instruire, celui de posséder développent chez lui un réel savoir-faire et le tact nécessaire pour réussir.

La grosse horloge de La Rochelle est placée dans les flancs d’une arche de construction très ancienne, laid et triste reste d’un donjon disparu.

Cette arche semble diviser la ville en deux parties : la ville maritime ou le port, et la ville commerçante et bourgeoise.

Ceux qui vont du port à la ville, et vice versa, passent généralement sous ce massif monument ; et quand ils le franchissent pour la première fois, ils doivent avoir la perception d’entrer dans une cité du moyen âge.

En 1852, cette impression était plus saisissante encore ; la ville n’avait perdu ni son allure, ni ses coutumes d’autrefois. Les tramways ne sillonnaient pas alors les rues étroites où coulaient tout tranquillement dans les ruisseaux les eaux noires ou bigarrées des ménagères et des teinturiers.

On voisinait à cette époque, parce qu’on vivait plus simplement entre soi ; la morgue sotte du bourgeois riche n’avait pas encore trop déchaîné l’envie et la rancune du commerçant et du peuple.

Et comme on se parlait volontiers, on s’intéressait les uns aux autres. Après le dîner, en la belle saison, lorsque la grosse horloge sonnait la demie de six heures, pour faire la digestion ou pour échanger les nouvelles et les propos du jour, les petits commerçants se mettaient assez communément sur le pas de leur porte.

C’est ainsi que vers la fin d’une radieuse journée de mars, quelques bons citoyens s’interpellaient dans la rue du Pourtour.

« Dites donc ! criait Reydire, le chapelier, au coiffeur Lesombre, vous savez la nouvelle ?

— Quelle nouvelle ?

— Mme Baude vient d’avoir une petite fille ! L’entrée en ville de la fillette a eu lieu aujourd’hui vers midi.

— Ce doit être une bien grande joie chez cette bonne Mme Baude, reprit le bottier Berteau. Depuis si longtemps qu’ils attendent un petit enfant.

— Ce n’est pas, en effet, une primeur, dit Lesombre. Voilà bien cinq ans que Mile Alice, leur fille, a épousé M. Verlet ; mais il est fâcheux que l’événement arrive pendant l’absence du jeune papa.

— On ne peut pas avoir tous les bonheurs à la fois, monsieur Lesombre, dit Reydire ; et à part ce contretemps, la petite Verlet a bien des chances à sa naissance. Songez donc que notre maire, M. Leypeumal, doit être son parrain !

— Vous me paraissez joliment bien informé, dit Berteau. De qui tenez-vous cette nouvelle ?

— De Mme Reydire, elle-même, à laquelle leur vieille bonne l’a contée ce matin.

— Et en quel honneur, ce parrainage ?

— Je tiens de la même source que M. le maire est parent à Mme Baude.

— Tiens ! Mais leur vieille bonne en perd la tête, reprit en riant le bottier ; à cela rien d’étonnant après des émois comme ceux de cette journée. Depuis un moment je la suis des yeux, la guettant pour l’interroger à mon lour. Tout à l’heure elle parlait sous les porches, et maintenant, sans être entrée nulle part, la voici qui revient vers nous. Hé ! Marie ! Marie !

— Que voulez-vous, monsieur Bertean ? demanda la vieille fille tout essoufflée.

— Tiens, pardienne : vous demander des nouvelles de chez vous !

— Tout va bien, merci, monsieur Berteau, répondit la bonne servante très émue. Notre petite chérie est mignonne au possible. Le docteur Rioux la trouve superbe. Tout le monde est content. Ah ! nous allons en faire une fête pour cette naissance !

— Cela se conçoit que vous soyez heureux, reprit sentencieusement le coiffeur. Mais est-ce vrai ce que nous raconte Reydire ? M. Leypeumal serait le parrain ?

— Eh ! pourquoi pas ? dit la vieille servante, en se rengorgeant. Qu’y a-t-il d’étonnant à cela ? Madame n’est-elle pas la petite-nièce de la grand’mère de M. Leypeumal ? »

Bien que M. Lesombre se trouvât en rapports journaliers avec les plus fortes têtes de la ville, il n’en avait acquis ni une grande vivacité d’esprit, ni une compréhension facile.

« Permettez, dit-il, cela me semble difficile à saisir comme parenté…

— Non, réplique le bottier, c’est très simple. C’est comme qui dirait : enfants de cousins germains.

— Vous y êtes, répondit à son tour Reydire ; et il ajouta avec une certaine condescendance, en se tournant vers la bonne : ellez ! allez ! ma brave fille, ne vous mettez pas en retard. »

Pendant que s’échangeaient tous ces propos, au premier étage êe la grande librairie qui faisait le coin de la rue, dans une chambre immense, garnie et meublée au goùt du jour, la bonne Mme Baude, ainsi que l’appelaient ses voisins, contemplait, attendrie, sa chère mignonne et, tout en l’emmaillotant avec mille soins délicats, déclarait que cette petite chérie, entrée chez elle par un brillant soleil de midi, serait certainement une enfant merveilleuse.

N’oublions pas ici que c’était une prédiction d’aïeule.

La suite montrera si la destinée de cette jolie petite fille répondra aux souhaits un peu intéressés de son heureuse grand’mère.

La charmante fillette qui venait de naître avait juste vingt-deux ans de moins que sa maman. Elle était venue au monde, comme l’avait fait du reste remarquer M. Reydire, cinq ans après le mariage de Mlle Alice Baude avec M. Émile Verlet, son père, officier d’administration coloniale, actuellement en résidence à Saint-Louis (Sénégal).

Ss naissance combla de joie sa famille, et ce fut une vraie petite « Désirée ». Ardemment souhaitée par sa maman, qui se trouvait bien seule chaque fois que son mari prenait la mer, elle le fut aussi, non moins vivement, par son papa, et pour la même raison.

Puis aussi per son grand-père, M. Baude, qui trouvait, comme ancien professeur de troisième, avoir eu assez de garçons dans sa vie et dans ses jambes ; et encore par sa grand’mère, Mme Baude, qui escomptait le bonheur de la garder et de l’élever, si sa fille se décidait à suivre son mari dans ses lointaines pérégrinations.

M. Leypeumal (Jules-Alfred), ancien négociant, aujourd’hui maire de la ville, déjà parrain de Mme Verlet, avait réclamé le faveur, si elle avait une fille, de tenir cette enfant sur les fonts baptismaux. On n’eut garde de ne pas satisfaire à cette très honorable demande. M. Leypeumal, veuf et fort riche, sans enfants, n’était pas un parrain à dédaigner.

De plus, on pensait chez M. Baude, et non sans raison, que l’affection très réelle qu’il portait à Mme Verlet, cimentée par ce nouveau titre, serait tout au profit de l’heureuse petite Désirée.

Le dimanche, qui suivit cette naissance, réunit autour de la table de M. Baude, outre M. Leypeumal et quelques bons amis, M. et Mme Delfossy, bisaïeuls maternels de l’enfant, plusieurs frères de M. Baude, en tout une quinzaine de personnes qui burent à la santé de la jeune enfant, à son heureux avenir, à son bonheur futur. :

Elle fut baptisée, en famille, du joli prénom de « Liette », diminutif de celui de Juliette, que son parrain lui avait définitivement octroyé.

Peu de temps après la naissance de sa fillette, Mme Verlet se vit obligée, par sa santé délicate, de donner une nourrice à son enfant. Ce furent de longues recherches pour trouver la solide et douce campagnarde à laquelle on la confia.

Quel sombre et triste jour pour toute cette famille, que celui du départ de ce petit rayon de soleil pour le village de Lagord, où la nourrice l’emporta et la garda plusieurs mois !

Pendant ce séjour champêtre, chacun fit et refit la route à tour de rôle, — comme on se rend à un pieux pèlerinage, — pour aller s’enquérir de sa santé, de ses progrès en grosseur et en longueur, de la pousse de ses dents, de ses premiers pas et de ses petits gazouillis. —

Lorsque le cabriolet de M. Leypeumal ou celui du bon docteur Rioux s’arrêtait devant la librairie, c’était l’indice du départ d’un des membres de le famille vers le petit coin perdu qui n’était desservi par aucune voiture publique, et que les jambes des uns et les occupations des autres trouvaient à bien grande distance. On profitait de toutes les occasions qui s’offraient pour aller voir Liette ; et Liette était si souvent visitée, qu’elle connaissait tous ses parents, savait leurs noms qu’elle prononçait à sa manière ; elle leur gardait un sourire très engageant, dès qu’elle les apercevait, et leur contait dans son petit jargon une foule de souvenirs du paradis.

M. Verlet revint quelques mois plus tard ; il repartit en emmenant sa jeune femme à Pondichéry, où il devait résider plusieurs années. Mme Baude, désolée de l’éloignement de sa fille, offrit de garder la mignonne Liette, d’une superbe santé, mais pour laquelle la longue traversée, en pleine crise de dentition, pouvait être funeste.

Après bien des hésitations, Liette resta.

À partir de ce jour, elle sembla appartenir complètement à cette grand’mère de quarante ans, qui l’aima et l’éleva avec la tendresse sérieuse d’une femme de cet âge, aidée souvent dans sa douce tâche par sa propre mère, Mme Delfossy, qui habitait avec son mari, le commandant en retraite, une gentille propriété aux portes de La Rochelle.




II

PREMIERS PAS — PREMIÈRES EXPLORATIONS



Liette a pris sa volée.
  Liette a maintenant deux ans. Elle marche seule, donnant la main à sa bonne, une grande villageoise haute de 1 m. 40, toute carrée, qu’elle s’obstine spirituellement à appeler « Botte ».

Pour se garantir d’un ardent soleil, Botte est rentrée sous les porches. C’est là, du reste, que, chaque matin, se fait la promenade qui précède le déjeuner.

Lorsque ces deux géantes passent devant M. Lesombre, qui attend le client sur sa porte, le coiffeur fait d’innocentes agaceries à la petite fille, tout en admirant les jolies boucles blondes de ses cheveux, qui lui promettent, songe-t-il, de beaux succès plus tard.

Berteau, lui, contemple ses tout petits pieds ronds, qui, pour le quart d’heure, trébuchent à tout instant sur l’asphalte.

Les voisins de Liette lui sont affables. C’est à qui la choiera. Elle est devenue, depuis son retour de nourrice, le petite chérie du quartier. Tons ces braves gens l’aiment, car son mignon sourire s’adresse indistinctement à tous ; ils veulent oublier même la : réserve de Mme Baude qui, par éducation, ne voisine pas.

Le coiffeur fait d’innocentes agaceries à la jeune fille

Mais, comme madame n’a pas défendu de parler aux voisins, Botte, qui ne déteste pas les petits cancans, fait des poses devant chaque boutique, répondant, avec sa simplicité de paysanne, aux demandes souvent indiscrètes qui lui sont faites.

Elle n’est cependant pas bête, Botte, mais elle est bavarde ; et l’amour de parler fui fait dire des sottises ou commettre des indiscrétions dont elle se repent aussitôt.

Rien de plus simple en apparence et de plus innocent que l’entrée en matière.

« Eb bien ! ma petite, disait par exemple jovialement, un jour, M. Reydire, commencez-vous à vous habituer à la ville ? On est bien ici, hein ! chez de bons maîtres, peu d’ouvrage ; peut-être vêtue per eux ? cela doit valoir mieux que de biner les vignes.

— Oh. bien sûr ! monsieur, mais si ce n’était pas tout de même pour cette petite chérie que j’aime, je serions mieux, à neut, à la Voirette.

— Alors, vous regrettez la Voirette. Quel est-il ce pays ?

— Celui du père de M. Baude, pardienne !

— Ah ! très bien. Je ne croyais pas M. Baude natif de la campagne.

— Monsieur n’est pas un campagnard. J’ignore s’il est né à la Voirette, mais je sais bien que son père y demeure tout près du mien, dans une belle propriété qui s’appelle les Gerbies. C’est parce qu’ils se connaissent que je suis venue ici.

— Le père de M. Baude habite près de chez vous ? Alors, vous connaissez, sans doute, toute sa famille ?

— Mais certainement. Ils sont cinq ou six enfants bien bons et pas méprisants ; mais le mieux de tous, c’est encore le vieux père. Ah ! quel brave homme ! »

Mme Reydire, petite personne un peu précieuse, vint prendre part à la conversation, et, avec détachement, demanda à Botte si tous ces gens-là étaient riches.

« Je n’en sais rien ; je n’ai pas compté avec eux, répondit la jeune paysanne. Seulement, depuis l’année passée, ils ont renvoyé deux de leurs domestiques, et M. Rigobert, le cadet des fils, s’occupe maintenant de la propriété. On prenait autrefois mon père en journée plus souvent qu’aujourd’hui. Le vieux M. Baude dit parfois : que les temps sont devenus bien durs.

— Certes ! reprit à son tour Mme Reydire en pinçant les lèvres et en retroussant machinalement les manchettes de sa robe, comme pour se disposer à cuisiner, les temps sont durs pour M. Baude, comme ils le sont pour d’autres qui ne peuvent avoir de domestiques. Vous devez gagner un gros gage chez les parents de cette petite, car porter une enfant aussi forte n’est pas un mince ouvrage.

— Oh ! pas bien gros le prix, dit Bolle ; madame m’a promis de m’augmenter, quand la chérie aura ses trois ans. À neut, je gagne cinquante francs par an, deux tabliers et un foulard.

— Cinquante francs ! eh bien, ma fille, c’est un beau gage ! Où est-il le temps, grand Dieu ! ajouta Mme Reydire, où l’on donnait quinze écus à une bonne cuisinière ? Je ne suis cependant pas bien vieille, mais j’ai vu ce temps-là.

— C’est pitié d’abuser ainsi du pauvre monde, prononça avec emphase M. Reydire. Comment voulez-vous que les gens soient heureux, si on ne les paie pas ce qu’ils valent ? Quand on ne peut payer une domestique selon l’équité, on ne se donne pas le luxe d’en avoir. C’est ce qui nous arrive, n’est-ce pas madame Reydire ? Si nous nous passons de servante, du moins ne faisons-nous pas travailler les malheureux pour rien. »

La femme disait blanc, le mari disait noir. Botte n’y comprenant plus rien, raconta le soir à le vieille servante, Marie, les propos des voisins.

Cette dernière, depuis trente ans dans la famille de Mme Baude, n’admettait pas toutes ces observations au sujet de ses maîtres.

Elle avait de la logique sans s’en douter, la vieille Marie : « Ne bavarde pas avec tous ces jaloux, disait-elle à Botte. Si madame savait que tu racontes ses affaires, elle te renverrait. Fais, comme moi, la sourde oreille ; aime ceux chez lesquels tu es, attache-toi à eux ; c’est du bon monde. Ce n’est pas de courir les maisons qui vaut le mieux, car les bonnes places ne pleuvent guère ; celles qui les ont les gardent ».

Il y avait dans la cuisine de Marie deux belles grandes buies (cruches) en grès, émaillées extérieurement d’un ton vert clair.

Ces buies charmaient tellement les yeux de Liette, qu’elle faisait devant elles de longues stations, cherchant ou à plonger se petite main par l’ouverture, ou à jeter, quand on ne pouvait la voir, de petits morceaux de papier qu’elle regardait ensuite surnager.

Ces vases contenaient l’eau à boire, parce que la pompe dans la cour en fournissait une mauvaise, saumâtre, comme l’eau d’une grande partie des maisons de La Rochelle.

Deux fois par jour, pour aider la vieille bonne, Botte prenait ces buies, et allait les remplir à une fontaine publique située de temps immémorial sur une place, à peu de distance de la maison.

Cette archaïque fontaine était, pour les domestiques du quartier, un lieu de réunion.

On y jasait ferme, on y riait, on s’y donnait même des rendez-vous qui n’avaient rien de très offensant pour la morale, puisqu’ils avaient lieu au plein soleil.

Liette, qui aimait à accompagner sa bonne un peu partout, en prenant le coin de son tablier, avait une prédilection très marquée pour ces petits voyages, parce qu’ils lui procuraient deux plaisirs : celui de patauger dans l’eau et celui d’essayer, d’ailleurs toujours inutilement, de faire marcher le balancier de la pompe.

Ses deux mains sur la barre, elle appuyait de toutes ses forces, sans parvenir à lui imprimer le moindre mouvement, ni à faire tomber la plus petite gouttelette.

Tous ces efforts, non couronnés de succès, la mettaient en nage. Désolée, elle demandait alors à Botte, qui riait à se tordre devant son impuissance, de bien vouloir l’aider, persuadée ensuite, lorsque l’eau coulait, qu’elle avait réussi toute seule.

Une fois les cruches remplies, et pendant que Botte faisait la causette, Liette ne perdait pas son temps. Elle se penchait sur les buies, et par le petit goulot aspirait quelques gorgées bien fraîches. Puis, faisant le tour du massif monument, elle allait voir le gros « Sylvain » aux longues oreilles qui, tout au haut de la fontaine, laissait tomber, par sa large bouche, une nappe liquide blanche et brillante dans les tonneaux des marchands d’eau. Elle était curieuse, cette vieille fontaine. Liette l’avait bien remarquée ; et elle ne se lassait pas de la regarder du haut en bas.


Liette cherchait à plonger sa petite main par l’ouverture.


Il y avait bien certaines choses écrites sur la pierre, mais elle ne les supposait pas intéressantes, puisque personne ne s’arrêtait pour les lire. Ce n’était pas comme sur les affiches de la librairie et de l’imprimerie de son grand-père, l’écriture n’était pas nette, mais, tout au contraire, barbouillée, à moitié effacée. Elle était décidée, quand elle serait plus grande, à demander à M. Leypeumal, toujours disposé à lui répondre, de lui dire ce qui pouvait bien être écrit là.

En attendant, elle regarda les sculptures, les dryades, dont les visages tout effrités semblaient galeux, et elle regrettait, elle, qui aimait tant à toucher l’eau, de ne pouvoir débarbouiller un peu tous ces vieux personnages.

Pourquoi étaient-ils aussi sales ? L’eau ne manquait pourtant pas antour d’eux. :

Lorsqu’elle s’en ouvrit à Botte, celle-ci lui expliqua que ces figures étaient trop vieilles pour êtres propres. Réflexion qui jeta Liette dans une étrange perplexité. Elle était bien sûre, cependant, que les vieilles figures se lavaient, ayant assisté une fois à la toilette de grand’maman Delfossy.

Se bonne avait parfois des réponses qui ne la satisfaisaient pas, et Liette se demandait pourquoi les grandes personnes ne disaient pas la même vérité sur chaque chose.

Ainsi, par exemple, le soir, quand par hasard elle n’était pas au lit à neuf heures, pourquoi son grand-père lui disait-il, en entendant sonner le couvre-feu, que c’était l’heure où les honnêtes gens rentraient chez eux pour se coucher, alors que, juste à ce moment-là, M. Leypeumal, M. et Mme Piron ou la famille Metremoy arrivaient pour passer la soirée.

Pourquoi encore appelait-on cette cloche le couvre-feu, puisque à l’heure même où on la sonnait, elle avait remarqué que sa grand’mère demandait invariablement à Marie de mettre une nouvelle bûche dans l’âtre, pour activer la flamme ?

Il faudrait pourtant s’entendre, pensait la petite Liotie, qui savait déjà raisonner très intelligemment.

Son esprit toujours en contact avec des gens sérieux, bons et indulgents pour ses petits défauts, se développait sans contrainte. Elle grandissait, admirée et surtout aimée par tous, joyeuse et insouciante, à l’âge heureux où un baiser maternel et une tartine de confiture font tont le bonheur.

Chaque courrier parlant pour les Indes emportait une longue lettre de Mme Baude, détaillant à sa fille la vie tout en rose de sa Liette chérie.

Et ainsi, peu à peu, la mignonne atteignit sa sixième année.


III

DEUX SINGULIERS CLIENTS



Qelques années avant la naissance de Liette, M. Baude, à la suite d’une laryngite aiguë qui l’avait rendu à peu près aphone, s’était vu obligé d’abandonner l’enseignement ; et comme il se trouvait trop jeune encore pour ne plus travailler, il s’était mis au lieu et place d’un vieux cousin, imprimeur et propriétaire du journal le Héraut de l’Aunis, petite feuille bien rédigée, mais sans grande importance. L’imprimerie ne suffisant pas à son activité, il avait encore fondé une librairie. Ce commerce spécial, qui cadrait avec ses goûts et ses aptitudes, augmentait notablement ses profits et lui assurait une complète indépendance.

Ses anciens collègues du Lycée, pour la plupart ex-normaliens distingués, mis en disgrâce à La Rochelle à cause de leurs opinions politiques, aimaient à fréquenter la maison grande ouverte de cet ami, où ils rencontraient tout ce que la ville renfermait d’érudits et de savants.

Peu à peu la librairie devint un centre intellectuel, le rendez-vous des hommes politiques et des causeurs. Tous les sujets y étaient traités : morale, religion, questions sociales et philosophiques sous le couvert de l’excellent et discret M. Baude.

On achetait, on lisait, on causait et on discutait en toute franchise et liberté.

Chaque jour de grand marché, c’est-à-dire jour de Bourse, il y venait en plus un personnage d’allures et de mise étranges.

C’était un grand vieillard sec, à la figure toujours mal rasée, aux aristocratiques mains sales, aux ongles noirs, et dont la tenue tenait du citadin et du paysan. Il portait, été comme hiver, un chapeau haut de forme gris, dont les poils longs n’étaient jamais brossés. Son habit couleur bleu-barbeau, retenu par de massifs boutons de cuivre, s’ouvrait sur un gilet à palmes. Ses jambes étaient emprisonnées dans des guêtres, boutonnées à la mode ancienne, et ses pieds dans des sabots de bois jauni.

L’anse d’un immuable panier à couvercle était passée à son bras droit, et sa main gauche tenait toujours, quel que fût le temps, un énorme parapluie de coton bleu.

Ce bizarre personnage se nommait le baron de Beauminois. Tel quel l’association du rat de ville et du rat des champs représentée par un seul individu. Il était le fils d’un grand seigneur, et peut-être bien aussi, celui de quelque servante de ferme.

Très instruit, il venait chaque semaine à la ville, pedibus cum jambis, chercher ou commander à la librairie des livres de philosophie ou de littérature française et étrangère, car il parlait avec facilité plusieurs langues. Très pressé de feuilleter celui qu’il venait de payer, il s’installait, sans cérémonie, sur une chaise, posait son panier à terre entre ses jambes, et prenant là un sérieux acompte, dévorait pendant une heure ou deux les pages à la bonne odeur de livre neuf.

Liette le regardait toujours comme un prodige. Le supposant déguisé, elle ne se lassait pas de l’examiner, d’abord de loin, puis se rapprochant pen à peu, en arrivait même à le taquiner, afin de le faire sortir de cette immobilité qui l’ennuyait à la longue. Lui, très doux à l’enfant, souriait paternellement sans se déranger, même lorsque, par mégarde, elle envoyait sa petite balle de caoutchouc dans son panier ou sur son livre.

Le bonhomme connaissait l’histoire de Le Rochelle comme personne. Il racontait à qui voulait l’entendre les origines des premières familles de le ville et les métamorphoses successivement apportées dans les us et coutumes de l’endroit, avec des tournures de phrases très correctes, mais aussi avec un accent campagnard qui ajoutait encore à l’originalité du personnage.

Il ne possédait plus ni terres labourables, ni bois, ni marais, mais seulement un très vieux château qu’il habitait, à quelques kilomètres de la ville, en compagnie d’une paysanne qu’il appelait « sa gouvernante » et de quatre gros chiens, dressés à faire se police.

Ce château renfermait des richesses : vieux bahuts sculptés, boiseries, vitraux, faïences, à faire pâmer les amateurs et les collectionneurs les plus experts. Tous ces trésors, amassés sans doute par plusieurs générations de Beauminois, étaient à présent vendus un à un par ce maniaque pour satisfaire ses goûts de bibliomane que ses maigres ressources n’auraient pu lui procurer. Il arriva même que quelques-uns des collectionneurs, qui commençaient déjà à mettre le pays en coupe réglée, vinrent relancer, jusqu’au centre de son paradis, ce singulier personnage, très dur à le détente à l’ordinaire, mais qui, devant un livre désiré d’une valeur de 40 francs, par exemple, ne résistait pas à l’échanger contre une médaille, une dentelle, une miniature d’un prix vingt fois supérieur.

M. Baude avait fini par intervenir. Ces bizarres échanges, chez lui, le chiffonnaient, car ils fleuraient un peu trop, pensait-il, la côte barbaresque. Il pria donc les amateurs d’aller opérer ailleurs, Le bon vieux de Beauminois, candide comme tous les maniaques, ne voyait pas bien pourquoi la délicatesse du libraire s’alarmait et le priait humblement de le laisser terminer sa petite opération.

Il sortait de son panier un objet ancien, apporté en cas d’offres, avec l’intention de l’échanger contre un volume neuf ou même contre un vieux bouquin dont il avait envie ; et s’il rencontrait les yeux terribles de M. Baude, il le rentrait tout penaud, puis s’esquivait pour le rapporter le prochain samedi.

Le naïf étant, lui, Beauminois, le roublard était un certain médecin de campagne, du nom de Maufisset, dont le maison regorgeait de tout ce que sa finesse de collectionneur et sa convoitise avaient déniché à droite et à gauche chez les paysans et les ouvriers qu’il avait eu occasion de soigner.

Jamais il n’avait pu pénétrer dans le chateau de Beauminois, malgré toutes les ruses que sa cervelle d’antiquaire lui avait suggérées. Il ne connaissait donc de toutes ces merveilles que celles que ce vieux fou exhibait de son panier.

M. de Beauminois ne savait peut-être pas bien lui-même pourquoi il le tenait à distance, meis M. Maufisset en était très vexé ; et, comme l’amour-propre n’est guère le lot des roublards, il rodait constamment autour du vieux gentilhomme pour le faire parler.

Il était aidé souvent par Liette, qui se prêtait à ce manège de séducteur, sans en comprendre l’importance, et qui demandait sinsi tout à coup très gentiment :

« Est-ce qu’il n’y aurait pas quelque chose de joli à regarder dans ce petit panier, monsieur de Beauminois ? Voyons, faites voir un peu. »

À cette invitation, M. de Beauminois regardait autour de lui. Si Maufisset était dans la librairie, il faisait la sourde oreille et se remettait à lire. Mais, s’il apercevait un habitué, un client de marque ou un de ces riches bavards qui ne demandait qu’à être écouté, alors, trouvant l’instant propice, il esquissait un petit signe d’intelligence avec l’enfant, et amoureusement, avec un soin particulier, il sortait d’un papier froissé un objet quelconque qu’il montrait à Liette comme à une grande personne, en lui faisant observer que les ors on le dessin qui l’agrémentaient dataient de telle époque.

Et Liette, sans s’en occuper, devenait une petite antiquaire très avisée.

La démonstration était soi-disant pour la fillette ; mais souvent le client de passage ou l’habitué, s’intéressant à ce que disait le vieillard, regardaient à leur tour l’objet ; et connaisseurs ou non, devinant la pensée du bonhomme, offraient un prix dérisoire ou un échange, et le tour était joué.

Tous les habitués de la librairie connaissaient cette comédie qui les divertissait beaucoup.

Un jour, le dénicheur Maufisset ayant aperçu le buron de Beauminois dès son entrée en ville, flairant où il allait, le suivit de loin jusqu’à la librairie.

Il faisait un temps exécrable. Une pluie fine et continue, en retenant les promeneurs sous les porches, les engagea à entrer les uns après les autres chez M. Baude où ils se trouvèrent bientôt assez nombreux.

M. de Beauminois venait ce jour-là revoir une riche et nouvelle édition illustrée des œuvres de Beaumarchais, hélas ! bien trop chère pour sa bourse ; il la feuilletait pour la vingtième fois sans pouvoir se décider à la remettre dans les rayons. Il prenait et reprenait le volume, le regardait longuement, soupirait, l’ouvrait de nouveau, souriait à sa souple reliure, admirait la netteté des caractères d’imprimerie, le satiné du parchemin, la finesse des gravures.

M. Maufisset le regardait faire et semblait écouter M. Paugène, le banquier, qui expliquait à un gros personnage, nouvellement arrivé à La Rochelle, le résultat de la dernière combinaison financière.

La conversation du banquier devait être certainement très intéressante, puisque le docteur Riour, ordinairement pressé par l’heure, M. Leypeumal, le colonel Sapaur paraissaient être tout oreilles.

M. de Beauminois, qui se croyait isolé, ne se faisait pas faute de tourner et de retourner dans ses mains sa présente idole. M. Maufisset ne le perdait pas de vue, pas plus que Liette à laquelle le manège du vieux maniaque plaisait énormément.

Quelle réflexion traversa l’esprit du vieillard ? Il ouvrit son panier, passa la main par l’ouverture, regarda à gauche et à droite, puis le referma pendant que la fillette, encouragée par M. Maufisset, qui lui clignait de l’œil comme à un compère, lui demandait corieusement de sa petite voix flutée :

« Faites voir, je vous prie, M. de Beauminois, ce qu’il y a dans votre panier. »

M. de Beauminois s’entêtant à ne rien écouter, à ne rien montrer, l’enfant n’en persista que davantage à l’importuner. Aussi, pour tui enlever toute envie d’insister, le bonbomme lui dit avec une fausse finesse :

« Allons ! je le veux bien, mais à la condition que Liette me donnera sa belie poupée.

— Oh ! s’écria la fillette indignée, vous savez bien, M. de Beauminois, que les mamans ne donnent jamais leur petite fille ; mais j’ai un joli fauteuil qui ferait peut-etre bien plaisir à vos petits enfants.

— Non, Liette, non, reprit avec fermeté le vieux rusé. C’est Mlle Rose qu’il me faut ; je n’ouvrirai pas mon panier à moins. Et si tu y consens, je te ferai même cadeau de ce qu’il y a dedans. »

M. Maufisset, en se rapprochant, intervint alors vivement :

« J’offrirai, moi, bien davantage », dit-il, et pensant, en raison du manège du baron, qu’un riche objet ancien était enfermé dans le panier, il ajouta en riant : « Si M. de Beauminois voulait tenir un pari avec moi, je lui donnerais en échange une chose qui lui serait fort agréable.

— Non, monsieur, répondit sérieusement le vieux gentilhomme. Je m’amuse á cette heure avec cette enfant et ne veux rien échanger contre ce qui est dans mon boutillon[1].

— Allons ! allons ! ne soyez pas si scrupuleux, monsieur de Beauminois. Voulez-vous me donner ce qu’il y a dans ce panier contre ce que je vais vous offrir ?

— Eh bien ! soit, finit par dire le vieillard.

— D’abord, insista M. Maufisset en haussant la voix, vous vous engagez bien à accepter mon offre ? »

À ces mots tous les regards, même ceax de M. Baude, se tournėrent vers les parieurs.

« Je m’y engage, répondit M. de Beauminois.

— C’est conclu, reprit vivement M. Maufisset, d’un geste prenant à témoins les auditeurs de M. Paugène. Je vous offre donc cette édition de Beaumarchais, qui semble particulièrement vous plaire, contre ce qui est enfermé dans votre panier.

— Oh ! non, non, s’écria avec véhémence M. de Beauminois.

— Ah ! pardon, clama M. Maufisset avec suffisance, trop tard pour se dédire. Vous vous êtes engagé, et moi aussi, du reste.

— Mais, monsieur, gémissait le vieux baron, ce sera un marché de dupe.

— Trop tard pour y penser, mon bon monsieur », reprit M. Maufisset, et il déclara net, avec humeur, qu’un marché conclu est toujours définitif entre gens d’honneur.

À ce mot « d’honneur » M. de Beauminois ne fit plus d’objections. Sur ce terrain on était avec lui promptement d’accord.

I ouvrit lentement et en soupirant le couvercle de son panier, et devant le regard luisant de convoitise de M. Maufisset, il en sortit un énorme tourteau que sa gouvernante y avait mis dans la pensée que son maître ne serait pas de retour chez lui pour déjeuner, et qu’il aurait sûrement faim à cette heure-là.

« Voici mon déjeuner, dit-il, avec bonhomie. Espérons que vous aurez l’estomac aussi solide que le mien, et que ce morceau un peu lourd ne vous fera pas mal. »

Puis prenant le livre en question, il le fit disparaître dans son boutillon, en disant, un peu confus, à M. Baude, qui ne pouvait s’empêcher de sourire :

« Vous voudrez bien mettre ce volume au compte de M. Maufisset. »

Et il sortit à grandes enjambées, sans oser se retourner pour voir la figure déconfite de son entêté parieur.

Gagnant et perdant restèrent plus d’un mois sans remettre les pieds à la librairie.



IV

LE BON PARRAIN



M.Leypeumal, le bon parrain, venait souvent chercher la fillette ; elle l’accompagnait dans ses promenades à travers la ville ou sur le bord de la mer et ne cessait pas de le questionner. Lui, qui aimait beaucoup cette enfant charmante, lui répondait avec une patience et une douceur inlassables.

C’était tonjours à lui qu’elle s’adressait, quand une chose lui paraissait incompréhensible ou douteuse, préférant ses sagaces réponses aux habituelies supercheries de langage de son entourage. Elle finissait de déjeuner, un matin, lorsque M. Leypeumal, qui allait à l’extrémité du faubourg de Tasdon, vint demander à Mme Baude de consentir à ce qu’il emmenât sa petite-fille.

L’arrivée de M. Leypeumal mit fin à une scène tragique qui venait d’avoir lieu dans la cour de l’imprimerie.

La veille de ce jour, le porteur des journaux à l’abonnement, le jeune Cyrille, un garçon « sùr », agé de onze ans, en faisant sa tournée quotidienne par la ville, avait oublié un instant ses importantes fonctions pour accepter une partie de billes avec d’autres gamins de son age, dans les environs du bassin Maubec. Et il était arrivé que, dans le feu du plaisir, le paquet de journaux était : tombé à l’eau. Les abonnés, privés de leur manne de chaque jour, vinrent les uns après les autres se plaindre à M. Baude. La mère de l’étourdi, veuve d’un brave pilote, mandée en toute hâte pour corriger l’enfant, s’était chargée avec trop de conviction de cette besogne, et Liette, qui avait assisté à cette correction, en avait encore le cœur tout remuė.

Elle ne comprenait pas, elle ne voyait pas avec sa petite logique de six ans que le cas fût aussi grave et méritât un tel déploiement de sévérité. Elle savait bien, pour l’avoir entendu glapir par la femme Sauret, que c’était une chose abominable d’avoir empêché M. Sapaur, le vieux colonel en retraite, M. Pomel, le professeur d’histoire, Mlle Lespar, la sœur du capitaine du port, M. Rimond, le poète en vue de la ville, de lire le Constitutionnel, les Débats et la Presse en temps voulu. Mais elle pensait que, s’ils n’avaient pas lu ce jour-là, eh bien ! ils se rattraperaient le lendemain.

Il fallait croire que tous ces lecteurs appréciaient différemment cette grave rupture dans leurs habitudes, puisque le bon M. Leypeumal, lui-même, ordinairement si indulgent, avait pris parti contre le jeune Cyrille.

On l’avait ni plus ni moins menacé de l’embarquer comme mousse, et sa mère avait souligné cette menace de coups de corde dont le gamin s’était si bien trouvé qu’il avait poussé des hurlements à ameuter tout le quartier.

De là un rassemblement à la porte où les uns donnaient tort à la mère, et les autres à l’enfant. Liette, le cœur tout retourné, ne sachant de quel côté se placer, bien qu’elle eût tout de suite une prédilection marquée pour le côté de Cyrille, était restée très perplexe.

La proposition de son parrain, en l’arrachant à ses pénibles pensées, la fit bondir de joie. Elle enleva prestement son tablier blanc, mit son chapeau et sauta dans le cabriolet.

Elle aimait beaucoup ces promenades en voiture, emportée vivement par Fidèle, la bonne jument grise de M. Leypeumal.

Tant que la voiture roulait dans La Rochelle, M. Leypeumal conduisait à une allure modérée, afin de pouvoir répondre aux nombreux saluts de ses administrés. Mais dès qu’il avait franchi l’une des portes de la ville, il faisait prendre à sa jument un temps de galop qui cahotait Liette au fond de la capote et la faisait rire aux éclats.

Lorsque Fidèle se remettait à trotter, M. Leypeumal donnait à Liette les rênes à soutenir, imprimant à sa petite main des mouvements de gauche ou de droite qui laissaient croire à la fillette qu’elle dirigeait toute seule la marche de la voiture.

Malgré toutes ces distractions, Liette, ce jour-là resta silencieuse. On avait dépassé la rive et le quai Valin, et elle n’avait pas encore parlé.

En arrivant à la porte Saint-Nicolas, elle se pencha un peu en dehors de la voiture, cherchant à reconnaître, dans le rassemblement d’enfants qui se trouvaient devant l’église, la figure de Cyrille. Elle fit cette inspection en un clin d’œil ; et satisfaite sans doute de ne pas l’apercevoir, elle sourit gentiment à son parrain.

« Qu’as-tu, ma Liette ? lui demanda ce dernier.

— Rien, parrain », répondit-elle.

La voiture tourna à gauche, rasant les fortifications encombrées, en cet endroit, d’une dizaine de roulottes de bohémiens, d’où sortaient des enfants à peine vêtus, la tignasse embroussaillée, sales et dégoûtants. Liette les regarda d’une petite moue dédaigneuse, mais sans desserrer les dents.

Elle était décidément très préoccupée.

On descendit tout le bourg de Tasdon. Fidèle prit un chemin de traverse et s’arrêta bientôt devant un grand portail vert, où se trouvait couché un gros chien qui se mit à aboyer joyeusement en voyant la voiture.

Une paysanne sortit de la maison, le sourire aux lèvres.

« Tais-toi, Faraud, dit-elle au chien ; en voilà-t-y du tapage pour recevoir not’ maître !

Elle prit Liette dans ses bras et la mit à terre.

Bientôt apparut à son tour Pinteau, le métayer, harnaché, guêtré, comme s’il partait en guerre.

Pinteau aimait à chasser ; cela se voyait du reste par les trop nombreux procès-verbaux qu’il avait à son actif, bien que toutes ces condamnations pour braconnage ne l’empêchassent pas d’être un bien bon et brave homme, très dévoué à son maître…

Tandis que M. Leypeumal s’entretenait de ses fermages avec ses métayers, Liette courait dans le jardin après les papillons, ou mangeait des fraises en bordures, quand elle apercevait leurs petites têtes rouges et brillantes sortir de leurs collerettes vertes.

C’était pour elle des heures délicieuses, ces après-midi passées dans le jardin de Tasdon…

Le beau jardin ! et comme on aimerait à y rester sans l’affreuse odeur de morue que la brise vous apporte lorsqu’elle souffle de l’ouest. Car dans cette direction, en montant sur le tertre situé au bout de la grande allée, la vue s’égare sur un tas de chemises d’enfants, suspendues à des cordes et qui semblent sécher là depuis des semaines et des mois, en vous envoyant un bien mauvais parfum.

« Epouvantable », en effet, se dit Liette, en se bouchant le nez. Ces petites chemises, pense-t-elle, doivent être la sécherie de morues de M. Brimont.

« J’aime mieux que mon grand-père vende des livres, plutôt que ces sales morues, déclara-t-elle à M. Leypeumal, lorsque celui-ci vint la chercher pour partir.

— Tout le monde ne peut pas être libraire, ma chérie, lui répondit son parrain. Il est utile qu’il y ait des marchands de morues, comme il est nécessaire qu’il y ait des bouchers, des boulangers. Chaque état, vois-tu, a ses désagrements.

Oh ! cela elle le comprenait bien, Liette ; aussi déclara-t-elle qu’elle ne voudrait pas être, par exemple, porteuse de journaux ! Cette réflexion qui fit sourire M. Leypeumal replaça la fillette en plein dans ses soucis.

Elle était remontée en voiture et roulait depuis quelques minutes sur la poudreuse route qui conduit à la porte Royale, lorsque prenant enfin son parti, elle toucha doucement la manche de M. Leypeumal :

« Dis-moi, parrain, la maman de Cyrille a donc bien fait de le corriger, puisque tu as dit tout à l’heure à grand-père : « Voilà une salutaire leçon » ?

À cette demande qui montra en une seconde à M. Leypeumal toute la contrariété qu’il éprouverait lui-même si semblable aventure arrivait à son journal les Débats, qu’il lisait tout le premier chaque matin, il eut un haut-le-corps qui fit arrêter net sa jument et tressaillir Liette. Doucement, il répondit :

« Cyrille est un malandrin, un polisson. Il gagne bien sa vie (10 francs par mois), court toute la journée en toutes saisons, ce qui est parfait pour son âge, et il n’en a pas assez ! Il lui faut encore jouer aux billes, perdre son temps, c’est-à-dire celui que lui paie ton grand-père, gâcher les journaux qu’on lui confie. Tu ne sais donc pas, ma petite chérie, que ces journaux sont la récompense honnête, reposante et bien méritée que, chaque jour nous, les abonnés, attendons impatiemment les uns après les autres, avant ou après notre repas.

— Parrain, grand’maman Delfossy dit constamment, lorsque je désire quelque chose pour m’amuser, qu’il faut savoir se passer de ce qu’on ne peut pas avoir.

— Mme Delfossy a raison ; mais ici ce n’est pas la même chose, car si nous ne devions pas avoir le journal chaque matin, nous ne paierions pas M. Baude pour nous l’envoyer. »

Cette explication ne satisfit pas encore la fillette.

« Dis donc, parrain, reprit-elle, si par hasard la diligence qui apporte les journaux tombait dans le canal, il faudrait bien vous en passer ce jour-là. Est-ce qu’on irait battre Coudirin, le conducteur ?

— Ce ne serait sans doute pas de la faute de ce brave homme, répondit M. Leypeumal en souriant.

Cependant, si Coudirin était ivre, comme cela lui arrive parfois, que ferait-on ? demanda Liette, anxieuse.

— On le punirait certainement.

— Oui ; mais comme il est grand et fort, je me demande si on oserait aller le battre. »

Ce que Liette ne comprenait pas était donc bien difficile à expliquer, puisque M. Leypeumal, ne trouvant rien à lui répondre, se mit à rire en fouettant ferme Fidèle qui partit comme un trait, ne comprenant vien, elle non plus, la pauvre bete, à ce coup de fouet intempestif.

V

GRANDS AMIS ET PETITS CAMARADES



Le soir, en la belle saison d’été, lorsque la chaleur avait disparu, chassée par la brise de mer, Mme Maurel, la femme du professeur de mathérnatiques au Lycée, ami de M. Baude et son proche voisin, venait avec ses trois fils proposer à Mme Baude une promenade en commun. On allait soit sur le cours Richard, soit au chantier de constructions, ou mieux encore sur la jetée, bien encombrée à cette époque d’un tas de pierres, de poutres, de carcasses de vieux bateaux ou de seaux servant à la grosse machine pour draguer le chenal, mais ornée d’un ruban interminable de jeunes tamaris très touffus, qui rafraichissaient les promeneurs, en agitant, comme d’immenses pankas, leurs longs rameaux verts.

Mme Baude résistait souvent à cette engageante proposition, mais si le temps était beau, elle acceptait quelquefois.

Les mamans se racontaient alors les menus événements du jour pendant que les enfants, en ce temps-là comme aujourd’hui, toujours un peu entreprenants et indociles, marchaient ou couraient autour d’elles, comme de petits poussins indisciplinés. Ils se hasardaient même, lorsqu’on traversait le port ou le bassin, à monter sur la quille en l’air d’un canot qu’on goudronnait, où à grimper sur les gros câbles, roulés en rond comme de gigantesques serpents au repos, au risque de perdre leurs chaussures ou de se donner des entorses.

Liette était si gentille que les trois garçonnets ne pensaient nullement à lui jouer de mauvais tours pour la chagriner ; bien au contraire, ils la prenaient sous leur protection et cherchaient à lui éviter tout embarras dans sa petite marche sautillante.

Ces promenades, au bord d’une eau souvent fétide, lorsque la mer était basse et vaseuse, étaient une source de joies pour Liette, parce qu’elles lui procuraient le grand plaisir de se coucher tard ces soirs-là ; et aussi, celui non moins grand, de chercher, à la lueur de la lune, quand celle-ci argentait la mer en éclairant la côte, les brillantes pierres de mica qui scintillaient au milieu du sable et des galets et qu’elle rapportait à M. Maurel, dans la pensée d’augmenter sa collection de minéraux.

Il résulta de singulières méprises dans ces recherches géologiques, et il fallut, un certain soir, par exemple, descendre absolument et au plus vite au bord de l’eau pour laver consciencieusement ses petites mains, afin d’enlever l’épouvantable et suspecte odeur qu’y avait laissée un douteux caillou de mica, malencontreusement ramassé par la petite collectionneuse.

Ainsi qu’il arrive les trois quarts du temps, le retour était, en général, moins gai que l’aller. On s’était amusé, fatigué, et il fallait marcher encore pour aller trouver le repos.

Pourquoi le lit, le petit lit bleu et blanc de Liette, n’était-il pas là pour la recevoir tout endormie, toute rompue de ses ébats ?

« C’est bien loin, la jetée, quand il faut en revenir ! » disait-elle en se laissant trainer.

Il y eut, un certain soir, une formalité désagréable qui retarda encore l’entrée en ville la porte qui reliait la grosse tour en mer aux remparts, et sous laquelle il fallait passer, était fermée depuis quelques minutes, lorsque les familles Maurel et Baude se présentèrent ; et le gardien irascible, auquel on avait cependant demandé bien poliment de l’ouvrir, criait à travers la porte, de sa grosse voix enrouée, qu’il ne l’ouvrirait, d’après sa consigne, que le lendemain matin !

Il était dix heures. Les dix coups de l’heure fatale avaient sonné à la grosse horloge.

La sentinelle ne badinait pas. On parlementa, au grand bonheur des gamins, mais au grand effroi de la fillette, qui craignait bien, malgré le beau temps, d’être obligée de passer la nuit à la belle étoile, en compagnie des grenouilles dont elle entendait avec épouvante les coassements stridents.

Mais Mme Baude connaissait le capitaine du port. Elle se réclama, heureusement, de cette imposante protection pour obtenir du factionnaire qu’on allât lui demander, en son nom, la grosse clé que le brave capitaine plaçait, chaque soir, en sûreté sous son chevet ; précaution dont l’extrême utilité n’échappera à personne, si l’on songe qu’en ce moment de paix profonde avec tous les voisins de la France, la fermeture de cette porte, la nuit, ne pouvait être un danger que pour le petit nez de Liette, en lui donnant un rhume, ou pour les rhumatismes de Mme Baude.

C’étaient de bons petits camarades pour Liette que ces enfants Maurel, Edmond, Marcel et Jacques, tous bien plus âgés qu’elle, puisque l’aîné avait treize ans, et le plus jeune, huit. Travailleurs et appliqués, ils ne jouaient avec leur petite voisine que le dimanche ou à la récréation du jeudi.

Ces natures, un peu sérieuses au logis paternel, s’épanchaient joyeuses et folâtres au dehors.

Leur sévère éducation était l’ouvrage du père, et leur gaieté, pleine d’entrain, venait de leur mère aimable et souriante pour tous.

M. Maurel qu’on ne voyait jamais circuler en ville autrement que pour aller au lycée et en revenir, n’était plus un très jeune papa. Il touchait à sa retraite à l’époque où Liette apprit à lire. Il faisait souvent de longues visites à la librairie, non pas pour y causer pendant des heures, mais pour se donner le plaisir de changer de place et de rayons les nombreux livres de sciences et de mécanique qu’il venait consulter, au grand ennui du commis de M. Baude, qui ne manquait jamais de lui dire que les ouvrages traitant de mathématiques ne devaient pas être mêlés à ceux qui parlaient d’histoire. Mais les vieux savants ont toujours ignoré l’ordre. Pour eux, tout se classant de soi-même dans les cases respectives du cerveau, ils veulent oublier que chose semblable n’a pas lieu dans les bibliothèques.

À part ce manque de mémoire qui faisait remarquer sa présence, on le laissait aller et venir, comme il l’entendait, dans la grande librairie où il était reçu plus en ami qu’en importun voisin.

Le jardin de sa maison n’était séparé de la cour de M. Baude que par un mur mitoyen, souvent franchi par Liette ou par ses petits amis. Dans ce jardin, qui donnait sur une rue étroite à peu près solitaire, le savant mathématicien avait fait construire un cabinet avec une chambre au-dessus ; et il vivait là, dans cette thébaïde, le temps qu’il ne donnait pas à ses cours au lycée, ne demandant pas à sa femme et à ses enfants la gaieté et le sourire qu’il semblait fuir ou ignorer.

Il ne paraissait au milieu de sa famille qu’aux heures des repas ; il y arrivait solennel et fatal comme un condamné à mort.

Son entrée était saluée d’un « bonjour papa » balbutié du bout des lèvres par ses trois enfants, et d’un imperceptible serrement de main de sa femme. Il s’asseyait, se servait et mangeait sans prononcer un mot, se bornant à regarder, par instant, ses fils les uns après les autres, pour découvrir la chose déplaisante à leur dire.

S’il la trouvait, il la gardait pour le dessert, afin d’en priver un des trois.

C’était, du reste, tout ce qu’il se permettait pour réformer leur tenue ou leur caractère.

En dehors des repas, il ne s’occupait plus d’eux ; les enfants devenaient libres comme l’air, à la condition toutefois de ne faire aucun bruit.

Comme chacun connaissait ses habitudes, chacun les respectait. Néanmoins on s’inspectait, avant de se mettre à table, pour s’éviter le désagrément d’une réprimande ou d’une punition, et personne ne parlait. À quoi bon ! puisque le père était le silence même.

Quelqu’un cependant avait le don de dérider ce front soucieux : c’était Liette. Dès qu’elle entrait dans la maison où elle venait facilement en petite amie intime, son gentil babil ne s’intimidait pas devant les lunettes et le front sévère de M. Maurel, parce que, pour elle, il avait des trésors de bonté, d’indulgence et même d’enfantillage.

Ce morose avait ardemment désiré une fille ; et n’en ayant pas eu, il faisait supporter à ses trois fils la rancune de cette déconvenue.

Pour Liette, pour la voir sourire, il devenait tout différent de lui-même. Il lui contait des histoires, déguisait sa voix, faisait le ventriloque, cherchait à l’amuser, en faisant disparaître dans les poches de sa grande redingote la salière ou le moulin à poivre, prétendant qu’un grand vieux, qui habitait la cheminée, avait certainement da commettre ce larcin.

D’autres fois, il tirait le cordon d’un tableau à musique. Alors, au son de la minuscule flûte du musicien et du tambourin du petit tambourinaire du village qui faisaient danser les filles du tableau, Liette, prenant sa robe, se mettait à danser à son tour.

C’était, pour un instant, très gai dans cette grande salle à manger, maussade à son ordinaire, ce petit moment de danse.

Liette le prolongeait le plus possible, demandant sans cesse qu’on tirât et retirât le cordon ; et M. Maurel docilement obéissait pour varier les airs du ballet.

Quand la fillette en avait assez, on entendait alors la voix creuse du « vieux de la cheminée » réclamer sa part du dessert. M. Maurel, comme du reste tous les sérieux, avait la plaisanterie taquine ; c’était à qui ne donnerait pas son assiette. Liette, une fois cependant, réclama la faveur de satisfaire la gourmandise du bonhomme et d’étancher sa soif ; et le vieux savant se crut oblige, pour la mettre en joie, de faire disparaître les petits patés, les confitures de son assiette, ainsi que son verre de vin de Bordeaux tout tiède.

Mais ces divers escamotages ne réussirent pas au gré de tous les assistants, car le lendemain Mme Maurel vint demander à Mme Baude la meilleure recette pour enlever les taches dont les poches de la redingote de son mari étaient abominablement couvertes.

VI

LEÇONS ET PROMENADES



Caque année, lorsque l’hiver approchait, vers le mois d’octobre, le marchand de bois envoyait, de Marans, à M. Baude une grande charretée de cosses d’ormeaux, gros troncs de l’arbre qu’on débitait pour en faire de belles haches.

Cet ouvrage très pénible, très dur, nécessitait une main-d’œuvre expérimentée. Car scier du bois n’est rien, mais le fendre avec d’énormes coins de fer à la force du bras, armé d’une grosse mailloche bien emmanchée, est une besogne des plus fatigantes.

Ce travail était exécuté par un brave ouvrier, un petit nègre, nommé Mulot, père d’une nichée de sept ou huit enfants, gros comme des rats, qu’il amenait pour l’aider. Lorsque les cosses étaient sur le pavé, Cyrille, le jeune commis, courait en toute hâte chercher Mulot. Mulot arrivait, et pour quelques francs et une bouteille de vin, le bois était fendu, scié et rangé dans la cave ; le tout prenait quelquefois deux jours. Ces maudits troncs d’arbres sont si longs et si durs à ouvrir !

Tant que durait l’opération, Liette, le nez collé aux vitres, ne perdait pas le moindre détail, s’émerveillant de la patience et de l’endurance dont ce brave travailleur, jamais las, semblait-il, faisait preuve du matin au soir.

Les morceaux de bois étaient portés par les mioches sous la cognée du père. Ah ! il ne les laissait pas chômer. Nom de nom ! Il fallait que tous travaillassent comme lui. L’ainé avait peut-être bien onze ans et le plus jeune trois ou quatre ans à peine. Celui-ci était assis sur les vêtements enlevés dont il avait la garde, et déjà sérieux avec l’idée de sa responsabilité, il ne bronchait pas.

Deux autres, âgés de six ou sept ans, ramassaient les coins, quand ils sautaient dans le ruisseau. Il y avait parfois sept ou huit coins enfoncés ensemble dans un tronc d’arbre, avant que le bois s’écartât de quelques centimètres, et il fallait cogner dur, han !… han !… han !… avant que les efforts parvinssent à l’ouvrir. Dès que le bois craquait, les gamins se précipitaient sur les coins jetés de tous côtés. Ils les réunissaient et les offraient de nouveau à la cognée, qui reprenait son envolée de plus belle.

Les aînés, plus forts, rangeaient les bûches déjà faites et préparaient les troncs, en les roulant à proximité du père.

Lui, le pauvre crépu, ne perdait pas une minute. Il ne s’arrêtait de geindre que pour crier sur ses enfants.

« Ici, Pierre, grand feignant, que fais-tu là à regarder ? Ramasse ce foret dans le ruisseau. Et toi, Ulysse, dis-moi un peu, où portes-tu ce bois ? Approche, animal, faut pas que j’aille le chercher à Marans, peut-être ? »

Apres ces successions d’efforts et de cris, le pauvre homme, qui n’avait pas volé « la goutte à boire », s’approchait de la bouteille ; mais, avant de prendre sa rasade, il n’oubliait pas ses mioches, et c’était là le côté touchant du manège. Il prenait le plus jeune sur ses genoux, lui faisait boire une gorgée, une seule, pas plus ! Les autres en avaient ensuite deux ou trois, suivant l’age ; puis, lui buvait ce qui restait, quand par hasard il y en avait encore.

La bouteille, en raison de tant de partages, était promptement épuisée ; alors, l’aîné allait la remplir à la fontaine pour la prochaine tournée. Et voilà justement ce qui ne plaisait plus à Liette. Aussi, pour savoir ce qu’elle devait au juste en penser, résolut-elle de questionner son parrain, lorsqu’il viendrait la chercher dans l’après-midi pour faire avec lui une petite promenade hygiénique du côté du Mail, comme il en avait l’habitude. On partit de la place d’Armes en suivant les remparts. M. Leypeumal profitait de ces promenades à pas lents, pour apprendre à Liette de jolies histoires des temps anciens, ou pour l’instruire sur la géographie qu’elle adorait.

« Dis-moi, parrain, lui demanda-t-elle, pourquoi n’avons-nous pas les cheveux comme ceux de Mulot, tout frisés comme les moutons noirs de Mme Pinieaz, ta métayère ?

— Parce que nous ne sommes pas des nègres.

— Et pourquoi ne sommes-nous pas des nègres ?

— Parce que nous ne sommes pas nés en Afrique ; car les habitants de l’Afrique et de certaines îles de l’Amérique, où on les a transportés pour en faire des esclaves, sont des nėgres, et ont par conséquent les cheveux crépus et la peau noire. Tandis que nous tous, en France et en Europe, nous avons les cheveux lisses et la peau blanche…

— C’est, en effet, bien plus joli. Mais dis-moi donc, parrain, pourquoi a-t-on pris les nègres pour en faire des esclaves ?

— C’étaient de pauvres hommes noirs, ne sachant rien, vivant en sauvages, et qui, en raison de leur ignorance et de leurs habitudes, n’étaient bons, pensait-on, qu’i servir les autres.

— Ah ! et c’est pourquoi Mulot est un esclave ?

— Non, Mulot n’est point un esclave ; il n’appartient à aucun maître. Mulot est libre. Il n’y a plus d’esclaves, ma petite Liette. Il n’y en a plus, depuis que la Révolution a donné la liberté à tous les hommes.

« Ceux qui servent encore aujourd’hui, c’est uniquement parce qu’ils le veulent, car tous les hommes, noirs comme blancs, sont libres et émancipés. Tous les hommes sont frères, retiens cela, et les chaînes des esclaves sont brisées. Ils ont pu quitter leurs durs et incessants labeurs, leurs maîtres impitoyables, pour aller maintenant où bon leur semble. C’est ainsi que tu vois Mulot, libre et heureux’à La Rochelle, au lieu de traîner une vie misérable dans quelque coin de l’Afrique ou plutôt de la Martinique ; car je le crois originaire de cette île.

— Tu crois que ton frère Mulot est libre, parrain, eb bien ! tu te trompes, Mulot n’est pas libre et il n’est pas heureux ; je t’assure, moi, qu’il doit être encore esclave. J’en suis certaine, car depuis hier je l’ai vu travailler, sans se reposer, donner tout son vin à ses enfants et ne boire, lui, que de l’eau… Penses-tu, parrain, que Mulot aimerait le vin de Bordeaux ?

— Je te crois ! mais ce vin est trop cher pour un pauvre ouvrier comme lui.

— C’est bien ce que je supposais. Mais… dis-moi, parrain, si nous lui faisions la surprise de lui en donner une bouteille ? Oh ! une toute petite bouteille, haute comme ça, pour lui tout seul, dis ? »

M. Leypeumal était un très brave homme. Les charmants sentiments qu’il lut dans le cœur de Liette l’émurent jusqu’aux larmes.

Il s’arrêta ; et regardant l’enfant avec attendrissement, il lui promit, comme on promet à une grande jeune fille, que son désir serait satisfait ce soir même en rentrant.

Liette savait remercier, non pas encore avec des mots bien trouvés, mais avec des gestes pleins d’âme. Elle tira son parrain par la manche et l’embrassa de tout son cœur.

Après cette bonne et réconfortante promesse, ils continuèrent leur promenade.

Laissant les remparts, ils descendirent par la porte Neuve et passèrent devant les grands fossés du bastion. Elle était belle, cette journée d’octobre ! C’était un jeudi, jour de sortie des élèves du Lycée, et par conséquent de repos pour les professeurs. Liette qui, au contraire de son parrain, avait la vue longue, aperçut venant vers eux, là-bas, au loin sur la route de Saint-Maurice, un groupe de trois prɔmeneurs.

Elle reconnut M. Moutard, le professeur de philosophie, le banquier, M. Paugène, et M. Metremoy, l’architecte de la ville.

Ces graves personnages étaient la terreur de Liette. Quand elle les voyait poindre à la librairie, vite elle se sauvait, parce que leurs conversations, trop élevées pour son petit entendement, lui déplaisaient beaucoup.

« Allons bon ! pensa-t-elle, voilà qu’ils vont encore dire des bêtises avec parrain ! » et déjà perfide dans ses résolutions, elle déclara à M. Leypeumal aimer bien mieux remonter sur les remparts pour avoir plus d’ombrage.

L’automne n’avait point encore balayé la verdure. Le parrain constata que Liette avait raison, ils revinrent sur leurs pas.

« Cette promenade serait charmante de ce côté des remparts, ajouta-t-il, mais il y manque, en effet, des arbres. Un jour viendra, espérons-le,’où j’aurai, avant de mourir, la joie de faire niveler ce terrain, combler ces infects et inutiles fossés, et donner à ces remparts un attrait que les odeurs fétides leur enlèvent.

— Hein ! que dirait ma petite chérie d’une charmante promenade sablée, remplie d’arbres et de bosqueta !

— Ce serait bien joli, parrain, si surtout la route était assez large pour permettre aux petites filles d’apporter leur cerceau. »

Ils remontèrent le talus et s’enfoncèrent sous les ormeaux un peu jaunis, qui donnaient une bienfaisante fraîcheur par ce jour très orageux d’automne…

De loin en loin, des hommes d’un aspect misérable, étendus dans l’herbe brûlée, dormaient ou faisaient semblant, pensait Liette, en les regardant de côté. Ces gens paisibles, mais à coup sûr peu fortunés, représentaient, dans son esprit, des brigands, qui n’attendaient que le moment propice pour faire un mauvais coup, dont elle, Liette, devait être la victime.

Aussi, peureuse, se rapprochait-elle de son parrain, se serrant contre lui, lorsqu’elle apercevait la silhouette d’un dormeur.

Ila arrivèrent à la porte des Deux-Moulins, traversèrent le pont-levis et descendirent vers la mer, en prenant la direction de la « Concurrence », plage sablée que la municipalité et le Génie maritime avaient concédée au public masculin pour y prendre des bains.

À cette époque de l’année, la température ne les permettait plus ; aussi, pouvait-on voir, sans difficulté, les voiliers et les petites embarcations entrer dans le port ou en sortir pour filer en pleine mer.

Liette, en arrivant sur la côte, aperçut à vingt pas d’elle et

Liette peureuse, se rapprochait de son parrain.
assis sur un banc de pierre, le groupe évité sur la route de

Saint-Maurice. Ces messieurs, qui avaient eu le même projet de promenade que M. Leypeumal, venaient devant l’immense océan discourir sur la « Déclaration des droits de l’homme ».

Ils manifestèrent un certain plaisir à la vue de leur maire, non seulement très apprécié de ses administrés, mais encore très aimé de ses nombreux amis.

Ils firent une risette à Liette, qui eût préféré ne pas avoir à leur dire bonjour ; puis se pressant les uns près des autres, ils offrirent une place à M. Leypeumal et reprirent leur intéressante conversation, laissant la fillette sauter à cloche-pied autour d’eux.

« C’est à Rousseau, messieurs, clama M. Paugène, c’est grace à ses inspirations et d’après ses écrits que nos pères ont fait table rase du passé.

— Non, monsieur, reprenait M. Moutard sur un ton doctoral, ce n’est pas à lui seul.

« Montesquieu y est pour quelque chose et aussi les nombreux philosophes du xviiie siècle. C’est à eux que nous devons cet admirable tissu de principes égalitaires. Je ne nie pas l’influence de Rousseau sur l’esprit de son temps, mais j’incline à penser que les cerveaux des immortels auteurs de cette déclaration célèbre étaient préparés depuis longtemps. Ils n’ont fait que récolter les grandes idées humanitaires qui jaillissaient de la plume de tant de bons et sensés philosophes.

« Tout est grand, vasle et immense dans ces immortels principes. Ce sont cux qui nous ont délivrés des formules usées, de l’esprit de secte, de l’ironie du pouvoir. »

M. Melremoy écoutait ravi.

« Je m’étonne, dit-il, à son tour, que des hommes, avisés comme ceux qui instruisent, ne cherchent pas à inculquer ces magnifiques théories aux enfants, leurs élèves, en les leur montrant, comme les fondements mêmes de notre actuelle société, comme le pacte qui doit unir tous les hommes. Ce serait, grâce à eux, la régénération à bref délai.

— C’est bien, parce que la chose a eu lieu au lycée Louis-le-Grand, à Paris, que je suis ici, en pénitence, monsieur, répondit gravement M. Moulard ; et, grâce au gouvernement actuel, dont vous êtes un peu responsable, permettez-moi de vous le dire, l’entendement des Français sera long à se former sur ce point.

À l’aide de son mouchoir, elle s’essuyait les mains.


« Le neuvième paragraphe dit :

« La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme. Tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement. » C’est dit tout au long, n’est-ce pas ? cela est imprimé et accepté. Eh bien ! monsieur, c’est au nom et en raison de cette liberté, ajouta-t-il, en souriant finement, que j’ai été, ainsi que Weiss et Villetard, envoyé à La Rochelle. »

Il reprit un peu mélancolique : « Je ne m’y déplais pas, il est vrai, mais je m’y trouve parfois loin… bien loin ».

Liette, ne comprenant rien à ces discours, était partie ; elle courait sur la plage que le flot découvrait en se retirant. Elle se mouillait les pieds et, ce qui était bien plus grave, s’avançait trop au-devant de la vague attirante.

Les enfants n’ont jamais plus envie de faire des sottises que lorsqu’ils sont sous les yeux distraits de leurs parents.

L’esprit de M. Leypeumal, heureusement pour elle, sortit un instant du centre des interlocuteurs ; il enjoignit à l’enfant de revenir vers lui.

Elle obéit docilement, mais ne sachant plus que faire, elle le pria de lui donner sa canne, afin de s’en servir comme d’un petit cheval.

Il la lui offrit aussitôt.

Pour comprendre ce que cet acte spontané de bienveillance renfermait de condescendance affectueuse à l’égard de sa filleule, il faut savoir ce qu’était pour M. Leypeumal ce jonc superbe, surmonté d’une magnifique pomme d’or gravée à ses initiales J. L. en brillants, offert au maire par la Société de sauvetage Rochelaise qu’il avait fondée.

Sa canne était pour lui une sorte de sceptre de justice dont il ne se séparait jamais.

Grâce à elle, il entrait dans la grande salle des a délibérations avec une majesté quasi royale.

D’uu coup sec, en travers, il concluait un marché, formulait une décision ou tranchait un différend. Elle lui servait encore pour menacer les gamins terribles ou les chiens indiscrets ; pour se reposer, quand il s’arrêtait à parler longuement avec un de ses administrés, ou pour faire signe à un ouvrier de s’approcher.

Il la brandissait en l’air, en sauts désordonnés, quand par hasard il se mettait en colère ; ou bien, lorsque assis sur un banc, il se laissait aller à ses sagaces pensées et à ses projets d’embellissements pour sa chère ville de La Rochelle, on voyait cette canne, docile et calme dans sa main, dessiner sur le sable de longues allées à la française, ou de singuliers jardins anglais.

Après le départ de l’enfant, la conversation qui avait pris un tour politique, continua de plus belle. Tous les paragraphes de la « Déclaration des droits de l’homme » y passèrent, expliqués, commentés par le professeur de philosophie ; discutés ou approuvés par les trois autres auditeurs.

Alors M. Leypeumal, trouvant qu’il était suffisamment tard, appela Liette.

« Viens, Liette, allons, ma chérie, viens vite ! »

Mais Liette ne se pressait pas. Cachée derrière une touffe de chardons sauvages, à l’aide de son mouchoir elle s’essuyait les mains et pompait l’eau qui tachait sa robe.

Liette était tombée maladroitement au bord de la mer, vers laquelle elle s’était trop avancée, et réparait au plus vite le désordre qui en était résulté.

Au second appel de son parrain, elle accourut vers lui.

Il ne remarqua rien, sinon qu’elle n’avait plus sa canne.

« Et ma canne, Liette, demanda-t-il d’une voix inquiète, qu’en as-tu fait ?

— La canne ?… la canne ? reprit l’enfant cherchant à se rappeler. Ah ! c’est vrai, je suis tombée avec elle là-bas… »

Les quatre promeneurs regardèrent dans la direction indiquée, mais ne virent rien.

M. Leypeumal prit son lorgnon, M. Paugène assujettit ses lunettes ; puis tous les quatre, les bras en l’air, s’écrièrent en cheur : « la voilà, la voilà ! »

En effet, on distingua un instant sur l’eau la canne de M. Leypeumal. Mais, à l’encontre des « bâtons flottants » du poète, c’était bien peu de chose au loin, ce petit sceptre couché sur l’eau, qui filait droit et vivement en ligne directe vers l’tle de Ré. Il formait sur la plaine liquide un tracé bizarre ayant la vague forme d’une flèche indicatrice, qui aurait montré une route mystéricuse… à suivre.

VII

LIETTE AVANCE EN ÂGE, MAIS NON PAS EN SAGESSE



Après ce bel exploit, Liette resta quelque temps sans reprendre ses instructives promenades.

Peut-être M. Leypeumal avait-il sur le cœur la tragique disparition de sa canne ? peut-être, et c’est ce qui est plus probable, les froids prématurés d’un hiver exceptionnellement rigoureux furent-ils pour quelque chose dans l’arrêt de cette instruction en plein vent ?

Liette n’en perdit pas pour cela sa bonne humeur : tout au contraire. Ses belles dispositions à la jovialité dégénérèrent en diableries.

Sa grand’mère, Mme Baude, toujours disposée pour elle à la plus grande indulgence, prétendait que l’exubérance, qui se manifestait, chez sa petite-fille, était un signe certain de santé ; qu’il fallait se montrer très heureux de le constater et ne rien faire pour qu’il disparût.

Mais grand’maman Delfossy, qui, avait élevé jadis quatre ou cinq enfants, n’était pas tout à fait de cet avis. Elle inclinait à croire, elle, que la pétulance de Liette tenait à d’autres causes : son intimité avec trois jeunes garçons passablement turbulents, son désœuvrement et la grande indépendance dans laquelle on la laissait.

Mme Baude, son mari et M. Leypeumal, avaient bien essayé, par quelques sermons, de raisonner ce jeune esprit entreprenant, mais en vain.

Mme Delfossy, qui avait de l’expérience, prétendait que les enfants ont deux oreilles pour que l’une reçoive le son et pour que l’autre le perde. Elle assurait aussi que les plus longs, comme les plus beaux discours, ne valent pas une petite correction bien appliquée, parce que, prétendait-elle encore, la mémoire des enfants retient beaucoup mieux ce dernier système que le premier. Les sages remontrances tombent dans leurs oreilles comme une pierre dans l’eau : un peu de bruit, un petit rond, et puis c’est tout.

Mme Delfossy devait avoir raison, car en dépit des sages homélies qui ne lui furent pas épargnées, les diableries et les exercices d’acrobatie de Liette finirent par devenir inquiétants.

Ceux-ci consistaient, par exemple, à descendre l’escalier à cheval sur la rampe ou à se tenir debout sur une fenêtre ouverte, donnant du 1er étage dans la cour, pour montrer à Botte ou à Marie quelle adroite équilibriste elle faisait ! D’autrefois, elle grimpait comme son chat « Munito » sur un gros poirier stérile, seul vestige d’un ancien jardinet, converti en cour, et qui s’adossait au mur mitoyen de M. Maurel. De ce poirier elle arrivait à la crête du mur, et là protégée par des branches vieilles et touffues, elle esquivait, en faisant la sourde oreille, les appels au livre de lecture ou les réprimandes que ses méfaits devaient lui attirer. Elle attendait patiemment, comme un sauvage à l’affût, le retour du Lycée de ses petits amis.

Oui, Mme Baude était beaucoup trop indulgente ; oui, M. Baude, en la circonstance, soutenait trop sa femme.

Oui, M. Leypeumal n’entendait rien à l’éducation d’une petite fille.

M. et Mme Delfossy le constataient perpétuellement. Ils étaient âgés l’un et l’autre, pas très patients peut-être, bien que très disposés à la gâterie ; mais leurs gâteries, qui consistaient à bourrer Liette de friandises, ne ressemblaient pas à celles de leur fille. Ils étaient surtout du vieux système qui voulait les enfants très sages, ne parlant qu’à certaines heures et ne désobéissant jamais. Ils se souvenaient de la petite jeunesse de leurs cinq enfants et témoignaient constamment de l’excellente méthode dont, elle, Mme Baude, ne se rappelait, à l’heure présente, que les désagréments et les corrections. Elle ne l’avait pas toujours suivie cette méthode, pour élever sa fille, et son titre de grand’mère aidant, elle l’adoucissait encore en faveur de Liette.

« Avec vos belles idées, disait un jour M. Delfossy, nous arrivons à une jolie génération d’indisciplinés, d’ergoteurs, de vauriens. Nous voilà au seuil du royaume des Enfants !

— Nous ne sommes point encore sous le régime de cette royauté, reprenait en souriant Mme Baude, mais nous voici en pleine expansion de jeunesse. Nous savons, au moins, ce que pense l’enfant, ce qu’il aime, ce qu’il recherche ou déteste. Je ne comprends rien à ce genre d’éducation qui attache ces natures toutes simples, toutes naïves, à un tas de préjugés, de formalités ridicules ; les saluts, les grimaces, le respect outré qui guindent et faussent ces petites âmes, sans les rendre plus respectueuses ou mieux élevées.

— Ta, ta, ta, quelle chanson !

— Oui, j’aime mieux ma Liette me parlant de tout ce qui lui traverse l’esprit, plutôt que nos réticences passées, nos airs de soumission qui cachaient si bien nos rébellions. Vous ne les voyiez pas sourdre, parce qu’on vous craignait, on se méfiait de vous ; mais elles existaient à l’état latent dans toutes les familles.

— Eh ! que serais-je devenue, grand Dieu ! disait grand’maman Delfossy, que serais-je devenue avec mes cinq enfants sans une sévère discipline ! vous étiez trop nombreux pour être élevés à la diable ! Ton système n’est acceptable qu’avec vos enfants uniques ! Je voudrais te voir avec une douzaine de mioches sur les bras ! tu changerais de manière de faire, tu abandonnerais promptement toutes tes théories.

— Ceux qui prennent l’habitude du respectueux langage ont plus tard l’insulte moins facile à la bouche », lança sévèrement, comme une bombe, le commandant Delfossy.

Trouvant néanmoins quelque justesse à toutes ces observations, Mme Baude n’insista plus. Elle savait son père imbu des principes d’autorité, elle en avait un peu souffert dans sa jeunesse ; mais elle en reconnaissait volontiers les bons côtés, ne fût-ce que pour donner un peu d’harmonie aux réunions familiales ou sociales.

Mme Baude n’était pas une girouette docile aux quatre vents ; ce qu’elle pensait la veille, elle le pensait encore le lendemain ; mais comme elle aimait l’ordre d’instinct et qu’elle subissait, sans s’en douter, l’ère des réformes qui pénétrait l’esprit des gens au milieu desquels elle vivait, elle fit pointer naturellement la direction de son système éducateur, vers le milieu, le « bon milieu », le centre que nous appellerons la conciliation. Celle-ci consistait en quelques petites fessées, pas bien méchantes, mais suffisamment remémoratives.

Il fut donc convenu, après une longue tirade de M. Baude sur le même sujet, que Liette serait surveillée davantage dans la maison, et qu’elle apprendrait à travailler, afin de lui éviter le grand malheur d’être estropiée à bref délai.

Pourquoi, depuis cette mémorable résolution, la pensée d’un accident probable hantait-elle le cerveau de Mme Baude ?

On ne le saurait dire.

Il en est de ces impressions tenaces, comme de celles qu’on éprouve à l’approche d’un orage. L’air qu’on respire est moins léger, la chaleur qui vous pénètre est lourde et fatigante.

Mme Baude ressentait un malaise qui se traduisait chez elle par une sollicitude extrême pour la santé de l’enfant. Elle l’appelait souvent près d’elle : hé ! Liette, Liette ! ou bien elle examinait ses petites joues rosées, comme si elle eût craint de les voir transformées trop vite en figure de Pierrot ; ou bien encore elle la regardait dormir pour être certaine que son sommeil était bien le résultat d’un repos réparateur et qu’il ne cachait ni syncope, ni convulsions.

Un soir, dix heures venaient de sonner. La grand’mère de Liette, après l’avoir couchée et être restée quelques moments près d’elle, afin de lui donner le lemps de s’endormir, s’était penchée vers l’enfant pour voir si ses yeux étaient clos.

Rassurée par son immobilité, elle sortit sur la pointe des pieds, ét son bougeoir à la main, descendit rejoindre dans la grande salle à manger son mari, son père et sa mère chez elle depuis la veille.

Comme elle fermait la porte vitrée de la salle, Liette rouvrit bien vite ses grands yeux, décidée, ainsi qu’elle le faisait chaque soir, à ne s’endormir que lorsqu’elle la sentirait revenue là tout près d’elle, dans la chambre attenante au cabinet où elle couchait.

Ce soir-la, précisément, la famille veilla tard.

La lumière, qui filtrait à travers les vitres de la salle, venait éclairer en face, en traversant la cour, la fenêtre de la petite chambre de l’enfant ; elle zigzaguait sur les rideaux de son lit, comme les sauts d’un feu follet auquel son imagination, très éveillée pour son âge, prêtait une infinité de rôles.

Pour ne pas dormir, elle s’efforçait de regarder cette lumière avec persistance, et c’était la crainte, une singulière crainte, qui tenait cette enfant éveillée. Elle redoutait les ténèbres parce qu’elle avait peur que sa maman ne disparût, qu’elle lui fût enlevée tout à coup et qu’elle eût la douleur de ne plus jamais la revoir.

Ce phénomène, pensait-elle, pouvait se produire pendant son sommeil. N’était-ce pas ainsi que les choses se passaient quelquefois avec les fées et les mauvais génies ? Et, bien qu’elle ne crût que médiocrement à toutes ces merveilles, elle n’était tranquille que lorsqu’elle entendait sa grand’mère remonter et qu’elle la voyait, suivie de son grand-père, traverser sa chambrette pour entrer dans la leur. Ses yeux alors se fermaient d’eux-mêmes, pour ne se rouvrir que le lendemain matin.

Il lui arrivait aussi parfois d’être réveillée en pleine nuit par le vent des tempêtes qui faisait grincer en crécelle les girouettes, décrochait les enseignes. Ce vent appelé dans le pays, vent de Galerne, passait en gémissant, sous les portes, soufflait lugubrement sur les toits et la terrifiait dans son lit. D’autres fois, c’était le bruit lourd et retentissant sous les porches des grosses bottes

Elle roula du haut en bas comme une petite masse.


des marins terre-neuviers ou norwégiens, ou le pas monotone du veilleur de nuit, criant l’heure de sa voix sépulcrale, qui la réveillait subitement. Alors elle appelait son grand-père, et ne reprenait son sommeil que lorsque sa bonne voix lui disait :

« Allons, ma Liette ! dors, ma chérie ; nous sommes ici tous les deux, grand’mère et moi ! »

Liette était donc peureuse ! Cette peur lui était venue des absurdes histoires de revenants, de lutins, que lui racontait Botte pour la faire tenir tranquille quelques instants sur sa chaise.

Mme Baude, qui s’était aperçue de l’impressionnabilité de la petite fille, avait défendu l’usage de ce calmant, mais trop tard ; car Liette en savait beaucoup de ces contes fantastiques, amusants et terribles, qui l’intéressaient énormément, mais qui montaient par trop sa naissante imagination.

Ces histoires invraisemblables lui tenaient compagnie dans les ténėbres, occupant ses veillées silencieuses dans son lit.

Ce soir-là, elle était en plein dans le pays du merveilleux avec les belles fées des contes de Botte, tout en suivant des yeux les évolutions de la lueur de la lampe d’en bas, allant de son lit au plafond. Ce large papillon d’or qui éclairait, par instant, les recoins de sa chambrette, passant sur les cadres des tableaux suspendus à la tapisserie, tout près d’elle, lui donnait l’impression d’une gentille messagère venue pour lui insinuer d’être sage, soumise et douce.

Elle lui souriait, lorsqu’un cri éperdu, parti du rez-de-chaussée, la souleva vibrante sur son séant.

Ce cri, qui donc avait bien pu le jeter ainsi, strident et douloureux, dans le silence de la nuit ?

Liette se leva, monta sur une chaise, et écartant le rideau pour voir à travers les vitres ce qui se passait en bas, aperçut une femme étendue à terre, entourée de la famille qui essayait de la ranimer.

Elle crut voir sa grand’mère, sa « maman » comme elle l’appelait, câline. Et un chagrin immense, épouvantable, étreignit le cœur de cette enfant.

Redescendant de la chaise, tout en larmes, elle n’eut pas la force de remonter dans son lit ; désespérée, elle se coucha à terre. Oh : si sa « maman » venait á disparaître, elle en mourrait certainement de douleur ! puis, se relevant et perdant toute réflexion, elle ouvrit, sans y voir, la porte de sa chambre, enfila le corridor et se précipita, en sanglotant, vers l’escalier non éclairé, dans lequel elle roula du haut en bas comme une petite masse.

Qui vint la relever et la rapporter dans son lit ? elle ne le sut jamais.

Le cœur de cello affectueuse enfant ne se remit qu’imparfaitement de cette première secousse morale ; et, á partir de cet accident, Liette devint très sensible, pleura facilement sur les chagrins des siens, craignit de les voir souffrir, s’inquiéta de les perdre.


VIII

DÉPART POUR LES GERBIES



Liette s’était brisé une jambe dans cette mémorable soirée où la pauvre grand’maman Delfossy avait eu sa première attaque de paralysie. Elle ne s’en remit pas, la vieille dame ; elle traîna péniblement depuis ce jour sa jambe, ses idées et son langage. Ses habitudes d’ordre, de propreté, de décision, qui étaient le fond même de son caractère, sombrèrent aussi avec sa personnalité ce soir-là.

Grâce à sa belle constitution, la fillette, au contraire, fut promptement rétablie. Il ne lui resta qu’une légère claudication qui disparut peu à peu par la suite. Et comme il lui fallait beaucoup d’air sans fatigue, on décida de l’envoyer passer quelques mois dans la propriété du père de M. Baude.

Cette propriété, située à quelques lieues de la ville de Rochefort, était à peu près tout ce qui restait à ce bon et noble vieillard de ses longues luttes avec la vie. Il n’avait craint ni les peines, ni les soucis, pour en être arrivé à élever les huit enfants dont il avait fait de très honnétes gens.

Il est vrai qu’il n’avait pas été entravé dans cette belle tâche par la cherté des vivres, puiaque, dans la jeunesse de M. Baude, la douzaine d’œufs valait 8 sols et que le livre de beurre se payait 10 sols. La viande n’était pas plus chère. C’était aussi le temps où le vin étant d’un prix dérisoire, il était courant de ne pas mettre d’eau dans son verre, habitude déplorable pour bien des gens. On voyait souvent des hommes du meilleur monde se donner le singulier plaisir, le soir, après un bon festin, de confondre leur lit avec le plancher, et passer la nuit sous la table au milieu des domestiques qui trouvaient, eux aussi, tout naturel de suivre un si bel exemple de tempérance.

De nos jours le prix des denrées et les mœurs se sont sensiblement modifiés !… il faut en convenir. Unc belle aisance est nécessaire aujourd’hui pour élever une demi-douzaine d’enfants ; et il est devenu utile, de toutes les manières, de mettre de l’eau dans son vin : ceux qui résistent à ce dernier conseil ont tout lieu de s’en repentir à bref délai, car liquides et gens n’ont guère gagné en qualité.

À cette époque, relativement peu lointaine, il n’était pas encore question du chemin de fer aux confortables wagons pour voyager. C’étaient des espèces de lourds et massifs véhicules, appelés « diligences », divisés en compartiments, et qui, sur les grandes routes, emportés au galop de quatre ou cinq forts chevaux, roulaiont les voyageurs.

Voiturés ainsi les uns sur les autres, sous le rapport de la commodité et de la vitesse, ils avaient à supporter bien des désagréments ; mais ce bon public, qui n’avait pas expérimenté encore les trains rapides, les sleeping-cars et les automobiles, jouissait de certains charmes que nous ignorons.

Si la poussière des routes était aveuglante, en plein été, lorsqu’elle ouatait les chemins, le plaisir des yeux y gagnait dans les autres saisons. On pouvait jouir du paysage dans les pays accidentés, au bord de la mer, sur le revers des montagnes, ou en suivant les méandres d’un fleuve ou d’une rivière.

Les distractions plus calmes, plus reposantes de nes pères, moins pressés que nous d’arriver au but, altéraient moins le système nerveux. On prenait son temps pour tout, pour regarder et aussi pour manger, dans les auberges de relais, l’excellent plat qui, suivant l’endroit, faisait la réputation de la maison ouverte souvent à une joyeuse et bruyante société de voyageurs. On se délassait de la longueur de route, en racontant de gais propos, en buvant sec et mangeant ferme.

Ce fut dans une de ces peu confortables voilures que Liette et sa grand’mère se mirent en voyage pour la Voirette, petit pays à une dizaine de lieues de La Rochelle.

Liette emportait avec elle une corde à sauter, un cerceau, une balle énorme en caoutchouc, trois de ses poupées et le coffret contenant leur vestiaire.

M. Baude voulut s’opposer à ce déménagement qui compliquait le départ, mais devant l’insistance de la fillette, il finit, comme toujours, par céder, persuadé au surplus, que tous ces objets n’arriveraient pas à destination. En quoi il fut mauvais prophète, les enfants ne prenant jamais plus de précautions pour leurs jouets que lorsqu’on parle de les leur retirer.

Tout arriva intact à Rochefort. Mme Baude se fit descendre à l’auberge du « Coq Hardi », où la voiture du grand-papa les attendait pour continuer la route.

Pendant qu’on attelait le cheval et qu’on empilait dans le coffre de la voiture les commissions pour les Gerbies, Liette regardait avec étonnement l’enseigne de cette auberge primitive.

Un superbe lion du désert, l’air féroce et la crinière embroussaillée, portait sur son dos un beau coq au plumage vert et rouge, à la crête orgueilleuse. L’œil et le bec de l’oiseau, largement ouverts, indiquaient qu’il avait conscience de sa témérité, mais qu’il n’en était pas inquiet le moins du monde ; et sa fanfaronne assurance laissait supposer qu’il envoyait joyeusement dans l’air un éclatant « Coquerico » !

Cependant on partit. La voiture du grand-papa Baude était bien plus patriarcale qu’élégante. Elle avait perdu sa fraîcheur à rouler, de longues années sur les routes, tant de grands et de petits Baude. Le vieux domestique, en blouse bleue, qui conduisait la vieille jument au poil blanc, ne manquait jamais, en répondant au bonjour de ceux qu’il venait chercher, de leur annoncer à quel numéro il en était de ses nombreux voyages. Il se trouva que Mme Baude et Liette exécutaient le 3 929e retour de Rouillard vers la propriété.

De ce chiffre Rouillard en était certain, car il tenait plus exactement la comptabilité de ses voyages que celle de ses verres de vin. Mme Baude ne put s’empêcher, en souriant, de faire compliment au vieux serviteur de cette fidélité à ses attributions ; et

Liette regardait avec étonnement l’enseigne de l’auberge.


Rouillard, tout ému des bonnes paroles qui lui furent dites, répondit que pas un arbre du chemin, pas une pierre de la route, pas même une touffe de chardons des talus du fossé n’étaient là, sans que lui, Rouillard ne les eût vus ou tolérés.

Ce chemin semblait être à lui, lui appartenir en propre ; il le connaissait par cœur et le parcourait, disait-il, en fermant les yeux ou en regardant en l’air, de sorte que si on lui demandait, par exemple :

« Où sommes-nous, Rouillard ? »

Sans tourner la téte à droite ou à gauche, il répondait sans hésiter :

« Juste devant le petit sentier qui conduit au portillon de M. Maurisseau ; et il ajouta pour donner plus de valeur à son érudition topographique : À cet endroit, il y a trente-sept ans, se trouvait un tas de cailloux sur lequel ma voiture a failli verser, le jour de la Saint-Jean, au retour de la noce de M. Antoine Baude, le cousin de Monsieur. »

Et partant de ce tas de cailloux, il en vint à conter ce qu’étaient M. Antoine Baude, sa femme, ses enfants, décrivit le pays où il il était notaire, là-bas vers Saint-Aiguan, etc.

De fil en aiguille on arrivait avec les propos de Rouillard, qui avait la mémoire des détails comme tous les illettrés, à faire la route beaucoup plus vite qu’on ne l’aurait pensé dans ce pays si triste, si isolé, rempli de marais salants et de marais gâts, où paissaient des chevaux maigres et efflanqués.

Liette, il est vrai, n’avait pas encore très développé l’amour de la nature. Que le paysage fût verdoyant ou pelé, cela lui importait peu. Pour l’instant, elle écoutait Rouillard, tout en admirant sa blouse qui s’enflait démesurément au vent, et donnait par derrière au bonhomme le très singulier aspect d’un melon cantaloup.

Au bout d’une heure, la voiture s’engagea dans un sentier à l’extrémité duquel se dresse une petite colline qu’il fallut gravir au pas, et le décor du pays changea complètement.

La voiture roula alors sur une jolie route, plantée de chaque côté de longs et gros peupliers, dont le bruissement des feuilles pouvait faire croire au voisinage de la mer.

La pauvre vieille jument gravissait les côtes de cette route accidentée d’un pas légèrement paresseux.

Encouragée par les paroles amicales de Rouillard, elle semblait bien vouloir, par instant, prendre de bonnes résolutions ; mais par tempérament elle retombait dans sa somnolence.

« Allons, ma cocotte… allons !

— Va, ma vieille !… te presse pas, boune bête ; j’arriverons bien ce souer, pardienne !… »

Cocotte devait être de cet avis ; elle ne se pressait pas, en prenait à son aise, s’arrêtait même parfois pour jeter ses oreilles en arrière : histoire d’écouter ce qu’elle entendait conter, sans doute, pour la centième fois ; puis repartait au petit trot, gardant ce qui lui restait de fougue pour courir le dernier kilomètre qui la séparait de son écurie, où elle arrivait avec les allures d’un fringant cheval de trait.

Ah ! les bons baisers que reçut Liette, en descendant de la voiture ! D’abord, de grand-papa Baude, ensuite de tonton Rigobert et de tante Minette dans les bras desquels elle passa tour à tour.

Grand-papa Baude, à quatre-vingts ans, marchait droit et ferme encore. Le bâton noueux qu’il avait à la main servait moins à le soutenir qu’à écarter l’herbe, les branchages de la route ou à faire peur aux chiens.

Une touffe de cheveux blancs, à la mode du roi Louis-Philippe, ornait son front, sur lequel se lisaient l’honneur et la bonté : les deux qualités maîtresses de sa vie. Son regard malicieux était aussi fin qu’il était affable, lorsque le bon vieillard souriait.

Il fit fête à Liette, lui trouva immédiatement une ressemblance frappante avec sa femme, qu’il avait très tendrement aimée. À partir de cet instant, Liette bénéficia de cette ressemblance pour obtenir de grand-papa tout ce qu’elle voulut.

On dut ensuite faire les présentations, comme il était d’usage aux Gerbies. Tante Minette, à cette fin, conduisit l’enfant à la cuisine où tous les domestiques étaient réunis pour le dîner, et Liette donna sa petite main à chacun de ces braves gens au service de M. Baude depuis de longues années.

Elle se sentait très à l’aise dans cette hospitalière demeure, et lorsque le soir on la coucha dans le lit blanc qu’on avait roulé tout près de celui de sa grand’mère, elle s’endormit bien vite, non sans avoir remarqué que sa couchette sentait une bien bonne odeur, et demandé sérieusement à sa maman si les paillasses de ce pays n’étaient pas remplies de violettes.

Le soleil dardait ferme sur les prés fleuris, qui s’étendaient devant l’habitation, lorsque le lendemain matin Liette et Botte descendirent.

Liette regardait de tous côtés les prairies, les bois, la route qu’elle avait parcourue, et il lui parut que cet ensemble de choses, la maison comprise, avait démesurément grandi pendant la nuit.

Elle alla présenter son front à grand-papa Baude, et le trouva, lui aussi, plus majestueux que la veille. Les yeux de Liette s’agrandissaient, semblait-il, en raison de l’espace qu’ils embrassaient et que ses petites jambes allaient désormais parcourir.

« Tu peux aller partout, avait dit tante Minette, mais jamais du côté de la mare où les bêtes vont boire, car il y a des crapauds et des vipères qui pourraient te mordre. »

Liette, qui en avait une naturelle horreur et une très salutaire peur, promit de n’y point aller ; et tout heureuse de l’affabilité que paraissait particulièrement lui témoigner tonton Rigobert, elle prit sa main et se rendit avec lui faire visite aux étables, admirer les vaches et les veaux qui sautaient constamment à côté de leur mère. Les bœufs et les chevaux partaient pour les prairies ; Liette les laissa passer sans crainte ; elle trouvait cependant que les poulains faisaient des gambades bien inquiétantes.

Tonton Rigobert recommanda alors à la fillette de ne jamais aller dans les prés où ces bêtes étaient parquées. Il la conduisit au colombier ; pour y parvenir, elle dut monter un escalier étroit et raide, peu commode pour ceux qui ont le vertige, mais avec tonton Rigobert Liette n’avait pas la moindre crainte, elle aurait même sûrement avec lui grimpé au clocher de l’église, qui paraissait au loin à travers les arbres de la charmille. Elle prit entre ses mains un joli pigeon dont la robe rose et violette était bien douce à toucher ; mais elle le replaça vite sur les œufs de son nid, quand elle sentit entre ses mains son petit cœur battre d’effroi.

De quoi pouvait donc avoir peur ce ramier ? Qu’il était nigaud ! est-ce que Liette savait faire du mal aux bêtes ? Elle descendit, tout attristée de la sottise du pigeon, mais la station qu’elle fit devant la cabane des lapins dissipa promptement ce furtif chagrin.

Devant la cabane son chagrin se dissipa promptement.
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La famille lapine, composée d’une vingtaine de betes, sautait dans tous les sens. Le papa, gravement assis sur son derrière, regardait au moins, lui, les visiteurs sans crainte. En manière de passe-temps il se frottait l’oreille avec sa patte pour faire sa toilette, et avidement ensuite broutait l’herbe fraîche que la jardinière venait de lui jeter. Ce gros lapin, avec sa figure singulière et ses lèvres fendues, faisait des grimaces bien comiques ; il devait être aussi très bon enfant, car il laissait tous ses petits monter sur son dos et jouer à saute-mouton sur sa tête.

Courbée, les deux mains sur ses genoux, Liette regardait attentivement les évolutions des habitants de la maisonnette, se promettant de revenir souvent les visiter, et même de leur apporter quelques friandises, comme, par exemple, des poignées de serpolet ou de menthe sauvage qu’elle irait cueillir avec Botte.



IX

LA MAISON DE FAMILLE



Mme Baude repartit seule quelques jours plus tard, quand elle fut assurée que Liette était bien habituée à sa nouvelle existence.

L’heure du départ fut un cruel moment pour la grand’mère et pour la petite-fille. L’une et l’autre se suivirent longtemps du regard. Liette envoyait des baisers auxquels Mme Baude répondait en agitant son mouchoir. Lorsque la voiture que conduisait Rouillard eût disparu au détour du chemin, la fillette prit son petit tablier pour s’essuyer les yeux.

Restée seule dans le grand pré qui s’étendait en gazon naturel devant la maison, Liette se déclara alors que décidément elle aimait mieux La Rochelle avec la mer, tantôt grise et houleuse, tantôt calme et bleue selon le temps, mais si brillante, si étendue, dont les flots bavards et agités comme ses pensées en ce moment, étaient plus agréables à regarder que ce grand pré vert qui ne changeait ni d’aspect, ni de couleur.

Elle ne se disait pas ces choses d’une façon aussi précise, mais elle les éprouvait ; et ses yeux, tout en regardant les bois silencieux, les allées intimes qui l’entouraient, se remplissaient de grosses larmes. Oh ! oui, elle se trouvait, ici, bien loin de sa maman et des bateaux du port !

« Pourquoi pleurer encore, mignonne ? lui dit affectueusement tante Minette, en passant auprès d’elle.

— Allons viens avec moi. Gitte va traire les vaches ; tu boiras du bon lait et tu verras danser les petits veaux. »

Prenant la main de la sensible enfant, tante Minette en coup de vent, partit vers les étables.

La maison des Gerbies était une vaste construction, datant du siècle passé, où les parents de grand-papa Baude avaient vu le jour et qu’ils avaient transmise à leur fils, après y avoir ajouté quelques communs en briques et un respectable lot de bois et de prairies.

À son tour, grand-papa l’avait restaurée, y avait ajouté, lui aussi, quelques arpents de terre, si bien qu’elle représentait aujourd’hui un domaine assez important.

Le vieillard, qui s’était livré presque toute sa vie à l’agriculture et à l’élevage, était d’une vieille famille bourgeoise. Il avait reçu une instruction complète au collège de Rochefort ; puis s’était mis en tête, à l’âge où l’on fait tant de bévues, de ne point continuer l’exploitation de ses terres, mais de faire son droit et devenir avocat.

Son père, qu’il avait contrarié, pensant, en raison de ses demandes réitérées d’argent, que sa poche devait être percée, accompagnait les envois d’écus de remontrances, d’observations, de menaces de couper les vivres, etc. Grand-papa trouvait, comme toujours, que son père avait tort. Il se remettait au travail, mais faisait mauvaise besogne, et finalement le Droit allait tout de travers.

Cela eût pu durer encore longtemps, si grand-papa Baude qui était un chançard, n’eût pas, un jour, rencontré sur le chemin de la vie une jeune et charmante orpheline, dont il s’éprit et qu’il épousa. Elle n’était pas excessivement riche, mais elle possédait plus qu’une fortune : un jugement très sain et un savoir-faire réel. À peine mariée, elle fit comprendre à son mari que sa situation était toute trouvée, et qu’il valait mieux prendre une propriété en plein rapport que poursuivre la chimère d’une carrière problématique ; elle lui affirma qu’elle habiterait la campagne avec plaisir. si son mari y faisait ses affaires, et même que son intelligence cultivée lui serait trés utile pour modifier certaines routines dans le rendement des Gerbies.

Grand-papa Baude ne comprit ce raisonnement, plein de sagesse, que parce qu’il venait d’une femme qu’il adorait. Il vint donc à la Voirette, se fit agriculteur, devint éleveur, gagna de l’argent, en acquérant dans son pays l’estime de tous, acquisition qui devait lui être bien sensible dans sa vieillesse. Il eut de nombreux enfants, tous honnêtes gens ; et, à l’époque que nous relatons, il lui en restait encore cinq.

Les journées passaient assez vite dans cette belle propriété où chacun avait son ouvrage tracé. Petits et grands s’occupaient tout le long du jour, non à causer, les deux mains dans les poches, comme Liette l’avait vu faire aux habitués de la librairie, ou bien les deux poings sur les hanches, comme le faisaient encore les bonnes et les commères à la fontaine, mais, presque silencieux, sans se presser, entièrement à l’ouvrage que leur indiquait le maître : tonton Rigobert, le troisième fils de grand-papa Baude.

Tonton Rigobert n’était plus un jeune homme. Quelques cheveux blancs se mêlaient aux épais cheveux noirs qui ornaient sa tête. Grand, fort et robuste, il remplaçait maintenant le vieillard, qui ne pouvait plus, en raison de son grand âge, être debout chaque matin à quatre heures, pour surveiller les travailleurs, soit dans les champs, soit dans les chais.

Tonton Rigobert avait l’allure décidée et martiale d’un militaire ; il savait commander sans hésitation, et tout marchait, sous sa direction, au doigt et à l’œil. Il avait eu autrefois, de graves déboires. Destiné par goût et par tempérament à la vie militaire, il avait franchi assez rapidement, tous les grades inférieurs, lorsqu’un malheureux duel mortel avec le fils d’un colonel avait brisé son avenir.

Il y avait longtemps que la chose était arrivée ; mais, aux Gerbies, on en parlait encore mystérieusement comme d’une histoire d’hier.

À la suite de cette aventure, Rigolert Baude avait laissé l’armée ; il était venu s’enfermer aux Gerbies et ne s’était pas marié. Plein d’entrain et de bonne humeur, il savait se faire aimer et obéir des domestiques et des ouvriers qui travaillaient sous ses ordres.

Tante Minette, de son vrai nom Mme Minhet, a peine agée de quarante ans, était la plus jeune des enfants de M. Baude.

Grande, élancée, au teint mat, elle cachait sous des dehors délicats et distingués, une santé de fer et une énergie peu commune. Comme elle portail toujours le deuil de son mari, ces vêtements sombres donnaient à sa physionomie un charme indéfinissable et faisaient valoir les restes d’une grande beauté, qui avait concouru à édifier le triste roman de sa jeunesse.

Mariée très jeune, et en dépit de ses parents qui voyaient plus loin qu’elle, à un peintre de talent, brave garçon, mais absolument bohème, qu’avait séduit sa figure de madone, elle n’avait connu dans le mariage que déboires et privations.

Elle traîna à Paris, en Italie, en Allemagne, partout enfin où le caprice du peintre la conduisit, une vie pénible et besogneuse ; et lorsque son mari mourut à la peine, elle ramassa ses toiles, en vendit le plus grand nombre et vint piquer les autres aux murs de la salle des Gerbies, demandant, en échange de ces petits chefs-d’œuvre, une place inamovible au foyer paternel. Grand-papa ouvrit bien grands les bras à cette charmante femme qui apporta, dans ce coin perdu, un peu de goût et de sens artistique, seul pécule qu’elle eût ramassé dans ses dix-huit ans de vie agitée.

Elle ne sortait que rarement des Gerbies, aimant cette solitude où, du moins, elle pouvait manger et dormir sans la crainte des histoires d’huissiers.

Les Gerbies, avec grand-papa Baude, Rigobert et tante Minette, eussent été le paradis, sans un quatrième personnage qui, fort heureusement, ne les habitait pas toujours. Cet éventuel habitant était Jean Baude-Isart, l’ainé de la famille.

Il avait fait son droit, s’était marié de bonne heure avec une jeune fille des environs d’Angoulėme, Mlle Isart, puis avait acheté une étude de notaire.

Jean Baude-Isart, comme il se faisait appeler, était devenu veuf, sans enfants. Très rusé, il s’était fait faire un contrat de mariage bien limé. Sous l’aspect du plus parfait désintéressement, la presque totalité de la fortune de sa femme lui était revenue à la mort de cette dernière.

Peu de temps après cet événement, il vint conter à son père ses rancœurs, ses ennuis avec les parents de sa femme, ses difficultés avec le tribunal, avec ses clients, avec ses amis et ses voisins ; et sur les conseils du vieillard, il repartit vendre son étude pour laquelle il n’avait décidément pas les qualités requises. Il revint aux Gerbies et s’y laissa vivre toute une année.

Cette vie rurale lui plaisant, il acheta une propriété dans l’Angoumois et partagea son temps entre cette terre et celle de son père. Il passait sa vie à critiquer, gronder, tempêter. Entre temps, il chassait le canard sauvage et s’occupait, quand il était aux Gerbies, au grand déplaisir de tonton Rigobert et de tante Minelle, des comptes et des rentrées d’argent.

C’était parfois entre eux le sujet de discussions bien vives ; elles rendaient tante Minette malade et faisaient fuir Rigobert, depuis longtemps et pour cause, ennemi des disputes.

Certes Baude-Isart n’était pas un homme agréable, sans être positivement un méchant cœur.

Mais il avait l’âme peu généreuse, le ton acerbe et autoritaire, et ne craignait pas assez de mettre cc qu’on appelle « les pieds dans le plat ». Cette aimable tournure d’esprit le rendait peu cher à tous. Son arrivée chez son père n’était saluée de personne ; son départ, au contraire, provoquait un contentement général. Lui parti, on s’empressait de fermer les portes pour se sentir bien chez soi, à l’abri de ses sarcasmes, de son sans-gêne gouailleur, il était de ceux qui, avec les poches pleines, ne s’embarrassent pas de ce que disent et pensent les autres.

Baude-Isart était le point noir, le seul, l’unique affreux point noir, qui apparût dans le ciel bleu des Gerbies.

Mme Baude était partie depuis une quinzaine de jours, et Liette jouissait de ce charmant séjour, lorsqu’un soir, au moment de se mettre à table, on entendit le roulement d’une voiture dans l’avenue.

L’oreille très exercée de tante Minette reconnut tout de suite quel était le visiteur.

« C’est Jean ! s’écria-t-elle.

— Déjà ! murmara tonton Rigobert.

— Il y a un moyen bien simple de s’en assurer, dit grand-papa, c’est de regarder.

— On le verra toujours assez tôt, reprit en soupirant tante Minette. Attendons-le les pieds sous la table. Mélanie ! servez-nous promptement. »

Mélanie apporta la soupière ; et chacun commençait son potage, lorsque la porte vitrée, donnant sur l’avenue, s’ouvrit soudain. Un homme de haute taille, comme tous les Baude, parut l’air autoritaire, barbu, vêtu d’une ample redingote. Il enleva son chapeau haut de forme en entrant, embrassa son père, sa sœur et son frère, et s’adressant à l’enfant qu’il n’avait vue que toute petite, il dit d’un ton bourru :

« C’est, sans doute, la petite fille de Pierre ? » et sur la réponse affirmative de tante Minette, il ajouta goguenard :

« Quelle idée de lui laisser les cheveux sur les épaules en Madeleine pleureuse ! Ce sont bien là les idées saugrenues de madame sa grand’mère, à laquelle, du reste, elle ressemble comme deux gouttes d’eau.

— Je ne suis pas de ton avis, reprit grand-papa. C’est le portrait vivant de ma pauvre femme.

— Ah ! non par exemple ! elle n’a rien, rien de ma mère, cette moujasse ficelée à quatre épingles, comme une poupée. Allons, mettons-nous à table. J’ai une faim de loup ! »

Liette eut le cœur tout gros de cette réception peu cordiale. Comme elle n’était pas habituée à se sentir rabrouée, quand elle disait bonjour, elle baissa le nez dans son assiette, tout intlimidée de ce ton tranchant.

Tante Minette s’en étant aperçue, passa sa main caressante dans les blonds cheveux de l’enfant, l’embrassa, l’appela ma petite reine », afin de détruire l’impression pénible qui perlait dans ses beaux yeux.

L’oncle Baude-Isart n’aimait pas sa maman ; cela était visible. Eh bien ! elle non plus n’aimerait pas ce vilain homme, peu poli, méchant et mal habillé. Elle ne lui parlerait jamais, elle ne le regarderait plus.

Après cette ferme résolution, Liette s’évertua à manger sans lever la tête, ce qui ne lui était pas habituel, et alla se coucher, sans renouveler à l’oncle Baude-Isart le bonsoir qu’elle lui avait gentiment souhaité, quand il était apparu dans la salle à manger. Mais celui-ci n’eut pas l’air de s’apercevoir du départ de l’enfant, qui avait présenté son front à la ronde, en ayant soin de le passer.

Baude-Isart devait avoir à dire à grand-papa et à son frère des choses intéressantes et passablement terribles, car longtemps encore, elle entendit sa grosse voix enrouée et « tourmenteuse » s’élever dans le silence de la nuit.

Tante Minette avait pris prétexte de garder l’enfant pour rester dans sa chambre et ne pas prendre part à l’émouvante conversation d’en bas ; elle n’en perdait pas une syllabe, assise dans son fauteuil, près de la lampe allumée, le front dans sa main. Il est à croire que ce qu’elle entendait lui faisait de la peine ; car elle se servit bien souvent de son mouchoir, même après qu’elle fut couchée et la lumière éteinte.



X

UNE NOUVELLE CONNAISSANCE



Le lendemain et les trois jours qui suivirent, nul incident ne vint troubler l’existence paisible des habitants des Gerbies.

Baude-Isart, du reste, ne se montrait nulle part où Liette se trouvait. Elle ne le voyait qu’à table, mais il semblait, lui, ne pas la remarquer.

Vers la fin des repas, il parlait politique d’une voix contenue, pour ne pas être entendu des domestiques, noyant ses idées dans un flot de paradoxes qu’il lançait non seulement à l’adresse du gouvernement, mais encore à ceux qui ne pouvaient arrêter cet impétueux torrent de paroles, d’une logique très discutable.

Son frère et sa sœur semblaient être de son avis pour ne point avoir à argumenter avec lui. Comme il voulait toujours avoir raison, on le laissait dire, jusqu’à ce qu’enfin au bout de son rouleau, il prit sa pipe et l’allât fumer n’importe où, pour ne reparaître qu’à l’heure du dîner.

Le matin, et puis encore l’après-midi, à moins qu’il ne plût, Liette était dehors, allant partout où son humeur la dirigeait, tantôt avec l’un ou l’autre, tantôt seule ou avec Botte, si cette dernière n’était pas retenue à la maison par quelque ouvrage pressé.

Botte avait accompagné Liette à la Voirette pour revoir ses parents, chez lesquels elle n’était pas retournée depuis qu’elle était au service de Mme Baude, et pour s’occuper de Liette, la suivre dans ses promenades, car la propriété était assez isolée du village.

Botte n’avait pas sensibiement grandi ; elle était demeurée à peu de chose près la géante lilliputienne des premiers jours ; mais dégrossie par son séjour à la ville, pas maladroïte du tout, elle était devenue assez habile dans l’art de confectionner certains plats, et dans les travaux du ménage elle n’avait pas son égale. Ses gages s’étaient élevés à mesure que ses aptitudes s’étaient développées.

Maintenant, en raison de ses qualités, elle possédait la confiance de ses maîtres et l’affection de sa petite maîtresse à laquelle elle était très attachée. Mme Minhet réclamait quelquefois ses services, et ces jours-là, Liette devait s’amuser seule dans les dépendances immédiates des Gerbies, et ne point s’éloigner sur les routes.

Dans les premiers temps de son séjour à la campagne, les distractions ne manquèrent pas à la fillette, c’est-à-dire celles qui avaient leur source dans la nouveauté, pour elle, des occupations journalières de la maison : comme la fabrication du beurre ou des fromages, la traite des vaches, les départs et les retours des bestiaux et des chevaux pour les pacages ; caravanes bien amusantes à voir, surtout quand une bête prise de peur, on ne savait pourquoi, filait comme le vent, suivie de quelques autres, et que tous les domestiques, depuis le plus vieux jusqu’au plus jeune, les pourchassaient, s’aidant de bâtons pour les ramener dans le troupeau.

Toutes ces nouveautés l’intéressèrent les premiers jours ; puis, par accoutumance, elle n’y prit plus garde, et son caprice la tourna vers la corde et le cerceau qu’elle avait dû négliger depuis son accident.

Un jour que Botte n’avait pas pu accompagner Liette dans sa promenade, celle-ci s’engagea seule dans une longue allée, bordée de cerisiers, qui de la maison descendait en pente vers un chemin vicinal. Une barrière, peinte en vert, la fermait à cette extrémité, afin d’empêcher les chemineaux et les chiens errants de monter jusqu’aux Gerbies, où, en dehors de cette barrière, toutes autres clôtures étaient les haies fleuries.

Les cerisiers, couverts de touffes de petites roses blanches et rouges, donnaient en ce moment à celle allée, par ce gai soleil d’avril, l’aspect d’un riant jardin.

Liette faisait courir son cerceau aussi vile que le permettaient ses jambes redevenues agiles. Le teint animé, la chevelure au vent, elle était bien jolie, Liette, en arrivant à l’extrémité de l’allée, et elle la remonta sans remarquer, à quelques pas de la haie, une roulotte de romanichels, arrêtée sous un ormeau de la route. Un pauvre âne, maigre et piteux, broutait l’herbe rare du chemin, tandis qu’une femme en haillons, un homme et un jeune garçon, assis à quelque distance, taillaient avec leurs couteaux de grands brins de joncs nouvellement coupés dans les fossés des environs.

Lorsque Liette, pour la seconde fois, apparut à la barrière, elle s’arrêta stupéfaite d’entendre à deux pas d’elle le braiment de l’âne, mis de bonne humeur, sans doute, par son modeste repas. Ses yeux se tournèrent vers le groupe qui parlait un langage incompréhensible. Son regard et celui de la femme se croisèrent, et l’œil de celle-ci était si perçant et si impérieux que l’enfant en prit peur. Elle s’esquiva au plus vite vers la maison, certaine histoire de Botte lui revenant subitement à la mémoire, où il était question d’une fillette, volée par des saltimbanques, et qui mourut de misère et de chagrin, sans avoir revu sa famille.

« J’ai bien fait, pensait-elle tout haut, de fuir ces brigands ; qui sait ce qu’ils m’auraient fait ? »

Mais, curieuse de caractère et se sentant, après tout, en sécurité derrière le clôture, elle redescendit à petits pas l’allée et vint, un peu craintive, considérer de près les bohémiens. Cette fois ils n’étaient plus seuls.

Un homme d’un certain âge, une meule de rémouleur passée dans un bâton qu’il portait sur l’épaule, causait avec eux.

Quel marché passaient-ils ensemble ?

Leurs couteaux ne coupaient sans doute pas bien, puisque le vieux rémouleur, mettant sa roue à terre, les prit l’un après l’autre et les fit glisser avec soin sur sa meule.

C’était une bonne idée qu’avaient ces gens ! Liette le pensa et trouva qu’il serait également bien de faire repasser le petit couteau de nacre que tante Minette lui avait donné ces temps derniers.

« C’est un souvenir de voyage, lui avait-elle dit, prends-le ; et

Liette assistait à la fabrication du beurre.


comme il est rond du bout, il ne te fera pas mal ; à la campagne, il faut toujours en avoir un. »

Liette avait voulu s’en servir, comme Sylvain le domestique se servait du sien pour faire des sifflets avec des branches de coudrier ; mais le petit instrument ne s’était pas prêté à cet ouvrage, ce dont elle avait été très contrariée.

Un autre jour qu’elle l’avait offert à Botte pour couper une cordelette, sa bonne n’avait pu y parvenir. Ces divers essais infructueux l’avaient dégoûtée, et elle avait enfoncé le couteau dans les profondeurs de sa poche, décidée à ne plus y toucher.

« C’est cependant bien commode un couteau qui coupe et fend ce qu’on lui donne à trancher », se dit-elle, en regardant attentivement le sien ! La circonstance lui semblent excellente pour le faire aiguiser, elle attendit que les trois couteaux fussent remis à leurs propriétaires, pour formuler gentiment et poliment au rémouleur son désir.

Le bonhomme regarda la mignonne et lui sourit en faisant une grimace, comme s’il avait le soleil dans les yeux. C’était sa manière de se montrer bon enfant, à ce vieux chemineau.

Par-dessus la barrière il tendit sa grosse main calleuse au couteau, qu’il examina ensuite dans tous les sens ; puis il mit un peu d’eau sur la roue, et le pied sur la planche, il fit tourner la meule.

Tout en aiguisant, il parlait à Liette :

« Faut pas faire un rasoir, pas vrai, mignonne ? Mais pour sûr qu’il avait besoin d’un tour de la roue du vieux père Malaquin, ce petit « châtellerault » à lame d’acier no 1… Il m’a tout l’air d’avoir jemais servi… Mais j’y donnerai pas le fil, rapport à vos petits doueis qu’il serait bien fâcheux, « bonnes gens », d’endommager… Mais craîgnez rien, je vas y faire au mieux ; y coupera suffisant pour vous… y vous rappellera, quand vous l’ouvrirez, que le père Malaquin y l’aime les petites demoiselles ben gentilles, ben polies comme vous ! »

Liette, fière du couteau et des compliments, sourit à son tour, quand le vieux le lui rendit.

« Voilà le couteau tout pimpant neuf du coup, dit le brave homme. Méfiez-vous-en cependant.

— Combien cela coûte-t-il ? demande l’enfant. }

— Oh ! dit le bonhomme, en plissant encore toute sa figure d’une façon comique, ça ne sera rien du tout pour le première fois. Mais pour la prochaine, nous verrons à deux sous.

— Je les ai ! je les ai ! dit Liette, dans la joie de pouvoir payer.

— Non, non, je ne veux rien, insista le vieux rémouleur ; ça sera pour une autre fois. Mais, demandez à vos parents s’ils n’auraient pas, par hasard, quelques méchants couteaux à repasser, des

Tont en aiguisant, il parlait à Liette.

ciseaux ou des instruments, enfin quoi, quelques petites choses qui me fassent, « bonnes gens », gagner ma pauvre vie.

— J’y vais voir, dit Lielle, en refermant son couteau, Restez là ; brave homme, je ne serai pas longtemps. »

Elle courut à la maison, mais n’y trouva personne. Elle appela tante Minette, Botte, Mélanie, la Thibaude, Brigitte, personne ne répondit. Seul grand-papa, assis dans son fauteuil, lisait son journal, dans l’embrasure d’une fenêtre.

Liette lui demanda si les couteaux n’avaient pas besoin d’être repassés.

« Je n’en sais rien, répondit : il, distrait ; demande à Mélanie ou à ta tante. »

Liette s’agitait, allait sans cesse de la cuisine à la salle à manger, très pressée de satisfaire le père Malaquin, qui devait s’impatienter là-bas,

Elle revint à grand-papa, tout entier à sa lecturr, et lui renouvela la question.

« Oui, peut-être », reprit-il, sans se déranger.

— C’est très vrai qu’ils ne coupent pas bien, appuya la fillette. Le rémouleur est là ; si on les lui donnait, dites ? répondez, grand-papa.

— Donne-les, et laisse-moi tranquille, »

Ah ! la bonne parole ! comme elle comble Liette de joie.

Sans hésiter maintenant, elle prend les couteaux qui roulent sur la table de la cuisine, ceux qui sont rangés dans le tiroir du buffet, et court, tout d’une haleine, les porter au bon vieux rémouleur, qui attend tranquillement assis auprès des bohémiens sur le bord de la route.

Liette avait emporté tous les couteaux, même le grand couteau à découper ; les ciseaux de sa tante et ceux de Botte.

En voyant autant d’ouvrage le père Malaquin grimaçant de plus belle, se mit hâtivement au travail ; mais, soucieux, il regardait le soleil baisser à l’horizon. Liette, sans le perdre de vue, ne dédaignait pas de faire un brin de causette avec le brave homme.

Plus il travaillait, plus ses doigts et son pied étaient agiles… la roue semblait tourner toute seule ; chauffée par l’acier des couteaux, aux rayons du soleil couchant, elle jetait des lueurs d’éclairs. Il ne fallait pas s’amuser.

Tout en faisant son ouvrage avec rapidité, il n’en finissait pas, le vieux rémouleur… Que c’était long !… Aussi il y en avait tant et tant de ces couteaux et de ces ciseaux… la bonne aubaine ! Comme sa femme et ses petits enfants, ce soir, seraient contents de tout l’argent qu’il rapporterait à la maison.

Et Liette, heureuse à cette pensée qui lui trottait en tête, crut devoir l’exprimer au bonhomme.

« Ma femme ! ah ! « bonnes gens », dit-il en riant, elle se moque bien de moi, ma bonne petite ; et moi aussi, du reste, je me moque d’elle et de Géromé, par-dessus le marché ! Elle m’a planté là, la gueuse ; qu’elle aille lui en demander à Géromé, maintenant ! »

Liette ne connaissait pas Gérômé. Elle ne s’en préoccupa pas ; mais en apprenant ainsi, tout à coup, que le père Malaquin était un abandonné, elle eut un serrement de cœur, comme si elle eût revu, en tableau vivant, l’abandon des petits de la chatte que la métayère de son parrain, Mme Pinteau, avait dû, devant elle, jeter un jour à la mer. Pour elle, tout abandonné devenait un être voué au malheur.

« Pauvre père Malaquin ! » fit-elle avec compassion.

Le père Malaquin comprit-il ce qui se passait dans l’âme de l’enfant ?

C’est peu probable ; mais ce qu’il pensait, lui, devait être très drôle, car il riait en plissant dans tous les sens sa vieille face jaunie.

À ce moment, une voix venant de la maison appela par trois fois : « Liettet Liette ! Liette ! »

« Je me sauve, dit-elle, on m’appelle.

— Dès que vous aurez fini l’ouvrage, vous le rapporterez, n’est-ce pas ! »

Liette revint à Ja maison, à présent remplie de monde. Les uns avaient été à la laiterie, les autres au poulailler, Tante Minette et Baude-Isart s’étaient enfermés avec les livres de comptes dans le cabinet de grand-papa, pendant que tonton Rigobert était descendu au village.

La séance de tante Minette avait dû être agitée, cela se voyait à sa figure et à ses yeux enfiévrés ; mais elle avait dû tenir tête à l’orage, car Baude-Isart ne disait mot en rôdant das les coins.

Maintenant, le jour baissait tout à fait. Le soleil étant couché, on commençait à mettre le couvert et à s’occuper du dîner, lorsqu’une voix partant de la cuisine demanda où étaient les couteaux.

« Je les cherche, reprit Mélanie, un peu en colère. Impossible d’en trouver un seul. »

Tante Minette ne sut que répondre, ni Botte, ni personne, du reste. LieTte regardait à travers la porte vitrée. Très ennuyée de ne pas voir venir le rémouleur, eT pour faire paTienter la cuisinière, elle Jui dit :

« Vous allez voir, Mélanie, comme ils vont couper, vos couteaux ! Le père Malaquin les repasse tous au bas de l’allée des cErisiers.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? »

Il fallut s’expliquer.

Liette eut beau invoquer l’assentiment de grand-papa qui, perdant souvent la mémoire, assurait ne rien se rappeler, elle fut veriement grondée de cette ingérence dans les affaires du ménage.

Mais ce qui mit le comble à la colère de Mélanie, à la contrariété de tante Minotte et à l’autoritarisme déchaîné de son oncle Baude-Isart qui s’en mêle, ce fut la constatation que le rémouleur et les bohémiens étaient partis. Eh oui ! le père Malaquin avait disparu, lorsqu’on vint lui réclamer les couteaux.

Pauvre Liette ! pauvre petite Liette ! sa bonne grand’mère non plus n’était pas là pour défendre l’enfant contre la colère imbécile de Baude-Isart qui, seul avec elle, pendant que les autres cherchaient par les chemins, la menaçait bêtement du grand fouet de Rouillard et des morsures du chien Phanor, pour lui apprendre à se mêler de ce qui ne la regardait pas.

Il se dégonflait ; sa bile cumulée depuis quelques heures pouvait enfin se donner libre cours avec cette innocente, muette de terreur, dont le grand crime était d’ètre ignorante de la malice des humains.

Bientòt chacun revint après une recherche infructueuse.

Il était venu bien tranquillement rapporter son ouvrage.


Liette pleurait. Ce n’était pas seulement pour avoir été réprimandée, que son cœur était si remué.

Elle comprenait vaguement qu’elle avait eu tort, en effet, de s’être arrêtée à parler à des bohémiens, et d’avoir, sans permission, fait repasser son couteau au rémouleur. Sans s’en rendre bien compte, avec le germe de bon sens qui était le fond même de sa nature droite, elle considérait cependant son action comme un acte charitable, elle ne voyait pas en quoi il méritait autant de sévérité.

Mais son oncle l’avait insultée, et sa petite dignité d’enfant bien élevée se révoltait. Aussi, elle en concluait que Baude-Isart était un monstre dont maintenant elle devait avoir une peur bleue.

Il avait bien pu, étant tout seul avec elle, la menacer du fouet du père Rouillard, lui, le brave homme, qui ne touchait jamais Cocotte avec ! Ah ! si sa maman, si grand-papa seulement avaient vu cela ! Mais encore vouloir la faire mordre par Phanor, ce gros chien de ferme, a-t-on idée d’une menace pareille ?… Ce sale chien qui avale tout ce qu’il trouve… sans choisir ! À cette pensée, son cœur se souleva de dégoût, et cette horrible menace la rendit irréconciliable avec l’oncle Baude-Isart. Oh ! non, non, elle n’oublierait jamais.

Le soir, tout s’arrangea, lorsque le père Malaquin, sa roue sur l’épaule et son paquet de couteaux dans les mains, parut aux Gerbies. Il expliqua qu’il avait fait le grand tour, non sans avoir constaté qu’il n’y avait pas moyen de passer par la barrière de l’allée, et après avoir mis, « bonnes gens », sur leur route les bohémiens égarés dans le pays, il était venu bien tranquillement rapporter son ouvrage.

On n’en voulut plus à Liette. Ce fut fini, on l’embrassa, on déclara même, Mélanie la première, que c’était, somme toute, une bonne affaire d’avoir les couteaux repassés pour le bien modeste salaire qu’avait réclamé le brave rémouleur.

Alors, Liette se reprit à sourire à tous. Non pas à tous, car, à partir de ce soir-là, Baude-Isart eut une ennemie de plus dans le monde. Il est vrai que la qualité de cette ennemie lui importa peu, s’il eut seulement l’idée de la soupçonner.


XI

TANTE MINETTE



Tante Minette n’était pas bonne à la façon des âmes sensibles qui s’émouvent facilement des malheurs d’autrui, tout en laissant souvent commettre par faiblesse mille petites avanies autour d’elles.

Elle était pitoyable, et elle l’était avec bon sens, trop intelligente et trop consciencieuse pour être autrement. La volonté de cette charmante femme était aussi ferme que son âme était élevée.

De ses jeunes années vécues sur les grands chemins, dans les grandes villes et dans un milieu cultivé, elle avait gardé une indépendance d’allures qui la faisait respecter de tous.

Elle conduisait avec une souple autorité la maison de son père, veillait aux occupations quotidiennes des servantes, et entre temps, faisait un pou de musique.

C’était l’exemple vivant de la maîtresse de maison diligente, et son activité sensée en disait beaucoup plus, aux gens simples et peu compliqués qui l’entouraient, que tous les discours qu’elle aurait pu leur faire.

Ici, aux Gorbies, comme on la voyait agir en femme qui suit ce qu’elle commande et exige ce qu’il faut ; comme elle ne parlait jamais d’elle-même, on le respectait sans chercher dans sa vie ce qu’elle voulait qu’on ignorât. Ainsi, on savait qu’elle avait un fils à Paris où elle avait dû le laisser pour terminer ses études ; puis plus tard pour suivre une vocation très prononcée pour le journalisme aux idée avancées qu’on appelait avec dédain la « presse libérale ». Était-cé lui le sujet des soucis et des larmes que versait par moments la pauvre femme dans le silence de ses nuits blanches ?

Cela devait être possible. Liette, comme les très jeunes de la famille, ne connaissait pas ce grand cousin, et sans sa curiosité enfantine, elle eût pu ignorer longtemps encore l’existence de Philippe Minhet, si tendrement chéri de sa pauvre mère.

Un joli portrait d’enfant dans un cadre doré, accroché au-dessus de celui de l’oncle Minhet, attira un certain jour les regards de Liette..

« Quel est ce petit garçon ? demanda-t-elle.

— C’est mon fils, lui répondit sa tante.

— Si tu as un enfant, pourquoi ne vient-il pas te voir ?

— Parce qu’il travaille à Paris, et que Paris est bien loin des Gerbies.

— Oui, si l’on fait la route à pied, dit l’enfant, mais il peut prendre la diligence.

— Assurément on peut la prendre ; seulement ce voyage coûte beaucoup d’argent, et mon fils n’en gagne pas assez.

— Que fait-il donc ton fils, tante Minette ?

— Réveur du plus noble rêve, répondit tante Minette tristement, il écrit.

— Il écrit des livres ?

— Oui, et aussi dans des journaux.

— Ce doit être agréable ce métier-là, et pas aussi fatigant que de bêcher les pommes de terre, ajouta Liette, qui regardait par la fenêtre le domestique Sylvain, occupé précisément à cette besogne.

— C’est ce qui te trompe ; répliqua Mme Minhet. Quand on bêche les pommes de terre, on ne fait travailler que ses mains, tandis que lorsqu’on écrit, on fait travailler ses mains et son cerveau, car il faut penser aux choses que l’on met sur le papier ; cela fait donc deux ouvrages.

— Eh bien ! mais alors, dit la fillette avec sa logique d’enfant, puisqu’on fait deux ouvrages, on doit gagner deux fois plus !

— Tu as raison, reprit Mme Minhet, cela devrait être ; malheureusement c’est le contraire qui arrive, et ceux qui écrivent meurent souvent de misère ; ils gagnent moins peut-être que le père Malaquin, et comme ils n’ont même pas, comme lui, d’instrument pour gagner leur vie sur les routes, ils restent à la même place et ne viennent pas embrasser leur mère ! »

Pauvre chère tante Minette ! comme elle disait cela tristement !

« Il faut lui envoyer de l’argent, dit Liette, toute remuée.

— Je ne le puis, hélas ! mignonne, reprit en soupirant Mme Minhet, je ne suis pas assez riche. Se tournant alors vers le portrait de son fils et avec des larmes dans la voix, elle ajouta :

— Pauvre enfant, loi qui chevauches si opiniâtrement la chimère des idées !…

— Non, ne pleure plus, tante, dit Liette de sa voix câline, pour consoler la pauvre femme. Non, ne pleure plus, laisse-le sur son cheval.

— Son dada, ajouta tante Minette, en souriant à travers ses larmes…

— Oui, et grand-papa ou grand-père te donneront de l’argent pour lui. Vois-tu, il faut leur en demander. Je sais que grand-père en a. »

Mais tante Minette, qui on avait peut-être plus dit à Liette en cette minute qu’à toute autre personne, répliqua vivement :

« Ne parle jamais à personne de Philippe, ma chérie, n’en dis jamais un mot, ni ici, ni ailleurs. »

Liette l’embrassa et lui promit d’être muette, heureuse d’avoir un petit secret entre elle et sa tante.

Le secret devait être bien gardé. Mme Minhet n’en doutait pas, parce qu’elle connaissait la discrétion intelligente de sa petite nièce.

Elle n’avait pas étudié longtemps l’enfant pour comprendre et saisir cette nature, franche, loyale, très impressionnable. Elle s’était intéressée à cette fillette, très éveillée et déjà petite femme par bien des côtés, et elle résolut de travailler sérieusement à son éducation : morale, comme elle la comprenait. Elle lui inculqua les principes du devoir chrétien, laissant à l’expérience de la vie le soin de lui donner à l’occasion des leçons de devoirs civiques. Elle jeta-en son âme naïve une toute petite graine de foi, persuadée que le grain germerait, Elle lui apprit à prier. Oh ! elle ne lui enseigne pas des prières longues et endormantes, mais la prière, courte, vive, ardente, qui est dans la bouche en même temps que dans le cœur ; c’est-à-dire l’élan qui sait demander ou bien remercier.

Puis, comme en se jouant, elle lui donne les principes de ses devoirs envers ses semblables : charité, bonté, générosité.

Envers se famille : dévouement, franchise, affection.

Envers elle-même : dignité, respect de sa personne et de la parole donnée. Elle lui inspirait l’horreur du mensonge, non seulement comme une faute envers sa conscience, mais aussi comme une faiblesse indigne.

Liette était en bonnes mains. Son frais cerveau, très impressionnable, s’éveillait à l’idée du Beau que Mme Minhet lui inçulquait comme une haute leçon de morale.

Elle se sentait tranquille, heureuse d’obéir à cette volonté ferme et juste ; aussi, c’était à cette chère tante qu’elle confiait tout ce qui lui arrivait ou tout ce qui lui passait par l’esprit, cherchant à être auprès d’elle le plus souvent possible.

Tante Minette s’était encore donné une autre mission. Elle s’était faite le régulateur des dépenses des Gerbies, ménageant avec soin la bourse familiale, alors que tonton Rigobert, un peu insouciant en matière d’argent, était d’une générosité inquiétante avec certains compères de la Voirelle qu’il trouvait naturel d’aider dans leurs embarras.

Mais, pour cacher à Baude-lsart les générosités et peut-être aussi quelques fortes dépenses inutiles de son frère Rigobert, elle était forcée parfois d’essuyer de terribles scènes de son aîné, qui ne plaisantait pas, lui, lorsqu’il s’agissait d’argent gaspillé.

Un roué, ce Baude-Isart !

Pour se donner le droit d’examiner les comptes de la propriété, il avait offert spontanément à son père, dans un moment de gêne, de lui ouvrir sa bourse. Ce prêt, qui s’était renouvelé, formait une somme rondelette et lui permettait maintenant de se mêler de la gestion du domaine, gestion qui ne le regardait encore qu’à moitié.

Il reprochait à sa sœur de ne pas assez serrer les cordons de la bourse et, se méfiant que l’argent ne disparaissait que pour soutenir les chimériques idées du fils de cette pauvre femme, il lui faisait des scènes pénibles.

Un jour Liette, témoin d’une discussion épouvantable entre l’oncle Baude-Isart et tante Minette, en fut tellement terrifiée qu’elle se mit à sangloter, comme si toutes ces menaces rageuses s’adressaient à elle.

Ah ! quelle scène !… Tante Minette en fut malade deux jours. Tonton Rigobert, cause indirecte de cette malheureuse discussion, disparut pendant ces quarante-huit heures, et Baude-Isart, en colère du matin au soir, attela un beau jour son cheval à son cabriolet et partit sans dire quand il reviendrait.

Quand il eut tourné la charmille, Rouillard se mit à chanter de sa plus belle voix :


Ah ! le voilà parti, le voilà parti,
          Le marchand de moutarde !
Ah ! le voilà parti, le voilà parti,
          Pour son pays !


C’était le chant du départ que l’écho, peu sympathique pour Baude-Isart, répétait dans tous les coins des Gerbies.



XII

LE CLOCHER DE MARENNES



Rouillard, tout en sifflotant, revenait de faire boire Cocotte à la mare. Cela n’était pas extraordinaire ; ces rafraîchissantes sorties lui étaient procurées régulièrement deux fois par jour. Mais, à neuf heures du matin, cette promenade devait avoir une signification particulière : Cocotte serait sans doute attelée, et le joyeux Rouillard allait encore se donner de l’air.

De plus, comme tonton Rigobert n’avait pas sur la tête son habituel chapeau de campagne et que Liette lui trouvait une mise légèrement soignée, ne serait-ce pas lui, se demandait-elle, qui allait être le voyageur ?

Ce raisonnement assez logique trottait dans sa petite cervelle, tandis qu’elle s’arrêtait devant la remise pour examiner les préparatifs d’un départ qui décidément n’avait rien de normal. Tante Minette, en effet, portait au domestique quelques paquets, qui devaient être mis dans le coffre de la voiture, et un énorme bouquet de jolies fleurs qu’elle confiait à son frère.

Tout cela était très mystérieux, très préoccupant ! Liette n’osait en demander l’explication à tonton Rigobert, qui s’amusait du coin de l’œil à surveiller le manège de la petite curieuse.

Après un conciliabule à voix basse avec sa sœur, celui-ci demanda, tout à coup et en souriant à la fillette, s’il lui serait agréable d’aller ensemble voir le clocher de Marennes.

Pendant qu’il serait à ses affaires, Liette passerait la journée avec la bonne vieille tante Mazure et sa fille, sœur et nièce de grand-papa.

Pour qu’on lui fit une semblable proposition, ce devait être, à n’en pas douter, une chose fort intéressante à voir que ce fameux clocher !

Sautant de joie elle accepta d’emblée ; puis vivement appela Botte pour l’habiller. Quelle partie de plaisir d’aller en voiture à Marennes, et surtout avec l’oncle Rigobert !

Marennes !… elle en avait bien souvent entendu parler. N’était-ce pas de cet endroit qu’on rapportait les bonnes huîtres vertes dont elle était si friande ? Et puis Botte ne chantait-elle pas encore cette ville dans une ronde très amusante qu’elle dansait aussi d’une façon particulière ?


À la pêche des moueles je ne veux plus aller, maman !
        À la pêche des moueles je ne veux plus aller.

Les garçons de Marennes m’ont pris mon panier, maman !
        Les garçons de Marennes m’ont pris mon panier.


De cela elle en ferait son profit.

Puisqu’elle savait jusqu’à quel point les garçons de Marennes étaient voleurs, inutile donc d’emporter le joli petit panier que tonton Rigobert lui avait rapporté de Rochefort pour lui servir à mettre les fraises, les cerises ou les mûres qu’elle trouvait dans ses promenades aux bois ou le long des haies.

Décidément ce cher oncle était parfait.

Liette fut promptement prête, et les Gerbies ne tardèrent pas à être au courant de cet agréable voyage.

Chacun voulait jouir de sa joie enfantine ; depuis grand-papa jusqu’au gamin de la bergerie, toute la maisonnée fut présente au départ.

Cependant Liette n’était pas tranquille ; elle craignait qu’une malencontreuse circonstance, imprévue, entravât au dernier moment un si beau projet ; et elle eut même un certain battement de cœur quand la voiture, à peine ébranlée, s’arrêta pour permettre à tante Minette de faire entendre encore ses deux dernières recommandations :

« Reviens bien ce soir Rigobert. Pas de plaisanterie ! Ne Le laisse pas entortiller par les engageantes invitations de notre bonne vieille tante ou les machinations d’Élodie pour vous garder à coucher.

— N’oublie pas surtout le bouquet dans la voiture, comme au dernier voyage !

— Sois tranquille, répondit en riant l’oncle Rigobert, nous reviendrons après dîner dans la soirée, et c’est Liette qui se chargera d’offrir de ta part le bouquet à Élodie, n’est-ce pas fillette ? »

Rouillard leva son fouet et la voiture partit, tandis que Liette criait à tante Minette d’un ton raisonnable : « Sois sans inquiétude ! »

Au fait ! tante Minette pouvait être tranquille. Est-ce que tonton Rigobert ne lui avait pas demandé : « Veux tu que nous allions ensemble à Marennes ? » Ce qui revenait à dire : « Nous serons deux pour faire ce voyage. « Donc Liette serait là, elle y comptait bien pour rappeler, au bon moment, les recommandations finales.

« Pas de plaisanterie ! » avait encore dit tante Minette. Non, c’était chose convenue, on n’en ferait point.

Cette journée de mai était superbe. Il faisait chaud assurément, mais Liette ne se plaignit ni de la poussière, ai de l’ardent soleil ; et comme elle était arrivée au paroxysme du bonheur, ses sensations et ses sentiments, légèrement surexcités, lui faisaient tout voir couleur de rose.

Ainsi la route, nouvellement refaite en cailloux de silex fins, lui parut tellement douce qu’elle pensait suivre une allée des Gerbies.

Les feuilles des peupliers et des trembles, qui la bordaient, bruissaient joyeusement sous leur passage, comme pour la saluer.

Et la rencontre de deux ou trois mendiants, leur besace sur le dos, ne provoqua pas ce jour-là son habituelle impression peureuse. Comme elle leur trouvait, au contraire, une tournure martiale, un air satisfait, elle eut la pensée amusante qu’elle croisait des messieurs, de vrais messieurs déguisés, qui jouaient la comédie. —

« Jette-leur donc un sou pour rire », disait-elle, en souriant à son oncle.

Liette planait dans les cieux !

Bientôt parut au loin le fameux clocher pointu.

« Mais c’est ma Tour de la Lanterne, s’écria-t-elle avec admiration ; nous allons donc vers la mer ? Quel bonheur !

— Non, ce n’est point la Tour de la Lanterne, mais un clocher deux fois plus haut et que l’on voit à deux ou trois lieues de distance », répondit son oncle.

Et ce voyage de deux heures, au trot très modéré de Cocotte, parut à Liette une merveille de rapidité, d’autant plus que Rouillard, selon son habitude, d’agrémenta de plusieurs histoires.

On arriva à onze heures et demie, juste pour se mettre à table.

Ah ! quelle réception ! Tante Maure avait dû faire mettre les petits plats dans les grands ! Des gâteaux, des crèmes, et tous les paquets dépliés des Gerbies répandirent avec profusion sur la table les plus appétissantes friandises.

Liette n’avait eu garde d’oublier le bouquet qu’on lui avait confié, et cette charmante attention de tante Minette pour flatter le goût passionné d’Élodie Mazure pour les fleurs loi assura instantanément les bonnes grâces de la vieille demoiselle.

D’après Liette, la grande tante Mazure devait bien avoir au moins cent ans. Elle n’y voyait presque plus, marchait fort difficilement, boitait même en s’aidant pour se diriger soit d’une canne béquille, soit du bras de sa fille ; et comme elle n’avait plus de dents, la fillette ne s’étonnait pas de l’entendre bredouiller en parlant. Mais elle paraissait si douce et si bonne qu’on ne devait pas s’ennuyer chez elle.

À vrai dire sa fille, la cousine Élodie, petite rougeaude, vive, agissante, amusante, parlait et se remuait pour elles deux. Liette et elle furent promptement bonnes amies ; et tandis que l’oncle Rigobert, une fois le café pris, s’était esquivé chez son avoué et de là au tribunal, la vieille demoiselle s’était emparée de l’enfant, l’avait promenée duns son jardin fleuri, l’avait comblée de gâteries, d’amitiés et, aussi de questions… puis, comme à une grande fille, lui avait fait les honneurs de sa serre.

Dans cette serre, lieu préféré entre tous de mademoiselle Mazure et où elle vivait les trois quarts du temps, se trouvaient réunis tous les objets nécessaires à la vie : lit de repos, bureau pour écrire, table à ouvrage, ustensiles de cuisine, de jardinage, de toilette, bibliothèque, cage et perchoir de perroquet. Rien n’y avait été oublié, rien absolument, puisque à la porte d’entrée se trouvait même, posée comme au cimetière, une pierre tombale avec épitaphe et qui n’attendait que d’être soulevée.

De chaque côté et à la tête de ce mausolée inoccupé, trois ifs, encore nains, promettaient leur ombrage dans une époque éloignée. Leur taille actuelle laissait supposer que Mlle Mœzure ne les avait plantés là qu’avec la pensée qu’ils auraient tout le temps de croître, avant le jour où ils seraient appelés à fournir à sa dernière demeure la bienfaisante fraicheur sur laquelle elle comptait.

Une fois celle visite faite, la vieille cousine pour occuper la journée, offrit une promenade en ville que Liette se hâta d’accepter.

Les apprêts de cette promenade n’en finissaient pas ; et pourtant Liette, anxieuse, attendait impatiemment le moment de sortir, afin de faire à Mlle Élodie une proposition un peu difficile à communiquer, mais qu’elle seule pouvait comprendre. Tante Maure était la prudence même, et tonton Rigobert un voyageur très affairé. Elle n’avait donc osé manifester ni à l’un, ni à l’autre un certain désir, très légitime, pensäit-elle, pour-ceux qui viennent à Marennes, mais qui, émanant d’elle, devait soulever une foule d’objections.

Aussi, ne fut-ce que lorsqu’elle eut franchi avec Mlle Mazure la porte du jardin, lorsqu’elle se vit enfin seule avec elle, loin des oreilles indiscrètes du jardinier ou de celles de la bonne, dans la grand’rue et sur le chemin même de l’église, qu’elle se décida à demander presque bas à sa cousine, si elle ne pourrait pas monter avec elle dans le clocher.

Ce souhait à peine exprimé comble de joie la vieille fille.

« Et moi qui ne savais où te conduire ! Voilà qui est trouvé ! ma mignonne ! Oh la bonne idée ! Tu vas voir comme c’est charmant là-haut. Quelle belle vue ! Quel panorama magnifique ! Allons-y tout de suite, mais prenons un autre chemin pour éviter Rigobert, qui ne serait certainement pas de notre avis. ».

On se mit à la recherche du vieux gardien. Et pour une petite pièce de monnaie l’énorme porte bardée de fer, qui fermait l’entrée de l’escalier, fut promptement ouverte à Liette et à la vieille cousine. L’une suivant l’autre elles gravirent encore assez vivement les deux ou trois cents marches de pierre, toutes rongées par l’usure des siècles passés, couvertes de la poussière d’un grand nombre de générations.

Elles avaient à peine monté une vingtaine de degrés lorsque le gardien, qui connaissait Mlle Mazure, lui demanda la permission « vu ses pauvres jambes » de ne pas les accompagner.

Liette ne comprit pas comment ce vieil homme, qui faisait souvent deux fois par jour cette ascension, pouvait se priver encore une fois d’un si grand plaisir. Aussi, dans la pensée de lui manifester l’étonnement que lui causait de sa part une semblable insouciance, et son mépris pour la faiblesse impardonnable de ses vieilles jambes, accéléra-t-elle le pas au risque de se rompre le cou sur les marches.

Des ouvertures étroites, de distance en distance, et par lesquelles on regardait en gravissant, montraient au loin la campagne, et tout en bas lorsqu’on se penchait, les toitures des maisons devenant de plus en plus petites.

Liette dans le ravissement, ne sentait ni ses jambes se raidir, ni la tête lui tourner ; elle entendait bien derrière elle, Mlle Élodio, tout en nage, souffler bruyamment, et de temps en temps l’appeler afin de l’empêcher d’atteindre avant elle la plate-forme ; mais elle faisait la sourde oreille et montait sans se lasser.

Enfin, la dernière marche est franchie ! la voilà joyeuse, tout au bas du clocheton, moussu et dentelé, dans l’espace ensoleillé.

Le cousine Élodie ne l’a pas trompée. Cette galerie est charmante avec sa collerette de plantes et de fleurs pousées un peu partout entre les pierres. Un vrai jardin !

Les mauves aux larges feuilles, l’armoise, les gueules-de-lion en gros bouquets pendent en guirlandes tout autour du merveilleux clocher, enlacées dans des lierres grimpants du plus joli effet. Tiens ! même en l’air sur ce petit escalier un peu raide et étroit, quelques marguerites dont le vent a dû semer la graine dans la mousse, fleurissent fraîches et blanches entre les marches verdies, Et Liette monte encore… car de cet endroit on doit voir plus loin… Ignorant le vertige elle gravit quelques-uns des degrés que n’ont jamais osé franchir les pieds des visiteurs ; puis émerveillée se retourne juste à l’instant où Mlle Mazure paraît enfin !

À la vue de l’enfant sur l’escalier extérieur et dans le vide, le sang de la pauvre fille ne fit qu’un tour.

« Descends Liette ! descends vite », dit-elle, dans un souffle, en se laissant choir sur la dernière marche, les jambes coupées par l’émotion.

Liette descendit docilement sans se douter du danger qu’elle venait de courir, mais au même instant un coup de vent lui arracha son chapeau, qui voltigea en tous sens dans l’espace, avant de venir s’abattre sur la place de l’église que traversait précisément l’oncle Rigobert.

Deux ou trois personnes, le nez en l’air, exprimaient hautement leur surprise de voir le gardien du clocher tolérer de semblables imprudences.

« Monter au clocher, c’est très bien, disait-on, mais au clocheton, quelle folie ! »

Cependant, en voyant auprès d’elle l’enfant saine et sauve, Mlle Mazure fut promptement remise de ses terreurs. Mais Liette, honteuse d’être nu-tête, préoccupée de la perte de son chapeau, ne prêta plus qu’une attention distraite au panorama superbe qui se déroulait à ses pieds et que Mlle Élodie cherchait à lui faire remarquer.

On se disposait donc à descendre, lorsqu’une voix bien connue tonna dans l’escalier.

« J’arrive ! Élodie ne descends pas sans moi ! Ah ! Liette ! ma petite Liette ! quelle imprudence »

Et tonton Rigobert arriva comme une bombe. Il saisit Liette entre ses bras, la porta jusqu’au bas de la dernière marche sans mot dire, mais avec une vigueur et une promptitude qui décelaient une violente colère, tandis que la vieille cousine le suivait de loin dans un même silence.

Dès que les acteurs de cette comédie, qui s’annonçait tragique, se retrouvèrent sur la place, la colère de l’oncle Rigobert tomba soudainement, pour faire place à une réelle pitié, devant les traits décomposés de Mlle Mazure.

« Allons, remets-toi, ma bonne amie, lui disait-il doucement. Voici ton chapeau, Liette, recoiffe-toi, ma chérie, ne parlons de cette imprudence à personne ici, ni aux Gerbies. Ma sœur ne me pardonnerait jamais d’avoir abandonné cette enfant à tes idées toujours bizarres, ma pauvre Élodie.

— C’était une impardonnable folie, avoue-le, de faire monter à ce clocher délabré cette toute petite fille.

— En effet, répondit très affectée Mlle Mazure, j’ai peut-être eu tort ; mais Liette est sourde ou bien désobéissante, ce qui pour moi est la même chose. Sans vouloir m’écouter et malgré mes objurgations, elle courait en avant, dans l’escalier, prenant de minute en minute une avance que mes palpitations m’empêchaient de rattraper. »

Devant les accusations précises de sa vieille cousine, Liette qui n’avait vu de terrible en tout cela que l’aventure de son chapeau, répondit un peu confuse « qu’elle ne recommencerait plus ».

Après un baiser retentissant sur chacune des joues encore pâes de la bonne demoiselle et une affectueuse caresse à l’oncle Rigobert, tout fut oublié.

« Aller vous promener vers la côte. Aucun danger n’est à redouter à cette heure ; la mer est basse. Liette verra des dunes. Il n’y en a pas à La Rochelle, et cette longue promenade aura tout le temps de vous remettre de vos impressions présentes.

Ainsi parle l’oncle Rigobert en les laissant.

Les charmes d’une côte sablonneuse, où l’on entrait à mi-jambes, et en plein soleil, n’étaient pas à dédaigner…

Liette en revint passablement fatiguée, car la surveillance peu farouche de la cousine Élodie lui laissa toute liberté pour courir à son aise d’un monticule à l’autre, mais aussi charmée d’avoir pu emplir ses poches, jusqu’à les défoncer, d’un sable fin, brillant, inconnu aux Gerbies et qu’elle comptait bien mettre dans la sébile de l’encrier de grand-papa.

Lorsqu’il fallut se séparer les uns des autres le soir d’une journée aussi accidentée, chacun trouva que le temps avait passé trop vite.

Et c’est alors que Liette comprit que l’insistance de tante Minette pour les faire revenir ce jour même n’avait point été vaine, car l’oncle Rigobert dut batailler longtemps contre les sollicitations pressantes des deux vieilles dames.

Liette revint aux Gerbies dans un demi-sommeil, sans se rendre compte de son arrivée. Et comme nos songes sont souvent le réflet de nos vives impressions, toute la nuit elle rêva qu’emportée par un vent terrible, habillée comme un des archanges de l’église et coiffée d’une couronne de marguerites des prés que le vieux gardien lui avait posée sur la tête, elle planait dans les airs au-dessus du clocher de Marennes et répandait sur la terre, à pleines mains, un sable fin, argenté, pour endormir les petits enfants.


XIII

GENTIL COQUELICOT, GENTIL COQUELIQUIT



Lété, arrivé à grandes enjambées, avait fait les jours plus longs, le soleil plus chaud, le jardin tout en fleurs et la charmille touffue.

Les prés verts, aux herbes longues et fleuries, s’étendaient immenses et onduleux sous le vent parfumé venant des bois.

Les bêtes ne les traversaient plus, de crainte qu’elles mangeassent trop vert et trop tendre. On les conduisait maintenant très loin de la Voirette, du côté aride des marais gâts où la pousse drue, rare et salée, donne aux vaches le bon lait jaune, crémeux et abondant.

Liette, et Botte un tricot à la main, le matin et souvent le soir, les suivaient de loin par les routes ombragées, bordées de buissons d’aubépine. Elles s’éloignaient des Gerbies, traversaient la grande route, et dépassant le village, disparaissaient dans le bois des Mottes sur la lisière duquel habitaient les parents de la bonne.

Pendant que le soleil ardent calcinait la campagne, on s’installait sous la feuillée au milieu d’un bouquet d’arbres d’où jaillissait une petite source qui, frétillante, laissait couler un filet d’eau, mince comme une langue de cristal, sur les cailloux blancs du chemin.

Botte, assise dans l’herbe fraîche et verte, chantait sa gentille ronde, et Liette en répétait le refrain :


          Là-haut, là-haut sont des souris (bis),
          Qui vont au bal toute la nuit,

Gentil coquelicot, coco de bisco, de verbo Joli :
          Gentil coqueliquit.

          On entend l’gros raton qui dit (bis) :
          En avant deux, mesdames souris,
                Gentil coquelicot, etc.

          Aussitôt les voilà parties (bis)
          Tournant leur queue en long circuit,
                Gentil coquelicot, etc.

          Quand tout à coup sur le minuit, (bis)
          Arrive Raminagrobis,
                Gentil coquelicot, etc.

          Il sauta sûr mesdames souris, (bis)
          Malgré leurs petits cuis, cuis, cuis,
                Gentil coquelicot, etc.

          Elles avaient bau faire cuis, cuis, cuis, (bis)
          C’est ainsi que le bal finit,
Gentil coquelicot !… gentil coqueliquit !


Et bien d’autres rondes encore que la curiosité et la gaieté de Liette réclamaient à l’intarissable mémoire de Botte.

Pour arriver à ce bois, elles passaient souvent, afin d’abréger la route, devant la propriété d’un vieux noble, célibataire peu commode, qui interdisait le passage de son chemin au moyen d’une barrière, simple morceau de bois, facile à soulever. Il avait à son service un gros chien roux dressé à aboyer aux passants. Liette, pour ce motif, préférait l’autre itinéraire, mais Botte, sans être précisément d’un avis contraire, revenait fréquemment par ce dangereux passage.

Il est vrai que l’on rencontrait presque toujours à cet endroit un brave garçon d’une vingtaine d’années, sorte de majordome de M. de Plocneuf, qui semblait se trouver là, comme par hasard, prêt a rendre le très petit service d’ouvrir la barrière aux promeneuses et de la refermer. Il faisait taire aussi le chien, l’effroi de Liette, et offrait parfois de gros bouquets de ces bruyères des marais aux petites fleurs violettes qui ne se flétrissent jamais, et que la fillette aimait à rapporter de ses promenades à tante Minette, pour garnir les grandes jardinières de la salle à manger.

Botte chantait sa gentille ronde.

Ce complaisant garçon était loin de ressembler à un Adonis ; de plus il boitait affrousement. C’était probablement pour reposer la jambe qu’il avait trop courte qu’il attendait Liette et sa bonne, assis sur la borne, limite de la propriété.

Les premières fois qu’elles le virent, il feignit de ne pas s’occuper d’elles, sifflotant sur un diapason si aigu « J’ai du bon tabac dans ma tabatière » qu’il en était agaçant, au dire même de Botte. Mais elles étaient à peine passées, que Botte s’arrêtait pour ramasser soit son mouchoir, soit un point de son tricot, où bien encore une de ses aiguilles à tricoter, et elle était si fine, cette petile aiguille, qu’il lui était impossible de la trouver, même Liette aidant ; alors le siffleur s’offrait à chercher, et on finissait bien par la retrouver. Cela les faisait rire tous les trois.

C’est si réjouissant de retrouver ce que l’on a perdu ! Tout en causant, le boiteux les suivait jusqu’au bois, et Liette lui prêtait son joli couteau affûté pour ouvrir l’écorce des grands chênes sur lesquels il traçait leurs initiales, ou bien des trèfles à quatre feuilles, symbole de chance, ou des cœurs enlacés, symbole plus significatif encore.

Liette, comme bien on pense, était loin de deviner la préface de ce qui devait suivre.

Cet obligeant boiteux qui s’appelait Bouton (un singulier nom par exemple), leur raconta un jour, peut-être pour se donner de l’importance aux yeux de Botte, ne sachant pas lire, et de Liette qui le savait à peine, qu’il avait fait ses classes avec l’intention d’être instituteur, mais qu’il avait dû y renoncer, une chose importante lui manquant : la mémoire. Il n’en avait pas pour deux sous. Il disait cela, lui, mais Liette et Botte n’étaient pas de son avis, cer il leur débitait des tirades en vers, toujours les mêmes, il est vrai, où il était question d’oiseaux, de fleurs, d’un tas de choses qui faisaient rire le bonne aux éclats, et auxquelles. Liette ne comprenait pas un mot.

Il récitait en levant les yeux au ciel, en faisant des gestes convaincus si comiques, que Liette amusée à son tour finissait par se tordre de rire. Cette façon assez fréquente de se rencontrer, de se parler sur le chemin de Plocneuf ; puis, l’habitude de se voir aidant, fit que Botte appela Bouton « François » et lui la bonne, « Honorine » ;

Le boiteux traçait leurs initiales.

car Honorine Litou ne s’appelait Botte que dans la bouche de Liette. Un beau matin, Mme Minhet vit monter aux Gerbies le père Litou, son bonnet de laine à la main. Il venait lui apprendre que sa fille Honorine était demandée en mariage par le jeune François Bouton, domestique de confiance de M. de Plocneuf, et que, vu la réputation du garçon, et le désir de leur fille, lui et sa femme y consentaient de grand cœur.

En conséquence, le mariage fut décidé pour la fin de juillet, et « par le même chemin » le bonhomme invita ces messieurs et dames des Gerbies à la noce.

Il n’y avait rien à dire. Ce mariage était fort convenable pour Botte, et tout en regrettant son départ, tante Minette accepta l’invitation pour Liette.

Quand Liette apprit la nouvelle du prochain mariage de sa bonne, elle en eut beaucoup de chagrin ; seule la perspective d’être de la noce la consola un peu.

Les choses semblaient marcher à souhait, lorsqu’un beau jour Botte déclara qu’elle ne se marierait pas, ayant appris sur le compte de son « prétendu » des faits peu édifiants. Elle fit cet aveu à Mme Minhet, tout en fondant en larmes. Elle eut bien du chagrin, la pauvre fille, mais malgré les discours de Mme Minhet, elle fut inébranlable dans sa résolution, et chargea même ses parents de reprendre leur parole.

Ce devait être fort grave ce que Botte avait à reprocher à François, puisque, se méfiant même des rencontres fortuites, elle ne voulait plus sortir.

L’amoureux éconduit ne cherchait que les occasions de se disculper et rôdait constamment autour des Gerbies ; mais Honorine demeurait invisible.

Enfin, une après-midi il s’arma d’un grand courage et vint donner gravement à Liette, qui s’amusait sous les grands arbres de la charmille, une lettre fermée par une quantité de pains à cacheter, en la priant de la remettre soit à sa tante, soit à sa bonne.

Jamais Lietta ne vit grand-pape et tonton Rigobert rire d’aussi bon cœur que ce soir-là, lorsque tante Minette lut à haute voix le très comique et amphigourique plaidoyer de ce pauvre pédant de village, plus ignorant que lettré, malgré ses prétentions littéraires.

Voici quel était le contenu textuel de cette missive :

« Mademoiselle,

« Si les contes qu’on vous a faits contre moi ne vous avaient pas donné des sentiments contraires, je m’en serais prévalu. Si je suis votre abus, faites le moi-z aconnaître, je saurai m’en désabuser.

« Ô Honorine que j’adore ! si vous m’aimez encore, vous saurez me pardonner, si vous m’aimez encore, vous ne saurez m’oublier ! Dans votre amour extrÊme vous disiez que vous m’aimiez ! vous vouliez que bien loin les coqs (l’écho) vous fissent entendre. Ô qu’infidèle oublieras-tu ton sarment ! (serment). L’amour que tu trahis, je la prendrai-z à témoin.

« Répondez à votre fidèle et triste ami.

« Bouton François. »

« Dites à cette chère petite que je garde son souvenir dans mon cœur comme un berceau de fleurs au fond de ma mémoire[2]. »


Après une lettre aussi éloquente et dont les sentiments étaient si clairement exprimés, il n’y avait plus qu’à se rendre.

Honorine, très touchée et flatiée, ne se montra plus cruelle. Elle consentit à une entrevue aux Gerbies, après une émouvante scène de réconciliation. Et la noce fut fixée à la quinzaine suivante.

Le mariage de Botte fut ce que sont toutes les noces villageoises : nombreuses, gaies, tapageuses. On y mangea force poulets en sauce, gigots, beignets aux pommes, crème au chocolat.

Et puis, dans un pré voisin des Gerbies, au son d’un aigre violon, on dansa les bals et les rondes de Saintonge. Filles et garçons se donnant la main formaient un immense cercle. Tous chantaient à tue-tête sur le diapason aigu des voix campagnardes :


À la foire de Saint-Sauvent !…
Les rubans volant au vent !…


Et en effet, au milieu des joyeux éclats de rire de la bruyante société, les larges rubans des coiffes flottaient en l’air comme une volée de ramiers blancs.

On but ensuite à la santé des mariés, de M. le Maire, des parents, des amis, de M. de Plocneuf, de M. Baude, de M. Rigobert, de Liette ! Eh ! oui, même de Liette qui dut, lorsque le tour de sa santé arriva, choquer son petit verre avec ceux de tout ce monde très en train et tant soit peu parti. Il fallut toute la soirée et une partie de la nuit pour étancher la soif inextinguible de ces bonnes gens, si bien que chacun se trompa de chemin pour retourner chez soi.

On avait tant bu, tant dansé, tant tiré de coups de fusil, qu’on fut aux Gerbies deux jours sans domestiques, capables de travailler.

Liette, qui n’avait pas idée de semblables divertissements, trouva que décidément c’était bien amusant de marier sa bonne.


XIV

RETOUR AU FOYER



Peu de jours après la noce d’Honorine, une lettre de Mme Baude annonçait que la santé de sa mère, Mme Delfossy, déclinant à vue d’œil, il était nécessaire que Liette revint à la Rochelle pour l’embrasser avant le décès redouté de sa grand’maman.

Il fut alors décidé que Mme Minhet la reconduirait chez son grand-père, et passerait, avec son frère et sa belle-sœur, celle fin d’août et tout le mois de septembre.

On chercha à la Voirette et dans les environs une bonne pour remplacer Honorine, et le choix de Mme Minhet se fixa sur une jeune fille d’un extérieur engageant, ayant un bon caractère, orpheline de mère ; elle habitait avec son père le hameau des Brettaux et était proche voisine des parents du vieux père Malaquin, le rémouleur ambulant que nous connaissons.

Ce ne fut pas sans des regrets réciproques que Liette et sa petite bonne se séparèrent. Liette eut un vrai chagrin ; elle sentait, la mignonne, sans s’en rendre compte, que la sollicitude et l’affection de Botte lui feraient peut-être défaut per la suite.

En tout cas, comme elle avait près de six mois de campagne dans les jambes, elle ne demandait pas mieux que de revenir près de sa chère grand’mère. Puis Baude-lsart ayant fait annoncer sa prochaine réapparition, elle désirait être loin des Gerbies, quand il y arriverait.

Tante Minette eut vivement fait les préparatifs du départ, et par une belle-journée du mois d’août, Liette et sa tante exécutèrent le 3 978e voyage de Rouillard à Rochefort, où elles séjournèrent vingt-quatre heures, avant de reprendre le diligence de La Rochelle.

Mme Minhet profita de ce voyage pour régler quelques affaires urgentes chez des amis qui habitaient non loin du bagne. La complaisance d’un officier de marine qu’elle connaissait, lui procura la facilité de le visiter avec sa petite-nièce. Elles achetèrent quelques-uns des petits bibelots, sculptés et travaillés par les malheureux forçats.

Bien que Liette se fût assurée par plusieurs coups d’œil réitérés que ces criminels étaient semblables aux autres hommes, elle leur trouvait néanmoins des figures et une tournure tout à fait particulières et impressionnantes ; elle avait une peur, bien légitime, du reste, de leur contact qu’elle comparait, dans sa pensée, à la répulsion que lui ferait éprouver la vue d’un reptile. Et cependant, Collet, Mongrin et Bertrand, redoutables bandits aux bonnets verts, avec leur face rasée, avaient des physionomies aussi paisibles (respect gardé) que celle de M. le Curé de la Voirette, et lui souriaient en passant péniblement près d’elle, le pied pris dans la chaîne de leur boulet.

« Oh ! que c’est triste, que c’est triste d’être méchant ! disait Liette en se cachant à moitié le visage dans le mantelet de sa tante. Non, partons, j’en ai assez !… »

Elle fut pendant plusieurs heures sous l’obsession des regards hypocrites de ces affreux coquins ; et ce ne fut qu’en arrivant à La Rochelle, à la vue des barques du port et en sentant la bonne odeur de la pleine mer, qu’elle se remit de cette triste impression.

Joie et bonheur ! revoir cette bonne grand’mère, ce cher grand-père qui pleuraient d’attendrissement en l’embrassant.

Ah ! que la vie est douce, quand on s’aime !

Liette reprit ses anciennes petites habitudes ; elle se remit à table entre ses deux vieux chéris, ne sachant quelles caresses leur faire pour leur montrer, elle aussi, toute son action.

Dès le lendemain de l’arrivée, on se rendit à Laleu voir grand’maman Delfossy. Fut-ce la joie de ce retour ou toute autre cause, la vieille dame sembla se remettre à partir de cet instant.

Il faut une ei petite dose de bonheur aux vieillards pour opérer sur leur organisme. À la vieillesse, comme à l’enfance, peu suffit.

Tante Minette ne connaissait qu’imparfaitement La Rochelle. Elle mit à profit son séjour pour parcourir la ville, ses environs et l’île de Ré, toujours accompagnée dans ses promenades par sa petite nièce, de plus en plus éprise de cette chère tante.

Elles visitèrent ensemble l’Arsenal dont les salles immenses, remplies d’armes de toutes les époques, si bien rangées en faisceaux, en trophées, en panoplies, alignées avec une symétrie artistique, mirent Liette dans l’admiration. Cela lui donnait des idées d’ordre, de rangement qu’elle ne soupçonnai pas.

Elles allèrent aussi, sous la conduite de M. Leypeumal, admirer le bel hôtel de ville, d’une architecture très ancienne, mais si bien conservée, où l’on peut voir, dans la grande salle, la fameuse table de marbre brisée, dit-on, par le poignard du maire Guiton, lorsque au siège de La Rochelle, en 1628, il refusa dans un noble, mais violent mouvement de colère, de capituler.

Ce furent ensuite les églises et les tours en mer qu’elles visitèrent ; et la fameuse Tour de la Lanterne, si originale, si élégante, pour laquelle Liette avait une si grande prédilection qu’elle déclarait souvent vouloir y habiter. Mais elle ne fut pas de ce dernier avis, quand elle eut parcouru ses petites salles humides et ses cachots aux noires murailles, sur lesquelles se trouvaient incrustés les noms des pauvres prisonniers, qui y étaient peut-être morts.

Elle monta à la tour de la Chaîne à l’entrée du bassin et vit dans des réduits, vieux comme le monde, des amas de cailloux, de silex qui servaient dans les siècles passés à charger les mousquetons des soldats.

Tout intéressait la fillette dans ces excursions à travers la vieille ville. Elle écoutait avec plaisir, sa curiosité aidant, les intéressantes explications que sa tante et M. Leypeumal ne lui ménageaient pas ; et son intelligence, déjà si précoce, s’ouvrait merveilleusement. Mais ce qui la charma au-dessus de tout, ce furent les longues promenades au bord de la mer : et les bains qu’elle prit avec tante Minette, qui avait résolu de lui apprendre à nager.

Comme Lietts n’était pas craintive, elle arriva promptement à savoir se soutenir sur l’eau. Sa tante obtenait beaucoup d’elle, en excitant son amour-propre.

Aussi Liette ne voulait pas être comme la grosse Mme Maublan, qui semblait faire monter l’eau à l’étiage, lorsqu’elle entrait dans le bassin, au Mail ; et afin de faire croire qu’elle savait nager, exécutait des mouvements de bras, pour, en somme, rester toujours à la même place, comme une leur de bouée. Ni ressembler à ce petit poltron de Paul de Lutton, un grand garçon de six ans, que sa mère devait prendre à son cou parce qu’il criait comme un brûlé, dès qu’elle lui mettait seulement les talons dans l’eau.

Oh ! non, il valait infiniment mieux suivre à la nage le canot du père Baptiste, le maître nageur, faire la planche comme lui ou bien sauter élégamment du petit pont dans la mer en un plongeon superbe, qui faisait jaillir l’eau en bouclettes et formait des ondes énormes. Mlle de la Combière excellait dans cet exercice, autrement intéressant que les parades ridicules de Mme Maublan.

Puis cette dame Maublan était vraiment bien laide, lorsqu’elle sortait de l’eau après son bain d’une grande heure, la figure mouchetée de plaques jaunes, vertes et violettes, les cheveux figés par mèches sur le front, claquant des dents, décomposée.

Dans la crainte d’inspirer une semblable impression, Liette demanda, un jour, sérieusement à sa tante si elle était aussi horrible lorsqu’elle revenait, comme un chien mouillé, se faire sêcher et habiller par sa bonne.

« Certainement non, lui avait répondu en riant Mme Minhet, tu ne ressembles en rien à cette dame, tes petites joues sont toujours roses et fraîches. »

La fin de septembre arriva trop tôt.

Mme Minhet repartit et laissa Liette si désolée qu’il fut con

Tante Minette avait résolu de lui apprendre à nager.
venu, pour la consoler, qu’elle retournerait aux Gerbies au printemps prochain.

Mais la vie, qui a de singuliers retours, démontre perpétuellement que le lendemain ne ressemble pas à la veille.

Et l’hiver revint, répandant sa tristesse brumeuse et froide sur la promenade du Mail, sous les porches de la ville, envahissant même l’intérieur des maisons.

Alors reparurent les feux joyeux des grosses « cosses » d’ormeaux, flambant dans la grande cheminée de la librairie, égayant, seuls, cette belle bibliothèque que les clients ne visitaient guère que le soir. Les journées courtes de l’hiver ne prêtaient pas aux longues conversations, bien plus agréables à la lueur du gaz, les pieds devant Les charbons clairs des bâches incandescentes.

Les clients habituels et les vieux amis parlaient entre eux politique et histoire, ou égratignaient quelque peu le prochain.

C’était l’époque où notre littérature donnant à foison, dans tous les genres, les auteurs de génie produisaient œuvres sur œuvres, chefs-d’œuvre sur chefs-d’œuvre : Quinet, Thiers, Lamertine, Victor Hugo, Théophile Gautier, Michelet, George Sand, Dumas. C’était encore l’Empire à son aurore, préoccupant les fortes têtes de tous ces vieux libéraux de la première heure. On tenait des conciliabules où fomentaient des idées, semences de révolte.

On citait les mots heureux ou malheureux des hommes en vue. Chaque soir, les sujets de conversation étaient nouveaux.

Les esprits curieux s’ouvraient aux problèmes que commençaient à poser aux chercheurs d’idées les prolétaires, apprenant à raisonner ; car maintenant le peuple savait lire ces brochures qui arrivaient, toutes les semaines, de la maison Hachette, en monstrueux ballots. Chacun en trouvait selon son âge ou son instruction : depuis la Semaine des Enfants pour les petits, jusqu’aux revues scientifiques et littéraires pour les grands et les érudits.

Le samedi soir, chacun venait chercher les quelques pages illustrées, qui aiguisaient la curiosité du lecteur et l’impatience de l’abonné par son piquant intérêt brusquement arrêté, avec la promesse de la suite au prochain numéro.

Liette écoutait, se faisant très sage, se dissimulant même pour qu’on oubliât l’heure de son coucher. Elle prenait des leçons de réflexion, en attendant de pouvoir penser fructueusement par elle-même. Mais, si par hasard la conversation tournait à la discussion, — ce qui arrivait parfois, — elle s’esquivait en hâte par horreur de la mésintelligence ; et dans ce petit cerveau de huit ans germaient déjà des thèses curieuses sur la bonne méthode à suivre pour avoir le dernier mot, et sur le droit que nous avons tous de penser ce que bon nous semble, sans être obligés de subir la mauvaise humeur de ceux qui ne sont pas de notre avis.

Elle, qui écoutait pour le plaisir d’entendre, remarquait, par exemple, qu’on donnait plus souvent raison à celui qui savait d’abord se taire, plutôt qu’au beau parleur, qui fatiguait sans convaincre. Elle voyait des hommes, tels que M. J.-J. Weiss, ne faire jamais autrement et ranger tout le monde à leur avis.

Il était temps qu’on se préoccupât de la présence de Liettre, et sa grand’mère, conseillée à ce sujet par M. Leypeumal, songea sérieusement à la mettre en pension après l’hiver.

À ce propos, quelques controverses eurent lieu. Les uns prétendaient que les couvents ne valaient rien pour former le jeune âge. C’était l’avis de M. Moutard ; M. Baude était d’une opinion contraire qu’il soutenait vivement.

Liette écoutait les débats d’une oreille indifférente. Peu lui importait d’être élevée par les bonnes religieuses qu’elle voyait à Chavagnes, ou par Mlle Desportes, la distinguée directrice de la grande maison d’éducation de la rue Dauphine.

Elle ne comprenait en tout cela qu’une chose : il faudrait bientôt Be séparer de sa chère maman.


XV

UNE TERRIBLE AVENTURE



Le mois de février, cette année-là, fut très clément. Un soleil radieux réchauffa la rive et le cours Richard, promenade préférée des vieux messieurs et des convalescents, et favorisa la pêche en dorant la mer de ses chauds rayons.

Liette, par ce beau temps, sortait à peu près chaque jour, soit avec son parrain, soit avec sa nouvelle bonne, l’étourdie Zélia, qui ne valait pes, comme surveillante, la dévouée et intelligente petite Botte. Aussi, Mme Baude avait-elle défendu les promenades sur la rive et les stations sur le bassin, et cela pour deux raisons faciles à comprendre :

Il y avait quelque danger à circuler par les cales au milieu des câbles et des filins, et les oreilles d’une petite fille pouvaient être choquées par les bordées de gros mots qui s’échappaient constamment de la bouche des marins.

Une après-midi de la fin de février, par un temps superbe, Liette embrassa son grand-père et sa grand’mère, et partit se promener avec Zélia à laquelle Mme Baude recommanda expressément de rentrer à quatre heures.

La promenade eut lieu au Mail, à cette époque très solitaire, et Liette avait pu courir tout à son aise avec son cerceau. Cependant vers trois heures, Zélia parla du retour. « Dites-moi, Zélia, si pour nous raccourcir, nous revenions par les Murs et le cours Richard, j’aurais le plaisir de passer devant ma jolie Tour de la Lanterne, pensez-vous que grand’mère en serait mécontente ?

— Je ne le crois pas, répondit la bonne, qui avait, elle, une envie folle d’aller voir les bateaux et les marins.

— Oh ! nous ne nous arrêterons pas ; nous regarderons seulement en passant sur la rive », ajouta la fillette, pour donner plus de poids à la proposition.

La nuit précédente, le vent avait soufflé en bourrasque, et pour ce motif une grande partie des barques était amarrée dans le port, spectacle charmant pour Liette et sa bonne.

Elles revinrent donc en ville par le port, elles le traversaient doucement, lorsqu’une grande rumeur et des cris poussés par une foule de gens réunis dans la cale aux morues excitèrent la curiosité de Zélia, et la firent dévier de sa route.

« Que se passe-t-il d’extraordinaire ? demanda la bonne ; on dirait vraiment que des femmes se battent ?… Eh ! oui, en voici une décoiffée par les gifles d’une autre ! »

En effet, deux mégères en furie étaient aux prises. Badauds et marins réunis autour d’elles, échangeaient, en riant, les propos les plus divers et les plaisanteries les plus salées.

Liette comprit qu’elle n’était pas là à sa place, et que si sa grand’mère la savait en cet endroit, elle en serait très mécontente.

« Allons-nous-en Zélia, dit-elle en tirant sa bonne par sa robe ; c’est ce que nous avons de mieux à faire. Ces deux femmes en colère me font peur. Partons ! »

Mais Zélia immobile, n’écoutant pas Liette, faisait des signes à quelqu’un ; et la fillette reconnut, parmi les plus proches curieux, une vieille figure de connaissance, qui, dans la joie de la revoir, la regardait en grimaçant.

C’était le rémouleur des Gerbies, le vieux père Malaquin, toujours errant sur les routes, qui, se trouvant de passage à Le Rochelle, sa meule sur le dos, s’intéressait à la querelle des poissardes : elles se disputaient la vente d’un panier de poissons qu’une barque venait de décharger.

Zélia et Liette s’approchèrent du bonhomme :

« Ah ! vous voilà, mademoiselle Liette, comme vous êtes mignonne et grandie, lui dit le vieux avec un regard attendri ! Et vous Zélia, comment que ça va, ma fille ? Ah ! « bonnes gens », comme je suis content de vous revoir à neut ! »

Et le père Malaguin, joyeux de la rencontre, posa sa meule à terre pour causer plus commodément avec Zélia, heureuse, elle aussi, de pouvoir s’informer des gens de la Voirette.

Liette, le premier moment de reconnaissance passé, très intéressée par les superbes bateaux que le marée montante faisait danser sur leurs amarres, s’éloigna un peu d’eux ; puis, les voyant très occupés à se parler bas et mystérieusement, s’esquiva vers les bords du bassin.

Entièrement aux confidences du père Malaquin, Zélia avait complètement oublié sa fillette ; elle parlait presque dans la figure du vieux, les traits contractés, avec des mouvements d’humeur qui décelaient une violente émotion.

Que lui disait-elle donc de si intéressant pour le retenir aussi longtemps attentif ? Il opinait de la tête, et ils ne s’apercevaient, ni l’un, ni l’autre, que la dispute des poissardes était terminée et que le cercle des curieux s’était rompu.

Après un long conciliabule à voix basse, Zélia reprit tout haut :

« C’est comme je vous le dis, père Malaquin, il faudra voir mon oncle et tout lui conter. Il lui fera entendre raison peut-être !

— Oui, répondit le vieux, soyez tranquille, je serai à la Voirette dans le courant de la semaine prochaine, j’y parlerai à votre oncle. »

Et soulevant son épaule pour y caler le bâton de sa meule, il se dispose à partir.

« Allons, vous faites pas de chagrin, ajouta-t-il. Il est pas péri pour ça, bonnes gens, vot’vieux père. Mais disez donc, ma fille, ousqu’est vot’petite demoiselle ? Je ne la vois plus pour lui dire bonsoir.

— Oh ! pas bien loin pour sûr, reprit Zélia, en regardant autour d’elle ; elle était là il y a une minute. »

La bonne appela Liette, et un peu inquiète cependant, la chercha parmi les quelques personnes qui étaient encore demeurées autour d’eux.

Après la bataille, les femmes décoiffées avaient repris leur bonnet ; et, pressées de vendre leur marchandise, criaient déjà à tue-tête en entrant en ville :

Deux mégères en furie étaient aux prises.

« À la fraiche à rôtir ! à la belle fricassée ! »

« Avez-vous vu ma petite demoiselle ? demandait en vain Zélia.

— Que voulez-vous que j’en fasse ? répondit un marin facétieux.

— Ne riez pas de moi, reprit la malheureuse fille, elle était là il y a un instant et elle a disparu. Mon Dieu ! mon Dieu ! où est-elle ? »

L’émoi de Zélia finit par gagner quelques braves gens qui se mirent avec elle à la demander de proche en proche.

Le père Malaquin courait aussi dans tous les sens, s’informant, sans succès, aux uns et aux autres.

« Je l’ai vue tout à l’heure, dit un mousse ; elle était au bord de l’eau, cherchant qu’on aurait dit, à monter dans une barque.

— Vite, vite, dites où vous l’avez vue ?

— Là-bas, devant la Marie-Anne de Paimpol. »

Zélia courut devant la Marie-Arne et demanda au marin, qui préparait le repas du soir, s’il avait vu sa petite demoiselle.

Ce garçon ne parlait pas français ; un autre breton répondit pour lui et assura qu’il ne l’avait pas aperçue. :

« Une petite fille ! c’est une petite fille que vous cherchez ? interrogea un jeune novice. Mais elle était là il n’y a pas bien longtemps ; pendant la dispute, je crois bien l’avoir vue s’arrêter devant la goélette la Douce Alice et regarder le lougre hollandais qui est amarré contre. Tenez, là-bas, la fille, où mangent les enfants du pilote Rafau. »

Zélia se précipita vers la Douce Alice, suivie des marins et des curieux qui cherchaient avec elle. Les deux mignonnes étaient assises au bord du bastingage, occupées à manger leur tartine de beurre. On leur demanda si elles avaient vu Liette ; mais, trop petites pour répondre, elles sourirent et montrèrent de la main quatre barques et un bateau anglais amarrés les uns près des autres.

Nouvelles demandes, mêmes réponses ; personne n’avait vu Liette.

« Pendant que vous vous tourmentez, dit quelqu’un, votre petite fille est peut-être retournée, toute seule, chez elle pour vous faire une niche.

— Peut-être bien, dit Zélia ; puis se ravisant : Non, non, Mlle Liette n’a pas fait ça.

— 11 faut y aller voir.

— Je n’ose pas, répondit Zélia. Ah ! que vais-je devenir ? J’aime mieux me jeter à l’eau. Qui sait si elle n’y est pas tombée ? »

Et prenant sa tête à deux mains, la malheureuse bonne se mit à sangloter.

« Mais quelle est donc cette enfant ? interrogea quelqu’un.

— C’est la petite-fille de M. Baude.

Comment ! la petits Liette ! Ah ! quel malheur ! cherchons, cherchons encore !… »

La nuit commençait à envelopper la rive d’un voile brumeux ; les becs de gaz s’allumaient comme des flammes de veillées funèbres, et la mer, en clapotant sur le granit du bassin, montait lentement.

Zélia pleurait à chaudes larmer.

Tout à coup apparut, courant comme un égaré, un homme de haute stature, suivi d’une femme en pleurs ; ils appelaient « Liette ! Liette ! » C’était M. Baude qu’une personne était allée prévenir du désespoir de la bonne et de la disparition de l’enfant. Mme Baude le suivait plus morte que vive, la pauvre créature ! Lui, pris d’une soudaine colère, saisit Zélia par les poignets, la secoue avec force, lui demandant de lui rendre sa pauvre petite chérie, son unique trésor.

La malheureuse fille hurlait de désespoir et de douleur ; elle se jeta aux pieds de ses maîtres et leur demanda pardon de sa coupable négligence.

« Il n’y a pas de doute, elle est tombée à l’eau, cherchons », dit le pilote Rafau, avec des larmes dans la voix. Il pensait en lui-même, le brave homme, que ce malheur pouvait arriver à ses deux petites mignonnes.

Et, tout autour des barques et des navires, ce furent un branle-bas général, une agitation excessive. Avec des galles, des filets, des crochets, on sondait le vase que l’eau couvrait à présent entièrement ; mais on ne trouva rien.

Mme Baude anéantie, les yeux démesurément ouverts, regardait le bassin avec le désir de s’y précipiter.

Poussés par la marée, quelques bateaux commencèrent à détacher leurs amarres pour gagner le large. :

M. et Mme Baude, tous leurs voisins, leurs amis peu à peu avertis, et auxquels s’étaient joints de nombreux curieux, restèrent en vain sur le port bien avant dans la nuit et jusqu’au départ du dernier navire.

Et ce même jour où Liette avait disparu, une lettre de Pondichéry avait annoncé à M. et Mme Baude que Liette venait d’avoir une petite sœur,

« Hélas ! une remplaçante, hasarda quelqu’un.

— Jamais ! oh ! non jamais pour nous », avaient répondu M. et Mme Baude en sanglotant.

Liette, qui venait de disparaître si inopinément, emporta non seulement les regrets de ses amis, mais encore, sembla-t-il, la vie de ses grands-parents.

Mme Baude, brisée de douleur, ne fut bientôt que l’ombre d’elle-même. M. Baude fit une longue maladie et ne recouvra jamais la la santé. M. Leypeumal, qui adorait cette enfant, consacra les jours qui suivirent ce tragique événement à faire rechercher sous ses yeux le petit corps. On fit des sondages, on dragua la vase du bassin, celle du port, mais sans résultat, Et chacun finit par penser que la pauvre fillette avait été emportée en pleine mer. Désormais on la pleura comme on pleure ceux qui ne sont plus.

Seul, M. Leypeumal ne voulut pas admettre cette hypothèse. Lorsqu’il lui arrivait de parler, les larmes aux yeux, de sa petite filleule, il laissait entendre que cette étrange disparition n’avait pas dit son dernier mot.

La population rochelaise prit une part bien touchante aux regrets de la famille Baude ; puis, peu à peu le vie de chacun reprit son cours normal, et, comme dg toutes choses ici-bas, on finit par perdre le souvenir de cette horrible catastrophe.

Zélie, à laquelle la nouvelle du prochain mariage de son père avait si malheureusement tourné la tête, chassée de chez ses maîtres, retourna vers la Voirette.

Le père Malaquin ne put se consoler, lui, le pauvre homme, d’avoir été la cause indirecte de la disparition de l’enfant. Il fut interrogé per la justice. On se rappela, en effet, que lors de sa première apparition aux Gerbies, il se trouvait avec des bohémiens qui avaient beaucoup impressionné Liette ; mais, devant ses franches réponses et son manifeste chagrin, on ne l’inquiéta plus.

Quand il pensait à cette jolie petite fille, si charmante et si bonne, son cœur, disait-il, s’ébouillait de douleur.

Le printemps s’écoula, l’été disparut aussi, sans ramener le sourire à jamais envolé du foyer des Baude.


DEUXIÈME PARTIE


I

EN ROUTE VERS L’INCONNU



Ou était Liette ?

Qu’était-elle devenue, pendant que toute une ville la pleurait, et qu’une grand’mère, aussi tendre que la sienne, se mourait de douleur ?

Liette fuyait vers une contrée inconnue où sa malheureuse destinée l’envoyait vivre désormais.

Voici ce qui était arrivé.

Profitant de l’inattention de sa bonne, Liette s’était avancée vers les bords du bassin, obsédée par une pensée qui venait de surgir dans son cerveau : le soudain et ardent désir de sauter sur un de ces bateaux que les flots de la marée montante faisaient danser sur leurs amarres.

Les ponts de planches, jetés de la terre aux barques par les marins, tentaient beaucoup ses petits pieds agiles. Elle regardait ces yoles, ces chaloupes, ces lougres, ces sloops, ces goélettes, ces navires de toutes sortes, avec l’envie irrésistible d’aller les visiter, pendant qu’elle était ainsi livrée à elle-même.

Par trois fois déjà elle s’était retournée pour voir si Zélia la suivait des yeux. Et saisissant l’instant où cette surveillance lui fit défaut, elle se sauva à quelques mètres plus loin, afin d’examiner de près un petit navire neuf et fort brillant, sur lequel deux fillettes de deux à quatre ans mangeaient une tartine de beurre.

Comme on devait être bien sur ce bateau, presque semblable à celui du capitaine Chavaignes, qui venait de partir pour l’Amérique du Sud en emmenant son petit ami Georges Maurel, très enchanté lui, de faire ce beau voyage !

« Si j’y allais voir ? » se demanda Liette. Montant alors bravement sur une planche, elle traversa sans encombre ce pont volant, sauta sur une chaloupe solitaire, et de celle-ci sur une autre. Personne n’était à bord ; la dispute des poissardes, là-bas, avait fait descendre, pour y assister, la plupart des matelots de leurs embarcations.

Un dernier regard jeté dans la direction de Zélia, qui décidément ne s’occupait plus d’elle, et la voici sur un navire anglais, « avec une cheminée pareille à celle du bateau à vapeur de l’île de Ré ». Mais, en sautant, son pied vint s’embarrasser dans un énorme tas de cordes qui la fit trébucher, puis tomber malheureusement sur le bord d’une trappe ouverte dans laquelle elle disparut aussitôt.

Le coup avait été si violent, la chute si élevée et si prompte, que. la pauvre petite fille, en arrivant au fond, sans jeter un cri, perdit connaissance.

 

Combien de temps resta-t-elle ainsi étendue dans ce sombre trou où l’avait précipitée son enfantine curiosité ?

Fort longtemps, sans doute ; car, lorsqu’elle reprit ses sens, elle entendit l’eau clapoter autour d’elle et comprit que le navire était en marche. En étendant instinctivement les bras, elle se sentit entourée de pierres et de graviers ; sa figure ensanglantée la faisait cruellement souffrir ; la douleur, que lui occasionnait sa blessure au front, était si violente qu’elle retomba sur le côté, sans avoir la force de se relever. Elle se mit à sangloter en appelant sa maman, mais elle devait être loin de tout être humain, puisque personne ne répondait à ses appels de détresse.

Elle ne se rendit pas compte de la chute qu’elle avait faite, et la tête en feu, dans une fièvre intense, elle se lamenta péniblement sans que personne se doutât, sur le navire qui l’emportait, du sombre drame dont elle était la victime.

À bout de forces, ses cris s’éteignirent, et elle fut prise d’un sommeil fiévreux dont elle ne sortit, par la force du mal qu’elle éprouvait, que pour perdre encore le sentiment.

Pourquoi la pauvre enfant ne mourut-elle pas dans ces affres terribles ? Pourquoi la connaissance lui revint-elle par instants, la faisant se tordre de désespoir et de douleur ?

Oui, Liette, ma chérie, pourquoi ne mourûtes-vous pas à cette heure, où seul votre petit corps souffrait ? car votre âme toute neuve et peu clairvoyante eût ignoré les mille morts par lesquelles vous deviez passer dans la suite de votre existence.

Liette resta ainsi ballottée par les vagues mugissantes et formidables de la tempête, qui sévit quelques heures après le départ de La Rochelle du William Godder. Couchée à fond de cale, sur le lest de ce bateau, elle ne fut entendue que le deuxième jour de sa chute, alors qu’elle allait sans doute succomber, par le jeune mousse Jack, qui était venu se cacher dans la soute au charbon, afin d’échapper aux coups de schlague que voulait lui administrer le capitaine du navire, un brutal Écossais, pris de gin.

En entendant des gémissements, le mousse fut saisi d’effroi. Qui est-ce qui pleurait ainsi près de son oreille ? Oubliant ses propres craintes, il s’avança en tremblant, et rampant dans la cale, il y vit étendue une petite fille près d’expirer.

En un bond le brave garçon fut sur le pont, il aborda, sans crier gare, le second du navire : « Lieutenant, lui dit-il, la petite fille qu’on cherchait à La Rochelle est ici, tombée dans la cale ; je viens de l’y voir.

— Tiens, voilà pour ton histoire, répondit le marin, en lui allongeant une taloche.

— Venez, reprit l’enfant sans se démonter, venez voir que je n’ai pas menti. Elle va sûrement mourir, si on ne se hâte pas d’aller la relever. »

L’officier, suivi de Jack et d’un autre marin, descendit et trouva, en effet, Liette bien malade, bien faible, mourante de chagrin et d’inanition ; ils la remontèrent avec mille précautions, dans la cabine du second. Ces braves gens administrèrent un cordial a l’enfant, la soignèrent avec beaucoup d’empressement, ; mais ne parvinrent pas à consoler son pauvre cœur désolé.

Dės que le capitaine connut cette aventure, il ordonna qu’on transportât l’enfant dans sa propre cabine, afin d’examiner ses blessures. Jack le mousse et le second furent attristés de cet ordre ; ils connaissaient la brutalité du capitaine et se demandaient comment serait traitée la malheureuse petite fille, pour laquelle ils se sentaient pleins de compassion.

Lorsque Liette ne vit plus près d’elle ses deux sauveurs, mais à leur place ce méchant barbu qui la regardait, lui semblait-il, d’un air féroce, elle se reprit è crier son désespoir et à appeler sa mère.

Bertram Clef, le capitaine du William Godder, sans être un très méchant homme, était peu humain et encore moins sensible.

Il ne se souciait pas d’avoir à son bord une enfant à soigner, mais il ne savait où faire escale pour la déposer à terre. Son navire se rendait à Glasgow, et de là, sans désemparer, vers une destination éloignée en Amérique. L’arret d’une escale serait un retard, et Bertram Cleff tenait d n’en point avoir, une prime étant promise par son armateur à la promptitude de son voyage.

Cependant il se convainquit bientòt que la pauvre fillette avait besoin de soins immédiats et sérieux qu’i lui était impossible de lui donner ; il fit alors appeler son second.

« Nous allons nous arrêter devant le premier feu visible, lui dit-il, car la petite blessée ne résisterait pas un jour de plus sur le navire par cette mer démontée. Envoyez moi John Moore ; il’est de l’île de Man en vue de laquelle pons ne tarderons pas de nous trouver. Il descendra dans la chaloupe pour remettre cette enfant aux autorités qui se chargeront de prévenir immédiatement les parents. Faute d’un secours médical, cette petite fille pourrait mourir. Je ne veux pas que ce soit sur mon bateau, cela me porterait malheur. »


L’officier trouva Liette bien malade.

Aussi, vers le soir du quatrième jour de ce triste voyage, le William Godder se dirigea vers les feux de Port-Erin (île de Man) ; bientôt le navire stoppa, le capitaine roula l’enfant dans son propre manteau et la remit endormie dans les bras de John Moore, jeune matelot d’une vingtaine d’années, avec l’ordre d’aller la porter aux autorités de l’endroit, afin de la rapatrier au plus vite.

Quelques minutes plus tard, le jeune homme, chargé de son fardeau, monta dans l’embarcation qui le déposa peu après devant le port.

Mais au lieu d’y entrer, il s’en éloigna, regardant souvent derrière lui pour se convaincre que du navire au mouillage il ne pouvait être aperçu.

Quelle trame nouvelle ourdissait-il contre la pauvre mignonne ?

Il marcha ainsi quelque temps dans la solitude et les ténèbres de la nuit ; puis gravit un chemin caillouteux qui longeait une colline, peuplée de maisonnettes à côté d’une immense usine, et vint frapper aux volets fermés d’une modeste habitation isolée.

Une toute jeune fille lui ouvrit aussitôt.. « Ah ! c’est vous, John ! dit-elle avec surprise. Pourquoi ce prompt retour ?

— Je ne reviens pas, répondit le jeune marin. C’est en passant que vous me voyez. Il entra promptement et referma la porte.

— Notre mère est ici ? demanda-t-il.

— Oui, mais elle dort ; elle est toujours malade.

— Ne la réveillez pas, Edith, ce serait inutile. Ce que je vais vous dire ne doit être connu de personne. Je vous apporte un otage : cette petite fille tombée du ciel dans notre bateau. Il faut la bien soigner, car elle est fort malade. À mon retour, je vous dirai d’où elle vient. Cette enfant sera sans doute la source de notre fortune future. Ne manquez pas de dire toutes ces choses à notre mère, et de bien lui recommander de garder précieusement ses vêtements. En attendant, elle vous remplacera la petite sœur Annie. Je suis obligé de fuir au plus vite, je ne puis m’arrêter. Notre navire est devant l’île ; le capitaine ignore ma présence ici. Adieu, Edith, embrassez bien notre mère pour moi. Soignez l’enfant ! et à bientôt ! »

Le matelot ouvrit la porte, s’entoura de son manteau et repartit comme il était venu.

La jeune Edith considéra la pauvre fillette avec compassion ; elle

Ah ! c’est vous, John ! dit-elle avec surprise.

la déshabilla, et baigna son visage tuméfié par l’horrible plaie qui lui coupait le front et la joue ; puis comme l’enfant se plaignait, elle la berça sur ses genoux jusqu’au moment où elle la vit endormie. Elle la coucha alors dans son lit, puis alla conter à sa mère cette histoire incroyable.

Liette fut ainsi sacrifiée à la cupidité de ce jeune marin, qui pensait obtenir plus tard de la famille de l’enfant une rondelette somme d’argent en récompense de ses soins.

La mère et la sœur de ce misérable furent pitoyables en la circonstance. Il est vrai que les paroles de John étaient assez explicites pour stimuler leur dévouement. Mais, observant scrupuleusement les recommandations du jeune homme, elles cachèrent l’enfant à tous les regards et ne firent venir ni médecin, ni personne capable de conseiller des soins intelligents ; et si Liette ne mourut pas alors, ce fut un miracle, car ses nuits et ses jours ne furent qu’une longue agonie dans laquelle ce qui restait de la jolie enfant que nous avons connue disparut peu à peu.

Prise d’une espèce de sommeil comateux, la pauvre petite fille fut longtemps sans se rendre compte de ce qui se passait autour d’elle.

Son horrible chute, ses terreurs, son atroce désespoir, avaient provoqué une crise funeste du côté du cerveau, et l’ignorance de ses gardes n’était pas faite pour promptement l’en retirer. Les jours et les semaines s’écoulèrent donc sans que cette malheureuse enfant revint à la santé. Mais le calme dans lequel elle vécut, l’absolu silence qui l’entoura furent cependant les sauveurs de son corps.


II

JOURS DE DEUIL. PAUVRE LIETTE !



Il y avait déjà deux mois qu’elle était malade, et la plaie de son front et de sa figure commençait à peine à se cicatriser, lorsqu’un matin, en s’éveillant, elle se rendit compte qu’elle n’était plus chez elle.

« Maman ! maman ! » s’écria-t-elle.

Edith accourut le sourire sur les lèvres.

Non, pas vous, disait-elle en français, non pas vous, mais maman ! »

Edith, sans comprendre le moindre mot de ce que disait l’enfant, lui parlait doucement, mais dans une langue inconnue de Liette, qui, étonnée, craintive, se mit à pleurer amèrement en repoussant avec effroi les caresses que la jeune fille cherchait à lui prodigner.

Non, non, disait-elle, en se tordant de désespoir, c’est maman, ma chère maman que je veux voir ; je veux aller chez elle et ne plus rester ici. Où suis-je, dites-le-moi ? »

Comment répondre ? Que dire à cette enfant désespérée, qui ne pouvait les comprendre ? Elles s’étaient toutes les deux, la mère et la fille, attachées à leur petite malade, comme on s’attache forcément aux êtres que l’on soigne avec dévouement. Le désespoir de cette malheureuse enfant les navrait. Liette regardant autour d’elle avec terreur, cherchait à comprendre ; ne pouvant y parvenir, elle joignit les mains dans un geste d’abandon, et se laissant retomber sur l’oreiller, elle fondit en larmes.

Cette commotion cérébrale fut tellement violente que son cerveau e put la supporter. Plus âgée elle n’eût certainement pas résisté à la violence de sa douleur, mais elle n’avait que huit ans ! À cet àge, les raisonnements sont courts et les sautes de réflexions sont fréquentes.

Néanmoins elle garda, à partir de cet instant, une étrange impression des choses présentes et passées, sans pouvoir démêler ce qui était le rêve ou la réalité ; se demandant si le rêve n’était pas ce qui lui arrivait, ou bien s’il n’était pas plutôt ce qu’elle se rappelait de sa vie d’autrefois.

Le chagrin uni à la difficulté de se faire comprendre ou de saisir la langue nouvelle qu’on lui parlait, la rendit morose, taciturne, renfermée ; et cette enfant, très expansive, se replia désormais sur elle-même dans un mutisme farouche.

Rien ne pouvait la distraire, et puis trop malade encore pour avoir la force de se promener dans le jardin, elle restait presque toujours couchée, dormant ou rêvant par lassitude et par faiblesse.

Sa figure finit par se cicatriser, mais cette balafre encore vive, horrible à voir, défigurait ce ravissant petit visage, naguère si charmant à contempler. Ses superbes cheveux blonds avaient été sacrifiés. Edith avait dû les couper, car ils embarrassaient sa tête malade.

Ah ! si sa bonne grand’mère, si ses amis l’avaient revue cinq mois après sa disparition, ils ne l’auraient jamais reconnue dans cette petite mourante, dont les yeux mi-clos ne s’ouvraient qu’avec peine et ne souriaient plus.

Vers la fin de juillet, pendant les grandes chaleurs, elle parut un jour s’intéresser aux éclats brillants des rayons du soleil, qui filtraient à travers les volets de la chambre et scintillaient sur le cuivre de l’horloge, placée devant son lit. Elle fit alors signe d’ouvrir la fenêtre ; et lorsque la lumière entra à flots dans la pièce et tomba sur son lit, elle sembla sortir d’une léthargie profonde. Alors elle chercha à se lever. Edith la roula dans une couverture et la porta sur un banc du jardinet.

Le soleil, qui la pénétrait de ses chauds rayons, ranimait ses pauvres membres, presque paralysés par une immobilité si longue, et éveillait enfin sa pensée endormie jusqu’à ce jour. Elle regardait les objets nouveaux qui l’entouraient : la maison de briques rouge étroite et basse, les quelques carrés de légumes, soigneusement cultivés, séparés de la route par une palissade en mauvais état.

Que tout cela était pauvre, mesquin et solitaire ! Elle ne retrouvait rien du décor dans lequel elle avait toujours vécu et se demandait avec un étonnement douloureux ce que ce changement extraordinaire voulait dire ! Pourquoi était-elle là ? Qui l’y avait amenée ? Quelle était cette jeune fille inconnue dont le visage anxieux, penché au-dessus de son lit, lui était tant de fois apparu, pendant sa longue maladie, et qui la regardait, en ce moment, les mains croisées sur les genoux, avec un mélancolique sourire ?

Quel angoissant mystère pour cette petite tête encore si malade et si faible !

Dès cet instant, elle commença à saisir quelques mots d’anglais, tout en restant incompréhensible pour ses deux gardiennes auxquelles elle persistait à ne répondre que dans sa langue maternelle.

Un jour, elle aperçut son visage dans un miroir accroché près de son lit, et ne se reconnaissant pas, elle se mit à pleurer avec désespoir. Personne ne pouvait concevoir ce qui se passait dans ce cœur d’enfant désolée… À d’autres moments, elle cherchait à son cou le collier de corail et la médaille qu’elle portait depuis son enfance, mais collier et médaille avaient disparu. Habillée dans les vêtements un peu grands d’Annie, elle ne retrouvait rien sur elle qui lui rappelât son passé.

Oui, elle se croyait en plein rêve ; et ce passé si doux dans lequel sa pensée aimait tant à revivre, auquel elle songeait chaque fois qu’elle fermait les yeux, revenait sans cesse à sa mémoire, embarrassée et malade, comme les images charmantes d’un livre aimé qu’elle cherchait à rouvrir à tout instant. Et peu à peu, elle arriva à se persuader qu’elle avait vécu une autre vie (il devait y avoir de cela bien longtemps) ; et, tout en adorant le souvenir de ceux qu’elle avait connus jadis, elle crut naïvement qu’ils étaient des êtres fictifs, car le malheur voulut, par surcroît, qu’elle perdit la mémoire de leurs noms. Cette amnésie était telle qu’il lui fut impossible de se rappeler le nom même de la ville où elle avait reçu le jour et qu’elle connaissait si bien. Elle ne se souvenait que du diminutif de son prénom, Liette, si doux aux lėvres de ceux qui l’avaient tant aimée ; et pour faire comprendre qu’elle s’appelait ainsi, elle s’écriait souvent, en se frappant la poitrine de ses deux mains : « Je suis Liette ! Liette ! Liette ! »

Hélas ! tout était confus dans ce jeune cerveau, fatigué par une maladie qui l’aurait emportée cent fois, si Liette était née délicate.

Mais si sa nature nerveuse et bien constituée devait finir par triompher de l’état maladif dans lequel son accident l’avait plongée, ses facultés intellectuelles, très atteintes, restèrent longtemps affaiblies ; et cette enfant, jusqu’alors si bien douée, allait avoir grand’peine, par la suite, à ne pas être une pauvre petite arriérée.

La modeste maison qu’habitaient Mrs. Moore et sa fille Edith était située en plein midi sur l’un des versants d’un coteau, à un mille environ d’une usine qu’exploitait un ricbe Irlandais, leur compatriote. C’était une maisonnette à un seul étage dont les fenêtres à guillotine, garnies de quelques pots de géranium, donnaient sur une route peu fréquentée. Un jardin et une cour étroite, où picoraient deux ou trois poules, l’entouraient et l’isolaient des maisons les plus proches.

Les deux femmes vivaient seules et misérablement depuis la mort du mari, ancien magister du village. Elles tiraient leurs ressources du maigre produit de leur travail de tisseuses, ainsi que des fruits et des légumes de leur jardin.

L’aspect de leur cottage était gai, mais leur vie était triste, comme dans tous les intérieurs où l’argent fait défaut. Mrs. Moore

Edith la porta sur un banc du jardinet.
n’avait pu élever ses trois enfants Jobn, Edith et Annie, que

grâce aux bontés de la femme du directeur de l’usine, Mrs Boyde qui, malbeureusement, venait de mourir.

Lorsque John avait atteint ses quatorze ans, on l’avait embarqué selon l’habitude du pays ; peu après, la petite Annie, si câline et si gaie, prise du même mal que son père, traîna maladive avant de succomber à son tour, et la mère n’eut plus pour l’aider à vivre que la silencieuse et triste Edith.

Cette morose existence influa sur le caractère déjà peu agréable de Mrs Moore ; sa santé s’altéra ; elle devint irascible, acariatre, ne voulut plus voir personne, et fit supporter à sa fille les tristesses de sa vie malheureuse.

L’usine, qui occupait une partie des habitants du village, marchait alors si doucement que l’on s’attendait à sa fermeture prochaine et au départ de M. Boyde, dégoûté du pays depuis la mort de sa femme.

C’était un grave sujet de préoccupations pour la veuve. Ses bienfaiteurs partis, que deviendrait-elle ? Elle craignait de tomber à la charge de la paroisse, ce qui est, en Angleterre, par suite des duretés du régime de l’hospitalisation, le cauchemar des gens pauvres et respectables, et ne cessait de se lamenter du matin au soir.

Ce fut alors que Liette, arrivant chez elle, fut acceptée avec la perspective de servir à édifier son bien-être futur.

Les deux femmes parlaient entre elles très souvent de cette heureuse éventualité ; elles se demandaient, anxieuses, comment ce bonheur leur arriverait, et attendaient impatiemment le retour de John en faisant mille projets d’avenir. Liette dut, en partie, à cet espoir les bons soins dont elle fut entourée pendant sa maladie et la première année de son séjour à Man.

Pour justifier la présence de l’enfant chez elles, elles avaient raconté que Liette était orpheline d’un frère de Mrs Moore, décédé en pays étranger. On s’était contenté de l’explication.

Pourquoi eût-on supposé un mensonge ? Pourquoi ne pas croire aussi la très vraisemblable histoire d’une chute de l’enfant avant son arrivée ? Aussi Liette, entrant dans le pays comme une petite malheureuse, n’intéressa personne à son sort. Aucun des amis des Moore ne se préoccupa d’elle, si ce n’est pour plaindre les deux femmes de ce surcroît de charges et de soucis.

Peu à peu, à vivre isolée avec ses gardiennes renfermées dans leur propre douleur, elle prit l’habitude d’un triste silence, imposé encore pa la difficulté qu’elle éprouvait à s’assimiler la langue anglaise.

Lorsqu’elle fut un peu plus forte, qu’elle put supporter la marche, Edith la conduisit chez des voisins, la forçant, pour la distraire, à se mêler aux jeux des autres enfants, mais elle éprouvait une langueur maladive qui l’empêchait de s’intéresser et de s’amuser. Et puis ces enfants et leurs jeux n’avaient rien qui pouvait lui plaire. Elle comprenait à peine leur langage ; leurs manières étaient grossières et quelquefois brutales. Ils se moquaient de l’accent de la petite étrangère et n’avaient pas pour sa faiblesse les égards et les précautions auxquels elle était habituée.

Elle préférait rester seule, assise à l’écart, à penser aux jours vécus dans le lointain pays de ses rêves avec ses petits amis d’autrefois.

Elle vivait donc toujours avec ses souvenirs, mais ils étaient devenus, après sa convalescence, légers et vaporeux comme une fumée, inconsistants, ne se liant pas les uns aux autres. Les actes de son passé lui semblaient des visions, et elle n’était pas plus certaine d’avoir vécu au milieu des figures chéries et des êtres aimés qui peuplaient ses songes, qu’elle n’était sûre d’être la nièce et la petite cousine de Mrs Moore et d’Edith.

Que lui était-il donc arrivé ? se demandait-elle, souvent anxieuse, ne parvenant pas à démêler la trame compliquée de sa vie passée et de sa vie présente. La maladie cérébrale dont elle avait souffert une année avait opéré ce chaos dans son entendement. Et comme personne ne lui donnait d’explications satisfaisantes, elle en arrivait peu à peu à vivre machinalement, tout en gardant au fond de son être l’étincelle de vérité, qui pourrait luire un jour… peut-être.

La cicatrice, qui balafrait affreusement un des côtés du visage de Liette, la défigurait à tel point qu’elle eût été méconnaissable à ceux qui l’avaient connue jadis ; et deux ans après son accident, plus rien ne rappelait la charmante petite fille, la joie de sa famille et de ses amis.

Pauvre enfant, comme elle avait souffert ! dans quelle misère elle était tombée !

Elle recherchait la solitude pour revoir en pensée la côte ensoleillée où elle courait autrefois avec tant de bonheur, près de cette mère chérie qu’elle ne revoyait plus et dont elle ne pouvait parler à personne ; et elle pleurait ! mais elle pleurait tout bas, depuis que Mrs Moore et Edith, devenues sévères, lui avaient dit ne plus vouloir entendre ses cris de désespoir, ni répondre à ses supplications de départ.

Car les deux femmes, elles aussi, se désolaient maintenant ; les jours, les mois, les années même s’écoulaient, et John ne revenait pas.

Qu’était-il devenu ? elles n’osaient s’interroger à ce sujet, ni se faire part de leurs tourments. Edith, chaque mois, allait à la ville la plus proche du village qu’elles habitaient, porter l’ouvrage qu’elle et sa mère avaient tissé ; elle ne manquait pas à chacun de ses voyages de s’informer du William Godder, mais personne ne pouvait lui répondre et John n’avait jamais donné de ses nouvelles.

Liette ne les intéressait plus ; elle finit même par devenir odieuse à Mrs Moore, qui, par superstition, la soupçonnait d’être la cause de la disparition de son fils et ne lui pardonnait pas la ruine des espérances de fortune fondées sur elle.

« Je n’ai point été chercher cette enfant », disait avec dureté la veuve ; et puisqu’elle m’est restée sur les bras, il nous faut songer à en tirer parti. Il nous manque une aide pour les soins du ménage, Liette la sera ; il s’agit de l’y habituer.

Peu généreuse par suite des difficultés de son existence, Mrs Moore était insensible aux plaintes du cœur.

À ses yeux, la misère matérielle pouvait seule compter pour quelque chose. La séparation, la maladie ou la mort n’avaient d’importance pour elle qu’autant que le bien-être de la maison s’en trouvait affecté.

À force’d’entendre sa mère récriminer et se plaindre, Edith, dont la nature était plus compatissante et plus tendre, avait senti se refroidir sa première affection pour cette petite étrangère à laquelle, dans le principe, elle avait prodigué les soins les plus dévoués.

« Vous êtes avec nous, dit-elle un jour à Liette, et pour toujours très probablement ; tâchez de vous le rappeler. Seul John pourra vous conduire ailleurs, si jamais il revient. Demandez-le au Seigneur, cela vaudra mieux que de pleurer inutilement. Au surplus, vous n’êtes pas, ici, plus malheureuse que nous ! »

Ces sèches réflexions, si peu consolantes, brisaient le ceur de la pauvre enfant.

Désormais elle contint ses sanglots, les gardant pour la nuit, quand il lui arrivait de se réveiller et de sentir autour d’elle l’obscurité, le silence et l’oubli.

Les années qui s’écoulèrent ensuite n’accusèrent aucun changement dans sa sombre et ignorante existence. Personne ne s’intéressait à son sort ; pas une âme ne lui offrait son amitié. Elle grandissait sans se développer intellectuellement. Elle en était venue peu à peu à oublier le français, ne se rappelant que la prière qu’elle disait chaque soir dans la douce langue que parlait tante Minette.


III

NOUVEAUX AMIS



L’usine avait été enfin vendue, et le nouveau propriétaire et directeur M. Mac Dermott, Irlandais comme Mr Boyde, avait amené à Man, sa femme, ses deux filles, miss Helen et miss Mary, et quelques compatriotes, entre autres les Dillon père et fils, braves gens auxquels il s’intéressait depuis longtemps. Il avait donné au père une place de surveillant dans son usine, et le fils qu’il avait fait instruire soigneusement était devenu son secrétaire et son collaborateur.

Irlandais et catholiques comme les Moore, souvent le dimanche, à la sortie de la messe, dite dans la chapelle du château, et à laquelle assistait toute la colonie irlandaise, le père et le fils Dillon accompagnaient les deux femmes jusqu’à leur cottage pour parler avec elles de leur cher pays. Peu à peu une relation amicale s’établit entre eux.

Liette leur avait été présentée comme une petite orpheline abandonnée, que par bonté d’âme Mrs Moore avait adoptée, mais que son caractère volontaire et sa sauvagerie rendaient peu sociable.

Le jeune Harris et son père avaient bien cherché, dans le principe, mais en vain à intéresser la fillette en lui racontant des légendes irlandaises, mais Liette n’avait pas encouragé leur naissante amitié. Cependant, un soir qu’elle entendit Harris Dillon prononcer quelques mots français, elle tendit spontanément la main au jeune homme, lui demanda où il avait appris cette langue et le pria instamment de la parler quelquefois devant elle.

Le vieux Dillon, ancien marin, jadis grand coureur des mers, conquit de la même manière l’amitié de la défiante enfant, en lui racontant des histoires amusantes sur ses voyages en France, citant les ports français qu’il avait vus. Ces noms, bien que prononcés d’une façon défectueuse, semblaient l’écho d’une langue connue de Liette et remuèrent profondément ses souvenirs !

Bordeaux ! Nantes, Lorient, Cherbourg ! Oui, elle avait appris ces noms-là. Mais quand ?

Serait-elle donc de ce doux pays de France pour tant aimer en entendre parler ? De cette France fleurie, si agréable à habiter, au dire du vieux Dillon, et dont les habitants ont toujours, paraît-il, le sourire dans les yeux et la plaisanterie sur les lèvres ? De ce pays, où le vin qu’on boit, généreux, réchauffe le cœur et donne des idées joyeuses.

N’y avait-il pas quelque ressemblance entre les récits de Dillon et le pays de ses rêves ? Elle avait vaguement conscience d’avoir contemplé autrefois un paysage riant, baigné de lumière ; d’avoir vécu parmi des gens qui, dans le travail et même dans l’affliction, gardaient une vivacité d’allure bien différente de l’humeur triste et sérieuse de ceux qui l’entouraient.

Puisqu’elle n’était pas née dans l’île de Man, n’était-il pas vraisemblable que cette France lointaine était le lieu de son berceau ?

Désormais, elle le crut ; mais, défiante et renfermée, elle garda cette supposition au fond de son âme, afin que Mrs Moore, qui ne cherchait qu’à lui déplaire, n’empêchât pas les Dillon d’en parler devant elle.

Le climat vif et brumeux de l’île de Man que la brise froide des mers du Nord entretient en toute saison, ses côtes abruptes sur lesquelles la mer déferle avec tant de fracas, la société des rudes pêcheurs et des farouches insulaires, la silencieuse Edith, la sévère et pleureuse Mrs Moore, cet air ambiant, tout rempli d’âpreté et de tristesse, mirent leur empreinte sur la nature de cette pauvre petite fille, perdue dans un milieu si éloigné de son berceau.

Liette grandit beaucoup, mais resta longtemps alanguie. Toutefois, vers l’âge de quatorze ans, elle prit au contact des gros et durs labeurs auxquels on l’avait soumise, une santé résistante. Son visage, un peu pale sous le hale qui le brunissait, étrange comme une vision, conservait, en dépit du milieu, la distinction un peu mièvre de la jeune fille des villes.

Depuis sa longue maladie, elle était devenue rêveuse, mais réfléchie, prévoyante et bonne pour tous. Par instants sa vivacité se manifestait encore non par des jets d’esprit ou d’intelligence, comme jadis, mais par une activité adroite dans tout ce qu’elle faisait. Aussi, en abusait-on pour lui demander des services et son aide jusque dans les choses où sa force n’était même pas à la hauteur de la tâche.

Si les pêcheurs sont, sous tous les climats, francs et laborieux, ils sont aussi, en raison de leurs durs labeurs, énergiques et brutaux.

Ils usaient et abusaient de la bonne volonté jamais lassée de cette jeune enfant, qui recherchait les travaux au dehors pour se soustraire à la triste atmosphère du cottage. Liette ne pouvait être complètement des leurs ; une amertume, un dégoût lui montait souvent aux lèvres au contact de certaines besognes et de promiscuités, qui choquaient dans ce milieu, sa réserve et sa délicatesse natives.

Debout dès l’aube, elle s’occupait consciencieusement des soins du ménage, faisait les commissions, et, pour gagner quelques pence, celles des voisins.

C’est ainsi qu’elle allait, pour les uns et les autres, puiser l’eau douce à une citerne éloignée du village, dans un grand vase en terre qui lui rappelait, comme forme, les petites buies entrevues dans ses rêves.

Personne ne faisait comme elle un feu ronflant au charbon de terre ; mais que ce charbon était lourd à transporter du hangar au cottage et quelle poussière sale il soulevait ! Elle se demandait parfois quel était le pays où ces sortes d’ouvrages n’étaient pas faits par des femmes, mais où des hommes… crépus ? oui, crépus, sciaient le bois pour faire des flambées brillantes qui réchauffaient si bien.

Le vieux Dillon lui racontait des histoires amusantes.

Pourquoi encore venir la chercher elle, toute jeune fille, pour aider le père Tom Will et son fils à lever les filets, ou à sortir de l’eau les barques envasées ?

Puisqu’il lui était impossible de fuir cette île triste et embrumée, et qu’il lui fallait, pour manger, travailler sans trêve à ces dures besognes, quelle différence y avait-il entre les esclaves et elle… Qui donc cependant lui avait affirmé, un jour, qu’il n’y avait plus d’esclaves dans les pays civilisés ?

Ainsi allaient ses jours vécus dans une amertume inlassée.

Toutefois, en grandissant, il lui revenait à la mémoire des noms, des faits peu précis, de ces mille riens qui lui rappelaient des choses lointaines qu’elle pensait ne devoir pas être des songes ; et quand les Dillon parlaient de la France, la figure transfigurée, elle les écoutait, avide, répétant tout bas, pour n’être entendue de personne, les mots français qui lui revenaient. Et la nuit, en son lit, elle se berçait à les redire avec les intonations d’autrefois.



IV

RAPPELS ET SOUVENIRS



Un soir d’automne qu’elle revenait seule et fatiguée de la côte sauvage, où elle s’était surmenée dans le travail pénible de la pêche, et où son cœur et sa dignité avaient souffert de la brusquerie et de la grossièreté de ceux qui l’avaient employée, elle songeait, en marchant, au charme d’un foyer heureux vers lequel hélas ! ses pas ne la portaient jamais. Cependant ils existent ces foyers-là, pensait-elle !

Est-ce que les filles du directeur de l’usine, miss Helen et miss Mary Mac Dermott, ne sont pas toujours souriantes et joyeuses, doucement traitées par leurs parents ! Pourquoi lui parler, à elle comme à une coupable ? Pourquoi la laisser dans l’ignorance ? Pourquoi vit-elle ainsi chez Mrs Moore, qui n’est pas sa mère et qui la garde, cependant, pour profiter de son travail, sans jamais l’en récompenser : Oui, pourquoi toutes ces injustices, qui font déborder son cœur d’amertume ?

Parce qu’elle est seule au monde, plus seule qu’une orpheline, puisqu’elle est étrangère au milieu dans lequel elle vit… Ainsi, orpheline, ignorante et malheureuse, étroitement surveillée, elle traîne jours et nuits sa chaîne et son boulet de misère ô horreur ! comme les êtres enchaînés, condamnés aux rudes travaux forcés qu’elle a vus jadis dans ses rêves…. Oh ! quel næud serré retient ses souvenirs épaissis dans sa mémoire ?

Assurément, elle connait une contrée où le soleil plus chaud qu’à Man pénètre l’air d’une douce tiédeur, où les flots de la mer, dorés par les rayons de l’astre lumineux, colorent les objets de teintes variées et harmonieuses, et sur lesquels toute une flottille de bateaux se balance… Et puis au-dessus de toutes ces clartés, se détache, merveilleuse, une tour pointue, véritable lanterne, couverte de dentelures, mais qui n’éclaire que faiblement ce ténébreux chaos dont elle ne peut sortir… Ce pays bien-aimé ne renferme-t-il pas tous ces souvenirs et bien d’autres qui lui reviennent en foule ? Main vainement elle en cherche le nom !…

Joignant alors les mains avec désespoir, elle jeta sa plainte au vent fou de la grève. Puis, s’arrêtant haletante, elle regarda autour d’elle.

Le soleil se couchait dans un horizon terne, plein de mélancolie. Elle n’avait jamais remarqué, comme ce soir-là, ce ciel gris, que les feux rougetres de l’astre, près de disparaître, ne coloraient même pas.

Elle considéra cette chute du jour avec la tristesse sauvage qui caractérisait toutes ses impressions. Oh ! non, elle ne se sentait pas de cette terre maussade !

Là-bas, sur la colline élevée dominant la contrée, une fumée noire, épaisse, s’échappait des grandes cheminées de l’usine et des petites maisons réunies autour d’elle, étendant sur ce lointain un voile lugubre, qui pénétrait son âme et que regardait son ail dilaté par l’angoisse de la révélation.

Oui, maintenant, elle se rappelait :

Autrefois… toute petite… un soir n’avait-elle pas vu au ciel le disque rouge, strié de vapeurs de pourpre, se coucher sur un gai paysage, et les feux de ses rayons d’or faire luire autour d’elle la lame des couteaux d’acier qu’un brave homme repassait consciencieusement sur une roue tout étincelante ?… Puis, la figure gaie et grimaçante du vieux rémouleur lui apparut, et ce souvenir réveilla soudain d’autres visages endormis jusqu’alors : celui d’un vieillard au bienveillant regard, le doux et ineffable sourire d’une femme en deuil, et les yeux rieurs d’une toute petite bonne au « capot » majestueux.

Quels étaient donc ces êtres auxquels elle ne pouvait penser sans fondre en larmes ? Étaient-ce encore des réminiscences de ses songes menteurs, ou bien d’adorables réalités ?

« Je voux savoir, se dit-elle tout à coup volontaire, je veux savoir où vivent ces images adorées, car je veux les revoir ou mourir. Et dès ce soir, tante Moore me renseignera. »

En hâte elle allongea le pas, sans remarquer que depuis un instant un homme la suivait à peu de distance. « Où allez-vous si vite, Liette ? lui cria-t-il d’une voix joyeuse.

— Je rentre, Mr Dillon, dit-elle en se retournant, je rentre, comme chaque soir, quand ma journée est faite… plus ou moins fatiguée.

— Où avez-vous travaillé aujourd’hui ?

— Chez les Morrisson, avec le vieux Polk. Ah ! que je me sens lasse de mener cette horrible existence !

— Je vous crois, pauvre enfant ! mais aussi pourquoi ne pas vouloir accepter les propositions que je vous ai faites au nom de Mrs Mac Dermott.

— J’en ai parlé à Mrs Moore, mais elle a haussé les épaules, prétendant que ce sont ou des mensonges ou des plaisanteries.

Mrs Mac Dermott ne peut vouloir d’une ignorante comme moi près de ses filles à moins que cette proposition m’ait été faite pour me faire abandonner sa maison et servir des intérêts qui sont contraires aux siens. Mais vous, Mr Dillon, pourquoi ne pas lui avoir parlé sérieusement ? »

À cette interrogation de Liette, Dillon s’arrêta court.

« Conprenez-moi bien, Liette, dit-il d’une voix assurée ; si je n’ai pas insisté prės de Mrs Moore, c’est que j’avais intérêt à ne pas la mécontenter. Mon fils Harris aime Edith ; il y a longtemps qu’il la demande, mais la mère d’Edith, par égoisme, la lui a refusée.

À cette heure, elle y consent presque, parce que vous voici en âge de lui remplacer la fille qu’elle perdra. Il ne faut pas trop en vouloir à cette femme du désir de garder ses enfants ; elle a été si malheureuse ! »

Liette bondit à ces mots.

« Quand même, Mr Dillon ! Est-ce une raison pour qu’elle soit aussi indifférente au bonheur ou au malheur des autres ! Me royez-vous heureuse dans ce triste intérieur ? et ne suis-je pas arrivée, pour leur venir en aide, à me livrer à de grossiers travaux, qui ne sont ni de mon âge, ni de ma condition ? Edith sait lire, écrire, et moi, je ne sais rien. Non, Mr Dillon, on ne prend pas à sa charge une enfant pour la laisser ensuite croupir dans une ignorance profonde. J’ai par moments des envies folles de fuir… Si vous saviez, lui dit-elle avec une amertume farouche, tout ce qui gronde en moi, lorsque ma noire rancune et mes souvenirs s’agitent ? »

Elle repartit fiévreusement ; puis tout à coup exaspérée :

« Je ne suis rien à ces femmes, sans pitié pour moi, croyez-le Mr Dillon ! Il me tarde ce soir de rentrer au logis pour leur crier mon désespoir-et mes soupçons.

— Prenez patience, petite Liette, répondit paternellement le brave homme, tout remué malgré lui de la douleur de cette jeune fille. Attendez que le mariage d’Edith soit fait ; et alors pour vous sortir de cette misère, comptez sur moi, »

Il ajouta avec une grande douceur dans la voix :

« Il n’y a pas longtemps que nous nous connaissons, petite Liette, mais je suis un ami. J’avais cru… je croyais ce qui se racontait sur votre adoption, mais… »

Dillon n’acheva pas sa pensée. Certaines réflexions de Mrs Moore lui avaient donné des doutes sur l’origine de la jeune orpheline qu’elle gardait. Il engagea Liette à ne pas parler, lui conseilla la patience et surtout la prudence, pour mener à bien ce qu’il désirait faire pour elle.

« J’ai confiance en vous, Mr Dillon, reprit Liette avec mélancolie. Vous êtes le seul et unique ami qui s’intéresse à mon sort.

— Non, je ne suis pas le seul ; il y en a d’autres. Notre directeur, Mr Mac Dermott et ses filles vous ont remarquée. Votre vaillance, votre énergique dévoûment les ont intéressés. Vous n’êtes pas pour eux une jeune fille ordinaire. Mr Dermott veut vous avoir chez lui. Ah ! si quelqu’un que je connais ne s’était pas autant pressé à jeter ses filets, je sais bien quel joli et frétillant carpillon il aurait pu prendre.

— C’est moi, M. Dillon, dit en riant Liette, sans comprendre, c’est moi qui suis pressée de jeter des filets. Mon ignorance dont j’ai honte me place au niveau de l’idiote de la Côte, la pauvre Maby.

— Nou, répondit en riant Dillon. N’exagérez pas. Vous vous voyez grandir et vous vous sentez inférieure aux autres, voilà tout. Ce légitime regret produira des merveilles, lorsque vous serez entre les mains de l’instituteur que je rêvais pour vous… Maintenant il faut attendre qu’il soit marié.

— Que me dites-vous, s’écrie. Liette, joyeuse cette fois. Oh ! bon Mr Dillon ! ne m’abandonnez pas ! Oui j’ai hâte de savoir, ajouta-t-elle, en pressant fortement son cœur. J’entends là des voix chéries auxquelles il faudra bien répondre, et tendant la main au vieux marin : Gardez-moi votre protection ; moi, je garde ma confiance. »

Ils étaient à proximité du cottage. Ils se turent et entrèrent. Mrs Moore et Edith se trouvaient dans la grande salle avec un jeune homme d’une vingtaine d’années. Contrairement à leurs habitudes, elles ne travaillaient pas, mais causaient avec animation.

Lorsque Dillon parut, elles se levèrent, et Edith vint aimablement au-devant de lui.

Alors se tournant vers Liette, la mère lui dit d’un ton maussade :

« Tom Will est venu vous demander d’aller demain à la ville chercher des gros fils de chanvre pour ses filets. Courez chez lui ; il vous expliquera ce qu’il veut.

— C’est bien loin d’ici, répondit doucement Liette, et je me sens bien lasse.

— Vous vous reposerez au retour. Pour ce soir Edith préparera le repas. Au surplus, reprit-elle sur un ton qui n’admettait pas de réplique, nous avons à parler tous les quatre de choses qui ne vous regardent pas. N’est-ce pas Dillon ?

— Liette est discrète, répondit tranquillement celui-ci, Puis, avec elle, ne sommes-nous pas en famille ? »

Mais la mauvaise humeur manifeste des deux femmes décida la pauvre enfant à reprendre le tartan qu’elle avait déposé sur un meuble. Sans répliquer elle s’en couvrit, ouvrit la porte et disparut dans la nuit noire.

Un nuage de mécontentement passa sur les traits bronzés du vieux marin, et Mrs Moore, sans le remarquer, réprit d’un ton languissant et en pinçant ses lèvres minces :

« Avant longtemps je vais être seule, dělaissée aux soins capricieux de cette enfant, qui se plie difficilement à nos travaux d’intérieur.

— Ce qu’elle fait au dehors, dit Edith, rapporte plus et est meilleur pour sa santé. Le docteur, autrefois, ne nous a-t-il pas de ne pas tourmenter son cerveau resté si longtemps malade ?

— Ah ! c’est une belle acquisition que nous avons faite là, dit la veuve en gémissant.

Pourquoi, lui demanda alors Harris, vous êtes-vous chargée de cette jeune fille ?

C’était une toute petite orpheline, une abandonnée, lorsque mon fils l’a mise sur nos bras, répondit Mrs Moore. Elle ajouta d’un air gêné : Comme elle m’était parente par son père, je n’ai pu refuser de la garder. John avait promis de s’en occuper, mais hélas ! jamais mon John n’est revenu. En souvenir de mon cher fils, je ne me débarrasserai pas de Liette, avant qu’elle ait atteint sa majorité. Maintenant j’ai plus besoin d’elle que jamais, puisqu’il est décidé qu’Edith veut me laisser.

— Je n’ai jamais parlé de vous laisser, répondit tranquillement Edith. C’est vous qui refusez de venir habiter avec nous.

Oui, Edith, reprit la veuve avec fermeté, je resterai ici, chez moi, avec Liette. Il faudra qu’elle s’y fasse, bien qu’elle cherche à s’émanciper pour aller vivre avec les châtelains, mais cela ne sera pas ! Est-ce vous, Dillon, qui lui avez mis cette idée en tête ?

— Je n’ai fait que lui transmettre le désir du directeur, qui tient à la placer près de ses filles.

Mrs Moore et Edith se trouvaient dans Ia grande salle.

— Mais moi, je ne l’ai pas voulu, parce que je connaissais les pensées d’Edith et son intention de monter au village au bras d’Harris.

Quel mal voyez-vous à cela ? demanda en riant Dillon. Il ajouta : Il y a quelque vingt ans n’avez-vous pas fait la même chose ? et je suis sûr, Mrs Moore, que vos parents n’ont pas mis tant de façons pour faire droit à votre demande.

— J’étais la quatrième fille de la maison et je n’avais pas de mère à consoler, dit aigrement la veuve.

— Allons, Mrs Moore, il faut voir les choses par leur bon côté ! Voici un an qu’Harris attend Edith. Il ne faut pas tenir toujours close la maison du bonheur. Comment le chaud soleil y pénétrerait-il ? Et sérieux cette fois, Dillon ajouta : Je donne à Harris tous mes droits sur notre part de fermage d’Irlande, et je lui abandonne la moitié de la rente de sa mère. Car vous le savez, Mrs Moore, je compte plus tard, avec ie reste, aller vivre à Sligo dans la petite maison que nous y possédons au bord de la mer. Cela suffira au vieux Dillon, si les enfants sont heureux. À chacun son tour ici-bas ! n’est-ce pas la loi du monde ?

— On s’arrange facilement avec la vie, quand on a dans sa poche la clé de son garde-manger, répondit aigrement la veuve ; soyez sans crainte ; j’ai donné ma parole à votre fils, et je n’y reviendrai plus.

— Et à quand la noce ? demanda le vieux Dillon.

— Pas avant un mois, dit vivement Harris, lorsque Mr Mac Dermott sera de retour de son grand voyage d’Amérique. Je tiens à ce que mon bienfaiteur soit présent à mon mariage.

La conversation s’anima peu à peu et continua sur cet intéressant sujet pendant le repas et la soirée.

Personne ne parla plus de Liette ; personne n’eut l’air de s’en préoccuper. Les Dillon partis, Edith, sans la moindre inquiétude, ferma les portes et les volets de la maison.

Mrs Moore et sa fille étaient couchées, lorsque Liette, rompue de fatigue, entra dans le triste logis, si étranger à son âme et à son cœur.

Elle mangea du pudding réservé à son intention, puis s’étendit devant le foyer éteint, n’ayant ni la force, ni la volonté de rejoindre son lit dans la chambre froide et mal close, tout en haut de la maisonnette.

Avant de s’endormir, elle tendit le poing, en un geste farouche, vers la porte fermée derrière laquelle reposaient sans remords ses deux implacables gardiennes.



V

LE TEMPS MARCHE, MAIS L’ESPÉRANCE DEMEURE



La noce d’Edith se fit en silence. Point de réjouissances, point de festins, partant, point de gaieté : rien qui pùt rappeler à Liette songeuse un mariage qui avait eu lieu dans un lointain rêve et où elle s’était bien divertie.

En la circonstance présente tout se fit, pour ainsi dire, tristement. Pouvait-il en être autrement avec la lugubre Mrs Moure ? Le seul rayon de joie, qui éclaira celle journée somlbre de décembre, fut la visite des jeunes misses Mac Dermott, qui apportèrent des cadeaux et des friandises aux jeunes mariés.

Les jeunes filles réitérèrent avec insistance leur proposition à Mrs Moore pour prendre Liette près d’elles et obtinrent, enfin, de l’irascible veuve que Liette allât passer à l’usine chaque semaine, la journée du dimanche, unique occasion pour la pauvre enfant de sortir de sa malheureuse servitude.

Désormais, elle allait vivre seule avec cette vieille femme, taciturne et égoïste, qui n’aurait pour elle ni un mot de douceur, ni un geste de pitié. Oh ! que ses juurs et ses nuits seraient longs dans cette maison maudite !

Mais l’ami Dillon veillait également sur elle. Ainsi qu’il le lui avait promis, il s’occupa d’améliorer sa situation, et dans cette intention il tint à Mrs Moore un langage qu’elle fut obligée d’écouter. Dès lors, on convint que Liette se rendrait, chaque soir, chez Harris, qui lui apprendrait à lire et à écrire.

Les progrès de Liette furent bientôt tels qu’Harris, émerveillé des dispositions de son élève, prolongea les heures de la leçon. Avec une rapidité étonnante la jeune fille sut promptement lire et écrire couramment ; tout ce qu’elle avait appris dans son jeune Âge se reclassait merveilleusement dans son cerveau. Avec quelle joie elle voyait fuir l’ignorance à tire-d’aile. Ah ! certes, pour rien au monde, elle n’eût manqué l’heure de cette leçon, apaisement de son esprit, repos de son cœur.

Assise devant son livre et ses cahiers, elle se croyait à mille lieues de l’île de Man. Son âme semblait baigner dans un fleuve, plein de fraîcheur, et elle ne se lassait pas de retremper ses idées à la source bienfaisante de l’étude. Elle oubliait ainsi les heures amères de sa vie, lorsqu’elle écoutait son jeune maître avec une vigilante attention, tout oreilles à ce qu’il expliquait, à ses récits d’histoire ; ou bien lorsque, le doigt sur la carte, il lui montrait les pays du soleil vers lesquels son esprit aimait toujours à errer.

Avec lui elle apprit encore le français qu’Harris parlait assez correctement, et elle mit à cette étude toute l’ardeur de son âme et de son intelligence.

Ces reposantes occupations adoucirent peu à peu son énergique et forte nature, trop développée peut-être par des travaux jusqu’alors excessifs et déprimants.

Enfin M. Mac Dermott s’était aussi intéressé à cette jeune fille, à laquelle dans l’esprit ou dans les traits il ne trouvait rien des gens chez lesquels elle vivait.

Le vif désir qu’elle montrait à chercher l’occasion de parler français avec ses filles, et sa facilité à s’exprimer dans cette langue l’avaient également surpris. Il en avait conclu, après une discrète enquête, qu’un secret planait sur le passé de cette mystérieuse enfant.

Quelle joie c’était pour Liette, chaque dimanche, au sortir de la messe d’aller retrouver ses aimables protectrices ; disant un rapide adieu à Mrs Moore elle suivait la famille Mac Dermott et entrait avec les maîtres de l’usine dans le grand et beau jardin au milieu duquel leur habitation était construite.

Dans ce milieu distingué, elle avait peu à peu perdu son ordinaire sauvagerie, et sa grâce native était enfin réapparue, imprimant à sa physionomie un charme étrange, une grande douceur unie à une non moins grande fermeté.


Quelques années s’écoulèrent encore, et maintenant nous retrouvons Liette grande et belle jeune fille de dix-huit ans, absolument métamorphosée.

Voilà dix ans qu’elle habite son pays d’exil. Sa destinée fatale l’a séparée des siens, mais elle ne les a pas oubliés. Liette n’a conservé de sa beauté d’enfant que ses grands yeux bruns, vifs et volontaires et ses superbes cheveux châtains aux reflets dorés, tordus maintenant en masses épaisses au-dessus de sa nuque.

La balafre qui, comme une ligne laiteuse, coupe malheureusement encore son frais visage, en atténue peut-être la grâce charmante, mais telle quelle cette jeune tête de Velléda, que la bouche fortement fendue et le nez droit rendent énergique, arrête le regard ; elle est assurément mieux que jolie et les jeunes gens de son entourage ont souvent’cherché à le lui dire ; mais comme, dédaigneuse, elle n’a eu l’air ni de les croire, ni même de les écouter, ils l’ont laissée seule dans sa fierté. Elle a donc vécu au milieu des insulaires comme une étrangère qui passe sans s’attacher ni aux choses, ni aux gens, le cœur et la pensée ailleurs… ien loin ! Car malgré ses efforts et ses tentatives de retour vers son passé, elle n’était jamais parvenue à se rappeler le nom de sa ville natale, ni celui de ses parents.

Ce nom semblait effacé à tout jamais de sa mémoire. Dès qu’elle croyait tenir le fil conducteur qui guidait ses souvenirs, ce fil ténu dans les rêves, se rompait aussitôt, et la pauvre enfant, saisie de trouble et d’angoisses, ne pouvait retenir ses larmes.

Si elle apporte à présent un certain esprit de suite dans ses actes et un certain goût à ses occupations, elle n’en poursuit pas moins son but unique : arriver à saisir le moindre indice qui puisse satisfaire son ardente et impérieuse curiosité ; connaître le pays, surtout la ville où elle a vécu tout enfant, avec ses parents bien-aimés.

Son pays, elle s’en doute. Quand devant elle on parle de la France, elle écoute, avide, répétant tout bas les mots français qui


Harris prolongea les heures de la leçon.

lui sont revenus à la mémoire, surtout depuis le jour où Harris et les jeunes misses Mac Dermott lui ont appris à s’exprimer dans cette langue.

Dès qu’elle saura d’où elle vient, elle partira immédiatement, brisant avec énergie, si cela est nécessaire, les entraves ou les liens puissants qui pourront s’opposer alors à son départ. Oui, fuir, comme le ramier, vers le vieux nid de son enfance est son seul désir, son unique pensée.

Bien des changements, bien des vides se sont produits autour d’elle.

Le malheur et la mort, qui semblent frapper sans relâche la famille Moore, viennent encore de faire une victime ; et Liette, en ses vetements de deuil, pleure la pauvre Edith, enlevée inopinément à son mari et à sa mère, en donnant le jour a une petite fille.

Mais la petite Lottie ne sentira pan la perte eruelle qu’elle a faite, car Liette s’est donnée tout entière à la mignonne créature ; elle en est devenue la mère attentive et dévouée.

Cette bonte incessante pour la petite orpheline comble de reconnaissance Harris Dillon. Harris est actuellement un personnage a l’usine où il remplace pendant ses nombreuses absences le directeur, Mr Mac Dermott, qui a marié ses deux filles à Londres.

Matin et soir, lorsqu’il est libre, il vient voir Lottie, élevée chez sa grand’mère, et causer de longues heures en français avec sa jeune élève, maintenant son amie et pour laquelle il éprouve une profonde et très tendre affection.

Liette ne cherche pas à pénétrer le mystérieux sentiment qu’Harris laisse percevoir, lorsqu’il est auprès d’elle ; elle ne voit en lui que le seul ami qu’elle se connaisse sur cette terre d’exil, et elle ne veut rien voir au delà.

Le vieux Dillon n’est plus. Il est mort, hélas ! peu de mois après la naissance de Lottie, au grand chagrin de son fils et de son amie Liette.

Quant à Mrs Moore, renfermée plus que jamais dans sa douleur geignarde et dans son égoïsme grognon, elle a maintenant abandonné le soin de sa maison, son travail et sa sollicitude maternelle à l’activité courageuse et intelligente de celle qu’elle persiste à appeler sa nièce, pour avoir le droit de lui imposer ces charges.

La peine de Liette a été bien grande de perdre ses deux aimables et charmantes protectrices, qui ne viennent plus dans l’Île de Man qu’à de rares intervalles.

La santé de Mrs Mac Dermott l’oblige à passer maintenant de longs hivers dans le midi de la France. Est-il donc dans la destinée de cette pauvre enfant de toujours vivre séparée de ceux qui l’aiment ou qui s’intéressent à son sort ? Ces dames ne l’oublient pas, et quelquefois une courte lettre, un petit souvenir de voyage qu’elles lui envoient de Londres ou de l’étranger, lui prouvent qu’elles ne souviennent toujours de leur intéressante et jeune protégée.

Mais ces gages d’un sentiment d’affection réciproque, qui se mêle dans le cœur de Liette à la plus vive reconnaissance, ne suffiraient pas à éclairer la route grise et sans joie qu’elle parcourt, si la présence de la petite Lottie n’était venu, doucement, un jour, l’illuminer d’un véritable rayon de soleil.

Lottie a vingt-deux mois, elle commence à jaser ; tout sourit à l’enfant, lorsque Liette est près d’elle. Elles font ensemble, chaque jour, de belles promenades et ne retournent l’une et l’autre qu’à contre-cœur au cottage rejoindre la morose grand’mère, qui trouve les absences toujours trop longues pour sa solitude et son bien-être.

Lorsque Lottie est couchée, Liette travaille alors sans relâche à son métier : puis va de temps en temps à la ville, comme le faisait autrefois Edith, pour y porter l’ouvrage. C’est elle encore qui cultive le jardin.

Cette vie vulgaire, monotone et de travaux pénibles, ne correspond pas à l’élément intime de sa personne ; rien en elle ne lui fait comprendre, ni aimer les occupations et les brumes de cette terre froide, où la fatalité l’a jetée toute petite fille. Si elle n’avait près d’elle Lottie et Harris, son ame angoissée ne pourrait supporter cette dure et glaciale existence, faite de devoirs qui ne peuvent l’attacher. Mais les mois s’écoulent encore, comme se sont écoulées les années, sans faire jaillir l’étincelle de vérité dans sa mémoire.


VI

RÉVÉLATIONS



Un soir d’octobre de l’année 1870, Liette rentra au cottage beaucoup plus tard qu’elle n’en avait l’habitude. Lottie depuis longtemps pleurait en la demandant. Mrs Moore, visiblement inquiète, s’était mise plusieurs fois, grondeuse, sur le seuil de la porte, se demandant qui avait pu mettre ainsi la jeune fille en retard.

Partie depuis le matin pour la ville, Liette ne restait jamais aussi longtemps absente ; aussi, la mauvaise humeur de la vieille femme augmentait-elle à mesure que le jour baissait.

Liette entra enfin, mais mouillée de la tête aux pieds, la figure bouleversée, les cheveux en désordre, le regard étrange.

« Pouvez-vous bien venir aussi tard ? dit Mrs Moore d’une voix irritée. Que vous est-il arrivé ? Ici tout est à faire ; Lottie n’a pas été soignée, et Harris vient de partir passablement inquiet.

— Je le regrette, répondit Liette, mais tranquillisez-vous, rien de fâcheux ne m’est survenu… au contraire.

— Eh bien ! alors ?

— Non, rien qui puisse donner de l’inquiétude. J’ai eu l’occasion, en revenant de la ville, de retirer heureusement de l’eau le pauvre petit enfant des Morrisson qui allait se noyer.

— Vraiment ! »

Et Mrs Moore, la voix sifflante et le regard méchant, ajouta en regardant la robe mouillée de Liette :

« Les parents ne viendront cependant pas vous donner des vêtements neufs pour remplacer les vôtres à peu près perdus !

— Oh ! Mrs Moore, s’écria Liette indignée des pensées monstrueusement égoïstes de la veuve. De quelle chair est donc pétri votre cœur ! jamais idées semblables ne me seraient venues à l’esprit.

— Je sais… je sais bien, vous êtes toujours la même… sans grande réflexion.

— C’est possible ! finit par répondre Liette toute frémissante, je ne changerais pas facilement, en cet instant, mes pensées pour les vôtres. »

La jeune fille prit d’autres vêtements, soigna sa chère petite Lottie, puis monta se coucher sans accorder la moindre attention aux murmures irrités de Mrs Moore.

Dès qu’elle fut au lit, une détente se produisit dans tout son être, elle versa un torrent de larmes, des mots incohérents sortirent de ses lèvres. Une fois les sanglots apaisés, elle se prit à sourire longuement à une douce vision ; puis, comme dans une extase, elle retomba sur l’oreiller et s’endormit profondément.

Le lendemain, à son réveil, il lui sembla que son cerveau sortait d’un sommeil léthargique. Elle se leva hâtivement, muis distraite, s’habilla toute fébrile, perdue dans sa rêverie.

Cependant un petit cri, une légère plainte de Lottie la ramenèrent subitement vers d’autres pensées. Elle se précipita vers le berceau de la frêle créature, qui lui tendait les bras ; elle reçut avec joie les tendresses délicates que sa petite main d’enfant promenait sur son visage.

Comme elle aimait cette chérie ! elle la voulut belle et pimpante comme pour une fête.

Elle lui passa sa fraîche et blanche toilette dans laquelle la mignonne semblait un cœeur de rose dans sa petite corolle. Elle coiffa avec soin ses doux cheveux, les roulant avec symétrie sur ses doigts pour les friser légèrement ; puis, en la voyant si jolie, si charmante, elle la contempla longuement ; et la figure rayonnante, elle l’emporta, comme un tourbillon, au-devant du jeune père, qui venait chaque matin embrasser sa fillette. « Harris ! Harris ! s’écria Liette, en l’apercevant. Ne me parlez pas autrement qu’en français, et regardez comme votre Lottie est belle.

— Lottie est telle que je la vois chaque jour, mais vous, Liette, je ne vous ai jamais vue aussi joyeuse ; vos yeux brillent de bonheur, quel beau rêve avez-vous donc fait ? Racontez vite, pour que j’en aie ma part.

— Oui, répondit Liette, mon bonheur est infini ! mais ce n’est pas un rêve qui fait chanter mon âme. Oh ! Harris, si vous vous doutiez !… »

Le jeune homme contempla une minute Liette, et visiblement ému :

« Dites vite… bien que je ne sache pourquoi… j’appréhende de savoir ce que vous allez me dire. Mais tout d’abord, Liette, est-ce vrai ce que raconte Mathebury ? Vous auriez sauvé hier, en vous jetant à l’eau, et en nageant entre les deux passes des îlots, l’enfant unique des Morrisson. Je ne croyais pas que vous sussiez nager.

— Moi non plus, dit simplement la jeune fille. Hier, je l’ignorais encore ; mais aujourd’hui je me rappelle qui me l’a appris autrefois !

« Ô Harris, écoutez ce qui m’est arrivé, et dites-moi comment on pourrait, après cela, nier qu’il y ait une Providence !

« Je revenais de la ville en longeant la côte. J’étais arrivée devant la masure de Carter, lorsque j’entendis des appels de détresse. C’était le pauvre petit Ralph, qui venait de disparaître dans l’eau en tombant des roches sur lesquelles il s’amusait avec l’enfant des Mathebury. En deux bonds je fus près d’eux ; et sautant dans la mer, sans réfléchir, je nageai vers l’enfant qui se débattait encore. Je fus assez heureuse pour le saisir, mais en revenant vers le rivage, épuisée des efforts que j’avais de faire au milieu des brisants, je m’évanouis en touchant la terre.

« Un homme avait été témoin de la dernière partie de cette scène.


Un homme avait été témoin de cette scène.
Il nous prit, l’enfant et moi, et nous transporta dans sa masure où

vous savez que n’entre jamais personne.

— Vous étiez chez Carter ? interrogea Harris d’une voix inquiète.

— Oui, chez le vieux Carter, et sauvé par ce pauvre misérable. Je ne sais si autrefois Carter a été un dangereux malfaiteur, mais actuellement je vous certifie qu’il est un bien brave homme. Ah ! il a dû expier ses anciens méfaits, et ils lui sont pardonnés depuis longtemps. Les hommes n’ont plus le droit de les lui rappeler, car il est bon et humain. Les yeux de mon âme étaient fermés ; c’est lui, Harris, qui les a ouverts. Carter est mon sauveur, puisqu’il est parvenu à déchirer la nuée obscure qui entourait ma mémoire. À présent, enfin ! je sais qui je suis et d’où je viens. Je revois, mon cher passé, et la possession de l’avenir me remplit d’espérance et d’allégresse.

— Je ne comprends pas, dit Harris stupéfait, comment l’ancien convict Carter a pu opérer ce prodige. Mais pardonnez-moi de vous interrompre, Liette ; continuez, je vous en prie. »

Liette reprit :

« Revenue à moi dans cette misérable cabane où je me trouvai alors seule, Carter étant parti porter l’enfant à sa famille, je cherchai à me soulever pour sortir, mais inutilement ; mes vêtements mouillés me gênaient, et le froid qui m’avait saisie m’empêchait de reprendre mes forces. Carter revint bientôt ; et pour me ranimer, il alluma un grand feu de branchages ; puis il s’offrit de me transporter au cottage.

« La pensée d’être portée et soutenue par cet homme m’effraya au point qu’il remarqua cette terreur : Ah : me dit-il d’une voix désolée, si je vous importune ou si ma présence vous terrifie, dites un mot et je disparaîtrai le temps que vous serez sous mon toit.

« — Non, répondis-je avec fermeté, restez ; pourquoi fuiriez-vous ? Ne pensons plus au passé. » Carter se détourna, sans répondre.

« Je me reposai donc devant ce feu vif dont la chaleur pénétrante séchait peu à peu mes vêtements. La flamme répandait une clarté étrange sur toutes les choses qui m’entouraient. Mes yeux se fixèrent sur les murs noirs, humides et nus. C’était misérable, crasseux à force de vétusté.

« Cependant la flamme, augmentant d’intensité, fit briller au-dessus du grabat du malheureux un objet métallique… Harris ! pourrai-je continuer ? demanda Liette craintive tout à coup ; la chose que je vais dire est si fabuleuse, si étrange ! Non, vous ne me croiriez pas.

— Je vous croirai toujours, chère Liette, reprit Harris passionnément intéressé. Je vous croirai même dans l’invraisemblable.

Ne sais-je pas que votre bouche n’a jamais menti ? poursuivez donc sans crainte d’une ironie ou d’un doute offensants.

— Oui, dit Liette, au surplus les coïncidences dans la vie sont si imprévues, si invraisemblables souvent, qu’elles arrachent des cris d’étonnement et même d’épouvante, lorsque le fantastique est vraiment le réel.

« L’objet qui attirait mes regards était une sorte de boule dorée, d’un brillant merveilleux, rutilant comme une petite étoile dans un ciel sombre. Cette boule était la pomme d’or martelée de brillants d’une canne retenue avec soin au mur par deux nœuds de ruban noir.

« Pourquoi éprouvai-je, à ce moment, l’irrésistible envie de voir de près cet objet bizarre ? Je ne saurais le dire.

« M’approchant doucement, je regardai.

« … Quel éclair déchira à l’instant la nuée obscure qui entourait mes lointains souvenirs ! Comment arriva-t-il qu’en posant de nouveau mes yeux interrogateurs sur l’unique richesse de ce taudis, ma mémoire subitement s’illuminât, éclairant une vision de mon enfance.

« Mes pensées, tout à coup très lucides, soulevèrent le voile épais derrière lequel s’était cachée jusqu’alors l’histoire de mon passé. Ce passé brumeux, incohérent, m’apparut enfin clair, lumineux, et ses rayons, pénétrant profondément mon intelligence, me dévoilèrent tous les mystères si longtemps incompris de mon enfance malheureuse.

« Alors, l’œil dilaté par la surprise et secouée intérieurement par une reconnaissance absolument miraculeuse, je chancelai et tombai à terre, la figure dans mes mains, sous l’empire d’une émotion de joie trop forte pour mes nerfs déjà très ébranlés par le récent accident.

« Je dus jeter un cri, un appel que Carter entendit. Il accourut ; et en me voyant proslernée devant le précieux objet dont la vue venait de faire surgir mon passé, il me demanda, craintif, la cause de ma stupeur étrange et des larmes qu’il me voyait répandre. Cependant, je pus me relever et priai cet homme de me répondre avec sincérité : « Vite, Carter, dites-moi la vérité telle qu’elle est ; n’inventez rien ; soyez franc comme devant la mort. C’est ma vie, croyez-le, qui est suspendue à vos lèvres ; car le hasard m’a conduite aujourd’hui vers vous. Où avez-vous pris cette canne ? qui vous l’a donnée ?

« — La chose n’est pas compliquée, reprit l’ancien convict. J’ai trouvé cette belle canne sur la mer où elle surnageait à la dérive, il y a de cela une dizaine d’années. Elle est venue d’elle-même aborder au canot accroché : l’arrière de notre bateau. Je l’ai saisie et l’ai toujours gardée avec respect comme un talisman, car, à partir de ce jour, elle m’a porté bonheur. C’était précisément mon premier voyage sur mer, après mon retour de là-bas… vous savez ce que je veux dire… j’étais embarqué avec Tom Will, nous sortions du port de La Rochelle et….

« — De La Rochelle ! oh ! assez, Carter, ne parlez plus ! je sais et comprends tout maintenant.

« Ah ! Harris, pourrai-je supporter le bonheur qui m’envahit encore à cet instant ? Ce bonheur fut tel hier que, tremblant de la tête aux pieds, je me sentis de nouveau perdre connaissance.

« Carter me fit avaler quelques gouttes de whisky ; je pus me remettre et verser d’abondantes larmes de joie ; puis, je mis le pauvre homme abasourdi au courant de ce qui m’arrivait. « — Grâce à vous, Carter, lui dis-je, un fait merveilleux vient de se produire ici même. Je cesse enfin d’être une créature perdue et égarée dans le monde. Et voici que la mémoire me revient. La secousse extraordinaire que j’ai éprouvée semble ressusciter tout mon passé. Oui, je sais qui je suis ! oui, je sais d’où je viens… Je suis de ce port riant de La Rochelle que protègent de grosses tours, pleines de mystère, et là doivent vivre encore mes parents adorés qui me croient à jamais perdue. C’est en revoyant cette canne, la canne de mon cher parrain, avec laquelle je jouais au

Carter me vit prosternée devant le précieux objet.

bord de la mer où elle tomba et disparut, il y a, en effet, plus de dix ans, que s’est opéré ce prodige.

« Merci, Carter, merci mille fois », dis-je, en pressant avec effusion les mains de l’ancien bandit.

« Mais, lui, tout confus de ma reconnaissance, dans un élan sublime de générosité, me dit simplement :

« — Si cette canne doit vous servir pour qu’on vous retrouve, prenez-la ; elle est à vous, je vous la donne. « — Non, Carter, gardez-la. Je ne veux pas vous ravir votre précieux talisman, j’aurai d’autres preuves à offrir, j’espère. »

« Et, sous l’empire d’une exaltation sans bornes, je’m’enfuis et j’errai jusqu’au soir au hord de l’Océan, plongóe dans de délicieux retours vers la ville chérie où je veux aller sans retard.

« Alors, Harris, je me revis enfant ; petite fille chérie et bien aimée de tous, Je reconnus ma chère ville natale avec sa rive ensoleillée, ses bassins, ses vieilles tours, les remparts, les porches, le port, les bateaux… et la maison de mon bon grand-père, l’imprimerie, avec tous les « typos » le bonnet de papier sur l’oreille, la librairie et les clients, les amis et mon parrain ! mon cher parrain ! la cause indirecte, mais bien heureuse du retour de ma mémoire vers ce passé chéri. Puis, je revis la propriété de ma famille ! les Gerbies ! avec tante Minette, grand-papa, l’oncle Rigobert et la petite Botte, tous enfant et au-dessus de ces chers souvenirs, mon bon grand-père et ma bien-aimée grand’mère me tendant les bras.

« Que s’est-il passé hier soir ? je ne m’en souviens plus. Mais ce matin, je me retrouve libre, heureuse ; mes souvenirs sont lucides. Je me rappelle le nom de mes parents et tout ce qui m’est arrivé dans ma petite enfance, si choyée par eux jusqu’au jour où survint un étrange accident. En voulant monter sur un bateau, pendant un instant d’inattention de ma bonne, je suis probablement tombée dans la cale du navire qui, a dů m’amener dans ce pays. Pourquoi y suis-je restée ? Il doit y avoir des responsabilités qu’il faudra éclaircir. À présent je ne les cherche pas, tout entière que je suis à la joie de connaître enfin mon identité. Maintenant il faut fuir, Harris, sans hésiter ; il me faut aller retrouver tout ce bonheur perdu. »

Harris n’avait pas interrompu Liette.

« Pardonnez à mon égoisme, lui dit-il, de ne voir qu’une chose dans ce fait miraculeux : la crainte de vous perdre.

« Vous allez incessamment retourner dans votre patrie, et cette pensée tue net la joie que je pouvais partager avec vous. »

Liette ne put supporter la pensée que ce qui faisait son bonheur ne fit pas celui de son ami.

« Hélas ! Harris, lui dit-elle un peu fâchée, vous m’aimez pour vous-même et non pour moi ; autrement vous seriez heureux de ce qui m’arrive et vous vous associeriez à cette félicité prochaine. Mon départ est, en effet, indiscutable ; vous l’avez deviné, je veux partir sans retard. Il me faut revoir ma famille et mon pays. Existe-t-il un amour plus pur, et par ce fait, plus fort que celui qui me possède ? »

À cette véhémente sortie de Liette, Harris ne sut que répondre ; il en fut accablé. Le profond et très tendre attachement qu’il éprouvait pour elle datait de loin. Il avait pris naissance en son cœur, alors qu’il était devenu son guide intellectuel.

À la mort d’Edith, il avait compris qu’il appartenait à tout jamais à celle dont il avait façonné le cœur et l’esprit selon son âme et ses idées, et qu’il n’aurait désormais jamais d’autre compagne.

La généreuse et vive petite Française s’était éloignée d’instinct des froideurs aigres et égoïstes de sa mère adoptive, mais au contact de la noble et franche nature du jeune Irlandais, elle était peu à peu sortie de son amer isolement.

Elle l’avait d’abord respecté comme le maître ; puis nature ardente et tendre, elle s’était, par la suite, attachée à lui comme à l’unique ami, le seul soutien qu’elle se connût dans ce pays maudit. Et cependant, trop éprise de son rêve dl’enfant perdue, elle ne vit pas qu’en elle sommeillait pour lui un plus intime sentiment.

Ce fut d’un ton de doux reproche qu’elle lui dit :

« Harris ! n’ai-je pas mérité la joie infinie qui m’attend ? Voilà bien des années que je donne à ma destinée la monnaie d’amertumes qui doit payer mon grand bonheur. N’est-ce pas mon bien acheté par mes larmes ? ô mes parents ! nul être ne m’empêchera d’aller vous rejoindre !

« Vous ne comprenez done pas, Harris ! quelle joie j’éprouve à la pensée de retourner dans ma patrie, de reprendre ma place dans la maison où j’ai reçu le jour ! revivre enfin, comme autrefois, au milieu des sourires et des caresses des miens : Le soleil, le gai soleil que j’ai toujours aimé, éclairant dès lors ma vie, ne sera-t-il pas plus brillant que sur cette terre d’exil ? et puis, mourir là-bas, pour dormir étendue près des êtres chéris, est pour moi une consolation suprême ; même dans la mort, tout sera doux à mon âme, tout sera cher à mon cœur ; car sur ma tombe la chanson des oiseaux sera comme une chanson française que mes restes comprendront.

« N’est-ce pas la patrie, tout cela, Harris ? c’est ce qui fait l’objet de mes désirs, nuit et jour ; cessez donc de déplorer mon départ pour vous réjouir avec moi de ma prochaine félicité. » Incapable de répondre à Liette, Harris se détourna et partit le cœur brisé.



VII

LUTTE DÉCISIVE



A pas lents la jeune fille revint au cottage et s’occupa, comme à son ordinaire, des soins du ménage et de Lottie. Une fois l’enfant endormie, elle prit de nouveau la route de la ville pour s’enquérir du départ des bateaux qui faisaient la grande pêche ou des longs courriers français qui pouvaient se trouver dans le port.

Une goélette, le Jeune Jacques de Bordeaux, y était amarrée depuis trois jours, et devait repartir le lendemain matin à la première heure. Elle s’entendit avec le’capitaine et arrêta son départ sur ce bateau. Mais comme certaines formalités lui étaient nécessaires, elle prolongea son absence jusqu’au soir et ne reparut au cottage qu’à la nuit.

Harris n’avait pas divulgué son secret. Elle le vit en entrant, car Mrs Moore, la figure décomposée par la colère, lui reprocha ces deux dernières journées passées loin de son métier, et son indifférence pour Lottie délaissée. Ce reproche fut le seul sensible à la jeune fille.

Pauvre petite Lottie ! elle l’avait déjà presque abandonnée ! Liette, qui n’avait pas encore songé à l’éventualité de cette séparation, entrevit immédiatement ce qu’elle allait avoir de douloureux pour son cœur.

En toute hate et sans répondre à Mrs Moore, elle se dirigea vers la chère mignonne qui lui tendait les bras.

Elle avait déjà souffert de cette absence momentanée, cela était visible à la négligence de son petit costume et à la tristesse de son regard, tout humide encore des larmes versées.

Que sera-ce donc plus tard, quand elle ne sera plus là ?

Lorsque l’enfant, souriante sous ses caresses, reposa bien soignée dans son berceau :

« À nous deux, dit la jeune fille, en se tournant vers Mrs Moore. Nous avons ensemble des comptes à régler. »

Et sans ménagements, d’une voix incisive, elle mit la veuve au courant de ses résolutions et lui annonça son irrévocable départ.

En écoutant cet étrange récit et en apprenant cette subite détermination, la surprise, la colère agitèrent tour à tour la vieille femme. Elle se vit désormais seule, obligée de se suffire, et cette déconvenue la bouleversa complètement. Elle lança à Liette des regards foudroyants ; la menace sur les lèvres et dans le geste, elle déclara brutalement qu’elle s’opposerait par tous les moyens à ce départ insensé.

Cela sera parfaitement inutile, répondit Liette avec calme ; ma décision est irrévocable, et je vous préviens que nulles menaces, nulle crainte n’auront de prise sur ma volonté déterminée.

— Cela n’est pas encore bien sûr, reprit la veuve, au paroxysme de la colère. Vous n’avez pas le droit de partir sans mon autorisation, sachez-le Vous n’avez que moi comme parente dans le pays. J’ai des droits et je les ferai valoir. Au surplus, quelle histoire me contes-vous ? personne ne vous connaît en France ; vous dites des folies. Taisez-vous.

— Vos droits sur moi, dit Liette avec énergie, il vous serait impossible de les prouver ! Cessez donc, Mrs Moore, vos odieux mensonges. Je n’ai jamais pu jusqu’à ce jour vous les reprocher, parce que j’ignorais quelle aventure tragique m’avait amenée sous votre toit. J’avais perdu la mémoire par suite d’une commotion cérébrale qui m’a livrée à vous. Pendent de longues années j’ai dû feindre d’accepter vos arguments, mais aujourd’hui, grâce au ciel, cette nuit terrible est dissipée. Sous l’empire d’un second ébranlement cérébral et d’une immense émotion, mes souvenirs sont revenus

Elle lança à Liette des regards foudroyants.
hier presque subitement ; ils sont précis. Je puis donc vous reprocher enfin votre odieuse conduite à l’égard d’une pauvre enfant

sans défense, abandonnée à votre égoïste cupidité. Oh ! que vous m’avez rendue malheureuse sous le couvert d’une hypocrite charité !

« Si vos intentions à mon endroit eussent été pures et droites, vous ne m’auriez pas fait passer pour votre nièce. Vous auriez déclaré qui j’étais, et je serais depuis longtemps, sans doute, retournée près de mes chers parents désolés. C’est lache et perfide ce que vous avez fait là. »

Mrs Moore, ordinairement très mattresse d’elle-même, parut d’abord accablée par la logique de ces justes reproches.

« J’avais toujours soupçonné que cette enfant m’occasionnerait des soucis », dit-elle tout bas, puis, elle ajouta en élevant la voix :

« Alors toute la peine que j’ai prise pour vous ne compte plus ! Ah ! si j’avais pu prévoir quelle ingrate je soignais… je vous aurais laissée ce que vous étiez, lorsqu’on vous a confiée à nous : une malheureuse petite mourante qui n’avait que le souffle… Et dire que je vous ai traitée et considérée jusqu’à ce jour comme ma fille !

— Comme votre fille ! s’écria Liette indignée, vous n’oseriez le soutenir devant personne du pays ; tout le monde connaît votre dureté. Les soins que vous m’avez donnés étaient intéressés et je vous les ai rendus au centuple, ainsi qu’à Edith ; car depuis que je mange votre pain amer, je suis restée la servante de la maison, l’esclave de vos volontés. Et personnellement, vous Mrs Moore, vous n’avez jamais eu que la pensée de vous servir de ma jeunesse et de mon bon vouloir. Moi, votre fille ! quelle ironie ! Sans mes amis les Dillon, que serais-je à cette heure ? une pauvre ignorante, l’égale des servantes de l’auberge ! »

La veuve était visiblement décontenancée par la vigueur de ce langage nouveau pour elle.

Liette poursuivit sur un ton moins acerbe : « Je ne veux cependant pas oublier, au milieu de ces reproches mérités, combien le ciel me protège. Je ne parlerai plus du passé, mais remettez-moi immédiatement les vêtements que je portais le jour où vous m’avez reçue des bras de ?…

— De mon fils, interrompit la vieille femme. Oui, c’est mon pauvre John, qui vous a apportée mourante ; c’est lui qui m’a recommandé de vous soigner. Ne dites pas qu’alors nous n’avons pas fait notre devoir envers vous, ce serait une épouvantable calomnie dont il vous serait demandé compte.

— Pourquoi, une fois remise, ne pas avoir confié mon sort aux autorités du pays ou au directeur de l’usine, au lieu de me cacher sous une fausse identité ?

— J’ignorais d’où vous veniez. John ne nous l’avait pas dit.

— D’autres, plus instruits que vous, eussent compris que je parlais français ; on eût fait des recherches ; on eût su d’où venait le navire qui m’avait amenée à l’île de Man.

— Je n’y ai pas pensé.

— Parce que cela faisait votre affaire, parce que vous aviez certainement un but secret et intéressé, l’unique cause de cette iniquité. Si vous aviez fait votre possible pour retrouver ma famille, Yous y seriez parvenue dans le principe, et vous auriez été largement indemnisée par elle. Je ne me porte pas garante de ce qu’elle fera aujourd’hui, car vous avez perdu vos droits à sa reconnaissance. Depuis dix ans que vous bénéficiez de ma jeunesse laborieuse, que m’avez-vous donné en retour ? ni joie, ni affection, ni même la moindre lueur d’espérance. Si vous êtes persuadée, en agissant ainsi, avoir fait une bonne action, désabusez-vous. Quant à moi, je ne vous ai jamais bénie en mon cœur ; le pardon seul que je vous promets à cet instant vous montre la nature du sentiment que je vous garde. »

Et comme la veuve, qui n’en pouvait croire ses oreilles, balbutiait une excuse, Liette l’interrompit vivement :

« Inutile de récriminer plus longtemps avec vous, Mrs Moore Donnez-moi mes anciens vêtements, ceux que je portais alors ; ils vont servir à justifier mon identité. Je vous laisse tout ce qui était à mon usage et les quelques pauvres hardes achetées avec le produit de mon travail. Je m’emporterai rien d’ici qu’un souvenir, et quel souvenir !

Mrs Moore finit par voir qu’elle avait affaire à une volonté déterminée. Craignant le scandale dont sa considération aurait à souffrir, elle préféra se rendre sans bruit, sans discussions, aux désirs légitimes de Liette. Elle ouvrit son armoire et retira d’une boîte, fermée à clé, un paquet soigneusement ficelé. — Un collier de corail rose avec une robe en popeline bleue et une petite pèlerine de même étoffe, bordée de fourrure d’hermine, étaient tout ce qu’elle avait conservé des vêtements de l’enfant.

La jeune fille ne put revoir ces objets sans un profond attendrissement.

« En souvenir de la chère petite Lottie, lui dit-elle, je vous renouvelle la promesse de ne plus parler des larmes que j’ai versées chez vous. Toutefois, pour être juste, j’ajoute que, depuis bientôt quatre ans, j’ai eu des instants de douceur procurés par ce petit ange aux yeux bleus que mon cœur saigne de laisser, et profonde et sincère du père de cette enfant, mes seuls amis du reste.

« J’ai fini, ajouta-t-elle, de verser tout le fiel de mon âme. Maintenant je vous dis adieu, Mrs Moore. S’il vous reste au cœur une parcelle de justice, vous me donneras raison. Mais au surplus, peu m’importe ?

— Vous avez fini de parler ? » dit la veuve d’un ton sec. Et tournant sur ses talons, sans un signe d’adieu, sans la moindre émotion, elle sortit en fureur.

Liette resta un instant absorbée dans de graves pensées ; puis elle gagna lentement sa chambre.

Pour contenir le paquet de ses vêtements d’enfant elle prit un grand foulard de dernier cadeau d’Edith, et le noua ensuite aux quatre coins ; puis elle compta ses quelques pièces d’économie, petite somme à peine suffisante pour payer son voyage. Elle se disposait à entrer dans le modeste cabinet qui servait de chambrette à Lottie, lorsqu’elle entendit ouvrir doucement la porte du cottage. C’était Harris qui revenait. Sur le point d’entrer une heure auparavant, le bruit de la discussion entre Liette et Mrs Moore l’avait arrêté sur le seuil, et il avait écouté la scène précédente.

« Liette, dit-il, triste et sérieux, vous venez de me briser le cœur ! Pauvre amie, comme vous avez souffert ! Mon père avait vu clair, mais je m’étais toujours refusé à admettre ses suppositions pour ne pas croire Edith coupable de connivence dans de semblables supercheries. Vous avez raison, Liette, allez, sans tarder, chercher le bonheur qui vous attend là-bas.

« Si par hasard vous ne le rencontrez pas, ou bien, comme il fait

Elle lui passa au cou le collier de corail.

toujours, s’il fuyait encore, revenez ici. Mon cœur est à vous, il ne se reprendra jamais.

« J’avais hier le fol espoir que Lottie saurait peut-être mieux vous retenir, mais je vois que nous sommes tous les deux moins forts que vos doux souvenirs. De quels liens l’enfance enserre le passé !

— Mon enfance ! ô ma petite enfance bénie ! dit Liette en joignant les mains, seule, Harris, elle m’a soutenue dans ma misérable vie.

« Ce sont les premières empreintes de la tendresse des miens qui m’ont empêchée de mourir de douleur ou de déchoir bien bas. Insensiblement certains faits, certaines leçons de droiture et de bonté ont relevé mon courage. Je vais aller retrouver tout cela ; il me faut y retremper mon âme, si je veux vivre heureuse. Merci, cher Harris, pour vos consolantes promesses ; je pars en vous bénissant, non seulement vous êtes l’ami précieux, mais vous avez été le guide généreux de mon intelligence. Vous m’avez tirée de l’ignorance dans laquelle j’étais enlisée ; grâce à vous, j’ai pu me ressaisir ; c’est vous qui avez préparé mon être tout entier à ce merveilleux retour, en m’apprenant la langue chérie que je vais parler désormais ; croyez à mon éternelle reconnaissance.

— Amie, l’heure de la séparation est arrivée, mais j’emporte l’inoubliable souvenir des heures vécues près de vous, celui de votre affection précieuse. Il nous rapprochera plus tard, soyez sûre.

— Adieu, Harris, ne me parlez plus, je n’aurais pas la force de vous entendre… »

La jeune fille tendit les mains à celui qu’elle considérait désormais comme son fiancé. Harris l’attira à lui, et dépose sur son front le premier baiser qui scellait leur mutuel attachement. Comme il s’éloignait, Liette le rappela.

« Un mot encore, dit-elle, pour assurer ma tranquillité : Prenez Lottie près de vous ; ne la laissez pas avec cette femme sans cœur, pétrie d’égoïsme et de fiel ; elle ne saurait élever cette enfant, Cette physionomie sévère, ce regard de vieille femme, dur, sec et fatal, attristent les petits et les rendent malheureux. J’en sais quelque chose… éloignez Lottie de ce cauchemar de ma jeunesse.

— Vous serez écoutée, Liette, répondit Harris, très pénétré des observations de la jeune fille. Demain soir Lottie couchera sous mon toit. Au revoir, chère amie, à demain matin : je serai sur le port pour assister à votre départ de la terre d’exil. »

Liette ne dormit pas cette dernière nuit. Elle la passa près du berceau de sa chère Lottie. En contemplant les traits purs et charmants de l’enfant qu’elle voyait peut-être pour la : dernière fois, son cœur éclata en sanglots. Oh ! qu’il lui en coûtait de laisser derrière elle ce petit être, qui avait su s’emparer des trésors de tendresse que renfermait se jeune âme !

L’aurore la rappela à elle-même. Elle jeta dans un dernier regard un baiser à l’enfant endormie, s’en approcha doucement, et sans la réveiller, lui passa au cou le collier de corail et la médaille que Mrs Moore lui avait remis la veille. C’était pour elle le plus précieux souvenir qu’elle pouvait lui laisser.

Elle s’empara du petit paquet de ses vêtements, et sans bruit ouvrit la porte du cottage. Elle se disposait à la franchir, lorsqu’une ombre se dressa devant elle.

« Maudit soit le jour où vous êtes entrée dans ma maison ! lui cria Mrs Moore. Oui, maudit soit ce jour, car vous n’y avez apporté qu’affliction et malheur ! Que le désespoir vous accampagne et ne vous laisse plus !

— Je n’ai rien fait, répondit Liette, pour mériter cet anathème. Ce n’est pas moi qui suis allée chez vous ; on m’y a portée. Je ne crois pas que le ciel vous exauce ; il est sourd aux désirs des méchants. »

Et la jeune fille, pour ne plus entendre la vieille femme, à moitié folle de dépit et de rage, se sauva dans le brouillard épais du matin.


VIII

VERS LA PATRIE



Sur les flots agités de l’océan qu’un jour nuageux tristement argente, la goélette, le Jeune Jacques, file avec rapidité.

Balancée de l’avant à l’arrière, soulevée par les lames gigantesques, elle saute légèrement, tout en évitant les nombreux brisants parsemés sur sa route.

Liette, debout à l’arrière du navire, regarde disparaître au loin les roches brunes vers lesquelles il n’y a qu’un instant elle envoyait ses adieux. Longtemps elle suivra des yeux la silhouette amie qui, à l’extrémité de la jetée, l’accompagne du regard et ne s’éloignera pas, tant que le bateau sera en vue.

Mais pou à peu les côtes de l’île décroissent et s’estompent dans la brume ; Harris Dillon n’est plus qu’un point à peine visible. Du fond du cœur Liette lui adresse un adieu ému dans lequel elle fait passer toute son âme. Non, ils ne sont pas séparés à jamais ; un jour les réunira. C’est pourquoi la jeune fille peut quitter cette terre où elle a tant souffert, sans une pensée d’amertume, sans une parole de malédiction.

Et maintenant qu’il n’y a plus tout autour du Jeune Jacques que le ciel et l’eau, elle se détourne lentement.

Son regard, reflet de ses intimes pensées, plonge dans l’immensité qui l’entoure, cherchant à découvrir vers l’orient qu’elle ne quittera plus désormais des yeux, cette terre de France à laquelle elle a hâte d’aborder.

Sur ce bateau où la complaisance du capitaine lui laisse la plus grande liberté, rien ne semble la distraire. Elle ne remarque ni la manœuvre de la voilure, ni le vol des oiseaux de mer, qui accompagnent l’embarcation, ni le moutonnement des flots dont la crête écumeuse se brise près d’elle et l’inonde d’une pluie de perles humides.

Oh ! qu’ils ne se ressemblent guère ces deux voyages effectués à si longs intervalles ! Du premier elle ne se souvient plus : c’était le noir Malheur qui la conduisait. Aujourd’hui, c’est la souriante Espérance qui la ramène vers sa famille chérie. Elle la revoit en pensée telle qu’elle l’a laissée, il y a dix ans, et telle qu’elle croit la retrouver ; et devant cette image elle sourit doucement.

Pour la centième fois peut-être, elle se refait le portrait de sa grand’mère qu’elle revoit avec ses cheveux noirs roulés en épais bandeaux, bouffant de chaque côté de son calme et bienveillant visage ; puis celui du bon grand-père, soulevant constamment de ses doigts, en un geste machinal et habituel, la masse de ses épais cheveux gris.

Comme ses souvenirs à présent sont lucides ! Ils semblent n’être restés si longtemps endormis que pour se réveiller aujourd’hui plus vifs et plus clairs que jamais. Elle n’e qu’à fermer les yeux pour retrouver le tableau familier de ses jeunes années, et à certains moments l’illusion est si forte que, sans le balancement du plancher mobile sur lequel elle marche, sans le bruit du vent dans les cordages, elle se croirait au milieu de ses parents et de ses vieux amis.

Elle se représente la surprise, l’émoi que va produire ce retour miraculeux.

La reconnaîtra-t-on par impossible ? elle a tellement grandi et changé. Voudront-ils croire que c’est leur Liette chérie qui revient ? Et, des yeux, la jeune fille cherche près d’elle le petit paquet d’effets qui doit prouver son identité, pour peu qu’on doute.

Mais elle se remet de cette crainte désolante. Oui, ses chers vieux croiront ; d’ailleurs, qui pourrait les aimer comme elle !

Les heures passent, les journées s’écoulent, l’aube du troisième jour luit.

« Patience, miss Liette, dit Le capitaine ; avec le vent qui nous pousse nous serons sûrement demain en vue de La Rochelle. »

Quelle joie dans le cœur de Liette, lorsqu’elle entend ces paroles !

Enfin, les côtes de France se dessinent à l’horizon, et le petit narire, ans modérer se vive allure, évite les Pertuis. Bientôt apparaît au loin la Tour de la Lanterne ; le chenal est vite franchi, et La Rochelle est alors devant Liette avec ses deux grosses tours de bastion, qui semblent défendre le bassin du port dans lequel entre, majestueux, le Jeune Jacques, toutes voiles déployées.

Liette ne sourit plus ; debout près du bastingage, elle a peine à comprimer les battements précipités de son cœur, elle regarde de tous côtés, éperdue de bonheur, et dans le jour qui tombe, elle reconnaît encore le rêve vécu jadis ici : le bon rêve plein de soleil, de sourires et de bateaux…

Cependant, les mille et une formalités qui vont se dresser au sujet du débarquement ne lui permettront pas de descendre immédiatement à terre.

L’administration de son cher pays, alors en pleine guerre avec l’Allemagne, soupçonneuse, défiante pour ce qui arrive du large, l’oblige à attendre la visite minutieuse que doit venir faire sur le bateau l’envoyé de l’autorité maritime. Et, sans la parole donnée par le capitaine Polasset du Jeune Jacques, qui assure répondre de l’intéressante étrangère, il n’est pas certain qu’elle eût pu même débarquer.

Ce léger retard, ces soupçons, ces tracasseries énervent la voyageuse.

Elle avait bien entendu parler par Harris de cette guerre horrible, qui saigne la France et décime ses enfants ; et bien qu’au contact de l’étranger elle n’eût pas perdu ce frisson, cette fleur de sensibilité nationale que garde toujours en son âme celui qui est de France, elle n’avait pas encore senti profondément la souffrance.


Elle regarde de tous côtés.
de sa patrie, songeant davantage à la sienne propre ; car depuis

longtemps tout effleurait ce jeune cœur en dehors du but unique qu’il poursuivait.

Quelle bienheureuse nuit elle passa seule et tranquille dans sa petite cabine ! Être enfin en France, sur un navire français, bien amarré au port et à deux pas du logis paternel ! Quel espace franchi en si peu de jours dans l’heureuse réalité !



IX

DESILLUSION



Le lendemain, à la première heure, Liette, son léger paquet à la main, saute allègrement à terre, et regardant de tous côtés, cherche à s’orienter.

Elle reconnait vite la topographie du port. Sans hésiter, elle s’avance vers la ville ; mais, à deux pas de l’inoubliable fontaine où le vieux sylvain continue à ouvrir la bouche, et auprès de laquelle ne stationnent ni servantes, ni marchands d’eau, ce qui l’étonne, l’énergie qui l’a soutenue jusqu’ici lui fait subitement défaut. Elle n’ose plus regarder cette rue si connue, qu’elle a parcourue tant de fois toute petite filé ; et marchant maintenant très doucement comme prise de peur, elle ralentit l’instant suprême du bonheur ineffable qui l’attend. Elle avance à petits pas. Puis, tout à coup, elle n’y est plus…

Est-ce une illusion ? La rue, en cet endroit, semble avoir changé d’aspect ? une construction neuve et monumentale occupe l’espace où devraient se trouver l’imprimerie et la librairie de son grand-père. Cependant, à côté elle reconnait encore intacte la porte de la maison de ses amis Maurel : il n’y a’donc pas à douter, c’était bien là ; elle ne se trompe pas.

Si la maison a disparu, eux, que sont-ils devenus ? —

Pour le savoir, sans hésiter, Liette va frapper chez les anciens amis, et elle écoute, anxieuse… Sont-ce les pas lourds du vieux professeur qui traînent sur les dalles ? est-ce lui qui vient ouvrir ? Non, c’est un domestique âgé, vêtu d’un sale gilet à manches ; qui d’une voix d’asthmatique lui demande ce qu’elle veut.

« Je désire parler à M. ou Mme Maurel, ou s’ils sont absents, à leurs enfants », répond Liette, en s’avançant dans le vestibule.

Le serviteur n’a pas bougé. Il ne connaît pas, les personnes qu’on lui demande, et l’accent étranger de la jeune fille le mettant en défiance, il l’empêche d’avancer.

Liette est devant la porte ouverte de la vaste salle à manger qu’elle reconnaît bien, et où toute fillette elle s’est tant musée. Cette salle est présentement encombrée de paperasses rangées dans des casiers. Devant deux tables de bois blanc, couvertes de taches d’encre, deux très jeunes copistes à manches de lustrine noircissent du papier. Ils lèvent la tête, et l’un d’eux répond :

« Le bureau est fermé ce matin ; M. le receveur est absent pour la matinée ; il est à l’enterrement. »

En voyant la mine déconfite de la visiteuse, le vieux domestique ajouta poliment :

« Ceux qui habitaient jadis cette maison sont à Bordeaux depuis la mort du père, un ancien professeur, il y a de cela huit ou neuf ans.

Je vous remercie », dit Liette, en se retirant le cœur très gros.

Maintenant que faire ? Elle regarde autour d’elle, ses souvenirs sont bien exacts ; puis, pour les fixer, n’a-t-elle pas devant elle l’enseigne du coiffeur dont les deux petits plats de cuivre miroitent en se balançant au soleil ?

M. Reydire, devenu opulent, le nez rougeaud, endimanché dans une redingote trop juste, se montre, en ce moment, sur le pas de sa porte qu’il se dispose à franchir. Les allures hésitantes de Liette, sa démarche timide, troublent ce paisible citoyen. Il la suit un instant du regard, puis va faire part à son voisin, le coiffeur, de quelques-uns de ses soupçons.

« Vous allez à l’enterrement, Lesombre ? lui demanda-t-il.

— En effet, je me dispose à partir », répondit ce dernier.

Et le coiffeur, légèrement grisonnant, parut à son tour.

« Connaissez-vous cette étrangère, Lesombre ? Sûrement, ce doit en être une. Moi, je ne me trompe pas, affirme avec suffisance le chapelier, je reconnais ça tout de suite au chapeau ; il n’y a que des Anglaises ou des Allemandes pour arborer des formes semblables ! Voici bien dix minutes que je la vois aller, venir, regarder de tous côtés. Elle cherche à se renseigner. C’est évident.

— Je l’ai déjà remarquée, répondit Lesombre. Elle est entrée, tout à l’heure, chez le receveur de l’enregistrement et en est immédiatement ressortie, reconduite par le vieux François.

— Qui diable peut-elle bien venir chercher ici ?… Je lui trouve une physionomie singulière. Par le temps qui court, on doit si méfier, être circonspect, car des espions déguisés, des femmes allemandes et même des enfants, parcourent, paraît-il, la France en tous sens. Ah ! les misérables !… Si elle m’adresse la parole, vous allez voir comme je vais lui répondre.

— Vous avez raison, monsieur Reydire, répondit le coiffeur. Mais mazette ! quelle belle chevelure sous ce vilain chapeaut C’est une jolie fille, ma foi, ajouta-t-il ; et malgré son singulier accoutrement, je ne sais pourquoi elle m’intéresse. Sa figure me rappelle celle de quelqu’un… Tiens, mais il semble qu’elle veuille nous parler, reprit-il, en se rengorgeant.

— Non, riposta M. Reydire, la belle enfant a réfléchi. Elle doit avoir trouvé son problème, car la voici qui file d’un pas alerte et décidé… Si vous êtes prêt, faisons comme elle. »

Et les deux paisibles commerçants, emboitant le pas derrière Liette, la perdirent bientôt de vue.

Liette filait, en effet, prestement.

Pendant un moment elle eut la pensée d’interroger les anciens voisins ; mais, honteuse de divulguer à des indifférents ses cruelles perplexités, et une idée subite lui étant survenue, elle y obéit en partant au plus vite.

Pourquoi n’irait-elle pas trouver son cher parrain ? Lui seul était à même de lui répondre et de l’initier à ce présent incompréhensible.

Liette savait où habitait M. Leypeumal, tout en haut de la ville, près du jardin public. Elle n’avait qu’a suivre toujours tout droit cette longue rue qui va d’un bout à l’autre de La Rochelle.

Un grand nombre de soldats, d’officiers de toutes armes, de tous grades, sillonnaient la rue et encombraient les porches. Tout en suivant un bataillon serré de nouvelles recrues, elle aperçut en arrivant sur la place d’Armes, rangés comme en bataille, des canons, des chariots d’artillerie, des voitures d’ambulances et des fusils mis en faisceaux. La vue de tout ce matériel de guerre lui serrele cœur, et les larmes qu’elle n’avait pas versées tout à l’heure coulent à présent abondantes. Sa elle joie du matin est tombée.

Cependant, au son du clairon qui sonne et du tambour qui bat, et emportée aussi dans un mouvement de troupes en marche, elle va au pas comme le régiment qui l’entraîne.

Les soldats obliquant à gauche et laissant le chemin libre, Liette put enfin, sans hésitation, s’engager dans la rue de Bethléem.

Pourquoi cette rue, ordinairement si paisible, est-elle obstruée, en ce moment, par un millier de personnes ? La jeune fille a beaucoup de peine à arriver jusqu’à la porte cochère qu’elle aperçoit très entourée, sous laquelle autrefois « Fidèle », la jument grise de M. Loypeumal, attelée au cabriolet, a fait de si longues stations, en attendant son maître.

À l’instant où elle y parvient, un corbillard magnifique sort de la maison, orné de panaches noirs aux quatre coins et trainé par deux chevaux superbement caparaçonnés.

« Qui est mort ? » demanda Liette, haletante.

Personne ne répond. Les gens qui l’entourent, étonnés, la regardent, semblant trouver sa demande stupide. Cependant, un bon vieillard, d’une mise extravagante, ayant un panier à couvercle passé au bras, lui dit très civilement :

« C’est M. Leypeumal, notre cher ancien maire, qu’on enterre, madame. »

Ah ! Mis Moore, votre malédiction a traversé les mers ! Et le désespoir que vous avez promis, entrant profondément dans le cœur de Liette, la secoue à tel point qu’il lui enlève le sentiment de sa situation présente. Ce sera sans s’en rendre compte qu’elle suivra, accablée, l’enterrement de ce cher parrain qu’elle se faisait, il n’y a qu’un instant encore, une fête de retrouver.

Revenir précisément de son exil pour assister à une aussi lugubre cérémonie, quelle coïncidence !

Dans les voitures de deuil, aux lanternes voilées de crêpe, qui marchent au pas, elle cherche du regard, mais en vain, à rencontrer un œil ami, une figure de connaissance. Personne, dans ce cortège, ne rappelle à Liette une silhouette aimée. Seul, un vieux brave homme qui s’essuie de temps en temps les yeux du revers de sa main et qui a, on ne sait pourquoi, une carnassière passée en sautoir autour de la taille, lui fait penser qu’elle marche près du père Pinteau, le métayer de M. Leypeumal. Lui et le vieil original au panier ressuscitent quelques-uns de ses jeunes souvenirs ; alors le nom du baron de Beauminois lui revient sur les lèvres.

Un grand nombre de soldats sillonnait la rue.

Peut-être lui dirait-il quelque chose, ce bon vieillard ? mais il n’est pas facile de l’aborder ; puis, que lui demander, si, d’aventure, elle peut parvenir à le rejoindre ? pour qui la prendra-t-il ? et s’il consent à lui répondre, que lui apprendra-t-il surtout ? oh ! cette crainte la démonte.

Silencieuse, en pleurs, elle suit l’enterrement d’abord à l’église, puis au cimetière, sans s’apercevoir qu’elle est la seule femme, perdue dans cette foule d’hommes qui se pressent derrière le char mortuaire.

Entièrement à sa douleur, elle ne remarque pas la magnificence de ces obsèques que fait grandioses une partie de la population rochelaise.

Au cimetière, elle n’écoute pas les longs discours, ni les adieux émus des nombreux amis de l’ancien maire, et elle n’entend pas non plus le bruit de la fusillade qu’exécute le peloton d’infanterie sur la tombe du légionnaire.

Refoulée peu à peu par l’assistance vers une division éloignée, elle s’appuie, à la fin de la cérémonie, à un grillage qui’entoure un espace sablé, ratissé avec soin. Au fond, se détachant sur un rideau d’arbustes et de verdure, s’élève un monument d’une architecture toute simple, laissant voir à son fronton ces mots écrits en lettres dorées :

FAMILLE BAUDE-DELFOSSY
.

En les lisant machinalement Liette tressaille.

Elle n’avait rien cherché, rien demandé ; et cependant, d’une façon presque mystérieurese, sa destinée l’a conduite par la main, justement là où elle va apprendre le vérité qu’elle désire connaitre.

La jeune fille tombe à genoux sur un tertre voisin, et la tête dans les mains, avec un sentiment d’angoisse inexprimable, elle lit sur le plaque de marbre noir le nom de ceux qui reposent pour toujours dans ce coin solitaire et qu’elle ne reverra plus, hélas !

EDOUARD-PIERRE BAUDE
ancien professeur, libraire-éditeur
1806-1864
MÉLANIE-CYDALISE DELFOSSY,
née Degaimée
1789-1863

Puis, sur le soubassement d’une petite colénne tronquée en marbre blanc :

À la mémoire de notre chère bien-aimée petite-fille disparue
le 27 février 1860.
DÉSIRÉE-JULIETTE VERLET.


Il n’en fallut pas davantage pour faire défaillir cette jeune âme, si profondément bouleversée depuis quelques heures.

Ses sanglots redoublent, elle peut à peine prier pour ceux qui l’ont tant aimée !

— Ah ! certes, elle serait bien mieux là, à cette heure, couchée inerte et pleurée que debout devant cette fausse tombe, torturée par une douleur aussi triste que la mort qui l’environne.

Elle regarde longtemps, anéantie, le mausolée sans prêter la moindre attention à ce qui se passe un peu plus loin. Quelques grosses gouttes de pluie, qui tombent comme des larmes, la rappellent à la réalité. Les assistants, par groupes, quittent le cimetière pour fuir le mauvais temps, et seuls maintenant les fossoyeurs achèvent leur lugubre besogne.

Le champ du repos retourne à son morue silence.

Liette se lève ; il faut partir avant le grain. Mais tout à coup se dresse devant elle la haute stature d’un officier supérieur, d’un certain âge. Il s’arrête devant le monument et se découvre. Son regard et celui de Liette viennent de se croiser. À ce contact une étincelle de surprise jaillit simultanément de leurs yeux, mais elle n’a que la durée de l’éclair. L’officier incline la tête en une courte et triste pensée de regret pour ceux que Liette pleure ; puis sans plus, ils se détourne et part rapidement.

De loin Liette le suit des yeux, se demandant anxieuse, quel est cet homme dont le regard l’a si profondément troublée ? Certes elle l’a vu jadis ce bon regard ; elle le reconnaît bien, mais malgré ses efforts de mémoire, elle ne parvient pas à se rappeler à qui il il appartient.

Elle s’achemine vers la ville en proie à une grande tristesse ; son grand-père, son parrain disparus, que lui reste-t-il de ceux qu’elle a aimés ?

Sa grand’mère est vivante, il faut la retrouver, mas où est-elle ?…

Tout en marchant, la jeune fille s’est rapprochée du port qu’un rayon de soleil, déchirant les nuages noirs, illumine tout à coup. Elle revoit la rive, telle qu’elle l’avait laissée jadis ; et en contemplant ce tableau, si parfaitement conforme à ses clairs souvenirs d’enfant, une joie passagère la fait sourire. Elle resterait là plus longtemps sans doute, si elle avait le cœur satisfait ; mais l’anxiété et l’abandon où elle se trouve torturent trop cette âme, pour qu’elle puisse jouir du moindre bonheur.

Laissant le port, elle remonte vers l’église où petite fille elle aimait à accompagner sa grand’mère aux offices.

Une déception l’y attend encore. Cette église, vieille construction peu solide, vient d’être fermée, et sur les murs, entourés de palissades en planches pour l’isoler de la rue, se lit l’arrêté préfectoral qui la désaffecte.

Ainsi, plus rien ! rien pour la consoler, pour lui donner espoir. Et dans cette vieille ville qui n’e pas changé d’aspect, où chaque chose semble être à la même place, la pauvre enfant s’y trouve étrangère ; car tout lui paraît bouleversé ou anéanti.

Maintenant découragée, elle va devant elle sans but, sans décision, l’âme troublée par la déconvenue.

Dans un quartier de belle apparence, mais très solitaire qu’elle traverse, elle aperçoit soudain, sous le portail d’une riche demeure, une énorme charretée de bois autour de laquelle un mouvement, un va-et-vient, un bruit de ferrailles, de scies, un murmure de voix attirent vaguement son attention. Une colonie de négrillons aux gestes menus et agités, s’occupent à fendre, scier, ranger et rentrer cette grosse provision d’hiver.

Inconsciemment Liette s’arrête et les regarde ; puis, tont à coup un souvenir du temps passé lui revient à la mémoire.

Ce petit homme, la jambe en l’air sur son chevalet, qui se démène pour scier vivement le bois qu’on lui apporte, lui rappelle un épisode de sa vie d’autrefois. Cette voix aiguë, qui commande sans réplique, ne l’a-t-elle pas entendue jadis ?

Non, elle ne se trompe pas ; ce petit vieux nègre est bien le scieur de bois, son ancien protégé qu’on appelait Mulot.

Mulot, au milieu de ses enfants, n’a guère changé, lui ; son labeur quotidien apportant, chaque soir, son énorme rasade de soupe à son robuste estomac, doit avoir entretenu la santé et l’énergie nerveuse et volontaire dans ce corps tordu et sec comme une branche de sarment, mais encore si souple et si agile ! Son épaisse toison laineuse, toute grise à cette heure, abrite toujours sa frimousse ratatinée de macaque. Quatre ou cinq enfants, braves gamins de douze à dix-sept ans, aussi hauts et aussi blancs que leur père, font maintenant la besogne fatigante, laissant comme jadis à Mulot l’honneur de commander.

Avec l’aide de cette brave petite familie Liette va pouvoir s’enquérir. Ne connaissent-ils pas toute la ville ?

Elle s’approche du nègre, lui demande, cependant craintive et hésitante, où habite actuellement Mme Baude.

Le scieur de bois la regarde, puis, sans lui répondre, appelle un de ses enfants :

« Dis donc, Jujules, c’est-y pas toi qui serait été l’hiver dernier à Laleu ranger le bois du commandant Delfossy ?

— Oui, papa.

— Eh bien ! réponds à c’t’dame qui demande ousqu’habite maintenant Mme Baude. »

Il ajouta, en hochant la tête et en s’adressant à Liette :

« Y-zont pas eu de chance les pauvres gens depuis leur grand malheur, vous savez ?… la disparition de leur pauvre petite. Le grand-père est mort de chagrin et la malheureuse dame traîne sa vie de tristesse tantôt ici, tantôt là, chez son gendre à Rochefort ou chez son père à moitié toc-toc. Voyons, Jujules, parles-z-y à c’t’dame, si tu sais ? »

Jujules, un garçon de dix-sept ans, auquel pour la taille on en aurait bien donné quatorze, répondit :

« L’an dernier, à cette époque, Mme Baude était chez son père. Elle y vient de temps en temps, rapport au vieux qui est, vous savez ? (et il se frappait le front). Mme Rivault, se sœur et elle, habitent l’une après l’autre avec lui. Mais je peux pas vous dire si c’est à présent le tour de Mme Baude, vu que j’ai pas encore été à Laleu cette année.

— Merci, grand merci » jeta la jeune fille en s’enfuyant.

Elle se dirigea vers la porte Neuve, se demandant comment le souvenir des habitants de Laleu ne s’était pas réveillé plus tôt dans sa mémoire.



IX

UN DÉBRIS DE LA GRANDE ARMÉE



Laleu est un petit bourg, non loin de la mer, à 2 ou 3 kilomètres nord-ouest de La Rochelle.

Quelques maisons de campagne en rendent, l’été, le séjour un peu vivant, mais à l’arrivée des mauvais temps, cet endroit devient à peu près désert. Le commandant Delfossy, qui s’y était fixé depuis sa retraite, n’était venu l’habiter qu’afin d’être près de son vieil ami, le général Dervillod, qui possédait alors la coquette résidence des « Ormes ».

Soldats ensemble, ils avaient franchi côte à côte tous les premiers échelons ; puis le capitaine Dervillod s’étant marié avec la fille d’un général était, immédiatement après ce mariage, entré dans des bottes de sept lieues à l’aide desquelles il était promptement arrivé aux grades supérieurs.

Les hauts commandements n’avaient pas altéré les sentiments d’amitié fraternelle qui l’unissaient à son ancien camarade, et celui-ci, tout fier des succès de son vieux frère d’armes, était resté son meilleur ami.

Par suite des vicissitudes de la vie, le commandant Delfossy avait fini par demeurer tout seul dans la jolie habitation qu’il s’était fait construire entre Laleu et la mer.

Il avait enterré son ami, avait perdu sa femme, puis ses deux fils, et, peu après la disparition de Liette, son gendre. Malgré ces deuils successifs, il avait persisté à conserver sa « bicoque », ainsi qu’il appelait sa petite propriété, demandant seulement aux deux filles qui lui restaient de venir quelquefois distraire sa solitude.

Le veuvage de l’une et de l’autre facilita ces visites, qui plus tard devinrent pour elles une nécessité ; car, avec les années, les facultés mentales du vieil officier baissèrent considérablement ; par instant même il n’y était plus ; et la guerre de 1870 l’avait détraqué tout à fait.

Le domestique, qui le servait depuis quelques années et qui était au courant de ses vieilles manies, venait d’être appelé sous les drapeaux dans le corps des mobiles. Préoccupé de son sort, désemparé, le commandant passait ses journées à lire les journaux, les commentait et se mettait dans de violentes colères, lorsqu’il lisait un désastre. °

Liette, prévenue par Mulot et son fils de l’abaissement intellectuel de son bisaïeul, n’y prit pas garde. Si sa grand’mère, pensait-elle, était chez lui, n’était-ce pas pour elle le principal ? Grand-papa Delfossy était certainement un très bon homme dont elle ne se rappelait que vaguement le caractère. Elle le revoyait bien avec la barbiche blanche, parlant un peu fort, marchant très droit, mais elle se rappelait surtout les gâteaux et les poches de sucreries qu’il lui apportait, ce qui corrigeait considérablement dans son souvenir ce que sa personne pouvait y avoir laissé de « peu commode ».

Après s’être renseignée sur la route à suivre, Liette allait à grands pas, bien qu’elle se sentit fatiguée, non de la marche, car elle y était habituée, mais d’une certaine faiblesse qui provenait du peu de nourriture qu’elle avait pris le matin à son réveil sur le Jeune Jacques (il y avait longtemps de cela, puisque le jour commençait à baisser), et des émotions successives qu’elle avait éprouvées durant cette triste journée.

Tout à la scène de joie qu’elle prévoyait :

« Bast ! se disait-elle, je ne vais pas tarder à me refaire. Oh ! mère chérie, quel bonheur nous attend ! Quels baisers ! ma vieille maman bien-aimée ! »

Ne regardant que devant elle, elle avançait vers le village qu’elle apercevait au loin.… Tout à coup la route bifurque ; elle ne sait plus quelle direction prendre. Liette se renseigne à une vieille femme.

« M. Delfossy ? Mais c’est là, madame, tout dret devant vous et à gauche, lui dit la paysanne, vous vous y reconnaîtrez facilement ; la maison peinte en vert est au milieu d’un jardin, entouré d’un mur et fermé d’une grande grille. »

En cinq minutes la jeune fille y fut.

Une femme, qui lui parut être la domestique, sortait en ce moment pour fermer les volets de la porte d’entrée.

Très émue, Liette lui demanda si Mme Baude était là.

« Ma frit[3] ! non, répondit la domestique d’une voix aiguë, en la toisant de la tête aux pieds. Mme Baude est malade ; sans quoi elle serait revenue pour l’enterrement de M. Leypeumal. C’est ce que vous avez pensé d’hasard ?

— Oui, répondit Liette, consternée et inquiète, est-ce grave ce qu’elle a ?

Cré point[4], dit la domestique. Mais Mme Rivault, sa sœur, est ici, voulez-vous la voir à c’t’heure ?

— Je ne demande pas mieux.

— Alors, entrons. »

Elles montèrent l’une et l’autre les marches du potit perron.

Un corridor dallé partageait la maison en deux parties : d’un côté, la salle à manger avec une porte à l’extrémité, et de l’autre, une immense chambre, autrefois le salon où se tenait le commandant depuis qu’il lui était difficile, avec ses douleurs, de gravir les étages.

« Venez par ici, dit la servante, en ouvrant la porte de la salle à manger. Monsieur est de l’autre côté, ajouta-t-elle, un peu bas.

— Je voudrais bien le voir, demanda Liette.

— Tout à l’heure, si madame le permet, répondit la bonne. Il n’est pas toujours disposé à recevoir du monde. — Oh ! pour moi, poursuivit la jeune fille en souriant, il me recevra toujours, surtout si vous lui dites que c’est « Liette », sa petite Liette qu’il croit perdue et qui revient.

— Jésus ! Marie ! s’écria la servante, la figure bouleversée, que dites-vous là ! Quoi, vous seriez sa petite-fille ?

— Oui, je la suis. Allez, ma bonne fille, prévenir tout doucement grand-papa. Je voudrais tant le revoir ! même avant ma tante que je ne connais pas.

— Qui est là ? tonna tout à coup une voix d’homme dans le corridor.

— Ah ! mon Dieu ! le voilà maintenant qu’il se met en colère, dit la bonne effrayée. :

— Me répondrez-vous ? Nom de nom ! reprit la voix de stentor.

— Oui, monsieur, oui me voilà. Je vais vous dire qui c’est qu’est là. Mais il ne fait pas chaud dans ce corridor. Allons-nous-en. »

Pendant que la domestique entraînait le vieillard dans sa chambre, Mme Rivault pénétrait dans la salle à manger par la porte du fond.

Mme Rivault, la sœur aînée de Mme Baude, était une petite personne méticuleuse, aux cheveux blancs, très myope et légèrement sourde, qui n’avait vu Liette que dans sa première enfance.

Elle demanda à le jeune fille, un peu gênée de la colère du commandant, quel motif l’amenait.

« Madame, lui répondit timidement cette dernière, je suis votre petite-nièce, Juliette Verlet.

— Juliette Verlet, vous dites ?

— Oui, madame, oui ma tante, je suis Juliette Verlet. Je reviens de très loin… Et devant l’air glacial de Mme Rivault, la pauvre enfant ajouta en-pesant sur les mots : Je suis la petite Liette que grand’mère Baude doit encore pleurer, mais qui va lui être rendue. Emmenée en Angleterre par un navire dans la cale duquel j’étais tombée, je suis restée dix ans à l’île de Man dans une honnête famille, qui ne s’est jamais malheureusement occupée de me rapatrier. Je ne connais que depuis six jours mon pays d’origine, et mon passé m’a été révélé d’une façon extraordinaire. J’accours auprès de mes chers parents que j’ai pleurés pendant de si longues années…

— Mon enfant, répondit la veille dame, je ne comprends pas très bien cette singulière histoire.

— Je suis Liette, ma chère tante, la petite Liette, disparue il y a dix ans. »

Le mauvais accent français de la jeune fille et la difficulté évidente qu’elle éprouvait à former ses phrases donnaient à réfléchir à Mme Rivault.

« Oui, j’entends bien, reprit-elle. C’est une reconnaissance qui mérite d’être mûrement vérifiée. Quant à moi, je ne puis vous reconnaître, ni même vous présenter à mon père, sans l’examen sérieux de ce que vous avancez. »

En prévision de ces hésitations, Liette n’avait eu garde d’oublier le paquet renfermant ses vêtements d’enfant. Elle le présenta à sa tante.

« Ici dans ce foulard, lui dit-elle, se trouve indiscutable, évidente, la preuve de ma sincérité. Mettez-moi en présence de grand-papa Delfossy, puisque vous hésitez sur la valeur de mon témoignage, et si je lui rappelle certains faits d’autrefois, peut-être s’intéressera-t-il à ce que je vous déclare ? peut-être me reconnaîtra-t-il ? En tout cas, vous pouvez vous renseigner à l’île de Man et, en attendent, me dire où habitent ma grand’mère et mes parents ; ils n’hésiteront pas, eux, à m’ouvrir leurs bras.

— Mon enfant, répondit Mme Rivault visiblement bouleversée, j’aurais grand plaisir à vous donner satisfaction, mais je dois, vous devez le comprendre, m’entourer de précautions et de preuves matérielles et morales, avant de condescendre à l’examen de votre reconnaissance. Je ne poux, sans réflexion, vous introduire dans la maison de mon père. Il faut que je le voie, que nous parlions en famille de cet étrange événement… »

Comme elle achevait ces mots, le commandant Delfosey parut dans l’encadrement de la porte :

« Que me chante Gertrude ? dit-il, la voix impérieuse. Une prétendue Liette viendrait ici réclamer ses droits ? »

Liette s’avança timidement vers l’irascible vieillard.

« Oui, cher grand-papa, dit-elle, la voix un peu câline, c’est votre Liette qui vous revient, bien grandie, sans doute changée, mais toujours aimante. Je ne viens pas réclamer dés droits me j’ignore, mais ma place au foyer de la famille. »

Le vieillard, en la regardant attentivement, l’écouta sans l’interrompre. Il pensait à une petite fille aux cheveux blonds, à l’œil mutin et à la bouche rieuse, et il voyait devant lui une grande personne à le brune chevelure, le teint pâle, la physionomie craintive et sérieuse, il n’y était plus du tout. N’ayant pas la réflexion facile, il ne calculait pas les années d’absence de cette enfant. Il ne lui répondit pas d’abord, mais se tournant vers Mme Rivault, il dit d’une voir tonnante :

« Mettez-moi cette fille à la porte, et que ça ne traîne pas ! c’est une comédienne, une menteuse, une espionne peut-être. Vous ne l’avez donc pas compris ? Sôn accent aurait dû vous ouvrir l’œil. Que nous a dit hier au soir Rigobert Baude ? Renfermez-vous bien, car de mauvais soldats, des espions, un tas de gens sans aveu, rôdent dans la campagne. On n’a pas le temps de se préoccuper d’eux, et ils en profitent pour commettre des méfaits. Oui, voilà ce que disait Baude précisément hier soir ! »

Puis s’emportant, il rugit :

« C’est une espionne, je vous dis ! Une espionne ! une espionne chez le commandant Delfossy ! Nom de nom ! F…-moi promptement cette créature-là dehors. »

Et se tournant vers Liette : « Allons, décampez vite et que je ne ne vous revoie pas, autrement !…

Et mettant ses deux index l’un devant l’autre, sous son œil droit, il fit le geste de tirer.

À ces paroles, à ce geste, Liette toute tremblante, à demi morte

Elle s’abatlit çomme assommée aux pieds du vieux militaire.
de crainte et de douleur, s’abattit comme assommée aux pieds du

vieux militaire.

« Ne faites pas attention, continua-t-il, en la regardant étendue. Ce sont des comédies, des giries[5] d’espionne tout cela. Vous ne voyez donc pas que tous les prétextes sont bons, en ces temps-ci, pour déconsidérer les gens ? Ce matin, c’était une longue diatribe dans le journal contre nos généraux qu’on traitait de traîtres, et ce soir c’est moi qui écope. On cherche à me compromettre pour me nuire, c’est certain.

« Une espionne ! une espionne, répétait-il, de plus en plus surexcité et chez moi encore ! Ah ! non, pas ça !

Emportez cette femme ; f…-la dehors, vous dis-je, et qu’elle n’y revienne plus. Entendez-vous, nom de nom ? entendez-vous ? moules ! hurlait-il en s’adressant à la bonne et à Mme Rivault, toutes les deux hésitantes. Oui, dehors, et puis après, fermez bien les portes, sacrées bourriques ! »

— Madame, dit la bonne à mi-voix, il n’y a pas à hésiter. Monsieur est en rage ; il va faire un mauvais coup.

— Il a peut-être raison après tout, répondit Mme Rivault d’une voix craintive. C’est très vrai qu’hier au soir le colonel Baude lui a fait la recommandation, en s’en allant, de nous bien renfermer de bonne heure.

— Voici la nuit qui vient, reprit la domestique, il ne faut pas tarder à mettre cette femme sur la route ; elle retrouvera bien le chemin par lequel elle est venue. Ce que dit monsieur à neut doit être la vérité vraie. »

Mme Rivault, très pou disposée à croire Liette, n’osant pas contredire son père, se rendit facilement aux raisons de la servante. Elles prirent l’une et l’autre la pauvre enfant sous les bras et la mirent dehors.

Avant de la pousser dans le chemin désert :

« Tiens, lui dit Gertrude, en lui fourrant un morceau de pain dans sa poche, si t’as faim, faut pas crever tout de même ! »

Après cet acte de grossière générosité, les portes furent soigneusement fermées en dedans.

Une fois sur la route, Liette, chancelante, fut quelques minutes à reprendre ses sens.

Gertrude lui fourra un morceau de pain dans sa poche.

L’estomac vide, l’âme pleine d’angoisse, elle se mit à courir, en sanglotant, sans savoir où elle allait, sur le chemin qui conduisait à la mer. Elle l’entendait gronder dans le lointain ; traîner lugubrement ses vagues pleines de haine ; siffler, hurler entre les roches sa furie extravagante, et jeter sur les galets, en les roulant bruyamment dans sa rage, son dépit et sa colère sauvage !

Ce pendant que son cœur, son pauvre cœur à elle, comme un océan d’amertumes, bondissait tumultueusement dans sa poitrine, et que de ses lèvres serrées et convulsées sortaient des cris de douleur et de honte.

En elle et dehors la tempête. Oh ! l’amer moment !…

Alors que le vent d’ouest tordait les tamaris et balayait sur Laleu, en une épaisse fumée humide, les embruns de cette mer démontée, Liette, mouillée jusqu’aux os, parvenait peu à peu à calmer son horrible désespoir.

N’était-elle pas habituée aux farouches caresses de la mer et à écouter ses conseils âpres et décisifs ? Elle se reprit à penser plus doucement en raisonnant son cœur.

Oh ! le courage ne lui manquait pas ; elle en avait en réserve, elle en trouverait encore tant que, sachant sa chère grand’mère vivante, elle ne l’aurait pas revue. Néanmoins, elle vibrait irritée sous le coup de cette monstrueuse et brutale expulsion.

Elle savait bien son grand-papa détraqué, mais pourquoi, sans l’écouter, sans vouloir la croire, la jeter à la porte comme une aventurière, comme une vile espionne ? elle, Liette, qui aimait si fortement sa patrie ! Et le pieux souvenir de l’enfant aimée, reposant la-bas près du grand-père sous la colonne tronquée, fit penser à Liette que les disparus ont tort de revenir…




XI

ÉTRANGĖRE DANS SA PATRIE



La nuit maintenant enveloppait la côte ; la mer se calmait, L pluie avait cessé ; mais dans le ciel noir de gros nuages roulaient annonçant le grain prochain.

Liette, alors, doucement retourna vers la ville, émiettant, tout en marchant, au lieu de le manger, le morceau de pain que Gertrude lui avait donné.

Le cœur brisé, le corps défaillant, elle vint rôder sur la rive éclairée à présent par la lueur blafarde des becs de gaz.

Où aller à cette heure ? Il ne lui reste que quelques pièces de monnaie anglaise qu’on lui refusera sans doute, si elle les présente, et cependant la faim, une faim tenaillante et cruelle la tord par instant, l’empêchant de marcher. Comment l’apaiser ? chez qui chercher l’hospitalité ? Les petits restaurants, les auberges qu’elle aperçoit, en longeant les boutiques, semblent tous remplis de la même clientèle : des soldats et des marins. C’est l’heure de la soupe.

Ses yeux hagards, errant du bassin au port et du port au bassin, croient apercevoir au loin la silhouette du Jeune Jacques encore amarré. Si elle osait, elle hélerait le patron qui, certainement, lui donnerait de grand cœur une portion de pitance. Mais par un sentiment d’amour-propre et de délicatesse, il lui répugne de divulguer à ces gens, qui doivent la croire heureuse à cette heure, son insuccès et ses chagrins. Elle restait là inerte, comme figée au sol, lorsque son attention fut attirée par une grosse commère qui venait, fréquemment et avec précipitation, sur le seuil de sa porte. Elle regardait alors dehors avec persistance, puis repartait en fermant la porte de sa bruyante salle de cabaret.

Liette avait remarqué l’aspect modeste de cette auberge, sorte de restaurant-cabaret, fréquenté, semblait-il, par de petites gens. Elle avait eu la pensée d’y entrer, mais le bruit de voix venant de cette salle l’en avait détournée.

À travers les carreaux de la porte vitrée, elle crut voir et entendre une espèce de rixe, lorsque tout à coup sortit de nouveau la grosse femme effarée.

« Vous n’en voyez pas, demanda-t-elle à Liette, vous n’apercevez donc pas de sergents de ville qui puissent venir ici mettre un peu l’ordre et empêcher ces deux hommes de se tuer ? »

Liette et elle regardèrent de tous côtés.

« Ils ne sont jamais là, quand on a besoin d’eux, clama la femme. Voilà tantôt une heure que deux hommes se disputent dans leur langue ; maintenant ils se menacent et vont sûrement en arriver aux mauvais coups. Le grand a des gestes féroces qui font frémir ; je prévois un malheur. Et dans une maison comme la mienne, une maison honnête, qui ne reçoit que des gens tranquilles, où la police n’a jamais mis le nez !… C’est-y pas malheureux !… Tenez, écoutez-les ; ne dirait-on pas qu’ils vont se dévorer ? Des soldats ont déjà cherché à les séparer, mais j’ai cru qu’ils allaient tous deux sauter dessus ; ils ne manquerait plus que ça !…

Liette regarda de nouveau par la porte ouverte et écouta quelques instants. Elle vit deux matelots anglais écumant de fureur, hors d’eux-mêmes, s’invectivant, les poings serrés. Une table les séparait, mais le plus petit cherchait à escalader ce fragile obstacle pour se rapprocher de son adversaire.

Permettez-moi d’entrer, demanda la jeune fille. Je connais leur langage ; le fond de leur querelle ne me paraît pas grave ; je vais essayer de les calmer.

— Au nom du ciel, n’y pensez pas, ma pauvre petite, lui répondit avec terreur la grosse commère ; ils ne feraient de vous qu’une bouchée. Non, restez ici, rendez-moi plutôt le service d’aller chercher la police.

— Laissez-moi essayer, madame, lui répondit Liette. J’ai longtemps vécu au milieu de ces gens ; leurs discussions viennent souvent d’un stupide entêtement. Je sais comment on peut les prendre et ce qu’il faut leur dire pour les calmer, quand ils peuvent encore entendre. »

Et passant devant l’aubergiste, pétrifiée de cette audace, Liette se dirigea vers les deux adversaires.

« Matelots ! Matelots ! leur cria-t-elle en anglais, écoutez-moi ! » Surpris de s’entendre interpeller dans leur langue, les deux brutes se retournèrent instinctivement et regardèrent Liette quelques secondes, sans comprendre ce qu’elle leur voulait ; puis, ils reprirent immédiatement leur querelle.

Véhémente, Liette continua à leur reprocher leur mépris des lois de l’hospitalité qui les faisait régler leurs différends dans un pays ami, en pleine guerre lui-même et chez lequel le sang ne devait couler que pour la bonne cause.

Les deux marins regardèrent de nouveau la jeune fille, mais avec un dédain manifeste. Ils virent en elle une évangéliste anglicane, faisant probablement du zèle religieux. Ah ! elle pouvait parler si bon lui semblait, et même parler longtemps ; ils ne l’écoutaient plus, ne s’en occupaient pas.

Toutefois, fatigués à la fin des remontrances que leur adressait la jeune fille, ils se mirent tous deux à l’injurier à son tour. D’abord, elle ne répondit à ces injures que par quelques haussements d’épaules, puis, comme ils redoublaient de grossièretés, elle leur jeta une phrase de leur argot, sans doute drôle et amusante, et qui les stupéfia étrangement d’entendre si loin de leur pays, car les matelots s’arrêtèrent net de parler et se mirent à rire.

Celui qui rit, dit-on, est désarmé.

Liette profita de cette accalmie pour les inviter, s’ils ne voulaient pas se réconcilier, à s’aller battre ailleurs.

Elle leur parlait maintenant avec assurance, les regardant même sans la moindre crainte, ayant trouvé, pour se faire écouter, le ton et les mots que ces gens-là aiment à entendre.

Son long séjour dans l’île de Man, au milieu des pêcheurs et des ouvriers, l’avait habituée à leurs brutales querelles dont le motif même est souvent insignifiant. Que de fois il lui était arrivé d’apaiser ces colères, ces griseries bestiales, provoquées par le gin, qu’un simple mot faisait tomber comme une bulle de savon qui crève !

Liette étant parvenue à couper le fil de leur discussion, les fumées de l’ivresse, en se dissipant légèrement, permirent deux hommes de comprendre ce qu’on leur demandait. Sans répliquer, mais en se regardant encore de travers, ils fermèrent leurs couteaux ouverts dans leur main menaçante, se dirigèrent vers la porte et disparurent.

Les soldats, et la grosse aubergiste que la colère des matelots avait épouvantée, entourèrent Liette pour la complimenter de son sang-froid et de sa peu commune énergie. Mais elle, lasse et ennuyée, leur fit signe qu’elle désirait être seule, et la brave femme l’emmena dans sa cuisine.

« Que puis-je vous offrir, lui demanda-t-elle avec empressement, pour vous remercier du grand service que vous venez de me rendre ?

— Ah ! dit Liette, que l’épuisement rendait alors défaillante, donnez-moi à manger, car je meurs de faim.

— Avec plaisir et tout de suite », reprit obligeamment l’hôtelière. Elle mit aussit%ot une nappe blanche sur une petite table qu’elle plaça non loin de la cheminée, puis elle servit à Liette un bon repas, arrosé de vin, auquel la pauvre fille fit le plus grand honneur.

Lorsque plus tard, restaurée, séchée, complètement remise et près de s’endormir tranquille dans un lit blanc, au premier étage de cette demeure hospitalière, Liette se félicita d’avoir porté ses pas errants vers la colère et la haine, puisqu’elles s’étaient changées, pour elle, en un doux bien-être, le premier qu’elle connût depuis de longues années. Elle envoya ensuite son souvenir vers les brumes anglaises, à Lottie et à Harris… puis, le cœur plein d’espoir, elle s’endormit enfin.


XII

LA FERMIÈRE DU MOUET



Le lendemain, réveillée à la première heure, selon son habitude, Liette se leva.

Cette nuit passée dans un bon lit l’avait refaite. De nouveau prête pour la lutte, et plus résolue que jamais à ne s’accorder aucun repos avant d’avoir retrouvé sa grand’mère chérie, elle descendit trouver l’hôtelière qu’elle entendait remuer déjà dans sa cuisine. Elle lui exposa son désir de partir le plus tôt possible pour Rochefort où dos affaires urgentes la réclamaient.

Liette ignorait ce qu’était un chemin de fer. Il n’existait pas encore à La Rochelle lors de sa disparition, et ce n’était point dans le petit village de l’île de Man, où elle avait vécu, qu’elle l’eût appris. Le prix de sa place, tout modeste qu’il fût, était encore trop élevé pour sa pauvre bourse.

En cette circonstance Mme Sauret, la généreuse hôlelière, lui vint encore en aide.

À ce nom de « Sauret » quelque chose avait vibré dans les souvenirs de ļa jeune fille. Vivement elle demanda à l’aubergiste si elle n’avait pas de fils.

« Ah ! mais certainement, répondit-elle orgueilleuse, j’ai un beau et bon garçon, en ce moment sergent-major dans les mobiles de la Loire. C’est un brave, mon Cyrille, il fera sûrement son devoir, si son régiment donne. »

Ainsi c’est bien cela, pensa Liette, je suis ici chez la mère de Cyrille que grand-père Baude a employé de longues années à la librairie.

Elle se sentit, dès lors, chez des ceurs dévoués dont elle pourrait sans crainte accepter les services, mais avec lesquels il était nécessaire d’observer le plus discret silence. Qu’arriverait-il, si grand-papa Delfossy apprenait qu’elle répand son incroyable aventure ? Il la ferait arrêter peut-être ? Cette pensée la glaça d’effroi. Non, elle ne dira rien à la mère Sauret, mais acceptera de tout cœur sa proposition, lorsqu’elle lui offrira une place dans le cabriolet d’une de ses parentes, en ce moment à La Rochelle, et qui doit repartir ce jour même pour sa métairie, située à deux ou trois kilomètres de Rochefort.

Grace à cet arrangement, et sans bourse délier, Liette put s’éviter la longue et fatigante marche à pied qu’elle eût été forcée de faire pour se rendre dans cette ville.

Après le déjeuner, la voiture de la métayère, maîtresse Châlin, s’arrêta devant l’auberge. Liette remercia de tout cœur la mère Sauret, qui ne voulut rien accepter pour les deux repas et la nuit qu’elle lui avait offerts dans sa maison, s’estimant heureuse, la bonne femme, d’avoir rendu service à une brave jeune fille, qui n’avait pas craint de s’exposer pour lui être utile. Elle lui fit promettre, si elle revenait « d’hasard » à La Rochelle, de ne pas descendre ailleurs que chez elle.

La parente de l’aubergiste était elle, aussi, une bonne paysanne d’un certain âge, ne connaissant que le travail et le gain, aimant à l’occasion à « aider le pauvre monde ».

Un peu bavarde, elle mit ausşitôt Liette au courant de ses affaires et de ses propres chagrins, et lui apprit que sur ses trois fils deux étaient en ce moment à combattre l’ennemi.

« Qui sait s’ils reviendront, dit-elle tristement ! Tout autour de nous les gars tombent comme les feuilles. Le fils unique du maire de Saint-Médard vient d’avoir la tête emportée par un boulet, et les deux enfants du fermier du Dr Bussin, dont la propriété touche la miennę, sont morts dans la charge de Reichshoffen. Ah ! quel temps de malheurs ! les peines ne sont-elles pas toujours pour les pauvres travailleurs ! Et croyez-vous que je sois bien lotie avec un malheureux hormme impotent, qui s’est brisé la cuisse, cet été, en tombant d’une charretée de foin ? »

Tout cela était débité assez froidement, presque philosophiquement, mais d’une voix glapissante dont elle forçait encore le ton pour se faire entendre, car la vieille route caillouteuse qu’on suivait faisait danser la voiture et crier l’essieu des roues.

Liette, qui pensait aussi que le malheur ne regarde pas à la porte, avant d’entrer chez les gens, était de l’avis de la métayère. Assurément la vie est féroce aux pauvres, quand, par surcroît, elle envoie la douleur s’asseoir à leur foyer. Comme en fait de tristesse amère elle s’y connaissait, du fond de son cœur elle plaignait ceux que la souffrance visite ; mais elle se demandait, cependant, si les êtres très tendres n’éprouvent pas une douleur plus pénétrante, quand ils sont frappés, que ceux dépourvus de cette délicate sensibilité que développent l’éducation, le milieu ou certaines dispositions particulières de l’âme. Et comme nous sommes tous portés à nous attendrir sur nos propres malheurs, elle conclut, la pauvre enfant, en s’essuyant les yeux, que ses souffrances devenaient terriblement lourdes à supporter.

La paysanne n’était pas aussi fruste qu’elle le paraissait ; elle s’aperçut des larmes de la jeune fille, et devinant un secret chagrin, pour ne pas l’importuner, cessa de l’entretenir.

C’était une bonne créature que maîtresse Chalin ; mais habituée à un incessant labeur manuel, et par conséquent n’ayant ni le temps, ni le tempérament de penser beaucoup à ses propres peines, elle n’était pas plus compatissante à celles des autres que ne le sont, en général, les paysans. Comme eux, sa compassion ne s’étendait qu’aux seuls travailleurs de la campagne que le sort trahit dans leur tache. Quant aux autres malheureux des villes, elle les mettait tous dans la même catégorie. C’étaient la plupart du temps, selon elle, ou des mangeurs d’argent ou des propres à rien, paresseux, qui ne méritaient guère la commisération des laborieux.

Cependant la jeunesse et la beauté triste de Liette l’avaient intéressée ; ses larmes furtives la touchèrent. Elle cessa de parler un moment, mais à la fin son silence lui pesant, elle se mit à interroger la jeune fille avec une si ronde simplicité que la pauvre enfant se laissa aller à lui conter ses peines.

Le cheval trottait toujours ; et à présent sur une route où les arbres se faisaient rares. Couverte de marais gâts et de marais salants, la campagne dénudée, ponctuée de distance en distance par des muids de sel en forme de cônes, laissait largement apercevoir, à droite de la route, la mer à l’horizon, comme une longue bande ouatée qui se confondait avec les nuages floconneux. Tout en parlant, Liette la regardait, mélancolique.

Ces confidences faites dans cette grise et triste nature et aux pas comptés du cheval, lorsqu’il gravissait les nombreuses petites côtes, ne soulageaient qu’à moitié son cœur. Elle murmurait son histoire d’une voix lente et fatiguée ; pensant, non sans raison, que ses peines, racontées aux autres, ne provoquaient qu’un très mince intérêt.

La femme qui l’écoutait, comme tous ceux qui vivaient en ce moment en France, avait une plaie dans l’âme qui la rendait distraite aux misères d’autrui. Inutile donc d’entrer dans les détails émouvants ; personne ne pourrait comprendre la craintive, l’obsédante et effrayante pensée qui la hantait depuis sa première tentative de reconnaissance, et dont elle n’aurait osé avouer le premier mot :

Oh ! être chassée de son pays comme une espionne et ne pouvoir plus jamais y revenir !

Puis, ne voyait-elle pas que son histoire, sa disparition, sa chute, ses dix années d’exil intéressaient, amusaient même plus la métayère qu’elles ne l’apitoyaient.

Alors, à quoi bon continuer ? pensa-t-elle, et peu à peu elle laissa tomber la conversation, ne répondant que vaguement aux questions distraites de maîtresse Châlin.

Il y avait bientôt deux heures qu’elles roulaient dans un paysage monotone, où l’on ne voyait que des champs de luzerne, quelques vignes, des prés ou des marais, rien de récréatif, rien de distrayant à l’œil, pour changer les idées noires qui se pressaient dans le cerveau fatigué de la malheureuse jeune fille.

Elle n’avait pris nul intérêt aux villages qu’on avait traversés, villages presque déserts, qui dégageaient une mauvaise odeur de purin, mêlée à un vague parfum de vendanges, provenant des pressoirs abandonnés ou des raisins râpés, mis en tas à la porte des celliers et sur lesquels voltigeaient des nuées de moucherons.

Quelques enfants, nu-pieds, la figure barbouillée, suivaient l’aïeule boiteuse, devenue ménagère, depuis que celle-ci remplaçait dans les champs le mari devenu soldat.

En arrivant au sommet d’une côte, montée péniblement par le cheval éreinté, maîtresse Chàlin montra à Liette un chemin transversal, qui aboutissait à un groupe d’arbres du milieu desquels émergeait, à cette distance, une longue construction.

« C’est mon château, dit-elle, en riant ; il s’appelle le « Moüet » nous l’avons en ferme depuis vingt-neuf ans. Tous mes enfants y sont nés, et « j’espérons » y mourir mon mari et moi, si nos bons vieux bourgeois vivent encore longtemps. C’est ici que je vas vous quitter, dit-elle, en arrêtant son cheval, à moins que vous ne vouliez finir la journée chez nous… Décidez-vous ? Cela vaudrait beaucoup mieux que de faire à pied la route encore longue, qui nous sépare de Rochefort, où si vous n’êtes pas exténuée, vous n’arriverez qu’à la nuit noire. Allons, si le cœur vous en dit, acceptez mon dîner. Demain, c’est le jour du grand marché. Elisa, ma servante, ira, dès le matin, porter des provisions en ville, vous pourrez profiter de la voiture et être arrivée à la première heure, sans fatigue. »

Liette pensa que maîtresse Chalin était la raison même. Elle accepta avec reconnaissance son obligeante proposition.

Un quart d’heure plus tard elles descendaient de voiture dans la grande cour du « Moüet ».

Tout va bien, not’maîtresse, dit à la métayère un jeune garçon d’une quinzaine d’années, en arrêtant le cheval. Maître Chalin a passé une bonne nuit. La jument grise est revenue de chez Pacaud ; c’est lui-même qui l’a ramenée, en apportant des nouvelles d’Hippolyte. Paraît qu’il a été blessé à la cuisse à la dernière bataille du côté d’Orléans. C’est lui qui l’a écrit, car il est à l’hôpital de cette ville.

— C’est tout ce qu’il y a de nouveau ? demanda la métayère.

— C’est-y pas assez, o tout ! répondit le gamin. Pauvre Buchette ! ajouta-t-il, en caressant la bête attelée, t’es tout en nage ! t’es quasiment fourbue !

— Oui, va la bouchonner, Zidor, et donne-lui double ration. Le foin est rare à La Rochelle ; à trois lieues à la ronde on n’en trouve pas un brin, car tout est réquisitionné pour les troupes.

— Ah ! mon pauvre Polyte, mon pauvre Polyte ! reprit maîtresse Chàlin en soupirant, encore un malheur par là. C’est le fils de mon frère, dit-elle, en se tournant vers Liette. Un beau garçon de vingt-trois ans, mon filleul. Je vous dis, c’est affreux le sort de notre jeunesse ! et la terre qui aurait si tant besoin d’être retournée ! Y aura plus de bras pour cet ouvrage, quand tout sera finit »

Maîtresse Châlin entra dans la maison. Par discrétion Liette ne la suivit pas ; elle resta dans la cour où quelques minutes plus tard la fermière vint la rejoindre.

« Avant la nuit, dit-elle, je vais vous faire visiter ma ferme. Elle ajouta avec un petit sentiment d’orgueil : nous allons voir les granges, les étables, les celliers. »

En parcourant cette métairie, dirigée par cette femme travailleuse, on sentait que bêtes et gens obéissaient à une volonté sage et entendue. Bien que fort triste, Liette parut s’intéresser aux bêtes et aux choses.

De l’ordre partout, jusque dans les étables où ruminaient attachés à leur longe trois vaches aux mamelles rebondies et six beaux bœufs roux sur leur litière fraîche ; ils beuglèrent sourdement, lorsque maîtresse Chàlin, qu’ils reconnurent sans doute, passa derrière eux avec Liette.

Oh ! comme elle se reprenait à aimer cette terre de France, à laquelle son cœur était resté si solidement rivé, et qu’elle foulait enfin aujourd’hui de ses pieds las et meurtris comme son âme !

Et quand elle s’assit à table dans la grande salle carrelée, où maîtres et domestiques partageaient le même repas, présidé par la fermière, elle sourit au fumet engageant de la bonne soupe aux choux, au lard et aux fèves dont elle se rappelait le goût appétissant ; et rentrant peu à peu dans la gaine de ses souvenirs d’enfant, elle pensa aux Gerbies et aux êtres chéris qu’elle y avait connus.

Ainsi, sans autres incidents, se termina tranquillement cette seconde nuit du retour, chez des étrangers, loin de ceux près desquels elle eût tant aimé s’endormir.




XIII

UNE VIEILLE CONNAISSANCE



Huit heures venaient de sonner à l’église Saint-Charles de Rochefort, lorsque Liette et Élisa, la servante de maîtresse Châlin, descendirent de la carriole qui venait de les amener au marché de cette ville.

De chaque côté de la longue rue de l’Arsenal où se tient le marché, les cabanières, les métayères, avec leurs mannequins remplis de fruits où de légumes, leurs paniers pleins du beurre renommé qui sent la noisette, d’œufs frais ou de petits pots contenant les fraises des bois, rouges et parfumées encore malgré la saison avancée, se hâtent de terminer leur éventaire : quelques larges planches posées sur des tréteaux.

Les paysans, qui avaient apporté ces provisions en quantités si considérables, détalaient dans les rues avoisinantes vers les auberges, nombreuses surtout aux portes de la ville, pour laisser reposer jusqu’au soir la monture qui les ramènera vers leurs cabanes ou leurs métairies.

Tandis que les voitures disparaissaient au loin, les larges trottoirs se remplissaient des rares officiers restés au port, des jeunes étudiants de l’école de médecine ou des flaneurs, que venaient chaque matin, comme à un rendez-vous, s’entretenir des graves nouvelles de la guerre, et voir les jeunes et jolies bourgeoises, qui, sous prétexte des provisions à faire, ne manquaient

Elles descendirent de la carriole.
pas, le jour du marché, de paraître, quoique très matinales, déjà

fort élégantes.

Elisa, avec un joyeux sourire, avait dit adieu à Liette en lui souhaitant bonne chance, et Liette s’était engagée dans la rue où un honnête commerçant lui avait indiqué la demeure de M. Verlet. La pauvre enfant éprouvait une telle émotion, en approchant de la maison de son père, que, par instant, elle rasait les murs pour s’y appuyer.

Elle s’était demandé, anxieuse, si les maîtres de la maison étaient absents, ou s’ils n’étaient pas encore levés, car, du haut en bas les volets des fenêtres étaient clos.

Elle sonna d’abord timidement, puis avec force, et prit ensuite le maillet de la porte qu’elle frappa a tour de bras, mais en vain ; personne ne parut.

Le bruit retentissant du marteau attira une voisine curieuse, qui, sortant de sa petite boutique de mercerie, lui apprit que toute la famille Verlet était en ce moment absente et ne reviendrait vraisemblablemnt pas avant une quinzaine de jours.

Liette, a la vue d’un cataclysme, n’eut pas ouvert plus grands ses yeux épouvantés qu’en entendant cette annonce tomber des lèvres de la mercière.

« Si vous avez une commission à faire, reprit cette femme, je me charge de la transmettre, car j’ai un paquet à expédier à Mme Baude à Amélie-les-Bains, ou elle se trouve actuellement.

— Voudriez-vous, madame, me donner son adresse ? demanda timidement Liette.

— Je n’y vois pas d’invonvénient. »

Écrivant l’adresse sur un papier, elle le donna à la jeune fille qui le glissa dans son corsage, la remercia de son obligeance, puis tristement revint sur ses pas.

Encore un insuccès ! Jusques à quand la triste déveine la poursuivra-t-elle ? Et Liette, les yeux pleins de larmes et la poitrine soulevée de sanglots, revint vers le marché, cherchant des yeux Élisa qu’elle a laissée a son banc de vendeuse, car dans ce pays qu’elle a tant désiré revoir, mais où elle ne connait plus une âme, elle s’y trouve si seule, si abandonnée, qu’elle cherche, après cette dernière et profonde déconvenue, la rencontre d’un œil ami ou d’une figure de connaissance.

Mais Élisa a disparu. Elle a sans doute vendu déjà une partie de son beurre, et elle est partie porter le reste à ses clientes attitrées.

Liette, en regardant de tous côtés, aperçoit tout à coup non loin d’elle, une marchande coiffée d’un bonnet majestueux, comme en portait jadis Botte. À sa coiffure elle pense que cette femme est peut-être de la Voirette et qu’elle lui indiquera la route qui y conduit, car elle songe maintenant à s’y réfugier, ne sachant que devenir, isolée et sans ressources.

Elle ne s’est pas trompée. La paysanne est bien de la Voirette, du joli village caché dans la verdure des bois, où elle revoit en pensée la chère tante Minette, tonton Rigobert et grand-papa Baude.

Tous ces essais infructueux l’ont rendue craintive. Aussi, est-ce avec hésitation qu’elle demande à la campagnarde si le vieux M. Baude existe toujours et comment vont ses enfants.

Enfin ! Elle peut se réjouir ! Grand-papa est encore vivant et ses enfants vont tous bien.

« Mais au surplus, reprend la paysanne, en désignant un homme qui cause avec une marchande : voici là-bas le domestique des Gerbies, le vieux Rouillard ; il vous renseignera, si vous voulez en savoir plus long. »

Liette regarde l’homme en casquette de loutre qu’on lui indique, et dans ce vieillard aux cheveux blancs, dont le dos voûté fait remonter jusqu’aux oreilles la blouse de droguet, elle ne reconnaît pas le Rouillard, qui, jadis, racontait de si drôles d’histoires.

Elle n’eut pas le temps de réfléchir à ce lointain passé, car l’homme partit précipitamment ; et il marchait si vite, malgré sa vieillesse apparente, que Liette dut courir sur ses pas pour ne pas le perdre de vue dans la foule.

« Rouillard ! Rouillard ! »

Rouiliard se retourna. Qui est-ce donc qui l’a appelé ?

« Rouillard ! bon Rouillard, reprit Liette essoufflée, regardez-moi bien », ajouta-l-elle en s’arrètant devant lui.

Rouillard, un peu ahuri d’être ainsi interpellé par une inconnue, s’arrêta également.

• Regardez-moi, regardez-moi bien, insistait Liette, peut-être finirez-vous par me remettre. »

De nouveau, Rouillard la regarda avec attention, tout en faisant une moue significative ; il ne comprenait rien à ce qu’on lui demandait. « Vous ne me reconnaissez pas, dit Liette, je le vois, et cela n’a rien d’étonnant. Il y a si longtemps que nous nous sommes vus ! Mais je vais vous aider à rafraîchir votre mémoire, en vous disant qui je suis. »

Elle reprit un peu bas avec mystère :

« Je suis la petite Liette Verlet que vous avez conduite autrefois avec sa grand’mère, Mme Baude, à la Voirette où je suis restée quelques mois pendant mon enfance. Vous le rappelez-vous maintenant, bon Rouillard ?

— Ah ! si je me le rappelle ! dit le brave bomme, certainement. Cependant, vous ne ressemblez guère à la petite demoiselle de ce temps-là. Il est vrai que vous avez eu le temps de changer. Pourtant, reprit-il avec saisissement et en se signant, m’est avis que vous revenez de loin, bonne demoiselle ; comment avez-vous débarqué ici ? Tout le monde, à la Voirette et ailleurs, vous croit nigée au fond de l’eau du bassin de La Rochelle. Comment vous trouvez-vous en chair et en os, là, devant moué, à tieu marché de Rochefort, aujourd’hui précisément le 2 novembre, le jour de la fête des morts ? Ça serait-il pas d’hasard une mauvaise plaisanterie du diable ? J’aurais quasiment peur, si j’étions le souer tous les deux seuls dans les ténèbres », ajouta-t-il, en regardant autour de lui pour se donner de l’aplomb.

Cette naïveté de Rouillard fit sourire Liette.

« N’ayez pas peur, Rouillard, lui dit-elle, si mon retour dans ma famille tient, en effet, du prodige, le diable n’y est pour rien. Je ne suis pas un fantôme, reprit-elle, en appuyant sa main sur le bras du vieux domestique. Je ne suis, hélas ! qu’une vivante, mais bien malheureuse créature. Je cherche mes parents, et eux semblent me fuir, après avoir sans doute ardemment désiré mon retour… » Ces paroles de Liette frappèrent profondément le bonhomme.

Rouillard se retourna.

La jeune fille lui conta sa triste odyssée ; elle lui rappela également certains souvenirs des Gerbies pour lui prouver la véracité de son récit.

Rouillard l’écoutait en hochant la tête. Il se sentait, en effet, tout remué, mais il ne saisissait pas très bien l’imbroglio de ce retour, et, malgré son ignorance fruste, il trouvait que Liette parlait bien mal le français. Cela le chiffonnait, lui mettait un doute singulier dans l’esprit.

Pour mieux l’entendre et la comprendre, il avait laissé la bruyante et tumultueuse rue de l’Arsenal ; ils étaient allés tous les deux’continuer leur conversation sur la place Colbert, à peu près déserte à cette heure ; et Rouillard, pour ne pas perdre un mot des confidences de Liette, pour tout saisir et retenir, s’arrêtait par instant, tout en regardant à terre, sans l’interrompre.

Lorsque la jeune fille lui eut confié son insuccès chez son grand-papa Delfossy, Rouillard eut à son tour un soubresaut ressemblant à un doute. Il la regarda de côté, et lui dit avec une grimace significative :

« M’est avis tout de même que vous auriez mieux fait d’écrire que de reparaître comme ça, sans prévenir la famille.

— C’est peut-être vrai, dit Liette ; mais il me tardait tant de les revoir. Je m’imaginais jouir de leur surprise en arrivant inopinément !…

Voyez-vous, reprit le paysan, on est si souvent refait dans la vie qu’on n’est jamais trop méfiant.

— Alors, demanda Liette, pensez-vous que grand-papa Baude refuse également de me recevoir, si je me présente avec vous aux Gerbies ?

— Ma « foué », je n’en’sais rien, répondit le bonhomme, en se grattant la tête. Non, je ne dis pas tout à fait cela ; mais je crains que monsieur me blâme de vous amener tout de suite chez lui, sans l’avoir prévenu. Si M. Rigobert ou Mme Minhet étaient aux Gerbies, ça irait mieux, mais justement ils en sont absents. C’est M. Baude-Isart qui commande à c’t’heure, et ce n’est pas précisément un homme accommodant.

— Cela est juste, dit Liette. Mais si vous ne m’emmenez pas avec vous ce soir, Rouillard, je me demande ce que je vais devenir ici, en attendant le retour de ma pauvre grand’mère. Où aller, maintenant ? »

Avec son bon sens primitif, Rouillard comprit que Liette ne mentait pas, et le chagrin manifeste de la pauvre fille l’émut au point de lui faire perdre sa méfiance habituelle.

« Eh bien ! non, dit-il résolument. Je ne vous laisserai pas derrière moué, comme une abandonnée. Nous partirons ensemble pour la Voirette et vous vous arrangerez avec ces messieurs. Une foué là-bas, ça n’est plus mon affaire. Pauvre Mme Baude ! elle est déjà bien assez malade, que serait-ce si elle savait sa petite-fille aussi malheureuse ? »

Il ajouta :

« J’ai quelques courses à faire encore pour la maison, mais je ne partirai pas tard, car vous savez : « Soleil d’hiver est tôt couché ». Trouvez-vous à l’auberge du Coq hardi, au bas de la rue Martrou, vers les trois heures. C’est toujours là que je remise la voiture. Allons, boune demoiselle, dit-il, en lui voyant les yeux pleins de larmes, vos chagrins vont tarir. J’allons rire à présent. J’avons si bien tous tant pleuré « vout’mort ».

« Ah ! bien vrai, dit-il encore, en tapant ses deux mains l’une sur l’autre, en un geste de satisfaction. Ah ! bien vrai ! en voilà une « histouere » ! Elle peut compter pour marquer justement le 4999e voyage que j’allons faire ensemble. Ce retour aux Gerbies sera fichtre pas confondu avec les autres !… Allez vous promener encore un « p’tit » et à tantôt, vers trois heures.

— Soyez sans crainte, répondit Liette, à trois heures je serai au rendez-vous, père Rouillard. »



XIV

ESPOIR ET DÉCEPTION



Bien avant l’heure, Liette était devant le Coq hardi. Elle se rappelait très bien cette auberge. Le grand tableau, représentant le coq et le lion qu’elle avait admirés jadis, était toujours comme enseigne au-dessus de la porte d’entrée. Le temps, qui fait souvent de la bonne besogne, n’avait, en la circonstance, ni lustré les plumes du volatile, ni nettoyé l’épaisse crinière du lion. Ces deux animaux, tout au contraire, semblaient vieillis et estropiés.

Le vieux domestique, en retard, rapporta de nombreux paquets, et sa physionomie, habituellement ouverte et joviale, était toute changée ; il semblait absorbé, distrait, parlant à peine à Liette qu’il prit le soin toutefois de faire manger.

Il était visible que le bonhomme était tout retourné. Il avait dû confier l’aventure de Liette, et on lui avait donné un conseil défavorable à la jeune fille, peut-être bien aussi avait-il réfléchi ? Quoi qu’il en soit, il prit son temps pour préparer son départ, fut méticuleux pour placer les paquets dans le coffre de la voiture. Puis, une fois sur le siège, prêt à partir, il redescendit à plusieurs reprises, soit pour arranger les harnais cependant solidement bouclés, soit pour passer et repasser la main sur le dos du cheval, sur la sous-ventrière très bien en place.

Il était manifeste que Rouillard, si pressé le matin de revenir de bonne heure, cherchait, ce soir, tous les moyens et les plus légers motifs, pour retarder l’instant du départ.

Très loquace à son ordinaire, il fut pendant la première demi-heure sans desserrer les dents.

La pauvre vieille cocotte blanche était morte depuis longtemps, mais le cheval, son successeur, n’allait guère plus vite qu’elle, et le songeur Rouillard manifestait une prédilection marquée pour cette façon de voyager au pas. Parcourir ainsi les kilomètres, en promenade, tout doucement comme à l’enterrement, lui paraissait très naturel.

Liette s’inquiéta de cette allure somnolente et de ce mutisme, et pour le faire cesser, elle posa délibérément quelques questions au vieux serviteur.

Par. bribes de phrases, elle sut que sa grand’mère venait d’être sérieusement malade à Amélie-les-Bains ; qu’elle était attendue prochainement aux Gerbies, ainsi que M. et Mme Verlet et leurs deux enfants, Lilette et petit Paul.

Elle apprit ainsi cet accroissement de famille ; elle sut encore que son père était, depuis quelques années, revenu des colonies et attaché au port de Rochefort, mais en ce moment pour quelques jours à Toulon.

Une pensée lui mordit le cœur.

« Est-ce que la tante Minhet et le tonton Rigobert n’habiteraient plus les Gerbies ?

Qui a dit cela ? s’écria violemment Rouillard. Dieu merci pour nous tous, ils y sont toujours ! sans eux, que deviendrait-on ? Oui, ils y sont, mais momentanément ils en sont absents. M. Rigobert a pris du service pendant la guerre et a été nommé lieutenant-colonel des mobilisés, car tout le monde, en cet instant, paie sa dette d’amour à la patrie. Il n’y a que les vieux, comme moi, ou les très jeunes qui courent les routes, dit-il, avec mélancolie. Quant à Mme Minhet, qui est allée à La Rochelle pour l’enterrement de M. Leypeumal, elle a profité de ce déplacement pour pousser jusqu’en Vendée chez des amis d’où elle ne reviendra que dans une quinzaine de jours. La famille ne sera au complet aux Gerbies qu’à la fin de la semaine prochaine pour la fête de M. Baude. Vous ne vous êtes pas trompée, ajouta-t-il, en se tournant vers Liette et en clignant de l’œil d’un air finaud. Vous revenez pour le bon moument. »

Ceci dit, Rouillard se tut de nouveau et retomba dans son morne silence.

En approchant du chemin creux, qui aboutissait directement aux Gerbies par la traverse, le bonhomme arrêta net son cheval, et se tournant vers la jeune fille, lui dit avec énergie :

« Non, décidément non, boune demoiselle », j’irons pas ensemble plus loin !

— Et pourquoi ? demanda Liette inquiète.

— Croyez ce que je vas vous dire, répondit-il, un peu embarrassé. N’entrez pas à la maison en même temps que moi ; laissez-moi préparer votre arrivée, causer seul avec not’vieux monsieur, lui raconter not’rencontre, puis l’engager à vous recevoir sans que M. Baude-Isart s’en mêle ; car je crains de sa part une fâcheuse réception. Voyez-vous ! Il trouve qu’en ce moment il y a déjà bien trop de monde à la propriété. Mme Joseph Baude est arrivée avec deux de ses fils, ainsi que la famille de M. Philippe Minhet, qui combat à Paris. Tous les jours, il parle de ce surcroît de dépenses ; il faut vraiment que tout ce monde soit de bonne composition pour rester là quand même. Alors me voyez-vous à c’t’heure amener, sans sa permission, une autre bouche à nourrir ! Ah ! je serais bien reçu !

— Alors, dit Liette, si je comprends bien votre pensée, au milieu de toute cette histoire, vous avez l’intention de me laisser sur la route ?

— Oui, répondit Rouillard, vous arriverez une petite heure après moi, le temps de faire à pied les trois kilomètres qui restent et me donner celui de parler à Monsieur. Faut pas m’en vouloir, « boune demoiselle ». C’est dans vot’intérêt, pardienne ! et pour nous éviter à tous les deux des ennuis. M. Baude-Isart est un si chéti particulier.

— C’est bien, dit Liette docile ; je vais descendre. Indiquez-moi la route à suivre. »

Visiblement soulagé d’une grosse préoccupation, Rouillard continua :

« Vous n’avez qu’à marcher tout dret jusqu’à la Voirette que vous laisserez sur votre gauche, et vous prendrez à droite une allée de grands peupliers qui conduit au portail des Gerbies. »

Sans plus un mot Liette descendit.

Rouillard alors fouetta sa bete qui partit au galop.

Une fois seule, la situation parut très nette à la jeune fille : Le vieux domestique ne voulait pas se compromettre dans le cas où sa reconnaissance serait discutée ; alors elle se demanda si elle ne ferait pas mieux de revenir sur ses pas, de passer la nuit dans le dernier petit village qu’elle venait de traverser, et dès le lendemain de retourner à la métairie du Moüet près de la bonne maîtresse Châlin. Là, elle écrirait à sa grand’mère, et, en attendant la réponse, elle s’offrirait pour aider Élisa.

Son entrée aux Gerbies était impossible par suite de la mauvaise volonté qu’elle lisait dans le ceur de ceux sur lesquels elle comptait ; et le courage lui manquait pour affronter de nouvelles épreuves, inutiles peut-être.

C’était décidément un bien triste calvaire à gravir que toutes les stations de ce retour !

Elle consulta l’horizon. Le jour baissait, mais habituée à la marche, elle calculait qu’elle serait de retour au village avant la nuit.

En montant sur le talus du chemin, elle aperçut au loin la carriole de Rouillard qui disparaissait dans la brume du soir. Derrière elle se dressait le clocher de l’église, lui indiquant la direction qu’elle devait prendre.

Elle revint sur ses pas, marchant résolument sur la route encore humide des pluies récentes, s’enveloppant dans son tartan pour résister aux frissons fiévreux qui la secouaient par instants.

Personne ne paraissait sur cette route solitaire.

Tout en marchant elle pensait à sa vie marquée du sceau néfaste du malheur.

Plus de douces pensées ne se pressaient dans son cerveau, mais, au contraire, de ces idées mauvaises qu’on n’avoue à personne : semences des amères déceptions, qui germent aux heures de découragement. Ainsi, elle a pu croire naïvement à la bonté et à la tendresse durables de tous ces êtres chéris par sa petite enfance, et dans l’ingénuité de son âme, elle a pensé les retrouver tels que son souvenir les avait conservés.

Folle ! ne voit-elle pas qu’ici, comme ailleurs, les hommes sont partout les mêmes : égoïstes, indifférents, dominés par le bien ou le mal, selon les circonstances ou le courant d’idées qui les agitent.

En ce moment de carnage, une pitié froide, un perpétuel soupçon d’espionnage dominent les cœurs des habitants de ce pays non envahi, et les deuils dont souffre chaque famille emprisonnent la bonté généreuse. Elle est donc accourue de l’île de Man pour constater encore et toujours la même préoccupation égoïste. Que ce soit Mrs Moore, que cè soit la tante Rivault ou le bonhomme Rouillard, tous s’inquiètent d’abord de mettre à l’abri leur responsabilité ou leur bien-être, sans s’inquiéter de sa détresse. Oh ! la maudite humanité…

Puis, tout à coup, en son âme droite et juste s’élève une protestation :

A-t-elle bien le droit de juger et de maudire, avant d’avoir retrouvé le cœur qu’elle est venue chercher ? Si celui-là lui fait défaut, s’il se dérobe, elle pourra alors se plaindre ; mais jusqu’à cette épreuve douloureuse et finale, elle ne doit pas murmurer. Est-ce que les actes de sa vie, à elle, n’ont pas été parfois en désaccord avec ses sentiments ? N’a-t-elle pas abandonné Lottie et Harris ? Harris !… cet ami incomparable, ne l’a-t-elle pas volontairement laissé inconsolable dans son profond chagrin ? Non, elle ne s’abandonnera pas encore à la défaillance et refoulera à plus tard les plaintes de son âme.

Liette en était là de mes pensées, lorsqu’un gémissement prolongé, non loin d’elle, parvint à son oreille. Elle s’arrêta, regarda de tous côtés et aperçut, à quelques pas sur le bord du chemin qu’elle suivait, un pauvre vieux couché à terre, comme une loque

Elle aperçut un pauvre vieux couché à terre.
humaine. La tête dans les mains, il pleurait, il se lamentait. Les

gémismements ont toujours trouvé un écho dans cette âme généreuse ; elle s’approcha du malheureux désespéré et l’interrogea avec intérêt.

« Je suis bien a plaindre, lui répondit le vieillard d’une voix douloureuse, car depuis hier je me traîne sur cette route sans pouvoir avancer, fatigué du moindre effort. Je suis tombé ces temps derniers, et cette chute qui m’a presque démoli, m’empêche de marcher, chargé de toute ma fortune : cette roue de rémouleur que vous voyez couchée près de moi. Elle pèse à ma vieille échine ; mes épaules ne peuvent plus la soutenir.

« Il serait temps de a’en aller, reprit-il d’une voix résignée, mais je n’ai pas le courage de hater ce départ. La vieillesse devient cruelle, quand on ne peut plus travailler. Dites-moi donc, bonne dame, pourquoi les pauvres gens perdent leurs forces ?… Et penser que ceux qui s’en vont à c’t’heure sont tous jeunes et pleins de vie, et que je me puis mourir à la place d’aucun.

— Vos peines sont cruelles, dit Liette, mais vus désirs sont vains. Nous portons tons notre croix ici-bas, et nous devons à la vie notre tribut de larmes. Croyez-mui, pauvre vieux, il y en a parmi les jeunes d’aussi profondément malheureux que vous.

— Nenni, nenni, ma bonne dame, le pire des malheurs, c’est d’être agé. Si j’étais encore jeune, je ne me plaindrais pas. J’ai eu vingt ans, moi aussi ; « bonnes gens », et je ne craignais rien alors. La vie avec la pauvreté et toutes ses misères ne m’effrayaient pas parce que, sans souci, j’avais de la jeunesse et de la gaieté au cœur. »

Liette réfléchil que le vieillard devait avoir raison.

« Où alliez-vous, mon brave, demanda-t-elle avec commisération.

— À un kilomėtre de la Voirette, au petit hameau des Brettaux. Main je ne suis pas fichu de m’y rendre ce soir, ni demain peut-être, avec cette maudite roue à porter. »

La jeune fille se pencha. Vite se réveillait en elle sa vaillance de charité. Elle souleva la roue de grès, montée sur deux planchettes passées elles-mêmes dans un baton, et constatant que cet échafaudage n’était pas trop lourd, elle le posa assez facilement sur son épaule ; les fardeaux n’effrayaient pas cette robuste jeune fille, habituée depuis sa jeunesse aux pénibles labeurs.

« Allons ! du courage, mon pauvre vieux, dit-elle, en tendant la main au chemineau ; essayons à nous deux de faire ce chemin. »

Et pour l’encourager, pour lui donner l’exemple, elle se détourna de sa route et prit celle de la Voirette.

La détresse du vieillard l’avait instantanément fait changer d’avis.

À la vue d’une si touchante compassion, le pauvre bonhomme, tout confus, essaya de se lever.

« Est-il bien possible, bonnes gens », que vous me secouriez d’une façon aussi généreuse ? s’écria-t-il, plein d’admiration. C’est le ciel qui vous envoie vers moi. Vous devez être sûrement un de ses anges, bonne dame !… Dites-moi comment vous remercier, oui, dites-le-moi ? répétait-il… Mettez cette roue à terre… Ce fardeau, bien trop lourd pour vous, n’est pas fait pour vos épaules. »

Et de ses yeux tombaient sur sa figure ridée de grosses larmes de reconnaissance.

Liette lui souriait et lui donnait la main pour l’aider à se relever :

« Ne vous préoccupez pas de ma charge, je suis forte, j’ai porté souvent, hélas ! des faix plus pesants. »

Une fois debout et tout près d’elle, la jeune fille regarda mieux le vieillard… Était-ce possible… Cette figure ridée et grimaçante, pareille à un vieux jouet de caoutchouc, qui était restée gravée dans son souvenir, comme la dernière qu’elle eût vue sur le port, en laissant sa patrie, étail-elle bien devant elle ? Elle lui demanda d’une voix étranglée par l’émotion :

« Ne seriez-vous pas, par hasard, le vieux père !…

— Le pêre Malaquin pour vous servir, ma bonne dame.

— Oui, c’est bien cela, reprit Liette, le père… Malaquin !

— Vous me connaissez donc ?

— Oui, dit-elle gravement. Je vous ai connu jadis. Vous rappelez-vous la petite fille des Gerbies qui vous donna un jour à repasser tous les couteaux de la maison ?

— Ah ! que me dites-vous là ! s’écria le vieux chemineau en s’arrêtant, presque suffoqué par la surprise. C’est vous cette bonne et charmante enfant qu’on a crue noyée ou volée, il y a une dizaine d’années ?

— C’est bien moi, vous l’avez dit — Comme ils vous ont pleurée, reprit-il ému, et comme ils doivent être heureux aux Gerbies et là-bas à La Rocholle !… Moi, je n’y suis plus retourné, je n’y ai plus remis les pieds parce qu’on m’a lachement accusé d’avoir peut-ctre bien prèté la main à votre disparition. Oui, il y a cu des gens assez vils pour accuser un pauvre diable, qui ne pouvait se défendre, d’un crime aussi abominable. Comme si le misérable gueux que je suis était capable de cette infamie !

— Consolez-vous, père Malaquin, dit Liette, avec douceur, vous voici à jamais lavé de toutes ces malveillances. J’arrive ; on va savoir la vérité. »

Alors Liette, en présence de cette vieille épave de son passé, de ce passé qui lui tenait encore tant au cœur, raconta son histoire, et le vieux, l’écoutant attentivement, s’attendrissait au récit de ses misères et pleurait sur ses angoisses d’enfant.

Pauvre vieux ! lui, du moins croyait en elle !

« Que de fois, dans ma vie, j’ai pensé à vous, chère demoiselle ! Il fait nėgre, à neut, mais sans vous voir, je vous reconnais bien, allez ! Il n’y avait que vous pour vous arrêter devant ma grande misère, pour me consoler et me donner courage. Ah ! « bonnes gens », que la vie vous rende en bonheur tout le bien que vous venez de faire ! »

Tout à la joie de ce retour miraculeux, il voulut ce soir même accompagner Liette aux Gerbies, afin de voir la figure que feraient ses anciens accusateurs. « Marchons maintenant sans nous arrêter, et laissez-moi me charger de mon ustensile… Que c’est donc lourd une accusation ! C’est plus lourd que cette manivelle, bien sûr. »

À tour de rôle cependant ils portèrent la roue. La nuit était complètement venue, tandis qu’ils gravissaient l’allée des peupliers.

Les quelques gens qu’ils avaient rencontrés, très étonnés de voir ce couple étrange porter alternativement la roue de rémouleur, s’étaient retournés sur leur passage. Mais Liette ne prêtait nulle attention à l’étonnement des paysans, ni à sa propre fatigue.

Il voulut méme accompagner Liette aux Gerbies,

Très préoccupée de ce que venait de lui apprendre le père Malaquin, elle avait hate de le disculper auprès de sa famille, et elle marchait avec l’idée arrêtée de monter aux Gerbies pour se faire reconnaître.

Le grand portail de l’avenue n’était pas encore fermé, et le chien qui avait remplacé Phanor, fidèle gardien, n’était guère plus accommodant. Ses aboiements bruyants contre les deux visiteurs firent sortir une femme de la maison. Elle demanda ce qu’ils voulaient.

Pendant qu’elle leur parlait, la porte ouverte laissait voir la grande cuisine, tout éclairée par une belle flambée de sarments nouvellement jetés dans l’âtre, et, sur des bancs autour d’une longue et massive table de chêne, les serviteurs assis, attendant le dîner. L’un d’eux se leva et vint au-devant des visiteurs. Liette reconnut Rouillard. Avec mystère le vieux domestique referma la porte derrière lui, et entraîna la jeune fille dans un pré voisin ; tout en marchant, il lui avoua avoir échoué dans ses bons offices.

« J’ai eu du flair, savez-vous, de ne pas vous avoir amenée ici ; et j’ai reçu défense expresse de vous introduire. M. Baude-Isart ne vous est pas favorable ; il soutient que votre retour est machiné en vue du testament. Il prétend que c’est une « histouère », quasiment un conte que j’ai eu tort d’écouter, et not’vieux monsieur, très ennuyé de toutes ces « manigances », préfère ne pas vous voir… Mais faut pas vous désespérer ; si vous n’êtes pas une menteuse, tout pourra s’arranger, quand Mme Baude et M. Verlet seront ici. C’est l’espace d’une quinzaine de jours à attendre. En tout cas, s’ils vous savaient en cette compagnie, ça n’arrangerait point vos affaires… Vous n’avez guère eu une riche idée de revenir, accompagnée de ce vieux misérable ; et en disant cela, Rouillard indiquait le père Malaquin, qui marchait péniblement à quelques pas d’eux.

— J’ai pensé, répondit Liette, réhabiliter le pauvre rémouleur, accusé à tort de ma disparition. Rien de ce que j’espère ou désire n’arrive. Oh ! que je suis malheureuse ! »

Et l’infortunée jeune fille éclata en sanglots. Rouillard, qui l’entendait pleurer, ne trouvait pas de mots pour la consoler. Il la regardait avec pitié, sans avoir le courage de lui dire de partir.

Ce fut Liette qui en parla.

« Avant que je ne disparaisse, lui dit-elle, expliquez-moi ce que signifie ce testament auquel vous venez de faire allusion.

— Vous n’en savez rien ? lui demanda-t-il, incrédule. Eh mais ! c’est le testament de M. Leypeumal, pardienne !

— Je ne comprends pas, répondit la jeune fille ; non, je ne saisis pas ce que vous voulez dire.

— Ils vous l’expliqueront tout au long plus tard, s’ils le veulent ; mais sachez, dès ce souer, que par ce testament Mlle Liette, la disparue, hérite de presque toute la fortune de son parrain. »

À ces mots Liette s’arrêta subitement : « Ah ! je comprends maintenant, dit-elle, mélancolique. On suppose de ma part une supercherie.

— C’est ça, vous y êtes, lui répondit le père Rouillard. Apres un moment de silence, il reprit : Mais qu’allez-vous devenir, en attendant la fin de ces explications ?

— Je n’en sais rien….

— Vous ne pouvez cependant pas courir les chemins avec ce vieux rémouleur ?… Tenez, restez à la Voirette chez le père Saugis, l’aubergiste. J’irai lui parler dès ce « souer », après dîner. Mais descendez d’ici seule… de ma part il vous recevra….

— Merci, Rouillard, interrompit Liette, merci de vos bonnes intentions. Du moment que grand-papa Baude et son fils refusent de recevoir l’enfant perdue et ne veulent même pas s’assurer qu’elle existe, c’est qu’ils ne l’aiment plus ou l’ont complètement oubliée. Soyez sans inquiétude, je n’insisterai plus pour entrer aux Gerbies. Si le découragement ne me fait pas mourir comme une vagabonde, j’attendrai avec patience l’arrivée de ma grand’mère bien-aimée ; mais je ne l’attendrai pas au seuil de cette maison inhospitalière. J’irai plus loin, si je le puis. Dès ce soir, je vais retourner au Moüet chez matresse Chalin dont je vous ai parlé.

— En route, père Malaquin, reprit-elle avec autorité. Pauvre père Malaquin ! ma douleur n’a d’égale que votre lassitude ! »

Une fois au bas de l’allée des peupliers, qui formait l’avenue des Gerbies, elle se retourna vers la maison qu’on distinguait à peine.

« Façade de mensonges ! s’écria-t-elle, dans un sanglot. Pourquoi m’y avoir tạnt aimée, quand j’étais petite fille ? pourquoi y avoir pris et gardé mon cœur et mes sourires, pour me rejeter aujourd’hui avec mon amère douleur ? »

Tout en murmurant son désespoir, Liette suivait le père Malaquin dont elle avait repris la roue.

Morfondu, marchant pesamment, harassé, le malheureux pleurait aussi. Il supplia la jeune fille d’accepter le gîte qu’il lui offrait chez ses parents des Brettaux.

« Allons, un peu de courage à votre tour, bonne demoiselle, lui disait-il, de sa voix enrouée par l’émotion et la fatigue. C’est encore un petit quart d’heure de marche. Les vieux Tourneur sont de bien pauvres gens, mais ce sont de riches ceurs ; vous verrez comme vous serez accueillie ! croyez-moi, ne partez pas ce soir plus loin, vous tomberiez vous aussi sur le bord de la róute ; et m’est avis que vous ne trouveriez pas un autre ange pour vous relever. Avant vous, je n’en avais jamais vu dans ma vie. Allons ! venez, « bonnes gens », suivez-moi encore un petit moument. » Et Liette, brisée de lassitude, découragée, sans volonté et la bourse vide, se laissant convaincre, suivit machinalement son vieux protecteur.



XV

SUPRÊME ANGOISSE



Le 20 novembre réunissait chaque année les membres de la famille Baude qui pouvaient venir aux Gerbies souhaiter la fête à grand-papa.

Depuis qu’il avait atteint sa quatre-vingt-dixième année, personne n’osait manquer au rendez-vous.

En cette année 1870, avec le deuil qui couvrait la France, les Gerbies ne pouvaient pas être en fête. N’y avait-il pas ici, comme partout, des combattants devant l’ennemi ? Et comme la mort s’était taillée une large besogne sur les champs de bataille, personne ne songeait au feu d’artifice que tirait habituellement, en cette circonstance, le bon oncle Rigobert. L’oncle Rigobert n’était plus là, du reste. Lieutenant-colonel des mobilisés, il pensait actuellement à tout autre chose qu’aux amusements et bombardements artificiels. Grand-papa Baude, lui-même, se fût opposé à tous divertissements bruyants. Il ne riait plus, ce bon vieux grand-papa ! Quand il suivait avec terreur sur la carte, à l’aide de sa grosse loupe, la marche de l’invasion, il calculait, qu’au train où allaient les défaites, son pauvre pays de Saintonge, et même la Voirette verraient poindre, avant bien des jours, les hideux casques prussiens.

Avec de semblables pensées était-il possible de se réjouir ?

Toutefois, si la fête ne devait pas être animée, la réunion de famille ne fut pas contremandée.

Dès le 18 novembre, les Gerbies se remplirent de tous les enfants, petit-enfants et arrière-petits-enfants de grand-papa qui purent venir. Le colonel Rigobert promit d’arriver la veille de la fête, avant le prochain départ de son régiment pour l’armée de la Loire.

M. Joseph Baude, alors en captivité en Allemagne, y était représenté par sa femme et ses deux plus jeunes fils ; et les deux fillettes de Philippe Minhet, qui se battait à Paris, occupaient près de leur grand’mère le petit lit blanc dans lequel couchait autrefois Liette.

Enfin Mme Baude, sa fille, Mme Verlet et son gendre de retour à Rochefort, ainsi que leur deux enfants, arrivèrent un soir.

Personne, ni aux Gerbies, ni à La Rochelle, n’avait voulu prévenir la grand’mère de Liette du prétendu retour de la jeune fille et de ses infructueux efforts pour se faire reconnaître, dans la pensée de lui épargner une émotion funeste et peut-être inutile.

Mme Baude, que nous avons connue bonne et tendre grand’mère, n’a point changé. Elle n’a certainement pas oublié sa chère disparue, bien que les caresses de ses deux autres petits-enfants fussent venues peu à peu remplir le vide creusé en son cœur par l’absence cruelle de sa Liette.

M. et Mme Verlet avaient peu vécu avec leur fillette ; et malgré leur profonde douleur, le temps, l’éloignement, puis surtout les naissances successives de Lilette et de Paul leur avaient facilité la résignation.

Mme Minhet y pensait souvent ; mais dans la crainte d’attrister les réunions familiales, elle évitait d’y faire allusion.

Cependant, ce nom de Liette, charmant comme le sourire d’un radieux malin, était resté très vivace dans le cœur de quelqu’un qui en parlait encore les larmes aux yeux, avec l’insistance de revenir toujours aux regrets que donne la disparition d’un trésor précieux.

C’était M. Leypeumal, c’était le bon parrain. Il avait aimé Liette d’une façon toute particulière : et pour son petit ceur aux pensées généreuses, et aussi pour son esprit et son intelligence, si vive et si préçoce.

Il s’était refusé à croire à la noyade de l’enfant. Il opinait, pour une disparition, un enlèvement peut-être, et prétendait que l’enfant une fois libre, reparaîtrait d’elle-même. Il était près de la vérité, il la touchait presque, lorsque malheureusement pour Liette il mourut inopinément peu d’heures avant son retour.

Ce fut une triste fatalité pour la pauvre jeune fille, car lui vivant, elle serait entrée d’emblée dans sa famille. L’histoire de la canne miraculeuse aurait appuyé tout naturellement cette affirmation.

Très fidèle à ses affections, comme très tenace en ses opinions, M. Leypeumal avait stipulé sur son testament, ouvert aussitôt après sa mort, qu’une grande partie de sa magnifique fortune reviendrait à la petite disparue, si elle se présentait, pour la recueillir, dans les cinq années qui suivraient son décès. Dans le cas contraire, cette part serait dévolue sans conditions aux enfants Verlet et à diverses œuvres de bienfaisance.

On comprend donc facilement que le jour de l’enterrement, c’est-à-dire deux jours après l’ouverture du testament, la famille fut surprise et justement inquiète de voir surgir une jeune étrangère méconnaissable, se donnant pour l’enfant disparue. Et comme il est plus aisé de nier sans examen que de croire même avec preuves, on prit le parti odieux de ne pas s’occuper des démarches de la ressuscitée.

Aussi, lorsque Rouillard communiqua à M. Baude l’histoire de Liette et raconta la tentative de reconnaissance qu’avait faite l’inconnue, jetée brutalement sur le pavé par M. Delfossy, Baude Isart qui ne voulait pas admettre autre chose qu’une comédie, parvint à convaincre grand-papa que le plus sage était de ne pas accorder le plus léger crédit à ce prétendu retour, et, si la jeune fille persistait, d’en aviser la justice.

Et pendant ces impitoyables délais, que devenait Liette ?

Le lendemain et les huit jours qui suivirent son entrée aux Brettaux, où elle átait arrivée avec le père Malaquin, très malade et presque mourante de fatigue et de douleur, Liette fut obligée de garder le lit. Sa vaillance et son courage physique étaient à bout.

Les vieux Tourneur, braves gens, qui lui avaient donné asile, l’entourèrent d’égards, de soins qui lui eussent été bien sensibles à tout autre moment ; mais actuellement elle ne pensait qu’à la famille ingrate qu’elle était venue rejoindre et dont le silence persistant et l’indifférence dédaigneuse l’accablaient, bien qu’elle sût par le père Malaquin, envoyé chaque jour aux informations, que grand-papa et l’oncle Baude-Isart étaient toujours seuls aux Gerbies.

À cette douleur s’en joignait une autre bien préoccupante. Le soir de sa course sur la route de la Voirette avec le père Malaquin, elle avait hélas ! perdu l’unique preuve de son identité : le paquet de ses effets d’enfant avait glissé de son bras, et son lourd fardeau, la roue du rémouleur, l’avait empêchée de s’en apercevoir.

Les jours s’écoulèrent… Le 19 novembre, la veille de la fête de la Saint-Edmond, à deux pas de cette famille, qui ne voulait pas la reconnaître et pour laquelle elle avait traversé tant d’épreuves, Liette passa la journée à errer dans les sentiers des bois qui entourent la Voirette, les yeux constamment fixés vers les Gerbies, ce paradis perdu, dont la ceinture d’arbres, maintenant dénudés, laissait à découvert les façades.

Elle se promena seule dans ces bois dépouillés de verdure, se remémorant son affreux passé là-bas, sur la terre d’exil, ce passé qui ne l’avait pas tuée, parce qu’elle avait l’espoir du retour. En suivant les sentes des bois ou les longues routes, bordées de peupliers, qu’elle avait parcourues jadis avec Botte, elle constata que bois et routes n’avaient gardé aucun souvenir d’autrefois. Des coupes nombreuses avaient changé la physionomie de ces alentours verdoyants, si charmants dans son enfance, sombres à l’heure actuelle, dépouillés de la poésie dont elle se plaisait à les entourer. Les feuilles qui gisaient à terre, rouges et humides, répandaient une odeur de bois mort, de pourriture et de tristesse, en harmonie avec ses pensées. Elle chercha, sans les retrouver, les vieux chênes tordus sur lesquels le « Chevalier Bouton », avec son petit couteau, avait incrusté, croyait-il, d’inaltérables stigmates.

Elle se penche, avide, sur ce ruisselet.

L’écorce lisse, en s’épaississant chaque année, avait sans doute aussi effacé, sur les gros bouleaux à troncs d’argent, lescœurs enlacés ou les initiales qu’il dessinait, pendant que Botte lui chantait sa ronde favorite :

Gentil coquelicot, gentil coqueliquit !

Que tout cela était loin ! Elle s’était informée. La joie de sourire à une bribe du passé lui était même refusée. Le père et la mère Litou étaient morts ; et Botte, suivie de sa petite famille, était partie avec son mari pour habiter la Vendée.

Mais tout à coup le murmure, le bruit fugitif de l’eau qui court, lui rappellent l’imperceptible source près de laquelle elle se tenait jadis. Elle se penche, avide, sur ce ruisselet qui se faufile tout mince encore entre les menthes odorantes, et, dans le creux de sa main, elle boit avec délices l’eau cristalline qui apaise sa fièvre et rafraîchit son cœur.

Et, plus désolée que jamais, Liette s’assied sur le tronc renversé d’un vieux chêne, regardant au loin les Gerbies dont en ce moment le pâle soleil de novembre teint en rose le toit recouvert de tuiles.

Elle pleure sur elle-même, sur ses souvenirs, qu’il faut définitivement enterrer, sur ses espérances tombées au néant.

La plainte du vent dans la ramure des arbres, comme autrefois celle des vagues au bord de l’océan, accompagne sa douleur.

À quoi pensaient-ils donc les amis de jadis, les grands amis : MM. Leypeumal, Morel et Moutard et les autres, lorsqu’ils assuraient, en regardant ses yeux rieurs et les roses de ses joues, qu’ils y voyaient des promesses durables de santé et de bonheur !

Elle, heureuse, toujours heureuse !… Quelle étrange ironie du sort ! Le présent n’est-il pas là pour montrer l’inanité de ces prévisions, fondées sur un nuage qui passe ou sur une fleur qui s’entr’ouvre. Comme si l’instant qui suit la joie et le calme bonheur n’apportait pas, dans la vie, la tempête et la mort !

Elle a pu croire aux douceurs de l’heureux retour, cet autre mirage menteur, et elle en est là… après dix ans de luttes !

« Faut-il se décourager ? » se demande Liette.

D’autres le feraient sans doute, mais, elle, ne le fera pas. Ne possède-t-elle pas cette faculté de résistance qui engendre le courage moral ? Non, elle luttera et attendra encore avec une persistance inébranlable le retour des jours heureux… Et, si plus tard, après ce suprême effort, elle doit abandonner son rêve… oh alors ! elle retournera sur la terre d’exil se réfugier vers le cœur qui l’attend et offrir son dévouement et son amour à Lottie et à Harris.

Harris ! Liette n’a point oublié son ami.

Dès son arrivée aux Brettaux, cherchant à réparer ses torts envers lui, elle lui a écrit ses déboires, sa misère, son désespoir depuis la perte irréparable de ses effets. Mais Harris ne lui a pas répondu. N’était-il pas en droit de croire que le découragement et la douleur l’ont seuls jetée dans ses bras ?…

« Oh ! Harris ! s’écria-t-elle, où êtes-vous ? »

L’oncle ouvre ses bras à sa charmante nièce.

En ce moment précis elle perçoit un bruit léger et lointain, comme le rythme d’un pas d’homme sur la terre couverte de feuilles. Elle tressaille. Les pas se rapprochent ; elle se redresse, écoute, puis regarde….

Elle a cru reconnaître le bruit de ce pas souple et assuré, de même qu’elle reconnaît maintenant la silhouette du voyageur qui se dirige de son côté. Ce mâle visage n’cst-il pas celui de l’officier qui l’a tant intriguée au cimetière de La Rochelle ? Et voilà, qu’ici même, au milieu des bois de la Voirette, son souvenir faisant un bond prodigieux en arrière, lui rappelle tout à coup le bon regard de tonton Rigobert.

Son cœur a parlé ; elle ne se trompe pas.

« Oh ! mon oncle, s’écrie Liette, mon cher oncle Rigobert ! »

Le voyageur s’arrête à quelques pas seulement de cette jolie jeune femme, qui vient de l’appeler avec tant de tendresse.

L’oncle Rigobert, qui n’est plus un jouvenceau, n’a pas non plus le cœur d’un rigide puritain. Le ton d’angoisse de cette jeune fille l’émeut, l’intéresse. Il la considère à son tour, et reconnaît immédiatement la personne entrevue à l’enterrement de M. Leypeumal et à laquelle il avait trouvé uņe vague ressemblance avec sa belle-sœur. Il s’étonne, néanmoins, de cette nouvelle rencontre, et son œil surpris, mais bienveillant, réclame une explication.

Liette va la lui donner. Promptement, et avec une facilité qui la surprend elle-même, elle lui raconte son histoire lamentable, ses peines, ses déboires ; avec le ton pénétrant de ceux qu’on écoute et qui subjuguent, elle fait entrer la conviction dans l’âme de l’officier.

L’oncle a écouté attentivement ce long récit tragique et pitoyable ; il lui semble très vraisemblable. Est-ce que les preuves n’abondent pas ? Alors, ce bon géant de Rigobert, qui ne demande qu’à croire, ouvre ses grands bras à sa charmante nièce, la presse sur son cœur ; puis, sans tarder, l’entraîne vers la maison que l’on aperçoit toute rose, là-haut, derrière les peupliers.

XVI

UN MESSAGER DE L’ILE DE MAN



Pouvoir charmant de la jeunesse et de la beauté ! Liette se sentit sauvée.

Franchir la porte des Gerbies au bras de cet officier supérieur, armé de pied en cap et dont le sabre bat les talons en faisant entendre un cliquetis passablement impressionnant en temps de guerre, fut pour elle une joie sans égale ; car personne, pas même le cerbère Rouillard, n’osa s’opposer à son entrée dans la grande salle où la famille était réunie.

L’oncle Rigobert, en entrant, clama d’une voix de stentor :

« Ce n’est point une comédie qui se joue à cette heure ! Quelle poignante et triste histoire que celle de cette enfant que je viens de ramasser sur la route, abandonnée, rejetée par vous tous ! Je me demande pourquoi, en la voyant et en l’écoutant, vous ne vous sentiriez pas, comme moi, pris d’une pitié et d’une admiration profondes pour son courage persévérant et la ténacité de son cœur affectueux. »

Et devant l’étonnement de tous, il continua : « Nier sans examen est facile. Cela met à l’abri des preuves gênantes (car il y en a), et vous les auriez vues aussi si vous l’aviez seulement regardée. Où donc une fausse Liette aurait-elle pris cette ressemblance frappante avec sa grand’mère, ses yeux et son regard ? »

Et sans attendre l’opinion des siens, il jeta Liette dans les bras défaillants de catte grand’mère bien-aimée et dans ceux de son père et de sa mère stupéfaits et tremblants.

Oh ! que Liette est bien la tête, penchée sur l’épaule de sa grand’- mère, qui lui passe comme autrefois ses doigts caressants dans les cheveux ; et c’est en versant de bien douces larmes qu’elle la presse sur-son cœur. N’est-ce pas sa Liette, sa petite-fille chérie qu’elle vient enfin de retrouver ?

Oh ! ne me dites pas que çe n’est pas ma fille, répond Mme Baude aux ironiques regards de son beau-frère, mon cœur ne me’trompe pas. Rigobert a raison.

— Ma chère enfant, dit à son tour Mme Minhet très perplexe, ne sauriez-vous me rappeler quelque chose de votre petite enfance, un fait particulier par exemple, connu seulement de nous deux et qui me donnerait confiance en vous ?

— Certes, je puis répondre à cette demande », répondit Liette, en souriant ; et après un instant de réflexion :

« Est-ce que tante Minette possède encore le portrait de son fils Philippe ? est-ce que Philippe écrit toujours ? et sa pensée lui rapporte-t-elle enfin assez d’argent pour pouvoir venir ici embrasser sa mère ? »

N’étaient-ce pas les chagrins intimes que tante Minette avait jadis et que sa petite-nièce, Liette, seule connaissait ? Mme Minhet serra tendrement la jeune fille sur son cœur :

« Je reconnais ton âme, chère Liette, dit-elle, bien que je ne retrouve pas les traits gracieux de ton visage d’autrefois. Conte-nous maintenant ta douloureuse histoire. »

Liette parla, et elle parla longtemps. Cependant, près de la fenêtre, Baude-Isart discutait d’un air animé avec grand-papa et les autrės membres de la famille ; et ce qu’il disait semblait produire sur ceux qui l’écoutaient une fâcheuse impression.

Décidément, ce retour paraît de nouveau singulier ; et on ne peut, en dépit des désirs de l’oncle Rigobert, de Mme Baude et de tante Minhet, l’admettre avec une aussi grande facilité.

Pour interroger avec soin cette jeune fille, il faut l’isoler de la

L’oncle Rigobert, en entrant, clama d’une voix de stentor.
famille et charger une personne sérieuse et désintéressée de cette

grave tache.

Oui, il faut inlerroger Liette avec précision, et l’oncle Baude-Isart est là pour cet interrogatoire. Liette ne voit, ni ne comprend les pièges que lui tend cet homme qui, on ne sait pourquoi, ne l’a jamais aimée.

Elle raconte sa disparition, mais d’une façon incomplète, car elle ne se rappelle pas comment elle s’est retrouvée dans l’île de Man.

Elle ne peut expliquer non plus la légère balafre qui lui coupe la figure, et quand on lui demande le nom des gens qui l’ont élevée, elle ne veut pas nommer Mrs Moore, dans la crainte des mensonges que pourrait faire cette femme.

Ses réponses incomplètes, son silence, ses réticences sont mal interprétés par Baude-Isart. Sa timidité qu’augmente encore son accent défectueux, sa pauvre mise rendue pitoyable par suite des misères de son retour, mettent en garde ses parents tout à l’heure assez bien disposés. Et la pauvre fille s’aperçoit que, malgré tous les efforts de l’oncle Rigobert et de sa grand’mère, des obstacles insurmontables seront de nouveau dressés contre elle.

On discute âprement, et la discussion prend à présent les proportions d’une dispute ; car tous s’en mêlent, ceux qui croient en elle et ceux qui doutent.

À la tête de ces derniers, Baude-Isart, les yeux hors de la tête, frappant du poing sur la table pour être écouté, finit par décider que, jusqu’à plus amples informations, Liette devra encore se retirer aux Brettaux.

Ah ! mais l’oncle Rigobert ne l’entend pas de cette oreille ! Lui, jusqu’à ce jour si facilement soumis ou convaincu, en goûtant derechef du commandement, a sans doute appris à affranchir sa volonté. Il l’impose net, et péremptoirement déclare qu’il partira sur l’heure, en emmenant Liette, si l’on parle encore de la renvoyer.

Tante Minette se range à son opinion. Mme Baude, désespérée, pleure silencieuse, tandis que M. et Mme Verlet, très angoissés, cherchant encore à se convaincre que Liette est sincère, lui font demandes sur demandes.

Mais chacun se tait. Rouillard vient d’ouvrir la porte de la salle et d’introduire un jeune étranger dont l’œil bleu clair et intelligent parcourt froidement la réunion. Il doit comprendre ce qui agite cette famille, car son front se creuse de deux plis sévères.

À la vue de l’étranger, Liette jette un cri et court se jeter sur la mâle poitrine de celui qui, debout sur le seuil, hésite à le franchir.

« Harris ! Harris, vous ici !

— Oui, nia chère Liette, répond le jeune homme. Harris lui-même qui vient vous chercher pour vous enlever à vos rêves douloureux. Le bonheur que vous vous épuisez à vainement poursuivre, je viens vous l’apporter. N’est-il pas là où est notre cœur ? Ne le cherchez pas ailleurs. Vous êtes bien seule dans la vie, dit-il, en regardant autour de lui ; retournons vers les brumes anglaises où Lottie ne cesse de vous appeler.

« Après avoir lu votre lettre désolée, j’ai réuni les papiers et les preuves irréfutables de votre identité ; j’ai repris à Lottie le collier et la médaille que vous portiez lors de votre disparition ; ils serviront à appuyer vos affirmations. Il est nécessaire qu’elles soient reconnues véridiques par votre famille, afin que vous puissiez revenir vers Lottie sans regrets. Ah ! cette famille cruelle pour vous, devient pour moi une famille amie. Ils vous repoussent, ô les insensés ! leur aveuglement fait ma joie, parce que j’espère qu’enfin, sans hésitation, en présence de leurs dédains injurieux, vous voudrez bien me suivre.

— Harris ! Harris, répond Liette toute frémissante, laissez-moi d’abord vous remercier d’être accouru vers moi et vous bénir de votre intervention en ce moment même où elle m’est si prácieuse. Oui, ce sera avec joie que je vous suivrai, lorsque j’aurai réglé ici tout mon passé. Les déceptions et les angoisses de ces quinze derniers jours ont mûri le sentiment délicieux qui sommeillait pour vous au fond de mon âme. Mon cœur s’incline enfin devant vos désirs et les preuves incontestables de votre amour.

« Vous paraissez étonné, Harris, de l’opiniâtreté que j’ai mise à revenir vers ce foyer d’où la fatalité m’avait exclue. Si vous voulez savoir pourquoi j’ai tant tenu à le revoir, je vais vous l’expliquer :

« Sachez que jamais enfant n’a été plus aimée. Quand j’étais petite fille, ils ont tous, par leur sollicitude incessante, par leurs soins les plus tendres, développé en mon âme naïve et affectueuse un amour immense, une reconnaissance sans bornes. Oui, ajouta-t-elle lentement et un peu bas, oui mon enfance heureuse avait laissé en mon cœur fidèle des souvenirs impérissables de leur chaude et enveloppante bonté, et je suis revenue parce qu’il m’eût été impossible de vire sans les revoir.

« Que j’ai souffert de la séparation et de mes jeunes années passées sous le toit de Mrs Moore ! Lorsque le voile lugubre qui enveloppait mon âme de ses mille replis, se déchira miraculeusement, et que ma mémoire dégagée put enfin me rappeler tout mon passé de tendresse, je fus prise de l’irrésistible besoin de venir retrouver mon foyer où m’attendait, hélas ! la plus horrible des désillusions. Plaignez-moi, Harris, car il m’a fallu constater que les disparus ne doivent plus jamais reparaître. »

À ces mots prononcés fortement par Liette répondit un cri douloureux, jeté par Mme Baude, qui se leva précipitamment et vint tomber, tout en larmes, entre les bras de la jeune fille.

« Ma fille ! ma Liette chérie ! Je te reconnais, moi ! s’écria cette vieille et tendre mère, en serrant avec amour cette enfant bien-aimée dans ses bras. Ne fuis pas, o ma fille, reste toujours près de moi ! je ne veux plus te perdre. »

Et alors peu à peu tous les spectateurs de cette scène attendrissante, émus profondément par les dernières paroles de la jeune fille, auxquelles son accent semblait prêter une mélancolie plus grande encore, gagnés à sa cause, joignirent leurs larmes et leurs caresses à celles de Mme Baude, et Liette défaillante de joie comprit qu’elle conquérait enfin la confiance des siens. L’instant était solennel. Elle se tourna vers Harris !

« Il me faut, dit-elle, prouver à tous ceux qui nous entourent que je suis bien la pauvre petite disparue, l’enfant égarée dans la vie qu’ils ont si longtemps pleurée ; puisque vous avez ici toutes les preuves réunies de mon identité, montrez-les sans plus tarder, Harris, racontez l’horreur de ma vie d’exil, vous l’avez vue ; toutes mes douleurs d’enfant, vous les avez connues ; toutes mes espérances de jeune fille, je vous les ai confiées. Ne craignez pas de parler. Il faut que tous croient en moi sans arrière-pensées. »

À la vue de l’étranger, Liette jeta un cri.

Harris parla. Il raconta que, dès qu’il avait reçu la lettre désespérée de Liette, il s’était mis en campagne, et les résultats de ses recherches avaient dépassé son attente. Il avait aussi revu Mrs Moore, et, avec adresse, ne lui communiquant du récit de Liette que les choses qui pouvaient amener cette femme à un aveu complet, enflammant sa cupidité par la promesse d’une riche récompense, si la jeune fille reconnue de sa famille pouvait faire valoir ses droits, il avait réussi à lui arracher un récit minutieux et circonstancié de l’arrivée de Liette dans l’île de Man.

De ce récit, fait en présence des autorités du pays, Harris apportait un extrait authentique. Mais ce n’était pas tout. Il avait alors couru à Glasgow, où il avait vu les armateurs du William Godder ; il avait obtenu de consulter le livre du bord de l’avant-dernier voyage de l’infortuné navire ; et là il avait acquis la certitude que la petite fille, amenée dans l’île de Man, ne pouvait être originaire que du port de La Rochelle, dernière escale du William Godder avant son retour à Glasgow. Il avait relevé les circonstances de la présence mystérieuse de Liette à bord, consignées brièvement par le capitaine, et il avait encore obtenu un extrait légal de ces importantes déclarations.

« Les tribunaux français, qui auront besoin de ces faits pour rétablir Liette dans ses droits, ajouta-t-il, pourront facilement s’éclairer. Mais je n’ai pas oublié un dernier moyen de preuve qui eût peut-être, dès les premiers jours, réussi à vous convaincre et à épargner à cette malheureuse jeune fille le calvaire de ces deux dernières semaines. Et tirant de sa puche le collier et la médaille que Liette, avant son départ, avait passés au cou de Lottie : Récuserez-vous, dit-il, ce dernier témoignage ?

Non, ils ne le récuseraient point. Mme Baude, tante Minette, M. et Mme Veriet étaient déjà bien convaincus ; mais cette dernière démonstration emportait toutes les hésitations que le doute ou la mauvaise foi pouvaient encore laisser subsister.

Harris raconta alors la vie de tristesses, de misères et de dévouement qui avait été celle de Liette pendant ces dix années : il eût parlé longtemps sans doute sur ce chapitre où son cœur l’entraînait presque malgré lui ; mais Liette l’interrompant doucement de la main :

« Laissez, Harris, nous parlerons plus tard de cela… bien que mieux vaudrait n’en plus jamais parler. — Il y a quelque chose dont je veux entretenir mes parents dès maintenant. Rouillard m’a prévenue ces jours derniers que mon cher parrain m’avait laissé, en mourant, la plus grande partie de sa fortune, et que ce don magnifique les avait autorisés à penser que j’étais une menteuse, une aventurière. Je leur pardonne… Ils ne me connaissaient pas ! Je déplore que mon cher parrain ne puisse entendre l’expression de ma profonde gratitude, et aussi mes regrets de ne pouvoir accepter toute seule ce royal cadeau. J’entends le partager avec les deux enfants que Dieu a envoyés à mon père et à ma mère pour les consoler de mon départ. Ce frère et cette sœur qui m’ont ignorée jusqu’à ce jour jouiront avec moi de cette superbe fortune ; ce partage me donnera le droit de faire appel à leur cœur. Ainsi, cet argent qui devait m’exclure de ma famille me conduira vers elle.

« Enfin, ajouta Liette, il est un pauvre être, le seul qui ne se soit pas détourné de moi, dans ma misère, le seul qui m’ait reconnue. Grâce à lui, je me trouve au milieu de vous. Je tiens à lui assurer le pain de sa vieillesse et à lui donner la joie de vivre quelque temps heureux ici-bas. Vous ignorez l’amertume des larmes de ce pauvre vieux, accusé sans preuves de ma disparition. Il faut réparer sans retard ces injustes soupçons. Aussi, je prie instamment mon père et ma mère de lui remettre sur ce qui doit me revenir de mon parrain une somme d’argent qui lui permettra de vivre désormais sans inquiétude. »

Dans le silence d’étonnement qui accueillit ces paroles, une voix se fit entendre :

« Tout cela est fort touchant, mais vous ne pouvez pas disposer de cette fortune, car vous n’êtes pas majeure. »

C’était Baude-Isart qui, d’un ton ironique, lançait cette boutade.

« Mais son mariage l’émancipe et lui permet de le faire du consentement de son mari dit, avec malice, grand-papa, fier de retrouver ce souvenir lointain du temps où il faisait son droit, — tout de travers, hélas ! »

À ce mot de mariage Liette avait rougi, mais cette jeune fille, mûrie par une dure et précoce expérience de la vie, habituée à prendre de promptes et définitives décisions, ne se troubla point ; et, prenant la main d’Harris, dit avec simplicité :

« Cher grand-papa vous avez deviné le secret de nos cœurs. »

Et se tournant vers Mme Baude, elle ajouta :

« À toi, ma grand’mère adorée, dont le souvenir, plein de douceur, ne m’a jamais abandonnée et m’a donné la force de vivre, je présente cet ami précieux, mon cher fiancé, auquel ! je dois la vie de l’intelligence. C’est grâce à ses leçons élevées, à la noblesse de ses sentiments que je puis reprendre, sans rougir de mon infériorité de condition, ma place parmi vous. Considère-le comme ton enfant ; nous serons désormais deux de plus à te chérir. »

Mme Baude leur ouvrit les bras.

La cause de Liette était gagnée. Par sa bonté, cette bonté supérieure qui enlace et retient les âmes, elle avait repris à tout jamais les cœurs de ceux qui l’avaient aimée jadis. Son énergique volonté avait enfin dominé la fatalité malheureuse qui semblait peser sur sa vie.

Elle allait vivre désormais au milieu des siens, sans jamais reparler de Mrs Moore, auprès de laquelle elle avait versé tant de larmes.

. . . . .

À la mort de grand-papa, Liette a acquis les Gerbies où elle a respecté tous les chers vieux souvenirs. Seules de toutes les propriétés des environs, les Gerbies n’ont pas changé depuis un demi-siècle. C’est pour elle une joie bien douce de voir Lottie et ses enfants jouer à l’ombre des mêmes vieux arbres qui ont abrité sa bienheureuse petite enfance.

M. Harris Dillon avec la fortune de sa femme vient de fonder aux portes de La Rochelle une grande usine. Pour l’inauguration de la belle demeure qu’il a fait construire à côté, toute la famille de Liette a été invitée. Comme jadis, l’oncle Rigobert, à cette occasion se propose de tirer un superbe feu d’artifice.

Lictte, au milieu des siens et dans la splendeur de sa maturité radieuse, sourit comme autrefois à son cher entourage. Elle lui montre au loin la Tour dentelée, l’inoubliable et magique lanterne, immense fanal que les rayons du soleil, cet autre artificier, semblent avoir tout exprès allumé en cet instant, et qui émerge des vieux remparts que la mer baigne à cette heure dans un miroitement lumineux.

Telle qu’elle lui apparaissait dans sa jeunesse, telle qu’elle la voyait dans ses rêves d’enfant et dans ses visions lugubres, elle la contemple enfin, et avec quel attendrissement, dans son cher et doux pays de France.

TABLE DES MATIÈRES

PREMIÈRE PARTIE
    I. — Liette ma chérie 
 5
 19
  IV. — Le bon parrain 
 26
  VI. — Leçons et promenades 
 36
 54
  IX. — La maison de famille 
 63
 70
  XI. — Tante Minette 
 81
 86
XIV. — Retour au foyer 
 103
 110


DEUXIÈME PARTIE


    I. — En route vers l’inconnu 
 117
  III. — Nouveaux amis 
 134
  IV. — Rappels et souvenirs 
 139
  VI. — Révélations 
 154
 VII. — Lutte décisive 
 165
VIII. — Vers la patrie 
 174
  IX. — Désillusion 
 179
 189
 199
 203
 210
 218
 XV. — Suprème angoisse 
 231



  1. Petit panier.
  2. Authentique.
  3. Ma foi !
  4. Gros point.
  5. Des façons, expression local.