Les Bretons/Texte entier

La bibliothèque libre.
Les Bretons
Œuvres de Auguste BrizeuxAlphonse Lemerre, éditeurvol. 2 (p. titre-Tm).

ŒUVRES


de

AUGUSTE BRIZEUX




LES BRETONS



PARIS
ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR
23-31, passage choiseul, 23-31



LES BRETONS

PRÉFACE


À mon pays j’offre aujourd’hui, plus rassuré[1], ce fidèle tableau de ses mœurs : sous cette histoire particulière, peut-être aussi l’on découvrira comme un ensemble de la vie humaine, ce fonds éternel de toute poésie.

Ainsi, bien que consacré à un seul peuple, ce livre pourrait ailleurs éveiller quelque sympathie.

Faut-il dire que si j’ai exposé les origines de la Bretagne, et sa fin honorable après de longues résistances, puis évoqué ses prêtres, ses bardes et ses rois, de nos jours je devais montrer avant tout ce qui permet aux Bretons de porter encore le nom de leurs pères : les mœurs poétiques qui les font aimer ?

Telles sont d’ailleurs les tendances générales, qu’un poème entièrement historique serait en tous lieux impossible : non plus que les hauts faits de notre roi Conan, les exploits du roi Clovis ne seront désormais chantés.

Dans ces nouvelles conditions faites à l’art, heureux donc le chantre de mon pays ! Ici, à vrai dire, point d’aventures étranges ni de passions outrées, mais toujours la naïveté et la profondeur du sentiment. Le roman n’est nulle part dans la vie simple et franche du Breton ; mais la poésie, elle y est partout.

Quatre cantons principaux (ceux de Vannes, Tréguier, Léon et Cornouailles, ayant chacun et avec une infinie variété son dialecte, ses costumes et ses usages, sont les lieux ou se déploie cette vie à la fois stoïque, enthousiaste et religieuse. `

Petit enfant, longtemps en robe, chanter seul dans la lande en gardant les bestiaux ; vers douze ans, accourir par les chemins creux, d’une lieue et plus, au catéchisme ; bientôt fleurir en de fraîches amours au milieu des Pardons, des luttes et des veillées, — amours qui, après la grande épreuve du tirage au sort, se termineront à l’église ; — et, dès lors, tout au travail sérieux, élever dans les mêmes mœurs la jeune famille, puis ensevelir les grands parents : voilà les phases invariables, et les mêmes pour tous, de cette existence sévèrement réglée. Un pèlerinage lointain à Sainte-Anne d’Auray ou à Saint-Jean-du-Doigt, quelque foire célèbre comme celle de Kemper ou de la Martyre, seront les événements notables ; mais le chant, les croyances, les traditions merveilleuses sauront bien animer de leurs couleurs riantes ou sombres cette apparente monotonie.

Tel est l’harmonieux ensemble qu’il fallait reproduire dans sa simplicité variée, afin que, lisant ce récit, on pût dire : « Les choses se passent ainsi en Bretagne ; cette histoire doit être vraie. »

Et même à ceux-là qui s’enorgueillissent, mais souffrent, au milieu d’une civilisation plus avancée, le calme de ces mœurs primitives, à mon sens, devait sourire ; j’y croyais voir un intérêt sincère et durable. Aussi ma crainte était grande de ne pouvoir mener à terme cette douce mais laborieuse entreprise, tant j’avais à cœur d’offrir à ces esprits tourmentés un poème heureux, si l’on peut dire, d’opposer aux pensées troublantes une œuvre qui rassérène.

Ma tâche finie, c’est avec regret que je m’en sépare. La vie de mon peuple, celle de mes personnages était devenue la mienne. Si Daûlaz, le jeune clerc, son livre sous le bras, allait au pays de Vannes (mélancolique voyage !) se distraire des scrupules religieux de la blotide fille d’Hoël, j’aimais à le suivre au milieu des pierres druidiques de Carnac, dans les îles saintes du Mor-Bihan, et, au retour, à trouver Anna et sa sœur Hélène plongeant un enfant malade dans l’eau bienfaisante de la fontaine. Guidé par le pâle vicaire, j’aimais à suivre le conscrit Lilèz et sa pieuse cousine sur les mers sauvages de Cornouaille, à prier avec eux dans les chapelles de Léon, et, avant de clore ce long pèlerinage, à descendre dans ces abîmes, où, pour soulager les mineurs, soupirent le cor d’Arthur et la voix de la duchesse Anne. Puis, après les gens de la côte, ceux de la montagne et des terres ; les joyeuses fileries, ou des luttes telles que l’antiquité n’en eut pas de plus vigoureuses ; l’agonie du fermier Hoël et le désespoir forcené de sa veuve ; enfin, le tumulte des foires, les combats des réfractaires, et, avec l’intervention des saints (car le merveilleux, ce rêve des poètes, s’offrait ici de lui-même), les fiançailles et les noces du clerc accomplies au chant des cornemuses et des bardes… Oui, tous les événements de cette épopée familière semblaient être autant d’événements qui m’étaient propres ; j’étais entré dans cette vie synthétique ; et, mêlant à ces jouissances réelles les jouissances de l’artiste, j’essayais sur les grèves, par les landes, sous les bois, dans les montagnes, de mouler sur tant de sites et de scènes diverses la forme ondoyante de mon poème, et de faire jaillir un vers sain, loyal, né du sol.

Ce poème, d’un genre franchement rustique, ne semble pas avoir d’antécédent parmi nous : ce serait là un titre, si ce qu’on voudra bien approuver dans cet ouvrage ne revenait au pays qui l’a fait naître. Jamais poète n’eut sous la main plus abondante moisson de poésie.

Cependant, cette moisson, commencée dans le volume de Marie, il fallait la recueillir avant qu’elle fût étouffée sous l’impitoyable niveau des idées modernes. À ceci j’ai mis tout mon zèle : dans l’avenir terne et glacé qui les menace, peut-être les miens sauront-ils s’en souvenir !

Déjà même, hors de Bretagne, si ce livre se recommande par un fonds général et humain, qui est de tous les temps et de tous les lieux, il pourra, je l’espère, exciter aussi quelque intérêt par cette vie de croyance, de sentiment et d’imagination, ailleurs éteinte et disparue.

C’est que, ramené à son principe, ce poème des Bretons pourrait s’appeler Harmonie.

Décembre 1846.


Séparateur

PERSONNAGES




CORNOUAILLE, OU PAYS DE KEMPER


Le vieux Moal, curé.
Le Vicaire, né en Léon.
Le clerc Loïc Daulaz.
Armel, sa mère.
Hoël, fermier au hameau de Coat-Lorhi.
Guenn-Du, sa femme.

Anna,

Héléna,

leurs filles.

Le petit Nannic, leur fils.
Lilèz, leur neveu, conscrit.
Tal-Houarn, fermier de Ker-Barz, parrain de Liléz.
Ronan, laboureur, détenteur des biens de Liléz.

Le meunier Ban-Gor, joueur de bombarde (hautbois),
Le Tailleur, joueur de biniou (cornemuse),
entremetteurs de mariages

Alan, garçon de ferme.
Giletta, pauvresse.


PAYS DE VANNES.


Mor-Vran, marin de Carnac.
Nona, sa fille.
Un Vieillard.
Pêcheurs de l’Ile d’Hœdic,

PAYS DE LÉON


 
Le Vicaire.
Un Patron de chasse-marée.
Habitants de Loc-Maria.
 

PAYS DE TRÉGUION.


Hervé, tisserand au bourg de Lan-Leff.
Jeanne, sa femme.
La petite Mana, leur fille.
Le Grand-père.
L’aveugle Jean-le-Guenn, chanteur ambulant.
Une Vendeuse de prières.
Doussal, saunier du pays de Nantes.
Un Gallois.



Pàtres, lutteurs, sonneurs de cloches, pilleurs de côtes, mineurs, mendiants, gendarmes, etc.
Druides, chefs de clans, bardes, saints de Bretagne, l’Ankou ou la Mort, la Fille-Jaune, lutins, etc.




CHANT PREMIER

LE PARDON.


Entrée en Bretagne. — Prière. — Pardon et grand’messe en Cornouaille. — Loïc et Anna. — Anne Hoél est chargée lie filer la Quenouille-de-Dieu. — Suite du Pardon. — Batterie entre un Cornouaillais et un marin du pays de Vannes. — Le clerc Loïc et son ami Lilèz interviennent. — Histoire des pierres croisées, où l’on retrouve Anna et sa sœur Hélène. — Fin du Pardon. — Le vieux Hoël et les lutins. — Evocation.


Jentends au loin, j’entends les landes s’éveiller !
Au murmure des flots lasses de sommeiller,
Les paroisses d’Arvor veulent que je les nomme ;
Merlin dans son tombeau triomphe d’un long somme.
Dormez encor, Merlin ! Ô Bretagne, pourquoi,
Quand le monde inquiet partout marche sans loi.
Pêcheurs, sur vos îlots, pâtres, sous vos ramures,

Solitaires manoirs, pourquoi tous ces murmures ?
Où les prendre, ces chants que vous me demandez ?
Silence, ô mers de l’ouest ! l’esprit souffre, attendez !
Au sortir de Paris, brasier qui toujours fume.
De mon cœur s’échappait ce cri plein d’amertume.
La Loire cependant m’entraînait sur ses eaux.
Et Nantes, la superbe, avec tous ses vaisseaux
M’apparaissait ; bientôt vint cette lande immense
Où comme en un désert la Bretagne commence :
La rivière profonde, un men-hîr isolé,
El l’idiome pur depuis l’Inde parlé ;
La mer enfin, la mer ! les chênes au vert sombre ;
Près des champs de blé noir les hameaux couverts d’ombre ;
Des pèlerins passaient, leurs longs cheveux épars ;
Et tout charmait mon âme, enivrait mes regards…
Le premier entre tous, ô vivante harmonie !
Si ma voix t’a chantée et si tu l’as bénie,
À ton appel nouveau j’accours ; je redirai,
Avant qu’il meure aussi, cet ensemble sacré.
Ta couronne est tombée, antique souveraine !
Mais ta grâce rustique est si douce et sereine.
Que ces vers consacrés à tes humbles beautés,
Chers aux Bretons, ces vers seront partout chantés.
 
Dans la paix de mon cœur et dans son innocence
(Car les simples de cœur ont aussi leur puissance),
Malade ou désolé, quoi que fasse le sort,
J’achèverai mon œuvre et serai le plus fort.
Mais bien souvent, Seigneur, quand la noire tempête
Élèvera ses flots au-dessus de ma tête,
Ainsi que le pêcheur près de sombrer, hélas !
Vers vous en gémissant je tendrai les deux bras ;

Mon Dieu, que votre oreille alors s’ouvre et m’entende :
Ma barque est si petite, et la mer est si grande !
 
Commençons. Sur la mer ou dans les prés en fleurs,
Tous entendront ma voix, nul ne verra mes pleurs.
 
On célébrait la messe en l’honneur de la Vierge,
Dans un hameau de Scaer ; sur chaque autel un cierge
Placé devant les saints lentement s’allumait,
Et l’on sentait l’odeur de l’encens qui fumait ;
Lorsque l’enfant de chœur se taisait au pupitre,
Suspendue en dehors au châssis d’une vitre,
Chantait une mésange, et sa joyeuse voix
Au-dessus de l’autel semblait l’hymne des bois.
On ouvrit le portail, et l’assemblée entière
Fit en procession le tour du cimetière.
Les croix marchaient devant ; sur un riche brancard,
Couverte d’un manteau de soie et de brocard,
La Vierge de Coad-Rî suivait, blanche et sereine,
Le front couronné d’or comme une jeune reine ;
Tous les yeux, tous les cœurs étaient remplis d’amour ;
L’été du haut du ciel dardait son plus beau jour ;
Les landes embaumaient, et les châtaigniers sombres,
Penchés le long des murs, versaient leurs fraîches ombres
Sur ces heureux croyants qui chantaient : Ô pia !
Ave, maris Stella, Dei Mater aima !

 
De retour dans l’église, à genoux sur la pierre.
Riche ou pauvre, chacun se remit en prière :
Car, en face de Dieu, ces gens-là, comme nous,
N’ont pas besoin de siège où poser leurs genoux ;
Comme nous orgueilleux lorsqu’une pompe vaine

Ou quelque ennui secret au temple nous ramène,
Au saint Maître du lieu, surpris de les revoir,
Ils ne demandent pas de les bien recevoir,
Souhaitant qu’à l’autel le prêtre abrège l’heure,
Et tout bas regrettant l’aise de leur demeure.
Dieu vit dans leur église : en symboles pieux
11 s’explique à leur âme, il se montre à leurs yeux ;
Du fond de leurs hameaux partis en long cortège.
L’été, sous le soleil, en hiver, sous la neige,
Ils viennent l’adorer, et, tous agenouillés,
Ils sèchent devant lui leurs vêtements mouillés.
 
Le jour de ce Pardon, la grand’messe était belle.
Les voix montaient en chœur. Du bas de la chapelle
Les femmes doucement envoyaient pour répons
A l’Eléison grec les cantiques bretons.
Les enfants, appuyés sur la rampe massive.
Admiraient tour à tour, dans leur âme naïve,
Le calice d’argent, et les hauts chandeliers,
Et les portraits des saints adossés aux piliers.
 
À la Préface, avant le divin sacrifice.
Un jeune paysan qui chantait à l’office,
S’approcha de l’autel où, comme un blond faisceau,
Pendait une quenouille avec chanvre et fuseau,
La prit, et, rougissant, les yeux brillants de flammes,
Descendit dans la nef vers le côté des femmes.
 
On l’avait vu déjà, soucieux par instant.
Vers ce même côté se tourner en chantant,
Puis, les yeux ramenés lentement sur le livre.
Au milieu du verset oublier de poursuivre ;

 
Et bien des assistants, témoins de tout ceci,
Vers le lieu qu’il cherchait se détournaient aussi.
Curieux de trouver cette cause imprévue
Qui toujours attirait et son âme et sa vue.
 
Loïc était le nom de ce modeste clerc.
Il portait un costume à la mode de Scaer :
L’habit court et brodé, la braie aux plis antiques.
Et, tombant sur le dos, les grands cheveux celtiques.
 
Il se fit sur ses pas un murmure joyeux,
Une fille en priant seule baissa les yeux.
« Anna, dit-il, voici ce que pour Jésus même
Vous filerez chez vous avec un soin extrême ;
Jeune fille, prenez la Quenouille-de-Dieu,
Travaillez : Dieu paîra cette œuvre en autre lieu.
Puis, dimanche prochain, votre tâche filée,
Vous aurez soin d’offrir une autre quenouillée,
Pour que l’autel toujours ait du chanvre et du lin,
Et qu’une autre après vous file pour l’orphelin, »
 
De ces deux jeunes gens ainsi s’ouvre l’histoire.
Et des amours passés évoquant la mémoire.
J’ai souri, car mon cœur, qui se souvient de tous,
N’a pu trouver ailleurs un souvenir plus doux…
Mais déroulons aux yeux cette journée entière
Et donnons franchement l’ombre avec la lumière.
 
La grand’messe finie et l’angelus sonné,
Aussitôt tout ce peuple humblement prosterné,
Rajustant ses cheveux ou sa coiffure blanche,
Avide de grand air, sur la place s’épanche.

Ce Pardon, sans mentir, est le roi des Pardons,
Et la Cornouaille envoie ici tous ses cantons.
De pauvres, de chanteurs chaque sentier fourmille,
Vous entendez les sous sonner dans leur coquille ;
Avec leurs grands fourneaux vingt tentes sont debout ;
Et, dans ses beaux habits, la jeunesse partout :
Car, dès que se répand l’annonce d’une fête,
Cette heureuse jeunesse à s’y rendre s’apprête ;
Mais ce n’est guère, hèlas ! pour honorer les saints
Qu’arrivent si fervents ses rapides essaims.
 
Oh ! la foule charmante autour de la chapelle,
Et les tendres regards ! — « C’est vous, la jeune belle ?
Si vous voulez des noix, ouvrez bien votre main.
— Mes amis, venez voir au détour du chemin
Une fille pleurant comme une Madeleine,
Et qui vend ses cheveux pour des rubans de laine.
— À gauche, par ici ! suivez-moi, venez tous !
C’est une batterie entre des hommes soûls. »
 
Ah ! comme ce torrent gronde, roule et tournoie !
Les femmes, les enfants sont bondissants de joie.
« Lilèz, séparons-les ! Verrons-nous sans bouger
Comme des animaux ces hommes s’égorger ?
— Non, non ! laissez finir entre eux cette bataille :
Ils sont de même force, ils sont de même taille.
— Place ! — Recommencez. — Bruk, serre-lui le cou.
— Monsieur, vous recevrez bientôt un mauvais coup.
Ne connaissez-vous pas ce peuple et ses usages ?
— Hommes pleins de boisson, tuez-vous donc, sauvages ! »

Pourtant deux jeunes gens, pareils à ces nageurs
Qui veulent pour autrui périr, hardis plongeurs,
Dans ces flots furieux entrèrent avec joie
Et sortirent vainqueurs, tenant chacun sa proie.
 
L’un de ces combattants était un étranger,
D’où cette rixe ardente et prompte à s’engager.
Ses habits rattachés, il dit au clerc : « Jeune homme,
Je suis un franc marin, c’est Mor-Vran qu’on me nomme.
Si jamais à Carnac vous veniez voir la mer,
De s’ouvrir devant vous mon logis serait fier.
Vous, qui m’avez sauvé de ces buveurs de cidre
Pour qui tout habitant de Vanne est comme une hydre. »
Et, serrant les deux mains de ce brave, il partit.
 
Mais Loïc avait là sa mère qui lui dit :
« N’avez-vous pas de honte ? un clerc, et presque un prêtre,
Avec des batailleurs en plein jour se commettre !
À votre ami Lilèz laissez un tel combat :
À lui c’est son métier, puisqu’il s’en va soldat. »
 
Elle parlait ainsi, cette mère prudente,
Mais fière en elle-même et de son fils contente.
Les héros du Pardon, quels furent-ils alors.
Sinon ceux qu’on a vus si vaillants et si forts ?…

Trois femmes à genoux, dans une lande verte
Le reste de l’année oubliée et déserte,
Sur le bord du ruisseau, trois femmes à genoux
S’occupent en priant à chercher des cailloux ;
Sur le courant béni bien d’autres à la file
Se penchent, remuant les graviers et l’argile,

Dans l’espoir d’y trouver un caillou vénéré
Où l’on voit en relief la croix de Saint-André.
 
Jadis un chef païen cria dans son délire :
« J’ai les croix en horreur, et je veux les détruire ! »
Mais à peine la croix du bourg avait péri,
Que Dieu mettait son signe aux pierres de Coad-Rî.
Quelles douleurs du corps contre elles ne se brisent ?
Pourtant la foi faiblit, les incrédules disent :
« Tombez du haut d’un arbre et cassez-vous le bras.
Les pierres de Coad-Rî ne le sentiront pas. »
 
C’était pour en parer le blond Nannic, leur frère,
Qu’Anne et sa sœur Hélène, à côté de leur mère,
Cherchaient dans le torrent un talisman croisé ;
Mais son lit ce jour-là paraissait épuisé.
Anne se désolait, aussi sa sœur Hélène,
Quand deux jeunes amis, la main ouverte et pleine,
Vinrent en souriant vers les charmantes sœurs.
Et leurs yeux semblaient dire : « Allons, prenez nos cœurs ! »
Aucune n’était sourde à ce muet langage,
Et ces pierres pourtant (feinte et pudeur de l’âge !).
Aucune n’en voulait ; mais à peine l’enfant
Dans ses petites mains les saisit triomphant.
Que, réclamant leur part de son trésor, chacune
Disait avec douceur : « Nannic, donne-m’en une ! »
 
Les vêpres cependant, en l’absence du clerc.
S’étaient dites ; le ciel déjà brillait moins clair ;
On partait, quand le son aigu d’une bombarde
(C’était vous, ô Ban-Gor, bon meunier, joyeux barde !)
Retentit, et l’on vit courir à travers champs,

Courir à son appel filles et jeunes gens :
Car tous ces pieds légers préfèrent, sans reproches,
Le sonneur de bombarde au noir sonneur de cloches.
On eût fait bien des tours de bal, si le curé,
Son vicaire avec lui, n’eût traversé le pré ;
Mais chacun, à l’aspect de ces fronts vénérables,
S’enfuit. Les buveurs seuls n’en étaient plus capables.
Dieu ! quels flots de boisson leur gosier entonna !
Que de chansons ! quel bruit ! — Pour le père d’Anna,
Bien qu’il se crût l’œil sûr, le corps droit, le pied ferme,
Au grand jour seulement il revint à la ferme.
Eh ! comment, chers lecteurs, retrouver son chemin,
Lorsqu’un petit nain noir, l’ayant pris par la main,
Méchamment le traîna durant la nuit entière
De taillis en taillis, de bruyère en bruyère ?
A peine il se sentait sur ses pieds redressé.
Que le nain le faisait rouler dans un fossé.
 
Lutins malicieux, ô follets de Bretagne,
Qui depuis des mille ans jouez sur la montagne,
Assez rire la nuit des buveurs attardés !
Songez à vos périls, nains, et vous défendez !
Défendez, chevaliers, vos antiques murailles !
L’esprit nouveau s’abat et court dans la Cornouailles ;
Nos Pardons vénérés un jour seront déserts.
Et vous, bardes, l’oubli s’étendra sur vos vers.
Aux fils des anciens Franks la Bretagne est rouverte.
Bardes et chevaliers, saints des vieux temps, alerte !
Arches des ponts, croulez ! Poussez, bois défenseurs.
Et fermez tout chemin à ces envahisseurs !



CHANT DEUXIÈME

LES QUÊTEURS.


La quête du vicaire. — Le clerc Loïc Daûlaz et deux notables l’accompagnent. — Belle matinée de juin. — Arrivée et bonne réception chez hoël. — Sa femme Guenn-Du et ses filles. — Travaux rustiques. — Viennent d’autres quêteurs. — Le taureau de Ker-Barz. — Ce que disaient à part deux jeunes gens. — Départ du village. — Confession de Loïc. — Retour au presbytère.


Un jour de la semaine, après cette humble fête,
Le vicaire partit pour faire au loin sa quête.
 
Deux notables de Scaer, leur bâton à la main,
Décemment habillés, l’escortaient en chemin,
Et derrière eux Loïc conduisait par la bride
Le cheval, qui suivait d’un pied boiteux son guide,
Comme s’il prévoyait qu’en retournant au bourg
Son double bât d’osier, le soir, serait plus lourd.
L’aube pointait, la terre était humide et blanche,
La sève, en fermentant, sortait de chaque branche,
L’araignée étendait ses fils dans les sentiers
Et ses toiles d’argent au-dessus des landiers.
Première heure du jour, lorsque, sur la colline,

La fleur lève vers toi sa tige verte et fine,
Que mille bruits confus se répandent dans l’air,
Et que vers l’orient le ciel devient plus clair,
Heure mélodieuse, odorante et vermeille.
Première heure du jour, tu n’as point ta pareille !

Ainsi tout s’animait ; hommes, femmes, enfants,
Sortaient de leur village et s’en allaient aux champs.
En passant, chacun d’eux saluait le vicaire.
Quelques-uns l’arrêtaient pour causer d’une affaire,
De leurs foins déjà mûrs, de la belle saison ;
Ils lui disaient aussi d’entrer dans leur maison,
Qu’il serait bien reçu ; puis, à chaque notable,
Qu’un verre de bon cidre était prêt sur la table.
Bientôt le soleil d’or parut. Son globe en feu
Embrasa devant lui l’espace vide et bleu ;
Sur la terre à longs traits il pompa la rosée ;
Et quand toute sa soif enfin fut apaisée.
Des bords de l’horizon l’astre silencieux
Avec tranquillité s’éleva dans les cieux.
Alors tout fut chaleur : les herbes et les plantes
Inclinèrent encor leurs têtes nonchalantes,
Et les quêteurs, marchant au milieu des épis,
Penchaient comme eux leurs fronts par le hâle assoupis.
 
Sous les chemins boisés, fatigués de leur course.
Parfois ils s’arrêtaient, ou bien près d’une source
Qui coulait fraîchement sur un lit de cailloux ;
Car sans cesse on ne voit et l’on n’entend chez nous
Qu’eaux vives et ruisseaux, et bruyantes rivières ;
Des fontaines partout dorment sous les bruyères :
C’est le Scorff tout barré de moulins, de filets,

C’est le Blavet tout noir au milieu des forêts ;
L’Ellé plein de saumons, ou son frère l’Izôle
De Scaer à Kemperlé coulant de saule en saule,
Et de là, pour aller ensemble à Lo’-Théa,
Formant de leurs beaux noms le doux nom de Létà ;
C’est l’El-Orn que la mer sale de son écume,
Et le triste Aber-Vrarh enveloppé de brume.
Dans le creux d’un chemin les deux vieillards assis
Sur les jours d’autrefois faisaient de longs récits.
Jours de troubles civils, de tourmente, de guerre,
Et que n’avaient pu voir Loïc ni le vicaire.
Ceux-ci restaient pensifs ; le plus jeune pourtant
Semblait d’un autre soin distrait en écoutant ;
Et le jour du Pardon (peut-être on se rappelle)
Comme ses yeux cherchaient le bas de la chapelle,
Durant ces entretiens ses yeux à l’horizon
Vers la forêt du Lorh cherchaient une maison.
Puis, tous s’étant levés, de demeure en demeure
Ils s’en allaient encore à la quête du beurre ;
Bien peu leur refusaient ; et souvent sur leurs pas
Eux-mêmes ils donnaient à ceux qui n’avaient pas.
Ils virent tour à tour Ker-Gôz et ses prairies.
Puis Ros-Zôz, le moulin aux collines fleuries,
Les terres du Moustoir et de Saint-Guennolé,
Et le hameau d’Hoël de ses arbres voilé.
 
Les voici dans l’enclos, au milieu du village.
Là, sous un châtaignier ouvrant son beau feuillage,
Ils entendent le bruit des haches, des marteaux,
Et les coups des faneurs qui redressent leurs faux.
Tous sont à l’œuvre. On scie, on façonne des claies,
Des fourches, ou des pieux pour soutenir les haies ;

Anna file son chanvre ; et, rieuse avec tous,
Léna berce Nannic qui dort sur ses genoux.
« Vraiment, vous aimez bien, Hélène, votre frère,
Dit en entrant le prêtre ; on vous dirait sa mère.
— Ah ! c’est notre bonheur, notre dernier enfant !
Nous serons vieux ici le jour qu’il sera grand.
Nous devons bien l’aimer. » La mère véritable
Tout aussitôt reprit d’une voix lamentable :
« Aimez-le aussi pour moi, pour notre père Hoël ;
Avant qu’il ait grandi nous serons dans le ciel. »
Et la mère se tut. La pieuse assemblée
Entendit ce propos et n’en fut pas troublée.
Ainsi que des chrétiens qui savent d’un cœur fort
Accueillir à son heure et la vie et la mort.

Hoël n’oublia point les antiques usages :
« Le ciel est tout en feu, dit-il ; et les gens sages
Viendront prendre avec moi le frais dans mon manoir.
— Hoél ! ferme ou château, plus d’un voudrait l’avoir :
Une bonne maison, bâtie en pierre grise.
Avec ses deux hangars au soleil bien assise,
Et, comme dit son nom, bâtie au coin du bois.
— C’est vrai, de père en fils ici nous sommes rois.
Pourtant les sangliers y font la guerre aux hommes,
Et la nuit les chevreuils viennent manger mes pommes.
— Jésus Dieu ! dit le clerc en entrant, le beau lit !
Ma mère avait raison : chez Guenn-Du tout reluit.
On pourrait se mirer dans vos bassins de cuivre.
Ici tout sent la cire. Hé ! n’est-ce pas un livre ?
— Oui, jeune homme, un gros livre ! Anna le lit souvent.
Dam ! nos sœurs de Kemper l’ont eue à leur couvent. »

Anne sur le bahut apporta du laitage,

Des crêpes de blé noir s’élevant par étage ;
Hélène aussi servit un grand morceau de lard ;
Et tous les serviteurs au régal prirent part.
L’âme du jeune clerc était pleine d’ivresse :
S’il ne lui parlait pas, il voyait sa maîtresse.
 
On finissait, quand Bleiz aboya tout cà coup,
Comme il faisait toujours à l’approche du loup.
Lilèz courut au chien, et, retenant sa chaîne :
« Les Tal-Houarn, nos parents, sont ici prés du chêne.
Ils ont pris le vieux loup ! — C’est bien, neveu Lilèz !
S’ils veulent faire aussi leur quête, amène-les. »

L’été, lorsque du ciel tombe enfin la nuit fraîche,
Les bestiaux tout le jour retenus dans la crèche
Vont errer librement : au pied des verts coteaux.
Ils suivent pas à pas les longs détours des eaux.
S’étendent sur les prés, ou, dans la vapeur brune,
Hennissent bruyamment aux rayons de la lune.
Alors, de sa tanière attiré par leurs voix,
Les yeux en feu, le loup, comme un trait, sort du bois.
Tue un jeune poulain, étrangle une génisse.
Mais avant que sur eux l’animal ne bondisse,
Souvent tout le troupeau se rassemble, et les bœufs,
Les cornes en avant, se placent devant eux ;
Le loup rôde à l’entour, ouvrant sa gueule ardente,
Et, hurlant, il se jette à leur gorge pendante ;
Mais il voit de partout les fronts noirs se baisser
Et des cornes toujours prêtes à le percer.
Enfin, lâchant sa proie, il fuit, lorsqu’une balle
L’atteint, et les bergers, en marche triomphale.
De hameaux en hameaux promènent son corps mort :
Tel le loup qu’on voyait ce jour-là dans Coat-Lorh.

Ô landes ! ô forêts ! pierres sombres et hautes,
Bois qui couvrez nos champs, mers qui battez nos côtes,
Villages où les morts errent avec les vents,
Bretagne, d’où te vient l’amour de tes enfants ?
Des villes d’Italie où j’osai, jeune et svelte,
Parmi ces hommes bruns montrer l’œil bleu d’un Celte ;
J’arrivais, plein des feux de leur volcan sacré,
Mûri par leur soleil, de leurs arts enivré ;
Mais dès que je sentis, ô ma terre natale !
L’odeur qui des genêts et des landes s’exhale,
Lorsque je vis le flux, le reflux de la mer,
Et les tristes sapins se balancer dans l’air.
Adieu les orangers, les marbres de Carrare !
Mon instinct l’emporta, je redevins barbare,
Et j’oubliai les noms des antiques héros.
Pour chanter les combats des loups et des taureaux !
 
Au-dessous de Ker-Barz, dans la prairie immense,
Qui, courant vers l’Izôle, au grand chemin commence,
Le loup entra la nuit, et, son coup achevé.
Partit repu de chair et de sang abreuvé ;
Un taureau (pour le frère et l’ami qu’il regrette.
Quel homme ferait mieux que n’a fait cette bête ?)
A l’instant où le monstre à travers les palus
S’échappait et d’un bond franchissait le talus.
Le taureau survenant à la fatale borne
Dans le ventre du loup plongea sa double corne,
Et là, durant deux jours, au-dessus du fossé,
Comme au bout d’une fourche il le retint fixé !
Et les chevaux, les bœufs, les vaches, les cavales,
S’attroupaient pêle-mêle, et tous, par intervalles,
Du côté des maisons galopaient pesamment,

 
Et poussaient à la fois un long mugissement.
Le village accourut : sur sa noble conquête
L’immobile taureau tenait encor sa tête,
Mais il s’était usé par un si rude effort,
11 releva son front, et puis il tomba mort.
 
À ce récit, des cris de joie et de colère
En l’honneur du taureau retentirent dans l’aire ;
Quelques-uns de plaisir secouaient leurs cheveux.
Ou comme pour lutter tendaient leurs bras nerveux.
Le vieil Hoël lui-même en riant dit au prêtre :
« Voici de braves gens, pour eux soyons bon maître !
Ils sont en vérité des pasteurs comme vous :
Vous nous sauvez du diable, ils nous sauvent des loups. »
 
Mais tels étaient aussi les propos moins farouches
Que laissaient à l’écart tomber deux jeunes bouches :
« Je ne suis qu’une fille encor de dix-sept ans,
J’ai bien peu de science et crois ce que j’entends.
Prenez garde, pourtant, jeune homme ! est-ce aux écoles
Que vous avez appris ces menteuses paroles ?
— Oh ! ne m’appelez plus écolier ni menteur,
Mais donnez-moi le nom de votre serviteur !
— Depuis trois ans passés, jour et nuit, sans relâche.
Vous n’avez point quitté les livres, votre tâche :
On espérait, un jour, vous voir prêtre en ce lieu ;
Ami, je ne veux pas voler une âme à Dieu. »

À ces mots durs, Loïc, comme un homme qui doute,
Demeura sans parler ; mais on criait : « En route ! »
Ceux de Ker-Barz, chargés du féroce animal,
Partaient, et le vicaire amenait son cheval ;

Le clerc reprit en main la bride ; et les deux bandes
Sortirent de la ferme emportant les offrandes.
 
Ce fut à mi-chemin du bourg que les vieillards,
Montrant à l’horizon un amas de brouillards,
Dirent qu’ils s’en allaient tous deux par la traverse,
Car du côté de l’est s’amassait une averse :
Les nuages déjà couraient confusément.
Et chaque feuille d’arbre était en mouvement,
Comme si, pour troubler la fin de la journée.
Le diable et tous les siens s’étaient mis en tournée.
« Ah ! s’écria le prêtre, aussitôt leur départ.
Que s’est-il, chez Hoël, passé près du hangar ?
Toi, si gai ce matin, tu t’en vas tout morose !
Loïc, Loïc, ton cœur cache une triste chose ! »
Le jeune paysan reprit avec douceur :
H Vous ne le saurez pas, bien que mon confesseur.
Rien n’y peut désormais. Pourtant le ciel maudisse
Le jour où le curé me prit à son service !
— Quoi ! méchant, tu maudis la main qui t’éleva !
— S’il faut parler, voici ce qu’il en arriva. »
Et, comme un pénitent qui tout bas s’examine,
En marchant il croisait les bras sur sa poitrine :

« J’étais un enfant pur d’àme et jeune de corps.
Plein de calme au dedans, tout de joie au dehors,
Lorsque le vieux curé, par une chaleur grande,
Me trouva qui chantais sur le bord de la lande.
Je gardais mes bestiaux et j’appelais Anna,
Qui conduisait aussi ses chèvres près de là :
Nous venions chaque jour seuls sur cette bruyère,
Et nous nous appelions la matinée entière.

Le curé, me voyant chanter de si bon cœur,
Désira de m’avoir pour son enfant de chœur ;
Il me dit de laisser ma vache et de le suivre,
Qu’il me nourrirait bien, me donnerait un livre,
Et que, si j’aimais Dieu, dans la paroisse un jour
Comme lui je dirais la grand’messe à mon tour.
Ma mère pleura d’aise. — « Enfin, Dieu, je l’espère ;
Vient de trouver pour toi, dit-elle, un autre père !
Que l’âme du premier veille sur celui-ci !
Prends courage, garçon ! laisse-moi seule ici.
Quand tu seras curé je tiendrai ton ménage.
Mon enfant, te voici l’appui de mon veuvage !… »

« J’ai fait ce qu’on m’a dit : écolier studieux.
Je n’ai point ménagé ma mémoire et mes yeux ;
Dans notre classe sombre, à la fenêtre ouverte,
Je regardais au loin briller la forêt verte,
Et mon cœur se gonflait en écoutant l’appel
De mes amis du bourg, Jéromic et Berthel ;
Pourtant je reprenais ma tâche opiniâtre :
Le savant écolier faisait taire le pâtre.
Voilà pour le passé. Quant à mon avenir,
C’est d’Anna de Coat-Lorh que je veux le tenir.
Malheur, malheur sur moi dans ce monde et dans l’autre,
Si je quitte jamais mon habit pour le vôtre !
Sur elle aussi malheur ! Je le dis sans détour :
Dans le fond de son âme il est un grand amour.
— Ah ! Loïc ! te voilà comme en ton premier âge !
Toujours je te connus ainsi, doux, mais sauvage.
Va ! tu seras toujours le jeune mendiant
Qui courait dans la lande et chantait en jouant !
Retourne à tes bestiaux ! Plus sombre que ta vache,

Partout ce front rétif briserait son attache.
Renonce à mon habit, ne le profane pas.
Mais malheur à celui qui règle mal ses pas !
Il tombe un jour trempé d’une sueur amère,
Et dans l’isolement il cherche en vain sa mère ! »
 
Le clerc pleurait beaucoup, lorsqu’ils virent soudain
La cour du presbytère et les murs du jardin.
Le curé sur sa porte attendait leur venue.
La lune en se levant avait percé la nue,
Et son disque, à travers les feuilles du hallier,
Pendait au bord du ciel comme un grand bouclier.



CHANT TROISIÈME

LES NOCES DE NONA.


Aux Bretons, sur leur origine. — Une noce au bourg de Carnac (pays de Vannes). — L’oiseau prisonnier. — Arrivée d’un invité de Cornouaillc. — Acclamation de son hôte Mor-Vran, père de la mariée. — Etonnement de Loïc devant les pierres de Carnac. — Légende des Soldats-de-saint-Cornéli. — Nona délivre l’oiseau prisonnier. — Comment Anna Hoël reçut une lettre de son clerc. — Ce que celui-ci devenait.


Bretons, pour qui j’écris les amères angoisses
De deux amants de Scaer, cette fleur des paroisses,
Et qui dans ces récits simples et familiers
Retrouvez les tableaux de vos propres foyers,
Ô peuples de Léon, de Tréguier, de Cornouaille,
Avec tant de ferveur, vous, pour qui je travaille,
Gens de Vanne, écoutez comme des fils pieux,
Car je veux aujourd’hui parler de vos aïeux !
Hélas ! leurs noms sont morts ! Sur le bord de la grève
Le dol-men tristement dans les sables s’élève.
Aucun barde à l’entour n’entonne de chansons.
La harpe suspendue aux portes des maisons,
Qui charmait de sa voix douce et mélancolique

Les voyageurs errant dans les bois d’Armorique,
La harpe a disparu. Notre terre est sans voix.
Nous ne savons plus rien des hommes d’autrefois.
 
Ô marins, laboureurs, ouvriers des peuplades,
Ecoutez ces échos des divines Triades,
Que, durant son exil aux pierres de Rhuis,
Chantait devant la mer Tal-iésin, fils d’Onis.
Dans les livres nourri, moi, je dois vous instruire ;
Au nom de vos aïeux, c’est à vous de me lire :
Ainsi, parlons des morts ; puis, aux fêtes de Scaer,
Avec vous j’irai voir les luttes en plein air.
 
Titans, Celtes, Bretons, de ruine en ruine.
Comment donc remonter jusqu’à votre origine.
Race des premiers jours ? Sous vos noms dilférents,
Comment suivre vos pas, hommes toujours errants ?
 
La voix des temps passés ne dit point dans quel âge
L’ancien peuple de Haff quitta son doux rivage,
Ni par quel grand malheur ce peuple rejeté
Loin de la Corne-d’Or, le Pays-de-l’Eté,
Où Byzance florit plus tard riche et fameuse,
Se sauva vers le nord et sur la Mer-Brumeuse.
Une branche de gui brillait à leur drapeau.
Dans leurs barques d’osier recouvertes de peau
lis voguaient, engourdis par les vagues glacées
Et les côtes partout de neiges hérissées.
Hu-Cadarn les guidait durant ce triste cours.
Enfin, battus des vents, assaillis par les ours,
Au Pays-de-la-Mer, que la langue celtique
Comme en ces jours lointains nomme encor l’Armorique,

Ils plièrent leur voile ; et, Bretons et Kemris,
De ces hommes de l’Est nous sommes tous les fils.

César, char de terreur, c’est toi qui sur la terre
Le premier fis rouler tes machines de guerre,
Et le sol labouré depuis ces deux mille ans
N’a pas encor perdu les lignes de tes camps !
La race chevelue humilia sa tête
Devant toi, dur vainqueur de la cité Vénète ;
Mais l’effort fut pénible, et tu mis tes deux bras
Pour plier sous le joug ces enfants d’Hu-Ar-Braz.
Fils de Vénus, en vain tu criais vers ta mère !
Pour briser tes vaisseaux vers cette plage amère
Ils invoquaient aussi l’esprit de Diana
Et les enchantements de Seîn et de Monâ ;
Chaque soir, fermentaient sur la pierre cubique
Les herbages mêlés dans le vase mystique,
Et les vierges de Kéd dans les flots, chaque soir.
Renversaient en hurlant le Vase-du-Savoir :
La mer houlait ; le vent coupait, hachait tes voiles.
Comme d’une araignée il emporte les toiles :
Maléfices puissants, rites mystérieux.
Ignorés de la plume, inconnus de tes yeux !

Mais, à son tour, voilà que, semant l’épouvante,
Conan-Mériadec accourt de Trinovante,
Revêt la blanche hermine, et, premier de nos rois,
Plante dans Occismor l’arbre saint de la croix.
L’Armorique s’assemble, et le Chef-Roi préside.
L’évêque Modéran, El-Hird-Bad le druide,
Défendirent leur dieu ; mais le Très Inconnu
fut vaincu par l’Esprit nouvellement venu.

La hache fit tomber ses vieux bosquets de chênes ;
Son brasier s’éteignit ; les blanches Gallicènes,
Pour la dernière fois montant sur le Gador,
Se coupèrent la gorge avec la serpe d’or.
 
Alors, pour recueillir le divin héritage,
Partout formant un cloître, ouvrant un ermitage,
On vous vit dans nos bois accourir par essaims,
Fils de l’Île-de-Miel, fils de l’Île-des-Saints,
Pôl, Malô, Corentin, vous dont nos basiliques
Avec les noms sacrés vénèrent les reliques !
Tout fut soumis au Christ, et, signe triomphant !
La croix sanctifia la pierre du Peûlvan.
 
Mais de ces anciens jours, jours de grande mémoire,
Sans effort revenons à notre simple histoire,
Car le sol a gardé ses antiques débris,
Et l’âme des aïeux anime encor les fils.

Dans le bourg de Carnac, du portail de l’église
Dont les men-hîr brisés ont bâti chaque assise,
Une noce aujourd’hui sort d’un air grave et doux.
Les hommes, les premiers, accompagnent l’époux.
Ce sont des laboureurs, des pêcheurs de la côte.
Et des marins aux traits hàlés, à la voix haute ;
Comme sur leur navire ils marchent en roulant.
Puis, dans le goût de Vanne habillés de drap blanc,
Viennent les invités d’Er-Déven, ceux des îles.
Les gens d’Enn-Tell. Et tous se placent sur deux files,
Afin de voir passer entre ce double rang
La gentille Nona, la fille de Mor-Vran.
Mais Nona dans l’église, à genoux sur la pierre,
S’oubliait et disait prière sur prière.

Eux cependant, le front au soleil découvert,
Ils regardaient au loin briller l’Océan vert,
Et du côté de l’est, sur leurs landes stériles,
Les immenses men-hîr, ces géants immobiles.
 
Silence ! la voici ! Lentement, lentement,
La voici qui s’en vient vers l’époux son amant ;
Et derrière elle aussi cent vierges d’Armorique,
Avec les yeux baissés et d’un air si pudique
Qu’à les voir s’avancer sous leurs coiffes de lin,
Du linon le plus blanc et du fil le plus fin,
Vous diriez, à les voir si calmes, des novices
Sortant de leur chapelle à la fin des offices ;
Ou plutôt dans Carnac (tant sur nos bourgs chrétiens
Semble planer encor l’ombre des dieux païens !)
De la blanche Corric on dirait des prêtresses.
Alors qu’au mois d’Even, durant les sécheresses,
Pour contraindre la pluie à descendre du ciel,
Elles allaient, le soir, cueillir la fleur de Bel,
Et parmi les rochers, les ronces, les décombres.
En regardant la terre erraient comme des Ombres.
 
De gais enfants du bourg, tenant un arbrisseau,
Sont devant le portail ; sur l’arbre est un oiseau ;
Il faut que Nona prenne et lance dans l’espace
Ce prisonnier du ciel qu’un ruban rouge enlace :
Symbole délicat dont le sens est caché
Et que l’esprit flétrit sitôt qu’il l’a touché.
Avec ses ciseaux fins déjà la jeune belle
S’approche, et le bouvreuil sautille et bat de l’aile,
Quand Mor-Vran pousse un cri de joie ; et vers la mer
Un étranger s’avance en habit de Kemper,

Ses cheveux dénoués, et ses immenses braies
D’une ceinture en cuir sortant à mille raies.
 
« Loïc, c’est vous, enfin ! Depuis trois jours, Daûlaz,
Je regardais la route, et vous n’arriviez pas !
Je disais : Le saunier aura perdu ma lettre,
Ou le vieux matelot est oublié peut-être.
Enfin, Dieu soit loué !… Vous ! sachez, mes amis.
Qu’un jour, passant à Scaer, des buveurs du pays
S’étaient rués sur moi, quand ce brave jeune homme
Me sauva sous les pieds de ces bêtes de somme.
Place à lui ! je lui dois une place d’honneur. »

« — Votre lettre, ô Mor-Vran, m’a rempli de bonheur.
J’étais triste ; le prêtre à qui s’ouvre mon âme
Déjà n’espérait plus d’en rallumer la flamme ;
Mais, sur votre billet, il m’a dit de partir.
Cheminant jour et nuit, depuis lors, sans mentir,
J’ai vu bien des forêts, des landes, des villages ;
Ce matin, me voici près des vagues sauvages ;
Excusez si mes yeux sont dans l’étonnement,
Et si, venant de loin, je parle étrangement.
Mais, vous-mêmes, pourquoi ces immenses bruyères ?
Et pourquoi vivez-vous dans ces forêts de pierres ? »
Le nouveau marié répondit : « Ecolier,
Votre accent, il est vrai, nous est peu familier ;
Mais, comme vos habits, si vos discours sont autres,
Les penchants de nos cœurs, je le crois, sont les vôtres.
Soyez le bienvenu ! Quant à tous ces rochers,
Ils font l’étonnement de bien des étrangers.
Un savant nous a dit qu’aux temps païens, des prêtres

Couchaient sous ces granits les guerriers nos ancêtres :
Sous chaque pierre un corps repose enseveli.
Pourtant nous les nommons Soldats-de-Cornéli.
Écoutez : les soldats de deux rois idolâtres
Poursuivaient notre saint déjà l’ami des pâtres,
Et sur un chariot traîné par de grands bœufs
Le bon vieux Cornéli se sauvait devant eux ;
Or, voici que la mer, terrible aussi, l’arrête ;
Alors le saint prélat, du haut de sa charrette,
Tend la main : les soldats, tels qu’ils étaient rangés,
En autant de men-hîr, voyez ! furent changés.
Telle est notre croyance ; et personne n’ignore
Que le patron des bœufs, c’est ici qu’on l’honore.
Aux lieux où la charrette et le saint ont passé,
Le froment pousse encor plus vert et plus pressé. »

« — Bien ! repartit le clerc. Dieu vit dans cette histoire,
Et tous les cœurs bretons sans peine y doivent croire.
Mes hôtes, à présent dirigez mes deux yeux
Vers celle-là qui fait votre orgueil, jeune et vieux.
Je cherche autour de nous quelle est la plus gentille :
Montrez-moi votre femme, amis, et votre fille. »

Les traits du vieux marin brillèrent, et l’époux,
S’il eût été moins fier, certe, eût été jaloux.

Des filles, des enfants, tous les gens de la fête
Environnaient Nona ; l’un d’eux, à pleine tête,
Criait : m Nona ! sauvez, sauvez le prisonnier ! »
Le bouvreuil tout tremblant sautait sur l’épinier.
Du bout de ses ciseaux enfin la jeune belle
Coupe le lacet rouge ; et l’oiseau, d’un coup d’aile,

L’oiseau, comme l’éclair, remonte vers les cieux ;
Et les petits enfants, avec des cris joyeux,
Appelaient, appelaient le bel oiseau volage
Qui déjà, roi des airs, chantait dans un nuage.

Ces choses-là, Daûlaz les vit en arrivant,
Et bien d’autres encor qu’on observe en rêvant,
A l’âge où l’âme est tendre et quand l’œil étincelle.
L’inquiet voyageur les écrivit à celle
Qui remplissait son cœur de troubles et d’ennuis,
Hélas ! et le forçait de quitter le pays. —

Or, sur ce tertre, assise à l’ombre des broussailles.
Que lit la jeune Anna, la vierge de Cornouailles ?
Pour son frère malade, auprès de son hameau,
Elle avait ramassé quelques fleurs de sureau,
Et rentrait au logis, quand l’homme de la poste,
Une lettre à la main, dans un sentier l’accoste.
Alors la jeune Anna, sans trop de vanité,
Dut sourire en voyant ce papier cacheté ;
Puis, assise à l’écart, sur la pelouse verte,
Quand elle eut cette lettre en ses deux mains ouverte,
Certe, elle dut bénir Kemper et son couvent
Où l’esprit s’illumine et devient si savant
Que les mots les plus fins elle les pouvait lire.
« Qui songe à moi, dit-elle, et qui peut donc m’écrire ? »
La rougeur sur le front, elle l’apprit bientôt,
Et sa main referma la lettre au premier mot.
 
Mais, plus tard, ce billet d’amour et de tristesse,
Comme Anna le lisait, le relisait sans cesse !
Attendant toujours l’heure où, seule à la maison,

 
Libre, elle pût écrire à ce clerc sans raison.
Lui, cependant, l’œil morne et baissé vers la terre,
Parmi les saints rochers il errait solitaire,
Il calculait leur poids, mesurait leur longueur,
Occupant son esprit pour distraire son cœur ;
Déjà sur son passage on causait à voix basse,
Et plus d’un n’eût osé le regarder en face.
Quand sur un grand dol-men tristement appuyé.
Pensif, il s’arrêtait comme pétrifié.



CHANT QUQTRIÈME

LES ÎLES.


Tristesse du clerc Daûlaz. — Mor-Vrau l’emmène sur mer — Hospitalité à l’île d’Hœdic. — La messe des deux îles, ou le pavillon de Dieu. — Autorité de l’Ancien. — Courses dans le golfe du Mor-Bihan. — Ils reviennent à Carnac. — Lettre d’Anna, et joie du jeune clerc.


 
Non ! celui que l’amour a rempli de sa flamme,
En changeant de pays ne change point son âme !
Plus il marche, et souvent plus il aigrit son mal,
Celui-là dont le sang roule un germe fatal ;
Le mal intérieur paraît sur son visage ;
Et partout d’un œil triste on le suit au passage.
De même un amoureux : partout et sans repos
Il emporte la flamme attachée à ses os ;
Et ceux qui de son mal ont tant souffert eux-même,
En le voyant passer, disent : « Ce jeune homme aime ! »
 
Le sombre Cornouaillais ! Toujours seul, un matin,
Il regardait la mer houler dans le lointain,
Jusqu’à ses pieds bondir, et ses folles pensées
Se mêlaient à ces jeux des vagues insensées.

Or, son hôte Mor-Vran, qui l’aimait comme un fils,
Vit ses pas sur la grive et les avait suivis :
« Çà, dit le vieux marin, qu’est-ce donc ? À votre âge
Tous mes jours se levaient, se couchaient sans nuage.
Ma fille s’inquiète. Elle m’a dit hier :
« Cet étranger s’ennuie ; emmenez-le sur mer ! »
Que vous semble, Daûlaz ? Vous voyez cette zone.
L’isthme de Kiberon couvert de sable jaune :
Nous raserons ses bords ; vous verrez en passant
Se dresser des rochers jadis rouges de sang ;
Puis, louvoyant au loin, si la mer est facile,
Chez mes anciens amis nous irons d’île en île.
C’est tout un monde à voir, car, dans le Mor-Bihan,
On compte autant d’îlots qu’il est de jours dans l’an.
— Eh bien, partons, Mor-Vran, dit le clerc de Cornouaille,
Et que mon âme en deuil sur la vague tressaille !
Où vous irez j’irai, sans demander pourquoi.
Si je vous ai sauvé, vous-même sauvez-moi. »
11 disait, et déjà, voyant tout proche un groupe
De pêcheurs, le marin hélait une chaloupe.
 
Une chaîne d’îlots ou de roches à pic
De Saint-Malo s’étend jusqu’à l’île d’Hœdic ;
Îles durant six mois s’enveloppant de brume.
De tourbillons de sable et de flocons d’écume.
Des chênes autrefois les couvrirent, dit-on ;
Chaque foyer n’a plus qu’un feu de goëmon.
Parfois, derrière un mur où vivait un ermite
Dont le vent a détruit la cellule bénite.
Derrière un mur s’élève un figuier pâle et vieux.
Arbre cher aux enfants, seul plaisir de leurs yeux,
La tristesse est partout sur ces îles sauvages,

Mais la paix, la candeur, la foi des premiers âges ;
Les champs n’ont point de borne, et les seuils point de clé,
Les femmes d’un bras fort y récoltent le blé ;
De là sortent aussi, sur les vaisseaux de guerre,
Les marins de Bretagne, effroi de l’Angleterre.
 
Lorsqu’à l’île d’Hœdic aborda sans malheurs
Avec ses étrangers la barque des pêcheurs,
Le premier qui les vit accourut sur la côte.
Disant avec douceur : « Prenez-moi pour votre hôte ! »
Un autre, survenant, ajouta : « Demain soir,
À mon feu de varech vous viendrez vous asseoir.
Dans cet îlot pierreux qu’à grand’peine on défriche.
Pour vous garder longtemps aucun n’est assez riche ;
Mais chez chacun de nous venez loger un jour.
Et nos trente maisons s’ouvriront tour à tour :
Ainsi, connu de tous en quittant ces rivages,
Vous aurez des amis dans nos trente ménages. »

Puis, pour mieux honorer leur venue en ces lieux,
L’Ancien, le chef du bourg, voulut boire avec eux ;
Il les mena lui-même à la cave commune ;
On servit à chacun sa mesure, rien qu’une :
Ainsi le commandait la règle, et ce qu’on prit
Au mur de la maison par le Chef fut inscrit.

Car telle était cette île avec ses mœurs austères
Mais douces ; et Loïc, cet habitant des terres,
Admirant ces cœurs purs, ces fronts calmes et sains.
En lui-même disait : « Suis-je au pays des Saints ! »
Pour Mor-Vran, le marin, il était à la fête :
Il parlait de long cours, de pêche, de tempête.

C’était un samedi. Le lendemain, voilà,
Dès qu’au soleil levant la mer se dévoila,
Que tous les gens d’Hœdic, enfants, hommes et femmes,
Se tenaient sur la grevé à regarder les lames :
« Ah ! disaient-ils, la mer est rude, le vent fort.
Et le prêtre chez nous ne viendra pas encor ! »
Ensuite ils reprenaient d’un air plein de tristesse :
« Ceux de Houad sont heureux, ils ont toujours la messe ! »
Et, sans plus espérer, graves, silencieux,
Sur leur île jumelle ils attachaient les yeux.
« À genoux ! dit soudain le Chef, voici qu’on hisse
Le pavillon de Dieu, c’est l’heure de l’office. »
Alors vous auriez vu tous ces bruns matelots,
Ces femmes, ces enfants, priant le long des flots.
Mais, comme les pasteurs qui regardaient l’étoile,
Les yeux toujours fixés sur la lointaine voile.
Tout ce que sur l’autel le prêtre accomplissait,
Le saint drapeau d’une île à l’autre l’annonçait.
Ingénieux appel ! Par les yeux entendue,
La parole de Dieu traversait l’étendue ;
Les îles se parlaient ; et, comme sur les eaux.
Tous ces pieux marins consultaient leurs signaux !

« Hélas ! disait, le soir, au seuil d’une chaumière,
Le jeune homme étranger, votre île hospitalière,
Votre sainte maison, demain nous la quittons !
Kegrettez-nous un peu, nous qui vous regrettons.
Ou bien, pour quelques jours quittez ces lieux saumâtres.
Et venez avec moi voir le pays des pâtres.
Dans les herbes des prés courir les gais ruisseaux,
Et les chênes verdir, et chanter les oiseaux. »
Le pécheur répondit : « Chacun a son asile,

Le pâtre a ses vallons et le pêcheur son île :
Ce terrain sablonneux où tout semble languir,
La faim, la seule faim nous en ferait sortir ;
Sur les vaisseaux du roi, mornes, l’âme abattue,
Ce n’est pas le canon seulement qui nous tue. »
 
Or, comme en leur bateau montaient les voyageurs,
D’autres rentraient au port, et, parmi ces pêcheurs,
On eût dit une rixe à leurs cris, leurs reproches,
Tandis qu’ils déchargeaient leurs filets sur les roches.
L’Ancien fut appelé. « Je prétends, dit l’un d’eux,
Que ce lot me revient ; jugez entre nous deux. »
Alors le bon vieillard, sans que nul l’en empêche,
Avec autorité fait les parts de la pêche :
Dans ses décisions il ne fut rien changé
Et tout ce qu’il jugea fut trouvé bien jugé.
Il est maître et seigneur par le drpit de son âge,
Comme le plus ancien on le croit le plus sage…
 
Ils n’ont point tous péri, les fruits de l’âge d’or,
Et le barde inspiré sait les trouver encor !
Ô candeur, équité, fleurs mortes dans les villes,
De vos fraîches senteurs vous embaumez nos îles ;
Perles blanches du cœur, comme celles des mers,
Vous aimez à briller près des gouffres amers !

Que l’âme de Loïc, âme toujours en peine.
De ce séjour de paix sorte au moins plus sereine,
Partout, chemin faisant, allégeant son ennui,
Et plus calme demain qu’elle n’est aujourd’hui !

Mais quand ces deux amis, dans l’ardeur des voyages,
Vont sur le Mor-Bihan sonder toutes les plages,

Faudra-t-il, avec eux errant de flot en flot,
Suivre le jeune clerc et le vieux matelot ?
Ô sombre Gâvr-Iniz, voici que dans ton antre
Le couple voyageur, armé de flambeaux, entre ;
Et sur tes murs sculptés, runes mystérieux,
Ils promènent longtemps et les mains et les yeux.
Vous, antique Belle-Île, Enn-Arh dépouillé d’ombre,
Hur plongé dans l’eau, récifs, îlots sans nombre,
Vous les voyez baisser leur voile ; et toi, Rhuis,
Sur les six corps de saints dormant sous tes parvis
S’agenouiller ! Rhuis, terre trois fois sacrée,
Qu’enivrait Tal-iésin de sa harpe inspirée.
Où pleurait Abeilard, où la terreur des rois,
Gildas, faisait gronder les foudres de sa voix !…
Enfin, quittant la mer, ils vont en caravane
Dans la ville des ducs, l’antique et noble Vanne.

Là s’arrêtait leur course ; et le fruit de l’oubli,
Le clerc en voyageant ne l’avait point cueilli.
 
De retour à Carnac, sur ses anciennes grèves,
Au murmure des flots il reprenait ses rêves,
Lorsqu’un soir, en rentrant, il voit dans son logis
Une lettre briller sur le buffet de buis,
Une lettre à son nom ! Ah ! comme vers la porte,
Pour la lire à l’écart, brusquement il l’emporte,
Tout brûlant de savoir si par quelque regret
A sa plainte touchante enfin on répondrait !
 
Mais, faiblesse du cœur, terreurs qu’un rien redouble !
Sur ce papier ouvert déjà son œil se trouble ;
11 semble redouter ce qu’il désirait tant,

Et ce qu’il redoutait il le lisait pourtant !
« Votre lettre est bien sombre, ô jeune homme ! bien sombre !
Aux lieux où vous passez on vous prend pour une Ombre !
Loïc, c’est que l’amour, s’il ne va point vers Dieu,
Laisse ceux qu’il atteint tout noircis de son feu ;
Et la science aussi nous leurre sur sa trace,
Pareille à l’herbe d’or qui brille, puis s’efface.
Pourquoi donc, pauvre clerc, errer loin de chez nous ?
Pour calmer votre cœur, Daûlaz, que cherchez-vous ?
Uevcncz ! N’ouvrez pas vos yeux à tant de choses.
La paix ne peut rester qu’en des âmes bien closes.
Où triste vous passiez vous reviendrez content.
Jour et nuit, votre mère en priant vous attend,
Car plus elle vieillit et plus elle vous aime :
Jeune homme ! revenez ! Je vous le dis moi-même. »
 
Lorsque l’ami d’Anna rentra dans la maison,
Les yeux et tous les traits de l’amoureux garçon
Brillaient, et ses cheveux autour de son visage
Frissonnaient comme autour d’un bouleau son feuillage.
Le voyant si joyeux, le vieux marin sourit.
Et Nona, qui lisait au fond de son esprit :
« Daûlaz, vous avez donc quelque bonne nouvelle ?
Lui dit-elle en filant. — Oui-da ! l’on me rappelle…
Pardonnez, reprit-il en leur tendant la main,
Je suis heureux, pourtant je vous quitte demain. »

CHANT CINQUIÈME

CARNAC.


Le marin Mor-Vran s’oppose au départ du clerc. — Fête à Carnac. — Saint Cornéli, patron des bœufs. — Plaintes d’un vieillard sur le déclin des anciennes mœurs. — Ce que Daûlaz répondit. — Paroles d’un étranger. — Le dieu Hu-Cadarn et ses bœufs, honorés avant Cornéli. — Déluge causé par le Castor-Noir. — Commémoration druidique de la victoire des bœufs de Hu-Cadarn. — Étonnement des assistants. — Le clerc fait sa prière de départ. — Il retrouve le vieillard. — Procession nocturne et secrète de Carnac.

 
Tous les men-hîr luisaient sous le soleil levant,
La bruyère jetait ses doux parfums au vent,
Et, le long des bateaux amarrés au rivage,
La baie avec amour roulait son flot sauvage.
 
Parce beau jour, pressé de rentrer au canton,
Le jeune Cornouaillais s’arma de son bâton :
« Adieu, digne Mor-Vran ! Et vous sa chère fille,
Nona, ma sœur, adieu ! Le jour se lève et brille,
Je veux à son coucher dormir loin de chez vous.
Mais que d’amis je laisse en pleurant ! Adieu, tous ! »

Mor-Vran dit : «Un Breton n’a point double promesse.
Vous deviez à Carnac entendre la grand’messe ;
Donnez-nous de bon cœur ce jour, c’est le dernier !
Sinon, mon brave ami, je vous tiens prisonnier. »
Refuser un tel hôte était lui faire outrage.
Le clerc déposa donc le bâton de voyage.
Il n’en eut point regret, non certe ! à chaque pas,
Que de choses il vit qu’ailleurs on ne voit pas !

Aujourd’hui, Cornéli, c’est votre jour de fête !
Votre crosse à la main et votre mitre en tête,
Des hommes de Carnac vous écoutez les vœux,
Majestueusement debout entre deux bœufs,
Bon patron des bestiaux ! et votre image sainte
Sur le seuil de l’église est nouvellement peinte ;
Mais les bœufs, les taureaux, les vaches au poil roux,
Hélas ! ne viennent plus défiler devant vous !
« Oui, disait un vieillard au milieu de la place,
Notre pays s’en va ! tout décline, tout passe !
Grand Dieu ! pour renverser nos usages bénis,
Avec les cœurs sans foi les prêtres sont unis !
Au temps du vieux curé, j’en ai bonne mémoire,
Le Pardon de Carnac semblait un jour de foire.
Alors, parés de fleurs, de feuillage, d’épis,
Les bœufs au large cou, les vaches aux longs pis,
Arrivaient par milliers ; et, toute une semaine,
Leur cortège tournait autour de la fontaine.
Comme saint Cornéli, cet ami des bestiaux,
Eloi, dans ce temps-là, protégeait lesciievaux ;
Saint Hervé les sauvait des loups ; et, sur leurs couches,
L’été, grâce à saint Marc, ils défiaient les mouches.
Alors l’homme souffrant avait un aide, alors

Les animaux étaient plus heureux et plus forts ;
Car tous avaient leurs saints, leurs protecteurs, leurs fêtes ;
Tous vivaient confiants, les hommes et les bêtes ;
Et les jours de Pardon, m’assurait mon aïeul,
Lorsqu’on n’y menait pas son bœuf, il venait seul. »
Aux plaintes du vieillard, à son étrange histoire,
Un sourire muet courut dans l’auditoire ;
Pourtant le sage clerc du pays de Kerné
Reprit : « Tout va de même aux lieux où je suis né ;
Tout s’efface ; et l’ennui se glisse au cœur des hommes :
Mes amis, croyez-moi, restons ce que nous sommes. »
Puis, embrassant son hôte, auquel il dit adieu,
Dans l’église il entra pour demander à Dieu
La grâce d’achever dignement son voyage :
Il sentait son corps faible, et faible son courage.
 
Le vieillard poursuivit : « Hélas ! j’ai donc raison,
Et c’est d’un Cornouaillais que nous vient la leçon !
Oui, nous oublions tout, jusqu’au saint de nos pères
Qui faisait leur bétail et leurs maisons prospères !
NIous sommes des ingrats ; or lui ne l’était pas.
Quand des soldats païens poursuivaient son trépas,
Il sut bien, grâce aux bœufs qui traînaint sa charrette,
Au bord de cette mer trouver une retraite,
Car ces rangs de men-hîr sont les soldats maudits ;
Mais ses bœufs, il les fit entrer en paradis. »

Alors un étranger : « Vos pères et leurs prêtres
Eux-mêmes n’ont-ils pas oublié leurs ancêtres ?
Dans le champ où ses bœufs ont tracé leur sentier,
Le char de Cornéli passa-t-il le premier ?
Hu-Cadarn est-il donc mort dans votre mémoire ?

Et de ses bœufs sacrés ignorez-vous l’histoire ?
Bel, Ior, Dianâ, quel que fût son grand nom,
Régnait jadis au ciel, dieu formidable et bon ;
Et son fils Hu-Cadarn, image de son père,
Avec Kéd, son épouse, habitait sur la terre.
À la Pointe-du-Lac ils demeuraient tous deux,
Aimés comme des rois, puissants comme des dieux.
Or, il advint sur terre une grande détresse :
Le Castor-Noir mina le Lac-de-la-Prêtresse,
La terre s’abîma sous la fureur des eaux.
Les hommes avec elle et tous les animaux,
Hors deux navigateurs, et les deux bœufs superbes
Nourris par Hu-Cadarn de ses magiques herbes ;
Au globe qui sombrait sa main les attacha,
Et, tiré par les bœufs, le monde surnagea. »
 
Ici, le voyageur semblait faire une pose ;
Aussitôt le vieillard : « La merveilleuse chose !
Quel livre vous a dit ce que nous écoutons ?
Homme instruit ! oh ! parlez encor des vieux Bretons !

« — La trace de la peur est saignante et profonde !
Ils n’oublièrent pas, les deux sauvés de l’onde,
Ni leurs fils (après eux gardiens de leur savoir),
Le grand combat des bœufs contre le Castor-Noir.
Un prêtre, en souvenir du combat redoutable,
Choisissait au printemps deux bœufs, rois de l’étable ;
Et lavés par sa main, ôtés du joug fumant,
Dans les prés les plus gras ils paissaient librement.
Mais lorsque revenait l’équinoxe d’automne,
Un joug neuf, plus brillant que l’or d’une couronne.
Courbait leur front rétif, et, tous deux muselés,

 
Au char sacerdotal ils étaient attelés :
Le char de Hu-Cadarn, ce symbole du monde,
Qu’ils avaient retiré des abîmes de l’onde. »
 
Derechef l’étranger se taisait. — Eh ! pourquoi
Ne vous dirais-je pas, Bretons, que c’était moi ?
Puisque tous, me prenant les mains comme des frères,
Vous disiez : « Oh ! restez, et causons de nos pères ! »
 
« Ô temples de l’Arvor, mystérieux Carnac,
De ton golfe sacré, comme autrefois du lac.
Quand le char surgissait, ô morne sanctuaire.
Quelle acclamation dans ton vaste ossuaire !
Tout à l’entour des Chefs les clans semblaient rugir,
Et les morts éveillés agitaient leurs men-hîr.
Cependant les deux bœufs aussi blancs que la neige
Lentement s’avançaient, puis l’immense cortège :
Les Druides remplis de l’esprit sibyllin,
Tous couronnés de chêne et revêtus de lin,
Les Disciples muets, les Ovates sans nombre,
Et les filles de Kéd, au front pâle, à l’oeil sombre :
Le sélage, le gui, l’utile samolus,
Dont le rune inspiré dit les triples vertus,
Composaient leur couronne ; et toutes, hors d’haleine,
Courant autour du char, effeuillaient la verveine ;
Puis, c’étaient les Guerriers avec leur collier d’or,
La braie et les cheveux tels qu’on les porte encor.
Ah ! bienheureux le champ où les divines roues
Passaient tuant l’ivraie et fécondant les boues,
L’infirme qu’avait vu l’œil des bœufs écumants,
Le troupeau qu’appelaient au loin leurs beuglements !
Ainsi le long des flots, à travers les bruyères,

Le cortège arrivait au Meinec, Lieu-des-Pierres ;
Et d’huile et de senteurs inondant leurs parois,
Entre les onze rangs il passait onze fois.
Et les Bardes alors, la milice des Bardes,
De la harpe guerrière armés comme des gardes.
Accompagnaient le char, au bruit d’un triple accord,
Du Village-du-Chène à celui de la Mort.
Debout sur le dol-men, enfin l’Archi-Druide
Faisait briller sa hache, et le Castor perfide,
Le Castor-Noir du lac sur l’autel égorgé.
Couvrait de sang le sol qu’il avait submergé…
 
Voilà, gens de Carnac, ce qu’adoraient vos pères.
Le soleil a chassé ces lueurs mensongères.
Mais, ô temps destructeur ! voilà que Cornéli
Lui-même dans Carnac voit son culte en oubli. »

Du passé nous faisions ainsi les funérailles,
Et nos regrets sortaient amers de nos entrailles.
 
Dans l’église pourtant, à l’ombre d’un pilier,
Le jeune Cornouaillais ne cessait de prier :
« Hélas ! depuis vingt jours j’ai quitté mon village.
Au retour, donnez-moi, Seigneur, force et courage !
Vous, saints de ma paroisse, accompagnez mes pas :
Les saints de ce pays ne me connaissent pas ! »
 
Sur ce, le clerc trempa ses doigts dans l’eau bénite.
En lui-même il disait : « La nuit vient, sortons vite !
Ce soir, il faut coucher dans la ville d’Auray ;
Demain, au point du jour, leste je partirai, »

Or, au milieu du bourg errant comme un aveugle,

Il cherchait son chemin, lorsqu’une voix qui beugle
Lui fait tourner la tête, et, dans l’ombre, il croit voir
Un troupeau qui passait le long du porche noir.
D’autres mugissements venaient de la fontaine.
Le jeune homme accourut. Là, près d’une centaine
D’immenses bœufs cornus, de vaches, de taureaux,
Conduits par les bouviers, faisaient le tour des eaux.
Un vieillard, pour le clerc facile à reconnaître,
Lui dit secrètement : « N’en contez rien au prêtre !
Mon jeune bouvillon, ici je l’ai conduit :
Les prêtres ont le jour, mais nous avons la nuit. »
Et le vieil et digne homme, avec l’eau sans pareille.
Abreuvait l’animal ; puis, au creux de l’oreille
Lui versait quelque goutte, en murmurant des mots
Dont le pouvoir secret guérit de tous les maux.
À d’autres on lavait le front et les deux cornes :
Les taureaux effrayés secouaient leurs fronts mornes ;
Mais le charme opérait, et toute la vigueur
Des bœufs de Corncii leur passait dans le cœur.
 
Et le jeune Daûlaz, marcheur des plus ingambes,
Sur la route d’Auray courait à toutes jambes,
Qu’avec le bruit des flots il entendait venir
La grande voix des bœufs errant dans les men-hîr.
Alors, se retournant vers la plaine azurée,
Il cria ; « Salut, mer ! Salut, terre sacrée ! »



CHANT SIXIÈME

RETOUR EN CORNOUAILLE.


Sur cette histoire. — L’enfant à la fontaine. — Guenn-Du et ses filles y plongent le petit Nannic. — Comment le clerc se trouvait là, et comment il revint en Cornouaille, — Annonce dans la ville du Faouêt des grandes luttes de Scaer. — Défi jeté en passant par Daûlaz. — Accueil qui lui est fait dans son bourg. — De quelle manière le clerc rencontre Anna. — Récit de son voyage à Carnac. — Le rocher des Pas-de-la-Vierge. — Rendez-vous après la lutte.


Je veux le dire encor : cette histoire, je l’aime !
Si mon pays mourant revit dans mon poème,
Toute la vie humaine y trouve aussi sa part,
Du berceau de l’enfant au tombeau du vieillard.
Après les purs amours cachés sous les feuillées,
Les glas de mort viendront et les noires veillées,
Les veuves dont les pleurs inondent un cercueil,
Et les barques sombrant la nuit sur un écueil ;
Puis le pauvre mineur cherchant son pain sous terre ;
Ou, sans pain, sans abri, le hardi réfractaire ;
Les durs travaux des champs, les joutes des lutteurs,
Et les noces aussi, leurs danses, leurs chanteurs ;

Et landes, bois, vallons où la douleur s’émousse ;
Enfin tout ce qui fait la vie amère et douce !

Or trois femmes de Scaer, le matin du Pardon,
D’une meule de cire à la sainte ont fait don,
Et puis dans sa fontaine elles plongent ensemble
Un enfant de quatre ans qui s’agite et qui tremble :
Ces trois femmes sont Guenn et ses filles ; l’enfant
Qui tremble entre leurs mains et si fort se défend,
Est le petit Nannic. — Depuis quelques semaines,
Comme s’il n’avait plus que de l’eau dans les veines,
L’enfant dépérissait ; maigre et le corps enflé,
Lui, plus rouge autrefois qu’un pavot dans le blé,
Il restait accroupi dans un des coins de l’âtre
Ou la fièvre minait son petit corps bleuâtre,
Refusant de manger, et pleurant quand ses sœurs
Lui venaient, près du feu, dire quelques douceurs.
Guenn-Du, voyant sécher ce fruit de sa vieillesse,
Disait : « Je l’aimai trop. Dieu punit ma faiblesse. »
Et lui, de jour en jour, s’affaiblissait, hélas !
Lorsque vint à passer la mère de Daûlaz.
Laissant au coin du bois sa charge de feuillage,
Volontiers, vers le soir, elle entrait au village ;
Les deux sœurs la fêtaient ; et son fils, au retour,
L’interrogeait longtemps sur Anna, son amour.
« Dieu ! quel vent a flétri cette jeune bouture,
Dit-elle, et de quel mal meurt votre créature ?
— Ah ! reprit Guenn, l’enfant a mangé des fruits verts.
Et, j’en ai peur, son corps est tout rempli de vers.
À voir les médecins son père Hoël s’apprête,
Mais la ville est bien loin, et le prix nous arrête.
— Les médecins, Guenn-Du ! le riche en a besoin ;

Mais des remèdes sûrs, sans les chercher si loin,
Le pauvre en a partout ! Le pauvre a ses ressources !
Pour lui, Dieu n’a-t-il point amassé l’eau des sources ?
Scaer a la sienne aussi. De sa crosse d’argent,
Votre sainte patronne, appui de l’indigent,
La fit jaillir de terre, et cette bonne abbesse
Par soixante canaux l’emplit dès qu’elle baisse.
C’est presque une rivière, et fraîche et sans couleur,
Et qui vaut pour le goût le cidre le meilleur.
Dans vos maux, croyez-moi, n’espérez en personne.
Mais demandez au ciel, et prenez ce qu’il donne…
Vers trois ans, mon Loïc, si robuste aujourd’hui,
Languissait tristement d’un sort jeté sur lui ;
Comme votre Nannic, il était maigre et blême :
Alors, par le conseil d’une femme qui m’aime,
Je partis pour le bourg, mon fils entre les bras
(Car le pauvre chétif n’aurait pu faire un pas) ;
Là, je trempai son ccrps tout nu dans la fontaine
(C’était au mois de mai, le jour naissait à peine) ;
Je regardais ses pieds pour juger de son sort :
S’il les eût retirés, c’était un enfant mort ;
Mais il les allongea, de façon si gentille
Qu’on eût dit dans la source une petite anguille. »
 
C’est ainsi que Guenn-Du, le matin du Pardon,
D’une meule de cire à la sainte a fait don,
Et puis mené son fils à la source bénite
Où le mal disparut (disons-le tout de suite).
Sur l’herbe, les deux sœurs ont ouvert un drap blanc,
Afin de recevoir son jeune corps tremblant.
Beaucoup de gens dévots sont encor là qui prient,
Et regardent pleurer le pauvre enfant, et rient.

Daûlaz était du nombre ; à genoux près d’Anna,
Certe elle put le voir lorsqu’elle s’inclina.
Or nul, si la vertu de la source est certaine,
Nul ne fut mieux trempé dans la sainte fontaine,
De longs cheveux, un teint doré comme le miel,
Avec de grands yeux clairs qui reflétaient le ciel.
 
Ce jeune voyageur ! après un mois d’absence,
Il avait donc revu le lieu de sa naissance ?
Au retour de Carnac il fit un long trajet.
Suivant bs bords du Scorf et les bords du Blavet,
Et partout, pour distraire un peu son cœur morose,
Laissant errer ses yeux sur toute belle chose.
Ainsi durant huit jours il avait voyagé,
Chez les curés des bourgs chaque soir hébergé.
Eh ! qui donc avec lui n’eût agi de la sorte,
Rien qu’à voir sa figure et sa manière accorte ?
Cet usage se dit, chez nous, vicarier :
Il est cher à tout prêtre, à tout clerc régulier ;
Et croyez que le soir, en vidant plus d’un verre,
On fait plus d’un bon conte au feu du prcsbytère.
Pourtant, le grand Pardon de Scaer étant venu,
Le clerc hâte ses pas, sûr qu’il est attendu
Pour lutter à la lutte et chanter à l’Office :
Tout bon soldat doit être exact à son service.
La veille du dimanche il marche jour et nuit.
Passant donc au Faouët au premier jour qui luit,
Il voit déjà finir une messe, et la porte
Ouvrant ses deux battants pour que la foule sorte ;
Et le joyeux sonneur, debout sur le talus,
Appelle autour de lui ses amis chevelus :
« Holà ! mes bons amis qui sortez de la messe,

Jeunes gens, approchez ! Arrière la vieillesse !
Arrière ce qui porte et jupe et tablier !
Des hardis jeunes gens je suis le conseiller.
Approchez, mes amis, venez ! pour vos oreilles
Je réserve un concert de choses sans pareilles ;
Mais je le dis tout net aux filles, aux vieillards :
« Arrière les jupons et tous les béquillards ! »
 
Pourtant, jeunes et vieux, sortis du cimetière,
Par delà les talus couvrent la place entière
Le sonneur crie en vain. Dans tout ce brouhaha,
Avant qu’il ait parlé la foule rit déjà.
 
C’était un vrai plaisant.
« Voyez ces filles d’Eve !
Pour savoir mon secret, comme leur front se lève !
Les grands-pères aussi qui se tiennent tout droits !
Eh bien ! faites silence au pied de cette croix,
Je parlerai pour tous. — Or çà, mes belles filles,
Bonshommes qui traînez, en toussant, vos béquilles,
Disposez-vous ! Demain, les habitants de Scaer
(Adroits jouteurs, aux bras de saule, au corps de fer),
Dans un immense pré, nommé Pré-de-la-Source,
Donneront une lutte au bourg, après la course ;
Scaer y doit envoyer ses hommes les plus forts,
Prêts avec tout venant à lutter corps à corps.
Çà donc, qui veut partir ? »
Un rire de surprise
À ces mots fit trembler les vitres de l’église.
Quand ce sonneur parlait sur le pied de la croix,
Il aurait égayé des prêtres et des rois ;
Certaines gens blâmaient pourtant ses fantaisies :

Scrupules chez les uns ; chez d’autres, jalousies.
Il reprit : « Je le vois, les jupons bleus et verts,
Et ceux qu’on baptisa voici soixante hivers,
Renoncent à la lutte ; or, dans les deux Bretagnes
On nommera couards les gens de nos montagnes,
Si vous, rudes garçons au cœur chaud et zélé,
Dont les os sont plus durs que les rocs de l’Ellé,
Vous n’allez provoquer ces pâtres de l’Izôle,
Adroits jouteurs, au corps de fer, aux bras de saule. »
 
« — Qu’ils viennent ! dit quelqu’un (c’était le clerc Daûlaz).
Tout est de fer chez nous, et le corps et les bras ! »
Oui, c’était notre clerc, qui des îles de Vanne
Arrivait, tout pressé de revoir sa chère Anne,
Et qui, sentant de loin l’odeur de ses taillis,
Courait comme un chevreuil à travers le pays.
A la croix du Faouct, entendant cette annonce,
Sans ralentir sa coursi ; il fit cette réponse.
 
Son bourg, il le trouva plein de monde, et chacun
Dans ses plus beaux habits (surtout bleu, rouge, brun :
Vingt couleurs). Le vicaire, en le voyant paraître.
Lui dit : « Revenez-vous plus calme et votre maître ? »
Sa mère l’attendait aussi chez le curé :
Dès qu’ils l’ont reconnu ses vieux yeux ont pleuré.
Quant à ses compagnons, et Lilèz à leur tête,
C’était, la cruche en main, à qui lui ferait fête.
A présent, savant clerc, dites par quel secret,
Vous allant à la source, Anne s’y rencontrait ;
Et comment, après vêpre, où votre voix sonore
Emplissait trop son cœur, vous la trouviez encore !..

Ah ! ces rapports secrets, tous ces liens charmants,
Ceux-là les savent bien qui pour âge ont vingt ans !
Sur le seuil d’une grange, à l’écart de la foule,
Anne tient sa ceinture et sur son doigt la roule,
Et le jeune Loïc, sans craindre de témoin,
Lui présente un anneau rapporté de bien loin ;
Mais son doigt se referme, et, fille honnête et sage,
Elle dit : « Contez-moi d’abord votre voyage. »
Et lui : « Si dans ma lettre on n’a point vu mon cœur,
Pourquoi parler, surtout lorsqu’on parlant j’ai peur ?
Que vous redire, Anna ? La route et ses merveilles ?
Un amant ne voit rien : les choses sans pareilles
Du port de Lorient, la barre du Poull-Du,
Hélas ! je n’ai rien vu, je n’ai rien entendu ;
Mais partout je cherchais, ô la folie étrange !
Celle que j’importune encor sous cette grange.
 
« Triste et seul, jeune fille, ainsi longtemps j’errai,
Cependant, arrivé dans Sainte-Anne d’Auray,
Anne, j’ai voulu voir votre digne patronne
Que d’un respect si grand la Bretagne environne :
C’est notre mère à tous ; mort ou vivant, dit-on,
À Sainte-Anne une fois doit aller tout Breton.
Beaucoup de gens priaient ; or, mon âme affligée
À prier avec eux se sentant soulagée,
J’ai repris mon chemin ; et le nouvel espoir
Qui me rendait léger, chacun l’aurait pu voir,
Car ils sont faits ainsi ceux que leur cœur entraîne :
Ils montrent leur plaisir comme ils montrent leur peine.
Bientôt m’apparaissaient Carnac et son clocher,
Quand je vis, au détour d’un immense rocher.
Un enfant qu’on faisait marcher sur cette pierre :

Son père le tenait sous les bras, et la mère,
Prenant les petits pieds de l’enfant, son amour,
Dans les creux du rocher les posait tour à tour ;
Tout près, dévotement brûlait un bout de cierge,
Car ces creux vénérés sont les Pas-de-la-Vierge ;
Ils sont, depuis mille ans, empreints sur ce rocher,
Et par eux les enfants apprennent à marcher.
Leurs mouvements joyeux, leurs colères sans cause,
Le bonheur des parents, Naïc, la douce chose !
Tout ce qui me manquait, alors je l’ai senti.
Et, pensif, j’arrivai comme j’étais parti. »
 
Si tendre était sa voix, et son regard si tendre,
Qu’Anna, les yeux baissés, s’oubliait à l’entendre ;
Il comprit, l’heureux clerc ! et, lui prenant la main.
Il y passa la bague en ajoutant : « Demain,
Demain, aprês la lutte, on dansera ; les fêtes
Seront pleines de joie, Anna, si vous en êtes. »
 
Ah ! jeune homme inquiet, ah ! rassure-toi bien !
Malgré ce froid silence et ce sage maintien,
Au milieu des danseurs, joyeuse et hors d’haleine.
Tu la retrouveras près de sa sœur Hélène !
Il est dans tous les cœurs, l’ardent besoin d’aimer :
Cette fleur, Dieu lui-même en nous la fait germer ;
Dès la première enfance avec nous elle pousse.
Et le plus fort s’enivre à son odeur si douce.



CHANT SEPTIÈME

LES LUTTEURS.


Ça se rend à la fête : joyeuses bravades de Lilèz et de sa bande. — Le plaisir après la moisson. — Luttes de Scaer. — Affluence et rivalité des paroisses. — Le fermier Hoël ouvre la lice. — Lutte des enfants. — Lutte générale. — Grand prix du bélier. — Tal-Houarn et Lan-Cador. — Chant des lutteurs. — La danse s’ouvre. — Loïc et Anna. — Hélène et Lilèz. — Le meunier Ban-Gor et le petit tailleur. — Tout le bourg danse. — Ce qui se disait sous la feuillée.


« Sitôt que mon cheval s’élance pour la course,
Le prix, disait Ronan, déjà sonne en ma bourse.
— Voyez mes souliers neufs, reprit Léna, voyez !
Danseuse a-t-elle mis jamais plus fins souliers ?
— Et ce tissu de chanvre ! ajoutait un troisième :
Là-dessous un lutteur vaincrait le diable même.
— Eh bien ! cria Liiez, pour renchérir sur tous,
Coureurs, danseurs, lutteurs, seul j’irai contre vous. »
 
Oh ! qu’ils s’en vont joyeux à cette triple fête !
Après les foins rentrés, après la moisson faite,
Lorsque, trois mois durant, et suant jusqu’aux os.
On a fauché, coupé, battu sans nul repos.

Une heure de plaisir sied bien au cœur des hommes :
Au chant de la bombarde, au jus doré des pommes,
Se ranime l’esprit, se redresse le corps ;
Pour les prochains travaux tous se sentent plus forts.
Pourtant, que les chevaux courent bride abattue,
Que Ronan soit vainqueur ou qu’un autre se tue,
Les luttes et la danse auront seules ma voix :
Où vous allez, Lilèz, une dernière fois,
Songeant, pauvre conscrit, pour quel dur exercice
Le roi, l’hiver prochain, vous appelle au service !
 
À Scaer, le lendemain de la fête du bourg.
Au bruit de la bombarde, au rappel du tambour.
On vit, comme la mer quand elle monte et houle,
Dans un immense pré courir toute une foule,
Et là, jeunes et vieux, hommes et femmes, tous
En cercle sur le pré rangés à deux genoux,
D’autres pendus aux troncs des ormes et des frênes,
Attendre les lutteurs sur ces vertes arènes.
Les plus forts de Corré, du Faouët, de Kérien,
Et ceux de Banalec, et ceux de Saint-Urien,
Devaient se signaler à ces fameuses joutes.
Les paroisses luttaient et se défiaient toutes.
Le vieux Moris Conan, malgré ses cheveux gris,
Reparut fièrement pour disputer les prix,
À savoir : deux chapeaux avec leurs lacets jaunes,
Une ceinture en laine et longue de quatre aunes,
Des bagues, des couteaux, enfin un bélier noir
Que tous les concurrents venaient peser et voir.
 
Bientôt, faisant siffler sa gaule blanche et lisse,
Un Ancien écarta la foule, et cria : « Lice ! » —

Hoël, le métayer, eut ce poste d’honneur,
Qu’eût jadis, comme un droit, réclamé tout seigneur.
Mais où sont les manoirs, et dans quelle autre ferme
Trouver un roi des jeux plus expert et plus ferme ?
« Çà ! dit-il, je connais des fils de Belzébuth
Qui, pour moins d’un bélier, donneraient leur salut :
Des meuniers, des tailleurs, fournissent à ces traîtres
Des charmes de l’Enfer qu’ils cousent dans leurs guêtres ;
Pour gagner à coup sûr, d’autres, nouveaux Judas,
En vous serrant la main vous démontent le bras :
Nous chasserons d’ici ces hommes de malice.
Gens de cœur, à présent venez tous. — Lice ! Lice ! »
 
Entrèrent les lutteurs. D’abord un jeune enfant.
Ses cheveux longs et noirs ramenés en avant ;
Puis un second enfant, blond et de même taille,
Qui lia ses cheveux avec un brin de paille.
La fête commençait : durant quelques moments
On admira leurs bonds, leurs vifs enlacements.
Le plus jeune bientôt, le blond, plia ; sur l’herbe
Son rival l’étendit, et, tout rouge et superbe,
Il regarda la foule, agitant le mouchoir
Que lui, Noël Furic, venait de recevoir.

Soudain, de tous les rangs, des hommes de tout âge
S’avancent l’un sur l’autre ; et de nouveau s’engage
Une lice où, parmi les cris de mille voix,
Vingt couples de lutteurs combattaient à la fois.
On entendait : « Courage, Even ! Lilèz, courage !
Garçons de Banalec et de Scaer, à l’ouvrage ! »
On entendait aussi bien des rires moqueurs.
Les amis dans leurs bras soulevaient les vainqueurs.

 
Scaer l’emportait partout ! Scaer, le pays des luttes
Et des joyeux chanteurs aux savantes disputes ;
Scaer, où les anciens jeux sont toujours honorés,
Et qui, chaque dimanche, au milieu de ses prés,
Dans les beaux soirs d’été, voit sa mâle jeunesse
Exercer sous le ciel sa force et son adresse :
Tous nobles laboureurs brunis dans les travaux,
Pâtres au cou nerveux, plus durs que leurs taureaux,
Bûcherons que la mort au coin des bois éprouve
Et qui dans leurs deux bras otreindraient une louve !
 
Cette lutte dura trois heures. Sur son banc
Nul n’osa défier le vieux Moris Conan :
Redoutable vieillard, à sa place immobile
Et les deux bras croisés, il attendit tranquille.
 
Le soleil déclinait ; au pied d’un peuplier,
Dans la lice broutait toujours le noir bélier.
« Cette part au plus fort est encor destinée,
Cria le juge ; à lui l’honneur de la journée ! »
Tal-Houarn et Lan-Cador étaient là dans les rangs.
Des luttes jusqu’alors témoins indifferents.
On les vit d’un air grave entrer dans la prairie.
C’étaient des hommes francs tels qu’en fait leur patrie :
Ils se prirent la main en ennemis courtois,
Et firent tous les deux un grand signe de croix.
 
Debout, pied contre pied et tête contre têtc,
Comme s’ils attendaient que leur âme fût prête,
Ils restèrent ainsi tellement engagés,
Qu’en deux blocs de granit on les eût dits changés.
Leur front tendu suait et montrait chaque veine ;

Leur poitrine avec bruit rejetait leur haleine ;
Tout leur corps travaillait, pareil à ces ressorts
Qui semblent pour s’user faire de longs efforts ;
Puis, afin d’en finir, sur la terre qui tremble,
L’un par l’autre emportés, ils bondissaient ensemble ;
Mais par un nœud de fer l’un à l’autre liés.
Toujours ils retombaient ensemble sur leurs pieds.
Le peuple hors de lui criait ; un large espace
S’ouvrait et tour à tour se fermait sur leur trace.
Et moi, poète errant, conduit à ces grands jeux,
Un frisson de plaisir courut dans mes cheveux !
Dans nos vergers bretons, sous nos chênes antiques,
C’était un souvenir des coutumes celtiques :
Déjà si j’aimais bien mon pays, dès ce jour
Je sentis dans mon cœur croître cncor cet amour !

Cependant par degrés la nuit venait plus sombre,
Et l’on disait : « Assez ! » Alors, perdus dans l’ombre,
Epuisés, haletants, ne pouvant se dompter,
Les deux nobles lutteurs se mirent à chanter.

cador

« Quel homme êtes-vous donc ? Sur son roc solitaire
Un chêne plus que vous ne tient pas à la terre :
Il plie au vent qui passe, ou tombe avec fracas ;
Vous ne pliez jamais, et vous ne tombez pas.
Comme il étouffe un arbre entre ses dures branches,
Vos bras à m’étouffer ainsi pressaient mes hanches.
]’ai pâli. Vos cheveux immenses et confus
Tout entier m’ont couvert de leurs rameaux touffus.
Répondez ! de quel nom faut-il que je vous nomme ?
Et quel homme êtes-vous, si vous êtes un homme ? »

tal-houarn.

« Vous êtes un serpent ! J’en ai vu bien des fois
Autour de mon bâton se rouler dans les bois ;
Mais, si je secouais le bâton, la vipère
Sous la ronce, en sifflant, regagnait son repaire.
Vous, malgré mes efforts, à mes jambes serré,
De vos nombreux anneaux vous m’avez entouré.
À vous seul sur le pré vous en valez un couple.
Samson n’est qu’un enfant. Votre corps vert et souple
A lié mes deux bras, noué mes deux genoux.
Si vous êtes un homme, ah ! quel homme ctes-vous ? »

cador

« Hier, lorsqu’au logis vos gens dormaient encore,
Vous vous serez levé tout seul avant l’aurore ;
Suivi de votre chien, et la nuit, en secret.
Vous serez allé seul, hier, dans la forêt ;
Là, vous avez cueilli des herbes, une écorce,
Une magique fleur qui donne de la force.
Enfant d’Eve et d’Adam, pétri de leur limon,
Chrétien, je ne veux pas lutter contre un démon.
Si j’ai risqué mes jours, parlez, je vous réclame :
Avec mon pauvre corps ai-je risque mon âme ? »

tal-houarn.
.

« Ce inatin, en passant près de notre maison.
Vos yeux sous leurs sourcils brillaient comme un tison ;
Vous les avez sur nous fixés de telle sorte
Que mon père, tout pâle, est tombé sur sa porte ;
Ses bœufs qu’il attelait, défaillant tout à coup,

Sous leur joug trop pesant ont abaissé leur cou ;
Aujourd’hui les voilà, spectacle lamentable !
Pareils à des agneaux, couchés dans leur étable.
Quel étrange secret, si, par l’art de vos yeux,
Vous prenez en passant la force de mes bœufs ! »

le maître de la lice.

« Je connais son secret, et je connais le vôtre :
Gens de cœur, bons chrétiens, vrais Bretons l’un et l’autre,
Capables en un jour de bêcher trois arpents.
Oui, vous êtes tous deux des bœufs et des serpents.
À vous deux le bélier ! Restez amis fidèles,
Comme des francs lutteurs vous êtes les modèles.
Allons ! j’entends là-bas des airs bruyants et gais ;
Et si vos pieds encor ne sont pas fatigués,
Je vois près des danseurs plus d’une jeune femme
Qui pour vous, braves gens, languit au fond de l’âme. »

« Hélas ! dans ces grands jeux chers à tout cœur ardent
Ne parut point Daûlaz ! « Bienheureux cependant.
Bienheureux un lutteur ! songeait-il en lui-même.
Pour témoin de sa force il a celle qu’il aime ;
S’il remporte un anneau, cette bague d’amour
En anneau nuptial peut se changer un jour. »
Alors de ses deux mains il entr’ouvrait sa veste,
S’apprêtant sur la lice à bondir fort et leste ;
Mais des sages disaient : m Ce jeune homme se perd !
Jeune homme, y pensez-vous ? Vous, Loïc ! vous, un clerc ! »
 
Sonne donc la bombarde ! et, saisi par la ronde,
Que parmi les heureux une heure il se confonde !

 
La bombarde résonne ; et, la main dans la main,
Les danseurs vont courant le long du grand chemin ;
Les filles de Gour-Rîn, aux jupes sur les hanches,
Celles de Pont-Aven, si roses et si blanches,
Et bien d’autres encor, bondissent sans repos,
Comme des grains de blé sous les coups des fléaux.
Regardez, regardez la bande qui défile !
Danseuses et danseurs, ils sont là plus de mille
Qui sautent face à face en se parlant des yeux,
Et reparlent ensemble avec des cris joyeux.
Haut le pied, jeunes gens ! Pour quelques tours de ronde,
Lorsque Pâques viendra, si le vicaire gronde,
Cependant, mes amis, bras dessus, brns dessous,
Parlez au vieux recteur, et vous serez absous.
 
Lui-même le voici, le clerc du presbytère !
Prcj de sa bicn-aimée il passe avec mystère.
Hélène et vous, Lilèz, en riant vous passez ;
Car vous aimez sans peur, et sans peur vous dansez.
 
Très glorieux saint Luc ! Ce sonneur, comme il gonfle
Sa joue, et sous son bras comme le biniou ronfle !
Un jour musicien, le lendemain tailleur,
Qui peindrait son cou tors, son petit œil railleur ?
Et Ban-Gor, le meunier, ce roi de la bombarde.
Debout sur son baril, n’a-t-il point l’air d’un barde ?
Aujourd’hui tout se mêle et s’acccrde à sa voix,
Vêtements campagnards et vêtements bourgeois ;
Le maire est dans les rangs ; voici venir derrière
Monsieur le percepteur, madame la mercière ;
Tous les métiers du bourg, tisserand, tonnelier,
Le maréchal ferrant avec son tablier ;

Riche et vieux, jeune et pauvre. Ô Dieu ! la bonne joie !
De poussière entouré, comme cela tournoie !
Que de fronts en sueur ! Arrêtez ! Les plus forts,
Tant leurs jarrets sont las, ne vont plus que du corps.
Assez, braves sonneurs ! Encore une cadence,
Et vous étendez mort le meneur de la danse.
Vous, du cidre, aubergiste ! et versez largement !
Chacun de ces gosiers est un brasier fumant.
 
Enfin tous sont à boire, et boivent à plein verre.
Vrais Bretons, hors ceux-là qu’une autre soif altère.
Couples qui vont chercher en devisant entre eux,
Au tomber de la nuit, l’ombre des chemins creux.

lilèz.

« Que dit de moi la fille aussi souple qu’un saule,
Et que j’appellerais la perle de l’Izôle ? »

hélène.

« Votre nom ne ment pas, ô Lilèz ! il me plaît ;
Car votre âme innocente a la blancheur du lait. »

daûlaz.

« Moi, c’est avec raison que Daûlaz on me nomme ;
Ame et corps, tout se meurt en moi, pauvre jeune homme ! »

anna.

« Daûlaz, avec vos pleurs, oh ! ne me tentez pas.
Ou je vais racheter vos jours par mon trépas. »

L’ombre les a couverts ; telle que la rosée,
Leur voix tombe sans bruit par la route boisée.

Mais au loin vibre encor le son clair du biniou ;
« Iou ! » criaient des danseurs ; d’autres répondaient : « Iou !
Ô danses ! cris de joie ! ivresse du bel âge !
La joie est dans le bourg, elle est sous le feullage.



CHANT HUITIÈME

LE CHASSE-MARÉE.


Le Port de Concarneau (Conque des Promontoires). — Appareillage d’un chasse-marée. — Un prêtre de Scaer et deux jeunes gens, Lilèz et Anna, demandent passage. — Départ. — Les îles Glénan et les roches de Penn-Marh. — Calme dans la baie d’Od-Diern. — Lilèz rouvre les yeux. — Les âmes de Grallon et d’Ahèz. — Vent d’ouest. — Confession d’Anna. — Côtes horribles de Cornouaille. — Les âmes de Grallon et d’Ahèz reparaissent. — Effroi du patron et du vicaire. — Prière à saint Beûzec.


Comme une conque immense ouverte au bord des eaux,
En Cornouaille est un port : il y vient cent bateaux.
Un sable jaune et fin couvre ses côtes plates,
Mais un infect amas de rogues, de morgates,
D’ossements de poissons sur le rivage épars,
La saumure qui filtre entre les deux remparts,
Soulèvent tous les sens quand cette odeur saline
Arrive au voyageur qui tourne la colline,
Laissant derrière lui les taillis de Melven,
La belle lande d’or qui parfume l’Aven,
Lt ces mouvants aspects de plaines, de montagnes,

Que déroulent sans fin nos sauvages campagnes.
Plus de batteurs de seigle ici, plus de faucheurs,
Mais des canots chargés de mousses, de pécheurs,
Partant et revenant avec chaque marée.
Et sur les quais du port versant à leur rentrée
Des sardines en tas, des congres, des merlus,
Des homards cuirassés, de gros crabes velus.
Et, du fond des paniers, mille genres énormes,
De toutes les couleurs et de toutes les formes,
Avec leur œil vitreux et leur museau béant,
Tous enfants monstrueux du grand monstre Océan.
Aussitôt le pressier les sèche, les empile ;
Et quand leur grasse chair a dégorgé son huile,
De Nantes à Morlaix cherchant des acheteurs,
On voit bondir sur mer les hardis caboteurs.
 
Un côtier de Léon, avec toute sa charge,
Par un matin d’automne allait prendre le large.
La voile frémissait et l’ancre était à bord.
Lorsqu’un homme en soutane arriva sur le port :
« Capitaine, salut ! Mes amis de voyage
Vers vous m’ont envoyé vous demander passage ;
Nous allons en Léon et nous venons de Scaer ;
Et moi j’ai préféré le chemin de la mer ;
Car de l’île d’Eussâ je suis fils, et peut-être
Dans mon île en passant pourrcz-vous me remettre.
— Soyez le bienvenu, répondit le patron,
Mais hâtez vos amis ; vous aurez le vent bon.
— Ils sont là sur le quai : c’est une jeune fille
Qui va loin de Kerné prier pour sa famille ;
Son cousin l’accompagne ; et tous deux je les suis,
Afin d’entendre encor la langue du pays ;

Nous autres Léonards, quoique de même souche,
La langue de Cornouailie est dure à notre bouche. »
 
On s’embarqua, chacun fit sa prière à Dieu,
La voile frémissait, la mer était en feu,
Et la barque, bientôt toute blanche d’écume,
Aux cris des goélands se perdit dans la brume.

Vers le lever du jour, devant les matelots
Les neuf îles Glénan montèrent sur les flots :
La première, Penn-Fred, et le Lorh, la dernière ;
Benn-Odet, au couchant, déchargeait sa rivière ;
Ensuite le clocher aigu de Loc-Tûdi ;
Enfin, quand le soleil vint à marquer midi
(Car le vent, qui changeait sans cesse de demeure,
Obligeait de changer la voile d’heure en heure),
Comme un bruit de chevaux cachés dans le brouillard,
On entendit gronder les rochers de Penn-Marh.

Ils étaient là, debout, pêle-mêle et sans nombre,
Devant eux sur la mer projetant leur grande ombre ;
Les flots couraient sur eux avec leurs mille bras ;
Cabrés contre les flots, ils ne reculaient pas ;
Hérissés, mugissants, inondés de poussière,
Ensemble ils secouaient leur humide crinière.
De leur masse difforme ils effrayaient les yeux ;
L’oreille s’emplissait de leurs cris furieux ;
Et l’homme tout entier, en face de ces roches
Dont les oiseaux de mer seuls bravaient les approches,
Sur son mince vaisseau, pâle et dans la stupeur,
Se voyant si chétif, sentait qu’il avait peur.

 
La barque heureusement doubla les noires pointes,
Mais chaque passager tenait les deux mains jointes,
Et notre jeune fille, assise sur le pont,
Sous sa coiffe de laine Anna cachait son front.
 
Et jusqu’à Plô-Néour, lorsque de la mer haute
Le vaisseau descendit et regagna la côte,
Bien loin de Men-Ménez et de l’île Nona,
L’afl’reux cri des chevaux les suivit jusque-là.
Ô monstres de Penn-Marh, dans son vieil idiome,
Durs rochers, c’est ainsi que le Breton vous nomme !
Ô chevaux de la mer toujours prêts à hennir !
Géant de Tal-Ifern ! noir et grand Carrec-Hîr !
 
Mais du côte d’Od-Diern, au milieu de la baie,
La vague était moins rude : ouvrant sa large raie,
Le côtier poursuivit sa route en sûreté ;
Le mousse et les marins reprirent leur gaîté ;
On alluma le poêle, et l’odeur de la soupe
Emplit le bâtiment de l’avant à la poupe.
C’est alors que Lilèz, qui, penché sur la mer,
Depuis longtemps mêlait sa bile au gouffre amer,
Le bon Lilèz ouvrit les yeux ; sa chevelure
Pendait comme un filet autour de sa figure ;
11 tordit ses cheveux par les lames mouillés,
Et, son bâton aidant, se dressa sur ses pieds ;
Mais sur ce sol nouveau les jambes lui manquèrent ;
Du jeune laboureur les marins se moquèrent.
« Damnés ! s’écria-t-il en tombant, dans nos prés
Venez, venez lutter un jour, et vous verrez ! »
Puis la houle revint, et le coup de tangage
Le roula dans sa bile aux pieds de l’équipage.

Sa cousine disait dans le même moment :
« Heureux qui sans péché vint sur ce bâtiment ! »
Le prêtre la comprit : « Madeleine est absoute.
Confessez-vous comme elle, Anna ! je vous écoute.
— Ah ! ma mère me fit avec un cœur chrétien,
Mais depuis j’en ai fait un vrai cœur de païen.
Oui, je vous porterai malheur dans ce passage !
Et cependant ma faute est celle de mon âge.
— Calmez-vous ! » repartit le prêtre, et sur ses yeux
Il plaça ses deux mains afin d’écouter mieux.
 
« C’est une longue histoire, et, pour être suivie,
Elle doit commencer où commença ma vie.
Nous nous aimions déjà quand nous étions enfants ;
Nous nous aimions encor lorsque nous fûmes grands.
Dans cette même lande où je gardais ma chèvre,
Il menait ses bestiaux ; et, plus léger qu’un lièvre,
Sitôt qu’il me voyait, cet amoureux garçon
Accourait, en sautant de buisson en buisson ;
Tous les jours, il était le premier à m’attendre ;
Et jusqu’au bois du Lorh on aurait pu l’entendre,
Quand ma mère au logis m’obligeait de rester,
Lui, du matin au soir, ne cessant de chanter.
Hélas ! je n’ai point dit quel était ce jeune homme !
— Ma fille, poursuivez ! je sais comme il se nomme.
— Eh bien ! grâce pour moi ! vous savez mon péché.
De s’aimer saintement Dieu n’a point empêcné ;
Mais il avait choisi Loïc pour son église
Et moi, chrétienne froide et vierge peu soumise,
J’ai pleuré ; je n’ai point reconduit à son lieu
Celui qui s’éloignait de la maison de Dieu ;
Aux noces, aux marchés, au bourg, dans chaque fête,

J’ai permis les ardeurs de cette jeune tête,
Et ma main dans sa main, pauvre couple insensé !
Tout le soir du Pardon avec lui j’ai dansé. »
 
À ces mots, il survint une forte rafale.
Le patron, qui dormait tranquille dans la cale,
Accourut. « Nous avons ici quelque damné,
Cria-t-il : au couchant voilà le vent tourné !
Et je vois deux corbeaux, là-bas, sur le rivage,
Qu’un marin n’aime pas à trouver en voyage :
Les âmes de Grallon et de sa fille Ahèz ;
Ils suivent le vent d’ouest, et la mort vient après. »
 
« — Vous l’entendez ! reprit l’enfant à demi morte.
Mon malheur me poursuit, aux autres je l’apporte :
Si ma mère déjà languit dans sa maison,
Elle me doit sa mort ! Ô fille sans raison !..
La vengeance a suivi de près cette soirée,
Où mon âme au démon, mon âme, s’est livrée.
J’étais avec ma sœur, les femmes de Cleunn-Braz,
Et la petite Illi, parente de Daûlaz.
Nous venions du lavoir, nous racontant chacune
Les choses qui couraient alors dans la commune ;
Catellic, arrivée au buisson des trois houx,
Me dit en s’en allant : « Les gens vont bien chez vous. »
« — Oui-da, jeunes et vieux ! » Puis, avec notre linge,
Nous prîmes vers Coat-Lorh. Mais, Seigneur ! que devins-je,
Quand, passant à travers notre petit courtil,
J’aperçus là ma mère à genoux dans le mil,
Jaune comme la paille, et ses deux pauvres lèvres
Plus blanches que mon linge et qui tremblaient les fièvres !
« Hélas ! ma fille Hélène, hélas ! ma fille Anna,

Me reconnaissez-vous telle que me voilà ?
D’où vient que Dieu me frappe avec tant de colère ?
Dit-elle ; j’ai prié tout ce jour pour lui plaire,
Et quand j’avais fini de prier, je filais,
Tandis que votre père et le neveu Lilèz
Travaillaient dans le champ, et que vous, sans relâche.
Mes filles, vous faisiez au lavoir votre tâche.
Le soir, me sentant froid, dans le mil, au soleil,
Je suis venue ici prendre un peu de sommeil.
Je m’étais donc couchée à ce soleil d’automne.
Mais en me réveillant, Jésus ! la Fille-Jaune
Était là, face à face, avec ses yeux ardents :
Comme un pauvre en hiver, elle claquait des dents ;
Des trous de ses habits sortait une odeur aigre ;
Et j’aurais pu compter ses os, tant elle est maigre
Elle est restée une heure assise dans le blé.
Ses dents claquaient si fort qu’à mon tour j’ai tremblé ! »
Ma digne mère ainsi parla ; mon âme vaine
Comprit comment une autre avait porté sa peine.
À présent vous savez mes péchés, et pourquoi
Je vais prier si loin, et pour elle et pour moi. »

La barque cependant courait, et chaque houle
Comme un grand linceul blanc qu’on roule et qu’on déroule
S’ouvrait sous le navire, et puis, se refermant,
Sur les grèves au loin s’étendait lentement.
Les marins regardaient, tout brûles par le hâle.
Ce prêtre devant eux leva sa face pâle.
Et de cette voix creuse, avec ce froid regard,
Auxquels on reconnaît chez nous un Léonard :
« La triste mer ! dit-il, la mer sombre et terrible !
Quand elle n’est point triste, hélas ! qu’elle est horrible !

Bonnes gens, vous avez visité plus d’un port.
Mais dans les eaux du sud, du levant et du nord,
Partout où l’Océan se brise sur ses bornes,
Dites s’il est des mers plus noires et plus mornes,
Des sables désolés et nus comme ce banc
Qui s’étend devant nous au pied de Lan-Baban !
Moi, prêtre, je n’ai point visité d’autres plages :
De Saint-Pôl à Kemper voilà tous mes voyages ;
Mais, un jour, appelé chez un vieux desservant,
Mon ancien maître, alors dans le bourg de Plô-Van,
Je vis que notre sol, qui nous rend si moroses,
Ne m’avait pas encor montré de telles choses.
Seul, j’allai de Penn-Marh à la Pointe-du-Raz,
Et toujours devant moi c’était un pays ras,
Aussi plat que la mer, sans arbres, sans eau douce.
Le vent, comme du feu, brûle tout ce qui pousse.
Dans les sillons salés le blé seul peut venir.
Parfois, je découvrais au loin quelque men-hîr
Dans un champ de bruyère, ou, sans toit ni fenêtre,
Une église enfouie et près de disparaître.
La désolation, des ruines, partout !
Çà et là, des pignons, des murs restaient debout,
De la vieille Penn-Marh, qui vivait de naufrages
Et qu’ont détruite aussi la guerre et les orages.
— Monsieur ! reprit soudain Lilèz, que dites-vous ?
Parlez donc en breton, et parlez pour nous tous.
À ces hommes de mer vous contez des merveilles :
Laissez votre français, j’ouvrirai mes oreilles. »

Aucun ne répondit, car les sombres oiseaux
Volaient, volaient toujours sur la crête des eaux ;
La mer enflait d’horreur ses verdàtres mamelles ;

Le vent d’ouest arrivait, et la mort sur ses ailes.
Hélas ! et le patron ! quel etfroi dans son œil
Tandis qu’il consultait les bruits de chaque écueil !
Il semblait déjà voir au milieu des tempêtes
La mer se soulever toute grosse de têtes ;
Son geste était bizarre et brusque ; il parlait clair
Comme pour surmonter les sifflements de l’air,
Et sa parole forte, et rude, et saccadée,
Sillonnait sa figure avant l’âge ridée.
 
Le premier, il cria : « L’homme ici ne peut rien ;
Ainsi, prions la Vierge et notre ange gardien. »
Lilèz pleurait ; le mousse, en appelant sa mère,
S’accrochait à la barre. — « Enfants, vite en prière !
Dit le prêtre à son tour. Par ce chemin salé
Autrefois saint Beûzec en Cornouaille est allé :
Paisible, il naviguait dans son auge de pierre.
Aux saints de l’Océan faisons notre prière.
— Oui, répondit Anna, priez tous ! mais d’abord
Jetez-moi dans la mer, moi qui suis votre mort ! »
 
Mer féroce, récifs géants, horrible gouffre,
Vagues qui bondissez d’amour quand l’homme souffre,
Dois-je, mer implacable, ajouter en tremblant
À tant de noirs récits quelque récit sanglant ?
Et cependant, naguère, errant sur ces rivages.
J’allais comme enivré de leurs beautés sauvages !
Malgré moi je prenais plaisir à tant d’horreurs !
L’homme aime l’amertume et jouit des terreurs.



CHANT NEUVIÈME

LES PILLEURS DE CÔTES.


L’Île-de-Sein. — Tempête. — Le recteur et les gens de l’île accourent sur la grève. — Souvenirs druidiques. — On prie pour ceux qui sont en mer. — Coureurs de bris du Cap. — Vœu à saint Beûzec pour obtenir des naufrages. — Un navire dans la Passe. — Vaches et torches errantes des pilleurs de côtes — Baie-des-Trépassés. — Combat de nuit.


Les phares de Plô-Goff et de l’Île-de-Sein,
Sur le détroit que nul ne peut franchir en vain,
Ont allumé leurs feux tournants ; et, dans l’espace,
Ces géants de la nuit se regardent en face.
Entre eux rugit la mer. Habitants et douaniers,
Tous les hommes de l’île ont quitté leurs foyers ;
Ils perlent des harpons, des torches, des cordages,
Et, s’appelant l’un l’autre, errent le long des plages,
— Car l’esprit de douceur souffle ici sur les eaux :
Des loups de l’Océan il a fait des agneaux, —
Heureux de ranimer aux flammes de leur âtre
Celui qu’ils ont tiré mourant du flot saumâtre.
 
Avec eux le recteur. Vénérable vieillard.
Sa tête chauve et blanche est livrée au brouillard ;

 
Il rassure les cœurs et dissipe les rêves
Qui des âges païens s’étendent sur ces grèves,
Lorsque les pâles morts dans leurs pâles linceuls
Venaient du monde entier pleurer sur ces écueils.
 
« Entendez-vous leurs cris ? L’ouragan les apporte,
Murmuraient les pêcheurs. Ah ! fermez votre porte !
Voici les Trépassés qui roulent sans repos,
Car la mer s’est remise à ballotter leurs os ;
Fermez bien vos maisons, puis allumons des flammes :
Là-bas un bâtiment lutte contre les lames. »
 
Le prêtre répondait : « Ô chrétiens ! mes enfants.
Ces cris sont les sanglots de la lame et des vents.
Les pauvres voyageurs ! quelle dure agonie !
Pour eux tenons-nous prêts à donner notre vie.
Prions pour eux. Jadis, sur ces mêmes îlots,
Des prêtresses calmaient ou soulevaient les flots :
Or, ce qu’elles ont fait, ces vierges druidiques.
Par leurs enchantements et leurs runes magiques.
Nous, demandons-le à celle en qui tout est clarté,
L’Étoile de la mer, l’Astre de pureté.
 
Et ces fils dévoués d’impitoyables pères.
Dont les sanglants rochers n’étaient que des repaires,
Attendaient en priant que l’orage eût cessé.
Belle île hospitalière où les saints ont passé !
Hélas ! la barbarie est cette aride mousse
Que toujours on arrache et qui toujours repousse !
En vain, pays d’Arvor, sur ton ingrat terrain,
De pieux ouvriers vont semant le bon grain ;

Les ronces, les ajoncs, le chardon parasite,
Renaissent par endroits, et leur œuvre est détruite.
 
Oh ! oui, malheur encor, malheur au bâtiment
Devant cette île sainte échoué parle vent !
Malheur ! cette nuit même, en face de ces côtes,
Dans leurs huttes de grès veillaient des Kernéotes :
Aux premiers sifflements du vent d’ouest sur leurs bords
Semblables à des loups qui vont manger les morts,
Hommes, femmes, poussant des hurlements de joie,
Sont accourus tout prêts à fondre sur leur proie ;
Et, comme souteneurs de leurs affreux desseins,
Ô profanation ! ils invoquent les saints !
 
Barbares chevelus, hideuses Valkyries,
Aux fureurs de la vague unissant leurs furies !
Plus les immenses voix de la mer grandissaient,
Plus montait leur prière effroyable ; ils disaient :
 
« Vous êtes, ô Beûzec, le patron de ces côtes ;
C’est vous qui, chaque hiver, nous envoyez des hôtes,
Et les larges vaisseaux ouverts sur ces brisants
À vos fils dévoues, bon saint, sont vos présents.
Ah ! comme, cette nuit, votre digne servante
Au cœur des étrangers doit jeter l’épouvante !
Comme elle tend vers vous ses bras, prêts à saisir
Tout ce qui, condamné du ciel, n’a qu’à périr !
Vous aurez votre part, Beûzec, et la plus riche :
Deux chandeliers de cuivre au coin de votre niche.
Laissez donc le courroux de la mer éclater !
Avec Dieu, cette nuit, venez nous visiter ! »
Ainsi, dans ces rochers, cette race cruelle,

Que la mer a rendue aussi féroce qu’elle,
Vers le ciel élevait son exécrable vœu ;
Et, croyant l’honorer, leurs voix blasphémaient Dieu.
 
Un de ces forcenés reprit : « Paix, donc, Jean-Pierre !
Ne sifflez pas ainsi quand on est en prière ;
Laissez là vos filets avec leurs hameçons !
Êtes-vous donc venu pour prendre des poissons ?
Oh ! nous avons à faire une meilleure pêche,
Si quelque démon vert ou gris ne nous empêche :
Car depuis que les saints sont par nous reniés,
Sur la côte on ne voit que soldats et douaniers.
Autrefois, les chrétiens pouvaient vivre en Bretagne :
Alors, contre tout l’or et les joyaux d’Espagne,
Lui-même, notre duc n’aurait pas échangé
Les écueils noirs et nus qui bordaient son duché.
Les bris viennent de Dieu. Mille morts sur sa tête
À qui nous ravirait ces fruits de la tempête !
C’est notre seigle, à nous ! c’est le blé destiné
Par les saints de la mer aux enfants de Kerné ! »
 
Comme le cormoran perché sur le rivage
Attend l’heure où sa proie apparaît, le sauvage
Longtemps, l’œil sur les flots, resta silencieux ;
Puis ce fut comme un cri d’animal furieux :
 
« Une voile ! une voile ! Jann, amenez la vache !
Vous, Pennée, amenez les bœufs, et qu’on attache
Les fanaux à leur corne, et tenez haut les feux !
Puis, lâchons sur la dune et la vache et les bœufs.
Vous verrez, quand les feux brilleront sur les lames,
Si les moucherons seuls viennent se prendre aux flammes.

C’est une vieille ruse en notre vieux pays.
Nos pères en vivaient : qu’elle profite aux fils !
Sur le vaisseau maudit encor quelques rafales,
Demain tout est à nous, les tonneaux et les balles,
Du drap pour nous vêtir, du vin plein nos maisons.
Ô justice du ciel, si c’étaient des Saxons ! »
 
Ils se turent alors, s’apprêtant au pillage.
Mais si je dis un jour le nom de leur village,
Contre eux le bourg entier, le pays viendra tout,
Il ne restera pas une pierre debout !…
Leurs regards avaient vu clair dans le sombre espace :
Voici qu’un bâtiment là-bas cherche la Passe,
Et ne peut la trouver ; et ces derniers signaux,
Connus des gens de mer, ont traversé les eaux.
Lutte affreuse ! Le ciel est plus noir que de l’encre ;
Tous les vents déchaînés sifflent ; autour de l’ancre,
Autour du mât, partout, marins et passagers
S’agitent sur le pont, tous ont mêmes dangers.
Un prêtre, un paysan, se mêlent aux manœuvres.
Ah ! quels bruits ! on dirait des milliers de couleuvres,
Et tous les grands récifs mugissant, bondissant,
Comme des insensés vers le ciel s’clançant !
 
Un vent si furieux sur l’angle d’une roche
Poussa le bâtiment, que sa perte était proche.
Tous, se couvrant la face, invoquèrent leur saint.
 
Des feux brillaient toujours sur la côte de Sein.

Comme après une nuit de fièvre et ce délire
Jusqu’au nouvel accès un malade respire,

Après tous ces grands chocs, ce fut, pour un moment,
Sur les flots fatigués un brusque apaisement ;
Mais, craignant de nouveau l’assaut de la tourmente,
Lee marins se tenaient dans une sombre attente.
 
Le vent tourna. Soudain, plus vif qu’un goëland,
Le côtier franchissait le ras, lorsqu’en houlant
Une montagne d’eau l’entraîna dans la baie,
La Baie-des-Trépassés, blanche comme la craie.
Ce coup fut d’un instant. Surpris par le roulis.
Un marin disparut, criant : « Mon fils Louis ! »
Le navire, aussitôt qu’il eut touché les sables,
Sombra. « Seigneur Jésus, secourez-nous ! » — Des câbles
Furent lancés du bord ; passagers, matelots,
Comme fous un linceul roulèrent sous les flots.
 
Mais quand, les bras tendus, un malheureux aborde,
Sur la grève on entend rugir l’affreuse horde.
Les harpons des brigands, des sabres de soldats
Se choquent. Ces bords seuls ont vu de tels combats.
« Ô païens, je suis prêtre ! À grands coups de faucille
Lâches ! vous me tuez ! Vous tuez cette fille
Que je viens de sauver ! Infâmes, à genoux !
Ou moi, prêtre du Christ, je vous damnerai tous ! »
La Mort ! la Mort partout ! Ouvrant sa double serre
Elle était sur la mer, elle était sur la terre.

CHANT DIXIÈME

LA BAIE-DES-TRÉPASSÉS.


L’équinoxe d’automne. — Puissance surnaturelle des prêtresses de Sein, et poussière des chapelles chrétiennes. — Hommes voilés dans la Baie-des-Trépassés. — Effroi des gens de Plô-Goff. — Tableau du cap, de la baie et du détroit. — Terreur croissante des habitants. — Des hommes voilés entrent dans l’église paroissiale. — Quels étaient ces visiteurs.

 
Oh ! pourquoi s’embarquer sur une faible planche
Quand la feuille jaunit et quand la paille est blanche ?
Dans ce mois périlleux, pourquoi livrer à l’air
Sa voile ? C’est le temps des fureurs de la mer.
Lorsque l’astre changeant, amant muet et pâle,
Entouré de vapeurs et de robes d’opale,
Vient chercher de plus près celle qu’il suit toujours,
La nuit voit s’accomplir d’effrayantes amours.
La Mer, qui sent l’amant venir, par des bruits rauques
Lui répond, et vers lui soulève ses seins glauques ;
Lascive, elle se tord sur son banc de limon ;
Ses verdâtres cheveux, l’algue et le goëmon,
Elle les jette aux vents ; les vents par leurs haleines
Éveillant en sursaut et requins et baleines,

Tout le ciel retentit d’épouvantables bonds ;
L’immense cormoran vole et décrit ses ronds
Pendant l’heure sinistre où l’hymen se consomme :
C’est l’hymen de la Mer, mais c’est la mort de l’homme !
 
Filles de Kéd la blanche, est-il vrai qu’autrefois.
Moins sourde, la Nature entendait votre voix ?
À vos commandements, magiques souveraines.
Dans leurs bassins troublés bouillonnaient les fontaines,
De la lune tombait le mystique cresson,
La pierre vacillait, le grès rendait un son ;
Secouant à deux mains vos robes dénouées,
Vous en faisiez sortir les vents et les nuées,
Ou votre amour livrait aux marins de l’Arvor
Les ouragans captifs aux nœuds d’un lacet d’or…
Ah ! nous-même avons vu les mères de nos mères
Le long de l’Océan célébrer leurs mystères !
Quand des fils bien-aimés, des pères, des époux.
Matelots attardés, manquaient au rendez-vous,
La nuit, elles allaient balayer les chapelles,
De leur poussière sainte emportaient les parcelles ;
Puis, du haut de la côte, elles jetaient aux vents
La poudre qui devait ramener leurs enfants.
 
Vous donc, mes pèlerins, une force inconnue
Vous sauva-t-elle aussi du flot et de la nue ?
Brisa-t-elle en leurs mains le fer des égorgeurs ?
Ou bien si c’en est fait, ô mes chers voyageurs ?
 
Sur les débris, épars au fond de cette baie
Qu’attriste incessamment l’aigre cri de l’orfraie,
Des gens agenouillés ont longtemps prié Dieu ;

Enfin rasant les bords de ce funèbre lieu,
Voici que vers le cap ils s’en vont, mais si sombres
Qu’on dirait tour à tour des vivants ou des ombrés,
De pauvres naufragés perdus sur les îlots,
Ou des âmes en peine errant le long des flots.
Cependant, le premier de la bande est un prêtre,
A son vêtement noir facile à reconnaître,
Puis viennent sur ses pas deux jeunes passagers,
Un mousse, des marins, bizarres étrangers.
Comme sous un linceul, ô costume sauvage !
Sous leurs habits mouillés s’est caché leur visage ;
Pieds nus, la corde au cou, le visage voilé,
Ils suivent les détours du golfe désolé.

Non, Plô-Goff n’aura pas deux fois un tel spectacle !
Tous les gens du pays vinrent criant miracle !
Attroupés sur le cap, ils voyaient dans le bas
Les pâles visiteurs se traîner pas à pas,
Puis, entre les rochers, au chant plaintif des psaumes,
Monter vers eux, monter pareils à des fantômes.
Mais tous ayant sur mer des pères, des enfants,
Ils voulurent toucher et voir ces arrivants.
Les femmes ! (dans leur cœur si la crainte est bien forte,
Sur la crainte pourtant c’est l’amour qui l’emporte.)
Une d’elles, les bras ouverts, les yeux hagards,
Courut vers le cortège ; et, comme ses regards
Sous le linge mouillé n’entrevoyaient qu’à peine
Celui vers qui l’instinct de tout son cœur l’entraîne,
Par un mouvement brusque elle écarta les plis
Du voile, en s’écriant : «C’est vous, c’est vous, mon fils ! »
 
Mais lui, d’un ton glacé : « Que faites-vous, ô femme ?

Si mon corps est sauvé, faut-il perdre mon âme ?
Cette nuit, quand les flots se dressaient contre nous,
Par les saints de la mer nous avons juré tous,
Si leur main nous sauvait de cette dure crise,
D’aller ainsi voilés vers la prochaine église,
Sans dire notre nom aux habitants du lieu,
Sans avoir de pensers pour d’autres que pour Dieu…
À genoux ! mes amis, et tenez vos mains jointes !
De la croix d’un clocher j’ai reconnu les pointes !
La maison du Sauveur, d’ici je l’aperçois,
À genoux ! mes amis, et saluons la croix ! »
 
Oui, chrétiens, louez Dieu ! Devant ce cap du monde,
Dont la crête s’élève à trois cents pieds de l’onde,
Dans ces mornes courants, par le temps le meilleur,
Nul ne passa jamais sans mal ou sans frayeur !
En face, la voici, l’effroi de l’Armorique,
L’Ile-des-Sept-Sommeils, Seîn, l’île druidique,
Si basse à l’horizon, qu’elle semble un radeau
Entouré d’un millier de récifs à fleur d’eau !
Ah ! demain, venez voir, entre la pointe et l’île,
Les perfides courants briller comme de l’huile ;
Venez voir bouillonner la mer ; et, sur les rocs,
Ouvrez encor l’oreille au grand bruit de ses chocs !
L’épouvante est partout sur ce haut promontoire,
Et chacun de ses noms dit assez son histoire.
A gauche, ces rochers de la couleur du feu,
C’est l’Enfer-de-Plô-Goff ; sur la droite, au milieu
De ces dunes à pic, c’est l’exécrable baie,
La Baie-des-Trépassés, blanche comme la craie :
Son sable pâle est fait des ossements broyés,
Et les bruits de ses bords sont les cris des noyés !…

Mais déjà s’éloignait la bande solennelle,
Et tous les assistants s’écartaient devant elle :
Parmi les plus hardis quelques-uns se penchant
Pour voir ceux qui toujours se cachent en marchant ;
D’autres, tout effarés, s’enfuyant vers les grèves,
Comme pour échapper aux spectres de leurs rêves.
De sorte qu’un vieillard : « Non, jamais un tel vœu,
Même aux plus criminels, ne fut prescrit par Dieu !
Jamais, hormis les morts entourés de leurs langes,
Les hommes n’ont marché sous ces voiles étranges !
Vous-mêmes, dites-nous si vous êtes des morts !
Hélas ! dans tous les temps ils ont aimé ces bords.
Autrefois, un Esprit venait, d’une voix forte,
Appeler chaque nuit un pêcheur sur sa porte ;
Arrivé dans la baie, on trouvait un bateau,
Si lourd et si chargé de morts qu’il faisait eau ;
Et pourtant il fallait, malgré vent et marée,
Les mener jusqu’à Seîn, jusqu’à l’île sacrée…
Aujourd’hui, sur la mer ils flottent tout meurtris,
Et l’horrible vent d’ouest nous apporte leurs cris ;
Sur le cap on les voit errer jusqu’à l’aurore,
Mais jamais en plein jour on ne les vit encore.
Faut-il prier pour vous ? nous prîrons ; mais, hélas !
Si vous êtes des morts, ne nous effrayez pas.
— Nous sommes des vivants ! suivez-nous à l’église,
Et ces habits de deuil qui font votre surprise,
Ces voiles tomberont ! Vous entendrez nos chants !
Ceux qui semblent des morts deviendront des vivants ! »
 
Et bientôt dans l’église, au branle de la cloche
Dont la voix grossissait toujours à leur approche,
Le cortège voilé vers l’autel s’avançait,

Et la peuplade entière autour d’eux se pressait ;
Et devant tous les saints, devant toutes les vierges,
Fumaient des encensoirs, étincelaient des cierges ;
Et l’ardent Te Deum en chœur était chanté ;
Puis, jetant son linceul, chaque ressuscité
Levait avec amour, levait au ciel sa tête
Sur laquelle roula le flot de la tempête ;
Et tous, pour attester l’appui venu du ciel,
Suspendaient leurs habits au-dessus de l’autel.
 
Ô Lilèz, c’était vous ! C’était vous, jeune fille !
Quels pleurs et quelle joie un jour dans la famille,
Lorsque, autour du foyer, vous direz, blanche Anna,
Comme Dieu vous perdit, comme Dieu vous sauva !
C’est qu’à l’heure où l’abîme cntr’ouvrant ses entrailles
Devait vous engloutir, doux enfants de Cornouailles,
Où, portés par les vents, ses féroces abois
S’en allaient retentir jusqu’au fond de vos bois,
À cette heure où chacun au ciel se recommande,
Vos parents, à genoux près du grand feu de lande,
Et le cœur attendri par ce langage amer,
Se souvinrent de ceux qui voyageaient en mer.
 
À présent, poursuivez votre pèlerinage,
Allez par chaque bourg et par chaque village !
Chacun à votre aspect se signera le front,
Et pour vous recevoir les portes s’ouvriront ;
Allez donc ! achevez votre sainte entreprise,
De la fureur des flots sauvés comme Moïse !
À vos nobles malheurs un barde s’inspira.
Vœu sublime ! longtemps le monde en parlera !



CHANT ONZIÈME

LES PÈLERINS.


Marche des pèlerins. — Anna, Lilèz et le vicaire. — Halte dans une lande de Léon, et souvenir de Cornouaille. — Que deviennent le clerc et la mère d’Anna ? — Les deux clochers foudroyés. — Chant des pèlerins. — Ils passent à Saint-Pôl. — Ils passent à Morlaix. — Nouvelle halte aux confins de Tréguier. — Légende merveilleuse et chapelle de Saint-Jean-du-Doigt. — De quelle manière s’accomplirent leurs vœux. — Départ des pèlerins.


« Votre main, jeune fille ! En avant ! en avant !
Marchons avec gaité ! marchons légérement ! »
 
Sur les bords de l’El-Orn, et montant la colline,
Ainsi des pèlerins chantaient. La brume fine
Enveloppait le port que le flux rend salé,
Comme Morlaix, Tréguier, Kemper et Kemperlé,
Et nos riches palus dans le pays de Vannes
Où le flot se répand dès que s’ouvrent les vannes.
 
Par leurs anges gardiens sauvés sur un écueil,
Quand la mer les couvrait déjà de son linceul,
Ils allaient aujourd’hui par les monts, par la plaine,

Épanchant les douceurs dont leur âme était pleine,
Qu’il est grand, le bonheur qui suit un grand danger !
Comme le cœur bat bien ! que le pied est léger !
On aspire l’air frais, pâle encore on se touche,
Le besoin de chanter vous arrive à la bouche.
 
Entraînés par la crainte ou guidés par l’amour,
Non, jamais pèlerins n’ont fait un si long tour.
Tout tremblants de Plô-Goff, lieu de leurs funérailles,
Ils ont vn chaque bourg de la Haute-Cornouailles ;
Ils avancent encore, et voici que Léon
Déroule devant eux son immense horizon.
Que d’ermitages saints, de tombeaux, de chapelles,
De clochers merveilleux découpés en dentelles !
Et partout on les voit tirant leurs chapelets :
Pour sa mère souffrante Anna prie ; et Lilèz,
Ce conscrit que la peur du tirage accompagne.
Appelle à son secours tous les saints de Bretagne.
 
Dans une belle lande, à l’ombre d’une croix,
Le prêtre et ses amis s’arrêtèrent tous trois.
Anna dit : « Respirons. Las ! hélas ! à cette heure,
Que fait ma bonne mère au fond de sa demeure ?
— Cousine, s’il est jour chez nous comme en ce lieu,
Votre mère s’habille et découvre le feu ;
La pâte de blé noir bout dans la cheminée.
Et mon oncle au pressoir va faire sa tournée…
Mais, las ! hélas ! je vois un jeune homme du bourg.
Un clerc, nommé Loïc, dont le cœur est bien lourd.
— Et moi, reprit Anna, je vois ma sœur Hélène
Qui verse bien des pleurs en effilant sa laine ;
Elle appele un cousin qui voyage avec moi,

Et qui, l’hiver venu, s’en va servir le roi. »
Lilèz ne dit plus rien, mais il but à sa gourde.
La pierre qu’il lança lui retombait plus lourde.
Annaïc un instant rit de son embarras :
« Partons ! » dit-elle enfin, en lui prenant le bras.
 
Lilèz et sa cousine, et le pieux vicaire
Qui marchait derrière eux en disant son bréviaire,
De Cornouaille en Léon cheminaient donc tous trois.
Et les deux jeunes gens chantaient à pleine voix ;
Et pour les voir passer si légers, si superbes,
Les pâtres s’éveillaient, les bœufs laissaient leurs herbes,
Et ces gais Cornouaillais émerveillaient toujours
Les graves Léonards plus graves tous les jours.
 
Voici, sur un coteau, que des hommes, des femmes,
Tournés vers le midi d’où jaillissaient des flammes,
Se tenaient là, debout, pensifs et, pour voir mieux,
Ayant leur main posée au-dessus de leurs yeux.
Chacun des voyageurs près d’eux vient et s’arrête,
Vers le ciel orageux tournant aussi la tête ;
Mais, étrangers discrets, nul n’ose demander
Pourquoi si tristement tous semblent regarder.
À la fin, un vieillard : « Oh ! voyez ce ciel rouge
Et ce nuage épais et lourd où rien ne bouge !
Au-dessus du village il pend comme un rocher :
Si ses flancs s’entr’ouvraient, ah ! malheur au clocher ! »
Et tous ils restaient là dans une sombre attente,
Car ce nuage ardent où la foudre serpente
Semblait tomber ; la croix du clocher le perça,
Et le serpent de soufre en sifflant l’enlaça ;
Puis, remontant au ciel et fière de son œuvre,

On vit courir à l’ouest la bleuâtre couleuvre.
« Oui, malheur à Lo’-Christ ! dirent les gens. Malheur
À vous. Loc-Maria ! Loc-Maria, sa sœur !
Car un lien secret unit vos deux chapelles,
Saintes également, et toutes les deux belles !
Beaux clochers de Lo’-Christ et de Loc-Maria,
Toujours en même temps le ciel vous foudroya ! »

À ce discours naïf, un sourire peut-être
Eût passé malgré lui sur la bouche du prêtre,
Mais celle dont sa voix devait régler le cœur
Sur les clochers jumeaux fixait son œil rêveur,
Comme si dans ces tours où s’abattit l’orage
De son propre destin elle voyait l’image ;
Ce rêve intérieur, le prêtre l’entendit,
Et, touché de pitié, doucement il lui dit :
« Tels sont deux cœurs aimants, deux cœurs tels que le vôtre
Le coup qui frappe l’un, hélas ! vient frapper l’autre. »
 
Mais, à son tour, Lilèz : « Ne partirons-nous pas ?
Venez ! Saint-Pôl est loin. Hâtons, hâtons le pas !
Laissez courir vos pieds, la jeune voyageuse !
En route ! et reprenons notre chanson joyeuse !

« Votre main, jeune fille ! En avant ! en avant !
Marchons avec gaîté, marchons légèrement !

« Courage, pèlerins, nous sommes sur la terre !
De nos souliers de cuir frappons-la hardiment.
L’ouragan est passé, le soleil nous éclaire,
Il sèchera le sel de notre vêtement.
 
« Marchons avec gaîté, marchons légèrement !

« Tous ces marins priaient les saints, priaient la Vierge,
Quand la mer en courroux brisait le bâtiment ;
Où sont-ils à cette heure ? Ivres dans quelque auberge.
Laboureurs, n’oublions jamais notre serment.

« Marchons avec gaîté, marchons légèrement !
 
« Passons ce chemin creux, passons cette montagne,
Et cette lande verte, et ce champ de froment !
Passons cette rivière ! Oh ! la belle Bretagne !
Votre main, jeune fille ! En avant ! en avant !
 
« Marchons avec gaîté, marchons légèrement ! »

Ô ville de Conan et de Pôl, cité sainte,
Ils entrèrent chantant ainsi dans ton enceinte,
Et, comme les oiseaux dont le chant suit le vol,
Ils sortirent ainsi de tes murs, ô Saint-Pôl !
Mais Conan (lui, le chef de la tribu guerrière),
Ils ne l’ont plus trouvé dans sa couche de pierre !
On a brisé son trône et vidé son cercueil,
Et Pôl n’a plus de fils siégeant sur son fauteuil !
O ville de Léon, ton langage sonore,
Ton langage de miel seul te console encore ;
Ou bien tu vas prier sous ton clocher à jour.
Orgueil de tes enfants et du passant l’amour !
 
Vers le haut monument et sa légère aiguille,
Soyez sûrs que Lilèz et le prêtre et la fille
Se tournèrent souvent lorsque, le lendemain,
Du côté de Morlaix ils prenaient leur chemin.
Oh ! comme en traversant cette cité marchande,
Leur paupière s’ouvrit curieuse, et plus grande !

Mais ils entrent déjà sur le sol de Tréguier,
Et, perdus dans la lande, ils cherchent un sentier.
 
Une fille passait : « Holà ! holà ! ma belle,
Répondez ; sommes-nous bien loin de la chapelle ?
— Non, suivez le vallon, Saint-Jean est dans le bas.
Mais vous parlez serré, je ne vous entends pas. »
Les voilà repartis. « Lilèz ! dit le vicaire,
Les gens de ce pays ne te comprennent guère.
— C’est vrai, répliqua-t-il ; hommes, habits, discours,
Tout, à l’entour de nous, change depuis huit jours.
Quand mes braves amis entendront ces merveilles,
Vous verrez sur leur front se dresser leurs oreilles.
J’ai fait bonne moisson de contes pour l’hiver.
— À ceux qui n’ont pas vu monter si loin dans l’air
La flèche de Saint-Pôl, s’écria la jeune Anne,
Je dirai poliment : Oh ! vous êtes un âne !
— Oui-da, Saint-Pôl me plaît ; mais jusques à ma mort,
Anna, je vanterai Brest, sa rade et son port.
Que d’ancres, de boulets, de canons ! Sur l’enclume
Le marteau retentit ; le goudron flambe et fume ;
Des milliers de marins, des milliers d’ouvriers,
Et d’énormes vaisseaux assis sur leurs chantiers ! »
 
Ô vous, qui par mes vers aimerez la Bretagne,
Si vous voulez un jour visiter la montagne
Où vont nos pèlerins d’un pied si diligent,
Venez au mois de juin, le jour de la Saint-Jean :
Dès le premier rayon de ce pieux dimanche,
Vous verrez arriver la foule noire et blanche ;
Avec la braie ancienne ou le nouveau surtout,
De Léon, de Tréguier, il en vient de partout ;

Des monts où Saint-Michel lève sa tête immense,
Et de Chatel-Audren où le breton commence,
Ils viennent. Tout est plein dans l’église, à l’entour.
D’autres, pour voir la mer, sont montés dans la tour.
Les cloches sont en branle ; et, perclus, hydropiques,
Lépreux vous rendent sourds du bruit de leurs cantiques.
Tous au bord du chemin chantent Saint-Jean-du-Doigt,
Saint-Jean-le-Précurseur, le patron de l’endroit ;
Comment ce doigt sacré, sauvé d’un incendie,
Bien longtemps fut l’honneur d’un bourg de Normandie ;
Comme un jeune Breton, clerc au pays normand,
Chaque jour sur l’autel l’honorait ; et comment,
Lorsque vers son hameau revint Fécolier sage,
Tous les clochers sonnaient d’eux-même à son passage,
Tant qu’on le crut sorcier ; par quel miracle enfin,
Rentré dans sa paroisse, il vit le doigt divin
Qui brillait à l’église, entouré de lumières :
Le peuple agenouillé récitait des prières,
Et des prodiges tels éclataient dans le bourg,
Qu’il n’était déjà plus d’aveugle ni de sourd.

Tout le jour du Pardon, c’est à qui vers la rampe
Se dresse pour toucher le saint doigt ; à qui trempe
Ses yeux dans la fontaine, ou, le long de son dos,
Sur ses bras fait couler les salutaires eaux :
La foule cependant vient, revient et se presse ;
L’église se remplit et se vide sans cesse.

Aujourd’hui le vallon était calme et désert,
Saint Jean seul sur l’autel, quand nos amis de Scaer
Passèrent sous le porche, et, tous trois à la file,
Entrèrent lentement dans l’église tranquille,

Et, s’étant appuyés à la grille du chœur,
Se mirent à prier dans le fond de leur cœur.
Priez ! L’ardent soupir qui sort d’une bonne âme,
C’est la blanche fumée, amis, que rend la flamme ;
Comme par un jour clair elle monte du toit,
La prière au ciel monte et le ciel la reçoit.
Priez ! — Quand le vicaire eut achevé sa messe,
Celle qui venait là remplir une promesse,
Dans le tronc de l’église Anna jeta dix sous ;
Puis, devant la relique où pendaient à leurs clous
Un sachet, des rubans, des chapelets, un cierge,
Elle mit de sa main un cœur de cire vierge,
Image de sa mère, hélas ! qui se morfond
Comme sur le brasier une cire se fond ;
Ou peut-être ce cœur était l’humble symbole
D’une âme qui se sent trop fragile et trop molle.
Lilèz aussi laissa trois mèches de cheveux.
Ainsi ces pèlerins accomplirent leurs vœux.

Dieu les suive à présent dans leur course lointaine !
Adieu le frais vallon et sa belle fontaine !
Adieu Saint-Jean-du-Doigt et son clocher de plomb !
En route ! le chemin devant eux est bien long.
Ils viennent de touche-r au but de leur voyage ;
Encor trois jours de marche, ils verront leur village.

« Votre main, jeune fille ! En avant ! en avant !
Marchons avec gaîté, marchons légèrement ! »



CHANT DOUZIÈME

RENCONTRE DES CINQ BRETONS.


La taverne de Saint-Jean. — Un marin du pays de Vannes et un tisserand trégorrois font chacun l’éloge de leur pays. — Lilèz de Cornouaille et le prêtre de Léon prennent part à la dispute. — Quel était le cinquième. — Éloge funèbre des deux Bretagnes. — La querelle recommence. — Tous se séparent amis.


Val de Mériadec, où la bonne duchesse[2]
Venait s’agenouiller en murmurant : « Largesse ! »
Nos pieux pèlerins te visitent encor,
Mais sans croix en émail et sans calice d’or :
Accueille cependant leurs rustiques offrandes,
Et que ton saint patron les guide sur les landes !
Après un si long tour de pays en pays,
Pauvres gens, ils ont droit de rentrer au logis.
Partout ils ont prié du fond de leurs entrailles
Et les saints de Léon et les saints de Cornouailles.
Jean, sauve donc leurs pas des marcs, des cailloux ;
Et toi, bon saint Hervé, préserve-les des loups ! —

Au sortir de l’église, un d’eux (Lilèz, sans doute)
Dit : « Nous avons besoin de force pour la route :
Entrons où vous voyez ce bouquet de pommier. »

Or deux hommes causaient déjà près du foyer :
L’un, marin vannetais, allant mettre à la voile
Au port de Saint-Brieuc ; l’autre, marchand de toile,
Qui venait de Tréguier : selon qu’on dit chez nous,
L’un mangeur de pain blanc, l’autre mangeur de choux.
Un troisième, muet, mais que sa mine austère
Et ses habits disaient enfant d’une autre terre.
Les écoutait parler ; et, comme leurs discours
Roulaient sur le pays, leur voix montait toujours
Et chantait, à la fin de ces joyeuses luttes,
Ainsi qu’en s’appelant pourraient faire deux flûtes ;
Tellement que Lilèz, entré dans la maison,
Quand arriva son tour, chanta dans leur chanson.

MOR-VRAN, du pays de Vannes.

Je suis du Mor-Bihan, qui renferme plus d’îles
Que les autres cantons n’ont de bourgs et de villes ;
Et les autres cantons, si verdoyants tous trois.
N’ont pas tant de forêts ni d’arbres dans leurs bois.
Que l’immense Carnac dans son champ de bruyère
N’a de rangs de men-hîr et de tables de pierre :
Des îles, des men-hîr, voilà le Mor-Bihan,
Et le grand saint Gildas est roi de l’Océan.

HERVÉ, le Trégorrois.

L’homme est fait pour la terre. Ah ! regardez nos plaines
De lin tendre et de chanvre en été toutes pleines !

Et, l’hiver, écoutez le joyeux tisserand,
Tout en croisant ses fils qu’il prend et qu’il reprend,
Au pays de Tréguier, écoutez comme il chante
Sur mille airs variés des chansons qu’il invente !
Notre cher saint Tûdual est roi du peuple élu :
S’il n’est pas Dieu le Père, il ne l’a pas voulu.

LILÈZ de Cornouaille.

Oui, Tréguier a son lin. Vanne a ses rangs de pierres,
Mais venez en Cornouaille, au pays des rivières,
Au pays des vallons, des pâtres et des bœufs,
Où l’homme est comme un arbre avec ses grands cheveux.
C’est chez nous, mes amis, que les filles sont belles !
Là qu’on danse aux Pardons des petites chapelles !
Venez voir à Kemper le bon saint Corentin,
Avec sa mitre d’or et sa crosse d’étain.

LE PRÊTRE, de Léon.

Un grave Léonard fuit les plaisirs du diable.
La semaine, il la passe à charroyer du sable,
À fumer ses sillons, à dresser ses chevaux ;
Et le jour du dimanche, après ces durs travaux,
Il entend la grand’messe, et, dans sa langue antique,
À saint Pôl, son apôtre, il entonne un cantique :
Car saint Pôl est l’honneur du pays de Léon,
Et Léon est l’honneur du langage breton.
 
Tous quatre en leur dialecte habiles à combattre,
Ainsi ces vrais Bretons s’attaquèrent tous quatre.
Ils demandaient du vin pour rafraîchir leurs voix.
Lorsqu’un chanteur se lève et reprend en gallois :

LE GALLOIS.

Ô terre des Kemris ! serait-ce pas étrange
Si dans un chant breton tu restais sans louange,
Comme au temps de Merlin, toi qui portes encor
La harpe dont la voix enivrait la clé-maur ?
Aujourd’hui la clé-maur fouille le sol des mines,
Mais la harpe aux doux sons erre sur les collines ;
Le barde qui s’endort sur ton sommet sacré,
Ô blanc rocher d’Erhi, se réveille inspiré ! —
 
Les Bretons s’écriaient : » De quel peuple est cet autre ?
Nous entendons sa langue, et ce n’est point la nôtre.
Venez-vous de Ker-Ludd[3], ville des bâtiments,
Pays de durs Saxons et de fourbes Normands ?
 
« — Le pays d’où je viens, vous en sortez peut-être.
Dans les vieilles chansons (vous surtout, digne prêtre !)
Jamais n’avez-vous lu quand les brandons de feu
Contre l’Île-de-Miel furent lancés par Dieu ?
Ils vinrent, les Saxons, avec leurs lances minces,
Pour punir nos discords et l’orgueil de nos princes :
L’État ne posait plus sur son triple pilier
Le sage laboureur, le barde, l’ouvrier.
Terrible fut le choc, la défense terrible.
La Tueed, rouge de sang, devint un fleuve horrible.
Ô dragon des Kemris ! de cimiers en cimiers
Que tu volais ardent sur le front des guerriers !
Quand le barde égorgé se taisait, quelles flammes
De ton gosier béant tu jetais dans les âmes !

Et Merlin, et Merlin, ce roi des éléments,
Soumettant la victoire à ses encbantements !
Si la mort l’eût permis, Arthur, la Table-Ronde
Eût été le pavois et le centre du monde !
Malheur quand tu péris, ô roi géant, malheur !
Toute l’île en poussa de longs cris de douleur,
Et les ours blancs du Nord, en rugissant de joie,
À travers les glaçons nagèrent sur leur proie,
Plus nombreux que les flots houlant par un temps noir.
Plus féroces que nous dans notre désespoir.
O chants de mort ! Hourras sanglants ! Affreux mélanges !
Enfin le Dieu clément nous envoya ses anges.
Tandis qu’en leurs marais les restes des Kemris
Luttaient contre la mort, nous, faibles et proscrits,
Dans nos havres secrets nous déployions nos voiles :
Mais ceux-là dont le front est couronné d’étoiles,
Moines, évêques saints, en tête des vaisseaux,
Au nom du Tout-Puissant les guidaient sur les eaux ;
Et tous ces exilés, comme un chœur angélique.
Abordaient en chantant aux rives d’Armorique. »

LE PRÊTRE.

Frère, quand le soleil, d’aplomb sur ces rochers,
Fera briller au loin la pointe des clochers,
Gravissez le coteau ; là, vers toute chapelle
Tournant les yeux, cherchez comment elle s’appelle,
Et quand vous entendrez, frère, leurs noms bénis,
Vous vous croirez encor dans votre vieux pays,
Tant le vent, qui du nord au sud pousse les lames.
D’une Bretagne à l’autre aussi pousse les âmes.
Ces deux jumelles sœurs ont eu le même sort,
Le même siècle a vu leur naissance et leur mort.

Bretagne de l’Arvor, que ta lutte fut belle,
Au joug des conquérants terre toujours rebelle !
Durant onze cents ans, combattant sous tes rois
Et sous tes ducs guerriers, tu défendis tes droits.
Nul vainqueur n’enchaîna la douce et blanche hermine ;
D’elle-même elle offrit sa royale étamine
Et sa couronne d’or, où l’on voyait fleurir
La devise : « Plutôt que se souiller, mourir ! »
Pourtant, frère, vivons ! Aux vieilles mœurs fidèles,
Marchons sans nous souiller dans les routes nouvelles ;
Et ne fuyons pas Dieu, source de l’unité,
D’où découlent la paix et la fraternité.

Tout à coup le marin : « Hommes pleins de sagesse,
Vos voix ont un aimant qui m’attire sans cesse.
Tous deux, je vous connais. Vous, honnête pasteur,
Je vous ai vu dans Scaer prêcher comme un docteur,
Ce jour de malencontre où des buveurs de cidre,
Sans Lilèz que voici, m’étouffaient comme une hydre.
Quant au frère étranger, notre cher commensal,
Je dis que sur la harpe il n’a point son égal.
Oui, lorsque mon vaisseau me porta dans son île.
Je vis en plus d’un lieu plus d’un concert habile ;
Mais à ce grand concert de bardes et d’amis
Où, comme un frère ancien, Breton, je fus admis,
Sa harpe, qui murmure encore à mon oreille,
Mêlée aux sons des vers, n’avait point sa pareille,
Avec effusion chantant la liberté,
Et tout ce qu’aujourd’hui sa voix forte a chanté
Qu’il soit le bienvenu sur nos bords ! Pour lui, certes,
La table et la maison du Mor-Vran sont ouvertes.
A mon feu de goëmon s’il veut s’asseoir un jour,

 
Il y verra Kona, ma fille, mon amour :
Son front jeune est plus blanc que le sable des plages,
Dans sa bouche on dirait deux rangs de coquillages ;
La sirène aux yeux bleus dont parlent les marins
Est à Carnac, chantant ses airs doux et sereins.

— Bon ! dit le Trégorrois, et la jeune merveille
Que sa tante l’abbesse avec amour surveille !
Sous son voile de lin quand elle chante au chœur,
On dit : « Un ange est là, sa voix calme mon cœur ; »
Mais lorsqu’au grand parloir Mana lève son voile,
Les yeux tout éblouis, on dit : » C’est une étoile ! »

— Vous êtes amoureux de la fleur de beauté.
Reprit le bon Lilèz ; mais son fruit velouté
Craint l’Océan, il craint l’air d’un froid monastère :
Le doux fruit de beauté ne vient qu’en pleine terre. »
 
Anna, qui se taisait, rougit à ce seul mot.
Son cousin, la voyant rouge comme un pavot,
Poursuivit : « Dans nos bois je sais deux sœurs jumelles,
Deux fleurs de ce printemps et toutes deux fort belles :
Bretons, n’attirez plus chez vous notre étranger,
Et vers mon gai courtil laissez-le voyager. »

La dispute rouvrait déjà sa triple bouche,
Mais le sage Gallois : « Toute grâce me touche ;
Je verrai la sirène, et l’étoile, et les fleurs.
Ce qu’ici j’aurai vu, je l’irai dire ailleurs.
Vers vous tous, mes amis, un grand désir me porte.
Quand viendra l’étranger, ouvrez-lui votre porte.

 
« — Eh bien, à votre gré parcourez nos cantons,
Vous trouverez partout des frères, des Bretons.
Au fond de tous nos cœurs un même sang pétille,
Nous sommes tous enfants d’une même famille.
« — Adieu, frères ! Adieu ! » — Les joyeux pèlerins
Bientôt, hors du vallon, entonnaient leurs refrains.



CHANT TREIZIÈME

DANS LES MONTAGNES.


La Vierge et la nourrice : histoire aux confins de Léon. — Enseignement pour Anna. — Les pèlerins se remettent en route. — Morlaix. — Ils traversent les montagnes d’Arré. — Le cor d’Arthur. — Approches pittoresques du Huel-Goat et arrivée à l’hôtellerie. — Comment deux sœurs s’entendent de loin. — Le saunier du Croisic est chargé d’une lettre par le clerc Daûlaz.


Sur les monts aérés, dans les gorges obscures,
De nos gais pèlerins suivons les aventures.
 
Aux confins de Léon, lecteurs, vous le savez,
Trois jeunes voyageurs hier sont arrivés.
Un prêtre, un laboureur, une fille vermeille.
Mais tous trois, fatigués du chemin de la veille,
Effrayés du chemin qui s’étend devant eux,
Entre leurs draps bien chauds n’osent ouvrir les yeux.
Tout dort, hormis l’hôtesse. À travers sa fenêtre
Le premier point du jour à peine vient à naître,
Qu’en son humble logis, active à nettoyer,
Elle allume sa braise, et, devant le foyer,
Tout en accommodant, pour les gens de l’auberge,
Le repas ordinaire, elle pria la Vierge

Et le divin Enfant de bénir le gruau
Qu’elle-même donnait à son fils au berceau ;
Pour lui, du gruau blanc la bouche toute pleine,
Gaîment il remuait dans son maillot de laine.
 
Oui, plus d’une nourrice a vu dans sa maison,
Tandis qu’elle allaitait son jeune nourrisson,
Plus d’une mère a vu près de la cheminée
La Vierge toute blanche et de fleurs couronnée !
Comment vers les enfants ne viendrait-elle pas
Celle dont l’Enfant-Dieu but le lait ici-bas ?
Sous son voile de lin doucement recueillie,
Croyez-le, bien souvent pour bénir la bouillie,
Elle est là près du feu ; l’enfant, tout en émoi,
Sourit, et les parents ne savent pas pourquoi.
 
Pourtant l’Angélus sonne. On entend sur la place
Les appels des bergers et le bétail qui passe ;
Leurs outils sous le bras, les ouvriers du lieu
Viennent boire à l’auberge et s’égayer au feu.
Partout avec le jour recommence l’ouvrage ;
Ils viennent en buvant prendre force et courage.
Puis les trois voyageurs, armés de leur bâton,
Entrent. L’hôtesse alors, sur un vieil air breton
Chantant une complainte à son petit farouche,
Des restes du gratin lui remplissait la bouche.
Sans rien dire elle offrit au plus grave des trois
Le poêlon, qu’il bénit par un signe de croix.
Hélas ! en soupirant, dans son esprit peut-être
À ses jours isolés il songeait, pauvre prêtre !
La jeune fille aussi regardait en rêvant

Cette joyeuse mère et son joyeux enfant :
De sorte que Lilèz, qui lisait dans son âme,
Lui dit : « Instruisez-vous des devoirs d’une femme.
Près de ce nourrisson, apprenez comme on doit
Passer sur une bouche et repasser le doigt.
On a semé pour vous du blé dans la paroisse,
Pour vous seule, Annaïc, il ne faut pas qu’il croisse.
Regardez cette mère, et vous saurez comment
Un enfant se nourrit de la fleur de froment. »
 
Que répondit Anna ? Rouge et pleine de honte,
À baisser en avant sa coiffe elle fut prompte ;
Et pour mieux échapper à tout malin regard,
Elle-même donna le signal du départ.
 
La route de la veille, ils la refont encore.
Ils passent le torrent. Leur pas ferme et sonore
Retentit sur le pont et le quai de Morlaix
Qu’aujourd’hui dans leur langue on nomme Montrou-Lèz :
Pays d’Albert le Grand, moine d’une foi grande
Qui des saints d’Armorique écrivit la légende.
Ils avancent toujours. Les montagnes d’Arré
Dressent sur le chemin leur dos morne et sacré.
Le dos de la Bretagne. Alors tout se déboise.
Lande courte, aucun bruit, des rocs semés d’ardoise.
Un lourd soleil d’aplomb sur un terrain pierreux.
Ils avancent toujours. Dans le fond, derrière eux,
Un roulier qui les suit de son bruit monotone ;
Et loin, bien loin devant, la route longue et jaune
Montant avec effort ; eux-mêmes, je les vois,
Ainsi que trois points noirs, gravissant à la fois.
Enfin, de la Bretagne ils ont franchi l’arête.

Là, dans l’air vif et pur ils découvrent leur tête,
Et poussent un grand cri vers le Mont-Saint-Michel
Qui levait fièrement son front bleu dans le ciel.
Puis des vallons encor, des montagnes sans nombre.
La nuit les entourait, lorsque, baignés dans l’ombre,
Ils virent des taillis penchés sur des ravins,
Et comme des géants culbutés par des nains,
Sur les flancs des coteaux d’cnormes pierres rondes ;
Des sources bruissaient dans ces gorges profondes ;
Et c’était une cloche, un beau lac argenté ;
On eût dit les abords d’un manoir enchanté.
Un cor sonna trois fois !

— Est-ce vous, duchesse Anne,
Qui dans vos souterrains, légère et diaphane,
Errez en appelant vos fidèles mineurs,
Et par des chants plaintifs soulagez leurs labeurs ?
Arthur, prince gallois, est-ce ta meute noire
Qui chasse cette nuit au son du cor d’ivoire ?
Prince Arthur, est-ce toi ? De l’île d’Avalon
A-t-il pu s’échapper, l’indomptable lion ?
Avec Gauvain, Tristan, et le roi de Cornouailles.
Est-ce lui qui chevauche à travers les broussailles ?
Revient-il au Huel-Goat, le grand sonneur de cor ?
 
Arthur, nous t’attendons, nous t’attendons encor !

Le Huel-Goat ! Mais déjà dans leur hôtellerie
Nos amis sont en train de pleine causerie :
On parlait de la mine et de l’ancien manoir,
Des choses du pays les plus belles à voir.
Chacun disait son mot. Des hommes du cadastre,

Venant de la forêt, contaient un grand désastre,
Tout un troupeau mange par les loups ! Un dévot,
Qui conduisait sa vache à monsieur saint Herbot,
À ce propos de loups baissa les deux oreilles,
Comme s’il redoutait aventures pareilles.
Et se mit à rêver. — Mais quelqu’un dont l’esprit
Paraît sans rien entendre écouter ce qu’on dit.
C’est Anne de Coat-Lorh : vers le lit de sa mère,
Vers tout son monde, hélas ! et sa sœur et son père,
Sans cesse elle revient ; puis un charme secret
De son village au bourg doucement l’attirait
Vers celui que son cœur trop faible lui rappelle,
Et qui, dans ce moment aussi, s’occupait d’elle.
 
Oui, l’autre jour, Lilèz, l’honnête et franc garçon,
Sur les bords de l’El-Orn, Lilèz avait raison !
Oui, tandis qu’en voyage il mène sa cousine,
Et qu’il s’endort ce soir au feu de la cuisine,
Hélas ! je vois dans Scaer un jeune homme du bourg.
Un clerc nommé Loïc, dont le cœur est bien lourd.
La cloche a beau sonner pour l’heure du rosaire,
Sonner, sonner encor : le front sur sa grammaire,
Dans sa petite chambre, en haut de l’escalier,
Il voyage en esprit, le fervent écolier !
Enfin, dans son cornet il choisit une plume
Neuve et toute taillée ; à la fin d’un volume
11 arrache un papier plus blanc que parchemin,
Et dessus il écrit de son habile main :

« Cette lettre, Annaïc, cachetée et bien close,
Je la donne à quelqu’un qui jamais ne repose.
À travers les chemins elle va vous chercher :

Je voudrais la remplir de ce qui peut toucher !
Oui, l’ermite vivant d’herbes et de racines,
Un vieillard tout perclus et qui tombe en ruines,
Un pauvre prisonnier muré dans son cachot,
Anna, muré sous terre et marqué d’un fer chaud,
Tous les tourments, voilà mon image fidèle.
Un peintre, hélas ! devrait me prendre pour modèle.
Si je connaissais l’art de mêler les couleurs,
Je ferais de moi-même un portrait de douleurs. »
Cela dit, l’écolier descend avec mystère
Son escalier, et sort sans bruit du presbytère.
 
Mais chez maître Ti-Meûr, l’aubergiste du lieu.
Croyez-vous que ces gens soient là pour prier Dieu ?
Nenni. Sur le bahut fume un bon plat de tripes.
Ceux qui n’y peuvent mordre ont allumé leurs pipes.
Mais le cidre surtout, ils ne l’épargnent point :
Tant qu’à coups de balai, de quenouille et de poing,
La servante les chasse, et déjà l’on s’assomme,
Lorsqu’au seuil de l’auberge arrive le jeune homme.
« C’est Daûlaz, le savant ! Que cherche-t-il ici ?
— Le saunier du Croisic, répond-il. — Me voici.
— Eh bien, l’ami, sortons !… Doussall, sans paix ni trêve
De Vanne à Saint-Malô, de l’une à l’autre grève
Vous courez les chemins : prenez donc ce billet ;
Et sur vos sacs de sel, sur votre noir mulet.
Si vous voyez, passant à pied dans la campagne.
Une fille modeste et qu’un prêtre accompagne.
Donnez-lui ce papier, mais sans dire mon nom :
Peut-être en l’apprenant elle répondrait : « Non ! »
Cherchez bien mes amis ; qui sait dans quelle lande
Demain voyageront ceux que mon cœur demande ? »

Ainsi ces deux amants, par un secret lien,
L’un de l’autre éloignés, se retrouvaient si bien
Qu’ils oubliaient (tant l’âme à cet âge s’enivre !)
La fille le sommeil, et l’écolier son livre :
Mais l’heure du coucher à la mine sonna.
« Bonne nuit ! dit Lilèz. — Bonsoir ! » lui dit Anna.
Et le prêtre : « A demain notre course dernière !
Nous avons vu la mer, nous irons voir la terre. »



CHANT QUATORZIÈME

LES MINEURS.


À la fontaine féerique de Baranton. — Le chemin de la mine. — Rencontre d’un vieux mineur. — Crainte et sombres entretiens des trois voyageurs. — Anna s’arrête à l’entrée de l’usine. — Le Dragon enchanté. — Joie du prêtre et de Lilèz en revoyant le soleil. — Voyage et apparitions dans les Montagnes-Noires. — Arrivée à Scaer. — La Crieuse-de-Nuit.


Est-ce vous, Baranton ? Sur sa pelouse verte
Que la fontaine sainte est aujourd’hui déserte !
Les plantes ont fendu les pierres de ces murs ;
Et les joncs, les glaïeuls et les chardons impurs
Entouré son bassin, d’où ses eaux étouffées
De ravins en ravins coulent au Val-des-Fées ;
Nul bruit dans ce désert, hors le cri du vanneau
Immobile longtemps au bord des flaques d’eau,
Le beuglement d’un bœuf lointain ou la voix triste
D’un cerf de Brécilien qu’un chien suit à la piste.
Ô bois d’enchantements, forêt de Brécilien
Où dans son fol amour s’est endormi Merlin,
Où rois et chevaliers, sur leurs bonnes montures,
Venaient de tous pays tenter les aventures,

Bravant les nains hideux, les spectres, les serpents,
Tous les monstres ailés, tous les monstres rampants,
Bravant (autre péril) les doux regards des fées
Qui, leurs voiles au vent, leurs robes dégrafées,
Suivaient dans le vallon les sons errants du cor
Et peignaient leurs cheveux autour du perron d’or ;
Ô bois d’enchantements, vallon, source féconde
Où se sont abreuvés tous les bardes du monde,
Est-ce vous ? est-ce vous ? terre morne et sans voix.
Qui vous reconnaîtrait sous vos noms d’autrefois ?

Oui, c’est elle, l’honneur des sources d’Armorique,
Sainte en nos jours chrétiens comme au vieux temps féerique !
Voyez (dans tous les puits quand tarit l’eau du ciel),
Des hauteurs d’Héléan, des vallons de Gaël,
Voyez vers Baranton, à travers les bruyères,
Avec les croix d’argent s’avancer les bannières,
Tous y tremper leurs mains, et les processions
Entonner à l’entour l’air des Rogations !
Et moi, moi que Paris nourrit de ses doctrines,
Fontaine, j’ai voulu boire à tes eaux divines :
Tandis que mes amis dans leur grande cité
Entre eux paisiblement parlaient de la beauté,
Je suis venu m’asseoir seul dans ton marécage ;
Là j’appelai trois fois Merlin, barde sauvage,
Et, penché sur ta source avec dévotion,
Je bus à m’enivrer l’eau d’inspiration.
 
Ravive donc mes sens, ô magique fontaine !
L’esprit noir du Huel-Goat vers sa mine m’entraîne :
Pour marcher d’un pied sûr dans ce monde infernal,
Baranton, j’ai besoin d’un puissant cordial !…


Dès qu’il fit jour, Lilèz, sa cousine, et le prêtre
Qui désirait pour eux tout voir et tout connaître,
S’avançaient vers la mine, et, sans s’être parlé,
Chacun des voyageurs sentait son cœur troublé.
Au bord de certains seuils souvent le pied hésite :
On craint, par un instinct secret, ceux qu’on visite :
Ainsi nos laboureurs se prenaient à songer,
Près de mettre le pied sur un sol étranger.
Qu’ils se hâtent pourtant ! Anna, pieuse fille,
Qui sait ce qu’un absent retrouve en sa famille ?
Vous avez saintement accompli votre vœu,
Mais hâtez-vous ! Qui sait les volontés de Dieu ?

Or, au sortir du bourg, il trouve le digne homme
Qui conduisait sa vache à saint Herbod, et comme
C’était un vieux mineur : « Prenez garde, dit-il,
À l’Esprit de la mine ! Il est traître et subtil.
Veillez bien sur vos pas. Je connais sa colère
Lorsqu’un travailleur chante ou siffle dans sa terre :
Il vous écraserait sous quelque éboulement ;
Ainsi parlez tout bas et marchez lentement.
Plusieurs y sont restés. Oh ! c’est un Esprit triste !
À présent, mes amis, saint Herbod vous assiste !
Voici la route, adieu ! » —

Les prés et les taillis
Des flots d’une vapeur si blanche étaient remplis,
Qu’ils semblaient cheminer entre deux murs de marbre.
À peine on distinguait le tronc pâle d’un arbre.
Les oiseaux se taisaient. De grands rayons dorés
Traversaient par endroits cette vapeur des prés,
Et soulevaient en l’air une barre d’atomes ;

Puis des mineurs passaient comme de longs fantômes ;
D’autres dans le brouillard suivaient à quelques pas ;
On entendait leur marche, on ne les voyait pas.
Tels que les animaux qui craignent la lumière,
Oh ! comme ils se hâtaient de gagner leur tanière,
Ces sombres ouvriers ! Dans leur noir souterrain
Comme tous s’empressaient d’aller chercher leur pain !

Le bon Lilèz, les yeux baissés et l’air farouche,
Jusqu’ici chemina sans même ouvrir la bouche ;
II s’écria soudain : « Ô pauvres paysans !
Nous qui trouvons la bêche et le fléau pesants.
Et notre champ aride, et que le peu qu’il donne,
Semé par le temps froid, par le chaud se moissonne ;
Ce fer qui nous fatigue, ô pauvres laboureurs !
À d’autres malheureux coûta d’autres sueurs !
Oui, de plus malheureux ! car jamais sur leur face
Le souffle bienfaisant d’une brise qui passe.
Jamais un beau soleil pour réjouir leurs yeux,
Ou de fraîches odeurs sortant des chemins creux.
Et jamais dans les blés le chant de l’alouette
Que le fermier écoute en menant sa charrette ! »

« — Ah ! tu dis vrai. Lilèz, repartit avec feu
Le prêtre, qui semblait comme inspiré de Dieu ;
Sur notre vieux pays malheur, quand ses collines
Partout retentiront du fracas des machines,
Lorsque les laboureurs seront des ouvriers,
Et que nos frais étangs, nos ruisseaux, nos viviers
Serviront aux conduits de quelque usine impure,
Enfin le jour où l’art chassera la nature !

Tout travail est béni ; mais, nous autres Bretons,
Dieu nous fit laboureurs : tels qu’il nous fit, restons ! »
 
Tels étaient les discours qui, durant ce voyage,
Soutenaient l’homme saint et le paysan sage ;
Et la pensive Anna, dont l’âme ailleurs rêvait,
D’un geste ou d’un regard parfois les approuvait.
 
Le bois cesse ; on arrive au centre des vallées.
C’est l’usine. Un grand feu, des huttes isolées.
D’infects écoulements. Là, dans l’ombre et le bruit.
Des femmes, des enfants, travaillent jour et nuit.

Anna dit : « Vous, entrez dans cette maison creuse ;
Pour moi, je reste ici ; je suis peu curieuse. »
 
Sous cette voûte noire, étroite et pleine d’eau,
Courbés comme des gens qui portent un fardeau.
Ils entrèrent tous deux ; mais, d’échelle en échelle,
Après bien des détours, de ruelle en ruelle,
À la triste clarté de leur lampe de fer,
Lorsqu’ils virent la mine, ils crurent voir l’Enfer.
Le guide leur disait : « Passons par cette trappe.
Tenez la lampe ainsi de peur qu’elle n’échappe.
Baissez, baissez la tête ! À présent, levez-vous ;
La terre à huit cents pieds monte au-dessus de nous. »
Alors, comme une mère aux fécondes entrailles.
Les naïfs voyageurs admiraient ces murailles,
Où l’argent et l’étain, et le cuivre et le plomb,
Le quartz et le mica se suivent en filon ;

Et de tous les côtés ils écoutaient les pioches,
Et les coups des marteaux qui frappaient sur les roches.
 
Accroupi sous sa lampe, un vieillard en un coin
Minait de si bon cœur qu’on l’entendait de loin :
« Père, vous travaillez avec un grand courage,
Dit Lilèz. Gagnez-vous beaucoup pour tant d’ouvrage ?
— Hélas ! de ma maison je pars avant le jour.
Et le jour est fini quand je suis de retour !
Mais ces deux vieilles mains ont beau tirer du cuivre.
On leur prend tout : j’emporte à peine de quoi vivre.
C’est un rude métier. Plaignez-moi, mes enfants !
Ah ! quand Dieu prendra-t-il pitié des pauvres gens ? »

Hommes noirs, ô mineurs, peuple doux et qui souffres.
Retournez au soleil, amis, quittez vos gouffres !
Quand le dragon d’Arthur tomberait sous vos coups,
Son trésor enchanté, mineurs, n’est pas pour vous !
Et pourtant qui n’a vu sous les amas de pierres
Du vieux Castel-Arthur, en écartant les lierres,
À l’heure où le croissant brille vers Bod-Cador,
Le dragon merveilleux qui garde un monceau d’or ?
Ses griffes sont d’acier, de cuivre ses écailles ;
Dès qu’il bouge, on entend leur choc sur les murailles ;
Il est aveugle et sourd, mais dans le trou des yeux
Il a des diamants qui jettent de grands feux.
Et lorsqu’il tourne à l’air ses mouvantes oreilles,
Le vent s’y roule et rend des plaintes sans pareilles ;
Son ventre large et gras est tacheté d’azur :
Merlin y renferma l’or de son maître Arthur. —
Qui tuera le serpent ? — Ce monstre, c’est la terre,
Ô mineurs ! Vous avez résolu le mystère !

Vos bras forts ont su rompre, arracher et scier
Ses écailles de cuivre et ses griffes d’acier ;
Mais un plus adroit vient ; aux flancs du monstre il entre,
Et ravit les lingots enfouis dans son ventre !

« Et toi, comme abattu sous le poids de tes maux,
Ouvrier chevelu, qu’as-tu donc ? » — À ces mots,
Un mineur tressaillit ; il jeta là son œuvre,
En relevant la tête ainsi qu’une couleuvre.
Le vicaire pâlit. — « Obérour ! Obérour !
Tu vis encor ; tu vis seul et sans voir le jour !
— Obérour ? Oui, c’est moi. Vous, pourquoi cet œil sombre ?
Je vous laisse le jour, hommes, laissez-moi l’ombre !
Oubliez le mineur, car lui vous oublia. » —
Le courageux reprit sa bêche, et travailla.
 
Quel était donc cet homme ? Une mine est un antre
Où, loin de tous les yeux, plus d’un malheureux entre ;
Et dans un confesseur bien de secrets ennuis
Reposent, comme au fond d’un abîme enfouis.
 
D’un bond, tel qu’un plongeur près de manquer d’haleine,
Le prêtre aurait voulu, tant son âme était pleine.
S’élancer de ce gouffre ; il fallut cependant
Monter tous les degrés suivis en descendant ;
Et comme le sentier pour sortir de ce monde,
La route lui semblait plus dure et plus profonde ;
Enfin son œil vit poindre un rayon de soleil :
O bonheur quand parut le jour clair et vermeil !
 
Ils partirent soudain. La grande fonderie
Plus loin se déchaînait dans toute sa furie ;

Mais aucun d’eux n’entra. « Non, disait Lilèz, non !
C’est assez pour un jour ! Hélas ! voyez l’Avon,
Comme son pauvre lit est troublé par l’usine !
Oh ! vive qui voudra dans le fond d’une mine,
Oh ! vive qui voudra dans ce château de fer,
Moi je suis paysan, je veux vivre en plein air !
Pour battre le blé noir, pour piler de la lande,
Ma force désormais sera deux fois plus grande !
Combien je vais aimer mes vaches, mes chevaux !
Viennent tous les lutteurs de Kérien, je les vaux ! »

Le cœur franc de Lilèz débordait ; sur l’épaule
On voyait son habit pendre au bout d’une gaule.
Anna levait sa robe ; et les trois pèlerins
Pour marcher plus gaîment entonnaient leurs refrains.

Jusqu’au bas de Carhaix, la cité montueuse,
De son Malo-Corret[4]* justement orgueilleuse.
Ils allèrent chantant, et, devant sa maison,
Ils ne passèrent pas sans saluer son nom.
Ainsi, le cœur rempli de nos anciennes gloires,
Ces amis sont entrés dans les Montagnes-Noires ;
Mais leur jarret faiblit, leur courage est rendu :
Jour et nuit voyager dans ce pays perdu !
Lilèz ne chante plus ; mais parfois en arrière
Il s’arrête, en tournant les yeux sur la bruyère.
« Lilèz, marcherez-vous ? — Qu’est-ce, cousin Lilèz ?
Des voleurs ? — Parlons bas, Annaïc ! Voyez-les,
Ces petits nains velus sur cette roche bleue :
Comme ils mènent leur ronde en remuant la queue !

Nains de toutes couleurs, ils sont là près d’un cent.
Je n’ai plus dans le corps une goutte de sang.
— Païen, cria le prêtre, avec toutes ses fables !
Ne songe pas aux nains et songe plus aux diables.
Avançons, avançons ! » Lilèz fit quelques pas ;
Mais, tandis qu’à grand’peine on montait Méné-Brâz,
Il s’arrêta tout court : « Pour cette fois, j’y reste.
Je sens un Corrigan qui se pend à ma veste.
Vous ne le voyez pas ; pour moi, je le sens bien.
Je vous dis qu’il s’accroche à mon dos comme un chien. »
 
Il semblait qu’irrités ce soir de leur visite,
Les Esprits de la mine erraient à leur poursuite ;
Toute tremblante, Anna se disait dans son cœur :
« Ceci doit annoncer chez nous quelque malheur. »

De même jusqu’au bourg. Des collines, des mares.
Des garennes, sortaient des figures bizarres ;
La terre se plaignait ; on ne sait pas pourquoi
L’Automne est toujours triste et nous glace d’effroi.

Enfin au presbytère on arriva. Le prêtre
Frappa trois fois des mains, et, poussant la fenêtre,
Le clerc lui répondit ; mais Lilèz, mais Anna,
Vers le hameau lointain s’acheminaient déjà.
Et levant derrière eux ses grands bras, un squelette
Les suivait en criant d’une voix de chouette.
Or, cette voix, c’était la Crieuse-de-Nuit,
Qui le long des fossés en hurlant vous poursuit ;
Dans la lande elle est là qui de loin vous regarde,
Et toujours on entend sa voix aigre et criarde.



CHANT QUINZIÈME

LA CHARRETTE-DE-LA-MORT.


Nuit pluvieuse d’automne. — Escorté de son clerc, le curé de Scaer va voir un malade. — L’épreuve des dix bouts de cierge. — Confession et dernières volontés du fermier Hoël. — Adieux de sa famille. — Départ du curé et prière des agonisants. — Minuit. — La Charrette-de-la-Mort.


Nous sommes aux jours noirs qui précèdent l’hiver,
Et la mort veut entrer dans un hameau de Scaer.
Étendu sur son lit de douleur, un pauvre être
Pour sortir d’ici-bas n’attend plus que le prêtre ;
La famille est assise à l’entour du foyer ;
Le dogue sur le seuil ne cesse d’aboyer ;
Tout gémit ; l’ouragan sur le toit se déchaîne,
Et la pluie à torrents bat la porte de chène.
 
Par cette nuit de deuil, monté sur son cheval,
S’en venait cependant le vieux curé Moal ;
Deux hommes l’escortaient : ils ouvraient les barrières,
Ou guidaient la monture au bord des fondrières.
L’eau ruisselait. « Pourvu, s’écria le vieillard.
Que pour sauver ton maître il ne soit pas trop tard !

— Dam ! si son âme au ciel veut remonter sans crainte,
Il est temps de verser sur son corps l’huile sainte :
Il râle, je vous dis. — Mais, demanda Loïc,
Ses filles ? — Parlez-vous d’Hélène ou d’Annaïc ?
Ah ! jeune homme, on dirait deux cœurs que le feu grille !
C’est la neige qui fond ! Lorsque la blonde fille
De Léon arriva, ce fut un jour fatal :
Si sa mère allait mieux, son père allait plus mal ;
Sur l’heure elle me dit : « Courez au presbytère ! »
Mais lui songeait encore au ciel moins qu’à la terre.
Ce soir, comme il baissait, les deux sœurs et Lilèz
Sont allés à la croix dire des chapelets ;
Et la mère alluma dix morceaux de bougie,
Cinq cierges pour la mort, cinq cierges pour la vie :
Si ces derniers s’usaient ou s’éteignaient d’abord,
C’en était fait d’Hoël, le malade était mort.
J’attendais au logis. Donc, voyant les deux vierges
Qui rentraient en criant avec leurs bouts de cierges,
J’ai compris ; et, malgré la pluie et le temps noir.
J’ai couru vers le bourg pour faire mon devoir…
Mais prenez garde au chien. Derrière, Bleiz, derrière ! »
 
Quand la porte s’ouvrit, la famille en prière
Se leva ; le vieux prêtre, à ce morne salut,
Comme pressé d’agir monta sur le bahut :

« Eh bien, mon fils, eh bien, ma chère créature,
Vous voilà donc malade ? — Oui, dans mon corps j’endure
Tout ce qu’il faut souffrir pour mériter le ciel :
Mes jambes et mes bras, tout enfle. — Pauvre Hoël !
— Mais je finis mon mal. Voir un prêtre à cette heure,
C’est quasi voir la mort entrer dans sa demeure.

— Hoël, vous me craignez plus qu’on ne craint les loups.
Si vous veniez chez moi je n’irais pas chez vous.
N’ètes-vous pas chrétien ? À votre dernier somme,
Si l’heure en est venue, il faut songer, vieil homme.
Soignons l’âme, le corps pourra s’en trouver bien.
Dans votre lit de mort irez-vous comme un chien ?
Oh ! je te forcerai, pécheur, d’ouvrir la bouche !
Deux Esprits avec moi sont assis sur ta couche :
A droite le bon Ange, à gauche le mauvais.
De l’Ange et du Démon, choisis, ou je m’en vais !…
 
Ah ! chrétiens, louez Dieu ! cet homme enfin m’écoute :
Laissez-moi le guider dans sa nouvelle route. »
 
Des deux âmes alors commença l’union,
Mais Dieu seul peut redire une confession :
Sacrement de terreur entouré de mystère,
Le ciel vient demander ses secrets à la terre.
 
L’aveu fut long. Hoël, sous des replis cachés,
Prudemment dans son cœur retenait ses péchés ;
Ce livre où le curé voulait lire sans cesse,
Hoël le refermait toujours avec adresse.
Enfin, le confesseur rappela les enfants ;
Et leur mère Guenn-Du s’installa sur les bancs.
 
« Ouvrez les yeux, c’est moi. Regardez votre femme.
Avez-vous mis enfin du calme dans cette âme ?
Mon ami, vous allez voir la maison de Dieu,
Et le Pêre et le Fils, et l’Esprit au milieu.
Là vous attend le prix de vos croix en ce monde.

Pour nous, tristes vivants sur cette terre immonde,
Il faut prier la Vierge ; oui, priez-la pour nous ;
J’userai votre tombe ici de mes genoux.
Homme, si vous souffrez, patientez encore,
Tout ceci peut finir au lever de l’aurore…
Çà, mes filles, venez ! Vous aussi, mon neveu !
À ce saint qui s’en va venez tous dire adieu !
Mais éveillez Nannic : que son père l’embrasse,
Ce petit innocent !… Ah ! de grâce ! de grâce !
Mes filles, mon neveu, ne pleurez pas si fort !
Votre cœur se fendra. Cet homme sait son sort…
L’enfant pâlit. Nannic, embrassez votre père,
Cher petit !… Non, la peur le rejette en arrière. »
 
« — Adieu, femme Guenn-Du ! mes filles, mon neveu,
Et vous, mes serviteurs, je vous dis tous adieu !
Adieu, biens de la terre ! Ah ! quelle dure peine !
Mon pressoir est tout plein, ma grange est toute pleine.
Et je meurs ! Mes amis, venez à mon secours.
Et frappez cette Mort qui me vole mes jours.
Hélas ! vous vous taisez !… Jésus, sois donc mon aide !
Je me tourne à présent où je sais le remède ;
Je cède à mon Sauveur… Encor, encor ceci.
Le clerc du vieux curé, Daûlaz est-il ici ?
Amenez-le, amenez ma chère fille Hélène.
Qu’ils se hâtent tous deux ! C’est bien (je perds haleine,
Mon dernier coup s’apprête). Après moi, mon garçon,
Il ne restera plus d’homme dans la maison :
Lilèz s’en va soldat ; toi, si l’habit de prêtre
Te semble triste, obtiens quelque argent de ton maître
Et prends Hélène. On dit qu’Anna te plairait mieux,
Mais cette fille a pris son époux dans les cieux.

Mes enfants, votre main ! Mon drap sera la nappe
Où le prêtre… Ah ! Jésus ! ah ! comme elle me frappe ! »

« — Vite, cria Guenn-Du, vite les sacrements !
La Mort jette en son cœur les épouvantements ! »
Parents et serviteurs autour du lit en cercle
Se sont rangés ; le prêtre enlève le couvercle
De la boîte d’argent qui pendait à son cou,
Et sur le front d’Hoël, les flancs, chaque genou,
Verse selon le rit l’huile qui puritie ;
De sa boîte il retire aussi le Pain de vie,
Mystérieux mélange où la Chair et l’Esprit
Forment en s’unissant le froment qui nourrit.

Voilà dans ce hameau, jusqu’à la onzième heure,
Tout ce qui se passa. Triste, triste demeure !
 
Depuis bien des hivers, le femelle démon,
Qu’un Breton n’oserait appeler par son nom,
La Mort avait erré de village en village :
Elle attaquait la force, elle riait de l’âge ;
Au milieu d’une lutte elle étouffa Conan ;
Au Gôz-Ker, elle prit et la mère et l’enfant ;
Et tandis qu’il nageait, enlacé par un saule,
Le jeune Kcrnéiz disparut dans l’Izôle ;
Mais chez ceux de Coat-Lorh comme elle n’entrait pas :
« La Mort ne peut nous voir, disaient-ils, parlons bas. »
Non, non, point de maison, point de tête épargnée !
Aujourd’hui dans Coat-Lorh elle fait sa tournée !
Sa charrette est en route, et ses maigres chevaux
Galopent dans la lande et par monts et par vaux !

L’âme et les sens d’Hoel désormais plus tranquilles,
Le prêtre, avec son clerc chargé des saintes huiles,
A quitté la maison : certes, cet homme noir
Avait fait dignement, selon Dieu, son devoir.
 
Des propos, cependant, près de la cheminée
Commencent à voix basse : « Oui, dans sa fille aînée,
Disait la vieille Guenn, son amour reposait ;
La clef de son esprit, cette fille l’avait.
Quoi ! sans me rien laisser sortir de cette vie !
Côte à côte, avec lui, pourtant je l’ai suivie
Durant plus de vingt ans ! et je le soignais bien !
Et peut-être il me doit de mourir en chrétien !
Dites ! quand plein de cidre il rentrait de la foire,
N’avait-il pas encore au logis de quoi boire ?
Et souvent sur le gril un bon morceau de lard ?
Mais tout homme est un loup, ou bien est un renard. »

« — Chut ! répondit Armel, parlons plus bas, voisine :
Prenez garde aux mourants, ils ont l’oreille fine.
— Oui, dit la Giletta, songez à l’avenir.
Hoël, tout bas qu’il est, pourrait en revenir.
J’en ai bien vu passer dans la cruelle angoisse ;
Mais j’en connais aussi plus d’un dans la paroisse
Dont le fuseau semblait tourner son dernier tour,
Et qui chaque dimanche entend la messe au bourg.
Donc, silence, Guenn-Du ! car, s’il vous abandonne,
Votre cœur l’aime encor ; vous êtes toujours bonne…
Allons, donnez du bois, la pluie éteint le feu.
— Guenn-Du ! femme Guenn-Du ! — L’entendez-vous, grand Dieu.
Avez-vous entendu cette pauvre voix creuse ?
Oh ! oui, je l’aime encore ! oh ! la très malheureuse ! »

Avec un linge fin alors elle essuyait
Les lèvres du mourant, et, tremblante, essayait,
En ramenant sur lui ses draps, sa couverture,
D’apprêter à son corps une place moins dure.
Puis elle l’appelait ; mais, appels superflus !
Hoël ouvrait la bouche et ne répondait plus.
 
La chose en étant là, les deux bonnes veilleuses
À l’écart se font signe, et ces femmes pieuses,
En main leur chapelet, sur un ton languissant,
Se mettent à prier pour leur agonisant.
À genoux près du feu, leurs coiffes rabattues.
On les prendrait ainsi pour deux blanches statues.
L’orage sur le toit tombe toujours à flots,
Et des lits des enfants s’échappent des sanglots
Qui déchirent leur mère. Ensuite un grand silence.
Une veilleuse alors de sa place s’élance
Vers le lit du malade, et voyant ses deux bras
Sans relâche occupés à retirer les draps,
Près de la veuve en pleurs sous sa coiffure épaisse
Elle revient s’asseoir, et dit tout bas : « Il baisse. »
 
Vers minuit, quand les morts, froids et silencieux,
Tous rangés à la file, ensemble ouvrent leurs yeux,
Hoél recommença ses cris : c’était le râle,
Pareil à la vapeur dans le tube en spirale.
Qui montait, descendait, remontait dans son cou.
Mais quelqu’un manquait là pour frapper le grand coup.
 
Je l’entends ! je l’entends ! priez Dieu ! sa charrette,
Couverte d’un drap blanc et que mène un squelette,
Arrive de la lande : aux sifflements du vent

Elle a fait quatre fois le tour du vieux Peûl-Van ;
Malgré les joncs, les rocs, les bruyères arides,
Traversant à grand bruit la Trêve-des-Druides,
Elle franchit dans l’ombre, avec ses blancs coureurs,
Le Village-du-Barde et celui des Terreurs ;
Tous les oiseaux de nuit la suivent ; elle longe
Le bois de Garz-Cadec, et, d’un bond, tombe et plonge
Jusqu’au creux du vallon ; la Charrette-de-Mort
En cahotant remonte et roule dans Coat-Lorh !
 
Guenn, ses cheveux épars sur sa tête grisâtre,
S’est levée en sursaut sur la pierre de l’âtre :

« Je l’entends ! je l’entends ! c’est le Char-de-l’Ankou[5] !
Hoél s’en va ! la Mort l’emporte dans son trou !
Prenez garde en mourant qu’un de ses yeux vous voie !
Prenez garde surtout que son âme se noie !
Videz tous les bassins, tous les seaux, tous les muids !
Jetez l’eau de fontaine et jetez l’eau de puits ! »

Atroce ! ô vision sauvage ! âme en délire !
Ah ! si le barde encor chantait avec la lyre,
À ces cris insensés, sortis de la forêt,
Avec ses cordes d’or la lyre se romprait ;
Car au fond de mon cœur, cette harpe vivante,
J’ai senti tous mes nerfs tressaillir d’épouvante !
Oui, celui qui naguère, assis au Pont-Kerlô,
Laissait pendre en riant ses pieds au fil de l’eau,
Et chantait tout le jour sur la lande fleurie
Avec un autre enfant qui s’appelait Marie ;

Près du lit d’un défunt celui-là vient s’asseoir ;
Et la pluie et l’orage, et les horreurs du soir
L’attirent, aujourd’hui que sa race succombe,
Et qu’un vent glacial entraîne vers la tombe
Tout ce qui fut beauté, tout ce qui fut amour,
Mais, Seigneur, pour renaître et refleurir un jour !
Souffle donc, vent glacé ! sur ce grabat de paille,
Il est prêt à chanter, le barde de Cornouaille !
Veilleuses et veilleurs, recommencez vos cris !
Arrache de ton front, veuve, tes cheveux gris !
Que le Char-de-la-Mort passe encore et repasse !
Et vous, marteaux de fer, clouez, clouez la chasse !…



CHANT SEIZIÈME

LE CONVOI DU FERMIER.


La veuve et ses amis ensevelissent leur mort. — Conversations dans la forêt. — Chapelle du mort. — Le convoi du fermier. — Lamentations.


Si le ciel vous a pris quelqu’un aimé de vous,
Rappelez-vous, hélas ! combien vous pleuriez tous,
Quand cet être chéri, que le cercueil emporte,
Pour la dernière fois passa sous votre porte ;
Et comme vous alliez, le front dans votre main,
pleurant toujours, pleurant tout le long du chemin
Jusqu’à l’horrible fosse où, béni par le prêtre,
Tout ce que vous aimiez entrait pour disparaître ;
Tellement que l’ami qui veillait sur vos pas
Vous entraîna, mourant vous-même entre ses bras.
 
Quand le fermier Hoël mourut, ainsi sa femme
Laissa voir au grand jour les tourments de son âme ;
Puis, épouse chrétienne, elle l’ensevelit,
Et l’appela longtemps prés de son dernier lit.
 
On ne verra jamais angoisse plus profonde,
Abîme de douleurs plus digne qu’on le sonde.

Dès que le point du jour blanchit le haut du toit,
Les femmes commençaient leur œuvre. « Il est tout froid,
On peut laver le corps, dit Armel. Mais la veuve
A-t-elle préparé ses draps de toile neuve ?
— Ouvrez, dit celle-ci, je vous entends ! ouvrez
Le grand bahut de chêne, et là vous trouverez
Bien pliés et tout blancs mes anciens draps de noces,
Du fil, un sac rempli de fèves dans leurs cosses,
Enfin tout ce qu’un mort demande autour de soi.
Prenez un drap pour lui, gardez l’autre pour moi.
Mais que le menuisier ferme le lit de planches
Bien doucement ; et vous, dans les deux toiles blanches
Enfoncez chaque épingle avec un doigt prudent :
Les morts ne parlent pas ; ils souffrent cependant.
Oui, notre fossoyeur l’a dit : le cœur se navre
Quand on sait comme lui ce que souffre un cadavre. »
 
Vers la même heure, Alan, le valet de Coat-Lorh,
Traversait la forêt qui, murmurante encor,
Secouait ses rameaux humides de la veille.
Ainsi que ses cheveux un homme qui s’éveille :
« Lan ! Alan ! où vas-tu si vite ? — Hé ! les garçons !
Est-ce vous qui rôdiez derrière ces buissons ?
Bleiz vous avait sentis. C’est un maître à la piste.
Bonne chasse ! Chez nous cette nuit fut bien triste.
— Quoi ! ton maître n’est plus ? — Jésus ! toute la nuit
La Mort sur sa charrette a donc roulé sans bruit ?
Prends garde à toi, Ronan ! Depuis que tu sais lire,
Tu te railles du diable, et les morts te font rire.
Pourtant, si vous venez tous deux veiller le corps,
Vous aurez du pain blanc et du cidre à pleins bords.
Adieu, Ronan ! — Bonjour, Alan ! — Porte ton livre.

Moi, je m’en vais au bourg chercher la croix de cuivre.
Adieu, Furic ! — Courage, Alan ! »

Le soir venu,
Le cercueil fut ainsi posé ; car je l’ai vu :
Trois draps semés de fleurs formaient une chapelle ;
Aux quatre coins, des os de morts, une chandelle ;
Aux pieds, un bénitier ; à la tête, une croix ;
Et Guenn, la vieille Guenn, sur un siège de bois,
Regardait le défunt, dont la lèvre entr’ouverte
D’une teinte verdâtre était déjà couverte.
Les pieds aussi sortaient d’une horrible façon.
Des hommes près du feu hurlaient à l’unisson.
C’est alors que, passant sous les murs du village,
Mon cheval, effrayé de ce concert sauvage,
Se cabra ; je poussai la porte, et, d’un coup d’oeil,
Je vis ces draps tendus, ce corps dans son cercueil,
Les veilleurs attablés devant un feu de lande,
Et dans l’ombre, à travers la fumée, une bande
D’amis et de voisins qui priaient à genoux.
Guenn-Du tenait en main une branche de houx.
Je la pris, et deux fois, dans la forme prescrite,
Sur le corps du fermier je jetai l’eau bénite.
Je vis Hélène, Anna, muettes dans leur coin ;
Et près d’elles encor, silencieux témoin,
Le jeune clerc Daûlaz (il avait voulu rendre
Ce devoir à celui qui le choisit pour gendre) ;
Puis le fermier Tal-Houarn, et Lilèz son filleul,
Qui, sous ses longs cheveux, sur un banc pleurait seul.
 
Ce peuple aime les morts ! Au milieu d’une fête,
Pour eux il s’agenouille et découvre sa tête ;

Il leur dit de goûter à son cidre nouveau,
Et se plaît à remplir de spectres son cerveau.
Certes, quand les bouvreuils chantent dans les broussailles,
Bien des pâtres aussi chantent dans la Cornouailles ;
Pour danser aux Pardons tous les pieds sont légers,
Et les bonds des lutteurs ébranlent les vergers.
Alors, grâce au soleil et grâce au jus des pommes,
La joie est sur la terre et dans le cœur des hommes ;
Mais, au premier frisson d’octobre dans les bois.
Les appels des bergers se taisent à la fois,
La lande rend des sons plaintifs ; avec la pluie
Descendent les vapeurs de la mélancolie ;
Les jours noirs sont venus : jeunes gens et vieillards
Passent silencieux à travers les brouillards ;
Les morts ouvrent leur tombe, et la Bretagne entière,
Sous son ciel nuageux, n’est plus qu’un cimetière.
 
Cependant, poursuivons !… Accompagnons demain
Ces parents dont les pleurs inondent le chemin :
Il faut voir le cercueil dans la terre descendre,
Et tirer du tombeau tout ce qu’il peut apprendre.
 
La tombe du fermier, prête à le recevoir,
Etait déjà creusée, et, devant ce trou noir,
Les prêtres, revêtus de leur surplis de neige,
Et leur livre à la main, attendaient le cortège.
Le cortège avançait ; mais un brouillard si lourd
Tombait sur les maisons et le chemin du bourg,
Qu’on aurait dit le mort bien loin sans la clochette
Et sans le pas des bœufs qui traînaient la charrette.
 
Ce fut un long trajet. Quand les processions
Se rendent vers Coal-Lorh pour les Rogations,

Elles mettent une heure à ce pèlerinage,
Dans un mois de soleil et de naissant feuillage.
Tout est sombre aujourd’hui ; l’eau tombe incessamment,
Et vers leur dernier lit les morts vont lentement.
Hoël eut les honneurs qu’aux riches on délivre :
Il eut la croix d’argent avec la croix de cuivre ;
Un notable du bourg prit la corne des bœufs,
Afin de les guider dans les chemins bourbeux ;
Puis, hommes en manteaux, femmes en coiffes jaunes,
Suivirent à travers les bouleaux et les aunes.
 
Mais voici que la veuve, au départ du convoi,
Se trouble, et vers le corps jetant un cri d’effroi :
« Quel sentier prenez-vous ? Tout droit, tout droit, dit-elle,
Suivez la grande route, et suivez la plus belle !
De le conduire en terre êtes-vous si pressé ?
Je veux que son deuil passe où sa noce a passé. »
 
Sans répondre, on suivit la route la plus large,
Et les bœufs du fermier emportèrent leur charge
Par ces mêmes chemins qu’Hoël, fort et vivant,
Pour aller à la messe avait faits si souvent.
À peine on entendait le mouvement des roues,
Tant le guide, malgré les mares et les boues,
Evitait avec soin le choc de tout rocher,
Tout arbre où la charrette aurait pu s’accrocher.
De lui-même, en tournant la forêt, l’attelage
S’arrêta (dernier coin d’où sortait le village).
Qui sait des animaux le sens mystérieux ?
Tous les gens du convoi firent halte avec eux.
Celui qui les menait, s’appuyant sur leurs têtes,
À leur instinct secret laissa les nobles bêtes ;

Il ne les piqua point avec son aiguillon,
Mais se signa lui-même avec dévotion,
Assuré que l’Esprit qui leur barrait la route
S’enfuirait en voyant le signe qu’il redoute.
 
Ainsi dans le brouillard, au son lointain du glas,
S’avançait le cercueil, traversant pas à pas
Les marais, les coteaux, et cette lande verte
Dont la plaine de Scaer vers le sud est couverte ;
Et la cloche du bourg disait toujours : « Va-t’en !
Corps mort, va-t’en vers Dieu ! corps mort, Jésus t’attend ! »
 
À présent, éclatez, sanglots ! Douleur amère,
Inonde de ton fiel ces filles et leur mère !
Toi, Jésus, couvre-les de tes signes de croix !
Au bord de cette fosse, à genoux toutes trois,
À genoux sur la terre, elles y voient descendre
Celui qui ne sera bientôt qu’un peu de cendre.
Larmes d’affliction, oh ! coulez de leurs yeux ;
Et du fond de leur cœur sortez, derniers adieux !
« Hélas ! vous nous quittez (disait Guenn sur la bière,
Tandis que le clergé chantait l’hymne dernière) !
Vos prés, votre courtil plein de ruches à miel,
Votre bonne maison, vous quittez tout, Hoël !
Las, hélas ! vous laissez sans chef votre famille !
Entendez-vous les cris d’Hélène, votre fille ?
De votre Anna, qui tord ses mains de désespoir ?
Et Nannic, qui se penche en pleurant pour vous voir ?

— Mon père ! mon bon père ! — Oui, pauvres orphelines,
Appclez-le bien fort ! épuisez vos poitrines !
Forcez-le de rouvrir ses deux yeux au soleil.
Ah ! s’il avait besoin, tant besoin de sommeil,

 
Pour dormir avec moi ne pouvait-il m’attendra ?
Dans mon cercueil aussi je suis près de m’étendre.
Nous n’avons eu qu’un lit durant plus de vingt ans ;
Morts, nous aurions dormi comme autrefois vivants. »
 
Les prêtres cependant rentraient dans la chapelle.
Sous un amas de terre alors prenant sa pelle,
Le fossoyeur, aidé du jeune clerc Daûlaz,
Poussa sur le cercueil le sable humide et gras.
Les parents sanglotaient ; car chaque pelletée
Qui tombait sur Hoël semblait sur eux jetée.
 
Comme ce vieux Breton qu’un tertre va couvrir,
Si ton heure est sonnée, et si tu dois mourir,
Vois avec quel amour j’épanche de ma verve
Ce miel de poésie, Arvor, qui te conserve ;
Comme autour de ton corps je construis un tombeau
Plus rempli de parfums, plus solide et plus beau
Qu’au fond des bois sacrés, pour sa chère Viviane
N’en éleva Merlin, ce grand maître en arcane !
Si ton jour est venu, comme tes vieux héros,
Dans leur auge de pierre étendus sur le dos,
Bretagne, dors en paix ! J’ai répandu l’arôme.
Le miel de poésie, ô mère ! qui t’embaume.



CHANT DIX-SEPTIÈME

LES TRAVAUX D’AUTOMNE.


Les abeilles ; instructions de la veuve à ses filles. — Les deux orphelines vont servir à une fête de leur oncle Tal-Houarn. — Réparations des talus de Ker-Barz (Village-du-Barde). — Travail en commun de vingt laboureurs. — Banquet du soir, et pourquoi le clerc s’y insinue. — Éloge poétique du village fait par le clerc, et enthousiasme des assistants. — Les prières et le départ. — Comment la veuve terminait sa journée. — La bague de la veuve.


 
« Laissez leur robe noire aux ruches des abeilles,
Mes filles ; entre nous les peines sont pareilles :
De rouge à votre noce il faudra les couvrir
Pour qu’elles aient aussi part dans notre plaisir.
Ces faiseuses de miel, en faisant leur ouvrage,
Prennent une âme douce et qu’un rien décourage :
Notre ferme, on dirait, est leur autre maison.
Aimons donc nos amis : c’est bonheur et raison. »
 
La digne veuve ainsi, durant ces jours moroses,
Elle-même tirait du miel des moindres choses.
Sur son humble ménage, oh ! comme elle veillait !
Attentive aux enfants, attentive au valet !

Elle avait l’œil au champ, au lavoir, à la huche.
Oui, toute sa maison était comme une ruche.
Ses filles, qu’au bourg seul on vit depuis un mois,
Ce matin vont sortir pour la première fois :
« Çà donc, habillez-vous, mes filles, leur dit-elle,
Puisque pour un banquet un parent vous appelle.
Vous aiderez les gens ; mais qu’on voie à votre air
Que vous êtes, hélas ! orphelines d’hier !
Moi, si j’en ai la force, avant que le jour tombe,
J’irai jusques au bourg prier sur une tombe. »
Et comme avec Hélène Annaïc se coiffait,
Elle se mit encore à ranger au buffet
Les vases de faïence et les vases de cuivre ;
À la plus belle place elle étalait son livre ;
Et les montants de buis, les portes, le tiroir,
Sous ses doigts diligents brillaient comme un miroir.
Elles partent ; la mère, en leur montrant la route,
Leur dit : « Vous trouverez le vieux Furic, sans doute ;
Qu’il ait soin cet hiver de nos mouches à miel !
C’était l’associé de votre père Hoël.
Car elles n’aiment pas, ces braves ouvrières,
À courir pour un seul les bois et les bruyères :
Elles veulent unir le riche et l’indigent.
Donc, si celui qui tient du ciel un peu d’argent
Et quelques beaux essaims au pauvre les apporte.
Les ruches sont à peine aux deux coins de la porte,
Que voilà de sortir, de rentrer tout le jour.
Ces mouches, dont le cœur enferme tant d’amour,
Suçant tous les bourgeons, toutes les fleurs nouvelles,
Que Dieu mit dans les champs pour le pauvre et pour elles. »
 
En suivant leur chemin, croyez que les deux sœurs

De ces conseils pieux savouraient les douceurs.
Avec leurs corsets noirs et leurs coiffures jaunes,
Par ces brumes d’octobre on aurait dit deux nonnes.
Ce fut, à leur entrée, un murmure joyeux.
Leur bon oncle en riant les baisa sur les yeux.
Chacun les admirait. Elles, toujours discrètes.
Disaient : « À vous servir, voyez ! nous sommes prêtes. »
 
Vraiment, pour relever les talus de Ker-Barz,
Qui, minés par les eaux, croulaient de toutes parts,
Avant que par le froid la brèche ne s’accroisse,
Ils étaient bien venus de la seule paroisse
Vingt braves ouvriers ; et ces vingt travailleurs
Firent ce que le double aurait pu faire ailleurs.
C’est que tous s’employaient pour une œuvre commune,
Pour un fermier comme eux, sans récompense aucune ;
Et durant ce travail des pelles et des bras,
Le rire et les bons mots, certes, ne manquaient pas ;
Puis, leur laine à la main, lorsque les jeunes filles
S’en venaient devant eux manier les aiguilles,
Même les plus âgés, les plus lourds, les plus froids,
Semblaient prendre conseil de ces agiles doigts.
Ah ! c’était un plaisir de les voir à la file
Pêle-mêle entasser les cailloux et l’argile,
Revêtant les parois de mottes de gazon
Épaisses à braver la plus rude saison.
Viennent par-dessus tout les ronces, les broussailles,
Et ces talus seront plus forts que des murailles.
Non, même aux Lamballais, ces maîtres fossoyeurs,
Nul n’irait demander des ouvrages meilleurs.
 
Enfin le soir venu, paisible soir d’automne,

Sur l’herbe on a posé la nappe étroite et jaune ;
Et les vingt travailleurs, jouteurs toujours ardents,
Se remettent ensemble à travailler des dents.
Le bon Tal-Houarn, les reins cambrés, le jarret ferme,
Allait et revenait du courtil à la ferme,
Portant de nouveaux pots, portant de nouveaux plats ;
Et Lilèz, son filleul, en poussait des hélas !
Mais lui, toujours la voix et la tête plus hautes,
Disait joyeusement : « Je me plains de mes hôtes.
J’avais cru réunir de vaillants journaliers ;
Dans le parc, j’en conviens, ils donnent volontiers.
Mais devant les rôtis et la liqueur des pommes.
Je l’avoue à regret, ce ne sont pas des hommes. »
On riait, et le cidre à pleins bords de couler ;
Le lard jaune et fumant venait s’amonceler ;
Et Tal-Houarn et sa femme, et toutes les fermières
À peine sudisaient à vider les chaudières.
 
Or, par le chemin creux qui vers le bourg conduit,
Son livre sous le bras, au tomber de la nuit,
Venait un jeune clerc : les épaisses fumées
Qui lentement sortaient des viandes enflammées,
Il ne les cherchait pas ; mais ce rêveur pensait
Qu’une fille était là dont la main attisait
Tous ces ardents brasiers, et, poursuivant sa route,
Il se disait encor : « Je la verrai sans doute ! »
Ce fut lui qu’à travers les branches du courtil
Aperçut le fermier : « Holà ! holà ! dit-il.
Croyez-vous qu’on ait peur de votre jeune tête ?
Bon clerc ne fut jamais de trop dans une fête. »
Et, traîné par la main, le galant, tout le soir.
Dut, parmi les buveurs, bon gré, mal gré, s’asseoir.

On lui dit, quand sa tasse entre ses mains fut pleine :
« Que cherche notre clerc près de notre fontaine ?
Pensif, ce soir encore, il en faisait le tour. »
L’hypocrite saisit lestement ce détour :
« Ah ! dans ce roi des prés, au bord du fleuve Izôle,
Tout esprit studieux avec bonheur s’isole !
Oui, j’aime cette source au pied de ce coteau ;
Car celui qui donna son nom à ce hameau.
Lorsqu’il avait chanté longtemps sur la colline,
Peut-être à l’heure pâle où le soleil décline,
Ce vieux barde, rempli des choses d’autrefois,
À la source du pré vint rafraîchir sa voix ;
Et lorsqu’il remontait à travers les grands saules,
Sa harpe en se heurtant vibrait sur ses épaules.
— La merveilleuse histoire ! Ô jeune homme savant,
S’écriaient les fermiers, visitez-nous souvent.
Certes, vous payez bien votre part d’une fête.
Nous travaillons des bras ; vous, Loïc, de la tête. »
Loïc, tu répondis : « Un barde de nos jours
Qui nourrit de ses chants les villes et les bourgs,
Un ami m’a conté ces antiques merveilles.
Ah ! comme avec plaisir s’ouvriraient vos oreilles
Si, debout parmi nous, et parlant avec feu,
Sa voix vous expliquait le nom de chaque lieu,
Noms sacrés qui, restés vivants dans la mémoire,
Depuis quatre mille ans racontent notre histoire !
— Celui dont vous parlez, ah ! nous le connaissons,
Dit le meunier Ban-Gor. Ecoutez ses chansons ! »
Mais l’hôte : « Si chez moi, ce soir, la gaité brille,
La mort, voici vingt jours, entra dans ma famille,
Et j’attends le retour de la même saison
Avant qu’aucun chanteur chante dans ma maison.

— C’est bien ! dit un vieillard, invité pour son âge
De tout enterrement et de tout mariage.
Çà, prions pour le mort ; ensuite, mes amis,
Pour ceux qui de tout cœur céans nous ont admis.
Tous les ans leur blé croisse et leur grange s’emplisse !
Et l’œuvre de ce jour, le Seigneur la bénisse ! »
Alors les Requiem, les Grâces, les Pater,
Sur l’herbe du courtil furent dits en plein air ;
Puis l’hydromel encor, le cidre après les Grâces,
Pour le coup du départ vinrent remplir les tasses.
Quand, les pieds chancelants, la troupe repartit,
Un long cri du village au vallon retentit.
Leurs femmes les suivaient en devisant entre elles ;
Car, le dos tout courbé sous le poids de leurs pelles,
Ils roulaient lourdement au fond des chemins creux ;
Et, sans voir ses amours, le doux clerc avec eux.

Dés longtemps les deux sœurs, Anne et sa chère Hélène,
Le visage entouré de leurs coiffes de laine.
Avaient quitté la ferme : « Eh quoi ! partir déjà ?
— Oui, la mère attendrait, » leur répondit Anna.
 
Mais nous, pour bien finir cette belle journée.
Par cette mère en deuil montrons-la terminée :
Douce histoire où les cœurs trouvent à se nourrir.
Fleur qui dans nos champs seuls pouvait naître et fleurir…
 
Or la veuve d’Hoel, sombre de corps et d’âme.
S’en allait vers le bourg, alors qu’une autre femme,
Veuve aussi, l’abordant à l’angle d’un chemin,
Lui dit, les yeux en pleurs et la main dans la main :
« Est-ce bien vous, Guenn-Du ? Comme un malheur nous change !

En vous voyant venir du côté de la grange,
En vous voyant venir sous vos robes de deuil,
Je disais : « C’est un mort qui sort de son cercueil !
— Armel, oui, plaignez-moi, car nous sommes deux veuves,
Et nous avons passé par les mêmes épreuves.
Une maison est lourde, hélas ! quand un support
S’écroule et que le poids tombe sur le moins fort !
Dites ! que peut alors une innocente femme ?
Tout le monde l’accable, elle n’a que son âme.
Ce sont des serviteurs qui font mal leur devoir,
Des enfants à nourrir, des filles à pourvoir,
Cent choses à troubler la tête la plus ferme.
Loïc, votre bon fils, vient le soir à la ferme :
Mon pauvre homme l’aimait, ma fille l’aime aussi,
Dieu veuille que le prêtre arrange tout ceci !
— Guenn, je l’ai dit souvent : Dieu le veuille ! le veuille !
Comme un arbre je sèche, et tombe feuille à feuille ;
Mais nous souffrons sur terre et nous la regrettons,
Et j’aimerais à voir fleurir nos rejetons.
— Eh bien ! quand vous portez au marché votre beurre,
Entrez, nous causerons ; moi, je vais à cette heure,
Je vais porter ma bague à la Vierge du bourg.
Oui, cet anneau de veuve à mon doigt semble lourd.
Mon ancien compagnon, Hoël, le redemande,
Et je l’offre à Marie afin qu’elle le rende. »
 
Depuis longtemps la veuve, à l’ombre d’un pilier,
Priait à deux genoux, et sur son tablier
Lentement, grain à grain, défilait son rosaire.
Attendant, pour remplir son vœu, que le vicaire
Fût sorti de l’église et du saint tribunal.
Or deux femmes étaient au confessionnal,

Et quand l’une eut parlé longuement, l’autre femme
En eut pour toute une heure à soulager son âme.
Pourtant la nuit tombait et l’approche du soir
Répandait dans l’église un froid humide et noir.
Les deux femmes enfin sortirent, et, le prêtre
Du confessionnal ayant clos la fenêtre,
Guenn-Du se releva ; puis, d’efforts en efforts,
Vers l’autel de la Vierge elle traîna son corps.
 
Mais au pied de l’autel, près de tirer sa bague,
Voici que son esprit se trouble ; un tableau vague
De ses jours d’autrefois passe devant ses yeux :
Les plus jeunes d’abord, hélas ! les plus joyeux ;
De toutes ses amours elle revoit l’histoire ;
L’habit qu’elle acheta pour sa noce à la foire ;
Elle entend résonner les cloches ; elle voit
L’autel où son époux mit la bague à son doigt ;
Ensuite les enfants, les travaux du ménage,
Sa maison devenant plus sombre d’âge en âge ;
Elle, enfin, vieillissant ; son mari déjà mort.
Et tous ces souvenirs la troublèrent si fort
Que, pour se soutenir, sur le bord de la rampe
Elle appuya ses mains. — Mais là, sous une lampe,
Aux dernières lueurs du soir, apercevant
L’épouse de Joseph avec son bel enfant.
Celle que les martyrs ont prise pour leur reine.
Son fils entre les bras, lui parut si sereine
Que la veuve d’Hoël voulut cacher ses pleurs
À la mère du Christ, la mère de douleurs.
Et bientôt dans son cœur plus forte et plus allègre,
La bague qui flottait autour de son doigt maigre,
Elle la retira : « Voici l’anneau d’Hoël,

 
Rendez-lui son présent, ô Vierge, dans le ciel ! »
Il faisait froid, bien froid, et noir sous le feuillage,
Quand la veuve revint enfin dans son village ;
Mais ses enfants veillaient, et Lilèz, son neveu,
Avait mis un tronc d’arbre immense dans le feu.



CHANT DIX-HUITIÈME

LA NUIT DES MORTS.


Temps des veillées. — Solitude «t tristesse chez la veuve d’Hoël. — Grande veillée de la première nuit de novembre. — Quels hôtes sont attendus. — Préparatifs d’Anna, et terreurs de sa mère. — Le balayage des Âmes. — Feu et repas funèbres. — Le cantique des morts. — Un voyageur. — Vision dans la lande de la Trève-des-Druides. — Rencontre du voyageur par le clerc Daûlaz et les chanteurs de nuit.


Les soirs d’automne, après une humide journée,
Il est doux de causer devant la cheminée,
Tous en rond, les enfants assis sur vos genoux.
Et le chien gravement installé devant vous.
Tandis que les fuseaux tournent aux doigts des femmes,
Il est doux d’écouter, les deux mains sur les flammes,
Des contes merveilleux de pays enchantés,
Et depuis des mille ans les vieux airs répétés,
Où revit la Bretagne avec toute sa gloire,
Et dont le noble peuple a gardé la mémoire.
Ainsi dans les manoirs, où chaque souterrain
A son dragon de feu, chaque préau son nain ;

Puis, après les géants, les grandes passes d’armes,
Un simple chant d’amour qui fait venir les larmes.

Chez la veuve d’Hoël tous les soirs tristement
S’écoulaient en silence et dans l’isolement ;
Si le fidèle clerc arrivait le dimanche,
Les trois femmes pleuraient sous leur coiffure blanche ;
Et le conscrit Lilèz, sur un banc à l’écart,
Jeune homme désolé, songeait à son départ…
 
Quand novembre amena sa première soirée,
Cette nuit cependant fut une nuit sacrée ;
Car du pays de Vanne au pays de Léon,
De Cornouaille en Tréguier il n’est pas un Breton,
Bûcheron dans les bois, ou pêcheur sur les côtes,
Qui chez lui, ce soir-là, n’attende bien des hôtes.
Dès que le dernier chant de la Fête des Saints
Est fini, les voilà, pareils à des essaims,
Ou comme des graviers roulés dans la tempête.
Qui sortent par millions, et volent à leur fête ;
Ils vont rasant le sol, pêle-mêle, hagards ;
Et le seuil des maisons, les courtils, les hangars,
Les granges, tout s’emplit ; ils remplissent l’étable,
Tous les bancs du foyer, tous les bancs de la table ;
Et même dans vos lits, sous vos draps chauds et doux,
Eux, toujours frissonnants, se couchent près de vous :
Vous ne les voyez pas ; mais, la nuit, sur la face
On sent comme un vent froid, un petit vent qui passe.
 
C’était pour eux qu’Anna, laissant là son rouet,
Le front tout en sueur, près du feu travaillait.
Elle avait délayé sa meilleure farine,

Pris son bois le plus sec, sa graisse la plus fine,
Et tandis que son monde à vêpres priait Dieu,
Elle, seule au logis, étendait sur le feu
Ses crêpes de blé noir pour cette race étrange
Qui, dans toute l’année, un seul jour boit et mange.
Quand la flamme brillait trop vive, par instant
De la porte de chêne elle ouvrait un battant.
Et, devant sa maison, elle voyait dans l’aire
La brume s’étendant plus blanche qu’un suaire.
Or la pâte cuisait encor lorsqu’à la nuit,
Par-dessus la forêt, au loin elle entendit
Les deux cloches du bourg, qui de leurs voix funèbres
Éveillaient en sursaut les morts dans les ténèbres ;
Car la fête s’ouvrait, et le long des fossés
Les gens s’en revenaient causant des trépassés.
 
« Jésus-Dieu ! cria Guenn, comme avec sa famille
Elle entrait au logis, que fait là cette fille ?
Par une telle nuit balayer la maison !
Vous ne savez donc pas, ô fille sans raison.
Que le monde est couvert ce soir d’âmes en peine,
Et qu’ici votre père en pleurant se promène !
Avec votre balai voulez-vous le blesser ?
Les âmes des aïeux, voulez-vous les chasser ?
— Oh ! dit Anna, pardon ! mon âge est jeune encore,
Ma mère ; et vous savez des choses que j’ignore.
— Eh bien ! à cette table, enfants, asseyons-nous.
Mais, Lilèz, mon neveu, mes deux filles, et vous,
Alan, ne mangez pas jusqu’aux dernières miettes,
Et laissez quelque chose au bord de vos assiettes :
D’autres vont prendre place autour de ce bahut ;
N’égouttez pas le verre où vos lèvres ont bu. »

 
À ces mots, sur la table Anna posa ses crêpes.
« Oh ! tous vont là-dessus tomber comme des guêpes !
Dit sa sœur. Mais, Lilèz, apportez, s’il vous plaît,
La grande jatte au beurre : ils sont friands de lait.
— Surtout, reprit Guenn-Du, n’éteignez pas la braise.
Ici, dans le foyer, Alan, plaçons ma chaise…
Mes filles, à présent venez me décoiffer :
Les morts ont à manger, à boire, à se chauffer. »
 
Déjà tous sont au lit, les enfants et la mère ;
Mais pour fermer leurs yeux le sommeil ne vient guère.
Hé ! qui pourrait trouver du sommeil ici-bas
Lorsque dans leur linceul les morts ne dorment pas ?
À chaque bruit des bancs ou de la cheminée,
Tous les gens du hameau tremblaient ; la sœur aînée
Prenait sa jeune sœur Annaïc dans ses bras,
Et celle-ci cachait sa tête sous les draps.
Les hommes, plus hardis, poursuivaient leur prière.
Ou, la tête en avant, autour de la chaumière
Ils regardaient dans l’ombre ; eux-mêmes, tout à coup,
Ils ont senti le souffle arrêté dans leur cou :
À l’heure où le brasier était près de s’éteindre,
S’éveillant à demi, le chien s’est mis à geindre ;
Dans la cour on entend un bruit lourd de sabots ;
Des hommes qui de loin murmuraient quelques mots
S’approchent, et, frappant trois grands coups sur la porte,
Chantent à l’unisson d’une voix lente et forte :

« Si dans cette maison vous êtes endormis,
Voici la Nuit des Morts : réveillez-vous, amis !
Pour tant de morts et tant de mortes,
C’est Dieu qui nous a dit de frapper à vos portes.

 

« Priez pour eux, ô vous qui dormez dans vos draps !
Les vivants sont légers, les enfants sont ingrats :
Sur un lit de braise et de soufre
Votre père, là-bas, peut-être crie et souffre.
 
« L’argent vient et s’en va ; pourtant, je vous le dis,
Pour un denier beaucoup perdent leur paradis.
Hélas ! ouvrez votre paupière,
Et pour les pauvres morts priez Dieu sur la pierre !
 
« Soyez honnêtes gens, ayez peur du péché ;
Donnez bonne mesure et bon poids au marché ;
Donnez, donnez bonne mesure :
Jésus-Christ vous rendra le tout avec usure.

« Sur ses ailes de feu, comme un oiseau du ciel,
Et sa balance en main, descendra saint Michel ;
Debout sur ses ailes de flamme,
Dans sa balance d’or il pèsera votre âme.

« Alors d’un autre lit vous aurez tous besoin !
Pour chevet vous aurez un bourrelet de foin,
Autour de vous des toiles blanches,
Et sous la terre humide et pesante cinq planches.
 
« Ce chant, mes bons amis, est un chant de douleurs ;
À l’homme le plus dur il doit tirer des pleurs.
Priez pour les morts et les mortes :
Nous allons avec Dieu frapper à d’autres portes… »
 
Les chanteurs s’éloignaient ; et tous les habitants.
Attendris sur leurs morts, y pensèrent longtemps ;

Et le conscrit disait : « Ma pauvre âme peut-être
Ainsi viendra pleurer devant cette fenêtre. »

Ah ! le sombre hibou qui vole d’if en if.
Aux oiseaux réveillés jetant son cri plaintif,
Est moins triste, moins triste est la voix des chiens vagues
Par un soir d’ouragan hurlant contre les vagues,
Qu’en ce premier novembre, où nul astre ne luit,
Le cantique des Morts errant toute la nuit !…
Des clercs, des mendiants, de village en village,
Se plaisent à semer partout ce chant sauvage,
Pour rappeler à ceux qui dorment dans leurs lits
Ceux qu’en la terre froide ils ont ensevelis.
Mais qui viennent ce soir, dégagés de leurs langes,
Aux vivants se mêler : innombrables phalanges,
Tourbillons plus serrés que ne sont à la fois
Les sables de la mer et les feuilles des bois.
Tous ces bruissements qui passent dans les ronces,
À vos chants désolés, chanteurs, sont leurs réponses.

Par cette nuit de deuil, un barde, un voyageur,
Errait sur les confins de Scaer. Pieux songeur.
Il venait recueillir ces cantiques funèbres
Qu’enfant il écoutait, pâle, dans les ténèbres,
Et visiter ses morts ; et ce peuple léger
Dans la brume semblait près de lui voltiger :
Parents, premiers amis, jeunes filles aimées,
Enfants qui l’an passé jouaient sous les ramées.
Et ceux des anciens temps que leur pesant men-hîr.
Leur cercueil de granit, ne saurait retenir ;
Prêtres, bardes, guerriers, toute une foule étrange
Qui vient voir en pleurant comme chez nous tout change.

Près du tertre où longtemps dans son rêve absorbé
Ce pieux voyageur sur la lande est tombé,
Comme la troupe morne et frêle tourbillonne.
Telle que le brouillard qu’un vent pousse et sillonne !
Puis, éprise, on dirait, d’amour pour ce vivant,
Doucement elle vient sur son front se penchant.

druides

« Au Village-d’Heusus, où vont s’ouvrir les fêtes.
Nous allons, et le lierre a couronné nos têtes.
Devant nous brillera le gui dans l’arche d’or,
Ce symbole vivant de l’immortel Ior ;
Car des premiers, ouvrant au jour le sanctuaire,
Nous avons entrevu l’invisible Ternaire.
Ne laisse pas flétrir nos saints noms dans les cœurs.
Les bienfaits des vaincus, redis-les aux vainqueurs. »

chefs des clans


« Le Brenn a convoqué cette nuit dans sa chambre
Tous les chefs aux sayons rayés, aux colliers d’ambre ;
Et les lances de frêne, aux dards envenimés.
Se croiseront dans l’air, comme aux jours renommés
Où sur le Frank barbare elles volaient, pareilles.
Dans leurs frémissements, aux rumeurs des abeilles.
Ne laisse pas mourir ces hauts faits dans les cœurs,
Et dis que les vaincus souvent furent vainqueurs. »

bardes


« Ce soir résonneront au Village-du-Barde
Les chants que des morts seuls le long souvenir garde :

S’ils éclataient au jour, ces fils des harpes d’or,
Ils bouleverseraient les communes d’Arvor,
Elles qui, du passé toujours émerveillées,
À la voix des vieillards pleurent dans les veillées !
Ces échos de nos chants, maintiens-les dans les cœurs,
Toi qui ne chantes pas seulement les vainqueurs. »

Scaer, où le voyageur ouvre des yeux avides
À cet antique nom la Trêve-des-Druides,
Et revoit, comme au temps des premières tribus,
Les villages du Barde, et du Brenn, et d’Heusus ;
Ô Scaer ! en traversant ta bruyère sacrée,
Quel ami du passé n’irait, l’âme inspirée.
Et ne verrait surgir, sol des traditions.
Par une telle nuit de telles visions ?
 
Pour répondre à l’appel de ces âmes antiques,
Le voyageur, chargé de vapeurs léthargiques.
S’agitait, quand vers lui sembla venir encor
Un cortège royal au front couronné d’or.
Le premier, c’est Conan, prince vêtu d’hermine,
Conquérant fondateur que sa gloire illumine ;
Et, la dernière, Anna, qui montre tout en pleurs
D’une main sa couronne et de l’autre trois fleurs.
Chacun d’eux fièrement élevait un trophée ;
Érec, son bleu manteau brodé par une fée ;
Un autre feuilletait le livre de ses lois,
Comme Numa le sage et d’autres savants rois.
Celui[6] de qui le front sur tous les fronts s’élève
Avait un pallium à l’entour de son glaive :

Un prêtre, un saint vieillard, de sa main le vêtit,
Et sur d’autres vieillards librement l’étendit.
Mais rois, ducs ou barons, tous présentaient au barde
Des armes en tronçons rouges jusqu’à la garde.
Puis, trente chevaliers. Un des Trente en passant
Cria : « J’ai soif ! — Eh bien, Beaumanoir, bois ton sang !… »
Ô salles de Coat-Lorh, sortez de vos décombres !
Pierres, rassemblez-vous ! Montez, murailles sombres !
Sur ces fiers visiteurs suspendez vos arceaux ;
Mais ne vous fermez pas à leurs humbles vassaux.
La houe et le fléau, comme d’anciens esclaves,
Ils les portaient encore ; et, tout pâles et hâves :
« N’auras-tu point pitié, barde, de notre sort.
Nous qui n’avons trouvé de repos qu’à la mort ?
— O laboureurs ! ma voix vous fit souvent entendre,
Pauvres gens, si pour vous mon cœur est un cœur tendre !
C’est vous seuls que mes vers se plaisent à chanter,
Et c’est vous, cette nuit, que je viens visiter. »

Mais un premier rayon, entrevu par les Âmes,
Soudain les mit en fuite ; et des hommes, des femmes,
Tous, chanteurs attardés, heurtèrent l’étranger,
Qui d’un sommeil profond sembla se dégager.
Il murmura : « Quel rêve ! » Et le chef de la bande :
« Grand Dieu ! par cette nuit seul ici sur la lande !
Mais, c’est vous ! vous voilà dans notre vieux pays ?
— Eh bien ! quoi de nouveau chez nos anciens amis ?
— Tous sont dans la tristesse : Anna pleure son père.
Et Lilèz son départ. — Et toi, Loïc, mon frère ?
— Oh ! moi, vous savez trop comme s’en vont mes jours !
Votre sort est le mien : aimer, souffrir toujours ! »



CHANT DIX-NEUVIÈME

LE MARCHÉ DE KEMPER.


Arrivée au marché de Kemper, capitale de la Cornouaille. — Fontaine et poisson de Saint-Corentin. — Affluence du Marché-des-Jours-Gras. — Un départ de conscrits. — Toute la famille de Lilèz et son confesseur l’accompagnent. — Adieux désespérés de Lilèz. — Réponse et propositions de son ami Daûlaz. — Lilèz veut partir. — Il va dans la cathédrale prier saint Corentin. — Vue du Champ-de-Foire.


Cest aujourd’hui qu’il va du monde vers Kemper !
Des montagnes, des bois, du côté de la mer,
Hommes en habit bleu, femmes en jupe noire,
On ne voit que des gens s’en allant à la foire.
Il en vient de partout. Gelé pendant la nuit,
Sous le pied des bestiaux le chemin retentit.
Que de vaches, de bœufs, de petites charrettes.
De pesants limoniers secouant leurs sonnettes !
Place à ces jeunes gens qui passent au galop !
Place aux filles allant modestement le trot !
Et charrettes, bestiaux, ou chrétiens, cette foule
De toutes les hauteurs vers la ville s’écoule.
Ah ! voici dans le fond la ville de Kemper,
Assise au confluent de l’Oded et du Ster.

Comme sa cathédrale, aux deux tours dentelées,
S’élève noblement du milieu des vallées !
O perle de l’Oded, fille du roi Grallon,
Qui de saint Corentin portes aussi le nom,
Réjouis-toi, Kemper, dans tes vieilles murailles !
Vois avec quelle ardeur, ô reine de Cornouaillcs,
Tes fils, de tous les points de l’antique évêché,
Pêcheurs et campagnards, viennent à ton marché !
Cornouaillais ! en passant près de sa basilique,
Du bon saint Corentin adorez la relique.
Que tous ceux d’Elliant et des mêmes chemins
Boivent à sa fontaine et s’y lavent les mains !
Non pas les Léonards, eux de qui les ancêtres,
Voici quelque mille ans, hommes jaloux et traîtres,
Volèrent le poisson dont notre Corentin
Coupait pour se nourrir un peu chaque matin,
Et qui chaque matin, ô pieuse merveille !
Nageait dans sa fontaine aussi frais que la veille.
Eh bien ! les Léonards volèrent ce poisson.
Mais Kemper n’oublia jamais leur trahison ;
Sans jouir de leur crime, ils en portent la peine,
Et toujours le poisson nage dans sa fontaine.

Tant de gens sont venus au Marché-des-Jours-Gras,
Qu’à peine dans Kemper on pourrait faire un pas ;
Le Champ-de-Foire est plein et d’hommes et de bêtes,
Et la Place-de-Ville est une mer de têtes.
Mais ces gens si nombreux, qu’on dirait des fourmis,
Tous ne reviendront pas ce soir à leur logis.
Voyez là-bas, voyez dans ce coin de la place,
De quels torrents de pleurs ils inondent leur face !
Ils ont droit de pleurer et de gémir si fort,

Les pauvres jeunes gens : ils sont tombés au sort !
Déjà pour les compter arrivent les gendarmes ;
Et, comme eux, leurs parents sont noyés dans les larmes.

Je connais ce conscrit : c’est un enfant de Scaer,
C’est Lilèz, vrai Breton, un beau corps, un cœur fier.
Celle qui lui tint lieu de mère, sa marraine,
L’a conduit à Kemper avec sa fille Hélène ;
Avec sa fille Hélène elle est venue ici.
Car le jeune homme avait le cœur de celle-ci ;
Anna, son autre fille, était aussi du nombre,
Et Loïc qui la suit partout comme son ombre.
Enfin le confesseur lui-même était venu :
Leur mutuel amour du prêtre étant connu,
Homme sage, il voulut raffermir et défendre
Ces cœurs pleins de jeunesse et tout près de se fendre.
En tous lieux un départ est chose triste à voir ;
Mais dans notre Bretagne, oh ! c’est un désespoir.
 
Après bien des conseils au soldat, le vicaire
De loin vit arriver un pêcheur, son vieux père.
Bientôt, comme ils causaient entre eux d’Enèz-Eussâ
(L’île d’Ouessant), Lilèz, plus hardi, commença :
« Beaucoup, voyant mes yeux et mon visage humide,
Diront que Dieu m’a fait d’un cœur faible et timide ;
Peut-être à leurs foyers cet hiver diront-ils
Que j’aurai peur devant les sabres, les fusils,
Ou peur de la fatigue, et, toujours à la file,
Avec mon régiment d’aller de ville en ville.
Dans les mauvais chemins portant sans nul repos
Mes armes, mes habits, mes vivres sur le dos ;
Peur enfin d’endurer ce qu’un soldat endure,

Et, tout transi de froid, de coucher sur la dure ;
Mais, peur de la fatigue ou des coups de canon,
À ceux qui diront oui ! moi je répondrai non !
Devant les yeux du loup, hommes de ma famille.
Vous savez si mon cœur tremblait ; vous, jeune fille,
Ma cousine Lena, qui pleurez près de moi,
Si moi je pleure aussi, vous savez bien pourquoi…
Adieu, puisqu’il le faut, plaisirs de ma jeunesse !
Adieu, mes chers parents ! Adieu donc, ma maîtresse !
Vous, monsieur saint Alan, patron de mon pays,
Adieu ! je vais en France. Adieu, tous mes amis ! »

Aux plaintes du soldat aucune des trois femmes
Ne répondit : l’angoisse avait brisé leurs âmes.
Toutes les trois pleuraient. C’est alors que Daûlaz,
Jeune clerc qui portait un livre sous le bras,
Dit ces mots, qui seront l’honneur de son histoire,
Et dont les assistants ont gardé la mémoire.
 
« Si tu veux, ô Lilèz ! tu ne partiras pas,
Dit le sage écolier qui se nommait Daûlaz.
Retourne en ton pays ; moi, l’étude me lasse,
Et dans ton régiment j’irai prendre ta place.
Oui, je prendrai ton sabre et ta giberne aussi,
Tandis que tout l’été, jeune homme sans souci,
Et comme un joyeux clerc dans le temps des vacances,
Tu courras les Pardons, les luttes et les danses.
Pour quitter notre bourg, Liiez, j’ai mes raisons :
Mes bras ne savent plus travailler aux moissons ;
On a brisé leur force. Hélas ! un savant maître,
De moi, pauvre ignorant, a voulu faire un prêtre !
Il a changé mon âme, et voilà mon malheur.

Je ne suis point berger, je ne suis point docteur :
Que puis-je faire ici ? Je suis comme la pierre
Qui le long du coteau roule faute de terre.
Une fille pouvait m’arrêter en ce lieu ;
Mais elle ne veut point voler une âme à Dieu :
Sa bouche me l’a dit. À cette fille même,
À tous ceux de mon temps qui m’aimaient et que j’aime,
Puis à ma vieille Armel, adieu !… Pauvre garçon,
Ce matin, en passant devant notre maison.
Ce matin, j’entendis ma bonne et vieille mère
Qui chantait d’une voix si triste en sa chaumière
Que, pour la voir encore et lui parler un peu.
J’ouvris et vins m’asseoir près d’elle au coin du feu.
Aussitôt je sentis en moi mon cœur se fondre ;
Et des discours, auxquels lui seul pouvait répondre,
Sortirent de ce cœur, si pressés, mais si doux,
Que ma mère me dit : « Jeune homme, qu’avez-vous ? »
Alors il fallut bien partir ; mais, sur la route.
Mes larmes, croyez-moi ! tombaient à grosse goutte.
À présent, Dieu la garde et lui donne toujours
La mesure de blé nécessaire à ses jours !
Quand je ne serai plus, qu’une âme charitable
Prenne soin quelquefois de placer sur sa table
Du chanvre pour vêtir son vieux corps sans chaleur,
Et du cidre en hiver pour réjouir son cœur !
Embrassons-nous, Lilèz ! Voici la triste chose
Qu’au pli de ton oreille en partant je dépose ;
Mais si je ne puis rien pour ma mère et pour moi,
Mes jours te serviront, Lilèz : ils sont à toi ! »
 
« — Ah ! si quelqu’un disait, au pays d’où nous sommes,
Qu’il n’est plus d’amitié loyale entre les hommes,

Mon ami, celui-là ne t’a jamais connu,
Ou de nos jeunes ans ne s’est point souvenu.
L’un sur l’autre appuyés, et pareils à deux frères,
Nous courions en chantant à travers les bruyères ;
Tout enfants nous n’avions qu’une âme avec deux corps :
Eh bien ! nous voilà tels que nous étions alors.
Le temps seul a changé. Mais, clerc de ma paroisse,
Si ton esprit, habile à se nourrir d’angoisse,
Dans le suc le plus doux ne cherche point du fiel,
Ton verre jusqu’aux bords est encor plein de miel.
Quant à moi, je boirai mon vase d’amertume
Sans trop de désespoir, ainsi que j’ai coutume.
Que Dieu m’aide, et peut-être un jour sous le drapeau
J’aurai des lauriers verts autour de mon chapeau !
Mais avant que le bruit des tambours nous appelle,
Loïc, vous mes parents, vous aussi, jeune belle.
Entrons dans cette église, et prions Corentin
Qu’il me guide toujours de sa crosse d’étain… »

Nous, vers le Champ-de-Foire, allons ! Le nombre augmente,
Et la bruyante ruche en plein midi fermente,
À peine ce matin on pouvait faire un pas.
Le plus fort à présent ne peut ouvrir les bras.
Cependant nul marché ne tient que si l’un tape
Dans la main, et que l’autre à son tour y refrappe ;
Il faut fendre la presse, et dans un cabaret
Boire ensemble, ou l’accord mal formé se romprait.
Durant une heure (ainsi l’usage le demande),
Pour un verre de cidre on chicane, on marchande.
Durant tous ces débats, les génisses, les veaux,
Sont là roulant leurs yeux et tendant leurs museaux.
On tire leurs jarrets, on trait les pis des vaches,

Les taureaux en fureur font claquer leurs attaches.
Les féroces bouchers, ces ennemis des bœufs,
Qui laissent une odeur infecte derrière eux,
Passent. Vous n’entendez que des troupeaux qui bêlent.
C’est un murmure immense où quelques voix s’appellent.
Mille gens, mille bruits. Ô peuples de Corré,
Vaillants hommes de Scaer, Loc-Ronan. Plou-Aré,
Vous n’avez rien perdu des anciennes coutumes !
Nos pères connaîtraient leurs fils à leurs costumes :
Vous la portez encor, la braie aux plis flottants
Et vos grands cheveux bruns longs depuis trois mille ans !
Des rejetons nouveaux poussent aux vieilles souches !
Le langage breton sort de toutes les bouches !
Il était là, le barde, au port franc, à l’oeil vif !
Cet hiver au village il ne fut point oisif.
Tandis que son moulin broyait l’orge ou le seigle.
Lui, couché sur les sacs, suivant son goût pour règle,
Tout en voyant tomber la farine et le son
Et sa meule tourner, tournait une chanson ;
Et la foule, attirée aux airs de sa bombarde,
Aujourd’hui répétait les cantiques du barde :
Airs anciens et nouveaux. Quand s’arrêtaient les chants,
Soudain recommençaient les appels des marchands,
Les rires des buveurs, et, devant les boutiques,
Les conversations bruyantes des pratiques :
« Tal-Houarn, un beau soleil et chaud pour la saison !
Encor trois jours, puis vient Carême et son poisson.
— C’est vrai, le maigre arrive ; en attendant, liesse,
Jeanne ! et que ces trois jours soient une mer de graisse ! »
Sous leurs coiffes de chanvre et leurs larges chapeaux.
De ces blonds jeunes gens quels sont donc les propos ?
Leurs propos sont bien doux, car leur mine est bien tendre,

Mais ils parlent si bas qu’on ne peut les entendre.
Là, quelque étrange mot, reste du temps passé,
Vous fait ouvrir l’oreille : un vieillard tout cassé,
Debout près d’un cheval qui bâillait d’un air triste.
Lui dit, bien triste aussi : « Saint Eloi vous assiste ! »
Mélange enfin d’odeurs, de costumes, de voix,
Laboureurs et marins, ouvriers et bourgeois,
Douce odeur de bestiaux, exhalaison saumâtre
De poissons sur le gril, cris de pourceaux qu’on châtre,
Disputes d’hommes soûls, plaintes d’estropiés
Et bêlements de veaux attachés par les pieds.



CHANT VINGTIÈME

LES CONSCRITS.


Suite de l’histoire précédente. — Tendres adieux de Guenn-Du à son neveu Lilèz. — Exhortations du confesseur et de Tal-Houarn, le parrain du conscrit. — Lilèz entre dans l’Hôtel de ville. — Foule sur la place, autour du barde Ban-Gor. — Chant des conscrits de Plô-Meùr. — Grand bruit à la porte de l’Hôtel de ville. — Comment Lilèz amena ce tumulte. — Le barde, le clerc et Tal-Houarn, le lutteur, ne restent pas oisifs. — Mêlée des gendarmes et des paysans. — Saint Corentin vient au secours des Bretons.


 
Pacifique chanteur aux villes de Cornouailles,
Dois-je d’un cri de guerre effrayer leurs murailles ?
Hélas ! ces grands marchés, pleins de foule et de bruit,
Rarement sans désastre arrivent à la nuit ;
Trop souvent, je l’ai vu, dans ces fêtes celtiques,
Le vin de feu répand ses ardeurs frénétiques ;
Les yeux au moindre mot s’allument, et les bras
À s’armer du bâton noueux ne tardent pas.
Alors hommes, bestiaux, tout se mêle, tout crie ;
L’immense Champ-de-Foire est une boucherie.
Malheur donc aujourd’hui qu’au feu de la boisson
Un ardent désespoir a mêlé son poison !

Les désolés conscrits, devant l’Hôtel de ville,

Embrassent leurs parents : ils sont là près d’un mille.
Déjà, quand ce matin ils faisaient leurs adieux,
Qui ne sentait aussi des pleurs mouiller ses yeux ?
Le sombre souvenir, Kemper, dans ton histoire !
Leurs sanglots recouvraient tous les bruits de la foire.
Ils regardaient l’église et la place, et leur voix
Murmurait tristement : « C’est la dernière fois ! »
Lilèz, ce cœur naïf et franc, Dieu le protège !
Ses parents, ses amis, lamentable cortège,
Du bon saint Corentin ont entouré l’autel :
Ah ! pauvres gens de Scaer, entendez-vous l’appel ?
 
Assez, Lilèz, assez de pleurs et de prières !
Le tambour bat, jeune homme, essuyez vos paupières !
Sortez de cette église aux ordres de la loi !
Vos moments ne sont plus à vous, ils sont au roi.
La faux se lève et court sur la fleur des peuplades…
Ô les poignants adieux ! les sombres accolades !
 
Guenn, ouvrant ses deux bras, dit à son cher neveu :
« Fils de ma sœur, venez ici me dire adieu.
Qu’une dernière fois sur mon cœur je vous serre !
Six ans venus, qui sait si je serai sur terre ?
Conscrit désespéré, si la main d’un méchant,
D’un fourbe, n’avait point usurpé votre champ,
Vous n’auriez point quitté, jamais, je le répète.
Les lieux que vous aimez, où chacun vous regrette.
Mais envers vous moi-même ai-je fait mon devoir ?
Si pauvre que je suis, il fallait chaque soir
Mettre à part un denier ; et cette faible somme,
Grossie avec le temps, vous sauverait, jeune homme.
Pour la dernière fois venez entre mes bras !
Quand vous serez parti que ferai-jc ici-bas ?

Tous mes jours seront noirs. Les nuits, dans tous mes rêves,
Je vous verrai le corps percé de mille glaives ;
Puis sur un chariot à demi mort traîné.
Et dans un hôpital de tous abandonné ! »
 
Le prêtre interrompit la femme : « En toute chose,
Souvenez-vous de Dieu, votre fin, votre cause :
Vos pas seront plus sûrs dans les adversités,
Et votre cœur plus fort devant la mort. Partez. »

Et son parrain : « C’est moi, quand vous vîntes sur terre,
Qui vous tins sur les fonts de notre baptistère ;
Là, vous nommant chrétien, j’engageai votre foi :
Or, parjure pour vous, le seriez-vous pour moi ? »

« — Non ; je me souviendrai des vœux de mon baptême !
Jésus, Dieu de pitié, soutient celui qui l’aime»
Adieu ! j’entends l’appel. Oui, dans cette maison,
On parque les agneaux pour couper leur toison.
Les ouvriers sont prêts pour émonder les saules :
Ah ! mes nobles cheveux qui couvraient mes épaules,
Leur fer va les couper ! Aide-moi, juste Dieu !
Je serai moins qu’un homme en sortant de ce lieu. »
 
Puis, pressé par le flot de toute sa cohorte,
Il entra dans l’Hôtel, tandis que sur la porte
Ses parents et le clerc Daûlaz vinrent s’asseoir,
Pour lui parler encore ou du moins le revoir.
 
Au milieu de la place est Ban-Gor. Sa parole
Assemble autour de lui la foule, et la console.
Le barde, dans un chant énergique et sans art,

 
Des conscrits de Plô-Meûr racontait le départ :
Jour mauvais où tout homme était pris par la guerre,
Et que ceux d’à présent ne connaissent plus guère.
Et leurs maux, mesurés à de plus grands dangers,
Tel est le cœur humain, leur semblaient plus légers.
 
Cet éloquent meunier, debout près de l’église,
Comme il chante avec feu, malgré sa barbe grise !
Oui, tout autre chanteur, aveugle ou mendiant,
Qui, mené par son chien, s’en va psalmodiant.
Honteux, devrait se taire en face d’un tel barde
Que tous ont surnommé le Roi de la bombarde !

Quel air doux et plaintif, et fait pour les Bretons !
Devant son escabot écoutons, écoutons !
 
« Jeunes gens désolés qui partez pour la France,
Conscrits d’un temps de paix, emmenez l’Espérance !
Elle vous guidera loin de vos verts taillis ;
Un jour vous reviendrez avec elle au pays.

« Un temps fut (que jamais. Seigneur, il ne renaisse !)
Où tous ceux de vingt ans maudissaient leur jeunesse ;
Par bandes chaque année on les voyait partir :
Hélas ! on ne voyait aucun d’eux revenir.
 
« Les bourgs étaient déserts ; des gens usés par l’âge,
Ou des enfants, erraient seuls dans chaque village ;
Partout les bras manquaient pour semer ou planter ;
Et les femmes enfin cessèrent d’enfanter.
 
« Napoléon était le chef qui, pour ses guerres.
Enlevait sans pitié leurs fils aux pauvres mères :

On dit qu’en l’autre monde il est dans un étang ;
Il est jusqu’à la bouche en un marais de sang.

« Lorsque ceux de Plô-Meûr pour ces grandes tûries
Furent marqués : « Le loup est dans nos bergeries,
Dirent-ils en pleurant ; soumettons-nous au mal,
Et tendons notre gorge aux dents de l’animal. »

« Ils dirent au curé « Nous partirons dimanche ;
Prenez, pour nous bénir, l’étole noire et blanche. »
À leurs parents : « Mettez vos vêtements de deuil. »
Au menuisier : « Clouez pour nous tous un cercueil. »

« Horrible chose ! on vit, traversant la bruyère.
Ces jeunes gens porteurs eux-mêmes de leur bière ;
Ils menaient le convoi qui priait sur leur corps ;
Et, vivants, ils disaient leur office des morts.

« Beaucoup de gens pieux des communes voisines
Etaient venus ; leurs croix brillaient sur les collines ;
Sur le bord des chemins quelques-uns à genoux
Disaient : « Allez, chrétiens ! nous prierons Dieu pour vous. »

« Au milieu de la lande où finit la paroisse,
S’arrêta le convoi : ce fut l’heure d’angoisse.
Dans la bière on jeta leurs cheveux, leurs habits.
Et tout l’enterrement chanta De profundis.

« Les pères sanglotaient ; il semblait que les femmes
Dans leurs cris forcenés voulaient jeter leurs âmes ;
Tous appelaient leurs fils en se tordant les bras ;
Comme s’ils étaient morts, eux ne répondaient pas.

« Graves, et sans jeter un regard en arrière.
Ils partirent, laissant à Dieu leur vie entière :
Deux à deux ils allaient tout le long des fossés,
Si mornes qu’on eût dit de loin des trépassés.
 
« Dieu reçut ces martyrs : dans quelque fosse noire
Leurs os depuis longtemps sont plus blancs que l’ivoire ;
Quant aux parents, la mort n’en laissa pas un seul !
Pères et fils tiendraient dans le même linceul…
 
« Jeunes gens désolés qui partez pour la France,
Conscrits d’un temps de paix, à vous bonne espérance !
Le monde est beau, partez ! De retour au pays,
Fièrement vous direz un jour : m J’ai vu Paris ! »
 
Ce chant consolateur, redit par mille bouches,
Allait recommencer, quand des rumeurs farouches
Couvrirent la bombarde et la voix du meunier.
On vit tout en fuyant un jeune homme crier :
« Daûlaz ! à moi, Daûlaz ! » Et devant la mairie
Sur ses pas se ruaient des soldats en furie.
« À moi ! » cria plus fort le fuyard ; et Daûlaz,
Jeune clerc qui portait un livre sous son bras,
Courut sur le gendarme, et, du dos de son livre,
Il l’ajusta si bien qu’il l’étendit comme ivre.
Jamais, certe, un tel coup n’atteignit un soldat ;
Mais tout ce qui peut nuire est arme de combat.
Aussitôt les amis se mirent de la fête.
Les Bretons, toujours prêts à frapper sur la tête.
Agitaient leurs bâtons : « Parbleu ! se dit Ban-Gor,
Si ma tête blanchit, mon bras est jeune encor :
Jetons mon cri de guerre ! » Et, sus, le joyeux barde

D’un son aigre et perçant fit frémir sa bombarde.
Pour Tal-Houarn, le lutteur, c’était le sanglier
Qui, les crins hérissés, débouche du hallier ;
Ses longs cheveux épars, c’est ainsi qu’il se rue,
Tête et bras en avant, au fort de la cohue.
Les gendarmes alors de vider les fourreaux ;
Et vers le Champ-de-Foire, au milieu des bestiaux,
Les Bretons de s’enfuir. « Morts ou vifs qu’on amène
Les deux garçons de Scaer ! criait le capitaine.
— Viens, repartit Lilèz, viens, coupeur de cheveux !
Tes mains ne tiennent pas encor ce que tu veux. »

Le farouche conscrit ! c’est lui qui sur sa tête
Ayant vu des ciseaux la lame déjà prête,
De la main des tondeurs brusque s’était sauvé,
Et par qui se trouvait ce tumulte élevé.
D’un fléau qu’il décroche au mur d’une boutique,
Quels coups à droite, à gauche, en tous sens il applique,
Couvrant le jeune clerc de soldats entouré,
Délivrant son ami qui l’avait délivré !

Jamais batteur de blé ne fit meilleur ouvrage.
La foule l’admirait, et lui disait : « Courage ! »

Ainsi près de Kemper, quand, voici cinq cents ans,
Contre les durs barons luttaient les paysans,
Et, nus, qu’ils attaquaient, ces pâtres de Cornouailles,
Les chevaliers cachés sous leurs cottes de mailles,
Jean, leur chef (saint martyr tombé là comme eux tous),
Semait autour de lui d’épouvantables coups ;
Et les mourants criaient, dans l’affreuse campagne :
« Tiens bon, Jean ! tu seras duc et roi de Bretagne ! »

Ah ! le jeune Lilèz ce jour-là fit bien voir
Que Jean laissa des fils qui savent leur devoir.
Et le terrible clerc, le lutteur et le barde,
Malheur contre un des trois, mort à qui se hasarde !
A leur aide accouraient tous les forts des cantons.
C’était un grand combat de soldats à Bretons,
Tous criaient : on eût dit les abois d’une meute.
Le préfet, entendant de loin gronder l’émeute,
Dépêcha des courriers. « Le peuple est soulevé ! »
Dirent-ils en rentrant. Et bientôt le pavé
Résonnait dans Kemper sous sa nombreuse escorte ;
Et bourgeois et marchands barricadaient leur porte.

Pour lors des campagnards le sort était certain,
Si saint Eloi, prié par le bon Corentin,
Saint Eloi n’eût trouvé pour les fils de Cornouaille
D’étranges alliés, plus forts que la mitraille.
Des hommes sans croyance ont dit, méchants propos !
Que le bruit du combat effraya les troupeaux ;
Ou que des maquignons venus de Normandie,
Race d’humeur sournoise et de gestes hardie,
Avaient semé dans l’air, par un art odieux.
Une poudre qui rend les bestiaux furieux :
Dieu le sait ! mais les bœufs, les chevaux et les vaches
Dans le même moment brisèrent leurs attaches ;
Et tous les fronts cornus et les immenses dos
Bondirent furieux et fous comme les flots,
Renversant les bouviers, lançant contre les bornes
Gendarmes et soldats enfourchés par leurs cornes.
Effroyable mêlée ! Ah ! vos deux jeunes gens
Désormais, Corentin, bravaient leurs poursuivants !
Vos cloches résonnaient comme un jour de victoire.

 
Depuis la Terre-au-Duc jusques au Champ-de-Foire,
Sur les quais de l’Oded et sur les quais du Ster,
Ce n’étaient que fuyards dispersés dans Kemper ;
Car derrière eux venaient de grandes voix beuglantes,
Et des yeux flamboyants, et des cornes sanglantes ;
Chez lui le plus hardi rentrait épouvanté :
Les animaux étaient maîtres de la cité.



CHANT VINGT-UNIÈME

LES FILEUSES.


Les deux veuves, Guenn et Armel, vont offrir un sac de blé à la patronne de Scaer. — Rencontre du fermier Tal-Houarn. — Nouvelles du clerc et du conscrit. — Pays de Tréguier ; la maison d’Hervé, le tisserand. — Filerie chez Hervé ; la petite Mana, sa fille. — Comment deux jeunes gens de Cornouaillc se trouvaient à cette veillée. — Merveilleuse légende des fées de Berneuf. — Bonne plaisanterie du tisserand. — Les gendarmes. — Appel aux deux veuves.


Oui, mon brave parent ! oui, cette mère en larmes,
Et moi qui dans mon cœur ai bien ma part d’alarmes,
Nous ne pouvions souffrir plus longtemps ce tourment.
Ce matin j’ai donc mis le bât sur la jument,
Et nous allons porter ces mesures de seigle
À la sainte de Scaer, ma patronne et ma règle ;
Et, s’ils vivent encor, nous verrons avant peu,
Elle, son cher enfant, et moi, mon cher neveu…
Mais tous deux sont tombés sous leurs bourreaux infâmes ;
Et, comme eux, nous n’avons qu’à mourir, pauvres femmes !
Le bon Tal-Houarn sourit : « Vivez pour vos enfants,
Armel, et vous, Guenn-Du ; car tous deux sont vivants.

— Est-il vrai, juste ciel ! O Vierge sainte et pure ! »
Et les voilà glissant du haut de leur monture.
 
« Vous connaissez Hervé, qui nous vient deux fois l’an.
Ce paisible fileur est un ancien chouan :
Au marché de Kemper il vit nos jeunes hommes
Abattant sous leurs coups, comme en été les pommes,
Gendarme sur gendarme et soldat sur soldat ;
Et lui-même, dit-on, prit sa part du combat ;
Si bien qu’en sa voiture il sut, après l’affaire,
Cacher notre écolier et notre réfractaire ;
Et tous les deux, blottis sous un amas de fil.
Suivirent en Tréguier le tisserand subtil…
Mais (pensez-vous) comment ai-je appris leur histoire ?
D’un homme qui toujours voyage et qu’on peut croire :
À Doussall, le saunier, en certain cabaret.
Pour qu’il vînt nous le dire ils ont dit leur secret.
 
« — Que Dieu soit donc béni ! reprit l’une des veuves.
C’est une heure de calme après un mois d’épreuves.
Qu’il soit fait cependant comme il était réglé.
Et que la bonne sainte ait notre sac de blé ! »

Ô Guenn ! portez-en deux : en de plus sûrs asiles
Jamais des exilés n’ont vécu plus tranquilles. —
 
Vers le bourg de Lan-Leff si vous allez un jour.
De son temple roman, lecteur, faites le tour ;
Puis demandez Hervé, le bon faiseur de toiles :
Le fin lin pour le corps, le chanvre pour les voiles,
Garnissent ses métiers ; mais une blonde enfant,
Voilà son vrai chef-d’œuvre, à l’adroit tisserand.

On l’appelle Mana. Cette enfant, rose et blanche,
Toute jeunette encor, ne sort que le dimanche ;
Mais, comme d’un enclos le parfum d’une fleur,
Du toit d’Hervé s’exhale une fraîche senteur.
 
Un soir de février, nuit sombre et pluvieuse,
Toute une troupe active, une troupe joyeuse
De filles dont les doigts tiennent un long fuseau
Et dont l’épaule gauche a pour arme un roseau,
Chez Mana s’est rendue : on y fait la veillée.
Celle qui finira plus tôt sa quenouillée
Doit avoir un ruban d’or et d’argent broché,
Que la mère acheta le jour du grand marché.
Elle avait bien prévu, l’habile ménagère,
Qu’elle et sa jeune enfant, malgré leur main légère,
Seules ne pourraient pas filer dans la saison
Tant de chanvre et de lin encombrant la maison.
Donc autour de son feu tout le hameau s’assemble :
Ce qu’elles n’ont pu faire, on va le faire ensemble.
Entre amis les fardeaux se doivent partager :
L’œuvre devient facile, et le travail léger.

Quand vous étiez captif, Bertrand, fils de Bretagne,
Tous les fuseaux tournaient aussi dans la campagne ;
Chaque femme apporta son écheveau de lin :
Ce fut votre rançon, messire Duguesclin !
Oh ! comme sous la main de ces braves voisines
Rapidement ce soir se couvrent les bobines !
De la quenouille à peine un brin s’est dégagé,
Qu’il s’allonge, se tord ; en fil on l’a changé.
Pas un doigt, pas un pied un seul instant n’arrête.

Les rouets et les fuseaux tournent et sont en fête.
Pour exciter ici le zèle et la gaîté,
Il n’était pas besoin de ruban argenté ;
Car Tréguier, le pays des maîtresses fileuses,
Sans mentir est aussi le pays des chanteuses :
De la Bonne-Duchesse au premier roi Conan,
Elles pourraient trouver une chanson par an.
 
Cependant dites-nous, ô blanche filandière,
Innocente Mana, qui restez en arrière
Malgré vos quatorze ans, Manaïc, dites-nous
Pourquoi, comme vos yeux, votre chant est si doux !
En fumant près du feu votre aïeul vous écoute,
Et votre père aussi : vous les aimez sans doute ;
Mais, blanche filandière, innocente Mana,
Si douce, votre voix jamais ne résonna !…

Ah ! voici près de vous deux garçons de Cornouaille,
Avec leurs longs cheveux tombant jusqu’à la taille !
Ils sont là, leurs regards par le vôtre éblouis,
Ces deux enfants de Scaer, errant loin du pays !
Votre père accueillit les jeunes réfractaires ;
Et déjà, sous ce toit entouré de mystères,
Il semble qu’oublieux des anciennes amours,
Volontiers loin du monde ils passeraient leurs jours ;
Ils ont tout oublié, leurs parents dans les larmes,
Des amis inquiets, et même les gendarmes
Qui peuvent, tout à coup entrant dans la maison,
De ce réduit heureux les traîner en prison.
 
Mais la gentille enfant : « Ce soir, chacun travaille ;
Resterez-vous oisifs, nos amis de Cornouaille ? »

Et Loïc élevant les mains, Mana roulait
Son fil neuf à l’entour. Pour Lilèz, il filait.
Aussi s’écriait-il gaîment : « Me voilà fille !
Apportez une jupe, et vite qu’on m’habille !
— Est-ce donc votre barbe, ô jeune homme si fier,
Qui vous dit qu’une coiffe irait mal à votre air ? »

Tous de rire ; et Lilèz, se troublant dans son rôle.
Un moment demeura honteux, le joyeux drôle !
 
La mère poursuivit : « Conscrit aux airs railleurs,
Les gars de Pont-Ivi sont, comme nous, fileurs ;
Mais croyez que leurs mains, pour tenir la quenouille,
Ne laissent pas manger leurs fusils par la rouille.
Oui ! même les Esprits de la mer et des bois
à tourner le fuseau se plaisaient autrefois.
— C’est vrai, dit le grand-père en lâchant ses bouffées :
À Berneuf, les anciens ont vu filer les fées.
— Grand-père, oh ! dites-nous un conte du vieux temps !
— Moi, bon Dieu ! Je n’ai plus ni mémoire, ni dents ;
Mais mon fils et ma bru connaissent cette histoire.
— Eh bien ! je vais fouiller au fond de ma mémoire,
Dit Jeanne ; et mon mari, qui se tait dans son coin,
Hervé, me prêtera secours s’il est besoin.
 
« Voici de ça longtemps. Alors les pauvres femmes
N’usaient point à filer leurs corps avec leurs âmes.
Car dans leurs beaux palais de jaspe et de corail
Des Esprits bienfaisants seuls faisaient ce travail.
Ces Esprits, les Bretons les appelaient des fées.
Or ces dames, de gaze et de soie attifées,
Depuis bien des mille ans au doux pays d’Arvor

Vivaient, et leurs fuseaux on peut les voir encor :
Enfants (retenez bien), ce sont les grandes pierres
Qui se tiennent debout au milieu des bruyères.
Ces grès, dont nul savant ne sait dire le poids,
Pesaient moins qu’un fétu pour leurs agiles doigts.
Aussi leur tâche était bien vite terminée :
À nos travaux d’un an suffisait leur journée.
Pourquoi ces bons Esprits ont-ils quitté nos champs ?
Mes amis, ce secret est celui des méchants.
 
« Mais c’était à Berneuf, sur le bord de la grève,
Dans leur grotte d’azur, comme on n’en voit qu’en rêve,
Pleine de sable d’or, pleine de larges fleurs
D’où sortaient à la fois des parfums, des couleurs ;
C’était dans ces rochers que se plaisaient ces reines
Dont les chants répondaient aux chansons des sirènes.
Secourables au faible, appui de l’indigent,
Elles aidaient celui qui perdait son argent :
Dans leur grotte on faisait la nuit quelque prière ;
Le lendemain l’argent brillait sur une pierre !…
Mais, fileuses ! c’est nous, nous que leur amitié
Entre les malheureux semblait prendre en pitié.
Peu nous gagnait leur cœur : quelques simples offrandes
De beurre et de pain frais, dont elles sont friandes.
Le soir vous alliez donc, portant un panier plein
De leurs mets favoris, puis de chanvre et de lin ;
Et quand vous reveniez le matin, de bonne heure,
Il ne restait plus rien du pain frais et du beurre,
Mais le chanvre et le lin, le tout était filé,
Et de cent écheveaux votre panier comblé.

« Ah ! voilà le bon temps ! Heureuses nos aïeules !

Pour faire tant d’ouvrage, hélas ! nous sommes seules !
Ou plutôt les démons remplacent les Esprits.
Les méchants viennent vite ou les bons sont proscrits.
Moi, je nomme démons toutes ces mécaniques,
Vrais engins de l’enfer, trouvailles sataniques,
Qui font que le fileur, épuisé de besoins,
Toujours travaille plus, et toujours gagne moins. » ^

Tel était le récit de Jeanne ; et dans ce conte
Bien des cœurs sérieux sauraient trouver leur compte.
Le clerc en fut touché, lui qui toujours rêvait.
Mais, comme le travail de Mana s’achevait,
S’achevait le premier, il restait dans l’attente,
Pour offrir le ruban à la plus diligente,
Espérant que ce zèle ardent serait compris,
Et que le prix offert lui-même aurait son prix.
 
Une dernière mèche était presque tournée.
Lorsque du fond de l’âtre et de la cheminée
Sort une voix aiguë et grêle, un bruit pareil
À la voix des grillons qui chantent au soleil,
Comme une voix de fée : « Eh quoi ! l’Angélus sonne,
Et vous filez encor ! Dormez ! je vous l’ordonne. »
Soyez sûr qu’à ces mots chacun se tenait coi,
Et promenait un œil timide autour de soi,
Quand, parmi les tisons et les cendres de l’âtre,
On vit lourdement choir la fée au teint noirâtre :
C’était messire Hervé qui, morne tout le soir,
Voulait donner enfin preuve de son savoir,
Et terminer gaîment par sa plaisanterie
Cette laborieuse et longue filerie. —

Non, tout n’est pas fini. Des pas forts et pesants,
Des pas qui n’étaient point connus des paysans,
Viennent vers la maison ; puis on fait une pause,
Comme au moment d’agir quelqu’un qui se dispose ;
Enfin une voix rauque : « Ouvrez, au nom du roi ! »
Mana laissa tomber sa quenouille d’effroi.
Les conscrits saisissaient leur bâton ; mais le maître
Sur son petit courtil ouvrit une fenêtre ;
Et lorsque dans la ferme, après plus d’un retard,
Les gendarmes entraient, ils arrivaient trop tard :
Vers un manoir, caché sous ses bois solitaires,
A travers champs fuyaient les jeunes réfractaires.
 
Veuves, c’est à présent, ô femmes de douleurs,
Qu’il faut sur vos enfants recommencer vos pleurs,
Et devant tous les Saints, les Anges et les Vierges,
Porter vos sacs de blé, brûler vos bouts de cierges.
Vienne l’appui d’en haut, et laissez sur leurs pas,
Laissez se déchaîner les fureurs d’ici-bas !
Mais, veuves, hâtez-vous ! priez, ô pauvres mères !
Contre eux se sont ligués les préfets et les maires ;
Et les voilà, fuyant de pays en pays,
Chevreuils légers des bois par les chiens poursuivis.



CHANT VINGT-DEUXIÈME

LES RÉFRACTAIRES.


Quelles gens passaient un soir sur le pont de Tréguier. — Un fermier de Cornouaille à la recherche de son filleul. — Jean Le-Guenn, le chanteur. — Une vieille. — Rencontre de la vieille et de deux jeunes Cornouaillais à la chapelle de la Haine. — Vie errante des deux réfractaires. — Jean Le-Guenn chante son retour. — La maison de l’aveugle. — Hospitalité du chanteur. — Le fermier Tal-Houarn retrouve son filleul. — Histoire de la Pierre-Bornale. — Libre retour en Cornouaille des deux réfractaires.


AU coup de l’Angélus, comme le jour baissait,
Sur le pont de Tréguier bien du monde passait :
Paysans et bourgeois suivaient chacun sa file ;
Les uns allant aux champs, les autres à la ville.

Un homme de Kemper, escorté d’un grand chien,
Longtemps dans son bureau fit causer le gardien ;
à peine celui-ci surveillait son péage,
Tant il fallait répondre à cet homme en voyage ;
L’obstiné Cornouaillais enfin le laissa seul,
Et partit en disant : « Où donc est mon filleul ? »

On vit encor venir, d’un pas lourd, mais rapide,
L’aveugle Jean Le-Guenn avec son petit guide.
« Jean, un air ! je paîrai le passage pour vous. »
Mais Jean ne chantait pas ce jour-là pour deux sous.
 
Enfin, d’un manteau noir avec soin entourée,
Une femme passait le pont dans la soirée. —

En face de Tréguier, sur les bords du Jaudi,
Est un lieu longtemps saint, à présent lieu maudit.
Des plâtres verts et nus, où rôde le cloporte,
Un loquet tout rouillé qui tremble sur la porte,
Au dedans un autel sans nappe, et sous les toits
L’araignée immobile étendant ses longs doigts :
Voilà cette chapelle horrible ! À la sortie,
Partout le pied se brûle à des feuilles d’ortie.
Autrefois sa patronne était la Vérité ;
C’est la Haine aujourd’hui dont le culte est fêté.

Ils disent en Tréguier qu’aucun d’eux ne visite
Ni de jour ni de nuit leur église maudite.
Mais à ce nom pourquoi se signer en tremblant,
Et jusqu’à la chapelle un sentier toujours blanc ?
« C’est vrai, vous répondront alors ces bonnes âmes ;
Mais, croyez-le, jamais il n’y va que des femmes. »
Donc, par l’étroit sentier, au tomber de la nuit,
Une femme montait, montait seule et sans bruit.
Couverte de haillons, vieille et toute ridée,
Elle allait, le cœur plein de quelque horrible idée.
Des pas se font entendre ; elle s’arrête et voit
Derrière elle des gens s’acheminant tout droit.
Bientôt, tournant vers eux sa figure blafarde,
La vieille aux yeux perçants dans les yeux les regarde.

« Je sais, je sais, dit-elle, où vous allez ainsi !
Vous connaissez les lieux, quoique nés loin d’ici.
Pourtant, ne fuyez point les avis d’une vieille :
Tous les saints à la voix du pauvre ouvrent l’oreille.
N’est-ce pas, jeunes gens, vous êtes deux amis ?
Mais peut-être avez-vous aussi des ennemis ?
— Oui-da, cria l’un d’eux (c’était un réfractaire),
Et tout un bataillon ! — Chut ! fit avec mystère
Le second — Mes enfants, je l’aurais deviné ;
Car vers vous deux mon cœur dès l’abord s’est tourné.
Qui n’a ses ennemis ? Contre eux usons d’adresse.
Vous voyez : je ne suis, hélas ! qu’une pauvresse ;
Mais sans de longs procès, et sans armes, je puis
Mettre par mon savoir un terme à vos ennuis.
Trois Ave seulement, et certaine prière,
Tous ceux que vous craignez s’étendront dans leur bière. »
Elle est folle, pensa le sage clerc Daûlaz…
« Mère, mon compagnon et moi nous sommes las ;
Nous n’allons point chercher la haine et la vengeance.
Mais de l’âme et du corps ce soir quelque allégeance. »
 
Puis il poussa du pied la porte aux gonds rouilles ;
Et tous deux, sur le sol humide agenouillés.
Pour leurs parents, pour eux, pour leurs ennemis même,
Ils prièrent, fermant la bouche à tout blasphème…
Ô jeunes gens ! c’est bien : la haine, air malfaisant,
Sur l’esprit qui l’exhale en orage descend ;
Mais les larmes d’amour, dans le ciel condensées,
Sur les cœurs doux et purs retombent en rosées.
Votre sort changera.

Toute à son noir projet,
Comme une chienne au seuil, la vieille n’en bougeait.

Dès que l’un d’eux parut : « Or çà, mes gars, dit-elle,
Que veniez-vous chercher ce soir dans la chapelle ?
Innocents Cornouaillais, savez-vous ce qu’on dit ?
Lorsqu’on ne maudit pas, soi-même on est maudit.
Vos colères à vous sont toutes dans la tête :
Vous jurez, vous frappez, c’est toute la tempête.
Nul de vous n’a le cœur de garder plus d’un jour
Une haine robuste avec un grand amour.
Pourtant, hommes légers, de vos langues de femmes
Ne lancez pas sur nous des paroles infâmes,
Sinon (j’ai mes secrets), comme l’herbe des prés,
Sur vos genoux tremblants, vilains, vous sécherez ! »
 
À ces cris de la vieille, à son rire effroyable,
Le bon Lilèz crut voir la servante du diable :
Brusquement il saisit son ami par la main,
Et passa devant lui dans le petit chemin.
Alors, faisant effort pour desserrer ses lèvres :
« Partons, dit-il ; déjà je tremble et j’ai les fièvres… »

Depuis le soir d’alerte où, grâce à maître Hervé,
Ce couple de proscrits des soldats s’est sauvé,
Ils ont couru tous deux bien des bois, des bruyères,
Visitant les manoirs, évitant les chaumières :
Hélas ! dans ce pays, moins breton tous les ans,
Chose amère ! ils craignaient leurs frères paysans.
Le regard d’un passant, un bruit dans les feuillages,
Les aboiements des chiens rôdant près des villages.
Tout les faisait trembler. « Autant vaut être loups ! »
Disait Loïc. Lilèz reprenait : « Sauvons-nous ! »
À grands pas cette nuit ils marchaient vers la côte ;
Ce fut, en les quittant, le conseil de leur hôte :

« Vite ! gagnez un port ; puis, sur un bâtiment,
Pour Vanne ou pour Auray partez secrètement.
Là, mes amis, des bras vaillants, des âmes fortes !
Là, vous verrez s’ouvrir pour vous toutes les portes ;
Gendarmes et soldats n’auront qu’à se damner.
Comme au vieux temps, c’est là qu’on peut encor chouanner. »

Les deux bannis, suivant leur course aventurière,
Au-dessous de Tréguier côtoyaient la rivière,
Quand l’un des deux, marchant avec plus de lenteur.
Murmura : « Je connais la voix de ce chanteur ! » —

Jean Le-Guenn est assis au seuil de sa cabane ;
D’une longue tournée aux paroisses de Vanne
Il arrive, son sac dégarni de chansons,
Mais plein de beaux deniers jetant de joyeux sons.
Comme le mendiant qui vend ses patenôtres,
Lui va semant partout ses chants et ceux des autres ;
Il va, les yeux fermés et le front en avant,
Barde aveugle appuyé sur le bras d’un enfant ;
Enfin, quand ses cahiers courent chaque commune,
Il rapporte au logis sa petite fortune.
Le voici revenu depuis la fin du jour,
Et gaîment sur sa porte il chante son retour.
L’aveugle cependant fait soudain une pause.
Son oreille subtile entendant quelque chose.

« Poursuivez, Jean Le-Guenn ! Oh ! nous vous connaissons,
Nous savons mieux que vous plusieurs de vos chansons.
Quel Breton n’écouta votre voix dans les fêtes,
Et, lorsque vous passez, ne dirait qui vous êtes ?
Poursuivez, Jean Le-Guenn ! cet air va droit au cœur ;

Aux voyageurs lassés il rend quelque vigueur.
— Je chantais pour moi seul, jeunes gens de Cornouailles :
C’est mon salut d’usage à ces pauvres murailles ;
Mais puisque l’air vous plaît, ô jeunes gens courtois,
Écoutez ! je suis fier de chanter pour nous trois :

« Ma maison est bâtie au bord de la rivière ;
Si son toit est en paille, elle a des murs en pierre ;
Comme cet ancien barde, harmonieux maçon,
Chanteur, avec mes chants j’ai construit ma maison.

« Tout près est un courtil où vient jaser l’abeille ;
À ses bourdonnements en été je sommeille ;
J’y trouve (c’est assez) des légumes, du lin ;
Il y manque un pommier, l’arbre cher à Merlin.

« Hélas ! ce n’est pas moi dont la main le cultive !
Mais, au temps des moissons, lorsque l’aveugle arrive,
Quand, les pieds tout poudreux, il rentre de bien loin,
De son petit enclos ses amis ont pris soin.

« Oh ! venez, venez voir la belle forêt verte,
Les grands pins résonnants dont ma hutte est couverte !
Si mes yeux ne voient pas leurs rameaux toujours verts,
Au murmure des pins je murmure des vers.
 
« Enfin, chère maison, pour ton dernier éloge,
La mer baigne tes pieds ; elle nous sert d’horloge ;
J’écoute son départ, j’écoute son retour :
Le flux et le reflux nous mesurent le jour.
 
« Ma chaumière, il est vrai, n’a pas une fenêtre :
Sans doute elle a voulu ressembler à son maître,

Elle est aveugle aussi ; notre sort est pareil :
Comme moi, ma maison est fermée au soleil… »

— « Oh ! la douce chanson ! la chanson douce et tendre !
Dirent les jeunes gens ; heureux qui peut l’entendre !
Imprimez-la, brave homme, et de tous nos pays
Des pèlerins viendront saluer ce logis ;
Et si, comme aux Pardons, chacun laisse une offrande,
La petite maison bientôt deviendra grande.
Mais vous n’avez point dit, ô maître des songeurs.
Si jamais votre seuil s’ouvrait aux voyageurs. »

L’aveugle avec bonté s’était pris à sourire.
Il étendit les bras devant lui sans rien dire,
Et quand des jeunes gens il eut saisi la main :
« Mes amis, je vous tiens sous clef jusqu’à demain. »
 
Ils entrèrent. Bientôt un feu de lande sèche
Egaya la maison encore humide et fraîche ;
Et même un peu de cidre animant les conscrits :
« Jean Le-Guenn, dirent-ils, vous logez des proscrits !
— Certain par vos discours de vos âmes honnêtes,
Je ne demande pas, mes enfants, qui vous êtes ;
Sans crainte en mon logis vous pouvez demeurer :
Errant toujours, je sais tous les ennuis d’errer. »
Et leur montrant à terre une botte de paille :
« Allons, faites vos lits, déserteurs de Cornouaille !
Nul ne viendra ce soir… »

L’aveugle se trompait,
Car à coups redoublés à sa porte on frappait.
Le clerc pâlit, cherchant par quel trou disparaître ;
Mais la maison de Jean n’avait point de fenêtre.

Comme chez maître Hervé chacun se tenait coi.
Quand l’étranger reprit : « Ouvrez, au nom du roi ! »
Pour lors ce fut Lilèz qui courut vers la porte,
Et l’ouvrit en riant de sa voix la plus forte :
« Mon parrain ! — Mon filleul ! » Et le chien Bleiz léchait
Son maître bien-aimé, qui vers lui se penchait.
« Hervé n’avait point tort de plaindre les gendarmes ;
Tout marcheur que je suis, je vous rendrais les armes,
Dit le brave fermier ; mais pourquoi se cacher
Lorsqu’un père, un ami, se tue à vous chercher ? »
Alors il déroula les heureuses nouvelles
Qui pour venir si loin lui donnèrent des ailes.
 
Après les cris de joie, après un long sommeil,
Et le large repas qui suivit leur réveil,
Jean Le-Guenn écoutait, du seuil de sa chaumière,
S’éloigner ses amis le long de la rivière.
L’aveugle était pensif. Eux marchaient d’un pas lent,
Comme des voyageurs qui vont tout en parlant.
« Çà, venez, dit Tal-Houarn, et relevez la tête :
L’amnistie est entière et pleine, on vous répète.
À nos guerriers d’Afrique, à ces victorieux,
Certe on ne devait pas un prix moins glorieux.
Courage donc, Lilèz ! ma nouvelle est certaine,
Comme aussi vous rentrez maître en votre domaine.
— Étrange ! dit Lilèz. — Étrange, assurément !
Car la main de Dieu brille en cet événement.

« O mon fils, écoutez cet effrayant mystère :
Devant les étrangers, hélas ! j’ai dû me taire.

« Voici de ça vingt jours, Ronan de Saint-Urien,

Dont le père, ô Lilèz, déroba votre bien,
Revenait de la foire ; il était morne et sombre,
Car, dans un cabaret où des gens en grand nombre
Buvaient, il entendit se dire à demi-voix
Que les fils n’iraient pas fiers comme des bourgeois
Si les pères, laissant les bornes à leur place,
N’agrandissaient leur champ par ruse et par audace.
Il comprit ce discours, mais ne répondit rien,
Estimant dans son coeur son père homme de bien,
Et cependant sa mort, et volontaire et noire,
Toujours, chemin faisant, lui venait en mémoire.
Il marchait donc pensif et seul, pendant la nuit,
Lorsque, longeant son pré sur le coup de minuit,
Un soupir étouffé, comme la plainte sourde
D’un homme qui transporte une charge trop lourde,
Le réveille ; et la lune alors se dévoilant,
Il voit parmi les foins errer un spectre blanc.
Ce fantôme portait dans ses bras une pierre ;
Et, justice de Dieu ! c’était son pauvre père !
Le champ qu’il usurpa, cause de ses douleurs,
Cette nuit il allait l’arrosant de ses pleurs ;
Et promenant partout la borne sacrilège,
Il disait, sans trouver sa place : « Où la mettrai-je ? »
Pour Ronan, il signa son front, et, comme un fou,
Erra jusqu’au lever du jour sans savoir où ;
Mais il revint au pré dès que la nuit fut close,
Et, Dieu l’ayant permis, il vit la même chose.
Dès lors ne doutant plus, et la mort dans le cœur,
Il courut jusqu’au bourg chercher son confesseur.
 
« De ceux qu’il rencontra durant ces deux journées
Nul ne le reconnut, comme si trente années

Avaient passé sur lui : c’était un air hagard,
Et sur son front ridé des cheveux de vieillard.

« Mais sa troisième nuit fut encor plus horrible :
La pierre entre ses bras lorsque l’Ombre terrible
Reparut, sanglotant, et disant tour à tour :
« Où la mettrai-je ? » il crut être à son dernier jour.
Mais, voulant achever sa pieuse entreprise :
« Remettez-la, mon père, où vos mains l’avaient prise ! »
Puis, à ce grand effort d’amour et de pitié,
Il tomba de son haut et de larmes noyé.
« Merci, merci, mon fils ! Si ton âme chrétienne
« Ne m’avait dit ces mots qui finissent ma peine,
« Hélas ! ton père mort en avait pour cent ans
« À traîner cette borne au séjour des vivants… »
Or les rentes du pré, depuis quatorze années,
Le dimanche suivant on me les a données :
C’était Ronan lui-même ; et ce pieux enfant
Me parla de finir ses jours dans un couvent. »

Durant tout ce récit du fermier, sa voix mâle
Frémissait, et le front des autres devint pâle ;
Puis, tirant d’une main leur chapeau, tous les trois
Firent de l’autre main un grand signe de croix.

La vieille alors passait : « Tu vois, se prit à dire
Le clerc, tu vois. Lilèz, qu’il ne faut point maudire.
Riche et libre à présent, tu pourras épouser
La vierge à qui ton cœur ne cesse de penser.
— Mais toi, mon cher Daûlaz ? — Bah ! repartit leur guide,
Sur ce que fait sa sœur l’autre sœur se décide.

 
Courage ! tant de crainte est une déraison.
Le malheur veut enfin quitter notre maison. »
Et, comme s’ils voyaient en esprit leur chaumière.
C’était à qui pourrait laisser l’autre en arrière.
« Ah ! disaient les passants, quel air brave et joyeux ! »
Et chacun s’arrêtait pour les suivre des yeux.



CHANT VINGT-TROISIÈME

LES FIANÇAILLES.


Ce qu’amène le printemps. — Avant ses fiançailles, Lilèz s’est retiré à Ker-Barz chez son parrain. — Visite aux biens de la jeune fille (Hélène Hoël). — Tailleurs et mendiants entremetteurs du mariage. — Adroite conduite du meunier Ban-Gor. — Que sont devenus le clerc et Anna. — Accords au bourg, achats de noces et invitations. — Impatiences de Lilèz. — L’armoire de la fiancée arrive à Ker-Barz. — Savante dispute entre le meunier, défenseur du jeune homme, et le tailleur, défenseur de la jeune fille. — Entrée triomphale de l’armoire. — Comment les meubles du clerc entraient aussi chez Anna.


Chaque printemps nouveau, combien de fleurs nouvelles
Et de beaux jeunes gens qui poussent avec elles !
Chaque printemps nouveau combien de jeunes fleurs
Et de belles enfants aux riantes couleurs !
Vienne avril, et jeunesse, amours, fleurs sont écloses.
Dieu sous la même loi mit les plus douces choses.
Lilèz, et vous, Hélène, ô lis de la saison,
Qui vous transplantera sur le même gazon ?
Cette heure n’est pas loin ; et votre métairie,

Lilèz, attend la vierge amoureuse et fleurie ;
Mais vos premiers appuis, une mère, un parrain,
Prudents, consultent l’heure et sondent le terrain.

Faut-il pas qu’un tuteur, mariant son pupille,
Connaisse tous les biens comme il connaît la fille ?
C’est une règle ancienne : il visite en détail
La terre et le logis, la grange et le bétail.

Guenn voulut ce jour-là, cette prudente veuve.
Décorer sa maison comme une maison neuve.

Jamais on n’aura vu logis si bien rangé,
Meubles plus reluisants, buffet mieux étagé,
Sous un linge plus blanc meilleur pain sur la table,
Plus de seigle au hangar, plus de foin dans l’étable.
L’abondance partout, partout la propreté.
Dès la pointe du jour (un beau matin d’été)
Elle-même éveillait valet, berger, servante,
Sa fille. Les dormeurs étaient dans l’épouvante :
« Alerte, mes enfants ! de vos draps sortez tous !
Demain vous dormirez, aujourd’hui levez-vous !
Sus ! sus ! j’ai partagé l’ouvrage entre vous quatre.
Vous, Alan, balayez la grange et l’aire à battre ;
N’y laissez pas un grain de sable ; vous mettrez
Sous les bestiaux des lits de paille bien fourrés.
Vous, mes filles, il faut qu’en nos murs on se mire :
N’épargnez point vos bras, n’épargnez point la cire ;
Cirez tous les bahuts, frottez, cirez encor :
Je veux que ma maison brille comme de l’or. »

Lecteurs, vous devinez pourquoi ces airs de fête ;
Une grande visite aujourd’hui sera faite.

Tal-Houarn doit amener lui-même son filleul,
Et dans cette entrevue il ne sera point seul :
Les plus proches parents, enfourchant leur monture,
Du jeune homme amoureux viendront voir la future,
Et, d’un œil curieux visitant la maison,
Diront au fiancé s’il a tort ou raison.
C’est leur droit. Pour Tal-Houarn, son devoir lui commande
Sous un air cordial l’adresse la plus grande.

Du cœur de sa cousine en secret assuré,
Loin d’elle par décence il s’était retiré,
Le brillant fiancé ! mais à quelle poursuite
Léna se trouva-t-elle en butte par sa fuite ?
D’insinuants tailleurs, de graves mendiants
Chaque jour arrivaient au nom des prétendants ;
Mais se présentaient-ils, la poêle retournée
Disait : «Cherchez ailleurs. Adieu, bonne journée ! »
Ou, sans faire semblant, on éteignait les feux :
Les tisons relevés chassent les amoureux.
Pour Ban-Gor, le meunier, envoyé du jeune homme,
Dès qu’il parla, chacun fut d’accord, voici comme :
Au sortir de chez lui, voyant sur un pommier
Une pie à l’œil clair qui semblait l’épier,
Il rentra ; mais bientôt deux blanches tourterelles.
Qui roucoulaient d’amour en polissant leurs ailes,
L’appelèrent. Soudain le prudent messager,
À la main un genêt vert, flexible et léger.
Repartit, méditant le discours sage et tendre
Qu’à la mère et la fille il devait faire entendre.
Maître en plus d’un métier, beau meunier, beau parleur,
Son art savait de tout tirer la fine fleur.
Aussi, dès qu’il parut, les lèvres de sourire,

 
Les tisons de flamber, et les poêles de frire.
« Demain donc nos amis reviendront ! » leur dit-il.
Un instant suffisait à cet homme subtil.

Les voici ! les voici ! toute une cavalcade,
Le chien à sa façon leur entonne une aubade.
Alan vient recevoir et loger les chevaux ;
Et, pour leur faire honneur, suspendant ses travaux,
La fermière s’avance avec Lena, sa fille :
« Quelle grâce m’amène aujourd’hui ma famille ? »
Dit-elle en souriant. « Des parents sont jaloux,
Ô Guenn ! de visiter des veuves comme vous. »
Et les meules de foin, la grange toute pleine,
Trente bœufs, cent brebis qui suaient sous leur laine.
Émerveillaient leurs yeux. Pour l’honnête parrain,
Le regard attentif, mais discret et serein,
Il se réjouissait de mille découvertes :
Les portes de l’armoire, à dessein entr’ouvertes,
Lui montraient des amas de coiffes ; le bahut,
Du linge et des habits pour un siècle ; il se crut
Chez des reines : « On peut vous mettre à rude épreuve,
Dit-il courtoisement en parlant à la veuve.
Çà, fixez-nous le jour où, selon son métier,
Le notaire inscrira deux noms sur le papier. »

Ce jour aux deux amants importait, ce me semble.
Dans le courtil, à l’ombre, ils conversaient ensemble ;
Il fallut les chercher : en rentrant au logis,
On eût dit deux pavots, deux flammes, deux rubis.

Mais, ô vous, jeune clerc ! Anne, ô fille pieuse,
Dont j’aimais à conter la légende amoureuse,

Qu’êtes-vous devenus ? Hélas ! dans un couvent
L’enfant pieuse a fui le jeune homme savant ;
Lui, laissant ses cahiers, refermant sa grammaire,
Aux durs travaux des champs s’est remis chez sa mère,
Jusqu’au jour déjà proche où, porteur d’un fusil,
Volontaire soldat il mourra dans l’exil.
Ainsi, fermant tous deux leur âme à l’espérance,
L’une irait au couvent et l’autre irait en France !
Projets sombres, mais vains, si j’en ai bien jugé,
Et si, depuis mon temps, les cœurs n’ont point changé.

Entre Hélène et Lilèz, natures moins subtiles,
Ah ! comme les deux oui se disaient plus faciles !
Mais entre les parents, à l’heure du contrat,
Ce fut des deux côtés un éternel débat :
L’aubergiste du bourg apporta dix bouteilles
Pour amener son monde à des clauses pareilles.
Enfin, chaque opposant par l’autre étant vaincu,
Le notaire put mettre en poche un bel écu.
À quelques jours de là, madame la mercière
Sur son comptoir de chêne étalait toute fière
Ses pièces de drap fin, ses plus riches galons ;
Puis messieurs les tailleurs, assis sur leurs talons,
Mirent en jeu leurs dés, leur fil et leurs aiguilles ;
— À ce noble métier ils valaient bien des filles ! —
Accroupis dans la grange, ainsi, durant un mois,
Ils firent travailler leurs langues et leurs doigts.
 
Les invitations prirent une semaine.
Lilèz et son parrain, Hélène et sa marraine
Allèrent convier, bien vêtus, bien peignés.
Leurs plus proches parents et les plus éloignés :

« Après les foins coupés nous avons mis les noces,
Et partout, ce printemps, les herbes sont précoces ;
N’y manquez pas, sinon vous nous affligerez.
Tenez donc dans un mois vos chevaux bien ferrés.
Venez tous, jeunes, vieux, maîtres, valets, n’importe !
Et mettez ce jour-là votre clef sous la porte. »

Dans toute la paroisse et dans tout le canton
Ils firent mille fois cette invitation.

Mais ce mois à Lilèz paraissait un long jeûne :
« Attendez, mon ami, vous êtes encor jeune ! »
Il répondait : «J’ai l’âge, il faut me marier.
Ceux-là m’approuveront qui m’ont vu l’an dernier
Avec des bras si forts, quoique mince et sans barbe,
Mettre la grosse cloche en branle à Sainte-Barbe.
Les garçons du Faouët et de Loc-Guennolé,
D’autres venus de Vanne et par delà d’Ellé,
Disputaient avec moi de vigueur et d’adresse,
Car chacun voyait là devant lui sa maîtresse.
Oui, je voudrais avoir, je ne m’en défends pas,
Du vieux cidre à plein verre, une vierge à pleins bras,
Pourvu que la boisson pourtant soit sans malice,
Et que, ma femme et moi, le prêtre nous unisse.
— Oh ! oh ! criait alors en riant son parrain,
Mettez, mettez la bride à ce jeune poulain ! »

Oui, Lilèz, calmez-vous ! Lilèz, vos jours d’attente
Désormais sont finis : craintive, mais contente,
D’elle-même, ce soir, viendra vous visiter
Celle qui ne doit plus jour et nuit vous quitter.

À vos armes, sonneurs ! chantez la fiancée !

Le char où son armoire avec pompe est dressée
S’avance, précédé de l’habile artisan
Qui sur un tel chef-d’œuvre a sué près d’un an ;
Derrière, un bouvillon, une génisse blanche ;
Puis, entre ses parents, en habit de dimanche,
L’aimable jeune fille, avec les yeux baissés,
Par qui sont à l’époux ces présents adressés.

Au seuil de la maison le chariot s’arrête.
La ferme cependant reste close et muette.
Un tailleur jovial, orateur du convoi,
Heurte tout en fureur, et demande pourquoi
Cette porte fermée, où s’est caché le maître,
Et s’il faut que l’armoire entre par la fenêtre ?
Par l’étroite fenêtre un meunier répondit,
Homme grave, esprit mûr, pesant tout ce qu’il dit.

ban-gor, le meunier.

D’où viennent tous ces bruits ? Le cœur plein d’amertume.
Je veillais un ami qu’un grand amour consume.
Vos cris l’ont éveillé. Saurai-je la raison
Qui vous fait brusquement troubler cette maison ?
Une vierge, il est vrai, chez nous est attendue,
Et nos champs fleuriront de joie à sa venue ;
Mais ce meuble en noyer, brillant comme un miroir,
Cette génisse blanche et ce bouvillon noir
Ne seraient pas pour nous : amoureux d’une belle,
Nous n’attendons rien qu’elle, et nous ne voulons qu’elle.
Ainsi, mon bon ami, je vous serre la main :
Vous vous êtes trompé de porte et de chemin.

 

un tailleur.

Je connais mon chemin, et je connais la porte
Où doivent s’arrêter les présents que j’apporte :
Lorsque sainte Énora s’en vint chez son époux,
Son habit nuptial ruisselait de bijoux.

le meunier

Quand Ruth allait glanant derrière la faucille,
Rien qu’un tissu grossier couvrait la jeune fille.
Ô précieux trésor de la virginité !
Une vierge nous plaît par sa seule beauté.

le tailleur.

Que cet homme a d’esprit ! et comme il vous enlace !
À toutes mes raisons si vous êtes de glace,
Mon ami, par pitié, laisse-moi déposer
Ce meuble dont la chute a failli m’écraser ;
Recevez un instant mon bétail dans l’étable ;
Ne m’abandonnez pas, vous, hôte charitable,
Parmi ces animaux affamés dont les cris
Finiraient, j’en ai peur, par troubler mes esprits.

le meunier

Vous êtes un rusé ; mais la plus fine ruse
Est un fer mal forgé qui sur ma porte s’use ;
Et jamais un renard, quelque malin fût-il,
N’a pu goûter encore aux fruits de mon courtil.

le tailleur.

En vain vous refusez de prendre à mon amorce,
J’ai fait serment d’entrer et j’entrerai par force.

Cet homme va connaître enfin ce que je vaux.
Mes amis, dételez les bœufs et les chevaux.
A présent, dirigez le timon sur la ferme.
Très bien ! J’enfonce ainsi les portes qu’on me ferme.
Oui, c’est un siège en règle et terrible ! Je veux
Que devant mes exploits se dressent leurs cheveux !

Ohl le vaillant tailleur ! Mais comme en ce grand siège
Il se vit puissamment aidé par son cortège !
Les assiégés aussi firent bien leur devoir :
Fourches, pelles, bâtons servaient leur désespoir.
La maison fermentait comme en été les ruches.
La fermière laissa pleuvoir toutes ses cruches.
Pour l’éloquent meunier, ce fut un Duguesclin :
À ce nouvel Arthur il faudrait un Merlin.

Longtemps battue, enfin la porte est enfoncée.
Et la belle armoire entre avec la fiancée.
Aux bravos de la foule, aux refrains du sonneur,
On l’installe, brillante, à la place d’honneur ;
De crêpes, de lait doux, chaque invité la couvre ;
Et lorsque avec fracas son double battant s’ouvre.
Les regards du jeune homme ébloui peuvent voir
La couche qui demain devra le recevoir.

Chez les gens de Ker-Barz ainsi les fiançailles
S’accomplirent suivant les rits de Cornouailles.
Mais que penser, lecteur, si ma voix vous disait
Qu’une fête pareille à Coat-Lorh se passait.
Que notre jeune clerc rayonnait d’allégresse,
Et triomphalement entrait chez sa maîtresse ?



CHANT VINGT-QUATRIÈME

LES NOCES.


Les deux noces : Lilèz et Hélène, Loïc et Anna. — Curieux et invités sans nombre. — Une mendiante explique le mariage du clerc. — La messe des noces. — Singulières remarques des assistants. — Banquet et danse sacrés. — Les deux noces se rendent au village de Coat-Lorh. — Immense repas. — Mor-Vran, le Vannetais, et Hervé, du pays de Tréguier, sont parmi les conviés. — La quête des mariés. — Le coucher. — Souhaits aux nouvelles épouses. — Fête et chanson de la soupe de lait. — Les épingles de la mariée. — Fin de cette histoire. — Actions de grâces. — Le lendemain des noces. — Messe des morts. — Kepas et danse des pauvres.


Les landes embaumaient ; jamais matin d’été
N’éleva sur la terre un ciel plus argenté.
Tout Scaer était venu : jeunes gens, jeunes filles,
Leurs quenouilles au bras, à la main leurs faucilles,
Se mêlaient sous le porche au rang des conviés
Pour voir sortir de près les nouveaux mariés.
Les langues remuaient. Certaine mendiante,
La Giletta, montrait sa face souriante :
« Ces détails, je les tiens tous de l’enfant de chœur,

Disait-elle en filant, et je les sais par cœur.
Annaïc repoussait toujours ce mariage,
Qui, selon quelques gens, du diable était l’ouvrage ;
Mais un jour le recteur, montant sur son cheval,
Courut droit au couvent ; à son saint tribunal
Il demanda la fille, et lui dit, le brave homme.
Qu’on pouvait se sauver en toute voie ; en somme,
Que Loïc, mauvais clerc, serait bon laboureur.
Or Anne n’avait pas l’écolier en horreur.
Le recteur fait ainsi deux noces au lieu d’une.
Le pauvre y gagnera. Mais, chacun et chacune,
Silence ! S’il fallait qu’un mot de tout ceci
Fiît redit au vicaire, ouvrez ma tombe ici ! »

L’église cependant était toute remplie
D’une foule à la fois joyeuse et recueillie.
Les pompes de la noce, éblouissant les yeux
Des jeunes, rappelaient leurs beaux jours aux plus vieux,
Leur grande attention devint plus grande encore
Quand chacun des époux, après un oui sonore,
Offrit l’anneau d’argent, orné d’un cœur en feu,
À celle qu’il venait de choisir devant Dieu.
Les plus fins crurent voir qu’Anna sans défiance
De son fidèle clerc accepta l’alliance ;
Mais Hélène plia les phalanges du doigt.
Pour garder sur Lilèz une part de son droit.
Comme un présage heureux d’union conjugale,
Tous les cierges brûlaient d’une lumière égale ;
Et nul, à leur clarté, n’aurait pu découvrir
Qui des nouveaux époux devait d’abord mourir.
 
Enfin la messe dite et la foule sortie,

Les quatre mariés ont dans la sacristie
Suivi le prêtre ; et là, sous l’œil sacerdotal,
Saintement s’accomplit le banquet nuptial
(Symbolique repas). Du fond d’une corbeille
Furent tirés un pain, un verre, une bouteille ;
Le prêtre fit deux parts du pain, il en goûta,
Puis aux nouveaux époux sa main les présenta.
Ainsi du vin. Chacun dut boire au même verre :
Enseignement voilé, leçon douce et sévère.
 
Que la danse sacrée ait à présent son tour !
Fusils, tonnez ! Chantez, les gais enfants du bourg !
Par-dessus tous les bruits, cornemuses, bombardes,
Mêlez dans l’air vos voix confuses et criardes !

La pauvresse disait : « Les voilà ! les voilà !
Mais regardez Lilèz ! Hélène, voyez-la !
Le clerc a l’air d’un saint tout paré dans sa niche ;
De lui-même, on le sait, le gars n’était pas riche ;
Mais notre bon recteur, qui l’aime comme un fils,
L’a doté largement sur ses anciens profits.
Pour Naïc… — Oh ! par Dieu ! taisez-vous, bonne vieille !
Ne clôt-elle jamais son bec, cette corneille ? »

Comme la noce sort avec solennité !
De son grave parrain chaque époux escorté
S’avance. Autour de lui flottent ses larges braies,
De trois habits brodés sortant à mille raies ;
Il vient les yeux baissés et les traits rougissants ;
Ses immenses cheveux pendent éblouissants.
Derechef, ô sonneur, que votre voix éclate !
Voyez-vous resplendir les robes d’écarlate,

Les manches étaler leurs dentelles d’argent,
Et coiffes et miroirs s’entre-choquer au vent ?
Ornement orgueilleux et naïf, qui révèle
Ce qu’à son jeune époux l’épouse offre avec elle :
Combien de cents d’écus en dot sont apportés.
Le nombre des miroirs vous le dira : comptez.
De quel pas noble et lent viennent ces deux épouses.
Les dames des manoirs pourraient être jalouses.
Leur marraine les suit, c’est un dernier devoir :
Chacune doit garder sa fille jusqu’au soir.

Par les tombes, les croix, les ifs du cimetière,
Se déroulait ainsi la noce tout entière.

À peine on eut touché le sol du grand chemin,
Les pieux épousés se prirent par la main ;
Aussi leurs conducteurs ; et la danse sacrée
Sous les murs de l’église en chœur fut célébrée.
Pour fêter devant Dieu leur hymen éternel,
Les époux bienheureux ainsi dansent au ciel.

Voilà comme en ce jour vos mains furent unies,
Savant clerc, fille sainte, et vos amours bénies !
Non, tout ne s’éteint pas dans le fiel et les pleurs,
Et l’arbre de l’amour se couvre aussi de fleurs.

Je veux suivre à Coat-Lorh, où va s’ouvrir la fête,
Les glorieux époux emportant leur conquête,
Les filles à cheval serrant leurs amoureux.
Et les coiffes volant au fond des chemins creux.
Les jours noirs sont passés, les jours noirs et moroses ;
Laissons errer mon chant sur les plus belles choses.

Pour la danse bruyante, ou l’immense repas
Qui remplit tout ce jour, je ne les peindrai pas.
Sur le bord d’un fossé vingt chaudières bouillantes.
Un grand four qui vomit sans fin des chairs brûlantes,
Dans l’aire des barils ne cessant de couler,
Des tables qui devraient sous leur charge crouler,
Des files d’éternels mangeurs, plas d’un ivrogne
Vidant des pots, vidant son verre sans vergogne ;
Puis le cidre, et le lard, et les rôtis fumants
Qui reviennent encoreau son des instruments,
Gigantesque tableau ! — Mais sous un dais à frange
Chaque blanche épousée illuminant la grange,
Les époux radieux siégeant à leur côté,
Et les mères au port rempli de majesté.

Pour payer tant de frais lorsque s’ouvrit la quête,
Nul ne fit, croyez-moi, le sourd à leur requête :
Les mariés n’avaient qu’à répondre merci,
Tant le cuivre pleuvait, et les écus aussi.

Môr-Vran, le vieux marin, avec Nona, sa fille,
Vint du pays de Vanne ; et, rieuse et gentille,
La belle enfant Mana sortit de son foyer
Avec son père Hervé du pays de Tréguier.
L’Arvor, comme jadis aux noces de ses princes,
Avait des envoyés de toutes les provinces.
Une tendre amitié dès lors vous enchaîna.
Douce comme vos noms, Léna, Mana, Nona…
Mais il est temps : montrons cette belle journée
Par une nuit plus belle encore terminée.

Dans la chambre qui doit recevoir les époux,
Où déjà sont dressés les grands lits clos et mous,
La noce s’est rendue, attendant les deux vierges,
Que leur marraine guide à la lueur des cierges.
Elles viennent, les yeux en pleurs, d’un pas tremblant,
Avec leur blanche robe et leur corsage blanc.
Par leurs graves parents à deux genoux bénies,
Elles vont prendre aussi congé de leurs amies,
Toutes les embrasser, et, dans ce triste adieu,
De chacune en passant entendre un dernier vœu.
On leur disait : « A vous paix et joie en ménage !
— Un jour le paradis ! — Dans ce monde un grand âge !
— Des moissons plein vos champs ! — Donnez à votre époux
Des garçons comme lui, des filles comme vous. »
Mais que de pleurs nouveaux, de cris, quand la marraine
Vers le lit nuptial devant tous les entraîne !
 
Vint le tour des maris ; mais Lilèz et Daûlaz,
Les braves jeunes gens, certes, ne pleuraient pas.

Autour de la maison voici des bruits étranges !
Qui vient dans leur sommeil troubler nos jeunes anges ?
Ah ! riez et chantez, c’est la soupe de lait,
Et ses morceaux de pain liés en chapelet.
On l’apporte aux époux. Ban-Gor, le noble barde,
Dans le chœur jovial lui-même se hasarde ;
Et le malin tailleur conduit comme échanson
Nannic, le blond Nannic, le fils de la maison,
Qui, malgré ses six ans, porte encore une robe,
Et sous ses longs cheveux tout honteux se dérobe.

Placé sur l’un des lits, pourtant le jeune enfant

S’anime ; et sa voix claire, au plafond s’élevant,
Entonne avec douceur cet air chaste, mais tendre,
Que son âge innocent ne pouvait pas comprendre :
« Chantons la soupe blanche, amis, chantons encor
Le lait et son bassin plus jaune que de l’or !

« Près du lit des époux chantons la soupe blanche !
La voilà sur le feu, qui bout dans son bassin.
Comme les flots de joie et d’amour dans leur sein ;
La voilà sur le feu, qui déborde et s’épanche.

« Chantons la soupe blanche, amis, chantons encor
Le lait et son bassin plus jaune que de l’or !

« Bien ! le lait jusqu’au bord dans les écuelles fume.
Dans un seul vase offrons leur part aux deux époux,
Pour qu’ils boivent toujours, ainsi que ce lait doux,
Dans un vase commun le miel et l’amertume.

« Chantons la soupe blanche, amis, chantons encor
Le lait et son bassin plus jaune que de l’or !

« Admirez ! admirez ! De ses larges mamelles
La génisse féconde a donné ce lait blanc.
Ainsi la jeune mère, avant la fin de l’an.
Versera son lait pur à deux bouches jumelles.

« Chantons la soupe blanche, amis, chantons encor
Le lait et son bassin plus jaune que de l’or !

« Saint Herbod, écoutez les appels de notre âme.
Et vous, sainte Enora, les vœux de notre cœur :

Oh ! ne laissez jamais sans la douce liqueur
Les pis de la génisse et les seins de la femme.
 
«Chantons la soupe blanche, amis, chantons encor
Le lait et son bassin plus jaune que de l’or !

« Assez ! les mariés ont bu la soupe blanche ;
L’épouse rougissante est pleine d’embarras ;
Elle voudrait cacher sa tête sous son bras :
L’époux attire à lui cette fleur qui se penche.

« Chantons la soupe blanche, amis, chantons encor
Le lait et son bassin plus jaune que de l’or ! »
 
Non ! silence, Nannic, à ces chansons menteuses !
Mais passez, cher enfant, passez vos mains flatteuses
Au front de ces époux suant de déplaisir
Sur une soupe ardente impossible à saisir :
Pour boire ils ont reçu des cuillères percées,
Et les tranches de pain d’un fil sont traversées !
Vieilles joyeusetés, nouvelles chaque fois,
Qui rendent leurs témoins plus heureux que des rois.
Ces bons tours, mes amis, souvent furent les vôtres,
Et vous souffrez du mal que vous fîtes à d’autres.
Mais un saint damnerait son âme à tant d’ennuis.
Et dirai-je l’emploi des trois premières nuits ?
La première est pour Dieu ; la Vierge a la deuxième ;
Joseph, le chaste époux, réclame la troisième.
Quand les vierges sortaient de leur lit nuptial,
Vers elles s’avançait tout un chœur matinal ;
Comme la veille au soir, leurs anciennes compagnes

Disaient : « Vous n’irez plus aux fêtes des campagnes,
Heureuses désormais de rester loin de nous,
Allaitant votre fils couché sur vos genoux.
Des épingles fermaient hier votre corsage :
Qui les aurait de vous comme vous serait sage.
Des épingles tenaient la coiffe à votre front :
Faites-nous-en cadeau, toutes se marieront. »

Les maris écoutaient ces choses sans rien dire ;
Mais leurs yeux se prenaient tendrement à sourire,
Comme en un beau verger de riches laboureurs
Comptent sur bien des fruits en voyant tant de fleurs.

Et moi-même j’arrive au terme de ma route,
Long chemin qu’un plus fort eût trouvé court sans doute ;
Mais ronces et graviers entravaient tant mes pas,
Que souvent je disais : « Je n’arriverai pas ! »
Seule alors vous m’aidiez, ô puissance cachée,
Humble force du cœur qu’en partant j’ai cherchée !
Et vous, l’Inspirateur, mon Dieu, je vous bénis :
J’ai commencé par vous, et par vous je finis.
 
Quand l’éternel oubli recouvre tant de races,
Mon peuple dans mes vers aura-t-il quelques traces ?
Bretagne, ô vieilles mœurs, noble rusticité.
Ensemble harmonieux de force et de beauté !
 
Ah ! cette noce encore a des pompes plus hautes :
Avec le second jour viennent de nouveaux hôtes.
Sans robes d’écarlate et pourpoints de drap bleu.
Mais les membres du Christ et les hôtes de Dieu,
Les pauvres. — Plus de cent autour de l’aire à battre,

Maigre essaim d’affamés, étaient venus s’abattre,
Si tristes tous les jours, si joyeux ce matin,
Qu’ils attendent leur part des bribes du festin ;
Aussi les voilà tous munis de leur écuelle :
Mais les feux sont éteints ; la noce où donc est-elle ?
 
La noce était au bourg, et priait pour ses morts
Autour du tréteau noir où l’on pose les corps ;
Puis, le service dit, on vit la foule entière
Chercher chacun sa tombe aux coins du cimetière :
Et le sol fut couvert de parents à genoux
Occupés à prier pour ceux qui sont dessous,
Les conviant aussi, dans leur couche profonde,
À se mêler un jour aux fêtes de ce monde.

À vous, pauvres ! à vous, enfin, estropiés !
Déposant leurs habits de deuil, les mariés,
Chacun heureux et fier de vous servir lui-même,
Viennent les bras chargés des mets que le pauvre aime.
Qui ne sait que, vêtus d’un lambeau de toison,
Les saints vont éprouver le riche en sa maison ?
Ô la soupe abondante, et grasse, et bien trempée !
Des tripes à foison ! Une franche lippée !
On pourrait se nourrir rien qu’à l’odeur des fours.
Hélas ! que ne fait-on des noces tous les jours !
Mais, dites ! à présent, messieurs, et vous, mesdames.
Sentez-vous pas courir en vous certaines flammes ?
Haut le pied, les truands, et donnez votre main !
En danse ! la bombarde entonne son refrain.
Le clerc vient inviter Giletta, la pauvresse,
Qui de plaisir rougit et d’orgueil se redresse :

« À mon âge, dit-elle, y pouvez-vous penser !
Avec un beau jeune homme une vieille danser !
Devant vos habits neufs étaler mes guenilles !
Puis, voyez sous mes bras, voyez mes deux béquilles ! »
Mais Anne aussi priait un noble mendiant
Qui, tout en disant non, la suivait cependant ;
Bien d’autres font de même ; et déjà les besaces
S’agitaient, les habits entr’ouvraient leurs crevasses ;
Mais les cœurs bondissaient de joie ; il n’était plus,
Grâce aux braves sonneurs, ni pauvres ni perclus :
Comme en ces âges d’or, lointain qui toujours brille.
Tous ne formaient entre eux qu’une seule famille.


Séparateur

NOTES


Toutes les lettres se prononcent.

Le C’H celtique, rétabli dans ces notes, s’aspire en tête d’une syllabe comme la j espagnole ; à la fin d’une syllabe, il a le même son que dans le mot noch des Allemands.

Voir les Dictionnaires de William Price, Owen, Armstrong, Le Gonidec, et notre Dictionnaire topologique de Bretagne (prêt à paraître).


Aber-vrac’h, Havre du Bras-de-mer.

Ahès,* — Fille du roi Gralon-Maur, ve siècle.
Alan,* — Evêque de Kemper au vie siècle. Patron des lutteurs.
Annaïc et Naïc, diminutifs d’Anna.
Armel, Tête-Couronnée.
Armor, et mieux Arvor, Sur-Mer ou Pays-Maritime : d’où Armorique.
Arré, Montagnes-Bornales.
Arth-ur, Homme-Ours. — Chef des Bretons Cambriens, vie siècle.
Auray, en breton Hall-ré, Salle ou Palais-du-Roi.

Avalon (Iniz-), Île-des-Pommes, où Arthur blessé fut transporté et enseveli.

Aven, Fleuve.
Avon, Fleuve. — Sur les cartes, Aune.
 
Banalec, Genetaie.
Ban-gor, Chœur-Suprême.
Baranton,* — Fontaine féerique.
Bel, Guerrier. — C’est le dieu Mars du culte druidique. Voir Owen.
Benn-oded, Embouchure de l’Oded.
Beuzec (S.), Exposé à être noyé. — Archevêque de Dôle au viiie siècle. Voir la Légende.
Biniou, Cornemuse.
Blavet, Eau jaillissante et courante.
Bleiz, Loup.
Brécilien,* — Forêt célèbre dans les romans de la Table-Ronde.
Breiz, Bretagne, Pays-des-Guerriers, selon M. Pictet de Genève.

Cador, Combattant.
Canaouen-ann-anaoun, Cantique-des-morts. — Ce chant fut recueilli, il y a plusieurs années, par l’auteur : c’est le seul emprunt fait à la poésie locale, M. H. de La Villemarqué, avec sa science d’investigation, en a retrouvé un texte très pur et très complet.
Carnac, Amas-de-Pierres, Ossuaire.
Carrek-hir, Roche-Longue, dans la mer.
Clé-Maur, Grande-Epée. Claymore.
Cleunn-braz, Grand-Talus.
Coad-rî, Bois-de-la-Colline.
Coat-loc’h, Bois-du-Lac. — À la pointe sud de cette

forêt est le hameau de Penn-Coat-Loc’h, dont, par abréviation, la première syllabe a été retranchée dans cette histoire.
Conan, Chef.
Conan-Mériadec, Chef-dcs-Peupladcs. — Premier roi des Bretons, ive siècle.
Conc-Kernéo, Rade-de-Cornouaille ; à la lettre, Conque-des-Promontoires. — Sur les cartes, Concarneau.
Corentin (S.),* — Premier évêque de Cornouaille, ive siècle.
Cornouaille, Pointe-de-la-Gaule. Cornu-Galliæ. Un des quatre grands cantons de la Bretagne. Voir Kerné.
Corré, Pays-Haut.
Corric, Petite-Fée ; Corric-wenn, Petite-Fée-Blanche. — Epouse de Hu-Cadarn, première des druidesses, etc.
Corrigan, Nain, Lutin.
Croazic, Petite-Croix ou Verveine. — Sur les cartes, Croisic.
 
Daulaz, pour Daou-glaz, Deux-Douleurs.
Diana, Très-Inconnu. — Dieu unique des druides.
Dôl-men, Table-de-Pierre. — Autel druidique.
Doussal, pour Doursal, Eau-Salée.
 
El-hir-bad, Génie-Éternel ; à la lettre, Génie-de-Longue-Durée.
El-lé, Eau-Sombre. — Les Gallois écrivent El-llai.
El-orn, Eau-de-l’Épouvante. — Voir la légende du roi El-Orn.

 
Enn-arh, La-Barrière.
Enn-tell, Le-Tumulus ?
Énora (Ste),* — Epouse de S. Ef-flamm, vie siècle. Patronne des nourrices.
Er-déven, La Grève.
Érec,* — Roi de Bretagne, ve siècle.
Erhi (Craig-), Rocher-des-Neiges. — Montagne sacrée et poétique des Gallois.
Eussa (Enez-), Île-du-Terrible, c’est-à-dire du dieu Eusus. — Sur les cartes, Ouessant.
 
Faouet, Bois-de-Hêtre.
Furic, Petit-Sage ; Petit-Malin.

Gador (Ar-), Chaise. — Siège sacré.
Gael, autrefois Gouézel, Pays-Forestier, sauvage.
Garz-cadec, Montagne-Boisée. — Contre les anciens titres, on prononce aujourd’hui Cascadec.
Gauvain, en gallois Gwalh-mai. Épervier ou Fauconde-la-Plaine. — Neveu et conseiller d’Arthur.
Gavr-iniz, Île-de-la-Chèvre. — Île druidique dans le Mor-Bihan.
Gildas,* — Premier abbé de Rhuis, vie siècle.
Glen-nant, Val-du-Courant. — Sur les cartes, Glenan.
Gour-rin, Grosse-Colline.
Goz-ker, Pauvre-Village.
Gralon,* — Roi de Bretagne, ve siècle.
Guenn, Blanc, Blanche.
Guenn-du, Blanche-Noire.
Guesclin (Du-), selon un ancien titre, Goues-clin, Ruisseau-Courbe ?


Haff (Bro-), Pays-de-l’Été, — où fut plus tard Byzance.
Herbot (S.)/ — Solitaire du viiie siècle. Patron des vaches.
Hoedic (Île d’), Île-du-Petit-Canard.
Hoel et Houel, Celui qui est visible, Remarquable, Notable.
Houad (Île d’), Île-du-Canard.
Huel-goat, Bois-des-Hautcurs.
 
Iann-ar-guenn, Jean-le-Guenn, ou Le Blanc. — Un excellent article du Magasin pittoresque a fourni les principaux détails sur ce chanteur aveugle et sa maison.
Illi,* — Jeune fille de Cornouailles.
Illur,* — Île dans le Mor-Bihan.
Ior, Éternel. — Un des noms de Diana.
Izôl, Rivière-Basse. — Les Gallois écrivent Isâawl.

Kéd, Bienfaisante. — Un des noms de Corric-u-enn,
Kemper, Confluent. — Capitale de la Cornouaille.
Kemperlé, Confluent de l’El-lé — et de l’Izôl.
Kemri, Les Premiers arrivés dans le Pays, ou Les Premiers dans la confédération du Pays. — Nom national des Cambriens ou Gallois.
Ker-barz, Village-du-Barde.
Ker-côz, Vieux-Village
Kérien,* — Ermite du ve siècle, qui donna son nom à cette ommune.
Kerné ou Kernéo ; Pays-des-Pointes, des-Caps. Cornouaille.
Kernéiz, Cornouaillais ; c’est aussi un nom propre.

 

Lan, et mieux Llan, diminutif d’Alan.
Lan-el-orn, Clan ou Terre-de-l’El-Orn, aujourd’hui Lan-Dernô.
Lan-leff, Terre-des-Pleurs,
Léna, pour Héléna.
Léon, Pays-de-la-Légion. — Un des quatre grands cantons de la Bretagne.
Léta, pour Lét-aw, Près de l’Océan — Nom de l’Izôl et de l’El-Lé, depuis leur confluent jusqu’à la mer ; et, chez les Gallois, nom synonyme d’Armorique.
Lilèz, Couleur-de-lait.
Loc’h, Lac, Etang.
Lo’christ, Ermitage, ou Chapelle-du-Christ.
Lo’théa, Chapelle-de-S.-They.
{{sc|Loc-guennolè, Chapelle-de-S.-Guennolé, abbé de Lan-Dévennec, ve siècle.
Loc-maria, Chapelle-de-Marie,
Loc-ronan, Chapelle-de-S.-Ronan, ermite au vie siècle.
Loc-tudi, Chapelle-de-S.-Tudi, abbè au vie siècle.
Loïc, pour Eloïc, Jeune-Tremble.

Malô, c’est-à-dire Mac-law, Fils-de-Law, — Premier évêque de la ville d’Aleth, laquelle prit son nom, vie siècle.
Mana,* — Jeune fille du pays de Tréguier.
Meinec, Lieu-des-Pierres.
Méné-braz, Grande-Montagne.
Men-hir, Pierre-Longue. — Monument druidique,
Merlin,* — Barde du vie siècle.
Moal, Chauve.
Mona, — Île-Mère, — parce qu’elle était le centre du
druidisme. Aujourd’hui, Anglesey.

Montrou-lez, Palais-des-Montrcs ou des Revues militaires.
Mor-bihan, Petite-Mer.
Morlaix, c’est-à-dire Mor-laes, Grand-Pertuis.
Mor-vran, Corbeau-de-Mer, Cormoran.
Moustoir, Moûtier.
 
Naïc, diminutif du diminutif Annaïc.
Nannic, Petit-René.
Nantes, en breton ’’N-aoned, Les-Rivièrès ?
Nona (Île), Île de Ste None, mère de S. Divi, ve siècle.

Obérour, Ouvrier.
Occismor, nom latin d’Oc’h-ar-mor, Vers-la-Mer.
Od-diern, Rivage-du-Roi.
Odet, Rivages.
Oniz,* — Barde du vie siècle.
Ovat ou Oved, Servant des druides. Ovate.

Penn-fred, Pointe-du-Courant.
Penn-marc’h, Cap-du-Cheval.
Pennec, qui a une grosse tête. Têtu.
Peulvan, Pilier. — Monument druidique.
Plô-goff, Peuplade-du-Forgeron.
Plô-meur, Grande-Peuplade.
Plô-néour, Peuplade-de-S.-Énéour.
Pond-aven, Pont-du-Fleuve.
Poull-du, Rade-Noire.

Ras, Détroit.
Rhuiz,* — Isthme dans le Mor-Bihan.
Ronan, Homme-Velu.
Ros-zôz, Tertre-du-Saxon.

 
Saint-Pôl, Chef-lieu du pays de Léon, du nom de son premier évêque, vie siècle.
Samolus, en breton Gouliz, Vulnéraire. — Herbe sacrée des druides.
Scaer, Beau-Lieu.
Scorff, Eau superflue qui sort d’un étang.
Sein. — Voir le mot suivant.
Seiz-hun, et souvent, par contraction, Sizun et Sein, Île-des-Sept-Sommeils ou de la Semaine — Ancienne île druidique.
Ster, Rivière.

Tal-houarn, Front-de-Fer.
Tal-iésin, Front-Radieux. — Barde du vie siècle,
Tal-ifern, Fond-de-l’Enfer.
Ti-meur, Grande-Maison.
Tréguier,* — Ville qui donne son nom à l’un des quatre grands cantons de la Bretagne.
Trev, Tribu, Petit-Territoire, Trêve.
Tristan, Le-Turbulent.
Tudual (S.),* — Evèque de Tréguier, vie siècle.
Tueed, Eau-qui-Serpente.

Urien, Homme-Froid, indifférent.

Vannes ou Vennes, en breton Guenned, Pays-Découvert ; à la lettre, Pays-Blanc. — Un des quatre grands cantons de la Bretagne, parlant chacun un dialecte particulier.
Viviane, en gallois Houib-lélian, Prètresse-Souffle, Follet.



TABLE



Pages.
Chants.
 11
 20
IV. Les Îles 
 39
V. Carnac 
 46
 61
 71
 92
 108
 115
 149
 166
 175
 183
 194
XXIV. Les Noces 
 203
 215

  1. Deuxième édition.
  2. Surnom de la duchesse Anne.
  3. Londres.
  4. La Tour-d’Auvergne
  5. L’Oubli, surnom de la Mort.
  6. Noménoé