Les Gens d’Auberoque/Texte entier

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Calmann-Lévy (p. 1-TdM).

I

C’était un pluvieux après-midi de novembre de l’année 1866. Sur le seuil du bureau des messageries sis place Francheville, à Périgueux, un grand jeune homme, en caban de voyage, attendait, accoté au chambranle. En face, de l’autre côté de la route qui longe la place, sous les tilleuls de bordure, cinq ou six diligences étaient rangées à la queue leu leu, capuchonnées de leurs bâches reluisantes sous l’eau qui tombait fine et serrée. Au delà de la vaste place assombrie par la pluie et traversée parfois par un parapluie noir, on entrevoyait à peine la fière silhouette de la tour Mataguerre, précieux reste des anciennes fortifications de la ville.

La nuit approchait. Les vitres du petit café voisin laissaient passer à travers les rideaux sales une faible lueur de gaz ; et, dans le fond du bureau, l’employé des messageries avait allumé sa lampe. Des malles énormes d’autrefois, recouvertes de peau de truie, de grands sacs de nuit en tapisserie, de vieilles valises en cuir, des « panières » et des paquets de formes hétéroclites encombraient l’étroite pièce où attendaient aussi, affalés sur les banquettes rangées le long des murs, des colis humains. Il y avait là des campagnards assommés par le bruit de la ville et le papillotement des étalages contemplés curieusement au cours d’une longue journée de « trulle » à travers les rues pavées de silex pointus ; des petits marchands de village, venus aux emplettes ; des paysans revenant des plaids et portant sur leur figure terreuse la morne déconvenue du procès perdu, ou la joie sournoise de la cause gagnée. Entre les bagages, les paquets entassés, se tenaient parfois debout, piétinant sur place, des voyageurs impatients, qui tuaient le temps en regardant les affiches. C’était des fonctionnaires qui revenaient de faire leur versement, reconnaissables à la sacoche aplatie qu’ils portaient en bandoulière, des notaires sortant de la conservation des hypothèques, ou des maires en lévite venant de la préfecture. Une famille de petits bourgeois ruraux, venus pour acheter des vêtements de noces, était groupée près de la fenêtre, et l’on reconnaissait les « novis » en ce qu’ils s’entretenaient à voix basse, tête-à-tête, dans un coin. Devant la porte, un tout jeune homme, échappé pour quarante-huit heures de la maison paternelle, rentrait au logis fatigué d’excès et d’insomnie ; et de l’Hôtel de France, voisin, arrivait un commis-voyageur escortant un commissionnaire qui traînait d’immenses colis sur sa petite charrette.

Cependant, les quatre heures approchant, les conducteurs faisaient charger les bagages après s’être renseignés auprès de l’employé du bureau.

— C’est vous qui allez à Auberoque, monsieur ?

— Oui, dit le jeune homme au caban ; voici mes bagages.

Et il désignait du pied une grande malle chapelière surmontée d’un carton à chapeau.

Ces colis chargés, le conducteur se planta, jeta un regard vers la place du Triangle et, ne voyant rien venir, disparut sous une porte cochère.

Un moment après, il revint, sa limousine sur l’épaule, menant un grand cheval de dragons réformé, qu’il plaça le long du timon, tandis que l’autre cheval, la queue troussée comme son compagnon, suivait docilement et venait de lui-même se ranger de l’autre côté.

Ayant accroché les chaînettes et bouclé les guides, le conducteur regarda encore au loin, puis vint au bureau, et, s’adressant à son voyageur :

— Vous pouvez monter, monsieur… Il n’y a pas d’autres voyageurs pour Lamarque ? Saint-Génissac ? Auberoque ? ajouta-t-il en se retournant.

Le jeune homme installé dans le coupé, la portière refermée, le conducteur ôta sa casquette de peau de renard, se gratta rageusement la tête, et se dirigea vers le petit café.

Cependant, une à une, les lourdes voitures démarraient avec effort, quelques-unes surchargées, d’autres presque vides, et bientôt il ne resta plus en face du bureau que la diligence à deux compartiments qui portait en lettres d’or sur les portières : PÉRIGUEUX-AUBEROQUE, dans laquelle attendait patiemment l’unique voyageur du coupé.

Alors le conducteur sortit du café, tira sa montre sous sa blouse, puis interrogea désespérément l’horizon du côté des boulevards. Ne voyant rien venir, il se décida, accrocha les traits aux palonniers en grommelant des jurons, grimpa sur son siège, mit sa limousine, rassembla ses chevaux des guides et du fouet, cria : « Hue ! » et la voiture s’ébranla.

La pluie tombait toujours et la nuit venait. Les becs de gaz s’entrevoyaient à peine dans la buée épaisse qui enveloppait la ville. Bientôt les maisons s’espacèrent, devinrent rares, et, au bout du faubourg Saint-Georges, la diligence roula vers le sud en pleine campagne, sur la route détrempée où les pieds des chevaux faisaient rejaillir la boue liquide.

Le voyageur du coupé, la tête appuyée au matelassement, se laissait secouer au bruit des grelots et regardait machinalement, à travers la vitre obscurcie et striée par la pluie, les peupliers dépouillés défiler lentement, à peine visibles dans le brouillard gris. La nuit tombée, à la première côte, le conducteur alluma sa lanterne, dont les reflets se jouèrent en sautillant sur les chevaux ruisselants d’eau. De temps en temps, la voiture dépassait une maisonnette au bord de la route, qui, par son petit « fenestrou », laissait entrevoir la faible lueur du foyer où cuisait le souper de la famille.

À Lamarque, la diligence s’arrêta devant une auberge indiquée par un brandon de houx, — d’ « agrafeil », comme on dit dans le pays, — et le conducteur alla faire son « chabrol » habituel. Après avoir mangé quelques cuillerées de soupe debout devant le feu qui faisait fumer sa blouse humide, il remplit de vin à moitié l’assiette à calotte et but à même. La dernière goutte avalée, il se passa la main sur les babines, tourna, vira dans la cuisine, avec des gestes et des hochements de tête qui corroboraient ses paroles :

— Cochon de temps !… Et un voyageur en tout !… Par-dessus le marché, pas de commissions !… Je ne gagne pas le foin de mes chevaux ! non, le diable me crâme !

Ayant fait ses complaintes à la vieille de l’auberge, dont la coiffe s’agitait doucement comme qui dit : « Que voulez-vous faire à ça, mon pauvre ? Il vous faut prendre patience », l’homme fit son « adieu-sois », remonta sur son siège, et la voiture repartit, au trot lourd des chevaux, marqué par les grelots des colliers qui sonnaient assourdis dans la nuit pluvieuse.

À Saint-Génissac, la messagerie s’arrêta pour relayer à l’auberge du Chêne-Vert, tout près de l’église, dont les vieilles murailles grises se dressaient à peine visibles dans l’obscurité. Tandis que les chevaux fumants s’en allaient lentement vers l’écurie, remplacés par d’autres qui venaient, résignés, prendre leur place, le voyageur du coupé regardait fixement la lueur incertaine de la lampe du sanctuaire brûlant dans le silence nocturne. Puis, comme il s’hypnotisait à cette contemplation, la lueur disparut subitement, la lampe éteinte par la négligence du marguillier, ou le battement d’ailes d’une ratepenade venue boire l’huile.

Et la diligence se remit péniblement en marche, les chevaux pataugeant lourdement dans la boue de la route. À mesure qu’elle avançait, il semblait au jeune homme qu’elle s’enfonçait toujours davantage dans la nuit de poix, et il s’abandonnait aux cahots, regardant sans voir l’ombre épaisse à travers les vitres embuées et battues de la pluie. Cela dura encore des heures, puis les chevaux se mirent au pas et commencèrent à monter une côte raide et longue. Au bout d’une demi-heure, les roues cahotèrent sur un pavé inégal, et la voiture passa sous une vieille porte ogivale à laquelle attenait un pan de mur ruiné, débris de la vieille enceinte de la bourgade. Le voyageur aperçut alors, de chaque côté, de tristes maisons endormies et de méchantes étables. Enfin, après des retours en lacet, des raidillons enlevés à coup de fouet, le lourd véhicule rudement secoué s’arrêta au bas de la place d’Auberoque, devant l’hôtellerie du Cheval-Blanc, dont la porte était grande ouverte.

En descendant de voiture, le jeune homme eut la sensation d’être au pied de quelque gigantesque falaise, et, levant la tête, il entrevit vaguement, tout en haut, au-dessus des maisons étagées, les masses sombres du château d’Auberoque qui se perdaient dans la nuit.

Un grand feu clair brillait dans la cheminée de la cuisine, et, tandis qu’on déchargeait ses bagages, le voyageur se tint debout, le dos au feu. C’était un beau garçon de vingt-huit ans environ, grand, bien fait, brun, qui portait les cheveux coupés ras et une fine moustache légèrement retroussée. Ses yeux noirs, brillants, regardaient bien ouverts, loyalement, et sa figure aux traits réguliers annonçait la force et la franchise.

— Vous n’avez pas dîné, peut-être, monsieur ? demanda, la bienvenue souhaitée, l’hôtesse, plantureuse femme de quarante ans, fraîche et accorte sous sa coiffe à la mode du pays.

— Non, madame, mais je n’ai pas grand’faim.

— Tout de même, vous ferez bien de prendre quelque chose… Vous allez voir : dans un instant, tout sera prêt.

Et, tandis qu’elle allait et venait par la cuisine, préparant le dîner, l’hôtelière jetait un coup d’œil sur ce beau garçon, que la servante, grosse fille un peu nice, dévisageait, elle, ouvertement, en essuyant les assiettes.

— Vous êtes sans doute le nouveau receveur de l’enregistrement qui remplace monsieur Duboisin ? dit la dame, n’y tenant plus.

— Lui-même, madame, répondit le jeune homme en souriant un peu.

— Ah ! tant mieux, fit l’hôtesse naïvement ; j’espère que vous ne vous déplairez pas trop à Auberoque. L’endroit n’est pas bien beau, mais il y a de la société. Ces messieurs viennent au café ici.

Cependant, tout étant prêt, la servante, qui portait une soupière, précéda le voyageur dans une grande pièce à toutes fins : salle à manger et café. En ce moment, c’était un café : autour d’une grande table ronde, des gens jouaient au vieux jeu de l’hombre, entourés de quelques oisifs qui commentaient les coups. À travers la fumée du tabac, sous la lueur jaunâtre d’une lampe au schiste, les figures des joueurs, abritées par de larges chapeaux ou de grandes visières de casquettes, s’entrevoyaient vaguement, dans le fond de la salle étroite et longue, qui, avec son plafond bas, ressemblait assez à un entrepont de navire. L’odeur du schiste et celle du tabac empestaient l’atmosphère lourde de cette pièce, saturée déjà d’émanations de toutes sortes qui se dégageaient du vieux plancher et des murs tapissés d’un mauvais papier fané.

Le jeune homme hésita sur le seuil de cet estaminet ; mais, pressé de se coucher, il fut s’asseoir à une petite table où son couvert était mis. Les joueurs et ceux de la galerie jetèrent un regard au nouveau venu, et quelques-uns touchèrent leur chapeau, sans interrompre la partie.

À peine le dîneur était-il assis que madame Jammet, l’hôtesse du Cheval-Blanc, se précipitait vers la grande chapelière sur laquelle était clouée, en guise d’adresse, une carte de visite où elle lut :

GEORGES LEFRANCQ
Receveur de l’Enregistrement, des Domaines et du Timbre
Auberoque (Dordogne)

« D’où vient-il ? » se demanda-t-elle en examinant les étiquettes des chemins de fer.

De Paris pour Périgueux

Elle ne vit pas autre chose ; les autres étiquettes étaient déchirées ou recouvertes.

Mais, le garçon d’écurie étant entré à ce moment, elle lui dit :

— Monte cette malle et ce carton à chapeau dans la chambre verte.

Cependant le receveur, ayant expédié rapidement une soupe maigre, une cuisse de poulet un peu mal « éplumissée » et un bout de fromage, revint à la cuisine :

— Faites-moi montrer ma chambre, madame, s’il vous plaît.

— Je vais vous la montrer moi-même, monsieur ; mais auparavant, si vous voulez attendre un peu, je vais mettre le moine pour chauffer votre lit.

— Oh ! ce n’est pas la peine, je n’y suis pas habitué.

— Alors, si vous voulez monter…

Et, prenant une bougie, madame Jammet passa devant pour éclairer M. Lefrancq. Ses formes pleines s’accusaient vigoureusement sous une robe de laine souple, pendant qu’elle montait l’escalier roide ; et, sous la jupe courte, au-dessus d’une cheville assez fine, s’apercevait la naissance d’un mollet rebondi.

Mais le receveur ne voyait rien de tout cela.

— Voici votre chambre, monsieur.

Et, ayant introduit le jeune homme, madame Jammet se mit en devoir de faire la couverture.

— Serez-vous assez couvert, monsieur ? Il y a une couverture de laine et une de coton…

— C’est très suffisant, merci.

Là-dessus, l’hôtesse inspecta la chambre pour s’assurer que tout était bien en ordre, découvrit le pot à eau coiffé de deux serviettes, puis ferma les contrevents.

— Vous n’avez besoin de rien, monsieur ? fit-elle avec une intonation caressante.

— Merci, madame, de rien, en ce moment, que de sommeil.

— Alors, bonsoir, monsieur, et bonne nuit !

Et, après avoir fait encore un tour par la chambre, comme si elle ne pouvait se décider à partir, madame Jammet s’en fut pourtant.

Resté seul, M. Lefrancq se déshabilla rapidement et se mit au lit, où il se pelotonna sous la sensation désagréable des draps tout frais de lessive. Comme sa chambre se trouvait juste au-dessus de la salle, il entendait une confuse rumeur et les coups sourds frappés sur le tapis par les joueurs qui assénaient leurs cartes comme pour leur donner plus de valeur :

« Je coupe ! pan !… Je surcoupe ! pan ! atout !… pan ! atout ! pan ! pan ! et tout ici ! »…

Il eut un bâillement de dégoût et ferma les yeux avec la ferme volonté de s’endormir. Mais le sommeil ne venait pas, et la pensée du jeune homme s’envolait vers la petite villette bretonne où il avait laissé son cœur ès mains d’une maîtresse idolâtrée. Cependant les coups de poing des joueurs cessèrent, le silence se fit dans l’hôtellerie, et, tandis que l’horloge du château sonnait onze heures, le craquement des souliers de madame Jammet se faisait discrètement entendre dans le corridor. Puis une porte s’ouvrit et le receveur entendit marcher dans la chambre voisine. À travers la mince cloison, il perçut des bruits vagues et légers : une chaise remuée doucement, une armoire ouverte, le soulier jeté sur le tapis, enfin le craquement d’un lit, et le bruissement de la « panouille », autrement dit de la paille de maïs, s’affaissant sous le poids d’un corps, tout près, à une épaisseur de brique de l’autre côté.

Mais tout cela le laissait froid, et il entendait, sans trouble aucun, les petits bâillements de l’hôtesse achevés en un léger soupir. Enfin, après s’être longtemps tourné et retourné dans une pénible insomnie, M. Lefrancq finit par s’endormir.

Lorsqu’il se réveilla, le jour filtrait à travers les volets mal joints : il se leva et ouvrit la fenêtre. La pluie avait cessé. Au-dessous, sur une petite place irrégulière, vaguaient des cochons et des poules. Au milieu de la place, une vieille halle délabrée, à la toiture bosselée, aux piliers de pierre rongés par les gelées, abritait quelques charrettes. Dans un coin, l’ancien four banal des seigneurs ouvrait sa porte massive, protégée par un auvent. Tout autour, des maisons basses, ou à un étage au plus, bordaient la place, sans aucun souci de l’alignement, et montraient leurs fenêtres étroites et leurs toits de pierres plates noircis et envahis par les mousses. Mal construites pour la plupart, et faites en différents temps de pièces et de morceaux ajoutés, l’économie, ou plutôt la lésine, se manifestait partout aux dépens de la régularité des bâtiments. Au-dessus des plus hautes maisons de la bourgade et de quelques rares jardins, aux pentes adoucies par de grands murs de soutènement envahis par des giroflées de muraille et des pariétaires, s’élevaient les remparts de la vaste esplanade du château, et au-dessus de l’esplanade encore, se dressait la masse gigantesque de la vieille forteresse féodale des seigneurs d’Auberoque.

Ayant achevé sa toilette, M. Lefrancq descendit, et après avoir brièvement répondu aux obséquieuses et câlines interrogations de madame Jammet sur son sommeil, il sortit. Sur les portes, les gens, déjà renseignés par les joueurs d’hombre, se disaient : « C’est le contrôleur qui remplace monsieur Duboisin ; il n’a pas l’air aussi bon enfant que lui… » Le jeune homme fit le tour de l’ « endroit », comme disait madame Jammet. Au midi, les maisons escaladaient les pentes roides d’une haute colline rocheuse, et formaient au pied des remparts un noyau central où se concentrait la vie publique représentée par la mairie et le prétoire de la justice de paix, installés côte à côte, en face de la halle, dans l’ancien parquet de la haute justice seigneuriale. Autour, aboutissaient à la place quelques sales venelles bordées de bicoques et de tects à porcs. Au bas, le vieux chemin pavé par lequel on arrivait de Périgueux y accédait par des paliers. Sur ce chemin, quelques masures et des étables en planches s’espaçaient hors de la porte, jusqu’à la maison d’école des frères de la Doctrine chrétienne, et formaient une sorte de très petit faubourg. Du côté opposé, le chemin se continuait en pente dure et filait sous les maisons groupées au pied des remparts du château en tirant vers le levant. Cette voie, moitié chemin, moitié rue, pavée de grosses pierres frustes, bordée, le long des murs des jardins, d’orties, de mauves et de menthastres fumées par les immondices, passait devant un grand bâtiment éclairé de fenêtres à meneaux, l’ancien prieuré de Sainte-Quitterie transformé en caserne de gendarmerie. Elle aboutissait au foirail des bœufs, au fond duquel la Miséricorde, jadis couvent de Feuillantines, converti en une « Maison des pauvres » à la Révolution, dressait ses bâtiments irréguliers, noirs, humides, percés d’étroites baies grillées que dominait le petit clocher pointu de la chapelle. Un pressoir appartenant à l’établissement, des granges et quelques maisonnettes dans le voisinage, formaient comme un écart, un second faubourg appelé « de la Route Sarladaise », où généralement on ne disait pas de bien des gens du premier. Tout au nord, au « rélus », selon l’expression locale, c’était des vergers, des « codercs » ou pâtis, des luzernes, et deux ou trois vieilles maisons lépreuses aux murs salpêtreux. Au milieu du champ de foire des chevaux, ombragé de vieux ormeaux, était l’antique fontaine de Sainte-Innocence, où l’on venait tremper, — « saucer » comme on dit à Auberoque, — les enfants chétifs et malingres.

Au loin, tout autour de la haute colline, des accidents de terrain irréguliers, tourmentés, s’étageaient progressivement jusqu’à de hauts coteaux hérissés de chênes verts au feuillage triste, qui fermaient l’horizon. Çà et là, sur un puy, ou à l’extrémité d’un promontoire brusquement terminé en falaise, de vieilles gentilhommières, d’anciens repaires nobles, faisaient comme une ceinture de postes avancés à l’imposante forteresse.

Le receveur revint vers l’hôtel par une ruelle étroite, taillée par endroits dans le roc vif, qui zigzaguait au flanc de la colline, et se terminait à un carrefour d’où l’on descendait sur la place par des escaliers à moitié ruinés et pleins d’herbes parasites, où les eaux cascadaient en temps d’orage. Cette ruelle, la place et les maisons semées le long du vieux chemin faisaient, avec quelques venelles et un cul-de-sac, toute la bourgade d’Auberoque.

« Quel trou ! » se dit le receveur, en revoyant par la pensée, avec son large horizon et ses barques de pêcheurs prenant la mer, le petit port breton embelli par le souvenir des trois heureuses années qu’il y avait passées.

Et, en effet, quoique le pays d’alentour, entremêlé de cultures, de vignes, de rochers, de bois, de prés dans les combes, ne fût pas laid, le bourg lui-même avait un triste aspect. Vu de loin, avec ses maisons groupées au pied de l’antique forteresse, comme des poussins autour de la mère « clouque », il ne manquait pas d’un certain caractère pittoresque ; mais, de près, c’était autre chose. Sauf de rares exceptions qui rendaient le contraste plus choquant, les maisons, vieilles et baticolées, avaient un aspect sordide de bicoque et de cassine. Des appentis couverts de bardeaux déjetés ou de genêts sauvages, sous lesquels s’abritaient la nuit des oies et des canards, s’appuyaient contre elles, empiétant parfois sur la voie publique, sans aucun souci des règlements de voirie. Partout se montrait l’incurie des habitants, leur mépris de la propreté, leur insouciance en matière d’hygiène. Dans les petits recoins, les culs-de-sac servant de latrines, des immondices s’entassaient avec des débris de tuiles, des tessons de bouteilles et de pots. Dans les cours étroites, des pailles et des bruyères pourrissaient avec les détritus de ménage, sous les excréments. À côté des portes, à proximité des puits, des tas de fumier en fermentation dégageaient leurs émanations infectes et laissaient couler leur purin dans la rue. Près de l’hôtellerie du Cheval-Blanc, au centre de la place, la vieille halle au pavé noir et gluant, où le boucher d’à côté tuait les bouvillons, servait aussi de pissoir aux voisins et d’abri aux cochons et à la poulaille lorsqu’il pleuvait. L’autre boucher tuait ses bêtes dans une écurie, d’où le sang découlait sur le vieux chemin. Le balayage public des rues et des places était chose inconnue ; quant au balayage privé, chaque ménagère repoussait devant sa porte les « bourriers » de ménage, et c’était tout. Sur la place même, à deux pas de la mairie, devant la boutique du perruquier, des poignées de cheveux noirs, blonds, châtains, gris, produit de la tonte humaine, rejetés par le balai, étaient dispersés par le vent. Chose étrange pourtant, quoique cette bourgade fût sans doute la plus sale du Périgord, comme pour narguer les lois de l’hygiène, elle était d’une salubrité exceptionnelle. De mémoire d’octogénaire, on n’y avait vu de maladies épidémiques ; la suette même, qui ravagea le département en 1841, l’avait laissée indemne. Les fortes têtes attribuaient cette immunité, quelques-uns, à la situation du lieu, balayé par tous les vents de l’horizon ; d’autres, à l’épaisseur d’un banc de roche dure, qui empêchait la contamination des puits ; d’autres enfin, aux pluies d’orage, qui nettoyaient le bourg et entraînaient les immondices au fond du vallon où l’herbe des prés poussait drue et d’un vert intense.

Quoi qu’il en fût, à part les lendemains de pluies torrentielles, le bourg était d’une saleté peu commune. Dans les mois d’été, lorsque le soleil brûlant faisait fermenter les fumiers, les détritus de toutes sortes, les excréments humains et les fientes des animaux, il s’élevait de cette agglomération de maisons des odeurs nauséabondes, intolérables pour les étrangers, mais que les habitants ne sentaient pas, par l’effet de l’habitude. Maisons, mœurs, usages, coutumes, tout cela sentait l’ancien bon vieux temps où le linge était inconnu, où l’on enterrait les morts au milieu des vivants, où l’on dédaignait les soins de la propreté, où les maladreries regorgeaient de lépreux : il semblait que ces mœurs, ces usages, ces coutumes, tout cela fût contemporain de la forteresse du xiiie siècle qui dominait le bourg.

Après avoir déjeuné, M. Lefrancq, ayant reçu de madame Jammet la clef déposée à l’hôtel, alla prendre possession de son bureau et du logement où, traditionnellement, habitaient les receveurs de l’enregistrement. C’était la moitié d’une vaste maison coupée en deux jadis, dans quelque partage de famille ; l’autre moitié était habitée par le propriétaire, absent ce jour-là. Le logement, trop grand pour un garçon, se composait d’une cuisine et d’un bureau au rez-de-chaussée, de deux vastes chambres au premier et, au-dessus, d’un immense grenier. Au midi, les fenêtres s’ouvraient sur le vallon verdoyant au fond duquel coulait un petit ruisseau bordé de vergnes, qui après un assez long parcours affluait à la Dordogne. Le jardin, soutenu par une muraille en terrasse, était divisé en deux comme l’habitation, par un mur à hauteur d’appui. Du côté du bourg, une étroite cour longée par le grand chemin de Périgueux donnait accès à la maison.

L’après-midi se passa, pour le nouveau receveur, à reconnaître les registres et les documents du bureau, au moyen de l’inventaire que lui avait laissé son prédécesseur en lui remettant le service, à Périgueux. Puis il s’occupa de son installation personnelle, défit sa malle, plaça son linge dans une vieille commode à poignées de cuivre et accrocha ses vêtements à un porte-manteau enfermé dans un placard. En dépliant sa redingote, il songea qu’il lui fallait l’endosser le lendemain pour les visites obligées, et cela le fit maugréer contre cette corvée…

Le soir, ayant dîné, M. Lefrancq rentra chez lui, malgré les promesses alléchantes de madame Jammet l’assurant que ces messieurs allaient venir faire leur partie : M. Bourdal, le notaire ; le greffier, M. Foussac ; M. Desguilhem, l’huissier ; enfin tous ces messieurs qui avaient affaire à l’enregistrement, et d’autres encore.

— Je les verrai demain, dit-il en s’en allant.

« Décidément, pensa madame Jammet, il n’est pas aussi bon enfant que monsieur Duboisin… Mais le pauvre a peut-être laissé une maîtresse par là-bas ; dans quelque temps, il s’apprivoisera comme les autres. »

Et, sur cette conclusion rassurante, madame Jammet se remit à ses affaires.

II

Le lendemain, guidé par l’appariteur de la mairie, M. Lefrancq commença ses visites. La première fut pour M. le maire, comme de juste. La chambrière introduisit le visiteur dans un vieux salon sentant la poussière, dont elle ouvrit la fenêtre pour aérer un peu. Bientôt arriva un grand vieillard voûté, avec des lunettes et une calotte grecque soutachée, un peu fanée. À sa veste, où se montrait un accroc, à ses sabots terreux, on voyait que le brave homme qu’était M. Lavarde venait de son jardin, où il passait sa vie. Après les premiers compliments de bienvenue, M. Lavarde exprima timidement l’espoir que M. le receveur ne se déplairait pas trop à Auberoque. Sans doute, le bourg en lui-même n’offrait pas de grandes ressources pour un jeune homme ; mais c’était une petite ville en comparaison de la localité voisine, de Charmiers, qui n’était qu’un village… Et puis, la terre d’Auberoque venait d’être achetée par madame Chaboin, une richissime capitaliste qui allait faire aménager le château pour l’habiter… Elle recevrait sans doute, cela donnerait un peu de vie au pays…

Il parlait à voix basse, lentement, cherchant ses paroles, s’arrêtait parfois, hésitant, comme s’il eût craint d’avoir dit quelque énormité, et tiraillait ses petits favoris blancs comme pour se donner une contenance.

« Et d’une ! » se dit le receveur en sortant.

— Maintenant, dit-il à son guide, il faut continuer en perdant le moins de temps possible : allons au plus près.

— Alors, c’est chez monsieur Caumont, le juge de paix.

Le juge était dans une petite pièce à usage de cabinet, en train de grabeler un jugement, lorsque le receveur se présenta. Il se leva pour recevoir le visiteur que la bonne avait introduit, et M. Lefrancq vit un homme de belle taille, assez replet, qui portait une moustache et une impériale taillées comme celles de l’Empereur, grises toutefois, car il avait « douze lustres », ainsi qu’il disait. Avec une certaine allure roide et quelque brusquerie de manières qu’il affectait, cela lui donnait l’air d’un capitaine de cavalerie en retraite, et il était flatté qu’on le lui dît. Dans les premiers temps de son arrivée à Auberoque, il équivoquait mollement ; mais, devant la persistance de quelques bons raillards, il avait fini par accepter cette origine, et maintenant il y croyait fermement et racontait sans se faire prier ses campagnes d’Afrique. La vérité vraie était qu’il n’avait pas dépassé le grade modeste de caporal dans la garde nationale, en 1848, et que, jusqu’à l’âge de cinquante ans, il n’avait jamais quitté la petite bourgade gasconne qu’il administrait comme maire. C’est là que l’Empire était venu le chercher pour en faire un juge de paix, en récompense de services électoraux rendus au député de la région. C’était, d’ailleurs, comme magistrat, une nullité, ce qui ne l’empêchait pas d’ambitionner un plus haut poste. En revanche, il excellait aux fonctions de police que les parquets d’alors imposaient aux juges cantonaux. Il avait toujours plein la bouche de son dévouement à S. M. l’Empereur, et, au quinze août, il l’emportait sur tous les autres fonctionnaires, de plusieurs drapeaux et de quelques douzaines de lampions.

Le juge avait deux filles mariables : c’est assez dire qu’il s’empressa de présenter M. Lefrancq à ces demoiselles, qui, prévenues par la servante, avaient précipitamment abandonné la confection d’un cotillon, tiré d’une vieille robe, pour se rendre dans une pièce assez délabrée, qualifiée de salon, où l’une avait pris une bande de tapisserie et l’autre sa broderie.

Au cours de la conversation qui s’engagea, M. Caumont parla de madame Chaboin, une compatriote à lui, qu’il avait vue toute jeune, et pauvre, — sans reproche, — et qui, maintenant, depuis sa grande affaire de la « Mer nouvelle de Tombouctou », roulait sur quinze ou vingt millions !

Là-dessus, mademoiselle Bernadette, l’aînée, déclara qu’elle ne s’expliquait pas que madame Chaboin eût acheté en Périgord un vilain nid à hiboux comme le château d’Auberoque, alors qu’il y avait là-bas, dans leur pays, de belles terres, avec des résidences superbes, comme leur château de Césenac, par exemple !…

Puis ces demoiselles et leur père, se prêtant un mutuel appui pour amener la chose, mentionnèrent incidemment le cousin Carral, procureur impérial à Lectoure, et l’oncle de Séverac, conseiller général du Gers…

Quant à madame Caumont, née de Séverac, assise dans un coin, elle ne disait rien : entre son mari et ses filles, la pauvre dame n’avait pas voix au chapitre.

« Quelles pécores ! » se disait le receveur en sortant.

— Le plus près, maintenant, c’est chez monsieur Grosjac, le médecin des chevaux, dit l’appariteur.

— Allons chez monsieur Grosjac.

Il y a des Petit qui sont grands, des Grand qui sont petits, des Brun qui sont blonds et des Blanc qui sont noirs ; mais il y a aussi des noms qui vont admirablement à leur homme : ainsi était celui de Grosjac.

Le porteur de ce nom était un petit gros homme de trente-cinq ans, rousseau, et aussi épais d’esprit que de corps. Ses gros yeux saillants dans une tête ronde et prématurément chauve, son nez écrasé, sa forte mâchoire en saillie, ses grosses lèvres hérissées de poils rares et longs, lui donnaient quelque vague ressemblance avec un phoque ; d’autres disaient : « avec un bouledogue ».

Vulgaire dans sa personne, grossier dans ses manières et ses propos, ce médicastre chevalin, grand amateur d’absinthe, que ses parents avaient affublé du prénom de Séraphin, faisait le désespoir de la blonde madame Grosjac, qui avait de grandes prétentions à la distinction. Parce qu’elle avait quelque peu pianoté chez son père, professeur de danse à Toulouse, et qu’elle chantait à peu près juste des morceaux d’opéra, madame Grosjac se croyait de bonne foi une femme du monde, et se désespérait de végéter dans une bourgade comme Auberoque. Elle en voulait à son mari de ses allures de rustre frotté de science comme un « croustet » de pain est frotté d’ail ; de son prénom ridicule, de son incapacité professionnelle qui l’avait obligé à quitter Périgueux, où il n’avait pas de clients, pour Auberoque, où il n’en avait guère. Et, vraiment, on s’expliquait cet insuccès persistant en le voyant pratiquer. On eût dit plutôt un empirique, un mauvais maréchal-expert, qu’un vétérinaire diplômé. Aussi les méchantes langues disaient-elles qu’il ne l’était pas, ce qui était faux pourtant.

Tout cela ne l’empêchait pas d’ambitionner un emploi de préparateur à l’École vétérinaire de Toulouse. Madame Grosjac, qui lui avait soufflé la chose, ne manquait pas d’esprit ; mais son peu de jugement ne lui permettait pas de comprendre qu’il fallait, pour occuper une semblable situation, une science suffisante, de l’intelligence et une autre encolure que celle de son mari. Aussi le député de la circonscription, dont le « docteur », comme on l’appelait facétieusement, s’était fait l’agent électoral, était-il assassiné de demandes et de pétitions par ce couple impatient. Certes il les apostillait chaudement avant de les transmettre au ministre compétent ; mais il expliquait, d’autre part, au postulant la nécessité de conquérir une situation qui lui permit de forcer la main à Son Excellence : il y avait tant de demandes de ce genre !… « Ah ! si vous étiez maire d’Auberoque, conseiller d’arrondissement seulement, nous pourrions espérer d’enlever l’affaire !… » Malheureusement, M. Grosjac était conseiller municipal, pour tout potage, et encore n’avait-il été élu qu’à grand’peine.

Aux affres lancinantes de l’ambition mal apaisées par les lettres banales et émollientes du ministre au député, précieusement transmises par ce dernier, s’ajoutait, pour ce ménage, la gêne. Non pas une gêne absolue, mais la gêne relative de ceux qui veulent paraître et se règlent sur de plus fortunés. Madame ne sortait guère, se trouvant toujours mal mise, et ne voyait à peu près que la directrice de la poste, mademoiselle de Caveyre, à qui elle confiait ses chagrins. Elle ne recevait pas de visites non plus, ayant honte d’être mal logée, comme le sont généralement les fonctionnaires et les étrangers dans ces trous de campagne. N’ayant pas le souci de ses deux enfants, confiés aux soins de leur grand’mère, elle passait son temps à récriminer contre la destinée, à faire des devis de toilettes en Espagne d’après des catalogues de nouveautés, et à lire des feuilletons coupés au bas des journaux, vautrée dans un vieux fauteuil crasseux. De son ménage, elle ne s’en occupait pas et en abandonnait le train à de petites bonnes de quatorze à seize ans qui se succédaient rapidement : car, quoiqu’elle payât mal et nourrît peu, madame était exigeante et les flanquait à la porte pour un rien.

Surprise par la visite du receveur dans un négligé malpropre, au milieu d’un désordre honteux, madame Grosjac fit répondre par la petite bonne qu’elle avait la migraine ; quant à monsieur, il était en course.

M. Lefrancq s’empressa de laisser sa carte et sortit.

— Maintenant, dit son guide, c’est chez le greffier, monsieur Foussac.

Le greffier rentrait justement de la chasse, lorsque le receveur se présenta, en sorte que le malheureux dut subir le récit des péripéties de la journée et des prouesses de M. Foussac. Celui-ci ne fit grâce à son visiteur ni d’un arrêt de Diane, ni d’un coup de fusil, ni d’une pièce abattue. Il avait roulé un beau bouquin de huit livres, fait coup double sur deux bécasses et tué cinq perdreaux, gris, car il ne négligeait aucun détail. Mais son plus bel exploit du jour était une perdrix rouge tirée « au coup du roi » et qui était venue tomber juste à ses pieds, — pour un peu, il eût dit dans son carnier, — de telle manière qu’il n’avait eu qu’à se baisser pour la ramasser.

Ce grand gaillard sec et grisonnant parlait, parlait, enfilant les gasconnades, prodiguant les hâbleries, avec un laisser aller facile et verbeux. Et ce n’était pas seulement en matière de chasse qu’il était ainsi, mais en tout. Il fallait l’ouïr narrer au café ses aventures galantes : près de lui, Don Juan n’était qu’un amoureux transi. Il mentait d’ailleurs ingénument, sans malice, sans mauvaise intention, naturellement, comme un pommier porte des pommes. Il n’eût pas dit la vérité, même dans son intérêt. Aussi était-il légendaire à Auberoque, où, lorsqu’une nouvelle était annoncée comme venant de lui, chacun disait :

— Voire ! cela mérite confirmation !

Quant à madame Foussac, c’était une femme d’une belle taille et prestance, de ces personnes dont on dit : « Elle est bien conservée ». En fait, elle n’avait que trente-huit ans et, quoiqu’elle fût très honnête et irréprochable, passait, grâce aux calomnies féminines, pour n’être pas insensible aux flèches du petit dieu malin. Au surplus, malgré les énormes moustaches de pandour de son mari, dans le ménage, c’était elle qui « portait culottes », comme on dit à Auberoque et ailleurs, et, le soir, après neuf heures, lorsque M. Foussac s’attardait au jeu, elle l’envoyait querir par son gamin :

— Papa, maman te demande.

Et le pauvre greffier laissait ses cartes à quelqu’un et se hâtait de réintégrer le domicile conjugal.

Ce n’est pas à elle que M. Foussac en imposait avec ses histoires, ah ! non… Lorsque parfois, pour la taquiner, on la plaisantait sur les fanfaronnades amoureuses de son mari, elle faisait tranquillement :

— Il en faut beaucoup rabattre de ce que dit monsieur Foussac.

Oyant parler dans le bureau de son mari, madame Foussac fit son entrée, poussée par la curiosité. Mais, juste à ce moment, le receveur prenait congé : il ne fit donc qu’échanger une inclination de tête avec la « dame » du greffier.

De là, M. Lefrancq fut conduit chez le notaire. M. Bourdal était dans son étude, lorsque la bonne fit entrer le receveur au salon. C’était une pièce triste et froide, aux meubles recouverts de housses grises à demeure, qui sentait « le renfermé » comme ces appartements qu’on ouvre rarement, et avait cet aspect banal des salons de campagne, où, trois ou quatre fois l’an, se rendent les gens de la maison pour recevoir une visite de dix minutes. La défunte madame Bourdal, lors de son mariage, il y avait trente ans de cela, avait choisi elle-même ces fauteuils de fabrication courante, dont le reps vert s’était usé sous les housses, ces gravures d’un goût déplorable, maintenant piquées de taches rousses dans leurs cadres ternis, et aussi cette affreuse garniture de cheminée en zinc doré, dont le sujet principal, au-dessus du cadran de la pendule, représentait le Tasse aux pieds d’Éléonore.

M. Lefrancq, debout au milieu du salon, regardait tout cela vaguement, lorsque parut une grande demoiselle de vingt-cinq à vingt-huit ans, noire et sèche, suivie de deux autres demoiselles du même âge, à deux ou trois ans près, sèches et noires. L’aînée pouvait être prise pour la plus jeune, et réciproquement. Les traits, l’expression de la physionomie, l’arrangement de la résille qui enfermait les cheveux, l’envergure de la crinoline, tout était pareil chez les trois filles du notaire. On eût dit des épreuves photographiques tirées sur la même plaque, et on se prenait à déplorer la fécondité de l’artiste.

Ces demoiselles prièrent M. le receveur d’excuser leur père, retenu par un client : il allait venir dans un instant. Il n’y avait personne à l’étude, mais c’était la manie du notaire que de paraître extrêmement occupé. Quelquefois il allumait une lampe dans l’étude, la nuit, en sorte que les gens attardés et les voisins disaient : « Il brasse diablement des affaires, monsieur Bourdal ! »

Dans cette circonstance, le notaire faisait ses filles complices innocentes de son petit mensonge. Si elles avaient appris la vérité, elles s’en seraient confessées, certainement, car elles étaient extrêmement dévotes. Toutes trois étaient toujours bardées de scapulaires variés, appliqués sur leur échine en étrille et sur leur poitrine plate comme la main ; toujours surchargées de croix, de médailles, de bibelots pieux, qui leur pendaient autour du cou ; toujours munies de leur chapelet monté en argent, contenu dans un coco qui se dévissait.

Parmi les inconvénients du séjour d’Auberoque, celui qui affectait le plus les filles du notaire, c’était l’incommodité des offices. Il fallait aller à Charmiers, distant d’un quart de lieue : là étaient l’église paroissiale et le curé. Un vicaire venait bien, une fois la semaine et le dimanche, dire une messe basse dans une chapelle de tolérance ; mais cette messe se disait de bonne heure, de façon que les « dames » n’avaient pas le temps de faire leur toilette et de montrer leurs belles robes. C’était là surtout ce qui désolait la population féminine d’Auberoque ; mais, quant aux demoiselles Bourdal, c’étaient bien les secours spirituels qu’elles regrettaient de n’avoir pas sous la main. Pour y suppléer, en tant que faire se pouvait, elles avaient établi un petit oratoire dans leur maison. C’est là qu’elles faisaient leur prière, matin et soir, et qu’elles se rendaient, trois ou quatre fois le jour, pour dire leur chapelet brigitté. C’est encore là qu’elles faisaient le mois de Marie, celui de saint Joseph, celui de sainte Philomène ; là qu’elles récitaient les offices de la Semaine sainte devant un petit simulacre de tombeau ; là encore, qu’elles dressaient une crèche à la Noël.

— Ah ! disait l’une, du temps de monsieur le marquis d’Auberoque, c’était bien plus agréable : il y avait une messe tous les matins dans la chapelle du château, et monsieur le chapelain était toujours là en cas de nécessité !

M. Lefrancq compatissait de son mieux aux regrets de ces demoiselles, lorsque le notaire entra. C’était bien, physiquement, le père de ses filles : un grand diable sec, noir, glabre et, de plus, boiteux. Comme il avait entendu les dernières paroles de son aînée, après ses excuses d’avoir fait attendre « monsieur le receveur », il dit pédantesquement :

— Ah ! oui, les temps sont bien changés, à plusieurs égards. À la vieille noblesse ruinée succède la roture opulente… C’est dans l’ordre des choses ! ajouta-t-il d’un ton d’oracle, comme s’il avait émis une profonde sentence philosophique.

M. Bourdal, lui, ne regrettait pas la messe quotidienne du château. Il était de ces gens qui affectent l’incrédulité, mais néanmoins passent docilement sous le porche de l’église paroissiale dans les grandes circonstances, mariages, baptêmes, premières communions, et qui s’empressent de faire appeler leur curé aussitôt qu’ils s’alitent : « pour être enterrés décemment », disent-ils, mais en réalité par peur de l’enfer.

Non, il ne regrettait pas ce changement de châtelains, M. Bourdal, et même il ne cachait pas sa pitié un peu dédaigneuse pour le défunt marquis d’Auberoque, qui ne faisait jamais passer un acte et qui était mort ruiné. Il ne craignait pas, en revanche, de manifester sa profonde considération pour madame Chaboin, dame suzeraine de tant de millions. En cela il était sincère, car il n’appréciait, jugeait et jaugeait un homme que par son argent. Son estime était acquise au prorata de la fortune : aussi la nouvelle propriétaire de la terre d’Auberoque était-elle cotée au plus haut dans son esprit et attendait-il son arrivée avec impatience.

Tout cela était exprimé prud’hommesquement, avec une assurance emphatique qui marquait bien la sincérité du notaire et sa confiance en son critérium. En toute autre occasion, M. Lefrancq eût rudement rabroué ce bonhomme, dont les sentiments bas et vils le révoltaient ; mais, en présence de mesdemoiselles Bourdal, il se borna à faire des réserves : pour lui, il pensait que « le caractère, les qualités du cœur et de l’esprit avaient bien leur petite valeur… »

Et, là-dessus, il se leva et prit congé.

— C’est ici chez monsieur Reversac, le receveur-gabelou, dit l’appariteur en montrant une maison.

Mais ce fut en vain que M. Lefrancq frappa. Une voisine l’avertit obligeamment que M. Reversac était en route, et madame dans sa famille.

Ayant remercié, le receveur glissa sa carte sous la porte et la tournée continua.

— Maintenant, dit l’appariteur, c’est chez monsieur Desguilhem, l’huissier, là près, à cette vieille maison « passée » en jaune, à côté du Café du Périgord ; mais il ne doit pas y être.

— Pourtant, voici un cheval attaché devant la porte : n’est-ce pas le sien ?

— Si bien ! mais il reste quelquefois la moitié d’une journée attaché comme ça, tandis que monsieur Desguilhem « trulle » par là.

— Voyons toujours !

En effet, l’huissier n’y était pas, mais M. Lefrancq fut reçu par madame veuve Desguilhem mère, qui l’introduisit dans une pièce à deux fins, moitié salle à manger, moitié salon. Telle qu’elle était, avec ses grands placards en noyer, de chaque côté d’une large cheminée boisée de même, avec son buffet ancien à deux corps, ses vieilles chaises tournées et sa table massive recouverte d’un vieux châle, à mode de tapis, qu’on enlevait pour les repas, cette pièce était plus vivante et plus agréable que le pseudo-salon délabré du juge, ou le salon véritable, mais glacial, du notaire. Au moins y faisait-on du feu quelquefois, car deux tisons, se touchant par le bout, gisaient sur la cendre.

Madame veuve Desguilhem était une grande grosse dame au nez de perroquet, au menton en galoche reposant sur d’énormes « appas » remontés jusqu’au cou par un corset qui la sanglait fort ; le tout surmonté d’un bonnet à coques vertes sur des cheveux d’un gris sale. Avec cela, un peu bossue, — les gens indulgents disaient « voûtée », — et l’air pincé, car elle n’osait sourire de peur de montrer son râtelier à travers la large déchirure de sa bouche.

La principale prétention de madame Desguilhem, née Porcher, c’était d’être de « bonne famille ». En conséquence de cette prétention, sa perpétuelle préoccupation était de « tenir son rang » : aussi ne frayait-elle pas avec tout le monde, et avait-elle des formules appropriées à la position sociale de chacun, elle étant au sommet, bien entendu. Aux dames « de la société » elle disait « madame » ; puis en descendant, « ma chère dame », « madame ma mie », « ma mie » tout court, et puis « Francette » ou « Jeanneton ». Quant à ses servantes, au temps où elle en avait, elle les baptisait toutes du sobriquet de « Péronnelle ».

Sa famille était la première d’Auberoque, après « le château », comme elle l’expliqua complaisamment à M. Lefrancq. Depuis deux cents ans, les Porcher étaient établis et honorablement connus comme les plus riches du bourg. Elle s’était, pour ainsi dire, mésalliée en épousant un simple huissier, car un Porcher avait été juge de la seigneurie d’Auberoque ; un autre, syndic fabricien de la paroisse ; enfin son arrière-grand-oncle, Me Porcher, sieur de la Serve, avait été notaire à Auberoque même…

— Vraiment, madame ! faisait le receveur amusé.

— Oui, monsieur. Et même j’oubliais messire Antoine Porcher du Claud, curé de Journiac… un martyr de la Révolution, monsieur !

— Ah ! mon Dieu ! aurait-il été ?…

— Non, grâce au ciel, il mourut de sa belle mort à l’âge de quatre-vingt-six ans, emporté par un coup de sang, après un dîner de conférence ; mais les jacobins du Bugue l’avaient mis en réclusion quatre jours !…

— Les monstres !

Ce que la brave dame oubliait de dire, c’est que les Porcher venaient originairement, comme leur nom l’indiquait, d’un toucheur, puis marchand de porcs, qui avait gagné quelques sacs d’écus. Certains de ses descendants, poussés par la gloriole, avaient embrassé un état qu’ils croyaient plus relevé, comme le notaire. « sieur de la Serve », comme le juge seigneurial, et le curé, « sieur du Claud ». Mais les aînés particulièrement, jusqu’au grand-père de madame Desguilhem, avaient sagement continué le négoce paternel qui avait enrichi la famille. La tradition s’était rompue avec le père de la dame, qui avait voulu faire « le monsieur » et s’était ruiné en chevaux, en femmes, et au jeu.

C’est ce que madame Desguilhem appelait « les revers de fortune » de sa famille, revers qu’elle faisait remonter jusqu’à la Révolution, bien que les bamboches de son père ne datassent que du temps de Charles X.

Après avoir fait l’apologie de sa parentelle, madame Desguilhem passa en revue les principales familles du bourg ; et, ma foi, quoiqu’elle eût un râtelier, la dame avait la dent dure.

« Les Caumont crevaient de faim là-bas, dans leur bicoque de Gascogne ; et maintenant ils vivotaient en soutirant des cadeaux aux plaideurs… Au reste, le cousin Carral n’était que juge suppléant, et l’oncle Séverac, conseiller d’arrondissement seulement.

» Bourdal était son beau-frère, mais elle ne pouvait nier que ce fût un pingre comme il n’y en avait pas, et ses grandes fillasses de pauvres sottes.

» Foussac était un hâbleur et un menteur digne d’avoir vu le jour au pays du juge ; quant à sa femme, « il valait mieux n’en rien dire… Vous m’entendez bien ? »

» Le ménage Reversac était comme séparé, la femme étant toujours chez ses parents, pendant que monsieur courait le guilledou.

» Les Grosjac vivaient ensemble, mais se prenaient aux cheveux de temps en temps, monsieur protégeant les petites bonnes, que madame houspillait.

» Quoique Lavarde fût son cousin et un brave homme, elle ne pouvait s’empêcher de dire que c’était une « platusse », qui se laissait mener par son secrétaire de mairie.

» La Caveyre était une dévergondée qui fumait des cigarettes et, l’été dernier, allait à la Vézère prendre des leçons de natation de monsieur Duboisin… Elle n’en pouvait dire davantage, sinon que la poste était un lieu d’orgies.

» Quant à Monturel, le percepteur, chacun savait qu’il avait « les humeurs froides » ; et puis sa grande haridelle de femme, qui faisait tant la fière, elle était la fille d’un « peillarau » ou marchand de chiffons : il n’y avait vraiment pas de quoi !… Pour son fils, c’était un mauvais sujet fieffé, et, à l’égard de la fille, on se demandait pourquoi, ses parents étant riches, elle avait coiffé sainte Catherine… oui, pourquoi ? »

« Tudieu ! quelle langue de basilic ! » se disait le receveur, après avoir quitté ce vieux polichinelle en jupons.

— C’est ici chez le géomètre monsieur Capgier, dit l’appariteur en montrant une maison ; mais tout est fermé, ils sont à leur propriété.

— Alors, glissez, je vous prie, cette carte sous la porte… Il me reste à voir mademoiselle de Caveyre et monsieur Monturel, reprit le receveur, lorsque l’autre eut fait, mais il est tard, et, ma foi, j’en ai assez pour aujourd’hui.

— À quelle heure faudra-t-il revenir demain ? demanda le guide.

— Ce n’est pas la peine de vous déranger. Le brigadier de gendarmerie est en congé, je sais où sont la perception et la poste : ainsi je puis faire tout seul. Allons, bonsoir et merci ! ajouta M. Lefrancq, en donnant à l’appariteur une poignée de main avec cent sous dedans.

Et il rentra chez lui.

« Eh bien ! elle n’est pas mal, la bonne société d’Auberoque ! se disait le jeune homme en changeant de vêtements. Quelle sottise, quelle mesquinerie, quelle méchanceté ! Pas une pensée élevée, pas un sentiment généreux : pouah ? »

Et, là-dessus, ayant arrangé son feu, le receveur, pour reposer son esprit sur des objets plus agréables, en attendant le dîner, se mit à relire la dernière lettre de sa chère Bretonne.

III

Le lendemain, dans l’après-midi, M. Lefrancq passa de nouveau sa redingote, en bougonnant, et se rendit à la poste aux lettres, gérée par mademoiselle de Caveyre, que l’on continuait à appeler la « directrice », bien que depuis un an environ elle fût « receveuse ». Le public n’avait pas encore eu le temps de s’habituer à ce néologisme.

Il fut accueilli par une dame en cheveux blancs, d’aspect vénérable, qui le fit entrer dans une petite pièce basse de plafond, meublée d’un divan de damas rouge assez fané, de deux poufs, dont l’un recouvert d’une housse pour cacher l’usure, et de trois ou quatre chaises garnies, dissemblables, quelque peu disloquées. Au milieu, une table ronde, recouverte d’un mauvais tapis imprimé, sur laquelle trainaient, autour d’un pot à tabac, quelques romans à la couverture déchirée et un peu défraîchie. Aux murs, de grandes photographies de tableaux assez décolletés, entre autres Phryné devant l’Aréopage et l’Odalisque d’Ingres. L’unique fenêtre, garnie de rideaux rassortis tant bien que mal à l’étoffe du divan, laissait dans un demi-jour romantique ce petit réduit sentant le tabac, que les familiers de mademoiselle de Caveyre appelaient : « le boudoir de Dinah » ; et les gens mal élevés d’un autre nom grossier et de mauvaise compagnie.

Madame de Caveyre, la vieille dame, avait dû être fort belle jadis, aux environs de 1830 : cela se voyait à son nez, d’une gracieuse courbure à la Bourbon, à ses yeux bleus, encore vifs, à ses traits toujours fins et agréables, malgré les rides de l’âge. Avec cela, un air aristocratique et une conversation facile et spirituelle qui dénotait l’usage du monde. Et, en effet, madame de Caveyre l’avait connu au temps où elle faisait les délices de la haute société périgordine, à telles enseignes qu’après un duel où il y avait eu mort d’homme elle avait été enlevée par un galant capitaine à un mari vieux et maniaque.

Le receveur s’entretenait avec cette bonne dame et échangeait avec elle de ces menus propos qui alimentent la conversation des personnes polies qui n’ont rien de particulier à se dire, lorsque mademoiselle de Caveyre entra.

C’était une grande belle femme de trente ans, bien tetonnée, qui ressemblait à sa mère, avec moins de finesse dans les traits et de distinction dans la physionomie. Ses cheveux abondants, d’un noir d’encre, relevés sur le front, lui donnaient un air décidé qui allait bien avec de grands yeux noirs, hardis et provocants. Un fin duvet ombrait sa lèvre et achevait de sensualiser sa bouche d’un rouge saignant. Sa figure brune, passionnée, portait déjà des traces de fatigue. La patte d’oie apparaissait légèrement à ses tempes ; son nez, d’un dessin royal, était piqué, à l’extrémité, de quelques rares petits points noirs, et ses paupières, trop souvent battues par l’aile du plaisir, en gardaient la meurtrissure bistrée. Malgré cela, elle était encore très désirable, et pouvait être citée comme une « crâne femelle », selon la locution usitée à Auberoque.

En entrant, vêtue d’une robe d’intérieur à grands ramages jaunes, mademoiselle de Caveyre donna au receveur une bonne poignée de main, sans cérémonie, comme une vieille camarade.

— Eh bien, monsieur, comment trouvez-vous le lieu de votre exil ? demanda-t-elle avec un sourire engageant.

— La première impression n’a pas été favorable, mademoiselle… Il est vrai qu’il pleuvait fort lorsque je suis arrivé ici, et la pluie ne dispose pas à l’indulgence.

— C’est vrai, je l’ai moi-même éprouvé : l’opinion qu’on se fait tout d’abord d’un pays, d’une localité, dépend beaucoup du temps qu’il fait à l’arrivée… Et depuis ?

— Ma foi, dit le receveur en souriant, je vous avoue que ma première impression ne s’est guère modifiée.

— Je comprends cela : l’aspect de cette bourgade n’est pas pour charmer les étrangers ; mais on s’y fait, ou plutôt on n’y prend plus garde… Lorsque votre prédécesseur, monsieur Duboisin, est arrivé ici, il a été pendant huit jours triste comme un bonnet de nuit sans coiffe. Et cependant il a fort regretté de partir…

À ce moment, la vieille madame de Caveyre agita ses belles boucles anglaises blanches et sortit en murmurant :

— Je crois qu’il y a quelqu’un au guichet.

— Il se peut, reprit M. Lefrancq, que l’on devienne indifférent aux choses extérieures matérielles, lorsque l’on a des relations agréables, des amitiés… C’était, sans doute, le cas de monsieur Duboisin ! ajouta-t-il, en pensant aux leçons de natation.

— Oh ! il n’allait guère chez personne, si ce n’est ici.

— Alors ses regrets s’expliquent, dit poliment M. Lefrancq.

La directrice sourit agréablement à son visiteur :

— Voulez-vous faire une cigarette ? dit-elle en découvrant le pot à tabac. Oh ! ne vous gênez pas, ajouta-t-elle, à un geste du receveur ; j’en use, ainsi…

Cela se voyait assez aux doigts « culottés » de mademoiselle de Caveyre. Mais M. Lefrancq remercia :

— J’ai encore des visites à faire… Excusez-moi d’être obligé de prendre congé de vous.

Ce disant, il se leva.

La directrice l’accompagna jusqu’à la porte :

— Allons, dit-elle, lorsque vous vous ennuierez par trop, venez sans façon ; nous fumerons une cigarette en prenant une tasse de thé… Au revoir ! ajouta-t-elle, après une nouvelle poignée de main bien sentie.

« Quelle luronne ! » pensait M. Lefrancq en se dirigeant vers la maison du percepteur.

M. Monturel était, non pas peut-être positivement scrofuleux, comme le disait madame Desguilhem, mais il avait une cicatrice au cou, et puis était un peu nerveux. Dans la marche, il lançait vivement la jambe droite en avant, comme pour donner un coup de pied à un roquet importun, et agitait parfois les bras brusquement, sans cause apparente, comme un pantin dont on tire la ficelle. C’était un gros courtaud de cinquante ans, à la barbe poivre et sel taillée de près, qui bredouillait un peu en parlant, ce qui ne l’empêchait pas de beaucoup parler. Il avait la manie de se donner de l’importance, de faire l’officieux, de fourrer toujours son épissoir là où il n’avait que faire : bref, c’était une mouche du coche, un bavard inconsidéré et un brouillon.

Quoique en général il y ait entre fonctionnaires dépendant du même ministère une certaine facilité de relations, le receveur fut reçu un peu fraîchement chez M. Monturel. Le percepteur était vexé que M. Lefrancq ne l’eût pas classé dans les premiers en faisant ses visites ; et ces dames, qui, la veille, avaient attendu tout l’après-midi, en grande toilette, n’étaient pas moins dépitées.

Introduit au salon, le receveur vit arriver madame Monturel, grande femme maigre d’un blond fadasse, avec des incisives de rongeur, et armée d’un binocle d’or. On eût dit une Anglaise de vaudeville, ce qui, avec son allure roide, son air sévère et pédant, l’avait fait surnommer « mistress Pet-de-Loup » par le pharmacien, célibataire observateur. Cette apparence n’était pas d’ailleurs pour déplaire à la dame, car cette famille était atteinte d’anglomanie aiguë, au point que le fils Monturel ne répondait plus qu’au prénom de « John » et que sa sœur Marguerite avait transmué son nom en celui de « Margaret ». Comme l’expliquait ledit John, c’était beaucoup plus chic.

Miss Monturel, qui suivait, portait un pince-nez qui avait toutes les peines du monde à tenir sur son petit nez en pied de marmite ; au reste, blonde comme sa mère, plate, maniérée, et habillée d’une façon ridicule.

Quant à John Monturel, c’était, pour l’époque et le pays, un joli spécimen du « petit crevé » genre anglais, avec son haut col carcan et son complet jaquette à grands carreaux, venant tout droit du grand magasin Old England, à Paris.

Toute la famille installée au salon, M. Lefrancq s’excusa poliment sur le retard apporté à sa visite. Il avoua franchement qu’il avait suivi un ordre… « topographique », s’il était permis de s’exprimer ainsi, et cela, afin de gagner du temps, ce qui lui avait assez mal réussi, d’ailleurs, puisqu’il n’avait pu venir la veille présenter ses hommages à l’honorable famille Monturel. Après cet aveu, il déclara sans ambages qu’à l’heure actuelle il se félicitait de son idée, qui avait eu le résultat de lui garder la plus agréable visite pour la dernière…

Tous, là-dessus, se récrièrent :

Aoh ! monsieur !… Very good ! vous êtes trop indulgent !

Et la conversation continua, coupée de mots anglais plus ou moins bien placés.

La froideur du premier accueil ainsi heureusement dissipée, miss Margaret confia sans détour à M. Lefrancq qu’elle adorait les jeux anglais, le crocket, le lawn-tennis ; quant à master John, il déclara hautement que le seul jeu masculin possible était le foot-ball.

« Mistress Pet-de-Loup », elle, ne déclara rien, mais elle prit une bonbonnière et offrit au visiteur des bonbons anglais : « -plum », avec les grimaces cérémonieuses les plus bizarres. C’était encore une manie de cette dame que la cérémonie : elle ne disait jamais « mon mari », mais « Monsieur Monturel ». Avec elle on n’en finissait jamais, tant il fallait observer de pointilleries solennelles. Cela était porté si loin que, selon la vieille dame Desguilhem, après une politesse, une attention conjugale, un léger service, elle ne manquait jamais de dire à son époux :

« Grand merci, monsieur Monturel ! »

Le receveur s’amusait à observer ces fantoches anglomanisés : cela le changeait un peu des vilains bonshommes, mâles et femelles, entrevus dans ses précédentes visites. Ceux-ci étaient d’un ridicule achevé, mais ne paraissaient pas méchants ; au moins ne fut-il pas question des voisins dans cette visite. Mais c’est que ces dames étaient tellement préoccupées d’étaler leur anglomanie, qui, croyaient-elles, les tirait hors de pair, qu’elles n’eurent pas le loisir de dauber sur le prochain. Le percepteur était descendu au bureau, demandé par un gros contribuable ; sans quoi, il n’eût pas manqué de parler orgueilleusement de sa fortune, de sa parenté, de ses relations, de la considération dont il jouissait dans le monde officiel, de faire montre de son dévouement à S. M. l’Empereur et à son « auguste famille », comme il ne manquait jamais d’ajouter ; enfin il eût fait sentir son dédain pour les gens de rien, pour les pauvres diables qui, n’ayant ni emploi, ni finance, ni crédit, ne comptaient pas, selon lui. Il avait aussi cela de commun avec le notaire d’aimer l’argent, d’être prêt à faire beaucoup de vilaines choses pour l’argent, mais il y avait entre eux des nuances : M. Bourdal cachait sa fortune, M. Monturel l’étalait ; le premier était plus pingre, le second plus vaniteux.

Ce qu’il y avait de bon dans l’affaire de cette famille d’anglomanes forcenés, c’est qu’aucun d’eux ne savait l’anglais. M. Lefrancq, avec son seul bagage du collège, n’eut pas de peine à s’en assurer, au moyen de deux ou trois mots qui appelaient un assentiment et que personne n’eut l’air d’entendre.

Enfin, après quelques shake-hands solidement et mécaniquement ponctués, le receveur prit congé de ces grotesques, non sans avoir à peu près promis à miss Margaret d’assister à sa prochaine garden-party

Dans le monde des fonctionnaires, des employés, de tous ceux qui sont sujets à changer de résidence, on se donne réciproquement des renseignements sur les choses de la vie matérielle : logement, nourriture, fournisseurs et le reste. Cela s’appelle « passer la consigne », comme disent les militaires. Les curés s’indiquent les bonnes maisons pieuses où les ecclésiastiques sont reçus avec plaisir ; les vicaires se font connaître de même telle blanchisseuse en qui l’on peut avoir confiance pour le linge d’autel : les uns et les autres font leur profit du renseignement. Dans le monde laïque on en use de même, mais on y va plus carrément. Ainsi, lors de la remise de service, à Périgueux, M. Duboisin avait dit à son successeur :

— Lorsque vous voudrez rire avec une femme, allez à la poste ; lorsque vous voudrez causer avec un homme, allez chez le pharmacien.

« Pardieu ! se disait, en revenant, le receveur, content d’en avoir fini avec les visites officielles, après avoir vu tant de ridicules ou de vilaines gens, je ne serais pas fâché de voir un homme : allons donc chez monsieur Farguette… »

Au bruit de la sonnette de la boutique, le pharmacien arriva. C’était un homme de quarante ans environ, bien planté, au front carré légèrement dégarni, à la barbe noire, aux yeux gris, à la physionomie franche et sérieuse.

— Monsieur Duboisin m’a parlé de vous, monsieur, fit le receveur, et ce qu’il m’a dit m’a inspiré le désir de faire votre connaissance.

— J’en suis tout heureux, répondit M. Farguette. Entrez donc par ici.

Et il ouvrit la porte d’un petit cabinet attenant à la boutique.

Lorsqu’ils furent assis, la conversation s’engagea sur des matières générales, sur les hasards de la vie et les singularités de la destinée administrative, qui envoyaient un fonctionnaire né à Auch, d’un père bourguignon, des côtes de l’océan breton aux collines pierreuses du Périgord.

— Il n’y a pas que les administrations qui dépaysent ainsi ! dit le pharmacien. Moi, je suis né à Laforce, dans le Bergeracois, j’ai fait mes études à Paris et, avant de revenir en Périgord, j’ai été élève à Rouen, puis à Calais.

À un moment, M. Lefrancq exprima sa satisfaction d’avoir achevé la corvée des visites officielles.

— Je le conçois ! dit M. Farguette ; ce doit être chose bien ennuyeuse que tous ces échanges de banalités, toutes ces phrases stéréotypées… Sans parler des commérages et des méchancetés qu’on est obligé d’écouter, un instant, par politesse !…

— Oui, et je vous assure qu’après avoir ouï toutes ces médisances, toutes ces insinuations fielleuses, on ne prend pas une haute idée de la société de « l’endroit », comme dit madame Jammet.

— Ce qu’il y a de pire, dit le pharmacien, c’est que cette médiocre opinion est justifiée : vous vérifierez ceci à mesure que vous connaîtrez mieux le pays.

À ce moment, la sonnette se fit entendre.

— Excusez-moi un instant, dit M. Farguette.

— Faites, faites, je vous en prie.

Resté seul, M. Lefrancq examina le cabinet où il se trouvait. La pièce était éclairée par une porte-fenêtre donnant sur un petit jardin, juste au droit d’une treille en ce moment dépouillée, mais qui, l’été, devait faire un promenoir assez agréable. Sur des rayons de bois blanc, des livres étaient rangés, brochés pour la plupart. Aux murs tapissés d’un papier sombre étaient accrochées de vieilles estampes. Sur la cheminée, une pendule-réveil, et, autour, des fossiles et des silex taillés et polis. Au-dessus était pendu à un clou un grand médaillon de plâtre, représentant une Minerve casquée. Le mobilier était des plus simples. Contre le mur, pour ménager la place, était une table de sapin encombrée de livres et de papiers. Trois chaises de paille et un fauteuil à la Voltaire complétaient l’ameublement.

— Oui, reprit le pharmacien en revenant, c’est triste à dire, mais ici on compte les hommes. Vous avez vu des échantillons des fonctionnaires et de la bourgeoisie : les autres sont tout pareils ou équivalents. Chacun, sans doute, a son, ou ses vices propres, mais tous ont des défauts communs qui en font un tout bien homogène. Ils sont jaloux les uns des autres, égoïstes, intéressés, mauvaises langues, plats devant les puissants, rogues avec les pauvres diables. Les petits boutiquiers, les artisans, les journaliers qui, avec quelques médiocres propriétaires, font le reste de la population, sont réservés, timides même et n’osent dire ce qu’ils pensent. Chacun craint de perdre une pratique ou le travail qui donne le pain de chaque jour ; ceux-là sont excusables, car « le château », et quelques autres dans de moindres proportions, ont accaparé la terre, en sorte que beaucoup de pauvres gens sont à la merci de quelques-uns. Il n’y a pas ici d’esprit public, de souci pour les intérêts communs ; chacun se borne à rechercher son intérêt matériel propre. Quelle que soit la question qui s’agite, c’est à ce point de vue que chacun la considère : aussi sont-ils tous divisés entre eux. La seule chose qui les réunisse dans une même opinion, c’est une haine solide pour leurs concitoyens de la section de Charmiers, haine que ceux-ci leur rendent bien.

» Depuis longtemps, les maires, les conseillers, marquent leur passage aux affaires, non par des mesures utiles, par des créations nécessaires, mais par des concessions qu’ils se font réciproquement aux dépens de la commune, ou des empiètements du domaine public : communaux, chemins, etc. Et, en ceci, chaque administré les imite de son mieux. Personne jamais n’oserait se mettre en avant pour défendre les intérêts de la communauté ; tous craignent de se compromettre, de se faire des ennemis. Chacun cherche à passer inaperçu en travaillant sournoisement à son avantage particulier. On dirait des poules sur lesquelles plane le milan. Il semble que ces tours crénelées et ce haut donjon, symboles et instruments de l’oppression féodale qui, pendant six cents ans, a écrasé leurs pères, pèsent encore de leur lourde masse sur les gens d’Auberoque.

— Je veux croire, dit M. Lefrancq, qu’Auberoque est une exception en Périgord !

— Oui, heureusement, une exception à peu près unique : presque partout on a pu s’affranchir ; ici, non. La dépression de caractère causée par la tyrannie seigneuriale est devenue héréditaire et n’a fait qu’empirer avec le temps. Cette dépression s’est encore aggravée, grâce à l’école des frères, fondée au xviiie siècle par un marquis d’Auberoque. Depuis une cinquantaine d’années, le vieux frère Auxilien a pétri trois générations et les a élevées dans le respect du clergé, des nobles, des grands, des gouvernants et des riches. Tous ceux-là, selon le frère, font partie d’un ordre social établi par la divine Providence : il n’y a qu’à se laisser conduire.

» Les femmes ont été élevées dans les mêmes principes par les sœurs de la Miséricorde, et sont assoties, plus encore que les hommes, par les pratiques d’une dévotion puérile et ridicule.

» Avec cela, ce qui ne peut vous étonner, cette population superstitieuse et cagote est bien attachée à de vieux usages, entêtée de vieilles habitudes de culte, étroites et mesquines, mais point réellement religieuse. C’est d’ailleurs, pour beaucoup, une prévention défavorable que l’église paroissiale soit à Charmiers, d’où ne peut rien venir de bon, selon le proverbe local. Au fond, le seul vrai Dieu d’Auberoque est l’Argent ! Il y est au-dessus de tout et tient lieu de tout.

» Oui, sauf quelques honorables exceptions, tous pensent ainsi. On les étonnerait fort en leur disant qu’il y a des choses un peu plus estimables que l’argent. En ce moment, tous attendent avec impatience l’arrivée de la nouvelle châtelaine, madame Chaboin. Chacun espère en tirer quelque chose. Le notaire en attend des actes, le vétérinaire une bonne cliente, le juge une prêteuse, et ainsi de suite. Ceux qui n’y ont pas un intérêt direct, comptent sur des fêtes, des dîners. Les aubergistes et les cafetiers espèrent trouver dans le personnel, des consommateurs, et les boutiquiers des chalands…

— On m’a parlé de madame Chaboin, en effet, au cours de mes visites, interrompit le receveur ; savez-vous ce qu’est cette dame ?

— Oui. Madame Chaboin, aujourd’hui veuve, était, il y a vingt ans, l’associée d’un « marchand d’hommes » de Bordeaux. C’était une maîtresse femme qui maquignonnait elle-même les remplaçants, froidement, comme un bétail : « Marchez ! Toussez ! » En un clin d’œil, elle avait toisé un homme qui venait vendre « le cochon de son père », comme disaient les troupiers d’alors, et vu son point faible : « Inutile de te déshabiller, mon garçon, tu n’as pas de coffre !… » Intelligente et très ambitieuse, elle abandonna un commerce nécessairement limité, et, venue à Paris, rencontra Chaboin, alors courtier marron au service d’une agence louche. Douée d’une aptitude merveilleuse pour les « affaires », qui, selon un mot connu, sont « l’argent des autres », elle dirigeait son mari et parvint, à force d’intrigues, à en faire l’homme de paille d’un haut personnage ; cela non sans soupçon d’une réminiscence de son ancien métier à propos d’une jeune sœur de Chaboin, très belle fille, devenue subitement la maîtresse en titre dudit personnage. Ce fut le commencement de la fortune de ce couple. Plus tard, avec la puissante protection du patron, Chaboin fonda la « Compagnie de la grande mer nouvelle de Tombouctou », dont sa femme avait conçu l’idée et dont elle fut l’âme et la directrice occulte. Dans cette affaire, les deux époux ont « gagné » un nombre, je ne dis pas respectable, mais très rond de millions.

» Au reste, la dame Chaboin est aussi peu femme que possible. On s’accorde à dire que ses mœurs n’ont jamais été suspectées, ni au temps où elle palpait les remplaçants, ni depuis. Elle ne s’est jamais occupée des hommes que pour les rouler… Voilà la femme.

— Elle n’est pas très propre, dit le receveur.

— Non, mais elle est très riche.

» Chose digne de remarque, reprit M. Farguette, s’il y a encore ici quelques sentiments généreux, quelques hommes de caractère, c’est dans le peuple qu’il faut les chercher. J’en connais quatre ou cinq : un cordonnier, ancien proscrit de Décembre ; un maçon, un forgeron, un pauvre journalier qui refuse de travailler pour le château : et puis votre propriétaire, honnête artisan, républicain depuis Transnonain, mais cerveau un peu fumeux, qui s’est ruiné avec des inventions qui toutes devaient le conduire à la fortune… Il y en a peut-être quelques autres… Pourtant je ne le crois pas.

M. Lefrancq regardait le pharmacien pendant qu’il parlait. Son regard loyal s’était attristé subitement, et sa figure exprimait le scepticisme douloureux de l’homme qui n’a plus d’illusions.

— Vous n’avez pas dû vous amuser dans ce pays ? demanda-t-il.

— Non. Mais ce n’est pas cela que je regrette : la vie n’est pas une partie de plaisir. Tous mes regrets vont à un idéal de société humaine dont nous sommes loin ici…

— Mais n’avez-vous pas essayé de réagir contre le déplorable esprit des indigènes ? interrogea le receveur.

— Si, malheureusement en vain. Je suis du conseil municipal, et j’ai voulu, à plusieurs reprises, mettre la paix entre les deux sections de la commune, Auberoque et Charmiers. Résultat : au figuré, j’ai été traité comme monsieur Robert par Sganarelle et sa femme. J’ai tâché de faire comprendre à tous ce que c’est que la droiture, le désintéressement, le patriotisme, la dignité du citoyen ; mais c’est comme si j’avais parlé mandchou à ce monde-là : ils n’ont d’intelligence que pour leurs intérêts et d’ardeur que pour la satisfaction de leurs haines.

— Je m’étonne alors que dans un pareil milieu vous ayez été élu conseiller municipal.

— C’est, répondit M. Farguette en souriant tristement, qu’ils ont à peu près tous un compte à la pharmacie…

— Quel diable de pays ! fit le receveur en se levant.

— Ah ! ici, il faut se suffire à soi-même et calmer ses regrets et ses rancœurs au moyen de quelque innocente manie… Moi, je fais un herbier, ajouta M. Farguette, en montrant les feuilles éparses sur la table.

« Oui ! se disait le receveur en s’en allant, je ne m’en dédis pas, c’est un fichu pays… »

Il regarda sa montre : « J’ai encore le temps de voir mon propriétaire ; c’est l’affaire de cinq minutes. »

Et, au lieu de rentrer chez lui, il alla frapper à la porte voisine.

Une jeune fille vint ouvrir et le fit entrer.

— Monsieur Desvars est-il visible, mademoiselle ?

— Mon père est sorti, monsieur, mais il ne tardera pas à rentrer : veuillez vous asseoir.

Le receveur prit la chaise que lui offrait mademoiselle Desvars et s’assit en jetant un coup d’œil sur l’appartement.

C’était une grande pièce d’autrefois, garnie de vieux meubles en assez mauvais état. Au milieu était une table barlongue à pieds tors, vermoulue, sur laquelle était posé un pichet de faïence contenant un bouquet de chrysanthèmes communs, du pays. Le plancher était usé, inégal, et les murs blanchis à la chaux, tout nus. Au fond, un large lit « à l’ange », avec un ciel et des rideaux de serge jaune. Du côté opposé, la vaste cheminée, avec ses coins-de-feu paillés, gardait un petit tas de cendres entre des landiers de fer. Une vieille « lingère » occupait le milieu d’un des côtés de la chambre, et élevait sa corniche presque jusqu’aux solives du plafond. Dans un coin, un de ces coffres anciens qui servaient à la fois d’armoire et de siège, et quelques lourdes chaises, le long des murs, complétaient l’ameublement, tant bien que mal. Dans l’embrasure de la fenêtre sans rideaux, donnant sur le jardin du côté du vallon, la jeune fille travaillait au raccommodage des hardes paternelles.

M. Lefrancq fut frappé de la grâce et de la distinction de mademoiselle Desvars. Elle était grande, et son corps aux formes élégantes et chastes était comme moulé dans une pauvre petite robe noire, bien usée, qui tombait en plis droits, car elle ne portait pas de crinoline. Sa belle tête était chargée de cheveux d’un noir bleu qui encadraient d’épais bandeaux une figure au teint mat, un peu triste, où brillaient, comme deux étoiles, de beaux yeux d’un vert lumineux. Ces yeux d’une étrangeté sympathique, ombragés de longs cils noirs, avaient un charme indéfinissable et captivant ; et, tandis qu’il les admirait discrètement, des vers de Marot vinrent chanter dans la mémoire du jeune homme :

La duchesse de Nevers
Aux yeux verts,
Pour l’esprit qui est en elle,
Aura louange éternelle,
Par mes vers !

Mademoiselle Desvars ne paraissait pas contrariée d’avoir été surprise dans une occupation aussi prosaïque que le ravaudage de vieux vêtements, et ce fut avec aisance qu’elle plaça son ouvrage sur une chaise en face de la sienne, où des vestes déchirées et des gilets sans boutons attendaient leur tour. Il lui semblait tout indiqué de faire ce travail de réparations qui dans les familles pauvres incombe aux femmes.

Devant la grâce simple et la dignité modeste de la jeune fille, le receveur éprouva une sensation de bien-être : cela le reposait des vaniteuses demoiselles Caumont et de l’anglomanie de mademoiselle Monturel.

— Je vois avec plaisir, mademoiselle, lui dit-il après les premières politesses, que vous ne dédaignez pas les vulgaires travaux des bonnes ménagères.

— Je n’ai pas le droit de les dédaigner, monsieur, en supposant que ce droit existe. Il est tout naturel que je raccommode les vêtements de mon père.

— Certainement, et je vous en loue ; malheureusement, beaucoup de jeunes filles ne pensent pas comme vous et ne s’occupent qu’à des travaux futiles.

— Parmi les jeunes filles riches, sans doute ; mais, parmi les paysans, les ouvriers, les artisans comme nous, cela est ordinaire. Pour moi, depuis la mort de ma mère, je fais seule ce travail, heureuse lorsque mon père me laisse le temps de me confectionner un col.

— Monsieur Desvars vous donne beaucoup de besogne, alors ?

— Beaucoup, en effet. Lorsqu’il travaille à ses inventions, il ne prend guère de précautions ; et puis, comme il est un peu distrait, il s’accroche sûrement à un clou qu’un autre eût évité.

— Monsieur Farguette m’a dit que monsieur Desvars s’occupait de mécanique ?

— Oui, monsieur… En ce moment, il construit une machine avec laquelle on se transporterait sans fatigue, presque aussi vite qu’en chemin de fer… Mais le voici ! ajouta la jeune fille, en entendant un pas lourd dans la cuisine.

La porte s’ouvrit bientôt, et un homme de haute taille entra, tenant son chapeau de sa main pendante. Le front penché, méditatif, il s’avança vers la croisée sans voir le receveur ni sa fille :

— Michelette ! cette fois-ci, je tiens mon affaire !

— Mon père, voici monsieur le receveur qui est venu vous faire une visite.

— Ah ! monsieur, excusez-moi ! la préoccupation où j’étais m’a fait manquer à la civilité.

— Oh ! vous êtes tout excusé, monsieur. Quoique ignorant en mécanique comme celui qui n’en possède que les premiers éléments, je comprends très bien la tyrannie de l’idée qui accapare toute l’attention de l’inventeur.

— C’est vrai, dit M. Desvars. Ah ! c’est une belle chose que la mécanique ! Il avait raison, cet ancien qui ne demandait qu’un point d’appui pour soulever le monde avec un levier… Oui, le point d’appui, tout est là ! Avec un point d’appui on pourrait diriger les ballons, voler en l’air comme un oiseau… à la condition que la résistance de ce point d’appui fût proportionnée à l’effort nécessaire… C’est là le problème…

» Pour moi, monsieur, poursuivit l’inventeur après une pause, je crois l’avoir résolu dans une certaine mesure… Il est vrai que je me borne à marcher modestement sur la terre… à raison de vingt-cinq kilomètres à l’heure.

— C’est quelque chose ! dit M. Lefrancq.

— Oui, c’est même beaucoup, reprit sans fausse modestie M. Desvars. Aussi je me demande comment je dois baptiser ma machine… Locomopède ? cela ne donne pas l’idée de la vitesse… Vélocepède serait mieux…

— En effet, dit M. Lefrancq, mais il existe déjà un engin à roues appelé vélocipède, sur lequel on se met à cheval et que l’on pousse avec les pieds.

— Mon invention est tout autre, fit avec un sourire un peu dédaigneux M. Desvars ; les pieds servent à actionner mon véhicule, mais ils ne touchent pas la terre.

Pendant que les deux hommes causaient ainsi, la jeune fille avait ressaisi son ouvrage et paraissait absorbée par les difficultés d’une reprise.

— Je vous montrerai la machine un de ces jours, dit l’inventeur à M. Lefrancq, après un instant de silence. En ce moment, cela ne dit rien… Je tiens à l’avoir parachevée auparavant.

— Ce sera avec plaisir que je la verrai… Aujourd’hui je suis venu vous faire une visite de politesse, ainsi qu’à mademoiselle, et je vais me retirer.

Et le receveur sortit, après avoir salué la jeune fille, qui s’inclina en le regardant.

— Monsieur Duboisin vous a dit les conditions de la location ? demanda le propriétaire en reconduisant le jeune homme.

— Oui : deux cents francs par an, payables par semestre échu… Il n’y a rien de changé ?

— Ma foi, non ! C’est un prix fait, depuis vingt ans, pour tous les receveurs qui se sont succédé ici.

— Alors, bonsoir, monsieur ! dit M. Lefrancq en donnant une poignée de main à son propriétaire.

— Bonsoir…, monsieur !… fit distraitement l’inventeur, sous l’influence d’une idée qui lui venait soudain.

Et, tandis que le receveur rentrait chez lui, il restait là, sur sa porte, l’index allongé contre sa tempe, dans une attitude méditative qui lui était familière.

IV

Lorsque, après avoir ranimé son feu, M. Lefrancq eut les pieds sur les chenets, il se prit à penser aux beaux yeux de mademoiselle Desvars, et sa rêverie se prolongea jusqu’à l’heure du dîner.

En passant devant la poste pour se rendre à l’hôtel, il lui revint soudain à l’esprit que, depuis son arrivée à Auberoque, il n’avait pas reçu de lettre de son amie, et il s’en étonna. Dans la fièvre des adieux, elle lui avait promis de trouver un moyen de recevoir ses lettres sans éveiller les soupçons. Peut-être n’avait-elle pas encore trouvé ce moyen ?

« Mais, se disait-il, pourquoi ne pas m’écrire ? Il y a juste sept jours que je suis parti, et depuis Paris je n’ai pas eu de ses nouvelles… M’aurait-elle oublié déjà ? »

Et un mouvement de jalousie le saisit à l’image évoquée d’un faraud lieutenant de douanes, qui passait sous les fenêtres de l’adorée en retroussant sa moustache, et avait furieusement l’air de guigner sa succession.

« Ah ! les femmes ! les femmes !… » se disait-il, avec tout plein d’intentions désobligeantes.

Eh bien, non, la pauvre dame n’en était pas encore au lieutenant de douanes. Elle regrettait sincèrement ce beau jeune amant qui la rajeunissait, elle qui touchait de bien près à la quarantaine. Elle avait jeté à la boîte du lieu une lettre soigneusement cachetée à l’adresse de l’ami perdu ; et, pour ne pas se déceler, elle avait mis l’adresse, avec une plume d’oie, en de gros et maladroits caractères.

Mais il n’est point de ruse de femme qu’une femme ne devine. Mademoiselle de Caveyre, trouvant cette lettre dans le courrier, flaira une correspondance amoureuse et la mit délibérément dans sa poche. D’ordinaire, elle ouvrait les lettres en exposant quelques instants l’enveloppe gommée à la vapeur d’une cafetière d’eau bouillante, — la même qui servait pour son thé ; — puis, sa curiosité satisfaite, elle recollait l’enveloppe et laissait la lettre aller à son adresse lorsqu’elle ne la gardait pas. Mais celle-ci, bien cachetée avec de bonne cire, était inviolable par ce moyen, et la directrice l’ouvrit avec une mince lame de couteau fortement chauffée.

Puis, retirée dans son petit salon-boudoir, elle lut paisiblement cette longue épître où il était beaucoup question d’âmes-sœurs, séparées par la destinée, de cœurs battant à l’unisson, d’étoiles contemplées à deux, de myosotis cueillis au bord des ruisseaux et de pensées s’envolant à travers l’espace ; le tout enveloppé d’une phraséologie mouillée des larmes qu’il fallait dévorer d’un front serein, et qui, longtemps contenues, se déversaient dans les quatre pages serrées de l’amante dépareillée.

Mademoiselle de Caveyre ne comprenait rien à toutes ces belles choses, et haussait les épaules en lisant ce charabia romantique. Tout cela était si éloigné de sa conception de l’amour qu’elle croyait à peine qu’il y eût des gens allant ainsi chercher midi à quatorze heures, alors que la chose était si simple : « Je te plais, tu me plais, nous nous plaisons ; pourquoi perdre son temps aux bagatelles de la petite oie ? »

Puis, comme la directrice avait jeté son dévolu sur M. Lefrancq, elle supprima résolument la lettre :

« Ces pauvres bétas s’entretiendraient mutuellement de balivernes mélancoliques, pour, en fin de compte, prendre, l’une un amant, l’autre une maîtresse. Tranchons dans le vif ! Je leur épargne ainsi deux ou trois mois de lamentations éplorées et pas mal de timbres-poste. »

Et voilà comment les deux lettres qui suivirent celle-ci eurent le même sort…

Puis ce fut tout. À Auberoque, M. Lefrancq se disait :

« Que les femmes sont volages ! Lorsqu’on n’est plus là pour les cajoler, comme elles vous oublient ! »

Et, là-bas, la dame pensait :

« Que les hommes sont grossiers ! Lorsque nous ne pouvons plus servir à leurs plaisirs, comme ils nous ont vite oubliées ! »

Mais, ce soir-là, M. Lefrancq était encore dans une incertitude plus désagréable que la plus désagréable certitude. C’est dans cette disposition d’esprit qu’il fit son entrée à l’hôtel, où son commensal l’attendait.

Ce commensal était M. Pradelier, commis à cheval de la régie, bon gros garçon de vingt-huit ans, rougeaud et de belle humeur, qui avait trouvé commode de loger au Cheval-Blanc, où il avait, sous le même toit, le souper, le gite et le reste. C’était commode, en effet, car M. Jammet, qui pratiquait la dame de pique, courait toute l’année les foires, les fêtes, les courses, pour jouer, s’introduisant parfois dans les cercles peu sévères, et, qui le croirait ? lorsqu’il était en fonds, poussant même jusqu’à Vichy, qu’il prononçait « Vicy ».

Au commencement, M. Pradelier, rentrant après deux jours d’absence, avait fait grise mine à ce nouveau venu, en raison des attentions visibles de madame Jammet. Mais, à cette heure, il se rassurait en voyant la froideur avec laquelle M. Lefrancq recevait les politesses minaudières de l’hôtesse. Du reste, sans parler de l’opinion avantageuse qu’il avait de sa personne, il lui paraissait difficile de le débusquer de la forte position qu’il occupait au Cheval-Blanc. Joint à cela les palpables et solides raisons que venait de lui donner madame Jammet ; tout cet ensemble de choses le rendait guilleret.

— Bonsoir, monsieur Lefrancq, dit gaiement le gros garçon ; sans reproche, la soupe refroidit !

— Je vous demande pardon, fit le receveur. En effet, dit-il, en regardant la grande pendule comtoise, je devrais être là depuis dix minutes. Mais ce n’est pas tout à fait ma faute, ajouta-t-il en tirant sa montre ; je vais me mettre à l’heure, car je retarde un peu.

— Ce n’est pourtant pas de votre âge ! fit avec un rire bruyant M. Pradelier.

Le receveur ne répondit rien à cette grosse plaisanterie, qui, après son auteur, fit rire encore madame Jammet, puis la maritorne, et aussi un vieux voyageur en liquides, assis dans le coin du feu, qui attendait paisiblement le souper ; après quoi, les trois hommes passèrent à table.

C’est un des désagréments de ces pensions d’auberge de campagne, qu’il survienne de temps en temps un convive inconnu, parfois indiscret ou bavard, souvent gênant, à qui les pensionnaires sont obligés en quelque sorte de faire les honneurs de la table. Pour un homme bien élevé avec lequel on peut causer si l’on y est disposé, il vient quelquefois deux sots dont il faut supporter les habitudes vulgaires et les lourds propos.

Ce soir-là, M. Lefrancq n’était guère en train ; heureusement, le commis de la régie, en sa qualité de doyen, découpait, servait et donnait la réplique au voyageur qui était un agréable compagnon. De temps en temps, le receveur plaçait un mot, une réflexion, pour ne pas paraître affecter le silence.

Il fut d’abord question du peu de ressources qu’offrait pour un jeune homme la bourgade d’Auberoque ; et, à ce propos, M. Pradelier alla dire que le nom même de l’ « endroit » était mal orthographié, qu’il devrait prendre une h, « comme venant de hobereau, sans doute… »

— Pardon ! dit le voyageur, avec un léger sourire. Il s’écrit ainsi conformément à l’étymologie : Alba rupes, Alba roca, Auberoque, c’est-à-dire Blanche roche.

— Tiens ! dit le commis de la régie, vous savez le latin, monsieur Lagardelle !

— Un peu… J’ai étudié pour être curé.

— C’est égal, faisait le gros garçon. Alba rupes !… Je crois que vous vous moquez…

— Demandez à monsieur, dit le voyageur en se tournant vers M. Lefrancq.

— L’étymologie est exacte, en effet.

Après cela, on parla des hôtels du département. M. Lagardelle, le voyageur, les connaissait tous à fond ; il savait le fort et le faible de chacun : la chambre où était le meilleur lit, et celle où il y avait des punaises. Il pouvait citer les caves bien soignées et connaissait les plats coutumiers. Ainsi, sans aller bien loin, à la Cloche-d’Argent, d’Excideuil, on mangeait sûrement du canard farci ; à Hautefort, au Coq-Hardi, c’était de la « velle » aux carottes ; au Soleil-Levant, de Montignac, de la daube ; à Domme, au Lion-d’Or, du poulet au macaroni ; à Carlux, aux Trois-Frères, du confit d’oie ; à Monpazier, à la Boule-Rouge, du poulet en fricassée…

— Ici, à Auberoque, je suis prêt à parier qu’on nous servira des pigeonneaux cuits au jus dans la cocote et qu’au dessert il y aura des oreilles de curé !

— Pour les pigeonneaux, je ne sais, dit le receveur, mais pour les oreilles de curé, comme on appelle ici ces tartelettes sèches, je le crois aussi ; au moins en sert-on tous les jours depuis que je suis arrivé.

— On boit de bon vin, continua M. Lagardelle, à Domme, déjà cité, à Bergerac ; à Savignac, du vin de Sorges ; à Excideuil, du bon Saint-Pantaly ; à Verteillac, du Rossignol…

— Et pour le gibier ? demanda M. Pradelier.

— Il est bon généralement partout, dans le vrai Périgord ; je ne parle pas, bien entendu, de la Double et des lisières qui touchent au Limousin. Mais, pour particulariser, la bonne grive au genièvre se mange à Salignac… le pays des bonnes truffes aussi !… Le petit lièvre court-râblé des causses de Thenon est parfait, et, pour ce qui est de la perdrix rouge, elle est exquise sur tous les coteaux du Périgord.

— Brillat-Savarin l’a dit, en effet ! remarqua M. Lefrancq.

— Maintenant, continua M. Lagardelle, l’amateur de poisson n’est pas embarrassé. À Cénac, à Saint-Cyprien, il a l’excellent brochet et les gros barbeaux de la Dordogne ; à Castelnaud, au-dessous de Domme, il trouvera les fameuses truites du Céou ; à Montignac, les grosses carpes de la Vézère ; à Saint-Apre, à Ribérac, la perche de la Drone, le meilleur poisson du département… Ah ! et j’oubliais les « tocans » ou « tacons ».

— Qu’est-ce que ce poisson-là ?

— On ne sait au juste. Les pêcheurs, les ingénieurs de la navigation, les pisciculteurs en disputent. Les uns disent que c’est une espèce particulière ; d’autres que c’est de tout jeunes saumons qui descendent à la mer, etc. On fait des suppositions. Les gourmets, eux, les mangent sans s’inquiéter de cela, en se léchant les doigts, car il n’y a rien de plus délicat.

— Et où les pêche-t-on ?

— Dans la Dordogne, du côté de Grolejac, de Vitrac, du Port-de-Domme, principalement. J’en ai souvent mangé à l’Hôtel de la Madeleine, à Sarlat.

À ce moment, la servante apporta deux pigeonneaux bardés, cuits dans leur jus.

— Quand je vous le disais !… fit le voyageur.

— Farceur de monsieur Lagardelle ! s’écria le commis de la régie ; vous aviez regardé dans la cocote !

— Jamais de la vie !

Après cela, des victuailles et des vins aux liqueurs la transition était facile. M. Lagardelle parla de la « Pétrocorienne », la fameuse liqueur lancée par la maison Pestillac et Gabareau, de Périgueux, pour laquelle il voyageait. Toutes les autres maisons de distillation avaient voulu avoir leur spécialité, comme les pharmaciens : et, en effet, la plupart ne vendaient que des drogues ! Elles avaient fabriqué, qui un apéritif, qui un tonique, qui un succédané de la « Trappistine » ou de la « Bénédictine ». C’était étonnant, ce qu’il avait surgi, depuis quelques années, d’ « amers », de « quinquinas », de « Pinolines », de « Junipérines », de « Vésonniennes » ! Mais, à l’entendre, Pestillac et Gabareau avaient enfoncé tous les concurrents et leurs produits, en inventant la fameuse « Pétrocorienne », liqueur apéritive, stomachique et digestive, qui n’avait de rivale que l’excellente « Gauloise » ou « Chartreuse laïque ». Aussi était-ce une idée de génie que d’avoir réuni, dans une seule bouteille, tant de qualités qui, chez les autres liquoristes, en nécessitaient trois !

M. Pradelier, qui avait un riche appétit, tout en écoutant, ne perdait pas un coup de dent ; mais le voyageur mangeotait, « chafrouillait » les mets sur son assiette.

— Ça ne va pas, monsieur Lagardelle, cet appétit ?

— Non… Comment voulez-vous que j’aie faim ? Depuis le déjeuner, j’ai pris, outre le café aux trois couleurs, quatre ou cinq petits verres variés ; des chopes, je n’en sais pas le nombre ; des vermouths, et trois verres de « Pétrocorienne »… Et c’est tous les jours comme ça !

— Tout de même, repartit M. Pradelier, je vois que ça ne vous tue pas, car vous vous portez assez bien.

— Heu ! ça me tue lentement ; mais qu’y faire ? Pour vendre des liqueurs, il faut en boire ! c’est une nécessité du métier.

Après le dîner, M. Lagardelle voulut absolument offrir à ses commensaux un petit verre de l’incomparable « Pétrocorienne », qui fut dégustée avec attention et convenablement louée, un peu par honnêteté peut-être de la part du receveur. À cette politesse du voyageur, M. Lefrancq répondit par l’offre d’un verre de délicieuse « Gauloise », et M. Pradelier par celle d’une tournée de « Junipérine ». Après avoir absorbé ces produits variés de la renommée distillerie périgordine, et avoir fumé quelques cigarettes, le receveur souhaita le bonsoir à ses compagnons de table et alla se coucher.

— Restez donc ! disait M. Lagardelle, nous ferons un « piquet voleur ».

— Merci, répondit en souriant M. Lefrancq, je ne sais pas tenir une carte.


Dans le courant de la semaine, il fut rendu quelques visites au receveur : M. Caumont, M. Foussac, puis le notaire, le maire et M. Monturel. Il vint aussi M. Capgier, le géomètre, petit homme à la barbe inculte et grisonnante, aux paupières bouffies, au regard sournois. Il s’était mis, pour la circonstance, « sur son trente-et-un », comme on dit, et ce « trente-et-un » consistait en un pantalon noir lustré par le temps, en une lévite vert bronze un peu passée ; le tout surmonté d’un chapeau haut de forme à la mode de 1848, son chapeau de noces.

M. Capgier regretta fort de ne s’être pas trouvé à la maison lors de la visite de M. le receveur : il était allé à la métairie avec sa femme pour partager le maïs…

— Ah ! vous êtes propriétaire dans le pays : je vous en félicite.

— Oh ! il n’y a pas de quoi… C’est un tout petit bien sur lequel j’ai placé quelques sous d’économies… il fallait bien penser à l’avenir…

Et M. Capgier continua, tout doucettement, à se plaindre de son métier ingrat. Il arpentait, faisait l’architecte, mais à peine pouvait-il vivre avec sa maigre retraite de la Compagnie du Midi… surtout parce qu’il était obligé de faire de grandes dépenses pour son garçon…

— Il est âgé ?… demanda M. Lefrancq.

— Il va sur ses seize ans.

— Et il est au lycée ?

— Oui, à Périgueux, et c’est ce qui nous ruine.

— Mais n’avez-vous pas obtenu de bourse ?

— Une demi-bourse seulement… Aussi nous n’y tiendrons pas : il faudra revendre ce petit bien où nous avions rêvé de nous retirer un jour…

Il disait tout cela piteusement, d’un ton trainard, faisant des pauses, et soupirant comme un homme accablé par l’adversité.

Le receveur plaignait ce pauvre diable et s’efforçait de le réconforter :

— Mais vous pourriez peut-être obtenir une bourse entière… Cela allégerait vos charges.

— Notre député, monsieur Duffart, et son cousin, le conseiller général, m’ont bien promis de me la faire avoir… mais vous savez, ces promesses… il y en a tant qui demandent !…

Et, sur ce, M. Capgier se leva et prit humblement congé.

Le soir, M. Lefrancq parlait au pharmacien de cette misère râpée qui paraissait si triste et si résignée.

Celui-ci se mit à rire, quoique cela ne lui arrivât guère :

— Eh bien, monsieur Capgier vous en a joliment donné à garder ! Ce bonhomme pleurard est aussi riche que le notaire. Voilà le véritable avare ! Quoiqu’il vive seul avec sa femme, chez lui on « ferme le pain » ce qui signifie, ici, qu’on le met sous clef. Dans cette saison, le ménage vit de châtaignes ; et, pour faire le conte joli, on assure que monsieur Capgier tire les volets afin de manger, dans l’obscurité, les mauvaises comme les bonnes…

Le receveur eut un petit accès d’hilarité :

— Ma foi, il m’avait un peu bien empaumé !

— Monsieur Capgier, continua le pharmacien, n’a eu qu’un enfant, par économie, et il se plaint toujours de ce que lui coûte cet enfant, comme s’il regrettait de l’avoir procréé. De servante, il n’y en a pas dans la maison, non pas même de femme de ménage. C’est madame Capgier, une très digne femme, qui fait tout, les gros ouvrages comme les petits. Elle tient la maison, fait la cuisine, — il est vrai qu’elle n’est pas considérable ! — va chercher des pommes de terre à leur métairie, de l’eau au puits public, et lave le linge « au ruisseau » : c’est ainsi qu’à Auberoque on nomme un lavoir. Le soir, elle tricote des bas pour monsieur Capgier. La pauvre femme n’a pas été élevée à cela, et puis elle n’a pas une très bonne santé ; mais peut-être souffre-t-elle moins de l’avarice crasse de son mari que de sa mauvaise réputation.

— Il n’est pas honnête ?

— Voilà… Il y a trente ans, lorsqu’il entra petit employé aux travaux d’une compagnie de chemins de fer, monsieur Capgier ne possédait pas un sol vaillant. Sa femme a eu six cents francs de dot et quelques meubles de peu de valeur, épaves d’une famille ruinée. Or, ledit Capgier possède aujourd’hui la maison qu’il habite, estimée une dizaine de mille francs, et sa propriété de Lagasse, qui lui a coûté trente-sept mille francs. On lui connaît, d’argent placé en obligations hypothécaires, une cinquantaine de mille francs, sans parler du magot en or qu’un avare tel que lui doit garder sous clef pour le tripoter de temps en temps : vous voyez où tout cela va… Eh bien, il est impossible que cet homme, qui n’a pas hérité d’un liard, ait économisé tant d’argent, même en s’ôtant le pain de la bouche, comme on dit ; même en allant, ainsi qu’il le fait maintenant, dans les maisons, à l’heure où cuit la « baquade » des cochons, manger les pommes de terre bouillies, comme par fantaisie de femme grosse. La chose ne se peut, il y a impossibilité matérielle et l’arithmétique s’y oppose. Tout cela, rapproché de certains agissements, a fait soupçonner de la gabegie. On a parlé de pots-de-vin donnés par des entrepreneurs, de connivences coupables et même de fraudes plus graves encore.

— Décidément, je suis plus jeune que je ne croyais ! dit en riant M. Lefrancq.

Quelques jours après M. Capgier, vint M. Reversac. Celui-ci avait une mise qui visait à l’élégance et n’était que prétentieuse. Du reste, en le voyant, on ne faisait guère attention à ses habits : sa personne attirait toute l’attention. Non pas qu’il fût beau, car c’était un petit chafouin à lunettes, dont la figure pleine de vilains boutons suait le vice par tous les pores. Son crâne dégarni, quotidiennement frictionné, sans succès, à l’eau de Lob, reluisait gras, et une barbe d’un blond tirant sur le roux poussait rare dans sa chair malsaine. Derrière les lunettes, on apercevait deux petits yeux de verrat qui donnaient un air libidineux aux verres de lunettes eux-mêmes.

Quoique d’aspect chétif et malingre, M. Reversac était le plus terrible coureur de cotillons d’Auberoque. Tout lui était bon, depuis la « dame » jusqu’à la servante et à la bergère, depuis la fille facile jusqu’aux fruits verts. Cet homme répugnant avait déjà porté le trouble dans plusieurs ménages. On citait madame Goussard, la « belle madame Goussard », comme disait ironiquement le défunt marquis d’Auberoque.

— Voyez ! la femme de mon garde est mieux mise que la mienne ! disait-il quelquefois en riant à ses amis.

Et cela était vrai, à telles enseignes que des visiteurs étrangers s’y trompaient parfois, ce qui ravissait la vaniteuse personne.

On parlait aussi d’une dame Séguinet, de deux ou trois petites ouvrières à la journée, et d’une pauvre servante qui avait dû quitter le Cheval-Blanc à cause des suites trop visibles de sa bêtise. Mais, de fondation et en pied, M. Reversac avait la fille d’un défunt officier polonais de la Légion étrangère, petite blonde de trente ans, pas très jolie de visage, mais « bien roulée », comme disait ce polisson de John Monturel.

Les succès de ce gringalet repoussant s’expliquaient par plusieurs raisons. D’abord il avait de l’esprit, parlait bien, connaissait les femmes à fond, ne se froissait jamais d’un refus, même méprisant, et surtout savait attendre les occasions et en profiter. Et puis, il était généreux, faisait des cadeaux à ses mignonnes, et, selon les personnes, ne refusait jamais cent sous, un louis, ou un billet de cent, à l’occasion.

Mademoiselle de Caveyre, seule parmi les femmes prenables d’Auberoque, avait résisté à ce don Juan en lunettes, non par vertu mais par répugnance.

— J’attends qu’il fleurisse pour me décider ! disait-elle quelquefois, en riant, faisant allusion aux boutons douteux de M. Reversac.

Lui ne gardait pas rancune de ceci à la directrice, et attendait patiemment la cessation des libéralités d’un vieux général, l’ancien protecteur de Dinah, passé à l’état de papa-gâteau ; — il disait : « gâteux ». —

« Nous verrons lorsqu’il ne sera plus là pour payer les notes ! » pensait-il.

Provisoirement, il avait des attentions pour mademoiselle de Caveyre, et c’était un des assidus des petites réunions qui se tenaient le soir dans le salon-boudoir de la poste. Là venaient, de temps en temps, Ninon la Polonaise, madame Barjac, jeune veuve de vingt-cinq ans, qui avait « levé » une petite boutique de modes ; une sage-femme un peu mûre, mais très élégante, appelée mademoiselle Zoé, et quelquefois, lorsque la directrice était seule, madame Grosjac, qui, plus fière que mademoiselle de Caveyre, ne frayait pas avec tout le monde.

En hommes, il venait, outre M. Reversac, un propriétaire aisé, M. Madaillac, qui s’était fait secrétaire de la mairie par ambition, pour mener la commune, et M. Desguilhem, l’huissier, tous deux célibataires. Puis encore, John Monturel, qui ne l’était pas moins, et le fils Lavarde, « Exupère », comme on l’appelait familièrement. Mais celui-ci venait plus rarement : il disait en goguenardant que l’âge de ces dames commandait le respect.

Là, sous l’œil maternel de la digne madame de Caveyre, on jouait au rams, on riait et on causait en prenant le thé avec des cakes for tea, que John faisait venir d’Old England en droite ligne. Les grands jours, lorsqu’on cassait la tire-lire, pour la fête d’une de ces dames, ou à la suite d’un pari, M. Reversac allait à la ville et rapportait des gâteaux et des bouteilles dans le coffre de son cabriolet. Alors, c’était une joie : on buvait du vrai champagne, ma foi, qui émerillonnait les yeux, et une douce gaieté, un agréable laisser aller régnaient dans la petite réunion. La bonne madame de Caveyre regardait tout cela avec son beau sourire indulgent, et, après avoir mangé quelques babas et avalé trois ou quatre flûtes, elle allait tranquillement se reposer, en recommandant qu’on ne veillât pas trop tard.

Et, après son départ, il arrivait que d’aucuns avaient quelque chose à se dire dans les petits coins obscurs, ou, l’été, sous la tonnelle du jardin. D’autres fois, par une belle nuit étoilée, on franchissait une brèche du mur de séparation, et on allait dans le « Bois vert », sorte de petit pourpris planté d’yeuses et de lauriers, se promener et deviser deux à deux.

Naguère, M. Duboisin faisait les délices de ces soirées intimes. Il en était le boute-en-train joyeux. Aussi était-il l’enfant gâté de toutes ces dames et demoiselles qui ne lui refusaient jamais rien à l’occasion : « le pauvre chéri !… »

Malheureusement, il n’était plus là, et mademoiselle de Caveyre eût bien voulu le remplacer par son successeur au bureau de l’enregistrement. Mais celui-ci paraissait farouche comme feu Hippolyte lui-même. Lorsqu’il venait à la poste apporter quelque paquet administratif, il se bornait à de courtes politesses, et refusait invariablement d’entrer, malgré les invitations aimablement significatives de la directrice.

— Tâchez donc de le décider ! avait-elle dit à M. Reversac.

Et celui-ci, avec un beau désintéressement, insinua, au cours de sa visite, que dans cette bourgade où, à moins de s’abrutir à la bête hombrée, on ne savait que faire de ses soirées, il y avait pourtant une petite réunion où l’on pouvait causer, le soir, et passer agréablement une heure ou deux…

— Je me couche de bonne heure, interrompit froidement M. Lefrancq.

Sur cette affirmation catégorique, M. Reversac exprima un regret, puis se leva et prit congé, en tendant la main au receveur. Au contact de cette main moite et visqueuse, celui-ci sentit s’accroître sa répulsion pour M. Reversac ; aussi le visiteur était à peine sorti que le jeune homme alla se laver les mains.


Pendant la journée, M. Lefrancq s’occupait de ses affaires du bureau, recevait le public et les officiers ministériels qui venaient acheter du papier timbré ou faire enregistrer des actes. Dans ses moments de loisir, il lisait, ou, prenant sa canne, allait faire une promenade aux environs. Il faisait bon marcher : le temps s’était mis au froid sec, la terre était gelée et, dans les prés grisâtres, l’herbe semblait desséchée. Au milieu des bois, de grands châtaigniers dressaient dans le ciel couleur de plomb leurs grosses branches, parfois brisées par le vent d’hiver, comme des membres mutilés. Les truffières de chênes dispersés aux feuilles rousses, avec çà et là des chênes verts en boqueteau, s’opposaient aux taillis de châtaigniers pour la « carassonne » qui, dépouillés, dévalaient le long des pentes en masses sombres. Sur les plateaux, entre les bois, s’étendaient des friches semées de lavandes et d’immortelles sauvages, ou des bruyères grises avec quelques pins épars semés par les oiseaux, qui s’égayaient par places de massifs d’ajoncs où persistaient des fleurs jaunes. Dans les clairières cultivées, à mi-côte ou à la cime d’une ondulation de terrain, les métairies isolées au milieu des terres jaunâtres et des vignes pierreuses fumaient sur l’horizon. La vie était comme suspendue par le froid hivernal. Les mésanges, les rouges-gorges, les roitelets, les pinsons, avaient déserté les bois pour les jardins et les alentours des bourgs et des villages. Le long des vieux chemins bordés de murailles ou d’épaisses haies de ronces et d’épine noire sur lesquelles pendaient les pousses mortes des clématites, les chardons-peignes haussaient leurs têtes rondes desséchées. Au lieu du chant des oiseaux, de l’excitation câline du bouvier à ses bœufs lents, des couplets alternés des moissonneurs, ou de la chanson de la bergère « touchant » son troupeau à la lisière d’un pré, un silence coupé au loin par l’aboi d’un chien solitaire, ou le croassement d’une bande de corbeaux, planait sur la campagne endormie.

Lorsqu’il s’en allait ainsi par les chemins creux des combes, faisant craquer la glace dans une empreinte de pied de bœuf, ou qu’il grimpait les sentiers rocailleux au flanc des coteaux roux, tavelés de touffes de buis à la verdure sombre, il semblait au jeune homme que ce silence et ce sommeil de la nature se reflétaient dans son cœur aux mouvements assoupis. Le souvenir de l’amie crue oublieuse s’affaiblissait de jour en jour et n’éveillait plus dans son esprit qu’un vague sentiment de mélancolie dépourvu de toute amertume. Un apaisement rapide s’était fait en lui, et semblait justifier les procédés expéditifs de mademoiselle de Caveyre. Lorsqu’il songeait aux déchirements angoisseux de la séparation, à ces promesses réciproques d’un amour éternel, à ces adieux mouillés de larmes, à ces étreintes désespérées, et qu’il se retrouvait, à trois semaines de distance, déjà rasséréné, il s’étonnait de cette accalmie subite de son cœur et de ses sens. S’il eût analysé plus exactement ses sentiments, il eût été encore plus surpris de constater au fond de sa pensée, avec une sensation de bien-être et de paix, la satisfaction d’être libre de tous liens, sans avoir les torts d’une rupture.

Après les premiers froids, vinrent les neiges, alternées de pluies glaciales et d’âpres gelées, — à pierre fendre, comme on dit. — Lorsqu’il faisait trop mauvais temps, M. Lefrancq restait chez lui, travaillait ou lisait, s’interrompant parfois pour aller à la fenêtre contempler le paysage attristé par l’hiver. Un peu au-dessous de lui, le jardin aux allées bordées de buis, où sautillait quelque passereau cherchant sa pâture. Sous la terrasse du jardin, les prés morts descendaient en pente roide jusqu’au fond du vallon, où venaient s’abattre des vols de sansonnets. Là, le petit ruisseau gelé dormait entre les bordures de vergnes qui le suivaient dans ses contours capricieux. Au delà, des ondulations de bois et de terres cultivées remontaient en s’étageant jusqu’à l’horizon, fermé en quelques endroits par un rideau d’yeuses rabougries. Le receveur restait là souvent, le front appuyé contre la vitre, songeant. Dans le jardin du propriétaire, mademoiselle Desvars traversait quelquefois, allant au hangar chercher des branches de fagots, et il admirait sa taille souple et l’ensemble tout gracieux de sa personne.

Le soir, après dîner, M. Lefrancq allait chez le pharmacien, et tous deux, dans le petit cabinet bien clos, causaient au coin du feu en fumant des cigarettes…

Il y avait environ deux mois que le receveur était à Auberoque, lorsqu’un jour M. Desvars vint le trouver, sérieux et rayonnant à la fois :

— Ma petite machine est achevée, terminée, prête à fonctionner : venez la voir !

M. Lefrancq suivit l’inventeur, qui le conduisit à son atelier. C’était l’ancienne boutique de serrurerie des Desvars, considérablement agrandie par le dernier représentant de cette vieille famille d’artisans, habile serrurier lui-même. À l’une des extrémités était installée une forge avec tous ses accessoires : enclume, étaux, machine à forer, etc. À l’autre bout de l’atelier était un établi de menuisier avec des scies, des rabots, des ciseaux accrochés au mur et, à côté, un tour. Dans un coin, des pièces de fer, de fonte, des débris métalliques de toute sorte et des formes les plus bizarres, s’amoncelaient jusqu’à hauteur d’homme. Il y avait là des tonnes de métal qui témoignaient des tâtonnements de M. Desvars. Partout, aux murs, ou suspendus aux poutres parmi les toiles d’araignées, étaient accrochés des modèles de pièces, des calibres en bois, des embryons ou des membres de machines diverses.

Car le vélocepède n’était pas la première invention de M. Desvars. Il avait débuté en grand par une moissonneuse qui, promenée d’exposition en exposition pendant des années, n’avait eu qu’un succès très relatif, malgré quelques agencements ingénieux, à cause de certaines défectuosités qui lui ôtaient toute valeur pratique. En effet, cette moissonneuse, qui eût peut-être fonctionné passablement sur un terrain uni comme un billard, dans les champs en déclivité ou tant soit peu mouvementés, coupait le blé tantôt à la racine, tantôt au milieu de l’épi. Elle avait fini sa carrière dans une usine où on l’avait achetée au prix du vieux fer et mise à la ferraille.

Après cela, M. Desvars avait inventé le « Chariot australien », sorte d’énorme wagon d’émigrants, très bien conçu, curieusement combiné, mais qui avait l’inconvénient capital d’être, à vide, une charge suffisante pour l’attelage. En ce moment, le chariot était abandonné, enlizé au fond des prés, le long du petit ruisseau, d’où quatre paires de bœufs n’avaient pu le tirer.

Puis, passant des travaux de la paix aux arts de la guerre, M. Desvars avait inventé une mitrailleuse. C’était le moment où l’on parlait beaucoup de ces engins, maintenant à peu près oubliés. Cette mitrailleuse, présentée au Comité d’artillerie, avait eu les honneurs d’un examen, à la suite duquel elle avait été rejetée, malgré quelques détails bien compris, comme presque aussi dangereuse pour les servants que pour l’ennemi.

Entre ces inventions principales, M. Desvars avait encore imaginé quelques machines de moindre importance : une hélice spéciale pour la direction des ballons ; un appareil pour arrêter les chevaux emportés ; un robinet-compteur pour les liquides et quelques autres mécaniques de ce genre.

Mais toujours, petites ou grandes, les inventions de M. Desvars avaient échoué par un manque regrettable d’utilité ou une imperfection de fonctionnement pratique.

Comme l’avait dit le Moniteur général des Inventions, à propos de la moissonneuse : « Il ne suffit pas qu’une moissonneuse soit ingénieusement conçue, que certaines parties soient bien adaptées ; il faut encore que, dans son ensemble, la machine soit apte à moissonner… »

Tous ces essais malheureux n’avaient pas découragé M. Desvars. Dans les commencements, il employait des ouvriers mécaniciens à chers deniers ; puis, l’argent lui manquant, il s’était mis à travailler seul. À cette heure, il croyait tenir le succès avec son vélocepède.

— Le voilà ! dit-il à M. Lefrancq.

C’était une machine à trois roues réunies par un bâti en fer, supportant une sorte de selle : quelque chose ayant l’aspect général d’un tricycle à chaine d’aujourd’hui, mais beaucoup plus massif, et avec cette différence que le mouvement, donné par les pieds, était transmis par un système d’engrenages. C’était un tricycle « acatène », comme disent à présent ceux qui croient avoir inventé ce mode de transmission de la force motrice. Les roues en bois, cerclées d’une mince bande d’acier, eussent été, comme roues de voiture, des merveilles de légèreté : mais, en raison de la destination de l’engin et eu égard à la force qui devait les actionner, elles étaient beaucoup trop lourdes.

Le receveur examina un moment la machine, pendant que M. Desvars lui donnait complaisamment des explications.

— Croyez-vous, dit-il enfin à l’inventeur, que vos cadres soient suffisamment résistants pour assurer la justesse parfaite du mouvement des engrenages ?

— Oh ! le bâti est solide, c’est prévu.

— Et puis, je crois que ce ne sera pas sans un certain effort qu’on fera mouvoir l’appareil.

— Pardonnez-moi, la fatigue sera nulle, dit M. Desvars avec un léger sourire de condescendance ; tenez, essayez d’un bout à l’autre de l’atelier.

— Le receveur se mit en selle et actionna le vélocepède.

— Je crains, dit-il en revenant, après avoir tourné difficilement à l’extrémité de l’atelier, je crains que la fatigue ne soit plus grande que vous ne le pensez… Et puis, ces quelques tours de roues me révèlent un inconvénient sérieux.

— Et lequel ? demanda M. Desvars, étonné.

— C’est la dureté des réactions et la trépidation que cause la moindre aspérité du sol…

— Ceci n’est rien : avec la vitesse, ces réactions et ces trépidations ne se feront plus sentir.

— Alors tout ira bien !

Quoique M. Lefrancq ne fût pas très enthousiaste de l’invention, son propriétaire le reconduisit jusque chez lui, et, après avoir annoncé son départ pour Paris, le pria de lui avancer les cent francs du semestre de loyer, — « si cela ne le gênait pas ».

— Le plus difficile n’est pas d’inventer, dit-il, mais de lancer l’invention.

— Tenez, les voici ! dit le receveur en ouvrant son tiroir. Je désire fort que vous réussissiez.

— Merci bien… Je réussirai, soyez-en certain, dit l’inventeur en mettant l’argent dans son gousset.

« J’en doute fort ! » pensait M. Lefrancq.

Mais il s’en tint à souhaiter le bonsoir à M. Desvars.

V

L’hiver tirait à sa fin. Les gros nuages du golfe de Gascogne amoncelés par le vent d’ouest avaient disparu. Le ciel s’était nettoyé, et, au temps dur, à la bise aigre avaient succédé un temps plus doux et quelques journées ensoleillées. Le long des haies, parmi l’herbe nouvelle, les violettes commençaient à se montrer, et, dans les prés reverdis, au-dessous du jardin de la maison Desvars, pointaient des primevères, des coucus, comme on dit à Auberoque, en déformant le mot français. Dans la muraille de soutien, des violiers entr’ouvraient leurs boutons, et, sur le bord, un amandier balançait, au-dessus d’un banc, ses flocons de fleurs neigeuses.

Le receveur était assis sur ce banc, un doux après-midi, et regardait distraitement le paysage. Autour de lui, dans les arbres du jardin, les chardonnerets commençaient à voleter avec des appels amoureux, et, dans l’air attiédi, flottaient ces parfums légers du printemps qui se dégagent de la terre échauffée par le soleil. De même que dans la nature s’éveillant à la vie après l’engourdissement hivernal, le jeune homme sentait en lui la sourde germination d’un sentiment nouveau. Bien des fois, cet hiver, tandis qu’à travers les vitres embuées il regardait la campagne, il avait aperçu mademoiselle Desvars traversant le jardin pour aller à l’atelier appeler son père à l’heure des repas, et peu à peu sa pensée s’était tournée vers elle avec un tendre intérêt. La jeune fille portait toujours sa petite robe noire, usée, qui ne devait guère la garder du froid ; aussi, pour sortir, jetait-elle un vieux châle sur sa tête et ses épaules.

« Elle n’a peut-être que celle-là ! » se disait-il parfois.

Et, en effet, on pouvait le croire, car, le dimanche, alors que les dames et les jeunes filles d’Auberoque étalaient leurs belles toilettes, c’est avec cette même robe qu’elle allait à la messe. Plusieurs fois, ces derniers temps, malgré la rigueur de la saison, M. Lefranc était descendu au jardin, pour avoir l’occasion de saluer mademoiselle Desvars et de revoir ses beaux yeux lumineux.

Elle répondait toujours modestement au salut du jeune homme et abaissait ses longs cils, comme pour ne pas attirer ses regards.

Lui, ordinairement, par les froids noirs, se serait trouvé cruel de la retenir au jardin ; mais, ce jour-là, avec ce soleil printanier, il n’avait plus de scrupules : aussi, lorsqu’elle sortit, allant donner une poignée de grain à ses poules, il s’approcha du petit mur qui séparait les deux jardins, et, après avoir échangé le salut ordinaire, il l’arrêta en lui demandant des nouvelles de son père.

— Je ne sais trop, répondit-elle ; depuis huit jours qu’il est parti, il ne m’a pas écrit… Mais je crains bien qu’il ne réussisse pas ! ajouta-t-elle.

C’était aussi l’opinion du receveur ; néanmoins, il essaya de la rassurer : « L’idée était bonne en soi ; peut-être faudrait-il perfectionner l’appareil, y apporter quelques modifications de détail ; mais ce ne serait jamais, en ce cas, qu’une question de temps… »

Elle hocha doucement la tête, en jetant un coup d’œil au « Chariot-australien » qui gisait là-bas, au fond des prés :

— L’expérience du passé n’est pas encourageante ! dit-elle.

Le lendemain, le receveur reçut une lettre de M. Desvars qui le priait, « si cela ne le gênait pas », — c’était sa formule, — de lui avancer le second semestre du loyer. Il était maintenant sûr de réussir, mais il fallait prendre un brevet d’invention, la chose pressait. Puis, en post-scriptum, il priait son locataire de n’en rien dire à sa fille.

Michelette, elle aussi, reçut, quelques jours après, une lettre de son père qui semblait ravi de la marche de son affaire. Il ne savait encore s’il exploiterait lui-même son brevet, ou s’il le vendrait ; probablement, il prendrait ce dernier parti afin de pouvoir s’occuper à loisir d’une autre invention qu’il avait en tête. À quelque détermination qu’il s’arrêtât, d’ailleurs, cette fois il tenait la fortune ; elle ne pouvait lui échapper… Et l’inventeur, enthousiasmé, parlait de centaines de mille francs et même de millions…

La jeune fille remit la lettre dans l’enveloppe et la plaça dans un tiroir :

« Pauvre père ! » pensa-t-elle.


Pendant que M. Desvars se grisait de la vision de ses millions à venir, les naturels d’Auberoque s’entretenaient fort de ceux de madame Chaboin, et chacun faisait ses supputations et se prenait à espérer de détourner, à son profit, un petit filet, ou quelques gouttes, du Pactole qui ne pouvait manquer de couler sur la bourgade. Ce qui renouvelait les commérages à ce sujet et excitait les convoitises de chacun, c’était l’annonce de la venue de cette richarde. Déjà des chevaux et des équipages étaient arrivés, avec un cocher, des grooms, un cuisinier, des domestiques, puis un majordome chargé de diriger ce monde et de veiller aux arrangements. Tout ce train avait voyagé à grands frais par le chemin de fer jusqu’à la station la plus voisine, et avait achevé le voyage en une étape.

Les gens de l’écurie, qui descendaient au Cheval-Blanc boire des apéritifs variés, ou jouer des bouteilles de bière sur le billard à blouses du Café du Périgord, étaient curieusement interrogés sur les faits et gestes de leur maîtresse par les habitués de ces établissements ; mais ils se montraient froids et gourmés, à l’anglaise, et ne disaient pas grand’chose :

« Madame ne prévenait jamais ; on ignorait quand elle arriverait… »

Pourtant, un jour, on sut par le boucher, qui avait porté de la viande au château, qu’une voiture devait aller chercher madame Chaboin à la station, et les lévites et les redingotes des « messieurs de la société », ainsi que l’habit à queue de M. Monturel, le seul qu’il y eût à Auberoque, furent tirés des porte-manteaux et soumis à une minutieuse inspection. Chacun accorda généreusement à la nouvelle châtelaine l’après-midi du jour de son arrivée pour se reposer. Seul, M. Caumont, en qualité de « compatriote », tout à la chaude monta au château.

— Madame ne reçoit pas, lui dit le majordome, M. Benoite, grand vieux à favoris gris en côtelettes.

— Faites-lui passer ma carte, dit le juge.

Un instant après, l’autre revint avec un demi-sourire équivoque sur les lèvres :

— Madame s’est mise au lit et dort…

— Oh ! après une nuit en chemin de fer, cela se conçoit…

Et M. Caumont redescendit au bourg, un peu vexé.

Sur la place, un groupe l’attendait.

— Eh bien ?… vous l’avez vue ? Comment est-elle ?… que vous a-t-elle dit ? quelle femme est-ce ?

Le juge souriait énigmatiquement.

— C’est une femme comme une autre, que diable !… Vous la verrez demain !

Et, en effet, le lendemain, dans l’après-midi, aussitôt que la bienséance le permit, plusieurs messieurs, en tenue de visite, montèrent au château. En tête était M. Monturel avec John, mais ces messieurs furent bientôt rattrapés par le notaire, jaloux d’être le premier à présenter ses hommages respectueux à madame Chaboin. À quelques mètres de distance, suivaient en un petit groupe M. Lavarde, le maire, M. Foussac, M. Grosjac. Ces messieurs étaient eux-mêmes suivis de M. Desguilhem, de M. Reversac, de M. Pradelier et de M. Madaillac, le secrétaire de la mairie.

Un peu en arrière encore, l’air piteux, venait seul M. Capgier, avec sa lévite vert pisseux et son chapeau monumental : — « un double boisseau », disait-on à Auberoque. — Deux conseillers municipaux, M. Tronchat, l’épicier, et M. Jardelet, petit propriétaire, tous deux en veste noire et en chapeau mou, suivaient à distance respectueuse les redingotes et les vieux chapeaux de soie qui brillaient modestement au soleil d’avril.

Quant à M. Caumont, afin de masquer sa déconvenue de la veille, il se réservait pour un autre jour.

En chemin, ces messieurs rencontrèrent M. Lefrancq qui venait de faire une promenade après déjeuner.

— Eh bien ! firent plusieurs voix, vous ne venez pas ?

— Et où ?

— Mais… faire une visite à madame Chaboin !

— Madame Chaboin est la dernière arrivée. C’est à elle de commencer, du moins dans les maisons où il y a des dames… !

— Oh ! firent les gens graves de la bande, comme indignés qu’une femme aussi riche pût être soumise à la loi commune.

— Ce garçon-là a des principes… que j’ose qualifier de révolutionnaires ! dit le notaire à John, son voisin.

Yes, fit l’autre en riant.

Cependant tous ces messieurs, étant arrivés au château, après avoir franchi le pont-levis trouvèrent dans la cour intérieure le souriant M. Benoite.

— Madame Chaboin est-elle visible ? interrogea le percepteur.

— Madame n’y est pas.

— Elle est sortie ? demanda agréablement M. Monturel.

— Elle est repartie.

— Repartie !… pour Paris ?

— Pour Paris même ! répondit l’autre, qui s’amusait fort des airs ahuris de ces messieurs.

— Quelque affaire imprévue ? insinua le notaire.

— Madame ne me l’a pas dit.

— Et savez-vous quand elle reviendra ?

— Je l’ignore… peut-être après-demain, peut-être dans un mois… peut-être dans deux…

Et M. Benoite, toujours souriant, s’inclina légèrement, comme pour congédier les visiteurs, qui, tous rendus enfin, faisaient le demi-cercle autour de lui.

Il serait difficile de peindre la stupéfaction des notables d’Auberoque en apprenant le départ subit de madame Chaboin. Cela serait d’autant plus difficile qu’elle ne se manifestait pas positivement. En redescendant, quelques-uns poussaient des interjections timides : « Hum ! hum !… étonnant !… » Les plus hardis échangeaient leurs suppositions à voix basse, car aucun d’eux n’eût osé, non pas critiquer ouvertement une femme aussi opulente, mais même épiloguer sur sa fugue. Du nombre de ces cachottiers était M. Reversac, qui prit le bras de John, son compagnon de noces, et lui dit dans le tuyau de l’oreille :

— Il y a une intrigue là-dessous !

— Ou quelque coup de Bourse…

M. Monturel père, lui, un peu énervé, lançait son pied en avant d’un mouvement plus saccadé que de coutume et grommelait intérieurement avec des gesticulations brusques.

La nouvelle de ce départ étrange se répandit rapidement dans le petit bourg, et, de huit jours, il ne fut question d’autre chose. Inutile de dire que les suppositions les plus fantastiques furent faites, en catimini, bien entendu. La vérité vraie était que madame Chaboin ne trouvait pas l’ameublement qui avait suffi à la dernière marquise d’Auberoque assez beau pour elle.

Après avoir fait expédier de Paris une quantité de caisses de meubles, d’objets d’art, de tentures, de tableaux, avec un tapissier pour leur placement et agencement, madame Chaboin alla passer une quinzaine de jours à Menton, puis revint inopinément à Auberoque, où un appartement complet et meublé tout à neuf l’attendait : chambre à coucher, cabinet de toilette, grand salon, petit salon, cabinet de travail ; cette dernière pièce bien inutile : depuis qu’elle avait fait fortune, la dame ne travaillait plus. Il y avait même un fumoir, car elle fumait, tout comme mademoiselle de Caveyre.

Le soir, M. Benoite la fit sourire en lui narrant la déconvenue des notables.

— Il y avait des têtes ! non !… et puis habillés la plupart à la mode d’il y a vingt ans !… et des chapeaux !… Si madame avait vu ça ! elle en aurait ri, vraiment !

— J’en aurais grand besoin, car je m’ennuie déjà diablement ici ! fit madame Chaboin en s’étirant avec un bâillement prolongé, et toute frissonnante, malgré l’énorme feu qui brûlait dans la cheminée.

— Cette tapisserie est trop sombre, reprit-elle, et puis ce bonhomme, là, dans le coin, avec son coupe-choux, a une mauvaise figure. Je ne m’en étais pas aperçue… Il faudra changer tout cela.

— Madame a raison : pour une chambre à coucher, une tapisserie de verdure, avec des fleurs, des oiseaux, est plus agréable qu’une tapisserie à personnages…

— Et puis, reprit la châtelaine, il faudra faire installer un calorifère : on gèle, ici…

— J’écrirai au fumiste, répondit M. Benoite. Le calorifère est préférable, en effet, pour madame qui craint le froid… Et puis ça donne une chaleur plus égale et plus douce.

Ayant émis cette opinion, le majordome souhaita discrètement le bonsoir à sa maîtresse, et ajouta :

— Je vais envoyer ma femme à madame.

Celle-ci venue, madame Chaboin se mit au lit ; en suite de quoi, Julie alla se coucher dans un cabinet voisin après avoir allumé une lampe de nuit.

La nouvelle dame d’Auberoque bâilla et s’étira longtemps dans son grand lit Louis XIII, malgré le dieu Morphée qui, du ciel du lit, épandait ses pavots. Elle finit pourtant par s’assoupir et tomba dans ce sommeil pénible, hanté de visions, des inquiets et des neurasthéniques. Parfois elle se soulevait brusquement, réveillée par la sensation d’un arrêt des mouvements du cœur, et alors, pâle, épouvantée, elle appelait madame Benoite, qui venait en robe de chambre et la rassurait. Elle était longtemps avant de se rendormir ; le moindre bruit faisait vibrer ses nerfs malades : le grincement de la tarière d’un ver dans une poutre, le bruissement de l’air sous une porte, ou le craquement d’un meuble. Lorsqu’elle retombait dans sa lourde somnolence, des cauchemars fatigants la faisaient s’agiter et se retourner péniblement dans son lit. Parfois elle avait des hallucinations et croyait voir des fantômes dans les coins obscurs de la vaste chambre ; ou bien, dans un rêve, il lui semblait que le guerrier antique sorti du panneau de tapisserie s’avançait vers elle en brandissant son glaive d’un air féroce, et que ses jambes, attachées au sol, refusaient de fuir. Alors elle se réveillait en sursaut, et elle avait besoin de savoir un être vivant près d’elle, pour chasser ses terreurs nocturnes.

— Vous êtes là, Julie ?

— Oui, madame : vous pouvez dormir tranquille.

Le lendemain, vers les onze heures, madame Chaboin se leva, fatiguée, avec de grands bâillements. Après avoir enfilé un pantalon à pieds et passé une robe de chambre fourrée, malgré le beau soleil de printemps qu’il faisait, la dame se coiffa d’une belle chéchia de zouave, puis dit au majordome, qu’elle avait fait appeler :

— Benoite, je veux visiter ce manoir ; qui y a-t-il ici pour le montrer ?

— Goussard, le garde… ou sa femme.

— Cette brune en falbalas que j’ai aperçue en arrivant ?

— Elle-même.

— Je n’en veux pas : faites appeler Goussard.

Mais Goussard, qui faisait aussi les fonctions de régisseur depuis le temps du marquis d’Auberoque, était allé dans une métairie voisine. Il fallut le héler des remparts, en sorte que madame Chaboin dut commencer seule sa visite par la chapelle, petit bijou de style ogival primaire.

Le garde faillit tomber en arrière lorsque, arrivant tout enfariné, il vit dans son singulier accoutrement sa nouvelle maîtresse qui lui dit sèchement :

— Je vous préviens que je ne veux pas attendre !

Il faillit dire : « Monsieur », mais il avala sa langue à temps :

— M…adame sera obéie, fit-il en arrondissant l’échine.

— Par où monte-t-on aux tours ? interrogea la châtelaine.

— Je cours chercher les clefs, madame.

Lorsqu’elle fut sur la plate-forme crénelée de la « Bombarde », la nouvelle dame d’Auberoque éprouva une vaniteuse satisfaction. Cette tour s’avançait sur une sorte de promontoire rocheux détaché de l’ensemble, et dominait le bourg, à trois cents pieds d’élévation. De là madame Chaboin voyait les maisons, les petits jardins, les cours, la place et les moindres ruelles y aboutissant. Il y avait une telle disproportion entre la masse gigantesque du château et les chétives habitations groupées autour, que le contraste était saisissant. En bas, quelques badauds assemblés semblaient des nains délibérant sur une place de Lilliput. Un sentiment d’orgueil gonfla l’ancienne marchande de remplaçants en contemplant toutes ces choses à ses pieds, et elle se crut supérieure à ces petits hommes, qui maintenant levaient la tête pour la regarder, de toute la hauteur où elle les dominait.

Lorsqu’elle se fut rassasiée de cette contemplation, madame Chaboin alla aux autres tours par les galeries des courtines, sur lesquelles s’ouvraient des meurtrières en croix et d’autres plus récentes, largement évasées pour les coulevrines et les arquebuses. Après avoir fait le tour de la vieille forteresse, la châtelaine monta au donjon, massive tour carrée qui s’élevait au milieu de la cour intérieure et dépassait de trente pieds les autres ouvrages de l’enceinte. De la plate-forme, on avait la plus magnifique vue du Périgord. Par-dessus l’immense cirque de collines en amphithéâtre qu’on voyait d’en bas, le regard s’étendait au loin, découvrant les châteaux campés à la cime des puys escarpés, les maisons accrochées au flanc des coteaux, les villages sur les croupes, et les combes restées dans l’ombre tandis que le soleil éclairait les faîtes. D’un côté, la Vézère se déroulait lentement, retenue par les barrages des écluses, et, entre ses rives aux aspects variés, « rivières » aux prairies vertes, coteaux boisés ou chargés de vignes, et « cingles » dénudés, brillait comme un immense serpent aux écailles d’argent. De l’autre, de hautes collines aux escarpements couronnés de vieilles demeures féodales, des mamelons ravinés et des puys pierreux semés de boqueteaux de chênes verts, marquaient la vallée de la Dordogne, au-dessus de laquelle flottait une légère brume. Puis c’était des massifs boisés qui suivaient tous les mouvements du sol, couvraient les coteaux, les combes, les plateaux et faisaient des taches sombres au milieu des friches, des vignes et des terres cultivées. Des clochers en flèche, à tours carrées, et d’autres plus modestes, percés dans le mur surélevé du porche, dispersés de tous côtés jusqu’aux extrémités de l’horizon, dominaient les maisons groupées à leur pied, à peine visibles dans l’éloignement. Çà et là, dans un élargissement des vallées, un amas de fumée, immobile dans l’air, décelait une petite ville, une bourgade de quelque importance. Au-dessus de tout cela, vers l’est, les lignes bleues des hauts plateaux du centre se confondaient presque avec l’azur du ciel ; et plus haut encore brillaient, éclairées par le soleil, les cimes neigeuses des monts d’Auvergne.

Quoiqu’elle eût vu les Pyrénées et les Alpes, et qu’elle fût blasée sur tout, madame Chaboin ne put s’empêcher de faire une sorte de grognement d’admiration devant ce paysage splendide.

— D’ici on voit dix-sept clochers, hasarda respectueusement Goussard.

— Il faudrait une longue-vue, fit la châtelaine. Benoite, en redescendant, vous écrirez à Michel Chevalier : une lunette très puissante…

Puis, sur la demande de madame Chaboin, le garde-régisseur nomma les bourgs les plus rapprochés et lui montra les onze métairies qui, avec une immense réserve, composaient la terre d’Auberoque.

Autour du donjon qui les commandait, sept tours rondes ou carrées, de hauteur inégale, couronnées de machicoulis à créneaux soutenus par des corbeaux en ogive, flanquaient les bâtiments de l’enceinte. Goussard les nomma toutes : d’abord la tour de la « Bombarde », où madame était montée en premier lieu ; puis la tour de la « Brise », celle de la prison ; la tour de la « Guette », plus haute que les autres, avec son échauguette accrochée à la plate-forme comme un nid de martinet ; la « Féraudière », la tour de la chapelle, et enfin la « Galarde », grosse tour carrée dans laquelle était percée la porte d’entrée défendue par un moucharaby et munie d’un pont-levis protégé autrefois par une barbacane ; le donjon, où se trouvait madame, se nommait le « Jacques ».

Redescendue dans la cour, madame Chaboin continua la visite de son château. Du côté du midi, où la forteresse, assise sur le roc vif, était inaccessible, l’intervalle entre les tours était plus grand. Dans cette partie, la grande « Salle des États », ainsi appelée parce qu’on y avait tenu les États du Périgord, occupait toute la façade. Les grandes guerres finies, on avait ouvert, dans les murs épais de huit pieds, six larges baies se faisant face au nord et au midi, qui inondaient de lumière cette salle où l’on eût pu faire manœuvrer une compagnie d’infanterie. Du côté de l’extérieur, la baie du milieu s’ouvrait en porte sur un balcon de fer merveilleusement ouvragé. Les murs étaient recouverts d’une vieille tapisserie aux couleurs passées, représentant les batailles d’Annibal. Mais de meubles meublants, il n’y en avait point. Il eût fallu une fortune, et le défunt marquis d’Auberoque était pauvre. Seul, au milieu, sur une estrade, de grandeur naturelle, un homme d’armes du temps du petit roi Charles VIII, monté sur un cheval bardé de fer comme lui, se tenait roide, la lance en arrêt. On montait à la Salle des États par un vaste escalier en vis, contenu dans une tour d’angle, qui aboutissait à un grand palier sur lequel s’ouvrait, d’un côté, la porte de la grande salle, et, de l’autre, celle des principaux appartements.

Au sortir de la Salle des États, madame Chaboin congédia Goussard et rentra dans son petit salon, suivie de M. Benoite. Là elle se laissa tomber sur un fauteuil qu’elle rapprocha du feu… Brrr !…

— Madame doit être satisfaite de son acquisition ? dit le majordome. C’est tout à fait princier… Et puis quelle superbe vue on a du haut du donjon !

— Oui, dit la châtelaine d’un air accablé ; mais la montée est fatigante en diable… Au fait, Benoite, inutile d’écrire pour la longue-vue, je n’y remonterai probablement plus. Encore, s’il y avait un ascenseur !

— Un ascenseur ? répéta M. Benoite.

— Parfaitement. C’est un appareil mécanique qui vous élève, en un clin d’œil, aux étages supérieurs des maisons… On s’en sert en Amérique, mais on ne connaît pas ça en France, même à Paris : les Français sont si bêtes !

Le majordome sourit complaisamment à cette insolence, puis, entendant la cloche, dit :

— Si madame veut déjeuner ?

Madame Chaboin descendit à la salle à manger, et, comme M. Lagardelle, le voyageur de la « Pétrocorienne », chafrouilla les mets sur son assiette. Rien ne semblait bon à cette ancienne gardeuse d’oies, qui, dans sa jeunesse, avait vécu, au pays, de millas et de « frottes » à l’ail. Puis, ayant achevé ce semblant de déjeuner, la châtelaine se retira au fumoir et but deux verres d’eau-de-vie de Dantzig en fumaillant un cigare de la Havane qu’elle mâchotta pendant quelques minutes, puis jeta dans le foyer.

La déconvenue du premier jour avait un peu brisé l’élan des notables d’Auberoque : aussi ne se présentèrent-ils plus en troupe au château, mais un à un, deux à deux tout au plus, et à différents jours. Introduits près de madame Chaboin, ils voyaient une grande pendue, — les anciens souscripteurs de la « Mer nouvelle de Tombouctou » disaient pendarde, — d’apparence hommasse, à la poitrine plate, aux hanches effacées, grisonnante, au tein jaune, aux traits forts, avec une légère moustache et des favoris. Cette créature, dont la personne et le costume équivoques causaient une désagréable impression, les recevait en pantoufles dans une pièce horriblement surchauffée, à moitié vautrée sur un divan, et les regardait d’un œil faux et dur en fumant des cigarettes russes. La dame écoutait les obséquieux compliments des visiteurs d’un air froid, ennuyé, et ne parlait que par monosyllabes, ou par courtes phrases hachées : « Oui »… « Non »… « Je ne sais »… « Peut-être »… « Qu’importe ! »… « Il se peut ». Lorsqu’on la félicitait d’être la maîtresse de cette belle terre et de cette superbe demeure seigneuriale, elle haussait les épaules… Qu’était cela auprès de son palais des Champs-Élysées ?… ou de son château de Styrie, dont le domaine englobait tout un district ?…

Les dédains de cette parvenue et la désinvolture avec laquelle elle parlait de millions, imposaient aux visiteurs, qui redescendaient fascinés par la contemplation du veau d’or. Aucun d’eux ne se permit de critiquer ces cigarettes si amèrement reprochées à mademoiselle de Caveyre ; et nul ne parut se froisser de sa morgue ni de sa réception insuffisamment polie : tout n’était-il pas permis à une femme tant de fois millionnaire ?

Mais, de tous les visiteurs, M. Caumont fut le plus glacialement reçu. Le pauvre homme, dans sa sottise suffisante et bonasse, s’était naïvement figuré que sa qualité de « compatriote » lui vaudrait un accueil particulièrement cordial : aussi fut-il fort surpris de la grise mine de madame Chaboin, et très étonné de voir ses souvenirs précis et ses appels à la mémoire de sa « payse » rester infructueux. À l’encontre de ces parvenus qui, par un autre genre de vanité, montrent sous globe les sabots qui les ont portés à la fortune, cette orgueilleuse avait tout oublié, son village natal et l’humble maison paternelle… Oui, et elle reniait sa vieille mère en coiffe du pays avec un foulard noué par-dessus : « Monsieur Caumont devait se tromper… il y avait tant de familles portant le même nom qu’elle par là, que la confusion était facile… En ce qui la concernait, elle avait quitté le pays avant l’époque dont parlait monsieur le juge… »

Malgré son peu d’intelligence, M. Caumont finit par comprendre que la petite fille dépenaillée de jadis ne voulait pas se rappeler le passé, et il se tut.

— « Maria » fait la fière, dit-il en confidence à ses filles, lorsqu’il fut revenu. Elle ne se souvient plus d’avoir gardé les oisons que sa mère élevait pour vendre les foies…

Mais, en public, il se jactait d’avoir été particulièrement bien accueilli. Au reste, tous les visiteurs en disaient autant pour se donner des airs d’avoir été distingués par la châtelaine : une femme aussi riche !… quel honneur !

En résumé, un seul visiteur sortit bien satisfait du château, c’était M. Guérapin, agent d’assurances et agent d’affaires. Ce personnage maigre et bilieux, quoique niais d’apparence, avait l’esprit très délié lorsqu’il s’agissait de ses intérêts. D’une intelligence ordinaire en ce qui était des idées générales et nulle en matière de sentiments, il poussait l’adresse jusqu’au génie lorsqu’il s’agissait d’une affaire qui le touchait, ou de la satisfaction de ses haines et de ses rancunes. Jaloux à l’excès de tous et de tout, il prétendait à la supériorité en toutes choses : ses terres valaient le double de celles de ses voisins ; son cheval était le plus vite ; son chien le mieux « racé », son fusil le meilleur et son coup d’œil le plus juste. Aussi avait-on coutume de dire ironiquement de lui, à Auberoque, que ses écus valaient plus que les pistoles des autres.

Depuis que, sans l’avoir jamais vue, madame Chaboin avait acquis la terre d’Auberoque à la barre du tribunal, M. Guérapin songeait à se faire une situation près d’elle. Tandis que les autres, fascinés par les millions, contemplaient en esprit la dame, bouche bée, l’agent d’affaires réfléchissait au moyen de se la rendre favorable. Il avait écrit, s’était renseigné, avait pris connaissance, par la Gazette des Tribunaux, du retentissant procès de la « Mer nouvelle de Tombouctou », d’où « le sieur Chaboin et la femme Dissac, son épouse », étaient sortis acquittés, mais marqués comme d’un fer rouge par de terribles considérants. Après avoir jaugé la veuve, l’agent d’affaires avait dressé ses batteries et, très judicieusement, s’était dit que madame Chaboin devait être lasse, importunée, excédée, des prosternations qui ne s’adressaient qu’à ses millions ; que cette femme décriée, ambitieuse, devait être sensible aux marques de considération personnelle ; enfin que, s’il était possible de capter sa confiance, c’était en exaltant la vaste intelligence, en magnifiant le génie profond qui avaient construit l’édifice de sa fortune. Ces flatteries devaient être d’autant plus agréables à madame Chaboin que, si elle avait été assez habile pour masquer de légalité ses friponneries, elle n’en était pas moins connue et méprisée.

M. Guérapin, passé maître en l’art de flagorner, patelin, obséquieux, et aussi plat devant les riches et les forts qu’il était dur et rogue avec les pauvres et les faibles, eut encore l’heureuse chance de tomber sur une Chaboin ayant passablement dormi. Après des salamalecs prosternés et les premiers compliments à l’opulente dame, l’agent d’affaires, prenant le contre-pied des précédents visiteurs, convint que le château, la terre et la bourgade d’Auberoque n’étaient pas un théâtre digne de la femme supérieure qu’était madame Chaboin ; mais que, néanmoins, il mettait toute son influence, qui était grande dans le pays, sans fausse modestie, au service de ladite dame. Il eut le talent de persuader à son interlocutrice, en forçant un peu la note, qu’il était le membre influent du conseil municipal : le maire n’était que son homme, docilement mené par le secrétaire de la mairie, son ami à lui, Guérapin. Ainsi, sans descendre à des détails infiniment au-dessous d’elle, madame Chaboin serait par son intermédiaire la maîtresse incontestée de la commune et la personne influente de la contrée, où nul ne serait en état de lutter contre sa haute situation et son éminente personnalité.

« Voilà un homme intelligent », pensait madame Chaboin, d’autant plus agréablement chatouillée par ce mirage d’un grand rôle de châtelaine à jouer, que c’était précisément là sa pensée secrète et le rêve ambitieux de ses nuits.

Après cela, M. Guérapin entretint la dame de l’administration de la terre d’Auberoque, qui était médiocre pour ne pas dire plus. Par économie, le défunt marquis en avait abandonné le soin à son garde Goussard, qui n’y entendait rien, — sans parler du coulage, — en sorte que les revenus étaient inférieurs de vingt-cinq ou trente pour cent à ce qu’ils devaient être…

Madame Chaboin jetait l’or sans compter pour la satisfaction de ses fantaisies et de ses caprices, mais elle était pour tout le reste d’une avarice crasse, dissimulée sous un prétexte d’amour-propre : « elle ne voulait pas être exploitée !… » Elle écouta donc complaisamment les dires de M. Guérapin, et parut goûter ses démonstrations et preuves sommaires. Aussi, lorsque, après s’être montré, tour à tour, habile, flatteur, insinuant, l’agent d’affaires prit humblement congé de madame Chaboin, celle-ci lui dit négligemment, en grande dame :

— Je verrai tout cela… Peut-être aurai-je à vous entretenir prochainement.

Avec une autre personne, c’eût été une quasi promesse ; mais avec madame Chaboin, que sa parole n’avait jamais gênée, et qui d’ailleurs changeait d’avis du matin au soir, on n’y pouvait guère faire de fonds. Aussi, au bout de quinze jours, ne voyant rien venir, M. Guérapin profita d’une réunion du conseil municipal pour proposer de monter en corps au château porter à madame Chaboin les compliments de bienvenue de la commune.

Malgré la vive opposition de M. Farguette, cette plate proposition fut adoptée par tous les conseillers de la section d’Auberoque, moins deux.

— Puisque vous avez fait cette proposition, dit le maire à M. Guérapin, vous présenterez le conseil, si vous voulez ; moi, je n’irai pas au château.

— Parfaitement ! dit l’autre, enchanté.

Très flattée d’être traitée en dame châtelaine et de voir la commune « à ses pieds », comme le dit impudemment l’agent d’affaires, madame Chaboin lui en sut gré et, le lendemain de cette démarche, le fit appeler.

Et voilà comment M. Guérapin fut promu à l’emploi d’intendant général de madame Chaboin. À la réserve du château, où M. Benoite restait le majordome, il avait la haute main sur tout le reste, était chargé de la régie de la terre, recevait, payait et ordonnait ; le tout en vertu d’une procuration en bonne forme dressée en l’étude de Me Bourdal. Le pauvre Goussard, passé en sous-ordre, ne fut plus qu’un garde au commandement de M. l’intendant général.

Dans les premiers temps, les ouvriers, les journaliers, les métayers, se réjouirent de la disgrâce de l’ancien régisseur ; mais ils ne tardèrent guère à s’apercevoir qu’ils avaient troqué un cheval borgne pour un aveugle : car si Goussard était exigeant et dur comme un paysan, M. Guérapin, lui, était impitoyable et féroce comme un commandeur de nègres.

VI

De tous les notables d’Auberoque, deux seulement n’avaient pas été faire leurs génuflexions devant le veau d’or représenté par madame Chaboin, l’archi-millionnaire véreuse : c’était le receveur et M. Farguette. Cette abstention, signalée insidieusement par l’intendant Guérapin, irritait l’ancienne marchande de chair humaine, qui en devinait la cause, cela d’autant plus qu’elle contrastait avec l’aplatissement général. En ce qui concernait le pharmacien, ordre avait été donné de ne plus prendre de médicaments chez lui : en cas de besoin, on attellerait et on irait à la ville. À l’endroit du receveur, on ne pouvait lui nuire directement en ce moment ; plus tard, on verrait : selon la locution du pays, madame Chaboin « lui gardait un chien de sa chienne ».

Il y avait bien un troisième notable qu’on n’avait pas vu au château, c’était M. Desvars, conseiller municipal. Mais depuis tantôt trois mois, il était absent pour le lancement de son vélocepède et ne donnait pas signe de vie, même à sa fille. Celle-ci avait ses appréhensions sur les affaires de son père en général, mais elle ne s’inquiétait pas particulièrement de ce silence, sachant combien facilement il se laissait absorber par ses inventions. Depuis que les beaux jours étaient revenus, dans le jardin abrité du vent, elle s’installait les après-midi près de la porte-fenêtre et raccommodait le linge de la maison. Ce n’était pas « de gloire », comme on dit à Auberoque, car les draps de lit usés à fond, retournés déjà, et les serviettes réduites à l’état de torchons nécessitaient de nombreuses reprises. Lorsqu’il l’apercevait ainsi, le receveur descendait les trois ou quatre marches qui, de son bureau, allaient au jardin, et, par-dessus le petit mur, s’entretenait avec sa voisine. Elle était toujours raisonnable et résignée, mais toujours triste aussi ; et même il semblait que quelque peine plus vive, que quelque ennui plus pressant, l’attristât davantage, M. Lefrancq se préoccupait de la situation singulière où elle se trouvait et parfois se demandait de quoi elle vivait : car, de supposer que l’inventeur toujours distrait y eût pourvu, cela ne se pouvait. Il devinait la gêne dans cette maison désertée par le père ; mais, de crainte de froisser la jeune fille, il n’osait offrir ses services.

Un jour, étant au jardin, il entendit, par la porte-fenêtre ouverte, un bruit de conversation dans la maison Desvars. Une interlocutrice élevait la voix aigrement, et, à quelques paroles, le receveur comprit qu’il s’agissait d’une réclamation d’argent. Il entendait la voix douce de mademoiselle Desvars répondre à l’autre, sans comprendre ce qu’elle disait. Rentrant aussitôt chez lui, M. Lefranc épia du côté de la rue, et bientôt vit sortir de la maison de l’inventeur une grosse commère dans laquelle il reconnut madame Chaumeil, la boulangère.

Une idée pénible lui traversa l’esprit :

« Sans doute, cette femme ne veut plus lui fournir de pain à crédit ! »

Il attendit une heure pour ne pas paraître avoir surpris ce secret, puis descendit au jardin, où Michelette avait repris sa place sur la chaise. Le cœur battait un peu au jeune homme : pourtant il s’enhardit :

— Mademoiselle, puisque votre père est absent, je vais vous remettre l’argent du semestre échu…

Elle le regarda, incertaine, se demandant s’il avait ouï la boulangère, et très étonnée aussi que son père n’eût pas demandé l’avance de ce semestre.

Mais le locataire avait l’air de bonne foi :

— Je suis un peu en retard, ajouta-t-il avec un léger sourire, excusez-moi, je l’avais oublié.

— Comme vous voudrez ! dit-elle faiblement.

— Alors, voici les cent francs, dit-il en tendant l’argent enveloppé dans un papier. Je vous demande pardon de vous déranger.

Elle se leva et vint prendre le petit paquet.

— Je vous remercie, dit-elle en rentrant dans la maison, d’où elle ressortit un instant après :

— Voici le reçu, monsieur.

— Oh ! ce n’était pas nécessaire, fit-il, j’ai toute confiance en vous ?

Au ton dont il dit cela, une légère rougeur colora la figure mate de la petite :

— Il vaut mieux ainsi… on peut oublier…

— Je suis sûr que vous n’êtes pas de celles qui oublient !

Elle rougit un peu plus et se tut. Le buste penché, elle était en apparence attentive à son ouvrage ; mais l’aiguille tremblait dans sa main, et son corsage se soulevait.

Il vit son trouble, et, pour ne pas la gêner, feignit d’être appelé à son bureau :

— Excusez-moi, dit-il, j’entends quelqu’un.

Rentré chez lui, le receveur tira de sa poche le reçu écrit d’une bonne écriture à la française :

— « Michelette Desvars… », murmura-t-il en regardant fixement la signature nette et franche.

Restée seule, la jeune fille continua de travailler, mais sa pensée n’était pas à son ouvrage. Elle réfléchissait à ce qui venait de se passer. M. Lefrancq avait peut-être deviné l’embarras où elle se trouvait ? Et une sorte de honte la prenait, à cette supposition. Peut-être même avait-il déjà payé le loyer à son père… Oh ! alors, pourquoi ce mensonge obligeant ?… Et un sentiment de délicate pudeur lui faisait appréhender de revoir le jeune homme ; il lui semblait qu’elle mourrait de confusion à sa présence. Pourtant, au fond de son cœur, elle trouvait une grande douceur à cette idée qu’il s’était occupé d’elle, que sa sollicitude s’était éveillée sur sa situation étrange, sur son isolement… Mais, soudain après, en réfléchissant à la disparité de leurs conditions, sa fierté s’indignait à la supposition de ce que pouvait cacher cet intérêt qu’il lui témoignait…

Si elle avait pu lire dans la pensée du receveur, elle eût été pleinement rassurée. Pendant qu’elle s’inquiétait ainsi et cherchait à deviner la vérité, M. Lefrancq se complaisait en une pure satisfaction intérieure d’avoir pu lui rendre ce léger service. Mais au plaisir qu’il ressentait se mêlait une tendre pitié pour la pauvre enfant et une réelle inquiétude pour son avenir. Il voyait, ce qui n’était pas difficile à voir, M. Desvars absolument ruiné sous peu : que deviendrait-elle alors ? Et il s’abandonnait à la délectation de cette pensée d’une protection quasi fraternelle remplaçant celle d’un père trop occupé de ses inventions pour songer à sa fille.

À ce moment entra dans le bureau mademoiselle de Caveyre.

— « Entrez sans frapper !… » Puisque vous ne voulez pas venir, moi, je viens, dit-elle en riant.

— Asseyez-vous donc, fit-il de même, quoique contrarié.

Et il lui présentait une chaise.

— Merci, je suis fatiguée d’être assise… Je voudrais un papier de commerce d’un sou.

Et, tandis qu’assis devant son bureau le receveur cherchait dans son tiroir, elle se tenait debout près de lui, le frôlant presque, s’offrant visiblement, et, en femme experte, comptant sur un de ces mouvements irréfléchis, une de ces impulsions brutales, auxquelles se laissent aller parfois les hommes les plus réservés.

Mais M. Lefrancq avait pour lors d’autres pensées ; et puis cette attitude de mademoiselle de Caveyre lui inspirait de la répulsion plutôt que des désirs.

— Voici le papier, mademoiselle.

— Je vous remercie… Voilà mon sou.

— Vous avez une jolie vue sur la campagne, ajouta-t-elle en s’approchant de la fenêtre.

— Oui, elle est agréable en cette saison, répondit-il, assez ennuyé, en pensant que Michelette pouvait apercevoir la directrice.

Heureusement, la petite n’était plus dans le jardin.

Mademoiselle de Caveyre tournait par le bureau avec des effets de hanches lascifs, du meneo, comme disent les Espagnols, regardant distraitement les affiches collées aux murs, et parfois fixant sur le receveur ses yeux brillants.

— Vous avez un grand logement ? dit-elle, cherchant une occasion.

— Trop grand pour moi, répondit-il brièvement.

Enfin, voyant qu’il ne proposait pas de lui faire visiter ce logement, et qu’ils étaient passés devant la porte de l’escalier qui conduisait à la chambre à coucher qu’elle connaissait bien, elle s’en alla, mais à regret.

— Allons, au revoir ! Je m’en vais faire mon courrier.

Le soir, M. Lefrancq parlait de cette visite au pharmacien ; l’autre sourit :

— Ah ! en a-t-elle acheté de ces papiers d’un sou, du temps de Duboisin !… C’est une bonne fille, franche, simple et généreuse ; malheureusement, elle a trop de tempérament pour une femme.

Les attraits sensuels de mademoiselle de Caveyre faisaient valoir, par contraste, dans l’esprit du receveur, les grâces chastes et pudiques de Michelette Desvars. Lorsqu’il ouvrit sa fenêtre le lendemain et qu’il aperçut la jeune fille matinalement levée, savonnant dans un baquet, debout près du puits, M. Lefrancq la contempla longtemps en rêvant. Les manches relevées au-dessus du coude laissaient voir la saignée du bras, et sur la peau blanche et mate la savonnade moussait, crémeuse, et faisait des bulles aux reflets irisés. L’air frais du matin et le mouvement avaient mis aux joues de la petite une délicieuse teinte rosée. Ses cheveux noirs, rattachés simplement, gardaient encore un peu de l’emmêlement de la nuit. Sa taille souple et son corsage libre du corset, sous l’éternelle petite robe noire, se dessinaient avec ces formes pures que la nature a voulu harmoniser, et que les femmes semblent se faire un plaisir de défigurer. Pendant qu’il la regardait ainsi d’en haut, malgré la distance elle sentait le regard de M. Lefrancq attaché sur elle, et un trouble non sans charme l’envahissait.

— Bonjour, mademoiselle Michelette ! dit-il.

Elle eut un imperceptible tressaillement. C’était la première fois qu’il lui donnait son prénom ; ordinairement, il disait simplement : « mademoiselle ».

Elle leva la tête et, à travers les mèches de ses cheveux qui lui tombaient sur les yeux, le regarda, émue, et lui rendit son salut.

— Vous vous êtes levée de bon matin, continua-t-il en montrant du geste le linge étendu sur les groseilliers.

— Mais à peu près comme tous les jours…

Et elle se remit à sa savonnade.

— Quelle bonne petite ménagère vous êtes ! poursuivit-il.

La caresse du mot « petite » lui fit palpiter le cœur. Il en faut peu à ces âmes de jeunes filles innocentes et pures que le théâtre et l’art obscènes n’ont pas gâtées, et qui ont vécu dans la famille, loin des exemples corrupteurs.

— Oh ! une ménagère comme tant d’autres ! fit-elle en essayant de sourire.

— Permettez-moi de n’en rien croire…

Et là-dessus M. Lefrancq descendit au jardin, et, s’accoudant au mur de séparation, il continua à babiller doucement avec Michelette, à échanger de ces menus propos, sans grande signification intrinsèque souvent, mais qu’une intonation sympathique, une inflexion de voix plus tendre, rendent doucement significatifs.

Tous les jours, le jeune homme avait de ces petits entretiens avec sa voisine, et tous les jours il s’y complaisait davantage. Ce qu’il aimait surtout en elle, c’était sa simplicité ingénue, son bon sens et les sentiments élevés qu’elle exprimait tout naturellement. Rien dans sa conversation ne sentait cette affectation que la plupart des femmes croient de bon ton, soit qu’il s’agisse de fortune, de goûts, de modes ou de sentiments. Elle était d’une timidité un peu fière, mais on sentait que cette fierté n’était que la chaste réserve d’une âme qui veut garder pour le bien-aimé la virginité de ses pensées comme celle de son corps.

À quelques jours de là, le receveur était au jardin, assis sous l’amandier qui maintenant avait développé son feuillage et ses fruits, lorsqu’il entendit encore un bruit de voix dans la maison Desvars. Il distingua une voix d’homme forte et un peu rude, puis la voix musicale et inquiète de Michelette.

« Encore quelque créancier ! » pensa-t-il.

C’était bien cela, en effet. Après quelques instants d’un colloque assez animé, la jeune fille sortit, son mouchoir sur les yeux.

— Qu’y a-t-il donc ? demanda vivement M. Lefrancq en s’approchant du mur de séparation.

Elle vint près de lui, et, tout bas, lui dit, comme honteuse :

— Monsieur Monturel envoie saisir pour les impôts…

— Ne vous désolez pas ainsi, pauvre enfant !… Dites à l’agent de venir me trouver.

Et M. Lefrancq rentra dans son bureau.

— Combien doit monsieur Desvars ? demanda-t-il au porteur de contraintes lorsque celui-ci fut là.

— Pour l’année dernière et les douzièmes échus de l’année courante, ça fait soixante-treize francs quarante-sept centimes, répondit l’autre en consultant son état.

— C’est bien, les voici… Mais priez monsieur Monturel de faire la quittance en mon nom, pour valoir sur le loyer… N’oubliez pas.

— Bien, monsieur le receveur.

Et le porteur de contraintes s’en alla, pensant :

« Toi, avec tes airs intéressés, tu ne m’en vendras pas ! »

Le soir, M. Lefrancq interrogea Michelette :

— Pourquoi ne m’aviez-vous pas dit que le percepteur vous réclamait des impôts ?

Elle murmura quelque chose qu’il n’entendit pas, et continua de tirer son aiguille.

— Vous n’avez donc pas confiance en moi ?

Elle leva sur lui un regard de doux reproche :

— Oh ! si ; mais je n’osais pas, dit-elle tout bas.

— J’ai donc l’air bien terrible ?

Elle secoua la tête négativement.

— Écoutez ! reprit-il. À l’avenir, lorsque vous aurez des ennuis, des chagrins, quels qu’ils soient, il faudra me les confier, comme à un frère… comme à un ami… vous me le promettez ?

— Oui, répondit-elle presque imperceptiblement, sans oser lever les yeux.

Quelques jours après, M. Desvars revint, maigre, hâve, la fièvre dans les yeux, ramenant sur l’impériale de la diligence son vélocepède imparfait. Dès le lendemain, il vint trouver M. Lefrancq et le remercia fort de ce qu’il avait fait pour sa fille. Il l’assura qu’il lui était aussi reconnaissant de la manière délicate dont il en avait usé que des services mêmes. Puis il lui promit qu’avant peu il lui rembourserait ses avances.

— Rien ne presse, monsieur Desvars.

— J’entends bien ; mais, d’ici quelque temps, je serai en mesure.

Et, à ce propos, il raconta ses déboires : il avait eu à lutter contre la jalousie d’un inventeur et les intrigues d’un de ces intermédiaires qui exploitent les deux parties qu’ils abouchent. Du reste, il avait conçu des perfectionnements qui mettraient, haut la main, sa machine à cent piques au-dessus de celle qu’on lui avait opposée pour le dégoûter et l’amener à laisser le champ libre à son concurrent. Oui, ces perfectionnements feraient classer immédiatement le vélocepède en tête des moyens de transport individuel des personnes actuellement connus. Il en était certain : avant peu le problème de la locomotion rapide, économique et toujours prête, serait résolu. Alors la période difficile où il se trouvait prendrait fin, et la fortune viendrait le dédommager de toutes les amertumes, et, il le disait sans honte, de toutes les misères endurées par sa fille et par lui.

— En attendant, monsieur Desvars, lorsque vous n’y serez pas, je vous demande la permission de continuer à offrir mes services à mademoiselle Michelette.

— Certainement !… Je vous remercie de votre offre généreuse !… L’isolement et le dénûment de ma fille étaient mon plus grand souci là-bas… Aussi vous serai-je très reconnaissant de me remplacer près d’elle.

Et, après une chaleureuse poignée de main à son locataire, l’inventeur, l’esprit libre de ce côté, alla s’enfermer dans son atelier.

Le retour de M. Desvars coïncidait avec une certaine agitation qui se manifestait à Auberoque à propos de la station du chemin de fer. Car une ligne ferrée avait été votée qui devait passer « par ou près » Auberoque, comme on dit en style législatif. Les études avaient été faites, le tracé était achevé, il ne s’agissait plus que de décider de l’emplacement de la station. Les gens de Charmiers demandaient à hauts cris qu’elle fût construite dans la plaine, près de leur village, au point de jonction de deux vallées sillonnées par des routes et plusieurs grands chemins qui se croisaient là. Ils avaient pour eux le bon sens, la raison technique, l’intérêt général et l’économie : mais en pareille affaire il ne suffit pas d’avoir quatre fois raison.

Les habitants d’Auberoque, de leur côté, tenaient fort à avoir la station chez eux, ou du moins « à leur porte », puisqu’il n’était pas possible de la hisser jusqu’au bourg. Comme dans toutes ces petites localités autrefois, on se faisait de grandes illusions sur les conséquences du passage de la ligne ferrée et de la proximité de la station. Il semblait, à entendre les fortes têtes d’Auberoque, que la vieille bourgade à moitié morte allait en être revivifiée et doubler d’importance.

À l’est de la colline où se groupaient les maisons, s’étendaient, en pente roide, des terres de médiocre qualité, des champs-froids, dépendant du château, et, jusqu’au fond d’un vallon glacé, d’immenses prés marécageux appartenant à madame Chaboin : c’est dans ces prés que devait être construite la station selon les naturels d’Auberoque. Le lieu était malsain, d’un accès incommode ; le terrain en déclivité nécessitait de formidables murs de soutènement au-dessus desquels la station serait comme perchée ; mais elle serait ainsi à deux ou trois cents mètres plus près d’Auberoque que de Charmiers : raison suprême.

Madame Chaboin était à peu près dégoûtée de tout ; elle n’aimait personne et n’affectionnait rien : ni un enfant, ni un chien, ni un oiseau, ni une fleur, rien… sauf l’argent. Avec sa vanité ambitieuse de jouer à la grande dame, son instinct cupide de manieuse d’affaires subsistait toujours, vivace et à l’affût des occasions : aussi comprit-elle tout de suite qu’il y avait là une bonne aubaine pour elle.

Depuis son arrivée, la dame d’Auberoque n’avait rendu aucune des visites des habitants du bourg : madame était souvent absente ou indisposée, disaient ses gens ; elle, dédaignait de s’excuser. Mais, en conséquence du plan qu’elle s’était tracé pour la réussite de son projet, madame Chaboin daigna se manifester aux bonnes gens d’Auberoque et descendit un jour en costume gris, corsage pareil à un gilet d’homme, jupe collante comme une culotte, chapeau mou cavalier, et canne à la main. Ce fut tout un événement dans la bourgade. La première maison sur son chemin était celle de M. Monturel. Le percepteur, apercevant l’archi-millionnaire, se précipita hors de son bureau, et, arrivé tout près, la salua d’un mouvement de tête brusque et accentué, comme un bélier qui veut choquer des cornes. La châtelaine, entrée dans le bureau, pensait en être quitte pour une visite sans façon au percepteur, mais celui-ci s’était élancé déjà sur l’escalier, criant :

— Madame Monturel !… Madame Chaboin !…

Il n’en put dire davantage, tant il était émotionné d’avoir là, dans sa maison, une femme aussi riche.

Il fallut, en conséquence, qu’après un gros quart d’heure employé à parler de l’affaire de la station, madame Chaboin montât au salon, où madame Monturel et sa fille, ayant revêtu à la hâte leur plus belle robe et mis tous leurs bijoux, l’attendaient avec impatience. Elle resta là un moment, l’air ennuyé, parlant peu, regardant dédaigneusement le luxe prétentieux de ces bourgeois ; puis elle salua légèrement et se retira.

Mais M. Monturel s’accrocha aussitôt à elle et l’accompagna dans le bourg, comme il le faisait pour le député Duffart. Fier d’être vu en compagnie de la richissime parvenue, il affectait avec elle des airs d’intimité, et, plus nerveux que de coutume, lançait son coup de pied roidement et gesticulait fort, ses gros yeux lui sortant de la tête, et la bouche saliveuse. Il ne la lâcha pas un instant : il entrait avec elle dans les maisons où il était familier, comme chez le maire et chez le juge, ou attendait à la porte en s’entretenant avec les voisins, absolument inconscient de sa platitude. Au reste, parmi les notables principaux d’Auberoque, nul, si ce n’est M. Lavarde, un peu, ne parut se formaliser de cette visite par-dessous la jambe, rendue, quatre ou cinq mois après, dans un costume incorrect. Pour se déguiser cette mortification, tous se disaient que madame Chaboin était une originale, une distraite, une capricieuse, qui ne faisait rien comme tout le monde. Au vrai, elle était mal élevée et insolente comme presque tous les parvenus. Et encore, il fallait une grande bonne volonté pour accepter la démarche de madame Chaboin comme une visite de politesse rendue, car elle ne s’excusait nullement du retard et, très ostensiblement, engageait les gros bonnets qu’elle visitait à organiser un pétitionnement pour la construction de la station dans les prés des Palus. Elle vit successivement, outre M. Monturel et le maire M. Lavarde, M. Bourdal le notaire, M. Madaillac le secrétaire influent, M. Foussac le greffier, le « docteur » Grosjac, M. Desguilhem l’huissier, et aussi M. Caumont qui avait bien sur le cœur la froide réception que lui avait faite sa compatriote, « la Maria », mais qui n’en témoigna rien. Les autres furent arraisonnés par l’intendant Guérapin et se contentèrent d’une carte remise par M. Benoite, où l’ancienne financière de la « Mer nouvelle de Tombouctou » avait ajouté le nom de sa terre au sien :

« Madame Chaboin d’Auberoque. »

Après avoir mis en branle les autorités et les notables du bourg, madame Chaboin songea qu’il fallait agir d’un autre côté. Elle savait trop comment se décidaient ces sortes d’affaires, comment on obtenait des choses iniques, absurdes, injustifiables, pour avoir grande confiance dans la pétition qui allait se couvrir de signatures et des croix des illettrés. Dans son esprit, cette pétition, colportée par Guérapin, n’était qu’une amorce, une première base d’opérations, qui masquerait son but particulier sous le prétexte de l’intérêt général.

Depuis que madame Chaboin avait acquis la terre d’Auberoque, tournait autour d’elle M. Duffart, conseiller général du canton, qui cumulait ces fonctions électives avec celles d’inspecteur du Palais-Bourbon. Cette inspection était une sorte de sinécure dépendant du bureau des questeurs, obtenue par le moyen d’un sien cousin, député influent, qui se nommait Duffart comme lui, ce qui faisait parfois des confusions dont il profitait. Le conseiller était un ancien fruit sec de l’École de droit, un financier de troisième ordre qui avait tué sous lui la « Société d’Escompte du Périgord noir ». Fils d’un homme très populaire et justement estimé dans le pays, il lui avait succédé au conseil général grâce à son nom, à son savoir-faire personnel, et aussi, il faut bien le dire, à l’appui de la candidature officielle prêté par un préfet, ancien négociant de Cognac, nommé à la faveur d’une homonymie, disait la légende. M. Duffart était un bel homme de trente-cinq ans qui avait l’air d’un sous-officier de cuirassiers en civil. Blond, d’une figure agréable, la moustache retroussée, avec du bagou, de l’entrain, de l’aplomb, en un mot, tous les dons superficiels propres à piper les suffrages populaires. Il n’était point méchant, passait même pour « bon enfant », mais c’était un homme faible, de moralité indécise, sans principes fixes et d’une probité politique incertaine. Ce candidat officiel qui, au fond, ne tenait à l’Empire que pour garder sa place d’inspecteur, s’il ne brillait ni par le caractère ni par les capacités, était en revanche fertile en expédients et fécond en petits moyens. Son insuffisance était notoire, mais il avait tant couru le canton, serré la main de tant d’électeurs, câliné tant de femmes, embrassé tant de marmots « bouchards », qui est à dire barbouillés, distribué tant de mandats de secours, fait tant de promesses, tant intrigué, et tant trinqué dans les cabarets, qu’il avait été, le préfet aidant, élu avec une belle majorité. Depuis, il s’était maintenu par les mêmes procédés, perdant des voix à chaque nouvelle élection, toutefois. Il ne se nommait pas dans la contrée un instituteur, un receveur-buraliste, un facteur, un cantonnier, dont la demande ne fût apostillée par lui. L’ami préfet n’exigeait pas précisément cette formalité, mais il faisait le sourd jusqu’à ce qu’un affidé eût fait entendre au postulant qu’avec la recommandation de M. Duffart la réussite était certaine. Et, en effet, autant l’affaire avait traîné, autant elle marchait rapidement lorsque le conseiller-inspecteur s’en occupait ; et bientôt une lettre de lui, avec en-tête de la questure du Corps législatif, informait l’heureux solliciteur de sa nomination.

En tout temps, M. Duffart était grand donneur d’eau bénite, mais en temps d’élections il se ruinait en promesses. Dans ce genre, il allait jusqu’à la farce énorme, jusqu’à la mystification. C’est ainsi qu’il avait promis aux habitants d’Auberoque, où l’eau était rare, un puits artésien qui devait faire jaillir ses ondes bienfaisantes au beau milieu de la place. Après son élection, l’affaire avait été « mise à l’étude », comme il disait, c’est-à-dire en réalité renvoyée à la venue des coquecigrues électorales. Mais la désinvolture avec laquelle il s’était moqué des jobards électeurs lui avait fait du tort. Cette affaire et d’autres du même genre avaient été exploitées par ses ennemis ; son prestige était entamé, on ne croyait plus à ses promesses dans le pays.

Ce personnage, nul dans une affaire sérieuse, était impayable comme tripoteur de petites intrigues louches, comme courtier politique marron, comme conseiller-commissionnaire. C’était lui qui intervenait pour faire gracier les braconniers de nuit, les pêcheurs à la chaux, les détenteurs de faux poids, les tenanciers de tripots clandestins. Il recommandait les conscrits de bonne famille aux conseillers généraux, et, quoique peu considéré de ses collègues, faisait quelquefois réformer ses protégés en promettant la réciprocité. C’était encore lui qui faisait donner des chemins de croix aux fabriques, et des livres de prix aux écoles ; c’était lui toujours, qui accompagnait l’orphéon aux concours, et présidait honorifiquement le comice agricole du canton. À Paris, il courait les ministères et les administrations, apostillait les affaires, parlait pour ses amis et faisait déplacer les hostiles avec l’appui du cousin député, et d’autres au besoin. Il était connu comme le loup blanc dans tous les bureaux, et, grâce à sa parenté, à une certaine bonhomie de surface, à ses façons familières avec les subalternes, à la facilité avec laquelle il avalait les couleuvres que comporte le métier, il y était, sinon très estimé, du moins écouté assez souvent. Aussi, lorsqu’un curé obtenait cent francs pour un ornement d’église, ou qu’une commune recevait une subvention pour réparer un pont, une lettre partait du ministère et allait apprendre aux intéressés que sur la recommandation de l’honorable M. Duffart, conseiller général d’Auberoque, Son Excellence monsieur le Ministre de… avait accordé… etc., etc.

Et l’obligeance de M. Duffart ne se bornait pas aux affaires publiques, elle s’étendait aux affaires privées. Il achetait des coupons en solde au Louvre pour les demoiselles Caumont, cherchait un bon fusil d’occasion pour M. Foussac, abonnait madame Grosjac au Moniteur de la Mode, courait les magasins anglais pour les dames Monturel et faisait généralement tout ce qui concernait son état.

Après une jeunesse un peu libertine, et une liaison fâcheuse rompue pour des nécessités de situation, l’honorable M. Duffart vivait seul avec sa sœur, veuve de trente-huit ans qui, ayant tâté de l’armée en la personne d’un capitaine d’infanterie qui lui avait légué des rentes, cherchait un homme politique disposé à se laisser épouser. En attendant une heureuse rencontre ou le résultat des démarches de la maison de Foy, « quarante ans de succès », elle dirigeait le ménage de son frère, ne manquait pas une séance du Palais-Bourbon et s’essayait à la vie publique.

Depuis son veuvage, le conseiller la trimbalait cramponnée à lui, au cours des visites qu’il faisait dans le canton pour entretenir son influence. On les invitait aux noces, aux fêtes de village ; et la dame, grande rousse au type de juive vénitienne, aimait fort ces tournées où l’on festoyait chez des protégés reconnaissants, ou des aspirants aux faveurs du gouvernement impérial. Après ces plantureux repas où l’on buvait en trinquant, à la vieille mode périgordine, la sœur du conseiller chantait la gaudriole, ma foi, et lorsqu’il y avait des éléments, dansait un petit cancan au son de la « chabrette » ou de la vielle. Bonne personne, d’ailleurs, et ne méprisant pas l’aisance campagnarde et la rusticité paysanne, quoique habituée aux raffinements d’un luxe de mauvais goût.

Dans ces petits voyages, ces fêtes, ces parties de plaisir, mademoiselle Duffart, — qui avait repris son nom de famille un peu pour se rajeunir, et surtout parce que le nom du défunt capitaine Bourricq prêtait à une féminisation désagréable, — mademoiselle Duffart donc était en plein dans son élément, comme lorsqu’elle tirait les cartes à ses visiteurs, ou leur faisait des réussites inventées par son époux. Mais où cela devenait drôle, c’était lorsqu’elle voulait faire de la politique et raccoler des partisans à son frère. Il fallait une certaine force de gravité pour ne pas pouffer de rire en l’entendant bavarder à tort et à travers sur les affaires publiques, se servant de mots qu’elle n’entendait pas, répétant à contresens, comme un perroquet mal stylé, des phrases banales ouïes dans la bouche du conseiller. Et puis brouillant tout, confondant tout, et d’une cocasserie irrésistible dans le genre sérieux, avec, çà et là, des échappées légères qui sentaient la garnison et scandalisaient parfois les prudes, — lorsqu’elles comprenaient.

M. Duffart voyait tout cela : il sentait bien qu’au lieu de lui concilier des sympathies, sa sœur lui faisait du tort ; mais le moyen de l’en empêcher ? Il ne fallait pas parler de la laisser au logis, car mademoiselle n’entendait point faire la Cendrillon ; et, comme elle avait de la volonté, même de l’entêtement, le conseiller était bien obligé de la subir. Le pauvre homme, puissant à la préfecture, connu dans les ministères, familier avec les hôtes du Palais-Bourbon, ne « portait pas les culottes » chez lui, pas plus qu’un simple Foussac. C’était mademoiselle qui congédiait les bonnes, percevait ses rentes, le traitement de monsieur, et tenait le porte-monnaie.

Lui, toujours besoigneux, était à sa merci, car ce qui restait de son traitement, saisi en partie, passait à l’entretien du ménage, et quelquefois, en une extrême urgence, à calmer de pauvres diables qui avaient perdu leur petit avoir dans la « Société d’Escompte du Périgord noir », et qui, sans cela, eussent fait du scandale.

En somme, grâce à sa prestance, son aplomb, sa faconde, au bon renom de son père, et surtout au défaut de personnalité influente dans le canton, M. Duffart faisait quelque figure à distance et imposait au vulgaire ; mais ceux qui le connaissaient bien n’en faisaient pas grand compte.

Tel était l’homme qui cherchait à se lier avec madame Chaboin, attiré par la fascination des millions et le désir de se concilier une femme qui disposait d’une centaine de voix.

La châtelaine, qui connaissait la situation équivoque et gênée du conseiller-inspecteur, le laissait venir. M. Duffart avait déposé une carte cornée avec un mot poli ès mains de M. Benoite pendant une des nombreuses absences de madame Chaboin qui, dans son instabilité inquiète et maladive, partait quelquefois brusquement pour Paris, touchait barre à son hôtel des Champs-Élysées où elle changeait de vêtements, et, incontinent, repartait pour Auberoque. Madame Chaboin s’était bornée à envoyer sa carte à M. Duffart sans un mot de regret pour son absence, en sorte que le conseiller, habitué à cette déférence qu’à l’époque on portait à ceux qui étaient élus avec le patronage de S. M. l’Empereur, se demandait ce que signifiait cette attitude. « Madame Chaboin, qui, disait-on, aspirait à exercer une influence dans le pays, voudrait-elle lui susciter un concurrent ? » Sans doute, il était, lui, l’homme agréé du gouvernement, l’ami personnel de Cottignac, le préfet sans façon qui traitait les affaires politiques comme une vente de quelques barriques de fine champagne ; mais tout cela ne le rassurait qu’à demi. Il savait que, si madame Chaboin, grâce à ses millions, faisait agréer en haut lieu un candidat au conseil général, sortable, cet excellent Cottignac le planterait là, très bien, malgré la reconnaissance qu’il lui devait pour quelques petits services rendus jadis par la « Société d’Escompte du Périgord noir ». M. Duffart restait donc perplexe et inquiet, tout prêt à mettre son influence au service de la riche châtelaine.

C’est dans ces dispositions d’esprit que le conseiller général d’Auberoque se rencontra aux courses de Périgueux avec madame Chaboin, qui promenait son ennui dans un superbe landau de Dufour attelé en poste de quatre beaux percherons menés par des postillons en perruque blanche avec un piqueur en avant.

L’agent de cet abouchement fut M. Guérapin, jadis courtier électoral de M. Duffart et maintenant intendant général de madame Chaboin, lequel se trouva là comme par hasard.

L’inspecteur-conseiller, amené par lui, vint saluer la dame et s’entretint avec elle sur le turf, puisque, grâce aux Monturel qui sont légion, un homme qui se respecte ne saurait dire : « le gazon ». Ils parlèrent un peu de tout : des performances du cheval favori, du cours de la Bourse, de l’arrêté ministériel relatif aux jupes des danseuses et de l’Exposition universelle. Les courses terminées, madame Chaboin offrit au conseiller de le ramener en ville, ce qui fut accepté avec empressement, de sorte que mademoiselle Duffart dut rentrer seule, avec le locatis qui les avait conduits. En route, madame Chaboin parla de l’affaire de la station, question vitale pour Auberoque, disait-elle, et non seulement M. Duffart promit son appui personnel, mais encore il proposa à la châtelaine de lui faire faire la connaissance du préfet, un homme tout rond, sans façons, avec lequel on pourrait causer de la chose. Cette proposition, qui favorisait les vues de madame Chaboin, fut immédiatement agréée, et elle convint avec le conseiller d’un rendez-vous pour le lendemain. Sur cette entente, les deux personnages étant arrivés à l’Hôtel du Périgord, où était descendue la richissime propriétaire d’Auberoque, celle-ci donna au conseiller général un bon shake-hand, comme eût dit madame Monturel, et ils se séparèrent satisfaits l’un de l’autre.

« Il m’aidera à obtenir la station », pensait madame Chaboin.

« Elle ne songe pas à me combattre », se disait M. Duffart.

Le conseiller ne se trompait pas. La nouvelle châtelaine d’Auberoque, qui songeait à se réhabiliter dans la mesure du possible en exerçant une influence dans le pays, en se posant en grande dame, avait promptement compris que M. Duffart serait, si elle le voulait, son homme-lige, son porte-parole, et mettrait à son service les relations politiques, administratives et autres, qu’il avait dans le pays, et elle avait résolu de se l’attacher.

Le lendemain, le préfet, prévenu par son ami Duffart, reçut les deux visiteurs, et fut galamment bonhomme avec « madame Chaboin d’Auberoque », comme Duffart l’avait annoncée. Tous trois parlèrent d’abord de choses indifférentes ; puis l’acquisition de la terre d’Auberoque par madame Chaboin fournit la transition, et la dame aborda la question de l’emplacement de la station. Le préfet écoutait, avec une attention de commande, tant les raisons de la riche propriétaire que le plaidoyer de Duffart ; et, quoiqu’il comprît très bien le mobile qui faisait agir l’ancienne financière de la « Mer nouvelle de Tombouctou », il hochait la tête favorablement, désireux de consolider la situation de l’ami Duffart, qu’il savait un peu démonétisé à Auberoque.

À première vue, il ne prévoyait pas de difficultés insurmontables… Pourtant il savait que les ingénieurs proposaient de construire la station dans la plaine de Charmiers… Mais, peut-être, devant l’intérêt bien entendu d’Auberoque, ce chef-lieu de canton si dévoué à S. M. L’Empereur, ferait-on fléchir la raison technique…

Au surplus, il allait s’informer dans les bureaux, demander le dossier, examiner le projet, et demain il espérait pouvoir dire quelque chose de plus précis… Puis, autorisé par les façons cavalières de madame Chaboin, il la pria de venir déjeuner le lendemain, à la préfecture, avec M. Duffart, sans cérémonie, afin de reparler plus commodément de l’affaire.

— Vous êtes bien aimable, monsieur le préfet ! dit madame Chaboin.

— Nous acceptons, mon cher préfet, ajouta M. Duffart.

Le lendemain, au cours de ce déjeuner où madame Chaboin ne mangea guère mais but sec, fut arrêté le plan de conduite de l’affaire, M. Duffart, pour faire sa cour à l’archi-millionnaire, se montra le plus ardent. Il se chargea de la grosse besogne : pétitions, délibérations provoquées des conseils municipaux de la région, avis du conseil d’arrondissement, etc. Madame Chaboin, de son côté, se donna les gants d’avoir à Paris des relations qui pourraient être utiles à la réussite et qu’elle ferait agir. Le préfet, lui, promettait son appui ; il verrait le ministre…

Le soir, comme il se promenait dans les jardins de la préfecture avec le trésorier général, celui-ci lui dit familièrement :

— Y a-t-il de l’indiscrétion à vous demander, mon cher préfet, quelle est cette dame que vous aviez ce matin à déjeuner avec monsieur Duffart ?

— Mais pas du tout ! C’est une madame Chaboin, qui a récemment acquis la terre d’Auberoque.

— La veuve de l’ancien directeur de la « Compagnie de la Mer nouvelle de Tombouctou » ?

— Elle-même.

Le trésorier général se mit à rire.

— Monsieur Duffart vous a fait faire là une drôle de connaissance !

— Mon cher ami, repartit le préfet en riant aussi, dans notre état, on est obligé de voir toute espèce de gens !

VII

Au temps qu’il était acoquiné avec une ancienne actrice du théâtre de la ville, M. l’inspecteur Duffart, lorsque les portes du Palais-Bourbon étaient closes, habitait Périgueux, où sa situation irrégulière se dissimulait mieux ; non point par vergogne, car il n’avait qu’une connaissance assez imparfaite de ce sentiment, mais par prudence. Après sa rupture, il songea à s’établir dans son canton, au moins pendant les vacances, et se détermina pour Auberoque. C’est là qu’il se sentait le plus ébranlé ; et puis il tenait à cultiver la connaissance de la richissime madame Chaboin. Celle-ci, qui comptait se servir du conseiller général, l’encouragea fort dans ce projet, en sorte qu’après la clôture de la session, ayant loué à quelques portées de fusil du bourg une maison appelée Belarbre, appartenant à M. Madaillac, monsieur et mademoiselle Duffart s’y installèrent en compagnie de « Baba », un affreux havanais, bouffi de graisse, aux yeux larmoyants, et, quelques jours après, commencèrent leurs visites.

Ils furent reçus assez fraîchement dans plusieurs maisons. Le « genre » de mademoiselle ne plaisait pas aux dames en général : on lui trouvait l’air trop libre, et aussi parfois la parole. Outre cela, les ouvriers qui avaient mis la dernière main aux réparations de Belarbre avaient raconté quelques-unes des excentricités de la veuve du capitaine, et rapporté au bourg certaines plaisanteries militaires un peu lestes, risquées en un moment de belle humeur. Et puis quelles toilettes tapageuses ! Les messieurs passaient volontiers sur tout cela, mais les dames !… jamais !… Il y eut pourtant des exceptions. Madame Desguilhem, née Porcher, elle, accueillit bien les deux visiteurs et leur raconta la chronique scandaleuse du pays, à la grande jubilation de mademoiselle Duffart. Puis elle finit par sonder l’honorable conseiller au sujet du bureau de tabac d’Auberoque, qu’elle ambitionnait. Le titulaire avait quatre-vingts ans et ne bougeait du lit : il ne pouvait aller loin…

M. Duffart promit chaleureusement de s’occuper de cette affaire : il promettait toujours. Il dut promettre encore chez le vétérinaire, où madame Grosjac joua fort à la femme du monde exilée, et supplia le conseiller de s’occuper, avec le député son cousin, de cette place à l’École de Toulouse : elle se mourait d’ennui dans cet horrible trou !

Mademoiselle de Caveyre reçut avec une cordialité charmante cette ancienne belle qui, savamment maquillée, faisait encore de l’effet, et avait « de l’allure », ainsi que disait Exupère, récemment congédié du service comme brigadier de lanciers. L’entrevue s’agrémenta d’un verre de chartreuse et d’une cigarette : tout de suite les deux femmes s’étaient comprises. Voyant cela, M. Duffart laissa là mademoiselle, et alla seul faire d’autres visites. Chez M. Lefrancq, le conseiller profita de la circonstance pour signaler au receveur quelques délinquants dignes de toute sa bienveillance : Campagnac, un brave homme chargé de famille…

— Et de condamnations aussi ! dit le receveur. C’est la septième fois qu’il est condamné pour délits de chasse ou autres…

— Vraiment ? Mais, cette fois, il paraît qu’il ne chassait pas… le procès-verbal a été fait un peu à la légère… Et puis, il y a aussi Germillat, l’aubergiste de Saint-Guérain, condamné pour n’avoir pas fermé son établissement à l’heure réglementaire…

— Son cas s’est compliqué de tenue de jeu clandestin, remarqua M. Lefrancq.

— Oh ! quelques amis qui jouaient du vin blanc à la « quadrette »… Enfin, monsieur le receveur, je recommande ces braves gens à votre bienveillance… S’il est besoin de parler à monsieur le directeur pour faire passer ces condamnations en non-valeur, j’irai un de ces jours à Périgueux…

Le receveur fit un geste qui signifiait : « Comme vous voudrez ! » et s’inclina légèrement pour répondre au salut de M. Duffart, qui s’en alla.

Pour les bonnes gens de la campagne, on n’allait pas les voir, mais ils venaient, et, selon les us anciens, ne venaient pas les mains vides. Les cadeaux affluaient à Belarbre : chapons, lièvres, perdreaux, belles carpes de la Vézère, grosses comme un enfant de dix mois, et barbeaux monstrueux dont la tête grasse est délicieuse au court-bouillon. Ces braves paysans ne s’offusquaient pas, eux, des façons lestes de mademoiselle Duffart. Au contraire, cette familiarité libre, qui provenait d’un défaut d’éducation, d’un manque de tact, d’habitudes soldatesques, leur paraissait procéder d’un esprit d’égalité populaire et démocratique, ce qui les flattait. Aussi, après avoir trinqué avec monsieur, avec mademoiselle, après avoir reçu de bonnes poignées de main et force promesses en échange de leurs présents, ils s’en retournaient disant :

— Ils ne sont pas fiers !

Mademoiselle Duffart trouvait tout cela charmant : elle aimait à jouer à la femme politique et se complaisait à être sollicitée. Ravie d’être indirectement quelque chose « dans les huiles », comme elle disait pittoresquement, en l’absence du conseiller elle recevait les gens et leur promettait gravement sa protection.

De temps en temps, le frère et la sœur dînaient au château ; mais mademoiselle Duffart ne tenait pas beaucoup à ces invitations. Elle trouvait que « la Chaboin » posait trop à la grande dame ; et puis elle était toujours gelée comme une rave, ne parlait que d’affaires et avait une figure « jovente » comme un geôlier de prison.

Il est vrai que Maria Dissac, veuve Chaboin, depuis qu’elle avait dépassé la quarantaine, d’une nervosité excitée qui troublait parfois son intelligence, n’était guère aimable, ni même trop polie avec personne, surtout avec les femmes, qu’elle dédaignait comme des êtres futiles, toujours occupés de chiffons. Mademoiselle Duffart lui déplaisait particulièrement à cause de sa légèreté folle, de son bavardage de touche-à-tout ; et elle ne la tolérait qu’à cause du conseiller-inspecteur son frère, dont elle voulait utiliser les relations.

Enfin, après de bonnes vacances passées en plaisirs champêtres, chasses suivies de plantureuses ripailles, pêches aux écrevisses, le soir après souper, parties de crêpes, petits voyages d’agrément dans les environs, les contrevents verts de Belarbre se fermèrent, et, au moment où le vent d’automne faisait tourbillonner les feuilles mortes sur les chemins, les Duffart rentrèrent à Paris, chargés de commissions variées, après avoir fait des hottées de promesses, la plupart impossibles à tenir.

Mais en ce qui concernait l’affaire de la station, le conseiller n’avait garde de l’oublier : il comptait là-dessus pour « rabibocher » la farce du puits artésien, qui lui avait fait du tort ; et puis il voulait plaire à madame Chaboin, avec le secret espoir de ne pas la trouver ingrate. Quant à celle-ci, tout en se servant de M. Duffart, elle méprisait cet élu du peuple qui s’était ainsi laissé passer le collier, heureuse de rendre à un autre les sentiments qu’on avait pour elle.

Vers la fin de l’hiver, une lettre de M. l’inspecteur-conseiller apprit aux habitants d’Auberoque que la station serait construite dans les prés des Palus : pour cette fois, M. Duffart avait tenu ses promesses, ou plutôt son cousin, pour lui. Dès lors, tout marcha rapidement ; les ventes de terrain à l’amiable furent faites et les expropriations des récalcitrants préparées.

Madame Chaboin n’était pas de ces derniers, la brave femme, il n’y avait pas de danger ! Pour les voies et l’emplacement de la station avec des annexes considérables, on lui prenait une douzaine d’hectares, que l’on offrait de lui payer cent vingt mille francs. La terre d’Auberoque contenant environ douze cents hectares, on lui prenait à peu près la centième partie de la propriété qui lui avait coûté six cent mille francs, y compris le château qui seul valait ce prix.

Ainsi, en comptant pour rien cette demeure princière, l’hectare, bon ou mauvais, qui revenait à madame Chaboin à cinq cents francs, était revendu par elle dix mille francs, quoique les terrains pris fussent les plus mauvais de sa terre.

Et il n’y avait pas à dire que l’on payait ici un dommage causé, une dépréciation de ce beau domaine, car l’emprise était faite tout à l’extrémité de la propriété, à laquelle, au contraire, la facilité des communications allait donner une plus-value considérable, comme cela se vérifia plus tard.

On voit que madame Chaboin faisait une riche affaire. Pourtant, comme si elle eût pu être tentée de refuser, un haut employé vint de Paris, dare dare, afin de traiter avec elle. Cette précipitation et ce déplacement, qui n’étaient pas habituels, firent jaser quelque temps, mais ce fut tout.

Il est vrai qu’après la signature de l’acte de vente le conseiller vint emprunter à madame Chaboin un billet de mille francs. Prêter de la main à la main à M. Duffart, ou même autrement, c’était donner. Madame Chaboin donna donc le billet de mille, sans observations, en se disant :

« Le pauvre diable ! il a fait assez de démarches, monté assez d’escaliers et assez courbé l’échine… ça vaut bien ça ! »

M. Duffart s’était longtemps travaillé pour savoir combien il pouvait raisonnablement emprunter à « la Chaboin » sans courir le risque d’un refus. Il avait d’abord voulu lui demander trois mille francs, puis deux, et enfin, se méfiant de la pingrerie de la châtelaine, il s’était sagement réduit à mille. Après, il regrettait d’avoir été aussi modeste :

— Je lui fais gagner quatre-vingt mille francs au bas mot ! ça valait mieux que ça !

Tous les propriétaires ne furent pas aussi bien payés que madame Chaboin. Des voisins, qui avaient traité à un prix raisonnable, récriminaient amèrement :

Pourquoi, à côté des terrains de madame Chaboin acquis à raison de dix mille francs l’hectare, les leurs n’étaient-ils payés que sur le pied de trois ou quatre ?

Mais ces récriminations se perdaient dans l’enthousiasme général : Auberoque triomphait bruyamment de Charmiers. Seulement, ce succès devait finalement lui coûter cher.

Assommés un instant par ce coup terrible, les habitants de Charmiers reprirent courage pour se venger. Puisque Auberoque les accablait ainsi, au mépris de la raison et de l’équité, il fallait l’amoindrir en se séparant de lui. Et alors on ressuscita un ancien projet de séparation des deux sections de la commune. Un bonhomme qui avait grande envie d’être maire de Charmiers colporta dans toute la section une pétition tendant à cette séparation.

Cette pétition, envoyée à la sous-préfecture, fut la première pièce d’un dossier qui s’enfla successivement de plans, de budgets, de rapports, de procès-verbaux, d’enquêtes, de délibérations et de quelques autres paperasses encore. Tout cela prit du temps, et lorsque enfin le dossier fut complet, le conseil municipal, où la section d’Auberoque était représentée en majorité, donna un avis défavorable à la séparation, ce qui remit tout en question.

Et le dossier renvoyé à la sous-préfecture et transmis à la préfecture alla dormir dans un carton.

Pendant que tout cela se passait, madame Chaboin, affriandée par le succès, avait conçu un autre projet.

Les anciens seigneurs d’Auberoque avaient fait construire de grandes allées qui partaient du pied de la colline, orientées vers les quatre points cardinaux. Ces voies subsistaient encore et faisaient des avenues dignes du château. À l’égard de l’utilité, elles dégageaient la bourgade, en rendaient l’accès moins pénible, et facilitaient la montée des gens et des bestiaux aux foires mensuelles. Surtout, elles empêchaient l’encombrement et les accidents, lorsque, vers les trois heures, les divers foirails dégorgeaient hommes et animaux, marchands, charrettes, voitures, bêtes de somme, dans toutes les directions. Une de ces allées tracée en droite ligne traversait majestueusement la terre d’Auberoque, jusqu’à son extrême limite. Lorsqu’on l’embrassait de l’œil, avec sa large chaussée pavée et ses contre-allées bordées d’un double rang d’ormeaux, telle qu’elle était depuis trois cents ans, on admirait la belle arrivée qu’elle faisait à l’antique forteresse dans l’axe de laquelle elle était tracée ; et, avec un peu d’imagination, on revoyait les cavalcades seigneuriales faisant résonner les fers des chevaux sur les pavés frustes. Mais madame Chaboin n’était ni artiste, ni femme d’imagination ; c’était une femme d’argent : elle se plaçait donc à un autre point de vue. Elle se disait que cette allée, devenue un chemin public à la Révolution, coupait sa propriété en deux, et que sa disparition ainsi que celle de deux grands communaux qui l’avoisinaient réunirait en un seul tenant cet immense domaine, ce qui lui donnerait une énorme plus-value. Comme, en acquérant la terre d’Auberoque, elle avait voulu, non seulement satisfaire ses visées de gloriole, mais faire une spéculation, tout ce qui pouvait en augmenter la valeur vénale lui était bon.

Malheureusement pour elle, on n’était plus au siècle où le prince de Condé à Chantilly, le duc de Chevreuse et d’autres encore autour de leurs châteaux, enfermaient d’autorité dans leurs parcs les propriétés privées et publiques. En raison du malheur des temps, il fallait compter avec les manants ; mais madame Chaboin savait qu’avec un peu d’adresse il était encore possible de les mettre dedans honnêtement. Cela n’était qu’un jeu pour la femme qui avait su persuader à des milliers de gogos d’apporter leur bel argent à la création d’une mer allant du golfe de Gabès au cap Bojador avec port à Tombouctou, et qui avait eu l’habileté de s’approprier une bonne partie des millions souscrits, sans encourir d’autre peine qu’une flétrissure morale. Aussi ne demandait-elle pas qu’on lui cédât gratis l’allée et les communaux, non, la chère dame ! mais elle proposait de les échanger contre un terrain à elle, situé à l’entrée du bourg, vers l’ouest, propre à faire un foirail pour les cochons, foirail dont la commune avait besoin. Mais, comme il y avait une disproportion considérable entre les objets à échanger, madame Chaboin, n’osant offrir un troc de gentilhomme, promettait en guise de soulte une somme de seize mille francs pour la construction de la future église qui hantait les cerveaux des habitants d’Auberoque.

Malgré cela, sa proposition, portée au conseil municipal, avait excité dans la bourgade une certaine rumeur. Une commission avait été nommée pour étudier le projet, et l’on attendait anxieusement. Les gens de la place y étaient hostiles ; ceux du faubourg de la Miséricorde le rejetaient fort et ferme. Il n’y avait que ceux du faubourg de la route de Périgueux, où se trouvait le terrain de madame Chaboin, qui en fussent satisfaits ; mais ils n’étaient pas les plus forts. D’ailleurs, à ces intérêts de quartier se mêlaient des intérêts particuliers. Ainsi M. Jammet, qui avait dû regagner l’oustal à la suite de quelques fortes culottes qui l’avaient mis à sec, malgré son habileté à aider le hasard, M. Jammet, donc, criait très haut contre ce projet qui devait détourner le commerce, du centre, du cœur même d’Auberoque, c’est-à-dire de la place où se trouvait l’Hôtel du Cheval-Blanc.

De même faisait M. Tronchat l’épicier ; et cette protestation avait plus de poids que celle de M. Jammet ; car, outre que celui-ci n’était guère considéré dans son propre pays, M. Tronchat était conseiller municipal.

M. Grosjac, lui, était pour l’aliénation des communaux. Il avait été appelé au château pour soigner des chevaux éclopés : « En conscience, disait-il, je ne puis faire autrement. »

M. Bourdal était favorable au projet, lui aussi : il espérait passer l’acte.

M. Lavarde, le maire, d’abord hostile, avait fini par céder sous la pression des objurgations verbeuses et comminatoires de M. Madaillac, son secrétaire, qui lui répétait à satiété tant les arguments serinés par M. Guérapin, son ami, que les siens propres.

Quant à l’intendant, il était naturellement pour le projet de sa maîtresse.

Le jour où la question devait être discutée au conseil municipal, M. Duffart revint de Paris pour plaider en faveur du « projet Chaboin », comme on l’avait baptisé. C’était un voyage, mais il faut dire qu’il avait un permis de circulation de la Compagnie, et que madame Chaboin l’hébergeait. Puis il faisait à son hôtesse quelques petits emprunts, en manière d’honoraires. Le rapporteur de la commission, qui était M. Farguette, fit ressortir d’abord combien il était peu sensé d’enclaver, sur la moitié de sa circonférence, le bourg d’Auberoque dans les propriétés de madame Chaboin ; de se fermer les trois ou quatre dégagements qu’il y avait de ce côté-là, en échange d’un terrain mal situé pour l’usage auquel on le destinait. À M. Duffart, qui objectait le peu d’intérêt des communaux, il répliqua qu’il suffisait qu’ils fussent utiles les jours de foire pour les conserver précieusement ; que ce serait une contradiction absurde de supprimer des voies d’accès, au moment où la ligne ferrée allait rendre les foires plus importantes. Enfin il dit que les localités avaient besoin d’air, d’ « aisines », de dégagements ; qu’il fallait que chacun, étrangers et habitants, pût aller et venir dans toutes les directions :

— Les communaux, dit-il, sont la commodité et la promenade des pauvres gens ; c’est là que font paître leurs bêtes ceux qui n’ont pas un pouce de terre : il ne faut pas les sacrifier à un caprice ou plutôt à une spéculation de propriétaire avide.

Le pharmacien ayant achevé, chacun se mit à parler de son côté, les uns approuvant, les autres rejetant le rapport de M. Farguette. Au milieu de discussions véhémentes entre conseillers opposés, s’entre-croisaient des interpellations idiotes et des exclamations dépourvues de sens. Dans ce tapage, les vociférations haineuses de M. Guérapin dominaient. Rouge comme un coq de redevance, la bouche crispée, il tendait le poing vers M. Farguette, qui souriait et levait les épaules, sachant bien quel pleutre il y avait dans cet énergumène fielleux.

Enfin, le maire ayant obtenu à grand’peine un silence relatif, M. Duffart put parler en faveur du « projet Chaboin ». Mais, malgré toute sa faconde, ledit projet fut rejeté à une bonne majorité. Il eut contre lui, d’abord tous les conseillers de Charmiers, plus quelques-uns de ceux d’Auberoque, entre autres le maire qui, au moment du vote, s’était ressaisi.

Le désappointement de madame Chaboin fut grand et la rendit même injuste envers le pauvre M. Duffart, qui pourtant avait fait tout son possible pour enlever l’affaire. Pendant quelque temps, elle bouda le conseiller général, qui s’en était retourné à Paris tout capot. Mais le fort de sa colère tomba sur M. Guérapin. Dans son grossier orgueil de millionnaire, l’ancienne spéculatrice avait cru pouvoir imposer sa volonté à tous ; et voici que, grâce aux conseillers de la section de Charmiers, principalement, la commune d’Auberoque, mise à ses pieds par ledit Guérapin, semblait regimber ! Cela l’irritait jusqu’à l’exaspération, et l’intendant reçut une bordée de mots grossiers, d’invectives humiliantes, qu’il laissa passer sans répondre, car il acceptait toutes les avanies et tous les mépris, qu’il allait ensuite déverser sur les malheureux à ses ordres.

Après la résistance de la commune, madame Chaboin allait rencontrer des résistances particulières.

Il n’y avait pas beaucoup à Auberoque de ces hommes de cœur qui ne craignent pas de montrer aux riches cupides, aux parvenus insolents, qu’il y a sur ce globe terraqué autre chose que l’argent ; mais il y en avait, et, comme le disait un jour M. Farguette au receveur, ceux-là se trouvaient dans le peuple, chez les paysans, parmi les artisans.

La maison d’un vieux forgeron appelé Gardet était bâtie à peu de distance des terrasses qui soutenaient les jardins situés au pied du château. L’espace étant assez resserré entre le chemin et les terrasses, la maison, faute de pouvoir s’étendre à son aise, s’était développée en hauteur, de sorte que, de sa fenêtre, le forgeron avait vue sur les parterres.

C’était encore une des manies maladives de madame Chaboin que de ne vouloir être aperçue de personne lorsqu’elle était chez elle. Or, un jour qu’elle se promenait entre les plates-bandes de fleurs, elle avisa l’homme, qui, de sa fenêtre, la considérait fixement en prenant une prise. Le regard de Gardet n’avait rien de bien sympathique, il est vrai ; mais il n’en fallait pas tant à madame Chaboin, qui remonta au château et fit appeler son intendant.

Après avoir reçu les instructions de la châtelaine, M. Guérapin se fit un petit plan d’opérations, et, le lendemain, se transporta chez Gardet, qu’il trouva en train de forger une serpe. Après divers propos préliminaires et pas mal de circonlocutions préparatoires, M. Guérapin finit par aborder la question :

— Si quelqu’un voulait acheter votre maison, la vendriez-vous ?

— Non.

— Mais si on vous en donnait un bon prix ?

— Je vous dis que je ne veux pas la vendre.

— Pourtant, si on vous en offrait deux fois ce qu’elle vaut : quatre mille francs ?

— J’en demanderais huit.

— Vous n’êtes pas aisé, mon pauvre Gardet !

— Je suis comme ça, mon pauvre Guérapin !

L’intendant devint rouge en se voyant traité avec une familiarité qu’il croyait être permise à lui seul ; mais, désireux de mener à bien cette négociation, il ne dit rien et s’en fut.

Le lendemain, il revint et dit au bonhomme qui « se riait » en lui-même :

— Eh bien, alors, l’affaire est faite.

— Quelle affaire ? dit l’autre, ayant l’air de tomber des nuages.

— Mais la vente de votre maison : madame Chaboin vous la paiera huit mille francs comptant.

— Oui, mais j’y ai pensé depuis hier : j’en veux seize mille francs !

M. Guérapin sursauta :

— Vous voulez rire ?

— Non, c’est tout de bon.

Lorsque madame Chaboin, déjà de fort mauvaise humeur d’être obligée de payer une maison trois fois sa valeur, connut les prétentions de Gardet, elle eut un violent accès de colère. Ah ! comme cette fille de paysans, comme cette parvenue orgueilleuse regretta de n’être plus au bon temps où le seigneur d’Auberoque eût pu faire jeter ce manant dans un cul de basse-fosse et s’emparer de sa maison ! Elle renvoya M. Guérapin avec une insulte obscène, puis s’enferma chez elle, rageuse, affolée.

Le lendemain, à son lever, elle aperçut de sa chambre le vieux forgeron qui la regardait d’un air narquois. Aussitôt elle ferma bruyamment la fenêtre et sonna M. Benoite :

— Faites atteler le coupé et dites à Julie de venir m’habiller.

Une demi-heure après, madame Chaboin partait pour Paris.

De Paris, le lendemain, elle écrivit à M. Guérapin d’en finir avec ce Gardet… d’en finir à tout prix… elle ne voulait plus le voir !…

Pour la troisième fois, l’intendant se transporta chez le forgeron et le trouva assis au bout de sa table, mangeant des châtaignes blanchies qui fumaient sur la nappe grise ; à côté, un pichet de piquette et un gobelet.

— Eh bien ! fit M. Guérapin avec son air le plus aimable, ce qui n’était guère ; que dites-vous de bon aujourd’hui ?

— Je dis que si vous voulez manger deux châtaignes, vous pouvez vous mettre là.

— Merci, répondit l’intendant qui était gourmand et ne vivait pas de châtaignes. Mais, autrement, et l’affaire en question ?

— L’affaire en est toujours là.

— Si vous vouliez nous en finirions.

— Je le veux bien.

— Alors, sans lanterner, dit M. Guérapin qui croyait le forgeron au bout de ses exigences, madame Chaboin consent à vous payer votre maison seize mille francs.

— Oui, mais moi, je ne veux plus la donner à ce prix-là : J’en veux trente-deux mille francs.

M. Guérapin oyant cela, tomba, du coup, assis sur une chaise, rouge, suffoqué.

— Autant dire que vous ne voulez pas la vendre ! fit-il, lorsqu’il se fut un peu remis.

— Vous deviez comprendre ça dès le commencement, vous et votre maîtresse, répondit Gardet. Tenez ! quand vous me donneriez, contrat en mains, le château et toute la propriété d’Auberoque en échange de ma maison, je ne la lâcherais pas !

— Il y a de l’étendue, pourtant, dans la terre de madame Chaboin !

— Oui, mais je ne l’envie point !… Pour moi, c’est une personne nuisible à la société que celle à qui sept journaux de terre ne suffisent pas !

— Je le veux bien ; mais tout de même, seize mille francs vous mettraient joliment à votre aise.

— À mon aise ? J’y suis. Lorsqu’on se contente d’un déjeuner comme ça, dit le forgeron en montrant les châtaignes, on n’a que faire de tant d’argent !

Madame Chaboin revint le lendemain, comptant en avoir fini avec son odieux voisin. Elle avait cru à une ruse de paysan exploitant une richarde, et se disait que, dans son intérêt même, Gardet n’avait pas dû pousser plus loin ses prétentions, de crainte de rebuter son acheteur. Elle ne connaissait du paysan que cette âpre convoitise de la terre, que cette économie tenace de sous empilés l’un sur l’autre, que cette obstination héroïque dans la marche vers le but poursuivi, toutes choses dont il ne faut pas médire, car elles nous ont affranchis ; mais elle ignorait qu’il y a des exceptions plus nombreuses qu’on ne le croit généralement, et que certaines âmes rustiques, contentes de leur pauvreté libre, atteignent sans effort au mépris des richesses et des riches. Aussi, lorsqu’en arrivant elle apprit le résultat de la dernière démarche de son intendant, la femme qui avait ausculté les remplaçants à cru fut prise d’une colère frénétique, qui tomba d’abord sur Guérapin.

— Vous êtes un maladroit ! une ganache ! un âne ! un… Je vous chasse ! foutez-moi le camp !…

Elle ne put en dire davantage et se laissa aller sur un canapé, folle furieuse, hurlant.

Julie accourut donner à sa maîtresse les soins nécessaires. Pour les gens de la maison et le public, ces accès étaient des crises hépatiques :

« Madame avait rapporté ça de Gabès. »

À la suite de cette scène, madame Chaboin changea d’appartement, tant la seule vue de la maison de Gardet l’irritait.

Vraiment, pour cette fois que la richissime propriétaire sacrifiait sans compter quelques billets de mille francs à une manie capricieuse, elle n’avait pas de chance. Ordinairement, elle calculait et liardait avec les fournisseurs, les ouvriers, les malheureux journaliers payés trente sous pour des journées de quatorze heures, et leur faisait longtemps attendre leur dû. En ce moment même, elle était en différend avec un maître maçon pour des travaux faits au château. Après avoir donné des ordres contradictoires, après avoir fait faire et défaire des murs et modifié des alignements, elle se refusait à supporter les conséquences des fausses manœuvres imposées par ses caprices. L’ouvrier, un très honnête homme, qui avec un caractère indépendant avait aussi le sentiment de la justice, refusait d’accepter le règlement léonin de madame Chaboin : c’était un procès en expectative.

Dans cette conjoncture, la châtelaine comprit qu’elle avait eu tort d’être un peu raide avec son compatriote M. Caumont, qui pouvait lui être utile ; et, pour réparer sa faute, elle l’invita à dîner avec madame Caumont. Il n’était pas très flatteur pour une honnête dame de s’asseoir à la table d’une femme ayant les antécédents de madame Chaboin, et le juge le sentait bien. Néanmoins, comme il était très satisfait d’entrer en relations avec la millionnaire, et très flatté d’être convié le premier, dans la crainte de la mécontenter, il décida que madame Caumont agréerait l’invitation.

Ce fut un événement bientôt connu dans la bourgade, grâce à la couturière appelée pour rafistoler une vieille robe de soie de madame. Ce n’était pas par économie, oh non ! mais on n’avait pas le temps d’en faire venir une du Louvre.

M. Caumont, qui était un peu « porté sur son ventre », selon l’expression locale, revint absolument enchanté de sa compatriote, ou plutôt du menu d’icelle. En narrant aux autres qui l’écoutaient, jaloux, les splendeurs du service, la succulence des mets et l’excellence des vins, le juge en avait encore plein la bouche. De ce jour, il devint, comme M. Duffart, le très humble complaisant de l’ancienne financière, et mit à sa disposition sa personne et l’influence que lui donnaient ses fonctions.

Il débuta par conseiller au maçon récalcitrant d’accepter les offres de madame Chaboin :

« Au fond, il avait peut-être raison, mais, en refusant, il perdrait la pratique du château, où madame Chaboin voulait faire de grands travaux. Mieux valait en passer par ses offres, quitte à se rattraper à la première occasion… »

Mais l’autre repartit tout nettement que madame Chaboin avait été gâtée par l’affaire de la « Mer nouvelle de Tombouctou », et qu’avec elle il n’y avait pas de l’eau à boire pour les ouvriers ; que par ainsi, non seulement il ne tenait pas à la pratique du château, mais même qu’il ne voulait plus jamais avoir affaire à madame Chaboin : puisque les ouvriers parisiens travaillaient à meilleur marché, comme elle disait, elle n’avait qu’à les faire venir…

Maria Chaboin n’en revenait pas de trouver des hommes, là où elle avait compté ne trouver que de très humbles serviteurs. Sans doute, ces hommes n’étaient qu’une très infime minorité perdue dans le nombre, mais cela l’offusquait : son grossier orgueil de richarde, sa vanité inquiète s’irritaient que de pauvres diables méprisassent ainsi cet or qui lui avait fait commettre tant de vilenies ; il lui semblait que c’était une insulte personnelle, un affront humiliant.

Un soir, elle en faisait ses doléances à monsieur et à madame Monturel, invités à dîner à leur tour. Le percepteur mettait cela sur le compte des journaux de l’opposition, qui, en ce temps-là, étaient pourtant tenus la bride haute. Même, il lui paraissait tellement monstrueux que des gens sans un sol vaillant, qui n’avaient d’autres ressources que leurs bras, en vinssent ainsi à mépriser la puissance de l’argent, qu’il n’était pas éloigné de croire à l’existence de quelque société secrète propageant les doctrines révolutionnaires dans ce bourg qui s’était toujours distingué par son esprit de soumission au gouvernement, quel qu’il fût, aux autorités civiles et ecclésiastiques, aux nobles et aux riches de la terre… Oui, et il soupçonnait bien quelqu’un à Auberoque, mais « c’était des choses trop graves pour prononcer des noms sans preuves… »

Madame Chaboin donnait la réplique au percepteur et faisait montre de ses intentions excellentes à l’égard des habitants d’Auberoque : « Elle avait des projets qui feraient le bonheur de tous ; elle n’aspirait qu’à être la bienfaitrice du pays et elle ne rencontrait que des ingrats… Ainsi, ce conseil municipal qui avait rejeté ses propositions si bienveillantes, si avantageuses pour le bourg qu’elles devaient transformer… eh bien, elle ne comprenait pas à quel mobile il avait pu obéir, non, vraiment !… »

Pendant cette conversation, madame Monturel, droite sur sa chaise Henri II fabriquée au faubourg Antoine, ne disait mot. C’est que la bonne dame, très à cheval sur le cérémonial, comme on sait, avait d’abord absolument refusé d’accepter l’invitation de madame Chaboin, qu’elle qualifiait d’inconvenante. Qu’elle invitât M. Monturel, à la bonne heure ; mais inviter des dames respectables dans ce château acquis avec un or impur, il fallait être une effrontée pour cela ! Néanmoins, à la suite d’une scène violente, elle avait dû céder à l’autorité maritale et suivre M. Monturel qui, pour être bien avec madame Chaboin, eût non seulement mené sa femme dîner au château, mais l’y eût portée au besoin : aussi, elle protestait par son attitude.

Après le percepteur et sa femme, dînèrent au château monsieur et madame Foussac, puis le « docteur » Grosjac et madame. Celle-ci ne garda pas le silence glacial de madame Monturel : au contraire, elle s’efforça de se poser en femme du monde, et tâcha d’imposer à madame Chaboin par l’observation stricte de ces minuties changeantes que les riches oisifs et ceux qui ont la prétention d’être « comme il faut » inventent pour se distinguer du vulgaire : par exemple, prendre son verre à deux mains, rompre son pain au lieu de le couper ; mettre ses gants dans les verres à bourgogne et à champagne, — pour les dames seulement ; — briser les coquilles d’œufs sur son assiette, etc., etc. Madame Grosjac avait appris une foule de belles choses de ce genre à l’école de la « comtesse Philogène », qui professait le savoir-vivre mondain dans un petit journal de modes à quatre francs par an, et elle en faisait parade. Quant à M. Grosjac, c’était un rustre qui ne mangeait pas beaucoup, mais en revanche buvait comme quatre et n’avait pas la moindre idée des usages du monde. Aussi, lorsqu’à la fin du dîner le maître d’hôtel apporta les rince-bouche pleins d’une eau tiède et parfumée à la menthe, le vétérinaire l’avala bravement, sans voir le coup d’œil fulgurant que lui adressait sa moitié.

Durant tout le dîner, madame Grosjac avait tellement entretenu la châtelaine de musique, d’opéras, et de son talent de pianiste, que lorsque les convives furent au salon, madame Chaboin ouvrit un grand piano à queue et y installa la dame, qui aussitôt préluda avec une énergie à laquelle les vins généreux de son hôtesse n’étaient peut-être pas étrangers, car elle n’avait mis ses gants dans aucun de ses verres. Pendant ce temps, le « docteur » était allé faire un petit tour et prendre l’air dans la cour d’honneur. Après avoir copieusement arrosé dans l’ombre une superbe corbeille de pétunias, M. Grosjac revint au salon, où il ingurgita plusieurs petits verres de cognac « grande champagne », de chartreuse du R. P. Garnier et de kummel authentique ; après quoi il s’enfonça dans un fauteuil où il ne tarda pas à s’assoupir, malgré les roulades et les grands éclats de voix de son épouse.

Quant à madame Chaboin, elle bâillait nerveusement à se décrocher la mâchoire.

Au retour, les époux avaient à peine franchi le pont-levis que madame reprocha véhémentement à monsieur sa sottise et son ignorance mondaine. Était-il possible qu’on pût prendre le contenu d’un rince-bouche pour un breuvage !… Et même, cette eau n’était plus destinée à se rincer la bouche : les gens qui savaient vivre se bornaient maintenant à y tremper délicatement le bout des doigts… Il fallait être vraiment crétin pour ignorer ces choses-là.

Le vétérinaire essuya sans broncher la bordée de sa douce moitié ; puis, lorsqu’elle eut fini, il lui « riva son clou », comme on dit vulgairement, avec le mot illustré par Cambronne, ou par Michel, ou par d’autres : car, quoique la justice n’ait pas dédaigné de s’en occuper, cet important problème historique, qui a fait couler pas mal d’encre, n’est pas encore résolu, semble-t-il.

C’était la manière de répondre de M. Grosjac, lorsqu’il avait fait une bêtise, ce qui arrivait quelquefois.

Monsieur et madame Lavarde, invités à leur tour, s’étaient excusés, lui sur son âge et madame Lavarde sur sa santé.

Après le « médecin des chevaux », comme disait l’appariteur, furent conviés ensemble M. Bourdal, qui était veuf, M. Reversac, qui l’était presque, M. Madaillac, le secrétaire influent, et M. Capgier, qui fut compris dans la catégorie des invités hors de puissance de femme, parce que madame Capgier, avec son modeste bonnet de linge, ne fréquentait pas la « bonne société » d’Auberoque. Il était visible que, tout en satisfaisant sa gloriole de parvenue, qui étalait son luxe d’ostentation pour éblouir les petites gens, madame Chaboin tâchait encore, dans l’intérêt de ses projets, de se concilier les sympathies des principaux habitants, de se faire des partisans.

Et elle en avait grand besoin pour atténuer l’effet de ses caprices et de ses maladresses. Les espoirs qu’avait fait naître sa venue s’étaient évanouis ; et les gens d’Auberoque s’étaient un peu refroidis en voyant qu’au lieu de faire du bien dans le pays, de se faire pardonner une fortune scandaleusement acquise, elle ne donnait pas un sou aux pauvres, ne cherchait qu’à « rapier » sur les fournisseurs, à exploiter les ouvriers et à duper la commune.

Et puis, elle mécontentait toujours quelqu’un en particulier. C’était un voisin chicané pour une branche d’arbre pendant sur la propriété du château ; un autre, pour une chèvre qui avait brouté les ronces d’une haie, ou encore pour un oison entré dans un pré. Toutes ces misères prenaient dans son esprit, d’une susceptibilité exaspérée, et excité par Guérapin, que M. Duffart avait fait rentrer en grâce, des proportions énormes. Elle se croyait si supérieure à tous, elle jouait si sérieusement son rôle de seigneuresse d’Auberoque, que, lorsqu’elle avait une affaire de ce genre, elle mandait le juge ; et M. Caumont, toujours plat, montait incontinent au château. De temps en temps elle recevait une leçon de quelqu’un moins souple d’échine. Un jour qu’elle avait envoyé querir le brigadier de gendarmerie pour lui porter contre un pauvre diable une plainte futile, celui-ci, ancien brisquard de chasseurs d’Afrique, répondit à l’intendant chargé de la commission :

— Si madame Chaboin veut me dire quelque chose, elle n’a qu’à venir.

Cette réponse avait mis l’archi-millionnaire en fureur : elle avait tempêté, crié, juré qu’elle ferait casser le brigadier. Mais, éconduite par le capitaine, sa plainte était restée vaine et le brave Pageyrac continua comme devant à fumer tranquillement sa pipe et à faire régner l’ordre et la concorde dans la caserne de gendarmerie, ce qui n’était pas peu méritoire : car, de commander à quatre hommes, ce n’est pas une affaire ; mais de maintenir en paix et bonne amitié cinq ménages comprenant des femmes, des belles-mères et une douzaine de moutards, c’est chose difficile et dont plus de quatre grands administrateurs et diplomates seraient du tout incapables.

VIII

Tandis qu’Auberoque était en liesse pour avoir vaincu Charmiers dans l’affaire de la station et que les propositions de madame Chaboin occupaient tous les esprits, deux personnes étaient en dehors de cette agitation générale : le receveur et mademoiselle Desvars. Que leur importait cette joie, et ces projets dont la cupidité d’une vile créature amusait une population imbécile ? L’amour sourdait dans leurs cœurs et envahissait tout leur être. Depuis la venue à Auberoque de M. Lefrancq, Michelette s’était efforcée de lui cacher ses sentiments naissants, par une réserve naturelle et parce qu’elle avait conscience de la disparité de leurs conditions. Maintenant son petit cœur gonflé laissait parfois, en de rapides échappées, entrevoir son secret. La personne de M. Lefrancq, son air loyal, la bonté qui rayonnait dans ses yeux, la sollicitude discrète dont il l’avait entourée pendant l’absence de son père, tout cela l’avait prise. Elle se disait bien toujours qu’entre ce jeune homme de famille riche, sans doute, qu’entre ce fonctionnaire appelé à suivre sa carrière après un séjour de deux ou trois ans à Auberoque, et la fille d’un artisan ruiné, il ne pouvait y avoir aucune destinée commune ; mais ses sentiments persistaient malgré tout. En songeant que, dans un avenir pas très éloigné, M. Lefrancq partirait et qu’un autre le remplacerait comme il avait lui-même remplacé M. Duboisin, la pauvre petite s’attristait, ressentait un grand déchirement intérieur, mais elle se résignait comme à l’irrémédiable. Elle ne faisait pas de rêves ambitieux, éprouvant d’instinct une invincible répugnance à les associer aux aspirations de son cœur, et se gardait étroitement de tout ce qui eût pu être interprété par M. Lefrancq comme une coquetterie, même innocente. Quelquefois, assise sur sa chaise, tirant son aiguille en silence, elle s’efforçait de pénétrer l’avenir. Une idée obsédante l’angoissait surtout : M. Lefrancq se marierait un jour, peut-être prochainement… Cette prévision la remplissait d’amertume et elle souhaitait ardemment de n’être pas témoin de cela : il lui semblait qu’elle en mourrait.

M. Lefrancq, lui, se laissait aller au bonheur d’une affection épurée de motifs charnels, et se complaisait, en des rêves d’avenir, à joindre la destinée de Michelette à la sienne. La grâce pure, la sereine chasteté de la jeune fille le ravissaient, et ses yeux verts d’un charme incomparable le captivaient irrésistiblement. Mais ses qualités de ménagère, sa fierté, son courage, sa raison, ne l’attachaient pas moins. Il s’attendrissait en voyant qu’avant peu la misère attendait la pauvre enfant ; non pas une misère décente comme celle qu’elle s’efforçait de dissimuler, mais la misère brutale et nue qui s’accuse par le manque de pain et d’abri : oh ! alors, quelle exquise douceur il trouvait à la pensée de réparer les injustices de la destinée et les cruautés du sort !

Maintenant, par les belles soirées d’été, lorsque le soleil, tombé derrière l’horizon, laissait monter jusqu’à la terrasse, brûlante encore des feux du jour, la fraîcheur du vallon arrosé par le petit ruisseau qui coulait au fond des prés, M. Lefrancq, revenu de l’hôtel, descendait dans son jardin et lisait ou se promenait en fumant. Lorsqu’elle en avait fini avec ses occupations de ménage, Michelette ne tardait guère à venir dans le sien, et, tout en filant ou tricotant, car elle n’était jamais oisive, elle s’entretenait avec son voisin, — lui accoudé sur le petit mur qui les séparait, elle assise sur une chaise, ou debout lorsqu’elle filait. — Elle était charmante ainsi, la quenouille passée dans le cordon de son tablier et maintenue par une ganse fixée à l’épaule au moyen d’une épingle. Sa taille mince et flexible, sa robe aux plis droits et sobres, sa tournure un peu archaïque la faisaient ressembler à ces figures naïves des maîtres primitifs. Entre ses doigts légers, la laine s’allongeait en un fil menu que le fuseau tordait en tournant rapidement. M. Lefrancq aimait à la voir dans cette occupation qui faisait valoir sa toute gracieuse personne et montrait sa dextérité.

— Il n’y a plus que vous peut-être à Auberoque qui filiez encore, lui disait-il un jour.

— Oh ! il y a bien, sans doute, aussi quelques vieilles ; mais il est vrai que ce n’est plus à la mode.

— Et qui vous a donc appris ?

— C’est ma grand’mère, qui était aussi ma marraine.

— Alors, c’est elle qui vous a donné ce joli nom de Michelette ?

— Oui, elle m’a donné ce nom qui était le sien.

— Je n’imagine guère une vieille femme se nommant Michelette !… Il faut être jeune et belle pour porter ce nom…

Elle rougit un peu.

— Pourtant, j’avais une vieille tante qui le portait aussi. Comme ma grand’mère elle avait été jeune ; mais on ne peut pas changer de nom en avançant en âge…

— Assurément ! mais il y a des noms qui vont bien mal à la vieillesse. Ainsi, par exemple, la vieille servante brèche-dents de monsieur Farguette s’appelle Rose…

La petite sourit un peu :

— C’est vrai… L’habitude m’avait empêché de remarquer cela.

Ainsi, pendant que M. Desvars s’acharnait à son atelier, ils causaient paisiblement de choses et d’autres, indifférentes quelquefois en apparence, mais qui leur faisaient goûter la douceur de communiquer ensemble. Michelette trouvait à la voix du receveur une beauté virile qui la faisait vibrer, et lui ne pouvait entendre la voix d’or de la jeune fille sans être délicieusement ému.

Lorsqu’il était nuit close, M. Desvars sortait de son atelier, et s’il n’était pas trop absorbé par une difficulté à résoudre, il venait se mêler à la conversation qui, alors, fréquemment déviait du côté de ses inventions. Le pharmacien venait parfois aussi, et avec lui qui n’était ni amoureux, ni inventeur, l’entretien prenait une tournure plus générale et portait sur des sujets plus vastes, où se montraient ses aspirations généreuses, le souci des problèmes sociaux, et l’amour des grandes choses qui, à travers les siècles, ont passionné l’humanité.

Mais, le plus souvent, les deux jeunes gens étaient seuls. M. Desvars, pour rêver plus commodément à ses inventions, allait se mettre au lit, et M. Farguette restait à la pharmacie, occupé à préparer les remèdes que les gens venaient querir le soir, afin d’économiser le temps. Ils passaient ainsi de longues soirées à la clarté des étoiles, échangeant leurs pensées, muets quelquefois, écoutant le chant mélancolique des raines monter du fond des prés, et tout entiers au bonheur innocent de se voir, de se sentir occupés l’un de l’autre.

Un matin, pendant que le receveur travaillait à son bureau, M. Desvars vint le chercher pour lui montrer son nouveau vélocepède : la machine était terminée et l’inventeur en était content.

— Le voici ! dit-il avec satisfaction à M. Lefrancq.

En effet, M. Desvars avait beaucoup amélioré l’appareil. L’acier avait remplacé le bois dans les roues ; au lieu des engrenages qui jouaient trop, une chaîne transmettait le mouvement ; et, pour adoucir les réactions, les roues avaient été cerclées de bandes de cuir superposées. M. Lefrancq essaya la machine, qui roulait d’une façon assez satisfaisante mais nécessitait encore de sérieux efforts. Ce vélocepède était manifestement supérieur au premier : il était plus léger, plus doux, plus maniable, et pourtant l’impression de M. Lefrancq fut que ce n’était pas encore cet engin qui résoudrait le problème de la locomotion rapide, économique et toujours prête, comme disait M. Desvars : toutefois, il lui donna quelques paroles d’encouragement.

L’intention de l’inventeur était de profiter de l’Exposition universelle pour lancer son vélocepéde. Il faisait à ce sujet des rêves dorés : il lui semblait que son invention allait brusquement produire une révolution dans les moyens de transport des voyageurs. Il voyait déjà la foule encombrant la section des machines, et les industriels se disputer, à coups de billets de mille, le brevet qu’il allait prendre. Il ne disait cela ni à sa fille, ni à M. Lefrancq. Il avait tant fait à Michelette de confidences de ce genre, lui avait confié tant d’illusions, dissipées ensuite par la réalité, qu’il n’osait plus l’entretenir de ses espérances. Quant à M. Lefrancq, il était poli, bienveillant, mais visiblement ne partageait pas l’enthousiasme de son propriétaire, et celui-ci se taisait.

À l’occasion du départ de M. Desvars, le receveur s’attendait à une demande d’argent ; mais, à sa grande surprise, l’autre ne demanda rien pour lui : il s’en tint à prier son locataire de payer le loyer à sa fille pendant son absence. M. Lefrancq craignait fort que l’inventeur, dans l’absorption égoïste de ses rêves, ne partît sans laisser un sol à la maison, comme il l’avait fait déjà. Aussi, après quelques précautions oratoires, il fit comprendre à son propriétaire qu’il était préférable que lui-même remît l’argent à sa fille ; et, sur l’assentiment de M. Desvars, le receveur lui avança un semestre de loyer.

Si le père de Michelette s’était montré aussi discret avec son locataire, c’est qu’il avait en ce moment dans son portefeuille cinq cents francs en bons billets de banque, qu’il n’avait pas eu l’ennui de solliciter. Circonvenu par M. Guérapin, qui l’assurait du grand intérêt que madame Chaboin portait à son invention, M. Desvars avait fait voir à l’intendant le vélocepède à peu près achevé. L’autre avait feint un grand enthousiasme, et, après avoir manœuvré pour amener l’inventeur, — ce qui, à la vérité, n’était pas difficile, — à exprimer cette idée que l’argent était indispensable pour lancer une affaire, il lui avait proposé de lui en faire prêter par madame Chaboin :

« Il était sûr d’être en cette occasion son interprète en offrant à M. Desvars la somme nécessaire : cinq cents francs ? mille francs ? Madame Chaboin était à Paris en ce moment, mais il allait lui écrire et la réponse ne se ferait pas attendre. »

— Je puis faire, je pense, avec cinq cents francs, dit M. Desvars, heureux de trouver enfin quelqu’un qui s’intéressât sincèrement à son invention, sans songer au caractère de l’homme entre les griffes duquel il se mettait.

— Vous aurez l’argent dans trois jours, dit M. Guérapin en s’en allant.

— Oh ! pourvu que je l’aie la semaine prochaine pour aller à Paris, c’est assez tôt.

Ce prêt, spontanément offert par l’intendant Guérapin, était un des artifices destinés à préparer la réussite des projets de madame Chaboin. En travaillant un à un les conseillers municipaux qui s’étaient montrés hostiles à ses projets, elle comptait les gagner. Avec M. Desvars, toujours à court d’argent, mais honnête et confiant comme un enfant, il n’était pas question de le corrompre, mais on pouvait espérer de le tenir, étant son créancier, au moins par la reconnaissance.

Ainsi des autres. Pour M. Tronchat, l’épicier, on lui mettrait le marché à la main : ou renoncer à la pratique du château, ou favoriser les projets de la châtelaine. Quant à M. Jardelet, il était très désireux d’acquérir un pré de madame Chaboin enclavé dans sa propriété à lui, et qui le gênait fort : on ne lui vendrait ce pré qu’à la condition de voter pour le château. À un autre, douteux, on promettrait de lui faire donner, par la protection de M. Duffart, le bureau de tabac d’Auberoque, dont la vacance était impatiemment attendue par plusieurs. M. Duffart l’avait déjà promis à madame veuve Desguilhem, à un vieux retraité de l’armée, à la sœur de M. Guérapin, veuve d’un gendarme, et à la petite fille d’un colon dépossédé de Saint-Domingue ; mais qu’importait ! il le promettrait encore.

Il y avait aussi au conseil municipal un nommé Coustau, entrepreneur la plupart du temps sans entreprises, quelque peu usurier, sorte de minuscule Chaboin masculin, prêt à tout pour de l’argent, et, témoignage pénible de l’inconscience des électeurs d’Auberoque : celui-là, on l’achèterait.

À ces manèges individuels près des conseillers s’ajoutait, dans le même dessein, une manœuvre destinée à provoquer un mouvement d’opinion qui pèserait sur le conseil.

Après le rejet du projet d’aliénation des communaux, madame Chaboin, mise au courant de la situation par son intendant, avait compris qu’elle n’obtiendrait jamais ces communaux du conseil municipal tel qu’il était composé, les conseillers de la section de Charmiers, qui échappaient à son influence, y étant tous hostiles. Alors, sur son ordre, M. Guérapin avait remis en avant le projet de séparation.

En travaillant à cette séparation, l’intendant n’ignorait pas qu’il préparait la ruine d’Auberoque, mais c’était une âme servile qui eût vendu la commune et lui-même à madame Chaboin, pour se rendre indispensable et garder son emploi. Il avait encore, en agissant ainsi, l’espoir de satisfaire ses haines et ses rancunes, en évinçant le pharmacien du futur conseil, et en supplantant le maire, dont il était jaloux.

Cet homme n’était pas réellement intelligent, mais, en revanche, il était extrêmement rusé, de cette ruse sournoise et traîtresse du sauvage que n’a pas effleuré la civilisation. La ruse était tellement inhérente à sa nature, c’était chez lui un tel besoin de tromper, qu’outre ses intrigues particulières dans chaque affaire, il avait encore des habiletés générales destinées à égarer le public sur son compte et à masquer ses projets futurs. C’est ainsi que, pour capter la confiance du défunt marquis d’Auberoque, il avait feint — inutilement d’ailleurs — des sentiments religieux, en assistant régulièrement à la messe et en communiant aux bonnes fêtes. On conçoit quels moyens un homme de cette trempe devait employer pour faire aboutir l’affaire de la séparation.

Un des grands griefs d’Auberoque contre Charmiers, c’est que dans cette dernière localité se trouvait l’église paroissiale, qu’elle était le chef-lieu du culte, par conséquent, tandis qu’à Auberoque il n’y avait qu’une chapelle de secours desservie par le vicaire, qui venait, le dimanche, y dire une messe matinale. Cet état de choses était humiliant pour le chef-lieu civil et judiciaire du canton, et tout habitant d’Auberoque ressentait cela vivement. Mais, outre ce motif général d’amour-propre, il y en avait de particuliers. D’abord Charmiers possédait un docteur en médecine, tandis qu’Auberoque n’avait qu’un vétérinaire : pénible situation ! Puis les regrattiers d’Auberoque étaient jaloux du chétif commerce de ceux de Charmiers. Mais c’était principalement les cabaretiers et cafetiers qui récriminaient. La pensée qu’il se vendait là-bas quelques bouteilles de vin et de bière entre messe et vêpres les rongeait. Cependant il y avait encore quelque chose de plus terrible. Les femmes d’Auberoque, depuis la « dame » jusqu’à la chambrière, enrageaient de ne pouvoir montrer leurs toilettes à leur aise. On n’avait pas le temps de s’habiller pour la messe de huit heures ; et puis, à ce moment, le public masculin manquait, les hommes étant encore à se faire raser. Et, pour comble de malheur, il n’y avait pas de vêpres à Auberoque, mais seulement à l’église paroissiale, de sorte que la gent femelle passait les après-midi du dimanche en cancans, en bavardages insipides ou pis, devant les portes, pendant que les hommes jouaient aux quilles ou au « rampeau ». Car de descendre à Charmiers pour assister aux offices, c’était une chose dont les uns et les autres repoussaient même l’idée. Tous à peu près, hommes et femmes, allaient bien à la messe de la chapelle, du moins les jours de grandes fêtes, et faisaient leurs pâques à la saison. Mais leur religion n’allait pas plus loin : de traiter les gens de Charmiers en bons voisins, en frères en Jésus-Christ, il n’en fallait pas parler.

Ceux qui savent que dans les campagnes, où il n’y a pas, comme dans les villes, des promenades, la musique, le théâtre, et un public toujours prêt à lorgner, les assemblées dominicales aux offices tiennent lieu de tout cela ; que l’église, où quelques fervents vont prier, est aussi le seul endroit où les femmes puissent faire assaut d’élégance, exhiber leurs belles robes, étaler leurs grâces, caqueter et coqueter à la sortie avec les galants, ou jacasser entre vieilles commères ; tous ceux-là comprendront avec quelle affection la population féminine d’Auberoque devait embrasser l’idée de la construction d’une église au chef-lieu de la commune pour y transférer la cure du doyenné.

Cette question avait été déjà souvent agitée, mais toujours avec ce manque de sens pratique, avec cette incohérence de vues, avec cette préoccupation d’intérêts particuliers, qui en tout temps avaient caractérisé les diverses administrations municipales qui s’étaient succédé à Auberoque. Le choix de l’emplacement avait été la principale cause de l’avortement des projets. Les gens de la place voulaient l’église là, au centre du bourg, dans un jardin en bordure. Ceux du quartier de la Miséricorde alléguaient, à l’encontre, le terrain en déclivité, la difficulté de l’accès, et demandaient qu’elle fût construite dans leur voisinage, sur un « coderc » où paissaient les oisons. Quant à ceux du faubourg de l’école des frères, ils rejetaient bien loin les propositions des uns et des autres et prétendaient qu’elle fût édifiée sur un petit « tuquet » ou monticule, qui, à leur dire, semblait fait tout exprès. À l’appui de ces prétentions contradictoires, venaient les déclarations individuelles : chacun voulait bien souscrire, mais à la condition que l’église fût dans son quartier…

Dans cette situation, le concours du curé de la paroisse était un élément de succès : aussi madame Chaboin avait-elle pensé tout d’abord à se l’assurer, ce qui ne fut pas difficile, car il s’offrait de lui-même.

Ce curé, appelé Camirat, était un petit homme blond filasse, aux cils d’albinos, aux lèvres serrées. Il était intelligent, mais c’était un esprit inquiet et malveillant, un caractère difficile, un tempérament atrabilaire. En outre, il avait des défauts capitaux pour un prêtre : il était dur et intéressé. Il exploitait sa cure comme M. Bourdal son étude, et tâchait de lui faire rendre le plus possible. De peur de perdre, lorsque les gens ne lui paraissaient pas très solvables, il se faisait payer d’avance. Dès l’arrivée de madame Chaboin, le curé avait été quémander au château ; il y était retourné, de temps en temps, sous différents prétextes : une chapelle à restaurer, un calvaire à ériger, un ornement à acheter, des pauvres à soulager. Quoique l’ancienne fondatrice de la « Compagnie de la grande Mer nouvelle de Tombouctou » ne fût pas généreuse, elle se laissait toujours tirer un louis, désireuse de se concilier ce prêtre qui, en chaire, molestait quelque peu ceux qu’il n’aimait pas, et, en général et au figuré, se servait plus de la houlette que de la flûte pour mener son troupeau.

Lorsqu’au cours des premières ouvertures, M. Guérapin chargé d’engager les négociations, fit entrevoir au curé l’éventualité du transfert de la cure du doyenné à Auberoque, celui-ci se montra très partisan de ce projet. Il se déplaisait à Charmiers, où on ne l’aimait guère ; et puis, à l’occasion de cette église nouvelle, il aurait, lui, de l’argent à recueillir pour des vitraux, des autels, des tableaux, des ornements, tout un mobilier religieux ; en un mot, des fonds à manier, et il aimait cela. De plus, il comptait faire entendre à madame Chaboin que, pour bien entrer dans son rôle de châtelaine, il fallait rétablir le culte dans la chapelle du château, ce qui aurait grand air ; et il espérait bien cumuler les fonctions de chapelain avec celles de curé et s’introduire ainsi dans la société de cette « madame Crésus », comme l’avait baptisée facétieusement Exupère.

Le curé étant bien disposé, lors d’un court voyage que fit à Auberoque madame Chaboin, il fut convenu qu’il provoquerait les souscriptions et recueillerait les signatures. En raison de ses fonctions, nul mieux que lui n’était en état d’influencer les habitants du bourg en telle affaire. Afin de préparer favorablement les esprits, le curé commença par reculer d’une heure la messe dominicale, qu’il vint dire lui-même, laissant son vicaire à Charmiers. Ensuite, il donna les vêpres de temps en temps, et, dans ses prônes et ses sermons, s’attacha fort à flatter l’amour-propre de ses auditeurs et à se les concilier. Puis, un jour, il annonça une bonne nouvelle : afin de lever toutes les difficultés relatives à l’emplacement de la future église, et pour accorder les intérêts respectifs des divers quartiers d’Auberoque, madame Chaboin offrait un enclos à elle appartenant, situé dans une position assez centrale par rapport à l’ensemble du bourg. Cette annonce fut généralement bien accueillie, l’offre de madame Chaboin ayant l’avantage de ne favoriser aucune des trois compétitions rivales. C’était un compromis, une cote mal taillée, qui donnait satisfaction à tous dans une certaine mesure. Car, si chacun des trois partis contendants était débouté de ses prétentions, il n’avait pas du moins le crève-cœur de voir ses rivaux l’emporter sur lui.

Aussi, lorsque le curé commença de colporter sa liste, en tête de laquelle madame Chaboin s’était inscrite pour seize mille francs, — argent ou terrain, — fut-il bien reçu et sa grande feuille de papier timbré se couvrit de signatures. Il y eut cependant des abstentions : M. Farguette, Gardet, le receveur, et, avec quelques autres, mademoiselle de Caveyre, qui était bien légitimiste, — elle devait cela à ses traditions de famille, — mais qui n’aimait pas « la calotte », comme elle disait.

Encore que beaucoup se fussent parforcés par gloriole, pour humilier le voisin, les souscriptions étaient faibles en général, car Auberoque n’était pas riche ; mais enfin, à force de stimuler les fidèles, et en faisant appel à diverses personnes domiciliées hors de la commune, comme le député de la circonscription, le conseiller d’arrondissement, un riche manufacturier originaire du pays, mademoiselle Duffart, qui donna cent francs à la condition d’avoir son portrait dans un vitrail, et encore quelques autres, la souscription s’éleva à vingt-quatre mille neuf cent quatre-vingt-dix-sept francs, auxquels le curé ajouta généreusement trois francs, pour faire un compte rond.

Avec ces vingt-cinq mille francs, les secours du ministère des cultes que l’on obtiendrait par le moyen du député cousin de M. Duffart et un emprunt de vingt-cinq mille francs que voterait le conseil municipal, on pouvait construire une église et un presbytère.

Mais pour obtenir le vote de cet emprunt il fallait, premièrement, que la séparation des deux sections eût lieu, car les conseillers de Charmiers ainsi que la plupart des trente plus imposés, qui appartenaient à cette section, refusaient énergiquement de le voter. Et alors le dossier de la séparation, réclamé par M. Duffart à l’ami Cottignac, revint de la préfecture et fut soumis au conseil municipal réuni en session extraordinaire avec l’autorisation du préfet, obtenue par le même M. Duffart.

Grâce aux intrigues du château, la séparation fut votée à une forte majorité. Pour la première fois les conseillers d’Auberoque et ceux de Charmiers furent d’accord, mais c’était pour faire une bêtise.

Dans la très infime minorité se trouvait M. Farguette. Avec un zèle digne d’un meilleur sort, il avait essayé de faire comprendre aux conseillers d’Auberoque les conséquences d’un vote favorable. Il leur avait fait voir que le futur conseil serait à l’entière discrétion de madame Chaboin dont l’unique visée était de duper la commune. Surtout il avait insisté sur ce point que cette église, dont on se servait comme d’un appât pour leur faire voter la séparation, serait une cause de ruine pour la commune amoindrie…

Mais tous les efforts de ce pauvre M. Farguette furent vains : cette fois, M. Duffart, qui s’était encore constitué devant le conseil l’avocat de madame Chaboin, l’emporta. Comme dit l’autre, « il n’est pire sourd que cil qui ne veut entendre ». Aussi, sauf le pharmacien, la séparation fut votée par tous les membres présents. Cette restriction est nécessaire, car il y eut quelques absents, notamment M. Tronchat, qui ne pouvant se résoudre à voter cette séparation contre son opinion, feignit d’être malade et se mit au lit, espérant concilier par ce subterfuge ses intérêts et sa conscience.

Mais il lui fut signifié de la part de M. Guérapin que, ce jour-là, on connaîtrait les amis et les ennemis du château. M. Madaillac, qui s’était chargé de la commission, exhorta fort l’épicier à venir voter, quoique malade, l’assurant que ce serait de sa part un bel acte de courage civique ; et il lui cita l’exemple d’un grand personnage romain qui s’était fait porter mourant au Sénat, dans une circonstance décisive.

Mais madame Tronchat répliqua que son mari n’était ni Romain ni sénateur, et qu’elle ne souffrirait pas qu’il se levât avec la fièvre, pour attraper le « coup de la mort », en allant au conseil donner une voix inutile.

— Je vais faire entendre ceci à Guérapin, dit, en s’en retournant, dans le corridor, M. Madaillac à la gentille épicière, qu’il guignait depuis quelque temps, mais à une condition…

Et, là-dessus, il la prit dans ses bras.

— Finissez donc, monsieur Madaillac ! j’appelle ! faisait sourdement madame Tronchat en se débattant.

Puis, après s’être dégagée, elle s’enfuit vers sa boutique, non sans avoir été embrassée dru et quelque peu « paupignée ».

Un autre conseiller manquait, à cette séance fameuse : c’était M. Desvars. L’intendant lui avait écrit deux lettres, dont la dernière énergiquement comminatoire, pour le déterminer à venir voter, lui offrant même un nouveau prêt s’il en avait besoin. Mais l’inventeur était en ce moment-là trop affairé pour faire le voyage. Il était en pourparlers avec un courtier d’affaires, qui le bernait d’une prétendue vente de son brevet à une maison de Londres et lui tirait quelques pièces de cent sous avec cette bourde : aussi ne répondit-il même pas aux lettres de M. Guérapin.

Ce dernier avait mis dans sa tête que M. Farguette serait isolé dans le conseil, qu’il serait le seul à voter non. C’était une satisfaction pour sa haine : aussi travaillait-il fort pour que le conseil fût au grand complet, afin que l’isolement du pharmacien parût plus humiliant. Il se trompait en comptant sur M. Desvars : celui-ci, présent, n’eût pas sans doute voté selon ses désirs ; mais Guérapin, qui ne connaissait d’autres mobiles que l’intérêt ou la passion, se persuadait facilement que M. Desvars, étant le débiteur de madame Chaboin, débiteur gêné qui plus est, voterait au gré de sa créancière.

Aussi conçut-il une vive irritation contre les deux absents. Au regard de M. Tronchat, son ami le secrétaire de la mairie le calma un peu, en l’assurant que réellement l’épicier avait la fièvre et n’était pas en état de se lever ; mais pour ce qui était de M. Desvars, l’intendant songea aussitôt à se venger.

En recevant l’argent, l’inventeur avait écrit au bas d’un papier timbré : « Bon pour cinq cents francs ». M. Guérapin remplit le papier et en fit un billet à trois mois, de sorte que, depuis l’époque du prêt, ce billet était échu ; puis il le remit à M. Desguilhem pour le recouvrer.

Lorsque l’huissier se présenta, la pauvre Michelette fut toute transie de peur. Elle avait soupçonné son père d’avoir emprunté quelque argent à son locataire, et cela la gênait, car elle se disait que c’était sans doute à sa considération que M. Lefrancq avait fait ce prêt. Mais, en constatant qu’il s’était mis entre les griffes de madame Chaboin et de son intendant, elle fut prise d’un profond découragement. Où trouver cet argent ? Elle savait que la maison et quelques pièces de terre et de vigne faisant tout leur héritage étaient couvertes d’hypothèques et qu’il était impossible de contracter de nouveaux emprunts. Et pourtant il fallait se le procurer, cet argent, car, comme le lui dit M. Desguilhem, il avait ordre de « poursuivre à outrance ». L’huissier plaignit bien Michelette, et avec des sous-entendus équivoques lui fit comprendre que, s’il avait des fonds, ce n’est pas pour cinq cents francs qu’il la laisserait en peine. La pauvre enfant sentit l’injure, et remercia M. Desguilhem si sèchement qu’il s’en alla sans mot dire.

Lorsqu’il fut sorti, elle tomba sur une chaise, accablée, et se tint immobile, les mains jointes sur ses genoux, regardant fixement le plancher et songeant avec angoisse à cette situation. Elle voyait à l’avance les poursuites se faire, la procédure marcher, et les papiers timbrés s’accumuler dans le tiroir du cabinet où il en était tant passé déjà. Et puis la fin, les affiches à la porte de la maison, la saisie, la vente, après laquelle il leur faudrait, son père et elle, quitter cette vieille demeure de famille, modeste mais solide, où avaient logé plusieurs générations de Desvars, comme en témoignait la date de 1617 gravée sur le linteau de la porte, au-dessous de deux clefs entre-croisées.

Et puis, où aller ? que faire ? comment gagner le pain de chaque jour ? où trouver l’abri nécessaire ? Autant de points d’interrogation qui la torturaient. À ces angoisseux chagrins de la ruine définitive s’ajoutait, pour la malheureuse Michelette, un douloureux serrement de cœur, à la pensée qu’elle ne verrait plus M. Lefrancq. Ah ! pourquoi la ruine n’était-elle pas venue plus tôt ! n’était-ce pas assez de ses tristes anxiétés sur le sort de son père et le sien, sans qu’il s’y joignît encore les cruelles douleurs de cette séparation !

Elle resta longtemps ainsi, perdue dans ses pénibles réflexions, et la nuit venue l’enveloppa de son ombre.

Deux jours après, en enregistrant les actes de l’huissier, M. Lefrancq trouva un protêt signifié à M. Desvars, « parlant à la personne de sa fille ». Il s’expliqua alors le chagrin de la petite et ses rares apparitions au jardin. Le soir, il descendit, alla s’asseoir sous l’amandier et attendit, lisant. Mais le crépuscule tombait et elle ne paraissait pas. Alors, inquiet, il se pencha sur le mur de séparation et l’appela sourdement :

— Michelette !

Elle vint sur le seuil de la porte et le regarda tristement.

— Approchez là, je vous prie : je voudrais vous dire quelque chose.

Elle vint près du mur.

— Vous m’aviez promis de me faire part de toutes vos peines, de tous vos chagrins ; vous ne l’avez pas fait, ce n’est pas bien.

Elle baissa la tête sans répondre.

— Vous n’avez donc pas confiance en moi ?

La petite leva sur le receveur ses beaux yeux où perlaient des larmes :

— Si, comme en Dieu !

Il lui prit la main :

— Alors, pourquoi ne m’avoir pas parlé de ce billet ?

— Vous le comprenez bien… Épargnez-moi !

— Séchez donc vos yeux, ma chérie, et ne vous tourmentez plus de cela : demain je verrai monsieur Desguilhem… Et, maintenant, allez chercher votre chaise et venez vous asseoir ici, près du mur.

Elle obéit et revint au bout de la treille, sous laquelle la lune tamisait une faible clarté. Et là ils s’entretinrent longuement, doucement, à mi-voix, comme si quelqu’un eût été à portée de les entendre.

Cependant, quoique un peu rassérénée, Michelette était encore triste ; M. Lefrancq lui en demanda la raison.

— Hélas ! dit-elle, n’ai-je pas assez de sujets de l’être !

Mais, comme il semblait au receveur que cette tristesse était inquiète et venait d’une cause présente et particulière, il cherchait à la deviner.

— Michelette, lui dit-il après un moment de silence, je crois qu’au lieu d’aller chez monsieur Desguilhem il serait préférable d’envoyer l’argent à votre père, qui le lui fera tenir lui-même.

Elle le regarda, reconnaissante, heureuse de la communication muette de leurs pensées :

— Je le crois aussi, dit-elle.

— Ainsi faisant, reprit-il, nous couperons court aux commentaires empoisonnés. Mais, si j’envoyais l’argent d’ici, ce serait tout pareil : alors j’irai demain à Périgueux… C’est la crainte des méchants propos qui vous tourmentait encore, n’est-ce pas ?

— C’est vrai, vous m’avez devinée.

— C’est que je vous aime, Michelette !

Dans le cœur douloureux de la pauvre enfant, ces paroles coulèrent comme un baume, et tous deux restèrent longtemps ainsi, savourant en silence la douceur de l’aveu, tandis que du fond du vallon montait le triste « hou ! hou ! » d’une chouette sortie du creux de quelque noyer. Puis sur le bourg endormi tombèrent, de l’horloge du château, dix coups sonores lentement frappés.

Alors Michelette se leva :

— Il faut nous retirer, dit-elle.

— Auparavant, donnez-moi cette vaillante petite menotte.

Il la tint un moment entre ses mains, tout entière enfermée comme un jeune oiseau. Elle était un peu brunie par les soins du ménage, mais mignonne de forme, avec des fossettes et des doigts fuselés. Après avoir un peu caressé cette petite main, et l’avoir comme réchauffée entre les siennes, M. Lefrancq la porta tiède à ses lèvres et la baisa longuement.

Ce baiser fit tressaillir l’amoureuse.

— Bonsoir ! dit-elle, tremblante, en s’enfuyant.

— Bonsoir, ma chérie !

IX

Ceux qui ont vécu dans un de ces microcosmes de province comme Auberoque ne seront pas étonnés de savoir que, dès le lendemain du protêt fait par M. Desguilhem, tout le bourg était instruit de la chose. Chacun commentait ce petit événement à sa façon. Les uns, avec une satisfaction hypocritement déguisée, constataient la justesse de leurs prédictions ; d’autres triomphaient méchamment : « Ce pauvre Desvars ! que ne se contentait-il de forger des clefs et de ferrer des portes ! mais il avait voulu faire l’inventeur, le monsieur !… Qu’il invente maintenant un moyen pour se tirer de là ! » Quelques-uns plaignaient le père et la fille ; mais, pour tous, ce protêt, c’était la fin, la déconfiture prochaine, M. Desvars étant endetté jusqu’au cou.

« Sa chemise n’est pas à lui », disait M. Bourdal.

Pour la foule des indifférents, c’était un événement fâcheux sans doute, mais il y avait une compensation : on allait avoir pendant quelque temps un sujet de conversation intéressant. Aussi, à part quatre ou cinq personnes, les gens d’Auberoque attendaient impatiemment la suite de ce petit drame judiciaire. On ne s’imagine pas combien le défaut de sujets d’entretien et l’indigence d’esprit rend les habitants des petites localités impitoyables pour leurs voisins affligés par un malheur. Une mort, une faillite, une condamnation, un accident conjugal, une perte d’argent, une fille mise à mal, sont autant de proies sur lesquelles ils se jettent avec la férocité de bêtes affamées. Un proverbe du pays exprime cette triste vérité : « Lorsqu’un arbre est tombé, chacun y va faire son fagot. »

Les voisines vinrent visiter Michelette, moins pour lui faire leurs patelines complaintes que pour tâcher d’avoir des renseignements, connaître ses intentions et savoir si elle avait quelque biais pour sortir de cette situation. Mais la petite se borna prudemment à remercier de l’intérêt qu’on lui témoignait, — en paroles, — et ne dit rien de plus. Lorsqu’on voulait la plaindre personnellement aux dépens de M. Desvars, elle répondait que son père était le maître, et qu’elle ne blâmait aucunement ce qu’il faisait.

Parmi les habitants d’Auberoque, il y en avait un qui s’intéressait tout particulièrement à la situation de la famille Desvars, c’était M. Reversac. Ce répugnant personnage avait depuis longtemps remarqué Michelette et il la désirait avec l’âpre convoitise du libertin pour la jeunesse innocente. Lorsqu’il la rencontrait dans la rue, il lui adressait des saluts d’une politesse affectée, auxquels, avec cet instinct féminin qui ne trompe guère elle répondait par une froideur méprisante. Une fois, sous prétexte de se faire montrer le vélocepède, il était venu trouver M. Desvars, dont il flattait les illusions. Cette ruse ne lui avait pas réussi, car Michelette s’était tenue en haut dans sa chambre, durant toute cette visite. Pendant les absences de l’inventeur, M. Reversac avait bien songé à la renouveler, mais il n’osait sans un prétexte plausible. L’attitude de Michelette n’était pas d’ailleurs pour l’encourager, et, d’autre part, il pressentait en M. Lefrancq un rival et un ennemi.

Le protêt du billet Chaboin parut à M. Reversac une occasion singulièrement favorable à ses desseins. Il lui semblait impossible qu’apparaissant à elle comme un sauveur généreux, la jeune fille ne se départit pas de l’aversion que révélait sa contenance. Il avait vu déjà tant de femmes, farouches d’abord, se laisser apprivoiser par des cadeaux, des présents, qu’il croyait en ces affaires à la toute-puissance de l’argent. C’est ainsi qu’il avait eu la « belle » madame Goussard, avec une robe de taffetas gorge-de-pigeon qui lui avait permis d’éclipser les dames les plus huppées d’Auberoque, à la procession de la Fête-Dieu ; et aussi la petite veuve Barjac, la modiste, en retirant une valeur de quatre-vingts francs protestée : il est vrai que ces dames n’étaient pas précisément des vertus. Quant aux petites couturières et « lisseuses », il les avait séduites avec quelques colifichets, et, pour la malheureuse servante du Cheval-Blanc, sa fleur ne lui avait coûté qu’une pièce de cent sous, toute neuve à la vérité, qui avait fasciné cette paysanne naïve et lui avait semblé le Pérou.

Enfin, après y avoir bien réfléchi, encouragé par ses succès précédents, M. Reversac se présenta, un après-midi, à la maison Desvars. Michelette était dans la cuisine et fut péniblement impressionnée en le voyant. Sans répondre aux politesses mielleuses de cet homme, elle lui demanda ce qui l’amenait.

Il commença par exposer que l’intérêt qu’il portait à M. Desvars, — le seul homme intelligent d’Auberoque, — le mouvait uniquement en cette occasion. Puis, continuant, il parla de l’inventeur avec un flux de paroles louangeuses destinées à endormir la défiance de la petite, et finit par déclarer positivement que c’était une honte pour la commune de méconnaître un homme de cette valeur…

— Mais, monsieur, interrompit Michelette, vous n’êtes pas venu expressément pour me faire l’éloge de mon père ?

Alors, avec force circonlocutions, il expliqua qu’il considérait comme un devoir d’aider, en une circonstance difficile, un compatriote de mérite tel que M. Desvars, et de lui donner, ainsi qu’à sa charmante fille, — ici il s’inclina, la main sur le gilet, — une marque de sympathie désintéressée :

— Oh ! absolument désintéressée ! ajouta-t-il en voyant le mouvement de Michelette.

Elle restait debout pendant ce discours, appuyée contre la table qui les séparait. Lui, avait demandé la permission de s’asseoir, tant il était las d’une surveillance de nuit ; et, en prenant une chaise, il s’était rapproché, sans intention apparente. Alors avec toutes sortes de précautions oratoires, de protestations d’intérêt, il dit qu’ayant appris les poursuites commencées contre M. Desvars il venait lui offrir le moyen de les faire cesser : et il la conjurait d’accepter l’offre d’un ami, « d’un ami sincère », ajouta-t-il.

Michelette devint rouge subitement :

— Je vous remercie, dit-elle fièrement, mon père y pourvoira !

— Je crains que cela ne lui soit difficile… Mais peut-être ne croyez-vous pas à ma sincérité, dit-il en s’animant. Eh bien, vous avez tort, je vous assure : je donnerais tout au monde pour avoir le bonheur de vous être utile… La preuve, fit-il en tirant de son portefeuille un billet de cinq cents francs qu’il jeta sur la table en se levant, la voici ! Prenez cela, je vous en supplie à genoux ! que je n’aie pas la douleur d’assister à une catastrophe inévitable…

Il comptait sur cette fascination de la réalisation matérielle immédiate qui fait faire de si tristes marchés, mais il se mécomptait fort.

De rouge, Michelette était devenue pâle, prise d’une frayeur pudique en voyant, à travers les lunettes, les yeux de cet être immonde briller de désirs.

— Sortez ! lui dit-elle en lui montrant la porte. Lui, se rapprocha comme pour rempocher son billet.

— Voyons ! pourquoi ne pas accepter les services d’un ami ? d’un ami véritable ? qui ne vous demande rien, ni remerciement, ni gratitude ? Je vous en conjure ! Michelette !…

Et, devant l’émotion qui soulevait le corsage de la petite, le misérable, incapable de se contenir, essaya de lui prendre la main.

Mais elle ouvrit vivement le tiroir de la table et saisit un couteau de cuisine :

— Si vous me touchez, vous êtes mort !

À ce moment, M. Lefrancq, qui descendait au jardin, entendant cette menace angoissée, franchit d’un bond le petit mur de séparation et courut à la cuisine. Michelette était là, debout, pâle, tragique, les narines gonflées, les yeux flamboyants, le couteau levé sur le gredin qui ricanait en disant :

— Allons ! allons ! ne faites pas la méchante !

En un clin d’œil, le receveur empoigna le Reversac au cou, le jeta sur le cailloutis et le maintint de son genou sur l’estomac.

— Vous a-t-il touchée seulement du petit doigt ? demanda-t-il en se tournant vers Michelette.

Elle secoua la tête négativement.

— C’est heureux pour toi, vermine ! Je t’aurais tordu le cou !… Allons ! file ! ajouta-t-il en le lâchant.

L’autre se releva, ramassa ses lunettes, puis son billet que M. Lefrancq lui lançait à la figure, et, comme il s’en allait, reçut un vigoureux coup de pied au derrière qui le projeta jusqu’à la porte ; il l’ouvrit précipitamment et s’enfuit.

Alors le receveur revint vers Michelette, qui maintenant, le danger passé, s’était assise après avoir jeté son couteau sur la table.

— Ô mon cher ange ! dit-il en lui prenant la main, quelle courageuse enfant vous êtes !

Elle leva vers lui ses yeux lumineux et profonds, et, encore toute palpitante d’émotion, à son tour l’aveu lui monta aux lèvres :

— C’est que je défendais votre bien !

— Ô Michelette ! que je baise la bouche qui a dit ces douces paroles !

Et ce fut leur premier baiser d’amour…

Il y eut une désagréable surprise pour la population d’Auberoque, lorsque l’on sut que M. Desvars avait adressé à l’huissier le montant du billet Chaboin avec les intérêts et les frais. Et cette surprise augmenta encore, lorsque l’on sut que l’inventeur avait envoyé largement, plus qu’il n’était nécessaire, comme un homme qui ne compte pas, en priant M. Desguilhem de remettre le surplus à sa fille, avec le billet et la procédure. Pour que M. Desvars négligeât ainsi quatre-vingts et quelques francs d’excédent, il fallait que ses affaires fussent en bon chemin :

« S’il allait faire fortune ! » se disaient ses concitoyens, subitement jaloux.

Cette pensée, jointe à la déception de perdre, avec cette déconfiture évitée, un long sujet de bavardages, disposait mal les esprits pour l’inventeur. On lui en voulait presque d’avoir paré le coup ménagé par le rusé Guérapin. Lui ne se souciait guère de ce que l’on pensait de sa personne à Auberoque, et continuait à battre le pavé de Paris pour placer son vélocepéde.

Trois ou quatre jours après l’envoi des fonds, arriva par la voiture de Périgueux, à l’adresse de mademoiselle Desvars, un paquet venant du Louvre, avec cette mention : « Envoi de M. Desvars ».

Oh ! alors, l’étonnement redoubla. Décidément, l’inventeur avait fait de bonnes affaires là-bas : on ne pouvait en douter, puisqu’il avait l’esprit assez libre et tranquille pour songer à expédier des étoffes à sa fille, « ce qui n’était pas de trop, franchement ! » ajoutait-on. Mais alors, du moment qu’il revenait sur l’eau, c’était un homme à considérer, et on ne se moqua plus ouvertement de lui :

« Ce diable d’Arnaud, disaient ceux de son âge, à force de s’entêter sur ses machines, il aura fini par réussir ! »

Et, le soir, dans la grande salle du Cheval-Blanc, on discutait entre deux parties de quinze, sur le vélocepède, qu’à part le receveur et Guérapin personne n’avait vu terminé, car M. Desvars ne faisait guère cas de l’opinion de ses concitoyens, moins encore en matière de mécanique qu’en toute autre chose.

Mais Guérapin, lui, n’était pas d’humeur à discourir sur le vélocepéde. Depuis l’insuccès de sa combinaison il ne décolérait plus : les ouvriers sous ses ordres en savaient quelque chose. Comme il avait appris de M. Duffart que l’inventeur était loin d’être, financièrement parlant, en bonne situation, il soupçonnait que quelqu’un lui était venu en aide. Ses soupçons se portèrent d’abord sur le pharmacien, qui avait déjà rendu de petits services à M. Desvars, puis ils s’arrêtèrent sur M. Lefrancq.

Le jardin de la maison Desvars était, du côté du bourg, entièrement caché aux regards. Des prés au-dessous, où les « drolettes » ramassaient les pissenlits à la sortie de l’hiver, on ne l’apercevait guère non plus. Mais du coteau en face, de Belarbre, que certains appelaient ironiquement « la Questure », et d’autres, mal-appris, « la niche à Baba », on voyait parfaitement ce qui se passait dans le jardin Desvars. Plusieurs fois, depuis le départ du conseiller qui avait laissé ses clefs chez M. Madaillac, l’intendant, avec son instinct de l’espionnage, s’était embusqué derrière les contrevents et avait épié le receveur, sans but déterminé, pour le moment, mais c’était un homme qui recherchait comme une arme la possession des secrets d’autrui. C’est ainsi qu’il avait retenu des papiers du défunt marquis d’Auberoque, qui l’avait employé quelque temps, et qu’il s’était approprié, avec la complicité du secrétaire Madaillac, des pièces tirées des archives de la mairie.

Au reste, il avait vu peu de chose de sa cachette. Le receveur parlait souvent avec Michelette, mais toujours par-dessus le petit mur : il n’y avait pas là de quoi incriminer les relations des deux jeunes gens. Cependant, comme d’autre part on ne connaissait aucune liaison à M. Lefrancq, l’intendant en concluait qu’il était l’amant de la jeune fille, et alors son intervention s’expliquait. Une circonstance concourait à confirmer Guérapin dans cette supposition, c’est qu’il avait su de M. Monturel, qui ne pouvait rien celer, que le receveur avait déjà payé les contributions de son propriétaire.

La haine venimeuse que cet homme avait pour M. Farguette se doubla dès lors d’une haine pareille à l’endroit de M. Lefrancq, qu’il détestait déjà comme ami du pharmacien. Il songea tout d’abord à le faire déplacer et en écrivit à madame Chaboin et à M. Duffart, leur exposant que ce garçon-là discourait librement sur leur compte ; que c’était un intime de M. Farguette ; un franc-maçon, avait-il ouï dire à un voyageur de commerce ; enfin un homme dangereux, un ennemi dont il fallait se débarrasser.

De motifs sérieux pour le faire déplacer, il n’y en avait pas ; mais cela n’était pas pour gêner le Guérapin. Il adressa au directeur général de l’enregistrement une plainte verbeuse et prolixe, où, entre autres choses, il accusait M. Lefrancq d’avoir reçu très impoliment un sien parent ; de fermer son bureau avant l’heure réglementaire ; de s’absenter sans autorisation ; de recevoir dans son bureau des femmes légères, — allusion à la visite deux fois renouvelée de mademoiselle de Caveyre ; — d’accepter des cadeaux de gibier, de truffes, des délinquants condamnés, et autres griefs de ce genre.

Pour fortifier cette dénonciation, l’intendant fit porter par des gens à sa dévotion des plaintes particulières, qui corroboraient les faits allégués. Il se flattait que, par ses relations, M. Duffart donnerait du poids à toutes ces calomnies, chose qui se voit encore quelquefois. Heureusement, le directeur général était un homme juste et de caractère indépendant qui ne se laissait pas facilement influencer.

De l’enquête faite par un inspecteur envoyé tout exprès, il ressortit pleinement que les faits allégués par Guérapin et ses gens apostés étaient odieusement dénaturés ou purement supposés. Aussi lorsque M. Duffart, qui surveillait la marche de cette affaire, se présenta chez le directeur général pour enlever le déplacement de M. Lefrancq, il fut froidement reçu. Comme il citait, pour étayer le factum de Guérapin, certains faits à sa connaissance personnelle, à savoir que le receveur avait poursuivi deux délinquants très intéressants, qu’il lui avait recommandés lui-même, ce qui était fait pour susciter des haines au gouvernement impérial, le directeur lui répondit sèchement qu’en accusant M. Lefrancq, il faisait le procès de l’Administration, attendu que ce fonctionnaire n’avait pu exercer de poursuites sans y être autorisé. D’ailleurs il ne pouvait blâmer son subordonné de n’avoir pas tenu compte d’une ingérence abusive.

— Au surplus, ajouta-t-il, l’enquête faite par mon ordre a surabondamment démontré que la haine seule a dicté la dénonciation calomnieuse du sieur Guérapin, aussi bien que celles faites à son instigation. Par conséquent, monsieur Lefrancq ne sera pas déplacé, sinon avec avancement, lorsque son tour sera venu.

Et pendant que le conseiller général d’Auberoque, tout déferré, se retirait piteusement en murmurant quelques plates excuses, le directeur le regardait s’éloigner avec un sourire de mépris.

L’échec de sa machination rendit M. Guérapin furieux, mais il ne le découragea pas.

Le bien tout entier de M. Desvars, maison et terres, était hypothéqué pour huit mille francs. L’époque du remboursement était échue depuis plusieurs années, mais le créancier, sachant l’impossibilité où était le père de Michelette de se libérer, se contentait des intérêts, qui lui étaient assez exactement payés, avec d’autant plus de facilité que la créance était suffisamment garantie par la valeur des immeubles. Guérapin, qui savait cela, comme il savait les affaires de tout le monde, conçut aussitôt le projet de faire acheter à madame Chaboin la créance Desvars, et, comme celui-ci ne pourrait la rembourser, de le poursuivre en expropriation.

« Nous verrons bien, se disait-il, si le galistrou ne trouvera pas la fille un peu chère ! »

Et, ayant facilement obtenu l’assentiment de madame Chaboin, toujours prête à une mauvaise action, l’intendant entama des négociations avec le créancier de M. Desvars.

Mais ce créancier était un honnête homme, qui refusait absolument de se prêter à cette canaillerie. À plusieurs reprises, il éconduisit Guérapin, qui allait jusqu’à lui offrir un bénéfice sur sa créance. Malheureusement, à peu de temps de là, il fut obligé de réaliser des fonds pour marier sa fille ; ce que sachant, l’intendant revint à la charge, se pourléchant d’avance à la pensée du mal qu’il allait faire.

— Avant tout, lui dit l’autre, il faut que j’avertisse Desvars.

— Et où voulez-vous qu’il prenne l’argent ?

— Je n’en sais rien, mais je ne céderai ma créance qu’à son refus.

En recevant la lettre de son créancier, M. Desvars, déjà fort abattu par l’insuccès des démarches relatives à son vélocepède, fut atterré. Être à peine échappé des griffes des Chaboin et Guérapin pour y retomber, c’en était trop. Car de compter trouver tout de suite un autre prêteur, cela ne se pouvait raisonnablement. Et alors, las, découragé, la tentation venait au pauvre inventeur de laisser aller tout à trac… Mais aussitôt il songeait à sa fille, et retournait à la contemplation anxieuse de sa situation, maudissant le démon qui l’avait poussé, lui, artisan aisé, ouvrier habile, à laisser là son métier pour se ruiner à la poursuite d’inventions malheureuses. Parfois sa pensée se portait sur M. Lefrancq qui l’avait déjà tiré d’affaire ; seulement, cette fois-ci, il ne s’agissait plus de cinq cents francs, mais de huit mille… M. Lefrancq n’était peut-être pas en position de prendre cette créance ; et puis, même le pouvant, le voudrait-il ? Enfin, après une nuit tourmentée, le pauvre homme se résolut à écrire à son locataire et attendit, plein d’inquiétude.

Le surlendemain, il recevait cette réponse qui le fit revenir à la vie et à l’espérance :

« Envoyez votre procuration à monsieur Farguette et prévenez votre créancier que d’ici huit jours il sera remboursé. »

En apprenant l’insuccès de cette dernière tentative, Guérapin eut un accès de rage froide qui faillit le tuer, mais qui, malheureusement, ne fit que lui donner la jaunisse ; toutefois il ne désarma pas pour cela.

Cet homme, vieux célibataire, vivait avec sa sœur, veuve d’un gendarme en retraite, et mère d’une grosse fille qui depuis trois ou quatre ans avait coiffé sainte Catherine. Cette veuve, appelée, « la Creyssieux », était l’ancienne limonadière du Café du Périgord, très grande et puissante femme, presque une géante, qui jadis avait séduit le bon gendarme par l’ampleur de ses charmes, en lui versant une demi-tasse. Cette créature, devenue monstrueusement grosse, avait la peau jaunâtre, les lèvres livides, le petit nez d’une chatte et les yeux bridés d’une Asiatique. Des cheveux d’un noir huileux, avec une fausse natte roussie par le temps, pareille à une queue de vache, et ramenée en couronne au-dessus d’un front bas, achevaient de prêter un aspect repoussant à sa large tête aux traits figés. Au moral, lascive, vaniteuse, méchante et paresseuse à l’excès. Toujours sale, la Creyssieux à peu près impotente passait ses journées à la cuisine, assise dans un vaste fauteuil paillé, fait exprès pour elle, attendant les commérages que quelques voisines allaient lui porter, et leur racontant les romans qu’elle inventait de toutes pièces sur les uns et les autres, avec un luxe de détails précis qui les rendait vraisemblables. Si sa langue ne chômait guère, ses mains, perpétuellement oisives, ne pouvant se croiser sur son ventre démesuré, s’allongeaient, chargées de bagues, sur ses cuisses énormes, dans une attitude hiératique. On eût dit, à la voir ainsi, une forte chaîne en simili or autour de son cou crasseux et ridé, une colossale idole thibétaine, — ou une mère abbesse attendant la pratique.

Cette horrible créature était aussi malfaisante que son frère ; mais, à peu près confinée chez elle, ses moyens de nuire étaient différents. Sans parler de sa langue empoisonnée, son arme favorite était la lettre anonyme.

On se demandait parfois, à Auberoque, pourquoi les filles du notaire, qui étaient riches, pourquoi mademoiselle Monturel, qui l’était aussi, pourquoi les filles du juge, qui étaient gentilles, pourquoi d’autres encore ne se mariaient pas et montaient en graine. Quelques rares personnes en soupçonnaient la cause, mais d’une manière générale on l’ignorait.

C’était la Creyssieux qui éloignait les prétendants avec ses lettres anonymes. Outre sa méchanceté native, un sentiment de jalousie féroce la poussait dans ces occasions, car elle ne pouvait supporter l’idée que les demoiselles du bourg se mariassent avant sa grosse dinde de fille. Aussitôt qu’un jeune homme se présentait dans une maison, la veuve, renseignée par son frère, lui adressait une lettre pour le prévenir charitablement, et lui montrer dans quel guêpier il se fourrait.

En ce qui concernait les demoiselles Bourdal, l’anonyme écrivait que leur mère était morte « de la poitrine » ; la petite Monturel avait la « danse de Saint-Guy » ; quant aux demoiselles Caumont, l’aînée était un peu beaucoup « sur l’œil » et la seconde avait des « humeurs froides » à une jambe. D’autres avaient des amants ; celle-ci avait eu recours à la sage-femme Zoé… ainsi de suite. Cette scélérate avait une habileté dans la calomnie qui rendait ses mensonges difficiles à détruire et ses allégations impossibles à vérifier : comment s’assurer, par exemple, que la plus jeune des demoiselles Caumont n’avait pas de plaies scrofuleuses à la jambe ?

Cette digne sœur de Guérapin n’était pas la seule à se livrer à ces odieuses manœuvres ; madame Desguilhem pratiquait aussi ces gentillesses épistolaires pour venger son fils l’huissier, qui avait été successivement refusé par toutes les demoiselles d’Auberoque et des environs, — les riches, s’entend, — car la mère avait pour son « Julou » de grandes prétentions : « La première famille du pays après le château !… vous comprenez ?… » Mais cette honorable épistolière n’était pas de la force de la veuve Creyssieux ; elle n’avait ni ses inventions perfides ni son habileté à profiter des circonstances. Pourtant elle avait eu quelques succès en faisant manquer deux ou trois combinaisons matrimoniales péniblement échafaudées par l’oncle Guérapin pour caser la grosse Irma. Il est vrai qu’elle n’avait eu qu’à signaler des choses connues : à savoir, qu’un cousin, receveur-buraliste, cousinait beaucoup dans la maison, et à rapporter des rumeurs d’une nature grave sur le résultat dudit cousinage.

En ces circonstances, madame Desguilhem n’obéissait pas à un mouvement de dépit, car elle n’avait jamais ambitionné pour son fils l’alliance des Creyssieux et des Guérapin, gens sans fortune et fort au-dessous d’elle. Non ! en nuisant à la veuve et à sa fille, la bonne dame vengeait une sienne sœur qui avait beaucoup souffert des infidélités de son mari avec la « grande Creyssieux », comme on appelait celle-ci, au temps où elle était jeune et déjà fort décriée : tant madame Desguilhem, née Porcher, avait le sentiment de la solidarité familiale.

La veuve Creyssieux aussi, d’ailleurs, car elle entra avec empressement dans les vues de son frère. Le plus sûr moyen de se venger de M. Lefrancq, c’était d’atteindre Michelette, et la gueuse s’y embesogna aussitôt. Elle était là dans son élément, elle aimait à faire le mal, à remuer des ordures. Aussi, avec quel bonheur cette mégère impure s’efforça de torturer la jeune fille chaste en lui révélant les vilenies des passions, les ignominies de la chair ! Et quel plaisir atroce elle prit à froisser sa délicatesse, à lui salir la pensée de choses obscènes cyniquement exprimées, à la frapper dans son amour !

M. Lefrancq ne l’aimait pas : « il se servait d’elle », comme de cette… de Caveyre, comme de la servante du Cheval-Blanc, qui venait faire son lit tous les jours, et qui le défaisait aussi, comme d’une… Elle verrait bien ça, sous peu, lorsqu’elle serait obligée d’élargir la ceinture de sa robe… Avec quel mépris il la lâcherait alors !

Et puis elle lui parlait de sa défunte mère : quelle honte ce serait pour elle, vivante, de voir sa fille tombée parmi les « traînées » !

Quant à son père, c’était un… qui l’avait vendue comme neuve, alors que M. Lefrancq n’avait eu que les restes de Duboisin et des autres.

Ainsi, pendant quatre grandes pages d’une lourde écriture grossièrement contrefaite, la gredine répandit sa bave venimeuse ; après quoi, Guérapin, vers minuit, alla jeter la lettre à la poste.

En levant la boîte, le lendemain, mademoiselle de Caveyre remarqua cette lettre :

— Tiens ! est-ce que cette petite Michelette aurait quelque affaire de cœur ?

Et elle fourra la lettre dans sa poche.

Lorsque, hors de son bureau, elle put la lire, la directrice fut un peu étonnée de voir que l’anonyme la colloquait sans façon avec le receveur, et elle ne put s’empêcher de murmurer :

— Je voudrais que la coquine qui a écrit ça se fût cassé le cou et qu’elle eût dit vrai !

Après avoir achevé la lecture de cette ignoble lettre, mademoiselle de Caveyre resta perplexe, se demandant qui pouvait l’avoir écrite. C’était une femme, bien sûr, et une femme sans éducation, cela se voyait à de certaines phrases, et une femme éhontée, cela résultait des termes dont elle usait. La directrice passa mentalement en revue les femmes du bourg et ne savait à laquelle s’arrêter. Ce qui la déroutait, c’est que, — artifice prévoyant, — on eût dit cette lettre dictée par une jalousie féminine, circonstance qui empêchait sa pensée de se fixer sur la veuve Creyssieux.

« De qui qu’elle vienne, se dit-elle, ce serait un crime d’envoyer une pareille saleté à cette pauvre petite » ; et elle mit la lettre sous clef dans un tiroir.

Mais la curiosité la travaillait, et aussi un certain désir de se venger de la personne qui avait joint à son nom une épithète insultante. Persuadée qu’en n’apercevant pas, sur le visage de Michelette, la honte et le chagrin que devait lui causer sa lettre, l’anonyme récidiverait, mademoiselle de Caveyre guetta. Le soir, tard, elle retirait toutes les lettres de la boîte, et, cachée derrière les volets légèrement entr’ouverts, elle épiait, ou sa mère. Après plusieurs veilles inutiles, une nuit, elle entendit la pierraille crier sous un pas furtif. Vite, sautant de son lit, elle courut à la fenêtre et reconnut Guérapin, qui, le collet de son paletot relevé, s’approchait et jetait une lettre à la boîte.

Aussitôt elle dégringola l’escalier et trouva cette lettre, qui était adressée à M. Lefrancq : au reste, la même écriture que celle de l’autre, destinée à Michelette.

« C’est donc cette coquine de Creyssieux ! »

Et elle comprit alors que le frère et la sœur se vengeaient ainsi de l’intervention du receveur dans les affaires de M. Desvars. Après y avoir réfléchi, le lendemain elle laissa parvenir la lettre à son adresse, dans l’espoir que le destinataire en rechercherait l’auteur.

En effet, après l’avoir lue, M. Lefrancq monta chez le pharmacien :

— Connaissez-vous une femme capable d’écrire une pareille cochonnerie ? dit-il en la lui donnant.

M. Farguette lut la lettre, qui n’était qu’une réédition, à l’intention de M. Lefrancq, des grossières injures et des calomnies contenues dans celle au nom de Michelette.

— Il y a bien, répondit M. Farguette, deux ou trois personnes à Auberoque capables d’écrire des lettres anonymes ; mais d’aussi méchamment dégoûtantes, je n’en connais qu’une, la veuve Creyssieux. Au surplus, j’imagine que vous n’avez pas le plus léger doute sur toutes ces infamies ?

— Oh ! pas le moindre !… Seulement, je voudrais bien faire punir cette misérable.

— Ce sera difficile : voilà vingt ans qu’on n’a vu ici une ligne de la main de la Creyssieux. Elle fait écrire sa fille, sauf lorsqu’il s’agit de lettres de ce genre : aussi la confrontation des écritures est-elle à peu près impossible…

Pendant que la sœur de Guérapin calomniait ainsi la fille et le père, M. Desvars, à Paris, songeait au retour. L’Exposition était close, les exposants emballaient ; mais, en dépit de tout, un reste d’espérance retenait encore l’inventeur et lui faisait différer son départ. Pourtant il avait eu, peu auparavant, la cruelle surprise de voir médailler une machine appelée vélocipède, presque comme la sienne : il n’y avait qu’une lettre de changée. C’était une machine à deux roues seulement, l’une grande, l’autre toute petite, et infiniment plus douce, plus maniable, plus rapide que le tricycle de M. Desvars. Il voyait tout cela, le malheureux, et son amour-propre d’inventeur s’humiliait devant la vérité. Il reconnaissait que c’était une idée de génie que d’avoir trouvé l’équilibre et la stabilité de l’appareil dans le mouvement lui-même ; et il enviait aussi le bonheur de celui qui avait pu connaître les applications industrielles du caoutchouc, et l’avait employé à amortir les réactions de son véhicule.

Alors il faisait un retour plein d’amertume sur lui-même. Comment aurait-il pu avoir cette idée, lui qui, confiné au fond d’une province, croyait encore le caoutchouc uniquement employé à la fabrication de vêtements imperméables ? Et, tristement, il se disait qu’il fallait à un inventeur l’enveloppement de cette atmosphère fiévreuse de Paris, où les faits observés, comme des vagues incessamment renouvelées, font concevoir des procédés, des applications et des usages nouveaux, qui ouvrent des horizons fermés jusqu’alors. Et puis, ce grand mouvement des intelligences, générateur des idées, était nécessaire pour tenir le cerveau en activité, pour le féconder et lui donner cette robustesse de gestation indispensable à la vie de toute œuvre humaine. La communication de la pensée avec des hommes d’entendement et de savoir, qui stimule l’esprit, qui le fortifie, il ne l’avait pas connue. Son existence s’était écoulée dans un bourg perdu du Périgord, où la vie intellectuelle était nulle, où le contact de cervelles obtuses avait réagi sur la sienne, où le milieu ambiant avait stérilisé les germes qu’une autre atmosphère eût développés…

Après quelques jours passés à ruminer son insuccès et à ressasser ses pensées un peu confuses sur les causes des avortements successifs de ses diverses inventions, M. Desvars se décida au départ et, un soir, arriva par la voiture de Périgueux, ramenant précieusement son vélocepède imparfait. De même que ces parents pleins d’une tendresse aveugle pour des enfants mal nés, le pauvre inventeur s’attachait à ses inventions malheureuses, malgré la constatation de leur imperfection.

Pendant quelques jours il resta triste et sombre, digérant péniblement cette déception qui s’ajoutait à tant d’autres, et humilié de rentrer vaincu dans cette bourgade où il avait espéré revenir en triomphateur. Puis, peu à peu, l’apaisement se fit en lui, et insensiblement germa dans son esprit, toujours prêt aux illusions, le désir d’une revanche.

Et tout le long du jour, errant sur les chemins infréquentés, le front penché, comme chargé de lourdes pensées, il méditait. Dans son cerveau enfiévré, s’agitaient de vagues conceptions que malgré tous ses efforts il ne parvenait pas à formuler d’une façon nette et précise. Cette impuissance le navrait, et comme en un mauvais rêve, sa pensée s’agitait désespérément au fond de limbes obscurs où grouillaient, sans pouvoir s’en dégager, des embryons d’inventions.

Un soir, comme il rentrait au logis, plongé dans de pénibles cogitations, il rencontra près de la gendarmerie un enfant qui jouait avec un cerceau. Ce cerceau n’était qu’un mauvais cercle de barrique qui, frappé avec un bâton, roulait rapide et droit, mais n’importe : en voyant cela, M. Desvars s’arrêta soudain. Ses cheveux gris se dressèrent, il ferma les yeux et porta la main à son front comme pour aider à la parturition de l’idée ; puis, après un court instant, le chapeau sous le bras, le crâne fumant, dans l’absorption d’une vision intérieure, l’inventeur rentra lentement chez lui : le monocyclepède était conçu.

— Ha ! Michelette ! fit-il, en embrassant sa fille avec effusion.

— Eh bien, père ?

Il sourit doucement, avec cette condescendante bonté de l’homme supérieur, et, se touchant le chef du doigt, répondit :

— J’ai quelque chose là !

Et il alla s’enfermer dans son atelier.

— Qu’a donc votre père, ma Michelette ? demanda, un moment après, le receveur. Je viens de le voir rentrer tout radieux.

— Hélas ! dit-elle, il a encore quelque invention en tête !

X

Cependant le projet de séparation des deux sections de la commune d’Auberoque avait suivi la filière ordinaire. Après l’avis favorable du Conseil d’État, il avait été envoyé au Corps Législatif et mis en rang utile à l’ordre du jour, grâce aux démarches du cousin de M. Duffart près de collègues faciles, députés bons enfants qui à l’occasion se passaient réciproquement la casse et le séné parlementaires. Voté sans opposition à la Chambre, le projet séjourna un peu plus longtemps au Sénat, où l’influence du cousin député était nulle ; mais enfin, vers la fin de l’année, après le vote favorable des pères conscrits, le Journal officiel, qui depuis peu avait remplacé le Moniteur, publia la loi qui érigeait en communes distinctes les deux sections d’Auberoque et de Charmiers.

Entre autres conséquences de la séparation, celle de la nomination d’un nouveau conseil municipal fut la plus intéressante. À Auberoque, les candidats étaient nombreux et les compétitions vives parmi les hommes nouveaux qui aspiraient à occuper une des chaises boiteuses de la mairie, sans parler des anciens conseillers, qui désiraient fort garder la leur. Tous, non, cependant, car M. Tronchat, en honnête homme, renonça définitivement à solliciter les suffrages de ses concitoyens, pour ne plus se trouver dans la dure alternative d’opter entre sa conscience et les intérêts de son négoce.

Il y eut à cette occasion des brigues, des cabales, brassées principalement par M. Guérapin, afin d’exclure le pharmacien du conseil. L’entreprise n’était pas aisée ; car, outre que M. Farguette, comme il l’avait dit au receveur, avait, couchés sur son livre, la plupart des électeurs, son caractère inspirait de la déférence et même du respect. Ses conseils n’étaient jamais suivis, il est vrai, mais chacun reconnaissait, à part soi, que l’intérêt général les inspirait, tandis que des intérêts particuliers, l’intrigue ou la passion, faisaient opiner les autres. Il résultait de là, cette singulière situation que M. Farguette jouissait de la considération de tous sans avoir d’influence, tandis que M. Guérapin, qui n’était ni aimé ni estimé, parvenait souvent à imposer ses volontés, par ses manœuvres et au moyen de son emploi : car, quoi qu’il en eût dit à madame Chaboin, son influence aurait été peu de chose, s’il n’avait eu derrière lui « le château ».

« Le château ! » cela voulait dire qu’une foule de ces pauvres mercenaires qui foisonnent dans les pays de grande propriété, domestiques ruraux, manœuvres, journaliers, ouvriers de terre, attendaient de lui du travail, c’est-à-dire du pain pour les enfants ; pain durement affané, mais du pain cependant ! Cela signifiait encore que des artisans espéraient de l’ouvrage de M. Guérapin ; que des métayers et des tierceurs étaient à sa merci ; que des marchands, petits et gros, tremblaient que M. l’intendant ne leur retirât la pratique de ce terrible château : tout cela faisait de nombreux électeurs dépendant du bon plaisir de M. Guérapin. Libres de voter à leur guise, ils l’étaient assurément ; mais, comme il le leur expliquait, lui aussi était libre de les employer ou non, d’acheter chez eux ou non ; et, ma foi, il ne leur baillait pas le lièvre par l’oreille, mais leur posait carrément la question d’option.

Outre ceux-là, qui étaient dans la dépendance directe et immédiate du château, il y avait encore une foule de petits particuliers qui craignaient de se faire des ennemis puissants comme madame Chaboin et son intendant. Sans avoir lu La Fontaine, ils connaissaient, d’instinct, l’histoire du pot de terre et du pot de fer et se tenaient prudemment dans leur coin de feu. C’est qu’il n’était pas difficile d’avoir une affaire avec le château : c’était, à chaque instant, des procès-verbaux faits par le garde Goussard pour une poule picorant dans un « retouble » ou éteule, pour un cochon vaguant dans un pâtis, ou bien un canard barbotant dans une mare de madame Chaboin. Et puis s’ensuivait la condamnation à l’amende, aux frais et dommages et intérêts prononcés au maximum par M. Caumont, pour apprendre aux bonnes gens à respecter la propriété d’autrui.

Même parmi ceux qui étaient indépendants, nul ne se souciait de se créer, de gaieté de cœur, des difficultés avec des gens méchants et armés de cette terrible puissance de l’or.

Quant aux notables, le juge, le percepteur, le notaire, l’huissier, le receveur de la régie, M. Grosjac, M. Capgier, M. Foussac, ils étaient à la dévotion de madame Chaboin et soutenaient ses candidats, que le curé Camirat prônait encore en chaire le dimanche.

Pourtant, parmi ceux qui avaient quelque influence à Auberoque, il y en avait un qui gardait à l’endroit du château une attitude réservée, presque hostile : c’était le frère Auxilien. D’un esprit un peu borné, mais fort honnête homme, le frère méprisait la nouvelle châtelaine, et ne cachait pas ses répugnances pour cette fortune scandaleusement acquise. À son insu peut-être, la reconnaissance avivait ses sentiments. Lorsqu’il comparait au loyal gentilhomme, à l’homme bon et généreux qu’avait été le défunt marquis d’Auberoque, cette femme cupide, à l’esprit cauteleux, au cœur vil, qu’était madame Chaboin, il ne pouvait s’empêcher de récriminer intérieurement contre la Providence :

« Loué soit Dieu en toutes choses, se disait-il naïvement : pourtant je crois bien qu’il s’est trompé en permettant que cette coquine prospère ! »

Mais le frère n’était pas à craindre pour les candidats du château, car s’il n’estimait point l’ancienne directrice occulte de la « Compagnie de la Mer nouvelle de Tombouctou », il détestait aussi les libéraux et les libres penseurs comme M. Farguette ; en conséquence, il se désintéressait de l’élection.

Ce qui devait arriver en de semblables conditions arriva. Les électeurs qui dépendaient de madame Chaboin, les ouvriers embauchés depuis quinze jours pour des travaux inutiles, vinrent voter par escouades, leur bulletin plié préalablement dans leur carte d’électeur tenue ostensiblement à la main, et sous la surveillance du garde et des gens du château surveillés eux-mêmes par M. Guérapin. On ne les lâchait qu’à la porte de la salle de vote, au moment où la substitution d’un autre bulletin n’était plus possible. Au Café du Périgord, Coustau, l’entrepreneur, maquignonnait les voix ouvertement, et dans l’escalier obscur de la mairie, M. Bourdal, comme une vieille gaupe en cheveux gris, raccrochait les électeurs. Grâce à tout cela, à l’argent répandu et aux tours de Scapin de M. Madaillac, dix candidats de la liste du château furent élus à une forte majorité ; les deux autres furent le pharmacien et M. Lavarde, malgré la guerre au couteau qui leur était faite. M. Desvars resta sur le carreau électoral avec un nombre de voix humiliant ; mais il ne s’en souciait guère, car il n’était sorti un instant que pour aller voter, après quoi il était rentré dans son atelier, au milieu des dessins et des épures du futur monocyclepède.

— Eh bien, vous voilà colloqué en belle compagnie ! dit le receveur, le soir, à M. Farguette.

— Oui, et bonne aussi ! M. Lavarde renommé maire, car il est estimé à la préfecture, où Guérapin est peu considéré, et Grosjac regardé comme inepte. Lui seul peut faire un maire présentable, avec Bourdal comme adjoint ; mais le pauvre homme ne sera, comme par le passé, qu’un maire nominal, et la Chaboin est dès à présent la maîtresse de la commune…

La première affaire sérieuse dont le conseil eut à s’occuper après son installation, fut l’emprunt destiné à la construction de l’église.

Parmi les trente plus imposés, qui en ce temps participaient au vote des impositions extraordinaires, il y avait quelques récalcitrants comme Gardet et deux ou trois autres. Ils n’étaient qu’une infime minorité, tout à fait impuissante ; néanmoins, pour le bon ordre et éviter leurs criailleries, M. Monturel, averti par Guérapin, « oublia » de les porter sur la liste officielle qui devait servir à les convoquer. Comme il disait : « Il y a toujours moyen de s’arranger ». Au surplus, à part trois ou quatre propriétaires aisés, ces plus imposés n’étaient que de pauvres gens payant quinze ou vingt francs d’impôts, car madame Chaboin tenait la moitié de la commune, et une centaine de familles se partageaient le reste fort inégalement, depuis cinquante journaux jusqu’à quelques quartonnées.

Grâce à ses démarches pleurnicheuses, M. Capgier avait été chargé de dresser les plans et devis de l’église et du presbytère, qui furent soumis au conseil dans la même séance, en sorte qu’aussitôt après le vote de l’emprunt de vingt-cinq mille francs, jugé suffisant, le secrétaire, M. Madaillac, se mit en devoir de le faire réaliser.

Puis, après l’approbation préfectorale qui fut promptement donnée, grâce à M. Duffart, l’adjudication fut annoncée dans les journaux ainsi que par affiches, et, le jour venu, une dizaine d’entrepreneurs se trouvèrent réunis dans la salle de la mairie, se regardant en chiens de faïence, comme on dit, et tâchant de se sonder mutuellement au sujet du rabais à faire.

M. Lavarde, renommé maire par S. M. l’empereur, présidait là pour la forme, comme partout, ayant pour assesseurs le conseiller Guérapin et le conseiller Grosjac. Toujours modeste, M. Capgier, l’architecte, s’était assis à un bout de la table où il se faisait petit, en s’arrangeant toutefois pour ne pas avoir le public derrière lui. Puis, comme c’était un homme très complaisant, il s’offrit à décharger M. le maire du soin de recevoir les soumissions, ce que celui-ci accepta avec empressement. Après donc que M. Monturel, assis à l’autre bout de la salle, avait encaissé les cautionnements et délivré les quittances, M. Capgier prenait les enveloppes cachetées des mains des soumissionnaires et les numérotait.

Pendant qu’il faisait cette opération, arriva Coustau, l’entrepreneur, qui, comptant sur la table six enveloppes seulement, s’en retourna grand’erre, disant qu’il avait oublié son cautionnement.

Lorsqu’il revint, huit soumissions étaient déposées et, sur le coin de la cheminée, un entrepreneur complétait la sienne. Voyant cela, le rusé Coustau lanterna pour déposer son cautionnement, puis se retira à l’écart, feignant d’arranger ses papiers. Enfin, lorsque le neuvième entrepreneur eut déposé son pli, Coustau s’approcha et fut numéroté le dixième.

Ensuite, après l’acceptation en comité secret des dix concurrents, les entrepreneurs et le public étant rentrés, commença l’examen des soumissions dans l’ordre numérique du dépôt.

M. Capgier, penché sur la table et bien abrité derrière des dossiers, lisait ces soumissions en suivant l’écriture, une plume à la main, comme pour aider à la faiblesse de sa vue. Lorsqu’il eut ouvert la neuvième enveloppe, il vit que jusque-là le plus fort rabais fait par les concurrents était de huit pour cent : alors il ouvrit la dernière, celle de Coustau, et, en lisant, toujours suivant les lignes avec sa plume, il mit, rapidement « neuf », à l’endroit laissé vide à cette intention par l’entrepreneur son compère. Cette soumission étant la plus avantageuse, le sieur Coustau (Pierre) fut déclaré adjudicataire des travaux de construction de l’église et du presbytère d’Auberoque.

Tout cela fut fait avec une dextérité qui dénotait l’habitude qu’avait M. Capgier de ces sortes de friponneries. Aussi avait-il presque toujours les mêmes entrepreneurs, soit pour les travaux des communes, comme ceux-ci, soit pour les travaux des particuliers.

Le hasard persistant qui faisait adjuger aux mêmes entrepreneurs à peu près tous les travaux dirigés par M. Capgier, avait attiré l’attention de la préfecture ; mais jusqu’ici on n’avait pas approfondi la chose. Comment, en effet, suspecter cet excellent M. Capgier, si humble, si dévoué au gouvernement impérial, et qui, petit employé en 1849, avait été un instant mis à pied pour cause de bonapartisme ?

Une seule personne avait soupçonné la fraude, c’était le pharmacien, qui, au premier rang du public, avait aperçu le mouvement rapide du porte-plume. Les soupçons véhéments de M. Farguette furent changés en certitude, lorsque plus tard, en examinant, à la session de mai, les comptes du percepteur, il vit qu’au lieu de porter Coustau le dixième en rang sur le procès-verbal d’adjudication, M. Capgier l’avait porté le quatrième, pour parer à l’avance une accusation possible. Cette interversion n’avait pu être constatée par les membres du bureau, qui, pressés de s’en aller, avaient signé en blanc le procès-verbal que leur présentait M. Capgier, avec une plume :

— Tenez, messieurs… pour ne pas vous faire attendre…

Et, le soir, chez lui, l’honnête architecte des travaux de l’église acheva tranquillement la minute et les expéditions du procès-verbal. Il jouissait intérieurement de ce que cette affaire allait lui rapporter. Cinq pour cent de la commune, sur un projet de quatre-vingt mille francs, cela faisait quatre mille francs ; plus autres cinq pour cent convenus avec Coustau : total huit mille francs, sans compter le tour du bâton et les petits revenants-bons casuels : riche affaire ! Et M. Capgier, ayant terminé son travail, posait sa plume et se frottait lentement les mains, comme s’il eût craint de les user.

— Tout de même, disait un jour le pharmacien à M. Lefrancq, on daube dans le public sur les administrations formalistes ; mais il faut reconnaître pourtant que Brid’oison avait du bon. Si M. Lavarde, en sa qualité de maire, avait reçu et ouvert les plis, puis lu les soumissions, comme il le devait, la connivence coupable entre ces deux pendards, Capgier et Coustau, fut restée sans effet. Ensuite, si, au lieu de signer le procès-verbal en blanc, les membres du bureau eussent attendu qu’il fût rédigé, Capgier n’eût pas osé changer le rang de Coustau, ou, s’il l’eût fait, le maire s’en serait aperçu en le lisant, et cela aurait éveillé des soupçons… Oui, je ne m’en dédis pas, Brid’oison avait du bon !

Après l’adjudication, la pose de la première pierre. Madame Chaboin, M. Duffart et le député son cousin vinrent tout exprès de Paris à cette occasion. Le député avait même promis d’amener le ministre des cultes, un quasi compatriote ; mais celui-ci, qui ne se souciait pas d’être hébergé au château comme le comportait l’invitation, et de se produire en public avec l’ancienne « acquittée » de la « Mer nouvelle de Tombouctou », comme on appelait la Chaboin à Paris, trouva au dernier moment une de ces excuses qui ne font jamais défaut aux personnages officiels qui ne veulent pas tenir leurs promesses. Le député se rabattit alors sur le préfet Cottignac ; mais le Gascon, qui avait le nez fin, sachant le refus du ministre, s’excusa comme lui. Alors, le député se tirant en arrière à son tour, M. Duffart le conseiller général se dévoua et songea sérieusement à son discours.

Pour ajouter à l’éclat de cette cérémonie, on la fit coïncider avec la fête patronale. Aussi les chemins et la place étaient-ils ornés de quelques douzaines de maigres pins, que madame Chaboin avait permis de couper dans ses bois : — « des plus petits, vous entendez ! » — avait-elle dit à Guérapin, car la lésine se montrait toujours, même en ses générosités. Une baraque était venue s’installer, où grouillaient des artistes en maillot rosâtre, en caleçons à paillettes, et dont le premier sujet était un petit cheval savant, qui devinait la personne la plus amoureuse de la société. Puis des tourniquets le long des pins, où l’on gagnait des verres, des soupières et des pots de chambre avec un œil au fond. Mais le principal attrait de la fête était un manège de chevaux de bois, avec un orgue de Barbarie qui moulait impitoyablement les cinq ou six airs de son répertoire, au grand dam des habitants de la place où le manège avait été installé.

Tout cela donnait un peu d’animation au bourg, et ma foi, il en avait besoin, car la pose de la première pierre fut ce que sont ces sortes de solennités, banale et ennuyeuse.

Après avoir frappé le petit coup de marteau traditionnel, M. Duffart déplia son papier et lut un discours filandreux, où il était beaucoup question de lui, de son crédit, de son influence et de son dévouement inaltérable aux intérêts de la « ville » d’Auberoque. Ces flagorneries sont maintenant communes ; mais, en ce temps-là, on n’avait pas encore imaginé d’appeler « ville » une bourgade de soixante maisons dont pas mal de masures : aussi le conseiller général fut-il fort applaudi par les bons « Auberoquois », comme les appelait le journal de la sous-préfecture.

Cela dit, M. Duffart remercia la généreuse madame Chaboin, qui avait souscrit une somme considérable, et déclara que, sans crainte d’être démenti par la postérité, on pouvait dès à présent lui décerner le titre de « bienfaitrice d’Auberoque ».

Toutes ces fadaises durèrent près d’une demi-heure ; après quoi, ayant fait une lourde allusion à la piété généreuse de S. M. l’impératrice qui avait daigné promettre un vitrail pour la future église, l’orateur se tut.

Alors, le curé Camirat commença, et, reprenant l’allusion de M. Duffart, il remercia aussi S. M. l’impératrice qui avait si gracieusement accordé un vitrail, — un grand vitrail de chœur, — à la requête d’un pauvre prêtre de village. Cette expression de « village » fit faire la grimace aux assistants, mais le curé n’y prit garde et continua son discours. Avec beaucoup d’à propos, il parla du temple de Salomon, comme il est de règle en semblable circonstance, et, — coup de patte au pharmacien, qu’on disait affilié à la loge de Périgueux, — fit remarquer combien les francs-maçons d’autrefois, dirigés par Hiram, étaient supérieurs à leurs confrères modernes, car ils élevaient des temples au Seigneur, tandis que ceux d’aujourd’hui ne cherchaient qu’à jeter bas les églises de la chrétienté.

Après cette petite digression, il flagorna aussi platement que M. Duffart la « bienfaitrice d’Auberoque », la digne madame Chaboin, là présente, et qui recevait sans broncher ces coups d’encensoir dans le nez. Puis il loua la foi et la piété des paroissiens qui avaient souscrit, appela de ses vœux le jour trois fois béni où la voix des cloches convoquerait les fidèles à la cérémonie de la consécration, et déclara que ce jour-là il chanterait le cantique de Siméon :

Nunc dimittis

Le discours du curé fut jugé bien supérieur à celui du conseiller. D’abord il ne lisait pas, mais parlait d’abondance, avec volubilité même et véhémence, semblable à un robinet sous une forte poussée, non sans envoyer sur les assistants des « postillons », comme on dit, selon son habitude, ou plutôt en conséquence d’une infirmité qui faisait le vide autour de sa chaire :

— Il faudrait un parapluie pour l’écouter ! disait la vieille dame Desguilhem.

Sur un seul point, ce discours fut critiqué : l’expression de « village » choquait d’autant plus les gens d’Auberoque qu’ils venaient d’être promus par leur conseiller général à la dignité de citadins. Le juge coula cela dans l’oreille du curé, pendant qu’il s’épongeait le front :

— Belle affaire ! dit-il.

— Mes frères, on me fait remarquer que beaucoup de personnes ont été étonnées que je me sois qualifié de « prêtre de village ». Je prie ces personnes-là de considérer qu’étant encore curé de Charmiers, je ne suis que cela. Mais lorsque la cure et le doyenné seront transférés à Auberoque, l’année prochaine, s’il plaît à Dieu ! je m’exprimerai tout autrement et je me qualifierai de « curé urbain ».

Cette explication qui flattait l’amour-propre et les rancunes des habitants d’Auberoque, fut fort applaudie, par de solides battements de mains.

Pourtant la plupart des assistants se disaient : « Qu’est-ce qu’il nous chante là avec son curé Urbain, puisqu’il s’appelle Timothée ?… » mais cela ne les empêchait pas d’applaudir, de confiance.

La fête diurne fut ce que sont toutes les fêtes de paroisse : mât de cocagne, tourniquet, jeu de la poêle, course en sacs, etc., avec des prix offerts par « les gens en place », le député, le conseiller général, le conseiller d’arrondissement, le maire, réquisitionnés par les organisateurs de la fête. Il y avait un gigot, une montre de pacotille, des couteaux de Nontron et autres, des porte-monnaie, une pipe et des foulards soie et coton, de couleurs variées.

Mais, le soir, les réjouissances furent un peu plus intéressantes. D’abord la pièce principale du feu d’artifice représentait une église qui brillait au milieu d’un grand soleil rayonnant, comme dans un énorme ostensoir. Cette pièce de circonstance fit éclater des acclamations frénétiques dans la foule tassée, cependant que, profitant de l’occasion, tandis que les parents criaient : « Oh ! » et battaient des mains, les galants prenaient leur mie par la taille, parfois un tout petit peu au-dessous de la ceinture.

Il n’y eut qu’un incident fâcheux, et encore bien léger, en finale. Un habitant de Charmiers, assez dépourvu de patriotisme local pour être venu voir le feu d’artifice d’Auberoque, ayant voulu réparer sa faute, faillit être écharpé pour avoir applaudi ironiquement, lorsque de la pièce éteinte il ne resta que la carcasse noire :

— Ha ! la belle église !

Heureusement, les bons gendarmes étaient là, et l’imprudent en fut quitte pour quelques bourrades et plusieurs coups de parapluie assénés par de vieilles femmes indignées.

Après le feu d’artifice, la foule se porta vers la place brillamment éclairée. Outre les illuminations particulières, un cordon de lanternes vénitiennes reliait les pins et encadrait la place. Dans les pins eux-mêmes, des ballons rouge orange semblaient de grosses pommes de l’espèce appelée, dans le pays, « de drodor ». Autour des tourniquets où l’on gagnait de la verrerie commune, des porcelaines de rebut, et des paquets de biscuits qui trainaient dans les foires depuis des mois, les campagnards se pressaient. La baraque des saltimbanques était pleine, mais le manège était littéralement assiégé, et les chevaux de bois pris d’assaut après chaque tour. Une rumeur de gens en gaieté montait de cette foule, mêlée au bruit assourdissant de l’orgue du manège, des trombones et de la grosse caisse de la baraque, le tout ponctué par les détonations sèches d’un tir relégué dans un coin au pied des remparts.

Mais tout cela n’eût été rien, et la fête eût gardé un caractère banal sans mademoiselle Duffart.

Au cours de sa vie militaire, la sœur du conseiller général avait tenu garnison à Nice avec le défunt capitaine, et pendant les fêtes du carnaval y avait contracté le goût de ces batailles de confetti, qui du Corso de Rome se sont propagées jusqu’à la promenade des Anglais. Pour donner un peu d’entrain à la fête et étonner la population d’Auberoque, mademoiselle Duffart avait fait venir une caisse de ces confetti de plâtre, bien différents des confetti de papier d’aujourd’hui. La caisse était déposée chez mademoiselle de Caveyre, car les deux femmes s’étaient promptement liées, comme il advient ordinairement entre personnes ayant les mêmes goûts. Une nuance pourtant les différenciait : pour mademoiselle Duffart, l’amour était une distraction ; pour mademoiselle de Caveyre, c’était un besoin.

Lorsque, sur les huit heures, laissant là-haut le cousin député, elle descendit avec son frère du château où madame Chaboin les avait invités à dîner, la sœur du conseiller était légèrement excitée par le champagne. Aussitôt après leur arrivée, ils furent entourés par un petit groupe de jeunes gens qui fréquentaient à Belarbre pendant les vacances : garçons zélés qui faisaient de la propagande pour M. Duffart et arrangeaient des parties de campagne pour distraire mademoiselle. Il y avait là Exupère, un cousin à lui, puis M. Pradelier, le commis de la culture des tabacs nouvellement installé à Auberoque, un neveu de M. Bourdal, tout frais émoulu du baccalauréat, et enfin John Monturel. Celui-ci tenait la corde, en ce moment : il n’était pas beau, ce n’était qu’un gringalet ridiculement habillé, mais il était drôle effronté, polisson, et il amusait mademoiselle Duffart.

Aussi prit-elle le bras qu’il lui offrit, et plantant là son frère, tous deux commencèrent à visiter les tourniquets, où elle ne put gagner qu’un pauvre paquet de biscuits. Puis ils entrèrent dans la baraque où le petit cheval savant faisait ses exercices.

— Voyons, Coco, faites-nous connaître la personne la plus amoureuse de la société !

Et le landais nain, après avoir fait deux ou trois fois le tour du cercle, s’arrêta devant mademoiselle Duffart.

Elle pouffa de rire :

— Oh ! l’intelligente petite bête !

Et, en caressant le poney, elle eut un nouvel accès d’hilarité, partagé par les spectateurs.

— Tiens, mignon dada, fit-elle en ouvrant le paquet de biscuits, mange, mon ami, tu l’as bien mérité !

Et, lorsque le cheval eut achevé, elle s’en alla, toujours riant, tandis que les bonnes gens se disaient :

« Elle n’est pas fière, la sœur de notre conseiller, et elle entend la plaisanterie. »

De là, ils furent à la poste, suivis de loin par le petit bachelier, qui enviait le bonheur de John. Sur le seuil, mademoiselle de Caveyre se rongeait les ongles d’impatience en attendant la voiture de dix heures, qui devait amener un lieutenant de hussards, que, deux ans auparavant, sa bonne fortune avait conduit chez la directrice, un billet de logement à la main, et qui, ayant trouvé le gîte bon, y revenait de temps en temps. Il est vrai que le lieutenant était un cousin, mais heureusement pas au degré prohibé, car sa grand’mère était seulement tante à la mode de Bretagne de la mère de madame de Caveyre… Dinah, donc, n’était pas en train de rire et se tenait, sombre et rageuse, devant sa porte, regardant la foule comme si on lui eût volé sa part de plaisir. Mais, à la fenêtre du bureau, la digne madame de Caveyre, en robe de moire grise, un fichu de dentelle sur ses beaux cheveux blancs, contemplait avec indulgence cette fête bruyante.

Dans le salon-boudoir, le couple folâtre remplit de confetti deux sacs que John eut la mission de confiance de porter ; puis ils revinrent dans la foule.

L’effet fut bien celui qu’attendait mademoiselle Duffart : un grand étonnement et des éclats de rire, tandis qu’en circulant dans cette presse, elle lançait ses projectiles qui mouchetaient de blanc les vêtements et les chapeaux.

Qu’es aco ? s’écriaient les paysans.

— Que diable est ceci ? disaient les messieurs.

Et dans la multitude serrée, on pressait mademoiselle Duffart, on la « paupignait » quelque peu pour se revenger des confetti, et cela la faisait rire comme une folle. Le teint animé, les yeux brillants, une mèche de cheveux ardents tombant sur son front semblable à une « ripe » ou ruban de bois de vergne, elle mitraillait les gens à pleines mains, sans crainte d’épuiser ses munitions que John courait renouveler fréquemment.

Mais bientôt, en vertu de cet instinct simiesque si caractérisé dans les foules, quelques jeunes gens, faute de confetti, se mirent en quête de projectiles, et les graines fourragères, le chènevis, le millet commencèrent à voler en l’air. On allait remplir ses poches chez l’épicier Tronchat, qui en un rien de temps eut vidé ses sacs. Le commis des tabacs s’empara des bocaux d’empois de l’épicerie, mais cette munition, qui ressemblait un peu aux vrais confetti, devait être bientôt épuisée. Alors Exupère eut une idée de génie : il courut chez lui, arracha une couette d’un lit et, la coupant en deux, en donna la moitié à son cousin, puis tous deux revinrent dans la foule jeter la plume à poignées. Ce fut alors une mêlée générale, et mademoiselle Duffart, qui avait l’avantage des armes, fut vivement poursuivie par un groupe qui compensait par le nombre l’insuffisance de sa mitraille d’occasion. Comme sa robe était, à la mode du temps, largement ouverte en cœur par devant, c’était là que les assaillants visaient, et les graines, les plumes, et l’empois pleuvaient sur elle, malgré sa vigoureuse défense et les efforts de John pour la protéger. Bientôt les jeunes gens, encouragés par ses allures, vinrent lui jeter leurs munitions à bout portant, et M. Pradelier, comme l’âne imitant le petit chien, finit par lui fourrer une poignée de plumes entre les tetons.

Alors elle se réfugia au manège et se campa pittoresquement sur un cheval bleu, avec des effets de crinoline fort goûtés du public ; mais elle ne s’inquiétait pas de cela : son linge était irréprochable et les dentelles de son pantalon étaient de point d’Alençon. Aidée de John, qui cavalcadait à ses côtés sur un coursier tigré, elle continua vaillamment à bombarder de ses confetti les jeunes gens qui la poursuivaient et lui rendaient cela au passage en projectiles variés.

Cependant, Exupère et son cousin l’ayant couverte de plumes, au premier arrêt du manège elle courut à la poste avec John, pour se mettre à l’abri et remplacer ses munitions épuisées.

— Viens, mon petit chéri : nous allons nous venger de ces monstres-là !

— Dinah se promène avec Frédéric, leur dit madame de Caveyre.

— Ah ! il est enfin arrivé !… Nous, nous venons chercher d’autres confetti

Ils furent un peu longtemps à renouveler leurs provisions. Du bureau où elle était, la bonne madame de Caveyre entendait des chuchotements, de petits rires étouffés, des froufrous d’étoffes, et elle souriait avec bénignité en regardant avec son face-à-main M. Duffart, qui, le mantelet de sa sœur sur l’épaule, arraisonnait un électeur en le tenant par le bouton de sa veste.

Lorsque la bataille fut finie, faute de munitions, John proposa d’aller faire un petit tour au bal. Dans une salle du Café du Périgord on dansait au bruit d’un cornet à pistons et d’un trombone à coulisse, embouchés par deux artistes au nez rouge venus de Sarlat. C’était un bal public et populaire où le beau monde d’Auberoque ne se montrait pas. Les danseuses étaient coiffées en cheveux, avec des foulards ou des bonnets de linge, et leur mouchoir était noué à la taille pour préserver la robe de la main suante de leurs cavaliers. Ceux-ci étaient pour la plupart un peu allumés et gardaient leur chapeau en arrière sur la tête, ou mâchaient au coin de la bouche un bout de cigare d’un sou. À la mode faraude de la campagne, ils tapaient de grands coups de pied sur le plancher, d’où s’élevait une poussière qui se mêlait à la fumée des quinquets, et, parfois, faisaient pirouetter leurs danseuses en les enlevant dans leurs bras. Une odeur âcre de gousset s’exhalait de tous ces corps échauffés et prenait à la gorge : aussi mademoiselle Duffart fit-elle un peu la grimace en entrant, mais elle surmonta cela promptement, et, en bonne sœur, sacrifia ses répugnances au devoir de faire de la popularité au profit de M. Duffart :

— Ce n’est pas le tout que de s’amuser : il faut penser à la réélection !

Elle dansa donc avec John, puis avec quelques coqs de village enhardis par ses airs bonne fille. Elle eut du succès d’ailleurs, notamment en faisant face à John dans un cavalier seul, où elle esquissa des pas un peu risqués qui accusaient d’anciennes fréquentations à Mabille et à Valentino.

Comme ils se reposaient, prenant un grog dans un Coin, John dit tout doucement :

— Je vous aiderais bien encore à vous venger !…

— Polisson d’enfant ! fit-elle en riant.

Et, tandis que les danseurs tournoyaient follement et que les jupes fouettaient l’atmosphère épaisse de la salle dans une valse échevelée, ils s’esquivèrent comme deux « novis ».

Dinah et le cousin n’étaient pas encore rentrés :

— Nous allons à leur recherche, dirent-ils à madame de Caveyre.

Et, passant dans le jardin, ils enjambèrent la brèche et disparurent dans le Bois Vert.

Pendant ce temps, le conseiller général, fatigué, s’était assis devant le Café du Périgord, et fumait sa vieille pipe de véritable écume de mer en buvant de la bière avec le vétérinaire Grosjac fortement éméché, M. Foussac et M. Madaillac, le secrétaire influent.

Vers une heure du matin, il y eut à la poste un petit souper où étaient conviés quelques intimes, des plus qualifiés seulement : monsieur et mademoiselle Duffart, John Monturel, Exupère et madame Grosjac. Quant au « docteur », alourdi par ses libations, il avait fallu le coucher. M. Reversac eût bien voulu être de la partie ; mais justement madame, absente depuis plus de six mois, était arrivée de chez sa mère, la veille, à la grande surprise de tout le monde :

— Elle a quelque chose à faire conjugalement légaliser ! avait dit la bonne dame Desguilhem.

Le cousin Frédéric ayant été présenté sommairement à la compagnie, on se mit à table. Le lieutenant, qui venait de Bordeaux, avait eu l’attention de se munir d’une grosse bourriche d’huîtres et d’une caisse de sauterne de haute marque. Cette entrée en matière disposa bien les convives : aussi, à mesure qu’on entamait un excellent pâté de foies gras et une galantine truffée, arrosés d’un vieux vin de Saint-Émilion, du cru du général papa-gâteau, la gaieté devenait un peu plus bruyante. Ce singe de John particulièrement avait une verve endiablée :

— Hein ? mademoiselle Duffart, nous avons été bien criblés ! disait-il en découpant un perdreau. Mais comme nous nous sommes vengés !

Et mademoiselle Duffart, entendant l’allusion, riait comme une folle.

— Moi, reprenait le drôle, je ne suis pas satisfait : si vous vouliez, nous nous vengerions encore après souper ?

— Mais nous n’avons plus de confetti ! objectait la sœur du conseiller, se complaisant à cette équivoque.

— Bah ! ne craignez rien ; je sais un bon moyen de vengeance !

Dinah, qui devinait le sens caché de ce badinage, s’égayait franchement maintenant, heureuse de se frotter au pantalon garance du cousin. M. Duffart, lui, mangeait avec appétit, sans chercher à comprendre ces balivernes, non plus qu’Exupère, très occupé à conter des douceurs à madame Grosjac.

Le champagne acheva de griser honnêtement les convives déjà un peu émus, sauf M. Duffart et madame de Caveyre, qui ne dépassèrent pas une douce gaieté. La vieille dame contemplait la joyeuse tablée avec un bon sourire sur ses lèvres aristocratiques. Les jeunes faisaient des folies : les cavaliers buvaient subrepticement dans le verre de leur voisine, lui pressaient le pied sous la table ou lui parlaient à l’oreille de si près qu’on eût dit un baiser.

Puis on trinqua ferme, à la vieille mode du Périgord, et M. Duffart but à la santé de la respectable madame de Caveyre, qui unissait à « une sage expérience la gaieté charmante de la jeunesse ». Le lieutenant lui succéda et porta un toast troubadouresque :

— Aux dames !… qui font le bonheur de la vie !

Après cela, ce garnement de John, continuant sa farce, leva son verre avec un sérieux comique et dit :

— À la vengeance ! au plaisir des dieux !

Puis tous se mirent à bavarder à la fois, sans s’entendre, lorsque la blonde madame Grosjac, qui avait le champagne sentimental, fit une proposition :

— Si nous allions nous promener dans le Bois Vert, au clair de la lune ?…

— « Mon ami Pierrot ! » C’est cela !… bravo !… en route !…

— Vous ne venez pas ? demanda effrontément John au conseiller général.

— Merci bien ! je me suis assez promené aujourd’hui…

— Vous avez tort ! il doit faire bon méditer sous les arbres de madame Chaboin !…

Et tous sortirent en riant, laissant M. Duffart avec la vieille madame de Caveyre :

— Ne soyez pas trop longtemps ! leur dit-elle.

XI

Après la cérémonie de la pose de la première pierre, madame Chaboin était remontée au château et, le soir, y était restée seule, dédaigneuse de se mêler à ces réjouissances de fête foraine. Très bien, cela, pour Duffart qui avait sa réélection à préparer, mais elle, heureusement, n’avait pas à cajoler le populaire. Elle n’était pas, au reste, de très bonne humeur, la dame châtelaine ; non pas que sa santé fût plus mauvaise, au contraire : car il semblait que l’intrigue qu’elle menait avec Duffart et Guérapin pour duper la commune d’Auberoque, quoique se rapportant à un objet relativement petit, eût quelque action apaisante sur ses nerfs et calmât son agitation. Mais il y avait autre chose, quelque chose qui la faisait souffrir comme une épine profondément enfoncée dans la chair. Elle avait bien été proclamée par M. Duffart et le curé Camirat la « bienfaitrice » d’Auberoque, elle pouvait faire illusion aux imbéciles, mais elle sentait que d’autres la méprisaient à Auberoque et ailleurs. Le refus du ministre, qui s’était dédit pour ne pas être son hôte, après avoir formellement promis, et celui du préfet venant à la suite, lui avaient été très sensibles ; non seulement pour l’humiliation présente, mais parce que cette attitude de la haute administration contrariait ses rêves ambitieux.

Après avoir commis tant de gueuseries pour s’enrichir, cette femme était possédée du besoin impérieux de la considération publique, qui la fuyait. Après avoir escroqué le public, il lui fallait encore son estime. Peu de temps après son arrivée, elle avait fait quelques visites dans les châteaux du voisinage, mais la plupart de ces visites ne lui avaient pas été rendues, et les visités qui n’avaient pas voulu aller jusque-là avaient assez témoigné qu’ils ne désiraient pas entrer en relations avec elle. Chez M. le vicomte de Combefreyrac, elle avait même eu la mortification de voir sur la table du salon un gros paquet d’actions de la « Compagnie de la Mer nouvelle de Tombouctou », de nulle valeur désormais, laissées là avec intention par sa victime, qui, après l’avoir fait attendre, ne la reçut pas. Depuis, l’ancienne financière avait eu beau adopter une toilette plus convenable que ses costumes demi-masculins, aller ostensiblement à la messe et aux vêpres, les gens bien pensants, flairant l’hypocrisie, ne l’avaient pas acceptée : elle était exclue de leur monde. Que n’eût-elle pas donné, la malheureuse, pour fréquenter l’aristocratie provinciale et la haute bourgeoisie ? pour recevoir chez elle, dans son château, M. le comte de Mathas ? ou le baron de la Capelle-Albier ? ou seulement M. du Combroux, qui n’était qu’un gros vilain emparticulé ? Mais la pauvre diablesse en était réduite à héberger quelques « rastaquouères » mâles et femelles : une soi-disant princesse géorgienne et sa fille promenée dans toutes les villes d’eaux ; un docteur bulgare qui n’exerçait pas, heureusement ; un duc silicien qui en eût remontré à M. Jammet dans l’art de filer la carte et de faire sauter la coupe ; un colonel grec ou mexicain, on ne savait trop, véhémentement soupçonné d’appartenir à la police secrète.

Parfois des fils de famille du pays, à peine échappés du collège des Jésuites de Sarlat, venus en excursion visiter le château, y passaient l’après-midi, retenus par madame Chaboin qui leur faisait servir une somptueuse collation, et se sauvaient le soir, comprenant, malgré leur inexpérience, qu’il s’agissait de payer leur écot en une présentation à papa.

Peu avant la pose de la première pierre de l’église, la fondatrice de la « Compagnie de la Mer nouvelle de Tombouctou » avait essuyé un affront qui l’avait profondément blessée. Auberoque était un gîte d’étape, et, lorsqu’un régiment passait, il était de coutume que les officiers supérieurs fussent logés au château. Du temps du défunt marquis d’Auberoque, tous ces officiers étaient invités à sa table, et ils acceptaient cette courtoise hospitalité sans être gênés en rien par les opinions légitimistes de leur hôte, qui dormaient ce jour-là. Madame Chaboin, pour faire la grande dame, avait voulu reprendre ces traditions hospitalières, mais sans succès. Au premier passage, lorsque, musique et sapeurs en tête, un régiment d’infanterie arriva, reçu par la municipalité, le colonel, vieux troupier à moustache blanche, s’informa près du maire du logement qui lui était destiné.

— Vous êtes logé au château, mon colonel, avec tout votre état-major.

— Chez madame Chaboin ! merci beaucoup ! nous n’avons plus besoin de remplaçants, au corps !

Il y eut un instant de stupeur parmi les notables présents ; puis, comme tous, civils et militaires, se trouvaient en ce moment arrêtés devant la maison de M. Monturel, celui-ci, saisissant l’occasion, offrit un logement qui fut agréé ; après quoi, cramoisi de vanité satisfaite, il alla répandre la nouvelle par tout le bourg :

— Vous savez ! j’ai le colonel !…

Au fond, le refus du ministre, celui du préfet, ceux des nobles du voisinage, quoique enveloppés de formes adoucies, procédaient du même sentiment que celui du colonel, et madame Chaboin ne s’y trompait pas. Tout cela l’exaspérait et lui mettait comme un fer rouge dans les entrailles. Elle en voulait à chacun et à tous du mépris, latent ou visible, de ces personnages haut placés dans le monde officiel ou aristocratique, mépris qui l’isolait comme une lépreuse et n’était pas compensé par les basses adulations du vulgaire. Un furieux désir de se venger la possédait ; mais, comme ceux qui l’avaient humiliée étaient hors de ses atteintes, toute sa haine retombait sur les petits qui n’y étaient pour rien, sur la commune d’Auberoque que les dernières élections avaient mise à sa discrétion : et, à l’avance, ce lui était une délectation et une sorte de soulagement de la dépouiller : elle se vengeait ainsi en bloc.

Comme elle avait compris qu’avec les pleutres auxquels elle avait affaire, elle pouvait parler haut et en maîtresse, elle réitéra sa demande d’aliénation des communaux par une lettre insolente où elle posait ses conditions et refusait d’avance toute contre-proposition : c’était à prendre ou à laisser.

Le jour où cette demande fut portée au conseil municipal, M. Duffart, venu tout exprès de Paris, se présenta muni d’un pouvoir de madame Chaboin et plaida sa cause en faisant un exposé mensonger de la situation. Selon lui, cet échange ouvrait une ère de prospérité pour Auberoque. Il faussa bravement toutes les données de l’affaire, et prouva par des chiffres purement supposés que ce serait une folie à la commune de laisser échapper une pareille occasion. Puis il conjura les conseillers de satisfaire la généreuse « bienfaitrice d’Auberoque », qui continuerait à verser ses libéralités sur la commune : il était autorisé, oui, autorisé, à promettre en son nom, outre sa souscription… une cloche !… pour la future église !

Bref, malgré les protestations et les résistances de M. Farguette, l’échange, avec la souscription admise comme soulte, fut voté par dix membres, les uns vendus ou intéressés à divers titres et les autres ineptes. Sur les instances de Guérapin, la délibération fut rédigée séance tenante, et une députation du conseil, accompagnée de M. Duffart, monta la soumettre à madame Chaboin, qui la revêtit de son « vu et approuvé », tout comme si elle eût été le préfet Cottignac lui-même.

En recevant, quelque temps après, la nouvelle de la ratification par l’administration préfectorale de l’acte d’échange du terrain nécessaire au foirail des cochons contre le chemin et les communaux convoités, l’ancienne marchande d’hommes eut un mauvais sourire de satisfaction. En admettant l’équivalence des immeubles échangés, ce qui n’était pas d’ailleurs, car la valeur intrinsèque des communaux était de quatre fois celle du terrain par elle cédé, madame Chaboin réalisait ce rêve de tout propriétaire de réunir sa terre en un seul tenant, ce qui se traduisait par une plus-value d’une centaine de mille francs, ou davantage, opération qui portait la future cloche à un joli denier.

Il est vrai que M. Duffart emprunta encore un billet de mille francs à la châtelaine ; mais qu’était cela ?

Lorsque cette affaire fut terminée, il ne restait plus à madame Chaboin qu’à régler avec la commune la question de sa souscription de seize mille francs, en argent ou en terrain. La dame avait toujours différé ce règlement, sous divers prétextes, jusqu’après la cession des communaux, et aussi, à la prière de M. Duffart, jusqu’au lendemain des élections. Maintenant elle était en possession des communaux, les élections étaient faites, M. Duffart avait été réélu conseiller général, à une assez faible majorité d’ailleurs, et le besoin d’argent pour continuer les travaux de l’église se faisait sentir. M. Monturel achevait de faire rentrer les souscriptions ; mais, pour celle de madame Chaboin, qui avait livré son terrain d’avance : « Nous nous entendrons toujours », il fallait d’abord un traité en forme avec la commune, qui transférât la propriété des emplacements à celle-ci et en fixât le prix.

En apprenant de Guérapin que madame Chaboin prétendait se faire payer son enclos à raison de six francs le mètre carré, le maire fut fortement estomaqué. Pour l’église, une place autour, le presbytère et son jardin, il avait fallu prendre cinquante-deux ares et demi, ce qui à ce prix faisait trente et un mille cinq cents francs.

— Alors ! s’écria-t-il, épouvanté, c’est nous qui redevrions quinze mille cinq cents francs à madame Chaboin ?

— Parfaitement ! dit l’intendant.

— Mais, voyons, fit M. Lavarde, ce n’est pas sérieux ! À Auberoque, les meilleurs fonds ne se sont jamais vendus plus de cinq mille francs l’hectare, ce qui remet le mètre carré à dix sous !

— Madame Chaboin en veut six francs. Elle en a même déjà vendu à sept francs dans le même enclos, et moins bien placés.

— Et à qui donc ?

— Mais à Coustau !…

Une lueur soudaine se fit dans l’esprit de M. Lavarde : il regarda Guérapin avec mépris et s’en alla. Il comprenait maintenant la portée de cette restriction de madame Chaboin : « en argent ou en terrain », que son honnêteté n’avait pas suspectée ; il saisissait aussi le but de la vente à Coustau de deux ares de terrain à l’extrémité de la pièce de madame Chaboin.

Coustau avait acquis, en effet, ces deux ares, soi-disant pour agrandir son jardin, au prix énorme de quatorze cents francs, resté inconnu jusque-là. C’était cher, mais, par une contre-lettre, la venderesse reconnaissait qu’il lui était dû deux cents francs seulement, et elle donnait du temps à l’acquéreur pour payer.

Lorsque les prétentions de madame Chaboin furent produites au conseil municipal, il y eut un vacarme de tous les diables. Les roués de village, qui avaient sacrifié les intérêts de la commune aux leurs, et les muets stupides, qui n’avaient pas fait une objection aux propositions insidieuses de M. Duffart parlant pour la châtelaine, braillaient maintenant comme des chiens clabauds. Guérapin, lui, jubilait en voyant le succès de sa ruse ; M. Jardelet, pensif, se demandait si ce n’était pas payer un peu cher l’avantage de voir les cochons passer devant sa maison pour aller au foirail, tandis que Coustau expliquait à son voisin qu’en de certains cas on était bien obligé de se laisser serrer la vis… Ainsi, lui, avait été obligé de subir les volontés de madame Chaboin, heureux qu’elle ne lui eût pas demandé dix francs du mètre !…

Puis chacun émit son avis, confusément et sans ordre. Les uns voulaient qu’on plaidât, d’autres qu’on transigeât, et quelques-uns prétendaient revenir sur la cession des communaux. M. Foussac disait qu’il fallait envoyer une députation à madame Chaboin ; M. Grosjac voulait qu’on mandât de Paris M. Duffart, afin d’arranger cette affaire ; enfin l’huissier Desguilhem, qui se balançait sur sa chaise, déclara qu’il voterait n’importe quoi, pourvu qu’on fît vite, car il avait besoin de s’en aller en route.

— Votre cheval est attaché depuis ce matin à l’anneau, dit quelqu’un ; il attendra bien encore un moment !

Et tous se mirent à rire.

— Que pensez-vous de tout cela, monsieur Farguette ? demanda le maire, lorsque le silence fut rétabli.

— Ma foi, si vous m’aviez voulu croire, répondit le pharmacien, nous n’en serions pas là. J’ai prévenu le conseil, à plusieurs reprises, que tous ceux qui traiteraient avec madame Chaboin seraient dindonnés, parce que c’est une femme artificieuse et cupide. Celle que par une insigne et plate flagornerie vous avez qualifiée dans une délibération de « bienfaitrice d’Auberoque » a si bien pris ses précautions et si bien combiné les choses qu’il n’y a rien à faire. Aujourd’hui cette bienfaitrice vous tient, vous êtes dans ses mains, et, quoi que vous fassiez, elle restera votre maîtresse. Je ne vous plains pas : vous l’avez voulu. Mais pour moi, qui ai toujours combattu ces projets ruineux qui seront pour la commune un petit « Tombouctou », puisque je suis impuissant à en atténuer les conséquences, comme je l’ai été à en empêcher la réalisation, je vous laisse le soin de prendre telle détermination que vous voudrez : dans la situation actuelle, je ne puis m’y associer.

Tout ce petit discours fut accompagné et coupé des murmures de M. Grosjac, des exclamations de l’adjoint Bourdal, des grognements sourds du conseiller Coustau et des apostrophes furibondes du conseiller Guérapin. Quant aux autres, ils écoutèrent en silence cette semonce trop méritée.

Au résultat de cette séance, il fut décidé que M. Duffart serait prié d’intervenir afin de faire entendre raison à l’âpre châtelaine. Mais le conseiller-inspecteur, qui savait que la tâche serait difficile, tout en assurant la commune de son dévouement, ajourna la négociation aux vacances prochaines, à sa venue à Belarbre. D’ici là, il verrait madame Chaboin à Paris et préparerait le terrain.

En attendant cette douteuse éventualité que M. Duffart pût faire lâcher prise à la dame, le mécontentement des gens d’Auberoque allait croissant. Depuis longtemps déjà ils étaient fort désabusés sur le compte de la ci-devant marchande d’hommes, en voyant qu’au lieu de se comporter en millionnaire généreuse, elle disputait avec les uns et les autres sur un arbre crû dans un fossé, sur une limite indécise, et les faisait chicaner par Guérapin pour des misères de voisinage sur lesquelles le feu marquis d’Auberoque avait toujours fermé les yeux. Mais l’affaire des communaux et celle des terrains de l’église achevèrent d’indisposer tous les gens du bourg, qui du reste mettaient dans le même sac, — in petto toutefois, — madame Chaboin, le conseil municipal et M. Duffart qui avait maquignonné toutes ces affaires. Au four banal, au « ruisseau », le soir devant les portes, les femmes commençaient à parler de tout cela, et quelques-unes, plus hardies que les hommes, ne craignaient pas de dire hautement que la Chaboin était une fripouille, Duffart un intrigant et les conseillers un tas de jean-fesses.

Seule à peu près dans Auberoque, la maison Desvars ne s’occupait pas de madame Chaboin et de ses manœuvres perfides. Non pas qu’on n’y eût une opinion faite sur son compte, mais simplement parce que l’inventeur était toujours absorbé par son monocyclepède et que Michelette et M. Lefrancq avaient des choses plus intéressantes à se dire. Les deux amoureux en étaient à cette période heureuse où tout ce qui vient de l’être aimé est beau et bon ; où tout ce qui lui appartient est sacré ; où une fleur, un ruban, une boucle de cheveux, sont des trésors gardés avec un soin jaloux. M. Lefrancq, lui, aimait la jeune fille avec cet exclusivisme farouche qui caractérise l’amour vrai, du moins celui qui est plus qu’une simple convoitise des sens. Sa pensée était toujours orientée vers elle, et il la mettait de moitié dans tous ses rêves de bonheur. Michelette, quoique toujours inquiète de l’avenir, oubliait parfois ses appréhensions, et se laissait aller à la douceur d’être aimée de ce jeune homme au cœur d’or, au caractère loyal, que toutes les femmes, lui semblait-il, devaient aimer.

Toutes, non ; mais à Auberoque, outre madame Jammet qui l’avait convoité dans une soudaine flambée de femme mûre, et mademoiselle de Caveyre, qui le désirait toujours avec toute l’ardeur de sa nature passionnée, d’autres cœurs battaient pour lui. D’abord, l’aînée des demoiselles Caumont, celle que l’affreuse Creyssieux disait être « sur l’œil » et qui n’était qu’une enfant gâtée un peu romanesque ; puis la petite « miss Monturel ». Celle-ci était littéralement folle du receveur, et s’ingéniait à l’attirer chez ses parents sous le prétexte d’une partie de crocket, d’une garden-party, d’un five o’clock tea : propositions déclinées le plus souvent, mais acceptées une fois de loin en loin, par politesse. Et puis, à l’instigation de sa fille, M. Monturel conviait le receveur à dîner quelquefois, et alors elle était tellement heureuse qu’elle le laissait un peu trop percer et en oubliait presque son anglomanie. Lorsqu’il avait été obligé d’accepter une invitation de ce genre, M. Lefrancq disait à Michelette :

— Ma bien chère, je n’aurai pas le bonheur de vous voir ce soir : je dîne chez le percepteur.

Elle souriait doucement, confiante :

— Je penserai à vous, alors.

Et ils se regardaient un instant, le cœur plein, heureux de se sentir l’un à l’autre.

Lorsque, vers dix heures, après le thé obligatoire, M. Lefrancq avait pris congé des dames Monturel, il revenait chez lui accompagné jusqu’à sa porte par le percepteur, qui l’entretenait des avantages qu’il comptait faire à sa fille en la mariant.

Chez le juge, les invitations étaient beaucoup plus rares : comme disait la vieille dame Desguilhem, « ils craignaient la dépense ». M. Lefrancq n’y avait dîné qu’une fois, et avait été assassiné tout le temps des œillades de mademoiselle Bernadette, et de la description du château de Césenac destiné à l’aînée…

Par bonheur tout cela ne faisait par an que cinq ou six soirées « perdues », comme disait M. Lefrancq à Michelette. Les autres, ils les passaient ensemble, l’été, sous un tilleul du jardin ; l’hiver, au coin du feu, dans la grande cheminée de la cuisine. Pour la commodité, M. Desvars avait rétabli la communication entre les deux jardins, en rouvrant une petite porte à claire-voie condamnée. Michelette avait été très heureuse de cela : il lui semblait que cette communication rétablie ajoutait à leur intimité, et que par cet acte matériel son père approuvait ses sentiments. La vérité pure était que M. Desvars, absorbé par ses machines, ne s’était jamais aperçu de l’amour des deux jeunes gens, et qu’il avait voulu tout simplement épargner à son locataire la peine de faire le tour par la porte d’entrée de la cour.

Le soir de la fête, l’inventeur, sa fille et M. Lefrancq étaient tous trois assis sous le tilleul, d’où tombait une douce odeur, lorsque survint M. Farguette :

— Cette musique enragée m’assomme, dit-il, je me réfugie chez vous.

— Et très bien vous faites ! répondit M. Desvars.

— Voici une chaise, monsieur Farguette, dit Michelette.

Tandis qu’ils étaient là, causant tous les quatre, quelques minutes après arriva la vieille Rose avec un panier :

— Il faut bien que nous fassions un peu la fête, nous aussi ! dit le pharmacien.

Et il tira du panier quelques bouteilles de bière et de limonade, qu’il posa sur une petite table ronde pliante, de l’invention de M. Desvars.

Lorsque les verres furent là, bien essuyés par Michelette, M. Farguette versa de la bière, et puis, faisant sauter le bouchon d’une bouteille de limonade gazeuse, proposa un « panaché ».

— Merci, dit M. Desvars, je n’aime pas ces mélanges.

— Ni moi non plus, fit le receveur.

— Moi, pas davantage, ajouta le pharmacien, et je parierais que Michelette ne les aime pas non plus ?

— C’est vrai, monsieur Farguette ; tout un ou tout autre : rien que de la limonade, je vous prie.

— Tout un ou tout autre ! reprit le pharmacien ; vous avez raison… Je suis tellement de votre avis que je n’ai pas bonne opinion de ceux qui aiment les « panachés ».

Tous se mirent à rire.

— C’est la vérité ! Il me semble qu’il y a quelque concordance et relation entre les goûts physiques et les sentiments moraux. Je me persuade facilement que celui qui aime les produits hybrides est lui-même une sorte de métis moral… Pour moi, je n’aime pas ce qui n’est pas franc d’origine et droit de goût : par exemple, les roses violettes, le céleri-rave, le brugnon, le léporide, le républicain catholique et le démocrate impérial…

— À la bonne heure ! dit M. Lefrancq, voilà comme j’aime à vous voir !

— C’est que je suis ivre !

— Oh ! monsieur Farguette ! fit naïvement Michelette.

— Oui ! et voici ce qui m’a grisé.

Disant cela, le pharmacien tira de sa poche un livre sur la couverture duquel était écrit : Iambes et Poèmes.

Et, tandis que les flonflons de la musique foraine éclataient rageusement sur la place, et que M. Duffart promettait à divers électeurs des débits de tabac, des exemptions de la conscription, des places de facteurs et de cantonniers, à la clarté d’une lanterne vénitienne que le receveur alla querir, M. Farguette lut la Curée, puis l’Idole.

Et, à mesure que les vers sifflaient comme des lanières, cinglant les appétits rués sur les dépouilles des vaincus, et flagellant la funeste apothéose du « Corse à cheveux plats » ; tout ainsi que le vent d’est emporte les nuages, cette fête banale, ces joies grossières, ces hommes vulgaires, tout cela disparut emporté par la colère du justicier, et les quatre personnes réunies dans le jardin Desvars sentirent passer sur elles ce frisson dont parle le vieux Job, poète de douleur.

Michelette, pâle, les yeux brillants, les mains jointes sur ses genoux, écoutait en extase. Son père, à l’évocation de ces choses connues dès son enfance, ou vues dans sa jeunesse de compagnon du tour de France, restait immobile et muet comme M. Lefrancq… Cependant M. Farguette, les cheveux hérissés, lisait, lisait toujours…

Quelques jours après, ne voyant pas M. Desvars à l’heure habituelle, le receveur questionna Michelette et apprit que le père était « fatigué », euphémisme du pays, pour dire : « malade », de même que les Romains disaient : « Il a vécu », pour : « Il est mort ».

Pendant quelque temps, l’inventeur « traîna », comme on dit, ne mangeant pas, ne dormant guère et perdant ses forces : puis il finit par s’aliter.

À la proposition d’appeler le « chirurgien » de Brilhac, le malade opposa un refus formel : « il n’en aurait pas voulu pour son chien ». D’ailleurs, il n’avait besoin que de repos, ayant trop travaillé dans ces derniers temps à son monocyclepède.

Malgré l’excès de labeur accusé par M. Desvars, l’engin n’était pas près d’être achevé. Plusieurs fois l’inventeur avait brisé et mis à la ferraille des modèles qui ne le satisfaisaient pas. C’est que le problème était difficile à résoudre. S’il s’était agi seulement d’un appareil propre à des exercices d’acrobate, les difficultés eussent été moindres ; mais M. Desvars voulait une machine rapide, commode, sûre, d’une utilité pratique certaine. Aussi tâtonnait-il toujours. Après avoir rejeté une pièce, il en forgeait une autre, d’un modèle différent, étudiant des modifications, inventant des améliorations de détail, mais restant toujours loin du monocyclepède idéal qu’il rêvait confusément.

Au moment où il était tombé malade, il s’était arrêté — provisoirement — à une machine étroite de jantes et très large au moyeu. Au centre d’une unique roue de deux mètres de hauteur, entre les rais écartés, l’homme, — on ne peut pas dire, le cavalier, — devait se loger et pédaler pour actionner le système, à peu près comme un chien de tourne-broche…

Dans son lit, l’inventeur se tourmentait de ne pouvoir travailler à sa mécanique et y songeait constamment, la construisant en pensée, changeant une pièce de forme ou de place, ou la supprimant pour la remplacer par autre chose, toujours contrarié par des impossibilités. Lorsque le receveur ou M. Farguette allaient le voir, il les entretenait de sa dernière conception ; de sa maladie, jamais.

Pourtant il était sérieusement atteint, tellement, que malgré son antipathie pour la médecine, — héréditaire dans sa famille, — comme il le disait volontiers, M. Farguette fit venir de Sarlat un médecin de ses amis. Mais il fallut le lui présenter comme un amateur forcené de vélocipédie qui, ayant entendu parler de ses travaux, avait désiré le connaître. Au cours de cette visite, le docteur questionna M. Desvars sur son état, et l’inventeur, plein de confiance pour le vélocipédiste, se laissa docilement examiner par le médecin.

— C’est un homme perdu, dit celui-ci au pharmacien et au receveur, lorsqu’ils furent dehors. Votre analyse ne vous a pas trompé, mon cher Farguette : il est albumineux au dernier degré ; ce n’est plus qu’une affaire de temps.

Et, en effet, le malade languit encore quelques semaines, s’affaiblissant de plus en plus. Michelette, qui avait cru d’abord à une indisposition passagère, tant en raison de l’état d’esprit de son père, que par ce besoin d’illusions dont sont travaillés ceux qui soignent des malades aimés, finit par comprendre la gravité de la situation. Quelque soin que prissent le pharmacien et M. Lefrancq de dissimuler leur opinion sur l’état de M. Desvars, la fréquence de leurs visites était significative. Une tristesse muette l’envahit, faite de douleur et de résignation, en voyant son père glisser petit à petit sur cette pente de la vie au bout de laquelle est un trou noir au cimetière. Vers la fin, lorsqu’il ne fut plus possible de cacher la triste vérité, les deux amis veillaient le malade, la nuit, à tour de rôle, et, dans leurs yeux attristés, il semblait à Michelette lire écrite la terminaison fatale. Devant M. Farguette, elle se contraignait et s’efforçait de porter courageusement sa peine ; mais seule avec M. Lefrancq, elle s’attendrissait un peu.

— Pauvre chère ! lui dit-il, un jour, en lui prenant la main ; ne craignez pas de me montrer votre chagrin : que je sois de moitié dans toute votre vie !

Alors elle pencha la tête sur la poitrine de son ami et pleura silencieusement.

Une nuit, la dernière, ils étaient seuls à veiller le mourant. Dans la vaste chambre, une lampe éclairait petitement le lit laissant des coins pleins d’ombre qui décelaient confusément de vieux meubles où s’accrochaient des rayons de lumière à une ferrure polie ou à une clef. Au-dessus de la cheminée, un vieux miroir au cadre dédoré laissait apercevoir dans son verre au tain lépreux un léger reflet de clarté, comme une lucarne ouverte sur l’infini ténébreux. Dans le lit à ciel, drapé de rideaux de vieille siamoise à flammes, le pauvre inventeur était couché, les yeux clos, la respiration faible. Sa tête amaigrie, exsangue, reposait sur l’oreiller avec lequel ses cheveux blancs se confondaient ; et une barbe rude, poussée depuis sa maladie, virilisait sa figure ordinairement placide et rasée.

De chaque côté du lit, Michelette et M. Lefrancq veillaient en silence, épiant un léger mouvement du moribond, écoutant son souffle à peine sensible. Nul autre bruit, si ce n’est parfois le trottinement presque imperceptible d’un rat sur le plancher du grenier, ou, en bas, dans la cuisine, le déclenchement bruyant de la vieille horloge sonnant les heures dans sa boîte de noyer. La désolée Michelette, assise, un bras sur le lit, reposait sa jolie tête alanguie au dossier de la chaise. De l’autre côté, M. Lefrancq laissait ses yeux attristés errer vaguement sur les enfoncements obscurs, et songeait à ces choses funèbres qui voltigent autour du lit des mourants. De temps en temps, ils échangeaient quelques paroles d’une voix basse, pareille à un chuchotement, comme effrayés de ce silence sinistre qui semblait anticiper sur celui du cimetière.

— Il me semble qu’il est plus calme que la nuit dernière, disait Michelette.

— Oui, murmurait M. Lefrancq, il me le semble aussi.

Mais ce qu’il ne disait pas, c’est que cette tranquillité relative du malade était due à l’atténuation progressive de ses forces.

L’inaction est pénible, au chevet des malades qui nous sont chers : on voudrait les guérir, les soulager au moins, les assister autrement que par une compassion ineffective, « faire quelque chose », en un mot. Pour satisfaire à ce besoin d’activité pieuse, Michelette arrangeait un drap, tirait un rideau, remontait l’oreiller : soins inutiles et vains, auxquels son père, déjà entré dans les ombres de la mort, restait insensible.

— Si je le faisais boire un peu ? soufflait-elle.

— Il vaut mieux ne pas le déranger, répondait M. Lefrancq.

Lui, parfois, les jambes engourdies, se levait et sur la pointe des pieds allait à la fenêtre. C’était une nuit d’automne, noire, mais calme, et attiédie par la terre réchauffée au soleil de l’été de la Saint-Martin. Au dehors, sur le ciel obscur, pointaient faiblement quelques rares étoiles. Au-dessous, le jardin à plain-pied du rez-de-chaussée s’entrevoyait à peine. Au bas de la terrasse, les prés qui dévalaient au ruisseau et les ondulations moutonnées de l’autre côté du vallon étaient enfouis dans un noir de poix. Seule, au loin, la ligne de faîte des coteaux se profilait incertaine sur un coin de l’horizon. Le receveur appuyait son front à la vitre froide et il songeait.

Le pauvre homme, qui se mourait là, mis en terre, Michelette resterait seule. Pour lui, leurs destinées étaient liées à jamais ; sa résolution était prise, elle serait sa femme. Mais il y avait un obstacle : sa mère qui avait arrangé son mariage, à lui, avec la fille unique d’une amie, charmante et riche, — « ce qui ne gâte rien », ajoutait-elle toujours. — Tant que son cœur avait été libre ou à peu près, le jeune homme avait laissé sa mère faire ses combinaisons matrimoniales sans protester : aussi la déception de la prévoyante dame avait-elle été très vive. Aux prières de son fils elle avait opposé cette réponse catégorique, plusieurs fois renouvelée :

« Fais-moi signifier les sommations légales ou attends ma mort : je ne donnerai jamais mon consentement à ton mariage avec cette fille… »

Pourquoi les mères sont-elles ordinairement plus intraitables que les pères sur ces questions d’inégalité sociale dans le mariage ? Est-ce par égoïsme maternel ? Ou bien est-ce une sorte de jalousie de pure affection, contre la femme à ce point aimée ? Peut-être y a-t-il un mélange obscur et inconscient de ces deux sentiments dans leurs refus, souvent méprisants, comme celui de madame Lefrancq.

Lui, le pauvre amoureux, ne cherchait pas à analyser ces refus : il connaissait sa mère et savait qu’elle ne reviendrait pas sur ce qu’elle avait dit. Il avait été froissé aussi par les termes dans lesquels elle formulait invariablement ses réponses : « cette fille », et ils étaient un peu en froid. Mais, d’autre part, lui faire notifier les « sommations légales », comme elle disait, il ne pouvait s’y résoudre, et il restait perplexe, anxieux.

« Ah ! si mon père vivait encore ! » se disait-il.

Un gémissement le ramena vers le lit.

Le malade s’agitait faiblement, et sur sa figure figée tout à l’heure dans une immobilité quasi cadavérique, transparaissait une souffrance intérieure. Il semblait revenir de la fosse ; ses yeux regardaient vaguement, sans voir, de ce regard atone et voilé des nouveau-nés et des mourants. Penchée sur lui, Michelette murmurait à son oreille de douces paroles, des plaintes affectueuses, et essuyait délicatement ce grand front de rêveur, moite des sueurs froides de l’agonie. Ces soins pieux, ces effusions de tendresse, semblèrent ranimer le moribond et lui rendirent un instant la conscience de ce qui l’entourait. Il tourna vers sa fille un regard angoissé, désespéré, plein de regrets, comme pour implorer son pardon ; puis il le reporta sur M. Lefrancq avec une supplication muette, prolongée, et le tourna de nouveau vers sa fille : ne pouvant parler, il montrait Michelette au jeune homme.

Celui-ci comprit et se pencha vers l’agonisant :

— Soyez en paix, dit-il, je veillerai sur elle.

À cette assurance, le pauvre inventeur ferma les yeux ; une détente se fit sur ses traits, et bientôt de sa poitrine monta, sinistre, le terrible « rommeau » de la mort.

Sur nos côtes de l’Océan, on dit que les mourants s’en vont avec la marée ; dans ce vieux pays terrien de Périgord, c’est à l’aube qu’ils partent.

Une légère clarté paraissait du côté de l’orient, blanchissant un peu les vitres sombres. Michelette, accablée, tenait une main de son père et laissait couler lentement ses larmes. De l’autre côté du lit, M. Lefrancq, saisi de cette horreur des jeunes hommes qui voient la mort pour la première fois, demeurait pâle, muet, sans mouvement. Quelques minutes se passèrent ainsi, remplies de funèbres pensées, puis le râle s’affaiblit et cessa ; le vieil homme eut comme un petit frémissement, dernier et presque insensible effort de la vie qui le quittait, puis resta immobile : il était entré dans l’inconnu.

XII

Il y a des gens qui montent volontiers sur une borne ou sur un cercueil pour se mettre en évidence : ainsi était M. Duffart. Le jour de l’enterrement de M. Desvars, il ne voulait pas, disait-il, laisser partir cet inventeur frappé par la mort au moment d’atteindre le succès, sans quelques mots d’adieu. Mais, aux premières paroles, il fut arrêté par M. Farguette, de la part de la famille, et rengaina son papier.

On pense bien que M. l’inspecteur du Palais-Bourbon n’était pas venu à Auberoque tout exprès pour cela ; mais, l’occasion se présentant de se faire un peu de réclame, il l’avait saisie, comme toujours.

M. Duffart était à Auberoque pour tâcher d’arranger les affaires de madame Chaboin avec la commune. Après deux ou trois jours de pourparlers, la châtelaine, à la prière de l’inspecteur-conseiller, réduisit ses prétentions à quatorze mille francs, mais elle exigea qu’il fût reconnu formellement, dans la délibération qui régla l’affaire, qu’elle se relâchait de son droit, et qu’elle faisait un « don » de quinze cents francs à la commune : non contente de la spolier, elle exigeait encore de la reconnaissance !

Cependant l’église se construisait assez rapidement, plus vite qu’il n’est de coutume dans le pays, où les bâtisses marchent avec une sage lenteur. Mais M. Capgier était pressé de palper ses doubles honoraires, sans compter le tour du bâton, comme on dit. Coustau et lui semblaient faits l’un pour l’autre, tant ils s’entendaient bien. L’architecte tolérait les matériaux de qualité inférieure : pierre gélive, sable non lavé, chaux grasse au lieu de chaux hydraulique de Saint-Astier ; et il acceptait les quantités réduites de moitié et la main-d’œuvre défectueuse. De son côté, l’entrepreneur partageait avec l’architecte le produit de ces manœuvres frauduleuses.

Les gens du bourg ne voyaient pas tout cela ; ils se réjouissaient d’avoir très prochainement une église, et, qui plus est, une église qui écraserait de sa supériorité architecturale, pensaient-ils, celle de Charmiers. Aussi, tous les jours, nombre d’oisifs se tenaient autour du chantier, les mains dans les poches, regardant travailler les ouvriers et faisant leurs réflexions. M. Monturel était un de ces assidus badauds. Plusieurs fois dans la journée, sa bonne venait l’avertir qu’on le demandait au bureau : il s’en allait alors en bougonnant, mais revenait bientôt et faisait l’entendu, donnait des conseils et s’agitait, inutilement, comme toujours, car nul ne l’écoutait.

Ce fut là qu’un vérificateur de l’enregistrement, accompagné de M. Lefrancq, le trouva, un matin, en allant à la perception constater le timbrage des registres.

— Je suis bien aise, dit-il au vérificateur après les premières politesses, de surveiller un peu ce qui se passe… en amateur, sans doute, mais un œil clairvoyant n’est jamais de trop !

Et il se redressait, faisait l’important, et lançait sa jambe plus raide en avant.

Il se trouva que ce vérificateur était quelque peu cousin de parents éloignés de la famille de « Mrs Monturel » et il dut se laisser présenter à ces dames au salon. Au cours de cette visite improvisée, on parla de cette parenté, puis de quelques connaissances communes, et la cérémonieuse épouse du percepteur se félicita du hasard, de l’heureux hasard, qui avait amené cette constatation. « Miss Margaret », elle, ne parlait pas, mais elle avait ôté son pince-nez pour mieux voir et contemplait M. Lefrancq avec des yeux qui en disaient long. À l’issue de cette visite, le vérificateur et le receveur sortirent de la maison Monturel avec une invitation à dîner pour le lendemain.

M. Lefrancq n’avait garde de se laisser attendrir par la passion visible de « miss Monturel » et les avances de sa famille. Avec ce superbe égoïsme des amoureux, il regardait froidement tout ce qui n’était pas Michelette ; et la seule chose qu’il éprouvât était une sorte d’ennui impatient, de se voir l’objet de l’amour de la demoiselle et des politesses des parents.

Depuis la mort de M. Desvars, son attachement pour la fille de l’inventeur avait grandi, s’était comme complété par des pensées d’avenir plus fréquentes, des sentiments de protection plus actifs et une sollicitude plus étendue. Il se considérait maintenant comme le seul appui et l’unique recours de l’orpheline, et, s’il eût été libre de ses actions, il l’eût épousée tout de suite. Mais madame Lefrancq refusait toujours son consentement, avec une obstination toute bretonne, quoiqu’elle fût née à Auch : il y a aussi de bonnes têtes en Gascogne. Un voyage fait par son fils pour lui arracher ce consentement avait été inutile, et il était revenu triste et irrité, mais sans pouvoir se résoudre à passer outre contre la volonté de sa mère qu’il aimait, et qui l’aimait aussi à sa manière, au point de ne le vouloir heureux que de sa main.

Sa position était pénible. Quelque pur que fût son amour dans sa source, il n’échappait pas à la loi commune. Il était jeune, ardent, il aimait passionnément depuis longtemps et il souffrait. Lorsque le soir ils étaient seuls dans le jardin, assis l’un près de l’autre, écoutant parler leur cœur, un flot de passion soulevait parfois le pauvre garçon, et il ne se maîtrisait que par un énergique effort de volonté. Avec une infinie délicatesse il évitait les situations dangereuses, car il lui eût semblé déloyal de profiter de l’isolement de Michelette et d’abuser de la confiance qu’elle lui témoignait. Mais quelquefois, dans un affolement subit, il la serrait contre sa poitrine, lui couvrait la figure de baisers précipités, puis, sentant qu’il n’était plus maître de lui, il s’enfuyait et s’enfermait dans sa chambre. Le lendemain, fatigué par la fièvre et l’insomnie, il restait sombre, presque muet, et, de peur de céder à un emportement de passion, se montrait plus réservé avec la jeune fille.

Quelque ignorante et chaste qu’elle fût, la petite devinait tout cela instinctivement, et elle se désolait de voir malheureux celui qu’elle aimait. Sa foi en sa loyauté était absolue ; elle avait la certitude que, quoi qu’il arrivât, ils étaient l’un à l’autre pour la vie. Aucune préoccupation égoïste ne la hantait, et elle ne songeait même pas à ces éventualités qui soutiennent la vertu de tant de filles. Y eût-elle songé, d’ailleurs, qu’elle n’en eût pas été troublée, car le seul malheur qu’elle eût pu redouter, la cessation de son amour, elle le savait impossible, ayant confiance en lui « comme en Dieu », ainsi qu’elle le lui avait dit ingénument une fois. Elle connaissait assez sa noblesse de sentiments pour comprendre qu’il lui serait pénible de la posséder sans son aveu, par un accident, une surprise des sens ; et alors, pour lui épargner un remords ou seulement des regrets, sans s’en faire un mérite, sans opposer de scrupules, sans exiger de serments, sans demander rien, dans le secret de sa pensée, elle se donnait par bonté de cœur à celui qu’elle aimait.

Une après-soupée, attendant M. Farguette qui devait venir passer la soirée avec eux, ils étaient assis sous le tilleul, enveloppés d’ombre. De temps en temps, un éclair de chaleur déchirait l’horizon et illuminait le jardin. Le jeune homme tenait la main de Michelette, et la petite sentait cette main chère brûler la sienne. Son cœur palpitait comme un jeune oiseau pris au nid, et une langueur pleine de charme l’envahissait. Comme il l’entourait de son bras et la pressait doucement contre lui, elle appuya sa tête sur le cœur de son ami en fermant les yeux… Tous deux oubliaient le pharmacien lorsque, soudain, la porte s’ouvrit et son pas mesuré cria sur le sable de l’allée. Dans la demi-obscurité, M. Farguette s’arrêta devant les amoureux, et, les regardant, laissa tomber gravement ces mots :

— La guerre est déclarée !

— La guerre ?

Et tous deux se dressèrent, pâles, et s’approchèrent du pharmacien.

— Oui.

— Et comment le savez-vous ?

— Par un voyageur de commerce arrivé de Périgueux. D’ailleurs le brigadier a reçu, ce soir, des ordres de convocation.

Tous trois demeurèrent un instant muets, immobiles, puis M. Farguette reprit :

— Qui sait ce qui arrivera ? Tout le monde s’accorde à dire que la Prusse est formidablement organisée et armée… Du reste, cela s’est bien vu dans la courte campagne de Sadowa.

Pendant longtemps encore, ils se tinrent là, debout, échangeant à demi-voix des réflexions inquiètes ; puis Michelette, comme accablée par un pressentiment, dit :

— Excusez-moi, cette nouvelle m’a brisée, je vais me coucher.

Et, rentrée chez elle, la petite ferma la porte.

Restés seuls, les deux amis allèrent s’asseoir dans le bureau du receveur, et là conversèrent encore une heure, en de courtes phrases anxieuses ; après quoi, le pharmacien, se retirant, serra la main de M. Lefrancq :

— Je ne vous dis pas : « Bonne nuit ! » mais : « À demain ! »

Dans la matinée, vers dix heures, en allant à l’hôtel, le receveur, les yeux battus par l’insomnie, vit devant le bureau de poste un groupe au milieu duquel gesticulait le percepteur.

— Nous avons la guerre avec la Prusse, vous savez ? lui dit M. Pradelier, en venant à sa rencontre.

— C’est bien confirmé ?

— Oui, c’est officiel maintenant… Mais nous sommes prêts : dans un mois nous serons à Berlin.

M. Lefrancq hocha la tête dubitativement, sans rien dire, et ils allèrent déjeuner.

Après les premiers revers, accoururent effarés M. Duffart et madame Chaboin ; mais, un mois plus tard, à la nouvelle de la capitulation de Sedan, la châtelaine, ne se croyant plus en sûreté à Auberoque, s’enfuit en Angleterre. Dans le pays, c’était un aplatissement, un affaissement général dont le conseiller-inspecteur donnait le lamentable exemple. Lui-même et tous les notables du bourg s’étaient retournés comme des crêpes : après la chute de l’Empire, à les en croire, ils étaient tous républicains de l’avant-veille. Et patriotes, donc !… Il n’y avait qu’à voir l’ensemble avec lequel Exupère, John, Madaillac, Desguilhem et les autres « tiraient au renard » afin de ne pas partir.

Pour M. Lefrancq, ce lui était un supplice atroce que d’assister passivement à la ruine de son pays. Il souffrait cruellement d’être inactif, lui, jeune, robuste ; et toutes les funèbres nouvelles qu’apportait presque quotidiennement le courrier lui meurtrissaient le cœur. Devant l’immense désastre, son amour s’était élevé, ennobli. Le bonheur par la possession de l’être aimé, ce bonheur entrevu dans le consentement muet de Michelette, il en faisait le sacrifice présent, et se résignait à cette austère transformation des joies éperdues des amants heureux en une étroite union d’âmes, en une certitude intérieure de possession morale, profonde, absolue : avec le sentiment du devoir patriotique à remplir, cela lui suffisait. Une chose le troublait cependant : s’il partait, s’il était tué, que deviendrait Michelette ? Pouvait-il l’abandonner ainsi ?

Mais, après quelques jours de pensées péniblement anxieuses, M. Lefrancq prit une résolution virile. Il fit son testament, qu’il confia à M. Farguette, et, ayant assuré l’avenir de son amie, autorisé par l’administration, et remplacé au bureau par un surnuméraire ravi de se blottir dans ce petit trou, il partit laissant la jeune fille sous la protection du pharmacien et dans la compagnie d’une sœur du défunt Desvars, qui vint habiter avec sa nièce.

Ce départ fut généralement blâmé, ou tout au moins jugé bien étrange : « Qu’allait-il faire là-bas, puisque par ses fonctions il en était exempt ? Il fallait être bien sot pour s’exposer à se faire casser la tête, n’y étant pas obligé !… »

Pendant de longs mois, Michelette vécut dans ces horribles transes que connurent tant de femmes de ce temps. Des visions funèbres l’assiégeaient. Dans ses insomnies, elle voyait son ami étendu mort, livide, souillé de boue sanglante… ou affreusement mutilé, gisant couvert de neige sur la terre gelée, et appelant dans la nuit un secours qui ne venait pas… Mais elle portait vaillamment sa peine, et ne regrettait pas d’avoir approuvé ce départ ; elle aussi avait fait le sacrifice ultime :

« Ma vie est liée à la vôtre, mon tendre ami ! Un même sort nous réunira… Votre Michelette vous suivra jusque dans la mort… »

Lorsque après la guerre M. Lefrancq revint un soir, par la diligence qui l’avait amené la première fois à Auberoque, il vit debout, en ouvrant la porte, Michelette pâle d’émotion. Pour échapper aux poignées de main banales, aux compliments des badauds qui tous les soirs attendaient la voiture, il était descendu au bas de la côte, et avait pris une « écoursière », comme on dit à Auberoque. La petite se jeta dans ses bras, la poitrine soulevée, avec des larmes de joie qui coulaient de ses yeux, pareilles à de grosses perles. Puis, comme il faisait froid, après les premières étreintes, elle l’attira vers le foyer, près duquel une petite table était servie.

À ce moment, entra M. Farguette.

— Je me doutais bien que vous étiez là ! s’écria-t-il.

Et les deux hommes s’embrassèrent chaleureusement.

— Monsieur Farguette, vous allez souper avec monsieur Lefrancq ?

— Je n’ai guère faim, ma petite.

— Pour lui tenir compagnie !

— Mais vous, plutôt, car je pense que vous n’avez pas dîné, Michelette ?

— Moi, dit-elle, ce soir, je veux vous servir tous les deux.

Et avec cette grâce charmante, cette simplicité digne qu’elle mettait à l’accomplissement des plus vulgaires devoirs du ménage, elle servit les deux amis.

Après souper, pendant que la vieille tante de Michelette dormait dans le « cantou », ils s’attardèrent longtemps autour du foyer, parlant tous les trois de leurs fugitifs espoirs, de leurs craintes, des angoisses longuement supportées en silence. Puis ayant entendu l’horloge du château sonner minuit, M. Farguette se leva et s’en fut avec son ami, qu’il accompagna jusqu’à sa porte.

Le lendemain, au bureau, M. Lefrancq trouva le vérificateur venu pour contrôler le travail du surnuméraire qui l’avait suppléé.

Comme ils s’en allaient tous les trois à l’hôtel pour déjeuner, le vérificateur retint M. Lefrancq à quelques pas en arrière :

— Que diriez-vous d’une jeune fille qui vous apporterait quatre-vingt mille francs dans son tablier ?

— Je dirais que c’est une fille argentée…

— Voyons, mon cher camarade, en deux mots : il s’agit de mademoiselle Monturel. Elle est fille unique, puisque ce pauvre John est mort de la « picote » pendant la guerre : elle aura ça comptant et le double après la mort de ses parents… Hein ?

— Je vous remercie de l’ouverture, mais je n’accepte pas ; eût-elle des millions, je n’épouserai jamais mademoiselle Monturel.

Ils étaient arrêtés, en ce moment, sur la place. Le vérificateur regarda, un instant, M. Lefrancq, tout étonné de ce refus, puis dit :

— Alors, n’en parlons plus et allons déjeuner.

Après avoir repris son service, M. Lefrancq songea à autre chose. Sa mère était morte pendant le siège, à Auch, où elle s’était réfugiée chez des parents : rien ne s’opposait plus à son mariage avec Michelette. Dès le lendemain, il se rendit chez le maire pour les publications.

Le maire n’était plus M. Lavarde : il avait été révoqué comme trop modéré et remplacé par son adjoint, M. Bourdal, qui affichait maintenant bruyamment ses sentiments républicains, comme autrefois son bonapartisme. En devenant maire, M. Bourdal était resté lui-même, crétin, avare, autoritaire et intolérant ; mais il avait badigeonné tout cela de républicanisme. Quoiqu’il ne pratiquât point d’habitude, ce despote de village avait la prétention de limiter l’irréligion des autres sur la sienne propre : il admettait bien qu’on ne fît pas ses pâques, mais non pas qu’on naquît, qu’on se mariât ou qu’on mourût sans curé. À Auberoque, il avait fait « enfouir », comme il disait, en dehors des murs du cimetière, un pauvre diable faible d’esprit, que la misère avait poussé au suicide.

Avec quelle stupeur cet adorateur de l’idole au pied fourchu reçut l’annonce du mariage du receveur, il est aisé de se le figurer. Il n’en revenait pas, et faisait les suppositions les plus fantastiques pour l’expliquer. Un oncle du défunt M. Desvars était autrefois parti pour l’Amérique, et on n’avait plus ouï parler de lui. Le notaire alla s’imaginer que cet oncle avait laissé une grosse fortune, selon la coutume des oncles d’outre-mer, et que M. Lefrancq, en ayant eu fortuitement connaissance, épousait Michelette pour se l’assurer. Mais sa stupeur devint de l’indignation, lorsqu’il apprit que les futurs époux avaient résolu de se passer du curé.

— Un mariage civil à Auberoque ! disait ce fantoche, c’est une honte pour le pays !

« Ton Dieu sera mon Dieu », avait dit Michelette à M. Lefrancq ; et voilà comment le curé Camirat perdait une quarantaine de francs à cet arrangement, ce qui ne lui était pas indifférent.

Heureusement, M. le maire était là pour venger la société outragée. Il était obligé, de par la loi, de marier ces accordés sans principes, mais cela ne pouvait se faire en face du soleil. Il fixa donc la cérémonie à neuf heures du soir : à ce moment, la nuit couvrirait de ses voiles cette union scandaleuse.

Les témoins du mariage furent, avec l’ami Farguette, le forgeron Gardet, Delbrel le cordonnier et le maçon Surgeac, tous républicains et braves gens. M. Bourdal s’était bien promis d’être l’interprète de ses administrés, et de faire sentir aux mariés son improbation et celle de toute la commune. Mais il était lâche, et le regard de M. Lefrancq, arrêté sur lui avec une acuité significative, lui fit rentrer les paroles dans la gorge.

À l’exception des témoins et de deux ou trois autres personnes, ce mariage civil indigna toute la population d’Auberoque. Dédaigner ainsi ce qu’ils révéraient extérieurement, — car, au fond, ils en prenaient à leur aise avec la religion ! — paraissait une injure personnelle à chacun et à tous. C’était entre eux, particulièrement entre les femmes, des complaintes hypocrites et des mépris joués, à faire pouffer de rire. Il fallait entendre l’irréprochable mademoiselle Zoé conférer là-dessus avec l’honnête madame Goussard, descendue du château tout exprès pour cela ! Jusqu’à Ninon la Polonaise, qui prenait des airs pincés en parlant de ce triste événement aux pratiques qui venaient acheter un écheveau de fil dans la boutiquette que lui avait montée M. Reversac. Même la petite veuve Barjac, qui depuis quelque temps cultivait les bons principes avec M. Bourdal, déclarait hautement ce concubinat immoral. Il semblait, à entendre ces vertus et toutes les caillettes sans cervelle d’Auberoque, que la présence de ces époux réfractaires aux lois de l’Église souillât la bourgade, et que ce mariage civil fût un horrible malheur tombé sur elle.

Une autre chose indignait encore tous les naturels d’Auberoque, mâles et femelles, c’était le refus insolent des quatre-vingt mille francs et des espérances de mademoiselle Monturel, refus ébruité par le chagrin expansif de la pauvre « Margaret ». Chacun en voulait à M. Lefrancq de mépriser cet argent pour lequel, à part quelques rares exceptions, ils étaient tous prêts à faire tant de bassesses.

Les « demoiselles » étaient dans un état de jalousie aiguë et d’irritation folle qui leur faisait dire des bêtises grosses comme la grosse Irma :

— Une artisane ! une fille de rien ! il faut avoir des goûts bien bas, pour s’amouracher d’une fille pareille !…

— Encore, si elle était riche ! s’écriaient naïvement ces pécores, les demoiselles Bourdal comme les autres, malgré leurs médailles et leurs chapelets.

Les ouvrières, les filles du peuple, qui auraient dû être fières de cette absence de préjugés, rageaient de ce qu’elles appelaient la « chance » de Michelette, et, dans leur exaspération jalouse, furieuses de n’avoir pas été choisies, l’ « habillaient » avec cette crudité de langage si révoltante chez la femme sans éducation excitée par la colère.

« Miss Margaret », elle, ne disait pas de mal de M. Lefrancq : elle l’aimait trop pour cela, et se contentait de pleurer « toutes les larmes de son corps » comme on dit. Comment l’amour, un amour sincère, s’était-il logé dans cette petite tête éprise de frivolités et d’anglomanie, c’était une chose difficile à expliquer, mais le fait est que la pauvre fille était très malheureuse.

Parmi la gent féminine, une seule personne approuva ce mariage : ce fut mademoiselle de Caveyre.

— Tenez, dit-elle un jour à M. Lefrancq ; voici mon cadeau de noces.

Et elle lui tendit deux lettres anonymes adressées à Michelette, car la Creyssieux avait récidivé :

— Je n’ai pas voulu laisser salir de ces ignominies l’innocence de celle que vous aimiez.

— Je vous en remercie, et je vous en suis très reconnaissant, dit M. Lefrancq après avoir parcouru une des lettres : s’il vous arrivait d’avoir besoin d’un ami, comptez sur moi.

— J’aurais voulu plus, répondit mademoiselle de Caveyre, mais je reconnais que je ne vous méritais pas.

Et elle s’en alla.

La pauvre Dinah, ne pouvant toujours pas vivre en état de viduité, s’était, faute de mieux, rabattue sur M. Desguilhem, qui venait tous les soirs fumer sa pipe de racine de bruyère dans le petit salon fané.

Mais ce gros garçon de trente-cinq ans, apathique de nature et abruti par la nicotine, n’était pas son fait et elle ne tarda pas à le mettre à la porte.

— C’est une « panturle » ! il ne venait que pour mon tabac ! disait-elle un jour en riant à madame Grosjac.

Cependant les autorités civiles et administratives ne pouvaient rester indifférentes à cet exemple d’indépendance religieuse qu’avait donné M. Lefrancq, à ce dédain des usages reçus, à ce mépris des convenances sociales qu’il avait montrés. On le dénonçait d’Auberoque comme donnant le déplorable spectacle d’un fonctionnaire vivant en concubinage. La coterie des dévots, stimulée par le curé Camirat et soutenue par M. le maire Bourdal, s’agitait sourdement à Périgueux pour obtenir sa révocation. Mais, grâce au directeur départemental, qui l’estimait comme homme et comme fonctionnaire, la haine de ses ennemis fut impuissante encore une fois.

Lui ne s’occupait, ni ne pensait même à tous ces vilains bonshommes qui autour de lui s’agitaient, hypocritement hostiles. Il vivait retiré, pleinement heureux près de sa femme, sans autres relations que son ami Farguette. L’affection de Michelette, prévenante, reconnaissante même, était encore empreinte d’une admiration réfléchie pour la hauteur de sentiments et le caractère de son mari ; lui adorait en elle cette sereine raison, cette égalité d’âme, qui donnaient tant de prix à son amour, et cette dignité simple qui relevait les menus services qu’elle se complaisait à lui rendre.

Il était pour elle comme un dieu :

— Comment as-tu pu penser à moi ? m’aimer ? lui demandait-elle un jour.

— J’adore toute ta chère personne, ma Michelette, et en particulier ces beaux yeux qui illuminent ma vie, dit-il en les baisant doucement l’un après l’autre, mais, s’il faut te le dire, c’est par ton grand cœur, par tes qualités morales que j’ai été pris.

— Oh ! fit-elle rougissante en mettant son front sous les lèvres de son Georges.

Les événements du dehors les laissaient indifférents, et les petits faits de la vie journalière d’Auberoque n’arrivaient pas jusqu’à eux. Pourtant il y avait de ces événements qui faisaient du bruit dans la bourgade. De ce nombre furent le transfert de la cure du doyenné à Auberoque et la consécration de l’église. Elle n’était pas finie pourtant, cette église, car la friponnerie de madame Chaboin avait creusé dans les ressources communales un trou qu’on n’avait pu combler : payer quatorze mille francs, au lieu d’en recevoir seize, cela faisait une différence. Aussi le clocher n’existait pas, la nef n’était pas terminée ; mais, pour satisfaire l’impatience des gens du bourg, le parachèvement fut remis à des temps financièrement meilleurs, et, d’après la décision du conseil municipal, M. Capgier fit poser une couverture de tuiles creuses sur l’édifice inachevé, et faire à l’intérieur un plafond en forme de voûte ; puis la consécration eut lieu.

Ce fut un grand jour pour Auberoque. La veille, comme lors de la pose de la première pierre, on avait planté le long du vieux chemin des rangées de pins coupés dans les bois de madame Chaboin ainsi que de coutume, — les plus petits toujours. — Ces pins, élément principal des fêtes du pays, étaient reliés jusqu’à l’église par des guirlandes de buis que la gent femelle du bourg avait confectionnées avec un zèle patriotiquement local. Les recoins ignobles avaient été masqués de branches de chêne, et, pour achever de donner un air de fête à la bourgade, autant que pour atténuer les odeurs infectes, le chemin et la rue étaient couverts d’une jonchée de buis, de laurier et de fenouil. À l’entrée du bourg, en avant de la vieille porte, une bande de calicot tendue entre deux grands mâts peints en mirlitons, portait en lettres de deux pieds, cette inscription, œuvre du frère Auxilien :

VIVE MONSEIGNEUR !

De drapeaux tricolores, peu, ces messieurs du clergé n’en étant pas autrement entêtés, notamment monseigneur. Quant à madame Chaboin, afin de mieux entrer dans son rôle de châtelaine et faire, — toujours inutilement d’ailleurs, — sa cour à l’aristocratie du pays, elle affichait ses préférences pour le drapeau blanc, sans trop oser l’arborer, toutefois !

Le prélat consécrateur n’était pas l’évêque du diocèse, mais un évêque in partibus infidelium, — dispensé, par bonheur, d’aller résider dans son diocèse nominal, où sa venue eût excité des manifestations gastronomiques enthousiastes, car c’était un gros homme dodu et bien en point, qui eût fait un excellent rôti de cannibales.

Lorsque se leva le jour fameux, M. le maire Bourdal était depuis une heure sur pied, en redingote longue, — il n’avait pu se décider à se faire faire un habit, — en chapeau haut de forme démodé de vingt ans, en gants paille nettoyés à la mie de pain par ses filles, et l’écharpe municipale traversant obliquement la poitrine, comme un grand cordon : il trouvait que c’était plus imposant.

L’unique cloche, installée dans un rudiment de clocher en charpenterie destiné à tenir lieu de la flèche absente, se démenait follement, brandie par cinq ou six garçons vigoureux, tandis que de la plate-forme de la « Bombarde », un petit canon de fêtes, congrûment bourré par l’ancien artilleur Coldefin, toussait de toutes ses forces, le pauvre.

Monseigneur se fit un peu attendre, comme il convient, mais enfin sa voiture fut annoncée au bas de la côte par un fanion, — blanc, s’il vous plaît ! — agité sur la tour de la « Guette », par un homme en vigie. À ce signal, M. Bourdal, escorté du conseil municipal et des notables, s’avança au-devant de l’évêque, jusqu’à l’entrée du bourg, et s’arrêta sous la bande de calicot. Le maire avait écrit son discours, l’avait appris par cœur, et comptait étonner ses administrés et le monde officiel par son éloquente improvisation ; mais, à la vue de la voiture épiscopale, il sentit comme une brûlure à l’épigastre, et, ayant conscience que la mémoire allait lui manquer, il tira des papiers de sa poche.

De son côté, le curé Camirat, accompagné des desservants du voisinage et du personnel du bas chœur, avait précédé le cortège civil, en sorte que, lorsque la voiture arriva, laïques et ecclésiastiques étaient réunis, attendant. L’évêque avait revêtu en chemin le costume obligé, en sorte qu’après avoir répondu quelques mots aux souhaits de bienvenue du maire et du curé, il prit place sous le dais préparé pour lui. Puis tout le cortège se mit en marche, précédé des enfants de l’école des frères, des petites filles des sœurs, et suivi du domestique de monseigneur qui portait des ornements et un écrin contenant le calice épiscopal : derrière ce personnage marchait toute la commune.

Arrivé devant l’église, M. le maire s’arrêta, se retourna vers l’évêque, déplia son manuscrit et commença de lire son discours en bégayant d’émotion. Ce discours était honnêtement insignifiant ; mais on n’attendait pas de merveilles oratoires de M. Bourdal, de façon que chacun écoutait distraitement les phrases qui filaient, filaient comme un bon macaroni au gratin. Pourtant à un moment, un mot singulièrement placé fit lever la tête au secrétaire de monseigneur, jeune abbé coquet et rieur, qui poussa du coude le curé Camirat, son voisin. M. Bourdal avait un faible pour l’adverbe « incommensurablement », qui n’en finissait plus dans sa bouche, et il l’avait fourré dans sa harangue, çà et là, hors de propos. Outre cela, il avait lardé ladite harangue de quelques phrases prud’hommesques comme il les affectionnait, bien choisies pour la circonstance :

« La crainte de Dieu est le commencement de la sagesse » ; « la France est la fille aînée de l’Église » ; « rendons à César ce qui appartient à César », et autres de cette force.

Tout cela venait comme des cheveux sur de la soupe aux choux cabus : aussi les prêtres, heureux de se moquer d’un laïque, d’un magistrat municipal, qui plus était, s’adressaient des regards d’intelligence qui disaient clairement :

« Quelle buse, ce maire d’Auberoque ! »

Seul, l’évêque restait sérieux : il ruminait sa réponse.

Le maire, au bout de son discours, s’épongea le front avec un beau foulard de Lyon, cadeau d’étrennes de ses filles, et ensuite, après quelques secondes, monseigneur commença d’une voix grasse, hésitante, raclant les flegmes de son gosier, se répétant pour chercher ses phrases. Il parla ainsi lentement, un demi-quart d’heure, puis ayant fini un peu court, il entra brusquement dans l’église.

La cérémonie de la consécration parachevée, il y eut au château, où monseigneur recevait l’hospitalité, un grand dîner sérieusement truffé, auquel assistaient, avec monsieur et mademoiselle Duffart, quelques naturels du pays seulement : le maire Bourdal, M. Caumont, M. Monturel, le curé Camirat et trois desservants du voisinage.

Les nobles d’alentour avaient décliné l’invitation que madame Chaboin avait cru leur faire accepter à cause de la présence de l’évêque ; en sorte que la facilité de celui-ci les fit jaser.

— L’acceptation de l’hospitalité de madame Chaboin par monseigneur a paru singulière à quelques-uns, disait, peu de jours après, au curé Camirat, M. le comte de Mathas.

— Notre-Seigneur allait bien chez les publicains ! riposta vivement le doyen, qui se sentait touché par cette réflexion.

Quelques personnes d’Auberoque épiloguaient aussi là-dessus, entre autres la cérémonieuse madame Monturel ; mais le plus choqué fut le frère Auxilien, qui méprisait fort madame Chaboin :

— Monseigneur doit avoir ses raisons pour agir ainsi, disait-il à son « bini » en revenant de l’église ; mais pourtant je voudrais bien les connaître !

Ses raisons, monseigneur ne les disait pas ; quant à celles de madame Chaboin, elles se devinaient assez.

Ravie de la présence de l’évêque à sa table, présence qui la vengeait des dédains de la noblesse et du propos soldatesque du colonel, la châtelaine s’était évertuée à le recevoir d’une manière particulièrement honorable. Elle avait eu le soin de substituer à la chaise cannée des autres convives un beau fauteuil doré pour monseigneur. En outre, de chaque côté, un espace vide le séparait de ses voisins, et, tandis que tous les autres avaient des couverts d’argent, l’évêque en avait un de vermeil. Madame Chaboin avait même voulu dresser un dais de table au-dessus du fauteuil épiscopal ; mais le curé Camirat lui avait fait entendre que son zèle pieux dépassait la mesure.

Au cours du dîner, madame Chaboin s’efforça d’être humblement aimable avec cet hôte éminent ; elle eut pour lui des prévenances et des attentions qui contrastaient fort avec ses façons ordinaires, brusques et rudes. Elle prenait des airs étonnés et admiratifs à chaque phrase de l’évêque, et se faisait petite fille ignorante en lui parlant.

Enfin, le dîner fini, lorsque après une sieste dans son appartement le prélat fut sur le point de partir, madame Chaboin lui offrit un superbe ostensoir pour sa chapelle, en le suppliant de la comprendre dans sa bénédiction toutes les fois qu’il s’en servirait.

— Certes, madame, je ne l’oublierai pas : ce magnifique témoignage de votre piété me le rappellera toujours !

Outre l’ostensoir, monseigneur emportait encore une supplique accompagnée d’un chèque de vingt-cinq mille francs, le tout à destination de la chancellerie papale qui, peu de temps après, en accusait réception par un bref conférant à la châtelaine le titre de comtesse romaine libellé comme suit :



COMTESSE DISSAC D’AUBEROQUE



Ainsi l’avait demandé la bénéficiaire, désireuse d’enterrer le Chaboin sous son titre et son nom de famille.

Cette distinction accordée à la ci-devant marchande d’hommes fut portée à la connaissance du public par un copieux envoi de cartes de visite où la nouvelle comtesse avait fait graver, au-dessus de son nom, les armes concédées :



De sable au vol d’argent,



surmontées de la couronne comtale, avec cette devise un peu méchamment énigmatique, due, comme la supplique, à la plume acérée de l’abbé Camirat, qui ne pouvait pas laisser échapper une occasion d’exercer sa mordacité, même sur ses amis :



Or est qui or vaut.



Toutefois la nouvelle comtesse eut l’amer crève-cœur de constater que sa comtification n’avait pas tout le succès qu’elle en attendait. Les nobles du pays en firent des gorges chaudes.

— Pardieu ! disait publiquement, un jour, le marquis de Glenadel, le héraldiste qui a dressé ces armes pour la veuve Chaboin, est un homme d’esprit, un bon pince-sans-rire : le sable du désert, le vol d’argent, tout y est !

— Ces titres papaux qui, selon Saint-Simon, sont « moins que rien », sont encore trop bons pour de pareilles espèces ! répliquait un autre.

À Auberoque, ceux qui avaient dîné en compagnie de monseigneur admiraient tout de confiance, mais les autres en riaient avec force brocards.

— Il manque, pour « tenants » à ces armes, deux remplaçants « de carnation » en tenue de visite ! disait Exupère.

Ces quolibets furent comme l’épilogue de la consécration de l’église. Pour le populaire, cette fête se termina le soir par un feu d’artifice offert, à son corps défendant, par madame Chaboin, qui n’en voyait pas la nécessité, disait-elle, ayant fait déjà beaucoup de dépenses…

— Vous ne pouvez vous en dispenser, croyez-moi ! lui avait répondu M. Duffart.

Mais le transfert à Auberoque de la cure du doyenné, qui avait mis le bourg en liesse, devait avoir des conséquences inattendues.

Les gens de Charmiers, humiliés de voir leur église passer à l’état d’annexe, et furieux de la victoire de leurs voisins, décidèrent, à l’instigation de l’ancien sacristain démissionnaire, de faire venir un pasteur protestant, et déjà les conseillers municipaux, s’étant concertés, avaient résolu d’affecter leur église au culte réformé. Lorsque la nouvelle de cette révolution religieuse parvint à Auberoque, le vicaire, qui binait à Charmiers comme auparavant au chef-lieu du canton, en fut consterné. C’était un honnête jeune homme, plein de zèle et aussi fervent que son curé l’était peu. L’idée que l’on prierait Dieu en français dans cette vieille église où on l’avait toujours prié en latin, le bouleversait : cela lui paraissait l’abomination de la désolation prédite par le prophète Daniel. Le pauvre garçon n’en dormait plus. Il se représentait l’hérésie s’implantant dans le pays, et peu à peu s’étendant et se propageant comme une sorte de phylloxéra religieux, et cette vision le tourmentait horriblement. Mais il était courageux : après s’être lamenté, il résolut de barrer le chemin à l’antique ennemi et commença sur-le-champ à parcourir la commune de Charmiers.

Dans chaque maison, il s’efforçait de faire renoncer les paroissiens à ce projet impie, se servant de tous les arguments, parlant à chacun selon son état, prenant les uns par l’intérêt, d’autres par les sentiments, d’aucuns par la peur de l’enfer, se faisant ainsi tout à tous, comme l’apôtre. Dans ses prônes dominicaux, il conjurait les quelques fidèles qui allaient encore provisoirement à la messe, de résister vaillamment à la séduction et de maintenir la vieille religion de leurs ancêtres. Mais il avait à lutter contre la haine féroce que les gens de Charmiers portaient à leurs voisins, et contre l’indignation que tous ressentaient d’avoir été sacrifiés par l’autorité ecclésiastique, en sorte qu’il prêchait, comme l’autre, dans le désert. Pourtant, de rares bonnes femmes se laissaient quelque peu émouvoir, lorsqu’il leur représentait cette église, où elles avaient été baptisées, communiées pour la première fois et mariées, profanée par l’hérésie et devenue la maison du diable : domus diaboli ! … Ce bigre de latin les troublait. Et alors il les exhortait à peser sur leurs maris pour éloigner de leur paroisse cette hideuse hérésie. Mais il eut beau faire, tout ce qu’il put obtenir, ce fut que l’église resterait affectée au culte catholique pour les anciens paroissiens demeurés fidèles à leur foi ; et ce ne fut pas sans peine qu’il obtint cela. Enfin, trois ou quatre femmes de conseillers municipaux, bien stylées, gagnèrent leurs maris par divers moyens suggérés, qui avaient besoin de l’excuse d’une bonne cause, notamment par des refus opportuns du debitum, et ces quelques-uns, appuyés par le sous-préfet, firent accepter cette transaction à leurs collègues.

Lorsque donc arriva le pasteur, il fut obligé de commencer les exercices de son culte dans une salle de café abandonnée pour cause de faillite. C’était une grande pièce au plancher boueux et mal joint, basse de plafond, enfumée et tapissée d’un vieux papier à dessins effacés, crasseux partout à la hauteur des tables qui la meublaient naguère, et tombant çà et là d’un mur salpêtreux. C’est dans ce taudis que « travaillaient » les prestidigitateurs du ruisseau, et que les chanteuses ambulantes, courant le pays à pied, ou dans de méchantes roulottes traînées par des ânes pelés, venaient brailler leurs chansons bêtement obscènes.

Dans cette salle encore imprégnée des senteurs des alcools frelatés, des absinthes vert-de-grisées, saturée des émanations humaines, de l’odeur âcre du tabac, et comme du relent des saletés et des blasphèmes qu’elle avait entendus, prêcher Jésus-Christ crucifié, le contraste était saisissant.

C’était le soir : une lampe suspendue au plafond éclairait mal la salle comble qui regorgeait sur la porte et dans un corridor intérieur. Il y avait là des jeunes filles, des femmes, des hommes et surtout des jeunes gens beaucoup. Tous à peu près étaient des habitants du bourg et des villages de la commune, prévenus par l’ancien sacristain devenu le bedeau du nouveau culte. À l’extrémité de la salle, debout devant une petite table, — peut-être une ancienne table du café, — sur laquelle était posée une bible, le pasteur, en simple paletot noir, parlait. C’était un jeune homme d’aspect sympathique, pâle, avec des yeux clairs où brillait la flamme de la foi. On sentait, à son accent, que ce qu’il disait venait du cœur sous l’inspiration du moment. Ses paroles étaient simples et appropriées à l’intellectualité de ceux qui l’écoutaient. Point de citations, point d’apostrophes, de phrases sonores, de mouvements oratoires : un discours tout uni, auquel le raisonnement donnait cette solidité que le squelette donne au corps.

Certes, parmi ce peuple qui était là, il y avait des esprits imbus des vieux préjugés catholiques, des curieux ; et aussi des sceptiques rustiques ; pourtant lorsque, après avoir terminé sa prédication, le jeune pasteur récita la prière d’une voix chaude et pleine de vibrations émues, tous s’en allèrent bien disposés pour la nouvelle religion ; — d’autant plus que, comme l’avait copieusement expliqué l’ancien sacristain, elle se pratiquait gratis, avantage apprécié à la campagne comme à la ville.

Dans le temps qu’à Charmiers les plus zélés venaient presque tous les soirs entendre la prédication, à Auberoque on daubait sur ce pasteur en civil et sur ses prêches dans un sale café. Le curé Camiral était naturellement le plus acerbe et le plus mordant. C’était un homme intelligent ; mais, aveuglé par la passion et la question d’intérêt, il ne lui venait pas à l’idée, non plus qu’à aucun de ses paroissiens, que son Dieu était né dans une étable, que les apôtres étaient vêtus comme leurs concitoyens, et qu’ils prêchaient où ils se trouvaient…

Au moment où les habitants d’Auberoque commençaient à se lasser de rabâcher toujours les mêmes sottises sur le pasteur de Charmiers, survint un autre événement qui détourna les caquets ailleurs. Cet événement fut le suicide de M. Bourdal, notaire et maire d’Auberoque.

Depuis deux ou trois ans il s’était un peu « dérangé », comme on dit dans le pays ; c’est-à-dire que sa conduite était devenue irrégulière, à la grande désolation de ses filles, qui faisaient neuvaine sur neuvaine pour le retirer du péché. À son âge de cinquante-sept ou huit ans, il s’était amouraché de la petite veuve Barjac, qui lui faisait voir du chemin et lui soutirait de l’argent pas mal. C’était une de ces passions de vieux, tenaces comme des ronces où l’on est empêtré, qui, par moments, lui faisait oublier son avarice. Mais il ne l’oubliait pas tout à fait, car pour réparer les brèches faites à son avoir, il se mit à jouer à la Bourse, gagnant quelquefois, perdant le plus souvent. Tant il fit que, se trouvant engagé dans des spéculations importantes lorsque survint le coup d’État du Vingt-quatre Mai, il fut ruiné tout à plat ; ce que voyant, il se cassa la tête d’un coup de pistolet, qui fit jaillir au plafond le peu de cervelle qu’il avait.

Et, grâce à de certains accommodements avec le ciel et ses ministres, il fut enterré en grande cérémonie par le doyen Camirat, dans le meilleur endroit du cimetière, lui qui avait fait jeter le pauvre Guignac dans un trou hors des murs.

Le Vingt-quatre Mai fut fatal aussi à M. Lefrancq. Le directeur de Périgueux ayant été déplacé, la coterie réactionnaire et cléricale d’Auberoque jugea la conjoncture favorable, et, appuyée d’un député bien pensant, elle renouvela ses dénonciations, intrigua, fit agir, en insistant sur la nécessité de faire un exemple, si bien qu’un mois après, le receveur était révoqué.

— Bah ! dit-il à sa femme, après avoir lu le fetfa ministériel, ces braves gens-là n’ont pas de longs jours dans le ventre !

Et, prenant son premier-né qui venait de s’administrer une bonne tetée, il lui fit faire risette en l’enlevant par petits sauts dans ses bras :

— Hop ! hop ! hop la la !

XIII

Vingt ans plus tard, M. Lefrancq et sa famille étaient en vacances à Auberoque, chez l’ami Farguette. Réintégré dans l’enregistrement après la bourrasque du Vingt-quatre Mai, le receveur avait eu une carrière administrative modeste, et, tandis que des camarades plus heureux faisaient leur chemin, il était resté comme englué dans les emplois inférieurs. C’est qu’il avait deux terribles notes dans son dossier : la première, sa révocation qui accusait la veulerie de tant de fonctionnaires, et des plus crêtés, qui avaient courbé la tête sous le grain ; la seconde, son mariage civil. Sous la troisième République, les gros personnages qui s’étaient succédé dans les bureaux de la direction générale de l’enregistrement, avaient tous été indisposés par cette révocation qui attestait une indépendance de caractère mal vue dans les administrations, et choqués de ce mépris des coutumes religieuses auxquelles eux-mêmes s’étaient docilement soumis. Dans le personnel supérieur, on lui en voulait sourdement de n’avoir pas passé sous le joug des prêtres, de n’avoir pas « fait comme tout le monde ». L’hérédité d’une longue succession de siècles a tellement imprégné la nation française des haines et de l’esprit d’intolérance de l’Église romaine, que des esprits sceptiques, des voltairiens avérés, des hommes sans pratique aussi bien que sans foi, n’avaient pu se défendre, à l’endroit de cet incrédule logique, d’une antipathie qui allait jusqu’à l’injustice. Lui se souciait peu de cela : sans ambition, de goûts simples, il trouvait son bonheur en lui-même et dans les siens. Il avait cinq enfants de belle espérance : l’aîné était à l’École centrale, le cadet à l’Institut agronomique ; les deux garçons qui suivaient faisaient encore leurs études au lycée, et le dernier était une mignonne fillette de huit ans.

Le lendemain de son arrivée, levé de bonne heure, M. Lefrancq, accompagné de M. Farguette et de ses deux plus jeunes garçons, fit le tour d’Auberoque comme au matin de sa première venue. La bourgade était toujours sale et plus laide encore qu’autrefois. Parmi de nombreuses maisons sordides, délabrées, beaucoup étaient inhabitées et accusaient la décadence du triste chef-lieu de canton.

— Voilà, disait M. Farguette, le résultat de la coupable ineptie des anciens administrateurs, qui, pour complaire à la Chaboin, lui ont cédé les communaux, et, ainsi faisant, ont bouché les avenues du bourg. Et, chose désolante pour les habitants, ce sont leurs voisins et ennemis abhorrés qui bénéficient du dépérissement d’Auberoque. Charmiers s’agrandit, des maisons se sont construites, qui le relient à la station, et le commerce s’y porte, au grand dommage des marchands d’ici.

En passant, ils virent l’église toujours inachevée, avec son toit de grange, son clocher en pigeonnier et ses lézardes en coup de foudre.

— Encore une belle opération ! dit l’ex-pharmacien, qui répétait volontiers d’anciennes histoires, comme font les vieux.

» Cette église, qui, selon Duffart et autres farceurs, devait faire la fortune d’Auberoque, a endetté la commune jusqu’au cou et achève de la ruiner en réparations. Il a fallu s’imposer lourdement, et maintenant les contribuables surchargés se font tirer l’oreille pour payer leurs impôts : le successeur de feu Monturel en sait quelque chose.

— À propos, demanda le receveur, et le curé Camirat ?

— Il est mort paralytique et a été remplacé par un excellent homme, doux, tolérant et désintéressé. Je le rencontre quelquefois aux réunions du conseil d’administration de la Miséricorde, qui m’a fait économe de l’établissement : nous avons les meilleurs rapports.

Ils se trouvaient en ce moment devant cette « Maison des pauvres » qui était toujours là, au fond du foirail des bœufs, avec ses grands vieux bâtiments noirs, tristes et mal entretenus. Rien qu’à voir cet amas de constructions informes, ces hauts murs décrépis, on devinait derrière toutes les misères de l’humanité.

— Je tâche d’améliorer le sort des malheureux vieillards qui sont là, dit en étendant la main M. Farguette. Je leur procure quelques petites douceurs, et ils sont contents de moi.

Ils revinrent par la place centrale. La maison de la poste autrefois était vide ; le bureau avait été transféré à Charmiers, plus près de la station.

— Qu’est devenue mademoiselle de Caveyre ? demanda M. Lefrancq.

— Je vous ai écrit, un jour, qu’après avoir enterré sa vie de garçon dans un souper qui fit du bruit ici, elle a épousé le cousin Frédéric, retraité comme capitaine. Depuis, elle a été nommée dans le Lot-et-Garonne, pays natal de son mari, et je n’en ai plus entendu parler.

— Et le vétérinaire Grosjac, qui sollicitait un poste à l’École de Toulouse ? a-t-il enfin réussi ?

— Pas tout à fait… Il a bien obtenu une place, mais dans un établissement d’aliénés !… À force de boire de l’absinthe, le malheureux a perdu la tête.

Le Café du Périgord, où le « docteur » avait pris tant de « vertes », était fermé aussi, et son enseigne à moitié disparue par l’effritement du plâtre.

— L’hôtel du Cheval-Blanc, d’où les époux Jammet ont été expropriés, n’est plus qu’une misérable auberge, où descendent pour quelques heures les rares touristes qui viennent visiter le château, — dit M. Farguette. — Quant aux voyageurs de commerce, qui sont la vie des hôtels, ils restent à Charmiers, au Grand Hôtel du Chemin de Fer… Vous le voyez, mon pauvre ami, Auberoque est une de ces localités qui, par la force des choses, puissamment aidée de la bêtise des habitants, déclinent tous les jours. Dans trente ans d’ici, la « ville » d’Auberoque, comme disait ce gausseur de Duffart, perchée sur sa colline et restée en dehors du mouvement de la vie moderne, sera une de ces bourgades mortes où on ne vient plus que par curiosité. Ici, on montera voir le château, qui sera toujours un des plus beaux spécimens de l’architecture militaire des temps féodaux.

— Vous n’avez plus le juge de paix ? demanda M. Lefrancq, qui voyait fermée la maison jadis habitée par M. Caumont.

— Non. Depuis 1870 que monsieur Caumont est rentré dans sa masure de Césenac, il a eu cinq ou six successeurs. En ce moment, notre juge est un ancien fabricant de conserves, ruiné, parent éloigné d’un beau-frère du sénateur Chamillard, mais il habite Saint-Géral et ne vient à Auberoque que le jeudi pour tenir son audience… En fait de fonctionnaires, il ne reste plus ici que le receveur de l’enregistrement et le percepteur. Le poste de la régie est à Charmiers, où la surveillance est plus nécessaire et plus facile. Le nouvel employé des tabacs y est descendu pareillement, ainsi que le greffier à qui M. Foussac a vendu son office : c’est un déménagement continuel. Déjà Charmiers s’agite pour devenir le chef-lieu du canton, et il est question d’y transférer la gendarmerie…

— Quelle dégringolade !… Mais quel est donc ce petit vieux à l’air si minable ? ajouta M. Lefrancq, comme passait un homme en cheveux blancs, tout cassé.

— Comment ! vous ne reconnaissez pas mon vieil ami Guérapin !

— Il est diablement changé !

— Ah ! ce n’est plus le temps où il était intendant général de la terre d’Auberoque !… Tant que la Chaboin en a été propriétaire, Guérapin s’est maintenu en la compromettant par des usurpations du domaine public ; en gardant par devers lui des papiers qui étaient des armes, comme la contre-lettre destinée à Coustau ; en se rendant nécessaire par des procès avec les particuliers. Mais depuis la vente du château et de la propriété, il a été mis à la porte et vit misérablement en faisant quelques assurances, en tirant quelques sous des plaideurs de la justice de paix, auxquels il donne de mauvais conseils. Depuis qu’il ne représente plus « le château », on se moque de lui et il n’est plus rien : aux dernières élections municipales, il a eu onze voix… Pour le caractère, il est toujours le même, jaloux, fourbe, haineux, rancunier et toujours disposé à mordre : seulement, le pauvre diable n’a plus de dents.

» Sa sœur, la Creyssieux, est morte après avoir fait un mois de « boîte », comme disait ce brave brigadier Pageyrac, — c’était avant la loi Bérenger, — pour des canailleries de son métier. Quant à la grosse Irma, elle s’est mariée au loin avec un de ces braves à trois poils que n’effrayent pas fille « ayant tache ».

» Après avoir fait charlemagne en vendant la terre d’Auberoque à un monsieur Juine, avec six cent mille francs de bénéfice, la Chaboin a fini, il y a quelques années, dans une riche maison de santé, neurasthénique et maniaque, quasi folle comme Grosjac. Quoiqu’elle bût honnêtement, ce n’est pas l’intempérance qui l’a tuée, elle, mais cette terrible et lancinante pensée qu’elle était universellement méprisée. Elle aurait bien voulu, la malheureuse, être quelque chose : présidente de la « Société de protection des enfants en bas âge », patronnesse de la Miséricorde, ou seulement dame de charité, afin de se faire illusion à elle-même, et de se réhabiliter un peu aux yeux des autres, car personne n’a pris au sérieux son titre de comtesse. Mais, malgré l’appui du curé Camirat, elle n’a pu. Toujours l’origine impure de sa fortune l’a fait honteusement écarter. C’est en vain qu’elle a fait de plates avances aux nobles et aux gens bien pensants ; qu’elle a été à la messe et à confesse à leur exemple : tout cela ne lui a servi de rien. Vers la fin, la poursuite d’une considération qui la fuyait, d’une estime qu’on lui refusait, était devenue chez elle une idée fixe, enfoncée dans son cerveau comme un coin rougi au feu et tellement obsédante qu’elle en est morte, tourmentée de la peur du diable comme un procureur qui rend l’âme. Ainsi a fini l’inventrice de cette affaire de la « Mer nouvelle de Tombouctou » qu’avant le Panama on appelait « la plus vaste escroquerie du siècle ».

» Pour son compère, l’ancien inspecteur du Palais-Bourbon, il a disparu depuis longtemps : on ne sait trop ce qu’il est devenu ; quelques-uns le croient au Chili.

» À l’égard de mademoiselle Duffart, sœur dudit, son rêve politique évanoui, elle a fait la sottise de s’amouracher d’un jeune aigrefin, joli garçon mais très mauvais sujet, qui la bat comme blé sur le sol, et a déjà, paraît-il, fort écorné les rentes que lui avait laissées le capitaine.

— Et cette bonne langue de madame Desguilhem ? demanda M. Lefrancq.

— Avant de mourir, elle a vu son fils marié, mais hélas ! dans des conditions assez peu flatteuses pour « la première famille d’Auberoque… après le château » : il a épousé Ninon la Polonaise.

» Voilà, mon cher ami ! De tous les personnages marquants de votre temps, il ne reste plus guère à mentionner que monsieur Madaillac, toujours secrétaire de la mairie, toujours maire réel, et monsieur Capgier, devenu le plus riche du bourg depuis la mort de Monturel. Mais il n’en est pas plus fier pour cela, et porte toujours, aux bonnes fêtes, sa lévite vert pisseux et son grand chapeau poilu.

— Mais il doit être vieux comme Hérode ! fit M. Lefrancq.

— Oh ! il est de beaucoup le doyen du bourg ; il s’est conservé dans l’avarice comme un jambon dans le sel… Je vous ai annoncé jadis, continua M. Farguette, le mariage de votre ancienne amoureuse, « miss Margaret », avec un officier de marine en retraite, fortement endommagé dans sa coque ; mais ce que vous ne savez pas, sans doute, c’est qu’après quinze ans de mariage stérile, elle vient d’avoir une petite fille à la suite d’un pèlerinage à Rocamadour, où l’on touche le verrou du portail comme jadis à Brantôme.

M. Lefrancq se mit à rire :

— Pas possible !

— Si, mon cher… Et c’est toujours la même petite tête de linotte, s’engouant des sottises à la mode, adoptant toutes les idées absurdes qui courent le monde et copiant toutes les excentricités de mauvais goût. On l’a vue successivement racoler des fidèles à l’Armée du salut, recruter des pèlerins pour Lourdes, inaugurer la bicyclette sur les boulevards de Périgueux avec une culotte de zouave, faire de la propagande pour feu Boulanger dont elle était devenue amoureuse sur la foi des chromos, et enfin jargonner le volapuk…

— Ah bah !

— C’est ainsi, mon ami… Au surplus, si le personnel de la bourgade est passablement diminué, l’esprit y est toujours le même, égoïste, intéressé, étroit et mesquin…

— Et pourtant vous vous y êtes fixé ! dit M. Lefrancq.

— Oui, heureusement pour vous ! fit en riant M. Farguette : car, sans cela, qui vous aurait acheté votre maison ?… Je n’ai plus personne dans mon lieu natal, poursuivit-il ; autant mourir ici qu’ailleurs. J’étais tout porté, j’y suis resté. D’ailleurs, depuis que j’ai vendu ma pharmacie et que je n’ai plus de rapports obligés avec les naturels, ces braves gens n’existent plus pour moi. Je vis, à Auberoque, dans un isolement favorisé par la situation de mon habitation, et j’aime mieux cela que de demeurer à Charmiers, par exemple, et d’entendre nuit et jour le sifflement des locomotives et le grondement des trains… Mais, à propos de trains, voici celui de dix heures qui siffle au disque : si nous rebroussions chemin vers l’oustal ? il me semble que c’est l’heure de repaître ?

— Ma foi, je veux bien ; en bavardant, nous voici presque à la station. Mais auparavant, dites-moi ce que c’est que ce grand bâtiment couvert d’ardoises, là-bas à l’entrée de Charmiers ?

— C’est le temple protestant où le même pasteur, qui débuta dans un bouge, évangélise maintenant ses ouailles. Il lui a fallu, je vous assure, de la fermeté, même du courage, pour résister à toutes les misères qui lui ont été faites. Dans les commencements, les curés de la contrée et tous les gens bien pensants, nobles et bourgeois, l’avaient mis en quarantaine, comme un pestiféré… Des gredins incités et peut-être même stipendiés, sont allés jusqu’à assaillir sa maison la nuit, et l’unique boulanger de Charmiers, débiteur gêné de M. du Combroux, sur l’injonction de son créancier, refusait de lui vendre du pain. De même faisaient pour leurs fournitures le boucher et l’épicier, afin de ne pas perdre la pratique des messieurs de la commune. Malgré tout cela, malgré les persécutions sournoises ou brutales et les manifestations hostiles, ce brave pasteur a fondé une petite église qui prospère.

— Eh bien ! dit M. Lefrancq, c’est un de mes étonnements qu’il ait réussi… mais remontons.

Et les deux amis, avec les enfants, revinrent à Auberoque, en devisant de cet établissement du calvinisme à Charmiers.

— Oui, reprit M. Lefrancq, je suis étonné qu’une religion qui réduit le culte au minimum ait pu s’implanter dans un milieu campagnard et faire des prosélytes parmi les paysans, que touchent surtout les cérémonies extérieures.

— C’est que, voyez-vous, dit M. Farguette, les esprits peuvent être conquis par des moyens différents. Pour me servir d’une comparaison tirée de mon ancien état, les ministres protestants sont quelque chose comme les homéopathes du christianisme. Ils frappent l’imagination de leurs adeptes par une grande simplicité de costume et de cérémonial, par des temples austères, nus, froids, ainsi que font pour leurs pratiques les pharmaciens à globules et à dilutions infinies, avec leurs boutiques sévères où l’on ne voit rien.

» Au contraire, les prêtres catholiques éblouissent leurs fidèles au moyen de vêtements sacerdotaux dorés, de belles cérémonies dans des églises ornées d’images et de fleurs, et ils leur imposent, avec les lumières, l’encens, le latin et le reste, tout ainsi que font les apothicaires allopathes pour leurs clients, avec des récipients bien décorés, des étiquettes latines à lettres d’or, de grands bocaux pleins d’eau colorée et des fœtus dans l’alcool…

M. Lefrancq se mit à rire :

— Il y a quelque chose de vrai là ! dit-il.

À ce moment ils arrivaient à « la maison Desvars », comme on l’appelait toujours.

Dans le jardin, madame Lefrancq se promenait avec sa fillette : en voyant les deux amis, elle eut un sourire de bon accueil et vint à eux.

C’était toujours Michelette, la Michelette d’autrefois, grande, de belle prestance et la taille élégante encore dans la plénitude de formes de la femme parvenue à son complet développement. Elle était vêtue, sans corset, d’une robe grise toute simple, sans fanfreluches, sans aucun de ces prétendus ornements de rubans, de dentelles, de galons, de découpures ; et puis pas un bijou. Sa belle tête sortait d’un col blanc tout uni ; ses cheveux noirs abondants, où couraient cinq fils d’argent, — juste autant que d’enfants, M. Lefrancq les avait comptés, — ses cheveux étaient toujours partagés régulièrement sur son front mat, et ses beaux yeux verts éclairaient sa physionomie calme et digne, à laquelle sa bouche où rayonnait la bonté achevait de donner son caractère.

En arrivant, les deux garçons se précipitèrent vers leur mère, tandis que la petite courait à son père, qui la prit dans ses bras.

— Et moi ! dit au bout d’un instant M. Farguette en tendant les bras à l’enfant ; n’as-tu pas peur de ma barbe blanche ?

— Oh ! non, monsieur Farguette : papa et maman parlent trop souvent de vous !

— Et que disent-ils du vieux potard, ma Sylvette ? fit l’ex-pharmacien en l’embrassant ; bien du mal, n’est-ce pas ?

La petite secoua sa tête aux boucles brunes en souriant.

— Nous vous avons fait attendre ? demanda M. Farguette à Michelette.

— Non, non, point du tout ! J’ai mis le couvert, mais je ne crois pas que votre Minotte soit tout à fait prête.

Les deux jardins avaient été réunis en un seul, par la démolition du petit mur de séparation sur lequel M. Lefrancq s’était tant de fois accoudé en parlant à Michelette. La maison avait été rétablie aussi dans son unité primitive par la suppression de l’escalier de l’ancien logement des receveurs et la réouverture des communications maçonnées dans le mur de refend.

— J’ai plus de logement qu’il ne m’en faut, disait M. Farguette, mais je n’aime pas les voisins trop près ; et puis je suis bien aise de vous loger largement lorsque vous venez aux vacances, ce qui arrive beaucoup trop rarement : voilà bien longtemps que vous n’étiez venus !

— Vous en savez les motifs, mon cher ami, dit M. Lefrancq : moi empêché, puis un enfant malade, des raisons de service ou d’économie… enfin, toujours quelque diable à la traverse.

— La soupe est trempée, dit Michelette en revenant de la cuisine.

— Alors, à table !

De l’ancienne chambre attenant à la cuisine, M. Farguette avait fait une salle à manger, grande, aérée, avec une porte-fenêtre ouvrant sur le jardin. Autour d’une large table ronde, six couverts étaient disposés, et, au milieu, dans une vaste soupière que la servante venait de découvrir, fumait une excellente soupe aux choux et aux haricots, taillée avec du pain mêlé, seigle et froment.

La nappe et les serviettes étaient de bonne toile de ménage à grain d’orge : les assiettes, de faïence de Thiviers ; les cuillers et les fourchettes, de ruolz ; les gobelets, de verre ordinaire ; mais tout cela brillait de propreté : rien qu’à voir cette table, l’envie devait venir de s’y asseoir.

— Ah ! disait monsieur Farguette après avoir servi la soupe, combien je regrette que vos deux aînés ne soient pas là !

— Ce n’était pas possible cette année, avec leur voyage d’études à l’étranger, répondit M. Lefrancq, mais l’année prochaine, « hors de malheur », comme on dit ici, je vous promets que vous nous aurez tous.

— Comment trouvez-vous mon petit vin ? demanda l’ex-pharmacien, lorsque tout le monde eut bu.

— Léger, mais très agréable, avec son petit bouquet de framboise.

— N’est-ce pas ? On peut le boire sans eau en toute assurance.

— Donnez-m’en tout de même un peu, dit Michelette en tendant son verre.

— Vous avez tort : l’eau le gâtera… Eh bien, dans quinze jours, nous vendangerons… pour que vous en ayez de pareil, l’année prochaine.

— Ah ! firent les enfants, tout joyeux.

— Et, en attendant, nous irons faire les crêpes à la vigne… Il y a une maisonnette avec une petite cheminée…

— Oui, oui, monsieur Farguette ! s’écria la fillette en battant des mains.

Après une grosse omelette aux champignons, la Minotte apporta une fricassée de poulet « à la rouilleuse ».

— Vous aimez cette sauce, Lefrancq ?

— Je crois bien ! Là-bas dans le Berry, nous mangeons à la mode du Périgord : Michelette réussit très bien la « rouilleuse »…

— Comme tout ce qu’elle fait ! interrompit M. Farguette.

— Oui, approuva bonnement M. Lefrancq, sans y penser.

Et tous se prirent à rire.

Une salade de pommes de terre termina le repas, puis la servante plaça sur la table des fromages de chèvre, des fruits de la saison et des tortillons. Les enfants s’en allèrent manger leur dessert dans le jardin, et les trois amis restèrent à deviser.

— Hein ! Lefrancq, vous vous souvenez de votre arrivée à Auberoque ?

— Si je m’en souviens !… Il me semble encore voir, dans cette embrasure de fenêtre, Michelette ravaudant les hardes de son père !

— Il faut convenir que vous avez eu une fière chance d’être envoyé ici.

— Il est vrai : aussi ne se passe-t-il pas de jour que je ne m’en félicite, répondit M. Lefrancq en regardant sa femme.

— Vous me feriez rougir, tous deux ! dit-elle en se levant ; je vais servir le café dans le jardin.

Tandis qu’ils prenaient le café en causant, et que la fumée bleuâtre des cigarettes montait se perdre dans le feuillage épais du tilleul, la Minotte vint trouver M. Farguette :

— Le fils Jaumard est là, disant que vous l’avez mandé.

— Qu’il approche donc.

— Eh bien, Cyprien, dit M. Farguette après avoir versé un verre de rhum au garçon, peux-tu nous mener après-demain aux ruines de Commarque ?

— Oui bien, monsieur Farguette.

— Alors nous partirons de bonne heure, à six heures.

— Je serai là à six heures avec la voiture.

Et, ayant avalé son petit verre, le jeune homme s’en alla.

— C’est le petit-fils de ma pauvre défunte Rose, qui s’est marié et fait le voiturin, dit en manière d’explication M. Farguette.

Pendant ce mois de vacances, ils firent ainsi plusieurs excursions : aux grottes des Eysies, où un vieux troglodyte moderne leur offrit des objets préhistoriques de sa fabrication ; à Sauvebœuf, lieu d’exil de Mirabeau, où on leur montra un plafond peint par Philippe de Champagne, selon la légende ; à l’abbaye de Cadouin, célèbre par son cloître et un des nombreux saints suaires de la chrétienté ; aux antiques ormeaux de Pelvézy, sous lesquels saint Louis se reposa, d’après la tradition ; aux restes curieux du château de l’Herm, dans la Forêt-Barade de sinistre réputation ; à la grotte fameuse de Miremont ; à la vieille forteresse féodale de Beynac, une des quatre baronnies du Périgord…

Et puis ils remontèrent cette admirable vallée de la haute Dordogne, bordée de coteaux cultivés, de puys couverts d’yeuses, et de hautes collines chauves profilant leurs belles lignes sur le ciel azuré ; vallée où l’on rencontre à chaque pas de vieilles demeures crénelées et des souvenirs historiques : les Mirandes, vieux repaire noble où campait l’armée catholique de Burie avant la bataille de Vern ; Castelnaud, que l’auteur de l’Histoire des Albigeois appelle « l’Arche de Satan » — Arca Satanæ ; — Laroque-Gajac, Domme, vieille bastille fondée par Philippe le Hardi, ancienne place frontière de France contre les Anglais ; Vitrac, Montfort, castel chef-lieu du comté de ce nom, qui avait son papier timbré particulier ; Grolejac, Fénélon ; et tant de châteaux, de sites pittoresques, de villages accrochés aux rochers comme des nids d’hirondelles, de ruines plantées sur des escarpements roussis par le soleil des siècles !… Rives merveilleuses entre lesquelles la superbe rivière aux eaux bleues, Dordoniæ flumen des anciens titres, coule capricieusement, tantôt se repliant sur elle-même, comme à Turnac, tantôt majestueuse et profonde, et plus loin bouillonnant sur des rochers en laissant un étroit chenal à la navigation…

— Si tout cela était à l’étranger, disait M. Lefrancq, on irait le voir ; mais voilà, c’est en France… et en Périgord, qui plus est.

Ces petits voyages étaient entremêlés de plaisirs rustiques : pêches aux écrevisses le soir ; promenades en troupe dans les environs ; déjeuners sur l’herbe dans les bois. Mais la grande fête impatiemment attendue des enfants, c’était les vendanges. De bon matin, les petits étaient debout avec un panier proportionné à leur taille et tout le monde partit pour la vigne, y compris Cyprien et sa femme, réquisitionnés pour la circonstance, et puis la Minotte, qui menait une bourrique portant les provisions dans des « bastes » et tout un attirail d’affaires, par-dessus lesquels on assit la petite Sylvie, qui était « aux anges ». Et lorsqu’on fut rendu, chacun se mit au travail avec entrain. Michelette, abritée sous un grand chapeau de paille, coupait les grappes avec la femme de Cyprien, la Minotte et les enfants. Farguette et Lefrancq, en bras de chemise, travaillaient ferme aussi, faisant la cueillette et portant les paniers aux comportes, où Cyprien, armé d’une branche de châtaignier fourchue, « boulait », c’est-à-dire écrasait avec ardeur les raisins bien mûrs, qui faisaient un beau jus rose dans lequel pompaient les guêpes au corselet d’or.

— Voyez, monsieur Farguette, mon panier est tout plein : où je le verse ? demandait la petite en son langage enfantin.

— Là-bas, ma mignonne… Porte-le à Cyprien… C’est très bien, tu seras la mieux payée, car tu travailles plus que les autres tous…

Et, sur le coup de midi, quelle joie de dîner au grand air près de la maisonnette, à l’ombre d’un sorbier, la nappe étendue sur l’herbe et les vendangeurs petits et grands assis à terre, avec leur couteau de poche à la main. Et quel appétit ! comme le pain de ménage tout enfariné semblait bon, et le poulet froid, et l’anchau piqué d’ail, et le millassou, et les noix vertes au dessert !

Et puis, quel plaisir de boire ce petit vin pétillant, rafraîchi dans la fontaine au fond de la vigne ! Tout le monde était gai ; les jeunes babillaient et ceux d’âge souriaient, heureux de la joie des enfants.

— Comme tous ces plaisirs simples et sans apprêt sont meilleurs que ces jeux étudiés et prétentieux dont se récréent les enfants des riches, dans des parcs bien peignés ! disait M. Lefrancq.

— Oui, répondait M. Farguette ; en fait de jeux comme en fait de travaux, plus on se rapproche de la nature, mieux on s’en trouve.

— Et les meilleurs amusements, ajoutait madame Lefrancq, sont ceux où, comme dans les vendanges, le travail se mêle au plaisir.

— C’est plein de sagesse, ce que vous dites là, Michelette !…

À la fin de la journée, lorsque les bouviers eurent chargé les dernières barriques sur deux charrettes, tous revinrent à Auberoque, un peu fatigués, surtout la petite Sylvie ; mais c’était de cette bienfaisante fatigue qui détend les nerfs et fait dormir les enfants comme des souches. La veillée fut courte, ce soir-là : après que la vendange fut versée dans la cuve, on soupa et puis chacun alla au dodo…

La fin des vacances arriva trop tôt, comme toujours celle des bonnes choses.

La veille du départ, après souper, Farguette et Lefrancq s’attardèrent à causer en buvant un petit verre d’eau de coings. De temps en temps, Michelette plaçait un mot, une réflexion, tandis que les petits, un peu attristés, écoutaient en fermant les yeux à demi.

— Ces enfants, disait M. Farguette, comme ils nous poussent dans le royaume des taupes, où l’on mange le pissenlit par la racine ! Vos deux aînés sont déjà des jeunes gens, et ceux-ci sont de grands garçons. Les premiers sont en chemin de se tirer d’affaire ; mais que comptez-vous faire de Julien ici présent ?

— Il a envie de courir le monde et de chercher sa voie au loin. S’il persiste, nous l’embarquerons comme élève capitaine au long cours.

— C’est bien, mon ami ! Il ne faut pas s’acagnarder dans une boîte, comme j’ai eu le tort de faire. Et qu’en dit maman ? ajouta M. Farguette en regardant Michelette.

— Elle dit qu’elle aime ses enfants autant que mère les puisse aimer, mais qu’avant tout il faut qu’ils soient des hommes : à cent ou à mille lieues de ses jupes, elle les aura toujours devant ses yeux.

M. Farguette hocha la tête approbativement ;

— Et maître Gilbert, quels sont ses projets ?

— Il voudrait entrer à l’Institut agronomique, comme le cadet, dit le père.

— Il a raison. C’est vers la terre qu’il faut se tourner. Nos voisins insulaires, favorisés par la nature et les circonstances, nous priment dans l’industrie et le commerce ; notre supériorité, à nous, consiste à être un peuple essentiellement agricole. Malheureusement, on perd cela de vue.

» Pour ma petite Sylvie, continua l’ex-pharmacien, point n’est besoin de s’informer de sa vocation : elle sera une femme de sens et de cœur, une bonne femme et une bonne mère comme sa maman… hein, Sylvette ?

La fillette se mit à rire, tandis que Michelette disait :

— Que vous êtes complimenteur, mon pauvre monsieur Farguette ! ou bien « flacassier », comme on dit en Périgord.

— Pour vous seulement !

— Alors, je vais être jaloux ! dit en riant M. Lefrancq.

— D’ailleurs, reprit M. Farguette, en caressant la tête bouclée de la petite, elle sera mon héritière… C’est réglé et couché tout au long sur mon testament. Le magot n’est pas gros, mais il lui permettra d’épouser, le cas échéant, un honnête garçon sans le sou, et d’échapper au supplice des concours, à toutes ces absurdes épreuves, à tous ces odieux examens du brevet simple, supérieur et autres, qui, à bref délai, tueront la femme française…

— Merci pour l’enfant, mon cher ami, mais vous devez avoir des héritiers naturels ?

— Je crois bien avoir encore quelque cousin au troisième ou quatrième degré, mais je ne le connais même pas, et, d’ailleurs, le peu que j’ai ne vient pas de la famille… Ainsi, n’ayez pas de scrupules !… Ce qui me fait plaisir, ajouta M. Farguette, c’est que tous vos garçons seront des hommes utiles à leur pays et non pas des « otieux », selon l’expression de maître François, de ces oisifs nuisibles comme il n’y en a que trop.

— Nous n’avons pas de fortune à leur laisser, répondit M. Lefrancq, mais, fussions-nous dix fois millionnaires, que je leur ferais pourtant prendre une profession. « Celui qui ne travaille pas ne doit pas manger », a dit l’apôtre… ou à peu près.

— Voilà que vous citez saint Paul, maintenant !

— Pourquoi non ? Je prends ce qui est bon, partout où je le trouve !

De là, l’entretien coula vers la politique, et M. Farguette se montrait pessimiste comme autrefois. Le train des choses le désolait, le défaut d’esprit civique l’affligeait, l’affaissement des caractères le décourageait, l’abandon des principes le désespérait… Mais bientôt il s’arrêta :

— Excusez-moi de vous ennuyer de mes jérémiades, dit-il en se tournant vers Michelette.

— Si ce n’est que pour moi, ne vous gênez pas : je monte coucher cette petite, repartit-elle en emportant Sylvie qui s’était endormie sur ses genoux.

— Il y a autre chose… Je ne veux pas commettre le péché de Cham !… D’ailleurs il est tard, ajouta l’ex-pharmacien en regardant sa montre à la lueur d’une cigarette. Dix heures ! diable ! allons nous coucher… il faudra se lever de bonne heure demain.

Et le lendemain matin, après avoir embrassé tous ses hôtes, grands et petits, et les avoir bien installés dans un wagon de troisième classe, rembourré, M. Farguette, debout près de la portière, serra une dernière fois la main de son ami Lefrancq, au coup de sifflet du démarrage ; puis il regarda un instant le train qui s’éloignait en crachant de la fumée, et lorsque la guérite du serre-frein eut disparu dans une courbe, il remonta lentement à Auberoque.


FIN

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)

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